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Title: Les Illusions Musicales et la Vérité sur l'Expression
Author: Weber, Johannes
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les Illusions Musicales et la Vérité sur l'Expression" ***


Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été
conservée et n'a pas été harmonisée.



   LES
   ILLUSIONS MUSICALES
   ET LA VÉRITÉ
   SUR L'EXPRESSION



DU MÊME AUTEUR


EN VENTE A LA LIBRAIRIE FISCHBACHER

A PARIS:

   =MEYERBEER.=--Notes et souvenirs d'un de ses secrétaires,
     1 volume in-12, 1898                                    3 fr. 50



    LES
    Illusions musicales
    ET LA VÉRITÉ
    SUR L'EXPRESSION

    PAR
    JOHANNES WEBER

    _Deuxième édition, revue et augmentée._

    [Illustration: logo]

    PARIS

    LIBRAIRIE FISCHBACHER
    (société anonyme)
    33, RUE DE SEINE, 33

    1900
    Tous droits réservés.



[Illustration: décoration]


_Préface de la deuxième édition._


_La première édition de ce livre est épuisée depuis plusieurs années.
Les demandes continuelles qu'on en a faites m'ont engagé à en publier
une édition nouvelle. Ce résultat prouve que, malgré les tendances de
l'époque, il existe un nombre assez considérable d'amateurs
intelligents qui aiment à traiter l'art musical sérieusement, car
c'est pour eux que j'avais écrit le volume._

_J'ai fait à mon ouvrage toutes les additions que je pensais utiles;
j'ai ajouté surtout deux chapitres tout à fait nouveaux. Dans la
première édition, j'avais dit quelques mots seulement de la musique
religieuse (page 213); c'est une trop grande réserve, que je n'ai pas
gardée cette fois-ci, et j'ai dit toute ma pensée. J'ai refait aussi
complètement le dernier chapitre sur l'expression musicale; j'ai
discuté de mon mieux et à fond mon sujet tout en restant le plus clair
possible. C'est maintenant à mes yeux le chapitre le plus important et
pour ainsi dire le couronnement du livre, dont près d'un tiers est
nouveau, et dont le titre a dû être modifié._

_M. Jules Ferry, quand il était au ministère, a voulu prendre une
mesure essentielle: c'est l'introduction de l'enseignement obligatoire
de la musique vocale dans toutes les écoles primaires. Comme cet
enseignement existe dans d'autres pays, il a échoué contre
l'obstination du conseil supérieur de l'enseignement primaire qui n'a
accordé à la musique qu'un rôle dérisoire. La France continuera donc à
rester en arrière sur ce point, pour des prétextes qui, il va sans
dire, ne soutiennent pas l'examen. L'état de l'art en subit les
conséquences._


[Illustration: décoration]



[Illustration; décoration]


  LES
  ILLUSIONS MUSICALES

  ET

  LA VÉRITÉ SUR L'EXPRESSION


PREMIÈRE PARTIE



I

LA MUSIQUE N'EST PAS UN ART CONVENTIONNEL


Berlioz, en tête du dernier volume publié avant sa mort, _A travers
chants_, a reproduit un article qu'il avait écrit une vingtaine
d'années auparavant. Il y définit la musique et cherche à déterminer
quels hommes sont en état de la comprendre. «Musique, dit-il, art
d'émouvoir par des combinaisons de sons les hommes intelligents et
doués d'organes spéciaux et exercés.» Pour sentir la musique, il faut
donc remplir trois conditions: il faut être un homme intelligent, ce
qui suppose que tous les hommes ne le sont pas, en exceptant même les
idiots et les aliénés; il faut ensuite avoir des organes spéciaux, et
il faut que ces organes soient exercés. Berlioz exclut même les hommes
ayant appris la composition musicale, mais «produisant des œuvres qui
répondent en apparence aux idées qu'on se fait vulgairement de la
musique et satisfont l'oreille sans la charmer et sans rien dire au
cœur ni à l'imagination. Ces producteurs impuissants, ajoute-t-il,
doivent encore être rayés du nombre des musiciens, _ils ne sentent
pas_.» On ne peut guère s'étonner de voir Berlioz terminer sa
dissertation en traitant la musique des Orientaux comme n'étant rien
autre chose qu'un bruit grotesque analogue à celui que font les
enfants dans leurs jeux.

Berlioz s'est donné de la peine, en pure perte, pour déterminer quels
sont les hommes qui sentent réellement la musique et quels sont ceux
qui ne la sentent pas. Il serait bien difficile, sinon impossible, de
définir où s'arrête le simple plaisir que la musique donne à
«l'oreille» et où commence l'impression faite sur le «cœur». Quant à
l'imagination, la part qu'elle y prend ne prouve absolument rien; elle
peut fort bien être mise en jeu chez des personnes, des poètes ou des
peintres, par exemple, qui, pour tout le reste, sont à peu près
insensibles à la musique. Berlioz décrit les effets violents qu'elle
produisait sur lui-même; mais il s'agirait de savoir quelle part la
physiologie, et peut-être la pathologie, peuvent y réclamer, car tout
le monde connaît l'extrême impressionnabilité ou irritabilité de
l'auteur de l'_Épisode de la vie d'un artiste_. Les gens qui ne
goûtaient point ses œuvres, ni même celles de Beethoven, ne
pouvaient être traités comme incapables de «sentir la musique»; ils
pouvaient alléguer que «leurs organes spéciaux n'étaient pas encore
assez exercés». Grâce à l'institution des concerts populaires de
musique classique, fondée en 1861 par Pasdeloup, le goût de la musique
symphonique, ou ce qui est tout un, l'intelligence pour la comprendre,
s'est développée considérablement; en même temps la mort de Berlioz a
fait tomber les préventions que beaucoup de gens nourrissaient contre
lui, sans jamais avoir recherché si elles étaient fondées.

Emporté par ses impressions personnelles, Berlioz ne brillait pas
toujours par la logique dans sa conduite; s'il avait été conséquent
avec lui-même, il ne se serait pas laissé aller au découragement qui,
dans les dernières années de sa vie, a aggravé son état maladif et
hâté sa mort. Il se serait dit, que ce n'était ni sa faute ni celle de
la majorité du public français, si cette majorité ne possédait pas
«des organes spéciaux assez exercés». Peut-être, s'il avait pris
courage et s'il avait eu la patience d'attendre, aurait-il assisté au
revirement dont j'ai parlé; j'hésite cependant à le croire, tant est
grande la force des préjugés; la mort de Berlioz était presque
indispensable pour les faire tomber.

       *       *       *       *       *

Ce dont Berlioz était loin de se douter, c'est que si le public se
trompait, lui aussi, il se faisait illusion, car se faire illusion ne
signifie autre chose que se tromper de bonne foi dans ses jugements,
avec la conviction qu'on voit juste. Ne se faire point illusion
signifie: voir les choses telles qu'elles sont, sans les prendre pour
meilleures ou plus belles qu'on les a crues ou que d'autres les
croient ou veulent les croire; car, en musique aussi, on voit souvent
les choses, non pas comme elles sont, mais comme on veut les voir.

Berlioz se faisait illusion, d'abord en ce qu'il croyait souvent
exprimer par la musique, plus qu'elle ne peut exprimer; puis, en ce
qu'il ne voyait pas que la forme nouvelle, personnelle et l'apparence
étrange de ses œuvres pouvaient choquer les auditeurs, les empêcher
de comprendre dès l'abord sa musique, comme il l'espérait, et d'y voir
tout ce qu'il y voyait, lui. S'il ne se croyait pas lui-même en
défaut, il ne s'en prenait pas non plus à l'art musical, objet de son
culte et de sa passion. Il s'en prenait au public, à ses ennemis, à la
nature humaine, mais jamais à la musique. D'autres s'en prennent
précisément à celle-ci. Il ne manque pas de gens qui voient, dans la
variabilité des goûts et des opinions, un argument pour soutenir que
la musique est un art conventionnel, variant selon les temps et les
pays, sujet à la mode, comme le sont, par exemple, les vêtements. Le
proverbe dit: comparaison n'est pas raison; autrement, cette fois-ci,
la comparaison ne serait pas trop au désavantage de la musique, car
sous les variations que le caprice ou la mode peuvent apporter aux
vêtements, se retrouvent toujours des formes qui ont une raison
sérieuse d'être; mais laissons les comparaisons. Traiter la musique
d'art purement conventionnel est une opinion superficielle et fausse.
On s'est fait aussi un argument des variations et de la multiplicité
des systèmes philosophiques; on a fini par voir que la cause
principale de cette multiplicité, c'est que les philosophes ont fait
une faute commise par Berlioz et d'autres musiciens, mais bien plus
que ceux-ci ne l'ont commise; c'est de vouloir faire dire à leur
science plus qu'elle ne peut donner, en voulant escalader le ciel,
expliquer Dieu et l'univers, pénétrer les secrets du Créateur et de la
Providence; on a fini par comprendre que le but de la philosophie doit
être beaucoup plus modeste, si elle ne veut s'égarer dans les
hypothèses et les chimères. C'est peu que de constater les variations,
les transformations d'une science ou d'un art; il s'agit d'examiner si
ces transformations ne sont pas l'effet d'un développement progressif
et rationnel, et si, au fond de toutes les variations, il n'y a pas
des principes immuables étroitement liés à l'essence de la nature
humaine. Tel est précisément le cas pour la musique.

On a dit souvent et avec raison que la musique, comme art, développé
tel que nous le possédons, est d'origine assez moderne. L'architecture
avait d'abord un simple but d'utilité; à travers les formes
artistiques qu'elle a revêtues plus tard on reconnaît encore le type
rudimentaire primitif. La peinture et la sculpture prennent leurs
modèles dans la nature animée ou inanimée; le génie de l'artiste peut
employer, combiner, modifier les éléments que la nature lui fournit;
il ne peut en créer de nouveaux. Les architectes et les sculpteurs
modernes peuvent faire autrement que les architectes et les sculpteurs
de l'ancienne Grèce, ils ne sauraient faire mieux. Si nous laissons de
côté la peinture antique, que nous connaissons moins que la sculpture
et l'architecture, nous conviendrons que, depuis la Renaissance, il y
a eu, dans la peinture, des transformations plutôt qu'un progrès réel,
à part certains détails. Aussi, les peintres, les sculpteurs, les
architectes et les graveurs que l'Institut envoie tous les ans à Rome,
peuvent-ils trouver en Italie des sujets d'étude; les musiciens n'ont
rien à y apprendre qu'ils ne puissent tout aussi bien ou mieux
apprendre chez nous; ce n'est pas pour la musique que le séjour dans
ce pays peut leur être d'une grande utilité.

       *       *       *       *       *

Pour l'art musical, l'homme ne peut chercher un modèle en dehors de
lui-même; s'il n'était pas né pour la musique, les gazouillements
d'une fauvette ou d'un rossignol lui seraient aussi indifférents
qu'ils le sont à une grive ou à un merle; et, si musicien qu'il soit,
ce ne sont encore pour lui que des gazouillements. Les modulations de
la voix dans le langage parlé, offrent une ébauche très rudimentaire
du chant; mais les lois du rythme, de la tonalité et de l'harmonie ne
peuvent tirer leur origine que du sentiment, ou plutôt du sens musical
inhérent à l'homme; Berlioz dirait: de son _organe_ musical.

Lors même que les essais d'expliquer les lois tonales par des calculs
mathématiques, n'auraient pas tous échoué, comme ils échoueront
toujours, ils prouveraient peu de chose. D'autre part, c'est
simplement montrer de l'ignorance que de soutenir, comme on l'a fait
plus d'une fois, que la gamme moderne est affaire de convention. Ne
dirait-on pas qu'elle a été confectionnée, comme ont été arrêtés
certains dogmes: qu'un beau jour l'élite des musiciens s'est
assemblée, a demandé au Saint-Esprit de descendre sur elle, et a
décidé que la musique n'aurait désormais d'autre base que la gamme,
que, dans sa sagesse, elle a proclamée la seule orthodoxe? Ou bien
prétendra-t-on que c'est un pur hasard, si la gamme moderne a triomphé
des gammes anciennes et des systèmes de tiers ou de quarts de ton? Ce
ne serait guère autre chose que la théorie des atômes crochus
appliquée à la musique.

Notre gamme est si peu une affaire de convention qu'elle forme la base
fondamentale de la musique chez toutes les nations. Je me borne à
énoncer brièvement ici cette proposition que je démontrerai plus tard.
Chez les peuples les plus incultes seulement, les instruments de
musique ne servent guère qu'à produire un cliquetis enfantin de sons,
comme Berlioz l'a cru à tort des nations orientales. Les mélodies
chantées ne comprennent que quatre ou cinq sons, parfois elles ne
forment qu'une sorte de hurlement modulé, mais où l'on peut distinguer
des intervalles de ton et de demi-ton. Les peuples plus avancés, comme
ceux que nous appelons les Orientaux, ont un système tonal et une
facture instrumentale, relativement assez variée et assez riche.
Partout le système tonal repose sur notre gamme diatonique ou sur des
modifications de cette gamme. Les anciens Grecs aussi l'avaient prise
pour point de départ; après avoir tenté des modifications dites
chromatiques et enharmoniques, ils ont fini par se tenir exclusivement
à la gamme diatonique. C'est l'origine du système du plain-chant qui,
par suite d'éliminations et de nouvelles découvertes, a abouti à la
tonalité moderne et a été absorbé en elle. Berlioz a vu juste quand,
dans la dissertation citée plus haut, il dit: «Notre musique contient
celle des anciens, mais la leur ne contenait pas la nôtre;
c'est-à-dire, nous pouvons aisément reproduire les effets de la
musique antique, et, de plus, un nombre infini d'autres effets qu'elle
n'a jamais connus et qu'il lui était impossible de rendre.»

L'harmonie est née au moyen âge, à la suite de tâtonnements où les
éléments discordants ont été écartés peu à peu, tandis que les
éléments purement harmoniques ont fini par prendre une forme, bonne
encore aujourd'hui, quoique le système de tonalité soit modifié. Si
compliquée que paraisse l'harmonie, elle repose toujours sur les mêmes
principes simples et rationnels. Elle a contribué aussi à la réforme
ou plutôt au développement de la tonalité, parce que la mélodie et
l'harmonie sont intimement liées et régies par les mêmes lois tonales;
la véritable mélodie n'existe qu'en vertu de ces lois et du rythme.

Notre musique est donc le résultat d'un développement organique et
progressif: l'histoire de l'art en donne la preuve incontestable.
Personne ne croira sérieusement qu'un système légitimé, développé,
agrandi, enrichi successivement par le génie musical, depuis
Palestrina jusqu'à Bach, Mozart, Beethoven et leurs successeurs, soit
un simple produit du caprice ou du hasard. D'ailleurs, s'il n'était
pas dans un rapport intime avec notre nature, avec notre sens musical
inné, il ne nous causerait pas des émotions plus profondes que ne nous
en produit le babillage des oiseaux, pour en revenir à une
comparaison dont je me suis servi.

       *       *       *       *       *

Mais si l'art musical appartient aux beaux-arts, du même droit que les
autres, il n'en résulte pas que ses beautés, non plus que celles des
autres, doivent être susceptibles d'une démonstration mathématique. Je
ne vois pas comment on peut forcer un homme à avouer qu'une statue est
un admirable chef-d'œuvre, si ce n'est pas son avis. S'il soutient
qu'un tableau est mal conçu, que les personnages manquent de caractère
et d'expression, que la couleur est fausse, que le clair-obscur est
défectueux, que la perspective aérienne est mal observée, on aura beau
chercher à lui démontrer le contraire, il peut fort bien persister
dans son opinion. Tout au plus pourrait-on lui prouver qu'il n'y a pas
d'erreur mathématique dans la perspective linéaire; mais s'il
soutenait que le peintre aurait dû placer autrement son horizon, son
point de vue et son point de distance, il pourrait raisonner et
déraisonner à son aise, sans qu'on pût le convaincre qu'il a tort.

La musique, d'ailleurs, n'est pas sujette à la mode, comme on l'a dit.
Il existe beaucoup de mélodies et d'œuvres fort anciennes qui n'ont
rien perdu de leur valeur. On peut affirmer aussi, avec assez de
certitude, que les symphonies d'Haydn, de Mozart et de Beethoven ne
vieilliront pas. Je parle de celles où le génie des maîtres se
manifeste dans sa plénitude. C'est l'opéra qui est particulièrement
sujet aux variations du goût du public, et l'on en peut conclure que
ce doit être un peu la faute de l'opéra lui-même. Rien n'est plus
facile que de dresser une liste d'œuvres prônées, admirées d'abord,
puis dédaignées et oubliées, depuis le temps de Lully jusqu'à celui de
Meyerbeer, de Verdi et de Gounod. Le pire, c'est qu'on n'en devient
pas plus raisonnable, ou si vous aimez mieux, plus réservé et plus
circonspect. La querelle des Lullistes et des Ramistes, la guerre des
Bouffons, la lutte acharnée entre les Gluckistes et les Piccinistes se
sont renouvelées plus d'une fois pour des sujets différents, mais avec
autant de passion; il en sera sans doute encore longtemps, peut-être
toujours ainsi. Je me propose d'examiner ici les causes de ces
divergences, de ces variations, de ces discussions plus ou moins
sérieuses, plus ou moins violentes. Parmi ces causes, il y en a qui
sautent aux yeux de tout le monde, mais il en est d'autres qui
touchent aux questions les plus délicates de l'esthétique. Il ne
s'agit pas seulement de savoir comment le public peut se tromper, mais
encore comment les compositeurs et les critiques eux-mêmes se font
souvent illusion; car je ne m'occupe que des erreurs commises de bonne
foi; la mauvaise foi est jugée par les lois de l'honnêteté.


[Illustration: décoration]



[Illustration: décoration]



II

ERREURS CAUSÉES PAR L'IGNORANCE, L'HABITUDE OU LA PRÉVENTION


On a souvent discuté sur la hiérarchie des beaux-arts, et toujours on
a résolu la question à la façon de M. Josse du _Bourgeois
gentilhomme_. Les musiciens seuls se sont bornés à réclamer une place
au soleil pour leur art à côté des autres, place qu'on leur a disputée
bien des fois en mettant la musique au dernier rang. Il est plus
rationnel de reconnaître à chaque art une nature propre, selon les
moyens qu'il emploie, d'assigner à tous les beaux-arts un même but et
d'examiner les lois qui leur sont communes. Une de ces lois, c'est que
tous les arts, pour être compris, demandent un certain degré de
culture intellectuelle. La poésie est sans doute le plus répandu de
tous; les arts du dessin ne sont que des arts d'utilité et d'ornement,
excepté chez les nations où les Raphaël, les Poussin, les Rubens, les
Holbein ont trouvé des admirateurs et des successeurs. Et puis, une
simple image d'Épinal, une peinture grossière peut faire la joie, non
seulement des enfants, mais encore d'une foule de grandes personnes.
Visitez les musées, vous verrez que ce n'est pas devant les meilleurs
tableaux que s'arrêtent la plupart des passants, mais devant ceux qui
frappent le plus leur attention, par les dimensions de la toile, par
le sujet, par les groupes des personnages, par l'éclat de la couleur.
Je laisse à mes lecteurs de développer ces considérations; ils en
feront facilement l'application à la musique. Mais ce n'est pas tout.
Nous sommes habitués dès notre enfance à l'usage du langage parlé, qui
est l'instrument de la poésie; nous voyons aussi, dès notre enfance,
des personnages, des figures humaines, des animaux, des édifices, des
arbres, des paysages, etc. Au contraire, notre première éducation
musicale ne se fait d'habitude que par quelques chansons; pour le plus
grand nombre des gens, surtout à la campagne, la musique se réduit
même, toute leur vie, presque uniquement à des chansons, des chants
d'église et de la musique de danse. Les chœurs d'orphéons peuvent
compter parmi les chansons.

Dans les villes, les ressources musicales sont plus variées et plus
nombreuses; mais là encore les chansons gardent leur importance. On
peut dire, et il serait facile de le prouver, que l'immense majorité
du public des théâtres préfère une farce, un vaudeville, un mélodrame
à une œuvre purement classique, tragédie ou comédie. En musique aussi
on peut établir une échelle ascendante entre les cafés-concerts,
l'opérette, l'opéra-comique et le grand opéra.

J'ai parlé de l'influence des concerts populaires de musique
classique, qui ont développé le goût du public pour la musique
symphonique et ont offert aux compositeurs les moyens de faire
entendre des œuvres, qu'auparavant ils n'auraient même pas songé à
écrire, faute de débouchés. Il ne faudrait cependant pas aller jusqu'à
attribuer au public une parfaite intelligence de la «grande musique»,
comme on l'appelle parfois, ou plutôt de la musique purement
symphonique. Fétis raconte qu'il y a près de cent ans, la masse du
public croyait que dans un orchestre, tous les instruments jouaient à
l'unisson; il ajoute que c'est grâce aux journaux qu'aujourd'hui on
est plus instruit sur ce sujet. Le fait est moins paradoxal qu'il ne
le semble. Les personnes qui n'ont pas une oreille bien exercée
concentrent toute leur attention sur la mélodie; l'accompagnement
harmonique, s'il n'est pas non avenu, flotte dans un vague ou ne leur
produit guère d'autre effet que l'accompagnement obligé de tambour
dans une chanson arabe. Aussi je n'affirmerai pas qu'à l'exécution
d'une symphonie de Beethoven, beaucoup d'auditeurs soient en état d'en
bien suivre les développements. La plupart se bornent à saisir de leur
mieux la partie mélodique, à se laisser charmer par le timbre des
instruments ou impressionner par la puissance de l'ensemble. Bref, ils
ne comprennent pas tout; ils en comprennent assez pour leur plaisir,
et cela leur suffit. Les morceaux qu'ils aiment à redemander sont
ordinairement des morceaux entraînants, comme la marche hongroise de
Berlioz, un menuet ou autre air de danse, ou encore un morceau très
doux, avec sourdines des instruments à cordes. La plupart des
auditeurs qui écoutent, pendant deux ou trois heures, de la musique
d'orchestre, trouveraient peu d'attrait à entendre, pendant le même
temps, des quatuors d'instruments à cordes, si parfaite qu'en fût
l'exécution: aussi la dénomination de _musique de chambre_ n'est-elle
pas arbitraire. Dans les concerts populaires de musique classique,
l'orchestre ne suffit même plus pour attirer la foule; on est obligé
d'y ajouter quelque soliste, chanteur ou instrumentiste, qui, pourvu
qu'il ne soit pas franchement mauvais, est toujours sûr d'être
applaudi. S'il a un nom célèbre, on peut être obligé de refuser du
monde à la porte.

Je pense en avoir dit assez pour montrer qu'il ne faut pas exagérer
l'influence de la musique symphonique sur le public, ni attribuer aux
jugements de celui-ci, ou pour parler plus exactement, à ses
impressions, plus de valeur qu'elles ne méritent. En tout cas, le
public a suivi une marche progressive: d'abord les symphonies de Haydn
et de Mozart lui ont été les plus intelligibles; celles de Beethoven
l'étonnaient, le subjuguaient avant de le charmer. Ce n'est pas sans
quelque peine qu'il a admis Schumann; plus tard seulement les
singularités de la musique descriptive lui ont offert quelque attrait;
peu à peu il s'est familiarisé avec la symphonie fantastique de
Berlioz, tandis que même l'ouverture du _Carnaval romain_ avait
commencé par lui déplaire. Il avait des préventions personnelles
contre l'auteur, mais il ne lui en a pas moins fallu du temps pour
s'habituer à des œuvres qui, d'abord, ne pouvaient manquer de le
choquer.

       *       *       *       *       *

En étudiant les transformations de la musique théâtrale, on peut
constater un progrès dans la forme plutôt que dans le fond; cette
musique semble marcher en ligne brisée, ou plutôt, elle semble tantôt
reculer pour reprendre ensuite sa marche en avant: le tout pour faire
autrement qu'auparavant, sans faire beaucoup mieux, du moins depuis
Gluck et Mozart. Ce que je veux dire ici, c'est que l'opéra est, pour
le public, une source continuelle de jouissances, aussi bien que de
mystifications, auxquelles il ne croit même pas et dont, d'ailleurs,
il ne s'inquiète point, pourvu qu'il ait les jouissances. Il est bien
entendu que je ne parle pas du petit nombre de personnes habituées à
juger sans préventions ni illusions, je ne parle que du public qui
fait le succès ou l'insuccès d'un ouvrage, bon ou médiocre, sérieux ou
frivole, peu lui importe, pourvu qu'il y trouve le plaisir qu'il
cherche. C'est qu'au théâtre, l'impression que reçoit le public est
très complexe; il ne s'occupe certes pas de l'analyser, chose dont il
serait incapable et qui, d'ailleurs, ne servirait qu'à gâter son
plaisir. Il voit de beaux décors représentant un palais ou un paysage
pittoresque; il voit des personnages en costumes riches et étincelants
figurer, par leur mimique et leur jeu de physionomie, une action
théâtrale émouvante; il écoute ou lit les paroles qui lui expliquent
l'action; il entend une musique vocale et instrumentale qui le charme
et le touche, tantôt douce et insinuante, tantôt passionnée et
entraînante, tantôt poignante ou lugubre: l'ensemble lui cause une
vive émotion, un extrême plaisir, et il ne doute pas que la musique ne
convienne aussi bien à l'action dramatique que la mimique des acteurs,
les costumes et les décors. Ce n'est pas tout: le timbre même de la
voix d'un chanteur ou d'une cantatrice, ainsi que les charmes de sa
personne, peuvent exercer sur le public une fascination singulière;
c'est une des causes principales du succès de bien des artistes. Quand
le public a pris un artiste en affection, il lui faut des causes
graves pour changer de sentiment. Puis, il y a des effets de voix qui
ont sur lui une influence irrésistible: par exemple des traits de
bravoure, un son éclatant, voire même un cri, poussé à pleins poumons,
surtout à la fin d'une phrase, avant un silence plus ou moins
prolongé; puis un son d'une acuité exceptionnelle, tel qu'un _ut_ ou
un _ut_ dièze de poitrine d'un ténor,--un _mi_ ou un _fa_ suraigu d'un
soprano; puis encore des oppositions subites de _piano_ et de
_forte_; un puissant effet vocal de chœur, soit à l'unisson, soit en
morceau d'ensemble; bref, l'effet musical au théâtre se compose d'une
quantité de détails et s'unit à une foule d'effets d'autre nature, de
telle sorte que l'auditeur n'est juge que de son plaisir, sans qu'on y
puisse voir un _criterium_ pour la valeur véritable d'une œuvre. Je
sais bien qu'en dehors du théâtre, on peut exécuter la musique d'un
opéra, dégagée de tous les accessoires scéniques; mais là encore on
juge la musique selon le plaisir qu'on en éprouve, plutôt que par sa
valeur dramatique. Je n'ai pas compté l'influence qu'exerce au théâtre
l'ensemble de l'auditoire sur ses parties; je veux dire que
l'impression de chaque auditeur peut être modifiée ou corroborée par
celle des autres; cet effet de réciprocité ou de sympathie n'est pas à
négliger, car il est l'origine et la raison d'être d'une institution
qu'on tolère tout en la désapprouvant: la claque, puisqu'il faut la
nommer. On dit qu'elle n'existe qu'à Paris.

L'habitude peut aider à faire mieux comprendre un genre de musique;
mais souvent elle contribue beaucoup à fausser le jugement. Elle peut,
selon le cas, produire deux effets contraires: ou bien on garde une
prédilection pour la musique à laquelle on est habitué, et l'on
éprouve une certaine répugnance à en admettre une autre; ou bien, à
force d'y être habitué, on s'en fatigue, et l'on en accepte avec
empressement une autre qui a l'attrait de la nouveauté, quand même au
fond elle ne vaut pas celle qu'on vient d'abandonner. Sans doute le
changement peut être utile et même nécessaire; un homme à qui l'on ne
ferait entendre que des symphonies de Beethoven, finirait non pas par
les estimer moins ou par s'en dégoûter, mais par demander à entendre
d'autre musique, pour varier ses plaisirs et pour mieux goûter la
musique de Beethoven lui-même par la comparaison. Ce genre de
changement se pratique au théâtre comme ailleurs; mais on y voit
aussi, plus qu'ailleurs, les mauvais effets de l'habitude.

Quand Lully eut régné sans partage sur la scène de l'Opéra, il
fallait, pour réussir, imiter sa musique; Rameau parvint, non sans
peine, à se faire admettre, quoiqu'il ne s'écartât pas trop du style
de Lully. Gluck les fit oublier tous les deux. Les œuvres de son
école finirent par être abandonnées comme trop sérieuses et trop
dramatiques; un revirement du goût du public leur fit préférer des
ouvrages plus séduisants, dus à Rossini ou à l'influence que ce maître
exerça sur les compositeurs français. La _Vestale_ de Spontini et les
opéras de Cherubini, tout comme _OEdipe à Colone_ de Sacchini et les
œuvres de Gluck, cédèrent le pas à la _Muette de Portici_, à
_Guillaume Tell_, à _Robert le Diable_, à la _Juive_. On se passionna
aussi pour Donizetti et Bellini; on proclama _Sémiramis_, _Norma_ et
_Lucie de Lamermoor_, des chefs-d'œuvre dramatiques, jusqu'à ce que
Donizetti et Bellini furent supplantés par Verdi.

A l'Opéra-Comique, il en fut de même: l'école de Monsigny et de Grétry
fit place à celle d'Adam et d'Auber, autres élèves de Rossini; la
_Dame blanche_ garda presque seule son prestige, parce qu'elle pouvait
être considérée comme une œuvre de transition entre l'ancienne école
et la nouvelle; les airs de danses, qui formaient le fond des nouveaux
opéras-comiques, exerçaient un attrait irrésistible, et le public n'en
demandait pas davantage. On ne saurait soutenir que _Guillaume Tell_
et _Robert le Diable_ soient des œuvres plus dramatiques, plus vraies
que _Alceste_ de Gluck ou la _Vestale_ de Spontini; mais ils avaient
une forme plus variée et plus brillante et un charme mélodique
nouveau. En même temps on perdit le goût des pièces à sujets antiques
et sévères. Voilà comment _Alceste_ est devenu un opéra ennuyeux, et
comment la _Vestale_ est démodée quant à la pièce et la forme
mélodique. Par un juste retour d'ici-bas, il en sera de même pour les
ouvrages qui les ont supplantés. Il est vrai qu'on joue encore _Don
Juan_, les _Noces de Figaro_ et la _Flûte enchantée_, plus ou moins
dénaturés tous les trois; mais le public n'y voit qu'un certain charme
mélodique et des scènes comiques: c'est la seule cause du plaisir
qu'il y trouve, indépendamment de celui que lui donnent les chanteurs
qu'il aime.

