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Title: Le Calvaire
Author: Mirbeau, Octave, 1848-1917
Language: French
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LE CALVAIRE

PAR

OCTAVE MIRBEAU

AVEC UNE PRÉFACE DE L'AUTEUR

SEIZIÈME ÉDITION


PARIS

PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR

28 _bis_, RUE DE RICHELIEU, 28 _bis_

1887



A MON PÈRE

_Témoignage de ma piété filiale,_

O. M.



PRÉFACE DE LA NEUVIÈME ÉDITION


_Le Calvaire_ a été fort malmené par les patriotes--ces gens-là ne
plaisantent point--aussi malmené qu'un tonneau de bière allemande--ce
qui serait pour blesser mon amour-propre--ou qu'un opéra de Wagner--ce
qui serait pour l'exalter. Les patriotes ont détaché de mon livre
un court chapitre, où il est question de la guerre, douloureusement
(peut-être eussent-ils désiré que j'en parlasse gaîment, comme d'un
vaudeville et d'un ballet), et c'est sur ce chapitre seul que leur
verve s'est exercée, ce qui a fait croire à ceux qui ne l'avaient pas
lu que _le Calvaire_ est un roman militaire. Les épithètes vengeresses,
les qualificatifs justiciers ne m'ont point été épargnés. Il y a eu
aussi des déclarations inattendues, gonflées du patriotisme le plus
impatient; quelques-uns voulaient mourir, pour la patrie, dans les
vingt-quatre heures, le rire aux lèvres, afin de me bien prouver que
la patrie n'était point morte et que je ne l'avais pas tuée. J'ai lu,
à ce propos, des phrases admirables et dignes d'entrer, encore tout
humides d'encre, dans l'impartiale et définitive Histoire. Je conviens
que cela fut un beau spectacle et surtout un spectacle consolant.

De tout ce qui a été écrit sur _le Calvaire_, il résulte que je suis
un sacrilège, parce qu'aux implacables férocités de la guerre j'ai osé
mêler la supplication d'une pitié; que je suis un iconoclaste, parce
qu'en voyant la ruine des choses et la mort des jeunes hommes, mon
âme s'est émue et troublée; que je suis un espion allemand, parce que
j'ai voulu regarder en face la défaite; que je suis un réfractaire,
parce qu'on suppose que mon roman sera traduit en allemand, ce qui,
jusqu'ici, n'était pas encore arrivé à un ouvrage français.... J'en
passe.... Les plus bienveillants ont prétendu, avec des regrets
tristes, que je suis un inconscient et un fou, parce qu'on ne doit
jamais écrire ce qui est vrai, et qu'il faut, sous l'enguirlandement
hypocrite de l'écriture, si bien dissimuler la vérité que personne ne
puisse la découvrir jamais. Enfin, il est avéré que j'ai commis là une
œuvre criminelle, anti-française, ou, tout au moins, imprudente....

Des personnes qui me veulent du bien m'ont conseillé de répondre.
Répondre à qui, à quoi? Et que dirai-je?... J'avoue que je ne comprends
rien à ces reproches, et je serais étonné prodigieusement d'avoir
encouru tant d'accusations, si je n'étais au fait, depuis longtemps,
des habitudes d'un certain journalisme parisien, des choses qu'il
respecte aujourd'hui et qu'il honnit demain, sans savoir exactement
pourquoi, sinon qu'il y a des abonnés et qu'il les faut satisfaire.

Aucun, parmi les plus farouches des patriotes, n'a suspecté le
patriotisme de Stendhal, pour ce qu'il écrivit la bataille de Waterloo;
tous vantent l'ardent amour humain qui dicta à Tolstoï ses pages
enflammées contre la guerre; je n'ai pas entendu dire que le moindre
reporter soit descendu au fond de la conscience de M. Ludovic Halévy
et lui ait reproché l'_Invasion_, un livre sombre et terrible, malgré
les enveloppements de la forme, malgré l'esprit de parti politique
qui l'anime. Que dirais-je de plus?... Je n'ai point fait un livre
sur la guerre; j'ai, dans un chapitre où sont contés avec douleur les
navrements d'une armée vaincue, développé la psychologie de mon héros,
qui est une âme tendre, un esprit inquiet et rêveur. Voilà tout.

Et puis, chacun entend le patriotisme à sa façon.

Le patriotisme tel que je le comprends ne s'affuble point de costumes
ridicules, ne va point hurler aux enterrements, ne compromet point,
par des manifestations inopportunes et des excitations coupables, la
sécurité des passants et l'honneur même d'un pays. Car nous en sommes
là, aujourd'hui. Au jour des fêtes nationales, des deuils publics,
des événements qui jettent les foules dans les rues, on tremble que le
patriotisme ne fasse une de ces frasques dangereuses qui peuvent amener
d'irréparables malheurs.

Le patriotisme, tel que je l'aime, travaille dans le recueillement.
Il s'efforce de faire la patrie grande avec ses poètes, ses artistes,
ses savants honorés, ses travailleurs, ses ouvriers et ses paysans
protégés. S'il pique un peu moins de panaches au chapeau des généraux,
il met un peu plus de laine sur le dos des pauvres gens. Il s'acharne à
découvrir le mystère des choses, à conquérir la nature à la glorifier
dans ses œuvres. Il tâche d'être, grâce à son génie, la source intarie
de progrès où les peuples viennent s'abreuver. Et s'il ne ressemble pas
aux brutes forcenées, aux criminels iconoclastes, brûleurs de tableaux,
démolisseurs de statues, qui ne peuvent comprendre que l'Art et que la
Philosophie rompent les cercles étroits des frontières et débordent
sur toute l'humanité, il sait, croyez-moi, quand il le faut, se «faire
casser la gueule» sur un champ de bataille, comme les autres et mieux
que les autres.

                                                    OCTAVE MIRBEAU.

    Paris, 7 décembre 1886.



LE CALVAIRE



I


Je suis né, un soir d'Octobre, à Saint-Michel-les-Hêtres, petit bourg
du département de l'Orne, et je fus aussitôt baptisé aux noms de
Jean-François-Marie Mintié. Pour fêter, comme il convenait, cette
entrée dans le monde, mon parrain, qui était mon oncle, distribua
beaucoup de bonbons, jeta beaucoup de sous et de liards aux gamins
du pays, réunis sur les marches de l'église. L'un d'eux, en se
battant avec ses camarades, tomba sur le coupant d'une pierre, si
malheureusement qu'il se fendit le crâne et mourut le lendemain. Quant
à mon oncle, rentré chez lui, il prit la fièvre typhoïde et trépassa
quelques semaines après. Ma bonne, la vieille Marie, m'a souvent conté
ces incidents, avec orgueil et admiration.

Saint-Michel-les-Hêtres est situé à l'orée d'une grande forêt de
l'État, la forêt de Tourouvre. Bien qu'il compte quinze cents
habitants, il ne fait pas plus de bruit que n'en font, dans la
campagne, par une calme journée, les arbres, les herbes et les blés.
Une futaie de hêtres géants, qui s'empourprent à l'automne, l'abrite
contre les vents du Nord, et les maisons, aux toits de tuile, vont,
descendant la pente du coteau, gagner la vallée large et toujours
verte, où l'on voit errer les bœufs, par troupeaux. La rivière
d'Huisne, brillante sous le soleil, festonne et se tord capricieusement
dans les prairies, que séparent l'une de l'autre des rangées de hauts
peupliers. De pauvres tanneries, de petits moulins s'échelonnent sur
son cours, clairs, parmi les bouquets d'aulnes. De l'autre côté de la
vallée, ce sont les champs, avec les lignes géométriques de leurs haies
et leurs pommiers qui vagabondent. L'horizon s'égaie de petites fermes
roses, de petits villages qu'on aperçoit, de-ci, de-là, à travers des
verdures presque noires. En toutes saisons, dans le ciel, à cause de la
proximité de la forêt, vont et viennent les corbeaux et les choucas au
bec jaune.

Ma famille habitait, à l'extrémité du pays, en face de l'église, très
ancienne et branlante, une vieille et curieuse maison qu'on appelait
le Prieuré,--dépendance d'une abbaye qui fut détruite parla Révolution
et dont il ne restait que deux ou trois pans de murs croulants,
couverts de lierre. Je revois sans attendrissement, mais avec netteté,
les moindres détails de ces lieux où mon enfance s'écoula. Je revois
la grille toute déjetée qui s'ouvrait, en grinçant, sur une grande
cour qu'ornaient une pelouse teigneuse, deux sorbiers chétifs, hantés
des merles, des marronniers très vieux et si gros de tronc que les
bras de quatre hommes--disait orgueilleusement mon père, à chaque
visiteur,--n'eussent point suffi à les embrasser. Je revois la maison,
avec ses murs de brique, moroses, renfrognés, son perron en demi-cercle
où s'étiolaient des géraniums, ses fenêtres inégales qui ressemblaient
à des trous, son toit très en pente, terminé par une girouette qui
ululait à la brise comme un hibou. Derrière la maison, je revois le
bassin où baignaient des arums bourbeux, où se jouaient des carpes
maigres, aux écailles blanches; je revois le sombre rideau de sapins
qui cachait les communs, la basse-cour, l'étude que mon père avait
fait bâtir en bordure d'un chemin longeant la propriété, de façon que
le va-et-vient des clients et des clercs ne troublât point le silence
de l'habitation. Je revois le parc, ses arbres énormes, bizarrement
tordus, mangés de polypes et de mousses, que reliaient entre eux les
lianes enchevêtrées, et les allées, jamais ratissées, où des bancs de
pierre effritée se dressaient, de place en place, comme de vieilles
tombes. Et je me revois aussi, chétif, en sarrau de lustrine, courir à
travers cette tristesse des choses délaissées, me déchirer aux ronces,
tourmenter les bêtes dans la basse-cour, ou bien suivre, des journées
entières, au potager, Félix, qui nous servait de jardinier, de valet de
chambre et de cocher.

Les années et les années ont passé; tout est mort de ce que j'ai aimé;
tout s'est renouvelé de ce que j'ai connu; l'église est rebâtie, elle
a un portail ouvragé, des fenêtres en ogive, de riches gargouilles qui
figurent des gueules embrasées de démons; son clocher de pierre neuve
rit gaîment dans l'azur; à la place de la vieille maison, s'élève un
prétentieux chalet, construit par le nouvel acquéreur, qui a multiplié,
dans l'enclos, les boules de verre colorié, les cascades réduites et
les Amours en plâtre encrassés par la pluie. Mais les choses et les
êtres me restent gravés dans le souvenir, si profondément, que le temps
n'a pu en user l'agate dure.

Je veux, dès maintenant, parler de mes parents, non tels que je les
voyais enfant, mais tels qu'ils m'apparaissent aujourd'hui, complétés
par le souvenir, _humanisés_ par les révélations et les confidences,
dans toute la crudité de lumière, dans toute la sincérité d'impression
que redonnent, aux figures trop vite aimées et de trop près connues,
les leçons inflexibles de la vie.

Mon père était notaire. Depuis un temps immémorial, cela se passait
ainsi chez les Mintié. Il eût semblé monstrueux et tout à fait
révolutionnaire qu'un Mintié osât interrompre cette tradition
familiale, et qu'il reniât les panonceaux de bois doré, lesquels
se transmettaient, pareils à un titre de noblesse, de génération
en génération, religieusement. A Saint-Michel-les-Hêtres, et dans
les contrées avoisinantes, mon père occupait une situation que les
souvenirs laissés par ses ancêtres, ses allures rondes de bourgeois
campagnard, et surtout, ses vingt mille francs de rentes, rendaient
importante, indestructible. Maire de Saint-Michel, conseiller général,
suppléant du juge de paix, vice-président du comice agricole, membre
de nombreuses sociétés agronomiques et forestières, il ne négligeait
aucun de ces petits et ambitionnés honneurs de la vie provinciale qui
donnent le prestige et déterminent l'influence. C'était un excellent
homme, très honnête et très doux, et qui avait la manie de tuer. Il
ne pouvait voir un oiseau, un chat, un insecte, n'importe quoi de
vivant, qu'il ne fût pris aussitôt du désir étrange de le détruire. Il
faisait aux merles, aux chardonnerets, aux pinsons et aux bouvreuils
une chasse impitoyable, une guerre acharnée de trappeur. Félix était
chargé de le prévenir, dès qu'apparaissait un oiseau dans le parc
et mon père quittait tout, clients, affaires, repas, pour massacrer
l'oiseau. Souvent, il s'embusquait, des heures entières, immobile,
derrière un arbre où le jardinier lui avait signalé une petite mésange
à tête bleue. A la promenade, chaque fois qu'il apercevait un oiseau
sur une branche, s'il n'avait pas son fusil, il le visait avec sa canne
et ne manquait jamais de dire: «Pan! il y était, le mâtin!» ou bien:
«Pan! je l'aurais raté, pour sûr, c'est trop loin.» Ce sont les seules
réflexions que lui aient jamais inspirées les oiseaux.

Les chats aussi étaient une de ses grandes préoccupations. Quand, sur
le sable des allées, il reconnaissait un piquet de chat, il n'avait
plus de repos qu'il ne l'eût découvert et occis. Quelquefois, la nuit,
par les beaux clairs de lune, il se levait et restait à l'affût jusqu'à
l'aube. Il fallait le voir, son fusil sur l'épaule, tenant par la queue
un cadavre de chat, sanglant et raide. Jamais je n'admirai rien de si
héroïque, et David, ayant tué Goliath, ne dut pas avoir l'air plus
enivré de triomphe. D'un geste auguste, il jetait le chat aux pieds de
la cuisinière, qui disait: «Oh! la sale bête!» et, aussitôt, se mettait
à le dépecer, gardant la viande pour les mendiants, faisant sécher, au
bout d'un bâton, la peau qu'elle vendait aux Auvergnats. Si j'insiste
autant sur des détails en apparence insignifiants, c'est que, pendant
toute ma vie, j'ai été obsédé, hanté par les histoires de chats de mon
enfance. Il en est une, entre autres, qui fit sur mon esprit une telle
impression que, maintenant encore, malgré les années enfuies et les
douleurs subies, pas un jour ne se passe, que je n'y songe tristement.

Une après-midi, nous nous promenions dans le jardin, mon père et moi.
Mon père avait à la main une longue canne, terminée par une brochette
de fer, au moyen de laquelle il enfilait les escargots et les limaces,
mangeurs de salades. Soudain, au bord du bassin, nous vîmes un tout
petit chat, qui buvait; nous nous dissimulâmes derrière une touffe de
seringas.

--Petit, me dit mon père, très bas: va vite me chercher mon fusil ...
fais le tour ... prends bien garde qu'il ne te voie.

Et, s'accroupissant, il écarta, avec précaution, les brindilles du
seringa, de manière à suivre tous les mouvements du chat qui, arc-bouté
sur ses pattes de devant, le col étiré, frétillant de la queue, lapait
l'eau du bassin et relevait la tête, de temps en temps, pour se lécher
les poils et se gratter le cou.

--Allons, répéta mon père, déguerpis.

Ce petit chat me faisait grand'pitié. Il était si joli avec sa fourrure
fauve, rayée de noir soyeux, ses mouvements souples et menus, et sa
langue, pareille à un pétale de rose, qui pompait l'eau! J'aurais
voulu désobéir à mon père, je songeais même à faire du bruit, à
tousser, à froisser rudement les branches, pour avertir le pauvre
animal du danger. Mais mon père me regarda avec des yeux si sévères
que je m'éloignai dans la direction de la maison. Je revins bientôt
avec le fusil. Le petit chat était toujours là, confiant et gai. Il
avait fini de boire. Assis sur son derrière, les oreilles dressées,
les yeux brillants, le corps frissonnant, il suivait dans l'air le vol
d'un papillon. Oh! ce fut une minute d'indicible angoisse. Le cœur me
battait si fort que je crus que j'allais défaillir.

--Papa! papa! criai-je.

En même temps, le coup partit, un coup sec qui claqua comme un coup de
fouet.

--Sacré matin! jura mon père.

Il avait visé de nouveau. Je vis son doigt presser la gâchette;
vite, je fermai les yeux et me bouchai les oreilles.... Pan!... Et
j'entendis un miaulement d'abord plaintif, puis douloureux,--ah! si
douloureux!--on eût dit le cri d'un enfant. Et le petit chat bondit, se
tordit, gratta l'herbe et ne bougea plus.

       *       *       *       *       *

D'une absolue insignifiance d'esprit, d'un cœur tendre, bien qu'il
semblât indifférent à tout ce qui n'était pas ses vanités locales
et les intérêts de son étude, prodigue de conseils, aimant à rendre
service, conservateur, bien portant et gai, mon père jouissait, en
toute justice, de l'universel respect. Ma mère, une jeune fille noble
des environs, ne lui apporta en dot aucune fortune, mais des relations
plus solides, des alliances plus étroites avec la petite aristocratie
du pays, ce qu'il jugeait aussi utile qu'un surcroît d'argent ou qu'un
agrandissement de territoire. Quoique ses facultés d'observation
fussent très bornées, qu'il ne se piquât point d'expliquer les âmes,
comme il expliquait la valeur d'un contrat de mariage et les qualités
d'un testament, mon père comprit vite toute la différence de race,
d'éducation et de sentiment, qui le séparait de sa femme. S'il en
éprouva de la tristesse, d'abord, je ne sais; en tout cas, il ne
la fit point paraître. Il se résigna. Entre lui, un peu lourdaud,
ignorant, insouciant, et elle, instruite, délicate, enthousiaste, il y
avait un abîme qu'il n'essaya pas un seul instant de combler, ne s'en
reconnaissant ni le désir ni la force. Cette situation morale de deux
êtres, liés ensemble pour toujours, que ne rapproche aucune communauté
de pensées et d'aspirations, ne gênait nullement mon père qui, vivant
beaucoup dans son étude, se tenait pour satisfait, s'il trouvait la
maison bien dirigée, les repas bien ordonnés, ses habitudes et ses
manies strictement respectées: en revanche, elle était très pénible,
très lourde au cœur de ma mère.

Ma mère n'était pas belle, encore moins jolie: mais il y avait tant
de noblesse simple en son attitude, tant de grâce naturelle dans ses
gestes, une si grande bonté sur ses lèvres un peu pâles et, dans ses
yeux qui, tour à tour, se décoloraient comme un ciel d'avril et se
fonçaient comme le saphir, un sourire si caressant, si triste, si
vaincu, qu'on oubliait le front trop haut, bombant sous des mèches de
cheveux irrégulièrement plantés, le nez trop gros, et le teint gris,
métallisé, qui, parfois, se plaquait de légères couperoses. Auprès
d'elle, m'a dit souvent un de ses vieux amis, et je l'ai, depuis, bien
douloureusement compris, auprès d'elle, on se sentait pénétré, puis peu
à peu envahi, puis irrésistiblement dominé par un sentiment d'étrange
sympathie, où se confondaient le respect attendri, le désir vague,
la compassion et le besoin de se dévouer. Malgré ses imperfections
physiques, ou plutôt à cause de ses imperfections mêmes, elle avait
le charme amer et puissant qu'ont certaines créatures privilégiées du
malheur, et autour desquelles flotte on ne sait quoi d'irrémédiable.
Son enfance et sa première jeunesse avaient été souffrantes et marquées
de quelques incidents nerveux inquiétants. Mais on avait espéré que le
mariage, modifiant les conditions de son existence, rétablirait une
santé que les médecins disaient seulement atteinte par une sensitivité
excessive. Il n'en fut rien. Le mariage ne fit, au contraire, que
développer les germes morbides qui étaient en elle, et la sensibilité
s'exalta au point que ma pauvre mère, entre autres phénomènes
alarmants, ne pouvait supporter la moindre odeur, sans qu'une crise ne
se déclarât, qui se terminait toujours par un évanouissement. De quoi
souffrait-elle donc? Pourquoi ces mélancolies, ces prostrations qui la
courbaient, de longs jours, immobile et farouche, dans un fauteuil,
comme une vieille paralytique? Pourquoi ces larmes qui, tout à coup,
lui secouaient la gorge à l'étouffer et, pendant des heures, tombaient
de ses yeux en pluie brûlante? Pourquoi ces dégoûts de toute chose, que
rien ne pouvait vaincre, ni les distractions ni les prières? Elle n'eût
pu le dire, car elle ne le savait pas. De ses douleurs physiques, de
ses tortures morales, de ses hallucinations qui lui faisaient monter du
cœur au cerveau les ivresses de mourir, elle ne savait rien. Elle ne
savait pas pourquoi un soir, devant l'âtre, où brûlait un grand feu,
elle eut subitement la tentation horrible de se rouler sur le brasier,
de livrer son corps aux baisers de la flamme qui l'appelait, la
fascinait, lui chantait des hymnes d'amour inconnu. Elle ne savait pas
pourquoi, non plus, un autre jour, à la promenade, apercevant, dans un
pré à moitié fauché, un homme qui marchait, sa faux sur l'épaule, elle
courut vers lui, tendant les bras, criant: «Mort, ô mort bienheureuse,
prends-moi, emporte-moi!» Non, en vérité, elle ne le savait pas. Ce
qu'elle savait, c'est qu'en ces moments, l'image de sa mère, de sa mère
morte, était là, toujours devant elle, de sa mère qu'elle-même, un
dimanche matin, elle avait trouvée pendue au lustre du salon. Et elle
revoyait le cadavre, qui oscillait légèrement dans le vide, cette face
toute noire, ces yeux tout blancs, sans prunelles, et jusqu'à ce rayon
de soleil qui, filtrant à travers les persiennes closes, éclaboussait
d'une lumière tragique la langue pendante et les lèvres boursouflées.
Ces souffrances, ces égarements, ces enivrements de la mort, sa mère,
sans doute, les lui avait donnés en lui donnant la vie; c'est au flanc
de sa mère qu'elle avait puisé, du sein de sa mère qu'elle avait aspiré
le poison, ce poison qui, maintenant, emplissait ses veines, dont les
chairs étaient imprégnées, qui grisait son cerveau, rongeait son âme.
Dans les intervalles de calme, plus rares, à mesure que les jours
s'écoulaient, et les mois et les années, elle pensait souvent à ces
choses, et, en analysant son existence, en remontant des plus lointains
souvenirs aux heures du présent, en comparant les ressemblances
physiques qu'il y avait, entre la mère morte volontairement et la fille
qui voulait mourir, elle sentait peser davantage sur elle le poids de
ce lugubre héritage. Elle s'exaltait, s'abandonnait à cette idée qu'il
ne lui était pas possible de résister aux fatalités de sa race, qui lui
apparaissait alors, ainsi qu'une longue chaîne de suicidés, partie de
la nuit profonde, très loin, et se déroulant à travers les âges, pour
aboutir ... où? A cette question, ses yeux devenaient troubles, ses
tempes s'humectaient d'une moiteur froide et ses mains se crispaient
autour de sa gorge, comme pour en arracher la corde imaginaire dont
elle sentait le nœud lui meurtrir le cou et l'étouffer. Chaque objet
était, à ses yeux, un instrument de la mort fatale, chaque chose lui
renvoyait son image décomposée et sanglante; les branches des arbres se
dressaient, pour elle, comme autant de sinistres gibets, et, dans l'eau
verdie des étangs, parmi les roseaux et les nénuphars, dans la rivière
aux longs herbages, elle distinguait sa forme flottante, couverte de
limon.

Pendant ce temps, mon père, accroupi derrière un massif de seringas,
le fusil au poing, guettait un chat, ou bombardait une fauvette
vocalisant, furtive, sous les branches. Le soir, pour toute
consolation, il disait doucement:--«Eh bien, ma chérie, cette santé,
ça ne va toujours pas? Des amers, vois-tu, prends des amers. Un
verre le matin, un verre le soir.... Il n'y a que cela.» Il ne se
plaignait pas, ne s'emportait jamais. S'asseyant devant son bureau,
il passait en revue les paperasses que lui avait apportées, dans la
journée, le secrétaire de la mairie, et il les signait rapidement,
d'un air de dédain:--«Tiens! s'écriait-il alors, c'est comme
cette sale administration, elle ferait bien mieux de s'occuper du
cultivateur, au lieu de nous embêter avec toutes ses histoires.... En
voilà des bêtises!» Puis, il allait se coucher, répétant d'une voix
tranquille:--«Des amers, prends des amers.»

Cette résignation la troublait comme un reproche. Bien que mon père
fût médiocrement élevé, qu'elle ne trouvât en lui aucun des sentiments
de tendresse mâle ni la poésie chimérique qu'elle avait rêvés, elle ne
pouvait nier son activité physique et cette sorte de santé morale que,
parfois, elle enviait, tout en en méprisant l'application à des choses
qu'elle jugeait petites et basses. Elle se sentait coupable envers
lui, coupable envers elle-même, coupable envers la vie, si stérilement
gaspillée dans les larmes. Non seulement elle ne se mêlait plus aux
affaires de son mari, mais, peu à peu, elle se désintéressait de ses
propres devoirs de femme de ménage, laissait la maison aller au caprice
des domestiques, se négligeait au point que sa femme de chambre, la
bonne et vieille Marie, qui l'avait vue naître, était obligée souvent,
en la grondant affectueusement, de la prendre, de la soigner, de lui
donner à manger, comme on fait d'un petit enfant au berceau. En son
besoin d'isolement, elle en arriva à ne plus pouvoir supporter la
présence de ses parents, de ses amis, lesquels, gênés, rebutés par ce
visage de plus en plus morose, cette bouche d'où ne sortait jamais une
parole, ce sourire contraint que crispait aussitôt un involontaire
tremblement des lèvres, espacèrent leurs visites et finirent par
oublier complètement le chemin du Prieuré. La religion lui devint,
comme le reste, une lassitude. Elle ne mettait plus les pieds à
l'église, ne priait plus, et deux Pâques se succédèrent, sans qu'on la
vît s'approcher de la sainte table.

Alors, ma mère se confina dans sa chambre, dont elle fermait les volets
et tirait les rideaux, épaississant autour d'elle l'obscurité. Elle
passait là ses journées, tantôt étendue sur une chaise longue, tantôt
agenouillée dans un coin, la tête au mur. Et elle s'irritait, dès que
le moindre bruit du dehors, un claquement de porte, un glissement de
savates le long du corridor, le hennissement d'un cheval dans la cour,
venaient troubler son noviciat du néant. Hélas! que faire à tout cela?
Pendant longtemps, elle avait lutté contre le mal inconnu, et le mal,
plus fort qu'elle, l'avait terrassée. Maintenant, sa volonté était
paralysée. Elle n'était plus libre de se relever ni d'agir. Une force
mystérieuse la dominait, qui lui faisait les mains inertes, le cerveau
brouillé, le cœur vacillant comme une petite flamme fumeuse, battue
des vents; et, loin de se défendre, elle recherchait les occasions
de s'enfoncer plus avant dans la souffrance, goûtait, avec une sorte
d'exaltation perverse, les effroyables délices de son anéantissement.

Dérangé dans l'économie de son existence domestique, mon père se
décida, enfin, à s'inquiéter des progrès d'une maladie qui passait
son entendement. Il eut toutes les peines du monde à faire accepter à
ma mère l'idée d'un voyage à Paris, afin de «consulter les princes
de la science». Le voyage fut navrant. Des trois médecins célèbres,
chez lesquels il la conduisit, le premier déclara que ma mère était
anémique, et prescrivit un régime fortifiant; le second, qu'elle était
atteinte de rhumatismes nerveux, et ordonna un régime débilitant.
Le troisième affirma «que ce n'était rien» et recommanda de la
tranquillité d'esprit.

Personne n'avait vu clair dans cette âme. Elle-même s'ignorait. Obsédée
par le cruel souvenir auquel elle rattachait tous ses malheurs, elle ne
pouvait débrouiller, avec netteté, ce qui s'agitait confusément dans
le secret de son être, ni ce qui, depuis son enfance, s'y était amassé
d'ardeurs vagues, d'aspirations prisonnières, de rêves captifs. Elle
était pareille au jeune oiseau qui, sans rien démêler à l'obscur et
nostalgique besoin qui le pousse vers les grands cieux, dont il ne se
souvient pas, se meurtrit la tête et se casse les ailes aux barreaux
de la cage. Au lieu d'aspirer à la mort, ainsi qu'elle le croyait,
comme l'oiseau qui a faim du ciel inconnu, son âme, à elle, avait faim
de la vie, de la vie rayonnante de tendresse, gonflée d'amour, et,
comme l'oiseau, elle mourait de cette faim inassouvie. Enfant, elle
s'était donnée, avec toute l'exagération de sa nature passionnée, à
l'amour des choses et des bêtes; jeune fille, elle s'était livrée, avec
emportement, à l'amour des rêves impossibles; mais ni les choses ne
lui furent un apaisement, ni les rêves ne prirent une forme consolante
et précise. Autour d'elle, personne pour la guider, personne pour
redresser ce jeune cerveau, déjà ébranlé par des secousses intérieures;
personne pour ouvrir aux salutaires réalités la porte de ce cœur, déjà
gardée par les chimères aux yeux vides; personne en qui verser le
trop-plein des pensées, des tendresses, des désirs qui, ne trouvant pas
d'issue à leur expansion, s'amoncelaient, bouillonnaient, prêts à faire
éclater l'enveloppe fragile, mal défendue par des nerfs trop bandés.
Sa mère, toujours malade, absorbée uniquement en ces mélancolies qui
devaient bientôt la tuer, était incapable d'une direction intelligente
et ferme; son père, à peu près ruiné, réduit aux expédients, luttait,
pied à pied, pour conserver à sa famille la maison séculaire menacée,
et, parmi les jeunes gens qui passaient, gentilshommes futiles,
bourgeois vaniteux, paysans avides, aucun ne portait sur le front
l'étoile magique qui la conduirait jusqu'au dieu. Tout ce qu'elle
entendait, tout ce qu'elle voyait, lui semblait en désaccord avec sa
manière de comprendre et de sentir. Pour elle, les soleils n'étaient
pas assez rouges, les nuits assez pâles, les ciels assez infinis.
Sa conception des êtres et des choses, indéterminée, flottante, la
condamnait fatalement aux perversions des sens, aux égarements de
l'esprit, et ne lui laissait que le supplice du rêve jamais atteint,
des désirs qui jamais ne s'achèvent. Et plus tard, son mariage, qui
avait été plus qu'un sacrifice, un marché, un compromis pour sauver la
situation embarrassée de son père! Et ses dégoûts, et ses révoltes
de se sentir, morceau de chair avili, la proie, l'instrument passif
des plaisirs d'un homme! S'être envolée si haut et retomber si bas!
Avoir rêvé de baisers célestes, d'enlacements mystiques, de possessions
idéales, et puis.... ce fut fini! Au lieu des espaces éblouissants de
lumière, où son imagination se complaisait, parmi des vols d'anges
pâmés et de colombes éperdues, la nuit vint, la nuit sinistre et
pesante, que hanta seul le spectre de la mère, trébuchant sur des croix
et sur des tombes, la corde au cou.

Le Prieuré se fit bientôt silencieux. On n'entendit plus crier, sur
le sable des allées, les roues des charrettes et des cabriolets,
amenant les amis du voisinage devant le perron garni de géraniums.
On verrouilla la grande grille, afin d'obliger les voitures à passer
par la basse-cour. A la cuisine, les domestiques se parlaient bas
et marchaient sur la pointe du pied, comme on fait dans la maison
d'un mort. Le jardinier, d'après l'ordre de ma mère, qui ne pouvait
supporter le bruit des brouettes et le grattement des râteaux sur la
terre, laissait les sauvageons pomper la sève des rosiers jaunis,
l'herbe étouffer les corbeilles de fleurs et verdir les allées. Et
la maison, avec le noir rideau de sapins, pareil à un catafalque,
qui l'abritait à l'ouest; avec ses fenêtres toujours closes; avec le
cadavre vivant qu'elle gardait enseveli sous ses murs carrés de vieille
brique, ressemblait à un immense caveau funéraire. Les gens du pays
qui, le dimanche, allaient se promener en forêt, ne passaient plus
devant le Prieuré qu'avec une sorte de terreur superstitieuse, comme
si cette demeure était un lieu maudit, hanté des fantômes. Bientôt
même, une légende s'établit; un bûcheron raconta qu'une nuit, rentrant
de son ouvrage, il avait vu Mme Mintié, toute blanche, échevelée, qui
traversait le ciel, très haut, en se frappant la poitrine à coups de
crucifix.

Mon père se renferma davantage dans son étude, évitant, autant qu'il
le pouvait, de rester à la maison, où il n'apparaissait guère qu'aux
heures des repas. Il prit aussi l'habitude des foires lointaines, se
multiplia aux comités, aux associations qu'il présidait, s'ingénia à se
créer des distractions nouvelles, des occupations éloignées. Le conseil
général, le comice agricole, le jury de la cour d'assises lui étaient
de grandes ressources. Lorsqu'on lui parlait de sa femme, il répondait,
hochant la tête:

--Hé! je suis très inquiet, très tourmenté.... Comment ça
finira-t-il?... Je vous l'avoue, je crains que la pauvre femme ne
devienne folle....

Et comme on se récriait:

--Non, non, je ne plaisante pas ... Vous savez bien que, dans la
famille, on n'a pas la tête si solide!

Jamais un reproche, d'ailleurs, bien qu'il constatât, tous les jours,
le préjudice que cette situation causait à ses affaires, et qu'il ne
comprît rien à l'irritante obstination de ma mère, de ne vouloir rien
tenter pour sa guérison.

C'est dans ce milieu attristé que je grandis. J'étais venu au monde,
malingre et chétif. Que de soins, que de tendresses farouches, que
d'angoisses mortelles! Devant le pauvre être que j'étais, animé
d'un souffle de vie si faible qu'on eût dit plutôt un râle, ma mère
oublia ses propres douleurs. La maternité redressa en elle les
énergies abattues, réveilla la conscience des devoirs nouveaux,
des responsabilités sacrées, dont elle avait maintenant la charge.
Quelles nuits ardentes, quels jours enfiévrés elle connut, penchée
sur le berceau où quelque chose, détaché de sa chair et de son âme,
palpitait!... De sa chair et de son âme!... Ah! oui!... Je lui
appartenais à elle, à elle seule; ce n'était point de sa soumission
conjugale que j'étais né; je n'avais pas, comme les autres fils des
hommes, la souillure originelle; elle me portait dans ses flancs depuis
toujours et, semblable à Jésus, je sortais d'un long cri d'amour. Ses
troubles, ses terreurs, ses détresses anciennes, elle les comprenait
maintenant; c'est qu'un grand mystère de création s'était accompli dans
son être.

Elle eut beaucoup de peines à m'élever et, si je vécus, on peut dire
que ce fut un miracle de l'amour. Plus de vingt fois, ma mère m'arracha
des bras de la mort. Aussi quelle joie et quelle récompense, quand
elle put voir ce petit corps plissé se remplir de santé, ce visage
fripé se colorer de nacre rose, ces yeux s'ouvrir gaîment au sourire,
ces lèvres remuer, avides, chercheuses, et pomper gloutonnement la vie
au sein nourricier! Ma mère goûta quelques mois d'un bonheur complet
et sain. Un besoin d'agir, d'être bonne et utile, de s'occuper sans
cesse les mains, le cœur et l'esprit, de vivre enfin, la reprenait,
et elle trouva, jusque dans les détails les plus vulgaires de son
ménage, un intérêt nouveau, passionnant, qui se doublait d'une paix
profonde. La gaîté lui revint, une gaîté naturelle et douce, sans
saccades violentes. Elle faisait des projets, envisageait l'avenir
avec confiance, et, bien des fois, elle s'étonna de ne plus songer au
passé, ce mauvais rêve évanoui. Je me développais: «On le voit pousser
tous les jours,» disait la bonne. Et, avec une émotion délicieuse, ma
mère suivait le secret travail de la nature, qui polissait l'ébauche de
chair, lui donnait des formes plus souples, des traits plus fermes, des
mouvements mieux réglés, et coulait, dans le cerveau obscur, à peine
sorti du néant, les primitives lueurs de l'instinct. Oh! comme toutes
choses lui semblaient, aujourd'hui, revêtues de couleurs charmantes et
légères! Ce n'étaient que musiques de bienvenue, bénédictions d'amour,
et les arbres eux-mêmes, jadis si pleins d'effrois et de menaces,
étendaient au-dessus d'elle leurs feuilles, comme autant de mains
protectrices. On put espérer que la mère avait sauvé la femme. Hélas!
cette espérance fut de courte durée.

Un jour, elle remarqua chez moi une prédisposition aux spasmes nerveux,
des contractions maladives des muscles, et elle s'inquiéta. Vers l'âge
d'un an, j'eus des convulsions qui faillirent m'emporter. Les crises
furent si violentes que ma bouche, longtemps après, demeura comme
paralysée, tordue en une laide grimace. Ma mère ne se dit pas qu'au
moment des croissances rapides, la plupart des enfants subissent de ces
accidents. Elle vit là un fait particulier à elle et à sa race, les
premiers symptômes du mal héréditaire, du mal terrible, qui allait se
continuer en son fils. Pourtant, elle se raidit contre les pensées qui
revenaient en foule; elle employa ce qu'elle avait retrouvé d'énergie
et d'activité à les dissiper, se réfugiant en moi, comme en un asile
inviolable, à l'abri des fantômes et des démons. Elle me tenait serré
contre sa poitrine, me couvrant de baisers, disant:

--Mon petit Jean, ce n'est pas vrai, dis? Tu vivras et tu seras
heureux?... Réponds-moi.... Hélas! tu ne peux parler, pauvre ange!...
Oh! ne crie pas, ne crie jamais, Jean, mon Jean, mon cher petit Jean!...

Mais elle avait beau m'interroger, elle avait beau sentir mon cœur
battre contre le sien, mes mains maladroites lui griffer les mamelles,
mes jambes s'agiter joyeusement, hors des langes dénoués: sa confiance
était partie, les doutes triomphaient. Un incident, qu'on m'a conté
bien des fois, avec une sorte d'épouvante religieuse, vint ramener le
désordre dans l'âme de ma mère.

Elle était au bain. Dans la salle, dallée de carreaux noirs et blancs,
Marie, penchée sur moi, surveillait mes premiers pas hésitants. Tout
à coup, fixant un carreau noir, je parus très effrayé. Je poussai un
cri, et tout tremblant, comme si j'avais vu quelque chose de terrible,
je me cachai la tête dans le tablier de ma bonne.

--Qu'y a-t-il donc? interrogea vivement ma mère.

--Je ne sais pas, répondit la vieille Marie ... on dirait que M. Jean a
peur d'un pavé.

Elle me ramena à l'endroit même où ma figure avait si subitement changé
d'expression.... Mais, à la vue du pavé, je criai de nouveau; tout mon
corps frissonna.

--Il y a quelque chose, s'écria ma mère.... Marie, vite, vite, mon
linge.... Mon Dieu! qu'a-t-il vu?

Sortie du bain, elle ne voulut pas attendre qu'on l'essuyât, et,
à peine couverte de son peignoir, elle se baissa sur le carreau,
l'examina.

--C'est singulier, murmura-t-elle. Et pourtant il a vu!... mais
quoi?... Il n'y a rien.

Elle me prit dans ses bras, me berça. Maintenant, je souriais, bégayais
de vagues syllabes, jouais avec les cordons du peignoir.... Elle me
mit à terre.... Marchant de mon pas raide et chancelant, les deux bras
en avant, je ronronnais comme un jeune chat. Aucun des pavés devant
lesquels je m'arrêtai ne me causa le moindre effroi. Arrivé devant le
pavé fatal, ma figure encore exprima la terreur et, tout agité, tout
pleurant, je me retournai brusquement vers ma mère.

--Je vous dis qu'il y a quelque chose, s'écria-t-elle.... Appelez
Félix ... qu'il vienne avec des outils, un marteau ... vite, vite ...
Prévenez Monsieur aussi....

--C'est tout de même bien curieux, affirmait Marie qui, bouche béante,
yeux écarquillés, considérait le mystérieux pavé.... C'est donc qu'il
est sorcier!

Félix souleva le carreau, le regarda dans tous les sens, creusa le
plâtre en dessous.

--Enlevez l'autre; commandait ma mère.... Allons et celui-là, encore,
et ... tous, tous. Je veux qu'on trouve.... Et Monsieur qui ne vient
pas!

Dans l'emportement de ses gestes, oubliant qu'un homme était là, elle
se découvrait et montrait la nudité de son corps. A genoux sur les
dalles, Félix continuait de les soulever. Il les prenait une à une dans
ses grosses mains, branlait la tête.

--Si Madame veut que je lui dise.... D'abord, Monsieur est dans le fond
du parc, en train d'affûter un pic-vert.... Et puis, il n'y a rien du
tout ... les carreaux sont des carreaux, censément des pavés, voilà!...
Madame peut être sûre.... Seulement, ça se pourrait bien que ça soit
dans l'imagination de M. Jean.... Madame sait que les enfants c'est pas
comme les grandes personnes, et que ça voit des choses!... Mais pour ce
qui est de ces carreaux, c'est des carreaux, ni plus, ni moins.

Ma mère était devenue pâle, hagarde.

--Taisez-vous, ordonna-t-elle, et allez-vous en, tous.

Et, sans attendre l'exécution de son ordre, elle m'emporta. Dans
l'escalier et les corridors, ses cris retentissaient, coupés par les
claquements de porte.

Elle n'avait pas pensé, la pauvre chère créature, à donner de
l'incident de la salle de bains une explication toute naturelle
cependant. On lui eût démontré que ce qui m'avait si fort effrayé,
c'était peut-être le reflet mouvant d'une serviette sur la surface
humide du dallage, peut-être l'ombre d'une feuille, projetée du dehors,
à travers la croisée, qu'elle n'eût certainement voulu admettre rien de
semblable. Son esprit, nourri de rêves, tourmenté par les exagérations
pessimistes, instinctivement porté vers le mystérieux et le
fantastique, acceptait, avec une dangereuse crédulité, les raisons les
plus vagues, subissait les plus troublantes suggestions. Elle imagina
que ses caresses, ses baisers, ses bercements me communiquaient les
germes de son mal, que les crises nerveuses dont j'avais failli mourir,
les hallucinations qui m'avaient mis, dans les yeux, l'éclair sombre
d'une folie, lui étaient comme un avertissement du ciel, et, dans cette
minute même, la dernière espérance mourut en son cœur.

Marie retrouva sa maîtresse demi-nue, qui se tordait sur le lit.

--Mon Dieu! mon Dieu! gémissait-elle, c'est fini.... Mon pauvre petit
Jean!... Toi aussi, ils te prendront!... Mon Dieu, ayez pitié de
lui!... Est-ce que ce serait possible?... Si petit, si faible!...

Et, tandis que Marie ramenait sur elle les couvertures tombées,
essayait de la calmer:

--Ma bonne Marie, balbutiait-elle, écoute-moi. Promets-moi, oui,
promets-moi de faire ce que je te demanderai.... Tu as vu, tout à
l'heure, tu as vu, n'est-ce pas?... Eh bien, prends Jean ... élève-le,
parce que moi, vois-tu, il ne faut plus.... Je le tuerais.... Tiens,
tu viendras habiter dans cette chambre, tout près, avec lui.... Tu le
soigneras bien, et puis, tu me raconteras ce qu'il aura fait.... Je le
sentirai là; je l'entendrai ... mais tu comprends, il ne faut pas qu'il
me voie.... C'est moi qui le rends comme ça!...

Marie me tenait dans ses bras.

--Voyons, Madame, ça n'est pas raisonnable, disait-elle, et vous
mériteriez bien qu'on vous gronde, par exemple!... Mais regardez-le,
votre petit Jean.... Il se porte comme une caille.... Dites, mon petit
Jean, que vous êtes vaillant!... Tenez, le voilà qui rit, le mignon....
Allons, embrassez-le, Madame.

--Non, non, s'écria violemment ma mère.... Il ne faut pas. Plus
tard.... Emporte-le....

Et, le visage contre l'oreiller, épouvantée, elle sanglota.

Il fut impossible de lui faire abandonner ce projet. Marie comprenait
bien que, si sa maîtresse avait quelques chances de revenir à la vie
normale, de se guérir «de ses humeurs noires», ce n'était point en se
séparant de son enfant. Dans le triste état où ma mère se trouvait,
elle n'avait qu'une chance de salut, et voilà qu'elle la rejetait,
poussée par on ne savait quelle folie nouvelle. Tout ce qu'un petit
être met de joies, d'inquiétudes, d'activité, de fièvres, d'oubli de
soi-même au cœur des mères, c'était cela qu'il lui fallait, et elle
disait:

--Non! non! il ne faut pas.... Plus tard! Emporte-le....

En ce familier et rude langage, que son long dévoûment autorisait, la
vieille domestique fît valoir à sa maîtresse toutes les bonnes raisons,
tous les arguments dictés par son esprit pratique et son cœur simple
de paysanne; elle lui reprocha même de déserter ses devoirs; parla
d'égoïsme et déclara qu'une bonne mère qui avait de la religion, qu'une
bête sauvage même, n'agiraient pas comme elle.

--Oui, conclut-elle, c'est mal ... vous n'avez point déjà été si tendre
avec votre mari, le pauvre homme! S'il faut, maintenant, que vous
fassiez le malheur de votre enfant!

Mais ma mère, toujours sanglotant, ne put que répéter:

--Non! non! il ne faut pas!.... Plus tard.... Emporte-le....

       *       *       *       *       *

Ce que fut mon enfance? Un long engourdissement. Séparé de ma mère
que je ne voyais que rarement, fuyant mon père que je n'aimais point,
vivant presque exclusivement, misérable orphelin, entre la vieille
Marie et Félix, dans cette grande maison lugubre et dans ce grand
parc désolé, dont le silence et l'abandon pesaient sur moi comme une
nuit de mort, je m'ennuyais! Oui, j'ai été cet enfant rare et maudit,
l'enfant qui s'ennuie! Toujours triste et grave, ne parlant presque
jamais, je n'avais aucun des emportements, des curiosités, des folies
de mon âge; on eût dit que mon intelligence sommeillait toujours dans
les limbes de la gestation maternelle. Je cherche à me souvenir, je
cherche à retrouver une de mes sensations d'enfant: en vérité, je crois
bien que je n'en eus aucune. Je me traînais, tout vague, abêti, sans
savoir à quoi occuper mes jambes, mes bras, mes yeux, mon pauvre petit
corps qui m'importunait comme un compagnon irritant, dont on désire
se débarrasser. Pas un spectacle, pas une impression ne me retenaient
quelque part. J'eusse voulu être là où je n'étais pas, et les jouets,
aux bonnes odeurs de sapin, s'amoncelaient autour de moi, sans que je
songeasse seulement à y toucher. Jamais je ne rêvai d'un couteau, d'un
cheval de bois, d'un livre d'images. Aujourd'hui, lorsque, sur les
pelouses des jardins et le sable des grèves, je vois des babys courir,
gambader, se poursuivre, je fais aussitôt un pénible retour vers les
premières années mornes de ma vie et, en écoutant ces clairs rires qui
sonnent l'angelus des aurores humaines, je me dis que tous mes malheurs
me sont venus de cette enfance solitaire et morte, sur laquelle aucune
clarté ne se leva.

J'avais douze ans à peine quand ma mère mourut. Le jour que ce malheur
arriva, le bon curé Blanchetière, qui nous aimait beaucoup, me serra
contre sa poitrine, puis il me considéra longuement, et, des larmes
plein les yeux, il murmura plusieurs fois: «Pauvre petit diable!» Je
pleurai très fort, et c'était surtout de voir pleurer le bon curé,
car je ne voulais pas me faire à l'idée que ma mère fût morte et que,
plus jamais, elle ne reviendrait. Durant sa maladie, on m'avait défendu
de pénétrer dans sa chambre et elle était partie sans que je l'eusse
embrassée!... Pouvait-elle donc m'avoir ainsi quitté?... Vers l'âge de
sept ans, comme je me portais bien, elle avait consenti à me reprendre
davantage dans sa vie. C'est à partir de ce moment, surtout, que je
compris que j'avais une mère et que je l'adorais. Et toute ma mère--ma
mère douloureuse--ce fut pour moi ses deux yeux, ses deux grands
yeux ronds, fixes, cerclés de rouge, qui pleuraient toujours sans un
battement des paupières, qui pleuraient comme pleure le nuage et comme
pleure la fontaine. J'avais ressenti, tout d'un coup, une douleur aiguë
aux douleurs de ma mère et c'est par cette douleur que je m'étais
éveillé à la vie. Je ne savais de quoi elle souffrait, mais je savais
que son mal devait être horrible, à la façon dont elle m'embrassait.
Elle avait eu des rages de tendresse qui m'effrayaient et m'effraient
encore. En m'étreignant la tête, en me serrant le cou, en promenant ses
lèvres sur mon front, mes joues, ma bouche, ses baisers s'exaspéraient
et se mêlaient aux morsures, pareils à des baisers de bête; à
m'embrasser, elle mettait vraiment une passion charnelle d'amante,
comme si j'eusse été l'être chimérique, adoré de ses rêves, l'être qui
n'était jamais venu, l'être que son âme et que son corps désiraient.
Était-il donc possible qu'elle fût morte?

J'implorai, avec ferveur, la belle image de la Vierge, à laquelle,
tous les soirs, avant de me coucher, j'adressais ma prière: «Sainte
Vierge, accordez une bonne santé et une longue vie à ma mère chérie.»
Mais, le matin, mon père, silencieux et tout pâle, avait reconduit le
médecin jusqu'à la grille; et tous deux avaient une figure si grave
qu'il était facile de voir qu'une chose irréparable s'était accomplie.
Et puis les domestiques pleuraient. Et de quoi eussent-ils pleuré,
sinon d'avoir perdu leur maîtresse? Et puis le curé ne venait-il pas
de me dire: «Pauvre petit diable!» d'un ton d'irrémédiable pitié? Et
de quoi m'eût-il plaint de la sorte, sinon d'avoir perdu ma mère? Je
me souviens, comme si c'était hier, des moindres détails de l'affreuse
journée. De la chambre, où j'étais enfermé avec la vieille Marie,
j'avais entendu des allées et venues, des bruits inaccoutumés, et, le
front contre la vitre, à travers les persiennes fermées, je regardais
les pauvresses s'accroupir sur la pelouse et marmotter des oraisons,
un cierge à la main; je regardais les gens entrer dans la cour, les
hommes en habit sombre, les femmes long voilées de noir: «Ah! voilà M.
Bacoup!... Tiens, c'est Mme Provost.» Je remarquai que tous avaient des
figures désolées, tandis que, près de la grille grande ouverte, des
enfants de chœur, des chantres embarrassés dans leurs chapes noires,
des frères de charité avec leurs dalmatiques rouges, dont l'un portait
une bannière et l'autre la lourde croix d'argent, riaient en dessous,
s'amusaient à se bourrer le dos de coups de poing. Le bedeau, agitant
ses tintenelles, refoulait, dans le chemin, les mendiants curieux, et
une voiture de foin, qui s'en revenait, fut contrainte de s'arrêter et
d'attendre. En vain, je cherchai des yeux le petit Sorieul, un enfant
estropié, de mon âge, à qui, tous les samedis, je donnais une miche
de pain; je ne l'aperçus point, et cela me fit de la peine. Et tout
à coup, les cloches, au clocher de l'église, tintèrent. Ding! deng!
dong! Le ciel était d'un bleu profond, le soleil flambait. Lentement,
le cortège se mit en marche; d'abord les charitons et les chantres, la
croix qui brillait, la bannière qui se balançait, le curé en surplis
blanc, s'abritant la tête de son psautier, puis quelque chose de lourd
et de long, très fleuri de bouquets et de couronnes, que des hommes
portaient en vacillant sur leurs jarrets; puis la foule, une foule
grouillante, qui emplit la cour, ondula sur la route, une foule, dans
laquelle bientôt je ne distinguai plus que mon cousin Mérel, qui
s'épongeait le crâne avec un mouchoir à carreaux. Ding! deng! dong! Les
cloches tintèrent longtemps, longtemps; ah! le triste glas! Ding! deng!
dong! Et, pendant que les cloches tintaient, tintaient, trois pigeons
blancs ne cessèrent de voleter et de se poursuivre autour de l'église
qui, en face de moi, montrait son toit gauchi et sa tour d'ardoise, mal
d'aplomb au-dessus d'un bouquet d'acacias et de marronniers roses.

La cérémonie terminée, mon père entra dans ma chambre. Il se promena
quelques minutes, de long en large, sans parler, les mains croisées
derrière le dos.

--Ah! mon pauvre monsieur, gémissait la vieille Marie, quel grand
malheur!

--Oui, oui, répondait mon père, c'est un grand, bien grand malheur!

Il s'affaissa dans un fauteuil en poussant un soupir. Je le vois
encore, avec ses paupières boursouflées, son regard accablé, ses bras
qui pendaient. Il avait un mouchoir à la main et, de temps en temps, il
tamponnait ses yeux rougis de larmes.

--Je ne l'ai peut-être pas assez bien soignée, vois-tu, Marie?... Elle
n'aimait point que je fusse près d'elle.... Pourtant, j'ai fait ce que
j'ai pu, tout ce que j'ai pu.... Comme elle était effrayante, toute
rigide sur son lit!... Ah! Dieu! je la verrai toujours comme ça!...
Tiens, elle aurait eu trente et un ans après demain!...

Mon père m'attira près de lui, et me prit sur ses genoux.

--Tu m'aimes bien, tout de même, mon petit Jean? me demanda-t-il en me
berçant.... Tu m'aimes bien, dis? Je n'ai plus que toi....

Se parlant à lui-même, il disait:

--Peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi!... Que serait-il arrivé,
plus tard!... Oui, cela vaut peut-être mieux.... Ah! pauv'petit,
regarde-moi bien!...

Et comme si, à cet instant même, dans mes yeux qui ressemblaient aux
yeux de ma mère, il eût deviné toute une destinée de souffrance, il
m'étreignit avec force contre sa poitrine et fondit en larmes.

--Mon petit Jean!... ah! mon pauv'petit Jean!

Vaincu par l'émotion et par la fatigue des nuits passées, il
s'endormit, me tenant dans ses bras. Et moi, envahi tout à coup par une
immense pitié, j'écoutai ce cœur inconnu qui, pour la première fois,
battait près du mien.

       *       *       *       *       *

Il avait été décidé, quelques mois auparavant, qu'on ne m'enverrait
pas au collège et que j'aurais un précepteur. Mon père n'approuvait
pas ce genre d'éducation, mais il s'était heurté à de telles crises,
qu'il avait pris le parti de ne plus résister, et, de même qu'il avait
sacrifié sa domination de mari sur sa femme, il sacrifia ses droits
de père sur moi. J'eus un précepteur, mon père voulant rester fidèle,
même dans la mort, aux désirs de ma mère. Et je vis arriver, un beau
matin, un monsieur très grave, très blond, très rasé, qui portait des
lunettes bleues. M. Jules Rigard avait des idées très arrêtées sur
l'instruction, une raideur de pion, une importance sacerdotale qui,
loin de m'encourager à apprendre, me dégoûtèrent vite de l'étude. On
lui avait dit, sans doute, que mon intelligence était paresseuse et
tardive, et, comme je ne compris rien à ses premières leçons, il s'en
tint à ce premier jugement et me traita ainsi qu'un enfant idiot.
Jamais il ne lui vint à l'esprit de pénétrer dans mon jeune cerveau,
d'interroger mon cœur; jamais il ne se demanda si, sous ce masque
triste d'enfant solitaire, il n'y avait pas des aspirations ardentes,
devançant mon âge, toute une nature passionnée et inquiète, ivre de
savoir, qui s'était intérieurement et mal développée dans le silence
des pensées contenues et des enthousiasmes muets. M. Rigard m'abrutit
de grec et de latin, et ce fut tout. Ah! combien d'enfants qui, compris
et dirigés, seraient de grands hommes peut-être, s'ils n'avaient été
déformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveau du
père imbécile ou du professeur ignorant. Est-ce donc tout, que de vous
avoir bestialement engendré, un soir de rut, et ne faut-il donc pas
continuer l'œuvre de vie en vous donnant la nourriture intellectuelle
pour la fortifier, en vous armant pour la défendre? La vérité est que
mon âme se sentait seule, davantage, auprès de mon père qu'auprès de
mon professeur. Pourtant, il faisait tout ce qu'il pouvait pour me
plaire, il s'acharnait à m'aimer stupidement. Mais, lorsque j'étais
avec lui, il ne trouvait jamais rien à me dire que des contes bleus,
de sottes histoires de croquemitaine, des légendes terrifiantes de la
révolution de 1848, qui lui avait laissé dans l'esprit une épouvante
invincible, ou bien le récit des brigandages d'un nommé Lebecq, grand
républicain, qui scandalisait le pays par son opposition acharnée au
curé, et son obstination, les jours de Fête-Dieu, à ne pas mettre de
draps fleuris le long de ses murs. Souvent, il m'emmenait dans son
cabriolet, lorsqu'il avait affaire au dehors, et si, troublé par ce
mystère de la nature qui s'élargissait, chaque jour, autour de moi, je
lui adressais une question, il ne savait comment y répondre et s'en
tirait ainsi: «Tu es trop petit pour que je t'explique ça! Quand tu
seras plus grand.» Et, tout chétif, à côté du gros corps de mon père
qui oscillait suivant les cahots du chemin, je me rencognais au fond
du cabriolet, tandis que mon père tuait, avec le manche de son fouet,
les taons qui s'abattaient sur la croupe de notre jument. Et il disait
chaque fois: «Jamais je n'ai vu autant de ces vilaines bêtes, nous
aurons de l'orage, c'est sûr.»

       *       *       *       *       *

Dans l'église de Saint-Michel, au fond d'une petite chapelle, éclairée
par les lueurs rouges d'un vitrail, sur un autel orné de broderies
et de vases pleins de fleurs en papier, se dressait une statue de
la Vierge. Elle avait les chairs roses, un manteau bleu constellé
d'argent, une robe lilas dont les plis retombaient chastement sur des
sandales dorées. Dans ses bras, elle portait un enfant rose et nu, à
la tête nimbée d'or, et ses yeux reposaient, extasiés, sur l'enfant.
Pendant plusieurs mois, cette Vierge de plâtre fut ma seule amie, et
tout le temps que je pouvais dérober à mes leçons, je le passais en
contemplation devant cette image, aux couleurs si tendres. Elle me
paraissait si belle, et si bonne, et si douce, qu'aucune créature
humaine n'eût pu rivaliser de beauté, de bonté et de douceur avec ce
morceau de matière inerte et peinte qui me parlait un langage inconnu
et délicieux, et d'où m'arrivait comme une odeur grisante d'encens
et de myrrhe. Près d'elle, j'étais vraiment un autre enfant; je
sentais mes joues devenir plus roses, mon sang battait plus fort dans
mes veines, mes pensées se dégageaient plus vives et légères; il me
semblait que le voile noir, qui pesait sur mon intelligence, se levait
peu à peu, découvrant des clartés nouvelles. Marie s'était faite la
complice de mes échappées vers l'église; elle me conduisait souvent
à la chapelle, où je restais des heures à converser avec la Vierge,
tandis que la vieille bonne, à genoux sur les marches de l'autel,
récitait dévotement son chapelet. Il fallait qu'elle m'arrachât de
force à cette extase, car je n'eusse point songé, je crois bien,
à retourner à la maison, enlevé que j'étais en des rêves qui me
transportaient au ciel. Ma passion pour cette Vierge devint si forte,
que, loin d'elle, j'étais malheureux, que j'eusse voulu ne la quitter
jamais: «Bien sûr que monsieur Jean se fera prêtre,» disait la vieille
Marie. C'était comme un besoin de possession, un désir violent de
la prendre, de l'enlacer, de la couvrir de baisers. J'eus l'idée de
la dessiner: avec quel amour, il est impossible de vous l'imaginer!
Lorsque, sur mon papier, elle eut pris un semblant de forme grossière,
ce furent des joies sans bornes. Tout ce que je pouvais dépenser
d'efforts, je l'employai, dans ce travail que je jugeais admirable et
surhumain. Plus de vingt fois, je recommençai le dessin, m'irritant
contre mon crayon qui ne se pliait point à la douceur des lignes,
contre mon papier où l'image n'apparaissait pas vivante et parlante,
comme je l'eusse désiré. Je m'acharnai. Ma volonté se tendait vers ce
but unique. Enfin, je parvins à donner une idée à peu près exacte, et
combien naïve, de la Vierge de plâtre. Et brusquement je n'y pensai
plus. Une voix intérieure m'avait dit que la nature était plus belle,
plus attendrie, plus splendide, et je me mis à regarder le soleil qui
caressait les arbres, qui jouait sur les tuiles des toits, dorait les
herbes, illuminait les rivières, et je me mis à écouter toutes les
palpitations de vie dont les êtres sont gonflés et qui font battre la
terre comme un corps de chair.

