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Title: Vercingétorix
Author: Jullian, Camille
Language: French
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of the University of Michigan, The Internet Archive and
project.)



Note de transcription:

Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
Il y a une note plus détaillée à la fin de ce livre.

Certaines notes de bas de page mentionnent d’autres notes de bas de
page, comme dans «cf. ici, p. 364, n. 1». Un lien vers la note dans
cette édition a été ajouté, comme ceci: «cf. ici, p. 364, n. 1[52]».



VERCINGÉTORIX



OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

    Gallia. Tableau sommaire de la Gaule sous la domination
    romaine. Un vol. in-16, avec gravures, cart. toile.            3 fr.
    Ouvrage couronné par l’Académie française.

    Extraits des Historiens du XIXe siècle (_Chateaubriand_, _Augustin
    Thierry_, _Guizot_, _Thiers_, _Mignet_, _Michelet_, _Tocqueville_,
    _Quinet_, _Duruy_, _Renan_, _Taine_, _Fustel de Coulanges_), publiés
    avec une introduction, des notices et des notes. Un vol. petit
    in-16, cartonné, 2e édit.                                   3 fr. 50

    Montesquieu. _Considérations sur les causes de la grandeur des
    Romains et de leur décadence_; édition publiée avec introduction,
    variantes, commentaires et tables, par M. C. Jullian.
    Un vol. petit in-16, cart., 2e édit.                        1 fr. 80

    ---- _Extraits de l’Esprit des lois et des Œuvres diverses_,
    publiés avec une introduction, des notices et des notes, par M. C.
    Jullian. Un vol. petit in-16, cart., 2e édit.                  2 fr.

    ---- _Esprit des lois._ Livre Ier avec un commentaire, par M. C.
    Jullian, petit in-16, cart.                                    25 c.


CHEZ FERET ET FILS À BORDEAUX

    _Inscriptions romaines de Bordeaux_. Deux vol. grand in-4, avec
    gravures et planches.                                         60 fr.
    Ouvrage couronné par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

    _Histoire de Bordeaux._ Un vol. grand in-4o, avec gravures et
    planches.                                                     30 fr.
    Ouvrage couronné par l’Académie française.

    _Ausone et Bordeaux_, étude sur les derniers temps de la Gaule
    romaine. Un vol. in-4o.                                        5 fr.


Coulommiers.--Imp. PAUL BRODARD.--1836-1901.

[Illustrations:

  Collection Changarnier à Beaune.

  Cabinet des Médailles, no 3775.

  MONNAIES DE VERCINGÉTORIX, TYPE CASQUÉ.
  (Grossies au quintuple).]



    CAMILLE JULLIAN

    Correspondant de l’Institut
    Professeur à l’Université de Bordeaux


    VERCINGÉTORIX


    ... _ut id non hominum consilio, sed
    deorum voluntate factum putarent (Galli)._

    HIRTIUS, _Guerre des Gaules_, VIII, 43, § 5.


    DEUXIÈME ÉDITION


    PARIS
    LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
    79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

    1902
    Droits de traduction et de reproduction réservés.



VERCINGÉTORIX



CHAPITRE I

LE PAYS D’AUVERGNE

      Territorii peculiarem jucunditatem,... quod montium cingunt
      dorsa pascuis,... saxosa castellis,... aperta culturis, concava
      fontibus, abrupta fluminibus.

      SIDOINE APOLLINAIRE, _Lettres_, IV, 21, § 5.

  I. L’Auvergne, centre de la Gaule.--II. Des routes qui y
  conduisent.--III. Auvergne et Morvan.--IV. Isolement relatif de
  l’Auvergne.--V. Plateaux et montagnes.--VI. Le Puy de Dôme.--VII.
  La Limagne.--VIII. Sources et lacs.


I

Vercingétorix était roi des Arvernes, lorsqu’il dirigea, l’an 52 avant
notre ère, la résistance de la Gaule à la conquête romaine.

Les tribus arvernes habitaient l’Auvergne actuelle, Haute et Basse,
et la partie méridionale du Bourbonnais. À l’Est et à l’Ouest,
leurs limites étaient celles de nos deux départements auvergnats, le
Puy-de-Dôme et le Cantal; mais leur domaine dépassait ces frontières
au Nord, où il finissait près de Moulins, et au Sud, où il englobait
Brioude et Langeac. La nation possédait donc le milieu et les plus
hauts sommets du plateau central.

L’Auvergne est, avec la Bretagne armoricaine, la région la plus
ancienne de notre patrie. Au temps où les mers recouvraient presque
tout l’espace qui devait être la France, émergeaient déjà les socles
de granit où allaient se fixer l’une et l’autre provinces. De tous les
grands «pays» gaulois, ce sont ceux dont les destinées ont commencé
les premières. Mais, quand les terres nouvelles apparurent, elles
se tinrent à l’écart de la Bretagne, et c’est au pied du plateau
d’Auvergne que s’étagèrent les calcaires et les alluvions des bassins
fluviaux. Il est devenu «le noyau de formation» de la France, et,
suivant l’expression des anciens eux-mêmes, «l’échine montagneuse»
autour de laquelle s’est développé le système de nos vallées.

Quelques années avant l’ère chrétienne, les géographes commencèrent à
bien connaître la contrée qui s’étendait entre les Pyrénées et le Rhin,
et où dominait «le nom celtique»: ils purent la voir dans son ensemble,
et réfléchir sur elle. Or, le premier sentiment qu’elle leur inspira
fut une naïve admiration. Ce pays, dirent-ils, ne peut être le résultat
du hasard, il ressemble à l’œuvre faite par un dieu, il est l’édifice
bâti par une providence. Son sommet va se perdre dans les brumes
du Rhin septentrional; il s’appuie solidement, au Sud, sur les deux
murailles de montagnes des Alpes et des Pyrénées; il regarde les deux
grandes mers du monde, vers lesquelles il ouvre des baies également
hospitalières.

Au dedans de ces limites, tout contribue à rapprocher les peuples,
à leur donner le désir de se connaître, le besoin de s’entendre, le
devoir de s’unir. La société humaine vit des instincts de l’âme et des
sentiers de la terre: la nature a fourni à la Gaule les plus admirables
éléments de la vie sociale, en lui présentant des routes toutes faites,
c’est-à-dire un réseau continu de vallées fluviales. À l’Est, ce sont
le Rhône, la Saône et le Doubs, qui vont, d’une même ouverture, droit
du Nord au Sud; à l’Ouest, ce sont la Garonne et l’Aude, qui divergent
dans leur cours, mais dont les vallées se rejoignent; entre ces deux
grandes lignes, la Loire, la Seine et la Moselle s’épanouissent en
éventail, nulle barrière ne sépare leurs eaux moyennes, et aucun
obstacle sérieux ne s’élève entre leurs voies supérieures et la grande
tranchée rhodanienne. Toutes ces lignes de flots mouvants se font
suite, et par elles s’appelleront les peuples qui vont habiter sur les
rives.

La Gaule, expliquait le géographe grec Strabon, est surtout un
entre-croisement judicieux de rivières. Tandis que l’Égypte est le
produit d’un seul fleuve, que l’Espagne est une lourde charpente de
plateaux, la Gaule est encore l’ingénieuse combinaison de vallées
groupées autour d’un donjon central.

Or, celles des eaux gauloises qui ne viennent pas des chaînes
frontières, descendent pour la plupart du massif que domine l’Auvergne.
Elles grossissent, se transforment, errent et se chargent avant
d’arriver à la mer. Mais, si éloignées que soient les embouchures de
nos fleuves, ils entraînent presque tous dans leurs eaux du limon des
terres centrales. L’Auvergne est la citadelle au pied de laquelle se
forment les routes naturelles et nationales du sol français.


II

Par sa masse et par sa hauteur, elle commande toutes ces routes.

Voici, à droite, la voie du Rhône et de la Saône, par laquelle Grecs
et Romains ont civilisé ou conquis le monde barbare, Gaulois et
Germains ont envahi le monde classique, la grande voie de lutte et
de pénétration du Nord et du Midi. Au nord du Mont Pilat, qui est le
premier mont méridional de la France, la coupure de la vallée du Gier
s’ouvre entre le plateau central et la plaine du Rhône: elle débouche
précisément entre les deux plus importants carrefours de cette plaine,
entre le coude du Rhône et l’embouchure de l’Isère, en face de la ville
de Vienne qui fut, avant l’arrivée de Jules César, l’avant-poste romain
du côté de la Barbarie celtique et germaine.

Du haut du Mont Mézenc, qui marqua longtemps, vers le Sud-Est, la
fin de la domination des Arvernes, ils voyaient se dérouler au Midi
la large plaine narbonnaise, peuplée de villes, encombrée de tribus,
riche en cultures, qui s’étalait entre l’Italie et l’Espagne, entre
l’Aquitaine de l’Océan et la Ligurie méditerranéenne. Là s’étaient
heurtés pour la première fois Hannibal et Rome, dans le duel où
se décida le sort de l’Occident. De ce côté, le plateau finissait
brusquement, tombant sur la plaine en ravins abrupts; les Cévennes
fermaient, d’une muraille presque sans jointure, l’Auvergne et ses
dépendances: à peine çà et là quelques défilés, connus des hommes en
temps d’été, tels que le col du Pal entre l’Ardèche et la Loire, sur la
ligne la plus courte qui menât de Marseille à Gergovie.

Au Nord et à l’Ouest, au contraire, point de rampes ardues ni de sentes
mystérieuses. Le plateau descendait vers les fleuves en pentes douces,
aussi aisément qu’ils descendaient eux-mêmes vers l’Océan. Les Arvernes
n’avaient qu’à se laisser glisser, eux et leurs ambitions, le long des
cours d’eau de leur pays, pour arriver sans encombre à la Loire et à
la Garonne, vieilles routes sans cesse sillonnées de clans en quête
d’aventures et de caravanes de marchands.


III

Un seul pays, dans la Gaule centrale, ressemblait à l’Auvergne, et se
dressait ainsi en donjon massif au milieu de routes et de rivières:
le Morvan, domaine exclusif du peuple des Éduens, était également une
citadelle compacte, assise sur un socle de granit; et de là aussi,
des eaux descendaient vers les deux mers, vers la Seine et la Loire de
l’Atlantique, et vers le Rhône gréco-romain.

Mais le plateau éduen n’était qu’un raccourci du plateau central; il
n’en avait pas l’étendue, ni les contre-forts vigoureux, ni la robuste
carrure, ni le noyau retranché; son sommet le plus élevé (Bois du Roi,
902 mètres) n’atteignait pas à la moitié du plus grand puy d’Auvergne
(Puy de Sancy, 1886 mètres). Il est sans doute plus près que son rival
(mais de si peu!) des routes de la Seine et de la Maine: il est en
revanche complètement séparé par lui de la route historique des villes
du Midi.

Le Morvan eut un seul avantage: il inclinait mollement vers les
coteaux et les vallons de la Bourgogne; et par là les terres éduennes
s’unissaient librement aux plaines de la Saône et du Rhône, alors que
la principale ouverture de l’Auvergne, la vallée de l’Allier et la
Limagne, se dirigeait uniquement vers le Nord. Les Arvernes faisaient
front aux bassins de l’Océan; les Éduens, maîtres de la Côte d’Or,
tenaient la tête de cette route, droite et gaie, entremêlée de vignes
et d’eaux vertes, qui commence à Beaune et qui finit à la mer des cités
antiques. Ceux-là regardaient surtout vers les terres d’où étaient
venus les Gaulois; ceux-ci aspiraient aux pays par où les Romains
arrivaient.

Ces tendances méridionales des Éduens étaient fortifiées encore par
la situation de leur territoire dans le réseau des vallées fluviales.
C’est un lieu de passage et de portage. Veut-on, en remontant la Saône,
gagner par le chemin le plus commode la Loire navigable: on pénètre en
pays éduen par les vallées recourbées de la Dheune, de la Bourbince et
de l’Arroux; vise-t-on l’Yonne ou la Seine, on a la vallée de l’Ouche,
qui conduit chez les Éduens ou chez leurs clients d’Alésia. Routes
point trop longues, sans montées terribles, sans neiges intolérables:
que peuvent être, à côté d’elles, les sentiers du Velay et l’étroite
percée du Gier, les seuls passages par lesquels on puisse aborder, en
venant du Rhône et du Midi, les terres du peuple arverne?


IV

Au contraire, si l’Auvergne domine les plus grandes routes de la Gaule,
aucune ne traverse son territoire. Elles le bordent, l’enserrent,
forment un chemin de ronde autour du plateau central, elles ne
le gravissent pas. Les fleuves y abondent en directions variées:
autour du Puy Mary ou du Plomb du Cantal, il y a, dans tous les sens
de l’horizon, un rayonnement de rivières tel qu’il ne s’en trouve
peut-être nulle part en France. Mais ces rivières ne peuvent recevoir
bois ou barques que lorsqu’elles ont franchi les frontières du pays
d’Auvergne; elles ne sont qu’en dehors de lui des chemins qui marchent
ou qui portent. La seule qui fût autrefois praticable était l’Allier à
partir de Jumeaux, et elle coule vers le Nord.

De tels cours d’eaux étaient de médiocres voies de pénétration. De
plus, aux limites mêmes de l’Auvergne, d’épaisses barrières gardaient
le pays. Au Sud, les neiges, les forêts, les torrents, sans parler
des légendes et des bêtes fauves, rendaient les Cévennes presque
toujours infranchissables. À l’Est et à l’Ouest, des bois sans fin, et
tout aussi redoutables, arrêtaient le voyageur: Gévaudan, Rouergue,
Limousin, Combrailles, Forez, ces pays de sombres profondeurs et de
peurs tenaces étaient les voisins immédiats des terres arvernes. Même
au Nord-Ouest, du côté de Néris et de Montluçon, qui appartenaient aux
Bituriges, la frontière était marquée par une forêt, celle de Pionsat,
chère aux chasseurs de sangliers, aux ermites du Christ et aux dragons
de Satan. Sans doute, au Nord, l’Allier donnait un accès facile à ceux
qui venaient de chez les Éduens ou les Bituriges, placés, à partir de
Moulins, des deux côtés de la rivière; mais, à cet endroit encore, la
marche vers l’Auvergne était entravée par les landes, les étangs et les
marécages de la Sologne bourbonnaise, et des bois longeaient les deux
rives du fleuve, assez épais pour cacher des milliers d’hommes.

De tous les peuples de la Gaule centrale, les Arvernes avaient reçu
en partage le domicile le plus isolé. Aucun n’était mieux chez lui que
celui-là, à l’abri des curiosités ou des ambitions voisines. Mais aucun
n’avait affaire à une nature plus puissante, à un sol plus robuste; nul
n’avait besoin de plus de travail et de plus de courage.


V

Puisqu’en dehors de la Limagne l’Auvergne manquait de routes
naturelles, les tribus qui l’habitèrent ont dû chercher et frayer
elles-mêmes leurs pistes et leurs sentiers dans la montagne; et, comme
le rocher est ininterrompu sur 25 et 30 lieues, depuis Riom jusqu’à
Mauriac, depuis Langeac jusqu’à Montsalvy, comme il y a, entre le
sommet le plus haut et le point le plus bas de l’Auvergne (l’Allier
près de Moulins, 209 mètres), 1677 mètres de différence, il a fallu
qu’un véritable corps à corps s’engageât partout entre l’habitant et la
montagne.

Ce «mariage de l’homme et de la nature», qui forme toute société, a été
précédé, sur les plateaux bouleversés de l’Auvergne, par de violentes
attaques et des résistances victorieuses. Les rochers voisins du Puy
de Dôme, entaillés il y a vingt siècles pour laisser passer la rampe
abrupte de la voie romaine, portent la trace visible encore d’un de
ces combats. Les sentiers les plus anciens de l’Auvergne ont peut-être
été ceux qui, la traversant de part en part, unissaient la Limagne aux
bains du Mont Dore, ne reculant devant aucune fatigue: l’un gravissait,
au sortir de la vallée de la Dordogne, les pentes escarpées de la
Grande Cascade; l’autre, près de Saulzet-le-Froid, traversait les
terres les plus glaciales de la chaîne des Puys.

Sur ces rampes et ces plateaux, il faut batailler à la fois contre la
terre qui repousse et contre le ciel qui attaque. L’orage y éclate
subitement, en sourds grondements et en pluies diluviennes. C’est
le danger qui dut épouvanter le plus les hommes d’autrefois, par sa
violence et sa soudaineté. Contre lui, aucun abri n’est assez touffu.
En deux heures, une averse de tempête suffit à détruire une route,
inonder une ville, engloutir des familles entières. La vie politique
et religieuse de l’Auvergne est pleine de la peur de ces ouragans
qui brisaient les corps et ébranlaient les âmes. Mais parfois ils
tournaient au salut de quelques-uns: à l’époque mérovingienne, la plus
fertile de toutes en miracles, la foudre frappait les impies, brûlait
les foins, tuait les troupeaux, et ne touchait pas aux tombes des
saints arvernes; si les pluies coupaient les routes, elles respectaient
les reliques et aidaient aux conversions. L’homme ne cessait de voir,
dans ces violences du ciel, l’acte d’une puissance divine.

Plus haut que ces routes qui sillonnaient le plateau, se dressaient,
telles que des statues sur une base commune, les cimes isolées des
Puys. L’Auvergne a ceci de particulier qu’elle présente la montagne
par-dessus la montagne. Sur la masse, tourmentée et crevassée, de
granit et de porphyre, émergent du milieu de leurs coulées de laves
les grands sommets volcaniques, le Puy Mary, le Puy de Sancy, le Puy de
Dôme.--Et aucun d’eux ne ressemble aux autres. Chacun a sa physionomie
propre, ses ruisseaux, ses caprices, les couleurs de ses flancs,
les nuances de ses nuages. Peu de montagnes gauloises étaient aussi
personnelles, avaient une individualité plus distincte, plus agissante.

Aux temps reculés, où les tribus humaines redoutaient la plaine
découverte et cherchaient dans les montagnes un abri pour leurs villes
et un asile pour leur foi, où l’homme, adorateur des hauts lieux,
plaçait sur les plateaux solitaires ses cités saintes et sur les
sommets les autels de ses dieux, l’Auvergne offrait à une peuplade
celtique des ressources intenses de vie publique et religieuse. Pour
les aires municipales, elle avait d’imprenables plates-formes, telles
que celle de Gergovie; pour les sanctuaires de la divinité, elle
avait des sommets magnifiques, ceux des Puys.--Certes, elle n’était
pas la seule région des Gaules où l’on pût élever des cités dans des
conditions pareilles, et le plateau du Beuvray en Morvan, qui portait
la ville éduenne de Bibracte, ressemble à celui de Gergovie. Mais, à
côté du Mont Beuvray, il manquait aux Éduens un sommet divin, comme
celui du Puy de Dôme.


VI

Le Puy de Dôme était pour l’Auvergne à la fois roi légitime et tyran
capricieux. Il avait la cime dominatrice de tout le pays. Assurément,
avec ses 1465 mètres, elle est moins haute que le Puy Mary ou le Puy
de Sancy: mais les anciens ignoraient sans doute cette infériorité, et
le Puy de Dôme devait leur paraître plus grand que tous. Les autres se
font jour dans des fouillis de montagnes: il se dresse en face de la
plaine même, il y prend presque pied, ainsi que le colosse de Rhodes
prenait pied dans la mer. Il est, pour tous les hommes de la campagne,
importun, obsédant, inquiétant. On ne peut, dans la Limagne, détacher
les yeux de la terre sans le voir, lui ou son ombre. Il apparaît à
l’extrémité de presque toutes les rues de Clermont. Quand il ne ferme
pas l’horizon, il le domine de son buste net, majestueux, sombre, et
jamais impassible.

C’est de lui que les paysans de la plaine et les vignerons du coteau
attendent, avec angoisse, le salut ou la ruine. Si le soleil sourit sur
la cime, la journée sera belle, et on mettra la moisson à l’abri. Mais
c’est aussi autour de ses flancs que s’amoncellent les nuages que l’on
redoute, et parfois, à les voir naître sur ses pentes, on peut croire
qu’il les a formés.

Lui, il ne souffre pas de la tempête qu’il déchaîne. Trouvez-vous sur
le Puy de Dôme, à l’une de ces heures d’orage qui terrifiaient les
anciens. Le spectacle est émouvant. Au-dessus de la tête, le ciel bleu
et un tiède soleil qui caressent les rochers; aux pieds, les nuages
noirs qui se déroulent et la foudre qui crépite.--Si Gergovie était un
admirable refuge pour les hommes, le Puy de Dôme était un incomparable
séjour pour une divinité: et, lorsque les Gaulois s’y réunissaient
près d’elle, ils pouvaient n’avoir plus rien à craindre, si ce n’est
l’improbable chute du ciel.


VII

À côté de ces éléments de grandeur et d’épouvante, le sol arverne
renfermait une abondante source de richesse, de travail et de calme: la
plaine de la Limagne. Le contraste entre cette claire vallée et l’ombre
noire du Puy de Dôme, entre la masse énorme de montagnes qui couvrent
les trois quarts du pays et cette couche grasse de limons fertiles, nul
peuple ne le présentait en Gaule au même degré que les Arvernes.--Seuls
encore, les Éduens revendiquaient à la fois les sommets du Morvan et
les plaines du Beaujolais et de la Bourgogne: mais, de même que ceux-là
étaient moins superbes, celles-ci étaient moins fécondes.

Cette Limagne, où certaines terres valaient récemment 25000 francs
l’hectare, exerça sur les anciens un réel enchantement. On la dit si
gracieuse et si gaie! répétaient les Barbares. Au printemps, tout y
apparaissait vert et fleuri, les prés, les vignes et les blés; elle
n’avait même pas de bois qui fit sur son tapis d’émeraude une tache
plus sombre. Elle devint pour les Chrétiens l’image du Paradis, quand
du moins l’Enfer ne la troublait pas de ses orages. Les voyageurs s’y
arrêtaient, pour oublier la patrie de leur naissance comme dans une
patrie du bonheur. Les Arvernes ne s’éloignaient qu’en pleurant de
cette terre dont les glèbes renfermaient de mystérieuses richesses, de
cette mer d’épis que le vent agitait de vagues sans colères.

L’Auvergne avait donc tout ce qui faisait la fortune foncière d’un
Gaulois: le lait des pâturages, le gibier des bois, le blé des plaines.


VIII

Dans la montagne même, tout près des plus âpres sommets, se cachaient
en replis sinueux des coins charmants de verdure et de fraîcheur.
L’Auvergne abondait en gorges étroites et fermées où l’eau demeure
éternellement limpide et murmurante, à l’ombre touffue des hêtres et
des sapins. Les vallées de la Cère, de la Rue, de l’Allier donnent
l’impression d’une longue demeure bien close, faite d’arbres, de
roches et de mousses, qui appartiendrait à la même divinité: la
source, infinie d’aspects et de voix, grondant, sautillant ou riant,
mais toujours attrayante et bavarde. Qu’on s’arrête un instant à
rêver le long de la Rue, entre Le Chambon et Condat, dans le dédale
des sapinières: nulle part on ne se sentira plus loin du monde, plus
près de la nature, plus en contact intime avec elle. Et les ermites
chrétiens furent autrefois, dans ces obscures vallées, étrangement
heureux.

L’Auvergne était le pays des fontaines vives, pures et saines, qui
étaient pour les hommes la condition même de la vie. Elles naissaient
partout, subitement, spontanément; après une pluie, il en sort de
nouvelles, même d’entre les pavés des rues; il est rare que l’on ait
besoin de la citerne ou du ruisseau, chaque village a sa source. Au
temps où elles étaient des nymphes, l’homme n’avait qu’à les désirer
pour les voir apparaître. Au temps où elles dépendaient des ermites,
émules de Moïse, il suffisait de leur prière ou d’un coup de leur
baguette pour les faire jaillir du rocher, s’épandre dans la plaine, où
elles désaltéraient hommes et bestiaux.

Puis, non loin des eaux des sources, mobiles et vivantes, s’étalent les
eaux dormantes des lacs et des étangs. L’homme admirait en Auvergne,
dans les crevasses circulaires des cratères éteints, des lacs sombres
et bleus, aux bords taillés comme à l’emporte-pièce, aux eaux d’une
profondeur inouïe, et mystérieuses dans leurs frémissements soudains,
qui semblent nés des entrailles du sol: on dirait que leur surface ne
reflète point les choses de la terre, mais qu’elle voile celles d’en
bas.

Enfin, parmi ces sources, beaucoup n’assurent pas la santé aux vivants,
mais la guérison aux malades. Terre des eaux chaudes et minérales,
l’Auvergne était, dans la Gaule, le principal réservoir des espérances
ou des illusions de ceux qui souffraient. De Vichy à Chaudesaigues,
c’était une chaîne continue de lieux salutaires. Aucune de nos grandes
stations n’a été ignorée des Romains, et ce sont les Gaulois, sans
nul doute, qui les leur ont fait connaître. Vichy était, aux premiers
siècles de l’ère chrétienne, la ville d’eaux la plus en vogue de la
Gaule, ce qu’elle est encore maintenant, et peut-être aussi dès lors
la plus cosmopolite. Le Mont Dore avait ses dévots, que ne rebutaient
pas les averses déplaisantes des jours d’été. Royat eut les siens, et
Chaudesaigues, et bien d’autres.

Ainsi, sur ces sommets où se formaient les tempêtes, sous ces roches
d’où jaillissaient les sources d’eau claire, dans ces chaudes fontaines
qui dissipaient la maladie, l’homme saisissait sur le vif le travail de
la nature.



CHAPITRE II

LES DIEUX ARVERNES

      Natio est... admodum dedita religionibus.

      CÉSAR, _Guerre des Gaules_, VI, 16, § 1.

  I. Auvergne et Campanie.--II. Dieux des bois, des sources et des
  lacs.--III. Dieux des montagnes.--IV. Les grands dieux et leurs
  résidences.--V. Teutatès au Puy de Dôme.


I

Contact avec la nature, c’était rapport avec les dieux. Les terres où
la nature fermente, sont celles où les dieux fourmillent. Telle était
la Campanie italienne, porte de l’enfer et parvis du ciel, sauvage
et bénie, patrie des sources bouillantes, des sommets solitaires,
des forêts noires, des lacs inquiétants, région des surprises et
des contrastes. Telle était aussi l’Auvergne, le pays gaulois qui
ressemblait le plus à la Campanie, comme le Puy de Dôme rappelait le
Vésuve, et comme la plaine de Limagne rappelait la terre de Labour.

L’Auvergne fut donc également un sol nourricier de divinités. Elle
avait à foison ces sanctuaires où les premiers hommes logeaient les
maîtres qu’ils se donnaient, l’immensité des bois, la hauteur des
cimes, les fontaines limpides qui se transforment en grands fleuves,
les chaleurs des sources, la profondeur des étangs. De tous les
Gaulois, les Arvernes étaient les plus exposés à rencontrer des dieux.


II

Les dieux s’y multiplièrent d’abord dans les forêts, «ces temples
primitifs de la Divinité», et les troncs rudement dégrossis furent
les premières idoles. Une fois sous ces voûtes, les démons ne
les quittèrent qu’avec peine: les contemporains de Vercingétorix
s’épouvantaient encore à la vue de leurs croupes tortueuses; et six
siècles plus tard, dans les bois de chênes ou de hêtres du Cantal, les
reclus chrétiens apercevaient les mêmes monstres à l’entrée de leurs
cavernes.

Les plus tenaces des divinités furent celles qui se baignaient dans les
sources. On peut même se demander, en songeant que leur popularité est
après vingt siècles presque aussi vive qu’aux premiers jours, si elles
ne sont pas destinées à survivre à ces grands dieux ou à ces saints
notoires que la théologie leur a imposés comme suzerains.--La route
qui mène d’Autun au Creusot laisse à gauche, après avoir traversé les
bois, un étroit et frais vallon qui se dissimule derrière le hameau
de Gamay. Il renferme, près du confluent des deux sources du Mesvrin,
une minuscule chapelle vaguement consacrée à saint Protais et à saint
Gervais: chaque vendredi, des mères y conduisent, dans l’espoir de la
guérison, les enfants infirmes. Or on peut voir, encastré dans la frêle
muraille de l’édicule, un bas-relief gallo-romain qui représente les
images de deux divinités des eaux: ce sont celles qui, il y a plus de
dix-huit siècles, présidaient à ces mêmes sources et à des miracles
semblables. L’horizon qu’on aperçoit de ce fonds de vallée a varié
étrangement depuis les temps gaulois; aux brouillards qui s’élevaient
des forêts, ont succédé les fumées du Creusot: mais les habitudes
des dévots n’ont point changé, et si le nom ou le costume de ces
humbles dieux se sont transformés, leur âme et leur rôle sont demeurés
immuables, comme l’eau des ruisseaux qui leur ont donné naissance.

Aussi ne risque-t-on pas de se tromper si l’on veut, à l’aide des
écrits chrétiens et des inscriptions romaines, retrouver la vie
religieuse des sources de l’Auvergne dans les temps gaulois. Sous les
empereurs, un fidèle apportait à la fontaine de Taragnat une coupe
d’argent; un autre dédiait un anneau de bronze à celle de Vouroux:
chacun proportionnait son offrande à sa richesse, mais la piété devait
être égale, et tous avaient à cœur de remercier par des présents
sincères les génies bienfaisants de ces deux sources. Quelques siècles
plus tard, la fontaine de saint Ferréol près de Brioude rendait les
mêmes services, par l’intermédiaire du grand saint arverne Julien: ses
eaux douces et claires donnaient la vue aux aveugles et éteignaient
le feu de la fièvre. De nos jours, la vertu religieuse des sources de
l’Auvergne n’a point faibli: jadis, on dressait sur leurs bords une
statue au dieu Mars, maintenant on vénère près d’elles une image de la
Vierge, et la fièvre s’y guérit toujours.

La ferveur la plus ardente se déployait autour des eaux thermales. Sur
ces points, les mœurs ont changé, et l’esprit laïque de la médecine
et de la mode a chassé la religion, qui s’est réfugiée vers d’autres
stations. Mais, sous la domination gauloise ou romaine, un malade ne
séparait pas la force d’un dieu et l’action de l’eau. Les thermes du
Mont Dore étaient un temple autant qu’une piscine, et pendant tout le
Moyen Age le terrain qu’ils ont occupé s’appela «terroir du Panthéon».
À Vichy, autour des eaux chaudes et sulfureuses qui étaient le salut
des malades au teint jauni et l’espoir inutile des pâles phtisiques,
il y avait encombrement de dévots, de dieux et d’ex-voto. Toutes
les prières n’allaient pas à la divinité de l’endroit. Suivant ses
préférences, chaque malade adressait sa reconnaissance au dieu qui
l’avait conduit jusqu’à la source. Ceux-ci suspendaient un anneau à
l’image de Diane; ceux-là remerciaient le divin empereur. Mais tous
songeaient sans cesse à quelque puissance céleste, et il n’y a pas
longtemps qu’on découvrit à Vichy, près d’un seul puits, en un seul
trésor, quatre-vingts plaquettes d’argent, obscures et naïves offrandes
faites aux dieux guérisseurs.

En Auvergne comme en Campanie les lacs ont longtemps fixé les
imaginations craintives. Je ne sais si les Gaulois voyaient sortir
les ombres de l’«insondable» lac Pavin, comme les Grecs de Cumes les
évoquaient des abords du lac Averne: mais ils plaçaient volontiers dans
ces eaux silencieuses et hypocrites l’asile inviolable d’une divinité
profonde, qu’il ne fallait troubler que par des présents.--Trois jours
de suite, sur les bords d’un lac du Gévaudan, la foule des paysans
s’entassait pour faire des libations et des sacrifices: elle jetait
dans les eaux des pans d’étoffes, des toisons de laine, des fromages,
des gâteaux de cire, des pains, sans parler d’offrandes plus riches, et
pendant ces trois jours c’étaient des fêtes et des orgies que venaient
enfin interrompre les orages suscités par le dieu en colère. Grégoire
de Tours affirma qu’un saint prêtre mit fin à la superstition du
lac. Il s’illusionnait. Il y a trente ans, elle était fort vivace: le
deuxième dimanche de juillet, les campagnards s’y livraient encore, et
c’étaient les mêmes présents faits à la divinité des eaux, vêtements,
toisons de brebis, pains et fromages, et beaucoup de pièces de monnaie.


III

Les démons des lacs et des forêts étaient redoutés, les déesses
des sources étaient charmantes: les dieux qui présidaient aux cimes
des montagnes avaient l’humeur moins égale; leur bonté n’était pas
éternelle, ni leur méchanceté durable. Ils étaient tantôt calmes et
brillants, comme le soleil qui dorait leurs sommets, et tantôt furieux
et farouches, comme les nuages qui s’amassaient sur leurs croupes.

Les collines de moindre importance avaient leur dieu protecteur et
éponyme, gardien du village qui habitait tout proche: ce «génie du
lieu» était le refuge des âmes dans les moments de doute, tandis que
le château-fort voisin devenait l’asile des misérables au temps des
invasions. Il y eut un sanctuaire payen sur cette pieuse colline
de Brioude que devait plus tard dominer l’église de Saint-Julien;
un autre, à Lezoux, groupait à ses pieds la plus industrieuse des
populations arvernes; et de la hauteur de Saint-Bonnet, un dieu
commandait à la plaine où s’élèvera Riom l’intelligente.

Mais les divinités des hauts lieux de l’Auvergne furent vite
reléguées dans l’ombre par celle du Puy de Dôme, _Dumias_, ainsi
qu’on l’appelait: nom à la fois du dieu et de la montagne, _nomen_ et
_numen_.

Le Dôme était visible de partout: son dieu était présent partout, il
fut roi et maître, ainsi que le sommet lui-même. À quoi bon s’adresser
à de moindres génies, quand la puissance de la cime faisait à elle
seule la richesse ou la ruine de la plaine entière? L’obéissance va au
plus haut, la piété au plus utile. Chez d’autres peuples, par exemple
chez les Éduens, les sanctuaires de montagnes se sont multipliés:
le mont Saint-Jean, le mont de Sène et bien d’autres, avaient le
leur; toutes ces hauteurs se ressemblaient plus ou moins, aucune de
leurs divinités ne prit le pas sur les autres: la religion, dans les
campagnes éduennes, tendit à se maintenir dispersée. En Auvergne,
la suprématie du Dôme fut reconnue sans peine. Autant que l’unité
religieuse pouvait exister dans ces populations à la pensée courte qui
adoraient le dieu le moins éloigné, le Puy de Dôme assura chez elles
une communion de culte; éloignés de leur patrie, c’était à leur grand
dieu que les Arvernes envoyaient leurs souvenirs et adressaient leurs
sacrifices.

Il arriva chez eux ce qu’il était advenu, cinq ou six siècles avant
l’ère chrétienne, dans les bourgades latines. Les divinités abondaient
sur les terres du Latium, et elles étaient toutes de même nature que
celles de l’Auvergne: elles habitaient les collines, les forêts, les
sources et lacs. Mais elles reconnurent comme dieu suprême celui du
Mont Albain, qui dominait la plaine et les rochers de ses deux mille
coudées, et qui ne tarda pas à devenir le Jupiter Latiar, le Jupiter
souverain du peuple latin.


IV

En Gaule ainsi qu’en Italie, dans l’Auvergne ainsi que dans le Latium,
les dieux locaux, c’est-à-dire fixés à une parcelle du sol, à un
lambeau de territoire, au domaine d’une tribu, furent, les uns après
les autres, rattachés à des divinités puissantes et universelles, de
qui ressortirent, sinon tous les hommes et tous les lieux, du moins
tous les hommes de la race et tous les lieux qu’elle avait en partage.
Quelques êtres célestes surgirent, dont les noms évoquèrent l’idée
de personnes vivantes et définies, Jupiter ou Mars en Italie, et, en
Gaule, Teutatès, Taranis, Ésus, Bélénus.

Il arriva souvent que ces croyances à de plus grands dieux furent
encouragées par les prêtres, supérieurs au reste du peuple par
l’intelligence et par l’ambition, mais sans doute aussi par la bonté
et par le désir du calme et de l’union. Car l’humanité s’élève en même
temps que ses dieux grandissent, et le plus honorable est parfois
le plus lointain; si les sanctuaires locaux engendraient les luttes
civiles, les tribus d’une même nation avaient un nouveau motif de
s’unir quand elles voyaient un dieu souverain au-dessus de leurs génies
particuliers.

En Gaule, les druides paraissent avoir été, je ne dis pas les
initiateurs, mais les propagateurs de ces dieux à nom propre et
personnel, de ces cultes à portée lointaine et à vaste horizon, et gros
d’ambitions celtiques. Ils étaient les arbitres des sacrifices voués à
ces puissances célestes, et pendant longtemps ils ne doivent pas avoir
séparé leurs intérêts sacerdotaux de la cause des grands dieux gaulois.

Ceux-ci ne détruisirent pas cependant les génies des montagnes et des
fleuves, pas plus que le règne de Mars ou de Jupiter ne mit fin à la
sainteté populaire des collines et des bois de la campagne romaine.
Seulement, presque toujours, ces génies se transformèrent, élargirent
leur nature, et devinrent les avatars locaux d’une divinité plus
importante; ils furent, si l’on peut dire, la présence réelle d’un
grand dieu sur un petit territoire. Les sources de Vouroux et de
Taragnat, les montagnes de Brioude et de Saint-Bonnet servirent de
lieux de séjour à un Apollon ou à un Mars gaulois, et leurs anciens
génies ne furent plus que les Apollons ou les Mars «de l’endroit». Ces
dieux souverains, dont le domaine était infini, se ménageaient ainsi de
petites et fort nombreuses résidences.


V

Le principal de ces dieux gaulois était Teutatès. Il prit pour lui
les plus hauts sommets, ainsi qu’avait fait Jupiter en Italie, et il
s’installa au Puy de Dôme, le plus digne des sanctuaires que la nature
lui ait bâti dans la Gaule.

Ce dieu gaulois a laissé aux Romains un terrible souvenir: c’était une
divinité farouche, féroce, ivre du sang des hommes,

    immitis placatur sanguine diro,

disait le poète Lucain. Les sacrifices humains étaient fréquents à ses
autels, et les druides étaient les ministres ordinaires de ces rites
barbares.--Mais les Romains et les Grecs, qui insistaient sur ces
horribles détails, oubliaient que leurs dieux avaient pendant longtemps
aimé les victimes de ce genre, et que les combats de gladiateurs ne
différaient ni par leur origine ni par leur caractère des holocaustes
d’hommes chers à Teutatès. Il n’est aucune religion ancienne qui n’ait
dans son passé une tare de ce genre. D’ailleurs, Teutatès ne paraît pas
plus cruel qu’Ésus ou que Taranis: de tels usages étaient le crime du
culte et non pas la faute du dieu.

En revanche, le roi du Puy de Dôme et des Arvernes prit, peu à peu, une
allure sympathique qui démentit les rites de ses autels. Si ce sont
les druides qui ont arrêté les traits de sa physionomie, ils l’ont
fait fort semblable à l’Hermès grec et au Mercure romain, qui étaient
des divinités aimables et intelligentes. Le Teutatès des Celtes ne
leur était point inférieur: c’est lui qui avait inventé les arts dont
vivait l’industrie humaine; il encourageait les marchands et favorisait
la fortune, il protégeait les voyageurs et guidait les caravanes;
c’était le dieu des sentiers paisibles, des ateliers actifs, des foires
populeuses, des réunions d’hommes groupés pour le travail.

Peut-être eut-il un rôle plus important encore, s’il est vrai que son
nom signifie «le dieu du peuple». Ne serait-ce pas alors, tel que le
Wuotan des Germains et le Iahvé des Juifs, le «dieu politique» par
excellence du nom celtique, présidant aux assemblées de la nation sur
les montagnes saintes, la tirant de la servitude et la conseillant
dans la liberté, ouvrant aux marches pacifiques les grandes routes de
ses domaines, maître de toutes les tribus et de toutes les cités, et
planant au-dessus des Arvernes et des Éduens comme Iahvé au-dessus
d’Israël et de Juda?--Mais qui pourra jamais transformer en vérité
cette séduisante hypothèse?

Ce qui demeure certain, et ce qui est fort étrange, c’est que les
Gaulois, qu’on disait les plus destructeurs des hommes, avaient fini
par préférer à leur Mars, ce détrousseur des grands chemins, leur
Mercure, ce bon gardien des routes, au dieu qui tue celui qui amasse.
Peut-être est-ce encore aux leçons des druides qu’il faut rapporter
le mérite de cette singulière union entre un peuple batailleur et une
divinité pacifique. En tout cas, le grand dieu gaulois était plus vif
et plus gai que Jupiter romain, ennuyeux et dominateur, que Mars latin,
solitaire et grossier. Teutatès se fût moins entendu avec eux qu’avec
Hermès et Athéné: il était sur le chemin de l’Olympe grec, plutôt que
sur celui des divinités italiotes. C’était, tel que le définit César
lui-même, le symbole du progrès humain. Il habitait sur l’âpre sommet
du Puy de Dôme, mais il regardait vers la Limagne féconde.



CHAPITRE III

LE PEUPLE ARVERNE

      Ἀρόερνοι. — Ἔθνοςμαχιμώτατον τῶν πρὸς τῇ Κελτικῇ Γαλατῶν.

      APOLLODORE chez ÉTIENNE DE BYZANCE, à ce mot.

  I. Persistance des anciennes races en Auvergne.--II. Qualités
  nationales des Arvernes: courage, patriotisme local, esprit de
  résistance.--III. Puissance de l’aristocratie; esprit d’association
  et de famille.--IV. Goût des entreprises lointaines.--V. Cavaliers
  et fantassins arvernes.--VI. Fidélité aux traditions.--VII.
  Aptitude au travail et au progrès.--VIII. À quoi peut servir
  l’étude du milieu.


I

Ces contrastes qu’offraient la nature et la divinité se retrouvaient
chez les hommes. Les Arvernes avaient des aptitudes fort diverses, et
aucune nation, gauloise ou française, n’a fait plus longtemps hésiter
sur son véritable tempérament, produit tout à la fois de durs rochers
et de plaines sans rides. Il est possible cependant d’arriver à le
définir.

Pays de montagnes et à l’écart des grandes routes, l’Auvergne des
plateaux est peu attirante pour les étrangers. La population ne s’en
renouvelle pas; les invasions la pénètrent sans la traverser: les
hordes de l’alaman Chrocus, les bandes du franc Thierry y débordèrent
pour tout dévaster, puis se sont repliées en emportant leur butin.
Elle n’est pas sillonnée de ces voies naturelles le long desquelles
se déposent incessamment des alluvions de peuples. On a fait le
relevé de tous les habitants de l’Auvergne qui nous sont connus à
l’époque barbare: il n’y en a pas un qui soit à coup sûr d’origine
germanique. Les Romains ont planté des colonies au pied du plateau, à
Vienne, à Orange, à Arles, à Nîmes; ils ont disséminé des vétérans sur
les chemins des frontières du Nord-Est, depuis Lyon jusqu’à Trêves:
l’Auvergne n’a reçu que les soldats malades en traitement à Vichy ou
les négociants dévots au dieu du Puy de Dôme. Elle est, pour les gens
du dehors, un pays non de séjour, mais de villégiature. J’excepte, bien
entendu, les plus beaux recoins de la Limagne.

En revanche, elle garde, retient et attache les populations qui s’y
sont établies pour faire souche de peuples. Elles y poussent vite
des racines solides et profondes, semblables à ces pêchers et à ces
cerisiers qui, étrangers à l’Auvergne, sont maintenant si heureux
d’y produire. Les races, dit-on, s’y conservent avec leurs premiers
caractères: leurs attributs physiques ne s’y usent pas, comme dans la
plaine, par des croisements incessants. Les plus vieilles populations
de la Gaule, les Ligures et les Celtes, s’y retrouvent (à ce qu’on
suppose), à peine changées de ce qu’elles étaient il y a vingt siècles.
Assurément, les anthropologues n’ont pas toujours été d’accord sur le
nom qu’il faut leur donner: pour les uns, ce sont des Ligures que ces
brachycéphales au type de Saint-Nectaire, petits, bruns, velus, lourds,
robustes, et l’on sait que ce type domine dans toute la montagne,
c’est-à-dire dans presque toute l’Auvergne; pour les autres, les Celtes
apparaîtraient en Limagne, dans ces dynasties de cultivateurs au type
dolichocéphale, à la peau blanche, aux cheveux blonds, à la haute
stature; d’autres encore proposent, à propos de ces deux races, des
noms différents. Mais tous paraissent d’accord pour dire que c’est là
qu’habitent les représentants les plus purs «des hommes de Gergovie»,
c’est-à-dire les héritiers les plus authentiques des compagnons de
Vercingétorix, fantassins ligures ou cavaliers celtes. En Auvergne
comme en Bretagne, des races archaïques se sont cramponnées au sol de
granit.


II

Qu’elles se soient associées, pénétrées, fondues, c’est ce que les
anthropologues acceptent pour la plupart, et il serait aussi imprudent
de parler encore d’une race celtique ou ligure, que d’une race gauloise
et même de races latines. Le métissage est la loi fatale de toutes les
nations, et de la France plus que de toute autre. Il est bien vrai que
les races, mêlées pour former un peuple, ont acquis et mis en commun un
certain lot de qualités et de défauts, qui constituent le patrimoine
héréditaire de ce peuple: mais ce lot, presque toujours, est fourni
moins par le sang des hommes que par le sol du pays. Quelle que soit,
chez les Arvernes, la largeur du crâne ou la couleur des cheveux, la
nature de leurs terres leur a imposé une certaine nature d’hommes, et
leurs montagnes ont été leurs premières et plus fortes éducatrices.

Les monts, les ravins et les tempêtes les ont endurcis à la marche,
à la fatigue et au courage. Les Arvernes étaient parmi les plus
intrépides de tous les Gaulois. Ce fut un superbe type de bravoure que
cet Ecdicius qui, avec dix-huit cavaliers, attaque et surprend des
milliers de Goths, les disloque dans la plaine, les enferme dans la
montagne, ne se trompe jamais et surprend toujours. Car on dirait que
la vaillance des Arvernes est rarement aveugle ou désordonnée: elle
est précise, réfléchie, lucide. Vercingétorix ressemblera à Ecdicius.
C’est que, dans ces régions, il ne suffit pas de ne point craindre, il
faut aussi se méfier toujours: l’hiver, la rafale de neige est subite,
le jour écourté et nébuleux, les routes sont glissantes de verglas ou
pourries d’eau, et des pentes traîtresses longent les forêts pleines
d’erreurs. Il est bon d’unir la présence d’esprit à la fermeté du
jarret.

Ce rapport périodique avec la montagne prédisposait les Arvernes à un
patriotisme plus sérieux et plus profond: patriotisme étroit des cités
primitives et des tribus fermées, sans nul doute, semblable à leurs
dieux dont l’horizon bornait la puissance ou dont une source limitait
l’action, mais enfin sentiment d’amour pour la terre qu’on possède
avec joie, pour le sol où l’on voit tracés les sentiers de la famille
et du clan. Enserrés dans des vallées ou solidaires d’un même sommet,
les Arvernes connaissaient mieux que d’autres peuples les frontières
de leur demeure; se sentant et se retrouvant davantage dans le «pays de
leurs pères», ils l’aimaient avec plus de force et de courage. Ecdicius
et Vercingétorix ont été de «bons patriotes»: j’emploie le mot comme
on l’employait au XVe siècle, pour désigner les citoyens unis des
villes bourgeoises, les gardiens jaloux du chez soi municipal. Mais
nous verrons que Vercingétorix connut aussi une forme plus large du
patriotisme.

En Auvergne, le citoyen et le pays se rendaient, en temps de guerre,
des services réciproques. Si celui-là défend sa patrie, celle-ci le
protège admirablement. Fallait-il abriter contre un assaut des armées
ou une nation entière: on avait par exemple cette roche de Saint-Flour,
une des rares cités vierges de France, ou encore cette terrasse trapue
de Gergovie, dressée sur la plaine, nivelée en esplanade, aux flancs
creusés comme des ravines ou droits comme des falaises. S’agissait-il
de cacher longtemps des poignées d’hommes: il s’offrait partout, dans
les Dômes ou le Cantal, de ces rocs massifs et escarpés, tels que ceux
de Chastel-Marlhac, au sommet desquels la nature a ménagé des prairies
et des sources, et où des cohortes peuvent, durant plus d’une saison,
résister sans craindre la faim ni la soif. Enfin les cavernes étaient
les dernières ressources des fugitifs, des bandes qui se dispersent
pour se reformer aussitôt, de même que les gorges voisines étaient
toutes faites pour favoriser les embuscades où les vaincus prennent une
première revanche. L’Auvergne est le refuge des temps d’invasion, le
réduit des défenses suprêmes, le camp retranché des désespérés.


III

Une aristocratie vigoureuse et impérieuse prit pied dans ce pays où
une cime commande à tant de basses terres, où un roc suffit à entraver
l’existence d’une longue vallée: Tournoël, Murols, Chastel-Marlhac,
Montboissier, le maître d’un de ces châteaux était fatalement celui de
milliers d’hommes. Qu’on songe ensuite à ces immenses forêts, à ces
plateaux dénudés, à ces pâturages monotones qui s’allongent souvent
au pied de ces roches isolées et dominatrices, forêts et plateaux où
il est malaisé de diviser la terre: on comprendra que l’Auvergne a
été longtemps un pays de vastes domaines et de chefs de clans. Et,
à part les différences que les religions et les siècles ont mises à
l’extérieur de leurs corps et aux pensées de leurs âmes, tous ces
maîtres de terres et d’hommes se sont ressemblés. Vercingétorix a
commencé la lutte contre César avec ses clients et ses ressources
personnelles; Ecdicius, qui peut nourrir quatre mille pauvres dans une
famine, déclare à lui seul la guerre au roi Euric et lève une armée
à ses propres frais. Chez l’un et chez l’autre, la richesse et la
puissance furent les plus sûrs garants de l’audace et du courage. Et on
peut suivre d’âge en âge l’initiative impénitente de leurs héritiers,
jusqu’au jour où la colère de Richelieu et les Grands Jours de Clermont
ont fait les dernières brèches dans les châteaux.

En Auvergne, l’homme isolé se sentait impuissant: qui ne dépendait pas
d’un grand s’associait à des égaux. Nous ne connaissons pas encore la
vie d’une bourgade industrielle à l’époque gallo-romaine, telle que
Toulon et Lezoux; mais nous savons par Grégoire de Tours avec quelle
rapidité les communautés de moines se sont formées dans la contrée,
tantôt cachées dans les profondeurs des vallons, tantôt maîtresses
des sommets eux-mêmes, et opposant ainsi à la force d’un grand la
résistance d’hommes associés pour le travail. Plus tard, au Moyen Age,
les communes des Bonnes Villes d’Auvergne ont offert de semblables
asiles. À côté des bourgeoisies municipales (et ceci fut plus fréquent
et plus durable en Limagne que n’importe où), se fondèrent des sociétés
rurales, réunissant sous un «maître» électif les membres de plusieurs
familles, ayant terres et traditions communes, et parfois aussi
(est-ce certain?) l’usage de repas pris en commun: on aurait dit une
réminiscence des tribus antiques, et l’Auvergne, comme le Morvan, la
présentait encore il y a peu d’années.

Aussi bien tout le peuple héritier des Arvernes a-t-il, de la vie
d’autrefois, conservé assez fidèlement l’esprit ou plutôt le sens
patriarcal. La vie de famille est fort développée, surtout dans la
montagne; le prestige que la loi romaine donnait au père et au mari est
à peine affaibli; et l’existence même d’une maisonnée risque rarement
de finir, car le montagnard ne redoute pas une lignée nombreuse, et
la femme est capable de la lui donner. On a parfois, sur les hauts
plateaux, l’image de la _gens_ patricienne, avec cette différence que
la vigueur des mères ne laisse pas s’éteindre le foyer domestique.

Fléchier écrivait, avec une malice d’assez mauvais goût, que chez les
gens d’Auvergne, «les femmes ne seraient stériles que longtemps après
les autres, et le jour du Jugement n’arriverait chez eux que longtemps
après qu’il aurait passé par tout le reste du monde». Les anciens
étaient effrayés de cette multitude d’hommes que répandaient sur la
terre les flancs robustes des femmes gauloises: peut-être pensaient-ils
surtout au peuple arverne. En tout cas, il n’est pas impossible qu’il
ait eu dès l’antiquité cette prééminence de la fécondité qui rend les
nations plus braves et le patriotisme plus tenace.


IV

Mais, sauf en Limagne, la terre, souvent ingrate, ne peut nourrir de
grandes masses d’hommes: et il n’est pas certain que les Gaulois aient
désiré acquérir à tout prix de nouveaux labours au détriment de leurs
forêts. Aussi, cette population débordait et déborde sans cesse. Non
seulement elle est trop productive pour se laisser entamer, pour ouvrir
des vides à de nouveaux-venus, mais elle devait toujours déverser des
«printemps d’hommes» en dehors de son domaine.

Ce domaine, l’Arverne avait encore la tentation de le quitter en
apercevant, des plus hauts sommets de sa montagne, l’immensité
d’horizons nouveaux. Du Puy de Dôme, le regard se perd dans les plaines
de l’Allier; du Puy de Sancy, il descend vers la vallée de la Dordogne;
et du Mont Mézenc, il devine au loin les clartés de la Provence.

Aussi les Arvernes eurent-ils, au moins aussi tôt que les autres
Gaulois, le goût des courses lointaines, et le gardèrent-ils plus
longtemps que d’autres. On trouve des hommes de leurs tribus parmi ces
Celtes, qui, des siècles avant notre ère, franchirent les Alpes pour
aller fonder une Gaule italienne. Quand, en 207, Hasdrubal traversa les
plaines narbonnaises, il y rencontra des Arvernes, et il n’eut pas de
peine à les entraîner vers les champs de bataille de l’Apennin. Dans
le siècle qui suit, nous verrons des armées arvernes sur le Rhône;
et, si l’hégémonie de ce peuple s’étendit alors jusqu’à l’Océan et aux
Pyrénées, il n’est pas improbable qu’elle s’établit à l’aide de bandes
humaines périodiquement descendues vers la Gaule de tous les flancs du
plateau central.

Il est toujours dangereux d’expliquer le passé par le présent.
Pourtant, quand une nation a offert du Moyen Age jusqu’à nos jours
les mêmes caractères, on peut croire qu’elle les possédait déjà dans
l’antiquité: si les anneaux sont assez nombreux et assez solides pour
faire à partir du présent une chaîne continue, il peut être permis de
l’allonger vers le passé de quelques siècles encore. D’autant plus que
la terre de France a peut-être plus changé, depuis trois siècles, que
la terre de Gaule en un millénaire. Or, de nos jours, l’habitant de
l’Auvergne, du Cantal surtout, est parmi les Français un de ceux qui
émigrent le plus volontiers; il y a trente ans, on évaluait à plus de
dix mille le total des départs annuels, sans que du reste la population
de l’Auvergne en fût diminuée; sous Louis XIV, les intendants
portaient au même chiffre (dix à douze mille) le nombre des émigrants
de la province; au Moyen Age, les gens de ces pays étaient les plus
envahissants des pèlerins de Saint-Jacques, priant et bricolant
partout. Ne serait-ce pas pour des causes semblables qu’avant l’ère
chrétienne, les seuls combattants étrangers que Carthaginois et Romains
aient rencontrés au sud des Cévennes fussent des soldats arvernes?
Émigrant dans une société paisible, pèlerin dans les âges de foi,
l’Arverne était, aux époques d’aventures, l’homme des longues équipées.


V

L’Auvergne réunissait les deux avantages essentiels aux peuples qui
courent les combats et les conquêtes. Elle avait de bons cavaliers et
de bons fantassins, et c’était une des rares contrées de la Gaule qui
méritaient ce double éloge:

        Nulli pede cedis in armis,
    Quosvis vincis equo,

disait Sidoine Apollinaire du soldat arverne.

Or, les deux peuples conquérants de l’Europe occidentale, les Gaulois
et les Romains, ont dû leurs victoires à deux armes différentes. Les
Romains possédaient la légion, la plus solide formation d’infanterie
qu’une nation antique ait jamais produite; et les Gaulois étaient
d’incomparables cavaliers. L’infatigable «piétinement des légions en
marche», les charges rapides des escadrons celtiques, ont été peut-être
les forces armées les plus brutales du monde ancien, du moins avant
l’arrivée des hordes germaniques. Ces deux forces se heurteront, à peu
près pour la dernière fois, sous la conduite de Vercingétorix et de
César: ce qui fera le principal intérêt militaire des campagnes de l’an
52.

Comme fantassins, les Gaulois se lassaient vite: ils manquaient de
cette souplesse et de cette endurance qui faisaient l’excellence des
piétons aquitains et ligures. Les Arvernes ne valaient sans doute pas
ces derniers: je me les figure moins agiles. Mais, habitués aux routes
des montagnes, ils avaient la patience des longues marches et la sûreté
dans l’escalade: ils fourniront le meilleur contingent de l’infanterie
de Vercingétorix, ils seront, comme on a le droit de le supposer, les
vainqueurs de Gergovie et les obstinés d’Alésia. En tant que cavaliers,
les Arvernes égalaient n’importe qui de leurs congénères: tant qu’ils
n’eurent pas devant eux des légions en rangs compacts ou des escadrons
venus de Germanie, ils ne redoutèrent rien sur les champs de bataille
ou dans les lointaines aventures.


VI

L’habitant de l’Auvergne, si loin que le conduise son besoin
d’entreprise, n’abandonne pas l’espoir du retour dans la patrie. Il
ne sait pas rompre le lien qui l’attache à elle. S’il n’y retourne pas
périodiquement, il reviendra pour y finir sa vie, et la conclusion de
ses courses sera la fondation de pénates solides bâtis à son nom et
dans son pays.

Je ne sais si les Arvernes d’autrefois ont eu la même fidélité aux
montagnes natales. Cela n’est point impossible. À la différence des
Bituriges, des Sénons, des Lingons, des Éduens, et d’autres peuples de
leur voisinage, les Arvernes n’ont point laissé en Italie et en Gaule
des peuples rejetons de leur souche, et en France, les hameaux ou les
bourgs fondés par des émigrants de leur nom paraissent assez rares.

De retour chez lui, l’Arverne d’autrefois ou son descendant
d’aujourd’hui aime à reprendre ou à garder les coutumes ancestrales.
Le sol du pays était conservateur du passé; le rocher et la pensée y
sont de formation ancienne. La civilisation ne gravissait que lentement
ces hauts plateaux, couverts de bois, éloignés des voies normales:
les hommes d’Auvergne sembleront parfois un peuple d’attardés, ou,
ce qui est plus juste, ils resteront jeunes plus longtemps. Je ne les
crois pas, quoi qu’on ait dit, plus superstitieux que d’autres gens de
France; mais ils sont plus entêtés dans leurs affections religieuses,
ils éprouvent moins le besoin de changer de dieux et de temples. On a
vu leur attachement aux génies des fontaines; quand le dieu du Dôme
reçut son congé, ils le remplacèrent par quelque démon ou quelque
saint; et, comme la montagne avait été le lieu le plus fréquenté des
pèlerinages gaulois, elle devint le rendez-vous du «chapitre général»
des sorciers de France. C’est l’Auvergne qui est le principal domicile
des saintetés vieillottes, fées ou vierges noires.

Si les choses latines y ont pénétré après Vercingétorix, sans
discussion ni combat, c’est par une marche à peine sensible, et par
conquêtes très tardives. Jusqu’à plus amples recherches, les monuments
romains sont beaucoup plus rares chez les Arvernes que chez les
Éduens. La contrée de Clermont elle-même n’a pas encore donné de ces
belles inscriptions lapidaires à gravure ciselée, à lignes graduées, à
lettres régulières, chefs-d’œuvre de symétrie où excella l’industrie
italienne. Les épitaphes sont courtes et tâtonnées. Les tombeaux ont
une forme toute particulière: ce sont des pyramides tronquées, mal
taillées et sans proportion, et la dédicace funéraire, qui manque
parfois, est souvent réduite à des initiales: le monument, dans son
ensemble, rappelle non pas l’autel ou le sarcophage classiques, mais
le menhir gaulois, à peine dégrossi et ravalé par un ciseau malhabile.
De tous les tombeaux gallo-romains de la terre celtique, les cippes
arvernes sont les moins éloignés de la pierre solitaire et anonyme
qu’affectionnaient les morts d’autrefois.

On prétend retrouver encore, dans certains cantons de l’Auvergne,
les «braies» des premiers Gaulois; les potiers de Lezoux ont gardé,
peut-être sans interruption, la tradition des formes et des procédés
de leurs prédécesseurs d’il y a vingt siècles. Aujourd’hui, la ville
de Riom, qui est à la latitude de Trévoux et de Rochefort, pays de
langue française, fait partie du domaine de la Langue d’Oc, et celui-ci
s’avance encore vers le Nord, jusque près des plaines du Bourbonnais:
à l’est et à l’ouest du plateau central, les dialectes septentrionaux,
déposant leurs formes le long des plus grandes voies romaines, se sont
écartés comme elles du massif des Puys, et l’Auvergne est demeurée plus
longtemps fidèle aux parlers de jadis. De la même manière, l’idiome
celtique ou les vieux patois locaux s’y sont perpétués tardivement: au
beau milieu des invasions germaniques, on signale les efforts faits par
les nobles du pays, pour «dépouiller les écailles du langage celtique».
Les Arvernes achevaient à peine de devenir romains, au moment où Rome
cessa de leur commander. Mais alors, ayant accepté sans réserve le nom
latin, ils en furent, contre les Goths, le principal rempart.


VII

L’Arverne, habitué à courir le monde, ne fut pas, de parti pris,
rebelle à la civilisation. Si les idées nouvelles doivent lui servir,
il les comprend et les utilise; mais il ne se hâte pas de répudier les
anciens usages, il leur superpose des procédés nouveaux. Vercingétorix,
sans renoncer aux avantages traditionnels de la cavalerie gauloise,
est le premier Celte qui ait tiré parti de la science militaire des
Romains. Les plus vieilles coutumes se sont accommodées en Auvergne
des plus récents bénéfices du progrès: on a pu voir côte à côte, en
Limagne, le soc antique et la charrue perfectionnée, et, dans les
ateliers de Thiers, les outils les plus démodés et les plus délicates
machines. Ces gens-là ont su concilier une âme routinière et un esprit
en éveil, et, brochant là-dessus, un savoir-faire, une industriosité,
un sens utilitaire, qui sont peut-être les traits les plus saillants de
leur physionomie morale.

Si leurs montagnes touchent à la plaine, eux-mêmes font volontiers
accueil aux étrangers qui ne veulent pas faire les maîtres. Leur
hospitalité, pour n’être pas exubérante, est honnête et saine. Ils
ne furent jamais, comme tant de montagnards des frontières, Ligures
des Alpes ou Vascons des Pyrénées, redoutables aux marchands et aux
pèlerins. Le géographe grec Strabon ne considère pas que la route
d’Auvergne ait été plus dangereuse du fait des hommes que de celui de
la nature. Le dieu du Dôme recevait les hommages des trafiquants; il
avait les goûts d’un Mercure. On dit qu’il y a aujourd’hui beaucoup
d’Auvergnats parmi les voyageurs de commerce. Ce que nous savons de la
Gaule antique n’interdit pas de supposer pour autrefois un fait du même
genre.

Les Arvernes ne sont point davantage indifférents aux profits
intellectuels. Ils ne furent pas inférieurs à la moyenne des
Gaulois, gens d’esprit et beaux parleurs. Mais on peut croire qu’ils
parlaient moins que d’autres, et surtout moins en vain. L’éloquence
de Vercingétorix, très réelle, n’a jamais été dépensée en pure perte.
Parmi les Arvernes de son temps, il n’y a pas de maladroits. Avec la
même patience que les uns cultivent la terre, d’autres ont cultivé
leur intelligence: les habitants de Riom, passés maîtres en procédure,
retiraient des gains très appréciables de leurs cerveaux subtils.
Beaucoup de leurs compatriotes d’Auvergne ont connu de quel rendement
pouvait être une intelligence vigoureusement exploitée. Aux processifs
de la Basse Auvergne comme aux industriels ou aux agriculteurs de
la plaine ou du Livradois, on a reproché le goût du lucre, le désir
de profiter, ce que César appelle _quæstus_, et je ne suis pas sûr
qu’on n’en fasse pas le péché favori de toute la contrée. Reproche
fort déplacé. L’Auvergnat gagne franchement, sans ruse ni tromperie,
et, dans le gain, c’est la manière seule qu’il faut juger, non le
résultat. Car le besoin de gagner a pour cause ou conséquence le
désir de faire produire le plus possible au sol qu’on laboure et à
l’esprit qu’on façonne. Ces «bons et hardis gaigneurs», _quæstuosi_,
sont des créateurs de progrès. Les Arvernes d’avant Vercingétorix ont
dû recueillir d’énormes avantages en introduisant en Gaule la monnaie
d’or: mais la Gaule entière en a profité.

Peut-être est-ce en partie cette attention aux choses du dehors qui
explique la prééminence intellectuelle de certains Arvernes: Pascal,
Michel de L’Hospital, Grégoire de Tours, et Sidoine Apollinaire,
arverne d’adoption. S’il était prouvé que Gerbert fût des environs
d’Aurillac, quel type supérieur de l’espèce ferait cet homme, toujours
à l’affût de la science et des bénéfices que son intelligence pouvait
faire!

On a écrit que, comme agriculteur, l’Auvergnat de la montagne laisse
à désirer, on l’a taxé de paresse: ce qui n’est guère conciliable
avec son goût des migrations lointaines, rude travail pour arriver
à un travail plus rude encore. Mais, en plaine, l’exploitation des
champs est intensive. Un observateur écrivait en 1847 que le petit
propriétaire de la Limagne avait l’idolâtrie du labeur; il nous le
montrait sur son champ, sa femme et ses enfants groupés autour de
lui, et tous penchés vers la terre, arrachant les mauvaises herbes,
couvant chaque pied de froment d’une sollicitude toute familiale.
Et ce spectacle du travail est vieux en Auvergne de quinze siècles
et davantage; il a dû frapper souvent Grégoire de Tours, au temps
où l’ermite de Pionsat abattait des arbres, labourait son champ et
cultivait ses légumes, et où les moines de Méallet se répétaient entre
eux le mot de saint Paul: «Qui ne veut pas faire sa tâche ne mérite
pas de demander à manger.» Vercingétorix adressait à ses soldats une
parole semblable, lorsqu’il leur reprochait de ne vouloir combattre
que pour s’éviter de la peine, et il les forçait à remuer la terre et à
construire des palissades.

L’Auvergnat laborieux devient admirable par la continuité de l’effort.
Il n’a pas, dans les œuvres de l’industrie, l’initiative et la
dextérité d’un Parisien ou d’un Flamand. Mais les couteliers et les
dentellières d’Auvergne ont à leur actif l’application et l’expérience.
Dans peu de villes françaises, on trouverait la même densité de travail
que dans la cité de Thiers, aux heures où toutes les meules grincent,
où tous les corps sont allongés et tendus vers la besogne qui se fait.
C’était, j’imagine, une pareille vie que l’on menait il y a deux mille
ans, non loin de Thiers, à Lezoux, la grande bourgade céramique, où
quatre-vingts fours fumaient, où devant des centaines d’établis, les
potiers tournaient, modelaient et poinçonnaient les terres blanches
de l’Auvergne.--En ce temps-là, l’industrie de la terre cuite était la
plus utile de toutes: elle fournissait la vaisselle domestique et les
présents destinés aux dieux; d’elle dépendaient la vie matérielle et
la vie religieuse. Or, toute la Gaule était, à ces deux points de vue,
tributaire des potiers arvernes; des abords de Moulins à Clermont, de
Vichy à Lezoux, les champs de cultures ne s’interrompaient que pour
faire place aux villages de potiers, bourdonnant comme des ruches.

L’Auvergne a la pratique du travail, l’attention et la persévérance, le
savoir-faire. Comme on l’a dit, elle a «du génie à force d’industrie»,
et elle conquiert à force d’agir. Elle ressemblait à ce dieu qu’elle
préférait, et dont César disait qu’il avait «une très grande vertu
pour le gain», _ad quæstus pecuniæ vim maximam_. Après avoir suivi
Mars dans les expéditions lointaines, les Arvernes étaient heureux
de se retrouver près de Mercure, qui gardait leurs montagnes et leurs
ateliers.


VIII

Respect des traditions et besoin d’aventures, âpreté au travail et
au combat, haine de l’envahisseur et curiosité de l’étranger, culte
des sommets montagneux et labour des plaines fertiles: voilà, autant
qu’on peut le supposer, ce dont était fait le «génie inconséquent et
contradictoire» du peuple arverne.

Je ne prétends pas expliquer Vercingétorix par le caractère de sa
tribu, et je n’ai point voulu me rendre un compte définitif de l’homme
en analysant la race dont il est sorti. Ce qui est vrai de la majorité
d’une nation, ne l’est pas forcément de ceux qui ont été les premiers
d’entre elle, par les armes ou par les écrits. Quand on aura dénombré
les qualités dominantes du peuple latin, on n’aura qu’une faible partie
du limon dont furent pétris Marius ou Cicéron. On peut toujours être
en face d’exceptions, et c’est souvent le caractère exceptionnel d’un
homme qui fait sa grandeur.

Mais enfin quelques-uns des traits de la nature arverne se retrouveront
chez Vercingétorix et ses compagnons, et il était bon de les connaître
tous. En tout cas, il fallait décrire la vie et le tempérament de ces
hommes, les impressions qu’ils ont reçues, les dieux qu’ils ont adorés,
le pays qu’ils ont habité, pour comprendre les éléments dont le chef
gaulois pourra profiter et ceux qui feront obstacle à ses desseins.



CHAPITRE IV

LA ROYAUTÉ ARVERNE; BITUIT

      Arvernorum tunc nobilissimæ civitati atque eorum duci Bituito.

      EUTROPE, _Histoire romaine_, IV, 22.

  I. Tendances des Gaulois à l’unité.--II. Formation de l’empire
  arverne.--III. Ce qu’on peut supposer de son organisation.--IV. La
  royauté arverne: Luern et Bituit.--V. Degré de civilisation de cet
  empire.--VI. Défaite de Bituit par les Romains.--VII. Conséquences
  de la formation et de la chute de l’empire arverne.


I

C’est qu’en effet l’Auvergne fut le point de départ de Vercingétorix,
le centre de son empire, le lieu de sa plus belle résistance. Avant
d’unir la Gaule autour des Arvernes, il unit les Arvernes autour de
lui.

Mais, s’il a réussi à grouper les Celtes sous ses ordres, c’est parce
que, depuis quatre générations, ils étaient habitués à voir, dans les
chefs de l’Auvergne, les maîtres naturels de la nation gauloise.

Les Gaulois proprement dits, ou les Celtes, s’étendaient, 200 ans avant
notre ère, depuis la Gironde jusqu’à la Marne, depuis le golfe du Lion
jusqu’à l’embouchure de la Seine. Ils atteignaient les Pyrénées par la
haute vallée de la Garonne, qu’occupaient les Volques; ils pénétraient
dans les Alpes, par l’Isère et le pays des Allobroges, par l’Aar et les
terres des Helvètes; ils s’avançaient, sous le nom de Salyens, près des
rives du Var et des monts de l’Estérel. Entre la Marne et le Rhin, les
Belges, qui se distinguaient des Celtes, leur étaient assez intimement
apparentés. Mais les Aquitains, entre Garonne et Pyrénées, et les
Ligures, dans les Alpes du Sud, ne se rattachaient en aucune manière à
la race gauloise.

Le domaine qu’elle habitait ne constituait pas un État homogène;
quoiqu’il eût ses frontières naturelles, il n’avait pas donné naissance
à un corps de nation. Les Celtes formaient une cinquantaine de peuples,
les Belges une quinzaine. Ni les uns ni les autres n’ont eu pendant
longtemps, à ce qu’il semble, des institutions politiques générales.
Chaque peuplade vivait sur un territoire bien délimité, avec ses
tribus, ses chefs, ses coutumes et ses étendards particuliers. Toutes
se jalousaient ou se combattaient, avec la même ardeur que Sparte et
Athènes, Crotone et Sybaris.

Les Celtes cependant, semblables encore en cela aux Grecs des temps
de l’indépendance, avaient le sentiment de leur unité morale, et ce
sentiment survivait aux discordes intestines. Ils parlaient tous la
même langue; ils portaient des noms formés de la même manière, ils
adoraient quelques grands dieux, communs à toute leur race; les nations
de la Gaule avaient des qualités et des défauts analogues, et leurs
institutions politiques ne différaient pas sensiblement.

Surtout, elles avaient le souvenir ou la persuasion d’une identité
d’origine. Toutes les tribus se disaient «celtes» dans leur langue.
Entre elles s’étaient formées des traditions ou des légendes, une
sorte de patrimoine spirituel qu’elles exploitaient en commun. Elles
avaient des poètes, les bardes, qui chantaient les gestes de grands
chefs bituriges, et l’immense empire qu’ils avaient autrefois donné
au «nom celtique». Leurs prêtres, les druides, enseignaient que tous
les Gaulois descendaient d’un même dieu. Et, quelle que fût la cité
de ces prêtres, ils formaient un seul corps, ils avaient des réunions
périodiques, ils obéissaient à un seul chef. Si les rivalités entre
peuplades empêchaient la cohésion politique, un vague instinct de
conscience nationale maintenait le goût de l’unité, et les prêtres, si
souvent favorables à la création des grandes puissances publiques, ne
décourageaient pas cette tendance.

Les Arvernes étaient le peuple désigné pour profiter de ces
aspirations. Leur terre était «l’ombilic» du domaine celtique: le
Puy de Dôme est à une distance égale des principales frontières de
la Gaule, de Marseille par où arrivaient les Romains, de la trouée
de Béfort qui s’ouvrait aux bandes germaniques, de Bordeaux où
commençaient les pinèdes des Aquitains, et de la forêt de Compiègne, au
delà de laquelle s’agitaient les Belges. Puis, comparés à ces peuples
qui gravitaient autour d’eux, les Arvernes étaient les plus nombreux
et les plus braves; ils possédaient les terres les plus riches, et ils
avaient le dieu qui pouvait parler du plus haut sommet.


II

Les Arvernes apparurent pour la première fois en dehors de leurs
limites au temps de la guerre d’Hannibal.

En 218, lorsque ce dernier traversa les plaines du Bas Languedoc
pour gagner l’Italie, il n’y trouva que les Volques; dix ans plus
tard (207), son frère Hasdrubal, suivant la même route, rencontra des
Arvernes, dont il fut d’ailleurs fort bien accueilli. C’est peut-être
entre ces deux dates qu’ils descendirent vers le Sud en conquérants:
car, s’ils se trouvaient alors sur le chemin du Rhône, ce ne pouvait
être que comme vainqueurs.

Leur empire a donc pris naissance à l’époque d’Hannibal et de Scipion:
époque, pour tout l’Occident, des fermentations belliqueuses et des
ambitions nationales; Rome achevait sa domination italienne, Carthage
conquérait l’Espagne, les Arvernes essayaient de fonder l’unité de la
Gaule.

Dans les années qui suivirent, ils étendirent ou assurèrent leurs
conquêtes. Ils profitèrent du répit que les autres maîtres du
monde laissaient momentanément aux régions narbonnaises. Carthage
était vaincue, Rome ne convoitait, au Couchant, que l’Espagne, et
s’inquiétait peu des mouvements d’une Barbarie lointaine.

Vers 125 avant notre ère, les Arvernes avaient soumis toute la
Celtique: du moins on le croyait à Rome. On donnait pour limites
méridionales à leur empire les Pyrénées, la mer et les terres de
Marseille, c’est-à-dire qu’ils avaient placé sous leur dépendance ou
dans leur alliance les Volques de Toulouse et de Nîmes, les Allobroges
de Vienne et de Genève, les Salyens d’Arles et des monts de Provence.
Au Nord, disait-on, leur domination s’étendait jusqu’à l’Océan. Et,
s’il faut ajouter foi aux bruits de ce temps, elle aurait même franchi
la Marne, débordé en Belgique, et ne se serait arrêtée que sur les
rives du Rhin, en face des peuplades germaniques.

Cette conquête fut-elle uniquement le résultat de guerres violentes et
continues? Le silence des auteurs anciens permet d’en douter. S’il y
avait eu en Occident de trop grandes convulsions militaires, l’écho en
serait venu aux plus curieux des Grecs et des Romains, à Polybe ou à
Caton, et nous le connaîtrions par eux ou par leurs héritiers.

Il est probable que les armes ne furent pas seules à faire cette
conquête. Les Arvernes ont dû s’appuyer sur des alliances celtiques
pour créer leur empire. Leur attitude à l’égard des Salyens et des
Allobroges paraît celle d’alliés et de protecteurs, plutôt que de
vainqueurs et de maîtres: les tribus de l’Isère furent trop rétives à
l’obéissance pour se laisser briser par des congénères. Il est rare,
dans l’histoire de la Gaule, qu’un peuple ambitieux agisse par ses
seules forces, et ne soit pas soutenu par quelque complicité puissante.
Lorsqu’au moment de l’arrivée de César l’helvète Orgétorix voulut de
nouveau faire de la Gaule un seul empire, il s’associa à des chefs
séquanes et éduens. Les cités aimaient à envoyer et à recevoir des
ambassades; elles se complaisaient, sans doute, dans les pourparlers
sans fin qui en résultaient. Sur ce point, les Arvernes étaient
supérieurs; ils avaient, pour convaincre de leur primauté, d’autres
arguments que leurs longues épées de taille. Leurs ambassadeurs étaient
chamarrés d’or; ils étaient accompagnés de porte-lances superbes et de
meutes de chiens; et à côté d’eux se tenaient des bardes, chantant la
noblesse, la gloire et la richesse de la nation, du roi, et de l’envoyé
qui venait en leur nom. Les Romains riaient à cette vue: mais il est
possible que les Arvernes aient parfois séduit et conquis les hommes de
cette manière, dans la Gaule éprise des beaux spectacles et du langage
harmonieux.


III

Il est à peine besoin de dire que l’empire arverne ne ressembla à
aucun État régulier, ayant une capitale et des organes communs. Ce ne
pouvait être qu’une fédération de peuplades gauloises sous le principat
de l’une d’elles, comme la ligue latine à l’âge des Tarquins, ou les
alliances grecques des temps troyens: car la Gaule présentera, dans
des proportions plus vastes et sous des allures plus grossières, les
mêmes institutions politiques que la Grèce et le Latium. Les peuplades
gauloises conservaient leur nom, leurs limites, leurs coutumes; leurs
milices servaient sous les chefs et les enseignes de la nation. La
Gaule demeurait une juxtaposition de vastes cités.

Le lien qui unit ces peuples aux Arvernes fut rarement celui de la
sujétion inconditionnée. Ce fut une clientèle plus ou moins étroite,
une alliance plus ou moins réelle ou déguisée. Il y avait des degrés
dans l’union, des exigences diverses dans la vassalité. Les Vellaves
ou tribus du Velay, pays qui n’est après tout que le prolongement
méridional des vallées et des montagnes de l’Auvergne, étaient dans
une dépendance complète: leur sort fut si étroitement lié à celui
des Arvernes que César ne distingua presque jamais les deux peuples,
et qu’on put regarder le Mont Mézenc, sur son flanc septentrional,
comme la dernière montagne de l’Auvergne. Les peuplades sauvages
qui bordaient vers le Midi le plateau central, Cadurques du Quercy,
Rutènes du Rouergue, Gabales du Gévaudan, sans être aussi dépendants
que les Vellaves, étaient tenus dans une clientèle assez stricte, et
reconnaissaient franchement «l’empire des Arvernes». Tous ces pays
constituaient au sud de l’Auvergne, depuis le Mézenc jusqu’au pic de
Nore, et de là jusqu’aux gorges de la Cère, un vaste demi-cercle de
montagnes, de forêts et d’amitiés qui garantissaient et consolidaient
le peuple arverne du côté des grandes vallées méridionales. Sauf le
Forez (où habitaient les Ségusiaves) et le Limousin, il avait groupé en
une domination compacte le massif du plateau central.

Au delà, ce fut une autorité assez fragile que celle qu’il exerçait. On
a quelques motifs, encore que fort légers, de croire que les Lémoviques
du Limousin et les tribus de la Loire moyenne (Carnutes d’Orléans et
Chartres, Andes d’Angers, Turons de Tours, Aulerques du Mans) lui
ont été particulièrement attachés. La nation des Allobroges s’est
vaillamment comportée sur les champs de bataille, côte à côte avec les
Arvernes et sous les ordres de leur roi. Mais, parmi les autres amis du
peuple arverne, beaucoup n’attendaient sans doute que l’heure du danger
pour répudier l’obéissance.

Si faible qu’il fût, ce lien de la clientèle ou de l’alliance ne
pouvait pas être simplement politique. Il dut revêtir aussi un
caractère religieux. Entre les peuples associés, il fallait quelque
symbole sacré, des mains unies, des serments prêtés, des étendards
rapprochés, des victimes égorgées, des dieux pris à témoin. Les
Gaulois n’eurent pas, tant s’en faut! l’esprit plus laïque que les
Grecs et les Romains. La subordination d’une cité à l’autre était un
engagement pieux dont, malgré les ruptures, les hommes ne perdaient pas
complètement le souvenir ou la crainte.

Deux cents ans après la formation de cet empire arverne, sous la
domination des Césars romains, le temple du Puy du Dôme sera le
sanctuaire le plus riche et le plus fréquenté de toute la Gaule: le
dieu qui l’habitera sera, sans conteste, le plus grand dieu des tribus
celtiques. Pareille popularité n’a-t-elle pris naissance qu’après
Vercingétorix et César, après la ruine des Arvernes et la conquête
romaine? Cela, en vérité, n’est point possible. Rome n’eût point permis
de se développer à un culte qui, grandissant ainsi à la suite de la
conquête, pouvait paraître la revanche des vaincus et une protestation
contre les maîtres. Si le dieu du Dôme fut si puissant sous les
empereurs, c’est que son pouvoir était ancien et solide, et que les
Romains n’ont pas jugé à propos de combattre les dieux après avoir
renversé les chefs.

Il est donc admissible que le dieu des Arvernes a dû sa gloire à celle
de leur empire. Il a profité de leurs conquêtes, son nom s’est étendu
avec le leur, ainsi que la vogue de Jupiter Capitolin a bénéficié
de tous les gains du peuple de Rome. Le Teutatès du Puy de Dôme a
peut-être aidé sa nation à fonder sa puissance; il l’a sans doute aidée
à la maintenir, établissant, au-dessus de la suzeraineté politique, la
prééminence religieuse. Remarquez comme ces deux forces se faisaient
face: Gergovie, la plus rude citadelle, peut-être, de la Gaule entière;
le Puy de Dôme, le haut lieu le plus central et le sanctuaire culminant
de toutes les tribus celtiques: tel Mispa, le sommet sacré d’Israël,
qui bornait l’horizon de Jérusalem, la principale place-forte de ce
peuple.

Je voudrais préciser davantage, et conjecturer encore: mais je ne
puis plus que poser des questions auxquelles les textes ne répondent
pas. Quel rôle les druides ont-ils joué dans cet empire? Y eut-il des
hommages périodiques des nations vassales au dieu arverne, comme ceux
des cités latines au Jupiter albain? Il faut avouer que Teutatès,
«dieu du peuple», protecteur du travail et des routes, ressemblait
singulièrement à un «dieu d’alliance». Son sanctuaire devint-il donc le
centre religieux de la fédération gauloise? Tout cela, je doute qu’on
le sache jamais. Le propre de l’histoire est souvent d’indiquer des
questions qu’il faut se résigner à ne point résoudre. Mais, quelle que
fût la forme de l’hégémonie arverne, soyons sûr qu’elle n’alla pas sans
l’appoint d’un dieu.


IV

Hégémonie plutôt que souveraineté. Les Arvernes ont été surtout des
conducteurs d’hommes, non des maîtres, mais des chefs. Leur payait-on
tribut? c’est possible, et je ne m’expliquerai pas autrement l’énorme
quantité d’or et d’argent qui affluait à la cour de leurs rois, les
Gaulois ne répugnant pas du reste à accorder un tribut aux nations
les plus fortes. Mais leur domination était surtout militaire, et
consistait d’abord en ceci, que le roi des Arvernes était le dictateur
suprême des armées confédérées de la Gaule. Comme tel, il pouvait mener
deux cent mille hommes, et davantage.

Cette royauté était-elle héréditaire chez les Arvernes? une famille
acceptée par les dieux s’y transmettait-elle le pouvoir? La chose
n’est point prouvée, elle est fort vraisemblable: nous ne connaîtrions
pas si bien Luern, le père du roi Bituit, s’il n’avait pas été roi
lui-même, et les Romains n’auraient pas retenu plus tard en gage le
fils de Bituit, si son père n’avait été qu’un parvenu. Mais en tout
cas, lorsque le roi des Arvernes se montrait à la tête de ces deux cent
mille hommes, représentants en armes de tant de nations, on pouvait
presque dire qu’il existait «un roi du nom celtique».

Ces rois de la Gaule, nous les voyons presque, grâce à Posidonius,
philosophe grec qui a voyagé dans le pays peu après leur passage. Il
nous a assez mal renseignés sur l’organisation de leur pouvoir: ces
législations barbares n’intéressaient pas un compatriote d’Aristote.
Mais il a été comme ébloui par le spectacle qu’avaient offert la
personne et le cortège du plus puissant roi de l’Occident, du chef
de l’armée la plus nombreuse et la plus turbulente qui fût campée
à l’ouest de l’Adriatique. Ces Grecs et ces Romains, admirateurs de
Paul-Émile, habitués à des troupes disciplinées et scientifiques, aux
légions calmes et denses, à ce glabre _imperator_ dur et sec comme une
action de la loi, et qui n’apparaissait dans l’éclat de la gloire que
le jour du triomphe, furent étonnés de retrouver en Gaule l’image des
pompeuses royautés militaires de l’Orient. Pour un roi arverne, la vie
était un triomphe perpétuel.

En temps de paix, il faisait naître sous ses pas le bruit, la gaieté
et l’orgie. Luern, du haut de son char, distribuait à la foule l’or
et l’argent avec cet orgueil de la richesse qu’on retrouvera, douze
siècles plus tard, chez les grands seigneurs du Midi. Il réunissait à
des banquets d’un luxe inouï, durant des jours entiers, tous ceux qui
voulaient s’enivrer et se gorger à ses frais; et l’enclos du festin
avait plus de deux lieues de tour. Les Arvernes avaient le goût du
colossal, le Puy de Dôme leur inspirait la grandeur, Néron ne fera pas
mieux qu’eux. Le barde de Luern avait raison de chanter, en attrapant
une bourse à la volée, que les ornières du char royal étaient des
sillons d’où germait une moisson d’or.

Plus éclatante encore était la vision du roi des Arvernes quand il
paraissait en appareil de guerre. Qu’on se le figure s’avançant dans
les auréoles de son collier et de ses bracelets d’or, sur son char
plaqué d’argent, dont les timons étincelants semblaient la foudre
forgée en métal; derrière lui se dressaient les sangliers de bronze
des tribus, insignes mystérieux des cités en marche; non loin de là,
la meute formidable de ses chiens de chasse, qui le faisait ressembler
autant à un meneur de bêtes qu’à un chef de peuples; et près de
lui enfin, le poète qui, la lyre à la main, chantait les glorieux
faits d’armes du roi et de sa nation. Bituit passait ainsi, dans une
apothéose de lumière, de bruit et de chant; et les hommes, imprégnés
par tous les sens de la grandeur du roi, les yeux frappés par l’or,
les oreilles par les clameurs, la pensée par les vers, s’imaginaient
peut-être qu’ils venaient de voir un dieu.


V

Les ressources métalliques de l’empire arverne peuvent s’expliquer par
l’abondance des métaux précieux dans les montagnes du massif central.
Mais on est aussi tenté de douter que les mineurs du Rouergue et du
Gévaudan, et les orpailleurs des Cévennes aient suffi à approvisionner
d’or et d’argent Luern et Bituit. Il est possible que leur royaume
ait été en relations commerciales avec les peuples voisins, les
Aquitains, les Ibères ou les Grecs de Marseille. Strabon insiste sur
les portages qui se faisaient entre les terres arvernes et la vallée
du Rhône: vu la difficulté de ces routes, ils n’ont été établis qu’au
temps où les Arvernes étaient assez riches et assez puissants pour
attirer et protéger les caravanes. L’Auvergne du Moyen Age a été une
sorte d’entrepôt entre le Nord et le Midi; celle de Bituit a pu être
quelque chose de semblable. Les Marseillais et les Étrusques sont venus
trafiquer jusque-là. Gergovie, la principale ville arverne, semble
avoir été une cité étendue et populeuse, je ne dis pas très belle, mais
à peu près aussi importante que Bibracte et qu’Avaricum: or une grande
ville ne se fait pas sans un effort sérieux vers la civilisation. Les
rois arvernes, qui laissèrent aux hommes, comme souvenirs, des banquets
hospitaliers, des distributions d’or et des chants de bardes, ne
ressemblaient pas à Attila. Leur barbarie ne venait que de leur manque
d’éducation. Ces princes, qui faisaient accompagner leurs ambassadeurs
par des poètes, vivaient dans un enthousiasme d’enfants, et quand
Posidonius nous montre la race gauloise puérile et turbulente, il subit
l’impression que lui ont faite les récits de l’empire arverne: bien
des traits que l’antiquité a attachés à la race celtique viennent des
images de ce temps-là.

