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Title: La lyre héroïque et dolente Author: Quillard, Pierre Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "La lyre héroïque et dolente" *** produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) PIERRE QUILLARD LA LYRE HÉROÏQUE ET DOLENTE DE SABLE ET D'OR LA GLOIRE DU VERBE.--L'ERRANTE LA FILLE AUX MAINS COUPÉES [Marque d'imprimeur] PARIS SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE XV, RVE DE L'ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV M DCCC XCVII Tous droits réservés _DU MÊME AUTEUR:_ L'ANTRE DES NYMPHES de Porphyre, traduit du grec 1 plq. LES LETTRES RUSTIQUES de Claudius Ælianus, Prenestin, traduites du grec, illustrées d'un Avant-propos et d'un Commentaire latin 1 vol. LE LIVRE DE JAMBLIQUE SUR LES MYSTÈRES, traduit du grec 1 vol. PHILOKTÈTÈS, traduit de Sophocle et représenté à l'Odéon 1 vol. LA QUESTION D'ORIENT ET LA POLITIQUE PERSONNELLE DE M. HANOTAUX, en collaboration avec le docteur L. Margery 1 vol. IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE: _Trois exemplaires sur japon impérial, numérotés de 1 à 3 et douze exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 4 à 15._ EXEMPLAIRE Nº 1 Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris la Suède et la Norvège. DÉDICACE A LA MÉMOIRE D'ÉPHRAÏM MIKHAEL Tu t'en allas, un soir de mai: la ville en fête Haletait de printemps, de jeunesse et d'amour, Et tu nous as quittés pour la nuit sans retour, Ame mélancolique et toujours inquiète. En vain les mornes dieux, formidables et doux, Ont détaché ta main de nos mains fraternelles: Le sel âcre des pleurs brûle encor nos prunelles Quand ta voix, triomphant des heures, chante en nous Et fait surgir parmi les roses des vesprées, Sous des voiles tissus de soleils et de cieux, Une vierge dolente au regard anxieux Qui nous appelle et fuit vers les ombres sacrées. Forme grave dressée au seuil mauvais du sort, Image de fierté qui pleurait et s'est tue, Ma bouche te cherchait d'une lèvre éperdue; Mais j'ai heurté du front les portes de la mort Hélas! et tu survis dans nos seules mémoires Et sans que rien m'entende au tombeau souterrain, Je fixe tristement sur le vantail d'airain Avec l'amer laurier les palmes illusoires. DE SABLE ET D'OR LES FLEURS NOIRES _A MARCEL COLLIÈRE_ LES FLEURS NOIRES _A Émile Galle._ Au bord de quels sinistres lacs d'eau lourde et sombre, O ténébreuses fleurs plus vastes que la mort, Les dieux muets du soir et les dieux froids du nord Tissent-ils votre robe d'ombre? Vos abîmes de nuit dévorent le soleil; Le jour est offensé par vos voiles de veuves Et vous avez puisé sans peur aux mornes fleuves L'onde farouche du sommeil. O fleurs noires, le vent de l'aube vous balance: Mais nul parfum d'amour ne s'exhale de vous, Chères, et vous versez dans les coeurs las et fous L'incantation du silence. La vie épand en vain ses perfides douceurs; La pourpre du printemps inutile flamboie: Votre deuil rédempteur libère de la joie; Salut, impérieuses soeurs. Je vous aime et je veux dormir, soyez clémentes: Je ne troublerai pas votre calme immortel Et, là-bas, j'oublierai, loin du jour et du ciel, La bouche rouge des amantes. LE DIEU MORT _A André Fontainas._ Une étoile, une seule étoile. O funérailles Royales! solitude où la gloire mourait Sur un bûcher perdu derrière la forêt, A l'écart des drapeaux, du glaive et des batailles. Le héros s'en allait sans pourpre, enseveli Dans une soie éteinte et dans les tresses rousses Des captives et des amantes: lèvres douces Et voraces, vous qui buviez le sang pâli, Vers quels baisers souriez-vous? Vers quelles fêtes Sonne déjà l'appel de vos chants oublieux? Ah, mensongères! pour des larmes en vos yeux, Il fallait l'apparat de célèbres défaites Et l'horreur des clairons déchirant le ciel noir, Pour tordre avec des cris de pleureuses louées Vos corps, mimes en deuil sous le vol des nuées, Parmi la rouge odeur des torches dans le soir. Mais nul regard viril n'a, du haut des murailles, Avidement cueilli la fleur de vos bras nus: Vous avez fui. Le roi ne s'éveillera plus. Une étoile, une seule étoile. O funérailles. RUINES _A Maurice Nicolle._ L'illustre ville meurt à l'ombre de ses murs; L'herbe victorieuse a reconquis la plaine; Les chapiteaux brisés saignent de raisins mûrs. Le barbare enroulé dans sa cape de laine Qui paît de l'aube au soir ses chevreaux outrageux Foule sans frissonner l'orgueil du sol Hellène. Ni le soleil oblique au flanc des monts neigeux Ni l'aurore dorant les cimes embrumées Ne réveillent en lui la mémoire des dieux. Ils dorment à jamais dans leurs urnes fermées Et quand le buffle vil insulte insolemment La porte triomphale où passaient des armées, Nul glaive de héros apparu ne défend Le porche dévasté par l'hiver et l'automne Dans le tragique deuil de son écroulement. Le sombre lierre a clos la gueule de Gorgone. PAR LA NUIT D'AUTOMNE Par l'automnale nuit la terre se résigne, Muette sous le fait des ombres tumulaires: Nul astre en qui survive un espoir d'aubes claires, Un espoir de matin crevant son oeuf de cygne. Les soleils d'autrefois fermentent dans la vigne. Maintenant au pas sourd de noires haquenées, Sans faire gémir l'herbe ou résonner la roche, Tel qu'une chevauchée impitoyable, approche Le troupeau saccageur des suprêmes journées. Un parfum triste vient des grappes condamnées. Demain l'or et le sang des étoiles sublimes Seront déshonorés par la soif de la horde; Mais voici qu'une pluie invisible déborde Et tombe lentement des sinistres abîmes. Serait-ce pas les Dieux qui pleurent leurs vieux crimes? O Dieux, je ne sais pas quel Léthé vous enivre De poisons plus amers que le fiel des Lémures: Que vous importe à vous, la mort des grappes mûres Et le viol raillé par le bruit vil du cuivre? Les pampres desséchés ne veulent pas revivre. SOLITUDE _A Grégoire le Roy._ C'est un grand silence après le chant du cor, Comme dans les villes mortes Où les chats peuvent encor Rêver sur le seuil des portes. Sous le dais noir de la nuit Les rois radieux, les belles chevauchées Foulaient dans l'or et le bruit Le sang des roses fauchées. Des femmes embaumaient l'air Parmi le velours des porches; Nous voyions couler la résine des torches Sur les gantelets de fer. Mais les heures sont passées De la joie et du décor Et dans nos âmes lassées C'est un grand silence après le chant du cor. PAROLES SUR LA TERRASSE _A Puvis de Chavannes._ Des reines blanches inclinées Aux balustrades d'améthystes Pour fleurir la mort des journées Effeuillent des glycines tristes. Fleurs plus brèves que les plus brèves, Vains thyrses que le vent spolie, Les noirs flots sans rives ni grèves Emportent leur cendre pâlie; Et c'est le deuil d'un double automne, Soir du jour et soir des feuillées, Qui dévaste l'ombre et frissonne Dans les ramilles dépouillées. Des pas glissent sur la terrasse; Une étoffe roide s'y froisse; Les voix que la nuit blême efface Tremblent d'adieux, meurent d'angoisse, Et cygnes chassés de tout fleuve, S'en vont fébriles et blessées, Sans que la ténèbre s'émeuve Aux cris des âmes délaissées. L'AUTOMNE A DÉNUDÉ... L'automne a dénudé les glèbes et le soir, Un soir d'exil et de mains désunies, S'approche à l'horizon des plaines infinies, Roi dévêtu de pourpre et spolié d'espoir. O marcheur aux pieds nus et las qui viens t'asseoir Sans compagnon, parmi les landes défleuries, Près des eaux mornes, quelles mêmes agonies Alourdissent ton front vers ce triste miroir? Je le sais, tout se meurt dans ton âme d'automne. Laisse la nuit prendre les fleurs qu'elle moissonne Et l'amour défaillant d'un coeur ensanglanté, Pour qu'après le sommeil et les ombres fidèles Les clairons triomphaux de l'aube et de l'été Fassent surgir enfin les roses immortelles. LES VAINES IMAGES _A HENRI DE RÉGNIER_ PSYCHÉ Petite âme, Psyché mélancolique, dors, Lys d'aurore surgi des heures ténébreuses, Tes bras souples et frais et tes lèvres heureuses Ont rajeuni mon coeur et réjoui mon corps. Et tu m'as cru, petite âme blanche et farouche, Tel que ton désir vierge encore me voulait Pendant tes longs baisers de miel pur et de lait, Tant que l'ombre a menti comme mentait ma bouche. Nulle parole et nulle étreinte et nul baiser N'ont trahi la douleur secrète du cilice; Mais éveillée avec l'aube révélatrice Tu frémissais, Psyché fragile, à te briser, Si le jour désillant ta paupière sereine Au lieu du doux vainqueur que rêvait ton émoi Te décelait mes poings crispés même vers toi Et mes yeux éperdus de colère et de haine; Car je te hais de tout ton amour, ô Psyché, Pour les jours à venir et les futures heures Et les perfides flots de larmes et de leurres Qui jailliront un jour de ton être caché. Mais avant que la nuit divine m'abandonne, Avec le dur métal des gouffres sidéraux Je forgerai le masque amoureux d'un héros, Rieur comme l'Avril, grave comme l'automne; Mort vivant sur les lèvres mortes d'un vivant, Le masque couvrira ma face convulsée; Et maintenant que l'aube éclate! O fiancée Chez qui la femme, hélas! va survivre à l'enfant. Eveille-toi, rouvre ta bouche qui s'est tue, Tu n'entendras de moi que paroles d'orgueil Et je me dresse sous les morsures du deuil Lauré d'or et pareil à ma propre statue. ÉLIANE I Des jours et puis des jours ont fui. Je me souviens De cette joie ainsi que de quelque étrangère Et c'est une féerie encor que j'exagère De tout le deuil enclos dans les plaisirs anciens. Mais nos baisers furent les fruits des Hespérides Dont nous avons mâché la cendre, seulement La cendre! le verger solitaire et charmant N'a pas calmé la soif de nos lèvres arides. D'autres sont revenus semblables à des dieux De l'île où par orgueil nous nous aventurâmes; Les guirlandes d'amour alourdissaient leurs rames Et la galère en fleurs émerveillait les yeux. Je ne jalouse pas leurs fanfares de gloire Ni les pavois ni les étendards éployés Dont l'ombre rouge flotte auprès des boucliers: Leur songe était moins beau que notre ivresse noire, Et j'erre en ce jardin fouetté du vent brutal, Plus fier que les héros aux soirs d'apothéoses, Tandis qu'autour de moi les nostalgiques roses S'effeuillent vainement vers l'Orient natal. II Je t'aimais et les dieux ont dénoué nos bras, Et nous vivons à la dérive au cours des heures; Et je ne t'entends plus quand tu ris ou tu pleures: Mais je viendrai vers toi quand tu m'appelleras. A la dérive! des palais au bord des fleuves, D'impérieuses voix m'invitent, dans la nuit Et par les aubes; mais qu'importe? l'eau s'enfuit Et je ferme mes yeux aux chevelures veuves. Je sais: l'hôtellerie est pleine de buveurs: Au mur rit la lambrusque et la rose trémière Et les raisins gonflés d'aurore et de lumière Versent les vieux soleils dans les cerveaux rêveurs. Les sveltes baladins, les joueuses de lyre Et les masques d'amour y glissent dans le soir Et la terrasse est vide où je pourrais m'asseoir: Je n'aborderai pas aux perrons de porphyre; Nulle reine en manteau de pourpre et d'argent clair Ne tendra sur le seuil ses lèvres vers ma bouche; Voile noire, carène noire, ombre farouche, La nef sans gouvernail s'en va jusqu'à la mer Et je m'endormirai parmi les vagues vertes, Parmi les mornes flots sans borne, à moins qu'un soir, Sur une rive heureuse, au sommet de la tour Dominant la vallée et les terres désertes, Tu ne paraisses dans ta robe de soleil Et tu ne m'offres en un geste qui pardonne Tes cheveux éployés plus riches que l'automne Et les baisers anciens plus doux que le sommeil. III Je ne sais plus dans quels chemins ni sous quels cieux La reine de mon coeur, la reine de mes yeux, La souveraine de mes larmes ignorées, Qui tord en ses cheveux l'or fauve des vesprées, Passa sans un regard vers mon front en exil Comme un soleil d'hiver oublieux de l'avril. Hélas! les lys sont morts; les roses sont fanées; L'impitoyable deuil défleurit les années. Elle ne connaît plus les choses d'autrefois; Son oreille infidèle a désappris ma voix, Ma voix tremblante et les paroles murmurées Et le frissonnement des étreintes sacrées. Et maintenant, et maintenant! je veux en vain M'interdire les jours et le passé divin. Ma lèvre qu'elle sut délicate naguères Est chaude d'une bouche et de baisers vulgaires Et j'ai bu pour marcher dans l'ombre de la mort Le vin des matelots et des hommes du port. Mais cette ivresse est triste, ô reine, et je t'implore. Reviens, fais resplendir la gloire de l'aurore. Jette sur les bois nus un manteau de printemps Et pare les sentiers des roses que j'attends. Sois bienveillante; ou si les beaux jardins des rêves Sont clos pour jamais, soit! les heures seront brèves Où je vivrai dans la lumière et dans le bruit, Et je descendrai seul les marches de la nuit. IV Par quelle cruauté des implacables dieux? Si loin des jours royaux et pavoisés de joie, Un soleil tel que les anciens soleils flamboie Et tes cheveux en fleur épouvantent mes yeux. Parmi le deuil hélas! et les ombres tombales, Que me veux-tu, sourire impérieux encor Qui fais se réveiller avec un sursaut d'or Le prestige menteur des aubes triomphales? Oui: tes lèvres m'étaient douces près de la mer Et sur la fauve grève où dormaient les carènes Gonflaient d'un chant si pur les conques des Sirènes Que des oiseaux neigeaient autour de toi dans l'air Et que le souvenir des ailes éployées Palpite en mes regards éblouis. O rayons Eteints! vols disparus d'aigles et d'alcyons! Voix morte désormais sur des lèvres souillées! Voix morte et pour moi seul vivante: je voudrais Ne plus l'entendre et que la terre devînt noire Et que la nuit sereine engloutît la mémoire De ta beauté semblable aux roses des forêts. Mais l'ombre décevante est encore hantée Par les dieux importuns qui défendent l'oubli Et la poignante fleur au calice pâli Sollicite toujours ma bouche ensanglantée. HYMNIS _Pour Bernard Lazare._ I Face d'ombre, je viens à toi; la nuit m'emporte. Poussière évanouie aux plis blancs d'un linceul, Pâle vierge oubliée et que j'honore seul D'une fleur morte hélas! moins que ta grâce morte, Je viens à toi qui dors au fond des siècles lourds Et dont le pur tombeau fait les lèvres fidèles: Je n'ai pas entendu les mots qui naissaient d'elles Ni goûté la douceur de tes tristes amours: Mais je pleure ton corps et son charme équivoque Et les baisers trop lents qui l'auraient effleuré, Chair de jadis, désir dont je me suis leurré Parce qu'un même appel de buccins nous évoque Vers les mêmes cyprès noirs et silencieux... Vain appel, vaine ombre et menteuses fanfares: Jamais je ne clorai de mes lèvres avares Tes yeux désenchantés qui connurent les dieux. Sommeille loin de moi près de la mer antique Sous un ciel insulté par de confuses voix Où la vague qui chante encor comme autrefois Entrechoque les mâts du port