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Title: Le crime d'Orcival
Author: Gaboriau, Emile, 1832-1873
Language: French
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produced from images available at http://gallica.bnf.fr/)



Émile Gaboriau

LE CRIME

D'ORCIVAL

PAR

ÉMILE GABORIAU

SIXIÈME ÉDITION

(1869)

A mon ami,

LE DOCTEUR GUSTAVE MALLET.



I


Le 9 juillet 186.., un jeudi, Jean Bertaud, dit La Ripaille, et son
fils, bien connus à Orcival pour vivre de braconnage et de maraude, se
levèrent sur les trois heures du matin, avec le jour, pour aller à la
pêche.

Chargés de leurs agrès, ils descendirent ce chemin charmant, ombragé
d'acacias, qu'on aperçoit de la station d'Évry, et qui conduit du bourg
d'Orcival à la Seine.

Ils se rendaient à leur bateau amarré d'ordinaire à une cinquantaine de
mètres en amont du pont de fil de fer, le long d'une prairie joignant
Valfeuillu, la belle propriété du comte de Trémorel.

Arrivés au bord de la rivière, ils se débarrassèrent de leurs engins de
pêche, et Jean La Ripaille entra dans le bateau pour vider l'eau qu'il
contenait.

Pendant que d'une main exercée il maniait l'écope, il s'aperçut qu'un
des tolets de la vieille embarcation, usé par la rame, était sur le
point de se rompre.

--Philippe, cria-t-il à son fils, occupé à démêler un épervier dont un
garde-pêche eût trouvé les mailles trop serrées, Philippe, tâche donc de
m'avoir un bout de bois pour refaire notre tolet.

--On y va, répondit Philippe.

Il n'y avait pas un arbre dans la prairie. Le jeune homme se dirigea
donc vers le parc de Valfeuillu, distant de quelques pas seulement, et,
peu soucieux de l'article 391 du Code pénal, il franchit le large fossé
qui entoure la propriété de M. de Trémorel. Il se proposait de couper
une branche à l'un des vieux saules qui, à cet endroit, trempent au fil
de l'eau leurs branches éplorées.

Il avait à peine tiré son couteau de sa poche, tout en promenant autour
de lui le regard inquiet du maraudeur, qu'il poussa un cri étouffé.

--Mon père! eh! mon père!

--Qu'y a-t-il, répondit sans se déranger le vieux braconnier.

--Père, venez, continua Philippe, au nom du ciel, venez vite!

Jean La Ripaille comprit à la voix rauque de son fils, qu'il se passait
quelque chose d'extraordinaire. Il lâcha son écope, et, l'inquiétude
aidant, en trois bonds, il fut dans le parc.

Lui aussi, il resta épouvanté devant le spectacle qui avait terrifié
Philippe.

Sur le bord de la rivière, parmi les joncs et les glaïeuls, le cadavre
d'une femme gisait. Ses longs cheveux dénoués s'éparpillaient parmi les
herbes aquatiques; sa robe de soie grise en lambeaux était souillée de
boue et de sang. Toute la partie supérieure du corps plongeait dans
l'eau peu profonde, et le visage était enfoncé dans la vase.

--Un assassinat! murmura Philippe dont la voix tremblait.

--Ça, c'est sûr, répondit La Ripaille d'un ton indifférent. Mais quelle
peut être cette femme? Vrai, on dirait la comtesse.

--Nous allons bien voir, dit le jeune homme.

Il fit un pas vers le cadavre; son père l'arrêta par le bras.

--Que veux-tu faire, malheureux! prononça-t-il; on ne doit jamais
toucher au corps d'une personne assassinée, sans la justice.

--Vous croyez?

--Certainement! il y a des peines pour cela.

--Alors, allons prévenir le maire.

--Pourquoi faire? Les gens d'ici ne nous en veulent peut-être pas assez!
Qui sait si on ne nous accuserait pas?

--Cependant, mon père...

--Quoi! si nous allons avertir M. Courtois, il nous demandera comment et
pourquoi nous nous trouvions dans le parc de M. de Trémorel pour voir ce
qu'il s'y passait. Qu'est-ce que cela te fait qu'on ait tué la comtesse?
On retrouvera bien son corps sans toi... viens, allons-nous-en.

Mais Philippe ne bougea pas. La tête baissée, le menton appuyé sur la
paume de sa main, il réfléchissait.

--Il faut avertir, déclara-t-il d'un ton décidé; on n'est pas des
sauvages. Nous dirons à M. Courtois que c'est en côtoyant le parc dans
notre bachot que nous avons aperçu le corps.

Le vieux La Ripaille résista d'abord, puis voyant que son fils irait
sans lui, il parut se rendre à ses instances.

Ils franchirent donc de nouveau le fossé, et, abandonnant leurs agrès
dans la prairie, ils se dirigèrent en toute hâte vers la maison de M. le
maire d'Orcival.

Situé à cinq kilomètres de Corbeil, sur la rive droite de la Seine, à
vingt minutes de la station d'Évry, Orcival est un des plus délicieux
villages des environs de Paris, en dépit de l'infernale étymologie de
son nom.

Le Parisien bruyant et pillard, qui, le dimanche, s'abat dans les
champs, plus destructeur que la sauterelle, n'a pas découvert encore ces
campagnes riantes. L'odeur navrante de la friture des guinguettes n'y
étouffe pas le parfum des chèvrefeuilles. Les refrains des canotiers, la
ritournelle du cornet à piston des bals publics n'y ont jamais épouvanté
les échos.

Paresseusement accroupi sur les pentes douces d'un coteau que baigne la
Seine, Orcival a des maisons blanches, des ombrages délicieux et un
clocher tout neuf qui fait son orgueil.

De tous côtés, de vastes propriétés de plaisance, entretenues à grands
frais, l'entourent. De la hauteur, on aperçoit les girouettes de vingt
châteaux.

À droite, ce sont les futaies de Mauprévoir, et le joli castel de la
comtesse de la Brèche; en face, de l'autre côté du fleuve, voici
Mousseaux et Petit-Bourg, l'ancien domaine Aguado, devenu la propriété
d'un carrossier illustre, M. Binder; à gauche, ces beaux arbres sont au
comte de Trémorel, ce grand parc est le parc d'Étiolles et dans le
lointain, tout là-bas, c'est Corbeil; cet immense bâtiment, dont la
toiture dépasse les grands chênes, c'est le moulin Darblay.

Le maire d'Orcival habite tout en haut du village une de ces maisons
comme on en voit dans les rêves de cent mille livres de rentes.

Fabricant de toiles peintes autrefois, M. Courtois a débuté dans le
commerce sans un sou vaillant, et, après trente années d'un labeur
acharné, il s'est retiré avec quatre millions bien ronds.

Alors il se proposait de vivre bien tranquille, entre sa femme et ses
filles, passant l'hiver à Paris et l'été à la campagne.

Mais voilà que tout à coup, on le vit inquiet et agité. L'ambition
venait de le mordre au coeur. Il faisait cent démarches pour être
forcé d'accepter la mairie d'Orcival. Et il l'a acceptée, bien à son
corps défendant, ainsi qu'il vous le dira lui-même.

Cette mairie fait à la fois son bonheur et son désespoir. Désespoir
apparent, bonheur intime et réel.

Il est bien, lorsque le front chargé de nuages, il maudit les soucis du
pouvoir, il est mieux lorsque le ventre ceint de l'écharpe à glands
d'or, il triomphe à la tête du corps municipal.

Tout le monde dormait encore chez M. le maire, lorsque les Bertaud père
et fils vinrent heurter le lourd marteau de la porte.

Après un bon moment, un domestique aux trois quarts éveillé, à demi
vêtu, parut à l'une des fenêtres du rez-de-chaussée.

--Qu'est-ce qu'il y a, méchants garnements? demanda-t-il d'un ton de
mauvaise humeur.

La Ripaille ne jugea point à propos de relever une injure que ne
justifiait que trop sa réputation dans la commune.

--Nous voulons parler à monsieur le maire, répondit-il, et c'est
terriblement pressé. Allez l'éveiller, M. Baptiste, il ne vous grondera
pas.

--Est-ce qu'on me gronde, moi! grogna Baptiste.

Il fallut cependant dix bonnes minutes de pourparlers et d'explications
pour décider le domestique.

Enfin les Bertaud comparurent par-devant un petit homme gros et rouge,
fort mécontent d'être tiré du lit si matin: c'était M. Courtois.

Il avait été décidé que Philippe porterait la parole.

--Monsieur le maire, commença-t-il, nous venons vous annoncer un grand
malheur; il y a eu pour sûr un crime chez M. de Trémorel.

M. Courtois était l'ami du comte, il devint à cette déclaration
inattendue plus blême que sa chemise.

--Ah! mon Dieu! balbutia-t-il, incapable de maîtriser son émotion, que
me dites-vous là, un crime!...

--Oui, nous avons vu un corps, tout à l'heure, et aussi vrai que vous
voilà, je crois que c'est celui de la comtesse.

Le digne maire leva les bras au ciel d'un air parfaitement égaré.

--Mais où, mais quand? interrogea-t-il.

--Tout à l'heure, au bout du parc que nous longions pour aller relever
nos nasses.

--C'est horrible! répétait le bon M. Courtois, quel malheur! Une si
digne femme! Mais ce n'est pas possible, vous devez vous tromper; on
m'aurait prévenu...

--Nous avons bien vu, monsieur le maire.

--Un tel crime, dans ma commune! Enfin, vous avez bien fait de venir, je
vais m'habiller en deux temps, et nous allons courir... C'est-à-dire,
non, attendez.

Il parut réfléchir une minute et appela:

--Baptiste!

Le domestique n'était pas loin. L'oreille et l'oeil alternativement
collés au trou de la serrure, il écoutait et regardait de toutes ses
forces. À la voix de son maître, il n'eut qu'à allonger le bras pour
ouvrir la porte.

--Monsieur m'appelle?

--Cours chez le juge de paix, lui dit le maire, il n'y a pas une seconde
à perdre, il s'agit d'un crime, d'un meurtre peut-être, qu'il vienne
vite, bien vite... Et vous autres, continua-t-il, s'adressant aux
Bertaud, attendez-moi ici, je vais passer un paletot.

Le juge de paix d'Orcival, le père Plantat, comme on l'appelle, est un
ancien avoué de Melun.

À cinquante ans, le père Plantat, auquel tout avait toujours réussi à
souhait, perdit dans le même mois sa femme qu'il adorait et ses fils,
deux charmants jeunes gens, âgés l'un de dix-huit, l'autre de vingt-deux
ans.

Ces pertes successives atterrèrent un homme que trente années de
prospérité laissaient sans défense contre le malheur. Pendant longtemps,
on craignit pour sa raison. La seule vue d'un client, venant troubler sa
douleur pour lui conter de sottes histoires d'intérêt, l'exaspérait. On
ne fut donc pas surpris de lui voir vendre son étude à moitié prix. Il
voulait s'établir à son aise dans son chagrin, avec la certitude de n'en
point être distrait.

Mais l'intensité des regrets diminua et la maladie du désoeuvrement
vint. La justice de paix d'Orcival était vacante, le père Plantat la
sollicita et l'obtint.

Une fois juge de paix, il s'ennuya moins. Cet homme, qui voyait sa vie
finie, entreprit de s'intéresser aux mille causes diverses qui se
plaidaient chez lui. Il appliqua toutes les forces d'une intelligence
supérieure, toutes les ressources d'un esprit éminemment délié à démêler
le faux du vrai parmi tous les mensonges qu'il était forcé d'écouter.

Il s'obstina d'ailleurs à vivre seul, en dépit des exhortations de M.
Courtois, prétendant que toute société le fatiguait, et qu'un homme
malheureux est un trouble-fête. Le temps que lui laissait son tribunal,
il le consacrait à une collection sans pareille de pétunias.

Le malheur qui modifie les caractères, soit en bien, soit en mal,
l'avait rendu, en apparence, affreusement égoïste. Il assurait ne pas
s'intéresser aux choses de la vie plus qu'un critique blasé aux jeux de
la scène. Il aimait à faire parade de sa profonde indifférence pour
tout, jurant qu'une pluie de feu tombant sur Paris ne lui ferait
seulement pas tourner la tête. L'émouvoir semblait impossible.
«Qu'est-ce que cela me fait, à moi!» était son invariable refrain.

Tel est l'homme qui, un quart d'heure après le départ de Baptiste,
arrivait chez le maire d'Orcival.

M. Plantat est grand, maigre et nerveux. Sa physionomie n'a rien de
remarquable. Il porte les cheveux courts, ses yeux inquiets paraissent
toujours chercher quelque chose, son nez fort long est mince comme la
lame d'un rasoir. Depuis ses chagrins, sa bouche, si fine jadis, s'est
déformée, la lèvre inférieure s'est affaissée et lui donne une trompeuse
apparence de simplicité.

--Que m'apprend-on, dit-il dès la porte, on a assassiné Mme de
Trémorel.

--Ces gens-ci, du moins, le prétendent, répondit le maire qui venait de
reparaître.

M. Courtois n'était plus le même homme. Il avait eu le temps de se
remettre un peu. Sa figure s'essayait à exprimer une froideur
majestueuse. Il s'était vertement blâmé d'avoir, en manifestant son
trouble et sa douleur devant les Bertaud, manqué de dignité.

«Rien ne doit émouvoir à ce point un homme dans ma position», s'était-il
dit.

Et, bien qu'effroyablement agité, il s'efforçait d'être calme, froid,
impassible.

Le père Plantat, lui, était ainsi tout naturellement.

--Ce serait un accident bien fâcheux, dit-il d'un ton qu'il s'efforçait
de rendre parfaitement désintéressé, mais, au fond, qu'est-ce que cela
nous fait? Il faut néanmoins aller voir sans retard ce qu'il en est;
j'ai fait prévenir le brigadier de gendarmerie qui nous rejoindra.

--Partons, dit M. Courtois, j'ai mon écharpe dans ma poche.

On partit. Philippe et son père marchaient les premiers, le jeune homme
empressé et impatient, le vieux sombre et préoccupé.

Le maire, à chaque pas, laissait échapper quelques exclamations.

--Comprend-on cela, murmurait-il, un meurtre dans ma commune, une
commune où de mémoire d'homme, il n'y a point eu de crime de commis.

Et il enveloppait les deux Bertaud d'un regard soupçonneux.

Le chemin qui conduit à la maison--dans le pays on dit au château--de M.
de Trémorel est assez déplaisant, encaissé qu'il est par des murs d'une
douzaine de pieds de haut. D'un côté, c'est le parc de la marquise de
Lanascol, de l'autre le grand jardin de Saint-Jouan.

Les allées et les venues avaient pris du temps, il était près de huit
heures lorsque le maire, le juge de paix et leurs guides s'arrêtèrent
devant la grille de M. de Trémorel.

Le maire sonna.

La cloche est fort grosse, une petite cour sablée de cinq ou six mètres
sépare seule la grille de l'habitation, cependant personne ne parut.

Monsieur le maire sonna plus fort, puis plus fort encore, puis de toutes
ses forces, en vain.

Devant la grille du château de M. de Lanascol, située presque en face,
un palefrenier était debout, occupé à nettoyer et à polir un mors de
bride.

--Ce n'est guère la peine de sonner, messieurs, dit cet homme, il n'y a
personne au château.

--Comment, personne? demanda le maire surpris.

--J'entends, répondit le palefrenier, qu'il n'y a que les maîtres. Les
gens sont tous partis hier soir, par le train de huit heures quarante,
pour se rendre à Paris, assister à la noce de l'ancienne cuisinière,
Mme Denis; ils doivent revenir ce matin par le premier train. J'avais
été invité, moi aussi...

--Grand Dieu! interrompit M. Courtois, alors le comte et la comtesse
sont restés seuls cette nuit?

--Absolument seuls, monsieur le maire.

--C'est horrible!

Le père Plantat semblait s'impatienter de ce dialogue.

--Voyons, dit-il, nous ne pouvons nous éterniser à cette porte, les
gendarmes n'arrivent pas, envoyons chercher le serrurier.

Déjà Philippe prenait son élan, lorsqu'au bout du chemin on entendit des
chants et des rires. Cinq personnes, trois femmes et deux hommes
parurent presque aussitôt.

--Ah! voilà les gens du château, dit le palefrenier que cette visite
matinale semblait intriguer singulièrement, ils doivent avoir une clé.

De leur côté, les domestiques, apercevant le groupe arrêté devant la
grille, se turent et hâtèrent le pas. L'un d'eux, même, se mit à courir,
devançant ainsi les autres; c'était le valet de chambre du comte.

--Ces messieurs voudraient parler à monsieur le comte? demanda-t-il,
après avoir salué le maire et le juge de paix.

--Voici cinq fois que nous sonnons à tout rompre, dit le maire.

--C'est surprenant, fit le valet de chambre, Monsieur a pourtant le
sommeil bien léger! Après cela, il est peut-être sorti.

--Malheur! s'écria Philippe, on les aura assassinés tous les deux!

Ces mots dégrisèrent les domestiques dont la gaieté annonçait un nombre
très raisonnable de santés bues au bonheur des nouveaux époux.

M. Courtois, lui, paraissait étudier l'attitude du vieux Bertaud.

--Un assassinat! murmura le valet de chambre; ah! c'est pour l'argent,
alors, on aura su...

--Quoi? demanda le maire.

--Monsieur le comte a reçu hier dans la matinée une très forte somme.

--Ah! oui, forte, ajouta une femme de chambre, il y avait gros comme
cela de billets de banque. Madame a même dit à Monsieur qu'elle ne
fermerait pas l'oeil de la nuit avec cette somme immense dans la
maison.

Il y eut un silence, chacun se regardant d'un air effrayé. M. Courtois,
lui, réfléchissait.

--À quelle heure êtes-vous partis hier soir, demanda-t-il aux
domestiques.

--À huit heures, on avait avancé le dîner.

--Vous êtes partis tous ensemble?

--Oui, monsieur.

--Vous ne vous êtes pas quittés?

--Pas une minute.

--Et vous revenez tous ensemble?

Les domestiques échangèrent un singulier regard:

--Tous, répondit une femme de chambre qui avait la langue bien pendue...
c'est-à-dire, non. Il y en a un qui nous a lâchés en arrivant à la gare
de Lyon, à Paris: c'est Guespin.

--Ah!

--Oui, monsieur, il a filé de son côté en disant qu'il nous rejoindrait
aux Batignolles, chez Wepler, où se faisait la noce.

Monsieur le maire donna un grand coup de coude au juge de paix, comme
pour lui recommander l'attention, et continua à interroger.

--Et ce Guespin, comme vous le nommez, l'avez-vous revu?

--Non, monsieur, j'ai même plusieurs fois demandé inutilement de ses
nouvelles pendant la nuit; son absence me paraissait louche.

Évidemment la femme de chambre essayait de faire montre d'une
perspicacité supérieure; encore un peu elle eût parlé de pressentiments.

--Ce domestique, demanda M. Courtois, était-il depuis longtemps dans la
maison?

--Depuis le printemps.

--Quelles étaient ses attributions?

--Il avait été envoyé de Paris par la maison du _Gentil Jardinier_ pour
soigner les fleurs rares de la serre de Madame.

--Et... avait-il eu connaissance de l'argent?

Les domestiques eurent encore des regards bien significatifs.

--Oui, oui! répondirent-ils en choeur, nous en avions beaucoup causé
entre nous à l'office.

--Même, ajouta la femme de chambre, belle parleuse, il m'a dit à
moi-même, parlant à ma personne:

«--Dire que monsieur le comte a dans son secrétaire de quoi faire notre
fortune à tous!

--Quelle espèce d'homme est-ce?

Cette question éteignit absolument la loquacité des domestiques. Aucun
n'osait parler, sentant bien que le moindre mot pouvait servir de base à
une accusation terrible.

Mais le palefrenier de la maison d'en face qui brûlait de se mêler à
cette affaire, n'eut point ces scrupules.

--C'est, répondit-il, un bon garçon, Guespin, et qui a roulé. Dieu de
Dieu! en sait-il de ces histoires! Il connaît tout, cet homme-là, il
paraît qu'il a été riche dans le temps, et s'il voulait... Mais, dame!
il aime le travail tout fait, et avec ça c'est un noceur comme il n'y en
a pas, un creveur de billards, quoi!

Tout en écoutant d'une oreille, en apparence distraite, ces dépositions,
ou, pour parler plus juste, ces cancans, le père Plantat examinait
soigneusement et le mur et la grille. Il se retourna à point nommé pour
interrompre le palefrenier.

--En voilà bien assez, dit-il, au grand scandale de M. Courtois. Avant
de poursuivre cet interrogatoire, il est bon de constater le crime, si
crime il y a, toutefois, ce qui n'est pas prouvé. Que celui de vous qui
a une clé ouvre la grille.

Le valet de chambre avait la clé, il ouvrit, et tout le monde pénétra
dans la petite cour. Les gendarmes venaient d'arriver. Le maire dit au
brigadier de le suivre, et plaça deux hommes à la grille, avec défense
de laisser entrer ou sortir personne sans sa permission.

Alors seulement le valet de chambre ouvrit la porte de la maison.



II


S'il n'y avait pas eu de crime, au moins s'était-il passé quelque chose
de bien extraordinaire chez le comte de Trémorel; l'impassible juge de
paix dut en être convaincu dès ses premiers pas dans le vestibule.

La porte vitrée donnant sur le jardin était toute grande ouverte, et
trois des carreaux étaient brisés en mille pièces.

Le _chemin_ de toile cirée qui reliait toutes les portes avait été
arraché, et sur les dalles de marbre blanc, çà et là, on apercevait de
larges gouttes de sang. Au pied de l'escalier était une tache plus
grande que les autres, et sur la dernière marche une éclaboussure
hideuse à voir.

Peu fait pour de tels spectacles, pour une mission comme celle qu'il
avait à remplir, l'honnête M. Courtois se sentait défaillir. Par
bonheur, il puisait dans le sentiment de son importance et de sa dignité
une énergie bien éloignée de son caractère. Plus l'instruction
préliminaire de cette affaire lui paraissait difficile, plus il tenait à
bien la mener.

--Conduisez-nous à l'endroit où vous avez aperçu le corps, dit-il aux
Bertaud.

Mais le père Plantat intervint.

--Il serait, je crois, plus sage, objecta-t-il, et plus logique de
commencer par visiter la maison.

--Soit, oui, en effet, c'est ce que je pensais, dit le maire,
s'accrochant au conseil du juge de paix, comme un homme qui se noie
s'accroche à une planche.

Et il fit retirer tout le monde, à l'exception du brigadier et du valet
de chambre destiné à servir de guide.

--Gendarmes, cria-t-il encore, aux hommes en faction devant la grille,
veillez à ce que personne ne s'éloigne, empêchez d'entrer dans la
maison, et que nul surtout ne pénètre dans le jardin.

On monta alors.

Tout le long de l'escalier les taches de sang se répétaient. Il y avait
aussi du sang sur la rampe, et M. Courtois s'aperçut avec horreur qu'il
s'y était rougi les mains.

Lorsqu'on fut arrivé au palier du premier étage:

--Dites-moi, mon ami, demanda le maire au valet de chambre, vos maîtres
faisaient-ils chambre commune?

--Oui, monsieur, répondit le domestique.

--Et, où est leur chambre?

--Là, monsieur.

Et en même temps qu'il répondait, le valet de chambre reculait effrayé,
et montrait une porte dont le panneau supérieur portait l'empreinte
d'une main ensanglantée.

Des gouttelettes de sueur perlaient sur le front du pauvre maire; lui
aussi, il avait peur, à grand-peine il pouvait se tenir debout! Hélas!
le pouvoir impose de terribles obligations. Le brigadier, un vieux
soldat de Crimée, visiblement ému, hésitait.

Seul, le père Plantat, tranquille comme dans son jardin, gardait son
sang-froid et regardait les autres en dessous.

--Il faut pourtant se décider, prononça-t-il.

Il entra, les autres le suivirent.

La pièce où on pénétra n'offrait rien de bien insolite. C'était un
boudoir tendu de satin bleu, garni d'un divan et de quatre fauteuils
capitonnés en étoffe pareille à la tenture. Un des fauteuils était
renversé.

On passa dans la chambre à coucher.

Effroyable était le désordre de cette pièce. Il n'était pas un meuble,
pas un bibelot, qui n'attestât qu'une lutte terrible, enragée, sans
merci, avait eu lieu entre les assassins et les victimes.

Au milieu de la chambre, une petite table de laque était renversée, et
tout autour s'éparpillaient des morceaux de sucre, des cuillères de
vermeil, des débris de porcelaine.

--Ah! dit le valet de chambre, Monsieur et Madame prenaient le thé
lorsque les misérables sont entrés!

La garniture de la cheminée avait été jetée à terre; la pendule, en
tombant, s'était arrêtée sur trois heures vingt minutes. Près de la
pendule, gisaient les lampes; les globes étaient en morceaux, l'huile
s'était répandue.

Le ciel de lit avait été arraché et couvrait le lit. On avait dû
s'accrocher désespérément aux draperies. Tous les meubles étaient
renversés. L'étoffe des fauteuils était hachée de coups de couteau et
par endroits le crin sortait. On avait enfoncé le secrétaire, la
tablette disloquée pendait aux charnières, les tiroirs étaient ouverts
et vides. La glace de l'armoire, en pièces; en pièces un ravissant
chiffonnier de Boule; la table à ouvrage, brisée; la toilette,
bouleversée.

Et partout du sang, sur le tapis, le long de la tapisserie, aux meubles,
aux rideaux, aux rideaux du lit surtout.

Évidemment le comte et la comtesse de Trémorel s'étaient défendus
courageusement et longtemps.

--Les malheureux! balbutiait le pauvre maire, les malheureux! C'est ici
qu'ils ont été massacrés.

Et au souvenir de son amitié pour le comte, oubliant son importance,
jetant son masque d'homme impassible, il pleura.

Tout le monde perdait un peu la tête. Mais pendant ce temps, le juge de
paix se livrait à une minutieuse perquisition, il prenait des notes sur
son carnet, il visitait les moindres recoins.

Lorsqu'il eut terminé:

--Maintenant, dit-il, voyons ailleurs.

Ailleurs le désordre était pareil. Une bande de fous furieux ou de
malfaiteurs pris de frénésie, avait certainement passé la nuit dans la
maison.

Le cabinet du comte, particulièrement, avait été bouleversé. Les
assassins ne s'étaient pas donné la peine de forcer les serrures; ils
avaient procédé à coups de hache. Certainement ils avaient la certitude
de ne pouvoir être entendus, car il leur avait fallu frapper
terriblement fort pour faire voler en éclats le bureau de chêne massif.
Les livres de la bibliothèque étaient à terre, pêle-mêle.

Ni le salon, ni le fumoir n'avaient été respectés. Les divans, les
chaises, les canapés étaient déchirés comme si on les eût sondés avec
des épées. Deux chambres réservées, des chambres d'amis, étaient sens
dessus dessous.

On monta au second étage.

Là, dans la première pièce où on pénétra, on trouva devant un bahut
attaqué déjà, mais non ouvert encore, une hache à fendre le bois que le
valet de chambre reconnut pour appartenir à la maison.

--Comprenez-vous maintenant, disait le maire au père Plantat. Les
assassins étaient en nombre c'est évident. Le meurtre accompli, ils se
sont répandus dans la maison, cherchant partout l'argent qu'ils savaient
s'y trouver. L'un d'eux était ici occupé à enfoncer ce meuble lorsque
les autres, en bas, ont mis la main sur les valeurs; on l'a appelé, il
s'est empressé de descendre, et jugeant toute recherche désormais
inutile, il a abandonné ici cette hache.

--Je vois la chose comme si j'y étais, approuva le brigadier.

Le rez-de-chaussée qu'on visita ensuite avait été respecté. Seulement,
le crime commis, les valeurs enlevées, les assassins avaient senti le
besoin de se réconforter. On retrouva dans la salle à manger des débris
de leur souper. Ils avaient dévoré tous les reliefs restés dans les
buffets. Sur la table, à côté de huit bouteilles vides--bouteilles de
vin ou de liqueurs--cinq verres étaient rangés.

--Ils étaient cinq, murmura le maire.

À force de volonté, l'excellent M. Courtois avait recouvré son
sang-froid habituel.

--Avant d'aller relever les cadavres, dit-il, je vais expédier un mot au
procureur impérial de Corbeil. Dans une heure, nous aurons un juge
d'instruction qui achèvera notre pénible tâche.

Ordre fut donné à un gendarme d'atteler le tilbury du comte et de partir
en toute hâte.

Puis, le maire et le juge, suivis du brigadier, du valet de chambre et
des deux Bertaud s'acheminèrent vers la rivière.

Le parc de Valfeuillu est très vaste; mais c'est de droite et de gauche
qu'il s'étend. De la maison à la Seine, il n'y a guère plus de deux
cents pas. Devant la maison verdoie une belle pelouse coupée de
corbeilles de fleurs. On prend pour gagner le bord de l'eau une des deux
allées qui tournent le gazon.

Mais les malfaiteurs n'avaient pas suivi les allées. Coupant au plus
court, ils avaient traversé la pelouse. Leurs traces étaient
parfaitement visibles. L'herbe était foulée et trépignée comme si on y
eût traîné quelque lourd fardeau. Au milieu du gazon, on aperçut quelque
chose de rouge que le juge de paix alla ramasser. C'était une pantoufle
que le valet de chambre reconnut pour appartenir au comte. Plus loin, on
trouva un foulard blanc que le domestique déclara avoir vu souvent au
cou de son maître. Ce foulard était taché de sang.

Enfin, on arriva au bord de l'eau, sous ces saules dont Philippe avait
voulu couper une branche et on aperçut le cadavre.

Le sable, à cette place, était profondément fouillé, labouré, pour ainsi
dire, par des pieds cherchant un point d'appui solide. Là, tout
l'indiquait, avait eu lieu la lutte suprême.

M. Courtois comprit toute l'importance de ces traces.

--Que personne n'avance, dit-il.

Et, suivi seul du juge de paix, il s'approcha du corps.

Bien qu'on ne pût distinguer le visage, le maire et le juge reconnurent
la comtesse. Tous deux lui avaient vu cette robe grise ornée de
passementeries bleues.

Maintenant comment se trouvait-elle là?

Le maire supposa qu'ayant réussi à s'échapper des mains des meurtriers,
elle avait fui éperdue. On l'avait poursuivie, on l'avait atteinte là,
on lui avait porté les derniers coups, et elle était tombée pour ne plus
se relever.

Cette version expliquait les traces de la lutte. Ce serait alors le
cadavre du comte que les assassins auraient traîné à travers la pelouse.

M. Courtois parlait avec animation, cherchant à faire pénétrer ses
impressions dans l'esprit du juge de paix. Mais le père Plantat écoutait
à peine, on eût pu le croire à cent lieues du Valfeuillu, il ne
répondait que par monosyllabes: oui, non, peut-être.

Et le brave maire se donnait une peine infinie: il allait, venait,
prenait des mesures, inspectait minutieusement le terrain.

Il n'y avait pas à cet endroit plus d'un pied d'eau.

Un banc de vase, sur lequel poussaient des touffes de glaïeuls et
quelques maigres nénuphars, allait en pente douce, du bord au milieu de
la rivière. L'eau était claire, le courant nul; on voyait fort bien la
vase lisse et luisante.

M. Courtois en était là de ses investigations lorsqu'il parut frappé
d'une idée subite.

--La Ripaille, s'écria-t-il, approchez.

Le vieux maraudeur obéit.

--Vous dites donc, interrogea le maire, que c'est de votre bateau que
vous avez aperçu le corps?

--Oui, monsieur le maire.

--Où est-il, votre bateau?

--Là, amarré à la prairie.

--Eh bien, conduisez-nous y.

Pour tous les assistants, il fut visible que cet ordre impressionnait
vivement le bonhomme. Il tressaillit et pâlit sous l'épaisse couche de
hâle déposée sur ses joues par la pluie et le soleil. Même, on le
surprit jetant à son fils un regard qui parut menaçant.

--Marchons, répondit-il enfin.

On allait regagner la maison, lorsque le valet de chambre proposa de
franchir la douve.

--Ce sera bien plus vite fait, dit-il, je cours chercher une échelle,
que nous mettrons en travers.

Il partit, et une minute après reparut avec sa passerelle improvisée.
Mais au moment où il allait la placer:

--Arrêtez, lui cria le maire, arrêtez!...

Les empreintes laissées par les Bertaud sur les deux côtés du fossé
venaient de lui sauter aux yeux.

--Qu'est ceci? dit-il; évidemment on a passé par là, et il n'y a pas
longtemps, ces traces de pas sont toutes fraîches.

Et, après un examen de quelques minutes, il ordonna de placer l'échelle
plus loin. Lorsqu'on fut arrivé près du bateau:

--C'est bien là, demanda le maire à La Ripaille, l'embarcation avec
laquelle vous êtes allés relever vos nasses ce matin?

--Oui, monsieur.

--Alors, reprit M. Courtois, de quels ustensiles vous êtes-vous servis?
Votre épervier est parfaitement sec; cette gaffe et ces rames n'ont pas
été mouillées depuis plus de vingt-quatre heures.

Le trouble du père et du fils devenait de plus en plus manifeste.

--Persistez-vous dans vos dires, Bertaud?, insista le maire.

--Et vous Philippe?

--Monsieur, balbutia le jeune homme, nous avons dit la vérité.

--Vraiment! reprit M. Courtois d'un ton ironique; alors vous expliquerez
à qui de droit comment vous avez pu voir quelque chose d'un bateau sur
lequel vous n'êtes pas montés. Ah! dame! on ne pense pas à tout. On vous
prouvera aussi que le corps est placé de telle façon qu'il est
impossible, vous m'entendez, absolument impossible de l'apercevoir du
milieu de la rivière. Puis, vous aurez à dire encore quelles sont ces
traces que je relève, là sur l'herbe, et qui vont de votre bateau à
l'endroit où le fossé a été franchi à plusieurs reprises et par
plusieurs personnes.

Les deux Bertaud baissaient la tête.

--Brigadier, ordonna monsieur le maire, au nom de la loi, arrêtez ces
deux hommes et empêchez toute communication entre eux.

Philippe semblait près de se trouver mal. Pour le vieux La Ripaille, il
se contenta de hausser les épaules et de dire à son fils:

--Hein! tu l'as voulu, n'est-ce pas?

Puis, pendant que le brigadier emmenait les deux maraudeurs qu'il
enferma séparément et sous la garde de ses hommes, le juge de paix et le
maire rentraient dans le parc.

--Avec tout cela, murmurait M. Courtois, pas de traces du comte!...

Il s'agissait de relever le cadavre de la comtesse.

Le maire envoya chercher deux planches qu'on déposa à terre avec mille
précautions, et ainsi on put agir sans risquer d'effacer des empreintes
précieuses pour l'instruction.

Hélas! était-ce bien là celle qui avait été la belle, la charmante
comtesse de Trémorel! Étaient-ce là ce frais visage riant, ces beaux
yeux parlants, cette bouche fine et spirituelle.

Rien, il ne restait rien d'elle. La face tuméfiée, souillée de boue et
de sang n'était plus qu'une plaie; une partie de la peau du front avait
été enlevée avec une poignée de cheveux. Les vêtements étaient en
lambeaux.

Une ivresse furieuse affolait certainement les monstres qui avaient tué
la pauvre femme! Elle avait reçu plus de vingt coups de couteau, elle
avait dû être frappée avec un bâton ou plutôt avec un marteau, on
l'avait foulée aux pieds, traînée par les cheveux!...

Dans sa main gauche crispée était un lambeau de drap commun, grisâtre,
arraché probablement au vêtement d'un des assassins.

Tout en procédant à ces lugubres constatations et en prenant des notes
pour son procès-verbal, le pauvre maire sentait si bien ses jambes
fléchir qu'il était forcé de s'appuyer sur l'impassible père Plantat.

--Portons la comtesse à la maison, ordonna le juge de paix, nous verrons
ensuite à chercher le cadavre du comte.

Le valet de chambre, et le brigadier qui était revenu, durent réclamer
l'assistance des domestiques restés dans la cour. Du même coup les
femmes se précipitèrent dans le jardin.

Ce fut alors un concert terrible de cris, de pleurs et d'imprécations.

--Les misérables! Une si brave femme! Une si bonne maîtresse!

M. et Mme de Trémorel étaient, on le vit bien en cette occasion,
adorés de leurs gens.

On venait de déposer le corps de la comtesse au rez-de-chaussée, sur le
billard, lorsqu'on annonça au maire l'arrivée du juge d'instruction et
d'un médecin.

--Enfin! murmura le bon M. Courtois.

Et plus bas il ajouta:

--Les plus belles médailles ont leur revers.

Pour la première fois de sa vie, il venait sérieusement de maudire son
ambition et de regretter d'être le plus important personnage d'Orcival.



III


Le juge d'instruction près le tribunal de Corbeil était alors un
remarquable magistrat, M. Antoine Domini, appelé depuis à d'éminentes
fonctions.

M. Domini est un homme d'une quarantaine d'années, fort bien de sa
personne, doué d'une physionomie heureusement expressive, mais grave,
trop grave.

En lui semble s'être incarnée la solennité parfois un peu roide de la
magistrature.

Pénétré de la majesté de ses fonctions, il leur a sacrifié sa vie, se
refusant les distractions les plus simples, les plus légitimes plaisirs.

Il vit seul, se montre à peine, ne reçoit que de rares amis, ne voulant
pas, dit-il, que les défaillances de l'homme puissent porter atteinte au
caractère sacré du juge et diminuer le respect qu'on lui doit. Cette
dernière raison l'a empêché de se marier, bien qu'il se sentît fait pour
la vie de famille.

Toujours et partout, il est le magistrat, c'est-à-dire le représentant
convaincu jusqu'au fanatisme de ce qu'il y a de plus auguste au monde:
la justice.

Naturellement gai, il doit s'enfermer à double tour lorsqu'il a envie de
rire. Il a de l'esprit, mais si un bon mot ou une phrase plaisante lui
échappent, soyez sûr qu'il en fait pénitence.

C'est bien corps et âme qu'il s'est donné à son état, et nul ne saurait
apporter plus de conscience à remplir ce qu'il estime son devoir. Mais
aussi, il est inflexible plus qu'un autre. Discuter un article du code
est à ses yeux une monstruosité. La loi parle, il suffit, il ferme les
yeux, se bouche les oreilles, et obéit.

Du jour où une instruction est commencée, il ne dort plus, et rien ne
lui coûte pour arriver à la découverte de la vérité. Cependant on ne le
considère pas comme un bon juge d'instruction: lutter de ruses avec un
prévenu lui répugne; tendre un piège à un coquin est, dit-il, indigne;
enfin, il est entêté, mais entêté jusqu'à la folie, parfois jusqu'à
l'absurde, jusqu'à la négation du soleil en plein midi.

Le maire d'Orcival et le père Plantat s'étaient levés avec empressement
pour courir au-devant du juge d'instruction.

M. Domini les salua gravement, comme s'il ne les eût point connus, et
leur présentant un homme d'une soixantaine d'années qui l'accompagnait:

--Messieurs, dit-il, M. le docteur Gendron.

Le père Plantat échangea une poignée de mains avec le médecin; monsieur
le maire lui adressa son sourire le plus officiellement gracieux.

C'est que le docteur Gendron est bien connu à Corbeil et dans tout le
département; il y est même célèbre, malgré le voisinage de Paris.

Praticien d'une habileté hors ligne, aimant son art et l'exerçant avec
une sagacité passionnée, le docteur Gendron doit cependant sa renommée
moins à sa science qu'à ses façons d'être. On dit de lui: «C'est un
original»; et on admire ses affectations d'indépendance, de scepticisme
et de brutalité.

C'est entre cinq et neuf heures du matin, été comme hiver, qu'il fait
ses visites. Tant pis pour ceux que cela dérange; ce ne sont point, Dieu
merci! les médecins qui manquent.

Passé neuf heures, bonsoir, personne, plus de docteur. Le docteur
travaille pour lui, le docteur est dans sa serre, le docteur inspecte sa
cave, le docteur est monté à son laboratoire, près du grenier, où il
cuisine des ragoûts étranges.

Il cherche, dit-on dans le public, des secrets de chimie industrielle
pour augmenter encore ses vingt mille livres de rentes, ce qui est bien
peu digne.

Et il laisse dire, car le vrai est qu'il s'occupe de poisons et qu'il
perfectionne un appareil de son invention, avec lequel on pourra
retrouver les traces de tous les alcaloïdes qui, jusqu'ici, échappent à
l'analyse.

Si ses amis lui reprochent, même en plaisantant, d'envoyer promener les
malades dans l'après-midi, il se fâche tout rouge.

--Parbleu! répond-il, je vous trouve superbes! Je suis médecin quatre
heures par jour, je ne suis guère payé que du quart de mes malades,
c'est donc trois heures que je donne quotidiennement à l'humanité que je
méprise et à la philanthropie dont je me soucie... Que chacun de vous en
donne autant, et nous verrons.

Cependant, monsieur le maire d'Orcival avait fait passer les nouveaux
venus dans le salon où il s'était installé pour rédiger son
procès-verbal.

--Quel malheur pour ma commune, que ce crime, disait-il au juge
d'instruction, quelle honte! Voilà Orcival perdu de réputation.

--C'est que je ne sais rien, ou autant dire, répondait M. Domini, le
gendarme qui est venu me chercher était mal informé.

Alors, M. Courtois raconta longuement ce que lui avait appris son
enquête sommaire, n'oubliant pas le plus inutile détail, insistant sur
les précautions admirables qu'il avait cru devoir prendre. Il dit
comment l'attitude des Bertaud avait tout d'abord éveillé ses soupçons,
comment il les avait pris, à tout le moins en flagrant délit de
mensonge, comment finalement il s'était décidé à les faire arrêter.

Il parlait debout, la tête rejetée en arrière, avec une emphase
verbeuse, s'écoutant, triant les expressions. Et à chaque instant, les
mots de: «Nous, maire d'Orcival» ou de: «Ensuite de quoi» revenaient
dans son discours. Enfin, il s'épanouissait dans l'exercice de ses
fonctions, et le plaisir de parler le dédommageait un peu de ces
angoisses.

--Et maintenant, conclut-il, je viens d'ordonner les plus exactes
perquisitions qui, sans nul doute, nous feront retrouver le cadavre du
comte. Cinq hommes, par moi requis et tous les gens de la maison battent
le parc. Si leurs recherches ne sont pas couronnées de succès, j'ai sous
la main des pêcheurs qui sonderont la rivière.

Le juge d'instruction se taisait, hochant simplement la tête de temps à
autre en signe d'approbation. Il étudiait, il pesait les détails qui lui
étaient communiqués, bâtissant déjà dans sa tête un plan d'instruction.

--Vous avez fort sagement agi, monsieur le maire, dit-il enfin. Le
malheur est immense, mais je crois comme vous que nous sommes sur la
trace des coupables. Ces maraudeurs que nous tenons, ce jardinier qui
n'a pas reparu doivent être pour quelque chose dans ce crime abominable.

Depuis quelques minutes déjà, le père Plantat dissimulait tant bien que
mal, plutôt mal que bien, des signes d'impatience.

--Le malheur est, dit-il, que si Guespin est coupable, il ne sera pas
assez sot pour se présenter ici.

--Oh! nous le trouverons, répondit M. Domini; avant de quitter Corbeil,
j'ai envoyé à Paris, à la préfecture de police, une dépêche
télégraphique pour demander un agent de la police de la Sûreté, et il
sera, je l'imagine, ici avant peu.

--En attendant, proposa le maire, vous désireriez peut-être, monsieur le
juge d'instruction, visiter le théâtre du crime.

M. Domini eut un geste comme pour se lever et se rassit aussitôt.

--Au fait, non, dit-il, autant ne rien voir avant l'arrivée de notre
agent. Mais j'aurais bien besoin de renseignements sur le comte et la
comtesse de Trémorel.

Le digne maire triompha de nouveau.

--Oh! je puis vous en donner, répondit-il vivement, et mieux que
personne. Depuis leur arrivée dans ma commune, j'étais, je puis le dire,
un des meilleurs amis de monsieur le comte et madame la comtesse. Ah!
monsieur, quels gens charmants! et excellents, et affables, et
dévoués!...

Et, au souvenir de toutes les qualités de ses amis, M. Courtois éprouva
une certaine gêne dans la gorge.

--Le comte de Trémorel, reprit-il, était un homme de trente-quarante
ans, beau garçon, spirituel jusqu'au bout des ongles. Il avait bien,
parfois, des accès de mélancolie pendant lesquels il ne voulait voir
personne, mais il était d'ordinaire si aimable, si poli, si obligeant,
il savait si bien être noble sans morgue, que tout le monde dans ma
commune l'estimait et l'adorait.

--Et la comtesse? demanda le juge d'instruction.

--Un ange! monsieur, un ange sur la terre! Pauvre femme! Vous allez voir
ses restes mortels tout à l'heure, et certes vous ne devinerez pas
qu'elle a été la reine du pays, par la beauté.

--Le comte et la comtesse étaient-ils riches?

--Certes! Ils devaient réunir à eux deux plus de cent mille francs de
rentes; oh! oui, beaucoup plus; car, depuis cinq ou six mois, le comte,
qui n'avait pas pour la culture les aptitudes de ce pauvre Sauvresy,
vendait les terres pour acheter de la rente.

--Étaient-ils mariés depuis longtemps?

M. Courtois se gratta la tête; c'était son invocation à la mémoire.

--Ma foi, répondit-il, c'est au mois de septembre de l'année dernière;
il y a juste dix mois que je les ai mariés moi-même. Il y avait un an
que ce pauvre Sauvresy était mort.

Le juge d'instruction abandonna ses notes pour regarder le maire d'un
air surpris.

--Quel est, demanda-t-il, ce Sauvresy dont vous nous parlez?

Le père Plantat, qui se mordillait furieusement les ongles dans son
coin, étranger en apparence à ce qui se passait, se leva vivement.

--M. Sauvresy, dit-il, était le premier mari de Mme de Trémorel; mon
ami Courtois avait négligé ce fait...

--Oh! riposta le maire d'un ton blessé, il me semble que dans les
conjonctures présentes...

--Pardon, interrompit le juge d'instruction, il est tel détail qui peut
devenir précieux bien qu'étranger à la cause, et même insignifiant au
premier abord.

--Hum! grommela le père Plantat, insignifiant étranger!...

Son ton était à ce point singulier, son air si équivoque, que le juge
d'instruction en fut frappé.

--Ne partageriez-vous pas, monsieur, demanda-t-il, les opinions de
monsieur le maire sur le compte des époux Trémorel?

Le père Plantat haussa les épaules.

--Je n'ai pas d'opinions, moi, répondit-il, je vis seul, je ne vois
personne; que m'importent toutes ces choses. Cependant...

--Il me semble, exclama M. Courtois, que nul mieux que moi ne doit
connaître l'histoire de gens qui ont été mes amis et mes administrés.

--C'est qu'alors, répondit sèchement le père Plantat, vous la contez
mal.

Et comme le juge d'instruction le pressait de s'expliquer, il prit sans
façon la parole, au grand scandale du maire rejeté ainsi au second plan,
esquissant à grands traits la biographie du comte et de la comtesse.

La comtesse de Trémorel, née Berthe Lechaillu, était la fille d'un
pauvre petit instituteur de village.

À dix-huit ans, sa beauté était célèbre à trois lieues à la ronde, mais
comme elle n'avait pour toute dot que ses grands yeux bleus et
d'admirables cheveux blonds, les amoureux--c'est-à-dire les amoureux
pour le bon motif--ne se présentaient guère.

Déjà Berthe, sur les conseils de sa famille, se résignait à coiffer
sainte Catherine et sollicitait une place d'institutrice--triste place
pour une fille si belle--lorsque l'héritier d'un des plus riches
propriétaires du pays eut occasion de la voir et s'éprit d'elle.

Clément Sauvresy venait d'avoir trente ans; il n'avait plus de famille
et possédait près de cent mille livres de rentes en belles et bonnes
terres absolument libres d'hypothèques. C'est dire que mieux que
personne il avait le droit de prendre femme à son gré.

Il n'hésita pas. Il demanda la main de Berthe, l'obtint, et, un mois
après, il l'épousait en plein midi, au grand scandale des fortes têtes
de la contrée, qui allaient répétant:

--Quelle folie! À quoi sert d'être riche, si ce n'est à doubler sa
fortune par un bon mariage!

Un mois avant la noce, à peu près, Sauvresy avait mis les ouvriers au
Valfeuillu, et, en moins de rien, il y avait dépensé, en réparations et
en mobilier, la bagatelle de trente mille écus. C'est ce beau domaine
que les époux choisirent pour passer leur lune de miel.

Ils s'y trouvèrent si bien qu'ils s'y installèrent tout à fait, à la
grande satisfaction de tous ceux qui étaient en relation avec eux. Ils
conservèrent seulement un pied à terre à Paris.

Berthe était de ces femmes qui naissent tout exprès, ce semble, pour
épouser les millionnaires.

Sans gêne ni embarras, elle passa sans transition de la misérable salle
d'école, où elle secondait son père, au superbe salon de Valfeuillu. Et
lorsqu'elle faisait les honneurs de son château à toute l'aristocratie
des environs, il semblait que de sa vie, elle n'avait fait autre chose.
Elle sut rester simple, avenante, modeste, tout en prenant le ton de la
plus haute société. On l'aima.

--Mais il me semble, interrompit le maire, que je n'ai pas dit autre
chose, et ce n'était vraiment pas la peine...

Un geste du juge d'instruction lui ferma la bouche et le père Plantat
continua:

--On aimait aussi Sauvresy, un de ces coeurs d'or qui ne veulent même
pas soupçonner le mal. Sauvresy était un de ces hommes à croyances
robustes, à illusions obstinées, que le doute n'effleure jamais de ses
ailes d'orfraie. Sauvresy était de ceux qui croient, quand même, à
l'amitié de leurs amis, à l'amour de leur maîtresse.

«Ce jeune ménage devait être heureux, il le fut.

«Berthe adora son mari, cet homme honnête qui, avant de lui dire un mot
d'amour, lui avait offert sa main.

«Sauvresy, lui, professait pour sa femme un culte que d'aucun trouvait
presque ridicule.

«On vivait d'ailleurs grandement au Valfeuillu. On recevait beaucoup.
Quand venait l'automne, les nombreuses chambres d'amis étaient toutes
occupées. Les équipages étaient magnifiques.

«Enfin, Sauvresy était marié depuis deux ans, lorsqu'un soir il amena de
Paris un de ses anciens amis intimes, un camarade de collège dont on
l'avait souvent entendu parler, le comte Hector de Trémorel.

«Le comte s'installa pour quelques semaines, annonça-t-il, au
Valfeuillu, mais les semaines s'écoulèrent, puis les mois. Il resta.

«On n'en fut pas surpris. Hector avait eu une jeunesse plus qu'orageuse,
toute remplie de débauches bruyantes, de duels, de paris, d'amours. Il
avait jeté à tous les vents de ses fantaisies une fortune colossale, la
vie relativement calme du Valfeuillu devait le séduire.

«Dans les premiers temps, on lui disait souvent: «Vous en aurez vite
assez, de la campagne!» Il souriait sans répondre. On pensa alors, et
assez justement, que, devenu relativement très pauvre, il se souciait
fort peu d'aller promener sa ruine au milieu de ceux qu'avait offusqués
sa splendeur.

«Il s'absentait rarement, et seulement pour aller à Corbeil, presque
toujours à pied. Là, il descendait à l'hôtel de la _Belle Image_, qui
est le premier de la ville, et il s'y rencontrait--comme par
hasard--avec une jeune dame de Paris. Ils passaient l'après-midi
ensemble et se séparaient à l'heure du dernier train.

--Peste! grommela le maire, pour un homme qui vit seul, qui ne voit
personne, qui pour rien au monde ne s'occuperait des affaires d'autrui,
il me semble que notre cher juge de paix est assez bien informé!

Évidemment M. Courtois était jaloux. Comment, lui, le premier personnage
de la commune, il avait ignoré absolument ces rendez-vous! Sa mauvaise
humeur augmenta encore, lorsque le docteur Gendron répondit:

--Peuh! tout Corbeil a jasé de cela, dans le temps.

M. Plantat eut un mouvement de lèvres qui pouvait signifier: «Je sais
bien d'autres choses encore.» Il poursuivit cependant sans réflexions:

--L'installation du comte Hector au Valfeuillu ne changea rien
absolument aux habitudes du château. M. et Mme Sauvresy eurent un
frère, voilà tout. Si Sauvresy fit à cette époque plusieurs voyages à
Paris, c'est qu'il s'occupait, tout le monde le savait, des affaires de
son ami.

«Cette existence ravissante dura un an. Le bonheur semblait s'être fixé
à tout jamais sous les ombrages délicieux du Valfeuillu.

«Mais, hélas! voilà qu'un soir, au retour d'une chasse au marais,
Sauvresy se trouva si fort indisposé qu'il fut obligé de se mettre au
lit. On fit venir un médecin, que n'était-ce notre ami le docteur
Gendron! Une fluxion de poitrine venait de se déclarer.

«Sauvresy était jeune, robuste comme un chêne; on n'eut pas d'abord
d'inquiétudes sérieuses. Quinze jours plus tard, en effet, il était
debout. Mais il commit une imprudence et eut une rechute. Il se remit
encore du moins à peu près.

«À une semaine de là, nouvelle rechute, et si grave, cette fois, qu'on
put dès lors prévoir la terminaison fatale de la maladie.

«C'est pendant cette maladie interminable qu'éclatèrent l'amour de
Berthe et l'affection de Trémorel pour Sauvresy.

«Jamais malade ne fut soigné avec une sollicitude semblable, entouré de
tant de preuves du plus absolu, du plus pur dévouement. Toujours à son
chevet, la nuit aussi bien que le jour, il avait sa femme ou son ami. Il
eut des heures de souffrance, jamais une seconde d'ennui. À ce point,
qu'à tous ceux qui le venaient visiter il disait, il répétait, qu'il en
était arrivé à bénir son mal.

«Il m'a dit à moi: «Si je n'étais pas tombé malade, jamais je n'aurais
su combien je suis aimé.»

--Ces mêmes paroles, interrompit le maire, il me les a dites plus de
cent fois, il les a répétées à Mme Courtois, à Laurence, ma fille
aînée...

--Naturellement, continua le père Plantat. Mais le mal de Sauvresy était
de ceux contre lesquels échouent et la science des médecins les plus
expérimentés et les soins les plus assidus.

«Il ne souffrait pas énormément, assurait-il, mais il allait
s'affaiblissant à vue d'oeil, il n'était plus que l'ombre de lui-même.

«Enfin, une nuit, vers deux ou trois heures du matin, il mourut entre
les bras de sa femme et de son ami.

«Jusqu'au moment suprême, il avait conservé la plénitude de ses
facultés. Moins d'une heure avant d'expirer il voulut qu'on éveillât et
qu'on fît venir tous les domestiques du château. Lorsqu'ils furent tous
réunis autour de son lit, il prit la main de sa femme, la plaça dans la
main du comte de Trémorel et leur fit jurer de s'épouser lorsqu'il ne
serait plus.

«Berthe et Hector avaient commencé par se récrier, mais il insista de
façon à leur rendre un refus impossible, les priant, les adjurant,
affirmant que leur résistance empoisonnerait ses derniers moments.

«Cette pensée du mariage de sa veuve et de son ami semble, au reste,
l'avoir singulièrement préoccupé sur la fin de sa vie. Dans le préambule
de son testament, dicté la veille de sa mort à Me Bury, notaire à
Orcival, il dit formellement que leur union est son voeu le plus cher,
certain qu'il est de leur bonheur et sachant bien que son souvenir sera
pieusement gardé.

--M. et Mme Sauvresy n'avaient pas d'enfant? demanda le juge
d'instruction.

--Non, monsieur, répondit le maire.

Le père Plantat continua:

--Immense fut la douleur du comte et de la jeune veuve. M. de Trémorel
surtout paraissait absolument désespéré, il était comme fou. La comtesse
s'enferma, consignant sa porte à toutes les personnes qu'elle aimait le
mieux, même les dames Courtois.

«Lorsque le comte et madame Berthe reparurent, on les reconnut à peine,
tant ils étaient changés l'un et l'autre. M. Hector, particulièrement,
avait vieilli de vingt ans.

«Tiendraient-ils le serment fait au lit de mort de Sauvresy, serment que
tout le monde savait? On se le demandait avec d'autant plus d'intérêt
qu'on admirait ces regrets profonds, pour un homme qui, fait bien
remarquable, le méritait vraiment.

Le juge d'instruction arrêta, d'un signe de tête, le père Plantat.

--Savez-vous, monsieur le juge de paix, demanda-t-il, si les rendez-vous
à l'hôtel de la _Belle Image_ avaient cessé?

--Je le présume, monsieur, je le crois.

--Et moi j'en suis à peu près sûr, affirma le docteur Gendron. Il me
souvient avoir ouï parler--tout se sait à Corbeil--d'une bruyante
explication entre M. de Trémorel et la jolie dame de Paris. À la suite
de cette scène, on ne les revit plus à la _Belle Image_.

Le vieux juge de paix eut un sourire.

--Melun n'est pas au bout du monde, dit-il, et il y a des hôtels à
Melun. Avec un bon cheval on est vite à Fontainebleau, à Versailles, à
Paris même. Mme de Trémorel pouvait être jalouse, son mari avait dans
ses écuries des trotteurs de premier ordre.

Le père Plantat émettait-il une opinion absolument désintéressée,
glissait-il une insinuation? Le juge d'instruction le regarda
attentivement pour s'en assurer, mais son visage n'exprimait rien qu'une
tranquillité profonde. Il contait cette histoire comme il en eût conté
une autre, n'importe laquelle.

--Je vous demanderai de poursuivre, monsieur, reprit M. Domini.

--Hélas! reprit le père Plantat, il n'est rien d'éternel, ici-bas, pas
même la douleur; mieux que personne, je puis le dire. Bientôt, aux
larmes des premiers jours, aux désespoirs violents succédèrent chez le
comte et chez Mme Berthe une tristesse raisonnable, puis une douce
mélancolie. Et un an après la mort de Sauvresy, M. de Trémorel épousait
sa veuve...

Pendant ce récit assez long, monsieur le maire d'Orcival avait, à bien
des reprises, donné des marques d'un vif dépit. À la fin, n'y tenant
plus:

--Voilà, certes, exclama-t-il, des détails exacts, on ne peut plus
exacts; mais je me demande s'ils ont fait faire un pas à la grave
question qui nous occupe tous: trouver les meurtriers du comte et de la
comtesse?

Le père Plantat, à ces mots, arrêta sur le juge d'instruction son regard
clair et profond, comme pour fouiller au plus profond de sa conscience.

--Ces détails m'étaient indispensables, répondit M. Domini, et je les
trouve fort clairs. Ces rendez-vous dans un hôtel me frappent; on ne
sait pas assez à quelles extrémités la jalousie peut conduire une
femme...

Il s'arrêta brusquement, cherchant sans doute un trait d'union probable
entre la jolie dame de Paris et les meurtriers; puis il reprit:

--Maintenant que je connais les «époux Trémorel» comme si j'eusse vécu
dans leur intimité, arrivons aux faits actuels.

L'oeil brillant du père Plantat s'éteignit subitement, il remua les
lèvres comme s'il eût voulu parler, cependant il se tut.

Seul, le docteur, qui n'avait cessé d'étudier le vieux juge de paix,
remarqua son subit changement de physionomie.

--Il ne me reste plus, dit M. Domini, qu'à savoir comment vivaient les
nouveaux époux.

M. Courtois pensa qu'il était de sa dignité d'enlever la parole au père
Plantat.

--Vous demandez comment vivaient les nouveaux époux, répondit-il
vivement, ils vivaient en parfaite intelligence, nul dans ma commune ne
le sait mieux que moi qui étais de leur intimité... intime. Le souvenir
de ce pauvre Sauvresy était entre eux un lien de bonheur, s'ils
m'aimaient tant, c'est que je parlais souvent de lui. Jamais un nuage,
jamais un mot. Hector--je l'appelais ainsi familièrement, ce malheureux
et cher comte--avait pour sa femme les soins empressés d'un amant, ces
prévenances exquises, dont les époux, je ne crains pas de le dire, se
déshabituent en général trop vite.

--Et la comtesse? demanda le père Plantat, d'un ton trop naïf pour ne
point être ironique.

--Berthe! répliqua monsieur le maire--elle me permettait de la nommer
paternellement ainsi--Berthe! je n'ai pas craint de la citer maintes et
maintes fois pour exemple et modèle à Mme Courtois. Berthe! elle
était digne de Sauvresy et d'Hector, les deux hommes les plus dignes que
j'aie rencontrés en ma vie!...

Et s'apercevant que son enthousiasme surprenait un peu les auditeurs:

--J'ai mes raisons, reprit-il plus doucement, pour m'exprimer ainsi, et
je ne redoute point de le faire devant des hommes dont la profession et
encore plus le caractère me garantissent la discrétion. Sauvresy m'a
rendu en sa vie un grand service... lorsque j'eus la main forcée pour
prendre la mairie. Quant à Hector, je le croyais si bien revenu des
erreurs de sa jeunesse, qu'ayant cru m'apercevoir qu'il n'était pas
indifférent à Laurence, ma fille aînée, j'avais songé à un mariage
d'autant plus sortable que, si le comte Hector de Trémorel avait un
grand nom, je donnais à ma fille une dot assez considérable pour redorer
n'importe quel écusson. Les événements seuls ont modifié mes projets.

M. le maire eût chanté longtemps encore les louanges des «époux
Trémorel», et les siennes, par la même occasion, si le juge
d'instruction n'eût pris la parole.

--Me voici fixé, commença-t-il, désormais il me semble...

Il fut interrompu par un grand bruit partant du vestibule. On eût dit
une lutte, et les cris et les vociférations arrivaient au salon.

Tout le monde se leva.

--Je sais ce que c'est, dit le maire, je ne le sais que trop; on vient
de retrouver le cadavre du comte de Trémorel.



IV


Monsieur le maire d'Orcival se trompait.

La porte du salon s'ouvrit brusquement et on aperçut, tenu d'un côté par
un gendarme, de l'autre par un domestique, un homme, d'apparence grêle,
qui se défendait furieusement et avec une énergie qu'on ne lui eût point
soupçonnée.

La lutte avait duré assez longtemps déjà, et ses vêtements étaient dans
le plus effroyable désordre. Sa redingote neuve était déchirée, sa
cravate flottait en lambeaux, le bouton de son col avait été arraché, et
sa chemise ouverte laissait à nu sa poitrine. Il avait perdu sa
coiffure, et ses longs cheveux noirs et plats retombaient pêle-mêle sur
sa face contractée par une affreuse angoisse. Dans le vestibule et dans
la cour, on entendait les cris furieux des gens du château et des
curieux--ils étaient plus de cent--que la nouvelle d'un crime avait
réunis devant la grille et qui brûlaient de savoir et surtout de voir.

Cette foule enragée criait:

--C'est lui! À mort l'assassin! C'est Guespin! Le voilà!

Et le misérable pris d'une frayeur immense continuait à se débattre.

--Au secours! hurlait-il d'une voix rauque, à moi! Lâchez-moi, je suis
innocent!

Il s'était cramponné à la porte du salon et on ne pouvait le faire
avancer.

--Poussez-le donc, commanda le maire, que l'exaspération de la foule
gagnait peu à peu, poussez-le!

C'était plus facile à ordonner qu'à exécuter. La terreur prêtait à
Guespin une force énorme.

Mais le docteur ayant eu l'idée d'ouvrir le second battant de la porte
du salon, le point d'appui manqua au misérable, et il tomba, ou plutôt
roula aux pieds de la table sur laquelle écrivait le juge d'instruction.

Il fut debout aussitôt, et des yeux chercha une issue pour fuir. N'en
ayant pas, car les fenêtres aussi bien que la porte étaient encombrées
de curieux, il se laissa tomber dans un fauteuil.

Ce malheureux offrait l'image de la terreur arrivée à son paroxysme. Sur
sa face livide, se détachaient, bleuâtres, les marques des coups qu'il
avait reçus dans la lutte; ses lèvres blêmes tremblaient et il remuait
ses mâchoires dans le vide, comme s'il eût cherché un peu de salive pour
sa langue ardente; ses yeux démesurément agrandis étaient injectés de
sang et exprimaient le plus affreux égarement; enfin son corps était
secoué de spasmes convulsifs.

Si effrayant était ce spectacle, que monsieur le maire d'Orcival pensa
qu'il pouvait devenir un enseignement d'une haute portée morale; il se
retourna donc vers la foule, en montrant Guespin, et d'un ton tragique,
il dit:

--Voilà le crime!

Les autres personnes, cependant, le docteur, le juge d'instruction et le
père Plantat, échangeaient des regards surpris.

--S'il est coupable, murmurait le vieux juge de paix, comment diable
est-il revenu?

Il fallut un bon moment pour faire retirer la foule; le brigadier de
gendarmerie n'y parvint qu'avec l'aide de ses hommes, puis il revint se
placer près de Guespin, estimant qu'il ne serait pas prudent de laisser
seul, avec des gens sans armes, un si dangereux malfaiteur.

Hélas! il n'était guère redoutable en ce moment, le misérable. La
réaction venait, son énergie surexcitée s'affaissait comme la flamme
d'une poignée de paille, ses muscles tendus outre mesure devenaient
flasques, et sa prostration ressemblait à l'agonie d'un accès de fièvre
cérébrale.

Pendant ce temps, le brigadier rendait compte des événements.

--Quelques domestiques du château et des habitations voisines péroraient
devant la grille, racontant les crimes de la nuit et la disparition de
Guespin, la veille au soir, lorsque tout à coup on l'avait aperçu au
bout du chemin, qui arrivait, la démarche chancelante et chantant à
pleine gorge comme un homme ivre.

--Était-il vraiment ivre? demanda M. Domini.

--Ivre perdu, monsieur, répondit le brigadier.

--Ce serait donc le vin qui nous l'aurait livré, murmura le juge
d'instruction, et ainsi tout s'expliquerait.

--En apercevant ce scélérat, poursuivit le gendarme, pour qui la
culpabilité de Guespin ne semblait pas faire l'ombre d'un doute,
François, le valet de chambre de feu monsieur le comte, et le domestique
de monsieur le maire, Baptiste, qui se trouvaient là, se sont précipités
à sa rencontre et l'ont empoigné. Il était si soûl, qu'ayant tout
oublié, il croyait qu'on voulait lui faire une farce. La vue d'un de mes
hommes l'a dégrisé. À ce moment, une des femmes lui a crié:--«Brigand!
c'est toi, qui, cette nuit, as assassiné le comte et la comtesse!»
Aussitôt, il est devenu plus pâle que la mort, il est resté immobile,
béant, comme assommé, quoi! Puis, subitement, il s'est mis à se débattre
si vigoureusement que sans moi il s'échappait. Ah! il est fort, le
gredin, sans en avoir l'air!

--Et il n'a rien dit? demanda le père Plantat.

--Pas un mot, monsieur; il avait les dents si bien serrées par la rage,
qu'il n'eût pu, j'en suis sûr, dire seulement: pain. Enfin, nous le
tenons. Je l'ai fouillé, et voici ce que j'ai trouvé dans ses poches: un
mouchoir, une serpette, deux petites clés, un chiffon de papier couvert
de chiffres et de signes, et une adresse du magasin des _Forges de
Vulcain_. Mais ce n'est pas tout...

Le brigadier fit une pose regardant les auditeurs d'un air mystérieux;
il préparait son effet.

--Ce n'est pas tout. Pendant qu'on le tirait, dans la cour, il a essayé
de se débarrasser de son porte-monnaie. Moi, j'ouvrais l'oeil
heureusement et j'ai vu le coup à temps. J'ai ramassé le porte-monnaie
qui était tombé dans les massifs de fleurs près de la porte, et le
voici. Il y a dedans un billet de cent francs, trois louis et sept
francs de monnaie. Or, hier, le brigand n'avait pas le sou...

--Comment savez-vous cela? demanda M. Courtois.

--Dame! monsieur le maire, il avait emprunté à François, le valet de
chambre, qui me l'a dit, vingt-cinq francs, soi-disant pour payer son
écot à la noce.

--Qu'on fasse venir François, commanda le juge d'instruction.

Et dès que le valet de chambre parut:

--Savez-vous, lui demanda-t-il brusquement, si Guespin avait de l'argent
hier?

--Il en avait si peu, monsieur, répondit sans hésiter le domestique,
qu'il m'a demandé vingt-cinq francs dans la journée en me disant que, si
je ne les lui prêtais pas, il ne pouvait venir à la noce, n'ayant même
pas de quoi payer le chemin de fer.

--Mais il pouvait avoir des économies, un billet de cent francs, par
exemple, qu'il lui répugnait de changer.

François secoua la tête, avec un sourire incrédule.

--Guespin n'est pas homme à avoir des économies, prononça-t-il. Les
femmes et les cartes lui mangent tout. Pas plus tard que la semaine
passée, le cafetier du _Café du Commerce_ est venu lui faire une scène
pour ce qu'il doit et l'a même menacé de s'adresser à monsieur le comte.

Et, s'apercevant de l'effet produit par sa déposition, bien vite le
valet de chambre ajouta, en manière de correctif:

--Ce n'est pas que j'en veuille aucunement à Guespin; je l'avais même
toujours, jusqu'à aujourd'hui, considéré comme un bon garçon, bien
qu'aimant trop la gaudriole; il était peut-être un peu fier, vu son
éducation...

--Vous pouvez vous retirer, dit le juge d'instruction, coupant court aux
appréciations de M. François.

Le valet de chambre sortit.

Pendant ce temps, Guespin peu à peu était revenu à lui. Le juge
d'instruction, le père Plantat et le maire épiaient curieusement ses
impressions sur sa physionomie qu'il ne devait point songer à composer,
pendant que le docteur Gendron lui tenait le pouls et comptait ses
pulsations.

--Le remords et la frayeur du châtiment! murmura le maire.

--L'innocence et l'impossibilité de la démontrer! répondit à voix basse
le père Plantat.

Le juge d'instruction recueillit ces deux exclamations, mais il ne les
releva pas. Ses convictions n'étaient pas formées, et il ne voulait pas,
lui, le représentant de la loi, le ministre du châtiment, laisser, par
un mot, préjuger ses sentiments.

--Vous sentez-vous mieux, mon ami? demanda le docteur Gendron à Guespin.

Le malheureux fit signe que oui. Puis, après avoir jeté autour de lui
les regards anxieux de l'homme qui sonde le précipice où il est tombé,
il passa les mains sur ses yeux et demanda:

--À boire.

On lui apporta un verre d'eau, et il le but d'un trait avec une
expression de volupté indéfinissable. Alors, il se leva.

--Êtes-vous maintenant en état de me répondre? lui demanda le juge.

Chancelant d'abord, Guespin s'était redressé. Il se tenait debout en
face du juge, s'appuyant au dossier d'un meuble. Le tremblement nerveux
de ses mains diminuait, le sang revenait à ses joues, tout en répondant,
il réparait le désordre de ses vêtements.

--Vous savez, commença le juge, les événements de cette nuit? Le comte
et la comtesse de Trémorel ont été assassinés. Parti hier avec tous les
domestiques du château, vous les avez quittés à la gare de Lyon, vers
neuf heures, vous arrivez maintenant seul. Où avez-vous passé la nuit?

Guespin baissa la tête et garda le silence.

--Ce n'est pas tout, continua le juge, hier vous étiez sans argent, le
fait est notoire, un de vos camarades vient de l'affirmer; aujourd'hui
on retrouve dans votre porte-monnaie une somme de cent soixante-sept
francs. Où avez-vous pris cet argent?

Les lèvres du malheureux eurent un mouvement comme s'il eût voulu
répondre, une réflexion subite l'arrêta, il se tut.

--Autre chose, encore, poursuivit le juge, qu'est-ce que cette carte
d'un magasin de quincaillerie qui a été trouvée dans votre poche.

Guespin fit un geste désespéré et murmura:

--Je suis innocent.

--Remarquez, fit vivement le juge d'instruction, que je ne vous ai point
accusé encore. Vous saviez que le comte avait reçu dans la journée une
somme importante.

Un sourire amer plissa les lèvres de Guespin, et il répondit:

--Je sais bien que tout est contre moi.

Le silence était profond dans le salon. Le médecin, le maire et le père
Plantat, saisi d'une curiosité passionnée, n'osaient faire un mouvement.
C'est qu'il n'est peut-être rien d'émouvant, au monde, autant que ces
duels sans merci entre la justice et l'homme soupçonné d'un crime. Les
questions peuvent sembler insignifiantes, les réponses banales;
questions et réponses enveloppent des sous-entendus terribles. Les
moindres gestes alors, les plus rapides mouvements de physionomie
peuvent acquérir une signification énorme. Un fugitif éclair de l'oeil
dénonce un avantage remporté; une imperceptible altération de la voix
peut être un aveu.