Mais ces Barbares ne demandaient qu’à se mettre à l’école des peuples
plus instruits. C’est peut-être alors que les Arvernes inventèrent
je ne sais quelle bizarre légende qui les faisait descendre des
Troyens et leur donnait la même noblesse historique qu’aux peuples du
Latium. Il ne serait pas impossible que, les premiers de la Gaule,
ils aient imaginé de figurer leurs dieux sous une forme humaine, et
de copier à cette fin quelques bronzes de l’Étrurie. En tout cas, ils
introduisirent dans le monde celtique le système monétaire, et sans
doute avant les Éduens eux-mêmes.

Car les Arvernes ont frappé des monnaies d’or, les plus anciennes
qu’ait connues la Gaule. Des monnayeurs suivaient leurs armées,
toujours prêts à transformer en flans les colliers d’or, et à ouvrer
les flans en pièces figurées. Ces premières monnaies étaient de
serviles imitations des statères grecs, surtout de ces «philippes»
au type du bige dont le père d’Alexandre inonda le monde: le nom
même de Philippe demeurait inscrit en toutes lettres. Les Arvernes
copiaient les monnaies les plus populaires des pays civilisés, comme
certains États de l’Afrique reproduisent les thalers de Marie-Thérèse.
Au début, les copies furent assez bonnes: sans doute des artisans
grecs, aventuriers ou captifs, ont servi de monnayeurs. Puis,
elles dégénèrent, deviennent fort laides à voir, ignobles presque,
les lettres se réduisent à des jambages sans valeur, les corps se
transforment en un amalgame d’articulations géométriques: c’est que
l’ouvrier gaulois a remplacé le praticien grec. Il traduit toujours
le même type: la routine gagne vite chez les Arvernes. Mais enfin, la
première monnaie gauloise vient de ce peuple, et la monnaie a souvent
aidé à unifier des empires: témoin celui de Darius et la France de
saint Louis.

C’est la Grèce, en cela, qui fournissait le modèle aux Arvernes; c’est
elle encore qui leur imposait, vers le même temps, son alphabet. Quand
ils voulurent graver sur leurs pièces les initiales de leur nom, ils
prirent des lettres helléniques. L’alphabet grec leur servira longtemps
à fixer la parole celtique.

Monnaie et alphabet, et peut-être aussi statuaire, c’étaient de
prodigieux bénéfices faits sur la barbarie. Les Arvernes de Bituit
correspondent assez, dans l’histoire de la civilisation en Gaule, aux
Romains de Servius Tullius dans celle de la civilisation latine. Mais
l’avantage est tout entier pour les Gaulois: leurs pièces d’or, légères
et brillantes, valent infiniment mieux que ce carré de bronze, lourd,
sombre et massif, qui est l’as romain des premiers temps; et je ne
crois pas qu’on entendît à la cour de Servius les longues chansons de
gestes chères à nos ancêtres. La Gaule débutait gaiement dans la vie
civilisée, et en partie suivant le rite grec.


VI

C’est alors, vers l’an 125 avant notre ère, que les Romains décidèrent,
pour aider Marseille impuissante et protéger les routes de l’Espagne,
de se constituer une province au sud des Cévennes, entre les Alpes, le
Rhône et les Pyrénées. Pour écarter les Arvernes de ce pays, ils eurent
recours à la diplomatie et à la guerre.

Les Arvernes avaient en Gaule, pour principaux rivaux, les Éduens.

L’hostilité était naturelle et fatale entre ces deux peuples. Après
l’Auvergne, le Morvan éduen est le seul grand plateau de la Gaule
celtique; il domine, lui aussi, les vallées du Nord et le versant
du Sud. Les Éduens s’étendaient de Moulins et de Nevers à Mâcon,
et d’Avallon à Beaune; ils détenaient les routes les plus faciles
de la Gaule centrale. Il y avait entre eux et les Arvernes non pas
seulement la jalousie politique inhérente aux grandes nations, mais la
concurrence commerciale que se font des voisins placés sur les mêmes
chemins. Bibracte était la ville la plus industrieuse des Gaules: elle
a pu souffrir de la richesse des Arvernes. Enfin, les deux peuples
se touchaient de trop près pour être d’accord: ils avaient (en tenant
compte de leurs clientèles) frontière commune depuis Moulins jusqu’au
sud de Saint-Étienne. Les Arvernes étant maîtres de l’Allier, les
Éduens avaient pris la Loire en imposant leur patronage aux Ségusiaves
du Forez. En descendant vers le Nord, les bateliers du premier de ces
peuples rencontraient, de Moulins à Nevers, les péagers du second;
en cherchant les routes de l’Est et du Rhône, les caravanes arvernes
arrivaient chez les vassaux de la nation rivale; mais, pour gagner le
Midi par le plus court, il fallait aux Éduens traverser l’Auvergne
et le Velay son satellite. Les deux États avaient la sensation de
s’étouffer l’un l’autre.

On ne sait pas si les Éduens ont consenti, à un moment donné, à faire
partie de l’empire arverne. Mais, avant 121, ils avaient engagé des
pourparlers avec le sénat, et s’intitulaient déjà alliés ou amis du
peuple romain.

L’unité celtique était rompue pour cette fois. Les Éduens espionnaient
les Arvernes sur l’Allier, et, sur le Rhône, ils surveillaient les
Allobroges, les plus redoutables des amis de Bituit. Comme Marseille
dans le Midi de la Gaule et Pergame en Asie, ils étaient les traîtres
officiels désignés pour fournir à l’intervention romaine un motif et un
appui.

En 125, les Romains conquirent le pays des Salyens, ce qui fut
un premier défi à la puissance arverne. Puis ils menacèrent les
Allobroges, sous le double prétexte qu’ils avaient donné asile au roi
des Salyens et causé quelques dégâts sur le territoire des Éduens.
Bituit franchit alors le Rhône à la tête de ses deux cent mille hommes,
Arvernes, Rutènes et autres, et quand il rencontra, au confluent de
l’Isère, les trente mille hommes du consul Fabius, il jugea que ses
chiens seuls auraient leurs portions (août 121).

Fabius souffrait de la fièvre quarte: il se fit conduire dans les rangs
de ses soldats, tantôt assis dans sa litière, tantôt soutenu pas à pas:
il encouragea lui-même ses manipules, expliqua la façon de combattre,
montrant sans doute le peu que valaient ces hordes impétueuses, les
décomposant, si l’on peut dire, pour les ramener à leur plus simple
expression, un élan sans portée. Ce qu’il avait voulu arriva, et ce fut
le triomphe de la précision militaire sur la synthèse de parade: cent
vingt mille Gaulois périrent, contre quinze Romains. C’est là du moins
ce que rapportent les historiens classiques.

Bituit estima que les dieux avaient prononcé contre lui; il demanda une
entrevue, on la lui accorda, mais on le retint pour plus de sûreté et
on l’expédia en Italie. Les Arvernes et les Allobroges furent battus
une fois encore, et on put triompher d’eux à Rome. Bituit fit merveille
dans le cortège, avec son char d’argent et ses armes bariolées. Puis,
on l’envoya captif à Albe.


VII

La Gaule celtique, privée de son chef, était ouverte aux Romains.
Peut-être quelques-uns songèrent-ils dès lors à la conquérir. Les
Arvernes vaincus, leurs terres, du droit de la victoire, étaient à
Rome. Soixante-dix ans plus tard, César dira qu’ils avaient été, eux et
leurs clients, dans la main du sénat et que celui-ci aurait pu exercer,
sur toute la Gaule, un «très légitime empire», _justissimum imperium_.

Il ne le voulut pas: il allait avoir, sur les bras, Jugurtha et bien
d’autres ennemis. Seulement, il n’entendit pas que la Gaule conservât
même un semblant d’unité.

L’empire arverne n’exista plus, chaque nation conserva ou reprit son
autonomie. Mais, comme cet empire avait été l’œuvre de la royauté,
comme les Gaulois en confondaient peut-être l’idée avec le prestige
de la famille de Luern et de Bituit, les Romains s’arrangèrent pour
supprimer l’hérédité du pouvoir royal: le sénat se fit livrer Congenat,
fils de Bituit, et le garda à Rome. Au reste, à part cela, il laissa
les Arvernes et la Gaule «jouir de leurs propres lois». Il se contenta
de réunir à son empire les pays situés au sud et à l’est des Cévennes.
Les Volques, les Salyens, les Allobroges, les Helviens de l’Ardèche
durent reconnaître, au lieu de l’alliance arverne, la souveraineté du
peuple romain. Leur territoire forma la province de Gaule Transalpine,
à laquelle Narbonne devait donner le nom de Gaule Narbonnaise.

De cette domination des Arvernes et de cette victoire des Romains, il
resta deux impressions plus ou moins exactes dans les générations qui
suivirent:--que les Gaulois n’étaient demeurés libres que par la grâce
de Rome,--que les Arvernes avaient autrefois commandé à toute la Gaule.
Les Romains ne voulurent pas oublier leur rôle de vainqueurs généreux,
mais les Gaulois ne purent perdre le souvenir des liens qui les avaient
attachés au peuple arverne.



CHAPITRE V

CELTILL, PÈRE DE VERCINGÉTORIX

      Vercingetorix, Celtilli filius, Arvernus,... cujus pater
      principatum Galliæ totius obtinuerat.

      CÉSAR, _Guerre des Gaules_, VII, 4, § 1.

  I. Politique et alliances du sénat en Gaule.--II. Révolutions
  aristocratiques.--III. Cimbres et Teutons en Gaule.--IV. Celtill:
  reconstitution de l’empire arverne.--V. L’aristocratie arverne
  renverse Celtill.--VI. Formation des deux ligues arverne-séquane
  et éduenne.--VII. Victoire de la première avec l’aide des
  Germains.--VIII. Le parti national: Orgétorix et Dumnorix.


I

Les Arvernes et la Gaule celtique, au lendemain de la défaite de
Bituit, jouissaient d’une liberté beaucoup plus grande que celle qui
resta, après Cynoscéphales, à la Macédoine et à la Grèce. Les soldats
romains ne franchirent pas les Cévennes; dans les deux vallées du Midi,
ils s’arrêtèrent à Toulouse sur la Garonne et à Vienne sur le Rhône. Au
delà de ces limites, aucun délégué, que l’on sache, ne s’aventura pour
parler au nom du sénat et du peuple romain. Le voisinage de la Province
ne pouvait être importun que par l’excès d’initiative des marchands
italiens: mais les Celtes les accueillaient avec joie, ils recevaient
d’eux ce dont ils étaient le plus friands, des amphores d’excellent vin
et des poignées de nouvelles.

Cependant, le sénat ne se désintéressa pas des affaires d’au delà des
Cévennes. Ses générosités étaient d’ordinaire sans lendemain, et il ne
renonçait jamais à une convoitise qui lui avait été une fois ouverte.
Sa politique en Gaule ressembla à celle de Flamininus en Grèce, avec
une allure plus discrète ou plus insouciante. Il se prépara à toute
éventualité d’ambition romaine, et pour cela chercha à se créer, chez
les Celtes, des amis et un parti.

Les amis, le sénat les choisit avec discernement. Le principal
adversaire qui le gênait en Gaule était toujours la nation arverne;
sans être souveraine, elle demeurait la plus forte. Elle conserva sans
doute ses clientèles du plateau central: par les vallées du Tarn,
de l’Aveyron et du Lot, ses alliés menaçaient la Garonne, romaine
jusqu’à Toulouse; par la plaine de l’Allier, elle avait sa voie de
conquête tracée vers le Nord. Les Romains renouvelèrent ou conclurent
des traités d’alliance avec les peuples qui pouvaient fermer ces deux
routes aux revanches arvernes.

Le confluent du Lot et de la Garonne appartenait aux Nitiobroges
d’Agen: leur roi fut déclaré par le sénat l’ami du peuple romain. Les
Éduens étaient maîtres du confluent de l’Allier et de la Loire: ils
continuèrent à être traités en amis et alliés, avec beaucoup d’égards.
Rome consentit même à ce que ce peuple barbare s’appelât son «frère»:
étrange et rude fraternité, qui complétait l’alliance politique par une
communion mystique de sang et de race.

Plus loin encore vers l’inconnu, mais toujours dans les deux mêmes
directions, le titre d’ami fut donné à un roi aquitain à l’Ouest, au
roi des Séquanes dans le Nord.

Ces alliances servaient à la fois les intérêts militaires et
commerciaux de Rome. La province proconsulaire de la Gaule se composait
surtout de deux routes, celle de l’Aude et Garonne, et celle du Rhône.
Les Nitiobroges à Agen, les Éduens à Mâcon, tout en surveillant le
flanc de la puissance arverne, dégageaient pour le négoce l’entrée de
ces deux routes dans le monde barbare: ils se faisaient, comme hôtes et
amis, les fourriers du peuple romain.


II

Surveillés de côté, les Arvernes étaient contenus d’en haut. Rome
leur laissait lois et liberté; mais on a tout lieu de croire qu’elle
ne leur permit que les chefs qui pouvaient lui plaire. Or le sénat
n’aimait point les grandes royautés: il y avait, entre elles et
lui, incompatibilité d’ambitions. Les principaux obstacles à sa
domination universelle lui vinrent des rois, Pyrrhus, Philippe,
Antiochus, Persée, et en ce moment même Mithridate; Hannibal, tout
compte fait, fut roi hors de Carthage. Les aristocraties, qu’elles
fussent italiennes, grecques ou celtiques, étaient moins dangereuses
pour le sénat: aucune n’avait des velléités conquérantes excessives,
presque toutes regardaient la noblesse romaine comme un idéal, elles
lui ressemblaient, l’enviaient ou l’imitaient; et, surtout, elles
désiraient gouverner leur peuple comme le sénat paraissait gouverner le
sien. Ce fut sur elles que les chefs de Rome s’appuyèrent, aussi bien
chez les peuplades gauloises qu’à Athènes ou à Capoue.

Chez les Arvernes, les Romains firent si bien, que l’aristocratie fut
désormais le seul gouvernement possible. Ils confisquèrent la famille
royale: Bituit et son fils restèrent dans le Latium. L’historien qui
rapporte ce détail ajoute que ce fut «dans l’intérêt de la paix». La
noblesse arverne, qui put prendre alors l’autorité, dut savoir gré au
sénat de cette intention pacifique.

Cette ruine du pouvoir royal ne fut point, à cette époque, un fait
particulier aux Arvernes. Nombre de cités de la Gaule traversaient
alors la même révolution politique que Rome et les villes latines
au temps des Tarquins. La vieille royauté, qui était héréditaire,
militaire, et peut-être aussi sacerdotale, y luttait péniblement contre
les chefs de clans, les patriciens gaulois. Les grandes familles se
lassaient d’être gouvernées par une lignée qui ne leur paraissait
que la première d’entre elles. Le régime aristocratique, çà et là, se
substituait à la monarchie. Les peuples dépendirent alors uniquement de
leurs chefs de clans, réunis en sénat, dirigés par un magistrat annuel,
le vergobret, sorte de juge suprême qu’ils choisissaient dans leur
rang.

Ces révolutions occupèrent fort les Gaulois entre la défaite de Bituit
et l’arrivée de César: elle fut, chez les Arvernes, la conséquence de
la victoire de Rome. Le sénat ne la provoqua peut-être pas ailleurs:
nulle part il ne la vit avec déplaisir; le parti aristocratique lui
fournit, par exemple chez les Éduens, ses meilleurs amis.


III

Les conséquences de ces luttes de partis et de la ruine de la royauté
arverne se firent sentir rapidement. Rome fut l’agent destructeur de la
patrie gauloise.

En 125 avant notre ère, l’empire celtique était le plus brillant de
l’Occident barbare, il en était aussi le plus utile. Il contenait à la
frontière du Rhin les migrations germaniques. Quand il se fut disloqué,
aucune nation ne présenta une surface assez grande pour les arrêter. En
110(?), les Cimbres et les Teutons franchirent le fleuve.

Entre la Marne et la Moselle, les peuples belges furent assez forts et
assez unis pour écarter l’invasion. Il ne fallait qu’un peu de cœur et
d’entente pour imposer le respect à ces hordes naïves. Elles refluèrent
vers le Sud.

De la Marne aux Pyrénées, le courage manqua aux Celtes désunis. Ce
ne fut pas une déroute, mais une de ces paniques effroyables qui
saisissent les foules au moment des inondations subites. Les bandes
germaines envahirent, dévastèrent, recouvrirent toutes les campagnes;
la population se réfugia dans les bourgades fortifiées, îlots de
résistance au milieu de terres submergées. La Gaule fut frappée de
la même manière qu’elle devait l’être, six cents ans plus tard, par
d’autres troupes transrhénanes. Pendant des semaines, les envahisseurs
allaient et venaient au pied des villes investies, et il y eut de
telles misères que les Gaulois durent s’entre-dévorer. Les Arvernes,
qui avaient les plus riches plaines, les trésors les plus abondants,
et les forteresses les plus solides, furent sans doute ceux qui
souffrirent le plus et qui résistèrent le mieux.

Enfin les Barbares s’écoulèrent dans la province romaine, et la vie
normale reparut en Gaule au milieu de ces ruines.

Au temps de l’empereur Vespasien, le légat Cérialis faisait en ces
termes l’apologie de l’œuvre romaine: «Sans nous, la Gaule était
impuissante contre les Germains: elle est la terre favorite de leurs
convoitises éternelles; mais ses divisions l’ont toujours empêchée
de se protéger contre eux.» Cérialis ne dit point quel peuple avait
été l’auxiliaire de ces divisions. Si au lieu de nations rivales, les
Cimbres et les Teutons avaient rencontré Bituit, il y aurait eu de
belles batailles en Gaule.


IV

Les temps qui suivirent sont pleins d’incertitudes. Un seul fait s’en
dégage avec netteté. L’unité de la Gaule, ou pour le moins de la Gaule
celtique (entre les Cévennes et la Marne) fut un instant reconstituée,
et elle le fut, cette fois encore, au profit des Arvernes. Il y eut,
vers l’an 80 avant notre ère, un nouvel empire de la Gaule, sous le
principat de la nation de Bituit.

Mais cet empire et l’Auvergne elle-même ne furent pas alors, comme au
temps de Luern et de son fils, entre les mains d’un roi. La monarchie
était de moins en moins populaire dans les cités gauloises. La
fédération se fit sous le régime de la magistrature, et non pas de la
royauté. Les Arvernes avaient à leur tête, comme vergobret ou comme
chef militaire, un des leurs, Celtill, et celui-ci était en même temps
le dictateur de la Gaule confédérée, comme le consul de Rome était le
chef de la ligue latine.--Tout cela est certain, si César, qui nous
l’a fait entendre, ne se trompe pas. Mais ce qui va suivre n’est qu’une
hypothèse.

Il est possible que les hommes de cette génération aient sincèrement
voulu réparer le mal que Rome et les Cimbres leur avaient fait. Un
ennemi barbare (et les Germains ne pouvaient être que des Barbares
pour les Celtes) allait sans relâche déverser en deçà du Rhin des
masses d’hommes toujours plus nombreuses. Les Gaulois, maintenant
installés chez eux, étaient à leur tour sous la menace de ce péril
d’invasion qu’ils avaient eux-mêmes fait si longtemps courir à la
Grèce et à l’Italie. L’union du plus grand nombre pouvait seule les
sauver. Ils renouèrent les liens que les générations précédentes
avaient formés autour des Arvernes. Peut-être les druides aidèrent-ils
à ce groupement, qui servait les intérêts de leur propre association;
peut-être encore, dès ce temps-là, les Celtes eurent-ils l’idée
d’assemblées générales, d’un conseil politique de la Gaule semblable à
ces grandes assises religieuses que les prêtres de toutes les nations
organisaient dans la forêt des Carnutes. En dépit de nombreuses
défaillances, la pensée de l’unité gauloise continuait à vivre.


V

Mais la notion d’un grand empire se séparait rarement de celle d’une
grande monarchie. Ce fut un roi que ce biturige Ambigat dont les
Gaulois célébraient encore la légendaire domination. Bituit avait
eu, de la royauté, la réalité et l’appareil. Celtill aspira à lui
ressembler, et à changer son titre contre celui de roi.

Ce Celtill fut, sans nul doute, un chef semblable à d’autres chefs,
mais plus riche et plus influent que ses rivaux. Nous devinons sans
peine comment il procéda, l’histoire est banale dans l’antiquité.
Il avait plus d’amis que les autres nobles, plus d’esclaves, de
mercenaires, de clients, de parasites et de débiteurs. Un parti put se
former autour de lui, plébéien, militaire et monarchique; et ce parti
ne différa guère de ceux que groupèrent les Pisistrates à Athènes ou
Manlius à Rome, guettant la royauté de leur nation à travers la faveur
populaire et le prestige de la gloire des armes.

Les autres chefs furent les plus forts. Ils réservèrent à Celtill le
sort prévu par la coutume des peuples anciens contre les aspirants à
la tyrannie, celui que les patriciens avaient infligé à Manlius. Il
fut condamné à mort. Le jugement fut solennel, public, porté par la
cité tout entière contre celui qui avait voulu lui faire violence.
Puis l’exécution eut lieu: l’usage était que le coupable pérît sur le
bûcher, voué aux dieux du peuple outragé.

Les Arvernes frappèrent l’homme et ne touchèrent pas à la famille.
Ils ne lui imputèrent pas le crime de son chef. C’est ainsi qu’après
l’expulsion de Tarquin le Tyran ses congénères demeurèrent à Rome et
purent aspirer à la gouverner par des moyens légitimes; aucune grave
malédiction ne fut portée non plus contre la race dont Manlius était
sorti. Les dieux se contentaient d’abord de la victime désignée par la
faute.

Le frère de Celtill, Gobannitio, conserva chez les Arvernes son rang
et son influence. On peut même soupçonner ce Gobannitio d’avoir aidé
à renverser son frère. Les aspirants à la tyrannie eurent souvent
dans leur famille leurs pires adversaires: Brutus et Tarquin Collatin
fondèrent contre le chef de leur clan le gouvernement des patriciens
de Rome; et l’Éduen Dumnorix, qui rêvera d’imiter Celtill, se heurtera
à son frère Diviciac. Gobannitio allait devenir un des gardiens les
plus vigilants de cette autorité des grands que son frère Celtill avait
tenté de renverser.

Celtill laissait un fils en bas âge, nommé Vercingétorix. Les Arvernes
furent plus cléments pour lui que les Romains ne l’avaient été pour
le fils de Bituit. Celui-ci avait partagé la captivité de son père:
Vercingétorix conserva, non seulement la vie et la liberté, mais
l’héritage du condamné. On lui laissa ce dont les dieux l’avaient
fait héritier, cette richesse en hommes et en choses qui pouvait lui
permettre de conquérir dans son pays la situation réservée aux hommes
de sa race.


VI

Une fois encore l’unité de la Gaule fut brisée après la mort de
Celtill. Cependant, le morcellement ne fut pas absolu. Toutes ces
convulsions militaires et politiques, ces alternatives d’union
et de désunion, laissaient aux cités gauloises, en même temps
que l’impuissance à former un empire, le regret de vivre isolées.
N’avait-on pas vu en Grèce, après le groupement de tous les peuples
à Platées, se constituer les deux ligues de Sparte et d’Athènes,
compromis entre le besoin de s’entendre et l’instinct de se combattre?

Quatre coalitions se formèrent entre le Rhin et l’Océan, les Cévennes
et la Garonne, dans le domaine qui restait aux Gaulois encore libres.
Les peuples situés de l’embouchure de la Seine à celle de la Loire
fondèrent la fédération de l’Armorique, qui sans doute fut maritime
aussi bien que terrestre. Les nations de la Belgique, auxquelles
l’invasion des Cimbres avait donné le sentiment de leur force et
de leur solidarité, demeurèrent groupées pour la plupart autour
des Suessions. Mais les deux principales ligues furent celles qui
reconnurent la suprématie des deux grands États de la Gaule centrale,
les Arvernes et les Éduens.

Entre ces deux États et ces deux ligues, l’hostilité fut aussi
constante qu’entre Sparte et Athènes, Israël et Juda. La Gaule était
vraiment un pays à deux têtes. La rivalité entre les deux peuples se
répercutait dans les moindres cités, dans les cantons, dans les clans,
dans les familles mêmes. Il devait y avoir des amis des Arvernes chez
les Éduens, et inversement, comme Athènes eut ses amis à Sparte.

Les deux nations suzeraines s’appuyaient sur des cités clientes et sur
des peuples amis. On a déjà nommé la clientèle habituelle des Arvernes,
les gens du Velay, du Rouergue, du Quercy, du Gévaudan. Les Éduens
avaient sous leur dépendance particulière les peuples du Forez, du
Beaujolais et de la Bresse.--Les deux rivaux s’étaient acquis chacun
une alliance utile et puissante parmi les nations de premier ordre.
Les Bituriges du Berry, qui commandaient vers la Loire moyenne les
abords du plateau de l’Auvergne, s’étaient unis aux Éduens; il en fut
de même des Sénons, leurs voisins dans les vallées de l’Yonne et de
la Seine, ce qui assurait aux nobles du Morvan un débouché dans le
bassin de Paris. Mais en revanche les Séquanes de la Franche-Comté,
qui disputaient aux Éduens les deux rives et les péages de la Saône,
avaient accepté l’alliance des Arvernes: car ce fut une cause ordinaire
de jalousie entre les cités gauloises que la possession des deux bords
et le monopole des droits sur les rivières importantes.--Au delà de
la Marne, les Belges ne se désintéressèrent pas absolument de ces
querelles: des liens d’amitié, sinon de clientèle, se nouèrent entre
les Éduens et l’une de leurs principales nations, les Bellovaques.

En dehors de la Gaule, l’un et l’autre parti cherchèrent des appuis:
ils ne répudièrent pas plus l’accord avec l’étranger que les Grecs
d’aucune époque. Les Éduens demeurèrent de plus en plus attachés au
peuple romain, et leurs chefs, comme Diviciac, finirent par apprendre
le chemin de Rome et l’hospitalité des sénateurs en vue.--Contre les
Romains, protecteurs dangereux de leurs adversaires, les Arvernes
eurent recours à des auxiliaires germains, qui pouvaient devenir plus
redoutables que les Romains eux-mêmes. D’autant plus que le sénat,
ayant tour à tour sur les bras Mithridate, Sertorius, Spartacus, les
pirates et Catilina, ne pouvait guère, au nord du Rhône, envoyer que
des formules et des décrets.


VII

Ce qui devait se produire arriva. Au lieu d’avoir les Germains en
grosses masses, comme au temps des Cimbres, la Gaule les eut par
bandes. Il y avait toujours, sur l’autre rive du Rhin, des hordes
germaniques à la recherche d’aventures et de terres. À l’appel des
Arvernes et des Séquanes, il en accourut quelques-unes sous les ordres
d’Arioviste. Les Éduens furent battus (71-61 av. notre ère).

Le parti opposé triompha. Mais comme, dans les dernières affaires,
c’étaient les Séquanes et non les Arvernes qui avaient eu le principal
rôle, le premier de ces peuples prit pour lui la prééminence dans la
ligue qui l’avait emporté. Les chefs de Besançon eurent le pas sur ceux
de Gergovie. Au fur et à mesure que les Germains se mêlaient des choses
celtiques, l’axe politique de la Gaule se déplaçait. Il reculait vers
l’Est. Bientôt, il semblera passer même chez les Helvètes.

Les Séquanes, avec l’appui d’Arioviste, essayèrent davantage. Ils
voulurent imposer leur suprématie aux Éduens et à leurs amis. Il
semble qu’ils aient réussi, et que par là une certaine communauté de
dépendance fût rétablie chez les Celtes de la Gaule centrale.

Il est à peine besoin d’ajouter que jamais union ne fut plus précaire
et plus nominale. D’abord les Éduens ne cessaient de grincer des dents
et d’invoquer le sénat. Puis Arioviste se persuada qu’il valait mieux
travailler pour son propre compte: il se fit remettre les otages et les
tributs qui revenaient de droit aux Séquanes; il s’installa chez eux
en se faisant octroyer le tiers de leurs terres; il demanda bientôt
d’autres territoires pour de nouvelles troupes qu’il appelait.--Il y
avait cinquante ans, la Gaule avait vu la bande germaine qui détruit
et qui s’échappe; elle voyait maintenant celle qui s’arrête et qui
s’établit. Déjà apparaissait dans son histoire cette succession
de faits qui, quatre ou cinq siècles plus tard, constitueront les
invasions germaniques.

Arioviste, commandant aux Séquanes auxquels la Gaule paraissait
soumise, revendiquait avec outrecuidance l’empire des nations
celtiques, comme, après la défaite de Bituit, le sénat romain avait cru
pouvoir y prétendre.

Le sénat de ce temps, celui de Cicéron, fort occupé des affaires
intérieures ou des triomphes orientaux de Pompée, comprit assez mal ces
événements lointains de l’Occident. Les députés gaulois qui vinrent le
trouver contribuèrent médiocrement à l’éclairer. Ne sachant plus quel
peuple favoriser, il les caressait tous également. Le roi des Séquanes,
la nation éduenne, n’étaient-ils pas également ses «amis»? En 59 même,
on donna à Arioviste ce titre convoité, comme si l’on sanctionnait par
là ses prétentions sur la Gaule. Peut-être les sénateurs bornaient-ils
leur politique à souhaiter à tous ces Barbares une haine réciproque.

Mais que les Gaulois, suivant leurs penchants, se rassurent ou
s’inquiètent. Cette indifférence de Rome ne sera pas éternelle.
Deux faits se produisent, l’un qui légitime, l’autre qui annonce son
intervention.--En 61, un sénatus-consulte de quelques lignes promet
assistance au peuple éduen, et cela devait suffire le jour où un
proconsul aurait le désir de franchir le Rhône au Confluent. Et deux
ans plus tard, en 59, César reçoit ce proconsulat des Gaules dont il
attendait la gloire et la richesse.

Comme la Grèce prise entre Philippe et le sénat, la Gaule voyait à son
horizon un double «nuage», celui de Rome qui se formait lentement vers
le Sud, celui de la Germanie qui éclatait déjà dans le Nord.


VIII

Le seul moyen de salut qui lui restât était dans l’union de toutes ses
cités. Un pouvoir respecté au-dessus de chaque peuplade, les chefs de
nations étroitement fédérés: peut-être n’était-il pas trop tard pour
réaliser ce dessein. Les plus grands chefs de clans des principales
nations résolurent cette tentative: Orgétorix chez les Helvètes,
Dumnorix chez les Éduens, Castic chez les Séquanes, un autre chez
les Bituriges. Le complot ne paraît pas avoir eu d’adhérents chez les
Arvernes: Vercingétorix, le fils de Celtill, était fort jeune encore,
et les autres chefs de son peuple ne furent pas compromis dans cette
entreprise.

Les conjurés s’unirent entre eux par des mariages, présages de la
confédération future. Orgétorix donna sa fille à Dumnorix, et tous deux
devinrent les vrais artisans du complot national. Chacun chez soi, les
chefs devaient se mettre à la tête des mécontents et de la tourbe des
plébéiens, et préparer dans leur cité la chute de l’aristocratie et le
rétablissement à leur profit de la royauté. Orgétorix serait roi des
Helvètes, Dumnorix, des Éduens; Castic, dont le père avait été roi chez
les Séquanes, reconquerrait le titre dont les nobles l’avaient écarté.
Enfin les Helvètes s’apprêtèrent à quitter leur pays, où ils étaient
trop nombreux, pressés par les Germains et bloqués par la montagne;
ils se fixeraient quelque part dans les grandes plaines vacantes de
l’Ouest: mais, en cours de route, leur armée, brochant sur toute la
Gaule, en assurerait l’empire à Orgétorix, Dumnorix et leurs amis
(61-59 avant notre ère).

Malgré toutes ses discordes, la Gaule n’avait donc point perdu le
goût de la liberté et le sentiment national. La pensée de devenir un
seul empire végétait toujours dans les diverses cités. Le patriotisme
celtique était, comme le panhellénisme, un sentiment léger et subtil,
se dissipant sous le souffle d’un orage plus fort, se reformant aussi
vite qu’il se dispersait. À tous les moments de crise, il se leva des
hommes d’une ambition intelligente pour dire que, s’il fallait avoir
des maîtres, mieux valait obéir à des Gaulois. Entre les alliés de Rome
et les victimes des Germains, Orgétorix et Dumnorix constituèrent un
tiers-parti, fédéral et national, monarchique et populaire, et ils se
liguèrent pour rétablir l’union faite jadis par l’arverne Celtill.



CHAPITRE VI

VERCINGÉTORIX, AMI DE CÉSAR

      Ὁ Οὐερκιγγετόριξ... ὲν φιλίᾳ ποτὲ τῷ Καίσαρι ἐγεγόνει.

      DION CASSIUS, _Histoire romaine_, XL, 41, § 1.

  I. L’aristocratie lutte contre le parti national.--II. Arrivée,
  projets politiques et auxiliaires de César.--III. La Gaule soumise
  à César.--IV. De quelle manière César commandait à la Gaule.--V.
  César restaure la royauté: Vercingétorix, ami de César.--VI. Ce que
  les Gaulois pouvaient penser de l’amitié de César.--VII. Progrès
  continus du parti national: Dumnorix, Indutiomar, Ambiorix.


I

Le parti national des chefs populaires avait deux principaux ennemis:
au dedans de la Gaule, les sénats locaux, désireux de garder l’autorité
publique; au delà des frontières, César, qui préparait ses légions.

Quand il quitta l’Italie, il trouva sa besogne à moitié faite par
les sénateurs gaulois. Grâce à leur vigilance, le triumvirat royal
d’Orgétorix, Dumnorix, Castic ne put se constituer. Les chefs helvètes,
avertis à temps, se débarrassèrent d’Orgétorix, soit en le tuant
eux-mêmes, soit en l’invitant au suicide. Dumnorix fut étroitement
surveillé par le vergobret en charge et par son frère Diviciac, revenu
de Rome. Le séquane Castic disparaît de l’histoire. Une fois de plus
l’aristocratie déclara qu’elle avait sauvé les libertés de son pays, ce
qui voulait dire qu’elle avait assuré à nouveau sa propre domination.
En Gaule comme en Grèce, elle empêchait âprement les peuples de se
rapprocher, les vastes patries de naître. L’étranger était le favori
de son égoïsme conservateur. Les Éduens avaient, en la personne de
Diviciac, à la fois leur Antalcidas et leur Polybe.

Mais le péril était encore très grand pour les patriciens gaulois.
Derrière les forêts des Vosges, Arioviste amassait de nouvelles
espérances. À Bibracte même, Dumnorix ne renonçait à aucun de ses
projets: c’était un homme d’une ambition tenace, d’un esprit retors,
d’un caractère souple, qui savait vouloir, attendre et se taire. Enfin,
les Helvètes n’abandonnèrent point leur résolution de s’établir dans
l’Ouest: leurs préparatifs étaient achevés, leur migration commença
(début de 58). Dumnorix avait conservé d’excellentes relations et
des attaches de famille chez les Séquanes, les Bituriges et d’autres
peuples; il demeurait l’ami des Helvètes, il avait parmi eux ses
beaux-frères, les fils d’Orgétorix, auxquels la nation avait laissé
leur rang; le chef éduen se tint prêt à accueillir les émigrés, en
dépit de son sénat, et comme auxiliaires à ses entreprises sur la
Gaule.


II

C’est alors que César apparut sur le Rhône, qui, de Lyon à
Genève, formait la frontière de la province romaine et de la Gaule
indépendante. Il venait, lui aussi, pour conquérir cette Gaule. Mais
il voulait cette conquête à la fois plus nettement et moins ouvertement
que Dumnorix et qu’Arioviste.

Jamais proconsul de Rome ne sut plus exactement, dès le jour de son
entrée en charge, jusqu’où il souhaitait aller. L’ambition de César,
en Gaule et ailleurs, eut en même temps un caractère scientifique et
une allure impériale, elle fut précise et prestigieuse. Il commença par
marquer nettement les frontières du pays qu’il avait à conquérir: les
Pyrénées, le Rhin et l’Océan. Avant d’écrire ses Commentaires, comme
avant de commencer ses campagnes, il traça les limites géographiques
qu’il assignait à la Gaule, et il n’est pas bien sûr qu’il n’ait pas
été lui-même l’inventeur heureux de ces limites: si le Rhin, depuis
tant de siècles, passe pour être la fin de la Gaule, n’est-ce pas
surtout parce que César a dit qu’il l’était, et a voulu qu’il le fût?
Et ayant ainsi dessiné ce pays, depuis les monts du Sud jusqu’au grand
fleuve, il a arrêté qu’il serait son empire.

Mais s’il le savait, il ne le disait pas. Il eut l’air de venir en
Gaule malgré lui. Il se fit appeler, désirer, caresser des sénateurs
gaulois. Chacune de ses campagnes militaires fut précédée d’une
campagne diplomatique, qui prépara et justifia l’autre. Pendant
l’hiver, les amis gaulois de César parlaient et négociaient; puis,
au printemps, comme s’il ne faisait que marcher sur l’invitation d’un
conseil d’alliés, César se mettait en route. Il se proposait à peine,
il ne s’imposait jamais. Il trouva toujours des prétextes autres que
son ambition: pour intervenir, le sénatus-consulte qui ordonnait de
protéger les Éduens; pour combattre, l’appel des Éduens menacés par
les Helvètes; pour rester, la protestation de l’assemblée des Gaules
contre la tyrannie d’Arioviste. Il y eut, pour tromper la galerie des
auxiliaires et empêcher les imprudences de la soldatesque, d’étonnantes
mises en scène: poignées de mains entre Romains et Barbares, cortèges
fraternels d’amis des deux nations, allées et venues incessantes entre
un conseil gaulois et le camp de César. Une façade celtique dissimulait
l’œuvre latine.

Quelques Gaulois, sans doute, s’y laissèrent prendre. D’autres ne
demandèrent pas mieux que de se faire tromper. Les Éduens regardèrent
César et ses légions comme un appui inespéré: grâce aux nouveaux-venus,
ils rêvèrent d’établir enfin, après les Arvernes et les Séquanes,
leur principat sur la Gaule entière. Les aristocraties pourront, de
leur côté, César étant là, se délivrer pour longtemps des aspirants
à la tyrannie, qui sont autant de gêneurs pour la politique romaine.
Aussi, dès qu’il pénètre en Gaule, il a près de lui des chefs séquanes
et d’autres, les patriciens et le vergobret même des Éduens, et la
cavalerie presque entière de ce dernier peuple: comme Dumnorix la
commande, le général, averti, fait mettre des gardes à ce dangereux
personnage. Si les Éduens sont les auxiliaires du proconsul, il est
regardé par eux et d’autres Gaulois comme un auxiliaire supérieur, tels
qu’avaient été d’abord Arioviste ou Orgétorix. César et l’aristocratie
celtique unissaient leurs ambitions, en attendant de se duper l’un
l’autre.


III

Au début, les deux alliés parurent tirer un égal profit des opérations
militaires.

La défaite des Helvètes compléta la ruine du parti national. Dumnorix
demeura en otage entre les mains de César; des délégués de toute la
Gaule vinrent complimenter le vainqueur, et, avec son assentiment, se
formèrent en assemblée générale; il fut reconnu comme un bienfaiteur
par l’aristocratie.--Puis, au delà des Helvètes, il alla chercher
Arioviste et le rejeta sur la rive droite du Rhin. Ce que faisant,
il délivra les Séquanes d’une grande honte, les Éduens d’un grand
péril.--Enfin, il continua à servir les intérêts du peuple de Diviciac:
après l’expulsion des Germains, l’autorité des Éduens devint grande
partout, et ils se crurent les premiers de la Gaule.

Ils l’étaient en effet, mais après Jules César et grâce à lui.

César s’était d’abord attaché la Gaule par la reconnaissance. Ces
deux campagnes contre les Helvètes et les Germains avaient eu lieu la
première année de la présence effective des Romains au delà du Rhône
(58), et dès lors César avait trouvé et appliqué les bienheureuses
formules qui, jusqu’à la fin de l’empire, serviront à définir l’œuvre
gauloise du peuple-roi. Les Helvètes renvoyés chez eux et maintenus
sur la rive citérieure du Rhin: c’est l’indice que les va-et-vient
des tribus à l’intérieur, si contraires à la stabilité politique, vont
prendre fin, et que les nations celtiques doivent désormais vivre et
travailler chez elles, en acceptant et en gardant leurs frontières.
Les Suèves d’Arioviste rejetés sur la rive ultérieure: c’est la Gaule
interdite aux migrations lointaines, protégée par Rome et la protégeant
à son tour contre un retour offensif de Cimbres et de Teutons. Comme
ce double résultat profitait aux Celtes plus encore qu’à l’Italie, les
amis gaulois de César pouvaient, sans lâcheté, célébrer son œuvre dans
les assemblées de leurs nations.

L’admiration les menait sans doute aussi à César. Vraiment, le nouveau
proconsul de la Province était le chef le plus glorieux que Rome eût
encore envoyé sur les bords du Rhône. Quelle différence d’avec ces
misérables concussionnaires qui l’avaient précédé! Il rappelait son
oncle Marius, qui avait vengé à Aix, sur les Teutons, l’humiliation de
la Gaule entière. Encore Marius avait-il mis trois ans avant d’en finir
avec les Barbares: en un semestre, deux batailles, César avait brisé
à la fois Helvètes et Germains. Il s’était montré dans ces affaires
un chef prodigieux: beau parleur, il avait accablé Arioviste et Divico
l’Helvète sous le poids de ses arguments; bon soldat, il avait commandé
lui-même l’aile qui avait décidé de la principale victoire; dans
sa marche vers le Rhin, il n’avait eu peur ni de la fatigue de sept
longues étapes, ni de ses soldats qui murmuraient, ni des mystères des
forêts qu’il dut traverser. Il avait le geste imperturbable du héros
qui marche d’accord avec les dieux.

C’étaient les dieux, pouvait-on dire encore, qui lui donnaient la
Gaule. La défaite d’Arioviste, habilement exploitée par le proconsul,
ressemblait à une décision des puissances souveraines. Le chef germain
avait dit, avant le combat, que la Gaule lui appartenait par droit
de conquête; et César avait répondu la même chose, en rappelant la
victoire du sénat sur Bituit. Puis la bataille avait eu lieu, non
par surprise, mais offerte par César, imposée enfin par lui à son
adversaire, engagée solennellement, dans une vaste plaine, ainsi qu’en
un champ clos où le ciel est pris comme témoin et comme arbitre. Et
le ciel jugeait moins sur la liberté de la Gaule que sur le nom de ses
maîtres. Les dieux prononcèrent en faveur de César.

Le hasard des lieux achevait de favoriser le proconsul. Ses deux
campagnes l’avaient obligé de traverser le pays des Éduens et celui des
Séquanes, il commandait à Bibracte et à Besançon; et ces deux peuples,
étant les chefs des deux grands partis gaulois, mettaient presque toute
la Gaule dans la foi de César.

Il en résulta qu’après la fuite d’Arioviste, dans l’automne de 58,
César était maître de la Gaule celtique sans l’avoir combattue.

Cette suzeraineté fut-elle, non pas simulée et implicite, mais acceptée
et formulée? y eut-il un acte précis par lequel les peuples principaux
de la Gaule reconnurent la majesté du nom romain? Éduens, Séquanes et
Arvernes prononcèrent-ils devant César des paroles définitives, comme
celles par lesquelles les Rèmes s’engagèrent l’année suivante? «Ils se
confiaient, eux et tous leurs biens, à la foi et au pouvoir du peuple
romain; ils étaient prêts à livrer à César des otages, à exécuter ses
mandats, à lui ouvrir leurs villes-fortes, à l’assister de convois
de grains ou autrement.» Rien ne prouve que ces déclarations aient
été faites en 58: mais César fit, dès cette première année, comme
s’il les avait entendues. Cette Gaule, qui était la plus inquiète des
nations, qui avait un si long passé d’indépendance et de gloire, qui
était alors, l’Égypte exceptée, la chose la plus vivante du monde,
César, sans rien dire, lui confisqua la liberté. Ce fut, dans la vie du
proconsul, un nouveau miracle d’audace heureuse et tranquille.


IV

Ce semestre de campagnes militaires et politiques (avril-septembre
58) présente donc en raccourci toute l’œuvre que les Romains se sont
assignée en Gaule; les quatre années qui suivirent (57-54) furent
consacrées par César à développer le programme qu’il avait d’abord
tracé.

À l’intérieur, il imposa l’hégémonie romaine aux différentes ligues
qui, en 58, n’avaient point suivi l’exemple des Séquanes et des Éduens:
celles des Belges au delà de la Marne, de l’Armorique sur l’Océan,
des Aquitains non gaulois au sud de la Garonne. Mais, plus encore
qu’à cette tâche intérieure, César s’appliqua à fixer et protéger la
frontière de la Gaule. Du côté des Alpes, la route fut ouverte vers
l’Italie; les Cantabres furent rejetés en Espagne; les Bretons, menacés
sur leur île, n’eurent plus la tentation de secourir la Gaule; et les
Germains, deux fois attaqués chez eux, finirent par comprendre que le
Rhin allait être la limite sacrée de la chose romaine. Ainsi, avant
que la Gaule eût été franchement conquise, César en avait pacifié les
abords: la future province était créée, pour ainsi dire, par le dehors.

Périodiquement, les cités gauloises alliées de César envoyaient à
son camp des délégués, qui formaient, sous sa présidence ou sous sa
protection, le conseil général des Gaules. Elles entretenaient des
otages auprès de lui; il s’approvisionnait chez elles de blé, de
fourrage, d’armes et de munitions; il entrait librement dans leurs
places-fortes. Leur noblesse formait dans l’armée romaine la cavalerie
auxiliaire. C’était le proconsul qui fixait leur contingent militaire.
Il était le chef suprême des armées gauloises unies à ses légions. Il
ne commandait pas à la Gaule d’une manière très différente de celle
d’un Celtill ou d’un Bituit.

Les cités étaient libres de s’unir, comme autrefois, sous le principat
des plus autorisées. Il y avait, comme avant l’arrivée de César, deux
grandes ligues: les Éduens avaient recouvré leurs anciens clients, et
en avaient acquis de nouveaux; les Rèmes avaient remplacé les Séquanes
et les Arvernes à la tête de la seconde confédération. Mais c’était
l’amitié de César qui était la principale garantie de l’hégémonie de
l’une et l’autre nations.

À l’intérieur des cités, il respecta de même, au moins dans les
premiers temps, les usages établis. Mais il s’ingéniait de manière à
disposer des hommes et des décisions. Il les faisait gouverner par ses
amis, ses protégés ou ses obligés. Ambiorix, un chef des Éburons, la
plus indomptable et la plus sauvage des nations belges et l’avant-garde
de la Gaule entre la Meuse et le Rhin, regardait César comme son
bienfaiteur: il lui devait la liberté de son peuple et de son fils (en
57). Chez les Trévires, leurs voisins de la Moselle, le proconsul donna
le pouvoir à Cingétorix, qui avait (peut-être dès 58) réclamé l’amitié
du peuple romain. Il distribua sans doute à profusion ce titre d’ami,
ami du peuple romain ou ami de César. La clientèle de César s’étendit
sur la Gaule entière, plus encore que celle des Rèmes ou des Éduens.

Ainsi, la Gaule continuait à être tenue comme elle avait l’habitude
de l’être, par les liens flottants de la foi jurée et de la vassalité
personnelle. César n’était pas un proconsul commandant à des sujets de
Rome; c’était un chef suprême parlant à des amis et à des clients.


V

Le sénat de Rome, s’il fut assez intelligent pour comprendre ce qui se
passait à Bibracte ou à Reims, ne pouvait s’en réjouir. Un proconsul
à sa dévotion aurait agi d’une autre manière. Ces procédés de César
faisaient pressentir le dictateur, le candidat à la royauté. Avant
d’être «prince» ou roi à Rome, il s’essayait à l’être en Gaule.

Aussi, se préparant à la tyrannie du monde et à la conquête de
l’aristocratie romaine, il n’eut pas toujours pour les sénats des cités
gauloises le respect et les attentions que Flamininus et Paul-Émile
avaient témoignés à ceux de la Grèce. Le régime oligarchique des chefs
ne trouva pas chez lui les sympathies exclusives que le patriciat
éduen avait espérées. César ne tarda pas à moins s’inquiéter de ces
aspirations monarchiques et populaires contre lesquelles Diviciac
l’avait mis en garde. Du jour où il se crut le maître en Gaule, il
pensa qu’il lui était profitable d’avoir comme amis des tyrans ou des
rois gaulois. Après tout, leur situation ressemblerait un jour à la
sienne, et, dans ses luttes contre la noblesse italienne, il trouverait
un appui plus utile chez des rois «amis de César» que chez un sénat
«frère du peuple romain». Aussi peu à peu voyons-nous se réorganiser
en Gaule, avec l’appui du proconsul, ces monarchies que Rome et César
lui-même avaient contribué à renverser.

César avait fait hiverner ses légions chez les Carnutes en 57-56, et
il s’y était cherché des amis. Le principal des chefs de cette nation,
l’homme qui y avait le même rang que Vercingétorix chez les Arvernes
ou Castic chez les Séquanes, était Tasget, fils ou descendant des
rois du pays, le représentant de la famille souveraine à laquelle
l’aristocratie avait enlevé le titre royal. Tasget s’était attaché à
la fortune de César, le suivit dans ses guerres, se comporta près de
lui à la Gauloise, bravement et loyalement. Aussi, dès l’année 56, et
peut-être avec l’aide des légions, Tasget reçut de César l’investiture
du pouvoir royal qu’avaient détenu ses ancêtres: la monarchie fut
rétablie chez les Carnutes, à la grande colère des sénateurs du lieu,
et à la surprise, sans doute, de ceux de la Gaule.--Les Sénons étaient,
comme les Carnutes, un peuple d’une grande puissance et d’une haute
influence. Au moment de l’arrivée de César, ils obéissaient à leur roi
Moritasg, descendant d’une ancienne dynastie: ils réussirent, vers ce
temps-là, à se débarrasser de la royauté; mais plus tard le proconsul
leur imposa comme monarque le frère même de Moritasg, Cavarin.--Ces
deux faits ne peuvent être des exceptions: nous ne voyons nulle
part César substituant à la monarchie le régime sénatorial, et nous
connaissons le nom de quelques rois dont il s’est fait le créateur.
Quand les familles royales lui manquaient dans un pays, il cherchait
ailleurs. Comm, qu’il fit roi chez les Morins (en 57?), était un
Atrébate. Et c’est parce qu’il aimait à forger des rois que, en manière
de plaisanterie, il offrait quelque royauté gauloise aux Romains qui
cherchaient fortune près de lui.

Il y a plus. Le bruit courut en Gaule qu’il avait fait espérer à
Dumnorix le titre de roi des Éduens. Dumnorix avait affirmé ce propos
devant le sénat de son peuple; César le rapporte sans le démentir,
et j’incline à croire qu’il a fait l’offre, soit sincèrement, pour
s’attacher Dumnorix, le plus célèbre et le plus influent des chefs
gaulois, soit par une double ruse, pour le brouiller avec les sénateurs
éduens et les tenir en respect sous la menace de la monarchie.

Ce fut dans des intentions semblables que le proconsul donna le titre
d’«ami», mais d’«ami de César», à Vercingétorix. Le fils de Celtill
était le chef du clan le plus puissant de l’Auvergne; son père avait
failli être roi et avait commandé à toute la Gaule; il pouvait, le
moment venu, s’inspirer des souvenirs paternels, et prétendre aux
mêmes rôles qu’Orgétorix et Dumnorix. César prit les devants; il crut
se le concilier en lui attribuant le titre d’«ami»; peut-être même
lui fit-il, comme à Dumnorix, la vague promesse d’une royauté sur son
peuple.


VI

Les calculs de César devaient être déjoués. Il jugea les Gaulois
plus naïfs et plus crédules qu’ils ne l’étaient. Il les traitait trop
volontiers en enfants qu’un hochet fait rester tranquilles.

L’aimable et triomphant proconsul n’apporta pas toujours, dans son
appréciation des hommes, la science subtile et froide qui convenait
à un manieur de peuples. Lui qui passa sa vie à réagir en vainqueur
contre l’univers entier, il s’égara jusqu’à la veille de sa mort sur
les sentiments de ses amis et de ses familiers. Sa confiance le perdit
à Rome et faillit le perdre en Gaule. Aucun de ces chefs auxquels il
donna le titre d’ami ne se crut tenu à une éternelle amitié. C’était
pour eux une précaution contre les incertitudes du lendemain, un moyen
de donner le change et de voir venir.

Ni Dumnorix, ni Ambiorix, ni Comm l’Atrébate, ni Vercingétorix
n’entendirent engager leur parole qu’autant que le chef romain
demeurerait véritablement l’ami de la Gaule, l’ami et non le maître.
Quand tous ces satellites politiques de César se retournèrent contre
lui, l’un après l’autre, aucun ne pensa violer la foi jurée: ils
avaient mille motifs de croire que le proconsul y avait manqué le
premier. S’il se plaignit, c’est qu’il se montrait un bienfaiteur
ingrat: en le servant un ou deux ans, les Gaulois avaient suffisamment
donné en échange d’un vain titre. Car, depuis 61, on avait tellement
abusé de ce mot d’«ami du peuple romain» que les Gaulois avaient fini
par l’estimer à sa juste valeur, et par le coter à peu près aussi
exactement que les Romains eux-mêmes. Tous étaient prêts à lui déclarer
ce que lui avait dit Arioviste, ami lui aussi du peuple romain de par
la grâce de Jules César: «Me croit-on assez barbare et assez innocent
pour ne pas savoir ce que vaut une pareille amitié? A-t-elle servi
aux Éduens? Ce titre n’a jamais été pour Rome qu’un prétexte à mettre
des armées en marche.» Les Gaulois pensèrent de même, jusqu’au jour
où César leur eut montré que, si l’amitié du peuple romain était une
formule de soumission, l’inimitié de César était une menace de mort.


VII

C’est qu’en effet la Gaule n’avait pas accepté comme un fait accompli
la mainmise du proconsul sur ses libertés. Elle fut surprise, elle ne
fut pas domptée. En dépit de cinq années de défaites partielles (de 58
à 54), le regret de la liberté, loin de s’atténuer, ne fit que grandir.
Je ne parle pas seulement des blessures d’amour-propre que causèrent
les pratiques politiques de César, favorable tour à tour aux sénats et
à la royauté, débarrassant d’abord les cités de la crainte des tyrans
et la leur infligeant ensuite. Mais il y a eu, depuis l’automne de
58 jusqu’aux révoltes générales, un progrès continu du patriotisme
gaulois.

J’appelle de ce nom le désir de voir chaque cité obéir à ses lois
traditionnelles, et toutes les cités de la Gaule s’unir en une seule
fédération. La cause de l’indépendance nationale devenait de plus en
plus inséparable de l’espérance d’un grand empire gaulois, à la manière
rêvée par Dumnorix. Pour recouvrer l’autonomie, chaque cité devait
s’associer à toutes: il n’y avait chance de succès que dans un effort
collectif. L’idée d’une patrie commune, en puissance depuis des siècles
chez les Gaulois, prenait corps au contact de César, de même que
l’hellénisme se développa sous la pression des Barbares. Le patriotisme
a besoin, pour grandir, de sentir l’adversaire ou l’étranger, c’est
une vertu de réaction autant que de réflexion. Chaque année que le
proconsul passait en Gaule, au lieu de l’acheminer vers la soumission
définitive, le rapprochait au contraire de l’insurrection en masse.

Immédiatement après la défaite d’Arioviste, on entrevoit déjà la
perspective d’un soulèvement national. On avait cru que César, ayant
achevé la mission dont les Séquanes et les Éduens l’avaient chargé,
ramènerait ses troupes au sud du Rhône: il les fit hiverner dans les
vallées du Doubs et de la Saône. Aussi, lorsque, dans l’hiver de 58-57,
les Belges se liguèrent contre Rome, ils furent encouragés par des
Gaulois qui approchaient César; et ceux-là, l’auteur des Commentaires
les distingue fort nettement des démagogues en rupture d’ambitions: ce
sont, dit-il, «des hommes qui éprouvent à la vue de l’armée romaine la
même impatience qu’à la vue des bandes d’Arioviste». C’étaient des âmes
généreuses et fières, et vraiment patriotes.

Leur inspiration se fait sentir chaque année plus fortement. Les
Bellovaques déclarent en 57 qu’ils veulent délivrer les Éduens de
l’humiliante amitié de Rome. L’hiver suivant (57-56), les Vénètes et
leurs voisins de l’Océan «exhortent les peuples à demeurer dans cette
liberté qu’ils tenaient de leurs ancêtres et à la préférer à cette
servitude qui vient des Romains».--Un instant, il sembla que Dumnorix
allait enfin grouper toute la Gaule contre Jules César.

Dumnorix, malgré la présence et les offres des Romains, rêvait encore
des mêmes projets que du vivant de son beau-père Orgétorix. Il voulait
pour lui un pouvoir plus vaste et plus noble que la royauté précaire
des Éduens. En attendant, il demeurait auprès du proconsul, comme un
dernier survivant des conjurations d’autrefois. Alors que, oublié ou
mort, Diviciac disparaît après 57 du récit de César, son frère Dumnorix
est encore un des chefs de la cavalerie auxiliaire. César, tout en le
flattant, le surveillait; mais Dumnorix le surveillait à son tour, et,
tandis que le Romain se servait de son nom pour effrayer les sénateurs
éduens, le Celte cherchait l’occasion de s’évader de son commandement
vers la Gaule insurgée. Le parti patriote le regardait de plus en plus
comme son chef naturel. Dumnorix faisait représenter sur ses monnaies
l’appareil farouche d’un guerrier national, l’épée gauloise suspendue à
son flanc, tenant de la main gauche la tête coupée de l’ennemi vaincu,
agitant de la main droite la trompette et l’enseigne: une telle image
sonnait comme une proclamation de guerre.--Il crut le moment venu lors
de la seconde expédition de Bretagne (54). La conspiration était faite,
les serments avaient été prononcés, le conseil des chefs organisé,
la liberté de la Gaule jurée. César, prévenu au moment précis de son
départ, donna l’ordre d’arrêter Dumnorix. Il se défendit l’épée au
poing, «criant qu’il était né libre et citoyen d’un peuple libre». On
le tua. Les chefs conjurés suivirent César et attendirent.

Quelques semaines se passent; puis, cette même année 54, ce sont
l’éburon Ambiorix et le trévire Indutiomar qui se soulèvent. Mais
ils ne sont pas isolés. Ambiorix déclare, qu’il le sache ou qu’il
l’espère, que «les chefs gaulois se sont unis pour reconquérir la
liberté commune»; «la Gaule a pris», disait-il, «la résolution d’être
indépendante». Indutiomar a reçu des délégués de presque toutes les
cités. À la fin de l’automne de 54, il n’y eut aucune nation, sauf les
Éduens et les Rèmes, qui ne donnât de l’inquiétude à César; des députés
et des messages se croisaient en tout sens; des assemblées se tenaient
dans les lieux écartés; on traçait même des plans de guerre, et déjà
l’Armorique avait levé et concentré ses contingents. Ambiorix et
Indutiomar héritaient des espérances semées par Dumnorix.--Ils prirent
trop tôt les armes, et grâce à la résistance désespérée de certains
légats de César et à la hardiesse militaire de Labiénus, le mouvement
fut localisé dans la région voisine de la Germanie. Indutiomar fut tué,
Ambiorix bloqué dans son pays. Mais la conjuration de toute la Gaule
n’en demeurait pas moins à l’état de sourde menace.

Ni Dumnorix, ni Ambiorix n’auraient pu réussir, je crois, à la
traduire en acte et à la formuler en empire. Ambiorix n’était que le
chef lointain d’une peuplade sauvage, à demi germanique. À l’appel
de la Gaule Indutiomar avait répondu par l’appel aux Germains;
et, s’il l’avait emporté, il eût été pour ses alliés aussi gênant
qu’Arioviste.--Dumnorix, lui, était un franc Gaulois et chef dans
la plus noble des nations. Mais il n’y était pas le maître absolu,
et cette nation était irrémédiablement compromise, depuis trois
générations, dans l’alliance romaine: toutes les trahisons étaient
venues d’elle; Dumnorix lui-même, tour à tour comploteur et résigné,
gendre d’Orgétorix et officier de César, s’était usé dans huit années
d’incertitudes.

Mais, qu’au centre même de la Gaule purement celtique, se soulève une
nation forte et populeuse, que l’amitié romaine n’ait point avilie
et que son passé de gloire et ses souvenirs d’alliances désignent à
l’obéissance de tous; qu’à la tête de cette nation se dresse un chef
nouveau, au nom intact, que la puissance de sa famille, le prestige
de sa personne, la tradition de ses ancêtres invitent à commander à
son peuple: l’union se fera bientôt, dans toute la Gaule, autour de ce
peuple et de ce chef.

C’est après l’échec des conjurations de Dumnorix et d’Ambiorix que
l’arverne Vercingétorix, fils de Celtill, renonça à l’amitié de Jules
César pour défendre la liberté de la Gaule.



CHAPITRE VII

LE NOM DE VERCINGÉTORIX

      Nomine etiam quasi ad terrorem composito Vercingetorix.

      FLORUS, I, 45=III, 10, § 21.

  I. Ce n’est pas un nom de fonction, mais de personne.--II. Si
  ce nom caractérise un membre de la plus haute noblesse.--III. De
  l’importance qu’il a pu avoir.


I

Vercingétorix avait alors moins de trente ans. Il était né, croyait-on,
à Gergovie, la principale ville des Arvernes.

Il n’y a pas longtemps encore, on regardait ce nom de Vercingétorix,
non pas comme le nom propre et personnel du fils de Celtill, mais comme
le titre de la magistrature suprême qu’il avait revêtue à la tête
de la Gaule soulevée. Le chef arverne avait été «le vercingétorix»,
c’est-à-dire (c’est ainsi qu’on traduisait ce mot) «le généralissime»
ou «le dictateur fédéral»: César, qui ne savait pas le gaulois, a pris
le nom de la fonction pour celui du chef. Dans les livres de lecture
historique les plus populaires au temps où régnait le romantisme, la
chose était présentée de cette manière, et l’on faisait ainsi du vaincu
d’Alésia le champion anonyme et mystérieux de la liberté gauloise:
l’homme s’effaçait et disparaissait derrière le héros symbolique.
Michelet avait couramment écrit «le vercingétorix» dans son _Histoire
romaine_ et dans son _Histoire de France_. Amédée Thierry, dont
les jugements eurent longtemps force de loi, avait lui-même accepté
cette doctrine; et si, dans son _Histoire des Gaulois_, il fait de
Vercingétorix le nom du célèbre guerrier, c’est, dit-il, pour rendre la
narration plus vivante, et parce qu’ «il est fastidieux de raconter en
détail l’histoire d’un héros sans nom». En quoi Thierry avait tort, car
l’historien ne doit pas ruser avec la vérité pour écrire un récit plus
agréable, mais le présenter avec le plus grand degré de vraisemblance
qu’il peut atteindre.

Ce qui donnait une apparence de raison à cette théorie sur le nom de
Vercingétorix, c’est qu’il semble signifier en gaulois précisément
«chef supérieur» ou quelque chose d’approchant. _Rix_, c’est, comme le
latin _rex_ ou l’irlandais _rî_, le mot «roi»: _ver_ est un préfixe
qui renferme l’idée de grandeur ou de prééminence; _cinget_, enfin,
signifierait «celui ou ceux qui marchent, les guerriers», comme
l’irlandais _cing_ veut dire «combattant». Vercingétorix deviendrait
par là «le grand roi des braves» ou «le roi très fort», et on a même
dit «le grand chef des cent têtes», comme Cingétorix (nous avons parlé
de ce chef trévire) serait un simple «roi des guerriers».

La découverte, faite en Auvergne vers 1837, d’une monnaie d’or au nom
même de Vercingétorix[1], écrit en lettres latines, des trouvailles
semblables qui furent faites ensuite à Pionsat, aux environs d’Issoire,
et enfin devant Alésia, c’est-à-dire aux endroits où le chef de
Gergovie avait commandé ou combattu, ont jeté, quoique très lentement,
le doute et le discrédit sur cette manière de raconter l’histoire.
Aujourd’hui, je l’espère du moins, nul ne s’avise plus de contester son
nom à Vercingétorix.

  [1] Voyez la note I à la fin du volume, p. 353 et suiv.

Aussi bien, César méritait, au moins en cela, une plus grande
confiance: il était capable de mal juger et de méconnaître ses
adversaires, mais il avait d’excellents interprètes qui ne le
trompaient pas sur leurs titres. Vercingétorix devint son prisonnier et
avait été son ami: César a dû faire inscrire exactement son nom sur ses
tables d’hospitalité et sur les registres de la prison publique.


II

Le nom de Vercingétorix a, dès la naissance, aussi bien appartenu au
chef gaulois que celui de César à son adversaire. Mais si ce nom était
synonyme de «grand roi des braves», ne doit-on pas supposer qu’il
prédestinait le fils de Celtill à commander aux Arvernes et à toute la
Gaule? Quelques érudits ne sont pas loin de penser, aujourd’hui, que
le nom de Vercingétorix, tout en étant le nom d’un homme, n’était et ne
pouvait être que celui d’un très grand personnage, qu’il était réservé
à des nobles, chefs de peuple en réalité ou en espérance.

Qu’on remarque en effet que tous les noms à désinence semblable
cités par César,--Ambiorix, Cingétorix, Dumnorix, Éporédorix,
Orgétorix,--sont ceux de princes, de puissants ou de rois: il semble
que nul ne pût s’appeler d’un nom en _rix_, c’est-à-dire se terminant
par «roi», s’il n’appartenait à une lignée ou royale ou capable de le
devenir. Sans doute, après la conquête romaine, les noms de ce genre
furent portés par toutes sortes de gens, et des plus humbles; leur
valeur sociale disparut, en même temps que s’effaça le privilège des
grandes familles. Mais à l’origine ces noms royaux sont spéciaux à ceux
qui sont ou peuvent être rois, et c’était le cas de Vercingétorix, fils
de Celtill.

Si séduisante que soit cette théorie, elle demeure, jusqu’à nouvel
ordre, une simple conjecture. Il faudrait d’abord, pour qu’elle eût
un fondement très solide, que l’étymologie qu’on donne de ces noms fût
indiscutable. Or, elle ne l’est pas plus que celle des noms de César ou
d’Auguste, sur laquelle les contemporains eux-mêmes ne s’entendaient
pas. Je ne puis affirmer sans hésiter que _rix_, le mot décisif
dans tous ces noms, signifie réellement «roi». Cette terminaison ne
serait-elle pas, en langue celtique, quelque suffixe sans aucun sens
précis et nominal? Nous la trouvons, en effet, dans d’autres noms,
comme dans celui de _Biturix_, qui n’est pas un nom de personne, mais
de peuple; et, si on répond que les Bituriges étaient le peuple des
«rois du monde» ou des «rois éternels», je rappellerai que l’on écrivit
à la fois _Biturix_ et _Bituricus_, tout comme si _rix_ et _ricus_
étaient des suffixes analogues.

Mais admettons, ce qui après tout est très probable, que l’étymologie
proposée pour les noms de Cingétorix et de Vercingétorix soit légitime,
et que ces noms soient bien à désinence «royale». Si plus tard, sous
Tibère et sous les Antonins, ils ont été portés par toutes les classes
de la société gauloise, comment pouvons-nous affirmer qu’il n’en fut
pas ainsi dès le temps de César? Celui-ci ne les mentionne que chez de
grands chefs: mais bien des rois n’en portent pas de semblables, et
d’autre part pouvait-il nous faire connaître, dans ses Commentaires,
d’autres noms que des noms de chefs?

Il demeure donc fort possible que le hasard ait fait appeler
Vercingétorix le fils de Celtill, comme ce fut le hasard qui valut au
fils d’un obscur athénien le nom de Démosthène, «la force du peuple».
Mais il prépara bien les choses, en faisant de l’un et de l’autre «les
hommes de leur nom».


III

Car le nom de Vercingétorix n’a pas dû être une chose banale et sans
valeur, indifférente à l’attitude de ceux qui l’entendaient, inutile à
la fortune de celui qui le portait. En dehors de toute signification
précise, il sonnait franchement et fièrement gaulois. Le mot
appartenait à cette classe de noms superbes et sonores que les Gaulois
de toute la Gaule affectionnaient, aussi bien ceux de la Belgique que
ceux des Alpes et de la Loire. Tour à tour, les trois précurseurs de
Vercingétorix à la tête du parti national ont porté un nom semblable:
Orgétorix l’Helvète, Dumnorix l’Éduen, Ambiorix l’Éburon. C’était un
nom à panache. «Il retentissait profond et terrible», comme dit un
écrivain grec des sons effrayants que prononçaient les Gaulois. «Il
semblait fait pour inspirer l’épouvante», écrivit plus tard l’historien
latin Florus. Chez ce peuple sensible aux choses extérieures, aux
couleurs voyantes et aux mots éclatants, le nom de Vercingétorix
pouvait être, sinon un élément, du moins un ornement de la puissance
souveraine.

Mais ce qui prédisposait l’Arverne à commander à la Gaule, c’étaient le
passé et le présent de son peuple, la force de son clan, le prestige de
sa personne.



CHAPITRE VIII

VERCINGÉTORIX, CHEF DE CLAN

      Summæ potentiæ adulescens.

      CÉSAR, _Guerre des Gaules_, VII, 4, § 1.

  I. Rôle effacé des Arvernes depuis l’arrivée de César.--II.
  Caractère d’un chef gaulois.--III. Son éducation et ses
  aspirations.--IV. La puissance d’un chef; ceux qui dépendaient de
  lui.--V. Force et nature d’un clan gaulois.--VI. Aspect physique de
  Vercingétorix.


I

Nous connaissons déjà le peuple arverne; nous savons pourquoi il
avait commandé à la Gaule libre et pourquoi il pouvait lui commander
encore le jour d’un soulèvement général. Ses montagnes menaçaient
les grandes routes où circulaient les légions romaines. À la Gaule
soulevée, il offrirait ses terrasses fortifiées propres aux longues
résistances; il lui apporterait le secours de ses fantassins et de ses
cavaliers, l’aide de ses blés et de son or, le concours de ses clients
traditionnels, le réconfort du souvenir des grands rois, et l’appui du
dieu du Puy de Dôme.

Or, les Arvernes n’avaient pas une seule fois paru dans cette série de
sinistres aventures qui s’étaient déroulées en Gaule depuis l’arrivée
d’Arioviste. Il est question chez César des Éduens, des Séquanes,
des Helvètes, des Carnutes, des Bituriges, des Sénons, et pas une
seule fois des Arvernes. Il témoigne de l’humeur contre les uns, des
égards pour les autres. Il n’a pas un mot sur le compte du peuple qui,
avant son arrivée, faisait le plus parler de lui en Gaule. L’Auvergne
demeure en dehors de son récit, de la marche et des campements de ses
légions. En 58, elles suivent le flanc oriental du plateau central,
dans leur marche du Confluent au Mont Beuvray; en 57, elles guerroient
dans le Nord; en 56, elles longent les pentes de l’Occident, pour
se rendre de la Loire à la Garonne. Elles ont fait le tour du massif
sans y pénétrer. Elles ont hiverné en Franche-Comté, sur la Loire, en
Belgique, et jamais dans les régions du Centre.

Il est vraisemblable que les Arvernes ne se sont signalés ni par une
opposition prématurée, ni par une dépendance de flagorneurs. Le pouvoir
appartenait toujours aux chefs de l’aristocratie, parents ou vainqueurs
de Celtill; son frère Gobannitio et les autres nobles continuaient à
gouverner le pays, prenant les précautions nécessaires contre toute
tentative nouvelle de tyrannie, surveillant d’assez près le jeune
héritier de Celtill. Sans doute, comme les sénateurs des autres cités
gauloises, ils avaient témoigné aux ordres de César la déférence de
rigueur.

Ainsi, cette nation dont l’initiative, depuis un siècle, avait été
prépondérante en Gaule, était en ce moment la plus effacée ou la plus
recueillie. À moins de mentir à son caractère et de désavouer toutes
ses ambitions, il fallait qu’elle prononçât son mot dans la crise
solennelle qui se préparait. Les conjurés qui avaient écouté les
paroles de Dumnorix ou adressé leurs vœux à Ambiorix avaient encore le
droit d’espérer dans le peuple arverne et dans ses chefs.

Ces espérances grandirent le jour où le fils de Celtill, ayant atteint
l’âge d’homme, devint un des plus grands chefs de la Gaule entière.


II

Un chef de clan gaulois ne ressemble à aucun autre des maîtres d’hommes
du monde antique, ni à l’eupatride grec, ni au patricien romain, ni au
mélek phénicien, ni au roitelet de la Germanie. Il y avait chez lui à
la fois la rudesse du Barbare et la souplesse de l’homme policé. Ne
nous ne le figurons pas comme un glorieux sauvage, épris seulement
de combats sanglants, de chasses rapides et de buveries sans fin.
Certes, il aimait tout cela, et avec la fougue irréfléchie des natures
encore neuves: les plus vives passions bouillonnaient en lui, et ne
s’apaiseront jamais du reste chez notre aristocratie nationale, qui
gardera en elle une survivance de ses premiers instincts. Mais le noble
gaulois est autre chose qu’un brandisseur de glaives et un chevaucheur
de grandes routes. Le Vercingétorix des statues classiques, dressant
vers le ciel sa tête farouche et sa longue lance, est le chef des
jours de bataille. Je crois que les hommes de son milieu connaissaient
aussi des plaisirs plus fins et des goûts plus calmes. Si l’on veut
retrouver ceux qui leur ont ressemblé le plus, il faut chercher, non
parmi les Barbares du monde antique, mais parmi leurs successeurs
sur le même sol. «Le monde celtique», a dit avec raison M. Mommsen,
«se rattache plus étroitement à l’esprit moderne qu’à la pensée
gréco-romaine.» Et, en cherchant à comprendre Vercingétorix et ses
congénères de l’aristocratie gauloise, j’ai toujours pensé malgré moi
à Gaston Phœbus, superbe d’or, d’argent et de brocart, tantôt lancé
dans d’infernales chevauchées où des meutes haletantes se mêlaient aux
chevaux d’escorte, et tantôt trônant au milieu de ses convives, en face
de la cheminée rayonnante de la grande salle de son château, entouré
d’hommes d’armes, de chanteurs et de poètes, curieux lui-même de vers
harmonieux et de récits imagés, beau conteur et beau diseur à son tour,
intelligent, éloquent, rieur, têtu, cruel et dévot.


III

Les héritiers des grandes familles gauloises étaient élevés pour une
vie de combats et une vie d’intelligence. Monter à cheval, manier les
armes, courir au sanglier, c’était, sans aucun doute, les exercices
obligatoires de leur adolescence. Mais une large part était aussi
faite, dans leur éducation, aux travaux de l’esprit. Ne fallait-il
pas qu’ils pussent comprendre et louer les poésies que les bardes
chanteraient en leur honneur? ne devaient-ils pas eux-mêmes faire
presque l’office de bardes, en célébrant leurs propres exploits et ceux
de leur race avant d’engager les combats singuliers? À table, dans le
conseil du sénat, dans le conseil des chefs de guerre, dans ces grandes
réunions d’hommes, populaires ou armées, où la multitude imposait
souvent sa volonté à ses maîtres, le noble gaulois devait tenir son
rang, être prêt à l’attaque et à la riposte, commander par l’éloquence
et savoir parler d’or.

Aussi est-il envoyé de bonne heure à l’école des druides; il vit
pendant les premières années de sa pensée dans la familiarité
respectueuse de ces prêtres, qui sont d’ailleurs nobles comme lui,
ses égaux par le rang, ses supérieurs par le mérite; et il s’habitue à
honorer autre chose que la force.

Des druides il apprend qu’il a une âme, que cette âme est immortelle,
et que la mort est le simple passage d’un corps humain à un autre corps
humain. Il sait bientôt par eux que le monde est une chose immense, et
que l’humanité s’étend au loin, bien en dehors des terres paternelles
et des sentiers de chasse ou de guerre. Enfin, ses maîtres lui font
connaître ce qu’est la nation celtique, comment les Celtes ont une même
origine, et que tous, amis ou ennemis du moment, sont les descendants
d’un même ancêtre divin. Ainsi, le jeune homme s’imaginait peu à peu la
grandeur du monde, l’éternité de l’âme, l’unité du nom gaulois. C’était
chez lui un prodigieux effort pour élargir son horizon par delà ces
domiciles provisoires et restreints qu’étaient son corps, le domaine
de son père, la cité de ses camarades, pour contempler au loin dans des
espaces infinis la durée de son être et la grandeur de sa race.

Peu d’aristocraties anciennes ont reçu un enseignement d’une telle
portée, mieux fait pour stimuler le courage et l’orgueil, pour
éveiller les vastes ambitions et les progrès généreux. Rien d’étroit,
de formulaire, de strictement traditionnel: les druides savaient, au
besoin, suppléer à leur ignorance par la hardiesse des hypothèses. Ils
ne témoignaient aucun mépris pour les choses étrangères, ils avaient
emprunté à la Grèce son alphabet, et peut-être avaient-ils modifié
leurs doctrines primitives sous la rumeur lointaine de la philosophie
grecque. Enfin, leurs procédés scolaires ôtaient à leur science
ce qu’elle pouvait avoir de rebutant, ce que n’eût point aisément
supporté l’esprit vagabond de la jeunesse celtique. C’était en vers,
sous forme de longs poèmes, qu’ils donnaient leur enseignement; il se
présentait dans la trame continue de périodes cadencées. Les jeunes
gens apprenaient par cœur des chants sans fin, tirades didactiques
ou chansons de gestes, sœurs barbares de l’Iliade d’Homère et de la
Théogonie d’Hésiode. De cette gymnastique incessante ils sortaient
doués d’une excellente mémoire et d’une imagination très active:
deux qualités essentielles, celle-là aux chefs d’État, celle-ci aux
conquérants. Après avoir vécu leur jeunesse au son des épopées, les
nobles étaient tentés de vivre à leur tour ces épopées mêmes.

Pour peu qu’ils eussent, avec l’amour de la gloire, l’intelligence des
belles ambitions, ils entraient dans la vie imprégnés de l’idée que la
Gaule était une grande chose et une seule patrie, et que leur devoir
était d’en faire un même empire. Mettez enfin ces leçons et cette
idée dans l’esprit d’un adolescent dont le père a commandé à tous les
Gaulois, dont le peuple a fourni des rois à toute la Celtique, et vous
comprendrez avec quelle force invincible Vercingétorix a été amené à
reprendre contre César le rôle de Bituit.


IV

Arrivé à l’âge de porter les armes, le jeune noble paraissait à côté
de son père à la tête du clan qu’il devait hériter plus tard. On a
vu que Vercingétorix reçut, n’étant encore qu’un enfant, l’héritage
de Celtill; il eut maison et clientèle à l’âge où beaucoup de Gaulois
n’étaient que les premiers serviteurs de leur père: peut-être prit-il
plus tôt que d’autres l’habitude de commander à des hommes et de faire
valoir sa puissance.

La puissance d’un chef de clan consistait en terres, en or et en hommes.

Comme terres, les chefs de l’Auvergne avaient les plus fertiles de la
Gaule: de la plaine de la Limagne et des prairies du Cantal venaient
les blés, les flots de lait, les masses de fromage, les troupeaux de
bétail dont les nobles réjouissaient la foule de leurs convives les
jours des festins solennels.--En or et en argent, ils possédaient les
revenus des mines voisines ou les héritages de Luern et de Bituit,
ces rois qui se faisaient démagogues en versant de l’or du haut de
leurs chars. Et il fallait aux chefs beaucoup d’or pour la solde
et l’entretien de leurs hommes.--Car, comme la vie des puissants se
passait surtout à combattre et à commander, c’était la richesse en
hommes qui faisait la force d’un clan.

Je désigne par ce mot de «clan», faute d’un nom meilleur, l’ensemble
de choses et de personnes qui dépendaient d’un seigneur gaulois.
Il renfermait des groupes d’origine fort diverse.--Les esclaves et
les affranchis de la famille du chef étaient la catégorie la moins
nombreuse: il y avait en Gaule des formes si variées de la dépendance
qu’il n’était point besoin de recourir à l’esclavage pour se fournir
de serviteurs. Peut-être est-ce dans cette première classe que le
maître choisissait les nombreux employés chargés d’assurer le train
de sa maison, de percevoir ses droits et ses revenus.--Au-dessus
des esclaves, à peine plus considérés qu’eux, était toute une plèbe
d’hommes libres, débris des vieilles populations vaincues par la
noblesse gauloise, ou bien épaves d’une société troublée, victimes
d’un continuel droit du poing, traînards de tribus sans cesse en
mouvement, tous attachés à la personne du chef par des liens d’intérêt
et de crainte aussi tenaces que la tare servile. Parmi eux étaient les
débiteurs du maître, ouvriers ou laboureurs, qui avaient hypothéqué
leur champ, leur travail ou leur personne pour quelques poignées d’or
ou quelques arpents de terres.--Plus haut, se tenaient les clients
de condition meilleure, étroitement unis au seigneur leur patron par
un serment de fidélité, famille morale qui complétait autour de lui
la famille du sang, et qui ne devait point s’éloigner de ses côtés
même au milieu des pires dangers.--Toutes ces sortes de subordonnés
se rencontrent partout dans le monde antique: en voici deux qui
paraissaient particulières à la Gaule et aux Barbares de l’Occident.
Un chef de clan avait à sa solde un certain nombre d’hommes libres,
qui lui servaient d’écuyers et de gardes: cavaliers pour la plupart,
étrangers ou non, ils étaient armés, nourris et payés par lui, ils lui
formaient une escorte guerrière, analogue à cette cavalerie domestique
qu’entretint plus tard l’aristocratie du Bas Empire. Enfin, à côté de
la garde militaire, ce qu’on pourrait appeler la cour intellectuelle:
le noble n’allait pas sans ses «parasites», convives officieux qui
égayaient sa table, sans ses bardes surtout, les chantres nécessaires
aux heures de repas et à la solennité des cortèges.

Il faut sans doute aussi ajouter à cette multitude les ouvriers des
grandes villes, qui constituaient ce qu’un Romain eût appelé une «plèbe
municipale». Cette plèbe était, suivant toute vraisemblance, non pas
groupée en un corps public comme celle des tribus de Rome, mais divisée
entre les plus riches des chefs de clan, ainsi du reste qu’avaient
vécu les plébéiens du Latium, au temps où les Tarquins recrutaient
leurs adhérents parmi les ouvriers du Capitole. La ville d’Uxellodunum,
chez les Cadurques, fut tout entière dans la clientèle de Lucter, le
compagnon d’armes de Vercingétorix, et je ne serais pas étonné si une
bonne partie de la population de Gergovie eût été cliente du grand
chef arverne. Car ce serait se tromper sur la société gauloise que
de n’apercevoir en elle qu’une aristocratie équestre commandant à une
clientèle rurale. Il y avait quelques centres municipaux, peuplés de
milliers d’ouvriers: Avaricum était, dit César lui-même, «une très
belle ville»; Gergovie et Bibracte étaient pour le moins de très
grandes bourgades, celle-là avec ses soixante-dix hectares, celle-ci
avec une superficie presque double: quand Auguste transporta à Autun
les habitants de la vieille cité éduenne, il fit bâtir pour les
renfermer une muraille de près de 6 kilomètres de circuit, qui pouvait
contenir plusieurs dizaines de mille hommes. Les fouilles de Bibracte
(et Gergovie devait lui ressembler) ont fait reconnaître un fouillis de
maisons tassées, d’échoppes et de boutiques encombrées, des marchés,
des rues et des venelles, une série de quartiers dont chacun était le
domaine d’un métier différent, et où les gens vivaient, travaillaient,
mouraient et recevaient leur sépulture ensemble; on a reconstitué des
ateliers de forgerons, de fondeurs, d’émailleurs aux établis rutilants.
Et on se représente aisément la foule qui vivait là au temps de
Dumnorix, active, grouillante, tapageuse, et disposée, dans les jours
de conflit politique, à fournir à un chef ambitieux l’appoint décisif
d’une émeute populaire.


V

Nous nous expliquons maintenant pourquoi César, à chacun des livres
de ses Commentaires, revient et insiste sur cette masse d’hommes qui
suivent la fortune d’un chef. Il pose en règle générale: «Le degré
de richesse et de noblesse chez les grands se mesure par le nombre de
mercenaires et de clients attachés à lui: en dehors de cette force en
serviteurs, il n’y a ni crédit ni pouvoir.»

Ces armées familiales et libres, ces suites innombrables de cavaliers
qui se lèvent à l’appel d’un seul homme, étonnent et inquiètent dès
le premier jour le proconsul; cependant il a vu à Rome des puissances
semblables, comme la famille d’esclaves et de clients de Crassus, comme
la bande d’émeutiers dont vivent Clodius et Milon. Mais le clan gaulois
lui paraît tout autrement formidable. Les têtes s’y comptaient, non par
centaines, mais par milliers. Les serviteurs domestiques d’Orgétorix
l’Helvète étaient au nombre de dix mille, sans parler de ses clients
et de ses débiteurs, dont le chiffre, dit César, était également
considérable: un tel clan, à lui seul, formait presque une tribu.

Quand il se déplaçait, avec ses femmes, ses bêtes et ses chariots,
il semblait que ce fût un peuple à la recherche de nouvelles terres.
Quand il grondait dans les villes, il n’y avait magistrat si puissant
qui ne se sentît menacé; presque toujours le gouvernement des peuples
gaulois ne gardait un cours régulier que parce que les deux ou trois
plus grands clans se surveillaient et se neutralisaient. Mais souvent,
le magistrat n’était que le premier serviteur d’un chef trop influent.
Lorsque Dumnorix voulut affermer les impôts et péages de la cité des
Éduens, nul n’osa se présenter contre lui, et il les eut à vil prix.
«Vous croyez», disait Ambiorix, roi chez les Éburons, «que je commande
à mon peuple: je ne suis que son principal sujet.» Orgétorix, accusé
par les chefs de la cité, se présenta devant l’assemblée suivi des
milliers d’hommes de son clan, et personne n’osa plus l’accuser.

Le clan, ayant son chef, ses groupes, son état-major, son armée, sa
forteresse, ses serviteurs ruraux et urbains, était une cité dans
la cité même. Comme elle, il avait des relations diplomatiques,
il contractait des alliances au dehors; des liens d’hospitalité se
formaient entre les grands clans des peuples voisins. Comm avait des
amis dans toute la Belgique. Dumnorix possédait chez les Séquanes
et ailleurs un grand nombre d’hôtes ou d’obligés auxquels il avait
fait largesse. Il s’était marié dans la famille d’Orgétorix; d’autres
mariages avaient uni les siens aux plus puissantes familles des
Bituriges et de nations plus lointaines. Pour aboutir à la fédération
des cités, Dumnorix avait fait l’union des principaux clans, et telle
était en effet la force énorme dont chacun d’eux disposait, que la
confédération de trois ou quatre grands chefs suffisait pour les faire
prétendre à l’empire de la Gaule.

Pareille institution n’était pas chose nouvelle dans le monde connu
des Romains. Appius Claudius, quittant les montagnes de la Sabine
pour immigrer sur le sol latin avec ses cinq mille clients; Fabius,
allant combattre les Étrusques avec les trois cent six membres de sa
famille et la foule de ses serviteurs, sont les précurseurs italiens
de Dumnorix et de Vercingétorix. Seulement, le clan du patricien romain
n’a pas la même allure que celui du chef gaulois. Il limite son horizon
à la Forêt Ciminienne et au sommet du Mont Albain; ses hommes sont des
fantassins entêtés, des combattants méthodiques, des laboureurs avides,
des politiques vétilleux à la parole formulaire et à la pensée étroite.
Le clan celtique est une bande de cavaliers aux galops indomptables,
à l’humeur capricieuse, aux résolutions subites, rêvant de descendre
dans les plaines lointaines, d’où l’on revient au son des chants et
des vers, avec les têtes des vaincus se balançant sur le poitrail des
montures.


VI

C’est à la tête d’une multitude de ce genre, force militaire et
familiale qui appartenait à lui seul, que se trouvait Vercingétorix
l’an 53 avant notre ère. Lorsque César nous dit que le jeune chef
possédait chez son peuple «un très grand pouvoir», cela signifie qu’il
conduisait le clan le plus redoutable de la nation arverne.

La puissance de Vercingétorix s’accroissait singulièrement de sa valeur
personnelle.

Les qualités et les défauts de son âme, nous ne pourrons les juger
qu’en le voyant à l’œuvre. Mais la splendeur de son corps haut et
superbe le désignait au commandement et à l’admiration des foules. Il
avait la supériorité physique, qui donne à la volonté une assurance
nouvelle. Il faut se le figurer avec cette grande taille qui émouvait
les Romains, cet aspect farouche qui effrayait l’ennemi, droit sur
son cheval de bataille, vêtu de la tunique aux couleurs bigarrées, la
poitrine constellée de phalères de métal, ayant à son côté, suspendue
par un baudrier d’or, la large et longue épée incrustée de corail,
sur sa tête le casque surmonté d’un monstrueux cimier qui semblait
prolonger encore sa haute stature,--mais aussi, flottant autour de cet
appareil d’éclat et de terreur, le souffle vivant de la jeunesse, l’air
de virginité militaire du chef adolescent qui n’a point encore souffert
pour la liberté. S’il était vrai que les âmes des guerriers gaulois
émigraient d’un corps à l’autre, les Arvernes ont pu se demander si
Luern ou Bituit, les chefs encore célèbres de la Gaule triomphante,
ne revenaient pas de leur lointain séjour sous la forme juvénile du
dernier de leurs successeurs.



CHAPITRE IX

LE SOULÈVEMENT DE LA GAULE

      Carnutes se... principes ex omnibus bellum facturos
      pollicentur.