Les années s'écoulèrent ennuyeuses et vides. Je restais sombre,
sauvage, toujours renfermé en dedans de moi-même, aimant à courir les
champs, à m'enfoncer en plein cœur de la forêt. Il me semblait que
là, du moins, bercé par la grande voix des choses, j'étais moins seul
et que je m'écoutais mieux vivre. Sans être doué de ce don terrible
qu'ont certaines natures de s'analyser, de s'interroger, de chercher
sans cesse le pourquoi de leurs actions, je me demandais souvent qui
j'étais et ce que je voulais. Hélas! je n'étais personne et ne voulais
rien. Mon enfance s'était passée dans la nuit, mon adolescence se passa
dans le vague; n'ayant pas été un enfant, je ne fus pas davantage
un jeune homme. Je vécus en quelque sorte dans le brouillard. Mille
pensées s'agitaient en moi, mais si confuses que je ne pouvais en
saisir la forme; aucune ne se détachait nettement de ce fond de brume
opaque. J'avais des aspirations, des enthousiasmes, mais il m'eût été
impossible de les formuler, d'en expliquer la cause et l'objet; il
m'eût été impossible de dire dans quel monde de réalité ou de rêve ils
m'emportaient; j'avais des tendresses infinies où mon être se fondait,
mais pour qui et pour quoi? Je l'ignorais. Quelquefois, tout d'un coup,
je me mettais à pleurer abondamment; mais la raison de ces larmes? En
vérité, je ne la savais pas. Ce qu'il y a de certain, c'est que je
n'avais de goût à rien, que je n'apercevais aucun but dans la vie,
que je me sentais incapable d'un effort. Les enfants se disent: «Je
serai général, évêque, médecin, aubergiste.» Moi, je ne me suis rien
dit de semblable, jamais: jamais je ne dépassai la minute présente;
jamais je ne risquai un coup d'œil sur l'avenir. L'homme m'apparaissait
ainsi qu'un arbre qui étend ses feuilles et pousse ses branches dans
un ciel d'orage, sans savoir quelles fleurs fleuriront à son pied,
quels oiseaux chanteront à sa cime, ou quel coup de tonnerre viendra le
terrasser. Et, pourtant, le sentiment de la solitude morale où j'étais,
m'accablait et m'effrayait. Je ne pouvais ouvrir mon cœur ni à mon
père, ni à mon précepteur, ni à personne; je n'avais pas un camarade,
pas un être vivant en état de me comprendre, de me diriger, de m'aimer.
Mon père et mon précepteur se désolaient de mon «peu de dispositions»
et, dans le pays, je passais pour un maniaque et un faible d'esprit.
Malgré tout, je fus reçu à mes examens, et, bien que ni mon père ni
moi n'eussions l'idée de la carrière que je pourrais embrasser, j'allai
faire mon droit à Paris. «Le droit mène à tout», disait mon père.

Paris m'étonna. Il me fit l'effet d'un grand bruit et d'une grande
folie. Les individus et les foules passaient bizarres, incohérents,
effrénés, se hâtant vers des besognes que je me figurais terribles et
monstrueuses. Heurté par les chevaux, coudoyé par les hommes, étourdi
par le ronflement de la ville, en branle comme une colossale et
démoniaque usine, aveuglé par l'éclat des lumières inaccoutumées, je
marchais en un rêve inexplicable de dément. Cela me surprit beaucoup
d'y rencontrer des arbres. Comment avaient-ils pu germer là, dans
ce sol de pavés, s'élever parmi cette forêt de pierres, au milieu
de ce grouillement d'hommes, leurs branches fouettées par un vent
mauvais? Je fus très longtemps à m'habituer à cette existence qui me
paraissait le renversement de la nature; et, du sein de cet enfer
bouillonnant, ma pensée retournait souvent à ces champs paisibles
de là-bas, qui soufflaient à mes narines la bonne odeur de la terre
remuée et féconde; à ces coins de bois verdissants, où je n'entendais
que le léger frisson des feuilles et, de temps en temps, dans les
profondeurs sonores, les coups sourds de la cognée et la plainte
presque humaine des vieux chênes. Cependant, la curiosité de connaître
me chassait de la petite chambre que j'habitais, rue Oudinot, et
j'arpentais les rues, les boulevards, les quais, emporté dans une
marche fiévreuse, les doigts agacés, le cerveau, pour ainsi dire,
écrasé par la gigantesque et nerveuse activité de Paris, tous les sens
en quelque sorte déséquilibrés par ces couleurs, par ces odeurs, par
ces sons, par la perversion et par l'étrangeté de ce contact si nouveau
pour moi. Plus je me jetais dans les foules, plus je me grisais du
tapage, plus je voyais ces milliers de vies humaines passer, se frôler,
indifférentes l'une à l'autre, sans un lien apparent; puis d'autres
surgir, disparaître et se renouveler encore, toujours ... et plus je
ressentais l'accablement de mon inexorable solitude. A Saint-Michel, si
j'étais bien seul, du moins j'y connaissais les êtres et les choses.
J'avais, partout, des points de repère qui guidaient mon esprit; un dos
de paysan, penché sur la glèbe, une masure au détour d'un chemin, un
pli de terrain, un chien, une marnière, une trogne de charme; tout m'y
était familier, sinon cher. A Paris, tout m'était inconnu et hostile.
Dans l'effroyable hâte où ils s'agitaient, dans l'égoïsme profond, dans
le vertigineux oubli les uns des autres, où ils étaient précipités,
comment retenir, un seul instant, l'attention de ces gens, de ces
fantômes, je ne dis pas l'attention d'une tendresse ou d'une pitié,
mais d'un simple regard!... Un jour, je vis un homme qui en tuait un
autre: on l'admira et son nom fut aussitôt dans toutes les bouches; le
lendemain, je vis une femme qui levait ses jupes en un geste obscène:
la foule lui fit cortège.

Étant gauche, ignorant des usages du monde, très timide, j'eus
difficulté à me créer des relations. Je ne mis pas, une seule fois,
les pieds dans les maisons où j'étais recommandé, de crainte qu'on ne
m'y trouvât ridicule. J'avais été invité à dîner chez une cousine de
ma mère, riche, qui menait grand train. La vue de l'hôtel, les valets
de pied dans le vestibule, les lumières, les tapis, le parfum lourd
des fleurs étouffées, tout cela me fit peur et je m'enfuis, bousculant
dans l'escalier une femme en manteau rouge, qui montait et se prit à
rire de ma mine effarée. La gaîté bruyante de ces jeunes gens--mes
camarades d'école,--que je rencontrais au cours, au restaurant, dans
les cafés, me déplut aussi: la grossièreté de leurs plaisirs me
blessa, et les femmes, avec leurs yeux bistrés, leurs lèvres trop
peintes, avec le cynisme et le débraillé de leurs propos et de leur
tenue, ne me tentèrent point. Pourtant, un soir, énervé, poussé par
un rut subit de la chair, j'entrai dans une maison de débauche, et
j'en ressortis, honteux, mécontent de moi, avec un remords et la
sensation que j'avais de l'ordure sur la peau. Quoi! c'était de cet
acte imbécile et malpropre que les hommes naissaient! A partir de ce
moment, je regardai davantage les femmes, mais mon regard n'était
plus chaste et, s'attachant sur elles, comme sur des images impures,
il allait chercher le sexe et la nudité sous l'ajustement des robes.
Je connus alors des plaisirs solitaires qui me rendirent plus morne,
plus inquiet, plus vague encore. Une sorte de torpeur crapuleuse
m'envahit. Je restais couché plusieurs jours de suite, m'enfonçant dans
l'abrutissement des sommeils obscènes, réveillé, de temps en temps,
par des cauchemars subits, par des serrées violentes au cœur qui me
faisaient couler la sueur sur la peau. Dans ma chambre, aux rideaux
fermés, j'étais ainsi qu'un cadavre qui aurait eu conscience de sa
mort et qui, du fond de la tombe, dans le noir effrayant, entend,
au-dessus de lui, rouler le piétinement d'un peuple, et gronder les
rumeurs d'une ville. Quelquefois, m'arrachant à cet anéantissement, je
sortais. Mais que faire? Où donc aller? Tout m'était indifférent, et je
n'avais aucun désir, aucune curiosité. Le regard fixe, la tête pesante,
le sang lourd, je marchais au hasard, devant moi, et je finissais par
m'écrouler, dans le Luxembourg, sur un banc, sénilement tassé sur
moi-même, immobile, pendant de longues heures, sans rien voir, sans
rien entendre, sans me demander pourquoi des enfants étaient là qui
couraient, pourquoi des oiseaux étaient là qui chantaient, pourquoi
des couples passaient..... Naturellement, je ne travaillais pas et je
ne songeais à rien.... La guerre vint, puis la défaite.... Malgré les
résistances de mon père, malgré les supplications de la vieille Marie,
je m'engageai.



II


Notre régiment était ce qu'on appelait alors un régiment de marche.
Il avait été formé au Mans, péniblement, de tous les débris de
corps, des éléments disparates qui encombraient la ville. Des
zouaves, des moblots, des francs-tireurs, des gardes forestiers,
des cavaliers démontés, jusques à des gendarmes, des Espagnols et
des Valaques; il y avait de tout, et ce tout était commandé par un
vieux capitaine d'habillement promu, pour la circonstance, au grade
de lieutenant-colonel. En ce temps-là, ces avancements n'étaient
point rares; il fallait bien boucher les trous creusés dans la chair
française par les canons de Wissembourg et de Sedan. Plusieurs
compagnies manquaient de capitaine. La mienne avait à sa tête un petit
lieutenant de mobiles, jeune homme de vingt ans, frêle et pâle, et si
peu robuste, qu'après quelques kilomètres, il s'essoufflait, tirait
la jambe et terminait l'étape dans un fourgon d'ambulance. Le pauvre
petit diable! Il suffisait de le regarder en face pour le faire rougir,
et jamais il ne se fût permis de donner un ordre, dans la crainte de
se tromper et d'être ridicule. Nous nous moquions de lui, à cause de
sa timidité et de sa faiblesse, et sans doute aussi parce qu'il était
bon et qu'il distribuait quelquefois aux hommes des cigares et des
suppléments de viande. Je m'étais fait rapidement à cette vie nouvelle,
entraîné par l'exemple, surexcité par la fièvre du milieu. En lisant
les récits navrants de nos batailles perdues, je me sentais emporté
comme dans une ivresse, sans cependant mêler à cette ivresse l'idée de
la patrie menacée. Nous restâmes un mois, dans Le Mans, à nous équiper,
à faire l'exercice, à courir les cabarets et les maisons de femmes.
Enfin, le 3 octobre, nous partîmes.

Ramassis de soldats errants, de détachements sans chefs, de volontaires
vagabonds, mal équipés, mal nourris--et le plus souvent, pas nourris
du tout,--sans cohésion, sans discipline, chacun ne songeant qu'à soi,
et poussés par un sentiment unique d'implacable, de féroce égoïsme;
celui-ci, coiffé d'un bonnet de police, celui-là, la tête entortillée
d'un foulard, d'autres vêtus de pantalons d'artilleurs et de vestes
de tringlots, nous allions par les chemins, déguenillés, harassés,
farouches. Depuis douze jours que nous étions incorporés à une brigade
de formation récente, nous roulions à travers la campagne, affolés,
et pour ainsi dire, sans but. Aujourd'hui à droite, demain à gauche,
un jour _fournissant_ des étapes de quarante kilomètres, le jour
suivant, reculant d'autant, nous tournions sans cesse dans le même
cercle, pareils à un bétail débandé qui aurait perdu son pasteur. Notre
exaltation était bien tombée. Trois semaines de souffrances avaient
suffi pour cela. Avant que nous eussions entendu gronder le canon et
siffler les balles, notre marche en avant ressemblait à une retraite
d'armée vaincue, hachée par les charges de cavalerie, précipitée dans
le délire des bousculades, le vertige des sauve-qui-peut. Que de fois
j'ai vu des soldats se débarrasser de leurs cartouches qu'ils semaient
au long des routes!

--A quoi ça me sert-il? disait l'un d'eux, je n'en ai besoin que d'une
seule pour casser la gueule du capitaine, la première fois que nous
nous battrons.

Le soir, au camp, accroupis autour de la marmite, ou bien allongés
sur la bruyère froide, la tête sur le sac, ils pensaient à la maison
d'où on les avait arrachés violemment. Tous les jeunes gens, aux bras
robustes, étaient partis du village: beaucoup déjà dormaient dans la
terre, là-bas, éventrés par les obus; les autres, les reins cassés,
erraient, spectres de soldats, par les plaines et par les bois,
attendant la mort. Dans les campagnes en deuil, il ne restait que des
vieux, davantage courbés, et des femmes qui pleuraient. L'aire des
granges où l'on bat le blé était muette et fermée; dans les champs
déserts où poussaient les herbes stériles, on n'apercevait plus, sur
la pourpre du couchant, la silhouette du laboureur qui rentrait à la
ferme, au pas de ses chevaux fatigués. Et des hommes, avec de grands
sabres, venaient, qui prenaient, un jour, les chevaux, qui, un autre
jour, vidaient l'étable, au nom de la loi; car il ne suffisait pas à la
guerre qu'elle se gorgeât de viande humaine, il fallait qu'elle dévorât
les bêtes, la terre, tout ce qui vivait dans le calme, dans la paix du
travail et de l'amour.... Et au fond du cœur de tous ces misérables
soldats, dont les feux sinistres du camp éclairaient les figures
amaigries et les dos avachis, une même espérance régnait, l'espérance
de la bataille prochaine, c'est-à-dire la fuite, la crosse en l'air et
la forteresse allemande.

Pourtant, nous préparions la défense des pays que nous traversions et
qui n'étaient point encore menacés. Nous imaginions pour cela d'abattre
les arbres et de les jeter sur les routes; nous faisions sauter les
ponts, nous profanions les cimetières à l'entrée des villages, sous
prétexte de barricades, et nous obligions les habitants, baïonnettes
aux reins, à nous aider dans la dévastation de leurs biens. Puis
nous repartions, ne laissant derrière nous que des ruines et que des
haines. Je me souviens qu'il nous fallut, une fois, raser, jusqu'au
dernier baliveau, un très beau parc, afin d'y établir des gourbis que
nous n'occupâmes point. Nos façons n'étaient point pour rassurer les
gens. Aussi, à notre approche, les maisons se fermaient, les paysans
enterraient leurs provisions: partout des visages hostiles, des bouches
hargneuses, des mains vides. Il y eut entre nous des rixes sanglantes
pour un pot de rillettes découvert dans un placard, et le général fit
fusiller un vieux bonhomme qui avait caché, dans son jardin, sous un
tas de fumier, quelques kilogrammes de lard salé.

Le 1er novembre, nous avions marché toute la journée et,
vers trois heures, nous arrivions à la gare de la Loupe. Il y eut
d'abord un grand désordre, une inexprimable confusion. Beaucoup,
abandonnant les rangs, se répandirent dans la ville, distante d'un
kilomètre, se dispersèrent dans les cabarets voisins. Pendant plus
d'une heure, les clairons sonnèrent le ralliement. Des cavaliers furent
envoyés à la ville pour en ramener les fuyards et s'attardèrent à
boire. Le bruit courait qu'un train formé à Nogent-le-Rotrou devait
nous prendre et nous conduire à Chartres, menacé par les Prussiens
lesquels avaient, disait-on, saccagé Maintenon, et campaient à Jouy.
Un employé, interrogé par notre sergent, répondit qu'il ne savait pas,
qu'il n'avait entendu parler de rien. Le général, petit vieux, gros,
court et gesticulant, qui pouvait à peine se tenir à cheval, galopait
de droite et de gauche, voltait, roulait comme un tonneau sur sa
monture et, la face violette, la moustache colère, répétait sans cesse:

--Ah! bougre!... Ah! bougre de bougre!...

Il mit pied à terre, aidé par son ordonnance, s'embarrassa les jambes
dans les courroies de son sabre qui traînait sur le sol, et, appelant
le chef de gare, il engagea un colloque des plus animés avec celui-ci
dont la physionomie s'ahurissait.

--Et le maire? criait le général.... Où est-il ce bougre-là? qu'on me
l'amène!... Est-ce qu'on se fout de moi, ici?

Il soufflait, bredouillait des mots inintelligibles, frappait la
terre du pied, invectivait le chef de gare. Enfin, tous les deux,
l'un la mine très basse, l'autre faisant des gestes furieux, finirent
par disparaître dans le bureau du télégraphe qui ne tarda pas à nous
envoyer le bruit d'une sonnerie folle, acharnée, vertigineuse, coupée
de temps en temps par les éclats de voix du général. On se décida
enfin à nous faire ranger sur le quai, par compagnies, et on nous
laissa là, sacs à terre, immobiles, devant les faisceaux formés. La
nuit était venue, la pluie tombait, lente et froide, achevant de
traverser nos capotes, déjà mouillées par les averses. De-ci, de-là, la
voie s'éclairait de petites lumières pâles, rendant plus sombres les
magasins et la masse des wagons que des hommes poussaient au garage. Et
le monte-charges, debout sur sa plate-forme tournante, profila dans le
ciel son long cou de girafe effarée.

A part le café, rapidement avalé, le matin, nous n'avions rien mangé de
la journée et bien que la fatigue nous eût brisé le corps, bien que la
faim nous tenaillât le ventre, nous nous disions, consternés, qu'il
faudrait encore se passer de soupe aujourd'hui. Nos gourdes étaient
vides, épuisées nos provisions de biscuit et de lard, et les fourgons
de l'intendance, égarés depuis la veille, n'avaient pas rejoint la
colonne. Plusieurs d'entre nous murmurèrent, prononcèrent à haute
voix des paroles de menace et de révolte; mais les officiers qui se
promenaient, mornes aussi, devant la ligne des faisceaux, ne semblèrent
pas y faire attention. Je me consolai, en pensant que le général avait
peut-être réquisitionné des vivres dans la ville. Vain espoir! Les
minutes s'écoulaient; la pluie toujours chantait sur les gamelles
creuses, et le général continuait d'injurier le chef de gare, qui
continuait à se venger sur le télégraphe, dont les sonneries devenaient
de plus en plus précipitées et démentes.... De temps en temps, des
trains s'arrêtaient, bondés de troupes. Des mobiles, des chasseurs à
pied, débraillés, tête nue, la cravate pendante, quelques-uns ivres et
le képi de travers, s'échappaient des voitures où ils étaient parqués,
envahissaient la buvette, ou bien se soulageaient en plein air,
impudemment. De ce fourmillement de têtes humaines, de ce piétinement
de troupeau sur le plancher des wagons partaient des jurons, des chants
de _Marseillaise_, des refrains obscènes qui se mêlaient aux appels
des hommes d'équipe, au tintement de la clochette, à l'essoufflement
des machines. Je reconnus un petit garçon de Saint-Michel, dont les
paupières enflées suintaient, qui toussait et crachait le sang. Je
lui demandai où ils allaient ainsi. Ils n'en savaient rien. Partis
du Mans, ils étaient restés douze heures à Connerré, à cause de
l'encombrement de la voie, sans manger, trop tassés pour pouvoir
s'allonger et dormir. C'était tout ce qu'il savait. A peine s'il avait
la force de parler. Il était allé à la buvette afin de tremper ses
yeux dans un peu d'eau tiède. Je lui serrai la main, et il me dit qu'à
la première affaire, il espérait bien que les Prussiens le feraient
prisonnier.... Et le train s'ébranlait, se perdait dans le noir,
emmenant toutes ces figures hâves, tous ces corps déjà vaincus, vers
quelles inutiles et sanglantes boucheries?

Je grelottais. Sous la pluie glacée qui me coulait sur la peau, le
froid m'envahissait, il me semblait que mes membres s'ankylosaient.
Je profitai d'un désarroi causé par l'arrivée d'un train pour gagner
la barrière ouverte et m'enfuir sur la route, cherchant une maison,
un abri, où je pusse me réchauffer, trouver un morceau de pain, je ne
savais quoi. Les auberges et cabarets, près de la gare, étaient gardés
par des sentinelles qui avaient ordre de ne laisser entrer personne....
A trois cents mètres de là, j'aperçus des fenêtres qui luisaient
doucement dans la nuit. Ces lumières me firent l'effet de deux bons
yeux, de deux yeux pleins de pitié qui m'appelaient, me souriaient, me
caressaient.... C'était une petite maison isolée à quelques enjambées
de la route.... J'y courus.... Un sergent, accompagné de quatre hommes,
était là qui vociférait et sacrait. Près de l'âtre sans feu, je vis un
vieillard, assis sur une chaise de paille très basse, les coudes sur
les genoux, la tête dans les mains. Une chandelle, qui brûlait dans un
chandelier de fer, éclairait la moitié de son visage, creusé, raviné
par des rides profondes.

--Nous donneras-tu du bois, enfin? cria le sergent

--J'ons point d'bouè, répondit le vieillard.... V'la huit jours qu'la
troupe passe, j'vous dis.... M'ont tout pris.

Il se tassa sur sa chaise et, d'une voix faible, il murmura.

--J'ons ren ... ren ... ren!...

Le sergent haussa les épaules:

--Ne fais donc pas le malin, vieille canaille.... Ah! tu caches ton
bois pour chauffer les Prussiens! Eh bien, je vais t'en fiche, moi, des
Prussiens ... attends!

Le vieillard branla la tête.

--Pisque j'ons point d'bouè....

D'un geste colère, le sergent commanda aux hommes de fouiller la
maison. Du cellier au grenier, ils passèrent tout en revue. Il n'y
avait rien, rien que des traces de violence, des meubles brisés. Dans
le cellier, humide de cidre répandu, les tonneaux étaient défoncés, et
partout s'étalaient de hideuses et puantes ordures. Cela exaspéra le
sergent, qui frappa le carreau de la crosse de son fusil.

--Allons, s'écria-t-il, allons, vieux salaud, dis-nous où est ton bois?

Et il secoua rudement le vieillard, qui chancela et faillit tomber la
tête contre le landier de fer de la cheminée.

--J'ons point d'bouè, répéta simplement le pauvre homme.

--Ah! tu t'entêtes!... Ah! tu n'as point de bois!... Eh bien, tu as des
chaises, un buffet, une table, un lit ... si tu ne me dis pas où est
ton bois, je fais une flambée de tout ça.

Le vieillard ne protesta pas. Il répéta de nouveau, hochant sa vieille
tête blanche:

--J'ons point d'bouè.

Je voulus m'interposer, et balbutiai quelques mots; mais le sergent ne
me laissa pas achever, il m'enveloppa des pieds à la tête d'un regard
méprisant.

--Et qu'est-ce tu fous ici, toi, espèce de galopin? me dit-il ...
qu'est-ce qui t'a permis de quitter les rangs, sale morveux!... allons,
demi-tour, et au pas de gymnastique!... Ta ra ta ta ra, ta ta ra!...

Alors, il donna un ordre. En quelques minutes, chaises, table, buffet,
lit, furent mis en pièces. Le bonhomme se leva avec effort, se rencogna
dans le fond de la chambre et pendant que flambait le feu, pendant
que le sergent, dont la capote et le pantalon fumaient, se chauffait
en riant devant le brasier crépitant, le vieux regardait brûler ses
derniers meubles, d'un œil stoïque, et ne cessait de répéter avec
obstination.

--J'ons point d'bouè!

Je regagnai la gare.

Le général était sorti du bureau du télégraphe, plus animé, plus rouge,
plus colère que jamais. Il bredouilla quelque chose, et aussitôt
il se fit un grand remuement. On entendait des cliquetis de sabre;
des voix s'appelaient, se répondaient; des officiers couraient dans
toutes les directions. Et le clairon sonna. Sans rien comprendre à ce
contre-ordre, il nous fallut remettre sac au dos et fusil sur l'épaule.

--En avant!... marche!...

Les membres raidis par l'immobilité, la tête bourdonnante, nous
heurtant l'un à l'autre, nous reprîmes notre course haletante, sous
la pluie, dans la boue, à travers la nuit. A droite et à gauche, des
champs s'étendaient, noyés d'ombre, d'où s'élevaient des tignasses
de pommiers, qui semblaient se tordre sur le ciel. Parfois, très
loin, un chien aboyait.... Puis c'étaient des bois profonds, de
sombres futaies, qui montaient, de chaque côté de la route, comme des
murailles. Puis des villages endormis où nos pas résonnaient plus
lugubrement, ou, par les fenêtres vite ouvertes et vite refermées,
apparaissait la vision vague d'une forme blanche, terrifiée.... Et
encore des champs, et encore des bois, et encore des villages.... Pas
une chanson, pas une parole, un silence énorme rythmé par un sourd
piétinement. Les courroies du sac m'entraient dans la chair, le fusil
me faisait l'effet d'un fer rouge sur l'épaule.... Un moment, je crus
que j'étais attelé à une grosse voiture embourbée, chargée de pierres
de taille et que des charretiers me cassaient les jambes à coups de
fouet. M'arc-boutant sur mes pieds, l'échiné pliée en deux, le cou
tendu, étranglé par le licol, la poitrine sifflante, je tirais, je
tirais.... Il arriva bientôt que je n'eus plus conscience de rien. Je
marchais, machinalement, engourdi, comme dans un rêve.... D'étranges
hallucinations passaient devant mes yeux.... Je voyais une route de
lumière, qui s'enfonçait au loin, bordée de palais et d'éclatantes
girandoles.... De grandes fleurs écarlates balançaient, dans l'espace,
leurs corolles au haut de tiges flexibles, et une foule joyeuse
chantait devant des tables couvertes de boissons fraîches et de fruits
délicieux.... Des femmes, dont les jupes de gaze bouffaient, dansaient
sur les pelouses illuminées, au son d'une multitude d'orchestres, tapis
dans des bosquets, aux feuilles retombantes, étoilées de jasmins,
rafraîchies par les jets d'eau.

--Halte! commanda le sergent.

Je m'arrêtai et, pour ne point m'écrouler sur le sol, je dus me
cramponner au bras d'un camarade.... Je m'éveillai.... Tout était noir.
Nous étions arrivés à l'entrée d'une forêt, près d'un petit bourg
où le général et la plupart des officiers allèrent se loger.... La
tente dressée, je m'occupai de panser mes pieds écorchés, avec de la
chandelle que je gardais en réserve dans ma musette et, comme un pauvre
chien exténué, je m'allongeai sur la terre mouillée et m'endormis
profondément. Pendant la nuit, des camarades, tombés de fatigue sur
la route, ne cessèrent de rallier le camp. Il y en eut cinq dont on
n'entendit plus jamais parler. A chaque marche pénible, cela se passait
toujours ainsi: quelques-uns, faibles ou malades, s'abattaient dans
les fossés et mouraient là: d'autres désertaient....

Le lendemain, le réveil sonna, dès le lever de l'aube. La nuit avait
été très froide; il n'avait cessé de pleuvoir et, pour dormir, nous
n'avions pu nous procurer la moindre litière de paille ou de foin.
J'eus beaucoup de difficulté à sortir de la tente; un moment, je dus
me traîner sur les genoux, à quatre pattes, les jambes refusant de me
porter. Mes membres étaient glacés, raides ainsi que des barres de fer;
il me fut impossible de remuer la tête sur mon cou paralysé, et mes
yeux, qu'on eût dits piqués par une multitude de petites aiguilles,
ne discontinuaient pas de pleurer. En même temps, je ressentais aux
épaules et dans les reins une douleur vive, lancinante, intolérable.
Je remarquai que les camarades n'étaient pas mieux partagés que moi.
Les traits tirés, le teint terreux, ils s'avançaient, les uns boitant
affreusement, les autres courbés et vacillants, buttant à chaque pas
contre les touffes de bruyère: tous écloppés, lamentables et boueux.
J'en vis plusieurs qui, en proie à de violentes coliques, se tordaient
et grimaçaient en se tenant le ventre à deux mains. Quelques-uns,
secoués par la fièvre, claquaient des dents. Autour de soi, on
entendait des toux sèches, déchirant des poitrines, des respirations
haletantes, des plaintes, des râles. Un lièvre détala de son gîte,
s'enfuit effaré, les oreilles couchées, mais personne ne songea à
le poursuivre, comme nous faisions autrefois.... L'appel terminé,
il y eut distribution de vivres, car l'intendance avait fini par
retrouver la brigade.... Nous fîmes la soupe, que nous mangeâmes aussi
gloutonnement que des chiens affamés.

Je souffrais toujours. Après la soupe, j'avais eu un étourdissement,
bientôt suivi de vomissements, et je grelottais la fièvre. Tout,
autour de moi, tournait ... les tentes, la forêt, la plaine, le petit
bourg, là-bas, dont les cheminées fumaient dans la brume et le ciel où
roulaient de gros nuages crasseux et bas. Je demandai au sergent la
permission d'aller à la visite.

Les tentes s'alignaient sur deux rangs, adossées à la forêt, de chaque
côté de la route de Senonches, qui débouche dans la campagne par une
magnifique trouée dans les chênes, traverse, à trois cents mètres de
là, la route de Chartres, et plus loin, le bourg de Bellomer, pour
continuer son cours vers la Loupe. Au carrefour formé par ces deux
routes, une petite maison s'élevait, misérable et couverte de chaume,
sorte de hangar abandonné, qui servait d'abri aux cantonniers, pendant
la pluie. C'est là que le chirurgien avait établi une ambulance
improvisée, reconnaissable au drapeau de Genève, planté dans une fente
de mur, qui la décorait. Devant la maison, beaucoup attendaient. Une
longue file d'êtres blêmes, exténués, ceux-ci debout avec de grands
yeux fixes, ceux-là, assis par terre, mornes, les omoplates remontées
et pointues, la tête dans les mains. La mort déjà avait appesanti
son horrible griffe sur ces visages émaciés, ces dos décharnés, ces
membres qui pendaient, vidés de sang et de moelle. Et, en présence de
ce navrement, oubliant mes propres souffrances, je m'attendris. Ainsi,
trois mois avaient suffi pour terrasser ces corps robustes, domptés
au travail et aux fatigues pourtant!... Trois mois! Et ces jeunes
gens qui aimaient la vie, ces enfants de la terre qui avaient grandi,
rêveurs, dans la liberté des champs, confiants en la bonté de la nature
nourricière, c'était fini d'eux!... Au marin qui meurt, on donne la mer
pour sépulture; il descend dans le noir éternel, au balancement de ses
vagues musiciennes.... Mais eux!... Encore quelques jours, peut-être,
et, tout à coup, ils tomberaient, ces va-nu-pieds, la face contre le
sol, dans la boue d'un fossé, charognes livrées au croc des chiens
rôdeurs, au bec des oiseaux nocturnes. J'éprouvai un sentiment de si
fraternelle et douloureuse commisération, que j'eusse voulu serrer tous
ces tristes hommes contre ma poitrine, dans un même embrassement, et je
souhaitai--ah! avec quelle ferveur je souhaitai!--d'avoir, comme Isis,
cent mamelles de femme, gonflées de lait, pour les tendre à toutes ces
lèvres exsangues.... Ils entraient un par un dans la maison, et ils en
ressortaient aussitôt, poursuivis par un grognement et par un juron....
D'ailleurs, le chirurgien ne s'occupait pas d'eux. Très en colère, il
réclamait à un infirmier sa pharmacie de campagne qui n'avait pas été
retrouvée parmi les bagages.

--Ma pharmacie, nom de Dieu! criait-il. Où est ma pharmacie? Et ma
trousse?... Qu'est-ce que j'ai fait de ma trousse?... Ah! nom de Dieu!

Un petit mobile, qui souffrait d'un abcès au genou, s'en retourna à
cloche-pied, pleurant, s'arrachant les cheveux de désespoir. On n'avait
pas voulu le visiter. Quand ce fut mon tour de passer, je tremblais
très fort. Dans le fond de la pièce, sombre, quatre malades râlaient,
couchés sur la paille, en chien de fusil, un cinquième gesticulait,
prononçant, dans le délire, des mots incohérents; un autre encore, à
demi levé, la tête inclinée sur la poitrine, se plaignait et demandait
à boire d'une voix faible, d'une voix d'enfant. Accroupi devant la
cheminée, un infirmier présentait à la flamme, au bout d'une baguette
de bois, un morceau de boudin grésillant, dont l'odeur de graisse
brûlée empuantissait la chambre.... L'aide-major ne me regarda même
pas. Il vociféra:

--Qu'est-ce que c'est encore que celui-là?... Tas de flemmards!... Dix
lieues dans les guibolles, clampin, ça te remettra.... Allons, marche!
demi-tour.

Je croisai sur le seuil une paysanne, qui me demanda:

--C'est-y ben icite qu'est l'sérûgien?

--Des femmes, maintenant! grogna l'aide-major.... Qu'est-ce que vous
voulez, vous?

--Pardon, excuse, mossieu l'sérûgien, reprit la paysanne, qui s'avança,
très intimidée. J'viens pour mon fi qu'est soldat.

--Dites donc, la vieille, est-ce que je suis chargé de garder votre
fils, moi?...

Les deux mains croisées sur le manche de son parapluie, toute
craintive, elle examina la pièce, autour d'elle.

--Paraît qu'il est ben malade, mon fi, ben, ben malade.... Pour lors,
j'venais vouêr si vous l'aviez point à quant à vous, mossieu l'sérûgien.

--Comment vous appelez-vous?

--J'm'appelle la femme Riboulleau.

--Riboulleau ... Riboulleau!... C'est possible.... Voyez dans le tas,
là.

L'infirmier, qui faisait griller son boudin, tourna la tête.

--Riboulleau?... dit-il. Mais il est mort, il y a trois jours....

--Comment qu'vous dites ça? cria la paysanne, dont la figure hâlée,
tout à coup pâlit.... Où ça qu'il est mô?... Pourquoi qu'il est mô, mon
p'tit gâs?....

L'aide-major intervint, et poussant la vieille vers la porte, d'un
geste brutal....

--Allons, cria-t-il, allons, pas de scène ici, hein?... Il est mort, eh
bien, voilà tout....

--Mon p'tit gâs! mon p'tit gâs! gémissait la paysanne à fendre l'âme!

Je m'éloignai, le cœur gros, et si découragé que je me demandais s'il
ne valait pas mieux en finir tout de suite, en me pendant à une branche
d'arbre ou en me faisant sauter la cervelle d'un coup de fusil. Tandis
que je regagnais latente, trébuchant, roulant dans ma tête les plus
noirs projets, à peine si je fis attention au petit mobile qui, s'étant
arrêté au pied d'un pin, avait lui-même ouvert son abcès avec son
couteau et, tout blanc, le front ruisselant de sueur, bandait la plaie
d'où le sang coulait.

La matinée me fut meilleure que je l'aurais pensé. J'eus la chance de
ne faire partie d'aucune corvée et, après avoir astiqué mon fusil,
rouillé par la pluie, je goûtai quelques heures de bon repos. Étendu
sur ma couverture, le corps tout engourdi dans un demi-sommeil
délicieux, où je percevais distinctement les bruits du camp--les
sonneries du clairon, le hennissement d'un cheval, au loin--je songeai
aux êtres et aux choses que j'avais quittés. Mille figures et mille
paysages défilèrent rapidement devant mes yeux.... Je revis le Prieuré,
ma mère morte, et mon père, avec son large chapeau de paille, et
le petit mendiant aux cheveux filasse, et Félix accroupi dans les
plates-bandes, au milieu des laitues, qui guettait une taupe. Je revis
ma chambre d'étudiant, mes camarades de l'école, et, dominant le
tumulte de Bullier, Nini, grise et défrisée, avec ses lèvres pourpres,
son chignon roux, et ses bas roses, sortant, fleurs lascives, des jupes
soulevées par la danse. Puis l'image d'une femme inconnue, en robe
mauve, que j'avais aperçue un soir, au théâtre, dans l'ombre d'une
loge, me revint, obstinée et douce vision!

Pendant ce temps, les plus valides d'entre nous étaient allés rôder
dans la campagne, autour des fermes. Ils rentrèrent gaîment, chargés
de bottes de paille, de poulets, de dindes, de canards. L'un poussait
devant lui, à coups de gaule, un gros cochon qui grognait, l'autre
balançait un mouton sur ses épaules; celui-ci traînait au bout d'une
hart, tordue en corde, un veau qui résistait comiquement, secouait son
mufle en meuglant. Les paysans accoururent au camp pour se plaindre
d'avoir été volés: on les hua et on les chassa.

Le général, accompagné de notre lieutenant-colonel qui se tenait
à sa droite, très raide, l'œil rond, vint nous passer en revue,
l'après-midi. Son regard luisant, son teint de braise, sa voix pâteuse
disaient qu'il avait copieusement déjeuné. Il mâchonnait un bout de
cigare éteint, crachait, s'ébrouait, maugréait on ne savait contre qui
et contre quoi, car il ne s'adressait à personne, directement. Devant
notre compagnie, il regarda le lieutenant-colonel d'un air sévère, et
je l'entendis qui grommelait:

--Sales gueules, vos hommes, ah! bougre!

Puis, il s'éloigna, pesant de tout le poids de son ventre, sur ses
jambes courtes, chaussées de bottes jaunes, au-dessus desquelles la
culotte rouge bouffait et plissait comme une jupe.

Le reste de la journée fut consacré à des flâneries dans les auberges
de Bellomer. Il y avait partout un tel encombrement, un tel tapage;
d'ailleurs, je connaissais trop bien ces prises d'assaut des cabarets,
ces poussées violentes de l'alcool qui dégénéraient souvent en
mêlées générales, que je préférai m'en aller, avec quelques camarades
paisibles, sur la route, loin des bagarres. Justement, le temps s'était
embelli, un soleil pâle tombait du ciel, débarrassé de nuages. Nous
nous assîmes sur un talus, ployant le dos sous les rayons réchauffants,
comme fait un chat sous la main qui le caresse. Des voitures passaient,
passaient toujours, lourdes charrettes, banneaux, carrioles coiffées
de leurs bâches, tombereaux traînés par des bardots. C'étaient des
paysans de la plaine de Chartres qui fuyaient les Prussiens. Affolés
par les récits, colportés de village en village, des incendies, des
viols, des massacres, des atrocités diverses dont les Allemands
affligeaient les territoires envahis, ils avaient emporté à la hâte ce
qu'ils possédaient de plus précieux, abandonné champs et maison et,
tout effarés, ils allaient droit devant eux, sans savoir où. Le soir,
ils s'arrêtaient, au hasard du chemin, près d'un bourg, quelquefois en
rase campagne. Les chevaux, dételés et entravés, broutaient l'herbe des
berges, les gens mangeaient et dormaient à la grâce de Dieu, à la garde
des chiens, dans le vent, dans la pluie, dans la froidure des nuits
brumeuses. Puis, le lendemain, ils repartaient. Troupeaux de bêtes
et troupeaux d'hommes se succédèrent interminablement. Ils passaient
et, sur la grand'route jaune, l'on voyait s'allonger la file noire et
dolente des fuyards, jusqu'à la montée fermant l'horizon. On eût dit
l'exode d'un peuple. J'interrogeai un vieux bonhomme qui conduisait
une voiture à âne au fond de laquelle, dans la paille, au milieu de
paquets noués avec des mouchoirs, de carottes et de choux, grouillaient
une paysanne à nez camus, deux porcs roses et des couples de volaille,
liés par les pattes.

--Vous avez donc les Prussiens chez vous? demandai-je.

--Oh! les brigands! répondit le vieux.... N'm'en parlez point!... Y
sont arrivés un matin, eune bande avé des chapiaux à plume.... Ils ont
fait un vacarme! Oh! Jésus-Guieu! Et pis y prenaient tout.... D'abord
j'ons cru qu'c'étaient les Prussiens.... J'ons su d'pis que c'étaient
des francs-tireux....

--Mais les Prussiens?

--Les Prussiens!... Pour ce qui est des Prussiens, j'ons point cor vu
d'Prussiens, censément.... Y doivent être cheuz nous, à c'te heure,
t'nez!... La Jacqueline crait qu'all en a évu un, l'aut'jou, d'rière
eune hae!... Il était haut, haut, et pis rouge, qué disait, rouge comme
l'diable.... C'est donc des enragés, des sauvages, des r'venants?...
Enfin, quoiqu'c'est au juste?

--Ce sont des Allemands, bonhomme, comme nous nous sommes des Français.

--Des Armands?... J'entends ben.... Mais quoi qui nous v'laut, ces
sacrés Armands-là, dites, mossieu l'militaire?... J'ons tout d'même
ensauvé nos deux cochons, et nout'fille, et pis d'la volaille itout....
Bé dame!

Et le paysan continua son chemin, en se répétant;

--Des Armands! des Armands!... Quoi qu'y nous v'laut ces sacrés
Armands-là?

Ce soir-là, devant toute la ligne du camp, les feux s'allumèrent et les
bonnes marmites, pleines de viande fraîche, chantèrent joyeusement,
au-dessus des fourneaux improvisés de terre et de cailloux. Ce fut
pour nous une heure de détente exquise et de délicieux oubli. Un
apaisement semblait venir du ciel, tout bleu de lune, et tout brillant
d'étoiles; les champs, qui s'étendaient avec de molles ondulations de
vague, avaient je ne sais quelle douceur attendrie qui nous pénétrait
l'âme, coulait dans nos membres endoloris un sang moins acre et des
forces nouvelles. Peu à peu, s'effaçait le souvenir, pourtant si
proche, de nos désolations, de nos découragements, de nos martyres,
et le besoin d'agir nous reprenait, en même temps que s'éveillait en
nous la conscience du devoir. Une animation inusitée régnait au camp.
Chacun s'empressait à quelque besogne volontaire. Les uns couraient, un
tison à la main pour rallumer les feux éteints, d'autres soufflaient
sur les braises, afin de les aviver, ou bien épluchaient des légumes,
et coupaient des morceaux de viande. Des camarades, formant une ronde
autour de débris de bois fumants, entonnèrent d'une voix gouailleuse:
«As-tu vu Bismarck?» La révolte, fille de la faim, se fondait au ronron
des marmites, au cliquetis des gamelles.

       *       *       *       *       *

Le jour suivant, quand le dernier d'entre nous eût répondu: «Présent!»
à l'appel de son nom:

--Formez le cercle, marche! commanda le petit lieutenant.

Et d'une voix ânonnante, brouillant les mots, sautant des phrases, le
fourrier lut un pompeux «ordre du jour» du général. Il était dit, en ce
morceau de littérature militaire, qu'un corps d'armée prussien, affamé,
mal vêtu, sans armes, après avoir occupé Chartres, s'avançait sur nous,
à marches forcées. Il fallait lui barrer la route, le refouler jusque
sous les murs de Paris où le vaillant Ducrot n'attendait plus que nous
pour sortir et balayer une bonne fois tous les envahisseurs. Le général
rappelait les victoires de la Révolution, l'expédition d'Égypte,
Austerlitz, Borodino. Il affirmait que nous saurions nous montrer
dignes de nos glorieux ancêtres de Sambre-et-Meuse. En conséquence, il
donnait des instructions stratégiques précises pour la défense du pays:
établir une barricade infranchissable à l'entrée Est du bourg, une
autre plus infranchissable encore sur la route de Chartres, en avant
du carrefour, créneler les murs du cimetière, abattre le plus d'arbres
qu'on pourrait dans la forêt, de façon que les cavaliers ennemis et
même les fantassins fussent dans l'impossibilité de nous tourner par
Senonches, en s'égaillant dans les futaies; se défier des espions;
enfin, ouvrir l'œil et le bon.... La patrie comptait sur nous.... Vive
la République!

Ce cri resta sans écho. Le petit lieutenant qui se promenait en rond,
les mains croisées derrière le dos, l'œil obstinément fixé à la pointe
de ses bottes, ne leva pas la tête. Nous nous regardions, ahuris, avec
une sorte d'angoisse au cœur, de savoir que les Prussiens étaient si
près, que la guerre allait commencer pour nous demain, aujourd'hui
peut-être, et j'eus la vision soudaine de la Mort, de la Mort rouge,
debout sur un char que traînaient des chevaux cabrés, et qui se
précipitait vers nous, en balançant sa faux. Tant que la bataille était
loin, nous l'avions désirée, d'abord par enthousiasme patriotique,
ensuite par fanfaronnade, plus tard par énervement, par lassitude,
comme dénoûment à nos misères. Maintenant qu'elle s'offrait, nous en
avions peur, nous frissonnions à son seul nom. Instinctivement, mes
yeux se portèrent vers l'horizon, dans la direction de Chartres. Et
la campagne me sembla contenir un mystère, une épouvante, un inconnu
formidable qui prêtait aux choses des aspects nouveaux d'inexorabilité.
Là bas, au-dessus de la ligne bleuissante des arbres, je m'attendais
à voir, tout à coup, des casques surgir, étinceler des baïonnettes,
s'embraser la gueule tonnante des canons. Un champ de labour, tout
rouge sous le soleil, me fit l'effet d'une mare de sang; les haies
se déployaient, se rejoignaient, s'entrecroisaient, pareilles à des
régiments hérissés d'armes, de drapeaux, évoluant pour le combat. Les
pommiers s'effarèrent comme des cavaliers emportés dans une déroute.

--Rompez le cercle ... marche! cria le lieutenant.

Tout bêtes, les bras ballants, nous piétinâmes longtemps temps sur
place, en proie à un malaise vague, essayant de franchir par la pensée,
cette terrible ligne d'horizon, au delà de laquelle s'accomplissait le
secret de notre destinée. Seuls, en cet inquiétant silence, en cette
immobilité sinistre, voitures et troupeaux passaient sur la route,
plus nombreux, plus pressés, se hâtant davantage. Un vol de corbeaux
qui venait de là-bas, noire avant-garde, tacha le ciel, grossit,
s'enfla, s'allongea, tournoya, flotta au-dessus de nous comme un voile
funéraire, puis disparut dans les chênes.

--Enfin, nous allons donc les voir, ces fameux Prussiens? dit, d'une
voix mal assurée, un grand diable qui était très pâle et qui, pour se
donner l'air crâne d'un vieux reître, rabattit son képi sur l'oreille.

Aucun ne répondit et plusieurs s'éloignèrent. Pourtant, notre caporal
haussa les épaules. C'était un tout petit homme, effronté, au visage
grêlé et rempli de boutons.

--Oh moi!... fit-il.

Il expliqua sa pensée dans un geste cynique, s'assit sur la bruyère,
bourra sa pipe lentement, l'alluma.

--Et puis ... merde! conclut-il, en lançant une bouffée de fumée qui
s'évanouit dans l'air.

       *       *       *       *       *

Tandis qu'une compagnie de chasseurs était dirigée vers le carrefour,
afin d'y établir «les infranchissables barricades», mon régiment
pénétrait dans la forêt, afin d'y abattre «le plus d'arbres qu'on
pourrait». Toutes les cognées, serpes, hachettes du pays avaient été
réquisitionnées d'urgence: on faisait outil de n'importe quoi. Durant
la journée entière, les coups retentirent et les arbres tombèrent. Pour
nous exciter davantage, le général voulut assister au massacre.

--Ah bougre! criait-il à tout propos, en frappant dans ses mains; ah!
ah! hardi les enfants!... secouez-moi ça!

Il désignait lui-même, parmi les arbres, les plus hauts de tronc, ceux
qui avaient poussé droits et lisses comme des colonnes de temple.
C'était une folie de destruction criminelle et bête, une joie de brute,
chaque fois que les arbres s'abattaient les uns sur les autres dans un
grand fracas. La futaie s'éclaircissait: on eût dit qu'elle avait été
fauchée par une gigantesque et surnaturelle faux. Deux hommes furent
tués par la chute d'un chêne.

--Hardi les enfants!

Et les quelques arbres restés debout, farouches au milieu des troncs
écrasés, couchés à terre, et des branches tordues qui se dressaient
vers eux pareilles à des bras suppliants, montraient de larges
blessures, des entailles profondes et rouges, par où la sève pleurait.

Le conservateur des forêts, prévenu par un garde, accourut de Senonches
et, d'un œil navré, constata cette inutile dévastation. J'étais près du
général, quand il l'aborda respectueusement, le képi à la main.

-Pardon, mon général, dit-il ... que vous abattiez des arbres sur
les bordures des routes, que vous barricadiez les lignes, je le
comprends.... Mais que vous rasiez le cœur des futaies, cela me semble
un peu....

Mais le général l'interrompit.

--Hein? quoi? cela vous semble?... qu'est-ce que vous fichez ici,
vous?... Je fais ce qui me plaît.... Est-ce vous qui commandez ou moi?

--Mais enfin ... balbutia le forestier.

--Il n'y a pas de mais enfin, Monsieur.... Et vous m'embêtez, c'est
clair ça!... Et vous savez, rentrez vite à Senonches ou je vous fais
fourrer au bloc.... Hardi les enfants!

Le général tourna le dos au fonctionnaire ahuri, et partit, en chassant
devant lui, du bout de sa canne, des feuilles mortes et des brindilles
de bois.

De leur côté, pendant que nous profanions la forêt, les chasseurs
ne chômaient point, et la barricade s'élevait, formidable et haute,
coupant la route, en avant du carrefour. Cela ne s'était pas exécuté
sans difficulté, et surtout sans gaîté. Subitement arrêtés par une
tranchée qui leur barrait la fuite, les paysans protestèrent. Leurs
voitures et leurs troupeaux s'agglomérant dans le chemin, très encaissé
à cet endroit, il y eut d'abord un indescriptible brouhaha. Ils se
lamentaient, les femmes gémissaient, les bœufs meuglaient, les soldats
riaient de toutes les mines effarées des hommes et des bêtes, et le
capitaine qui commandait le détachement ne savait quelle résolution
prendre. Plusieurs fois, les soldats firent semblant de refouler les
paysans à coups de baïonnette, mais ceux-ci s'entêtaient, voulaient
passer, invoquaient leur qualité de Français. Après avoir terminé
son tour dans la forêt, le général vint visiter les travaux de la
barricade. Il demanda ce que c'était que «ces sales pékins» et ce
qu'ils désiraient. On le mit au fait.

--C'est bien, s'écria-t-il. Empoignez-moi toutes ces voitures, et
fourrez-moi tout ça dans la barricade. Allons, chaud! Allons, hardi,
les enfants!...

Les soldats, heureux de ces algarades, se ruèrent sur les premières
voitures qui furent abandonnées, avec ce qu'elles contenaient, et
brisées en quelques coups de pioche.... Alors la panique s'empara
des paysans. L'encombrement devenait tel qu'il leur était impossible
d'avancer ou de reculer. Fouettant leurs chevaux à tour de bras, et
tâchant de dégager leurs charrettes accrochées, ils vociféraient, se
bousculaient, s'injuriaient, sans parvenir à faire un pas en arrière.
Les derniers arrivés avaient rebroussé chemin, et fuyaient au galop
de leurs chevaux excités par la clameur, les autres, désespérant de
sauver voitures et provisions, prirent le parti d'escalader le talus,
et de s'en aller à travers champs, en poussant des cris d'indignation,
poursuivis par les mottes de terre que leur jetaient les soldats. On
entassa les voitures brisées, l'une sur l'autre, on boucha les creux
avec des sacs d'avoine, des matelas, des paquets de hardes et des
pierres. Sur le sommet de la barricade, au haut d'un timon qui se
dressait, tout droit, comme une hampe de drapeau, un petit chasseur
arbora un bouquet de mariée trouvé dans le butin.

Vers le soir, des bandes de mobiles, arrivant de Chartres, très en
désordre, se répandirent dans Belomer et dans le camp. Ils firent des
récits épouvantants. Les Prussiens étaient plus de cent mille, tout une
armée. Eux, deux mille à peine, sans cavaliers et sans canon, avaient
dû se replier. Chartres brûlait, les villages alentour fumaient, les
fermes étaient détruites. Le gros du détachement français qui soutenait
la retraite, ne pouvait tarder. On interrogeait les fuyards, on leur
demandait s'ils avaient vu des Prussiens, comment ils étaient faits,
insistant sur les détails des uniformes. De quart d'heure en quart
d'heure, d'autres mobiles se présentaient, par groupes de trois ou
quatre, pâles, épuisés de fatigue. La plupart n'avaient pas de sac,
quelques-uns même pas de fusil, et ils racontaient des histoires plus
terribles les unes que les autres. Aucun d'ailleurs n'était blessé.
On se décida à les loger dans l'église, au grand scandale du curé qui
levait les bras au ciel, s'exclamait:

--Sainte Vierge!... dans mon église!... Ah! ah! ah!... des soldats dans
mon église!

Jusque-là, uniquement occupé à des fantaisies de destruction, le
général n'avait point eu le temps de songer à faire garderie camp,
autrement que par un petit poste établi à un kilomètre de Bellomer, sur
la route de Chartres, dans un bouchon fréquenté des rouliers. Ce poste,
commandé par un sergent, n'avait reçu aucune instruction précise, et
les hommes ne faisaient rien, sinon qu'ils flânaient, buvaient et
dormaient. Pourtant, le factionnaire qui se promenait, nonchalant, le
fusil sur l'épaule devant l'auberge, arrêta un médecin du pays, comme
espion allemand, à cause de sa barbe qu'il avait blonde, et de ses
lunettes qui étaient bleues. Quant au sergent, ancien braconnier de
profession, «se moquant du tiers comme du quart», il s'amusait à tendre
des collets aux lapins, dans les haies voisines.

L'arrivée des mobiles, la menace des Prussiens, avaient jeté le
désarroi parmi nous. Les cavaliers se succédaient, de minute en
minute, porteurs de plis cachetés, d'ordres et de contre-ordres. Les
officiers couraient, affairés, sans savoir pourquoi, perdaient la
tête. Trois fois, on nous commanda de lever le camp, et trois fois
on nous fit dresser les tentes à nouveau. Toute la nuit, trompettes
et clairons sonnèrent, et de grands feux brûlèrent, autour desquels,
dans une rumeur de plus en plus grandissante, passaient et repassaient
des ombres étrangement agitées, des silhouettes démoniaques. Des
patrouilles fouillaient la campagne en tous sens, s'enfonçaient dans
les traverses, sondaient la lisière de la forêt. L'artillerie, parquée
en deçà du bourg, dut se porter en avant, sur la hauteur, mais elle
vint se heurter contre la barricade. Pour livrer passage aux canons, il
fallut la démolir pièce à pièce, et combler la tranchée.

Au petit jour, ma compagnie partit en grand'garde. Nous rencontrâmes
des mobiles, des francs-tireurs égaillés, qui tiraient la jambe
lamentablement. Plus loin, le général, accompagné de son escorte,
surveillait les manœuvres de l'artillerie. Il tenait, dépliée sur le
cou de son cheval, une carte d'état-major, et cherchait en vain le
moulin de Saussaie. En se penchant sur la carte que les mouvements de
tête du cheval déplaçaient à chaque instant, il criait:

--Où est-il ce sacré moulin-là?... Pongoin ... Courville ...
Courville.... Est-ce qu'ils s'imaginent que je connais tous leurs
sacrés moulins, moi?...

Le général nous ordonna de faire halte, et il nous demanda:

--Quelqu'un de vous est-il du pays? ... Quelqu'un de vous sait-il où se
trouve le moulin de Saussaie?

Personne ne répondit.

--Non?... Eh bien, que le diable l'emporte!

Et il jeta la carte à son officier d'ordonnance, qui se mit à la
replier soigneusement. Nous continuâmes notre chemin.

On installa la compagnie dans une ferme et je fus posté en sentinelle,
tout près de la route, à l'entrée d'un boqueteau, d'où je découvrais la
plaine, immense et rase comme une mer. De-ci, de-là, des petits bois
émergeaient de l'océan de terre, semblables à des îles; des clochers
de village, des fermes, estompés par la brume, prenaient l'aspect de
voiles lointaines. C'était, dans l'énorme étendue, un grand silence,
une grande solitude, où le moindre bruit, où le moindre objet remuant
sur le ciel, avaient je ne sais quel mystère qui vous coulait dans
l'âme une angoisse. Là-haut des points noirs qui tachaient le ciel,
c'étaient les corbeaux; là-bas, sur la terre, des points noirs qui
s'avançaient, grossissaient, passaient, c'étaient les mobiles fuyards;
et, de temps en temps, l'aboi éloigné des chiens qui se répondaient
de l'ouest à l'est, du nord au sud, semblait la plainte des champs
déserts. Les factions devaient être relevées toutes les quatre heures,
mais les heures et les heures s'écoulaient, lentes, infinies et
personne ne venait me remplacer. Sans doute, on m'avait oublié. Le cœur
serré, j'interrogeais l'horizon du côté des Prussiens, l'horizon du
côté des Français; je ne voyais rien, rien que cette ligne implacable
et dure qui sertissait le grand ciel gris autour de moi. Depuis
longtemps les corbeaux avaient cessé de voler, les mobiles de fuir. Un
moment, j'aperçus une charrette qui se rapprochait du bois où j'étais,
mais elle tourna par une traverse, bientôt confondue avec le gris du
terrain....

Pourquoi me laissait-on ainsi? J'avais faim et j'avais froid; mon
ventre criait, mes doigts devenaient gourds.... Je me hasardai à
faire quelques pas sur la route; à plusieurs reprises, j'appelai....
Pas un être ne me répondit, pas une chose ne bougea.... J'étais
seul, bien seul, tout seul en cette plaine abandonnée et vide.... Un
frisson courut dans mes veines, et des larmes montèrent à mes yeux....
J'appelai encore.... Rien.... Alors, je rentrai dans le bois et je
m'assis au pied d'un chêne, mon fusil en travers de mes cuisses,
l'oreille au guet, attendant.... Hélas! le jour baissa peu à peu; le
ciel jaunit, s'empourpra légèrement, puis il s'éteignit dans un silence
de mort. Et la nuit tomba sans étoiles et sans lune, sur les champs,
tandis qu'une brume glacée se levait de l'ombre.

Depuis que nous étions partis, brisé par les fatigues, toujours occupé
à quelque chose, jamais seul, je n'avais pas eu le temps de réfléchir.
Pourtant, devant les étranges et cruels spectacles que j'avais sans
cesse sous les yeux, je sentais s'éveiller en moi la notion de la vie
humaine jusqu'ici endormie dans les engourdissements de mon enfance et
les torpeurs de ma jeunesse. Oui, cela s'était éveillé confusément,
comme au sortir d'un long et douloureux cauchemar. Et la réalité
m'était apparue plus effrayante encore que le rêve. Transposant du
petit groupe d'hommes errants que nous étions, à la société tout
entière, nos instincts, les appétits, les passions qui nous agitaient,
rappelant les visions si rapides et seulement physiques que j'avais
eues à Paris, des foules sauvages, des bousculades des individus, je
comprenais que la loi du monde, c'était la lutte; loi inexorable,
homicide, qui ne se contentait pas d'armer les peuples entre eux, mais
qui faisait se ruer, l'un contre l'autre, les enfants d'une même race,
d'une même famille, d'un même ventre. Je ne retrouvais aucune des
abstractions sublimes d'honneur, de justice, de charité, de patrie dont
les livres classiques débordent, avec lesquelles on nous élève, on nous
berce, on nous hypnotise pour mieux duper les bons et les petits, les
mieux asservir, les mieux égorger. Qu'était-ce donc que cette patrie,
au nom de laquelle se commettaient tant de folies et tant de forfaits,
qui nous avait arrachés, remplis d'amour, à la nature maternelle,
qui nous jetait, pleins de haines, affamés et tout nus, sur la terre
marâtre?... Qu'était-ce donc que cette patrie qu'incarnaient, pour
nous, ce général imbécile et pillard qui s'acharnait après les vieux
hommes et les vieux arbres, et ce chirurgien qui donnait des coups de
pied aux malades et rudoyait les pauvres vieilles mères en deuil de
leur fils? Qu'était-ce doncque cette patrie dont chaque pas, sur le
sol, était marqué d'une fosse, à qui il suffisait de regarder l'eau
tranquille des fleuves pour la changer en sang, et qui s'en allait
toujours, creusant, de place en place, des charniers plus profonds où
viennent pourrir les meilleurs des enfants des hommes? Et j'éprouvai
un sentiment de stupeur douloureuse en songeant, pour la première
fois, que ceux-là seuls étaient les glorieux et les acclamés qui
avaient le plus pillé, le plus massacré, le plus incendié. On condamne
à mort le meurtrier timide qui tue le passant d'un coup de surin,
au détour des rues nocturnes, et l'on jette son tronc décapité aux
sépultures infâmes. Mais le conquérant qui a brûlé les villes, décimé
les peuples, toute la folie, toute la lâcheté humaines se coalisent
pour le hisser sur des pavois monstrueux; en son honneur on dresse
des arcs de triomphe, des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans
les cathédrales, les foules s'agenouillent pieusement autour de son
tombeau de marbre bénit que gardent les saints et les anges, sous
l'œil de Dieu charmé!... Avec quels remords, je me repentis d'avoir,
jusqu'ici, passé aveugle et sourd, dans cette vie si grosse d'énigmes
inexpliquées!... Jamais je n'avais ouvert un livre, jamais je ne
m'étais arrêté, un seul instant, devant ces points d'interrogation
que sont les choses et les êtres; je ne savais rien. Et voilà que,
tout à coup, la curiosité de savoir, le besoin d'arracher à la vie
quelques-uns de ses mystères, me tourmentaient; je voulais connaître
la raison humaine des religions qui abêtissent, des gouvernements
qui oppriment, des sociétés qui tuent; il me tardait d'en avoir fini
avec cette guerre pour me consacrer à des besognes ardentes, à de
magnifiques et absurdes apostolats. Ma pensée allait vers d'impossibles
philosophies d'amour, des folies de fraternité inextinguible. Tous les
hommes, je les voyais courbés sous des poids écrasants, semblables au
petit mobile de Saint-Michel, dont les yeux suintaient, qui toussait
et crachait le sang, et sans rien comprendre à la nécessité des lois
supérieures de la nature, des tendresses me montaient à la gorge en
sanglots comprimés. J'ai remarqué que l'on ne s'attendrit bien sur les
autres que lorsqu'on est soi-même malheureux. N'était-ce point sur moi
seul que je m'apitoyais ainsi? Et si, dans cette nuit froide, tout
près de l'ennemi qui apparaîtrait peut-être, dans les brumes du matin,
j'aimais tant l'humanité, n'était-ce point moi seul que j'aimais,
moi seul que j'eusse voulu soustraire aux souffrances? Ces regrets
du passé, ces projets d'avenir, cette passion subite de l'étude, cet
acharnement que je mettais à me représenter, plus tard, dans ma chambre
de la rue Oudinot, au milieu de livres et de papiers, les yeux brûlés
par la fièvre du travail, n'était-ce point seulement pour écarter de
moi les menaces de l'heure présente, pour effacer d'autres images
terribles, des images de mort qui, sans cesse, passaient, livides, dans
l'horreur des ténèbres?