Oui, c'est bien un duel qu'un interrogatoire, un premier interrogatoire
surtout. Au début, les adversaires se tâtent mentalement, ils s'estiment
et s'évaluent; questions et réponses se croisent mollement, avec une
sorte d'hésitation, comme le fer de deux adversaires qui ne savent rien
de leurs forces respectives, mais la lutte bientôt s'échauffe; au
cliquetis des épées et des paroles les combattants s'animent, l'attaque
devient plus pressante, la riposte plus vive, le sentiment du danger
disparaît et à chances égales l'avantage reste à celui qui garde le
mieux son sang-froid.

Le sang-froid de M. Domini était désespérant.

--Voyons, reprit-il après une pause, où avez-vous passé la nuit, d'où
vous vient votre argent, qu'est-ce que cette adresse?

--Eh! s'écria Guespin avec la rage de l'impuissance, je vous le dirais
que vous ne me croiriez pas!

Le juge d'instruction allait poser une nouvelle question, Guespin lui
coupa la parole.

--Non, vous ne me croiriez pas, reprit-il les yeux étincelants de
colère, est-ce que des hommes comme vous croient un homme comme moi.
J'ai un passé, n'est-ce pas, des antécédents, comme vous dites. Le
passé, on n'a que ce mot à vous jeter à la face, comme si du passé
dépendait l'avenir. Eh bien! oui, c'est vrai, je suis un débauché, un
joueur, un ivrogne, un paresseux, mais après? C'est vrai, j'ai été
traduit en police correctionnelle et condamné pour tapage nocturne et
attentat aux moeurs... qu'est-ce que cela prouve? J'ai perdu ma vie,
mais à qui ai-je fait tort sinon à moi-même? Mon passé! Est-ce que je ne
l'ai pas assez durement expié!

Guespin était rentré en pleine possession de soi, et trouvant au service
des sensations qui le remuaient une sorte d'éloquence, il s'exprimait
avec une sauvage énergie bien propre à frapper les auditeurs.

--Je n'ai pas toujours servi les autres, poursuivait-il, mon père était
à l'aise, presque riche, il avait près de Saumur de vastes jardins et il
passait pour un des plus habiles horticulteurs de Maine-et-Loire. On m'a
fait instruire et, quand j'ai eu seize ans, je suis entré chez les
messieurs Leroy, d'Angers, afin d'y apprendre mon état. Au bout de
quatre ans, on me regardait comme un garçon de talent, dans la partie.

«Malheureusement pour moi, mon père, veuf depuis plusieurs années déjà,
mourut. Il me laissait pour cent mille francs au moins de terres
excellentes; je les donnai pour soixante mille francs comptant, et je
vins à Paris. J'étais comme fou en ce temps-là. J'avais une fièvre de
plaisir que rien ne pouvait calmer, la soif de toutes les jouissances,
une santé de fer et de l'argent. Je trouvais Paris étroit pour mes
vices, il me semblait que les objets manquaient à mes convoitises. Je me
figurais que mes soixante mille francs dureraient éternellement.

Guespin s'arrêta, mille souvenirs de ce temps lui revenaient à la
pensée, et bien bas il murmura:--C'était le bon temps.

--Mes soixante mille francs, reprit-il, durèrent huit ans. Je n'avais
plus le sou et je voulais continuer mon genre de vie... Vous comprenez,
n'est-ce pas? C'est vers cette époque que les sergents de ville, une
nuit, me ramassèrent. J'en fus quitte pour trois mois. Oh! vous
retrouverez mon dossier à la préfecture de police. Savez-vous ce qu'il
vous dira, ce dossier? Il vous dira qu'en sortant de prison je suis
tombé dans cette misère honteuse et abominable de Paris. Dans cette
misère qui ne mange pas et qui se soûle, qui n'a pas de souliers et qui
use ses coudes aux tables des estaminets; dans cette misère qui traîne à
la porte des bals publics de barrière, qui grouille dans les garnis
infâmes et qui complote des vols dans les fours à plâtre. Il vous dira,
mon dossier, que j'ai vécu parmi les souteneurs, les filous et les
prostituées... et c'est la vérité.

Le digne maire d'Orcival était consterné.

«Justes dieux! pensait-il, quel audacieux et cynique brigand. Et dire
qu'on est tous les jours exposé à introduire dans sa maison, en qualité
de domestiques, de tels misérables!»

Le juge d'instruction, lui, se taisait. Il sentait bien que Guespin
était dans un de ces rares moments où, sous l'empire irrésistible de la
passion, un homme s'abandonne, laisse voir jusqu'aux replis les plus
profonds de sa pensée et se livre tout entier.

--Mais il est une chose, continua le malheureux, que mon dossier ne vous
dira pas. Il ne vous dira pas que, dégoûté, jusqu'à la tentation du
suicide, de cette vie abjecte, j'ai voulu en sortir. Il ne vous dira
rien de mes efforts, de mes tentatives désespérées, de mon repentir, de
mes rechutes. C'est un dur fardeau, allez, qu'un passé comme le mien.
Enfin, j'ai pu reprendre mon état. Je suis habile, on m'a donné de
l'ouvrage. J'ai occupé successivement quatre places, jusqu'au jour où,
par un de mes anciens patrons, j'ai pu entrer ici. Je m'y trouvais bien.
Je mangeais toujours mon mois d'avance, c'est vrai... Que voulez-vous,
on ne se refait pas. Mais demandez si jamais on a eu à se plaindre de
moi...

Il est reconnu que parmi les criminels les plus intelligents, ceux qui
ont reçu une certaine éducation, qui ont joui d'une certaine aisance,
sont les plus redoutables. À ce titre, Guespin était éminemment
dangereux.

Voilà ce que se disaient les auditeurs, pendant qu'épuisé par l'effort
qu'il venait de faire, il essuyait son front ruisselant de sueur.

M. Domini n'avait pas perdu de vue son plan d'attaque.

--Tout cela est fort bien, dit-il; nous reviendrons en temps et lieu sur
votre confession. Il s'agit pour le moment de donner l'emploi de votre
nuit et d'expliquer la provenance de l'argent trouvé en votre
possession.

Cette insistance du juge parut exaspérer Guespin.

--Eh! répondit-il, que voulez-vous que je vous dise! La vérité?... vous
ne la croirez pas. Autant me taire. C'est une fatalité.

--Je vous préviens dans votre intérêt, reprit le juge, que, si vous
persistez à ne pas répondre, les charges qui pèsent sur vous sont telles
que je vais être forcé de vous faire arrêter comme prévenu d'assassinat
sur la personne du comte et de la comtesse de Trémorel.

Cette menace parut faire sur Guespin un effet extraordinaire. Deux
grosses larmes emplirent ses yeux secs et brillants jusque-là, et
roulèrent silencieuses le long de ses joues. Son énergie était à bout,
il se laissa tomber à genoux en criant:

--Grâce! je vous en prie, monsieur, ne me faites pas arrêter, je vous
jure que je suis innocent, je vous le jure!

--Parlez alors.

--Vous le voulez, fit Guespin en se relevant.

Mais changeant de ton subitement:

--Non! s'écria-t-il, en tapant du pied dans un accès de rage, non, je ne
parlerai pas, je ne peux pas... Un seul homme pouvait me sauver, c'est
monsieur le comte et il est mort. Je suis innocent, et cependant si on
ne trouve pas les coupables, je suis perdu. Tout est contre moi, je le
sens bien... Et maintenant, allez, faites de moi ce que vous voudrez, je
ne prononcerai plus un mot.

La résolution de Guespin, résolution qu'affirmait son regard, ne surprit
nullement le juge d'instruction.

--Vous réfléchirez, dit-il simplement, seulement lorsque vous aurez
réfléchi je n'aurai plus en vos paroles la confiance que j'y aurais en
ce moment. Il se peut--et le juge scanda ses mots comme pour leur donner
une valeur plus forte et faire luire aux yeux du prévenu un espoir de
pardon--, il se peut que vous n'ayez eu à ce crime qu'une part
indirecte, en ce cas...

--Ni indirecte, ni directe, interrompit Guespin, et il ajouta avec
violence: Malheur! être innocent et ne pouvoir se défendre!

--Puisqu'il en est ainsi, reprit M. Domini, il doit vous être
indifférent d'être mis en présence du corps de Mme de Trémorel?

C'est sans broncher que le prévenu accueillit cette menace.

On le conduisit à la salle où on avait déposé la comtesse. Là, il
examina le cadavre d'un oeil froid et calme. Il dit seulement:

--Elle est plus heureuse que moi; elle est morte, elle ne souffre plus,
et moi qui ne suis pas coupable, on m'accuse de l'avoir tuée.

M. Domini tenta encore un effort.

--Voyons, Guespin, dit-il, si d'une manière quelconque vous avez eu
connaissance de ce crime, je vous en conjure, dites-le moi. Si vous
connaissez les meurtriers, nommez-les moi. Tâchez de mériter quelque
indulgence par votre franchise et votre repentir.

Guespin eut le geste résigné des malheureux qui ont pris leur parti.

--Par tout ce qu'il y a de plus saint au monde, répondit-il, je suis
innocent. Et pourtant, je vois bien que si on ne trouve pas les
coupables, c'en est fait de moi.

Les convictions de M. Domini se formaient et s'affermissaient peu à peu.
Une instruction n'est pas une oeuvre aussi difficile qu'on pourrait se
l'imaginer. Le difficile, le point capital est de saisir au début, dans
un écheveau souvent fort embrouillé, le maître bout de fil, celui qui
doit mener à la vérité à travers le dédale de ruses, de réticences, de
mensonges du coupable.

Ce fil précieux, M. Domini était certain de le tenir. Ayant un des
assassins, il savait bien qu'il aurait les autres. Nos prisons où on
mange de bonne soupe, où les lits ont un bon matelas délient les langues
tout aussi bien que les chevalets et les brodequins du Moyen Âge.

Le juge d'instruction remit Guespin au brigadier de gendarmerie, avec
l'ordre, de ne pas le perdre de vue. Il envoya ensuite chercher le vieux
La Ripaille.

Ce bonhomme n'était pas de ceux qui se troublent. Tant de fois il avait
eu maille à partir avec la justice qu'un interrogatoire de plus le
touchait médiocrement. Le père Plantat remarqua qu'il semblait bien plus
contrarié qu'inquiet.

--Cet homme est fort mal noté dans ma commune, souffla le maire au juge
d'instruction.

La Ripaille entendit la réflexion et sourit.

Interrogé par le juge d'instruction, il raconta d'une façon très nette
et très claire, fort exacte en même temps, la scène du matin, sa
résistance, l'insistance de son fils. Il expliqua les prudentes raisons
de leur mensonge. Là encore le chapitre des antécédents reparut.

--Je vaux mieux que ma réputation, allez, affirma La Ripaille, et il y a
bien des gens qui ne peuvent pas en dire autant. J'en connais d'aucun,
j'en connais d'aucunes surtout--il regardait M. Courtois--qui, si je
voulais babiller!... On voit bien des choses quand on court la nuit...
Enfin, suffit.

On essaya de le faire s'expliquer sur ses allusions.

En vain. Lorsqu'on lui demanda où et comment il avait passé la nuit, il
répondit que, sorti à dix heures du cabaret, il était allé poser
quelques collets dans les bois de Mauprévoir et que, vers une heure du
matin, il était rentré se coucher.

--À preuve, ajouta-t-il, qu'ils doivent y être encore et que peut-être
il y a du gibier de pris.

--Trouveriez-vous un témoin pour affirmer que vous êtes rentré à une
heure? demanda le maire qui pensait à la pendule arrêtée sur trois
heures vingt minutes.

--Je n'en sais, ma foi, rien, répondit insoucieusement le vieux
maraudeur, il est même bien possible que mon fils ne se soit pas
réveillé quand je me suis couché.

Et comme le juge d'instruction réfléchissait:

--Je devine bien, lui dit-il, que vous allez me mettre en prison jusqu'à
ce qu'on ait trouvé les coupables. Si nous étions en hiver, je ne me
plaindrais pas trop; on est bien en prison, et il y fait chaud. Mais
juste au moment de la chasse, c'est contrariant. Enfin, ce sera une
bonne leçon pour Philippe; ça lui apprendra ce qu'il en coûte pour
rendre service aux bourgeois.

--Assez! interrompit sévèrement M. Domini. Connaissez-vous Guespin?

Ce nom éteignit brusquement la verve narquoise de La Ripaille; ses
petits yeux gris exprimèrent une singulière inquiétude.

--Certainement, répondit-il d'un ton très embarrassé, nous avons
d'aucunes fois fait une partie de cartes, vous comprenez, en sirotant un
gloria.

L'inquiétude du bonhomme frappa beaucoup les quatre auditeurs. Le père
Plantat particulièrement laissa voir une surprise profonde.

Le vieux maraudeur était bien trop fin pour ne pas s'apercevoir de
l'effet produit.

--Ma foi! tant pis! s'exclama-t-il, je vais tout vous dire, chacun pour
soi; n'est-ce pas? si Guespin a fait le coup, ce n'est pas ça qui le
rendra plus noir, et moi je n'en serai pas bien plus mal vu. Je connais
ce garçon parce qu'il m'a donné à vendre des fraises et des raisins de
la serre du comte, je suppose qu'il les volait, et ce n'est peut-être
pas très bien, nous partagions l'argent que j'en retirais.

Le père Plantat ne put retenir un: «Ah!» de satisfaction qui devait
vouloir dire: «À la bonne heure! je savais bien!»

Lorsqu'il avait dit qu'on le mettrait en prison, La Ripaille ne s'était
pas trompé. Le juge d'instruction maintint son arrestation.

C'était au tour de Philippe.

Le pauvre garçon était dans un état à faire pitié: il pleurait à chaudes
larmes.

--M'accuser d'un si grand crime, moi! répétait-il.

Interrogé, il dit purement et simplement la vérité, s'excusant toutefois
d'avoir osé pénétrer dans le parc en franchissant le fossé.

Lorsqu'on lui demanda à quelle heure son père était rentré, il répondit
qu'il n'en savait rien; il s'était couché vers neuf heures et n'avait
fait qu'un somme jusqu'au matin.

Il connaissait Guespin pour l'avoir vu venir chez eux à diverses
reprises. Il n'ignorait pas que son père faisait des affaires avec le
jardinier de M. de Trémorel, mais il ignorait quelles affaires. Il
n'avait pas d'ailleurs parlé à Guespin quatre fois en tout. Le juge
d'instruction ordonna la mise en liberté de Philippe, non qu'il fût
absolument convaincu de son innocence, mais parce que si un crime a été
commis par plusieurs complices, il est bon de laisser dehors un de ceux
qu'on tient; on le surveille et il fait prendre les autres.

Cependant le cadavre du comte ne se retrouvait toujours pas. On avait
vainement battu le parc avec un soin extrême, visité les taillis,
fouillé les moindres massifs.

--On l'aura jeté à l'eau, insinua le maire.

Ce fut l'avis de M. Domini. Des pêcheurs furent mandés et reçurent
l'ordre de sonder la Seine, en commençant leurs recherches un peu
au-dessus de l'endroit où on avait retrouvé le corps de la comtesse. Il
était alors près de trois heures. Le père Plantat fit remarquer que
personne, très probablement, n'avait rien mangé de la journée. Ne
serait-il pas sage de prendre à la hâte quelque nourriture si on voulait
poursuivre les investigations jusqu'à la tombée de la nuit.

Ce rappel aux exigences triviales de notre pauvre humanité déplut
souverainement au sensible maire d'Orcival, et même l'humilia quelque
peu en sa dignité d'homme et d'administrateur.

Comme cependant on donna raison au père Plantat, M. Courtois essaya de
suivre l'exemple général. Dieu sait pourtant qu'il n'avait pas le
moindre appétit.

Et alors, autour de cette table, humide encore du vin versé par les
assassins, le juge d'instruction, le père Plantat, le médecin et le
maire vinrent s'asseoir et prendre à la hâte une collation improvisée.



V


L'escalier avait été consigné, mais le vestibule était resté libre. On y
entendait des allées et des venues, des piétinements, des chuchotements
étouffés puis, dominant ce bourdonnement continu, les exclamations et
les jurements des gendarmes essayant de contenir la foule.

De temps à autre, une tête effarée se glissait le long de la porte de la
salle à manger restée entrebâillée. C'était quelque curieux qui, plus
hardi que les autres, voulait voir manger les «gens de la justice» et
essayait de surprendre quelques paroles pour les rapporter et s'en faire
gloire. Mais les «gens de justice»--pour parler comme à Orcival--se
gardaient bien de rien dire de grave, portes ouvertes, en présence d'un
domestique circulant autour de la table pour le service.

Très émus de ce crime affreux, inquiets du mystère qui recouvrait encore
cette affaire, ils renfermaient et dissimulaient leurs impressions.
Chacun, à part soi, étudiait la probabilité de ses soupçons et gardait
sa pensée intime.

Tout en mangeant, M. Domini mettait de l'ordre dans ses notes,
numérotant les feuilles de papier, marquant d'une croix certaines
réponses des inculpés particulièrement significatives et qui devaient
être comme les bases de son rapport.

Il était peut-être le moins tourmenté des quatre convives de ce lugubre
repas. Ce crime ne lui semblait pas de ceux qui font passer des nuits
blanches aux juges d'instruction. Il en voyait nettement le mobile, ce
qui est énorme, et il tenait La Ripaille et Guespin, deux coupables ou
tout au moins complices.

Assis l'un près de l'autre, le père Plantat et le docteur Gendron
s'entretenaient de la maladie qui avait enlevé Sauvresy.

M. Courtois, lui, prêtait l'oreille aux bruits du dehors.

La nouvelle du double meurtre se répandait dans le pays, la foule
croissait de minute en minute. Elle encombrait la cour et de plus en
plus devenait audacieuse. La gendarmerie était débordée.

C'était, ou jamais, pour le maire d'Orcival, le moment de se montrer.

--Je vais aller faire entendre raison à ces gens, dit-il, et les engager
à se retirer.

Et aussitôt, s'essuyant la bouche, il jeta sur la table sa serviette
roulée et sortit.

Il était temps. On n'écoutait déjà plus les injonctions du brigadier.
Quelques curieux, plus enragés que les autres, avaient tourné la
position et s'efforçaient d'ouvrir la porte donnant sur le jardin.

La présence du maire n'intimida peut-être pas beaucoup la foule, mais
elle doubla l'énergie des gendarmes; le vestibule fut évacué. Aussi, que
de murmures contre cet acte d'autorité!

Quelle superbe occasion de discours! M. Courtois ne la manqua pas. Il
supposa que son éloquence, douée de la vertu des douches d'eau glacée,
calmerait cette effervescence insolite de ses sages administrés.

Il s'avança donc sur le perron, la main gauche passée dans l'ouverture
de son gilet, gesticulant de la main droite, dans cette attitude fière
et impassible que la statuaire prête aux grands orateurs. C'est ainsi
qu'il se pose devant son conseil, lorsque, trouvant une résistance
inattendue, il entreprend de faire triompher sa volonté et de ramener
les récalcitrants. Tel dans l'_Histoire de la Restauration_ on
représente Manuel, au moment du fameux: «Empoignez-moi cet homme-là.»

Son discours arrivait par bribes jusqu'à la salle à manger. Suivant
qu'il se tournait de droite ou de gauche, sa voix était claire ou
distincte, ou bien se perdait dans l'espace. Il disait:

/#
    «Messieurs et chers administrés,
#/

«Un crime inouï dans les fastes d'Orcival vient d'ensanglanter notre
paisible et honnête commune. Je m'associe à votre douleur. Je comprends
donc et je m'explique votre fiévreuse émotion, votre indignation
légitime. Autant que vous, mes amis, plus que vous, je chérissais et
j'estimais ce noble comte de Trémorel et sa vertueuse épouse; l'un et
l'autre, ils ont été la providence de notre contrée. Nous les pleurons
ensemble...»

--Je vous assure, disait le docteur Gendron au père Plantat, que les
symptômes que vous me dites ne sont pas rares à la suite des pleurésies.
On croit avoir triomphé de la maladie, on rengaine la lancette, on se
trompe. De l'état aigu, l'inflammation passe à l'état chronique et se
complique de pneumonie et de phtisie tuberculeuse.

--«... Mais rien ne justifie, poursuivait le maire, une curiosité qui,
par ses manifestations inopportunes et bruyantes, entrave l'action de la
justice et est, dans tous les cas, une atteinte punissable à la majesté
de la loi. Pourquoi ce rassemblement inusité, pourquoi ces cris dans les
groupes, pourquoi ces rumeurs, ces chuchotements, ces suppositions
prématurées?...»

--Il y a eu, disait le père Plantat, deux ou trois consultations qui
n'ont pas donné de résultats favorables. Sauvresy accusait des
souffrances tout à fait étranges et bizarres. Il se plaignait de
douleurs si invraisemblables, si absurdes, passez-moi le mot, qu'il
déroutait les conjectures des médecins les plus expérimentés.

--N'était-ce pas R..., de Paris, qui le voyait?

--Précisément. Il venait tous les jours et souvent restait coucher au
château. Maintes fois, je l'ai vu remonter soucieux la grande rue du
bourg, il allait surveiller la préparation de ses ordonnances chez notre
pharmacien.

--«... Sachez donc, criait M. Courtois, sachez modérer votre juste
courroux, soyez calmes, soyez dignes.»

--Certainement, poursuivait le docteur Gendron, votre pharmacien est un
homme intelligent, mais vous avez, à Orcival même, un garçon qui lui
dame joliment le pion. C'est un gaillard qui fait le commerce des
simples et qui a su y gagner de l'argent, un certain Robelot...

--Robelot le rebouteur?

--Juste. Je le soupçonne même de donner des consultations et de faire de
la pharmacie à huis clos. Il est fort intelligent. C'est moi, du reste,
qui ai fait son éducation. Il a été pendant plus de cinq ans mon garçon
de laboratoire et encore maintenant, quand j'ai quelque manipulation
délicate...

Le docteur s'arrêta, frappé de l'altération des traits de l'impassible
père Plantat.

--Eh! cher ami, demanda-t-il, qu'est-ce qui vous prend? Seriez-vous
incommodé?

Le juge d'instruction abandonna ses paperasses pour regarder.

--En effet, dit-il, monsieur le juge de paix est d'une pâleur.

Mais déjà le père Plantat avait repris sa physionomie habituelle.

--Ce n'est rien, répondit-il, absolument rien. Avec mon maudit estomac,
dès que je change l'heure de mes repas...

Arrivant à la péroraison de sa harangue, M. Courtois enflait la voix et
abusait vraiment de ses moyens.

--«... Regagnez donc disait-il, vos paisibles demeures, retournez à vos
occupations, reprenez vos travaux. Soyez sans crainte, la loi vous
protège. Déjà la justice a commencé son oeuvre, deux des auteurs de
l'exécrable forfait sont en son pouvoir et nous sommes sur la trace de
leurs complices.»

--De tous les domestiques actuellement au château, remarquait le père
Plantat, il n'en est pas un seul qui ait connu Sauvresy. Peu à peu,
toute la maison a été renouvelée.

--Il est de fait, répondait le docteur, que la vue d'anciens serviteurs
n'eût pu qu'être fort désagréable à M. de Trémorel...

Il fut interrompu par le maire qui rentrait, l'oeil brillant, le
visage animé, s'essuyant le front.

--J'ai fait comprendre à tous ces gens l'indécence de leur curiosité,
dit-il, tous se sont retirés. On voulait, m'a dit le brigadier, faire un
mauvais parti à Philippe Bertaud; l'opinion publique ne s'égare guère...

Il se retourna, entendant la porte s'ouvrir, et se trouva face à face
avec un homme dont on ne pouvait guère voir la figure, tant il
s'inclinait profondément, les coudes en dehors, son chapeau appuyé
fortement contre sa poitrine.

--Que voulez-vous? lui demanda durement M. Courtois, de quel droit
osez-vous pénétrer ici? Qui êtes-vous?

L'homme se redressa.

--Je suis M. Lecoq, répondit-il avec le plus gracieux des sourires.

Et voyant que ce nom n'apprenait rien à personne, il ajouta:

--M. Lecoq, de la Sûreté, envoyé par la préfecture de police, sur
demande télégraphiée, pour l'affaire en question.

Cette déclaration surprit considérablement tous les auditeurs, même le
juge d'instruction.

Il est entendu, en France, que chaque état a son extérieur particulier
et comme des insignes qui le dénoncent au premier coup d'oeil. Toute
profession a son type de convention, et quand Sa Majesté l'Opinion a
adopté un type, elle ne veut pas admettre qu'il soit possible de s'en
écarter. Qu'est-ce qu'un médecin? C'est un homme grave tout de noir
habillé et cravaté de blanc. Un monsieur à gros ventre battu par des
breloques d'or ne peut être qu'un banquier. Chacun sait que l'artiste
est un joyeux vivant, portant chapeau pointu, veste de velours et de
grandes manchettes.

En vertu de cette loi, l'employé de la rue de Jérusalem doit avoir
l'oeil plein de traîtrise, quelque chose de louche dans toute sa
personne, l'air crasseux et des bijoux en faux. Le plus obtus des
boutiquiers est persuadé qu'il flaire à vingt pas un agent de police: un
grand homme à moustaches et à feutre luisant, le cou emprisonné dans un
col de crin, vêtu d'une redingote noire râpée, scrupuleusement boutonnée
sur une absence complète de linge. Tel est le type.

Or, à ce compte, M. Lecoq, entrant dans la salle à manger du Valfeuillu,
n'avait certes pas l'air d'un agent de police.

Il est vrai que M. Lecoq a l'air qu'il lui plaît d'avoir. Ses amis
assurent bien qu'il a une physionomie à lui, qui est sienne, qu'il
reprend quand il rentre chez lui, et qu'il garde tant qu'il est seul au
coin de son feu, les pieds dans ses pantoufles; mais le fait n'est pas
bien prouvé.

Ce qui est sûr, c'est que son masque mobile se prête à des métamorphoses
étranges; qu'il pétrit pour ainsi dire son visage à son gré comme le
sculpteur pétri la cire à modeler. En lui, il change tout, même le
regard, que ne parvint jamais à changer Gévrol, son maître et son rival.

--Ainsi, insista le juge d'instruction, c'est vous que monsieur le
préfet de police m'envoie pour le cas où certaines investigations
seraient nécessaires.

--Moi-même, monsieur, répondit Lecoq, bien à votre service.

Non, il ne payait pas de mine, l'envoyé de monsieur le préfet de police,
et l'insistance de M. Domini était excusable.

M. Lecoq avait arboré ce jour-là de jolis cheveux plats de cette couleur
indécise qu'on appelle le blond de Paris, partagés sur le côté par une
raie coquettement prétentieuse. Des favoris de la nuance des cheveux
encadraient une face blême, bouffie de mauvaise graisse. Ses gros yeux à
fleur de tête semblaient figés dans leur bordure rouge. Un sourire
candide s'épanouissait sur ses lèvres épaisses qui, en s'entrouvrant,
découvraient une rangée de longues dents jaunes.

Sa physionomie, d'ailleurs, n'exprimait rien de précis. C'était un
mélange à doses à peu près égales de timidité, de suffisance et de
contentement.

Impossible d'accorder la moindre intelligence au porteur d'une telle
figure. Involontairement, après l'avoir regardé, on cherchait le goitre.

Les merciers au détail qui, après avoir volé trente ans sur leur fils et
sur leurs aiguilles, se retirent avec dix-huit cents livres de rentes,
doivent avoir cette tête inoffensive.

Son costume était aussi terne que sa personne.

Sa redingote ressemblait à toutes les redingotes, son pantalon à tous
les pantalons. Un cordon de crin, du même blond que ses favoris,
retenait la grosse montre d'argent qui gonflait la poche gauche de son
gilet.

Il manoeuvrait tout en causant une bonbonnière de corne transparente,
pleine de petits carrés de pâtes, réglisse, guimauve jujube, et ornée
d'un portrait de femme très laide et très bien mise; le portrait de la
défunte, sans doute.

Et selon les hasards de la conversation, suivant qu'il était satisfait
ou mécontent. M. Lecoq gobait un carré de pâte ou adressait au portrait
un regard qui était tout un poème.

Ayant longuement détaillé l'homme, le juge d'instruction haussa les
épaules.

--Enfin, dit M. Domini--et cet enfin répondait à sa pensée intime--,
nous allons, puisque vous voici, vous expliquer ce dont il s'agit.

--Oh! inutile, répondit M. Lecoq avec un petit air suffisant,
parfaitement inutile.

--Il est cependant indispensable que vous sachiez...

--Quoi? ce que sait, monsieur le juge d'instruction? interrompit l'agent
de la Sûreté, je le sais déjà. Nous disons assassinat ayant le vol pour
mobile, et nous partons de là. Nous avons ensuite l'escalade, le bris de
clôture, les appartements bouleversés. Le cadavre de la comtesse a été
trouvé, mais le corps du comte est introuvable. Quoi encore? La Ripaille
est arrêté, c'est un mauvais drôle, en tout état de cause il mérite un
peu de prison. Guespin est revenu ivre.

--Ah! il a de rudes charges contre lui, ce Guespin.

--Ses antécédents sont déplorables: on ne sait où il a passé la nuit, il
refuse de répondre, il ne fournit pas d'alibi... c'est grave, très
grave.

Le père Plantat examinait le doux agent avec un visible plaisir. Les
autres auditeurs ne dissimulaient pas leur surprise.

--Qui donc vous a renseigné? demanda le juge d'instruction.

--Eh! eh! répondit M. Lecoq, tout le monde un peu.

--Mais où?

--Ici, je suis arrivé depuis plus de deux heures déjà, j'ai même entendu
le discours de monsieur le maire.

Et satisfait de l'effet produit, M. Lecoq avala un carré de pâte.

--Comment, fit M. Domini d'un ton mécontent, vous ne saviez donc pas que
je vous attendais.

--Pardon, répondit l'agent de la Sûreté, j'espère pourtant que monsieur
le juge voudra bien m'entendre. C'est que l'étude du terrain est
indispensable; il faut voir, dresser ses batteries. Je tiens à
recueillir les bruits publics, l'opinion, comme on dit, pour m'en
défier.

--Tout cela, prononça sévèrement M. Domini, ne justifie pas votre
retard.

M. Lecoq eut un tendre regard pour le portrait.

--Monsieur le juge n'a qu'à s'informer rue de Jérusalem, répondit-il, on
lui dira que je sais mon métier. L'important, pour bien faire une
enquête, est de n'être point connu. La police--c'est bête comme
tout--est mal vue. Maintenant qu'on sait qui je suis et pourquoi je
viens, je puis sortir, on ne me dira plus rien, ou si j'interroge on me
répondra mille mensonges, on se défiera de moi, on aura des réticences.

--C'est assez juste, objecta M. Plantat venant au secours de l'agent de
la Sûreté.

--Donc, poursuivit M. Lecoq, quand on m'a dit, là-bas c'est en province,
j'ai pris ma tête de province. J'arrive, et tout le monde, en me voyant,
se dit: «Voilà un bonhomme bien curieux, mais pas méchant.» Alors, je me
glisse, je me faufile, j'écoute, je parle, je fais parler! j'interroge,
on me répond à coeur ouvert; je me renseigne, je recueille des
indications; on ne se gêne pas avec moi. Ils sont charmants, les gens
d'Orcival, je me suis déjà fait plusieurs amis, et on m'a invité à dîner
pour ce soir.

M. Domini n'aime pas la police et ne s'en cache guère. Il subit sa
collaboration plutôt qu'il ne l'accepte, uniquement parce qu'il ne peut
s'en passer.

Dans sa droiture, il condamne les moyens qu'elle est parfois forcée
d'employer, tout en reconnaissant la nécessité de ces mêmes moyens.

En écoutant M. Lecoq, il ne pouvait s'empêcher de l'approuver, et
cependant il le regardait d'un oeil qui n'était rien moins qu'amical.

--Puisque vous savez tant de choses, lui dit-il sèchement, nous allons
procéder à l'examen du théâtre du crime.

--Je suis aux ordres de monsieur le juge d'instruction, répondit
laconiquement l'agent de la Sûreté.

Et comme tout le monde se levait, il profita du mouvement pour
s'approcher du père Plantat et lui tendre sa bonbonnière.

--Monsieur le juge de paix en use-t-il?

Le père Plantat ne crut pas devoir lui refuser, il avala un morceau de
jujube et la sérénité reparut sur le front de l'agent de la Sûreté. Il
lui faut, comme à tous les grands comédiens, un public sympathique, et
vaguement il sentait qu'on allait travailler devant un amateur.



VI


M. Lecoq s'engagea le premier dans l'escalier, et tout d'abord les
taches de sang lui sautèrent aux yeux.

--Oh! faisait-il, d'un air révolté, à chaque tache nouvelle, oh! oh! les
malheureux.

M. Courtois fut très touché de rencontrer cette sensibilité chez un
agent de police. Il pensait que cette épithète de commisération
s'appliquait aux victimes. Il se trompait, car M. Lecoq, tout en
montant, continuait:

--Les malheureux! On ne salit pas tout ainsi dans une maison, ou du
moins on essuie. On prend des précautions, que diable!

Arrivé au premier étage, à la porte du boudoir précédant la chambre à
coucher, l'agent de la Sûreté s'arrêta, étudiant bien, avant d'y
pénétrer, la disposition de l'appartement.

Ayant bien vu ce qu'il voulait voir, il entra en disant:

--Allons! je n'ai pas affaire à de mes pratiques.

--Mais il me semble, remarqua le juge d'instruction, que nous avons déjà
des éléments d'instruction qui doivent singulièrement faciliter votre
tâche. Il est clair que Guespin, s'il n'est pas complice du crime, en a
du moins eu connaissance.

M. Lecoq eut un coup d'oeil pour le portrait de la bonbonnière.
C'était plus qu'un regard, c'était une confidence. Évidemment il disait
à la chère défunte ce qu'il n'osait dire tout haut.

--Je sais bien, reprit-il, Guespin est terriblement compromis. Pourquoi
ne veut-il pas dire où il a passé la nuit? D'un autre côté il a contre
lui l'opinion publique, et alors, moi, naturellement je me défie.

L'agent de la Sûreté se tenait seul au milieu de la chambre--les autres
personnes, sur sa prière, étaient restées sur le seuil--et promenant
autour de lui son regard terne, il cherchait une signification à
l'horrible désordre.

--Imbéciles! disait-il d'une voix irritée, doubles brutes! Non, vrai, on
ne travaille pas de cette façon. Ce n'est pas une raison parce qu'on tue
les gens afin de les voler, de tout casser chez eux. On ne défonce pas
les meubles, que diable! On porte avec soi des rossignols, de jolis
rossignols qui ne font aucun bruit, mais qui font d'excellente besogne.
Maladroits! idiots! Ne dirait-on pas...

Il s'arrêta, bouche béante.

--Eh! reprit-il, pas si maladroits peut-être.

Les témoins de cette scène se tenaient immobiles à l'entrée, suivant
avec un intérêt mêlé de surprise les mouvements--il faudrait presque
dire les exercices de M. Lecoq.

Agenouillé sur le tapis, il promenait sa main à plat sur le tissu épais,
au milieu des morceaux de porcelaine.

--C'est humide, très humide, tout le thé n'était pas bu, il s'en faut,
quand on a cassé la porcelaine.

--Il pouvait rester beaucoup de thé dans la théière, objecta le père
Plantat.

--Je le sais, répondit M. Lecoq, et c'est justement ce que j'étais en
train de me dire. De telle sorte, que cette humidité ne suffit pas pour
nous donner le moment précis du crime.

--Mais la pendule nous le donne, s'écria M. Courtois, et très exactement
même.

--En effet, approuva M. Domini, monsieur le maire dans son procès-verbal
explique fort bien que dans la chute le mouvement s'est arrêté.

--Eh bien! dit le père Plantat, c'est justement l'heure de cette pendule
qui m'a frappé. Elle marque trois heures et vingt minutes et nous savons
que la comtesse était complètement habillée, comme dans le milieu du
jour quand on l'a frappée. Était-elle donc encore debout, prenant une
tasse de thé à trois heures du matin? C'est peu probable.

--Et moi aussi, reprit l'agent de la Sûreté, j'ai été frappé de cette
circonstance, et c'est pour cela que tout à l'heure je me suis écrié:
«Pas si bêtes!» Au surplus, nous allons bien voir.

Aussitôt, avec des précautions infinies, il releva la pendule et la
replaça sur la tablette de la cheminée s'appliquant à la poser bien
d'aplomb.

Les aiguilles étaient toujours arrêtées sur trois heures vingt minutes.

--Trois heures vingt, murmurait M. Lecoq, tout en glissant une petite
cale sous le socle, ce n'est pas à cette heure-là, que diable! qu'on
prend le thé. C'est encore moins à cette heure-là, qu'en plein mois de
juillet, au lever du jour, on assassine les gens.

Il ouvrit, non sans peine, le caisson du cadran et poussa la grande
aiguille jusque sur la demie de trois heures.

La pendule sonna onze coups.

--À la bonne heure! s'écria M. Lecoq triomphant, voilà la vérité!

Et tirant de sa poche la bonbonnière à portrait, il goba un carré de
guimauve et dit:

--Farceurs!...

La simplicité de ce moyen de contrôle, auquel personne n'avait songé, ne
laissait pas de surprendre les spectateurs.

M. Courtois, particulièrement, était émerveillé.

--Voilà, dit-il au docteur, un drôle qui ne manque pas de moyens dans sa
partie.

--_Ergo_, reprenait M. Lecoq, qui sait le latin, nous avons en face de
nous, non plus des brutes, comme j'ai failli le croire d'abord, mais des
gredins qui y voient plus loin que le bout de leur couteau. Ils ont mal
calculé leur affaire, c'est une justice à leur rendre, mais enfin ils
ont calculé; l'indication est précise. Ils ont eu l'intention d'égarer
l'instruction en la trompant sur l'heure.

--Je ne vois pas clairement leur but, insinua M. Courtois.

--Il est cependant bien visible, répondit M. Domini. N'était-il pas de
l'intérêt des assassins de faire croire que le crime a été commis après
le dernier passage du train se dirigeant sur Paris? Quittant ses
camarades à neuf heures, à la gare de Lyon, Guespin pouvait être ici à
dix heures, assassiner ses maîtres, s'emparer de l'argent qu'il savait
en la possession du comte de Trémorel et regagner Paris par le dernier
train.

--Ces suppositions sont très aimables, objecta le père Plantat. Mais
alors, comment Guespin n'est-il pas allé rejoindre ses camarades chez
Wepler, aux Batignolles; par là, jusqu'à un certain point, il se
ménageait une espèce d'alibi.

Dès le commencement de l'enquête, le docteur Gendron s'était assis sur
l'unique chaise intacte de la chambre, réfléchissant au subit malaise
qui avait fait pâlir le père Plantat lorsqu'on avait parlé de Robelot le
rebouteux.

Les explications du juge d'instruction le tirèrent de ses méditations;
il se leva.

--Il y a autre chose encore, dit-il, cette avance de l'heure très utile
à Guespin peut devenir accablante pour La Ripaille, son complice.

--Mais, répondit M. Domini, il se peut fort bien que La Ripaille n'ait
point été consulté. Pour ce qui est de Guespin, il avait probablement de
bonnes raisons pour ne point aller à la noce. Son trouble, après un
pareil forfait, lui aurait nui plus encore que son absence.

M. Lecoq, lui, ne jugea pas à propos de se prononcer encore. Comme un
médecin au lit du malade, il veut être sûr de son diagnostic.

Il était retourné à la cheminée, et de nouveau faisait marcher les
aiguilles de la pendule. Successivement elle sonna la demie de onze
heures, puis minuit, puis minuit et demi, et une heure.

Tout en se livrant à cette occupation, il grommelait:

--Apprentis, brigands d'occasion! On est malin, à ce qu'on croit, mais
on ne pense pas à tout. On donne un coup de pouce aux aiguilles, mais on
ne pense pas à mettre la sonnerie d'accord. Survient alors un bonhomme
de la Sûreté, un vieux singe qui connaît les grimaces et la mèche est
éventée.

M. Domini et le père Plantat gardaient le silence. M. Lecoq revint vers
eux.

--Monsieur le juge, dit-il, peut-être maintenant certain que le coup a
été fait avant dix heures et demie.

--À moins, observa le père Plantat, que la sonnerie ne soit détraquée,
ce qui arrive quelquefois.

--Ce qui arrive souvent, appuya M. Courtois, à telle enseigne, que la
pendule de mon salon est dans cet état depuis je ne sais combien de
temps.

M. Lecoq réfléchissait.

--Il se peut, reprit-il, que monsieur le juge de paix ait raison. J'ai
pour moi la probabilité, mais la probabilité ne suffit pas au début
d'une affaire, il faut la certitude. Il nous reste, par bonheur un moyen
de vérification, nous avons le lit, je parie qu'il est défait.

Et s'adressant au maire:

--J'aurais besoin, monsieur, d'un domestique, pour me donner un coup de
main.

--Inutile, dit le père Plantat, je vais vous aider, moi, ce sera plus
vite fait.

Aussitôt, à eux deux, ils enlevèrent le ciel de lit et le déposèrent à
terre, enlevant du même coup les rideaux.

--Hein? fit M. Lecoq, avais-je raison?

--C'est vrai, dit M. Domini un peu surpris, le lit est défait.

--Défait, oui, répondit l'agent de la Sûreté, mais on ne s'y est pas
couché.

--Cependant, voulut objecter M. Courtois.

--Je suis sûr de ce que j'avance, interrompit l'homme de la police. On a
ouvert ce lit, c'est vrai, on s'est peut-être roulé dessus, on a
chiffonné les oreillers, froissé les couvertures, fripé les draps, mais
on n'a pu lui donner pour un oeil exercé l'apparence d'un lit dans
lequel deux personnes ont dormi. Défaire un lit est aussi difficile,
plus difficile peut-être que de le refaire. Pour le refaire, il n'est
pas indispensable de retirer draps et couvertures et de retourner les
matelas. Pour le défaire, il faut absolument se coucher dedans et y
avoir chaud. Un lit est un de ces témoins terribles qui ne trompent
jamais et contre lesquels on ne peut s'inscrire en faux. On ne s'est pas
couché dans celui-ci...

--Je sais bien, remarqua le père Plantat, que la comtesse était
habillée, mais le comte pouvait s'être couché le premier.

Le juge d'instruction, le médecin et le maire s'étaient approchés.

--Non, monsieur, répondit M. Lecoq, et je puis vous le prouver. La
démonstration est facile d'ailleurs, et après l'avoir entendue, un
enfant de dix ans ne se laisserait pas prendre à un désordre factice tel
que celui-ci.

Il ramena doucement les couvertures et le drap du dessus au milieu du
lit, tout en poursuivant:

--Ces oreillers sont très froissés tous deux, n'est-ce pas? Mais voyez
en dessous le traversin, il est intact, vous n'y retrouvez aucun de ces
plis que laissent le poids de la tête et le mouvement des bras Ce n'est
pas tout: regardez le lit à partir du milieu jusqu'à l'extrémité. Comme
les couvertures ont été bordées avec soin, les deux draps se touchent
bien partout. Glissez la main comme moi--et il glissait un de ses
bras--et vous sentirez une résistance qui n'existerait pas si des jambes
s'étaient allongées à cet endroit. Or, M. de Trémorel était de taille à
occuper le lit dans toute sa longueur.

Si claire était la démonstration de M. Lecoq, si palpables étaient ses
preuves qu'il n'y avait pas à douter.

--Ce n'est rien encore, continuait-il, passons au second matelas. On
songe rarement au second matelas, quand pour des raisons quelconques on
défait un lit ou qu'on cherche à en réparer le désordre. Examinez
celui-ci.

Il souleva le premier matelas et on vit en effet que la toile de l'autre
était parfaitement tendue, on n'y découvrait aucun affaissement.

--Ah! le second matelas, murmura M. Lecoq.

Et son nez pétilla, pour ainsi dire, au souvenir sans doute de quelque
bonne histoire.

--Il me paraît prouvé, murmura le juge d'instruction, que M. de Trémorel
n'était pas couché.

--De plus, ajouta le docteur Gendron, si on l'eût assassiné dans son
lit, ses vêtements seraient restés sur quelque meuble.

--Sans compter, fit négligemment M. Lecoq, qu'on retrouverait sur les
draps une goutte au moins de sang. Décidément, ces malfaiteurs-là ne
sont pas forts.

Depuis un moment, les yeux du père Plantat cherchaient ceux du juge
d'instruction. Lorsque leurs regards, à la fin, se rencontrèrent:

--Ce qui me paraît surprenant, à moi, dit le vieux juge de paix,
donnant, par l'accentuation, une valeur particulière à chaque mot, c'est
qu'on soit parvenu à tuer chez lui, autrement que pendant son sommeil,
un homme jeune et vigoureux comme l'était le comte Hector.

--Et dans une maison pleine d'armes, appuya le docteur Gendron; car le
cabinet du comte est entièrement tapissé de fusils, de couteaux de
chasse! C'est un véritable arsenal.

--Hélas! soupira le bon M. Courtois, nous connaissons de pires
catastrophes. L'audace des malfaiteurs croît en raison des convoitises
de bien-être, de dépenses, de luxe, des classes inférieures dans les
grands centres. Il n'est pas de semaine où les journaux...

Il dut s'arrêter non sans un vif mécontentement; on ne l'écoutait pas.
On écoutait le père Plantat qu'il n'avait jamais vu si bavard, et qui
poursuivait:

--Le bouleversement de la maison vous paraît insensé, eh bien, je suis
surpris qu'il ne soit pas plus affreux encore. Je suis, autant dire, un
vieillard, je n'ai plus l'énergie physique d'un homme de trente-cinq
ans, et pourtant, il me semble que si des assassins pénétraient chez
moi, lorsque je suis encore debout, ils n'auraient pas raison de moi. Je
ne sais ce que je ferais, je serais tué probablement, mais certainement
je réussirais à donner l'éveil. Je me défendrais, je crierais,
j'ouvrirais les fenêtres, je mettrais le feu à la maison.

Qu'eussiez-vous dit, justiciables d'Orcival, s'il vous eût été donné de
voir l'animation, l'emportement de votre impassible juge de paix!

--Ajoutons, insista le docteur, qu'éveillé il est difficile d'être
surpris. Toujours quelque bruit insolite prévient. C'est une porte qui
crie en tournant sur ses gonds, c'est une des marches de l'escalier qui
craque. Si habile que soit un meurtrier, il ne foudroie pas sa victime.

--Il se peut, insinua M. Courtois, qu'on se soit servi d'arme à feu.
Cela s'est vu. Vous êtes bien tranquillement assis dans votre chambre;
on est en été, vos fenêtres sont ouvertes, vous causez avec votre femme
tout en prenant une tasse de thé; au dehors, les malfaiteurs se font la
courte échelle; l'un deux arrive à la hauteur de l'appui de la fenêtre,
il vous ajuste à son aise, il presse la détente, le coup part...

--Et, continua le docteur, tout le voisinage réveillé accourt.

--Permettez, permettez, riposta M. Courtois, à la ville, dans une cité
populeuse, oui. Là, au milieu d'un vaste parc, non. Songez, docteur, à
l'isolement de cette habitation. La plus voisine des maisons habitées
est celle de Mme la comtesse de Lanascol, et encore est-elle distante
de plus de cinq cents mètres, et par-dessus le marché, environnée de
grands arbres qui interceptent le son et s'opposent à sa propagation.

--Tentons l'expérience. Je vais si vous le voulez, tirer un coup de
pistolet, ici, dans cette chambre et je parie que vous n'entendrez pas
la détonation dans le chemin.

--Le jour, peut-être, mais la nuit!...

Si M. Courtois causait si longtemps, c'est que ses auditeurs observaient
attentivement le juge d'instruction.

--Enfin, conclut M. Domini, si contre tout espoir Guespin ne se décide
pas à parler ce soir ou demain, le cadavre du comte nous donnera le mot
de l'énigme.

--Oui, répondit le père Plantat, oui... si on le retrouve.

Pendant cette discussion assez longue, M. Lecoq avait continué ses
investigations, soulevant les meubles, étudiant les fractures,
interrogeant les moindres débris, comme s'ils eussent pu lui apprendre
la vérité.

Parfois, il sortait d'une trousse, renfermant une loupe et divers
instruments de formes bizarres, une tige d'acier recourbée vers le bout,
qu'il introduisait et faisait jouer dans les serrures.

Sur le tapis, il ramassa plusieurs clés, et sur un séchoir, il trouva
une serviette qui devait lui offrir quelque chose de remarquable, car il
la mit de côté.

Il allait et venait, de la chambre à coucher au cabinet du comte, sans
perdre toutefois un mot de ce qui se disait, faisant bon profit de
toutes les observations, recueillant et notant bien, dans sa mémoire,
moins les phrases elles-mêmes que les intonations diverses qui les
accentuaient.

C'est que dans une instruction comme celle du _Crime d'Orcival_, lorsque
plusieurs délégués de la justice se trouvent en présence, ils se
tiennent sur la réserve. Ils se savent tous presque également
expérimentés, fins, perspicaces, pareillement intéressés à découvrir la
vérité, peu disposés par habitude à se payer d'apparences trompeuses,
difficiles à surprendre, et la circonspection naturelle de chacun d'eux
s'augmente de l'estime qu'il a pour la sagacité et la pénétration des
autres.

Il se peut que chacun d'eux donne aux faits révélés par l'enquête une
interprétation différente, il se peut que chacun d'eux ait sur le fond
même de l'affaire un sentiment opposé; un observateur superficiel ne
s'apercevrait pas de ces divergences.

Tout en dissimulant son intime pensée, chacun cherche à pénétrer celle
du voisin, et s'efforce, si elle est opposée, de ramener cet adversaire
à son opinion, non en la lui découvrant franchement et sans ambages,
mais en appelant son attention sur les mots graves ou futiles qui l'ont
fixée.

L'énorme portée d'un seul mot justifie cette hésitation.

Les hommes qui ont entre les mains la liberté et la vie des autres
hommes, qui d'un trait de plume peuvent briser une existence, sentent,
bien plus durement qu'on ne croit, le fardeau de leur responsabilité.
Sentir ce fardeau partagé leur procure un ineffable soulagement.

Voilà pour quelles raisons personne n'ose prendre l'initiative, ni
s'expliquer clairement, pourquoi chacun attend l'émission positive d'une
opinion pour l'adopter et l'approuver ou pour la combattre. Les
interlocuteurs échangent donc bien moins des affirmations que des
propositions. C'est par insinuations qu'on procède. De là, des phrases
banales, des suppositions presque ridicules, des apartés, qui sont comme
une provocation à une explication.

De là, aussi la presque impossibilité de donner la physionomie _exacte
et réelle_ d'une instruction difficile.

Ainsi, dans cette affaire, le juge d'instruction et le père Plantat
étaient loin d'être du même avis. Ils le savaient avant d'avoir échangé
une parole. Mais M. Domini dont l'opinion reposait sur des faits
matériels, sur des circonstances palpables, et pour lui hors de toute
discussion, était peu disposé à provoquer la contradiction. À quoi bon?

D'un autre côté, le père Plantat, dont le système semblait reposer
uniquement sur des impressions, sur une série de déductions plus ou
moins logiques, ne pouvait s'expliquer clairement sans une invitation
positive et pressante.

Son dernier mot, souligné avec affectation, n'ayant pas été relevé, il
jugea qu'il s'était assez avancé, trop peut-être, aussi s'empressa-t-il,
pour détourner la conversation, de s'adresser à l'envoyé de la
préfecture de police.

--Eh bien! M. Lecoq, demanda-t-il, avez-vous recueilli quelques indices
nouveaux?

M. Lecoq, en ce moment, regardait avec une persévérante attention un
grand portrait de M. le comte Hector de Trémorel suspendu en face du
lit.

Sur l'interpellation du père Plantat, il se retourna.

--Je n'ai rien trouvé de décisif, répondit-il, mais je n'ai rien trouvé
non plus qui dérange mes prévisions. Cependant...

Il n'acheva pas, peut-être, lui aussi, reculait-il devant sa part de
responsabilité.

--Quoi? insista durement M. Domini.

--Je voulais dire, reprit M. Lecoq, que je ne tiens pas parfaitement mon
affaire. J'ai bien ma lanterne, et même une chandelle dans ma lanterne,
il ne me manque plus qu'une allumette...

--Soyez convenable, je vous prie, dit sévèrement le juge d'instruction.

--Eh bien, continua M. Lecoq, d'un air et d'un ton trop humble pour
n'être pas joué, j'hésite encore. J'ai besoin d'être aidé. Par exemple,
si monsieur le docteur daignait prendre la peine de procéder à l'examen
du cadavre de Mme la comtesse de Trémorel, il me rendrait un grand
service.

--J'allais précisément vous adresser cette prière, mon cher docteur, dit
M. Domini à M. Gendron.

--Volontiers, répondit le vieux médecin, qui immédiatement se dirigea
vers la porte.

M. Lecoq l'arrêta par le bras.

--Je me permettrai, observa-t-il, d'un ton qui ne ressemblait en rien à
celui qu'il avait eu jusqu'alors, je me permettrai d'appeler l'attention
de monsieur le docteur sur les blessures faites à la tête de Mme de
Trémorel par un instrument contondant que je suppose être un marteau.
J'ai étudié ces blessures, moi qui ne suis pas médecin, et elles m'ont
paru suspectes.

--Et à moi aussi, dit vivement le père Plantat, il m'a semblé qu'il n'y
avait pas eu, aux endroits atteints, effusion de sang dans les vaisseaux
cutanés.

--La nature de ces blessures, continua M. Lecoq, sera un indice précieux
qui me fixera complètement.

Et comme il avait sur le coeur la brusquerie du juge d'instruction, il
ajouta, innocente vengeance:

--C'est vous, monsieur le docteur, qui tenez l'allumette.

M. Gendron se disposait à sortir, lorsque sur le seuil apparut le
domestique de monsieur le maire d'Orcival, Baptiste, l'homme qu'on ne
gronde pas.

Il salua longuement et dit:

--Je viens chercher Monsieur.

--Moi! demanda M. Courtois, pourquoi? Qu'y a-t-il? Ne saurait-on me
laisser une minute en repos! Vous répondrez que je suis occupé.

--C'est que, reprit le placide Baptiste, c'est rapport à Madame que nous
avons cru devoir déranger Monsieur. Elle n'est pas bien du tout, Madame!

L'excellent maire pâlit légèrement.

--Ma femme! s'écria-t-il sérieusement inquiet, que veux-tu dire?
explique-toi donc.

--Eh bien, voilà, continua Baptiste, de l'air le plus tranquille du
monde. Le facteur arrive tout l'heure, avec le courrier. Bon! Je porte
les lettres à Madame qui était dans le petit salon. À peine avais-je
tourné les talons, que j'entends un grand cri, et comme le bruit d'une
personne qui tombe à terre de son haut.

Baptiste s'exprimait lentement, mettant, on le sentait, un art infini à
augmenter les angoisses de son maître.

--Mais parle donc! disait le maire exaspéré, parle, va donc!

--Naturellement, poursuivit le drôle sans se hâter, je rouvre la porte
du petit salon. Qu'est-ce que je vois? Madame étendue à terre. Comme de
juste, j'appelle au secours, la femme de chambre arrive, la cuisinière,
les autres, et nous portons Madame sur son lit. Il paraît, m'a dit
Justine, que c'est une lettre de Mlle Laurence qui a mis Madame dans
cet état...

Le domestique qu'on ne gronde jamais était à battre. À chaque mot, il
s'arrêtait, hésitait, cherchait; ses yeux, démentant sa figure contrite,
trahissaient l'extrême satisfaction qu'il ressentait d'un malheur
survenu à son maître.

Ce maître, hélas! était consterné. Ainsi qu'il nous arrive à tous, quand
nous ne savons au juste quel malheur va nous atteindre, il tremblait
d'interroger. Il restait là, anéanti, ne bougeant; se lamentant au lieu
de courir.

Le père Plantat profita de ce temps d'arrêt pour questionner le
domestique, et avec un tel regard que le drôle n'osa pas tergiverser.

--Comment, demanda-t-il, une lettre de Mlle Laurence, elle n'est donc
pas ici?

--Non, monsieur, elle est partie il y a eu hier huit jours pour aller
passer un mois chez une des soeurs de Madame.

--Et comment va Mme Courtois?

--Mieux, monsieur, seulement elle pousse des cris à faire pitié.

L'infortuné maire s'était redressé sous le coup. Il saisit son
domestique par le bras.

--Mais viens donc, malheureux, lui cria-t-il, viens donc!...

Et ils sortirent en courant.

--Pauvre homme! fit le juge d'instruction, sa fille est peut-être morte.

Le père Plantat hocha tristement la tête.

--Si ce n'était que cela, dit-il.

Et il ajouta:

--Rappelez-vous, monsieur, les allusions de La Ripaille.



VII


Le juge d'instruction, le père Plantat et le docteur échangèrent un
regard plein d'anxiété.

Quel malheur frappait M. Courtois, cet homme si parfaitement estimable
et si excellent en dépit de ses défauts? Était-ce donc décidément une
journée maudite!

--Si La Ripaille s'en est tenu aux allusions, dit M. Lecoq, j'ai entendu
raconter, moi qui ne suis ici que depuis quelques heures, deux histoires
très circonstanciées. Il paraît que cette demoiselle Laurence...

Le père Plantat interrompit brusquement l'agent de la Sûreté.

--Calomnies, s'écria-t-il, calomnies odieuses! Le petit monde qui
jalouse les riches ne se gêne pas pour les déchirer à belles dents,
faute de mieux. L'ignorez-vous donc? Est-ce qu'il n'en a pas toujours
été ainsi! Le bourgeois, dans les petites villes surtout, vit, sans s'en
douter, comme dans une cage de verre. Nuit et jour les yeux de lynx de
l'envie braqués sur lui l'observent, l'épient, surprennent celles de ses
démarches qu'il croit les plus secrètes pour s'en armer contre lui. Il
va, content et fier, ses affaires prospèrent, il a l'estime et l'amitié
de ceux de sa condition, et pendant ce temps, il est vilipendé dans les
classes inférieures, traîné dans la boue, sali par les plus injurieuses
suppositions. Est-ce que l'envie respecte quelque chose!

--Si Mlle Laurence a été calomniée, fit en souriant le docteur
Gendron, au moins a-t-elle trouvé un bon avocat pour défendre sa cause.

Le vieux juge de paix, l'homme de bronze, comme dit M. Courtois, rougit
imperceptiblement, un peu embarrassé de sa vivacité.

--Il est des causes, reprit-il doucement, qui se défendent seules.
Mlle Courtois est une de ces jeunes filles qui ont droit à tous les
respects. Mais il est de ces abominations qu'aucune législation ne
saurait atteindre, et qui me révoltent. Il faut songer, messieurs, que
notre réputation, l'honneur de nos femmes et de nos filles, sont à la
merci du premier gredin doué d'assez d'imagination pour inventer une
abomination. On ne le croira peut-être pas, peu importe, on répétera sa
calomnie, on la propagera. Qu'y faire? Pouvons-nous savoir ce qui se dit
contre nous, en bas, dans l'ombre; le saurons-nous jamais?

--Eh! répliqua le docteur Gendron, que nous importe? Il n'est pour moi
qu'une voix respectable, celle de la conscience. Quant à ce qu'on
appelle l'opinion publique, comme c'est en réalité la somme des opinions
particulières de milliers d'imbéciles et de méchants, je m'en moque
comme de l'an quarante.

La discussion se serait peut-être prolongée, sans le juge d'instruction
qui, ayant tiré sa montre, fit un geste de dépit.

--Nous causons, dit-il, nous parlons et l'heure marche. Il faut nous
hâter. Partageons-nous, au moins, la besogne qui reste.

Le ton impérieux de M. Domini glaça sur les lèvres de M. Lecoq quelques
réflexions dont il attendait le placement.

Il fut alors convenu que, pendant que le docteur, Gendron procéderait à
l'autopsie, le juge d'instruction rédigerait son projet de rapport.

Le père Plantat restait chargé de surveiller la suite des investigations
de l'homme de la préfecture de police.

Dès que l'agent de la Sûreté se trouva seul avec le vieux juge de paix:

--Enfin, dit-il, en respirant longuement, comme s'il eut été soulagé
d'une lourde oppression, enfin, nous allons pouvoir marcher maintenant.

Et comme le père Plantat souriait un peu, il goba un carré de pâte et
ajouta:

--Arriver quand une instruction est commencée, est déplorable, monsieur
le juge de paix, tout à fait déplorable. Les gens qui vous ont précédé
ont eu le temps de se faire un système, et si vous ne l'adoptez pas
d'emblée, c'est le diable!

On entendit dans l'escalier la voix de M. Domini appelant son greffier
qui, arrivé un peu après lui, était resté au rez-de-chaussée.

--Tenez, monsieur, ajouta l'agent, voici monsieur le juge d'instruction
qui se croit en face d'une affaire toute simple, tandis que moi, moi M.
Lecoq, l'égal au moins de ce drôle de Gévrol, moi l'élève chéri du père
Tabaret--il ôta respectueusement son chapeau--je n'y vois pas encore
clair.

Il s'arrêta, récapitulant, sans doute, le résultat de ses perquisitions
et reprit:

--Non, vrai, je suis dérouté, je m'y perds presque. Je devine bien sous
tout ceci quelque chose, mais quoi? quoi?

La figure du père Plantat restait calme, mais son oeil étincelait.

--Peut-être avez-vous raison, approuva-t-il d'un air détaché, peut-être
en effet y a-t-il quelque chose.

L'agent de la Sûreté le regarda, il ne bougea pas. Il continuait à
offrir la physionomie la plus indifférente du monde, tout en relevant
quelques notes sur son carnet.

Il y eut un assez long silence, et M. Lecoq en profita pour confier au
portrait les réflexions qui lui battaient la cervelle.

«Vois-tu bien, chère mignonne, disait-il, ce digne monsieur m'a l'air
d'un vieux finaud dont il faut surveiller attentivement les faits et
gestes. Il ne partage pas, il s'en faut, les opinions du juge
d'instruction, il a une idée qu'il n'ose nous dire et nous la
trouverons. Il est malin, ce juge de paix de campagne. Du premier coup
il nous a devinés, malgré nos jolis cheveux blonds. Tant qu'il a pu
croire que, nous égarant, nous prendrions les brisées de M. Domini, il
nous a suivis, nous appuyant, nous montrant la voie. Maintenant qu'il
sent que nous tenons la piste, il se croise les bras, il se retire. Il
veut nous laisser l'honneur de la découverte. Pourquoi? Il est d'ici,
a-t-il peur de se faire des ennemis? Non. C'est un de ces hommes qui ne
craignent pas grand-chose. Quoi donc? Il recule devant sa pensée. Il a
trouvé quelque chose de si surprenant qu'il n'ose s'expliquer.»

Une subite réflexion changea le cours des confidences de M. Lecoq.

«Mille diables! pensait-il, et si je me trompais, si ce bonhomme n'était
pas fin du tout! s'il n'avait rien découvert, s'il n'obéissait qu'à des
inspirations du hasard? On a vu des choses plus surprenantes. J'en ai
tant connu, de ces gens, dont les yeux sont comme les pitres des
baraques, ils annoncent qu'à l'intérieur on contemple des merveilles; on
entre et on ne voit rien, on est volé. Mais moi--il eut un sourire--je
vais bien savoir à quoi m'en tenir.»

Et prenant l'air le plus niais de son répertoire:

--Ce qui reste à faire, monsieur le juge de paix, dit-il tout haut, est,
en y réfléchissant bien, assez peu de chose. On tient les deux
principaux coupables, en définitive, et quand ils se décideront à
parler, ce qui arrivera tôt ou tard, si monsieur le juge d'instruction
le veut, on saura tout.

Un seau d'eau glacée tombant sur la tête du père Plantat ne l'eût pas
plus surpris, ne l'eût pas surtout surpris plus désagréablement.

--Comment, balbutia-t-il d'un air absolument abasourdi, c'est vous,
monsieur l'agent de Sûreté, un homme habile, expérimenté qui...

Ravi de la réussite de sa ruse, M. Lecoq ne put tenir son sérieux, et le
père Plantat, qui s'aperçut qu'il était tombé dans un piège, se prit à
rire franchement.

Entre ces deux hommes savants dans la science de la vie, d'un esprit
également subtil et défié, pas un mot, d'ailleurs, ne fut échangé.

Ils s'entendaient, ils se comprenaient.

«Toi, mon bonhomme, se disait l'agent de la Sûreté, tu as quelque chose
dans ton sac, seulement c'est si énorme, si monstrueux, que tu ne
l'exhiberais pas pour un boulet de canon. Tu veux qu'on te force la
main? On te la forcera.»

«Il est futé, pensait le père Plantat, il sait que j'ai une idée, il la
cherchera et certainement il la trouvera.»

M. Lecoq avait remis dans sa poche la bonbonnière à portrait ainsi qu'il
fait, quand il travaille sérieusement. Son amour-propre d'élève du père
Tabaret était émoustillé. Il jouait une partie et il est joueur.

--Donc, s'écria-t-il, à cheval et rendez la main. On a, dit le
procès-verbal de monsieur le maire d'Orcival, trouvé l'instrument avec
lequel on a tout brisé ici.

--Nous avons retrouvé, répondit le père Plantat, dans une chambre du
second étage, donnant sur le jardin, une hache, par terre, devant un
meuble attaqué légèrement, mais non ouvert; j'ai empêché qu'on y
touchât.

--Et bien vous avez fait, monsieur. Est-elle lourde, cette hache?

--Elle doit bien peser un kilo.

--C'est parfait, montons la voir.

Ils montèrent, et M. Lecoq aussitôt, oubliant son rôle de mercier
soigneux de ses vêtements, se coucha à plat ventre, étudiant
alternativement, et la hache, une arme terrible, pesante, emmanchée de
frêne, et le parquet luisant et bien ciré.

--Je suppose, moi, observa le juge de paix, que les malfaiteurs ont
montré cette hache et ont attaqué ce meuble dans le seul but
d'éparpiller les suppositions de l'enquête, pour compliquer le problème.
Cette arme n'était pas nécessaire pour enfoncer cette armoire qui ne
tient à rien, que je briserais avec mon poing. Ils ont donné un coup, un
seul, et posé la hache tranquillement.

L'agent de la Sûreté s'était relevé et s'époussetait:

--Je crois, monsieur, dit-il, que vous vous trompez. Cette hache n'a pas
été posée tranquillement à terre, elle a été jetée avec une violence qui
décèle un grand effroi ou une vive colère. Tenez, voyez ici, sur le
parquet, ces trois marques qui se suivent. Lorsque le malfaiteur a lancé
la hache, elle est tombée d'abord sur le tranchant, de là cette
entaille: puis elle est retombée sur le côté, et l'envers qui est un
marteau a laissé cette trace, tenez, ici, sous mon doigt; enfin, elle
était lancée avec tant de vigueur, qu'elle a fait un tour sur elle-même
et qu'elle est venue de nouveau entailler le parquet, là, à l'endroit où
elle est maintenant.

--C'est juste, murmurait le père Plantat, c'est très juste!...

Et les observations de l'agent dérangeant sans doute son système, il
ajoutait d'un air contrarié:

--Je n'y comprends rien, rien du tout.

M. Lecoq poursuivait ses observations.

--Les fenêtres qui sont maintenant ouvertes, demanda-t-il,
l'étaient-elles ce matin, lors des premières perquisitions.

--Oui.

--Alors, c'est bien cela. Les assassins ont entendu un bruit quelconque
dans le jardin, et ils sont allés regarder. Qu'ont-ils vu? Je n'en sais
rien. Ce que je sais, c'est que ce qu'ils ont vu les a épouvantés,
qu'ils ont jeté la hache précipitamment et se sont enfuis. Examinez la
position des entailles--faites en biais naturellement--et vous verrez
que la hache a été lancée par une personne qui se tenait, non pas près
du meuble, mais près de la fenêtre ouverte.

À son tour, le père Plantat s'agenouilla, regardant avec une attention
extrême. L'agent disait vrai. Il se redressa un peu interdit, et après
un moment de méditation:

--Cette circonstance me gêne un peu, dit-il; cependant, à la rigueur...

Il s'arrêta, immobile, songeur, une de ses mains appuyée sur son front.

--Tout peut encore s'expliquer, murmura-t-il, ajustant mentalement les
diverses pièces de son système, et en ce cas l'heure indiquée par la
pendule serait la vraie.

M. Lecoq ne songeait pas à interroger le vieux juge de paix. D'abord il
savait bien qu'il ne répondrait pas, puis sa vanité était engagée.
Comment, lui, il ne devinerait pas une énigme déchiffrée par un autre?

--Moi aussi, fit-il, monologuant à haute et intelligible voix, cette
circonstance de la hache me dérange. Je supposais que les brigands
avaient opéré à loisir, et pas du tout, je découvre qu'ils ont été
surpris, qu'on les a troublés, qu'ils ont eu peur.

Le père Plantat était tout oreilles.

--Il est vrai, poursuivit lentement M. Lecoq, que nous devons diviser
les indices en deux catégories. Il y a les indices laissés à dessein
pour nous tromper, le lit défait, par exemple; puis les indices
involontaires, soit les entailles de cette hache. Mais ici, j'hésite.
L'indication de la hache est-elle vraie ou fausse, bonne ou mauvaise. Je
me croyais sûr du caractère des assassins et alors l'enquête allait de
soi, tandis que maintenant...

Il s'interrompit. Les plis de son front, la contraction de sa bouche,
trahissaient l'effort de sa pensée.

--Tandis que maintenant!... interrogea le père Plantat.

M. Lecoq, à cette question, eut l'air étonné d'un homme qu'on éveille.

--Je vous demande pardon, monsieur, dit-il, je m'oubliais. C'est une
habitude déplorable que j'ai comme cela de réfléchir et de chercher tout
haut. Voilà pourquoi je m'obstine presque toujours à opérer seul. Mes
incertitudes, mes hésitations, la vacillation de mes soupçons me
feraient perdre, si on les entendait, mon prestige de policier-devin,
d'agent pour lequel il n'est pas de mystère.

Le vieux juge de paix avait un sourire d'indulgence.

--D'ordinaire, poursuivit l'homme de la préfecture, je n'ouvre la bouche
que lorsque mon siège est fait, et alors d'un ton péremptoire je rends
mes oracles, je dis: c'est ceci ou c'est cela. Mais aujourd'hui j'agis,
sans trop me contraindre, devant un homme qui sait qu'on ne résout pas
du premier coup un problème aussi compliqué que me semble être celui-ci.
Je laisse voir sans vergogne mes tâtonnements. On ne parvient pas à la
vérité d'un bond, on y arrive par une suite de calculs assez compliqués
grâce à une série d'inductions et de déductions qui s'enchaînent. Eh
bien, en ce moment, ma logique est en défaut.

--Comment cela? demanda le père Plantat.

--Oh! c'est fort simple, monsieur le juge de paix. Je croyais avoir
pénétré les assassins, les savoir par coeur, ce qui est capital au
début, et je ne reconnais plus les adversaires imaginés. Sont-ils
idiots, sont-ils extrêmement fins? J'en suis à me le demander. La ruse
du lit et de la pendule m'avait, à ce que je supposais, exactement donné
la mesure et la portée de leur intelligence et de leurs inventions.
Déduisant du connu à l'inconnu, j'arrivais par une suite de conséquences
très simples à tirer, à prévoir tout ce qu'ils avaient pu imaginer pour
détourner notre attention et nous dérouter. Mon point de départ admis,
je n'avais, pour tomber juste, qu'à prendre le contre-pied des
apparences. Je me disais:

«On a retrouvé une hache au deuxième étage, donc les assassins l'y ont
portée et oubliée à dessein.

«Ils ont laissé cinq verres sur la table de la salle à manger, donc ils
étaient plus ou moins de cinq, mais ils n'étaient pas cinq.

«Il y avait sur la table comme les restes d'un souper, donc ils n'ont ni
bu ni mangé.

«Le cadavre de la comtesse était au bord de l'eau, donc il a été déposé
là et non ailleurs avec préméditation.

«On a retrouvé un morceau d'étoffe dans les mains de la victime, donc il
y a été placé par les meurtriers eux-mêmes.

«Le corps de Mme de Trémorel est criblé de coups de poignard et
affreusement meurtri, donc elle a été tuée d'un seul coup...

--Bravo! oui, bravo! s'écria le père Plantat visiblement charmé.

--Eh! non, pas bravo! fit M. Lecoq, car ici mon fil se casse, je
rencontre une lacune. Si mes déductions étaient justes, cette hache
aurait été remise bien paisiblement sur le parquet.

--Si! encore une fois, bravo! reprit le père Plantat, car cette
circonstance est une particularité qui n'infirme en rien notre système
général. Il est clair, il est certain que les assassins ont eu
l'intention d'agir comme vous dites. Un événement qu'ils ne prévoyaient
pas les a dérangés.

--Peut-être, approuva l'agent de la Sûreté à demi-voix, peut-être votre
observation est-elle juste. Mais c'est que je vois encore autre chose...