      CÉSAR, _Guerre des Gaules_, VII, 2, § 1.

  I. Révolte des Sénons et des Carnutes.--II. De l’intervention
  de la religion et des druides dans le soulèvement général.--III.
  Campagne de 53. Départ de César.--IV. Bilan de l’œuvre de César
  en Gaule; motifs de mécontentement.--V. Progrès de la conjuration:
  intervention de Comm et de Vercingétorix.--VI. Assemblée générale
  des conjurés.--VII. Soulèvement. Vercingétorix, roi à Gergovie.


I

La mort de Dumnorix et d’Indutiomar, la défaite d’Ambiorix avaient
arrêté le soulèvement de la Gaule en 54; mais la conjuration, une fois
formée, ne s’était point rompue.

Au mois de mars 53, César réunit à Samarobrive (Amiens) l’assemblée
générale de la Gaule: il la présida, à son habitude, du haut de son
tribunal. Les Trévires, en guerre avec lui, n’y parurent pas, et
le proconsul n’eut pas lieu de s’en étonner. Mais, pour la première
fois depuis qu’il commandait en Gaule, deux des principales nations
celtiques, les Sénons et les Carnutes, refusèrent d’envoyer des députés
pour jouer près du camp romain la comédie de la liberté gauloise.

Elles avaient, quelques semaines auparavant, aboli la royauté que César
leur avait imposée. Chez les Carnutes, le roi Tasget avait été égorgé
sans autre forme de procès. Chez les Sénons, le roi Cavarin avait été,
semble-t-il, condamné régulièrement par le sénat de la nation, présidé
ou conseillé par Acco: mais on avait apporté une telle solennité à
l’affaire que Cavarin avait eu le temps de se réfugier, à la tête des
siens, auprès du proconsul. Ni des Carnutes ni des Sénons César n’avait
reçu les satisfactions qu’il désirait; ils avaient au contraire échangé
des promesses avec les Trévires, et leur abstention à Samarobrive
ressemblait à une déclaration de guerre.

La révolte de ces deux peuples avait une tout autre importance que
celle des Éburons et des Trévires, peuplades à demi germaniques,
presque cachées entre la Moselle, la Meuse et le Rhin, derrière les
fourrés et les marécages de la forêt des Ardennes.

Les Sénons et les Carnutes étaient alors parmi les nations les plus
considérées de la Gaule: ils n’étaient guère inférieurs, comme rang
et comme puissance, qu’aux Rèmes et aux Éduens. Les Sénons passaient
pour un peuple «solide et de grande autorité». Ils possédaient un
très vaste territoire, s’étendant depuis les pentes septentrionales du
Morvan éduen jusqu’aux abords de la Marne; ils étaient maîtres de la
plupart des vallées qui convergent du Sud et de l’Est vers le bassin de
Paris: celles de la Seine, de l’Armançon, de l’Yonne (sur les bords de
laquelle étaient leur principale ville, _Agedincum_, Sens), du Loing
et de l’Essonne. Une alliance étroite les avait unis aux Parisiens de
Lutèce. Ils commandaient ainsi les principales routes qui, d’Amiens,
menaient au centre et au sud de la Gaule: hostiles à César, ils lui
fermaient le plus court chemin de l’Italie.

La défection des Carnutes était presque aussi grave au point de
vue militaire, elle avait une portée morale beaucoup plus grande.
C’était une des nations les plus célèbres et les plus étendues de
la Gaule centrale. Elle s’appuyait sur les deux plus grands fleuves:
au Sud, elle possédait les deux bords de la Loire, à l’endroit même
où celle-ci remonte le plus vers le Nord, et elle avait sur la rive
septentrionale sa principale ville, Génabum (Orléans), la clé de la
défense militaire de tout le bassin; au Nord, les Carnutes possédaient,
en face du débouché de l’Oise, les bords de la Seine, de Mantes à
Poissy. Leur territoire était regardé par les Celtes, comme «le milieu
de la Gaule entière», et fort justement. Car il servait de lien entre
les terres armoricaines à l’Ouest et les plateaux éduens à l’Est,
entre la Belgique qu’il touchait au Nord et les Bituriges et les
Arvernes qu’il avoisinait au Midi. C’était un centre merveilleux pour
les opérations commerciales: à la suite des victoires de César, les
marchands romains s’établirent à Orléans et y ouvrirent leurs magasins.
Les Carnutes possédaient du reste ce dont César avait le plus besoin
pour se maintenir en Gaule, la race des robustes chevaux du Perche, la
fécondité des blés de la Beauce; aussi le proconsul avait-il installé
à Génabum son principal service d’approvisionnement. Enfin, dernier et
redoutable élément d’influence, les Carnutes inspiraient aux Gaulois
une sorte de respect religieux: chez eux se trouvait l’enceinte
consacrée où se réunissait, chaque année, le conseil général des
druides. C’était sur la terre carnute que reposait toujours, malgré la
désunion des peuples, le foyer commun de toute la Gaule.

Les Carnutes avaient donc, autant que les Arvernes, plus même que les
Éduens, le droit de jouer en Gaule un rôle universel. Seuls peut-être
d’entre les peuples du Centre, ils jouissaient d’une certaine autorité
parmi les tribus de l’Armorique, dont quelques-unes leur étaient
apparentées. Ils furent une des nations qui maintinrent l’unité
religieuse et la grandeur du monde celtique. Leur abstention, en mars
53, paraissait signifier à César que les dieux de la Gaule commençaient
à se séparer de lui. Si la forêt sacrée des Carnutes se peuplait de ses
ennemis, les hauts sommets où habitait Teutatès ne tarderaient point à
s’illuminer des feux de la révolte.


II

Le nom des Carnutes doit attirer notre attention sur les druides.
Ont-ils, eux aussi, dénoncé la guerre à César, ou se sont-ils tenus,
eux et leurs dieux, dans la neutralité? Quelle a été, depuis l’arrivée
jusqu’au départ du proconsul, l’attitude de l’aristocratie religieuse
en face du peuple romain?

À ces questions, nul ne pourra jamais répondre que par des conjectures.
On ne trouvera pas la moindre allusion, dans les Commentaires de César,
à un rôle joué par la religion dans la guerre de la Gaule; et les
autres historiens, plus ou moins influencés par lui, imitent sur ce
point sa réserve.

Ce silence doit être voulu. César a vécu pendant quelques mois auprès
du druide Diviciac; il en a fait son confident et son conseiller dans
des causes délicates: pas un instant il n’a mentionné sa qualité de
prêtre. Il a prêté aux chefs gaulois de beaux et longs discours: il
évite de leur faire prononcer les noms des dieux. Une seule fois, dans
le cours des grandes révoltes, nous nous apercevons qu’ils pensaient à
la divinité en combattant, et c’est en lisant le livre des Commentaires
qui n’est point écrit par César.

Le proconsul a la ferme volonté de tenir les puissances religieuses
à l’écart du récit de ses démêlés avec les hommes. A-t-il jugé, lui,
sceptique par philosophie, qu’il était inutile de faire intervenir,
pour expliquer des affaires sérieuses et positives, les fantômes créés
par l’imagination craintive des peuples? ou bien, politique prudent,
a-t-il voulu insinuer aux Gaulois, en racontant ses victoires, que
leurs dieux n’ont paru nulle part, et que, s’ils se trouvaient d’un
côté, c’était de celui des Romains? ne dit-il pas lui-même, et tout
à fait incidemment, que ces dieux ressemblaient à ceux de Rome, leur
Teutatès n’étant que Mercure? Quoi qu’il en soit, tous les insurgés
dont parle César, Ambiorix, Indutiomar, Vercingétorix lui-même et
surtout, et les soldats aussi bien que les chefs, n’apparaissent dans
les Commentaires que comme des hommes qui commandent ou qui obéissent,
et rien de plus, ignorants de la prière et de la foi, étrangers à toute
crainte religieuse et à toute espérance vers le ciel. César ne leur a
laissé que l’allure militaire, et le moins possible de couleur locale.
Il a laïcisé à outrance l’esprit et l’histoire de la Gaule.

César a par là, sinon dénaturé, du moins dénudé cette histoire. Nul ne
croira que la Gaule n’ait pas appelé prêtres et dieux à son secours.
Ces hommes, que leur adversaire regarde comme voués aux superstitions,
ont dû terriblement jouer de leurs croyances dans ces journées
décisives de leur vie; ces dieux, dont la multitude grouillait sur les
montagnes, le long des sources et dans les bois, ont dû s’agiter sur
le passage de tant d’hommes en armes; le sang des victimes humaines
a dû couler pour solenniser les serments des conjurations suprêmes et
attirer sur les étendards gaulois la faveur des puissances souveraines.
Il est impossible que les druides, leurs prophètes et leurs bardes
soient devenus subitement muets à l’arrivée des Romains: les prêtres
et les desservants de la religion gauloise avaient la parole facile et
l’humeur loquace. Voilà des hommes dont César nous dit, textuellement:
«Ils décident presque de toutes les causes privées et publiques; ils
peuvent interdire les sacrifices aux particuliers et aux nations mêmes
qui n’acceptent pas leurs sentences: il n’y a en Gaule que deux classes
qui soient considérées, les druides et les chevaliers; et c’est par les
prêtres que les magistrats peuvent être installés.» Croira-t-on que,
jusque-là arbitres et juges suprêmes, les druides aient brusquement
abdiqué leur puissance? Je ne m’imagine pas la subite abstention de
tout un sacerdoce au milieu des conflits politiques et des luttes
nationales.

Si la logique des faits n’a point subi trop de démentis dans la guerre
des Gaules, s’il est permis de deviner la conduite des hommes d’après
leur origine et leur caractère, voici ce qu’on pourrait supposer de
l’histoire des druides depuis l’arrivée des Romains.

À aucun moment, je doute qu’ils aient été unanimes pour ou contre Jules
César. Le sacerdoce partagea les querelles et les partis-pris de la
noblesse, à laquelle il était allié. Malgré leurs assemblées générales
et leur chef unique, les prêtres étaient divisés entre eux; les
armes seules décidaient parfois du choix du grand pontife. Éduens et
Séquanes, chaque parti devait tenir à ce qu’il fût homme de son goût,
comme Athéniens ou Spartiates cherchaient à faire parler leur langue à
la sibylle d’Apollon.

Au début, les prêtres, ainsi que les nobles, sont en majorité du côté
de César. C’est un druide que Diviciac, le traître le plus intelligent
et le plus utile que le proconsul ait rencontré chez les Gaulois; et
je soupçonne que le druidisme était particulièrement influent chez les
Éduens, amis presque séculaires du peuple romain.

Insensiblement, les prêtres, eux aussi, s’éloignèrent du proconsul. Il
n’est plus question de Diviciac après 57. L’impérialisme militaire de
César s’accommodait mal d’une théocratie officieuse. Ce fut, de tous
les Romains, celui que les scrupules religieux ont le moins arrêté.
Les dieux gaulois ne troublèrent pas plus son bon sens que les dieux
de Rome. Il s’est passé, sans nul doute, des auspices sacerdotaux pour
introniser Tasget et Cavarin; on ne se représente pas les druides
inaugurant l’assemblée de la Gaule sous la présidence du général
romain. La civilisation latine menaçait d’une fin prochaine ce qui
faisait la grandeur et la puissance du sacerdoce national: les chants
des bardes, les prophéties des devins, les sacrifices sanglants des
prêtres. En présence de César, les lyres ne résonnaient plus de la
louange des héros gaulois, et les dieux étaient sevrés de victimes
humaines.

Depuis l’hiver de 54-53, la majorité des druides est passée (je le
suppose du moins) du côté de la conjuration: si les prêtres n’en
furent pas les inspirateurs, ils en étaient du moins les auxiliaires.
Quatre ans plus tard, lorsque César quitta pour toujours la Gaule
vaincue, les bardes et les druides furent les premiers à se réjouir,
et reprirent, ceux-là leurs harpes et ceux-ci leurs couteaux. Après la
mort de Néron, au temps de l’incendie du Capitole, ce sont les druides
qui prophétisent la revanche des Celtes: les Romains ne séparent pas
leur nom de la crainte d’une révolte gauloise. De la même manière, à la
veille du principal soulèvement, ils ne purent être que du côté de ceux
qui le préparaient. Ce fut dans la profondeur des bois que se tinrent
les conciliabules des chefs, et ces bois étaient l’asile ordinaire
des rendez-vous sacrés. Les conjurés profitaient des fêtes d’hiver
pour haranguer les hommes, et c’étaient des prêtres qui présidaient à
ces fêtes. Un des deux chefs carnutes qui proclameront la guerre dans
l’hiver de 53-52, semble être revêtu d’un sacerdoce.

Car, enfin, ce sont les Carnutes qui, les quatre dernières années de
la guerre, se sont périodiquement faits «les hérauts» du soulèvement
(et, chose étrange! leur nom signifie peut-être, en langue celtique,
la trompette de combat). En 54, ils massacrent le roi imposé par
Rome; en 53, ils refusent de venir à l’assemblée convoquée par César;
en 52, l’année de Vercingétorix, ils donnent le signal de l’entrée
en campagne; l’année suivante encore, après la chute d’Alésia, ils
recommenceront la lutte à l’improviste, au beau milieu de l’hiver. Ils
furent, de tous les peuples de la Gaule, celui qui s’acharna le plus
à vouloir la liberté, et c’était celui qui offrait l’hospitalité à la
réunion des prêtres. Ce ne peut être un hasard si le mot d’ordre de la
révolte a toujours été lancé près de l’enceinte sacrée où les druides
prenaient leurs décisions.


III

Mais, en mars 53, le signal fut encore donné trop tôt: aucune autre
nation du Centre ne se trouva en mesure de suivre l’exemple des Éburons
et des Trévires, des Sénons et des Carnutes.

César agit avec cette rapidité de décision qui est le trait distinctif
de sa nature. Il ne laissa pas au mouvement le temps de s’étendre
vers le Sud. L’assemblée de la Gaule à peine réunie, à Samarobrive, et
l’absence des révoltés une fois constatée, il la déclare suspendue, la
renvoie à Lutèce chez les Parisiens, et se dirige à grandes étapes vers
le territoire des Sénons. La marche fut si prompte, qu’ils n’eurent
même pas le temps de se réfugier dans leurs places-fortes. Ils firent
leur soumission, les Carnutes de même: les Éduens intercédèrent pour
ceux-là, les Rèmes pour ceux-ci. César se fit livrer des otages par
chacun des deux peuples, et les choisit parmi les plus compromis: mais
il réserva toute autre décision. Il revint ensuite à Lutèce, et tint
l’assemblée, où il fixa le contingent de cavalerie que la Gaule devait
lui fournir pour la prochaine campagne.

Alors, disent les Commentaires, «la Gaule centrale étant pacifiée,
César n’eut plus de pensée et de volonté que pour s’acharner contre
les Trévires et les Éburons». Une guerre inexpiable commença. Labiénus
écrasa encore les Trévires, et ce qui restait de la nation fut donné à
Cingétorix, l’ami du peuple romain. César traqua les Éburons comme des
bêtes fauves, et pour les anéantir plus sûrement, il sembla convier les
Germains eux-mêmes à prendre part à la curée. Mais Ambiorix échappa,
les Germains maltraitèrent moins les Éburons que les hommes de César,
et ce fut avec un sentiment de dépit que celui-ci ramena ses légions à
Durocortorum (Reims).

Là se réunit l’assemblée d’automne. Les événements de l’année n’avaient
point disposé César à la clémence. Il consacra cette session à
instruire l’affaire des Carnutes et des Sénons: il ne fut pas question
de pardon et d’oubli. Acco, le chef des conjurés sénons, fut condamné
à la peine capitale, et César prit soin qu’il fût exécuté à la manière
romaine. D’autres otages s’étaient enfuis avant le jugement: ils furent
condamnés à l’exil. Puis l’assemblée fut congédiée.

La campagne militaire et diplomatique de l’année 53 était achevée. Il
n’y avait plus d’hommes en armes en deçà du Rhin, sauf Ambiorix et ses
quatre compagnons: tout le monde avait obéi à la réunion d’automne.
La Gaule entière était cette fois, écrivait César sur ses tablettes,
«tranquille et apaisée». Il désigna les campements d’hiver de ses
dix légions: deux furent logées près des Trévires, sur l’Aisne, la
Meuse ou la Moselle, surveillant la frontière de la Germanie et les
retraites d’Ambiorix. Le gros de l’armée fut déplacé vers le Sud,
dans le bassin de la Seine: six légions à Sens, deux autres plus bas
encore, chez les Lingons du pays de Langres et de Dijon; Caius Fufius
Cita, chevalier romain, fut envoyé à Génabum (Orléans), pour diriger
l’approvisionnement des camps romains. Labiénus, le plus capable et le
plus élevé en grade des lieutenants de César, fut chargé de veiller au
salut de l’armée, pendant l’absence du proconsul.

Sauf le corps qui avoisinait les Germains, les légions romaines se
trouvaient sur la route directe qui menait du Nord en Italie, comme
si César, après six années de campagnes, voulait déjà leur montrer le
chemin du retour. Lui-même prit cette route, franchit les Alpes, arriva
sur les bords du Pô.

L’hiver survenait, les forêts celtiques se dépouillèrent, et les
Gaulois virent reparaître la verdure éternelle des guis aux rameaux des
arbres dénudés (novembre 53).


IV

Presque chaque année, à l’entrée de l’hiver, Jules César avait annoncé
de même la pacification de la Gaule. Mais jamais il n’y avait cru
davantage, jamais il ne se trompa plus complètement.

À force de ne voir dans la Gaule que des cités jalouses et des partis
ennemis, il s’était persuadé qu’elle était plus incapable que la Grèce
même de s’entendre contre l’étranger; il se fit illusion sur la force
et la nature des sentiments des vaincus, sur la durée et l’étendue
de leurs colères. Son attitude pendant l’hiver qui commence est d’une
étrange imprudence. Il ne se doute de rien, son service d’espionnage,
si bien fait l’année précédente, ne lui donne aucun renseignement
essentiel. Ses légats demeurent immobiles et tranquilles dans leurs
campements; s’il lève des troupes en Cisalpine, c’est contre ses
ennemis du sénat. De Langres ou de Dijon, où campent ses légions les
plus proches, jusqu’à Lucques ou Ravenne, où il va s’installer, il y a
150, 200 lieues et davantage, plus d’une semaine de chevauchée rapide,
et pas un détachement important pour garder les communications. Les
dix légions elles-mêmes, ramassées entre les plaines de la Champagne
et le plateau de Langres, ne commandent pas sur plus d’un dixième de la
Gaule. Ce qui peut se passer en Auvergne, sur la Loire ou en Armorique,
leur échappe complètement. César ne prévoit pas l’imminence d’un
mouvement général; il le juge impossible, matériellement et moralement.

Car c’est le propre des ambitions universelles de méconnaître la valeur
du patriotisme, la force de l’esprit national. Napoléon se brisa à
vouloir briser les peuples. César se perdit deux fois par mépris ou
ignorance des sentiments d’une nation: lorsque, dictateur à Rome, il
crut qu’il pouvait y être roi; lorsque, proconsul dans la Gaule, il la
crut soumise le jour où elle fut silencieuse.

À cette heure où il ignorait le plus ce qui se faisait en Gaule,
les Gaulois dressaient le bilan de ce que César leur avait
apporté.--L’aristocratie l’avait accueilli, et il lui avait imposé
un roi chez les Carnutes, chez les Sénons et ailleurs. Les Éduens lui
avaient donné l’alliance de la Gaule, et il avait pris la présidence de
l’assemblée, et il avait grandi, contre eux, la puissance des Rèmes.
Il s’était dit le sauveur des Séquanes, et il avait laissé les Rèmes
encore leur dérober leur clientèle. Les plus grands chefs étaient
morts, et non pas tous sur les champs de bataille: Acco, Indutiomar,
Dumnorix, le plus populaire de tous. L’action néfaste de César avait
détruit des sénats entiers, les uns massacrés, d’autres frappés de
proscription. Les nobles traînaient à travers les campements leurs
tristesses d’otages éternels. Cette superbe cavalerie qui était
l’ornement de la Gaule s’était usée dans des chevauchées sans gloire
en Bretagne et en Germanie. Pour ménager ses fantassins légionnaires,
César exposait ses auxiliaires gaulois aux principaux dangers. Ses
commis aux vivres drainaient les blés et les fourrages; les marchands
romains commençaient dans les grandes villes leur besogne d’accapareurs
et d’usuriers. César était venu pour délivrer la Gaule: il y tenait ses
assises à la Romaine. Il était venu pour chasser les Germains: et, dans
l’été qui venait de finir, il leur avait presque ouvert la frontière
pour satisfaire sa haine contre Ambiorix. Que de contradictions entre
ses premières paroles et ses derniers actes!

Ceux qui énuméraient ainsi les actions de César rappelaient aussi le
passé de la Gaule, cette liberté dont elle avait été si fière jusqu’à
l’arrivée des Romains, cette gloire militaire dont le monde entier
avait tremblé. Mourir pour mourir, il valait mieux que ce fût les armes
à la main, contre l’ennemi national. Et puis, était-on sûr de ne point
revivre après ce qu’on appelait la mort?


V

Tels étaient les propos qui s’échangeaient dans les grandes réunions
d’hommes, les jours de marchés et les jours de fêtes. L’hiver, la
population est moins dispersée dans les champs, les fêtes sont plus
nombreuses, les familles se rapprochent davantage. Les chefs, parents,
amis ou complices d’Acco et des meurtriers de Tasget, profitaient de
ces assemblées pour travailler leurs clients et la foule. Deux surtout
parlèrent et agirent: Comm en Belgique et Vercingétorix dans la Gaule
centrale.

Comm l’Atrébate, roi chez les Morins, répudiait lui aussi cette amitié
de César qui lui avait valu sa royauté. Il se faisait le chef du
complot dans le Nord, où son nom était fort connu. C’était un homme
intelligent, adroit, actif, quoique un peu trop agité pour l’œuvre
qu’il s’agissait de mener à bonne fin. Ses démarches dans les cités
voisines firent surprendre son secret par Labiénus; il se laissa
attirer dans une embuscade, d’où il sortit grièvement blessé, réduit à
l’impuissance, et la conjuration fut ajournée en Belgique.

Le légat de César paraît avoir été moins au courant de ce qui se
passait entre la Seine et les montagnes du Centre. Vercingétorix allait
et venait sans être inquiété, et «sa parole ardente et fière réveillait
l’amour de l’antique liberté».

Peu à peu l’entente se fit ou se renoua entre les principaux chefs.
Des réunions plus nombreuses, plus mystérieuses et plus décisives
furent tenues dans les bois ou dans des retraites invisibles, et l’on
y parla nettement des moyens de soulever la Gaule. De sûrs messagers
circulèrent rapidement entre toutes les cités du Centre et de l’Ouest,
de Génabum à Gergovie, de Lutèce jusqu’en Armorique (décembre 53).


VI

Enfin, le rendez-vous général fut fixé dans une de ces forêts profondes
où la Gaule conjurée pouvait délibérer sans autre crainte que celle
de ses dieux. Tout contribua à donner à cette assemblée une poignante
solennité. Les principales nations étaient représentées par les plus
nobles de leurs chefs; les hommes, au fond de ces bois, se trouvaient
plus près de la divinité; on avait apporté les étendards militaires
des tribus, signes aimés de leur gloire d’autrefois et symboles de leur
génie éternel.

On se mit aisément d’accord sur les points essentiels.--Le soulèvement
devait avoir lieu sur-le-champ, en plein hiver, pendant que César,
ignorant tout, était séparé de ses légions: en son absence, les légats
n’oseraient point bouger, lui-même craindrait de revenir sans une armée
pour escorte. Pourrait-il même quitter Ravenne, où il se trouvait en
ce moment? D’étranges nouvelles venaient d’arriver d’Italie: Clodius,
l’ami de César, avait été tué (30 décembre 53); l’incendie ravageait le
forum, la république était en danger; le sénat armait des légions, sans
doute contre le proconsul. Ces nouvelles, défigurées par la distance
et l’exagération habituelle aux Gaulois, leur donnaient une excitation
de plus, achevaient de les affermir dans leur décision.--César pourrait
être pris entre deux adversaires, le sénat et la Gaule. Il fallait, par
un coup de main, lui couper la route des camps. La prise d’armes devait
avoir lieu, à quelques heures près, le même jour dans toutes les cités
conjurées.

Il fallut décider alors quelle nation et quels chefs auraient le
périlleux honneur de donner le signal. On fit de belles promesses à
ceux qui voudraient, au péril de leur vie, se dévouer à la liberté de
la Gaule. Les Arvernes ne pouvaient être appelés à ce rôle, puisque
les chefs de la nation, Gobannitio et les autres, étaient hostiles au
parti des patriotes. Les Carnutes, au contraire, étaient tout désignés
pour le remplir: ils étaient, depuis deux ans, entraînés contre César
sans retour possible; leur territoire étant au centre de la Gaule, le
signal qu’ils feraient arriverait en même temps à toutes les nations
conjurées. Ils acceptèrent d’eux-mêmes de commencer le combat, et de
faire la première libation de sang romain.

Il est probable qu’on agita enfin la question du commandement suprême.
Peut-être promit-on dès lors à Vercingétorix de rendre la suprématie au
peuple arverne, s’il parvenait à le rendre à la cause de la liberté.

Les Carnutes avaient expérimenté par deux fois l’humeur inconstante
de leurs compatriotes: ils demandèrent des garanties, pour n’être
pas abandonnés dans cette aventure capitale. L’usage était en Gaule
de laisser des otages entre les mains des chefs envers lesquels on
s’engageait: mais à le faire maintenant, on eût risqué d’ébruiter
le complot. Alors, et toujours sur la proposition des Carnutes, on
remplaça le lien corporel des otages échangés par le lien religieux du
serment collectif.--Les étendards sont approchés et réunis en faisceau,
ce qui est le symbole de l’entente des tribus associées: les chefs
les entourent, et, les mains étendues vers ces témoins des patries
conjurées, ils prêtent serment de répondre au signal donné.--C’était la
plus puissante des cérémonies, l’acte mystérieux et redoutable d’une
fédération sacrée. Les chefs, désormais, n’appartenaient plus qu’à
leurs dieux, gardiens de la cause et du serment.

Des remerciements furent votés aux Carnutes. Le jour précis de la
révolte fut fixé. On arrêta sans doute un système de signaux et de
crieurs pour mettre ce jour-là Génabum en communication rapide avec
le reste de la Gaule. Puis on se sépara. Vercingétorix, à Gergovie,
attendit le mot d’ordre.

Pendant ce temps, César, à Ravenne, suivait avec inquiétude les
événements de Rome. C’était le fort de l’hiver. Les fleuves débordés
avaient détruit les routes des plaines; les sentiers des montagnes
disparaissaient sous la neige; les ruisseaux étaient pris par la glace;
les Alpes et les Cévennes étaient devenues impraticables, et leur
double muraille fermait la Gaule à César (52, milieu de janvier).


VII

Le jour fixé, deux chefs carnutes, Gutuatr et Conconnetodumn, hommes
d’audace et d’aventure, les «risque-tout» de l’indépendance, pour
parler comme César, donnent le signal, réunissent leurs hommes et
entrent dans Génabum. Ils vont droit aux maisons où habitaient les
citoyens romains, les égorgent sans trouver de résistance et font main
basse sur leurs biens. Cita, le chef de l’intendance de César, périt
comme les autres. La révolte commençait en Gaule ainsi qu’elle débutait
toujours dans les pays soumis à Rome: le premier sang versé était
celui des trafiquants italiens, avant-coureurs de la servitude et ses
premiers bénéficiaires.

Cela se fit au lever du soleil, un matin de janvier. Des crieurs, tout
autour de Génabum, avaient été disposés à travers champs et forêts
jusqu’aux extrémités de la Gaule. De relai en relai, la nouvelle gagna
le même jour les cités voisines. Et telle était la rapidité et le
nombre de ces étapes vocales qu’avant huit heures du soir, à 160 milles
de là, Vercingétorix et les hommes de l’Auvergne reçurent le signal: il
traversa la Gaule avec la vitesse du vent, faisant cinq grandes lieues
à l’heure. En quarante-huit heures, tous les conjurés de la Gaule
entière durent entendre le mot d’ordre de la liberté.

Vercingétorix était à Gergovie. Au premier cri venu de Génabum, il fit
prendre les armes à son clan, qu’il n’eut pas de peine à entraîner
pour la liberté. Mais un obstacle l’arrêta sur-le-champ. Gobannitio
son oncle et les autres chefs, tenus sans doute jusque-là à l’écart du
complot, le désavouent dès qu’ils le connaissent. On court aux armes de
part et d’autre. Vercingétorix et les siens sont les plus faibles, et
jetés hors de Gergovie.

Mais ce ne fut, pour les amis de César, qu’un court répit. Dans la
campagne, où la dureté de la saison suspendait les travaux des champs,
le fils de Celtill n’eut point de peine à grossir sa troupe de nombreux
partisans. La plèbe rurale, les chemineaux de l’hiver, les misérables
fugitifs que des années de luttes politiques avaient éloignés de la
ville, toutes ces ruines humaines de la misère et de la discorde,
se réunirent à Vercingétorix. Au nom de la liberté de la Gaule,
beaucoup de ces prolétaires s’insurgeaient sans doute par haine de
l’aristocratie dominante qui les exploitait dans les chantiers et sur
les terres.

En quelques jours, peut-être seulement en quelques heures, le fils
de Celtill eut, derrière ses propres hommes, toute une armée, groupée
par le souvenir de son père, le besoin de combattre, l’éloquence de sa
parole, le prestige de sa cause: car il l’exhortait de s’armer «pour
la défense de la liberté de toute la Gaule», et il en était le chef et
l’orateur. Alors il put rentrer sans peine à Gergovie; et, à leur tour,
Gobannitio et les autres chefs furent chassés de la ville et expulsés
du pays.

Revenu en vainqueur dans la cité de son père, Vercingétorix fut acclamé
comme roi par ceux qui s’étaient dévoués à sa fortune. Il accepta
le titre, il prit le pouvoir. Ce n’était sans doute qu’une tyrannie
tumultuaire, à peine plus qu’une démagogie militaire, et beaucoup de
nobles ses congénères ont dû hésiter à la reconnaître. Mais la noblesse
quasi royale de sa lignée, la gloire de son père Celtill, la sainte
conjuration de la Gaule donnaient à cette royauté la consécration
légitime aux yeux des hommes et des dieux. Pour la première fois depuis
la défaite de Bituit, la monarchie arverne était reconstituée. C’était
le premier triomphe de la Gaule révoltée.

À la même date, à l’arrivée du signal carnute, les autres chefs
confédérés avaient fait prendre les armes à leur peuple, égorgé
les citoyens romains, appelé les milices au lieu ordinaire de
concentration, mis en état les places-fortes, accumulé l’or et l’argent
dans les trésors et les armes dans les arsenaux. Une fièvre intense
agita subitement la Gaule.

Une fois maître de Gergovie, Vercingétorix envoya des députés annoncer
sa victoire à tous les chefs de la conspiration; son message leur
rappelait les stipulations de la grande assemblée, les adjurait de
demeurer fidèles au serment prêté, les convoquait sur les terres
arvernes. Sur-le-champ, les chefs gaulois se mirent en marche, à étapes
forcées, pour se réunir à Vercingétorix et s’entendre avec lui sur les
résolutions suprêmes. Il y avait à peine quinze jours qu’ils s’étaient
séparés: deux semaines avaient suffi aux cités gauloises pour jurer
d’être libres et pour le devenir (fin janvier 52).



CHAPITRE X

L’EMPIRE GAULOIS

      Unum consilium totius Galliæ, ... cujus consensui ne orbis
      quidam terrarum possit obsistere.

      CÉSAR, _Guerre des Gaules_, VII, 29, § 6.

  I. Jusqu’à quel point le soulèvement s’explique par un
  mouvement démocratique.--II. Quels peuples prirent part à la
  conjuration.--III. Vercingétorix élu chef suprême.--IV. Nature de
  ses pouvoirs.--V. S’il y a eu des institutions fédérales. Monnaies
  frappées par les conjurés.--VI. Espérances et ambitions d’un empire
  gaulois.


I

Vercingétorix et les Carnutes réalisaient donc le dessein que, dix ans
auparavant, avaient conçu Orgétorix l’Helvète et Dumnorix l’Éduen, et
auquel n’avaient cessé de songer, malgré les incertitudes du moment,
les patriotes gaulois. Car, en dehors des hommes qui ne voyaient
que l’intérêt de leur classe, comme Diviciac, de leur pouvoir,
comme Cingétorix, de leur cité, comme les Rèmes, d’autres rêvaient
d’une patrie collective, d’une grande Gaule, libre et fédérée, image
peut-être de cette fraternité celtique dont parlaient les druides.

La gloire d’avoir soulevé la Gaule n’appartient en propre à aucune
classe d’hommes, à aucun parti politique. Elle ne revient ni à
l’aristocratie, ni à la démocratie.

Ces deux mots sont, à vrai dire, trop savants pour garder toujours
leur raison d’être au delà des Alpes. À force d’avoir sous les yeux
les misères politiques de la Grèce et de Rome, les anciens et les
modernes ont trop souvent voulu que la Gaule leur ressemblât. Mais la
Celtique de César différait trop de l’Hellade de Polybe pour se laisser
absorber par les mêmes amours-propres de parti. On ne peut appliquer à
une nation pleine d’hommes, jeune et débordante, vivant d’action et de
sentiments plus que de logique et de systèmes, les mêmes théories qu’à
la Grèce, vieux peuple, pauvre en hommes et riche en idées, usé par
cinq siècles de lois écrites et de scolastique politique. En réalité,
les principes comptaient en Gaule beaucoup moins que les personnes.

Chaque nation n’y était pas divisée sans remède entre deux classes
d’hommes et deux notions de gouvernement, l’aristocratie et la
démocratie, la noblesse et la plèbe, les riches et les pauvres. Ces
deux classes existaient sans doute, mais elles ne correspondaient pas
toujours à deux formules différentes de la vie publique et des intérêts
sociaux.

La plèbe des cités gauloises ressemblait moins à celle des Gracques et
de Cléon qu’à celle des Tarquins et de Servius Tullius. Elle n’a pas
d’organisme propre, elle n’existe pas comme «ordre» politique, elle est
diffuse et amorphe, flottant entre les divers clans, morcelée entre
les principaux chefs. Elle ne représente d’autre parti que celui de
ses patrons. Si certains des nobles sont regardés comme des démagogues,
c’est parce qu’ils gagnent ou achètent le plus de plébéiens possible:
mais ce n’est pas la démocratie qu’ils veulent établir, c’est leur
autorité personnelle, et s’ils ont contre eux l’aristocratie, cela veut
dire que les autres chefs s’opposent à la monarchie de l’un d’eux. Tout
se ramène peut-être, en fin de compte, à des conflits de personnes ou
de familles.

Le mouvement national de 52 n’est donc pas la revanche de la
démocratie gauloise sur l’aristocratie sénatoriale, complice de César.
Assurément, il y a eu un sentiment semblable chez quelques peuples, et
notamment chez les Arvernes, où la victoire des patriotes mit fin au
gouvernement de l’oligarchie, amie du proconsul: mais, même à Gergovie,
Vercingétorix se regarda sans doute moins comme le champion de la
plèbe que comme le vainqueur des familles rivales. Ailleurs, chez les
Sénons et les Carnutes, c’était au contraire une coalition de chefs qui
avaient brisé la suprématie de l’un d’eux, tyrannie locale bourgeon de
la tyrannie de César.

Ne réduisons pas la révolte de la Gaule aux mesquines proportions
d’une affaire de parti, comme a été celle de Capoue, lorsqu’un chef
démocratique y appela Hannibal en humiliant le sénat local. César, qui
n’eut aucun intérêt à embellir ses adversaires, ne leur fait parler que
de patriotisme et de liberté. Laissons-leur les sentiments dont il leur
a prêté le langage.

Toutefois, si l’on veut, pour expliquer cette révolte, chercher
d’autres causes que de nobles ambitions, on pourra simplement dire
qu’elle triompha par l’union des deux peuples les plus désignés pour
jouer en Gaule un rôle universel, qui avaient le plus d’influence
religieuse ou de gloire politique, qui étaient le cœur du territoire
ou le centre des souvenirs, les Carnutes et les Arvernes.


II

Voici les peuples et les chefs qui se firent représenter auprès de
Vercingétorix.

Les Arvernes finirent sans doute par accepter sa royauté. Mais ce ne
fut pas sans arrière-pensée chez quelques-uns. Parmi les chefs qui
entourent Vercingétorix, Épathnact se ralliera assez vite à César et
deviendra «un très grand ami» de Rome. En revanche, le roi des Arvernes
a près de lui deux vaillants auxiliaires: son cousin Vercassivellaun,
fils de la sœur de sa mère; Critognat, un des hommes les plus nobles
et les plus influents du pays, patriote ardent et écouté.

Les Carnutes ont pour chefs les deux conjurés de Génabum:
Conconnetodumn et Gutuatr. C’est celui-ci, surtout, qui fut regardé
comme le boute-feu de la révolte. Jusqu’à son dernier jour, il
inspirera aux Romains une haine inexpiable. Ils ne furent pas éloignés
de lui attribuer tous leurs malheurs. Vercingétorix a été pour eux un
adversaire, Gutuatr, une sorte de génie malfaisant, exécuteur d’œuvres
sanglantes. Peut-être était-il revêtu de quelque sacerdoce, qui en
faisait l’homme des sacrifices humains.

Au sud-ouest des Arvernes, les Cadurques, leurs clients traditionnels
du Quercy, avaient envoyé leur chef favori Lucter: c’était peut-être
l’homme le plus riche de sa nation, il avait dans sa clientèle une
ville entière, Uxellodunum, aussi grande et presque aussi forte
que Gergovie; mais, surtout, c’était l’homme le plus entreprenant
qu’on pût voir, le moins capable de désespérer, prêt à toutes les
audaces d’actes et de projets, désigné pour les chevauchées les plus
aventureuses.--Dans cette même région, d’autres voisins immédiats
des Arvernes, les Lémoviques du Limousin, apportèrent à la ligue le
contingent d’une race à peine moins robuste que celle d’Auvergne: la
nation tout entière y adhéra, sous les ordres de Sédulius, à la fois
son magistrat et son chef de guerre.--Chez les Pictons du Poitou,
au contraire, il n’y eut pas unanimité: une partie seulement d’entre
les tribus accepta le mouvement, une des villes principales, Lémonum
(Poitiers), demeura fidèle aux Romains.

En revanche, tout le Nord-Ouest de la Gaule, sans exception, depuis
la Loire jusqu’à la Seine, se rallia publiquement à l’insurrection:
ce qui fut dû peut-être à l’influence qu’exerçaient les Carnutes
dans ces contrées sauvages, belliqueuses et dévotes. Là étaient les
Aulerques (Le Mans, Jublains, Évreux), avec leur vieux Camulogène,
le robuste vétéran des guerres gauloises, l’un des généraux les plus
expérimentés du pays celtique; les Andes (Anjou), qui avaient pour chef
militaire Dumnac, un opiniâtre et un entêté, à qui il sera impossible
de demander grâce; les Turons ou gens de la Touraine; et enfin toutes
les peuplades qui formaient la ligue armoricaine, marins et soldats
des côtes de l’Océan breton et normand. Sur ces dernières, toute
conspiration pouvait compter: elles n’avaient cédé en 57 que devant
les légionnaires; elles avaient commencé dès l’année suivante la série
des révoltes; au temps de l’alerte d’Indutiomar, leurs armées s’étaient
trouvées subitement prêtes à entrer en campagnes. Comme les Carnutes et
comme les Belges, les peuples d’Armorique ne savaient point guérir de
l’indépendance. Grâce à leur appui, la Gaule soulevée était maîtresse
de la mer, et pouvait communiquer avec ses frères de la Bretagne
insulaire.

Au Nord, les Sénons avaient d’autant plus adhéré au mouvement qu’ils
l’avaient devancé. Un de leurs chefs, Drappès, avait fait sur leur
territoire, presque sous les yeux de Labiénus, la même besogne que
Vercingétorix autour de Gergovie. Il s’était mis à la tête d’esclaves
échappés et de vagabonds, il avait appelé autour de lui les exilés des
cités, otages fugitifs qui s’étaient dérobés à la colère de César, et
il avait ainsi rendu une armée au peuple sénon, malgré les exécutions
de l’année précédente et la présence de six légions. C’était un homme
de la même trempe que Lucter et Dumnac.

Enfin, dans le voisinage des Sénons, les Parisiens, leurs alliés et
associés de jadis, encore incertains l’année précédente, firent cette
fois cause commune avec eux. Cela avait une très grande importance pour
l’avenir militaire de la confédération. Lutèce, leur principale ville,
n’était qu’une bourgade isolée dans une petite île de la Seine, et ils
étaient eux-mêmes une tribu de force médiocre. Mais ils formaient, au
Nord, l’avant-garde de la Gaule proprement dite en face des peuples
belges; leur territoire, qui au Sud était limitrophe de ceux des
Carnutes et des Sénons, touchait au Nord à ceux des Suessions et des
Bellovaques, les plus vaillantes des nations septentrionales: le jour,
déjà espéré des conjurés, où la Belgique se joindrait à eux, Lutèce
deviendrait le point naturel de ralliement où les confédérés de ce pays
s’uniraient à ceux de la ligue arverne; c’était chez les Parisiens que
la Seine était rejointe par les deux grandes voies de la Belgique, la
Marne et l’Oise, et leur ville était à égale distance de l’Océan, le
long duquel veillaient les Armoricains, et de la forêt de la Meuse, où
errait encore Ambiorix.

Les nations conjurées représentaient seulement la moitié de la Gaule
conquise par César: c’étaient presque toutes celles de l’Ouest et
du Centre, et probablement celles qui avaient jadis soutenu le parti
arverne. L’ancien parti éduen n’y était représenté que par les Sénons.

Dans le Sud, les Santons restaient attachés, ainsi qu’une partie
des Pictons, au peuple romain; sauf les Cadurques, les peuples des
montagnes, malgré d’anciens liens de clientèle avec les Arvernes,
attendaient d’avoir la main forcée: le voisinage de la province romaine
les effrayait.--Au Nord, on pouvait faire fond sur les Trévires et
sur bien d’autres Belges, le jour où la présence des légions les
inquièterait moins, et où Comm l’Atrébate, guéri de sa blessure,
pourrait satisfaire sa rancune contre Labiénus et César. Mais il
fallait compter avec la jalousie ou l’hostilité des Éduens et des
Bituriges leurs alliés, dont les territoires s’étendaient depuis la
Saône jusqu’à la Vienne et coupaient presque en deux tronçons les pays
confédérés.--À l’Est enfin, si les Séquanes et les Helvètes étaient
incertains, les Rèmes et les Lingons ne trahiraient jamais la foi
promise à César: chez ces deux peuples, la haine de l’indépendance
gauloise était passée à l’état de vertu.


III

Les chefs réunis délibérèrent sur le choix de l’homme qui devait
exercer le commandement suprême. Il ne fut pas question de le diviser
entre plusieurs. Et, s’il y eut une hésitation sur le nom du chef, elle
ne fut que de courte durée. Vercingétorix était désigné d’avance. Il
avait donné à la ligue sa première victoire en conquérant Gergovie;
il avait rassemblé les conjurés autour de lui; il était le fils du
dernier Gaulois qui eût commandé à toute la Gaule; il était le roi
de la seule nation qui eût été souveraine sur le nom celtique. Sa
valeur personnelle rendait plus visible l’excellence de ses titres.
D’elle-même, la Gaule se remit entre les mains du successeur de Bituit.
La puissance suprême lui fut offerte du consentement de tous. Il
l’accepta.


IV

Le pouvoir de Vercingétorix était essentiellement militaire. Hors
du pays arverne, il était le chef de guerre des Gaulois confédérés,
et rien de plus. C’était l’autorité qu’avait exercée Bituit sur les
champs de bataille; c’était aussi celle que la tradition attribuait
à Bellovèse et à Sigovèse, les neveux du roi biturige, lorsqu’ils
quittèrent la Gaule à la tête de bandes d’émigrants et à la conquête
de terres nouvelles. Elle ne fut peut-être pas sans rapport avec la
dictature romaine «pour la conduite d’une guerre».

Mais l’action de Vercingétorix était à la fois plus limitée et
plus vaste que celle d’un dictateur militaire. Elle était d’abord
tempérée par les rapports permanents avec les chefs supérieurs des
cités confédérées: il n’était pas dans la nature des Gaulois d’obéir
sans condition et sans discussion au général qu’ils avaient élu
même à l’unanimité. Nul d’entre les nobles n’était habitué à cette
sujétion précise, froide et administrative qu’exigeait de ses préfets
l’_imperator_ suprême des Romains. Leur individualité intempérante
demeurait rebelle à tous les freins. Il fallait, avant les questions
importantes, que Vercingétorix les réunît en conseil; il fallait,
après l’événement, qu’il rendît compte de ce qu’il avait fait. Quand
les circonstances étaient critiques, le conseil des chefs de cités fut
convoqué chaque jour. Les discussions étaient, on le devine, vives et
orageuses, les discours longs et fréquents; le roi dut céder sur des
points où il avait visiblement raison. Une fois même, les accusations
de trahison grondèrent ou jaillirent contre lui en pleine assemblée, et
il dut prendre la parole, ruser et déclamer, pour se justifier et pour
convaincre: de guerre lasse, ce jour-là, il jeta dans la délibération
l’offre de laisser à un plus digne le commandement de l’armée gauloise.

Au delà même de l’assemblée des chefs, la foule tumultueuse de leurs
amis et de leurs clients recevait l’écho de leurs discussions ou leur
renvoyait celui de ses propres colères: et ses sentiments submergeaient
peut-être les délibérations réfléchies des conseils de guerre. On était
sorti depuis trop peu de temps du régime de la tribu pour en avoir
perdu la liberté d’allures. Alors Vercingétorix intervenait encore,
et il n’avait pas toujours le dessous dans un engagement direct avec
les passions d’une multitude. Je ne suis pas sûr qu’il ne préféra pas,
parfois, substituer aux conciliabules mesquins d’un parlement militaire
les décisions rapides d’une foule enthousiaste. Sans la convoquer sans
doute, il la laissait venir et s’agiter, jusqu’au moment où, parlant à
son tour, ses harangues vibrantes s’achevaient dans le double tonnerre
des acclamations humaines et des armes bruyamment secouées. L’armée de
Vercingétorix ressemble, à peu de chose près, à une armée féodale, où
la troupe des chevaliers déborde sans cesse sur le conseil des chefs,
et où la marche régulière du commandement est tour à tour entravée par
les intrigues des barons jaloux, ou accélérée par la brusque poussée
d’une émeute soldatesque. Vercingétorix n’arrivait à gouverner qu’en
mêlant l’astuce et l’éloquence. L’art oratoire fut un des éléments de
sa puissance.

Mais, comme les effets n’en sont toujours ni certains ni rapides, le
roi des Arvernes n’hésitait pas, le cas échéant, à imposer sa volonté
avec une impitoyable brutalité, que les coutumes romaines n’auraient
point tolérée chez le dictateur. Il avait droit de vie et de mort sur
ses subordonnés. Quand il ne commanda pas par la persuasion, il sut le
faire par la crainte. Dès le jour où il prit le pouvoir, il s’assura
des gages pour n’être point abandonné: il savait le peu que durait la
volonté d’un Gaulois, avec quelle promptitude les résolutions étaient,
chez sa race, prises et oubliées; il lui fallait des garanties au
consentement de la Gaule et à la fidélité de la conjuration. Suivant
l’usage de ces nations, chacune des cités confédérées lui livra des
otages, qu’il garda près de lui, sous sa main. Aussi bien n’en avait-on
pas donné à César?

Parmi les chefs réunis autour de lui, il y avait des rivaux, des
jaloux, des timorés, qui n’attendaient que l’occasion de devenir des
traîtres. Peut-être, dès le début, des indiscrétions furent-elles
commises, des perfidies furent-elles fomentées. Mais, en ce moment,
toute hésitation était criminelle. Il fallait se hâter, commander très
vite et très ferme: chaque jour rapprochait du printemps et du retour
de César. Vercingétorix fit de son pouvoir, contre ses adversaires, un
instrument de terreur. Il étala à leur intention toutes ces variétés
de supplices que recherche l’imagination des peuples barbares. Les
dieux gaulois, à la veille des grands combats et des périls nationaux,
recevaient de leurs sujets de formidables holocaustes de victimes
humaines, et ils préféraient, entre toutes les offrandes sanglantes,
les supplices des criminels: Vercingétorix fit en leur honneur
de royales hécatombes avec les ennemis de la liberté. Des bûchers
s’allumèrent où furent sacrifiés les traîtres à la patrie et à la
race; les appareils de torture grincèrent contre les parjures et les
déserteurs; ceux qui étaient les moins coupables furent éborgnés ou
essorillés, et, rendus à leurs cités ainsi mutilés, ils allèrent leur
montrer la marque éternelle de la colère des dieux et de la puissance
du nouveau chef qui vengeait la Gaule.

Vercingétorix exerçait toutes les fonctions administratives attachées
à sa qualité de général suprême. Il désigna le contingent d’hommes et
de chevaux que les alliés devaient lui amener, et le plus tôt possible.
Il indiqua la quantité d’armes que chaque peuple avait à fabriquer, et
le jour où la livraison serait faite. Et, dans tous les ordres qu’il
donna, il sut montrer la précision et la rapidité d’un organisateur
habile. César, qui avait le goût des choses bien conduites, l’admirait
en cela, et il a décerné à Vercingétorix cet éloge lapidaire qu’eût
recherché un _imperator_ romain de vieille lignée: «il fut aussi actif
que sévère dans son commandement», _summæ diligentiæ summam imperii
severitatem addit_.

Enfin, Vercingétorix eut le droit de négocier pour amener les neutres
ou les retardataires à la cause de la liberté. Il commença ses
pourparlers diplomatiques avec la même diligence que ses opérations
militaires; mais il semble que dans ce cas il ait manœuvré plus
à sa guise, très discrètement, à l’insu du conseil des chefs. Il
choisissait, pour porter ses messages, des hommes fort habiles,
beaux parleurs, discuteurs retors, d’allures engageantes, courtiers
intelligents d’amitiés politiques. Ils avaient ordre de multiplier les
promesses et les présents. Un envoyé de Vercingétorix partait largement
pourvu d’or, prêt à acheter la conscience des chefs ou la connivence
de leurs clients; il offrait sans doute aux ambitieux l’appui du roi
contre leurs adversaires politiques. C’est ainsi que plus tard l’on
acquit d’un seul coup, chez les Éduens, le vergobret et quelques
chefs des principales familles: ce qui dut coûter très cher. Parmi
les nobles des cités douteuses, ce fut parfois auprès des plus jeunes
que l’or et les séductions trouvèrent le meilleur accueil: plus avides
d’aventures et de gloire, pressés de commander, jaloux d’égaler leurs
aïeux, les chefs adolescents forcèrent souvent la main, comme avait
fait Vercingétorix lui-même, à l’aristocratie assise et retraitée qui
s’habituait à César. La révolte de la Gaule ressembla par instants à
une folie de jeunesse.

Tous ces éléments d’action et d’influence dont fut faite l’autorité de
Vercingétorix, la diplomatie, la dureté du commandement, l’éloquence,
la netteté de la décision, nous les connaissons par le livre de Jules
César. Mais n’eut-il pas prise sur les hommes par d’autres moyens,
que César passe sous silence? N’a-t-il pas eu recours au principal
ressort qui les faisait alors obéir, la crainte de la divinité? Il
est invraisemblable qu’un chef de l’Occident n’ait pas essayé de la
complicité des dieux. Marius en Provence avait eu sa prophétesse,
Sertorius en Espagne eut sa biche, Civilis en Germanie aura Velléda:
soyons sûr que Vercingétorix a eu près de lui des agents qui le
mettaient en rapport avec le ciel. Parmi ces paysans qui le suivaient,
venus des forêts d’Auvergne et de Combrailles, il y en eut, j’en
suis convaincu, auxquels il inspira un fanatisme sacré. Les Gaulois
répugnaient moins encore que les Romains à faire un dieu de leurs rois;
ils seront les premiers en Occident à adorer la divinité d’un Auguste
et d’une Livie; le roi sénon Moritasg a été, semble-t-il, regardé comme
un dieu, a eu ses dévots et son portique. Plus tard, après la mort
de Néron, dans les landes de la Sologne bourbonnaise, le boïen Maricc
soulèvera la plèbe rurale à l’exemple du fils de Celtill, et prendra
les titres de «champion de la liberté et de dieu», _assertor Galliarum
et deus_. Vercingétorix, lui aussi, mérite le premier de ces titres; je
ne serais pas étonné que d’autres lui eussent donné le second.


V

La fédération de Gergovie comprenait une vingtaine de peuples unis pour
faire la guerre en commun. C’était une ligue purement militaire. Aussi,
chacune des nations conservait-elle, en dehors des lieux de guerre, sa
pleine liberté. Vercingétorix n’est point intervenu dans les affaires
particulières des peuples, pour modifier des coutumes ou contrôler le
gouvernement. Il ne fut porté aucune atteinte à leur autonomie et à
leur intégrité.

Même dans les camps, sur les flancs des villes assiégées, dans les
marches militaires, les troupes de chaque nation se formaient à part,
sous les ordres de son commandant national, roi, magistrat ou chef
de guerre. Tout au plus Vercingétorix s’arrogea-t-il le droit de
désigner les titulaires des commandements supérieurs: encore ne le
fit-il que pour les corps d’armée qui se constituaient autour de lui;
dans la vallée de la Seine, ce sont les chefs des cités associées qui
ont choisi eux-mêmes Camulogène pour général. Dans les contingents
nationaux, chacune des tribus dont se composait le peuple avait ses
enseignes propres. Les chefs de ces tribus ou les magistrats de ces
peuples frappaient monnaie comme à l’ordinaire: il n’y a pas trace
certaine de monnaies ni d’institutions fédérales. Le seul lien public
des cités est l’obéissance à Vercingétorix.

Mais, dans les conditions présentes, l’union des peuples gaulois
pouvait devenir autre chose qu’une conjuration militaire. Elle était le
résultat d’un sentiment universel, du désir «de la liberté de tous»,
d’un accord par amour de la Gaule, et une entente de ce genre ne va
pas sans la mise en commun des traditions et des espérances. Un esprit
collectif se dégagea d’aspirations semblables, il se forma des ferments
d’une civilisation d’empire.

La ligue gauloise n’a laissé d’elle, en fait de souvenirs matériels,
que les monnaies frappées par Vercingétorix et les autres chefs. On dut
au reste en émettre beaucoup, et en peu de temps: l’or a joué un grand
rôle dans toutes ces affaires, il fallait payer la plèbe pour s’assurer
son courage, payer les grands pour s’acquérir leur fidélité. Les
Gaulois ont été de tout temps d’actifs monnayeurs. Si peu explicites
que soient ces monnaies, leurs images et leurs légendes, elles nous
laissent vaguement entrevoir ce que pouvait devenir l’empire gaulois.

Il n’eût pas été obstinément fermé et hostile à la civilisation
gréco-latine: on verra qu’il lui emprunta nombre de principes de
la guerre savante, comme le machinisme dans la défense et l’attaque
des places-fortes, et le système de la castramétation quotidienne.
Il eût accepté la suprématie intellectuelle des deux grands peuples
voisins; et même, entre la Grèce et Rome, comme Rome est devenue la
plus proche et la plus utile, les Gaulois de maintenant préféraient
son enseignement à celui des Hellènes: ils substituèrent, sur leurs
monnaies, l’alphabet latin à l’alphabet grec, et c’est en lettres
romaines que Vercingétorix fit graver son propre nom.

Nous possédons un peu plus d’une douzaine de pièces au nom de
Vercingétorix[2]. Il ne faut pas s’attendre à trouver en elles de ces
monnaies de très bon aloi et de frappe élégante, semblables à celles
qui ont fait la fortune de la Macédoine ou la gloire d’Athènes. S’il
y en a qui sont en bel or jaune, d’autres renferment une proportion
trop grande d’argent, et même, parfois, le métal est de qualité si
médiocre qu’on a pu le prendre pour du cuivre. Si le poids moyen paraît
avoir été de 7 grammes 45, il y a entre la plus lourde et la plus
légère un écart de 30 centigrammes, ce qui est beaucoup. Les flans
sont épais, les contours irréguliers; on sent des pièces frappées à
la hâte, sous la poussée de besoins urgents. Il y a cependant progrès,
et progrès sensible, sur celles des générations qui ont suivi Luern et
Bituit. Le dessin, si banal qu’il soit, a une netteté et une précision
qui manquent aux types antérieurs; les figures sont complètes,
bien formées, et sobrement tracées dans un champ dégagé. Surtout,
l’imitation des pièces grecques, tout en demeurant visible, n’est plus
servile ni exclusive: l’esprit de la Gaule a aussi marqué son empreinte
sur les monnaies de ce temps.

  [2] Voyez la note I à la fin du volume, p. 353 et suiv.

Sur les siennes, Vercingétorix a un type préféré: au droit, la tête
imberbe d’un jeune dieu, dont un Apollon grec a fourni le modèle,
mais où les Gaulois pouvaient voir l’image d’un de leurs grands dieux
nationaux et peut-être même la figure idéalisée de leur nouveau chef;
au revers, non pas le Pégase exotique ou le bige classique des statères
grecs, mais le cheval libre et galopant des plaines arvernes. Sur les
monnaies d’autres chefs, apparaissent des symboles chers aux Gaulois,
les images de ces animaux, de ces plantes ou de ces objets où ils
avaient mis quelque chose de leur âme, et qui peuplaient les rêves de
leur imagination ou les fables de leurs poètes. Ici, ce sont l’oiseau
sacré qui guide le cheval, et le lévrier, compagnon familier du
coursier de bataille; là, c’est la lyre qui célèbre les exploits; et,
surtout, c’est l’enseigne militaire au corps de sanglier ou le sanglier
lui-même: le sanglier, l’adversaire traditionnel du chef gaulois, mais
qui se réconcilie avec lui pour le précéder sur les sentiers de la
guerre, et qui fournit aux tribus celtiques les espèces religieuses
sous lesquelles elles vont combattre. L’homme et l’animal de la Gaule
s’unissaient contre l’aigle, la louve et le soldat du peuple romain.


VI

Cette lutte, les Gaulois confédérés ne l’entreprenaient pas seulement
pour débarrasser de leurs ennemis les forêts et les campagnes de leur
pays. Ils ne voulaient pas seulement rendre la liberté aux soixante
peuples sur lesquels César, en 58 et 57, avait appesanti sa main.
C’était l’union de toutes les cités de nom gaulois, entre le Rhin et
les Pyrénées, qu’ils entrevoyaient dans une lointaine espérance. Leur
conjuration devait avoir un lendemain de victoire. Elle inaugurait
«l’accord de toute la Gaule»; elle faisait pressentir un empire ou
«un royaume de la Gaule»: si César ne s’égare point, ces mots ont été
prononcés par Vercingétorix ou par son entourage. Il a dû songer à
une royauté des Gaules comme à une gloire possible. Certaines de ses
opérations militaires, tout en étant très habiles contre les Romains,
pouvaient devenir fort utiles à la formation de cet empire, comme la
mainmise sur les Bituriges et les Éduens. Au loin, il ne perdait pas de
vue qu’au sud des Cévennes et au pied des Alpes habitaient des Volques
et des Allobroges, et que, s’ils obéissaient à Rome depuis soixante-dix
ans, ils n’en étaient pas moins gaulois, et les anciens alliés des
Arvernes au temps de Bituit. La pensée de les délivrer à leur tour
a germé chez plus d’un conjuré: Gaulois de Toulouse, de Vienne ou de
Gergovie, ne descendaient-ils pas tous d’un même dieu, n’étaient-ils
pas parents ou frères?

On ne comprendra jamais les ambitions et les rêves des chefs gaulois
si l’on ne songe à cette parenté sainte que les druides leur avaient
enseignée. Quand deux peuples celtiques veulent s’unir intimement,
ils se disent «consanguins» ou «frères»: l’alliance politique que
les Romains décoraient du nom d’«amitié», les Gaulois l’appelaient
«fraternité», et c’était le signe public d’une commune filiation
divine.--Cela, certes, n’empêchait point les haines et les luttes:
les Gaulois flottèrent toujours entre la violence de leurs passions
qui les jetaient l’un contre l’autre, et la séduction de ce rêve
patriarcal qui les invitait à unir des mains fraternelles. C’était, en
temps ordinaire, la race des frères ennemis; mais, dans leurs moments
d’enthousiasme, «ils avaient sous leurs yeux», comme disait l’arverne
Critognat, «la Gaule tout entière», foyer commun autour duquel
circulaient «des hommes de même sang».

Cette Gaule, ils ne l’ont pas vue seulement à travers l’espace,
mais aussi à travers le temps. Comme corollaire à ce dogme de la
fraternité gauloise s’était répandu celui de l’éternité et de la
grandeur de la nation. Ils ont établi une solidarité puissante entre
toutes les générations qui ont porté le nom gaulois, ils aimaient à
parler de la gloire de leurs ancêtres, ils songeaient en combattant
aux beaux exemples qu’ils laisseraient à la postérité de leur race.
Les Celtes étaient disposés à se croire élus par la providence pour
conquérir le monde: ces mêmes espérances de domination universelle
que la force des choses a données au peuple romain, leur ont été
suggérées par l’ardeur de leur tempérament et l’expansion de leur
nature. Elles furent, chez eux, incroyablement tenaces. Plus d’un
siècle après la perte définitive de la liberté, en 69 de notre ère,
les druides, à la nouvelle que le Capitole brûlait, rappelaient la
victoire de l’Allia, et prédisaient «que l’empire des choses humaines
était promis aux nations transalpines». Devant Avaricum emporté par
César (ce qui fut la première des grandes défaites), Vercingétorix
déclarait aux chefs «qu’il allait réunir en une seule volonté la Gaule
entière, et qu’à cette unanimité de la nation le monde lui-même ne
pourrait résister».--À ce moment, la Gaule luttait péniblement pour
ses places-fortes, elle perdait l’une après l’autre les gloires de
son passé, les légionnaires allaient gravir les pentes qui menaient à
Gergovie, et elle parlait de s’unir pour conquérir la terre: prodige
d’utopie d’une race qui vécut toujours dans les folles créations d’une
imagination vagabonde; «émergeant à peine des flots de l’infini, elle
se laissait encore ballotter par eux».

[Illustration: LA GAULE À L’ARRIVÉE DE CÉSAR.]

Mais, si Vercingétorix ne fut point exempt de ces rêveries, elles ne
lui firent jamais oublier les réalités contingentes: au milieu des
fantaisies de l’idéal gaulois, il s’appliquait à préparer la victoire
avec la ferme précision d’une intelligence merveilleusement lucide.



CHAPITRE XI

LE PASSAGE DES CÉVENNES PAR CÉSAR

      (Arverni) se Cevenna ut muro munitos existimabant.

      CÉSAR, _Guerre des Gaules_, VII, 8, § 3.

  I. Les forces romaines en février 52.--II. Forces de Vercingétorix;
  quelle tactique lui était possible.--III. Son plan de guerre.
  Retour de César.--IV. Premières opérations autour de Sens, dans le
  Berry, et vers le Sud.--V. César arrête Lucter dans le Sud.--VI. Il
  franchit les Cévennes; recul de Vercingétorix.--VII. César rejoint
  son armée.


I

L’armée romaine occupait alors, à l’Est de la Gaule, la région
circonscrite par Dijon, Sens, Reims et Toul. Deux légions étaient
campées aux frontières des Trévires, peut-être chez les Rèmes; deux
autres chez les Lingons, à Langres ou à Dijon; le principal effectif
de troupes était à Sens, où hivernaient six légions: les magasins,
les dépôts, sans doute aussi tous les otages de la Gaule, devaient s’y
trouver réunis.

Cette ville était devenue le quartier général de l’armée; elle était
à proximité des terres à blé de la Beauce, centre des opérations de
ravitaillement. Si les légions devaient revenir en Italie, elles
pouvaient de là, en quelques étapes d’une route facile, gagner la
Saône et les voies du Midi; s’il fallait refaire campagne, elles
étaient assez près des ennemis de l’Est, les seuls auxquels pensât
encore César. Enfin, tout autour de Sens, sauf à l’Ouest, où étaient
les Carnutes, elles s’appuyaient sur des peuples étroitement amis, les
Rèmes, les Lingons, les Éduens: ces deux dernières nations gardaient
les chemins de la Province, ceux par lesquels l’armée communiquait avec
Rome et avec son chef.

De ces dix légions, six, la VIIe, la VIIIe, la IXe, la Xe, la XIe et
la XIIe, avaient fait, sous les ordres de César, toutes les campagnes
gauloises depuis 58: les quatre premières, recrutées dans l’Italie
proprement dite, étaient déjà anciennes quand la guerre avait commencé;
le proconsul avait levé les deux autres dans la Gaule Cisalpine
au moment de s’engager dans la lutte. Les quatre autres étaient de
formation plus récente, mais également d’origine italienne: c’étaient
la XIIIe, la XIVe, la XVe et la Ire, qui dataient, celle-là de 57,
et les trois dernières de 53. L’effectif normal de chaque légion est
évalué à six mille hommes: mais il est fort douteux, même en tenant
compte de l’appoint périodique des recrues annuelles, qu’il ait jamais
été maintenu à ce chiffre; une légion devait sans doute renfermer
plus de quatre mille hommes, mais atteignait rarement cinq mille.--En
revanche, la qualité de ces hommes était supérieure: c’étaient des
soldats admirables que ceux des quatre vieilles légions (VIIe-Xe),
rompus à toutes les manœuvres intelligentes et à toutes les prouesses
physiques, tour à tour infatigables à la marche, agiles à l’escalade,
terrassiers, charpentiers, machinistes, soldats de jet et d’arme
blanche, viseurs impeccables, solides dans le corps-à-corps, le bras
et le jarret d’un irrésistible ressort; ceux de la Xe surtout, mâles
robustes venus des Apennins et de l’Italie centrale, faisaient de
leur légion une masse formidable, au milieu de laquelle César pouvait
se dire aussi en sûreté que derrière la plus forte des citadelles.
Au-dessus, ou plutôt au premier rang de ces hommes, étaient leurs
centurions, presque tous couverts de blessures, vieux officiers
sortis du rang, demeurés rudes, vaniteux et populaires, mais toujours
hardiment compromis au chaud des batailles: tels que Lucius Fabius et
Marcus Pétronius, tous deux de la VIIIe.

Pour surveiller l’armement des camps, la fabrication et l’entretien
des machines de guerre, l’armée se reposait sur Mamurra, préfet de
l’artillerie, chevalier romain de Campanie, un très habile homme, si
l’on songe à la manière dont furent conduits les sièges des grandes
villes gauloises.--Pour commander les corps de troupes, César avait
ses légats ou autres officiers: c’était un état-major d’élite,
formé de nobles jeunes encore, intelligents, ambitieux, et dont il
avait, au cours des campagnes précédentes, expérimenté l’initiative
ou la ténacité: Caius Antistius Réginus, Caius Caninius Rébilus,
Marc-Antoine, Titus Sextius, Caius Trébonius, Caius Fabius, Décimus
Junius Brutus (celui-là, le vainqueur avisé des Vénètes, était en ce
moment près de César), et enfin Titus Labiénus.--Labiénus, le plus
âgé de tous, et d’ailleurs le premier en grade et en mérite, avait
à son actif les défaites de deux des plus rudes adversaires de Rome,
les Nerviens et les Trévires: tacticien prudent, chef audacieux, il
était le seul homme qui pût, à certains moments, égaler César lui-même;
c’était lui qui, le proconsul absent, était le commandant suprême et
responsable.

Tout le reste, dans l’armée de César, était quantité négligeable. Des
troupes auxiliaires, il n’avait sans doute retenu que celles des pays
lointains: la cavalerie espagnole, l’infanterie légère des Numides,
les archers de Crète, les frondeurs des Baléares; mais elles devaient
être alors réduites à peu de chose. La cavalerie romaine n’était pas
plus importante: je doute fort qu’elle atteignît deux mille chevaux, à
l’usage des officiers et des rengagés. La principale force de cavaliers
dont avait disposé César était fournie par les Gaulois auxiliaires,
et surtout par les Éduens: mais elle avait été, à l’entrée de l’hiver,
disloquée et renvoyée dans ses foyers. Labiénus avait sous la main tout
au plus cinquante mille hommes, presque tous fantassins légionnaires.

Enfin, sauf peut-être quelques détachements destinés à maintenir
ouvertes les routes des Alpes, il n’y avait aucune garnison dans le
reste de la Gaule et en particulier dans la province romaine de Gaule
Narbonnaise. Six ans s’étaient déjà écoulés depuis l’expulsion des
Helvètes: jamais César n’avait eu à craindre pour les vallées du Rhône
et de l’Aude; toutes ses inquiétudes s’étaient tournées vers celles des
fleuves de l’Océan; aucun ennemi n’avait osé s’aventurer au sud et à
l’est des Cévennes.


II

Attaquer tout de suite ces cinquante mille hommes, même privés de
César, eût été une grande imprudence. Vercingétorix n’y songea pas.
Sur le champ de bataille, une légion suffisait, non pas seulement à
vaincre, mais à détruire un ennemi deux et trois fois supérieur en
nombre: les défaites des Helvètes, des Nerviens, des Trévires l’avaient
montré, pour ne parler que des guerres des six dernières années. Dans
son camp, une armée romaine était une force destructive plus active
encore qu’en rase campagne: la légion de Cicéron, en 54, avait tenu
tête à soixante mille Belges et amoncelé les cadavres autour de ses
retranchements. Il n’y avait pas, non plus, à espérer surprendre
les légats par une trahison, comme Ambiorix avait massacré en 54 les
troupes de Sabinus et de Cotta: depuis le désastre dû à la faiblesse ou
à la sottise de leurs deux collègues, les lieutenants de César savaient
qu’il ne fallait point quitter sans ordre leurs quartiers d’hiver.

Toutes ces leçons des années précédentes servaient à Vercingétorix,
bien qu’il n’en eût été que le spectateur: mais, et ce fut là le
premier mérite qu’il montra, il s’inspira toujours des souvenirs et de
l’expérience du passé.

C’est que, même après six ans de guerre contre César, les Gaulois
en étaient encore, à peu de chose près, au même point qu’au temps de
Celtill. Sans doute, ils avaient le sentiment qu’il fallait changer
leur manière de combattre: on avait vu, en 54, les Nerviens s’essayer
maladroitement à construire des tours et des machines, et à faire
des terrassements; mais c’était chose si nouvelle pour eux que, faute
d’outils, ils creusaient la terre avec leurs épées. Au surplus, les
nouveaux belligérants, Arvernes et autres, n’avaient pas encore eu
l’occasion de prendre des leçons de ce genre.

C’est Vercingétorix qui leur en donnera bientôt: car son désir est
de se former une armée à la Romaine, c’est-à-dire pourvue des armes
et des aptitudes les plus variées, experte dans la discipline précise
de la poliorcétique et de la castramétation. Mais il a encore, à cet
égard, tout à faire et tout à enseigner. Il est assez mal servi par
son état-major: ses généraux ne sont que de bons chefs d’escadron,
chargeant presque les yeux fermés. La Gaule pourra lui fournir une
infanterie innombrable: mais ce sont des soldats médiocres, plébéiens
ou paysans, indisciplinés et sujets aux paniques, à peine protégés par
un bouclier sans consistance, maladroits dans le maniement des armes,
incapables de résister à une colonne d’attaque, quand les légionnaires
accourent au pas de charge, la courte épée rivée au poing. Ce qui est
plus grave, c’est que Vercingétorix manque de frondeurs et d’archers
pour les engagements à distance: comment éviter alors ces salves de
javelots, l’arme romaine que les Gaulois redoutent le plus? car un
seul de ces traits peut transpercer plusieurs boucliers et immobiliser
plusieurs combattants. Jusqu’à nouvel ordre, jusqu’au moment où il
aura pu réaliser quelques réformes dans les habitudes gauloises,
Vercingétorix ne peut compter, pour attaquer ou pour se défendre, que
sur une nombreuse cavalerie et sur d’imprenables places-fortes.

Celles-ci, Gergovie par exemple, n’avaient qu’à attendre l’ennemi. Mais
la cavalerie devait aller à sa rencontre.

Jusqu’ici la cavalerie gauloise a été l’auxiliaire de Jules César.
Elle lui a rendu d’excellents services. Elle reconnaissait le terrain,
éclairait la marche, explorait les bois et les ravins, escarmouchait
aux avant-postes, protégeait les flancs, abritait l’arrière-garde,
poursuivait les fuyards, troublait les agresseurs, brisait leur élan,
dissimulait les fronts de bataille, et laissait ainsi aux légionnaires
rassurés la tranquille disposition de leurs moyens de combat: car la
légion, solide comme une muraille, en avait un peu la rigidité. Si
César a vaincu la Gaule par la légion, la cavalerie auxiliaire lui
a permis d’étendre sa victoire au delà du campement et du champ de
bataille.

Or, en 52, cette cavalerie, presque entière, allait se tourner contre
lui.

Le jour où le proconsul abordait un pays ennemi avec une cavalerie
inférieure, sa situation empirait rapidement. Il l’avait éprouvé,
deux ans auparavant, dans la seconde expédition de Bretagne (54). Son
adversaire Cassivellaun ne garda autour de lui qu’une masse de quatre
mille chevaux et chars: cela lui suffit pour réduire à l’impuissance
une armée romaine cinq fois plus forte, mais n’ayant que deux mille
cavaliers. Le chef breton évitait toute rencontre sérieuse; ses hommes
se tenaient aux abords des colonnes en marche, dévastaient le pays
qu’elles allaient traverser, se retiraient devant elles pour reparaître
sur leurs flancs, massacraient éclaireurs, fourrageurs et traînards,
surgissaient aux détours des sentiers, et s’évanouissaient à l’approche
des plaines. Harcelés et épuisés par ces chocs et ces soubresauts
continus, les Romains n’osaient plus quitter le voisinage de leurs
aigles, et les légions ressemblaient à d’immenses radeaux désemparés
sur une mer orageuse.

Voilà ce que Vercingétorix espérait faire tout d’abord. Aussi, quand,
en février 52, il convoqua le contingent des peuples alliés, il mit
tout en œuvre pour avoir le plus de chevaux possible et les meilleurs
cavaliers.


III

Dès qu’il eut assez d’hommes, Vercingétorix prit l’offensive. Il
n’avait rien de mieux à faire: ses soldats étaient dans le premier
élan de la liberté, ceux de Rome dans le désarroi de la surprise. Il
pouvait, en allant vite, obtenir des résultats décisifs, couper la
route au proconsul, affoler les légats ou les légions, forcer la main
aux amis de César et la foi aux indifférents. Il devait, en tout cas,
tenir le plus longtemps possible écartés l’un de l’autre ses trois
adversaires: Labiénus en l’isolant, les Éduens en les occupant, César
enfin en retardant sa marche.

La guerre allait donc être conduite sur trois points différents.--Au
Centre, on occuperait le pays des Bituriges: ce pays fermait aux
Arvernes les routes de la Loire, il les séparait de leurs alliés
du Nord, il empêchait la conjuration de concentrer ses forces. En
s’emparant du Berry, on rejetait définitivement vers l’Est tous les
amis de César; en l’attaquant, on obligeait les Éduens, patrons des
Bituriges, à venir à leur secours et à laisser les légions à leurs
propres forces. Puis, Bourges conquis, on pourrait se diriger, suivant
les circonstances, vers Sens ou vers le Mont Beuvray.--Au Nord-Est,
il fallait se borner, contre les légions, à une guerre d’escarmouches,
semblable à celle qu’avait faite Cassivellaun en Bretagne: comme elles
ne se risqueraient pas hors de leurs campements, on pourrait au moins
les y affamer.--Enfin, il fallait retarder le moment où Jules César
paraîtrait à leur tête. Pour cela, on pouvait tenter vers le Sud une
diversion sur la province romaine, risquer même une pointe audacieuse
contre Toulouse et Narbonne, si insoucieuses alors de toute guerre, et
lancer dans ces grandes plaines fertiles le galop imprévu des cavaliers
gaulois. On pouvait être sûr que le proconsul, avant de rejoindre ses
légions, serait obligé de rassurer les citoyens romains de Narbonne.

Vercingétorix avait donc trouvé le plan le meilleur. Il en confia
l’exécution aux plus dignes. Le Sénon Drappès se chargea des légions.
Le Cadurque Lucter fut envoyé vers la Garonne. Lui-même, avec le
principal corps d’armée, marcha contre les Bituriges. Chacun des chefs
allait combattre dans la région qu’il connaissait le mieux.--Quant
à attaquer directement la Province par le Sud-Est, entre Vienne et
Narbonne, il n’en fut pas question: les Cévennes, en temps d’hiver,
semblaient neutraliser de ce côté la frontière de la Gaule.

En ce moment, César revenait. Il avait appris l’insurrection dans
le temps même où les troubles s’apaisaient à Rome. De Ravenne, il
se rendit à marches forcées vers la Transalpine, multipliant les
ordres en cours de route, levant partout des hommes et des chevaux,
et les acheminant vers de lointains rendez-vous. Les deux adversaires
luttaient de vitesse.


IV

Drappès réussit à intercepter, autour de Sens, les convois de vivres et
de bagages. Les légions ne bougèrent pas, les légats se laissèrent plus
ou moins bloquer, et, quand les Éduens leur apprirent le danger des
Bituriges, ils se bornèrent à donner le conseil d’aller les secourir.

Vercingétorix avait descendu la rive gauche de l’Allier; au delà des
bois de Souvigny (en face de Moulins), il pénétra sur le territoire des
Bituriges. Ceux-ci appelèrent à leur secours les Éduens leurs patrons:
les Éduens, après avoir pris l’avis des légats, leur envoyèrent
un corps de cavalerie et d’infanterie. Mais, arrivé sur la Loire,
frontière commune des deux peuples, le détachement n’osa franchir le
fleuve et rejoindre les Bituriges, qui étaient sur la rive gauche:
Vercingétorix s’approchait, gagnait du terrain, plutôt en négociant
qu’en combattant. D’étranges pourparlers furent peut-être engagés entre
les trois armées: on fit croire aux Éduens que, s’ils passaient la
Loire, ils seraient trahis par les Bituriges et pris entre eux et les
Arvernes: ce qui, après tout, était possible, comme aussi il est fort
probable qu’ils se soient laissés acheter. Les Éduens rebroussèrent
chemin au bout de peu de jours, et regagnèrent Bibracte ou leurs autres
villes, sans avoir rien fait. Tout de suite après leur départ, les
Bituriges fraternisèrent avec les Arvernes.

Ce fut la seconde victoire de Vercingétorix. Victoire morale: car les
Bituriges étaient peut-être le plus vieux peuple de la Gaule; dans les
siècles passés dont les bardes chantaient encore la gloire, c’étaient
eux, disait-on, qui, comme plus tard les Arvernes, avaient donné
son roi à tout le nom celtique, et c’était sous la conduite de deux
chefs bituriges, Bellovèse et Sigovèse, que les Gaulois avaient pour
la première fois couru à la conquête du monde. Mais c’était aussi un
avantage militaire considérable: les Bituriges étaient riches en terres
et en bourgades; leur principale ville, Avaricum (Bourges), passait
pour la plus belle peut-être de toute la Gaule; leur défection amputait
la ligue éduenne; leur soumission permettait aux Arvernes de donner la
main aux Carnutes; enfin, en quelques jours de marche dans des pays
amis, par la Loire et le plateau de Montargis, Vercingétorix pouvait
arriver en face de Sens et des légions. Pendant ce temps, qui sait si
les Éduens, ébranlés par cette première déconvenue, ne songeraient pas
à offrir des gages à la Gaule conjurée, en barrant la route à César sur
les rives de la Saône?

Au Sud, Lucter fit d’abord merveille. Il traversa rapidement, en dépit
de l’hiver et de routes atroces, le Gévaudan et le Rouergue. Il y
fut bien accueilli. Gabales et Rutènes étaient de vieux clients des
Arvernes, tout prêts à suivre leurs patrons dans de nouvelles guerres;
ils accordèrent à Lucter les otages qu’il voulut, ils lui fournirent
des renforts, appoint d’autant plus utile à la cause gauloise que les
Rutènes étaient les meilleurs archers de la race. Toutes ces bandes
continuèrent plus bas. Le roi des Nitiobroges, Teutomat, fit le même
accueil à l’envoyé de Vercingétorix; il oublia sans peine que son
père avait reçu du sénat le titre d’ami du peuple romain; il donna
des hommes pour grossir la troupe. Et ce fut à la tête d’une véritable
armée que, tournant vers l’Est, Lucter remonta la Garonne pour franchir
la frontière romaine et pousser brusquement jusqu’à Toulouse et
Narbonne.--Mais, devant lui, il trouva César.


V

En arrivant dans la vallée du Rhône, César avait appris les dangers qui
menaçaient ses légions et sa province.

Le devoir auquel il pensa tout d’abord fut de se mettre le plus tôt
possible à la tête de son armée. Mais comment faire? La rappeler à lui
pour protéger la Province? elle aurait en route de terribles combats
à livrer. La rejoindre dans ses quartiers d’hiver? il lui fallait, du
Confluent à Beaune, traverser le pays des Éduens, et malgré leur calme
apparent, il les croyait prêts à se saisir de lui pour peu qu’il leur
inspirât moins de crainte que Vercingétorix.

César trouva rapidement un troisième parti, qui était de menacer
tous ses ennemis à la fois, de manière à les arrêter tous en même
temps: Lucter, en s’opposant à lui; Vercingétorix, en le ramenant
en arrière; les bandes qui bloquaient les légions, en laissant faire
l’impassibilité des légats. Puisque les Gaulois attaquaient sur trois
points, il répondrait à leur triple attaque. Quant aux Éduens, si César
avait fait peur aux Arvernes, ils le laisseraient passer.--Pour oser et
réussir un tel projet, il fallait une étonnante confiance en sa Fortune
et une rare célérité de mouvements: mais c’étaient les plus grandes
qualités de César.

Sa décision prise, laissant là les routes habituelles du Nord,
il courut à Narbonne et y organisa la défense de la Province. Des
détachements furent postés à Toulouse, à la frontière de la plaine;
d’autres, à la frontière de la montagne, chez les Rutènes, sujets
de Rome, des vallées du Tarn et de l’Agout; d’autres enfin, dans le
haut pays arécomique, entre Béziers et Uzès, le long des sentiers
qui descendaient des Cévennes; plus loin encore, chez les Helviens
du Vivarais, au pied de la principale route qui débouchait des monts
d’Auvergne, il concentra une grande partie des troupes qu’il venait
de lever dans la Province et en Italie; enfin, à Vienne, à l’extrémité
septentrionale de la frontière romaine, en face la trouée du Forez, il
groupa un fort parti de cavaliers de recrue.--Au centre de cette région
dont il venait de garnir le pourtour, il plaça d’autres défenses, une
escadrille dans les eaux de l’Aude, des hommes autour de Narbonne;
et, à Narbonne même, il raffermit les cœurs des citoyens romains:
la vieille colonie devait, par ses murailles et par le courage de ses
habitants, mériter le titre que Cicéron lui avait donné, de «boulevard
de Rome contre la Barbarie».

Lucter arriva sur ses entrefaites. Quand il vit le rideau de garnisons
derrière lequel Narbonne était assise, il jugea qu’il lui était aussi
impossible de manœuvrer entre elles qu’il l’avait été à Hannibal en
face de Rome et à travers les colonies du Latium, et il se retira,
écarté plutôt que battu.

César était encore à Narbonne quand il apprit cette retraite.
Débarrassé de Lucter, il se retourna contre Vercingétorix. Celui-là,
il l’avait arrêté en face. Pour arriver plus vite à celui-ci, il
fallait qu’il le prît à revers. Il ne le pouvait qu’en franchissant
les Cévennes. Dans cette intention, il avait déjà envoyé le gros de ses
troupes nouvelles sur l’Ardèche. Il les rejoignit (milieu de février).


VI

La principale route qui pénétrait dans les Cévennes partait d’Aps
chez les Helviens et remontait l’Ardèche jusqu’au pont de la Baume.
Franchir la montagne au mois de février semblait un acte de démence.
Aucun Gaulois ne pensait qu’un chef de bon sens pût risquer dans
cette tentative sa vie et celle des siens; César lui-même, dans ses
moments de prudence, et même en plein été, déclarait que les routes
des Cévennes étaient trop dures pour une armée. Le chemin qu’il allait
prendre, et qui était le moins mauvais de tous, n’était pratiqué que
pendant la belle saison, par les marchands qui du Rhône se rendaient
en Velay et en Auvergne: c’était une route traditionnelle de portages
entre les deux versants. Mais l’hiver, la muraille des Cévennes,
«cette échine relevée» qui séparait les peuples, n’ouvrait même pas
une brèche pour un piéton seul, et César s’en approchait avec une
nombreuse escorte. En ce moment leurs roches pendantes et leurs longs
plateaux disparaissaient sous les flocons, et sur les sentiers des
hommes s’élevaient six pieds de neige. Enfin, pour qui vient du Midi,
l’escarpement de la montagne est parfois si abrupt qu’on dirait la
courtine d’un rempart. Les Gaulois avaient raison de regarder les
Cévennes comme «une enceinte» naturelle: il était aussi difficile de
les gravir que d’escalader au pas de course les flancs de Gergovie.

César remonta l’Ardèche et la Fontaulière à la tête d’une petite armée
de cavaliers et de fantassins; il avait près de lui D. Brutus, un des
officiers qui lui étaient les plus chers et auxquels il se fiait le
plus. Au delà de Montpezat, l’escalade du col du Pal commença: sept
cent mètres de hauteur à monter au-dessus de la vallée. Il fallut
s’ouvrir le passage à travers la neige, les soldats creusèrent, à six
pieds de profondeur, le long boyau de route blanche par où l’escorte de
César put défiler; et ce fut pour eux une nouvelle et terrible fatigue.
Enfin, on parvint sur le plateau triste et désert qui, à treize cents
mètres de hauteur, sépare les deux versants: à quelques milles au Nord,
les soldats aperçurent déjà les eaux glacées de la Loire. Car, si cette
route était rude, elle était fort courte, et, la montée terminée, on
parvenait presque immédiatement aux bords du fleuve gaulois.

La Loire atteinte, on touchait aux terres arvernes. De ce côté, et
tout de suite après le plateau, s’étendaient d’assez larges vallées,
riches en pâturages, fertiles en blés, où étaient éparses de vastes
habitations: c’est le bassin du Puy, domaine des Vellaves, qui
étaient alors étroitement unis aux Arvernes. César envoya en avant sa
cavalerie, avec ordre d’aller, de piller et de détruire le plus loin
possible. Les Gaulois étaient trop surpris et trop dispersés pour
pouvoir résister, et d’ailleurs, il n’y avait là surtout que des femmes
et des enfants, les hommes capables de combattre étant au Nord avec
Vercingétorix.

L’expédition de César aurait pu lui nuire plus qu’à son ennemi. Que
Vercingétorix ne bougeât pas, le laissât venir à lui, se hasarder dans
les défilés du Velay, le proconsul eût été aisément traqué avec ses
quelques milliers d’hommes, recrues encore peu faites à la fatigue; et,
s’il avait persisté dans sa marche, il se serait brisé contre Gergovie.

Mais César, en envahissant ainsi les terres vellaves et arvernes,
voulait frapper, non pas le chef, mais ses compagnons. Il prévoyait
l’effroi subit qui les saisirait en pensant à leurs fermes incendiées
et à leurs bestiaux enlevés; il escomptait leurs angoisses de
propriétaires, et non pas les inquiétudes militaires de Vercingétorix.

Ce qu’il avait pensé arriva. Dès que les Arvernes apprirent que César
gravissait les Cévennes, ils entourèrent leur roi, le supplièrent
de ne point abandonner leurs terres au pillage: puisque c’étaient
eux seuls que l’on attaquait, qu’ils allassent au moins se défendre.
Vercingétorix eut la faiblesse de céder: peut-être sa royauté
était-elle trop récente pour lui permettre de résister aux siens. Il
donna l’ordre à ses troupes de faire volte-face vers la montagne.

César ne voulait pas autre chose. Il devina plutôt qu’il n’apprit
le retour de son adversaire au moment où il pénétrait lui-même sur
les terres arvernes. Dès lors il n’était plus question pour lui de
s’aventurer davantage vers le Nord. Il n’avait pas assez d’hommes
pour essayer de combattre. Mais afin de dissimuler son départ aux
Gaulois, il laissa Brutus et la petite armée dans le Velay, avec ordre
aux cavaliers de continuer et d’étendre les ravages; pour rassurer
ceux qu’il abandonnait en pays ennemi, il leur annonça qu’il allait
chercher des renforts et reviendrait au plus tard dans trois jours.
Puis, tournant rapidement vers l’Est, par la vallée de la Loire et la
tranchée du Gier (?), il arriva à Vienne, à la très grande surprise de
la cavalerie qu’il y avait envoyée quelque temps auparavant. Il n’était
resté que deux jours sur le territoire arverne.


VII

De Narbonne à Vienne par Le Puy, ce n’eût été qu’un léger détour, sans
l’incroyable fatigue surérogatoire. Mais ce détour avait suffi pour
arrêter Vercingétorix dans sa marche vers le Nord, donner du répit
aux légions de Sens, faire hésiter les traîtres du pays éduen. César
pouvait passer maintenant.