Il est impossible de ne pas voir dans tous ces changements la double
force de l'habitude, telle que je l'ai définie; tant qu'un ouvrage
répond au goût du public et que, par conséquent, il est à la mode, on
l'admire, on le prône comme un chef-d'œuvre, et l'on supporte
difficilement la contradiction; quand on en est fatigué et qu'on
l'abandonne pour une idole nouvelle, on reporte sur celle-ci
l'engouement, les formules admiratives et l'intolérance qu'on avait
mis au service de la divinité délaissée.

J'ai dit que le public ne juge la musique que d'après son plaisir; il
y a cependant des amateurs qui ne s'en tiennent pas à l'effet sensuel;
ils veulent que la musique ait un rapport suffisant avec l'action
théâtrale qu'elle accompagne. Ces amateurs dédaignent l'opérette; il y
en a même qui estiment peu l'opéra-comique, surtout l'opéra-comique
moderne; cela ne les empêche très probablement pas de se faire
illusion bien des fois sur la musique de grand-opéra. En tout cas, il
ne faut pas demander à la masse du public de raisonner ses sensations;
mieux vaut lui laisser la franchise et la naïveté de ses impressions.
Le plus souvent quand on raisonne, on ne cherche qu'à justifier ses
propres opinions, ses affections et ses antipathies. Cette règle
s'applique avec peu d'exceptions, non seulement au public, mais aussi
aux esthéticiens et à la presse.

       *       *       *       *       *

L'effet de l'habitude exerce une grande influence sur les œuvres
musicales elles-mêmes. Du moment où certaines formes mélodiques
séduisent le public, les compositeurs s'en emparent avec empressement.
Une mélodie plaît-elle, il faut la répéter, soit avec un second
couplet, soit sans changement de paroles, d'abord parce qu'elle plaît,
ensuite parce qu'un trop fréquent changement de motifs fatiguerait
l'attention de l'auditeur et le dérouterait; il aime mieux savourer un
plat et y revenir, avant de s'en faire servir un nouveau. Il aime
aussi sentir bien la fin et les principales divisions d'un motif, afin
de relâcher un peu son attention pendant les phrases secondaires ou
formant remplissage. Certaines formules ou cadences mélodiques ou
harmoniques sont fort utiles à cet effet; plus elles sont marquées,
mieux elles remplissent leur destination. Les récitatifs aussi sont
aptes à laisser reposer l'esprit; les ritournelles sont excellentes
pour annoncer un air nouveau et le recommander à l'attention des
auditeurs. Que les formes conventionnelles s'accordent ou non avec
l'action dramatique; qu'elles l'arrêtent ou la contrecarrent, cela
importe peu; elles sont nécessaires pour faciliter au public
l'intelligence de la musique. Elles font très bien aussi l'affaire des
compositeurs; passez-moi le mot: elles constituent un excellent
oreiller de paresse, une ressource commode et lucrative. Rien n'est
plus facile que d'arranger une mélodie d'après ces formes
conventionnelles et d'y ajouter le remplissage nécessaire.

L'habitude et la convention ne s'étendent pas seulement à la mélodie
et à la coupe des morceaux, mais aussi à l'harmonie et même à
l'instrumentation. Quand les œuvres de Rossini commencèrent à se
répandre en France, n'appelait-on pas l'auteur: _Il Signor Vacarmini_?
Cela n'a pas empêché les compositeurs de lui emprunter ses formes
mélodiques, son _crescendo_ et sa cadence harmonique favorite,
quoiqu'elle ne fût pas de son invention. Et quand parurent les opéras
de Meyerbeer, les partisans de Rossini n'ont-ils pas traité sa musique
comme pauvre de mélodie, lourde et trop bruyante? Et Berlioz? et R.
Wagner?

Ces méprises se commettent d'autant plus facilement que beaucoup de
gens ont l'habitude de ne s'occuper au théâtre que de la musique. Ne
comprenant pas souvent les paroles chantées, ils prennent le parti de
n'en tenir à peu près aucun compte; les compositeurs prennent la même
voie et la trouvent fort commode. Il y a même des personnes qui en
font autant pour la pièce d'un opéra. Combien de fois ne m'est-il pas
arrivé de critiquer non seulement les paroles en détail, mais le texte
d'un opéra dans son ensemble: «Que m'importe la pièce?» me
répondait-on; «j'écoute la musique.» Assurément le succès de la _Flûte
enchantée_ à l'Opéra-Comique est dû uniquement à la musique de Mozart,
pourvu qu'elle soit exécutée convenablement. La pièce allemande, quoi
qu'on en puisse dire, a du moins un caractère et une raison d'être;
l'arrangement, ou plutôt le dérangement français, n'a d'autre raison
d'être que la musique de Mozart, l'action est absolument inepte. Les
personnes mêmes qui, à l'Opéra, applaudissent _Don Juan_, ou plutôt
certains morceaux de l'œuvre, ne se doutent pas de l'importance du
texte italien sur lequel la musique a été écrite.

Les habitués de l'ancien Théâtre-Italien faisaient assurément peu de
cas d'une pièce et aucun du texte; la musique et les chanteurs les
occupaient à peu près exclusivement.

Et chaque fois qu'on chante dans une langue que le public ne comprend
pas? N'a-t-on pas voulu nous faire entendre, il y a peu de temps,
_Lohengrin_ en allemand? Puis on y a renoncé pour nous le promettre en
italien. Mieux encore vaut l'allemand.

Quand une éducation musicale a été mal faite, l'habitude peut avoir
pour effet d'égarer, de dépraver le goût. Croit-on, par exemple, que
les jeunes personnes qui, pendant des années, font leurs délices de
musique de danse, de frivoles ou insipides morceaux de piano, de
plates romances, soient en mesure de juger ou de goûter la musique
sérieuse? Cela me rappelle un mot de Seghers, mort en 1881, et qui,
après avoir été un des fondateurs de la Société des concerts du
Conservatoire, avait organisé en 1849 la Société Sainte-Cécile, par
laquelle il a fait connaître beaucoup d'ouvrages classiques et des
œuvres de jeunes compositeurs. Ce ne fut pas sa faute si cette
Société n'a duré que quelques années. Un soir, dans un concert, il me
parlait de musique classique: «Voyez-vous,» me dit-il à demi-voix, en
me montrant le public; «ce ne sont pas ces gens-là qui comprendront la
musique; ce sont les blouses!» Il voulait évidemment dire qu'il vaut
mieux n'avoir guère d'éducation musicale que d'en avoir une mal faite
et frivole. Dans le premier cas, on écoute naïvement, avec la
conviction de son ignorance, et l'on ne demande pas mieux que de
comprendre les œuvres des maîtres de l'art; pourvu que l'on
comprenne un peu, on cherche à comprendre davantage; on est même
heureux de comprendre. C'est précisément ce qui est arrivé lors de la
création des concerts Pasdeloup.

       *       *       *       *       *

L'amour-propre joue dans les jugements un rôle beaucoup plus grand
qu'on ne le croirait au premier abord. L'instruction insuffisante,
l'habitude et l'amour-propre, voilà les trois causes principales
d'erreur, en laissant toujours de côté la mauvaise foi, qui,
d'ailleurs, repose aussi sur l'amour-propre. Du moment où l'on a pris
l'habitude d'une certaine musique, on se croit bon juge, et l'on est
porté à repousser celle qui en diffère beaucoup. Quand on a jugé, on
ne veut pas se rétracter; il y a plus: dire à un homme que ce qu'il
adore n'est que du clinquant, ou ne vaut pas ce qui lui déplaît, c'est
presque comme si on lui disait qu'il a mauvais goût ou n'entend rien à
ce qu'il prétend juger. Telle est du moins la manière dont la grande
majorité des gens prend les choses.

C'est précisément la manière de faire d'une question d'art une
question personnelle, qui produit les luttes passionnées où la
courtoisie du langage et des actes est rarement respectée. Les
exemples abondent dans la querelle des gluckistes et des piccinistes;
je préfère en citer un plus ancien et un autre aussi récent.

Voici comment Maret, contemporain de Rameau et son collègue à
l'Académie de Dijon, rend compte de la première représentation
d'_Hippolyte et Aricie_:

«La toile fut à peine levée, qu'il se forma dans le parterre un bruit
sourd qui, croissant de plus en plus, annonça bientôt à Rameau la
chute la moins équivoque. Ce n'était pas cependant que tous les
spectateurs contribuassent à former un jugement aussi injuste; mais
ceux qui n'avaient d'autre intérêt que celui de la vérité ne pouvaient
encore se rendre raison de ce qu'ils sentaient, et le silence que
leur dicta la prudence livra le musicien à la fureur de ses ennemis»,
c'est-à-dire des partisans fanatiques de Lully. Plus loin, Maret dit:
«Peu à peu les représentations d'_Hippolyte_ furent plus suivies et
moins tumultueuses; les applaudissements couvrirent les cris d'une
cabale qui s'affaiblissait chaque jour, et le succès le plus décidé
couronnant les travaux de l'auteur l'excita à de nouveaux efforts.»
Naturellement, la presse s'en mêla; les satires, les pamphlets et les
épigrammes pleuvaient; les ennemis les plus acharnés de Rameau ne
voulurent même jamais convenir de leur tort. _Hippolyte et Aricie_ fut
suivi des _Courses de Tempé_, des _Indes galantes_, de _Castor et
Pollux_, des _Fêtes d'Hébé_, puis de _Dardanus_. Jean-Baptiste
Rousseau comptait parmi les partisans fanatiques de Lully, décriant
sans relâche la musique de Rameau comme une pure cacophonie. A propos
de _Dardanus_, il fit une ode lyri-comique dont une des strophes
commence ainsi:

    Distillateurs d'accords baroques,
    Dont tant d'idiots sont férus,
    Chez les Thraces et les Iroques
    Portez vos opéras bourrus, etc.

A ce point de vue, il n'y a qu'un pas de Rameau à R. Wagner.

Avant qu'on montât _Tannhœuser_ à l'Opéra de Paris, l'auteur donna
plusieurs concerts au Théâtre-Italien, où il fit entendre des
fragments de ses ouvrages, appartenant à sa première et à sa seconde
manière, en y joignant le prélude de _Tristan et Iseult_, qui
appartient à la troisième. Or, à ce moment, on n'avait pas encore les
préjugés ni les causes de mécontentement qu'on a eus plus tard. Voici
le tableau exact que fait Berlioz de ces concerts, sous réserve des
préventions jalouses qu'il avait naturellement contre ce qu'il appelle
le système de Wagner, quoique cette désignation ne puisse s'appliquer
ici qu'aux œuvres de la seconde manière: le _Vaisseau fantôme_,
_Tannhœuser_ et _Lohengrin_. «Un certain nombre d'auditeurs, sans
préventions ni préjugés, a bien vite reconnu les puissantes qualités
de l'artiste et les fâcheuses tendances de son système; un plus grand
n'a rien semblé reconnaître en Wagner qu'une volonté violente, et dans
sa musique, qu'un bruit fastidieux et irritant.» Avant de continuer,
remarquons bien qu'il s'agit des ouvertures de _Rienzi_, du _Vaisseau
fantôme_ et de _Tannhœuser_, du prélude de _Lohengrin_, de la marche
avec chœur de _Tannhœuser_, du chœur nuptial de _Lohengrin_ et
d'autres morceaux aussi faciles à comprendre. Je reprends ma citation:
«Le foyer du Théâtre-Italien était curieux à observer, le soir du
premier concert: c'étaient des fureurs, des cris, des discussions, qui
semblaient toujours sur le point de dégénérer en voies de fait..... Ce
qui se débite alors de non-sens, d'absurdités et même de mensonges est
vraiment prodigieux, et prouve avec évidence que, chez nous au moins,
lorsqu'il s'agit d'apprécier une musique différente de celle qui
court les rues, la passion, le parti pris prennent seuls la parole et
empêchent le bon sens et le goût de parler.» La sortie finale contre
la musique qui court les rues est faite dans un but visible, au profit
non pas de Wagner, mais de Berlioz lui-même; lui aussi a vu, pendant
toute sa vie, une foule de gens «reconnaître les puissantes qualités
de l'artiste et les fâcheuses tendances de son système».

       *       *       *       *       *

L'hostilité qu'ont rencontrée Rameau, Gluck, Berlioz et R. Wagner
s'est produite pour bien d'autres compositeurs, sans excepter même
Beethoven. Ne sait-on pas que lorsque Habeneck fonda la Société des
concerts du Conservatoire pour faire connaître les symphonies de
Beethoven, celles-ci furent critiquées et réprouvées par un bon nombre
de compositeurs français, les plus célèbres en tête? Pendant bien
longtemps, la grande majorité du public et des critiques a regardé la
symphonie avec chœurs comme une aberration; on l'apprécie depuis peu
d'années seulement; le finale a eu le plus de peine à être compris.
Sur ce point encore, on peut consulter les souvenirs de Berlioz,
confirmés par d'autres écrivains. Voici ce qu'il dit des premières
auditions qui eurent lieu aux concerts spirituels de l'Opéra: «On ne
croirait pas aujourd'hui de quelle réprobation fut frappée
immédiatement cette admirable musique par la plupart des artistes.
C'était bizarre, incohérent, diffus, hérissé de modulations dures,
d'harmonies sauvages, dépourvu de mélodie, d'une expression outrée,
trop bruyant et d'une difficulté horrible.» C'est absolument ce qu'en
1861 on disait de _Tannhœuser_, après en avoir dit autant des œuvres
de Berlioz. Habeneck, pour faire passer la symphonie en _ré_ majeur,
fut obligé d'y faire des coupures et de remplacer le _larghetto_ par
l'_allegretto_ (appelé ordinairement l'_andante_) de la symphonie en
_la_ majeur. Or, la symphonie en _ré_ est la deuxième, et le
_larghetto_ se rapproche beaucoup du style de Mozart. «A la première
audition des passages marqués au crayon rouge, Kreutzer s'enfuit, et
son opinion était celle de la grande majorité des musiciens de Paris».
Cette fois-ci, le public véritable fit comme plus tard aux concerts
Pasdeloup; grâce à la persévérance d'Habeneck et de son orchestre,
Beethoven eut gain de cause. Et remarquons-le bien, il ne pouvait
exister de préventions personnelles pour ou contre la personne de
Beethoven; qu'est-ce donc quand ces préventions s'en mêlent? D'une
part on accepte un ouvrage médiocre, et on l'applaudit, parce qu'il
est signé d'un nom respecté ou aimé; d'autre part on siffle, ou l'on
refuse même d'écouter une œuvre, parce qu'on a une antipathie contre
l'auteur et qu'il a été décrié à tort ou à raison. Ce n'est pas la
peine d'insister ni de parler encore de Berlioz et de Wagner; mais
n'est-ce pas une chose assez curieuse qu'un musicien d'un genre tout
autre ait été traité, injurié, décrié comme ils l'ont été: je veux
parler d'Offenbach? Décidément l'auteur des _Deux Aveugles_, tout
comme Berlioz, a bien fait de mourir, ne fût-ce que dans l'intérêt de
ses _Contes d'Hoffmann_.

       *       *       *       *       *

Les préventions pour ou contre un compositeur ont parfois un côté
plaisant. Au temps de la rivalité de Gluck et de Piccini, les
partisans de l'un des maîtres quittèrent un jour brusquement une salle
de concert, croyant qu'on allait chanter un air de l'autre, tandis que
l'air était de Jomelli. Berlioz raconte comment il a fait entendre un
fragment de son _Enfance du Christ_ sous le nom imaginaire d'un ancien
compositeur, Pierre Ducré. L'_Irato_ de Méhul a d'abord été donné sous
un pseudonyme italien; on raconte même que Méhul a voulu mystifier
Napoléon Ier, mais le fait est controuvé. De nos jours, on maltraite
souvent tel ou tel compositeur, sous prétexte qu'il est wagnérien,
quand même c'est la dernière de ses pensées.

Une fois engagé dans cette voie, on trouve beau tout ce qui ressemble
à la musique qu'on affectionne, et mauvais tout ce qui n'y ressemble
pas. On ne tient compte ni de la différence des temps, ni de la
différence des nations. On ne veut pas admettre, par exemple, que les
Allemands puissent, sans avoir tort, accepter au théâtre des pièces
qui ne sont pas conformes aux habitudes du public et des librettistes
français. Les drames lyriques de Wagner ne sont pas seuls dans ce cas.
D'ailleurs, il y a des sujets nationaux ou légendaires qui peuvent
intéresser telle nation plus que telle autre; on ne s'en persuade pas
moins qu'on a seul bon goût et que les autres se trompent.

Plus on met de fanatisme et d'intolérance à faire triompher une
opinion, plus on prouve que cette opinion repose sur une impression
purement personnelle. On en arrive à vouloir même empêcher les autres
d'écouter une musique qu'on n'aime pas soi-même, oubliant le
précepte: «Si vous n'en voulez pas, n'en dégoûtez pas les autres.»
Considérée ainsi, la musique est bien le jouet de la mode, des goûts
personnels, des impressions purement sensuelles, je pourrais ajouter:
et du despotisme le plus sot et le plus ridicule qu'on puisse voir.
Pourquoi chacun ne pourrait-il pas suivre son goût en musique, comme
par exemple en peinture? On n'est pas plus forcé d'écouter une musique
qu'on n'aime pas, que de regarder un tableau. Que chacun prenne son
plaisir où il le trouve, à condition qu'il n'empêche pas les autres
d'en faire autant.

[Illustration: décoration]



[Illustration: décoration]



DEUXIÈME PARTIE



III

LA MUSIQUE IMITATIVE


Jusqu'à présent, je me suis occupé des erreurs provenant de la
situation, de l'ignorance, des préjugés, du mauvais goût, de l'égoïsme
des auditeurs. Il existe des causes d'illusion d'un effet moins
bruyant, moins violent, moins funeste, mais qui peuvent influer sur le
caractère et la valeur d'une œuvre, sur la tendance générale de
l'art, quoique toutes les aberrations finissent toujours par être
jugées et qu'elles n'empêchent jamais l'art de reprendre sa direction
rationnelle et légitime. S'il ne faut pas voir dans la musique un pur
instrument de plaisir, il ne faut pas non plus, passez-moi le mot, y
chercher midi à quatorze heures, en prétendant lui faire dire plus
qu'elle ne peut dire. Je veux parler des aberrations qu'on appelle
musique imitative, musique descriptive, couleur locale, musique
mystique, etc. Examiner ce que la musique ne peut pas exprimer, sera
le meilleur moyen d'arriver à déterminer ce qu'elle signifie en
réalité.

Je commencerai par la musique imitative, question discutée souvent,
qui semble assez simple, et dont, cependant, on n'a pas encore donné
une solution satisfaisante. D'une part, la musique imitative est un
genre très inférieur et même peu musical, mais, d'autre part, elle
touche à l'expression musicale véritable; aussi, presque tous les
compositeurs en ont-ils fait usage plus ou moins. Dans les discussions
esthétiques sur ce sujet, on cite ordinairement beaucoup d'exemples;
on n'en finirait pas si on voulait les citer tous; seulement, d'après
un dicton vulgaire, à force de voir des arbres, on ne voit pas la
forêt; on cite des exemples, on discute, et l'on ne conclut pas, ou
l'on conclut mal.

La musique imitative n'est pas d'invention moderne. Un des plus
anciens ballets sacrés des Grecs représentait le combat d'Apollon
contre le serpent Python; le ballet était divisé en cinq actes, dont
le premier montrait les préparatifs de la lutte, et le dernier, les
réjouissances après la victoire. Des flûtes, des cithares et des
trompettes accompagnaient l'action d'une musique appropriée, si bien
qu'on cherchait à imiter par la trompette les grincements de dents du
monstre blessé. L'imitation ne devait pas être fort exacte, mais on
n'est pas plus exigeant aujourd'hui, quoique l'on ait beaucoup
perfectionné la musique imitative. On a mis en musique des batailles:
Dittersdorf, contemporain de Mozart, a fait douze symphonies sur les
métamorphoses d'Ovide; Buxtehude a écrit des morceaux pour
harpsicorde, destinés à peindre les diverses propriétés des sept
planètes; le règne animal a été largement mis à contribution; bref, on
a voulu imiter tout ce qui peut être vu ou entendu, et même davantage.

Au siècle dernier, l'imitation de la nature était regardée comme le
principe fondamental de tous les beaux-arts. On connaît le traité de
Batteux sur ce sujet; de telles dissertations n'ont guère d'utilité,
d'autant plus que l'on confondait l'imitation avec l'expression. Il
suffit de lire les lignes suivantes de J. J. Rousseau: «La musique
peint tout, même les objets qui ne sont que visibles, et la plus
grande merveille d'un art qui n'agit que par le mouvement est d'en
pouvoir former jusqu'à l'image du repos. La nuit, le sommeil, la
solitude et le silence entrent dans le nombre des grands tableaux de
la musique, etc.» Réverony Saint-Cyr a poussé le système à ses
dernières limites; il a soutenu qu'en musique, pour toute image
parfaitement rendue, le trait visuel concorde avec le trait du chant,
et que la forme de l'objet doit se trouver sur le papier dans la série
même des notes, pourvu qu'on l'y cherche avec art. Il a vu ainsi, dans
la musique finale d'_Armide_ de Lully, le palais de la magicienne qui
s'écroule; dans le prélude d'_Iphigénie en Tauride_ de Gluck, il a
découvert les ondulations des vagues de la mer; ailleurs, la musique,
selon lui, dessine les mouvements d'un serpent, le lever du soleil,
une âme qui monte au ciel, etc. Réverony Saint-Cyr donne des exemples
en notes avec les dessins correspondants. Il lui a fallu, en effet,
beaucoup «d'art» et d'imagination[1].

  [1] Essai sur le perfectionnement des beaux-arts par les sciences
  exactes, ou calculs et hypothèses sur la poésie, la peinture et
  la musique. Paris, 1891; 2 vol. in-8º.

L'imitation est si peu le but suprême des beaux-arts, qu'elle n'est
rigoureusement possible que dans des cas très peu nombreux. Pour
reproduire exactement, par exemple, une figure humaine, il manque à la
sculpture deux choses essentielles: le coloris d'abord, l'expression
des yeux ensuite. Au musée des antiques du Louvre, il y a un chien en
marbre; on prétend qu'il est si bien imité que les chiens aboient en
le voyant. Comme l'entrée du musée leur est interdite, je ne puis
garantir le fait; d'ailleurs, la méprise d'un chien prouverait peu de
chose.

Le trompe-l'œil en peinture a un domaine extrêmement restreint, parce
que cet art ne peut pas rendre l'éclat de la lumière. Comparez le
lever de soleil le mieux peint avec la nature, et vous verrez l'énorme
distance qui sépare l'un de l'autre. Mais du moins le trompe-l'œil
est possible en peinture; le _trompe-l'oreille_ est-il possible en
musique? J'en doute; toute imitation, si fidèle qu'elle puisse
sembler, reste trop loin du modèle pour qu'on prenne le change. Un
coup de grosse caisse peut représenter le son du canon lointain; mais
c'est une pure exception, autrement tous les coups de grosse caisse
représenteraient des coups de canon. Le son de la grosse caisse et
celui du canon, même lointain, diffèrent trop, d'ailleurs, pour que
l'on confonde réellement l'un avec l'autre. Beethoven a imité le chant
du coucou au moyen de la clarinette; mais la voix de cet oiseau
diffère sensiblement du son de la clarinette; et puis le coucou ne
fait pas toujours un intervalle de tierce majeure. Quant à la caille,
jamais elle ne se reconnaîtrait dans la symphonie pastorale; le
hautbois peut, en bien des circonstances, répéter le _ré_ aigu sur le
petit dessin rythmique employé par Beethoven, sans que personne croie
entendre une caille; il en est de même pour la clarinette jouant _ré
si_ bémol.

Un trille de flûte, accéléré graduellement, est une bien pauvre
imitation du chant du rossignol. Les fabricants d'oiseaux mécaniques
réussissent beaucoup mieux. Tout l'art de Beethoven ne saurait
rivaliser avec les jolis petits automates qui, à la porte des
magasins de joujoux, font la joie et l'amusement des passants. Le
loriot ne se fait pas entendre dans l'amusette de la symphonie
pastorale; cependant il n'a pas été oublié par Beethoven; mais
personne ne s'en douterait, si Schindler ne nous avait pas avertis.
Prenons donc une flûte pour une flûte et non pas pour un loriot.

Berlioz, dans la scène aux champs de la symphonie fantastique, imite
le tonnerre par un roulement de timbale; il y a la même observation à
faire que plus haut sur la grosse caisse. Au quatrième acte de
_Rigoletto_, Verdi imite le sifflement du vent par le chœur
vocalisant à bouche fermée dans la coulisse. C'est un effet de
machinisme plutôt qu'un effet musical, et qui ne peut tromper
personne, si tant est qu'on y fasse attention.

L'imitation du galop du cheval par une batterie en triolets, et de
l'aboiement du chien par une note précédée d'une appogiature, sont
des moyens trop enfantins et trop conventionnels. Il y a toujours lieu
de répéter la remarque faite sur la grosse caisse. Meyerbeer aussi a
imité le galop du cheval au deuxième acte du _Prophète_. Le machiniste
ne pouvant faire galoper un cheval dans la coulisse pour annoncer
l'arrivée d'Oberthal, le basson remplace économiquement la bête.

Une imitation plus réaliste est celle des coups de canon dans les
batailles écrites pour le piano; on frappe les basses de l'instrument
avec le plat des deux mains, ou encore avec tout l'avant-bras gauche.

Si l'on étudie les partitions du siècle dernier, on voit qu'en ce
temps on n'était pas difficile sur les moyens d'imitation; avec une
simple gamme, on disait une foule de choses. Mozart aussi se sert de
la gamme ascendante dans le duel de _Don Juan_; la tempête, dans le
prélude d'_Iphigénie en Tauride_ de Gluck, est assez enfantine, et les
gammes n'y manquent pas. Dans le _Postillon de Longjumeau_ Biju imite
le vol de Zéphyre, le roulement d'un torrent, le chant des bergers
charmant les nymphes, les doux accents des habitants de l'Arcadie, en
vocalisant toujours une gamme descendante. Le procédé de Biju est
celui par lequel Lully, Rameau et leurs successeurs faisaient de la
musique imitative.

       *       *       *       *       *

Lorsque l'imitation concerne un effet purement visuel, il est évident
que l'effet musical auditif y répond encore bien moins que dans
l'imitation de bruits ou de sons quelconques. Les gammes représentant
les deux adversaires qui se fendent dans le duel de _Don Juan_,
peuvent compter comme une imitation d'un effet visuel. Rossini fait
exécuter aux violons de l'orchestre une gamme ascendante de près de
trois octaves, au moment où Guillaume Tell abat la pomme placée sur la
tête de son fils. Rossini a-t-il voulu peindre le mouvement de la
flèche? En ce cas l'imitation est fausse, car la flèche doit suivre
une ligne presque horizontale. Ou bien a-t-il voulu rendre le
sifflement du projectile? L'imitation est encore fausse, car le
sifflement d'une flèche, comme celui d'une balle de fusil, doit
baisser d'intonation à mesure que la flèche ralentit son vol, en
s'éloignant de son point de départ. Pourquoi Rossini n'a-t-il pas fait
siffler aussi la flèche avec laquelle Guillaume tue Gessler? Celle-là
assurément devait être décochée avec une vigueur peu commune.

Voici la contre-partie de la gamme de Rossini: Dussek, qui cependant
ne manquait pas de talent, a écrit un morceau pour piano intitulé:
_Les malheurs de Marie-Antoinette_; à la fin, une glissade parcourant
le clavier de haut en bas peint «la chute du couteau de la
guillotine!»

Dans la _Création_ d'Haydn, les exemples de musique imitative
abondent, comme on sait. Ce n'est pas la peine de parler de
l'ouverture, contenant une peinture du chaos; la meilleure
représentation du chaos est celle que font les musiciens d'orchestre,
quand ils accordent leurs instruments et que chacun prélude de son
côté. Il y a ensuite le mugissement du vent, le vol des légers nuages,
la foudre, l'éclair, la neige, la grêle, la rosée, un torrent, un
ruisseau paisible, un lion qui rugit, un tigre qui bondit, un cerf
léger, un cheval qui s'élance, un serpent qui rampe, etc. Dans
l'ouverture des _Saisons_, Haydn a peint le passage de l'hiver au
printemps. Mendelssohn a pris la même peinture pour sujet de
l'ouverture de sa cantate: _La première nuit de Walpurgis_. Les
_Saisons_ sont naturellement écrites dans le même système que la
_Création_.

Prenez n'importe quel passage imitatif d'Haydn et considérez-le, en
faisant abstraction du texte; vous conviendrez que personne n'y
verrait une intention imitative, s'il n'y était engagé par le titre ou
les paroles chantées.

Vous direz encore que le même passage ou un passage analogue se trouve
ailleurs dans les œuvres d'Haydn ou dans celles d'autres
compositeurs, sans aucun effet imitatif. C'est encore et toujours le
coup de grosse caisse qui représente, une fois par exception, un coup
de canon. La musique de ce genre ressemble à ces vieilles peintures où
les personnages par eux-mêmes n'ont pas d'expression ou bien en ont
une quelconque; sur une bande qui sort de leur bouche sont écrites les
paroles qu'ils sont censés dire, sans paraître en avoir l'air
aucunement.