--Quoi?...

--Rien... pour le moment, du moins. Il est nécessaire, avant tout, que
je voie la salle à manger et le jardin.

M. Lecoq et le vieux juge de paix descendirent bien vite, et le père
Plantat montra à l'agent les verres et les bouteilles qu'il avait fait
mettre de côté.

L'homme de la préfecture prit les verres l'un après l'autre, les portant
à la hauteur de son oeil, les exposant au jour, étudiant les places
humides qui ternissaient le cristal.

L'examen terminé.

--On n'a bu dans aucun de ces verres, déclara-t-il résolument.

--Quoi! pas dans un seul?

L'agent de la Sûreté arrêta sur le vieux juge un de ces regards qui font
tressaillir la pensée aux plus profonds replis de l'âme et répondit en
mettant un intervalle calculé entre chacun de ces mots:

--Pas dans un seul.

Le père Plantat ne répondit que par un mouvement de lèvres qui disait
clairement: «Vous vous avancez peut-être beaucoup.»

M. Lecoq sourit, et, allant ouvrir la porte de la salle à manger, il
appela:

--François.

Le valet de chambre de feu M. le comte de Trémorel accourut. La figure
de ce brave garçon était décomposée. Fait inouï, bizarre, ce domestique
regrettait son maître, il le pleurait.

--Écoute-moi bien, mon garçon, lui dit l'agent de la Sûreté, le tutoyant
avec cette familiarité qui caractérise les employés de la rue de
Jérusalem, écoute-moi bien, et tâche en me répondant d'être exact, net
et bref.

--J'écoute, monsieur.

--Avait-on l'habitude au château de monter du vin à l'avance?

--Non, monsieur, moi-même, avant chaque repas, je descendais à la cave.

--Il n'y avait donc jamais une certaine quantité de bouteilles pleines
dans la salle à manger?

--Jamais, monsieur.

--Mais il devait quelquefois en rester en vidange.

--Non, monsieur; feu monsieur le comte m'avait autorisé à emporter pour
l'office le vin de la desserte.

--Et où mettait-on les bouteilles vides?

--Je les plaçais, monsieur, dans le bas de cette armoire d'encoignure,
et quand il y en avait un certain nombre, je les descendais à la cave.

--Quand en as-tu descendu, la dernière fois?

--Oh!...--François parut chercher--il y a bien cinq ou six jours.

--Bien. Maintenant, quelles liqueurs aimait ton maître?

--Feu monsieur le comte, monsieur--et le brave garçon eut une larme--ne
buvait presque jamais de liqueur. Quand par hasard il avait envie d'un
petit verre d'eau-de-vie, il le prenait dans la cave à liqueurs que
voici, là sur le poêle.

--Il n'y avait donc pas dans les armoires de bouteilles de rhum ou de
cognac entamées?

--Pour ça, non, monsieur.

--Merci, mon garçon, tu peux te retirer.

François allait sortir, M. Lecoq le rappela.

--Eh! lui dit-il d'un ton léger, pendant que nous y sommes, regarde donc
dans le bas de l'encoignure, si tu retrouves ton compte de bouteilles
vides.

Le domestique obéit, et l'armoire ouverte, s'écria:

--Tiens! il n'y en a plus une seule.

--Parfait reprit M. Lecoq. Cette fois-ci, mon brave, montre-nous tes
talons pour tout de bon.

Aussitôt que le valet de chambre eut fermé la porte:

--Eh bien! demanda l'agent de la Sûreté, que pense monsieur le juge de
paix?

--Vous aviez raison, M. Lecoq.

L'agent de la Sûreté, alors, flaira successivement tous les verres et
toutes les bouteilles.

--Allons, bon! s'écria-t-il en haussant les épaules, encore une preuve
nouvelle à l'appui de mes suppositions.

--Quoi encore? demanda le vieux juge de paix.

--Ce n'est même pas du vin, monsieur, qu'il y a au fond de ces verres.
Parmi toutes les bouteilles vides, déposées dans le bas de cette
armoire, il s'en trouve une, la voici, ayant contenu du vinaigre, et
c'est de cette bouteille que les assassins ont versé quelques gouttes.

Et, saisissant un verre, il le mit sous le nez du père Plantat, en
ajoutant:

--Que monsieur le juge de paix prenne la peine de sentir.

Il n'y avait pas à discuter, le vinaigre était bon, son odeur était des
plus fortes, les malfaiteurs dans leur précipitation avaient laissé
derrière eux cette preuve irrécusable de leur intention d'égarer
l'enquête.

Seulement, capables des plus artificieuses combinaisons, ils ignoraient
l'art de les mener à bien. Leurs malices étaient, ainsi que l'eût dit le
digne M. Courtois, cousues de fil blanc.

On pouvait cependant mettre toutes leurs fautes sur le compte d'une
précipitation forcée ou d'un trouble qu'ils ne prévoyaient pas.

Les planchers brûlent les pieds, disait un policier célèbre, dans une
maison où on vient de commettre un crime.

M. Lecoq, lui, paraissait indigné, exaspéré comme peut l'être un
véritable artiste devant l'oeuvre grossière, prétentieuse et ridicule
de quelque écolier poseur.

--Voilà, grommelait-il, qui passe la permission. Canaille! canaille! ne
l'est pas qui veut; canaille habile, surtout. Encore faut-il les
qualités de l'emploi, mille diables! et tout le monde, Dieu merci! ne
les a pas.

--M. Lecoq! M. Lecoq! murmurait le vieux juge de paix.

--Eh! monsieur, je ne dis rien que de juste. Quand on est candide à ce
point, on devrait bien rester honnête, purement et simplement, c'est si
facile!

Alors, perdant toute mesure, tant sa colère paraissait grande, il avala,
d'un seul coup, cinq ou six carrés de pâtes assorties.

--Voyons, voyons, poursuivait le père Plantat, de ce ton paternellement
grondeur qu'on prend pour apaiser un enfant qui crie, ne nous fâchons
pas. Ces gens-ci ont manqué d'adresse, c'est incontestable, mais
songeons qu'ils ne pouvaient, dans leurs calculs, faire entrer en ligne
de compte l'habileté d'un homme tel que vous.

M. Lecoq qui a la vanité de tous les acteurs, fut sensible au compliment
et dissimula assez mal une grimace de satisfaction.

--Soyons donc indulgent, continuait le père Plantat. D'ailleurs--il fit
une pause pour donner plus de valeur à ce qu'il allait dire--,
d'ailleurs vous n'avez pas encore tout vu.

On ne sait jamais quand M. Lecoq joue la comédie. Comment le saurait-on,
il ne le sait pas toujours lui-même. Ce grand artiste, passionné pour
son art, s'est exercé à feindre tous les mouvements de l'âme, de même
qu'il s'est habitué à porter tous les costumes; et telle a été la
conscience de ses études, qu'arrivé à une perfection désolante pour la
vérité, peut-être, à cette heure, n'a-t-il pas plus de sentiment que de
physionomie qui lui soient propres. Il tempêtait bien fort contre les
malfaiteurs, il gesticulait, mais il ne cessait d'observer sournoisement
le père Plantat, et ces derniers mots lui firent dresser l'oreille.

--Voyons donc le reste, dit-il.

Et tout en suivant au jardin le vieux juge de paix, il adressait au
portrait de la bonbonnière la confidence de son déplaisir et de son
désappointement.

«Peste soit, lui disait-il, peste soit du vieux cachottier. Nous ne
tirerons rien par surprise de cet entêté. Il nous donnera le mot de son
rébus quand nous l'aurons deviné, pas avant. Il est aussi fort que nous,
ma mignonne, il ne lui manque absolument qu'un peu de pratique.
Cependant, vois-tu, pour qu'il ait trouvé ce qui nous échappe, il faut
qu'il ait eu des indices antérieurs que nous ne connaissons pas.»

Au jardin, rien n'avait été dérangé.

--Tenez, M. Lecoq, disait le vieux juge de paix, en suivant une des
allées en demi-cercle conduisant à la Seine, tenez, c'est ici, à cet
endroit du gazon qu'on a trouvé une des pantoufles de ce pauvre comte;
là-bas, un peu à droite de cette corbeille de géraniums, était son
foulard.

Ils arrivèrent au bord de la rivière et relevèrent avec beaucoup de
circonspection les planches qu'avait fait placer le maire pour laisser
les empreintes intactes.

--Nous supposons, dit le père Plantat, que la comtesse ayant réussi à
s'échapper, a pu fuir jusqu'ici, et que c'est ici qu'elle a été rejointe
et frappée d'un dernier coup.

Était-ce là l'avis du vieux juge, ne faisait-il que traduire
l'impression du matin? C'est ce que M. Lecoq ne put deviner.

--D'après nos calculs, monsieur, reprit-il, la comtesse n'a pas dû fuir.
Elle a dû être apportée ici morte, ou la logique n'est pas la logique.
Au surplus, examinons.

Il s'agenouilla alors, comme là-haut, dans la chambre du second étage,
et plus scrupuleusement encore, il étudia successivement le sable de
l'allée, l'eau stagnante et les touffes de plantes aquatiques.

Puis, remontant un peu, il prit une pierre qu'il lança, s'approchant
aussitôt pour voir l'effet produit par la vase.

Il regagna ensuite le perron de l'habitation et revint sous les saules
en traversant le gazon où étaient encore, très nettes et très visibles,
les traces d'un fardeau traîné relevées le matin.

Sans le moindre égard pour son pantalon, il traversa la pelouse à quatre
pattes interrogeant les moindres brins d'herbe, écartant les touffes
épaisses pour mieux voir le sol, observant minutieusement la direction
des petites tiges brisées.

Cette inspection terminée:

--Nos déductions s'affirment, dit-il, on a apporté la comtesse ici.

--En êtes-vous bien certain? demanda le père Plantat.

Il n'y avait pas à s'y tromper cette fois. Évidemment, sur ce point le
vieux juge était indécis, et il demandait une autre opinion que la
sienne, fixant ses hésitations.

--Il n'y a pas d'erreur possible, répondit l'agent de la Sûreté.

Et, souriant finement, il ajouta:

--Seulement, comme deux avis valent mieux qu'un, je vous demanderai,
monsieur le juge, de m'écouter, vous me direz ce que vous pensez après.

Dans ses perquisitions, M. Lecoq avait trouvé à terre une petite
baguette flexible, et tout en parlant, il s'en servait pour indiquer les
objets à la façon des saltimbanques qui montrent sur les tableaux de
leurs baraques la représentation des merveilles qu'on voit à
l'intérieur.

--Non, disait-il, non, monsieur le juge de paix, madame de Trémorel n'a
pas fui. Frappée ici, elle serait tombée avec une certaine violence; son
poids, par conséquent, eût fait jaillir de l'eau assez loin, et non
seulement de l'eau, mais encore de la vase, et nous retrouverions
certainement quelques éclaboussures.

--Mais, ne pensez-vous pas que depuis ce matin, le soleil...

--Le soleil, monsieur, aurait absorbé l'eau, mais la tache de boue sèche
serait restée, or, j'ai beau regarder, un à un pour ainsi dire, tous les
cailloux de l'allée, je n'ai rien trouvé. On pourrait m'objecter que
c'est de droite et de gauche que l'eau et la vase ont jailli. Moi, je
réponds: examinez ces touffes de glaïeuls, ces feuilles de nénuphar, ces
tiges de jonc; sur toutes ces plantes vous trouvez une couche de
poussière, très légère, je le sais, mais enfin de la poussière.
Apercevez-vous la trace d'une seule goutte d'eau? Non. C'est qu'il n'y a
point eu jaillissement, par conséquent pas de chute violente, c'est donc
que la comtesse n'a pas été tuée ici, c'est donc qu'on a apporté son
cadavre et qu'on l'a déposé doucement où vous l'avez retrouvé.

Le père Plantat ne paraissait pas encore absolument convaincu.

--Mais ces traces de lutte, sur le sable, là, dit-il.

M. Lecoq eut un joli geste de protestation.

--Monsieur le juge de paix daigne sans doute plaisanter, répondit-il,
ces marques-là ne tromperaient pas un lycéen.

--Il me semble cependant...

--Il n'y a pas à s'y tromper, monsieur. Que le sable ait été remué,
fouillé, c'est positif. Mais toutes ces traînées qui mettent à nu le sol
que recouvrait le sable, ont été faites par le même pied, cela vous ne
le croyez peut-être pas--et de plus, faites uniquement avec le bout du
pied--et cela vous pouvez le remarquer.

--Oui, cela, en effet, je le reconnais.

--Eh bien! monsieur, quand il y a eu lutte sur un terrain favorable aux
investigations, comme celui-ci, on relève deux sortes de vestiges fort
distincts: ceux de l'assaillant et ceux de la victime. L'assaillant, qui
se précipite en avant, s'appuie nécessairement sur la partie antérieure
du pied et l'imprime sur la terre. La victime, au contraire, qui se
débat, qui cherche à se débarrasser d'une étreinte fatale, fait son
effort en arrière, s'arc-boute sur les talons, et moule par conséquent
les talons dans le sol. Si les adversaires sont de force égale, on
trouve en nombre à peu près égal les empreintes de bouts de pieds et de
talons, selon les hasards de la lutte. Ici, que trouvons-nous?...

Le père Plantat interrompit l'agent de la Sûreté.

--Assez, monsieur, lui dit-il, assez, l'homme le plus incrédule serait
maintenant convaincu.

Et après un instant de méditations, répondant à sa pensée intime, il
ajouta:

--Non, il n'y a plus, il ne peut plus y avoir d'objection.

M. Lecoq, de son côté, pensa que sa démonstration valait bien une
récompense, et triomphalement il avala un carré de réglisse.

--Je n'ai cependant pas encore fini, reprit-il. Nous disons donc que la
comtesse n'a pu être achevée ici. J'ajouterai: elle n'y a pas été
portée, mais traînée. La constatation est aisée. Il n'est que deux
façons de traîner un cadavre. Par les épaules, et alors les deux pieds
traînant à terre laissent deux sillons parallèles. Par les jambes, et
alors la tête portant sur le sol laisse une empreinte unique et assez
large.

Le père Plantat approuva d'un mouvement de tête.

--En examinant le gazon, poursuivit l'agent de la Sûreté, j'ai relevé
les sillons parallèles des pieds, mais l'herbe était foulée sur un
espace assez large. Pourquoi? C'est que ce n'est pas le cadavre d'un
homme qui a été traîné à travers la pelouse, mais bien celui d'une femme
tout habillée et dont les jupons étaient assez lourds, celui de la
comtesse enfin, et non celui du comte.

M. Lecoq s'interrompit, attendant un éloge, une question, un mot.

Mais le vieux juge de paix n'avait plus l'air de l'écouter et paraissait
plongé dans les calculs les plus abstraits.

La nuit tombait, un brouillard léger comme la fumée d'un feu de paille
se balançait au-dessus de la Seine.

--Il faut rentrer, dit tout à coup le père Plantat, aller voir où le
docteur en est de l'autopsie.

Et lentement, l'agent de police et lui regagnèrent la maison.

Sur le perron, se tenait le juge d'instruction qui s'apprêtait à aller à
leur rencontre. Il tenait sous son bras sa grande serviette de chagrin
violet, timbrée à ses initiales, et avait repris son léger pardessus
d'Orléans noir.

Il avait l'air satisfait.

--Je vais vous laisser le maître, monsieur le juge de paix, dit-il au
père Plantat, il est indispensable, si je veux voir ce soir monsieur le
procureur impérial, que je parte à l'instant. Déjà, ce matin, lorsque
vous m'avez envoyé chercher, il était absent.

Le père Plantat s'inclina.

--Je vous serai fort obligé, continua M. Domini, de surveiller la fin de
l'opération. Le docteur Gendron n'en a plus, vient-il de me dire, que
pour quelques minutes, et j'aurai ses notes demain matin. Je compte sur
votre bonne obligeance, pour mettre les scellés partout où besoin est,
et aussi pour constituer des gardiens. Je me propose d'envoyer un
architecte relever le plan exact de la maison et du jardin.

--Puis, remarqua le vieux juge de paix, il faudra, sans doute un
supplément d'instruction?

--Je ne le pense pas, fit le juge d'instruction, d'un ton de certitude.

Puis s'adressant à M. Lecoq.

--Eh bien, monsieur l'agent, demanda-t-il, avez-vous fait quelque
découverte nouvelle?

--J'ai relevé plusieurs faits importants, répondit M. Lecoq, mais je ne
puis me prononcer avant d'avoir encore vu là-haut au jour. Je demanderai
donc à monsieur le juge d'instruction la permission de ne lui présenter
mon rapport que demain, dans l'après-midi. Je crois pouvoir répondre,
d'ailleurs, que si embrouillée que soit cette affaire...

M. Domini ne le laissa pas achever.

--Mais, interrompit-il, je ne vois rien d'embrouillé dans cette affaire;
tout me paraît, au contraire, fort clair.

--Cependant, objecta M. Lecoq, je pensais...

--Je regrette vraiment, poursuivit le juge d'instruction, qu'on vous ait
appelé avec trop de précipitation et sans grande nécessité. J'ai
maintenant, contre les deux hommes que j'ai fait arrêter, les charges
les plus concluantes.

Le père Plantat et M. Lecoq échangèrent un long regard, trahissant leur
surprise profonde.

--Quoi! ne put s'empêcher de dire le vieux juge de paix, vous auriez,
monsieur, recueilli des indices nouveaux!

--Mieux que des indices, je crois, répondit M. Domini avec un plissement
de lèvres de fâcheux augure; La Ripaille, que j'ai interrogé une seconde
fois, commence à se troubler. Il a perdu tout à fait son arrogance. J'ai
réussi à le faire se couper à plusieurs reprises et il a fini par
m'avouer qu'il a vu les assassins.

--Les assassins! exclama le père Plantat, il a dit les assassins?

--Il a vu au moins l'un d'entre eux. Il persiste me jurer qu'il ne l'a
pas reconnu. Voilà où nous en sommes. Mais les ténèbres de la prison ont
des terreurs salutaires. Demain, après une nuit d'insomnie, mon homme,
j'en suis persuadé, sera bien autrement explicite.

--Mais Guespin, interrogea anxieusement le vieux juge, avez-vous de
nouveau questionné Guespin.

--Oh! fit M. Domini, pour ce qui est de celui-là, tout est dit.

--Il a avoué? demanda M. Lecoq stupéfié.

Le juge d'instruction se tourna à demi vers l'homme de la police, comme
s'il eût trouvé mauvais qu'il osât le questionner.

--Guespin n'a rien avoué, répondit-il néanmoins, mais sa cause n'en est
pas meilleure. Nos bateliers sont revenus. Ils n'ont pas encore retrouvé
le cadavre de M. de Trémorel qu'ils supposent avoir été entraîné par le
courant. Mais, ils ont repêché d'abord au bout du parc, dans les
roseaux, l'autre pantoufle du comte; puis, au milieu de la Seine, sous
le pont, remarquez bien ce détail, sous le pont, une veste de drap
grossier qui porte encore des traces de sang.

--Et cette veste est à Guespin? demandèrent ensemble le vieux juge de
paix et l'agent de la Sûreté.

--Précisément. Elle a été reconnue par tous les gens du château et
Guespin a avoué sans difficulté qu'elle lui appartient. Mais ce n'est
pas tout...

M. Domini s'arrêta comme pour reprendre haleine, en réalité pour faire
languir un peu le père Plantat. Par suite de leurs divergences
d'opinions, il avait cru reconnaître en lui une certaine hostilité
sourde, et--la faiblesse humaine ne perdant jamais ses droits--il
n'était pas fâché de triompher un peu.

--Ce n'est pas tout, poursuivit-il; cette veste avait à la poche droite
une large déchirure et un morceau de l'étoffe avait été arraché. Ce
lambeau de la veste de Guespin, savez-vous ce qu'il était devenu?...

--Ah! murmura le père Plantat, c'est lui que nous avons retrouvé dans la
main de la comtesse.

--Vous l'avez dit, monsieur le juge de paix. Que pensez-vous, je vous
prie, de cette preuve de culpabilité du prévenu?

Le père Plantat semblait consterné; les bras lui tombaient.

Quant à M. Lecoq qui, devant le juge d'instruction, avait repris
sévèrement son attitude de mercier retiré, il fut à ce point surpris
qu'il faillit s'étrangler avec un morceau de pâte.

--Mille diables! disait-il, tout en toussant, réparation d'honneur,
voilà qui est fort.

Il eut un sourire niais, et ajouta, plus bas et pour le seul père
Plantat:

--Très fort! quoique du même tonneau et prévu par nos calculs. La
comtesse tenait entre ses doigts crispés un lambeau de drap, donc il a
dû être placé là intentionnellement par les meurtriers.

M. Domini n'avait pas relevé l'exclamation, il n'entendit pas la
réflexion de M. Lecoq. Il tendit la main au père Plantat et lui donna
rendez-vous pour le lendemain, au palais.

Puis il sortit, emmenant son greffier.

Guespin et le vieux La Ripaille, les menottes aux mains, avaient été
quelques minutes plus tôt dirigés sur la prison de Corbeil, sous la
conduite des gendarmes d'Orcival.



VIII


Dans la salle de billard du château de Valfeuillu, le docteur Gendron
venait d'achever sa funèbre besogne.

Il avait retiré son vaste habit noir à larges manches, à basques
immenses, à boutonnière ornée du ruban rouge de la Légion d'honneur,
véritable habit de savant, et il avait retroussé, bien au-dessus du
coude, les manches de sa chemise de forte toile.

Près de lui, sur une petite table destinée à recevoir les
rafraîchissements, étaient épars les instruments dont il s'était servi,
des bistouris et plusieurs sondes d'argent.

Il avait dû, pour les investigations, dépouiller le cadavre, et il
l'avait ensuite recouvert d'un grand drap blanc qui dessinait vaguement
les formes du corps et dépassait, d'un côté, les bandes du billard.

La nuit était venue et une grosse lampe, à globe de cristal dépoli,
éclairait cette scène sinistre.

Penché au-dessus d'un immense seau d'eau, le docteur finissait de se
laver les mains, lorsque entrèrent le vieux juge de paix et l'agent de
la Sûreté. Au bruit de la porte, M. Gendron se redressa vivement:

--Ah! c'est vous, Plantat, dit-il--d'une voix dont l'altération était
parfaitement sensible--, où est M. Domini?

--Parti.

Le docteur ne prit pas la peine de réprimer un mouvement de vive
impatience.

--Il faut pourtant que je lui parle, dit-il, c'est indispensable et le
plus tôt sera le mieux. Car enfin, je me trompe peut-être, je puis me
tromper...

M. Lecoq et le père Plantat s'étaient approchés, refermant la porte
qu'assiégeaient les domestiques du château. Entrés dans le cercle de la
lumière de la lampe, ils purent voir combien étaient bouleversés les
traits si régulièrement calmes de M. Gendron.

Il était pâle, plus pâle que la morte qui gisait là sous ce grand drap.

L'altération des traits et de la voix du docteur ne pouvait être causée
par la tâche qu'il venait de remplir. Certes, elle était pénible, mais
M. Gendron est un de ces vieux praticiens qui ont tâté le pouls à toutes
les misères humaines, dont le dégoût s'est blasé aux plus hideux
spectacles, qui en ont vu bien d'autres enfin.

Il fallait qu'il eût découvert quelque chose d'extraordinaire.

--Je vais, mon cher docteur, lui dit le père Plantat, vous adresser la
question que vous m'adressiez, il y a quelques heures: Vous
trouveriez-vous indisposé, êtes-vous souffrant?

M. Gendron secoua tristement la tête, et répondit avec une intention
calculée et parfaitement notée:

--Je vous répondrai, mon ami, précisément ce que vous m'avez répondu: Je
vous remercie, ce n'est rien, je vais déjà mieux.

Alors, ces deux observateurs, également profonds, détournèrent la tête,
comme si, redoutant d'échanger leurs pensées, ils se fussent défiés de
l'éloquence de leurs regards.

M. Lecoq s'avança.

--Je crois savoir, dit-il, les raisons de l'émotion de M. le docteur. Il
vient de découvrir que Mme de Trémorel a été tuée d'un seul coup, et
que plus tard les assassins se sont acharnés sur un cadavre déjà presque
froid.

Les yeux du docteur eurent, en s'arrêtant sur l'agent de la Sûreté, une
expression d'immense stupeur.

--Comment avez-vous pu deviner cela? demanda-t-il.

--Oh! je n'ai pas deviné seul, répondit modestement M. Lecoq. Je dois
partager avec monsieur le juge de paix l'honneur du système qui nous a
amenés à prévoir ce fait.

M. Gendron se frappa le front.

--En effet, s'écria-t-il, je me rappelle maintenant votre
recommandation; dans mon trouble, qui a été grand, il faut bien que je
le confesse, je l'avais totalement oubliée.

M. Lecoq crut devoir s'incliner.

--Eh bien reprit le médecin, vos prévisions se trouvent réalisées. Entre
le premier coup de poignard qui a donné la mort et les autres, il ne
s'est peut-être pas écoulé tout le temps que vous supposez, mais je suis
persuadé que Mme de Trémorel avait cessé de vivre depuis près de
trois heures, lorsqu'on l'a frappée de nouveau.

M. Gendron s'était approché du billard et lentement il avait relevé le
drap mortuaire, découvrant ainsi la tête et une partie du buste du
cadavre.

--Éclairez-nous donc, Plantat, demanda-t-il.

Le vieux juge de paix obéit. Il prit la lampe et passa de l'autre côté
du billard. Sa main tremblait si fort que le globe et le verre
s'entrechoquaient. La lumière vacillante promenait sur les murs des
ombres sinistres.

Cependant le visage de la comtesse avait été lavé soigneusement, les
plaques de sang et de vase avaient été enlevées. La marque des coups
était ainsi plus visible, mais on retrouvait sur cette figure livide les
traces de sa beauté.

M. Lecoq se tenait en haut du billard, se penchant pour examiner de plus
près.

--Mme de Trémorel, disait le docteur Gendron, a reçu dix-huit coups
de poignard. De toutes ces blessures, une seule est mortelle, c'est
celle dont la direction est presque verticale; tenez, là, un peu
au-dessous de l'épaule.

En même temps, il montrait la plaie béante, et sur son bras gauche il
soutenait le cadavre dont les admirables cheveux blonds s'éparpillaient
sur lui.

Les yeux de la comtesse avaient conservé une expression effrayante. Il
semblait que de sa bouche entrouverte ce cri allait s'échapper: «À moi!
au secours!»

Le père Plantat, l'homme au coeur de pierre, détournait la tête, et le
docteur, devenu maître de son émotion première, continuait de cette voix
un peu emphatique des professeurs à l'amphithéâtre.

--La lame du couteau devait être large de trois centimètres et longue de
vingt-cinq au moins. Toutes les autres blessures, au bras, à la
poitrine, aux épaules, sont légères relativement. On doit les supposer
postérieures de deux heures au moins à celle qui a déterminé la mort.

--Bien! fit M. Lecoq.

--Remarquez, reprit vivement le docteur, que je n'émets pas une
certitude; j'indique simplement une probabilité. Les phénomènes sur
lesquels se base ma conviction personnelle, sont trop fugitifs, trop
insaisissables de leur nature, trop discutés encore pour que je puisse
rien assurer.

Cet exposé du docteur parut contrarier vivement M. Lecoq.

--Cependant, dit-il, du moment où...

--Ce que je puis affirmer, interrompit M. Gendron, ce que sans scrupules
j'affirmerais devant un tribunal, sous la foi du serment, c'est que
toutes les plaies contuses de la tête, à l'exception d'une seule, ont
été faites bien après la mort. Pas de doutes, pas de discussion
possibles. Voici, au-dessus de l'oeil, le coup donné pendant la vie.
Comme vous le voyez, l'infiltration du sang dans les mailles des tissus
a été considérable, la tumeur est énorme, très noire au centre et
plombée. Les autres contusions ont si peu ce caractère que même ici, où
le choc a été assez violent pour fracturer l'os temporal, il n'y a
aucune trace d'ecchymose.

--Il me semble, monsieur le docteur, insinua M. Lecoq, que de ce fait
acquis et prouvé, que la comtesse a été, après sa mort, frappée par un
instrument contondant, on peut conclure que c'est également lorsqu'elle
avait cessé de vivre qu'elle a été hachée de coups de couteau.

M. Gendron réfléchit un moment.

--Il se peut, monsieur l'agent, dit-il enfin, que vous ayez raison, et
pour ma part j'en suis persuadé. Pourtant, les conclusions de mon
rapport ne seront pas les vôtres. La médecine légale ne doit se
prononcer que sur des faits patents, démontrés, indiscutables. Si elle a
un doute, le moindre, le plus léger, elle doit se taire. Je dirai plus:
s'il y a incertitude, mon avis est que l'accusé doit en recueillir le
bénéfice et non l'accusation.

Ce n'était, certes, pas là l'opinion de l'agent de la Sûreté, mais il se
garda bien d'en rien dire.

C'est avec une attention passionnée qu'il avait suivi le docteur
Gendron, et la contraction de sa physionomie disait l'effort de son
intelligence.

--Il me paraît possible maintenant, dit-il, de déterminer où et comment
la comtesse a été frappée.

Le docteur avait recouvert le cadavre et le père Plantat avait replacé
la lampe sur la petite table.

Ils engagèrent tous deux M. Lecoq à s'expliquer.

--Eh bien! reprit l'homme de la police, la direction de la blessure de
Mme de Trémorel me prouve qu'elle était dans sa chambre, prenant le
thé, assise et le corps un peu incliné en avant, lorsqu'elle a été
assassinée. L'assassin est arrivé par-derrière, le bras levé, il a bien
choisi sa place et a frappé avec une force terrible. Telle a été la
violence du coup, que la victime est tombée en avant, et que dans la
chute, son front rencontrant l'angle de la table, elle s'est fait la
seule blessure ecchymosée que nous ayons remarquée à la tête.

M. Gendron examinait alternativement M. Lecoq et le père Plantat, qui
échangeaient des regards au moins singuliers. Peut-être se doutait-il du
jeu qu'ils jouaient.

--Évidemment, dit-il, le crime doit avoir eu lieu comme l'explique
monsieur l'agent.

Il y eut un autre silence si embarrassant que le père Plantat jugea
convenable de l'interrompre. Le mutisme obstiné de M. Lecoq le
taquinait.

--Avez-vous vu, lui demanda-t-il, tout ce que vous aviez à voir!

--Pour aujourd'hui, oui, monsieur Pour les quelques perquisitions qui me
seraient encore utiles, j'ai besoin de la lumière du jour. Il me paraît
d'ailleurs que, sauf un détail qui m'inquiète, je tiens complètement
l'affaire.

--Il faut alors être ici demain de bon matin.

--J'y serai, monsieur, à l'heure qu'il vous plaira.

--Vos explorations terminées, nous nous rendrons ensemble à Corbeil,
chez monsieur le juge d'instruction.

--Je suis aux ordres de monsieur le juge de paix.

Le silence recommença.

Le père Plantat se sentait deviné et il ne comprenait rien au singulier
caprice de l'agent de la Sûreté qui, si prompt quelques heures plus tôt,
se taisait maintenant.

M. Lecoq, lui, ravi de taquiner un peu le juge de paix, se proposait de
l'étonner prodigieusement le lendemain en lui présentant un rapport qui
serait le fidèle exposé de toutes ses idées. En attendant, il avait tiré
sa bonbonnière et confiait mille choses au portrait.

--Puisqu'il en est ainsi, fit le docteur, il ne nous reste plus, ce me
semble, qu'à nous retirer.

--J'allais demander la permission de le faire, dit M. Lecoq; je suis à
jeun depuis ce matin.

Le père Plantat prit un grand parti:

--Regagnez-vous Paris ce soir, M. Lecoq? demanda-t-il brusquement.

--Non, monsieur, je suis arrivé ici ce matin avec l'intention d'y
coucher. J'ai même apporté mon sac de nuit, qu'avant de venir au château
j'ai déposé à cette petite auberge qui est au bord de la route et qui a
un grenadier peint sur sa devanture. C'est là que je me propose de
souper et de coucher.

--Vous serez fort mal au _Grenadier fidèle_, fit le vieux juge de paix,
vous ferez acte de prudence en venant dîner avec moi.

--Monsieur le juge de paix est vraiment trop bon...

--De plus, comme nous avons à causer et peut-être, longuement, je vous
offre une chambre; nous allons prendre votre sac de nuit en passant.

M. Lecoq s'inclina, la bouche en coeur, à la fois flatté et
reconnaissant de l'invitation.

--Et vous aussi, docteur, continua le père Plantat, bon gré mal gré je
vous enlève. Ah! ne dites pas non. Si vous tenez absolument à rentrer à
Corbeil ce soir, nous vous reconduirons après souper.

Restaient les scellés à poser.

L'opération fut promptement terminée. Des bandes étroites de parchemin,
retenues par de larges cachets de cire, aux armes de la justice de paix,
furent placées à toutes les portes du premier étage, à la porte de la
chambre à la hache, et aussi aux battants d'une armoire où toutes les
pièces de conviction, recueillies par l'enquête et minutieusement
décrites dans les procès-verbaux, avaient été déposées.



IX


Malgré toute la hâte imaginable, il n'était pas loin de dix heures quand
le père Plantat et les invités purent enfin quitter le château de
Valfeuillu.

Au lieu de prendre le chemin du matin, ils s'engagèrent dans un petit
sentier en pente qui, longeant les propriétés de Mme de Lanascol,
conduit en diagonale au pont de fil de fer.

C'était le plus court pour gagner l'auberge où M. Lecoq avait déposé son
léger bagage.

Tout en marchant, le vieux juge de paix, un peu distrait des
préoccupations de l'enquête, s'inquiétait de M. Courtois, son ami.

--Quel malheur a pu le frapper? disait-il au docteur Gendron. Grâce à la
niaiserie méchante de l'affreux drôle qui le sert, nous n'avons rien su
absolument. Et c'est au reçu de la lettre de sa fille aînée, Mlle
Laurence, qu'on l'a envoyé chercher!

On était arrivé devant le _Grenadier_.

Sur la porte de l'auberge, le dos appuyé contre les montants, les jambes
croisées, un grand gaillard taillé en hercule, haut en couleur, fumait
une longue pipe de terre, tout en causant avec un homme de peine du
chemin de fer, venu d'Évry tout exprès pour savoir. C'était
l'aubergiste.

Dès qu'il aperçut le père Plantat:

--Eh! bien, monsieur le juge de paix, s'écria-t-il, voilà un malheur!
Entrez, entrez, il y a dans la salle plusieurs personnes qui ont vu les
assassins. Quel gredin que ce La Ripaille! Et ce Guespin, donc! Ah! je
ferai volontiers le voyage de Corbeil le matin où on dressera leur
échafaud.

--Un peu de charité, maître Lenfant, vous oubliez trop vite que Guespin
et La Ripaille étaient de vos meilleures pratiques.

Maître Lenfant resta quelque peu interdit de la réplique, mais son
impudence reprit vite le dessus.

--Belles pratiques! répondit-il, ce filou de Guespin m'emporte
trente-huit francs que je ne reverrai jamais.

--Qui sait!... fit ironiquement le juge de paix, et d'ailleurs, ce soir,
vous allez gagner plus que cette somme, vous avez autant de monde qu'à
la fête d'Orcival...

Pendant cette courte conversation, M. Lecoq était entré dans l'auberge
pour reprendre son sac de nuit.

Sa qualité n'étant plus un secret pour personne, il ne reçut pas
l'aimable accueil du matin, alors qu'on le prenait pour un bonnetier
retiré.

C'est à peine si Mme Lenfant, une maîtresse femme qui n'a pas besoin
de son mari pour fourrer les ivrognes qui n'ont plus d'argent à la
porte, daigna lui répondre. Quand il demanda combien il devait, elle eut
un geste de mépris en disant: «Rien.»

Dès qu'il sortit de l'auberge, son sac de nuit à la main:

--Marchons vite, maintenant, fit le père Plantat, d'autant que je tiens
à passer prendre des nouvelles de notre pauvre maire.

Les trois hommes hâtèrent le pas et le vieux juge de paix, agité de
pressentiments funestes, cherchant à combattre ses inquiétudes,
poursuivait:

--S'il était survenu chez Courtois un événement grave, certainement je
serais prévenu à cette heure. Peut-être Laurence a-t-elle écrit
simplement qu'elle est malade ou même un peu indisposée. Mme
Courtois, qui est bien la meilleure des femmes qui soient au monde, se
monte la tête pour un rien, elle aura voulu envoyer son mari chercher
leur fille immédiatement. Ce sera, vous le verrez, quelque fausse
alerte.

Non. Il était arrivé quelque catastrophe.

Devant la grille de l'habitation du maire, stationnaient une quinzaine
de femmes du bourg. Au milieu du groupe, Baptiste, le valet qui fait ce
qu'il veut, pérorait et gesticulait.

Mais à l'approche du redoutable juge de paix, les commères s'envolèrent
comme une troupe de mouettes effarouchées. Elles l'avaient reconnu
d'assez loin à la lueur d'un réverbère.

Car Orcival possède et étale orgueilleusement vingt réverbères, présent
de M. Courtois, qu'on allume jusqu'à minuit les soirs où il n'y a pas de
lune. Vingt réverbères à huile de pétrole achetés à la liquidation d'une
ville qui, assez riche pour se payer des lumières plus éclatantes,
venait d'adopter le gaz.

Les réverbères d'Orcival n'éclairent peut-être pas beaucoup, mais par
les soirées d'hiver, quand il y a du brouillard surtout, l'huile de
pétrole répand une abominable odeur.

L'arrivée inattendue du vieux juge de paix contraria sensiblement le
tranquille Baptiste, interrompu par la fuite de ses auditeurs juste au
milieu d'un superbe mouvement oratoire.

Comme cependant il a grand-peur du bonhomme, il dissimula sa contrariété
sous son sourire, habituel.

--Ah! monsieur, s'écria-t-il, lorsque le père Plantat ne fut plus qu'à
trois pas, ah! monsieur, quelle histoire! Je courais vous chercher...

--Ton maître a besoin de moi?

--C'est à n'y pas croire, poursuivit Baptiste. En sortant du Valfeuillu,
ce soir, Monsieur se met à courir, si fort, mais si fort, que c'est à
peine si je pouvais le suivre.

Baptiste s'interrompit pour lancer une réflexion qui lui venait.

--Monsieur n'a pas l'air leste, n'est-ce pas! Eh bien! il l'est, allez,
et joliment, quoique gros!

Le père Plantat impatienté frappa du pied.

--Enfin, reprit le domestique, nous arrivons ici, bon! Monsieur se
précipite comme un ouragan dans le salon où se trouvait Madame
sanglotant comme une Madeleine. Il était si essoufflé qu'il pouvait à
peine parler. Les yeux lui sortaient de la tête, et il disait comme ça:
«Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il?» Alors, Madame qui ne pouvait pas parler non
plus, lui a tendu la lettre de Mademoiselle qu'elle tenait à la main.

Les trois auditeurs de Baptiste étaient comme sur des charbons ardents
et le drôle qui s'en apercevait, égrenait de plus en plus lentement ses
paroles.

--Voilà donc, continua-t-il, Monsieur qui prend la lettre et qui
s'approche de la fenêtre pour y voir plus clair à lire. Oh! d'un coup
d'oeil il a eu tout lu. Pour lors--on voit tout de même des choses
singulières--il a poussé un cri rauque, comme cela, tenez: «Oh!» puis il
s'est mis à battre l'air de ses deux mains, comme un chien qui nage,
puis il a fait deux tours sur lui-même et il est tombé, pouf! comme un
sac, la face contre terre. C'était fini.

--Il est mort! s'écrièrent ensemble les trois hommes.

--Oh! non, messieurs, répondit Baptiste avec un aimable sourire, vous
allez voir.

M. Lecoq est certainement patient, mais non autant qu'on le pourrait
croire. Crispé par l'allure du récit, il posa à terre son sac de nuit
et, saisissant le bras de Baptiste de la main droite, pendant que de la
gauche il faisait siffler un petit jonc très flexible, à assommoir de
vermeil, qui ne le quitte jamais:

--Mon garçon, fit-il, je t'engage, là, sérieusement à dépêcher...

Il ne dit que cela. Et le domestique, qu'on ne gronde jamais eut une
peur terrible de ce petit homme blond, à voix singulière, à poigne plus
dure qu'un étau.

Il reprit donc très vite cette fois, l'oeil fixé sur le jonc de M.
Lecoq:

--Monsieur venait d'avoir une attaque. Voilà la maison en l'air. Tout le
monde perd la tête, sauf moi; l'idée d'un médecin me vient et je cours
chercher quelqu'un, M. Gendron, que je savais au château, ou le docteur
d'ici, ou le pharmacien, n'importe qui. Un bonheur. Juste au coin de la
rue, je rencontre Robelot, le rebouteux. «Toi, lui dis-je, tu vas me
suivre.» Il me suit, il écarte les autres qui soignaient Monsieur, et il
le saigne aux deux bras. Un petit moment après, Monsieur a respiré,
ensuite il a ouvert les yeux, enfin il a parlé. Maintenant, il est bien
revenu, il est étendu sur un des canapés du salon, pleurant toutes les
larmes de son corps. Il m'a dit qu'il voulait voir monsieur le juge de
paix, et moi aussitôt...

--Et... mademoiselle Laurence?... demanda le père Plantat avec des
larmes dans la voix.

Baptiste prit une pose tragique.

--Ah! messieurs, fit-il, ne m'en parlez pas... c'est navrant!

Le juge de paix et le docteur n'en écoutèrent pas davantage, ils
entrèrent vivement.

Derrière eux venait M. Lecoq. Il avait confié son sac de nuit à Baptiste
avec un: «Portez-moi ça chez le juge de paix, et leste», qui fit
trembler le domestique qu'on ne gronde jamais et lui donna des jambes.

Le malheur, lorsqu'il entre dans une maison, semble la marquer dès le
seuil de son empreinte fatale. Peut-être n'en est-il pas ainsi en
réalité, mais c'est le sentiment qu'éprouvent invinciblement les
personnes prévenues.

Pendant que le médecin et le père Plantat traversaient la cour, il leur
semblait que cette maison si hospitalière, si gaie et si vivante la
veille, présentait un aspect lugubre.

À l'étage supérieur, on voyait des lumières aller et venir. On
s'occupait de la plus jeune des filles de M. Courtois, Mlle Lucile,
qui avait été prise d'une affreuse attaque de nerfs.

Dans le vestibule, une fillette de quinze ans qui servait de femme de
chambre à Mlle Laurence, était assise sur la première marche de
l'escalier. Elle avait relevé son tablier sur sa tête, comme font à la
campagne les femmes au désespoir, et pleurait à fendre l'âme.

Quelques domestiques étaient là, effarés, immobiles, ne sachant que
faire, que devenir dans ce désarroi.

La porte du salon, mal éclairé par deux bougies, était toute grande
ouverte. Dans un vaste fauteuil près de la cheminée, Mme Courtois
était renversée plutôt qu'assise. Au fond, près des fenêtres donnant sur
le jardin, M. Courtois gisait sur le canapé.

On lui avait retiré son paletot et pour aller plus vite, au moment où sa
vie dépendait d'un coup de lancette, on avait déchiré et arraché les
manches de sa chemise et de son gilet de flanelle. Des bandes de toile,
comme on en ajuste après les saignées, entouraient ses deux bras nus.

Près de la porte, un petit homme vêtu comme les artisans aisés des
environs de Paris, semblait fort embarrassé de sa contenance. C'était
Robelot, le rebouteux, qu'on avait fait rester, crainte de quelque
nouvel accident.

L'entrée du père Plantat tira M. Courtois de l'état de morne stupeur
dans lequel il était plongé.

Il se leva, et c'est en chancelant qu'il vint se jeter, ou plutôt
s'abattre entre les bras du vieux juge de paix.

D'une voix déchirante, il disait:

--Ah! mon ami, je suis bien malheureux! oui, bien malheureux.

C'était à ne plus reconnaître l'infortuné maire, tant il était changé.

Non, ce n'était plus là cet heureux du monde, au visage souriant, au
regard sûr de soi, dont le maintien, comme un défi jeté à tous, disait
bien haut et l'importance et la prospérité. En quelques heures, il avait
vieilli de vingt ans.

Il était brisé, foudroyé, et sa pensée éperdue flottait à la dérive au
milieu d'un océan d'amertumes.

Il ne savait que répéter comme un mot vide de sens:

--Malheureux! malheureux!

Le vieux juge de paix, cet homme si éprouvé, était bien l'ami qu'il
fallait en ces crises terribles.

Il avait ramené M. Courtois jusqu'au canapé, et là, assis près de lui,
tenant ses mains dans les siennes, il s'efforçait de calmer cette
douleur sans bornes.

Il rappelait à ce père infortuné, que sa femme, la compagne de sa vie,
lui restait, pour pleurer avec lui la pauvre morte. N'avait-il pas une
autre fille à aimer, et à laquelle il se devait!

Mais cet homme malheureux était hors d'état de rien entendre.

--Ah! mon ami, gémissait-il, vous ne savez pas tout. Si elle était morte
ici, au milieu de nous, entourée de nos soins, réchauffée jusqu'à son
dernier soupir par notre tendresse, mon désespoir serait infini et
cependant bien faible en comparaison de celui qui me tue. Si vous
saviez, si vous saviez...

Le père Plantat s'était levé, comme s'il eût été épouvanté de ce qu'il
allait entendre.

--Mais qui pourrait dire, poursuivait le maire, où et comment elle est
morte! Ô ma Laurence, il ne s'est donc trouvé personne pour entendre le
râle de ton agonie et te sauver! Qu'es-tu devenue, toi si jeune, si
heureuse!

Il se redressa effrayant de désespoir et s'écria:

--Partons, Plantat, venez, allons voir à la Morgue!

Puis il se laissa retomber murmurant le mot sinistre:

--La Morgue.

Tous les témoins de cette scène déchirante restaient immobiles et muets,
glacés, retenant leur souffle.

Seuls, les gémissements étouffés de Mme Courtois et les sanglots de
la petite servante dans le vestibule, troublaient le silence.

--Vous savez que je suis votre ami, murmurait le père Plantat; oui,
votre meilleur ami; parlez, confiez-vous à moi, dites-moi tout.

--Eh bien donc!... commença M. Courtois, sachez...

Mais les larmes l'étouffant il ne put continuer. Alors tendant au père
Plantat une lettre froissée et mouillée de pleurs, il lui dit:

--Tenez, lisez... c'est sa dernière lettre.

Le père Plantat s'approcha de la table où étaient les bougies, et non
sans peine, car l'écriture était effacée en plusieurs endroits, il lut:

/#
     _«Chers parents aimés,_
#/

_Pardonnez, pardonnez, je vous en conjure, à votre malheureuse fille la
douleur dont elle va vous accabler._

_Hélas! j'ai été bien coupable, mais que le châtiment est terrible, ô
mon Dieu!_

_En un jour d'égarement, entraînée par une passion fatale, j'ai tout
oublié, l'exemple et les conseils de ma bonne et sainte mère, les
devoirs les plus sacrés et votre tendresse._

_Je n'ai pas su, non, je n'ai pas su résister à celui qui pleurait à mes
genoux en me jurant un amour éternel et qui maintenant m'abandonne._

_Maintenant, c'est fini, je suis perdue, déshonorée. Je suis enceinte et
il me devient impossible de cacher plus longtemps l'horrible faute._

_Ô chers parents, ne me maudissez pas. Je suis votre fille, je ne
saurais courber le front sous les mépris, je ne survivrai pas à mon
honneur._

_Quand cette lettre vous sera remise, j'aurai cessé d'exister. J'aurai
quitté la maison de ma tante, et je serai allée loin, bien loin, où nul
ne pourra me reconnaître. Là, je saurai finir mes misères et mon
désespoir._

_Adieu donc, ô mes parents aimés, adieu! Que ne puis-je, une dernière
fois, vous demander pardon à genoux._

_Ma mère chérie, mon bon père, ayez pitié d'une malheureuse égarée,
pardonnez-moi, oubliez-moi. Que Lucile, ma soeur, ne sache jamais..._

_Encore adieu, j'ai du courage, l'honneur commande._

_À vous, la dernière prière et la suprême pensée de votre pauvre
Laurence...»_

De grosses larmes roulaient silencieuses le long des joues du vieux juge
de paix pendant qu'il déchiffrait cette lettre désespérée.

Une rage froide, muette, terrible, pour qui le connaissait, crispait les
muscles de son visage.

Quand il eut achevé, il prononça, d'une voix rauque, ce seul mot:

--Misérable!

M. Courtois entendit cette exclamation.

--Ah! oui, misérable, s'écria-t-il, misérable, ce vil séducteur qui
s'est glissé dans l'ombre pour me ravir mon plus cher trésor, ma fille
bien aimée. Hélas! elle ne savait rien de la vie. Il a murmuré à son
oreille de ces paroles d'amour qui font battre le coeur de toutes les
jeunes filles, elle a eu foi en lui, et maintenant, il l'abandonne. Oh
si je le connaissais, si je savais...

Il s'interrompit brusquement.

Une lueur de raison venait d'illuminer l'abîme de désespoir où il était
tombé.

--Non, dit-il, on n'abandonne pas ainsi une belle et noble jeune fille,
lorsque dans son tablier elle porte une dot d'un million on ne
l'abandonne pas, du moins, sans y être contraint. L'amour passe, la
cupidité reste. L'infâme suborneur n'était pas libre, il était marié. Le
misérable n'est et ne peut être que le comte de Trémorel. C'est lui qui
a tué ma fille!...

Le silence qui persista plus lugubre, lui prouva que sa pensée était
celle de tous ceux qui l'entouraient.

--J'étais donc, s'écria-t-il, frappé d'aveuglement. Car je le recevais
chez moi, cet homme, je lui tendais une main loyale, je l'appelais mon
ami. Oh! n'est-ce pas, j'ai droit à une vengeance éclatante.

Mais le souvenir du crime de Valfeuillu lui revint, et c'est avec un
profond découragement qu'il reprit:

--Et ne pouvoir même se venger! Je ne pourrai pas le tuer de mes mains,
le voir souffrir durant des heures, l'entendre demander grâce! Il est
mort. Il est tombé sous les coups d'assassins moins vils que lui.

Vainement le docteur et le père Plantat s'efforçaient de calmer le
malheureux maire, il continuait, s'exaltant au bruit de ses propres
paroles:

--Ô Laurence, ô ma chérie, pourquoi as-tu manqué de confiance. Tu as
craint ma colère, comme si jamais un père pouvait cesser d'aimer sa
fille. Perdue, dégradée, tombée au rang des plus viles créatures, je
t'aimerais encore. N'es-tu pas à moi, n'es-tu pas moi? Hélas! c'est que
tu ne savais pas ce qu'est le coeur d'un père. Un père ne pardonne
pas, il oublie. Va, tu pouvais être heureuse encore. Ton enfant! Eh
bien! il aurait été le mien. Il aurait grandi entre nous, et j'aurais
reporté sur lui ma tendresse pour toi. Ton enfant, ne serait-ce pas moi
encore. Le soir, au coin du feu, je l'aurais pris, sur mes genoux comme
je te prenais lorsque tu étais toute petite.

Il pleurait, l'attendrissement lui venait. Mille souvenirs de ce temps
où Laurence enfant jouait sur le tapis près de lui, se représentaient à
sa pensée. Il lui semblait que c'était hier.

--Ô ma fille, disait-il encore, est-ce le monde qui te faisait peur, le
monde méchant, hypocrite et railleur? Mais nous serions partis. J'aurais
quitté Orcival, donné ma démission de maire. Nous serions allés nous
établir bien loin, à l'autre bout de la France, en Allemagne, en Italie.
Avec de l'argent tout est possible. Tout... non. J'ai des millions et ma
fille s'est suicidée.

Il cacha son visage entre ses mains, les sanglots l'étouffaient.

--Et ne savoir ce qu'elle est devenue, reprit-il. N'est-ce pas affreux.
Quelle mort aura-t-elle choisie! ô ma fille, toi, si belle! Vous
souvenez-vous, docteur et vous Plantat, de ses beaux cheveux bouclés
autour de son front si pur, de ses grands yeux tremblants, de ses longs
cils recourbés. Son sourire, voyez-vous, c'était le rayon de soleil de
ma vie. J'aimais tant sa voix, et sa bouche, sa bouche si fraîche qui me
donnait sur les joues de bons gros baisers sonores. Morte! perdue! Et ne
savoir ce qu'est devenu ce corps souple et charmant. Se dire qu'il gît
peut-être abandonné dans les vases de quelque rivière. Rappelez-vous le
cadavre de la comtesse de Trémorel, ce matin. C'est là ce qui me tue. Ô
mon Dieu! ma fille; que je la revoie une heure, une minute, que je
puisse déposer sur ses lèvres froides un dernier baiser.

Était-ce là le même homme, qui, tout à l'heure, du haut du perron de
Valfeuillu débitait ses phrases banales aux badauds de la commune.

Oui. Mais la passion est le niveau égalitaire qui efface toutes les
distinctions de l'esprit et de l'intelligence.

Le désespoir de l'homme de génie ne s'exprime pas autrement que le
désespoir d'un imbécile.

Depuis un moment déjà, M. Lecoq faisait les plus sincères efforts pour
empêcher de tomber une larme chaude qui roulait dans ses yeux. M. Lecoq
est stoïque par principes et par profession.

Sur ces paroles désolées, sur ce voeu d'un père au désespoir, il n'y
tint plus.

Oubliant qu'on allait s'apercevoir de son émotion, il sortit de l'ombre
où il s'était tenu, et s'adressant à M. Courtois:

--Moi, dit-il, moi, M. Lecoq, de la Sûreté, je vous donne ma parole
d'honneur de retrouver le corps de M^{lle Laurence.

Le pauvre maire s'accrocha désespérément à cette promesse comme un noyé
au brin d'herbe qui flotte à portée de sa main.

--Oui! n'est-ce pas, dit-il, nous le retrouverons. Vous m'aiderez. On
dit que rien n'est impossible à la police, qu'elle sait, qu'elle voit
tout. Nous saurons ce qu'est devenue ma fille.

«Merci, ajouta-t-il, vous êtes un brave homme. Je vous ai mal reçu
tantôt et jugé du haut de mon sot orgueil; pardonnez-moi. Il est des
préjugés stupides: je vous ai accueilli dédaigneusement, moi qui ne
savais quelle fête faire à ce misérable comte de Trémorel. Merci encore,
nous réussirons, vous verrez, nous nous ferons aider, nous mettrons sur
pied toute la police, nous fouillerons la France; il faut de l'argent,
j'en ai, j'ai des millions, prenez-les...

Ses forces étaient à bout, il chancela et retomba épuisé sur le canapé.

--Il ne faut pas qu'il reste ici plus longtemps, murmura le docteur
Gendron à l'oreille du père Plantat, il faut qu'il se couche, une fièvre
cérébrale, après de pareils ébranlements, ne me surprendrait pas.

Le juge de paix, aussitôt s'approcha de Mme Courtois, toujours
affaissée sur le fauteuil. Abîmée dans sa douleur, elle semblait n'avoir
rien vu, rien entendu.

--Madame, lui dit-il, madame!...

Elle tressaillit et se leva l'air égaré.

--C'est ma faute, disait-elle, ma très grande faute, une mère doit lire
dans le coeur de sa fille comme dans un livre. Je n'ai pas su deviner
le secret de Laurence je suis une mauvaise mère.

Le docteur à son tour s'était avancé.

--Madame, prononça-t-il d'un ton impérieux, il faut engager votre mari à
se coucher sans tarder. Son état est grave, et un peu de sommeil est
absolument nécessaire. Je vous ferai préparer une potion...

--Ah! mon Dieu! s'écria la pauvre femme en se tordant les mains, ah! mon
Dieu!...

Et la crainte d'un nouveau malheur, aussi épouvantable que le premier,
lui rendant quelque présence d'esprit, elle appela les domestiques qui
aidèrent M. Courtois à regagner sa chambre.

Elle monta aussi, suivie du docteur Gendron.

Trois personnes seulement restaient au salon, le juge de paix, M. Lecoq
et, toujours près de la porte, Robelot, le rebouteux.

--Pauvre Laurence, murmura le vieux juge de paix, malheureuse jeune
fille!...

--Il me semble, remarqua l'agent de la Sûreté, que c'est son père
surtout qui est à plaindre. À son âge, un pareil coup, il est capable de
ne s'en pas relever. Quoi qu'il puisse arriver, sa vie est brisée.

Lui aussi, l'homme de la police, il avait été ému, et s'il le
dissimulait autant que possible--on a son amour-propre--il l'avait
formellement avoué au portrait de la bonbonnière.

--J'avais, reprit le juge de paix, j'ai eu comme le pressentiment du
malheur qui arrive aujourd'hui. J'avais, moi, deviné le secret de
Laurence, malheureusement je l'ai deviné trop tard.

--Et vous n'avez pas essayé...

--Quoi? En ces circonstances délicates, lorsque l'honneur d'une famille
respectable dépend d'un mot, il faut une circonspection extrême. Que
pouvais-je faire? Avertir Courtois? Non, évidemment. Il eût d'ailleurs
refusé de me croire. Il est de ces hommes qui ne veulent rien entendre
et que le fait brutal peut seul désabuser.

--On pouvait agir près du comte de Trémorel.

--Le comte aurait tout nié. Il m'aurait demandé de quel droit je me
mêlais de ses affaires. Une démarche aboutissait simplement à ma
brouille avec Courtois.

--Mais la jeune fille?

Le père Plantat poussa un gros soupir.

--Bien que je déteste, répondit-il, me mêler de ce qui en somme ne me
regarde pas, un jour j'ai essayé de lui parler. M'armant de précautions
infinies, avec une délicatesse toute maternelle, je puis le dire, sans
lui donner à entendre que je savais tout, j'ai tenté de lui montrer
l'abîme où elle courait.

--Et qu'a-t-elle répondu?

--Rien. Elle a ri, elle a plaisanté, comme savent plaisanter et rire les
femmes qui ont un secret à cacher. Et, depuis, il m'a été impossible de
me trouver seul un quart d'heure avec elle. Et avant cette imprudence de
ma part, car parler fut une imprudence, il fallait agir, j'étais son
meilleur ami. Il ne se passait pas de journée qu'elle ne vint mettre ma
serre au pillage. Je lui laissais dévaster mes pétunias les plus rares,
moi qui ne donnerais pas une fleur au pape. Elle m'avait, d'autorité,
constitué son fleuriste ordinaire. C'est pour elle que j'ai réuni ma
collection de bruyères du Cap. J'étais chargé de l'entretien de ses
jardinières...

Son expansion était à ce point attendrie, que M. Lecoq, qui le guettait
à la dérobée, ne put retenir une grimace narquoise.

Le juge de paix allait continuer, lorsque, s'étant retourné à un bruit
qui se fit dans le vestibule, il s'aperçut de la présence de Robelot, le
rebouteux. Sa figure aussitôt exprima le plus vif mécontentement.

--Vous étiez là, vous? dit-il.

Le rebouteux eut un sourire bassement obséquieux.

--Oui, monsieur le juge de paix, bien à votre service.

--C'est-à-dire que vous nous écoutiez!

--Oh! pour ça, non, monsieur le juge de paix, j'attends Mme Courtois
pour savoir si elle n'a rien à me commander.

Une réflexion soudaine traversa le cerveau du père Plantat, l'expression
de son oeil changea; il fit un signe à M. Lecoq comme pour lui
recommander l'attention, et s'adressant au rebouteux d'une voix plus
douce:

--Approchez donc, maître Robelot, dit-il.

D'un regard, M. Lecoq avait toisé et évalué l'homme.

Le rebouteux d'Orcival était un petit homme chétif d'apparence, d'une
force herculéenne en réalité. Ses cheveux coupés en brosse découvraient
son front large et intelligent. Ses yeux clairs étaient de ceux où
flambe le feu de toutes les convoitises, et ils exprimaient, quand il
oubliait de les surveiller, une audace cynique.

Un sourire bas errait toujours sur ses lèvres plates et minces, que
n'ombrageait pas un seul poil de barbe.

D'un peu loin, avec sa taille exiguë et sa face imberbe, il ressemblait
à ces odieux gamins de Paris, qui sont comme l'essence même de toutes
les corruptions, dont l'imagination est plus souillée que le ruisseau où
ils cherchent les sous perdus entre les pavés.

À l'invitation du juge de paix, le rebouteux fit quelques pas dans le
salon, souriant et saluant.

--Monsieur le juge de paix, disait-il, aurait-il par hasard et par
bonheur besoin de moi?

--Nullement, maître Robelot, en aucune façon. Je veux seulement vous
féliciter d'être arrivé si à propos pour saigner M. Courtois. Votre coup
de lancette lui a peut-être sauvé la vie.

--C'est bien possible, tout de même, répondit le rebouteux.

--M. Courtois est généreux, il reconnaîtra bien ce service qui est
grand.

--Oh! je ne lui demanderai rien. Je n'ai, Dieu merci! besoin de
personne. Qu'on me paie seulement mon dû et je suis content.

--Oui, je sais, on me l'a dit, vos affaires vont bien, vous devez être
satisfait.

La parole de M. Plantat était devenue amicale, presque paternelle. Il
s'intéressait fort, on le voyait, à la prospérité de maître Robelot.

--Satisfait! reprit le rebouteux, pas tant que monsieur le juge de paix
le croit. La vie est bien chère, pour le pauvre monde, puis il y a ces
rentrées, ces maudites rentrées qui ne se font pas.

--Cependant, c'est bien vous qui avez acheté le pré Morin, au bas de la
côte d'Évry.

--Oui, monsieur.

--Il est bon, le pré Morin, bien qu'un peu humide. Heureusement vous
avez de la pierraille dans les pièces de terre que vous a vendues la
veuve Frapesle.

Jamais le rebouteux n'avait vu le juge de paix si causeur, si bon
enfant, et il ne se lassait pas que d'être un peu surpris.

--Trois méchantes pièces de terre, fit-il.

--Pas si mauvaises que vous dites. Puis, n'avez-vous pas aussi acheté
quelque chose à la licitation des mineurs Peyron?

--Un lopin de rien du tout.

--C'est vrai, mais payé comptant. Vous voyez bien que le métier de
médecin sans diplôme n'est pas si mauvais.

Poursuivi plusieurs fois déjà pour exercice illégal de la médecine,
maître Robelot crut devoir protester.

--Si je guéris les gens, affirma-t-il, je ne me fais pas payer.

--C'est donc, continua le père Plantat, votre commerce d'herboristerie
qui vous enrichit?

Décidément, la conversation tournait à l'interrogatoire, le rebouteux
devenait inquiet.

--Je gagne passablement avec les herbes, répondit-il.

--Et comme vous êtes un homme d'ordre et d'économie, vous achetez des
terres.

--J'ai encore les bêtes, reprit vivement Robelot, qui me rapportent
assez. On vient me chercher de plus de trois lieues. Je soigne les
chevaux, les vaches, les brebis.

--Toujours sans diplôme?

Le rebouteux prit un air dédaigneux.

--Ce n'est pas un morceau de parchemin, dit-il, qui fait la science. Je
ne crains pas les vétérinaires de l'école, moi. C'est dans les prairies
et à l'étable que j'étudie les bestiaux. Sans me vanter, je n'ai pas mon
pareil pour _l'enfle_, non plus que, pour le tournis ou la clavelée.

Le ton du juge de paix devenait de plus en plus bienveillant.

--Je sais, poursuivit-il, que vous êtes un homme habile et plein
d'expérience. Et tenez, le docteur Gendron, chez qui vous avez servi, me
vantait, il n'y a qu'un instant, votre intelligence.

Le rebouteux eut un tressaillement nerveux, qui, pour être très léger,
n'échappa point au père Plantat, qui continua:

--Oui, ce cher docteur m'affirmait n'avoir jamais rencontré un aide de
laboratoire aussi entendu que vous. «Robelot, me disait-il, a pour la
chimie une telle aptitude, et tant de goût en même temps, qu'il s'entend
aussi bien que moi à quantité de manipulations extrêmement difficiles.»

--Dame! je travaillais de mon mieux, puisque j'étais bien payé et j'ai
toujours aimé à m'instruire.

--Et vous étiez à bonne école chez M. Gendron, maître Robelot; il se
livre à des recherches très intéressantes. Ses travaux et ses
expériences sur les poisons sont surtout bien remarquables.

L'inquiétude qui, peu à peu, gagnait le rebouteux, commençait à devenir
manifeste; son regard vacillait.

--Oui, répondit-il pour répondre quelque chose, j'ai vu des expériences
bien curieuses.

--Eh bien, dit le père Plantat, vous qui aimez à vous instruire, et qui
êtes curieux, réjouissez-vous. Le docteur va, ces jours-ci, avoir un
beau sujet d'études, et certainement il vous prendra pour aide.

Maître Robelot était bien trop fin pour n'avoir pas deviné depuis
quelques minutes déjà que cette conversation, cet interrogatoire plutôt,
avait un but. Mais lequel? Où en voulait venir le juge de paix? Il se le
demandait, non sans une sorte de terreur irraisonnée. Et récapitulant
avec la foudroyante rapidité de la pensée, à combien de questions,
oiseuses en apparence, il avait répondu et où l'avaient conduit ces
questions, il tremblait.

Il crut être habile et esquiver d'autres demandes en disant:

--Je suis toujours aux ordres de mon ancien maître, quand il a besoin de
moi.

--Il aura besoin de vous, je vous l'affirme, prononça le père Plantat.

Et d'un ton détaché que démentait le regard de plomb qu'il fit peser sur
le rebouteux d'Orcival, il ajouta:

--L'intérêt sera énorme et la tâche difficile. On va, mon brave, exhumer
le cadavre de M. Sauvresy.

Robelot était assurément préparé à quelque chose de terrible et il était
armé de toute son audace. Cependant, ce nom de Sauvresy tomba sur sa
tête comme un coup de massue, et c'est d'une voix étranglée qu'il
balbutia:

--Sauvresy!

Le père Plantat, qui ne voulait pas voir, avait déjà détourné la tête et
continuait de ce ton qu'on prend en parlant de choses indifférentes, de
la pluie et du beau temps.

--Oui, on exhumera Sauvresy. On soupçonne--la justice a toujours des
soupçons--qu'il n'est pas mort d'une maladie parfaitement naturelle.

Le rebouteux s'appuyait à la muraille pour ne pas tomber.

--Alors, poursuivit le juge de paix, on s'est adressé au docteur
Gendron. Il a, vous le savez, trouvé des réactifs qui décèlent la
présence d'un alcaloïde, quel qu'il soit, dans les matières soumises à
son analyse. Il m'a parlé de certain papier sensibilisé...

Faisant un héroïque appel à toute son énergie, Robelot s'efforçait de se
relever sous le coup et de reprendre contenance.

--Je connais, dit-il, les procédés du docteur Gendron, mais je ne vois
pas sur qui peuvent porter les soupçons dont parle monsieur le juge de
paix.

Le père Plantat était désormais fixé.

--On a, je pense, mieux que des soupçons, répondit-il. Mme de
Trémorel, vous le savez, a été assassinée, on a dû inventorier ses
papiers, et on a retrouvé des lettres, une déclaration des plus
accablantes, des reçus... que sais-je.

Robelot, lui aussi, savait à quoi s'en tenir; cependant il eut encore la
force de dire:

--Bast! il faut espérer que la justice fait erreur.

Puis, telle était la puissance de cet homme, que, malgré le tremblement
nerveux qui secouait tout son corps comme le vent agite les feuilles du
tremble, il ajouta, contraignant ses lèvres minces à dessiner un
sourire:

--Mme Courtois ne descend pas, on m'attend chez moi, je reviendrai
demain. Bonsoir, monsieur le juge de paix et la compagnie.

Il sortit et bientôt on entendit le sable de la cour crisser sous ses
pas. Il allait, trébuchant comme un homme qui a bu.

Le rebouteux parti, M. Lecoq vint se poser en face du père Plantat et
ôtant son chapeau:

--Je vous rends les armes, monsieur, dit-il, et je m'incline; vous êtes
fort comme mon maître, le grand Tabaret.

Décidément, l'agent de la Sûreté était «empoigné». L'artiste en lui se
réveillait; il se trouvait en face d'un beau crime, d'un de ces crimes
qui triplent la vente de la _Gazette des Tribunaux_. Sans doute, bien
des détails lui échappaient, il ignorait le point de départ, mais il
voyait les choses en gros.

Ayant pénétré le système du juge de paix, il avait suivi pas à pas le
travail de la pensée de cet observateur si délié, et il découvrait les
complications d'une affaire qui avait paru si simple à M. Domini. Son
esprit subtil, exercé à dévider l'écheveau tenu des déductions reliait,
entre elles, toutes des circonstances qui s'étaient révélées à lui dans
la journée, et c'est sincèrement qu'il admirait le père Plantat.

Tout en regardant le portrait chéri, il pensait:

«À nous deux, ce rusé bonhomme et moi, nous expliquerons tout.»

Il s'agissait cependant de ne se pas montrer trop inférieur.

--Monsieur, dit-il, pendant que vous interrogiez ce coquin qui nous sera
bien utile, je n'ai pas perdu mon temps. J'ai regardé un peu partout,
sous les meubles, et j'ai trouvé ce chiffon de papier.

--Voyons.

--C'est l'enveloppe de la lettre de Mlle Laurence.

--Savez-vous où demeure la tante chez laquelle elle était allée passer
quelques jours?

--À Fontainebleau, je crois.

--Eh bien, cette enveloppe porte le timbre de Paris, bureau de la rue
Saint-Lazare; je sais que ce timbre ne prouve rien...

--C'est toujours un indice.

--Ce n'est pas tout; je me suis permis de lire la lettre de Mlle
Laurence, restée sur la table.

Involontairement le père Plantat fronça le sourcil.

--Oui, reprit M. Lecoq, ce n'est peut-être pas fort délicat, mais qui
veut la fin veut les moyens! Eh bien! monsieur, vous l'avez lue, cette
lettre, l'avez-vous méditée, avez-vous étudié l'écriture, pesé les mots,
retenu la contexture des phrases.

--Ah! s'écria le juge de paix, je ne me trompais donc pas, vous avez eu
la même idée que moi!

Et dans l'élan de son espérance, prenant les mains de l'homme de la
police, il les pressa entre les siennes comme celles d'un vieil ami.

Ils allaient poursuivre, mais on entendait des pas dans l'escalier. Le
docteur Gendron parut sur le seuil.

--Courtois va mieux, dit-il, déjà il dort à moitié, il s'en tirera.

--Nous n'avons donc plus rien à faire ici, reprit le juge de paix,
partons, M. Lecoq doit être à demi mort de faim.

Il adressa quelques recommandations aux domestiques restés dans le
vestibule, et rapidement entraîna ses deux convives.

L'agent de la Sûreté avait glissé dans sa poche la lettre de la pauvre
Laurence et l'enveloppe de cette lettre.



X


Étroite et petite est la maison du juge de paix d'Orcival; c'est la
maison du sage.

Trois grandes pièces au rez-de-chaussée, quatre chambres au premier
étage, un grenier et des mansardes de domestiques sous les combles
composent tout le logis.

Partout se trahit l'insouciance de l'homme qui, retiré de la mêlée du
monde, replié sur lui-même depuis des années, a cessé d'attacher la
moindre importance aux objets qui l'entourent. Le mobilier, fort beau
jadis, s'est insensiblement dégradé, s'est usé et n'a pas été renouvelé.
Les moulures des gros meubles se sont décollées, les pendules ont cessé
de marquer l'heure, l'étoffe des fauteuils laisse voir le crin en maint
endroit, le soleil a mangé par places la couleur des rideaux.

Seule, la bibliothèque dit les soins journaliers dont elle est l'objet.
Sur de larges tablettes de chêne sculpté, les volumes étalent leurs
reliures de chagrin et leurs gaufrures d'or. Une planchette mobile, près
de la cheminée, supporte les livres préférés du père Plantat, les amis
discrets de sa solitude.

La serre, une serre immense, princière, merveilleusement agencée, munie
de tous les perfectionnements imaginés dans ces derniers temps, est le
seul luxe du juge de paix. Là, dans des caisses pleines de terreau passé
au tamis il sème au printemps ses pétunias. Là naissent et prospèrent
les plantes exotiques dont Laurence aimait à garnir ses jardinières. Là
fleurissent les cent trente-sept variétés de la bruyère.

Deux serviteurs, Mme veuve Petit, cuisinière-gouvernante, et un
jardinier de génie nommé Louis, peuplent cet intérieur.

S'ils ne l'égaient pas davantage, s'ils ne l'emplissent pas de bruit,
c'est que le père Plantat qui ne parle guère, déteste entendre parler.
Chez lui, le silence est de rigueur.

Ah! ce fut dur pour Mme Petit, surtout dans les commencements. Elle
était bavarde, bavarde à ce point, que lorsqu'elle ne trouvait personne
à qui causer, de désespoir, elle allait à confesse; se confesser, c'est
encore parler.