La troisième partie de la campagne n’était donc plus qu’un jeu
d’éperons. César ne s’arrêta à Vienne que pour prendre la tête de sa
cavalerie: et alors, nuit et jour, le long du Rhône et de la Saône,
galopèrent le proconsul et ses hommes. Si quelque embuscade avait été
disposée, sur sa route, par les Éduens, César était passé avant qu’on
eût appris sa venue. Enfin, au delà de la grande forêt de Cîteaux, il
se trouva chez ses fidèles Lingons; quelques milles encore à parcourir,
et il rejoignit ses deux légions les plus proches. César et son armée
étaient sauvés (fin février).

Ainsi, en moins de quinze jours, Jules César avait, depuis Narbonne
jusqu’à Dijon, parcouru un vaste demi-cercle sur le flanc de la Gaule
insurgée: il avait obligé ses adversaires, tantôt à reculer devant lui,
tantôt à venir à lui en s’éloignant des légions; tout en les faisant
mouvoir à sa guise, il avait par deux fois, en vue du Mont Mézenc et
du Mont Pilat, maîtrisé l’hiver et dompté les montagnes inviolables. Un
tel succès était à la fois moral et stratégique, et il l’avait remporté
presque sans effusion de sang.

Aussi les anciens, dans cette épopée militaire qui vient de commencer,
n’admirèrent rien de plus que la formidable chevauchée à travers les
Cévennes: les autres victoires de César seront l’œuvre du hasard des
rencontres et de la force des hommes; celle-ci fut le triomphe, sans
combat, de l’intelligence et de la volonté.



CHAPITRE XII

AVARICUM

      Tum ipsa capita belli adgressus urbes, Avaricum [sustulit]
      (Cæsar).

      FLORUS, I, 45=III, 10, § 23.

  I. Préparatifs de César.--II. Vercingétorix attaque les Boïens:
  plan de César.--III. Prise de Vellaunodunum et de Génabum.--IV.
  Premier combat, devant Noviodunum.--V. Vercingétorix décide les
  Gaulois à incendier le pays.--VI. Avaricum: site de la place;
  comment on pouvait l’attaquer: la terrasse.--VII. Opérations
  de Vercingétorix et misère de l’armée romaine.--VIII. César en
  face du camp gaulois.--IX. Vercingétorix accusé de trahison.--X.
  Défense d’Avaricum; combats autour de la terrasse.--XI. Prise de la
  ville.--XII. Résumé de cette seconde campagne.


I

Dès son arrivée chez les Lingons, César appela à lui toutes ses
troupes: aux deux légions qu’il trouva sur sa route, aux recrues qu’il
amenait, vinrent se joindre les six légions de Sens et les deux légions
qui surveillaient les Trévires. La concentration achevée dans la
vallée de la Seine, il s’achemina vers Sens avec toute son armée, et se
proposa d’y passer la fin de l’hiver pour préparer la campagne.

Du côté de la Province il était désormais tranquille. Brutus revint
auprès de lui. Mais le proconsul laissait au sud des Cévennes et du
Rhône 22 cohortes (plus de 12000 hommes), levées dans le pays même,
disposées aux meilleurs endroits, et confiées à son petit-cousin et
légat, Lucius César; il pouvait également compter, pour défendre
le Midi, sur le zèle des principales nations, les Helviens et les
Allobroges; la tâche de L. César était facilitée par le dévoûment du
chef helvien Caius Valérius Domnotaurus, citoyen romain de naissance,
et l’un des Gaulois les plus considérés de la Province: si les Arvernes
étaient tentés de reprendre la route balayée par César, la vallée de
l’Ardèche était bien gardée.

En revanche, à Sens, même avec ses 50000 hommes, César était gêné. Ses
adversaires le serraient de près: à 50 kilomètres de là, les Sénons,
exclus de leur ville principale, occupaient Vellaunodunum (Montargis?).
Pour se donner de l’air, il lui fallait de la cavalerie. C’était ce qui
lui manquait le plus.

Les escadrons qu’il avait amenés de Vienne, ceux des Espagnols
auxiliaires ou de ses officiers d’état-major, étaient insuffisants
comme nombre et comme valeur. Il aurait eu besoin de ces belles
troupes éduennes, de ces milliers de cavaliers qui, depuis six ans,
avaient frayé aux Romains les grandes routes de l’Occident. Mais les
Éduens étaient chez eux, fort occupés en ce moment par l’élection du
vergobret: et n’étant point d’accord, ils se préparaient à la guerre
civile. Au reste, leurs chefs étaient de plus en plus travaillés par
les émissaires de Vercingétorix, et ils étaient experts en trahison:
dans la guerre des Helvètes, ils avaient lâché pied à dessein; avant la
seconde guerre de Bretagne, ils avaient failli déserter; peu de jours
auparavant, César avait craint d’être enlevé par eux. Il attendit, pour
leur demander un concours efficace, qu’une victoire romaine les eût
rendus de nouveau souples et fidèles.

Faute de Gaulois, il eut recours à des Germains. L’année précédente,
il s’était aperçu de ce qu’ils valaient: deux mille Sicambres avaient
été sur le point de faire main basse sur un camp romain. Les Gaulois
les redoutaient fort: c’étaient des escadrons germains qui les avaient
écrasés sous les ordres d’Arioviste. Les tribus du Rhin avaient, sans
doute, une vilaine race de chevaux, et se souciaient assez peu des
bêtes magnifiques qui passionnaient leurs voisins: les leurs étaient
laides, sans forme, mais soigneusement dressées et d’une endurance
indéfinie. Au moment du combat, les Germains sautaient souvent à terre,
pour lutter de plus près; leurs montures demeuraient immobiles, les
attendaient sans broncher, et ne repartaient que quand les cavaliers
s’enlevaient sur les croupes: une troupe de ce genre avait, chose
précieuse dans une guerre d’escarmouches, toute la valeur d’une
infanterie montée. Les hommes, eux, étaient encore de purs sauvages:
ils chevauchaient sans selles, étaient incapables de réfléchir et de
craindre, ne s’arrêtaient ni devant les traits, ni devant les forêts ou
les marécages, et, surtout, ne se résignaient jamais à reculer devant
une troupe de cavaliers gaulois bien harnachés, si forte qu’elle parût,
si peu nombreux qu’ils fussent eux-mêmes. César savait bien ce qu’il
faisait quand il décida d’en grouper et d’en équiper, tout de suite,
environ quatre cents, en attendant qu’il pût s’en procurer davantage.

Ce fut le premier démenti qu’il infligea à sa politique gallo-romaine.
Il y avait six ans qu’au nom de la liberté des Gaules il était venu
rejeter les Germains au delà du Rhin: maintenant il leur ouvrait les
rangs de l’armée romaine, et cette fatale catastrophe de l’invasion
germanique qu’il a cru conjurer par des victoires, il l’a préparée, lui
le premier, par des achats d’hommes.

La Germanie lui rendait alors un autre service. Il était à craindre
pour César que les Belges ne s’insurgeassent à leur tour: il venait
de rappeler les deux légions campées dans leur pays, aux frontières
de ces Trévires qui étaient le plus récemment soumis de leurs peuples
et le plus rebelle à toute obéissance. Mais, les légions parties, les
Germains s’avancèrent, et se mirent à inquiéter les Trévires, sinon
avec l’assentiment, du moins au profit de César: ceux-ci ne bougeront
plus de toute l’année. Comme le dira Lucain, «le Rhin est de nouveau
ouvert aux nations»: mais c’est pour que le peuple romain puisse
reconquérir la Gaule.

Le proconsul pouvait donc ne plus songer qu’aux ennemis du Centre, à
Vercingétorix, à ses Carnutes et à ses Arvernes. Seulement, il voulait
attendre, pour se mettre en route, la fin de l’hiver: les chemins
étaient pénibles, les greniers de Génabum appartenaient à l’ennemi,
le fourrage poussait à peine; puis, s’il s’avançait trop vers le
Sud, les Éduens n’avaient qu’à trahir, à se rabattre derrière lui,
pour l’enfermer avec ses légions.--La crainte ou l’espérance de la
trahison éduenne pesa toujours sur les décisions du proconsul ou de son
adversaire.


II

Vercingétorix imposa un parti à César.--L’effectif total de son armée
devait atteindre cent mille hommes, le double de l’armée proconsulaire;
il avait, je crois, six à sept mille cavaliers, trois à quatre fois
plus que son rival. Mais, si nombreux que fussent les Gaulois, ils ne
manquaient ni de vivres ni de fourrages; et ils avaient moins besoin
de bonnes routes que les légionnaires de César. Leur chef n’avait pas
fourni, comme le proconsul, trois cents lieues de course. Hommes et roi
étaient en mesure d’agir, et sans doute impatients de commencer.

Quand Vercingétorix vit qu’il n’avait dans le Velay qu’un fantôme
d’armée, il revint dans le pays. Le brusque retour de César à Sens
fut une surprise pour lui, mais ne changea pas sa tactique. Que les
légions fussent commandées ou non par le proconsul, il ne voulait pas
aller à elles. Sa pensée, sur ce point, fut faite dès le premier jour
et ne varia jamais: il fallait les rencontrer le plus tard possible,
les heurter le moins possible.--Il reprit, à peu de chose près, la même
opération qu’avant l’arrivée de César. En février, pour isoler les
Éduens, il avait menacé les Bituriges, leurs alliés sur la Loire; en
mars, pour achever de les molester, il attaqua les Boïens, leurs sujets
de la région bourbonnaise.

Les principales routes qui conduisaient chez les Éduens traversaient le
Bourbonnais et le Nivernais, d’où les vallées de la Nièvre, de l’Aron,
de l’Arroux et de la Bourbince remontaient dans leur haut pays, les
massifs du Morvan et du Charolais. Mais elles étaient bien gardées
contre leurs ennemis héréditaires, les Arvernes. Sur la rive droite de
la Loire, ils avaient leurs places de Noviodunum et de Décétia (Nevers
et Decize); dans l’entredeux qui sépare la Loire et l’Allier, et sur
les deux rives de cette dernière rivière, ils étaient protégés par les
Boïens, leurs sujets de fraîche date.--Ces Boïens venaient de la forêt
Hercynienne et des extrémités du monde celtique; ils avaient suivi
les Helvètes dans leur migration; César les avait pris; et, ne sachant
qu’en faire, comme ils étaient fort braves, il en avait fait cadeau au
peuple éduen. Celui-ci avait, sur les bords de la Loire et de l’Allier,
d’assez vilaines terres, boisées ou marécageuses, vaste marche déserte
à la frontière des Bituriges et des Arvernes: il les donna aux Boïens,
qui purent enfin s’installer chez eux après avoir vagabondé dans le
monde. Fort libéralement traités par leurs nouveaux patrons, ils se
montrèrent clients fidèles, et le pays devint, avec eux, le confin
militaire des Éduens vers le Sud-Ouest. Il y avait là quelques milliers
de soldats, très courageux, rudes paysans dans un rude pays, attachés
à leurs traditions et à leurs dieux, un des coins les plus farouches
de la Gaule. Leur principale forteresse, Gorgobina (La Guerche?), se
trouvait à la lisière de leur domaine, sur la gauche et non loin de
l’Allier et de la Loire; c’était, du côté biturige, un avant-poste du
territoire éduen.

Vercingétorix vint assiéger Gorgobina.--Jules César, par là même, se
trouvait obligé de la secourir: qu’il le voulût ou non, il lui fallait
s’engager vers le Sud. Car, si Gorgobina succombait, les Éduens se
croiraient abandonnés, et la Gaule dirait que l’appui de César n’était
qu’une duperie, et sa force, une illusion.

D’autre part cependant, l’importance de la place n’était point telle
qu’il fallût tout risquer pour s’en rapprocher: les bourrasques de
mars, le manque de vivres, les surprises par derrière.--César (et ce
fut par là qu’il trompa l’espérance de Vercingétorix) se résolut de
marcher vers le pays boïen, non pas en droite ligne, mais en lignes
brisées, de manière à pouvoir, en route, surprendre de droite et de
gauche quelques villes ennemies chez des peuples différents, Sénons,
Carnutes et Bituriges: et ainsi, tout en assurant sa retraite, tout en
donnant de l’espace et du jeu à ses troupes, il ferait main basse sur
quelques greniers et frapperait quelque grand coup sur l’imagination
gauloise. La route directe de Sens à Gorgobina était droit vers le
Sud: César dirigea ses légions vers le Sud-Ouest, par les plateaux du
Gâtinais. Vercingétorix pouvait donc craindre d’être pris à revers: le
proconsul refaisait contre lui la manœuvre des Cévennes et espérait un
résultat semblable. De même qu’il avait ravagé les terres des Arvernes,
il allait dévaster celles des Carnutes et des Bituriges, et sans
doute obliger une seconde fois Vercingétorix à reculer et à lâcher les
Éduens.

Sa résolution prise, César fit dire aux Boïens de résister jusqu’à son
arrivée; il avertit les Éduens d’avoir à lui fournir des vivres. Puis,
laissant à Sens deux légions, les bagages de toute l’armée, et sans
doute aussi l’inestimable Labiénus, il partit un matin, de bonne heure,
avec les huit autres légions et sa garde de cavaliers germains, à la
conquête de la Gaule soulevée (début de mars).


III

Le lendemain de son départ, il fut en vue de la première ville-forte
ennemie, Vellaunodunum (Montargis?), qui gardait, sur le territoire
sénon et dans la vallée du Loing, les routes d’entre Seine et Loire:
petite ville sans doute, sur une hauteur insignifiante, mais ayant de
bonnes murailles et pas mal de défenseurs. Car il fallut s’arrêter,
décider le blocus, tracer une ligne d’investissement: cela prit deux
jours. Le troisième, des parlementaires offrirent de capituler. On leur
demanda de livrer les armes, les chevaux, six cents otages; et, comme
le temps pressait, César laissa dans la place son légat C. Trébonius
pour veiller à ce que ces conditions fussent exécutées. Par la prise
de Vellaunodunum, le quartier général de Sens se trouva complètement
dégagé.

Au delà de Montargis, César abandonna tout à fait la direction du Sud,
et il obliqua droit vers l’Ouest pour attaquer les Carnutes et gagner
la Loire à Génabum (Orléans).

Cette fois, c’était une affaire d’importance. Génabum était la
principale ville du peuple carnute, qui avait fait le signal de la
révolte; elle s’était souillée la première du sang romain; sa situation
militaire et commerciale donnait à la marche de César un motif de plus
qu’une légitime vengeance. Mais les difficultés matérielles furent
réduites à rien. Génabum était moins une place-forte qu’un grand
marché: elle était en plaine, son assiette était médiocre, un pont, sur
la Loire, compliquait la défense. De plus, les gens de guerre carnutes
étaient loin en ce moment; ils croyaient que César allait être arrêté
longtemps chez les Sénons de Vellaunodunum. Ils commençaient à peine à
se rassembler pour tenir la ville quand les Romains, après deux jours
de marche, parurent, sur le soir, aux portes de Génabum.

César établit son camp devant la ville, décida et prépara l’assaut
pour le lendemain. Comme il connaissait le trouble de ses adversaires,
il fit veiller deux légions sous les armes, pour s’opposer à toute
tentative de fuite. César et les soldats avaient sans doute le cœur à
la besogne: il leur fallait, au plus tôt et sans en perdre une seule,
les victimes expiatoires exigées par les Mânes de Cita.

Un peu avant minuit, en silence, les Gaulois sortirent par la porte
qui regardait la Loire: le pont était petit, il menait à une longue
et étroite chaussée qui dominait les marais du Val; il y eut vite
un terrible encombrement. César prévenu fit mettre le feu aux autres
portes, les deux légions de veille pénétrèrent dans la ville, et se
précipitèrent, en la traversant, sur les derrières de la foule entassée
aux abords du fleuve; toute cette masse, à quelques têtes près, fut
cernée et prise sans combat: superbe gain d’esclaves pour le peuple
romain. Puis Génabum fut pillé par les soldats et pour leur compte.
Enfin on y mit le feu, et, quittant la ville en flammes, César fit
passer la Loire à son armée.

Il obliqua vers le Sud-Est dans la direction de Bourges. Encore une
rude journée de marche à travers les landes fangeuses de la Sologne,
et on atteignit les premiers coteaux du pays des Bituriges. Presque
à la limite de leur territoire, se trouvait leur citadelle avancée,
Noviodunum (près de Neuvy-sur-Baranjon?). Un troisième siège commença,
qui fut à peu près la répétition du premier. À peine les travaux
d’approche mis en train, une députation offrit de se rendre, et reçut
de César la réponse traditionnelle: qu’on livre les armes, les chevaux,
des otages. Les Bituriges acceptèrent; un premier détachement d’otages
arriva au camp romain; des légionnaires avec leurs centurions entrèrent
dans la place pour prendre livraison des armes et des chevaux. Tout à
coup, à l’horizon, vers le Sud, apparut un groupe de cavaliers gaulois:
c’était l’avant-garde de Vercingétorix.


IV

Cette fois, non pas encore les deux chefs, mais les deux principales
armées se trouvaient en présence. Le roi des Arvernes, à la nouvelle
que César s’approchait, avait quitté le siège de Gorgobina.--Peut-être
aurait-il dû persister encore, obliger les Romains à s’aventurer plus
bas dans le Midi; mais il lui fallait compter avec ses hommes, désireux
de voir enfin l’ennemi, et il les mena vers le Nord, au-devant de
César, qu’ils rencontrèrent sous les murs de Noviodunum.

Les assiégés crurent qu’ils allaient être utilement secourus: quelques
hommes décidés appelèrent la foule, firent prendre les armes et
fermer les portes; les murailles se garnirent de défenseurs. Mais
les centurions et les soldats romains qui se trouvaient dans la ville
mirent l’épée à la main, enfoncèrent les battants, et regagnèrent le
camp tous sains et saufs. Le siège n’en était pas moins à recommencer.

César s’occupa d’abord de ceux du dehors. La cavalerie romaine sortit
du camp, entama le combat, et, comme plus d’une fois, dut plier
sous l’effort des cavaliers gaulois. Alors le général lança, pour
la soutenir, son escadron germain, qui partit à bride abattue. Les
Gaulois, déjà ébranlés par la première lutte, ne purent soutenir le
nouveau choc, perdirent beaucoup de monde et se retirèrent en désordre
vers le gros de l’armée. Dans cette première rencontre entre les
hommes de César et ceux de Vercingétorix, il n’y eut d’engagé que de
la cavalerie, et, vainqueurs des Romains, les Celtes furent vaincus par
les Germains.

L’affaire de Noviodunum fut ensuite réglée en un tour de main. Les gens
du bourg, fort effrayés, s’en chargèrent eux-mêmes. Ils rejetèrent la
faute sur quelques exaltés, les conduisirent à César et livrèrent la
place.

Le chemin paraissant libre vers le Sud, César reprit sa marche et se
dirigea vers Avaricum, la ville principale des Bituriges, qui était
à moins de 30 kilomètres de là. Il ne s’agissait plus pour lui de
délivrer Gorgobina, mais de continuer le châtiment des coupables.
L’armée avait quitté la triste et marécageuse Sologne, les sentiers
devenaient plus faciles, le pays était plus fertile et plus gai, les
prairies plus vertes à l’approche du printemps; sur les grasses terres
du Berry, de gros villages et de belles fermes apparaissaient de toutes
parts. Mais César allait avoir devant lui deux ennemis de plus, la
cavalerie gauloise et l’incendie.


V

Cette première rencontre, si peu importante qu’elle fût, permit à
Vercingétorix de montrer à ses soldats ce dont il avait été, dès
le début, profondément convaincu: l’erreur qu’ils commettraient en
acceptant une bataille, même de cavalerie. La chute rapide des trois
places-fortes lui avait rappelé que toute citadelle qui n’est protégée
que par ses murailles doit succomber, surtout quand elle est menacée
par ces deux formidables engins d’attaque: l’artillerie grecque et la
solidité légionnaire. Enfin, il se rendait compte d’un des principes
essentiels de l’art militaire: ne pas multiplier les petites garnisons,
si l’on veut éviter les grandes pertes. Il considéra dès lors comme un
devoir de refuser à César les avantages et des assauts et des combats,
de ne lui laisser que l’alternative des marches harassantes et d’un
long stationnement auprès de rochers inabordables.

Au premier conseil qu’il tint après le combat, et peut-être le jour
même, il exposa enfin son plan favori.--César nous donne dans ses
Commentaires le discours que le roi prononça devant ses officiers. Je
ne crois pas qu’il soit mot pour mot l’œuvre de Vercingétorix, mais je
ne crois pas davantage qu’il ait été fabriqué de toutes pièces. César
fut toujours au courant de ce qui se passa et se dit dans le conseil
des chefs; il ignora parfois les actes et les marches de Vercingétorix;
il sut fort bien le détail des délibérations auxquelles présida son
adversaire: c’était un jeu pour lui, entre tant de chefs bavards et
jaloux, d’en trouver un qui lui fit passer une relation fidèle. Voici
ce que dit, d’après César, le général gaulois: si les paroles ne sont
pas de Vercingétorix, elles expriment exactement ce qu’il voulait faire
et ce qu’il fit.

«--Il faut désormais conduire la guerre tout autrement que nous ne
l’avons fait jusqu’ici. Notre but unique doit être maintenant de couper
aux Romains le fourrage et les vivres.

«--Rien de plus facile pour nous. Nous avons beaucoup de cavalerie. La
saison nous est favorable: car le fourrage n’est pas bon à faucher,
il faut que les ennemis envoient des escouades de côté et d’autre
pour piller les greniers des fermes. Nos cavaliers pourront détruire
chaque jour, sans laisser échapper un seul homme, tous ces détachements
isolés.

«--Mais il y a plus. Que chacun de nous, dans l’intérêt de tous,
oublie ses intérêts domestiques: brûlons nous-mêmes tous nos villages
ouverts, brûlons toutes nos fermes, partout où les Romains, dans leur
marche, pourront avoir la tentation de fourrager. Nous autres, nous ne
manquerons de rien; nous sommes nourris par ceux chez lesquels nous
combattons: aux Romains, il ne restera que le choix entre mourir de
faim ou courir à leur perte en s’éloignant de leur camp. Au reste, peu
importe qu’on les tue ou qu’on se borne à leur enlever les bagages:
sans bagages, point de guerre possible.

«--Enfin, ce sont les villes fortifiées elles-mêmes qu’il faut livrer
aux flammes, à l’exception de celles que la force de leurs remparts et
l’avantage de leur assiette rendent inexpugnables. Si vous les laissez
toutes debout, vos forces s’égrèneront, chacun refusant de suivre
l’armée pour s’abriter derrière les murs de sa cité; et quand les
Romains en deviendront les maîtres, ils y trouveront les vivres dont
ils ont besoin et le butin qu’ils convoitent.

«--Tout cela vous paraît de trop durs sacrifices? ce sont des douleurs
tout autrement terribles, de voir vos femmes et vos enfants réservés à
l’esclavage, et vous-mêmes à la mort. Car c’est votre lot si vous êtes
vaincus.»

Tous ces arguments étaient la vérité même, et le dernier n’était pas
seulement le cri pathétique de l’orateur, mais une allusion émouvante
au sort de Génabum. Vercingétorix rappelait ce qu’il fallait attendre
de la clémence de César à ceux qui avaient oublié l’exécution d’Acco et
le massacre du sénat vénète.

Les auditeurs comprirent qu’il fallait obéir, et le plan du chef fut
accepté sans opposition.--Une seule question fut posée. Qu’allait-on
faire d’Avaricum?

Avaricum, grande ville fortifiée, n’était cependant pas une de ces
places que Vercingétorix venait de qualifier d’inexpugnables. Elle
était assise sur une hauteur fort peu importante: à la différence
de Gergovie et de Bibracte, plantées sur des plateaux presque
inaccessibles, c’était une cité de coteau, comme celles que les
Romains bâtiront plus tard pour les Gaulois. En revanche, elle était
précisément une des trois ou quatre villes de la Gaule qui offraient un
butin d’une incomparable richesse; avec ses carrefours, ses rues, son
forum, ses constructions ramassées, elle présentait un aspect moderne
au regard des laides bourgades perdues dans les montagnes, que leurs
grands espaces vides faisaient ressembler plus à des champs de foire
qu’à des résidences humaines: elle avait environ deux kilomètres de
tour, pouvait loger quarante mille hommes. Sans doute des trésors s’y
étaient accumulés, depuis les temps lointains où les chefs bituriges
couraient le monde et commandaient à la Gaule. Pour les gens du Berry,
elle était «un ornement et une forteresse»; pour les Gaulois, une très
belle chose, et peut-être le sanctuaire des gloires d’autrefois.

Les Bituriges ne purent consentir à la voir disparaître, incendiée de
leurs propres mains. Vercingétorix insista. Ils se jetèrent aux pieds
des autres chefs, attestèrent qu’ils sauraient la défendre: les Gaulois
se laissèrent fléchir, Vercingétorix demeura insensible. Alors ce fut,
dans tout le conseil et peut-être dans tout le camp, une longue traînée
de prières et de plaintes. Vercingétorix céda, tout en affirmant encore
que l’on commettait une faute. Les Bituriges envoyèrent une garnison
d’élite pour occuper la ville. Puis les ordres d’incendie furent
donnés, et l’armée gauloise s’écarta, laissant passer César.

César, au lieu de cette marche facile qu’il attendait, entra comme
dans une fournaise. Le même jour, plus de vingt foyers d’incendies
s’allumèrent autour de lui: c’étaient vingt villages des Bituriges qui
flambaient, et au loin l’horizon s’empourpra des flammes qui brûlaient
chez les Carnutes et les cités voisines. Les légions se sentirent
impuissantes, un cercle de feu et d’ennemis les étouffait. Les troupes
qui allaient au fourrage revenaient mutilées par l’adversaire. Les
Gaulois étaient insaisissables et meurtriers partout.

Mais les Romains arrivèrent bientôt devant Avaricum, et les légions
eurent en face d’elles des murailles intactes et des ennemis qui les
attendaient.


VI

La ville de Bourges[3] était bâtie sur une colline qui s’élevait à
vingt-cinq ou trente mètres tout au plus au-dessus du niveau de la
plaine, et au point de rencontre de cinq rivières, dont les deux
principales étaient l’Yèvre et l’Auron. Autrefois comme aujourd’hui,
ces ruisseaux s’épandaient en un grand nombre de bras et de canaux, qui
débordaient, en temps d’hiver et de pluie, en un marais continu: les
trois quarts de l’enceinte, à l’Est, au Nord et à l’Ouest, émergeaient
d’ordinaire d’un large marécage, à travers lequel couraient seulement
les «longs ponts» des routes d’Orléans et de Sancerre. Sur un seul
point, au Sud-Est, par où venait la route des pays boïen et éduen, la
ville tenait à la terre ferme par un col étroit et surbaissé, mesurant
500 mètres tout au plus, à peine aussi large que la cité elle-même:
c’est l’emplacement que dominent aujourd’hui la place Séraucourt et
la rue de Dun-sur-Auron; mais jadis le sol était, sur ce point, de
beaucoup en contre-bas, de manière à faire saillir davantage la ville
et ses remparts, qui commençaient à la hauteur de l’Esplanade. Enfin,
plus au Sud-Est encore, le terrain se relevait lentement dans la
direction du faubourg du Château et de la Caserne d’artillerie.

  [3] Voyez le plan de la p. 171 et la note II à la fin du volume.

César, ayant reconnu la ville et ses abords, jugea aussitôt qu’il était
impossible de l’investir par la ligne d’un blocus continu: la surface
entourée et occupée par les marécages était trop vaste, le sol trop
bas, le terrain trop mobile. Il n’avait qu’une seule manière de s’en
rendre maître: l’attaque de front (_oppugnatio_).

[Illustration: PLAN DE BOURGES.]

Pour forcer une place de ce genre, bâtie sur une hauteur et pourvue
de murailles épaisses et solides, il fallait que les soldats pussent
combattre autrement qu’au pied des remparts, autour des portes, sous
la menace plongeante du feu, des traits et des pierres de l’ennemi;
il était bon qu’ils fussent, autant que possible, de niveau avec les
défenseurs des murailles et des tours. À cet effet, on construisait, en
face d’un secteur déterminé de l’enceinte assiégée, une énorme terrasse
quadrangulaire: les flancs en dominaient à leur tour les portes de la
cité; la plate-forme en était souvent de plain-pied, sinon avec le
parapet, du moins avec le terre-plein du mur opposé; par-dessus, on
élevait encore des tours, au moins égales en hauteur à celles qui leur
faisaient face. Ainsi, on supprimait les inégalités qui résultaient du
terrain et des bâtisses; on dressait muraille contre muraille, tours
contre tours, et presque ville contre ville.--Mais la terrasse des
assiégeants avait, sur les remparts des assiégés, l’avantage d’être
plus profonde, et de s’unir directement au sol qu’elle prolongeait: si
bien que les soldats s’y relevaient et s’y succédaient avec la même
rapidité que sur un champ de bataille aplani. En outre, les tours
de bois qui la garnissaient avaient cette supériorité sur celles de
l’enceinte que ces dernières étaient immobiles et ne pouvaient éviter
l’attaque, tandis que celles-là, montées sur roues ou sur rouleaux,
avançaient et reculaient, obéissant au commandement comme une machine
de guerre.--Le jour où une ville assiégée voyait s’achever en face
d’elle la terrasse ennemie, elle n’avait plus qu’à se résigner à la
défaite. Tout l’effort de ses défenseurs consistait à empêcher ou à
retarder la construction de ce redoutable «cavalier».

César dressa son camp sur le terrain du Château et la route de Moulins,
à quatre ou cinq cents mètres de la ville, et ordonna la construction
d’une terrasse en face des remparts, sur le col qui joignait
l’emplacement de ce camp à la colline d’Avaricum et que longeaient
les marais de l’Yèvre et de l’Yévrette au Nord-Est, ceux de l’Auron
au Sud-Ouest. Il s’agissait d’une bâtisse colossale, qui par endroits
devait atteindre une hauteur de 80 pieds, qui mesurerait 330 pieds de
large, sur une longueur égale ou supérieure. On avait besoin d’au moins
250000 mètres cubes de matériaux: clayonnages et terres pour former
le terre-plein central, poutres et madriers pour construire sur chaque
flanc un large viaduc stable et solide sur lequel s’avancerait une
tour. Mais il fallait aussi construire ces deux tours, César n’en ayant
pas de disponibles; et il fallait enfin, et tout de suite, établir
au pied du rempart ennemi des baraquements couverts et blindés pour
protéger les travailleurs. En mettant les choses au mieux, c’était une
tâche de trois semaines qui commençait pour les huit légions.


VII

Vercingétorix avait suivi lentement César, en évoluant sur ses flancs
en étapes beaucoup plus courtes. Après l’avoir presque touché, il avait
peu à peu ramené à seize milles (25 kilomètres) la distance qui le
séparait du proconsul. Il habituait ainsi ses soldats à refréner leur
impatience de combattre.

Quand César eut assis son camp devant Avaricum, Vercingétorix établit
le sien, à cette même distance de seize milles, au Nord-Est, non loin
de la route de Bourges à Sancerre (entre Morogues et Humbligny?):
tandis que son adversaire avait pris position sur les chemins du Sud,
par où les Gaulois étaient venus, il avait ressaisi derrière lui ceux
du Nord, d’où les Romains arrivaient; le cours de l’Yèvre séparait
à peu près complètement les deux zones d’occupation. On eût dit que
Vercingétorix tenait à demeurer en relations faciles avec la Gaule du
Nord, soit pour y multiplier ses messages, soit pour fermer la route
aux convois de Labiénus ou à la retraite de César.

Dans cette dernière marche en chassé-croisé, les Gaulois et leur chef
venaient de se montrer habiles et prudents. Ils le furent encore dans
le choix de l’emplacement de leur camp: ils le dressèrent à l’abri des
forêts et des marécages, bien protégé contre toute surprise. Enfin,
à travers les marais de Bourges, ils étaient en rapport constant avec
les assiégés, et Vercingétorix, de sa tente, commandait lui-même les
manœuvres de la défense. Il avait d’excellents éclaireurs, qu’il
avait dispersés dans la campagne, même au sud de l’Yèvre, tout autour
de César. Rien de ce qui se faisait, à Avaricum ou aux abords du camp
romain ne lui échappait: son service d’informations était si impeccable
que César en fut étonné. Sous l’action pressante de leur chef, les
Gaulois se formaient rapidement aux leçons des tacticiens romains.

La situation de César fut bientôt compromise. Sans doute il s’était mis
enfin, par les routes de Nevers et de Moulins, en communication directe
avec les Boïens et les Éduens, et il s’empressa de leur demander les
convois de grains dont il avait grand besoin. Mais le pays boïen était
pauvre et s’épuisa vite; les Éduens, de plus en plus mal disposés,
envoyèrent le moins qu’ils purent, et César avait quarante mille hommes
à nourrir. Il essaya bien de fourrager au loin, mais Vercingétorix
l’épiait, et le proconsul avait beau changer sans cesse les heures
et les routes des expéditions: les cavaliers gaulois se trouvaient
toujours sur les points où arrivaient les Romains, et c’était chaque
fois, pour César, une défaite de plus. De Labiénus, il ne venait
rien. César avait trop peu de cavalerie pour empêcher ses adversaires
de communiquer librement avec Avaricum. Il ne tarda pas à paraître
lui-même l’assiégé.

Alors arrivèrent de cruelles journées. Le pain manqua longtemps. Il
fallut aller chercher des bestiaux à des distances énormes. Mais pas
un légionnaire ne murmura. On en vint aux pires souffrances de la
faim. César eut pitié des siens; il se rendit dans les chantiers de la
terrasse, et il offrit aux légions, à l’une après l’autre, de lever
le siège. Mais les hommes s’indignèrent: «César ne les avait point
habitués à abandonner une tâche commencée, et les victimes romaines
de Génabum n’avaient pas encore reçu toutes les offrandes réclamées
par leurs Mânes.» Et le travail continua: la terrasse se dressait
lentement; les deux tours, en même temps, s’élevaient et s’avançaient,
comme surgissant de terre.

L’armée de Vercingétorix, elle aussi, souffrait de la disette de
fourrage, et, de plus, elle s’irritait de l’inaction: elle était
incapable de cette laborieuse impassibilité des légionnaires. Sur
l’avis des chefs, le roi la rapprocha de la ville et de César, et
déplaça son camp vers le Sud (entre Les Aix et Rians?), le posant
toujours sous la protection des marécages, et toujours en rapport avec
Avaricum. Mais il se refusa quand même à combattre.


VIII

Un jour, il lui fut permis de faire sur cette armée impatiente une
dangereuse expérience. Il arriva qu’elle vit de très près les légions,
et qu’elle ne put les combattre.

Il quitta le soir son camp à la tête de tous ses escadrons et de son
infanterie légère, sans laisser d’autre ordre que celui de ne pas
combattre, sans désigner de chef pour commander à sa place: il partit,
sous prétexte de tendre pour le lendemain une embuscade aux fourrageurs
romains. César apprit ce mouvement par quelque captif gaulois,
peut-être par une indication voulue de Vercingétorix lui-même: il se
mit en route au milieu de la nuit, pour essayer de surprendre, avec ses
légions marchant en silence, le camp ennemi abandonné par son chef.

Mais des éclaireurs avaient été disposés par Vercingétorix sur la
route que César était obligé de prendre. Les Gaulois du camp furent
immédiatement prévenus et eurent le temps de se mettre en état de
défense, s’ils ne l’étaient pas déjà. Les gens de guerre s’établirent
sur un plateau vaste et découvert, dominant la route d’une assez forte
hauteur, et entouré de presque tous les côtés par un marais profond
et dangereux, large de cinquante pieds; au loin, dans l’épaisseur des
bois, on avait dissimulé les bagages et les chariots; sur le devant,
les ponts étaient coupés, et à tous les gués ou passages veillaient des
troupes de garde.

César déboucha le matin au pied de la hauteur. Il avait fait mettre sac
à terre et préparer les armes. Mais alors il aperçut, sur le plateau,
l’infanterie gauloise en rang de bataille, chaque cité sous ses chefs,
chaque tribu sous ses étendards. Si Vercingétorix n’était pas au milieu
d’elle, son esprit de confiance l’animait. Elle attendait de pied
ferme.

Ce fut un moment étrange. César avait arrêté ses hommes au bord du
marais. Il y avait à peine, entre les deux troupes, la portée d’un
javelot. Mais personne ne commença la bataille. Les légions furent
les premières impatientes; elles réclamaient le signal: César leur fit
comprendre qu’elles allaient à leur perte sur ce sol fangeux et dans
cette montée à découvert. Les Gaulois étaient prêts à les recevoir. Si
Vercingétorix avait confié à un seul chef le soin de commander en son
absence, nul doute que, pour complaire à la foule, il n’eût engagé le
combat. Mais faute d’ordre nouveau, ils obéirent à leur roi absent,
et ne touchèrent pas à l’ennemi qu’il refusait de leur donner. Une
résignation de ce genre valait, pour la Gaule, une victoire.

César battit en retraite, consolant ses soldats; il regagna son camp le
jour même, et fit reprendre les travaux de la terrasse.


IX

Cette leçon de patience faillit coûter cher à Vercingétorix. Quand il
revint au camp, il entendit de toutes parts crier à la trahison et,
le conseil des chefs réuni, l’accusation fut précisée. Le camp gaulois
rapproché des lignes romaines, puis laissé sans chef et sans cavalerie,
César immédiatement prévenu et accourant avec ses troupes: il n’en
fallait pas davantage pour convaincre ces hommes énervés et vibrants
que leur général voulait les livrer au proconsul, et recevoir de lui en
récompense «la royauté de la Gaule», devenue vassale du peuple romain.

À son tour, Vercingétorix parla.--Il expliqua avec soin toutes les
marches faites depuis Noviodunum, et dont aucune n’avait abouti à
une défaite. Puis, il fouailla vigoureusement ses hommes, en leur
reprochant de ne vouloir se battre que par ennui de la fatigue; s’il
n’avait délégué à personne l’autorité suprême, c’était précisément
parce qu’il craignait que son lieutenant ne se laissât entraîner au
combat: car, d’une bataille, il ne voulait et ne voudrait, jamais, et à
aucun prix. Enfin il montra l’humiliation des Romains, reculant devant
le camp gaulois; il s’étendit longuement sur leur misère; il fit venir
de prétendus fugitifs pour attester qu’ils n’avaient ni pain ni viande;
il dépeignit cette glorieuse armée de César, rongée par la famine,
se dissolvant sans combat, s’enfuyant sans défaite: et il affirma
que, grâce à ses émissaires, les nations gauloises étaient prêtes à
en attendre et repousser les débris. Voilà ce qu’il avait fait, dans
l’intérêt de la Gaule, et de la Gaule seule: car, pour lui, il était
prêt à quitter le pouvoir suprême.--

Les Gaulois ne demandaient qu’à changer d’avis: ils suivaient
toujours l’impulsion du dernier qui leur parlait bien. Le discours
de Vercingétorix à peine fini, l’orateur fut acclamé, et le bruit des
armes se mêla aux cris de la foule accourue. Aucune voix discordante
ne se fit entendre: «il n’y avait pas de plus grand chef que lui, et
il était impossible de mieux manœuvrer». Et, comme ces grands enfants
étaient toujours prêts à prendre leurs rêves pour des réalités, ils
crurent en ce moment si bien à la victoire, qu’ils ne purent supporter
l’idée que les Bituriges en auraient seuls le mérite: ils décidèrent
que dix mille hommes, empruntés aux différents peuples, seraient
introduits dans Avaricum pour partager la gloire de ses défenseurs.
C’est du moins ce qu’ils disaient et ce que Vercingétorix leur laissa
dire. Mais l’habile homme n’ignorait pas que les assiégés avaient
besoin de ce secours, et plus encore de celui des dieux.


X

La terrasse s’approchait de plus en plus des remparts, en dépit de
l’ingénieuse résistance des Bituriges. L’arrivée de ces renforts,
peut-être aussi de quelques ingénieurs transfuges, en tout cas les
conseils ou les ordres de Vercingétorix, les décidèrent aux tentatives
les plus hardies. Ce ne fut plus seulement la banalité des sorties et
des combats, des torches jetées sur la terrasse, de la surprise des
attaques nocturnes: les Gaulois déployèrent encore, au grand étonnement
de César, toutes les ressources d’une imagination savante, comme si,
dans l’intervalle des combats, ils avaient pris les leçons de maîtres
grecs. Car, disait le proconsul, «c’est une race si habile, toujours
prête à faire ce qu’on lui enseigne et à imiter ce qu’on lui montre»!

Les murailles de la ville, faites à la fois d’énormes madriers et de
blocs de grand appareil, résistaient au feu et au choc. César avait
essayé pourtant de faire donner contre elles, aux points faibles, la
faux d’arrachement: mais alors des cordages, descendant du parapet,
s’enroulaient autour d’elle, et, ramenés aussitôt par un treuil, la
détournaient et l’enlevaient. Le proconsul avait tenté d’arriver à
l’enceinte à l’aide des tranchées habituelles: des blocs de pierre, des
pieux aiguisés et durcis au feu, de la poix bouillante, les rendirent
vite impraticables.

Les Romains n’avaient d’espoir que dans leur terrasse. Mais les
Bituriges, auxquels l’exploitation des mines de fer donnait la pratique
des travaux souterrains, creusaient des galeries sous les fondations de
la jetée. Menacée par-dessous, elle le fut aussi par en haut. Quand le
cavalier se trouva rapproché des murs, et presque à leur hauteur, il
fut dominé par une série de tours nouvelles, construites par l’ennemi
sur le terre-plein du rempart, réunies peut-être entre elles par des
ponts volants, et protégées contre l’incendie par un revêtement de
cuirs. Enfin, quand les deux énormes tours romaines se dressèrent
devant elles, les tours gauloises grandirent aussi, et chaque jour
d’une hauteur égale à celle des charpentes que les ennemis ajoutaient
aux leurs. Trois ans plus tard, les Marseillais, passés maîtres
pourtant dans la science des places-fortes, devaient faire à peine
mieux que les Bituriges.

Mais les Romains supportèrent tout, les travaux les plus fatigants,
les combats de nuit et de jour, des temps affreux, un froid persistant
et des pluies continues, la famine, l’incertitude où les tenait
la conduite de Vercingétorix, la déconvenue qui résultait de tant
d’ouvrages à refaire: il ne fut pas prononcé, dans le camp de César,
une parole indigne de la majesté du peuple romain.

Enfin la terrasse fut achevée, toucha presque la muraille ennemie;
les deux tours furent approchées, chacune d’une porte: on était au
vingt-cinquième jour du siège. Tout allait être prêt pour l’attaque.

Ce jour-là, peu avant minuit, les soldats des deux légions de garde
travaillaient encore sur la chaussée: César, à son habitude, veillait
au milieu d’eux, courageux et familier, pressant la besogne. Tout à
coup, jaillit de la terrasse une colonne de fumée: les Gaulois avaient
réussi, à l’aide d’une mine, à y mettre le feu. Au même moment,
répondant à ce signal, des cris retentissent sur tout le rempart,
qui se couvre d’ennemis en un clin d’œil; à droite et à gauche des
ouvrages romains, les portes d’Avaricum sont ouvertes, et d’autres
adversaires apparaissent, allant droit aux deux tours d’attaque.
D’en face, sur leurs flancs, sous leur base même, la terrasse et ses
tours sont assaillies, menacées par les torches et les projectiles
enflammés.--Il y eut chez les légionnaires un court moment de désordre
et d’hésitation. Mais ils ne tardèrent pas à se répartir les points à
défendre, tandis que, du camp réveillé, les secours arrivaient.

Le principal danger était que les deux grandes tours ne fussent
atteintes. On les ramena, et on coupa derrière elles les charpentes
de la jetée pour faire la part des flammes. Mais les mantelets qui
abritaient les abords des tours furent brûlés, les cabanes blindées
furent abîmées, les légionnaires durent combattre à découvert sous
le feu des tours d’Avaricum. Tandis que les uns luttaient contre
l’incendie, les autres refoulaient l’ennemi vers les portes, et les
artilleurs purent enfin diriger leurs batteries contre les assaillants.

Le combat fit rage toute la nuit: pas un instant, les Gaulois ne
lâchèrent pied, et il y eut peut-être chez eux, au matin, à la vue
des ruines qu’ils avaient faites, une recrudescence de courage et
d’espérance. C’était, pensaient-ils, le salut de la Gaule qu’ils
avaient dans leurs mains, en cet instant précis: des milliers d’hommes
attendaient dans Avaricum, au pied des remparts, que leur tour de
combattre fût venu, et pas un d’eux ne tardait à prendre son poste
de mort. «J’ai vu ce jour-là», dit César, «une chose mémorable. Un
Gaulois, posté devant une porte, lançait sur le foyer qui menaçait une
tour romaine des boules de suif et de poix, qu’on lui passait à la
chaîne: un trait lancé par une machine le traverse et le tue; un de
ses voisins enjambe le corps et prend sa place; il tombe à son tour,
atteint de même; un troisième lui succède, puis un quatrième, et ainsi
de suite jusqu’à la fin du combat: pas une fois le poste ne demeura
inoccupé.»

À la fin, les Gaulois durent céder, rentrer dans la ville et fermer les
portes; et les légions, ayant achevé de noyer l’incendie, se mirent à
refaire les mantelets et à combler la brèche de la terrasse.


XI

Les défenseurs de Bourges comprirent qu’ils n’avaient plus à
choisir qu’entre la fuite et la mort. Vercingétorix lui-même leur
donna l’ordre, le lendemain du combat, de quitter la ville et de le
rejoindre. C’était chose assez facile. Son camp était toujours sur la
route de Sancerre, à dix-huit kilomètres de là, et il avait eu soin
de distribuer des postes presque aux abords d’Avaricum. César n’avait
jamais tenté de bloquer la cité sur ce point; il était séparé par des
rivières et des marécages du chemin que devaient prendre les fugitifs.
S’ils avaient un peu d’avance, ils lui échapperaient.

Il n’en fut pas ainsi. La nuit vint, les Gaulois se mirent à préparer
le départ en silence. Mais une longue lamentation s’éleva, celle des
femmes qui accoururent, sachant et pleurant le sort qui les attendait,
elles et leurs enfants. Les soldats refusèrent de s’apitoyer;
les malheureuses hurlèrent, à dessein et au point d’avertir les
assiégeants. Il fallut rester.

Le jour qui se leva fut donc le dernier du siège. Les dégâts du combat
précédent avaient été réparés. Sur l’esplanade de la terrasse, les
mantelets vinrent de nouveau s’allonger près des remparts, et une
des deux tours romaines s’approcha d’une tour de l’enceinte. En ce
moment, un ouragan de pluie et de vent s’abattit sur les hommes:
les sentinelles gauloises se mirent à l’abri; les légionnaires, sur
l’ordre de César, ralentirent leur travail, et se réfugièrent dans les
baraquements qui précédaient le camp romain. Ce ne fut qu’une ruse pour
achever d’égarer l’ennemi. Le proconsul se hâta d’expliquer ce qu’il y
avait à faire, et d’énumérer les récompenses traditionnelles promises
aux premiers à l’escalade. Puis il donna le signal de l’assaut.

Les légionnaires furent en un clin d’œil à l’autre bout de la
terrasse, au pied des parapets ennemis, et n’eurent point de peine
à escalader la muraille dégarnie. Pendant ce temps, la tour romaine
lançait un pont mouvant, et, comme à l’abordage, agrippait la tour
ennemie, qui fut occupée en un instant. Au bruit de la tempête, les
Romains balayèrent rapidement tout le secteur de l’enceinte que bordait
leur terrassement.

Malgré son épouvante, l’ennemi ne perdit pas tout courage. Il se replia
dans les rues, se forma en carrés dans les carrefours et sur la place
publique, et il espéra une bataille.

Mais les Romains étaient trop prudents pour s’engager dans le
dédale des rues tournantes, étroites et montantes; ils se bornèrent
à s’étendre sur les remparts, et leurs armes couronnèrent bientôt
toute la muraille. Les Gaulois, voyant leur retraite presque coupée,
craignant d’être pris sans combat comme dans un étau, jetèrent enfin
leurs armes et se précipitèrent vers les portes du Nord, du côté où
était Vercingétorix. César avait pris les devants, envoyé sur ce point
ses cavaliers. Ce fut ainsi qu’à Génabum. Seuls, les lâches de la
première heure, huit cents tout au plus, purent gagner la campagne.
Les autres s’entassaient aux portes trop étroites, lorsque les soldats
de César arrivèrent par les rues, tandis que ses cavaliers attendaient
au dehors. Le massacre commença: il fallait bien, comme l’écrivit le
proconsul deux ans plus tard, que les légionnaires tirassent bonne
vengeance «du sang de Génabum et des fatigues du siège», et leur
général laissa faire. Ils ne songèrent pas à piller, tant ils eurent
à tuer: ils parvinrent enfin à les égorger tous, quarante milliers
d’êtres, hommes et vieillards, femmes et enfants. Le sac de la ville
n’eut lieu qu’après.

Puis César, entré à son tour, s’installa avec ses légionnaires et ses
Germains sur les ruines ensanglantées.


XII

On était dans les premiers jours d’avril. Il avait mis cinq semaines
de fatigues continues pour conquérir la route de Sens à Orléans et à
Bourges, et il l’avait plutôt parcourue qu’il ne l’avait occupée; pas
une seule fois, il n’avait sérieusement atteint ni vaincu Vercingétorix
lui-même.

Mais après tout il n’avait fait que remporter des victoires. Il avait
pris quatre villes, marqué son chemin de milliers de cadavres ennemis,
rempli sa caisse questorienne des trésors enlevés aux temples, réduit à
rien deux des illustres résidences de la Gaule, Génabum et Avaricum.

Il ne lui restait plus, des grandes villes soulevées, que Gergovie à
frapper. Les peuples du Nord n’avaient point encore bougé. Les Éduens
ne l’avaient point encore trahi. Il pouvait se reposer dans Avaricum
avant de reprendre sa marche vers le Sud.



CHAPITRE XIII

GERGOVIE

      Ibi Cæsar, erumpentibus desuper hostibus pressus, multa
      exercitus sui parte perdita, victus aufugit.

      OROSE, _Histoires_, VI, 11, § 6.

  I. Prestige et tactique de Vercingétorix après la perte
  d’Avaricum.--II. Séjour de César chez les Éduens; préparatifs de
  la nouvelle campagne.--III. Passage de l’Allier et arrivée devant
  Gergovie.--IV. Situation de Gergovie; comment elle fut défendue;
  comment on pouvait l’attaquer.--V. Installation de César; premiers
  combats; les Romains occupent La Roche-Blanche.--VI. Première
  défection des Éduens.--VII. Nouveau système de défense des Gaulois:
  César prépare l’assaut.--VIII. Assaut de Gergovie et défaite des
  Romains.--IX. Départ de César; jugement sur cette campagne.


I

La ruine d’Avaricum était la plus grande infortune que la Gaule
eût subie depuis l’arrivée de César: des trois grandes villes dont
elle était le plus fière, Bibracte, Gergovie, Avaricum, une déjà
disparaissait, et les Romains menaçaient la seconde. De la part de
cette race qu’on disait impulsive et frivole, le vainqueur pouvait
espérer un irrémédiable désespoir.

Mais jamais Vercingétorix n’eut l’esprit plus net et la volonté plus
ferme que dans les heures qui suivirent le désastre.

Il était à craindre que la brusque venue des fugitifs, la misère de
leur extérieur, les lamentations qui allaient les accueillir, tout
cet attirail imprévu de la défaite, n’amenassent chez les Gaulois
l’abattement ou la colère, et ces sourdes malédictions qui présagent
la révolte. Aussi, le long de la route qui conduisait d’Avaricum au
camp gaulois, le roi des Arvernes avait échelonné les chefs des cités
alliées et quelques gens de confiance tirés de son clan: lorsque, après
la tombée du jour, les fugitifs se présentèrent, ils furent cueillis
plutôt que recueillis, séparés aussitôt, groupés par nations, et
acheminés vers l’endroit où campaient les hommes de leurs pays; là, ils
reçurent des vêtements et des armes, ils perdirent la mine de vaincus
pour prendre celle de combattants. Tout cela se fit dans le silence de
la pleine nuit, et le bruit de la chute d’Avaricum s’amortit rapidement
en approchant des lignes gauloises.

Au matin, Vercingétorix convoqua son conseil. Il y arriva aussi calme
qu’après une victoire, passant comme à l’ordinaire sous les yeux de
tous, et ses regards ne fuyant pas les regards de la foule. Les Gaulois
aimèrent tout d’abord cette paisible bravade. Et, quand il parla
ensuite devant les chefs, son langage ne démentit pas l’assurance de
son allure.

Au lieu de gémir, il accusa:--«Tout ce qui arrivait, ne l’avait-il
pas prévu, depuis le jour où, malgré lui, la faiblesse imprudente
des Bituriges et des autres avait sauvé Avaricum? Les Gaulois ne
savaient-ils pas depuis longtemps qu’ils n’entendaient rien à la
science compliquée des forteresses?»--Mais Vercingétorix ne voulut pas
récriminer longtemps: «C’était aux succès de l’avenir qu’ils devaient
tous songer, et ces succès, il les avait préparés, il y touchait,
il les voyait presque.»--Alors, comme le jour où il avait été accusé
de trahison, il lança ses auditeurs dans l’espérance: il montra les
autres nations travaillées par ses émissaires, prêtes à se joindre à
lui; il s’exalta enfin à la vision des peuples celtiques, unis par des
liens fraternels, et défiant ainsi le reste du monde. Et ce fut devant
ce mirage d’une Gaule conquérante que s’inaugura le lendemain de la
première grande défaite.

Avec de telles paroles, il fit croire aux siens ce qu’il voulut. Aussi
bien, ce qu’il venait de dire de ses prévisions sur Avaricum était la
vérité pure; et ce qu’il avait ajouté de ses espérances sur le reste de
la Gaule reposait sur de réelles et sérieuses négociations. On reconnut
vite l’un et l’autre, et de toutes parts on célébra et on acclama sa
prévoyance. Ce jour-là, où César s’était peut-être figuré les Gaulois
brisant le chef qui n’avait pu vaincre, le Romain les vit au contraire
groupés autour de lui avec une telle confiance qu’il ne put s’empêcher
d’admirer et presque d’envier son rival. «Alors que les revers»,
écrivait-il, «diminuent d’ordinaire l’autorité des chefs, ils ne firent
que grandir chaque jour l’ascendant de Vercingétorix.»

Le roi ne se borna pas à ce succès moral. Il voulut et il fit que
les leçons du passé et l’élan de leurs espérances obligeassent ses
soldats à peiner et à s’instruire plus encore. Il s’attachait sans
relâche à en faire des travailleurs à la façon des légionnaires, à
donner à son armée, outre l’audace irrésistible des escadrons, la
supériorité calculée des armes savantes. Déjà il avait réussi à former
une infanterie légère, semblable à celle des Germains, dont les hommes
étaient capables de bien combattre, dissimulés en tirailleurs dans
les rangs des chevaux: désormais, les fantassins de Vercingétorix ne
seront plus une quantité négligeable. Le lendemain même de la prise
d’Avaricum, il avait envoyé des courriers aux nations fédérées, pour
obtenir d’elles un supplément d’effectif; et, comme la précision est
la meilleure manière de commander, il avait indiqué un chiffre et une
date. Il insista pour qu’on lui envoyât tous les archers disponibles:
il n’en manquait pas dans cette Gaule qui fut toujours en Occident le
pays classique des tireurs d’arc, mais peut-être, en ce temps-là, les
armes de jet servaient-elles plutôt à la chasse que sur les champs
de bataille. Vercingétorix espérait, avec raison, que les flèches
neutraliseraient les javelots romains, et reculeraient de son armée ce
contact immédiat avec les légionnaires qui était toujours sa principale
crainte. Dans les places-fortes qu’on ne devait pas démanteler, comme
Gergovie, il fit tout préparer en vue d’un siège, pour le jour où,
pressé par César, il se déciderait à y abriter son peuple et ses
alliés; il y fit élever des boulevards extérieurs, entasser des vivres
et des armes de toute sorte.

Enfin, lorsqu’arriva la seconde nuit après la fin du siège, César
apprit la plus surprenante des nouvelles: les Gaulois remuaient les
terres autour de leur camp, l’entouraient de fossés et de talus; ils le
fortifiaient à la manière romaine. Tous les soirs désormais, une ville
gauloise se dresserait en face de cette ville armée qu’était le camp
légionnaire. Pour les Romains, qui se regardaient comme d’inimitables
bâtisseurs de camps, qui avaient dominé le monde le jour où ils avaient
appliqué cette science à l’ambition de la conquête, il semblait
qu’une nouvelle nation voulût leur disputer la primauté militaire
dont ils étaient le plus sûrs. «Faut-il», disait César, peut-être
pour tranquilliser ses soldats, «faut-il que ces Gaulois impatients,
indociles et paresseux, soient brisés dans leur orgueil: les voici qui
s’astreignent à une besogne de terrassiers, à obéir sans murmure, à
travailler sans négligence.» En conscience, c’était alors qu’il les
redoutait le plus. Vercingétorix les façonnait à sa guise, et les
journées d’Avaricum furent celles de ses plus beaux triomphes sur les
hommes.


II

Le long repos que prenait César à Avaricum, sous les premières chaleurs
du printemps, était gâté par toutes ces surprises. Il y avait trouvé
des vivres et des grains en abondance, son armée s’était refaite de la
fatigue et des privations. Mais il s’apercevait que les plus grandes
difficultés commençaient à peine. C’eût été une plaisanterie de dire
que Vercingétorix avait été vaincu: jamais il n’avait combattu face à
César. L’armée gauloise demeurait inviolable derrière ses marécages
et ses forêts, plus que jamais dans la main de son chef, et aussi
décidée que lui à ne répondre à aucune provocation pour descendre en
champ clos. Les suppléments demandés, parvenus au jour indiqué, la
complétèrent rapidement, et elle reçut même des renforts inattendus
et puissants: Teutomat, le roi des Nitiobroges, arriva de la Garonne
avec de nombreux escadrons formés par la cavalerie de son peuple, et
avec d’autres, amenés de plus loin, qu’il avait levés ou soudoyés chez
les nations de l’Aquitaine, gens de la Gascogne ou des Pyrénées. César
était impuissant à barrer la route à ces détachements qui, presque à sa
vue, s’en allaient rejoindre le camp de ses adversaires. Les messagers
de Vercingétorix, eux aussi, partaient et revenaient à leur gré. Du
Nord de la Gaule, le Romain apprenait de mauvaises nouvelles: les
peuples belges étaient de plus en plus inquiétants, et le plus grand
remueur d’entre eux, celui des Bellovaques, avait refusé l’obéissance à
César: si ce dernier ne voulait pas voir de nouveaux ennemis déboucher
par les forêts carnutes, il fallait que, de Sens, Labiénus prît une
vigoureuse initiative. Enfin, au moment où il préparait une double
expédition, voici que se posa, plus pressante que jamais, la question
éduenne.

Car Vercingétorix, parallèlement aux opérations militaires,
conduisait en secret, sans arrêt et sans contrôle, une vaste campagne
diplomatique; dans la Gaule entière, et surtout à Bibracte, ses
émissaires, ses amis ou ses hôtes intriguaient, promettaient ou
achetaient: ils redoublèrent de zèle pendant et après le siège
d’Avaricum. Justement, la situation politique, chez les Éduens, leur
devenait favorable.

Les deux partis qui se disputaient le pouvoir, à l’élection du
printemps, avaient désigné chacun un vergobret de leur choix: les
uns avaient élu Cot, le frère du vergobret sortant, qui représentait
un des clans les plus anciens et les plus nombreux de la cité; les
autres avaient préféré un jeune homme plus populaire et moins noble,
Convictolitav; et les deux partis en présence, chefs et clientèles,
s’apprêtaient à la guerre civile. Les Éduens, désireux pourtant
de l’éviter, envoyèrent une députation de chefs pour solliciter
l’arbitrage de César.

Ce que César avait de mieux à faire, c’était de les laisser
s’entre-déchirer. Les Romains n’avaient rien de bon à attendre de la
nation éduenne, le jour où elle obéirait toute à un seul magistrat; et,
s’il donnait raison à l’un des deux partis, l’autre donnerait raison
à Vercingétorix. Puis, il était temps de se remettre en campagne: la
belle saison était venue, son armée était reposée. Le proconsul avait
résolu de marcher droit à Vercingétorix, toujours immobile dans son
camp; il voulait essayer une fois encore d’attirer hors de ses lignes
cet imperturbable temporisateur. À défaut, il tenterait de l’investir:
car il ne pouvait guère marcher sur Gergovie sans avoir entamé ses
adversaires, aussi dangereux s’ils restaient derrière que s’ils
prenaient les devants. Mais pour peu que César s’écartât vers l’Est,
les Gaulois réussiraient bientôt à s’échapper, et il les retrouverait,
intacts, par-devant lui.

Le proconsul eut tort de préférer intervenir dans les démêlés du peuple
éduen. Comme, suivant la loi de cette nation, il était interdit au
vergobret de franchir la frontière, il se décida à se rendre lui-même
dans le pays, et il donna rendez-vous à Decize aux deux partis opposés:
cette petite ville avait l’avantage d’être sur la route directe de
Bourges au Mont Beuvray, et les ponts qu’elle occupait sur la Loire
étaient le carrefour des principaux chemins des montagnes et des
vallées éduennes.

César amena sans peine toute son armée dans le pays éduen, à Nevers et
à Decize: à deux jours de marche au sud-est d’Avaricum, il rencontra
Gorgobina et les Boïens, et ce fut dans un pays ami qu’il franchit
l’Allier et la Loire. Peut-être, en même temps, rappela-t-il à
Nevers Labiénus et ses deux légions pour leur donner des instructions
nouvelles.

À Decize, ce ne furent pas seulement tous les sénateurs que trouva
Jules César, mais leurs hommes, leurs clients, et la nation éduenne
presque entière. Quand les passions politiques étaient en jeu, les
Gaulois descendaient tous sur la place publique. On eut, dans cette
bourgade barbare, le curieux spectacle d’un peuple celtique pêle-mêle
avec des légions romaines.

César fit l’enquête sur les élections avec le scrupule qu’aurait
eu le plus consciencieux des druides. En quoi encore il eut tort.
Car les Éduens ne pouvaient regarder sa diligence que comme une
indiscrète curiosité, et le proconsul n’avait chance de profiter de
son rôle d’arbitre qu’en y cherchant son intérêt. Il trouva qu’au fond
l’élection de Cot était des plus vicieuses: il avait été simplement
proclamé par le vergobret sortant, qui était son frère Valétiac, mais
c’était la seule chose légale; car la proclamation avait été faite
en secret, en présence de quelques amis, sans l’appareil religieux
consacré, à un moment quelconque et dans un lieu profane. De plus, la
loi éduenne, qui se défiait des tyrannies de clans, défendait qu’une
même famille fournît à la fois deux de ses membres aux conseils de
gouvernement: avec l’élection de Cot succédant à son frère, c’était
une dynastie qui commençait. César avait peut-être là un motif de le
préférer. Mais il voulut se faire jusqu’au bout le défenseur de la
légitimité: le jeune Convictolitav avait été élu régulièrement, au jour
solennel et dans l’enceinte consacrée; à défaut d’un magistrat, les
druides, suivant la coutume, avaient présidé à l’élection. Le proconsul
décréta qu’il était le vrai vergobret, força son rival à quitter le
pouvoir, réconcilia plus ou moins les deux partis, et les pria de
s’unir dans une commune fidélité au peuple romain. L’événement allait
montrer que l’union se ferait plus facilement contre lui que sous son
patronage.

Les préparatifs de la nouvelle campagne s’achevèrent pendant ce temps.
César confia à Labiénus l’expédition du Nord, devenue nécessaire; il
lui donna quatre légions, et entre autres deux des plus anciennes,
la VIIe et la XIIe, et il y ajouta un contingent de cavalerie.--Car
cette fois, César allait avoir à son service, ce qui lui avait manqué
au début de l’année, d’assez nombreux effectifs de cavaliers. Quelles
que fussent leurs intentions secrètes, les Éduens furent obligés de
marcher: en échange de la paix qu’il leur avait rendue, des récompenses
qu’il leur promettait, César exigea d’eux un concours immédiat,
et l’appui effectif de leurs meilleures troupes. Outre les hommes
qu’il confia à Labiénus, il désigna, pour l’escorter sur-le-champ,
quelques escadrons disponibles, livrés par la meilleure noblesse et
commandés par Éporédorix et Viridomar, tous excellents cavaliers et
otages plus utiles encore. Le reste des troupes éduennes, dont dix
mille fantassins, devaient suivre à bref délai: César leur destinait
la mission peu dangereuse de protéger les étapes et d’assurer le
ravitaillement. De plus, comme il allait s’enfoncer vers le Sud, et que
Sens serait bientôt trop éloigné de lui pour lui servir de dépôt, il en
établit un second chez les Éduens mêmes, à Nevers, près du confluent de
la Loire et de l’Allier, à égale distance de Gergovie où il se rendait,
et de Sens où campait Labiénus. Il y laissa tous les otages de la
Gaule, de vastes approvisionnements en blé, le trésor proconsulaire,
ses bagages propres, ceux de l’armée, sans parler des marchands
italiens qui suivaient toujours la piste des armées romaines; il y
fit installer les chevaux de remonte que ses agents avaient récemment
achetés en nombre dans les marchés d’Espagne et d’Italie.

Ces précautions prises en cas de retraite, César et son armée
quittèrent Nevers et Decize pour se diriger vers l’Auvergne. Comme
Gergovie et la Limagne se trouvaient sur la rive gauche de l’Allier, le
proconsul gagna le bord de cette rivière, pour la franchir sur le pont
qu’il avait traversé quelques jours auparavant (vers le 1er mai).


III

C’était la reprise des opérations commencées à Génabum, continuées
à Avaricum, la suite de la campagne contre «les capitales de la
révolte». Puisque Vercingétorix se dérobait aux batailles rangées, on
l’obligerait tout au moins à la guerre de sièges.

Mais, depuis près d’un mois que Bourges était tombé, les conditions de
la guerre étaient devenues moins bonnes pour César. Son armée s’était
affaiblie de deux légions, il avait dû laisser à Labiénus quelques-unes
de ses meilleures troupes. Entre lui et son légat allaient s’interposer
le territoire des Éduens et l’hypocrisie publique de leur peuple:
qu’un malheur arrivât, et ils le couperaient facilement de Nevers et de
Sens, le bloqueraient dans le cul-de-sac de la Basse Auvergne. Enfin,
pendant qu’il perdait son temps à Decize, Vercingétorix, laissé maître
de ses mouvements, avait réoccupé derrière lui les coteaux bituriges,
et maintenant il attendait les Romains sur la rive gauche de l’Allier.
Lorsque César déboucha dans la large vallée de la rivière (à l’ouest de
Saint-Pierre-le-Moutier?), il trouva que les ponts avaient été coupés,
et il aperçut, campée sur les hauteurs de la rive opposée, l’armée de
Vercingétorix.

César reprit sa route vers le Sud, suivant la rive; mais Vercingétorix
se maintenait à portée du regard, et quand le proconsul s’arrêta, le
Gaulois dressa son camp presque en face. Les éclaireurs romains, lancés
le plus loin possible, reconnurent que partout, en amont, les ponts
étaient détruits; la fonte des neiges rendait les gués impraticables;
on ne pouvait faire travailler les pontonniers sous la menace des
ennemis, d’autant plus que la rive occupée par eux surplombait
l’Allier, que celle que suivait César était basse et découverte. Il lui
fallait pourtant se hâter, s’il ne voulait pas s’immobiliser jusqu’à
la canicule devant ces eaux profondes: car s’aventurer dans les défilés
du haut pays pour passer le fleuve près de Gergovie, c’eût été exposer
les siens à d’inutiles sacrifices. Il ne restait donc au proconsul qu’à
recourir à un stratagème, d’ailleurs banal.

Vercingétorix avait laissé subsister les pilotis du pont de Moulins
(?), qui est le principal passage de l’Allier, à l’endroit où cette
rivière sort du pays arverne pour entrer chez les Éduens: sur la rive
droite, un taillis épais; sur la rive gauche, des hauteurs boisées.
César campa la nuit suivante dans ce taillis, hors de la vue de
l’ennemi, et commença à faire couper les poutres nécessaires à la
construction d’un pont. Le matin, les bagages et les deux tiers de
l’armée sortirent du bois, mais étendus en longue file et disposés
de manière à faire croire à l’ennemi que toutes les troupes romaines
continuaient leur marche vers le Sud: et Vercingétorix à son tour
détala sur leur flanc. César était resté dans le bois avec ses deux
meilleures légions: quand, après quelques heures, il jugea les siens et
leurs adversaires à une bonne étape de distance, il sortit du fourré,
étaya son tablier de charpente sur les pilotis restés en place, lança
sur le pont ses deux légions au pas de course, et les fit camper, bien
à l’abri, sur la hauteur voisine. Plusieurs heures après, le reste de
l’armée, ayant rétrogradé pendant la nuit, traversa la rivière à son
tour, et rejoignit le nouveau campement de la rive gauche.

Vercingétorix ne revint point sur ses pas: s’il l’avait fait, il n’eût
pas évité la bataille, et il la cherchait moins que jamais. Il avait
sur César l’avance d’une étape. Il se replia vers le Sud à marches
forcées.

César le suivit, pas assez vite pour pouvoir l’atteindre: il lui fallut
encore cinq jours pour faire les vingt-cinq lieues qui le séparaient du
but de la campagne; et quand, de la plaine de Montferrand, les Romains
aperçurent enfin la montagne de Gergovie, ils virent se dessiner peu
à peu «un terrible spectacle», dit César: vers le ciel, les remparts
solides de la cité; le long des flancs, sur les escarpements de toutes
les roches, dans les replis de tous les ravins, le sol disparaissait
sous des Gaulois en armes. Vercingétorix avait pris les devants, et
entouré d’une muraille d’hommes la muraille de pierre de la ville
sacrée des Arvernes.


IV

Le massif de Gergovie[4] s’étend de l’Est à l’Ouest sur une largeur de
près de six kilomètres. Il ferme au Midi la longue et étroite plaine de
la Limagne; il se dresse à l’endroit où les routes qui vont vers le Sud
commencent à gravir des pentes plus rudes, et où la vallée de l’Allier
s’engage dans de tortueux défilés. Du sommet, par le mois de mai où
le siège commença, le regard s’étend sur deux paysages et comme sur
deux mondes différents: au Nord, c’est la plaine unie et verdissante,
avec l’éternelle buée violette qui l’enveloppe doucement; au Sud, à
l’Est et à l’Ouest, c’est un inextricable fouillis de montagnes, d’où
se détachent les sommets dominants des Puys: Gergovie est la citadelle
avancée qui garde les sentiers du haut pays et qui surveille les routes
et les moissons d’en bas.

  [4] Voyez la note III à la fin du volume, et les deux cartes de
  Gergovie, p. 203 et hors texte.

Cet horizon renfermait alors les choses les plus saintes du pays
arverne: les sources limpides sourdaient des flancs basaltiques et
des ravins calcaires du mont gergovien; deux cours d’eau, l’Auzon au
Sud, l’Artières et le Clémensat au Nord, limitaient la montagne et la
séparaient sur ces points du reste du monde. À sa base, vers le Levant,
le lac de Sarlièves était peut-être le dépôt inviolable des trésors
voués aux dieux. Du côté de la plaine un bois sacré couvrait les abords
de la colline où devait s’élever Clermont. À l’abri des remparts qui
entouraient le sommet, les Gaulois avaient réuni tout ce qu’ils avaient
de plus cher, êtres et choses, biens, femmes et enfants, ramenés et
transportés à la hâte des fermes de la plaine ou des châteaux de
la montagne: Gergovie devenait l’asile des derniers amours et des
dernières libertés du peuple arverne. Enfin, au Couchant, se dressait
le sommet du Puy de Dôme, la résidence préférée de son plus grand dieu:
c’était sous les regards de Teutatès qu’il allait combattre pour ses
autels et pour ses foyers.

À Gergovie, la résistance gauloise trouva, avec le courage que donnent
les plus nobles passions, la force d’une position naturelle à peu près
inexpugnable. Vercingétorix avait eu raison de ne point craindre d’y
laisser venir César.

La montagne s’élève de 703 à 744 mètres au-dessus de la mer, 300 mètres
au-dessus de la vallée de l’Auzon, qui coule à 2500 mètres, à vol
d’oiseau, du point le plus haut du massif. Le sommet, aplati, présente
une esplanade régulière, de la forme d’un trapèze, large de 500 mètres
du Nord au Sud, longue de 1500 mètres de l’Est à l’Ouest, et très
suffisamment nivelée sur toute sa surface. La périphérie de ce plateau
est d’environ 4 kilomètres, la surface approximative, de 75 hectares.
Les limites en sont partout très nettement indiquées par une retombée
de la terrasse du sommet, parfois presque aussi nette que l’angle
saillant d’une muraille. C’était sur ce plateau que la ville gauloise
était assise: elle avait à la fois l’aire vaste et égalisée d’une
grande cité de plaine et la hauteur abrupte d’un refuge de montagne.

Les remparts suivaient le rebord du plateau; ils n’étaient en réalité
que le prolongement artificiel des flancs rocheux qui le soutenaient.
Du pied même de la muraille, les coulées de basalte descendaient
en pentes très rapides: 200 mètres d’inclinaison pour 1 kilomètre,
300 mètres pour 1200 pas. Mais il y a, à cet égard, une différence
sensible entre les deux versants. Au Nord, du côté de la plaine et de
l’Artières, et à l’Est, du côté de la route, c’est la taille presque
à pic, et interrompue par de profonds ravins: l’escalade est sur ce
point fort dangereuse. Au Sud, où la montagne se prolonge vers l’Auzon
par une série d’éperons, de plateaux en contre-bas et de collines en
avant-corps, à l’Ouest également, où elle se rattache à la chaîne des
Puys par un col étroit, mais aplani et élevé, il est facile d’aborder
Gergovie par une montée lente et sinueuse qui adoucisse les rampes, et
il n’est pas impossible, pour peu qu’on ait le pied solide et le regard
juste, de les escalader rapidement.

Ainsi, au Nord et à l’Est, Gergovie se défendrait presque d’elle-même.
À l’Ouest, par où l’attaque était très faisable, les Gaulois se
fièrent, pour l’empêcher, aux bois épais qui obstruaient les abords
des remparts et qui couvraient le col des Goules et les hauteurs de
Risolles (entre le village d’Opme et le plateau de Gergovie). La ville
ne paraissait abordable, avec quelque chance de succès, que par le Sud.

Ce fut donc sur le versant méridional que Vercingétorix étagea toute
son armée. Il ne commit point la faute de l’enfermer dans Gergovie.
De ce côté, en avant et au bas du plateau, le flanc de la montagne
présente une sorte de palier naturel qui interrompt les pentes:
Vercingétorix fit de ce vaste gradin un boulevard militaire; il le
ferma, au rebord extérieur, par un mur d’énormes rochers, haut de six
pieds. Ainsi la montée était coupée au point même où elle devenait
plus facile; l’élan des assaillants serait brisé à l’instant où il
allait aboutir.--En avant de ce mur, les pentes restaient désertes.
En arrière, sur les terrasses légèrement inclinées qui s’étendaient
jusqu’aux remparts de la forteresse, furent massées le gros des
troupes gauloises. Elles étaient, comme à l’ordinaire, disposées par
nations. Mais on les avait groupées en trois camps, rapprochés les uns
des autres, et c’était un ensemble imposant que celui de cette armée
entassée sur la montagne, pressée autour de la tente de Vercingétorix.
Gergovie, placée en arrière, semblait le réduit de la défense.--Enfin,
en dehors du puy gergovien proprement dit, les hauteurs auxiliaires
furent occupées par des avant-postes: par exemple la colline de La
Roche-Blanche, qui commandait le vallon de l’Auzon. Mais Vercingétorix
eut le tort de n’attacher qu’une importance médiocre à ces défenses
d’avant-garde et de réserver tous ses efforts à Gergovie et à ses
abords immédiats: peut-être était-il décidé à ne disséminer ni ses
troupes ni ses points de résistance.

César avait presque espéré se rendre maître de Gergovie par un coup de
main: ce qui témoignait chez lui ou de l’ignorance des lieux ou d’une
confiance sans limite. Mais, quand il eut reconnu la montagne, et qu’il
n’eut aperçu partout que des bois, des rochers, des remparts et des
hommes, il s’avoua l’illusion qu’il s’était faite, et il ne songea plus
qu’à un siège en règle.

Ce siège même était-il possible? Les ingénieurs qui avaient fixé les
lois de la poliorcétique et défini les systèmes d’attaque, avaient-ils
prévu une place de ce genre, à la fois murée, plantée sur des parois
abruptes, et hérissée de contreforts? Les règles ordinaires de l’art
classique se trouvaient presque en défaut.--L’attaque de force, comme
à Avaricum? à la rigueur, on pouvait bâtir une terrasse sur le col des
Goules et de Risolles: mais quelle hauteur ne devrait-elle pas avoir
pour atteindre le rebord du plateau, qui dominait le col de 40 mètres?
et comment faire travailler les hommes sur cet isthme étroit, flanqué
de deux dangereux ravins? Le blocus? il fallait établir une ligne de
circonvallation de vingt kilomètres, à travers un terrain des plus
accidentés, tantôt le long de vallées boisées, tantôt sur des roches
à pic, et toujours sous la menace des montagnes voisines.--Pour l’un
et l’autre de ces systèmes, on avait d’ailleurs besoin de deux ou
trois fois plus d’hommes que n’en comptaient les six légions amenées
devant Gergovie.--Quelle que fût enfin la résolution à prendre, César
devait d’abord asseoir son camp, et il n’avait même pas sous les yeux
un emplacement convenable. Où qu’il le posât, à moins que ce ne fût
trop loin de Gergovie, les regards ennemis plongeraient dans les rues,
devineraient les mouvements, n’ignoreraient que ce qui se passe sous la
tente; pour lui, il était condamné à ne rien voir de ce que les autres
préparaient, à ne rien savoir d’eux que par de douteux transfuges.--Le
mieux qu’il pût faire, sa reconnaissance achevée, était ou d’appeler
Labiénus ou de partir pour le rejoindre.

Il demeura seul, espérant un de ces succès d’audace que ne lui
ménageait pas sa Fortune.


V

Le jour même de son arrivée, Jules César eut à livrer un léger combat
de cavalerie, dont il ne nous dit pas quelle fut l’issue. Ce qui prouve
qu’il ne tourna pas à son avantage, et ce fut un mauvais présage.

Son camp fut établi le moins mal possible, sur un des mamelons qui
bombent les basses terres, entre le lac de Sarlièves et le cours de
l’Auzon (sur la colline au nord-est du Petit Orcet). César trouvait là
de l’eau, un large espace pour sa cavalerie, il était à une demi-lieue,
à vol d’oiseau, des regards des Gaulois, et, s’ils voyaient quelque
chose dans son camp, ils le voyaient fort vaguement. Il était enfin
maître de la route du Nord, par où les Éduens allaient le ravitailler.
Seulement, la position qu’il avait dû choisir était assez médiocre, et
se défendit surtout par les retranchements élevés de main d’homme.

Tout de suite, César éprouva de forts ennuis. Vercingétorix tenait
son armée bride en main: jamais il n’en fut plus maître que devant
Gergovie. Elle comprit que la partie était sérieuse, et elle ne fit
ni faux pas ni écart. Plus d’assemblées tumultueuses, plus de ces
délibérations agitées où s’émoussait la force du commandement. Sur
ce sol familier de la cité de ses ancêtres, auprès de ces remparts et
de ces monts dont il était le souverain, Vercingétorix put parler en
prince absolu à tous les Gaulois. Cette fois enfin, il apparut comme
roi. Il avait réduit son conseil aux chefs des cités alliées, une
vingtaine d’hommes seulement, qui se sentaient responsables du salut
de tous; il les réunissait chaque matin, au lever du soleil, non pas
pour discuter longuement avec eux, mais pour entendre leurs rapports et
donner ses ordres, et pour arrêter ensemble le plan des opérations de
la journée.

Presque tous les jours, Vercingétorix leur taillait une besogne
à faire. Il envoyait dans la plaine, autour du camp de César, des
escadrons de cavalerie et ses nouveaux détachements d’archers. Le
proconsul était obligé de faire sortir ses hommes, et ils étaient sans
doute souvent battus, puisqu’il ne nous dit pas qu’ils furent jamais
vainqueurs: si parfois les Gaulois étaient serrés de trop près, ils
n’avaient aucune peine à se replier à l’abri sur leurs rochers, loin de
la portée des frondes et des javelots. Vercingétorix se tenait non loin
de là, regardant combattre les siens, appréciant leur valeur, jugeant
ce qu’il pouvait demander à chacune de ses troupes. Il les exerçait
ainsi, plutôt encore qu’il ne les exposait, et les abords du camp
romain étaient transformés par lui en un champ de manège.

La situation devenait humiliante pour César. Coûte que coûte il devait
se dégager, tenter quelque chose du côté de cette masse de hauteurs qui
commandaient son camp.

La plus rapprochée de lui et la plus éloignée de Gergovie était celle
de La Roche-Blanche. Bien isolée, escarpée de toutes parts, elle était
un excellent poste d’observation et de retraite, comme une petite
citadelle en face de la grande: elle dominait à la fois les ravins
méridionaux de Gergovie, où étaient campés les Gaulois, et la vallée
de l’Auzon, qui leur fournissait leurs principales provisions d’eau et
de fourrage. La Roche-Blanche avait une bonne redoute: mais la garnison
était de médiocre importance, et campée tout entière du côté de l’Est,
où était César; sur les autres points, les Gaulois se croyaient,
suivant leur erreur habituelle, gardés par les bois et les fourrés
qui garnissaient les flancs de la colline. Ils ne se sont jamais, dans
ce siège et dans cette campagne, défiés des embûches qu’abritent les
forêts.

Une nuit, César envoya par la gauche, dans les bois de La
Roche-Blanche, les meilleurs de ses légionnaires. Le matin, il commença
lui-même l’escalade à droite, à découvert, avec d’autres troupes:
les Gaulois ne s’occupèrent que de cette attaque. Pendant ce temps,
rampant à travers les taillis, les soldats de l’embuscade arrivaient et
fondaient sur eux par derrière. La garnison fut culbutée, avant qu’un
secours ait pu descendre de Gergovie.

[Illustration: LES TRAVAUX DE GERGOVIE, D’APRÈS LES FOUILLES DE M.
STOFFEL.]

La Roche-Blanche était séparée du camp romain par un vallon de plus
de deux kilomètres. Rien n’était plus facile aux Gaulois que d’isoler
les deux positions. Mais César installa sur la colline deux légions;
il en fit son «petit camp». De l’un à l’autre poste, il fit creuser,
parallèlement à l’Auzon, deux tranchées larges de six pieds chacune:
une route à demi souterraine relia ainsi ses deux camps, et pouvait en
quelques minutes amener les légions d’un point à l’autre.

Une petite ville romaine commençait donc à s’élever au pied de
Gergovie. César se décidait, la chose était visible, pour le système
de la circonvallation. Il avait achevé le premier secteur de la ligne
d’investissement: depuis le lac de Sarlièves jusqu’à La Roche-Blanche,
la montagne gauloise était bloquée au Sud-Est par des ouvrages
continus.--Mais c’était un quart à peine de sa périphérie, et le plus
facile à fermer. César aurait-il le temps, la patience et les hommes
pour continuer l’œuvre sur tous les côtés?

En tout cas, il avait besoin, pour cela, de ramener à lui toutes ses
légions, tous ses auxiliaires, de s’assurer d’immenses convois de
vivres et de machines. Or, au moment où la première tâche sérieuse du
siège était terminée, le service des étapes était désorganisé par la
révolte du contingent éduen.


VI

César avait décidément commis une faute en réconciliant les deux
partis éduens: s’il les avait laissés se battre, il aurait été certain
d’en avoir un pour allié. Puis, entre les candidats, il avait eu
l’imprudence de choisir le plus jeune. À peine fut-il arrivé et occupé
devant Gergovie, que le vergobret Convictolitav, qui lui devait le
pouvoir, se déclara contre le peuple romain, et entraîna avec lui
l’élite de la jeunesse.

Le proconsul a écrit qu’il avait été acheté par Vercingétorix, et qu’il
partagea avec ses complices l’or de la trahison. Mais le vergobret
alléguait de très bonnes raisons pour juger le métal arverne plus
généreux que la protection romaine.--L’arbitrage de César, dans
l’affaire de l’élection, n’était-il pas un outrage au droit et aux
lois éduennes? Le pays, depuis six ans que durait la guerre, s’épuisait
pour lui de grains et d’hommes. Nevers était devenu un vaste campement
romain. Plus de dix mille Éduens étaient ou allaient être à la merci
du proconsul; devant Gergovie, les plus nobles de leurs cavaliers lui
servaient d’otages. Les négociants italiens s’étaient installés aux
bons endroits, à Nevers, à Bibracte, à Chalon, et de là pressuraient le
pays et monopolisaient les grandes entreprises.

Il n’était point nécessaire des statères d’or de Vercingétorix pour
que l’aristocratie éduenne s’aperçût de ces vérités. Mais la multitude
s’en rendait moins compte, et ne paraissait pas désireuse de suivre
ses chefs contre Jules César. On eut recours à une ruse assez grossière
pour la décider.

Un des chefs du complot, Litavicc, fut mis à la tête des dix mille
hommes qui étaient prêts pour rejoindre le camp romain. Ses frères
prirent les devants pour débaucher les cavaliers qui combattaient
devant Gergovie. Litavicc partit avec ses hommes, sans leur rien dire:
il escortait un immense convoi de vivres et de bagages destinés à
l’armée proconsulaire; des Italiens, qui se rendaient auprès de César,
se placèrent sous sa sauvegarde. Ni Romains ni Gaulois ne se doutèrent
qu’ils allaient à la trahison.

À trente milles environ de Gergovie (au passage de l’Allier à Vichy?),
Litavicc s’arrêta plus longuement, et, les larmes aux yeux, annonça
aux Éduens que leurs amis, leurs parents ou leurs patrons, ses frères
tout comme les autres, avaient été exécutés par ordre de Jules César.
«Cette race d’hommes», écrit l’auteur des Commentaires, «est ainsi
faite qu’elle accepte pour vérité la plus fantaisiste rumeur». La foule
se hâte de croire Litavicc. Sur un signe de son chef, elle massacre les
Italiens et pille le convoi. En quelques heures, la révolte gagnait
tout le pays éduen, et partout s’y renouvelaient les scènes du jour
de Génabum: les citoyens romains égorgés, expulsés ou réduits en
esclavage, et leurs biens saccagés. Alors, excitée par l’appât du butin
et la complicité du vergobret, la plèbe accepta de combattre César.
Mais les Éduens n’osèrent pas encore toucher à Nevers.

Le coup fait, l’armée de Litavicc reprit sa route, et atteignit
Randan, à 25 milles du camp de César. Les Romains, déjà coupés de
Nevers, allaient être pris entre les nouveaux-venus et l’armée de
Vercingétorix.

Mais les chefs de la cavalerie éduenne qui servaient près de César,
Éporédorix et Viridomar, jugèrent qu’il n’était pas encore temps pour
eux de trahir: peut-être furent-ils jaloux de l’initiative prise par
Litavicc. Ils refusèrent d’écouter ses frères, et l’un des deux dénonça
le complot au proconsul.

César raconte qu’en apprenant ces nouvelles au milieu de la nuit, il
éprouva une profonde angoisse. Mais elle fut courte, et il se sauva,
comme déjà si souvent, par la rapidité de ses décisions et de ses
actes. Les frères de Litavicc s’enfuirent dans Gergovie, les autres
Éduens protestèrent une fois de plus de leur dévoûment. Le matin,
toute la cavalerie, quatre légions, sans bagages, armés à la légère,
partirent avec César sur la route du Nord. Il ne laissa devant Gergovie
que deux légions, sous les ordres de son légat C. Fabius: il ne se
donna même pas le temps de concentrer les troupes dont il lui confiait
la garde. Avant tout, il avait résolu d’arrêter les Éduens, le plus
loin possible, et de les arrêter de gré ou de force.

Ce fut moins une marche qu’une course échevelée. Le soleil était encore
fort haut, que les Romains avaient parcouru les 25 milles qui les
séparaient de Litavicc.

César, bien entendu, ne voulait risquer une bataille qu’à la dernière
extrémité. À l’approche des Éduens, il commanda halte à ses légions,
et fit avancer sous les regards de l’ennemi, l’arme au repos, les
cavaliers de son escorte, et, parmi eux, ces mêmes nobles éduens que
Litavicc avait déclarés égorgés par son ordre.

L’effet de ce spectacle fut tel qu’il l’avait prévu. La foule des
Éduens passa en un instant d’un sentiment à l’autre, se reconnut
trompée par Litavicc, l’abandonna, et acclama César. La victoire
était gagnée par le proconsul: il avait frappé un coup de théâtre, la
versatilité gauloise fit le reste.

On ne sait trop ce qu’il advint de ces soldats éduens: en tout cas,
ils furent mis quelque part en sûreté, sous les ordres de Cavarill et
à la disposition de César, qui se fit gloire auprès de leur nation de
ne les avoir point massacrés. Litavicc trouva moyen de s’échapper et
de rejoindre Vercingétorix; et c’est à cette occasion que les Romains
admirèrent la puissance et la solidarité du clan gaulois: pas un des
clients de Litavicc ne refusa de le suivre dans cette extrémité.

César accorda trois heures de repos à ses soldats, à l’entrée de la
nuit. Puis il reprit la route de Gergovie. Presque à moitié chemin, il
reçut de ses camps et de Fabius de désastreuses nouvelles.