       *       *       *       *       *

Avant d'aller plus loin, cherchons une règle pour apprécier en quelle
manière l'imitation est praticable en musique. A cet effet, prenons
des exemples de musique pittoresque, mais où il n'y a point de musique
imitative; j'en emprunte deux à la partition écrite par Mendelssohn
pour le _Songe d'une nuit d'été_ de Shakespeare, et que tout le monde
connaît. Dans l'intervalle entre le deuxième acte et le troisième,
Hermia cherche Lysandre et s'égare dans la forêt. La musique rend
d'une façon claire et caractéristique l'inquiétude et l'agitation
d'une personne cherchant en vain; sa course haletante et vagabonde
semble même rendue par le rythme et par l'expression de la mélodie,
augmentée d'une heureuse orchestration. Le _scherzo_ qui sert
d'intermède entre le premier acte et le second n'a pas de titre;
néanmoins on n'a pas besoin de consulter le mélodrame qui suit, pour
savoir que ce _scherzo_ représente une danse de lutins; c'est, aussi
bien que l'autre intermède, dont je viens de parler, un chef-d'œuvre
et un modèle de musique pittoresque. Je pourrais citer encore le
menuet des follets dans la _Damnation de Faust_ de Berlioz; seulement,
rien dans la musique n'indique que c'est une danse de follets; tout au
plus pourrait-on voir une trace de leurs mouvements capricieux et
précipités dans le _presto_ à deux temps; le reste est une danse d'une
allure modérée, d'un caractère si bien marqué qu'on pourrait deviner
quels mouvements des danseurs doivent y répondre. C'est
qu'indépendamment de l'expression mélodique il existe un rapport
direct entre le rythme et, jusqu'à un certain point, le dessin
mélodique d'une part et la danse et la pantomime d'autre part. C'est
sur ce rapport qu'est basé l'accompagnement musical de la danse et du
jeu mimique, qu'il s'agisse d'une simple danse rustique ou d'un grand
ballet de théâtre, ou même d'un opéra. «La musique, dit Noverre, est à
la danse ce que les paroles sont à la musique; ce parallèle ne
signifie autre chose, si ce n'est que la musique dansante est ou
devrait être le poème écrit qui fixe et détermine les mouvements et
l'action du danseur... C'est à la composition variée et harmonieuse de
Rameau, c'est aux traits et aux conversations spirituelles qui règnent
dans ses airs que la danse doit tous ses progrès[2]. Elle a été
réveillée, elle est sortie de la léthargie où elle était plongée, dès
l'instant que ce créateur d'une musique savante, mais toujours
agréable et voluptueuse, a paru sur la scène. Que n'eût-il pas fait,
si l'usage de se consulter mutuellement eût régné à l'Opéra, si le
poète et le maître de ballets lui avaient communiqué leurs idées, si
on avait eu le soin de lui esquisser l'action de la danse, les
passions qu'elle doit peindre successivement dans un sujet raisonné et
les tableaux qu'elle doit rendre dans telle ou telle situation! C'est
pour lors que la musique aurait porté le caractère du poème, qu'elle
aurait tracé les idées du poète, qu'elle aurait été parlante et
expressive, et que le danseur aurait été forcé d'en saisir les traits,
de se varier et de peindre à son tour.» Une des considérations d'après
lesquelles R. Wagner, dans _Opéra et Drame_, détermine le rôle que
doit jouer l'orchestre dans le drame musical, c'est la connexité entre
l'expression instrumentale et l'expression mimique.

  [2] Les lettres de Noverre sur la danse ont été publiées en 1760.

Je reviens à la musique imitative. Partout où le rapport entre la
musique et la mimique est observé, la musique est plutôt expressive
qu'imitative; mais il faut essentiellement que l'expression mélodique
elle-même réponde à la scène à laquelle la musique se rapporte,
autrement nous en reviendrions à peindre un mouvement ascendant par un
trait ascendant, une grande profondeur par un grand intervalle musical
descendant, bref à tous les enfantillages, à toutes les inepties de la
musique imitative proprement dite. Il peut arriver au théâtre que
l'orchestre réponde de son mieux à ce qui se passe sur la scène, sans
vouloir pour cela en donner une peinture ou une imitation. Pour nous
éclairer complètement, nous allons passer en revue un nombre choisi et
suffisant d'exemples.

       *       *       *       *       *

Je prends d'abord le _Freischütz_, et je m'arrête à la scène de la
fonte des balles. A l'apparition des fantômes de la mère et de la
fiancée de Max, la musique se conforme au caractère de l'action. La
fonte de chaque balle est suivie d'apparitions qui deviennent de plus
en plus effrayantes[3]. Je ne sais trop si l'on peut voir dans la
musique les oiseaux sauvages qui viennent sautiller et voltiger autour
du feu pendant la fonte de la seconde balle; la figure menaçante de la
basse n'indique pas nécessairement, non plus, la course d'un sanglier.
L'orage est rendu d'une façon plus explicite; mais la même musique
pourrait mieux encore exprimer simplement une grande agitation. Il y a
des triolets à l'approche de la chasse fantastique; pour rendre cette
chasse elle-même, Weber s'est servi principalement d'un effet
harmonique peu usité et qui, par sa persistance, prend un caractère de
dureté et de sauvagerie. Dans la conclusion très mouvementée, après la
fonte de la sixième balle, c'est le caractère général de la scène qui
est rendu, sans aucune trace de musique imitative.

  [3] Il s'agit, bien entendu, de la pièce telle qu'elle doit être
  jouée et non pas de la manière dont on l'a toujours dénaturée à
  Paris.

Dans la scène de jeu de _Robert le Diable_, Meyerbeer accompagne le
roulement des dés d'une phrase instrumentale dans laquelle on peut
voir une imitation de ce roulement; mais on peut mieux encore y
trouver une traduction musicale de la mimique des joueurs; tel devait
être aussi le véritable but de l'auteur; à mesure que le jeu devient
plus passionné et que Robert perd davantage, la phrase instrumentale
devient plus sombre, plus sinistre, ce qui serait un tort si elle
n'exprimait que le roulement des dés. La musique de Meyerbeer est donc
de la bonne musique scénique. Au contraire, quand au troisième acte du
_Pardon de Ploërmel_, Meyerbeer rend, d'une façon agaçante pour
l'oreille, le bruit de la faux aiguisée par le faucheur, il commet une
absurdité. Puisque le faucheur aiguise sa faux sur la scène, il peut
faire entendre au naturel le cri aigu et perçant de son outil. C'est
absolument comme si, chaque fois qu'un acteur marche sur la scène,
l'orchestre voulait imiter le bruit de ses pas. Où en viendrions-nous?

Schubert, dans sa mélodie: _Marguerite_, a-t-il voulu imiter le bruit
du rouet? Je ne peux m'empêcher de le penser. Dans la _Cloche des
Agonisants_, il a imité la cloche d'une façon persistante et puérile.
Il s'est bien gardé, dans le _Roi des Aulnes_, d'imiter le galop du
cheval; la partie de piano comprend une sorte de tremolo avec une
phrase menaçante qui revient dans la basse.

Dans la _Damnation de Faust_ de Berlioz, quand Faust est d'accord avec
le diable, tous les deux partent sur un dessin de violon qui peut
aussi bien peindre le vol qu'il peut peindre tout autre chose ou ne
rien peindre du tout. Réverony Saint-Cyr n'aurait pas manqué d'y
ajouter une représentation figurée où l'on aurait vu voltiger
Méphistophélès emportant Faust. La course à l'abîme vaut mieux; si
elle ne contenait que le galop des chevaux et quelques autres effets
imitatifs, ce serait un enfantillage de plus; mais le dessin obstiné
qui doit rendre le galop a une expression d'agitation et d'angoisse
croissante; les sons plaintifs du hautbois et d'autres effets
expressifs, d'autant plus remarquables qu'ils sont obtenus par des
moyens très simples, donnent à ce morceau une puissante originalité et
amènent admirablement bien l'explosion du _pandæmonium_, où les forces
de l'orchestre et du chœur semblent doublées et triplées.

       *       *       *       *       *

Il me reste à dire quelques mots des orages en musique. Tout le monde
en a fait, tout le monde peut en faire, et rien n'est plus facile; il
y a pour cela des moyens bien connus de tous les gens du métier et
dont l'emploi ne demande que du métier. Un seul orage en musique est
hors de pair, parce que seul, il contient beaucoup plus que du métier;
est-il besoin de le nommer? C'est l'orage de la symphonie pastorale
de Beethoven. Un roulement de timbales, un tremolo ou un dessin agité
des violoncelles et des contre-basses peut passer pour une imitation
du tonnerre; mais il en est encore comme d'un coup de grosse caisse
qui ne représente que par exception un coup de canon. Un petit dessin
des violons, soutenu par un accord donné fort et sec par les
instruments à vent, peut figurer l'éclair, quoiqu'il faille y mettre
beaucoup de bonne volonté; des gammes chromatiques peuvent rendre le
sifflement du vent; on leur fait dire tout ce qu'on veut. Faut-il
déterminer aussi le moment où la foudre tombe avec fracas? Quant aux
passages où l'on croit entendre des cris de détresse, ou voir les
hommes courir pleins d'agitation et de terreur, ils rentrent dans la
musique expressive comme les deux entr'actes de Mendelssohn.

Ce qui impressionne l'auditeur beaucoup plus que tous les effets plus
ou moins imitatifs, c'est le caractère grandiose et imposant de
l'œuvre. Si Beethoven avait voulu peindre quelque immense catastrophe
qui remplit les hommes de terreur, d'épouvante, de consternation, il
n'aurait pas employé d'autres moyens que ceux par lesquels il a
représenté un phénomène de météorologie. Sa musique est admirable, non
pas parce qu'elle peint un orage, mais quoiqu'elle soit destinée à en
peindre un. Je ne sais si, au commencement de la seconde partie de la
symphonie pastorale, Beethoven a songé au balancement et au murmure
des eaux d'une rivière; peu nous importe, l'essentiel est que
l'accompagnement convient parfaitement à la mélodie et à l'expression
calme, suave et ravissante du morceau.

Ce que j'ai dit de l'orage de Beethoven me dispense de parler d'autres
orages en musique qui, à peu de chose près, se valent tous. Il y en a
non seulement deux dans _Guillaume Tell_, mais il y en a un aussi dans
le _Barbier_ de Rossini et un autre dans la _Cenerentola_ du même
maître; ce sont de purs intermèdes, pour laisser reposer les
chanteurs. Mendelssohn, qui avait un trop grand penchant pour la
musique imitative ou descriptive, a placé un ouragan dans le premier
morceau de la symphonie écossaise (en _la_ mineur). On a même écrit
bon nombre d'orages pour le piano. Tout le monde connaît celui de
Steibelt; Hummel en a inséré un dans une fantaisie intitulée: _le Cor
enchanté d'Obéron_, pour piano, avec accompagnement d'orchestre ou de
quatuor; l'auteur imite de son mieux sur le piano l'effet matériel
d'un orage; seulement, je le répète, tout le monde peut en faire
autant, et dans la vérité, cela ne rend pas plus exactement un orage
qu'une flûte petite ou grande ne peut peindre un éclair.

Si l'on veut une règle générale, elle ressort d'effet même. J'ai dit
que la musique imitative est plus intelligible quand elle accompagne
une action scénique. En ce cas, elle vient au secours du machiniste,
ou le remplace. Mais pour avoir sa valeur vraie, il faut la juger,
abstraction faite de l'intention imitative. Un exemple pour éclaircir
la question.

Dans l'accompagnement du second morceau de la Symphonie pastorale de
Beethoven on peut, si l'on veut, voir une imitation du balancement des
flots, mais cet accompagnement contribue si admirablement au caractère
de la mélodie qu'on ne songe pas à y voir autre chose; la petite
imitation du chant d'oiseau est courte, est faite doucement; on a
remarqué l'effet délicieux produit par la rentrée de la phrase des
violons, et tout le morceau a une suavité, une fraîcheur remarquables
qui en font une des plus belles productions de l'auteur.

L'ouverture de _Guillaume Tell_ est formée de quatre morceaux, dont le
premier et le troisième sont les plus beaux; le moins important est le
deuxième, qui représente un orage, on ne sait pas pourquoi.

Dans la _Création_ d'Haydn, toutes les imitations, non plus que la
représentation du chaos, ne valent le final de la première partie,
superbe de simplicité et de grandeur. De telles beautés font vivre le
nom de l'auteur, qui serait oublié depuis longtemps s'il n'avait fait
que des effets imitatifs.

[Illustration: décoration]



[Illustration: décoration]


IV


LA MUSIQUE DESCRIPTIVE


La musique descriptive est destinée soit à peindre une scène
quelconque, soit à raconter de son mieux les péripéties d'une action
dramatique. Les moyens qu'elle emploie sont empruntés, tantôt à la
musique imitative et tantôt à la musique expressive; quand celles-ci
ne lui en fournissent pas suffisamment, elle ne craint pas de devenir
bizarre ou grotesque; il faut qu'elle fasse de la peinture sonore,
coûte que coûte.

On ne classe dans la musique descriptive que les œuvres où
l'intention du compositeur est visible; non pas celles où il se
maintient dans les limites de la musique expressive et dans les formes
régulières de la construction d'un morceau. Quelques exemples vont
éclaircir immédiatement ce que cette définition peut avoir d'obscur.
Dans l'ouverture de _Coriolan_ de Beethoven, la lutte entre la mère et
le fils est rendue par le caractère des motifs; la musique reste
expressive, la forme du morceau n'a rien d'exceptionnel; l'œuvre
serait parfaitement intelligible sans le titre, et l'on ne peut la
ranger dans la musique descriptive proprement dite. Il en est de même
de l'ouverture de _Léonore_ (ouverture de _Fidelio_ no 3), qui
représente à elle seule un petit drame. A part les effets imitatifs
que j'ai signalés dans la symphonie pastorale, la musique y reste
purement expressive et répond, par son caractère général, aux titres
des différents morceaux. Au contraire, dans la _symphonie écossaise_
de Mendelssohn, le premier allegro appartient évidemment au genre
descriptif; l'ouragan qui éclate vers la fin n'aurait aucune raison
d'être, si le compositeur n'avait pas cherché à rendre autant que
possible le caractère d'un paysage montagneux dans une contrée froide
et venteuse. Dans la musique purement symphonique, cet ouragan aurait
été absolument déplacé, et l'auteur n'aurait même pas songé à en faire
un.

On peut trouver dans les opéras de Mozart quelques exemples de musique
imitative, mais, pour le reste, il n'y pas de musique descriptive.
L'ouverture du _Freischütz_ n'a pas besoin d'explication; les divers
motifs ont un caractère bien marqué; d'ailleurs, à l'exception du solo
de cors du commencement, ils reviennent tous dans la suite. On y voit
les péripéties d'une lutte, terminée par le triomphe du bon principe,
ou si l'on aime mieux, de l'amour. Il y a moins encore de velléités
descriptives dans les autres ouvertures de Weber. Celle du
_Freischütz_ a servi de modèle à beaucoup d'autres, quoique Weber,
pour l'essentiel, ait eu pour modèle Beethoven. Dans l'_allegro_ de
l'ouverture de _Don Juan_, déjà on peut voir une opposition entre deux
motifs de caractère différent, l'un léger et folâtre, l'autre sévère
et presque menaçant. Ce qui appartient à Weber, c'est d'avoir
construit toute l'ouverture du _Freischütz_ avec des fragments
empruntés à l'opéra même, à l'exception de la mélodie de cor; mais
cette ouverture garde une unité irréprochable et ne saurait être
assimilée aux ouvertures en pot-pourri à la façon d'Auber, par
exemple. Aussi, ce qu'on a de mieux à faire aujourd'hui dans les
opéras, c'est de ne leur donner qu'un prélude peu développé, au lieu
d'une ouverture que le public n'écoute guère, et qui vaut rarement la
peine d'être écoutée.

Parmi les ouvertures auxquelles celle du _Freischütz_ a servi de type,
se trouvent les premières ouvertures de R. Wagner: celles de
_Rienzi_, du _Vaisseau-Fantôme_ et de _Tannhœuser_; seulement, dans
l'ouverture du _Vaisseau-Fantôme_, la musique descriptive a un rôle
important par la tempête et les luttes du vaisseau maudit. Pour le
reste, il est aisé de se rendre compte des intentions du compositeur
par les motifs qu'il a empruntés à son opéra pour en écrire la
préface.

L'ouverture de la _Grotte de Fingal_ de Mendelssohn appartient au
genre descriptif; mais, par la faute du sujet, on ne saurait dire
exactement ce que l'auteur a voulu peindre; l'œuvre étant d'ailleurs
attrayante et bien faite, les intentions descriptives sont
indifférentes aux auditeurs. Elles sont bien claires dans les
ouvertures de la _Belle Mélusine_ et du _Calme de la mer_; cependant
Mendelssohn ne s'éloigne guère de la construction régulière d'une
œuvre musicale, et l'on ne peut dire que dans ces ouvertures il y ait
un grand abus du genre descriptif. D'ailleurs, on ne saurait tracer
une limite rigoureuse entre la musique purement expressive et la
musique expressive et descriptive à la fois. Les ouvertures de
_Ruy-Blas_ et d'_Athalie_ rentrent, à certains égards, dans le domaine
de la musique descriptive; mais elles ont une trop grande valeur
musicale pour que ce léger défaut leur porte préjudice.

L'ouverture de _Struensée_ de Meyerbeer est de celles dont Weber a
fourni le type, mais l'ouverture du _Pardon de Ploërmel_ est une pure
aberration descriptive, où l'auteur a voulu raconter ce qui s'est
passé un an avant l'action de la pièce. Encore ce récit n'occupe-t-il
que la seconde partie du morceau, qu'on pourrait appeler une ouverture
à _tiroirs_. Si l'auditeur ne sait pas d'avance de quoi il s'agit, il
trouvera nécessairement énigmatique l'amalgame formé d'une prière à la
madone, d'une marche religieuse et d'un banal fracas d'orage.

J'ai gardé pour la fin le grand maître de la musique descriptive,
celui qui s'est pour ainsi dire incarné en elle, qui l'a portée le
plus haut, celui que d'autres, y compris Liszt, n'ont pu qu'imiter,
sans le dépasser, à moins de tomber dans la caricature, ce qui, à la
vérité, n'est pas rare. Quand on connaît la nature nerveuse, mobile et
irritable à l'excès, de Berlioz, on ne peut s'étonner que la musique
soit devenue entre ses mains l'organe de l'exagération de ses
sensations et de ses sentiments. La symphonie fantastique est un des
monuments de ce genre; elle fut exécutée pour la première fois en
1830. Le sujet est connu; quoi qu'en ait pu croire Berlioz, le
programme est indispensable pour que l'œuvre ne soit pas une énigme.
Les intentions descriptives y sont trop évidentes pour qu'on puisse y
voir un ouvrage purement symphonique, sans demander: Symphonie, que me
veux-tu? Ces intentions se font jour dès le premier morceau, surtout
dans la seconde partie, car le morceau est divisé en deux
compartiments, comme l'ouverture du _Pardon de Ploërmel_. Les trois
morceaux suivants sont moins descriptifs; mais le final est un comble
qui a servi et sert encore de modèle à bien des élucubrations
grotesques. La plupart de mes lecteurs en connaissent sans doute le
programme; je vais le remettre sous leurs yeux comme un exemple
d'extravagances descriptives:


Songe d'une nuit de Sabbat.

   Il se voit au sabbat, au milieu d'une troupe affreuse d'ombres,
   de sorcières, de monstres de toute espèce réunis pour ses
   funérailles. Bruits étranges, gémissements, éclats de rires, cris
   lointains auxquels d'autres cris semblent répondre. La mélodie
   aimée reparaît encore; mais elle a perdu son caractère de
   noblesse et de timidité; ce n'est plus qu'un air de danse
   ignoble, trivial et grotesque; c'est Elle qui vient au Sabbat...
   Rugissements de joie à son arrivée... Elle se mêle à l'orgie
   diabolique... Glas funèbre, parodie burlesque du _Dies iræ_.

   Ronde du Sabbat. La ronde du sabbat et le _Dies iræ_ ensemble.

Tout cela peut être terrifiant pour le pauvre halluciné; encore
n'existait-il que dans l'imagination maladive de Berlioz. Le profane,
je veux dire l'auditeur, n'y voit qu'une musique à effets curieux,
bizarres et amusants par leur bizarrerie même. Mettez donc toute votre
peine et votre talent à peindre un sombre et imposant tableau du
jugement dernier, pour que les spectateurs ne voient dans les
attitudes et les physionomies des personnages que d'amusantes grimaces
de polichinelles! C'est à peu près l'effet que produit le sabbat de
Berlioz; heureusement, dans les autres morceaux, la musique purement
expressive a gardé un empire sinon exclusif, du moins prédominant.

Peu d'œuvres de musique instrumentale de Berlioz sont exemptes de
musique descriptive, surtout quand elles ont de grandes proportions;
on en trouve non seulement dans la symphonie d'_Harold_, dans la
_Damnation de Faust_, mais aussi dans les ouvertures, même dans la
meilleure, celle du _Carnaval romain_; ces ouvertures restent
cependant bien loin du _Songe d'une nuit de sabbat_. L'œuvre la plus
intéressante et la plus instructive pour la musique expressive en
même temps que descriptive, c'est la symphonie: _Roméo et Juliette_.

       *       *       *       *       *

Berlioz a mis en tête de la partition une préface dont quelques lignes
nous intéressent spécialement. La raison qu'il donne de ce qu'il a
employé les parties vocales dès le début, c'est, dit-il, «afin de
préparer l'esprit de l'auditeur aux scènes dramatiques dont les
sentiments et les passions doivent être exprimés par l'orchestre».
Plus loin, il explique pourquoi, dans les scènes du jardin et du
cimetière, le dialogue des deux amants, les _a parte_ de Juliette et
les élans passionnés de Roméo ne sont pas chantés; pourquoi, enfin,
les duos d'amour et de désespoir sont confiés à l'orchestre; «les
raisons, dit-il, en sont nombreuses et faciles à saisir». Il en donne
trois; la première, c'est qu'il a écrit une symphonie et non pas un
opéra; la seconde, c'est que les scènes d'amour ayant été traitées
mille fois par les grands maîtres de la musique vocale, il était
prudent, autant que curieux, de tenter un autre mode d'expression.
Enfin, troisième et principale raison: «La sublimité de cet amour en
rendait la peinture si dangereuse pour le musicien, qu'il a dû donner
à sa fantaisie une latitude que le sens positif des paroles chantées
ne lui eût pas laissée, et recourir à la langue instrumentale, langue
plus riche, plus variée, moins arrêtée, et par son vague même,
incomparablement plus puissante en pareil cas.» C'est dire clairement
que l'orchestre peut rendre, beaucoup mieux que la musique vocale, la
sublimité de l'amour de Roméo et de Juliette. Voilà précisément le
point litigieux sur lequel Berlioz s'est fait illusion toute sa vie;
R. Wagner est de mon avis, autrement il n'aurait pas mis tous ses
efforts à réformer la musique théâtrale et à la porter à sa plus haute
et plus noble puissance. On est libre de croire qu'il n'y a pas
réussi; ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici. En tout cas, la
peinture symphonique de l'amour de Roméo et de Juliette, si connue
qu'elle soit, n'a pas dû gagner à la thèse de Berlioz beaucoup de
prosélytes.

J'ajouterai quelques observations sur certaines parties de la
symphonie. Dans la première partie, le tumulte et le combat des deux
groupes ennemis sont rendus par un motif agité qui est développé dans
un travail fugué; le prince calme la dispute par un récitatif de
trombones et d'ophicléide. Une représentation mimique serait un
commentaire nécessaire à la musique; l'auditeur doit y suppléer par
son imagination, ainsi qu'il en est averti par le titre du morceau. La
scène de Roméo, seul dans le jardin de Capulet, est expressive pour la
plus grande partie, parce que Berlioz avait à traduire des sentiments
et non pas à raconter une histoire. Mais quand ensuite la mélodie de
Roméo est répétée fortissimo par les trombones, pendant le bal, on n'y
doit voir qu'un artifice de contrepoint, et non pas Roméo hurlant à
pleine gorge son amour auquel il avait d'abord donné, pour organe
discret, le hautbois.

Le duo d'amour resterait forcément une énigme pour la masse du public,
si celui-ci ne se bornait pas au plaisir d'entendre la musique, sans
se préoccuper de ce que le compositeur a voulu dire.

En analysant le morceau, on peut y distinguer la peinture du calme de
la nuit, l'expression de l'amour de Roméo, les _a parte_ timides de
Juliette; la traduction de plus en plus passionnée des sentiments des
deux amants, l'agitation et l'inquiétude, les regrets de se quitter,
les derniers adieux; mais je prétends que tout cela n'existe que pour
les musiciens experts, et non pas pour la masse du public; la faute en
est au «vague» même de l'expression musicale, comme Berlioz en est
convenu dans sa préface. Ce vague existe surtout quand l'art musical
veut dépasser ses limites naturelles, comme il le fait dans la musique
imitative et descriptive.

Dans la scène des tombeaux, un juge exercé peut distinguer fort bien
les diverses phases de l'action, depuis l'arrivée de Roméo jusqu'à la
mort des deux amants; mais cette scène aurait absolument besoin d'être
accompagnée d'une représentation mimique. Dans un concert elle paraît
énigmatique, bizarre, incohérente, précisément parce que l'imagination
de la grande majorité des auditeurs ne peut suppléer à l'action
théâtrale qui manque, et dont la corrélation avec la musique leur
reste une énigme.

       *       *       *       *       *

On a vu que telle musique descriptive peut devenir admissible, si elle
est accompagnée de l'action théâtrale à laquelle elle est censée
répondre; mais très souvent cette action est impossible, comme, par
exemple, dans le Sabbat de la symphonie fantastique, la légende russe
_Sadko_ de M. Rimsky-Korsakof et une foule d'autres œuvres. Le
compositeur a beau se faire illusion, il se heurte toujours au même
écueil: l'incapacité du public, malgré le programme explicatif, de
suppléer à l'action absente. Ce n'est pas le public qui a tort, c'est
le compositeur; tant pis pour lui quand, non content d'être
énigmatique, il devient grotesque.

Voici, comme curiosité, le programme de _Sadko_:

   En pleine mer, un pouvoir magique arrête le navire où se trouve
   Sadko, riche marchand de Nowgorod et célèbre cithariste. Désigné
   par le sort comme victime expiatoire, Sadko est précipité
   par-dessus bord. Aussitôt un courant mystérieux l'entraîne au
   fond des abîmes et le porte à la cour du génie souverain des
   eaux, lequel célèbre les noces de sa fille. Sadko reçoit l'ordre
   de jouer de la goussla (cithare). Aux sons de plus en plus animés
   de l'instrument, tout s'agite à l'entour de proche en proche, et
   le navire finit par sombrer dans la danse tumultueuse des flots.

   Alors Sadko brise les cordes de la goussla, et l'Océan redevient
   calme.

A part la danse de plus en plus tumultueuse, la musique a peu de prise
sur ce programme; aussi la danse fournit-elle la partie principale du
morceau.

Malheureusement, l'auteur s'est dit un beau jour qu'il imitait
Berlioz, et il voulut faire autrement. Il se mit à écrire de la
musique à programme, comme _Antar_, où il est impossible de voir un
rapport entre le programme et la musique. Il refit, d'après les mêmes
idées, _Sadko_; je ne l'ai pas reconnu. En cas pareil, le mieux est
ennemi du bien.

       *       *       *       *       *

Poussée à ses dernières limites, la musique imitative et descriptive
non seulement manque son but, mais tombe dans un réalisme grossier,
antipathique à l'art véritable.

Ce réalisme peut se présenter encore d'une autre façon. Dans le finale
du premier acte de _Don Juan_, Mozart a placé sur le théâtre deux
petits orchestres jouant des airs de danse différents de celui que
joue l'orchestre dans la salle. L'idée de cette plaisanterie lui a été
fournie par la disposition des danseurs aux bals masqués de la Cour,
selon les différentes classes de la société. Renchérissant sur Mozart,
Meyerbeer, dans le finale du second acte de l'_Étoile du Nord_, a
employé quatre orchestres et le chœur, à savoir: l'orchestre de la
salle; une musique de grenadiers composée de fifres, de petites
clarinettes et de tambours, jouant un pas redoublé; puis, une fanfare
de cavalerie composée de trompettes et de cornets à pistons; enfin une
musique d'infanterie exécutant une marche populaire (_Dessauer
Marsch_), et le chœur chantant le serment. Le tout est combiné de
manière qu'à la fin les quatre orchestres et le chœur se font
entendre à la fois. La mélodie populaire sert de motif principal; les
trois autres motifs, exécutés sur la scène, ne peuvent manquer d'être
ou fort simples ou quelque peu tourmentés. L'ensemble n'est que
bruyant. Meyerbeer a-t-il voulu peindre le tumulte d'un camp? La
marche populaire est assez banale; on ne comprendrait pas que
Meyerbeer eût fait d'un pont-neuf allemand une marche sacrée russe, si
l'on ne savait que le finale est emprunté au _Camp de Silésie_,
opéra-comique allemand, dont plusieurs morceaux ont été conservés dans
l'_Étoile du Nord_. Il est bien entendu que je ne critique pas
l'emploi d'un orchestre sur le théâtre, quand il a une raison sérieuse
d'être et ne constitue pas un bizarre tour de force, comme le finale
avec quatre orchestres de Meyerbeer, digne pendant de l'ouverture du
_Pardon de Ploërmel_.

       *       *       *       *       *

Presque toujours les compositeurs de musique se font illusion dans les
programmes qu'ils se tracent; ils croient sérieusement exprimer plus
qu'ils ne peuvent dire. R. Wagner lui-même s'est fait illusion (il en
est revenu), quand dans le prélude de _Lohengrin_, dont il nous a
conservé le programme, il a voulu peindre la venue des anges,
rapportant sur les hauteurs du Montsalvat la coupe du saint Graal,
qu'avait touchée le sang du Christ et qui, retirée un jour aux hommes,
est rendue à la terre par la miséricorde divine. Wagner aurait ainsi
raconté ce qui s'est passé avant le commencement du drame, tout comme
a voulu le faire Meyerbeer dans l'ouverture du _Pardon de Ploërmel_.

Le programme du _Concertstück_ de Weber est trop intéressant et trop
peu connu pour que je ne le donne pas ici.