La nuit se poursuivait, impénétrable. Sous le ciel qui les couvait
d'un regard avare et mauvais, les champs s'étendaient, pareils à une
vaste mer d'ombre. De loin en loin, des blancheurs sourdes, de longues
traînées de brume flottaient au-dessus, rasant le sol invisible,
où les bouquets d'arbres apparaissaient, çà et là, plus noirs dans
ce noir. Je n'avais point bougé de la place où je m'étais assis,
et le froid m'engourdissait les membres, me gerçait les lèvres.
Péniblement, je me levai et contournai le bois. Mes propres pas, sur
le sol, m'effrayèrent; il me semblait toujours que quelqu'un marchait
derrière moi. J'avançais avec prudence, sur la pointe des pieds, comme
si j'eusse craint de réveiller la terre endormie, et j'écoutais, et
j'essayais de sonder l'obscurité, car je n'avais pas encore, malgré
tout, perdu l'espoir qu'on vînt me relever. Aucun frisson, aucun
souffle, aucune lueur, aucune forme précise, dans cette nuit sans
yeux et sans voix. Cependant, par deux fois, j'entendis distinctement
un bruit de pas, et le cœur me battait très fort.... Mais le bruit
s'éloigna, diminua peu à peu, cessa, et le silence redevint plus
pesant, plus redoutable, plus désespéré.... Une branche me frôla le
visage; je reculai, saisi d'épouvante. Plus loin, un renflement de
terrain me fit l'effet d'un homme qui, bombant le dos, aurait rampé
vers moi; je chargeai mon fusil.... A la vue d'une charrue abandonnée,
dont les deux bras se dressaient dans le ciel, comme des cornes
menaçantes de monstre, le souffle me manqua et je faillis tomber
à la renverse.... J'avais peur de l'ombre, du silence, du moindre
objet qui dépassait la ligne d'horizon et que mon imagination affolée
animait d'un mouvement de vie sinistre.... Malgré le froid, la sueur
me coulait en grosses gouttes sur la peau. J'eus l'idée de quitter
mon poste, de retourner au camp, me persuadant par d'ingénieux et
lâches raisonnements, que les camarades m'avaient oublié et qu'ils
seraient très heureux de me retrouver.... Évidemment, puisque je
n'avais pas été relevé de ma faction, puisque je n'avais vu passer
aucune ronde d'officier, c'est qu'ils étaient partis!... Et si, par
hasard, je me trompais, quelle excuse donner, et comment serais-je reçu
là-bas?... Aller à la ferme, où ma compagnie s'était arrêtée le matin,
et y demander des renseignements?... J'y songeai.... Mais, dans mon
trouble, j'avais perdu le sentiment de l'orientation, et je me serais
infailliblement égaré, en cette plaine immense et si noire.... Alors,
une abominable pensée me traversa l'esprit.... Oui, pourquoi ne pas me
tirer un coup de fusil dans le bras, et m'enfuir ensuite, sanglant
et blessé, et raconter que j'avais été assailli par les Prussiens?...
Je fis un violent effort sur moi-même, pour ressaisir ma raison qui
s'envolait, je rassemblai tout ce qui restait en moi de force morale,
afin de me soustraire à cette lâche et odieuse suggestion, à cette
ivresse maudite de la peur, et je m'acharnai à retrouver des souvenirs
d'autrefois, à évoquer de douces et souriantes images, au souffle
embaumé, aux ailes blanches.... Images et souvenirs m'arrivaient, ainsi
qu'en un songe pénible, déformés, tronqués, hallucinés, et une terreur
les mettait aussitôt en déroute.... La Vierge de Saint-Michel, aux
chairs si roses, au manteau bleu, constellé d'argent, je la revoyais
impudique, se prostituant sur un lit de bouge, à des soldats ivres;
les coins préférés de la forêt de Tourouvre, si paisibles, où j'aimais
tant à demeurer, des journées entières, étendu sur de la mousse, se
bouleversaient, s'enchevêtraient, brandissaient sur moi leurs arbres
géants; puis, dans l'air, se croisaient des obus figurant des visages
connus qui ricanaient; l'un de ces projectiles déploya soudain de
grandes ailes, couleur de flamme, tourna autour de moi, m'enveloppa....
Je poussai un cri.... Mon Dieu! allais-je donc devenir fou? Je me
tâtai la gorge, la poitrine, les reins, les jambes.... Je devais être
d'une pâleur de cadavre, et je sentais un petit froid me monter du
cœur au cerveau comme une vrille d'acier.... «Voyons, voyons!» me
disais-je tout haut, pour bien m'assurer que je ne dormais pas, que
j'existais.... «Allons, allons!» J'avalai en deux gorgées le reste
d'eau-de-vie de ma gourde, et je me mis à marcher très vite, écrasant
les mottes de terre sous mes pieds, avec rage, sifflant l'air d'une
chanson de pioupiou que nous entonnions en chœur, pour tromper la
longueur des étapes. Un peu calmé, je regagnai mon chêne et battis la
semelle, à coups précipités, contre le tronc. J'avais besoin de ce
bruit et de ce mouvement.... Et voilà que je pensai à mon père, si seul
dans le Prieuré. Il y avait plus de trois semaines que je n'avais reçu
de lettre de lui. Ah! comme la dernière était triste et navrante!... Il
ne se plaignait de rien, mais on y sentait un découragement profond, un
ennui d'être dans cette grande maison vide, et un effroi de me savoir
errant, sac au dos, à travers le hasard des batailles.... Pauvre père!
Il n'avait pas été heureux avec ma mère, malade, toujours irritée, qui
ne l'aimait pas et ne pouvait supporter sa présence près d'elle.... Et
jamais, au plus fort des rebuffades et des duretés, jamais un geste de
colère, jamais un mot de reproche!... Il courbait le dos, ainsi qu'un
bon chien, et s'en allait.... Ah! comme je me repentais de ne l'avoir
pas assez aimé. Peut-être ne m'avait-il pas élevé comme il aurait
dû. Mais qu'importe! Il avait fait ce qu'il avait pu!... Lui-même
était sans expérience de la vie, sans force contre le mal, d'une
bonté timide et peureuse. Et à mesure que les traits de mon père se
représentaient à moi, jusque dans leurs moindres détails, le visage de
ma mère s'embrumait, s'effaçait, et je ne pouvais plus en rappeler les
contours chéris. Dans cet instant, toutes les tendresses que j'avais
données à ma mère, je les reportai sur mon père. Je me souvenais avec
attendrissement quand, le jour de la mort de ma mère, me prenant
sur ses genoux, il me dit: «Cela vaut peut-être mieux ainsi.» Et je
comprenais aujourd'hui tout ce que cette phrase résumait de douleurs
passées et d'épouvantement dans l'avenir. C'était pour elle qu'il
disait cela, pour moi aussi, qui ressemblais tant à ma mère, et non
pour lui, le malheureux homme, qui s'était résigné à tout souffrir....
Depuis trois ans, il avait bien vieilli: sa haute taille se cassait,
son visage, si rouge de santé, jaunissait et se ridait, ses cheveux
devenaient presque blancs. Il ne guettait plus les oiseaux du parc,
laissait les chats brousser dans les lianes et laper l'eau du bassin;
à peine s'il s'intéressait encore à son étude, dont il abandonnait la
direction au premier clerc, homme de confiance qui le volait; il ne
s'occupait plus de ses petites affaires d'ambition locale. Il ne fût
point sorti, n'eût point bougé de son fauteuil à oreillettes,--qu'il
avait fait descendre à la cuisine, ne voulant pas rester seul,--sans
Marie, qui lui apportait sa canne et son chapeau.

--Allons, Monsieur, il faut remuer un peu. Vous êtes tout _ubi_, là,
dans vot' coin....

--Bien, bien, Marie, je vais remuer.... Je vais aller au bord de la
rivière, si tu veux.

--Non, Monsieur, c'est dans la forêt qu'il faut que vous alliez....
L'air vous vaut mieux là....

--Bien, bien, Marie, je vais aller dans la forêt.

Parfois, le voyant alourdi, ensommeillé, elle lui frappait sur l'épaule:

--Pourquoi qu'vous prenez pas vot' fusil, Monsieur? Il y a joliment des
pinsons, dans le parc.

Et mon père, la regardant d'un air de reproche, murmurait:

--Des pinsons!... Les pauv' bêtes!

Pourquoi mon père ne m'écrivait-il plus? Mes lettres lui
parvenaient-elles, seulement?... Je me reprochai d'y avoir mis
jusqu'ici trop de sécheresse, et je me promis bien de lui écrire le
lendemain, dès que je le pourrais, une longue, affectueuse lettre, dans
laquelle je laisserais déborder tout mon cœur.

Le ciel s'éclaircissait légèrement, là-bas, à l'horizon dont le contour
se découpait plus net sur une lueur plus bleue. C'était toujours la
nuit, les champs restaient sombres, mais on sentait que l'aube se
faisait proche. Le froid piquait plus dur, la terre craquait plus ferme
sous les pas, l'humidité se cristallisait aux branches des arbres. Et,
peu à peu, le ciel s'illumina d'une lueur d'or pâle, grandissante.
Lentement, des formes sortaient de l'ombre, encore incertaines et
brouillées; le noir opaque de la plaine se changeait en un violet sourd
que des clartés rasaient, de distance en distance.... Tout à coup, un
bruit m'arriva, faible d'abord, comme le roulement très lointain d'un
tambour.... J'écoutai, le cœur battant.... Un moment, le bruit cessa et
des coqs chantèrent.... Au bout de dix minutes, peut-être, il reprit
plus fort, plus distinct, se rapprochant.... Patara! patara! c'était
sur la route de Chartres, un galop de cheval.... Instinctivement,
je bouclai mon sac sur mon dos, et m'assurai que mon fusil était
chargé.... J'étais très ému; les veines de mes tempes se gonflaient....
Patara! patara! Cela devait être tout près de moi, ce galop, car il
me semblait que je percevais le souffle du cheval et des tintements
clairs d'acier.... Patara! patara!... A peine avais-je eu le temps de
m'accroupir derrière le chêne qu'à vingt pas de moi, sur la route, une
grande ombre s'était dressée, subitement immobile, comme une statue
équestre de bronze. Et cette ombre, qui s'enlevait presque entière,
énorme, sur la lumière du ciel oriental, était terrible! L'homme me
parut surhumain, agrandi dans le ciel démesurément!... Il portait la
casquette plate des Prussiens, une longue capote noire, sous laquelle
la poitrine bombait largement. Était-ce un officier, un simple soldat?
Je ne savais, car je ne distinguais aucun insigne de grade sur le
sombre uniforme.... Les traits, d'abord indécis, s'accentuèrent. Il
avait des yeux clairs, très limpides, une barbe blonde, une allure de
puissante jeunesse; son visage respirait la force et la bonté, avec
je ne sais quoi de noble, d'audacieux et de triste qui me frappa. La
main à plat sur la cuisse, il interrogeait la campagne devant lui, et,
de temps en temps, le cheval grattait le sol du sabot et soufflait
dans l'air, par les naseaux frémissants, de longs jets de vapeur....
Évidemment, ce Prussien était là en éclaireur, il venait afin de se
rendre compte de nos positions, de l'état du terrain; toute une armée
grouillait, sans doute, derrière lui, n'attendant pour se jeter sur
la plaine, qu'un signal de cet homme!... Bien caché dans mon bois,
immobile, le fusil prêt, je l'examinais.... Il était beau, vraiment; la
vie coulait à plein dans ce corps robuste. Quelle pitié! Il regardait
toujours la campagne, et je crus m'apercevoir qu'il la regardait plus
en poète qu'en soldat.... Je surprenais dans ses yeux une émotion....
Peut-être oubliait-il pourquoi il se trouvait là, et se laissait-il
gagner par la beauté de ce matin jeune, virginal et triomphant. Le
ciel était devenu tout rouge; il flambait glorieusement; les champs,
réveillés, s'étiraient, sortaient l'un après l'autre de leurs voiles
de vapeur rose et bleue, qui flottaient ainsi que de longues écharpes,
doucement agitées par d'invisibles mains. Des arbres grêles, des
chaumines émergeaient de tout ce rose et de tout ce bleu; le pigeonnier
d'une grande ferme, dont les toits de tuile neuve commençaient de
briller, dressait son cône blanchâtre dans l'ardeur pourprée de
l'orient.... Oui, ce Prussien parti avec des idées de massacre,
s'était arrêté, ébloui et pieusement remué, devant les splendeurs du
jour renaissant, et son âme, pour quelques minutes, était conquise à
l'Amour.

--C'est un poète, peut-être, me disais-je, un artiste; il est bon,
puisqu'il s'attendrit.

Et, sur sa physionomie, je suivais toutes les sensations de brave
homme qui l'animaient, tous les frissons, tous les délicats et mobiles
reflets de son cœur ému et charmé.... Il ne m'effrayait plus. Au
contraire, quelque chose comme un vertige m'attirait vers lui, et je
dus me cramponner à mon arbre, pour ne pas aller auprès de cet homme.
J'aurais désiré lui parler, lui dire que c'était bien, de contempler
le ciel ainsi, et que je l'aimais de ses extases.... Mais son visage
s'assombrit, une mélancolie voila ses yeux.... Ah! l'horizon qu'ils
embrassaient était si loin, si loin! Et par de là cet horizon, un
autre; et derrière cet autre, un autre encore!... Il faudrait conquérir
tout cela!... Quand donc aurait-il fini de toujours pousser son cheval
sur cette terre nostalgique, de toujours se frayer un chemin à travers
les ruines des choses et la mort des hommes, de toujours tuer, de
toujours être maudit!... Et puis, sans doute, il songeait à ce qu'il
avait quitté; à sa maison, qu'emplissait le rire de ses enfants, à sa
femme, qui l'attendait en priant Dieu.... Les reverrait-il jamais?...
Je suis convaincu, qu'à cette minute même, il évoquait les détails
les plus fugitifs, les habitudes les plus délicieusement enfantines
de son existence de là-bas ... une rose cueillie, un soir, après
dîner, et dont il avait orné les cheveux de sa femme, la robe que
celle-ci portait quand il était parti, un nœud bleu au chapeau de sa
petite fille, un cheval de bois, un arbre, un coin de rivière, un
coupe-papier.... Tous les souvenirs de ses joies bénies lui revenaient,
et, avec cette puissance de vision qu'ont les exilés, il embrassait,
d'un seul regard découragé, tout ce par quoi, jusqu'ici, il avait
été heureux.... Et le soleil se leva, élargissant encore la plaine,
reculant, encore plus loin, le lointain horizon.... Cet homme, j'avais
pitié de lui, et je l'aimais; oui, je vous le jure, je l'aimais!...
Alors, comment cela s'est-il fait?... Une détonation éclata, et dans
le même temps que j'avais entrevu à travers un rond de fumée une botte
en l'air, le pan tordu d'une capote, une crinière folle qui volait
sur la route ... puis rien, j'avais entendu, le heurt d'un sabre, la
chute lourde d'un corps, le bruit furieux d'un galop ... puis rien....
Mon arme était chaude et de la fumée s'en échappait ... je la laissai
tomber à terre.... Étais-je le jouet d'une hallucination?... Mais
non!... De la grande ombre qui se dressait au milieu de la route,
comme une statue équestre de bronze, il ne restait plus rien qu'un
petit cadavre, tout noir, couché, la face contre le sol, les bras
en croix.... Je me rappelai le pauvre chat que mon père avait tué,
alors que de ses yeux charmés, il suivait dans l'espace, le vol d'un
papillon ... moi, stupidement, inconsciemment, j'avais tué un homme,
un homme que j'aimais, un homme en qui mon âme venait de se confondre,
un homme qui, dans l'éblouissement du soleil levant, suivait les rêves
les plus purs de sa vie!... Je l'avais peut-être tué à l'instant
précis où cet homme se disait: «Et quand je reviendrai là-bas....»
Comment? pourquoi?... Puisque je l'aimais, puisque, si des soldats
l'avaient menacé, je l'eusse défendu, lui, lui, que j'avais assassiné!
En deux bonds, je fus près de l'homme ... je l'appelai; il ne bougea
pas.... Ma balle lui avait traversé le cou, au-dessous de l'oreille,
et le sang coulait d'une veine rompue avec un bruit de glou-glou,
s'étalait en mare rouge, poissait déjà à sa barbe.... De mes mains
tremblantes, je le soulevai légèrement, et la tête oscilla, retomba
inerte et pesante.... Je lui tâtai la poitrine, à la place du cœur: le
cœur ne battait plus.... Alors, je le soulevai davantage, maintenant
sa tête sur mes genoux et, tout à coup, je vis ses deux yeux, ses
deux yeux clairs, qui me regardaient tristement, sans une haine, sans
un reproche, ses deux yeux qui semblaient vivants!... Je crus que
j'allais défaillir, mais rassemblant mes forces dans un suprême effort,
j'étreignis le cadavre du Prussien, le plantai tout droit contre moi,
et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d'où pendaient de
longues baves pourprées, éperdûment, je l'embrassai!...

A partir de ce moment, je ne me souviens pas bien.... Je revois de
la fumée, des plaines couvertes de neige, et de ruines qui brûlaient
sans cesse; toujours des fuites mornes, des marches hallucinantes,
dans la nuit; des bousculades, au fond des chemins creux, encombrés
par les fourgons des munitionnaires, où des dragons, la latte en
l'air, poussaient sur nous leurs chevaux, et cherchaient à se frayer
un chemin, à travers les voitures; je revois des carrioles funèbres,
pleines de cadavres de jeunes hommes que nous enfouissions au petit
jour dans la terre gelée, en nous disant que ce serait notre tour le
lendemain; je revois, près des affûts de canon, émiettés par les obus,
de grandes carcasses de chevaux, raidies, défoncées, sur lesquelles
le soir nous nous acharnions, dont nous emportions jusque sous nos
tentes, des quartiers saignants, que nous dévorions en grognant, en
montrant les crocs, comme des loups!... Et je revois le chirurgien, les
manches de sa tunique retroussées, la pipe aux dents, désarticuler,
sur une table, dans une ferme, à la lueur fumeuse d'un oribus, le pied
d'un petit soldat, encore chaussé de ses godillots!... Mais je revois
surtout le Prieuré, quand, bien las, tout endolori de ces souffrances,
tout meurtri par ces navrements de la défaite, j'y rentrai un jour de
clair soleil.... Les fenêtres de la grande maison étaient closes, les
persiennes mises partout.... Félix, plus courbé, ratissait l'allée, et
Marie, assise près de la porte de la cuisine, tricotait une paire de
bas, en dodelinant de la tête.

--Eh bien! Eh bien! criai-je, c'est comme cela qu'on me reçoit?

Dès qu'ils m'eurent aperçu, Félix s'en alla comme effaré, et Marie,
toute blanche, poussa un cri.

--Qu'y a-t-il donc? demandai-je, le cœur serré.... Et mon père?...

La vieille fille me regarda fixement.

--Comment, vous ne saviez pas?... Vous n'aviez rien reçu?... Ah! mon
pauv' Monsieur Jean! mon pauv' Monsieur Jean!

Et, les yeux pleins de larmes, elle étendit le bras dans la direction
du cimetière.

--Oui! Oui! c'est là qu'il est, maintenant, avec Madame, fit-elle d'une
voix sourde.



III


--Toc, toc, toc

Et, en même temps, dans l'entre-bâillement de la porte, une petite
capote de loutre se montra, puis deux yeux souriants, sous une
voilette, puis un long manteau de fourrure, qui dessinait un corps
mince de jeune femme.

--Je ne vous dérange pas?... On peut entrer?

Le peintre Lirat leva la tête.

--Ah! c'est vous, Madame! dit-il d'un ton bref, presque irrité, en
secouant ses mains salies de pastel ... mais oui, certainement....
Entrez donc!

Il quitta son chevalet, offrit un siège.

--Charles va bien? demanda-t-il.

--Très bien, je vous remercie.

Elle s'assit, toujours souriante, et son sourire vraiment était
charmant et triste. Quoique voilés de gaze, ses yeux clairs, d'un bleu
rose, ses yeux très grands qui l'illuminaient toute, me parurent d'une
douceur infinie.... Elle était mise fort élégamment, sans recherches
prétentieuses. Un peu trop parfumée pourtant.... Il y eut un moment de
silence.

L'atelier du peintre Lirat, situé dans une cité tranquille du faubourg
Saint-Honoré, la cité Rodrigues, était une vaste pièce nue, aux
murs gris, aux charpentes visibles, sans meubles. Lirat l'appelait
familièrement «son hangar». Un hangar, en effet, où la bise soufflait,
où la pluie tombait du toit par de petites crevasses. Deux longues
tables, en bois blanc, supportaient des boîtes de pastel, des
cahiers, des blocs, des manches d'éventails, des albums japonais,
des moulages, un fouillis d'objets inutiles et bizarres. Près d'une
armoire-bibliothèque, tapissée de vieux journaux, dans un coin,
beaucoup de cartons, de toiles, d'études qui montraient le châssis. Un
divan fort délabré, rendant des sons de piano désaccordé, dès qu'on
faisait mine de s'y asseoir; deux fauteuils bancroches, une glace
sans cadre, constituaient le seul luxe de l'atelier, qu'un jour très
vibrant éclairait. L'hiver, quand il avait modèle, Lirat allumait son
petit poêle de fonte, dont le tuyau coupé d'angles brusques, maintenu
par des fils de fer et couvert de rouille, zigzaguait au milieu de la
pièce, avant de se perdre, par un trou trop large, dans le toit. Hormis
ces jours-là, même par les plus grands froids, il remplaçait le feu du
poêle par une vieille pelisse d'astrakan, usée, pelée, galeuse, qu'il
endossait, chaque fois, avec une ostentation manifeste. Lirat avait la
vanité--une vanité enfantine--de cet atelier pauvre, et il séparait de
sa nudité, comme les autres peintres de leurs peluches brodées et de
leurs tapisseries invariablement historiques. Même, il l'eût désiré
plus misérable encore, il en voulait au plancher de n'être pas en terre
battue. «C'est à mon atelier que je reconnais les vrais amis, disait-il
souvent; ceux-ci reviennent, les autres ne reviennent pas. C'est très
commode.» Il en revenait fort peu.

La jeune femme était joliment assise sur sa chaise, le buste à peine
incliné en avant, les mains enfouies dans son manchon; de temps en
temps, elle en retirait un mouchoir brodé qu'elle portait, d'un geste
lent, à sa bouche que je ne voyais pas, à cause de la bordure plus
épaisse de la voilette qui la cachait, mais que je devinais très belle,
très rouge, d'une courbe exquise. De toute sa personne, élégante
et fine, d'où, malgré le sourire qui la rendait si séduisante, se
dégageait un grand air de décence et même de hauteur, je ne distinguais
bien que ces admirables yeux, qui se posaient sur les objets, comme
des rayons d'astre, et je suivais ce regard qui allait du plancher
aux charpentes, si vibrant de clartés et de caresses. Le silence
continuait, inquiétant. Je pensai que moi seul étais la cause de cette
gêne et je me disposais à prendre congé, quand Lirat s'écria:

--Ah! pardon!... J'avais oublié.... Chère madame, permettez-moi de
vous présenter M. Jean Mintié, mon ami.

Elle me salua d'un gracieux et câlin mouvement de tête et, d'une voix
très douce, qui me remua délicieusement, elle dit:

--Enchantée, Monsieur ... mais, je vous connais beaucoup.

Pendant que, très rouge, je balbutiais quelques paroles confuses et
bêtes, Lirat, narquois, intervint.

--Vous n'allez peut-être pas lui faire croire que vous avez lu son
livre?

--Je vous demande pardon, M. Lirat.... Je l'ai lu.... Il est très bien.

--Oui, comme mon atelier et comme ma peinture, n'est-ce pas?

--Ah! non, par exemple!

Elle dit cela franchement, d'un rire qui s'éparpilla dans la pièce,
ainsi qu'un égosillement d'oiseau.

Ce rire m'avait déplu. Bien que le timbre en fût sonore et hardi, il
tintait faux. Je ne le trouvais pas en harmonie avec l'expression si
délicatement triste de cette physionomie, et puis, il me blessait à
l'égal d'une insulte, dans mon admiration pour le génie de Lirat. Je ne
sais pourquoi, il m'eût été doux qu'elle s'enthousiasmât pour ce grand
artiste méconnu; qu'elle montrât, à cette minute même, un jugement
hautain, des sensations supérieures à celles des autres femmes. En
revanche, les façons méprisantes du peintre, son ton d'amère hostilité
me choquèrent vivement, je lui en voulais de cette impolitesse
affectée, de ce parti pris de grossièreté gamine qui le diminuaient à
mes yeux, il me semblait. J'étais mécontent et très gêné. J'essayai de
parler de choses indifférentes; il ne me vint à l'esprit aucune idée de
conversation.

La jeune femme s'était levée. Elle fit quelques pas dans l'atelier,
s'arrêta devant les études entassées l'une sur l'autre, en examina deux
ou trois d'un air de dégoût.

--Mon Dieu! monsieur Lirat, dit-elle, pourquoi vous obstinez-vous à
peindre des femmes aussi laides, aussi drôlement bâties?

--Si je vous le disais, répliqua Lirat, vous ne comprendriez pas.

--Merci!... Et quand faites-vous mon portrait?

--Il faut demander ça à M. Jacquet, ou bien au photographe.

--Monsieur Lirat?

--Madame!

--Savez-vous pourquoi je suis venue?

--Pour me débiter des tendresses, je suppose.

--D'abord!... Et puis?

--Alors nous jouons aux petits jeux innocents? C'est fort délicat.

--Pour vous prier de venir dîner, chez moi, vendredi. Voulez-vous?

--Vous êtes très aimable, chère madame. Mais, vendredi, précisément,
cela m'est tout à fait impossible.... C'est mon jour d'Institut!

--Que vous avez donc de l'esprit!... Charles sera très chagrin de votre
refus.

--Vous lui ferez toutes mes excuses, n'est-ce pas?

--Eh bien, adieu, monsieur Lirat!... On gèle chez vous.

En passant devant moi, elle me tendit la main.

--Monsieur Mintié, je suis chez moi tous les jours, de cinq à sept....
Je serai charmée de vous voir ... charmée....

Je m'inclinai en remerciant; et elle partit, laissant dans mes oreilles
un peu de la musique de sa voix; dans mes yeux, un peu de la douceur de
son regard; et, dans l'atelier, le parfum violent de ses cheveux, de
son manteau, de son manchon, de son petit mouchoir.

Lirat s'était remis à travailler, sans prononcer une parole; moi, je
feuilletais un livre que je ne lisais point, et, sur les pages remuées,
passait et repassait sans cesse l'image de la jeune visiteuse. Je ne
me demandais certes pas quelle impression j'avais gardée d'elle, ni si
j'en avais gardé une impression; mais, bien qu'elle se fût en allée,
elle n'était pas partie tout entière. Il me restait de cette brève
apparition quelque chose d'indécis, comme une vapeur qui aurait pris
sa forme, où je retrouvais le dessin de la tête, l'inclinaison de la
nuque, le mouvement des épaules, l'ondulation de la taille, et ce
quelque chose me hantait.... Sur la chaise qu'elle venait de quitter,
je la revoyais incertaine et plus charmante, avec ce sourire tendre,
lumineux, qui rayonnait d'elle, et lui faisait un halo d'amour.

--Qui donc est cette femme? fis-je tout d'un coup et d'un ton que je
m'efforçai de rendre indifférent.

--Quelle femme? dit Lirai.

--Mais celle qui sort d'ici, parbleu!

--Ah! oui! ... mon Dieu! c'est une femme comme les autres.

--Je pense bien.... Cela ne me dit pas comment elle s'appelle, ni qui
elle est....

Lirat fouillait dans sa boîte de pastels.... Il répondit négligemment:

--Ça vous intéresse donc, vous, de savoir comment une femme s'appelle?
... Drôle de curiosité!... Elle s'appelle Juliette Roux ... quant à
des renseignements biographiques, la police des mœurs vous en fournira
autant que vous voudrez, j'imagine.... Je présume que Mlle
Juliette Roux se lève tard, qu'elle se fait tirer les cartes, qu'elle
trompe et qu'elle ruine, le plus qu'elle peut, ce pauvre Charles
Malterre, un brave garçon que vous avez rencontré ici, quelquefois, et
dont elle est la maîtresse pour l'instant.... Enfin, elle est comme les
autres, avec cette aggravation qu'elle est plus jolie que beaucoup, par
conséquent plus bête et plus mal-faisante.... Tenez, ce divan, là, où
vous êtes, c'est Charles qui l'a démoli, à force de se coucher dessus
et d'y pleurer des journées entières, en me racontant ses malheurs,
comprenez-vous? Un jour, il l'avait surprise avec un croupier de
cercle; un autre jour avec un cabot des Bouffes.... Il y avait aussi
une histoire de lutteur de Neuilly, à qui elle donnait vingt-francs
et les vieux pantalons de Charles. C'est plein d'idylles, ainsi que
vous voyez.... J'aime beaucoup Malterre, parce qu'il est bon et que sa
bêtise m'attendrit.... Il me faisait pitié vraiment.... Mais que dire
à des gens comme ça, dont l'amour est la grande affaire de la vie, et
qui ne peuvent voir un dos de femme sans y coudre des ailes de rêve,
et le lancer aux étoiles?... Rien, n'est-ce pas?... D'autant que le
malheureux, au milieu de ses colères et de ses sanglots, tirait vanité
de ce que Juliette eût reçu une bonne éducation.... Il se vantait, en
se tordant les bras de douleur, qu'elle fût sortie, non de la cuisse
d'un concierge, mais de celle d'un médecin.... Et il montrait des
lettres d'elle, en insistant sur la correction de l'orthographe et le
tour élégant des phrases!... Il semblait me dire: «Comme je souffre,
mais comme c'est bien écrit.» Quelle pitié!

--Ah! vous les aimez, les femmes, vous! m'écriai-je, quand il eut fini
sa tirade.

Et bêtement, j'ajoutai:

--On dirait que vous en avez beaucoup souffert!

Lirat haussa les épaules et sourit.

--Vous parlez comme M. Delaunay, de la Comédie-Française.... Non, mon
bon ami, je n'en ai pas souffert; j'en ai vu souffrir les autres et
cela m'a suffi.... comprenez-vous?

Soudain, sa voix s'enfla; une lueur presque farouche brilla dans ses
yeux. Il reprit:

--Des gens, des pauvres diables comme Charles Malterre, on leur met
le pied sur la gorge, ils disparaissent dans le sang, dans la boue,
dans cette boue atroce pétrie des mains de la femme; c'est malheureux,
sans doute.... Pourtant, l'humanité ne réclame pas; on ne lui a rien
volé.... Ils disparaissent, et tout est dit.... Mais des artistes, des
hommes de notre race, des grands cœurs et des grands cerveaux, perdus,
étouffés, vidés, tués!... Comprenez-vous?

Sa main tremblait, il écrasa son crayon sur la toile.

--J'en ai connu trois, trois admirables, trois divins; deux sont morts
pendus; l'autre, mon maître, à Bicêtre, dans un cabanon!... De ce pur
génie, il ne reste qu'un paquet de chair pâle, une sorte d'animal
hallucinant, qui grimace et qui hurle, l'écume aux dents!... Et dans
le troupeau des avortés, combien de jeunes espoirs ont succombé sous
les serres de la bête de proie! Comptez-les donc, les lamentables,
les effarés, les éclopés, ceux-là qui avaient des ailes, et qui se
traînent sur leurs moignons; ceux-là qui grattent la terre et mangent
leurs ordures! Vous-même, tout à l'heure ... cette Juliette, vous
la regardiez avec extase ... vous étiez prêt à tout, pour un baiser
d'elle.... Ne dites pas non, je vous ai vu.... Oh! tenez, sortons;
c'est fini, je ne peux plus travailler.

Il se leva, marcha dans l'atelier avec agitation. Gesticulant et
colère, il bousculait les chaises, les cartons, éventrait les études à
coups de pied, je crus qu'il devenait fou. Ses yeux, injectés de sang,
s'égaraient; il était tout pâle et les mots sortaient, grinçants, par
saccades, de sa bouche qui se contracta.

--Être nés de la femme, des hommes!... quelle folie! Des hommes,
s'être façonnés dans ce ventre impur!... Des hommes, s'être gorgés
des vices de la femme, de ses nervosités imbéciles, de ses appétits
féroces, avoir aspiré le suc de la vie à ses mamelles scélérates!... La
mère!... Ah! oui, la mère!... La mère divinisée, n'est-ce pas?... La
mère qui nous fait cette race de malades et d'épuisés que nous sommes,
qui étouffe l'homme dans l'enfant, et nous jette sans ongles, sans
dents, brutes et domptés, sur le canapé de la maîtresse et le lit de
l'épouse....

Lirat s'arrêta un instant; il suffoquait. Puis, rassemblant ses
mains et nouant ses doigts crispés, dans l'espace, autour d'un cou
imaginaire, follement, terriblement, il cria:

--Voilà ce qu'on devrait leur faire, à toutes, à toutes....
Comprenez-vous?... hein ... dites!... à toutes.

Et il recommença à marcher, de long en large, jurant, frappant du pied.
Mais ce dernier cri de colère l'avait visiblement soulagé.

--Voyons, mon bon Lirat, lui dis-je, calmez-vous.... Que c'est bête de
vous faire du mal, et à propos de quoi, je vous prie?... Voyons, vous
n'êtes pas une femme....

--C'est vrai, aussi, vous m'avez agacé avec cette Juliette....
Qu'est-ce que cela vous regardait, cette Juliette?...

--N'était-il pas naturel que je désirasse savoir le nom d'une personne
à qui vous m'aviez présenté!... Et puis, franchement, en attendant
qu'on ait inventé une machine autre que la femme pour fabriquer les
enfants....

--En attendant, je suis une brute, interrompit Lirat, qui se rassit un
peu honteux, devant son chevalet, et d'une voix tout à fait apaisée, me
demanda:

--Mon petit Mintié, voulez-vous me donner un mouvement pour mon
bonhomme?... Ça ne vous ennuie pas?... Dix minutes seulement.

       *       *       *       *       *

Joseph Lirat avait quarante-deux ans. Je l'avais connu, un soir, par
hasard, je ne sais plus où; et, bien qu'il ne fût pas ordinairement
expansif, bien qu'il eût la réputation d'être misanthrope, insociable
et méchant, il me prit, tout de suite, en affection. N'est-il point
affolant de penser que nos meilleures amitiés, qui devraient être le
résultat d'une lente sélection; que les événements les plus graves de
notre vie, qui devraient n'être amenés que par un enchaînement logique
des causes, ne sont, la plupart du temps, que le produit instantané
du hasard? Vous êtes chez vous, dans votre cabinet, tranquillement
assis devant un livre. Au dehors, le ciel est gris, l'air froid: il
pleut, le vent souffle, la rue est morose et boueuse; par conséquent,
vous avez toutes les bonnes raisons du monde de ne point bouger de
votre fauteuil.... Vous sortez, cependant, poussé par un ennui, par
un désœuvrement, par vous ne savez quoi, par rien ... et voilà qu'au
bout de cent pas vous avez rencontré l'homme, la femme, le fiacre, la
pierre, la pelure d'orange, la flaque d'eau qui vont bouleverser votre
existence, de fond en comble. Au plus douloureux de mes détresses, j'ai
souvent pensé à ces choses, et souvent, je me suis dit, avec quels
amers regrets! «Pourtant, si le soir où je rencontrai Lirat dans cet
endroit oublié où je n'avais que faire assurément, je fusse resté chez
moi à travailler, rêver ou dormir, je serais peut-être, aujourd'hui,
l'homme le plus heureux de la terre, et rien de ce qui m'est arrivé ne
serait arrivé.» Et cette minute d'hésitation banale, cette minute où
j'ai dû me demander, indifférent: «Voyons, sortirai-je? ne sortirai-je
pas?» cette minute a contenu l'acte le plus considérable de ma vie; ma
destinée tout entière a été réglée en cette minute brève, qui, dans
mes souvenirs, n'a pas laissé plus de traces que n'en laisse au ciel
le coup de vent qui abat la maison et qui déracine le chêne! Je me
souviens des plus insignifiants détails de mon existence.... Tenez, je
me souviens d'un costume de velours bleu, se laçant par devant, que je
portais, le dimanche, étant tout petit; je pourrais, oui, je pourrais,
je vous le jure, compter, sur la soutane du curé Blanchetière, les
taches de graisse, ou bien les grains de tabac qu'il laissait tomber,
en humant sa prise. Chose folle et déconcertante; très souvent,
même quand je pleure, même en regardant la mer, même en contemplant
le soleil qui se couche sur la plaine émerveillée, je revois par un
retour odieux de l'ironie qui est au fond de nos idéals, de nos rêves
et de nos souffrances, je revois, sur le nez d'un vieux garde que nous
avions, le père Lejars, une grosse verrue, grumeleuse et comique,
avec ses quatre poils qui servaient de perchoir aux mouches.... Eh
bien, cette minute qui a décidé de ma vie, qui m'a coûté le repos,
l'honneur, et m'a fait pareil à un chien galeux; cette minute, j'ai
beau vouloir la reconstituer, la rétablir, à l'aide d'indications
physiques et d'impressions morales, je ne la retrouve pas. Ainsi, il
s'est passé, dans le cours de mon existence, un événement formidable,
un seul, puisque tous les autres découlent de lui, et il m'échappe
absolument!... J'en ignore l'instant, le lieu, les circonstances, la
raison déterminante.... Alors, que sais-je de moi?... que peuvent
savoir les hommes d'eux-mêmes, s'ils sont vraiment dans l'impuissance
de remonter jusqu'à la source de leurs actions? Rien, rien, rien! Et
faudra-t-il donc expliquer les énigmes que sont les phénomènes de notre
cerveau et les manifestations de notre soi-disant volonté, par la
poussée de cette force aveugle et mystérieuse, la fatalité humaine?...
Mais il ne s'agit point de cela.

J'ai dit que j'avais rencontré Lirat, un soir, par hasard, je ne sais
plus où, et que, tout de suite, il me prit en affection.... C'était
le plus original des hommes.... Par sa tenue sévère, d'une raideur
mécanique et magistrale, ayant, dans ses allures, quelque chose
d'officiel, il donnait, au premier abord, la sensation d'une sorte
de fonctionnaire articulé, de marionnette orléaniste, telle qu'on en
fabrique, dans les parlottes, pour les guignols des parlements et
des académies. De loin, il avait positivement l'air de distribuer
des décorations, des bureaux de tabac et des prix de vertu. Cette
impression se dissipait vite; il suffisait, pour cela, d'entendre, ne
fût-ce que cinq minutes, sa conversation nette, colorée, fourmillante
d'idées rares, et, surtout, de subir la domination de son regard,
un regard extraordinaire, ivre et froid tout ensemble, un regard à
qui toutes les choses étaient connues, qui entrait en vous, malgré
vous, comme une vrille, profondément. Je l'aimais beaucoup, moi
aussi; seulement, il ne se mêlait à mon amitié aucune douceur, aucune
tendresse; je l'aimais avec crainte, avec gêne, avec ce sentiment
pénible que j'étais tout petit à côté de lui, et, pour ainsi dire,
écrasé par la grandeur de son génie.... Je l'aimais comme on aime la
mer, la tempête, comme on aime une force énorme de la nature. Lirat
m'intimidait; sa présence paralysait le peu de moyens intellectuels
qui étaient en moi, tant je redoutais de laisser échapper une sottise,
dont il se serait moqué. Il était si dur, si impitoyable à tout le
monde; il savait si bien, chez des artistes, des écrivains que je
jugeais supérieurs à moi, infiniment, découvrir le ridicule, et le
fixer par un trait juste, inoubliable et féroce, que je me trouvais,
vis-à-vis de lui, dans un état de perpétuelle méfiance, de constante
inquiétude. Je me demandais toujours: «Que pense-t-il de moi? quels
sarcasmes dois-je lui inspirer?» J'avais cette curiosité féminine,
qui m'obsédait, de connaître son opinion sur moi; j'essayais, par des
allusions lointaines, par des coquetteries absurdes, par des détours
hypocrites, de la surprendre ou de la provoquer, et je souffrais si
Lirat se taisait, et je souffrais plus encore, s'il me jetait un
compliment bref, comme on jette deux sous à un mendiant dont on désire
se débarrasser; du moins, je l'imaginais ainsi. En un mot, je l'aimais
bien, je vous assure, je lui étais entièrement dévoué; mais, dans cette
affection et dans ce dévouement, il y avait une incertitude qui en
rompait le charme; il y avait aussi une rancune qui les rendait presque
douloureux, la rancune de mon infériorité: jamais je n'ai pu, même au
meilleur temps de notre intimité, vaincre ce sentiment de bas et timide
orgueil, jamais je n'ai pu jouir en paix d'une liaison que j'estimais
à son plus haut prix. Cependant, Lirat se montrait simple avec moi,
affectueux souvent, quelquefois paternel, et, de ses très rares amis,
j'étais le seul dont il recherchait la société.

Comme tous les contempteurs de la tradition, comme tous ceux-là qui se
rebellent contre les préjugés de l'éducation routinière, contre les
formules imbécillisantes de l'École, Lirat était très discuté,--je me
trompe,--très insulté. Il faut avouer aussi que sa conception de l'art,
libre et hautaine, choquait toutes les conventions professées, toutes
les idées reçues, et que, par leur puissante synthèse, d'une science
prodigieuse qui cachait le métier, ses réalisations déroutaient les
amateurs du _joli_, de la grâce quand même, de la correction glacée des
ensembles académiques. Le retour de la peinture moderne vers le grand
art gothique, voilà ce qu'on ne lui pardonnait pas. Il avait fait de
l'homme d'aujourd'hui, dans sa hâte de jouir, un damné effroyable, au
corps miné par les névroses, aux chairs suppliciées par les luxures,
qui halète sans cesse sous la passion qui l'étreint et lui enfonce ses
griffes dans la peau. En ces anatomies, aux postures vengeresses, aux
monstrueuses apophyses, devinées sous le vêtement, il y avait un tel
accent d'humanité, un tel lamento de volupté infernale, un emportement
si tragique, que, devant elles, on se sentait secoué d'un frisson de
terreur. Ce n'était plus l'Amour frisé, pommadé, enrubanné, qui s'en
va pâmé, une rose au bec, par les beaux clairs de lune, racler sa
guitare sous les balcons; c'était l'Amour barbouillé de sang, ivre de
fange, l'Amour aux fureurs onaniques, l'Amour maudit, qui colle sur
l'homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines,
lui pompe les moelles, lui décharne les os. Et, pour donner à ses
personnages une plus grande intensité d'horreur, pour faire peser sur
eux une malédiction plus irrémédiable encore, il les jetait dans
des décors apaisés, souriants, d'une clarté souveraine, des paysages
roses et bleus, avec des lointains attendris, des gloires de soleil,
des enfoncées de mer radieuse. Autour d'eux, la nature resplendissait
de toute la magie de ses couleurs délicates et changeantes.... La
première fois qu'il consentit à paraître, avec un groupe d'amis, dans
une exposition libre, la critique, et la foule qui mène la critique,
poussèrent des clameurs d'indignation. Mais la colère dura peu--car il
y a une sorte de noblesse, de générosité dans la colère,--et l'on se
contenta de rire. Bientôt, la _blague_, qui exprime toujours l'opinion
moyenne, dans un jet d'immonde salive, la _blague_ vint remplacer très
vite la menace des poings tendus. Alors, devant les œuvres superbes
de Lirat, l'on se tordit, en se tenant les côtes à deux mains. Les
gens spirituels et gais déposèrent des sous sur le rebord des cadres,
comme on fait dans la sébile d'un cul-de-jatte, et ce sport--car
c'était devenu un sport pour les hommes du meilleur goût et du meilleur
monde--fut trouvé charmant. Dans les journaux, dans les ateliers,
dans les salons, les cercles et les cafés, le nom de Lirat servit de
terme de comparaison, d'étalon obligatoire, dès qu'il s'agissait de
désigner une chose folle, ou bien une ordure; il semblait même que
les femmes--les filles aussi--ne pussent prononcer qu'en rougissant
ce nom réprouvé. Les revues de fin d'année le traînèrent dans les
vomissures de leurs couplets; on le chansonna au café-concert. Puis,
de «ces centres de l'intelligence parisienne», il descendit jusque
dans la rue, où on le revit, fleur populacière, fleurir aux lèvres
bourbeuses des cochers, aux bouches crispées des voyous: «Va donc, hé!
Lirat!» Ce pauvre Lirat connut vraiment quelques années de popularité
charivarique.... On se lasse de tout, même de l'outrage. Paris délaisse
aussi vite les fantoches qu'il hisse sur le pavois, que les martyrs
qu'il jette aux gémonies; dans son caprice de posséder de nouveaux
joujoux, il ne s'acharne pas longtemps après le bronze de ses héros et
le sang de ses victimes. Maintenant, le silence se faisait pour Lirat.
A peine si, de loin en loin, dans quelques journaux, revenait un écho
du passé, sous la forme d'une anecdote déplaisante. Il avait pris,
d'ailleurs, le parti de ne plus exposer, disant:

--Laissez-moi donc tranquille!... Est-ce que c'est fait pour être vu,
la peinture ... la peinture, hein!... dites!... comprenez-vous?...
On travaille pour soi, pour deux ou trois amis vivants, et pour
d'autres qu'on n'a pas connus et qui sont morts ... Poë, Baudelaire,
Dostoiewsky, Shakespeare ... Shakespeare!... comprenez-vous?... Le
reste!... Eh bien! quoi, le reste?... c'est à Bouguereau.

Ayant dû restreindre ses besoins au nécessaire, il vivait de peu,
avec une admirable et touchante dignité. Pourvu qu'il gagnât de quoi
acheter des brosses, des couleurs et des toiles, payer ses modèles et
son propriétaire, faire, chaque année, un voyage d'étude, il n'en
demandait pas plus. L'argent ne le tentait point et je suis convaincu
qu'il ne cherchait pas le succès. Mais si le succès était venu vers
lui, je suis convaincu aussi que Lirat n'eût pu résister à la joie si
humaine d'en savourer les malfaisantes délices. Quoiqu'il ne voulût
pas en convenir, quoiqu'il affectât de braver gaiement l'injustice,
il la ressentait plus qu'un autre, et, dans le fond, il en souffrait
cruellement. De même qu'il avait souffert de l'insulte, il souffrit
aussi du silence. Une seule fois, un jeune critique publia sur lui,
dans un journal très lu, un article enthousiaste et ronflant. L'article
était rempli de bonnes intentions, de banalités et d'erreurs; on voyait
que son auteur n'était pas très familier avec les choses de l'art, et
qu'il ne comprenait rien au talent du grand artiste.

--Vous avez lu?... s'écria Lirat; vous avez lu, hein, dites?... Ces
critiques, quels crétins!... à force de parler de moi, vous verrez
qu'ils m'obligeront à peindre dans une cave, comprenez-vous?... Est-ce
qu'ils me prennent pour un vulgarisateur?... Et puis, qu'est-ce que ça
le regarde, celui-là, que je fasse de la peinture, des bottes ou des
chaussons de lisière?... C'est de la vie privée, ça!

Pourtant, il avait rangé l'article, précieusement, dans un tiroir et,
plusieurs fois, je le surpris, le relisant.... Il avait beau dire, avec
un suprême détachement, quand nous nous emportions contre la bêtise du
public: «Eh bien, quoi?... vous voudriez peut-être que le peuple fît
une révolution, parce je peins en clair?...» ce dédain de la notoriété,
cette résignation apparente masquaient de sourdes rancœurs. Au fond de
cette âme très tendre, très généreuse, s'étaient accumulées des haines
formidables, qui débordaient en verve terrible et méchante sur tout le
monde. Si son talent y avait gagné en force, en âpreté, son caractère
y avait perdu un peu de sa noblesse originelle, son esprit critique de
sa pénétration et de sa netteté. Il lui arrivait de se livrer à des
énormités de _débinage_, qui risquaient de le rendre odieux; parfois,
c'étaient des enfantillages qui lui donnaient une pointe de ridicule.
Les grands esprits ont presque toujours de petites faiblesses, c'est
une loi mystérieuse de la nature, et Lirat n'échappait point à cette
loi. Il tenait, avant toutes choses, à sa réputation bien établie
d'homme méchant. Il supportait très bien qu'on lui déniât le talent,
mais qu'on lui contestât la propriété de faire trembler l'humanité,
d'un coup de langue, voilà ce qu'il n'eût jamais toléré. Pour se venger
des mots sanglants dont il les marquait, les ennemis de Lirat lui
attribuaient des vices contre nature; d'autres, simplement, le disaient
épileptique, et ces calomnies grossières et lâches, fortifiées chaque
jour de commentaires ingénieux, entretenues d'histoires «certaines»
qui faisaient le tour des ateliers, trouvaient des bonnes volontés
admirablement disposées, celle-ci par sa propre rancune, celle-là par
les seules inconséquences du langage du peintre, à les accueillir et à
les répandre.

--Vous savez, Lirat?... Il a eu encore une attaque hier, dans la rue,
cette fois.

Et l'on citait les noms de personnes graves, de membres de l'Institut
qui avaient assisté à la scène, et qui l'avaient vu, barbouillé
d'écume, se rouler dans la boue, en aboyant.

Je dois confesser que moi-même, au début de mes relations avec lui,
j'étais fort troublé par tous ces récits. Je ne pouvais considérer
Lirat, sans me représenter aussitôt les crises épouvantables dans
lesquelles on racontait qu'il s'était débattu. Victime du mirage que
fait naître l'obsession de l'idée, il me semblait, souvent, découvrir
en lui des symptômes de l'horrible maladie; il me semblait qu'il
devenait livide tout à coup, que ses lèvres grimaçaient, que son corps
se contractait dans le spasme maudit, que ses yeux hagards, renversés,
striés de rouge, fuyaient la lumière et cherchaient l'ombre des trous
profonds, pareils aux yeux des bêtes traquées qui vont mourir. Et j'ai
regretté de ne pas le voir tomber, hurler, se tordre, là, dans cet
atelier tout plein de son génie; là, sous mon regard avide, qui le
guettait et qui espérait!... Pauvre Lirat! Et pourtant je l'aimais!...

La journée finissait.... Le long de la cité Rodrigues, on entendait les
portes claquer, des pas s'éloigner vite, sur la chaussée; et, dans les
ateliers, des voix s'élevaient qui chantaient la bonne tâche terminée.
Depuis qu'il s'était remis à son dessin, Lirat ne m'avait adressé la
parole que pour rectifier la pose que je gardais mal à son gré.

--La jambe plus par ici.... Encore, voyons!... La poitrine moins
effacée!... Pardon, mais vous posez comme un cochon, mon cher Mintié!

Il travaillait, un peu fébrile, un peu haletant, mâchonnant sans cesse
sa moustache, laissant parfois échapper un juron. Son crayon mordait la
toile avec une sorte de hâte inquiète, de nervosité colère.

--Et zut! cria-t-il, en repoussant son chevalet d'un coup de pied....
Je ne fais que des saloperies aujourd'hui!... Le diable m'emporte, on
dirait que je concours pour la médaille d'honneur.

Reculant sa chaise, il examina son dessin d'un air agacé, et grommela:

--Quand il vient des femmes ici, c'est toujours la même histoire....
Les femmes, je crois qu'elles vous laissent, en partant, l'âme
de Boulanger, dans la belle patte d'Henner ... d'Henner,
comprenez-vous?... Allons-nous-en.

Comme nous nous trouvions au bas de la cité:

--Venez donc dîner avec moi, Lirat? lui dis-je.

--Non, me répondit-il, d'un ton sec, en me tendant la main.

Et il s'éloigna raide, compassé, solennel, de l'allure administrative
d'un député qui vient de discuter le budget.

Ce soir-là, je ne sortis point et restai, seul, chez moi, à rêvasser.
Allongé sur un divan, les yeux mi-clos, le corps engourdi par la
chaleur, sommeillant presque, j'aimais à retourner dans le passé, à
ranimer les choses mortes, à battre le rappel des souvenirs enfuis.
Cinq années s'étaient écoulées depuis la guerre, cette guerre où
j'avais commencé l'apprentissage de la vie, par le désolant métier
de tueur d'hommes.... Cinq années déjà!... C'était d'hier, pourtant,
cette fumée, ces plaines couvertes de neige rougie et de ruines, ces
plaines où, spectres de soldats, nous errions, les reins cassés,
lamentablement.... Cinq années seulement!... Et, quand je rentrai au
Prieuré, la maison était vide, mon père était mort!...

Mes lettres ne lui parvenaient que rarement, à de longs intervalles,
et c'étaient, chaque fois, des lettres courtes, sèches, écrites à la
hâte sur le coin de mon sac. Une seule fois, après la nuit de terrible
angoisse, j'avais été tendre, affectueux; une seule fois, j'avais
laissé déborder tout mon cœur, et cette lettre qui lui eût apporté
une douceur, une espérance, un réconfort, il ne l'avait pas reçue!...
Tous les matins, m'avait conté Marie, il allait à la grille, une heure
avant l'arrivée du facteur, et, en proie à des transes mortelles,
il attendait, guettant le tournant de la route. De vieux bûcherons
passaient, se rendant à la forêt; mon père les interpellait:

--Hé! père Ribot, vous n'avez point rencontré le facteur, par hasard?

--Pargué! non, m'sieu Mintié.... C'est cor d'bonne heure, aussite....

--Mais non, père Ribot.... Il est en retard....

--Ça se peut ben, m'sieu Mintié, ça se peut ben.

Lorsqu'il apercevait le képi et le collet rouge du facteur, il devenait
pâle, révolutionné par la terreur d'une mauvaise nouvelle. A mesure que
celui-ci s'approchait, le cœur de mon père battait à se rompre.

--Rien que les journaux, aujourd'hui, m'sieu Mintié!

--Comment!... pas de lettres, encore?... Tu dois te tromper, mon
garçon.... Cherche ... cherche bien....

Il obligeait le facteur à fouiller dans sa boîte, à déficeler les
paquets, à les retourner....

--Rien!... mais c'est incompréhensible!

Et il rentrait à la cuisine, s'affaissait dans son fauteuil, en
poussant un soupir.

--Songe, disait-il à Marie, qui lui tendait alors un bol de lait;
songe, Marie, si sa pauvre mère avait vécu!

Dans la journée, au bourg, il visitait les gens qui avaient des fils à
la guerre, les conversations étaient toujours les mêmes.

--Eh bien? avez-vous des nouvelles du p'tit gars.

--Mais non, m'sieu Mintié.... Et vous-même, de M. Jean?

--Moi non plus.

--C'est ben curieux, tout d'même.... Comment qu'ça s'fait, dites?...
Voyez-vous ça?...

Qu'ils n'eussent point de lettres, eux, ils ne s'en étonnaient qu'à
demi; mais que M. Mintié, M. le maire, n'en reçût pas davantage,
cela les surprenait beaucoup. On faisait les suppositions les plus
extraordinaires; on se livrait à des commentaires ahurissants des
informations données par le journal; on consultait les anciens soldats,
qui racontaient leurs campagnes avec des détails extravagants et
prodigieux; au bout de deux heures, on se séparait, l'esprit plus
tranquille.

--Ne vous tourmentez point, m'sieu le maire.... Vot'fi reviendra pour
sûr colonel.

--Colonel, colonel! disait mon père, en secouant la tête.... Je n'en
demande pas tant.... Qu'il revienne seulement!...

Un jour,--on ne sut jamais comment cela était arrivé,--Saint-Michel
se trouva plein de soldats prussiens. Le Prieuré fut envahi; il y eut
de grands sabres qui traînèrent dans notre vieille demeure. A partir
de ce moment, mon père devint plus souffrant; la fièvre le prit, il
s'alita, et, dans son délire, il répétait sans cesse: «Attelle, Félix,
attelle, parce que je vais aller à Alençon, pour chercher des nouvelles
de Jean.» Il se figurait qu'il partait, qu'il était en route: «Allez,
allez, Bichette, allez, psitt!... Nous aurons ce soir des nouvelles
de Jean.... Allez, allez, psitt....»! Et mon pauvre père, doucement,
s'éteignit entre les bras du curé Blanchetière, entouré de Félix et de
Marie qui sanglotaient!...

Après six mois passés dans ce Prieuré, plus triste que jamais, je
m'ennuyais à périr.... La vieille Marie, habituée à conduire la maison
à sa fantaisie, m'était insupportable, en dépit de son dévouement;
ses manies m'exaspéraient, et c'étaient, à toutes les minutes, des
discussions où je n'avais pas toujours le dernier mot. Pour unique
société, le bon curé qui ne voyait rien de si beau que le notariat,
et dont les sermons radoteurs m'agaçaient. Du matin au soir, il me
chapitrait ainsi:

--Ton grand-père était notaire, ton père, tes oncles, tes cousins,
toute ta famille enfin.... Tu te dois à toi-même, mon cher enfant, de
ne pas déserter ce poste.... Tu seras maire de Saint-Michel, tu peux
même espérer de remplacer ton pauvre père au conseil général, dans
quelques années.... Sapristi, c'est quelque chose, cela? Et puis, je
t'en réponds, les temps vont devenir diablement durs aux braves gens
qui aiment le bon Dieu.... Tu vois, ce brigand de Lebecq, le voilà du
conseil municipal.... Il ne rêve que de piller et d'assassiner, cette
canaille-là.... Nous avons besoin, à la tête du pays, d'un homme bien
pensant, qui soutienne la religion et défende les bons principes....
Paris, Paris!... Oh! ces têtes folles de jeunes gens!... Mais veux-tu
me dire, sacré mâtin, ce que tu as fait de bon à Paris?... L'air est
malsain, par là!... Regarde le grand Maugé ... il est de bonne famille,
pourtant.... Ça ne l'a pas empêché d'en revenir avec un béret rouge?...
Ne voilà-t-il pas une belle affaire?

Et il continuait de la sorte, pendant des heures, reniflant sa prise,
agitant le spectre rouge du béret du grand Maugé, qui lui paraissait
plus redoutable que les cornes du démon.

Que faire à Saint-Michel?... Personne à qui communiquer mes idées,
mes rêves; pas un foyer de vie ardente où dépenser cette activité
intellectuelle, ce désir impérieux de savoir et de créer que la guerre,
en développant mes muscles, en fortifiant mon corps, avait mis en moi,
et que des lectures passionnées surexcitaient, chaque jour, davantage.
Je comprenais que Paris seul, qui m'avait tant effrayé jadis, pouvait
fournir un aliment aux ambitions encore incertaines dont j'étais
tourmenté, et les affaires de la succession terminées, l'étude vendue,
brusquement, j'étais parti, laissant le Prieuré à la garde de Félix et
de Marie.... Et me voici de retour à Paris!...