aromatique: Toujours l'âpre soleil et la foule et l'embrun, Loin de moi, troubleront ta poussière ignorée Et l'inutile fleur que je t'ai consacrée Ne réjouira pas ta cendre d'un parfum. II Viens respirer l'odeur des vignes et des fruits. Ce soir te sera doux comme tes longues nuits, Hymnis, enfant qui dors depuis deux mille années, Et par le souffle lent des sentes où je fuis Les roses du tombeau ne seront point fanées. Je te dédie, enfant, la mourante forêt. Elle se pare encor malgré son mal secret: Tu te reconnaîtras à sa noble agonie, Vierge dont le front pâle et fiévreux se paraît D'or royal attristé par la blême ancolie. L'automne funéraire embaume les halliers. Hymnis! Hymnis! Hymnis! tes cheveux déliés Libres du bandeau strict où tu les emprisonnes Ont frôlé des santals et des girofliers Et se sont enivrés de cruelles automnes. De plus calmes parfums, ce soir, te charmeront. Pour que ton corps sacré retourne sans affront De la forêt qui meurt aux ténèbres divines Je veux entrelacer à l'entour de ton front Le thyrse noir du lierre aux suprêmes glycines. CHRYSARION Sur cette mer toujours déserte où nos yeux vains S'égaraient dans l'ennui des solitudes mornes, Le navire, aux clameurs des conques et des cornes, Fleurit avec l'aurore éclatante; et tu vins, Apportant le parfum des terres étrangères, Le reflet des soleils morts parmi tes cheveux Et pour les coeurs lassés, graves et dédaigneux L'enchantement de quelques heures plus légères. Trop de désirs déçus et d'espoirs abusés Hantent notre mémoire et sanglotent en elle: Nous n'avons pas tendu vers ta chair fraternelle Nos lèvres dès longtemps déprises des baisers. Mais les heures passaient douces comme la soie En vêtements tramés de soleil et de nuit, Danseuse au collier d'or qui fulgure et s'enfuit, Amante triste et grave en marche vers la joie, Et vous qui regardiez des astres abolis, Visages inquiets ivres du vieux mensonge, O faces de stupeur, d'extases et de songe Sur qui l'ombre clémente est tombée à longs plis; Puis la dernière; et ce fut toi-même, inclinée A la poupe et semant des roses dans le soir Afin que la galère et le sillage noir S'illustrassent encor d'une pourpre fanée Et que la sombre mer sourît à nos yeux vains. L'ERRANTE _A RACHILDE_ L'ERRANTE I nunc ad hostem, at in perpetuum mea. I. _DE SABLE ET D'OR._ L'HOMME songe dans le soir somptueux et morne; à la balustrade croulante de la vieille demeure, il s'est accoudé solitairement et ses yeux, qui depuis des mois et des années n'ont plus reflété que les choses silencieuses, regardent au loin, dans les plaines assombries, s'étager les villes où des foules inconnues aiment, bataillent, agonisent et s'évanouissent comme des fumées. Ici le roc que nul printemps n'a paré, cime triste abreuvée jadis par le sang des victimes, alors que les dieux stupides se gorgeaient de sacrifices, cime cruelle où les roses d'Avril n'ont jamais souri, où les sources n'ont pas pleuré doucement la mort future des fleurs vouées au vieillard qui les emporte, quand vient l'automne. L'HOMME songe dans le soir somptueux et morne; tandis que le ciel flamboie d'une plus rouge gloire et que l'or insultant les ténèbres enrichit ses prunelles, des bûchers tragiques s'effondrent et l'âme déserte est envahie par un tumulte de chevauchée; tourbillons de fer, gueules hurlantes, éclairs de glaive, chevelures et crinières confondues, la horde passe dans sa pensée. Et l'HOMME se détourne du spectacle éclatant; ailleurs la terrasse est interrompue: les pesantes eaux d'un lac sans fond baignent de leur horreur immobile la roche qui disparaît dans le vertige de l'abîme. Maintenant l'HOMME marche, les yeux ivres de nuit, vers le lac d'ombre monotone et sa voix lassée frôle de lentes paroles les ondes sépulcrales, les ondes épaisses qui ne frissonnent pas. L'HOMME Nuit moins sinistre que le soir, ô nuit rebelle A mon désir, tu n'es pas l'ombre que j'appelle Et trop d'astres encor m'offusquent de clarté Pour que je boive en toi les coupes du Léthé. Autrefois, j'ai vécu derrière les murailles Des villes; je connais les brèves funérailles De toute joie et vers la cime et vers la tour, Pour le muet exil que je veux sans retour, J'ai fui l'âcre parfum des roses effeuillées. Lorsque je suis venu, les portes verrouillées Pleuraient plaintivement comme des chiens meurtris, Et j'oubliais le monde et méprisais leurs cris: Mais la pierre me parle ainsi qu'une vivante Maintenant, et flambeau d'angoisse et d'épouvante, Dans mon coeur las du crépuscule rouge et noir, Chaque étoile qui monte allume un triste espoir. Eaux bienheureuses, vos paupières sont voilées: Aucun rêve de ciel et d'algues emmêlées N'ondule dans le calme abîme; nul reflet Des jours antérieurs où l'aube étincelait Sur votre moire alors juvénile et chantante Ne se réveille en vous par la nuit éclatante Avec le souvenir d'un antique soleil. Eaux bienheureuses, vous dormez du vrai sommeil. Vous les pâles, vous les froides et les obscures, Vous les mortes. J'attends les suprêmes augures, Les cygnes éternels ouvrant leur vol sacré, Et l'heure, enfin libératrice, où je serai, Eaux bienheureuses, lac de nuit, lac de silence, Digne de votre accueil et de votre clémence. Ainsi le solitaire invoque les ondes fatidiques. Mais pendant qu'il parle, les étoiles plus nombreuses ruissellent sur les pentes abruptes et l'ERRANTE est survenue; ses haillons brochés d'or illusoire par les astres dénoncent les routes hostiles, les morsures du vent, peut-être l'agression de mains brutales. Furtive elle s'est assise sur les marches disjointes et l'HOMME tout à coup se trouve face à face avec elle. L'HOMME Va-t'en. Que me veux-tu, larve ou fantôme humain, Dont le pas sacrilège usurpe mon chemin: J'ignore quel passé funéraire t'escorte Et me barre avec toi la route de la porte, Ou si ta robe aux plis ténébreux de son deuil Recèle un étendard de victoire et d'orgueil, Mais qu'importe? tu viens des carrefours vulgaires, Et tendresse, douleur, pourpre illustre des guerres, Clameurs des foules furieuses, bruit des pas, Gestes des suppliants, monde, je ne veux pas, Quand je me penche enfin vers l'ombre sans aurore, Qu'un souvenir des jours anciens attente encore A mon âme recluse et mûre pour la nuit. Va-t'en. L'ERRANTE Je suis venue où le soir me conduit, Par le soleil ou par la pluie aux larges gouttes, Après des routes et des routes et des routes. Quand je suivais la mer aux heures de reflux Le sable de la grève a brûlé mes pieds nus; Et ma chair a saigné de toutes les épines A travers les fourrés, les ronces des ravines Et les ajoncs aux rudes marges des marais. Mais partout, aussitôt que la terre où j'errais Portait empreinte sur l'argile ou sur l'arène La trace des vivants, j'ai fui. Je sais la haine Dont ils poursuivent la passante et sur mes yeux Ont pesé trop souvent leurs poings injurieux Pour que je m'aventure ayant vu leurs foulées. Seuls parfois les palais des villes écroulées Sous leurs porches déchus fraternels à mon sort M'ont offert un sommeil puissant comme la mort. La solitude ment où tu viens d'apparaître; L'asile de repos que je croyais sans maître Abrite hélas! ton âme fauve de vivant: Je quitterai le seuil et le toit décevant Où ton deuil autre que mon deuil se cache et pleure L'ombre immense est hospitalière. L'HOMME Non, demeure, Puisque la volonté de ton sort et du soir A mené tes pieds las vers le morne manoir Et vers l'hôte imprévu dressé devant ta face En qui ta voix a fait s'épanouir, vivace, Une fleur de jadis aux pistils oubliés. J'y consens: ô soleils abolis, flamboyez Encore, surgissez dans ma sombre mémoire En aube de suprême et cinéraire gloire Avant que cette chair s'engloutisse à jamais; Et toi, dolente ombre d'une ombre que j'aimais Et qui m'a refusé ses lèvres mensongères, Toi qui dormis sous des étoiles étrangères Des sommeils flagellés par l'âpre fouet du vent, Entre sans peur avec un sourire d'enfant Et l'ingénuité d'une âme puérile Dans la vieille maison où le hasard t'exile. L'ERRANTE Je ne sais même pas ce qu'on nomme les ans, Ni combien de matins, combien de jours pesants Ont écrasé l'errante amère et résignée, Homme, ni quelles eaux lustrales l'ont baignée Où le secret des dieux demeure enseveli, Quelles eaux de pitié, de refuge et d'oubli, Emportant dans le cours pacifique des fleuves Tout un faix dilué de souffrance et d'épreuves. A peine un souvenir obscur survit en moi, Heure d'angoisse, heure de détresse et d'effroi Qui m'a fait tressaillir d'une crainte ignorée: Des reîtres ont voulu m'entraîner, à l'orée De la forêt; j'ai fui leurs lèvres et leurs mains, Eperdue, à travers les rochers sans chemins, Et je frissonne encor de l'étreinte éludée Jadis, quand mon horreur de vierge dénudée Écoutait survenir l'approche des pas lourds. Cependant par des soirs, solitaires toujours, J'ai miré mon visage au miroir des fontaines Et tendu vers mon front des lèvres incertaines Dont la source perfide a glacé le désir; Et l'ombre s'effaça que j'ai voulu saisir, Comme un pâle soleil qui sombre au flot nocturne, Sans avoir accueilli mon baiser taciturne. Mais voici que ta voix grave qui m'effrayait Parle plus doucement à mon coeur inquiet Et qu'après les assauts de la tempête rude Des astres bienveillants dorent la solitude. Donc j'entrerai sans peur dans la maison. Salut, Seuil, et que les haillons du passé révolu S'envolent de ma chair au vent qui les emporte Ainsi qu'un vain linceul d'où jaillit une morte Pour renaître en splendeur de soleil exalté, Belle de sa jeunesse et de sa nudité. II. _DE GUEULES._ Dans la mélancolique demeure où les murs s'émerveillaient de sa beauté, saluée par les figures amies des lices, irradiant l'eau ternie des miroirs, l'ERRANTE est entrée blanche et nue. Elle n'a point refusé ses lèvres et les rouges floraisons de la joie ont fleuri impérieusement, par la vibrante offrande de son corps à l'HOMME éveillé d'un long rêve. Il a plongé dans les coffrets de bronze ses mains fiévreuses et prodigues, et l'armure d'or et les brocarts et les gemmes et le glaive ont échappé aux chaînes noires des ténèbres. Sur les seins et sur les épaules de l'ERRANTE, tous les trésors enfouis dans le sépulcre du silence depuis des siècles, des ans et des jours, resplendissent avec l'aurore. Au seuil matinal de la porte, elle se dresse en sa robe de pourpre qui recèle sous le sang figé de la soie, avec la cotte de mailles, l'irréprochable acier du glaive. Pensive, elle s'est retournée vers l'HOMME qui fait un geste d'adieu, et comme hésitante et retenue par la puissance d'une main invisible, elle tarde à franchir le seuil. L'ERRANTE Je le sais: mon destin m'entraîne et tu le veux, J'irai. Je dois offrir aux chocs tumultueux Dès le premier appel de l'aube avant-courrière Ma poitrine héroïque et libre de guerrière; Et mon poing brandira le glaive désormais. Je le sais: mais l'exil sombre où tu t'enfermais S'illumine pour toi de ma chair apparue, Et radieuse encor, même absente, j'obstrue Les portes de la nuit que tu heurtais déjà. Ami, dont ma venue importune outragea Le manoir de silence et d'ombre inviolée, Pardonne, pour ton deuil de solitude emblée, A l'Errante qui part, chaude de tes baisers. L'HOMME Va: le soleil bondit dans les cieux embrasés; C'est l'heure, il faut franchir le seuil et vers les villes Te ruer en clamant aux oreilles serviles Tout ce que les tombeaux t'ont livré de secrets. Viens et regarde: là de houleuses forêts Où les pasteurs de porcs se vautrent dans les bauges; Puis des plaines, rumeurs des blés, parfum des sauges, Et les paysans nus courbés sous les sillons A jamais; et plus loin des foules en haillons, Troupeaux lâches que tu mueras en fauves hardes, Tournent vers le palais des prunelles hagardes Et des poings décharnés par l'immuable faim Sans que la torche encor s'enflamme dans leur main. Ce qui fut moi naguère et richesse stérile Et dépouille des temps silencieux rutile Autour de ton front jeune et de tes seins altiers: Voici venir un vol de cygnes éployés, Le vol tardif et sûr des prophétiques ailes Qui m'invite au sommeil des ondes éternelles. Va: la chair que la mort heureuse requérait S'évanouit parmi les choses, sans regret, Maintenant que tu m'as affranchi de moi-même Et que tu peux, maîtresse enfin du double emblème, Descendre vers les serfs de la glèbe et des murs Et, selon le vouloir des trois monstres obscurs, Tendre le rameau d'or ou férir de l'épée. L'HOMME disparaît sous les eaux immobiles, sous les eaux épaisses où ne palpite aucune lueur. L'ERRANTE contemple longuement le lac d'ombre monotone, puis marche, auréolée par la gloire du matin, vers les plaines et vers les villes orientales, tandis que sa voix dans la solitude chante les batailles futures. L'ERRANTE Homme, revis en moi. Dans ma dextre crispée Je serre puissamment le pommeau froid du glaive Et si le monstre ancien se rebelle et se lève, Je rougirai le sol de sa tête coupée, Moi, celle qui connaît les suprêmes paroles Et toute la douleur avec toute la joie; Je chasserai le loup et l'hyène de proie Et je veux emporter les royales corolles Que les dragons jaloux gardaient des mains humaines: Afin que le parfum des roses inconnues, Epars farouchement sous la voûte des nues, Suscite dans les coeurs les désirs et les haines, Je viens à vous, frères penchés sur les emblaves, Attelés à la meule au fond de l'ergastule; Mon verbe lacérant l'antique crépuscule Souffle une âme de pourpre à vos âmes d'esclaves; Redressez-vous; sarclez les herbes parasites: Lancez contre le ciel les pierres de vos geôles, Et que les murs vaincus par vos fortes épaules Vous ouvrent le jardin des terres interdites Où, plus belles, des fleurs de rêve vont éclore En butin triomphal pour les races vengées, Tandis que le sang vil des bêtes égorgées Se mêle par mon glaive au sang pur de l'aurore. VERS L'AURORE _A A.-FERDINAND HEROLD_ LES AUMONIÈRES _A A.