C'est en 1821, le matin du jour où devait avoir lieu la première
représentation du _Freischütz_, que Weber acheva le _Concertstück_[4];
puis il en apporta les feuillets encore humides à sa femme, près de
laquelle se trouvait Benedict, son élève favori. Il se mit gaîment au
piano et joua le morceau d'un bout à l'autre, en traçant lui-même le
programme, que Benedict nota ensuite de souvenir, mais que Weber ne
voulut jamais laisser imprimer en tête de l'œuvre.

  [4] Il ressort d'une lettre de Weber que le plan de l'œuvre
  était déjà tracé dans son esprit en 1815.

   _Larghetto._--La châtelaine est à son balcon; elle interroge
   tristement l'horizon; son chevalier est parti depuis bien des
   années pour la Palestine. Le reverra-t-elle jamais? Des combats
   sanglants ont eu lieu, et aucun message de lui! En vain elle prie
   Dieu.

   _Allegro appassionato._--Soudain, un affreux tableau se présente
   à son esprit halluciné: il est étendu sur le champ de bataille,
   abandonné des siens; le sang coule à flots de sa blessure. Ah!
   que n'est-elle à ses côtés!... pour mourir du moins avec lui!...

   _Adagio_ et _tempo di marcia_.--Mais écoutez! quel bruit se fait
   entendre au loin! Des armures brillent au soleil, là-bas, sur la
   lisière de la forêt! Les arrivants s'approchent de plus en plus:
   ce sont des chevaliers et des varlets portant la croix; on voit
   flotter les bannières; on entend les cris du peuple, et là-bas,
   c'est lui!

   _Più mosso, presto assai._ Elle vole au-devant de son bien-aimé;
   il se précipite dans ses bras. Quels élans d'amour! Quel bonheur
   indescriptible! Comme tout frissonne dans les bois et dans les
   blés, proclamant par mille voix le triomphe de l'amour fidèle!

Évidemment, il ne faut pas prendre ce programme au pied de la lettre,
mais le sens général est incontestablement exact.

Le morceau entier pourrait même paraître une pure fantaisie, si la
marche n'était pas un indice du contraire. En effet, si Weber n'avait
pas suivi un programme, il ne se serait pas contenté de répéter deux
fois le charmant motif de marche pour l'abandonner complètement
ensuite. Un tel procédé serait inexplicable dans un morceau d'une
forme parfaitement régulière.

Il serait facile de tracer le programme de l'_Invitation à la valse_;
sans le titre et la reprise d'une partie de l'introduction à la fin du
morceau, on ne se douterait certes pas que l'auteur a suivi un
programme; l'_allegro_ est d'ailleurs d'une forme très régulière. Au
fond le titre de l'œuvre n'est pas exact, puisque le mot _invitation_
ne s'applique évidemment qu'à l'introduction.

Avec un peu d'imagination on peut toujours et sans peine faire des
programmes, soit avant, soit après la composition d'une œuvre. Je ne
sais qui a tracé, pour la symphonie en _la_ majeur de Beethoven, le
programme d'une Noce de Village. M. Pasdeloup, après l'avoir accepté
comme authentique, y a renoncé au bout de quelques années.

Voici un fragment d'une analyse de la marche funèbre de la symphonie
héroïque; il concerne la seconde partie, en _ut_ majeur;

   On croit voir le ciel s'ouvrir; écoutez cette mélodie consolante
   qui alterne du premier hautbois à la première flûte! La poitrine
   se dilate, on respire plus librement, on espère... Cependant les
   cors, qui tout à l'heure nous versaient le baume des
   consolations, ont à cette heure changé de rôle; quelle harmonie
   déchirante, quelle inquiétude, quelle vague souffrance dans ces
   notes prolongées! Les premiers et les seconds violons
   accompagnent en triolets; ils sont encore neutres, mais la basse
   avec l'alto vient, par une figure en imitation, obscurcir
   l'éclair de joie par un scepticisme méfiant et ironique; aussi,
   déjà la somme du doute égale au moins les chances d'espoir!

   Après un _forte_ de tout l'orchestre, le chant simple vient aux
   violons; le premier hautbois exécute le même chant, mais figuré;
   maintenant la douleur est la plus forte; entendez-vous ces
   larmes? Le quatuor et les instruments à vent se répondent par des
   sanglots; on a vu luire, par intervalles, un rayon consolateur;
   il disparaît pour reparaître encore, mais cette fois, ce n'est
   plus une erreur: il s'accroît, il s'étend, il domine les larmes;
   devons-nous passer par de nouvelles émotions? Devons-nous croire
   que tout salut n'est pas encore fermé?

   Avec quelle puissance chacun se rattache à cette pensée
   bienfaisante comme des naufragés aux agrès disjoints de leur
   navire! Tous les instruments rendent admirablement cette
   intention par un _fortissimo_... Mais, silence! tout se tait; non
   pas tout: le quatuor, qui tenait l'_ut_ à l'unisson, le conserve,
   le prolonge, le jette comme un signal d'alarme... Insensés! Vous
   pensiez toucher au port; c'est pour mieux se jouer de vous, c'est
   pour mieux déchirer votre âme que l'auteur vous fait traverser
   toutes ces fluctuations de doute et d'espoir! Le quatuor, par une
   phrase solennelle qui descend comme dans les profondeurs d'un
   abîme, revient au terrible motif du commencement en _ut_ mineur.
   Quelle admirable péripétie! Cette fois tout est fini... Plus
   rien; rien que cette voix glaciale qui paraît encore plus aride
   et cruellement railleuse; le cœur se serre, les yeux ne pleurent
   plus; c'est une douleur sans remède et sans soulagement; on n'a
   plus qu'à souffrir intérieurement les tortures de l'enfer!

Au fond, ce n'est pas là un programme, mais seulement une analyse dans
un style trop imagé et assez usité au temps où elle fut écrite. Voici
maintenant une analyse-programme de la _Dernière Pensée_ de Weber,
programme d'autant plus divertissant que la _Dernière Pensée_, comme
on sait, est simplement extraite d'un cahier de six valses de
Reissiger, grâce à une supercherie d'éditeur, tout comme le _Désir_ de
Beethoven doit être restitué à Schubert, et l'_Adieu_ de Schubert à
Weyrauch.

   Weber a écrit sa _Dernière Pensée_ quelques instants avant sa
   mort. Il veut rendre dans ce morceau la douleur profonde que tout
   homme éprouve au moment du trépas, quelles que soient d'ailleurs
   les causes qui l'occasionnent. D'abord, les accords liés à une
   seule note et qui se répètent dans la première reprise, peignent
   l'âme du mourant, ses sanglots, ses plaintes; quelques-uns vont
   même en _crescendo_ pour faire voir un surcroît de douleur. En
   entendant jouer cette première reprise, on voit aisément la
   douleur profonde, mais on ne peut reconnaître celle d'un mourant.
   Remarquons l'ingénieux moyen que Weber emploie pour faire voir
   cela. Dans sa seconde reprise, la scène est déchirante; des notes
   basses font entendre au loin le son funèbre de la cloche des
   morts; les inflexions de sons, les dissonances sont mises en jeu
   pour faire ressortir la confusion, l'épouvante qui règne autour
   de lui. La troisième reprise change de ton; la mélodie est suave,
   elle est faite pour montrer les voix célestes qui appellent ce
   grand homme dans les cieux, pour lui donner la palme de la gloire
   et de l'immortalité.

Voici enfin le programme de la _Marche funèbre d'une marionnette_; M.
Gounod avait écrit ce morceau d'abord pour le piano, puis il l'a
arrangé pour orchestre et intercalé dans le ballet de _Jeanne d'Arc_,
drame de M. Jules Barbier. Il est inutile de dire que M. Gounod n'a
aucune part dans le programme postiche.

   Un long gémissement poussé par les violons et un coup de tamtam
   annoncent le trépas de l'infortunée marionnette. La clarinette,
   la voix pleine de larmes, raconte aux bassons désespérés les
   malheurs qui ont conduit au tombeau ce petit être si dur et si
   fragile. Les violons, qui les entendent, s'attendrissent,
   pleurent, et le cortège éploré s'achemine vers le funèbre convoi.
   Un triangle malencontreux, voyant quelques marionnettes suivre le
   convoi d'un pas quelque peu délibéré, s'avise de leur parler
   d'un ton aigre; aussitôt, voilà les sœurs de la morte qui
   tressaillent et se trémoussent de la manière la plus
   irrévérencieuse, au point que Polichinelle, le grand moraliste,
   arrive près de ces petites personnes sans cervelle, et, après
   avoir esquissé deux ou trois grands écarts, de sa voix la plus
   nasillarde, il leur crie: _Vergogna, vergogna!_ Aussitôt, la
   décence reparaît, et la clarinette, qui avait mis une sourdine à
   ses gémissements, recommence à pleurer l'oraison funèbre;
   violons, violoncelles, bassons, etc., l'écoutent et joignent
   leurs regrets aux siens, puis ils s'éloignent. Murmures confus.

Quand je vous disais qu'il suffit d'avoir un peu d'imagination!

[Illustration: décoration]



[Illustration: décoration]



V

LA COULEUR LOCALE


On appelle couleur locale la propriété attribuée à la musique de se
conformer au temps et au pays auxquels se rapporte le sujet d'une
œuvre vocale ou instrumentale. On croit même, parfois, montrer une
grande sagacité en disant qu'il y a de la couleur locale ou qu'il n'y
en a pas dans tel ou tel ouvrage. Fétis (_Biographie universelle des
musiciens_) en a découvert dans _Linda di Chamounix_ de Donizetti.
Certes, ce compositeur écrivait toujours sa musique de la même façon,
sans se préoccuper du temps et du lieu où se passait l'action; il lui
était fort indifférent que Linda fût Savoyarde et Lucie Ecossaise.

Si donc, il avait fait de la couleur locale, il serait dans le cas du
Bourgeois gentilhomme; mais il n'en a pas fait. Lesueur, un des
fondateurs du Conservatoire de musique de Paris, s'était persuadé
qu'il avait retrouvé la musique des anciens Grecs et des Hébreux; la
partition de son opéra biblique: la _Mort d'Adam_, est remplie
d'annotations sur ce sujet; lui seul pouvait se faire illusion; il
annonçait même la publication d'une dissertation sur la musique
antique, dissertation qui n'a pas paru, sans qu'il y ait lieu de nous
en affliger.

A propos de la marche religieuse du premier acte d'_Alceste_ de Gluck,
Berlioz dit: «Ici Gluck a fait de la couleur locale, s'il en fût
jamais; c'est la Grèce antique qu'il nous révèle dans toute sa
majestueuse et belle simplicité. Écoutez ce morceau instrumental sur
lequel entre le cortège; entendez cette mélodie douce, voilée, calme,
résignée, cette pure harmonie, ce rythme à peine sensible des basses
dont les mouvements ondulés se dérobent sous l'orchestre, comme les
pieds des prêtresses sous leurs blanches tuniques; prêtez l'oreille à
la voix insolite de ces flûtes dans le grave, à ces enlacements des
deux parties de violon dialoguant le chant, et dites s'il y a en
musique quelque chose de plus beau, dans le sens antique du mot, que
cette marche religieuse. L'instrumentation en est simple, mais
exquise; il n'y a que les instruments à cordes et deux instruments à
vent. Et là, comme en maint autre passage de ses œuvres, se décèle
l'instinct de l'auteur: il a trouvé précisément les timbres qu'il
fallait. Mettez deux hautbois à la place des flûtes, et vous gâterez
tout.» Sans doute; mais on peut faire la même observation partout. A y
regarder de près, Berlioz n'a pas vu de couleur locale proprement dite
dans la marche d'_Alceste_. Il n'aurait certes pas soutenu qu'on voit
par la musique que l'action se passe dans l'antiquité et chez les
Grecs.

Il y a vu seulement un caractère ou une expression convenant à
l'action scénique; encore peut-on dire que la marche a une expression
charmante de calme et de douceur pastorale, sans indiquer aucunement
qu'elle accompagne une entrée de prêtres et de prêtresses. Dans le
fait, Berlioz n'était pas grand partisan de la couleur locale. J'ai
dit quel est son rôle dans la musique descriptive; je lui dois, comme
simple justice, de citer le passage suivant de son étude sur
_Alceste_: «L'expression musicale reproduira bien la joie, la douleur,
la gravité, l'enjouement; elle établira une différence saillante entre
la joie d'un peuple pasteur et celle d'une nation guerrière, entre la
douleur d'une reine et le chagrin d'une simple villageoise, entre une
méditation sérieuse et calme et les ardentes rêveries qui précèdent
l'éclat des passions. Empruntant ensuite aux différents peuples le
style musical qui leur est propre, il est bien évident qu'elle pourra
faire distinguer la sérénade d'un brigand des Abruzzes de celle d'un
chasseur tyrolien ou écossais, la marche nocturne de pèlerins aux
habitudes mystiques de celle d'une troupe de marchands de bœufs
revenant de la foire; elle pourra mettre l'extrême brutalité, la
trivialité, le grotesque en opposition avec la pureté angélique, la
noblesse et la candeur. Mais si elle veut sortir de ce cercle immense,
la musique devra, de toute nécessité, avoir recours à la parole
chantée, récitée ou lue, pour combler les lacunes que ses moyens
d'expression laissent dans une œuvre qui s'adresse en même temps à
l'esprit et à l'imagination[5].»

  [5] _A travers chants_, page 151.

Dans tout ce passage, la couleur locale n'apparaît que par les
emprunts faits au «style musical propre aux différents peuples»; c'est
en effet le seul moyen spécieux par lequel on a pu prétendre faire de
la couleur locale; nous allons voir ce qu'il vaut.

       *       *       *       *       *

La différence entre une marche nocturne de pèlerins «aux habitudes
mystiques» et celle de marchands de bœufs revenant de la foire ne
constitue pas de la couleur locale; elle résulte simplement de la
différence de caractère et de sentiments entre les deux espèces de
personnages; mais la musique n'indique pas que les premiers sont des
pèlerins et que les seconds sont des marchands de bœufs ou d'autres
bêtes domestiques. Quant aux habitudes mystiques des pèlerins, elles
ne peuvent pas davantage être rendues; je défie qui que ce soit d'en
trouver une trace dans la marche d'_Harold en Italie_; car c'est à
cette symphonie que songeait Berlioz, comme il y songeait aussi en
disant qu'en empruntant aux différents peuples le style musical qui
leur est propre, on peut faire distinguer la sérénade d'un brigand des
Abruzzes de celle d'un chasseur tyrolien ou écossais. La sérénade
d'_Harold_ n'est pas celle d'un brigand, mais simplement d'un
montagnard; et quand même ce serait celle d'un brigand, je ne vois pas
trop comment Berlioz aurait marqué la différence. Le proverbe dit
qu'on ne prend pas les mouches avec du vinaigre, et un brigand donnant
une sérénade à sa maîtresse ne doit pas plus y mettre du vinaigre que
n'en mettrait le premier paysan venu.

Voyons maintenant comment s'y est pris Berlioz pour marquer que son
montagnard est Italien. Dans la ritournelle il a imité la musique des
_pifferari_; c'est tout, car dans la mélodie qui vient ensuite, rien
n'indique qu'elle est autre chose qu'une simple mélodie de Berlioz;
tout au plus peut-on y trouver un certain caractère pastoral. Il
serait plus difficile d'indiquer que le donneur de sérénade est
Écossais; pour en faire un Tyrolien, on n'aurait qu'une seule
ressource: ce serait de lui faire chanter une mélodie du genre répandu
surtout dans le Tyrol et la Styrie, quoiqu'on le rencontre aussi
ailleurs, et dont le nom formé par onomatopée est: _Iodler_. Toute
personne, d'ailleurs, ayant les deux registres de voix de poitrine et
de fausset peut aisément arriver à _iodlen_ aussi bien qu'un Tyrolien.

En suivant toujours le même système, on caractérisera un Espagnol ou
une Espagnole (la musique ne distingue pas les sexes) par une jota, un
boléro ou une cachucha; pour un Allemand, c'est plus difficile, car
tout le monde fait aujourd'hui des valses; il faudrait quelque chanson
populaire bien tudesque; si elle était un peu banale, cela n'en
vaudrait que mieux. On ne peut pas non plus caractériser un habitant
de la Bohême par une polka; une _czardas_ peut servir de signalement à
un Hongrois, à condition que l'on sache que c'est une danse hongroise.

Il en est des polonaises comme des valses et des polkas; même
observation pour les mazurkas et les redowas; en devenant
cosmopolites, elles ont perdu leur caractère national. Et comment
donnera-t-on le signalement musical d'un Français? Apparemment par un
air de galop ou de quadrille, bien sautillant surtout et spirituel si
c'est possible; le sautillement est indispensable pour marquer la
légèreté attribuée au caractère français.

Pour faire de la musique orientale, on imite des rythmes et des formes
mélodiques usités chez les Arabes; mais il faut savoir qu'ils sont
orientaux: ces moyens sont d'ailleurs extrêmement restreints, et au
fond, ne constituent même pas une marque distinctive.

Ce n'est pas tout. Lorsqu'il ne s'agit pas d'un seul morceau, mais
d'un grand ouvrage, d'un opéra par exemple, comment indiquera-t-on en
musique que l'action se passe dans l'antiquité, au moyen âge ou sous
Napoléon Ier; que les personnages sont français, allemands, italiens
ou chinois? On ne peut pas toujours faire des airs de quadrille, des
boléros, des tarentelles, des tyroliennes, etc. On ne peut pas non
plus aller loin avec la gamme chinoise de cinq notes, sans demi-ton;
quand même elle appartiendrait exclusivement aux habitants du
Céleste-Empire, elle ne caractériserait pas plus un bourgeois ou un
mandarin de Pékin que ne le fait la forme de son nez. Quand l'action
se passe en Italie, entre des Italiens, faut-il faire de la musique
italienne? A cet effet, les _pifferari_ et les chansons populaires
seront très insuffisants; faut-il imiter Cimarosa, Rossini, Donizetti
ou Verdi? Lors même qu'on le ferait, on ne produirait pas toujours de
la musique italienne, car on peut aisément rencontrer chez ces
compositeurs des motifs de valse ou de quadrille. C'est bien pis quand
une action théâtrale passe d'un pays à un autre, et lorsque les
personnages n'appartiennent pas tous à une même nation, comme, par
exemple, dans l'_Africaine_.

Il est inutile d'insister davantage pour montrer que, logiquement, la
recherche de la prétendue couleur locale ne conduirait qu'à
d'absurdes pastiches et à de ridicules mosaïques. Il faut une unité de
style, dans une œuvre de musique comme dans une œuvre de peinture.
Glisser au milieu d'un ouvrage un motif de chanson populaire est un
procédé fort usité, j'en conviens; mais au point de vue sérieux de
l'art, c'est un manque contre l'unité, à moins que le motif ne
s'accorde avec le style de l'œuvre entière.

Au temps où tous les moyens semblaient bons pour écraser
_Tannhœuser_, on reprochait à R. Wagner d'avoir mis dans un chant de
berger une modulation de _sol_ majeur en _si_ majeur très
régulièrement amenée, mais qui, disait-on, n'est jamais venue à
l'esprit d'aucun berger. Il n'est pas davantage venu à l'esprit d'un
montagnard des Abruzzes de moduler, comme l'a fait Berlioz dans la
sérénade dont j'ai parlé.

       *       *       *       *       *

Pour achever de nous édifier, passons en revue quelques-uns des
ouvrages où l'on a prétendu trouver de la couleur locale: ce sont des
opéras, quoique la musique théâtrale soit peut-être la moins apte à en
donner. Nous n'en demanderons pas à Mozart, qui ne s'en préoccupait
pas plus dans _Don Juan_ et la _Flûte enchantée_ que dans les _Noces
de Figaro_ et la _Clémence de Titus_. Ne soyons pas plus exigeants
pour Gluck. Weber, dans le _Freischütz_, a imité les mélodies
populaires allemandes; mais si les personnages de cet opéra sont
allemands (le diable excepté, qui est de toutes les nations), ils ne
le sont pas du tout dans _Obéron_. Dans _Préciosa_, Weber a employé
des motifs de danse espagnols; mais il faut savoir qu'ils sont
espagnols. Pour le reste, il ne s'est pas préoccupé de couleur locale,
non plus que dans _Euryanthe_; c'est toujours de la musique de Weber,
avec le caractère personnel du maître, fort heureusement. L'école de
Weber n'a pas plus fait de couleur locale que n'en a fait l'école de
Gluck; Marschner, Lindpaintner, R. Wagner ne s'en sont pas plus
souciés que Salieri, Sacchini, Cherubini, Méhul et Spontini. Je
pense que Lesueur seul a fait exception. Quant aux auteurs
d'opéras-comiques, Duni, Philidor, Grétry, Monsigny, Dalayrac, on ne
leur a pas demandé de couleur locale, non plus qu'à Nicolo et à
Boieldieu. Je ne parle pas de l'école moderne d'Auber, d'Adam et
d'Hérold; celle-là se moque de la couleur locale, et ce n'est pas son
plus grand tort.

On chercherait vainement le mot: couleur locale dans les écrits de
Rousseau et de Grétry; en ce temps on se préoccupait de démontrer
l'art expressif de la musique, sa faculté de toucher et d'émouvoir les
auditeurs. Un écrivain nommé Lefébure a publié, en 1789, un volume
intitulé: _Bévues, erreurs et méprises de différents auteurs célèbres
en matières musicales_. Il proteste contre les gens qui ne voient dans
la musique que le plaisir de l'oreille; il parle même d'un ouvrage où
cette erreur s'étale tout au long, mais il ne s'occupe pas plus de
couleur locale qu'on n'y songeait au temps de Lully et de Rameau. Il y
a donc lieu de croire que cette ineptie est d'invention moderne. Aussi
est-ce dans les œuvres de Rossini et de Meyerbeer surtout qu'on
prétend l'avoir trouvée.

Je dois seulement faire une réserve pour Grétry. Grâce à sa fatuité
peu déguisée, l'auteur des _Mémoires sur_ SA _musique_, comme on les a
appelés, a prétendu, sur ses vieux jours, avoir fait de la couleur
locale, et même mieux que cela. En parlant de son opéra _Sylvain_, il
dit: «Les gens instruits remarquèrent que les chants des deux époux,
Sylvain et Hélène, portaient un caractère de tendresse moins
passionnée que celle des amants que l'hymen n'a point encore unis. Ces
nuances sont délicates; elles existent cependant; c'est surtout dans
le duo _Dans le sein d'un père_ que j'ai cherché à nuancer le
sentiment de l'amour avec, si j'ose le dire, la sainteté du nœud qui
unit les époux.»

Après ce raffinement merveilleux, on ne sera pas surpris de voir
Grétry raconter ce qui suit: «J'étais à Lyon lorsque je fis la musique
de _Guillaume Tell_; je priai le colonel d'un régiment suisse, qui
était en garnison dans cette ville, de me faire dîner avec les
officiers de son corps. Au dessert, je dis à ces messieurs qu'ayant à
mettre en musique le poème de _Guillaume Tell_, leur ancien
compatriote, je les priais de chanter les airs de ce temps et les airs
des montagnes de la Suisse qui avaient le plus de caractère; j'en
entendis plusieurs, et sans en rien copier, que je sache, ma tête se
monta sans doute au ton convenable, car les Suisses et les musiciens
en général aiment le ton montagnard qui règne dans cette production
musicale.»

       *       *       *       *       *

Grétry ne paraît pas avoir eu une grande instruction, et les questions
d'esthétique étaient peu avancées, quoiqu'on eût beaucoup parlé et
écrit à propos de la guerre des lullistes et des ramistes, des
gluckistes et des piccinistes. Grétry avait d'ailleurs sa fatuité,
qu'on lui pardonne en faveur de son grand talent. Il était convaincu
que personne n'avait réussi comme lui à transformer la déclamation en
«mélodie délicieuse». Gluck, pour lui, n'avait fait que de la
déclamation; quant à Mozart, il ne le nomme pas une seule fois dans
les trois volumes de ses _Mémoires_. Il acceptait avec une naïve
confiance tout ce qui flattait son amour-propre.

Il avait cherché pendant cinq heures de la nuit à faire la romance
«_une fièvre brûlante_» dans le vieux style. Il était persuadé d'avoir
réussi, d'autant plus qu'on le lui assurait; nous y voyons aujourd'hui
un morceau heureux, et nous nous demandons ce qui peut le faire
paraître vieux. Sont-ce les fautes de prosodie? On en a fait de tout
temps. Au XIXe siècle, on en a fait de propos délibéré, et plus que
jamais.

Sont-ce les petites syncopes? Ce ne sont pas de vraies syncopes; elles
en imitent l'effet, si l'on admet que dans la mesure à trois temps le
dernier temps est un peu moins faible que le deuxième; voyez la
sixième mesure et les deux mesures avant la dernière. C'est bien peu;
la mélodie n'embrasse que l'intervalle d'une quinte, comme une foule
de mélodies populaires. Selon Grétry, l'ouverture indique assez bien
que l'action n'est pas moderne; les personnages nobles prennent à leur
tour un ton moins suranné, parce que les mœurs des villes n'arrivent
que plus tard dans les campagnes. L'air «_O Richard, ô mon roi_» est
dans le style moderne, parce qu'il est aisé de croire que le poète
Blondel anticipait sur son siècle, par le goût et les connaissances.
Aujourd'hui, l'air nous paraît seulement assez terne, parce qu'il est
pauvre d'harmonie et tourne toujours sur une même formule de cadence;
la romance nous paraît plus neuve que cet air.

C'est une tentative d'autant plus vaine de vouloir faire de la musique
rétrospective, que l'art ne caractérise jamais le temps auquel il
répond. On peut le prétendre jusqu'à un certain point pour
l'architecture, parce qu'on sait de quelles époques sont les
différents styles; mais c'est tout.

La musique d'aujourd'hui ne caractérise pas plus le XIXe siècle, que
la musique d'il y a cent ans ne caractérisait la Révolution française.

       *       *       *       *       *

La France n'a pas eu le privilège des divagations sur la couleur
locale. En Allemagne, les critiques ont découvert dans les opéras de
Meyerbeer «la musique historique», dont R. Wagner se moque à bon droit
dans _Opéra et Drame_. En Italie aussi, il y a une quarantaine
d'années, on a beaucoup discuté sur la couleur locale des _Huguenots_;
le fait est attesté dans une bonne dissertation sur la couleur locale,
insérée dans les mémoires de l'Académie royale de musique de Florence;
l'auteur en est Casamorata, mort en 1881, et qui fut président de
l'Académie et directeur du Conservatoire. Un des compositeurs italiens
les plus féconds, Giovanni Pacini, a voulu marcher sur les traces de
Lesueur; il raconte dans ses _Mémoires_ que, pour écrire son opéra
_Sapho_, il commença par lire soigneusement tous les ouvrages sur la
musique antique des Grecs, afin de donner à sa partition la couleur
convenable. En Italie, _Sapho_, représenté pour la première fois en
1840, à Naples, a passé pour son chef-d'œuvre; en France, cet opéra
n'a eu qu'une seule et malheureuse représentation (1866). Inutile de
dire que la musique n'est pas plus antique que celle de _Poliuto_ de
Donizetti.

Du moment où l'on trouvait de la couleur locale dans les _Huguenots_,
on devait en découvrir aussi dans _Guillaume Tell_. Je n'ose dire
qu'on n'en ait pas vu aussi dans la _Muette de Portici_. Azevedo, dans
son admiration sans mélange pour Rossini, en a même trouvé dans
_Sémiramis_; il parle des rythmes «si originaux et si empreints de
couleur orientale des chœurs du peuple assyrien»; un peu plus loin il
dit: «Le compositeur avait prodigué une abondance incroyable d'idées
nouvelles; pour mieux rendre la couleur de son sujet, il avait tracé
les plans de ses morceaux d'après les dimensions colossales de
l'architecture babylonienne, et avait orné d'arabesques vocales ses
innombrables cantilènes avec un luxe éblouissant et vraiment oriental»
(_G. Rossini, sa vie et ses œuvres_). Le temps n'a pas plus respecté
_Sémiramis_ que l'architecture babylonienne.

Arrêtons-nous d'abord à _Guillaume Tell_. On a vu de la couleur locale
dans l'ouverture, qui n'est qu'une suite de quatre morceaux, sans
liaison entre eux ni avec le reste de l'ouvrage. Le prétendu ranz des
vaches ne mérite aucunement ce titre, et ce n'est pas Rossini qui le
lui a donné. C'est un délicieux morceau, d'un caractère pastoral,
mais, pour le reste, ne ressemblant pas du tout à un véritable ranz
des vaches, qui doit être joué sur l'instrument appelé cor des Alpes
ou cor des vaches, et formé d'un long tube droit, avec une embouchure
semblable à celle d'une trompette ou d'un trombone. Cet instrument
n'appartient d'ailleurs pas en propre à la Suisse; il est très répandu
aussi en Allemagne. Puisqu'on a vu un ranz des vaches dans l'ouverture
de _Guillaume Tell_, on aurait pu aussi en trouver un au commencement
de l'ouverture des _Diamants de la Couronne_, d'Auber.

Dans toute la partition de _Guillaume Tell_, rien n'indique, ni ne
peut indiquer que l'action se passe en Suisse, ni dans un pays plat ou
montagneux, ni encore en l'année 1307.

La musique des _Huguenots_ n'accuse pas davantage la date de 1572. Il
y a un choral de Luther, mais les chorals ne peuvent pas caractériser
le protestantisme, par la raison qu'ils ne sont pas d'invention
protestante; ils ne sont même pas les seules mélodies usitées dans le
culte protestant. D'ailleurs, au temps de Luther, les chansons
profanes se disaient sur des mélodies de même nature que celles des
églises; cela est si vrai que certains chorals chantés, encore
aujourd'hui dans les églises, avaient primitivement un texte nullement
religieux. Quand même les chorals seraient le privilège des
protestants, ils ne pourraient pas servir de «musique historique», par
la raison qu'ils n'indiquent ni une date, ni un pays. Enfin, quand
même l'histoire nous apprendrait qu'à la Saint-Barthélemy les fusillés
tombaient en chantant un choral, ils ne l'auraient pas chanté à trois
ou quatre parties, ni avec l'harmonie de Meyerbeer. Pour comble, il
est prouvé que le choral attribué à Luther n'est pas de lui; c'est une
mélodie arrangée.