Vingt fois, elle faillit quitter la place; vingt fois, la pensée d'un
bénéfice assuré, et aux trois quarts honnête et licite, la retint.

Puis, les jours succédant aux jours, à la longue elle s'est habituée à
dompter les révoltes de sa langue, elle s'est accoutumée à ce silence
claustral.

Mais le diable n'y perd rien. Elle se venge au dehors des privations de
l'intérieur, et rattrape, chez les voisines, le temps perdu à la maison.
Ce n'est même pas sans raison qu'elle passe pour une des plus mauvaises
langues d'Orcival. Elle ferait battre, dit-on, des montagnes.

On comprend donc aisément le courroux de Mme Petit, ce jour fatal de
l'assassinat du comte et de la comtesse de Trémorel.

À onze heures, après être allée aux informations, elle avait préparé le
déjeuner, pas de Monsieur.

Elle avait attendu une heure, deux heures, cinq heures, tenant son eau
bouillante pour ses oeufs à la coque; toujours pas de Monsieur.

Elle avait voulu envoyer Louis à la découverte, mais Louis, qui est
absorbé, comme tous les chercheurs, qui est peu causeur et peu curieux,
l'avait engagée à y aller elle-même.

Et pour comble, la maison avait été assiégée de voisines qui, croyant
Mme Petit en mesure d'être bien renseignée, demandaient des
nouvelles. Pas de nouvelles à leur donner.

Cependant, vers cinq heures, renonçant décidément au déjeuner, elle
avait commencé les préparatifs du dîner.

À quoi bon! Lorsque huit heures sonnèrent au beau clocher d'Orcival,
Monsieur n'était pas encore rentré. À neuf heures, la gouvernante était
hors d'elle-même, et tout en se mangeant les sangs ainsi qu'elle le
disait énergiquement, elle gourmandait le taciturne Louis qui venait
d'arroser le jardin, et qui, assis à la table de la cuisine, avalait
mélancoliquement une large assiette de soupe.

Un coup de sonnette l'interrompit:

--Ah! enfin, dit-elle, voilà Monsieur.

Non, ce n'était pas Monsieur, c'était un petit garçon d'une douzaine
d'années, que le juge de paix avait expédié du Valfeuillu pour annoncer
à Mme Petit qu'il allait rentrer amenant deux invités qui dîneraient
et coucheraient à la maison.

Du coup, la cuisinière-gouvernante faillit tomber à la renverse.
C'était, depuis cinq ans, la première fois que le père Plantat invitait
quelqu'un à dîner. Cette invitation devait cacher des choses étranges.

Ainsi pensa Mme Petit, et sa colère redoubla comme sa curiosité.

--Me commander un dîner à cette heure! grondait-elle, cela a-t-il, je
vous le demande, du sens commun?

Puis, réfléchissant que le temps pressait.

--Allons, Louis, continua-t-elle, ce n'est pas le moment de rester les
deux pieds dans le même soulier. Haut la main, mon garçon, il s'agit de
tordre le cou à trois poulets; voyez donc dans la serre s'il n'y a pas
quelques raisins de mûrs, atteignez-moi des conserves, descendez vite à
la cave!...

Le dîner était en bon train quand on sonna de nouveau.

Cette fois, c'était Baptiste, le domestique de monsieur le maire
d'Orcival. Il arrivait, de fort mauvaise humeur, chargé du sac de nuit
de M. Lecoq.

--Tenez, dit-il à la gouvernante, voici ce que m'a chargé d'apporter
l'individu qui est avec votre maître.

--Quel individu?

Le domestique, qu'on ne gronde jamais, avait encore le bras douloureux
de l'étreinte de M. Lecoq. Sa rancune était grande.

--Est-ce que je sais! répondit-il, je me suis laissé dire que c'est un
mouchard envoyé de Paris pour l'affaire du Valfeuillu; pas grand-chose
de bon probablement, mal élevé, brutal... et une mise.

--Mais il n'est pas seul avec Monsieur?

--Non. Il y a encore le docteur Gendron.

Mme Petit grillait d'obtenir quelques renseignements de Baptiste;
mais Baptiste brûlait de rentrer pour savoir ce qu'on faisait chez son
maître, il partit sans avoir rien dit. Plus d'une grande heure se passa
encore, et Mme Petit, furieuse, venait de déclarer à Louis qu'elle
allait jeter le dîner par la fenêtre, lorsque enfin le juge de paix
parut, suivi de ses deux hôtes.

Pas un mot n'avait été échangé entre eux, depuis qu'ils avaient quitté
la maison du maire. Après les secousses de la soirée qui les avaient
jetés plus ou moins hors de leur caractère, ils éprouvaient le besoin de
réfléchir, de se remettre, de reprendre leur sang-froid.

C'est donc vainement que Mme Petit, lorsqu'ils entrèrent dans la
salle à manger, interrogea le visage de son maître et celui des deux
invités, ils ne lui apprirent rien.

Mais elle ne fut pas de l'avis de Baptiste, elle trouva que M. Lecoq
avait l'air bonasse et même un peu sot.

Le dîner devait nécessairement être moins silencieux que la route, mais,
par un accord tacite, le docteur, M. Lecoq et le père Plantat évitaient
même la plus légère allusion aux événements de la journée.

Jamais, à les voir si paisibles, si calmes, s'entretenant de choses
indifférentes, on ne se serait douté qu'ils venaient d'être témoins,
presque acteurs, dans ce drame encore mystérieux du Valfeuillu. De temps
à autre, il est vrai, une question restait sans réponse, parfois une
réplique arrivait en retard, mais rien à la surface n'apparaissait des
sensations ou des pensées que cachaient les phrases banales échangées.

Louis, qui étaient allé mettre une veste propre, allait et venait
derrière les convives, serviette blanche sous le bras, découpant et
servant à boire. Mme Petit apportait les plats, faisait trois tours
lorsqu'il n'en fallait qu'un, l'oreille au guet, laissant la porte
ouverte le plus souvent qu'elle pouvait.

Pauvre gouvernante! Elle avait improvisé un dîner excellent, et personne
n'y prenait garde.

Certes, M. Lecoq ne dédaigne pas les bons morceaux, les primeurs ont
pour lui des charmes, et cependant, lorsque Louis plaça sur la table une
corbeille de magnifiques raisins dorés--au 9 juillet--sa bouche
gourmande n'eut pas un sourire.

Le docteur Gendron, lui, eût été bien embarrassé de dire ce qu'il avait
mangé.

Le dîner touchait à sa fin, et le père Plantat commençait à souffrir de
la contrainte qu'impose la présence des domestiques. Il appela la
gouvernante:

--Vous allez, lui dit-il, nous servir le café dans la bibliothèque, vous
serez ensuite libre de vous retirer ainsi que Louis.

--Mais ces messieurs ne connaissent pas leurs chambres, insinua Mme
Petit, dont ce conseil, donné du ton d'un ordre, déconcertait les
projets d'espionnage. Ces messieurs peuvent avoir besoin de quelque
chose.

--Je conduirai ces messieurs, répondit le juge de paix d'un ton sec, et
si quelque chose leur manque, je suis là.

Il fallut obéir, et on passa dans la bibliothèque. Le père Plantat,
alors, atteignit une boîte de londrès, et la présentant à ses convives:

--Il sera sain, je crois, proposa-t-il, de fumer un cigare avant de
gagner nos lits.

M. Lecoq tria soigneusement le plus blond et le mieux fait des londrès,
et quand il l'eut allumé:

--Vous pouvez vous coucher, messieurs, répliqua-t-il, pour moi je me
vois condamné à une nuit blanche. Encore faut-il qu'avant de me mettre à
écrire, je demande quelques renseignements à monsieur le juge de paix.

Le père Plantat s'inclina en signe d'assentiment.

--Il faut nous résumer, reprit l'agent de la Sûreté, et mettre en commun
nos observations. Toutes nos lumières ne sont pas de trop pour jeter un
peu de jour sur cette affaire, une des plus ténébreuses que j'aie
rencontrées depuis longtemps. La situation est périlleuse et le temps
presse. De notre habileté dépend le sort de plusieurs innocents
qu'accablent des charges plus que suffisantes pour arracher un «Oui», à
n'importe quel jury. Nous avons un système, mais M. Domini en a un
aussi, et le sien est basé sur des faits matériels, pendant que le nôtre
ne repose que sur des sensations très discutables.

--Nous avons mieux que des sensations, M. Lecoq, répondit le juge de
paix.

--Je pense comme vous, approuva le docteur, mais encore faut-il prouver.

--Et je prouverai, mille diables, répondit vivement M. Lecoq. L'affaire
est compliquée, difficile, tant mieux! Eh! si elle était simple, je
retournerais sur-le-champ à Paris, et demain je vous enverrais un de mes
hommes. Je laisse aux enfants les rébus faciles. Ce qu'il me faut, à
moi, c'est l'énigme indéchiffrable, pour la déchiffrer; la lutte, pour
montrer ma force; l'obstacle, pour le vaincre.

Le père Plantat et le docteur n'avaient pas assez d'yeux pour regarder
l'homme de la police. Il était comme transfiguré.

C'était encore le même homme, à cheveux et à favoris jaunes, à redingote
de propriétaire, et cependant le regard, la voix, la physionomie, les
traits même avaient changé. Des paillettes de feu s'allumaient dans ses
yeux, sa voix avait un timbre métallique et vibrant, son geste impérieux
affirmant l'audace de sa pensée et l'énergie de sa résolution.

--Vous pensez bien, messieurs, poursuivit-il, qu'on ne fait pas de la
police comme moi, pour les quelques milliers de francs que donne par an
la préfecture. Autant s'établir épicier, si on n'a pas la vocation. Tel
que vous me voyez, à vingt ans, après de fortes études, je suis entré
comme calculateur chez un astronome. C'est une position sociale. Mon
patron me donnait soixante-dix francs par mois et le déjeuner. Moyennant
quoi je devais être bien mis et couvrir de chiffres je ne sais combien
de mètres carrés par jour.

M. Lecoq tira précipitamment quelques bouffées de son cigare qui
s'éteignait, tout en observant curieusement le père Plantat.

Bientôt il reprit:

--Eh bien! figurez-vous que je ne me trouvais pas le plus heureux des
hommes. C'est que, j'ai oublié de vous le dire, j'avais deux petits
vices, j'aimais les femmes et j'aimais le jeu. On n'est pas parfait. Les
soixante-dix francs de mon astronome me semblaient insuffisants, et tout
en alignant mes colonnes de chiffres, je songeais au moyen de faire
fortune du soir au lendemain. Il n'est en somme qu'un moyen:
s'approprier le bien d'autrui assez adroitement pour n'être pas
inquiété. C'est à quoi je pensais du matin au soir. Mon esprit, fertile
en combinaisons, me présentait cent projets plus praticables les uns que
les autres. Je vous épouvanterais si je vous racontais la moitié
seulement de ce que j'imaginais en ce temps-là. S'il existait,
voyez-vous, beaucoup de voleurs de ma force, il faudrait rayer du
dictionnaire le mot propriété. Les précautions aussi bien que les
coffres-forts seraient inutiles. Heureusement pour ceux qui possèdent,
les malfaiteurs sont des idiots. Les filous de Paris--la capitale de
l'intelligence--en sont encore au vol à l'américaine et au vol au
poivrier; c'est honteux.

«Où veut-il en venir?» pensait le docteur Gendron.

Et alternativement il examinait le père Plantat, dont l'attention
ressemblait au recueil de la réflexion, et l'agent de la Sûreté, qui
déjà poursuivait:

--Moi-même, un jour, j'eus peur de mes idées. Je venais d'inventer une
petite opération au moyen de laquelle on enlèverait deux cent mille
francs à n'importe quel banquier, sans plus de danger et aussi aisément
que j'enlève cette tasse. Si bien que je me dis: «Mon garçon, pour peu
que cela continue, un moment viendra où, de l'idée, tu passeras
naturellement à l'exécution.»

C'est pourquoi, étant né honnête--une chance--et tenant absolument à
utiliser les aptitudes que m'avait départies la nature, huit jours plus
tard je remerciais mon astronome et j'entrais à la préfecture. Dans la
crainte de devenir voleur, je devenais agent de police.

--Et vous êtes content du changement? demanda le docteur Gendron.

--Ma foi! monsieur, mon premier regret est encore à venir. Je suis
heureux, puisque j'exerce en liberté et utilement mes facultés de calcul
et de déduction. L'existence a pour moi un attrait énorme, parce qu'il
est encore en moi une passion qui domine toutes les autres: la
curiosité. Je suis curieux.

L'agent de la Sûreté eut un sourire. Il songeait au double sens de ce
mot: curieux.

--Il est des gens, continua-t-il, qui ont la rage du théâtre. Cette rage
est un peu la mienne. Seulement, je ne comprends pas qu'on puisse
prendre plaisir au misérable étalage des fictions qui sont à la vie ce
que le quinquet de la rampe est au soleil. S'intéresser à des sentiments
plus ou moins bien exprimés, mais fictifs, me paraît une monstrueuse
convention. Quoi! vous pouvez rire des plaisanteries d'un comédien que
vous savez un père de famille besogneux! Quoi! vous plaignez le triste
sort de la pauvre actrice qui s'empoisonne, quand vous savez qu'en
sortant vous allez la rencontrer sur le boulevard! C'est pitoyable!

--Fermons les théâtres! murmura le docteur Gendron.

--Plus difficile ou plus blasé que le public, continua M. Lecoq, il me
faut, à moi, des comédies véritables ou des drames réels. La société,
voilà mon théâtre. Mes acteurs, à moi, ont le rire franc ou pleurent de
vraies larmes.

Un crime se commet, c'est le prologue.

J'arrive, le premier acte commence. D'un coup d'oeil je saisis les
moindres nuances de la mise en scène. Puis, je cherche à pénétrer les
mobiles, je groupe mes personnages, je rattache les épisodes au fait
capital, je lie en faisceau toutes les circonstances. Voici
l'exposition.

Bientôt, l'action se corse, le fil de mes inductions me conduit au
coupable; je le devine, je l'arrête, je le livre.

Alors, arrive la grande scène, le prévenu se débat, il ruse, il veut
donner le change; mais armé des armes que je lui ai forgées, le juge
d'instruction l'accable, il se trouble; il n'avoue pas, mais il est
confondu.

Et autour de ce personnage principal, que de personnages secondaires,
les complices, les instigateurs du crime, les amis, les ennemis, les
témoins! Les uns sont terribles, effrayants, lugubres, les autres
grotesques. Et vous ne savez pas ce qu'est le comique dans l'horrible.

La Cour d'assises, voilà mon dernier tableau. L'accusation parle, mais
c'est moi qui ai fourni les idées; les phrases sont les broderies jetées
sur le canevas de mon rapport. Le président pose les questions aux
jurés; quelle émotion! C'est le sort de mon drame qui se décide. Le jury
répond: Non. C'en est fait, ma pièce était mauvaise, je suis sifflé.
Est-ce oui, au contraire, c'est que ma pièce était bonne; on
m'applaudit, je triomphe.

Sans compter que le lendemain je puis aller voir mon principal acteur,
et lui frapper sur l'épaule en lui disant: «Tu as perdu, mon vieux, je
suis plus fort que toi!»

M. Lecoq, en ce moment même, était-il de bonne foi, ou jouait-il une
comédie! Quel était le but de cette autobiographie?

Sans paraître remarquer la surprise de ses auditeurs, il prit un nouveau
londrès qu'il alluma au-dessus du verre de la lampe. Puis, soit calcul,
soit inadvertance, au lieu de replacer cette lampe sur la table, il la
posa sur le coin de la cheminée. De cette façon, grâce au grand
abat-jour, la figure du père Plantat se trouvait en pleine lumière,
tandis que celle de l'agent de la Sûreté, demeuré debout, restait dans
l'ombre.

--Je dois avouer, reprit-il, sans fausse modestie, que j'ai rarement été
sifflé. Et cependant, je ne suis pas aussi fat qu'on veut bien le dire.
Comme tout homme, j'ai mon talon d'Achille. J'ai vaincu le démon du jeu,
je n'ai pas triomphé de la femme.

Il poussa un gros soupir qu'il accompagna de ce geste tristement résigné
des hommes qui ont pris leur parti.

--C'est ainsi. Il est telle femme, pour laquelle je ne suis qu'un
imbécile. Oui, moi, l'agent de la Sûreté, la terreur des voleurs et des
assassins, moi qui ai éventé les combinaisons de tous les filous de tous
les mondes, qui depuis dix ans nage en plein vice, en plein crime, qui
lave le linge sale de toutes les corruptions, qui ai mesuré la
profondeur de l'infamie humaine, moi qui sais tout, qui ai tout vu, tout
entendu, moi, Lecoq, enfin, je suis pour elle plus simple et plus naïf
qu'un enfant. Elle me trompe, je le vois, et elle me prouve que j'ai mal
vu. Elle ment, je le sais, je le lui prouve... et je la crois.

C'est qu'il est, ajouta-t-il plus bas et d'une voix triste, de ces
passions que l'âge, loin d'éteindre, ne fait qu'attiser, et auxquelles
un sentiment de honte et d'impuissance donne une âpreté terrible. On
aime; et la certitude de ne pouvoir être aimé est une de ces douleurs
qu'il faut avoir expérimentées pour en connaître l'immensité. Aux heures
de raison, on se voit et on se juge. On se dit: non, c'est impossible,
elle est presque un enfant et je suis presque un vieillard. On se dit
cela, mais toujours au fond du coeur; plus forte que la raison, que la
volonté, que l'expérience, une lueur d'espérance persiste, et on se dit:
Qui sait? Peut-être! On attend quoi? un miracle? Il n'y en a plus.
N'importe, on espère.

M. Lecoq s'arrêta, comme si l'émotion l'eut empêché de poursuivre.

Le père Plantat avait continué de fumer méthodiquement son cigare,
lançant les bouffées de fumée à intervalles égaux, mais la figure avait
une indéfinissable expression de souffrance, son regard humide
vacillait, ses mains tremblaient. Il se leva, prit la lampe sur la
cheminée, la replaça sur la table et se rassit.

Le sens de cette scène éclatait enfin dans l'esprit de M. Gendron.

En réalité, sans s'écarter précisément de la vérité, l'agent de la
Sûreté venait de tenter une des plus perfides expériences de son
répertoire, et il jugeait inutile de la pousser plus loin. Il savait
désormais ce qu'il avait intérêt à savoir.

Après un moment de silence, M. Lecoq tressaillit comme au sortir d'un
songe, et tirant sa montre:

--Mille diables, fit-il, je suis là que je bavarde, et le temps passe.

--Et Guespin est en prison, remarqua le docteur.

--Nous l'en tirerons, monsieur, répondit l'agent de la Sûreté, si
toutefois il est innocent, car cette fois je tiens mon affaire, mon
roman, si vous voulez, et sans la moindre lacune. Il est cependant un
fait, d'une importance capitale, que seul je ne puis expliquer.

--Lequel? interrogea le père Plantat.

--Est-il possible que M. de Trémorel eut un intérêt immense à trouver
quelque chose, un acte, une lettre, un papier, un objet quelconque d'un
mince volume, caché dans sa propre maison?

--Oui, répondit le juge de paix, cela est possible.

--C'est qu'il me faudrait une certitude, dit Lecoq.

Le père Plantat réfléchit un instant.»

--Eh bien! donc, reprit-il, je suis sûr, parfaitement sûr que si Mme
de Trémorel était morte subitement, le comte aurait démoli la maison
pour retrouver certain papier qu'il savait en la possession de sa femme
et que j'ai eu, moi, entre les mains.

--Alors, reprit M. Lecoq, voici le drame. En entrant au Valfeuillu, j'ai
été, comme vous, messieurs, frappé de l'affreux désordre de
l'appartement. Comme vous, j'ai pensé d'abord que ce désordre était
simplement un effet de l'art. Je me trompais. Un examen plus attentif
m'en a convaincu. L'assassin, c'est vrai, a tout mis en pièces, brisé
les meubles, haché les fauteuils, pour faire croire au passage d'une
bande de furieux. Mais au milieu de ces actes de vandalisme prémédité,
j'ai pu suivre les traces involontaires d'une exacte, minutieuse, et je
dirai plus, patiente perquisition.

Tout semblait, n'est-il pas vrai, mis au pillage au hasard; on avait
brisé à coups de hache des meubles qu'on pouvait ouvrir avec la main, on
avait enfoncé des tiroirs qui n'étaient pas fermés ou dont la clé était
à la serrure, était-ce de la folie? Non. Car, en réalité, il n'est pas
un seul endroit pouvant receler une lettre qui n'ait été visité. Les
tiroirs de divers petits meubles avaient été jetés çà et là, mais les
espaces étroits qui existent entre la rainure des tiroirs et le corps du
meuble avaient été examinés, et j'en ai eu la preuve en relevant des
empreintes de doigts sur la poussière qui s'amasse en ces endroits. Les
livres gisaient à terre pêle-mêle, mais tous avaient été secoués, et
quelques-uns avec une telle violence que la reliure était arrachée. Nous
avons retrouvé toutes les planches de cheminée en place, mais toutes
avaient été soulevées. On n'a pas haché les fauteuils de coups d'épée
pour le seul plaisir de déchirer les étoffes, on sondait les sièges.

La certitude promptement acquise d'une perquisition acharnée, fit
d'abord hésiter mes soupçons.

Je me disais: les malfaiteurs ont cherché l'argent qui avait été caché,
donc ils n'étaient pas de la maison.

--Mais, observa le docteur, on peut être d'une maison et ignorer la
cachette des valeurs, ainsi Guespin...

--Permettez, interrompit M. Lecoq, je m'explique, d'un autre côté, je
trouvais des indices tels que l'assassin ne pouvait être qu'une personne
singulièrement liée avec Mme de Trémorel, comme son amant, ou son
mari. Voilà quelles étaient alors mes idées.

--Et maintenant?

--À cette heure, répondit l'agent, et avec la certitude qu'on a pu
chercher autre chose que les valeurs, je ne suis pas fort éloigné de
croire que le coupable est l'homme dont on cherche actuellement le
cadavre, le comte Hector de Trémorel.

Ce nom, le docteur Gendron et le père Plantat l'avaient deviné, mais
personne encore n'avait osé formuler les soupçons. Ils l'attendaient, ce
nom de Trémorel, et cependant jeté ainsi, au milieu de la nuit, dans
cette grande pièce sombre, par ce personnage au moins bizarre, il les
fit tressaillir d'un indicible effroi.

--Remarquez, reprit M. Lecoq, que je dis: je crois. Pour moi, en effet,
le crime du comte n'est encore qu'excessivement probable. Voyons, si à
nous trois nous arriverons à une certitude.

«C'est que voyez-vous, messieurs, l'enquête d'un crime n'est autre chose
que la solution d'un problème. Le crime donné, constant, patent, on
commence par en rechercher toutes les circonstances graves ou futiles,
les détails, les particularités. Lorsque circonstances et particularités
ont été soigneusement recueillies, on les classe, on les met en leur
ordre et à leur date. On connaît ainsi la victime, le crime et les
circonstances, reste à trouver le troisième terme, l'_x_, l'inconnu,
c'est-à-dire le coupable.

«La besogne est difficile, mais non tant qu'on croit. Il s'agit de
chercher un homme dont la culpabilité explique toutes les circonstances,
toutes les particularités relevées--toutes, vous m'entendez bien. Le
rencontre-t-on, cet homme, il est probable--et neuf fois sur dix la
probabilité devient réalité--qu'on tient le coupable.

«Ainsi, messieurs, procédait Tabaret, mon maître, notre maître à tous,
et en toute sa vie il ne s'est trompé que trois fois.

Si claire avait été l'explication de M. Lecoq, si logique sa
démonstration, que le vieux juge et le médecin ne purent retenir une
exclamation admirative:

--Très bien!

--Examinons donc ensemble, poursuivit, après s'être incliné, l'agent de
la Sûreté, examinons si la culpabilité hypothétique du comte de Trémorel
explique toutes les circonstances du crime du Valfeuillu.

Il allait poursuivre, mais le docteur Gendron, assis près de la fenêtre,
se dressa brusquement.

--On marche dans le jardin! dit-il.

Tout le monde s'approcha. Le temps était superbe, la nuit très claire,
un grand espace libre s'étendait devant les fenêtres de la bibliothèque,
on regarda, on ne vit personne. M. Lecoq continua:

--Nous supposons donc, messieurs, que--sous l'empire de certains
événements que nous aurons à rechercher plus tard--, M. de Trémorel a
été amené à prendre la résolution de se défaire de sa femme. Le crime
résolu, il est clair que le comte a dû réfléchir et chercher les moyens
de le commettre impunément, peser les conséquences et évaluer les périls
de l'entreprise.

«Nous devons admettre encore que les événements qui le conduisaient à
cette extrémité étaient tels, qu'il dût craindre d'être inquiété et
redouter des recherches ultérieures même dans le cas où sa femme serait
morte naturellement.

--Voilà la vérité, approuva le juge de paix.

--M. de Trémorel s'est donc arrêté au parti de tuer sa femme
brutalement, à coups de couteau, avec l'idée de disposer les choses de
façon à faire croire que lui aussi avait été assassiné, décidé à tout
entreprendre pour laisser les soupçons planer sur un innocent, ou, du
moins, sur un complice infiniment moins coupable que lui.

«Il se résignait d'avance, en adoptant ce système, à disparaître, à
fuir, à se cacher, à changer de personnalité à supprimer, en un mot, le
comte Hector de Trémorel, pour se refaire, sous un autre nom, un nouvel
état civil.

«Ces prémices, fort admissibles, suffisent à expliquer toute une série
de circonstances inconciliables au premier abord. Elles nous expliquent
d'abord comment, la nuit du crime, précisément, il y avait au Valfeuillu
toute une fortune.

«Et cette particularité me paraît décisive. En effet, lorsqu'on reçoit,
pour les garder chez soi, des valeurs importantes, on le dissimule
d'ordinaire autant que possible.

«M. de Trémorel n'a pas cette prudence élémentaire.

«Il montre à tous ses liasses de billets de banque, il les manie, il les
étale, les domestiques les voient, les touchent presque; il veut que
tout le monde sache bien et puisse répéter qu'il a chez lui des sommes
considérables, faciles à prendre, à emporter, à cacher.

«Et quel moment choisit-il, pour cet étalage imprudent en toute
occasion? Le moment juste où il sait, où chacun sait dans le voisinage,
qu'il passera la nuit seul au château avec Mme de Trémorel.

«Car il n'ignore pas que tous ses domestiques sont conviés pour le 8
juillet au soir, au mariage de l'ancienne cuisinière, madame Denis. Il
l'ignore si peu, que c'est lui qui fait les frais de la noce et que
lui-même a fixé le jour, lorsque madame Denis est venue présenter à ses
anciens maîtres son futur mari.

«Vous me direz peut-être que c'est par hasard que cette somme--qu'une
des femmes de chambre qualifiait d'immense--a été envoyée au Valfeuillu
précisément la veille du crime. À la rigueur on peut l'admettre.

«Cependant, croyez-moi, il n'y a pas là de hasard, et je le prouverai.
Demain, nous nous présenterons chez le banquier de M. de Trémorel et
nous lui demanderons si le comte ne l'a pas prié, par écrit ou
verbalement, de lui envoyer les fonds ce jour du 8 juillet, fixe.

«Or, messieurs, si ce banquier nous répond affirmativement, s'il nous
montre une lettre, s'il nous donne sa parole d'honneur que l'argent lui
a été demandé de vive voix, j'aurai, avouez-le, plus qu'une probabilité
en faveur de mon système.

Le père Plantat et le docteur hochèrent la tête en signe d'assentiment.

--Donc, demanda l'homme de la préfecture, jusqu'ici pas d'objection.

--Pas la moindre, répondit le juge de paix.

--Mes préliminaires, poursuivit M. Lecoq, ont encore l'avantage
d'éclairer la situation de Guespin. Disons-le franchement, son attitude
est louche et justifie amplement son arrestation.

«A-t-il trempé dans le crime, est-il totalement innocent, voilà ce que
nous ne pouvons décider, car je ne vois nul indice qui nous guide.

«Ce qui est sûr, c'est qu'il est tombé dans un piège habilement tendu.

«Le comte, en le choisissant pour victime, a fort bien pris ses mesures
pour faire peser sur lui tous les doutes d'une enquête superficielle. Je
gagerais que M. de Trémorel, connaissant la vie de ce malheureux, a
pensé non sans motif, que les antécédents ajouteraient à la
vraisemblance de l'accusation et pèseraient d'un poids terrible dans les
balances de la justice.

«Peut-être aussi, se disait-il, que Guespin s'en tirerait
infailliblement, et ne voulait-il que gagner du temps et éviter des
recherches immédiates en donnant le change.

«Nous, investigateurs soucieux de détails, nous ne pouvons être trompés.
Nous savons que la comtesse est morte d'un coup, du premier, comme
foudroyée. Donc, elle n'a pas lutté, donc elle n'a pu arracher un
lambeau d'étoffe au vêtement de l'assassin.

«Admettre la culpabilité de Guespin, c'est admettre qu'il a été assez
fou pour aller placer un morceau de sa veste dans la main de sa victime.
C'est admettre qu'il a été assez simple pour aller jeter cette veste
déchirée et pleine de sang dans la Seine, du haut du pont, dans un
endroit où il devait bien penser qu'on ferait des recherches, et cela,
sans prendre même la vulgaire précaution d'y attacher une pierre pour la
maintenir au fond de l'eau.

«Ce serait absurde.

«Donc, pour moi, ce lambeau de drap, cette veste sanglante affirment et
l'innocence de Guespin et la scélératesse du comte de Trémorel.

--Cependant, objecta M. Gendron, si Guespin est; innocent, que ne
parle-t-il? Que n'invoque-t-il un; alibi. Où a-t-il passé la nuit?
Pourquoi avait-il de l'argent plein son porte-monnaie?

--Remarquez, monsieur, répondit l'agent de la Sûreté, que je ne dis pas
qu'il est innocent. Nous en sommes encore aux probabilités. Ne peut-on
pas supposer que le comte de Trémorel, assez perfide pour tendre un
piège à son domestique, a été assez habile pour lui enlever tous moyens
de fournir un alibi.

--Mais, vous-même, insista le docteur, vous niez l'habileté du comte.

--Pardon, monsieur, entendons-nous. Le plan de M. de Trémorel était
excellent et annonce une perversité supérieure; l'exécution seule a été
défectueuse. C'est que le plan avait été conçu et mûri en sûreté, et
qu'une fois le crime commis, l'assassin, troublé, épouvanté du danger, a
perdu son sang-froid et n'a réalisé ses conceptions qu'à demi.

«Mais il est d'autres suppositions.

«On peut se demander si, pendant qu'on assassinait la comtesse de
Valfeuillu, Guespin ne commettait pas ailleurs un autre crime.

Cette hypothèse parut au docteur Gendron si invraisemblable qu'il ne put
s'empêcher de protester.

--Oh! fit-il.

--N'oubliez, pas, messieurs, répliqua Lecoq, que le champ des
conjectures n'a pas de bornes. Imaginez telle complication d'événements
que vous voudrez, je suis prêt à soutenir que cette complication s'est
présentée ou se présentera. Est-ce que Lieuben, un maniaque allemand,
n'avait pas parié qu'il parviendrait à retourner un jeu de cartes dans
un ordre indiqué par le procès-verbal du pari? Pendant vingt ans, dix
heures par jour, il a battu, tourné, rebattu et retourné ses cartes. Il
avait, de son aveu, répété son opération quatre millions deux cent
quarante-six mille vingt-huit fois, lorsqu'il gagna.

M. Lecoq allait peut-être continuer ses citations, le père Plantat
l'interrompit d'un geste.

--J'admets, dit-il, vos préliminaires; je les tiens pour plus que
probables, pour vrais.

M. Lecoq parlait alors en se promenant de long en large, de la fenêtre
aux rayons de la bibliothèque, s'arrêtant aux paroles décisives, comme
un général qui dicte à ses aides de camp le plan de la bataille du
lendemain.

Et les auditeurs s'émerveillaient à le voir et à l'entendre. Pour la
troisième fois, depuis le matin, il se révélait à eux sous un aspect
absolument différent. Ce n'était plus ni le mercier retiré de la
perquisition, ni le policier cynique et sentimental de la biographie.

C'était un nouveau Lecoq à la physionomie digne, à l'oeil pétillant
d'intelligence, au langage clair et concis, le Lecoq, enfin, que
connaissent les magistrats qui ont utilisé le génie investigateur de ce
remarquable agent.

Depuis longtemps il avait rentré la bonbonnière à portrait, et il
n'était plus question des carrés de pâte qui--pour employer une
expression à son vocabulaire--constituent un des accessoires de sa
physionomie de province.

--Maintenant, disait l'agent de la Sûreté, écoutez-moi:

«Il est dix heures du soir. Nul bruit au dehors, le chemin est désert,
les lumières d'Orcival s'éteignent, les domestiques du château sont à
Paris, M. et Mme de Trémorel sont seuls au Valfeuillu. Ils se sont
retirés dans leur chambre à coucher. La comtesse est assise devant la
table sur laquelle est servi le thé. Le comte, tout en causant avec
elle, va et vient par la chambre.

«Mme de Trémorel est sans pressentiment. Son mari, depuis plusieurs
jours, n'est-il pas plus aimable, meilleur qu'il n'a jamais été! Elle
est sans défiance, et ainsi le comte peut s'approcher d'elle,
par-derrière, sans que l'idée lui vienne de retourner la tête. Si elle
l'entend venir ainsi, doucement, elle s'imagine qu'il veut la surprendre
par un baiser.

«Lui, cependant, armé d'un long poignard, est debout près de sa femme.
Il sait où il faut frapper pour que la blessure soit mortelle. De
l'oeil, il choisit sa place, il l'a trouvée, il frappe un coup
terrible, si terrible que la garde du poignard a laissé son empreinte
des deux côtés des lèvres de la plaie.

«La comtesse tombe sans pousser un cri, heurtant son front à l'angle de
la table qui se renverse.

«Est-ce qu'ainsi ne s'explique pas la position de la terrible blessure,
au-dessous de l'épaule gauche, blessure presque verticale, dont la
direction est de droite à gauche?...

Le docteur fit un signe d'approbation.

--... Et quel autre homme que l'amant ou le mari d'une femme, peut aller
et venir dans sa chambre à coucher, s'approcher d'elle quand elle est
assise, sans qu'elle se retourne?

--C'est évident, murmurait le père Plantat, c'est évident.

--Voilà donc, poursuivait M. Lecoq, voilà la comtesse morte.

«Le premier sentiment de l'assassin est un sentiment de triomphe. Enfin!
le voilà débarrassé de cette femme qui était la sienne, qu'il a assez
haïe pour se résoudre à un crime, pour se décider à changer son
existence heureuse, splendide, enviée, contre la vie épouvantable du
scélérat désormais sans patrie, sans ami, sans asile, proscrit par
toutes les civilisations, traqué par toutes le polices, puni par les
lois du monde entier.

«Sa seconde pensée est pour cette lettre, ce papier, cet acte, ce titre,
cet objet d'un mince volume qu'il sait en la possession de sa femme,
qu'il a demandé cent fois, qu'elle n'a pas voulu lui remettre et qu'il
lui faut.

--Ajoutez, interrompit le père Plantat, que ce titre a été un des
mobiles du crime.

--Cet acte si important, le comte s'imagine savoir où il est. Il croit
que du premier coup il va mettre la main dessus. Il se trompe. Il
cherche dans tous les meubles à l'usage de sa femme et il ne trouve
rien. Il fouille les tiroirs, il soulève les marbres, il bouleverse tout
dans la chambre; rien.

«Alors, une idée lui vient. Cette lettre, ne serait-elle pas sous la
tablette de la cheminée? D'un revers de bras il jette bas la garniture,
la pendule tombe et s'arrête. Il n'est pas encore dix heures et demie.

--Oui! fit à demi-voix le docteur Gendron, la pendule nous l'a dit.

--Sous la tablette de la cheminée, poursuivait l'agent de la Sûreté, le
comte ne trouve rien encore que de la poussière qui a gardé les traces
de ses doigts.

«Alors, l'assassin commence à se troubler.

«Ce papier si précieux que, pour sa possession, il risque sa vie, où
peut-il être? Sa colère s'allume. Comment visiter les tiroirs fermés?
Les clés sont sur le tapis, où je les ai retrouvées parmi les débris du
service de thé, il ne les aperçoit pas.

«Il lui faut une arme, un outil pour tout briser. Il descend chercher
une hache.

«Dans l'escalier, l'ivresse du sang, de la vengeance, se dissipe, ses
terreurs commencent. Tous les recoins obscurs se peuplent de ces
spectres qui font cortège aux assassins; il a peur, il se hâte.

«Il ne tarde pas à remonter et, armé d'une hache énorme, la hache
retrouvée au second étage, il fait tout voler en éclats autour de lui.
Il va comme un insensé, c'est au hasard qu'il éventre les meubles; mais,
parmi les débris, il poursuit les recherches acharnées dont j'ai suivi
la trace.

«Rien, toujours rien.

«Tout est sens dessus dessous dans la chambre, il passe dans son cabinet
et la destruction continue, la hache se lève et s'abat sans relâche. Il
brise son propre bureau, non qu'il n'en connaisse tous les tiroirs, mais
parce qu'il peut s'y trouver quelque cachette ignorée. Ce bureau, ce
n'est pas lui qui l'a acheté, il a appartenu au premier mari, à
Sauvresy. Tous les livres de la bibliothèque, il les prend un à un, les
secoue furieusement et les lance par la chambre.

«L'infernale lettre est introuvable.

«Son trouble, désormais, est trop grand pour qu'il puisse apporter à ses
perquisitions la moindre méthode. Sa raison obscurcie ne le guide plus.
Il erre, sans raison déterminante, sans calcul, d'un meuble à l'autre,
fouillant à dix reprises les mêmes tiroirs, pendant qu'il en est, tout
près, à côté, qu'il oublie complètement.

«C'est alors qu'il songe que cet acte qui le perd peut avoir été caché
parmi le crin de quelque siège. Il décroche une épée et, pour sonder
exactement, il hache le velours des fauteuils et des canapés du salon et
des autres pièces...

La voix de M. Lecoq, son accent, son geste, donnaient à son récit un
caractère saisissant. Il semblait qu'on vit le crime, qu'on assistât aux
scènes terribles qu'il décrivait.

Ses auditeurs retenaient leur souffle, évitant même un geste approbateur
qui eût pu distraire son attention.

--À ce moment, poursuivit l'agent de la Sûreté, la rage et l'effroi du
comte de Trémorel étaient au comble. Il s'était dit, lorsqu'il
préméditait le crime, qu'il tuerait sa femme, qu'il s'emparerait de la
lettre, qu'il exécuterait bien vite son plan si perfide, et qu'il
fuirait.

«Et voilà que tous ses projets étaient déconcertés.

«Que de temps perdu, lorsque chaque minute envolée emportait une chance
de salut!

«Puis la probabilité de mille dangers auxquels il n'avait pas réfléchi,
se présentait à son esprit. Pourquoi un ami ne viendrait-il pas lui
demander l'hospitalité, comme cela était arrivé vingt fois? Que
penserait un passant arrêté sur la route, de cette lumière affolée
courant de pièce en pièce? Un des domestiques ne pouvait-il revenir?

«Une fois dans le salon, il croit qu'on sonne à la grille, et telle est
sa terreur que la bougie qu'il tient à la main lui échappe, et que moi,
j'ai retrouvé sur le tapis la marque de cette bougie tombée.

«Il entend des bruits étranges, tels que jamais pareils n'ont frappé son
oreille. Il lui semble qu'on marche dans la pièce voisine, le parquet
craque. Sa femme est-elle vraiment morte, l'a-t-il bien tuée? Ne
va-t-elle pas se lever tout à coup, courir à la fenêtre, appeler au
secours?

«C'est obsédé de ces épouvantements qu'il revient à la chambre à
coucher, qu'il reprend son poignard et qu'il frappe de nouveau le
cadavre de la comtesse. Mais sa main est si peu assurée qu'il ne fait
que des blessures légères.

«Vous l'avez remarqué, docteur, et consigné sur votre projet de rapport,
toutes ces blessures ont la même direction. Elles forment avec le corps
un angle droit qui prouve que la victime était couchée lorsqu'on la
hachait ainsi.

«Puis, dans l'emportement de sa frénésie, le misérable foule aux pieds
le corps de cette femme assassinée par lui, et les talons de ses bottes
lui font ces contusions sans ecchymose relevées par l'autopsie...

M. Lecoq s'arrêta pour reprendre haleine.

Il ne racontait pas seulement le drame, il le mimait, il le jouait,
ajoutant l'ascendant du geste à l'empire de la parole, et chacune de ses
phrases reconstituant une scène, expliquait un fait et dissipait un
doute. Comme tous les artistes de génie, qui s'incarnent vraiment dans
le personnage qu'ils représentent, l'agent de la Sûreté ressentait
réellement quelque chose des sensations qu'il traduisait, et son masque
mobile avait alors une effrayante expression.

--Voici donc, reprit-il, la première partie du drame.

«À ce transport furieux succède chez le comte un irrésistible
anéantissement.

«Les circonstances diverses que je vous décris, se remarquent d'ailleurs
dans presque tous les grands crimes. Toujours, l'assassin, après le
meurtre, est saisi d'une haine épouvantable et inexpliquée contre sa
victime, et souvent il s'acharne après le cadavre. Puis, vient une
période d'affaissement, si grand, de torpeur si invincible, qu'on a vu
des misérables s'endormir littéralement dans le sang, qu'on les
surprenait endormis, qu'on avait toutes les peines du monde à les
réveiller.

«Lorsqu'il a eu affreusement mutilé le corps de sa femme, M. de Trémorel
a dû se laisser tomber dans un des fauteuils de la chambre. Et, en
effet, les lambeaux de l'étoffe d'un des sièges ont gardé certains plis
qui indiquent bien qu'on s'est assis dessus.

«Quelles sont alors les réflexions du comte? Il songe aux longues heures
envolées, aux heures si courtes qui lui restent. Il n'a rien trouvé. Il
songe que c'est à peine si, avant le jour, il aura le temps d'exécuter
les mesures dont l'ensemble doit dérouter l'instruction et assurer son
impunité en faisant croire à sa mort. Et il faut fuir, bien vite, fuir
sans ce papier maudit.

«Il rassemble ses forces, il se lève, et, savez-vous ce qu'il fait?

«Il saisit une paire de ciseaux et coupe sa longue barbe si soignée.

--Ah! interrompit le père Plantat, voilà donc pourquoi vous regardiez
tant le portrait.

M. Lecoq mettait trop d'attention à suivre le fil de ses déductions pour
relever l'interruption.

--Il est, poursuivait-il, de ces détails vulgaires que leur trivialité
précisément rend terribles, lorsqu'ils sont entourés de certaines
circonstances.

«Vous représentez-vous le comte de Trémorel, pâle, couvert du sang de sa
femme, debout devant sa glace et se rasant, faisant mousser le savon sur
sa figure, dans cette chambre bouleversée, lorsqu'à trois pas de lui à
terre, gît le cadavre chaud encore, palpitant.

«Se regarder, se voir dans une glace après un meurtre, est, entendez-moi
bien, un acte d'épouvantable énergie dont peu de criminels sont
capables.

«Du reste, les mains du comte tremblaient si fort, qu'à peine il pouvait
tenir le rasoir, et sa figure doit être sillonnée de balafres.

--Quoi! s'écria le docteur Gendron, vous supposez que le comte a perdu
son temps à se raser.

--J'en suis positivement sûr, répondit M. Lecoq; po-si-ti-ve-ment,
ajouta-t-il en appuyant sur toutes les syllabes.

«Une serviette sur laquelle j'ai reconnu une de ces marques--une
seule--que laisse le rasoir quand on l'essuie, m'a mis sur la trace de
ce détail.

«J'ai cherché, et j'ai trouvé une boîte de rasoirs; l'un d'eux avait
servi depuis bien peu de temps, car il était encore humide.

«J'ai serré soigneusement la serviette et la boîte.

«Et si ces preuves ne suffisent pas pour appuyer mon affirmation, je
ferai venir de Paris deux de mes hommes, et ils sauront bien découvrir
quelque part, dans le château ou dans le jardin, et la barbe de M. de
Trémorel et le linge sur lequel il a essuyé son rasoir. J'ai examiné
soigneusement le savon resté sur la toilette, et tout me fait supposer
que le comte ne s'est pas servi de blaireau.

«Quant à l'idée qui vous surprend, monsieur le docteur, elle me paraît à
moi naturelle; je dirai plus, elle est la conséquence nécessaire du plan
adopté.

«M. de Trémorel a toujours porté toute sa barbe, il la coupe, et sa
physionomie est à ce point changée que si, dans sa fuite, il rencontre
quelqu'un, on ne le reconnaîtra pas.

Le docteur Gendron dut être convaincu, car il eut un geste
d'assentiment, et murmura:

--C'est clair, c'est évident!

--Une fois défiguré, continua l'agent de la Sûreté, le comte s'est mis,
en toute hâte, à réunir les éléments de son plan, à disposer les
apparences destinées à vous égarer, à faire croire qu'en même temps que
sa femme, il avait été assassiné par une bande de brigands. Il est allé
chercher un vêtement de Guespin, il l'a déchiré à la poche et en a placé
un fragment dans la main de la comtesse.

«Prenant alors le cadavre dans ses bras, en travers, il l'a descendu.
Les blessures saignaient affreusement, de là les nombreuses taches
constatées à toutes les marches.

«Arrivé au bas de l'escalier, il est obligé de poser le cadavre à terre
pour aller ouvrir la porte du jardin. Cette manoeuvre explique
parfaitement la tache de sang très large du vestibule.

«La porte ouverte, le comte revient prendre le cadavre et le tient entre
ses bras jusque sur le bord de la pelouse. Là, il cesse de le porter, il
le traîne en le soutenant par les épaules, marchant à reculons,
s'imaginant ainsi préparer des empreintes qui feront supposer que son
propre cadavre à lui a été traîné et jeté à la Seine.

«Seulement, le misérable a oublié deux choses qui nous le livrent. Il
n'a pas réfléchi que les jupons de la comtesse, en traînant sur l'herbe,
la foulant et la brisant sur un large espace, dévoileraient la ruse. Il
n'a pas songé que son pied élégant et cambré, chaussé de bottes fines à
talons très hauts, se moulerait dans la terre humide de la pelouse,
laissant contre lui une preuve plus éclatante que le jour.

Le père Plantat se leva brusquement.

--Ah! interrompit-il, vous ne m'aviez rien dit de cette circonstance.

M. Lecoq eut un joli geste de suffisance.

--Ni de plusieurs autres encore. Mais, à ce moment, j'ignorais--son
regard chercha celui du père Plantat--, j'ignorais absolument beaucoup
de choses que je sais maintenant; et, comme j'avais quelques raisons de
supposer monsieur le juge de paix bien mieux instruit que moi, je
n'étais pas fâché de me venger un peu d'une discrétion, pour moi,
incompréhensible.

--Et vous êtes vengé, fit en souriant le docteur Gendron.

--De l'autre côté du gazon, reprit M. Lecoq, le comte a de nouveau
enlevé le cadavre. Mais alors, oubliant les effets de l'eau lorsqu'elle
jaillit, ou, peut-être, qui sait, craignant de se mouiller, au lieu de
pousser violemment le corps dans l'eau, il l'y dépose doucement, avec
mille précautions.

«Ce n'est pas tout: il veut qu'on croie à une lutte terrible entre la
comtesse et les assassins. Que fait-il? Du bout de son pied il fouille
et raie le sable de l'allée. Et il croit que la police s'y trompera.

--Oui! murmurait le père Plantat, c'est exact, c'est vrai, j'ai vu.

--Débarrassé du cadavre, le comte regagne la maison. L'heure presse,
mais il veut encore chercher le titre maudit. Il se dépêche donc de
prendre les dernières mesures qui assureront, croit-il, la réussite de
ses projets.

«Il prend ses pantoufles et un foulard qu'il tache de sang. Il jette sur
le gazon son foulard et une de ses pantoufles, il lance l'autre au
milieu de la Seine.

«Sa précipitation nous explique la défectuosité et l'insuccès de ses
manoeuvres. Il se presse, il commet bévues sur bévues.

«Les bouteilles qu'il place sur la table sont des bouteilles vides, il
ne pense pas que son valet de chambre le dira. Il croit verser du vin
dans cinq verres, il y verse du vinaigre qui prouvera que personne n'a
bu.

«Il remonte, il avance l'aiguille de la pendule, mais il l'avance trop,
et il oublie d'ailleurs de mettre la sonnerie et les aiguilles d'accord.

«Il défait le lit, mais le défait mal, et encore il ne voit pas qu'il
est absolument impossible de concilier ces trois choses, le lit défait,
la pendule marquant trois heures vingt minutes, la comtesse habillée
comme au milieu du jour.

«Autant qu'il peut, il augmente le désordre. Il arrache le ciel de lit.
Il trempe un linge dans le sang, et en macule les rideaux et les
meubles. Enfin, il marque la porte d'entrée de cette main sanglante,
dont l'empreinte est trop nette, trop distincte, trop arrêtée, pour
n'être pas volontaire.

«Est-il, jusqu'ici, messieurs, je vous le demande, une circonstance, un
détail, une particularité du crime, qui n'explique pas la culpabilité de
M. de Trémorel?

--Il y a la hache, répondit le père Plantat, la hache retrouvée au
second étage, et dont la position vous a semblé si extraordinaire.

--J'y arrive, monsieur le juge de paix, répondit M. Lecoq.

«Il est un point de cette affaire ténébreuse sur lequel, grâce à vous,
nous sommes parfaitement fixés.

«Nous savons que Mme de Trémorel possédait et cachait, au su de son
mari--un papier, un acte, une lettre--dont celui-ci convoitait la
possession et qu'elle refusait absolument, en dépit de ses prières, de
lui donner.

«Vous nous avez affirmé que le désir--la nécessité peut-être--de
s'emparer de ce papier a contribué puissamment à armer la main du comte.

«Nous ne serons donc pas téméraires en supposant à ce titre une
importance non seulement extraordinaire, mais encore tout à fait
exceptionnelle.

«Il faut croire, à plus forte raison, qu'il est, de sa nature,
extrêmement compromettant. Mais qui compromet-il? Le comte et la
comtesse ensemble, ou seulement le comte? À cet égard j'en suis réduit
aux conjectures.

«Ce qui est acquis, c'est que ce titre est une menace--exécutable
sur-le-champ--suspendue sur la tête de celui ou de ceux qu'elle
concerne.

«Ce qui est sûr, c'est que Mme de Trémorel considérait cet écrit,
soit comme une garantie, soit comme une arme terrible mettant son mari à
sa discrétion.

«Ce qui est un fait, c'est que, pour se délivrer de cette menace
perpétuelle qui troublait sa vie, M. de Trémorel a tué sa femme.

Si logique était la déduction, ses derniers termes faisaient si bien
éclater l'évidence, que le docteur et le père Plantat ne purent retenir
une exclamation approbative.

Ils s'écrièrent ensemble:

--Très bien!

--Maintenant, reprit M. Lecoq, des divers éléments qui ont servi à
former notre conviction, il faut conclure que le contenu de cette lettre
est tel que, retrouvée, elle enlèverait nos dernières hésitations, elle
doit expliquer le crime et rendre inutiles les précautions de
l'assassin.

«Le comte devait donc faire tout au monde, tenter l'impossible, pour ne
pas laisser derrière lui ce danger. C'est pourquoi, les préparatifs qui,
à son sens, devaient égarer la justice, terminés, malgré le sentiment
d'un péril imminent, malgré l'heure qui passe, malgré le jour qui vient,
M. de Trémorel, au lieu de fuir, recommence avec plus d'acharnement que
jamais ses inutiles perquisitions.

«De nouveau il revoit les meubles à l'usage de sa femme, les tiroirs,
les livres, les papiers. En vain.

«Alors il se décide à explorer le second étage, et toujours armé de sa
hache, il monte.

«Déjà il a attaqué un meuble, lorsque dans le jardin un cri retentit. Il
court à la fenêtre: Que voit-il?

«Philippe et le vieux La Ripaille sont debout au bord de l'eau, sous les
saules du parc, près du cadavre.

«Comprenez-vous l'épouvantable effroi de l'assassin!

«Désormais, plus une seconde à perdre, il n'a que trop attendu déjà. Le
danger est pressant, terrible. Il fait jour, le crime est découvert, on
va venir, il se voit perdu sans ressources.

«Il faut fuir, fuir à l'instant, au risque d'être vu, d'être rencontré,
d'être arrêté.

«Violemment il lance sa hache qui entaille le parquet. Il descend, il
glisse dans ses poches les liasses de billets de banque, il s'empare de
la veste déchirée et sanglante de Guespin, qu'il lancera dans la
rivière, du haut du pont, et il se sauve par le jardin.

«Oubliant toute prudence, éperdu, hors de lui-même, couvert de sang, il
court, il franchit la douve, et c'est lui que le vieux La Ripaille
aperçoit, gagnant les bois de Mauprévoir, où il compte réparer le
désordre de ses vêtements.

«Il est sauvé pour le moment. Mais il laisse derrière lui cette lettre
qui est, croyez-le, une formidable accusation, qui éclairera la justice,
qui dira bien haut et sa scélératesse et la perfidie de ses
manoeuvres.

«Car il ne l'a pas retrouvée, cette lettre, mais nous la retrouverons,
nous; elle nous est nécessaire pour ébranler M. Domini, il nous la faut
pour changer nos doutes en certitude.



XI


Un silence assez long suivit la déclaration de l'agent de la Sûreté.
Peut-être ses auditeurs cherchaient-ils des objections.

Enfin, le docteur Gendron prit la parole.

--Dans tout cela, dit-il, je n'aperçois pas le rôle de Guespin.

--Je ne le vois pas non plus, monsieur, répondit M. Lecoq. Et ici, je
dois vous confesser le fort et le faible de mon système d'enquête. Avec
cette méthode, qui consiste à reconstituer le crime avant de s'occuper
du criminel, je ne puis, ni me tromper, ni avoir raison à demi. Ou
toutes mes déductions sont justes, ou il n'en est pas une seule qui le
soit. C'est tout ou rien. Si je suis dans le vrai, Guespin n'a pas
trempé dans le crime--au moins directement--puisqu'il n'est pas une
circonstance qui fasse soupçonner un concours étranger. Si au contraire,
je m'abuse...

M. Lecoq s'interrompit. On eût dit qu'il prêtait l'oreille à quelque
bruit insolite venu du jardin.

--Mais je ne m'abuse pas, reprit-il, j'ai contre le comte une autre
charge encore, dont je ne vous ai pas parlé, et qui me paraît bien
concluante.

--Oh! fit le docteur, à quoi bon désormais?

--Deux sûretés valent mieux qu'une, monsieur, et moi je doute toujours.
Donc, laissé seul un moment, ce tantôt, par monsieur le juge de paix,
j'ai demandé à François, le valet de chambre, s'il savait exactement le
compte des chaussures de son maître. Il m'a répondu que oui, et m'a
conduit dans le cabinet où on serre les chaussures.

«Il manquait une paire de bottes à tiges de cuir de Russie, mises le
matin même--François en est sûr--par le comte de Trémorel.

«Ces bottes, je les ai cherchées avec un soin minutieux, je ne les ai
pas aperçues.

«Enfin, la cravate que portait le comte dans la journée du 8, qui est
bleue avec des raies blanches, a disparu également.

--Voilà, s'écria le père Plantat, voilà l'indiscutable preuve de vos
suppositions au sujet des pantoufles et du foulard.

--Il me paraît en effet, répondit l'agent de la Sûreté, que les faits
sont assez rétablis pour nous permettre d'aller de l'avant. Recherchons
maintenant les événements qui ont dû déterminer...

Depuis un moment déjà M. Lecoq, tout en parlant, observait sournoisement
le dehors.

Tout à coup, sans un mot, avec cette foudroyante hardiesse et cette
précision d'élan du chat qui bondit sur la souris qu'il guette, il
s'élança sur l'appui de la fenêtre ouverte, et de là dans le jardin.

Presque simultanément, on entendit le bruit de la chute, un cri étouffé,
un juron, puis les trépignements d'une lutte.

Le docteur et le père Plantat s'étaient précipités à la fenêtre. Le jour
commençait à poindre, les arbres frissonnaient au vent frais du matin,
les objets apparaissaient vaguement distincts, sans formes arrêtées, au
travers de ce brouillard blanc qui plane, les nuits d'été, sur la vallée
de la Seine.

Au milieu du gazon, devant les fenêtres de la bibliothèque, le médecin
et le juge de paix entrevoyaient deux hommes, deux ombres plutôt, qui se
démenaient, agitant furieusement les bras.

Par instants, à intervalles très rapprochés, ils entendaient le bruit
mou et clapoteux d'un poing fermé qui s'abat en plein sur la chair vive.

Bientôt, les deux ombres n'en formèrent qu'une, puis elles se séparèrent
pour se rejoindre de nouveau; une des deux tomba, se releva aussitôt, et
retomba encore.

--Ne vous dérangez pas, messieurs, criait la voix de M. Lecoq, je tiens
le gredin.

L'ombre restée debout, qui devait être celle de l'agent de la Sûreté,
s'inclina, et le combat, qui semblait fini, recommença. L'ombre étendue
à terre se défendait avec l'énergie si dangereuse du désespoir. Son
torse, au milieu de la pelouse formait comme une grande tache brune, et
ses jambes, lançant des coups de pied, se tendaient et se détendaient
convulsivement.

Il y eut un moment de confusion tel, que M. Gendron et le père Plantat
cessèrent de distinguer laquelle des deux ombres était celle de l'agent
de la Sûreté.

Elles s'étaient relevées et luttaient. Soudain, une exclamation de
douleur retentit, accompagné d'un juron:

--Ah! canaille!

Et tout aussitôt, un grand cri, un cri déchirant traversa l'espace, et
la voix railleuse de l'homme de la préfecture dit:

--Le voilà! je l'ai décidé à venir nous présenter ses civilités,
éclairez-nous un peu.

Le médecin et le juge de paix se précipitèrent ensemble vers la lampe.
De leur empressement, un retard résulta, et au moment où le docteur
Gendron s'emparant du luminaire, relevait à sa hauteur, la porte du
salon s'ouvrit, brutalement poussée.

--Je vous présente, messieurs, disait l'agent de la Sûreté, le sieur
Robelot, rebouteux à Orcival, herboriste par prudence et empoisonneur
par vocation.

Telle était la stupéfaction du père Plantat et de M. Gendron, que ni
l'un ni l'autre ne put répondre.

C'était bien le rebouteux, en effet, remuant dans le vide ses mâchoires
désarticulées. Son adversaire l'avait jeté bas au moyen de ce terrible
coup du genou qui est la suprême défense et l'_ultima ratio_ des pires
rôdeurs de barrières parisiens.

Mais ce n'était pas la présence, presque inexplicable pourtant, de
Robelot, qui surprenait si fort le juge et son ami. Leur stupeur venait
de l'apparence de cet autre homme qui, de sa poigne d'acier, aussi
rigide que des menottes maintenait l'ancien garçon de laboratoire du
docteur et le poussait en avant.

Il avait incontestablement la voix de M. Lecoq, son costume, sa cravate
à noeud prétentieux, sa chaîne de montre en crin jaune, et cependant
ce n'était pas, non ce n'était plus M. Lecoq.

Sorti par la fenêtre, blond, avec des favoris bien ratissés, il rentrait
par la porte, brun et le visage glabre.

Celui qui était sorti, était un homme mûr, à physionomie capricieuse,
prenant à volonté, l'air idiot ou l'air intelligent; celui qui rentrait
était un beau garçon de trente-cinq ans à l'oeil fier, à la lèvre
frémissante: de magnifiques cheveux noirs bouclés faisaient
vigoureusement ressortir la pâleur mate de son teint et le ferme dessin
de sa tête énergique.

Il avait au cou, un peu au-dessous du menton, une blessure qui saignait.

--Monsieur Lecoq! s'exclama le juge de paix, recouvrant enfin la parole.

--Lui même, répondit l'agent de la sûreté, et, pour cette fois
seulement, le vrai.

Et s'adressant au rebouteux, tout en lui donnant un rude coup d'épaule:

--Avance, toi, dit-il.

Le rebouteux tomba à la renverse sur un fauteuil, mais l'homme de la
police continua à le tenir.

--Oui, poursuivait-il, ce gredin m'a arraché mes ornements blonds. C'est
grâce à lui, et bien malgré moi, que je vous apparais au naturel, avec
la tête qui m'a été donnée par le Créateur, et qui est bien à moi.

Il eut un geste insouciant et ajouta, moitié fâché, moitié souriant:

--Je suis le vrai Lecoq, et sans mentir, il n'y a pas plus de trois
personnes qui le connaissent après vous, messieurs: deux amis sûrs et
une amie qui l'est infiniment moins, celle dont je parlais tout à
l'heure.

Les yeux du père Plantat et de M. Gendron interrogeaient avec tant
d'insistance, que l'agent de la Sûreté continua:

--Que voulez-vous! Tout n'est pas rose, dans le métier. On court, à
écheniller la société, des dangers qui devraient bien nous concilier
l'estime de nos contemporains à défaut de leur affection. Tel que vous
me voyez je suis condamné à mort par sept malfaiteurs, les plus
dangereux qui soient en France. Je les ai fait prendre, et ils ont
juré--et ce sont des hommes de parole--que je ne mourrais que de leur
main. Où sont-ils, ces misérables? Quatre sont à Cayenne, un est à
Brest; j'ai de leurs nouvelles. Mais les deux autres? J'ai perdu leur
piste. Qui sait si l'un deux ne m'a pas suivi jusqu'ici, qui me dit que
demain, au détour d'un chemin creux, je ne recevrai pas six pouces de
fer dans le ventre.

Il eut un sourire mélancolique.

--Et pas de récompense, poursuivit-il, pour les périls que nous bravons.
Que je tombe demain, on ramassera mon cadavre, on le portera à l'un des
domiciles officiels qu'on me connaît et tout sera dit.

Le ton de l'homme de la police était devenu amer, la sourde irritation
de sa voix trahissait bien des rancunes.

--Heureusement, reprit-il, mes précautions sont prises. Tant que je suis
dans l'exercice de mes fonctions, je me méfie, et quand je suis sur mes
gardes, je ne crains personne. Mais il est des jours où on est las de
craindre, où on veut pouvoir tourner court une rue sans redouter le
poignard. Ces jours-là je redeviens moi-même; je me débarbouille, je
jette mon masque, ma personnalité se dégage des mille déguisements que
j'endosse tour à tour. Voici quinze ans que je suis à la préfecture, nul
n'y connaît mon visage vrai, ni la couleur de mes cheveux...

Maître Robelot, mal à l'aise sur son fauteuil, essaya un mouvement.

--Ah! ne fais pas le méchant, lui dit M. Lecoq, changeant subitement de
ton, il t'en cuirait, lève-toi plutôt et dis-nous ce que tu faisais dans
ce jardin?

--Mais vous êtes blessé! s'écria le juge de paix, remarquant le filet de
sang qui glissait le long de la chemise de l'agent de la Sûreté.

--Oh! ce n'est rien, monsieur, une égratignure, ce drôle avait un grand
coutelas fort pointu dont il a voulu jouer...

Le juge de paix voulut absolument examiner cette blessure, et c'est
seulement quand le docteur eut reconnu sa parfaite innocuité, qu'il
s'occupa du rebouteux.

--Voyons, maître Robelot, demanda-t-il, que veniez-vous faire chez moi?

Le misérable ne répondit pas.

--Prenez garde, insista le père Plantat, votre silence nous confirmera
dans l'idée que vous êtes venu avec les pires desseins.

Mais c'est en vain que le père Plantat épuisa son éloquence persuasive,
le rebouteux se renfermait dans une farouche et silencieuse immobilité.

Alors M. Gendron se décida à prendre la parole, espérant; non sans
raison, qu'il aurait quelque influence sur son ancien domestique.

--Réponds, interrogea-t-il, que voulais-tu?

Le rebouteux fit un effort, et ses yeux dénoncèrent une vive souffrance.
Parler, avec sa mâchoire démise, était douloureux.

--Je venais pour voler, répondit-il, je l'avoue.

--Voler!... quoi?

--Je ne sais pas.

--On n'escalade pas un mur, on ne risque pas la prison sans une
intention bien arrêtée d'avance.

--Eh bien, donc je voulais...

Il s'arrêta.

--Quoi? parle.

--Prendre des fleurs rares dans la serre.

--Avec ton coutelas, n'est-ce pas? fit en ricanant M. Lecoq.

Le rebouteux lui lançant un regard terrible, il continua:

--Ne me regarde pas ainsi, tu ne me fais pas peur. Puis, toi qui es fin,
ne nous dis donc pas de niaiseries. Si tu nous crois beaucoup plus bêtes
que toi, tu te trompes, je t'en préviens.

--Je voulais prendre les pots, balbutia maître Robelot, pour les
revendre.

--Allons donc! fit l'agent de la Sûreté en haussant les épaules, ne
répète donc pas tes inepties. Toi, un homme qui achète et paie comptant
des terres excellentes, voler des pots de bruyère! À d'autres. Ce soir,
mon garçon, on t'a retourné comme un vieux gant. Bien malgré toi, tu as
donné la volée à un secret qui te tourmente diablement, et tu venais ici
pour tâcher de le reprendre. En y réfléchissant, tu t'es dit, toi rusé,
que sans doute M. Plantat n'avait encore parlé à qui que ce soit et tu
arrivais avec le projet ingénieux de l'empêcher de parler désormais à
âme qui vive.

Le rebouteux voulut protester.

--Tais-toi donc, lui dit M. Lecoq, et ton coutelas?

Pendant cet interrogatoire sommaire du rebouteux, le père Plantat
réfléchissait.

--Peut-être, murmura-t-il, peut-être ai-je parlé trop tôt.

--Pourquoi donc? répondit l'agent de la Sûreté, je cherchais une preuve
palpable à donner à M. Domini, nous lui servirons ce joli garçon, et
s'il n'est pas content, c'est qu'il est trop difficile.

--Mais que faire de ce misérable?

--Il doit bien y avoir dans la maison un endroit pour l'enfermer; s'il
le faut, je le ficellerai.

--J'ai là, proposa le juge de paix, un cabinet noir.

--Est-il sûr?

--Trois des côtés sont formés de murs épais, le quatrième qui donne ici
même est fermé par une double porte, pas d'ouvertures, pas de fenêtres,
rien.

--C'est notre affaire.

Le père Plantat ouvrit alors le cabinet qui sert de décharge à sa
bibliothèque, sorte de trou noir, humide faute d'air, étroit, et tout
plein de livres de rebut, de paquets de journaux et de vieux papiers.

--Tu seras, là-dedans, comme un petit roi, dit l'agent au rebouteux.

Et, après l'avoir fouillé, il le poussa dans le cabinet. Robelot ne
résista pas, mais il demanda à boire et une lumière. On lui passa une
carafe pleine d'eau et un verre.

--Quant à de la lumière, lui dit M. Lecoq, tu t'en passeras. Tu n'aurais
qu'à nous jouer quelque mauvais tour.

La porte du cabinet noir refermée, le père Plantat tendit la main à
l'agent de la Sûreté.

--M. Lecoq, lui dit-il, d'une voix émue, vous venez probablement de me
sauver la vie au péril de la vôtre; je ne vous remercie pas. Un jour
viendra, je l'espère, où il me sera possible...

L'homme de la préfecture l'interrompit d'un geste.

--Vous savez, monsieur, fit-il, combien ma peau est compromise, la
risquer une fois de plus n'est pas un mérite; puis, sauver la vie à un
homme, ce n'est pas toujours lui rendre service...

Il resta pensif quelques secondes et ajouta:

--Vous me remercierez plus tard, monsieur, lorsque j'aurai acquis
d'autres droits à votre gratitude.

M. Gendron, lui aussi, avait donné une cordiale poignée de main à
l'agent de la Sûreté.

--Laissez-moi, lui disait-il, vous exprimer toute mon admiration. Je
n'avais pas idée de ce que peuvent être les investigations d'un homme de
votre trempe. Arrivé ce matin, sans détails, sans renseignements, vous
êtes parvenu par le seul examen du théâtre du crime, par la seule force
du raisonnement et de la logique, à trouver le coupable; et, bien plus,
à nous démontrer, à nous prouver, que le coupable ne peut pas être un
autre que celui que vous dites.

M. Lecoq s'inclina modestement. En réalité, les éloges de ce juge si
compétent chatouillaient délicieusement sa vanité.

--Et cependant, répondit-il, je ne suis pas encore parfaitement
satisfait. Certes, la culpabilité de M. de Trémorel m'est surabondamment
prouvée. Mais quels mobiles l'ont poussé? Comment a-t-il été conduit à
cette épouvantable détermination de tuer sa femme et d'essayer de faire
croire que lui-même avait été assassiné?

--Ne peut-on supposer, objecta le docteur, que dégoûté de Mme de
Trémorel, il s'est défait d'elle pour rejoindre une autre femme aimée,
adorée jusqu'à la folie?

M. Lecoq hocha la tête.

--On ne tue pas sa femme, dit-il, pour cette seule raison qu'on ne
l'aime plus et qu'on en adore une autre. On quitte sa femme, on va vivre
avec sa maîtresse, et tout est dit. Cela se voit tous les jours, et ni
la loi, ni l'opinion ne condamnent bien sévèrement l'homme qui agit
ainsi.

--Mais, objecta le médecin, quand c'est la femme qui possède la
fortune!...

--Ce n'est pas ici le cas, répondit l'agent de la Sûreté; je suis allé
aux informations, M. de Trémorel possédait de son chef cent mille écus,
débris d'une fortune colossale sauvés par son ami Sauvresy, et sa femme,
par leur contrat de mariage, lui a de plus reconnu un demi-million. Avec
huit cent mille francs, on peut vivre à l'aise partout. D'ailleurs, le
comte était parfaitement maître de toutes les valeurs de la communauté.
Il pouvait vendre, acheter, réaliser, emprunter, placer et déplacer les
fonds à sa fantaisie.

Le docteur Gendron n'avait rien à répondre. M. Lecoq continua, parlant
avec une certaine hésitation, tandis que ses yeux interrogeaient le père
Plantat.

--C'est dans le passé, je le sens, qu'il faut chercher les raisons de ce
meurtre d'aujourd'hui et les motifs de la terrible résolution de
l'assassin. Un crime liait le comte et la comtesse si indissolublement,
que la mort seule de l'un pouvait rendre la liberté à l'autre. Ce crime,
je l'ai soupçonné du premier coup, je l'ai entrevu à chaque moment
depuis ce matin, et l'homme que nous venons d'enfermer là, Robelot le
rebouteux, qui voulait assassiner monsieur le juge de paix, en a été
l'agent ou le complice.

Le docteur Gendron n'avait pas assisté aux diverses scènes qui, dans la
journée au Valfeuillu, le soir chez le maire d'Orcival, avaient établi
une tacite entente entre le père Plantat et l'homme de la préfecture. Il
lui fallait toute la perspicacité dont il est doué pour combler les
lacunes et deviner les sous-entendus de la conversation qu'il écoutait
depuis deux heures. Les derniers mots de l'agent de la Sûreté furent
pour lui un trait de lumière, et il s'écria:

--Sauvresy!...

--Oui, répondit M. Lecoq, oui, Sauvresy!... Et ce papier que cherchait
le meurtrier avec tant d'acharnement, cette lettre pour laquelle il
négligeait le soin de son salut, doit contenir l'irrécusable preuve du
crime.

En dépit des regards les plus significatifs, des provocations les plus
directes à une explication, le vieux juge de paix se taisait. Il
semblait à cent lieues de l'explication actuelle, et son regard perdu
dans le vide, paraissait suivre dans les brumes du passé des événements
oubliés.

M. Lecoq, après une courte délibération intérieure, se décida à frapper
un grand coup.

--Quel passé, fit-il, que celui-ci dont le fardeau est si écrasant que,
pour s'y soustraire, un homme jeune, riche, heureux, M. le comte Hector
de Trémorel, arrive à combiner froidement un crime, résigné d'avance à
disparaître ensuite, à cesser d'exister légalement, à perdre tout
ensemble, sa personnalité, sa situation, son honneur et son nom! Quel
passé, que celui dont le poids peut décider au suicide une jeune fille
de vingt ans!

Le père Plantat s'était redressé, pâle, plus ému peut-être qu'il ne
l'avait été de la journée.

--Ah! s'écria-t-il d'une voix altérée, vous ne pensez pas ce que vous
dites là. Laurence n'a jamais rien su!

M. Gendron qui étudiait sérieusement le vrai Lecoq, crut voir un fin
sourire éclairer la figure si intelligente du policier.

Le vieux juge de paix, cependant, poursuivait calme et digne désormais,
d'un ton qui n'était pas exempt d'une certaine hauteur:

--Il n'était besoin, M. Lecoq, ni de ruses ni de subterfuges pour me
déterminer à dire ce que je sais.