Depuis cinq années, qu'y ai-je fait de bon, suivant l'expression du
curé?... Porté par des enthousiasmes vagues, par des exaltations
confuses, qui mêlaient je ne sais quel art chimérique à je ne sais
quel impossible apostolat, où donc suis-je arrivé?... Je ne suis
plus l'enfant timide que les valets de pied, dans un vestibule plein
de lumières, mettaient en déroute. Si je n'ai pas acquis beaucoup
d'aplomb, du moins, je sais me tenir dans le monde, sans y paraître
trop ridicule. Je passe à peu près inaperçu, ce qui est la meilleure
condition que puisse souhaiter un homme de ma sorte, qui ne possède
aucun des agréments et qualités extérieures qu'il faut pour y briller.
Très souvent, je me demande ce que je fais là, en ce milieu qui
n'est pas le mien, où l'on n'a de respect que pour le succès, si
charlatanesque qu'il soit; que pour l'argent, de quelques sentines
qu'il vienne; où chaque parole dite m'est une blessure dans ce que
j'aime le mieux, dans ce que j'admire le plus.... D'ailleurs, l'homme
n'est-il pas le même partout, avec des différences d'éducation qui
s'accusent seulement dans les gestes, dans la manière de saluer, dans
le plus ou moins de liberté d'allures!... Quoi, c'était cela, ces fiers
artistes, ces admirables écrivains, dont on chante la gloire, dont on
célèbre le génie ... cela, ces êtres petits, vulgaires, affreusement
cuistres, singeant les façons des mondains qu'ils raillent, d'une
vanité burlesque, d'une jalousie féroce; à plat ventre, eux aussi,
devant l'argent; adorant, les genoux dans la poussière, la Réclame,
cette vieille gueuse, qu'ils hissent sur des peluches extravagantes....
Oh! que j'aime mieux les bouviers et leurs bœufs, les porchers et
leurs porcs, oui ces porcs, ronds, roses, qui s'en vont, fouillant
la terre du groin, et dont le dos gras et lisse reflète le nuage qui
passe!... J'ai lu énormément, sans discernement, sans méthode, et,
de ces lectures dépareillées, il ne m'est resté dans l'esprit qu'un
chaos de faits tronqués et d'idées incomplètes, au milieu duquel je
ne saurais me débrouiller.... J'ai tenté de m'instruire de toutes
les façons, et je m'aperçois que je suis aussi ignorant aujourd'hui
qu'autrefois.... J'ai eu des maîtresses que j'ai aimées huit jours,
des blondes sentimentales et romanesques, des brunes farouches,
impatientes du baiser, et l'amour ne m'a montré que le vide effroyable
du cœur de l'homme, le trompe-l'œil des tendresses, le mensonge de
l'idéal, le néant du plaisir.... Croyant m'être arrêté à la formule
d'art définitive, par laquelle j'allais étreindre mes aspirations,
fixer mes rêves palpitants, vivants, sur l'épingle des mots, j'ai
publié un livre dont on a parlé avec éloges et qui _s'est bien vendu._
Certes, j'ai été flatté de ce petit succès; moi aussi, je m'en suis
paré orgueilleusement, comme d'une chose rare, moi aussi, j'ai pris
des airs supérieurs afin de mieux tromper les autres. Et, voulant me
tromper moi-même, souvent, chez moi, je me suis regardé dans la glace
avec une complaisance de comédien, pour découvrir en mes yeux, sur mon
front, dans le port auguste de ma tête, les signes certains du génie.
Hélas! le succès m'a rendu plus pénible encore l'intime constatation
de mon impuissance. Mon livre ne vaut rien; le style en est torturé,
la conception enfantine: une déclamation violente, une phraséologie
absurde y remplacent l'idée. Parfois, j'en relis des passages applaudis
par la critique, et j'y retrouve de tout, de l'Herbert Spencer et du
Scribe, du Jean-Jacques Rousseau et du Commerson, du Victor Hugo, du
Poë et de l'Eugène Chavette. De moi, dont le nom s'étale en tête du
volume, sur la couverture jaune, je ne retrouve rien. Suivant les
caprices de ma mémoire, les hantises de mes souvenirs, je pense avec la
pensée de l'un, j'écris avec l'écriture de l'autre; je n'ai ni pensée
ni style qui m'appartiennent. Et des gens graves dont le goût est sûr,
dont le jugement fait loi, ont loué ma personnalité, mon originalité,
l'imprévu et le raffinement de mes sensations! Que cela est donc
triste!... Où je vais? Je l'ignore aujourd'hui, comme je l'ignorais
hier. J'ai cette conviction que je ne puis être un écrivain, car
l'effort dont j'étais capable, tout l'effort, je l'ai donné en cette
œuvre misérable et décousue.... Si j'avais, au moins, une ambition
bien vulgaire, bien basse, des désirs ignobles, les seuls qui ne
laissent pas de remords: l'amour de l'argent, des honneurs officiels,
de la débauche!... Mais non. Une seule chose me tente à laquelle je
n'atteindrai jamais: le talent.... Me dire, ah! oui ... me dire: «Ce
livre, ce sonnet, cette phrase sont de toi; tu les as arrachés de
ton cerveau, gonflés de ta passion, ta pensée tout entière y frémit;
elle secoue sur les pages douloureuses des morceaux de ta chair et
des gouttes de ton sang; tes nerfs y résonnent, comme les cordes du
violon sous l'archet d'un divin musicien. Ce que tu as fait là est
beau, est grand!» Pour cette minute de joie suprême, je sacrifierais
ma fortune, ma santé, ma vie; je tuerais!... Et jamais je ne me dirai
cela, jamais!... Ah! l'impassible sérénité! Ah! l'éternel contentement
de soi-même des médiocres, que je les ai enviés!... Maintenant, il me
vient des rages furieuses de retourner à Saint-Michel. Je voudrais
pousser la charrue dans le sillon brun, me rouler dans les jeunes
luzernes, sentir les bonnes odeurs des étables, et puis, surtout, me
perdre, ah! me perdre au fond des taillis, loin, bien loin, plus loin,
toujours!...

Le feu s'était éteint, et ma lampe charbonnait; un froid, léger comme
une caresse, m'envahissait les jambes, courait sur mes reins avec de
petits frissons délicieux. Du dehors, aucun bruit ne m'arrivait; la
rue devenait silencieuse. Depuis longtemps déjà je n'entendais plus
les lourds omnibus rouler sur la chaussée. Et la pendule sonna deux
heures. Mais une paresse me retenait cloué sur mon divan: à être ainsi
étendu, je jouissais d'un grand bien-être physique, dans un grand
accablement moral. Je dus faire de sérieux efforts pour m'arracher à
cette langueur et regagner enfin ma chambre. Il me fut impossible de
m'endormir. A peine avais-je clos les paupières, qu'il me semblait que
j'étais précipité dans un trou noir très profond, et brusquement, je me
réveillais, haletant, la sueur au front. Je rallumai ma lampe, essayai
de lire.... Mon attention ne parvenait pas à se fixer sur les lignes
du livre qui se dérobaient, s'entre-croisaient, se livraient, sous mes
yeux, à une danse fantastique.

--Quelle vie stupide que la mienne! pensai-je.... Les jeunes gens de
mon âge rient, chantent, ils sont heureux, insouciants.... Pourquoi
donc suis-je ainsi, rongé par d'odieuses chimères? Qui donc m'a mis
au cœur cette plaie mortelle de l'ennui et du découragement? Devant
eux, un vaste horizon, illuminé de soleil! Moi, je marche dans la
nuit, arrête sans cesse par des murs qui me barrent la route et contre
lesquels je me cogne en vain le front et les genoux.... C'est qu'ils
ont l'amour, peut-être!... Aimer, ah! oui. Si je pouvais aimer!

Et je revis, qui descendait du ciel, la belle vierge de Saint-Michel,
la radieuse vierge de plâtre, avec son manteau constellé d'argent,
et son nimbe d'or.... Tout autour d'elle, les astres tournaient,
s'inclinaient, pareils à des fleurs célestes, et des colombes, ivres
de prières, volaient en la frôlant de leurs ailes.... Je me rappelai
les extases, les transports d'adoration mystique où elle me ravissait;
toutes les joies, si douces, que j'avais éprouvées, rien qu'à la
contempler. Ne me parlait-elle pas, aussi, là-bas dans la chapelle? Et
ce langage inexprimé, qui coulait dans mon âme d'enfant des tendresses
ineffables, ce langage plus harmonieux que la voix des anges et le
chant des harpes d'or, ce langage plus parfumé que le parfum des roses,
ce langage n'était-il point le langage divin de l'amour? A mesure que
j'écoutais, de tous mes sens, ce langage qui était une musique, j'étais
enlevé dans un monde inconnu et merveilleux; une féerique vie nouvelle
germait, éclatait, florissait autour de moi. L'horizon se reculait
jusqu'à l'infini du mystère: l'espace resplendissait comme un intérieur
de soleil, et, moi-même, je me sentais devenu si grand, si fort, que,
d'un seul embrassement, j'étreignais sur ma poitrine tous les êtres,
toutes les fleurs, toutes les nuées de ce paradis, né du regard d'amour
qu'avaient échangé une vierge de plâtre et un petit enfant.

--Vierge, bonne Vierge, m'écriai-je.... Parle-moi, parle-moi encore,
comme jadis tu me parlais dans la chapelle.... Et redonne-moi l'amour,
puisque l'amour, c'est la vie, et que je meurs de ne pouvoir plus
aimer.

Mais la Vierge ne m'entendait plus. Elle glissa dans la chambre en
faisant des révérences, grimpa sur les chaises, fureta dans les
meubles, en chantant des airs étranges. Une capote de loutre remplaçait
maintenant son nimbe doré, ses yeux étaient ceux de Juliette Roux, des
yeux très beaux, très doux, qui me souriaient dans une face de plâtre,
sous un voile de gaze fine. De temps en temps, elle s'approchait de
mon lit, balançait au-dessus de moi son mouchoir brodé qui exhalait un
parfum violent.

--Monsieur Mintié, disait-elle, je suis chez moi, tous les jours, de
cinq à sept.... Et je serai charmée de vous voir, charmée!

--Vierge, bonne Vierge, implorai-je de nouveau, parle-moi, je t'en
prie, parle-moi comme autrefois dans la chapelle!

--Tu, tu, tu, tu! chantonnait la Vierge, qui, faisant bouffer sa robe
lilas, écartant, du bout de ses doigts effilés et chargés de bagues,
son manteau constellé d'argent, se mit à tourner lentement, avec des
mouvements de valse, la tête renversée sur les épaules.

--Bonne Vierge! répétai-je d'une voix irritée, mais parle-moi donc!

Elle s'arrêta, se campa devant moi, fît tomber, un à un ses vêtements
de plâtre, et, toute nue, impudique et superbe, la gorge secouée d'un
rire clair, sonore, précipité:

--Monsieur Mintié, dit-elle, je suis chez moi, tous les jours, de cinq
à sept.... Et je vous donnerai les vieux pantalons de Charles.

--Et elle me lança sa capote de loutre à la figure.

Je m'étais dressé sur mon lit.... Les yeux hébétés, la poitrine
sifflante, je regardai. Mais la chambre était calme, la lampe
continuait de brûler mélancoliquement, et mon livre gisait sur le
tapis, les pages en l'air.

       *       *       *       *       *

Je me réveillai tard, le lendemain, ayant mal dormi, poursuivi, dans
mon sommeil coupé de cauchemars, par la pensée de Juliette. Durant
cette fin de nuit troublée, fiévreuse, elle ne m'avait pas un instant
quitté, prenant les formes les plus extravagantes, se livrant aux plus
déplorables fantaisies, et voilà qu'au matin je la retrouvais encore et
telle, cette fois, que je l'avais rencontrée, la veille, chez Lirat,
avec son air décent, ses manières discrètes et charmantes. J'éprouvai
même de la tristesse,--non pas de la tristesse, un regret, le regret
qu'on a, à la vue d'un rosier dont toutes les roses seraient fanées
et dont les pétales joncheraient la terre boueuse--car je ne pouvais
penser à Juliette, sans penser, en même temps, aux paroles méchantes
de Lirat: «... Il y avait aussi l'histoire d'un lutteur de Neuilly, à
qui elle donnait vingt francs....» Quel dommage!... Quand elle était
entrée dans l'atelier, j'aurais juré que c'était la plus vertueuse
des femmes.... Rien que sa façon de marcher, de saluer, de sourire,
d'être assise, disait la bonne éducation, la vie calme, heureuse, sans
hâtes mauvaises, sans remords salissant. Son chapeau, son manteau, sa
robe, tous ses ajustements étaient d'une élégance délicate, intime,
faite pour la joie d'un seul, pour la gaîté d'une maison solidement
verrouillée, fermée aux quêteurs de proies impures.... Et ses yeux
tout emplis de tendresses permises, ses yeux d'où rayonnait tant
de candeur, tant d'ingénuité, qui semblaient ignorer le mensonge,
ses yeux, plus beaux que des lacs hantés de la lune!... «Charles va
bien?...» avait demandé Lirat ... Charles?... son mari, parbleu!...
Et, naïvement, je me faisais l'idée d'un intérieur respectable, avec
de jolis enfants jouant sur les tapis, une lampe familiale, groupant
autour de sa douce clarté des êtres simples et bons, un lit pudique,
protégé par le crucifix et la branche de buis bénit!... Tout à coup,
tombant dans cette paix, le cabot des Bouffes, le croupier de cercle,
et Charles Malterre qui démolissait le divan de Lirat, à force de s'y
rouler en pleurant de rage!... J'évoquai la physionomie du comédien,
une face pâle, plissée, glabre, des yeux cyniques, éraillés, des lèvres
ignobles, un col très ouvert, une cravate rose, un veston court,
aux plis crapuleux.... J'étais énervé, irrité.... Que m'importait,
après tout?... Est-ce que la vie de cette femme me regardait,
m'appartenait?... Est-ce que j'avais l'habitude de m'attendrir sur la
destinée des filles que le hasard jetait sur mon chemin?... Qu'elle fût
ce qu'elle voudrait, Mlle Juliette Roux!... Elle n'était
ni ma sœur, ni ma fiancée, ni mon amie; elle ne se rattachait à moi
par aucun lien.... Aperçue hier, comme une passante de la rue, comme
un de ces mille êtres vagues que l'on frôle, chaque jour, et qui s'en
vont et qui s'effacent, elle était déjà retournée au grand tourbillon
de l'oubli ... et, plus jamais, je ne la reverrais.... Si Lirat se
trompait?... me disais-je tout en déjeunant.... Je connaissais ses
exagérations, le besoin qu'il avait d'être méchant, son horreur et
son mépris de la femme.... Ce qu'il racontait de Juliette, il le
racontait de toutes les autres.... Oui, peut-être que ce comédien,
ce croupier, tous les détails de cette existence infâme, où sa verve
amère s'était complue, n'existaient que dans son imagination.... Et
Charles Malterre?... Sans doute, j'eusse préféré qu'elle fût mariée;
il m'eût été agréable qu'elle pût s'appuyer au bras d'un homme,
librement, respectée, enviée des plus honnêtes!... Mais elle l'aimait,
ce Malterre, elle vivait avec lui, décemment, elle lui était dévouée:
«Charles sera très chagrin de votre refus.» J'avais encore dans
l'oreille la voix presque suppliante avec laquelle elle prononça ces
mots.... Elle s'inquiétait donc de ce qui pouvait plaire ou déplaire
à ce Malterre.... Et à la pensée que Lirat, abusant d'une situation
fausse, la calomniait odieusement, j'eus le cœur serré, une grande
pitié m'envahit, je me surpris à dire tout haut: «Pauvre fille!...»
Cependant, ce Malterre s'était roulé sur le divan, il avait pleuré, il
avait fait des confidences à Lirat, montré des lettres.... Et puis,
après?... Est-ce que je la connaissais, moi, cette femme?... Qu'elle
eût tous les chanteurs, tous les croupiers, tous les lutteurs!... au
diable!... Et je sortis, fredonnant un air gai, de l'allure dégagée
d'un monsieur qui n'a aucun souci dans l'esprit.... Et pourquoi en
aurais-je eu, je vous le demande?...

Je descendis les boulevards, m'arrêtant aux boutiques, flânant, malgré
le soleil, un avare et pâle sourire de décembre encore imprégné de
brume; l'air était froid, piquait dur. Sur le trottoir, des femmes
passaient, frileuses, enveloppées de longs manteaux de loutre,
quelques-unes coiffées de petites capotes de fourrures, pareilles à
celle de Juliette, et, chaque fois, j'étais intéressé par ce manteau et
par cette capote. Je les regardais vraiment avec plaisir, j'aimais à
les suivre de l'œil jusqu'à ce qu'ils eussent disparu dans la foule. Au
coin de la rue Taitbout, je me souviens, je croisai une femme grande,
mince, jolie et ressemblant à Juliette, au point que je mis la main
à mon chapeau, prêt à saluer. J'eus une émotion,--oh! ce n'était pas
le coup violent au cœur, qui arrête la respiration, vous casse les
veines et vous étourdit; c'était un effleurement, une caresse, quelque
chose de très doux, qui amène un sourire sur les lèvres, et dans les
yeux un épanouissement.... Mais cette femme n'était pas Juliette....
J'en eus une sorte de dépit, et je me vengeai d'elle en la trouvant
très laide.... Déjà deux heures!... Si j'allais voir Lirat?... A quoi
bon?... Le faire parler de Juliette, l'obliger à m'avouer qu'il avait
menti, à m'apprendre des traits d'elle, poignants, sublimes, des
histoires touchantes de dévouement, de sacrifice, cela me tentait....
Je réfléchis que Lirat se fâcherait, qu'il se moquerait de moi, d'elle,
et je redoutais ses sarcasmes, et j'entendais déjà les mots sinistres,
les phrases abominables sortir, en sifflant, du coin tordu de ses
lèvres.... Dans les Champs-Élysées, je hélai un fiacre, et me dirigeai
vers le Bois.... Pourquoi le dissimuler?... Là, j'espérais rencontrer
Juliette.... Certes, je l'espérais, et, en même temps, je le craignais.
De ne point la voir, je concevais que ce me serait une déception; mais
qu'elle s'étalât, comme les autres demoiselles, régulièrement, en cette
foire de la galanterie, je sentais aussi que ce me serait une peine, et
je ne savais ce qui l'emportait en moi, de l'espérance de l'apercevoir,
ou de la crainte de la rencontrer.... Il y avait peu de monde au Bois.
Dans la grande allée du Lac, les voitures marchaient au pas, à une
assez grande distance l'une de l'autre, les cochers hauts sur leurs
sièges. Quelquefois, un coupé quittait la file espacée, tournait,
disparaissait au trot de ses chevaux, entraînant, le diable sait où,
un profil de femme, des faces toutes blanches et pâles, des bouts
d'étoffe violente, rapidement entrevus par la glace des portières....
Ma poitrine et mes tempes battaient plus vite, une impatience
m'exaspérait le bout des doigts; à force de toujours regarder dans la
même direction, de sonder l'ombre des voitures, mon cou se fatiguait,
s'endolorissait; je mâchonnais anxieusement un cigare que je ne me
décidais pas à allumer, dans la peur de laisser passer une voiture où
elle se fût trouvée.... Un moment, je crus l'avoir aperçue, au fond
d'un coupé qui allait en sens contraire de mon fiacre.

--Tournez, tournez, criai-je au cocher.... et suivez ce coupé.

Je ne fis point réflexion que c'était agir bien légèrement envers une
femme à qui j'avais été présenté la veille, par hasard, et que je
voulais à tout prix réhabiliter. Le corps à demi penché sur la glace
baissée de la portière, je ne perdais pas la voiture de vue. Et je me
disais: «Elle m'a peut-être reconnu ... peut-être va-t-elle s'arrêter,
descendre, se montrer.» Oui, je me disais cela, sans m'attribuer la
moindre idée de conquête galante; je me disais cela comme si c'eût été
une chose toute simple, et toute naturelle.... Le coupé filait, preste
et leste, dansant sur ses ressorts, et le fiacre avait peine à le
suivre.

--Plus vite! commandai-je ... plus vite donc et dépassez!

Le cocher fouetta son cheval qui prit le galop, et, en quelques
secondes, les deux voitures, roue contre roue, se touchaient. Alors
une tête de femme, dont les cheveux s'ébouriffaient sous le chapeau
très large, dont le nez se retroussait drôlement, dont les lèvres,
fracassées de rouge, saignaient comme une blessure à vif, apparut
dans l'encadrement de la portière.... D'un coup d'œil méprisant,
elle inventoria le cocher, le fiacre, le cheval et moi-même,
tira la langue, puis se rencogna dans sa voiture.... Ce n'était
pas Juliette!... Je ne rentrai chez moi qu'à la nuit tombée, très
désappointé et, pourtant, ravi de mon inutile promenade!

Je n'avais pas de projets pour le soir. Cependant, je m'habillai plus
longuement que de coutume. Je mis un soin extrême à ma toilette et,
pour la première fois, le nœud de ma cravate me parut une chose grave;
je m'absorbai dans sa confection avec complaisance. Cette révélation
soudaine en amena d'autres plus importantes encore. Ainsi, je remarquai
que mes chemises étaient mal coupées, que le plastron godait, d'une
façon disgracieuse, à l'ouverture du gilet; que mon habit affectait
une forme très ancienne, étrangement démodée. En somme, je me trouvais
assez ridicule, et me promis de changer cela dans l'avenir. Sans faire
de l'élégance une loi obligée et tyrannique de ma vie, il m'était
bien permis d'être comme tout le monde, ce semble. Parce que l'on _se
mettait bien_, on n'était pas forcément un imbécile. Ces préoccupations
me conduisirent jusqu'à l'heure du dîner. D'habitude, je mangeais chez
moi, mais, ce soir-là, mon appartement, je le jugeai trop petit, trop
silencieux, trop morose; il m'étouffait, et j'avais besoin d'espace, de
bruit, de gaîté. Au restaurant, je m'intéressai à tout, au va-et-vient
des gens, aux dorures du plafond, aux grandes glaces qui répétaient,
jusqu'à l'infini, les salles, les garçons, les globes de lumière, les
fleurs des chapeaux, le buffet où s'étalaient des viandes parées, où
des pyramides de fruits montaient, rouges et dorées, parmi les verdures
et les étincelantes verreries. J'examinais les femmes, surtout,
j'étudiais leur façon de manger en quelque sorte aérienne, le jeu de
leurs prunelles, le mouvement de leurs bras dégantés que des bracelets
lourds cerclaient d'or et d'éclairs vifs, l'angle de chair du cou, si
délicate et fine, qui s'enfonçait dans les corsages, sous le couvert
rosé des dentelles. Cela me ravissait, me passionnait comme une chose
tout à fait nouvelle, comme le paysage d'un pays lointain, subitement
entrevu. Il me venait des émerveillements, ainsi qu'à un très jeune
homme. Porté, par une disposition chagrine de mon esprit, à faire
prédominer, dans l'être humain, l'intime vie morale, c'est-à-dire à le
marquer d'une laideur ou d'une souffrance, en ce moment, au contraire,
je m'abandonnais à la satisfaction d'en goûter, sans réserves, le seul
charme physique: je me réjouissais le regard de ce qu'une belle femme
peut dégager de grâce autour d'elle; même chez les plus laides, je
retrouvais un détail dans la nuque, une langueur dans les yeux, une
souplesse dans les mains, n'importe quoi, qui me contentait, et je me
reprochai d'avoir si mal arrangé mon existence jusque-là, de m'être
cantonné, en sauvage, au fond d'un appartement triste et sombre, de ne
pas vivre enfin, alors que Paris m'offrait, à chaque pas, des joies si
faciles à prendre et si douces à savourer.

--Monsieur attend peut-être quelqu'un? me demanda le garçon.

Quelqu'un? Mais non, je n'attendais personne. La porte du restaurant
s'ouvrit, et, vivement, je me retournai. Je compris alors pourquoi il
m'adressait cette question, le garçon.... Chaque fois que la porte
s'ouvrait, il m'arrivait de me retourner ainsi, avec hâte, et je
dévisageais anxieusement les personnes qui entraient, comme si, en
effet, je savais que quelqu'un devait venir, et que je l'attendais....
Quelqu'un!... Et qui donc eus-je attendu?

J'allais très rarement au théâtre; il fallait, pour cela, une occasion,
une obligation, un entraînement. Je crois bien que, de moi-même, jamais
je n'eusse songé à y mettre les pieds ... j'affectais même, pour la
littérature qui se vend en ces déballages de médiocrité, un mépris
souverain. Concevant le théâtre, non comme une distraction futile,
mais comme un art grave, il me répugnait d'y voir, dans un mécanisme
de scènes toujours pareilles, la passion humaine rossignolant la même
romance sentimentale, la gaîté dégringolant, salie de fard, au fond de
la même basse pitrerie. Un fabricant de pièces, si applaudi fût-il, me
faisait l'effet d'un dévoyé; il était au poète ce que le défroqué est
au prêtre, le déserteur au soldat. Et j'avais souvent, dans la mémoire,
un mot de Lirat, d'une concision formidable, d'un jugement profond.
Nous avions été aux obsèques du grand peintre M...; D..., l'auteur
dramatique célèbre, conduisait le deuil. Au cimetière, il prononça un
discours. Cela n'avait étonné personne; M... et D... n'étaient-ils pas
égaux en renommée? La cérémonie terminée, Lirat prit mon bras, et nous
rentrâmes à pied, très tristes, dans Paris. Lirat paraissait absorbé
en des réflexions pénibles, gardait le silence.... Brusquement, il
s'arrêta, croisa les bras, et balançant la tête, de cet air, comique à
force de gravité, qu'il avait, il s'exclama: «Mais qu'est-ce que D...
fichait là, hein, dites?» Et c'était juste. Qu'est-ce qu'il fichait
là, vraiment? Venaient-ils donc de la même race, et allaient-ils à la
même gloire, le fier artiste, aux pensées grandioses, aux immortelles
œuvres, et l'autre, dont tout l'idéal était d'amuser, le soir, de ses
plates sornettes, une assemblée de bourgeois enrichis et repus?... Oui,
en vérité, qu'est-ce qu'il fichait là?

Que j'étais loin de ces sentiments hargneux quand, après le dîner,
ayant piaffé sur les boulevards, heureux d'un bien être physique qui
donnait à mes mouvements une légèreté, une élasticité particulières,
je m'asseyais dans une stalle du théâtre des Variétés, où l'on jouait
une opérette à succès. Le visage délicieusement fouetté par l'air froid
du dehors, le cœur tout entier conquis à l'indulgence universelle, je
jouissais véritablement. De quoi? Je ne le savais, et peu m'importait
de le savoir, n'étant pas d'humeur à me livrer, sur moi-même, à des
investigations psychologiques. Justement j'étais arrivé pendant un
entr'acte, et la foule encombrait les couloirs, très élégante. Après
avoir remis mon pardessus à l'ouvreuse, j'avais fait le tour des
baignoires avec cette impatience douce, cette caressante angoisse,
déjà éprouvée au Bois, et, monté à l'étage supérieur, j'avais continué
le même scrupuleux examen des loges. «Pourquoi ne serait-elle pas
ici?» pensais-je. Chaque fois que je ne distinguais pas nettement la
physionomie d'une femme, soit qu'elle fût penchée, soit qu'elle fût
noyée d'ombre, ou cachée derrière un éventail, je me disais: «C'est
Juliette!» Et chaque fois, ce n'était pas Juliette. La pièce m'amusa;
je ris franchement aux lourdes plaisanteries qui en constituaient
l'esprit: toute cette ineptie sinistre, toute cette grossièreté
canaille me charmèrent, et j'y trouvai, le plus sérieusement du monde,
une ironie qui ne manquait pas de littérature. Aux scènes d'amour, je
m'attendris. Je rencontrai, durant le dernier entr'acte, un jeune homme
que je connaissais à peine. Satisfait de pouvoir déverser sur quelqu'un
ce qui s'amassait en moi de banalités communicatives, je m'accrochai à
lui.

--Épatante, cette pièce! me dit-il ... renversante, mon cher.

--Oui, elle n'est pas mal.

--Pas mal! pas mal!... mais c'est un chef-d'œuvre, mon cher, un
chef-d'œuvre épatant!... Moi, ce que je préfère, c'est le second
acte.... Il y a une situation ... non, là ... une situation
d'une force!... C'est de la haute comédie, vous savez!... Et les
toilettes!... Et cette Judic; ah! cette Judic!

Il se frappa la cuisse et claqua de la langue.

--Ce qu'elle m'excite, mon cher!... C'est épatant!

Nous discutâmes ainsi le mérite des divers actes, des diverses scènes,
des divers acteurs.... Au moment de nous séparer:

--Dites-moi, lui demandai-je ... est-ce que vous ne connaissez pas une
certaine Juliette Roux?

--Attendez donc!... Parfaitement!... une petite brune, très chic?...
Non, je confonds ... attendez donc!... Juliette Roux!... Connais pas.

Une heure après, je m'attablais devant un soda-water, au café de la
Paix, où avaient accoutumé de se réunir, à la sortie des théâtres, les
plus beaux spécimens du monde galant. Beaucoup de femmes entraient,
sortaient, insolentes, tapageuses, recrépies d'une couche de poudre de
riz, les lèvres à nouveau badigeonnées de rouge; à la table voisine
de la mienne, une petite blonde, déjà vieille, très animée, racontait
je ne sais quoi, d'une voix cassée par la noce; une autre, plus loin,
brune, minaudait, avec une majesté comique de dindon, et, de la même
main qui avait croché le fumier dans les cours de ferme, elle maniait
l'éventail, tandis que l'homme qui l'accompagnait, affalé sur une
chaise, le chapeau un peu rejeté en arrière, les jambes écartées,
suçait la pomme de sa canne, obstinément. Un invincible dégoût me monta
du cœur aux lèvres; j'eus honte d'être là, et je comparai aux allures
ridicules et bruyantes de ces femmes, la tenue si réservée de la
douce Juliette, là-bas, dans l'atelier de Lirat. Ces voix rauques ou
perçantes rendaient plus suave encore la fraîcheur de sa voix, de cette
voix que j'entendais encore, me disant: «Enchantée, monsieur.... Mais,
je vous connais beaucoup.» Je me levai....

--Quelle canaille, tout de même, que ce Lirat! m'écriai-je en me
mettant au lit, furieux de ce qu'il eût traité de la sorte une
femme que je n'avais rencontrée, ni dans la rue, ni au Bois, ni au
restaurant, ni au théâtre, ni au cabaret nocturne.



IV


--Madame Juliette Roux, je vous prie?

--Si monsieur veut entrer?... me dit la domestique....

Sans demander mon nom, sans attendre ma réponse, elle me fit traverser
une petite antichambre, très sombre, et me conduisit dans une pièce,
où je ne distinguai, tout d'abord, qu'une lampe habillée de son grand
abat-jour rose, qui brûlait doucement dans un coin. La domestique
remonta la lampe, emporta un manteau de loutre, jeté sur un divan.

--Je vais prévenir madame, fit-elle.

Et elle disparut, me laissant seul.

Ainsi, j'étais chez elle!... Depuis huit jours, l'idée de cette visite
me tourmentait.... Je n'avais aucun plan, aucun projet, je désirais
voir Juliette, voilà tout; quelque chose comme une curiosité très vive,
que je n'analysais pas, m'attirait vers elle.... Plusieurs fois,
j'étais allé dans la rue de Saint-Pétersbourg, avec l'intention bien
arrêtée de me présenter chez elle; mais, au dernier moment, le courage
m'avait manqué, et j'étais parti sans avoir pu me décider à franchir la
porte de sa maison.... Maintenant, j'étais l'homme le plus embarrassé
du monde, et regrettais fort ma sottise, car c'était une sottise,
évidemment.... Comment me recevrait-elle?... Que lui dirais-je?... Sans
doute, elle m'avait engagé à venir... se souviendrait-elle de moi?...
Ce qui m'inquiétait surtout, c'est que j'avais beau faire appel à mon
intelligence, je ne trouvais pas la moindre phrase, pas le moindre
mot, pour aborder la conversation, quand Juliette serait là!... Si
j'allais rester court, la bouche ouverte, quel ridicule!... J'examinai
la pièce où Juliette entrerait tout à l'heure!... Cette pièce était
un cabinet de toilette, servant en même temps de salon. L'impression
que j'en eus me fut désagréable. La toilette, étalée brutalement, avec
ses deux cuvettes de cristal rose craquelé, me choqua. Les murs et le
plafond, tendus de satin rouge criard, les meubles en peluche brodée,
les portières compliquées, des bibelots très chers et très laids,
posés çà et là sur les meubles; des tables bizarres, sans destination,
des consoles chargées de lourds ornements, tout cela disait un goût
vulgaire. Je remarquai, occupant le milieu de la cheminée, entre
deux massifs vases d'onyx, un Amour, en terre cuite, qui bombait la
poitrine, souriait avec une moue spirituelle, et offrait une fleur,
du bout de ses doigts écartés. Chaque détail révélait, ici, l'amour
du luxe cher et grossier, là, une tendance regrettable à la romance, à
l'attendrissement _bébête._ C'était à la fois navrant et sentimental.
Pourtant, et ce me fut une satisfaction, je ne rencontrais pas le
disparate, le fugitif, le heurté des appartements de filles, ces
appartements où l'on sent l'existence hagarde, où l'on peut, au nombre
de bibelots entassés, compter le nombre des amants qui ont passé là
amants d'une heure, d'une nuit, d'une année; où chaque siège vous crie
une impudeur et une trahison; où l'on voit sur une vitrine l'agonie
d'une fortune, sur un marbre les traces encore chaudes d'une larme, sur
un lustre des gouttes encore chaudes de sang.... La porte s'ouvrit, et
Juliette, toute blanche, dans une robe longue et flottante, apparut....
Je tremblais ... le rouge me montait à la figure; mais elle me
reconnut, et, souriant de ce sourire qu'enfin je retrouvais, elle me
tendit la main:

--Ah! monsieur Mintié! dit-elle?... que c'est gentil à vous de ne
m'avoir pas oubliée!... Y a-t-il longtemps que vous avez vu cet
original de Lirat?

--Mais oui, Madame; pas depuis le jour où j'ai eu l'honneur de vous
rencontrer chez lui....

--Ah! mon Dieu, je croyais que vous ne vous quittiez jamais!...

--Il est vrai, répondis-je, que je le vois beaucoup ... mais j'ai
travaillé tous ces jours-ci.

Ayant cru remarquer, dans le ton de sa voix, une intention ironique,
j'ajoutai, en matière de défi:

--Quel grand artiste, n'est-ce pas?

Juliette laissa passer cette exclamation:

--Vous travaillez donc toujours? reprit-elle.... Du reste, on m'a
dit que vous viviez en vrai chartreux.... Le fait est qu'on ne vous
aperçoit nulle part, monsieur Mintié.

La conversation prit un tour excessivement banal; le théâtre en fit
presque tous les frais. A une phrase que je dis, elle s'étonna, un peu
scandalisée.

--Comment, vous n'aimez pas le théâtre?... Est-il possible, vous, un
artiste?... Moi, j'en raffole ... c'est si amusant le théâtre!...
Nous retournons, ce soir, aux Variétés pour la troisième fois,
figurez-vous....

On entendit un faible jappement derrière la porte.

--Ah! mon Dieu! s'écria Juliette en se levant avec précipitation....
Mon Spy que j'ai laissé dans ma chambre!... Il faut que je vous
présente mon Spy, monsieur Mintié ... vous ne connaissez pas mon Spy?

Elle avait ouvert la porte, écartait les tentures, toutes grandes.

--Allons, Spy! disait-elle, d'une voix câline.... Où êtes-vous, Spy?
Venez, pauvre Spy!...

Et je vis un minuscule animal, au museau pointu, aux longues oreilles,
qui s'avançait, dansant sur des pattes grêles semblables à des pattes
d'araignée, et dont tout le corps, maigre et bombé, frissonnait
comme s'il eût été secoué par la fièvre. Un ruban de soie rouge,
soigneusement noué, sur le côté, lui entourait le cou, en guise de
collier.

--Allons, Spy, dites bonjour à monsieur Mintié!

Spy tourna vers moi ses yeux ronds, bêtes et cruels, à fleur de tête,
et aboya hargneusement.

--C'est bien, Spy.... Donnez la patte, maintenant ... voulez-vous bien
donner la patte ... Spy, voulez-vous bien ...?

Juliette s'était penchée, et le menaçait du doigt, sévèrement.... Spy
finit par mettre la patte dans la main de sa maîtresse qui l'enleva, le
caressa, l'embrassa.

--Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!... Oh! petit amour de Spy chéri!

Elle se rassit, le tenant toujours dans ses bras, ainsi qu'un enfant,
frottant sa joue contre le museau de l'affreux animal, lui soufflant
dans l'oreille des choses douces et berceuses.

--Maintenant, faites voir que vous êtes content, Spy!... Faites voir à
votre petite mère!...

Spy aboya de nouveau; puis, il vint lécher les lèvres de Juliette qui
s'abandonnait, réjouie, à ces odieuses caresses.

--Ah! que vous êtes gentil, Spy!... Oui, que vous êtes bien, bien, bien
gentil!

Et s'adressant à moi, qui semblais complètement oublié depuis la
malencontreuse entrée de Spy, tout à coup, elle me demanda:

--Vous aimez les chiens, monsieur Mintié?

--Beaucoup, Madame, répondis-je.

Alors, elle me raconta, en un luxe de détails enfantins, l'histoire de
Spy, ses habitudes, ses exigences, ses drôleries, les scènes dont il
était la cause, avec la concierge qui ne pouvait le souffrir.

--Mais, c'est couché qu'il faut le voir, affirma-t-elle.... Si vous
saviez, il a un lit, des draps, un édredon, comme une personne....
Chaque soir, je le borde.... Et sa petite tête est si amusante, toute
noire, là dedans.... N'est-ce pas que vous êtes bien, bien drôlet,
monsieur Spy?

Spy se choisit une place commode sur la robe de Juliette et, après
avoir tourné, tourné, tourné, il se roula en boule, disparaissant
presque entièrement, dans les plis soyeux de l'étoffe.

--C'est ça!... Dodo, Spy, dodo, mon petit loulou!...

Durant cette longue conversation avec Spy, j'avais pu examiner Juliette
à mon aise.... Elle était vraiment très belle, plus belle encore que
je l'avais rêvée sous la voilette. Son visage rayonnait réellement. Il
était d'une telle fraîcheur, d'une telle clarté d'aurore que l'air,
alentour, s'en trouvait tout illuminé. Lorsqu'elle se détournait, ou se
penchait, je voyais ses cheveux lourds, très noirs, descendre le long
de sa robe, en une natte énorme, qui donnait je ne sais quoi de plus
virginal et de plus jeune à sa jeunesse. Il me sembla qu'un pli droit,
volontaire, se creusait au milieu du front, à la racine des cheveux,
mais il n'était visible que dans certaines lumières, et l'éclatante
douceur des yeux, l'excessive bonté de la bouche en tempéraient la
dureté. Sous le vêtement ample, on sentait se cambrer un corps souple,
nerveux, aux ondulations passionnées, aux puissantes étreintes; ce
qui me ravit, surtout, ce furent ses mains, des mains subtiles et
adroites, d'une agilité surprenante, et dont chaque mouvement, même
indifférent, même colère, était une caresse. Il m'eût été difficile
de porter sur elle un jugement précis. Il y avait, en cette femme, un
mélange d'innocence et de volupté, de finesse et de bêtise, de bonté
et de méchanceté, qui me déconcertait. Chose curieuse! à un moment,
j'avais vu se dessiner, près d'elle, l'horrible image du chanteur des
Bouffes. Et cette image formait, pour ainsi dire, l'ombre de Juliette.
Loin de se dissiper, à mesure que je la regardais, l'image incarnait,
en quelque sorte, une consistance corporelle. Elle grimaça, vire-volta,
bondit avec des contorsions infâmes; ses lèvres s'allongèrent,
immondes, obscènes, vers Juliette qui l'attirait, dont la main
plongeait dans ses cheveux, courait, frémissante, tout le long du
corps, heureuse de se souiller à d'impurs contacts. Et l'ignoble pitre
dévêtait Juliette, et me la montrait pâmée, dans la splendeur maudite
du péché!... Je dus fermer les yeux, faire des efforts douloureux pour
chasser cette abominable vision, et, l'image évanouie, Juliette reprit
aussitôt son expression de tendresse énigmatique et candide.

--Et surtout revenez me voir souvent, très souvent, me disait-elle, en
me reconduisant, tandis que Spy, qui l'avait suivie dans l'antichambre,
aboyait et dansait sur ses pattes grêles d'araignée.

A peine dehors, j'eus un retour d'affection subite et violente pour
Lirat, et, me reprochant de l'avoir quelque peu boudé, je résolus
d'aller lui demander à dîner, le soir même. Durant le trajet de la rue
Saint-Pétersbourg au boulevard de Courcelles, où Lirat demeurait, je
fis d'amères réflexions. Cette visite m'avait désenchanté, je n'étais
plus sous le charme du rêve et, rapidement, je retournais à la vie
désolée, au nihilisme de l'amour. Ce que j'avais imaginé de Juliette
était bien vague.... Mon esprit, s'exaltant à sa beauté, lui prêtait
des qualités morales, des supériorités intellectuelles, que je ne
définissais pas, et que je me figurais extraordinaires; de plus, Lirat,
en lui attribuant, sans raison, une existence déshonorée et des goûts
honteux, en avait fait une martyre véritable, et mon cœur s'était ému.
Poussant plus loin la folie, je pensais que, par une irrésistible
sympathie, elle me confierait ses peines, les graves et douloureux
secrets de son âme; je me voyais déjà la consolant, lui parlant de
devoir, de vertu, de résignation. Enfin, je m'attendais à une série
de choses solennelles et touchantes.... Au lieu de cette poésie, un
affreux chien qui m'aboyait aux jambes, et une femme comme les autres,
sans cervelle, sans idées, uniquement occupée de plaisirs, bornant son
rêve au théâtre des Variétés et aux caresses de son Spy, son Spy!...
ah! ah! ah! son Spy, cet animal ridicule qu'elle aimait avec des
tendresses et des mots de concierge! Et, tout en marchant, je donnais
des coups de pied dans le vide, à un Spy imaginaire, et je disais,
parodiant la voix de Juliette: «Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!...
Oh! petit amour de Spy chéri.» Faut-il l'avouer, je lui en voulais
aussi de ne m'avoir pas dit un mot de mon livre. Qu'on ne m'en parlât
pas dans la vie ordinaire, cela m'était à peu près indifférent; mais,
d'elle, un compliment m'eût charmé! Savoir qu'elle avait été émue à une
page, indignée à une autre, je l'espérais. Et rien!... pas même une
allusion! Cependant, je me rappelais, je lui avais adroitement fourni
l'occasion de cette ... politesse.

--Décidément, c'est une grue! m'écriai-je, en sonnant à la porte de
Lirat....

Lirat me reçut les bras ouverts.

--Ah! mon petit Mintié, s'exclama-t-il, c'est très chic, de venir dîner
avec moi.... Et vous arrivez bien, je vous le dis ... nous avons la
soupe aux choux.

Il se frottait les mains, semblait tout heureux.... Il voulut me
débarrasser de mon pardessus et de mon chapeau, et, m'entraînant dans
la petite pièce qui lui servait de salon, il répéta:

--Mon petit Mintié, je suis joliment content de vous voir....
Viendrez-vous demain à l'atelier?

--Certainement.

--Eh bien, vous verrez!... vous verrez!... D'abord, je lâche la
peinture, comprenez-vous?...

--Vous entrez dans le commerce?

--Écoutez-moi.... La peinture, c'est de la blague, mon petit Mintié!

Il s'anima, tourna dans la pièce, en agitant les bras.

--Giotto! Mantegna!... Velasquez!... Rembrandt! Eh bien! quoi,
Rembrandt!... Watteau! Delacroix!... Ingres!... Oui, et puis après?...
Non, ça n'est pas vrai, la peinture ne rend rien, n'exprime rien, c'est
de la blague!... c'est bon pour les critiques d'art, les banquiers, et
les généraux qui font faire leur portrait, à cheval, avec un obus qui
éclate au premier plan.... Mais un coin de ciel, le ton d'une fleur,
le frisson de l'eau, l'air ... comprenez-vous?... l'air!... toute la
nature impalpable et invisible, avec de la pâte!... avec de la pâte?

Lirat haussa les épaules.

--De la pâte qui sort des tubes, de la pâte fabriquée par les sales
mains des chimistes, de la pâte lourde, opaque, et qui colle aux
doigts, comme de la confiture!... Hein, dites, la peinture ... quelle
blague!... Non, mais avouez-le, mon petit Mintié, quelle blague!... Le
dessin, l'eau-forte ... deux tons ... à la bonne heure!... Ça ne trompe
pas, c'est honnête ... et puis les amateurs s'en moquent, ne viennent
pas vous embêter ... ça ne tire pas de feux d'artifice dans leurs
salons!... L'art vrai, l'art auguste, l'art artiste ... le voilà!...
La sculpture, oui ... quand c'est beau, ça vous fiche des coups dans
les entrailles.... Et puis le dessin ... le dessin, mon petit Mintié,
sans bleu de Prusse, le dessin tout bête!... Viendrez-vous demain à
l'atelier?...

--Certainement.

Il continua, coupant les phrases, heurtant les mots, se grisant de
bruit et de paroles....

--Je commence une série d'eaux-fortes ... vous verrez.... Une femme
toute nue, qui sort d'un trou d'ombre, et qui monte, portée sur les
ailes d'une bête.... Renversée, les cuisses mafflues, avec des plis
gras, des bourrelets de chair ignoble ... un ventre qui s'étale et qui
déborde, un ventre avec des accents terribles, un ventre hideux et vrai
... une tête de mort, mais une tête de mort vivante, comprenez-vous?...
avide, goulue, tout en lèvres.... Elle monte, devant une assemblée
de vieux messieurs, en chapeau haute-forme, en pelisse et cravate
blanche.... Elle monte, et les vieux messieurs se penchent sur elle,
haletants, la bouche pendante et baveuse, les yeux convulsés ... toutes
les faces de la luxure, toutes!...

Se campant devant moi, avec un air de défi, il poursuivit:

--Et savez-vous comment j'appelle ça?... le savez-vous, dites?...
J'appelle ça l'_Amour_, mon petit Mintié. Hein! qu'en pensez-vous?...

--Cela me paraît trop symbolique, hasardai-je.

--Symbolique!... interrompit Lirat.... Vous dites une bêtise, mon petit
Mintié.... Symbolique!... Mais c'est la vie!.... Allons dîner.

Le dîner fut gai. Lirat y déploya un esprit charmant, tout rempli
d'aperçus originaux sur l'art et sur la littérature, sans outrance,
sans paradoxes. Il avait retrouvé sa verve saine, comme aux meilleurs
jours de sa vie. A plusieurs reprises, j'eus l'idée de lui avouer que
j'avais été voir Juliette.... Une sorte de honte me retint, je n'osai
cas.

--Travaillez, travaillez mon petit Mintié, me dit-il, en nous
quittant.... Produire, toujours produire ... tirer, de ses mains ou de
son cerveau, n'importe quoi ... ne fût-ce qu'une paire de bottes ... il
n'y a encore que ça, allez!...

Six jours après, j'étais retourné chez Juliette, et j'avais pris
l'habitude d'y venir, régulièrement, passer une heure, avant mon dîner.
L'impression désagréable, ressentie lors de ma première visite, s'était
effacée. Peu à peu, et sans que je m'en doutasse, je m'étais si bien
accoutumé aux tentures rouges du salon, à l'Amour en terre cuite, aux
bavardages enfantins de Juliette, à Spy même, qui était devenu mon ami,
que, lorsque j'avais passé une journée sans les voir, il me semblait
qu'un grand vide se creusait, cette journée-là, dans ma vie.... Non
seulement, les choses qui m'avaient tant choqué ne me choquaient plus,
elles m'attendrissaient au contraire, et, chaque fois que Juliette
conversait avec son chien, ou prenait de lui des soins exagérés, cela
m'était véritablement une douceur, et comme une affirmation répétée de
la naïveté et des qualités aimantes de son cœur. Je finis par parler,
moi aussi, ce langage de chien.... Un soir que Spy était souffrant, je
m'inquiétai et, délicatement, écartant les couvertures et les ouates
qui l'enveloppaient, je murmurai: «Il a du bobo, le petit Spy.... Où
ça, il a du bobo?» Seule, l'image du chanteur surgissant, tout à coup,
auprès de Juliette, troublait quelquefois la paix de ces réunions, mais
je n'avais qu'à fermer les yeux, un instant, ou à tourner la tête, et
elle disparaissait aussitôt.

Je décidai Juliette à me conter sa vie. Elle avait toujours résisté,
jusque-là.

--Non, non! disait-elle.

Et elle ajoutait, avec un soupir, en me regardant de ses grands yeux
tristes.

--A quoi bon, mon ami?

J'insistai, suppliai.

--C'est un devoir pour vous de me la révéler, et un devoir pour moi de
la connaître.

Enfin, vaincue par ce raisonnement que je ne me lassais pas
de réitérer, sous des formes multiples et convaincantes, elle
consentit.... Ah! quelle tristesse!

Elle habitait Liverdun. Son père était médecin, et sa mère, qui
menait une mauvaise conduite, avait quitté son mari.... Quant à elle,
Juliette, on l'avait mise en demi-pension chez les sœurs.... Le père
buvait et, chaque soir, rentrait ivre ... alors, c'étaient des scènes
terribles, car il était fort méchant. Le scandale devint tel que
les sœurs renvoyèrent Juliette, ne voulant pas garder chez elles la
fille d'une mauvaise femme et d'un ivrogne.... Ah! quelle misérable
existence! Toujours enfermée dans sa chambre, n'osant pas sortir, et
quelquefois battue, sans raison, par son père!... Une nuit, très tard,
le père entra dans la chambre de Juliette et ... (Comment vous exprimer
cela! disait Juliette rougissante.... Oui, enfin, vous comprenez?...)
elle saute du lit, crie, ouvre la fenêtre ... mais le père prend peur
et s'en va.... Le lendemain, Juliette partait pour Nancy, espérant
vivre en travaillant.... C'est là qu'elle avait connu Charles.

Tandis qu'elle parlait, d'une voix douce et toujours pareille, je
lui avais pris la main, sa belle main, que je serrais avec émotion,
aux endroits douloureux du récit. Et je m'emportais contre le père
infâme.... Et je maudissais la mère abandonnant son enfant!... Je
sentais s'agiter en moi de formidables dévouements, gronder de sourdes
vengeances.... Quand elle eut fini, je pleurais à chaudes larmes.... Ce
fut une heure exquise.

Juliette recevait peu de monde; des amis de Malterre, et deux ou trois
femmes, amies des amis de Malterre. L'une d'elles, Gabrielle Bernier,
grande blonde, très jolie, entrait toujours de la même façon.

--Bonjour, Monsieur ... bonjour, petite.... Ne vous dérangez pas, je me
sauve.

Et elle s'asseyait sur un bras de fauteuil, en lissant son manchon, par
gestes brusques.

--Figurez-vous que j'ai encore eu une scène, tantôt, avec Robert....
Quel type, si vous saviez!... Il s'amène chez moi et me dit en
pleurnichant: «Ma petite Gabrielle, il faut que je te quitte, ma mère
me l'a déclaré ce matin, elle ne me donnera plus d'argent.»--«Ta mère!
que je lui réponds.... Eh bien! tu peux lui dire à ta mère, et de ma
part, que le jour où elle quittera ses amants, je te quitterai par la
même occase.... D'ici là, elle peut se fouiller, ta mère....» C'est-il
pas vrai aussi, une vieille saleté comme ça!... Ce que Robert a
pouffé!... Dites donc, nous allons à l'Ambigu, ce soir.... Y venez-vous?

--Merci.

--Alors, je me sauve!... Ne vous dérangez pas.... Bonjour, Monsieur,
bonjour, petite....

Cette Gabrielle Bernier m'irritait beaucoup.

--Pourquoi recevez-vous des femmes comme ça? disais-je à Juliette.

--Quel mal, mon ami?... Elle m'amuse.

Les amis de Malterre, eux, parlaient courses, vie élégante, avaient
toujours des histoires de cercles et de femmes à raconter, ne
tarissaient pas sur les choses de théâtre. Il me semblait que Juliette
prenait plaisir, plus que déraison, à ces conversations; mais je
l'excusais, mettant ces complaisances sur le compte de la politesse.
Jesselin, un jeune homme très riche, dont on vantait le sérieux,
était le boute-en-train de la _bande_ et tous s'inclinaient devant
son évidente supériorité: «Qu'en pensera Jesselin? Il faut demander
à Jesselin.... Ce n'est pas l'avis de Jesselin....» On le courtisait
fort. Jesselin avait beaucoup voyagé et connaissait mieux que personne
les meilleurs hôtels du monde entier. Ayant été en Afghanistan, il
n'avait retenu, de tout un voyage à travers l'Asie centrale, que
cette particularité, c'est que l'émir de Caboul, avec qui il eut, un
jour, l'honneur de faire une partie d'échecs, jouait aussi vite que
les Français: «Non, ce qu'il m'a épaté, cet émir!» Il répétait aussi,
volontiers: «Vous savez si je m'en suis payé des voyages.... Eh bien,
je puis le dire ... en sleeping, en cabine, en télègue, n'importe où et
n'importe comment, à sept heures et demie, tous les soirs ... en habit!»

Malterre ne m'aimait pas, bien qu'il se fût lié avec moi. D'une nature
douce et timide, il n'osait me marquer son aversion, dans la crainte de
déplaire à Juliette; mais je la voyais sourdre dans son sourire de bon
chien étonné; mais je la sentais s'impatienter dans sa poignée de main.

Je n'étais heureux que seul avec Juliette. Là, dans le salon rouge,
sous l'égide de l'Amour en terre cuite, nous restions parfois de
longs temps sans prononcer une parole. Je la regardais; elle baissait
la tête, et, songeuse, jouait avec les effilés de sa robe, ou les
dentelles de son corsage. Souvent, mes yeux s'emplissaient de larmes,
sans que je susse pourquoi: des larmes très douces, qui coulaient
sur moi comme un parfum, m'inondaient l'âme d'une liqueur magique.
Et j'éprouvais, dans tout mon être, une sensation de plénitude et de
délicieux engourdissement.

--Ah! Juliette! Juliette!

--Voyons, mon ami, voyons, soyez sage!

C'étaient les seuls mots d'amour qui nous échappassent....

A quelque temps de là, Juliette donnait un grand dîner pour célébrer
la fête de Charles. Pendant toute la soirée, elle se montra nerveuse,
agacée. A Charles, qui lui adressa une observation timide, elle
répondit durement, d'un ton bref que je ne lui connaissais pas. Il
était deux heures du matin, quand tout le monde prit congé. J'étais
demeuré seul, dans le salon. Près de la porte, Malterre me tournait le
dos, causant avec Jesselin qui passait sa pelisse dans l'antichambre.
Et je vis Juliette, accoudée au piano, qui me regardait fixement. Un
éclair de passion farouche traversait ses yeux devenus graves tout
à coup, presque terribles, les barrait comme d'une flamme nouvelle.
Le pli de son front s'accentuait, sa narine battante et gonflée
frémissait; je ne sais quoi d'impudique errait sur ses lèvres. Je
m'élançai. Et mes genoux cherchant ses genoux, mon ventre se collant
à son ventre, ma bouche sur sa bouche, je l'enlaçai d'une étreinte
furieuse.

Elle s'abandonna, et d'une voix très basse, étranglée:

--Viens demain! dit-elle.



V


Je voudrais, oui, je voudrais ne pas poursuivre ce récit, m'arrêter
là.... Ah! je le voudrais! A la pensée que je vais révéler tant de
hontes, le courage m'abandonne, le rouge me monte au front, une lâcheté
me prend, tout à coup, qui fait trembler ma plume entre mes doigts....
Et je me suis demandé grâce à moi-même.... Hélas! je dois gravir,
jusqu'au bout, le chemin douloureux de ce calvaire, même si ma chair y
reste accrochée en lambeaux saignants, même si mes os à vif éclatent
sur les cailloux et sur les rocs! Des fautes comme les miennes, que je
ne tente pas d'expliquer par l'influence des fatalités ataviques, et
par les pernicieux effets d'une éducation si contraire à ma nature, ont
besoin d'une expiation terrible, et cette expiation que j'ai choisie,
elle est dans la confession publique de ma vie. Je me dis que les cœurs
nobles et bons me sauront gré de mon humiliation volontaire; je me dis
aussi que mon exemple servira de leçon.... Si, en lisant ces pages, un
jeune homme, un seul, prêt à faillir, se sentait tant d'effroi et tant
de dégoût, qu'il fût à jamais sauvé du mal, il me semble que le salut
de cette âme commencerait le rachat de la mienne. Et puis, j'espère,
quoique je ne croie plus en Dieu, j'espère qu'au fond de ces asiles de
paix, où, dans le silence des nuits rédemptrices, monte, vers le ciel,
le chant triste et consolateur de ceux-là qui prient pour les morts,
j'espère que j'aurai ma part des pitiés et des pardons chrétiens.

Je possédais vingt deux mille francs de rente; de plus, j'étais
convaincu qu'en travaillant je pouvais gagner, dans la littérature,
une somme égale, au moins.... Plus rien ne me paraissait difficile;
la route était tracée devant moi sans un obstacle, et je n'avais plus
qu'à marcher.... Ah! mes timidités, mes terreurs, mes doutes, le
travail haletant, l'angoisse, il n'en était plus question. Un roman,
deux romans par an, des pièces de théâtre même.... Qu'était-ce, je
vous prie, pour un homme amoureux, comme moi?... Ne disait-on pas que
X... et que Z..., des imbéciles irréparables et notoires, avaient
fait, en quelques années, des fortunes énormes?... Des idées de roman,
de comédie, de drame, me venaient en foule, et je les indiquais
d'un geste large et hautain.... Je me voyais déjà accaparant toutes
les librairies, tous les théâtres, tous les journaux, l'attention
universelle... Aux heures d'inspiration pénible, je regarderais
Juliette et les chefs-d'œuvre naîtraient de ses yeux, ainsi que les
royaumes d'une féerie.... Je n'hésitai pas à exiger le départ de
Malterre, et à me charger de l'existence de Juliette. Malterre écrivit
des lettres désespérées, pria, menaça; finalement, il partit. Plus
tard, Jesselin, avec le bon goût et l'esprit qu'il avait, nous raconta
que Malterre, bien triste, voyageait en Italie.

--Je l'ai accompagné jusqu'à Marseille, nous dit-il.... Il voulait se
tuer, pleurait tout le temps.... Vous savez, je ne suis pas un gobeur,
moi; mais, vraiment il me faisait de la peine.... Non là, vrai!

Et il ajouta:

--Vous savez?... Il était résolu à se battre avec vous.... C'est son
ami, monsieur Lirat, qui l'en a empêché.... Moi aussi, du reste, parce
que je ne comprends que les duels à mort.

Juliette écoutait ces détails, silencieuse, d'un air, en apparence,
indifférent. Elle passait, de temps en temps, sa langue sur sa bouche;
il y avait dans ses yeux comme le reflet d'une joie intérieure.
Pensait-elle à Malterre? Était-elle heureuse d'apprendre que quelqu'un
souffrît à cause d'elle? Hélas! je n'étais déjà plus en état de me
poser ces points d'interrogation.

Une vie nouvelle commença.

Le quartier où demeurait Juliette ne me plaisait pas; il y avait, dans
sa maison, des voisinages qui m'étaient pénibles, et puis, surtout,
l'appartement renfermait des souvenirs qu'il me convenait d'effacer.
Dans la crainte que ces combinaisons n'agréassent point à Juliette, je
n'osais les lui dévoiler trop brusquement; mais, aux premiers mots que
j'en dis, elle exulta.

--Oui, oui! s'écria-t-elle joyeuse.... J'y avais songé, mon chéri. Et
puis, sais-tu à quoi j'ai songé encore?... Dis-le, dis-le vite, à quoi
ta petite femme a songé?

Elle appuya ses deux mains sur mes épaules, et souriante:

--Tu ne sais pas?... Vrai, tu ne sais pas?... Eh bien! elle a songé
que tu viendrais habiter avec elle.... Oh! ce serait si gentil, un
joli petit appartement, où nous serions, tous deux, bien seuls, à
nous aimer, dis, mon Jean?... Toi, tu travaillerais; moi, pendant
ce temps-là, près de toi, sans bouger, je ferais de la tapisserie
et, de temps en temps, je t'embrasserais, pour te donner de belles
idées.... Tu verras, mon chéri, si je suis une bonne femme de ménage,
si je soignerai bien toutes tes petites affaires.... D'abord, c'est
moi qui rangerai ton bureau. Tous les matins tu y trouveras une fleur
nouvelle.... Et puis, Spy aura aussi une belle niche ... pas, mon
Spy?... une belle niniche, toute neuve, avec des pompons rouges....
Et puis, nous ne sortirons pas, presque jamais ... et puis, nous nous
coucherons de bonne heure.... Et puis, et puis.... Oh! comme ça sera
bon!

Redevenant sérieuse, elle dit, d'une voix plus grave:

--Sans compter que ça sera bien moins cher, la moitié moins cher,
juste!

Nous arrêtâmes un appartement, rue de Balzac, et il fallut nous occuper
de l'aménager. Ce fut une grosse affaire. Toute la journée, nous
courions les marchands, examinant des tapis, choisissant des tentures,
discutant des projets et des devis. Juliette eût voulu acheter tout ce
qu'elle voyait; mais elle allait de préférence aux meubles compliqués,
aux étoffes éclatantes, aux broderies massives. L'éclaboussement
de l'or neuf, le papillotage des tons heurtés l'attiraient et la
retenaient charmée. Si je tentais de lui adresser une observation, elle
répondait aussitôt:

--Est-ce que les hommes connaissent ces choses-là?... les femmes, ça
sait bien mieux.

Elle s'entêta dans le désir de posséder une sorte de bahut arabe,
effroyablement peinturluré, incrusté de nacre, d'ivoire, de pierres
fausses, et qui était immense.

--Tu vois bien qu'il est trop grand, qu'il ne pourrait pas entrer chez
nous, lui disais-je.

--Tu crois?... Mais en lui sciant les pieds, mon chéri?

Et, plus de vingt fois par jour, elle s'interrompait dans une
conversation, pour me demander:

--Alors, tu crois qu'il est trop grand, le beau bahut?