Verra-t-on de la musique catholique dans la litanie du troisième acte
et dans la bénédiction des poignards? Alors, on en trouvera sans doute
aussi dans l'air de valse qui sert de mélodie au chœur «Sainte-Marie»
du _Pardon de Ploërmel_.

Le chœur religieux, au cinquième acte de _Robert le Diable_, a
beaucoup de ressemblance avec un choral. Mais encore une fois, lors
même qu'une musique serait catholique ou protestante, par l'effet
d'une simple convention, rien de plus, il n'en résulterait pas une
indication du temps et du pays où se passe l'action. Dans l'invocation
à Brahma, à Vischnou et à Schiva, au quatrième acte de l'_Africaine_,
la musique est-elle hindoue et malgache de l'année 1498?

Il est permis de croire que Meyerbeer cherchait à caractériser, par sa
musique, les personnages de ses opéras; on peut même discuter jusqu'à
quel point il y a réussi; mais pour ce qui est de la chimère de la
couleur locale, il ne s'en préoccupait pas plus que ne l'avait fait
Rossini.

Verdi, dans _Aïda_, a-t-il, çà et là, voulu imiter la musique
orientale ou égyptienne? Il est bon alors de savoir qu'elle est
égyptienne, autrement on ne s'en douterait pas. A quoi serviraient ces
bribes de prétendue couleur locale, au milieu d'une partition tout
italienne et d'un style assez inégal? C'est toujours de la musique de
Verdi, tantôt de la troisième manière, puisque troisième manière il y
a, tantôt de la première manière ou de la seconde.

       *       *       *       *       *

Berlioz aussi, un jour, a voulu faire de la vraie couleur locale, par
une singulière fantaisie et un procédé non moins singulier. Le
visionnaire Swedenborg prétendait connaître la langue des démons;
Berlioz, qui n'était cependant ni dévot ni superstitieux, l'a pris au
mot et a fait chanter les diables, se réjouissant de la perdition de
Faust, en vrais suppôts de l'enfer: _Tradi oun Marexil fir trudinxé
burrudixé fory my Dinkorlitz_, etc. Les princes des ténèbres qui ont
fait leur éducation dans quelque bon lycée de Paris, abandonnent ce
charabia au commun des diables et chantent en français correct et sans
le moindre accent étranger. Il y a un malheur: c'est que les
chanteurs, généralement, prononcent mal les paroles, et plus mal
encore dans les chœurs que dans les solos; plus mal, enfin, une
langue qu'ils ne connaissent pas, que leur langue maternelle. Que les
diables chantent donc: _Tradi oun Marexil_, ou qu'ils chantent:
_Bonjour, monsieur le docteur, soyez le bienvenu_, c'est tout un.

       *       *       *       *       *

Dans _Hérodiade_, M. Massenet a voulu faire de la couleur locale. Il y
a si bien réussi, qu'à la nouvelle d'une représentation projetée de
l'ouvrage à Londres, les Anglais se sont empressés de protester contre
la manière dont l'histoire sainte y est travestie. M. Gye, directeur
du théâtre de Covent-Garden, a déclaré aussitôt qu'il avait fait
remanier la pièce et réadapter la musique, de manière à ne rien
laisser de choquant pour les croyances religieuses de son public; le
_Times_ a enregistré la déclaration de M. Gye, comme il avait publié
les réclamations.

Dans la scène du temple, M. Massenet fait chanter quatre mots hébreux
qui, pour les auditeurs étrangers à cette langue, signifient: _Tradi
oun Marexil_. Au moins aurait-il dû conserver le texte intégral.
Toutes les cérémonies religieuses israélites commencent par le chant
d'un verset du Deutéronome contenant une profession de foi
monothéiste. M. Massenet a mutilé le verset qui, cependant, ne
comprend que six mots, et il a pratiqué une répétition de paroles
absolument déplacée. En français, le verset signifie: «Écoute Israël,
Jéhovah est notre Dieu, Jéhovah seul!» Au lieu de cela, M. Massenet
fait chanter: «Écoute Israël, Jéhovah est notre Dieu, écoute Israël!»
Le chœur répète les paroles sur une harmonie parfaitement moderne. Le
reste du texte est en français. J'ignore si la phrase mélodique sur
laquelle le prêtre dit les quatre mots hébreux est de M. Massenet; en
tout cas, elle ne saurait être authentique, à cause de la mutilation
des paroles qu'on ne se permettrait jamais dans le culte israélite. A
voir surtout les vocalises de la fin, on dirait que M. Massenet
songeait au chant du _Muëzzin_, dans le _Désert_ de Félicien David. Le
chant de la Sulamite est encore plus déplacé. Une jeune fille vient
dire une chanson d'amour pour appeler son bien-aimé. Les paroles sont
un faible écho du Cantique des Cantiques, auquel les théologiens
chrétiens attribuent un sens métaphorique et mystique, ne voulant pas
y voir une poésie érotique. En tout cas, il est aussi indécent de dire
une chanson d'amour dans un temple israélite que dans une église
chrétienne. Au temple de Jérusalem, les voix des femmes étaient
exclues des chœurs; «la voix de la femme, dit le Talmud, est une
séduction.» Loin de pouvoir être employées au service religieux comme
chanteuses, les femmes étaient reléguées dans une enceinte séparée de
celle des hommes par un mur. Cette enceinte ne donnait accès que par
deux portes, situées l'une au nord et l'autre au midi; elle était si
bien close que Titus s'en servit, après la prise de Jérusalem, pour y
enfermer les prisonniers réservés à son triomphe.

Les femmes faisaient leurs dévotions entre elles, sous la conduite
d'une coryphée, usage qui existe encore aujourd'hui dans quelques
synagogues. Des chanteuses étaient attachées à la cour des rois et
employées aux réjouissances publiques, aux festins et aux cérémonies
funèbres; mais dans le temple, les voix de femmes étaient remplacées
par celles de jeunes lévites[6].

  [6] Voir le Recueil de chants religieux et populaires des
  Israélites, par Naumbourg, ancien ministre officiant au temple
  consistorial de Paris.

Les Anglais ont protesté, au nom de l'Evangile et du respect dû au
culte; que diront les Israélites de la manière dont la religion de
leurs ancêtres est travestie, au point d'admettre dans le temple
non-seulement des femmes débitant une chanson d'amour, mais encore des
femmes qui dansent, et vous savez comment on danse dans les opéras,
quoique les deux airs de ballet aient pour titre: «Danse sacrée?» M.
Massenet a-t-il cru sérieusement qu'au temple de Jérusalem il y avait
des danses, et qu'elles étaient exécutées par des femmes? Ce n'était
donc pas assez du grand ballet du dernier acte qui a lieu au palais du
consul romain, pendant que dans la coulisse on coupe la tête à
Jean-Baptiste? Heureusement pour M. Massenet, la religion israélite
n'est nulle part religion d'Etat, comme l'est le christianisme, et les
chrétiens eux-mêmes ne sont pas partout aussi respectueux pour la
Bible que le sont les Anglais, ainsi que les Génevois, chez qui
_Hérodiade_ a rencontré la même opposition.

[Illustration: décoration]



[Illustration: décoration]



VI

LA FOLIE, L'EXTASE, LE MYSTICISME ET LA SATYRE EN MUSIQUE


On dit généralement que la musique exprime des sentiments; j'en
conclus qu'elle ne peut pas rendre ce qui appartient purement à
l'intelligence, et que, par conséquent, elle ne peut pas non plus en
peindre les aberrations. Telles sont la folie, l'extase, le
mysticisme. Je ne veux empêcher personne de croire à l'extase
religieuse ou autre; je raisonne seulement au point de vue
psychologique et musical.

Dans la _Muette de Portici_, Masaniello perd la raison un peu avant
d'être assassiné. A part le retour intempestif de fragments de la
barcarolle du second acte, le désordre est dans les paroles, mais non
pas dans la musique. Le plus souvent, la folie n'est qu'un prétexte à
airs de bravoure; mais comme on emploie continuellement des airs de ce
genre sans qu'il y ait folie, la musique est la même, qu'un personnage
ait son bon sens ou qu'il ne l'ait pas. La situation théâtrale sert
simplement d'excuse; par exemple Lucie de Lamermoor, au troisième acte
de l'opéra de Donizetti, ne songerait pas à chanter un air de
bravoure, si elle avait conservé sa raison. A cela près, l'air qu'elle
dit n'est pas plus fou que celui qu'elle a chanté auparavant. On
appliquera les mêmes observations à la folie d'Ophélie, dans _Hamlet_
de M. A. Thomas, à la folie de Catherine, dans _l'Etoile du Nord_ de
Meyerbeer et à celle de Dinorah, dans le _Pardon de Ploërmel_.

L'extase de Sélika, au cinquième acte de _l'Africaine_, est une folie
causée par les émanations délétères attribuées par Scribe aux fleurs
du mancenillier. L'extase de Marcel, dans les _Huguenots_, est moins
maladive; pour la rendre musicalement, Meyerbeer a écrit une mélodie
large, quelque peu italienne et qui n'est certes pas une des
meilleures de l'ouvrage. Raoul et Valentine chantent absolument comme
Marcel, quoiqu'ils ne soient pas visionnaires comme lui. Quant aux
moyens d'instrumentation qu'on peut employer en pareil cas, la harpe,
les violons avec sourdines, le tremolo à l'aigu, les effets doux de
flûte, de hautbois, de clarinette, de cors et de bassons, on s'en sert
également dans des scènes qui n'ont rien d'extatique.

Iseult aussi meurt dans une sorte d'extase; voici ses dernières
paroles: «Dans les ondes de l'océan de délices, dans la sonore
harmonie des vagues de parfums, dans l'haleine infinie de l'âme
universelle, se perdre, s'abîmer sans conscience, suprême volupté!» R.
Wagner, cependant, n'a prétendu mettre dans sa musique ni mysticisme,
ni panthéisme: la partie instrumentale et, par endroits aussi, la
partie vocale sont empruntées, pour l'essentiel, au duo d'amour du
second acte de _Tristan_.

       *       *       *       *       *

A-t-on fait de la musique mystique? Je n'ose trop l'affirmer; en tout
cas, on n'a pu s'y prendre autrement que pour l'extase.

Schumann a mis en musique des scènes du _Faust_ de Gœthe; il a
développé particulièrement la scène finale, véritable débauche
poétique, mystique et allégorique. On y voit _Pater extaticus_
(probablement St-Antoine d'Egypte), planant en l'air, tantôt en haut
et tantôt en bas, _Pater seraphicus_ (St-François d'Assise) dans la
région intermédiaire, _Pater profondus_ (St-Bernard de Clairvaux) dans
la région profonde, Doctor Marianus (Duns Scott) ravi en extase,
_Mater gloriosa_ (la Madone), la grande Pécheresse (Marie-Magdeleine),
la Samaritaine (Évangile selon St-Jean, chap. IV), Marie l'Egyptienne
(personnage de la légende), Marguerite, un chœur d'anachorètes, un
chœur de pénitentes, un chœur d'enfants mâles bienheureux, le chœur
des jeunes anges, le chœur des anges portant l'âme immortelle de
Faust, enfin un chœur d'anges accomplis. Les enfants dont il est
question, sont morts quelques instants après leur naissance; ils n'ont
pas connu la misère de la terre; c'est pour cela que le poète les
appelle les enfants de minuit, la croyance populaire attribuant une
destinée heureuse aux enfants qui naissaient à cette heure. _Pater
seraphicus_ les prend et les loge dans son cerveau, pour leur faire
voir par ses propres organes ce monde qu'ils n'ont pas eu le temps de
connaître; puis il leur donne la volée: conception bizarre que Gœthe
a empruntée aux visions de Swedenborg, comme Berlioz y a pris le
charabia des démons. Le tout se termine par le _Chorus mysticus_
célébrant l'Eternel-Féminin.

Rien dans la musique de Schumann n'indique qu'il y a des personnages
surnaturels ou symboliques. _Mater gloriosa_ dit quelques mots
seulement, qu'elle psalmodie sur des notes répétées, comme fait
ensuite aussi le Docteur Marianus. La progression harmonique qui
soutient les parties vocales en cet endroit est d'un bel effet, mais
sans rien de mystique. Bref, le style de Schumann est le même dans
tout l'ouvrage, que les personnages appartiennent au ciel, à la terre,
à l'enfer ou à la pure fantaisie du poète.

Si M. Massenet a voulu mettre du mysticisme musical dans les légendes
de _Marie-Magdeleine_ et de la _Vierge_, il a tout à fait manqué son
but; car on lui a généralement attribué l'intention de traiter des
sujets légendaires ou bibliques au point de vue purement humain; il en
a fait autant dans _Eve_. Dans le finale de _Marie-Magdeleine_, le
Christ ressuscité apparaît à Méryem, qui en est «extasiée» et saisie
d'une «ivresse infinie.» La _Vierge_ se termine par l'extase et
l'Assomption de la mère du Sauveur. Il n'est pas difficile de voir que
dans ces deux morceaux on pourrait, sans faire aucun tort à la
musique, remplacer les paroles par d'autres, étrangères à la religion,
au mysticisme et au surnaturalisme.

Je ne sais si, dans le chant de la Sulamite d'_Hérodiade_, M. Massenet
a voulu faire du mysticisme; en tout cas, il n'a pas fait une
véritable chanson d'amour; de quelque manière que j'envisage sa
musique, elle me paraît absurde.

Je pourrais aussi trouver une trace de mysticisme dans les paroles du
monologue de Jean-Baptiste, au dernier acte du même opéra, mais la
musique de M. Massenet me ferait trop beau jeu.

Dans le manuscrit du _Prophète_, Meyerbeer avait mis l'indication
«avec ironie» dans le finale du quatrième acte, à l'endroit où le
chœur chante:

    Tout est possible au roi prophète,
    Tout est possible au fils de Dieu,

Je ne vois pas comment on s'y serait pris pour mettre l'ironie dans
ces paroles; l'indication a été nulle et non avenue; je me suis
abstenu de la faire reproduire dans la partition piano et chant et
dans la partition d'orchestre.

Liszt a écrit pour le piano trois valses, intitulées _Méphistophélès_;
il a suivi sa fantaisie; il a pu représenter très imparfaitement Faust
et Marguerite, mais Méphistophélès est absolument impropre à une
représentation musicale.

On regarde ordinairement le diable comme un ange déchu; l'idée est
fort critiquable, et ce n'était point celle de Gœthe. Son
Méphistophélès est simplement le contraire de Dieu; il est le fils des
ténèbres, il ne connaît pas le bien, il est incapable de le voir; il
ne voit et ne connaît que le mal, il trouve tout si misérable qu'il
vaudrait mieux que rien ne fût créé. Il ne s'occupe pas d'ailleurs du
gouvernement des étoiles, l'homme seul excite son attention.

    Tout cloche et boite sur la terre;
    L'homme est un si pauvre animal
    Que je n'ai pas le cœur de lui faire du mal:
    Il me donne un bon caractère.

Méphistophélès n'a un peu de satisfaction que lorsque tout se détruit;
mais ce qui l'ennuie, c'est que tout renaît; lui-même n'a que les
instincts les plus vils, les plus bas, et il les montre sans détour
dans différentes circonstances. Il a fait en quelque sorte un pari
avec Dieu, et il a conclu un pacte avec Faust. Il a perdu dans les
deux cas, mais il ne le croit pas. Il perdrait tous les paris
possibles, il croirait que c'est Dieu qui a abusé de sa puissance.

Après l'invention du contrepoint, on a poussé jusqu'à l'abus les
transformations d'un motif. On a fait des imitations par mouvement
semblable, par mouvement contraire, par mouvement rétrograde, par
augmentation, par diminution, etc. On a changé l'harmonie d'un motif,
on l'a varié, transformé, on l'a changé en valse, en galop. Les
grands maîtres ont écrit des variations qui sont de véritables
développements; il y a bien plus de compositions encore écrites pour
l'amusement des grands et des petits enfants et où un motif est traité
de toutes les façons possibles et librement transformé. On n'a jamais
vu là une intention ironique ou satyrique. Dans un portrait, il suffit
de quelques petites altérations pour en faire une caricature. Il n'en
est pas de même en musique, quoiqu'on puisse facilement dénaturer un
motif. Berlioz, cependant, dans le Sabbat de sa _Symphonie
fantastique_, fait revenir la mélodie représentant l'idée fixe avec
des changements qui doivent la rendre vulgaire et burlesque. On se
trompe d'ailleurs quand on traite ses symphonies comme une œuvre de
jeunesse. On ignore un fait capital; Berlioz retouchait ses
compositions jusqu'à ce qu'il en fût parfaitement satisfait; alors
seulement il y inscrivait un numéro d'œuvre et faisait graver la
partition d'orchestre. C'est par suite de sa mort et de celle de son
exécuteur testamentaire que la partition d'orchestre des _Troyens_ est
restée en manuscrit. Berlioz dit lui-même que la _Symphonie
fantastique_ n'est plus du tout ce qu'elle était au début; il la donne
donc comme sienne, tout autant que _Roméo et Juliette_, _Harold en
Italie_ et les autres œuvres publiées en partition d'orchestre.

[Illustration: décoration]



[Illustration: décoration]



VII


LES CARACTÈRES DES GAMMES ET DES MODES

Une dernière absurdité que je ne saurais passer sous silence,
quoiqu'elle paraisse aujourd'hui avoir perdu tout crédit, ce sont les
caractères attribués aux différentes gammes. Les Grecs déjà avaient
une théorie de ce genre; mais leurs savants ont dit bien d'autres
erreurs; laissons donc les Grecs. J. J. Rousseau, dans son
dictionnaire de musique, ne donne que des indications assez vagues; il
trouve les gammes majeures avec dièses, gaies et brillantes; les
majeures avec bémols, majestueuses et graves; les mineures avec
bémols, touchantes et tendres. Grétry, selon son habitude, croyant
dire des choses très profondes, n'est que ridicule; en voici quelques
exemples:

«La gamme d'_ut_ majeur est noble et franche; celle de _sol_ majeur
est guerrière, mais sans avoir la noblesse de celle d'_ut_; la gamme
de _si_ bémol majeur est noble, mais moins que celle d'_ut_ majeur, et
plus pathétique que celle de _fa_ majeur; la gamme de _si_ majeur est
brillante et folâtre; celle de _fa_ dièse majeur est dure _parce_
qu'elle est surchargée d'accidents» (elle n'en a qu'un de plus que
celle de _si_).

«En général, les gammes mineures portent une teinte mélancolique;
elles conviennent à tous les sentiments abstraits, métaphysiques.....
La gaîté d'un vieillard doit s'exprimer en _ut_ majeur, celle d'une
petite fille, en _mi_ majeur. Si vous faites chanter un guerrier ou un
amoureux triomphant, dans le ton de _mi_ bémol majeur, je croirai que
le récit de ses exploits se terminera par une catastrophe.»

En Allemagne, les théories de ce genre ont eu une certaine vogue;
l'inventeur en est Schubart, que d'autres esthéticiens ont imité en
renchérissant sur lui. Schubart voyait en _mi_ mineur une jeune fille
à la robe blanche; en _ré_ mineur le spleen et les vapeurs, en _si_
bémol mineur des idées de suicide; en _fa_ dièse mineur, un chien
hargneux, et dans les trois bémols de _mi_ bémol majeur (qui
terrifiaient Grétry) le symbole de la Sainte-Trinité. Un auteur a même
prétendu que le ton de _si_ mineur agit le plus puissamment sur le
système nerveux, attendu qu'un violoncelliste se trouvait malade
chaque fois qu'il avait joué en ce ton. J. J. Rousseau (dans son
article: _Musique_) rapporte un effet plus curieux, produit par la
cornemuse. Les ouvrages de médecine en racontent bien d'autres au
chapitre des idio-syncrasies.

On a dit souvent que les gammes avec dièses sont d'autant plus
brillantes que le nombre des dièses est plus grand et que les gammes
avec bémols suivent la progression inverse. C'est encore faux,
puisqu'au delà de quatre accidents les gammes avec dièses et celles
avec bémols se confondent; il est impossible à un auditeur de
distinguer si un pianiste ou même tout un orchestre joue en _si_ ou en
_ut_ bémol, en _fa_ dièse ou en _sol_ bémol, etc. Sans y songer, on a
attribué une sorte de valeur cabalistique à de simples signes
d'écriture. Dans le fait, il n'y a qu'une gamme majeure et une gamme
mineure, qu'on peut chanter ou jouer plus haut ou plus bas, mais qui
restent toujours les mêmes, sous réserve de certaines circonstances
spéciales que je vais indiquer.

       *       *       *       *       *

Il est évident, d'abord, que sur un piano accordé au tempérament égal,
c'est-à-dire où tous les demi-tons sont égaux, toutes les gammes
possibles ne sont que des transpositions très exactes des deux gammes
types. Le tempérament, d'ailleurs, ne peut donner que des gammes et
des intervalles plus ou moins justes, plus ou moins faux ou
discordants, sans les rendre pour cela plus aptes à l'expression de
tel ou tel sentiment. Si, sur le piano, certaines gammes paraissent
plus brillantes que d'autres, cela tient à des facilités de doigter;
ainsi le ton de _ré_ bémol majeur peut compter parmi les plus
brillants; c'est dans ce ton que Weber a écrit son _Invitation à la
valse_; Berlioz, en arrangeant le morceau pour orchestre, l'a
transposé en _ré_ majeur, parce que sur les instruments à archet les
tons les plus brillants sont ceux où les cordes à vide sont employées
le plus souvent. Glinka de son côté a transcrit l'_Invitation_ pour
orchestre, mais en conservant le ton de _ré_ bémol. C'est Berlioz qui
a eu raison. Sur tous les instruments, ce sont des détails de
construction qui donnent plus ou moins d'éclat à la sonorité. Ainsi,
sur le cor d'harmonie, le ton ou corps de rechange le plus avantageux
est celui de _fa_, parce que la longueur du tube est dans la meilleure
proportion avec son diamètre. L'accord des instruments employés dans
la musique militaire, répond en général à des tons bémolisés au piano:
petite flûte en _ré_ bémol, clarinettes en _mi_ bémol et _si_ bémol,
cornets à pistons en _si_ bémol, trompettes en _mi_ bémol, trombones
en _si_ bémol, saxhorns et saxophones en _si_ bémol et en _mi_ bémol.

Ce qu'il y a de plus plaisant, c'est le ton convaincu et majestueux
avec lequel les pontifes des systèmes à la Schubart défendaient leur
foi. On leur citait une quantité de morceaux de musique donnant un
démenti à leur théorie; ils répondaient que les compositeurs avaient
eu tort et que leur musique aurait encore été meilleure, si elle avait
été écrite dans les tons répondant exactement aux sentiments qu'elle
devait exprimer. On leur prouvait que la construction des instruments
ne leur était pas plus favorable; ils répliquaient que leur système
était indépendant du tempérament et de la facture instrumentale; que
les caractères propres aux différentes gammes étaient inhérents à leur
nature, quoique nous ne pussions pas nous en rendre raison. Bref,
c'était un mystère insondable; on n'avait qu'à s'incliner et à dire
comme Tertullien: _Credo quia absurdum_, j'y crois parce que c'est
absurde[7].

  [7] J'ai discuté ce sujet plus longuement dans un chapitre de mon
  _Traité analytique et complet de l'art de moduler_, où l'on
  trouvera les citations qu'on pourra désirer.

Ce qui est hors de doute, c'est le caractère différent du mode majeur
et du mineur; mais ce n'est pas par la gaîté et la tristesse qu'on
pourra les définir.

[Illustration: décoration]



[Illustration: décoration]



VIII


LA MUSIQUE RELIGIEUSE

Vous connaissez la fable de l'enfant à la dent d'or, sur laquelle on a
disserté à perte de vue, oubliant une seule chose: de vérifier si la
dent était bien d'or. Il en est de même de la musique religieuse;
c'est, dira-t-on, l'expression du sentiment religieux. Et qu'est-ce
que le sentiment religieux? C'est le sentiment de notre dépendance
envers Dieu. Alors l'amour, c'est le sentiment de notre dépendance
envers une personne de l'autre sexe; la colère est le sentiment de
notre dépendance d'une personne ou d'un objet qui contrarie nos
projets; ainsi de suite. Toutes ces dépendances ne nous apprennent
rien; et remarquez que la définition du sentiment religieux doit
convenir également bien aux chrétiens, aux juifs, aux mahométans, aux
boudhistes, aux brahmanistes, aux panthéistes, aux polythéistes, et
même aux sauvages adorateurs du grand Esprit.

Quand vous aurez trouvé une définition du sentiment religieux, il
reste une autre question: comment la musique peut-elle exprimer ce
sentiment? On pourra discuter sur ce sujet, comme sur la dent d'or;
voyons donc si celle-ci est d'or, c'est-à-dire s'il existe une musique
religieuse.

La première chose que nous remarquons, c'est que partout où s'est
fondé une religion ou un parti religieux, on a pris la musique qu'on
avait sous la main, et l'on ne pouvait faire autrement. Lors même que,
par exemple, les Israélites posséderaient des mélodies fort
anciennes, ces mélodies seraient surannées et ne pourraient leur
servir. Les Hindous ont probablement des mélodies d'une haute
antiquité, mais nous ne pouvons en faire usage.

Les premiers chrétiens empruntèrent la musique des Grecs; c'était une
musique de la décadence, que nous connaissons encore mal, mais peu
importe. Le fait d'un emprunt paraît incontestable; il fournit le
plain-chant, qui, plus tard, fut traité comme obligatoire, et forme
une partie essentielle du service dans les églises du culte catholique
romain; car il ne faut pas oublier qu'il existe deux églises
catholiques. Les défenseurs du plain-chant sont donc obligés de
soutenir que c'est bien de la musique religieuse et même de la musique
religieuse par excellence. Mais ils s'engagent dans une plaisante
contradiction. Ils veulent en même temps nous persuader que c'est de
la musique grecque très authentique. Or, si c'est de la musique
grecque, c'est de la musique très païenne; par quel miracle du
Saint-Esprit cette musique païenne est-elle devenue la musique
chrétienne religieuse sans égale? Le système musical usité était
simplement notre gamme diatonique à laquelle les Grecs étaient
revenus. Comme on ne voyait pas de raison de commencer la gamme par
telle note plutôt que par telle autre, on en déduisit sept échelles,
mais on ne tarda pas à s'apercevoir que l'équivalence des degrés, que
l'on avait supposée, n'existait pas. On appela _finale_ la note sur
laquelle devait terminer un chant, et dominante la note qui revenait
souvent et sur laquelle s'établissait la psalmodie. La première pierre
d'achoppement, ce fut _si_; il servait mal à la psalmodie et on le
remplaça, à cet effet, par _ut_. De plus, si formait avec _fa_ une
fausse relation (_diabolus in musica_); on conjura ce diable en
mettant un bémol devant le _si_, chaque fois qu'il en était besoin; on
réduisit les sept gammes à quatre, ayant pour finale _ré mi fa sol_.
Pourquoi ces quatre? On ne l'a jamais dit. Puis on ajouta à ces
quatre échelles quatre autres ayant la même finale, mais une autre
dominante, et placées un peu plus bas. L'échelle commençant par _ut_,
put ainsi reparaître comme dérivé (_plagale_) de celle de _fa_
(_authentique_) ayant pour finale _fa_ avec _si_ naturel, mais pour
dominante _la_, tandis que la dominante de la gamme authentique était
_ut_.

Ce système, parfaitement arbitraire et faux, est ce qu'on appelle les
huit tons du plain-chant. Il régnait dans l'église; mais le peuple?
Quand, sous Charlemagne, on voulut introduire le plain-chant romain en
France, on trouva de grandes difficultés. M. de Coussemaker, qui a
fait une étude spéciale de l'harmonie au moyen âge, dit que ces
difficultés provenaient de ce que le peuple employait une tonalité se
rapprochant de la tonalité moderne.

L'invention de l'harmonie fut une nouvelle inconséquence, mais il la
fallait bien. L'harmonie créa des relations nouvelles plus ou moins
précises; les accords dissonants marquaient des tendances manifestes;
puis la musique de danse devait être rythmée, ce qui supposait une
construction assez régulière des phrases. On connaît la _Romanesca_,
air de danse du XVIe siècle complètement écrit dans la tonalité
moderne, c'est-à-dire en majeure et en mineure.

Jamais le principe _natura non facit saltum_ (la nature ne fait pas de
saut) ne fut plus vrai. Fétis, imitant Choron, attribua les nouveautés
harmoniques qui décidèrent de la victoire du système moderne, à
Monteverde, dont le vrai nom est Monteverdi; M. Gévaërt les a trouvées
dans les œuvres de Caccini. Je pense que le coup de grâce fut donné à
l'ancien système par la création de l'opéra devant ressusciter
l'ancienne tragédie, et qui date de la même époque. L'expression
passionnée n'est possible qu'avec la tonalité moderne.

Berlioz fit observer avec raison que la tonalité moderne peut
produire tous les effets de la tonalité ancienne, puisqu'elle la
comprend. Si certains effets usités autrefois sont plus rares
maintenant, c'est parce que nous avons des ressources beaucoup plus
riches et plus efficaces.

Cependant, obligés de défendre les commandements de l'église, les
champions du plain-chant soutiennent que la musique actuelle nous a
rendus moins aptes d'apprécier ces chants d'un autre âge. La peinture
actuelle nous empêche-t-elle de juger les mérites des maîtres
primitifs, la peinture chinoise ou japonaise? Les physiciens, depuis
deux cents ans et plus, nous ressassent une gamme que les musiciens
déclarent inexacte. Les physiciens répondent que la musique actuelle a
perverti l'oreille des musiciens. Prenez un sourd de naissance, mais
sourd comme un pot; demandez à la Providence de faire un
miracle,--elle en fait encore quelquefois,--et de donner subitement
l'ouïe à ce sourd. Ce sera le vrai juge en musique, au gré des
physiciens et des plains-chantistes.