«Je vous ai témoigné assez d'estime et de confiance, pour vous ôter le
droit de vous armer contre moi du secret douloureux--ridicule, si vous
voulez--que vous avez surpris.

Si grand que soit son aplomb, l'agent de la Sûreté fut quelque peu
décontenancé et essaya de protester.

--Oui, interrompit le père Plantat, votre surprenant génie
d'investigations vous a conduit à la vérité. Mais vous ne savez pas
tout, et maintenant encore, je me tairais si les raisons qui me
commandaient le silence n'avaient cessé d'exister.

Il ouvrit le tiroir à secret d'un bureau de vieux chêne placé près de la
cheminée, et en sortit un dossier assez volumineux qu'il déposa sur la
table.

--Voici quatre ans, reprit-il, que jour par jour, je devrais dire: heure
par heure, je suis les phases diverses du drame affreux qui, cette nuit,
au Valfeuillu, s'est dénoué dans le sang. Dans le principe, ce fut
curiosité pure d'ancien avoué désoeuvré. Plus tard, j'espérais sauver
l'existence et l'honneur d'une personne bien chère.

«Pourquoi je n'ai rien dit de mes découvertes? C'est, messieurs, le
secret de ma conscience, elle ne me reproche rien. Et d'ailleurs, hier
encore, je fermais les yeux à l'évidence, il m'a fallu le brutal
témoignage du fait...

Le jour était venu. Dans les allées du jardin, les merles effrontés
couraient en sifflant. Le pavé de la route d'Évry sonnait sous le sabot
des attelages matinaux se rendant aux champs. Aucun bruit ne troublait
le morne silence de la bibliothèque, aucun, sinon le bruissement des
feuilles de papier que tournait le vieux juge de paix et de temps à
autre une plainte du rebouteux qui, enfermé dans le cabinet noir,
souffrait et geignait.

--Avant de commencer, dit le père Plantat, je devrais, messieurs,
consulter vos forces, voici vingt-quatre heures que nous sommes
debout...

Mais le docteur et l'agent de la Sûreté protestèrent qu'ils n'avaient
nul besoin de repos. La fièvre de la curiosité avait chassé la
lassitude. Enfin, ils allaient avoir le mot de cette sanglante énigme.

--Soit, reprit le juge de paix, alors écoutez-moi.



XII


À vingt-six ans, le comte Hector de Trémorel était le modèle achevé, le
parfait idéal du gentilhomme viveur, tel qu'il peut l'être à notre
époque, inutile à soi et aux autres, nuisible même, semblant mis sur
terre expressément pour jouir aux dépens de tout et de tous.

Jeune, très noble, élégant, riche à millions, doué d'une santé de fer,
ce dernier descendant d'une grande race, gaspillait le plus follement,
d'aucuns disaient le plus indignement du monde, et sa jeunesse et son
patrimoine.

Il est vrai, qu'à ces excès de tous les genres, il avait conquis une
magnifique et peu enviable célébrité.

On citait ses écuries, ses équipages, ses gens, son mobilier, ses
chiens, ses maîtresses.

Ses chevaux de rebut faisaient encore prime, et une drôlesse distinguée
par lui acquérait aussitôt une valeur plus grande, comme un effet de
commerce sur lequel tomberait la signature de M. de Rotchschild.

N'allez pas croire, au moins, que ce jeune homme fût né mauvais! Il
avait eu du coeur et même de généreuses idées, autrefois, à vingt ans.
Six années de bonheurs malsains l'avaient gâté jusqu'à la moelle.

Vaniteux jusqu'à la folie, il était prêt à tout pour garder sa famosité.
Il avait l'égoïsme farouche et terrible de quiconque n'a jamais eu à
s'occuper que de soi et n'a jamais souffert. Enivré jusqu'au vomissement
des plates flagorneries de soi-disant amis qu'attirait son argent, il
s'admirait en conscience, prenant pour de l'esprit son cynisme brutal,
et pour du caractère son superbe dédain de toute morale, son manque
absolu de principe et son scepticisme idiot.

Et faible, avec cela. Ayant des caprices, jamais une volonté. Faible
comme l'enfant, comme la femme, comme la fille.

On retrouve sa biographie dans tous les petits journaux du moment, qui
colportaient à l'envi les mots qu'il faisait ou qu'il aurait pu faire à
ses heures de loisir.

Ses moindres faits et gestes sont relatés.

Une nuit, soupant au _Café de Paris_, il jette toute la vaisselle par la
fenêtre; c'est mille louis qu'il en coûte. Bravo! Le lendemain, après
boire, il fait scandale avec une drôlesse dans une loge d'avant-scène,
et il faut l'intervention du commissaire de police. On n'est pas plus
régence.

Un matin, Paris-badaud apprend avec stupeur qu'il s'envole en Italie
avec la femme du banquier X... une mère de famille de dix-neuf ans.

Il se bat en duel et blesse son adversaire. Quel courage! La semaine
suivante, c'est lui qui reçoit un coup d'épée. C'est un héros!

Une fois, il va à Bade et fait sauter la banque. Une autre fois, après
une séance de jeu de soixante heures, il réussit à perdre cent vingt
mille francs contre un prince russe.

Il est de ces esprits que le succès exalte, qui convoitent les
applaudissements, mais qui jamais ne s'inquiètent de la nature de ceux
qu'ils obtiennent. Le comte Hector était un peu plus que ravi du bruit
qu'il faisait par le monde. Avoir sans cesse son nom, ses initiales,
dans les bulletins du _Monde parisien_ lui paraissait comble de
l'honneur et de la gloire.

Il n'en laissait rien paraître, toutefois, et même avec une désinvolture
charmante, il disait après chaque nouvelle aventure:

--Ne cessera-t-on donc jamais de s'occuper de moi?

Puis, dans les grandes occasions, empruntant un mot à Louis XV, il
disait:

--Après moi le déluge.

Le déluge arriva de son vivant.

Un matin du mois d'avril, son valet de chambre, qui était un bâtard
scrofuleux de quelque portier parisien, par lui formé, dressé et stylé,
l'éveilla sur les neuf heures en lui disant:

--Monsieur, il y a dans l'antichambre, en bas, un huissier qui vient, à
ce qu'il prétend, pour saisir les meubles de Monsieur.

Hector se retourna sur ses oreilles, bâilla, se détira et répondit:

--Eh bien, dis-lui de commencer l'opération par les écuries et les
remises et remonte m'habiller.

Il ne parut pas autrement ému, et le domestique se retira surpris et
émerveillé du flegme de son maître.

C'est que le comte avait du moins ce mérite de savoir au juste à quoi
s'en tenir sur sa situation financière, et cette invasion de l'huissier,
il la prévoyait, je dirai plus, il l'attendait.

Il y avait trois ans qu'à la suite d'une chute de cheval qui le mit sur
le lit six semaines, le comte de Trémorel avait mesuré la profondeur du
gouffre où il courait.

Alors, il pouvait encore se sauver. Mais quoi! il lui eût fallu changer
son genre de vie, réformer sa maison, apprendre qu'il faut vingt pièces
d'un franc pour faire un louis! Fi, jamais!

Il lui parut que, donner un louis de moins par mois à sa maîtresse en
titre, ce serait rogner d'un centimètre le piédestal que lui avaient
élevé ses contemporains. Plutôt mourir!

Et après mûres réflexions, il se dit qu'il irait jusqu'au bout. Ses
aïeux ne mouraient-ils pas tout d'une pièce? Le mauvais quart d'heure
venu, il s'enfuirait à l'autre bout de la France, démarquerait son linge
et se ferait sauter la cervelle au coin de quelque bois.

L'échéance fatale était arrivée.

C'est qu'à force de contracter des obligations, de signer des lettres de
change, de renouveler des billets, de payer des intérêts et les intérêts
des intérêts, de donner des commissions et des pots de vin, d'emprunter
toujours et de ne jamais rendre, Hector avait dévoré le patrimoine
princier--près de quatre millions en terres--recueilli à la mort de son
père.

L'hiver qui venait de s'écouler lui avait coûté cinquante mille écus. Il
y avait huit jours qu'ayant tenté un dernier emprunt de cent mille
francs, il avait échoué.

On l'avait refusé, non que ses propriétés ne valussent plus qu'il ne
devait, mais les prêteurs sont prudents et ils savent l'incroyable
dépréciation des biens vendus aux enchères.

C'est pourquoi le valet de chambre du comte de Trémorel, entrant et
disant: «Monsieur, c'est l'huissier», semblait en réalité quelque
spectre de commandeur criant: «Au pistolet, maintenant.»

Il prit crânement l'avertissement et se leva en murmurant:

--Allons, c'est fini.

Il était fort calme et plein d'un beau sang-froid, bien qu'un peu
étourdi. Mais le vertige est assez excusable, lorsque, sans transition,
on passe de tout à rien.

Sa conviction étant qu'il faisait sa dernière toilette, il ne voulait
pas qu'elle fût inférieure à ses toilettes de tous les jours. Parbleu!
C'est en grande tenue de cour que la noblesse française allait au
combat.

En moins d'une heure, il fut prêt. Il passa, comme d'ordinaire, sa
chaîne de montre à coulants de brillants dans la boutonnière de son
gilet, puis il glissa dans la poche de côté de son léger pardessus une
paire de mignons pistolets à deux coups, à crosse d'ivoire,
chef-d'oeuvre de Brigt, l'artiste armurier anglais.

Alors, il renvoya son domestique, et ouvrant son secrétaire il
inventoria ses suprêmes ressources.

Il lui restait dix mille et quelques cents francs.

Avec cette somme, il pouvait entreprendre un voyage, prolonger son
existence de deux ou trois mois, mais il repoussa avec horreur la
pensée--indigne de son beau caractère--d'un misérable subterfuge, d'un
sursis déguisé, d'un recours en grâce.

Il songea, au contraire, que ces dix billets de mille francs allaient
lui permettre une somptueuse largesse dont il serait parlé dans le
monde.

Il se dit qu'il serait chevaleresque d'aller demander à déjeuner à sa
maîtresse et de lui faire cadeau de cet argent au dessert. Pendant le
déjeuner, il serait étourdissant de verve, de gaieté, de scepticisme
railleur, puis, à la fin, il annoncerait son suicide.

Cette fille ne manquerait pas d'aller partout raconter la scène; elle
répéterait sa dernière conversation--son testament politique--et le soir
on en causerait dans tous les cafés, il en serait question dans tous les
journaux. Cette idée, ces perspectives d'éclat le réjouirent
singulièrement et le réconfortèrent tout à fait. Il allait sortir,
lorsque son regard tomba sur l'amas de paperasses que contenait son
secrétaire. Peut-être s'y trouvait-il un écrit oublié capable de ternir
la pureté d'acier de sa mémoire.

Vivement il vida les tiroirs dans la cheminée sans regarder, sans
choisir, et il mit le feu à cette masse de papiers.

C'est avec un sentiment d'orgueil bien légitime qu'il regardait
s'enflammer tous ces chiffons, lettres d'amour ou lettres d'affaires,
doubles obligations, titres de noblesse ou de propriété. N'était-ce pas
son passé éblouissant qui flambait à mettre le feu dans la cheminée!

Le dernier chiffon était consumé, il songea à l'huissier et descendit.

Cet officier ministériel dans l'exercice de ses fonctions, n'était autre
que M. Z..., huissier audiencier, le mieux mis et le plus poli des
huissiers, homme de goût et d'esprit, ami des artistes, poète lui-même,
à ses heures.

Il avait déjà saisi dans les écuries huit chevaux, avec leurs
harnachements, selles, brides, mors, couvertes; et dans la remise, cinq
voitures avec leurs apparaux, coussins doubles, capotes mobiles, timons
de rechange, lorsqu'il aperçut dans la cour le comte Hector.

--Je procédais fort lentement, monsieur le comte, lui dit-il, après
l'avoir salué, peut-être désirez-vous arrêter les poursuites. La somme
est importante, il est vrai, mais dans votre position...

--Sachez, monsieur, répondit superbement M. de Trémorel, que si vous
êtes ici c'est que cela me convient. Mon hôtel ne me plaît plus, je n'y
remettrai jamais les pieds, ainsi vous êtes le maître; allez.

Et pirouettant sur ses talons, il s'éloigna.

Et Me Z... bien désillusionné se remit à l'oeuvre. Il allait de pièce
en pièce, admirant et saisissant. Il décrivait les coupes de vermeil
gagnées aux courses, les collections de pipes, les trophées d'armes. Il
saisit la bibliothèque, un meuble splendide, et tous les volumes qu'elle
contenait: un _Manuel d'hippiatrique, La Chasse et la pêche, Les
Mémoires de Casanova, Le Duel et les duellistes, Thérèse, La Chasse au
chien d'arrêt_...

Pendant ce temps, le comte de Trémorel plus que jamais résolu au
suicide, remontait le boulevard, se rendant chez sa maîtresse, qui
occupait près de la Madeleine un petit appartement de six mille francs.

Cette maîtresse, Hector l'avait huit ou dix mois auparavant lancée dans
le demi-monde, sous le nom de miss Jenny Fancy.

La vérité est qu'elle s'appelait Pélagie Taponnet, et qu'elle était,
sans que le comte s'en doutât, la soeur adultérine de son valet de
chambre.

Protégée par le comte de Trémorel, miss Fancy a eu dans le demi-monde
parisien un réel et bruyant succès de toilettes et de beauté.

Elle était loin cependant d'être belle, dans l'acception classique du
mot. Mais elle présentait le type accompli du «joli» parisien, type qui,
pour être de pure convention, n'en a pas moins des admirateurs
passionnés. Elle avait des mains délicates d'un dessin parfait, un pied
mignon, de superbes cheveux châtains, la dent blanche du chat, et
par-dessus tout, de grands yeux noirs insolents ou langoureux,
caressants, provocants, des yeux à faire descendre les saints de pierre
de leur niche.

Miss Fancy n'était pas fort intelligente, mais elle eut vite pris le
facile «bagout» des coureuses de premières représentations; enfin, elle
faisait valoir ses toilettes excentriques.

Le comte l'avait ramassée dans un bal public de bas étage, où, un soir,
par le plus grand des hasards, il était entré pendant qu'elle dansait
des pas risqués en bottines percées. En moins de douze heures, sans
transition, elle passa de la plus affreuse misère à un luxe dont
évidemment elle ne pouvait même avoir l'idée.

Éveillée un matin sur le grabat malpropre d'un cabinet garni à douze
francs par mois, elle s'endormit le soir sous les courtines de satin
d'un lit de palissandre.

Cet éblouissant changement ne la surprit pas autant qu'on le pourrait
supposer.

Il n'est pas, à Paris, de fillette un peu jolie qui n'attende, pleine de
confiance, des aventures plus surprenantes encore. Il faut à l'artisan
enrichi quinze ans pour s'habituer à l'habit noir; la Parisienne quitte
sa robe de six sous pour le velours et la moire, et on jurerait que
jamais elle n'a porté autre chose.

Quarante-huit heures après son installation, miss Fancy avait mis ses
domestiques sur un bon pied; on lui obéissait au doigt et à l'oeil, et
elle faisait marcher comme il faut ses couturières et ses modistes.

Cependant le premier étourdissement d'un plaisir absolument nouveau se
dissipa vite. Bientôt, Jenny, seule une partie de la journée, dans son
bel appartement, ne sut plus à quelles distractions se prendre.

Ses toilettes qui d'abord l'avaient transportée ne lui disaient plus
rien. La jouissance d'une femme n'est complète, que doublée de la
jalousie des rivales.

Or, les rivales de Fancy habitaient au faubourg du Temple, tout en haut,
près de la barrière, elles ne pouvaient envier sa splendeur qu'elles ne
connaissaient pas, et il lui était absolument interdit d'aller se
montrer à elles, d'aller les éclabousser. À quoi bon, alors, une
voiture!

Quant à Trémorel, Jenny le subissait, ne pouvant faire autrement. Il lui
semblait le plus ennuyeux des hommes. Ses amis, elle les considérait
tous comme des êtres assommants.

Peut-être sentait-elle un écrasant mépris sous les manières ironiquement
polies, et comprenait-elle combien peu elle était, pour tous ces gens
riches, ces viveurs, ces joueurs, ces blasés, ces repus.

Ses plaisirs, et encore elle les goûtait modérément, étaient une soirée
chez quelque femme dans sa position, une nuit de baccarat où elle
gagnait, un souper où elle gâchait tout.

Le reste du temps, elle s'ennuyait.

Elle s'ennuyait à périr, elle avait la nostalgie de la ruelle fangeuse
de son quartier, de son garni infect.

Cent fois elle eut envie de planter là Trémorel, de renoncer à son luxe,
à son argent, à ses domestiques et de reprendre son ancienne existence.
Dix fois, elle fit son paquet, toujours l'amour-propre la retint au
dernier moment.

Telle est, aussi exactement que possible, la femme chez laquelle ce
matin de la saisie, le comte Hector se présenta sur les onze heures.

Certes, elle ne l'attendait guère si matin, et elle fut bien surprise
quand il lui annonça qu'il venait lui demander à déjeuner, la priant de
faire se dépêcher la cuisinière, parce qu'il était fort pressé.

Jamais miss Fancy n'avait vu son amant si aimable, jamais surtout elle
ne l'avait vu si gai. Tant que dura le déjeuner, il fut, comme il se
l'était promis, étincelant de verve.

Le café servi Hector jugea le moment opportun pour parler.

--Tout ceci, mon enfant, dit-il, n'est qu'une préface destinée à te
préparer à une nouvelle assez surprenante. Donc, tu sauras que je suis
ruiné.

Elle le regarda ébahie, paraissant ne pas comprendre.

--J'ai dit ruiné, insista-t-il en riant très fort, tout ce qu'il y a de
plus ruiné, ruiné à plates coutures.

--Ah! tu veux te moquer de moi, tu plaisantes!...

--Jamais je n'ai parlé si sérieusement, reprit Hector. Cela te semble
invraisemblable, n'est-ce pas? Eh bien! c'est pourtant très vrai.

Les grands yeux de Jenny interrogeaient toujours.

--Que veux-tu, continua-t-il avec une superbe insouciance, la vie est
comme une grappe de raisin qu'on mange lentement grain à grain ou dont
on exprime le suc dans un verre pour le boire d'un trait. J'ai choisi la
seconde méthode. Ma grappe à moi se composait de quatre millions, ils
sont bus. Je ne les regrette pas, j'ai eu de la vie pour mon argent.
Mais à présent, je puis me flatter d'être aussi gueux que n'importe quel
gueux de France. Tout à cette heure est saisi chez moi, je suis sans
domicile, je n'ai plus le sou.

Il parlait, il parlait, s'animant au choc des pensées diverses qui se
pressaient tumultueusement dans son cerveau, s'exaltant au cliquetis des
mots.

Et il ne jouait pas la comédie. Sa bonne foi était complète, intacte,
entière. Il ne songeait même pas à se trouver bien.

--Mais... alors... hasarda miss Fancy...

--Quoi? tu te trouves libre? Cela va sans se dire.

Elle ne savait trop encore si elle devait s'affliger ou se réjouir.

--Oui! déclara-t-il, je te rends ta liberté. Jenny eut un geste sur
lequel Hector se méprit.

--Oh! mais, sois tranquille, ajouta-t-il vivement je ne te quitte pas
ainsi, je ne veux pas que demain tu te trouves dans l'embarras. Le loyer
ici étant à ton nom, le mobilier te reste, et, de plus, j'ai songé à
toi. J'ai là, dans ma poche, cinq cents louis, c'est toute ma fortune,
je te l'apporte.

Il lui présentait en même temps sur une assiette--imitant en riant les
garçons de restaurant qui rapportent la monnaie--ses dix derniers
billets de mille francs.

Elle les repoussa avec horreur.

--Eh bien! fit-il, reprenant son ton d'homme supérieur, voilà un beau
mouvement, mon enfant, c'est bien, très bien. Je l'ai toujours pensé,
vois-tu, et toujours dit, tu es une bonne fille, trop bonne même, il
faudra te corriger.

Oui, elle était bonne fille, miss Jenny Fancy, autrement dit Pélagie
Taponnet, car au lieu de serrer les billets de banque et de mettre
Hector à la porte comme c'était incontestablement son droit, elle
essaya, le croyant très malheureux, de le consoler, de le réconforter.

Depuis que Trémorel lui avait confessé qu'il était sans le sou, elle ne
le haïssait presque plus, et même, par un revirement fréquent chez les
femmes de cette trempe, elle commençait à l'aimer.

Hector saisi, sans asile, n'était plus l'homme terrible, payant pour
être le maître, le millionnaire dont un caprice rejette au ruisseau la
femme qu'il en a tirée par fantaisie. Ce n'était plus le tyran, l'être
exécré. Ruiné, il descendait de son piédestal, il rentrait dans le droit
commun, il redevenait un homme comme les autres, préférable aux autres,
étant vraiment remarquablement beau.

Puis prenant pour un généreux élan du coeur le dernier artifice d'une
vanité malade, Fancy était extrêmement touchée de ce don de dix mille
francs.

--Tu n'es pas si pauvre que tu dis, reprit-elle, puisque tu as encore
cette somme.

--Eh! chère enfant, c'est à peine ce que tu me coûtes par mois, je t'ai
donné tout autant deux ou trois fois pour quelques petits diamants que
tu portais une soirée.

Elle réfléchit un moment, et tout étonnée, comme après une découverte:

--Tiens! dit-elle, c'est pourtant vrai.

Depuis longtemps Hector ne s'était autant amusé.

--Mais, reprit gravement miss Fancy, je puis dépenser moins, oh! oui,
beaucoup moins, et être, je te l'assure, tout aussi heureuse. Autrefois,
avant de te connaître, quand j'étais jeune--elle avait dix-neuf ans--dix
mille francs me semblaient une de ces sommes fabuleuses dont on parle,
mais que peu d'hommes ont vue réunie en un seul tas, que bien peu ont
tenue entre les mains.

Elle essayait de glisser les billets dans la poche du comte qui se
défendait.

--Ainsi, tiens, reprends, garde...

--Que veux-tu que j'en fasse?

--Je ne sais, mais il me semble que cet argent peut en rapporter
d'autre. Ne peux-tu jouer à la Bourse, parier aux courses, gagner à
Bade, tenter quelque chose enfin? J'ai entendu parler de gens qui
maintenant sont riches comme des rois, qui ont commencé avec rien, et
qui n'avaient pas ton éducation à toi, qui as tout vu, qui connais tout.
Que ne fais-tu comme eux?

Elle parlait vivement, avec cet entraînement de la femme qui cherche à
faire triompher son idée.

Et lui, la regardait, stupéfait de lui trouver cette sensibilité, cet
intérêt désintéressé à sa personne, plus étonné qu'un prosecteur de
l'école, qui, préparant sa leçon, rencontrerait le coeur de son sujet
à droite au lieu de le découvrir à gauche.

--Tu veux bien, n'est-ce pas? insistait-elle, tu veux bien...

Il secoua l'espèce de torpeur pleine de charmes où le plongeait la mine
câline de sa maîtresse.

--Oui, lui dit-il, tu es une bonne fille, mais prends ces cinq cents
louis puisque je te les donne, et ne t'inquiète de rien.

--Mais toi? as-tu encore de l'argent? que te reste-t-il?

--J'ai encore...

Il s'arrêta, inspectant ses poches, comptant l'or de son porte-monnaie,
ce qui ne lui était jamais arrivé.

--Ma foi! il me reste trois cent quarante francs, c'est bien plus qu'il
ne me faut, aussi, avant de partir, je veux donner dix louis à tes
domestiques, ils m'ont bien servi.

--Et que deviendras-tu après! mon Dieu?

Il se posa sur sa chaise, caressant négligemment sa belle barbe, et
ajouta:

--Je vais me brûler la cervelle.

--Oh! s'écria-t-elle effrayée.

Hector supposa que la jeune femme doutait. Il sortit de sa poche ses
petits pistolets à crosse d'ivoire, et les lui montrant:

--Tu vois, lui dit-il, ces joujoux? Eh bien, en te quittant, je vais
aller quelque part, n'importe où, j'appuierai les canons comme cela, sur
mes tempes--il faisait le geste--je presserai la détente, et tout sera
dit.

Elle le regardait, la pupille dilatée par l'épouvante, pâle, le sein
ému.

Mais en même temps elle l'admirait. Elle était émerveillée de tant de
courage, de ce calme, de cette insouciance railleuse. Quel dédain
superbe de la vie! Dévorer sa fortune et se tuer après, sans cris, sans
pleurs, sans regrets, lui paraissait un acte d'héroïsme inouï, sans
exemple, sans pareil. Et, dans son extase, il lui semblait que devant
elle se dressait un homme nouveau, inconnu, beau, radieux, éblouissant.
Elle se sentait prise pour lui de tendresses infinies; elle l'aimait
comme jamais elle n'avait aimé, en elle s'éveillaient des ardeurs
ignorées.

--Non! s'écria-t-elle, non! cela ne sera pas.

Et, se levant brusquement, elle bondit jusqu'à Hector.

Elle s'était suspendue au cou de son amant, et la tête rejetée en
arrière pour le bien voir, pour plonger ses yeux dans les siens, elle
continuait:

--Tu ne te tueras pas, n'est-ce pas? tu me le promets, tu me le jures.
Non, ce n'est pas possible, tu ne le voudrais pas. C'est que je t'aime,
vois-tu, je t'aime... moi qui ne pouvais pas te souffrir autrefois. Ah!
je ne te connaissais pas, tandis que maintenant... Va! nous serons
heureux. Toi qui as toujours vécu dans les grandeurs tu ne sais pas ce
que c'est que dix mille francs mais je le sais, moi.

«On peut vivre longtemps, très longtemps et très bien, avec cela. Sans
compter que si nous voulons vendre tout ce qu'il y a ici d'inutile, les
chevaux, la voiture, mes diamants, mon cachemire vert nous en tirerons
bien le triple, le quadruple même, de cette somme. Trente mille francs!
c'est une fortune. Songe à ce que cette somme représente de jours de
bonheur!...

Le comte de Trémorel secouait la tête négativement, souriant ravi.

Oui, il était ravi; sa vanité, délicieusement chatouillée,
s'épanouissait à la chaleur de cette passion qui jaillissait des yeux si
beaux de miss Fancy.

Voilà comment on l'aimait, lui, comment on le regrettait. Quel héros le
monde allait perdre!

--Car nous ne resterons pas ici, poursuivit Jenny, nous irons nous
cacher à l'autre bout de Paris dans un petit logement. Tu ne sais pas,
toi, que du côté de Belleville, sur les hauteurs, on trouve pour mille
francs par an des logements délicieux entourés de jardins. Comme nous y
serions bien, serrés l'un contre l'autre! Tu ne me quitterais jamais,
car je serais jalouse, vois-tu, oh! mais jalouse! Nous n'aurions pas de
domestiques, et tu verrais comme je sais bien tenir notre petit
ménage...

Hector ne répondait toujours pas.

--Tant que durera l'argent, continuait Jenny, nous rirons. Quand il n'y
en aura plus, si tu es toujours décidé, tu te tueras, c'est-à-dire, nous
nous tuerons ensemble. Mais pas avec un pistolet, n'est-ce pas cela doit
faire trop de mal. Nous allumerons un grand réchaud de charbon, nous
nous endormirons dans les bras l'un de l'autre, et tout sera dit. Il
paraît qu'on ne souffre pas du tout. Une de mes amies qui avait déjà
perdu connaissance quand on a enfoncé sa porte, m'a dit qu'elle n'avait
rien senti, qu'un peu de mal à la tête.

Cette proposition tira Hector de l'engourdissement voluptueux où
l'avaient maintenu les regards et l'étreinte de sa maîtresse.

Elle réveillait en lui un souvenir qui froissait toutes ses vanités de
gentilhomme et de viveur.

Trois ou quatre jours auparavant, il avait lu, dans un journal, le récit
du suicide d'un marmiton de chez Vachette qui, dans un accès de
désespoir amoureux, avait dérobé chez son patron un réchaud, et était
allé s'asphyxier bravement dans son taudis. Même, avant de mourir, il
avait écrit à son infidèle, une lettre très touchante.

Cette idée de finir comme le cuisinier le fit frémir. Il entrevit la
possibilité d'une comparaison horrible. Quel ridicule! Et le comte de
Trémorel qui avait passé sa vie à faire profession de tout braver, avait
une peur folle du ridicule.

Aller se faire périr par le charbon à Belleville, avec une grisette.
Horreur!

Il dénoua presque brutalement les bras de miss Fancy et la repoussa.

--Assez de sentiment comme cela, dit-il de son ton d'autrefois. Tout ce
que tu dis, ma chère enfant, est fort joli, mais complètement absurde.
Un homme de mon nom ne déchoit pas, il meurt.

En retirant de sa poche les billets qu'y avait glissés miss Fancy, il
les rejeta sur la table.

--Allons, adieu!

Il voulait sortir, mais rouge, échevelée, l'oeil flamboyant de
résolution, Jenny courut se placer devant la porte.

--Tu ne sortiras pas, cria-t-elle, je ne veux pas, tu es à moi,
entends-tu, puisque je t'aime; si tu fais un pas, j'appelle.

Le comte de Trémorel haussa les épaules.

--Il faut pourtant en finir, dit-il.

--Tu ne passeras pas.

--Fort bien! ce sera donc ici que je me ferai sauter la cervelle.

Et sortant un de ses pistolets, il l'appuya contre sa tempe en disant:

--Si tu appelles, si tu ne me laisses pas le passage libre, je tire.

Si miss Fancy eut appelé, très certainement le comte de Trémorel eût
pressé la détente, il était mort. Mais elle n'appela pas, elle ne le
put, elle poussa un grand cri et tomba évanouie.

--Enfin! fit Hector, remettant son arme dans sa poche.

Aussitôt, sans prendre le soin de relever sa maîtresse qui gisait à
terre, il sortit, refermant la porte à double tour.

Puis, dans l'antichambre, ayant appelé les domestiques, il leur remit
dix louis pour se les partager et s'éloigna rapidement.



XIII


Arrivé dans la rue, le comte de Trémorel s'apprêtait à remonter le
boulevard, lorsque l'idée de ses amis traversa son esprit. L'histoire de
sa saisie, colportée par ses gens, devait déjà courir la ville.

--Non, pas par là, murmura-t-il.

C'est qu'en effet, de ce côté, il rencontrerait infailliblement
quelqu'un de ses «très chers» et il lui semblait entendre les
compliments de condoléances et les ridicules offres de service.

Il voyait les grimaces contrites dissimulant mal une intime et
délicieuse satisfaction. Il avait, en sa vie, blessé tant de vanités,
écrasé tant d'amours-propres, qu'il devait s'attendre à de terribles
représailles.

Et pourquoi ne pas tout dire? Les amis d'un homme que favorise une
insolente prospérité, ressemblent tous, plus ou moins--volontairement ou
sans s'en douter--à cet excentrique Anglais qui suivait un dompteur de
bêtes féroces avec le doux espoir de le voir dévorer. La fortune, aussi,
dévore parfois ceux qui la domptent.

Hector traversa donc la chaussée, prit la rue Duphot et gagna les quais.

Où allait-il? Il n'en savait rien, il ne se le demandait même pas.

Il marchait au hasard, longeant les parapets, respirant à pleins poumons
l'air pur et vif, savourant cette béatitude physique qui suit un bon
repas, heureux de se sentir vivre, aux tièdes rayons du soleil d'avril.
Le temps était splendide, et Paris entier était dehors. La ville avait
un air de fête, les flâneurs encombraient les rues, la foule affairée
ralentissait sa course, toutes les femmes étaient jolies. À un angle des
ponts, des marchandes tenaient leur éventaire de violettes qui
embaumaient.

Près du Pont-Neuf, le comte acheta un de ces bouquets qu'on crie à dix
centimes, et le passa à sa boutonnière. Il jeta vingt sous à la
marchande, et sans attendre qu'on lui rendît la monnaie, il continua sa
route.

Arrivé à cette grande place qui est au bout du boulevard Bourbon, et qui
est toujours encombrée de saltimbanques et de montreurs de curiosités en
plein vent, la foule, le bruit, le déchirement des musiques,
l'arrachèrent à sa torpeur, le ramenant brusquement à la situation
présente.

«Il s'agit, pensa-t-il, de quitter Paris.»

Et, d'un pas plus rapide, il s'achemina vers la gare d'Orléans, dont on
aperçoit les bâtiments en face, de l'autre côté de la Seine.

Arrivé à la salle de départ, il demanda l'heure d'un train pour Étampes.
Pourquoi choisissait-il Étampes?

Il lui fut répondu qu'un train venait de partir, il n'y avait pas cinq
minutes, et qu'il n'y en aurait pas d'autre avant deux heures.

Il éprouva une vive contrariété, et comme il ne pouvait rester là deux
heures à attendre, il sortit, et, pour tuer le temps, il entra au Jardin
des Plantes.

Certes, il y avait bien dix ou douze ans qu'il n'y avait mis les pieds.
Il n'y était pas venu depuis le temps où, lorsqu'il était au lycée, on y
conduisait les élèves, les jours de promenade, pour visiter la ménagerie
ou jouer aux barres.

Rien n'avait changé. C'étaient bien les mêmes marronniers, les mêmes
treillages vermoulus, les mêmes petites allées coupant des carrés pleins
de plantes portant leur nom sur une étiquette au bout d'une tige de fil
de fer.

Les grandes allées de ce côté étaient presque désertes. Il s'assit sur
un banc en face du musée de minéralogie. Qui sait! Peut-être lorsqu'il
était au lycée, dix ans plus tôt, las de courir, de s'amuser, il était
venu se reposer sur ce même banc.

Entre ce temps et aujourd'hui, quelle différence!

La vie alors lui apparaissait comme une longue avenue, si longue qu'on
n'en voyait pas la fin, sablée de sable d'or, ombragée, délicieuse,
réservant à chaque pas une surprise, une volupté nouvelle.

Eh bien, il venait de la parcourir, cette allée, il était arrivé au
bout. Qu'y avait-il trouvé? Rien.

Non, rien. Car à cette heure où il récapitulait les années écoulées, il
ne se trouvait pas, entre tant de jours, un seul jour lui ayant laissé
un de ces souvenirs délicieux qui ravissent et consolent. Des millions
avaient glissé entre ses mains prodigues, et il ne se rappelait pas une
dépense utile, véritablement généreuse, de vingt francs. Lui qui avait
eu tant d'amis, tant de maîtresses, il cherchait vainement dans sa
mémoire un nom d'ami, un nom de femme à murmurer.

Le passé lui apparaissant comme en un miroir fidèle, il était surpris,
consterné, de l'imbécillité de ses plaisirs, de l'inanité des
jouissances qui avaient été le but et comme la fin de son existence.

Et pour qui avait-il vécu, en définitive? Pour les autres. Il avait cru
poser sur un piédestal, il avait paradé sur un tréteau.

«Ah! j'étais fou, se disait-il, j'étais fou!»

Ne voyant pas qu'après avoir vécu pour les autres, pour les autres il
allait se tuer.

Il s'attendrissait. Qui penserait à lui, dans huit jours? Personne. Ah
si, miss Fancy, peut-être, une fille! Et encore, non. Dans huit jours
elle serait consolée et rirait de lui avec un nouvel amant. Mais il se
souciait bien de Fancy, vraiment!...

Cependant, les tambours battaient la retraite autour du jardin.

La nuit était venue, et avec la nuit un brouillard épais et froid se
levait. Le comte de Trémorel quitta son banc, il était glacé jusqu'aux
os.

--Retournons au chemin de fer, murmura-t-il.

Hélas! en ce moment, l'idée de se brûler la cervelle au coin d'un bois,
comme il le disait si allègrement le matin, lui fit horreur. Il se
représenta son cadavre défiguré, sanglant, gisant sur le revers de
quelque fossé. Que deviendrait-il? Des mendiants passeraient, ou des
maraudeurs, qui le dépouilleraient. Et après? La justice viendrait, on
enlèverait ce corps inconnu, et sans doute, en attendant la constatation
de l'identité, on le porterait à la Morgue.

Il frissonna. Il se voyait étendu sur une de ces larges dalles de marbre
qu'arrose un jet continu d'eau glacée; il entendait le frémissement de
la foule qu'attire en ce lieu sinistre une malsaine curiosité.

Alors, comment mourir? Il chercha et s'arrêta à l'idée de se tuer dans
quelque hôtel garni de la rive gauche.

--Voilà qui est décidé, dit-il.

Et, sortant du jardin avec les derniers promeneurs, il gagna le Quartier
Latin.

Son insouciance du matin avait fait place à une résignation morne. Il
souffrait, il se sentait la tête lourde, il avait froid.

«Si je ne devais mourir cette nuit, pensa-t-il, je serais bien enrhumé
demain.»

Cette saillie de son esprit ne le fit pas sourire, mais elle lui donna
la conscience d'être un homme très fort.

Il s'était engagé dans la rue Dauphine et cherchait des yeux un hôtel.
Puis il pensa qu'il n'était pas sept heures et que demander une chambre,
ce serait peut-être éveiller certains soupçons. Il réfléchit qu'il avait
encore cent quarante francs dans sa poche, résolut d'aller dîner. Ce
serait son dernier repas. En effet, il entra dans un restaurant, rue
Contrescarpe, et se fit servir.

Mais il s'efforçait en vain de secouer la tristesse de plus en plus
anxieuse qui l'envahissait. Il se mit à boire. Il vida trois bouteilles
sans parvenir à changer le cours de ses idées. Retrouvant dans le vin
l'amertume de ses réflexions, il lui semblait détestable, bien qu'il fût
excellent et le plus cher de l'établissement, coté vingt-cinq francs sur
la carte.

Et les garçons regardaient avec surprise ce dîneur lugubre qui touchait
à peine aux mets qu'il demandait et qui, à mesure qu'il vidait son
verre, devenait plus sombre.

La carte de son dîner s'éleva à quatre-vingt dix francs. Il jeta sur la
table son dernier billet de cent francs et sortit.

Il n'était pas tard encore, il entra dans un estaminet plein d'étudiants
qui buvaient, et alla s'asseoir à une table isolée, tout au fond de la
salle, derrière les billards.

On lui apporta du café, et il vida dans sa tasse tout le carafon qu'on
lui servit, puis un second, puis un troisième...

Il ne voulait pas en convenir, se l'avouer, il cherchait à s'exalter, à
se monter au niveau du courage dont il allait avoir besoin; il n'y
réussissait pas.

Pendant le dîner, et depuis qu'il était au café, il avait
prodigieusement bu; à tout autre moment il eût été ivre, mais l'alcool,
loin de lui donner sa folie passagère, lui tournait sur l'estomac et
l'anéantissait.

Il était là, à sa table, le front entre ses mains, lorsqu'un garçon qui
traversait la salle lui tendit un journal.

Machinalement il le prit, l'ouvrit et lut:

«Au moment de mettre sous presse, on nous apprend la disparition d'un
personnage bien connu qui aurait, ajoute-t-on, annoncé son intention
formelle de se suicider.

«Si étranges sont les faits qu'on nous raconte, que, n'ayant pas le
temps d'aller aux renseignements, nous renvoyons les détails à demain.»

Ces quelques lignes éclatèrent comme des obus dans le cerveau du comte
de Trémorel.

C'était son arrêt de mort, sans sursis, signé par ce tyran dont, pendant
des années, il avait été l'assidu courtisan: l'opinion.

--On ne cessera donc jamais de s'occuper de moi! murmura-t-il avec une
rage sourde--et sincèrement pour la première fois de sa vie.

Puis, résolument, il ajouta:

--Allons, il faut en finir.

Cinq minutes plus tard, en effet, muni d'un livre et de quelques
cigares, il frappait à la porte de l'hôtel du _Luxembourg_.

Conduit par le domestique à la meilleure chambre de la maison, il fit
allumer un grand feu et demanda de l'eau sucrée et tout ce qu'il fallait
pour écrire. Sa résolution à ce moment était aussi inébranlable que le
matin.

--Il n'y a plus à hésiter, murmurait-il, il n'y a plus à reculer.

Il s'assit devant la table, près de la cheminée, et d'une main ferme
écrivit la déclaration destinée au commissaire de police.

«Qu'on n'accuse personne de ma mort...» commençait-il, et il terminait
en recommandant d'indemniser le propriétaire de l'hôtel.

La pendule marquait onze heures moins cinq minutes, il posa ses
pistolets sur la cheminée, en murmurant:

--À minuit, je me brûle la cervelle, j'ai encore une heure à vivre.

Le comte de Trémorel s'était laissé tomber sur son fauteuil, la tête
renversée sur le dossier, les pieds appuyés à la tablette de la
cheminée. Pourquoi ne se tuait-il pas tout de suite? Pourquoi
s'accorder, s'imposer cette heure d'attente, d'angoisses, de tortures.
Il n'aurait su le dire. Il cherchait à réfléchir aux circonstances
diverses de sa vie. Il était frappé de la vertigineuse rapidité des
événements qui l'avaient amené dans cette misérable chambre d'hôtel
garni. Comme le temps passe! Il lui semblait que c'était hier que, pour
la première fois, il était allé emprunter cent mille francs. Mais que
sert à l'homme qui a roulé au fond de l'abîme la connaissance des causes
de sa chute!

La grande aiguille de la pendule avait dépassé la demie de onze heures.

Il songeait encore à cet article du journal qui venait de lui tomber
sous les yeux. À qui attribuer la communication de la nouvelle!

À miss Fancy, sans aucun doute. La porte de la salle à manger ouverte,
elle était revenue à elle et s'était élancée sur ses pas, à demi
habillée, échevelée, tout en larmes. Où était-elle allée, ne
l'apercevant pas sur le boulevard? Chez lui d'abord, puis au club, puis
chez quelques-uns des amis.

Si bien que ce soir, à ce moment même, il n'était question que de lui,
dans son monde. Tous ceux qui l'avaient connu, et ils étaient nombreux,
s'abordaient en se disant:

--Vous savez la nouvelle?

--Ah! oui, ce pauvre Trémorel, quel plongeon! C'était un excellent
garçon. Seulement...

Il lui semblait entendre la litanie des «seulement» saluée de
ricanements et de plaisanteries de mauvais goût. Puis, son suicide
constaté ou non, on se partageait ses dépouilles. L'un prenait sa
maîtresse, l'autre achetait ses chevaux, le troisième s'arrangeait du
mobilier.

Le temps passait. La vibration stridente qui annonce la sonnerie d'une
pendule se fit entendre. C'était l'heure.

Le comte se leva, saisit ses pistolets et alla se placer près du lit,
s'arrangeant de façon à ne pas rouler à terre--précaution absurde,
incompréhensible quand on est de sang-froid, et que prennent cependant
tous ceux qui se suicident.

Le premier coup de minuit sonna... Il ne tira pas.

Hector était brave et sa réputation de courage n'était plus à faire. Il
s'était battu en duel dix fois au moins, et toujours sur le terrain on
avait admiré son insouciance railleuse. Un jour, il avait tué son homme,
et, le soir, il s'était endormi fort paisiblement. On citait de lui des
paris effrayants, des traits d'une témérité folle.

Oui, mais il ne tirait toujours pas.

C'est qu'il est deux sortes de courage. L'un, le faux, brille de loin
comme le manteau pailleté du baladin, mais il lui faut le plein soleil,
l'excitation de la lutte, le transport de la colère, l'incertitude du
résultat, et par-dessus tout la galerie qui applaudit ou qui siffle.
C'est le vulgaire courage du duelliste et du coureur de courses au
clocher. L'autre, le vrai, ne se drape pas; il méprise l'opinion, il
obéit à la conscience et non à la passion, le succès ne le préoccupe,
pas, il fait son oeuvre sans bruit. C'est le courage de l'homme fort
qui, ayant mesuré froidement le péril, dit: «Je ferai ceci!» et le fait.
Depuis plus de deux minutes, minuit avait sonné, et Hector était
toujours là, le pistolet appuyé sur la tempe.

«Aurais-je peur?» se demanda-t-il.

Il avait peur en effet, et ne voulait pas se l'avouer. Il remit ses
armes sur la table et revint s'asseoir près du feu. Tous ses membres
tremblaient.

«C'est nerveux, se disait-il, ça va passer.»

Et il se donna jusqu'à une heure.

Il faisait des efforts inouïs pour se prouver, pour se démontrer la
nécessité du suicide. Que deviendrait-il, s'il ne se tuait pas? Comment
vivrait-il? Lui faudrait-il donc se résigner à travailler!

Pouvait-il, d'ailleurs, reparaître, alors que, par la bouche de sa
maîtresse, il avait annoncé son suicide à tout Paris? Quelles huées,
s'il se montrait, quels quolibets!

Il eut un mouvement de fureur qu'il prit pour un éclair de courage et il
sauta sur ses pistolets. Le froid de l'acier sur sa peau lui causa une
sensation telle, qu'il faillit s'évanouir, lâchant son arme qui retomba
sur le lit.

--Je ne peux pas, répétait-il dans son angoisse, je ne peux pas.

La douleur physique lui faisait horreur. Tout son être se révoltait à
cette idée d'une balle brutale qui déchirerait sa peau, labourerait ses
chairs, broyant les muscles, brisant les os. Il tomberait sanglant,
mutilé, et les débris de sa cervelle éclabousseraient les murs.

Ah! que n'avait-il cherché une mort plus douce! Que n'avait-il choisi le
poison, ou le charbon encore; le charbon, comme le petit cuisinier de
chez Vachette. Mais le ridicule d'outre-tombe ne l'épouvantait plus.

Il n'avait peur que d'une chose, de n'avoir pas le courage de se tuer.
Toujours de demi-heure en demi-heure il se remettait. Ce fut une nuit
horrible, une agonie comme doit l'être celle des condamnés à mort dans
leur cachot. Il pleura de douleur et de rage, il se tordit les mains, il
cria grâce, il pria.

Enfin, au matin, brisé, anéanti, il s'endormit sur son fauteuil.

Trois ou quatre coups frappés à la porte le tirèrent d'un sommeil peuplé
de fantômes. Il alla ouvrir. C'était le garçon qui venait prendre ses
ordres et qui resta pétrifié sur le seuil, à la vue de cet homme aux
vêtements en désordre, la cravate dénouée, livide, les yeux gonflés, les
cheveux collés aux tempes par la sueur.

--Je n'ai besoin de rien, répondit Hector, je descends.

Il descendit. Il lui restait assez d'argent pour payer sa dépense, bien
juste, car il ne put donner au garçon que six sous de pourboire.

C'est sans but, sans idée, qu'il quitta cet hôtel où il avait tant
souffert. Plus que jamais il était décidé à mourir, seulement il
souhaitait quelques jours de répit, une semaine, pour se remettre, pour
se reconnaître. Mais comment vivre une semaine? Il n'avait plus un
centime sur lui.

Une idée de salut lui vint: le mont-de-piété.

Il ne connaissait cette providence à douze pour cent que de nom,
précisément assez pour savoir que, sur ses bijoux, on lui avancerait une
certaine somme. Mais où prendre un bureau d'engagement? N'osant s'en
faire indiquer un, il cherchait au hasard, à travers le Quartier Latin
qu'il connaissait à peine. Il avait relevé la tête, il marchait d'un pas
plus ferme, il cherchait quelque chose, il avait un but.

Rue de Condé, au-dessus d'une grande maison noire, il vit une enseigne:
Mont-de-piété. Il entra.

La salle était petite, humide, malpropre et pleine de monde. Il est vrai
que si l'endroit était lugubre les emprunteurs semblaient porter
gaiement leur misère.

C'étaient des étudiants et des femmes du quartier des écoles, qui
causaient et riaient en attendant leur tour.

Le comte de Trémorel s'avançait, tenant à la main sa montre, sa chaîne
et un fort beau brillant qu'il avait retiré de son doigt. La timidité de
la misère le prenait, il ne savait à qui s'adresser. Une jeune femme eut
pitié de son embarras.

--Tenez, lui dit-elle, mettez vos objets là, sur ce bout de planchette,
devant ce grillage garni de rideaux verts.

Au bout d'un moment, une voix qui paraissait venir d'une pièce voisine,
cria:

--Douze cents francs, la montre et la bague.

L'énormité de la somme produisit une telle sensation que toutes les
conversations s'arrêtèrent. Tous les yeux cherchaient le millionnaire
qui allait empocher tant de louis. Le millionnaire ne répondit pas.

Heureusement la même femme qui avait déjà conseillé Hector lui poussa le
bras.

--C'est pour vous, les douze cents francs, lui dit-elle, répondez si
vous acceptez, ou non.

--J'accepte! cria Hector.

Une joie profonde, immense, lui faisait oublier jusqu'à ses toitures de
la nuit. Douze cents francs! Que de jours représentait cette somme.
N'avait-il pas entendu dire qu'il y a des employés qui ne gagnent guère
que cela par an.

Les autres emprunteurs se moquaient de lui. Ils semblaient là comme chez
eux. Ils avaient certaines façons de répondre: Oui, qui faisaient
beaucoup rire. Quelques-uns causaient familièrement avec les employés ou
faisaient des remarques.

Hector attendait depuis bien longtemps, lorsqu'un des employés qui
écrivaient derrière un autre grillage, cria:

--À qui les douze cents francs?...

Le comte s'avança, il comprenait le mécanisme.

--À moi, répondit-il.

--Votre nom?

Hector hésita. Prononcer son noble nom tout haut, en pareil lieu,
jamais. Il dit un nom en l'air:

--Durand.

--Où sont vos papiers?

--Quels papiers?

--Un passeport, une quittance de loyer, un permis de chasse.

--Je n'ai rien de tout cela.

--Allez le chercher, ou amenez deux témoins patentés.

--Mais, monsieur...

--Il n'y a pas de monsieur! À un autre...

Si étourdi du contretemps que fût Hector, le ton de l'employé l'indigna.

--Alors, dit-il, rendez-moi mes bijoux.

L'employé le regarda d'un air goguenard.

--Impossible. Tout nantissement enregistré ne peut être rendu que sur
justification de possession légitime.

Et sans vouloir rien entendre, il continua sa besogne.

--Un châle français, trente-cinq francs, à qui?

C'est au milieu des quolibets qu'Hector sortit du mont-de-piété.

Jamais le comte de Trémorel n'avait autant souffert et même il n'avait
pas idée d'angoisses pareilles. Après cette lueur d'espoir, brusquement
éteinte, les ténèbres lui semblaient plus profondes et plus inexorables.
Il restait plus nu, plus dépouillé que le naufragé auquel la mer a
arraché ses dernières épaves, le mont-de-piété lui avait pris ses
dernières ressources.

Toute la poésie fanfaronne dont il se plaisait autrefois à parer son
suicide, s'évanouissait, laissant voir la réalité la plus triste, la
plus ignoble.

Il allait finir, non plus comme le beau joueur qui volontairement quitte
le tapis vert où il laisse sa fortune, mais comme le Grec qui, surpris
et chassé, sait que toutes les portes lui seront fermées. Sa mort
n'avait rien de volontaire, il ne pouvait ni hésiter, ni choisir son
heure, il allait se tuer faute de pouvoir vivre un seul jour de plus. Et
jamais l'existence ne lui avait paru chose si bonne.

Jamais il ne s'était senti cette exubérance de force et de jeunesse.

Il découvrait tout à coup autour de lui, comme en un pays inexploré, une
foule de jouissances plus enviables les unes que les autres, et qu'il
n'avait pas goûtées. Lui qui se vantait d'avoir tordu la vie pour en
exprimer le plaisir, il n'avait pas vécu. Il avait eu tout ce qui se
vend et s'achète, rien de ce qui se donne ou se conquiert, il n'avait
rien eu.

Déjà il n'en était plus à se reprocher les dix mille francs offerts à
Jenny. Il regrettait moins. Il regrettait les deux cents francs partagés
aux domestiques, le pourboire abandonné la veille au garçon du
restaurant; moins encore, les vingt sous jetés sur l'éventaire de la
marchande de violettes.

Il pendait à sa boutonnière, ce bouquet fané, passé flétri. À quoi lui
servait-il? Tandis que ces vingt sous!... Il ne pensait plus aux
millions dissipés, il ne pouvait chasser la pensée de ce misérable
franc.

C'est que le viveur, l'heureux du monde, l'homme qui la veille avait son
hôtel, dix domestiques, huit chevaux dans ses écuries, le crédit qui
résulte d'une colossale fortune dissipée, le comte de Trémorel avait
envie de fumer et il n'avait pas de quoi acheter un cigare; il avait
faim et il n'avait pas de quoi payer un repas dans la plus infime des
gargotes.

Certes, s'il l'eût voulu, il eût pu se procurer bien de l'argent encore,
et bien facilement. Il lui suffisait de rentrer tranquillement chez lui,
de tenir tête aux huissiers, de se débattre au milieu de la ruine.

Mais quoi! il affronterait donc son monde, il confesserait donc ses
terreurs invincibles au dernier moment il subirait des regards plus
cruels qu'une balle de pistolet. On n'a pas le droit de tromper ainsi
son public; quand on a annoncé son suicide: on se tue. Ainsi Hector
allait mourir parce qu'il avait parlé, parce que le journal avait
annoncé l'événement. Cela, au moins il se l'avouait, et tout en
marchant, il s'adressait les reproches les plus amers.

Il se souvenait d'un joli endroit où il s'était battu en duel, une fois,
dans les bois de Viroflay; il s'était dit qu'il se tuerait là, et il s'y
rendait, suivant cette route charmante, du Point-du-Jour.

Comme la veille, le temps était superbe, et à tout moment des groupes de
femmes et de jeunes gens le dépassaient. Ils se rendaient, ceux-là, à
quelque partie de campagne, et ils étaient déjà loin, qu'on entendait
encore leurs éclats de rire.

Dans les guinguettes, au bord de l'eau, sous les tonnelles dont les
chèvrefeuilles bourgeonnaient, des ouvriers buvaient, choquant leurs
verres.

Tous ces gens paraissaient heureux et contents, et cette gaieté semblait
à Hector insulter sa misère présente. N'y avait-il donc que lui de
malheureux au monde! Il avait soif, cependant, une soif intense,
insupportable.

Aussi, arrivé au pont de Sèvres, il quitta la route et descendant la
berge, assez rapide à cet endroit, il gagna le bord de la Seine. Il se
baissa, puisa de l'eau dans le creux de sa main, et but.

Une lassitude invincible l'accablait. Il y avait là de l'herbe, il
s'assit ou plutôt se laissa tomber. La fièvre du désespoir venait, et la
mort maintenant lui apparaissait comme un refuge; il songeait presque
avec joie que sa pensée allait être anéantie et qu'il ne souffrirait
plus.

Au-dessus de lui, à quelques mètres, étaient les fenêtres ouvertes d'un
des restaurants de Sèvres.

On pouvait le voir de là aussi bien que du pont, mais il ne s'en
inquiétait pas, il ne s'inquiétait plus de rien.

«Autant ici qu'ailleurs!» se dit-il. Déjà il armait son pistolet
lorsqu'il s'entendit appeler:

--Hector! Hector!...

D'un bond il fut debout, cachant son arme, cherchant qui criait ainsi
son nom. Sur la berge, à cinq pas, un homme courait vers lui, les bras
tendus.

C'était un homme de son âge, un peu gros peut-être, mais bien pris, avec
une bonne figure épanouie, éclairée par de grands yeux noirs, où
éclataient la franchise et la bonté, un de ces hommes sympathiques à
première vue, qu'on aime quand on les connaît depuis huit jours.

Hector le reconnut. C'était son plus ancien ami, un camarade de collège;
ils avaient été aussi liés que possible autrefois, mais le comte, ne le
trouvant pas assez fort pour lui, avait cessé peu à peu de le voir et il
l'avait perdu de vue depuis deux ans.

--Sauvresy! fit-il, stupéfait.

--Moi-même, repartit le jeune homme, qui arrivait essoufflé et fort
rouge; voici bien deux minutes que je suis tes mouvements, que
faisais-tu là?

--Mais... rien, répondit Hector, embarrassé.

--Insensé! reprit Sauvresy, c'est donc vrai ce qu'on m'a dit chez toi,
ce matin, car je suis allé chez toi...

--Et que t'a-t-on dit?

--Qu'on ne savait ce que tu étais devenu, que tu avais la veille quitté
ta maîtresse en lui déclarant que tu allais te brûler la cervelle. Déjà
un journal a annoncé ta mort avec force détails.

Cette nouvelle parut causer au comte de Trémorel une impression
terrible.

--Tu vois donc bien, répondit-il d'un ton tragique, qu'il faut que je me
tue!

--Pourquoi? pour éviter à ce journal le désagrément d'une rectification?

--On dira que j'ai reculé...

--Très joli! Alors, selon toi, on est forcé de faire une folie par cette
raison qu'on a dit qu'on la ferait! C'est absurde. Pourquoi veux-tu te
tuer?

Hector réfléchissait, il entrevoyait la possibilité de vivre.

--Je suis ruiné, répondit-il tristement.

--Alors c'est pour cela que... Tiens, mon ami, laisse-moi te le dire, tu
es fou! Ruiné!... c'est un malheur, mais quand on a notre âge, on refait
sa fortune. Sans compter que tu n'es pas si ruiné que tu le dis, puisque
j'ai, moi, cent mille livres de rentes.

--Cent mille livres...

--Au bas mot, toute ma fortune étant en terres qui ne rapportent pas
quatre pour cent.

Trémorel savait son ami riche, mais non tant que cela. Peut-être est-ce
un mouvement irraisonné d'envie qui lui fit dire:

--Eh bien! moi qui ai eu plus que cela, je n'ai pas déjeuné ce matin.

--Malheureux! et tu ne me dis rien! Mais c'est vrai, tu es dans un état
à faire pitié; viens du moins, viens vite!

Et il l'entraînait vers le restaurant.

Trémorel suivait de mauvaise grâce cet ami qui venait de lui sauver la
vie. Il avait la conscience d'avoir été surpris dans une situation
affreusement ridicule. Un homme bien résolu à se brûler la cervelle, si
on l'appelle, presse la détente et ne cache pas son arme. Entre tous ses
amis un seul l'aimait assez pour ne pas voir le ridicule, un seul était
assez généreux pour ne pas le railler outrageusement, celui-là était
Sauvresy.

Mais installé dans un cabinet devant une bonne table, Hector n'eut pas
la force de conserver sa raideur. Il eut cette heure de sensibilité
folle, d'expansion abandonnée qui suit le salut, après un péril immense.
Il fut lui, il fut jeune, il fut vrai. Il dit tout à Sauvresy,
absolument tout, ses forfanteries d'autrefois, ses terreurs au dernier
moment, son agonie de l'hôtel, ses rages, ses regrets, ses angoisses au
mont-de-piété...

--Ah disait-il, tu me sauves, tu es mon ami, mon seul ami, mon frère!...

Ils restèrent là à causer plus de deux heures.

--Voyons, dit enfin Sauvresy, arrêtons nos plans. Tu veux disparaître
quelques jours; je comprends cela. Mais tu vas ce soir même adresser
quatre lignes aux journaux. Demain, je vais prendre tes affaires en
main, je m'y connais, sans savoir où tu en es, je me charge de te sauver
encore une jolie aisance, nous avons de l'argent, tes créanciers seront
coulants.

--Mais que deviendrais-je? demanda Hector qu'effrayait la seule pensée
de l'isolement.

--Comment! Mais je t'emmène, parbleu! chez moi, au Valfeuillu. Ne
sais-tu donc pas que je suis marié? Ah! mon ami, il n'est pas d'homme
plus heureux que moi. J'ai épousé, par amour, la plus belle et la
meilleure des femmes. Tu seras un frère pour nous... Mais viens, ma
voiture est là, devant la grille.



XIV


Le père Plantat s'arrêta.

Ses auditeurs, depuis qu'il parlait, ne s'étaient permis ni un geste ni
un mot.

Tout en écoutant, M. Lecoq réfléchissait.

Il se demandait d'où pouvaient venir ces détails précis jusqu'à la
minutie. Qui avait rédigé cette terrible biographie de Trémorel?

Et son regard se coulant jusqu'au dossier, il distinguait fort bien que
tous les feuillets n'étaient pas de la même écriture.

Mais déjà le vieux juge de paix poursuivait:

Devenue Mme Sauvresy, grâce à un coup inespéré du sort, Berthe
Lechaillu n'aimait pas son mari.

Cette fille d'un pauvre maître d'école de campagne, dont les plus folles
visées d'ambition ne dépassaient pas, jadis, une place de sous-maîtresse
dans un des pensionnats de Versailles, n'était pas satisfaite de sa
situation.

Reine absolue du plus beau domaine du pays, entourée de toutes les
satisfactions du luxe, disposant à son gré d'une fortune considérable,
aimée, adorée, elle se trouvait à plaindre.

Cette vie si bien ordonnée, si constamment heureuse, sans inquiétudes,
sans secousses, lui paraissait d'une écoeurante insipidité. N'était-ce
pas toujours les mêmes plaisirs fades, revenant dans un certain ordre
monotone selon les saisons! On recevait ou on allait dans le monde, on
montait à cheval, on chassait, on se promenait en voiture. Et ce serait
toujours ainsi!

Ah! ce n'était pas là une vie telle qu'elle l'avait rêvée. Elle était
née pour des jouissances plus vives et plus âpres. Elle avait soif
d'émotions et de sensations inconnues, souhaitant l'incertitude de
l'avenir, l'imprévu, les transitions, des passions, des aventures, bien
d'autres choses encore.

Puis, Sauvresy lui avait déplu dès le premier jour, et sa secrète
aversion allait grandissant à mesure qu'elle devenait plus sûre de son
empire sur lui.

Elle le trouvait commun, vulgaire, ridicule. Il ne posait jamais et elle
prenait pour de la niaiserie la parfaite simplicité de ses manières.
Elle l'examinait, et elle ne lui voyait aucun relief où accrocher une
admiration. S'il parlait, elle ne l'écoutait pas, ayant depuis longtemps
décidé dans sa sagesse qu'il ne pouvait rien dire que d'ennuyeux ou de
banal. Elle lui en voulait de ce qu'il n'avait pas eu une de ces
jeunesses orageuses qui épouvantent les familles. Elle lui reprochait de
n'avoir pas vécu.

Il avait cependant fait comme les autres, tant bien que mal. Il était
allé à Paris, autrefois, et avait essayé le genre de vie de son ami
Trémorel. Au bout de six mois il en avait par-dessus les yeux et
revenait bien vite au Valfeuillu, se reposer de jouissances si
laborieuses. L'expérience lui coûtait cent mille francs, et il ne
regrettait pas, disait-il, d'avoir, à ce prix, étudié ce qu'est au juste
la «vie de plaisir».

Berthe était excédée encore de l'adoration perpétuelle et sans bornes de
Sauvresy. Elle n'avait qu'à souhaiter, pour être à l'instant obéie, et
cette soumission aveugle à toutes ses volontés lui paraissait de la
servilité chez un homme. Un homme, se disait-elle, est né pour commander
et non pour obéir, pour être le maître et non l'esclave.

Elle aurait, à tout prendre, préféré un de ces maris qu'on guette à la
fenêtre, qui rentrent au milieu de la nuit, chauds encore de l'orgie,
ayant perdu au jeu, ivres, et qui, si on se plaint, frappent. Des
tyrans, mais des hommes.

Quelques mois après son mariage, tout à coup, elle se mit à avoir les
fantaisies les plus absurdes, les caprices les plus extravagants.
C'était une épreuve.

Elle voulait voir jusqu'où irait la complaisance inaltérable de son
mari; elle pensait le lasser. Ce fut elle qui se lassa, furieuse de
n'avoir rencontré ni une résistance ni une objection.

Être sûre de son mari, mais sûre absolument; savoir qu'on emplit assez
son coeur pour qu'il n'y ait aucune place pour une autre; n'avoir rien
à redouter, pas même un entraînement ou un caprice d'un jour, lui
paraissait désolant, intolérable. À quoi bon être belle alors,
spirituelle, jeune, coquette à faire tourner toutes les têtes!

Peut-être l'aversion de Berthe datait-elle de plus loin.

Elle se connaissait et s'avouait que, pour peu que Sauvresy l'eût voulu,
elle eût été sa maîtresse et non pas sa femme. Il n'avait qu'à vouloir,
l'honnête homme, l'imbécile!... Elle s'ennuyait tant chez son père,
égratignant jusqu'au sang toutes ses vanités aux épines de la misère,
que sur la promesse d'un bel appartement et d'une voiture à Paris, elle
serait partie sans seulement tourner la tête pour envoyer un dernier
adieu au toit paternel.

Une voiture!... elle aurait décampé pour bien moins. L'occasion seule
avait manqué à ses instincts. Et elle méprisait son mari de ce qu'il ne
l'avait pas assez méprisée!

Sans cesse, cependant, on lui répétait qu'elle était la plus heureuse
des femmes. Heureuse! Et il y avait des jours où elle pleurait en
songeant à son mariage.

Heureuse! Mais il y avait des instants où elle se sentait une envie
folle de fuir, de partir en quête d'émotions, d'aventures, de plaisirs,
de tout ce qu'elle désirait, de tout ce qu'elle n'avait pas et qu'elle
n'aurait jamais. L'effroi de la misère--elle le connaissait--le
retenait. Il venait un peu, cet effroi, d'une très sage précaution de
son père, mort depuis peu, dont elle portait le deuil avec ostentation,
qu'elle pleurait à chaudes larmes, mais dont elle maudissait la mémoire.

Lors de son mariage, Sauvresy désirait, par le contrat, reconnaître à sa
future un apport de cinq cent mille francs. Le bonhomme Lechaillu
s'était formellement opposé à cet acte de munificence.

--Ma fille ne vous apporte rien, avait-il déclaré, vous lui reconnaîtrez
quarante mille francs de dot si vous voulez, mais pas un sou avec;
sinon... pas de mariage.

Et comme Sauvresy insistait.

--Laissez-moi donc, avait-il répondu, ma fille sera, je l'espère, une
bonne et digne épouse, et en ce cas votre fortune est la sienne Si, au
contraire, elle venait à se mal conduire, quarante mille francs seraient
encore trop. Après ça, si vous craignez de mourir le premier, vous êtes
libre de faire un testament.

Force fut d'obéir. Peut-être le père Lechaillu, le digne maître d'école,
connaissait-il sa fille.

Il était seul, en ce cas, à l'avoir devinée, car jamais une hypocrisie
plus consommée ne fut mise au service d'une perversité si profonde
qu'elle peut sembler exagérée, d'une dépravation inconcevable chez une
femme jeune et ayant peu vu le monde.

Si elle se jugeait au fond du coeur la plus infortunée des créatures,
il n'en parut jamais rien, ce fut un secret bien gardé.

Tous ses actes furent si bien marqués au coin d'une politique savante
que son admirable comédie fit illusion, même à l'oeil perçant de la
jalousie.

Elle avait su se composer pour son mari, à défaut de l'amour qu'elle ne
ressentait pas, les apparences d'une passion à la fois brûlante et
discrète, que trahissaient certains regards jetés à la dérobée--et
surpris--un mot, sa contenance dans un salon quand il entrait.

Si bien que tout le monde disait:

--La belle Berthe est folle de son mari.

C'était la conviction de Sauvresy, et il était le premier à dire, sans
cacher la joie qu'il en éprouvait:

--Ma femme m'adore.

Telle était, exactement la situation des maîtres du Valfeuillu, lorsque
Sauvresy recueillit à Sèvres, sur le bord de la Seine, le pistolet à la
main, son ami Trémorel.

Ce soir-là, pour la première fois depuis son mariage, Sauvresy manqua le
dîner après avoir promis d'arriver à l'heure, et se fit attendre.

Si incompréhensible était l'inexactitude, que Berthe eût dû être
inquiète. Elle n'était qu'indignée de ce qu'elle appelait un manque
absolu d'égards.

Même, elle se demandait quelle punition elle infligerait au coupable,
lorsque sur les dix heures du soir, la porte du salon de Valfeuillu
s'ouvrit brusquement. Sauvresy était sur le seuil, gai, souriant.

--Berthe, dit-il, je t'amène un revenant.

C'est à peine si elle daigna lever la tête, et encore sans perdre
l'alinéa du journal qu'elle lisait. Sauvresy continuait:

--Un revenant que tu connais, dont je t'ai parlé bien souvent, que tu
aimeras puisque je l'aime, et qu'il est mon plus vieux camarade, mon
meilleur ami.

Et s'effaçant, il poussa Hector dans le salon, en disant:

--Madame Sauvresy, permettez-moi de vous présenter M. le comte Hector de
Trémorel.

Berthe se leva brusquement, rouge, émue, agitée d'une émotion
inexprimable, comme à une apparition effrayante. Pour la première fois
de sa vie elle était confuse, intimidée, et n'osait lever ses grands
yeux d'un bleu clair à reflets couleur d'acier.

--Monsieur, balbutia-t-elle, monsieur, croyez... du moment où mon
mari... soyez le bienvenu.

Ce nom de Trémorel, qui éclatait là tout à coup dans son salon, elle le
connaissait bien. Sans compter que Sauvresy le lui avait appris, elle
l'avait vu dans les journaux, tous ses amis des châteaux voisins
l'avaient prononcé.

Dans son esprit, d'après ce qu'elle avait lu ou entendu dire, celui qui
le portait devait être un personnage immense, presque surnaturel.
C'était, lui avait-on dit, un héros d'un autre âge, un fou, un viveur à
outrance.

C'était un de ces hommes dont la vie épouvante le vulgaire, que le
bourgeois idiot juge sans foi ni loi, dont les passions exorbitantes
font éclater le cadre étroit des préjugés. Un de ces hommes qui dominent
les autres, qu'on redoute, qui tuent pour un regard de travers, qui
sèment l'or d'une main prodigue, dont la santé de fer résiste à
d'effroyables excès, qui conduisent de la même cravache leurs maîtresses
et leurs chevaux, les plus belles et les plus extravagantes créatures de
Paris, les plus nobles bêtes de l'Angleterre.

Souvent, dans ses rêveries désespérées, elle avait cherché à imaginer ce
que pouvait être ce redoutable comte de Trémorel. Elle parait des
qualités qu'elle lui supposait, les héros au bras desquels elle
s'enfuyait, bien loin de son mari, au pays des aventures. Et voilà que
tout à coup il lui apparaissait.

--Donne donc la main à Hector, dit Sauvresy.

Elle tendit sa main, Trémorel la serra légèrement, et à ce contact, il
lui sembla qu'elle recevait la secousse d'une batterie électrique.
Sauvresy s'était jeté sur un fauteuil.

--Vois-tu bien, Berthe, disait-il, notre ami Hector est épuisé par la
vie qu'il mène; on le serait à moins. On lui a ordonné du repos, et ce
repos il vient le chercher ici, près de nous.

--Mais, mon ami, répondait Berthe, ne crains-tu pas que monsieur le
comte ne s'ennuie un peu ici?

--Lui, pourquoi?

--Le Valfeuillu est bien tranquille, nous sommes de pauvres
campagnards...

Berthe parlait pour parler, pour rompre un silence qui lui pesait, pour
forcer Trémorel à répondre et entendre sa voix. Tout en parlant elle
l'observait et étudiait l'effet qu'elle lui produisait. D'ordinaire, sa
rayonnante beauté frappait ceux qui la voyaient pour la première fois,
d'un visible étonnement.

Lui restait impassible.

Ah! qu'elle reconnaissait bien à cette froide, à cette superbe
indifférence, le grand seigneur blasé, le viveur qui a tout essayé, tout
éprouvé, tout épuisé. Et de ce qu'il ne l'admirait pas, elle l'admirait
davantage.

«Quelle différence, pensait-elle, avec ce vulgaire Sauvresy, qu'un rien
étonne, qui s'ébahit de tout, dont la physionomie trahit toutes les
impressions, dont l'oeil annonce tout ce qu'il va dire bien avant
qu'il ouvre la bouche!»

Berthe se trompait, Hector n'était ni si froid ni si impassible qu'elle
le supposait. Hector tombait simplement de lassitude. Ses nerfs bandés
outre mesure pendant vingt-quatre heures se détendaient, et c'est à
peine s'il pouvait se soutenir. Bientôt il demanda la permission de se
retirer.

Resté seul avec sa femme, Sauvresy racontait à Berthe les circonstances
déplorables--ce fut son mot--qui amenaient le comte au Valfeuillu. Ami
sincère, il évitait tous les détails capables de donner un ridicule à
son ami.

--C'est un grand enfant, disait-il, un fou, son cerveau est malade, mais
nous le soignerons, nous le guérirons.

Jamais Berthe n'avait écouté son mari avec cette attention. Elle
semblait l'approuver, mais en réalité elle admirait Trémorel. Oui, comme
miss Fancy, elle était frappée de cet héroïsme: Gaspiller sa fortune et
se tuer après.

--Ah! soupira-t-elle, ce n'est pas Sauvresy qui en ferait autant.

Non, Sauvresy n'était pas homme à se conduire comme le comte de
Trémorel.

Dès le lendemain de l'arrivée du comte au Valfeuillu, il annonça son
intention de s'occuper sans retard des affaires de son ami.