Dans la voiture, en rentrant, Juliette se pressait contre moi, me
tendait ses lèvres, me couvrait de caresses, heureuse, rayonnante.

--Ah! le vilain qui ne disait rien, et qui restait à me regarder,
toujours, avec ses beaux yeux tristes ... oui, vos beaux yeux tristes
que j'aime, vilain!... Il a fallu que ce soit moi, pourtant!...
Oh! jamais tu n'aurais osé, toi!... Je te faisais peur, pas? Tu te
rappelles, quand tu m'as prise dans tes bras, le soir?... Je ne
savais plus où j'étais, je ne voyais plus rien ... j'avais la gorge,
la poitrine ... c'est drôle ... comme quand on a bu quelque chose de
trop chaud.... J'ai cru que j'allais mourir, brûlée ... brûlée de toi
... C'était si bon, si bon!... D'abord, je t'ai aimé, dès le premier
jour.... Non, je t'aimais avant ... ah! tu ris!... Tu ne crois pas
qu'on puisse aimer quelqu'un, sans le connaître et sans l'avoir vu?...
Moi, je crois que si!... Moi, j'en suis sûre!...

J'avais le cœur si gonflé, ces choses étaient si nouvelles pour moi,
que je ne trouvais pas une parole; j'étouffais dans la joie. Je ne
pouvais qu'étreindre Juliette, balbutier des mots inachevés, pleurer,
pleurer délicieusement. Soudain, elle devenait toute songeuse, le pli
de son front s'accentuait, elle retirait sa main de la mienne. Je
craignis de l'avoir froissée.

--Qu'as-tu, ma Juliette?... lui demandai-je.... Pourquoi es-tu comme
ça?... T'ai-je fait de la peine?

Et Juliette, désolée navrée, gémissait:

--L'encoignure, mon chéri!... l'encoignure du salon que nous avons
oubliée!

Elle passait d'un rire, d'un baiser, à une gravité subite, mêlait les
tendresses et les mesures des plafonds, embrouillait l'amour avec la
tapisserie. C'était adorable.

Dans notre chambre, le soir, tous ces jolis enfantillages
disparaissaient. L'amour mettait sur le visage de Juliette je ne
sais quoi d'austère, de recueilli, et de farouche aussi; il la
transfigurait. Elle n'était pas dépravée; sa passion, au contraire, se
montrait robuste et saine, et, dans ses embrassements, elle avait la
noblesse terrible, l'héroïsme rugissant des grands fauves. Son ventre
vibrait comme pour des maternités redoutables.

Mon bonheur dura peu.... Mon bonheur!... C'est une chose
extraordinaire, en vérité, que jamais, jamais, je n'aie pu jouir
d'une joie complètement, et qu'il ait fallu que l'inquiétude en vînt
toujours troubler les courtes ivresses. Désarmé et sans force contre
la souffrance, incertain et peureux dans le bonheur, tel j'ai été,
durant toute ma vie. Est-ce une tendance particulière de mon esprit?...
une perversion étrange de mes sens?... ou bien le bonheur ment-il
réellement à tout le monde, comme à moi, et n'est-il qu'une forme plus
persécutrice et raffinée de la souffrance universelle? Tenez.... Les
lueurs de la veilleuse tremblottent légèrement sur les rideaux et sur
les meubles, et Juliette, au matin, s'est endormie,--au matin de notre
première nuit. Un de ses bras repose, nu, sur le drap; l'autre, nu
aussi, se replie mollement sous sa nuque. Tout autour de son visage
qui reflète les pâleurs du lit, de son visage meurtri, aux yeux,
d'un grand cerne d'ombre, ses cheveux noirs, dénoués, s'éparpillent,
ondulent, roulent. Avidement, je la contemple.... Elle dort, près
de moi, d'un sommeil calme et profond d'enfant. Et pour la première
fois, la possession ne me laisse aucun regret, aucun dégoût; pour la
première fois, je puis, le cœur attendri et reconnaissant, la chair
encore vibrante de désirs, regarder une femme qui vient de se donner à
moi. Exprimer mes sensations, je ne le saurais. Ce que j'éprouve, c'est
quelque chose d'indéfinissable, quelque chose de très doux, de très
grave aussi et de très religieux, une sorte d'extase eucharistique,
semblable à celle où me ravit ma première communion. Je retrouve le
même mystique enivrement, la même terreur auguste et sacrée; c'est
dans une éblouissante clarté de mon âme, une seconde révélation de
Dieu.... Il me semble que Dieu est descendu en moi, pour la deuxième
fois.... Elle dort, dans le silence de la chambre, la bouche à demi
entr'ouverte, la narine immobile, elle dort d'un sommeil si léger, que
je n'entends pas le souffle de sa respiration.... Une fleur, sur la
cheminée, est là qui se fane, et je perçois le soupir de son parfum
mourant.... De Juliette, je n'entends rien; elle dort, elle respire,
elle est vivante, et je n'entends rien.... Doucement, plus près, je me
penche, l'effleurant presque de mes lèvres, et, tout bas, je l'appelle.

--Juliette!

Juliette ne bouge pas. Mais je sens son haleine plus faible que
l'haleine de la fleur, son haleine toujours si fraîche, où se mêle
en ce moment, comme une petite chaleur fade, son haleine toujours si
odorante, où pointe comme une imperceptible odeur de pourriture.

--Juliette!

Juliette ne bouge pas.... Mais le drap qui suit les ondulations du
corps, moule les jambes, se redresse aux pieds, en un pli rigide, le
drap me fait l'effet d'un linceul. Et l'idée de la mort, tout d'un
coup, m'entre dans l'esprit, s'y obstine. J'ai peur, oui, j'ai peur que
Juliette ne soit morte!

--Juliette!

Juliette ne bouge pas. Alors tout mon être s'abîme dans un vertige et,
tandis qu'à mes oreilles résonnent des glas lointains, autour du lit
je vois les lumières de mille cierges funéraires vaciller sous le vent
des _de profundis_. Mes cheveux se hérissent, mes dents claquent, et je
crie, je crie:

--Juliette! Juliette!

Juliette enfin remue la tête, pousse un soupir, murmure comme en rêve:

--Jean!... mon Jean!

Vigoureusement, dans mes bras, je la saisis, comme pour la défendre; je
l'attire contre moi, et, tremblant, glacé, je supplie:

--Juliette!... ma Juliette!... ne dors pas.... Oh! je t'en prie, ne
dors pas!... Tu me fais peur!... Montre-moi tes yeux, et parle-moi,
parle-moi.... Et puis serre-moi, toi aussi, serre-moi bien, bien
fort.... Mais ne dors plus, je t'en conjure.

Elle se pelotonne dans mes bras, chuchote des mots inintelligibles, se
rendort, la tête sur mon épaule.... Mais l'évocation de la mort, plus
puissante que la révélation de l'amour, persiste, et bien que j'écoute
le cœur de Juliette qui bat contre le mien, régulièrement, elle ne
s'évanouit qu'au jour.

Que de fois, depuis, dans ses baisers de flamme, à elle, j'ai
ressenti le baiser froid de la mort!... Que de fois aussi, en pleine
extase, m'est apparue la soudaine et cabriolante image du chanteur
des Bouffes!... Que de fois son rire obscène est-il venu couvrir les
paroles ardentes de Juliette!... Que de fois l'ai-je entendu qui me
disait, en balançant, au-dessus de moi, sa face horrible et ricanante:
«Repais-toi de ce corps, imbécile, de ce corps souillé, profané par
moi.... Va!... va!... où que tu poses tes lèvres, tu respireras
l'odeur impure de mes lèvres; où que tes caresses s'égarent sur cette
chair prostituée, elles se heurteront aux ordures des miennes.... Va!
va!... baigne-la, ta Juliette, baigne-la, toute, dans l'eau lustrale
de ton amour.... Frotte-la de l'acide de ta bouche.... Arrache-lui
la peau avec les dents, si tu veux; tu n'effaceras rien, jamais, car
l'empreinte d'infamie dont je la marquai est ineffaçable.» Et j'avais
une envie violente d'interroger Juliette sur ce chanteur, dont l'image
m'obsédait. Mais je n'osais pas. Je me contentais de prendre des
détours ingénieux pour savoir la vérité: souvent, dans la conversation,
je jetais un nom, subitement, espérant, oui, espérant que Juliette
aurait un petit sursaut, une rougeur, se troublerait et que je me
dirais: «C'est lui!» J'épuisai ainsi les noms de tous les chanteurs
de tous les théâtres, sans que l'impénétrable attitude de Juliette me
donnât la moindre indication. Quant à Malterre, je ne songeais plus à
lui.

Notre installation dura quatre mois, à peu près. Les tapissiers n'en
finissaient pas, et les caprices de Juliette nécessitaient souvent
des changements très longs. Elle revenait de ses courses quotidiennes
avec des idées nouvelles pour la décoration du salon, du cabinet de
toilette. Il fallut refaire, trois fois, entièrement, les tentures
de la chambre qui ne lui plaisaient plus.... Enfin, un beau jour,
nous prîmes possession de l'appartement de la rue de Balzac.... Il
était temps.... Cette existence toujours en l'air, cette fièvre
continue, ces malles ouvertes, béantes ainsi que des cercueils,
cet éparpillement brutal des choses familières, ces piles de linge
croulant, ces pyramides de cartons que l'on renverse, ces bouts de
ficelles coupées qui traînent partout, ce désordre, ce pillage, ce
piétinement sauvage des souvenirs les plus chers, les plus regrettés,
et, surtout, ce qu'un départ contient d'inconnu, de terreur, dégage
de réflexions tristes, tout cela me ramenait à des inquiétudes, à des
mélancolies, et, le dirai-je? à des remords.... Pendant que Juliette
tournait, voltait, au milieu des paquets, je me demandais si je
n'avais pas commis une irréparable folie? Je l'aimais. Ah! certes,
je l'aimais de toutes les forces de mon âme; et je ne concevais rien
au delà de cet amour, qui m'envahissait chaque jour davantage, me
prenait dans des fibres inconnues de moi, jusqu'ici.... Pourtant, je
me repentais d'avoir cédé, avec tant de légèreté et si vite, à un
entraînement, gros de conséquences fâcheuses, peut-être, pour elle
et pour moi; j'étais mécontent de n'avoir pas su résister au désir
qu'avait exprimé Juliette, d'une si caressante façon, de cette vie en
commun.... N'aurions-nous pu nous aimer, aussi bien, elle chez elle,
moi chez moi; éviter les froissements possibles de cette situation
qu'on appelle d'un mot ignoble: le collage?... Et tandis que l'éclat
de toutes ces peluches, l'insolence de tous ces ors dans lesquels nous
allions vivre, m'effrayaient, j'éprouvais pour mes pauvres meubles de
pitchpin dispersés, pour mon petit appartement austère et tranquille,
aujourd'hui vide, la tendresse douloureuse qu'on a pour les choses
aimées et qui sont mortes. Mais Juliette passait, affairée, agile et
charmante, m'embrassait au vol d'un baiser doux, et puis, il y avait
en elle une joie si vive, traversée d'étonnements, de désespoirs si
naïfs, à propos d'un objet qu'elle ne retrouvait pas, que mes pensées
moroses s'en allaient, comme aux premiers rayons du soleil s'en vont
les nocturnes hiboux.

Ah! les bonnes journées qui suivirent le départ de la rue
Saint-Pétersbourg!... Il fallut, d'abord, tout de suite, visiter chaque
pièce en détail. Juliette s'asseyait sur les divans, les fauteuils et
les canapés, en faisant craquer les ressorts qui étaient souples et
moelleux.

--Toi aussi, disait-elle, essaye, mon chéri....

Elle examinait chaque meuble, palpait les tentures, faisait jouer les
cordons de tirage des portières, déplaçait une chaise, rectifiait
le pli d'une étoffe. Et c'étaient, à tous les moments, des cris
d'admiration, des extases!

Elle voulut recommencer l'examen de l'appartement, les fenêtres closes,
afin de se rendre compte de l'effet, _aux lumières_, ne se lassant
jamais de regarder le même objet, courant d'une pièce dans l'autre,
notant sur un bout de papier les choses qui manquaient.... Ensuite ce
furent les armoires où elle rangea son linge, le mien, avec un soin
méticuleux, des raffinements compliqués, l'adresse d'une étalagiste
consommée. Je la grondais, parce qu'elle gardait les meilleurs sachets
pour moi....

--Non! non! non!... je veux avoir un petit homme qui embaume.

De ses anciens meubles, de ses bibelots, Juliette n'avait conservé que
l'Amour en terre cuite, qui reprit sa place d'honneur sur la cheminée
du salon; moi, je n'avais apporté que mes livres et deux très belles
études de Lirat, que je m'étais mis en devoir d'accrocher dans mon
bureau. Juliette poussa des cris, scandalisée.

--Que fais-tu là, mon chéri?... Des horreurs pareilles dans un
appartement tout neuf!... Je t'en prie, cache ces horreurs-là!... Oh!
cache-les....

--Ma chère Juliette, répondis-je, un peu piqué, tu as bien ton Amour en
terre cuite?

--Sans doute, j'ai mon Amour en terre cuite ... quel rapport ça
a-t-il?... Il est très, très, très joli, mon Amour en terre cuite....
Tandis que ça, vraiment!... Et puis ça n'est pas convenable!...
D'abord, moi, chaque fois que je regarde de la peinture de ce fou de
Lirat, ça me donne mal à l'estomac!

J'avais autrefois la fierté de mes admirations artistiques, et je les
défendais jusqu'à la colère. Cela m'eût paru très puéril d'engager avec
Juliette une discussion d'art, et je me contentai d'enfouir les deux
tableaux, au fond d'un placard, sans trop de regrets.

Il arriva, un jour, que tout se trouva dans un ordre admirable; chaque
chose à sa place, les menus objets coquettement disposés sur les
tables, les consoles, les vitrines; les pièces décorées de plantes aux
larges feuilles, les livres dans la liseuse à portée de la main, Spy
dans sa niche neuve, et partout des fleurs.... Rien ne manquait, rien,
pas même, sur une table de travail, une rose dont la tige baignait en
un vase de verre, effilé.... Juliette rayonnait, triomphait, ne cessait
de me dire:

--Regarde, regarde encore, comme ta petite femme a bien travaillé!

Et penchant la tête sur mon épaule, les yeux attendris, la voix émue
sincèrement, elle murmura:

--Oh! mon Jean adoré, nous sommes chez nous, maintenant, chez nous, tu
entends bien.... Comme nous allons être heureux, là, dans notre joli
nid!...

Le lendemain, Juliette me dit:

--Il y a bien longtemps que tu n'es allé chez M. Lirat.... Je ne
voudrais pas qu'il pût croire que c'est moi qui t'empêche de le voir.

C'était vrai, pourtant! Depuis plus de cinq mois, je l'oubliais,
ce pauvre Lirat?... L'oubliais-je?... Hélas! non.... La honte me
retenait.... La honte seule m'éloignait de lui.... J'aurais, je vous
assure, crié à la terre tout entière: «Je suis l'amant de Juliette!»
mais prononcer ce nom devant Lirat, je n'osais pas!... D'abord, j'avais
pensé à lui tout confier, au risque de ce qu'il en résulterait de
fâcheux pour notre amitié.... Je m'étais dit: «Voyons, demain, j'irai
chez Lirat....» Je m'affermissais même dans cette résolution....
Et le lendemain: «Non, pas encore ... rien ne presse ... demain!»
Demain, toujours demain!... Et les jours, les semaines, les mois
s'écoulaient.... Demain!... Maintenant qu'il avait été tenu au courant
de ces choses par Malterre, qui, avant de partir, était revenu faire
gémir son divan, comment l'aborder?... Que lui dire?... Comment
supporter son regard, ses mépris, ses colères.... Ses colères, oui!...
Mais ses mépris, mais ses silences terribles, mais le ricanement
déconcertant que je voyais déjà se tordre au coin de ses lèvres?...
Non, en vérité, je n'osais pas!... L'attendrir, lui prendre la main,
lui demander pardon de mon manque de confiance, faire appel à toutes
les générosités de son cœur!... non!... Je jouerais mal ce rôle, et
puis, d'un mot, Lirat me glacerait, arrêterait l'effusion.... Eh bien!
chaque jour qui fuyait nous séparait davantage, nous mettait plus loin
l'un de l'autre ... quelques mois encore, et il ne serait plus question
de Lirat dans ma vie!... J'aimerais mieux cela que de franchir ce
seuil, que d'affronter ces yeux.... Je répondis à Juliette:

--Lirat?... Oui, oui.... Un de ces jours, j'y pense!

--Non, non! insista Juliette.... C'est aujourd'hui.... Tu le connais,
tu sais comme il est méchant.... Ah! il doit en fabriquer des potins
sur nous!

Il fallut bien me décider. De la rue de Balzac à la cité Rodrigues,
le trajet est court. Afin de reculer le moment de cette entrevue
pénible, je fis de longs détours, flânant aux étalages du faubourg
Saint-Honoré. Et je songeais: «Si je n'allais pas chez Lirat!... Je
dirais, en rentrant, que je l'ai vu, que nous nous sommes fâchés,
j'inventerais une histoire qui me sauverait à tout jamais de cette
visite.» J'eus honte de cette pensée gamine.... Alors j'espérai que
Lirat ne serait pas chez lui!... Avec quelle joie je roulerais ma carte
et la glisserais dans le trou de la serrure!... Réconforté par cette
idée, je m'engageai enfin dans la cité Rodrigues, m'arrêtai devant la
porte de l'atelier.... Et cette porte me parut effrayante. Néanmoins,
je frappai, et, aussitôt, de l'intérieur, une voix, la voix de Lirat,
répondit:

--Entrez!

Mon cœur battait, une barre de feu me traversait la gorge.... Je voulus
m'enfuir.

--Entrez! répéta la voix.

Je tournai le bouton:

--Ah! c'est vous, Mintié! s'écria Lirat.... Entrez donc....

Lirat, assis devant sa table, écrivait une lettre.

--Vous permettez que j'achève?... me dit-il. Deux minutes, et je suis à
vous.

Il se remit à écrire. Cela me rassurait un peu de ne pas sentir sur moi
le froid de son regard. Je profitai de ce qu'il me tournait le dos,
pour parler, pour me soulager vite du fardeau qui m'oppressait l'âme.

--Comme il y a longtemps que je ne vous ai vu, mon bon Lirat!

--Mais oui, mon cher Mintié.

--J'ai déménagé....

--Ah!

--J'habite rue de Balzac.

--Beau quartier!...

J'étranglais.... Je fis un suprême effort, rassemblai toutes mes forces
... mais, par une étrange aberration, je crus devoir prendre une
tournure dégagée ... Ma parole d'honneur! je raillai, oui, je raillai.

--Je vais vous apprendre une nouvelle qui vous amusera ... ah! ah!...
qui vous amusera, j'en suis sûr ... je ... je vis ... avec Juliette....
Ah! ah! avec Juliette Roux ... Juliette, enfin ... ah! ah!...

--Mes compliments!...

«Mes compliments!» Il avait prononcé cela: «Mes compliments!» d'une
voix parfaitement calme, indifférente!... Comment! pas un sifflement,
pas une colère, pas un bondissement!... Mes compliments!... Comme
il aurait dit: «Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse?... «Et
son dos, courbé vers la table, demeurait immobile, sans un ressaut,
sans un frisson!... Sa plume ne lui était pas tombée des doigts; il
continuait d'écrire!... Ce que je lui apprenais là, il le savait depuis
longtemps.... Mais l'entendre de ma bouche!... J'étais stupéfait,
et--dois-je l'avouer?--froissé que cela ne l'indignât pas!... Lirat se
leva, et se frottant les mains:

--Eh bien! quoi de nouveau? me dit-il.

Je n'y pus tenir davantage. Je me précipitai vers lui, les larmes aux
yeux.

--Écoutez-moi, criai-je en sanglotant.... Lirat, par grâce, écoutez-moi
... j'ai mal agi envers vous ... je le sais, et je vous en demande
pardon.... J'aurais dû tout vous dire.... Je n'ai pas osé.... Vous me
faites peur.... Et puis, vous vous souvenez de Juliette, ici ... de ce
que vous m'avez raconté d'elle ... vous vous souvenez ... c'est cela
qui m'en a empêché ... Comprenez-vous?

--Mais, mon cher Mintié, interrompit Lirat ... je ne vous en veux pas
du tout.... Je ne suis ni votre père ni votre confesseur.... Vous
faites ce qui vous plaît, et cela ne me regarde en rien....

Je m'exaltais:

--Vous n'êtes pas mon père, c'est vrai ... mais vous êtes mon ami, mon
seul ami, et je vous devais plus de confiance.... Pardonnez-moi!...
Oui, je vis avec Juliette, et je l'aime, et elle m'aime!... Est-ce
donc un crime que de chercher un peu de bonheur?... Juliette n'est pas
la femme que vous pensez ... on l'a odieusement calomniée.... Elle est
bonne, honnête.... Oh! ne souriez pas ... oui, honnête!... Elle a des
naïvetés d'enfant qui vous attendriraient, Lirat.... Vous ne l'aimez
point, parce que vous ne la connaissez pas!... Si vous saviez toutes
les gentillesses, toutes les prévenances de brave femme qu'elle a pour
moi!... Juliette veut que je travaille.... Elle a la fierté de ce que
je pourrai créer de bon.... Tenez, c'est elle qui m'a forcé à venir
vous voir ... moi, j'avais honte, je n'osais pas.... C'est elle!...
Oui, Lirat; ayez un peu pitié d'elle.... Aimez-la un peu, je vous en
supplie!

Lirat était devenu grave. Il mit sa main sur mon épaule, et me
regardant tristement:

--Mon pauvre enfant! me dit-il d'une voix émue.... Pourquoi me
dites-vous tout cela?

--Mais, parce que c'est la vérité, mon cher Lirat!... parce que je vous
aime et que je veux rester votre ami ... Prouvez-moi que vous êtes
toujours mon ami! ... Tenez, venez dîner ce soir, chez nous, comme
autrefois chez moi? Oh! je vous en prie, venez!

--Non! fit-il.

Et ce _non_ était impitoyable, définitif, bref ainsi qu'un coup de
pistolet.

Lirat ajouta:

--Venez, vous, souvent!... Et quand vous aurez envie de pleurer ...
vous savez ... le divan est là.... Les larmes des pauvres diables, ça
le connaît....

Lorsque la porte se referma, il me sembla que quelque chose d'énorme et
de lourd se refermait avec elle sur mon passé, que des murs plus hauts
que le ciel et plus profonds que la nuit me séparaient, pour toujours,
de ma vie honnête, de mes rêves d'artiste. Et j'éprouvai, dans tout
mon être, comme un déchirement.... Pendant une minute, je demeurai là,
hébété, les bras ballants, les yeux ouverts démesurément sur cette
porte fatidique, derrière laquelle une chose venait de finir, une chose
venait de mourir.



VI


Juliette ne tarda pas à s'ennuyer dans ce bel appartement où elle
s'était promis tant de calme, tant de bonheur. Ses armoires rangées,
ses petits bibelots mis en ordre, elle ne sut que faire et elle
s'étonna. La tapisserie l'agaça, la lecture ne lui procura aucune
distraction. Elle allait d'une pièce dans l'autre, sans savoir à quoi
occuper ses mains, son esprit, bâillant, s'étirant les bras. Elle
se réfugiait en son cabinet de toilette, où elle passait de longues
heures à s'habiller, à essayer des coiffures nouvelles devant sa
glace, à faire jouer les robinets de la baignoire, ce qui l'amusait un
instant; à épucer Spy, et à lui fabriquer des nœuds compliqués avec
les vieilles brides de ses chapeaux. La direction de sa maison eût pu
emplir le vide de ses journées, mais je m'aperçus vite, avec chagrin,
que Juliette n'était pas la femme de ménage qu'elle se vantait d'être.
Elle ne prenait de soin, n'avait de goût, n'exerçait de surveillance
que pour sa lingerie de corps et pour son chien; le reste lui importait
peu, et les choses allaient comme elles voulaient, ou plutôt comme
voulaient les domestiques. Notre personnel renouvelé se composait d'une
cuisinière, vieille fille sale, avide, grincheuse, dont les talents
en cuisine ne s'étendaient pas au delà du tapioca, de la blanquette
de veau, de la salade; d'une femme de chambre, Célestine, effrontée,
vicieuse, qui n'avait d'estime que pour les gens qui dépensaient
beaucoup d'argent; enfin d'une femme de charge, la mère Sochard, qui
prisait sans cesse, se saoulait effroyablement, afin d'oublier ses
malheurs, disait-elle, son mari qui la battait et la grugeait, sa fille
qui avait mal tourné. Aussi le gaspillage était-il énorme, notre table
très mauvaise, le reste à l'avenant. Si, par hasard, nous avions du
monde, Juliette commandait chez Bignon des plats très chers et très
prétentieux. Je vis avec déplaisance des familiarités inconvenantes,
une sorte de liaison amicale s'établir entre Juliette et Célestine.
Quand elle habillait sa maîtresse, elle lui contait des histoires dont
celle-ci se réjouissait, dévoilait les intimités malpropres des maisons
où elle avait passé, donnait des conseils.... Chez MmeK... on faisait
comme ci; chez Mme V... comme ça. Aussi, c'étaient des «chouettes
places», on peut le dire. Souvent, Juliette se rendait à la lingerie où
Célestine cousait, et elle restait là, des heures entières, assise sur
une pile de draps, à écouter les inépuisables «potins» de la bonne....
De temps en temps, des discussions s'élevaient à propos d'un objet
dérobé, d'un manquement au service. Célestine s'emportait, lançait les
plus grossières injures, tapait les meubles, glapissait de sa voix
esquintée:

--Ah ben!... merci!... En v'là une sale baraque! Des grues pareilles,
ça se permet de vous accuser!... Hé, tu sais, ma petite, je me fiche de
toi, et puis de ton nigaud, là-bas ... qu'a l'air d'un melon!...

Juliette la renvoyait, ne voulait pas même qu'elle fît ses huit jours.

--Oui, oui!... tout de suite vos paquets, vilaine fille ... tout de
suite.

Elle venait se blottir près de moi, tremblante et pâle.

--Ah! mon chéri, l'indigne créature, la vilaine fille!... Moi qui étais
si gentille pour elle!

Le soir, tout était raccommodé. Et, par-dessus les rires qui
recommençaient de plus belle, la voix de Célestine braillait.

--Bien sûr que c'était une rude salope que Mme la comtesse!
Ah! la salope.

Un jour, Juliette me dit:

--Ta petite femme n'a plus rien à se mettre.... Elle est nue comme un
ver, la pauvre!

Alors, ce furent des courses nouvelles, chez la couturière, la modiste,
la lingère; et elle redevint gaie, vive, plus aimante. L'ombre d'ennui
qui avait assombri son visage, se dissipa.... Au milieu des étoffes,
des dentelles, parmi les plumes et les fanfreluches, elle se trouvait
vraiment dans son élément, s'épanouissait, resplendissait. Ses doigts
passionnés éprouvaient des jouissances physiques à courir sur les
satins, à toucher les crêpes, à caresser les velours, à se perdre dans
les flots laiteux des fines batistes. Le moindre bout de soie, à la
façon dont elle le chiffonnait, revêtait aussitôt un joli air de chose
vivante; des soutaches et des passementeries, elle savait tirer les
plus exquises musiques. Quoique je fusse très inquiet de toutes ces
fantaisies ruineuses, je ne pouvais rien refuser à Juliette, et je me
laissais aller au bonheur de la savoir si heureuse, au charme de la
voir si charmante, elle dont la beauté embellissait les objets inertes
autour d'elle, elle qui animait tout ce qu'elle touchait d'une vie de
grâce!

Pendant plus d'un mois, tous les soirs, on apporta chez nous
des paquets, des cartons, des gaines étranges.... Et les robes
succédaient aux robes, les chapeaux aux manteaux. Les ombrelles, les
chemises brodées, les plus extravagantes lingeries s'entassaient,
s'amoncelaient, débordaient des tiroirs, des placards, des armoires.

--Tu comprends, mon chéri, m'expliquait Juliette, surprenant dans mes
regards un étonnement; tu comprends ... je n'avais plus rien.... Ça,
c'est un fonds.... Je n'aurai maintenant qu'à l'entretenir.... Oh! ne
crains rien, va! Je suis très économe.... Ainsi, regarde ... j'ai fait
faire à toutes mes robes un corsage montant, pour la ville, et puis un
corsage décolleté, pour quand nous irons à l'Opéra!... Compte ce que
cela m'économise de costumes.... Un ... deux ... trois ... quatre ...
cinq ... cinq costumes, mon chéri!... Tu vois bien.

Elle étrenna, au théâtre, une robe qui _fit sensation._ Tant que dura
cette mortelle soirée, je fus le plus malheureux des hommes.... Je
sentais les convoitises de ces regards de toute une salle braqués sur
Juliette, de ces regards qui la dévisageaient, qui la déshabillaient,
de ces regards qui laissent tomber tant d'ordures autour de la femme
qu'on admire. J'aurais voulu cacher Juliette au fond de la loge, et
jeter sur elle un voile de laine sombre et grossière; et, le cœur mordu
par la haine, je souhaitai que le théâtre, tout à coup, s'effondrât
dans un cataclysme; qu'il broyât, en une chute formidable de son lustre
et de son plafond, tous ces hommes qui me volaient chacun un peu de
la pudeur de Juliette, qui m'emportaient chacun un peu de son amour.
Elle, triomphante, semblait dire: «Je vous aime bien, Messieurs, de me
trouver belle ainsi, et vous êtes de braves gens.»

A peine rentrés chez nous, j'attirai Juliette contre moi, et longtemps,
longtemps, je la tins pressée sur mon cœur, répétant sans cesse:
«Tu m'aimes bien, ma Juliette?...» mais déjà le cœur de Juliette ne
m'entendait plus. Me voyant triste, apercevant au bord de mes cils des
larmes prêtes à rouler sur sa joue, elle se dégagea de mes bras, et,
un peu fâchée, me dit:

--Comment! j'ai été la plus belle de toutes, de toutes!... et tu n'es
pas content?... Et tu pleures?... Ce n'est pas gentil!... Qu'est-ce
qu'il te faut, alors?

Notre première fâcherie eut lieu à propos des amis de Juliette.
Gabrielle Bernier, Jesselin et quelques autres personnages amenés par
Malterre, jadis, rue de Saint-Pétersbourg, revenaient, sans que je
les en eusse priés, nous poursuivre, rue de Balzac.... Et cela ne me
convenait pas, j'entendais séparer ma maîtresse de tout son passé. Je
le déclarai nettement à Juliette, qui parut d'abord très étonnée.

--Qu'as-tu contre M. Jesselin? me demanda-t-elle. Elle appelait les
autres par leur petit nom.... Mais elle disait _Monsieur_ Jesselin avec
un grand respect.

--Je n'ai rien contre lui, positivement, ma chérie.... Il me déplaît,
il m'agace ... il est absurde ... Voilà, je pense, de bonnes raisons
pour ne point désirer voir cet imbécile....

Juliette fut fort scandalisée.... Que j'aie pu traiter d'imbécile un
homme de l'importance et de la réputation de M. Jesselin, cela ne lui
entrait pas dans la tête. Elle me regardait avec effroi, comme si je
venais de proférer un abominable blasphème.

--Imbécile, M. Jesselin!... Lui, un homme si comme il faut, si
sérieux!... qui est allé dans les Indes!... Mais tu ne sais donc pas
qu'il est de la Société de Géographie?

--Et Gabrielle Bernier?... Est-elle aussi de la Société de Géographie?

Juliette ne s'emportait jamais. Seulement, quand elle se fâchait, ses
yeux devenaient subitement plus durs, le pli de son front se creusait
davantage, sa voix perdait un peu de sa douce sonorité. Elle répondit
simplement:

--Gabrielle est mon amie.

--C'est bien cela que je lui reproche!

Il y eut un moment de silence. Juliette, assise dans un fauteuil,
tortillait les dentelles de sa robe de chambre, réfléchissait. Un
sourire ironique erra sur ses lèvres.

--Alors, il faut que je ne voie personne?... C'est ce que tu veux,
n'est-ce pas?... Hé bien, ça va être amusant!... Nous ne sortons
jamais, déjà!... Nous vivons comme de vrais loups!...

--Il n'est point question de cela, ma chérie.... J'ai des amis ... je
leur dirai de venir....

--Oui, je les connais, tes amis ... je les vois d'ici!... des
littérateurs, des artistes!... des gens qu'on ne comprend pas quand ils
vous parlent ... et qui nous emprunteront de l'argent!... Merci!...

Je fus blessé, et répondis vivement:

--Mes amis sont d'honnêtes garçons, tu entends, et qui ont du
talent.... Tandis que ce crétin et cette sale fille!...

--Assez, n'est-ce pas! commanda Juliette.... Tu veux? c'est bien!
Je leur fermerai ma porte.... Seulement, quand tu as exigé de vivre
avec moi, tu aurais bien dû me prévenir que tu voulais m'enterrer
vivante.... J'aurais vu ce que j'avais à faire....

Elle se leva.... Je ne pensai point à lui dire que c'était elle, au
contraire, qui avait désiré cette existence à deux, comprenant que ce
serait aggraver la discussion inutilement. Je lui pris la main.

--Juliette! suppliai-je.

--Eh bien, quoi?

--Tu es fâchée?

--Moi? au contraire, je suis très contente....

--Juliette!

--Allons, laisse moi ... finis ... tu me fais mal.

Juliette me bouda toute la journée; lorsque je lui adressais la
parole, elle ne me répondait pas, ou se contentait d'articuler,
d'une voix brève, des monosyllabes irritants. J'étais malheureux et
colère; j'eusse voulu l'embrasser et la battre, la couvrir de baisers
et de coups de poings. Au dîner, elle conserva une dignité de femme
offensée, les lèvres pincées, du dédain plein les yeux. En vain, je
tentai de l'attendrir par des allures humbles, des regards repentants
et douloureux; son masque demeurait impitoyable, son front avait
toujours cette barre d'ombre qui m'inquiétait. Le soir, couchée, elle
prit un livre et me tourna le dos. Et sa nuque, sa nuque parfumée où
mes lèvres aimaient à se pâmer, sa nuque me paraissait plus obstinée
qu'un mur de pierre.... De sourdes impatiences s'agitaient en moi, et
je m'efforçais de les dompter. A mesure que la colère m'envahissait,
ma voix cherchait des intonations plus caressantes, se faisait plus
douce, plus suppliante.


--Juliette! ma Juliette!... Parle-moi, je t'en prie!... Parle-moi!...
Je t'ai fait de la peine, j'ai été trop dur?... c'est vrai.... Je me
repens, je te demande pardon.... Mais parle-moi.

On eût dit que Juliette ne m'entendait pas. Elle coupait les feuillets
de son livre, et le sifflement du couteau sur le papier m'agaçait
horriblement.

--Ma Juliette!... Comprends-moi.... C'est parce que je t'aime que je
t'ai dit cela.... C'est parce que je te veux si pure, si respectée!...
Et qu'il me semble que ces gens sont indignes de toi... Si je ne
t'aimais pas, que m'importerait?... Et puis, tu crois que je ne veux
pas que tu sortes!... Mais non.... Nous sortirons souvent, tous les
soirs.... Ah! ne sois pas ainsi!... J'ai eu tort!... Gronde-moi,
bats-moi.... Mais parle, parle donc!...

Elle continuait de tourner les pages du livre.... Les mots
s'étranglaient dans ma gorge:

--C'est mal, Juliette, ce que tu fais là ... Je t'assure que c'est
mal d'être comme tu es.... Puisque je me repens!... Ah! quel plaisir
éprouves-tu donc à me torturer de la sorte?... Puisque je me repens!...
Voyons, Juliette, puisque je me repens!...

Aucun muscle de son corps ne tressaillait à mes prières. Sa nuque
surtout m'exaspérait. Entre des mèches de cheveux follets, j'y voyais
maintenant une tête de bête ironique, des yeux qui me raillaient, une
bouche qui me tirait la langue. Et j'eus la tentation d'y porter la
main, de la labourer avec mes doigts, d'en faire jaillir du sang.

--Juliette! criai-je.

Et mes doigts crispés, écartés, crochus comme des serres, s'avançaient,
malgré moi, prêts à s'abattre sur cette nuque, impatients de la
déchirer.

--Juliette!

Juliette retourna légèrement la tête, me regarda avec mépris, sans
terreur.

--Que veux-tu? me dit-elle.

--Ce que je veux?... Ce que je veux?...

J'allais proférer des menaces.... Je m'étais levé, à demi, hors des
draps, je gesticulais.... Et, tout à coup, ma colère tomba.... Je
me rapprochai de Juliette, me blottis contre elle, tout honteux, et
baisant cette belle nuque parfumée:

--Ce que je veux, ma chérie, c'est que tu sois heureuse.... Que tu
reçoives tes amis.... C'était si bête ce que j'exigeais de toi!...
N'es-tu donc pas la meilleure des femmes.... Ne m'aimes-tu pas?... Ah!
je n'aurai plus d'autre volonté que la tienne, je te le promets!...
Et tu verras comme je serai gentil avec eux.... Tiens ... pourquoi
n'inviterais-tu pas Gabrielle à dîner?... Et Jesselin aussi?...

--Non! non!... Tu dis cela maintenant, et demain tu me le
reprocherais.... Non, non!... Je ne veux pas t'imposer des gens que tu
détestes.... Des sales filles, et des crétins!...

--Je ne sais où j'avais la tête.... Je ne les déteste pas ... au
contraire, ils me plaisent beaucoup.... Invite-les, tous les deux....
Et j'irai prendre une loge au Vaudeville.

--Non!

--Je t'en conjure I

Sa voix se radoucit. Elle ferma le livre.

--Eh bien! nous verrons demain.

Sincèrement, à cette minute, j'aimais Gabrielle, Jesselin,
Célestine.... Je crois même que j'aimais Malterre.

Je ne travaillais plus. Non que l'amour du travail m'eût abandonné,
mais je n'avais plus la faculté créatrice. Tous les jours je
m'asseyais, à mon bureau, devant du papier blanc, cherchant des idées,
n'en trouvant pas, et retombant fatalement dans les inquiétudes du
présent, qui était Juliette, dans les effrois de l'avenir qui était
Juliette encore!... De même qu'un ivrogne presse la bouteille tarie
pour en exprimer une dernière goutte de liqueur, de même je pressais
mon cerveau dans l'espoir d'en faire gicler des gouttes d'idées!...
Hélas! mon cerveau était vide!... Il était vide, et il me pesait sur
les épaules, autant qu'une boule énorme de plomb!... Mon intelligence
avait toujours été lente à s'ébranler; il lui fallait l'excitation, le
cinglement du coup de fouet. En raison de ma sensibilité mal réglée, de
ma passivité, je subissais facilement des influences intellectuelles
et morales, bonnes ou mauvaises. Aussi l'amitié de Lirat m'était-elle
très utile, autrefois. Mes idées se dégelaient à la chaleur de son
esprit; sa conversation m'ouvrait des horizons nouveaux, insoupçonnés;
ce qui grouillait en moi de confus, se dégageait, prenait une forme
moins indécise que je m'efforçais de transcrire: il m'habituait à voir,
à comprendre, me faisait descendre avec lui dans le mystère de la vie
profonde.... Maintenant, jour par jour, et, pour ainsi dire, heure par
heure, se rétrécissaient, se refermaient les horizons de lumière où
j'avais tendu, et la nuit venait, une nuit épaisse, qui non seulement
était visible, mais qui était tangible aussi, car je la touchais
réellement, cette nuit monstrueuse; je sentais ses ténèbres se coller à
mes cheveux, s'agglutiner à mes doigts, s'enrouler autour de mon corps,
en anneaux visqueux....

Mon cabinet donnait sur une cour, ou plutôt sur un petit jardin que
décoraient deux grands platanes, et que limitait un mur, tapissé d'un
treillage et couronné de lierre. Par delà ce mur, au fond d'un autre
jardin, une façade de maison montait grise et très haute, dardant sur
moi cinq rangées de fenêtres; au troisième étage, contre la croisée
qui l'encadrait comme un vieux tableau, un vieux homme était assis.
Il avait une calotte de velours noir, une robe de chambre à carreaux,
et jamais il ne bougeait. Tassé sur lui-même, la tête inclinée sur
la poitrine, il semblait dormir. De son visage, je ne voyais que des
angles de chair jaune et ridée, des trous d'ombre et des mèches de
barbe sale, pareilles aux végétations bizarres qui poussent sur les
troncs des arbres morts. Parfois, un profil de femme se penchait sur
lui, sinistrement; et ce profil avait l'air d'une chouette posée sur
l'épaule du vieillard; je distinguais son bec recourbé et ses yeux
ronds, cruels, avides, sanguinaires. Lorsque le soleil entrait dans le
jardin, la croisée s'ouvrait, et j'entendais une voix aigre, pointue,
colère, qui ne cessait de glapir des reproches. Alors, le vieux homme
se tassait davantage, sa tête avait un léger mouvement d'oscillation,
puis il redevenait immobile, un peu plus enfoui dans les plis de sa
robe de chambre, un peu plus écroulé au fond de son fauteuil. Je
restais des heures à regarder le malheureux, et j'imaginais des drames
terribles, une intimité tragique, une existence noble, gâchée, perdue,
broyée par cette femme à la face de chouette. Ce cadavre vivant, je
me le représentais beau, jeune et fort.... C'était peut-être jadis un
artiste, un savant, ou simplement un homme heureux et bon.... Et il
marchait, la taille haute, les yeux pleins de confiance, il marchait
vers la gloire ou vers le bonheur.... Un jour, il avait rencontré cette
femme, chez un ami; et cette femme, elle aussi, avait une voilette
parfumée, un petit manchon, une toque de loutre, un sourire céleste, un
air d'angélique douceur.... Et tout de suite, il l'avait aimée.... Je
le suivais pas à pas, dans sa passion, je comptais ses faiblesses, ses
lâchetés, ses chutes de plus en plus profondes, jusqu'à l'effondrement
dans ce fauteuil de gâteux et de paralytique....

Et ce que j'imaginais de lui, c'était ma vie à moi: c'étaient mes
propres sensations, mes terreurs de l'avenir, mes angoisses.... Peu
à peu, l'hallucination prenait un caractère seulement physique, et
c'était moi, que je voyais, sous cette calotte de velours, dans cette
robe de chambre, avec ce corps délabré, cette barbe sale, et Juliette
qui se posait sur mon épaule, comme un hibou....

Juliette!... Elle rôdait dans le cabinet, le corps lassé, la figure
toute barbouillée d'ennui, laissant échapper des bâillements et des
soupirs. Elle ne savait qu'inventer pour se distraire. Le plus souvent,
près de moi, elle installait une table de jeu et s'absorbait dans les
combinaisons d'une patience compliquée; ou bien elle s'allongeait sur
le divan, étalait sur elle une serviette, sur la serviette de menus
instruments d'écaille, de microscopiques pots d'onguent, et brossait
ses ongles avec acharnement, les limait, les obligeait à être plus
brillants que de l'agate. Toutes les cinq minutes, elle les examinait,
cherchant son image reflétée, comme en un miroir, sur les surfaces
polies.

--Regarde, mon chéri!... sont beaux, pas? Et toi aussi, Spy, regarde
les jolis _nonongles_ à ta maîtresse.

Ce frottement léger de la brosse de peau, cet imperceptible craquement
du divan, les réflexions de Juliette, ses conversations avec Spy,
suffisaient à mettre en déroute le peu d'idées que je tentais de
rassembler. Ma pensée revenait aussitôt aux préoccupations ordinaires,
et je rêvais des rêves pénibles, je vivais des vies douloureuses ...
Juliette!... L'aimais-je?... Bien des fois cette question se dressait
devant moi, grosse d'un doute affreux? N'avais-je point été dupe d'un
étonnement des sens?... Ce que j'avais pris pour de l'amour, n'était-ce
point l'éphémère et fugitive révélation d'un plaisir non encore
goûté?... Juliette!... Certes, je l'aimais.... Mais cette Juliette que
j'aimais, n'était-ce point celle que j'avais créée, qui était née de
mon imagination, sortie de mon cerveau, celle à qui j'avais donné une
âme, une flamme de divinité, celle que j'avais pétrie impossiblement,
avec la chair idéale des anges?... Et encore ne l'aimais-je point
comme on aime un beau livre, un beau vers, une belle statue, comme la
réalisation visible et palpable d'un rêve d'artiste!... Mais l'autre
Juliette!... celle qui était là?... Ce joli animal inconscient,
ce bibelot, ce bout d'étoffe, ce rien?... Je la considérais avec
attention, tandis qu'elle lissait ses ongles!... Oh! j'aurais voulu
déboîter ce crâne et en sonder le vide, ouvrir ce cœur et en mesurer
le néant! Et je me disais: «Quelle existence sera la mienne avec cette
femme qui n'a de goût que pour le plaisir, qui n'est heureuse que
dans les chiffons, dont chaque désir coûte une fortune, qui, malgré
son apparence chaste, va au vice instinctivement; qui, du soir au
lendemain, sans un regret, sans un souvenir, a quitté ce misérable
Malterre; qui me quittera demain, peut-être; cette femme qui est la
négation vivante de mes aspirations, de mes admirations; qui jamais,
jamais, n'entrera dans ma vie intellectuelle; cette femme enfin qui,
déjà, pèse sur mon intelligence comme une folie, sur mon cœur comme un
remords, sur tout _moi_ comme un crime?...» J'avais des envies de fuir,
de dire à Juliette: «Je sors, mais je serai revenu dans une heure,»
et de ne pas rentrer dans cette maison où les plafonds m'étaient plus
écrasants que des couvercles de cercueil, où l'air m'étouffait, où les
choses elles-mêmes semblaient me dire: «Va-t'en.» Eh bien, non!... Je
l'aimais! Et c'était cette Juliette que j'aimais, non l'autre, qui
était allée où vont les chimères!... Je l'aimais de tout ce qui faisait
ma souffrance, je l'aimais de son inconscience, de ses futilités, de
ce que je soupçonnais en elle de perverti; je l'aimais de ce torturant
amour des mères pour leur enfant malade, pour leur enfant bossu....
Avez-vous rencontré, par un jour glacé d'hiver, avez-vous rencontré,
accroupi dans l'angle d'une porte, un pauvre être dont les lèvres
sont gercées, dont les dents claquent, dont la peau tremble, sous les
guenilles déchirées?... Et si vous l'avez rencontré, n'avez-vous pas
été envahi par une pitié poignante, et n'avez-vous pas eu la pensée de
le prendre, de le réchauffer contre vous, de lui donner à manger, de
couvrir ses membres frissonnants de vêtements chauds? J'aimais Juliette
ainsi; je l'aimais d'une pitié immense ... ah! ne riez pas!... d'une
pitié maternelle, d'une pitié infinie!...

--Est-ce que nous n'allons pas sortir, mon chéri?... Ce serait si
gentil de faire un tour de Bois.

Et jetant les yeux sur le papier blanc, où je n'avais pas écrit une
ligne:

--C'est tout ça?... Vrai!... tu ne t'es pas foulé la rate.... Et moi
qui suis restée pour te faire travailler!... Oh! d'abord, je sais que
tu n'arriveras jamais à rien.... Tu es bien trop mou!...

Bientôt, tous les jours et tous les soirs nous sortîmes. Je ne
résistais pas, presque heureux d'échapper aux mortels dégoûts, aux
réflexions désespérées que me suggérait notre appartement, à la vision
symbolique du vieil homme, à moi-même.... Ah! surtout à moi-même. Dans
la foule, dans le bruit, dans cette hâte fiévreuse de l'existence de
plaisir, j'espérais trouver un oubli, un engourdissement, dompter les
révoltes de mon esprit, faire taire le passé dont j'entendais, au
fond de mon être, la voix gémir et pleurer. Et, puisque j'étais dans
l'impossibilité d'élever Juliette jusqu'à moi, j'allais m'abaisser
jusqu'à elle. Les hauteurs sereines où trône le soleil, que j'avais
gravies lentement, au prix de quels efforts! je les redescendrais
d'un coup, d'une chute instantanée, irrémédiable, dussé-je, en bas,
me fracasser la tête contre les pierres, ou disparaître dans la boue
profonde. Il n'était plus question de m'enfuir. Si, par hasard, cette
idée venait encore traverser les brumes de mon cerveau, si, dans
l'égarement de ma volonté j'apercevais, toujours plus lointaine, une
route de salut, où le devoir semblait m'appeler, pour me soustraire à
l'idée, pour ne pas m'élancer sur cette route, je m'accrochais à de
faux semblants d'honneur.... Pouvais-je quitter Juliette! moi qui avais
exigé qu'elle quittât Malterre? Moi parti, que deviendrait-elle?...
Mais non! mais non! je mentais.... Je ne voulais pas la quitter,
parce que je l'aimais, parce que j'avais pitié d'elle, parce que....
N'était-ce point moi que j'aimais, de moi que j'avais pitié?... Ah! je
ne sais plus! je ne sais plus!... Aussi ne croyez point que l'abîme où
j'ai roulé m'ait surpris brusquement.... Ne le croyez pas! Je l'ai vu
de loin, j'ai vu son trou noir et béant horriblement, et j'ai couru à
lui.... Je me suis penché sur les bords pour respirer l'odeur infecte
de sa fange, je me suis dit: «C'est là que tombent, que s'engouffrent
les destinées perverties, les vies perdues; on n'en remonte jamais,
jamais!» Et je m'y suis précipité....

       *       *       *       *       *

Malgré les menaces du ciel chargé de nuages, la terrasse du café
est grouillante de monde. Pas une table qui ne soit occupée; les
cafés concerts, les cirques, les théâtres, ont vomi là «le gratin»
de leur public. Partout des toilettes claires et des habits noirs;
des demoiselles empanachées comme des chevaux de cortège, ennuyées,
malsaines et blafardes; des gommeux ahuris, dont la tête se penche
sur la boutonnière défleurie et qui mordillent le bout de leurs
cannes, avec des gestes grimaçants de macaque. Quelques-uns, les
jambes croisées, pour montrer leurs chaussettes de soie noire, brodées
de fleurettes rouges, le chapeau renvoyé légèrement en arrière,
sifflotent un air à la mode,--le refrain que, tout à l'heure, ils
ont chanté aux Ambassadeurs, en s'accompagnant avec des assiettes,
des verres et des carafes.... La dernière lumière s'est éteinte à
la façade de l'Opéra. Mais tout autour, les fenêtres des cercles et
des tripots flamboient, rouges, pareilles à des bouches d'enfer.
Sur la place, acculées au bord du trottoir, des voitures de remise
s'alignent, lamentables et rapiécées, sur une triple file. Les cochers
dormaillent, couchés sur leurs sièges; d'autres, réunis en groupe,
comiques sous des livrées de hasard, causent en mâchonnant des bouts de
cigare et se racontent, avec de gros rires, les gaillardes histoires
de leurs clientes. On entend sans cesse la voix criarde des vendeurs
de journaux, qui passent et repassent, jetant, au milieu d'un boniment
croustillant, le nom d'une femme connue, la nouvelle d'un scandale,
tandis que des gamins crapuleux et sournois, glissant comme des
chats entre les tables, offrent des photographies obscènes, qu'ils
découvrent à demi, pour fouetter les désirs qui s'endorment, rallumer
les curiosités qui s'éteignent. Et des petites filles, dont le vice
précoce a déjà flétri les maigres visages d'enfant, viennent présenter
des bouquets en souriant, d'un sourire équivoque, en mettant dans leurs
œillades la savante et hideuse impureté des vieilles prostituées. A
l'intérieur du café, toutes les tables sont prises.... Pas une place
vide.... On boit du bout des lèvres un verre de champagne, on grignote
une sandwich du bout des dents. Toutes les minutes, des curieux
entrent, avant de monter au club ou d'aller se coucher, par habitude,
ou par «chic» et pour voir aussi s'il n'y a pas «quelque chose à
faire». Lentement, et se dandinant, ils font le tour des groupes,
s'arrêtent pour causer avec des amis, envoient un rapide bonjour de la
main, de-ci, de-là, se regardent dans les glaces, remettent en ordre
la cravate blanche qui déborde le pardessus clair; puis s'en vont,
l'esprit orné d'une nouvelle expression d'argot demi-mondain, plus
riches d'un potin cueilli au passage et dont leur désœuvrement vivra
pendant tout un jour. Les femmes, accoudées devant un soda-water, leur
tête veule--que vergettent de petites hachures roses--appuyée sur la
main long gantée, prennent des airs languissants, des mines souffrantes
et rêveuses de poitrinaires. Elles échangent avec les tables voisines
des clignements d'yeux maçonniques et d'imperceptibles sourires,
tandis que le monsieur qui les accompagne, silencieux et béat, frappe,
à petits coups de canne, la pointe de ses souliers. La réunion
est brillante, tout enjolivée de fanfreluches et de dentelles, de
passequilles et de pompons, de plumes teintées et de fleurs épanouies,
de boucles blondes, de tresses brunes, et de lueurs de diamants.
Et tous sont à leur poste de combat, les jeunes et les vieux, les
débutants au visage imberbe, les chevronnés aux cheveux blanchis, les
dupes naïves et les hardis écumeurs: irrégularités sociales, situations
fausses, vices déréglés, basses cupidités, marchandages infâmes,
toutes les fleurs corrompues qui naissent, se confondent, grandissent
et s'engraissent à la chaleur du fumier parisien.

C'est dans cette atmosphère, chargée d'ennuis, d'inquiétude et de
parfums lourds, que nous venions, tous les soirs, désormais. Dans la
journée, les stations chez les couturières, le Bois, les Courses; la
nuit, les restaurants, les théâtres, les réunions galantes. Partout où
ce monde spécial s'étale, on était certain de nous voir apparaître;
nous étions même très choyés à cause de la beauté de Juliette, dont
on commençait à parler, et de ses robes qui excitaient l'envie,
l'émulation des autres femmes. Nous ne dînions plus chez nous. Notre
appartement ne nous servait plus guère que de cabinet de toilette.
Quand Juliette s'habillait, elle devenait dure, presque féroce. Le pli
de son front lui coupait la peau comme une cicatrice. Elle parlait
par mots saccadés, se fâchait, semblait emportée vers des buts de
destruction. Autour d'elle, le cabinet était au pillage: les tiroirs
ouverts, des jupons gisant sur le tapis, des éventails sortis de leurs
étuis, épars sur les chaises, des lorgnettes errant sur les meubles,
des mousselines bouffant dans des coins, des fleurs tombées, des
serviettes rougies de fard, des gants, des bas, des voilettes pendues
aux branches des flambeaux. Et, dans ce pêle-mêle, Célestine, agile,
effrontée, cynique, évoluait, bondissait, glissait, s'agenouillait
aux pieds de sa maîtresse, piquait ici des épingles, là rajustait
des plis, nouait des cordons, ses mains, molles, flasques, faites
pour tripoter de sales choses, se plaquaient sur le corps de Juliette
avec amour. Elle était heureuse, ne répondait plus aux observations
vives, aux reproches blessants, et ses yeux, allumés d'une flamme
de vice canaille, s'attachaient sur moi, obstinément ironiques. Ce
n'est qu'en public, à l'éclat des lumières, sous le feu croisé des
regards d'homme, que Juliette retrouvait son sourire, et l'expression
de joie un peu étonnée et candide qu'elle conservait jusque dans ces
milieux répugnants de la débauche. Et nous venions, en ce cabaret,
avec Gabrielle, avec Jesselin, avec des gens rencontrés on ne sait où,
présentés on ne sait par qui, des imbéciles, des escrocs, des princes,
toute une _chiennerie_ internationale et boulevardière que nous
traînions à nos trousses. On disait, généralement: «La bande Mintié.»

--Que faites-vous ce soir?

--Je vais avec la bande Mintié.

Jesselin nous donnait des renseignements sur le personnel de l'endroit;
il n'ignorait rien des dessous de la vie galante; il en parlait,
d'ailleurs, avec une sorte d'admiration, en dépit de tous les détails
honteux ou tragiques qu'il nous révélait.

«Cet homme très entouré et qu'on écoute respectueusement?... Il avait
été valet de chambre. Son maître le chassa, pour vol. Mais il se
fit croupier, exploita tous les bouges clandestins, devint caissier
de cercle, puis, habilement, pendant quelques années, disparut.
Aujourd'hui, il possédait des intérêts dans des maisons de jeu, des
parts dans des écuries de courses, du crédit chez les agents de change,
des chevaux et un hôtel où il recevait. Il prêtait secrètement de
l'argent, à cent pour cent, à des demoiselles dans l'embarras et dont
il avait, au préalable, expertisé les talents et la rouerie. Généreux à
ses heures, avec esclandre; achetant des tableaux très cher, il passait
pour un homme honorable et un protecteur des arts Dans les journaux, on
citait son nom, dévotieusement.

«Et cet autre, énorme, joufflu, dont le visage gras et plissé est
éternellement fendu d'un rire d'idiot?... Un enfant!... Dix-huit ans, à
peine. Il a une maîtresse retentissante, avec laquelle il se montre au
Bois, le lundi, et un professeur-abbé qu'il conduit au lac, le mardi,
dans la même voiture. Sa mère a ainsi compris l'éducation de ce fils,
voulant qu'il menât de front les saintes croyances et les galantes
aventures. Au demeurant, ivre tous les soirs, et cravachant sa vieille
folle de mère. «Un vrai type!» résumait Jesselin.

«Un duc, celui-là, un duc porteur d'un grand nom de France!... Ah!
le joli duc! Le roi des pique-assiettes! Il entre timidement, comme
un chien peureux, regarde à travers son monocle, flaire un souper,
s'installe et dévore du jambon et du pâté de foie gras. Il n'a
peut-être pas dîné, le duc; il est sans doute revenu bredouille de ses
quotidiennes tournées au café Anglais, à la Maison Dorée, chez Bignon,
en quête d'un ami et d'un menu. Très bien avec les petites dames et
les marchands de chevaux, il fait les commissions des unes, monte les
bêtes des autres. Chargé de dire, partout où il va: «Ah! quelle femme
charmante!... Ah! quelle admirable bête!» Il reçoit, en échange de ces
services, quelques louis avec lesquels il paie son valet de chambre.

«Encore un grand nom, peu à peu et irrémédiablement tombé dans la
pourriture des métiers abjects et des proxénétismes cachés. Celui-ci
fut brillant, autrefois; il garde encore, malgré l'embonpoint qui
est venu, malgré la bouffissure des chairs, une allure élégante, et
un parfum de bonne compagnie. Dans les mauvais lieux et les sociétés
bizarres où il opère, il joue le rôle rétribué que jouaient, il y a
cinquante ans, les majors dans les tables d'hôte. Sa politesse et son
éducation lui sont un capital qu'il exploite en perfection. Il sait
tirer parti du déshonneur des autres, aussi habilement que du sien,
car nul, mieux que lui, ne s'entend à mettre ses malheurs conjugaux en
coupe réglée.

«Ce visage livide, encadré de favoris grisonnants, cette lèvre mince,
cet œil éteint?... On ne savait pas!... Longtemps des bruits sinistres
avaient couru sur ce personnage, des histoires de sang.... D'abord,
on eut peur et on s'éloigna.... Un vieux souvenir, après tout!...
D'ailleurs, il dépensait beaucoup d'argent.... Qu'importe quelques
gouttes rouges qui roulent sur des piles d'or!... Les femmes en étaient
folles....

«Ce jeune homme si joli, à la moustache si galamment retroussée? ...
Un jour, n'ayant plus le sou, et sa famille lui coupant les vivres,
il eut l'ingénieuse pensée de faire croire à son repentir, quitta avec
fracas une vieille maîtresse qu'il avait, et s'en revint à la maison
paternelle. Une jeune fille, compagne de son enfance, l'adorait. Elle
était riche. Il l'épousa. Mais le soir même du mariage, il emportait
la dot et retrouvait la vieille maîtresse. «Elle est bonne! ajoutait
Jesselin, non là vrai!... Elle est très bonne!»

«Et les complaisants, et les chassés des clubs, et les expulsés des
Courses, et les exécutés de la Bourse, et les étrangers venus, le
diable sait d'où, qu'un scandale apporte et que remporte un autre
scandale, et les vivants hors la loi et l'estime bourgeoise, qui
s'adjugent des royautés parisiennes, devant lesquelles on s'incline!
Tous ils grouillaient là, superbes, impunis et tarés!»

Juliette écoutait, amusée par ces récits, attirée par cette boue et
par ce sang, flattée des hommages ignobles qu'elle sentait lui arriver
des regards de ces crétins et de ces bandits. Mais elle gardait sa
tenue décente, son charme de vierge, ses allures à la fois hautaines et
abandonnées, pour lesquelles un jour, chez Lirat, je m'étais damné!...

Voilà que les figures pâlissent, les traits s'étirent ... la fatigue
gonfle et rougit les paupières.... Un à un, ils quittent le cabaret,
las et inquiets.... Savent-ils ce que demain leur réserve, ce qui les
attend chez eux; quelle ruine les guette; au fond de quel gouffre
de misère et d'infamie ils sombreront, les pauvres diables?...
Quelquefois un coup de pistolet creuse un vide dans la bande....
Ne sera-ce pas leur tour, demain?... Demain!... Ne sera-ce pas mon
tour aussi? Ah! demain!... toujours la menace de demain!... Et nous
rentrions sans rien nous dire, hébétés, mornes.