À peine s’était-il éloigné que les troupes de Vercingétorix s’étaient
précipitées de la montagne contre les positions romaines. Toute la
ligne des camps avait été attaquée, non pas dans une folle tentative
d’assaut, mais prudemment, sous la protection de décharges continues
de flèches et de traits de tout genre. Il avait fallu que Fabius mit
en branle son artillerie, qui avait seule sauvé la situation. Le jour
durant, aucun légionnaire n’avait pu quitter les retranchements, trop
étendus pour leur petit nombre, alors que les Gaulois lançaient sans
cesse des troupes fraîches. Beaucoup de Romains étaient blessés. Le
soir, Fabius avait fait ajouter des parapets blindés aux remparts et
condamner toutes les portes, sauf deux: car il s’attendait, pour le
lendemain, à une nouvelle attaque.

César fit doubler le pas à ses soldats, et put rejoindre Fabius
avant le lever du soleil. Il y avait vingt-quatre heures qu’il était
parti; ses soldats avaient fait 75 kilomètres, 50 milles: ce fut leur
plus belle marche. Et cette expédition d’un jour, entre Litavicc et
Vercingétorix, rappelait aux Romains leur campagne du Métaure, entre
Hasdrubal et Hannibal.

Seulement Vercingétorix, à la différence d’Hannibal, refusa de
reconnaître son mauvais destin: il se borna, quand il vit César de
retour, à ne point bouger de Gergovie.


VII

Les deux adversaires se retrouvaient dans leurs positions de
l’avant-veille. Mais l’armée romaine était harassée par la marche ou
les combats; les communications avec Nevers étaient moins faciles, et
les vivres plus rares. Les Éduens envoyèrent des députés faire amende
honorable, et César les reçut avec une parfaite bonne grâce: mais il ne
fut point leur dupe, et savait que c’était seulement partie remise.

Il comprit enfin qu’il fallait arrêter le siège, abandonner Gergovie,
gagner Nevers et Sens, rejoindre Labiénus tant que les routes étaient
libres encore. Et cependant, il ne put se résigner à donner le signal
d’un départ qui ressemblait à une fuite, à quitter des yeux une proie
qu’il convoitait depuis tant de semaines. Il commit une dernière faute,
en rêvant jusqu’à la fin que sa Fortune lui fournirait une revanche,
lui apporterait la chance d’un coup de main. Dans ces journées où il
sent que la défaite le guette, César a perdu sa netteté d’esprit et
son ferme bon sens: la vue de cette montagne et de cette armée proches
et invincibles l’agace et l’exaspère, et ses soldats, comme lui,
s’énervent à ne pouvoir escalader ces roches et mutiler ces visages.
Il leur paraît à tous que «la majesté du peuple romain» est compromise,
s’ils s’éloignent sans «avoir fait quelque chose de bien».

Un jour, Jules César eut la surprise joyeuse de se voir offerte
l’occasion cherchée.

Vercingétorix avait lieu de croire que le proconsul voulait continuer
l’investissement de la ville en prolongeant ses lignes au nord-ouest
de La Roche-Blanche, par-dessus le col des Goules ou les hauteurs
de Risolles (entre Opme et le plateau). C’était du reste ce que les
Romains avaient de mieux à faire: car, de là, ils domineraient les
vallons du Nord, les seuls où les Gaulois pussent encore fourrager, et
ils seraient maîtres d’une autre des routes, et des moins difficiles,
qui conduisaient à Gergovie. Jusqu’ici, comme on l’a vu, Vercingétorix
s’en était remis, pour la défense de la ville sur ce point, à
l’étroitesse de l’isthme, aux dangers des ravins, à l’épaisseur des
bois qui hérissaient cette croupe, et il n’avait tout au plus fait
occuper par ses hommes que le versant du col qui faisait face au
petit camp de César. Mais, depuis la mésaventure de La Roche-Blanche,
il se méfiait des bois et des embûches; il ne voulut pas risquer de
perdre ces hauteurs d’avant-garde avec la même facilité que celle des
bords de l’Auzon; et dès le retour de César, il employa son armée à
fortifier le massif de Risolles (le long du chemin d’Opme au plateau).
Si le proconsul avait eu l’intention de s’y installer, ce qui est fort
possible, son adversaire l’avait devancé. Tandis que le Romain étendait
sa ligne d’attaque, le Gaulois allongeait sa ligne de défense. L’élève
en poliorcétique devenait digne du maître.

Mais, pour construire ce nouveau boulevard, Vercingétorix avait
dû dégarnir de troupes les pentes gergoviennes qui faisaient face,
au Nord, à La Roche-Blanche. César, en tournée d’inspection sur le
petit camp, remarqua l’absence de cette armée qui, quelques jours
auparavant, semblait tapisser la montagne. Il s’étonna, interrogea les
transfuges qui affluaient autour de lui, et apprit d’eux la cause de ce
changement.

De ce qu’il sut alors, le proconsul pouvait tirer deux conclusions:
l’une, qu’il ne prolongerait ses lignes de blocus qu’au prix de
nouveaux combats; l’autre, qu’il fallait profiter de la dispersion
des Gaulois pour tenter l’escalade. Il décida qu’elle aurait lieu le
lendemain. C’était la dernière de ses espérances qu’il engageait.

Pendant la nuit, il prépara tout en vue de confirmer Vercingétorix
dans la crainte d’une attaque sur ce massif de Risolles que le Gaulois
se hâtait de fortifier. Ce fut, dans le grand camp (?) romain, un
branle-bas général: des escadrons sortent en tumulte, se dispersent de
côté et d’autre, pour remonter ensuite le vallon vers l’Ouest dans la
direction des hauteurs de Risolles (vers le sommet coté 723). Au petit
jour, une file de cavaliers, nombreux, casques en tête, s’engagent
dans le même sens (par la vallée de l’Auzon et le ravin d’Opme): ce
sont, il est vrai, de simples muletiers, déguisés en soldats, tandis
que leurs bêtes, dégarnies des bâts, ont été travesties en chevaux de
guerre: mais de Gergovie nul ne peut voir la supercherie, et du reste,
il y a, à côté de ces soldats d’emprunt, quelques vrais cavaliers
qui ont ordre de se montrer le plus près possible de l’ennemi. Enfin,
c’est une légion entière qui s’avance sur le flanc des hauteurs (par
le versant Nord de La Roche-Blanche et le pied du Puy de Jussat?).
Tout ce monde, s’enfonçant dans la vallée par de longs circuits
ou des sentiers divers, se dirige également vers les collines où
travaillaient les Gaulois. Brusquement, la légion pénètre dans un bois,
au pied des hauteurs, et y demeure cachée (entre Jussat et Chanonat?).
Vercingétorix, qui suit ces va-et-vient, ne doute plus que l’attaque ne
soit prochaine sur le point menacé, et rappelle le reste de ses troupes
des trois camps qui faisaient face à César: il n’y laisse que quelques
traînards, comme le roi Teutomat, et on était si tranquille de ce côté
que le chef agenais, en méridional qu’il était, ne renonça pas à faire
sa sieste ce jour-là.

Le proconsul, voyant les Gaulois partis, prit ses dispositions pour
l’assaut décisif de Gergovie. Par les couloirs qui réunissaient
les deux camps, les soldats romains sont venus à La Roche-Blanche,
en petits groupes, enseignes baissées, panaches couverts. César a
maintenant sous ses ordres cinq légions presque entières, et il ne
reste dans le grand camp que les Éduens.

Ceux-ci feront diversion à droite en gravissant lentement la montagne
par les sentiers de l’Est ou du Nord. La XIIIe légion, avec le légat T.
Sextius, se tiendra en réserve à La Roche-Blanche; la légion favorite
de César, la Xe, et le proconsul au milieu d’elle, demeurera en avant
du petit camp, en arrière des combattants, pour les soutenir et donner
la main aux différents corps. Enfin les trois autres, vieilles troupes
aguerries (la VIIIe, et sans doute la IXe et la XIe), auront la gloire
de monter à l’assaut: il y a dans leurs rangs les plus robustes, les
plus têtus, les plus bravaches des centurions, ceux sur lesquels César
peut le plus compter à l’heure des casse-cous: L. Fabius, de la VIIIe
qui vient de jurer qu’il monterait le premier sur le rempart gaulois;
M. Pétronius, lui aussi de la VIIIe, un des sous-officiers les plus
souples et les plus solides de toute l’armée.

Quelques mots encore furent adressés par le proconsul aux légats de
ces trois légions. «Que le soldat ne perde pas de temps à tuer ou à
piller. Il s’agit de courir et de grimper, et non pas de se battre. Pas
de combat: mais de la vitesse, du jarret, et un coup de main.» Puis le
signal fut donné, vers midi.


VIII

Les douze mille hommes des trois légions s’ébranlèrent, au pas de
course, du sommet de La Roche-Blanche, gravirent les pentes opposées
et arrivèrent au pied du boulevard extérieur avant que Teutomat fût
éveillé de sa sieste. Le mur était vide de défenseurs, ce fut un jeu
de l’escalader. Les trois camps furent emportés. Teutomat n’eut que le
temps de s’enfuir, le torse nu, et sur un cheval blessé. Mais, malgré
l’ordre de César, quelques Romains musèrent un peu à piller sous les
tentes des chefs gaulois.

Le proconsul s’approchait plus lentement. Il arrivait avec la Xe légion
au pied de la montée. Quand il vit les soldats déjà débandés, quand il
aperçut de plus près ces 150 pieds de roches aiguës ou glissantes qui
portaient les murs de Gergovie, quand il comprit que Vercingétorix et
les siens allaient paraître sur les remparts, il s’avoua l’imprudence
des ordres qu’il avait donnés, il fit sonner aux trois légions le
signal de la retraite, et il arrêta sur-le-champ les enseignes et les
hommes de la Xe (au nord et au pied de La Roche-Blanche?).

Mais il était trop tard: le son de la trompette s’assourdit dans les
profondeurs de la vallée qui séparait La Roche-Blanche de Gergovie; les
légats et les tribuns ne furent pas écoutés; les légionnaires étaient
encore sous l’influence des excitations brûlantes du départ, et ils
reprirent leur course, à travers les tentes gauloises, vers les murs et
les portes de Gergovie.

Au moment où ils atteignirent le talus sur lequel était assis le
rempart, les Gaulois n’étaient point encore de retour. Il n’y avait sur
la muraille que quelques femmes, folles d’épouvante, qui hurlaient, et
qui, la poitrine nue, les mains tendues et ouvertes, les cheveux épars,
suppliaient les Romains de les épargner: les unes jetaient de l’argent
et des étoffes pour les arrêter, les autres se faisaient descendre pour
se livrer à eux. Les vieux centurions, songeant au butin de Gergovie,
ne s’arrêtèrent pas à cette première proie. L. Fabius, porté à la
courte échelle par trois hommes de son manipule, arriva le premier au
sommet des remparts, comme il l’avait juré, et d’autres, aidés par lui,
montèrent à leur tour. M. Pétronius, en bas, s’acharnait, à la tête
des siens, contre une porte qu’il voulait briser. Gergovie allait être
entamée: déjà s’entendait par toute la ville la sinistre clameur des
cités prises d’assaut, la course précipitée des fuyards qui gagnaient
les portes libres.

Subitement, la scène changea. Les femmes, se retournant vers Gergovie,
agitent et montrent leurs cheveux dénoués, soulèvent leurs enfants, les
présentent dans un cri d’appel et de courage. Ce sont les Gaulois qui
apparaissent, accourus au bruit et à la nouvelle, qui arrivent au galop
de leurs chevaux, et qui, sautant en bas de leur monture, prennent
la position de combat, derrière le parapet du rempart et autour des
portes. Puis, après les cavaliers, les fantassins surviennent; chaque
minute amène de nouveaux combattants; les assiégés ouvrent les portes,
et la véritable bataille s’engage.

Les Gaulois avaient pour eux le nombre, l’extraordinaire avantage de
la situation, la vigueur toute fraîche des corps reposés. Les Romains
étaient essoufflés par la course, la montée et l’effort. En un instant,
César voit ses légions disloquées, et leurs fragments environnés par
l’ennemi qui déborde de toutes parts. Elles allaient être prises
entre le mur de la ville et le boulevard extérieur comme dans une
souricière.--Il fit alors avancer ses deux réserves. Des cohortes de
la XIIIe et Sextius reçurent l’ordre de sortir du petit camp et de
remplacer la Xe dans le vallon où celle-ci s’était tenue jusque-là:
mais il les écarta plus à gauche, de manière à menacer le flanc droit
de l’ennemi, s’il s’aventurait vers le bas. Le proconsul et la Xe se
portèrent en avant, commencèrent à leur tour l’escalade de la montagne,
puis s’arrêtèrent (sur la croupe en avant et au sud-est du village de
Gergovie?), à un endroit d’où l’on pût suivre les moindres détails de
la partie qui se livrait sur les flancs de la cité.

Le combat faisait rage sur les murs et autour des portes; les corps
des combattants s’enchevêtraient; les Romains ne faiblissaient pas.
Soudain, une dernière fois, la scène changea. Les Éduens, venus
du grand camp par un long détour, débouchèrent (vers la ferme de
Gergovie?) sur la droite des légionnaires. C’était un secours: il
n’y avait pas à en douter, les nouveaux-venus avaient le bras droit
découvert, signe qu’ils appartenaient aux Gaulois auxiliaires. Mais
les Romains en étaient à cette exaltation de la bataille, où l’homme
ne sait plus ni regarder ni réfléchir, où la force de sa vue et de sa
pensée se limite au sol qu’il piétine et à l’adversaire qu’il étreint:
et voyant vaguement des Gaulois arriver, ils s’imaginèrent que c’était
un nouveau flot d’ennemis qui s’abattait sur eux et que le bras nu
n’était qu’un stratagème.--Ainsi, les deux ruses imaginées par César
tournaient au profit de son adversaire: la diversion faite par les
Éduens démoralisait ses propres troupes, et sa dernière légion, perdue
au loin dans les bois de l’Auzon, lui manquait au moment décisif.

La débandade commença. L. Fabius et ses camarades furent tués sur les
remparts, et leurs corps jetés d’en haut. M. Pétronius, à lui seul,
malgré ses blessures, arrêtait les Gaulois à la sortie d’une porte: ce
qui donna le temps aux hommes de son manipule de se mettre à l’abri.
Quand ils furent disparus tous deux, les assiégés eurent facilement
raison du reste: 46 centurions, un quart exactement de ceux qui étaient
engagés, furent massacrés; la VIIIe légion, la plus compromise, fut
décimée; les survivants n’eurent que le temps de se précipiter du haut
du boulevard.

César, à la vue de la défaite, avait échelonné ses deux légions de
réserve sur la ligne de combat: la Xe, plus près encore de la bataille,
mais sur un terrain plus uni (le village de Gergovie?), où elle put se
former en rangs réguliers; derrière elle, la XIIIe s’approcha pour la
soutenir (sur la croupe que la Xe venait de quitter?).

Les fuyards arrivèrent, puis l’ennemi, et la Xe légion eut, à son tour,
à recevoir le choc des poursuivants. Elle les arrêta un instant, puis
elle dut se replier sur celle de Sextius, et toutes deux, avec les
débris des trois autres, regagnèrent la plaine (en avant de Donnezat?),
harcelées sans relâche par l’ennemi.

Là, elles purent enfin se ranger en ordre de bataille, à portée de
nouveaux secours, à l’abri des machines et de leur camp, et elles
attendirent, de pied ferme, une dernière attaque. Sur ce terrain
plus plat, formées en lignes pressées, elles allaient reprendre leurs
avantages.

Mais Vercingétorix, d’un ordre, arrêta toutes ses troupes au pied de la
montagne, et les fit rentrer dans leurs lignes reconquises.


IX

Même après ce désastre, et devant ces ravins où avaient roulé les
cadavres de près de sept cents de ses meilleurs soldats, César redouta
de désespérer. S’attendait-il, de la part des Gaulois, à quelqu’une
de ces imprudences où la joie de la victoire entraînait leur fougue
naturelle? Voulut-il seulement, comme il l’écrivit, rendre du cœur à
ses soldats? Toujours est-il que le lendemain, il fit sortir son armée
et former le front de bataille (sur le Puy de Marmant?). Vercingétorix
ne quitta pas sa montagne, et se borna à envoyer quelques cavaliers,
qu’il laissa battre.

Le jour suivant, César offrit encore le combat. Personne, semble-t-il,
ne sortit de Gergovie.

Il leva alors son camp et reprit la route du Nord (début de juin?).

[Illustration: GERGOVIE ET SES ENVIRONS.]

La défaite qu’il venait de subir n’était pas due seulement à la
faiblesse de ses effectifs et de ses positions. Elle était la
conclusion de cet entêtement continu qui l’avait arrêté pendant un
mois devant une ville imprenable, usant les forces de ses soldats dans
l’illusion avant de les briser contre des murailles. Le lendemain de la
bataille, il leur avait fait de cruels reproches: ils les méritaient
moins que lui-même. Si, la veille, ils ne s’étaient point arrêtés à
temps, n’était-ce pas la faute de leur proconsul, qui n’avait cessé
de leur inspirer le désir d’un coup de main? et, s’il avait donné
le signal de la retraite, c’était après avoir imprimé l’élan de
l’escalade.

Depuis la fin d’Avaricum, le mérite de César s’était obscurci, la
valeur de Vercingétorix n’avait fait que s’accroître. Le roi des
Arvernes n’avait attaqué les Romains qu’à l’endroit précis où il
pouvait les battre. Sous les regards de ses dieux, il leur avait
immolé des centaines de victimes au pied des remparts de sa ville
natale. Durant ces longs jours d’incertitudes et de peines, il avait su
imposer à ses soldats le calme devant l’ennemi et la fatigue des viles
besognes. Jules César, l’homme du commandement froid et impeccable,
avait vu ses propres centurions refusant d’écouter leurs chefs et
n’obéissant qu’à un désir de combattre; et Vercingétorix avait arrêté
d’un mot, aux approches du camp romain, la course victorieuse de ses
Gaulois.



CHAPITRE XIV

LA BATAILLE DE PARIS ET LA JONCTION DE CÉSAR ET DE LABIÉNUS

      (Cæsar) abjuncto Labieno... vehementer timebat.

      CÉSAR, _Guerre des Gaules_, VII, 56, § 2.

  I. Importance militaire de Paris.--II. Première partie de la
  campagne de Labiénus: sa marche de Sens à Paris.--III. Pourquoi
  Vercingétorix ne poursuivit pas César après Gergovie. Retraite des
  Romains jusqu’à l’Allier.--IV. Nouvelle défection des Éduens. César
  repasse la Loire.--V. Victoire de Labiénus à Paris.--VI. Jonction
  des deux généraux.


I

Tandis que César, après avoir réglé à Decize les affaires des Éduens,
s’était dirigé vers le Sud pour attaquer Gergovie, son légat Labiénus
s’était porté vers le Nord par la vallée de l’Yonne et le pays sénon.

Labiénus avait avec lui quatre légions, dont la VIIe et la XIIe, deux
vieilles troupes très sûres et très hardies; il emmenait toutes les
recrues récemment arrivées d’Italie et de la Province, un détachement
de cavalerie, et une assez belle escorte de chevaliers romains.
Le dépôt général de son armée était Sens, comme Nevers était celui
de l’armée proconsulaire. L’objectif de sa marche, fixé par César
lui-même, était Lutèce, ville principale du peuple des Parisiens.

Coïncidence singulière: à la même heure, les deux armées romaines
menaçaient Lutèce et Gergovie. Celle-ci, plantée sur un rocher dans le
massif central des montagnes françaises, capitale effective de la Gaule
celtique, et métropole du passé; celle-là, allongée au fil de l’eau
au milieu des marais de la plaine septentrionale, et la métropole de
l’avenir.

Mais cette coïncidence n’est point fortuite. De même que Gergovie était
le foyer de résistance de la Gaule intérieure, Paris pouvait devenir le
point de concentration de la Gaule du Nord.

César, dans ses campagnes gauloises, a fait preuve d’une science
géographique d’une étonnante sûreté. Il s’est joué sur les routes comme
s’il avait vécu sa jeunesse dans les pistes des courriers. Il a reconnu
d’un coup d’œil les jointures essentielles, les nœuds vitaux de
notre pays; et ceux qui voudront poursuivre plus loin le récit de son
existence, verront quel parti il a tiré de cette intuition du sol pour
constituer la Gaule romaine. Il a, le premier, compris l’importance
militaire de Paris et son avenir national: je veux dire, par ce mot,
les destinées qu’une ville peut faire à une nation ou recevoir d’elle à
son tour.

Il a vu qu’avec les vallées convergentes des rivières de son bassin,
Paris est le principal carrefour du Nord de la Gaule, depuis les deux
grandes presqu’îles qui menacent la Bretagne insulaire, jusqu’au coude
formé par la Loire carnute, depuis les bois des plateaux armoricains
jusqu’aux Ardennes à demi germaniques. Qui tenait Lutèce surveillait
à la fois les rivages de l’Océan et les rives du Rhin, les plaines
de l’Anjou et les forêts du Morvan. En occupant solidement le bassin
parisien, on disjoignait ou on entravait toute confédération des cités
de la Belgique, de la Normandie et de la Loire centrale. C’est pour
cela que César, avant de partir pour Gergovie, envoya contre Lutèce le
plus ancien et le plus capable de ses lieutenants.


II

Labiénus exécuta les ordres de son chef avec sa ponctualité coutumière.
Il laissa à Sens, pour garder les bagages, les soldats de l’année, et
il suivit avec ses quatre légions la rive gauche de l’Yonne.

Au delà du confluent de la Seine, encore que le territoire des
Parisiens ne commence qu’aux marais de l’Essonne, Labiénus n’a plus que
des ennemis au-devant de lui. Les Sénons révoltés occupent leur ville
de Meclosédum (Melun), bourgade bâtie comme Lutèce dans une île de la
Seine, une sorte de réplique de la cité parisienne. De l’autre côté de
l’Essonne, les Parisiens et tous leurs voisins de la Gaule propre, les
peuples du Maine, de la Normandie et de l’Armorique, ont dès le premier
jour fait cause commune avec Vercingétorix, et il est probable que le
gros de leurs milices, ainsi que celles du pays sénon, ont été laissées
par lui pour défendre ces territoires.

Labiénus se hâtait afin d’empêcher la concentration de ces troupes.
Il resta sur la rive gauche pour s’épargner le passage de la Seine et
de la Marne; il négligea de prendre Melun, d’ailleurs peu redoutable;
il ne se donna même pas le temps de faire main basse sur la flottille
de barques amarrées à cet endroit. Mais, malgré tout, les Gaulois le
devancèrent.

Durant toute cette campagne de 52, ils ont montré en effet, au Nord
comme au Sud, une réelle aptitude à se concentrer rapidement. Ces
nations, comme les Samnites et les Romains des temps héroïques,
vivaient toujours dans l’attente de la guerre prochaine: les milices
étaient prêtes à répondre à un signal qui revenait, chaque année,
presque aussi sûrement que le cri de l’hirondelle.

Une importante armée s’était réunie à la nouvelle du départ de
Labiénus. Ce n’étaient pas des troupes tumultuaires, mais des soldats
aguerris, braves et tenaces, fort supérieurs aux brillants cavaliers du
pays éduen. Ils choisirent pour chef Camulogène l’Aulerque: c’était un
très vieux général, et qui détonne dans cette insurrection de la Gaule
où la jeunesse se tailla tant de commandements; mais on l’aimait à
cause de sa longue expérience et de sa science consommée des choses de
la guerre.

Il justifia sur-le-champ son renom et son autorité. Ce fut sans doute
à Paris que se fit le rassemblement des forces gauloises. Camulogène
réfléchit, étudia le pays, et attendit Labiénus sur la rive de ce
marais vaste, long et continu que forme l’Essonne avant de se jeter
dans la Seine: c’était un obstacle presque aussi insurmontable que la
montagne de Gergovie. Les Romains avaient à lutter là-bas contre les
rochers et ici contre le marécage.

Labiénus essaya du moyen classique pour franchir les palus: il voulut,
sous la protection des mantelets, charger un chemin sur claies et
fascines. Au bout de quelques heures de travail, il reconnut que
c’était peine perdue, et il décampa sans bruit au milieu de la nuit,
pour faire ce qu’il aurait mieux valu décider dès son départ de Sens:
s’assurer les deux rives du fleuve, et la descente par terre et par
eau.

Il rétrograda jusqu’à Melun. Le pont était coupé, ceux des habitants
qui n’avaient point rejoint Camulogène s’étaient réfugiés dans l’île.
Mais ils avaient eu l’imprudence de ne pas détruire les barques.
Labiénus en saisit une cinquantaine, les remplit de soldats, enleva la
bourgade épouvantée, et reprit sur la rive droite sa marche vers Paris,
la flottille descendant le fleuve avec lui.

Camulogène, averti par des fugitifs de Melun, adopta la tactique
préconisée par Vercingétorix. Il envoya l’ordre d’incendier Paris, de
détruire les ponts, et alla se poster sur la rive gauche de la Seine,
au pied de la montagne Sainte-Geneviève (aux Grands-Augustins?).
Labiénus était déjà campé sur l’autre rive, en face de la pointe de la
Cité (vers Saint-Germain-l’Auxerrois?).

La lutte allait s’engager entre les deux adversaires pour la
possession, non pas de la ville réduite à rien, mais de ce carrefour
de routes fluviales qui y aboutissaient, et la question de Paris était
presque aussi grave que celle de Gergovie.

Mais à ce moment Litavicc faisait défection, les Éduens allaient le
suivre, les Bellovaques se décidaient à imiter leurs amis du Centre,
et ordonnaient la concentration de leurs troupes. Labiénus pouvait être
pris entre eux et Camulogène, comme César entre Gergovie et les Éduens.
Il ne s’agissait plus pour lui de victoire et de gloire, mais de sauver
son armée et de rejoindre son proconsul. Il décida de revenir vers Sens
dans le temps où César se résolvait à quitter Gergovie (vers le 1er
juin?).

Les deux corps de la grande armée romaine étaient séparés par 400
kilomètres de route, huit jours de marche pour chacun d’eux, et
les Éduens entre eux deux. On s’aperçut alors de la maladresse que
César avait commise en allongeant ainsi, sans l’assurer contre toute
surprise, sa ligne d’opérations. À des audaces de ce genre, il risquait
de tout perdre pour vouloir tout gagner.


III

La principale crainte de César, en levant son camp, était d’être
poursuivi par Vercingétorix. S’il avait été pris entre les cavaliers
gaulois et l’Allier, dont les ponts étaient détruits et les eaux
grossies par la fonte des neiges, ses légions découragées et aux cadres
incomplets auraient été fort compromises.

Mais le roi n’envoya pas une seule fois ses hommes pour harceler les
légionnaires en retraite. On dirait qu’il a voulu leur ouvrir largement
les routes qui conduisaient hors de l’Auvergne. Chez cet homme qui
faisait rarement les choses à la légère, une telle abstention eut sa
raison d’être.

Il craignait d’abord que ses Gaulois, énervés par des semaines
de piétinement sur le sommet étroit et rugueux de Gergovie, ne se
laissassent entraîner, dans les vastes étendues de la Limagne, aux
témérités de leur fougue habituelle, et il redoutait pour eux, de
la part des légionnaires, les terribles résistances des bêtes aux
abois.--Peut-être aussi ses soldats étaient-ils désireux de voir
les légions disparaître enfin vers le Nord, loin de cette plaine aux
moissons presque mûres qu’elles avaient déjà quatre fois traversée et
foulée: il était temps que d’autres terres connussent enfin la présence
de l’ennemi, c’était aux Éduens de donner à leur tour des garanties à
la Gaule en souffrant pour elle et en achevant l’œuvre commencée par
les Arvernes.--Puis, Vercingétorix ne pouvait envoyer que des cavaliers
à cette poursuite. Or, il se dégarnit de sa cavalerie peut-être dès le
surlendemain de la bataille, il la confia à l’Éduen Litavicc, il lui
donna l’ordre de devancer les Romains sur leur ligne de retraite, de
décider les peuples de Bibracte à la défection suprême, et sans doute
de revenir ensuite avec eux barrer la route à César: il serait temps
alors pour Vercingétorix de talonner son adversaire. Et ce plan eût été
le meilleur, sans la mollesse des Éduens.

Il semble enfin que César ait hésité un instant, ou laissé croire
qu’il hésitât sur sa route de retraite. On racontait partout, dans les
camps gaulois, qu’il redoutait d’être bloqué au Nord par l’Allier et
la Loire, et qu’il gagnerait la province romaine par les chemins du
Velay ou du Forez. Il ne lui fallait pas plus de temps pour rejoindre
le Rhône que pour revenir à Sens. Autour de lui, il paraît bien qu’on
ait désiré cette marche vers le Sud, et qu’on lui ait même conseillé
de rebrousser chemin alors qu’il était presque arrivé sur les bords de
la Loire.--Mais ces routes des Cévennes, accessibles à quelques hommes
à un début de campagne, seraient funestes à des légions fatiguées
et fugitives: l’ennemi les aurait émiettées à travers les gorges de
l’Allier ou de la Loire. Et puis, ce retour vers l’Italie eût été
l’aveu de la défaite et l’abandon de Labiénus. Mieux valait courir
au péril éduen que d’affronter encore les montagnes arvernes.--César
s’apprêta donc à refaire en été, à la rencontre de l’armée de Sens, et
sur le versant occidental des Cévennes, cette même campagne de vitesse
qu’il avait faite, au gros de l’hiver, au pied des pentes orientales.

Il traversa la Limagne droit vers le Nord, et, le troisième jour de
marche, il atteignit la rive gauche de l’Allier (en face de Varennes?).
Le pont avait été coupé, sans doute par Litavicc passé avant lui.
Mais César eut le temps de le rétablir, et franchit la rivière sans
encombre. Il était alors à quelques milles à peine du pays éduen.


IV

Mais les Éduens ne méritèrent ni la confiance de Vercingétorix ni les
craintes de l’armée romaine.

Après la défaite de César à Gergovie, ils n’eurent tous qu’une
pensée, se joindre au vainqueur. La Gaule allait être délivrée par
les Arvernes: les Éduens devaient se hâter de prendre une part de
la gloire, s’ils voulaient en revendiquer une dans le partage des
récompenses. Aussi, lorsque Litavicc arriva sur le Mont Beuvray, il
fut reçu comme un triomphateur; le vergobret, presque tout le sénat se
réunirent à lui; et on envoya une députation officielle à Vercingétorix
pour conclure paix et amitié avec le peuple arverne.

Il ne restait d’Éduens fidèles à César que le contingent commandé par
Viridomar et Éporédorix. Les deux chefs ne dirent rien tant que César
n’eut point franchi l’Allier. Quand ils se virent près de leur pays,
ils lui demandèrent la permission d’y retourner, sous prétexte de faire
entendre raison à leurs compatriotes. Le proconsul eut l’air de les
croire et les laissa partir, les jugeant peut-être moins fâcheux comme
ennemis que comme alliés.

À peine hors du camp, les deux jeunes gens et leurs hommes galopèrent
jusqu’à Nevers, jusque-là respecté par les Éduens: ce fut le gage
qu’ils résolurent de donner à la trahison, en échange d’une fidélité
trop longue à César. Viridomar et Éporédorix égorgèrent la petite
garnison romaine, et massacrèrent les négociants italiens, pour
lesquels les incertitudes des combats compensaient grandement les
gains usuraires. Puis ils se partagèrent la caisse du questeur et les
chevaux de remonte; et enfin, s’emparant des otages de la Gaule, ils
les expédièrent à Bibracte, faisant hommage à leur vergobret de ces
malheureux captifs, une fois de plus ballottés de ville en ville et de
chef à chef.

Le coup fait, ils songèrent à César: prenant exemple sur Vercingétorix,
ils détruisirent ou enlevèrent les approvisionnements, brûlèrent
Nevers, et se mirent à battre la campagne pour lever des hommes,
affamer le proconsul, l’arrêter sur les bords de la Loire, et, si
possible, le rejeter vers le Sud. Le fleuve était alors en crue:
point de ponts intacts ni de gués praticables. Des postes de cavaliers
éduens furent disposés sur les berges de la rive droite: si Litavicc
et d’autres avaient le temps de revenir de Bibracte, l’armée romaine
était bloquée du côté du Nord.--C’était sans doute ce qu’espérait
Vercingétorix. Mais lorsqu’il ne commandait pas en personne, les
Gaulois faisaient d’assez mauvaise besogne: la dévastation du pays
fut toute superficielle, et les soldats qui paradaient à Bibracte se
laissèrent prévenir par César.

Celui-ci s’approchait. Quand on apprit l’incendie de Nevers, il y eut
autour de lui un moment d’hésitation: il fut question de rétrograder,
peut-être vers le Forez et de là sur Vienne, ce qui était faire le jeu
des ennemis. Le proconsul n’eut pas de peine à rassurer les siens et
à leur montrer qu’ils n’avaient encore devant eux que des fantoches
d’adversaires. Il atteignit la Loire après un jour et une nuit de
marche forcée, et s’arrêta devant le gué le moins périlleux (entre
Decize et Nevers?). Ses chevaux furent envoyés en amont pour briser
le courant, et ses légionnaires passèrent ensuite, ayant de l’eau
jusqu’aux épaules, et les bras en l’air pour tenir les armes levées.
Les Éduens prirent peur, et s’enfuirent sans avoir tué un seul homme à
leur ennemi. César, sur les excellentes terres de l’autre rive, trouva
ce qu’il voulut, grains et bestiaux, pour nourrir ses légionnaires.

La route était libre jusqu’à Sens: il tardait au proconsul d’arriver
dans cette ville, redoutant les pires malheurs pour Labiénus et ses
quatre légions, dont il n’avait plus de nouvelles.


V

Mais Labiénus s’était mieux tiré d’affaire à Paris que César à Gergovie.

Le légat ne voulut pas regagner Sens par la rive droite. Il avait peur
d’être rejoint par les Bellovaques, et d’être obligé de traverser la
Marne ou la Seine entre les attaques croisées des nouveaux-venus et
de Camulogène. Mieux valait franchir le fleuve le plus tôt possible,
n’ayant encore sur les bras que le chef gaulois. Il fallait essayer
d’abord de déjouer sa prudence: car le vieux routier de guerres avait
échelonné des postes de vigie tout le long de la Seine. Puis, si la
bataille était nécessaire, elle enlèverait au moins à la retraite
l’apparence d’une fuite.

Labiénus fait quatre parts de ses troupes.--La moitié de la légion
la moins aguerrie restera pour garder le camp. À dix heures du
soir, la flottille, chaque bateau commandé par un chevalier, descend
sournoisement le fleuve pour s’amarrer à quatre milles en aval (au
Point du Jour?). À minuit, l’autre moitié de la légion remonte le long
de la rive droite (vers Charenton), accompagnant les bagages, flanquée
de barques, et tous, soldats, valets et rameurs, menant fort bruit.
Enfin, quelques instants après, cette fois dans le plus grand calme,
Labiénus et ses trois meilleures légions allèrent, en aval, rejoindre
la flottille qui les attendait.

Au moment précis où Labiénus arrive (vers deux heures du matin), un
premier débarquement a lieu sur la rive gauche, favorisé par la nuit
noire et un orage subit. Les sentinelles ennemies sont égorgées,
les chevaliers d’état-major forment un pont de bateaux, et les
trois légions de Labiénus se trouvent transportées sur le flanc de
Camulogène.

Ce stratagème, d’ailleurs habituel lors des passages de rivières,
ne trompa qu’à moitié le chef gaulois. Il dépêcha des soldats en
amont, mais en petit nombre, et avec l’ordre de ne point s’éloigner
inutilement; il en détacha d’autres sur les bords mêmes du fleuve, en
face du camp romain: mais ce fut en aval, contre le gros de l’armée
ennemie, qu’il fit manœuvrer la plupart de ses hommes, et qu’il
s’avança lui-même.--Aussi, au lieu de trouver une armée surprise
et dispersée, Labiénus aperçut avec le jour un front de bataille
tranquille et prêt (dans la plaine de Grenelle?). Il se résigna à
combattre, sans doute avec peu de regret.

Les deux adversaires furent dignes l’un de l’autre. À la droite
romaine, la VIIe légion, qui était pour Labiénus ce que la Xe était
pour César, enfonça l’ennemi au premier choc. Mais à gauche, la
XIIe, après avoir renversé les premiers rangs à coups de javelots,
eut la surprise de voir que les autres ne bronchaient pas, et que,
même abordés à l’épée, aucun Gaulois ne reculait: Camulogène était au
milieu de ceux-là. Alors, on appela à la rescousse la VIIe, qui vint,
par derrière, attaquer ces braves gens. Les Gaulois ne bougèrent pas
davantage, massés et fermes comme des légionnaires. On les entoura, et
on les tua tous jusqu’au dernier, Camulogène comme les autres.

Il restait encore quelques bandes en amont, du côté du camp. Elles
accoururent au bruit du combat, s’acharnèrent à lutter encore,
s’établirent sur une colline voisine à (Vaugirard?) et offrirent la
bataille. Les Romains en eurent raison d’un élan, et leur cavalerie,
lancée de tous côtés, massacra ceux des Gaulois qui ne purent s’abriter
dans les collines boisées du voisinage.

La route de Sens se trouvait entièrement dégagée.


VI

Labiénus et César marchaient donc à la rencontre l’un de l’autre. Mais
le légat arriva le premier au rendez-vous. À Sens, il ramassa le reste
de ses troupes, et reprit le chemin du Sud. Il s’avança deux jours
encore sans rencontrer César, et le rejoignit enfin le troisième,
presque à la frontière du pays éduen (près d’Auxerre? et vers le milieu
de juin?).

Des deux généraux qui se retrouvaient après six semaines d’angoisses,
c’était Labiénus qui sauvait César: le légat revenait victorieux,
ses quatre légions et sa cavalerie intactes, une armée gauloise et
un chef célèbre anéantis; le proconsul arrivait presque en fugitif,
sa cavalerie incomplète, son admirable VIIIe décimée, et derrière lui
s’amassaient deux armées redoutables.

Il y avait quatre mois à peine que Jules César, à son retour de
la Province, avait groupé autour de lui ces mêmes dix légions. Il
les ramenait maintenant à peu près au même point. Sans doute, dans
l’intervalle, elles avaient tracé, de Sens à Orléans, de Bourges à
Gergovie, et de Paris pour revenir encore à Sens, un vaste cercle de
vestiges sanglants. Mais la Gaule, recouvrant ces débris, s’était de
nouveau fermée derrière elles.



CHAPITRE XV

L’ASSEMBLÉE DU MONT BEUVRAY

      Magno dolore Ædui ferunt se dejectos principatu.

      CÉSAR, _Guerre des Gaules_, VII, 63, § 8.

  I. Soulèvement général de la Gaule: nouvelles cités qui se
  joignent à la ligue.--II. Affaiblissement réel de l’autorité de
  Vercingétorix.--III. Caractère du peuple et des chefs éduens.--IV.
  Vercingétorix à Bibracte; conseil de toute la Gaule.--V. Plans de
  Vercingétorix: il continue sa tactique.


I

Car cette fois, autour de César et de Labiénus, toutes les nations
s’insurgeaient. Le long des rivages, depuis les marais de l’Escaut
jusqu’à ceux de la Gironde, au pied des montagnes, depuis le
Saint-Gothard sujet des Helvètes jusqu’au Mont Lozère client des
Arvernes, une ligne continue d’hommes en armes bordaient les frontières
de la Gaule soulevée. Il ne restait plus au proconsul que deux nations
fidèles, chez lesquelles il pût abriter ses légions errantes: les
Rèmes, qui les couvraient en partie contre les agressions du Nord,
les Lingons, qui leur ouvraient, de Langres à Dijon, les routes de la
retraite vers le Sud; ces deux peuples étaient les seuls à garder la
foi promise à César; à défaut de patriotisme, ils eurent au moins le
mérite de la reconnaissance.

Toutes les autres peuplades, travaillées sans relâche, depuis six
mois, par l’or et les flatteries des émissaires de Vercingétorix,
avaient attendu sa victoire pour achever de se laisser convaincre.
Après Gergovie, elles lui furent irrésistiblement gagnées. Ce fut,
à la nouvelle de la retraite de César, un va-et-vient de messages et
d’ambassades entre les cités de la Gaule: dans la joie tumultueuse de
la délivrance, se perdit l’impression de la mort de Camulogène et de la
victoire de Labiénus.

La défection des Éduens entraîna celle de tous leurs clients: une
fois ralliés à la cause de la liberté, ils avaient intérêt à y amener
le plus grand nombre de leurs amis. Ils s’empressèrent d’expédier
partout de l’or, des promesses, des prières ou des menaces. Avec eux
se groupèrent leurs vassaux ou alliés, les Ségusiaves du Forez, les
Ambarres de la vallée de l’Ain: renfort précieux entre tous, car les
tribus de ces deux peuples, campées en face de Vienne et de Genève,
menaçaient directement la province romaine et la retraite de César.

Au sud-est de la Loire, les derniers récalcitrants, les Santons de la
Saintonge, les Pétrucores du Périgord, se décidèrent à suivre la même
cause que leurs voisins et rivaux du Limousin et de l’Agenais, qui
avaient été si prompts à se joindre à Vercingétorix.

Au nord de la Seine, les Belges s’étaient enfin résolus à se battre
une fois de plus, et à sacrifier ce qui leur restait d’hommes. On
s’arma pour le compte de la Gaule chez les Nerviens du Hainaut, les
Morins de la Flandre, les Ambiens de la Picardie, les Atrébates de
l’Artois. De ce côté, l’insurrection fut fomentée par Comm l’Atrébate,
guéri de sa blessure, mais non point de sa colère: car il avait
juré de ne plus voir de Romain face à face, si ce n’est sans doute
l’épée à la main.--Étrange personnage que celui-là, le plus original
peut-être des Gaulois de ce temps, du moins après Vercingétorix: brave
comme pas un, d’une audace morale égale à son insouciance physique,
souple, rusé, retors, beau parleur, ayant partout des amis et des
hôtes, plein de ressources d’esprit et de bons conseils, disposé aux
aventures les plus dangereuses, tenant à la fois d’Ajax, d’Ulysse et
de Nestor. Jusqu’en 53, il avait été en Belgique l’homme d’affaires de
César, qui ne pouvait se passer de lui; le voilà maintenant patriote,
et, semble-t-il, délibérément, sans arrière-pensée d’intérêt ni de
jalousie. Grâce à lui, les Bellovaques eux-mêmes finiront par envoyer
quelques hommes à la ligue: car l’individualisme de ce peuple était
si incorrigible qu’ils déclaraient faire la guerre à Rome en leur nom
et à leur guise, sans ordre de personne: mais ils ne purent s’empêcher
d’écouter Comm l’Atrébate.

Des peuples de la frontière germanique, les Trévires, seuls, ne furent
pas en mesure d’envoyer aux Gaulois un secours apparent. En réalité,
ils leur étaient fort utiles. Depuis le commencement de la guerre,
ils ne cessaient de batailler contre les Germains, et par là ils
empêchaient la Gaule d’être prise à revers par une invasion toujours
prête. Mais les Médiomatriques (de Metz), les Séquanes et les Helvètes
acceptèrent de défendre la liberté de tous: les Séquanes n’étaient-ils
pas d’anciens alliés du peuple arverne? les Helvètes n’avaient-ils
pas à venger la première injure que César eût infligée à une cité de
la Gaule? Au delà des plaines de la Saône, ces deux derniers peuples
allaient mettre de nouvelles barrières entre César et sa province.

Pour achever de les décider, eux et les autres, les Éduens eurent
recours au procédé cher aux Barbares. On venait de leur expédier
à Bibracte les otages que la Gaule avait jadis livrés à César. Ils
annoncèrent qu’ils mettraient à mort les représentants des nations
qui refuseraient de s’allier à eux, et peut-être quelques premiers
supplices montrèrent que la menace n’était point vaine. Les dieux,
cette fois encore, eurent leurs victimes. Les peuples effrayés n’eurent
plus qu’à obéir. Et ces mêmes otages qui avaient garanti la fidélité de
la Gaule à César allaient garantir son attachement à la liberté.


II

En réalité, ce soulèvement général de la Gaule enlevait à Vercingétorix
autant de force qu’il lui amenait de secours.

Sans doute, il peut doubler l’effectif de sa cavalerie et de son
infanterie. Mais les milices qui vont lui arriver ne valent pas ces
hommes dociles et endurants dont il a, depuis vingt semaines, exercé
et façonné l’âme et le corps. Les nouveaux-venus apporteront cette
indiscipline et cette ardeur à la bataille qu’il avait eu tant de
peine à refréner chez ses premiers soldats, et ces défauts deviendront
d’autant plus dangereux qu’ils agiteront des masses plus grandes.

Le nombre des chefs se multiplia comme celui des hommes. Si, devant
Avaricum, Vercingétorix a dû céder aux autres maîtres de nations, il
les avait réduits, dans Gergovie, à n’être que ses légats. Cette tâche
était à recommencer pour lui.

Au début de l’insurrection, il avait, en l’honneur de ses dieux, fait
flamber quelques bûchers d’adversaires. Ce qui lui était possible
dans l’exaltation de la prise d’armes, et sur la terre paternelle de
Gergovie, était impraticable après la victoire et sur le sol éduen, où
il n’était plus que l’hôte d’une cité alliée.

De plus, Vercingétorix n’avait certainement pas, depuis six mois, épuré
son conseil de toutes les jalousies. Ses succès et son commandement
impérieux avaient dû bien plutôt en accroître le nombre. Les plus
irréductibles, sans doute, étaient celles de ses plus proches voisins,
ces chefs arvernes qui avaient été ses camarades de jeunesse ou
ses rivaux politiques. Plus d’un sénateur gergovien ne devait pas
lui pardonner d’être le fils d’un tyran, et roi lui-même. L’arrivée
d’Éduens renforça la bande de traîtres et d’envieux qui se formaient
autour de lui.

Enfin, c’étaient de nouveaux peuples qui se joignaient aux Arvernes et
aux Carnutes, jusque-là les deux principaux arbitres de l’insurrection.
Mais les Carnutes étaient trop compromis contre César pour souhaiter
une défaite, et derrière les Arvernes, Vercingétorix s’appuyait sur
l’amitié solide des Cadurques et autres clients séculaires de la
royauté de Gergovie. Il avait à compter maintenant avec les Helvètes,
les Séquanes, les Éduens, rivaux traditionnels de son peuple. Quelle
sécurité pouvait-il trouver chez ces derniers venus de la révolte,
décidés moitié par crainte et moitié par intérêt, et qui offriraient
sans peine à César des occasions et des motifs de pardon? Vercingétorix
aurait à combattre, avec la jalousie des chefs, les rancunes des
nations, et de la nation éduenne entre toutes.


III

C’est le plus singulier des peuples gaulois que les Éduens, qui
partageaient avec les Arvernes, depuis trois quarts de siècle,
l’attention du monde gréco-romain. Je cherche à dessiner les traits de
leur caractère, et ils s’effacent dès que je crois les saisir. Humeur
inconstante, âme inconsistante, race flexible et fugitive, habitants
de plaines ouvertes et de noirs sommets, pays sans unité et volonté
sans durée, les Éduens ont été impuissants à se maintenir comme nation.
Alors que les Arvernes, les Bituriges, les Séquanes et tant d’autres
ont affirmé pendant des siècles leur identité politique, les tribus
et les terres éduennes se sont rapidement disjointes: Autun, Avallon,
Moulins, Nevers, Charolles, Mâcon, Beaune, Chalon, toutes leurs
villes sont allées à des destinées différentes et à des tempéraments
personnels: les landes au Bourbonnais, le Morvan au Nivernais, et
les vignobles à la Bourgogne. Attiré vers le Midi par les vins de ses
coteaux, rappelé vers le Nord par les torrents de ses forêts, le peuple
éduen hésita sans cesse entre Rome et la Gaule; et après n’avoir jamais
su, au temps de César, ce qu’il voulait faire, il finit par perdre la
volonté de vivre.

Ce qui domina chez lui, ce fut le goût des choses de l’esprit. Il
s’instruisit très vite. Il fut le premier à s’assimiler ces légendes
mythologiques de la Grèce dont l’acceptation était, pour les Barbares,
une façon de se convertir à la religion des peuples cultivés. Ses
druides étaient peut-être ceux qui tenaient l’école la plus fréquentée.
Autun fut, sous les empereurs, le rendez-vous de la jeunesse studieuse.
Dix siècles plus tard, dans les temps de Cluny, la terre éduenne
demeurait nourricière des vertus intellectuelles. Aujourd’hui encore,
il semble qu’on respire à Autun un air de science et de travail, comme
celui qui flotte dans les villes les plus instruites du Midi, Nîmes ou
Montpellier.

Mais les vertus morales étaient médiocres chez les Éduens du temps
de la liberté. Ils n’ont eu alors qu’un seul homme de caractère: Sur,
qui demeura patriote jusqu’à la dernière heure, et qui, Vercingétorix
battu, rejoignit les Trévires pour lutter encore contre le peuple
romain. Mais aucun de ses compatriotes ne m’intéresse. Dumnorix, le
mieux trempé de tous, fit de beaux projets, les réserva toujours, et,
en définitive, combattit quatre ans aux côtés de César tout en rêvant
de délivrer la Gaule. Son frère Diviciac est l’intendant intelligent
et plat de la politique romaine. Quant aux chefs de 52, on vient d’en
voir quelques-uns à l’œuvre. Convictolitav se fait nommer vergobret
par César, le renie, revient à lui, le trahit encore. Litavicc se fait
confier une armée pour aider les Romains, et tente de la débaucher
d’une manière si maladroite qu’il ne rend service à personne.
Viridomar et Éporédorix sont de jeunes gredins sur lesquels César
conserva de trop longues illusions: il les a comblés d’honneurs et de
richesses; pendant le siège de Gergovie, ils dénoncent au proconsul
et font échouer la tentative de leur compatriote Litavicc; pendant la
retraite, ils quittent César en protestant de leur amitié, et ils vont
massacrer les Romains à Nevers. Ces gens-là, du premier jour jusqu’au
dernier, n’eurent jamais le franc courage de leur trahison: César,
qui connaissait «la perfidie éduenne», nous la montre faite surtout
de promesses éludées, de lenteurs calculées, de démonstrations et de
reculades. J’aime mieux la brutale volte-face de Comm, enthousiaste de
César, puis enragé contre lui. J’aime mieux même la fidélité des Rèmes
et des Lingons au peuple romain, servile obstination où il entrait
après tout le respect de la parole humaine. Mais ces chefs éduens,
qui n’embrassaient une cause que pour en regretter une autre, étaient
toujours traîtres à la trahison même.

Des autres chefs, Cot, le rival de Convictolitav, devenu le chef de la
cavalerie, Éporédorix l’ancien, Cavarill, le chef de l’infanterie après
Litavicc, nous ne savons qu’une chose, c’est qu’ils apparurent sur
les champs de bataille pour se faire vaincre. Car les Éduens, malgré
le renom de leur cavalerie, furent d’assez piètres combattants. Ils
n’ont à leur actif aucune grande victoire. Quand César vint en Gaule,
il les trouva écrasés sous les défaites que leur avaient infligées les
Séquanes et les Germains. Dumnorix, en 58, se laissa mettre en fuite
par les Helvètes. Depuis cinq mois, les Éduens avaient paru quatre à
cinq fois sur le théâtre de la guerre: en février, ils n’avaient pas
osé franchir la Loire pour secourir les Bituriges; dans la campagne
de Gergovie, les soldats de Litavicc avaient abandonné leur chef, et
les auxiliaires éduens de César ne s’étaient présentés sur le flanc
de la VIIIe légion que pour achever de l’affoler; Litavicc, chargé par
Vercingétorix de devancer les Romains, ne se retourne pas à temps pour
les arrêter; et, lors de cette même retraite, Viridomar et Éporédorix
n’ont pu ni leur tuer un homme ni leur couper les vivres. Je ne crois
pas que le courage ait manqué à tous ces chefs: mais ils n’ont jamais
appris l’art de se battre et de forcer la chance.

Voilà le peuple et les hommes dont Vercingétorix vient enfin
d’entraîner l’adhésion. Le roi des Arvernes a grossi son armée
d’auxiliaires incommodes et son conseil d’opposants coutumiers de
trahisons.


IV

Il s’en aperçut aussitôt. Alors qu’il lui aurait fallu continuer la
campagne sans se donner un jour de repos, pousser rapidement aux
Lingons pour briser leur résistance, couper les routes du plateau
de Langres, presser César par le fer et le feu, Vercingétorix fut au
contraire obligé de suspendre les opérations, de discuter, parlementer,
faire le métier d’orateur et de sénateur. Comme s’ils voulaient
permettre à l’armée romaine de se reposer, les Gaulois se mirent, à
l’instigation des Éduens, à délibérer longuement.

La première députation des Éduens à Vercingétorix avait été pour lui
offrir l’alliance. La seconde fut pour l’inviter à se rendre auprès
d’eux et à leur soumettre son plan de campagne. C’était lui rappeler
qu’un roi arverne devait traiter d’égal à égal le vergobret éduen.

Il fallait ménager ces alliés nouveaux et ombrageux; toute chicane eût
fait perdre du temps. Le Mont Beuvray était après tout plus près que
Gergovie des routes dont s’approchait César: Vercingétorix sacrifia son
amour-propre aux intérêts de la Gaule, et il monta à Bibracte.

Les négociations commencèrent entre lui et les chefs éduens, dont
les plus intraitables furent, comme à l’ordinaire, les plus récents
renégats, Viridomar et Éporédorix. Les nobles de Bibracte annoncèrent
et affirmèrent leurs prétentions à prendre le pouvoir suprême: un
Arverne l’avait exercé pendant six mois, qu’il passât la main à un
Éduen.

La demande était fantaisiste: les Éduens voulaient le profit alors que
d’autres avaient eu la peine. Elle était dangereuse: ces aspirants
au commandement en chef, Litavicc, Viridomar, Éporédorix, Cavarill,
n’avaient jamais été que des sous-ordres de César, et, les jours
précédents, au lieu d’arrêter le proconsul, ils l’avaient lâchement
laissé passer. Vercingétorix refusa de tels successeurs.

Il ne s’opposa pas cependant à ce que ses pouvoirs fussent soumis à la
réélection. L’arrivée de nouveaux membres à la ligue nécessitait une
sanction nouvelle. Vercingétorix accepta qu’une assemblée de tous les
chefs fût convoquée, et qu’elle se réunît à Bibracte. C’était un retard
de plus, et une autre concession à la gloriole de ses alliés.

De toutes les tribus et de toutes les cités belges et celtiques, on se
rendit en masse dans la ville éduenne. Elle devint pour quelques jours
la tête et la citadelle de la Gaule entière. À l’ombre touffue des
hêtres séculaires, les cortèges étincelants et chamarrés des cavaliers
gaulois serpentèrent sur les vieux sentiers de la montagne, et la cité,
abandonnée d’ordinaire aux marteaux des forgerons et aux fumées des
émailleurs, retentit des rauques éclats de voix et des rudes clameurs
des discussions politiques.

Mais, au milieu de cette foule, Vercingétorix prit sa revanche
de l’astuce éduenne. Les intrigues des chefs se rompirent dans
ces agitations passionnées. Il dut être impossible d’ouvrir une
délibération régulière: les nouveaux-venus ne pensaient sans doute qu’à
acclamer l’homme qui avait vaincu César, à admirer sa haute taille,
la fierté de son regard, l’auréole de sa gloire récente. Il fallut
laisser à cette multitude armée, comme dans les jours héroïques des
longues équipées, le soin de choisir son chef de guerre. L’enthousiasme
populaire étouffa tous les égoïsmes, et, le jour de l’élection, le nom
de Vercingétorix sortit d’une clameur unanime.

De nouveau, mais cette fois au nom de toute la Gaule, Vercingétorix
recevait le commandement suprême. L’unité nationale était consommée;
et elle l’était, ainsi qu’au temps de Bituit et de Celtill, sous les
auspices d’un Arverne comme chef. Peut-être même prononça-t-on un autre
titre que celui de chef, et entendit-on parler de Vercingétorix «roi
des Gaulois».

Mais, à ce moment précis où l’unité était fondée et où l’autorité
de Vercingétorix paraissait la plus forte, s’annoncèrent aussi les
rivalités qui devaient ruiner l’une et l’autre. En voyant grandir
au-dessus de lui et sur son propre sol la puissance rivale, le sénat de
Bibracte se sentit profondément blessé. En entendant Vercingétorix leur
donner des ordres, Éporédorix et Viridomar froncèrent les sourcils.
Les Éduens sentaient déjà qu’ils regrettaient César et souhaitèrent son
pardon.


V

Une fois proclamé, Vercingétorix imposa sa volonté avec sa précision et
sa fermeté habituelles. Il refit après l’assemblée de Bibracte ce qu’il
avait fait après celle de Gergovie: sauf, par malheur, l’exécution de
quelques chefs.

Il commanda des otages et fixa les contingents. Tout ce qui restait de
cavaliers disponibles en Gaule, quinze mille, devaient se concentrer
au plus tôt dans le pays éduen: la tactique qu’il comptait suivre ne
pouvait réussir qu’avec une cavalerie fort nombreuse. Il ne voulut pas,
auprès de lui, un supplément d’infanterie: il avait environ 80000
fantassins, fournis par les Arvernes ses sujets ou par ses alliés de
la première heure, suffisamment dégrossis par cinq mois de marches, de
combats, de terrassements et d’obéissance; il n’avait pas le temps d’en
former d’autres, et des recrues l’embarrasseraient. Des ordres furent
sans doute donnés pour mettre en état de défense quelques grandes
villes-fortes, que l’on devait conserver comme refuges.

Le plan de campagne de Vercingétorix ne fut autre que celui de février,
mais élargi avec audace et intelligence. En hiver, il fallait retenir
César dans la Province: maintenant il faut l’y renvoyer, le plus
maltraité possible, et, si faire se peut, le renvoyer en Italie même.

Les Gaulois envahiront la Narbonnaise sur tous les points à la fois,
de manière à ce que César soit obligé, ou de la défendre en personne,
ou de l’abandonner toute entière. Il ne s’agit plus seulement de la
menacer de biais par l’Ouest, comme l’avait déjà fait Lucter, mais de
se déverser en masse sur elle par-dessus les Cévennes. Les Rutènes
et les Cadurques prendront leur route, plus à l’est de celle qu’ils
ont déjà suivie, le long des Causses et de l’Aigoual, et inquiéteront
directement Narbonne, Béziers, Nîmes et les rivages de la Méditerranée
elle-même. Les tribus du Gévaudan et du Velay n’auront qu’à suivre le
chemin de César pour descendre chez les Helviens, gagner l’Ardèche et
le Rhône. Enfin, les Éduens du Sud et leurs clients les Ségusiaves du
Forez, au nombre de dix mille fantassins, flanqués de 800 cavaliers que
leur adjoint Vercingétorix, déboucheront par la vallée du Gier ou la
plaine des Dombes en face de Vienne, la grande cité gallo-romaine des
Allobroges.

C’est à cette dernière expédition que Vercingétorix tenait le plus,
et avec infiniment de raison. Que César retournât vers la Province
ou qu’il s’enfuît en Italie, il lui fallait passer par Vienne ou par
Genève, villes allobroges. Si les insurgés parvenaient à occuper ou à
soulever le pays, le proconsul aurait devant lui une double ligne de
dangers, celle de la Saône, rivière éduenne, celle du Rhône, fleuve
des Allobroges. Aussi le roi arverne mit-il tout en œuvre pour
s’assurer l’appui de ce grand peuple. Il envoya à ses chefs messages
sur messages, il les accabla d’offres et de tentations. Il leur rappela
sans doute ces liens d’amitié et de fraternité de guerre qui les
avaient unis à Bituit et aux Arvernes; il exploita les rancunes que
les Allobroges conservaient contre Rome et ses magistrats: il y avait
dix ans à peine, n’avaient-ils pas soutenu (en 61) une guerre ardente
contre l’un d’eux, la troisième depuis trois quarts de siècle? Il leur
montra que le temps de la revanche, pour eux comme pour les autres,
était venu, et qu’une fois les Celtes victorieux, les Allobroges
recouvreraient, avec l’appui des Arvernes, l’hégémonie de la Gaule au
sud des Cévennes.

Sur toute cette ligne d’invasion, dans toutes ces combinaisons
militaires et politiques, Vercingétorix préparait les solutions les
meilleures. Il montra la même prévoyance dans son plan d’attaque de
l’armée proconsulaire.

Quel que fût le dessein de Jules César, disait Vercingétorix aux
chefs de son entourage, celui des Gaulois devait être fixé d’avance.
Peu importait la route qu’il prendrait. Il fallait s’en tenir, contre
lui, à la tactique de la campagne d’Avaricum. Aucune autre ne valait
celle-là; incendier les fermes, détruire les greniers, enlever les
convois, harceler les soldats en marche, massacrer les fourrageurs:
que les quinze mille cavaliers se résignent à cette tâche, et les dix
légions seront réduites sans coup férir. Vercingétorix continuait à
réclamer de ses Gaulois le courage d’un double sacrifice: voir brûler
leurs biens sans une plainte, voir passer l’ennemi sans le combattre.
Car avant tout, disait et répétait le chef arverne, il faut éviter une
bataille: la victoire est à ce prix (fin juin?).



CHAPITRE XVI

DÉFAITE DE LA CAVALERIE GAULOISE

      Ὁ Οὐερκιγγετόριξ... καί τι καὑπὸ τῶν [Γερμανῶν] τῶν τοῖς
      Ῥωμαἰοις συμμαχούντων ὲσφἀλη.

      DION CASSIUS, _Histoire romaine_, XL, 39, § 2.

  I. César appelle des Germains.--II. Retraite de César vers la
  Province.--III. Concentration des troupes gauloises à Alésia.
  Elles rencontrent César près de Dijon.--IV. Pourquoi Vercingétorix
  se résolut à combattre.--V. Formation en bataille des deux
  armées.--VI. Défaite de la cavalerie gauloise.--VII. Retraite de
  Vercingétorix sur Alésia.


I

Pendant ce temps, César avait rétrogradé chez ses alliés de la vallée
de la Marne; réconforté par l’hospitalité des Lingons et des Rèmes, il
se préparait pour une nouvelle campagne.

Il ne songeait plus à pénétrer dans la Gaule même, à la fois soulevée
et dévastée: à quoi lui aurait servi de revivre devant Bibracte les
journées de Gergovie? pour faire besogne utile contre les coalisés, il
aurait eu besoin de nouveaux renforts, et il ne pouvait en attendre ni
de la Province envahie ni de l’Italie dont il allait être coupé.

L’essentiel lui parut de regagner la Narbonnaise, où son cousin L.
César n’avait que 22 cohortes, soldats tirés de la Province même et
qui pour la plupart n’avaient jamais vu l’ennemi. Car, s’il arrivait
malheur à cette région, le proconsul se trouverait enfermé, loin de
l’Italie, comme par un double écrou; et, s’il réussissait à s’échapper
des Gaulois, il n’éviterait sûrement pas les vengeances du sénat et de
ses adversaires romains.

Dans la Province, c’était la possession des terres allobroges qui
déciderait du salut de César ou de la victoire finale des Gaulois:
Vienne et Genève, leurs principales cités, étaient les têtes des deux
grandes voies alpestres, celles du Grand et du Petit Saint-Bernard; et
ces mêmes Allobroges, qui s’échelonnaient sur les deux rives du Rhône,
depuis le confluent de la Saône jusqu’à celui de la Drôme, gardaient à
leur merci la route des plus grandes villes méditerranéennes, Marseille
et Narbonne. César résolut de se rendre d’abord dans leur pays, pour y
combattre ou y devancer le lieutenant de Vercingétorix.

Il avait dix légions, mais leur effectif réduit devait comporter moins
de 40000 hommes, et qui venaient, de mars à juin, de fournir deux
terribles campagnes. Les troupes auxiliaires, Crétois, Espagnols,
Numides, Gaulois alliés, n’existaient à vrai dire plus. Il avait à
peine un ou deux milliers de chevaux, que montaient ses officiers et
ses hommes de réserve, vieux soldats émérites et rengagés. C’était une
armée résistante et d’attaque, mais, en ce moment, elle vivait dans la
tristesse et le découragement. Depuis sept ans, elle avait combattu au
delà des Alpes, et elle reprenait en sens inverse, dépouillée de ses
conquêtes et de son renom, cette route du Rhône d’où elle était partie
si allègrement pour sa première victoire gauloise. Des étapes lugubres
commenceraient bientôt en pays ennemi, et elle ne marcherait plus qu’à
travers une nuée de cavaliers, incertaine du lendemain.

C’était cette cavalerie gauloise que César redoutait le plus, et ce
cortège de famine et de misères qu’elle créait près d’elle autour des
légions en route. Alors, pour protéger ses vieux soldats, il eut une
seconde fois recours aux Barbares de la Germanie.

Dans la campagne de la fin de l’hiver, il avait eu avec lui 400
cavaliers germains, et on a vu les services qu’ils lui ont rendus
sous les murs de Noviodunum. Cette fois encore, avant de se mettre en
marche, il envoya ses agents acheter des hommes au delà du Rhin. Les
tribus qu’il avait soumises, Ubiens et autres, ne demandaient pas mieux
que d’oublier dans une bonne curée gauloise la honte du joug romain.
Quelques milliers d’hommes répondirent à l’appel de César: effectif peu
nombreux, mais qualité supérieure. Il y avait là de cette infanterie
légère qui accompagnait les cavaliers sur le champ de bataille, et
qui, tiraillant derrière les chevaux, frappait à l’improviste les
hommes et les bêtes: on ne pouvait rien voir de plus agile et de
plus rapide qu’un fantassin germain. Mais ce que César reçut de plus
précieux, furent quelques escadrons, deux milliers d’hommes peut-être,
de grands corps massifs, à l’audace aveugle, dont le choc suffisait
à enfoncer un adversaire. Ils avaient de mauvais chevaux, qui ne
valaient probablement rien dans les charges: le proconsul leur donna
les excellentes montures de sa réserve et de son état-major, et il
eut ainsi une belle et bonne troupe, à l’abri de laquelle les légions
romaines pourraient cheminer avec plus de confiance: il avait suffi,
dans une des dernières campagnes, de huit cents cavaliers germains pour
mettre en déroute cinq mille soldats de la cavalerie gauloise.

De plus en plus, pour se défendre contre la Gaule, Jules César
l’ouvrait aux Germains. Il répétait sur elle l’expérience qu’avaient
faite les Séquanes. Forcé d’abandonner un butin et une gloire de sept
ans, la colère a dû l’exaspérer, et peut-être, si le danger eût grandi
pour Rome, la Gaule aurait-elle vu derrière elle un nouvel Arioviste,
appelé par Jules César.


II

Les dix légions de César, appuyées de leurs cavaliers barbares, se
mirent enfin en route vers les terres romaines. Elles descendirent du
plateau de Langres et débouchèrent dans le versant du Rhône.--Jusqu’à
Dijon, elles se trouveraient encore en pays ami: c’était aux Lingons
qu’appartenait la région riche et fertile qui s’allongeait vers le
Sud entre les montagnes du Couchant et les forêts ou les marécages
des bords de la Saône.--Mais, au delà de Dijon, César arriverait sur
des territoires ennemis: au sud de l’Ouche, c’était celui des Éduens;
sur la rive ultérieure de la Saône, c’était celui des Séquanes, l’un
et l’autre peuples maintenant ralliés à la cause nationale. César
aurait alors le choix entre deux routes. S’il allait à Vienne, par la
vallée facile et connue de la rivière, il risquait d’être arrêté par
les bourgades éduennes de Beaune, Chalon, Tournus, Mâcon, ou d’être
assailli sur le flanc par les ennemis débordant des montagnes. S’il
obliquait au Sud-Est pour gagner Genève par la Bresse et le Bugey,
le chemin était plus rude, mais il ne rencontrerait, sur les terres
séquanes, aucune place-forte d’importance, il aurait l’avantage de
s’écarter le plus vite possible des armées gauloises, et, une fois
à Genève, il serait sur-le-champ en rapport avec l’Italie, grâce aux
postes romains qui garnissaient les Alpes Pennines: que les Allobroges
songeassent à trahir ou à obéir, il les aurait en tout cas sous la
main, et il serait maître de sa ligne de retraite.--Il se décida donc à
continuer sur Dijon, et, au delà, sur Genève.

Mais Vercingétorix ne lui laissa pas le temps de franchir la Saône et
de pénétrer sur le territoire séquane.


III

La concentration de l’armée gauloise s’était faite, croit-on, à Alésia
(Alise-Sainte-Reine en Auxois). Il y donna rendez-vous aux quinze mille
cavaliers envoyés par les cités de toute la Gaule; il y fut rejoint par
les 80000 fantassins qui avaient combattu avec lui autour de Gergovie.

Le choix de cette ville, comme centre de ralliement des Gaulois
confédérés, n’était pas arbitraire. Ce n’était, il est vrai, que la
place-forte d’une petite tribu gauloise, les Mandubiens, clients sans
doute de leur puissant voisin, le peuple éduen. Mais elle jouissait,
auprès des Gaulois, d’un renom singulier. Ils la disaient fort
ancienne, et de fondation divine; ils la regardaient comme «le foyer
et la cité-mère de toute la Celtique»; et ils avaient pour elle le
respect naïf que les peuples accordent aux choses antiques et aux
gloires religieuses. Elle s’entourait de légendes semblables à celles
qui firent la vogue d’Albe dans le Latium. Peut-être fut-elle, en
effet, quelque vieux sanctuaire d’une fédération gauloise.--Si c’est là
que l’armée de Vercingétorix s’est réunie contre César, son chef a pu
désirer qu’elle y retrempât son courage et ses forces morales.

Mais, s’il la convoqua à Alésia, ce fut aussi parce que la situation
de cette ville était excellente pour surveiller les manœuvres et les
positions de César. Le sommet qu’elle occupait était le dernier que
la Gaule insurgée possédât, dans le Nord, sur la ligne des montagnes
centrales: le territoire des Mandubiens, dont elle était la forteresse
et le centre, s’avançait en promontoire entre Dijon et Montbard,
qui appartenaient également aux Lingons amis de Rome. Alésia était
donc un avant-poste «gardant le seuil» du pays éduen et de la Gaule
libre: dans sa lente retraite d’Auxerre à Langres et vers Dijon, César
avait parcouru un demi-cercle autour de cette ville, et aucun de ses
mouvements, si Vercingétorix était campé là, ne pouvait échapper aux
éclaireurs ennemis.

Aussi, au moment où le proconsul apparaissait au nord de Dijon,
Vercingétorix, traversant rapidement les coteaux de l’Auxois et
la vallée de l’Ouche, se porta en face de lui. Les deux armées se
trouvèrent brusquement campées à dix milles (quinze kilomètres) l’une
de l’autre (près de Dijon?)[5].

  [5] Voyez la carte, et la note III à la fin du volume.


IV

Les deux chefs se rencontraient une troisième fois, comme près
d’Avaricum et comme devant Gergovie. Mais, dans la plaine de Dijon,
Vercingétorix victorieux, à la tête de la noblesse de la Gaule entière,
barrait la route à toutes les légions romaines, escortées d’escadrons
germains. Le roi des Arvernes commandait à tout le nom celtique, et il
avait devant lui les deux mortels ennemis de sa race.

Les deux armées se trouvaient dans la même position que lorsqu’elles
avaient pris leur premier contact, sur la route d’Orléans à Bourges. Il
fallait s’attendre à ce que Vercingétorix, qui était résolu à suivre
la même tactique qu’au mois de mars, fît faire à ses troupes la même
manœuvre: se ranger pour laisser passer César, et l’accompagner en
brûlant tout et en le guettant sans trêve.

Mais que s’agita-t-il alors dans l’esprit du chef? Quelques jours
auparavant, le dernier mot qu’il avait dit à l’assemblée de Bibracte
était qu’il ne voulait pas «tenter la fortune des combats», et que
l’incendie était le plus sûr moyen de vaincre. Il avait répété cette
formule de «point de bataille», qui était son mot d’ordre invariable
depuis le lever de la guerre; il y était demeuré fidèle malgré tous
et malgré tout, sous les murs d’Avaricum assiégé, le long des rives
de l’Allier, au pied de Gergovie délivrée, derrière les Romains en
retraite: et voici que,--le premier jour qu’il rencontre à nouveau
Jules César, au moment où il s’agit, plus que jamais, d’observer la
tactique salutaire, quand sa formidable cavalerie va pouvoir ronger
les légions pièce à pièce, comme les vagues de l’Océan effritent les
rochers du rivage,--Vercingétorix donna le signal du combat.

Son armée disposée en trois camps (au sud de l’Ouche?), il réunit
en un conseil de guerre les chefs des cavaliers, et, sans ambages,
il annonça que le lendemain serait le jour, si longtemps attendu, de
la grande victoire et de la liberté éternelle.--Les Romains, dit-il,
battent en retraite. Mais César les ramènera, et en ramènera bien
d’autres. Cet homme ne se lassera jamais de la guerre, si on ne lui
inflige pas un affront irréparable. Au lieu de décimer les légions, il
faut en finir avec elles.--Et Vercingétorix commanda nettement qu’on
les attaquât dans leur marche. Il énuméra les conditions favorables
aux Gaulois: ils avaient en face d’eux, non pas un front de bataille,
mais un interminable convoi d’hommes et de bagages; les troupes
cheminaient en longue colonne, chaque légion séparée des autres par
des trains d’équipage: il serait facile à des cavaliers gaulois de
traverser et de retraverser cette file, d’achever l’isolement des
cohortes, de faire main basse sur les bêtes et les voitures, les vivres
et le butin. Si les légionnaires voulaient défendre leurs biens,
ils n’auraient pas le temps de s’avancer pour se former en rangs de
bataille: ils s’attarderaient à l’arrière, et c’en serait fait de toute
résistance sérieuse. S’ils abandonnaient leurs bagages pour ne plus
songer qu’à l’ordre de combat, ils resteraient dépouillés de leurs
moyens d’existence et de leur prestige militaire. Quant à croire que
les cavaliers romains sortissent du rang pour s’opposer à l’ennemi,
les Gaulois savaient trop le peu qu’ils valaient pour avoir cette
crainte.--Et enfin Vercingétorix rappela qu’il avait lui-même une
infanterie solide et suffisante: il la rangerait en bataille devant les
camps, prête à soutenir les combattants et à effrayer l’adversaire de
ses cris et de sa vue.

C’est ainsi que parla le roi des Arvernes. César et Tite-Live sont
formels sur ce point, qu’il voulut la bataille, qu’il l’ordonna,
qu’il ne la subit pas des intrigues des chefs ou de la volonté
populaire. Comment expliquer que cet homme, jusque-là tacticien sage
et froid raisonneur, soit tout d’un coup devenu l’émule de ces meneurs
d’escadrons dont il avait si souvent comprimé la fougue dangereuse?--Il
est permis de faire, en réponse à cette question, trois hypothèses.

Peut-être s’est-il simplement rallié à l’inévitable. Il se sentait
moins le maître, depuis qu’il était à la tête de cette armée nouvelle,
où dominait une noblesse rivale de sa nation, et où commandaient
des chefs jaloux de son pouvoir. Les Éduens et les Séquanes se
résigneraient-ils à dévaster leurs terres de la Saône, le plus
fertile de leurs domaines, à incendier ces moissons, en ce moment
près d’être coupées et leur principale espérance de l’année entière?
Il s’attendait à ce que cette brillante cavalerie, dont la moitié
n’avait pas encore eu la gloire de combattre pour la Gaule, acceptât
malaisément d’obscures et patientes manœuvres: elle se ferait tôt
ou tard entraîner à une rencontre, et sans doute dans des conditions
plus mauvaises que celles qui s’offraient. Prévoyant qu’il faudrait se
laisser imposer la bataille, Vercingétorix aima mieux la donner tout de
suite, avec le geste du commandement.

Mais peut-être l’a-t-il désirée lui-même, dans une assurance réfléchie
de la victoire. S’il n’avait pas eu l’intention de combattre bientôt,
il n’aurait pas garni Alésia de vivres et de défenses, pour lui
servir d’asile en cas de recul. Les circonstances étaient en effet
fort avantageuses pour lui. D’un côté, la forteresse mandubienne
prête à couvrir sa retraite. De l’autre, César, qui s’avançait sans
crainte, dans un pays dont il se croyait sûr, ses légions échelonnées
en colonne: l’ordre de marche le plus dangereux pour une armée qui
approche de l’ennemi, celui qui avait permis à Ambiorix de vaincre
Sabinus et Cotta, celui qui avait fait jadis espérer aux Nerviens la
victoire sur le proconsul lui-même. En outre, Vercingétorix ignorait,
semble-t-il, la présence des Germains, sans quoi il n’eût point
parlé avec un tel mépris de la cavalerie de ses adversaires: venus
du Nord-Est, l’arrivée des Barbares a pu échapper à ses éclaireurs.
Il crut, en un mot, n’avoir affaire qu’à des légions, encombrées,
démoralisées, disposées avec imprudence. Et il est certain que, si
César n’avait pas changé son ordre de marche et s’il n’avait pas
eu les Germains, il était presque aussi irrémédiablement perdu que
Vercingétorix le faisait croire à ses hommes.--Enfin, qui sait si
la vue de cette effrayante multitude de quinze mille cavaliers,
n’attendant que son signal pour s’ébranler, n’a pas donné à l’Arverne
l’illusion d’une force invincible? Vercingétorix n’était qu’un jeune
homme et qu’un Gaulois: il y avait deux saisons à peine que les devoirs
du commandement l’obligeaient à la maîtrise de soi et aux décisions
mûries. Un beau jour, l’impétuosité de son âge et de sa race a éclaté
malgré lui, et a eu soudainement raison de cette froide discipline
qu’il imposait à son âme.

Peut-être enfin n’a-t-il d’abord ni voulu ni ordonné la bataille
telle qu’elle allait se dérouler. Ce qu’il a surtout demandé à ses
chefs, c’est d’attaquer de flanc la colonne en marche, de la traverser
et de revenir, de disperser et d’enlever les bagages, et rien que
les bagages. Il semble même qu’il ait déconseillé l’attaque des
légions, si elles abandonnaient leur convoi pour se masser en carré
de bataille.--Mais, pour éviter un combat après avoir donné de tels
ordres, il fallait arrêter dans leur élan quinze mille cavaliers
gaulois, et ce n’était au pouvoir de personne au monde.

Et en définitive, ces trois hypothèses pour expliquer la bataille
nous ramènent toujours à une même cause: c’est que la furie gauloise,
contenue depuis six mois chez les soldats et chez le chef, devait être
un jour plus forte que leur volonté à tous.

Il suffît en effet que Vercingétorix eût adressé un tel appel
aux passions de ses hommes, pour que le combat fût résolu, sans
contre-ordre possible. Les chefs gaulois, en l’entendant, avaient
retrouvé un roi de leur sang et de leur allure. Une vaste et joyeuse
clameur s’éleva quand il eut fini de parler. Tous se déclarèrent prêts
à faire leur devoir, et à jurer de vaincre. Ce serment ne fut pas la
banale protestation des gens de guerre. Les dieux furent pris à témoin,
la religion fournit à ces promesses, comme à celles de la conjuration
pendant les mois d’hiver, les sanctions les plus redoutables et les
formules les plus solennelles. Les quinze mille cavaliers furent
convoqués, et tous jurèrent: «Nul ne devait s’abriter sous un toit, nul
ne devait s’approcher de sa femme, revoir ses enfants et ses père et
mère, s’il n’avait traversé à cheval, deux fois, de part en part, la
colonne de marche de l’armée romaine.»

C’était exactement ce que Vercingétorix désirait d’eux. Mais après de
telles paroles, quoi qu’il arrivât, les Gaulois ne renonceraient jamais
au plaisir de la charge et à l’observation d’un serment.


V

Le lendemain matin, Vercingétorix disposa son armée avec le même soin
que dans les campagnes précédentes. Devant ses trois camps, derrière
une rivière (l’Ouche?), il rangea en bataille son infanterie, protégée
ainsi contre toute surprise: quelle que fût la fortune du combat,
elle demeurerait intacte, et pour plus de sûreté, il s’éloigna d’elle
le moins possible. De l’autre côté de la rivière, à gauche, sur une
hauteur (Saint-Apollinaire, à l’est de Dijon?), il plaça un fort
détachement de cavaliers pour dominer la plaine, servant à la fois de
vigie et de réserve. Au delà, vers le Nord-Est, dans les vastes espaces
découverts par où s’avançait César (plaine de la Norges?), il lança ses
escadrons, groupés en trois corps: l’un devait faire face au front des
troupes romaines et l’arrêter; les deux autres devaient le dépasser, et
se rabattre sur les flancs.

César, la veille, ne se doutait pas de l’approche de l’ennemi. Il
paraît l’avoir ignorée encore de bon matin, et avoir fait prendre à
ses légions le même ordre de marche que le jour précédent. Mais, quand
on lui annonça l’ennemi, tout changea en un clin d’œil dans l’armée
romaine.

César arrêta la marche, fit former les légions en un vaste carré (entre
Varois et Quétigny?), et placer les équipages derrière les rangs des
soldats, au centre de la surface dont ils garnissaient le pourtour.
Les bagages étaient désormais à l’abri, et les cohortes légionnaires,
rapprochées le plus possible les unes des autres, couvertes et prêtes
de tous côtés, présentaient une muraille d’hommes et de fers devant
laquelle les chevaux se cabreraient aussi net que devant un rempart de
pierres. Sur le front et sur le flanc des dix légions, César répartit
ses cavaliers en trois corps: à sa gauche et par-devant, les Romains
et autres; à sa droite, qui était le plus menacée, et dominée par la
colline, les escadrons germains, sa principale ressource.

Désormais, la surprise espérée par Vercingétorix était impossible. Ses
cavaliers ne traverseraient même pas une fois les lignes ennemies. Mais
les ordres étaient donnés. La lutte s’engagea.


VI

Sur les trois fronts de bataille, enveloppant l’armée presque
entière de Jules César, les quinze mille cavaliers de Vercingétorix
s’élancèrent dans un formidable ensemble.

Les cavaliers romains de l’avant-garde et de la gauche furent comme
submergés et dissipés: le chef gaulois n’avait pas eu tort, la veille,
de les juger médiocres. Mais derrière les chevaux ennemis, les Celtes
aperçurent les cohortes romaines, enseignes en marche, hommes en rang
de combat, que César détachait du carré et faisait avancer en ligne
d’attaque: et sur leur front rigide, vaincus et vainqueurs arrêtèrent
leur fuite ou leur poursuite.

Ce fut alors, entre les légionnaires et les Gaulois, une rencontre
confuse et terrible, la mêlée la plus incertaine et la plus longue
où César eût encore exposé ses cohortes. Les Romains, sentant qu’il
y allait du salut de tous, sachant la retraite coupée et la fuite
impossible, combattirent avec une énergie de désespérés. Leur chef
donna dans l’action comme un centurion de la VIIIe. Il perdit son épée,
qu’un Arverne emporta pour l’offrir à ses dieux. Il faillit perdre
plus encore, si du moins il faut croire et rapporter à cette bataille
l’anecdote que le proconsul lui-même racontait dans son journal: un
cavalier gaulois le saisit et l’enleva en croupe, et c’eût été la fin
de César, si le Barbare, ignorant le prix de son butin, n’avait commis
la maladresse de le laisser échapper.--Au moment où sa Fortune lui
rendait la liberté, elle lui renvoyait la victoire.

À la droite des Romains, le spectacle était tout différent. Les
Gaulois, à leur surprise et à leur colère, trouvèrent les Germains.
Ceux-ci se ruaient sur leurs adversaires, pesant sur eux du poids de
leurs corps et de leurs chevaux; ils finirent par rompre les rangs
opposés. Le cercle d’ennemis qui bloquait les légions fut brisé,
les Gaulois reculèrent sur ce point. Les Germains se portèrent sur
la colline, culbutèrent le poste ennemi, rejetèrent vers la rivière
tous ceux qu’ils avaient vaincus, massacrant les hommes à plaisir.
Enfin, ils apparurent sur le flanc des autres escadrons gaulois, qui
s’escrimaient contre les légions romaines.

La vue inattendue des cavaliers germains victorieux changea en
épouvante le courage des Gaulois. Ils comprirent qu’ils allaient être
coupés et cernés par un ennemi implacable. La fuite commença de toutes
parts, tandis que les Germains galopaient et tuaient sans relâche.

Tous les Gaulois ne montrèrent pas une égale bravoure. Les chefs éduens
ne se firent pas tuer comme Camulogène. Ceux qui ne rejoignirent pas
Vercingétorix se laissèrent prendre. On en amena trois à César, et
des plus nobles: Cot, l’ancien rival de Convictolitav, Cavarill, le
successeur de Litavicc, et Éporédorix l’ancien, qui, jadis battu par
les Germains unis aux Séquanes, l’était cette fois par les Germains
alliés de César. Et, voyant la facilité avec laquelle tous trois
surent échapper au massacre, je me demande si le proconsul ne les a pas
ménagés pour inspirer aux Éduens le désir de trahir de nouveau.


VII

La cavalerie gauloise était définitivement vaincue. Ces troupes
magnifiques en qui Vercingétorix avait mis le salut de la Gaule
venaient de disparaître en quelques heures, et ce n’étaient point les
Romains qui avaient eu raison d’elles. Comme aux temps des Teutons
et d’Arioviste, l’inflexible intrépidité des cavaliers germains avait
brisé la fougue désordonnée de la noblesse celtique.

Cette journée montrait une fois de plus ce qu’il y avait de sagesse
dans l’esprit du roi des Arvernes. C’était la première fois qu’il
connaissait une franche défaite, et il ne l’avait subie que pour avoir
préféré les passions des siens aux conseils ordinaires de sa prudence.
La mortelle folie des grandes batailles, comme il l’avait dit souvent,
apparaissait aux yeux de tous les Gaulois; même vaincu, Vercingétorix
n’avait point tort.

[Illustration: ENVIRONS DE DIJON.]

Aussi, malgré l’étendue du désastre et malgré leur profond désespoir,
les Gaulois gardèrent à leur chef leur docilité et leur confiance. Il
prit sur-le-champ les précautions nécessaires pour sauver le reste
de ses troupes. À la vue de la déroute, il ramena rapidement ses
fantassins en arrière. Puis, faisant volte-face vers le Nord-Ouest,
il commença sa marche de retraite (par les vallées de l’Ouche et de
l’Oze?). À moins de deux jours de marche (à 55 kilomètres), Alésia
était prête à le recevoir, lui et son armée. Il se dirigea vers ce
refuge, prenant lui-même la tête de son infanterie intacte: en toute
hâte suivirent, sur son ordre, les trains d’équipage et les débris de
la cavalerie.

Ses mesures furent prises assez promptement pour que la défaite ne se
changeât pas en une panique irrémédiable. César, craignant peut-être
quelque retour offensif, ne reprit la poursuite qu’après avoir mis ses
bagages en sûreté sur une colline (Talant?) et sous la sauvegarde de
deux légions. Il ne put tuer à l’ennemi, dans le reste du jour, que
trois mille hommes de l’arrière-garde. Pendant la nuit, les Romains
perdirent le contact avec l’armée qui les précédait; et quand, le jour
suivant, qui était le lendemain de la bataille, ils débouchèrent dans
la plaine que dominait Alésia, Vercingétorix attendait César avec ses
troupes reformées.

Vers le même temps, les Allobroges se décidaient en faveur du peuple
romain et fortifiaient eux-mêmes les rives du Rhône contre les menaces
de l’invasion éduenne. Les Helviens, qui avaient pris l’offensive
contre les Arvernes, étaient battus, et les Gaulois indépendants
descendaient en nombre dans les vallées du Vivarais.--Mais ces
victoires et ces défaites étaient également inutiles à César et à
Vercingétorix. Ces lointaines rumeurs de guerre s’apaisent bientôt,
et les destinées de la Gaule vont se décider sur un point unique, où
toutes les nations se donnent rendez-vous (milieu de juillet?).



CHAPITRE XVII

ALÉSIA

      (Οἱ Κελτοὶ)... ἀνὰ μέσον Ῥήνου... καὶ τῶν Πυρηναίων ὀρῶν...
      ἀθρόοι καὶ κατὰ πλῆθος ἐμπίπτοντες, ἀθρόοι κατελύοντο.

      STRABON, _Géographie_, IV, IV, 2, p. 196.

  I. Situation d’Alésia; arrivée de César.--II. Infériorité
  d’Alésia comme position militaire.--III. Commencement du
  blocus; construction des camps et des redoutes romaines.--IV.
  Nouvelle défaite de la cavalerie gauloise dans la plaine des
  Laumes.--V. Vercingétorix appelle la Gaule à son secours.--VI.
  Des intentions de César.--VII. Construction de la double ligne
  d’investissement.--VIII. De l’utilité de la levée en masse.--IX.
  Préparatifs des Gaulois du dehors.--X. Famine dans Alésia;
  discours de Critognat.--XI. Arrivée et composition de l’armée
  de secours.--XII. Première journée de bataille.--XIII. Seconde
  journée.--XIV. Troisième journée.


I

Tout concourut pour faire de la guerre d’Alésia l’épisode le plus
grandiose de la vie de Vercingétorix, et l’acte décisif de la
résistance de la Gaule au peuple romain: la gloire de cette cité, que
les légendes populaires disaient inviolable, et où elles plaçaient le
foyer de la race; la présence, pour la défendre ou pour l’attaquer,
de tous les chefs des tribus indépendantes et de toutes les légions
du général conquérant; enfin, l’immensité et l’aspect du champ de
bataille[6].

  [6] Voyez la note VI à la fin du volume, p. 385 et suiv., et, hors
  texte et p. 265, les deux plans d’Alésia.