-F. Plicque._ Sur la grève qu'avaient souillée Les conquérants et les héros, Près de la mer pacifiée Pleine des frissons auguraux, Les poings perdus dans les crinières De leurs chevaux roses et blancs, C'étaient les bonnes aumônières Qui reviennent tous les mille ans. Cymodoce, Aglaure, Euryanthe, Au caprice d'un galop fou Elles passaient; leur flamboyante Chevelure brûlait leur cou. Lèvres douces comme la soie, Lumineuses comme les cieux, Elles chantaient un chant de joie Vers l'Océan mystérieux. Tandis que vibraient des abeilles Autour des étalons loyaux, Elles plongeaient dans des corbeilles Leurs bras riches de lourds joyaux Et brandissant leurs mains sacrées, Bonnes au yeux chargés de pleurs, Parmi les vagues empourprées Semaient d'impériales fleurs; Car les coroles millénaires Eparses en vol d'Orient Calment les antiques colères Et charment le vieil Océan. MARE TENEBRARUM _A Emile Gallé._ Durant les jours de brume et les soirs sans étoiles Le vent triste a fané la pourpre de nos voiles; Mais nos coeurs s'attardant aux soleils révolus Oubliaient le deuil vain des flux et des reflux. La barque tressaillait de la poupe à la proue Avec le ronflement d'un cheval qui s'ébroue; Mais nos coeurs enchantés de chants évanouis Oubliaient la clameur des vagues et des nuits. Hier l'Aurore brusque a jailli de nos rêves; Le marbre bleu des mers et l'or fauve des grèves Eblouissaient nos yeux brûlés par les embruns Et le dragon rostral s'enivrait de parfums. Mais l'ombre en flocons noirs a neigé sur nos âmes, L'ombre que nul soleil ne fondra de ses flammes Et déjà le dragon, loin des havres heureux, Mord les antiques flots glacés et ténébreux. LE PÈLERINAGE HORS DE L'OMBRE _A Remy de Gourmont._ I Ame riche de nuit, d'étoiles et de rêves Qui puisas des trésors aux urnes d'un tombeau N'abandonneras-tu jamais tes blêmes grèves Pour cette ville en fleurs sous le printemps nouveau? Ame riche de nuit, mon âme, tu recèles Assez d'astres perdus et de soleils éteints: Viens connaître la chair et les lèvres de celles Qui tendent leurs seins nus aux pourpres des matins Et font en souriant à l'aurore sereine Fluer entre leurs doigts le sable et leurs cheveux, Pour que, vivante enfin, ma bouche amère apprenne A goûter le miel blond des heures. Tu le veux, Ame lasse déjà des ivresses futures, Toi qui n'as rien chéri que les pleurs et la mort: Le vent gonfle d'amour les voiles toujours pures: Loin de l'île où la blanche Hymnis repose et dort, Pour moi seul, dans le vain cénotaphe des roses, Nous irons conquérir son corps ressuscité; Sans doute elle revit par les métempsycoses Sur le sol oublieux que parait sa beauté Et parmi les parfums sauvages des galères, Les chiens, les portefaix qui geignent en marchant, Elle va, lourde encor des gloires tumulaires, Sans que nul ait compris la douceur de son chant. II L'écume violée a neigé de la proue; Les mauves qui mouillaient leurs plumes aux flots noirs Ont secoué le sel des vagues sur ma joue. Le sel des vagues! Tels les pleurs d'antiques soirs Enrichirent jadis de gemmes dissipées Ces yeux fous aujourd'hui d'aventure et d'espoirs. Puis la forêt flamba de cruelles épées; Mais plus d'ombre tombait des branchages pieux Pour voiler le sommeil inquiet des Napées. Ainsi les âpres bois ont défendu mes yeux Jadis et quand le jour en troublait l'eau tranquille, Ils étalaient dans l'air leur deuil impérieux. Or maintenant, voici les portes de la ville; Je franchirai les murs sans désir de retour Heureux si dans la solitude où je m'exile L'ombre descend sur moi du temple et de la tour. III Farouche de voir les aurores Et les soleils épanouis, L'eau tressaillait dans les amphores Sur la marge grise des puits Et les ténèbres souterraines, Les iris de sombre cristal Se flétrissaient comme des reines Captives d'un soudard brutal. Les servantes et les esclaves Riaient à l'entour; mais tu vins, Et tu voilas de voiles graves Les filles des antres divins. Protectrice des eaux dolentes Qui sais les rites d'autrefois, J'ai trempé mes lèvres tremblantes A la coupe triste où tu bois: Souviens-toi d'heures et d'années Et de soleils, étends les mains Vers les clématites fanées, Vers les étoiles des jasmins; Et sur la terre des merveilles Que pavoisaient de nobles cieux Fais refleurir les belles treilles De nos jardins silencieux. NATIVITÉ L'enfant né de la terre et libéré par elle Tendit, farouche et nu, son torse impérieux Hors de l'antre où mourait la nuit surnaturelle; Mais la brusque splendeur du soleil et des cieux, Lacérant l'ombre avec des griffes empourprées, Ne fit pas tressaillir l'eau calme de ses yeux. Désormais dédaigneux des fontaines sacrées, Il buvait puissamment la lumière et l'orgueil, O ténèbres en pleurs, ô mères éventrées! Et quand il eut vaincu les lianes du seuil Et déployé sa chevelure dans l'aurore, Les arbres lui chantaient un chant de bon accueil. Dans l'allégresse de la force qui s'essore Il marchait à travers la natale forêt, Attentif aux frissons du feuillage sonore; Autour de lui le vol des abeilles vibrait Et le miel embaumant ses lèvres fatidiques Révélait à son coeur l'ineffable secret De la vie immortelle et des sèves antiques. LE CHÈVRE-PIEDS Sous cette roche en pleurs où dort la femme nue, Nuage d'aube éparse en la menteuse nuit, Le chèvre-pieds regarde à travers l'eau qui flue Les lointaines maisons de labeur et de bruit. Les tristes paysans se penchent vers la glèbe Pour un baiser de serfs et de jaloux amants Dont la bouche haineuse évoque de l'Erèbe L'or futur des épis et des riches froments. Avares de moissons qui fatiguent les granges, Ils méprisent l'aurore et les soleils couchants Et leur oreille est close aux paroles étranges Qui montent des taillis, des sources et des champs; Et la charrue, avec les jours et les années, Impitoyable au deuil des bois mystérieux Offense la beauté des forêts profanées Où rôdaient librement les fauves et les dieux. Mais le sylvain survit à la sylve abattue; Dans l'antre encor voilé de feuillage, sa chair Immortelle, à travers les siècles, perpétue Le grand frisson d'amour qui fait tressaillir l'air; Et dans les flancs d'une passante solitaire Il sème au chant des eaux et des rameaux flottants Des fils aventureux affranchis de la terre En qui bout la jeunesse héroïque des temps. FLAMMES Parmi les âcres fleurs des lauriers, cette voix Évocatrice en nous de gloire révolue Émanait de la mer, du soir et d'autrefois: «Enfants tristes, penchés vers l'ombre, l'ombre afflue Et monte jusqu'à vos lèvres avec les flots Dont vous enivriez votre âme irrésolue. La séculaire nuit opprime vos yeux clos, Enfants tristes, et vos poitrines lacérées Se gonflent lâchement de stériles sanglots. Si votre bouche a soif des aubes empourprées Et du sang lumineux qui sacre le matin Quel sortilège encor vous attrait aux vesprées? D'un geste, dans la nuit, décisif et hautain, Reniez le poison des ondes léthéennes Et marchez sans retour vers un autre destin.» Frénétiques, hors des ténèbres anciennes Nous avons fait jaillir dans le ciel morne et noir Une farouche aurore à la cime des chênes, Et dociles au cri de désir et d'espoir, Nous respirons les roses rouges de la joie, Depuis que déjouant les embûches du soir La torche avec l'épée à notre poing flamboie. LE JARDIN DE CASSIOPÉE _A ALFRED VALLETTE_ Cassiopée, s'étant déclarée, par orgueil, plus belle que les Néréides, dut exposer au monstre marin sa fille Andromède, qui fut délivrée par Persée. Après sa mort, Cassiopée fut mise au rang des Constellations. (MYTHOGRAPHES GRECS.) LE JARDIN DE CASSIOPÉE L'HOMME Sans matins blancs et sans étoiles dans la nuit, A travers le brouillard où soufflait le vent rude, J'ai cheminé de solitude en solitude N'ayant pour compagnon que l'immuable ennui. Derrière les rocs noirs qui portent le ciel triste, Monotone, la mer invisible pleurait; Et jusqu'à l'horizon barré par la forêt, Les maigres tamaris et l'âpre fleur du ciste. Puis des jours mornes dans le silence des bois Pesèrent sur mon front en gouttes d'ombre lourde: Nul bruit d'oiseau qui chante ou de source qui sourde N'a dissipé l'horreur d'ouïr ma seule voix; Et ce fut à nouveau la lande grise et plate, La houle des genévriers et des ajoncs, Que n'illustra jamais de tragiques rayons Quelque couchant royal au manteau d'écarlate. Mais le riche verger m'attend. O treilles d'or, Saurai-je encor saisir vos grappes immortelles, Les mains lasses d'avoir cueilli des asphodèles Et de sombres pavots qui conseillent la mort? CASSIOPÉE Qui que tu sois, passant envoyé par le sort, Venu des ténébreux chemins, franchis la haie, Cueille d'un seul regard toute la roseraie, Que ses vivants parfums te sauvent de la mort! Tends les mains; le verger de force et de liesse Que n'a pas envahi l'ombre du dernier dieu T'offre les raisins clairs, les oranges de feu, Et si ta lèvre a soif d'amour, l'aube acquiesce, La mer chante; appelé par les conques des flots, Après les jours ou les longs mois de bonne halte, Tu partiras: le vin des amphores exalte L'orgueil viril et pur qui sacre les héros Et son baume puissant délivre l'âme esclave; Tu partiras dans la splendeur d'un soir d'été Tel que le soleil rouge au ciel ensanglanté Teigne en pourpre l'embrun de neige sous l'étrave. Tourbillonne le vol des typhons éployés! Qu'importe au pèlerin dédaigneux et farouche Ivre éternellement d'avoir bu sur ma bouche Le mépris du ciel vide et des dieux reniés! VOIX DERRIÈRE LA HAIE _VENDÉMIAIRE_ LES VENDANGEURS Les sarments rampaient entre les pierres Ou montaient au tronc rugueux des ormes, Tordus et noués en noeuds difformes Comme des orvets et des vipères. Courbés sous le fouet des rois avares, Nous avons versé nos pleurs, nos peines; Nous avons ouvert nos pâles veines, Nous avons nourri les vignes rares; Nous avons pillé les ceps d'automne; Le moût bruissait au fond des cuves, Pour les maîtres, saouls de chauds effluves, Le sang de nos coeurs emplit la tonne. _NIVOSE_ LES COUPEURS DE ROSEAUX L'eau langoureuse endormait les saules; Vers le déclin des tièdes journées Elle frôlait de lèvres pâmées Les seins roses, les blanches épaules. Le choeur estival des femmes nues Plus doux que le chant des tourterelles Propageait parmi les roseaux grêles Le frisson de voluptés inconnues. Roseaux, vous clorez nos pauvres huttes. D'autres prendront vos fragiles âmes; Ils évoqueront les belles femmes Avec la voix magique des flûtes. _FLORÉAL_ LES TISSERANDS Notre peau s'use au fer des navettes, Notre peau gerce à tistre la soie; Dehors le printemps chante et flamboie: Nous ne connaissons ni fleurs ni fêtes. Toujours notre front dolent s'incline Vers le métier dès la prime aurore; Toujours nos doigts fanés font éclore De fraîches fleurs dans l'étoffe fine. Et sur le linceul et sur les langes Des empereurs porphyrogénètes Nous entrelaçons les fauves bêtes Qui rôdent dans nos songes étranges. _THERMIDOR_ LES MARINS Nous avons dompté les mers funèbres Et vaincu leurs gueules forcenées: La lèpre mord nos mains décharnées Ronge la moelle de nos vertèbres. En vain le soleil d'été rayonne: Car nous nous traînons dans les venelles, Grelottant de fièvres éternelles, Et sur nos os la laine frissonne. Cependant nous portions dans la cale La poudre d'or et les aromates Et de souples filles aux chairs mates Mûres de lumière orientale. LA DOULEUR A CRIÉ L'HOMME La douleur a crié du fond des belles heures. Les roses du jardin, le parfum que tu fleures L'opulente senteur de l'été triomphant S'évanouit; le meurtre souffle avec le vent: La douleur a crié du fond des belles heures. Pantelante, Andromède agonise à jamais. Un suprême baiser aux lèvres que j'aimais, Et dans le rouge soir je brandirai l'épée, Puisque hors du verger calme, Cassiopée, Pantelante, Andromède agonise à jamais Mais l'invincible orgueil vit dans les treize étoiles. Si la tempête hurle et lacère les voiles, J'attends sans peur l'assaut des vagues et des cieux; Les astres immortels réconfortent mes yeux Et l'invincible orgueil vit dans les treize étoiles. LA GLOIRE DU VERBE LA GLOIRE DU VERBE _A CAMILLE BLOCH_ LA GLOIRE DU VERBE I Une nuit langoureuse et sereine enveloppe D'un cercle de lapis ouvré de roses d'or Les barques, essaim las de cygnes sans essor, Les palmiers, les canaux, les plaines et Canope; Et des flambeaux pareils à des soleils couchants Illuminent la soie et les gemmes persanes. Tandis qu'au rire aigu des jeunes courtisanes Les nefs, lourdes d'amour, glissent avec des chants. Les esclaves courbés effleurent de leurs rames Les papyrus géants teints de brèves clartés Et l'eau lente roulant des flots de voluptés Où se mirent les yeux et les seins nus des femmes. Mais non loin, sourd au bruit sacrilège que font Les voix des matelots, les flûtes et les harpes Le guérisseur voilé de ses triples écharpes Ossar-Hapi sommeille en son temple profond; Et de vagues lueurs éparses sur les dalles Eclairent tristement de leurs reflets confus Les suppliants couchés auprès des grêles fûts En un fétide amas de chairs et de sandales. Seul debout dans sa force et sa beauté, parmi Les pèlerins perclus de maux, rongés d'ulcères, Mais tel que le géant déchiré par les serres Du vautour, un Hellène orgueilleux et blêmi Evoque sans trembler le prince du mystère: «O maître, hôte caché du sanctuaire, ô Roi, Vierge d'étonnement puéril et d'effroi, J'ai connu tous les dieux du ciel et de la terre, Atroces et cléments, magnifiques et laids Et j'ai prié selon l'ordonnance des rites Près du fleuve farouche où chantent les lychnites Dans la splendeur des clairs de lune violets Et là-bas, où les daims paissent la mousse rase Sous les neiges de la fabuleuse Thulé, J'ai lu le sort écrit dans l'azur constellé Par les nuits qu'une aurore inoubliable embrase; Mais nul n'a dit le mot que j'ai cherché longtemps Et qui me guérirait des angoisses de l'âme: Parle, sinon la mort prochaine me réclame Et l'horreur d'ignorer me consume: j'attends.» II Alors des profondeurs et des ténèbres saintes Comme un jeune soleil sort des gouffres marins, Blanche, laissant couler des épaules aux reins Ses cheveux où nageaient de pâles hyacinthes, Une femme surgit: son manteau radieux Revêtait son beau corps d'une pourpre vivante; Des abîmes d'amour, de joie et d'épouvante Où sombrerait l'esprit des hommes et des dieux S'ouvraient terriblement dans ses larges prunelles Et les villes, les champs, les cimes, les déserts, La mer prodigieuse et l'infini des airs Semblaient se réfléchir et disparaître en elles; Et lorsqu'elle parla, son ineffable voix Unissait aux échos des lyres et des sistres Le souffle des baisers et les râles sinistres De la haine et le bruit des vagues et des bois: «Marcheur pensif, enfant prédestiné qui nies Les songes et l'espoir de ton coeur puéril, Tu vas, émerveillé des floraisons d'avril Et des soirs frissonnant de calmes harmonies; Tu regardes avec des tendresses d'amant Les nuages légers ouvrir leurs ailes closes A l'aube, et comme un vol de flamants blancs et roses S'élever dans les champs du ciel éperdument; Volontaire captif de l'éternelle Omphale Tu parles bas aux Vierges chastes et tu sais Faire chanter aux corps ardemment enlacés Des hymnes inouïs d'impudeur triomphale; Ton esprit altéré de désirs immortels Epuiserait encor la coupe des prières, Ta parole dément tes attitudes fières Et tu t'es prosterné devant tous les autels. Mais toujours au milieu de tes extases vaines Le mensonge des dieux et des lèvres te point Et tu verses, déçu d'aimer ce qui n'est point, Tous les pleurs de tes yeux et le sang de tes veines. Si tu n'étreins que des chimères, si tu bois L'enivrement