Le boulevard était désert. Un grand silence s'appesantissait sur la
ville. Seules, les fenêtres des tripots luisaient, pareilles à des yeux
de bêtes géantes, tapies dans la nuit.

       *       *       *       *       *

Sans connaître exactement ma situation de fortune, je sentais la
ruine proche. J'avais payé des sommes considérables, les dettes
s'accumulaient sur les dettes et, loin de diminuer, les fantaisies
de Juliette devenaient plus nombreuses, plus extravagantes: l'or
coulait de ses doigts, comme l'eau d'une fontaine, en un ruissellement
continu. «Elle me croit sans doute plus riche que je ne le suis,
pensais-je, voulant me tromper moi-même: je devrais l'avertir,
peut-être se montrerait-elle plus réservée dans ses désirs.» La vérité
est que j'écartais systématiquement toute idée de ce genre, que je
redoutais les conséquences probables d'une pareille révélation, plus
que n'importe quel malheur dans le monde. En mes rares instants de
lucidité, de franchise avec moi-même, je comprenais que, sous son
air de douceur, sous ses naïvetés d'enfant gâtée, sous la passion
robuste et vibrante de sa chair, Juliette cachait une volonté terrible
d'être belle toujours, adulée, courtisée, un effroyable égoïsme qui
n'eût reculé devant aucune cruauté, devant aucun crime moral.... Je
m'apercevais qu'elle m'aimait moins que le dernier de ses chiffons,
qu'elle m'eût sacrifié pour un manteau, pour une cravate, pour une
paire de gants.... Entraînée dans cette existence, elle ne s'arrêterait
point.... Et alors?... Alors un grand froid me secouait de la tête
aux pieds.... Qu'elle me quittât, non, non, voilà ce que je ne
voulais pas!... Le moment le plus pénible pour moi, c'était le matin,
au réveil. Les yeux fermés, ramenant les couvertures par-dessus ma
tête, le corps tassé en boule, je réfléchissais à ma situation, avec
d'épouvantables tortures.... Et plus elle me paraissait compromise,
plus je me raccrochais à Juliette, désespérément. J'avais beau me
dire que l'argent manquerait tout à coup, que le crédit avec lequel,
malhonnêtement, je prolongerais une semaine, deux semaines, l'agonie
de mes espérances, me serait retiré; je m'entêtais, je m'acharnais
en d'impossibles combinaisons.... Je me voyais abattant des besognes
formidables en huit jours.... Je rêvais de trouver des millions dans
des fiacres.... Des héritages prodigieux me tombaient du ciel.... Le
vol me hantait.... Peu à peu, toutes ces folies prenaient un corps
dans mon cerveau détraqué.... Je donnais à Juliette des palais, des
châteaux; je l'écrasais sous le poids des diamants et des perles;
l'or, autour d'elle, coulait, flambait; et, par-dessus la terre, je la
hissais sur des pourpres vertigineuses.... Puis, la réalité revenait
brusquement.... Je m'enfonçais davantage dans le lit.... Je cherchais
des néants au fond desquels j'aurais disparu ... je m'efforçais de
dormir.... Et, tout d'un coup, haletant, la sueur au front, les yeux
hagards, je me collais à Juliette, l'étreignais de toutes mes forces,
sanglotant.

--Tu ne me quitteras jamais, ma Juliette!... dis, dis que tu ne me
quitteras jamais.... Parce que, vois-tu, j'en mourrais ... j'en
deviendrais fou ... je me tuerais!... Juliette, je te jure que je me
tuerais!

--Mais, qu'est-ce qui te prend?... Pourquoi trembles-tu? Non, mon
chéri, je ne te quitterai pas.... Ne sommes-nous pas heureux ainsi?...
Et puis, je t'aime tant!... quand tu es bien gentil, comme maintenant!

--Oui, oui, je me tuerais!... je me tuerais!...

--Es-tu drôle, mon chéri!... Pourquoi me dis-tu cela?...

--Parce que....

J'allais tout lui révéler.... Je n'osai pas. Et je repris:

--Parce que je t'aime!... parce que je ne veux pas que tu me quittes
... parce que je ne veux pas!...

Il fallut bien, cependant, en arriver à cette confidence.... Juliette
avait vu, à la vitrine d'un bijoutier de la rue de la Paix, un collier
de perles dont elle parlait sans cesse. Un jour que nous nous trouvions
dans le quartier:

--Viens voir le beau bijou, me dit-elle.

Et le nez contre la glace, les yeux luisants, longtemps elle contempla
le collier qui arrondissait, sur le velours grenat de l'écrin, son
triple rang de perles roses. Je sentais des frissons lui courir sur la
peau.

--Pas, qu'il est beau?... Et pas cher du tout! J'ai demandé le prix ...
cinquante mille francs.... C'est une occasion unique.

Je cherchai à l'entraîner plus loin. Mais, câline, se penchant à mon
bras, elle me retint. Et elle soupira:

--Ah! comme il ferait bien sur le cou de ta petite femme!

Elle ajouta, avec un air de désolation profonde:

--C'est vrai, aussi!... Toutes les femmes ont des tas de bijoux....
Moi, je n'ai rien.... Si tu étais bien gentil, bien gentil!... tu le
donnerais à ta pauvre petite Juliette... Voilà!

Je balbutiai:

--Certainement, je veux bien ... mais plus tard ... dans huit jours!...

Le visage de Juliette s'assombrit.

--Pourquoi dans huit jours?... Oh! je t'en prie, tout de suite, tout de
suite!

--C'est que vois-tu, maintenant, je suis gêné ... très gêné....

--Comment? déjà?... Tu n'as plus le sou?... Ah bien, vrai!... Où ça
passe-t-il donc, tout ton argent?... Tu n'as plus le sou?

--Mais si.... Mais si! seulement je suis gêné, momentanément.

--Eh bien, alors? qu'est-ce que ça fait?... J'ai demandé aussi pour
le paiement.... On se contenterait de billets.... Cinq billets de dix
mille francs.... Ce n'est pas une affaire d'État!

--Sans doute.... Plus tard! je te promets.... Viens!

--Ah! fit Juliette simplement.

Je la regardai, le pli de son front me terrifia; je vis passer en
ses yeux une flamme sombre.... Et, dans l'espace d'une seconde, tout
un monde de sensations extraordinaires, et non encore éprouvées,
m'envahit. Très nettement, avec une lucidité parfaite, avec un
implacable sang-froid, avec une concision de jugement foudroyante, je
me posai cette double question: «Juliette et le déshonneur; Juliette et
la prison?» Je n'hésitai pas.

--Entrons, dis-je.

Elle emporta le collier.

Le soir, parée de ses perles, elle s'assit sur mes genoux, radieuse,
et, les bras noués autour de mon cou, elle resta longtemps à me bercer
de sa douce voix.

--Ah! mon pauvre chéri, disait-elle.... Je n'ai pas toujours
été sage!... Oui, je me rends compte ... je suis un peu folle
quelquefois.... Mais c'est fini maintenant!... Je veux être une femme
bonne, sérieuse.... Et puis, tu travailleras bien ... tu feras un beau
roman, une belle pièce de théâtre.... Et puis nous serons riches, très
riches.... Et puis, quand tu seras trop gêné, nous vendrons le beau
collier!... Parce que les bijoux, c'est pas comme les robes; c'est de
l'argent, les bijoux.... Embrasse-moi fort....

Ah! comme elle s'envola vite, cette nuit-là? Comme les heures
s'enfuirent, effarées sans doute d'entendre hurler l'amour avec la voix
maudite des damnés.

Les désastres se multipliaient, se précipitaient. Des billets,
souscrits aux fournisseurs de Juliette, restèrent impayés, et c'est à
peine si je pouvais, en empruntant partout, trouver l'argent nécessaire
à notre existence quotidienne. Mon père avait laissé quelques créances
à Saint-Michel. Généreux et bon, il aimait à obliger les petits
cultivateurs dans l'embarras. Je lançai les huissiers, sans pitié,
contre ces pauvres diables, faisant vendre leur masure, leur bout
de champ, ce par quoi ils vivaient misérablement, en se privant de
tout. Dans les maisons où je possédais encore du crédit, j'achetais
des choses que je revendais aussitôt à vil prix. Je descendais jusque
dans les brocantes les plus véreuses.... Des projets de chantage
inouïs germaient en moi, et je lassais Jesselin de mes perpétuelles
demandes d'argent. Enfin, une fois, j'allai chez Lirat. Il me fallait
cinq cents francs pour le soir, et j'allai chez Lirat, délibérément,
effrontément! Pourtant, en sa présence, dans cet atelier tout plein de
souvenirs regrettés, mon assurance tomba, et j'eus une sorte de pudeur
tardive.... Je tournai autour de Lirat, pendant un quart d'heure, sans
parvenir à lui expliquer ce que j'attendais de son amitié.... De son
amitié!... Et je me disposais à partir.

--Eh bien, au revoir, Lirat.

--Au revoir, mon ami.

--Ah! j'oubliais.... Ne pourriez-vous pas me prêter cinq cents francs?
Je comptais sur mes fermages.... Ils sont en retard.

Et rapidement, j'ajoutai:

--Je vous les rendrai demain ... demain matin.

Lirat fixa un instant ses yeux sur moi.... Je revois encore ce
regard.... En vérité, il était douloureux.

--Cinq cents francs!... me dit-il.... Où diable voulez-vous que je les
prenne?... Est-ce que j'ai jamais eu cinq cents francs?

J'insistai, répétant:

--Je vous les rendrai demain ... demain matin.

--Mais je ne les ai pas, mon pauvre Mintié!... Il me reste deux cents
francs.... Si cela peut vous être utile?

Je pensai que ces deux cents francs qu'il m'offrait, c'était le pain de
tout un mois. Je répondis, le cœur déchiré:

--Eh bien, oui!... Tout de même!... Je vous les rendrai demain ...
demain matin.

--C'est bon, c'est bon!...

J'aurais voulu, à ce moment, me jeter au cou de Lirat, lui demander
pardon, lui crier: «Non, non, je ne veux pas de cet argent!» Et, comme
un voleur, je l'emportai.

Mes propriétés, le Prieuré lui-même, la vieille et familiale demeure,
couverts d'hypothèques, furent vendus!... Ah! le triste voyage que
je fis à cette occasion!... Il y avait bien longtemps que je n'étais
retourné à Saint-Michel! Et cependant, aux heures de dégoût et de
lassitude, dans la fièvre mauvaise de Paris, la pensée de ce petit
pays tranquille m'était une douceur, un apaisement. Les souffles purs
qui me venaient de là-bas rafraîchissaient mon cerveau congestionné,
calmaient ma poitrine, brûlée par les acides corrosifs que charrie
l'air empesté des villes, et je m'étais promis souvent, quand je serais
fatigué de toujours poursuivre des chimères, de me réfugier là, dans
la paix, dans la sérénité des choses maternelles. Saint-Michel!...
Jamais il ne m'avait été cher autant que depuis que je l'avais quitté;
il me semblait contenir des beautés et des richesses dont je n'avais
pas su jouir encore, et que je découvrais subitement.... J'aimais à en
rappeler les souvenirs, j'aimais surtout à évoquer la forêt, la belle
forêt où, tant de fois, enfant inquiet et rêveur, je m'étais perdu....
Délicieusement, humant l'arôme des puissantes sèves, l'oreille charmée
par les harmonies du vent qui fait vibrer les taillis et les futaies,
ainsi que des harpes et des violoncelles, je m'enfonçais dans les
grandes allées aux voûtes tremblantes de feuillage, les grandes allées
droites qui, très loin, là-bas, finissaient brusquement et s'ouvraient
comme une baie d'église, sur la clarté d'un pan de ciel ogival et
radieux.... Dans ces rêves, je voyais les branches des chênes tendrent
vers moi leurs bouquets plus verts, heureuses de me retrouver; les
jeunes baliveaux me saluaient, au passage, avec un bruissement joyeux;
ils me disaient: «Regarde comme nous avons grandi, comme notre tronc
est lisse et vigoureux, comme l'air est bon où nous étendons nos fines
ramures balancées, comme la terre est charitable où nous poussons nos
racines, sans cesse gorgées de sucs vivifiants.» Les mousses et les
bruyères m'appelaient: «Nous t'avons fait un bon lit, petit, un bon lit
parfumé, et tel qu'il n'y en a pas dans les maisons avares et dorées
des grandes villes.... Allonge-toi, et roule-toi; si tu as trop chaud,
la fougère agitera sur ta tête ses légers éventails; si tu as trop
froid, les hêtres écarteront leurs branches pour laisser passer un
rayon de soleil qui te réjouira.» Hélas! depuis que j'aimais Juliette,
peu à peu ces voix s'étaient tues. Ces souvenirs ne revenaient plus,
comme des anges gardiens, bercer mon sommeil, et secouer leurs ailes
blanches, dans l'azur détruit de mes songes!... Le passé s'éloignait de
moi, honteux de moi!...

Le train filait; il avait franchi les plaines de la Beauce, plus
mélancoliques encore à regarder qu'aux jours poignants de la
guerre.... Et je reconnaissais mes petits champs bossus, et leurs
haies fourrées, mes pommiers vagabonds, mes vallées étroites, mes
peupliers à la cîme penchée en forme de capuchon, qui ressemblent,
dans la campagne, à d'étranges processions de pénitents bleus, mes
fermes au toit haut et moussu, mes chemins de traverse encaissés
et rocailleux, qui dévalent, bordés de trognes de charme, sous des
verdures robustes; ma forêt là-bas, noire dans le soleil couchant....
Il faisait nuit quand j'arrivai à Saint-Michel. J'aimais mieux cela.
Traverser la rue, en plein jour, sous les regards curieux de tous ces
braves gens qui m'avaient vu enfant, cela m'eût été pénible.... Il me
semblait qu'il y avait sur moi tant de hontes, qu'ils se seraient
détournés avec horreur, comme d'un chien galeux.... Je hâtai le pas,
relevant le collet de mon pardessus.... L'épicière, qu'on appelait
Mme Henriette, et qui, jadis, me bourrait de gâteaux, était
devant sa boutique, à causer avec des voisines. Je tremblai qu'elles
ne parlassent de moi, je quittai le trottoir et pris la chaussée....
Heureusement qu'une charrette passa, dont le bruit couvrit les paroles
de ces femmes.... Le presbytère ... la maison des sœurs ... l'église
... le Prieuré!... A cette heure, le Prieuré n'était rien qu'une masse
noire, énorme, dans le ciel.... Et pourtant, le cœur me manqua.... Je
dus m'appuyer contre un des piliers de la grille, reprendre haleine....
A quelques pas de moi, la forêt grondait, sa grosse voix s'enflait,
colère, et pareille à la voix déchaînée des brisants....

Marie et Félix m'attendaient.... Marie, plus vieille, plus ridée;
Félix, plus courbé, dodelinant de la tête davantage....

--Ah! monsieur Jean! monsieur Jean!

Et, tout de suite, Marie, s'emparant de ma valise:

--Vous devez avoir joliment faim, monsieur Jean!... Je vous ai fait une
soupe, comme vous l'aimiez, et puis j'ai mis un bon poulet à la broche.

--Merci! dis-je.... Je ne dînerai pas.

J'aurais voulu les embrasser tous les deux, leur ouvrir mes bras,
pleurer sur leurs vieilles faces parcheminées.... Eh bien, ma voix
était dure, cassante. J'avais prononcé: «Je ne dînerai pas», sur un ton
de menace. Ils m'examinaient, un peu effarés, ne cessaient de répéter:

--Ah! monsieur Jean!... Comme il y a longtemps!... Ah! monsieur
Jean!... Comme vous êtes beau garçon!...

Alors Marie, pensant qu'elle m'intéresserait, commença de me débiter
les nouvelles du pays.

--Ce pauvre monsieur le curé est mort, vous avez su cela!... Le nouveau
ne prend point ici; c'est trop jeune, ça veut faire du zèle....
Baptiste a été tué par un arbre....

Je l'interrompis:

--Bien, bien, Marie.... Vous me conterez tout cela demain....

Elle me conduisit à ma chambre, et me demanda:

--Faudra-t-il vous porter votre bol de lait, monsieur Jean?

--Comme vous voudrez!

Et, la porte refermée, je m'abattis dans un fauteuil, et longtemps,
longtemps, je sanglotai.

Le lendemain je me levai dès l'aube.... Le Prieuré n'avait pas changé;
il y avait seulement un peu plus d'herbes dans les allées, de mousse
sur le perron, et quelques arbres étaient morts. Je revis la grille,
les pelouses teigneuses, les sorbiers chétifs, les marronniers
vénérables; je revis le bassin où baignaient les arums, où le petit
chat avait été tué, le rideau de sapins qui cachait les communs,
l'étude abandonnée; je revis le parc, ses arbres tordus et ses bancs
de pierre pareils à de vieilles tombes.... Dans le potager, Félix
binait une plate-bande.... Ah! comme il était cassé, le pauvre homme!

Il me montra une épine blanche, et me dit:

--C'est là que vous veniez avec défunt vot' pauv' père, pour guetter le
merle.... Vous rappelez-vous ben, monsieur Jean?

--Oui, oui, Félix.

--Et pis la grive, itou, dame!

--Oui, oui, Félix ...

Je m'éloignai. Je ne pouvais supporter la vue de ce vieillard, qui
pensait mourir au Prieuré, et que j'allais chasser, et qui s'en irait
où?... Il nous avait servis avec fidélité, il était presque de la
famille, pauvre, incapable de gagner sa vie désormais.... Et j'allais
le chasser!... Ah! comment ai-je fait cela?

Au déjeuner, Marie me parut nerveuse. Elle tournait autour de ma chaise
avec une agitation inaccoutumée.

--Faites excuse, monsieur Jean, me dit-elle enfin.... Faut que j'en aie
le cœur net.... C'est-y vrai que vous vendez le Prieuré?...

--Oui, Marie.

La vieille fille écarquilla les yeux, stupéfaite, et posant ses deux
mains sur la table, elle répéta:

--Vous vendez le Prieuré?

--Oui, Marie.

--Le Prieuré où toute votre famille est née.... Le Prieuré où votre
père et votre mère sont morts?... Le Prieuré, Seigneur Jésus!

--Oui, Marie.

Elle se recula comme effrayée:

--Mais vous êtes donc un méchant enfant, monsieur Jean?

Je ne répondis rien. Marie sortit de la salle à manger et ne m'adressa
plus la parole.

Deux jours après, mes affaires terminées, les actes signés, je
repartais.... De ma fortune, il me restait de quoi vivre un mois, à
peine. C'était fini, bien fini!... Des dettes écrasantes, des dettes
ignobles, et rien!... Ah! si le train avait pu m'emporter loin,
toujours plus loin, n'arriver jamais! C'est à Paris que je m'aperçus
seulement que je n'avais pas été m'agenouiller sur les tombes de mon
père et de ma mère.

Juliette me reçut tendrement. Elle m'embrassait avec passion.

--Ah! mon chéri, mon chéri!... J'ai cru que tu ne reviendrais plus!...
Cinq jours! pense donc! D'abord, si tu refais encore des voyages, je
veux aller avec toi....

Elle se montrait si affectueuse, si véritablement émue, ses caresses me
donnaient tant de confiance, et puis ce que j'avais de gros sur le cœur
me semblait si lourd à porter, que je n'hésitai pas à lui tout avouer.
Je la pris dans mes bras et l'assis sur mes genoux.

--Écoute-moi, ma Juliette, lui dis-je, écoute-moi bien.... Je suis
perdu, ruiné ... ruiné, tu entends: ruiné!... Nous n'avons plus que
quatre mille francs!...

--Pauvre mignon! soupira Juliette, en posant sa tête sur mon épaule,
pauvre mignon!

J'éclatai en sanglots, et je m'écriai:

--Tu comprends qu'il faut que je te quitte.... Et j'en mourrai!

--Allons, tu es fou de parler ainsi.... Est-ce que tu crois que je
pourrais vivre sans toi, mon chéri?... Voyons, ne pleure pas, ne te
désole pas....

Elle essuya mes yeux humides, et continua de sa voix, à chaque instant
plus douce:

--D'abord nous avons quatre mille francs ... nous pouvons vivre quatre
mois avec cela ... Pendant ces quatre mois, tu travailleras.... Voyons,
en quatre mois, si tu n'as pas le temps de faire un beau livre!... Mais
ne pleure plus ... parce que si tu pleures, je ne te dirai pas un gros
secret ... un gros, gros, gros secret.... Sais-tu ce qu'elle fait, ta
petite femme qui se doutait bien un peu de cela?... le sais-tu?... Eh
bien! depuis trois jours, elle va au manège, elle prend des leçons
d'équitation ... et, l'année prochaine, comme elle sera très forte,
Franconi l'engagera.... Sais-tu ce que gagne une écuyère de haute
école?... Deux mille, trois mille francs par mois.... Ainsi, tu vois
qu'il n'y a pas de quoi se désoler, pauvre mignon!

Toutes les déraisons, toutes les folies m'étaient bonnes. Je m'y
accrochais désespérément, comme le marin perdu s'accroche aux épaves
incertaines que la vague pousse. Pourvu qu'elles me soutinssent un
instant, je ne me demandais pas vers quels plus dangereux récifs,
vers quelles profondeurs plus noires, elles m'entraîneraient. Je
conservais aussi cet espoir absurde du condamné à mort qui, jusque sur
la sanglante plate-forme, jusque sous le couteau, attend un événement
impossible, une révolution instantanée, une catastrophe planétaire,
qui le délivreront de la mort. Je me laissai bercer par le joli ronron
des paroles de Juliette!... Des résolutions de travail héroïque me
venaient à l'esprit, me jetaient dans des enthousiasmes désordonnés....
J'entrevoyais des foules haletantes, penchées sur mes livres; des
théâtres où des messieurs graves et maquillés s'avançaient, lançant mon
nom aux admirations frénétiques du public. Vaincu par la fatigue, brisé
par l'émotion, je m'endormis....

       *       *       *       *       *

Nous finissons de dîner.... Juliette a été plus tendre encore qu'au
moment de mon retour. Pourtant, je vois en elle une inquiétude, une
préoccupation. Elle est triste et gaie, tout à la fois: qu'y a-t-il
donc derrière ce front où des nuages passent? Malgré ses protestations,
est-elle décidée à me quitter, et veut-elle rendre moins pénible notre
séparation, en me prodiguant tous les trésors de ses caresses?...

--Que c'est donc ennuyeux, mon chéri! dit-elle.... Il faut que je sorte.

--Comment, il faut que tu sortes?... Maintenant?

--Mais oui, figure-toi.... Cette pauvre Gabrielle est très malade....
Elle est seule ... j'ai promis d'aller la voir. Oh! je ne serai pas
longtemps.... Une heure à peine....

Juliette parle très naturellement.... Et je ne sais pas pourquoi, je
pense qu'elle ment, qu'elle ne va pas chez Gabrielle ... et je suis
mordu au cœur par un soupçon, vague, affreux.... Je lui dis:

--Ne pourrais-tu attendre demain?

--Oh! c'est impossible!... Tu comprends, j'ai promis!

--Je t'en prie!... demain....

--C'est impossible!... Cette pauvre Gabrielle!

--Eh bien!... Je vais avec toi.... Je resterai à la porte, je
t'attendrai!

Sournoisement, je l'examine.... Son visage n'a pas frémi.... Non, en
vérité, elle n'a pas eu la moindre surprise des nerfs. Elle répond avec
douceur:

--Ça n'est pas raisonnable!... Tu es fatigué, mon chéri.... Couche-toi!

Déjà j'ai vu glisser, comme une couleuvre, la traîne de sa robe,
derrière la portière retombée.... Juliette est dans son cabinet de
toilette.... Et moi, les yeux obstinément fixés sur la nappe, où
danse le reflet rouge d'une bouteille de vin, je réfléchis que, dans
ces temps derniers, des femmes sont venues ici, des femmes grasses,
louches, des femmes qui avaient l'air de chiennes, flairant des
ordures.... J'ai demandé à Juliette: «Qui sont ces femmes?» Juliette
m'a répondu, une fois: «C'est la corsetière», une autre fois: «C'est la
brodeuse....» Et je l'ai cru!... Un jour, sur le tapis, j'ai ramasse
une carte de visite qui traînait.... Madame Rabineau, 114, rue de
Sèze.... «Qui ça, Mme Rabineau?» Juliette m'a répondu: «Ce
n'est rien, donne....» Et elle a déchiré la carte.... Et moi, imbécile,
je ne suis même pas allé rue de Sèze, pour savoir!... Je me souviens de
tout cela.... Ah! comment n'ai-je pas compris?... Comment ne leur ai-je
pas sauté à la gorge, à ces vilaines brocanteuses de viande humaine?...
Et un grand voile se lève, par delà lequel je vois Juliette, le ventre
sali, épuisée et hideuse, se prostituant à des boucs!... Juliette
est là, devant moi, qui met ses gants, devant moi, en costume sombre
... avec une voilette épaisse qui lui cache la figure.... L'ombre de
sa main court sur la nappe, elle s'allonge, s'élargit, se rétrécit,
disparaît et revient.... Toujours je verrai cette ombre diabolique,
toujours!...

--Embrasse-moi bien, mon chéri.

--Ne sors pas, Juliette; ne sors pas, je t'en conjure.

--Embrasse-moi ... bien fort ... plus fort encore.... Elle est
triste.... A travers la voilette épaisse, je sens sur ma joue
l'humidité d'une larme.

--Pourquoi pleures-tu, Juliette?... Juliette, par pitié, reste près de
moi!

--Embrasse-moi.... Je t'adore, mon Jean.... Je t'adore!...

Elle est partie.... Des portes s'ouvrent, se referment.... Elle est
partie.... Dehors, j'entends le bruit d'une voiture qui roule.... Le
bruit s'éloigne, s'éloigne et meurt.... Elle est partie!...

Et me voilà dans la rue, moi aussi.... Un fiacre passe,

--114, rue de Sèze!

Ah! ma résolution a été vile prise.... J'ai réfléchi que j'avais le
temps d'arriver avant elle.... Elle a bien compris que je n'étais
pas dupe de la maladie de Gabrielle.... Ma tristesse, mon insistance
lui ont sans doute inspiré la crainte d'être espionnée, suivie, et
vraisemblablement, elle ne se sera pas dirigée, tout droit, là-bas....
Mais pourquoi cette abominable pensée est-elle tombée sur moi, tout à
coup, comme la foudre?... Pourquoi cela, et pas autre chose? J'espère
encore que mes pressentiments m'ont trompé, que Mme Rabineau
«ce n'est rien», que Gabrielle est malade!...

Une sorte de petit hôtel étranglé entre deux hautes maisons; une porte
étroite, creusée dans le mur, au-dessus de trois marches; une façade
sombre, dont les fenêtres closes ne laissent filtrer aucune lumière....
C'est là!... C'est là qu'elle va venir, qu'elle est venue peut-être!...
Et des rages me poussent vers cette porte, je voudrais mettre le
feu à cette maison; je voudrais, dans une flambée infernale, faire
hurler et se tordre toutes les chairs damnées qui sont là.... Tout à
l'heure, une femme, les mains dans les poches de sa jaquette claire,
les coudes écartés, est entrée en chantant et se dandinant.... Pourquoi
ne lui ai-je pas craché à la figure?... Un vieillard est descendu de
son coupé.... Il a passé près de moi, s'ébrouant, soufflant, soutenu
aux aisselles par son valet de chambre.... Ses jambes tremblantes ne
pouvaient le porter; entre ses paupières bouffies, molles, luisait une
flamme de débauche sanguinaire.... Pourquoi n'ai-je pas balafré la face
hideuse de ce vieux faune ataxique?... Il attend peut-être Juliette!...
La porte d'enfer s'est refermée sur lui ... et, un instant, mes yeux
ont plongé dans le gouffre.... Je croyais voir des flammes rouges,
de la fumée, des enlacements abominables, des dégringolades d'êtres
affreusement emmêlés.... Non, c'est un couloir triste, désert, éclairé
par la clarté pâle d'une lampe, puis au fond quelque chose de noir,
comme un trou d'ombre, où l'on sent grouiller des choses impures....
Et les voitures s'arrêtent, vomissant leur provision de fumier humain,
dans cette sentine de l'amour.... Une petite fille, de dix ans à
peine, me poursuit: «Les belles violettes!... les belles violettes!»
Je lui donne une pièce d'or: «Va-t'en, petite, va-t'en!... Ne reste
pas là. Ils te prendraient!...» Mon cerveau s'exalte, j'éprouve au
cœur la douleur de mille crocs, de mille griffes qui le fouillent,
le déchirent, s'acharnent... Des désirs de meurtre s'allument en moi
et mettent dans mes bras les gestes de tuer.... Ah! me précipiter,
le fouet en main, au milieu de ces priapées, et zébrer ces corps
d'ineffaçables plaies, éparpiller des coulées de sang chaud, des
morceaux de chair vive, sur les glaces, sur les tapis, les lits.... Et
à la porte de la maison infâme, ainsi qu'une chouette aux portes des
granges campagnardes, clouer la Rabineau, nue, éventrée, les entrailles
pendantes!... Un fiacre s'est arrêté: une femme en sort; j'ai reconnu
le chapeau, la voilette, la robe.

--Juliette!

En me voyant, elle pousse un cri.... Mais elle se remet vite.... Ses
yeux me bravent:

--Laisse-moi, crie-t-elle.... que fais-tu là?... Laisse-moi!

Je lui broie les poignets, et d'une voix qui s'étrangle, qui râle:

--Écoute-moi.... Si tu fais un pas, si tu dis un mot ... je te renverse
sur le trottoir et je t'écrase la tête sous le talon de mes souliers.

--Laisse-moi!

Lourdement, je plaque une main sur son visage, et de mes ongles,
furieux, je laboure son front, ses joues, d'où le sang jaillit.

--Jean! oh! Jean!... Pitié, je t'en prie!... Jean, grâce! grâce!...
Sois bon!... Tu me tues....

Je la conduis brutalement vers la voiture ... et nous rentrons....
Pliée en deux, elle est là, près de moi, qui sanglote.... Que vais-je
faire?... Je n'en sais rien.... En vérité, je n'en sais rien.... Je ne
me demande rien, je ne pense à rien.... Il me semble qu'une montagne
de rochers s'est abattue sur moi.... J'ai cette sensation de blocs
lourds sous lesquels mon crâne s'est aplati, ma chair s'est écrasée....
Pourquoi, dans le noir où je suis, pourquoi ces murs hauts et blafards
fuient-ils dans le ciel? Pourquoi des oiseaux sombres volent-ils dans
des clartés subites?... Pourquoi une chose, affaissée près de moi,
pleure-t-elle?... Pourquoi? Je l'ignore....



VII


Je vais la tuer.... Elle est dans sa chambre, sans lumière, couchée....
Moi, dans le cabinet de toilette, je marche, je marche.... Je marche
haletant, la tête en feu, les poings crispés, impatients de justice....
Je vais la tuer!... De temps en temps, je m'arrête près de la porte
et j'écoute.... Elle pleure.... Et, tout à l'heure, j'entrerai....
J'entrerai et je l'arracherai du lit, je la traînerai par les cheveux,
je m'acharnerai sur son ventre, je lui frapperai le crâne contre les
angles de marbre de la cheminée.... Je veux que la chambre soit rouge
de son sang.... Je veux que son corps ne soit plus qu'un paquet de
chair pilée, que je jetterai aux ordures et que le tombereau, demain,
ramassera.... Pleure, pleure!... Dans une minute, tu hurleras, ma
mie!... Ai-je été stupide?... Penser à tout, excepté à cela!... Avoir
peur de tout, excepté de cela!.... Me dire à chaque instant: «Elle
me quittera,» et jamais, jamais: «Elle me trompera....» N'avoir pas
deviné ce bouge, ce vieux, toute cette fange!... Non, en vérité, je
n'y songeais pas, aveugle brute que j'étais.... Elle devait bien rire,
quand je la suppliais de ne pas me quitter!... Me quitter, ah! oui, me
quitter!... Elle ne le voulait pas.... Je comprends maintenant.... Je
lui suis non pas une pudeur, non pas une honorabilité, mais bien une
enseigne, une marque de fabrique.... une plus-value!... Oui, qu'on la
voie à mon bras, et elle vaut davantage, elle peut se vendre plus cher
que si, goule nocturne, elle s'en allait, rôdant sur les trottoirs et
fouillant l'ombre obscène des rues.... Ma fortune, elle l'a dévorée
d'un coup de dent.... Mon intelligence, ses lèvres, d'un trait, l'ont
tarie.... Alors, elle spécule sur mon honneur, c'est logique.... Sur
mon honneur!... Comment saurait-elle qu'il ne m'en reste plus?...
Vais-je donc la tuer? Être mort, et puis, après, c'est fini!... On se
découvre devant le cercueil d'un bandit, on salue le cadavre de la
prostituée.... Dans les églises, les fidèles s'agenouillent et prient
pour ceux-là qui ont souffert, pour ceux-là qui ont péché.... Dans
les cimetières, le respect veille sur les tombes, et la croix les
protège.... Mourir, c'est être pardonné!... Oui, la mort est belle,
sainte, auguste!... La mort, c'est la grande clarté éternelle qui
commence.... Oh! mourir!... s'allonger sur un matelas plus moelleux
que la plus moelleuse mousse des nids.... Ne plus penser.... Ne
plus entendre les bruits de la vie.... Sentir l'infinie volupté au
néant!... Être une âme!... Je ne la tuerai pas.... Je ne la tuerai pas,
parce qu'il faut qu'elle souffre, abominablement, toujours ... qu'elle
souffre dans sa beauté, dans son orgueil, dans son sexe étalé de fille
vendue!... Je ne la tuerai pas, mais je la marquerai d'une telle
laideur, je la rendrai si repoussante que tous, à sa vue, s'enfuiront,
épouvantés.... Et, le nez coupé, les yeux débordant les paupières
ourlées de cicatrices, je l'obligerai, tous les jours, tous les soirs,
à se montrer sans voile, dans la rue, au théâtre, partout!

Tout à coup, les sanglots m'étouffent.... Je me roule sur le divan,
mordant les coussins, et je pleure, je pleure!... Les minutes
s'envolent, les heures passent et je pleure!... Ah! Juliette, infâme
Juliette! Pourquoi as-tu fait cela?... Pourquoi? Ne pouvais-tu me dire
«Tu n'es plus riche, et c'est de l'argent que je veux de toi.... Va
t'en!» Cela eût été atroce; j'en serais peut-être mort.... Qu'importe?
Cela eût mieux valu.... Comment est-il possible que maintenant, je
te regarde en face.... Que nos bouches jamais se rejoignent?...
Nous avons, entre nous, l'épaisseur de cette maison maudite!... Ah!
Juliette!... Malheureuse Juliette!...

Je me souviens, quand elle est partie.... Je me souviens de tout!...
Je la revois, avec sa toilette, sa robe grise, l'ombre de sa main, qui
dansait, bizarre, sur la nappe.... Je la revois aussi nettement, plus
nettement même, que si elle était devant moi, en cette minute.... Elle
était triste, elle pleurait.... Je n'ai pas rêvé ... elle pleurait ...
puisque ses larmes ont mouillé ma joue!... Pleurait-elle sur moi, sur
elle?... Ah! qui sait?... Je me souviens.... Je lui disais: «Ne sors
pas, ma Juliette!». Elle me répondait: «Embrasse-moi fort, bien fort,
plus fort!...» Et ses baisers avaient une étreinte plus douloureuse,
une crispation, une peur, comme si elle eût voulu s'accrocher à moi;
chercher, tremblante, une protection dans mes bras.... Je revois
ses yeux, ses yeux suppliants.... Ils m'imploraient: «Quelque chose
d'infernal me pousse.... Retiens-moi.... Je suis sur ton cœur.... Ne
me laisse pas partir?...» Et, au lieu de la prendre, de l'emporter,
de la cacher, de la tant aimer qu'elle en fût étourdie de bonheur,
j'ai ouvert les bras et elle est partie!... Elle se réfugiait en mon
amour, et mon amour l'a rejetée.... Elle m'a crié: «Je t'adore, je
t'adore!...» Et je suis resté là, bête, aussi étonné que l'enfant à qui
l'oiseau captif vient d'échapper, dans un bruit d'ailes imprévu....
A cette tristesse, à ces larmes, à ces baisers, à ces paroles plus
tendres, à ces frissonnements, je n'ai rien compris.... Et c'est
maintenant, seulement, que je l'entends, ce langage muet et si
mélancolique: «Mon cher Jean, je suis une pauvre petite femme, un peu
folle, et si faible!... Je n'ai pas la notion de grand-chose.... Qui
donc m'eût appris ce que c'est que la pudeur, le devoir, la vertu!...
Tout enfant, le spectacle du vice m'a salie, et le mal m'a été révélé
par ceux-là mêmes qui avaient charge de veiller sur moi.... Je ne suis
pas méchante, pourtant, et je t'aime.... Je t'aime plus encore que je
ne t'ai jamais aimé!... Mon Jean adoré, tu es fort, toi; tu sais de
belles choses que j'ignore.... Eh bien, défends-moi!... Un désir plus
impérieux que ma volonté m'attire là-bas.... C'est que j'ai vu des
bijoux, des robes, des riens charmants et très chers que tu ne peux
plus me donner, et qu'on m'a promis tout cela!... J'ai l'instinct que
c'est mal et que tu en auras de la peine.... Eh bien, dompte-moi!... Je
ne demande pas mieux que d'être bonne et vertueuse.... Apprends-moi....
Si je te résiste ... bats-moi.» Pauvre Juliette!... Il me semble
qu'elle est près de moi, agenouillée; les mains jointes.... Les larmes
coulent de ses yeux, de ses grands yeux humiliés et doux, les larmes
coulent sans cesse, comme, autrefois, elles coulaient des yeux de ma
mère.... Et, à la pensée que j'ai voulu la tuer, que j'ai voulu, par
des mutilations horribles, défigurer ce visage délicieux et repentant,
des remords m'assaillent, la colère s'évanouit dans la pitié.... Elle,
continue: «Pardonne-moi!... Oh! mon Jean, tu dois me pardonner....
Ce n'est pas de ma faute, je t'assure.... Réfléchis.... M'as-tu
avertie, une seule fois?... Une seule fois, m'as-tu montré le chemin
que je devais suivre.... Par mollesse, par crainte de me perdre, par
une complaisance exagérée et criminelle, tu t'es courbé à tous mes
caprices, même les plus mauvais.... Comment était-il possible que je
comprisse que cela était mal, puisque tu ne me disais rien.... Au lieu
de m'arrêter sur les bords de l'abîme où je courais, c'est toi-même
qui m'as précipitée.... Quels exemples m'as-tu mis sous les yeux?...
Où donc m'as-tu conduite?... M'as-tu, un jour, arrachée à ce milieu
inquiétant de la débauche?... Pourquoi n'as-tu pas chassé de chez
nous Jesselin, Gabrielle, tous ces êtres dépravés, dont la présence
était un encouragement à mes folies?... Me souffler un peu de ton âme,
faire pénétrer un peu de lumière dans la nuit de mon cerveau, voilà
ce qu'il fallait!... Oui, il fallait me redonner la vie, me créer
une seconde fois!... Je suis coupable, mon Jean!... Et j'ai tant de
honte que je n'espère pas, par toute une existence de sacrifice et de
repentir, racheter l'infamie de cette heure maudite.... Mais toi!...
As-tu bien la conscience d'avoir rempli ton devoir? Je ne redoute pas
l'expiation.... Je l'appelle au contraire, je la veux.... Mais toi?...
Peux-tu t'ériger en justicier d'un crime qui est mien, oui, et qui
est tien aussi, puisque tu n'as pas su l'empêcher!... Mon cher amour,
écoute-moi.... Ce corps que j'ai tenté de souiller, il te fait horreur;
tu ne pourrais le voir, désormais, sans colère et sans déchirement....
Eh bien, qu'il disparaisse!... Qu'il s'en aille pourrir dans l'oubli
d'un cimetière!... Mon âme te restera, elle t'appartient, car elle ne
t'a pas quitté, car elle t'aime.... Vois, elle est toute blanche....»
Un couteau brille dans les mains de Juliette.... Elle va se frapper....
Alors, je tends les bras, je crie: «Non, non, Juliette, non je ne
veux pas.... Je t'aime!... Non, non, je ne veux pas!...» Mes bras se
referment et je n'étreins que l'espace.... Je regarde, épouvanté ...
autour de moi, la pièce est vide!... Je regarde encore.... Le gaz
brûle, plus jaune, aux appliques de la toilette ... sur le tapis, des
jupons gisent affaissés, des bottines sont éparses. Et le jour, très
pâle, glisse entre les lamelles des volets.... J'ai peur que Juliette,
vraiment, ne se soit tuée, car pourquoi cette vision se serait-elle
dressée devant moi?... Sur la pointe des pieds, doucement, je me dirige
vers la porte, et j'écoute.... Un soupir faible m'arrive, puis une
plainte, puis un sanglot.... Et, comme un fou, je me précipite dans la
chambre.... Une voix me parle dans l'ombre, la voix de Juliette:

--Ah! mon Jean! mon pauvre petit Jean!

Et, sur son front, chastement, ainsi que le Christ baisa Magdeleine, je
l'embrassai.



VIII


--Lirat!... Ah! enfin, c'est vous!... Depuis huit jours, je vous
cherche, je vous écris, je vous appelle, je vous attends ... Lirat, mon
cher Lirat, sauvez-moi!

--Hé! mon Dieu!... Qu'y a-t-il?

--Je veux me tuer.

--Vous tuer!... Je connais ça.... Allons, ça n'est pas dangereux.

--Je veux me tuer ... je veux me tuer!

Lirat me regarda, cligna de l'œil et marcha dans la bureau, à grands
pas.

--Mon pauvre Mintié! dit-il, si vous étiez ministre, agent de change
..., je ne sais pas moi ... épicier, critique d'art, journaliste,
je vous dirais: «Vous êtes malheureux et vous en avez assez de la
vie, mon garçon!... Eh bien, tuez-vous!...» Et là-dessus je m'en
irais.... Comment, vous avez cette chance rare d'être un artiste,
vous possédez ce don divin de voir, de comprendre, de sentir ce que
les autres ne voient, ne comprennent et ne sentent!... Il y a, dans
la nature, des musiques qui ne sont faites que pour vous et que les
autres n'entendront jamais.... Les seules joies de la vie, les nobles,
les grandes, les pures, celles qui vous consolent des hommes et vous
rendent presque pareils à Dieu, vous les avez toutes.... Et, parce
qu'une femme vous a trompé, vous allez renoncer à tout cela?... Elle
vous a trompé; c'est évident qu'elle vous a trompé.... Qu'est-ce que
vous voulez qu'elle fasse?... Et vous, qu'est-ce que cela peut bien
vous faire?

--Ne raillez point, je vous en prie!... Vous ne savez rien, Lirat....
Vous ne soupçonnez rien.... Je suis perdu, déshonoré!

--Déshonoré, mon ami?... En êtes-vous sûr?... Vous avez de sales
dettes?... Vous les paierez!

--Il ne s'agit pas de cela!... Je suis déshonoré! déshonoré,
comprenez-vous?... Tenez, il y a quatre mois que je n'ai donné d'argent
à Juliette ... quatre mois!... Et je vis ici, j'y mange, j'y suis
entretenu!... Tous les soirs ... avant le dîner ... tard ... Juliette
rentre.... Elle est rompue, pâle, dépeignée.... De quels bouges, de
quelles alcôves, de quels bras sort-elle? Sur quels oreillers sa tête
s'est-elle roulée!... Quelquefois, je vois des raclures de drap danser,
effrontées, à la pointe de ses cheveux.... Elle ne se gêne plus, ne
prend même plus la peine de mentir ... on dirait que c'est affaire
convenue entre nous.... Elle se déshabille, et je crois qu'elle éprouve
une joie sinistre à me montrer ses jupons mal rattachés, son corset
délacé, tout le désordre de sa toilette froissée, de ses dessous
défaits qui tombent autour d'elle, s'étalent, emplissant la chambre
de l'odeur des autres!... Des rages me secouent, et je voudrais la
mordre; des colères s'allument, grondent, et je voudrais la tuer ...
et je ne dis rien!... Souvent, même, je m'approche pour l'embrasser
... mais elle me repousse: «Non, laisse-moi, je suis éreintée!» Dans
les commencements de cette abominable existence, je l'ai battue
... car il ne me manque rien, et toutes les hontes, Lirat, je les
ai épuisées,--oui, je l'ai battue!... Elle courbait le dos ... à
peine si elle se plaignait.... Un soir, je lui sautai à la gorge,
je la renversai sous moi.... Oh! j'étais bien décidé à en finir....
Pendant que je lui serrais le cou, dans la crainte d'être attendri,
je détournais la tête, fixais obstinément une fleur du tapis, et,
pour ne rien entendre, ni une plainte, ni un râle, je hurlais des
mots sans suite comme un possédé.... Combien de temps suis-je resté
ainsi?... Bientôt elle ne se débattit plus ... ses muscles contractés
se détendirent ... je sentis, sous mes doigts, sa vie s'étouffer ...
encore quelques frissons ... puis rien ... elle ne bougeait plus ... et
tout à coup, j'aperçus son visage violet, ses yeux convulsés, sa bouche
ouverte, toute grande, son corps rigide, ses bras inertes.... Ainsi
qu'un fou, je me précipitai dans toutes les pièces de l'appartement,
appelant les domestiques, criant: «Venez, venez, j'ai tué Madame!
J'ai tué Madame!» Je m'enfuis, dégringolant l'escalier, sans chapeau,
j'entrai dans la loge du concierge: «Montez vite, j'ai tué Madame!»
Et me voilà, dans la rue, éperdu.... Toute la nuit, j'ai couru, sans
savoir où j'allais, enfilant d'interminables boulevards, traversant des
ponts, m'échouant sur les bancs des squares, et revenant, toujours,
machinalement, devant notre maison.... Il me semblait qu'à travers les
volets fermés, des cierges tremblottaient; des soutanes de prêtres, des
surplis, des viatiques, passaient, effarés; que des chants funèbres,
que des bruits d'orgues, que des sifflements de cordes sur le bois
d'un cercueil, m'arrivaient. Je me représentais Juliette, étendue sur
son lit, parée d'une robe blanche, les mains jointes, un crucifix
sur la poitrine, des fleurs tout autour d'elle.... Et je m'étonnais
qu'il y n'eût point encore, à la porte, des draperies noires et,
sous le vestibule, un catafalque avec des bouquets, des couronnes,
des foules en deuil, se disputant l'aspergeoir.... Ah! Lirat, quelle
nuit!... Comment je ne me suis pas jeté sous les voitures, fracassé
la tête contre les maisons, élancé dans la Seine!... Je n'en sais
rien!... Le jour parut.... J'eus l'idée de me livrer au commissaire de
police; j'avais envie d'aller au-devant des sergents de ville et de
leur dire: «J'ai tué Juliette.... Arrêtez-moi!...» Mais les pensées
les plus extravagantes naissaient dans ma cervelle, s'y bousculaient,
faisaient place à d'autres.... Et je courais, je courais, comme si une
meute aboyante de chiens m'eût poursuivi.... C'était un dimanche,
je me rappelle ... il y avait beaucoup de monde dans les rues
ensoleillées.... J'étais convaincu que tous les regards s'attachaient
sur moi, que tous ces gens, en me voyant courir, clamaient avec
horreur: «C'est l'assassin de Juliette!» Vers le soir, exténué, prêt
à m'abattre sur le trottoir, je rencontrai Jesselin: «Hé! dites donc,
me cria-t-il, vous en faites de belles, vous!--Vous savez déjà?...»
demandai-je, tremblant.... Jesselin riait, il répondit: «Si je le
sais?... Mais tout Paris le sait, cher ami.... Tantôt, aux courses,
Juliette nous montrait son cou, et les marques que vos doigts y ont
laissées. Elle disait: «C'est Jean qui m'a fait cela....» Sapristi!
vous allez bien, vous!...» Et, en me quittant, il ajouta: «D'ailleurs,
elle n'a jamais été plus jolie.... Et un succès!...» Ainsi, je la
croyais morte, et elle se pavanait aux courses!... J'étais parti, elle
pouvait penser que, plus jamais, je ne reviendrais, et elle était aux
courses ... plus jolie!...

Lirat, très grave, m'écoutait.... Il ne marchait plus, s'était assis et
balançait la tête.... Il murmura:

--Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?... Il faut vous en
aller....

--M'en aller? repartis-je ... m'en aller? Mais je ne veux pas!... Une
glu, chaque jour plus épaisse, me retient à ces tapis; une chaîne,
chaque jour plus pesante, me rive à ces murs.... Je ne peux pas!...
Tenez, en ce moment, je rêve d'héroïsmes fous ... je voudrais, pour
me laver de toutes ces lâchetés, je voudrais me précipiter contre les
gueules embrasées de cent canons. Je me sens la force d'écraser, de mes
seuls poings, des armées formidables.... Quand je me promène dans les
rues, je cherche les chevaux emportés, les incendies, n'importe quoi de
terrible où je puisse me dévouer ... il n'est pas une action dangereuse
et surhumaine que je n'aie le courage d'accomplir.... Eh bien, ça!...
je ne peux pas!... D'abord, je me suis donné les excuses les plus
ridicules, les plus déraisonnables raisons.... Je me suis dit que si je
m'en allais, Juliette tomberait plus bas encore, que mon amour était,
en quelque sorte, sa dernière pudeur, que je finirais bien par la
ramener, par la sauver de la boue où elle se vautre.... Vraiment, je me
suis payé le luxe de la pitié et du sacrifice.... Mais je mentais!...
Je ne peux pas!... Je ne peux pas, parce que je l'aime, parce que,
plus elle est infâme, et plus je l'aime.... Parce que je la veux,
entendez-vous, Lirat?... Et si vous saviez de quoi c'est fait, cet
amour, de quelles rages, de quelles ignominies, de quelles tortures?...
Si vous saviez au fond de quels enfers la passion peut descendre, vous
seriez épouvanté!... Le soir, alors qu'elle est couchée, je rôde dans
le cabinet de toilette, ouvrant les tiroirs, grattant les cendres de
la cheminée, rassemblant les bouts de lettres déchirées, flairant le
linge qu'elle vient de quitter, me livrant à des espionnages plus vils,
à des examens plus ignobles!... Il ne me suffit pas de savoir, il faut
que je voie!... Enfin, je ne suis plus un cerveau, plus un cœur, plus
rien.... Je suis un sexe désordonné et frénétique, un sexe affamé qui
réclame sa part de chair vive, comme les bêtes fauves qui hurlent dans
l'ardeur des nuits sanglantes.

J'étais épuisé ... les paroles ne sortaient plus de ma gorge qu'en sons
sifflants ... néanmoins, je poursuivis:

--Ah! c'est à n'y rien comprendre!... Parfois, il arrive à Juliette
d'être malade ... ses membres, surmenés par le plaisir, refusent de
la servir; son organisme, ébranlé par les secousses nerveuses, se
révolte.... Elle s'alite.... Si vous la voyiez alors?... Une enfant,
Lirat, une enfant attendrissante et douce! Elle ne rêve que de
campagne, de petites rivières, de prairies vertes, de joies naïves:
«Oh! mon chéri, s'écrie-t-elle, avec dix mille francs de rente,
comme nous serions heureux!...» Elle forme des projets virgiliens et
délicieux.... Nous devons nous en aller loin, bien loin, dans une
petite maison entourée de grands arbres ... elle élèvera des poules
qui pondront des œufs qu'elle-même dénichera, tous les matins; elle
fera des fromages blancs et des confitures ... et elle fanera, et
elle visitera les pauvres, et elle portera des tabliers comme ci, des
chapeaux de paille comme ça, trottinera, le long des sentiers, sur
un âne qu'elle appellera Joseph.... «Hue! Joseph, hue!... Ah! que ce
serait gentil!» Moi, en l'écoutant, je sens l'espoir qui me revient,
et je me laisse aller à ce rêve impossible d'une existence champêtre
avec Juliette, déguisée en bergère. Des paysages calmes comme des
refuges, enchantés comme des paradis, défilent devant nous.... Et nous
nous exaltons, et nous nous extasions.... Juliette pleure: «Mon pauvre
mignon, je t'ai causé bien de la peine, mais c'est fini, maintenant,
va; je te le promets.... Et puis, j'aurai un mouton apprivoisé,
pas!... Un beau mouton, tout gros, tout blanc, que je cravaterai d'un
nœud rouge, pas!... Et qui me suivra partout, avec Spy, pas?...» Elle
exige que je dîne, près de son lit, sur une petite table; et elle a
pour moi des câlineries de nourrice, des attentions de mère ... elle
me fait manger ainsi qu'un enfant, ne cessant de répéter d'une voix
émue: «Pauvre mignon!... Pauvre mignon!...» A d'autres moments, elle
devient songeuse et grave: «Mon chéri, je voudrais te demander une
chose qui me tracasse depuis longtemps ... jure que tu la diras.--Je
te le jure.--Eh bien?... quand on est mort, dans le cercueil, est-ce
qu'on a les pieds appuyés contre la planche?--Quelle idée!... Pourquoi
parler de cela?--Dis, dis, dis, je t'en prie!--Mais je ne sais pas,
ma petite Juliette.--Tu ne sais pas?... C'est vrai, aussi, tu ne sais
jamais, quand je suis sérieuse ... parce que, vois-tu?... moi je ne
veux pas que mes pieds soient appuyés contre la planche.... Lorsque je
serai morte ... tu me mettras un coussin ... et puis une robe blanche
... tu sais ... avec des fleurs roses ... ma robe du Grand Prix!... Tu
auras un gros chagrin, pauvre mignon?... Embrasse-moi ... viens là,
tout près, plus près ... je t'adore!...» Et je souhaitais que Juliette
fût malade, toujours!... Aussitôt rétablie, elle ne se souvient de
rien; ses promesses, ses résolutions s'évanouissent, et la vie d'enfer
recommence, plus emportée, plus acharnée.... Et moi, de ce petit coin
de ciel où j'ai fait halte, je retombe, plus effroyablement écrasé,
dans la boue et dans le sang de cet amour!... Ah! ce n'est pas tout,
Lirat!... Je devrais rester, au fond de cet appartement, à cuver ma
honte, n'est-ce pas!... Je devrais entasser sur moi tant d'ombre et
tant d'oubli, qu'on pût me croire mort?... Ah! bien oui!... Allez au
Bois, et vous m'y verrez tous les jours.... Au théâtre, moi encore, que
vous apercevrez, dans une avant-scène, le frac correct, la boutonnière
fleurie ... moi partout!... Juliette, elle, resplendit parmi les
fleurs, les plumes, et les bijoux.... Elle est charmante, elle a une
robe nouvelle qu'on admire, des sourires de plus en plus virginaux,
et le collier de perles, que je n'ai pas payé, avec lequel, du bout
de ses doigts, elle joue gracieusement et sans remords.... Et je n'ai
pas un sou, pas un!... Et je suis à fin de dettes, de _carottages_,
d'escroqueries!... Souvent, je frissonne.... C'est qu'il m'a semblé
que la main lourde d'un gendarme s'appesantissait sur moi.... Déjà,
j'entends des chuchotements pénibles, je saisis des regards obliques,
chargés de mépris ... peu à peu, le vide s'élargit, se recule autour
de moi, comme autour d'un pestiféré.... Des anciens amis passent,
détournent la tête, m'évitent pour ne pas me saluer.... Et, malgré
moi, je prends les allures sournoises et serviles des gens tarés qui
vont, l'œil louche, l'échine craintive, en quête d'une main tendue!...
Ce qui est horrible, voyez-vous, c'est que je me rends compte très
nettement que, seule, la beauté de Juliette me protège. Ce sont les
désirs qu'elle excite, c'est sa bouche, c'est le mystère dévoilé et
profané de son corps qui, dans ce monde de joie, me couvrent d'une
fausse estime, d'une apparence menteuse de considération.... Une
poignée de main, un regard obligeant, cela veut dire: «J'ai couché avec
ta Juliette, et je te dois bien cela.... Tu aimerais peut-être mieux de
l'argent.... En veux-tu?...» Oui, que je quitte Juliette, et, d'un coup
de pied, je serai rejeté hors de ce milieu même, de ce milieu facile,
complaisant et perverti, et j'en serai réduit à l'amitié borgne des
croupiers et des souteneurs!...»

J'éclatai en sanglots.... Lirat ne remua pas ... ne leva pas la tête
sur moi.... Immobile, les mains croisées, il regardait je ne sais quoi
... rien sans doute.... Je continuai, après quelques minutes de silence:

--Mon bon Lirat, vous souvenez-vous, dans l'atelier, de nos
causeries?... Je vous écoutais, et c'était si beau ce que vous me
disiez!... Sans vous en douter peut-être, vous éveilliez en moi des
désirs nobles, des enthousiasmes sublimes.... Vous me souffliez un
peu des croyances, des ambitions, des élans hautains de votre âme ...
vous m'appreniez à lire dans la nature, à en comprendre le langage
passionné, à ressentir l'émotion éparse dans les choses ... vous me
faisiez toucher du doigt la beauté immortelle ... vous me disiez:
«L'amour, mais il est dans la cruche de terre, dans la guenille
vermineuse que je peins.... Une sensibilité, une joie, une souffrance,
une palpitation, une lumière, un frisson, n'importe quoi de fugitif qui
ait été de la vie, et rendre cela, fixer cela avec des couleurs, des
mots ou des sons, c'est aimer!... L'amour, c'est l'effort de l'homme
vers la création!...» Et j'ai rêvé d'être un grand artiste!... Ah! mes
rêves, mes ivresses de voir, mes doutes, mes saintes angoisses, vous
les rappelez-vous?... Voilà donc ce que j'ai fait de tout cela!...
J'ai voulu l'amour, et je suis allé à la femme, la tueuse d'amour....
J'étais parti, avec des ailes, ivre d'espace, d'azur, de clarté!... Et
je ne suis plus qu'un porc immonde, allongé dans sa fange, le groin
vorace, les flancs secoués de ruts impurs.... Vous voyez bien, Lirat,
que je suis perdu, perdu, perdu!... et qu'il faut que je me tue!...

Alors, Lirat s'approcha de moi et posa ses deux mains sur mes épaules.

--Vous êtes perdu, dites-vous!... Allons donc, quand on est de votre
race, est-ce qu'une vie d'homme est jamais perdue?... Il faut vous
tuer?... Est-ce qu'un malade qui a la fièvre typhoïde crie: «Il faut
me tuer....» Il dit: «Il faut me guérir....» Vous avez la fièvre
typhoïde, mon pauvre enfant ... guérissez-vous.... Perdu!... mais il
n'existe pas un crime, entendez-vous bien, un crime, si monstrueux et
si bas soit-il, que le pardon ne puisse racheter ... non pas le pardon
de Dieu, non pas le pardon des hommes, mais le pardon de soi-même,
qui est autrement difficile et meilleur à obtenir.... Perdu!... Je
vous écoutais, mon cher Mintié, et savez-vous à quoi je pensais?...
Je pensais que vous avez l'âme la plus belle et la plus noble que je
connaisse.... Non, non ... un homme qui s'accuse comme vous faites
... non, un homme qui met dans la confession de ses fautes les
accents déchirants que vous y avez mis ... non, celui-là n'est pas
un homme perdu.... Il se retrouve au contraire, et il est près de la
rédemption.... L'amour a passé sur vous, et il y a laissé d'autant plus
de boue que votre nature était plus généreuse et plus délicate.... Eh
bien! il faut vous laver de cette boue ... et je sais où est l'eau qui
l'efface.... Vous allez partir d'ici ... quitter Paris....

--Lirat! suppliai-je ... ne me demandez pas de partir! Vingt fois je
l'ai tenté et je n'ai pas pu.

--Vous allez partir, répéta Lirat, dont le visage, tout à coup,
s'assombrit.... Sinon, je me suis trompé, et vous êtes une canaille!

Il reprit:

--Il y a, au fond de la Bretagne, un village de pêcheurs qui s'appelle
Le Ploc'h.... L'air y est pur, la nature superbe, l'homme rude et bon.
C'est là que vous allez vivre ... trois mois, six mois, un an, s'il le
faut.... Vous marcherez à travers les grèves, les landes, les bois de
pin, les rochers; vous bêcherez la terre, vous pécherez le goémon, vous
soulèverez des blocs, vous gueulerez dans le vent.... Enfin, mon ami,
vous dompterez ce corps, empoisonné, affolé par l'amour.... Dans les
commencements, cela vous sera pénible, et vous éprouverez, peut-être,
des nostalgies, des révoltes, vous aurez des envies furieuses de
retour.... Ne vous rebutez pas, je vous en supplie.... Aux jours
pesants, marchez davantage ... passez des nuits en mer avec les braves
gens de là-bas.... Et, si vous avez le cœur gros, pleurez, pleurez....
Surtout, pas de mollesse, pas de songeries, pas de lectures, pas de nom
écrit sur les rocs et tracé sur le sable.... Ne pensez pas, ne pensez à
rien!... En ces occasions-là, la littérature et l'art sont de mauvais
conseillers, ils auraient vite fait de vous ramener à l'amour.... Une
activité incessante des membres, des besognes de charretier, la chair
brisée par l'écrasement des fatigues, le cerveau fouetté, étourdi
par le vent, par la pluie, par les rafales.... Je vous le dis, vous
reviendrez de là, non seulement guéri, mais plus fort que jamais, mieux
armé pour la lutte.... Et vous aurez payé votre dette au monstre....
Vous l'aurez payée de votre fortune?... Qu'est-ce que c'est, cela?...
Ah! tenez, je vous envie, et je voudrais bien aller avec vous....
Allons, mon cher Mintié, un peu de courage!... Venez!