Le pays que domine Alésia semblait désigné pour être le champ clos
d’une de ces rencontres où se décident d’un coup la fortune des grands
hommes et le sort des grands peuples. Il a la forme théâtrale qui
convient au cadre des solennités historiques.

Le mont d’Alésia surgit de la plaine, complètement isolé des autres
hauteurs, homogène, compact, sans contre-forts ni caps avancés,
couronné par une vaste plate-forme qui repose sur ses flancs inclinés
comme un gigantesque entablement. À ses pieds, trois rivières
sinueuses, la Brenne, l’Oze, l’Ozerain, lui forment, sur les neuf
dixièmes de son pourtour, une ceinture d’eaux et de vallons. Au Levant,
un col étroit est le seul trait d’union par lequel Alésia se relie aux
terres voisines. À l’Ouest, s’étend devant elle la grande plaine des
Laumes, large de 3000, longue de 4500 mètres. Enfin, au delà de ces
ruisseaux et de cette plaine, l’horizon est fermé par un encadrement de
montagnes qui s’élèvent à la même hauteur qu’Alésia, et qui lui font
face de toutes parts: la tranchée qui les sépare d’elle ne s’élargit
que pour laisser place aux vallées découvertes du Couchant.--On
dirait un cirque construit pour le plaisir de géants: les collines de
l’horizon présentent les gradins; la plaine des Laumes forme l’arène;
Alésia, droite au milieu, fait songer à quelque autel colossal.

La ville, qui occupait tout le sommet de la montagne, était une de ces
cités de refuge que, seules, Vercingétorix désirait épargner. Elle
s’étendait sur plus de 2 kilomètres de long, et, par endroits, sur
près de 800 mètres de large; sa superficie était de presque un million
de mètres carrés (97 hectares), supérieure à celles d’Avaricum et
de Gergovie même. Cent mille hommes et davantage pouvaient s’abriter
derrière ses remparts ou sur les terrasses en contre-bas du plateau.

Vercingétorix, qui laissait le moins possible au hasard, avait déjà
tout préparé en vue d’un siège.--C’était du côté de l’Est que la ville
était la moins forte: là, les flancs de la montagne ne tombaient pas
dans la plaine, un seuil les unissait aux collines voisines, l’escalade
était plus facile par une montée plus douce, et César, sans être trop
téméraire, aurait pu songer à construire sur ce point une terrasse
d’approche. Aussi Vercingétorix avait-il, à cet endroit, tout comme
sur le versant le moins raide de Gergovie, établi une ligne de défenses
avancées, formée de fossés et de murailles hautes de six pieds, et il
fit camper sur ce boulevard la presque totalité de ses troupes.--Dans
Alésia même, il avait assez de vivres, viande et blé, pour nourrir,
un mois et davantage, la multitude de ses soldats et de ses fugitifs:
car la tribu des Mandubiens s’y était réfugiée tout entière, hommes,
femmes et enfants, et, ce qui était plus utile, de nombreux bestiaux
avec elle. Il avait aussi accumulé de quoi construire un matériel
d’artillerie et de siège, et attaquer le camp de César dans de
meilleures conditions qu’à Gergovie.

Les précautions étaient si bien prises que, lorsque César arriva devant
Alésia, le lendemain de sa victoire, les vaincus de la veille, si
désespérés qu’il les supposât, se trouvaient déjà à l’abri d’un coup de
main. L’élan du proconsul fut arrêté, ainsi que devant Gergovie.


II

Mais la position d’Alésia ne valait pas, à beaucoup près, celle de la
ville arverne. Elle avait autant de force en moins qu’elle offrait de
plus comme spectacle. Cette plaine, ces rivières, cet amphithéâtre
de collines symétriques, cette grandeur paisible de la montagne
isolée, tout ce qui faisait la beauté et l’unité de la scène, ne
présentaient pas à la Gaule les mêmes sécurités que les âpres ravins et
l’inextricable désordre des rochers de Gergovie.

D’abord, les collines environnantes, étant aussi hautes que celle
d’Alésia, et terminées par des plateaux qui prolongeaient, au-dessus
de la brèche des vallons, le plateau même de la ville, étaient
d’excellents emplacements pour des camps romains. César n’avait que
l’embarras du choix. À Gergovie, il avait campé misérablement au pied
de la montagne: il allait ici planter ses tentes au même niveau que les
remparts assiégés, et droit en face d’eux.

Puis, les rivières qui serpentaient autour du mont d’Alésia en fixaient
exactement le contour; leurs bords dessinaient un large vallon, un
chemin de ronde: ils marquaient la ligne qu’on pouvait faire suivre à
la terrasse et aux fossés d’une circonvallation continue. Cette route
de blocus n’avait pu être tracée à Avaricum, bordé presque partout de
vastes marécages, encore moins à Gergovie, où la base et les flancs de
la montagne étaient coupés de ravins ou hérissés de croupes et de bois.
La nature au contraire avait disposé Alésia comme pour être enclose
sans peine.

Tandis que le plateau de Gergovie est flanqué de hauteurs
d’avant-garde, qui peuvent abriter ou dissimuler une armée, user,
briser ou diviser l’effort des assiégeants, former autant de redoutes
faciles à défendre, les flancs d’Alésia s’élèvent toujours à découvert,
montant en pentes plus ou moins rapides jusqu’aux rochers qui portent
les remparts.

Enfin, Gergovie est à 744 mètres de hauteur, 300 mètres au-dessus du
niveau de la vallée; le sommet d’Alésia n’atteint que 418 mètres, et
les rebords de son plateau sont rarement à 150 mètres au-dessus du fond
des vallons. La ville de Gergovie reposait sur des assises basaltiques
escarpées et glissantes; sur près de la moitié de son circuit, on
aborde Alésia par une montée facile, à travers des déblais de roches et
de terres.

César aurait presque pu tenter l’escalade. Mais vraiment, à quoi bon
risquer la vie de ses hommes, quand il n’avait, pour prendre Alésia et
Vercingétorix, qu’à les enfermer et à attendre?

Cependant, Vercingétorix n’eut point tort de s’y retirer et de lier
sa destinée à celle de la vieille cité: vaincu à Dijon, il n’avait
pas de meilleure décision à prendre.--On lui a reproché de n’avoir
pas continué à battre la campagne, se bornant à harceler César:
mais il avait perdu le gros de sa cavalerie, sa seule ressource en
terrain découvert, et il s’exposait, en manœuvrant sous la menace des
cavaliers germains, à sacrifier sans profit quelques milliers de ses
fantassins.--On l’a raillé de s’être emmuré dans la ville. En quoi on
se trompe, car il bâtit un boulevard extérieur semblable à celui de
Gergovie, et mieux fait peut-être; il le défendit tant qu’il lui fut
utile, et il ne l’abandonna jamais à l’ennemi.--On l’a blâmé de n’avoir
point fortifié les collines du pourtour de la plaine, de Flavigny, de
Réa et de Bussy. Mais c’était là une besogne de quatre à cinq lieues,
supérieure au temps que lui laissa César et aux forces malhabiles de
ses quatre-vingt mille hommes. Et puis, disséminer ses troupes, c’était
s’exposer à les perdre en détail. La défense d’une place-forte antique
gagnait souvent à être ramassée.--Il ne faut même pas l’accuser d’avoir
choisi, en Alésia, un refuge moins sûr que Gergovie. Le mont d’Alise
était ce que les abords du pays éduen lui offraient de mieux en ce
genre, à proximité des terres lingones où s’était livrée la bataille.
Ni lui ni personne ne pouvaient trouver dans cette région de hauteurs
moyennes les inexpugnables avantages des massifs arvernes. Le seul tort
de Vercingétorix a été d’attaquer César et de se laisser battre dans un
pays médiocre pour la défensive.


III

César reconnut, à l’examen, que la situation d’Alésia appelait le
blocus, l’imposait presque comme la solution la plus certaine et la
moins sanglante. Son premier mot fut pour dire aux soldats qu’«il
fallait travailler»: il ne s’agissait point de brandir des épées, mais
de remuer la terre à grandes pelletées.

Alors commença la plus énorme besogne de terrassement qu’un imperator
eût, depuis Marius, ordonnée à des légionnaires, citoyens romains. Il
fallait creuser et bâtir, tout autour de la montagne d’Alésia, sur un
circuit de onze milles (seize kilomètres): mais César avait sous ses
ordres, pour mener l’œuvre à bonne fin, quarante mille hommes, la
plupart vieux soldats aux muscles robustes et aux gestes exercés.

Sa première tâche fut de tracer et de fortifier les camps. Il en
établit quatre (?), tous sur les hauteurs qui faisaient face à Alésia:
deux (?) au Sud, sur la montagne de Flavigny, et c’est sur ce point
sans doute que se trouvait le quartier général; un au Nord-Est(?), sur
la montagne de Bussy; un quatrième enfin au Nord-Ouest, en contre-bas
du Mont Réa: ce dernier, où s’installèrent deux légions, fut le seul
qui ne s’élevât pas à la même hauteur qu’Alésia; car sur ce point, le
sommet des collines extérieures était trop éloigné pour être compris
dans la ligne de blocus: César se contenta de dresser le camp à
mi-côte.

Pour relier ces camps et préparer la contrevallation, il décida de
construire, sur la même ligne, une série de redoutes, distantes l’une
de l’autre d’à peu près un demi-mille, et assez grandes pour abriter
quatre cohortes, seize cents hommes: il y en eut vingt-trois, presque
toute l’armée pouvait s’y tenir en position de combat; la nuit, on y
veillait sans relâche; le jour, on y postait des garnisons, prêtes à
sortir pour protéger les travailleurs.

Ce furent les premiers travaux. Alésia n’était pas bloquée, mais
surveillée de très près. Les camps et les redoutes étaient les jalons
qui marquaient l’enceinte dont elle allait être bientôt entièrement
investie. Elle voyait surgir tout autour d’elle, à douze ou quinze
cents mètres de ses murailles, une cité ennemie, qui avait déjà ses
tours et ses citadelles, et qui ne tarderait pas à avoir ses remparts
continus, enveloppant les siens propres.


IV

Le seul endroit où les Gaulois pussent entraver les terrassements
romains avec quelque chance de succès était la plaine des Laumes. Sur
ce point les légionnaires travaillèrent longtemps sans abri, hors de la
protection de leurs collines, sur des espaces découverts et peu propres
à recevoir des camps et des redoutes. Ce secteur des lignes d’attaque
était, par sa position, le plus faible: c’était donc celui où il
importait le plus à César de pouvoir agir à sa guise.

[Illustration: LE BLOCUS D’ALÉSIA, D’APRÈS LES FOUILLES DE M. STOFFEL.]

Aussi Gaulois et Romains s’appliquèrent-ils également à devenir
ou à demeurer les maîtres de la plaine des Laumes. Vercingétorix y
déploya ce qui lui restait d’escadrons, en nombre encore suffisant
pour résister fermement aux ennemis; et malgré le désastre des jours
précédents, il ne parut pas que le courage de ses hommes fût ébranlé.

Une nouvelle bataille s’engagea entre la cavalerie gauloise et la
cavalerie proconsulaire, et l’affaire fut presque aussi chaude que la
dernière. Les Romains faiblirent les premiers, et César craignit un
instant que l’infanterie ennemie ne vînt à la rescousse. Il dut faire
sortir ses propres légions pour que leur vue donnât du cœur aux siens,
et il lança à leur secours la masse des cavaliers germains. Pour la
troisième fois, ceux-ci sauvèrent l’honneur de l’armée. Les Romains
furent raffermis, et les Gaulois tournèrent bride devant leurs sauvages
ennemis.

Ils s’enfuirent par les vallons (surtout de l’Ozerain?) jusque
vers leur camp. Ils pensèrent se trouver pris entre les légions
qui s’avançaient, les Germains qui galopaient, l’enceinte de leur
boulevard, percée d’ouvertures trop étroites. Les uns s’écrasaient aux
portes, les autres abandonnaient leurs chevaux pour franchir le fossé
et escalader les murailles. Il y eut quelques minutes où les Germains
purent se donner la joie d’un grand massacre. Les Gaulois du camp
finirent par craindre pour eux-mêmes et se hâtèrent en hurlant vers
les murs d’Alésia. Mais Vercingétorix les dompta une fois encore, fit
fermer les portes de la cité, força ses hommes à garder leur camp, et
abandonna ses chevaux et ses morts à la victoire germanique. César, de
son côté, refusa de donner l’assaut.


V

Le proconsul ne voulait réduire Alésia que par le blocus et la famine.
L’expérience de Gergovie l’invitait à la prudence. La nouvelle victoire
lui donnait l’espoir de réussir. Vercingétorix avait perdu la plaine
des Laumes: sa première défaite l’avait contraint à se réfugier dans
Alésia; la deuxième allait l’y enfermer. César pouvait achever sans
crainte la ligne de ses redoutes, et tracer ensuite celle de ses
fossés, qui séparerait les Gaulois du reste du monde. Leur sort était
fixé, et s’achèverait tôt ou tard dans la faim, la mort ou l’esclavage,
si la Gaule ne les secourait pas.

Mais Vercingétorix retrouvait, dans ces moments de danger, ces
décisions rapides et sûres qui faisaient alors de lui l’égal de César.

Quelques routes étaient encore libres (au Nord-Ouest?). Il fallait
prévenir la Gaule du danger que courait sa principale armée, des
ordres que lui donnait son chef. On se rappelle que Vercingétorix, à
l’assemblée du Mont Beuvray, n’avait pas réclamé de ses nouveaux alliés
un seul fantassin, sauf les troupes envoyées dans le Sud. Il restait
donc d’immenses réserves d’hommes qu’il avait le droit d’appeler à son
secours et à la défense de la Gaule.

Un jour, peut-être le lendemain ou le soir de la défaite, il convoqua
tous les cavaliers qui avaient survécu aux deux combats, l’élite de la
noblesse et des chefs. Il leur donna l’ordre de quitter Alésia dans la
nuit, de se rendre dans leurs tribus et leurs cités respectives, et d’y
appeler aux armes tous les hommes valides. Il tiendrait trente jours
encore, davantage même, s’il rationnait les assiégés plus étroitement,
et il fixa le jour auquel il donnait rendez-vous à l’armée de
secours.--Ce furent de solennels adieux, une triste adjuration du chef
qui restait: ceux qu’il congédiait étaient ses obligés ou ses proches;
il avait parmi eux ses plus fidèles collaborateurs, tels que Lucter,
l’homme peut-être qui après lui aimait le plus la liberté gauloise.
Un instant, comme s’il s’abandonnait, Vercingétorix parut songer à
lui-même autant qu’à la Gaule, il fit souvenir ceux qui partaient
des services qu’il leur avait rendus, il s’irrita à la pensée du sort
qui lui était réservé, à ces mortels supplices dont César lui ferait
payer son dévoûment à la cause de tous, et il fit appel à leur zèle
et à leur activité: il suffisait de quelques jours de retard pour que
80000 hommes, les meilleurs fantassins de la Gaule, mourussent avec
lui.--Enfin il les renvoya à la nuit noire, et ils s’éloignèrent en
silence d’Alésia pour gagner leurs cités lointaines.

Je m’étonne qu’on ait reproché à Vercingétorix de ne les avoir point
suivis pour se mettre lui-même à la tête de l’armée de secours. Il
resta au poste où il y avait le plus de dangers et le plus de devoirs.
Lui seul était capable d’obliger son armée à souffrir et la ville à
résister. Alésia abritait les troupes les plus solides de l’infanterie
gauloise: c’étaient des hommes qui le suivaient depuis le premier jour
de la guerre, qui l’avaient accompagné sur tous les champs de bataille,
et qui pour la plupart étaient ses sujets en Auvergne ou les clients de
sa nation: il devait demeurer près d’eux pour les réserver, les diriger
et les protéger au besoin. Mais Alésia garda peut-être aussi les chefs
les plus réfractaires à sa volonté, les nobles éduens ou arvernes: aux
premières souffrances, le roi étant là, ils parleront de se rendre;
soyons sûr que, s’il avait été loin, ils n’auraient pas attendu ce
jour-là, et que Vercingétorix, venu à leur secours, aurait trouvé César
victorieux dans Alésia rendue. Sa présence dans la cité était la seule
garantie qu’elle résisterait assez pour arrêter le proconsul et donner
à la Gaule le temps de lever sa dernière armée.

Après le départ de ses compagnons, il prépara ses soldats aux
souffrances de l’incertitude et de la faim. Il s’agissait de ménager
le plus possible les ressources de la place et les forces des hommes
jusqu’au jour où il les ferait marcher contre les légions à la
rencontre de l’armée du dehors. Il évacua le boulevard extérieur,
devenu inutile puisque César renonçait à l’assaut, et il ramena toutes
ses troupes derrière les remparts: l’ancien camp ne servit plus que
de dépôt d’artillerie. Il fit transporter tout le blé, sous peine de
mort, dans des greniers dont il prit la garde; il répartit le bétail
par tête d’homme; il se réserva de fixer rigoureusement la ration
de blé quotidienne. Cent mille hommes, entassés sur cent hectares,
s’arrangèrent pour y vivre cinq semaines, dans l’obéissance au chef et
l’espoir du salut (début d’août?).


VI

Assiégeant du côté d’Alésia, César allait être assiégé du côté de
la Gaule; et, le jour de l’attaque, une double masse d’assaillants
marcheraient sur ses lignes, du dedans et du dehors.

Il n’eût point mérité le blâme s’il avait cru plus sage de se retirer.
Mais il est probable que la pensée d’un départ ne lui vint pas à
l’esprit. Sa nature lui faisait aimer les situations étranges et les
périls peu communs; elle l’entraînait à ces coups d’audace et à ces
extravagances d’espoir, où il prétendait que sa Fortune l’accompagnait
toujours. Au moment de son humiliante retraite sur Genève, elle lui
était revenue à l’improviste: il la forcerait bien à rester avec lui.

Puis, il avait enfin la joie de bloquer Vercingétorix. Il était pour la
première fois en arrêt devant son insaisissable ennemi, le seul homme
qui l’eût vaincu, qui l’eût fait douter un instant de sa destinée: le
roi des Arvernes, à lui seul, était plus redoutable que deux armées
gauloises. Ce n’est pas rabaisser César que de supposer chez lui,
à ce moment de sa vie, une haine personnelle contre le chef qu’il
combattait: haine au surplus faite de larges sentiments, la colère de
l’ambitieux retardé, la rivalité de l’homme de guerre, la jalousie de
l’amoureux de gloire, la rancune enfin du conquérant à qui on dispute
sa conquête la veille même du triomphe.

Pour immobiliser César, Vercingétorix était resté dans Alésia, au
risque de mourir de faim. Pour prendre son adversaire, le proconsul
n’hésita pas à demeurer dans ses lignes, au risque d’être pris lui-même
ou de mourir de la même manière. La lutte ressemblait par instants à un
combat singulier, comme la guerre punique avait paru à la fin un duel
entre Hannibal et Scipion.


VII

Le but de César fut de bâtir autour de Vercingétorix une vaste cité de
défense, une sorte de couronne retranchée, faisant front sur le dedans
et sur le dehors, large en moyenne de 2000 pieds (?), longue de 11
milles sur son pourtour intérieur, de 14 sur son pourtour extérieur.
Les camps et les redoutes achevés, il fallait les enfermer dans deux
enceintes continues, l’une regardant Alésia, l’autre tournée vers la
Gaule.--On s’occupa d’abord de la première, les Gaulois n’étant pas
encore près d’arriver.

La bordure de la cité de César fut marquée, sur le front de la ville,
par le fossé traditionnel, mais de dimensions et de forme inusitées:
large de 20 pieds, profond de 9(?), taillé à pic sur les parois,
pouvant défier longtemps le saut, l’escalade et le comblement.--Il
fallut du temps et des hommes pour remuer ces trois à quatre cent
mille mètres cubes, et les légions, outre cette besogne, avaient
à s’approvisionner de bois pour les constructions et de blé pour
les provisions: les soldats se trouvèrent forcément disséminés en
nombreuses et petites escouades, souvent envoyées fort loin dans la
campagne. Les Gaulois se décidèrent alors à faire quelques sorties,
vives et nombreuses, pour troubler les travailleurs. Mais ils durent
y renoncer bientôt. Car César, n’ayant pas assez de soldats pour
protéger toute la surface délimitée par ses lignes, remplaça les
hommes par des pièges presque aussi redoutables.--Derrière le grand
fossé, sur une profondeur de quatre cents pieds, pour retarder et
reculer les approches de ses ouvrages essentiels, il entassa tout ce
que l’imagination et la science de ses ingénieurs lui fournirent comme
instruments de défense automatique.

En venant d’Alésia, c’était d’abord un vaste champ d’«aiguillons»
invisibles et pénétrants, c’est-à-dire de dards de fer recourbés
en hameçon et rivés dans des pieux d’un pied de long qu’on avait
plantés et cachés dans le sol.--Après le piège de fer, le piège de
bois. Venaient ensuite, à trois pieds de distance l’une de l’autre,
huit rangées en quinconce de trous-de-loups, en forme d’entonnoirs,
profonds de trois pieds; de ces fossés émergeaient, à quatre doigts à
peine de la surface du sol, des pieux arrondis, gros comme la cuisse,
aiguisés et durcis au feu, immobiles, inébranlables, enfoncés dans un
pied de terre fortement foulée: le tout, dissimulé par des claies et
des branchages.--Enfin, à ceux qui résisteraient à la piqûre ou qui
échapperaient au pal, était réservé un danger plus sérieux encore. Dans
des tranchées profondes de cinq pieds, on avait disposé, en les liant
solidement par le bas, cinq rangs de troncs d’arbres et de grosses
branches, pourvus de tous leurs rameaux; le gros de ces faisceaux était
caché dans le sol, mais les tiges extrêmes, écorcées et appointées,
restaient en dehors et se présentaient en abatis: et c’était un
fouillis inextricable et indéracinable, où les hommes s’entravaient
comme dans un buisson de ronces de fer.

Ce dernier piège était le plus ingénieux et le plus à craindre.
Les autres, chausse-trapes ou trous-de-loups, n’étaient que des
perfectionnements d’anciens types fort connus. Le système des ronces
artificielles était plus nouveau, et sans doute inspiré de ces
palissades en ronceraies qui protégeaient les peuples de la Belgique
contre les incursions des cavaleries ennemies: César était toujours
prêt à profiter des leçons que lui donnaient ses adversaires, même les
plus barbares.

À la suite de cette triple forêt de pièges, à 400 pieds du fossé
extérieur, apparaissaient les lignes régulières des défenses
classiques: un nouveau fossé, large de 15 pieds, profond de 8 à 9 (?),
un fossé encore de dimensions égales, mais où on avait dérivé, dans les
parties basses, les eaux d’une des rivières voisines (l’Ozerain?).

Enfin, dominant toutes les autres défenses d’une hauteur de 12 pieds,
les appuyant de la portée de ses machines, le retranchement romain
surgissait en une masse formidable. La base en était une terrasse
large et compacte; du sommet de cette levée émergeaient une fraise
de branches d’arbres, dures et aiguisées, plantées en avant comme des
ramures de cerfs, hérissés contre les escalades du dehors. Par-dessus
le remblai s’alignait une palissade de pieux entrelacés, protégée au
devant par une cuirasse de joncs et d’osiers, et garnie dans le haut
de pointes de bois ou de fer, véritable parapet à merlons et créneaux,
derrière lequel les légionnaires pouvaient s’abriter ou combattre.
Enfin s’élevaient, plus haut encore, et tous les 80 pieds, des tours de
bois.

Qu’on se représente cette monstrueuse muraille, faite ou armée de
terre, de fer, de bois et d’osier, s’allongeant sur quatre lieues
de tour, étendue sur toute la plaine, franchissant les rivières,
escaladant les coteaux, suivant le rebord des plateaux, surplombant
les roches escarpées, redescendant et remontant quatre fois, dominant
les crêtes des monts de Bussy et de Flavigny, à cheval sur la croupe
du Mont Pévenel, en contre-bas du Mont Réa, et étreignant la montagne
d’Alésia d’une ceinture continue. On avait bâti à Vercingétorix une
prison digne de lui.

Du côté de la Gaule, César disposa ensuite une muraille parallèle à
la première, en profitant de tous les avantages du terrain; il la fit
précéder, partout où il fut utile, de fossés et de défenses semblables.
Quel que fût le nombre des ennemis qui arriveraient, il y aurait, sinon
des coups d’épée, du moins des pièges pour tout le monde.

L’ensemble des camps, des redoutes, des lignes de contrevallation et
de circonvallation fut divisé, à ce que je crois, en quatre secteurs,
correspondant aux quatre camps, chacun occupé par deux légions et
surveillé par deux légats. G. Antistius Réginus et C. Caninius Rébilus
commandaient au Nord-Ouest, du côté du Mont Réa, qui était le point le
plus faible; Marc-Antoine et C. Trébonius commandaient à l’Ouest, dans
la plaine des Laumes, qui était devenue la portion la mieux fortifiée.
Deux légions(?), les deux excellents officiers C. Fabius et Décimus
Brutus, Labiénus enfin et César lui-même furent réservés pour les
opérations d’ensemble ou les appuis décisifs.

Quand César eut achevé ses lignes du dehors après celles du dedans, il
s’enferma, lui et ses troupes, dans la double enceinte circulaire qu’il
avait fini de construire. Il s’approvisionna de blé et de fourrage
pour trente jours. Il donna ordre à ses soldats d’éviter de sortir
des lignes. Et il s’apprêta à subir ces souffrances de l’assiégé qu’il
infligeait lui-même à Vercingétorix.


VIII

Toutes ces précautions, César les avait prises parce qu’il s’attendait
à voir paraître autour de lui, venues de tous les points de la Gaule,
des foules profondes et sans fin. Scipion Émilien eût regardé comme
indigne d’un _imperator_ de protéger par des pièges à bêtes les
retranchements des légionnaires: mais il n’avait eu à redouter ni
devant Numance ni devant Carthage ces hordes innombrables de Barbares
dont César était menacé.

C’est qu’en effet, comme l’avaient dit au proconsul des transfuges
et des prisonniers, les envoyés de Vercingétorix avaient la mission
de lever en masse la Gaule entière. Le roi des Arvernes avait fait un
grandiose projet de désespéré. Tous ceux qui pouvaient marcher devaient
venir à lui; quiconque pouvait manier une arme devait quitter son foyer
et se sacrifier à la liberté commune. Il demanda le dévoûment immédiat
et inconditionné de tous. Ce n’étaient pas deux ou trois cent mille
hommes, mais un million et davantage, qu’il appelait à l’assaut des
retranchements de César.

C’était, depuis janvier, la troisième fois que Vercingétorix ordonnait
des levées d’hommes. Mais, à l’assemblée de Gergovie, à celle du
Mont Beuvray, il s’était contenté de troupes de choix, la cavalerie
et quelques dizaines de mille fantassins.--C’est qu’il savait qu’en
rase campagne, une armée populaire, mal équipée et sans expérience,
ne peut résister, si nombreuse qu’elle soit, à un corps de vieux
soldats, disciplinés, pourvus d’armes parfaites, experts aux manœuvres
savantes: on avait vu, dans les campagnes de Belgique, l’impuissance
des levées en masse contre la solidité des légions et le coup d’œil de
César.

Assiégé dans Alésia, Vercingétorix ne désirait plus que le nombre:
cette fois comme les deux autres, il calculait juste, et ce n’était
pas son imagination qui l’entraînait à la chimère d’une bataille
colossale. Il s’agissait, maintenant, moins de livrer bataille que
de faire un siège, c’est-à-dire de combler des fossés, arracher des
palissades, lapider des hommes, escalader des remparts, enlever des
lignes, et les enlever d’insulte et d’emblée; besogne que des milliers
de Barbares feraient mieux que des centaines de bons soldats. Quand
les Gaulois attaquaient une place-forte, ils espéraient plus du nombre
des assaillants que de l’intelligence des moyens: c’était par la
multitude des traits qu’ils rendaient les remparts intenables, sur
l’amoncellement des corps qu’ils franchissaient les fossés, par la
force de la poussée qu’ils ébranlaient les portes. Cette pratique eût
été enfantine et dangereuse contre des villes ou des camps défendus à
la Romaine, et dont les remparts et les moyens de résistance auraient
été ramassés et concentrés. Mais Vercingétorix la crut possible contre
les lignes de César, étroites et allongées, et je ne puis me résoudre à
lui donner tort.

Il a voulu s’assurer les deux avantages de l’assaut méthodique et de
l’escalade par débordement: celui-là, il le confierait aux soldats
d’Alésia, bonnes troupes qu’il avait formées près de Bourges et
dans Gergovie, et qui attaqueraient les points faibles des lignes
intérieures de César; du côté de la Gaule, le nombre servirait à défaut
de l’expérience.

Avant tout, il fallait rompre, renverser ou franchir une digue longue
de quatre à cinq lieues, large à peine de 700 mètres, et menacée des
deux flancs à la fois: sur cette ligne d’hommes et de défenses réduite
à une profondeur minima, il importait d’exercer le maximum de pression.
Ce que désirait surtout Vercingétorix, ce qui du reste s’imposait
à la vue des retranchements de César, c’était de tenter sur eux une
attaque en couronne, et pour la réussir, il était bon que tous les
défenseurs légionnaires fussent tenus sans cesse en haleine, occupés
sur tous les points, inquiétés, fatigués, énervés, aveuglés par des
ennemis reparaissant toujours. Puisque le proconsul avait multiplié
les fossés et les pièges qui rendaient la bravoure dangereuse et
l’habileté inutile, il ne restait plus aux Gaulois qu’à combler les
tranchées et recouvrir les chausse-trapes sous des flots renouvelés de
corps humains, jusqu’au moment où ces vagues d’hommes, montant encore,
submergeraient à la fin les chaussées, les palissades, les légions et
César lui-même.--La Gaule était assez riche en mâles, les flancs de ses
femmes étaient assez féconds pour qu’elle offrît sans regret toutes ces
victimes à ses dieux.

Vercingétorix aurait pu obtenir de la Gaule entière ce sacrifice
qui les aurait sauvés tous deux. Elle était prête à consacrer à la
lutte tous ses sentiments et toutes ses ressources. Il y avait entre
elle et son chef un merveilleux accord de pensées. César, dans ses
Commentaires, abandonne un instant la froide concision de son style
habituel pour admirer chez ses adversaires la force imprévue de l’élan
national. Personne ne se souvenait plus de l’amitié du proconsul et des
services qu’il avait rendus. En quelques semaines, le passé récent et
ses hontes s’étaient oubliés, et toutes les autres impressions étaient
effacées par le désir de combattre et la vertu du mot d’indépendance.
On ne parlait plus que de refaire «les glorieuses guerres d’autrefois»,
et les Gaulois allaient à la liberté comme à une magnifique aventure.
Ils n’eurent ces jours-là qu’un seul esprit et qu’une seule âme, et,
comme les Grecs avant Salamine et Platées, ils s’aperçurent qu’ils
pouvaient former une même patrie.


IX

De maladroites prudences et d’inquiètes jalousies enrayèrent cet élan
et ruinèrent le plan de Vercingétorix.

Au lieu de s’entendre en quelques minutes sur le jour et le lieu où ils
donneraient rendez-vous à toutes les forces de la Gaule, les fugitifs
d’Alésia agirent avec une régularité de protocole. Ils convoquèrent le
conseil général des chefs des cités, et celui-ci, réuni, délibéra sur
le projet du roi. Ce qui signifiait que Vercingétorix n’était déjà plus
le dictateur auquel on obéit, mais le général dont on étudie les plans.

Il y avait, parmi les chefs des cités, des hommes dévoués sans
réserve à la liberté de la Gaule: l’arverne Vercassivellaun, cousin de
Vercingétorix; Comm l’Atrébate; Sédulius, magistrat et chef de guerre
des Lémoviques; Sur l’Éduen; Gutuatr le Carnute; et surtout, les plus
audacieux et les plus persévérants de tous, l’Ande Dumnac, le Cadurque
Lucter, le Sénon Drappès. Mais le conseil renferma sans doute aussi des
hommes à double face,--face romaine et face gauloise,--comme les deux
jeunes Éduens Viridomar et Éporédorix.

Des objections furent faites à la levée en masse.--Comment nourrir
tous ces hommes? Comment se faire obéir d’eux? les chefs auraient
peine à rallier les gens de leurs clans: pourrait-on combattre suivant
la tradition, les soldats par tribus et par cités, rangés sous leurs
étendards?--L’objection tirée des vivres était spécieuse: ce qui, en
57, avait empêché de maintenir la levée en masse de la Belgique, ce
fut la difficulté de nourrir tant d’hommes. Mais il s’agissait, alors,
d’une campagne longue et compliquée, et non pas, comme pour le salut
d’Alésia, d’une marche de quelques jours et d’un assaut de quelques
heures.--L’autre objection, si elle n’était pas dictée par le scrupule
religieux du respect des enseignes, dissimulait peut-être quelque
crainte politique. L’assemblée pensa sans doute que Vercingétorix
allait vite en besogne, et que, si les Gaulois se mêlaient trop
complètement pour le délivrer, ils ne distingueraient plus que lui
comme chef au lendemain de la victoire.

Elle décida de lever une très forte armée, près de 300000 hommes,
six fois supérieure à celle de César. Elle crut que cela suffirait:
mais il n’y avait même pas de quoi combler les deux millions de mètres
cubes des tranchées romaines. Elle n’avait rien compris, sans doute,
à la manière dont Vercingétorix entendait l’attaque, et les opérations
devant Alésia allaient le montrer plus clairement encore.

Les chefs, toujours soucieux des convenances politiques, fixèrent
eux-mêmes, suivant l’importance respective des nations, le contingent
qu’elles devaient envoyer. Pour celles qui faisaient partie d’une
ligue, comme les cités d’Armorique, les clientèles des Éduens et des
Arvernes, on se borna à indiquer l’effectif que la confédération avait
à fournir, et on laissa à ses chefs le soin de faire une répartition
plus détaillée. Pour les autres, le chiffre fut arrêté à quelques
centaines d’hommes près.--L’assemblée se sépara ensuite, et chaque chef
revint dans sa cité pour mobiliser son contingent.

Il faut dire, à l’honneur de la Gaule, qu’aucun des peuples fédérés
ne manqua au rendez-vous. On avait demandé 275000 hommes[7]: on en
eut 258000, 8000 cavaliers et 250000 fantassins. Il n’y eut qu’une
note discordante, mais qui caractérise bien le séparatisme habituel
des cités gauloises; on devine qu’elle fut donnée par les Bellovaques,
qui se battaient le plus possible, mais qui consentaient rarement à
se battre en compagnie d’autres peuples. Ils refusèrent de se laisser
taxer à dix mille hommes, affirmant qu’ils combattraient les Romains,
mais sous les auspices et les ordres de leurs propres chefs; cependant,
à la prière de Comm, qui était leur hôte, ils envoyèrent 2000 hommes.

  [7] Voyez la note V à la fin du volume, page 383.

Tout cela prit du temps. Quand l’armée fut concentrée, non loin
d’Alésia, sur le territoire éduen (à Bibracte?), on en perdit encore en
besognes administratives ou religieuses, si bien qu’on laissa passer le
jour du rendez-vous fixé par Vercingétorix.

On fit le recensement, on compta les effectifs, on choisit les
chefs des détachements, on organisa le haut commandement.--Il y eut
quatre grands chefs, Comm, Vercassivellaun, Éporédorix, Viridomar.
Celui-là représentait les peuples belges; le second, les intérêts
arvernes; les deux autres, les ambitions éduennes. Je m’étonne que
l’on n’ait pas fait place à un chef de l’Armorique ou du Nord-Ouest,
les régions, de toutes, les plus méritantes de la liberté de la
Gaule: un des deux postes pris par les Éduens leur revenait de droit.
Mais ceux-ci, évidemment, avaient gardé la part du lion, et les deux
rivaux de Vercingétorix prenaient leur revanche de son triomphe au
Mont Beuvray.--Cependant, comme on ne voulait pas de chefs absolus et
irresponsables, on adjoignit aux quatre généraux un conseil de délégués
pris dans les diverses cités, et chargés de préparer les plans ou de
contrôler les actes.

Tout cela, pour une expédition qui devait durer une semaine à peine,
réussir ou échouer en quelques jours! On aurait dit que ces hommes
conjuraient soit pour donner à César le temps d’en finir avec Alésia,
soit pour se préparer au jour où ils imposeraient leur volonté
à Vercingétorix victorieux. Dans ces allées et venues, ces sages
délibérations, ces longs préparatifs, ces créations de conseils et de
généraux, je soupçonne des lenteurs calculées ou des arrière-pensées
d’égoïsme. Ce qu’il aurait fallu pour sauver Alésia, c’était un Lucter,
un Dumnac ou un Drappès amenant un million d’hommes en quinze jours:
et on ordonnait une armée régulière, avec des effectifs vérifiés, un
commandement bien équilibré de quatre chefs et de quarante conseillers
de guerre. On constituait le gouvernement militaire de la Gaule
confédérée, alors qu’il s’agissait de se ruer, sur un signal, au lieu
du rendez-vous.


X

Dans Alésia, les semaines s’écoulaient, mornes et semblables.
Vercingétorix avait renoncé aux sorties partielles, et réservait les
forces et la confiance de ses hommes pour l’attaque générale. L’automne
approchait. Puis, parut le matin du jour fixé pour l’arrivée des
secours: le jour passa tout entier, sans qu’un messager ni une enseigne
ne se montrât sur les collines de l’horizon.

Vercingétorix attendit encore. Mais bientôt les dernières provisions
de blé furent consommées, aucune nouvelle ne lui parvenait du reste du
monde. César l’emprisonnait si bien qu’il ne lui restait qu’à mourir
dans l’ignorance de tout. Il convoqua son conseil pour prendre une
décision suprême sur la vie des assiégés, ou plutôt sur la manière dont
ils devaient mourir.

César ne nous dit pas que Vercingétorix ait pris la parole dans
l’assemblée pour soutenir et imposer un avis, comme il le faisait
presque toujours. Il semble qu’il se soit borné à écouter. Il n’avait
plus tous les chefs dans la main: leurs angoisses les éloignaient de
lui. Les uns parlèrent déjà de se rendre. Les autres proposèrent de
risquer, avant l’épuisement des forces, une sortie générale contre les
lignes de César, ce qui équivalait à une mort certaine et inutile;
et cette mort paraissait si glorieuse, «si digne de l’antique vertu
gauloise», que la majorité du conseil se montra prête à voter dans ce
sens. Mais alors l’arverne Critognat se leva, pour exprimer l’avis à la
fois le plus courageux et le plus sage, celui qui répondait sans doute
le mieux à la pensée de Vercingétorix.

--«Je ne parlerai pas», dit-il, «de ceux qui songent à se rendre:
leur place n’est plus au conseil. Je m’adresse à ceux qui veulent
combattre.--Ils se croient braves. Ce sont des lâches à leur manière.
Craignant de souffrir la faim, ils préfèrent le suicide. Certes, s’il
ne s’agissait d’autre perte que de celle de la vie, je serais avec eux.
Mais pensons, en ce moment, à la Gaule entière, que nous avons appelée
à notre secours. Elle va venir, elle approche. En doutez-vous? regardez
donc, sur les lignes extérieures de César, ces Romains qui travaillent
nuit et jour, et dites-moi s’ils ne sont pas la preuve vivante que les
peuples s’avancent pour nous délivrer? Croyez-vous, quand nos alliés
seront là, qu’ils auront plus de cœur à la besogne à la vue de 80000
cadavres de frères et amis, amoncelés sur un seul point? Vous vous
plaignez qu’on ne vient pas vous secourir, et vous voulez enlever
votre appui à ceux qui s’apprêtent à vous aider. Votre faiblesse, ou
votre imprudence, ou votre sottise vont coûter la liberté à toute la
Gaule.--Si vous avez faim, faites ce qu’ont fait vos ancêtres au temps
des Cimbres et des Teutons. Nourrissez-vous en mangeant ceux qui ne
pourront combattre. Et si vos grands-pères n’avaient pas donné cet
exemple, il vous faudrait, à vous, le donner, par amour de la liberté
et de la gloire, et pour être renommés dans les siècles à venir.»--

Jules César, en rapportant ce discours, que quelque transfuge lui
communiqua, le juge d’ «une atrocité singulière et impie».--L’homme
auquel le désir de conquête avait inspiré depuis sept ans tant
d’actions criminelles ou répugnantes, n’avait cependant pas le droit
d’être sévère pour les audaces qu’inspirait la crainte de sa victoire.

Critognat sauva le plan de Vercingétorix. Si terrible que fût son avis,
on s’y rangea: ce n’était jamais froidement qu’un Gaulois entendait
parler de renom dans la postérité et d’amour de la gloire. Il ne
fut plus question ni de se rendre ni de combattre. Si les secours
tardaient trop longtemps, on ferait comme avait dit l’Arverne. En
attendant, on décida de se débarrasser des bouches inutiles, les
femmes, les enfants, les vieillards, les malades et les infirmes;
toute la population des Mandubiens, qui était pourtant chez elle à
Alésia, et dont Vercingétorix n’était que l’hôte armé, fut brutalement
jetée hors des remparts. Les malheureux s’étagèrent, sans ressources,
sur les flancs de la montagne; ils supplièrent les Romains de les
prendre comme esclaves, mais de les nourrir. Ce n’était pas d’esclaves
et de captifs que manqueraient en Gaule les soldats de César: en ce
moment, ils commençaient, eux aussi, à manquer de pain, et à pâtir de
la même disette que devant Avaricum. Sur l’ordre du proconsul, des
postes furent placés pour rejeter les Mandubiens en arrière de la
ligne intérieure, et ils moururent lentement de faim entre les deux
campements, rongés eux aussi par la famine. Depuis le défilé de la
Hache, les peuples d’Occident n’avaient pas vu tant d’êtres humains
souffrir ensemble (milieu de septembre?).


XI

Depuis que Critognat avait parlé, les assiégés étaient résolus
à s’entre-dévorer plutôt que de ne pas attendre. Un jour enfin,
ils aperçurent à l’Ouest l’avant-garde de l’armée de secours, qui
débouchait des hauteurs par la route du pays éduen. Elle arrivait
joyeuse et confiante, elle couvrit peu à peu toutes les collines du
Couchant de ses masses profondes (sur la montagne de Mussy-la-Fosse),
elle déborda jusque dans la plaine, à un mille des lignes de
César. Ce fut chez les Romains une heure d’épouvante, à l’aspect de
cette multitude de plus de 250000 hommes, de ces corps humains qui
s’étendaient à perte de vue; ils osaient à peine regarder, comme s’ils
redoutaient de penser aux furieux assauts qui les menaceraient, et de
cette foule en face et de Vercingétorix à revers. Du côté d’Alésia,
c’était au contraire un va-et-vient de Gaulois courant aux remparts,
désireux de contempler les secours si longtemps attendus, se félicitant
des cris et des gestes, s’entraînant à combattre pour le lendemain. La
dernière semaine de la grande guerre commençait.

La Gaule se trouvait en effet réunie toute entière contre César[8].
Toutes les tribus de nom gaulois, des Cévennes à l’Océan, de la Gironde
à l’Escaut, étaient représentées par leurs derniers cavaliers, leurs
meilleurs fantassins, leurs chefs de guerre et leurs étendards sacrés.
À ce concours de peuples, il ne manquait que les Rèmes et les Lingons,
éternellement fidèles à César, et que quelques cités du Rhin, occupées
à protéger la Gaule contre les Germains du dehors. Toutes les autres
nations étaient présentes, même celles des régions les plus lointaines:
les Osismiens, perdus à la fin des terres armoricaines, en face de la
mer mystérieuse; les Morins, à moitié cachés dans les brumes et les
marécages de la Flandre; les Nitiobroges, habitants des terres grasses
et joyeuses de l’Agenais; les Helvètes et les Nerviens, qui, décimés
par César, trouvaient encore des hommes pour venir le combattre. Les
deux États principaux, Arvernes et Éduens, avaient fourni à l’armée de
secours, avec leurs sujets et clients intimes, chacun un contingent
de 35000 hommes. La ligue armoricaine en envoya 30000. Les peuples
de l’Est, Séquanes, Helvètes et Médiomatriques, également 30000.
L’entêtement des Bellovaques réduisit à 24000 la part de la Belgique.
Ceux d’entre Loire et Garonne, Bituriges, Santons, Lémoviques, tribus
du Poitou, du Périgord ou de l’Agenais, eurent un effectif d’environ
50000 soldats; et ce fut en nombre à peine supérieur que vinrent les
nations vaillantes et fermes des régions centrales d’Orléans et de
Paris: Carnutes, Sénons, Parisiens, tribus de l’Anjou, de la Touraine,
du Maine et de la Normandie. Si on ajoute à ces 258000 hommes les 80000
dont disposait Vercingétorix, on arrive à un total de 338000 soldats,
qui étaient en quelque sorte le résumé et l’essence de la Gaule
entière.

  [8] Voyez la note V à la fin du volume, page 383.

Si César était vaincu, il pourrait perdre les siens jusqu’au dernier
homme, dans un effondrement semblable à celui où avaient disparu sous
la foule des Cimbres et des Teutons les armées de Cépion et de Mallius.

Mais, si les Gaulois étaient vaincus, comme ils avaient concentré
l’élite des forces de toutes leurs tribus, comme ils s’étaient ramassés
en un seul corps contre César, leur défaite serait la condamnation de
la Gaule, et condamnation sans recours et sans appel, aussi légitime
que si elle était formulée par une sentence divine.

À leur manière d’entendre la guerre, on reconnaît l’instinct des
nations et on peut prévoir leurs destinées. L’Espagne, terre de
régions isolées et de bassins séparés, morcela sa résistance à Rome, la
dispersa dans vingt contrées et la fit durer deux siècles. La Gaule,
que la nature a faite pour l’unité, et qui, malgré les jalousies de
ses cités, sentait qu’elle était le patrimoine d’une seule race, groupa
sur un point tous ses moyens de défense pour s’en servir le même jour:
comme disait le géographe grec Strabon, «en masse elle réunit et lança
ses hommes, et, ceux-ci battus en masse, elle se trouva brisée d’un
seul coup».


XII

L’armée de secours campa sur les flancs et les plateaux de la montagne
de Mussy. Elle avait, droit devant elle au Levant, les retranchements
romains de la plaine des Laumes, et, au delà, le mont et la ville
d’Alésia; devant elle encore, mais plus à sa gauche et plus à sa
droite, les deux extrémités de la ligne des collines fortifiées par
César, le Mont Réa et le plateau de Flavigny.

La bataille commença le lendemain de l’arrivée. Elle dura près d’une
semaine. Il y eut trois journées de combat, séparées chacune par un
jour de repos. La lutte fut toujours engagée sur les deux fronts des
lignes romaines, attaquées au dehors par les Gaulois de secours, au
dedans par ceux de Vercingétorix, les uns et les autres cherchant à se
rejoindre. Mais, tandis que l’armée d’Alésia ne fit et ne pouvait faire
qu’une seule chose, tenter l’assaut sur un point, celle de la campagne
hésita entre plusieurs tactiques, et ne prit la moins mauvaise que le
dernier jour.

La première journée fut une bataille de cavalerie.

Les Gaulois avaient amené 8000 chevaux. C’était la dernière réserve
de leur noblesse. Le bon sens exigeait qu’on l’exposât le plus tard
et le moins possible. Dans l’attaque d’une place-forte, la cavalerie
ne devait servir qu’à couvrir les rangs extérieurs des troupes allant
à l’assaut. Victorieuse, elle ne ferait presque rien contre les
retranchements de César; vaincue, elle ferait défaut pour protéger
une retraite ou décider une poursuite. Trois fois déjà, elle s’était
heurtée aux chevaux du proconsul; et trois fois, à Noviodunum, à Dijon,
devant Alésia même, elle avait été abîmée par les Germains. Cependant,
incapables de se laisser guérir par l’expérience, les quatre chefs
firent descendre leur cavalerie dans la plaine; le reste de l’armée
demeura à l’écart, sur les hauteurs de l’Ouest.

César avait, dès la première alerte, mis en branle toute son armée.
S’attendant à un double assaut, il avait fixé à chaque cohorte sa place
sur l’une ou l’autre de ses deux lignes: ses hommes la conserveront
jusqu’à la fin, sans trouble ni incertitude. Mais, à la vue de la
cavalerie ennemie, il saisit l’avantage qu’il y avait pour lui à la
forcer à la bataille, et il fit sortir les cavaliers romains au-devant
d’elle, avec ordre de charger.

Vercingétorix fit ce qu’il y avait à faire. Il envoya au pied de la
montagne ses soldats, chargés de fascines, de terres et de pierres. Les
Gaulois se mirent à l’ouvrage, et réussirent à combler sur un point
le grand fossé extérieur. Ils s’apprêtaient à pousser au delà, vers
les pièges et les ouvrages intérieurs, lorsqu’ils comprirent que leurs
alliés du dehors, au lieu de marcher à leur rencontre, galopaient dans
la plaine.

C’était du reste un beau combat de cavalerie que celui qui se
déroulait, à la clarté du grand jour, dans le vallon des Laumes; on
se battait à la vue des trois armées, massées sur tous les coteaux du
voisinage, de trois cent mille hommes qui regardaient, attentifs et
immobiles, les péripéties de la lutte. Les Gaulois hurlaient de joie
quand ils croyaient leurs cavaliers vainqueurs; et les combattants,
Celtes ou Romains, se sentant admirés ou jugés, s’excitaient comme dans
un carrousel à mort.

Les Gaulois firent leur devoir avec vaillance et habileté. Suivant la
tactique chère à Vercingétorix, les cavaliers avaient amené avec eux
des archers et des fantassins légèrement armés qui se dispersèrent
derrière les chevaux. Les troupes romaines repoussèrent d’abord les
escadrons gaulois. Mais elles furent soudain accueillies par des volées
de flèches et de dards qui arrêtèrent leur élan, blessèrent beaucoup
de monde, les firent reculer en désordre. La mêlée générale s’engagea,
où les Romains, accablés par le nombre, finirent par avoir le dessous,
après cinq heures d’un combat commencé vers midi.

Alors, presque au coucher du soleil, César décida d’en finir. Il
réunit sur un même point tous les cavaliers germains, les forma en
lignes serrées d’attaque, et les fit charger tous ensemble. L’effet
fut immédiat. Les rangs ennemis furent enfoncés, les archers enveloppés
et égorgés; le reste de la cavalerie romaine reprit courage, et il ne
resta plus qu’à poursuivre les Gaulois jusque près de leurs camps sans
leur laisser le temps de se rallier. C’était la quatrième victoire que
César devait à ses cavaliers germains.

Les troupes d’Alésia, dont la besogne avait été en partie inutile,
regagnèrent tristement leurs remparts, désespérant déjà sous
l’impression d’une première défaite.


XIII

La seconde journée fut une bataille d’artillerie.

Le jour qui suivit la défaite de leur cavalerie, les Gaulois du dehors
construisirent rapidement tout un matériel de siège, fascines, échelles
et grappins en quantité. Au milieu de la nuit, ils sortirent de leur
camp et s’avancèrent en silence, archers et frondeurs en tête. Arrivés
à portée des lignes romaines, ils s’élancèrent, en poussant tout
d’un coup une formidable clameur, dont l’écho, à deux mille mètres de
là, donna, comme un signal, l’éveil à Vercingétorix; la trompette y
répondit aussitôt, pour appeler les assiégés aux armes.

Jusque-là rien de mieux. Mais Comm, ses collègues et leur conseil
auraient mieux fait, avant d’agir, de réfléchir et de délibérer
davantage. Ils s’en allaient dans la nuit, droit devant eux, sans
renseignements, à l’aveuglette. Puisqu’ils portaient leurs efforts sur
un même point, ils auraient dû reconnaître le terrain, s’informer, et
attaquer le secteur le plus vulnérable. Or, en s’avançant ainsi par le
plus court, sur les lignes qui leur faisaient face, ils se trouvaient
assaillant par la plaine des Laumes, où César avait placé ses défenses
les plus fortes et les plus variées, et deux de ses bons légats,
Trébonius et Marc-Antoine.

Du dehors, les Gaulois engagèrent un vif combat à distance avec les
légionnaires accourus sur leur terrasse. Des décharges continues de
balles de frondes, de pierres et de flèches firent d’abord un grand mal
aux Romains, ce qui permit à leurs ennemis de combler avec les fascines
le fossé extérieur.

Les Gaulois de Comm s’approchèrent encore. Les machines avaient été
mises en batterie par les soldats de César: une grêle de projectiles,
balles, boulets de plomb, pieux et traits de toute sorte, volèrent sur
les assaillants. Ils étaient si nombreux qu’ils gagnèrent pourtant du
terrain, et que Trébonius et Marc-Antoine furent obligés de dégarnir
les redoutes voisines pour renforcer les défenseurs du retranchement.

Mais, quand les Gaulois eurent fait quelques pas de plus, leurs rangs
s’arrêtèrent et se rompirent brusquement. Ils arrivaient aux galeries
de pièges. Les uns s’accrochèrent aux aiguillons de fer; les autres
tombèrent et s’empalèrent dans les trous-de-loups. Ceux qui purent
s’avancer plus loin se trouvèrent alors à portée des redoutables
«javelots de rempart», qui partaient à travers les parapets et du haut
des tours: beaucoup périrent de la sorte.

La partie n’était cependant pas désespérée, si on avait le courage
de persévérer et de marcher toujours, en bâtissant par-dessus ces
embûches une jetée de cadavres. De leur côté en effet, les soldats
de Vercingétorix, fort bien outillés par leur chef, s’approchaient
lentement, mais à coup sûr, utilisant la besogne faite l’avant-veille,
évitant ou recouvrant les pièges, qu’ils devaient connaître, comblant
peu à peu le premier des deux fossés qui les séparaient seuls de la
terrasse où les attendaient les légionnaires.

Mais l’armée du dehors, mal aguerrie contre les surprises et
l’impatience, s’exaspéra de ces résistances souterraines et de ces
blessures étranges. Le jour venait. Quand elle aperçut, en face
d’elle, les retranchements intacts, et, sur les hauteurs de droite et
de gauche, les camps ennemis, quand elle se vit dans la plaine, sans
cavalerie pour abriter ses flancs, sous la menace d’autres légions qui
paraissaient prêtes à descendre pour se rejoindre derrière elle, elle
prit peur, et rétrograda vers ses camps.

En ce moment, Vercingétorix et ses soldats n’étaient pas loin de la
terrasse romaine. Ils n’eurent pas le temps d’y toucher. Ils apprirent
la retraite de leurs alliés: ils n’avaient plus qu’à s’arrêter, s’ils
ne voulaient pas être enveloppés par une double ligne d’adversaires.
Pour la seconde fois, ils remontèrent à Alésia, vaincus presque sans
avoir eux-mêmes combattu.


XIV

La troisième journée, enfin, on donna l’assaut des lignes de César.

Le conseil de guerre des Gaulois confédérés se réunit après ces deux
tentatives inutiles et meurtrières. Il fit venir des gens du pays,
il leur fit dire ce qu’ils savaient des travaux et des camps romains,
de leur emplacement et de leur force respectives. Comm et les autres
apprirent ainsi, et sans peine, que le camp romain du Nord-Ouest se
trouvait dans une situation défavorable, en contre-bas et en pente sous
les roches et les bois du Mont Réa. Des éclaireurs qu’ils envoyèrent
sur les lieux confirmèrent la chose et reconnurent les chemins. Les
chefs décidèrent aussitôt de tenter sur ce point l’assaut principal.
Ces mesures étaient réfléchies et excellentes: mais c’était le jour de
leur arrivée qu’ils auraient dû s’informer et les prendre.

Dans toute l’armée, ils trièrent une élite de 60000 hommes, qu’ils
empruntèrent aux nations réputées les plus braves, par exemple
aux Arvernes et aux Lémoviques; Vercassivellaun, le cousin de
Vercingétorix, fut mis à leur tête. C’était donc à des Arvernes que
la Gaule continuait à commettre le devoir de lutter contre César.--On
arrêta un plan d’attaque que les soldats ne connurent pas, pour que des
transfuges ne pussent en aviser l’ennemi.

Vercassivellaun quitta son camp après la tombée de la nuit, marcha au
Nord en s’éloignant d’Alésia (en aval de la Brenne?), revint vers le
Sud (par le ru d’Éringes?) et finit par s’arrêter, vers le lever du
jour, à quelque 1500 mètres du Mont Réa (dans les ravins au nord de
Ménétreux?), caché derrière les collines. Il fit alors reposer ses
troupes de leur longue marche dans la nuit, en attendant l’heure de
midi, qui avait été fixée pour engager l’affaire.

Aux approches de midi, tout le monde gaulois se mit en mouvement.
Vercassivellaun fait gravir aux siens les pentes du Mont Réa, qui
dominait le camp romain. Les trois autres chefs envoient dans la
plaine leurs derniers cavaliers, qui viennent se déployer en face des
lignes attaquées l’autre jour. Les 190000 fantassins qui forment le
reste de l’armée de secours sortent des camps et apparaissent sur le
rebord des hauteurs. Enfin Vercingétorix, voyant toutes ces manœuvres,
descend de la montagne d’Alésia avec son attirail de siège, retiré
cette fois de son camp: il a des baraques pour attaquer la terrasse
à l’abri des machines, des perches et des faux pour arracher ou
renverser les palissades des retranchements ennemis: il comprend qu’il
faudra, à cette troisième sortie, arriver jusqu’à eux. Comme les jours
précédents, il se dirigea vers les lignes d’en bas, dont il avait
déjà nettoyé les abords, et que semblaient menacer, de l’Ouest, les
principales troupes de ses alliés.

L’action définitive allait commencer. César se posta sur le flanc
nord-ouest de la montagne de Flavigny, d’où il pouvait suivre, à sa
gauche, les mouvements de la plaine et du camp gaulois, en face de lui
ceux de Vercassivellaun et du Mont Réa, à sa droite ceux d’Alésia et de
Vercingétorix.

L’attaque eut lieu en même temps sur les lignes extérieures et
intérieures de l’armée romaine. Elle parut d’abord confuse et
désordonnée; les Romains se crurent assaillis sur tous les points
à la fois. Ils allaient et venaient, se portant au hasard là où ils
croyaient le danger plus grand, et les endroits à défendre étaient si
nombreux qu’ils s’effrayaient de ne pouvoir être partout à la fois. Les
hurlements gaulois accroissaient leurs incertitudes: ils voyaient des
ennemis en face d’eux, ils en entendaient sur leurs flancs et derrière;
et les légionnaires d’un front, ne sachant si leurs camarades de
l’autre front les protégeraient à temps, finissaient par songer plutôt
aux ennemis qu’ils ne regardaient pas qu’à ceux qu’ils combattaient.

Mais peu à peu la situation s’éclaircit. Les chances se balançaient
entre les deux adversaires.

Au Nord-Ouest, Vercassivellaun l’emportait. Il avait habilement réparti
les siens en trois groupes, divisés en équipes. Les uns, maîtres des
hauteurs, accablaient de traits les légionnaires. Les autres, chargés
de terre, en jetaient sans relâche dans les fossés et sur les pièges,
dont ils se doutaient cette fois, et recouvraient les fondrières de
la défense d’une véritable chaussée d’attaque. D’autres enfin, se
massant en tortue, avançaient plus rapidement de la terrasse romaine.
Quand une équipe était fatiguée, une autre la relayait. Les Romains,
au contraire, devaient être tous sur pied. Les munitions et les forces
commencèrent à manquer aux deux légions campées sur ce point: les
légats prévinrent César.

Vercingétorix était moins heureux. Les retranchements de la plaine
étaient les plus achevés et les mieux défendus de toutes les lignes
romaines. La terrasse, les légions, Trébonius et Marc-Antoine tenaient
bon. Ce qui fut plus grave pour les Gaulois, c’est qu’il ne leur vint,
de ce côté, aucun secours sérieux du dehors. Les cavaliers, descendus
dans la plaine, reculèrent devant les abatis et les fossés. Les 190000
fantassins ne s’éloignèrent pas des hauteurs. Vercingétorix fut laissé
à ses seules forces.--Il faut se résigner à ignorer les motifs de
cette étrange abstention. On a voulu excuser les trois chefs, Comm et
les deux Éduens, en disant que leurs troupes étaient trop mauvaises
pour combattre. Alors, pourquoi les avoir amenées? Puis, quand une
armée romaine a déjà 37 kilomètres de front à garder contre 140000
hommes, une nouvelle multitude de 190000 assaillants, même maladroits,
même désarmés, n’est pas une quantité négligeable. Il suffisait d’une
panique ou d’une lassitude générale pour faire perdre aux dix légions,
«en une seule heure», disait César en ce moment même, «le fruit de
tous leurs travaux et de toutes leurs victoires». C’était pour cette
heure, et pour cette heure seule de l’assaut, que Vercingétorix avait
réclamé l’arrivée en masse de tous les Gaulois, et les trois quarts
de ceux qui étaient venus, immobiles en face de lui, de l’autre côté
des lignes romaines, semblaient refuser de marcher à sa rencontre.
Les chefs confédérés ne faisaient les choses qu’à moitié et qu’à
contre-cœur, et ils laissaient aux deux jeunes Arvernes, Vercingétorix
et Vercassivellaun, le privilège de servir de champions à la liberté
de toute la Gaule. Les deux Éduens, Éporédorix et Viridomar, n’auraient
pas à se faire pardonner par César une trop grande obstination.

Alors le proconsul, voyant Vercingétorix isolé et arrêté dans la
plaine, put porter tous ses efforts contre Vercassivellaun. Sur le
flanc du Mont Réa, Réginus, Rébilus et leurs 20 cohortes lâchaient
pied. Il en envoya six autres sur ce point, et, ce qui valait mieux,
il remit à Labiénus lui-même la défense de ce secteur, avec ordre, à
la dernière extrémité seulement, de faire une sortie pour dégager la
terrasse.--Lui-même descendit dans la plaine, pour se rapprocher de
Vercingétorix.

Les deux mortels ennemis se trouvaient à quelques pas l’un de l’autre.
César prit en main la résistance, alla de rang en rang, échauffa les
légionnaires de sa parole éloquente.

Mais à ce moment, comme si Vercingétorix n’eût attendu que ce mouvement
de troupes et ce déplacement du proconsul pour modifier sa tactique, il
abandonna les lignes de la plaine, inclina à sa gauche vers le Sud-Est,
et gravit avec ses machines et ses engins les pentes de la montagne de
Flavigny.--Il détournait ainsi son point d’attaque. Il l’éloignait de
celui de Vercassivellaun: ce qui, en dépit de l’apparence, était plus
sage que de l’en rapprocher. S’il eût marché vers le Nord, il eût amené
César avec lui: et le plus grand service qu’il pouvait rendre à son
cousin était d’entraîner le plus loin possible le proconsul et quelques
cohortes.--Mais son adversaire le comprit et ne bougea pas, demeurant
en observation entre les deux champs de bataille.

Du reste, Vercingétorix avait bien choisi son nouveau poste. On ne
l’attendait pas sur la montagne de Flavigny. Peut-être était-ce de
là qu’étaient parties les six cohortes emmenées par Labiénus. Les
pièges, semble-t-il, étaient plus rares ou moins dangereux sur ces
pentes. La tentative du chef gaulois, rapidement conduite, fut bien
près de réussir. Jamais il ne pénétra plus avant dans les ouvrages
de son ennemi. Les décharges de ses archers jetèrent le trouble parmi
les défenseurs de la terrasse, parmi ceux des tours elles-mêmes. Les
Gaulois en profitèrent pour combler les fossés, et pour attaquer
enfin et déchirer à coups de faux la cuirasse et la palissade des
retranchements: la première brèche fut ouverte à travers la muraille
romaine.

À la même minute, sur le point où combattait Vercassivellaun, Labiénus,
lui-même, reculait, et les Gaulois commençaient à escalader la
terrasse.

Sur les deux fronts, les lignes de César avaient cédé.--Celtes
et Romains sentaient que les minutes suprêmes étaient venues. Un
prodigieux effort tendit les volontés et raidit les muscles. Pour les
uns et les autres, c’était la fin de tout qui approchait. Les poitrines
haletaient d’angoisse et de courage. Si, à ce moment, les réserves de
l’armée de renfort avaient donné par-dessus les autres versants de
la montagne de Flavigny, la brèche taillée par Vercingétorix se fût
démesurément élargie, César n’aurait pas eu assez d’hommes pour la
défendre, il n’aurait pu protéger Labiénus, l’armée romaine eût été
broyée sous ces marées convergentes, et le sénat aurait dû remettre à
d’autres temps et à un nouveau proconsul la mission de reconquérir les
Gaules.

Devant le nouveau danger, celui qui éclatait subitement du côté de
Flavigny, César laissa Labiénus aux prises avec Vercassivellaun,
et ne s’occupa plus, dans l’instant, que de la brèche et que de
Vercingétorix. Il lança contre lui Brutus et de nouvelles cohortes:
elles ne purent tenir. Il en envoya d’autres avec C. Fabius: elles
faiblirent encore. Les hommes de Vercingétorix combattaient avec
une effroyable énergie. Enfin César, à la tête d’un nouveau renfort,
choisi parmi des troupes fraîches, se montra lui-même contre le chef
arverne, et, pour la dernière fois, ils luttèrent tous deux l’un en
face de l’autre. Grâce au proconsul, les cohortes reprirent courage.
Vercingétorix recula, sans désordre, combattant pied à pied.--César put
enfin regarder et se porter du côté de Labiénus.

Sur ce point, Labiénus avait jugé la partie perdue. Il ne songeait
plus à défendre la terrasse, envahie de toutes parts. Il ne voyait de
salut que dans un coup d’audace, une sortie désespérée. César la lui
avait permise: il la résolut. Il réunit en un tour de main 39 cohortes,
celles qu’il trouva le plus près de lui sur les divers postes de la
défense; il les groupa au hasard en un seul corps de bataille; il
avertit son général, et attendit.--César avait eu le temps de donner
deux ordres précis. Derrière lui, il avait mis en marche tout ce qui
lui restait d’hommes disponibles, quatre cohortes, tirées de la redoute
la plus proche; il les soutint d’une partie de sa cavalerie. À sa
gauche (?), dans la plaine, par le dehors de ses lignes, il envoya le
reste de ses escadrons pour prendre en écharpe les assaillants du Mont
Réa; ils n’avaient rien à craindre des cavaliers ennemis: la défaite
et les fautes des jours précédents condamnaient les Gaulois dans leur
dernière bataille.

César accéléra sa marche, pour y assister. Dès que les hommes
de Vercassivellaun le virent s’approcher, ils attaquèrent les
premiers.--Ce fut, à ce que raconta plus tard le proconsul, un
moment solennel et un éclatant spectacle. Les quinze mille hommes
de Labiénus étaient massés sur les dernières pentes du Mont Réa.
Derrière eux s’avançait rapidement César, vêtu du manteau de pourpre
qui le désignait aux regards de tous. Plus loin, dans les lignes,
se hâtaient d’autres légionnaires, des troupes de cavaliers. Des
escadrons galopaient au delà, dans la plaine, allant au même but. Il
semblait que toute l’armée romaine voulût se réunir en un bloc pour
pénétrer les masses ennemies. Une clameur s’éleva des deux troupes,
lorsqu’elles se heurtèrent; et, répercutée au loin par les collines et
les camps, elle éveilla partout de nouveaux cris, que l’écho rapporta
aux combattants.--Mais Vercingétorix et ses adversaires, à 3 kilomètres
de là, ne se doutèrent de rien, s’acharnant sans repos autour de la
terrasse, tandis que leur sort se décidait au loin.

Formées en colonnes d’attaque, les cohortes de Labiénus s’ébranlèrent
vers la hauteur. Les javelots étant inutiles sur cette montée, elles se
précipitèrent les épées en mains. La mêlée s’engagea. Mais l’affaire
ne fut réglée que par l’arrivée des cavaliers de renfort. Quand les
Gaulois virent ou entendirent soudain, sur leurs flancs et leurs
dos, les escadrons ennemis (venus par Ménétreux?), ils reculèrent.
Les Germains chargèrent avec leur courage et leur bonheur habituels.
Enveloppés presque de toutes parts, menacés encore par les troupes
qu’amenait César, il ne restait plus aux Gaulois qu’à fuir en hâte,
s’ils ne voulaient pas périr jusqu’au dernier. La débandade commença,
et la bataille prit fin.

Vercingétorix tenait encore, ignorant la défaite des siens. Mais,
pendant ce temps, les gens qui guettaient sur les remparts d’Alésia,
virent revenir les premiers légionnaires vainqueurs, chargés de
boucliers brillants et de cuirasses sanglantes, dépouilles des chefs
vaincus. Une clameur douloureuse courut dans la ville, et Vercingétorix
ne tarda pas à apprendre que le sort de la Gaule était désespéré.

Il reprit le chemin d’Alésia, d’où il ne devait plus redescendre que
pour se rendre au vainqueur (fin septembre?).

[Illustration: ALÉSIA ET SES ENVIRONS.]



CHAPITRE XVIII

VERCINGÉTORIX SE REND À CÉSAR

      Quoniam sit Fortunæ cedendum,... morte sua Romanis
      satisfacere... velint.

      CÉSAR, _Guerre des Gaules_, VII, 89, § 2.

  I. Dernière défaite de l’armée de secours.--II. De la possibilité
  de continuer la lutte. Les chefs survivants.--III. Vercingétorix
  prend la résolution de se rendre.--IV. Motifs supposés de cette
  résolution.--V. Déclarations de Vercingétorix à son conseil.--VI.
  Préparatifs de la reddition.--VII. Cérémonial de la reddition de
  Vercingétorix.


I

Vercingétorix put, pendant la nuit, établir le bilan de la défaite.

Ce qu’il avait éprouvé lui-même et ce que ses hommes avaient vu du
haut des remparts, signifiait qu’Alésia était perdue. Trois fois il
s’était heurté aux lignes de la plaine, sans avoir pu entamer la
terrasse; il l’avait ouverte enfin sur les lignes d’en haut, mais
les légionnaires avaient fermé la brèche de leurs propres corps, et
aucun allié du dehors n’était apparu sur ce point pour le soutenir
et pour prendre à dos ses adversaires. Il était évident pour lui, non
seulement que toute la Gaule ne s’était point levée à son ordre, mais
que, de ceux qui étaient venus, les deux tiers n’avaient point bougé à
ses cris. Vercingétorix devina peut-être, à cette absence des uns, un
refus d’obéir, à cette abstention des autres, un abandon pire qu’une
trahison. Les seules troupes qu’on avait vues faire leur devoir, celles
de son cousin Vercassivellaun, avaient été écrasées, et c’était de
leurs dépouilles que se jonchaient à cette heure les camps de César.

Ce que Vercingétorix ignorait du désastre était plus considérable
encore, et engageait les destinées de la Gaule après celles d’Alésia.
César, le soir de l’assaut, avait vigoureusement pressé les fuyards,
et ses cavaliers en firent un tel carnage que bien peu d’hommes purent
regagner sains et saufs les camps gaulois. Sédulius, chef de guerre et
magistrat des Lémoviques, fut tué; Vercassivellaun fut pris vivant dans
la fuite; 74 enseignes de tribus furent apportées à César.--Restaient
les 190000 hommes qui n’avaient point donné ce jour-là. Il ne semble
pas qu’ils se soient beaucoup aventurés hors de leurs camps. Ils y
revinrent à la première alerte. Ils s’en échappèrent au premier bruit
de la défaite. Si les soldats de César n’avaient pas été brisés de
fatigue, après avoir passé la journée entière à marcher ou à combattre,
ils auraient pu détruire ou prendre leurs adversaires jusqu’au dernier
corps.

Cependant, le proconsul ne renonça pas tout à fait à cette espérance.
Il laissa s’écouler dans le repos les premières heures de la nuit;
vers minuit, il envoya ses cavaliers et 3000 fantassins pour couper
la route aux dernières bandes en retraite. Lui-même se mit à leur
poursuite avec d’autres troupes, au lever du jour. Quand les Gaulois
l’aperçurent en si petit équipage, ils eurent un moment l’illusion de
la revanche, et l’accueillirent, dit-on, avec des éclats de rire. Mais
ce ne fut que la joie d’un instant: les autres Romains arrivaient par
derrière, leurs ennemis perdirent la tête, et ne leur laissèrent plus
que la peine de prendre ou de tuer. Ce fut, raconta-t-on plus tard, la
plus vaste boucherie de Gaulois que César eût ordonnée en huit ans.

Ceux qui échappèrent, et notamment les principaux chefs, se hâtèrent
de se séparer, gagnant, chacun de son côté, les refuges de leurs cités
ou de leurs clans. «La grande armée de la Gaule s’était évanouie et
dissipée, comme le spectre d’une nuit de cauchemar.»


II

Mais, si l’effort collectif du nom celtique était à jamais rompu, si
aucun chef ni aucune nation n’étaient désormais capables de grouper
toutes les volontés en un seul corps, il était encore possible
d’organiser, dans presque toutes les cités de la Gaule, de belles
résistances, comme l’avait fait Ambiorix en 53 dans les forêts
marécageuses du pays éburon.

Sans doute, c’en était fait du patriotisme public des deux plus
grands peuples, les Arvernes et les Éduens. Vercassivellaun pris,
Vercingétorix près de l’être, les autres chefs arvernes du dehors
ne songeaient plus qu’à se rendre aux meilleures conditions, et à se
retrouver tranquilles et considérés comme au temps de Gobannitio. Les
Éduens, et parmi eux Viridomar et Éporédorix, espéraient la même chose,
et une autre encore: regagner, avec la faveur de César, l’hégémonie
qu’il avait une première fois donnée à leur peuple. Les patriotes ne
pouvaient compter sur les refuges de Gergovie et de Bibracte, presque
déjà promis au vainqueur par la pensée des chefs. Mais Vercingétorix
avait, en ses amis, une monnaie d’excellent aloi, et les places-fortes
du plateau central offraient d’imprenables réduits aux dernières
résistances.

Lucter, le chef cadurque, était vivant, et il possédait, sur l’autre
versant des monts arvernes, la ville et le puy d’Uxellodunum (Issolu
près Vayrac?), qui valait presque Gergovie. Dumnac, le chef des
Andes, Gutuatr, celui des Carnutes et l’homme de Génabum, d’autres
en Armorique, étaient décidés à ne point poser les armes. Le Sénon
Drappès, qui ne faisait qu’un avec Lucter, était prêt à toutes les
folies. Les Bituriges hésitaient à se soumettre. Même les Éduens
étaient représentés, dans ce groupe d’indomptables, par un des leurs,
Sur, qui fuyait vers les Trévires pour pouvoir combattre encore. Car
les Trévires étaient toujours à réduire, et les Bellovaques étaient
plus que jamais désireux de faire la guerre «en leur nom»: leur chef
Correus, qui avait une haine implacable du nom romain, ne reculerait
pas devant la levée en masse de son peuple, et ses voisins, Ambiens
d’Amiens, Atrébates d’Arras, Calètes du pays de Caux, Véliocasses de
la basse Seine, étaient disposés à se joindre à lui. Les Aulerques
eux-mêmes n’étaient pas brisés par la mort de Camulogène et la défaite
de Paris. Comm l’Atrébate était sain et sauf, entêté dans son serment,
et il avait, comme on sait, des amis dans tout le Nord. Les Gaulois
pouvaient, par delà l’Océan, appeler à leur secours leurs frères
de Bretagne, comme ils l’avaient déjà fait. Il leur restait aussi
la ressource de se payer des Germains contre César: Comm se faisait
fort de lever des hommes chez les peuples du Rhin, toujours enclins
à combattre le maître de la Gaule, quel qu’il fût. Enfin, les vaincus
savaient que le proconsulat de leur vainqueur prenait fin à deux ans
de là: s’ils pouvaient traîner la lutte une couple d’années, le jour
où César quitterait le pays, la partie redeviendrait égale entre eux et
les Romains.

Ainsi, de Cahors à Angers, de Bourges à Arras, de Rouen à Trèves,
un cercle d’hommes décidés environnait encore César, et il suffisait
peut-être de l’ordre d’un seul pour allumer autour du vainqueur, sur
le sol de presque toute la Gaule, les mêmes foyers d’incendie qu’au
printemps, aux abords d’Avaricum. Seul, Vercingétorix pouvait être ce
chef et donner cet ordre.


III

Il fallait, pour cela, qu’il s’échappât d’Alésia. Un écrivain ancien a
dit que la chose n’était pas impossible. De fait, il ne devait pas être
malaisé à un homme seul, hardi, vigoureux, sans blessure, de forcer les
lignes romaines, ébréchées dans les combats de la veille, et privées
d’un bon nombre de leurs gardiens occupés à la poursuite des fugitifs.
Mais Vercingétorix ne voulut pas tenter cette aventure.

Demeurant à Alésia, il aurait pu proposer aux siens, jusqu’à épuisement
de leurs forces, un dernier assaut des retranchements de César: ce
n’eût pas été le salut, mais la gloire d’une mort en commun, les armes
à la main. Sur le champ de bataille de Paris, Camulogène et les siens
avaient donné le modèle de cet acharnement au combat qui est la plus
belle forme du suicide collectif. Vercingétorix ne songea pas à imiter
cet exemple.

Il décida de rester et de se rendre. Nous sommes condamnés à ignorer
toujours les motifs qui inspirèrent sa résolution. Il n’est pas
interdit cependant de supposer, d’après ses paroles et son attitude du
lendemain, quelles pensées l’assaillirent et fixèrent sa volonté durant
la nuit de la défaite.


IV

--S’il quittait Alésia, même pour recommencer la guerre, il paraîtrait
s’enfuir, craindre le combat, la défaite et la mort. Et il livrerait
à l’impitoyable rancune de César ceux qui survivaient de l’armée
assiégée: je parle des soldats et non des chefs. Ces Gaulois étaient
les insurgés de la première heure; ils avaient combattu avec lui devant
Avaricum, dans Gergovie, autour d’Alésia; il les avait formés: ils
étaient à la fois ses hommes et son œuvre. Qu’il les abandonnât ou
qu’il les conduisît à l’assaut, il les offrait également à la mort. Il
n’en avait pas le courage.

--Puis, au delà des lignes de César, qu’aurait-il trouvé? Vercingétorix
ne savait rien de précis sur ce qui s’était passé dans le reste de la
Gaule. Il avait vu venir des hommes, il les avait vus se battre en
vain pendant quelques jours, il les avait vus s’enfuir: il ignorait
quel appui et quel accueil il rencontrerait hors d’Alésia, et s’il ne
se heurterait pas à quelque parti de traîtres ou de lâches prêts à le
vendre froidement. Son compatriote, l’Arverne Épathnact, ne fera-t-il
pas présent à César, l’année suivante, de Lucter enchaîné?

--De quelque manière qu’il tombât entre les mains de César, ce dernier
le ferait mourir. Il avait trop souvent arraché la victoire à cet
orgueilleux de vaincre pour être pardonné de lui. La clémence de César
n’était pas encore un de ces axiomes qui courent le monde au profit
d’une ambition. Ambiorix traqué, Dumnorix égorgé, Acco exécuté, le
sénat vénète massacré par ordre, l’incendie de Génabum, la tuerie des
vieillards, des femmes et des enfants bituriges: voilà les exemples
qu’on avait en ce moment de la manière habituelle du proconsul. Quant
au peuple romain, il avait pu respecter la vie de grands rois comme
Bituit ou Persée: mais Vercingétorix n’était qu’un roi d’occasion, et
il devait connaître dans l’histoire du monde les morts d’Hannibal et de
Jugurtha, les ennemis de Rome auxquels il ressemblait le plus.

--Je ne dis pas qu’il eût peur de mourir, ni de faim, ni sur le champ
de bataille, ni dans la prison de César. Mais au moins pouvait-il faire
que sa mort ne fût pas inutile à son peuple.

--S’il aimait vraiment ses hommes, il n’était pas sans défiance à
l’égard des chefs de son conseil. Il n’en avait dompté quelques-uns que
par la crainte des supplices. D’autres l’avaient accusé de trahison.
Il y en avait qui, avant l’arrivée des secours, avaient parlé de se
rendre. Il n’était pas sûr qu’il obtint d’eux une dernière bataille,
qui leur couperait l’espoir, soit de vivre encore, soit de se faire
pardonner par César. Qui sait même s’ils ne prendraient pas les devants
en le livrant de leurs propres mains? De ces chefs, les uns étaient des
Arvernes, auxquels il avait imposé sa royauté, les autres étaient des
Éduens, qu’il avait soumis à la suprématie de sa nation. L’heure de la
patrie défaite est propice aux vengeances des partis politiques.

--Mieux valait qu’il mourût en s’offrant lui-même à César, de manière
à épargner à la Gaule d’autres morts ou de nouvelles hontes, et à lui
réserver, si elle voulait une revanche, le plus d’espérances et le plus
de ressources.

--En se livrant au proconsul, il ne faisait, somme toute, que rendre
justice à lui-même et à son rival. Il était vaincu et bien vaincu. Il
avait combattu jusqu’au bout avec vaillance et intelligence: mais la
légion romaine était plus brave que la tribu gauloise, et Jules César
s’était montré général meilleur et plus heureux que lui. Vercingétorix
dut avoir pour l’homme qui l’avait battu ce respect sincère et naïf que
d’autres Gaulois témoignèrent à leurs vainqueurs.

--Mais il était vaincu, non pas seulement par un homme, mais par les
dieux. Ce n’était pas en vain que Jules César avait un génie familier,
cette Fortune qui ne l’avait jamais trahi, même au pied de Gergovie,
même sur la croupe d’un cheval gaulois: si elle lui avait fait perdre
son épée, elle lui avait rendu la victoire.

--Où étaient au contraire les dieux gaulois, Teutatès et les autres,
auxquels Vercingétorix avait donné de si précieuses victimes? Le roi
des Arvernes avait le droit de croire qu’ils ne communiaient plus
avec lui, et qu’ils regardaient avec complaisance vers les camps du
peuple romain. L’étrange et rapide aventure qui venait de finir était
l’ouvrage, moins des desseins des hommes que d’une volonté divine.

--Pour prix du salut des mortels, les dieux de sa race exigeaient la
vie d’autres mortels. Les pires dangers menaçaient la Gaule: elle avait
besoin d’offrir la plus illustre victime.

--Son premier et son dernier acte, comme chef de la Gaule,
s’adresseraient donc aux dieux. Il avait commencé la guerre par des
sacrifices humains, il la terminerait de même.--

Et Vercingétorix, pensant peut-être toutes ces choses, résolut de se
sacrifier lui-même, et de disparaître, non pas seulement en beau joueur
qui s’avoue vaincu, mais aussi en victime expiatoire prenant la place
d’une armée et d’une ville condamnées par leurs dieux.


V

Le lendemain de la défaite, il convoqua pour la dernière fois le
conseil des chefs, et leur fit part de ses volontés suprêmes.

«--Il rappela d’abord que, s’il avait voulu la guerre contre Rome, ce
n’était point par intérêt personnel: sa seule ambition avait été de
rendre la liberté à tous les peuples de la Gaule.

«--Les destins étaient accomplis. Il n’avait plus qu’à s’incliner
devant la Fortune, qui protégeait César.

«--Pour satisfaire les Romains, il fallait que l’homme qui avait été le
chef de la guerre en fût aussi la victime. Il était prêt à se dévouer
pour le salut de tous.

«--Il leur laissait seulement le choix du sacrificateur. Ils pouvaient
le tuer: ils n’auraient plus qu’à envoyer sa tête à César. S’ils
le préféraient, il se laisserait livrer vivant par eux. Quoi qu’ils
décidassent, il ne s’appartenait plus.»

L’Arverne avait bien jugé tous ces hommes. La parole de Critognat
ne les avait excités qu’un jour; la fièvre du combat passée, épuisés
par la fatigue et la faim, ne voyant de toutes parts que la mort, ils
n’avaient même plus le courage de la chercher eux-mêmes. Vercingétorix
leur faisait entrevoir l’espérance d’avoir la vie sauve. Il leur
offrait ce qu’ils souhaitaient tout bas. Ils succombèrent à la
tentation, peut-être moins par lâcheté que par incapacité de vouloir.
Et ce ne fut pas Vercingétorix qui rendit Alésia, mais les chefs qui
livrèrent leur roi.

Ils acceptèrent, sans hésiter, le projet de reddition. Des
parlementaires furent envoyés à César. Il rappela les conditions
ordinaires: apporter les armes, amener les chefs. La vie fut promise
sans doute à tous, la liberté à quelques-uns: mais Vercingétorix devait
se rendre sans condition. La cérémonie de la capitulation fut fixée,
semble-t-il, au jour même.


VI

Les Romains étaient d’admirables metteurs en scène. Ils recherchèrent
toujours les spectacles qui frappaient l’imagination de leurs alliés
et des vaincus, et qui servaient parfois autant qu’une victoire à
leur assurer l’empire. L’histoire de la conquête de la Gaule se résume
presque dans deux scènes d’une incomparable grandeur: le trophée élevé
par Marius, la reddition de Vercingétorix à César.

Après la bataille d’Aix qui sauva la Gaule de l’invasion germanique
(automne 102), Marius amassa en un monceau colossal les dépouilles des
Barbares vaincus. Le trophée se dressait dans la large plaine de l’Arc,
qu’encadraient de hautes montagnes couvertes de forêts et peuplées
de dieux. L’armée faisait cercle autour du bûcher, toute couronnée de
fleurs. Marius, vêtu de pourpre, levait des deux mains vers le ciel la
torche enflammée. Un silence profond régnait autour de lui: tandis qu’à
l’Orient se montraient, bride abattue, les cavaliers venus d’Italie qui
allaient saluer le vainqueur, au nom du sénat et du peuple romain, du
titre de consul pour la cinquième fois.

Un demi-siècle après (automne 52), le neveu et le véritable héritier
de Marius, Jules César, le lendemain du jour où il avait donné toute
la Gaule à ce même peuple romain, présenta aux dieux de sa patrie, non
plus un grossier butin de bois et de métal, mais «le plus noble trophée
d’une victoire», le roi et le chef même de ceux qu’il avait vaincus.

Devant le camp, à l’intérieur des lignes de défense, avait été dressée
l’estrade du proconsul, isolée et précédée de marches, semblable à un
sanctuaire. Au-devant, sur le siège impérial, César se tenait assis,
revêtu du manteau de pourpre. Autour de lui, les aigles des légions et
les enseignes des cohortes, signes visibles des divinités protectrices
de l’armée romaine. En face de lui, la montagne que couronnaient les
remparts d’Alésia, avec ses flancs couverts de cadavres. En arrière et
sur les côtés, les longues barrières des retranchements, où les deux
brèches faites par l’ennemi semblaient de ces blessures qui rendent
plus glorieux les corps des vainqueurs. Comme spectateurs, quarante
mille légionnaires debout sur les terrasses et les tours, entourant
César d’une couronne armée. À l’horizon enfin, l’immense encadrement
des collines, derrière lesquelles les Gaulois fuyaient au loin.

Dans Alésia, les chefs et les convois d’armes se préparaient: César
allait recevoir, aux yeux de tous, la preuve palpable de la défaite et
de la soumission de la Gaule.

Vercingétorix sortit le premier des portes de la ville, seul et à
cheval. Aucun héraut ne précéda et n’annonça sa venue. Il descendit les
sentiers de la montagne, et il apparut à l’improviste devant César.

Il montait un cheval de bataille, harnaché comme pour une fête. Il
portait ses plus belles armes; les phalères d’or brillaient sur sa
poitrine. Il redressait sa haute taille, et il s’approchait avec la
fière attitude d’un vainqueur qui va vers le triomphe.

Les Romains qui entouraient César eurent un moment de stupeur et
presque de crainte, quand ils virent chevaucher vers eux l’homme qui
les avait si souvent forcés à trembler pour leur vie. L’air farouche,
la stature superbe, le corps étincelant d’or, d’argent et d’émail, il
dut paraître plus grand qu’un être humain, auguste comme un héros: tel
que se montra Décius, lorsque, se dévouant aux dieux pour sauver ses
légions, il s’était précipité à cheval au travers des rangs ennemis.


VII

C’était bien, en effet, un acte de dévotion religieuse, de dévoûment
sacré, qu’accomplissait Vercingétorix. Il s’offrit à César et aux dieux
suivant le rite mystérieux des expiations volontaires.

Il arrivait, paré comme une hostie. Il fit à cheval le tour du
tribunal, traçant rapidement autour de César un cercle continu, ainsi
qu’une victime qu’on promène et présente le long d’une enceinte
sacrée. Puis il s’arrêta devant le proconsul, sauta à bas de son
cheval, arracha ses armes et ses phalères, les jeta aux pieds du
vainqueur: venu dans l’appareil du soldat, il se dépouillait d’un geste
symbolique, pour se transformer en vaincu et se montrer en captif.
Enfin il s’avança, s’agenouilla, et, sans prononcer une parole, tendit
les deux mains en avant vers César, dans le mouvement de l’homme qui
supplie une divinité.

Les spectateurs de cette étrange scène demeuraient silencieux.
L’étonnement faisait place à la pitié. Le roi de la Gaule s’était
désarmé lui-même, avouant et déclarant sa défaite aux hommes et
aux dieux. Les Romains se sentirent émus, et le dernier instant que
Vercingétorix demeura libre sous le ciel de son pays lui valut une
victoire morale d’une rare grandeur.

Elle s’accrut encore par l’attitude de César: le proconsul montra
trop qu’il était le maître, et qu’il l’était par la force. Il ne put
toujours, dans sa vie, supporter la bonne fortune avec la même fermeté
que la mauvaise. Vercingétorix se taisait: son rival eut le tort de
parler, et de le faire, non pas avec la dignité d’un vainqueur, mais
avec la colère d’un ennemi. Il reprocha à l’adversaire désarmé et
immobile d’avoir trahi l’ancien pacte d’alliance, et il se laissa aller
à la faiblesse des rancunes banales.