de vins illusoires, qu'importe? Le soleil meurt, la foule imaginaire est morte Mais le monde subsiste en ta seule âme: vois! Les jours se sont fanés comme des roses brèves, Mais ton Verbe a créé le mirage où tu vis Et je nais à tes yeux de tes regards ravis Et je garde à jamais la gloire de tes rêves.» La forme s'effaça, la parole se tut, Et délivré du poids antérieur des chaînes, L'homme plana plus haut que les heures prochaines Et comme tout, canaux, cité, temple abattu S'enfonçait lentement dans la brume amassée Sur le fond ténébreux des êtres et des temps, Pure clarté, pistils de rayons éclatants, Il vit s'épanouir la fleur de sa pensée. LES MYTHES _A MARCEL COLLIÈRE._ L'AVENTURIER _A Charles Andler._ Là-haut, temple ou palais dressé sur la colline, Un amoncellement de blocs prodigieux Monte: des chiens de bronze aux yeux de cornaline Hurlent aux quatre vents, la gueule vers les cieux. Les murs massifs, coupes de portes métalliques, Sont écaillés de cuivre et peints de vermillon; Au faîte, le soleil frappe de feux obliques Un étendard taillé dans la peau d'un lion. Pacifiques, devant la demeure farouche, Des rosiers rouges et des lys parent le bois Où passe, inoffensive aux roses qu'elle touche, L'enfant belle à dompter les héros et les rois. Le calme lumineux du jour mourant caresse L'enfant grave: elle glisse entre les nobles fleurs Avec des gestes lents d'idole ou de prêtresse Qui n'a jamais connu le rire ni les pleurs. Elle va, contemplant de ses larges prunelles Les vagues de forêts qui ferment l'horizon Et le val où le soir vêt d'ombres solennelles Le maître hérissé d'une horrible toison. C'est son père, tueur de boeufs, ployeur de chênes; Embusqué tel qu'un fauve aux aguets, il attend Les voyageurs qui vont vers les cités prochaines Et fait craquer leurs os en ses doigts de Titan. Puis il revient, tranquille, après chaque tuerie, Courbé sous le butin comme un roi triomphant, Et tandis que les morts saignent dans la prairie Suspend de lourds colliers au cou de son enfant. Maintenant une nuit de lune, froide et claire, Découpe le profil des monts sur les chemins; Le meurtrier fatal, sans haine et sans colère, Ecoute s'approcher un bruit de pas humains. Et voici qu'au détour de la route moussue Apparaît, radieux sous l'armure qui luit, Un guerrier casqué d'or qui porte une massue Et dont le manteau rouge illumine la nuit. Le Tueur, allongé dans la broussaille, épie Le Héros dédaigneux en marche vers la mort; Mais celui-ci, clamant vers la muraille impie, Réveille les échos de la forêt qui dort: «Je suis venu; hors du repaire, ô vainqueur d'hommes! Si tu fuis devant moi je dirai que tu mens; Mais tu mériteras le nom dont tu te nommes Si tu peux m'étouffer dans tes embrassements.» --«Soit! ta bouche saura la saveur de la terre.» Et l'antique lutteur se dresse avec ennui Pour écraser d'un coup de poing et faire taire L'éphèbe injurieux qui parla devant lui. Ils se prennent, poitrine unie et chair mêlée, Groupe tumultueux de râles et de cris: L'enfant calme regarde, au fond de la vallée, Le meurtre habituel du haut des monts fleuris. Elle voit seulement se mouvoir dans la plaine L'ombre du double corps et des torses jumeaux Et sûre du vainqueur, s'enivre avec l'haleine Des parfums langoureux épars sous les rameaux. Mais tout à coup, après une clameur sauvage, Ses impassibles yeux se ferment de terreur: Comme un boeuf abattu dans le natal herbage, L'invincible est couché sous le jeune lutteur. Et le guerrier sanglant, par les pentes ardues, Monte vers le jardin: «Vous serez apaisés, O morts, je vengerai vos âmes éperdues Et la victime est belle et vierge de baisers. O morts, je vais tuer dans la Fille maudite Les exécrables fils qui naîtraient de ses flancs.» Il dit et vient, hagard du meurtre qu'il médite Et l'Enfant parle aux fleurs et tend ses bras tremblants: «L'Homme vous briserait avec ses mains brutales, Roses que je laissais fleurir et défleurir; Un arome puissant monte de vos pétales, Vos parfums sont trop doux pour que j'aime à mourir. Ma chair frissonne; sauvez-moi, fleurs protectrices. O lys, lys glorieux que je n'ai pas cueillis, Je voudrais me cacher dans vos étroits calices Et refermer sur nous le voile des taillis. Au moins, versez en moi vos senteurs: que j'emporte Dans le morne pays vos baumes précieux, O fleurs qui renaîtrez lorsque je serai morte, Fleurs, éternelles fleurs, fleurs égales aux dieux!» Elle murmure encor des mots et des prières Mais le vainqueur, surgi des âpres escaliers, Traîne par les cheveux l'Enfant dans les clairières Et fait boire son sang aux roses des halliers. «J'ai tué le Brigand et la Magicienne, L'oeuvre est bonne: luisez sur ma route, astres purs!» Et l'Ephèbe drapé dans la pourpre ancienne, Se hâte dans la nuit vers les monstres futurs. LE BOIS SACRÉ _A Lucien Lévy_ I Resplendissante, au pied du mont mystérieux, La troupe formidable et blonde des guerrières Gardait, la lance au poing, les farouches clairières Et la forêt terrible où sommeillent les dieux. Et tous venaient vers la ténébreuse vallée Sous les casques de bronze et les boucliers ronds, Vêtus de fer et d'or par de bons forgerons, Tous les héros épris de gloire inviolée. Frappant le ciel muet de sauvages clameurs, Tous par les nuits, par les matins, par les vesprées, Ils venaient au galop des licornes cabrées: «Nous verrons votre face, exécrables semeurs Des désirs, des baisers et des larmes humaines; O voyageurs hagards qui hurlez dans le vent, Nos bras étoufferont votre souffle vivant Et nous tuerons en vous nos amours et nos haines. Si vous ne craignez pas nos glaives, approchez: Votre rire cruel insulte à nos misères. O vautours, nous irons vous prendre dans vos aires, O loups, nous forcerons vos repaires cachés!» Tous se ruaient: là-haut, sous les sombres ramures, Les calmes dieux semblaient immobiles et sourds. Mais brandis par les mains des guerrières, toujours Les javelots stridents vibraient sur les armures. Et les héros, vainqueurs de monstres, les tueurs Des dragons enflammés, des hydres et des stryges Roulaient honteusement broyés sous les quadriges. Leurs yeux mi-clos rougis de mourantes lueurs Convoitaient les seins nus des prêtresses complices Qui, méprisant leurs cris et leurs râles derniers, Joyeuses, bondissaient sur les rauques charniers Et tendaient vers le ciel leurs mains triomphatrices. II Or le tumulte des batailles, ce jour-là, Se tut comme la mer pendant les accalmies. Sur les corps mutilés et sur les chairs blêmies Le flot d'une ineffable aurore s'étala. Un grave chant porté par le souffle des brises Montait de l'Orient lumineux et charmait, Épars autour des bois et du divin sommet, Le coeur moins furieux des guerrières surprises: Et l'Aède parut couronné de cyprès; Sa lyre se voilait de tristes asphodèles Et douloureusement les cordes immortelles Pleuraient un chant d'amour, de deuil et de regrets. «M'entends-tu dans le noir abîme, ô chère morte, Irrévocable fleur qu'un vent cruel emporte? O lumière, comme une étoile qui s'enfuit, Ne briseras-tu pas les chaînes de la nuit? O soeur des soirs taillés dans de larges opales, Où sont tes cheveux d'ombre, où sont tes lèvres pâles? Vous qui l'avez ravie, ô dieux, je viens à vous, Rendez l'épouse absente aux baisers de l'époux. Je vous ai célébrés dans mes strophes pieuses, O maîtres qui siégez aux cimes merveilleuses: Mais les rhythmes naissaient de ses rires: rouvrez Les sources de l'amour et des hymnes sacrés.» Les guerrières des dieux écoutaient comme en rêve Le doux profanateur en marche vers les bois, Il passa; les chevaux s'écartaient à sa voix Et sa chair dédaignait la morsure du glaive. Autour de lui, le vol des flèches susurrait Comme un essaim vaincu d'abeilles bienveillantes Et sans ouïr les cris des vierges effrayantes L'Aède pacifique entra dans la forêt. III Éperdument, par les silencieuses sentes, Il allait; ses regards épiaient les fourrés Taciturnes: sous les rameaux enchevêtrés, Nulle apparition de chairs éblouissantes. L'ombre informe, le noir silence, des parfums Sauvages d'herbe fraîche et de fleurs surannées Et, confondue avec les sèves déchaînées, L'innombrable senteur des automnes défunts. Il allait; nulle voix effroyable ou charmante Ne répondait, nul bruit de fête ou de combats: Seul, dans les antres, sous le ciel, ici, là-bas, Le frisson fauve de la terre qui fermente. Semblables au monceau des feuilles sous ses pas, Ses rêves, ses douleurs, ses pensées Tombaient en tournoyant dans les bises glacées Et l'Aède comprit que les dieux n'étaient pas. Il perdit, se vouant aux stupides épées, L'orgueil d'être vaincu par un maître inclément, Comme les héros morts frappés en blasphémant Ivres d'un puissant vin de gloire et d'épopées. Et dépouillé du fier rêve des dieux jaloux, Il brisa pour jamais les cordes tutélaires Et descendit vers les clameurs et les colères, Ainsi qu'un chasseur las se livre aux crocs des loups. IV L'homme fut déchiré par les vierges sanglantes; La bouche d'où sortaient les paroles de miel Se tut. La nuit sereine enveloppa le ciel Et recouvrit les morts d'ombres indifférentes, Tandis que défendant le mont mystérieux La troupe formidable et blonde des guerrières Gardait, la lance au poing, les farouches clairières Où triomphe toujours le mensonge des dieux. LES CAPTIFS _A Leconte de Lisle._ I Un sage, descendant de cimes inconnues, S'en allait autrefois par le pays d'Assour, Et la mystérieuse aurore d'un grand jour Empourprait, à sa voix, le jardin blanc des nues. Les peuples le suivaient et ne comprenaient pas Quels dieux, accompagnant la marche du prophète, Candidement semaient dans les villes en fête Des lys miraculeux et calmes sous ses pas. Mais tous buvaient le miel divin de ses paroles, Le miel fait de parfums et de baumes puissants, Forts comme la senteur éparse de l'encens, Doux comme la senteur éparse des corolles. Pour s'enivrer des mots que sa bouche versait, Les laboureurs quittaient le manche des charrues, Et parmi la clameur des foules accourues Le Voyant pacifique et sublime passait. Désormais, dédaigneux des apparences brèves Et des illusions passagères, fermant Leurs yeux purifiés à la clarté qui ment, Les hommes ouvraient l'âme à la splendeur des rêves. II Le roi, las des lions traqués dans les filets, Las des buffles saignant sous la grêle des flèches, Las des femmes aux chairs odorantes et fraîches Fit amener vers lui cet homme en son palais: «Vieillard, évocateur des merveilles du songe, «Jongleur qui fais surgir devant les yeux humains, «Dans la poussière impure et vile des chemins, «Des visions de paix, de gloire et de mensonge, «Vieillard, évocateur des merveilles du ciel, «Toi qui règnes, là-bas, au pays du mystère, «Mon coeur royal déçu par l'horreur de la terre «Aspire à la beauté du monde essentiel. «Tel que le cri plaintif des tigres dans les fosses «Vient à nous à travers les cloisons de la nuit, «J'entends sourdre en moi-même un lamentable bruit «Malgré le mur d'airain des apparences fausses. «O vieillard, fais tomber les mauvaises cloisons, «Montre-moi la campagne et les arbres des plaines «Et les fleuves d'azur roulant à vagues pleines «Vers le gouffre sans fin des vierges horizons.» Mais l'homme d'une voix tranquille: «Que t'importe, «O roi des rois, seigneur des mondes, fils des dieux, «Qui marches revêtu de pourpre et radieux, «La rumeur entendue au delà de la porte? «O maître, que veux-tu de la terre et des cieux? «Si je t'ouvre la source antique de la vie, «Je n'apaiserai pas ta soif inassouvie, «Et ton esprit d'orgueil n'en croira point tes yeux!» --«Voilà beaucoup de mots inutiles, prends garde: «Ta tête pourrait choir d'un coup prématuré.» Et l'homme répondit: «C'est bien. J'obéirai: «Roi qui veux voir le fond de l'abîme, regarde.» Hors du temps, hors du lieu, faite de pur granit, Enserrant l'univers de ses noires murailles, Rauque d'un monstrueux râle de funérailles, Une immense prison montait dans l'infini. Au milieu de la geôle effroyable, les villes S'étageaient sous le deuil des cieux; un flamboiement D'astres sombres luisait épouvantablement Sur les rois, sur les dieux, sur les foules serviles. Mais une lueur d'aube emperlait l'Orient De magiques rayons et d'étincelles blondes: Les hommes nés depuis la naissance des mondes Se ruaient vers l'espoir du soleil, en criant. Ils allaient, éperdus et fauves; les armées Se heurtaient sous le vol sinistre des vautours; Et les blocs de rochers pleuvaient des hautes tours, Et les ailes du feu nageaient dans les fumées. Les chefs vainqueurs, avant le rouge lendemain, Offraient aux dieux d'en-haut les victimes tuées Et dressaient vers la cime errante des nuées Des palais effrayants tendus de cuir humain. Sourds aux tumultes, sourds aux luttes, mains unies, Regards ravis d'extase et d'éblouissements, Des couples enlacés de femmes et d'amants Passaient, dans un concert de tendres harmonies: Des pétales de fleurs apportés par le vent Tourbillonnaient vers eux dans l'ombre des yeuses: Et tous, couples d'amour et hordes furieuses, Marchaient, marchaient toujours vers le soleil levant. Mais l'aube désirée et les futures gloires De clartés décevaient leurs risibles efforts, Et mourant vainement pour renaître, les morts Poursuivaient à nouveau les astres illusoires. La même nuit baignait l'éternel horizon, Et de ceux qui vaguaient dans la geôle des choses Et tâchaient à s'enfuir de leurs cavernes closes, Aucun ne s'évadait de la morne prison. Seuls, les sages tuaient la volonté de vivre. Aveugles aux lueurs que nul ne peut saisir, Ils gagnaient, affranchis des chaînes du désir, Le néant ineffable et la mort qui délivre. Bienheureux qui savaient la fatigue des pas, Bienheureux qui savaient le mirage des astres, Bienheureux qui savaient la vie et les désastres: Ils s'endormaient un jour et ne renaissaient pas. III «La vision, vieillard, est morne et ridicule: «Tu mourras.» Et le roi Nabou-Koudour-Oussour, Très juste, fit clouer au faîte d'une tour La tête qui saignait dans l'or du crépuscule. LES YEUX D'HÉLÈNE _A Marcel Proust._ Qualis maternis Helene jam digna palestris, Inter amyclaeos reptabat candida fratres. (P. STATIUS.) La native blancheur du cygne paternel. Vêt de neige le corps adorable d'Hélène, Et l'eau du fleuve bleu qui glisse dans la plaine Baigne ses yeux d'enfant profonds comme le ciel. Elle va: ses regards de déesse ingénue Que jamais la tristesse impure n'a troublés Errent nonchalamment sur les flots blonds des blés, Et les hommes pensifs tremblent à sa venue. Elle évoque l'horreur future des destins Et verse le frisson des luttes fatidiques Aux guerriers à venir assis sous les portiques, Dont les yeux éblouis suivent ses pas lointains. L'effroi religieux issu de ses prunelles