C'était à l'issue du déjeuner, dans la jolie serre disposée en salon qui
suit la salle de billard.

Bien reposé, après une bonne et longue nuit dans un lit excellent, sans
inquiétudes pressantes pour le moment, le désordre de ses vêtements
réparé, Hector n'avait plus rien du naufragé de la veille. Il était de
ces natures sur lesquelles les événements n'ont pas de prise, que
vingt-quatre heures consolent des pires catastrophes, qui oublient les
plus sévères leçons de la vie. Chassé par Sauvresy, il n'eût su où
aller, et cependant il avait repris déjà l'insouciance hautaine du
viveur millionnaire, habitué à plier à son gré les hommes et les
circonstances. Il était redevenu impassible, froidement railleur, comme
si des années s'étaient écoulées depuis sa nuit d'hôtel garni, comme si
les désastres de sa fortune eussent été réparés.

Et Berthe s'étonnait de ce calme après de si surprenants revers, prenant
pour de la force d'âme ce qui n'était chez Trémorel que puérile
imprévoyance.

--Ça, disait Sauvresy, puisque je deviens ton homme d'affaires,
donne-moi mes instructions et quelques notions indispensables. Quel est,
ou était, comme tu voudras, le chiffre de ta fortune?

--Je l'ignore absolument.

Sauvresy qui s'était armé d'un crayon et d'une grande feuille de papier
blanc, prêt à ranger des chiffres en bataille, parut un peu surpris.

--Soit, reprit-il, mettons _x_ à l'actif et passons au passif. Que
dois-tu?

Hector eut un geste superlativement dédaigneux.

--Je n'en sais, ma foi! rien, répondit-il.

--Quoi! pas même vaguement?

--Oh! si fait. Par exemple, je dois entre cinq et six cent mille francs
à la maison Clair; à Dervoy, cinq cent mille francs; pareille somme à
peu près aux Dubois d'Orléans...

--Et ensuite?

--Mes souvenirs précis s'arrêtent là.

--Mais tu as bien au moins quelque part un carnet sur lequel tu
inscrivais le chiffre de tes emprunts successifs?

--Non.

--Au moins tu as conservé des titres, des états d'inscription, les
grosses de tes diverses obligations?

--Rien. J'ai fait hier matin une flambée de toutes mes paperasses.

Le châtelain du Valfeuillu fit un bond sur sa chaise. De telles façons
d'agir lui semblaient monstrueuses; il ne pouvait pas supposer qu'Hector
posait. Il posait cependant, et cette affectation d'ignorance était une
suprême fatuité de viveur et de bon ton. Se ruiner sans savoir comme est
très noble, très distingué, très ancien régime.

--Mais malheureux, s'écria Sauvresy, comment m'y prendre pour nettoyer
ta position.

--Eh! ne la nettoie pas; fais comme moi, laisse agir mes créanciers, ils
sauront bien se débrouiller, sois tranquille; laisse-les mettre mes
biens en vente...

--Jamais! si on arrive à une vente aux enchères, tu es absolument ruiné.

--Bast! un peu plus ou un peu moins!

Quel sublime désintéressement, pensait Berthe, quelle insouciance, quel
mépris admirable de l'argent, quel noble dédain des détails mesquins et
petits qui agitent le vulgaire!

Sauvresy serait-il capable d'un pareil détachement?

Certes, elle ne pouvait l'accuser d'avarice, il devenait pour elle,
prodigue comme un voleur, il ne lui avait jamais rien refusé, il courait
au-devant de ses plus coûteuses fantaisies, mais enfin, il avait pour le
gain l'âpreté d'un fils de paysan, et, en dépit de sa haute fortune, il
gardait quelque chose de la vénération paternelle pour l'argent.

Quand il avait un marché à passer avec un de ses fermiers, il ne
craignait pas de se lever de grand matin, de monter à cheval, même en
plein hiver, de faire trois ou quatre lieues sous la pluie pour attraper
quelques centaines d'écus.

Il se serait ruiné pour elle, si elle l'eût voulu, elle en était
convaincue, mais il se serait ruiné économiquement, avec ordre, comme le
plat bourgeois qui ouvre un compte à ses vices.

Sauvresy réfléchissait.

--Tu as raison, dit-il à Hector, tes créanciers doivent connaître
exactement ta situation; qui sait s'ils ne s'entendent pas? La façon
dont ils t'ont refusé cent mille francs avec le plus touchant ensemble
me le ferait supposer. Je vais aller les trouver...

--La maison Clair, où j'ai contracté mes premiers emprunts doit être
mieux renseignée.

--Soit, je verrai M. Clair. Mais, tiens, si tu étais raisonnable,
sais-tu ce que tu ferais!

--Parle.

--Tu m'accompagnerais à Paris, et, à nous deux...

Hector, à cette proposition, s'était dressé tout pâle, l'oeil
étincelant.

--Jamais, interrompit-il violemment, jamais!...

Ses «très chers» du club l'épouvantaient encore. Quoi! déchu, tombé,
ridiculisé par son suicide manqué, il oserait reparaître sur le théâtre
de sa gloire!

Sauvresy lui ouvrait les bras. Sauvresy était un brave coeur l'aimant
assez pour ne pas s'arrêter à la fausseté de sa situation, pour ne pas
le juger un lâche de ce qu'il avait reculé, mais les autres!...

--Ne me reparle plus de Paris, ajouta-t-il d'un ton plus calme, de ma
vie, je le jure, je n'y remettrai les pieds.

--Soit, tant mieux, reste avec nous, ce n'est pas moi qui m'en
plaindrai, ni ma femme non plus, et un beau jour nous te trouverons une
héritière dans les environs.

Elle fit, de la tête, sans lever les yeux, un signe affirmatif.

--Allons, reprit Sauvresy, il est temps que je parte si je veux ne pas
manquer le chemin de fer.

--Mais je t'accompagne à la gare, fit vivement Trémorel.

Ce n'était pas de sa part une prévenance purement amicale. Il voulait
prier son ami de s'informer des objets restés au mont-de-piété de la rue
de Condé, et aussi lui demander de passer chez miss Fancy.

De la fenêtre de sa chambre, Berthe suivait les deux amis qui, bras
dessus bras dessous, remontaient la route d'Orcival. «Quelle différence,
pensait-elle, entre ces deux hommes! Mon mari disait, tout à l'heure,
qu'il voulait être l'intendant de son ami; il n'a que trop l'air, en
effet, de son intendant.»

Quelle démarche vraiment noble a le comte, quelle aisance gracieuse,
quelle distinction suprême! Et cependant, mon mari, j'en suis sûre, le
méprise, parce qu'il s'est ruiné à faire des folies. Ah que n'est-il,
lui-même, capable d'en faire. Il affectait, j'ai cru m'en apercevoir,
certains airs de protection. Pauvre garçon!

Mais est-ce que tout chez M. de Trémorel n'annonce pas une supériorité
innée ou acquise, tout, jusqu'à son prénom: Hector! Comme il sonne, ce
nom! Et elle prenait plaisir à le répéter avec des intonations
différentes: Hector! Hector! Mon mari, lui, s'appelle Clément!...

M. de Trémorel revenait seul du chemin de fer, gai comme un convalescent
à ses premières sorties.

Dès que Berthe l'aperçut, elle quitta vivement la fenêtre. Elle voulait
rester seule, réfléchir à cet événement qui, tout à coup, tombait dans
sa vie, analyser ses sensations, écouter ses pressentiments, étudier ses
impressions pour s'en rendre maîtresse, enfin, arrêter, si elle pouvait,
un plan de conduite. Elle ne reparut que pour se mettre à table, quand
son mari, qu'on avait attendu, revint sur les onze heures du soir.

Sauvresy mourait de faim et de soif, il paraissait brisé de fatigue,
mais son excellente figure rayonnait.

--Victoire! ami Hector, disait-il, tout en avalant son potage trop
chaud, nous te tirerons des mains des Philistins. Dame! les plus
brillantes plumes de tes ailes y resteront, mais on te sauvera assez de
duvet pour te faire un bon nid.

Berthe eut pour son mari un regard reconnaissant.

--Et comment cela? demanda-t-elle.

--C'est bien simple. Du premier coup j'ai deviné le jeu des créanciers
de notre ami. Ils comptaient obtenir la mise en vente de ses propriétés,
ils les achetaient en bloc, à vil prix, comme toujours en ces occasions,
les revendaient ensuite fort bien en détail et partageaient le bénéfice.

--Et tu empêcheras cela? fit Trémorel d'un air incrédule.

--Parfaitement. Ah! j'ai dérangé le plan de ces messieurs. J'ai réussi,
ce qui est une chance, mais j'ai du bonheur, moi, à les tous réunir le
soir même. Vous allez, leur ai-je dit, nous laisser vendre
volontairement de gré à gré, sinon, je me mets de la partie et brouille
les cartes. Ils me regardaient d'un air goguenard. Mais mon notaire, que
j'avais amené, ayant ajouté: «Monsieur est M. Sauvresy, et s'il veut
deux millions, demain le Crédit foncier les lui avancera.» Nos hommes
ont ouvert de grands yeux et ont consenti à tout ce que je voulais.

Quoi qu'il en eût dit, Hector connaissait assez ses affaires pour savoir
qu'avec cette transaction on lui sauverait une fortune, petite, en
comparaison de celle qu'il possédait, mais enfin une fortune.

Cette certitude le ravit, et dans un mouvement de reconnaissance vraie,
serrant entre ses mains les mains de Sauvresy:

--Ah! mon ami, s'écria-t-il, c'est l'honneur après la vie, que tu me
donnes, comment m'acquitter jamais!...

--En ne faisant plus que des folies raisonnables. Tiens, comme moi,
ajouta-t-il, en se penchant vers sa femme et en l'embrassant.

--Et plus rien à redouter!

--Rien! C'est que j'aurais, morbleu! emprunté les deux millions, oui, et
ils l'ont bien vu. Mais ce n'est pas tout. Les poursuites sont arrêtées.
Je suis allé à ton hôtel, et j'ai pris sur moi de renvoyer tous tes
domestiques, à l'exception de ton valet de chambre et d'un palefrenier.
Si tu veux m'en croire, nous enverrons dès demain tous tes chevaux au
Tattersal où ils se vendront très bien. Quant au cheval que tu as
l'habitude de monter, il sera ici demain.

Ces détails choquaient Berthe. Elle trouvait que son mari exagérait
l'obligeance, descendant jusqu'à la servilité.

«Décidément, pensait-elle, il était né pour être intendant.» Sauvresy
poursuivait:

--Enfin, sais-tu ce que j'ai fait? Songeant que tu es arrivé ici comme
un petit Saint-Jean, j'ai donné l'ordre de remplir trois ou quatre
malles de tes effets, on les a portées au chemin de fer, et en arrivant
j'ai envoyé un domestique les chercher.

Hector, lui aussi, commençait à trouver l'obligeance de Sauvresy
excessive, et qu'il le traitait par trop en enfant ne sachant rien
prévoir. Cette circonstance de son dénuement racontée devant une femme,
le blessait. Il oubliait que le matin même, il avait trouvé tout simple
de faire demander du linge à son ami.

Il cherchait une de ces plaisanteries fines, qui sauvent une situation,
lorsqu'il se fit un grand bruit dans le vestibule. Sans doute les malles
arrivaient. Berthe sortit pour donner des ordres.

--Vite, pendant que nous sommes seuls, dit Sauvresy, voici tes bijoux.
Ah! j'ai eu du mal à les avoir. Ils sont méfiants au mont-de-piété. Je
pense bien qu'ils ont commencé par me prendre pour l'associé d'une bande
de filous.

--Tu n'as pas dit mon nom, au moins!

--Ça a été inutile. Mon notaire, par bonheur, était avec moi. Non, on ne
saura jamais tout ce qu'un notaire peut rendre de services. Ne penses-tu
pas que la société est injuste envers les notaires?

Trémorel pensait que son ami parlait bien lestement de choses sérieuses,
tristes même, et cette légèreté de ton le contrariait.

--Pour finir, poursuivait Sauvresy, j'ai rendu visite à miss Fancy. Elle
était au lit depuis la veille, on l'y avait portée après ton départ, et
depuis la veille, m'a dit sa femme de chambre, elle ne cessait de
sangloter à fendre l'âme.

--Elle n'avait reçu personne?

--Personne absolument. Elle te croyait bien mort, et quand je lui ai
affirmé que tu étais chez moi, très vivant et très bien portant, j'ai
cru qu'elle deviendrait folle de joie. Sais-tu qu'elle est vraiment
jolie?

--Oui... elle n'est pas mal.

--Puis c'est, je crois, une bonne personne. Elle m'a dit des choses
extrêmement touchantes. Je parierais presque, mon cher ami, qu'elle ne
tient pas seulement à ton argent, et qu'elle a pour toi une sincère
affection.

Hector eut un beau sourire de fatuité. Affection!... le mot était pâle.

--Bref, ajouta Sauvresy, elle voulait à toute force me suivre, pour te
voir, pour te parler. J'ai dû, pour obtenir qu'elle me laissât me
retirer, lui jurer, avec d'épouvantables serments, qu'elle te verrait
demain, non à Paris puisque tu m'as déclaré que tu n'y voulais plus y
remettre les pieds, mais à Corbeil.

--Ah! comme cela...

--Donc, demain à midi, elle sera à la gare. Nous partirons d'ici
ensemble; pendant que je prendrai le train de Paris, tu monteras, toi,
dans celui de Corbeil. Arrange-toi de façon à faire semblant de manger
et tu pourras, là-bas, offrir à déjeuner à miss Fancy à l'hôtel de la
_Belle-Image_.

--Il n'y a pas d'inconvénients?

--Pas le moindre. La _Belle-Image_ est une grande auberge que sa
position à l'entrée de la ville, à cinq cents mètres du chemin de fer,
met absolument à l'abri des curieux et des indiscrets. On peut, d'ici,
s'y rendre sans être vu de personne, en suivant le bord de l'eau et en
prenant la rue qui tourne le moulin Darblay.

Hector préparait une objection, Sauvresy, d'un geste lui ferma la
bouche.

--Voici ma femme, dit-il, plus un mot.



XV


En montant se coucher, ce soir-là, le comte de Trémorel était déjà
beaucoup moins enthousiasmé du dévouement de son ami Sauvresy. Il n'est
pas de diamant où on ne trouve une tache en l'examinant à la loupe.

«Le voici, se disait-il, prêt à abuser de son rôle de sauveur. Il se
pose en mentor et fait des phrases. Les gens ne sauraient-ils donc vous
obliger sans vous le faire sentir. Ne semblerait-il pas que par cette
raison qu'il m'a empêché de me brûler la cervelle, je deviens quelque
chose lui appartenant? Pour un peu plus il allait ce soir me reprocher
les magnificences de Fancy! Où s'arrêtera son zèle?»

Ce qui n'empêcha pas que le lendemain, au déjeuner, il prétexta un
malaise pour ne pas manger et qu'il fit remarquer à Sauvresy qu'il
allait manquer le train.

Comme la veille, Berthe accoudée à sa fenêtre, les regardait s'éloigner.

Si grand était son trouble depuis quarante-huit heures qu'elle ne se
reconnaissait plus elle-même. Déjà elle en était à n'oser plus ni
réfléchir ni descendre au fond de son coeur. Quelle puissance
mystérieuse possédait-il donc, cet homme, pour être entré ainsi
violemment dans sa vie! Elle souhaitait qu'il s'éloignât pour ne plus
revenir jamais, et en même temps elle s'avouait qu'en partant il
emporterait sa pensée tout entière. Et elle se débattait sous le charme,
ne sachant si elle devait se réjouir ou s'affliger des inexprimables
émotions qui l'agitaient, s'irritant de subir une domination plus forte
que sa volonté.

Elle avait décidé que, ce jour-là, elle descendrait au salon. Il ne
manquerait pas--ne fût-ce que par politesse--d'y descendre, et alors
elle pensait que le voyant de plus près, le faisant causer, le
connaissant mieux, son prestige s'évanouirait.

Sans doute il allait revenir, et elle guettait son retour, prête à
descendre dès qu'elle le verrait au détour du chemin d'Orcival.

Elle l'attendait avec des frémissements fébriles, anxieuse comme on
l'est au moment d'une lutte, sentant bien que ce premier tête à tête, en
l'absence de son mari, serait décisif.

Mais le temps passait. Il y avait plus de deux heures qu'il était sorti
avec Sauvresy et il ne reparaissait pas. Où pouvait-il être?

En ce moment même, Hector arpentait la salle d'attente du chemin de fer
de Corbeil, attendant miss Fancy.

Enfin, il se fit, dans la gare, un grand remue-ménage. Les employés
couraient, les hommes d'équipe traversaient la voie, roulant des
brouettes, les portes s'ouvraient et se refermaient bruyamment. Le train
arrivait.

Bientôt miss Fancy parut.

Sa douleur, sa joie, ses émotions ne l'avaient pas empêchée de songer à
sa toilette, et jamais elle n'avait été plus tapageusement élégante et
jolie. Elle portait une robe vert d'eau avec une traîne d'un demi-mètre,
un manteau de velours qui n'en finissait plus et un de ces chapeaux
nommés «chapeaux à accidents» parce qu'ils font cabrer les chevaux de
fiacre sur le boulevard.

Dès qu'elle aperçut Hector, resté debout près de la porte de sortie,
elle poussa un cri, écarta brusquement les gens qui se trouvaient sur
son passage et courut se pendre à son cou, riant et pleurant tout à la
fois. Elle parlait très haut, avec des gestes que sa toilette faisait
paraître plus désordonnés, et tout le monde pouvait l'entendre.

--Tu ne t'es donc pas tué, disait-elle, comme j'ai souffert, mais quel
bonheur aujourd'hui!

Trémorel, lui, se débattait de son mieux, tâchant de calmer les
bruyantes démonstrations de Fancy, la repoussant doucement, enchanté et
irrité tout ensemble, et exaspéré de tous ces gros yeux fixés sur lui,
en Parisien habitué à passer inaperçu au milieu de la foule.

C'est qu'aucun des voyageurs ne sortait. Ils restaient tous là, béants,
regardant, attendant. On les regardait, on les entourait, on faisait
cercle, on était sur eux.

--Allons, viens! fit Hector à bout de patience.

Et il l'entraîna, espérant échapper à cette curiosité naïve et
imprudente de désoeuvrés pour qui tout est une distraction.

Mais ils n'y échappèrent pas. On les suivit de loin. Même quelques
habitants de Corbeil, montés sur l'impériale de l'omnibus qui fait le
service entre la gare et le chemin de fer, prièrent le conducteur
d'aller au pas afin de ne pas perdre de vue ces singuliers étrangers. Et
ce n'est que lorsqu'ils eurent disparu sous le porche de l'hôtel que la
voiture prit le trot.

Ainsi furent déconcertées les prévisions de Sauvresy. L'entrée trop
triomphale de Jenny fit sensation. On s'inquiéta, on alla aux
renseignements; l'hôtesse fut adroitement questionnée, et bientôt on sut
que ce monsieur qui allait attendre à la gare des dames si excentriques,
était un intime ami du propriétaire du Valfeuillu.

Ni Hector ni Fancy ne se doutaient alors qu'ils étaient le sujet de
toutes les conversations.

Ils déjeunaient gaiement dans la plus belle chambre de la _Belle-Image_,
qui est une pièce immense, à deux lits, avec une seule fenêtre donnant
sur la place, décorée de tableaux bien vernis et bien encadrés,
représentant des messieurs à cheval.

Trémorel avait imaginé pour expliquer sa résurrection un petit roman
assez probable, où il jouait un rôle héroïque très propre à redoubler
l'admiration de sa maîtresse.

Puis, à son tour, miss Fancy déroulait ses plans d'avenir qui étaient,
il faut lui rendre cette justice, des plus raisonnables. Résolue à
rester, quand même et plus que jamais, fidèle à son Hector ruiné, elle
allait donner congé de son appartement de six mille francs, vendre son
mobilier et entreprendre un commerce honnête.

Justement, elle avait retrouvé une de ses anciennes amies, très habile
ouvrière en modes et qui ne demandait pas mieux que de s'associer avec
une camarade qui apporterait l'argent, pendant qu'elle apporterait son
savoir-faire. Elles achèteraient un fonds de modiste dans le quartier
Bréda, et entre leurs mains il ne pouvait manquer de prospérer et de
donner de beaux bénéfices.

Jenny parlait d'un petit air entendu, épuisant son répertoire de termes
techniques, et Hector riait. Ces projets de négoce lui semblaient du
dernier comique, mais il était très sensible à cette abnégation d'une
femme jeune et jolie, consentant à travailler, à faire quelque chose, et
cela pour lui plaire.

Malheureusement, il fallait se séparer.

Fancy était venue à Corbeil avec l'intention d'y passer, une semaine;
mais le comte lui déclara que c'était absolument impossible. Elle pleura
d'abord beaucoup, se fâcha, puis finalement se consola à l'idée de
revenir le mardi suivant.

--Allons, adieu, répétait-elle en embrassant Hector, au revoir, pense à
moi!

Et souriant, avec un geste mutin, elle ajouta:

--Je devrais être inquiète, cependant, il y avait dans le chemin de fer
des messieurs qui connaissent ton ami et qui disaient que sa femme est
peut-être la plus belle femme de France. Est-ce vrai?

--Je n'en sais ma foi rien! J'ai oublié de la regarder.

Hector ne mentait pas. Sans qu'il parût, il était encore sous l'empire
des angoisses de son suicide manqué. Il subissait cet étourdissement qui
suit les grandes crises morales aussi bien que les chocs violents sur la
tête, et qui empêche l'attention de s'arrêter aux choses extérieures.

Mais ces mots: «la plus belle femme de France», éveillèrent son
attention, et il put, le soir même, réparer son oubli. Quand il rentra
au Valfeuillu, son ami n'était pas encore de retour, et Mme Sauvresy
était seule, lisant, dans le salon très vivement éclairé.

Assis en face d'elle, mais un peu de côté, Hector pouvait l'observer à
son aise, tout en égrenant quelques phrases banales.

Sa première impression fut défavorable à Berthe. Il trouvait sa beauté
trop sculpturale et aussi par trop accomplie. Il lui cherchait des
imperfections, et, n'en trouvant pas, il s'effrayait presque de cette
belle physionomie immobile, de ces yeux si clairs, dont le regard vous
arrivait comme une pointe d'épée. Peut-être son instinct seul lui
faisait-il redouter à lui, l'homme faible, vacillant, irrésolu, une
nature énergique, déterminée, d'une audace implacable.

Peu à peu, cependant, il s'habitua à passer avec Berthe une grande
partie des après-midi, pendant que Sauvresy courait pour sa liquidation,
vendant, négociant, usant ses journées à débattre des intérêts, à
discuter avec des avoués et des agents d'affaires.

Il s'était vite aperçu du plaisir qu'elle prenait à l'entendre, et, par
cela, il la jugeait une femme éminemment spirituelle et bien au-dessus
de son mari.

Il n'avait aucun esprit lui-même, mais seulement un fonds, inépuisable
pour des années, d'anecdotes et d'aventures. Il avait vu tant de choses,
il s'était frotté à tant de gens, qu'il était intéressant à feuilleter
comme une chronique. Il avait encore une certaine verve mousseuse qui ne
manquait pas de brillant, et un cynisme poli qui, au premier abord,
surprenait.

Moins subjuguée, Berthe l'eût jugé à sa valeur, mais elle avait perdu
son libre arbitre.

Elle l'écoutait, plongée dans une sorte d'extase idiote, comme on écoute
un voyageur revenu de ces pays étranges dont on ne revient pas, qui a
visité des peuples dont on ignore même l'existence, vécu au milieu des
moeurs et de civilisations incompréhensibles pour nous.

Les jours, cependant, se passaient, les semaines, les mois, et le comte
de Trémorel ne s'ennuyait pas au Valfeuillu autant qu'il l'aurait
supposé.

Insensiblement il glissait sur cette pente douce du bien-être matériel
qui mène droit à l'abrutissement. À sa fièvre des premiers jours avait
succédé un engourdissement physique et moral, exempt de sensations
désagréables, s'il manquait de piquant.

Il mangeait et buvait beaucoup, et dormait ses douze heures. Le reste du
temps, quand il ne causait pas avec Berthe, il vaguait dans le parc, se
balançait sur un fauteuil américain ou montait à cheval. Il alla même
jusqu'à pêcher à la ligne, au bout du jardin, sous les saules. Il
engraissait.

Ses meilleures journées étaient celles qu'il passait à Corbeil, en
compagnie de miss Fancy. En elle, il retrouvait quelque chose de son
passé, et toujours pour le réveiller elle avait quelque querelle à lui
faire. D'ailleurs, elle lui rapportait des bouffées d'air de Paris, dans
les plis de sa robe, et, à ses bottines, de la boue des boulevards.

Jenny venait très exactement toutes les semaines, et son amour pour
Hector, loin de diminuer, semblait croître à chaque entrevue.

Peut-être ne s'expliquait-elle pas parfaitement tous ses sentiments. Les
affaires de la pauvre fille tournaient assez mal. Elle avait acheté son
fonds bien trop cher et son associée, au bout d'un mois avait décampé,
lui emportant trois mille francs. Elle n'entendait rien au commerce
qu'elle avait entrepris et on la volait sans pudeur de tous les côtés.

Elle ne disait rien de ses soucis à Hector, mais elle comptait bien lui
demander de lui venir en aide. C'était bien le moins qu'il pût faire,
après l'immense sacrifice, auquel elle s'était résignée pour lui.

Dans les commencements, les habitués du Valfeuillu s'étonnèrent un peu
de la continuelle présence de ce grand jeune homme qui traînait comme un
boulet son désoeuvrement, puis ils s'accoutumèrent à lui.

Hector avait fini par se composer une physionomie mélancolique, ainsi
qu'il convient à un être éprouvé par des malheurs inouïs et pour lequel
la vie a menti à ses promesses. Il paraissait inoffensif, on l'adopta.
On disait:

--Le comte de Trémorel est d'une simplicité charmante.

Mais il avait, à certains moments, lorsqu'il était seul, des retours
soudains et terribles. «Cette vie ne peut durer», pensait-il; et des
rages puériles le transportaient, s'il venait à comparer le passé au
présent.

Comment secouer cette morne existence, comment se délivrer de tous ces
gens étroits comme la morale, plus plats que la réalité, qui
l'entouraient, qui étaient les amis de Sauvresy?

Mais où fuir, où se réfugier? La tentation de reparaître à Paris ne lui
venait pas. Et d'ailleurs, qu'y ferait-il? Son hôtel avait été vendu à
un ancien marchand de cuirs vernis. Il n'avait d'argent que celui qu'il
empruntait à Sauvresy.

Et c'était, ce Sauvresy, dans la pensée d'Hector, un ami terrible,
envahissant, implacable, dur comme le chirurgien qui s'inquiète peu de
faire crier, sous le bistouri, le malade qu'il doit sauver. Il ne
comprenait, dans les situations désespérées, ni les demi-partis, ni les
transactions.

--Ta barque sombre, avait-il dit à Hector, jetons à la mer tout le
superflu pour commencer. Ne gardons rien du passé, il est mort;
enterrons-le, et que rien ne le rappelle. Ta situation liquidée, nous
verrons.

Elle était fort laborieuse, cette liquidation. Les créanciers naissaient
sous les pas, de tous côtés, et jamais la liste n'en était close. Il en
venait même de l'étranger, de l'Angleterre. Plusieurs avaient
certainement été payés, mais on ne pouvait leur présenter de reçus, et
ils se fâchaient. Quelques-uns, dont les prétentions par trop
exorbitantes furent repoussées, déclarèrent qu'ils plaideraient,
espérant qu'on reculerait devant le scandale.

Et Sauvresy fatiguait son ami par son incessante activité. Tous les deux
ou trois jours il se rendait à Paris, et il fit plusieurs voyages lors
de la vente des propriétés de la Bourgogne et de l'Orléanais.

Après l'avoir d'abord pris en guignon, le comte de Trémorel le détestait
nettement. Il le haïssait. L'air constamment heureux de Sauvresy faisait
son désespoir. La jalousie le poignait. Une seule pensée, une pensée
détestable le consolait un peu.

«Le bonheur de Sauvresy, se disait-il, vient surtout de ce qu'il est un
imbécile. Il croit sa femme folle de lui, et la vérité est qu'elle ne
peut le souffrir.»

Berthe, en effet, en était venue à laisser deviner à Hector son aversion
pour son mari.

Elle n'en était plus à étudier les mouvements de son coeur, elle
aimait Trémorel et elle se l'avouait. À ses yeux prévenus, il réalisait
absolument l'idéal de ses rêves enfiévrés.

Mais elle était en même temps exaspérée de ne lui voir aucun amour pour
elle. Sa beauté n'était donc pas irrésistible, comme elle l'avait
souvent entendu dire. Il était avec elle, empressé, galant même, mais
rien de plus.

«S'il m'aimait, pensait-elle, non sans colère, hardi comme il l'est avec
les femmes, ne redoutant rien ni personne, il me le dirait.»

Et elle se prenait à détester cette femme--cette rivale--qu'il allait
retrouver toutes les semaines à Corbeil. Elle eût voulu la connaître, la
voir. Qui pouvait-elle être? Était-elle bien belle?

Hector avait été impénétrable au sujet de miss Fancy. Adroitement
interrogé, il avait répondu très vaguement, n'étant pas fâché de laisser
l'imagination de Berthe s'égarer en suppositions qui ne pouvaient être
que très flatteuses pour lui.

Enfin, un jour arriva où elle ne sut plus résister aux obsessions de sa
curiosité. Elle prit la plus simple de ses toilettes noires, jeta sur
son chapeau un voile très épais, et courut à la gare de Corbeil à
l'heure où elle supposait que l'inconnue devait repartir.

Elle s'était établie dans la cour, sur un banc que dissimulaient deux
camions. Elle n'attendit pas longtemps.

Bientôt, à l'extrémité de l'avenue, qu'elle pouvait surveiller de sa
place, elle vit s'avancer le comte de Trémorel et sa maîtresse. Ils se
donnaient le bras et avaient l'air des plus heureux amoureux de la
terre. Ils passèrent à trois pas d'elle, et comme ils marchaient fort
lentement, elle put examiner miss Fancy à son aise. Elle la trouva jolie
et sans la moindre distinction.

Ayant vu ce qu'elle voulait voir, rassurée par cette certitude, prouvant
son inexpérience, que Jenny, étant une fille de rien, n'était pas à
craindre, Berthe ne songea plus qu'à se retirer bien vite.

Mais elle prit mal son temps! Au moment où elle dépassait les voitures
qui la cachaient, Hector sortait de la gare. Ils se croisèrent à la
grille et leurs yeux se rencontrèrent.

La reconnut-il? Son visage exprima la plus vive surprise, cependant il
ne salua point.

«Oui, il m'a reconnue», pensait Berthe en regagnant le Valfeuillu par le
chemin du bord de l'eau.

Et surprise, un peu épouvantée de son audace, elle se demandait si elle
devait s'affliger ou se réjouir de cette rencontre. Qu'en
résulterait-il?

À dix minutes de distance, Hector la suivait le long de cette route qui
côtoie la Seine.

Il était, lui aussi, singulièrement étonné. Depuis longtemps déjà sa
vanité, toujours en éveil, l'avait prévenu de ce qui se passait dans
l'esprit de Berthe, mais bien que la modestie ne fût pas son défaut, il
était loin de croire à un sentiment assez vif pour déterminer une
pareille démarche.

--Elle m'aime, se répétait-il tout en marchant, elle m'aime!

Il ne savait encore à quoi se résoudre. Fuirait-il? Resterait-il le même
avec elle, feignant de ne pas l'avoir aperçue? Cependant, il n'y avait
guère à hésiter. Il devait fuir vite, le soir même, sans hésiter, sans
détourner la tête; fuir comme si la maison eût été sur le point de
s'écrouler sur sa tête. Ce fut sa première pensée. Elle fut promptement
étouffée sous l'explosion des passions basses et viles qui fermentaient
en lui.

Ah! Sauvresy lui avait tendu la main quand il se noyait! Sauvresy le
recueillait après l'avoir sauvé, il lui ouvrait son coeur, sa maison
et sa bourse, en ce moment même, il s'épuisait en efforts pour lui
reconstituer une fortune. Les hommes de la trempe du comte de Trémorel
ne peuvent recevoir que comme des outrages tant et de si grands
services.

Est-ce que son séjour au Valfeuillu n'était pas une souffrance
continuelle? Est-ce que du matin au soir son amour-propre n'était pas à
la torture? Il pouvait compter les jours par humiliations. Quoi! il lui
fallait subir, sinon reconnaître, la supériorité d'un homme qu'il avait
traité en inférieur!

«D'ailleurs, pensait-il, jugeant sur le sien le coeur de son ami,
n'est-ce pas uniquement par orgueil, par ostentation, qu'il se conduit
si bien en apparence avec moi? Que suis-je à son château sinon le vivant
témoignage de sa munificence, de sa générosité et de son dévouement? Il
semble ne plus vivre que pour moi: Trémorel par ci, Trémorel par là! Il
triomphe de ma défaite, il se pare de ma ruine, il s'en fait une gloire
et un titre à l'admiration publique.»

Décidément, il ne pouvait pardonner à son ami d'être si riche, si
heureux, si estimé, d'avoir su régler sa vie, tandis que lui, à trente
ans, il avait gaspillé la sienne.

Et il ne saisirait pas l'occasion qui se présentait de se venger de tant
de bienfaits qui l'accablaient? Oh! si!

«En définitive, se disait-il, essayant d'imposer silence aux sourds
murmures de sa conscience, suis-je allé la chercher, sa femme? Elle
vient à moi de son plein gré, d'elle-même, sans la moindre tentative de
séduction; la repousser serait une duperie.»

L'envie a d'irrésistibles arguments. La détermination d'Hector était
irrévocable lorsqu'il entra au Valfeuillu.

Il ne partit pas.

Et il n'avait cependant ni l'excuse de la passion, ni l'excuse de
l'entraînement, il n'aimait pas, il n'aima jamais la femme de son ami,
et son infamie fut réfléchie, raisonnée, froidement préméditée. Mais
entre elle et lui, une chaîne se riva, plus solide que les liens
fragiles de l'adultère: leur haine commune pour Sauvresy.

Ils lui devaient trop, l'un et l'autre. Sa main les avait retenus au
bord du cloaque où ils allaient rouler. Car Hector ne se serait pas
brûlé la cervelle, car Berthe n'aurait pas trouvé de mari. Fatalement
ils en seraient arrivés, lui, à traîner en compagnie de chevaliers
d'industrie un grand nom déshonoré; elle, à étaler sur les chaises du
boulevard une beauté flétrie.

Les heures de leurs premiers rendez-vous se consumèrent en paroles de
colère, bien plutôt qu'en propos d'amour. Ils sentaient trop
profondément, trop cruellement l'ignominie de leur conduite, pour ne pas
chercher à se rassurer contre leurs remords.

Ils s'efforçaient de se prouver mutuellement que Sauvresy était ridicule
et odieux. Comme s'ils eussent été absous par ses ridicules--en
admettant qu'il en eût.

Si, en effet, notre monde est horrible à ce point que la confiance y
soit une sottise, il fut un sot, cet homme de coeur qu'on trompait
sous ses yeux, dans sa maison. Il fut un sot, car il avait foi en sa
femme et en son ami.

Il ne se doutait de rien, et tous les jours il se félicitait d'avoir
réussi à retenir Trémorel, à le fixer. À tout venant, il répétait sa
fameuse phrase:

--Je suis trop heureux!

Berthe, il est vrai, dépensait pour entretenir ses riantes illusions des
trésors de duplicité.

Elle, si souvent capricieuse autrefois, nerveuse, volontaire, elle
devint peu à peu soumise jusqu'à l'abnégation et d'une angélique
douceur.

De son mari dépendait l'avenir de sa liaison, et rien ne lui coûtait
pour empêcher le plus léger soupçon d'effleurer sa naïve sécurité. Elle
payait l'horrible tribut des femmes adultères, réduites par la peur, par
leurs anxiétés de tous les instants, aux feintes les plus honteuses et
les plus déshonorantes de la passion.

Telle fut d'ailleurs leur prudence que, chose rare, personne, dans leur
entourage, ne se douta jamais de rien.

Et cependant, Berthe n'était pas heureuse.

Cet amour ne lui donnait rien des joies célestes qu'elle en avait
attendues. Elle espérait être emportée dans les nuages, et elle restait
à terre, se heurtant à toutes les misérables vulgarités d'une vie de
transes et de mensonges.

Peut-être s'aperçut-elle, que pour Hector elle était surtout une
vengeance, qu'en elle il aimait surtout la femme enlevée à un ami
lâchement envié.

Et pour comble, elle était jalouse!

Après plusieurs mois, elle n'avait pu obtenir de Trémorel qu'il rompît
avec miss Fancy. Toutes les fois qu'elle se résignait à aborder cette
question si humiliante pour elle, il avait la même réponse, prudente et
sensée peut-être, mais à coup sûr injurieuse et irritante:

--Songez, je vous prie, Berthe, répondait-il, que miss Fancy est notre
sécurité.

Le fait est, cependant, qu'il songeait aux moyens de se débarrasser de
Jenny. L'entreprise présentait des difficultés. Tombée dans une misère
relative, la pauvre fille devenait plus tenace que le lierre et
désespérément se cramponnait à Hector.

Elle lui faisait souvent des scènes, prétendant qu'il n'était plus le
même, qu'il changeait; et elle était triste, elle pleurait, elle avait
les yeux rouges.

Un soir, dans un accès de colère, après avoir attendu en vain son amant
une partie de la journée, elle lui avait fait des menaces singulières.

--Tu as une autre maîtresse, lui avait-elle dit, je le sais, j'en ai la
preuve. Prends garde! Si jamais tu me quittais, c'est sur elle que
tomberait ma colère, et crois que je ne ménagerais rien.

Le comte de Trémorel eut le tort de n'attacher aucune importance aux
propos de miss Fancy. Cependant ils hâtèrent la séparation.

«Elle devient insupportable, pensait-il, et si un jour je ne venais pas,
elle serait capable de me relancer jusqu'au Valfeuillu et d'y faire un
scandale affreux.»

C'est pourquoi, les plaintes et les larmes de Berthe aidant, il s'arma
de courage et partit pour Corbeil, résolu à rompre à tout prix. Il prit,
pour annoncer ses intentions, toutes les précautions imaginables,
cherchant de bonnes raisons, des prétextes plausibles.

--Il faut être sage, vois-tu, Jenny, disait-il, et pour un temps cesser
de nous voir. Je suis ruiné, tu le sais, un mariage seul peut me sauver.

Hector s'était préparé à une explosion terrible de fureur, à des cris
perçants à des attaques de nerfs, à des évanouissements. Rien. À sa
grande stupéfaction, miss Fancy ne répondit pas un seul mot.

Seulement, elle devint plus blanche que sa collerette, ses lèvres
d'ordinaire si rouges blêmirent, ses grands yeux s'injectèrent, non de
sang, mais de bile.

--Ainsi, fit-elle, les dents serrées par sa colère contenue, ainsi tu te
maries!

--Il le faut bien, hélas! répondit-il, avec un soupir hypocrite, songe
que dans ces derniers temps je n'ai pu t'être utile qu'en empruntant de
l'argent à mon ami; sa bourse ne sera pas éternellement à ma
disposition.

Miss Fancy prit les mains d'Hector et l'attira au jour, près de la
fenêtre. Là, le fixant, comme si l'obstination de son regard eût pu
faire tressaillir la vérité en lui, elle lui dit lentement, en scandant
ses mots:

--C'est bien vrai, n'est-ce pas, si tu m'abandonnes, c'est pour te
marier?

Hector dégagea une de ses mains pour l'appuyer sur son coeur.

--Je te le jure sur mon honneur, affirma-t-il.

--Alors, je dois te croire.

Jenny était revenue au milieu de la chambre. Debout, devant la glace,
elle remettait son chapeau, disposant gracieusement les brides,
tranquillement, comme si rien ne s'était passé.

Quand elle fut prête à sortir, elle revint à Trémorel:

--Une dernière fois, demanda-t-elle d'un ton qu'elle s'efforçait de
rendre ferme et que démentaient ses yeux brillants d'une larme près de
rouler, une dernière fois, Hector, c'est bien fini?

--Il le faut.

Fancy eut un geste que Trémorel ne vit pas, sa figure prit une
expression méchante, ses lèvres s'entrouvrirent pour quelque réponse
ironique, mais elle se ravisa presque aussitôt.

--Je pars, Hector, dit-elle, après un moment de réflexion. Si c'est
vraiment pour te marier que tu me quittes, jamais tu n'entendras parler
de moi.

--Eh! mon enfant, j'espère bien que je resterai ton ami.

--Bien! bien! Si au contraire, comme je le crois, c'est pour une autre
maîtresse que tu m'abandonnes, rappelle-toi ce que je te dis. Tu es un
homme mort, et elle est une femme perdue.

Elle ouvrait la porte, il voulut lui prendre la main, elle le repoussa.

--Adieu!

Hector courut à la fenêtre pour s'assurer de son départ. Oui, elle se
résignait, elle remontait l'avenue qui conduit à la gare.

«Allons, se dit-il, ç'a été dur, mais moins que je ne croyais. Vraiment,
Jenny était une bonne fille.»



XVI


Lorsqu'il parlait à miss Fancy d'un mariage conclu, le comte de Trémorel
ne mentait qu'à demi. Il était, en effet, question pour lui d'un
mariage, et si les choses n'étaient pas aussi avancées qu'il lui
plaisait de le dire, au moins les préliminaires faisaient-ils prévoir
une prompte et favorable issue.

L'idée venait de Sauvresy, plus que jamais désireux de compléter son
oeuvre de sauvetage et de restauration.

Un soir, il y avait de cela un peu plus d'un mois, il avait, après le
dîner, entraîné Trémorel dans son cabinet.

--Accorde-moi, lui avait-il dit, un quart d'heure d'attention, et,
surtout, ne me réponds pas à l'étourdie; les propositions que je vais te
faire méritent les plus sérieuses réflexions.

--Va! je sais être sérieux quand il le faut.

--Commençons donc par la liquidation. Elle n'est pas terminée encore,
mais elle est assez avancée pour qu'on puisse prédire les résultats.
J'ai, dès aujourd'hui, la certitude qu'il te restera de trois à quatre
cent mille francs.

Jamais, en ses rêves les plus optimistes, Hector n'avait osé espérer un
tel succès.

--Mais je vais être riche, s'écria-t-il joyeusement.

--Riche, non, mais bien au-dessus du besoin. Et maintenant il est, je
crois, un moyen de reconquérir la position que tu as perdue.

--Un moyen! Lequel! bon Dieu!

Sauvresy fut un moment à répondre, il cherchait les yeux de son ami pour
se rendre bien compte de l'impression que sa proposition allait
produire.

--Il faut te marier, dit-il enfin.

L'ouverture parut surprendre Trémorel, mais non désagréablement.

--Me marier! répondit-il, le conseil est plus aisé à donner qu'à suivre.

--Pardon, tu devrais savoir que je ne parle jamais à la légère. Que
dirais-tu d'une jeune fille appartenant à une famille honorable, jeune,
jolie, bien élevée, si charmante qu'après ma femme je n'en connais pas
de plus charmante, et qui t'apporterait un million de dot?

--Ah! mon ami, je dirais que je l'adore. Et tu connais cet ange?

--Oui, et toi aussi, car l'ange est Mlle Laurence Courtois.

À ce nom, la figure radieuse d'Hector s'assombrit, et il eut un geste de
découragement.

--Jamais! répondit-il, jamais M. Courtois, cet ancien négociant, positif
comme un chiffre, ce fils de ses oeuvres, pour parler comme lui, ne
consentira à donner sa fille à un homme assez fou pour avoir gaspillé sa
fortune.

Le châtelain du Valfeuillu haussa les épaules.

--Voilà bien, répliqua-t-il, l'homme qui a des yeux pour ne pas voir.
Sache donc que ce Courtois, que tu dis si positif, est tout bonnement le
plus romanesque des hommes, comme un ambitieux qu'il est. Donner sa
fille au comte Hector de Trémorel, le cousin du duc de Samblemeuse,
l'allié des Commarin-d'Arlange, lui semblerait une spéculation superbe,
alors même que tu n'aurais pas le sou. Que ne ferait-il pas pour se
procurer cette rare et délicate jouissance de pouvoir dire à pleine
bouche: «Monsieur le comte mon gendre!» ou «Ma fille, madame la comtesse
Hector! Et tu n'es plus ruiné, tu as ou tu vas avoir vingt mille francs
de rentes qui, ajoutés à deux livres de parchemins que tu possèdes,
valent bien un million.

Hector se taisait. Il avait cru sa vie finie, et voilà que tout à coup
de magnifiques perspectives se déroulaient devant lui. Il allait donc
pouvoir se dérober à l'humiliante tutelle de son ami! Il serait libre;
riche, il aurait une femme supérieure--à son avis--à Berthe; son train
de maison écraserait celui de Sauvresy.

Car l'image de Berthe traversa son esprit, et il songea qu'ainsi il
échappait à cette maîtresse si belle, si aimante, mais altière, mais
envahissante, dont les exigences et la domination commençaient à lui
peser.

--Je t'affirme, répondit-il sérieusement à son ami, que j'ai toujours
considéré M. Courtois comme un homme excellent et des plus honorables,
et Mlle Laurence me paraît une de ces personnes accomplies qu'on
serait encore heureux d'épouser sans dot.

--Tant mieux, mon cher Hector, tant mieux, car il est, à ce mariage, une
condition que je te crois, d'ailleurs, fort capable de remplir. Avant
tout, il faut plaire à Laurence. Son père l'adore, et il ne la donnerait
pas, j'en suis sûr, à un homme qu'elle n'aurait pas choisi.

--Sois tranquille, répondit Hector avec un geste triomphant, elle
m'aimera.

Et, dès le lendemain, en effet, il prit ses mesures pour rencontrer M.
Courtois, qui l'emmena visiter des poulains qu'il venait d'acheter et
qui finit par l'inviter à dîner.

Pour Laurence, le comte de Trémorel déploya toutes ses séductions,
superficielles, il est vrai et de mauvais aloi, mais si brillantes, si
habiles, qu'elles devaient surprendre, éblouir et charmer une jeune
fille.

Bientôt, dans la maison du maire d'Orcival, on ne jura plus que par ce
cher comte de Trémorel.

Il n'y avait rien encore d'officiel, il n'y avait eu ni une ouverture,
ni une démarche, ni même une allusion, et pourtant M. Courtois comptait
bien qu'Hector, un de ces jours, lui demanderait la main de sa fille, et
il se réjouissait d'autant plus de répondre: oui, qu'il pensait bien que
Laurence ne dirait pas: non.

Et Berthe ne se doutait de rien. Berthe, lorsqu'un danger si grand
menaçait, ce qu'elle appelait «son bonheur», en était encore à
s'inquiéter de miss Jenny Fancy.

C'est après une soirée chez M. Courtois, soirée pendant laquelle le
prudent Hector n'avait pas quitté une table de whist, que Sauvresy se
décida à parler à sa femme de ce mariage dont il se proposait de lui
faire une agréable surprise.

Elle pâlit dès les premiers mots. Si grande fut son émotion, que sentant
qu'elle allait se trahir, elle n'eut que le temps de se jeter dans son
cabinet de toilette.

Tranquillement assis dans un des fauteuils de la chambre à coucher,
Sauvresy continuait à exposer les avantages considérables de ce mariage,
haussant la voix pour que sa femme l'entendît de la pièce voisine.

--Vois-tu, d'ici, disait-il, notre ami à la tête de soixante mille
livres de rentes? Nous lui dénicherons quelque propriété à notre porte,
et nous le verrons tous les jours, ainsi que sa femme. Ce sera pour nous
une société très agréable et précieuse pour nos soirées d'automne.
Hector est en somme un brave et digne garçon, et Laurence, tu me l'as
dit cent fois, est charmante.

Berthe ne répondait pas. Si terrible était ce coup inattendu, qu'elle
n'y voyait plus clair dans le désordre épouvantable de ses pensées.

--Tu ne dis rien, poursuivait Sauvresy, est-ce que tu n'approuves pas
mon projet? Je pensais que tu serais enchantée.

Elle comprit que si elle gardait plus longtemps le silence, son mari
viendrait, il la verrait affaissée sur une chaise, il devinerait tout!
Elle fit donc un effort, et d'une voix étranglée, sans attacher aucun
sens aux mots qu'elle prononçait, elle répondit:

--Oui! oui! c'est une idée excellente.

--Comme tu dis cela! fit Sauvresy; verrais-tu des objections?

Justement, elle en cherchait, des objections, et n'en apercevait pas de
raisonnables qu'elle pût mettre en avant.

--Je tremble un peu pour l'avenir de Laurence, dit-elle enfin.

--Bah! et pourquoi?

--Je ne parle que d'après toi. M. de Trémorel a été, m'as-tu dit, un
libertin, un joueur, un prodigue...

--Raison de plus pour avoir confiance en lui. Ses folies passées
garantissent sa sagesse future. Il a reçu une leçon qu'il n'oubliera
jamais. D'ailleurs, il aimera sa femme.

--Qu'en sais-tu?

--Dame! il l'aime déjà.

--Qui te l'a dit?

--Lui-même.

Et Sauvresy se mit à plaisanter la belle passion d'Hector qui tournait,
assurait-il, à la bergerade.

--Croirais-tu, disait-il en riant, qu'il en est à trouver ce brave
Courtois amusant et spirituel! Ah! les amoureux chaussent de singulières
lunettes! Il passe avec lui tous les jours deux ou trois heures à la
mairie. Mais que diable, fais-tu dans ce cabinet? m'entends-tu?

Au prix d'efforts surhumains, Berthe avait réussi à dominer son trouble
affreux; elle reparut la physionomie presque souriante.

Elle allait et venait, calme en apparence, déchirée par les pires
angoisses qu'une femme puisse endurer.

Et ne pouvoir courir à Hector pour savoir, de sa bouche, la vérité!

Car Sauvresy devait mentir, il la trompait. Pourquoi? Elle n'en savait
rien. N'importe. Et elle sentait son aversion pour lui redoubler
jusqu'au dégoût. Car elle excusait son amant, elle le pardonnait, et
c'est à son mari seul qu'elle s'en prenait. Qui avait eu l'idée de ce
mariage? Lui. Qui avait éveillé les espérances d'Hector, qui les
encourageait? Lui, toujours lui.

Ah! tant qu'il était resté inoffensif, elle avait pu lui pardonner de
l'avoir épousée; elle se contraignait à le subir, elle se résignait à
feindre un amour bien loin de son coeur. Mais voici qu'il devenait
nuisible.

Supporterait-elle que bêtement, par caprice, il rompît une liaison qui
était sa vie à elle. Après l'avoir traîné comme un boulet, allait-elle
le trouver en travers de son bonheur!

Elle ne ferma pas l'oeil. Elle eut une de ces nuits horribles pendant
lesquelles se conçoivent les crimes. Ce n'est qu'après le déjeuner, le
lendemain, qu'elle put se trouver seule avec Hector, dans la salle de
billard.

--Est-ce vrai? demanda-t-elle.

L'expression de son visage était si atroce qu'il eut peur. Il balbutia:

--Vrai... quoi?

--Votre mariage.

Il se tut d'abord, se demandant s'il devait accepter l'explication ou
l'esquiver. Enfin, froissé du ton impérieux de Berthe, il répondit:

--Oui!

Cette réponse la foudroya. Jusqu'alors elle avait eu une lueur d'espoir.
Elle pensait que, dans tous les cas, il chercherait à la rassurer, à la
tromper. Il est des circonstances où le mensonge est un suprême hommage.
Mais non, il avouait. Et elle restait anéantie, les expressions manquant
à ses sensations.

Alors, Trémorel bien vite se mit à lui exposer les motifs de sa
conduite.

Pouvait-il habiter éternellement le Valfeuillu! Avec ses goûts et ses
habitudes, que ferait-il de quinze mille livres de rentes? À trente ans,
il est temps ou jamais de songer à l'avenir. M. Courtois donnait un
million à sa fille, et, à sa mort, on recueillerait une somme plus
considérable encore. Fallait-il laisser échapper cette occasion unique.
Certes, il se souciait fort peu de Laurence, la dot seule le décidait.

Et il se faisait ignoble et bas à plaisir, se calomniant, jurant que ce
mariage n'était qu'une affaire, un marché, qu'il échangeait simplement
son nom et son titre contre de l'argent.

Berthe l'arrêta d'un regard écrasant de mépris.

--Épargnez-vous d'autres lâchetés, dit-elle, vous aimez Laurence.

Il voulut protester; il se révoltait.

--Assez, reprit Berthe. Une autre femme vous ferait des reproches, moi
je vous déclare simplement que le mariage ne se fera pas; je ne le veux
pas. Croyez-moi, renoncez-y franchement, ne me forcez pas à agir.

Elle se retira, fermant la porte avec violence, laissant Hector furieux.

«Comme elle me traite, se disait-il. Une reine ne parlerait pas
autrement à un manant qu'elle aurait élevé jusqu'à elle. Ah! elle ne
veut pas que j'épouse Laurence!...»

Mais, avec le sang-froid, les réflexions les plus inquiétantes lui
venaient. S'il s'obstinait à poursuivre ce mariage, Berthe ne
mettrait-elle pas ses menaces à exécution? Si, évidemment; c'était, il
ne le sentait que trop, une de ces femmes qui ne reculent jamais, que
rien ne touche, que nulle considération humaine n'est capable d'arrêter.

Quant à ce qu'elle ferait, il le devinait, ou plutôt il le savait
d'après ce qu'elle lui avait dit une fois, dans une grande querelle, à
propos de miss Fancy:

--J'irai tout avouer à Sauvresy, et nous serons plus liés par la honte
que par toutes les formules de l'église et de la mairie.

Voilà certainement le moyen qu'elle comptait employer pour rompre ce
mariage qui lui semblait odieux.

Et à l'idée que son ami saurait tout, le comte de Trémorel frissonnait.

«Que fera-t-il, pensait Hector, si Berthe lui dit tout? Il tâchera de me
tuer roide, c'est ainsi que j'agirais à sa place. Supposons qu'il me
manque. Me voilà obligé de me battre en duel avec lui, et forcé, si je
m'en tire, de quitter le pays. Et quoi qu'il arrive, mon mariage est
irrévocablement rompu et Berthe me retombe sur les bras pour
l'éternité.»

En vain il réfléchissait, il ne voyait nulle issue à l'horrible
situation qu'il s'était faite.

«Il faut attendre», s'était-il dit.

Et il attendait, se cachant pour aller chez M. Courtois, car il aimait
vraiment Laurence. Il attendait, dévoré d'anxiétés, se débattant entre
les instances de Sauvresy et les menaces de Berthe.

Comme il la détestait, cette femme, qui le tenait, dont la volonté le
faisait plier comme l'osier! Rien ne pouvait ébranler son entêtement
féroce. Elle n'était sensible qu'à son idée fixe. Il avait pensé qu'il
lui serait agréable en congédiant Jenny. Erreur. Lorsque le soir de la
rupture, il lui dit:

--Berthe, je ne reverrai de ma vie miss Fancy.

Elle lui répondit ironiquement:

--Mlle Courtois vous en sera fort reconnaissante.

Ce soir-là même, Sauvresy traversant la cour vit devant la grille un
mendiant qui lui faisait des signes.

Il s'approcha:

--Que demandez-vous, mon brave homme?

Le mendiant jeta autour de lui un coup d'oeil pour s'assurer que
personne ne l'épiait.

--Je suis chargé, monsieur, répondit-il rapidement et à voix basse, de
vous faire tenir un mot d'écrit que j'ai là. On m'a bien recommandé de
ne le remettre qu'à vous, et encore, en vous priant de le lire sans être
vu.

Et il glissait mystérieusement dans la main de Sauvresy un billet
soigneusement cacheté.

--Ça vient d'une jolie dame, ajouta-t-il en clignant de l'oeil, on
connaît ça.

Sauvresy, le dos tourné à la maison, avait ouvert le billet et lisait:

/#
     «Monsieur,

     «Vous rendrez un immense service à une pauvre fille, bien
     malheureuse, en prenant la peine de venir demain jusqu'à Corbeil, à
     l'hôtel de la _Belle-Image_, où on vous attendra toute la journée.

/*
«Votre humble servante, FANNY FANCY.»
*/


#/

Il y avait encore en post-scriptum:

«De grâce, monsieur, je vous en conjure, pas un mot de ma démarche à M.
le comte de Trémorel.»

«Eh! eh! pensa Sauvresy, il y a de la brouille dans le ménage illégitime
de ce cher Hector, c'est bon signe pour le mariage.»

--Monsieur, insista le mendiant, on m'a dit qu'il y avait une réponse.

--Dites, répondit Sauvresy en lui jetant une pièce de quarante sous,
dites que j'irai.



XVII


Le lendemain, le temps était froid et humide. Il faisait un brouillard
si épais qu'on ne distinguait pas les objets à dix pas devant soi.
Cependant, à l'issue du déjeuner, Sauvresy prit son fusil et siffla ses
chiens.

--Je vais faire un tour dans les bois de Mauprévoir, dit-il.

--Singulière idée! remarqua Hector, une fois sous bois, tu ne verras
seulement pas le bout du canon de ton fusil.

--Que m'importe, pourvu que j'aperçoive quelques faisans.

Ce n'était qu'un prétexte, car en sortant du Valfeuillu, Sauvresy prit à
droite la route de Corbeil, et une demi-heure plus tard, fidèle à sa
promesse, il entrait à l'hôtel de la _Belle-Image_.

Miss Fancy l'attendait dans cette grande chambre à deux lits qu'on lui
réservait toujours depuis qu'elle était une des bonnes clientes de
l'hôtel. Ses yeux étaient rouges de larmes récentes, elle était fort
pâle et son teint marbré annonçait bien qu'elle ne s'était pas couchée.

Sur la table, près de la cheminée où brûlait un grand feu, se trouvait
encore son déjeuner auquel elle n'avait pas touché.

Lorsque Sauvresy entra, elle se leva pour aller à sa rencontre, lui
tendant amicalement la main:

--Merci, lui disait-elle, merci d'être venu. Ah! vous êtes bon, vous.

Jenny n'était qu'une fille et Sauvresy détestait les filles; pourtant sa
douleur était si évidente et semblait si profonde qu'il fut sincèrement
ému.

--Vous souffrez, madame? demanda-t-il.

--Oh! oui, monsieur, oui, cruellement.

Les larmes l'étouffaient, elle cachait sa figure sous son mouchoir.

«J'avais deviné, pensait Sauvresy, Hector lui a signifié son congé. À
moi, maintenant, de panser délicatement la blessure, tout en rendant un
raccommodement impossible.»

Et comme Fancy pleurait toujours, il lui prit les mains, et doucement,
bien que malgré elle, il lui découvrit le visage.

--Du courage, lui disait-il, du courage.

Elle leva sur lui ses grands yeux noyés, auxquels la douleur donnait une
ravissante expression.

--Vous savez donc? interrogea-t-elle.

--Je ne sais rien, car sur votre, prière je n'ai rien demandé à
Trémorel, mais je devine.

--Il ne veut plus me revoir, fit douloureusement miss Fancy, il me
chasse.

Sauvresy fit appel à toute son éloquence. Le moment était venu d'être à
la fois persuasif et banal, paternel mais ferme.

Il traîna une chaise près de miss Fancy et s'assit.

--Voyons, mon enfant, poursuivit-il, soyez forte, sachez vous résigner.
Hélas! votre liaison a le tort de toutes les liaisons semblables, que le
caprice noue, que la nécessité rompt. On n'est pas éternellement jeune.
Une heure sonne, dans la vie, où bon gré mal gré il faut écouter la voix
impérieuse de la raison. Hector ne vous chasse pas, vous le savez bien,
mais il comprend la nécessité d'assurer son avenir, d'asseoir son
existence sur les bases plus solides de la famille, il sent le besoin
d'un intérieur...

Miss Fancy ne pleurait plus. Le naturel reprenait le dessus, et ses
larmes s'étaient séchées au feu de la colère qui lui revenait. Elle
s'était levée, renversant sa chaise, et elle allait et venait par la
chambre incapable de rester en place.

--Vous croyez cela, monsieur, disait-elle, vous croyez qu'Hector
s'inquiète de l'avenir? On voit bien que vous ne savez rien de son
caractère. Lui, songer à un intérieur, à une famille! Il n'a jamais
pensé et ne pensera jamais qu'à lui. Est-ce que, s'il avait eu du
coeur, il serait allé se pendre à vos crocs comme il l'a fait.
N'avait-il donc pas deux bras, pour gagner son pain et le mien. J'avais
honte, moi qui vous parle, de lui demander de l'argent, sachant que ce
qu'il me donnait, venait de vous.

--Mais il est mon ami, ma chère enfant.

--Agiriez-vous comme lui?

Sauvresy ne savait vraiment que répondre, embarrassé par la logique de
cette fille du peuple, jugeant son amant comme on juge dans le peuple,
brutalement, sans souci des conventions imaginées dans la bonne
compagnie.

--Ah! je le connais, moi, poursuivait Jenny, s'exaltant à mesure que se
présentaient ses souvenirs, il ne m'a trompée qu'une fois, le matin où
il est venu m'annoncer qu'il allait se détruire. J'ai été assez bête
pour le croire mort et pleurer. Lui, se tuer! Allons donc, il a bien
trop peur de se faire mal, il est bien trop lâche. Oui, je l'aime, oui,
c'est plus fort que moi, mais je ne l'estime pas. C'est notre sort, à
nous autres, de ne pouvoir aimer que des hommes que nous méprisons.

On devait entendre Jenny de toutes les pièces voisines, car elle parlait
à pleine voix, gesticulant, et parfois donnant sur la table un coup de
poing qui secouait les bouteilles et les verres.

Et Sauvresy s'inquiétait un peu de ce que penseraient les gens de
l'hôtel qui le connaissaient, qui l'avaient vu entrer. Il commençait à
regretter d'être venu, et faisait tous ses efforts pour calmer miss
Fancy.

--Mais Hector ne vous abandonne pas, répétait-il, Hector vous assurera
une petite position.

--Eh! je me moque bien de sa position! Est-ce que j'ai besoin de lui?
Tant que j'aurai dix doigts et de bons yeux, je ne serai pas à la merci
d'un homme. Il m'a fait changer de nom, il a voulu m'habituer aux
grandeurs; la belle affaire! Il n'y a plus aujourd'hui ni miss Fancy ni
opulence, mais il y a encore Pélagie qui se charge de gagner ses
cinquante sous par jour sans se gêner.

--Non, essayait Sauvresy, vous n'aurez plus besoin...

--De quoi? De travailler. Mais cela me plaît, à moi, je ne suis pas une
fainéante. Tiens! je reprendrai mon existence d'autrefois. Pensez-vous
que j'étais bien malheureuse? Je déjeunais d'un sou de pain et d'un sou
de frites et je n'en étais pas moins fraîche. Le dimanche, on me
conduisait dîner au Turc, pour trente sous. C'est là, qu'on s'amuse! J'y
ai plus ri en une seule soirée que depuis des années que je connais
Trémorel.

Elle ne pleurait plus, elle n'était plus en colère, elle riait. Elle
pensait aux cornets de frites et aux dîners du Turc.

Sauvresy était stupéfait. Il n'avait pas idée de cette nature
parisienne, détestable et excellente, mobile à l'excès, nerveuse, toute
de transition, qui pleure et rit, caresse et frappe dans la même minute,
qu'une fugitive idée qui passe entraîne à cent lieues des sensations
présentes.

--Donc, conclut Jenny devenue plus calme, je me moque d'Hector--elle
venait de dire précisément le contraire et l'oubliait--, je me soucie de
lui comme de l'an huit, mais je ne souffrirai pas qu'il m'abandonne
ainsi. Non, il ne sera pas dit qu'il m'aura quittée pour une autre
maîtresse, je ne le veux pas.

Miss Fancy était de ces femmes qui ne raisonnent pas, qui sentent, avec
lesquelles discuter est folie, car toujours en dépit des plus victorieux
arguments leur idée fixe se représente, comme un bouchon qui, enfoncé
dans une bouteille, revient toujours, quoi qu'on fasse, aussitôt qu'on
verse.

Tout en se demandant pourquoi elle l'avait fait venir, Sauvresy se
disait que le rôle qu'il s'était proposé tout d'abord serait difficile à
remplir. Mais il était patient.

--Je vois, ma chère enfant, recommença-t-il, que vous ne m'avez ni
compris ni même écouté. Je vous l'ai dit, Hector a un mariage en vue.

--Lui! répondit Fancy, avec un de ces gestes ironiques du boulevard, qui
sont l'argot du geste, lui se marier!

Elle réfléchit un moment et ajouta:

--Si c'était vrai, pourtant?...

--Je vous l'affirme, prononça Sauvresy.

--Non, s'écria Jenny, non, mille fois non, ce n'est pas possible. Il a
une maîtresse, je le sais, j'en suis sûre, j'ai des preuves.

Un sourire de Sauvresy triompha d'une hésitation qui l'avait arrêtée.

--Qu'est-ce donc alors, reprit-elle avec violence, que cette lettre que
j'ai trouvée dans sa poche, il y a plus de six mois? Elle n'est pas
signée, c'est vrai, mais elle ne peut venir que d'une femme.

--Une lettre?

--Oui, et qui ne laisse pas de doutes. Vous vous demandez comment je ne
lui en ai pas parlé? Ah voilà je n'ai pas osé. Je l'aime, j'ai été
lâche. Je me suis dit: si je parle, et que vraiment il aime l'autre,
c'est fini, je le perds. Entre le partage et l'abandon, j'ai choisi un
partage ignoble. Et je me suis tue, je me résignais à l'humiliation, je
me cachais pour pleurer, je l'embrassais d'un air riant pendant que sur
son front je cherchais la place des baisers de l'autre. Je me disais: il
me reviendra. Pauvre folle! Et je ne le disputerais pas à cette femme
qui m'a tant fait souffrir.

--Eh! mon enfant, que voulez-vous faire?

--Moi? Je n'en sais rien; tout. Je n'ai rien dit de cette lettre, mais
je l'ai gardée: c'est mon arme à moi. Je m'en servirai. Quand je le
voudrai bien, je saurai de qui elle est, et alors...

--Vous forcerez Trémorel, si bien disposé pour vous, à user de moyens
violents.

--Lui! Que peut-il contre moi? Je m'attacherai à lui, je le suivrai
comme son ombre, j'irai partout crier le nom de l'autre. Il me fera
jeter à Saint-Lazare? On en sort. J'inventerai contre lui les plus
horribles calomnies, on ne me croira pas sur le moment; il en restera
toujours quelque chose plus tard. Je n'ai rien à craindre, moi, je n'ai
ni parents, ni amis, ni personne au monde qui se soucie de moi. Voilà ce
que c'est que de prendre ses maîtresses dans la rue. Je suis tombée si
bas que je le défie de me pousser plus bas encore. Ainsi, tenez,
monsieur, vous êtes son ami, croyez-moi, conseillez-lui de me revenir.

Sauvresy ne laissait pas que d'être effrayé, il sentait vivement tout ce
que les menaces de Jenny avaient de réel. Il est des persécutions contre
lesquelles la loi est absolument désarmée. Et quand même! À frapper dans
la boue on s'éclabousse toujours plus ou moins.

Mais il dissimula la frayeur sous l'air le plus paternel qu'il put
prendre.

--Écoutez, ma chère enfant, reprit-il, si je vous donne ma parole, vous
m'entendez bien? ma parole d'honneur de vous dire la vérité, me
croirez-vous?

Elle hésita une seconde, et dit:

--Oui! vous avez de l'honneur, vous; je vous croirai.

--Alors, je vous jure que Trémorel espère épouser une jeune fille,
immensément riche, dont la dot assure son avenir.

--Il vous le dit, il vous le fait croire.

--Dans quel but? Je vous affirme que depuis qu'il est au Valfeuillu. Il
n'a eu, il ne peut avoir eu d'autre maîtresse que vous. Il vit dans ma
maison, comme mon frère, entre ma femme et moi, et je pourrais dire
l'emploi de toutes les heures de ses journées aussi bien que des
miennes.

Miss Fancy ouvrait la bouche pour répondre, mais une de ces réflexions
soudaines qui changent les déterminations les mieux arrêtées glaça la
parole sur ses lèvres. Elle se tut et devint fort rouge, regardant
Sauvresy avec une expression indéfinissable.

Lui, ne l'observait pas. Il était agité d'un de ces mouvements de
curiosité puérile, sans but précis, qu'on ne s'explique pas et qui n'en
sont pas moins pressants. Cette preuve dont parlait Jenny l'intriguait.

--Cependant, dit-il, si vous vouliez me montrer cette fameuse lettre...

Elle ressentit à ces mots comme une commotion électrique.

--À vous, fit-elle frissonnante, à vous, monsieur! Jamais.

On dort. Le tonnerre gronde, l'orage éclate sans que le sommeil soit
troublé; puis tout à coup, à un certain moment, l'imperceptible
vibration de l'aile de l'insecte qui passe, éveille.

Le frisson de Fancy fut pour Sauvresy cette vibration à peine
saisissable. L'éclair sinistre du doute illumina son âme. C'en était
fait de sa sécurité, de son bonheur, de son repos, de sa vie.

Il se redressa, l'oeil étincelant, les lèvres tremblantes.

--Donnez-moi cette lettre, dit-il d'un ton impérieux.

Jenny eut une telle frayeur qu'elle recula de trois pas. Elle
dissimulait tant bien que mal ses impressions, même elle essayait de
sourire, de tourner la chose en plaisanterie.

--Pas aujourd'hui, répondit-elle, une autre fois, vous êtes trop
curieux.

Mais la colère de Sauvresy grandissait, terrible, effrayante, il était
devenu pourpre comme s'il eût été sur le point d'être frappé d'un coup
de sang, et il répétait d'une voix à peine distincte.

--Cette lettre, je veux cette lettre.

--Impossible, bégayait Fancy, impossible.

Et se raccrochant à une inspiration suprême, elle ajouta:

--D'ailleurs, je ne l'ai pas ici.

--Où est-elle?

--Chez moi, à Paris.

--Partons alors, venez.

Elle se sentait prise. Et elle ne trouvait, elle si fine, elle si rouée,
comme elle se plaisait à le dire, ni une ruse, ni un expédient. Il lui
était bien facile, cependant, de suivre Sauvresy, d'endormir ses
soupçons à force de gaieté, puis, une fois dans les rues de Paris, de le
perdre, de s'esquiver.

Non, elle ne songeait pas à cela, elle ne songeait qu'à fuir vite,
sur-le-champ. Elle crut qu'elle aurait le temps de gagner la porte, de
l'ouvrir, de se jeter dans les escaliers... elle se précipita. D'un
bond, Sauvresy fut sur elle, refermant la porte déjà entrouverte, d'un
coup de pied qui ébranla les cloisons.

--Misérable femme! disait-il, d'une voix rauque et sourde, misérable
créature, tu veux donc que je t'écrase!

D'un mouvement terrible, la repoussant, il la lança dans un fauteuil.
Puis donnant un double tour à la porte il mit la clé dans sa poche.

--Maintenant, reprit-il, revenant à Fancy, la lettre.

De sa vie, la pauvre fille n'avait éprouvé une terreur pareille. La
colère de cet homme l'épouvantait, elle comprenait qu'il était hors de
lui, qu'elle était entre ses mains, à sa merci, qu'elle pouvait être
brisée, et cependant elle se débattait encore.

--Vous m'avez fait mal, murmurait-elle, essayant la puissance de ses
larmes, bien mal, je ne vous ai cependant rien fait.

Il lui reprit les poignets, et se penchant sur elle jusqu'à effleurer
son visage:

--Une dernière fois, dit-il, cette lettre, donne-la moi ou je la prends
de force.

Résister plus longtemps était folie. Par bonheur, elle n'eut pas l'idée
de crier, on serait venu et peut-être en était-ce fait d'elle.

--Lâchez-moi, répondit-elle, vous allez l'avoir.

Il la lâcha, restant debout, devant elle, pendant qu'elle fouillait dans
toutes ses poches. Ses cheveux, dans la lutte, s'étaient dénoués, sa
collerette était déchirée, elle était livide, ses dents claquaient, mais
ses yeux brillaient d'une audace et d'une résolution viriles.

Tout en paraissant chercher, elle murmurait:

--Attendez... la voilà... Non. C'est singulier, je suis pourtant sûre de
l'avoir, je la tenais il n'y a qu'un instant...

Et tout à coup, d'un geste plus prompt que l'éclair, elle porta à sa
bouche la lettre qu'elle avait roulée en boule, essayant de l'avaler.

Elle ne le put, Sauvresy lui serrait la gorge à l'étrangler. Elle râla,
puis poussa un cri étouffé:

--Ah!...

Enfin! il était le maître de cette lettre.