Puis il agréa sa victime, et donna ordre aux soldats de l’enfermer, en
attendant l’heure du sacrifice.



CHAPITRE XIX

L’ŒUVRE ET LE CARACTÈRE DE VERCINGÉTORIX

      Vercingetorix... id bellum se suscepisse... communis libertatis
      causa demonstrat.

      CÉSAR, _Guerre des Gaules_, VII, 89, § 1.

  I. Résumé et brièveté de sa carrière historique.--II. Son mérite
  comme administrateur et son influence sur les hommes.--III. De
  la manière dont il organisa son armée.--IV. Sa valeur et ses
  défauts dans les opérations militaires.--V. Des fautes commises
  dans les campagnes de 52.--VI. Qu’elles sont la conséquence de
  la situation politique de la Gaule.--VII. Valeur des adversaires
  de Vercingétorix: les légions et César.--VIII. Part qui revient,
  dans la victoire, à Labiénus et aux Germains.--IX. Ce qu’on peut
  supposer du caractère de Vercingétorix. Ses rapports avec les
  dieux.--X. Du patriotisme gaulois de Vercingétorix.


I

Vercingétorix survécut six ans à sa défaite; mais sa carrière
historique finit à l’instant où César ordonna de le traiter en captif.

Elle avait commencé il y avait moins d’un an; elle tenait à peine
dans trois saisons. Vercingétorix était apparu au cours de l’hiver: il
disparaissait avant que l’hiver fût revenu. L’épopée dont il avait été
le héros dura l’espace de dix mois.

En décembre et en janvier, c’est l’insurrection de la Gaule qui
s’organise, en un clin d’œil, dans un pays que César regardait comme
soumis. En mars, c’est le siège d’Avaricum, où Vercingétorix montra
pour la première fois à son adversaire une armée celtique qui sût obéir
à la discipline. En mai, la résistance de Gergovie ne laisse plus à
César que l’espoir de la retraite. Puis, brusquement, en été, survient
cette bataille de Dijon où le proconsul romain ne l’emporta qu’au péril
de sa vie. Et enfin, à l’entrée de l’automne, se déroule et finit le
triple drame d’Alésia, où près de quatre cent mille hommes se réunirent
pour décider du sort de Vercingétorix.

L’œuvre du roi des Arvernes, dans l’histoire des grands ennemis
de Rome, n’est point à coup sûr comparable à celle d’Hannibal et de
Mithridate; elle n’en a pas l’étendue, la variété, la portée générale.
Vercingétorix n’arma qu’une nation, et les deux autres dirigèrent
la moitié du monde. Mais, comme tension de volonté et application
d’intelligence, les trois campagnes d’Avaricum, de Gergovie et
d’Alésia, ramassées en un semestre, valent Trasimène, Cannes et Zama,
échelonnées en dix-huit ans.

Puis, le Gaulois eut sur les adversaires de Rome, sur les deux plus
grands, Hannibal et Mithridate, comme sur les moindres, Jugurtha,
Persée, Philippe, l’avantage de ne combattre qu’avec la force de la
jeunesse, et d’être brisé d’un seul coup. À défaut de la victoire, la
fortune lui a donné le privilège de ne point vieillir dans la défaite
et de ne point s’enlaidir à la recherche d’un asile et dans les
craintes de la trahison. Sa courte vie de combattant eut cette élégante
beauté qui charmait les anciens et qui était une faveur des dieux.


II

Jugeons de plus près ce qu’il a accompli dans ces dix mois.

Sans avoir fait l’apprentissage de l’autorité, Vercingétorix s’est
montré, du premier coup, digne de l’exercer. Je ne parle pas seulement
de son mérite de chef militaire, je l’examinerai tout à l’heure.
Mais il m’a semblé entrevoir en lui quelques-unes de ces qualités
administratives qui donnent seules le droit de gouverner les hommes.

Il a le goût des ordres précis et la volonté d’être ponctuellement
obéi; il fixe des dates, indique des chiffres, marque des lieux de
rendez-vous: ses décisions sont prises sans tâtonnement dans la pensée,
sans flottement dans l’expression. Il sait que le commandement est
d’autant mieux exécuté qu’il est plus rapide, plus net et plus clair.
Ses secrets sont bien gardés, et c’est une des plus rares vertus des
gouvernants que d’obliger leurs auxiliaires à se taire: au moment de la
conjuration de la Gaule, tandis que Comm se laisse dénoncer à Labiénus,
personne ne paraît avoir connu les manœuvres de Vercingétorix; et même
au dernier jour d’Alésia, c’est encore à l’improviste qu’il se montre à
César.

Il a la perception très lucide de ce qu’il faut faire pour arriver
à un résultat déterminé: qu’il s’agisse de masser des troupes sur un
même point à l’heure utile, ou d’amener des assemblées d’hommes à se
résoudre au jour opportun. Il est réfléchi, consciencieux et logique.
Il évalue avec justesse les instruments, soldats ou chefs, étapes
de marches ou passions politiques, qu’il lui faut mettre en œuvre.
J’imagine qu’il sut jauger les chefs ses égaux, s’il est vrai qu’il
les effraya d’abord et les acheta ensuite: et il a reconnu les bons, si
Lucter et Drappès ont été ses principaux auxiliaires. Il a l’expérience
des faiblesses de la foule: voyez avec quelle habileté il a écarté
des Gaulois, impressionnables comme des femmes, la vue des fugitifs
d’Avaricum; et c’est peut-être parce qu’il a soupçonné les lâchetés
des grands qu’il s’est offert en victime expiatoire. Ses négociations
avec la Gaule furent habiles, puisqu’après tout il l’a soulevée presque
entière, et s’est fait accepter d’elle comme chef.

Sa grande force sur les hommes venait de ce qu’il ne les craignait
pas. Il affronta toujours les siens, conseil ou multitude, du même
air de bravoure tranquille qu’il affronta, vaincu, le tribunal de
César. Aussi obtint-il des Gaulois non certes tout ce qu’il aurait
voulu, mais au moins ce que pas un autre Gaulois, avant et après lui,
ne put leur imposer. Gens d’indiscipline, il les mata sans relâche.
Près d’Avaricum, ils voulaient combattre: il les laissa à portée de
l’ennemi, ne les empêcha pas de le voir, et les fit y renoncer. Au pied
de Gergovie, il arrêta à son gré l’élan de la poursuite. L’idéal des
soldats celtes était la bataille: il la leur refusa toujours, à une
fois près, qui fut la journée de Dijon. Tous ses compagnons tiennent
à leurs richesses: il put un jour décider le plus grand nombre à les
brûler eux-mêmes. Les Gaulois répugnaient au travail matériel: il les
habitua à faire une besogne de terrassiers.

Car il savait la manière de parler et de plaire. En dehors du conseil
des chefs, où la jalousie ne désarmait pas toujours, il paraît avoir
été fort aimé dans la plèbe des soldats; elle l’acclamait volontiers,
et il est probable que Vercingétorix, comme son prédécesseur Luern,
prenait avec elle des allures de démagogue. Il eut en tout cas, d’un
chef populaire, l’éloquence fougueuse et entraînante. Même à travers la
phrase paisible de César, on devine qu’il était un orateur de premier
ordre. Il avait le talent de faire vibrer les passions, et d’en tirer,
en toute hâte, les adhésions qui lui étaient nécessaires: peu d’hommes
ont su, comme lui, retourner les volontés ou changer les sentiments
d’autres hommes. Accusé de trahison au moment où il prend la parole,
il termine en étant proclamé le plus grand des chefs. Les Gaulois sont
battus à Avaricum, et, sur un mot de Vercingétorix, ils se persuadent
presque qu’ils sont invincibles.

Mélange d’entrain et de méthode, de verve et de calcul, l’intelligence
de Vercingétorix était de celles qui font les grands manieurs d’hommes:
je ne doute pas qu’elle ne fût de taille à organiser un empire aussi
bien qu’à sauver une nation.--À moins, toutefois, que le désir de
vaincre et la continuité du péril n’aient tendu cette intelligence à
l’extrême et ne lui aient donné une vigueur d’exception: tandis qu’en
des temps pacifiques, elle se serait peut-être inutilement consumée.


III

Car, du premier jusqu’au dernier jour de sa royauté, Vercingétorix ne
fut et ne put être qu’un chef de guerre: toutes les ressources de sa
volonté et de son esprit furent consacrées à l’art militaire.

N’oublions pas, pour l’estimer à sa juste mesure, qu’il s’est improvisé
général au sortir de l’adolescence, et que ses hommes étaient aussi
inexpérimentés dans leur métier de soldats qu’il l’était dans ses
devoirs de chef. De plus, ils avaient, lui et eux, à lutter contre la
meilleure armée et le meilleur général que le monde romain ait produits
depuis Camille jusqu’à Stilicon. Aussi ont-ils eu peut-être, à résister
pendant huit mois, autant de mérite qu’Hannibal et ses mercenaires,
vieux routiers de guerres, en ont eu à vaincre pendant huit ans.

Vercingétorix dut créer son armée en quelques jours, et s’appliquer
ensuite à la discipliner et à l’instruire. Il mit à la former une
attention qui ne se démentit jamais, et il trouva, pour chacune des
armes, la pratique qu’il devait suivre.

La cavalerie gauloise, hommes et chevaux, était supérieure par la
hardiesse et la vivacité, mais elle se débandait vite à la charge ou
dans les chocs, elle n’avait pas la force compacte et enfonçante des
escadrons germains. Le chef gaulois lui évita, sauf à Dijon, les grands
efforts d’ensemble; il ne l’engagea qu’en corps détachés; et de plus,
il intercala dans ses rangs, au moment des combats, des archers et
de l’infanterie légère, dont les traits appuyaient sa résistance ou
protégeaient sa retraite: tactique qu’il emprunta à la Germanie.

Les Romains avaient des troupes excellentes aux armes de jet,
archers de Crète, frondeurs des Baléares, sans parler du javelot des
légionnaires. Vercingétorix multiplia, dans son armée, les corps
d’archers et de frondeurs, qui l’aidèrent maintes fois à préparer
l’assaut des lignes romaines, par exemple à Gergovie et dans la
dernière journée d’Alésia.

L’infanterie gauloise n’était qu’un ramassis d’hommes, fournis
presque tous, sans doute, par les vieilles populations vaincues ou les
déclassés du patriciat celtique: Vercingétorix finit par en tirer un
corps de quatre-vingt mille soldats qu’il déclarait lui suffire et qui
se montrèrent, au moins à Gergovie et à Alésia, braves et tenaces.

L’armée romaine était toujours suivie d’un parc d’artillerie et
comptait de nombreux ouvriers prêts à réparer ou à construire les
machines. Le chef arverne, qui ne se fiait pas aux seules forces des
hommes et des remparts pour attaquer les camps de César et défendre
ses propres places, tira fort bon profit de ces talents d’imitation
qui étaient innés chez les Gaulois: les gens d’Avaricum eurent des
engins presque aussi ingénieux que ceux des assiégeants, et les soldats
d’Alésia mirent en pratique les meilleurs systèmes pour combler les
fossés et faire brèche dans les palissades.

Les légions, après le combat ou la marche du jour, se retranchaient
chaque soir, et leurs camps étaient à peine moins solides que des
citadelles: les Romains combinaient ainsi l’attaque et la protection,
l’offensive et la défensive. Vercingétorix apprit à ses soldats à
fortifier, eux aussi, leurs camps, et à les transformer en refuges
devant lesquels hésitât l’ennemi.

Enfin, si imprenables que parussent les grandes forteresses gauloises,
Gergovie et Alésia, avec leurs remparts et les escarpements de leurs
rochers, il compléta toujours leurs défenses par des boulevards
avancés, derrière lesquels il campait ses troupes, et qui retardaient
encore l’assaillant loin du pied des murailles. Et ces boulevards
furent toujours établis sur les versants des montagnes où les positions
naturelles étaient les moins fortes.

Ainsi, Vercingétorix faisait peu à peu l’éducation militaire de son
peuple, et ne laissait inutile aucune des leçons que lui apportait
l’expérience des combats.


IV

Tout cela montre qu’il eut cette qualité supérieure du chef qui se sent
responsable de la vie de ses hommes et de la destinée de sa nation: la
science très exacte de ses moyens et de ceux de son adversaire, sans
faux amour-propre ni confiance dangereuse. Ce qui apparaît plus encore
dans la manière dont il régla les rapports de tactique entre les deux
armées, la sienne et celle de César.

Sa cavalerie est trop fougueuse: il la dissémine pour qu’elle détruise
sans risques les traînards et les fourrageurs de l’ennemi. Son
infanterie est médiocre sur le champ de bataille: il l’emploie surtout
dans la besogne, plus matérielle, des travaux de siège. Les légions
romaines sont dures comme des villes: il ne les attaque pas de front,
il essaie de les user lentement, par la faim et les escarmouches. Leurs
camps sont inviolables: il leur oppose des forteresses inaccessibles,
comme Gergovie. Les Gaulois aiment à combattre en de grandes masses,
dont la sauvage inexpérience n’aboutit qu’à des massacres: il ne
recourt à ces amas d’hommes qu’une seule fois, lorsque, à Alésia,
en face des retranchements de César, allongés sur cinq lieues et
protégés par des pièges et des redoutes continus, il ne peut avoir
raison des lignes ennemies que sous la montée incessante de corps
innombrables.--Je ne songe ici qu’aux affaires où Vercingétorix prit
la décision la meilleure: mais ce fut, et de beaucoup, le plus grand
nombre.

De même qu’il jugea presque toujours exactement le fort et le faible
des armées, il sut souvent apprécier avec justesse la valeur d’une
contrée et les ressources d’un terrain.

Jules César avait un sens topographique d’une rare sûreté.
Vercingétorix eut moins de mérite à connaître les routes et les lieux
de la Gaule. Encore est-il juste de constater qu’il usa adroitement
de ses connaissances. Ses déplacements avant et pendant le siège
d’Avaricum,--sa longue retraite, tantôt lente et tantôt rapide, mais
toujours hors du contact de l’ennemi, depuis les abords de Bourges
jusqu’aux murailles de Gergovie,--son apparition devant les légions,
au moment où elles veulent franchir l’Allier,--l’habileté avec laquelle
il se présenta à l’improviste près de Dijon, coupant la route du Sud à
César venu du Nord,--la célérité enfin avec laquelle il abrita sa fuite
derrière Alésia:--tout cela indique chez lui l’intelligence des routes,
l’entente des longues manœuvres, un calcul sérieux de la portée des
marches et des contre-marches.

Il sut moins bien manœuvrer sur le champ de bataille. Il manqua
de cette rapidité et de cette acuité de coup d’œil qui faisaient
le génie de César, et que peut seule donner, à défaut de la nature,
l’habitude des rencontres. Il ne devine pas, en une seconde, ce que
l’ennemi va faire ou ce qu’il doit faire lui-même dans une situation
donnée. Sur les bords de l’Allier, il laisse César s’assurer du
passage par une ruse d’enfant. À Gergovie, il perd La Roche-Blanche
avec la même facilité et par un procédé presque semblable; il commet
l’imprudence de dégarnir ses camps au moment où César va les attaquer,
et il l’attend à l’Ouest quand l’autre monte par le Sud. Le jour de
la défaite de sa cavalerie, près de Dijon, il ne sait pas fortifier la
colline qui domine la plaine et d’où les Germains le délogent si vite.
Enfin, à Alésia, il s’use trois fois inutilement contre les lignes
des vallons.--Peut-être, à propos de la plupart de ces circonstances,
est-il bon de rappeler que Vercingétorix, comme tous les Gaulois,
n’avait point l’idée du stratagème militaire: je ne constate pas qu’il
ait employé la ruse pour son compte, et il est presque toujours trompé
par celle de l’ennemi. Ce fut aussi le cas de Camulogène devant Paris:
les Gaulois, disaient les anciens, étaient, à la guerre, «d’une nature
simple et qui ne soupçonne pas la malice».

Un autre reproche que les tacticiens leur avaient fait, c’était de
«manquer de circonspection». Vercingétorix, dès le commencement, est
guéri de ce défaut. Il se rend compte, autant que César lui-même,
que connaître et prévoir font la moitié de la victoire. Tout ce qui
est arrivé de fâcheux aux Gaulois,--le danger de garder Avaricum, la
défaite en bataille rangée, l’échec d’une attaque partielle pour sauver
Alésia,--il l’a annoncé et prédit: et ce fut cette réalisation de
ses pronostics qui le rendait si populaire dans la foule, même après
un désastre. Sa raison fit parfois de lui un prophète. Il n’espérait
jamais la victoire sans se préparer pour la défaite, puisqu’il avait
prévu qu’Alésia et Gergovie lui serviraient de refuges.--À l’heure
du campement, il savait trouver le terrain favorable: il a eu, autour
d’Avaricum, deux ou trois positions successives, sans autre protection
que des défenses naturelles, et pas une seule fois César n’osa
l’attaquer.--Pendant les marches, il ne s’est jamais laissé surprendre,
et il a surpris plusieurs fois son adversaire. César avoue lui-même
qu’il avait beau changer les heures et les routes des expéditions au
fourrage, Vercingétorix ne manquait jamais de fondre à l’improviste sur
ses ennemis.

L’Arverne paraît avoir organisé, autour et à l’intérieur de l’armée
romaine, un vaste service d’espionnage et de renseignements: il a dû,
contrairement aux habitudes gauloises, multiplier les éclaireurs, et
l’on sait que c’est souvent, en campagne, la condition essentielle du
succès. De faibles armées ont pu remporter de très grands avantages,
par cela seul qu’elles transformaient en éclaireurs un dixième de leur
effectif.

Après cela, les autres qualités militaires de Vercingétorix, son
courage, sa constance, son sang-froid, sont choses banales, et
autant du soldat que du général. Il me semble, en relisant César,
que Vercingétorix a été assez sage pour ne pas se lancer inutilement
lui-même au milieu des grandes mêlées. On ne dit pas qu’il se soit
exposé avec cette belle imprudence que le proconsul montra quelquefois.
Si cela est vrai, le chef gaulois eut raison de croire que sa vie était
le principal instrument de salut de son armée et de la Gaule.


V

Ce n’est pas qu’il n’ait commis des fautes, et on en a déjà signalé
quelques-unes, comme les imprudences de Gergovie et les hésitations
de l’assaut au pied d’Alésia. Mais les unes et les autres furent
rapidement réparées.--La seule faute insigne et irréparable, celle qui
annula toutes les victoires et qui prépara toutes les défaites, ce
fut d’engager la bataille, près de Dijon, contre César en retraite:
bataille qui devait finir par un désastre presque sans remède.
Vercingétorix avait toujours dit qu’il ne fallait jamais échanger
la certitude de vaincre lentement contre l’espérance d’un triomphe
immédiat. Il fit, ce jour-là, ce qu’il avait toujours empêché les
Gaulois de faire, et le démenti qu’il donna à ses paroles ne fit que
justifier l’excellence de ses principes.

Les autres fautes de la campagne furent moins les siennes que celles
de son conseil: on eut le tort de ne point laisser César, après le
passage des Cévennes, s’engouffrer jusqu’à Gergovie, et de perdre un
temps précieux en revenant vers le Sud; on eut le tort de ne point
brûler Avaricum. Mais, sur ces deux points, Vercingétorix ne fit que
céder aux chefs. On aurait dû harceler la retraite du proconsul, vaincu
chez les Arvernes: mais c’était la tâche des Éduens. Enfin, si les
Gaulois s’interdirent la levée en masse pour sauver Alésia, si les
trois attaques des lignes de César furent conduites en quelque sorte à
rebours, c’est que Vercingétorix, sans communication avec le dehors, ne
put d’abord faire respecter ses ordres, ni ensuite les faire entendre.


VI

Au surplus, ces fautes militaires furent la conséquence de la situation
politique où se trouvaient Vercingétorix et la Gaule.

Sa royauté sur les Arvernes était une tyrannie qu’il avait imposée
par la plèbe et par ses clients à l’aristocratie de son peuple. Le
principat d’un Arverne sur la Gaule était odieux aux Éduens et sans
doute désagréable à d’autres peuples. Il en résulta qu’il eut pour
principaux rivaux aussi bien les nobles arvernes que les nobles éduens,
et que les chefs les premiers à se soumettre, après la reddition
d’Alésia, furent ceux de ces deux pays: le plus utile des alliés de
César, l’année suivante, fut l’arverne Épathnact, et la première ville
où le proconsul put se reposer en sûreté après sa victoire, fut la
Bibracte des Éduens.

Vercingétorix eut donc le plus à craindre des chefs dont il avait le
plus besoin. La plupart des hommes de son conseil devaient le regarder
comme un gêneur, puisqu’un jour ils essayèrent de s’en débarrasser
comme d’un traître: les hommes les plus capables de trahir croient le
plus volontiers à la perfidie des autres. Aussi le roi arverne dut-il
maintes fois, pour obtenir beaucoup de son conseil, lui accorder
quelque chose: quand César s’avança par le Sud contre l’Auvergne,
Vercingétorix concéda à l’égoïsme des grands propriétaires d’aller
défendre leurs terres; et il épargna de même Avaricum, pour ne pas
froisser les intérêts des citadins bituriges. J’explique encore par
des jalousies politiques, soit le refus de la levée en masse, soit les
lenteurs des Gaulois entre Gergovie et Dijon, entre le blocus d’Alésia
et l’arrivée des secours. Après tout Vercingétorix, depuis son alliance
avec les Éduens, ne fut-il pas obligé de leur soumettre ses plans et de
faire renouveler ses pouvoirs? Ce n’est pas un paradoxe de dire qu’une
fois réuni à eux, il fut moins obéi et moins fort, et que ses vraies
défaites datent du jour où il dut commander à toute la Gaule.

Supposez au contraire que les peuples celtiques eussent depuis
longtemps pris l’habitude de combattre et d’obéir ensemble; faites de
Vercingétorix, non pas un roi d’aventure, intronisé pour une campagne,
mais un maître légitime et reconnu de tous, comme Persée ou Mithridate,
et il est vraisemblable que les choses eussent tourné autrement. Si la
Gaule a été vaincue, ce n’est point parce que son chef a commis des
fautes, c’est parce qu’elle s’est décidée trop tard à combattre, et
qu’elle a parfois combattu à contre-cœur.


VII

Mais il faut ajouter aussitôt qu’elle a été également vaincue parce
qu’elle avait devant elle Jules César et dix légions, c’est-à-dire le
général et les troupes les plus doués des qualités qui faisaient le
plus défaut, l’autorité à Vercingétorix, la cohésion à ses soldats.

Les légions furent, durant cette campagne, la discipline et la
solidité mêmes: la Xe était, pour ces deux mérites, célèbre dans le
monde entier; la VIIe, la VIIIe, la IXe, étaient, avec elle, les plus
vieilles et les plus endurcies des armées du peuple romain; la XIe
et la XIIe, qui étaient regardées comme des troupes jeunes encore,
n’en servaient pas moins depuis sept ans sous les ordres de César;
les quatre autres étaient plus récentes, mais les nouveaux soldats,
par esprit de corps et point d’honneur, se mettaient vite à l’unisson
de leurs aînés. Durant les trois principales campagnes de l’année
52, César n’eut à reprocher à ses légions que la fougue imprudente
avec laquelle les centurions de la VIIIe se lancèrent à l’assaut de
Gergovie, et encore n’est-il pas sûr qu’ils n’aient point cru obéir
à ses ordres. Devant Avaricum, affamées et presque assiégées, elles
refusèrent la retraite que leur offrait le proconsul; devant Alésia,
elles furent d’une invraisemblable force de résistance: on est effrayé
par la quantité de terres, de bois, de fer et d’osier qu’elles ont
dû brasser pendant un mois, et par l’effort d’énergie qu’elles ont
présenté encore le dernier jour. Les légionnaires n’étaient pas
seulement d’admirables soldats, mais des ouvriers de premier ordre, et
quelques-unes de leurs victoires ont été, somme toute, des affaires de
terrassement. Une dernière qualité était l’endurance à la marche: leur
expédition contre Litavicc, 75 kilomètres en vingt-quatre heures, tout
en étant un fait exceptionnel, montre ce qu’on pouvait exiger d’eux.

À côté de la force des hommes, la force de l’armement, de celui de
la troupe, le camp, et de celui du soldat, l’armure et les armes: le
légionnaire est pesamment armé et presque entièrement bardé de fer,
et la légion, retranchée dans son camp, est presque aussi à l’abri
qu’une ville derrière ses remparts. Voilà pour la défense.--Pour
l’attaque, l’usage du javelot, la charge à l’épée (qui seule put
forcer, devant Alésia, l’armée de secours à la retraite, mais qui
l’y força assez vite), et plus encore (car les campagnes de 52 ont
été surtout des guerres de siège), l’expérience la plus complète des
machines et des engins. Les légionnaires avaient de leur côté toutes
les inventions que la poliorcétique grecque multipliait depuis trois
siècles: les ingénieurs des pays helléniques ont sans relâche travaillé
et perfectionné leur science pour le profit final de la conquête
romaine. La lutte de 52 offre précisément les exemples les plus nets
des deux types de siège: l’attaque de force d’Avaricum, à l’aide d’une
terrasse et de machines de guerre (_oppugnatio_), l’investissement
d’Alésia par les lignes d’un blocus continu et sa réduction par la
famine (_obsessio_); s’il est possible de trouver, même dans l’histoire
romaine, des attaques plus savantes que celle d’Avaricum (par
exemple celle de Marseille par Trébonius), elle ne présente pas, à ma
connaissance, de circonvallation plus complète, plus compliquée et plus
infranchissable que celle d’Alésia.--Il est vrai que Gergovie déjoua
également toute attaque et tout blocus.

Enfin, pour comprendre la défaite de Vercingétorix, pensons que tous
ces hommes et toutes ces machines furent à la disposition de Jules
César, l’intelligence la plus souple et la volonté la plus tenace
qu’on ait vue dans le monde gréco-romain: je n’excepte pas Alexandre.
Assurément, le vainqueur de Vercingétorix n’est point le type parfait
de l’_imperator_ romain: bien des actes de sa nature prime-sautière,
nerveuse et imprudente, auraient été blâmés par Paul-Émile. Mais
il fut en Gaule un modèle inimitable de conquérant et de général:
précis et rapide dans ses ordres, l’œil aux aguets, l’esprit à
l’affût des occasions, calculant beaucoup, mais comptant parfois sur
le hasard aussi bien que sur sa prévoyance, patient dans les sièges
(sauf à Gergovie), prudent dans les marches, pressé sur les champs
de bataille, où les bons moments viennent et s’enfuient rapidement,
exigeant beaucoup des siens et de lui-même, se battant comme un soldat,
dédaigneux des plus grandes fatigues et des pires dangers, réussissant
à coups d’audace, comme dans la traversée des Cévennes,--et par-dessus
tout, trop soutenu par une inaltérable confiance dans sa Fortune pour
craindre jamais les hommes ni les dieux, et pour vivre autrement que
dans l’espérance de la victoire et la volonté du pouvoir.


VIII

Malgré tout, cependant, on ne peut pas dire que les légions et César
aient suffi pour vaincre Vercingétorix. Il faut faire, dans le compte
de cette victoire, une belle part à deux autres éléments qui ne
viennent pas du proconsul ou qui ne sont pas de l’armée romaine.

Il y a d’abord les légats de César, ou plutôt, il y en a un,
Labiénus: les autres ont été, en 52, simplement utiles, Labiénus a été
indispensable. Il a tenu sans broncher pendant l’hiver au milieu de la
Gaule insurgée, il a déjoué la conjuration de la Belgique, il a réduit
Comm l’Atrébate à une impuissance de quelques semaines: si le complot
avait éclaté dans le Nord en même temps qu’à Gergovie et à Génabum,
César, revenu à Sens, aurait été pris à revers.--Le même Labiénus,
quand l’armée du Nord se formait enfin sous Camulogène, l’écrasait
à Paris pendant que César se faisait battre au Sud sous Gergovie:
ce qui permit au légat de venir sans encombre secourir à temps son
proconsul.--C’est Labiénus enfin qui, le jour du dernier combat devant
Alésia, a dirigé cette sortie désespérée qui sauva les lignes romaines
et qui fut, tout compte fait, la victoire décisive.

Si Labiénus a préparé les succès de César, les Germains ont réparé les
défaites des Romains. D’abord, leurs incursions contre les Trévires
ont privé Vercingétorix d’auxiliaires fort utiles. Puis César, au
début de ses principales campagnes, appelle à son aide immédiate les
cavaliers et l’infanterie légère des peuplades germaniques. Il semble
dire que ces alliés furent peu nombreux: mais leur nombre n’importe
pas, il faut simplement constater leur rôle.--La première rencontre de
cavalerie entre les Gaulois de Vercingétorix et les troupes romaines a
lieu près de Noviodunum: celles-ci reculent, les Germains rétablissent
le combat.--Devant Alésia, il y eut deux combats de cavalerie, l’un
engagé par Vercingétorix et l’autre par l’armée de secours, et ils
furent l’un et l’autre la répétition de celui de Noviodunum: nos
hommes faiblissaient, dit César, mais les Germains assurèrent la
victoire.--Enfin, la grande bataille de Dijon se composa de deux
engagements distincts: à leur droite, où ils n’ont point de Germains
en face d’eux, les Gaulois sont vainqueurs, et César lui-même faillit
périr; à leur gauche, les Germains les écrasent et arrivent à temps
pour dégager le reste de l’armée romaine. Qu’on suppose le proconsul
privé du secours des escadrons germains, la cavalerie gauloise eût été
longtemps invincible, et Vercingétorix n’aurait pas eu à s’enfermer
dans Alésia.


IX

Nous voici ramenés une fois de plus à constater la folie de cette
bataille d’avant Alésia où le roi des Arvernes ruina en quelques heures
son œuvre de sept mois et l’espérance de la Gaule.

Pour excuser cet acte, il faut tenir compte de la jeunesse de l’homme
et de son tempérament gaulois: à moins de trente ans, un Celte, chef de
guerre depuis quelques mois à peine, n’a pas ce calme rassis de vieil
_imperator_, qui, après tout, a manqué parfois à César quinquagénaire.
Vercingétorix a subi, à certains moments de sa vie, l’irrésistible
force de la pensée qui s’emballe. C’est à un emportement de ce genre
qu’a obéi sa volonté, quand il a ordonné la charge colossale où il
brisa ses meilleures forces; et c’est aussi dans un de ces accès
d’impétueuse imagination qu’il a tenu ce singulier discours d’après
Avaricum, où il prédisait aux Gaulois vaincus l’empire du monde.

Ces impatiences de Vercingétorix rapprochent son tempérament du nôtre,
ces rêveries ou ces faiblesses lui donnent peut-être un charme de plus.
Il n’a pas l’éternelle froideur de l’ambitieux qui ne cesse de calculer
et de décider. Je ne dirai pas qu’il eut ses instants de bonté: nous
pouvons juger ses actes comme général, mais nous connaissons si mal
son caractère, son humeur et ses pensées, qu’il ne faut rien affirmer
sur l’homme. Mais il n’est pas interdit de supposer qu’un mouvement
de pitié l’aida à sauver Avaricum, et que le noble désir du dévoûment
acheva de le résoudre à se rendre à César.

On lui a reproché ses exécutions sanglantes de l’entrée en campagne: il
est facile de les justifier, elles étaient une nécessité politique, et
il a dû croire aussi qu’elles étaient un devoir envers les dieux.

Car, à côté de Vercingétorix homme de guerre, le seul que nous fasse
bien connaître Jules César, il faut aussi se figurer (et je sens
parfaitement que je fais une hypothèse, mais que j’ai le droit de la
faire), il faut se figurer un Vercingétorix pieux et dévot, adorant et
craignant les dieux de sa cité et les dieux de la Gaule, l’équivalent
celtique de Camille, de Nicias et de Josué. C’est afin d’obéir à
ces dieux qu’après leur avoir donné, comme gages de victoire, des
holocaustes humains, il s’est immolé à la fin, comme rançon de la
défaite. Il s’est levé et courbé sous leur ordre, tel qu’un pontife
armé de la patrie gauloise.


X

En définitive, c’est bien par ce mot de patrie gauloise qu’il faut
résumer sa rapide existence, son caractère, ses espérances et son
œuvre.

S’il a combattu et s’il est mort, c’est uniquement par amour pour
cette patrie. Jules César, qui l’a connu comme ami, comme adversaire,
comme prisonnier, l’a dit et le lui a fait dire, et ne nous laisse
jamais supposer, dans les actes de Vercingétorix, un autre mobile que
le patriotisme. La dernière parole que l’auteur des Commentaires place
dans la bouche de son ennemi est celle-ci: «qu’il ne s’arma jamais pour
son intérêt personnel, mais pour la défense de la liberté de tous»; et
c’est sans doute parce que César redouta la puissance de ce sentiment
exclusif que, Vercingétorix une fois pris, il ne le lâcha que pour le
faire tuer.

La patrie gauloise, telle que l’Arverne se la représentait, c’était,
je crois, la mise en pratique de cette communauté de sang, de cette
identité d’origine que les druides enseignaient: avoir les mêmes chefs,
les mêmes intérêts, les mêmes ennemis, une «liberté commune». Que cette
union aboutît, dans sa pensée, à un royaume ou à un empire limité,
compact, allant du Rhin aux Pyrénées, pourvu d’institutions fédérales,
ou qu’elle dût demeurer une fraternité de guerre pour courir et ravager
le monde, nous ne le savons pas, et il est possible que Vercingétorix
ait rêvé et dit tour à tour l’un et l’autre. Mais, et ceci est certain,
il eut la vision d’une patrie celtique supérieure aux clans, aux
tribus, aux cités et aux ligues, les unissant toutes et commandant à
toutes. Il pensa de la Gaule attaquée par César ce que les Athéniens
disaient de la Grèce après Salamine: «Le corps de notre nation étant
d’un même sang, parlant la même langue, ayant les mêmes dieux, ne
serait-ce pas une chose honteuse que de le trahir?»

Et Vercingétorix identifia si bien sa vie avec celle de la patrie
gauloise, que, le jour où les dieux eurent condamné son rêve, il ne
songea plus qu’à disparaître.



CHAPITRE XX

SOUMISSION DE LA GAULE ET MORT DE VERCINGÉTORIX

      Ὁ δὲ Καῖσαρ (Οὐερκιγγετόριγα)... εὺθὺς ὲν δεσμοῖς ἔδησε καὶ
      ἐς τὰ ὲπινίκια μετὰ τοῦτο πέμψας ἀπέκτεινε.

      DION CASSIUS, _Histoire romaine_, XL, 41, § 3.

  I. César se réconcilie avec les Éduens et les Arvernes.--II.
  Organisation de la résistance par les chefs patriotes.--III.
  Campagnes de 51. Destinées des différents chefs.--IV. Départ de
  César et vaines espérances de soulèvement.--V. Rôle des Gaulois
  dans l’armée de César et dans les guerres civiles.--VI. Triomphe de
  César et exécution de Vercingétorix.


I

Vercingétorix aux mains de César, les destinées de la Gaule
s’accomplirent rapidement. Il ne restait au proconsul qu’à ramener à
lui ses anciens amis, et à punir les obstinés.

Il bénéficia d’abord de nombreuses défections. Si la Gaule ne connut
pas alors la trahison brutale, celle qui livre à l’ennemi le corps
du chef, elle vit celle qui désavoue l’allié vaincu, qui renie ses
sentiments et ses espérances.

Après Vercingétorix, les autres chefs assiégés se donnèrent à
leur tour, les armes furent apportées, et César opéra la mainmise
du vainqueur sur tous les hommes et sur toutes les choses qui se
trouvaient dans Alésia.

Il avait accepté, sans le dire peut-être expressément, que
Vercingétorix servît de victime expiatoire aux deux principales
nations. Car il se hâta de faire un triage parmi ses prisonniers: il
réserva le sort des Arvernes et des Éduens, hommes et chefs, au nombre
d’environ 20000. Le reste des vaincus furent distribués comme esclaves
entre les soldats de toute l’armée: le moindre combattant put avoir son
captif.

Les Éduens et les Arvernes étaient prêts à tout pour recouvrer la
liberté et quelque chose de plus. Par leur intermédiaire, César n’eut
pas de peine à s’entendre avec leurs compatriotes de Gergovie et de
Bibracte. Il se rendit chez les Éduens, il y reçut l’hommage public de
leur peuple, il y accueillit les députés arvernes, qui se mirent à sa
merci: j’imagine qu’Épathnact, «le très grand ami du peuple romain»,
était parmi ces derniers. Aux uns et aux autres il restitua leurs
concitoyens pris dans les combats et lors de la reddition d’Alésia,
renonçant à exercer sur eux et sur leur nation les droits de la
victoire. Lui-même s’établit au Mont Beuvray, quartier général, pendant
l’été, de la Gaule soulevée, et pendant l’hiver, de César vainqueur. À
Rome, on remercia les dieux par vingt jours d’actions de grâces.

Les deux nations qui avaient dirigé la lutte se retrouvèrent dans la
même situation politique qu’il y avait un an. Les Éduens redevinrent
les alliés du peuple romain, et recouvrèrent leur clientèle et leur
autorité dans la Gaule: César les inscrira à nouveau parmi les «cités
fédérées» de l’Empire, à côté des Rèmes et des Lingons. Il déclarera
les Arvernes une «cité libre», il ne toucha pas à son épée, consacrée
aux dieux gaulois dans un de leurs temples, et les anciens sujets ou
rivaux de Vercingétorix purent se croire deux fois autonomes, parce
qu’ils ne devaient ni l’obéissance à un roi ni le tribut au peuple
romain.

Mais cette alliance entre Éduens et Romains, cette liberté des Arvernes
étaient, l’année précédente, sinon réelles, du moins encore apparentes.
Désormais, elles ne seront même pas précaires, et ces mots ne valent
plus que comme les formules les plus élégantes de l’incorporation à
l’empire.


II

À l’honneur de la Gaule, ce double exemple ne fut pas suivi par la
majorité des tribus. Les survivants des amis de Vercingétorix étaient
décidés à tenir encore. De nouveaux pourparlers s’engagèrent entre
les chefs et entre les cités.--On répétait de plus en plus que César
arriverait dans quelques mois au terme de son commandement; et, si les
vaincus avouaient que toute lutte d’ensemble ne pouvait finir que par
l’écrasement de la Gaule, ils espéraient encore venir à bout de leur
adversaire en le forçant à disséminer ses légions: qu’on lève partout
des armées, qu’on suscite la guerre sur tous les points, qu’on allume
des incendies de toutes parts, et le proconsul, affamé et éperdu dans
un pays saccagé, n’aura ni le temps, ni les troupes, ni les vivres
nécessaires pour réduire à l’impuissance un ennemi insaisissable. Qu’il
ne fût pas dit que la Gaule eût manqué de constance avant d’avoir
manqué d’hommes.--C’était le meilleur des plans de Vercingétorix
que reprenaient ses anciens auxiliaires: le Cadurque Lucter, le
Sénon Drappès, l’Ande Dumnac, Gutuatr le Carnute, Sur l’Éduen, Comm
l’Atrébate, sans parler du chef des Bellovaques Correus et de l’Éburon
Ambiorix, toujours vivant.

Quatre groupes de combattants se dessinèrent dans le cours de l’hiver.

Au Nord, dans le bassin de Paris, les Bellovaques, sur l’ordre de
Correus, se levèrent en masse, et furent rejoints par les Ambiens,
les Atrébates, les Calètes, les Véliocasses et les Aulerques: Belges
et Celtes fraternisèrent. Comm apporta à cette armée l’appui de son
expérience, et se chargea notamment de lui assurer quelques auxiliaires
germains pour tenir tête à ceux de César.--Au Nord-Est, les Trévires,
chez qui Sur s’était réfugié, firent leur paix avec les Germains, et
acceptèrent leur concours: peu importait aux Transrhénans de combattre
tour à tour les Romains et les Gaulois. De ce côté, Ambiorix avait
encore reparu.--Au Centre, Dumnac assiégeait Poitiers, toujours fidèle
aux Romains. Il avait une assez nombreuse armée, et se sentait soutenu
par les Carnutes, les Bituriges et les peuples de l’Armorique.--Au Sud
enfin, Lucter et Drappès organisaient la résistance dans les régions du
Limousin et du Quercy, ce qui n’était pas sans danger pour la province
romaine elle-même.

Les huit chefs que nous venons de citer, donnèrent, par leur
persévérance, un démenti au jugement que César avait porté sur les
Gaulois, et que d’ailleurs Alésia avait confirmé: «Toujours prêt à
entrer gaiement en campagne, ce peuple faiblit dès qu’il s’agit de
résister au malheur.» Ceux-là du moins, quoiqu’appartenant aux nations
les plus diverses, surent imiter Vercingétorix, et demeurer fidèles à
leur cause jusqu’à la prison ou à la mort.


III

Mais leur plan échoua. D’abord parce que les cités, comme les Bituriges
avant le siège d’Avaricum, ne firent pas les sacrifices nécessaires.
Ensuite parce que César ne donna pas aux chefs le temps de se
concerter: débarrassé de Vercingétorix, il redevint ce «prodige de
célérité» qu’admirait Cicéron.

Il rentra en campagne trois mois après la chute d’Alésia, le 25
décembre 52. Deux incursions rapides chez les Bituriges et les Carnutes
décidèrent ceux-là à se soumettre, ceux-ci à se disperser. Gutuatr ne
fut pas pris, mais César laissa deux légions à Génabum, et les conjurés
du Centre et du Sud, Dumnac, Drappès et Lucter, furent séparés de Comm
et de la ligue bellovaque.

César se tourna alors contre ces derniers. Comm, Correus et leurs
alliés firent tout ce qui était humainement possible pour n’être point
vaincus. Ils suivirent les leçons de Vercingétorix, ils rompirent avec
toutes les habitudes de «la témérité barbare», choisissant pour leurs
camps des positions imprenables, essayant d’affamer leur adversaire,
fuyant les grandes batailles, évitant d’être bloqués, recourant
même à d’assez bons stratagèmes. Mais à la fin le proconsul put les
contraindre à combattre, c’est-à-dire à se faire vaincre, et Correus,
ne voulant pas se livrer, s’arrangea de manière à se faire tuer.
Comm échappa, ainsi que toujours, et il recula vers le Nord avec ses
cavaliers, essayant peut-être de donner la main aux combattants de la
Meuse et de la Moselle.

Ceux-ci eurent affaire tour à tour à César et à Labiénus. Le premier
brûla et pilla une fois de plus le pays éburon: mais Ambiorix
fut introuvable. Labiénus, plus heureux que son proconsul, battit
sérieusement les Trévires et les Germains, et s’empara des chefs,
y compris Sur l’Éduen. Les rangs des patriotes s’éclaircissaient
rapidement.

Les combats furent aussi nombreux et aussi graves au centre et au
sud de la Gaule, où commandaient deux légats de César.--Celui de la
Loire, le méthodique C. Fabius, procéda avec ordre. Il eut raison des
troupes de Dumnac dans une bataille, montra les légions romaines une
fois encore aux Carnutes, et reçut la soumission de l’Armorique. Mais
lui aussi ne put saisir son principal adversaire: Dumnac s’enfuit très
loin, et disparut au Nord-Ouest vers la fin des terres gauloises.

C. Caninius Rébilus, dans la vallée de la Dordogne, eut en face de
lui les deux plus aventureux compagnons d’armes de Vercingétorix,
Drappès et Lucter. Ils avaient réuni à eux les bandes fugitives, conçu
l’audacieux projet de prendre l’offensive dans la Narbonnaise même, et
d’y faire cette guerre de pillages et de vengeances que Vercingétorix
avait tenté deux fois d’y soulever. Rébilus parvint à les entraver; ils
gagnèrent alors Uxellodunum sur la Dordogne, avec la même dextérité que
leur ancien chef s’était réfugié dans Gergovie.

Uxellodunum était imprenable de vive force. Pour n’avoir point à
redouter un blocus, les deux chefs se hâtèrent d’y accumuler les
vivres. Lucter pensait sans cesse au sort d’Alésia, qu’il avait
failli partager: elle avait été vaincue autant par la faim que par
les armes. Et, avec une continuité de confiance qui le distingue des
autres Gaulois, il espérait, s’il échappait à la famine, échapper
aussi aux Romains, et peut-être même, par la force de son exemple,
décider la Gaule à résister jusqu’au départ de César. Par malheur, il
se laissa vaincre par le légat et rejeter hors de la place. Drappès
à son tour fut battu et pris. Mais les défenseurs d’Uxellodunum ne se
découragèrent pas, aussi tenaces que leurs chefs. Alors César arriva.

La marche de César, depuis la Meuse jusqu’à la Dordogne, marqua la
Gaule d’une traînée sanglante. Chez les Carnutes, visités une troisième
fois de l’année par les armées romaines, il put enfin, après une
étonnante chasse à l’homme, mettre la main sur Gutuatr. Lui et ses
légions avaient à tout prix besoin, pour être en règle avec les dieux
de Rome, du corps de l’homme qui avait donné le signal de la lutte à
toute la Gaule et à Vercingétorix lui-même. L’exécution du chef carnute
fut faite en vue de toute l’armée, et il semble que César ait permis
à chaque soldat de prendre un peu du sang de celui qui avait versé
le premier sang romain. Il fut battu de verges par tous ceux qui se
présentèrent, et il n’était guère plus qu’un cadavre quand on se décida
à le frapper de la hache.

À Uxellodunum, César, ne pouvant recourir à la force ou à la famine,
essaya d’un moyen plus sûr encore, la soif. Il bloqua par une
terrasse l’accès de la principale source, il la capta ensuite par des
conduits souterrains. Les défenseurs de la ville, se sentant, comme
Vercingétorix dans Alésia, abandonnés par leurs dieux, se rendirent à
César. Il leur fit couper les mains, et les renvoya, vivants et libres,
et montrant par toute la Gaule leurs bras mutilés, signe indélébile de
la vengeance du peuple romain. Drappès, qui était prisonnier, se laissa
mourir de faim; Lucter fut pris par l’Arverne Épathnact, qui le livra à
César.

Comm, Dumnac et Ambiorix restaient encore. Comm battit les routes
jusqu’à l’hiver, harcelant les convois des Romains, espérant toujours
amener quelque révolte et voir poindre quelque allié. Mais, quand il
fut presque seul, traqué de toutes parts, il parut se lasser et se
rendre, assez habile d’ailleurs pour obtenir la vie et la liberté. Il
finit par regagner davantage: car de tous les chefs gaulois que connut
César, ce fut celui qui avait l’esprit le plus fertile en ressources.
Il put s’évader de la surveillance où le tenaient les Romains; il
s’embarqua pour la Bretagne; il échappa, par une dernière ruse, à
la poursuite des vaisseaux ennemis que commandait, disait-on, César
lui-même. Il trouva dans l’île quelques amis, y fut rejoint par des
Atrébates, et réussit à fonder un peuple sur les bords de la Tamise,
que son fils gouverna plus tard comme roi. Des survivants de la
conjuration de 52, Comm fut le seul qui parvint à demeurer à la fois
chef de tribu et libre de l’étranger. Dumnac et Ambiorix ne gardèrent
l’indépendance qu’à la condition de se cacher, aux deux extrémités
opposées de la Celtique, celui-là peut-être en Armorique, celui-ci en
Flandre. La Gaule put encore offrir, dans ses plus lointains marécages,
un inviolable asile aux derniers émules de Vercingétorix.


IV

César resta au delà des Alpes un an encore. Mais il négligea ces
derniers repaires de l’indépendance pour se consacrer tout entier à
organiser et à pacifier sa conquête. Il avait épuisé la Gaule, dans
ces huit années de guerre, par des massacres d’hommes et des ramas
de captifs; il l’avait terrifiée, dans les dernières campagnes, par
les exécutions d’Avaricum et d’Uxellodunum; il la contenait, depuis
la chute d’Alésia, par la soumission des Arvernes et des Éduens: il
passa l’année (50) à se la concilier par sa politique. Aussi, quand, à
l’approche de l’hiver, il la quitta pour ne plus revenir, personne ne
bougea.

Derrière César, les légions s’acheminèrent à leur tour vers le Midi,
et l’armée qui avait dompté la Gaule l’évacua pour chercher d’autres
champs de bataille.

À ce moment-là, quelques Gaulois paraissent avoir souhaité une dernière
aventure. Les bardes reprirent leurs lyres et chantèrent les gloires
d’autrefois. Les druides immolèrent à leurs dieux de nouvelles victimes
humaines. Prêtres et poètes, qui fournissaient à la Gaule indépendante
ses moissons de poèmes et de sacrifices, perdaient avec la domination
latine leur influence et leur gagne-pain: ils espéraient que les
guerres civiles de Rome, en rappelant les légions, laisseraient place à
la revanche celtique.

Mais ceux qui conseillèrent de telles illusions, étaient ceux qui
n’avaient point à se battre, et leurs dieux ne suscitèrent aucun chef
pour reprendre l’œuvre de Vercingétorix.


V

Ce renoncement à l’indépendance s’expliquait aussi par d’autres motifs
que la lassitude, la crainte, ou le respect de César.

Tous ceux qui avaient survécu des Gaulois capables de monter à cheval
et de paraître en rang de bataille, le proconsul des Gaules les appela
à lui et leur montra des combats à livrer dans le monde entier. Ces
hommes partaient toujours allègrement pour la guerre, et n’étaient
timides que dans la détresse. Ils trouveraient, près de leur proconsul
devenu dictateur, la certitude du butin et la joie de la lutte sans la
crainte du lendemain.

Avant même que la guerre civile éclatât, on disait à Rome (décembre
50), que César aurait sous ses ordres autant de cavaliers qu’il
voudrait: la Gaule les lui donnerait sans compter. Il en fut ainsi.
La première année (49), il fit venir en Espagne trois mille Gaulois,
tous membres de la haute noblesse; et pour être sûr qu’ils répondissent
à son appel, il les avait désignés un par un, tels qu’il les avait
connus comme alliés ou adversaires: si on se demande où pouvaient être
alors Viridomar et Éporédorix, qu’on ne les cherche pas ailleurs que
dans le camp de César, préfets des cavaliers éduens auxiliaires du
peuple romain. Il n’a pas besoin de fantassins gaulois, inhabiles à
combattre chez eux et hors de chez eux; mais il envoie chercher les
coureurs ligures, les piétons aquitains, et ces archers rutènes dont
Vercingétorix lui a montré la valeur. Toutes ces troupes franchirent
les Pyrénées, avec un long convoi de bagages et de chars, semblables à
une nouvelle migration de Celtes.

César continua à drainer vers le Sud ce que les nouvelles générations
de Gaulois fournissaient de meilleurs comme combattants. Il reçut des
hommes sans relâche, et jusqu’à dix mille cavaliers. Il les promena
à sa suite en Espagne, en Italie, en Grèce, en Égypte, en Afrique
enfin. S’il y en eut quelques-uns qui répugnèrent à le servir, ils
eurent la ressource de le combattre sous les ordres de Pompée ou de
Labiénus, devenu l’ennemi de son ancien proconsul. Comme on les faisait
marcher contre des chefs romains, leur amour-propre celtique était
satisfait: en un sens, ils conquéraient le Capitole, et de plus, le
Phare d’Alexandrie et les ruines de Carthage. Les poètes de chez eux ne
célèbreraient jamais de plus longues équipées que celles où César les
conviait; et les Gaulois eurent rarement un plus bel exploit à raconter
que celui de la plaine d’Hadrumète, où moins de trente cavaliers de
leur race chargèrent et dispersèrent deux mille chevaux ennemis.

Ces chevauchées durèrent trois ans et prirent fin en Afrique (printemps
de 46), quand on eut achevé le circuit de la Mer Romaine. Il se passa,
dans les dernières rencontres, des faits mémorables. Les Gaulois de
Labiénus et les Gaulois de César se trouvèrent en présence: durant les
suspensions d’armes, ils se rapprochaient, et s’entretenaient en amis
de leurs pensées communes; aux heures de combat, ils s’entre-tuaient
dans une lutte fratricide qui rappelait les temps des Arvernes et des
Éduens. Un jour, ils firent les uns des autres un formidable massacre,
et César, survenu après la bataille, aperçut toute la plaine jonchée
de cadavres gaulois, «corps merveilleux de beauté et d’une stature
grandiose». De ces hommes, les uns l’avaient suivi à son départ de la
Gaule, d’autres l’avaient rejoint à sa demande: et ils étaient morts
pour défendre César ou Labiénus, comme leurs frères d’Alésia avaient
péri pour les combattre.


VI

Vercingétorix vivait encore. Si quelque bruit du dehors parvenait aux
oreilles du prisonnier, il put apprendre toutes ces choses:--que les
Gaulois, ses amis ou ses ennemis d’autrefois, ne se battaient plus que
pour le compte du peuple romain; que leurs nations semblaient perdre
jusqu’au souvenir des campagnes d’Avaricum, de Gergovie et d’Alésia;
que ces batailles d’Afrique, où tant de Celtes périrent du fait de
César, étaient comme le dernier épisode de la destruction de la patrie
gauloise.

Cette même année, le dictateur, vainqueur de l’Afrique, revint à Rome,
et eut assez de loisirs pour triompher solennellement de tous les
ennemis qu’il avait vaincus, à commencer par les Gaulois.

C’est à la glorification de leur défaite que fut consacrée la première
journée de son triomphe (juin 46).

Dans le cortège, des écriteaux et des tableaux rappelaient au peuple
ce qu’avait été la guerre des Gaules: trente batailles rangées, livrées
en présence de César, 800 places prises de force, 300 tribus soumises,
trois millions d’hommes combattus, un million de tués, un million
de pris. Des hommes portaient les dépouilles précieuses, les armes
des vaincus, l’or des temples, les bijoux des chefs. Et, derrière
les victimes destinées aux dieux, la Gaule apparut elle-même, en la
personne de Vercingétorix enchaîné.

Le dernier acte de son sacrifice s’accomplit le soir même. Il avait vu
le triomphe de son vainqueur, il ne lui restait plus qu’à mourir. Au
moment où le cortège, sortant du Forum, gravit les pentes du Capitole
à la lueur des lampadaires que portaient quarante éléphants, le roi
des Arvernes fut conduit dans la prison creusée au pied de la montagne
sacrée; et pendant que César amenait ses autres victimes à Jupiter,
Vercingétorix fut mis à mort[9].

  [9] Voyez la note VII à la fin du volume, p. 396.



CHAPITRE XXI

TRANSFORMATION DE LA GAULE

      Gallos Cæsar in triumphum ducit, idem in Curiam.

      SUÉTONE, _Vie de César_, LXXX.

  I. Progrès de la patrie romaine.--II. Transformation
  des chefs.--III. Transformation des grandes villes.--IV.
  Transformation des grands dieux.--V. Le Puy de Dôme cent ans après
  Vercingétorix.--VI. Tentatives de révolte en 69-70: le congrès de
  Reims et la fin du patriotisme gaulois.


I

Ce jour-là, les Romains avaient chanté, sur le passage du dictateur:
«Les Gaulois suivent le triomphe de César: mais il les mène ensuite
siéger dans le sénat.» Ce qui n’était alors qu’une boutade populaire
devint bientôt une réalité.

Il restait encore des témoins de la lutte qu’avait dirigée
Vercingétorix: les familles des chefs qui avaient combattu avec lui;
les villes qu’il avait armées et défendues contre César; les divinités
dont il avait cru faire la volonté. Les deux générations qui suivirent
sa mort, celles qui obéirent à Octavien Auguste (44 av.-14 ap. J.-C),
virent ces témoins disparaître ou se transformer. Ces êtres gaulois
ne furent plus seulement soumis à Rome, mais romains d’apparence et
d’intention. Les Celtes se préparèrent à aimer le peuple qui les avait
vaincus, en copiant ses hommes, sa ville et ses dieux. Leur patriotisme
romain naquit peu à peu de l’oubli des traditions gauloises.


II

Si quelques chefs s’agitèrent encore, ce fut chez les peuples qui
avaient le moins dépendu du roi de Gergovie: les Bellovaques, les
Aquitains, les Morins et les Trévires. Mais la noblesse des nations qui
s’étaient confédérées à Bibracte, cherchaient, comme on disait à Rome,
le chemin qui mène au sénat.

César ou Auguste donnèrent aux plus grands chefs le titre de «citoyens
romains»: ils s’appelèrent désormais du nom de _Julius_ et entrèrent
ainsi dans la grande tribu des Jules, qui fournissait au monde une
«famille divine». Dans leurs cités, ils administraient paisiblement
leur peuple sous la surveillance du gouverneur provincial: ils ne
tarderont pas à échanger l’appellation barbare de «vergobret» pour la
qualité plus élégante de «préteur». Aux frontières, ils redevenaient
chefs de guerre, et combattaient les Germains à la tête des hommes
de leurs tribus; mais, officiers de Rome, ils prenaient le titre de
«préfets» de la cavalerie: Rome leur avait ôté l’indépendance, elle
leur laissait le pouvoir, orné d’un grade supérieur dans l’armée
de l’empire. Comment résister à de telles séductions? Le fils ou le
petit-fils d’Éporédorix l’Éduen, peut-être l’ancien ami du proconsul,
porte les noms de Caius Julius Magnus, comme s’il ne valait dans le
monde que par les noms de César ou le surnom du grand Pompée; il donne
à son fils, Lucius Julius Calénus, le surnom qui avait été celui d’un
légat de César, et ce dernier héritier d’une vieille famille éduenne
deviendra tribun militaire.

À voir ces hommes, sinon à les entendre, nul ne les distingue plus
des descendants de sénateurs romains. Les nobles éduens avaient du
goût pour la prêtrise et la passion de l’autorité: on prit chez eux le
premier grand-prêtre qui fut chargé, au nom de la Gaule, de célébrer
devant l’autel du Confluent lyonnais le culte de Rome et d’Auguste:
et c’est par cette suprême dignité religieuse que les mieux nés ou
les plus heureux de tous les Gaulois pourront terminer leur carrière
militaire et civile.

Ils se gardaient bien, sur les monuments ou les tombeaux qu’ils
se faisaient élever, de rappeler des souvenirs qui ne fussent pas
romains. On a retrouvé près de Cahors la dédicace d’une statue élevée
à un Lucter, descendant ou parent de ce Cadurque qui fut le meilleur
collaborateur de Vercingétorix, et qui mourut peut-être avec lui, le
jour du triomphe de César; elle porte ces mots, en langue romaine: «À
Luctérius, fils de Luctérius, qui a rempli tous les honneurs dans sa
patrie, qui a été prêtre de l’autel d’Auguste au Confluent, la cité
des Cadurques reconnaissante a élevé cette statue.» À quinze lieues de
là, Uxellodunum, où son ancêtre avait armé les Cadurques contre César,
n’était plus qu’une ruine abandonnée: mais, dans la nouvelle résidence
assignée au peuple, les noms et les titres de Luctérius s’étalent en
formules latines sous une statue drapée de la toge romaine.


III

Car les grandes villes gauloises de montagne, comme Uxellodunum,
Alésia, Bibracte, Gergovie, avaient été désertées pour des séjours plus
abordables et plus pacifiques; puissamment assises sur des roches en
partie inaccessibles, elles inquiétaient Rome par ce qu’elles valaient
et par ce qu’elles rappelaient: Alésia et Uxellodunum n’avaient été
prises que par la faim ou la soif, Bibracte et Gergovie étaient
demeurées inviolables. Elles cessèrent, peu d’années avant l’ère
chrétienne, d’être des capitales de peuples et des refuges de tribus.

Alésia descendit de son plateau pour s’installer dans un repli de
la montagne. Les Éduens quittèrent l’escarpement du Beuvray, et
s’établirent, au delà de l’Arroux, sur les pentes gracieuses et
mollement inclinées des collines autunoises. Les Arvernes remplacèrent
leur triste donjon de Gergovie par les terres grasses et ondulées
du nord de l’Artières. Des villes neuves furent bâties près des
plaines, à mi-coteau, pour servir de capitales aux grandes nations
de la Gaule: Augustodunum ou Autun, Augustonémétum ou Clermont.
Car, pour leurs nouvelles cités, Éduens et Arvernes acceptèrent des
appellations nouvelles, et ces noms, comme ceux de _Caius_ ou de
_Julius_ que portaient les nobles, étaient des «marques de dépendance».
_Augustodunum_, c’est «la ville-forte d’Auguste», _Augustonemetum_,
c’est «le bois sacré d’Auguste». Pendant que les chefs entraient dans
la clientèle impériale, les villes prenaient l’empereur comme fondateur
éponyme.


IV

Les dieux, au contraire, ne sortirent pas de leurs sanctuaires: ils
se transformèrent sur place, aussi rapidement que les hommes. Déjà,
et même avant Vercingétorix, ils avaient dans leur caractère et leur
attitude quelques traits de ressemblance avec les dieux de la Grèce et
de Rome. Quand César parle de Bélénus et de Teutatès, il les appelle, à
la Latine, Apollon et Mercure. Ils lui paraissent si voisins des dieux
publics du peuple romain, qu’il se plaît à ne point distinguer les uns
et les autres: comme s’il voulait montrer aux Gaulois qu’adorant des
divinités semblables à celles de Rome, ils pouvaient bien obéir à son
proconsul. De fait, pendant la guerre de l’indépendance, les patriotes
ont pu croire que leurs dieux s’entendaient avec Rome: c’est la
divinité, disaient-ils, qui aidait les légionnaires à construire leurs
formidables engins de siège; c’est elle qui a trahi Uxellodunum.

Les divinités celtiques, pas plus que celles de l’Italie et de la
Grèce, n’avaient la haine tenace. Elles étaient faites à l’image
d’Éporédorix et de Diviciac. Elles ignoraient l’âpre obstination des
dieux sémitiques, la folie courageuse des patrons d’Hasdrubal et de
Barcochébas, le tempérament irréductible de Iahvé. Dès les temps de
Vercingétorix et de Lucter, Bélénus et Teutatès s’estompaient dans le
crépuscule en prenant peu à peu une forme latine, tandis que les deux
grands chefs se dressaient, toujours en armes, sur les hauts lieux de
leur patrie.

Les Gaulois, une fois soumis, affublèrent de titres romains plus
volontiers encore leurs dieux que leurs familles et leurs villes.
Le nom de Bélénus fut rapidement oublié pour celui d’Apollon. Les
divinités des montagnes et des sources arvernes se dissimulèrent sous
la protection de Jupiter ou de Mars. Le principal dieu gaulois changea,
de gré ou de force, son nom de Teutatès en celui de Mercure; et, ce qui
fut plus grave, il reçut un à un les attributs du dieu gréco-romain,
le pétase et le caducée, la bourse et les talonnières, l’élégance et la
jeunesse.

Ne disons pas que Teutatès fut chassé par Mercure de son sanctuaire.
Ce qui se produisit fut tout différent. Les peuples continuèrent à
visiter les mêmes temples, à gravir les mêmes sentiers qui conduisaient
aux sommets consacrés; ils n’eurent pas à modifier leurs habitudes
de prières et leurs chemins de dévotions; et ils ne trouvèrent pas
subitement un dieu romain à la place du dieu celtique. Ce fut celui-ci
qui se transfigura par degrés, qui se perfectionna, comme un fils de
Gaulois sous les leçons des rhéteurs latins.


V

Au temps de Néron, un siècle après la chute d’Alésia, la Gaule avait à
peu près fini sa transformation extérieure: je ne parle, bien entendu,
que de la noblesse, des grands dieux, et des villes capitales.

Nulle part, alors, on n’avait une impression plus nette et plus forte
de ce qu’elle était devenue, qu’en s’arrêtant au sommet du Puy de
Dôme, et en contemplant l’horizon arverne, celui sur lequel s’était
si souvent posé le regard de Vercingétorix.--La vieille montagne,
autrefois l’asile redouté d’une divinité aux rites sanglants, est
maintenant la résidence d’un dieu à la figure accorte et à l’humeur
hospitalière, dont la statue colossale rayonne au milieu des bigarrures
des marbres précieux. Dans la plaine prochaine, Augustonémétum ou
Clermont apparaît avec ses temples au fronton grec et ses statues en
toge romaine. Et en face de la cité nouvelle, se dresse, solitaire et
farouche, le mont désert de Gergovie.


VI

Qu’après cela, l’occasion s’offre à la Gaule de reconquérir sa liberté:
on peut être sûr qu’elle ne la saisira pas.

Au milieu des désordres qui accompagnèrent la mort de Néron (69),
l’empire romain parut entièrement disloqué, et le symbole même de sa
grandeur, le Capitole, s’effondra dans l’incendie. Comme au moment des
guerres civiles qui avaient suivi le départ de César et le passage du
Rubicon, les bardes se remirent à chanter ou les druides à prophétiser:
«Même après la bataille de l’Allia», disaient-ils, «le Capitole était
resté debout, et l’empire de Rome avec lui: le voilà tombé maintenant,
les dieux ont allumé son incendie comme un signal de leur colère,
comme un présage pour assurer aux nations celtiques la conquête de
l’univers.» Quelques chefs, s’enthousiasmant à leur tour dans la verve
de leurs entretiens, crurent à l’avènement de «l’empire des Gaules»;
ils s’écriaient, imitant Vercingétorix après Avaricum, que «leur race,
lancée sur le monde, ne s’arrêterait plus qu’au gré de sa volonté»: et
ceux qui entendaient ces harangues croyaient et applaudissaient (70).

Mais chants de poètes, prophéties de prêtres, propos d’exaltés,
n’étaient plus alors que de vains bruits, l’écho vague et inconscient
des choses d’autrefois. Ni les peuples ni les dieux de la Gaule ne
comprenaient le sens de ces grands mots.

La prudence revint aussi vite que la folie. Un conseil général se
réunit à Reims, pour délibérer «sur la paix ou la liberté»: la liberté
celtique ou la paix romaine. Mais ce congrès ne ressemblait que par
son titre et par le nombre des chefs à celui du Mont Beuvray. Tout y
était d’aspect romain. La plupart, et peut-être la totalité de ces
hommes, étaient citoyens, et portaient des noms latins. La ville
où ils siégeaient, librement étendue dans la plaine, était une cité
moderne, et ne connaissait plus que les dieux nouveaux, Mercure, Rome
et Auguste. Enfin, les paroles qui furent prononcées montrèrent que les
âmes avaient changé comme l’extérieur.

Un délégué trévire s’éleva avec violence contre l’empire romain. Un
chef rémois lui répondit, en célébrant les bienfaits de la paix et les
avantages de la soumission. L’assemblée loua les intentions du Trévire
et adopta les sentiments du Rémois.

Ce qui l’inquiéta le plus, ce fut l’incertitude du lendemain: «Si
l’on se levait contre Rome, à quelle nation reviendrait l’honneur
de commander? Si l’on remportait la victoire, quelle ville serait la
capitale du nouvel empire?» Il y eut même des chefs qui, dans le cours
des débats, affirmèrent les droits de leur peuple au principat de la
Gaule, comme avaient fait les Éduens avant l’assemblée du Mont Beuvray.

Cela suffit pour décider le congrès de Reims à faire une déclaration de
fidélité au peuple romain. Par crainte d’une hégémonie celtique, les
Gaulois préférèrent l’égalité dans la dépendance, et ils attendirent
avec respect les ordres du légat de Vespasien.

Les rivalités qui avaient assuré la victoire de César subsistaient
toujours en Gaule; mais il n’y restait plus aucun des sentiments qui
avaient inspiré Vercingétorix.


  Bordeaux, 25 novembre 1900.



[Illustration:

  MONNAIE DE VERCINGÉTORIX, TYPE DIVIN.
  (Cabinet des Médailles, no 3771.)
  (Grossie un quintuple.)]



NOTES



NOTE I[10]

Les monnaies de Vercingétorix[11].


La plus ancienne monnaie connue de Vercingétorix a été découverte en
Auvergne vers 1837[12]. Plusieurs autres ont été trouvées en 1852,
sur le territoire de Pionsat[13]. Une autre provient des environs
d’Issoire[14]. On en a rencontré une dans les fouilles des abords
d’Alésia[15].

  [10] Voir pages 88 et 135, et les planches en tête du volume et
  ci-contre.

  [11] J’entends ne parler ici que des monnaies portant le nom de
  Vercingétorix.--Peghoux, _Essai sur les monnaies des Arverni_,
  Clermont, 1837, p. 44 et suiv., pl. II. De Saulcy, _Numismatique
  des chefs gaulois mentionnés dans les Commentaires de César_, dans
  l’_Annuaire de la Société française de numismatique_, IIe année,
  1867, p. 28 et suiv.

  [12] _Revue de la numismatique française_, 1837, p. 162 (Bouillet
  et de La Saussaye). La monnaie portait... INGETORIXS.

  [13] Cf. plus loin, p. 355, n. 1[23]. On n’a pu en savoir le
  nombre, parce que «le cultivateur qui les a déterrées s’est
  renfermé dans un silence mystérieux»; Mathieu, _Des colonies et
  des voies romaines en Auvergne_, 1857, p. 69 et 445. Celles-là
  portaient le nom VERCINGETORIXS en toutes lettres (Peghoux, numéros
  35 et 38).

  [14] Peghoux, no 35.

  [15] Au camp D, au bord de l’Oze (_Histoire de Jules César_, t. II,
  p. 560).

Aujourd’hui le Cabinet des Médailles possède neuf pièces au nom de
Vercingétorix[16]. D’autres collections, municipales[17], publiques[18]
ou particulières[19], en possèdent un petit nombre. Je serais étonné si
l’on en connaissait plus d’une vingtaine[20].

  [16] Muret et Chabouillet, numéros 3772-80. Quatre proviennent de
  la collection de Saulcy, une de la collection de Lagoy, quatre de
  l’ancien fonds. Quatre sont indiquées comme venant de Pionsat; une
  cinquième doit avoir la même origine (de Saulcy, no 58; Muret et de
  La Tour, no 3777; cf. Peghoux, no 38, pl. II, 22; Mathieu, p. 69,
  pl. III, 1).

  [17] Musée de Lyon (type ordinaire, ...RIXS).--Musée de Reims
  (signalée par M. Changarnier et non retrouvée).--Musée de Péronne
  (collection Danicourt). _Non vidi._--Musée de Guéret? Signalée
  par Peghoux, no 34, et de Saulcy, no 57, probablement à tort. M.
  Pineau, conservateur du Musée, l’a, à ma prière, longuement et
  vainement cherchée.

  [18] Le Musée de Saint-Germain conserve celle que nous citons p.
  353, note 6[15] (Reinach, _Catalogue_, 3e éd., p. 180).

  [19] Collection de M. Changarnier-Moissenet à Beaune (deux pièces,
  celle dont nous parlons p. 355, n. 1[23], et une autre au type
  ordinaire et à la légende ....TORIXS).--Collection Blancard à
  Marseille (type ordinaire, VE......).

  [20] De Saulcy disait de même: «Je ne crois pas que leur nombre
  atteigne le chiffre vingt.»

Les pièces de Vercingétorix forment deux groupes distincts, si on
examine la tête figurée au droit.

Sur la plupart des pièces, c’est une tête nue, imberbe, jeune, aux
cheveux bouclés. On y voit d’ordinaire la figure d’un Apollon[21]. Mais
il n’est pas impossible, comme le pensait autrefois de Saulcy[22],
qu’on ait voulu représenter Vercingétorix lui-même, avec les traits
idéalisés, ou, si l’on préfère, théomorphisés.

  [21] Peghoux, Muret, etc.

  [22] P. 30: «Il est à peu près certain que l’effigie, qui se
  reproduit toujours avec les mêmes traits fort caractéristiques, et
  assez éloignés de ceux de la tête idéalisée d’Apollon, nous offre
  le véritable portrait de Vercingétorix. Nous pouvons donc affirmer
  que César a eu raison de le peindre comme un jeune homme; qu’il
  ne portait pas de moustaches, qu’il avait les cheveux courts et
  bouclés, et la mâchoire inférieure un peu lourde.» Voyez la gravure
  du no 3774 (dans la planche de la p. 352).

[Illustration:

  DENIER DE LA GENS HOSTILIA
  (grossi au quintuple).]

Sur un très petit nombre de ces pièces, la figure paraît davantage
celle d’un homme[23]. Elle est coiffée d’un casque ou d’une calotte
à côtes; le cou est orné d’un collier[24]. Si l’on cherchait la
physionomie véritable de Vercingétorix, ce sont ces pièces qu’il
faudrait, peut-être, étudier de près.

  [23] Cabinet des Médailles (de Saulcy, no 65 et planche; Muret
  et atlas de La Tour, no 3775: mais la description de Muret est
  inexacte, et la gravure de l’atlas reproduit, avec quelques
  inexactitudes, la pièce de M. Changarnier; cf. plus loin). La
  monnaie est indiquée comme venant de Pionsat. Elle offre encore
  cette particularité, que le nom est orthographié, non pas
  VERCINGETORIXS, comme ailleurs, mais... TORIXIS. Nous reproduisons
  ce no 3775 dans la planche en tête de ce volume.--Un second
  exemplaire de ce type, provenant du trésor de Plamont, près
  Pionsat, fait partie de la collection de M. Changarnier-Moissenet,
  qui m’en a obligeamment communiqué le moulage. La légende est
  complète: VERCINGE TORIXIS. Nous le reproduisons dans la planche
  en tête de ce volume. Cf. Changarnier-Moissenet dans le _Musée
  archéologique_ de Caix de Saint-Amour, t. II, 1877, p. 14; le même,
  _Examen de quelques monnaies des Arvernes_, Beaune, 1884, pl. II,
  1; de La Tour, _Atlas_, no 3775.

  [24] «Calotte à côtes» et «collier de perles», dit de Saulcy. Il
  s’agit, vraisemblablement, d’un casque à côtes (cf. _Dictionnaire_
  Saglio, au mot _Galea_, fig. 3397).

Au revers, on trouve figurés, avec des groupements différents: le
cheval au galop, qui est constant; l’amphore, constante également; le
croissant et le ᔕ couché, qui se partagent les pièces comme troisième
attribut.

Les légendes, plus ou moins complètes, comportent, presque toutes
l’orthographe VERCINGETORIX; un très petit nombre, VERCINGETORIXIS[25].

  [25] Voyez p. 355, note 1[23].

Sur le style de ces pièces, voici ce que veut bien m’écrire M. de
La Tour[26]: «Les monnaies de Vercingétorix sont en bon or jaune.
La frappe a été hâtive, grossière; les flans sont irréguliers; les
tranches, éclatées. Le style est mauvais, si on le compare à l’art
romain de la même époque; il est très bon si on le compare à celui
des œuvres barbares. L’exécution, malgré sa rudesse et son âpreté,
n’est pas sans caractère et sans une certaine ampleur. Cette monnaie
forme, avec les autres monnaies frappées à la même époque par les
Arvernes, un groupe fort homogène comme style, métal et frappe. Le
cheval, d’une belle allure et très caractéristique, se retrouve sur
les monnaies d’argent du même peuple arverne; mais celles-ci sont
exécutées avec moins de soin encore que les monnaies d’or, les flans
sont très grossiers et ne portent chacun l’empreinte que d’une portion
de coin[27].»

  [26] 15 janvier 1901.

  [27] M. Babelon (_Monnaies de la République romaine_, 1885-1886)
  a cru retrouver le portrait de Vercingétorix captif dans les
  monnaies suivantes: 1º un denier de la _gens Hostilia_ (46 av.
  J.-C., année du triomphe de César, t. I, p. 552), représentant au
  droit une tête (type de _Pavor_ ou _Pallor_) barbue et aux cheveux
  hérissés, qui serait celle de Vercingétorix, au revers un char
  gaulois (c’est cette figuration d’un char qui me ferait douter
  que la tête soit celle du chef gaulois); 2º un denier de César
  (II, p. 11), représentant au revers un trophée de boucliers et de
  trompettes gauloises, au pied duquel sont assis une femme en pleurs
  (la Gaule?) et un captif, barbu, les mains liées (Vercingétorix?);
  3º un autre denier de César (II, p. 12), présentant au revers
  une scène semblable; 4º un denier de César (II, p. 17), au
  revers duquel on voit, au pied d’un trophée analogue, un captif
  agenouillé; 5º un denier semblable au précédent (II, p. 17), où
  le captif est très remarquable par sa grandeur, sa longue barbe,
  ses cheveux hérissés, sa tête assez semblable à celle du denier
  de la _gens Hostilia_ (notre no 1); M. Babelon n’hésite pas à
  écrire: «C’est le portrait de Vercingétorix». Nous le reproduisons
  ici, p. 355, d’après l’exemplaire du Cabinet des Médailles.--Si,
  sur ces pièces, ce captif barbu est bien le chef gaulois, il faut
  avouer qu’il ne ressemble guère au personnage des statères d’or
  décrits plus haut. À moins que, pour tout concilier, on n’oppose
  là Vercingétorix vaincu et prisonnier, et ici, Vercingétorix roi et
  triomphant.



NOTE II[28]

Bourges.


Bourges a été, sinon de toutes les villes de la Gaule, du moins de
toutes celles qu’a connues César, le type le plus achevé de l’_oppidum_
palustre, comme Paris, de l’_oppidum_ fluvial.

  [28] Voir p. 169 et suiv., et le plan de la p. 171.

En dépit des remblais que vingt siècles ont jetés sur ses abords,
malgré la construction des faubourgs du Nord, il est aisé, aujourd’hui
encore, de se rendre rapidement compte de l’origine et du caractère
topographiques de la cité d’Avaricum. Elle est demeurée ce qu’elle
était au temps de César, «une presqu’île de marécage», _prope ex
omnibus partibus flumine et palude circumdata_[29].

  [29] VII, 15, 5. Cf. p. 170.

On arrive d’ordinaire à Bourges par la ligne de Vierzon, en remontant
l’Yèvre (la rivière, _flumen_, dont parle César[30]). Il n’est point
rare que toute la plaine, large d’un kilomètre, qui s’étend entre la
voie ferrée, le lit de l’Yèvre et le canal, soit entièrement recouverte
d’eau: c’était le cas lorsque j’ai visité Bourges, au mois de mars,
précisément le mois où fut assiégé Avaricum.--Aux approches de Bourges,
le marécage qu’est cette plaine a été rétréci peu à peu par les progrès
de la ville depuis le XIIe siècle: il n’en est pas moins fort visible.
Il suffit de regarder du haut des trois levées qui portent l’avenue
de la Gare (celle-ci moderne) et les deux routes d’Orléans et de
Paris (et ces deux dernières sont sans doute les héritières de _longi
pontes_ antiques[31]).--Au delà vers l’Est et en amont sur l’Yèvre, les
marécages s’élargissent de nouveau. Ils bloquent ainsi tout le nord de
Bourges, stagnant le long de la rivière sur une étendue de plusieurs
kilomètres. De là, impossibilité pour César d’investir la ville,
_circumvallare loci natura prohibebat_[32].

  [30] VII, 15, 5; 17, 1.

  [31] Cf. Mater, _Congrès archéologique de Bourges_ de 1898, 1900,
  p. 170. Il paraît probable qu’il n’y avait dans l’antiquité qu’une
  seule voie de ce côté des marais, et que les deux routes du Nord,
  celle de Sancerre et celle d’Orléans, ne se séparaient qu’après le
  passage de l’Yèvre au pied de la butte de l’Archelet.

  [32] VII, 17, 1. Cf. p. 170.

C’est au nord des marécages que campa Vercingétorix, dans la direction
de la vieille et célèbre route romaine de Bourges à Sancerre (chemin
de Jacques Cœur[33]). Comme César campa au Sud, le roi des Arvernes
fut séparé de lui par une longue et large bande de palus, et il put
demeurer en relation constante, à travers elle, avec les Gaulois
assiégés[34]. Ces mêmes marécages, en cas d’évacuation de la ville,
permettaient aux gens d’Avaricum de gagner à temps le camp gaulois, en
retardant leur poursuite immédiate: _Palus, quæ perpetua intercedebat,
Romanos ad insequendum tardabat_[35].

  [33] Cf. Vallois, _Mémoires de la Société des Antiquaires du
  Centre_, 1893, p. 60.

  [34] VII, 21, 2; 26, 2; 28, 5. Les portes (en admettant que César
  ne dise pas _portæ_ pour _porta_, VII, 28, 3) par lesquelles
  s’enfuient les assiégés sont celles qui conduisaient aux routes de
  Sancerre et d’Orléans (_ultimas oppidi partes_, VII, 28, 2). Cf. n.
  1[31].

  [35] VII, 26, 2. César, prévenu à temps, put envoyer des cavaliers
  garder les portes du Nord (cf. la note précédente). Il est possible
  que ces cavaliers se soient bornés à longer les remparts en deçà de
  l’Yévrette et de l’Auron, et qu’ils n’aient pas traversé les marais
  pour couper la route à l’Archelet. Cf. p. 182 et 183.

À l’Ouest et au Sud-Ouest, une autre ligne de marécages se détachait
de la première, obliquement, pour suivre la vallée de l’Auron. On
reconnaîtra la place qu’ils occupaient, en regardant les quartiers bas
du haut et à l’ouest de la place Séraucourt.

Entre ces deux lignes, s’avance et s’avançait du Sud-Est, comme un
promontoire, la colline sur laquelle était bâti Avaricum. Elle ne
tenait donc à la terre ferme que par l’isthme marqué aujourd’hui par la
place Séraucourt et par la route de Moulins ou rue de Dun-sur-Auron:
_Eam partem oppidi quæ, intermissa a flumine et a paludibus, aditum
angustum habebat_, dit César d’une part[36], et, de l’autre: _Unum
habeat et perangustum aditum_[37]. «Très étroit» est peut-être exagéré;
«étroit» suffisait, car l’isthme ou le col devait avoir, à la base[38],
environ 500 mètres, à peu près la largeur de la colline et de la ville.

  [36] VII, 17, 1. _Paludibus_ est la leçon des mss. α; _palude_,
  celle des mss. β, comme c’est celle de tous les mss. pour le
  passage VII, 15, 5: il y a bien deux lignes de marécages, mais qui
  se réunissent près de l’Abattoir.

  [37] VII, 15, 5. Cf. le mot du vieil historien du Berry, Chaumeau,
  1566, p. 224, disant de Bourges: «Elle n’est que d’un costé
  accessible, qui est du costé regardant Dun... Encores est ce costé
  très fort tant pour l’assiette du lieu (qui est descouvert de
  toutes partz), profondité des fossez, rempartz de terre.» Cf. ici
  p. 170.

  [38] L’_Histoire de Jules César_, t. II, p. 255, ne donne que 100
  mètres de largeur à «l’arête de terrain formant avenue» au temps de
  César.

                       ⁂

Dans Bourges même, et peu de villes françaises offrent à un degré égal
cet avantage historique, il est possible de reconnaître assez vite et
de suivre exactement le pourtour de l’enceinte romaine du IVe siècle,
lequel était sans doute, à peu de chose près, le même que celui de
l’enceinte gauloise assiégée par Jules César: car l’isolement de la
ville au milieu de ses marécages ne put permettre deux tracés trop
différents[39].

  [39] C’est également l’opinion de Saint-Hypolite dans un très
  judicieux travail sur les _Diverses enceintes de Bourges_
  (_Mémoires de la Société des Antiquaires de l’Ouest_, 1841, p.
  103 et suiv.). D’après ses mesures, l’enceinte romaine avait 2100
  mètres, la ville, 33 hectares. Il faut reconnaître, toutefois, que
  la superficie d’Avaricum eût été, dans ce cas, bien inférieure à
  celle de Gergovie, Alésia, Uxellodunum, Bibracte. L’_Histoire de
  Jules César_ élargit son enceinte sur les longs côtés, à l’Est et à
  l’Ouest.

La ligne des remparts est marquée, du côté des marais, par les rues
de Bourbonnoux, Mirebeau, des Arènes et Fernault; du côté de la terre
ferme, par l’esplanade Marceau (Saint-Michel): sur ce dernier point,
l’_oppidum_ gaulois commençait exactement là où commence aujourd’hui
la ville proprement dite, à l’entrée de la rue Moyenne et de l’avenue
Séraucourt. Le pan de mur gallo-romain, en briques et petit appareil,
que l’on voit de ce côté, encastré dans la muraille de la terrasse de
la Caserne, est l’héritier de la courtine de pierres et de bois décrite
dans les Commentaires[40]. Et, à quelques mètres près, les entrées
de ces deux rues correspondent, je crois, à deux portes de l’enceinte
gauloise[41].

  [40] VII, 23.

  [41] Il y avait, en effet, de ce côté des remparts gaulois,
  deux portes, dont l’éloignement devait être égal, à peu près,
  à la largeur, soit 330 pieds, de la terrasse élevée par César:
  _Duabus portis ab utroque latere turrium eruptio fiebat_; VII,
  24, 3.--Sur cette portion des remparts romains, on ne connaît
  qu’une seule porte, la porte de Lyon, correspondant à l’entrée
  de la rue Moyenne, et s’ouvrant dans la muraille tout à fait près
  de l’angle de droite, ce qui devait être aussi le cas de la porte
  gauloise qu’elle a remplacée; voyez la vue des remparts romains de
  Bourges sur le front de l’Esplanade, dans la _Notice sur les murs
  d’enceinte de la ville de Bourges_, par de Barral, Bourges, 1852,
  pl. I.

C’est en face de ces deux portes, c’est-à-dire de ces deux rues, que
campa César, peut-être sur la hauteur du faubourg du Château, à 500
mètres environ de la vieille ville et de la rue Moyenne[42].

  [42] _Castris ad eam partem oppidi positis_; VII, 17, 1. Cf. p.
  172.

Il décida d’attaquer la portion du rempart que regardait son camp,
c’est-à-dire celle qui longeait l’Esplanade et qui était comprise entre
deux portes (entrées de la rue Moyenne et de l’avenue Séraucourt).
Il ordonna d’élever, contre ce secteur, l’_agger_ ou la terrasse
d’approche. Cette terrasse devait avoir, en largeur ou en façade, 330
pieds ou 97 mètres[43]: ce qui correspond assez exactement au front de
l’Esplanade, mesuré entre ces deux rues[44].

  [43] VII, 24, 1 et 2.

  [44] Y compris la largeur des rues.

Autrefois, sans aucun doute, le dos d’âne marqué aujourd’hui par la rue
de Dun-sur-Auron et la place Séraucourt n’existait pas, et il y avait
là, tout au contraire, un col en contre-bas à la fois de la ville et
du faubourg du Château[45]. Mais des amoncellements de décombres et
des travaux de voirie ont exhaussé ce quartier, et l’ont mis à peu près
de niveau avec le reste de la ville. Aussi, pour se figurer l’état des
lieux avant l’arrivée de César, faut-il enlever par la pensée quelques
mètres de profondeur au terrain situé entre la Caserne de la Ville et
le faubourg du Château[46].

  [45] Cf. le texte de Chaumeau, ici, p. 360, n. 2[37]. Voir aussi la
  vue de 1567, donnée par Raynal, _Histoire du Berry_, t. III.

  [46] Devant l’Esplanade, le pied du mur gallo-romain est au moins à
  3 m. 80 au-dessous du sol actuel.

Mais, par là même, l’exhaussement actuel de l’Esplanade, de la place
Séraucourt et de la rue de Dun-sur-Auron nous permet de comprendre ce
qu’était la terrasse bâtie par César. C’était une construction compacte
de bois, d’osier et de terre, qui ne devait pas différer sensiblement,
comme aspect et comme forme, de la levée de terrains d’emprunt qui
porte aujourd’hui ce quartier. Cette levée n’est assurément pas
l’_agger_ romain; il a disparu après le siège. Mais elle lui ressemble,
et elle rend à la voirie moderne les mêmes services que la chaussée
de César rendit aux assiégeants: elle met de plain-pied la ville et le
faubourg du Château, Avaricum et le camp romain[47].

  [47] La terrasse romaine avait 80 pieds de hauteur (VII, 24, 1).
  Enlevez 30 ou 40 pieds correspondant à la hauteur des murs gaulois:
  restent 40 à 50 pieds qu’il faut chercher au-dessous du niveau
  actuel. C’est encore, il est vrai, beaucoup; et je me demande si
  le sol naturel et primitif de l’Esplanade et de ses abords est
  réellement à une profondeur de 13 à 17 mètres. Il est tout au moins
  probable que la terrasse n’avait point partout cette profondeur,
  c’est-à-dire la hauteur totale de 80 pieds: César ne doit indiquer
  que la hauteur maxima, prise du fond du ravin.--D’après M. Stoffel
  (_Guerre civile_, t. II, 1887, p. 360) et M. Fröhlich (_Das
  Kriegswesen Cæsars_, 1891, p. 247), le sol de l’_agger_ devait
  être de plain-pied, non pas avec le sommet des remparts ennemis,
  mais avec leur base: le but de cette construction étant, suivant
  eux, de faciliter, non pas l’assaut par des hommes, mais la brèche
  par des machines. Je n’ai pu m’associer à cette théorie en ce qui
  concerne le siège d’Avaricum: 1º si la hauteur de l’_agger_ n’avait
  pas dépassé le pied des remparts, elle n’eût jamais pu atteindre
  80 pieds; 2º César parle d’une escalade rapide et non pas d’une
  brèche: _Murum celeriter compleverunt_ (VII, 27, 3).