Ardentes d'incendie et de fauves clartés Saisit étrangement les coeurs épouvantés Et pleins de visions sombres et solennelles. Passe, vierge terrible au col souple et nerveux: L'inexpiable sang pour les siècles macule Ton front clair comme un jour d'été sans crépuscule Et la mort des héros surgit de tes cheveux. Passe, reine d'amour, semeuse de désastres, Dans ta robe de gloire et de sérénité, Et vois fleurir les deuils autour de ta beauté, Sous tes regards pareils aux rayons froids des astres. Tu brilles dans la nuit des âges révolus Et les derniers amants des formes triomphales Contemplent au delà de l'ombre et des rafales Tes yeux dont la splendeur ne s'abolira plus. SCHAOUL _A Rodolphe Darzens._ I En ces jours, Elohim lui refusant son ombre, Schaoul, enfant de Qisch, était semblable au mort Délaissé, que la dent des bêtes fauves mord, Et les esprits du mal rongeaient son âme sombre. Il errait à travers les routes d'Israël Poursuivi sans repos par la meute tenace Et d'âpres aboiements de haine et de menace Hurlaient autour de lui dans l'abîme du ciel. Rien ne transfigurait ses mornes destinées. Nulle trêve: ni les paroles des nabis Ni la chair des béliers ni la chair des brebis N'écartaient de son coeur les gueules forcenées. Et même dans la fête héroïque du sang, Quand les vaincus, après les sauvages victoires, Montaient vers le Très-Haut en feux expiatoires, Les crocs inassouvis lui déchiraient le flanc. Alors on fit venir vers le roi taciturne David de Bethléem, le joueur de kinnor, Dont l'incantation charmait les astres d'or Tandis que ses troupeaux paissaient l'herbe nocturne, Et comme les chacals rentrent aux creux des monts Quand le veneur paraît sur les rocs granitiques, Mêlant sa voix d'enfant aux cordes prophétiques David, plein d'Iahveh, chassa les noirs démons. II Homme, Schaoul des temps infinis, saigne et pleure: Les carnassiers hideux suivent sur ton chemin La trace de tes pas, hier, aujourd'hui, demain, Toujours: le changement de la forme et de l'heure N'écartera jamais la horde des ennuis Et tu te traîneras dans l'horreur sans limite Sans ouïr le Kinnor et le Bethléémite Qui te ferait des jours pareils aux belles nuits. RESSOUVENIR _A Mario de la Tour de Saint-Ygest._ Cet homme était venu vers le Maître des pleurs Oubliant pour le Christ les lyres et les roses, Comme un vendangeur las qui de ses mains décloses Laisse choir les raisins et les grappes de fleurs. Il avait délaissé pour les routes d'épines Les portiques de marbre auprès des flots marins. Sous le cilice dur qui lui mordait les reins, Il marchait loin du jour vers les ombres divines. Or il vivait au fond des bois mystérieux, Suivi par un troupeau de bêtes familières, Et des oiseaux volaient autour de ses prières Et des rêves de ciel illuminaient ses yeux. Mais toujours, tel qu'un vol blond d'abeilles essaime Et retourne en vibrant aux ruches d'autrefois, Par les soirs langoureux chargés des douces voix Et des parfums charnels que le Mauvais y sème, Son âme s'envolait vers les jours révolus: L'ancien verbe d'amour caché dans l'Évangile Faisait fleurir au bois les nymphes de Virgile Et des faunes lascifs montraient leurs fronts velus. GOETTERDAEMMERUNG _A la comtesse Jane._ Heil siegendes Licht. Siegfried, astre évadé des ombres transitoires, Soleil épanoui dans l'azur de la mort, Avec ta chair, la gloire humaine de l'effort, S'abîmait dans le deuil des suprêmes victoires. Mais tels que le granit usé des promontoires, Que l'assaut de la mer tempétueuse mord, Les dieux irradiant dans les glaces du Nord Attendaient lâchement les jours expiatoires. Le héros, sur les fleurs sanglantes du bûcher, Semblait sortir des couchants mornes et marcher Dans l'auréole d'or des flammes triomphales. Tandis qu'en un torrent de splendeur et de bruit, Flagellé par le vol sinistre des rafales, Le Palais merveilleux s'écroulait dans la nuit. LA FILLE AUX MAINS COUPÉES MYSTÈRE _A Maurice Peyrol._ _PERSONNAGES_ LA JEUNE FILLE. LE POÈTE. LE CHOEUR D'ANGES. LE PÈRE. LE SERVITEUR. _L'action se passe n'importe où et plutôt au moyen âge._ Dans la chambre silencieuse, où flotte par les vitraux glauques la soie resplendissante de l'aurore, LA JEUNE FILLE est agenouillée et prie en sa blancheur adorable de lys. Le large bliaud damassé, broché de calices d'argent, qui neige sur sa poitrine et l'étoile, est à peine agité par le souffle du corps pâle sculpté dans un marbre vivant. Elle lit dans le lourd missel incrusté de joailleries, mais d'une voix si basse qu'elle semble un frôlement somptueux d'étoffes que froissent dans l'éther des princesses lointaines. Elle laisse tomber le livre et les yeux tournés vers un Christ exsangue sur un ciel ensanglanté, elle clôt ses lèvres entr'ouvertes et se prend à prier des rêves sans paroles. O Jésus, écartez les griffes du Malin. Les anges de saphir dorment dans le vélin; Les graves lettres d'or pèsent aux ailes blanches; La colombe du ciel s'englue après les branches, Et la prière est prise au piège des versets. O livre, le parfum sacré que tu versais Vaut moins, pour le Sauveur et pour ses mains percées, Que l'inappréciable encens de mes pensées. Mon bien-aimé, mêlés à vos élus divins, Mes rêves purs, avec le choeur des Séraphins, Allégés du fardeau des paroles antiques, Mes rêves ont chanté plus haut que les cantiques; Et quand mon âme, un jour, s'évadera du corps, Je volerai dans les Splendeurs et les Accords Faits de flamme subtile et de claire harmonie, Et je rayonnerai dans la gloire infinie, Autour du front terrible et charmant de l'Époux. O monde, ô vie, ô sens, évanouissez-vous! Car, là-haut, par delà les ténèbres premières, Dans l'éclat des concerts et la voix des lumières, Impérissable, dans le nimbe de l'Amant, La chair immaculée arde éternellement. Baignée d'une musique surhumaine, elle entend comme en elle-même: UN CHOEUR D'ANGES Enfant, les cieux songés, blancs de lys et de vierges Plus blêmes que la cire odorante des cierges, Et les jardins semés d'étoiles, les sommets D'hermine chaste et de candeurs impolluées Mirés aux lacs où vont les cygnes des nuées, Enfant, les cieux songés seraient clos à jamais. Arrière, le troupeau neigeux d'immaculées! Vers l'amoncellement des glaces reculées, Les rouges Kéroubim vous repoussent du seuil Eblouissant: les crins de votre âpre cilice Vous sont une moelleuse et royale pelisse: Votre virginité n'est ivre que d'orgueil. Arrière! le blé mur épars des Madeleines, Epars sur les pieds nus avec les urnes pleines, Brûle seul dans la sainte auréole de feu. Dans le brasier de Christ, avivé de colères, Vous fondriez, ô froides fleurs des soirs polaires, Qui ne parfumez pas les hommes avant Dieu. Lorsque le Rédempteur eut brisé les statues D'autrefois, parmi les colonnes abattues, Il laissa reverdir, seul d'entre les Maudits, Erôs, et lui donna pour royaume la Terre: Immortelle, la soif des lèvres vous altère, Et l'enfer des baisers vaut notre paradis. Va! l'Olympe aboli revit dans votre race; La meute des désirs vous poursuit à la trace, Et vous n'évitez pas les flèches de l'Archer. Prends garde d'oublier les cieux songés, ô vierge: L'amour à l'horizon de ta jeunesse émerge; J'ai vu, dans l'Orient, l'invincible marcher. LA JEUNE FILLE éperdue des paroles ouies et béante d'horreur mystique invoque, en balbutiant, Madame Marie qui sourit, doucement couronnée d'astres, au fond d'une fresque byzantine, et des cimes de l'azur tend les mains vers un vol d'âmes en peine: VENITE AD ME DILECTÆ MEÆ. Je ne sais plus si c'est mon rêve que j'écoute, Ou si la source en moi s'infiltre goutte à goutte Qui ruisselle des luths et des psaltérions, Et si j'entends le Diable ou les Anges. Prions. Tueuse du serpent. Reine du bleu stellaire, Le dérobeur d'épis maraude autour de l'aire: Le voleur d'âmes vient des abîmes et fuit: Chassez le tentateur et le rôdeur de nuit. Tandis que s'égrènent les litanies, un fracas assourdi d'armures irradiées glisse lentement, entre les tentures héroïques où s'enchevêtrent de furieuses mêlées. LA JEUNE FILLE, éveillée en sursaut des prières, se lève frissonnante vers SON PÈRE et le guerrier convulsif brûle ses mains de caresses, de caresses incestueuses et brutales. Et l'enfant hurlante s'arrache des baisers sacrilèges. Elle va jusqu'à la grand salle où LE SERVITEUR courbé fourbit les larges glaives et les panoplies. LA JEUNE FILLE Vieillard, j'ai ma pensée entière. Prends l'épée De justice, l'épée infaillible, trempée Sept fois dans le Saint-Chrême et le feu baptismal Et que ne souille pas, comme l'homme, le Mal Originel. Saisis la Purificatrice --Si ton bras est rongé d'ulcères, qu'il périsse! A dit le Maître dont m'attendent les hymens;-- Et lave aux flots d'acier rougi, tranche mes mains! LE SERVITEUR O ma fille, vos mains sont des corolles fines; Vos mains sont un bouquet de jeunes aubépines; L'haleine du printemps souffle de votre chair: Je ne moissonne pas les fleurs avec le fer. Vous délirez. LA JEUNE FILLE Tais-toi; l'ulcère des caresses Inexpiables, mord ma chair et fond mes graisses. Obéis, sans l'horreur mortelle des aveux: L'effroi te briserait les oreilles. La main levée en un geste terrible: Je veux. Et la volontaire martyre pose sans trembler ses mains jaillissant des manches sur une table de porphyre aux mosaïques de chimères. Ses yeux fixes ne clignent pas à l'éclat bleu du glaive brusque s'abattant, qui verse aux bêtes héraldiques des gouttes soudaines de pourpre. Et, brandissant dans la pénombre les deux torches jumelles des bras mutilés, elle fait prendre une aiguière de cristal enchemisé d'or. Epouvantable et radieux, un double nénuphar aux tiges d'écarlate flotte dans une écume rose de grappes d'Orient foulées. Oh! le vase lustral où l'âme se lava! Va-t'en porter l'aiguière à mon bon père. Va. II Maintenant une foule confuse bruit près de la mer flagellée par le vent du Nord. Dans une frêle nef, sans rames ni voilure, LE PÈRE a fait étendre LA JEUNE FILLE surnaturelle, enveloppée dans un linceul de lin grossier. Elle regarde obstinément le ciel d'orage. LE PÈRE Ma fille, vos péchés, commis dans ma maison, Ont fait s'enfuir les tourterelles du blason. Endormis dans la nuit tombale, clos en elle, Les morts ont tressailli de votre ardeur charnelle. Donc je dois, réprimant pleurs lâches et sanglots, Vous confier, vivante, à la douceur des flots. Nous prierons, gens des bourgs et manants de campagne, Afin que la bonté de Dieu vous accompagne. Allez! au nom de la Très Sainte Trinité, Et que Jésus vous prenne en votre éternité. Mais la barque n'est pas engloutie par les gueules fauves de l'abîme. Elle s'efface, poussée par les haleines pacificatrices d'invisibles archanges. Les gerbes fauchées des houles vertes dorment sous un soleil d'accalmie, et LA JEUNE FILLE, affranchie par l'extase, contemple des visions vagues et des formes. Dans le lilas de leurs rosaces vespérales, Je vois s'épanouir, là-haut, des cathédrales. Une poussière d'astre irise les parvis Et les arceaux sortent des dalles de rubis. Dans l'espace des nefs sans limites, lamées D'azur, des encensoirs effeuillent des fumées. Dans le frisson de leurs échos multipliés, Des sons inentendus ébranlent les piliers. Le voile rejeté d'un fulgurant coup d'aile, Le Tabernacle inaccessible se révèle. Et lorsque l'Ostensoir éphémère me luit, La robe du soleil semble teinte de nuit. Seigneur Dieu, l'appétit des vagues me réclame, L'aumône de mon corps est faite. Cueillez l'âme. Dans son ravissement mystique, LA JEUNE FILLE se croit morte. Serait-ce que la barque aborde aux rives vertigineuses du Paradis, où des couples célestes glissent dans une aube d'opales fluides? Elle regarde émerveillée, sous une étoffe de la lumière, au lieu des tronçons effroyables, la fraîcheur blonde de ses mains ressuscitées et d'où s'exhale une senteur de ruches prochaines et de miel. Des enfants, vêtus de tuniques multicolores et légères, lui font un triomphal cortège et, prise dans des rets de charmes surhumains, elle marche au milieu des hymnes étranges. Hymen! Hymenaee! Hymen! Hymen! Hymenaee! Au faîte des monts d'hyacinthe un palais de prodige monte, marmoréen, vers les nuages violets. Elle gravit les escaliers, gardés par des sphinges immobiles. Hymen! Hymen! Hymenaee! Au seuil glorieux des demeures, souriant idéalement dans l'ombre dénouée de sa chevelure, LE POÈTE-ROI vient vers elle sous son manteau de pourpre lyrique. Et les enfants ont disparu; dans une salle de féerie, portée par des cariatides, sur l'or roux, des lions tués, LA JEUNE FILLE s'abandonne à la volupté des caresses. Hymen! O hymen! LA JEUNE FILLE Doux initiateur de l'âme en quelle sphère Plus lointaine, Jésus, l'Esprit, et Dieu le Père, Dans leur unité triple, infinis et sereins, Attendent-ils le choeur des élus, pèlerins Joyeux et jamais las d'un Temple que j'ignore, Qui s'envolent de l'ombre ancienne vers l'Aurore. Emmène-moi par les Edens et les Sions, Toi qui sais les chemins de constellations. LE POÈTE-ROI saisit la grande Lyre et, sous le plectre, les cordes de brebis vibrent dans l'écaille de tortue transparente. Avant la Terre, avant les Jours et les années, L'Immuable a pétri nos chairs prédestinées. J'ai trompé mon ennui par la lyre, et j'attends Tes seins qui m'appelaient de l'abîme des temps, Et mes yeux, emperlés d'une angoisse inconnue, Mes yeux cherchaient tes yeux nocturnes dans la nue. Parfois, dans le brouillard chantant de la forêt, Une fée illusoire éclôt et disparaît: Dis-moi que tu n'es pas l'ombre vaine d'un rêve, O fille de la mer et de l'écume brève. Dis-moi qu'avant la tombe et nos corps révolus, Le flot de tes baisers ne se tarira plus. Je ferai vivre par delà les étendues Ton nom sanctifié dans les cordes tendues. Et tu vaincras par la gloire de tes beautés Les nymphes de l'Hellas et les Divinités. Parle, et tu chasseras, de la mémoire humaine La Vénus Italique et l'Anadyomène. Je traquerai leurs souvenirs tels que des loups, Et Christ reconnaissant se penchera vers nous. LA JEUNE FILLE O Chanteur, je ne sais quel décevant mystère Me rappelle du ciel entrevu vers la terre. Ton regard me repousse et m'attire. Va-t'en, Car je me damnerais peut-être en t'écoutant. Dans son indicible douleur, LE POÈTE-ROI jette la Lyre qui se brise en un lamentable sanglot et le cri des fibres est si déchirant que LA JEUNE FILLE tremblante d'effroi et d'amour revient vers le royal Désespéré, comme résignée aux flammes d'une imminente géhenne. Pendant qu'ils sont enlacés, UN CHOEUR D'ANGES, entendu jadis, effleure leurs oreilles extasiées. Ecarte le conseil de tes mauvaises craintes. Le Seigneur t'a rendu des mains pour les étreintes, Fais à l'amant royal le don de ton orgueil. Va! laisse le troupeau neigeux d'immaculées; Vers