Il n'y a pas, d'ailleurs, une seule sorte de plain-chant, et l'on en
entend de plus varié ou plus orné que le plain-chant romain. On
soutient aussi que le plain-chant doit être rythmé; on est libre de
discuter sur ce sujet. Puis il y a des paroles; puisque le plain-chant
est emprunté à la musique grecque, il est probable que les paroles
étaient d'abord du grec. On y appliqua ensuite des paroles latines, et
le latin du moyen âge n'était pas le latin ancien. Il y a une
accentuation acceptée et généralement pratiquée aujourd'hui. Elle
consiste à placer l'accent sur l'avant-dernière syllabe ou sur
l'antépénultième. Cette prosodie est-elle observée dans le
plain-chant?

Les protestants firent comme les premiers chrétiens; il leur fallait
des mélodies simples qui pussent être chantées par toute une réunion
de fidèles; et puis, ils prirent des chorals, d'autant plus que le
spirituel et le temporel n'étaient pas séparés; il y a des chorals
usités encore aujourd'hui et qui, primitivement, avaient des paroles
nullement religieuses; il y a des chorals qui sont des mélodies
arrangées ou simplifiées. Puis, presque généralement, on ajoute une
note de liaison quand, dans une phrase de chant, il y a un intervalle
de tierce. On ne croit nullement faire mal en arrangeant les chants,
au besoin. Dans un livre de chorals, que j'ai eu en mains autrefois,
on avait transposé en _ré_ le choral: _ein' feste Burg_, attribué à
Luther, mais qui n'est pas de lui; l'arrangeur voulut rendre le début
moins fatigant, et faisait usage en même temps des notes de liaison.
Le début, au lieu d'être _do_, _do_, _do sol si do la sol_, était
devenu _ré_, _do_ (dièze) _si la si do_ (dièze) _ré do_ (dièze) _si
la_. Je gage que l'arrangeur trouve sa version plus mélodieuse que
l'original.

Pour les paroles, on ne fait attention qu'au nombre des vers d'une
strophe et au nombre des mots de chaque vers. On chante ainsi sur la
même mélodie un nombre indéterminé de strophes et des cantiques de
différents caractères. En d'autres mots, les chorals sont employés
comme les _timbres_ des vaudevilles.

Ce que j'ai dit des chorals, s'applique également aux mélodies des
psaumes.

On emploie comme synonymes les termes de musique religieuse, musique
d'église et musique sacrée; cependant ils ne le sont pas. Chaque parti
religieux a le droit de prendre la musique qui lui plaît; et quand
elle est adoptée, on la conserve par respect pour la tradition.

Quand on parle du sentiment de l'amour, de la tristesse, de la colère,
il n'y a point d'équivoque; ces sentiments sont les mêmes pour tous
les hommes; mais quand il s'agit du sentiment religieux, il en est
autrement. On n'est d'accord que sous le sens général de l'expression;
pour tout le reste on peut différer.

Il n'est pas rare d'entendre, dans les églises catholiques,
protestantes ou dans les synagogues, de la musique qu'on ne trouve pas
religieuse. Je faisais, un jour, une observation à un ecclésiastique
sur le jeu de l'organiste: «Cela va bien avec tout», répliqua-t-il.
D'autres répondent qu'il n'y a rien de trop beau pour Dieu. On ne peut
pas exiger d'un ecclésiastique des connaissances étendues en musique,
et il peut très facilement se tromper de bonne foi. On commet tous les
jours l'erreur, au théâtre, de prendre pour dramatique la musique qui
ne l'est pas, ou qui s'applique mal à la scène pour laquelle elle est
faite. Peu importe: on va au théâtre pour s'amuser; pourvu qu'on
s'amuse, c'est l'essentiel. On ne va pas à l'église pour la même
raison, quoiqu'on n'y dédaigne nullement le charme de l'oreille.

J'ai parlé du plain-chant; je ne dis rien de la psalmodie, qui ne peut
compter pour de la musique, mais je dois m'arrêter sur ce qu'on
appelle les messes en musique pour soli, chœurs et souvent
l'orchestre. Ces compositions sont faites sur un texte latin,
liturgique et obligatoire. Pour donner à l'œuvre un certain
développement, on est obligé de répéter les paroles un nombre indéfini
de fois. Il y a des paroles qui sont peu musicales, mais on ne peut
les changer; pour donner plus de variété et d'effet, l'usage est
d'écrire des messes dramatisées, c'est-à-dire, on donne à la musique
une expression capable d'impressionner l'auditoire, selon que les
paroles sont douces et consolantes, terribles et menaçantes, humbles
ou majestueuses.

Le Gloria est solennel et imposant, le Credo est énergique, la mise au
tombeau du Christ est un peu triste et sa résurrection brillante et
solennelle. Je ne crois cependant pas que les cinq orchestres de
Berlioz donnent à son _Tuba mirum_ une puissance et un éclat qui
laissent prévoir son jugement dernier. Au reste, on n'est point
d'accord; d'une part, la fugue et les formes scolastiques en général
peuvent n'être pas d'un grand effet sur la foule; d'autre part, on a
introduit dans les messes des effets appartenant purement à l'opéra.
Je citerai, comme modèle, les messes de Cherubini.

Quelques mots sur l'Oratorio. Né dans l'Église, il a fini par s'en
détacher et prendre un grand développement. L'Allemagne a un
répertoire spécial, en tête duquel brillent les noms de J. S. Bach et
de Hændel, quoique ce dernier ait écrit ses oratorios sur un texte
anglais. Ces maîtres traitaient avec un talent exceptionnel les formes
scientifiques de la musique. Mendelssohn et d'autres sont venus
ensuite produire des œuvres de très grand mérite. Seulement, du temps
de Hændel, la séparation entre les œuvres théâtrales et d'autres
compositions était encore mal établie. Plusieurs morceaux du _Messie_
de Hændel sont tirés d'une collection de duos très profanes et même
érotiques, composés par Hændel, en 1711 et 1712, pour la princesse
électrice Caroline de Hanovre. La musique du deuxième duo:

    Nò, di voi non vò fidarmi,
    Cieco Amor, crudel Beltà;
    Troppo siete menzogneri,
    Lusinghiere Deità!

a passé sans la moindre modification dans le chœur célèbre du
_Messie_: «Ah! parmi nous l'enfant est né» (No 10). Le motif de la
troisième phrase du même duo:

    So per prova i vostri inganni

est le même que celui du chœur: «Comme un troupeau» (No 20). Il y a
peu de différence aussi entre la musique du madrigal:

    Se tu non lasci amore,
    Mio cor, ti pentirai,
    Lo so ben io!

et celle du duo: «O mort, ton glaive nous est caché!» (No 37).

Aux oratorios se rattachent les cantates; mais en France, il faut
l'avouer, l'oratorio ne jouit pas d'une très grande faveur. On a fait
entendre des œuvres de ce genre, presque toujours mutilées sans
façon; les chœurs produisent de l'effet, les soli paraissent
surannés, et personne ne sait les chanter.

La cantate est discréditée plus que la guitare; on laisse du moins
celle-ci aux mendiants, ce qui ne l'empêche pas de faire très bonne
figure dans les autres pays; on ne veut même plus du mot de cantate.
Les compositions pour les concours du prix de Rome sont de vraies
cantates; on les désigne par le mot de _scène_. Comme cette «scène»
est toujours divisée en plusieurs «scènes», et qu'en mathématique, le
tout est plus grand que chacune de ses parties, on se demande si, à
l'Institut, section des Beaux-arts, on sait parler français. On peut
remarquer, d'ailleurs, chez les compositeurs d'aujourd'hui, la manie
du néologisme, au point d'éviter de plus en plus de se servir du mot
d'opéra. Leurs œuvres en valent-elles mieux? Le public ne paraît pas
le croire.

Le lecteur demandera peut-être: en définitive, y a-t-il ou non une
musique religieuse? Il n'y a pas de musique exprimant le sentiment
religieux, parce que ce sentiment, comme je l'ai montré, est d'une
forme trop peu précise, trop peu arrêtée. D'ailleurs, il ne faut pas
presser les termes; il y a là une question de mots dont je parlerai
dans mon dernier chapitre. En tout cas, il doit y avoir une musique
convenant au culte religieux, et favorisant les sentiments pieux par
son caractère de calme, d'onction, de gravité ou de grandeur et de
majesté; elle ne doit avoir rien des ornements, de la légèreté, de la
frivolité, ni des effets passionnés du théâtre, quoique, j'en
conviens, la limite ne soit pas facile à établir; les idées
personnelles des compositeurs, des organistes et des prêtres
interviennent ici inévitablement.

Considéré de cette façon, le plain-chant peut être religieux, mais non
pas dans la forme dans laquelle on l'entend le plus souvent. Il ne
faut, d'ailleurs, pas oublier qu'on n'est pas d'accord sur ce point,
et qu'on n'emploie pas une forme unique de plain-chant.

Je n'ai parlé que de l'Église romaine et du chant protestant; mais il
y a d'autres confessions religieuses, chrétiennes ou non, qui ont les
mêmes droits à l'existence et les mêmes droits à choisir leur musique.
Ce sont ces droits que j'ai tenu à sauvegarder.

Il résulte de là que musique d'église et musique religieuse ne sont
nullement synonymes; si l'on voulait un exemple d'un morceau ayant le
caractère religieux, je citerais la mélodie bien connue _Pietà
Signore_, attribuée à Stradella par une plaisanterie de Fétis, car
cette composition est trop moderne pour remonter aussi loin. Fétis
aimait à prendre un ton de Pythonisse; mais les erreurs qu'il a voulu
faire accréditer ainsi, n'ont pu durer.

[Illustration: décoration]



[Illustration: décoration]



IX

LA MUSIQUE DES VERS


_1º Des limites de la poésie._

Si les musiciens ont des illusions, les littérateurs en ont aussi. Ils
parlent souvent de la «musique des vers»; parfois même de la
«symphonie des vers», ce qui est un étrange abus de mots. S'ils
disaient: harmonie des vers, ils parleraient correctement, puisque le
mot harmonie, outre sa signification musicale, a un sens général.
Écoutons un des littérateurs français les plus distingués
d'aujourd'hui et un des plus habiles à tourner le vers: «La poésie est
à la fois musique, statuaire, peinture, éloquence; elle doit charmer
l'oreille, enchanter l'esprit, représenter les sons, imiter les
couleurs, rendre les objets visibles et exciter en nous les mouvements
qu'il lui plaît de produire; aussi est-elle le seul art complet,
nécessaire et qui contient tous les autres, comme elle préexiste à
tous les autres[8].» On voit que les erreurs et les exagérations ne
coûtent pas aux poètes; peut-être même sans cela ne seraient-ils pas
poètes.

  [8] Petit traité de poésie française, par Th. de Banville.

La poésie, dans le sens restreint du mot, est un art comme un autre,
ayant ses limites comme en ont les autres arts. L'instrument dont elle
se sert est le langage articulé. Or, ce langage, malgré une origine
attestée par exemple par les onomatopées, est un langage conventionnel
et dont les signes se rapportent à des notions de l'entendement.
Prenez un tableau peint par un Hollandais, un Allemand, un Français,
un Italien; présentez-le à un Anglais, à un Espagnol, à un Russe, à
tout homme un peu civilisé, chacun comprendra aussitôt ce que le
peintre a représenté. Mais faites une description parlée, il faudra
d'abord qu'on sache la langue dont vous vous servez; puis, les mots de
cette langue ne pourront rien peindre. Ils ne pourront que rappeler à
votre interlocuteur des choses qu'il doit avoir vues; la géométrie
elle-même est incapable de définir la ligne droite à qui ne la connaît
pas. Th. de Banville assure que très peu de Français comprennent les
idées de Victor Hugo.

Pour les mêmes raisons, les paroles ne sont pas l'expression directe
ni certaine des sentiments. Dites à une personne: «Je vous aime!» Elle
saura d'abord que le verbe aimer ne signifie pas grand'chose,
puisqu'on l'applique indifféremment à une odeur, à un mets, à la
couleur ou à la forme d'un vêtement, à un chien, à une femme, et
encore, pour ce qui est des femmes, y a-t-il bien des manières de les
aimer. Puis, la personne à qui vous parlez vous croira ou ne vous
croira pas; peut-être même s'imaginera-t-elle que vous vous moquez
d'elle. Un regard, une inflexion de voix, un geste et tout autre
mouvement spontané sont des expressions plus directes des sentiments
que ne le sont les paroles.

Il en est du langage articulé comme des signes du calcul; à défaut de
ces signes, nos calculs resteraient très élémentaires et
n'atteindraient jamais les résultats prodigieux auxquels on est
parvenu. De même, sans le langage articulé, nous ne posséderions pas
notre énorme supériorité sur les animaux; l'incapacité de ceux-ci à se
servir d'un langage articulé, à part quelques formes très simples, est
une des causes de l'impossibilité où ils se trouvent, d'avoir mieux
qu'une faculté de penser et de raisonner rudimentaire[9].

  [9] Quelques oiseaux imitent, fort mal à la vérité, la parole
  humaine; la corrélation entre la faculté de penser et le langage
  articulé n'en est pas moins évidente.

Mais, d'autre part, l'imperfection radicale du langage articulé, c'est
d'être le résultat d'une opération de l'entendement, de n'être qu'un
signe conventionnel et un signe souvent équivoque, grâce aux
acceptions multiples des mots.

Les poètes le sentent si bien, qu'ils se servent de tous les artifices
possibles pour agir plus ou moins indirectement sur l'imagination et
sur le sentiment; un de ces moyens, c'est précisément ce qu'on appelle
la «musique des vers». Nous allons voir en quoi elle consiste.


_2º Éléments sonores: Voyelles et consonnes._

S'il y a une musique dans les vers, nous devons y retrouver les
éléments qui constituent la musique des musiciens. Ces éléments sont
au nombre de quatre. L'intonation donne des sons plus ou moins aigus
ou graves, ou bien, comme on dit aussi, plus ou moins hauts ou bas;
ces désignations, quoique sujettes à critique, nous suffisent; la
durée des sons fournit la mesure et le rythme; l'intensité donne des
sons plus ou moins forts ou plus ou moins faibles; enfin le timbre
sert de signe distinctif entre des voix ou des instruments différents;
personne ne confondra le son d'un violon avec celui d'une flûte ou
d'une clarinette, ni la voix de Mme Patti avec celle de Mme Nilsson.

Dans les vers, l'intonation et l'intensité dépendent principalement de
la personne qui les déclame. Ce n'est pas au hasard que l'on hausse ou
baisse la voix et qu'on parle plus ou moins fort; les modifications de
l'intonation et de l'intensité ont leur raison d'être; mais on n'y
saurait trouver aucune régularité musicale. Reste donc le timbre et le
rythme; ajoutons-y l'articulation des consonnes.

La voix humaine n'a que deux timbres normaux, mais qui admettent des
gradations, de manière qu'on peut passer peu à peu du timbre le plus
sombre au timbre le plus clair. On dit que certaines langues ont des
sons gutturaux. On abuse beaucoup de ce mot. Il n'y a qu'un seul son
en allemand qui n'existe pas en français, c'est le _ch_. Il est si peu
guttural qu'il se prononce en envoyant le souffle vers la partie
antérieure du palais. En espagnol, il est plus en arrière dans la
bouche, mais il ne saurait être guttural. Toutes les langues se
prononcent dans la bouche et le nez et ne peuvent pas se prononcer
ailleurs. Le mot guttural n'a un peu de sens que lorsqu'on l'applique
à la sonorité grasse des voyelles obtenues par une pression de la base
de la langue qui se refoule sur l'épiglotte. Il en résulte une
sonorité qui, sans doute, est vicieuse. On ne prendra pas non plus les
voyelles nasales françaises pour des beautés. L'allemand et l'anglais
cependant, ont des voyelles nasales qui s'écrivent par _ng_ et se
prononcent comme dans le Midi de la France. Nos nasales sont des
voyelles simples, dont la résonance est un peu altérée par la part
qu'y prennent les fosses nasales, part heureusement peu considérable.
Dans la voix chuchotée, les voyelles sont produites par un simple
souffle; elles peuvent même l'être par un courant d'air qu'on fait
passer à la partie antérieure de la bouche; c'est une petite
expérience acoustique dont je ne parle ici que pour mémoire.

La meilleure classification des voyelles me paraît être celle de
Michelot, ancien professeur au Conservatoire et artiste du
Théâtre-Français. Il faut remarquer seulement que l'orthographe ne
répond pas toujours à la prononciation exacte. Ainsi, lorsqu'il y a
plusieurs _e_ de suite, c'est le dernier qui doit faire loi. Par
exemple, les mots: _éternel_, _j'aimai_, _j'aimais_, se prononcent
comme _ètèrnèl_, _j'émé_, _j'èmè_. J'ajouterai que Michelot
distinguait trois sons pour l'_e_: un _e_ très ouvert: _ê_; un _e_
moins ouvert: _è_, et l'_e_ dit fermé: _é_. Tout le monde n'appréciera
pas ces délicatesses: je me contenterai donc d'un seul _e_ ouvert.
Dans l'échelle suivante, les sons passent du timbre le plus sombre au
plus clair, de manière que la cavité de résonance semble se resserrer
de plus en plus.

_Ou_, _ô_, _o_ (dit ouvert, c'est-à-dire moins sombre), _â_, _à_, _è_,
_é_, _i_.

Je mets à part les trois voyelles suivantes, parce que leur place
exacte dans l'échelle n'est pas facile à préciser; toutes les trois
ont une quantité plus ou moins considérable de timbre sombre:

_eu_ fermé (comme dans _heureux_), _eu_ ouvert (comme dans _heure_) et
_u_.

Enfin les quatre nasales: _on_ (nasale de _ô_), _an_ (nasale de _â_),
_in_ (nasale de _è_ et non pas de _i_) et _un_ (nasale de _eu_).

L'Académie n'ayant pas réglé la prononciation exacte des mots,
l'accord sur ce point n'est pas établi[10]. Ainsi, Littré veut qu'on
prononce fermé le premier _e_ des mots tels que _éternel_ et
_céleste_; il est forcé cependant d'avouer que, dans les terminaisons
_ége_, l'orthographe fixée autrefois par l'Académie est contraire à la
prononciation exacte. Il distingue, comme Michelot, deux _e_ ouverts à
des degrés différents; mais il veut que dans les temps du verbe
_aimer_, le premier son se prononce toujours comme _ê_; que dans le
verbe _blesser_, la première voyelle se prononce toujours comme _è_,
et dans le verbe _laisser_, toujours comme _ê_ (c'est-à-dire très
ouvert). Eh bien, appliquez cette prononciation aux deux vers de
Racine que tout le monde cite comme un parfait modèle:

    Ariane, ma sœur, de quel amour blessée
    Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée!

  [10] Cette question assez importante est trop négligée. Il m'a
  passé par les mains un bon nombre d'ouvrages didactiques sur
  l'allemand, le français, l'anglais, l'italien, l'espagnol; jamais
  je n'ai pu y trouver des indications assez exactes sur la
  prononciation, sans compter que les contradictions n'y manquent
  pas.

Il me semble qu'en disant _blèssée_ et _lêssée_, on gâte sensiblement
l'harmonie de ces vers, qui est très belle si l'on prononce _bléssée_
et _léssée_, comme le voulait Michelot et comme paraît le vouloir
aussi M. Legouvé[11]. Puisque nous parlons de la «musique» des vers,
avouons que c'est une singulière musique: à chaque instant on ne sait
s'il faut faire un dièze ou un bémol.

  [11] Voir le _Temps_ du 17 avril 1873.

On peut légèrement altérer les voyelles, selon qu'on veut faire
dominer le timbre clair ou le timbre sombre, mais quand cette
altération devient trop sensible, les voyelles se substituent les unes
aux autres. Nous en avons des preuves journalières dans le charabia
des chanteurs aimant à faire la grosse voix. D'autre part, il arrive
que des sopranos à voix blanche et légère altèrent les voyelles en
sens contraire. Mme Cabel en était un des exemples les plus marqués.
Il suffisait de l'avoir entendue dans le _Pardon de Ploërmel_,
commencer ainsi: _Bélla mê chévre chérie_.

Involontairement nous altérons le timbre des voyelles, selon les
sentiments dont nous sommes affectés ou que nous voulons exprimer. Le
timbre sombre convient en général dans les dispositions graves,
sérieuses ou tristes; le timbre clair à la gaîté. En Angleterre, on
appelle l'angine granuleuse «la maladie des prédicateurs», parce
qu'elle provient chez eux de l'abus du timbre sombre.

La différence de timbre des voyelles peut fournir un moyen de trancher
la question de l'hiatus. La règle draconienne, contre laquelle se
révolte Th. de Banville, avec raison, n'existait pas autrefois. Il est
assurément peu logique que deux voyelles puissent se rencontrer au
milieu d'un mot et que les mêmes voyelles ne puissent pas le faire si
l'une se trouve à la fin d'un mot, et l'autre au commencement du mot
suivant, ou qu'elles le puissent dans ce cas, si elles sont séparées
par un _e_ muet qui s'élide. Il y a une grande différence entre des
hiatus tels que les suivants:

    Mon fait est venu au contraire...
    Je suis ravi, assis entre les dieux...

et ceux-ci:

    Chacun s'en va gai et falot...
    Auprès de toi, en mille sortes...

Passons aux consonnes. Pour se rendre bien compte de leurs effets, il
n'est pas inutile de considérer la manière dont elles se prononcent;
mais si je parlais de labiales, de labio-dentales, de linguo-dentales,
de palatales, ma démonstration paraîtrait trop scolastique; je me
contenterai donc des grandes divisions, très faciles à saisir. On
appelle muettes les consonnes qui ne peuvent exister sans voyelles.
Par exemple, en prononçant le mot _été_, le _t_ n'existe qu'au moment
où l'on quitte le premier _é_ et au moment où l'on attaque le second
_é_.

Il y a six consonnes muettes, dont trois dites fortes: _p_, _t_, _k_,
auxquelles correspondent trois douces: _b_, _d_, _gu_. Aux six
consonnes muettes correspondent six sifflantes, à savoir, trois
fortes: _f_, _s_, _ch_, et trois douces: _v_, _z_, _j_. On remarquera
que les trois dernières contiennent habituellement un son; il en est
de même des quatre consonnes appelées liquides dans la grammaire
grecque: _l_, _m_, _n_, _r_, dont les trois premières sont plus
propres à des effets de douceur, et la dernière à des effets de
vigueur. Dans la chanson des vivandières de l'_Étoile du Nord_,
Meyerbeer fait vocaliser sur la lettre _r_; on peut en faire autant
sur les six autres consonnes qui renferment un son.

Je n'ai pas compté l'_h_ aspiré parmi les consonnes; ce n'est pas une
consonne comme les autres, et puis il faut distinguer deux _h_ aspirés
à des degrés différents, comme on le fait dans la grammaire grecque.
Toute voyelle non précédée d'une autre voyelle ou d'une consonne à
laquelle elle se lie sans discontinuation, est affectée d'une
aspiration (ou plutôt d'une expiration), plus ou moins marquée. Si
l'on veut la prononcer sèchement, il faut l'attaquer par ce qu'on
appelle le coup de glotte; cette attaque, bonne dans les exercices
pour la pose et l'assouplissement de la voix, serait vicieuse quand on
parle ou qu'on chante.


_3º L'Harmonie Imitative._

Avant d'aller plus loin, je dois faire le procès à ce qu'on appelle
l'harmonie imitative des vers; en bonne justice, je ne puis la traiter
mieux que je n'ai traité la musique imitative; au contraire, elle me
semble encore plus puérile.

Racine a-t-il réellement voulu, ce que je ne crois pas, faire entendre
le sifflement des serpents dans ce vers:

    Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?

S'il l'a voulu, c'est une fantaisie qu'il faut lui pardonner, sans
l'admirer. Dans l'hémistiche:

    L'essieu crie et se rompt...

la chute est la même que dans la phrase: L'essieu est rond. Tous les
_ron ron_ du monde ne peindront pas un essieu qui se brise. Si on veut
le faire, il faut se borner à dire: _Crrrac_. C'est encore ce qu'on a
trouvé de plus imitatif. Dans le fameux vers:

    Quadrupedante putrem sonitu quatit ungula campum,

le rythme imite le galop du cheval; encore faut-il scander le vers
mathématiquement. On trouverait facilement des vers latins ou français
ayant le même rythme, sans qu'il soit question de galop ni de cheval.
J'en conclus qu'un vers dactylique imite plus mal encore le galop du
cheval qu'un coup de grosse caisse n'imite le bruit du canon.

Les traités de rhétorique abondent en puérilités de ce genre; je les
ai lues pour la première fois, il y a bien longtemps, dans le traité
de l'abbé Girard, et je les ai retrouvées, par exemple, dans le
traité de Leclerc, dix-neuvième édition[12], «approuvé pour les écoles
publiques». On y lit entre autres: «Homère fait entendre par son
harmonie le bruit des flots, le choc des vents, le cri des voiles
déchirées, la chute du rocher de Sisyphe.»

  [12] Paris, 1874, chez Delalain.

Les auteurs terminent invariablement par une citation de Racine, le
fils, accompagnée d'une citation de Cicéron, pour dire que les gens
insensibles à ces beautés imitatives n'ont pas d'oreilles et ne sont
même pas des hommes. Et c'est avec ces niaiseries pédantesques que
l'on prétend former le goût de la jeunesse!


_4º Allitérations et Assonances._

Le dictionnaire de l'Académie définit ainsi l'allitération:

«Figure de mots qui consiste dans la répétition recherchée des mêmes
lettres ou des mêmes syllabes.» Cette définition est une
condamnation; mais les auteurs qui ont parlé plus longuement de ce
sujet, n'ont pas osé refuser les circonstances atténuantes; ils ont
cru, surtout, devoir faire grâce au vers de Racine sur les serpents.
Cependant, les allitérations dans ce vers ne valent pas mieux que
celles du vers de Voltaire:

    Non, il n'est rien que Nanine n'honore.

Dans un bon style, loin de chercher les allitérations, on les évite
autant que possible.

Quand l'allitération dure peu et se présente naturellement, elle peut
ne point choquer, sans pour cela être une véritable beauté. Il suffit,
par exemple, de mettre plusieurs verbes de suite au même temps pour
qu'il puisse y avoir allitération. Le sublime du genre, c'est un poème
latin en l'honneur de Charles le Chauve, où tous les mots commencent
par un _c_, et un poème sur la guerre des pourceaux, où tous les mots
commencent par un _p_.

L'allitération était fort usitée dans les anciennes poésies du Nord.
Dans les anciennes poésies françaises, telles que, par exemple, la
_Chanson de Roland_, c'est l'assonance: en d'autres mots, la parité
des voyelles suffisait pour la rime. Th. de Banville dit à ce sujet:
«L'assonance n'est nullement employée par la poésie actuelle, si ce
n'est dans l'intérieur des vers, et pour produire des effets d'un
ordre musical trop sublime et trop subtil pour qu'il soit possible
d'en résumer le principe en des règles d'école.» Que peut-il y avoir
de sublime ou de subtil à faire rimer _France_ avec _bande_, _tanche_
ou _chante_? Quant à la règle à établir, elle est bien simple, car
elle découle de l'analyse que j'ai faite du timbre des voyelles.
L'assonance abonde dans le vers suivant de Victor Hugo:

    Sorte de héros, monstre aux cornes de taureau.

Pour faire peur aux petits enfants, on fait la grosse voix; Victor
Hugo fait la grosse voix pour agir sur l'imagination des grands
enfants; grands ou petits, c'est toujours le même procédé.

Dans les _Chants du crépuscule_, de Victor Hugo, on trouve la strophe
suivante:

    Vérité profonde!
    Granit éprouvé
    Qu'au fond de toute onde
    Mon ancre a trouvé!
    De ce monde sombre
    Où passent dans l'ombre
    Des songes sans nombre,
    Plafond et pavé!

L'effet singulier produit par la chute finale, n'est pas dû seulement
au malheureux choix de l'image par laquelle la vérité devient plafond
et pavé, mais aussi, aux sons clairs qui détonnent après l'abondance
de voyelles sombres. On dirait un homme faisant la grosse voix pour
vous communiquer quelque chose de très sérieux, et partant tout à coup
d'un éclat de rire à votre nez.

L'allitération et l'assonance jouent un rôle capital dans le poème de
l'_Anneau du Nibelung_ de R. Wagner. Wagner cherchait le point où la
poésie sent le besoin du secours de la musique. Il croyait l'avoir
trouvé, non pas dans la versification usuelle qui est plus ou moins
factice, mais dans la versification primitive, où la poésie cherche à
devenir musicale, en faisant usage au moyen des sons qu'elle emploie,
c'est-à-dire par les allitérations (similitude des consonnes) et les
assonances (similitude des voyelles). Le texte de l'_Anneau du
Nibelung_ est tout entier fait d'après ce système. Mais quand Wagner
s'est mis à écrire la musique, il n'a pas tardé à s'apercevoir que les
allitérations et les assonances étaient de nul effet sous la richesse
et la puissance de la musique. Il a donc interrompu la composition de
la Tétralogie qu'il venait de commencer, pour écrire _Tristan et
Iseult_, espérant que cet ouvrage serait plus facile à monter, et le
tirerait des embarras pécuniaires où il se débattait. Il y est revenu
à la versification usuelle qu'il avait cependant critiquée, et jamais,
depuis ce temps, il n'a eu recours au système d'allitération et
d'assonance. C'est une preuve qu'il l'a condamné comme inutile et sans
effet.

Voilà un fait que les traducteurs semblent ignorer. Wagner,
d'ailleurs, a formellement protesté contre les traductions de ses
ouvrages, y compris _Lohengrin_.


_5º La Rime._

La rime constitue-t-elle une grande beauté? En ce cas, les anciens
Grecs et les Romains étaient bien malheureux de s'en passer. Y a-t-il
quelque chose de plus plat et de plus pauvre que des vers comme les
suivants (je parle au point de vue musical):

    Dies iræ, dies illa
    Solvet sæclum in favilla,
    Teste David cum Sybilla.
    Quantus tremor est futurus
    Quando judex est venturus
    Cuncta stricte discussurus!