Représentons-nous maintenant la chaussée de César s’arrêtant là où
commence aujourd’hui la ville proprement dite, à la Caserne. Elle a
330 pieds de largeur, c’est-à-dire qu’elle finit un peu à droite de
la rue Moyenne, un peu à gauche de l’avenue Séraucourt[48]. En face
d’elle s’élève le mur gaulois, percé de deux portes, à l’entrée de
l’une et de l’autre de ces rues[49]. Chacune de ces portes est encadrée
de tours, probablement plus hautes que les autres. Sur la terrasse
des assiégeants, deux tours ont été élevées, faisant face chacune à
une porte et aux tours de cette porte[50].--Quand les assiégés opèrent
leurs sorties, ils se répandent, en dehors de ces deux portes, sur les
flancs des tours romaines: _Toto muro clamore sublato, duabus portis ab
utroque latere turrium eruptio fiebat_[51]. Dans l’ouverture de chaque
porte, des groupes d’hommes préparent et font passer les matières
inflammables destinées à la tour qui leur fait face: _Quidam ante
portam oppidi Gallus per manus sebi ac picis traditas glebas in ignem e
regione turris projiciebat_[52].--C’est une de ces deux tours romaines
enfin qui, agrippant une des tours gauloises de porte, permit aux
assiégeants d’aller à l’abordage et de terminer l’assaut[53].

  [48] Cf. p. 172.

  [49] Cf. p. 361, n. 2[41].

  [50] Le mur romain et le mur gaulois tournaient vers le Nord à
  10 mètres de la rue Moyenne (vers les jardins de l’Archevêché).
  Peut-être est-ce à dessein que César a placé sa terrasse en face
  d’un secteur d’angle, de manière à menacer et commander à la fois
  deux lignes du rempart ennemi.

  [51] VII, 24, 3; cf. ici, p. 364, n. 1[52].

  [52] VII, 25, 2. Cf. p. 181.

  [53] VII, 27, 1. Le fait est raconté avec plus de détails par Dion
  Cassius, XL, 34, 4: Καὶ πύργον τινὰ παραχρῆμα... ἑλόντες, ἔπειτα
  καὶ τὰ λοιπὰ οὐ χαλεπῶς ἐχειρώσαντο. Cf. p. 182.



NOTE III[54]

Gergovie.


L’histoire des recherches provoquées par le siège de Gergovie prouve
que, sur bien des points, la science moderne est faite d’ingratitude ou
d’oubli. On répète sans cesse que les fouilles de Napoléon III et de
M. le colonel Stoffel ont fixé l’emplacement des camps romains et des
lieux d’attaque: elles n’ont fait que confirmer (et c’est d’ailleurs
un très beau résultat) ce qu’avaient supposé, sans autres ressources
que leur intelligence, les érudits d’autrefois.--Regardez la carte du
siège dressée en 1859 par von Gœler: le grand camp est entre Orcet et
le lac (desséché) de Sarlièves, le petit camp est à La Roche-Blanche,
la caponnière entre eux deux[55]: c’est-à-dire que tous ces ouvrages
sont aux points précis où, trois ans plus tard, on allait chercher
et retrouver leurs traces[56].--Un siècle plus tôt, l’ingénieur
bourguignon Pasumot[57] donnait à César, à peu de chose près, les
mêmes positions: il lui faisait établir son grand camp sur les bords de
l’Auzon[58], son petit camp à La Roche-Blanche, et il reconstituait sur
place la terrasse, le camp extérieur et les positions des Gaulois avec
une précision et une exactitude auxquelles les modernes n’ont ajouté
que fort peu[59].--Enfin, deux siècles auparavant, en 1560, Simeoni,
tout en étendant hors de toutes proportions les lignes de Jules César,
avait bien expliqué la marche générale des opérations du siège[60], et
retrouvé le vrai point de l’attaque romaine, le revers méridional du
plateau de Gergovie[61]. Ce qui était la première chose à résoudre, et
celle d’où dépendent toutes les autres questions.

  [54] Voyez p. 196 et suiv., et les deux cartes de Gergovie, p. 203
  et hors texte.--Je remercie MM. Audollent et Ehrhard, professeurs
  à l’Université de Clermont, de l’obligeant appui qu’ils m’ont prêté
  dans ces recherches sur Gergovie.

  [55] _Cäsar’s Gallischer Krieg in dem Iahre 52 v. Chr._, Karlsruhe,
  1859, pl. II et p. 35. Von Gœler ou ses éditeurs (2e éd.,
  Tubingue, 1880, p. 266) ont eu raison de se plaindre du silence
  gardé, à son endroit, par les auteurs de l’_Histoire de Jules
  César_.

  [56] Les fouilles des camps sont de 1862 (_Histoire de Jules
  César_, t. II, 1866, p. 270; cf. en dernier lieu, Stoffel chez
  Rice Holmes, _Cæsar’s Conquest of Gaul_, 1899, p. XXX).--Pour
  l’histoire de ces fouilles et les attributions contradictoires
  qu’elles provoquèrent chez quelques-uns, voyez en particulier les
  plans de Trincard (mai 1863) et le mémoire de Mathieu (_Mémoires de
  l’Académie de Clermont-Ferrand_, t. VI, 1864): ce dernier affirma
  que les tranchées découvertes justifiaient sa théorie du grand camp
  à Gondole, du petit à Orcet (cf. p. 14, etc.).

  [57] Pasumot, _Mémoires géographiques_, Paris, 1765, p. 183 et
  suiv. Le travail de Pasumot a été réimprimé avec additions par
  Grivaud, _Dissertations_... de Pasumot, Paris, t. I, 1810, p. 96 et
  s.

  [58] Il est vrai sur la rive opposée à Gergovie. Avant Pasumot,
  d’Anville (_Notice de l’ancienne Gaule_, 1760, p. 351) et de Caylus
  (_Recueil d’antiquités_, t. V, 1762, p. 284) avaient placé le
  grand camp dans la vallée de l’Auzon et l’attaque par les pentes
  méridionales: mais ils se trompèrent pour le petit camp. Les plans
  de Caylus (pl. CI-CIII), reproduits en partie par Pasumot (1re
  édit.), sont presque aussi utiles aujourd’hui à consulter sur place
  que ceux des modernes, même que la carte de l’État-Major; la carte
  de Dailley (1766, 2e éd. de Pasumot) est trompeuse pour certaines
  parties essentielles (le champ de bataille). Le travail manuscrit
  de Le Masson (1748, Bibl. de Clermont, no 785) est une réfutation
  de Lancelot et ne renferme rien sur la topographie du siège.

  [59] Il y eut en France, de 1748 à 1765, un très beau mouvement
  de recherches autour de Gergovie, comparable, comme résultats, à
  celui de 1850-1863.--La presque totalité des savants qui reprirent
  la question au XIXe siècle acceptèrent La Roche-Blanche pour le
  petit camp; ils s’égarèrent pour l’autre, qu’ils placèrent le
  plus souvent au Crest, contre toute vraisemblance: bévue que
  n’avaient point commise leurs prédécesseurs du XVIIIe siècle
  (Mérimée. _Notes d’un voyage en Auvergne_, 1838, p. 321-3; Vial,
  _Mémoire sur Gergovie_, 1851, extrait des _Annales_, Clermont, p.
  23; Fischer, _Annales de l’Auvergne_, t. XXVIII, 1855, p. 402; le
  même, _Gergovia_, Leipzig, 1855, p. 24, etc.).--Olleris, en 1861,
  et avant les fouilles, replaça le grand camp aux bords de l’Auzon,
  au Puy de Chignat (_Examen des diverses opinions émises sur le
  siège de Gergovie_, 1861, Clermont, p. 14; la carte qui accompagne
  ce travail présente d’utiles détails).--Seul, Bouillet s’entêta
  pendant quarante ans à chercher l’attaque contre Gergovie sur le
  versant Nord (_Guide du voyageur à Clermont_, 1836; _Statistique
  monumentale du Puy-de-Dôme_, 1846, p. 42; _Mémoires de l’Académie
  de Clermont_, 1875, p. 49, etc.): opinion qui paraît avoir été
  reprise en Angleterre, et que réfute à ce propos M. Rice Holmes (p.
  739).

  [60] En plaçant le grand camp à Gondole, le petit au Crest, et à
  Montrognon la colline fortifiée par Vercingétorix.

  [61] Symeoni, _Dialogo pio_, 1560, Lyon, p. 151; _Description de
  la Limagne_, 1561, Lyon, p. 87 (c’est la traduction du précédent
  ouvrage, par Chappuys).

                       ⁂

I.--Toute étude sur le siège de Gergovie doit en effet commencer par
l’examen de la place et des conditions d’une attaque par escalade.
Suivons le rebord du plateau, c’est-à-dire la ligne que devaient
occuper les remparts et les portes, et regardons sur les flancs de la
montagne[62].

  [62] César, VII, 36, 1: _Perspecto urbis situ quæ, posita in
  altissimo monte, omnes aditus difficiles habebat._

Au Nord, vraiment, la pente est trop raide pour que César ait risqué
sur elle trois légions[63]. C’est tout au plus si, dans la direction
de la fontaine de Fontmort, les Gergoviens ont pu établir un sentier et
une porte.

  [63] Comparez l’opinion la plus ancienne: «Duquel costé [Sud]
  l’accès de la ville estoit plus facile, et nompas si droit, ne si
  royde, que devers Cornon et Clairmont» (Symeoni, p. 87=p. 151),
  à l’une des opinions les plus récentes: «Je ne vois pas [trois]
  légions gravissant des pentes abruptes, formées d’une terre glaise
  si épaisse que, pour qu’on puisse en faire l’ascension sans trop
  de peine, il faut qu’il n’ait pas plu depuis huit jours» (Hauser,
  _Club-alpin français, section d’Auvergne, Congrès de 1896_, p.
  142).

À l’Est, l’escarpement est encore plus dur. Je ne comprends pas comment
César a pu confier aux Éduens la tâche de menacer sur ce point les
assiégés «par une autre montée», _ab dextra parte alio ascensu_[64].
S’il a prétendu inquiéter les Gaulois par cette diversion, ceux-ci
ont dû rire en voyant leurs adversaires, hommes ou chevaux, au pied de
ces roches et de ces ravins. Si les Éduens ont apparu sur le flanc Sud
de la montagne presque à la fin du combat, c’est parce qu’après avoir
cherché partout, à l’Est et au Nord, une montée commode, ils se sont
décidés à revenir par les sentiers de mi-côte, du domaine de Prat au
domaine de Gergovie et de là au village[65], et ils ont dû se présenter
assez brusquement, par le tournant S.-E. de la montagne.

  [64] VII, 45, 10; 50, 1. César ne dit pas si ces Éduens avaient
  gardé ou quitté leurs chevaux.

  [65] Il me semble bien difficile de les faire arriver par les
  sentiers supérieurs, par exemple celui qui mène de Prat au village
  par le col des Roches-Rouges (voyez le plan d’Olleris). Ces
  sentiers sont vraiment trop étroits.

C’est par le Sud au contraire qu’on monte d’ordinaire aux terres
du plateau. Là se trouve, outre les moindres sentiers, le chemin
traditionnel des villageois[66]. Gergovie devait avoir, par là, à
l’extrémité de ce chemin, sa porte ou ses portes principales[67].
Si le plateau de Gergovie appartient, aujourd’hui et de mémoire
d’homme, aux paysans et à la commune de La Roche-Blanche, si la seule
agglomération de maisons que porte la montagne est située sur son
flanc méridional[68], c’est parce que la voie d’accès du sommet était
sur ce côté.--Sur tout ce versant de Gergovie, vous remarquerez,
en contre-bas, une longue terrasse de largeur variable, formant
une sorte de palier qui interrompt et coupe la descente: c’est là
qu’étaient campés les Gaulois, dans des camps fort rapprochés l’un
de l’autre. Au rebord extérieur de ce vaste gradin, à l’endroit où
recommence la descente rapide, se trouvait le mur de six pieds qui
fermait les camps[69]. Cette terrasse était assez plane pour que les
chevaux pussent y trotter, témoin celui qui emporta Teutomat dans
sa fuite[70].--Enfin, regardez plus loin, et vous apercevrez les
terres basses que traverse l’Auzon, et où César plaça ses camps:
le grand camp à votre gauche, sur le mamelon au delà de la grande
route et des maisons du Petit-Orcet, le petit camp en face, sur La
Roche-Blanche. Ils sont assez près de Gergovie pour que les Gaulois
aient pu suivre les mouvements de troupes sans distinguer l’espèce des
combattants[71]. C’est dans ce bas-fond qu’ils ont aperçu les prétendus
cavaliers romains, se dirigeant à droite vers les hauteurs de Risolles
en contournant La Roche-Blanche et le Puy de Jussat de différents
côtés[72]; c’est là qu’ils virent la légion de l’attaque feinte, après
avoir remonté la vallée entre Gergovie et La Roche-Blanche, tourner
à sa gauche, descendre dans le ravin et disparaître dans les bois,
derrière le Puy de Jussat[73].

  [66] Voir la carte de l’État-Major, et, sur celle de Caylus et
  Pasumot (1re édition), le «chemin pour monter à Gergovia». La
  publication des documents du Moyen Age pourrait rendre, à la
  connaissance de ces chemins, de grands services.

  [67] César, VII, 50, 4. De même Vial, p. 32.

  [68] Je parle du très ancien village de Merdogne, Gergovie
  depuis 1862 (l’appellation primitive est tombée en désuétude). Le
  principal domaine, sinon le seul, qu’ait porté la montagne, celui
  qui s’est appelé, peut-être dès les plus anciens temps du Moyen
  Age, _Gergovia_, _Gergoieta_(?), ou Gergoviat (orthographe du
  cadastre de 1816), est également situé au Sud.

  [69] _A medio fere colle in longitudinem, ut natura montis ferebat_
  [très bien observé, parce que le rebord de cette terrasse naturelle
  semble fait exprès pour recevoir une muraille], _ex grandibus saxis
  sex pedum murum, qui nostrorum impetum tardaret, præduxerant Galli,
  atque, inferiore omni spatio vacuo relicto, superiorem partem
  collis usque ad murum oppidi densissimis castris compleverant_;
  César, VII, 46, 3.--Pareille terrasse se trouve du côté Nord. Je
  ne puis affirmer qu’il n’y ait pas eu aussi des camps de ce côté,
  puisque César dit ailleurs: _Omnibus ejus jugi collibus occupatis_
  (VII, 36, 2): au surplus, ils ont pu être évacués quand les
  Romains, leur camp construit, n’ont plus menacé que le Sud. Cf.
  ici, p. 196 et p. 198.

  [70] VII, 46, 5. Cf. p. 211.

  [71] VII, 45, 4: _Hæc procul ex oppido videbantur, ut erat e
  Gergovia despectus in castra_ [cf. Dion Cassius, p. 372, n. 1],
  _neque tanto spatio certi quid esset, explorari poterat._

  [72] _Collibus circumvehi... longo circuitu_; VII, 45, 2 et 3. Cf.
  p. 211.

  [73] _Legionem unam eodem jugo_ [le col entre le mont de Gergovie
  et La Roche-Blanche, puis le flanc S.-E. du puy de Jussat] _mittit,
  et paulum progressam inferiore constituit loco silvisque occultat_.
  César, VII, 45, 5. Toute cette région, entre Jussat, Chanonat et
  le château de Julliat, était autrefois boisée (cf. la carte de
  Cassini, f. 52).

Enfin, on finira cette promenade circulaire en s’arrêtant, à l’Ouest,
sur l’arête du col des Goules, entre le plateau de Gergovie et les
hauteurs de Risolles[74]. Il suffira de regarder ce col et ses abords
pour être frappé de l’exactitude de la description faite par César:
_Dorsum esse ejus jugi prope æquum, sed hunc silvestrem et angustum,
qua esset aditus ad alteram partem oppidi_[75]. Seuls, les bois
manquent aujourd’hui à cette description: encore apercevons-nous
les vestiges de la forêt gauloise dans les flancs boisés du ravin de
Romagnat.--Comme au temps de César, c’est le seul point (avec le côté
du village) par où l’on aborde d’ordinaire aujourd’hui le plateau
de Gergovie.--C’était, évidemment, le secteur le plus faible des
lignes de défense. Quel que fût le système de l’attaque, elle ne se
serait jamais mieux faite que par là. L’escalade? elle n’était pas
impossible sur ce point, puisqu’on a pu y établir, en 1861, la seule
route carrossable qui conduit au plateau, et puisque les Gaulois, au
bruit et à la nouvelle de l’assaut, ont pu revenir par là au galop de
leurs chevaux[76]. La terrasse d’approche? elle pouvait, à la rigueur,
être bâtie sur ce col. Le blocus[77]? la possession du col était
essentielle pour l’établir, puisqu’il commande à la fois les vallons de
l’Artières au Nord et de l’Auzon au Sud; de ce col partent au Sud le
ravin de Macon (vers La Roche-Blanche), et au Nord celui de Romagnat,
ravins qui étaient tout désignés pour former le tracé des lignes
d’investissement qui couperaient la montagne et joindraient les deux
vallons. Vercingétorix s’est très nettement rendu compte de tout cela,
et, quand il a vu César s’emparer de La Roche-Blanche et s’approcher
par là du col des Goules, il s’est hâté d’occuper les hauteurs de
Risolles, qui le dominent, et d’y bâtir une muraille avancée pour
protéger les abords du col: _Vehementer huic illos loco timere, nec jam
aliter sentire, uno colle ab Romanis occupato, si alterum amisissent,
quin pæne circumvallati atque omni exitu et pabulatione interclusi
viderentur_[78].

  [74] Une vue assez exacte de ce col a été donnée par W. C. Compton,
  _Cæsar’s seventh Campaign in Gaul_, 5e éd., 1901, p. 29.

  [75] VII, 44, 3. Cf. p. 198, 209 et 210.

  [76] VII, 48, 1.

  [77] César, avec deux ou trois fois plus d’hommes, eût pu continuer
  le blocus, auquel il a vraiment songé (VII, 36, 1). Il suffit de
  voir Gergovie pour comprendre pourquoi, n’ayant que six légions,
  il ne pouvait ni investir ni bâtir un _agger_, et n’avait à compter
  que sur un coup de main.

  [78] VII, 44, 4. De la même manière, à Alésia (cf. p. 260 et
  p. 389), Vercingétorix a fortifié par un boulevard le col des
  Chemins-Croisés, qui correspond, fort exactement, à celui des
  Goules dans la position de Gergovie.

II.--Descendons dans la plaine pour étudier les campements romains.

Le grand camp était placé sur la colline de la Serre[79], vaste
mamelon à l’est et près de la grande route, au nord-est des maisons
du Petit-Orcet. Il y avait là de l’espace[80], de l’eau, une surface
aplanie[81], on dominait la plaine, et on apercevait assez bien
quelques pentes principales du flanc Sud de Gergovie.--Il est vrai
que les Gaulois surveillaient le camp mieux encore qu’ils n’étaient
observés par lui[82].

  [79] Ce nom n’est cité que sur le plan de Trincard. Les gens du
  pays m’ont paru l’ignorer. Mais c’est le vrai nom.

  [80] Les bornes plantées là par les soins de M. Stoffel donnent,
  comme dimensions du camp retrouvé par les fouilles: 626 m. 30, 646
  m. 20, 467 m., 634 m. 30, soit 34 hectares 80 ares.

  [81] La dépression indiquée au centre de cet espace par la carte de
  l’État-Major est en réalité insignifiante.

  [82] Ce que dit Dion Cassius, XL, 36, 2. Dion dit aussi que César
  campa «en plaine», ὲν πεδίω: vue du haut de Gergovie, la colline
  de la Serre ne se différencie presque en rien de la plaine.

Au pied de ce camp, entre la grande route, l’Auzon et la montagne de
Gergovie, s’étend une vaste plaine en forme de triangle[83]: c’est
celle où ont eu lieu les combats de cavalerie[84], et où César a espéré
vainement attirer toute l’armée gauloise en lui offrant la bataille
le lendemain et le surlendemain de l’assaut. Je suppose qu’il plaça
ses légions ces jours-là sur le mamelon du Puy de Marmant, _idoneo
loco_[85], dit-il, c’est-à-dire sur une hauteur légère et facile[86].

  [83] Les mamelons qui la coupent sont moins sensibles sur les lieux
  qu’apparents sur les cartes.

  [84] VII, 36, 1 et 4; 53, 2. Dion Cassius, XL, 36, 3.

  [85] VII, 53, 1. Entre Donnezat et le Petit-Orcet.

  [86] Voyez la définition de cette expression par César, II, 8, 2.

César établit son petit camp à La Roche-Blanche[87]. Cette hauteur
offre un plateau assez vaste pour recevoir deux légions et même
davantage; elle est exactement en face de la principale porte de
Gergovie, et à la base de la montagne, _e regione oppidi sub ipsis
radicibus montis_; elle commande le cours de l’Auzon et les gras
pâturages qui bordent la rivière: elle est isolée de toutes parts, et
suffisamment escarpée pour mériter les deux épithètes que César lui
donne, _egregie munitus atque ex omni parte circumcisus_[88].--C’est de
La Roche-Blanche que le proconsul, un matin, aperçut, en face de lui,
les pentes de Gergovie vides de soldats: _Animadvertit collem, qui ab
hostibus tenebatur, nudatum hominibus, qui superioribus diebus vix præ
multitudine cerni poterat_[89].

  [87] Regardez La Roche-Blanche du mamelon du grand camp, et vous
  verrez que César a dû tout de suite songer à l’occuper comme poste
  d’approche vers Gergovie.

  [88] VII, 36, 5.--M. Stock, dans son édition de César (Oxford,
  1898, p. 315), nie que ces expressions puissent convenir à La
  Roche-Blanche, qui n’est, dit-il, _precipitous_ que sur le côté
  Sud, et qui présente sur le côté Nord _an easy slope_, «une pente
  aisée». Mais César ne dit pas que l’escarpement fût partout aussi
  raide que sur le versant Sud (où le flanc de la colline est droit
  comme une muraille): _circumcisus_ implique plutôt l’isolement que
  la taille à pic. Au reste, si La Roche-Blanche avait été partout
  aussi inaccessible que par le Sud, César n’aurait eu aucun intérêt
  à s’en emparer. Enfin, sur tous les points, j’ai constaté des
  pentes assez rapides pour justifier l’_egregie munitus_. Et il
  faut ajouter que les orages et les travaux de culture ont pu à la
  fois combler les vallons latéraux et étager les pentes.--C’est à
  La Roche-Blanche que j’applique (imitant Fischer, p. 405) le texte
  de Polyen (_Stratagèmes_, VIII, 10; cf. p. 202): les bois seraient
  derrière, vers Julliat et Jussat (cf. p. 370, n. 2[73]), c’est par
  là qu’aurait eu lieu l’escalade secrète; César aurait attaqué par
  Donnezat. Mais je ne me dissimule pas les incertitudes de cette
  explication de Polyen.--Sur les fouilles du petit camp, cf. Stoffel
  _apud_ Rice Holmes, p. XXX.

  [89] VII, 44, 1. Dans ce chapitre, _collis_ désigne tantôt le flanc
  méridional de Gergovie (1), tantôt La Roche-Blanche (4), tantôt
  le massif de Risolles et du col des Goules (4), c’est-à-dire des
  choses, géographiquement, très différentes. Mais César, qui parle
  en soldat, ne voit que l’état relatif, la «hauteur» et «la plaine»,
  _collis_ et _planicies_. Cf. p. 386.--Il était impossible, de La
  Roche-Blanche, de voir les Gaulois travailler sur les hauteurs
  boisées de Risolles et du col des Goules; de là _per exploratores
  cognoverat_ (VII, 44, 3 et 2).--Nous ne pouvons entrer ici dans
  la discussion des hypothèses infinies qui ont été émises sur ce
  texte et les suivants. Disons seulement que nous ne saurions entre
  autres accepter celle qui fait de ce _collis nudatus_ le Puy de
  Jussat (Olleris, p. 18): le Puy de Jussat, à cause de sa position
  excentrique et du ravin qui le sépare de Gergovie, a dû être tenu à
  l’écart de toutes les opérations réelles.

Enfin, entre le grand et le petit camp, s’allongeait le double
fossé romain, qui devait suivre, à peu près, la route de voitures du
Petit-Orcet à Donnezat[90].

  [90] VII, 36, 7.

III.--L’attaque eut lieu par le côté Sud. Son point de départ fut le
petit camp de La Roche-Blanche [91]. C’est donc au rebord septentrional
de cette colline qu’il faut se placer pour commencer l’étude du combat.
C’est de ce point que César donna le signal, que partirent les trois
légions de l’assaut, que se formèrent les cohortes de réserve de la Xe
légion.

  [91] VII, 45, 7 et 10. César compte (46, 1) 1200 pas, en droite
  ligne, de Gergovie «à la plaine»: c’est la distance, sur la carte,
  entre le rebord méridional du plateau et le village de Donnezat.

Comme il y eut environ 12000 hommes d’engagés, l’escalade eut lieu,
droit vers le plateau, sur un assez grand nombre de points, à gauche
et à droite des chemins actuels. Je crois cependant que le gros des
assaillants a dû suivre la route qui traverse le village et qui par une
courbe appuie vers l’Ouest, de manière à arriver avec moins de fatigue
à la porte principale[92]. Le mur du boulevard franchi, la terrasse et
les camps occupés, un centurion de la VIIIe attaque cette porte[93].

  [92] Cela me parait résulter, outre les nécessités du terrain, de
  ce que dit César (VII, 46, 2): _Quidquid huc circuitus ad molliendum
  clivum accesserat_ [c’est le chemin tracé qu’il désigne par là], _id
  spatium itineris augebat_. De même Olleris, p. 25.

  [93] VII, 50, 4. Cf. p. 213 et 215.

Pendant que les trois légions arrivaient sur la terrasse, César et la
Xe descendaient lentement dans le vallon qui sépare La Roche-Blanche et
le mont de Gergovie. Arrivé au bas (peut-être à l’endroit appelé les
Quatre-Viats, c’est-à-dire le carrefour des noyers à l’angle N.-E. de
La Roche-Blanche), César put voir, plus nettement que sur la colline,
le danger que couraient ses 12000 hommes, comme perdus au milieu
des rochers, et déjà menacés peut-être par les Gaulois accourant de
l’Ouest. Il fit alors faire la sonnerie de retraite, et arrêta la Xe
légion.--Il nous dit que les légionnaires de l’assaut ne l’entendirent
pas, _quod satis magna valles intercedebat_[94]: ce ne peut être que
la vallée où il se trouvait lui-même, assez large pour amortir le
son, surtout étant donné le bruit simultané du combat et des clameurs
gauloises.

  [94] VII, 47, 1 et 2. On ne peut pas appeler _satis magna vallis_
  les dépressions qui séparent les trois contre-forts méridionaux
  de Gergovie, contre-forts qui d’ailleurs ont contribué à briser
  ou dénaturer la sonnerie. Le trompette devait être en arrière,
  sur le flanc N. de La Roche-Blanche (comme l’a pensé Olleris,
  p. 27).--Presque tous les écrivains placent à ce moment la Xe
  légion bien au delà de cette vallée, sur le flanc de la montagne
  gergovienne, et pas loin du village; cf. en dernier lieu Rice
  Holmes, p. 744.

Le danger devenu plus grand par l’arrivée des Gaulois (venus de
l’Ouest, le long du plateau), César changea alors les positions de ses
légions de réserve.--La XIIIe (en partie seulement) sortit du petit
camp et se plaça _sub infimo colle_. C’est évidemment le pied de La
Roche-Blanche. Comme César ajoute qu’elle fut disposée de manière
à menacer les ennemis _ab latere dextro_[95], s’ils s’avançaient
jusque-là, elle dut occuper tout le fond de la vallée entre La
Roche-Blanche et Gergovie, depuis le carrefour des Quatre-Viats
jusque vers le ravin du N.-O.: elle forma une ligne presque parallèle
à la droite des sentiers descendant de Gergovie, que les ennemis
allaient suivre[96]; elle remplaça donc la Xe légion dans le fond
de la vallée, mais en appuyant sur la gauche.--Quant à la Xe, César
nous dit seulement qu’ «elle s’avança un peu», s’arrêta ensuite, et
que du point où elle était placée, César, qui la commandait, attendit
l’issue du combat[97]. Il faut donc chercher ce point assez près des
Quatre-Viats et du fond de la vallée; il faut le placer à un endroit
d’où le proconsul pouvait à la fois suivre les détails de la bataille
sur la montagne et les mouvements de la plaine; de plus, comme il
dira plus loin qu’il quitta cette position pour un terrain «un peu
plus favorable», _paulo æquiore loco_, c’est-à-dire plus plan, il faut
que cette position ait été sur quelque pente assez rude. C’est ce qui
m’a décidé à faire marcher et monter la Xe légion vers le N.-E., et à
l’arrêter sur le flanc du contre-fort qui avance au S.-E. du village,
à l’endroit où passe le chemin rapide et direct de Donnezat à l’hôtel
Mezeix[98]. De ce point (au-dessous de la croix qui est à l’entrée
du village), en effet, on a une vue très nette de toute la zone
occupée par les Romains et de tous les flancs et ravins méridionaux
de Gergovie, et surtout de ceux qui avoisinent les principaux
sentiers.--J’ajoute que, sur ce point, César donnait à la fois la
main à la XIIIe et aux Éduens, qui arrivaient à la hauteur du domaine
de Gergovie: il était au centre de la ligne courbe qui couvrait la
retraite, et prêt à recevoir fugitifs ou Gaulois, descendant vers les
camps par les chemins qui se réunissent au village.

  [95] VII, 49, 1.

  [96] De plus (ce que César ne dit pas), dans cette position, 1º
  elle couvrait le petit camp, 2º elle pouvait donner la main aux
  troupes de l’attaque feinte, perdues vers Jussat.

  [97] VII, 49, 3: _Ipse paulum ex eo loco cum legione progressus,
  ubi_ [peut s’entendre de _ex loco_ aussi bien que d’_exspectabat_]
  _constiterat, eventum pugnae exspectabat_. Von Gœler (1re éd.,
  p. 49, n. 5) et d’après lui Napoléon III (t. II, p. 279, n.) ont
  corrigé le texte et écrit _regressus_.

  [98] C’est à peu près l’endroit où Napoléon place la 3e position
  de cette même Xe. La côte était plus rude autrefois; les cultures
  l’ont adoucie; le chemin a été fortement creusé pour atténuer la
  rampe.--Fischer, qui a bien compris le mouvement de la Xe légion
  (p. 413), la place sur le contre-fort qui sépare le village du
  vallon de La Roche-Blanche, à l’Ouest de celui où nous la plaçons
  nous-même.

La débandade des Romains ayant commencé à la vue des Éduens survenant
vers leur droite, les deux légions de réserve prennent une troisième
position.--De la Xe, César dit: _Pro subsidio paulo æquiore loco
constiterat_[99]: elle s’avance donc au-devant des fugitifs, elle
monte dans la direction du village, elle rencontre alors un espace plus
large, un terrain moins escarpé, un sol plus nivelé; c’est, je crois,
l’endroit occupé aujourd’hui par la partie basse du village[100].--La
XIIIe se plaça derrière la Xe pour la soutenir, sur un terrain «plus
élevé» que celui où elle s’était arrêtée d’abord, c’est-à-dire que le
vallon du nord de La Roche-blanche. Puisque la Xe s’est avancée et que
la XIIIe va se trouver derrière elle, cette dernière n’a pu se poster
que sur la croupe dont nous parlions tout à l’heure, et où elle a
remplacé la légion de César.--À ce moment l’armée romaine de réserve,
au lieu de former, si je puis dire, une ligne de front, forme une
ligne de profondeur. Elle s’échelonne le long de la route de Gergovie à
Donnezat, prête à recevoir le choc d’en haut.

  [99] VII, 51, 1.

  [100] Encore qu’il y ait là bien des montées et des descentes. Mais
  tout est relatif dans les expressions de César. Il ne dit pas _æquo
  loco_, mais _paulo æquiore_, ce qui est une double atténuation.
  Cette surface plane apparaît nettement sur la carte d’Olleris.

Les fuyards, pressés surtout par le N.-O., d’où arrivent les Gaulois,
descendent vers le village, rencontrent les réserves, et les trois
groupes, les légions débandées, la Xe, la XIIIe, reculent lentement
jusque dans la plaine, où elles se forment en rang de combat:
_Legiones ubi primum planiciem attigerunt, infestis contra hostes
signis constiterunt_[101]. Cette plaine est, selon moi, celle qui
précède Donnezat au Nord, et où aboutit le chemin dont nous venons de
parler[102].

  [101] VII, 51, 3. _Ab radicibus collis_, 4.

  [102] Occupée aujourd’hui par des champs de blés et de vignes. La
  carte de l’État-Major, trop foncée et trop hachée sur ce point, ne
  rend pas l’aspect du terrain.

Je ne présente cette théorie du combat que comme la série d’hypothèses
qui, à l’étude des lieux et à la lecture de César, m’a le moins
déplu. Je ne cache pas qu’elle peut être critiquée.--Le champ de la
bataille se trouve un peu rétréci, elle évolue seulement autour du
chemin du plateau au village, et du village à Donnezat[103]: mais
songeons qu’il n’y eut que 20000 Romains d’engagés, et presque tous
dans un corps-à-corps, et que César avait tout intérêt à ramasser ses
troupes.--Les légions sont constamment éloignées du grand camp: mais
César devait avoir hâte de rejoindre ses défenses les plus proches,
celles de La Roche-Blanche, et ses dernières réserves, celles de
l’attaque feinte[104].--Au reste, le devoir de l’historien n’est pas
d’éviter à tout prix les hypothèses, mais de les avouer franchement.

  [103] Même limitation du champ de bataille chez Vial, p. 33, et
  chez Fischer, p. 411 et suiv., _Gergovia_, p. 30. Von Gœler et
  Napoléon III reculent la XIIIe légion jusqu’au Puy de Marmant,
  beaucoup trop loin à l’Est. M. Rice Holmes a très justement indiqué
  les motifs (p. 746) qui font rapprocher du petit camp les légions
  en retraite.

  [104] On a maintes fois reproché à César de ne pas avoir parlé
  du lac de Sarlièves, desséché sous Louis XIII. On a même voulu
  conclure de ce silence que le lac n’existait pas à l’époque
  gauloise. Mais aucun argument géographique ou géologique ne permet
  de nier l’existence de ce lac au temps de César. Et si le proconsul
  ne le mentionne pas, c’est qu’il était dans ses habitudes de ne
  point parler des détails de terrain qui n’avaient pas joué un rôle
  dans les opérations militaires proprement dites. Même remarque à
  propos de la montagne de Mussy-la-Fosse près d’Alésia; cf. ici, p.
  387.

                       ⁂

Il ne faut pas se borner, en étudiant Gergovie, à la critique des
opérations du siège et à l’explication de la victoire de Vercingétorix.
Il est une autre leçon d’histoire nationale que la montagne arverne
peut nous donner. Regardons de là la plaine de la Limagne et le
sommet du Puy de Dôme. Rendons-nous compte de l’effet que ces riches
cultures et cette cime impérieuse ont pu faire sur les Gaulois, et nous
trouverons des éléments de force morale et de richesse matérielle aussi
décisifs pour comprendre le rôle des Arvernes et de Vercingétorix que
les pentes inaccessibles de la montagne de Gergovie.



NOTE IV[105]

La bataille de Dijon.


Le champ de bataille que j’indique m’a été suggéré par le mémoire
de Gouget[106]. Je renvoie à son travail ceux qui désirent connaître
les motifs d’ordre géographique et stratégique qui rendent ce choix
vraisemblable.

  [105] Cf. page 248 et suiv., et la carte.

  [106] _Mémoire sur le lieu de la bataille livrée avant le siège
  d’Alésia_, dans l’_Académie des Inscriptions et Belles-Lettres_,
  _Mémoires présentés par divers savants_, première série, t. VI,
  1864, p. 203 et suiv.

J’avais déjà accepté les conclusions de Gouget lorsque j’ai essayé
de reconstituer, sur les lieux, les détails du combat. L’étude du
terrain, sans les dissiper complètement[107], n’a pas accru les doutes
qui me restaient encore: car je n’ignore pas que, dans toute recherche
rétrospective de topographie militaire, il ne peut y avoir que des
vraisemblances plus ou moins grandes.

  [107] Voici les objections qu’on peut faire au choix de ce champ de
  bataille:

  1º César se rendant _in Sequanos_ (VII, 66, 2), la rencontre
  semble avoir eu lieu plus au Levant, par exemple entre Fauverney et
  Genlis.

  2º La hauteur de Saint-Apollinaire n’est-elle pas trop faible pour
  avoir été appelée par César _summum jugum_ (VII, 67, 5)?

  3º L’objection suivante est beaucoup plus sérieuse. D’après César,
  Vercingétorix reste avec son infanterie _pro castris_ (VII, 66,
  6; 68, 1), _ad flumen_ (67, 5), par conséquent sur les bords
  de l’Ouche ou sur les hauteurs de la rive droite (cf. p. 249 et
  253). De ces points, ni lui ni ses soldats ne purent rien voir
  de la bataille, sauf l’arrivée des Germains sur la hauteur et la
  poursuite des Gaulois: or Vercingétorix (cf. p. 250) avait annoncé
  qu’il ferait avancer ses fantassins au-devant de son camp pour
  que leur vue effrayât l’ennemi, _terrori hostibus futurum_, et
  encourageât ses propres cavaliers (66, 6). De l’endroit où il les
  laissa, ils ne pouvaient servir ni à l’une ni à l’autre chose. Et,
  d’autre part, la place d’un général en chef n’est point hors de la
  vue de la mêlée.

Le large mamelon qui protège Dijon à l’Est, depuis la ligne des
faubourgs jusqu’aux villages de Saint-Apollinaire et de Mirande, puis,
au delà, cette vaste plaine découverte qui s’étend vers Quétigny et
Varois jusqu’au bas-fond de la Norges, forment un emplacement naturel
pour un très grand combat de cavalerie.

Rien n’était plus important, au cours de ce combat, que la possession
de la ligne des plus hauts sommets, marquée aujourd’hui par le sentier
de Saint-Apollinaire (268 mètres) au tilleul de la triangulation (269
mètres): ce sont là, je crois, les deux points culminants.--Cette
hauteur a été comme un rideau qui a masqué[108] à Jules César[109] la
présence et les opérations de l’armée gauloise[110]. Si peu élevée
qu’elle soit au-dessus de la plaine (Varois, à une lieue de là, est
encore à 225 mètres de hauteur), elle est de telle nature que, du
versant oriental, on ne peut rien apercevoir de la vallée de l’Ouche
et des régions voisines de Dijon.--Lorsque Vercingétorix l’eut
occupée, il assura par là ses relations entre ses camps et la plaine
de Varois, où il fit attaquer les légions, et il domina jusque dans
les moindres détails[111] tout le champ de bataille.--En revanche,
lorsque les cavaliers germains, gravissant sans peine les pentes que
suit aujourd’hui la route nationale (du carrefour du chemin de Quétigny
jusqu’à Saint-Apollinaire), eurent délogé l’ennemi du dos d’âne qu’ils
occupaient jusqu’au chemin de Mirande, _summum jugum nacti_[112],
lorsqu’ils eurent poursuivi les vaincus jusque dans la plaine de Dijon,
et jusqu’aux bords de l’Ouche, _fugientes usque ad flumen_[113], il ne
restait plus à tout le reste de la cavalerie gauloise qu’à prendre la
fuite. Car, en s’inclinant vers le Sud-Est, soit par la route du Parc
dans la plaine, soit par les chemins de Mirande et de Quétigny sur
la hauteur, les Germains auraient pu promptement couper la retraite
vers l’Ouche et les camps gaulois. Aussi, dès que les Gaulois, occupés
contre les Romains dans la plaine de Varois, virent les Germains
maîtres du sommet de Saint-Apollinaire, _qua re animadversa_, craignant
d’être enveloppés, ils se débandèrent sans retard[114]. Et ce fut sans
doute au moment où ils descendirent par les pentes rapides qui mènent
de Mirande vers le faubourg Saint-Pierre et vers le Parc qu’ils furent
rejoints par les cavaliers germains: c’est là, peut-être, qu’eurent
lieu les principales captures de chefs[115].

  [108] Il semble bien, en effet, que César ait été surpris; VII, 67,
  1 et 2: _(Galli) se ostendunt... Qua re nuntiata_. Cf. p. 253.

  [109] La route suivie par César est sans doute marquée par la ligne
  Pichanges, Flacey, Saint-Julien, Orgeux, Varois. Son camp (à 10
  milles des camps gaulois de la rive droite de l’Ouche, VII, 66, 3)
  doit être cherché entre la 3e et la 4e de ces localités. C’est à
  tort, je crois, que Gouget (p. 230) le place à Arc-sur-Tille.

  [110] Les trois camps de Vercingétorix (VII, 66, 3 et 5; 68, 1)
  peuvent être cherchés, sur la rive droite, sur les hauteurs entre
  le fort de Beauregard et le faubourg de l’Ouche.

  [111] En admettant, ce que je ne puis m’empêcher de supposer,
  que Vercingétorix ait cherché à se rendre compte lui-même de la
  bataille.

  [112] VII, 67, 5. Cf. p. 255.

  [113] VII, 67, 5.

  [114] VII, 67, 6. Cf. p. 253.

  [115] VII, 67, 7.

On peut conjecturer également la manière dont la poursuite fut
conduite par César. Il plaça ses bagages en sûreté sur la colline la
plus voisine du champ de bataille[116]: comme ce n’est pas celle de
Saint-Apollinaire, où a eu lieu le combat, je suppose que c’est celle
de Talant, de l’autre côté de Dijon. Puis, il reprit sa route. Le soir
de la bataille, il put tuer encore 3000 hommes à l’arrière-garde des
Gaulois[117]. Puisqu’ils fuyaient vers Alise-Sainte-Reine, César a dû
les talonner dans la vallée de l’Ouche ou sur les larges plateaux qui
la bordent à l’ouest de Dijon. Mais Vercingétorix s’engagea ensuite
dans une des régions les plus tourmentées de la Côte d’Or: c’est
d’abord la chaîne principale des montagnes, entre Fleurey et Blaisy;
c’est ensuite, sur l’autre versant, la vallée de l’Oze, étroite,
dominée par des croupes boisées, pleine d’impasses et de cachettes,
coupée d’éperons et de ravins. La poursuite, la nuit surtout, ne
pouvait plus se faire qu’avec les plus grandes précautions. Elle prit
fin à la tombée du jour[118].

  [116] _In proximum collem deductis_; VII, 68, 2. Je me sépare
  sur ce point de Gouget qui voit dans cette colline (p. 235) «les
  terrains en pente douce par où l’on descend vers Dijon». César
  n’aurait pas campé au milieu même du champ de bataille.

  [117] VII, 68, 2. Cf. p. 257.

  [118] VII, 68, 2.



NOTE V[119]

Les contingents de l’armée de secours.


Voici de quelle manière je rétablis, d’après les manuscrits de César,
le chiffre des effectifs fixés par l’assemblée des chefs (César, _de
Bello Gallico_, VII, 75, § 2 et suiv.: _Imperant_, etc.). Ce chiffre a
dû être légèrement supérieur à celui des contingents réellement amenés
(_coactis_, etc., VII, 76, 3): ce qui explique la différence entre le
total des hommes demandés (275000) et la force de l’armée de secours
(258000). César n’a eu en mains que la liste des contingents votés par
le conseil.--L’astérisque, dans la liste qui suit, indique les peuples
dont la présence ou le nom peuvent être discutés à la place que nous
leur donnons, ou les chiffres qui ne sont pas absolument certains.--Les
différents systèmes proposés pour ce classement ont été en dernier lieu
reproduits et discutés par M. Beloch, dans son étude sur «la Population
de la Gaule au temps de César», parue dans le _Rheinisches Museum_ de
1899, p. 414 et suiv.

  [119] Cf. page 279 et page 284.

1-5: Arvernes, y compris leurs clients: *_Eleuteti_ [Rutènes libres],
Cadurques, Cabales, Vellaves: 35000.--6-10: Éduens, y compris leurs
clients: Ségusiaves, *_Ambluareti_ [Ambarres], Aulerques Brannoviques,
*_Blannovii_ [Boïens?]: 35000.--11-15: Séquanes, Sénons, Bituriges,
Santons, Carnutes, chaque peuple 12000.--16 et 17: Bellovaques,
Lémoviques: 10000 chaque.--18-21: Pictons, Turons, Parisiens, Helvètes:
8000 chaque.--22-27: *Andes, Ambiens, Médiomatriques, Pétrucores,
Nerviens, Morins: *6000 chaque.--28: Nitiobroges, à *5000.--29:
Aulerques Cénomans, à 5000.--30: Atrébates, à *4000.--31-32:
Véliocasses, *Lexoviens, chacun à *3000.--33: de même les Aulerques
*Eburoviques.--34 et 35: les Boïens (du Rhin?) et les Rauraques: à
*2000 chaque.--36-43: les cités de l’Armorique, nommément Coriosolites,
Rédons, *Ambibares [_Ambiliati_?], Calètes, Osismiens, Vénètes,
*Lémoviques, Unelles, taxées en tout à 30000.--Nous avons essayé plus
haut, p. 284, un groupement géographique de ces peuples et de ces
effectifs.

Des nations de la Gaule citées ailleurs par César, il manque: les Rèmes
et les Lingons, demeurés fidèles aux Romains (VII, 63); les Leuques
(Toul), qui étaient leurs voisins, eux aussi, peut-être, les alliés de
César (cf. I, 40); les Suessions, en ce moment soumis aux Rèmes (VIII,
6); les Meldes (Meaux), peut-être dans le même cas (cf. V, 5); les
Trévires, occupés par la guerre de Germanie (VII, 63); les Ménapes,
les Éburons et les petites tribus du Nord-Est, retenus sans doute par
le même motif; les Mandubiens d’Alésia; les Namnètes (III, 9), les
Diablintes de Jublains (III, 9), les Ésuviens de Séez (II, 34; III, 7;
V, 24), omis par inadvertance ou, plutôt, rattachés, dans la pensée de
César, les premiers à l’Armorique, les deux autres à l’Armorique ou aux
Aulerques.



NOTE VI[120]

Alise-Sainte-Reine.


Avant de livrer ce volume à l’impression, j’ai voulu revoir longuement
tous les détails des champs de bataille d’Alise-Sainte-Reine. J’avais
quelques hésitations encore au sujet des positions que j’ai assignées
aux combattants: elles se sont, sur place, assez rapidement dissipées.

  [120] Cf. p. 258 et suiv., et les deux cartes, p. 265 et hors
  texte.

Bien d’autres ont constaté avant moi avec quelle précision la
description générale d’Alésia, dans les Commentaires[121], s’accorde
avec l’état des lieux et l’aspect du paysage. Mais, même dans
les détails topographiques, l’expression de César est nette et
significative[122].

  [121] VII, 69, § 1-4.

  [122] D’Anville avait fait cette remarque dès 1741
  (_Éclaircissemens_, p. 480).

On a souvent dit que les champs de bataille se transforment rapidement,
et qu’après vingt ans écoulés, les principaux acteurs d’un combat
avaient peine à reconnaître les lieux où ils avaient joué une partie
décisive de leur vie. Peut-être est-ce parce qu’aux heures de lutte
ils avaient mal vu les choses, et que les craintes du moment avaient
dénaturé leurs impressions. Mais Jules César se troublait rarement.
Il avait, entre autres qualités, un coup d’œil d’une exactitude
pénétrante; il saisissait sur-le-champ les positions maîtresses, et
en notait sans erreur les valeurs réelles ou relatives. De plus, il
a su trouver, en écrivant ses Commentaires, le style adéquat à cette
qualité. Aussi s’est-il borné, dans ses descriptions de villes, de
sièges et de champs de bataille, aux traits essentiels, et s’est-il
servi, presque toujours, des mots nécessaires et des termes qui
portent.

Je dis presque toujours, et non pas toujours. Le seul reproche que
j’adresserai à César, c’est d’avoir, dans ses exposés topographiques,
exagéré légèrement les lignes principales des pays dont il parle. Il
appelle Alésia «un lieu fort élevé», _admodum editus locus_[123],
le Mont Auxois une colline fort haute, _summus collis_[124]: les
superlatifs sont peut-être de trop. Il se sert de l’expression d’
«escarpé», _loca prærupta_[125], quand il s’agit seulement d’une montée
un peu rude. C’est faire beaucoup d’honneur à l’Oze et à l’Ozerain que
de les appeler _flumina_[126], surtout en dehors des saisons de pluies.
Mais il ne faut pas oublier que César ne parle pas en géographe,
soucieux de la nuance et du vocable technique. Il écrit comme il a vu
au moment de la mêlée, en combattant qui ne regarde dans un détail
du terrain que l’avantage ou l’obstacle immédiats. Il appellera
indifféremment _mons_ ou _collis_ toute hauteur dominante[127], et il
lui suffira d’une pente difficile à des soldats en armes pour qu’il
parle d’escarpements. Mais si le trait essentiel est forcé, il n’est
jamais faussé.

  [123] VII, 69, 1.

  [124] _Ibidem_.

  [125] VII, 86, 4. Cf. ici, p. 392.

  [126] VII, 69, 2; VII, 72, 3.

  [127] Remarque déjà faite par von Gœler, _Gallischer Krieg_, 2e
  éd., 1880, p. 320. Cf. ici, p. 373, n. 1[89].

Comme la région d’Alise-Sainte-Reine n’a pas, depuis vingt siècles,
subi de ces bouleversements qui transforment à jamais un pays, nous
avons donc le droit de chercher à reconstituer, en face du terrain, les
péripéties du siège et des batailles.

                       ⁂

I.--Il faut d’abord se rendre compte de l’ensemble du pays, tel que
César le décrit avant d’aborder le récit des opérations du siège. Le
mieux, pour cela, est de monter sur le plateau d’Alésia, et d’en faire
le tour, qui correspond sans doute au circuit de l’enceinte de la ville
gauloise. De là, regardez tour à tour au pied de la colline, dans les
deux vallées qui la bordent, dans la plaine qui la précède[128], vers
les hauteurs qui lui font face de l’autre côté des deux ruisseaux[129],
et le texte de César vous paraîtra d’une clarté lumineuse: _Ipsum
erat oppidum Alesia in colle summo, admodum edito loco..... cujus
collis radices duo duabus ex partibus flumina subluebant. Ante id
oppidum planicies circiter millia passuum III in longitudinem patebat.
Reliquis ex omnibus partibus colles, mediocri interjecto spatio, pari
altitudinis fastigio, oppidum cingebant_[130].--À cette description
de César il ne manque qu’un seul détail: il ne parle pas ici de la
montagne de Mussy-la-Fosse, qu’on aperçoit au couchant d’Alésia,
fermant l’horizon de la plaine des Laumes par sa terrasse bifurquée.
Il le fait à dessein. Car cette montagne ne jouera aucun rôle dans
les opérations du siège proprement dit[131].--En revanche, il en
fera mention lorsqu’arrivera l’armée de secours. Car c’est sur les
sommets de Mussy qu’elle apparaîtra, et les gens d’Alésia purent
voir confusément les troupes de leurs alliés recouvrir peu à peu les
hauteurs de la montagne lointaine et déborder par les pentes jusque
dans la plaine[132]. C’est sur les plateaux de cette même montagne,
et sans doute aussi sur ses versants extérieurs et invisibles, du
côté du Couchant, que cette armée formidable établira ses camps[133].
C’est enfin sur les rebords et les flancs qui font face à Alise que
se tiendront, en avant de ces camps, les fantassins gaulois durant les
principales batailles[134].

  [128] C’est en regardant _in campum_ que Vercingétorix aperçut la
  cavalerie gauloise de secours, s’approchant des lignes extérieures
  de César, VII, 79, 3; cf. p. 283; peut-être aussi VII, 84.

  [129] Notamment vers le Mont Réa ou la montagne de Ménétreux, où
  Vercingétorix put voir Vercassivellaun attaquer le camp romain
  (VII, 84, 1; cf. p. 292).

  [130] VII, 69, § 1-4.

  [131] Cf. ici, p. 378, n. 1[104]. Même silence sur la Brenne.

  [132] _Colle exteriore occupato_; VII, 79, 1. Cf. p. 283 et 285.

  [133] Ces _castra_ sont mentionnés VII, 79, 2; 80, 2 (cf. 4); 81,
  1; 83, 7 et 8; 88, 4 et 5. Cf. p. 285.--Von Gœler (1re éd., p. 76;
  2e, p. 316) place le camp gaulois sur la montagne de Pouillenay,
  parce que, dit-il, celle de Mussy-la-Fosse forme deux collines, et
  que César (VII, 79, 1) ne parle que d’une seule. Mais en réalité
  ces deux collines ne sont que deux branches d’un même massif, comme
  on peut s’en convaincre par la carte et sur les lieux.

  [134] _Pedestres copias paulum ab eo loco_ [la plaine des Laumes]
  _abditas_ [placées à l’écart] _in locis superioribus constituunt_;
  VII, 79, 2; cf. p. 286. _Reliquæ copiæ pro castris sese ostendere
  cœperunt_; VII, 83, 8. cf. p. 286.

II.--Pour avoir une idée nette de la manière dont le siège fut conduit
et dont la ville et sa montagne furent défendues et investies,
il faut suivre lentement la route de mi-coteau qui, par le flanc
méridional d’Alésia, mène de la bifurcation des chemins de fer jusqu’à
la rencontre du chemin de Darcey à Flavigny, en passant par les
Trois-Ormeaux et par le hameau des Celliers: cette route est peut-être
un des chemins qu’ont suivis les cavaliers gaulois de la ville pour
rejoindre leur camp d’Alésia, lorsqu’ils furent poursuivis par les
Germains après leur première défaite[135].--À partir des Celliers, nous
allons en effet retrouver l’emplacement de ce camp: c’est là, à droite
d’abord, puis des deux côtés de la route, que nous voyons les terrasses
en contre-bas du plateau, assez légèrement inclinées, où Vercingétorix
a établi et fortifié son camp.--Lorsque, marchant plus loin, nous
arrivons aux Chemins-Croisés[136] (c’est-à-dire au point culminant du
col qui rattache le mont d’Alésia au Mont Pévenel qui lui fait face),
nous comprenons mieux encore comment et pourquoi le chef gaulois a
voulu l’établissement de ce camp retranché en avant et au levant de
la ville: par ce col, Alésia s’unit sans peine aux collines voisines,
c’est-à-dire au Mont Pévenel et à ses dépendances; sur ce point, César
aurait pu, sans trop de peine, bâtir une terrasse d’approche presque
au niveau de la ville; il eût même pu, sans un danger excessif,
tenter l’assaut des remparts par l’escalade des roches. C’était,
évidemment, le secteur le plus faible des lignes de défense[137]. Aussi
Vercingétorix ferma le col et isola les terrasses qui le précédaient au
Couchant par une muraille continue: entre celle-ci et les remparts de
la ville, campèrent d’abord les Gaulois assiégés. _Sub muro, quæ pars
collis ad orientem solem spectabat, hunc omnem locum copiæ Gallorum
compleverant, fossamque et maceriam præduxerant_[138]. Il n’évacua
ce camp que lorsqu’il eut la certitude que César renonçait à l’assaut
(expugnatio) ou à la terrasse d’attaque (_oppugnatio_) pour recourir au
blocus (_obsidio_).

  [135] VII, 70, 3. Cf. p. 266.

  [136] On a une assez bonne vue de ce côté d’Alésia et des
  Chemins-Croisés chez Napoléon III, atlas de l’_Histoire de Jules
  César_, planche 26, no 3.

  [137] D’Anville, dans un mémoire dont les modernes n’ont fait que
  confirmer les conclusions (_Éclaircissemens_, 1741, p. 457), avait
  déjà très bien vu que «c’étoit le côté faible de la ville».--Ce
  point correspondait exactement, comme importance, au col des Goules
  sur la montagne de Gergovie: et on a vu que Vercingétorix fit aussi
  fortifier ce col, il est vrai seulement à la fin du siège (cf. ici,
  p. 210 et 370).

  [138] VII, 69, 5. Cf. p. 260.

Ce blocus, on peut en constater la nature et l’importance de ce
même col et carrefour des Chemins-Croisés. Qu’on regarde d’ici, à
l’extérieur du mont d’Alésia, et on apercevra, mieux que de n’importe
où, la presque totalité du cadre de montagnes qui enferme la colline
gauloise: le mont de Flavigny[139], avec ses trois bastions du Nord,
l’étroit promontoire boisé du Mont Pévenel, les roches grises et
escarpées du plateau d’entre Bussy et Darcey. Et, quand on se figure
tous ces sommets formant un colossal support aux camps, aux redoutes,
aux palissades et aux tours romaines, on demeure frappé à la fois de
l’énormité du travail ordonné par César, et de la sobriété précise avec
laquelle il l’a raconté dans ses Commentaires: _Regiones secutus quam
potuit æquissimas pro loci natura, XIV millia passuum complexus_[140].

  [139] C’est le Mont Druaux de la carte de d’Anville.

  [140] VII, 74, 1. _Castra opportunis locis erant posita_; VII, 69,
  7. _Castris, quæ summum undique jugum tenebant_; VII, 80, 2. _Ex
  superioribus castris_; VII, 82, 2. Cf. p. 263 et 273.

C’est enfin de ce point du col qu’on peut noter l’éloignement relatif
du Mont Réa, que César, à cause de cela, ne put ou ne voulut comprendre
dans ses lignes de blocus: _Collis, quem propter magnitudinem circuitus
opere circumplecti non potuerant nostri_[141]. Le Mont Réa, en effet,
est plus écarté d’Alésia que les montagnes de Flavigny et de Bussy;
une véritable plaine l’en sépare, formée par les méandres de l’Oze.
C’est une hauteur aux trois quarts isolée, distincte du système de
collines que César a fortifiées. S’il l’avait ajoutée à ses lignes de
circonvallation, il les eût, en quelque sorte, boursouflées, leur eût
fait perdre leur unité et leur cohésion. Il préféra les faire passer,
de ce côté, à mi-hauteur de la montagne[142].

  [141] VII, 83, 2. Cf. p. 264.

  [142] Sur ce point cependant, à dire vrai, il me reste encore
  quelque doute. Je ne crois pas qu’il eût été absolument impossible
  de comprendre le Mont Réa dans l’enceinte romaine, en la faisant
  aller, par-dessus le col, de Grésigny à Ménétreux.--Il est certain
  toutefois que, dans ce cas, les lignes de César eussent présenté,
  au Nord-Ouest, une sorte de bouffissure: ce qui est très visible
  dans l’ancienne carte de von Gœler (éd. de 1859, pl. III), qui
  avait tout d’abord inséré le mont de Ménétreux dans l’enceinte de
  César.

On achèvera d’étudier les lignes d’investissement et la situation
particulière du Mont Réa en revenant à la plaine des Laumes par la
vallée de l’Oze et la grande route qui côtoie la voie ferrée.

III.--C’est dans la plaine des Laumes qu’eurent lieu le premier
combat de cavalerie (livré par les assiégés)[143], le second combat
de cavalerie (livré par les troupes de secours le premier jour de
leur attaque)[144], et les trois tentatives faites contre les lignes
romaines de la plaine (le second jour d’attaque, par les troupes de
secours[145]; et les trois jours, par les assiégés[146]).--Du second
combat de cavalerie, César nous dit qu’il se livra en vue du reste des
armées, massées sur les hauteurs: _Erat ex omnibus castris, quae summum
undique jugum tenebant, despectus_[147]. Et en effet, la plaine des
Laumes ressemblait alors à une arène, fermée ou dominée de toutes parts
par les montagnes où campaient les Gaulois et les Romains, ceux-là sur
celles d’Alésia et de Mussy, ceux-ci au Mont Réa et sur les hauteurs
de Flavigny.--Aussi quand, dans l’attaque des lignes de la plaine, les
fantassins gaulois de l’armée de secours, aux premières lueurs du jour,
se virent battus, ils craignirent tout de suite d’être enveloppés, sur
leurs flancs découverts, par les légions descendues des camps d’en
haut, de celui qui était à mi-hauteur du Mont Réa, et de celui qui
occupait le plateau Nord-Ouest du mont de Flavigny[148].

  [143] _Equestre prœlium in ea planicie, quam intermissam
  collibustria millia passuum in longitudinem patere supra
  demonstravimus_; VII, 70, 1; cf. 69, 3. Voir p. 266.

  [144] _Omnem eam planiciem complent_; VII, 79, 2; cf. p. 286.

  [145] _Ad campestres munitiones accedunt_; VII, 81, 1; cf. p. 288.

  [146] VII, 79, 4; 82, 3; 84, 1. _Desperatis campestribus locis_;
  VII, 86, 4; cf. p. 287, 290, 292, 294. C’est également de ces
  lignes que s’approche, le dernier jour, la cavalerie du dehors;
  cf. p. 291 et 293; VII, 83, 8: _Equitatus ad campestres munitiones
  accedere_.

  [147] VII, 80, 2. Ce qui est complété plus loin par: _Ex omnibus
  partibus, et ii qui munitionibus continebantur_ [les Gaulois
  d’Alésia], _et hi qui ad auxilium convenerant_; VII, 80, 4. Cf.
  également VII, 79, 3: _Erat ex oppido Alesia despectus in campum_.

  [148] _Veriti ne ab latere aperlo ex superioribus castris eruptione
  circumvenirentur_; VII, 82, 2. Cf. p. 290.

IV.--Le troisième et dernier jour de l’attaque générale,
Vercassivellaun et les Gaulois du dehors assaillirent le camp du
Mont Réa ou de la montagne de Ménétreux.--Pour retrouver ce champ de
bataille, gravissez les pentes du Réa par le sentier qui traverse l’Oze
sur une passerelle en bois, et qui n’est sans doute qu’une ancienne
voie romaine. C’est à mi-hauteur, dans une sorte de terrasse que
domine le sommet boisé, que devait être le camp romain, et ici encore
toutes les expressions des Commentaires portent: le camp est bien
_pæne iniquo loco et leniter declivi_[149]. C’est derrière la montagne
que Vercassivellaun a caché les siens[150]. C’est par le sommet qu’il
a attaqué[151]. C’est de là qu’il a vu, sur les pentes du mont de
Flavigny, César s’avançant vers lui[152]. C’est sur cette terrasse
enfin qu’il a subi la charge irrésistible de Labiénus[153].

  [149] VII, 83, 2. Cf. p. 264 et 291.

  [150] _Post montem se occultavit_; VII, 83, 7. Cf. p. 291.

  [151] _Ad superiores munitiones... Iniquum loci ad declivitatem
  fustigium magnum habet momentum_; VII, 85, 4. Cf. p. 293.

  [152] _De locis superioribus hæc declivia et devexa cernebantur_;
  VII, 88, 1. Cf. p. 297. Nous avons maintenu la leçon des mss.
  _hostes_.

  [153] VII, 88, 1. Cf. p. 297.

V.--Pendant ce temps, Vercingétorix attaquait les lignes romaines de
la plaine (peut-être vers le moulin de Bèze)[154]. Puis, repoussé de ce
côté, il se portait à sa gauche vers l’Est ou le Sud-Est contre celles
des hauteurs, en escaladant le flanc du mont de Flavigny[155]. Je
suppose qu’il a conduit alors le gros de sa troupe du côté du sentier
qui monte au delà du moulin Duthu[156] (en amont du moulin de Bèze), et
qui se perd ensuite dans les terres. Mais j’avoue que, si sur ce point
la montée est un peu pénible, elle ne présente pas précisément les
loca prærupta dont parle César. Sans doute le proconsul a-t-il forcé
la note; et d’ailleurs la difficulté de l’escalade ne fut point telle
qu’elle pût empêcher Vercingétorix de conduire assez vite ses hommes et
ses machines jusqu’aux remparts romains.

  [154] VII, 86, 4. Cf. p. 292.

  [155] _Loca prærupta exscensu_ [_ex adscensu_ mss.] _tentant_; VII,
  86, 4. Cf. p. 294. Le duc d’Aumale, dans un des plus intelligents
  mémoires qui aient été écrits sur le siège d’Alésia (_Revue des
  Deux Mondes_, 1858, 1er mai, p. 139) place cette escalade au Mont
  Pévenel et au plateau de Savoigny (Mont de Bussy). Il faut écarter
  le Mont Pévenel, trop éloigné du Mont Réa, d’où Vercassivellaun
  aperçut César quittant Vercingétorix pour venir à lui (cf. ici, n.
  4[152]). Le plateau de Savoigny (auquel pensait aussi d’Anville)
  n’est pas impossible. Voyez en dernier lieu, sur cette question,
  Rice Holmes _Cæsar’s Conquest of Gaul_, 1899, p. 796.

  [156] D’après la carte de l’_Histoire de Jules César_. C’est le
  moulin Savy du cadastre; le moulin est d’ailleurs connu sous les
  deux noms.

VI.--Le dernier point qu’on puisse déterminer sur les lieux est celui
où se tint César au début de la dernière bataille[157]. De ce point,
dit-il, il la vit toute entière: or, elle se livra à la fois sur les
pentes du Mont Réa et dans la plaine. On peut donc supposer qu’il se
plaça sur le flanc ou au pied du mont de Flavigny, soit en bas, le long
du chemin qui mène de la grande route de Pouillenay au moulin de Bèze,
soit à mi-hauteur de ce même côté, près du petit bois.

  [157] _Cæsar, idoneum locum nactus, quid quaque ex parte geratur
  cognoscit_; VII, 85, 1. Cf. p. 292.

C’est de ce point qu’il se porta d’abord vers la plaine, pour arrêter
Vercingétorix vers le moulin de Bèze[158]: il resta à cette seconde
place assez longtemps, pouvant du reste suivre fort bien de là ce qui
se passait sur les pentes du Mont Réa et sur celles de la montagne de
Flavigny.--Puis il revint vers le plateau[159], lorsque son adversaire
attaqua de trop près la terrasse par le sentier du moulin Duthu.--De
cette troisième position enfin il redescendit vers la plaine,
pour rejoindre Labiénus sur les terrasses du Réa[160], et c’est en
descendant vers la vallée de l’Ozerain et le moulin de Bèze qu’il fut
aperçu par Vercassivellaun[161].--Tracez une ligne droite de la ferme
Lombard (sur le plateau de Flavigny) jusqu’au sommet du Mont Réa: cette
ligne passe par le moulin de Bèze, et vous aurez l’axe de la dernière
bataille, celui qu’ont sans cesse suivi les légats, les ordres, les
regards ou les pas mêmes de Jules César[162].

  [158] _Ipse adit reliquos_; VII, 86, 3. Cf. p. 294.

  [159] _Ipse... adducit_; VII, 87, 2. Cf. p. 296.

  [160] _Eo quo Labienus miserat contendit_; VII, 87, 3. Cf. p. 296.

  [161] Ici p. 392, n. 4[152].

  [162] Il est impossible de dire où eut lieu l’entrevue entre
  Vercingétorix et César (cf. p. 308). On sait seulement qu’elle se
  passa _in munitione pro castris_ (VII, 89, 4), «dans les lignes
  romaines», et sans doute devant le camp principal. On a conjecturé
  que ce camp était celui du plateau N.-O. de Flavigny (près de la
  ferme Lombard), vu que ce point était le plus commode pour dominer
  à la fois Alésia et la plaine des Laumes, et que César, au cours
  de la dernière bataille, ne quitta presque jamais les abords de
  ce plateau. Si cette hypothèse est fondée, on pourra placer la
  scène de la reddition à cet endroit, sur le rebord faisant face à
  Alise-Sainte-Reine (opinion de von Gœler, 2e éd., p. 325).

                       ⁂

Je ne donne toutes ces remarques que comme des hypothèses très
vraisemblables, destinées à répondre à ce besoin de précision,
même conjecturale, qu’éveille naturellement chez tous une étude
rétrospective de topographie militaire[163].

  [163] Dans tout l’exposé qui précède, comme dans tout le récit, je
  n’ai pas voulu tenir compte des fouilles faites autour d’Alésia,
  sans prétendre d’ailleurs en nier le très grand intérêt et
  l’importance; j’estime que l’on peut se passer de leurs résultats
  pour expliquer et comprendre le texte de César, le duc d’Aumale
  et bien d’autres l’ont prouvé.--Ceux qui voudront retrouver sur
  les lieux l’emplacement des fossés et des camps signalés par les
  auxiliaires de Napoléon III (surtout M. le colonel Stoffel; cf.
  Rice Holmes, p. XXVIII) suivront les plans qu’il a fait dresser
  (atlas, pl. 25 et 28; nous donnons, p. 265, une reproduction du
  plan principal); ils s’aideront aussi, sur place, des bornes
  qu’on a plantées le long des routes avoisinant Alésia, et dont
  les inscriptions, _contrevallation_, _circonvallation_, _fossé de
  vingt pieds_, etc., indiquent le tracé précis que les auteurs de
  l’_Histoire de Jules César_ ont, d’après les fouilles, assigné à
  ces différents ouvrages.

Mais, même quand on ne songe pas à expliquer les Commentaires, une
visite à Alise-Sainte-Reine a son charme archaïque. Elle apporte
des sensations presque aussi suggestives que des textes. J’écris ces
notes au pied même d’Alésia, par une admirable journée de printemps
succédant à un abominable hiver. Je perçois quelques-uns des sentiments
qui ont le plus fortement agi sur l’âme imaginative de nos ancêtres
gaulois. Ce qui me frappe, dans les bruits ou les aspects de la nature
environnante, c’est le ruissellement des sources éternelles le long
des rochers, l’isolement des sommets «rejoignant le ciel», les noirs
taillis couronnant les cimes, le chant continu de l’alouette des
bois, le vol lourd des corbeaux rasant les prés, la trinité solitaire
de vieux arbres robustes, et le gui verdoyant sur le squelette des
branches dénudées: toutes choses qui n’éveillent plus maintenant que
des impressions de poésie, mais qui déterminèrent chez les hommes de
jadis des actes de foi sincère.



NOTE VII[164]

La mort de Vercingétorix.


Nous nous sommes borné à dire, dans notre récit, que Vercingétorix
fut mis à mort. Nous ignorons en effet quelle fut la manière dont on
l’exécuta. Il n’existe, sur son supplice, que deux textes vagues de
Dion Cassius, où le genre de mort n’est pas indiqué[165].

  [164] Cf. page 343.

  [165] Dion Cassius, XL, 41, 3: (Καῖσαρ) ἐς τὰ ἐπινίκια μετὰ τοῦτο
  πέμψας ἀπέκτεινε. XLIII, 19, 4: Ἄλλοι δὲ καὶ Οὐερκιγγετόριξ
  ὲθανατώθησαν.

On a écrit, de façon à peu près constante, qu’il fut décapité. Il
est certain que, pendant longtemps, les victimes du triomphe ont été
frappées de la hache par le bourreau[166]. Il est douteux, cependant,
que cet usage existât encore au temps de Jules César[167].

  [166] Tite-Live, VIII, 20, 7 (?); _epit._, XI, 2; XXVI, 13, 15.
  Valère-Maxime, II, 7, 15, _in fine_.

  [167] Cf. Mommsen, _Staatsrecht_, 2e éd., t. I, p. 129;
  _Strafrecht_, p. 914, n. 2; p. 917, n. 4; p. 930; Marquardt,
  _Staatsverwaltung_, t. II, p. 585.

Si l’on veut, à titre de conjecture, se figurer comment mourut
Vercingétorix, il faut chercher, avant et après l’année 46, les textes
les plus voisins de cette date qui relatent la mort de chefs de guerre
le jour du triomphe de leur vainqueur[168].

  [168] Voyez aussi Cicéron, _Verrines_, V, 30, 77: _Cum de foro
  in Capitolium currum flectere incipiunt, illos duci in carcerem
  jubent. Idemque dies et victoribus imperii et victis vitæ finem
  facit_.

Avant 46, le dernier adversaire de Rome qui mourut dans les mêmes
conditions que Vercingétorix fut Jugurtha. Deux traditions différentes
ont couru sur sa mort. D’après Plutarque, il fut traîné au triomphe en
costume d’apparat, puis les licteurs se partagèrent ses dépouilles,
et enfin il fut jeté tout nu dans la prison, où il mourut de faim le
sixième jour[169]. D’après Tite-Live ou ses dérivés, il fut étranglé,
également dans la prison[170].

  [169] _Vita Marii_, XII.

  [170] Eutrope, IV, (11), 27; Orose, V, 15, 19; Tite-Live, _epit._,
  LXVII.

Après 46, mais, il est vrai, à cent dix-sept ans de là, nous possédons
de la mort de Simon Bargioras, le chef des Juifs révoltés contre
Vespasien, un récit fort circonstancié écrit par Josèphe[171].
L’historien grec raconte, à la date de 71, le triomphe de l’empereur:
«La procession», dit-il, «arriva enfin au temple de Jupiter Capitolin.
Là on fit halte. C’était un vieil usage romain d’y attendre le messager
chargé d’annoncer la mort du général des ennemis. Celui-ci était Simon
fils de Gioras, lequel avait suivi le cortège parmi les prisonniers.
Conduit dans un local dominant le forum, il y fut étranglé[172] par
le lacet, après avoir été maltraité par ceux qui le conduisaient[173]:
car la loi est de tuer en cet endroit ceux qui ont été condamnés à mort
pour leurs crimes[174]. Quand on vint annoncer que Simon avait vécu,
tous les assistants poussèrent des acclamations, et les sacrifices
commencèrent.»

  [171] _Guerre des Juifs_, VII, 5, 6.

  [172] Trébellius Pollion écrit, au sujet de la strangulation (_Tyr.
  triginta_, XXII, 8): _Strangulatus in carcere captivorum veterum
  more perhibetur._

  [173] De même pour Jugurtha, Plutarque, _Marius_, XII.

  [174] Exagéré; cf. Mommsen, _Strafrecht_, p. 930.

C’est, je crois, de cette manière qu’il faut se représenter les
derniers instants de Vercingétorix[175].

  [175] Bien que j’aie voulu, à ces quelques notes près, exclure de
  ce livre son appareil critique et bibliographique, me réservant
  de le publier ailleurs, il est cependant de mon devoir de rappeler
  que la vie de Vercingétorix a donné lieu, à la fin du XIXe siècle,
  à trois travaux spéciaux: le livre de Fr. Monnier, _Vercingétorix
  et l’indépendance gauloise, religion et institutions celtiques_
  (2e édit., 1875, Paris, Didier), œuvre d’imagination et de verve,
  trop influencée par certaines rêveries des «celtomanes» de son
  temps; les articles de M. Albert Réville, _Vercingétorix et la
  Gaule au temps de la conquête romaine_ (_Revue des Deux Mondes_
  des 15 août et 1er sept. 1877), suggérés par le volume de Monnier,
  mais pleins de remarques originales et d’hypothèses vraisemblables;
  le livre de notre ami regretté Corréard, _Vercingétorix ou la
  chute de l’indépendance gauloise_ (3e édit., 1889): livre destiné
  sans doute à la _Bibliothèque des Écoles et des Familles_ (Paris,
  Hachette), mais qui est l’ouvrage le plus sain et le plus sobre
  qu’ait provoqué la vie de Vercingétorix, et qui est une œuvre de
  haute probité historique, c’est-à-dire faite à la fois avec l’étude
  immédiate des sources et la franchise reconnaissante des emprunts
  aux devanciers.



TABLE DES MATIÈRES


    CHAPITRE I

    Le pays d’Auvergne.


       I. -- L’Auvergne, centre de la Gaule.                       1

      II. -- Des routes qui y conduisent.                          3

     III. -- Auvergne et Morvan.                                   5

      IV. -- Isolement relatif de l’Auvergne.                      6

       V. -- Plateaux et montagnes.                                7

      VI. -- Le Puy de Dôme.                                      10

     VII. -- La Limagne.                                          11

    VIII. -- Sources et lacs.                                     12


    CHAPITRE II

    Les dieux arvernes.


       I. -- Auvergne et Campanie.                                14

      II. -- Dieux des bois, des sources et des lacs.             15

     III. -- Dieux des montagnes.                                 18

      IV. -- Les grands dieux et leurs résidences.                19

       V. -- Teutatès au Puy de Dôme.                             21


    CHAPITRE III

    Le peuple arverne.


       I. -- Persistance des anciennes races en Auvergne.         23

      II. -- Qualités nationales des Arvernes: courage,
             patriotisme local, esprit de résistance.             25

     III. -- Puissance de l’aristocratie; esprit d’association
             et de famille.                                       27

      IV. -- Goût des entreprises lointaines.                     29

       V. -- Cavaliers et fantassins arvernes.                    31

      VI. -- Fidélité aux traditions.                             32

     VII. -- Aptitude au travail et au progrès.                   34

    VIII. -- À quoi peut servir l’étude du milieu.                38


    CHAPITRE IV

    La royauté arverne; Bituit.


       I. -- Tendances des Gaulois à l’unité.                     40

      II. -- Formation de l’empire arverne.                       42

     III. -- Ce qu’on peut supposer de son organisation.          44

      IV. -- La royauté arverne: Luern et Bituit.                 48

       V. -- Degré de civilisation de cet empire.                 50

      VI. -- Défaite de Bituit par les Romains.                   52

     VII. -- Conséquences de la formation et de la chute de
             l’empire arverne.                                    55


    CHAPITRE V

    Celtill, père de Vercingétorix.


       I. -- Politique et alliances du sénat en Gaule.            57

      II. -- Révolutions aristocratiques.                         59

     III. -- Cimbres et Teutons en Gaule.                         60

      IV. -- Celtill: reconstitution de l’empire arverne.         62

       V. -- L’aristocratie arverne renverse Celtill.             63

      VI. -- Formation des deux ligues arverne-séquane et
             éduenne.                                             65

     VII. -- Victoire de la première avec l’aide des Germains.    67

    VIII. -- Le parti national: Orgétorix et Dumnorix.            69


    CHAPITRE VI

    Vercingétorix, ami de César.


       I. -- L’aristocratie lutte contre le parti national.       71

      II. -- Arrivée, projets politiques et auxiliaires de
             César.                                               72

     III. -- La Gaule soumise à César.                            74

      IV. -- De quelle manière César commandait à la Gaule.       77

       V. -- César restaure la royauté: Vercingétorix, ami
             de César.                                            79

      VI. -- Ce que les Gaulois pouvaient penser de l’amitié
             de César.                                            81

     VII. -- Progrès continus du parti national: Dumnorix,
             Indutiomar, Ambiorix.                                83


    CHAPITRE VII

    Le nom de Vercingétorix.


       I. -- Ce n’est pas un nom de fonction, mais de personne.   87

      II. -- Si ce nom caractérise un membre de la plus
             haute noblesse.                                      89

     III. -- De l’importance qu’il a pu avoir.                    91


    CHAPITRE VIII

    Vercingétorix, chef de clan.


       I. -- Rôle effacé des Arvernes depuis l’arrivée de
             César.                                               92

      II. -- Caractère d’un chef gaulois.                         94

     III. -- Son éducation et ses aspirations.                    95

      IV. -- La puissance d’un chef; ceux qui dépendaient
             de lui.                                              97

       V. -- Force et nature d’un clan gaulois.                  100

      VI. -- Aspect physique de Vercingétorix.                   103


    CHAPITRE IX

    Le soulèvement de la Gaule.


       I. -- Révolte des Sénons et des Carnutes.                 104

      II. -- De l’intervention de la religion et des druides
             dans le soulèvement général.                        107

     III. -- Campagne de 53. Départ de César.                    111

      IV. -- Bilan de l’œuvre de César en Gaule; motifs
             de mécontentement.                                  113

       V. -- Progrès de la conjuration: intervention de
             Comm et de Vercingétorix.                           115

      VI. -- Assemblée générale des conjurés.                    116

     VII. -- Soulèvement. Vercingétorix, roi à Gergovie.         119


    CHAPITRE X

    L’empire gaulois.


       I. -- Jusqu’à quel point le soulèvement s’explique
             par un mouvement démocratique.                      122

      II. -- Quels peuples prirent part à la conjuration.        125

     III. -- Vercingétorix élu chef suprême.                     128

      IV. -- Nature de ses pouvoirs.                             129

       V. -- S’il y a eu des institutions fédérales. Monnaies
             frappées par les conjurés.                          134

      VI. -- Espérances et ambitions d’un empire gaulois.        137


    CHAPITRE XI

    Le passage des Cévennes par César.


       I. -- Les forces romaines en février 52.                  140

      II. -- Forces de Vercingétorix; quelle tactique lui
             était possible.                                     143

     III. -- Son plan de guerre. Retour de César.                146

      IV. -- Premières opérations autour de Sens, dans le
             Berry, et vers le Sud.                              148

       V. -- César arrête Lucter dans le Sud.                    150

      VI. -- Il franchit les Cévennes; recul de Vercingétorix.   152

     VII. -- César rejoint son armée.                            154


    CHAPITRE XII

    Avaricum.


       I. -- Préparatifs de César.                               156

      II. -- Vercingétorix attaque les Boïens: plan de
             César.                                              159

     III. -- Prise de Vellaunodunum et de Génabum.               162

      IV. -- Premier combat, devant Noviodunum.                  164

       V. -- Vercingétorix décide les Gaulois à incendier le
             pays.                                               166

      VI. -- Avaricum: site de la place; comment on pouvait
             l’attaquer: la terrasse.                            169

     VII. -- Opérations de Vercingétorix et misère de
             l’armée romaine.                                    173

    VIII. -- César en face du camp gaulois.                      175

      IX. -- Vercingétorix accusé de trahison.                   177

       X. -- Défense d’Avaricum; combats autour de la
             terrasse.                                           178

      XI. -- Prise de la ville.                                  181

     XII. -- Résumé de cette seconde campagne.                   183


    CHAPITRE XIII

    Gergovie.


       I. -- Prestige et tactique de Vercingétorix après la
             perte d’Avaricum.                                   185

      II. -- Séjour de César chez les Éduens; préparatifs
             de la nouvelle campagne.                            189

     III. -- Passage de l’Allier et arrivée devant Gergovie.     193

      IV. -- Situation de Gergovie; comment elle fut
             défendue; comment on pouvait l’attaquer.            196

       V. -- Installation de César; premiers combats; les
             Romains occupent La Roche-Blanche.                  200

      VI. -- Première défection des Éduens.                      204

     VII. -- Nouveau système de défense des Gaulois:
             César prépare l’assaut.                             208

    VIII. -- Assaut de Gergovie et défaite des Romains.          212

      IX. -- Départ de César; jugement sur cette campagne.       216


    CHAPITRE XIV

    La bataille de Paris et la jonction de César
    et de Labiénus.


       I. -- Importance militaire de Paris.                      218

      II. -- Première partie de la campagne de Labiénus:
             sa marche de Sens à Paris.                          220

     III. -- Pourquoi Vercingétorix ne poursuivit pas César
             après Gergovie. Retraite des Romains jusqu’à
             l’Allier.                                           223

      IV. -- Nouvelle défection des Éduens. César repasse
             la Loire.                                           225

       V. -- Victoire de Labiénus à Paris.                       227

      VI. -- Jonction des deux généraux.                         229


    CHAPITRE XV

    L’assemblée du Mont Beuvray.


       I. -- Soulèvement général de la Gaule: nouvelles
             cités qui se joignent à la ligue.                   230

      II. -- Affaiblissement réel de l’autorité de
             Vercingétorix.                                      233

     III. -- Caractère du peuple et des chefs éduens.            234

      IV. -- Vercingétorix à Bibracte; conseil de toute la
             Gaule.                                              237

       V. -- Plans de Vercingétorix: il continue sa tactique.    240


    CHAPITRE XVI

    Défaite de la cavalerie gauloise.


       I. -- César appelle des Germains.                         243

      II. -- Retraite de César vers la Province.                 246

     III. -- Concentration des troupes gauloises à Alésia.
             Elles rencontrent César près de Dijon.              247

      IV. -- Pourquoi Vercingétorix se résolut à combattre.      248

       V. -- Formation en bataille des deux armées.              253

      VI. -- Défaite de la cavalerie gauloise.                   254

     VII. -- Retraite de Vercingétorix sur Alésia.               256


    CHAPITRE XVII

    Alésia.


       I. -- Situation d’Alésia; arrivée de César.               258

      II. -- Infériorité d’Alésia comme position militaire.      261

     III. -- Commencement du blocus; construction des
             camps et des redoutes romaines.                     263

      IV. -- Nouvelle défaite de la cavalerie gauloise dans
             la plaine des Laumes.                               264

       V. -- Vercingétorix appelle la Gaule à son secours.       267

      VI. -- Des intentions de César.                            269

     VII. -- Construction de la double ligne d’investissement.   270

    VIII. -- De l’utilité de la levée en masse.                  274

      IX. -- Préparatifs des Gaulois du dehors.                  277

       X. -- Famine dans Alésia; discours de Critognat.          280

      XI. -- Arrivée et composition de l’armée de secours.       283

     XII. -- Première journée de bataille.                       285

    XIII. -- Seconde journée.                                    288

     XIV. -- Troisième journée.                                  290


    CHAPITRE XVIII

    Vercingétorix se rend à César.


       I. -- Dernière défaite de l’armée de secours.             299

      II. -- De la possibilité de continuer la lutte. Les chefs
             survivants.                                         301

     III. -- Vercingétorix prend la résolution de se rendre.     303

      IV. -- Motifs supposés de cette résolution.                304

       V. -- Déclarations de Vercingétorix à son conseil.        307

      VI. -- Préparatifs de la reddition.                        308

     VII. -- Cérémonial de la reddition de Vercingétorix.        310


    CHAPITRE XIX

    L’œuvre et le caractère de Vercingétorix.


       I. -- Résumé et brièveté de sa carrière historique.       312

      II. -- Son mérite comme administrateur et son
             influence sur les hommes.                           314

     III. -- De la manière dont il organisa son armée.           316

      IV. -- Sa valeur et ses défauts dans les opérations
             militaires.                                         318

       V. -- Des fautes commises dans les campagnes de 52.       322

      VI. -- Qu’elles sont la conséquence de la situation
             politique de la Gaule.                              323

     VII. -- Valeur des adversaires de Vercingétorix: les
             légions et César.                                   324

    VIII. -- Part qui revient, dans la victoire, à Labiénus
             et aux Germains.                                    327

      IX. -- Ce qu’on peut supposer du caractère de
             Vercingétorix. Ses rapports avec les dieux.         328

       X. -- Du patriotisme gaulois de Vercingétorix.            330


    CHAPITRE XX

    Soumission de la Gaule et mort de Vercingétorix.


       I. -- César se réconcilie avec les Éduens et les
             Arvernes.                                           332

      II. -- Organisation de la résistance par les chefs
             patriotes.                                          334

     III. -- Campagnes de 51. Destinées des différents chefs.    336

      IV. -- Départ de César et vaines espérances de
             soulèvement.                                        339

       V. -- Rôle des Gaulois dans l’armée de César et dans
             les guerres civiles.                                340

      VI. -- Triomphe de César et exécution de Vercingétorix.    342


    CHAPITRE XXI

    Transformation de la Gaule.


       I. -- Progrès de la patrie romaine.                       344

      II. -- Transformation des chefs.                           345

     III. -- Transformation des grandes villes.                  346

      IV. -- Transformation des grands dieux.                    347

       V. -- Le Puy de Dôme cent ans après Vercingétorix.        349

      VI. -- Tentatives de révolte en 69-70: le congrès de
             Reims et la fin du patriotisme gaulois.             349


    NOTES

       I. -- Les monnaies de Vercingétorix.                      353

      II. -- Bourges.                                            358

     III. -- Gergovie.                                           365

      IV. -- La bataille de Dijon.                               379

       V. -- Les contingents de l’armée de secours.              383

      VI. -- Alise-Sainte-Reine.                                 385

     VII. -- La mort de Vercingétorix.                           396



TABLE DES PLANCHES


       I. Monnaies de Vercingétorix, type casqué.              Titre

      II. La Gaule à l’arrivée de César[176] (hors texte).       138

     III. Plan de Bourges (dans le texte).                       171

      IV. Les travaux de Gergovie, d’après les fouilles de
          M. Stoffel.                                            203

       V. Gergovie et ses environs (hors texte).                 216

      VI. Environs de Dijon (hors texte).                        256

     VII. Le blocus d’Alésia, d’après les fouilles de
          M. Stoffel.                                            265

    VIII. Alésia et ses environs (hors texte).                   298

      IX. Monnaie de Vercingétorix, type divin.                  352

       X. Denier de la _gens Hostilia_.                          355

  [176] La carte que nous reproduisons a été empruntée à l’excellente
  édition classique de César, par Benoist, Dosson et Lejay (4e
  tirage, 1899, Paris, Hachette): elle ne donne pas, sur certains
  points, la place, les noms ou les limites que nous assignons
  nous-mêmes aux peuples gaulois ou à leurs villes; mais ces points
  n’intéressent pas les principaux événements racontés dans ce livre.



Coulommiers.--Imp. PAUL BRODARD.--1836-1901.



Note de transcription détaillée:

Cette version électronique comporte les corrections suivantes:

  Dans l’entête, «1236» corrigé en «1836»
         («Coulommiers.--Imp. Paul BRODARD.--1836-1901.»);
  p. 58, ajout d’un point après «insouciante»
          («plus insouciante. Il se prépara»);
  p. 174, «Labienus» corrigé en «Labiénus»
          («De Labiénus, il ne venait rien.»);
  p. 272, «apointées» corrigé en «appointées»;
  p. 314, ajout du mot «est», non imprimé, dans
          «Il sait que le commandement est»;
  p. 321, «de» corrigé en «De» («De faibles armées»);
  p. 344, «la» corrigé en «là» («Ce jour-là»);
  p. 345, «Éporédirix» corrigé en «Éporédorix»;
  p. 355, note 1 (ici note 23), suppression d’une parenthèse fermante
          orpheline après «La légende est complète: VERCINGE TORIXIS.»;
  p. 374, recomposition de «dénaturer»
          («briser ou dénaturer la sonnerie.»);
  p. 401, correction du numéro de page de la section I du chapitre IX,
          qui se trouve en page 104 et non 105.

Quand ils manquaient, les accents ont été ajoutés aux lettres capitales.

En page 384, il n’y avait pas d’appel pour la note 2 (note 118 dans
cette transcription). Celui-ci a été ajouté à la fin du paragraphe.

Dans les notes 13 et 16, l’abbréviation «n^os» a été remplacée par
l’expression complète, «numéros».





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