l'amoncellement des glaces reculées, Les rouges Kéroubim les repoussent du seuil. Aimez-vous! le blé mûr épars des Madeleines, Epars sur les pieds nus avec les urnes pleines, Brûle seul dans la sainte auréole de feu. Dans le brasier de Christ, avivé de colères, Vous fondriez, ô froides fleurs des soirs polaires, Qui ne parfumez pas les hommes avant Dieu. Lorsque le Rédempteur eut brisé les statues D'autrefois, parmi les colonnes abattues, Il laissa reverdir, seul d'entre les Maudits, Erôs, et lui donna pour royaume la Terre: Immortelle, la soif des lèvres vous altère, Et l'enfer des baisers vaut notre paradis. LA PEUR D'AIMER _A José-Maria de Heredia._ La Bête monstrueuse et le bon Chevalier Ont lutté tout le jour: le dragon mort distille Un suprême venin sur le sable infertile, Et le triomphateur entre dans le hallier. Il va, les yeux hagards d'un songe familier: Là-bas, le palais d'or miraculeux rutile Et la princesse rêve, en sa grâce inutile, A l'amant inconnu qui la doit éveiller. Mais lorsque le vainqueur de l'hydre et des licornes Vit, après le bois sombre et les escaliers mornes, La vierge aux cheveux blonds comme un soleil d'Avril Dans la jeune splendeur de sa puberté mûre, L'angoisse de l'amour mordit son coeur viril Et sa chair de héros trembla, sous son armure. LE PRINCE D'AVALON _A Henri de Régnier._ Et le prince vivait dans l'île d'Avalon. Des parterres de fleurs caressaient ses prunelles; Les calices des lys s'ouvraient en ce vallon Éperdument, vers les étoiles fraternelles; Les paons constellés d'yeux luisaient sous les halliers Or mobile, tremblant saphir, vivante flamme Et les fruits mûrs pendus aux vastes espaliers Versaient un opulent arôme de cinname, Tandis que, dans le parc peuplé par des sylvains Et des faunes bordant les larges avenues, Le clair de lune épars sur les marbres divins Faisait étinceler la chair des nymphes nues. Et le prince sur la terrasse du palais Inclinait vers le sol ses doigts chargés de bagues Et regardait, là-bas, sous les cieux violets, Fuir des vaisseaux fleuris par la houle des vagues. «Passez, je vous envie, ô frères ignorés, Que les vents furieux emportent sur le gouffre; Je ne la connais plus et vous la reverrez La terre désirable où l'homme pleure et souffre. Je suis venu vers les rivages interdits Pour obéir aux voix des blanches fiancées Et mon âme succombe au poids des paradis Ainsi que les joyaux chargent mes mains lassées. Pour éveiller en moi d'immortelles douleurs Dont la mémoire accrût mes extases futures, J'ai déchaîné des sangliers parmi les fleurs; Mais les fleurs renaissaient plus belles et plus pures. J'ai voulu renverser le palais merveilleux Et je l'ai revêtu de rouges incendies, Mais des colonnes d'or surgissaient à mes yeux Et portaient jusqu'au ciel les voûtes agrandies. Et lorsque j'ai tué la vierge que j'aimais, Espérant rompre enfin les ineffables charmes, L'enfant ressuscitée a vaincu pour jamais Par des baisers plus doux ma tristesse et mes larmes. Pour moi, le flot des jours s'écoule vainement; Vainement le soir tombe et l'aurore rougeoie: Enveloppé de rêve et d'éblouissement Je suis le prisonnier de l'immuable joie.» Ainsi par cette nuit d'étoiles, il parlait: Les fourrés frissonnants brillaient de lucioles Et le souffle embaumé de la brise mêlait Les chansons de la mer à la voix des violes. CELLE QU'ON FOULE _A Georges Duflot._ C'était parmi la nuit muette, la clameur De la Terre, clameur lamentable et farouche De géante en travail qui se tord sur sa couche, Rejette l'embryon sanglant, rugit et meurt. La formidable voix hurlait: cris d'épouvante, Gémissements plaintifs des automnes, sanglots Rauques de la forêt hivernale et des flots, Rire amer et confus de la foule vivante, Frémissement de l'herbe et murmure des nids, Hymne démesuré du torrent et du gouffre, Tout ce qui parle, tout ce qui palpite et souffre S'unissait et montait vers les cieux infinis. Or voici l'anathème effréné que la Terre Jetait à travers l'ombre aux fils des nations: «Que le troupeau vengeur des exécrations Suive à la trace l'homme ennemi du mystère. Les peuples d'autrefois inclinaient leur orgueil Devant la majesté féconde de l'ancêtre D'où jaillit la semence et la source de l'Être Et qui rouvre ses flancs paisibles au cercueil. Partout, toujours, dans les déserts hantés d'hyènes, Dans les plaines de neige où, par soudains élans, Bondissent des troupeaux de rennes et d'élans, Près du pôle et dans les cryptes égyptiennes, Les hommes adoraient la Terre, qui porta Dans son sein maternel, des millions d'années, Le germe à peine éclos de vos races damnées Et priaient à genoux Kybèle, Isis, Airtha. Alors au bruit des sistres d'or et des crotales, Sereine, à travers les chemins et les cités, De temple en temple, au pas de mes lions domptés, J'allais les seins voilés de pourpre orientale. Les vierges de Hellas ployaient leur cou de lait Au passage de la déesse vénérable Et, telles qu'au printemps les grappes de l'érable, Me versaient des parfums où le feu se mêlait. Les austères guerriers des campagnes romaines Chantaient pieusement la nourrice Rhéa Qui mit en eux la sève antique et les créa Pour l'asservissement des nations humaines; Et les chasseurs lointains des cerfs et des aurochs, Les braves aux yeux bleus, chevelus d'or, les Mâles Érigeaient mes autels en face des cieux pâles Dans les forêts tempêtueuses, sur les rocs. Quand la procession de mes prêtresses blanches Précédait au printemps par les sentiers herbeux Mon attelage lent et traîné par des boeufs Vers les villages et les toits couverts de branches, Les hommes tatoués de fauve vermillon Se courbaient et baisaient ma trace, et les épées Rouges encore du sang et des têtes coupées Saluaient d'un éclair la Mère du Sillon. O temps ancien de la Germanie et de Rome, O temple universel des plaines et des blés Où mon mystique époux des siècles écoulés, Le laboureur était un prêtre auguste à l'homme: Le culte vénéré sombre aux flots de l'oubli: Nul printemps, nul été, ne luit et ne ramène Les incantations de la prière humaine Vers les autels de mon sanctuaire aboli: O races chaque jour plus impures et viles, Qui ne connaissez plus mes mystères, troupeaux Plus barbares que vos pères vêtus de peaux, Troupeaux qui pullulez dans vos enclos de villes, Vous qui fouillez avec mépris mes flancs gercés Par les maternités innombrables; ô foule Immonde dont le pas sacrilège me foule; Vous qui priez des dieux que je n'ai pas bercés Au chant de mes forêts de bouleaux et de chênes, Dans des lits d'herbe fraîche et des langes de fleurs, Voici venir enfin la horde des malheurs Fatidiques et des calamités prochaines. Dans un bref avenir une aube jaillira, Ensanglantant les noirs espaces des nuées Et par-dessus le bruit féroce des huées Le clairon des combats ultimes sonnera; Sous l'oeil indifférent des sphères fraternelles, L'horrible mer de vos haines, sinistrement Débordera sur vous et l'épouvantement Élargira le vol funèbre de ses ailes; Et les hommes saisis d'un délire fatal, Déchaînés se rueront aux suprêmes tueries; De l'équateur torride aux blanches Sibéries, Ma face saignera comme un immense étal. O fureur indicible et sans répit! batailles Qui durerez de l'aube au soir, pendant dix ans, Comme le cri des flots qui heurtent les brisants, J'entends déjà clamer les corps sous les entailles. Un souffle meurtrier et pestilentiel S'exhale de la mort et des chairs refroidies Sans linceul, tandis qu'aux lueurs des incendies De vastes lacs de sang pourrissent sous le ciel, De vastes lacs de sang où, rigides et vertes, Vont des flottes de morts convulsifs par milliers, Où s'acharnent sans peur, repus et familiers, Les vautours réjouis des cervelles ouvertes. La fièvre fait claquer les dents des survivants, Témoins terrifiés des heures vengeresses, Qui dans l'affolement des suprêmes détresses Voudraient perpétuer leur race en des enfants; Mais ces accouplements de spectres épuisés Ne repeupleront pas les villes et les plaines. Mêlez-vous, unissez les corps et les haleines! Les siècles ont tari la source des baisers. Les temps sont écoulés, les heures sont venues Et nul glas solennel et lent ne tintera Lorsque le vent indifférent emportera Le dernier râlement de l'homme vers les nues. Sa mort n'éveillera ni gaîté ni regret Dans le monde impassible et dans l'âme des choses Qui ne s'occupent pas en leurs métamorphoses De ce qui naît, grandit, s'efface et disparaît. Rien ne tressaillera dans la Nature, et seule, Seule de toutes les étoiles, je saurai Que mon lait a nourri jadis l'être exécré, Le mauvais fils, l'enfant contempteur de l'aïeule! Comme avant l'homme impie et ses rébellions, Libre de sa présence et de sa marche impure, Je pourrai dénouer au vent ma chevelure De profondes forêts où rôdent les lions; Et quand l'aube luira dans la fraîche rosée Je plongerai mon corps que ses pas ont flétri. --Et ma force renaît, ma beauté refleurit, Et ma chair a des tons d'églantine rosée. O gloire des cactus de pourpre et des lys blancs, Hautaine majesté des palmes triomphales Que faisait onduler le souffle des rafales Sur la virginité première de mes flancs, Surgissez et parez ma nouvelle jeunesse Pour l'hymen radieux et rouge du soleil; Tissez et déployez votre manteau vermeil Sur ma gorge superbe et mes seins de faunesse! Montez dans le limpide éther, ô chants d'oiseaux: Voici l'amour et les caresses nuptiales; J'entends hennir au loin les cavales royales Et des nuages fins neigent de leurs naseaux. Le Dieu descend du char céleste et sur ma bouche Frissonnante, je sens sa bouche, et ses baisers S'infiltrent lentement dans mes flancs embrasés, Jusqu'à l'heure où le jour resplendissant se couche Et remonte vers le palais mystérieux, Cependant que la main pacifique des ombres Étale dans le ciel obscur ses voiles sombres Et clôt divinement mes lèvres et mes yeux.» LA VOIX IMPÉRISSABLE _A Catulle Mendès._ Abandonné depuis des siècles fabuleux, Un grand temple dressait sur le mont solitaire Ses portiques de marbre et ses escaliers bleus. Pourpre traînant en ombre errante sur la terre, Jardins ensanglantés de glorieuses fleurs, Vasques d'or où l'ibis sacré se désaltère, Et près des bois, gemmés par la rosée en pleurs Du collier merveilleux que l'aube sainte égrène, Des oiseaux ignorant les rets des oiseleurs: Tout un monde de rêve espérait une reine Ou le retour tardif des héros et des dieux Disparus dans la nuit formidable et sereine. Fils de la neige pure et du ciel radieux, Des cygnes indolents glissaient dans la vallée Sur un fleuve que les lotus étoilaient d'yeux; Leurs corps majestueux fendait l'eau refoulée Et parfois leur plumage illustre secouait Autour d'eux des flocons de lumière envolée, Tandis qu'en un appel de deuil ou de souhait Le cri des beaux nageurs aux ailes éployées Montait éperdument vers le temple muet. Mais nul dieu revenu n'écartait les feuillées Et nulle reine avec des rires enfantins, Ne réveillait l'écho des verdures mouillées. Le vieux temple érigeait ses portiques hautains Ainsi qu'un fier écueil d'indestructible roche Qui défiait les flots des soirs et des matins. Or, flux tumultueux qui roule et qui s'accroche En écume de flamme aux marbres effrités, La sombre mer des jours suprêmes était proche Ruine des moissons et terreur des cités. Fauves ivres du sang versé dans les cratères, Des hordes s'en venaient vers les bois enchantés. Les têtes des vaincus sur la peau des panthères Pendaient horriblement comme des raisins mûrs Et les carquois sonnaient aux dos des sagittaires. Les frondeurs brandissaient leurs bras noueux et durs Et des cavaliers nus au galop des cavales Entrèrent en hurlant par les brèches des murs. Des torches consumaient de leurs pourpres rivales Les voiles rouges et les blocs de marbre roux. Et des gerbes de feu fusaient par intervalles. L'absence de vivants attisait le courroux Des barbares frustrés de la chair des prêtresses, Et les images d'or se brisaient sous leurs coups. Tel le Temple, parmi les clameurs vengeresses, S'abîmait dans les flots de bronze incandescent Qui couronnaient les monts de monstrueuses tresses. Seuls, les cygnes épars dans le val frémissant Regardaient la lueur rouge de l'incendie Comme un morne soleil qui meurt et qui descend; Et, vers l'astre nouveau d'où la flamme irradie, Désespérant des dieux qui les ont oubliés, Ils tournaient tristement leur prunelle agrandie, Mais les barbares las, jetant leurs boucliers, Firent pleuvoir, avec les pierres de leurs frondes, Les flèches qui sifflaient entre les peupliers. Pointes de fer, silex aigus et balles rondes Trouaient l'eau frissonnante avec un bruit strident Et le sang des oiseaux tachait les claires ondes. Alors un chant funèbre emplit le ciel ardent: Un concert douloureux d'ineffable harmonie Montait vers les tueurs surgis de l'occident. La voix des chanteurs blancs pleurant leur agonie Poursuivait les guerriers jusque-là sans remords Dont la chair palpitait d'une angoisse infinie; Et tandis qu'autour d'eux l'âme des cygnes morts Semait un hymne amer de vengeance éternelle, Les barbares, au vol de leurs chevaux sans mors, S'enfonçaient, affolés, dans l'ombre solennelle. MAYA _A BERNARD LAZARE_ THAÏS _A Henri de Manneville._ I Alexandros, l'épique enfant de Zeus Ammon, Mange et boit et s'enivre après la ville prise Dans le palais taillé dans le marbre et le mont; Et les hommes-lions, sculptés de pierre grise, Inutiles gardiens des murs et du trésor, Regardent le héros boire aux coupes qu'il brise, Cependant que la fauve avalanche de l'or Splendidement s'abat sur la massive table Comme un grand oiseau roux au fulgurant essor, La rauque orgie et la clameur épouvantable Hurlent et le troupeau des Hellènes vainqueurs Mugit: tels les taureaux dans la nocturne étable; Et parmi les péans discordants et les choeurs, Et les parfums de la Sabée et le cinname, Et la vapeur des vins et des chaudes liqueurs, La torche en main, Thaïs, la bacchante qui clame, La courtisane blanche et droite comme un lys Revêt de pourpre ardente et couronne de flamme La ville antique aux toits d'argent, Persépolis. II O ville, amas ancien de rêve et de superbe, Dressée en moi sur tes inébranlables fûts, Qui te rabaissera jusqu'au niveau de l'herbe? Monceau de souvenirs étranges et confus, Peuple mystérieux de muettes images, Qui donc rendra la plaine au chant des bois touffus? Qui chassera de moi les rites et les mages Et sur les noirs débris du temple renversé Fera monter des cris d'oiseaux et de ramages? Quelle torche, ô mon coeur, sur ton marbre glacé Etendra des lueurs sanglantes et sur l'âme Lâchement assoupie et sur l'esprit lassé Dardera la splendeur de ses langues de flamme? JUDEX _A Marcel Collière._ Par le prétorial silence de la nuit Où