La rime est riche, mais le rythme est pitoyable. Dans la poésie, le
rythme est beaucoup plus essentiel et plus puissant que la rime. Les
anciens ayant le rythme, n'avaient que faire de la rime. Celle-ci peut
sembler utile en français, parce que le rythme n'y est pas assez
marqué, et que l'accentuation même est défectueuse, puisqu'on prétend
qu'elle tombe presque toujours sur la dernière syllabe des mots et
qu'on n'a jamais pu se mettre d'accord sur ce point[13].

  [13] Je reviendrai plus loin sur ce sujet.

Rationnellement, la rime doit porter sur un mot important d'une
phrase, parce qu'elle lui donne un relief particulier. Mais il en
résulte forcément un défaut, que je laisse à Th. de Banville le soin
de décrire. Voici, selon lui, comment procède le poète qui connaît
bien son art: «Il entend à la fois non pas seulement une rime jumelle,
mais toutes les rimes d'une strophe ou d'un morceau, et après les
rimes, tous les mots caractéristiques et saillants qui feront image,
et après ces mots tous ceux qui leur sont corrélatifs, longs, si les
premiers sont courts, sourds, brillants, muets, colorés de telle ou
telle façon, tels enfin qu'ils doivent être pour compléter le sens et
l'harmonie des premiers..... Le reste, ce qui n'a pas été révélé,
trouvé ainsi, les soudures, ce que le poète doit ajouter pour boucher
les trous avec sa main d'artiste et d'ouvrier, est ce qu'on appelle
les chevilles.»

En effet, il faudrait n'avoir jamais analysé des vers, pour ignorer
qu'il n'est pas possible d'en faire d'une manière suivie, sans
chevilles. Dans le travail de rapiécetage, l'essentiel est d'assortir
les morceaux et de déguiser les coutures le mieux qu'on peut.


_6º Le Rythme._

Dans le rythme, il faut tenir compte de deux choses distinctes,
l'accentuation des syllabes et leur quantité (c'est-à-dire leur durée
plus ou moins longue). Pour avoir méconnu ce principe si simple, on a
fait fausse route en France depuis plusieurs siècles. Quelques
indications historiques le montreront.

Après la Renaissance, on chercha naturellement à construire des vers
français d'après le système prosodique des Grecs et des Romains. Le
premier distique français est dû à Jodelle, qui l'a mis en tête des
poésies d'Olivier de Magny, imprimées en 1553. Le voici sans
commentaire:

    Phébus, a | mour Cy | pris veut | sauver | nourrir et | orner
    Ton vers | et ton | chef | d'ombre, de | flamme, de | fleurs.

Le traité de prosodie le plus estimé au siècle dernier était celui de
l'abbé d'Olivet; la première édition parut en 1736, mais l'auteur
s'empressa de faire une seconde édition considérablement améliorée. Il
n'approuve pas la tentative de Jodelle; mais les résultats auxquels il
est arrivé ne valent guère mieux, comme on peut le voir par la
manière dont il prosodie un vers de Boileau. Pour la facilité
typographique, je marquerai les syllabes longues par -- et les
syllabes brèves par un v:

     v  --   v  --  --  --    v  v     v     v   -- --
    Soupire, étend les bras, ferme l'œil et s'endort

Malgré les variations de la prononciation française, il n'est pas
possible qu'au temps de Boileau ni à celui de l'abbé d'Olivet, on ait
estropié ainsi la langue.

On peut voir, par l'Encyclopédie, avec quel soin on discutait, au
siècle dernier, tout ce qui concerne la prosodie.

Le traité de Dubroca paraît être un des derniers essais d'une théorie
de la versification fondée sur la quantité des syllabes[14].

  [14] Traité de la prononciation des consonnes et des voyelles
  finales des mots français dans leur rapport avec les consonnes et
  les voyelles initiales des mots suivants, suivi de la prosodie de
  la langue française; un volume in-8º, Paris, 1824.

Inutile de dire que les indications prosodiques de l'auteur sont
encore matière à contestation.

Un ancien inspecteur d'académie, J. A. Ducondut, a publié un _Essai de
rythmique française_ (Paris, 1856, chez Michel Lévy), où il y a
d'excellentes remarques pour la musique et sur la versification en
général; mais l'auteur s'égare à son tour. Il donne une centaine de
pages de poésie, d'après son système, où les syllabes accentuées
comptent comme longues, et les syllabes non accentuées comme brèves; à
chaque pas il fait fausse route. Pour preuve, voici la première
strophe d'une poésie dont les vers sont censés avoir le mètre du
quatrième péon, c'est-à-dire trois syllabes brèves suivies d'une
longue (vvv--).

    Le fût de vin
    Vide, au maillet
    Répond, mais plein
    Reste muet.
    De tout souvent
    Raisonne un sot
    Quand le savant,
    Lui, ne dit mot.

Le septième vers seul peut passer pour correct; tous les autres sont
faux. Dans le premier, le mot _fût_ est accentué d'autant plus qu'il
est le sujet principal du discours. C'est tellement vrai qu'un
musicien qui placerait _vin_ sur le temps fort ferait une faute; c'est
_fût_ qu'il faut sur le temps fort.

Voici deux hexamètres que Ducondut donne comme formés chacun de cinq
dactyles (--vv) et d'un trochée(--v):

    Toi, cher Tityre, étendu sous l'abri des rameaux de ce hêtre,
    Sur tes pipeaux tu médites un chant de ta muse rustique.

Dans ces vers, le premier dactyle est toujours faux, car la seconde
syllabe n'est pas brève, elle est longue et accentuée.

Un littérateur belge, Van Hasselt a renouvelé la tentative de
Ducondut, d'une manière moins riche en incorrections, mais sans être
irréprochable[15]. Je prends au hasard ce couplet fait sur le mètre
anapestique (vv--) en ne tenant pas compte de la rime féminine:

    Tous les pleurs que je verse, ô mon ange,
              Tous mes pleurs,
    Le printemps les rassemble et les change
              Tous en fleurs.

  [15] Les quatre incarnations du Christ, poëme suivi de
  soixante-sept nouvelles études rythmiques, un vol. in-12,
  Bruxelles, 1867.

J'y vois deux fautes: dans le second vers le mot _tous_ est
nécessairement accentué, et par conséquent, compte comme une syllabe
longue, sinon ce vers est la plus insipide des chevilles. Dans le
troisième vers, la première syllabe du mot _printemps_, quoique non
accentuée, ne saurait compter pour une brève, car sa durée est bien le
double de celle de l'article _le_.

Voici un distique plus correct:

    Blanche, au milieu des étoiles charmantes qui brillent, la lune
    Mène leur chœur à travers l'ombre muette des nuits.

Reste à savoir si, dans les deux vers, la césure n'offre pas matière à
critique; dans la déclamation, cette césure disparaît absolument,
parce qu'on ne saurait séparer des mots liés intimement par le sens
des phrases.

La quantité des mots _à travers_ n'est certes pas la même dans
l'expression: _à travers l'ombre_ que dans celle-ci: _à tort et à
travers_. Sans doute, il y a en français des syllabes accentuées et
d'autres qui ne le sont pas; mais admettons que l'accent prosodique
tombe le plus souvent sur la dernière syllabe sonore des mots, cet
accent peut être modifié par l'accent oratoire ou pathétique, lequel
se règle sur l'importance des mots pour le sens d'une phrase.
Indépendamment de l'accentuation, il y a des syllabes longues ou
brèves, car il serait absurde, par exemple, de regarder comme brèves
les trois premières syllabes du mot _mortellement_; la troisième seule
est brève. Au surplus, dans un mot de plusieurs syllabes, la dernière
n'est pas la seule accentuée; ainsi dans le mot _mortellement_, on
accentuera la seconde syllabe et la dernière. C'est de ces faits très
simples, et non pas d'une prosodie plus ou moins factice, que résulte
le rythme, véritable des vers français.

       *       *       *       *       *

En 1872, M. Thurot a lu, à l'Académie des inscriptions et
belles-lettres, un mémoire sur l'accent tonique de la langue
française[16]. Il a constaté qu'on n'est pas d'accord sur ce point; il
a affirmé que l'accent tonique existe, et comme exemples, il a cité
les mots: arrive, département, nation. A son avis, dans le premier de
ces mots, l'accent tombe sur _ar_, dans le second, sur _par_, et dans
la troisième, sur _na_. Je ne puis prétendre résoudre la question;
peut-être y a-t-il toujours un accent sur la dernière syllabe sonore
des mots, mais d'après ce que je viens de dire, cet accent n'est pas
le seul; ainsi dans le mot: _département_, l'accent tombe sur la
seconde syllabe et sur la dernière. On peut admettre que dans:
_nation_, l'accent est sur la dernière syllabe; mais la première est
longue et bien marquée. Il en est à peu près de même pour le mot:
_arrive_. Dans un passage bien connu de la _Dame blanche_ de
Boieldieu, on chante: _J'arrive, j'arrive, en galant paladin_,
l'accent (le temps fort) tombe toujours sur la seconde syllabe du mot:
_arrive_, sans que jamais on y ait vu une faute de prosodie. Lorsqu'on
dit par exemple: _Arrivez donc!_ on appuie sur la première syllabe et
sur la dernière; c'est une conséquence de ce que, faute d'un mot
meilleur, j'ai appelé plus haut accent oratoire. Le rythme musical,
proprement dit, offre des faits analogues.

  [16] Le travail de M. Thurot paraît être resté inédit; je l'ai
  vainement cherché dans les mémoires de l'Académie qui ont été
  publiés. Voir le _Temps_ du 10 septembre, du 11 et du 30 octobre
  1872.

En résumé, il faut donc considérer trois choses:

1º L'accent tonique, tombant sur une ou plusieurs syllabes d'un
mot[17].

  [17] Dans le mot: _considérablement_, par exemple, il y a trois
  syllabes accentuées.

2º La quantité des syllabes (longues ou brèves).

3º L'accent oratoire.

       *       *       *       *       *

Un auteur belge, Boscaven, a publié à Bruxelles un petit traité de
versification, où il prétend réduire tous les hémistiches des
alexandrins de Racine et de Victor Hugo à sept types, dont voici les
modèles; les syllabes imprimées en caractères plus gros sont les
syllabes accentuées, et qui, selon Boscaven, déterminent la forme
rythmique;

    Ton orgueilLEUse TÊte.
    DépouilLÉ d'artiFIce.
    EsCLAve de l'aMOUR.
    RIre de ma douLEUR.
    Le JOUR éTAIT plus BEAU.
    OUI, c'est MOI qui le DIS.
    MEURS, que ton NOM péRISse.

Ces types ne sont évidemment pas les seuls, car Boscaven suppose que
les deux dernières syllabes (les _e_ muets de la fin ne comptant pas)
forment toujours un ïambe; or, ce n'est pas le cas si l'hémistiche se
termine par un mot comme _relâcher_, par exemple, où la dernière
syllabe est brève et accentuée, tandis que la seconde est d'une
longueur bien marquée. On voit encore ici combien on risque de se
tromper en ne considérant rien que la quantité des syllabes ou rien
que leur accentuation.

Un auteur plus récent, M. Becq de Fouquières, dans un traité de
versification française (Paris, 1879), a tenté de noter musicalement
le rythme des vers. Malheureusement, il attache trop d'importance à
des allitérations et à des assonances. Exemples:

    Je Mourrai, Mais au Moins Ma Mort Me vengera.
    CetTe BêTe marchait, BatTue, exTénuée.

Ces allitérations sont purement fortuites; le poète ne les a pas
cherchées, et le lecteur ou l'auditeur n'y fait pas attention; ou si
l'on prenait garde aux _m_ multipliés du premier vers, il en serait
comme des _s_ dans le fameux vers de Racine sur les serpents. Les
assonances peuvent sembler suffisantes pour la rime, comme nous
l'avons vu, mais pour le reste, l'harmonie des vers ne résulte ni des
allitérations, ni des assonances, ni de la prétendue harmonie
imitative, ni d'autres enfantillages.


_7º Principes fondamentaux de l'harmonie des vers._

L'harmonie des vers repose sur cette loi très simple, que _la sonorité
et le rythme doivent être en rapport avec la pensée ou le sentiment
exprimé_. Or, les éléments de la sonorité et du rythme sont des
voyelles plus ou moins claires ou sombres, plus ou moins pointues pour
ainsi dire, plus ou moins arrondies, des consonnes plus ou moins
douces ou fortes, plus ou moins sèches ou coulantes, soit simples soit
accumulées; puis, des syllabes plus ou moins longues ou brèves, plus
ou moins accentuées, des rythmes plus ou moins légers ou rapides, ou
plus ou moins lourds et massifs.

L'accumulation des consonnes peut servir à des effets durs ou
énergiques; elle est plus fréquente en allemand qu'en français; elle
n'existe que d'une façon très restreinte en italien, où elle ne
produit pas de duretés, comme elle en donne trop souvent en allemand.
L'effet des consonnes peut contribuer à l'harmonie des vers, comme le
timbre des voyelles, sans être pour cela un effet musical.

Puis l'alternance des voyelles et des consonnes de qualités
différentes peut former des modulations qui ont leur charme.

Pour montrer l'application de ces principes, je reprends les deux vers
de _Phèdre_ cités plus haut. J'y remarque que toutes les voyelles sont
simples (_ia_ ne forme pas diphtongue), et que le choix en est très
heureux; le timbre sombre domine, surtout dans le second vers; il faut
se garder, cependant, d'y voir, comme l'a fait il n'y a pas longtemps
un poëte académicien, «des perspectives de plages désolées et de
longues allées désertes».

Toutes les consonnes sont simples aussi, excepté dans un seul endroit,
où trois consonnes se suivent; les deux dernières de ces consonnes
sont très douces. Cet assemblage force l'acteur et l'auditeur
d'arrêter leur attention sur la «blessure d'amour.»

Voyons le rythme. Je divise chaque vers en quatre pieds, de cette
manière:

    Aria- | ne ma sœur, | de quel amour | blessée
    Vous mourû- | tes aux bords | où vous fû-tes | laissée!

Le premier hémistiche de chaque vers forme deux anapestes (vv--) bien
marqués; le dernier pied de chaque vers est un spondée (-- --), car
les syllabes sont nécessairement longues, grâce à la terminaison
féminine et à l'accent pathétique ou oratoire. Le mètre du troisième
pied est dans l'un des vers: vvv-- (quatrième péon) et dans l'autre:
vv--v (troisième péon). Cette petite irrégularité donne un charme de
plus, et les deux vers sont très-beaux sous le rapport du rythme comme
à tous les autres égards.

On a voulu voir aussi une beauté dans les liaisons produisant dans le
second vers: _zaux_ et _zoù_. Le _z_ est une consonne douce, et les
liaisons doivent être peu accusées; mais y chercher une allitération,
par rapport aux _ss_ qui suivent, c'est attribuer à Racine une
puérilité qu'il n'a ni commise ni voulu commettre.

Condillac fait remarquer avec raison que le vers:

    Traçât à pas tardifs un pénible sillon,

est plus long que celui-ci:

    Le moment où je parle est déjà loin de moi.

Après avoir donné quelques autres exemples, il dit: «La qualité des
sons contribue à l'expression des sentiments. Les sons ouverts et
soutenus sont propres à l'admiration; les sons aigus et rapides, à la
gaieté; les syllabes muettes, à la crainte; les syllabes traînantes et
peu sonores, à l'irrésolution. Les mots durs à prononcer expriment la
colère; plus faciles à prononcer, ils expriment le plaisir ou la
tendresse. Les longues phrases ont une expression, les courtes en ont
une autre; l'expression est la plus grande lorsque les mots y
contribuent, non-seulement comme signes des idées, mais encore comme
sons. C'est un effet du hasard quand on peut faire concourir toutes
ces choses.» Tout cela n'est pas rigoureusement exact, mais en tout
cas cette façon déconsidérer le sujet est la seule raisonnable.

       *       *       *       *       *

Pour montrer comment on peut se tromper en ne tenant pas compte des
véritables conditions rythmiques, je prends les deux vers suivants de
Victor Hugo:

    C'est naturellement que les monts sont fidèles
    Et purs, ayant la forme âpre des citadelles.

Th. de Banville se contente d'admirer comment «le grand mot terrible
_citadelles_ est appuyé sur le mot court et solide _âpre_.» Le mot
_citadelles_ n'est terrible que par le sens; autrement le mot
_mortadelles_ serait plus terrible, s'il ne désignait une espèce de
charcuterie. Puis le mot: _citadelles_ n'est long que pour les yeux;
pour l'oreille, le mot _âpre_ est à peu près aussi long. Voilà le mot
terrible, si tant est qu'il y en ait un: composé d'un _â_ plein, long,
demi-sombre, et de deux consonnes dures, il répond bien à sa
signification. Les mots _forme âpre_ donnent un spondée, appui solide
et massif au milieu du vers, et qui est suivi immédiatement de quatre
syllabes brèves avant l'arrivée d'une syllabe bien accentuée. Il faut
seulement marquer un peu la première syllabe de _citadelles_. Otez ce
lourd spondée, le reste du vers ne sera pas plus terrible musicalement
que ne l'est un air de flageolet.

Par contraste, prenons quelques vers mauvais, toujours musicalement,
car, pour le reste, je ne veux empêcher personne de les trouver
excellents:

    Du Christ avec ardeur Jeanne baisait l'image;
    Ses longs cheveux épars flottaient au gré des vents;
    Au pied de l'échafaud, sans changer de visage,
              Elle s'avancait à pas lents.

Il y a bien des sons clairs dans le premier vers; dans le second, il y
a trop d'ïambes. L'auteur paraît avoir voulu qu'on les marquât bien,
afin de nous montrer les vents venus des quatre points cardinaux, et
profitant des derniers moments de la pauvre Jeanne pour tirer ses
cheveux à hue et à dia. Le troisième vers est d'une maigreur trop
visible, mais le quatrième est le bouquet. Casimir Delavigne s'est-il
figuré qu'en ne mettant que huit syllabes et en terminant par _pas
lents_, il représenterait bien Jeanne prête à être brûlée vive? Voici
les voyelles du vers (je ne compte pas l'_e_ muet, qui est absorbé
presque entièrement): _è_, _à an_, _è_, _à_, _â_, _an_. Quelle
musique!

Il est évident, d'ailleurs, que l'harmonie des vers reste subordonnée
au sens et au bon sens, autrement les vers suivants de Malherbe, sur
la pénitence de Saint-Pierre, seraient superbes.

    C'est alors que ses cris en tonnerres éclatent,
    Ses soupirs se font vents qui les chênes combattent;
    Et ses pleurs qui tantôt descendaient mollement,
    Ressemblent au torrent qui des hautes montagnes,
    Ravageant et noyant les voisines campagnes,
    Veut que tout l'univers ne soit qu'un élément.

Le dernier vers est un peu mesquin; on n'est pas parfait.

       *       *       *       *       *

En comparant des langues différentes, on peut faire d'intéressantes
remarques sur leurs qualités plus ou moins harmonieuses; j'en donnerai
un seul exemple. Les fantômes qui apparaissent à Richard III dans son
sommeil (au cinquième acte de la tragédie de Shakespeare), terminent
chacun leurs malédictions par les mots: _despair and die_ (prononcez:
dispêre annd' daï)! Les voyelles claires prennent ici une sonorité
particulièrement mordante. En français: _désespère et meurs!_ est
plus faible; en allemand dans _Verzweifle und stirb!_ le premier mot
est bon, mais le dernier est sec et mesquin; mieux vaut l'italien par
les voyelles ouvertes et bien accentuées: _despera e mori!_ Le dernier
mot surtout a une sonorité pleine et énergique.

Seulement, il n'y a pas une grande différence entre _mori_ et _amore_.
Il en sera toujours de même: chaque fois qu'un mot semblera d'un effet
particulier, on en trouvera facilement un presque pareil et d'un effet
tout autre; nous l'avions déjà vu. L'essentiel dans un mot, c'est la
signification.

Concluons.

La poésie n'est pas une musique, ce n'est autre chose que l'aspiration
du langage articulé à _devenir_ musique, c'est-à-dire à agir
directement sur le sentiment par son union avec le son musical. Cette
union, pour être rationnelle, doit être le résultat d'un besoin, la
musique acquérant par elle une clarté et une précision d'expression
qui lui manquent; la poésie, à son tour, acquérant une action profonde
sur le sentiment humain, action qu'elle cherche vainement dans les
artifices de la versification.

[Illustration: décoration]



[Illustration: décoration]


TROISIÈME PARTIE



X

LE ROLE CARACTÉRISTIQUE DE LA MUSIQUE DANS LES BEAUX-ARTS


Si je voulais ne m'occuper que des _Illusions musicales_, je pourrais
regarder ma tâche comme terminée; mais il y a peu de danger à vouloir
faire dire à la musique plus qu'elle ne peut dire; il y en a bien
davantage à prétendre qu'elle ne signifie rien ou peu de chose, et le
nombre des personnes qui répètent cette absurdité est beaucoup plus
grand qu'on n'est porté à le croire. Les Allemands et les Italiens se
gardent bien de médire de l'art musical, parce qu'ils comptent leur
musique comme une de leurs gloires nationales, et ils ont raison. En
France, au contraire, on met volontiers la musique au-dessous de la
poésie et des arts classiques; je réclame simplement sa place à côté
de ces arts et au même rang, comme dans d'autres pays. Je dois donc
examiner ce que la musique signifie réellement, et si difficile que
soit la question, je tâcherai de parler le plus clairement possible.


1º L'unité tonale.

Quand j'ai publié mes articles sur l'_ethnographie des instruments de
musique_, nous venions seulement de savoir la vérité sur les Japonais,
par l'ouvrage de M. Alexandre Crauss, de Florence, et sur les Hindous,
par les instruments, les ouvrages, les renseignements dus à la
générosité du rajah directeur de l'école indigène de musique à
Calcutta. Fétis avait soutenu, on ne sait pourquoi, que les Orientaux
chantaient par petits intervalles, ce dont on ne voit nulle raison.

On remarquera d'abord que partout où l'on était arrivé à un certain
système musical, on a divisé une corde en deux, trois ou quatre
parties égales, et ce fut le point de départ de la construction des
instruments à cordes. Les instruments dont le manche est divisé en
cases, ont naturellement précédé les instruments à archet sans cases.

Il n'est pas vrai que les Chinois n'emploient que la gamme de cinq
notes, sans demi-tons, représentée par les touches noires du piano;
quand cela serait exact, ce serait toujours un fragment de notre
gamme. Les Chinois se servent seulement du demi-ton moins
qu'autrefois, et un de leurs auteurs leur en fait un reproche. La
gamme de cinq notes se trouve d'ailleurs aussi dans des mélodies du
Nord. L'absence du demi-ton leur donne une apparence naïve et
enfantine. On peut en faire la preuve sur la romance de la Rose, qui
est une mélodie du Nord intercalée par Flotow dans _Martha_. Il suffit
de supprimer le demi-ton qui s'y trouve, car la modulation au milieu
est une addition trop évidente.

Les Japonais ont emprunté le système des Chinois en le développant et
en se servant librement du demi-ton. Ils emploient même la gamme
chromatique complète dans la musique instrumentale. Ils accordent les
instruments dont le manche est divisé en cases par octave, par quarte
et par quinte selon un des systèmes usités chez nous en physique.

Les Hindous, depuis un temps immémorial, accordaient leurs instruments
à cordes absolument comme la plupart de nos physiciens, à une
différence insignifiante près. Le procédé dont ils se servent
aujourd'hui, et qui date de plusieurs siècles avant Jésus-Christ,
n'est rien qu'un moyen expéditif d'obtenir une justesse suffisante,
car la déviation de la justesse mathématique n'atteint jamais un
comma (neuvième partie d'un ton). Ils se servent de notre gamme
transposée en différents tons.

Les Arabes ont montré une oreille moins délicate que les Hindous dans
l'accord de leurs instruments. Ils se sont aussi servis de notre
gamme; mais à une certaine époque ils ont tenté, non pas de chanter
par tiers de ton, ce qui est impossible, mais d'intercaler deux sons
dans l'intervalle d'une seconde majeure, à peu près comme nous le
faisons, en distinguant ut dièze de ré bémol; puis ils ont renoncé à
ce raffinement dont on ne rencontre aujourd'hui aucune trace dans la
pratique. Salvator Daniel, qui jouait du violon, se plaisait à faire
de la musique, en Algérie, avec les indigènes, sans jamais rencontrer
d'autre système que le nôtre. M. Victor Loret, en Egypte, a noté la
partition de tout un ballet d'almées. Il se faisait jouer chaque
partie d'instrument isolément, puis mettait le tout en partition et
vérifiait l'ensemble pendant l'exécution. La musique est conforme à
la nôtre, et tous les instruments que j'ai pu examiner moi-même
étaient chromatiques.

Les anciens Grecs avaient aussi cherché à utiliser des quarts de ton,
puis ils les ont abandonnés et s'en sont tenus à la gamme diatonique
sur laquelle est basé le plain-chant.

Si nous passons aux nations qui n'en sont pas arrivées à un système
tonal et sont restées au bas de l'échelle sociale, nous trouvons les
airs de musique conformes à notre gamme. M. Petitot, un très digne et
très respectable prêtre, a passé quinze ans sous le cercle polaire,
chez les Danites ou habitants indigènes du Canada. Il avait demandé à
être envoyé comme missionnaire, le plus loin possible, pour faire des
études de folkloriste. Il a décrit le pays et les mœurs de ses
habitants dans les livres qu'il a publiés; il en étudiait et il en
parlait la langue.

Il se servait d'un harmonium pour le culte religieux; il a noté près
de cinquante airs du pays, dont il n'a pu publier qu'une partie dans
ses ouvrages, mais dont j'ai la collection.

A l'autre extrémité de la terre habitée, nous trouvons les Hottentots.
Nous en avons vu, il y a quelques années, au Jardin d'acclimatation.
Je les ai entendus à différentes époques, je les ai bien examinés et
j'ai noté les airs qu'ils chantaient; c'étaient des mélodies courtes,
simples et faciles à saisir. Nous avons vu ensuite des spécimens de
diverses populations d'Asie ou d'Afrique, soit au Jardin
d'acclimatation, soit aux expositions universelles; j'ai noté leur
musique, ou d'autres personnes s'occupant d'études folkloristes l'ont
fait, et j'ai recueilli tous ces documents, dont la conclusion à tirer
est toujours la même.

Les renseignements authentiques nous sont arrivés d'autant plus en
retard, que les voyageurs, généralement, sont peu experts dans les
questions musicales, et que les oreilles européennes sont d'abord
déroutées par une musique qui ne leur est pas habituelle. Nous en
avons vu un exemple à l'Exposition universelle de 1889, au théâtre
annamite de l'esplanade des Invalides. En cas pareil, le mieux est de
se mettre directement en communication avec les musiciens et d'obtenir
ainsi des renseignements exacts. Quelques bizarreries qu'on peut
rencontrer ne prouvent rien d'ailleurs. Il paraît qu'aujourd'hui, dans
les églises chrétiennes d'Orient, les chanteurs qui ne semblent pas
très habiles veulent faire des intervalles de trois quarts et de cinq
quarts de son; ils les font nécessairement faux. Je suppose que la
cause en est à une expression erronée mise en circulation par Fétis:
celle de notes attractives. Les tendances vers une résolution, pour
parler correctement, résultent des rapports harmoniques. Quant on
chante _do, ré, mi_, il n'y a pas plus de raison de faire le _ré_ trop
haut que de le faire trop bas, quand on chante _mi, ré, do_. C'est le
cas de rappeler la vieille question: vaut-il mieux chanter trop haut
ou trop bas? Réponse: il vaut mieux chanter juste.

Si maintenant nous suivons le développement de l'art depuis le moyen
âge, nous pouvons en constater la marche progressive très exactement.
La découverte de l'harmonie devait commencer par des tâtonnements,
mais grâce au sens musical des compositeurs, le système s'est
développé, et les compositions du XVIe siècle, dont les plus célèbres
sont celles de Palestrina et de Roland de Lassus, sont encore fort
correctes aujourd'hui, quoiqu'écrites dans un système différent du
nôtre. La distinction fondamentale entre l'ancienne tonalité et la
tonalité moderne, c'est que dans la tonalité du plain-chant on est
parti de l'équivalence des degrés de la gamme, et l'on a dû marcher
d'inconséquence en inconséquence. Dans la tonalité moderne, au
contraire, chaque degré a son rôle distinct. Je prends pour exemple
l'air: _au clair de la lune_; il comprend deux phrases dont la
première est répétée immédiatement et après la seconde. La première
phrase n'a que trois notes, do, ré, mi; cependant le do est posé
franchement comme tonique ou note fondamentale. La deuxième phrase a
cinq notes, elle se termine par une modulation en sol, quoique le fa
dièze ne soit pas exprimé. Ces propriétés se manifestent par la
disposition des notes de la division rythmique; elles ne sont pas tout
à fait évidentes par elles-mêmes, j'en conviens, mais l'usage de
l'harmonie les rend incontestables.

Dégagée des entraves contre lesquelles elle s'était insurgée, la
musique put désormais prendre un développement libre, dont les
principaux représentants sont: Bach, Hændel, Haydn, Mozart et
Beethoven. Le guide le plus sûr était toujours leur propre sens
musical, aidé de l'exemple de leurs prédécesseurs; ils dépassaient les
limites des théoriciens; Gottfried Weber, le premier, prit pour base
une analyse exacte des œuvres de composition.

Nous en conclurons que notre gamme est partout le fondement de la
musique, et elle doit l'être; nous ne pouvons agir que conformément à
notre nature, et la musique ne nous toucherait pas si profondément, si
elle n'avait une liaison intime avec cette nature. Les lois
fondamentales du rythme et de la tonalité sont inhérentes à notre
esprit, comme le sont les lois de la pensée. Celles-ci sont partout
les mêmes, ce qui ne veut pas dire qu'elles sont partout également
bien en jeu. M. Petitot, par exemple, nous a transmis, avec une
fidélité et une exactitude de folkloriste modèle, des légendes en
langue danite, avec la traduction. Il est curieux de voir une peuplade
absolument inculte, mais non point inintelligente, que la rigueur du
climat et la pauvreté du pays ont empêché, d'être civilisée, mais
aussi détériorée par l'influence européenne.

Nous pouvons constater les lois musicales, comme nous constatons les
lois de la pensée, les lois de la physique ou de la chimie, et nous ne
pouvons pas démontrer autrement les lois du beau dans les arts
classiques.