Il fut plus d'une minute à l'ouvrir, tant ses mains tremblaient;
pourtant il l'ouvrit.

Ah! ses soupçons étaient justes, il ne s'était pas trompé.

C'était bien l'écriture de Berthe.

Il eut une sensation horrible, indescriptible, un vertige, puis une
épouvantable commotion, la sensation d'un homme qui, d'une hauteur
vertigineuse, serait précipité à terre, et se rendrait compte de la
chute et du choc. Il n'y voyait plus clair; il avait comme un nuage
rouge devant les yeux; ses jambes se dérobaient sous lui, il chancelait,
et ses mains battaient l'air cherchant un point d'appui.

Un peu revenue à elle, Jenny l'épiait du coin de l'oeil, elle pensa
qu'il allait tomber et s'élança pour le soutenir. Mais le contact de
cette femme lui fit horreur, il la repoussa.

Qu'était-il arrivé? Il n'eût su le dire. Ah! il voulait lire cette
lettre et il ne pouvait pas. Alors, il s'approcha de la table, se versa
et but coup sur coup deux grands verres d'eau. L'impression du froid le
ranimait, le sang qui tout à coup avait afflué à la tête reprenait son
cours, il y voyait.

C'était un billet de cinq lignes, il lut:

«N'allez pas demain à Petit-Bourg, ou plutôt revenez-en avant déjeuner.
Il vient de me dire à l'instant qu'il lui faut aller à Melun et qu'il
rentrera tard. Toute une journée!»

Il... c'était lui. Cette autre maîtresse d'Hector, c'était sa femme,
c'était Berthe.

Pour le moment, il ne voyait rien au-delà. Toute pensée en lui était
anéantie. Ses tempes battaient follement, il entendait dans ses oreilles
un bourdonnement insupportable, il lui semblait que l'univers s'abîmait
avec lui.

Il s'était laissé tomber sur une chaise. De pourpre qu'il était, il
était devenu livide; le long de ses joues, de grosses larmes roulaient
qui le brûlaient.

En voyant cette douleur immense, ce désespoir silencieux, en voyant cet
homme de coeur foudroyé, Jenny comprit l'infamie de sa conduite.
N'était-elle pas la cause de tout? Le nom de la maîtresse d'Hector, elle
l'avait deviné. En demandant une entrevue à Sauvresy, elle se proposait
bien de lui tout dire, se vengeant ainsi à la fois et d'Hector et de
l'autre. Puis, à la vue de cet homme d'honneur refusant de comprendre
ses allusions, n'ayant pas l'ombre d'un soupçon, elle avait été saisie
de pitié. Elle s'était dit que le plus cruellement puni, ce serait lui,
et alors elle avait reculé, mais trop tard, mais maladroitement, et il
lui avait arraché son secret.

Elle s'était approchée de Sauvresy et cherchait à lui prendre les mains,
il la repoussa encore.

--Laisse-moi, disait-il.

--Monsieur, pardon, je suis une malheureuse, je me fais horreur.

Il se redressa tout d'une pièce, revenant peu à peu au sentiment de
l'affreuse réalité.

--Que me voulez-vous?

--Cette lettre, j'avais deviné...

Il eut un éclat de rire navrant, sinistre, l'éclat de rire d'un fou.

--Dieu me pardonne! ma chère, fit-il, vous avez osé soupçonner ma femme!

Et pendant que Fancy balbutiait des excuses inintelligibles, il sortit
son portefeuille et en retira tout ce qu'il contenait, sept ou huit
billets de cent francs, qu'il posa sur la table.

--Prenez toujours ceci de la part d'Hector, dit-il, on ne vous laissera
manquer de rien, mais croyez-moi, laissez-le se marier.

Puis, toujours de ce même mouvement automatique qui terrifiait miss
Fancy, il prit son fusil qu'il avait posé dans un coin, ouvrit la porte
et sortit.

Ses chiens, restés dehors, se précipitèrent sur lui pour le caresser, il
les repoussa à coups de pied.

Où allait-il? qu'allait-il faire?



XVIII


Au brouillard du matin avait succédé une petite pluie fine, pénétrante,
glaciale. Mais Sauvresy ne s'en apercevait pas. Il allait, la tête nue,
dans la campagne, par les chemins de traverse, au hasard, sans
direction, sans but. Il parlait haut, tout en marchant, s'arrêtait tout
à coup, puis reprenait sa course, et des exclamations bizarres lui
échappaient.

Les paysans des environs qu'il rencontrait, et qui tous le
connaissaient, se retournaient ébahis après l'avoir salué, et le suivant
des yeux, se demandaient si le maître du Valfeuillu n'était pas devenu
fou.

Il n'était pas fou, malheureusement. Foudroyé par une catastrophe
inouïe, qui l'atteignait en plein bonheur, son cerveau avait été pour un
moment frappé de paralysie. Mais il recueillait une à une ses idées
éparses, et avec la faculté de penser, la faculté de souffrir lui
revenait.

Il en est des crises morales comme des crises physiques. Aussitôt après
un choc terrible qui fracture le crâne ou qui brise un membre, on
ressent une douleur épouvantable, il est vrai, mais vague, mais
indéterminée et que suit un engourdissement plus ou moins prolongé.
C'est plus tard qu'on éprouve véritablement le mal: il va grandissant,
redoublant d'intensité de minute en minute, poignant, intolérable,
jusqu'au moment où il arrive à son apogée.

Ainsi chacune des réflexions de cet homme si malheureux augmentait sa
mortelle angoisse.

Quoi! c'était Berthe et Hector qui le trompaient, qui le déshonoraient.
Elle, une femme aimée jusqu'à l'idolâtrie; lui, son meilleur, son plus
ancien ami. Une malheureuse qu'il avait arrachée à la misère, qui lui
devait tout; un gentilhomme ruiné qu'il avait ramassé le pistolet sur la
tempe et qu'il avait recueilli ensuite.

Et c'est chez lui, sous son toit, que se tramait cette infamie sans nom.
S'était-on assez joué de sa noble confiance, avait-il été assez
misérablement pris pour dupe!

L'affreuse découverte empoisonnait non seulement l'avenir, mais encore
le passé.

Il eût voulu pouvoir rayer de sa vie, anéantir ces années écoulées près
de Berthe, que la veille encore il appelait ses seules années de
bonheur. Le souvenir de ses félicités d'autrefois emplissait son âme de
dégoût, de même que la pensée de certains aliments soulève l'estomac.

Mais comment cela s'était-il fait? Quand? Comment ne s'était-il aperçu
de rien?

Mille détails lui revenaient à la mémoire qui eussent dû l'éclairer s'il
n'eût été frappé d'aveuglement. Il se rappelait maintenant certains
regards de Berthe, certaines inflexions de voix qui étaient un aveu.

Et dans toute cette histoire du mariage de Trémorel avec Mlle
Courtois, s'était-on assez moqué de sa crédulité! Ainsi s'expliquaient,
croyait-il, les hésitations d'Hector, ses enthousiasmes soudains, ses
revirements.

Ce projet, qui traînait depuis si longtemps, c'était un bandeau plus
épais appliqué sur ses yeux.

Par moments, il essayait de douter. Il est de ces malheurs si grands
qu'il faut plus que l'évidence pour qu'on y croie absolument.

--Ce n'est pas possible, murmurait-il, ce n'est pas possible!

Assis sur un tronc d'arbre renversé, au milieu de la forêt de
Mauprévoir, il étudiait, pour la dixième fois depuis quatre heures,
cette lettre fatale.

--Elle prouve tout, disait-il, et elle ne prouve rien.

Et il relisait encore:

_«N'allez pas demain à Petit-Bourg...»_

Eh bien, n'avait-il pas été, dans sa confiance imbécile, jusqu'à dire
maintes et maintes fois au comte de Trémorel:

--Je serai absent demain, reste donc pour tenir compagnie à Berthe.

Cette phrase n'avait donc aucune signification positive. Mais pourquoi
avoir ajouté:

«... _Ou plutôt revenez-en avant déjeuner_.»

Voilà qui décelait la crainte, c'est-à-dire la faute. Partir, revenir
aussitôt, c'était prendre une précaution, aller au-devant d'un soupçon.

Puis, pourquoi «_Il_», et non pas Clément? L'expression de ce mot est
saisissante. «_Il_», c'est l'être cher, l'adoré, ou le maître que l'on
exècre. Pas de milieu: c'est le mari ou l'amant. «_Il_» n'est jamais un
indifférent. Un mari est perdu le jour où sa femme, en parlant de lui,
dit: «_Il_.»

Mais quand Berthe avait-elle écrit ces cinq lignes? Un soir, sans doute,
après qu'ils s'étaient retirés dans la chambre conjugale. Il lui avait
dit: «Je vais demain à Melun» et aussitôt elle avait à la hâte griffonné
ce billet et l'avait envoyé plié dans un livre à son amant.

--Son amant!

Il prononçait ce mot tout haut, comme pour se l'apprendre, comme pour se
bien convaincre de l'horrible réalité. Il disait:

--Ma femme, ma Berthe, a un amant!...

L'édifice de son bonheur qui lui avait paru solide à défier tous les
orages de la vie s'écroulait, et il restait là, éperdu, au milieu des
décombres.

Plus de bonheur, de joies, d'espérances, rien. Sur Berthe seule
reposaient tous ses projets d'avenir, son nom était mêlé à tous ses
rêves, ou plutôt elle était à la fois l'avenir et le rêve.

Il l'avait tant aimée, qu'elle était devenue quelque chose de lui, et
qu'il ne pouvait se comprendre sans elle. Berthe perdue, il ne voyait
aucun but vers lequel se diriger, il n'avait plus de raison de vivre.

Il sentait si bien que tout, en lui, était brisé qu'il eut l'idée d'en
finir. Il avait son fusil, des balles, on attribuerait sa mort à un
accident de chasse, et tout serait dit.

Oui, mais eux!

Ah! sans doute, continuant leur comédie infâme, ils feraient semblant de
le pleurer, tandis qu'en réalité leur coeur déborderait de joie. Plus
de mari, plus de contrainte, de ruses, de frayeurs. Son testament
assurant toute sa fortune à Berthe, ils seraient riches. Ils vendraient
tout, et ils s'en iraient gaiement s'aimer en liberté, bien loin, en
Italie, à Venise, à Florence.

Quant à son souvenir, à lui, pauvre mari trop confiant, il resterait
pour eux le souvenir d'un être ridicule, qu'on trompe, qu'on bafoue et
qu'on méprise.

--Jamais! s'écria-t-il, ivre de fureur, jamais! Je veux me tuer, mais il
faut auparavant que je me venge.

Mais il avait beau chercher, il ne trouvait aucun châtiment assez cruel,
assez terrible. Quel supplice pouvait faire expier les effroyables
tortures qu'il endurait?

Il se dit que pour mieux assurer sa vengeance il lui faudrait attendre,
et il se jura qu'il attendrait. Il se jura qu'il saurait feindre une
inaltérable sécurité, qu'il saurait se résigner à tout voir, à tout
entendre.

«Ma perfidie, pensait-il, égalera la leur.»

C'est qu'une duplicité savante était indispensable. Berthe était la
finesse même et elle était femme, au premier soupçon que son mari se
doutait de quelque chose, à fuir avec son amant. Hector, maintenant, ne
possédait-il pas, grâce à lui, tout près de quatre cent mille francs?

Cette idée qu'ils pourraient échapper à sa vengeance lui rendit avec son
énergie toute la lucidité de son esprit.

Alors seulement il songea au temps écoulé, à la pluie qui tombait à
torrents, à l'état de ses vêtements. «Bast! pensa-t-il, j'arrangerai une
histoire selon ce qu'on me dira.»

Il n'était guère qu'à une lieue de chez lui, mais il lui fallut, à lui,
excellent marcheur, plus d'une heure et demie pour faire cette lieue. Il
était brisé, anéanti, il se sentait glacé jusque dans la moelle des os.

Mais lorsqu'il rentra au Valfeuillu, il avait réussi à reprendre son
visage habituel, sa gaieté qui exprimait si bien sa sécurité parfaite.

On l'avait attendu, mais il ne put prendre sur lui, en dépit de ses
serments, de s'asseoir à table entre cet homme et cette femme, ses deux
plus cruels ennemis. Il déclara qu'ayant pris froid il ne se sentait pas
bien et allait se mettre au lit.

Vainement Berthe insista pour qu'il avalât au moins un bol de bouillon
bien chaud avec un verre de bordeaux.

--Sérieusement, fit-il, je ne me sens pas bien.

Lorsque Sauvresy se fut retiré:

--Avez-vous remarqué, Hector? demanda Berthe.

--Quoi?

--Mon mari a quelque chose d'extraordinaire.

--C'est fort possible, après être resté toute la journée sous la pluie.

--Non. Son oeil avait une expression que je ne lui connais pas.

--Il m'a semblé à moi fort gai, comme toujours.

--Hector!... mon mari a un soupçon.

--Lui! Ah! le pauvre cher ami, il a bien trop confiance en nous, pour
songer à être jaloux.

--Vous vous trompez, Hector, il ne m'a pas embrassée en rentrant, et
c'est la première fois depuis notre mariage.

Ainsi, pour son début, il avait commis une faute. Il l'avait fort bien
sentie; mais embrasser Berthe en ce moment était au-dessus de ses
forces.

Cependant, il était beaucoup plus souffrant qu'il ne l'avait dit et
qu'il ne l'avait cru surtout.

Lorsque sa femme et son ami montèrent à sa chambre, après le dîner, ils
le trouvèrent grelottant sous ses couvertures, rouge, le front brûlant,
la gorge sèche, les yeux brillant d'un éclat inquiétant. Bientôt une
fièvre terrible le prit, accompagné d'un affreux délire.

On envoya chercher un médecin qui tout d'abord déclara qu'il ne pouvait
répondre de lui. Le lendemain il était au plus mal.

De ce moment le comte de Trémorel et Mme Sauvresy firent preuve du
plus admirable dévouement. Pensaient-ils ainsi racheter quelque chose de
leur crime? C'est douteux. Ils cherchaient, plus vraisemblablement, à en
imposer à l'opinion publique, tout le monde s'intéressant à l'état de
Sauvresy. Toujours est-il qu'ils ne le quittèrent pas une minute,
passant les nuits à tour de rôle à son chevet. Et certes, le veiller
était pénible. Le délire, un délire furieux, ne le quittait pas. À deux
ou trois reprises, il fallut employer la force pour le maintenir dans
son lit, il voulait se jeter par la fenêtre.

Le troisième jour, il eut une fantaisie singulière. Il ne voulait pas
absolument rester dans sa chambre. Il criait comme un fou:

--Emportez-moi d'ici, emportez-moi d'ici.

Sur les conseils du médecin, on se rendit à ses désirs et on lui dressa
un lit dans le petit salon au rez-de-chaussée qui donne sur le jardin.

Mais la fièvre ne lui arracha pas un mot ayant trait à ses soupçons.
Peut-être, ainsi que l'a indiqué Bichat, une ferme volonté peut-elle
régler jusqu'au délire.

Enfin, le neuvième jour, dans l'après-midi, la fièvre céda. Sa
respiration haletante devint plus calme, il s'endormit. Il avait toute
sa raison lorsqu'il se réveilla.

Ce fut un moment affreux. Il lui fallait pour ainsi dire rapprendre son
malheur. Il crut d'abord que c'était le souvenir d'un cauchemar odieux,
qui lui revenait. Mais non. Il n'avait pas rêvé. Il se rappelait l'hôtel
de la _Belle-Image_, miss Fancy, les bois de Mauprévoir et la lettre.
Qu'était-elle devenue, cette lettre?

Puis, comme il avait la certitude vague d'une maladie grave, d'accès de
délire, il se demandait, s'il n'avait pas parlé. Cette inquiétude
l'empêcha de faire le plus léger mouvement, et c'est avec des
précautions infinies, doucement, qu'il se risqua à ouvrir les yeux.

Il était onze heures du soir, tous les domestiques étaient couchés.
Seuls, Hector et Berthe veillaient. Il lisait un journal, elle
travaillait à un ouvrage de crochet.

À leur calme physionomie, Sauvresy comprit qu'il n'avait rien dit. Mais
pourquoi était-il dans cette pièce?

Il fit un léger mouvement, et aussitôt Berthe se leva et vint à lui.

--Comment te trouves-tu, mon bon Clément? demanda-t-elle en l'embrassant
tendrement sur le front.

--Je ne souffre pas.

--Vois, pourtant, les suites d'une imprudence.

--Depuis combien de jours suis-je malade?

--Depuis huit jours.

--Pourquoi m'a-t-on porté ici?

--C'est toi qui l'as voulu.

Trémorel à son tour s'était approché.

--Et bien voulu même, affirma-t-il, tu refusais de rester là-haut, tu
t'y démenais comme un diable dans un bénitier.

--Ah!

--Mais ne te fatigue pas, reprit Hector, rendors-toi et demain tu seras
guéri. Et bonne nuit, je vais me coucher bien vite pour venir relever ta
femme demain à quatre heures.

Il se retira, et Berthe, après avoir donné à boire à son mari, regagna
sa place.

--Quel ami incomparable que M. de Trémorel murmurait-elle.

Sauvresy ne répondit pas à cette exclamation si affreusement ironique.
Il avait refermé les yeux. Il faisait semblant de dormir et songeait à
la lettre. Qu'en avait-il fait? Il se rappelait fort bien l'avoir pliée
soigneusement et serrée dans la poche du côté de son gilet. Il lui
fallait cette lettre. Tombée aux mains de sa femme elle compromettait sa
vengeance, et elle pouvait y tomber d'un moment à l'autre. C'était
miracle que son valet de chambre ne l'eût pas posée sur la cheminée
comme il faisait de tous les objets qu'il trouvait dans ses poches. Il
songeait aux moyens de la ravoir, à la possibilité de monter à sa
chambre où devait se trouver son gilet, lorsque doucement Berthe se
leva. Elle vint au lit et murmura bien bas:

--Clément! Clément!

Il n'ouvrit pas les yeux, et persuadée qu'il dormait, légère, sur la
pointe des pieds, retenant son souffle, elle sortit.

--Oh! la misérable! fit Sauvresy, elle va rejoindre son amant.

En même temps, avec l'idée de se venger, la nécessité de rentrer en
possession de la lettre se présentait à son esprit, plus poignante, plus
impérieuse.

«Je puis, pensait-il, gagner ma chambre sans être vu par le jardin et
l'escalier de service. Elle me croit endormi, je serais revenu et couché
avant son retour.»

Aussitôt, sans se demander s'il n'était pas trop faible pour risquer le
trajet, sans s'inquiéter du danger qu'il courait à s'exposer au froid,
il se jeta à bas de son lit, passa une robe de chambre déposée sur une
chaise, et, les pieds nus dans ses pantoufles, il se dirigea vers la
porte. Il se disait:

«Si on vient, si on me rencontre, je mettrai tout sur le compte du
délire.»

La lampe du vestibule était éteinte, il eut quelque peine à ouvrir la
porte. Il y réussit cependant et descendit dans le jardin.

Le froid était intense et il était tombé de la neige. Le vent agitait
lugubrement les branches des arbres durcies par la gelée. La façade de
la maison était sombre. Une seule fenêtre était éclairée, celle du comte
de Trémorel, et elle l'était vivement, par une lampe sans abat-jour et
par un grand feu clair.

Sur les rideaux de fine mousseline, se dessinait très nettement, avec
les contours les plus précis, l'ombre d'un homme, l'ombre d'Hector. Il
était debout devant la croisée, le front appuyé contre une vitre.

Instinctivement Sauvresy s'arrêta pour regarder cet ami, qui dans sa
maison était comme chez lui, et qui en échange de la plus fraternelle
des hospitalités, apportait le déshonneur, le désespoir, la mort.

Quelles réflexions le clouaient à cette fenêtre, le regard perdu dans
les ténèbres? Songeait-il à l'infamie de sa conduite? Mais il eut un
mouvement brusque, il se retourna comme s'il eût été surpris par quelque
bruit insolite. Qu'était-ce? Sauvresy ne le sut que trop. Une seconde
ombre se dessina sur le léger rideau, l'ombre d'une femme, l'ombre de
Berthe.

Et lui qui s'efforçait de douter quand même! Des preuves nouvelles lui
arrivaient sans qu'il les eut cherchées.

Quelle raison l'amenait, dans cette chambre, à cette heure? Elle parlait
avec une certaine animation.

Il lui semblait entendre cette voix pleine et sonore, tantôt timbrée
comme le métal, tantôt molle et caressante, et qui faisait vibrer en lui
toutes les cordes de la passion. Il revoyait ces yeux si beaux qui
avaient régné despotiquement sur son coeur et dont il pensait
connaître si bien toutes les expressions.

Mais que faisait-elle?

Sans doute elle était venue demander quelque chose à Hector, il le lui
refusait, et voici qu'elle le priait. Oui, elle le priait, et Sauvresy
le devinait bien aux gestes de Berthe, qui nettement se reproduisaient
sur la mousseline, comme le spectre noir des ombres chinoises sur le
papier huilé. Il connaissait si bien ce geste ravissant de supplication
qui lui était familier, quand elle désirait obtenir quelque chose! Elle
levait ses deux mains jointes à la hauteur de son front, inclinait la
tête, fermant à demi les yeux pour en redoubler l'éclat. Quelle langueur
voluptueuse avait sa voix quand elle disait:

--Dis, mon bon Clément, tu veux bien, n'est-ce pas? tu veux bien!...

Et c'est pour un autre homme qu'elle avait ce geste charmant, ce regard,
ces intonations.

Sauvresy fut obligé de s'appuyer à un arbre pour ne pas tomber.

Évidemment Hector lui refusait ce qu'elle souhaitait. Elle agitait
maintenant l'index relevé de la main droite, avec des mouvements mutins,
hochant la tête d'un air de bouderie. Elle devait lui dire:

--Tu ne veux pas, tu vois, tu ne veux pas...

Cependant, elle revenait à la prière.

«Ah! pensait Sauvresy, il sait résister à une prière de sa bouche; je
n'ai jamais eu ce courage, moi. Il peut garder sa raison, son
sang-froid, sa volonté, quand elle le regarde. Je ne lui ai jamais dit
non, moi, ou plutôt je n'ai jamais attendu qu'elle me demandât rien.
J'ai passé ma vie à épier ses moindres fantaisies pour les prévenir.
Peut-être est-ce là ce qui m'a perdu?»

Hector s'obstinait et Berthe peu à peu s'animait, elle devait être en
colère. Elle reculait, étendant le bras, le buste en arrière; elle le
menaçait.

Enfin, il était vaincu. De la tête, il fit: «Oui.»

Alors elle se précipita, elle se jeta sur lui, les bras ouverts et les
deux ombres se confondirent en une longue étreinte.

Sauvresy ne put retenir un cri terrible qui se perdit au milieu des
mugissements du vent. Il avait demandé une certitude; il l'avait. La
vérité éclatait, indiscutable, évidente. Il n'avait plus à rien
chercher, maintenant, rien, que le moyen de punir sûrement,
terriblement.

Berthe et Hector causaient amicalement, elle appuyée contre sa poitrine,
lui baissant la tête par moments pour embrasser ses beaux cheveux.

Sauvresy comprit qu'elle allait descendre, qu'il ne pouvait songer à
aller chercher la lettre et en toute hâte il rentra, oubliant, tant il
redoutait d'être surpris, de remettre les verrous à la porte du jardin.

Ce n'est qu'une fois arrivé dans sa chambre qu'il s'aperçut qu'il était
resté dans la neige; même il gardait quelques gros flocons à ses
sandales et elles étaient toutes mouillées. Vivement il les lança sous
le lit tout au fond, et se recoucha, faisant semblant de dormir.

Il était temps: Berthe rentrait. Elle s'approcha de son mari, et croyant
qu'il ne s'était pas réveillé, elle revint prendre sa broderie près du
feu.

Elle n'avait pas fait dix points que Trémorel reparut. Il n'avait pas
pensé à monter son journal et revenait le chercher. Il semblait inquiet.

--Êtes-vous sortie, ce soir, madame? lui demanda-t-il, de cette voix
chuchotante qu'on prend involontairement dans la chambre des malades.

--Non.

--Tous les domestiques sont bien couchés?

--Je le suppose, du moins. Mais pourquoi ces questions?

--C'est que depuis que je suis monté, c'est-à-dire depuis moins d'une
demi-heure, quelqu'un est allé dans le jardin et est rentré.

Berthe le regarda d'un air singulièrement inquiet.

--Êtes-vous sûr de ce que vous dites?

--Parfaitement. Il y a de la neige, et la personne qui est sortie en a
rapporté à ses chaussures. Cette neige, tombée sur les dalles du
vestibule, a fondu...

Mme Sauvresy prit brusquement la lampe, interrompant Hector.

--Venez, dit-elle.

Trémorel ne s'était pas trompé. On voyait çà et là de petites flaques
d'eau, très apparentes sur les carreaux noirs.

--Peut-être cette eau est-elle là depuis assez longtemps, hasarda
Berthe.

--Non. Il n'y avait rien tout à l'heure, j'en mettrais ma main au feu,
et d'ailleurs, voyez, là, tenez il y a encore un peu de neige qui n'a
pas fondu.

--C'est sans doute un domestique?

Hector était aller examiner la porte.

--Je ne le crois pas, répondit-il, un domestique aurait remis les
verrous et, vous le voyez, ils sont tirés. C'est cependant moi qui, ce
soir, ai fermé la porte, et je me rappelle parfaitement les avoir
poussés.

--C'est extraordinaire.

--Et de plus, remarquez-le, les traces d'eau ne vont pas plus loin que
la porte du salon.

Ils restèrent silencieux, palpitants, échangeant des regards pleins
d'anxiété. La même pensée terrifiante leur venait à tous deux.

--Si c'était lui?

Mais pourquoi serait-il allé au jardin? Ce ne pouvait être pour les
épier. Ils ne songeaient pas à la fenêtre.

--Ce ne peut être Clément, dit enfin Berthe, il dormait lorsque je suis
sortie, et il dort encore maintenant du sommeil le plus calme et le plus
profond.

Penché sur son lit, Sauvresy écoutait ceux qui étaient devenus ses
ennemis les plus abhorrés. Il maudissait son imprudence, comprenait bien
qu'il n'était pas fait pour les machinations perfides.

«Pourvu, pensait-il qu'ils n'aient pas l'idée de visiter ma robe de
chambre et de chercher mes sandales.»

Heureusement cette idée si simple ne leur vint pas, et ils se séparèrent
après avoir tout fait pour se rassurer mutuellement. Mais chacun, au
fond de son âme, emportait un doute poignant.

Cette nuit-là même, Sauvresy eut une crise affreuse. Après cette lueur
de raison, le délire, cet hôte terrible, emplit de nouveau son cerveau
de ses fantômes.

Le docteur R..., le lendemain matin, le déclara plus en danger que
jamais; à ce point, qu'il expédia une dépêche à Paris pour prévenir de
son absence, et annonça qu'il allait rester deux ou trois jours au
Valfeuillu.

Le mal redoublait de violence, mais sa marche devenait de plus en plus
certaine. Les symptômes les plus contradictoires se produisaient.
C'était chaque jour un phénomène nouveau, déconcertant toutes les
prévisions des médecins. C'est qu'aussitôt que Sauvresy avait une heure
de rémission, il revoyait l'abominable scène de la fenêtre, et le mieux
s'envolait.

Il ne s'était d'ailleurs pas trompé. Berthe avait, ce soir-là, une grâce
à demander à Hector.

Le maire d'Orcival devait, le surlendemain, se rendre à Fontainebleau
avec toute sa famille, et il avait proposé au comte de Trémorel de
l'accompagner. Hector avait accepté l'offre avec empressement, on devait
atteler à une grande voiture de chasse quatre chevaux qu'il conduirait à
grandes guides, M. Courtois ayant--et avec raison--la plus grande
confiance en son habileté.

Or, Berthe qui ne pouvait tolérer cette idée, qu'il passerait toute une
journée avec Laurence, venait le conjurer de se dégager. Il ne manquait
pas, elle le lui prouvait, de prétextes excellents. Était-il convenable
qu'il s'en allât en partie de plaisir pendant que l'existence de son ami
était en péril!

Il ne voulait pas absolument d'abord. Mais à force de prières et surtout
de menaces, elle le décida, et elle ne descendit qu'après qu'il lui eut
juré qu'il écrirait, le soir même une lettre d'excuses à M. Courtois. Il
tint sa parole, mais il finissait par être excédé de cette tyrannie. Il
était las d'immoler sans cesse sa volonté, de sacrifier sa liberté à ce
point qu'il ne pouvait rien projeter, rien dire, rien promettre, avant
d'avoir consulté l'oeil clair de cette femme jalouse qui ne permettait
pas qu'il s'écartât du cercle de ses jupons.

De plus en plus, la chaîne devenait lourde et le meurtrissait, et il
commençait à comprendre qu'elle ne se délierait pas seule, à la longue,
mais que tôt ou tard il lui faudrait la briser.

Il n'avait jamais aimé Berthe, ni Fancy, ni personne probablement, et il
aimait la fille du maire d'Orcival.

Le million qui devait former sa couronne de mariée avait commencé par
l'éblouir, mais peu à peu il avait subi le charme pénétrant qui
s'exhalait de la personne de Laurence. Il était séduit, lui, le viveur
blasé, par tant de grâces, tant d'innocence naïve, par tant de candeur
et de beauté. Si bien qu'il eût épousé Laurence pauvre, comme Sauvresy
avait épousé Berthe.

Mais cette Berthe, il la redoutait trop pour la braver ainsi tout à
coup, et il se résigna à attendre encore, à ruser. Dès le demain de la
scène au sujet de Fontainebleau, il se déclara souffrant, attribuant son
malaise au manque d'exercice, et tous les jours il monta à cheval deux
ou trois heures. Il n'allait pas bien loin; il allait jusque chez M.
Courtois.

Berthe, tout d'abord, n'avait rien vu de suspect à ces promenades du
comte de Trémorel. Il sortait à cheval et cela la rassurait, comme
certains maris qui se croient à l'abri de tout malheur parce que leur
femme ne se promène qu'en voiture.

Mais après quelques jours, l'examinant mieux, elle crut découvrir en lui
une certaine satisfaction intime qu'il s'efforçait de voiler sous une
contenance fatiguée. Il avait beau faire, il se dégageait de toute sa
personne comme un rayonnement de bonheur.

Elle eut des doutes, et ils grandirent à chaque sortie nouvelle. Les
plus tristes conjectures l'agitaient tant qu'Hector était absent. Où
allait-il? Probablement rendre visite à cette Laurence qu'elle redoutait
et détestait.

Ses pressentiments de maîtresse jalouse ne la trompaient pas, elle le
vit bien.

Un soir, Hector reparut, portant à sa boutonnière une branche de bruyère
que Laurence elle-même y avait passée et qu'il avait oublié de retirer.

Berthe prit doucement cette fleur, l'examina, la flaira, et se
contraignant à sourire alors qu'elle endurait les plus cruels
déchirements de la jalousie:

--Voici, dit-elle, une charmante variété de bruyère.

--C'est ce qu'il m'a semblé, répondit Hector d'un ton dégagé, bien que
je ne m'y connaisse pas.

--Y a-t-il de l'indiscrétion à vous demander qui vous l'a donnée?

--Aucune. C'est un cadeau de notre cher juge de paix, le père Plantat.

Tout Orcival savait parfaitement que, de sa vie, le juge de paix, ce
vieil horticulteur maniaque, n'avait donné une fleur à qui que ce fût,
sauf à Mlle Courtois. La défaite était malheureuse, et Berthe ne
pouvait en être dupe.

--Vous m'aviez promis, Hector, commença-t-elle de cesser de voir Mlle
Courtois, de renoncer à ce mariage.

Il essaya de répondre.

--Laissez-moi parler, fit-elle, vous vous expliquerez après. Vous avez
manqué à votre parole, vous vous êtes joué de ma confiance, je suis
folle de m'en étonner. Seulement, aujourd'hui, après mûres réflexions,
je viens vous dire que vous n'épouserez pas Mlle Courtois.

Aussitôt, sans attendre sa réplique, elle entama l'éternelle litanie des
femmes séduites ou qui prétendent l'avoir été. Pourquoi était-il venu?
Elle était heureuse dans son ménage, avant de le connaître. Elle
n'aimait pas Sauvresy, il est vrai, mais elle l'estimait, il était bon
pour elle. Ignorant les félicités divines de la passion vraie, elle ne
les désirait pas. Mais il s'était montré et elle n'avait pas su résister
à la fascination. Pourquoi avait-il abusé de ce qu'irrésistiblement elle
se sentit entraînée vers lui. Et maintenant, après l'avoir perdue, il
prétendait se retirer, en épouser une autre, lui laissant pour souvenir
de son passage, la honte et le remords d'une faute abominable.

Trémorel l'écoutait, abasourdi de son audace. C'était à n'y pas croire!
quoi! elle osait prétendre que c'était lui qui avait abusé de son
inexpérience, quand, au contraire, la connaissant mieux, il avait été
parfois épouvanté de sa perversité. Telle était la profondeur de la
corruption qu'il découvrait en elle, qu'il se demandait s'il était son
premier amant ou le vingtième.

Mais elle l'avait si bien poussé à bout, elle lui avait si rudement fait
sentir son implacable volonté, qu'il était décidé à tout plutôt que de
subir davantage ce despotisme. Il s'était promis qu'à la première
occasion il résisterait. Il résista.

--Eh bien, oui, déclara-t-il nettement, je vous trompais, je n'ai pas
d'avenir, ce mariage m'en assure un, je me marie.

Et il reprit tous ses raisonnements passés jurant que moins que jamais
il aimait Laurence, mais que de plus en plus il convoitait l'argent.

--La preuve, continuait-il, c'est que si demain vous me trouviez une
femme ayant douze cent mille francs au lieu d'un million, je
l'épouserais préférablement à Mlle Courtois.

Jamais elle ne lui aurait cru tant de courage. Il y avait si longtemps
qu'elle le pétrissait comme la cire molle, que cette résistance
inattendue la déconcerta. Elle était indignée, mais en même temps elle
éprouvait cette satisfaction malsaine qui délecte certaines femmes
lorsqu'elles rencontrent un maître qui les bat, et son amour pour
Trémorel, qui allait faiblissant, reprenait une nouvelle énergie. Puis
il avait trouvé cette fois des accents pour la convaincre. Elle le
méprisait assez pour le supposer très capable de se marier uniquement
pour de l'argent.

Quand il eut terminé:

--C'est donc bien vrai, lui dit-elle, vous ne tenez qu'au million?

--Je vous l'ai juré cent fois.

--Vous n'aimez vraiment pas Laurence?

--Berthe, ma bien-aimée, je n'ai jamais aimé, je n'aimerai jamais que
vous.

Il pensait qu'ainsi, berçant Berthe de paroles d'amour, il parviendrait
à l'endormir jusqu'au jour de son mariage. Et une fois marié, il se
souciait bien, vraiment, de ce qui adviendrait. Que lui importait
Sauvresy! La vie de l'homme fort n'est qu'une suite d'amitiés brisées.
Qu'est-ce, en somme, qu'un ami? Un être qui peut et doit vous servir.
L'habileté consiste précisément à rompre avec les gens, le jour où ils
cessent de vous être utiles.

De son côté, Berthe réfléchissait.

--Écoutez, dit-elle enfin à Hector, je ne saurais là, froidement, me
résigner au sacrifice que vous exigez. De grâce, laissez-moi quelques
jours encore pour m'habituer au coup terrible. Attendez... vous me devez
bien cela, laissez Clément se rétablir.

Il n'en revenait pas de la voir si facile et si douce.

Qui se serait attendu à de telles concessions si aisément obtenues.
L'idée d'un piège ne lui venait pas.

Dans son ravissement, il eut un transport d'enthousiasme qui eût pu
éclairer Berthe, mais qui passa inaperçu. Il lui prit la main et
l'embrassa avec transport en disant:

--Ah! vous êtes bonne, et vous m'aimez vraiment.



XIX


Le comte de Trémorel ne supposait pas que le répit demandé par Berthe
dût être de longue durée. Depuis une semaine, Sauvresy semblait aller
mieux. Il se levait maintenant, il commençait à aller et venir dans la
maison, et même il recevait sans trop de fatigue la visite de ses
nombreux amis du voisinage.

Mais, hélas! le maître du Valfeuillu n'était plus que l'ombre de
lui-même. Jamais, à le voir plus blême que la cire, exsangue,
chancelant, la joue creuse, l'oeil brillant d'un feu sombre, on
n'aurait reconnu ce robuste jeune homme aux lèvres rouges, au visage
épanoui, qui, le long du restaurant de Sèvres, avait arrêté la main de
Trémorel.

Il avait tant souffert! Vingt fois la maladie avait failli le terrasser,
vingt fois l'énergie de son indomptable volonté avait repris le dessus.
Il ne voulait pas, non il ne voulait pas mourir avant de s'être vengé de
ces infâmes qui lui avaient pris son bonheur et sa vie.

Mais quel châtiment leur infliger. Il cherchait, et c'était là l'idée
fixe qui, brûlant son cerveau, allumait la flamme de son regard.

Dans les circonstances ordinaires de la vie, trois partis se présentent
pour servir la colère et la haine du mari trompé. Il a le droit, presque
le devoir, de livrer sa femme et son complice aux tribunaux. La loi est
pour lui. Il peut épier adroitement les coupables, les surprendre et les
tuer. Il y a un article du code qui ne _l'absout_ pas, mais qui
_l'excuse_. Enfin, rien ne l'empêche d'affecter une philosophique
indifférence, de rire le premier et le plus haut de son malheur, de
chasser purement et simplement sa femme et de la laisser manquer de
tout.

Mais quelles pauvres, quelles misérables vengeances!

Livrer sa femme aux tribunaux? n'est-ce pas, de gaieté de coeur,
courir au-devant de l'opprobre, offrir son nom, son honneur, sa vie, à
la risée publique?

N'est-ce pas se mettre à la merci d'un avocat qui vous traîne dans la
boue. On ne défend pas la femme adultère, on attaque son mari, c'est
plus commode. Et quelle satisfaction obtiendrait-il? Berthe et Trémorel
seraient condamnés à un an de prison, à dix huit mois, à deux ans au
plus.

Tuer les coupables lui semblait plus simple; et encore! Il entrerait,
déchargerait sur eux un revolver, ils n'auraient pas le temps de se
reconnaître, leur agonie ne durerait pas une minute; et après? Il lui
faudrait se constituer prisonnier, subir un jugement, se défendre,
invoquer l'indulgence du législateur, risquer une condamnation.

Quant à chasser sa femme, c'était la livrer bénévolement à Hector. Il
devait supposer qu'ils s'adoraient, et il les voyait, quittant le
Valfeuillu la main dans la main, heureux, riant, se moquant de lui,
pauvre niais!

À cette pensée, il était pris d'accès de rage froide, tant il est vrai
que les pointes aiguës de l'amour-propre ajoutent une douleur aux plus
douloureuses blessures.

Aucune de ces vengeances vulgaires ne pouvait le satisfaire. Il voulait
quelque chose d'inouï, de bizarre, d'excessif, comme l'offense, comme
ses tortures.

Et il se reprenait à songer à toutes les histoires sinistres qu'il avait
lues, cherchant un supplice applicable aux circonstances présentes. Il
avait le droit d'être difficile, il était déterminé à attendre et,
d'avance, il avait fait le sacrifice de sa vie.

Une seule chose pouvait renverser ses projets, la lettre arrachée à
Jenny Fancy. Qu'était-elle devenue? L'avait-il donc perdue dans les bois
de Mauprévoir? Il l'avait cherchée partout et ne l'avait pas retrouvée.

Il s'accoutumait, d'ailleurs, à feindre, trouvant comme une jouissance
cruelle dans la contrainte qu'il s'imposait. Il avait su se composer une
contenance qui ne laissait rien deviner des pensées qui le hantaient.
C'est sans frissonnements apparents qu'il subissait les flétrissantes
caresses de cette femme jadis tant aimée; jamais il n'avait tendu à son
ami Hector une main plus largement ouverte.

Le soir, lorsqu'ils se trouvaient tous trois réunis sous la lampe, il
prenait sur lui d'être gai. Il bâtissait mille riants châteaux en
Espagne, pour plus tard, quand on lui permettrait de sortir, quand il
irait tout à fait bien.

Le comte de Trémorel se réjouissait.

--Voici Clément sur pied pour tout de bon cette fois, dit-il un soir à
Berthe.

Elle ne comprenait que trop le sens de cette phrase.

--Vous songez donc toujours à Mlle Courtois? demanda-t-elle.

--Ne m'avez-vous pas permis d'espérer?

--Je vous ai prié d'attendre Hector, et vous avez bien fait de ne pas
vous hâter. Je sais une femme qui vous apporterait non pas un, mais
trois millions de dot.

Il fut péniblement surpris. En vérité, il ne songeait qu'à Laurence, et
voici qu'un nouvel obstacle se dessinait!

--Et quelle est cette femme?

Elle se pencha à son oreille, et d'une voix frémissante:

--Je suis la seule héritière de Clément, dit-elle, il peut mourir, je
puis être veuve demain.

Hector fut comme pétrifié.

--Mais Sauvresy, répondit-il, se porte, Dieu merci! à merveille.

Berthe fixa sur lui ses grands yeux clairs, et, avec un calme effrayant,
dit:

--Qu'en savez-vous?

Trémorel ne voulut pas, n'osa pas demander la signification de ces
paroles étranges. Il était de ces hommes faibles qui fuient les
explications, qui, plutôt que de se mettre en garde lorsqu'il en est
temps encore, se laissent niaisement acculer par les circonstances.
Êtres mous et veules qui, avec une lâche préméditation, se bandent les
yeux pour ne pas voir le danger qui les menace, et qui, à une situation
nette et définie qu'ils n'ont pas le courage d'envisager, préfèrent les
langueurs du doute et les transactions de l'incertitude.

D'ailleurs, bien que redoutant Berthe et la détestant un peu, il
éprouvait, à mesurer ses angoisses, une puérile satisfaction. À voir
l'acharnement et la persistance qu'elle déployait pour le défendre, pour
le conserver, il concevait de sa valeur et de son mérite une estime plus
grande.

«Pauvre femme, pensait-il, voici que dans sa douleur de me perdre, de me
voir à une autre, elle est venue à souhaiter la mort de son mari.»

Et telle était son absence de sens moral, qu'il ne comprenait pas tout
ce qu'il y avait de vil, de répugnant d'odieux, dans les idées qu'il
supposait à Mme Sauvresy et dans ses propres réflexions.

Cependant, les alternatives de mieux et de plus mal de Sauvresy
donnaient tort à l'assurance du comte de Trémorel. Ce jour-là même, et
lorsqu'on croyait bien qu'enfin la convalescence de Sauvresy allait
désormais marcher rapidement, il fut obligé de se remettre au lit.

Cette rechute se déclara après un verre de quinquina qu'il avait
l'habitude, depuis une semaine, de prendre avant son repas du soir.

Seulement, cette fois, les symptômes changèrent du tout au tout, comme
si, à la maladie qui avait failli l'emporter, succédait une autre
maladie différente.

Il se plaignait de picotements à la peau, de vertiges, de commotions
convulsives qui contractaient et tordaient tous ses membres,
particulièrement ses bras. D'intolérables névralgies faciales lui
arrachaient des cris par moments. Un affreux goût de poivre, persistant,
tenace, que rien ne pouvait atténuer, lui faisait sans cesse ouvrir et
fermer la bouche. Il ressentait une agitation inquiète qui se traduisait
par des insomnies dont la morphine à hautes doses ne triomphait pas.
Enfin, il éprouvait un affaissement mortel et un froid de plus en plus
intense, venant non de l'extérieur mais de l'intérieur, comme si la
température du corps eût graduellement diminué.

Quant au délire, il avait complètement disparu, et le malade conservait
la parfaite lucidité de son intelligence.

Au milieu de telles épreuves, Sauvresy montrait la plus indomptable
vaillance, réagissant tant qu'il pouvait contre la douleur.

Jamais il n'avait paru attacher une importance si grande à
l'administration de son immense fortune. Perpétuellement il était en
conférence avec des gens d'affaires. Il mandait à tout propos des
notaires et des avocats et s'enfermait avec eux des journées entières.

Puis, sous prétexte qu'il lui fallait des distractions, il recevait tous
les gens d'Orcival qui le venaient voir, et quand par hasard il n'avait
pas de visiteur, vite il envoyait chercher quelqu'un, assurant que seul
il ne pouvait s'empêcher de songer à son mal, souffrant par là même bien
davantage.

De ce qu'il faisait, de ce qu'il tramait, pas un mot, et Berthe, réduite
aux conjectures, était dévorée d'anxiété.

Souvent, lorsqu'un homme d'affaires était resté avec son mari plusieurs
heures, elle le guettait à sa sortie, et se faisant aussi aimable, aussi
séduisante que possible, elle mettait en oeuvre toute sa finesse pour
obtenir quelque renseignement qui l'éclairât.

Mais nul de ceux auxquels elle s'adressait ne pouvait ou ne voulait
rassurer sa curiosité. Ils n'avaient tous que des réponses vagues, soit
que Sauvresy leur eût recommandé la discrétion, soit qu'ils n'eussent
rien à dire.

Personne, d'ailleurs, n'entendit Sauvresy se plaindre. Ses conversations
roulaient d'habitude sur Berthe et sur Hector. Il voulait que tout le
monde sût bien leur dévouement. Il ne les appelait que ses «anges
gardiens», bénissant le ciel de lui avoir donné une telle femme et un
tel ami.

Avec tout cela, si grave était son état que l'optimisme de Trémorel
commençait à désespérer. Ses alarmes étaient vives. Quelle situation lui
ferait la mort probable de son ami? Berthe, veuve, deviendrait
implacable, elle serait libre de tout oser, et que n'oserait-elle pas?

Il se promit qu'à la première occasion il s'efforcerait de démêler les
sentiments exacts de Mme Sauvresy. Elle vint d'elle même au-devant de
ses intentions.

C'était dans l'après-midi, le père Plantat était près du malade, ils
avaient la certitude de n'être ni écoutés, ni interrompus.

--Il me faut un conseil, Hector, commença Berthe, et seul vous pouvez me
le donner. Comment savoir, si, dans ces derniers jours, Clément n'a pas
changé ses dispositions à mon égard?

--Ses dispositions?

--Oui. Je vous ai dit que par un testament dont j'ai la copie, Sauvresy
me lègue toute sa fortune. Je tremble qu'il ne l'ait révoqué.

--Quelle idée!

--Ah! j'ai des raisons pour craindre. Est-ce que la présence au
Valfeuillu de tous ces gens de loi ne trahit pas quelque machination
perfide? Savez-vous que d'un trait de plume cet homme peut me ruiner.
Savez-vous qu'il peut m'enlever ses millions et me réduire aux cinquante
mille francs de ma dot!

--Mais il ne le fera pas, répondit-il, cherchant sottement à la
rassurer, il vous aime...

--Qui vous le garantit? interrompit-elle brusquement. Je vous ai annoncé
trois millions, c'est trois millions qu'il me faut, non pour moi,
Hector, mais pour vous; je les veux, je les aurai. Mais comment savoir,
comment savoir?...

L'indignation de Trémorel était grande. Voilà donc où l'avaient conduit
ses atermoiements, l'étalage de ses convoitises d'argent. Elle se
croyait le droit, maintenant, de disposer de lui sans se soucier de sa
volonté, l'achetant en quelque sorte. Et ne pouvoir, n'oser rien dire!

--Il faut patienter, conseilla-t-il, attendre...

--Attendre quoi? reprit-elle avec violence, qu'il soit mort?

--Ne parlez pas ainsi, fit-il.

--Pourquoi donc?

Berthe se rapprocha de lui, et d'une voix sourde, sifflante:

--Il n'a plus huit jours à vivre, dit-elle, et tenez...

Elle sortit de sa poche et lui montra un petit flacon de verre bleu
bouché à l'émeri.

--... Voici qui m'assure que je ne me trompe pas.

Hector devint livide et ne put retenir un cri d'horreur. Il comprenait
tout, maintenant, il s'expliquait l'inexplicable facilité de Berthe, son
affectation à ne plus parler de Laurence, ses propos bizarres, son
assurance.

--Du poison, balbutiait-il, confondu de tant de perversité, du poison!

--Oui, du poison.

--Vous ne vous en êtes pas servie?

Elle arrêta sur lui son regard insupportable de fixité, ce regard qui
brisait sa volonté, sous lequel d'ordinaire il se débattait en vain, et
d'une voix calme, appuyant sur chaque mot, elle répondit:

--Je m'en suis servie.

Certes, le comte de Trémorel était un homme dangereux, sans préjugés,
sans scrupules, ne reculant devant aucune infamie quand il s'agissait de
l'assouvissement de ses passions, capable de tout; mais ce crime
horrible réveilla en lui tout ce qui lui restait encore d'énergie
honnête.

--Eh bien! s'écria-t-il révolté, vous ne vous en servirez plus.

Il se dirigeait déjà vers la porte, frémissant, éperdu; elle l'arrêta.

--Avant d'agir, fit-elle froidement, réfléchissez. Vous êtes mon amant,
j'en fournirai la preuve; à qui ferez-vous entendre qu'étant mon amant
vous n'êtes pas mon complice?

Il sentit toute la portée de cette terrifiante menace dans la bouche de
Berthe.

--Allez, poursuivit-elle d'un ton ironique parlez, demandez à faire des
révélations. Quoi qu'il arrive, dans le bonheur ou dans l'infamie, nous
ne serons plus séparés, nos destinées seront pareilles.

Hector s'était laissé tomber pesamment sur un fauteuil, plus assommé que
s'il eût reçu un coup de massue.

Il prenait entre ses mains crispées son front qui lui semblait près
d'éclater. Il se voyait, il se sentait enfermé dans un cercle infernal
sans issue.

--Mais je suis perdu, balbutia-t-il sans savoir ce qu'il disait, je suis
perdu!...

Il était à faire pitié, sa figure était affreusement décomposée, de
grosses gouttes de sueur perlaient à la racine de chacun de ses cheveux,
ses yeux avaient l'égarement de la folie.

Berthe lui secoua rudement le bras, sa misérable lâcheté l'indignait.

--Vous avez peur, lui disait-elle, vous tremblez! Perdu! Vous ne
prononceriez pas ce mot, si vous m'aimiez autant que je vous aime.
Serez-vous perdu parce que je serai votre femme, parce qu'enfin nous
nous aimerons librement, à la face de toute la terre. Perdu! Mais vous
n'avez donc pas idée de ce que j'ai enduré? Vous ne savez donc pas que
je suis lasse de souffrir, lasse de craindre, lasse de feindre!

--Un si grand crime!

Elle eut un éclat de rire qui le fit frissonner.

--Il fallait, reprit-elle avec un regard écrasant de mépris, faire vos
réflexions le jour où vous m'avez prise à Sauvresy, le jour où vous avez
volé la femme de cet ami qui vous avait sauvé la vie. Pensez-vous que ce
crime soit moins grand, moins affreux? Vous saviez, comme moi, tout ce
qu'il y avait pour moi d'amour au fond du coeur de mon mari, vous
saviez qu'entre mourir et me perdre de cette façon, s'il lui eût fallu
choisir, il n'eût pas hésité.

--Mais il ne sait rien, balbutiait Hector, il ne se doute de rien.

--Vous vous trompez, Sauvresy sait tout.

--C'est impossible.

--Tout, vous dis-je, et cela depuis le jour où il est revenu si tard de
la chasse. Vous souvient-il qu'observant son regard, je vous ai dit:
«Hector, mon mari, se doute de quelque chose!» Vous avez haussé les
épaules. Vous rappelez-vous les pas dans le vestibule, le soir où
j'étais allée vous rejoindre dans votre chambre? Il nous avait épiés.
Enfin, voulez-vous une preuve plus forte, plus décisive? Examinez cette
lettre que j'ai retrouvée froissée, mouillée, dans la poche d'un de ses
vêtements.

En parlant ainsi, elle mettait sous ses yeux la lettre arrachée à miss
Jenny Fancy, et il la reconnaissait bien.

--C'est une fatalité, répétait-il, visiblement accablé, vaincu; mais
nous pouvons rompre. Berthe, je puis m'éloigner.

--Il est trop tard. Croyez-moi, Hector, c'est notre vie aujourd'hui que
nous défendons. Ah! vous ne connaissez pas Clément. Vous ne vous doutez
pas de ce que peut être la fureur d'un homme comme lui lorsqu'il
s'aperçoit qu'on s'est odieusement joué de sa confiance, qu'on l'a trahi
indignement. S'il ne m'a rien dit, s'il ne nous a rien laissé voir de
son implacable ressentiment, c'est qu'il médite quelque affreux projet
de vengeance.

Tout ce que disait Berthe n'était que trop probable, et Hector le
comprenait bien.

--Que faire? demanda-t-il, sans idée, presque sans voix, que faire?

--Savoir quelles dispositions il peut avoir prises?

--Mais comment?

--Je l'ignore encore. J'étais venue vous demander conseil et je vous
trouve plus lâche qu'une femme. Laissez-moi donc agir, ne vous occupez
plus de rien, puisque je prends tout sur moi.

Il voulut essayez une objection.

--Assez, dit-elle, il ne faut pas qu'il puisse nous ruiner, je verrai,
je réfléchirai...

On l'appelait en bas. Elle descendit, laissant Hector perdu dans ses
mortelles angoisses.

Le soir, après bien des heures, pendant que Berthe paraissait heureuse
et souriante, sa figure à lui portait si bien la trace de ses poignantes
émotions que Sauvresy lui demanda affectueusement s'il ne se trouvait
pas indisposé.

--Tu t'épuises à me veiller, mon bon Hector, disait-il, comment
reconnaître jamais ton paternel dévouement?

Trémorel n'avait pas la force de répondre.

«Et cet homme-là saurait tout! pensait-il. Quelle force, quelle courage!
Quel sort nous réserve-t-il donc?»

Cependant, le spectacle auquel il assistait lui faisait horreur.

Toutes les fois que Berthe donnait à boire à son mari, elle retirait de
ses cheveux une grande épingle noire, la plongeait dans la bouteille de
verre bleu et en détachait ainsi quelques grains blanchâtres qu'elle
faisait dissoudre dans les potions ordonnées par le médecin.

On devrait supposer que, dominé par des circonstances atroces, harcelé
de terreurs croissantes, le comte de Trémorel avait renoncé complètement
à la fille de M. Courtois. On se tromperait. Autant et plus que jamais,
il songeait à Laurence. Les menaces de Berthe, les obstacles devenus
infranchissables, les angoisses, le crime ne faisaient qu'augmenter les
violences, non de son amour, mais de sa passion pour elle, et attisaient
la flamme de ses convoitises pour sa personne.

Une lueur, petite, chétive, tremblante, qui éclairait les ténèbres de
son désespoir, le consolait, le ranimait, lui rendait le présent plus
facile à supporter.

Il se disait que Berthe ne pouvait songer à l'épouser au lendemain de la
mort de son mari. Des mois se passeraient, une année, et après il
saurait encore gagner du temps. Enfin, un jour, il signifierait ses
volontés.

Qu'aurait-elle à dire? Parlerait-elle du crime? Voudrait-elle le
compromettre comme complice? Qui la croirait? Comment arriverait-elle à
prouver, que lui, aimant et épousant une autre femme, avait intérêt à la
mort de Sauvresy? On ne tue pas un homme, son ami, pour son plaisir.
Provoquerait-elle une exhumation?

Elle se trouvait actuellement, supposait-il, dans une de ces crises qui
ne souffrent ni le libre arbitre, ni l'exercice de la raison.

Plus tard, elle réfléchirait, et alors elle serait arrêtée par la seule
probabilité de dangers dont la certitude, en ce moment, ne l'effrayait
aucunement.

Il ne voulait d'elle pour femme à aucun prix, jamais.

Il l'eût détestée riche à millions, il la haïssait pauvre, ruinée,
réduite à ses propres moyens. Et elle pouvait être ruinée, elle devait
l'être, si on admettait que Sauvresy fût instruit de tout.

Attendre ne l'inquiétait pas. Il se savait assez aimé de Laurence pour
être sûr qu'elle l'attendrait un an, trois ans s'il le fallait.

Déjà, il exerçait sur elle un empire d'autant plus absolu qu'elle ne
cherchait ni à combattre, ni à repousser cette pensée d'Hector qui
doucement l'envahissait, pénétrait tout son être, remplissait son
coeur et son intelligence.

Hector, en y appliquant tout l'effort de sa réflexion, se disait que
peut-être, dans l'intérêt de sa passion, autant valait que Berthe agît
comme elle le faisait.

Il s'efforçait de dompter les révoltes de sa conscience, en se prouvant
qu'en somme il n'était pas coupable.

De qui venait l'idée? D'elle. Qui l'exécutait? Elle seule. On ne pouvait
lui reprocher qu'une complicité morale et involontaire, forcée, imposée
en quelque sorte par le soin de sa défense légitime.

Parfois, pourtant, d'amères répugnances lui montaient à la gorge. Il eût
compris un meurtre soudain, violent, rapide. Il se fût expliqué le coup
de couteau ou le coup de poignard. Mais cette mort lente, versée goutte
à goutte, édulcorée de tendresses, voilée sous des baisers, lui
paraissait particulièrement hideuse.

Il avait peur et horreur de Berthe, comme d'un reptile, comme d'un
monstre. Si parfois ils se trouvaient seuls et qu'elle l'embrassât, il
frissonnait de la tête aux pieds. Elle était si calme, si avenante, si
naturelle; sa voix avait si bien les mêmes inflexions molles et
caressantes, qu'il n'en revenait pas. C'était sans s'interrompre de
causer qu'elle glissait son épingle à cheveux dans le flacon bleu, et il
ne surprenait en elle, lui qui l'étudiait, ni un tressaillement, ni un
frémissement, ni même un battement de paupières. Il fallait qu'elle fût
de bronze.

Cependant il trouvait qu'elle ne prenait pas assez de précautions, elle
pouvait être découverte, surprise. Il lui dit ses frayeurs, et combien
elle le faisait frémir à tout moment.

--Ayez donc confiance en moi, répondit-elle; je veux réussir, je suis
prudente.

--On peut avoir des soupçons?

--Qui?

--Eh! le sais-je? tout le monde, les domestiques, le médecin.

--Il n'y a nul danger? Et quand même!...

--On chercherait, Berthe, y songez-vous? On descendrait aux plus
minutieuses investigations.

Elle eut un sourire où éclatait la plus magnifique certitude.

--On peut chercher, reprit-elle, examiner, expérimenter, on ne
retrouvera rien. Vous imagineriez-vous que j'emploie niaisement
l'arsenic?

--De grâce, taisez-vous!...

--J'ai su me procurer un de ces poisons inconnus encore, qui défient
toutes les analyses; un de ces poisons dont bien des médecins, à cette
heure, et je parle des vrais, des savants, ne sauraient seulement pas
dire les symptômes.

--Mais où avez-vous pris... Il s'arrêta net devant ce mot: poison; il
n'osait le prononcer.

--Qui vous a donné _cela_? reprit-il.

--Que vous importe! J'ai su prendre de telles précautions que celui qui
me l'a donné court les mêmes dangers que moi, et il le sait. Donc, rien
à craindre de ce côté. Je l'ai payé assez cher pour qu'il n'ait jamais
l'ombre d'un regret.

Une objection abominable lui vint sur les lèvres. Il avait envie de
dire: «C'est bien lent!» Il n'eut pas ce courage, mais elle lut sa
pensée dans ses yeux.

--C'est bien lent parce que cela me convient ainsi, dit-elle. Avant
tout, il faut que je sache à quoi m'en tenir au sujet du testament, et
j'y travaille.

Elle ne s'occupait que de cela, en effet, et pendant les longues heures
qu'elle passait près du lit de Sauvresy, peu à peu, avec des nuances
insaisissables à force de délicatesse, avec les plus infinies
précautions, elle amenait la pensée défiante du malade à ses
dispositions dernières.

Si bien que lui-même il aborda ce sujet d'un si poignant intérêt pour
Berthe.

Il ne comprenait pas, disait-il, qu'on n'eût pas toujours ses affaires
en ordre, et ses volontés suprêmes écrites, en cas de malheur.
Qu'importe qu'on soit bien portant ou malade?

Aux premiers mots, Berthe essaya de l'arrêter. De telles idées lui
faisaient, gémissait-elle, trop de peine.

Même, elle pleurait des larmes très réelles, qui glissaient, brillantes
comme des diamants, le long de ses joues et la rendaient plus belle et
plus irrésistible, des larmes vraies, qui mouillaient son mouchoir de
fine batiste.

--Folle, lui disait Sauvresy, chère folle, crois-tu donc que cela fait
mourir?

--Non, mais je ne veux pas.

--Laisse donc. Avons-nous été moins heureux parce que le lendemain de
mon mariage j'ai fait un testament qui te donne toute ma fortune? Et,
tiens, tu dois en avoir une copie; si tu étais complaisante, tu irais me
la chercher.

Elle devint toute rouge, puis fort pâle. Pourquoi demandait-il cette
copie? Voulait-il la déchirer? Une rapide réflexion la rassura. On ne
déchire pas une pièce que d'un mot sur une autre feuille de papier on
peut anéantir.

Cependant, elle se défendit un peu.

--J'ignore où est cette copie.

--Je le sais, moi. Elle est dans le tiroir à gauche de l'armoire à
glace: Va, tu me feras bien plaisir.

Et pendant qu'elle était sortie:

--Pauvre femme, dit Sauvresy à Hector, pauvre Berthe adorée, si je
mourais, elle ne me survivrait pas.

Trémorel ne trouvait rien à répondre, son anxiété était inexprimable et
visible.

«Et cet homme-là se douterait de quelque chose! pensait-il, non, ce
n'est pas possible.»

Berthe rentrait.

--J'ai trouvé, disait-elle.

--Donne.

Il prit cette copie de son testament, et la lut avec une satisfaction
évidente, hochant la tête à certains passages où il rappelait son amour
pour sa femme.

Quand il eut fini sa lecture:

--Maintenant, demanda-t-il, donnez-moi une plume avec de l'encre.

Hector et Berthe lui firent remarquer qu'écrire allait le fatiguer, mais
il fallut le contenter. Placés au pied du lit, hors de la vue de
Sauvresy, les deux coupables échangeaient les regards les plus inquiets.
Que pouvait-il écrire ainsi? Mais il venait de terminer.

--Prends, dit-il à Trémorel, lis tout haut ce que je viens d'ajouter.

Hector se rendit au désir de son ami, bien que sentant que l'émotion
devait faire chevroter sa voix, et il lut:

/#
     «Aujourd'hui (le jour et la date), sain d'esprit, bien que
     souffrant, je déclare n'avoir pas une ligne à changer à ce
     testament. Jamais je n'ai plus aimé ma femme, jamais je n'ai tant
     désiré la faire héritière, si je viens à mourir avant elle, de tout
     ce que je possède.

/*
CLÉMENT SAUVRESY.»
*/


#/

Si forte était Berthe, si parfaitement et toujours maîtresse de ses
impressions, qu'elle parvint à refouler la satisfaction immense qui
l'inondait. Tous ses voeux étaient comblés, et pourtant elle parvint à
voiler de tristesse l'éclat de ses beaux yeux.

--À quoi bon! fit-elle avec un soupir.

Elle disait cela, mais une demi-heure plus tard, seule avec Trémorel,
elle se livrait à tous les enfantillages de la joie la plus folle.

--Plus rien à craindre, disait-elle, plus rien. À nous maintenant la
liberté, la fortune, l'ivresse de notre amour, le plaisir, la vie, toute
la vie! Trois millions, Hector, nous avons trois millions au moins! Je
le tiens donc, ce testament! Désormais il n'entrera plus un homme
d'affaires ici. C'est maintenant que je vais me hâter.

Incontestablement, le comte était content de la savoir libre, parce
qu'on se défait bien plus facilement d'une veuve millionnaire que d'une
pauvre femme sans le sou. L'action de Sauvresy calmait bien des anxiétés
aiguës.

Cependant, cette expansion de gaieté pareille à un éclat de rire, cette
inaltérable sécurité lui semblèrent monstrueuses. Il eût souhaité plus
de solennité dans le crime, quelque chose de grave et de recueilli. Il
jugea qu'il devait au moins calmer ce délire.

--Vous penserez plus d'une fois à Sauvresy, fit-il d'une voix sombre.

Elle fit une roulade: prrr, et vivement répondit:

--À lui? quand et pourquoi faire? Ah! son souvenir ne sera pas lourd.
J'espère bien que nous ne cesserons pas d'habiter le Valfeuillu qui me
plaît, seulement nous aurons un hôtel à Paris, le vôtre que nous
rachèterons. Quel bonheur, mon Hector, quelle félicité!

La seule perspective de ce bonheur entrevu l'épouvantait au point de lui
inspirer un bon mouvement. Il espéra toucher Berthe.

--Une dernière fois, je vous en conjure, lui dit-il, renoncez à ce
terrible, à ce dangereux projet. Vous voyez bien que vous vous abusiez,
que Sauvresy ne se doute de rien, qu'il vous aime toujours.

L'expression de la physionomie de la jeune femme changea brusquement,
elle restait pensive.

--Ne parlons plus de cela, dit-elle enfin. Il se peut que je me trompe.
Il se peut qu'il n'ait que des doutes, il se peut que, même ayant
découvert quelque chose, il espère me ramener à force de bonté. C'est
que voyez-vous...

Elle se tut. Peut-être ne voulait-elle pas l'effrayer.

Il ne l'était déjà que trop. Le lendemain, ne pouvant supporter la vue
de cette agonie, craignant sans cesse de se trahir, il partit pour Melun
sans rien dire. Mais il avait laissé son adresse, et, sur un mot d'elle,
lâchement il revint. Sauvresy le redemandait à grands cris.

Elle lui avait écrit une lettre d'une inconcevable imprudence qui lui
fit dresser les cheveux sur la tête.

Il comptait à son retour lui adresser des reproches, c'est elle qui lui
en adressa.

--Pourquoi cette fuite?

--Je ne saurais rester ici, je souffre, je tremble, je meurs.

--Quel lâche vous faites! dit-elle.

Il voulait répliquer, mais elle mit un doigt sur sa bouche, en montrant
de l'autre main la porte de la pièce voisine.

--Chut!... il y a là trois médecins en consultation depuis une heure, et
je n'ai pu réussir à surprendre une seule de leurs paroles. Qui sait ce
qu'ils disent? Je ne serai tranquille qu'après leur départ.

Les transes de Berthe n'étaient pas sans quelque fondement. Lors de la
dernière rechute de Sauvresy, quand il s'était plaint de névralgies très
douloureuses à la face, et d'un odieux goût de poivre, le docteur R...
avait laissé échapper un singulier mouvement de lèvres.

Ce n'était rien, ce mouvement, mais Berthe l'avait surpris, elle avait
cru y deviner l'involontaire traduction d'un soupçon rapide, et il était
resté présent à son esprit comme un avertissement et une menace.

Le soupçon, cependant, s'il y en eût jamais un, dut s'évanouir bien
vite. Douze heures plus tard, les phénomènes avaient complètement changé
et le lendemain le malade éprouvait tout autre chose. Même, cette
variété d'indices, cette inconsistance des symptômes n'avait pas dû peu
contribuer à égarer les conjectures des médecins.

Depuis ces derniers jours, Sauvresy ne souffrait presque plus,
affirmait-il, et reposait assez bien la nuit. Mais il accusait des
accidents bizarres, déconcertants et parfois excessifs.

Évidemment il allait s'affaiblissant d'heure en heure, il s'éteignait et
tout le monde s'en apercevait.

C'est en cet état de choses que le docteur R... avait demandé une
consultation et lorsque Trémorel reparut, Berthe, le coeur serré, en
attendait les résultats.

Enfin, la porte du petit salon s'ouvrit et la placide figure des hommes
de l'art dut rassurer l'empoisonneuse.

Désolantes étaient les conclusions de cette consultation. Tout avait été
tenté, épuisé, on n'avait négligé aucune des ressources humaines; on ne
pouvait plus rien attendre que de l'énergique constitution du malade.

Plus froide que le marbre, immobile, les yeux pleins de larmes, Berthe,
en écoutant cet arrêt cruel, offrait si bien l'image parfaite de la
Douleur ici-bas, que tous ces vieux médecins en furent remués.

--N'y a-t-il donc plus d'espoir, Ô mon Dieu! s'écria-t-elle d'une voix
déchirante.

C'est à peine si le docteur R... osa essayer de la rassurer un peu. Il
lui répondit vaguement quelques-unes de ces phrases banales qui
signifient tout et ne veulent rien dire, et qui sont comme le lieu
commun; des consolations qu'on sait inutiles.

--Il ne faut jamais désespérer, disait-il, chez des malades de l'âge de
Sauvresy, la nature, lorsqu'on s'y attend le moins, fait souvent des
miracles.

Mais ayant pris Hector à part, le docteur l'engagea à préparer au coup
terrible cette malheureuse jeune femme, si dévouée, si intéressante et
qui aimait tant son mari.

--Car, voyez-vous, ajouta-t-il, je ne crois pas que M. Sauvresy puisse
vivre plus de deux jours.

L'oreille au guet, Berthe avait surpris le fatal ultimatum de la
Faculté, et Trémorel en revenant de conduire les médecins consultants la
trouva rayonnante. Elle lui sauta au cou.

--C'est maintenant, disait-elle, que l'avenir vraiment nous appartient.
Un seul point noir, imperceptible, obscurcissait notre horizon et il
s'est dissipé. À moi de réaliser la prédiction du docteur R...

Ils dînèrent tous deux comme d'ordinaire dans la salle à manger, pendant
qu'une des femmes de chambre restait près du malade.

Berthe était d'une gaieté expansive qu'elle avait peine à dissimuler. La
certitude du succès et de l'impunité, l'assurance de toucher au but la
faisaient se départir de sa dissimulation si habile. Malgré la présence
des domestiques, elle parlait vivement à mots couverts de sa délivrance
prochaine. Ce mot: délivrance, fut prononcé.

Elle fut ce soir-là l'imprudence même. Un doute, chez un seul des
domestiques, moins que cela, une mauvaise disposition, et elle pouvait
être compromise, perdue.

À tout moment Hector, qui sentait ses cheveux se dresser sur sa tête,
lui donnait des coups de pied sous la table en roulant de gros yeux pour
la faire taire; en vain. C'est qu'il est de ces heures où l'armure de
l'hypocrisie devient si lourde à porter, qu'on est forcé coûte que coûte
de la déposer, ne fût-ce qu'un instant, pour se délasser, pour se
détirer. Heureusement on apporta le café et les gens se retirèrent.

Pendant qu'Hector fumait son cigare, Berthe, plus librement, poursuivait
son rêve. Elle comptait passer au Valfeuillu tout le temps de son deuil,
et Hector, pour garder les apparences, louerait dans les environs
quelque jolie petite maison où elle irait le surprendre, le matin.

L'ennui, c'est qu'il lui faudrait faire semblant de pleurer Sauvresy
mort, comme elle avait fait semblant de l'aimer vivant. Elle n'en aurait
donc jamais fini avec cet homme! Enfin un jour viendrait où, sans
scandaliser les imbéciles, elle pourrait quitter les vêtements noirs.
Quelle fête! Puis ils se marieraient. Où? À Paris ou à Orcival.

Puis, elle s'inquiétait du délai après lequel une veuve a le droit de
choisir un nouveau mari, car il y a une loi, à ce sujet, et elle disait
qu'elle avait envie d'en finir le soir même, que ce serait un jour de
gagné. Hector dut lui prouver longuement qu'attendre était
indispensable; on courait à brusquer des dangers réels.

Lui aussi cependant il eût voulu voir son ami sous la terre, pour en
finir avec ses terreurs, pour secouer l'obsession épouvantable de
Berthe.



XX


L'heure s'avançait, Hector et Berthe durent passer dans la chambre de
Sauvresy. Il dormait. Ils s'installèrent sans bruit chacun d'un côté du
feu comme tous les soirs, la femme de chambre se retira.

Afin que la lumière de la lampe ne gênât pas le malade, on avait disposé
les rideaux de la tête du lit de telle façon que, couché, il ne pouvait
voir la cheminée. Pour l'apercevoir, il lui fallait se hausser sur ses
oreillers et se pencher en s'appuyant sur le bras droit.

Mais il dormait, d'un sommeil pénible, fiévreux, agité de frissons
convulsifs. Sa respiration pressée et sifflante soulevait la couverture
à intervalles égaux.

Berthe et Trémorel n'échangeaient plus une parole. Le silence morne,
sinistre, n'était troublé que par le tic-tac de la pendule, ou par le
froissement des feuillets du livre que lisait Hector.

Dix heures sonnèrent.

Peu après, Sauvresy fit un mouvement, il se retournait, il s'éveillait.
Légère et attentive comme une épouse dévouée, d'un saut, Berthe, fut
près du lit. Son mari avait les yeux ouverts.