--Oui, Lirat, vous avez raison ... il faut que je parte....

--Eh bien, venez!

--Je partirai demain, je vous le jure!

--Demain?... Ah! demain! Elle va rentrer, n'est-ce pas?... Et vous vous
jetterez dans ses bras.... Non, venez!

--Laissez-moi lui écrire!... Je ne peux pourtant pas la quitter comme
ça, sans un mot, sans un adieu.... Lirat, songez donc!... Malgré les
souffrances, malgré les hontes, il y a des souvenirs heureux, des
heures bénies.... Elle n'est pas méchante ... elle ne sait pas, voilà
tout ... mais elle m'aime ... Je m'en irai, je vous promets que je
m'en irai.... Accordez-moi un jour ... un seul jour!... Ce n'est pas
beaucoup, un jour, puisque je ne la reverrai plus! Ah! un seul jour!

--Non, venez!

--Lirat!... mon bon Lirat!...

--Non!...

--Mais je n'ai pas d'argent!... Comment, voulez-vous que je parte, sans
argent?

--Il m'en reste assez pour votre voyage.... Je vous en enverrai
là-bas.... Venez!

--Que je fasse une valise au moins!

--J'ai des tricots de laine et des bérets ... ce qu'il vous faut....
Venez!

Il m'entraîna. Sans rien voir, presque sans comprendre, je traversai
l'appartement, me butant aux meubles.... Je ne souffrais pas, car
je n'avais conscience de rien; je marchais derrière Lirat de ce
pas lourd, de cette allure passive des bêtes que l'on conduit à
l'abattoir....

--Eh bien, et votre chapeau?

C'est vrai! je sortais sans chapeau.... Il ne me semblait pas que
j'abandonnais, que je laissais derrière moi une partie de moi-même; que
les choses que je voyais, au milieu desquelles j'avais vécu, mouraient
l'une après l'autre, à mesure que je passais devant elles....

Le train partait à huit heures, le soir.... Lirat ne me quitta pas du
reste de la journée. Voulant, sans doute, occuper mon esprit et tenir
en haleine ma volonté, il me parlait en faisant de grands gestes; mais
je n'entendais rien qu'un bruit confus, agaçant, qui bourdonnait à mes
oreilles, comme un vol de mouches.... Nous dînâmes dans un restaurant,
près de la gare Montparnasse. Lirat continuait de parler, m'abrutissant
de gestes et de mots, traçant sur la table, avec son couteau, des
lignes géographiques et bizarres.

--Vous voyez bien, c'est là!... Alors vous suivrez la côte, et....

Il me donnait, je crois bien, des explications relatives à mon voyage,
à mon exil, là-bas ... citait des noms de village, de personnes.... Ce
mot: la mer, revenait sans cesse, avec des froissements de galets que
la vague remue.

--Vous vous rappellerez?

Et, sans savoir exactement de quoi il était question, je répondais:

--Oui, oui, je me rappellerai.

Ce n'est qu'à la gare, en cette vaste gare, emplie de bousculades,
que j'eus véritablement conscience de ma situation.... Et j'éprouvai
une affreuse douleur.... J'allais donc partir! C'était donc fini!...
Plus jamais je ne reverrais Juliette, plus jamais!... En ce moment,
j'oubliais les souffrances, les hontes, ma ruine, l'irréparable
conduite de Juliette, pour ne me souvenir que des courts instants de
bonheur, et je me révoltai contre l'injustice qui me séparait de ma
bien-aimée.... Lirat disait:

--Et puis, si vous saviez, quelle douceur c'est de vivre parmi les
petits ... d'étudier leur existence pauvre et digne, leur résignation
de martyrs, leurs....

Je songeais à tromper sa surveillance, à m'enfuir tout à coup....
Une espérance folle me retint.... Je me répétais: «Célestine aura
averti Juliette que Lirat est venu, qu'il m'a emmené de force ...
elle devinera tout de suite qu'il se passe une chose horrible, que je
suis dans cette gare, que je vais partir ... et elle accourra....»
Sérieusement, je le croyais.... Je le croyais si bien que, par les
larges baies ouvertes, j'examinais les gens qui entraient, fouillais
les groupes, interrogeais les files pressées de voyageurs stationnant
devant les guichets.... Et, si une femme élégante apparaissait, je
tressaillais, prêta m'élancer vers elle... Lirat poursuivait:

--Et il y a des gens qui les ont traités de brutes, ces héros.... Ah!
vous les verrez, ces brutes magnifiques, avec leurs mains calleuses,
leurs yeux tout pleins d'infini, et leurs dos qui font pleurer....

Même sur le quai, j'espérais encore la venue de Juliette....
Certainement que, dans une seconde, elle serait là, pâle, défaite,
suppliante, me tendant les bras: «Mon Jean, mon Jean, j'étais une
mauvaise femme, pardonne-moi!... Ne m'en veux pas, ne m'abandonne
pas.... Que veux-tu que je devienne sans toi?... Oh! reviens, mon Jean,
ou emmène-moi!» Et des silhouettes s'effaraient, s'engouffraient dans
les wagons ... des ombres fantastiques rampaient, se cassaient aux
murs; de longues fumées s'échevelaient, blanchâtres, sous la voûte....

--Embrassez-moi, mon cher Mintié.... Embrassez-moi....

Lirat m'étreignit sur sa poitrine.... Il pleurait.

--Écrivez-moi, dès que vous serez arrivé.... Adieu!

Il me poussa dans un wagon, referma la portière....

--Adieu!...

Un sifflet, puis un roulement sourd ... puis des lumières qui se
poursuivent, des choses qui fuient, puis plus rien, qu'une nuit noire
... Pourquoi Juliette n'est-elle pas venue?... Pourquoi?... et,
distinctement, au milieu des jupons étalés sur les tapis, dans son
cabinet de toilette, devant sa glace, les épaules nues, je l'aperçois
qui secoue sur son visage une houppette de poudre de riz.... Célestine,
de ses doigts mous et flasques, coud, au col d'un corsage, une bande de
crêpe lisse, et un homme, que je ne connais pas, à demi couché sur le
divan, les jambes croisées, regarde Juliette, avec des yeux où le désir
luit.... Le gaz brûle, les bougies flambent, une botte de roses, qu'on
vient d'apporter, mêle son parfum plus discret aux odeurs violentes de
la toilette! Et Juliette prend une rose, en tord la tige, en redresse
les feuilles et la pique à la boutonnière de l'homme, tendrement, en
souriant.... Un petit chapeau, dont les brides pendent, se pavane au
haut d'un candélabre.

Et le train marche, souffle, halète.... La nuit est toujours noire, et
je m'enfonce dans le néant.



IX


A plat ventre sur la dune, les coudes dans le sable, la tête dans les
mains, le regard perdu au loin, je rêve ... la mer est devant moi,
immense et glauque, rayée de larges ombres violettes, labourée par des
vagues profondes, dont les crêtes, balancées çà et là, blanchissent.
Et les brisants de la Gamelle qui, de temps en temps, découvre les
pointes sombres de ses rocs, m'envoient des bruits sourds de lointaine
canonnade. Hier, la tempête était déchaînée; aujourd'hui, le vent
a molli, mais la mer ne se résigne pas encore au calme. La houle
s'avance, s'enfle, roule, monte, secoue ses crinières d'écume tordue,
crève en bouillonnement et retombe écrasée, émiettée, sur les galets,
avec un formidable cri de colère. Pourtant, le ciel est tranquille,
l'azur se montre entre les déchirures des nuages vite emportés, et
les goëlands volent très haut dans le ciel. Les chaloupes ont quitté
le port, elles s'en vont, une à une, penchant leurs voiles: elles
s'en vont, diminuent, se dispersent, s'effacent, disparaissent.... A
ma droite, dominée par les dunes croulantes, la grève fuit jusqu'au
Ploc'h, dont on aperçoit, derrière un repli du terrain, sur un fond de
verdure triste, le toit des premières maisons, le clocher de pierre
ajourée, puis la jetée, énorme remblai de granit, à l'extrémité duquel
le phare se dresse.... Par delà la jetée, l'œil devine des espaces
incertains, des plages roses, des criques argentées, des falaises
d'un bleu doux, poudrées d'embrun, si légères qu'elles semblent des
vapeurs, et la mer toujours, et toujours le ciel, qui se confondent,
là-bas, dans un mystérieux et poignant évanouissement des choses....
A ma gauche, la dune, où les orobanches étalent leurs corymbes de
fleurs pourprées, brusquement finit; le terrain s'élève, s'escarpe,
et des roches s'entassent, dégringolent, ouvrent des gueules de
gouffres mugissants, ou bien s'enfoncent dans la mer, la fendent
violemment, comme des étraves de navires géants. Là, plus de grève;
la mer resserrée contre la côte bat le flanc des rochers, s'acharne,
bondit, sans cesse furieuse et blanche d'écume. Et la côte continue,
déchiquetée, entaillée, minée par l'effort éternel des vagues,
s'éboulant, ici, en un monstrueux chaos, là, se redressant et découpant
sur le ciel des silhouettes inquiétantes. Au-dessus de moi volent des
bandes de linots, et le vent m'apporte, par-dessus la colère des
flots, la plainte des avrilleaux et des courlis.

C'est là que tous les jours je viens.... Qu'il vente, qu'il pleuve, que
la mer hurle ou bien qu'elle chante, qu'elle soit claire ou sombre, je
viens là.... Ce n'est pas cependant que ces spectacles m'attendrissent
et qu'ils m'impressionnent, que je reçoive de cette nature horrible et
charmante une consolation. Cette nature, je la hais; je hais la mer,
je hais le ciel, le nuage qui passe, le vent qui souffle, l'oiseau qui
tournoie dans l'air; je hais tout ce qui m'entoure, et tout ce que je
vois, et tout ce que j'entends. Je viens là, par habitude, poussé par
l'instinct des bêtes qui les ramène à l'endroit familier. Comme le
lièvre, j'ai creusé mon gîte sur ce sable et j'y reviens.... Sur le
sable ou sur la mousse, à l'ombre des forêts, au fond des trous, ou au
grand soleil des grèves solitaires, il n'importe!... Où donc l'homme
qui souffre pourrait-il trouver un abri?... Où donc est la voix qui
apaise! Où donc la pitié qui sèche les yeux qui pleurent?... Ah! je les
connais, les aubes chastes, les gais midis, les soirs pensifs et les
nuits étoilées!... Les lointains où l'âme se dilate, où les douleurs
se fondent. Ah! je les connais!... Au delà de cette ligne d'horizon,
au delà de cette mer, n'y a-t-il pas des pays comme les autres!... N'y
a-t-il pas des hommes, des arbres, des bruits?... Nulle part le repos,
et nulle part le silence!... Mourir!... mais qui me dit que la pensée
de Juliette ne viendra pas se mêler aux vers pour me dévorer?... Un
jour de tempête, j'ai vu la mort, face à face, et je l'ai suppliée.
Mais elle s'est détournée.... Elle m'a épargné, moi qui ne suis
utile à rien ni à personne, moi à qui la vie est plus torturante que
le carcan de fer du condamné et que le boulet du forçat, et elle est
allée prendre un homme robuste, courageux et bon, que de pauvres êtres
attendaient!... Oui, la mer, une fois, m'a saisi, elle m'a roulé dans
ses vagues, et puis, elle m'a revomi, vivant, sur un coin de la plage,
comme si j'étais indigne de disparaître en elle....

Les nuages s'émiettent, plus blancs; le soleil tombe en pluie brillante
sur la mer, dont le vert changeant s'adoucit, se dore par places,
par places s'opalise, et, près du rivage, au-dessus de la ligne
bouillonnante, se nuance de tous les tons du rose et du blanc. Les
reflets du ciel que la vague divise à l'infini, qu'elle coupe en une
multitude de petits tronçons de lumière, miroitent sur la surface
tourmentée.... Derrière le môle, la mâture fine d'un cotre, que des
hommes remorquent en halant sur la bouline, glisse lentement, puis
la coque se montre, les voiles hissées s'enflent, et peu à peu le
bateau s'éloigne, dansant sur la lame.... Au long de la grève que
le jusant découvre, un pêcheur de berniques se hâte, et des mousses
arrivent, en courant, les jambes nues, barbotent dans les flaques,
soulèvent les pierres tapissées de goémon, à la recherche des loches
et des cancres.... Bientôt le cotre n'est plus qu'une tache grisâtre,
à l'horizon, dont la ligne s'attendrit, s'enveloppe d'une brume
nacrée.... On dirait que la mer s'apaise.

Et voilà deux mois que je suis là!... deux mois!... J'ai marché dans
les chemins, dans les champs, dans les landes; tous les brins d'herbe,
toutes les pierres, toutes les croix qui veillent aux carrefours des
routes, je les connais.... Comme les vagabonds, j'ai dormi dans les
fossés, les membres raidis par le froid, et je me suis tapi au fond
des roches, sur des lits de feuilles humides; j'ai parcouru les grèves
et les falaises, aveuglé par le sable, fouetté par l'embrun, étourdi
par le vent; les mains saignantes, les genoux déchirés, j'ai gravi
des rochers inaccessibles aux hommes, hantés des seuls cormorans;
j'ai passé, en mer, des nuits tragiques et, dans l'épouvante de la
mort, j'ai vu les marins se signer; j'ai roulé des blocs énormes, et,
de l'eau jusqu'au ventre, dans les courants dangereux, j'ai péché le
goémon; je me suis colleté avec les arbres, et j'ai remué la terre
profondément, à coups de pioche. Les gens disaient que j'étais fou....
Mes bras sont rompus. Ma chair est toute meurtrie.... Et bien! pas
une minute, pas une seconde, l'amour ne m'a quitté.... Non seulement,
il ne m'a pas quitté, mais il me possède davantage.... Je le sens qui
m'étrangle, qui m'écrase le cerveau, me broie la poitrine, me ronge
le cœur, me brûle les veines.... Je suis ainsi que la bestiole, sur
laquelle s'est jeté le putois; j'ai beau me rouler sur le sol, me
débattre désespérément pour échapper à ses crocs, le putois me tient,
et il ne me lâche pas.... Pourquoi suis-je parti?... Ne pouvais-je
me cacher au fond d'une chambre d'hôtel meublé?... Juliette serait
venue de temps en temps, personne n'aurait su que j'existais, et dans
cette ombre, j'aurais goûté des joies abominables et divines....
Lirat m'a parlé d'honneur, de devoir, et je l'ai cru!... Il m'a dit:
«La nature te consolera....» Et je l'ai cru!... Lirat a menti.... La
nature est sans âme. Tout entière à son œuvre d'éternelle destruction,
elle ne me souffle que des pensées de crime et de mort. Jamais elle
ne s'est penchée sur mon front brûlant pour le rafraîchir, sur ma
poitrine haletante pour la calmer.... Et l'infini m'a rapproché de la
douleur!... Maintenant, je ne résiste plus, et vaincu, je m'abandonne
à la souffrance, sans tenter désormais de la chasser.... Que le soleil
se lève dans les aubes vermeilles, qu'il se couche dans la pourpre, que
la mer déroule ses pierreries, que tout brille, chante et se parfume,
je veux ne rien voir, ne rien entendre ... ne voir que Juliette dans
la forme fugitive du nuage, n'entendre que Juliette dans la plainte
errante du vent, et je veux me tuer à étreindre son image dans les
choses!... Je la vois au Bois, souriante, heureuse de sa liberté;
je la vois, paradant dans les avant-scènes des théâtres; je la vois
surtout, la nuit, dans sa chambre. Les hommes entrent et sortent,
d'autres viennent et s'en vont, tous gavés d'amour! A la lueur de la
veilleuse, des ombres obscènes dansent et grimacent autour de son lit;
des rires, des baisers, des spasmes sourds s'étouffent dans l'oreiller,
et, les yeux pâmés, la bouche frémissante, elle offre à toutes les
luxures son corps jamais lassé de plaisir. La tête en feu, enfonçant
les ongles dans ma gorge, je crie: «Juliette! Juliette!» comme si cela
était possible que Juliette m'entendît, à travers l'espace: «Juliette!
Juliette!» Hélas! le cri des goëlands et la voix grondante des vagues
qui brisent sur les rochers, seuls me répondent: «Juliette! Juliette!»

Et le soir vient.... Des brumes s'élèvent, toutes roses et légères,
noyant la côte, le village, tandis que la jetée, presque noire,
semble la coque d'un grand navire démâté; le soleil incline vers la
mer son globe de cuivre enflammé qui trace, sur l'étendue immense,
une route de lumière clapoteuse et sanglante. De chaque côté, l'eau
s'assombrit, et des étincelles dansent à la pointe des flots. C'est
l'heure mélancolique où je rentre par la campagne, rencontrant toujours
les mêmes charrettes que traînent les bœufs enchemisés de lin gris,
apercevant, courbées vers la terre ingrate, les mêmes silhouettes
de paysans qui luttent, mornes, contre la lande et la pierre. Et
sur les hauteurs de Saint-Jean, où les moulins tournent, dans la
clarté du ciel, leurs ailes démentes, le même calvaire étend ses bras
suppliciés....

J'habitais, à l'extrémité du village, chez la mère Le Gannec, une brave
femme qui me soignait du mieux qu'elle pouvait. La maison, qui avait
vue sur la rade, était propre, bien tenue, garnie de meubles luisants
et neufs. La pauvre vieille s'ingéniait à me plaire, se tourmentait
l'esprit pour inventer quelque chose qui déridât mon front, qui amenât
un sourire sur mes lèvres. Elle était vraiment touchante. Lorsque,
le matin, je descendais, je la trouvais, le ménage fait, en train de
tricoter des bas ou de travailler à des filets, vive, alerte, presque
jolie sous sa coiffe plate, son châle noir court, et son tablier de
serge verte....

--Nostre Mintié, s'écriait-elle, j'vas vous fricasser de bonnes
coquilles de Saint-Jacques, pour votre souper.... Si vous aimez mieux
une bonne soupe au congre, je vous ferai une bonne soupe au congre....

--Comme vous voudrez, mère Le Gannec!

--Mais vous dites toujours la même chose.... Ah! bé, Jésus!... Nostre
Lirat n'était point comme vous: «Mère Le Gannec, je veux des palourdes
... mère Le Gannec, je veux des bigorneaux....» Ah! dame, on lui en
donnait des palourdes et des bigorneaux! Et puis, il n'était point
triste comme vous êtes!... Ah! dame, non!

Et la mère Le Gannec me contait des histoires de Lirat, qui avait passé
chez elle tout un automne....

--Et dégourdi! et intrépide!... Par la pluie, par le vent, il s'en
allait «prendre des vues».... Ça ne lui faisait rien.... Il rentrait
trempé jusqu'aux os, mais toujours gai, toujours chantant!... Fallait
voir aussi comme il mangeait, lui! Il aurait dévoré la mer, le mâtin!

Parfois, pour me distraire, elle me faisait le récit de ses malheurs,
simplement, sans se plaindre, répétant avec une sublime résignation:

--Ce que le bon Dieu veut, il faut bien le vouloir.... Quand on serait
là, à pleurer tout le temps, ça n'avance point les affaires.

Et, de la voix chantante qu'ont les Bretonnes, elle disait:

--Le Gannec était le meilleur pêcheur du Ploc'h, et le plus intrépide
marin de toute la côte. Aucun dont la chaloupe fût mieux armée, aucun
qui connût comme lui les basses poissonneuses. Lorsque, par les gros
temps, une chaloupe sortait, on pouvait être sûr que c'était la
_Marie-Joseph_. Tout le monde l'estimait, non seulement parce qu'il
avait du courage, mais parce que sa conduite était irréprochable et
digne. Il fuyait le cabaret comme la peste, détestait les _soûlauds_,
et c'était un honneur que d'être de son bord.... Faut vous dire
aussi qu'il était patron du bateau de sauvetage.... Nous avions
deux gars, nostre Mintié, forts, bien découplés, hardis, l'un de
dix-huit ans, l'autre de vingt, que le père avait dressés à être,
comme lui, de braves marins.... Ah! si vous les aviez vus, mes deux
jolis gars, nostre Mintié!... Et ça marchait bien, les affaires, si
bien, qu'avec les économies, nous avions bâti cette maison et acheté
ce mobilier.... Enfin, nous étions contents!... Une nuit, il y a
deux ans, le père et les gars ne rentrent point!... Je ne m'étonne
pas.... Ça lui arrivait quelquefois d'aller loin, jusqu'au Croisic,
aux Sables, à l'Herbaudière.... Dame! il suivait le poisson, n'est-ce
pas?... Mais les jours passent, et personne!... Et voilà que les
jours passent encore. Personne, tout de même!... Alors, chaque matin
et chaque soir, j'allais sur le môle, et je regardais la mer.... Je
demandais aux marins: «T'as point vu la _Marie-Joseph_, donc?--Non,
la patronne.--Comment que ça se fait qu'elle n'est point rentrée?--Je
ne sais pas.--N'y serait-il point arrivé un malheur?--Dame, ça se peut
bien, la patronne!» Et en disant cela, ils se signaient.... Alors,
j'ai brûlé trois cierges à la Notre-Dame du Bon-Voyage!... Enfin, un
jour, ils revinrent, tous les trois, dans une grande charrette, noirs,
gonflés, à moitié mangés par les cancres et les étoiles de mer....
Morts, quoi.... Morts, nostre Mintié, tous les trois, mon homme et mes
deux jolis gars.... Le gardien du phare de Penmarc'h les avait trouvés
roulés dans les rochers.

Je n'écoutais pas et pensais à Juliette.... Où est-elle?... Que
fait-elle?... Éternelles questions!

La mère Le Gannec continuait:

--Je ne connais pas vos affaires, nostre Mintié, et je ne sais pas de
quoi vous êtes malheureux!... Mais vous n'avez point perdu, d'un coup,
votre homme et vos deux gars, vous!... Et si je ne pleure pas, nostre
Mintié, ça ne m'empêche pas d'avoir du chagrin, allez!

Et si lèvent sifflait, si la mer, au loin, grondait, elle ajoutait,
d'une voix grave:

--Sainte Vierge! ayez pitié de nos pauvres enfants, là-bas, sur la
mer....

Moi, je songeais:

--Elle s'habille peut-être.... Peut-être dort-elle encore, lassée de sa
nuit!

Je sortais, traversais le village, allais m'asseoir sur une borne de
la route de Quimper, au bas d'une longue montée, attendant que le
courrier arrivât. La route, creusée dans le roc, est bordée, d'un
côté, par un haut talus, que couronnent des sapins et de maigres
cépées de chêne; de l'autre côté, elle domine un petit bras de mer
qui contourne la lande, rase et plate, au milieu de laquelle des
flaques d'eau miroitent. Des cônes de pierre grise s'élèvent, de
distance en distance, et quelques pins ouvrent dans le ciel brumeux
leur bleu parasol. Les corbeaux passent, passent sans cesse, passent,
en files interminables et noires, se hâtant vers on ne sait quelles
carnassières ripailles, et le vent apporte le tintement triste des
clochettes pendues au cou des vaches qui paissent, égaillées, l'herbe
avare de la lande.... Sitôt que j'apercevais les deux petits chevaux
blancs et la voiture à caisse jaune qui descendaient la côte, dans
un bruit de ferraille et de grelots, mon cœur battait.... «Il y a
peut-être une lettre d'elle, dans cette voiture!» me disais-je.... Et
le vieux véhicule, disloqué, criant sur ses ressorts, me paraissait
plus splendide que les voitures du sacre, et le conducteur, avec sa
casquette à soufflet et sa trogne écarlate, me faisait l'effet d'un
libérateur.... Comment Juliette aurait-elle pu m'écrire puisqu'elle
ignorait où j'étais?... Mais j'espérais toujours en des miracles....
Je rentrais alors au village, d'un pas rapide, me persuadant, par une
suite d'irréfutables raisonnements, que, ce jour-là, je recevrais une
longue lettre, dans laquelle Juliette m'annoncerait sa venue au Ploc'h,
et, par avance, je lisais les mots attendris, les phrases passionnées,
les repentirs; je voyais, sur le papier, des traces encore humides de
larmes, car, en ces moments-là, je me figurais que Juliette passait
son temps à pleurer.... Hélas! rien: quelquefois une lettre de Lirat,
admirable, paternelle, et qui m'ennuyait.... Le cœur gros, sentant
davantage le poids écrasant de mon abandon, l'esprit sollicité par
mille projets, plus fous les uns que les autres, je m'en retournais à
ma dune.... De cette espérance courte, je retombais dans une douleur
plus aiguë, et la journée s'écoulait à invoquer Juliette, à l'appeler,
à la demander aux pâles fleurs des sables, à l'écume des vagues, à
toute la nature insensible qui me la refusait et qui me renvoyait son
image incomplète, effacée par les baisers de tous!

--Juliette! Juliette!

       *       *       *       *       *

Un jour, sur la jetée, je rencontrai une jeune fille qu'un vieux
monsieur accompagnait. Grande, svelte, elle semblait jolie sous le
voile de gaze blanche qui lui couvrait le visage et dont les bouts,
noués derrière le chapeau de feutre gris, flottaient dans le vent.
Ses mouvements souples et gracieux rappelaient ceux de Juliette.
Vraiment, dans le port de la tête, dans la courbure délicate de la
taille, dans la tombée des bras, dans le balancement aérien de la robe,
je retrouvais un peu de Juliette!... Je la regardai avec émotion, et
deux larmes roulèrent sur ma joue.... Elle alla jusqu'à l'extrémité du
môle; moi, je m'étais assis sur le parapet, suivant la silhouette de
la jeune fille, pensif et charmé.... A mesure qu'elle s'éloignait,
je m'attendrissais.... Pourquoi ne l'avais-je pas connue plus tôt,
avant l'autre?... Je l'aurais aimée peut-être!... Une jeune fille qui,
jamais, n'a senti souffler sur elle l'haleine empestée des hommes, dont
les oreilles sont chastes, dont les lèvres ignorent les sales baisers;
que ce serait délicieux de l'aimer, de l'aimer ainsi qu'aiment les
anges!... Le voile blanc battait au-dessus d'elle, semblable aux ailes
d'une mouette.... Et tout à coup, derrière le phare, elle disparut....
Au bas de la jetée, la mer remuait, comme un berceau d'enfant, qu'une
nourrice, en chantant, bercerait, et le ciel était sans nuage; il
s'épandait sur la surface immobile des flots, pareil à un grand
voile traînant de mousseline claire.... La jeune fille ne tarda pas
à revenir, passa si près de moi que sa robe me frôla presque. Elle
était blonde; je l'eusse préférée brune, comme était Juliette.... Elle
s'éloigna, quitta la jetée, prit le chemin du village, et, bientôt, je
ne vis plus que le voile blanc qui me disait: «Adieu, adieu! ne sois
plus triste, je reviendrai.»

Le soir, je m'informai auprès de la mère Le Gannec.

--C'est la demoiselle de Landudec, me répondit-elle.... Une bien brave
enfant, et bien méritante, nostre Mintié. Le vieux monsieur, c'est son
père.... Ils habitent ce grand château sur la route de Saint-Jean....
Vous savez, vous y avez été bien des fois....

--Comment se fait-il que je ne les aie jamais vus?

--Ah! Jésus!... C'est que le père est toujours malade, et que la
demoiselle reste à le soigner, la pauvre petite! Sans doute qu'il va
mieux aujourd'hui, et elle le promène un peu.

--Elle n'a plus sa mère?

--Non! voilà déjà bien longtemps qu'elle est morte.

--Ils sont riches?

--Riches!... Point tant, allez! Ça donne à tout le monde! Si seulement
vous alliez le dimanche à la messe, nostre Mintié, vous la verriez, la
bonne demoiselle.

Ce soir-là, je m'attardai à causer avec la mère Le Gannec.

Plusieurs fois je la revis, la bonne demoiselle, sur la jetée, et, ces
jours-là, la pensée de Juliette me fut moins lourde. Je rôdai autour
du château, qui me parut aussi désolé que le Prieuré; l'herbe poussait
dans la cour, les pelouses étaient mal entretenues, les allées du parc
défoncées par les charrettes pesantes de la ferme voisine. La façade de
pierre grise, écaillée par le temps, verdie par la pluie, était aussi
triste que les gros blocs de granit qu'on voit dans les landes.... Le
dimanche suivant, j'allai à la messe, et j'aperçus la demoiselle de
Landudec, parmi les paysans et les marins, qui priait.... Agenouillée
sur son prie-Dieu, le corps mince incliné comme celui des vierges
primitives, la tête penchée sur un livre, elle priait avec ferveur....
Qui sait?... Elle avait peut-être compris que j'étais malheureux, et,
peut-être, me mêlait-elle à ses prières?... Et tandis que le prêtre
chevrotait des oraisons, tandis que la nef de l'église s'emplissait du
bruit des sabots sur les dalles et du chuchotement des lèvres pieuses,
tandis que l'encens des encensoirs montait vers la voûte, avec la voix
grêle des enfants de chœur, tandis que la jeune fille priait, comme
eût prié Juliette, si Juliette avait prié, je rêvais.... J'étais dans
un parc, et la jeune fille s'avançait vers moi, toute baignée de lune.
Elle me prenait par la main, et nous marchions sur les pelouses, et
sous les arbres qui chantaient.

--Jean, me disait-elle, vous souffrez et je viens à vous.... J'ai
demandé à Dieu si je pouvais vous aimer, Dieu me l'a permis.... Je
t'aime!

--Vous êtes trop belle, trop pure, trop sainte pour m'aimer!... Il ne
faut pas m'aimer!

--Je t'aime!... Penche ton bras sur le mien.... Appuie ta tête sur mon
épaule, et allons ainsi toujours!...

--Non, non! Est-ce que l'hirondelle peut aimer le hibou?... Est-ce que
la colombe qui vole dans le ciel peut aimer le crapaud qui se cache
dans la bourbe des eaux croupies?

--Tu n'es pas le hibou, et tu n'es pas le crapaud, puisque je t'ai
choisi.... L'amour que Dieu permet efface tous les péchés et console de
toutes les douleurs.... Viens avec moi et je te rendrai ta pureté....
Viens avec moi et je te donnerai le bonheur.

--Non! non!... mon cœur est grangrené, et mes lèvres ont bu le poison
qui tue les âmes, le poison qui damne les vierges comme toi.... Ne
t'approche pas ainsi, je te flétrirais; ne me regarde pas ainsi, mes
yeux te saliraient, et tu serais pareille à Juliette!...

La messe était finie, la vision s'évanouit.... Il se fit, dans
l'église, un grand bruit de chaises remuées et de pas lourds, et les
enfants de chœur éteignirent les cierges de l'autel.... Toujours
agenouillée, la jeune fille priait. De son visage, je ne distinguais
qu'un profil perdu dans l'ombre douce de la voilette blanche....
Elle se leva, après s'être signée.... Je dus écarter ma chaise pour
la laisser passer.... Elle passa.... Et j'éprouvai une véritable
satisfaction, comme si, en refusant l'amour que la jeune fille
m'offrait en rêve, je venais d'accomplir un grand devoir.

Elle m'occupa une semaine. J'avais recommencé mes courses acharnées,
dans les landes, sur les grèves, et je voulais guérir. Pendant que je
marchais, excité par le vent, emporté dans cette ivresse particulière
que vous donne la pluie fouettante des rivages, j'imaginais des
conversations romanesques avec la demoiselle de Landudec, des aventures
nocturnes qui se déroulaient en des paysages féeriques et lunaires.
Tous deux, comme des personnages d'opéra, nous luttions de pensées
sublimes, de sacrifices héroïques, de dévouements prodigieux; nous
reculions, sur des rythmes passionnés et des ritournelles émouvantes,
les bornes de l'abnégation humaine. Un orchestre sanglotant se mêlait
au déchirement de nos voix.

--Je t'aime! je t'aime!

--Non! non! il ne faut pas m'aimer!

Elle, en robe blanche très longue, les yeux égarés, les bras tendus....
Moi, sombre, fatal, les mollets houlant sous le maillot de soie
violette, les cheveux en coup de vent....

-Je t'aime! je t'aime!

--Non! non! il ne faut pas m'aimer!

Et les violons avaient des plaintes inouïes, les hautbois gémissaient,
tandis que les contrebasses et les tympanons grondaient comme des vents
d'orage et des roulements de tonnerre.

O cabotinisme de la douleur!

Chose curieuse! la demoiselle de Landudec et Juliette ne faisaient
plus qu'une; je ne les séparais plus, je les confondais dans le même
rêve extravagant et mélodramatique. Elles étaient trop pures pour moi,
toutes les deux.

--Non! non! je suis un lépreux, laissez-moi!

Elles s'acharnaient à baiser mes plaies, parlaient de mourir, criaient:

--Je t'aime! je t'aime!

Et vaincu, dompté, racheté par l'amour, je tombais à leurs pieds. Le
vieux père, mourant, étendait les mains sur nous et nous bénissait tous
les trois!

Cette folie dura peu, et, bientôt, je me retrouvai, sur la dune, face à
face avec Juliette.

--Juliette! Juliette!

Il n'y avait plus de violons, plus de hautbois; il n'y avait qu'un
hurlement de douleur et de révolte, le cri du fauve captif, qui réclame
sa proie.

--Juliette! Juliette!

Un soir, plus énervé que jamais, je rentrai, le cerveau hanté de
folies sombres, les bras et les mains en quelque sorte poussés par des
rages de tuer, d'étouffer.... J'aurais voulu sentir, sous la pression
de mes doigts, des existences se tordre, râler et mourir. La mère Le
Gannec était sur le pas de la porte, inquiète, tricotant son éternelle
paire de bas.... Elle me dit:

--Comme vous êtes en retard, nostre Mintié, aujourd'hui!... Je vous ai
préparé une belle écrevisse de mer!

--Fichez-moi la paix, vieille radoteuse! criai-je.... Je n'en veux pas
de votre écrevisse de mer, je ne veux rien, entendez-vous?

Et bredouillant des paroles colères, brutalement, je l'obligeai à se
déranger, pour me laisser passer.... La pauvre bonne femme, stupéfaite,
levait les bras au ciel, geignait:

--Ah! ma Doué! Ah bé Jésus!

Je gagnai ma chambre où je m'enfermai.... D'abord, je me roulai sur
le lit, brisai deux chaises, me cognai le front contre les murs, et,
tout d'un coup, je me mis à écrire à Juliette une lettre exaltée,
folle, remplie de menaces terribles et d'humbles supplications; une
lettre dans laquelle, en phrases incohérentes, je parlais de la tuer,
de lui pardonner, je la suppliais de venir, avant que je ne mourusse,
lui décrivant, avec des raffinements tragiques, un rocher d'où je me
jetterais dans la mer.... Je la comparais à la dernière des filles de
maison publique, deux lignes plus loin, à la Sainte Vierge. Plus de
vingt fois, je recommençai la lettre, m'emportant, pleurant, tour à
tour furieux jusqu'au délire, attendri jusqu'à la pâmoison.... A un
moment, j'entendis un bruit derrière la porte, comme un grattement de
souris. J'allai ouvrir.... La mère Le Gannec était là, tremblante,
toute pâle, et qui me regardait de ses bons yeux effarés.

--Que faites-vous ici? m'écriai-je.... Pourquoi m'espionnez-vous?...
Allez-vous-en!

--Nostre Mintié, gémit la sainte femme, nostre Mintié, ne vous fâchez
pas!... Je vois bien que vous êtes malheureux, et je venais voir si je
pouvais vous être utile à quelque chose.

--Eh bien, oui, je suis malheureux, là!... Est-ce que cela vous
regarde? Tenez, portez cette lettre à la poste, et laissez-moi
tranquille.

Pendant quatre jours, je ne sortis pas.... La mère Le Gannec venait
dans ma chambre, pour faire mon lit et servir mes repas, humble,
craintive, redoublant de soins, soupirant:

--Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur!

Je comprenais que j'avais mal agi envers elle, qui était si tendre
pour moi, et j'aurais voulu lui demander pardon de mes brutalités....
Sa coiffe blanche, son châle noir, sa figure triste de vieille mère
affligée, m'attendrissaient. Mais une sorte de fierté imbécile glaçait
l'effusion prête à s'échapper.... Elle trottinait autour de moi,
résignée, avec un air d'infinie, de maternelle commisération, et, de
temps en temps, elle répétait:

--Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur!

Le jour finissait. Tandis que la mère Le Gannec, ayant enlevé le
couvert, balayait la chambre, je m'étais accoudé à l'appui de la
fenêtre ouverte. Le soleil avait disparu derrière la ligne d'horizon,
ne laissant au ciel, de sa gloire irradiante, qu'une clarté rougeâtre,
et la mer, tassée, lourde, sans un reflet, se plombait tristement.
La nuit arrivait, silencieuse et lente, et l'air était si calme,
qu'on percevait le bruit rythmique des avirons battant l'eau du port
et le cri lointain des drisses au haut des mâts.... Je vis le phare
s'allumer, son feu rouge tourner dans l'espace, comme un astre fou....
Et je me sentais bien malheureux!...

Juliette ne me répondait pas!... Juliette ne viendrait pas!... Ma
lettre, sans doute, l'avait effrayée, elle s'était rappelé les scènes
de colère, d'étranglement sauvage.... Elle avait eu peur, et elle ne
viendrait pas!... Et puis, n'y avait-il pas des courses, des fêtes, des
dîners, des files d'hommes impatients, à sa porte, qui l'attendaient,
la réclamaient, qui avaient payé d'avance la nuit promise?... Pourquoi
serait-elle venue, d'ailleurs?... Pas de Casino sur cette grève
désolée; dans ce coin perdu de l'Océan, personne à qui elle pût vendre
son corps?... Moi, elle m'avait tout pris, mon argent, mon cerveau,
mon honneur, mon avenir, tout!... que pouvais-je lui donner encore?...
Rien. Alors pourquoi viendrait-elle?... J'aurais dû lui dire qu'il
me restait dix mille francs, et elle serait accourue!... A quoi
bon?... Ah! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!... Ma
colère était calmée et un dégoût de moi-même la remplaçait, un dégoût
épouvantable!... Comment cela était-il possible qu'en si peu de temps,
un homme qui n'était pas méchant, dont les aspirations, autrefois, ne
manquaient ni de fierté ni de noblesse, comment cela était-il possible
que cet homme fût tombé si bas, dans une boue si épaisse, qu'aucune
force humaine n'était capable de l'en retirer!... Ce dont je souffrais,
à cette heure, ce n'était pas tant de mes folies, de mes bassesses,
de mes crimes, que des malheurs que j'avais causés autour de moi....
La vieille Marie!... Le vieux Félix! Ah! les pauvres gens!... Où
étaient-ils?... Que faisaient-ils?... Avaient-ils seulement de quoi
manger?... Ne les avais-je pas obligés, en les chassant, à mendier
leur pain, eux si vieux, si bons, si confiants, plus faibles et plus
abandonnés que des chiens sans maître!... Je les voyais, courbés sur
des bâtons, affreusement maigres, toussant, harassés, couchant le
soir dans des gîtes de hasard! Et cette sainte mère Le Gannec, qui me
soignait comme une mère son enfant, qui me berçait de ces tendresses
réchauffantes qu'ont les petites gens!... Au lieu de m'agenouiller
devant elle, de la remercier, ne l'avais-je pas brutalisée, presque
battue!... Ah! non! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!...

La mère Le Gannec allumait ma lampe, et je me disposais à refermer
la fenêtre, quand j'entendis, dans le chemin, des grelots, puis le
roulement d'une voiture.... Machinalement, je regardai.... Une
voiture, en effet, montait la rampe très raide à cet endroit, une
sorte d'omnibus qui me parut haut, et chargé de malles.... Un marin
passait.... Le postillon l'interpella:

--Hé! la maison de Mme Le Gannec, s'il vous plaît?

--C'est là, en face toi, répondit le marin, qui indiqua la maison d'un
geste de la main et continua sa route.

J'étais devenu tout pâle ... et je vis, éclairée par la lumière de la
lanterne, une petite main gantée se poser sur le bouton de la portière.

--Juliette! Juliette! criai-je, éperdu ... mère Le Gannec, c'est
Juliette!... vite, vite ... c'est Juliette!

Courant, dégringolant l'escalier, je me précipitai dans la rue.

--Juliette! ma Juliette!

Des bras m'enlacèrent, des lèvres se collèrent à ma joue, une voix
soupira:

--Jean! mon petit Jean!

Et je défaillis dans les bras de Juliette.

Je ne tardai pas à revenir de mon évanouissement. On m'avait couché
sur le lit, et Juliette, penchée sur moi, m'embrassait, m'appelait,
pleurait:

--Ah! pauvre mignon!... Comme tu m'as fait peur!... Comme tu es blanc
encore!... C'est fini, dis!... Parle-moi, mon Jean!

Sans rien dire, je la contemplais.... Il me semblait que tout mon être,
inerte et glacé, détruit d'un coup, par une grande souffrance ou par un
grand bonheur,--je ne savais,--refoulait dans mon regard la vie qui
s'en allait, s'égouttait de mes membres, de mes veines, de mon cour,
de mon cerveau.... Je la contemplais!... Elle était toujours belle,
un peu plus pâle encore qu'autrefois, et je la retrouvais toute, avec
ses yeux brillants et doux, sa bouche aimante, sa voix délicieusement
enfantine, au timbre clair.... Je cherchais sur son visage, dans ses
gestes, dans l'habitude de son corps, dans ses paroles, je cherchais
des traces douloureuses de son existence inconnue, une flétrissure,
une déformation, quelque chose de nouveau et de plus fané!... Non, en
vérité, elle était un peu plus pâle, et voilà tout.... Et je fondis en
larmes....

--Encore, que je te voie, ma petite Juliette!

Elle buvait mes larmes, pleurait aussi, me tenait embrassé.

--Mon Jean!... Ah! mon Jean adoré!

La mère Le Gannec vint frapper à la porte de la chambre.... Elle ne
s'adressa pas à Juliette, affecta même de ne pas la regarder.

--Qu'est-ce qu'il faut faire des malles, nostre Mintié? demanda-t-elle.

--Il faut les faire monter, mère Le Gannec!

--On ne peut pas monter toutes ces malles ici, répliqua durement la
vieille femme.

--Tu en as donc beaucoup, ma chérie?

--Beaucoup, mais non!... il y en a six.... Ces gens sont stupides!

--Eh bien, mère Le Gannec, dis-je, gardez-les en bas, pour ce soir....
Nous verrons demain....

Je m'étais levé, et Juliette furetait dans la chambre, s'exclamait à
chaque instant:

--Mais c'est gentil ici.... C'est drôle tout plein, mon chéri.... Et
puis, tu as un lit, un vrai lit.... Moi qui croyais qu'on couchait dans
des armoires, en Bretagne.... Ah!... qu'est-ce que c'est que ça?... Ne
bouge pas, Jean, ne bouge pas.

Elle avait pris sur la cheminée un gros coquillage, l'appliquait contre
son oreille.

--Tiens! disait-elle désappointée.... Tiens! ça ne fait pas: _chuuu_!
dans tes coquillages!... Pourquoi, dis?

Puis brusquement, elle se jetait dans mes bras, me couvrait de baisers.

--Ah! ta barbe!... Ah! tu laisses pousser ta barbe, vilain!... Et comme
tes cheveux sont longs! Et comme tu as maigri! Est-ce que je suis
changée, moi?... Est-ce que je suis belle autant?

Nouant ses mains autour de mon cou, penchant sa tête sur mon épaule:

--Raconte ce que tu fais ici, comment tu passes tes journées, à quoi
tu penses.... Raconte à ta petite femme.... Et ne mens pas.... Dis-lui
bien tout, tout, tout!...

Alors, je lui parlai de mes marches acharnées, de mes abattements sur
la dune, de mes sanglots, d'elle que je voyais sans cesse, d'elle que
j'appelais, comme un fou, dans le vent, dans la tempête....

--Pauvre petit! soupirait-elle.... Et je parie que tu n'as pas même un
caoutchouc?...

--Et toi? et toi? ma Juliette, as-tu pensé à moi seulement?

--Ah! moi, quand je ne t'ai plus trouvé à la maison, j'ai cru que
j'allais mourir.... Célestine m'avait dit qu'un homme était venu te
prendre! J'ai tout de même attendu.... Il rentrera, il rentrera....
Et tu ne rentrais pas.... Et j'ai couru chez Lirat, le lendemain!...
Ah! si tu savais comme il m'a reçue!... comme il m'a traitée!... Et
je demandais à tout le monde: «Savez-vous où est Jean?» Et personne
ne pouvait me répondre.... Oh! méchant! partir comme ça ... sans un
mot!... Tu ne m'aimais donc plus?... Alors, tu comprends, j'ai voulu
m'étourdir.... Je souffrais trop!...

Sa voix prit une intonation brève:

--Quant à Lirat!... sois tranquille, mon chéri, je me vengerai de
lui.... Et tu verras!... Ça sera farce!... Quelle crapule que ton ami
Lirat!... Mais tu verras, tu verras.

Une chose me tourmentait: combien de jours, de semaines Juliette
passerait-elle avec moi?... Elle avait apporté six malles; donc, elle
avait l'intention de demeurer au Ploc'h un mois au moins, peut-être
davantage.... A la joie si grande de la posséder, sans trouble, sans
crainte, se mêlait une vive inquiétude.... Je n'avais pas d'argent ...
et je connaissais trop Juliette pour ne point ignorer qu'elle ne se
résignerait pas à vivre comme moi, et je prévoyais des dépenses que
je n'étais pas en état de supporter.... Or comment faire?... N'osant
l'interroger directement, je répondis:

--Nous avons le temps de songer à cela, ma chérie, dans trois mois,
quand nous rentrerons à Paris....

--Dans trois mois.... Mais, mon pauvre mignon, je repars dans huit
jours.... Ça m'ennuie tant!

--Reste, ma petite Juliette, je t'en supplie, reste tout à fait ...
plus longtemps ... quinze jours!

--C'est impossible, tu comprends.... Oh! ne sois pas triste, mon
chéri.... Ne pleure pas ... parce que, si tu pleures, je ne te dirai
pas une chose, une belle chose.

Elle se fit plus tendre encore, se pelotonna contre moi, et reprit:

--Écoute-moi bien, mon chéri.... Je n'ai qu'une pensée, une seule
pensée, vivre avec toi!... Nous quitterons Paris, nous nous en irons
dans une petite maison, si bien cachés, vois-tu, que personne ne saura
plus si nous existons.... Seulement, il nous faut vingt mille francs de
rente.

--Où donc veux-tu que je les prenne maintenant? m'écriai-je découragé.

--Écoute-moi donc! poursuivit Juliette.... Il nous faut vingt mille
francs de rente.... Oh! j'ai tout calculé!... Eh bien, dans six mois,
nous les aurons....

Juliette me regarda d'un air mystérieux ... elle répéta:

--Nous les aurons!...

--Je t'en supplie, ma chérie, ne parle pas ainsi.... Tu ne sais pas le
mal que tu me fais....

Juliette éleva la voix; le pli de son front devint dur:

--Alors, tu aimes mieux que je sois à d'autres toujours?...

--Ah! tais-toi, Juliette!... tais-toi!... Ne parle jamais comme cela,
jamais!...

--Es-tu drôle!... Allons, sois gentil, et embrasse-moi!...

Le lendemain, pendant qu'au milieu des malles ouvertes, des robes
étalées partout, elle s'habillait, très déconcertée de l'absence
de sa femme de chambre, elle forma une quantité de projets pour la
journée.... Elle voulait se promener sur la jetée, monter au phare,
pêcher, aller à la dune, et s'asseoir à la place où j'avais tant
pleuré.... Elle se réjouissait d'apercevoir de jolies Bretonnes, en
costume soutaché et brodé, comme au théâtre, de boire du lait, dans des
fermes!

--Il y a des bateaux ici?

--Mais oui.

--Beaucoup?

--Mais oui.

--Ah! quelle chance, j'aime tant les bateaux! Puis elle me contait les
nouvelles de Paris.... Gabrielle n'était plus avec Robert.... Malterre
se mariait.... Jesselin voyageait.... Il y avait eu des duels.... Et
des anecdotes sur tout le monde!... Toute cette mauvaise odeur de Paris
me ramenait à des mélancolies, à des souvenirs poignants.... Me voyant
triste, elle s'interrompait, m'embrassait, prenait des airs navrés:

--Ah! tu crois peut-être que cette existence me plaît! gémissait-elle
... que je ne songe qu'à m'amuser, à être coquette!... Si tu
savais!... Tu comprends, il y a des choses que je ne peux pas te
dire.... Mais si tu savais quel supplice c'est pour moi!... Tu es
malheureux, toi!... Eh bien, moi?... Tiens, si je n'avais pas l'espoir
de vivre avec mon Jean, souvent, j'ai tant de dégoût que je me tuerais.

Et, rêveuse, câline, elle revenait à ses bergeries, à ses petits
sentiers de verdure, au calme de l'existence douce et cachée, avec des
fleurs, des bêtes, et de l'amour.... Ah! de l'amour dévoué, soumis, de
l'amour éternel, de l'amour qui nous illuminerait, jusqu'à la mort,
ainsi qu'un chaud soleil.

Nous sortîmes après le déjeuner, que la mère Le Gannec nous servit
sévèrement, sans desserrer les lèvres une seule fois. A peine dehors,
comme la brise fraîchissait et lui défrisait les cheveux, Juliette
désira rentrer.

--Ah! le vent, mon chéri!... Le vent, vois-tu, je ne peux pas supporter
ça.... Il me décoiffe et me rend malade!...

Elle s'ennuya toute la journée, et nos baisers ne suffirent pas à
en remplir le vide.... De même qu'autrefois, dans mon cabinet, elle
étendit une serviette sur sa robe, sur la serviette posa de menues
brosses et des limes et, grave, se mit à lisser ses ongles. Je
souffrais cruellement, et la vision du vieux homme, à la fenêtre,
m'obsédait.

Le jour suivant, Juliette me déclara qu'elle était obligée de partir le
soir même.

--Ah! quel malheur, mon chéri!... J'avais oublié!... vite, vite,
commande une voiture.... Oh! quel malheur!

Je n'essayai pas de la retenir.... Affalé sur une chaise, immobile,
sombre, la tête dans les mains, j'assistai aux préparatifs du départ,
sans prononcer une parole, sans laisser échapper une prière....
Juliette allait, venait, pliant ses robes, rangeant son nécessaire,
refermant ses malles, et je n'entendais rien, je ne voyais rien, je ne
savais rien.... Des hommes entrèrent, dont les pas pesants faisaient
craquer le plancher.... Je compris qu'ils emportaient les malles.
Juliette s'assit sur mes genoux.

--Mon pauvre chéri, pleurait-elle, cela te fait de la peine que je
m'en aille ainsi.... Il le faut ... sois sage.... Et puis, bientôt,
je reviendrai ... pour longtemps ... Ne sois pas ainsi.... Je
reviendrai.... Je te le promets.... J'emmènerai Spy.... J'emmènerai un
cheval aussi, pour me promener, tu veux, pas?... Tu verras comme ta
petite femme monte bien.... Embrasse-moi donc, mon Jean!... Pourquoi ne
m'embrasses-tu pas?... Jean voyons!... Adieu! Je t'adore!... Adieu!

       *       *       *       *       *

Il faisait nuit quand la mère Le Gannec pénétra dans ma chambre. Elle
alluma la lampe et, doucement, s'approcha de moi.

--Nostre Mintié! nostre Mintié!

Je levai les yeux vers elle, et elle était si triste, il y avait en
elle tant de miséricordieuse pitié, que je me précipitai dans ses bras.

--Ah! mère Le Gannec! mère Le Gannec!... sanglotai-je. Et c'est de ça
que je meurs.... De ça!

Et tendrement, la mère Le Gannec murmura:

--Nostre Mintié, pourquoi que vous ne priez pas le bon Dieu?... Ça vous
soulagerait!



X


Voilà huit jours que je ne puis dormir. J'ai, sur le crâne, un casque
de fer rougi. Mon sang bout, on dirait que mes artères tendues se
rompent, et je sens de grandes flammes qui me lèchent les reins. Ce qui
restait d'humain en moi, ce que la douleur morale avait laissé, sous
les ordures entassées, de pudeur, de remords, de respect, d'espoirs
vagues, ce qui me rattachait, par un lien, si faible fût-il, à la
catégorie des êtres pensants, tout cela a été emporté par une folie de
brute forcenée.... Je n'ai plus la notion du bien, du vrai, du juste,
des lois inflexibles de la nature. Les répulsions sexuelles d'un règne
à l'autre qui maintiennent les mondes en une harmonie constante, je
n'en ai plus conscience: tout se meut, se confond en une fornication
immense et stérile, et, dans le délire de mes sens, je ne rêve que
d'impossibles embrassements.... Non seulement l'image de Juliette
prostituée ne m'est plus une torture, elle m'exalte au contraire.... Et
je la cherche, je la retiens, je tâche de la fixer par d'ineffaçables
traits, je la mêle aux choses, aux bêtes, aux mythes monstrueux, et,
moi-même, je la conduis à des débauches criminelles, fouettée par
des verges de fer.... Juliette n'est plus la seule dont l'image me
tente et me hante ... Gabrielle, la Rabineau, la mère Le Gannec, la
demoiselle de Landudec défilent toujours, devant moi, dans des postures
infâmes.... Ni la vertu, ni la bonté, ni le malheur, ni la vieillesse
sainte ne m'arrêtent et, pour décors à ces épouvantables folies, je
choisis de préférence les endroits sacrés et bénits, les autels des
églises, les tombes des cimetières.... Je ne souffre plus dans mon
âme, je ne souffre plus que dans ma chair.... Mon âme est morte dans
le dernier baiser de Juliette, et je ne suis plus qu'un moule de chair
immonde et sensible, dans lequel les démons s'acharnent à verser
des coulées de fonte bouillonnante!... Ah! je n'avais pas prévu ce
châtiment!

L'autre jour, sur la grève, j'ai rencontré une pêcheuse de
palourdes.... Elle était noire, sale, puante, semblable à un tas
de goémon pourrissant. Je me suis approché d'elle avec des gestes
fous.... Et, subitement, je me suis enfui, car j'avais la tentation
infernale de me ruer sur ce corps et de le renverser, parmi les galets
et les flaques d'eau.... A travers la campagne, je marche, je marche,
les narines au vent, flairant, comme un chien de chasse, des odeurs
de femelles.... Une nuit, la gorge en feu, le cerveau affolé par
des visions abominables, je m'engage dans les ruelles tortueuses du
village, frappe à la porte d'une fille à matelots.... Et je suis entré
dans ce bouge.... Mais sitôt que j'ai senti sur ma peau cette peau
inconnue, j'ai poussé un cri de rage ... et j'ai voulu partir.... Elle
me retenait.

--Laisse-moi! ai-je crié.

--Pourquoi t'en vas-tu?

--Laisse-moi.

--Reste.... Je t'aimerai.... Sur la côte, souvent, je t'ai suivi....
Souvent, près de la maison que tu habites, j'ai rôdé.... Je voulais de
toi.... Reste!

--Mais laisse-moi donc! Tu ne vois pas que tu me dégoûtes!...

Et comme elle se penchait à mon cou, je l'ai battue.... Elle gémissait:

--Ah! ma Doué! il est fou!

Fou!... Oui, je suis fou!... Je me suis regardé dans la glace et j'ai
eu peur de moi.... Mes yeux agrandis s'effarent au fond de l'orbite qui
se creuse; les os pointent, trouant ma peau jaunie; ma bouche est pâle,
tremblante, elle pend, pareille à celle des vieillards lubriques....
Mes gestes s'égarent, et mes doigts, sans cesse agités de secousses
nerveuses, craquent, cherchant des proies, dans le vide....

Fou!... Oui, je suis fou!... Lorsque la mère Le Gannec tourne autour de
moi, lorsque j'entends glisser ses chaussons sur le plancher, lorsque
sa robe me frôle, des pensées de crime me viennent, m'obsèdent, me
talonnent et je crie:

--Allez-vous-en!... mère Le Gannec, allez-vous-en! Fou!... Oui, je
suis fou!... Souvent la nuit j'ai passé des heures à la porte de sa
chambre, la main sur la clef de la serrure, prêt à me précipiter dans
l'ombre.... Je ne sais ce qui m'a retenu.... La peur, sans doute; car
je me disais: «Elle se débattra, criera, appellera, et je serai forcé
de la tuer!...» Une fois, surprise par le bruit, elle s'est levée....
Me voyant en chemise, les jambes nues, elle est restée un moment
stupéfaite.

--Comment!... c'est vous, nostre Mintié!... Qu'est-ce que vous faites
ici?... Êtes-vous malade?

J'ai balbutié des mots incohérents, et je suis remonté....

Ah! que l'on me chasse, que l'on me traque, que l'on me poursuive
avec des fourches, des pieux et des faux, comme on fait d'un chien
enragé!... Est-ce que des hommes n'entreront pas, là, tout à l'heure,
qui se jetteront sur moi, me bâillonneront, et m'emporteront dans
l'éternelle nuit du cabanon!

Il faut que je parte!... Il faut que je retrouve Juliette!... Il faut
que j'épuise sur elle cette rage maudite!...

Quand l'aube paraîtra, je descendrai, et je dirai à la mère Le Gannec:

--Mère Le Gannec, il faut que je parte!... Donnez-moi de l'argent....
Je vous le rendrai plus tard.... Donnez-moi de l'argent ... il faut que
je parte!...



XI


Juliette m'avait choisi, dans le faubourg Saint-Honoré, tout près
de la rue de Balzac, une chambre, au second étage d'un petit hôtel
meublé. Les meubles étaient de guingois, les tapisseries, les tiroirs
s'ouvraient en grinçant, une odeur aigre de bois suri, de poussière
ancienne, imprégnait les rideaux des fenêtres et les draperies du lit;
mais elle avait su donner, en plaçant çà et là quelques bibelots, un
aspect plus intime à cette pièce banale et froide où tant d'existences
inconnues avaient passé sans laisser de trace aucune. Juliette avait
tenu aussi à ranger elle-même mes affaires, dans l'armoire, qu'elle
bourrait de paquets d'iris.

--Tu vois, mon chéri ... ici les chaussettes ... là les chemises de
nuit ... j'ai mis tes cravates dans le tiroir ... tes mouchoirs sont
là.... J'espère qu'elle a de l'ordre, ta petite femme.... Et puis,
tous les jours, je te porterai une fleur qui sent bon.... Allons ne
sois pas triste.... Dis-toi bien que je t'aime, que je n'aime que toi,
que je viendrai souvent.... Ah! tes caleçons que j'ai oubliés!... Je
te les enverrai par Célestine, avec ma photographie dans le beau cadre
en peluche rouge.... Ne t'ennuie pas, pauvre mignon!... Tu sais, si
ce soir, à minuit et demi, je ne suis pas là, ne m'attends pas....
Couche-toi.... Dors bien.... Tu me promets?

Et jetant un dernier coup d'œil sur la chambre, elle était partie.

Tous les jours, en effet, Juliette revenait, en allant au Bois, et en
rentrant chez elle, avant le dîner. Elle ne restait que deux minutes,
fiévreuse, agitée par une hâte d'être dehors; le temps de m'embrasser,
le temps d'ouvrir l'armoire, pour se rendre compte si les choses
étaient dans le même ordre.

--Allons! je m'en vais.... Ne sois pas triste ... je vois que tu as
encore pleuré.... Ça n'est pas gentil! Pourquoi me faire de la peine?

--Juliette! te verrai-je ce soir?... Oh! je t'en prie, ce soir!

--Ce soir?

Elle réfléchissait un instant.

--Ce soir, oui, mon chéri.... Enfin, ne m'attends pas trop....
Couche-toi.... Dors bien.... Surtout, ne pleure pas.... Tu me
désespères!... Vraiment, on ne sait comment être avec toi!

Et je vivais là, vautré sur le canapé, ne sortant presque jamais,
comptant les minutes qui, lentement, lentement, goutte à goutte,
tombaient dans l'éternité de l'attente.