Ces comparaisons n'empêchent pas que la musique ne soit un art tout à
fait à part, ne relevant point du monde extérieur, comme les arts
plastiques, ni d'un langage articulé. On ne saurait apprécier de prime
abord, ni la peinture, ni la sculpture, ni une littérature quelconque;
c'est encore plus vrai pour la musique. Le plus grand des poètes
allemands, Gœthe, nous en offre la preuve. Certes, il avait une
grande intelligence, mais jamais ses études ne s'étaient portées sur
la musique. Mendelssohn raconte dans ses lettres, quelle peine il eut
de donner à Gœthe, au moyen du piano, une idée de ce que pouvait être
une symphonie de Beethoven. Gœthe lui-même a fait plusieurs pièces
d'opéra; une seule a pu servir: c'est une assez grossière paysannerie
qui, spirituellement transformée par Scribe, a fourni le texte du
Châlet d'Adolphe Adam. Il faut voir la _deuxième partie_ écrite par
Gœthe pour la _Flûte enchantée_; ce ne sont rien que des puérilités,
où l'élément musical n'a point de prise. Gœthe, cependant, était
allemand, et il ne lui aurait pas été trop difficile de savoir la
vérité. L'opéra de Mozart ne devait d'abord être qu'une féerie,
d'après un conte de Wieland, et il commence ainsi; c'est par suite de
circonstances politiques qu'il devint un plaidoyer en faveur de la
franc-maçonnerie. Mozart sut y distinguer, avec un tact exquis, le
côté musical, et quand on sait dans quelles limites étroites il devait
se maintenir pour le théâtricule de Schikaneder, on comprendra que la
_Flûte enchantée_ est non seulement un chef-d'œuvre, mais un tour de
force que Mozart seul pouvait accomplir.


2º Les aveugles, juges des couleurs.

Existe-t-il un pays où les aveugles sont juges des couleurs, mieux que
cela, où ils nient les couleurs, parce qu'ils ne les voient pas, et
se prétendent, cependant, les seuls vrais voyants? Ce pays, c'est la
France. Les littérateurs, chez nous, ne s'occupant que de jouer avec
les mots, s'imaginent que tout est dans ces mots. Ils connaissent plus
ou moins bien leur langue, ils font même des vers sans avoir le génie
de Gœthe; mais après? Tantôt, parlant comme le renard de la fable,
ils disent que la musique n'a pas d'expression, et que c'est le
chanteur qui lui en donne; tantôt ils ressassent le mot de
Beaumarchais: «Aujourd'hui ce qu'on ne peut pas dire, on le chante»;
seulement ils faussent invariablement le sens du passage, en
supprimant le premier mot. Tantôt encore--et ce sont les plus
spirituels qui parlent--ils disent que la musique est «le plus cher de
tous les bruits». Malgré le dédain qu'ils ont pour la musique, on voit
partout les littérateurs écrire sur cet art, et faire de la critique
musicale. Ils aiment assez gagner de l'argent en faisant mettre leurs
pièces en musique, et quand un ouvrage a du succès, ils s'en
attribuent volontiers le mérite. Après la brillante réussite du
_Freischütz_, C. M. de Weber donna à son collaborateur, Frédéric Kind,
un supplément au prix convenu; Kind fut fort mécontent, il traita
Weber d'ingrat. M. Jules Barbier, dans une de ses préfaces, s'est
vanté d'avoir dégagé _Faust_ des «brouillards germaniques». Je ne
parle pas du farceur qu'il a fait de Méphistophélès, puisque j'ai dit
que le personnage de Gœthe n'est pas musical; mais qu'est devenu
Faust? un pauvre sire qui, au moment de se suicider, appelle le
diable; il est fort surpris de le voir arriver et veut le renvoyer;
mais le diable ne s'en va pas ainsi, et Faust lui vend son âme pour
acquérir la jeunesse et mettre à mal une petite fille qui s'y prête
trop complaisamment. Le pacte est en bonne forme, et Faust devrait
être damné; mais il paraît que le bon Dieu de M. Jules Barbier n'est
pas de meilleure foi que le Wotan de Wagner. Une heure suffit à
Marguerite pour se perdre, et elle se jette littéralement à la tête de
son amant; elle s'en tire finalement par un grand éclat de voix. Ah!
si elle n'avait pas cet éclat de voix!..... et voilà l'éternel
féminin?..... Mais M. Jules Barbier a inventé la grotesque
plaisanterie de la croix et l'inutile et ridicule Siebel! Voilà ce
qu'il appelle avoir dissipé des brouillards, dont personne ne s'était
douté. On ne croit cependant pas la musique de Gounod inutile au
succès de _Faust_, non plus que celle de Rossini à la célébrité de
_Guillaume Tell_.

Non contents de leur ignorance en musique, les librettistes veulent
donner des leçons aux compositeurs, comme a fait Louis Gallet, dans la
préface d'un de ses plus mauvais poèmes: _Thaïs_.

Pour comble, ce sont les littérateurs que l'on consulte sur des
questions musicales. Lors de l'Exposition universelle de 1889, on
ouvrit un concours pour une cantate de circonstance. On en demanda,
comme d'habitude, le texte à une commission de littérateurs. Quand le
poème couronné fut mis sous les yeux de la commission musicale dont je
faisais partie, ce fut une stupéfaction générale. Le texte nous parut
très défectueux, mais la commission littéraire ne voulut en aucune
façon tenir compte de l'avis des musiciens. Il fallut donc, bon gré,
mal gré, mettre la cantate au concours; le résultat fut jugé nul,
quoiqu'il y eût des œuvres qui n'étaient pas sans valeur. On a
cependant voulu utiliser le texte; la commission musicale demanda à
l'auteur d'y faire quelques changements. Il s'y refusa, disant que son
poème avait été choisi entre cent-trente ou cent-quarante autres, et
qu'il avait même reçu des compliments. Il en sera toujours ainsi en
France: ce seront toujours les aveugles qui jugeront des couleurs, et
les littérateurs que l'on consultera sur les questions musicales.
Condillac dit que les sciences sont des langues bien faites, parce
qu'il y faut d'abord une terminologie précise et exacte, et
qu'ensuite il y faut tenir toujours un langage clair et rationnel. Ça
s'applique d'abord aux sciences mathématiques, puis à la physique, à
la chimie et à toutes les sciences naturelles. Les médecins se
distinguent par la facilité avec laquelle ils empruntent des mots au
grec ou forgent des dénominations d'après cette langue.

Il paraît résulter aussi de la déclaration de Condillac, qu'en dehors
des sciences, les langues ne sont pas bien faites. On sait comment se
forment les langues, d'abord par le besoin, puis selon les
circonstances du moment, selon le caprice ou le hasard; elles se
forment ou se déforment, font des emprunts les unes aux autres, se
transforment plus ou moins complètement et prennent une apparence
nouvelle, se servent des mêmes mots dans des acceptions différentes,
et parfois n'ayant aucun rapport ensemble. M. Petitot nous a donné des
exemples de ce que peut être une langue à l'état inculte, et il
s'écoule des siècles avant qu'on songe à régulariser une langue, à la
prémunir contre les détériorations, les altérations arbitraires;
encore n'en peut-on pas empêcher les modifications continuelles, si
soigneux qu'on soit sur ce point, et avec raison, en France.

Prenons exemple pour la terminologie musicale: _sons hauts ou bas_,
_graves ou aigus_, _gamme_, _échelle_, _degrés_, _monter_,
_descendre_, _voix de poitrine_, _voix de tête_, _voix blanche_, _voix
mince_, _grosse voix_, _voix sourde_, _voix éclatante_, _voix mixte_,
_coup de glotte_, _battre la mesure_, _coup d'archet_, _démancher_,
_attaquer une touche_, _briser_, _délier ou assouplir les doigts_,
etc., presque toute la terminologie musicale pourrait y passer;
toujours des mots détournés de leur signification ou des dénominations
fausses; et il en serait exactement de la même façon si, au lieu du
français, nous prenions une autre langue. Si nous voulons y faire
attention, nous verrons que, continuellement dans la conversation,
nous nous servons d'expressions inexactes ou pouvant donner lieu à un
malentendu. C'est la loi générale de toutes les langues; l'essentiel
est que l'on se comprenne bien.

Peut-on, par une description, donner une idée exacte d'un tableau ou
d'une statue? Certes non; on n'en peut donner qu'une idée générale, et
les explications les plus minutieuses n'y feront rien; un coup d'œil
sur le tableau ou la statue en donnera une idée plus précise et plus
vraie. Encore, la peinture et la sculpture s'adressent-elles au sens
de la vue. Mais la musique a pour domaine un monde de sons
particuliers, régi par des lois tout à fait spéciales; elle s'adresse,
par conséquent, au moyen de l'ouïe, directement à l'âme.

Un mathématicien, sortant de voir représenter une comédie, disait:
«Qu'est-ce que cela prouve?» Il ne faut pas chercher partout des
formules de mathématique; et il ne faut pas davantage voir tout par
l'intermédiaire de substantifs, de verbes et d'adjectifs; ce sont là
de simples signes conventionnels, qui n'ont aucune valeur pour qui
n'en connaît le sens exact; la musique n'a nul besoin de cet
intermédiaire; elle s'adresse directement à tous ceux qui ont
l'éducation nécessaire pour la comprendre.


3º L'expression musicale.

Beethoven a écrit en tête du premier morceau de sa _Symphonie
pastorale_: «Erwachen heiterer Empfindungen bei der Ankunft auf dem
Lande,» ce qui signifie, traduit mot à mot et le moins inexactement
possible: Éveil d'impressions sereines par l'arrivée à la campagne. Ce
titre indique un sujet, mais il ne donne absolument rien pour la
musique. Beethoven a dû tirer de lui-même un motif, il y en a joint
d'autres, et il les a développés selon les principes de l'art, de
manière à produire sur l'auditeur des impressions parfaitement
claires.

Beethoven a simplement voulu rendre le sentiment de bien-être moral
et physique que font naître l'aspect de la campagne, l'air pur et sain
que l'on respire, la chaleur du soleil, la prospérité de toute la
végétation. Ce sont des impressions, il n'y a rien de descriptif. La
symphonie pastorale est la seule où l'auteur ait eu un vestige de
programme; le titre: _Symphonie héroïque_ n'indique rien.

On a conservé une partie des cahiers reliés que Beethoven avait
l'habitude de porter avec lui, et où il notait les idées musicales qui
lui venaient, et des observations étrangères à la musique. On a
calculé que s'il avait écrit toutes les symphonies pour lesquelles il
avait préparé des éléments, il en aurait produit plus de quarante. Une
idée lui venait, il l'écrivait, la changeait, la transformait, la
négligeait ensuite et ne mettait au jour que des œuvres parfaitement
mûries et terminées. Ces œuvres avaient un sens profond, dans la
langue qu'il parlait admirablement et en maître. On a discuté fort
inutilement, pour dire que la musique n'est pas une langue. Si, elle
est une langue, comme elle a des sons hauts ou bas, graves ou aigus;
il faut bien que nous nous servions des mots qui existent; nous ne
pouvons, comme les médecins, en chercher dans le grec. Mais c'est une
langue qu'il faut avoir étudiée pour commencer à la comprendre, et il
faut l'avoir étudiée beaucoup pour la parler.

On pourra remarquer que dans un grand morceau de symphonie, il y a un
petit nombre de motifs dont les développements font les frais de
presque tous les morceaux. Ces développements sont faits selon la
gradation de l'intérêt et selon les règles de l'art; car une œuvre
musicale a, comme toute œuvre d'art, une forme déterminée, nécessaire
pour la beauté, la clarté, l'unité. Il est donc absurde, comme l'a
fait un littérateur, de dire que Haydn, avant de composer une
symphonie, se traçait une sorte de programme. Haydn, comme Mozart et
Beethoven, cherchait d'abord des idées, ou saisissait celles qui lui
venaient spontanément; puis il les mettait en œuvre, selon le parti
qu'elles lui offraient, et selon les lois musicales. Je n'ai jamais
entendu aucune symphonie de lui qui eût l'apparence d'un morceau à
programme.

Mendelssohn était porté à croire que, dans une symphonie, le plus
important c'est l'invention des motifs; que les développements sont
l'effet d'un esprit ingénieux ou d'une fantaisie heureuse. Cela peut
être vrai, mais pas toujours; par exemple Beethoven avait dédié la
symphonie héroïque à Napoléon Bonaparte.

Dans le premier morceau, on peut distinguer trois motifs principaux.
Le premier n'est autre chose que l'accord parfait; le deuxième est
basé sur un dessin de trois notes; le troisième ne paraît pas plus
important. Donnez ces motifs à un autre compositeur, qu'en fera-t-il?
La valeur du morceau tient essentiellement à la manière dont
Beethoven les a développés, les a reproduits, les a opposés les uns
aux autres, les accompagnements, je pourrais dire les mélodies
secondaires. Tout cela est œuvre de création comme l'invention des
motifs eux-mêmes.

Wagner appelle la symphonie: «l'idéal de la mélodie de danse»; il faut
supposer qu'il prend le mot de danse dans le sens général de mimique
rythmée. Nous avons vu, en effet, qu'il y a un rapport entre les
dessins mélodiques et la mimique humaine. Mais il n'en résulte pas que
ce rapport existe toujours. Si vous essayez de traduire en mimique le
premier morceau de la symphonie héroïque, vous ne tarderez pas à vous
apercevoir que c'est d'autant plus impossible que le langage mimique
est trop restreint, trop limité, trop pauvre. Il y a de la musique qui
se laisse traduire en mimique, comme il y en a qu'on peut assez bien
traduire en paroles, mais il faut toujours en revenir à ce principe
fondamental: Le langage musical est un langage de sons tout autres
que ceux de la parole articulée, ayant ses lois spéciales, comme la
parole a les siennes; les beautés musicales sont spécifiques à nulles
autres pareilles; il faut les comprendre et les sentir telles qu'elles
sont, sans prétendre leur trouver un équivalent en paroles, ni en
peinture.

Quand Beethoven fit entendre sa huitième symphonie (en fa), elle eut
peu de succès; le public était comme désorienté, l'œuvre ne ressemble
pas à la symphonie en _la_ qui l'avait précédée. Il aurait dû savoir
que chaque symphonie de Beethoven a son caractère spécial, surtout
depuis celle où il ne reste plus de souvenir de Mozart: la troisième,
la symphonie héroïque. La huitième symphonie n'en est pas moins
parfaitement digne du maître. Le motif principal du second morceau est
pris d'un canon de société, dont Beethoven avait improvisé les paroles
et la musique dans une soirée donnée en l'honneur de Mælzel, qui
allait partir pour l'Angleterre. Je cite les paroles pour les curieux:

    Lieber Mælzel, leben Sie wohl,
    Banner der Zeit, grosser Metronom!

ce qui signifie: cher Mælzel, portez-vous bien, vous qui réglez le
temps, grand métronome. On voit que les paroles sont pure affaire de
circonstance; mais le motif improvisé avait plu à Beethoven, et il
l'avait continué pour en faire un morceau de symphonie.

On peut voir que, dans sa troisième manière, à laquelle appartient la
neuvième symphonie (avec chœurs), Beethoven songeait moins que jamais
à traduire sa musique en paroles. Dans les morceaux scéniques, comme
dans la musique d'_Egmont_, il rendait admirablement son sujet; dans
les ouvertures aussi, il se conformait au titre qu'il avait pris, mais
en gardant toute sa liberté de symphoniste. Par exemple, dans
l'ouverture de _Coriolan_, on peut distinguer l'obstination du fils,
l'agitation, l'inquiétude et les tendres supplications de la mère;
mais supprimez le titre, l'œuvre garde toute sa valeur, parce qu'elle
est complètement et très correctement symphonique. Il en est de même
de l'ouverture d'_Egmont_. Dans l'ouverture de _Léonore_, qui porte le
numéro 3 parmi les ouvertures de _Fidelio_, mais qui dans l'ordre
chronologique, est la deuxième, il y a un motif emprunté à l'opéra, il
y a une fanfare de trompettes annonçant la fin de la lutte; pour le
reste les motifs et leur développement sont complètement symphoniques
et, le morceau est considéré, avec raison, comme une des œuvres les
plus admirables de l'auteur.

Les œuvres de musique de chambre sont purement musicales, sans aucune
intention descriptive; il en est de même des sonates pour le piano,
une seule exceptée. Elles sont en trois styles, sans pouvoir être
exactement classées d'après ces styles. Elles offrent une très grande
variété; le titre de la symphonie pathétique est de l'auteur; mais à
part celle des _Adieux_, les titres qu'on a donnés à quelques-unes
sont purement ridicules. La sonate des _Adieux_ a le titre conforme à
sa destination; le premier morceau décrit les adieux des deux amis; le
deuxième, le chagrin sur l'absence, et le troisième, le plaisir de se
revoir. Ce n'est d'ailleurs pas la sonate la plus importante de
Beethoven. On sait que ses sonates sont des œuvres à part; il y en a
d'aussi admirables que les symphonies et ne pouvant être jouées que
par un pianiste exceptionnel, non pas à cause de la grande difficulté
du mécanisme, il n'y en a pas, mais à cause du style. Par exemple,
personne ne cherchera à expliquer en paroles la sonate en fa mineur
(œuvre 57), si claire qu'elle soit; ce serait presque une
profanation. C'est celle que les pianistes appellent _appassionnata_,
comme si d'autres sonates n'étaient pas aussi passionnées.

Haydn, Mozart aussi, dans leurs symphonies, leur musique de chambre
et leurs sonates, ne s'occupaient que de faire de la musique;
cependant, la musique imitative et descriptive était fort connue et
pratiquée; Haydn lui-même en a fait assez dans la _Création_ et les
_Saisons_.

Avec Mendelssohn, nous sommes un peu plus près de la réalité; il a dit
lui-même dans ses lettres, qu'il aimait à mettre dans ses compositions
un souvenir des pays où il avait passé. C'est ainsi que dans la
symphonie écossaise la meilleure (la troisième, en _la_ mineur) le
motif principal du premier morceau me semble une réminiscence d'un
climat froid, montagneux et venteux; en tout cas, l'auteur a mis dans
ce morceau un ouragan, qui n'a pas d'autre raison d'être. La
conclusion du dernier morceau paraît être un air national; mais à part
ces détails, Mendelssohn s'est maintenu exactement dans la voie
purement symphonique.

Dans le _Songe d'une nuit d'été_, il s'est conformé à l'expression
scénique, et le caractère des entr'actes est très marqué et très
facile à définir. Dans sa musique de chambre et ses œuvres pour
piano, il n'a pas non plus songé à faire de la musique descriptive.
Parmi ses soixante mélodies sans paroles, la barcarolle est la seule à
laquelle l'auteur ait donné un titre; les autres, telles que: la
«Fileuse, Chant du printemps, la Chasse», ont été baptisées à Paris;
un éditeur a même fait mettre des titres à toutes, et je pourrais
nommer la personne qui les a mis.

Pour les ouvertures, Weber avait donné dans le _Freischütz_ un modèle
qui a été souvent imité. A part le solo de cor du début, tous les
motifs sont pris dans l'opéra, et il représente une lutte entre deux
principes où la victoire reste au bon principe. Weber lui-même a fait
sur un autre plan les ouvertures d'_Euryanthe_ et d'_Obéron_. Une des
premières compositions de Mendelssohn est intitulée: _Le calme de la
mer, heureuse traversée_. L'œuvre est faible; on voit comment
l'auteur a voulu rendre les différentes parties de la traversée.
L'ouverture du _Songe d'une nuit d'été_ est préférable; elle a été
écrite assez longtemps avant le reste. Une des meilleures ouvertures
est précisément celle où l'on ne saurait dire exactement ce que
l'auteur a voulu exprimer; c'est celle des _Hébrides_ (_la grotte de
Fingal_). Les autres, ou du moins les plus connues, s'expliquent par
l'opposition des motifs.

Schumann ne paraît pas avoir été partisan de la musique descriptive;
l'ouverture de _Manfred_ représente les souffrances, la lutte et la
mort du personnage. C'est une des meilleures œuvres de l'auteur,
quoiqu'elle ne soit pas de nature à plaire beaucoup au public. Je ne
m'explique pas que Schumann ait ajouté dans une de ses symphonies un
morceau destiné, à ce qu'on dit, à rendre l'impression produite par
l'aspect de la cathédrale de Cologne. Quoi qu'il en soit, le morceau
reste énigmatique, déplacé, déplaisant. Traduire l'architecture en
musique, autant vaudrait traduire la musique en architecture; les deux
arts se trouvent aux pôles opposés.

Tout différent de presque tous les maîtres que je viens de nommer,
Berlioz veut suppléer la parole par la musique. Avec sa nature
nerveuse, et trop porté aux extrêmes, il croyait réellement dire et il
entendait ce qu'il avait dans la pensée. Il supposait bien que le
public n'était pas aussi clairvoyant que lui, mais il croyait qu'au
besoin on trouverait toujours un intérêt musical assez intense pour
goûter ses œuvres, et il le disait. Dans _Roméo et Juliette_, il
commence par représenter une querelle de deux partis ennemis, et le
prince venant la faire cesser, en prononçant un discours par un
récitatif de trombones. Voilà la parole supprimée purement et
simplement. Berlioz a écrit la scène d'amour uniquement pour
l'orchestre; il espérait la rendre ainsi plus poétique et plus
expressive; il s'est trompé, malgré le soin extrême et le talent très
remarquable avec lesquels il a rempli sa tâche. Dans le scherzo
instrumental de la reine Mab, voyez-vous une reine voyageant dans une
coquille de noix, déranger le cerveau des hommes? Berlioz paraît avoir
dit dans ce scherzo bien des choses que je ne vois pas. A mon avis, il
y mérite le reproche que lui a fait Wagner, de mettre en musique des
scènes qui ne s'y prêtent nullement. Ce scherzo se place entre la
scène d'amour et le convoi funèbre de Juliette. Dans la scène de bal,
les trombones répètent le chant de Roméo, pendant une musique un peu
contrainte et qui n'est pas d'une gaîté extrême. Ce petit tour de
force n'était d'ailleurs pas nouveau; Monsigny, entre autres, l'avait
fait dans le _Déserteur_, et il n'était pas un grand contrepointiste,
comme il l'avouait franchement lui-même.

Berlioz a longuement développé la scène finale de la réconciliation.
Malgré son génie étonnant, le plus mauvais opéra donnera une idée
plus juste de l'histoire de Roméo et de Juliette que l'œuvre de
Berlioz; celui-ci n'y avait vu que des prétextes pour un grand
déploiement musical, sans s'occuper d'une logique rigoureuse de
l'action.

Il en est de même de la damnation de Faust; seulement, cette fois-ci,
il a fait grand usage de la parole. Faust est damné, personne ne sait
pourquoi, il n'y a nulle trace d'un pacte qu'il ait signé; il a une
maîtresse qu'il a vue une fois, et qui ensuite l'a attendu vainement;
c'est tout. Mais Berlioz voulut faire une diablerie, avec jargon
emprunté à Swedenborg. Pour introduire la marche hongroise, il a
supposé que Faust assistait au défilé d'une armée, et il dit qu'il
l'aurait conduit partout, s'il y avait trouvé de l'avantage pour la
musique. Il savait cependant écrire de la musique sans exagération, et
il l'a montré dans l'_Enfance du Christ_.

Il disait souvent, dans ses dernières années: «Après ma mort, on
jouera ma musique.» Il ne s'attendait peut-être pas à dire si vrai et
à faire école. Les jeunes compositeurs se mirent à écrire de la
musique descriptive; ils pouvaient croire l'absence d'idées originales
déguisée par l'adresse du métier. Des musiciens passés maîtres se
mirent même de la partie. Seulement Berlioz croyait exprimer
réellement ce qu'il voulait dire; les jeunes musiciens ne furent pas
si difficiles. Les fables de Lafontaine, les trois drames de
_Wallenstein_ de Schiller servirent d'enseigne à des symphonies
descriptives. C'étaient des titres comme ceux des valses «_le beau
Danube bleu_, _la Vie est un songe_». Il est assez curieux que
précisément la meilleure production de ce genre n'ait pas été destinée
primitivement à être de la musique descriptive: c'est la _Danse
macabre_ de M. Saint-Saëns. L'auteur avait mis en musique pour une
voix, avec accompagnement de piano, des vers dont un couplet ne
pourrait pas être chanté en public. La chanson a été gravée sous
cette forme et doit se trouver encore chez l'éditeur; puis M.
Saint-Saëns eut l'idée de prendre les deux motifs de la mélodie, et de
les développer symphoniquement pour l'orchestre, avec l'habileté
consommée qu'il possède.

Résumons maintenant ce que nous avons dit. La musique est un art qui a
sa nature spéciale, tout autre que celle des arts du dessin et de la
poésie; les sons qu'elle a pour domaine lui appartiennent en propre;
ils ont leurs lois fondées dans l'esprit humain, comme les lois de la
pensée. Les beautés musicales sont donc des beautés spécifiques, qui
ne peuvent pas plus se traduire en paroles articulées qu'en sculpture
ou en peinture. Mais l'expression musicale peut varier, depuis la plus
énergique jusqu'à la plus tendre, depuis la plus emportée jusqu'à la
plus délicate, depuis la plus pompeuse, la plus noble, jusqu'à la
trivialité. La musique peut donc répondre à un caractère précis, et
elle peut le faire sans rien renier de ses formes fondamentales, comme
l'a fait Beethoven; elle peut aussi varier son expression d'après un
plan arrêté, répondre plus ou moins exactement à un programme donné.
Lorsqu'elle prétend rivaliser avec la parole articulée et suppléer à
celle-ci, la rendre inutile, elle sort de son domaine et risque
d'échouer; cela s'applique particulièrement à Berlioz.

Quand la musique répond à des scènes données, ces scènes peuvent
servir d'éclaircissement, et la musique se trouve bien à la place.
J'ai cité particulièrement _Egmont_ de Beethoven; en général la
musique scénique a souvent sa place au théâtre; la musique descriptive
peut être compréhensible ainsi, et le rapport des mouvements
mélodiques avec les mouvements mimiques sert légitimement pour la
musique des ballets. Weber a écrit pour la fonte des balles du
_Freischütz_ une musique qui se rapporte aux différentes apparitions
pendant la fonte, mais qui n'est pas destinée à être exécutée
isolément.

Je n'ai considéré que la musique en elle-même, c'est-à-dire la musique
instrumentale; quand elle se joint à la parole pour le chant, les
conditions changent tout à fait, et l'effet doit être par l'union des
deux; les illusions produites par cette union sont variées et presque
continuelles; elles sont, pour l'instant, hors de mon ressort.

La peinture et la sculpture se prêtent à tous les goûts et s'emploient
aux usages les plus ordinaires, les plus familiers. La musique fait de
même, d'autant plus que sa place est au foyer des familles. Elle peut
fort bien se plier à tous les goûts; elle a un mérite particulier,
c'est de ne point pouvoir être mise, comme la peinture et la
sculpture, au service de l'immoralité. Elle peut être très triviale,
mais rien de plus. Quand on la joint à des paroles trop légères, la
faute en est aux paroles, non pas à elle.

Je dois ajouter seulement quelques observations complémentaires, pour
ce que j'ai dit au chapitre précédent.

Nous avons vu ce qui est arrivé pour le système de versification sur
lequel Wagner croyait d'abord pouvoir baser son drame nouveau. Dès que
l'attention de l'auditeur est absorbée par le rythme et la sonorité
musicale, les enfantillages des allitérations et des assonances sont
nuls et non avenus. Wagner, n'a pas refait les paroles de sa
tétralogie, c'eût été inutile; mais il est revenu au système ordinaire
de versification, que, dans _Opéra et Drame_, il avait répudié.

Il arriverait un fait semblable, si l'on mettait en musique les deux
vers de Racine sur lesquels s'extasient les rhétoriciens, et auxquels
je n'ai pas ménagé l'éloge. Si l'on se bornait à noter la déclamation,
on appauvrirait considérablement le débit. Si, au contraire, on
écrivait une mélodie peu liée aux paroles, celle-ci pourrait accaparer
l'attention de l'auditeur, et les littérateurs crieraient, comme
d'habitude, à la profanation. Je vois cependant une solution: c'est
que la musique respecte la prosodie et la déclamation des paroles, de
manière à rester intelligible, mais en y ajoutant une mélodie
profondément expressive; cette expression devrait rendre les
sentiments de douleur et de regret du personnage qui parle. Pour
expliquer ma pensée par un exemple connu de tout le monde, je ne crois
pas que Racine lui-même se plaindrait, si on ajoutait à ses vers une
musique comme celle de l'air (tout entier): «Chants paternels» de
_Joseph_, de Méhul. Je ne veux certes pas dire qu'on peut mettre en
musique n'importe quel texte, tout au contraire; je voulais seulement
montrer que le bon accord de la poésie et de la musique n'est pas
impossible.

[Illustration: décoration]



[Illustration: décoration]


TABLE DES MATIÈRES


                                                               Pages

    PRÉFACE                                                        v


    PREMIÈRE PARTIE

    I. La musique n'est pas un art conventionnel                   1

    II. Erreurs causées par l'ignorance, l'habitude
    ou la prévention                                              17


    DEUXIÈME PARTIE

    III. La musique imitative                                     48

    IV. La musique descriptive                                    74

    V. La couleur locale                                          99

    VI. La folie, l'extase, le mysticisme et la satire
        en musique                                               128

    VII. Les caractères des gammes et des modes                  139

    VIII. La musique religieuse                                  146

    IX. La musique des vers.

      1º Des limites de la poésie                                163
      2º Éléments sonores: Voyelles et consonnes                 167
      3º L'Harmonie imitative                                    177
      4º Allitérations et Assonances                             179
      5º La Rime                                                 184
      6º Le Rythme                                               186
      7º Principes fondamentaux de l'harmonie des vers           197


    TROISIÈME PARTIE

    X. Le rôle caractéristique de la musique dans les
       beaux-arts                                                207

      1º L'unité tonale                                          208
      2º Les aveugles, juges des couleurs                        219
      3º L'expression musicale                                   227

[Illustration: décoration]


Imprimerie alsacienne anciennement G. Fischbach, Strasbourg.--4381





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