sonnent seulement des horloges funèbres J'attends venir vers moi le Juge des ténèbres Qui scrute les péchés des hommes et s'enfuit. Sans toge, sans licteurs ni haches enlacées, Sans chants impérieux et tristes de buccins, N'écoutant que la voix des remords en nos seins Le Juge intérieur passe dans nos pensées. Les spectres dont le jour avait tué les cris, Les spectres dont le jour avait clos les prunelles, Surgissent maintenant des tombes éternelles Et redressent leurs fronts livides et flétris. O baisers reniés, mémoire des caresses, Rêves que j'avais crus emmurés pour jamais, O cadavres divins que j'aime et que je hais, Regards accusateurs et bouches vengeresses, Que voulez-vous de moi? spectres, ayez pitié; N'appelez pas ainsi l'incorruptible juge; Vous savez qu'il n'est point d'église de refuge Pour le coupable en pleurs et le crucifié. Mais l'âpre justicier se lève dans mon âme Chaque soir: il prononce irrévocablement La sentence de deuil, de honte et de tourment Et fait couler en moi des rivières de flamme. Puis il remonte au ciel lointain dont il descend Et d'où j'espère en vain le Rédempteur à naître, Tandis que dans l'obscur abîme de mon être Un enfer de douleur hurle en le maudissant. CHAMBRE D'AMOUR La nuit tiède est clémente à la ville qui dort; Des lys impérieux triomphent dans la chambre Et cependant nos coeurs sont froids comme Décembre Et nos baisers d'amours amers comme la mort. Ta douce bouche s'ouvre à des chansons mièvres Et tes seins bienveillants accueillent mon front las; Mais, ô ma douloureuse enfant, je ne sais pas Pourquoi les dieux mauvais empoisonnent nos lèvres. Qu'importe? viens vers moi, triste soeur; aimons-nous, Sans craindre la saveur glorieuse des larmes, Tels des héros blessés avec leurs propres armes Et dont le glaive d'or a rompu les genoux. Viens! nous aurons l'orgueil des âmes taciturnes En cette chambre morne et veuve de flambeaux, Où, semblable à l'odeur des antiques tombeaux, Un parfum sépulcral monte des lys nocturnes. PRINTEMPS D'AUTOMNE La pourpre automnale ensanglante Les feuilles sèches des halliers Et transforme en floraison lente Les rayons d'Avrils oubliés. D'insensibles métamorphoses Changent les clartés d'autrefois En d'artificielles roses Qui parent les jours gris et froids, Et sous le ciel tendu de brume Et les nuages palpitants Leur odeur mourante parfume Un mélancolique printemps. Très Chère, c'est aussi l'Automne Ténébreux pour nos coeurs lassés; Mais en notre chair qui s'étonne Refleurissent les jours passés, Et la ressouvenance lente Nous revêt, comme les halliers, D'un manteau de pourpre sanglante Faite des baisers oubliés. LIEDER Ich, ein tolles Kind, ich singe Jetzo in der Dunkelheit; Klingt das Lied auch nicht ergötzlich, Hat es mich doch vor Angst befreit. (HEINRICH HEINE, _Die Heimkehr_.) I Des mots doux comme des hautbois Et des harpes surnaturelles, Des sons légers de chanterelles Et dans les bois, des voix, des voix. Des couples blancs de tourterelles, Des oiseaux bleus couleur du temps; Des ailes d'or sur les étangs, Dans le ciel des ailes, des ailes. Je ne sais où: je vois, j'entends. Voici venir la très aimée Et sa cheville parfumée Foule des tapis éclatants; Sa robe candide est lamée De l'or du paradis natal; Des feux de myrrhe et de çantal L'entourent de blonde fumée. Plus rien, plus rien! le deuil brutal, Le silence et l'ombre. Serait-ce Que la perfide enchanteresse A forgé ce mur de métal Et clos dans la nuit vengeresse, Sans ailes d'or et sans hautbois, Les mots doux comme une caresse, Et les colombes, soeurs des voix? II Ni tes fiertés, ni tes paresses Ni l'espoir menteur des caresses, Ni ta chair de vierge, j'aimais La splendeur de ma propre idée, O maîtresse non possédée Qui ne me trahiras jamais Je garde en mon âme hautaine Le rêve frais de la fontaine Et des nénufars ingénus; Je laisse aux lèvres sans extase L'eau noire et, grouillant dans la vase, Tous les reptiles inconnus, Loin de l'hivernale vallée L'aile des fleurs s'est envolée Et le murmure des nids verts Cherche, avec le vol des pétales, Dans les aubes orientales L'éternel printemps de mes vers. C'est l'heure que j'ensevelisse La blancheur du dernier calice Avec les souvenirs défunts: O nuptiale Galatée, Rends-moi la corolle empruntée, Rends-moi le songe des parfums, Pour que je tisse avec mes strophes Un linceul de riches étoffes Embaumé de myrrhe et de nard Et que je jette sur mon rêve De jeunesse et de gloire brève La pourpre antique de Schinnar. III Pour moi seul tes cheveux de saule Se déroulent sur ton épaule Comme les feuilles dans le vent, Et, tel que sur la neige vierge Frémit un frisson d'or mouvant, De l'aube de ta chair émerge Une fleur de soleil levant. Car seul je connais les paroles, Soeurs des feuilles et des corolles, Qui puissent dire ta beauté; Je sais les phrases rituelles Par qui, dans le bois enchanté, L'ombre des amantes cruelles Revive pour l'éternité. Rires et larmes infinies! Si je chantais tes litanies Et le miel de tes seins rosés Je ferais voler dans les brises, Au delà des jours épuisés, L'abeille des lèvres éprises Vers la ruche de tes baisers. Mais je tais avec jalousie Les chers mots dont je m'extasie: Les hommes passent et s'en vont; Le bruit des foules abhorrées Roule et le miel divin se fond En perles de gouttes dorées Dans l'urne de mon coeur profond. IV Ta voix, ta même voix de colombe blessée Sonne plaintivement dans ta gorge lassée. J'entends encor l'écho des paroles d'antan Lorsque les mots ailés s'envolent en chantant. Mais je ne comprends plus les syllabes; j'oublie Ce qui fait leur langueur et leur mélancolie. Je crois t'ouïr parler un langage inconnu Sur des airs dont mon coeur s'est en vain souvenu, Et je perçois parmi la musique rhythmée La voix d'une étrangère ou d'une morte aimée. V Reine du magique palais, En ce jeu cruel que tu joues, Comme tes soeurs, tu te complais Aux larmes roulant sur nos joues. Quand tu presses le vin des coeurs L'étoile de tes yeux rutile, L'étoile de tes yeux vainqueurs Rit de la lâcheté virile. Tandis que, dans la paix du soir, Les désirs--tels de mauvais anges-- Portent aux meules du pressoir Les grappes des rouges vendanges. Soit! en tes rêves assassins Grise-toi des pourpres foulées Et noue au-dessous de tes seins Des peaux fauves et tavelées. Sois la bacchante que les dieux Lâchent sur la terre; promène L'orgueil de tes flancs radieux Au milieu de la vigne humaine. Va! que les héros asservis Et les poètes que tu crées Se courbent hurlants et ravis Devant tes colères sacrées: Tes triomphes sont imparfaits, Ta gloire sanglante est un leurre; Tu n'as pas su que je t'aimais Et tu ne sais pas que je pleure. VI Les moires vertes des feuillées Attendent le Prince Charmant Et sous les gemmes de rosée L'aubépine est une épousée D'où s'exhale amoureusement L'âcre parfum des fleurs mouillées. Des lèvres que nul ne connaît Ont bu les gemmes disparues: Pourquoi le Prince viendrait-il, O forêt? le parfum subtil Meurt dans les poussières accrues Sur l'aubépine et le genêt. La plainte lente des ramures Geint sinistrement et déjà Les nains méchants des avenues Font saigner sur les branches nues Que leur caprice ravagea La chair automnale des mûres. VII Plus quam femina virgo (P. OVIDIUS NASO) (_Métamorphoses_, _Livre_ XIII.) Plus claires dans le sombre azur des nuits sans lune Les étoiles doraient les ajoncs et la dune, Mais je n'ai pas souci de leur ruissellement Et dans mes yeux fleuris de visions plus belles, Baignant les cieux futurs de leurs splendeurs nouvelles, Les astres à venir montent éperdument. Tu glissais à pas lents dans les ajoncs stellaires Et sourde à la rumeur humaine des colères Tu regardais surgir les astres apaisés; Mais dans mon coeur fleuri de voluptés plus calmes, J'évoque au chant lointain des sources et des palmes Les vierges à venir et les futurs baisers. VIII La fleur énorme de la mer Éclose avec l'aurore sainte Renaissait dans le gouffre amer De tes prunelles d'hyacinthe. Dans tes cheveux d'or j'adorais, Sous l'or caduc de leur couronne, Les impériales forêts Et leur laticlave d'automne. Les peupliers glauques et blancs Et la mollesse des prairies Revivaient dans les gestes lents De tes mains douces et fleuries. Mais aujourd'hui que tu n'es plus La prêtresse et l'évocatrice, Il faut les bois et les reflux Pour que ta grâce refleurisse Et les colchiques du matin Ressuscitent dans ma pensée Ta pâleur morne de satin, O mensongère Fiancée. IX Tout à l'heure, un essaim de mauves s'envolait, Majestueux, au ras des vagues aurorales: Les oiseaux fendaient l'air de leurs ailes égales Et nageaient dans l'azur vers l'horizon de lait. Ils allaient: le soleil semait sur les prairies Marines des fleurs d'or et de chrysobéril Et l'on eût cru là-bas des papillons d'avril Sur un champ constellé de rares pierreries. Ils allaient: maintenant que dans le clair matin La blancheur de leur vol splendide s'est fondue, Je cherche obstinément au fond de l'étendue Le souvenir neigeux de leur essor lointain. Nul des flocons perdus dans les brumes d'opale N'argente plus la plaine immobile des flots Et la seule clameur des antiques sanglots Monte plus tristement vers le lac du ciel pâle. O Chère, ô pâle ciel d'amour qui te mirais Dans la mer somptueuse et calme de mes rêves Quels abîmes d'azur et d'Océans sans grèves Ont englouti le vol de mes désirs secrets? Je ne sais: le regard a lassé ma prunelle, La solitude morne emplit mon coeur, j'entends Dans le double infini de l'espace et du temps Monter le râle amer de l'angoisse éternelle. X Je ne veux pas courber la tête sous tes pas Ni baisser devant toi mes yeux; je ne suis pas Un mendiant d'amour et d'aumônes charnelles Et la honte des pleurs souillerait mes prunelles. Mais dans la nuit semblable à mon coeur sombre et fier J'irai dire mon mal aux vagues de la mer: Elle me bercera la mer consolatrice Avec des rhythmes lents et des chants de nourrice. J'écouterai sa voix et je m'endormirai: Comme un enfant, tandis qu'en un jardin sacré Surgira, bleu de rêve et parfumé de menthe, Le magique palais où tu seras clémente. POUR UNE ABSENTE Je veux m'enfermer seul avec mon souvenir, Immobile, oublieux des rafales d'automne Qui font les frondaisons se rouiller et jaunir Et de la mer roulant sa plainte monotone; Je veux m'enfermer seul avec mon souvenir. Le demi-jour filtrant des étoffes tendues Sera doux et propice à mon coeur nonchalant, Quand je l'évoquerai du fond des étendues, Et sa voix emplira d'un hymne grave et lent Le demi-jour filtrant des étoffes tendues. J'aurai la vision chère devant les yeux: Le souffle parfumé de l'ineffable Absente Flottera pour moi seul dans l'air silencieux, Subtil comme une odeur de fraise dans la sente; J'aurai la vision chère devant les yeux. Et je dirai tout bas ma tendresse latente; O coeur lâche, tremblant et révolté, je veux Que ton intime amour se révèle et la tente: Tu te résigneras à l'effroi des aveux Et je dirai tout bas ma tendresse latente. JOUVENCE Tu parles tristement des campagnes lointaines D'une voix si dolente et lourde de regrets Que je deviens jaloux des fleurs et des forêts Et des saules d'argent penchés vers les fontaines. Souvenirs! jours anciens! comme vous enserrez Notre âme prisonnière en d'invincibles chaînes: Tu veux, comme autrefois, baigner les sombres chênes Au clair de lune blond de tes cheveux cendrés. Soit! l'été revenu parmi les hautes herbes, Nous marcherons, frôlés par les ailes de l'air, Au murmure divin des choses et ta chair Mêlera des parfums de Chypre aux foins en gerbes, Et peut-être qu'un soir entre de rudes draps Embaumés de lavande et dans un lit d'auberge Tu me rendras ta chair et tes lèvres de vierge, Pour quelque amour d'enfant dont tu te souviendras. LA MORT INUTILE _A Grégoire Le Roy._ Curæ non ipsa in morte relinquunt. (PUBLIUS VERGILIUS MARO.) Triste comme la mer et la chanson des syrtes, Le vent lourd de sanglots pleure dans la forêt; Un troupeau d'ombres va, paraît, et disparaît Par les bois souterrains et les bosquets de myrtes. Défaillant dans l'horreur d'un ciel ensanglanté, Le soleil infernal baigne le pâle espace; Un troupeau d'ombres vient, revient, passe et repasse En sa mélancolique et tremblante clarté; Et ce sont à travers les routes d'asphodèle Les fantômes hagards, pleins de larmes et lents Dont les glaives d'amour ont déchiré les flancs: La mort n'a point fermé leur blessure immortelle, Le sommeil sépulcral a leurré leurs yeux las Et l'âpre souvenir survivant à la tombe Tel qu'un vin corrosif, goutte par goutte, tombe Dans leur coeur ulcéré qui ne guérira pas. L'AME SEULE _A A.