A l'exaltation furieuse de mes sens avait succédé un grand
accablement.... Je demeurais des après-midi entiers, sans bouger,
la chair battue, les membres pesants, le cerveau engourdi, comme au
lendemain d'une ivresse. Ma vie ressemblait à un sommeil lourd, que
traversent des rêves pénibles, coupés par de brusques réveils, plus
pénibles encore que les rêves, et dans l'anéantissement de ma volonté,
dans l'effacement de mon intelligence, je ressentais plus vive encore
l'horreur de ma déchéance morale. Avec cela, la vie de Juliette me
jetait en des angoisses perpétuelles.... Comme autrefois, sur la dune
du Ploc'h, il ne m'était pas possible de chasser l'image de boue,
qui grandissait, devenait plus nette, et revêtait des formes plus
cruelles.... Perdre un être qu'on aime, un être de qui toutes vos
joies vous sont venues, dont le souvenir ne se mêle qu'à des souvenirs
de bonheur, cela vous est une douleur déchirante.... Mais où il y a
une douleur, il y a aussi une consolation, et la souffrance s'endort
en quelque sorte bercée par sa tendresse même.... Moi, je perdais
Juliette, je la perdais, chaque jour, chaque heure, chaque minute,
et à ces morts successives, à ces morts impénitentes, je ne pouvais
rattacher que des souvenirs suppliciants et des souillures.... J'avais
beau chercher, sur la vase remuée de nos deux cœurs, une fleur, une
toute petite fleur dont il eût été si bon de respirer le parfum, je ne
la trouvais pas.... Et cependant, je ne concevais rien sans Juliette.
Toutes mes pensées avaient Juliette pour point de départ, Juliette
pour aboutissement; et plus elle m'échappait, plus je m'acharnais
dans l'idée absurde de la reconquérir. Je n'espérais pas, emportée,
comme elle l'était, dans cette existence de plaisirs mauvais, qu'elle
s'arrêtât jamais; pourtant, malgré moi, malgré elle, je formais des
projets d'avenir meilleur. Je me disais «Il n'est pas possible qu'un
jour le dégoût ne la prenne qu'un jour la douleur n'éveille en son
âme un remords, une pitié; et elle me reviendra. Alors, nous nous
en irons dans un appartement d'ouvrier, et moi, comme un forçat, je
travaillerai ... J'entrerai dans le journalisme, je publierai des
romans, j'implorerai des besognes de copiste.... Hélas! je m'efforçais
de croire à tout cela, afin d'atténuer l'état d'abjection où j'étais
descendu. Avec le produit de la vente des deux études de Lirat, des
quelques bijoux que je possédais, de mes livres, j'avais réalisé une
somme de quatre mille francs que je gardais précieusement, pour cette
chimérique éventualité.... Une fois que Juliette était songeuse et plus
tendre qu'à l'ordinaire, j'osai lui communiquer ce projet admirable....
Elle battit des mains.

--Oui! oui!... Ah! ce serait si amusant!... Un tout petit appartement,
tout petit, tout petit!... Je ferais le ménage, j'aurais de jolis
bonnets, un joli tablier!... Mais c'est impossible avec toi! Quel
dommage!... C'est impossible!

--Pourquoi donc est-ce impossible?

--Mais parce que tu ne travailleras pas, et que nous mourrons de
faim ... C'est ta nature, comme ça!... As-tu travaillé au Ploc'h!...
Travailleras-tu maintenant?... Jamais tu n'as travaillé!...

--Le puis-je? ... Tu ne sais donc pas que ta pensée ne me quitte pas
un seul instant?... C'est tout l'inconnu de ta vie, c'est la douleur
atroce de ce que je sens, de ce que je devine de toi, qui me ronge, qui
me dévore, qui me vide les moelles!... Quand tu n'es pas là, j'ignore
où tu es, et pourtant je suis là, où tu es, toujours!... Ah! si tu
voulais!... Te savoir près de moi, aimante et tranquille, loin de ce
qui salit et de ce qui torture.... Mais j'aurais la force d'un Dieu!...
De l'argent!... De l'argent! mais je t'en gagnerais par pelletées, par
tombereaux!... Ah! Juliette, si tu voulais! si tu voulais!...

Elle me regardait, excitée par ce grand bruit d'or que mes paroles
faisaient tinter à ses oreilles.

--Eh bien, gagnes-en tout de suite, mon chéri.... Oui, beaucoup, des
tas!... Et ne pense pas à ces vilaines choses qui te font du mal....
Les hommes, est-ce drôle!... Ça ne veut pas comprendre!

Tendrement, elle s'assit sur mes genoux.

--Puisque je t'adore, mon cher mignon!... Puisque les autres, je les
déteste, et qu'ils n'ont rien de moi, tu entends, rien.... Puisque je
suis bien malheureuse!...

Les yeux pleins de larmes, elle cherchait à se faire toute petite
contre moi, et répétait: «Oui, bien, bien malheureuse!...» J'en avais
horreur et pitié....

--Ah! il croit que c'est par plaisir! s'écria-t-elle en sanglotant, il
croit cela!... Mais si je n'avais pas mon Jean pour me consoler, mon
Jean pour me bercer, mon Jean pour me donner du courage, je ne pourrais
plus ... je ne pourrais plus.... J'aimerais mieux mourir.

Brusquement, changeant d'idée, et d'une voix où il me sembla entendre
les regrets gémir:

--D'abord, pour ça ... pour le petit appartement... il faudrait de
l'argent, et tu n'en as pas!

--Mais si, ma chérie.... Mais si, clamai-je triomphalement, j'ai
de l'argent!... Nous avons de quoi vivre deux mois, trois mois, en
attendant que je conquière une fortune!

--Tu as de l'argent?... Fais voir.

J'étalai devant elle les quatre billets de mille francs. Juliette les
saisit dans sa main, un à un, âprement, les compta, les examina. Ses
yeux luisaient, étonnés et charmés.

--Quatre mille francs, mon chéri!... Comment, tu as quatre mille
francs?...Mais tu es riche!... Alors....

Elle se pendit à mon cou, caressante.

--Alors, reprit-elle, puisque tu es très riche.... J'ai envie d'un
petit nécessaire de voyage que j'ai vu, rue de la Paix!... Tu veux me
l'acheter, mon chéri; tu veux, pas?

Je reçus au cœur un coup si douloureux que je faillis tomber sur le
plancher; et un flot de larmes m'aveugla. Pourtant, j'eus le courage de
demander:

--Qu'est-ce qu'il vaut, ton nécessaire?

--Deux mille francs, mon chéri.

--C'est bien!... Prends deux mille francs.... Tu l'achèteras toi-même.

Juliette me baisa au front, prit deux billets qu'elle enfouit
précipitamment dans la poche de son manteau, et son regard attaché
sur les deux qui restaient et qu'elle regrettait sans doute de ne pas
m'avoir demandés, elle dit:

--Vrai?... Tu veux bien?... Ah! c'est gentil!... Cela fait que si tu
retournes au Ploc'h, j'irai te voir avec mon nécessaire tout neuf.

Quand elle fut partie, je m'abandonnai à une violente colère contre
elle, contre moi surtout, et, la colère apaisée, tout d'un coup, je
m'étonnai de ne plus souffrir.... Oui, en vérité, je respirais plus
librement, j'étendais les bras avec des gestes forts, j'avais dans les
jarrets une élasticité nouvelle; enfin, on eût dit que quelqu'un venait
de m'enlever le poids écrasant que je portais depuis si longtemps
sur les épaules.... J'éprouvais une joie très vive à détendre mes
membres, à faire jouer mes articulations, à étirer mes nerfs, ainsi
qu'il arrive, le matin, au saut du lit.... Ne me réveillais-je pas,
en effet, d'un sommeil aussi pesant que la mort? Ne sortais-je pas
d'une sorte de catalepsie, où tout mon être engourdi avait connu les
cauchemars horribles du néant?... J'étais comme un enseveli qui
retrouve la lumière, comme un affamé à qui on donne un morceau de
pain, comme un condamné à mort qui reçoit sa grâce.... J'allai à la
fenêtre et regardai dans la rue. Le soleil coupait d'un angle doré
les maisons en face de moi; sur le trottoir, des gens passaient vite,
affairés, avec des figures heureuses; des voitures se croisaient sur la
chaussée, joyeusement.... Le mouvement, l'activité, le bruit de la vie
me grisaient, m'enthousiasmaient, m'attendrissaient, et je m'écriai:

--Je ne l'aime plus! Je ne l'aime plus!

Dans l'espace d'une seconde, j'eus la vision très nette d'une existence
nouvelle de travail et de bonheur. Me laver de cette boue, reprendre
le rêve interrompu, j'en avais hâte; non seulement je voulais racheter
mon honneur, mais je voulais conquérir la gloire, et la conquérir
si grande, si incontestée, si universelle, que Juliette crevât de
dépit d'avoir perdu un homme tel que moi. Je me voyais déjà, dans
la postérité, en bronze, en marbre, hissé sur des colonnes et des
piédestaux symboliques, emplissant les siècles futurs de mon image
immortalisée. Et ce qui me réjouissait surtout, c'était de penser que
Juliette n'aurait pas une parcelle de gloire, et que je la repousserais
impitoyablement, hors de mon soleil.

Je descendis et, pour la première fois depuis plus de deux ans, je
ressentis un plaisir délicieux à me trouver dans la rue.... Je marchais
rapidement, les reins souples, l'allure victorieuse, intéressé par
les spectacles les plus simples qui me semblèrent nouveaux. Et je
me demandais avec stupeur comment j'avais pu être malheureux aussi
longtemps, comment mes yeux ne s'étaient pas ouverts plus vite à
la vérité.... Ah! la méprisable Juliette!... Comme elle avait dû
rire de mes soumissions, de mes aveuglements, de mes pitiés, de mes
inconcevables folies!... Sans doute, elle racontait à ses amants de
hasard mes douleurs imbéciles, et ils s'excitaient à l'amour en se
moquant de moi!... Mais j'aurais ma revanche, et cette revanche serait
terrible!... Bientôt Juliette se roulerait à mes pieds, suppliante;
elle implorerait son pardon.

--Non, non, misérable, jamais!... Quand j'ai pleuré, m'as-tu
consolé?... M'as-tu épargné une souffrance, une seule?... Un seul
instant, as-tu consenti à accepter ma misère, à vivre de ma vie?... Tu
n'es pas digne de partager ma gloire.... Non ... va-t'en!

Et pour lui marquer mon mépris irrémédiablement, je lui jetterai des
millions à la figure.

--Tiens des millions!... En veux-tu des millions?... Tiens, encore!

Juliette se tordra les bras de désespoir; elle criera:

--Pitié, Jean!... pitié!... Oh! de l'argent, je n'en veux pas!... Ce
que je veux, c'est vivre cachée, toute petite, dans ton ombre, heureuse
si un seul des rayons de la lumière qui t'entoure vient, un jour, se
poser sur ta pauvre Juliette.... Pitié!

--As-tu eu pitié de moi, quand je t'ai demandé grâce!... Non!... Les
filles comme toi, on les assomme à coups d'or!... Tiens! en voilà
encore!... Tiens! en voilà toujours!

Je marchais à grandes enjambées, parlant tout haut, faisant avec la
main le geste de jeter des millions à travers l'espace.

--Tiens, misérable; tiens!

Pourtant, mon impassibilité devant la pensée de Juliette n'était point
si farouche, que la moindre femme aperçue ne me donnât une inquiétude,
et que je ne sondasse, d'un coup d'œil impatient, l'intérieur des
voitures qui, sans cesse, passaient dans la rue.... Sur le boulevard,
mon assurance tomba, et l'angoisse me ressaisit tout entier. De
nouveau, je sentis une pesanteur intolérable sur mes épaules, et la
bête dévorante, un instant chassée, s'abattit sur moi, plus féroce,
enfonçant plus profondément ses griffes dans ma chair.... Il avait
suffi pour cela que je visse des théâtres, des restaurants, ces
endroits maudits, pleins du mystère de la vie de Juliette.... Les
théâtres me disaient: «Cette nuit elle était là, ta Juliette; pendant
que tu gémissais, l'appelant, l'attendant, elle se pavanait dans une
loge, des fleurs au corsage, heureuse, sans une pensée pour toi.» Les
restaurants me disaient: «Cette nuit elle était là, ta Juliette ... les
yeux ivres de débauche, elle s'est vautrée sur nos divans disloqués,
et des hommes qui puaient le vin et le cigare, l'ont possédée....»
Et tous les jeunes gens que je rencontrais, fringuants, superbes, me
disaient aussi: «Ta Juliette, nous la connaissons.... Est-ce qu'elle
t'apporte un peu de l'argent qu'elle nous coûte?» Chaque maison,
chaque objet, chaque manifestation de la vie, tout me criait avec
d'affreux ricanements: «Juliette! Juliette!» La vue des roses, chez
les fleuristes, m'était une torture, et j'éprouvais des rages, rien
qu'à regarder les boutiques et leurs étalages de choses provocantes.
Il me semblait que Paris ne dépensait toute sa force, n'usait toute
sa séduction que pour me ravir Juliette, et je souhaitais de le voir
disparaître dans une catastrophe, et je regrettais les temps justiciers
de la Commune, où l'on versait dans les rues le pétrole et la mort! Je
rentrai....

--Il n'est venu personne? demandai-je au concierge.

--Personne, monsieur Mintié.

--Pas de lettre, non plus?

--Non, monsieur Mintié.

--Vous êtes sûr qu'on n'est pas monté chez moi, pendant mon absence?

--La clef n'a pas bougé de là, monsieur Mintié.

Je griffonnai, sur ma carte, ces mots au crayon: «Je veux te voir.»

--Portez cela rue de Balzac....

J'attendis dans la rue, impatient, nerveux; le concierge ne tarda pas à
reparaître.

--La bonne m'a dit que Madame n'était pas encore rentrée.

Il était sept heures.... Je gagnai ma chambre et je m'allongeai sur le
canapé.

--Elle ne viendra pas.... Où est-elle?... Que fait-elle?

Je n'avais pas allumé de bougies.... Les fenêtres, éclairées par
les lumières de la rue, glissaient dans la pièce un jour sombre,
projetaient sur le plafond une clarté jaune, où l'ombre des rideaux
se dessinait et tremblait.... Et les heures s'écoulèrent, lentes,
infinies, si infinies et si lentes qu'on eût dit que le temps,
subitement, avait cessé de marcher.

--Elle ne viendra pas!

De la rue, m'arrivait le bruit ininterrompu des voitures; les omnibus
roulaient lourdement, les fiacres fatigués ferraillaient, les coupés
passaient, plus légers et plus rapides.... Quand l'un d'eux rasait le
trottoir ou ralentissait son allure, je me précipitais à la fenêtre,
que j'avais laissée entr'ouverte, et je me penchais vers la rue....
Aucun ne s'arrêtait.

--Elle ne viendra pas!

Et, tout en disant: «Elle ne viendra pas!» j'espérais bien que Juliette
serait là dans quelques minutes.... Que de fois je m'étais roulé sur le
canapé, en criant: «Elle ne viendra pas!» et Juliette était venue!...
Toujours, au moment où je désespérais le plus, j'entendais une voiture
s'arrêter, puis des pas dans l'escalier, puis un craquement dans le
couloir, et Juliette apparaissait souriante, empanachée, emplissant la
chambre d'un parfum violent, et d'un froufrou de soie remuée.

--Allons, prends ton chapeau, mon chéri.

Irrité par ce sourire, par ces toilettes, par ce parfum, exaspéré par
l'attente, souvent, je la traitais durement.

--Où as-tu été? dans quels bouges t'es-tu traînée?... Dis, dans quels
bouges?

--Oh! si c'est une scène, merci!... Je m'en vais.... Bonsoir!...
Moi qui ai eu toutes les peines du monde à me rendre libre, pour te
retrouver?

Alors, tendant les poings, tous les muscles crispés, je hurlais:

--Eh bien, va-t'en!... Va-t'en au diable!... Et ne reviens jamais,
jamais!

La porte à peine refermée sur Juliette, je courais après elle.

--Juliette! Juliette!

Elle descendait l'escalier.

--Juliette!... remonte, je t'en prie!... Juliette ... attends, je vais
avec toi.

Elle descendait toujours sans détourner la tête. Je la rattrapais.

Près d'elle, près de cette robe, de ces plumes, de ces fleurs, de ces
bijoux, la fureur me reprenait.

--Allons, remonte, ou je te casse la tête sur ces marches.

Et, dans la chambre, je tombais à ses pieds.

--Oui, ma petite Juliette, j'ai tort, j'ai tort.... Mais je souffre
tant!... Aie un peu pitié de moi!... Si tu savais dans quel enfer je
vis!... Si tu pouvais, avec tes mains, écarter les cloisons de ma
poitrine et voir ce qu'il y a dans mon cœur!... Juliette!... Ah! je ne
peux plus, je ne peux plus vivre comme ça!... Une bête aurait pitié de
moi, je t'assure.... Oui, une pauvre bête aurait pitié!

Je lui pressais les mains, j'embrassais sa robe....

--Ma Juliette!... je ne t'ai pas tuée ... j'en avais le droit pourtant,
je te le jure ... je ne t'ai pas tuée!... Tu devrais me tenir compte
de cela.... C'est de l'héroïsme, car tu ignores, toi, ce qu'un homme
qui souffre et qui est seul, toujours, peut concevoir de choses
terribles et vengeresses.... Je ne t'ai pas tuée!... J'espérais,
j'espère encore!... Reviens à moi ... j'oublierai tout, j'effacerai
tout, mes douleurs et nos hontes ... tu seras pour moi la plus pure,
la plus radieuse des vierges.... Nous nous en irons très loin ... où
tu voudras.... Je t'épouserai!... Tu ne veux pas?... Ce que je te
dis, tu crois que c'est pour t'avoir à moi, davantage? Jure que tu
changeras d'existence, et je me tue là, devant toi!... Écoute, je t'ai
tout sacrifié, moi!... Je ne parle pas de ma fortune ... mais ce qui
faisait autrefois la fierté de ma vie, mon honneur d'homme, mes rêves
d'artiste, j'ai tout abandonné, sans un regret, pour toi.... Tu peux
bien me sacrifier quelque chose à ton tour.... Et qu'est-ce que je te
demande? Rien ... la joie d'être honnête et bonne.... Se dévouer, ma
Juliette, se dévouer, mais, c'est si grand, si noble!... Ah! si tu
connaissais la volupté du sacrifice?... Tiens!... Malterre, il est
riche, lui.... C'est un brave garçon, meilleur que les autres, il t'a
aimée!... J'irai chez lui, je lui dirai: «Vous seul pouvez sauver
Juliette, la retirer du monde où elle vit.... Revenez à elle ... et ne
craignez rien de moi ... je partirai....» Veux-tu?...

Juliette me regardait, étonnée prodigieusement. Un sourire inquiet
errait sur ses lèvres.... Elle murmura:

--Allons, mon chéri, tu dis des bêtises.... Ne pleure pas, viens!

M'en allant, je continuais de gémir:

--Une bête aurait pitié!... Oui, une bête....

D'autres fois, elle envoyait Célestine pour me chercher, et je la
trouvais couchée dans son lit, fraîche, triste et lasse. Je comprenais
que quelqu'un était là, tout à l'heure, qui venait de partir; je
le comprenais au regard plus tendre de Juliette, à tout ce qui
m'entourait, au lit qui avait été refait, à la toilette rangée avec un
soin trop méticuleux, à toutes les traces effacées, et que je voyais
reparaître dans leur réalité horrible et douloureuse. Je m'attardais
dans le cabinet de toilette, fouillant les tiroirs, interrogeant les
objets, descendant à un examen ignoble des choses familières.... De
temps en temps, de la chambre, Juliette m'appelait:

--Viens donc, mon chéri! ... qu'est-ce que tu fais?

Oh! reconstituer son image, percevoir une odeur de lui!... Je humais
l'air, dilatant mes narines, croyant saisir des senteurs fortes de
mâle, et il me semblait que l'ombre de torses puissants s'allongeait
sur les tentures, que je distinguais des carrures d'athlète, des bras
héroïques, des cuisses nerveuses et velues, aux muscles bombants.

--Viens-tu?... disait Juliette....

Ces nuits-là, Juliette ne parlait que d'âme, que de ciel, que
d'oiseaux; elle avait un besoin d'idéal, de rêveries célestes.... Toute
petite dans mes bras, chaste comme une enfant, elle soupirait.

--Oh! qu'on est bien ainsi!... Dis-moi de belles choses, mon Jean, des
choses douces ainsi que dans les vers.... J'aime tant ta voix.... elle
a des sons d'harmonium ... parle-moi longtemps.... Tu es si bon, tu me
consoles si bien!... Je voudrais vivre ainsi, toujours dans tes bras,
ne pas bouger, et t'entendre!... Sais-tu aussi ce que je voudrais?...
Ah! j'en rêve!... Avoir de toi une petite fille qui serait comme un
chérubin, toute rose et blonde!... Je la nourrirais ... et tu lui
chanterais des chansons très jolies, pour l'endormir!... Mon Jean,
quand je serai morte, tu trouveras dans ma caisse à bijoux un petit
cahier rose, avec des dorures.... C'est pour toi ... tu le prendras....
J'ai écrit là mes pensées, et tu verras si je t'aimais bien!... tu
verras!... Ah! il faudra se lever demain, sortir, quel ennui!...
Berce-moi, parle-moi, dis-moi que tu aimes mon âme ... mon âme!...

Et elle s'endormait; et elle était si blanche, si pure, que les rideaux
du lit lui faisaient comme deux ailes.

La nuit s'avançait; le faubourg redevenait calme.... De loin en loin,
des voitures attardées rentraient, et, sur le trottoir, deux sergents
de ville marchaient d'un pas lourd et traînant, toujours pareil!...
Plusieurs fois, la porte de l'hôtel s'était ouverte et refermée;
j'avais entendu des craquements, des glissements de robe, des voix
chuchotantes dans le couloir.... Mais ce n'était pas Juliette!.... Et,
depuis longtemps, l'hôtel silencieux semblait dormir.... Je quittai le
canapé, allumai une bougie, regardai la pendule; elle marquait trois
heures.

--Elle ne viendra pas!... Maintenant, c'est fini ... elle ne viendra
pas!

Je me mis à la fenêtre.... La rue était déserte, le ciel, au-dessus,
tout sombre, pesait sur les maisons, comme un couvercle de plomb....
Là-bas, dans la direction du boulevard Haussmann, de grosses voitures
descendaient, ébranlant la nuit de leurs cahots sonores.... Un rat
courut d'un trottoir à l'autre, et disparut par un caniveau.... Je
vis un pauvre chien, tête basse, la queue entre les jambes, passer,
s'arrêter aux portes, flairer le ruisseau, s'en aller, l'échine
dolente.... J'avais la fièvre, mon cerveau brûlait, mes mains étaient
moites, et je ressentais, dans la poitrine, comme un étouffement.

--Elle ne viendra pas!... Où est-elle?... Est-elle rentrée?... Ou bien
dans quel coin de cette grande ombre impure se vautre-t-elle?

Ce qui m'indignait surtout, c'est qu'elle ne m'eût pas averti.... Elle
avait reçu ma carte ... elle savait qu'elle ne viendrait pas ... et
elle ne m'avait pas envoyé un seul mot!... J'avais pleuré, je l'avais
suppliée, je m'étais traîné à ses genoux ... et pas un mot!... Quelles
larmes, quel sang fallait-il donc verser pour attendrir cette âme
de pierre?... Comment pouvait-elle courir au plaisir, les oreilles
encore pleines du bruit de mes sanglots, la bouche encore humide de
mes prières?... Les filles les plus perdues, les créatures les plus
damnées ont parfois des arrêts dans leur existence de débauche et de
proie; il y a des moments où elles laissent le soleil pénétrer leur
cœur refroidi, où, les yeux tournés vers le ciel, elles implorent
l'amour qui pardonne et qui rachète!... Juliette! jamais!... quelque
chose de plus insensible que le destin, de plus impitoyable que la
mort, la poussait, l'emportait, la roulait éternellement, sans un
répit, sans une halte, des amours fangeuses aux amours sanglantes, de
ce qui déshonore à ce qui tue!... Plus les jours s'écoulaient, plus la
débauche marquait sa chair de flétrissures. A sa passion, jadis robuste
et saine, se mêlaient aujourd'hui des curiosités abominables, et cet
inassouvissement farouche, cet _alcoolisme_ de l'amour inextinguible,
que donnent les plaisirs irréguliers et stériles. Hormis les nuits où
l'épuisement revêtait les formes imprévues de l'idéal le plus pur,
on sentait sur elle l'empreinte de mille corruptions différentes et
raffinées, de mille fantaisies perverses de blasés et de vieillards.
Il lui échappait des paroles, des cris, qui ouvraient sur sa vie,
brusquement, des horizons de fange enflammée; et, bien qu'elle m'eût
communiqué l'ardeur dévorante de ses dépravations, bien que j'y
goûtasse une sorte de volupté infernale, criminelle, je ne pouvais,
souvent, regarder Juliette sans frissonner de terreur!... En sortant
de ses bras, honteux, dégoûté, j'avais ce besoin qu'ont les réprouvés
de contempler des spectacles tranquilles, reposants, et j'enviais,
avec quels cuisants regrets! j'enviais les êtres supérieurs qui
ont fait de la vertu et de la pureté les lois inflexibles de leur
vie!... Je rêvais de couvents où l'on prie, d'hôpitaux où l'on se
dévoue.... Un désir fou s'emparait de moi d'entrer dans les bouges
afin d'évangéliser les malheureuses créatures qui croupissent dans
le vice, sans une bonne parole; je me promettais de suivre, la nuit,
les prostituées dans l'ombre des carrefours, et de les consoler, et
de leur parler de vertu, avec une telle passion, avec des accents si
touchants, qu'elles en seraient émues, pleureraient et me diraient:
«Oui, oui, sauvez-nous....» J'aimais à rester des heures entières, dans
le parc Monceau, regardant jouer les enfants, découvrant des paradis de
bonheur, en l'œil des jeunes mères; je m'attendrissais à reconstituer
ces existences, si lointaines de la mienne; à revivre, près d'elles,
ces joies saintes, à jamais perdues pour moi.... Le dimanche j'errais
dans les gares, au milieu des foules joyeuses, parmi les petits
employés et les ouvriers qui s'en allaient, en famille, chercher un
peu d'air pur, pour leurs pauvres poumons encrassés, prendre un peu
de force pour supporter les fatigues de la semaine. Et je m'attachais
aux pas d'un ouvrier dont la physionomie m'intéressait; j'aurais voulu
avoir son dos résigné, ses mains déformées, noircies par le travail
rude, son allure gourde, ses yeux confiants de bon dogue.... Hélas!
j'aurais voulu avoir tout ce que je n'avais pas; être tout ce que je
n'étais pas!... Ces promenades, qui me rendaient plus pénible encore la
constatation de mon abaissement, me faisaient pourtant du bien, et j'en
revenais, chaque fois, avec des résolutions courageuses.... Mais, le
soir, je revoyais Juliette, et Juliette, c'était l'oubli de l'honneur
et du devoir....

Au-dessus des maisons, le ciel s'éclairait d'une faible lueur,
annonçant l'aube prochaine; et, j'aperçus, au bout de la rue, dans
l'ombre, deux points brillants, deux lanternes de voiture qui
vacillaient, se balançaient, s'avançaient, pareilles à deux becs de
gaz errants.... J'eus un espoir, un instant d'espoir ... la voiture
approchait, dansant sur les pavés, les lumières grandissaient, le
bruit s'accélérait.... Il me sembla que je reconnaissais le roulement
familier du coupé de Juliette!... Mais non!... Tout à coup, la voiture
obliqua sur sa gauche, disparut.... Et, dans une heure, ce serait le
jour!

--Elle ne viendra pas!... Cette fois, c'est bien fini, elle ne viendra
pas!

Je fermai la fenêtre et me recouchai sur le canapé, les tempes
battantes, tous les membres endoloris.... En vain, j'essayai de
dormir.... Je ne pus que pleurer, sangloter, crier:

--Oh! Juliette! Juliette!

Ma poitrine était en feu, j'avais dans la tête comme un bouillonnement
de lave.... Mes idées s'égaraient, tournaient en hallucinations....
Le long des murs de ma chambre, des belettes se poursuivaient,
bondissaient, se livraient à des jeux obscènes.... Et j'espérai que
la fièvre m'abattrait, me coucherait dans mon lit, m'emporterait....
Être malade!... Oh! oui, être malade, longtemps, toujours!... Juliette
s'installait près de moi, elle me veillait, me soulevait la tête pour
me faire boire des remèdes, elle reconduisait le médecin en disant des
choses à voix basse; et le médecin avait un air grave:

--Mais non! mais non! Madame, tout n'est pas désespéré.... Calmez-vous.

--Ah! docteur, sauvez-le, sauvez mon Jean!

--C'est vous seule qui pouvez le sauver, puisque c'est de vous qu'il
meurt!

--Ah! que puis-je faire?... Dites, docteur, dites!

--Il faut l'aimer, être bonne....

Et Juliette se jetait dans les bras du médecin....

--Non! C'est toi que j'aime ... viens!

Elle l'entraînait, pendue à ses lèvres ... et, dans la chambre, ils
cabriolaient, sautaient au plafond et retombaient sur mon lit, enlacés.

--Meurs, mon Jean, meurs, je t'en prie!... Ah! pourquoi tardes-tu tant
à mourir?...

Je m'étais assoupi.... Quand je me réveillai, il faisait grand jour....
Les omnibus, de nouveau, roulaient dans la rue; les marchands ambulants
glapissaient leurs ritournelles matinales; contre ma porte, dans le
couloir où des gens marchaient, j'entendais le grattement d'un balai.

Je sortis, et je me dirigeai vers la rue de Balzac.... Vraiment, je
n'avais pas d'autres projets que de voir la maison de Juliette, de
regarder ses fenêtres et peut-être de rencontrer Célestine ou la mère
Sochard.... Sur le trottoir, en face, plus de vingt fois, je passai et
repassai.... Les fenêtres de la salle à manger étaient ouvertes, et
je distinguais les cuivres du lustre qui luisaient dans l'ombre....
Au balcon, un tapis pendait.... Les fenêtres de la chambre étaient
fermées.... Qu'y avait-il derrière les volets clos, derrière ce pan de
mur blanc, impénétrable?... Un lit pillé, saccagé, des odeurs lourdes
d'amour, et deux corps vautrés qui dormaient.... Le corps de Juliette
... et l'autre?... Le corps de tout le monde. Le corps que Juliette
avait ramassé, au hasard, sous une table de cabaret, dans la rue!...
Ils dormaient, saoulés de luxures!... La concierge vint secouer des
tapis sur le trottoir; je m'éloignai, car depuis que j'avais quitté
l'appartement j'évitais le regard ironique de cette vieille femme,
je rougissais chaque fois que mes yeux se croisaient avec ses deux
petits yeux bouffis et méchants qui avaient l'air de se moquer de mes
malheurs.... Quand elle eut fini, je retournai sur mes pas, et je
restai longtemps à m'irriter contre ce mur derrière lequel une chose
épouvantable se passait et qui gardait la cruelle impassibilité d'un
sphinx accroupi dans le ciel.... Subitement, comme si la foudre était
tombée sur moi, une colère folle me remua de la tête aux pieds, et sans
raisonner ce que j'allais faire, sans le savoir même, j'entrai dans la
maison, montai l'escalier, sonnai à la porte de Juliette.... Ce fut la
mère Sochard qui m'ouvrit.

--Dites à Madame, criai-je, dites à Madame que je veux la voir, tout de
suite, lui parler.... Dites-lui aussi que si elle ne vient pas, c'est
moi qui irai la trouver, qui l'arracherai du lit, entendez-vous!...
Dites-lui....

La mère Sochard, toute pâle, tremblante, balbutiait:

--Mais, mon pauvre monsieur Mintié, Madame n'est pas là.... Madame
n'est pas rentrée....

--Prenez garde, vieille sorcière!... Ne vous foutez pas de moi,
hein!... et faites ce que je commande.... Ou, sinon, Juliette, vous,
les meubles, la maison, je casse tout, je tue tout....

La vieille domestique levait les bras au plafond, d'un geste effaré....

--En vérité du bon Dieu! s'exclama-t-elle.... Puisque je vous dis que
Madame n'est pas rentrée, monsieur Mintié!... Allez dans sa chambre,
vous verrez bien!... puisque je vous le dis!

En deux bonds, je me précipitai dans la chambre ... la chambre était
vide ... le lit n'avait pas été défait. La mère Sochard me suivait pas
à pas, répétant:

--Voyons, monsieur Mintié!... Voyons!... Puisque vous n'êtes plus
ensemble, à c't'heure!...

Je passai dans le cabinet de toilette.... Tout y était en ordre, comme
lorsque nous rentrions, le soir, tard.... Les affaires de Juliette
rangées sur le divan, la bouillotte pleine d'eau, posée sur le fourneau
à gaz....

--Et où est-elle? demandai-je.

--Ah! Monsieur! répondit la mère Sochard.... Est-ce qu'on sait où va
Madame?... Il est venu, ce matin, une espèce de valet de chambre qui
a causé à Célestine, et puis Célestine est partie avec une robe de
rechange pour Madame.... Voilà tout ce que je sais!

En rôdant, dans le cabinet, je trouvai la carte que, la veille, je lui
avais envoyée.

--Est-ce que Madame a lu ça?

--Probablement que non, allez!...

--Et vous ne savez pas où elle est?

--Ah! dame, non! ben sûr.... Madame ne me conte point ses affaires!

Je rentrai dans la chambre, m'assis sur la chaise longue.

--C'est bien, mère Sochard.... Je vais l'attendre.... Et je vous
avertis que ça va être drôle!... Ha! ha!... A la fin, voyez-vous, mère
Sochard, il faut que ça éclate!... J'ai eu de la patience ... j'ai eu
... Eh bien! en voilà assez!...

Je brandissais mes poings dans le vide.

--Et ça va être drôle, mère Sochard!... et vous pourrez vous vanter
d'avoir assisté à un spectacle drôle, que vous n'oublierez jamais,
jamais!... Et la nuit vous en rêverez, avec épouvante, nom de Dieu!

--Ah! monsieur Mintié!... monsieur Mintié!... supplia la vieille
femme. Pour l'amour du bon Dieu, calmez-vous.... Allez-vous-en!...
Vous commettrez un malheur, c'est sûr!... Et qu'est-ce que vous ferez,
monsieur Mintié?... Qu'est-ce que vous ferez?...

En ce moment, Spy, sorti de sa niche, s'avançait vers moi, bombant
le dos, dansant sur ses pattes grêles d'araignée.... Et je regardai
Spy, obstinément.... Et je pensai que Spy était le seul être qu'aimât
Juliette, que tuer Spy serait la plus grande douleur qu'on pût infliger
à Juliette.... Le chien allongeait ses pattes vers moi, essayait de
grimper sur mes genoux. Il semblait me dire:

--Si tu souffres tant, je n'en suis pas la cause.... Te venger sur moi,
si petit, si faible, si confiant, ce serait lâche.... Et puis, tu crois
qu'elle m'aime tant que ça!... Je l'amuse comme un joujou, je lui suis
une distraction d'une minute et voilà tout.... Si tu me tues, ce soir,
elle aura un autre petit chien comme moi, qu'elle appellera Spy comme
moi, qu'elle comblera de caresses comme moi, et il n'y aura rien de
changé!

Je n'écoutais pas Spy, de même que je n'écoutais jamais aucune des
voix qui me parlaient, lorsque le crime me poussait à quelque mauvaise
action.... Brutalement, férocement, je saisis le petit chien par les
pattes de derrière.

--Ce que je ferai, mère Sochard! m'écriai-je.... Tenez!...

Et faisant tournoyer Spy dans l'air, de toutes mes forces, je lui
écrasai la tête contre l'angle de la cheminée. Du sang jaillit sur la
glace et sur les tentures, des morceaux de cervelle coulèrent sur les
flambeaux, un œil arraché tomba sur le tapis....

--Ce que je ferai, mère Sochard?... répétai-je en lançant le chien
au milieu du lit, sur lequel une mare rouge s'étala.... Ce que je
ferai?... Ha, ha!... Vous voyez ce sang, cet œil, cette cervelle, ce
cadavre, ce lit!... Ha, ha!... Eh bien, mère Sochard, voilà ce que je
ferai de Juliette!... de Juliette, entendez-vous, vieille pocharde!...

--Oh! de ma vie! bégaya la mère Sochard terrifiée!... De ma vie du bon
Dieu, je....

Elle n'acheva pas.... Les yeux tout grands, la bouche ouverte
démesurément, dans une horrible grimace, elle fixait le cadavre du
chien, noir sur le lit, et le sang que les draps pompaient, et dont la
tache pourprée s'élargissait....



XII


Quand la raison me revint, le meurtre de Spy me parut une action
monstrueuse, et j'en eus horreur, comme si j'avais assassiné un enfant.
De toutes les lâchetés commises, je jugeai celle-là la plus lâche et
la plus odieuse!... Tuer Juliette!... C'eût été un crime, assurément,
mais peut-être était-il possible de trouver, dans la révolte de
mes souffrances, sinon une excuse, du moins une explication à ce
crime.... Tuer Spy!... Un chien ... une pauvre bête inoffensive!...
Pourquoi?... Ah! oui, pourquoi?... A moins d'être une brute, d'avoir
en soi l'instinct sauvage et irrésistible du meurtre!... Pendant la
guerre, j'avais tué un homme, bon, jeune et fort; je l'avais tué au
moment précis où, les yeux charmés, le cœur ému, il s'attendrissait
à regarder le soleil levant!... Je l'avais tué, caché derrière un
arbre, protégé par l'ombre, lâchement!... C'était un Prussien?...
Qu'importe!... C'était un homme aussi, un homme comme moi, meilleur que
moi.... De son existence dépendaient des existences faibles de femmes
et d'enfants; quelque part des créatures angoissées priaient pour lui,
l'attendaient; il y avait peut-être en cette puissante jeunesse, dans
ces reins robustes, des germes de vies supérieures que l'humanité
espérait! Et d'un coup de fusil imbécile et peureux, j'avais détruit
tout cela.... Maintenant, voilà que je tuais un chien!... et que je le
tuais alors qu'il venait à moi, et qu'il essayait, avec ses petites
pattes, de grimper sur mes genoux!... J'étais donc véritablement un
assassin!... Ce petit cadavre me poursuivait; toujours je voyais cette
tête hideusement écrasée, le sang giclant sur les étoffes claires de la
chambre, et le lit, taché de sang ineffaçablement!...

Ce qui me tourmentait aussi, c'était de penser que Juliette ne me
pardonnerait jamais la perte de Spy. Elle devait avoir horreur de
moi.... Je lui écrivis des lettres repentantes, l'assurant que
désormais j'accepterais d'elle tout ce qu'elle voudrait, que je ne me
plaindrais pas, que je ne lui adresserais plus de reproches sur sa
conduite; des lettres si humiliées, si basses, d'une soumission si
vile, qu'une autre que Juliette eût eu, en les lisant, le cœur soulevé
de dégoût.... Je les faisais porter par un commissionnaire dont je
guettais le retour, anxieux, au coin de la rue de Balzac.

--Il n'y a pas de réponse!

--Vous ne vous êtes pas trompé?... C'est bien au premier que vous avez
remis la lettre?

--Oui, Monsieur.... Même que la bonne m'a dit: «Il n'y a pas de
réponse!»

Je me présentai chez elle. La porte ne s'ouvrit que de la longueur
d'une chaîne de sûreté, que Juliette, par peur de moi, avait fait
poser, dès le soir de l'horrible scène ... et, dans l'entrebâillement,
j'aperçus le visage railleur et cynique de Célestine.

--Madame n'y est pas!

--Célestine, ma bonne Célestine, laissez-moi entrer!

--Madame n'y est pas!

--Célestine!... Ma chère petite Célestine.... Laissez-moi
l'attendre.... Et je vous donnerai beaucoup d'argent!...

--Madame n'y est pas!

--Célestine, je vous en prie!... Allez dire à Madame que je suis là
... que je suis bien calme ... que je suis très malade ... que je vais
mourir!... Et vous aurez cent francs, Célestine ... deux cents francs!

Célestine m'examinait en dessous, d'un air narquois, heureuse de me
voir souffrir, heureuse surtout de voir un homme se ravaler jusqu'à
elle, l'implorer servilement.

--Une toute petite minute, Célestine ... que je la voie seulement, et
je partirai!

--Non, non, Monsieur!... je serais grondée....

La sonnette d'un timbre retentit; j'entendis ses drins drins se
précipiter.

--Vous voyez, Monsieur, on m'appelle!

--Eh bien!... Célestine, dites-lui que si, à six heures, elle n'est pas
venue chez moi; si elle ne m'a pas écrit à six heures, dites-lui que je
me tue!... A six heures, Célestine!... N'oubliez pas ... dites-lui que
je me tue!

--Bien, Monsieur!

Et la porte se referma sur moi, avec un bruit de chaîne balancée.

L'idée me vint d'aller voir Gabrielle Bernier, de lui conter mes
malheurs, de lui demander conseil, de l'employer à une réconciliation.
Gabrielle finissait de déjeuner avec une amie, petite femme maigre,
noire, à museau pointu de rongeur et qui, quand elle parlait, semblait
toujours grignoter des noisettes. En matinée de foulard blanc, sale et
fripée, les cheveux retenus sur le haut de la tête par un peigne mis
de travers, les coudes sur la table, Gabrielle fumait une cigarette et
_sirotait_ un verre de chartreuse.

--Tiens, Jean!... Vous êtes donc revenu?

Elle me fit passer dans son cabinet de toilette, très en désordre. Aux
premiers mots que je dis de Juliette, Gabrielle s'écria:

--Comment!... Vous ne savez pas?... Mais nous sommes fâchées depuis
un mois ... depuis qu'elle m'a chipé un consul, mon cher, un consul
d'Amérique, qui me donnait cinq mille par mois!... Oui, elle me l'a
chipé, cette peau-là!... Eh bien, et vous?... Vous l'avez lâchée d'un
cran, j'espère?

--Oh! moi! fis-je ... je suis bien malheureux!... Ainsi, c'est un
consul qui est son amant, aujourd'hui?

Gabrielle ralluma sa cigarette éteinte, haussa les épaules.

--Son amant!... Est-ce que ça peut garder un amant, des femmes comme
ça?... Elle aurait le bon Dieu, mon cher, que le bon Dieu lui-même n'y
tiendrait pas!... Ah! les hommes, ça ne pose pas longtemps chez elle,
c'est moi qui vous le dis!... Ça vient un jour, et puis le lendemain,
ça fiche le camp!... Ah bien! merci!... C'est bon de les plumer,
mais encore faut-il mettre des gants, hein?... Et vous êtes toujours
amoureux d'elle, pauvre garçon?

--Toujours, plus que jamais!... J'ai fait tout pour me guérir de cette
passion honteuse, qui me rend le plus vil des hommes, qui me tue ... et
je n'ai pas pu!... Alors, elle mène une abominable conduite, n'est-ce
pas?

--Ah! bien, vrai!... s'exclama Gabrielle, en lançant un jet de fumée en
l'air.... Vous savez, je ne suis pas bégueule, moi ... je rigole comme
tout le monde ... mais là, parole d'honneur!... sur la tête de ma mère,
je rougirais de faire ce qu'elle fait!

La tête renversée, elle poussait des ronds de fumée qui montaient en
vibrant, vers le plafond.... Et pour accentuer ce qu'elle venait de
dire:

--Ah! bien, vrai! répéta-t-elle.

Quoique je souffrisse cruellement, quoique chacune des paroles de
Gabrielle me frappât au cœur, ainsi qu'un coup de couteau, je pris un
air câlin, m'approchai d'elle.

--Voyons, ma petite Gabrielle, suppliai-je ... racontez-moi.

--Vous raconter!... vous raconter!... Tenez!... vous connaissez les
deux Borgsheim?... ces deux sales Allemands!... Eh bien, Juliette était
avec eux en même temps!... Ça, vous savez, je l'ai vu!... En même
temps, mon cher!... Un soir, elle disait à l'un: «Ah! bien, c'est toi
que j'aime.» Et elle l'emmenait. Le lendemain, elle disait à l'autre:
«Non, décidément, c'est toi!...» Et elle l'emmenait.... Et si vous
aviez vu ça!... Deux ignobles Prussiens qui chipotaient toujours sur
les additions!... Et puis un tas de choses.... Mais je ne veux rien
vous dire, parce que je vois que je vous fais de la peine!

--Non, criai-je ... non, Gabrielle ... racontez ... parce que, vous
comprenez, à la fin, le dégoût ... le dégoût....

Je suffoquais.... J'éclatai en sanglots.

Gabrielle me consolait:

--Allons! allons.... Ne pleurez donc pas, pauvre Jean!... Est-ce
qu'elle mérite que vous vous retourniez les sangs de cette façon?...
Un gentil garçon comme vous!... Si c'est possible?... Je lui disais
toujours: «Tu ne le comprends pas, ma chère, tu ne l'as jamais compris
... c'est une perle, un homme comme ça!...» Ah! j'en connais des femmes
qui seraient joliment heureuses d'avoir un petit homme comme vous ...
et qui vous aimeraient bien, allez!...

Elle s'assit sur mes genoux, voulut essuyer mes yeux tout humides. Sa
voix était devenue caressante, et son regard luisait:

--Ayez donc un peu de courage.... Lâchez-la!... prenez-en une autre ...
une bonne, une douce, une qui vous comprendrait.... Tiens!...

Et subitement, elle m'entoura de ses bras, colla sa bouche sur la
mienne.... Son sein, qui sortit nu hors des dentelles du peignoir,
s'écrasa sur ma poitrine. Ce baiser, cette chair étalée, me firent
horreur. Je me dégageai de son étreinte, brutalement je repoussai
Gabrielle, qui se redressa un peu déconcertée, répara le désordre de sa
toilette, et me dit:

--Oui, je comprends!... J'ai éprouvé ça aussi.... Mais tu sais, mon
petit.... Quand tu voudras.... Viens me voir....

Je m'en allai.... Mes jambes étaient molles, j'avais, autour de ma
tête, comme des cercles de plomb; une sueur froide m'inondait le
visage, roulait en gouttes chatouillantes le long de mes reins....
Afin de pouvoir marcher, je dus m'appuyer aux murs des maisons....
Comme j'étais près de défaillir, j'entrai dans un café, avalai quelques
gorgées de rhum, avidement.... Je ne puis dire que je souffrisse
beaucoup.... C'était une stupeur qui m'alourdissait les membres, un
anéantissement physique et moral, où la pensée de Juliette glissait,
de temps en temps, une douleur aiguë, lancinante.... Et dans mon
esprit égaré, Juliette s'impersonnalisait; ce n'était plus une femme
ayant son existence particulière, c'était la Prostitution elle-même,
vautrée, toute grande, sur le monde; l'Idole impure, éternellement
souillée, vers laquelle couraient des foules haletantes, à travers des
nuits tragiques, éclairées par les torches de baphomets monstrueux....
Longtemps, je restai là, les coudes sur la table, la tête dans les
mains, les yeux fixés, entre deux glaces, sur un panneau où des fleurs
étaient peintes.... Je quittai enfin le café, et je marchai devant
moi, sans savoir où j'allais, je marchai, je marchai.... Après une
course longue, sans que j'eusse projeté de venir là, je me trouvai
dans l'avenue du Bois-de-Boulogne, près de l'Arc de Triomphe.... Le
jour commençait de baisser.... Au-dessus des coteaux de Saint-Cloud
qui se violaçaient, le ciel s'empourprait glorieusement, et de petits
nuages roses erraient dans l'espace d'un bleu très pâle.... Le bois se
tassait, plus sombre: une poussière fine, rouge des reflets du soleil
mourant, s'élevait de l'avenue, noire de voitures.... Et les voitures
compactes, serrées en files interminables, passaient sans cesse,
traînant les filles de proie aux nocturnes carnages.... Étendues sur
leurs coussins, indolentes et dédaigneuses, le masque abêti, les chairs
flasques, nourries d'ordures, toutes, elles étaient là, si pareilles,
que je reconnaissais Juliette en chacune d'elles.... Le défilé me parut
plus lugubre que jamais.... En regardant ces chevaux, ces panaches,
ce soleil sanglant, qui faisait reluire les panneaux des voitures
comme des cuirasses, toute cette mêlée ardente d'étoffes rouges,
jaunes, bleues, toutes ces plumes qui frémissaient dans le vent, j'eus
l'impression que je voyais des régiments ennemis, des régiments de
la conquête s'abattre, ivres de pillage, sur Paris vaincu.... Et,
sincèrement, je m'indignai de ne pas entendre tonner les canons, de ne
pas entendre les mitrailleuses cracher la mort et balayer l'avenue....
Un ouvrier, qui s'en revenait du travail, s'était arrêté au bord du
trottoir.... Ses outils sur l'épaule, le dos rond, il contemplait ce
spectacle.... Non seulement, il n'y avait pas de haine dans ses yeux,
mais on y sentait une sorte d'extase.... La colère me prit.... J'avais
envie d'aller à lui, de le saisir au collet, de lui crier:

--Que fais-tu là, imbécile? Pourquoi regardes-tu ces femmes, ainsi?...
Ces femmes qui sont une insulte à ton bourgeron déchiré, à tes bras
brisés de fatigue, à tout ton pauvre corps broyé par les souffrances
quotidiennes.... Aux jours de révolution, tu crois te venger de la
société qui t'écrase, en tuant des soldats et des prêtres, des humbles
et des souffrants comme toi?... Et jamais tu n'as songé à dresser des
échafauds pour ces créatures infâmes, pour ces bêtes féroces qui te
volent de ton pain, de ton soleil.... Regarde donc!... La société qui
s'acharne sur toi, qui s'efforce de rendre toujours plus lourdes les
chaînes qui te rivent à la misère éternelle, la société les protège,
les enrichit; les gouttes de ton sang, elle les transmute en or pour
en couvrir les seins avachis de ces misérables.... C'est pour qu'elles
habitent des palais que tu t'épuises, que tu crèves de faim, ou qu'on
te casse la tête sur les barricades.... Regarde donc!... Lorsque, dans
la rue, tu vas réclamant du pain, les sergents de ville t'assomment,
toi, pauvre diable!... Vois, comme ils font la route libre à leurs
cochers et à leurs chevaux! Regarde donc!... Ah! les belles vendanges
pourtant!... Ah! les belles cuvées de sang!... Et comme le bon blé
pousserait, haut et nourricier, dans la terre où elles pourriraient!...

Tout à coup, j'aperçus Juliette.... Je l'aperçus, une seconde, de
profil.... Elle avait un chapeau rose, était fraîche, souriante,
semblait heureuse, répondait, par de légères inclinaisons de tête, aux
saluts qu'on lui adressait.... Juliette ne me vit pas.... Elle passa.

--Elle va chez moi!... Elle s'est rappelée.... Elle va chez moi.

Je n'en doutais pas.... Un fiacre revenait à vide.... Je montai
dedans.... Juliette avait déjà disparu....

--Pourvu que j'arrive en même temps qu'elle!... Car elle va chez
moi!... Vite, cocher, vite donc!

Aucune voiture devant la porte de l'hôtel.... Juliette était déjà
partie! Je me précipitai dans la loge du concierge.

--On est venu me demander à l'instant? Une dame?... Mme Juliette Roux?

--Mais non, monsieur Mintié.

--Alors, j'ai une lettre?

--Rien, monsieur Mintié.

Je pensai:

--Tout à l'heure elle sera là!

Et j'attendis, marchant fiévreusement sur le trottoir, répétant à haute
voix, pour me rassurer:

--Tout à l'heure elle sera là!

J'attendis.... Personne!... J'attendis encore.... Personne!... Le temps
fuyait.... Personne toujours.

--La misérable!... Et elle souriait!... Et son visage était gai!... Et
elle savait que je devais me tuer à six heures!

Je courus rue de Balzac.... Célestine m'assura que Madame venait de
sortir.

--Écoutez-moi, Célestine ... vous êtes une brave fille.... Je vous aime
bien.... Vous savez où elle est?... Allez la trouver, et dites-lui que
je veux la voir.

--Mais je ne sais pas où est Madame.

--Si, Célestine, si, vous le savez.... Je vous en supplie.... Allez! Je
souffre trop!

--Parole d'honneur!... Monsieur, je ne sais pas.

J'insistai.

--Elle est peut-être chez son amant?... au restaurant?... Oh!
dites-le-moi!

--Puisque je ne sais pas!

L'impatience me gagnait.

--Célestine ... je vous dis des choses gentilles.... Ne m'irritez pas
... parce que....

Célestine se croisa les bras, balança la tête, et d'une voix traînante
de voyou:

--Parce que quoi?... Ah! vous commencez par m'embêter, espèce de
panné!... Et si vous ne décanillez pas, à la fin, je vais appeler la
police, vous entendez?...

Et me poussant vers la porte, rudement, elle ajouta:

--Ah! bien, vrai!... Ces saligauds-là, c'est pire que des chiens!

J'eus assez de raison pour ne pas engager une dispute avec Célestine
et, tout honteux, je redescendis l'escalier.

Il était minuit quand je revins rue de Balzac.... J'avais rôdé
autour des restaurants, cherchant Juliette du regard, à travers les
glaces, entre les fentes des rideaux.... J'étais entré dans plusieurs
théâtres.... A l'Hippodrome, où elle allait, les jours d'abonnement,
j'avais fait le tour des loges.... Ce grand espace, ces lumières
aveuglantes, cet orchestre surtout, qui jouait un air languissant et
triste, tout cela avait détendu mes nerfs, et j'avais pleuré!... Je
m'étais rapproché des groupes d'hommes, pensant qu'ils parleraient de
Juliette, que je saurais quelque chose. Et de tous les élégants en
habit je disais:

--C'est peut-être celui-là, son amant!

Que faisais-je ici?... Il semblait que ma destinée fût de courir,
partout, toujours, de vivre sur les trottoirs, à la porte des mauvais
lieux, d'y attendre la venue de Juliette!... Épuisé de fatigue, la
tête bourdonnante, ne trouvant Juliette nulle part, je m'étais échoué,
de nouveau, dans la rue. Et j'attendais!... Quoi?... En vérité je
l'ignorais.... J'attendais tout et je n'attendais rien.... J'étais
là pour me sacrifier, une fois de plus encore, ou pour commettre un
crime.... J'espérais que Juliette rentrerait seule ... Alors, j'irais
à elle, je l'attendrirais.... Je craignais aussi de la voir avec un
homme.... Alors, je la tuerais peut-être.... Je ne préméditais rien....
J'étais venu, voilà tout!... Pour la mieux surprendre, je me dissimulai
dans l'angle de la porte de la maison voisine de la sienne.

De là, je pourrais tout observer, sans être aperçu, s'il me convenait
de ne pas me montrer.... L'attente ne fut pas longue. Un fiacre,
débouchant du faubourg Saint-Honoré, s'engagea dans la rue de Balzac,
obliqua de mon côté et, rasant le trottoir, il s'arrêta devant la
maison de Juliette!... Je haletais.... Tout mon corps tremblait, secoué
par un frisson.... Juliette descendit d'abord.... Je la reconnus....
Elle traversa le trottoir en courant, et je l'entendis qui tirait le
bouton de la sonnette.... Puis un homme descendit à son tour, il me
sembla que je reconnaissais cet homme aussi.... Il s'était approché
de la lanterne, fouillait dans son porte-monnaie, en retirait des
pièces d'argent, maladroitement, qu'il examinait à la lumière, le coude
levé.... Et son ombre, sur le sol, s'étalait anguleuse et bête!... Je
voulus me précipiter.... Une lourdeur me retenait cloué à ma place....
Je voulus crier.... Le son s'étrangla dans ma gorge.... En même temps,
un froid me monta du cœur au cerveau.... J'eus la sensation que la
vie m'abandonnait.... Je fis un effort surhumain, et, chancelant, je
m'avançai vers l'homme.... La porte s'était ouverte et Juliette avait
disparu, en disant:

--Allons!... Venez-vous?

L'homme fouillait toujours dans son porte-monnaie....

C'était Lirat!... Les maisons, le ciel me seraient tombés sur la
tête, que je n'aurais pas été plus stupéfait!... Lirat rentrant avec
Juliette!... Cela ne se pouvait pas!... J'étais fou.... J'avançai
encore.

--Lirat!... criai-je, Lirat! ...

Il avait fini de payer le cocher et me regardait terrifié!... Immobile,
la bouche béante, les jambes écartées, il me regardait, sans mot
dire....

--Lirat!... Est-ce vous?... Ce n'est pas possible.... Ce n'est pas
vous, n'est-ce pas?... Vous ressemblez à Lirat, mais vous n'êtes pas
Lirat!...

Lirat se taisait....

--Voyons, Lirat!... Vous ne ferez pas cela ... ou alors je dirai que
vous m'avez envoyé au Ploc'h pour me voler Juliette!... Vous, ici,
avec elle!... Mais c'est de la folie!... Lirat! rappelez-vous ce
que vous m'avez dit d'elle ... rappelez-vous les belles choses dont
vous aviez nourri mon esprit ... les belles choses que vous aviez
mises dans mon cœur!... Cette misérable fille!... C'est bon pour
moi, qui suis perdu.... Mais vous!... Vous êtes généreux, vous êtes
un grand artiste!... Est-ce pour vous venger de moi?... Un homme
comme vous ne se venge pas de la sorte.... Il ne se salit pas!... Si
je n'ai pas été vous voir, Lirat, c'était parce que je n'osais pas,
pour ne pas encourir votre colère!... Voyons, parlez-moi, Lirat....
Répondez-moi!...

Lirat se taisait. Juliette dans le corridor, l'appelait:

--Allons, venez-vous?...

Je saisis les mains de Lirat.

--Tenez, Lirat ... elle se moque de vous.... Vous ne comprenez donc
pas?... Un jour, elle m'a dit: «Je me vengerai de Lirat, de ses mépris,
de ses rigueurs hautaines ... et ce sera farce!» Elle se venge ...
vous allez entrer chez elle, n'est-ce pas?... et demain, ce soir,
tout à l'heure, elle vous chassera honteusement!... Oui, c'est cela
qu'elle veut, je vous le jure!... Ah! je me rends compte!... Elle
vous a poursuivi.... Si bête, si effroyablement stupide, si lointaine
de vous qu'elle soit ... elle vous a affolé.... Elle a le génie du
mal, et vous, vous êtes un chaste!... Elle a versé le poison dans vos
veines.... Mais vous êtes fort!... Après ce qui s'est passé entre nous,
vous ne pouvez pas!... Ou vous êtes un mauvais homme, ou vous êtes un
sale cochon, vous que j'admire!... Un sale cochon, vous!... Allons donc.

Lirat brusquement se dégagea de mon étreinte, et m'écartant de ses deux
poings crispés:

--Eh bien, oui! s'écria-t-il, je suis un sale cochon!... Laissez-moi!

Il se fit un bruit sourd qui résonna dans la nuit comme un coup de
tonnerre.... C'était la porte qui se refermait sur Lirat.... Les
maisons, le ciel, les lumières de la rue, tournèrent, tournèrent....
Et je ne vis plus rien. J'étendis les bras en avant, et je m'abattis
sur le trottoir.... Alors, au milieu des champs apaisés, j'aperçus une
route, toute blanche, sur laquelle un homme bien las, cheminait....
L'homme ne cessait de contempler les belles moissons qui mûrissaient au
soleil, les grands prés que les troupeaux réjouis paissaient, le mufle
enfoui dans l'herbe.... Les pommiers tendaient vers lui leurs branches
chargées de fruits pourprés, et les sources chantaient au fond de leurs
niches moussues.... Il s'assit sur la berge, fleurie à cet endroit de
petites fleurs parfumées, et délicieusement il écouta la musique divine
des choses.... De toutes parts, des voix qui montaient de la terre,
des voix qui tombaient du ciel, des voix très douces, murmuraient:
«Viens à nous, toi qui as souffert, toi qui as péché.... Nous sommes
les consolatrices qui rendons aux pauvres gens le repos de la vie et
la paix de la conscience.... Viens à nous, toi qui veux vivre!...»
Et l'homme, les bras au ciel, supplia: «Oui, je veux vivre!... Que
faut-il que je fasse pour ne plus souffrir? Que faut-il que je fasse
pour ne plus pécher?» Les arbres s'agitèrent, les blés froissèrent
leurs chaumes: un bruissement sortit de chaque brin d'herbe; les
fleurettes balancèrent, au bout de leurs tiges, leurs corolles menues,
et de toutes les choses une voix unique s'éleva: «Nous aimer!» dit
la voix.... L'homme reprit sa route.... Autour de lui les oiseaux
tourbillonnaient....

Le lendemain, j'achetai un vêtement d'ouvrier....

--Alors, Monsieur s'en va?... me dit le garçon de l'hôtel, à qui je
venais de donner mes vieilles hardes.

--Oui, mon ami!

--Et où Monsieur s'en va-t-il?

--Je ne sais pas....

Dans la rue, les hommes me firent l'effet de spectres fous, de
squelettes très vieux qui se démantibulaient, dont les ossements,
mal rattachés par des bouts de ficelle, tombaient sur le pavé, avec
d'étranges résonnances. Je voyais les crânes osciller, au haut des
colonnes vertébrales rompues, pendre sur les clavicules disjointes,
les bras quitter les troncs, les troncs abandonner leurs rangées de
côtes.... Et tous ces lambeaux de corps humains, décharnés par la mort,
se ruaient l'un sur l'autre, toujours emportés par la fièvre homicide,
toujours fouettés par le plaisir, et ils se disputaient d'immondes
charognes....

Noirmoutier, novembre 1886.





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