-Ferdinand Herold._ La bienfaisante nuit couvre la ville immense D'où montaient vers le ciel des sanglots et des chants Et la grande cité semble un lac de silence Frôlé par la rumeur pacifique des champs. Mer des vivants, mer furieuse qui te rues Emportant dans tes plis les deuils et les baisers, Tu roules tout le jour sur le pavé des rues, Mais le soir calme endort tes râles apaisés; Et les rêveurs amis des nécropoles saintes, Délivrés de la joie, affranchis du remords, Errent par les soirs clairs et fleuris d'hyacinthes Comme des immortels dans la maison des morts. Hommes, laissez passer dans la nuit solitaire Ceux qui foulent toujours des chemins non frayés: Les exilés divins ont repeuplé la terre Et je me sens plus seul quand vous vous réveillez. Quels démons ont pétri de leur mains ironiques Vos faces de mensonge et de stupidité, Je ne sais, mais le mal suinte de vos tuniques Et votre rire impur attente à la beauté. Le matin revenu, soyez tels que vous êtes. Moi cuirassé d'orgueil et de mépris serein Entre mon coeur farouche et vos clameurs de bêtes Je laisserai tomber une herse d'airain. Je m'en irai là-bas vers la forêt clémente: Les arbres fraternels m'appellent doucement; L'herbe bruit, l'eau des fontaines se lamente Et rit comme une nymphe avec son jeune amant. La forêt a gardé pour mon oreille seule Les chants anciens et les fleurs nobles d'autrefois Parfument à jamais sa mémoire d'aïeule Et tous les rhythmes morts revivent dans sa voix. Les chênes musculeux portent de verts portiques, Où pareils à des rois mes rêves passeront Et près des dieux nouveaux, fils des taillis antiques, Je plierai les genoux et courberai le front. Mais retrouveras-tu la jeunesse première, O parleur orgueilleux, ivre d'un vin mauvais? Et si dans la splendeur de la pure lumière Ton rêve était moins beau que tu ne le rêvais? Ainsi qu'un porteur las délivre ses épaules Tu voudrais rejeter les souvenirs humains Et suivre le ruisseau qui court entre les saules Et marcher tout le jour au hasard des chemins. Va! tu n'entendrais plus les voix surnaturelles Qui t'invitent la nuit, vers les magiques bois; Dans les halliers saignant de mûres et d'airelles Tu serais poursuivi par les mauvaises voix. Reste jusqu'à la mort baigné de crépuscule Avec l'âpre regret des astres radieux: Tu n'es pas assez grand pour le manteau d'Hercule Et pour te revêtir de la pourpre des dieux. PETITS PAYSAGES _A Urbain Derbanne._ I Une écume de fleurs, blanche et rose, s'étale Sur la mer onduleuse et mouvante des prés Où ruisselle le flot des trèfles empourprés, Tandis que montent vers le nue orientale Le meuglement des boeufs et la rumeur des blés. II Le souffle langoureux des brises musicales Chante dans les sainfoins en fleurs un hymne lent Et grave et sous les rais du soleil aveuglant Une fuite éperdue et grise de cigales S'enlève et vibre, au ras de l'herbe, en sautelant. III L'équipe de pêcheurs tire la grande senne A basse mer, avant les vagues et le flux; Et nul des rudes gars n'est manchot ni perclus, Mais l'effort fait saillir et gonfler leur chair saine Et les veines des bras musculeux et velus. IV Le soleil tombe et des grappes de lilas sombre Fleurissent la forêt marine où Téthys dort Sous un voile de pourpre aux filigranes d'or Que trempe dans le sang de la clarté qui sombre L'invisible ouvrier du fabuleux décor. V Le ciel est gris comme une aile de tourterelle Que teinterait un peu de rose veiné d'or; Là-bas, le cap lointain dont la mâchoire mord L'horizon sombre est las de sa longue querelle Et la brume a brisé les dents du monstre mort. EN MORVAN _A Jacques Derbanne._ L'ombre s'enroule aux flancs des collines farouches Et pèse sur les bois et les versants herbeux Où dorment lourdement les immobiles boeufs; Elle fait grimacer les arbres et les souches Des saules noirs pareils à des jeteurs de sorts, Tandis que par les vaux mystérieux et morts Le monotone appel des hulottes réplique Au sifflement du vent dans le houx métallique Qui vibre hostilement comme une armure et luit Et l'eau sauvage hurle entre les roches grises, Ainsi que défaillant de hautes entreprises Une guerrière blanche en fuite dans la nuit. L'EAU MORTE _A Charles Bourgault Ducoudray._ L'étang mystérieux dort parmi les bois sombres, Eau de solitude, eau de silence, eau de songe, Que le flot rose et blanc des bruyères prolonge; Parfois des oiseaux noirs glissent comme des ombres Entre les joncs tendus hors des sinistres ondes Tels que des glaives d'or aux mains de reines blondes; Et sous l'âpre soleil épars en rayons mornes Les nymphéas chassés des limpides fontaines Où boivent, à la nuit, les cerfs aux belles cornes, Attendent tristement les étoiles lointaines. RÊVE D'ÉTALONS _A Edmond Haraucourt._ Une lourde vapeur rôde sur les prairies; La plaine calme dort au chant prochain des eaux Et le vol pacifique et lent des grands oiseaux Traîne des filets d'ombre aux flots d'herbes fleuries. L'or brusque du soleil déborde dans l'azur Et jaillit de la neige ardente des nuées; Puis le ciel morne enclôt les splendeurs refluées Dans ses digues de fer éblouissant et dur. Des cris surnaturels et des glaives d'archanges Bruissent dans l'éther magiquement: des voix Rauques sonnent l'appel d'invisibles tournois Où se heurtent des dieux et des guerriers étranges. Les étalons vautrés dans le tiède gazon Comme au ressouvenir épique des mêlées, Eperdument, de leurs prunelles affolées Parcourent l'étendue immense et l'horizon, Et par delà le sable héroïque des grèves Regardent, les naseaux gonflés d'un souffle amer, Sur la montagne bleue et verte de la mer Blanchir en galop fou les cavales des rêves. Convulsifs et dressés sur leurs jarrets tremblants, Le col tendu vers les chimériques crinières Ils sentent comme aux jours des fièvres printanières Les désirs infinis aiguillonner leurs flancs. Mais leur chair glorieuse en proie aux frissons vagues Dédaigne désormais les vieilles voluptés Et le vain désespoir de leurs coeurs indomptés Hennit lugubrement vers le troupeau des vagues. MARBRE _A Ernest Christophe._ Les bois religieux se taisent; les oiseaux Ont quitté la forêt où meurt le bruit des eaux. Seule en sa nudité de vierge et de guerrière La déesse de marbre habite la clairière Et son corps impollu fait de rêve et d'amour Monte, lys immortel, parmi les fleurs d'un jour. Ni flûtes de bergers ni chansons de cigales: Sauf le frissonnement des herbes amicales Dont le flot souple ondule autour d'elle, nul bruit. Parfois dans les fourrés un chevreuil brusque fuit Farouche d'avoir vu briller la chair sans voiles Et l'arc impérieux tendu vers les étoiles. CRISTAL _A Emile Gallé._ Noire sur le cristal pâle et gris comme un ciel D'hiver, la libellule énigmatique éploie Les ailes dans l'air lourd et pestilentiel. Ses immobiles yeux sans tristesse et sans joie Cherchent sinistrement une invisible proie Et planant sur l'eau verte et morte des marais, Vers vos calices d'or, de pourpre et de ténèbres, Elle vole vers vos calices à jamais, Glauques fleurs qui nagez sur des étangs funèbres Où se mire le deuil des pins et des cyprès. CRÉPON _A Judith Gautier._ Des oiseaux merveilleux onglés de griffes d'or Tracent dans le ciel calme un candide sillage Et la migration d'un éternel voyage Tend vers des pics lointains leur immuable essor. Le caprice du peintre ouvrant les ailes vaines Fige ironiquement loin des vierges sommets Leur vol: blancs exilés, vous n'atteindrez jamais Les cimes que le soir vêt de pâles verveines. Mais le rêve des monts vous donne leur fierté, L'eau des lacs inconnus frémit dans vos prunelles Et l'héroïque amour des neiges fraternelles Illumine vos yeux de gloire et de clarté: Telle malgré l'horreur des ténèbres accrues Mon âme vole vers la pourpre des printemps Et loin des monts neigeux et des lacs où je tends Rêve au parfum royal des roses disparues. L'IMPÉRATRICE _A Mlle Gabrielle Herold._ Les dieux d'un riche crépuscule Parent d'or fauve et de joyaux Les cactus, les lys sans macule Et les chrysanthèmes royaux; La pourpre du jour tombe et glisse Sur les terrasses du jardin; Le soleil meurt, l'Impératrice Frôle les fleurs avec dédain Et songe, loin des soirs illustres, Au lac blanc sous l'aube d'avril Où les frêles herbes palustres Semblaient des reines en exil. L'ASCÈTE _A Benjamin Constant._ Après le jour de flamme et le labeur amer, L'ascète hiératique accroupi sur la grève Entendait résonner une harpe de rêve Et son maigre lion dormait près de la mer. Ni voix ni glissement des barques ou des ailes Ne troublaient le silence effrayant et la paix Du morne crépuscule épars dans l'air épais, Et la bête songeait aux viandes des gazelles. Mais l'homme dédaignant la tristesse du soir, Consumé d'une soif que rien ne désaltère Et que n'apaisent pas les coupes de la terre, Regardait le soleil rougir l'horizon noir. Et voyait, en un ciel de pourpre et d'hyacinthe, Les pieds cloués, la chair tachant l'horrible croix, Le Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, Roi des rois, Sinistrement saigner sur la montagne sainte. MESSE DES MORTS _A Bernard Lazare._ LES ORGUES Requiem æternam dona eis, Domine. Seigneur, ces pèlerins des routes de la vie Ont peiné tout le jour vers le terme divin: Au lieu des puits d'eau vive et des outres de vin, Ils se désaltéraient aux calices d'envie. Desséchés par le hâle et brûlé par le ciel Torride, haletant de la soif infinie, Ils ont bu, comme Christ en sa lente agonie, La mauvaise liqueur de vinaigre et de fiel. Sous les savantes mains d'atroces sagittaires, Des flèches s'envolaient vers eux d'arcs inconnus Et d'invisibles fouets mordaient leurs torses nus Et du métal ardent coulait dans leurs artères. Ils marchaient pesamment sous le faix de leurs croix Avec le seul espoir de ta bonté future; Mais les loups de l'enfer guettent la créature Et happent en chemin l'âme que tu mécrois; L'inextinguible feu hurle dans la géhenne Et les damnés jetés aux abîmes grondants N'apaisent point la faim terrible de ses dents Et son gosier féroce est avivé de haines; N'écarte pas de toi les fidèles troupeaux; Le soir descend; après les heures sans prairies, Voici l'instant rêvé des calmes bergeries: Ouvre, ô Pasteur des morts, le bercail de repos. LES VIOLONS Et lux perpetua luceat eis. Seigneur, ces exilés de la seule patrie Criaient vers toi du fond des gouffres ténébreux; Pitié, fais ruisseler des nuages sur eux La source de splendeur promise en Samarie. Que la mort leur devienne un baptême: revêts Leurs flancs martyrisés de robes de lumière Et donne leur essor dans la gloire première Aux cygnes échappés aux pièges du Mauvais. Magnifiques et purs, après la lutte rude, Ils voleront vers les parterres triomphaux Où des lys, méprisant la morsure des faux, Fleurissent dans la joie et la béatitude, Tandis que le soleil d'un ineffable été Inonde d'or brûlant les roses et dilate Les parfums épandus des coupes d'écarlate Et que l'éther subtil chante l'éternité. Rappelle au nid fermé les frissonnantes âmes Et les ailes d'amour monteront vers l'Amant A travers l'harmonie et l'éblouissement Des musiques, des voix, des splendeurs et des flammes, Et les siècles futurs et ceux qui ne sont plus Tressailleront en toi d'une même allégresse En oyant tel qu'un chant et tel qu'une caresse Frémir au ciel nouveau le vol blanc des élus. LES VIVANTS Agnus Dei qui tollis peccata mundi dona eis requiem. Seigneur, Seigneur, Seigneur, impitoyable maître, Nous sommes las des jours et des soleils maudits: Epargne aux délivrés l'horreur du paradis, Laisse les morts dormir en paix et ne plus être. Tant de clous ont percé leurs membres ici-bas Que nul flot baptismal rédempteur de leurs peines Ne laverait les maux et les douleurs humaines Et que ton repentir ne leur suffirait pas. Ils entendraient, au lieu des sublimes cantiques Flottant parmi l'encens des lys épanouis, Monter de l'Océan tumultueux des nuits Le râle inexpié des souffrances antiques; Rumeur d'airain, sanglot cruel d'un tympanon Dont une main haineuse a secoué les cordes, Le souvenir rirait de tes miséricordes, La voix de tes élus blasphémerait ton nom. Roi du ciel, reste seul dans ta gloire exécrée Formidable, sereine et libre de remords; O bourreau des vivants, ne touche pas aux morts, Et quand viendra pour nous la suprême vesprée, Quand les vers rongeront les os de nos genoux, Accorde à notre chair en tardive clémence Non les vaines clartés, mais l'ombre, le silence, Le sommeil et l'oubli de toi-même et de nous. LA VANITÉ DU VERBE LA VANITÉ DU VERBE I Le Runoïa, le prince altier du Verbe d'or, Est las de la nature et des formes antiques Où l'ébauche du monde est imparfaite encor; Les bois noirs et leur chant de harpes prophétiques Et les monts violets endormis sous le ciel, Et les brumes d'argent sur les vagues baltiques, Et les brises de fleurs et les parfums de miel, Et tous les souvenirs alourdis de mystère Gonflent son coeur amer de mépris et de fiel. En son être, écrasé par l'ennui solitaire Croît, avec le dégoût de sa virginité, Le désir d'évoquer une nouvelle terre, Un monde jeune, un paradis illimité, Revêtu d'aubépine immortelle et d'yeuses Sous les glaces d'hiver et les soleils d'été, Où des créations de femmes radieuses Se mêleraient d'amour à de mâles héros En des lits de gazon semés de scabieuses. Le Maître déploya l'art magique des Mots: Un subit univers naissait de ses paroles Comme la perle naît du bruit rhythmé des flots. Une profusion sanglante de corolles S'éveillait et germait du rêve des Avrils Et l'azur flamboyait de fauves auréoles, Tandis que les forêts et les guerriers virils, Les femmes pâles et les belles chevelures Jaillissaient de l'abîme au gré des chants subtils. Alors, imaginant les caresses futures, Le sublime ouvrier du Verbe éperdument Songeait un songe blanc pétri de neiges pures. Il disait son extase et son ravissement, Et s'enivrait de la liqueur de la Pensée Et sa voix enfantait l'ineffable Tourment; Elle faisait surgir au jour la fiancée Surhumaine, et la Femme idéale venait Divinement resplendissante et cadencée. Elle marchait sur la bruyère et le genêt Et des astres vivaient au fond de sa prunelle; Un silence d'hymen et de baisers planait. Le Runoïa, joyeux de l'oeuvre faite, en elle Se plongeait comme dans un océan de lys Et tombait ébloui de la Forme éternelle Dans le gouffre effrayant des rêves accomplis. II La contemplation dura cent mille années; Quand le Maître sortit des songes éclatants, Des générations hideuses étaient nées. Les Rhythmes étaient morts; les rires insultants Grimaçaient; le soleil blême sur les prairies Sans fleurs pleurait les jours anciens et les printemps; L'épouse maquillée, âpre de pierreries, Se raillait du Poète et du Rêve divin Et se prostituait aux races amoindries. Lorsque le Démiurge eut vu ce qui devint, Un désespoir immense emplit son âme sombre; Il comprit que le Verbe était stupide et vain Et cria dans la nuit: «Puisque tout croule et sombre, «Après l'oeuvre magique et sublime du Chant, «O paroles, rentrez dans le gouffre de l'ombre. «Va, monde! abîme-toi, triste soleil couchant! «Disparais d'un seul coup dans le néant avide! «Fonds-toi dans ma fureur comme un lingot d'argent!» Plus rien ne fut; la nuit par le ciel morne et vide Roula son voile noir sur la fausse splendeur Et le Maître, absorbé dans le chaos livide Tut--pour l'éternité--le Verbe créateur. TABLE _DÉDICACE_ A LA MÉMOIRE D'ÉPHRAÏM MIKHAËL 7 DE SABLE ET D'OR _LES FLEURS NOIRES_ LES FLEURS NOIRES 13 LE DIEU MORT 15 RUINES 17 PAR LA NUIT D'AUTOMNE 19 SOLITUDE 21 PAROLES SUR LA TERRASSE 23 L'AUTOMNE A DÉNUDÉ LES GLÈBES 25 _LES VAINES IMAGES_ PSYCHÉ 29 ÉLIANE 31 HYMNIS 37 CHRYSARION 40 _L'ERRANTE_ L'ERRANTE 45 _VERS L'AURORE_ LES AUMÔNIÈRES 59 MARE TENEBRARUM 61 LE PÈLERINAGE HORS DE L'OMBRE 63 NATIVITÉ 67 LE CHÈVRE-PIEDS 69 FLAMMES 71 _LE JARDIN DE CASSIOPÉE_ LE JARDIN DE CASSIOPÉE 75 VOIX DERRIÈRE LA HAIE 78 LA DOULEUR A CRIÉ 82 LA GLOIRE DU VERBE _LA GLOIRE DU VERBE_ LA GLOIRE DU VERBE 89 _LES MYTHES_ L'AVENTURIER 97 LE BOIS SACRÉ 102 LES CAPTIFS 109 LES YEUX D'HÉLÈNE 115 SCHAOUL 117 RESSOUVENIR 120 GOETTERDAEMMERUNG 122 LA FILLE AUX MAINS COUPÉES 124 LA PEUR D'AIMER 136 LE PRINCE D'AVALON 138 CELLE QU'ON FOULE 141 LA VOIX IMPÉRISSABLE 149 _MAYA_ THAÏS 157 JUDEX 160 CHAMBRE D'AMOUR 162 PRINTEMPS D'AUTOMNE 164 LIEDER 166 POUR UNE ABSENTE 179 JOUVENCE 181 LA MORT INUTILE 183 L'AME SEULE 185 PETITS PAYSAGES 189 EN MORVAN 191 L'EAU MORTE 192 RÊVE D'ÉTALONS 193 MARBRE 195 CRISTAL 196 CRÉPON 197 L'IMPÉRATRICE 199 L'ASCÈTE 200 MESSE DES MORTS 202 _LA VANITÉ DU VERBE_ LA VANITÉ DU VERBE 209 _ACHEVÉ D'IMPRIMER_ le trente octobre mil huit cent quatre-vingt-dix-sept PAR L'IMPRIMERIE Vve ALBOUY POUR LE MERCVRE DE FRANCE *** End of this LibraryBlog Digital Book "La lyre héroïque et dolente" *** Copyright 2023 LibraryBlog. 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