--Te sens-tu un peu mieux, mon bon Clément? demanda-t-elle.

--Ni mieux, ni plus mal.

--Souhaites-tu quelque chose?

--J'ai soif.

Hector, qui avait levé les yeux aux premières paroles de son ami, se
replongea dans sa lecture.

Debout devant la cheminée, Berthe préparait avec des soins minutieux la
dernière potion prescrite par le docteur R... et qui nécessitait
certaines précautions.

La potion prête, elle sortit de sa poche la fiole de cristal bleu et y
trempa, comme tous les soirs, une de ses épingles à cheveux. Elle n'eut
pas le temps de la retirer, on la touchait légèrement à l'épaule.

Un frisson la secoua jusqu'aux talons; brusquement elle se retourna et
poussa un cri terrible, un cri d'épouvante et d'horreur:

--Oh!...

Cette main qui l'avait touchée, c'était celle de son mari. Oui, pendant
qu'elle était devant la cheminée, dosant le poison, Sauvresy bien
doucement s'était soulevé; puis doucement, il avait écarté le rideau, et
c'était son bras décharné qui s'allongeait vers elle, c'étaient ses yeux
effrayants de haine et de colère qui flamboyaient devant les siens.

Au cri de Berthe, un autre cri sourd, un râle plutôt, avait répondu.

Trémorel avait tout vu, tout compris, il était anéanti.

«Tout est découvert!» Ces trois mots éclataient dans leur intelligence
comme des obus. Partout autour d'eux, ils éblouissaient, écrits en
lettres de feu. Il y eut un moment d'indicible stupeur, une minute de
silence si profond qu'on entendit battre les tempes d'Hector.

Sauvresy était rentré sous ses couvertures. Il riait d'un rire éclatant
et lugubre, comme le serait le ricanement d'un squelette dont les
mâchoires et les dents s'entrechoqueraient.

Mais Berthe n'était pas de ces créatures qu'un seul coup, si terrible
qu'il soit, peut abattre. Elle tremblait plus que la feuille, ses jambes
fléchissaient, mais déjà sa pensée s'égarait en subterfuges possibles.
Qu'avait vu Sauvresy, avait-il même vu quelque chose? Que savait-il? Et
quand il aurait vu le flacon de verre bleu, ces choses-là s'expliquent.
Ce pouvait être, ce devait être par un simple effet du hasard que son
mari l'avait touchée à l'épaule juste au moment du crime.

Toutes ces pensées ensemble traversèrent son esprit en une seconde,
rapides comme l'éclair rayant les ténèbres. Et alors, elle osa, elle eut
la force d'oser s'approcher du lit, et de dire avec un sourire
affreusement contraint, mais enfin avec un sourire:

--Quelle peur tu viens de me faire!

Il la regarda pendant une seconde qui lui parut durer un siècle, et
simplement répondit.

--Je le comprends!

Plus d'incertitude possible. Aux yeux de son mari, Berthe ne vit que
trop clairement qu'il savait. Mais quoi? mais jusqu'où? Elle parvint à
prendre sur elle de continuer:

--Souffrirais-tu davantage?

--Non.

--Alors, pourquoi t'es-tu levé!

--Pourquoi?...

Il réussit à se hausser sur ses oreillers et avec une force dont on ne
l'eût pas cru capable, une minute auparavant, il poursuivit:

--Je me suis levé pour vous dire que c'est assez de tortures comme cela,
que j'en suis arrivé aux limites de l'énergie humaine, que je ne saurais
endurer un jour de plus ce supplice inouï de me voir, de me sentir
mesurer la mort lentement, goutte à goutte, par les mains de ma femme et
de mon meilleur ami.

Il s'arrêta. Hector et Berthe étaient foudroyés.

--Je voulais vous dire encore: Assez de ménagements cruels, assez de
raffinements, je souffre. Ah! ne voyez-vous pas que je souffre
horriblement. Hâtez-vous, abrégez mon agonie. Tuez-moi, mais tuez-moi
d'un coup, empoisonneurs!

Sur ce dernier mot: empoisonneurs, le comte de Trémorel se dressa comme
s'il eût été mû par un ressort, tout d'une pièce, les yeux hagards, les
bras étendus en avant.

Sauvresy, lui, à ce mouvement, glissa rapidement sa main sous les
oreillers et en retira un revolver dont il dirigea le canon vers Hector,
en criant:

--N'approche pas.

Il avait cru que Trémorel allait se précipiter sur lui, et, puisque le
poison était découvert, l'étrangler, l'étouffer.

Il se trompait. Hector se sentait devenir fou. Il retomba comme une
masse.

Berthe, plus forte, essayait de se débattre, s'efforçant de secouer les
torpeurs de l'épouvante qui l'envahissait.

--Tu es plus mal, mon Clément, disait-elle, c'est encore cette affreuse
fièvre qui me fait tant de peur qui te reprend. Le délire...

--Ai-je vraiment le délire? interrompit-il d'un air surpris.

--Hélas! oui, mon bien-aimé, c'est lui qui te hante, qui peuple
d'horribles visions ta pauvre tête malade.

Il la regarda curieusement. Réellement, il était stupéfait de cette
audace qui croissait avec les circonstances...

--Quoi! ce serait nous qui te sommes si chers, tes amis, moi ta...

L'implacable regard de son mari la força, oui, la força de s'arrêter,
les paroles expirèrent sur ses lèvres.

--Assez de mensonges, va, Berthe, reprit Sauvresy, ils sont inutiles.
Non, je n'ai pas rêvé, non, je n'ai pas eu le délire. Le poison n'est
que trop réel et je pourrais te le nommer sans le retirer de ta poche.

Elle recula épouvantée comme si elle eût vu la main de son mari étendue
pour lui arracher le flacon de cristal.

--Je l'ai deviné et reconnu dès le premier moment, car vous avez choisi
un de ces poisons qui ne laissent guère de traces, il est vrai, mais
dont les indices ne trompent pas. Vous souvient-il du jour où je me suis
plaint d'une saveur poivrée? Le lendemain j'étais fixé, et j'ai failli
ne pas l'être seul. Le docteur R... a eu un doute.

Berthe voulut balbutier quelques mots. Sauvresy l'interrompit.

--On s'exerce au poison, poursuivait-il, d'un ton d'effrayante ironie,
avant de s'en servir. Vous ne connaissez donc pas le vôtre, vous ne
savez donc rien de ses effets? Maladroits! Comment! votre poison donne
d'intolérables névralgies, des insomnies dont rien ne triomphe, et vous
me regardez sottement, sans surprise, dormir des nuits entières.
Comment! je me plains d'un feu intérieur dévorant, pendant que votre
poison charrie des glaces dans les veines et dans les entrailles, et
vous ne vous en étonnez pas! Vous voyez disparaître et changer tous les
symptômes, et vous n'êtes pas éclairés. Vous êtes donc fous. Savez-vous
ce qu'il m'a fallu faire pour écarter les soupçons du docteur R... J'ai
dû taire les souffrances réelles de votre poison, et me plaindre de maux
imaginaires, ridicules, absurdes. J'accusais précisément le contraire de
ce que j'éprouvais. Vous étiez perdus, je vous ai sauvés.

Sous tant de coups redoublés, la criminelle énergie de Berthe
chancelait. Elle se demandait si elle ne devenait pas folle.
Entendait-elle bien? Était-ce bien vrai que son mari s'était aperçu
qu'on l'empoisonnait et qu'il n'avait rien dit, qu'il avait même trompé
et dérouté le médecin? Pourquoi? dans quel but?

Sauvresy avait fait une pause de quelques minutes, bientôt il reprit:

--Si je me suis tu, si je vous ai sauvés, c'est que le sacrifice de ma
vie était fait. Oui, j'ai été frappé au coeur pour ne plus me relever,
le jour où j'ai appris qu'abusant de ma confiance vous me trompiez.

C'est sans émotion apparente qu'il parlait de sa mort, du poison qu'on
lui versait; mais sur ces mots: «Vous me trompiez», sa voix s'altéra et
trembla.

--Je ne voulais pas, je ne pouvais pas le croire d'abord. Je doutais du
témoignage de mes sens plutôt que de vous. Il a bien fallu me rendre à
l'évidence. Je n'étais plus dans ma maison, qu'un de ces tyrans
grotesques qu'on berne et qu'on bafoue. Cependant, je vous gênais
encore. Il fallait à vos amours plus d'espace et de liberté. Vous étiez
las de contrainte, excédés de feintes. Et c'est alors que, songeant que
ma mort vous faisait libres et riches, vous avez chargé le poison de
vous débarrasser de moi.

Berthe avait du moins l'héroïsme du crime. Tout était découvert, elle
jetait le masque. Elle essaya de défendre son complice, qui restait
anéanti dans un fauteuil.

--C'est moi qui ai tout fait, s'écria-t-elle, il est innocent.

Un mouvement de rage empourpra le visage pâle de Sauvresy.

--Ah! vraiment, reprit-il, mon ami Hector est innocent! Ce n'est donc
pas lui, qui pour me payer--non la vie, il était trop lâche pour se
tuer, mais l'honneur, qu'il me doit--m'a pris ma femme? Misérable! Je
lui tends la main quand il se noie, je l'accueille comme un frère aimé,
et pour prix de mes services, il installe l'adultère à mon foyer... non
cet adultère brillant qui a l'excuse de la passion et la poésie du péril
bravé, mais l'adultère bourgeois, bas, ignoble, de la vie commune...

Et tu savais ce que tu faisais, mon ami Hector, tu savais--je te l'avais
dit cent fois--que ma femme était tout pour moi, ici-bas, le présent et
l'avenir, la réalité, le rêve, le bonheur, l'espérance, la vie, enfin?
Tu savais que, pour moi, la perdre, c'était mourir.

Si encore tu l'avais aimée! Mais non, ce n'est pas elle que tu aimais.
C'est moi que tu haïssais. L'envie te dévorait, et vraiment tu ne
pouvais pas me dire en face: «Tu es trop heureux, rends-m'en raison!»
Alors, lâchement, dans l'ombre, tu m'as déshonoré. Berthe n'était que
l'instrument de tes rancunes. Et aujourd'hui, elle te pèse, tu la
méprises et tu la crains. Mon ami Hector, tu as été chez moi le vil
laquais qui pense venger sa bassesse en souillant de sa salive les mets
qu'il porte à la table du maître!

Le comte de Trémorel ne répondit que par un gémissement. Les paroles
terribles de cet homme mourant tombaient sur sa conscience plus cruelles
que des soufflets sur sa joue.

--Voilà, Berthe, continuait Sauvresy, voilà l'homme que tu m'as préféré,
pour lequel tu m'as trahi. Tu ne m'as jamais aimé, moi, je le reconnais
maintenant, jamais ton coeur ne m'a appartenu. Et moi je t'aimais
tant!...

Du jour où je t'ai vue, tu es devenue mon unique pensée, ou plutôt ma
pensée même, comme si ton coeur à toi eut battu à la place du mien.

En toi tout m'était cher et précieux. J'adorais tes caprices, tes
fantaisies, j'adorais jusqu'à tes défauts. Il n'est rien que je n'eusse
entrepris pour un de tes sourires, pour me faire dire: merci! entre deux
baisers. Tu ne sais donc pas, que bien des années après notre mariage,
ce m'était encore un bonheur, une fête, de m'éveiller le premier pour te
regarder dormir d'un sommeil d'enfant, pour admirer, pour toucher tes
beaux cheveux blonds épandus sur la batiste des oreillers. Berthe!...

Il s'attendrissait au souvenir de ces félicités passées, de ces
jouissances immatérielles à force d'être profondes, et qui ne
reviendraient plus.

Il oubliait leur présence, la trahison infâme, le poison.

Il oubliait qu'il allait mourir assassiné par cette femme tant aimée, et
ses yeux s'emplissaient de larmes, sa voix s'étouffait dans sa gorge; il
s'arrêta.

Plus immobile et plus blanche que le marbre, Berthe écoutait, essayant
de pénétrer le sens de cette scène.

--Il est donc vrai, reprit le malade, que ces beaux yeux limpides
éclairent une âme de boue! Ah! qui n'eût été trompé comme moi! Berthe, à
quoi rêvais-tu lorsque tu t'endormais bercée entre mes bras? Quelles
chimères caressait ta folie?

Trémorel est arrivé, et tu as cru voir en lui l'idéal de tes songes. Tu
admirais les rides précoces du viveur comme le sceau fatal qui marque le
front de l'archange déchu. Tu as pris pour des lambeaux de pourpre les
guenilles pailletées de son passé qu'il secouait sous tes yeux.

Ton amour, sans souci du mien, s'est élancé au-devant de lui qui ne
songeait même pas à toi. Tu allais au mal comme à ton essence même. Et
moi qui croyais ta pensée plus immaculée que la neige des Alpes. En toi
il n'y a même pas eu de lutte. Tu ne t'es pas abandonnée, tu t'es
offerte. Nul trouble ne m'a révélé ta première faute. Tu m'apportais
sans rougir ton front mal essuyé des baisers de ton amant.

La lassitude domptait son énergie. Sa voix peu à peu se voilait et
devenait plus faible.

--Tu as eu ton bonheur entre les mains, Berthe, et tu l'as brisé
insoucieusement comme l'enfant brise le jouet dont il ignore la valeur.
Qu'attendais-tu de ce misérable pour lequel tu as eu l'affreux courage
de me tuer le baiser aux lèvres, doucement, lentement, heure par heure?
Tu as cru l'aimer, mais le dégoût à la longue doit t'être venu.
Regarde-le et juge-nous. Vois quel est l'homme, de moi étendu sur ce lit
où je vais rendre le dernier soupir dans quelques heures, et de lui qui
agonise de peur dans son coin. Du crime, tu as l'énergie, et il n'en a
que la bassesse. Ah! si je m'appelais Hector de Trémorel et qu'un homme
eût osé parler comme je viens de le faire, cet homme n'existerait plus,
eût-il pour se défendre dix revolvers comme celui que je tiens.

Ainsi remué du pied dans la boue, Hector essaya de se lever, de
répondre. Ses jambes ne le portaient plus, sa gorge ne rendait que des
sons rauques et inarticulés.

Et Berthe, en effet, examinant ces deux hommes, reconnaissait avec rage
son erreur.

Son mari, en ce moment, lui apparaissait sublime: ses yeux avaient des
profondeurs inouïes, son front rayonnait, tandis que l'autre;
l'autre!... à le considérer seulement elle se sentait prise de nausées.

Ainsi, toutes ces chimères décevantes après lesquelles elle avait couru,
amour, passion, poésie, elle les avait eues entre les mains, elle les
avait tenues, et elle n'avait pas su s'en apercevoir. Mais où en voulait
venir Sauvresy, quelle idée poursuivait-il? Il continuait péniblement:

--Ainsi donc, voici notre situation: vous m'avez tué, vous allez être
libres, mais vous vous haïssez, vous vous méprisez...

Il dut s'interrompre, il étouffait. Il essaya de se hausser sur ses
oreillers, de s'asseoir sur son lit, il était trop faible. Alors, il
s'adressa à sa femme.

--Berthe, dit-il, aide-moi à me soulever.

Elle se pencha sur le lit, s'appuyant au dossier, et prenant son mari
sous les bras, elle parvint à le placer comme il le désirait. Dans cette
nouvelle position, il parut plus à l'aise, et à deux ou trois reprises,
il respira longuement.

--Maintenant, fit-il, je voudrais boire. Le médecin m'a permis un peu de
vin vieux, si fantaisie m'en prenait; donne-moi trois doigts de vin
vieux.

Elle se hâta de lui en apporter un verre, il le vida et le lui rendit.

--Il n'y avait pas de poison dedans? demanda-t-il. Cette question
effrayante, le sourire qui l'accompagnait brisèrent l'endurcissement de
Berthe.

Depuis un moment, avec son dégoût pour Trémorel, les remords en elle
s'étaient éveillés et déjà elle se faisait horreur.

--Du poison! répondit-elle avec violence, jamais!

--Il va pourtant falloir m'en donner tout à l'heure, pour m'aider à
mourir.

--Toi! mourir, Clément! non, je veux que tu vives, pour que je puisse
racheter le passé. Je suis une infâme, j'ai commis un crime abominable,
mais tu es bon. Tu vivras; je ne te demande pas d'être ta femme, mais ta
servante, je t'aimerai, je m'humilierai, je te servirai à genoux, je
servirai tes maîtresses si tu en as, et je ferai tant qu'un jour, après
dix ans, après vingt ans d'expiation, tu me pardonneras.

C'est à peine si, dans son trouble mortel, Hector avait pu suivre cette
scène. Mais aux gestes de Berthe, à son accent, à ses dernières paroles
surtout, il eut comme une lueur d'espoir, il crut que peut-être tout
allait être fini, oublié, que Sauvresy allait pardonner. Se soulevant à
demi, il balbutia:

--Oui, grâce, grâce!

Les yeux de Sauvresy lançaient des éclairs, la colère donnait à sa voix
des vibrations puissantes.

--Grâce! s'écria-t-il, pardon!... Avez-vous eu pitié de moi pendant une
année que vous vous êtes joués de mon bonheur, depuis quinze jours que
vous mêlez du poison à toutes mes tisanes! Grâce? Mais vous êtes fous?
Pourquoi donc pensez-vous que je me suis tu en découvrant votre infamie,
que je me suis laissé tranquillement empoisonner, que j'ai pris soin de
dérouter les médecins? Espérez-vous que j'ai agi ainsi uniquement pour
préparer une scène d'adieux déchirants et vous donner à la fin ma
bénédiction? Ah! connaissez-moi mieux!

Berthe sanglotait. Elle essaya de prendre la main de son mari, il la
repoussa durement.

--Assez de mensonges, dit-il, assez de perfidies! Je vous hais!... Vous
ne sentez donc pas qu'il n'y a plus que la haine de vivante en moi!

L'expression de Sauvresy était atroce en ce moment.

--Voici bientôt deux mois, reprit-il, que je sais la vérité. Tout se
brisa en moi, l'âme et le corps. Ah! il m'en a coûté de me taire, j'ai
failli en mourir. Mais une pensée me soutenait: je voulais me venger.
Aux heures de répit, je ne songeais qu'à cela. Je cherchais un châtiment
proportionné à l'offense. Je n'en trouvais pas, non, je ne pouvais en
trouver, lorsque vous avez pris le parti de m'empoisonner. Le jour où
j'ai deviné le poison, j'ai eu un tressaillement de joie, je tenais ma
vengeance.

Une terreur toujours croissante envahissait Berthe et la stupéfiait
autant que Trémorel.

--Pourquoi voulez-vous ma mort? continuait Sauvresy, pour être libres,
pour vous marier? Eh bien! c'est là ce que je veux aussi. Le comte de
Trémorel sera le second mari de Mme veuve Sauvresy.

--Jamais! s'écria Berthe, non jamais!

--Jamais! répéta Hector comme un écho.

--Cela sera pourtant, puisque moi je le veux. Oh! mes précautions sont
bien prises, allez, et vous ne sauriez m'échapper. Écoutez-moi donc: Dès
que j'ai été certain du poison, j'ai commencé par écrire notre histoire
très détaillée à tous les trois, j'ai de plus, tenu jour par jour, heure
par heure, pour ainsi dire, un journal fort exact de mon empoisonnement;
enfin, j'ai recueilli du poison que vous me donniez...

Berthe eut un geste que Sauvresy prit pour une dénégation, car il
insista:

--Certainement, j'en ai recueilli, et je puis même vous dire comment.
Toutes les fois que Berthe me donnait une potion suspecte, j'en gardais
une gorgée dans ma bouche, et fort soigneusement je crachais cette
gorgée dans une bouteille cachée sous mon traversin.

Ah! vous vous demandez comment j'ai pu faire toutes ces choses sans que
vous vous en soyez doutés, sans qu'aucun domestique s'en soit aperçu?
Sachez donc que la haine est plus forte encore que l'amour, et que
jamais l'adultère n'aura les perfidies de la vengeance. Soyez sûrs que
je n'ai rien laissé au hasard, rien oublié.

Hector et Berthe regardaient Sauvresy avec cette attention fixe, voisine
de l'hébétement. Ils s'efforçaient de comprendre, ils ne comprenaient
pas encore.

--Finissons-en, reprit le mourant, mes forces s'épuisent. Donc, ce matin
même, cette bouteille contenant un litre environ de potion, notre
biographie et la relation de mon empoisonnement ont été remises aux
mains d'un homme sûr et dévoué que vous n'arriveriez pas à corrompre si
vous le connaissiez. Rassurez-vous, il ignore la nature du dépôt. Le
jour où vous vous marierez, cet ami vous rendra le tout. Si au
contraire, d'aujourd'hui en un an, vous n'êtes pas mariés, il a ordre de
remettre le dépôt confié à son honneur entre les mains du procureur
impérial.

Un double cri d'horreur et d'angoisse apprit à Sauvresy qu'il avait bien
choisi sa vengeance.

--Et songez-y bien, ajouta-t-il, le paquet remis à la justice, c'est le
bagne, pour vous, sinon l'échafaud.

Sauvresy avait abusé de ses forces. Il retomba sur son lit haletant, la
bouche entrouverte, les yeux éteints; les traits si décomposés qu'on eût
pu croire qu'il allait expirer.

Mais ni Berthe ni Trémorel ne songeaient à le secourir. Ils restaient
là, en face l'un de l'autre, la pupille dilatée, hébétés, comme si leurs
pensées se fussent rencontrées dans les tourments de cet avenir que leur
imposait l'implacable ressentiment de l'homme qu'ils avaient outragé.
Ils étaient, maintenant, indissolublement unis, confondus dans une
destinée pareille, sans que rien pût les séparer, que la mort. Une
chaîne les liait plus étroite et plus dure que celle des forçats, chaîne
d'infamies et de crimes, dont le premier anneau était un baiser et le
dernier un empoisonnement.

Désormais Sauvresy pouvait mourir, sa vengeance planait sur leur tête,
faisant ombre à leur soleil. Libres en apparence, ils iraient dans la
vie écrasés par le fardeau du passé, plus esclaves que les Noirs des
marais empestés de l'Amérique du Sud.

Séparés par la haine et le mépris, ils se voyaient rivés par la terreur
commune du châtiment, condamnés à un embrassement éternel.

Mais ce serait méconnaître Berthe que de croire qu'elle en voulut à son
mari. C'est en ce moment qu'il l'écrasait du talon qu'elle l'admirait.

Agonisant, si faible qu'un enfant eût eu raison aisément de son dernier
souffle, il prenait pour elle des proportions supra-humaines.

Elle n'avait idée ni de tant de constance ni de tant de courage
s'alliant à tant de dissimulation et de génie. Comme il les avait
devinés! Comme il avait su se jouer d'eux! Pour être le plus fort, le
maître, il n'avait eu qu'à vouloir. Jusqu'à un certain point elle
jouissait de l'étrange atrocité de cette scène, trop excessive pour être
de celles qui entrent dans les prévisions humaines. Elle ressentait
quelque chose comme un âpre orgueil à s'y trouver mêlée, à y jouer un
rôle. En même temps elle était transportée de rage et de regrets en
songeant que cet homme elle l'avait eu à elle, en son pouvoir, qu'il
avait été à ses genoux. Elle était bien près de l'aimer. Entre tous les
hommes, maîtresse de ses destinées, c'est lui qu'elle eût choisi. Et il
allait lui échapper.

Cependant, il faut bien le dire: le caractère de Berthe n'est pas une
exception.

On rencontre assez souvent des caractères pareils, seulement le sien fut
poussé à l'extrême. L'imagination est, selon les circonstances, le foyer
qui vivifie la maison ou l'incendie qui la dévore. L'imagination de
Berthe, faute d'aliments pour sa flamme, mit le feu à tous ses mauvais
instincts.

Les femmes douées de cette effroyable énergie ne sont médiocres ni pour
le crime ni pour la vertu, ce sont des héroïnes sublimes ou des
monstres. Elles peuvent être des anges de dévouement, des Sophie Gleire,
des Jane Lebon, alors elles partagent le martyre de quelque obscur
inventeur ou donnent leur vie pour une idée. D'autres fois, elles
épouvantent la société par leur cynisme, elles empoisonnent leur mari en
écrivant des lettres en beau style et finissent dans les maisons
centrales.

Et à tout prendre, mieux vaut une nature passionnée comme celle de
Berthe, qu'un tempérament flasque et mou comme celui de Trémorel.

La passion, au moins, va de son mouvement propre, terrible comme celui
du boulet, mais de son mouvement. La faiblesse est comme une masse de
plomb suspendue au bout d'une corde, et qui va heurtant et blessant de
droite et de gauche, selon la direction que lui imprime le premier venu.
Trémorel, pendant que les sentiments les plus violents bouillonnaient
dans l'âme de Berthe, Trémorel commençait à revenir à lui. Comme
toujours, la crise passée, il se relevait, pareil à ces roseaux que le
vent couche dans la vase et qui se redressent plus boueux après chaque
bourrasque.

La certitude que Laurence désormais était perdue pour lui commençait à
entrer dans son entendement, et son désespoir était sans bornes.

Le silence dura ainsi un bon quart d'heure au moins.

Enfin, Sauvresy triompha du spasme qui l'avait abattu. Il respirait, il
parlait.

--Je n'ai pas tout dit encore... commença-t-il.

Sa voix était faible comme un murmure, et cependant elle retentit comme
un mugissement formidable aux oreilles des empoisonneurs.

--... Vous allez voir si j'ai tout calculé, tout prévu. Moi mort, l'idée
vous viendrait peut-être de fuir, de passer à l'étranger. C'est ce que
je ne permettrai pas. Vous devez rester à Orcival, au Valfeuillu. Un
ami--non celui qui a reçu le dépôt, un autre--est chargé, sans en savoir
la raison, de vous surveiller. Si l'un de vous, retenez bien mes
paroles, disparaissait huit jours, le neuvième l'homme du dépôt
recevrait une lettre qui le déterminerait à aller prévenir immédiatement
le procureur impérial.

Oui, il avait tout prévu, et Trémorel à qui cette idée de fuite était
venue déjà, fut accablé.

--Je me suis arrangé d'ailleurs, continuait Sauvresy, pour que cette
tentation de fuite ne vous soit pas trop forte. Je laisse, il est vrai,
toute ma fortune à Berthe, mais je la lui laisse en usufruit seulement.
La nue propriété ne lui appartiendra que le lendemain de votre mariage.

Berthe eut un geste de répugnance que son mari interpréta mal. Il crut
qu'elle pensait à cette copie à laquelle il avait ajouté quelques
lignes.

--Tu songes à la copie du testament que tu as entre les mains, lui
dit-il, c'est une copie inutile, et si j'y ai ajouté quelques mots sans
valeur, c'est que je redoutais vos convoitises et qu'il me fallait
endormir vos défiances. Mon testament, le vrai--et il insista sur ce
mot: vrai--, celui qui est déposé chez le notaire d'Orcival et qui vous
sera communiqué, porte une date postérieure de deux jours. Je puis vous
donner lecture du brouillon.

Il tira d'un portefeuille, caché comme le revolver sous son chevet, une
feuille de papier et lut:

«Atteint d'une maladie qui ne pardonne pas et que je sais être
incurable, j'exprime ici, librement et dans la plénitudes de mes
facultés, mes volontés dernières.

«Mon voeu le plus cher est que ma bien aimée veuve, Berthe, épouse,
aussitôt que les délais légaux seront expirés, mon cher ami le comte
Hector de Trémorel. Ayant été à même d'apprécier la grandeur d'âme, et
la noblesse de sentiment de ma femme et de mon ami, je sais qu'ils sont
dignes l'un de l'autre et que, l'un par l'autre, ils seront heureux. Je
meurs plus tranquille, sachant que je laisse à ma Berthe un protecteur
dont j'ai éprouvé...»

Il fut impossible à Berthe d'en entendre davantage.

--Grâce! s'écria-t-elle, assez!

--Assez, soit, répondu Sauvresy. Je vous ai lu ce brouillon pour vous
montrer que si, d'un côté, j'ai tout disposé pour assurer l'exécution de
mes volontés, de l'autre j'ai tout fait pour vous conserver la
considération du monde. Oui, je veux que vous soyez estimés et honorés,
c'est sur vous seuls que je compte pour ma vengeance. J'ai noué autour
de vous un réseau que vous ne sauriez briser. Vous triomphez. La pierre
de ma tombe sera bien comme vous l'espériez, l'autel de vos fiançailles;
sinon, le bagne.

Sous tant d'humiliations, sous tant de coups de fouet le cinglant en
plein visage, la fierté de Trémorel se révolta, à la fin.

--Tu n'as oublié qu'une chose, ami Sauvresy, s'écria-t-il, on peut
mourir.

--Pardon, reprit froidement le malade, j'ai prévu le cas et j'allais
vous en avertir. Si l'un de vous mourait brusquement avant le mariage,
le procureur impérial serait prévenu.

--Tu te méprends; j'ai voulu dire: on peut se tuer.

Sauvresy toisa Hector d'un regard outrageant.

--Toi, te tuer! fit-il, allons donc! Jenny Fancy, qui te méprise presque
autant que moi, m'a éclairé sur la portée de tes menaces de suicide. Te
tuer!... Tiens, voici mon revolver, brûle-toi la cervelle, et je
pardonne à ma femme.

Hector eut un geste de rage, mais il ne prit pas l'arme que lui tendait
son ami.

--Tu vois bien, insista Sauvresy, je le savais bien, tu as peur...

Et s'adressant à Berthe:

--Voilà ton amant, dit-il.

Les situations excessives ont ceci de bizarre que les acteurs y restent
naturels dans l'exception. Ainsi, Berthe, Hector et Sauvresy
acceptaient, sans s'en rendre compte, les conditions anormales dans
lesquelles ils se trouvaient placés, et ils parlaient presque
simplement, comme s'il se fût agi de choses de la vie ordinaire et non
de faits monstrueux.

Mais les heures volaient, et Sauvresy sentait la vie se retirer de lui.

--Il ne reste qu'un acte à jouer, fit-il; Hector, va appeler les
domestiques, qu'on fasse lever ceux qui sont couchés, je veux les voir
avant de mourir.

Trémorel hésitait.

--Va donc, veux-tu que je sonne, veux-tu que je tire un coup de pistolet
pour attirer ici toute la maison!

Hector sortit.

Berthe était seule avec son mari; seule!

Elle eut l'espoir que peut-être elle parviendrait à le faire revenir sur
ses résolutions, qu'elle obtiendrait son pardon. Elle se rappelait le
temps où elle était toute puissante, le temps où son regard fondait les
résolutions de cet homme qui l'adorait.

Elle s'agenouilla devant le lit.

Jamais elle n'avait été si belle, si séduisante, si irrésistible. Les
poignantes émotions de la soirée avaient fait monter toute son âme à son
front, ses beaux yeux noyés de larmes suppliaient, sa gorge haletait, sa
bouche s'entrouvrait comme pour des baisers, cette passion pour Sauvresy
née dans la fièvre éclatait en délire.

--Clément, balbutiait-elle, d'une voix pleine de caresses, énervante,
lascive, mon mari, Clément!...

Il abaissa sur elle un regard de haine.

--Que veux-tu?

Elle ne savait comment commencer, elle hésitait, elle tremblait, elle se
troublait... elle aimait.

--Hector ne saurait pas mourir, fit-elle, mais moi...

--Quoi, que veux-tu dire? parle.

--C'est moi, misérable, qui te tue, je ne te survivrai pas.

Une inexprimable angoisse contracta les traits de Sauvresy. Elle, se
tuer! Mais alors, c'en était fait de sa vengeance; sa mort, à lui, ne
serait plus qu'un suicide absurde, ridicule, grotesque. Et il savait que
le courage ne manquerait pas à Berthe au dernier moment.

Elle attendait, il réfléchissait.

--Tu es libre, répondit-il enfin, ce sera un dernier sacrifice à ton
amant. Toi morte, Trémorel épousera Laurence Courtois et, dans un an, il
aura oublié jusqu'au souvenir de notre nom.

D'un bond, Berthe fut debout, terrible. Elle voyait Trémorel marié,
heureux!...

Un sourire de triomphe, pareil à un rayon de soleil, éclaira le pâle
visage de Sauvresy. Il avait touché juste. Il pouvait s'endormir en paix
dans sa vengeance. Berthe vivrait. Il savait quels ennemis il laissait
en présence.

Mais déjà les domestiques arrivaient un à un.

Presque tous étaient au service de Sauvresy depuis de longues années
déjà, et ils l'aimaient, c'était un bon maître. En le voyant sur son
lit, hâve, défait, portant déjà sur sa figure l'empreinte de la mort,
ils étaient émus, ils pleuraient.

Alors, Sauvresy dont les forces étaient vraiment à bout, se mit à leur
parler d'une voix à peine distincte, et entrecoupée de hoquets
sinistres. Il avait tenu, disait-il, à les remercier de leur attachement
à sa personne, et à leur apprendre que par ses dernières dispositions il
leur laissait à chacun une petite fortune.

Puis arrivant à Berthe et à Hector, il poursuivait:

--Vous avez été témoins, mes amis, des soins dont j'ai été l'objet de la
part de cet ami incomparable et de ma Berthe adorée. Vous avez vu leur
dévouement. Hélas! je sais quels seront leurs regrets! Mais s'ils
veulent adoucir mes derniers instants et me faire une mort heureuse, ils
se rendront à la prière que je ne cesse de leur adresser, ils me
jureront de s'épouser après ma mort. Oh! mes amis bien aimés, cela vous
semble cruel en ce moment; mais ne savez-vous pas que toute douleur
humaine s'émousse. Vous êtes jeunes, la vie a encore bien des félicités
pour vous. Je vous en conjure, rendez-vous aux voeux d'un mourant.

Il fallait se rendre. Ils s'approchèrent du lit et Sauvresy mit la main
de Berthe dans celle d'Hector:

--Vous jurez de m'obéir? demanda-t-il.

Ils frissonnaient à se tenir ainsi, ils semblaient près de s'évanouir.
Cependant ils répondirent, et on put les entendre:

--Nous le jurons.

Les domestiques s'étaient retirés, navrés de cette scène déchirante, et
Berthe murmurait:

--Oh! c'est infâme, c'est horrible!

--Infâme, oui, murmura Sauvresy, mais non plus infâme que tes caresses,
Berthe, que tes poignées de main, Hector... non plus horrible que vos
projets, que vos convoitises... que vos espérances...

Sa voix s'éteignait dans un râle.

Bientôt son agonie commença. D'horribles convulsions tordaient ses
membres, comme des sarments, dans son lit; deux ou trois fois il cria:

--J'ai froid, j'ai froid!

Son corps, en effet, était glacé, et rien ne pouvait le réchauffer.

Le désespoir était dans la maison, on ne croyait pas à une fin si
prompte. Les domestiques allaient et venaient effarés, ils se
disaient:--Il va passer, ce pauvre monsieur; pauvre madame!

Mais bientôt les convulsions cessèrent. Il restait étendu sur le dos,
respirant si faiblement que par deux fois on crut que tout était fini.

Enfin, un peu avant deux heures, ses joues tout à coup se colorèrent, un
frisson le secoua. Il se dressa sur son séant et, l'oeil dilaté, le
bras roidi dans la direction de la fenêtre, il s'écria:

--Là, derrière le rideau, je les vois.

Une dernière convulsion le rejeta sur son oreiller.

Clément Sauvresy était mort.

       *       *       *       *       *

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       *       *       *       *       *

       *       *       *       *       *



XXI


Depuis plus de cinq minutes le vieux juge de paix avait achevé la
lecture de son volumineux dossier, et ses auditeurs, l'agent de la
Sûreté et le médecin, subissaient encore l'impression de ce récit
désolant.

Il est vrai que le père Plantat avait une façon de dire singulière et
bien propre à frapper ceux qui l'écoutaient.

Il se passionnait en parlant comme si sa personnalité eût été en jeu,
comme s'il eût été pour quelque chose dans cette ténébreuse affaire, et
que ses intérêts s'y fussent trouvés engagés.

M. Lecoq, le premier, revint au sentiment de la situation.

--Un homme crâne, ce Sauvresy, dit-il.

L'envoyé de la préfecture de police était tout entier dans cette
exclamation.

Ce qui le frappait, dans cette affaire, c'était la conception
extraordinaire de Sauvresy. Ce qu'il admirait, c'était «son bien jouer»
dans une partie où il savait devoir laisser sa vie.

--Je ne connais pas, ajouta-t-il, beaucoup de gens capables d'une si
effroyable fermeté. Se laisser empoisonner tout doucettement par sa
femme, brrr... cela donne froid rien que d'y penser.

--Il a su se venger, murmura le docteur Gendron.

--Oui, répondit le père Plantat, oui, docteur, il a su se venger et plus
terriblement encore qu'il ne le supposait et que vous ne sauriez
l'imaginer.

Depuis un moment l'agent de la Sûreté s'était levé. Pendant plus de
trois heures, cloué sur son fauteuil par l'intérêt du récit, il était
resté immobile et il sentait ses jambes engourdies.

--Monsieur le juge de paix m'excusera, dit-il, pour ma part, je me fais
très bien une idée de l'infernale existence qui a commencé pour les
empoisonneurs le lendemain de la mort de leur victime. Quels caractères!
Et vous nous les avez, monsieur, esquissés de main de maître. On les
connaît après votre analyse comme si on les eût étudiés à la loupe
pendant dix ans.

Il parlait fort délibérément, mais il cherchait en même temps l'effet de
son compliment sur la physionomie du père Plantat.

«Où diable ce bonhomme a-t-il eu ces détails? se demandait-il. Est-ce
lui qui a rédigé ce mémoire, et, si ce n'est pas lui, qui ce peut-il
être? Comment, possédant de tels renseignements, n'a-t-il rien dit?»

M. Plantat ne voulut pas remarquer la muette interrogation de M. Lecoq.

--Je sais, dit-il, que le corps de Sauvresy n'était pas refroidi que
déjà ses assassins en étaient à échanger des menaces de mort.

--Malheureusement pour eux, observa le docteur Gendron, Sauvresy avait
prévu le cas où sa veuve aurait voulu utiliser le restant du flacon de
verre bleu.

--Ah! il était fort, fit Lecoq, d'un ton convaincu, très fort.

--Berthe, continuait le père Plantat, ne pouvait pardonner à Hector de
ne pas avoir pris le revolver qu'on lui tendait, et de ne pas s'être
fait sauter la cervelle. Sauvresy avait encore prévu cela. Berthe
s'imaginait que son amant mort, son mari aurait tout oublié, et on ne
peut dire si elle se trompait.

--Et le public n'a jamais rien su de l'horrible guerre intérieure?

--Le public n'a jamais rien soupçonné.

--C'est merveilleux!

--Dites, monsieur Lecoq, que c'est à peine croyable. Jamais
dissimulation ne fut si habile, ni surtout si merveilleusement soutenue.
Interrogez le premier venu des habitants d'Orcival, il vous répondra
comme ce brave Courtois, ce matin, au juge d'instruction, que le comte
et la comtesse étaient des époux modèles et qu'ils s'adoraient. Eh!
tenez, j'y ai été pris moi-même, moi qui savais ce qui s'était passé,
qui m'en doutais, veux-je dire.

Si prompt qu'eût été le père Plantat à se reprendre, l'inadvertance
n'échappa pas à M. Lecoq.

«N'est-ce vraiment qu'une inadvertance, qu'un lapsus?» se demandait-il.

Mais le vieux juge de paix poursuivait:

--De vils criminels ont été atrocement punis, on ne saurait les
plaindre; tout serait donc pour le mieux si Sauvresy enivré par la
haine, n'ayant qu'une idée fixe, la vengeance, n'avait lui-même commis
une imprudence que je regarde presque comme un crime.

--Un crime! exclama le docteur stupéfait, un crime, Sauvresy!

M. Lecoq eut un fin sourire et murmura, oh! bien bas:

--Laurence.

Si bas qu'il eût parlé, le père Plantat l'entendit.

--Oui, monsieur Lecoq, répondit-il d'un ton sévère, oui, Laurence.
Sauvresy a commis une détestable action le jour où il a songé à faire de
cette malheureuse enfant la complice, je veux dire l'instrument de ses
colères. C'est lui qui l'a jetée sans pitié entre deux êtres exécrables
sans se demander si elle n'y serait pas brisée. C'est avec le nom de
Laurence qu'il a décidé Berthe à vivre. Et cependant il savait la
passion de Trémorel, il savait l'amour de cette malheureuse jeune fille,
et il connaissait son ami capable de tout. Lui qui a si bien prévu tout
ce qui pouvait servir sa vengeance, il n'a pas daigné prévoir que
Laurence pouvait être séduite et déshonorée, et il l'a laissée désarmée
devant la séduction du plus lâche et du plus infâme des hommes.

L'agent de la Sûreté réfléchissait.

--Il est une circonstance, objecta-t-il, que je ne puis m'expliquer.
Comment ces complices qui s'exécraient, que la volonté implacable de
leur victime enchaînait l'un à l'autre contre tous leurs instincts, ne
se sont-ils pas séparés d'un commun accord le lendemain de leur mariage,
le lendemain du jour où ils sont rentrés en possession du titre qui
établissait leur crime?

Le vieux juge de paix hocha la tête.

--Je vois bien, répondit-il, que je ne suis point arrivé à vous bien
faire comprendre l'épouvantable caractère de Berthe. Hector eût accepté
avec transport une séparation, sa femme ne pouvait pas y consentir. Ah!
Sauvresy la connaissait bien. Elle sentait sa vie perdue, d'horribles
regrets la déchiraient, il lui fallait une victime, une créature à qui
faire expier ses erreurs et ses crimes, à elle. Cette victime fut
Hector. Acharnée à sa proie, elle ne l'eût lâchée pour rien au monde.

--Ah! ma foi! remarqua le docteur Gendron, votre Trémorel est aussi trop
pusillanime. Qu'avait-il tant à redouter, une fois le manuscrit de
Sauvresy anéanti?

--Qui vous dit qu'il l'ait été, interrompit le vieux juge de paix.

Sur cette réponse, M. Lecoq interrompit sa promenade de long en large
dans la bibliothèque et vint s'asseoir en face du père Plantat.

--Les preuves ont-elles ou n'ont-elles pas été anéanties, fit-il, pour
moi, pour l'instruction, tout est là.

Le père Plantat ne jugea pas à propos de répondre directement.

--Savez-vous, demanda-t-il, qui était le dépositaire choisi par
Sauvresy.

--Ah! s'écria l'agent de la Sûreté en se frappant le front comme s'il
eût été illuminé par une idée soudaine, ce dépositaire, c'était vous,
monsieur le juge de paix.

Et en lui-même il ajouta: «Maintenant, mon bonhomme, je commence à
comprendre d'où viennent tes informations.»

--Oui; c'était moi, reprit le père Plantat. Le jour du mariage de Mme
veuve Sauvresy et du comte Hector, me conformant aux dernières volontés
de mon ami mourant, je me suis rendu au Valfeuillu, et j'ai fait
demander M. et Mme de Trémorel.

Bien que très entourés, très occupés, ils me reçurent immédiatement dans
le petit salon du rez-de-chaussée où ce pauvre Clément a été assassiné.
Ils étaient fort pâles l'un et l'autre et affreusement troublés.
Certainement ils devinaient l'objet de ma visite, ils l'avaient deviné
en m'entendant nommer puisqu'ils me recevaient.

Après les avoir salués l'un et l'autre, je m'adressai à Berthe, ainsi
que le prescrivaient les minutieuses instructions qui m'avaient été
données par écrit, et où éclate l'infernale prévoyance de Sauvresy.

«Madame, lui dis-je, j'ai été chargé par feu votre premier mari de vous
remettre, le jour de vos secondes noces, le dépôt qu'il m'avait confié.»

Elle me prit le paquet renfermant la bouteille et le manuscrit, d'un air
fort riant, joyeux même, me remercia beaucoup et aussitôt sortit.

À l'instant la contenance du comte changea. Il me parut très inquiet,
très agité. Il était comme sur des charbons. Je voyais bien qu'il
brûlait de s'élancer sur les pas de sa femme et qu'il n'osait pas.
J'allais me retirer, mais il n'y tenait, plus. «Pardon! me dit-il
brusquement, vous permettez, n'est-ce pas? Je suis à vous dans
l'instant.» Et il sortit en courant.

Lorsque je le revis ainsi que sa femme quelques minutes plus tard, ils
étaient fort rouges l'un et l'autre; leurs yeux avaient un éclat
extraordinaire et leur voix frémissait encore pendant qu'ils me
reconduisaient avec des formules polies. Ils venaient certainement
d'avoir une altercation de la dernière violence.

--Et le reste se devine, interrompit M. Lecoq. Elle était allée, la
chère dame, mettre en sûreté le manuscrit du défunt. Et quand son
nouveau mari lui a demandé de le lui livrer, elle lui a répondu:
«Cherche.»

--Sauvresy m'avait bien recommandé de ne remettre le paquet qu'entre ses
mains à elle.

--Oh! il s'entendait à monter une vengeance. Il donnait à sa veuve, pour
tenir Trémorel sous ses pieds, une arme terrible toujours prête à
frapper. C'est là cette cravache magique qu'elle employait si, par
hasard, il se révoltait. Ah! c'était un misérable, cet homme, mais elle
a dû le faire terriblement souffrir...

--Oui, interrompit le docteur Gendron, jusqu'au jour où il l'a tuée.

L'agent de la Sûreté avait repris sa promenade à travers la
bibliothèque.

--Reste maintenant, disait-il, la question du poison, question simple à
résoudre, puisque nous tenons là, dans ce cabinet, celui qui l'a vendu.

--D'ailleurs, répondit le docteur, pour ce qui est du poison, j'en fais
mon affaire. C'est dans mon laboratoire que ce gredin de Robelot l'a
volé, et je ne saurais que trop quel il est, le poison, alors même que
les symptômes, si bien décrits par le père Plantat, ne m'eussent pas
appris son nom. Je m'occupais d'un travail sur l'aconit lors de la mort
de M. Sauvresy, c'est avec de l'aconitine qu'il a été empoisonné.

--Ah! fit M. Lecoq surpris, de l'aconitine; c'est la première fois que
je rencontre ce poison-là dans ma pratique. C'est donc une nouveauté?

--Pas précisément, dit en souriant M. Gendron. C'est de l'aconit que
Médée extrayait, dit-on, ses plus effroyables toxiques, et Rome et la
Grèce l'employaient concurremment avec la ciguë comme agent d'exécutions
judiciaires.

--Et je ne le connaissais pas! J'ai, il est vrai, si peu de temps pour
travailler. Après cela, il était peut-être perdu, ce poison de Médée,
comme celui des Borgia; il se perd tant de choses!

--Non, il n'est pas perdu, rassurez-vous. Seulement, nous ne le
connaissons guère maintenant que par les expériences de Mathiole, sur
les condamnés à mort, au XVIe siècle; par les travaux de Hers, qui en
1833 isola le principe actif, l'alcaloïde, et enfin par quelques essais
de Bouchardat qui prétend...

Quand par malheur on a mis le docteur Gendron sur les poisons, il est
difficile de l'arrêter. Mais, d'un autre côté, M. Lecoq ne perd jamais
son but de vue.

--Pardon de vous interrompre, docteur, fit-il, retrouverait-on des
traces d'aconitine dans un cadavre inhumé depuis près de deux ans. Car
enfin, M. Domini va vouloir l'exhumation.

--Les réactifs de l'aconitine, monsieur, ne sont pas assez connus pour
en permettre l'isolement dans les produits cadavériques. Bouchardat a
bien proposé l'iodure de potassium ioduré qui donnerait un précipité
orange, mais cette expérience ne m'a pas réussi.

--Diable, fit M. Lecoq, voilà qui est contrariant.

Le docteur eut un sourire de triomphe.

--Rassurez-vous, dit-il, le procédé n'existait pas, je l'ai inventé.

--Ah! s'écria le père Plantat, votre papier sensibilisé.

--Précisément.

--Et vous retrouveriez de l'aconitine dans le corps de Sauvresy.

--Je retrouverais, monsieur l'agent, un milligramme d'aconitine dans un
tombereau de fumier.

M. Lecoq paraissait radieux, comme un homme qui acquiert la certitude de
mener à bonne fin une tâche qui lui avait paru un peu lourde.

--Eh bien! s'écria-t-il voici qui est terminé, notre instruction est
complète. Les antécédents des victimes exposés par monsieur le juge de
paix nous donnent la clé de tous les événements qui suivent la mort de
ce malheureux Sauvresy. Ainsi, on comprend la haine de ces époux si bien
unis en apparence. Ainsi, on s'explique que le comte Hector ait fait sa
maîtresse et non sa femme d'une jeune fille charmante, qui avait un
million de dot. Il n'y a plus rien de surprenant, à ce que M. de
Trémorel se soit résigné à jeter à la Seine son nom et sa personnalité
pour se refaire un état civil. S'il a tué sa femme, c'est qu'il y a été
contraint par la logique des événements. Elle vivante, il ne pouvait pas
fuir, et cependant il ne pouvait plus continuer à vivre au Valfeuillu.
Enfin, ce papier qu'il cherchait avec tant d'acharnement, lorsque chaque
minute pouvait lui coûter la vie, c'était sa condamnation, la preuve de
son premier crime, le manuscrit de Sauvresy.

M. Lecoq parlait avec une animation extraordinaire, et comme s'il eût eu
quelques motifs personnels d'animosité contre le comte de Trémorel. Il
est ainsi fait, et l'avoue volontiers en riant, il ne peut s'empêcher
d'en vouloir aux criminels qu'il est chargé de poursuivre. Entre eux et
lui, c'est un compte à régler. De là, l'ardeur désintéressée de ses
recherches. Peut-être est-ce chez lui simple affaire d'instinct, pareil
à celui qui pousse le chien de chasse sur la trace du gibier.

--Il est clair maintenant, poursuivait-il, que c'est Mlle Courtois
qui a mis fin aux éternelles irrésolutions du comte de Trémorel. Sa
passion pour elle, irritée par les obstacles, devait toucher au délire.
En apprenant la grossesse de sa maîtresse--car elle est réellement
enceinte, je le parierais--ce misérable, perdant la tête, a oublié toute
prudence et toute mesure. Il devait être si las d'un supplice qui, pour
lui, recommençait tous les matins! Il s'est vu perdu, il a vu sa
terrible femme se livrant pour avoir le bonheur de le livrer. Épouvanté,
il a pris les devants et s'est décidé au meurtre. Cet événement a été le
coup de fouet qui fait franchir le fossé.

Bien des circonstances qui établissaient la certitude de l'agent de la
Sûreté avaient nécessairement échappé au docteur Gendron.

--Quoi! s'écria-t-il stupéfait, vous croyez à la complicité de Mlle
Laurence.

L'homme de la préfecture eut un geste d'énergique protestation.

--Non, monsieur le docteur, répondit-il, non certainement, le ciel me
préserve d'une pareille idée. Mademoiselle Courtois a ignoré et ignore
le crime. Mais elle savait que Trémorel abandonnerait sa femme pour
elle. Cette fuite avait été discutée entre eux, convenue, arrêtée; ils
s'étaient donné rendez-vous pour un certain jour, à un endroit
déterminé.

--Mais cette lettre, fit le médecin, cette lettre!

Depuis qu'il était question de Laurence, le père Plantat dissimulait mal
ses angoisses et ses émotions.

--Cette lettre, s'écria-t-il, qui plonge toute une famille dans la plus
affreuse douleur, qui tuera peut-être mon pauvre Courtois, n'est qu'une
scène de la comédie infâme imaginée par le comte.

--Oh! fit le docteur révolté, est-ce possible?

--Je suis absolument de l'avis de monsieur le juge de paix, affirma
l'agent de la Sûreté. Hier soir, chez monsieur le maire, nous avons eu
en même temps le même soupçon. J'ai lu et relu la lettre de Mlle
Laurence, et je parierais qu'elle n'est pas d'elle. Le comte de Trémorel
lui a imposé un brouillon qu'elle a copié. Ne nous abusons pas,
messieurs, cette lettre a été méditée, réfléchie, composée à loisir.
Non, ce ne sont pas, ce ne peuvent être là les expressions d'une
malheureuse jeune fille de vingt ans qui va se tuer pour échapper au
déshonneur.

--Peut-être êtes-vous dans le vrai, fit le docteur, visiblement ébranlé;
mais comment pouvez-vous imaginer que M. de Trémorel a réussi à décider
Mlle Courtois à cet abominable expédient?

--Comment! Tenez, docteur, je ne suis pas un grand Grec en pareille
matière, ayant eu rarement l'occasion d'étudier sur le vif les
sentiments des demoiselles bien nées, et pourtant la chose me semble
fort simple. Une jeune fille, dans la situation où se trouve Mlle
Courtois, qui sent approcher le moment fatal où sa honte sera publique,
doit être prête à tout, décidée à tout, même à mourir.

Le père Plantat eut comme un gémissement. Une conversation qu'il avait
eue avec Laurence lui revenait à l'esprit. Elle lui avait demandé--il se
le rappelait--des renseignements sur certaines plantes vénéneuses qu'il
cultivait, s'inquiétant beaucoup des moyens qu'on emploie pour en
extraire les sucs mortels.

--Oui, dit-il, elle a songé à mourir.

--Eh bien! reprit l'agent de la Sûreté, c'est à moment où ces pensées
funèbres hantaient l'esprit de la pauvre enfant, que le comte de
Trémorel a pu facilement achever son oeuvre de perdition. Elle lui
disait sans doute qu'elle préférait la mort à la honte, il lui a prouvé
qu'étant enceinte, elle n'avait pas le droit de se tuer. Il lui a dit
qu'il était bien malheureux, que n'étant pas libre, il ne pouvait
réparer l'horrible faute, mais il lui a offert en même temps de lui
sacrifier se vie.

Que devait-elle faire pour tout sauver? Abandonner sa famille, faire
croire à son suicide, pendant que lui, de son côté, déserterait sa
maison et abandonnerait sa femme. Elle a dû se défendre, résister. Mais
ne devait-il pas tout obtenir d'elle, lui arracher les plus
invraisemblables consentements--en lui parlant de cet enfant qu'elle
sentait tressaillir dans son sein, qu'ils élèveraient entre eux, qui
ainsi aurait un père!

Et elle a consenti à tout, elle a fui, elle a recopié et jeté à la poste
la lettre infâme préparée par son amant.

Le docteur était convaincu.

--Oui, murmura-t-il, oui, voilà bien les moyens de séduction qu'il a dû
employer.

--Mais quel maladroit, reprit l'agent de la Sûreté, quel niais, qui n'a
pas pensé qu'infailliblement on remarquerait cette bizarre coïncidence
entre la disparition de son cadavre et le suicide de Mlle Laurence.
Les cadavres ne se perdent pas comme cela, que diable! Mais non,
monsieur s'est dit: On me croira bel et bien assassiné tout comme ma
femme, et la justice ayant son coupable, c'est-à-dire Guespin, n'en
demandera pas davantage.

Le père Plantat eut un geste désespéré de rage impuissante.

--Ah! s'écria-t-il, ne savoir où le misérable se cache pour lui arracher
Laurence.

L'agent de la Sûreté prit le bras du vieux juge de paix et le serra
énergiquement.

--Rassurez-vous, monsieur, dit-il d'un ton froid, nous le retrouverons,
ou je perdrai mon nom de Lecoq; et, pour être franc, je dois vous avouer
que la tâche ne me paraît pas bien difficile.

Trois ou quatre coups discrets frappés à la porte interrompirent M.
Lecoq. L'heure s'avançait, et depuis bien longtemps déjà, la maison
était éveillée et remuante. Dix fois au moins, Mme Petit, dévorée
d'inquiétude, malade et pleurant presque de curiosité déçue, était venue
coller son oreille à la serrure. Vainement, hélas!

--Que peuvent-ils machiner là-dedans? disait-elle à Louis, son
tranquille commensal. Voici douze heures qu'ils sont enfermés sans boire
ni manger; cela a-t-il du bon sens! Enfin, je vais toujours préparer à
déjeuner.

Ce n'était pourtant pas Mme Petit, qui se risquait à frapper.

C'était Louis, le jardinier, qui venait rendre compte à son maître de
dégâts tout à fait extraordinaires commis dans le jardin. Le gazon avait
été abîmé, piétiné, saccagé.

Il apportait en même temps des objets singuliers, laissés par les
malfaiteurs sur la pelouse, et qu'il avait ramassés. Ces objets M. Lecoq
les reconnut du premier coup d'oeil.

--Ciel! s'écria-t-il, je m'oubliais. Je suis là qui cause tranquillement
à visage découvert, comme si nous n'étions pas en plein jour, comme si
quelque indiscret ne pouvait pas entrer d'un moment à l'autre!

Et s'adressant à Louis, fort surpris de retrouver là ce jeune homme brun
qu'il n'y avait pas vu entrer la veille:

--Donne, mon garçon, lui dit-il, donne-moi ces accessoires de toilette
qui m'appartiennent.

Puis, en un tournemain, pendant que le maître de la maison était allé
donner quelques ordres, il rajusta sa physionomie de la veille. Si bien
que le père Plantat, en rentrant, n'en pouvait croire ses yeux; il
voyait là, près de la cheminée, son Lecoq, à l'air bénin, de
l'instruction. C'étaient bien les mêmes cheveux plats, ces favoris d'un
blond fauve, ce sourire idiot; il jouait avec sa même bonbonnière à
portrait.

Le déjeuner était servi et le vieux juge venait de prévenir ses hôtes.
Silencieux comme le dîner de la veille, ce repas dura peu. Les convives
sentaient le prix des minutes. M. Domini les attendait à Corbeil, et,
sans doute, il commençait à s'impatienter de leur retard.

Louis venait de poser sur la table une magnifique corbeille de fruits,
lorsque M. Lecoq pensa au rebouteux.

--Le misérable, dit-il, a peut-être besoin de quelque chose.

Le père Plantat voulait envoyer son domestique chercher maître Robelot,
l'agent de la Sûreté s'y opposa.

--C'est un gaillard dangereux, dit-il, j'y vais moi-même.

Il sortit, et dix secondes ne s'étaient pas écoulées que sa voix se fit
entendre:

--Messieurs, criait-il, messieurs!!!

Le docteur et le juge de paix accoururent.

En travers de la porte du cabinet gisait le corps inanimé du rebouteux.
Le misérable s'était suicidé.



XXII


Il avait fallu au rebouteux d'Orcival une présence d'esprit singulière
et un rare courage, pour se donner la mort dans ce cabinet obscur, sans
éveiller par aucun bruit suspect l'attention des hôtes de la
bibliothèque.

Un bout de ficelle, trouvé en tâtant dans l'ombre parmi les vieux livres
et les liasses de journaux, avait été l'instrument de son suicide. Il
l'avait lié solidement autour de son cou, et se servant d'un morceau de
crayon en guise de tourniquet il s'était étranglé.

Il n'offrait rien, d'ailleurs, de cet aspect hideux que la croyance
populaire attribue aux individus qui périssent par la strangulation. Il
avait la face pâle, les yeux à demi ouverts, la bouche béante et l'air
hébété de l'homme qui, sans grandes douleurs, perd peu à peu
connaissance, sous l'influence d'une congestion cérébrale.

--Peut-être est-il encore possible de le rappeler à la vie, dit le
docteur Gendron?

Et sortant bien vite sa trousse de sa poche, il s'agenouilla près du
cadavre.

Ce suicide paraissait contrarier vivement et même affecter M. Lecoq. Au
moment où tout allait comme sur des roulettes, voilà que son principal
témoin, celui qu'il avait arrêté au péril de ses jours, lui échappait.

Le père Plantat au contraire semblait presque satisfait, comme si cette
mort eût servi certains projets dont il n'avait pas parlé encore et
répondu à de secrètes espérances. Peu importait, d'ailleurs, s'il ne
s'agissait que de combattre les opinions de M. Domini et de lui fournir
les éléments d'une conviction nouvelle. Ce cadavre avait une bien autre
éloquence que le plus explicite des aveux.

Le docteur venait de se relever; il reconnaissait l'inutilité de ses
soins.

Vainement il s'était livré à toutes les manoeuvres qu'indique
l'expérience en matière de strangulation. Il avait, sans succès,
pratiqué l'ouverture de la jugulaire.

--C'est bien fini, dit-il; la pression a porté particulièrement entre
l'os hyoïde et le cartilage thyroïde: l'asphyxie a dû être complète en
très peu d'instants.

Le corps du rebouteux était alors étendu à terre, sur le tapis de la
bibliothèque.

--Il n'y a plus qu'à le faire reporter chez lui, dit le père Plantat;
nous l'y accompagnerons pour mettre les scellés sur tous ses meubles,
qui pourraient bien contenir des papiers importants.

Et se retournant vers son domestique:

--Cours, lui dit-il, jusqu'à la mairie, demander un brancard et deux
hommes de bonne volonté.

La présence du docteur Gendron n'était plus nécessaire; il promit au
père Plantat qu'il le rejoindrait, et sortit pour aller s'informer de
l'état de M. Courtois.

Cependant, Louis n'avait pas tardé à reparaître, suivi non pas d'un
homme de bonne volonté, mais de dix. On plaça sur le brancard le corps
de Robelot et le funèbre cortège se mit en route.

C'est tout en bas de la côte, à droite du pont de fil de fer que
demeurait le rebouteux d'Orcival. Il occupait seule une petite maison
composée de trois pièces, dont une lui servait de boutique, et était
encombrée de paquets de plantes, d'herbes sèches, de graines et de cent
autres articles de son commerce d'herboristerie. Il couchait dans la
pièce du fond, mieux meublée que ne le sont d'ordinaire les chambres à
coucher de campagne.

Les porteurs déposèrent sur le lit leur triste fardeau.

Ils auraient été fort embarrassés, sans doute, si parmi eux ne s'était
trouvé le tambour de ville, qui est en même temps fossoyeur d'Orcival.
Cet homme, expert en tout ce qui concerne les funérailles, donna toutes
les indications pour la dernière toilette. Lui-même, d'une main habile
et prompte, disposait les matelas selon le rite, pliant les draps et les
bordant ainsi qu'on a coutume de le faire. Pendant ce temps, le père
Plantat visitait tous les meubles dont on avait pris les clés dans les
poches du suicidé.

Les valeurs trouvées en possession de cet homme qui, deux ans plus tôt,
vivait au jour le jour et ne possédait pas un sou vaillant, devaient
être contre lui un témoignage accablant et ajouter une preuve aux
preuves, moralement indiscutables, mais non évidentes pourtant de sa
complicité. Mais le vieux juge de paix avait beau chercher, il ne
rencontrait rien qu'il ne connût déjà.

C'étaient les titres de propriété du pré Morin, des champs de Frapesle
et des pièces de terre Peyron. À ces titres étaient jointes deux
obligations, une de cent cinquante francs et l'autre de huit cent vingt
francs, souscrites au profit du sieur Robelot par deux habitants de la
commune.

Le père Plantat dissimulait mal son désappointement.

--Pas de valeurs, fit-il à l'oreille de M. Lecoq, comprenez-vous cela?

--Très bien, répondit l'agent de la Sûreté. C'était un rusé gaillard, ce
Robelot, assez prudent pour cacher sa fortune subite, assez patient pour
paraître mettre des années à s'enrichir. Vous n'apercevrez, monsieur,
dans son secrétaire que les valeurs qu'il croyait pouvoir avouer sans
danger. Pour combien y en a-t-il là?

Le juge de paix additionna rapidement les différentes sommes et
répondit:

--Pour quatorze mille cinq cents francs.

--Mme Sauvresy lui a donné davantage, déclara péremptoirement l'homme
de la préfecture. N'ayant que quatorze mille francs, il n'aurait pas été
assez fou pour les placer en terres. Il faut qu'il ait un magot caché
quelque part.

--Sans doute, je suis de cet avis, mais où?

--Ah! je cherche.

Il cherchait en effet, sans en avoir l'air, il rôdait tout autour de la
chambre, dérangeant les meubles, faisant à certains endroits sonner le
carreau du talon de ses bottes, auscultant le mur par places. Enfin, il
revint à la cheminée, devant laquelle plusieurs fois déjà il s'était
arrêté.

--Nous sommes au mois de juillet, disait-il, et cependant voici bien des
cendres dans ce foyer.

--On ne les retire pas toujours à la fin de l'hiver, objecta le juge de
paix.

--C'est vrai, monsieur, mais celles-ci ne vous semblent-elles pas bien
propres et bien nettes? Je ne leur vois pas cette légère couche de
poussière et de suie qui devrait les recouvrir alors que depuis
plusieurs mois on n'a pas allumé de feu.

Il se retourna vers la seconde pièce où il avait fait retirer les
porteurs, une fois leur besogne terminée, et dit:

--Tâchez donc de me procurer une pioche.

Tous les hommes se précipitèrent; il revint près du juge de paix.

--Certainement, murmurait-il, comme en aparté, ces cendres ont été
remuées récemment, et si elles ont été remuées...

Il s'était baissé déjà, et, écartant les cendres, il avait mis à nu la
pierre du foyer. Prenant alors un mince morceau de bois, il le promena
facilement dans les jointures de la pierre.

--Voyez, monsieur le juge de paix, disait-il, pas un atome de ciment, et
la pierre est mobile: le magot doit être là.

On lui apporta une pioche, il ne donna qu'un coup. La pierre du foyer
bascula, laissant béant un trou assez profond.

--Ah! s'écria-t-il d'un air de triomphe, je savais bien.

Ce trou était plein de rouleaux de pièces de vingt francs. On compta, il
s'y trouvait dix neuf mille cinq cents francs.

La physionomie du vieux juge de paix portait en ce moment l'empreinte
d'une douleur profonde.

«Hélas! pensait-il, voici pourtant le prix de la vie de mon pauvre
Sauvresy.»

En même temps que l'or, l'agent de la Sûreté avait retiré de la cachette
un petit papier couvert de chiffres. C'était comme le grand-livre du
rebouteux. D'un côté, à gauche, il avait porté la somme de quarante
mille francs. De l'autre côté, à droite, il avait inscrit diverses
sommes, dont le total s'élevait à vingt et un mille cinq cents francs.
Ces différentes sommes se rapportaient au prix de ses acquisitions.
C'était par trop clair. Mme Sauvresy avait payé quarante mille francs
à Robelot son flacon de cristal bleu.

Le père Plantat et l'agent de la Sûreté n'avaient plus rien à apprendre
chez le rebouteux.

Ils serrèrent dans le secrétaire l'or de la cachette et apposèrent
partout les scellés qui devaient rester à la garde de deux des hommes
présents.

Mais M. Lecoq n'était pas encore complètement satisfait.

Qu'était-ce donc que ce manuscrit lu par le vieux juge de paix? Un
instant il avait pensé que c'était simplement une copie de la
dénonciation à lui confiée par Sauvresy. Mais non, ce ne pouvait être
cela; Sauvresy n'avait pas pu décrire les dernières scènes si terribles
de son agonie.

Ce point, resté obscur, tracassait prodigieusement l'homme de la
préfecture de police et empoisonnait la joie qu'il éprouvait d'avoir
mené à bonne fin cette enquête si difficile. Une fois encore il voulut
essayer d'arracher la vérité au père Plantat. Le prenant sans trop de
façon par le collet de sa redingote, il l'attira dans l'embrasure de la
fenêtre, et de son air le plus innocent:

--Pardon, monsieur, lui dit-il à voix basse, est-ce que nous n'allons
pas retourner chez vous?

--À quoi bon, puisque le docteur Gendron, en sortant de chez le maire,
doit nous rejoindre ici?

--C'est que, monsieur, nous aurions, je crois besoin du dossier que vous
nous avez lu cette nuit afin de le communiquer à monsieur le juge
d'instruction.

L'agent de la Sûreté s'attendait à voir son interlocuteur bondir à cette
proposition, ses prévisions furent trompées.

Le père Plantat eut un triste sourire, et le regardant fixement dans les
yeux:

--Vous êtes bien fin, cher M. Lecoq, dit-il, mais je le suis assez pour
garder le dernier mot dont vous avez deviné une bonne partie.

M. Lecoq faillit rougir sous ses favoris blonds.

--Croyez, monsieur... balbutia-t-il.

--Je crois, interrompit le père Plantat, que vous seriez peut-être bien
aise de connaître la source de mes renseignements. Vous avez trop de
mémoire pour ne pas vous rappeler que, hier soir, en commençant, je vous
ai prévenu que cette relation était pour vous seul et que je n'avais en
vous la communiquant, qu'un seul but: faciliter nos recherches. Que
voulez-vous que fasse le juge d'instruction de notes absolument
personnelles, n'ayant aucun caractère d'authenticité?

Il réfléchit quelques secondes, comme s'il eût cherché à ajouter une
phrase à sa pensée, et ajouta:

--J'ai en vous trop de confiance, M. Lecoq, je vous estime trop pour ne
pas être certain d'avance que vous ne parlerez aucunement de documents
absolument confidentiels. Ce que vous direz vaudra tout ce que j'ai pu
écrire, maintenant qu'à l'appui de vos assertions vous avez le cadavre
de Robelot et la somme considérable trouvée en sa possession. Si M.
Domini hésitait encore à vous croire, vous savez que le docteur se fait
fort de retrouver le poison qui a tué Sauvresy...

Le père Plantat s'arrêta, il hésitait.

--Enfin, reprit-il, je crois que vous saurez taire ce que vous avez su
pénétrer.

La preuve que M. Lecoq est vraiment un homme fort, c'est que trouver un
partenaire de sa force ne lui déplaît pas. Certes, il était, en tant que
policier, bien supérieur au père Plantat, mais il lui fallait bien
reconnaître qu'il ne manquait à ce vieux juge de paix de campagne qu'un
peu de pratique et moins de passion. Plusieurs fois déjà depuis la
veille, il s'était incliné devant sa perspicacité supérieure. Cette fois
il lui prit la main et la serrant d'une façon significative:

--Comptez sur moi, monsieur, dit-il.

En ce moment, le docteur Gendron parut sur le seuil.

--Courtois, cria-t-il, va mieux, il pleure comme un enfant, il s'en
tirera.

--Le ciel soit loué! répondit le vieux juge de paix, mais puisque vous
voici, partons, hâtons-nous. M. Domini, qui nous attendait ce matin,
doit être fou d'impatience.



XXIII


Lorsqu'il parlait de l'impatience du juge d'instruction, le père Plantat
était certes bien au-dessous de la réalité. M. Domini était furieux, ne
comprenant rien à l'absence si prolongée de ses collaborateurs de la
veille, du juge de paix, du médecin et de l'agent de la Sûreté.

Dès le grand matin, il était venu s'installer dans son cabinet, au
palais de justice, drapé de sa robe de juge, et il comptait les minutes.

C'est que les réflexions de la nuit loin d'ébranler et de troubler ses
convictions n'avaient fait que les affirmer. À mesure qu'il s'éloignait
de l'heure du crime, il le trouvait plus simple, plus naturel, plus aisé
à expliquer.

Mais la conviction où il était que son avis n'était pas celui des autres
agents de l'enquête le taquinait, quoi qu'il pût se dire, et lui faisait
attendre leur rapport dans un état d'irritation nerveuse dont son
greffier ne s'apercevait que trop. Même, dans la crainte de n'être pas
là au moment de l'arrivée de M. Lecoq, redoutant de rester une minute de
plus dans l'incertitude, il s'était fait apporter à déjeuner dans son
cabinet.

Précaution inutile. L'aiguille tournait autour du joli cadran à dessins
bleus qui orne le palais, et personne n'arrivait.

Il avait bien, pour tuer le temps, interrogé Guespin et La Ripaille; ces
nouveaux interrogatoires ne lui avaient rien appris. L'un des prévenus
jurait ses grands dieux qu'il ne savait rien de plus que ce qu'il avait
dit, l'autre se renfermait dans un silence farouche, on ne peut plus
irritant, se bornant à répéter:--Je sais que je suis perdu, faites de
moi ce que vous voudrez.

M. Domini allait faire monter un gendarme à cheval et l'envoyer à
Orcival s'enquérir des causes de cette inexplicable lenteur, lorsque
enfin l'huissier de service lui annonça ceux qu'il attendait.

Vite, il donna l'ordre de les faire entrer, et si violente était sa
curiosité, que lui-même, en dépit de ce qu'il appelait sa dignité, se
leva pour aller au-devant d'eux.

--Comme vous êtes en retard! disait-il.

--Et cependant, fit le juge de paix, nous n'avons pas perdu une minute,
et nous ne nous sommes pas couchés.

--Il y a donc du nouveau? demanda-t-il. A-t-on retrouvé le cadavre du
comte de Trémorel?

--Il y a du nouveau, monsieur, répondit M. Lecoq, et beaucoup. Mais on
n'a pas retrouvé le cadavre du comte, et même j'ose affirmer qu'on ne le
retrouvera pas; par une raison bien simple, c'est qu'il n'a pas été tué;
c'est qu'il n'est pas une des victimes comme on a pu le supposer un
instant, c'est qu'il est l'assassin.

À cette déclaration, fort nettement articulée par l'homme de la police,
le juge d'instruction bondit dans son fauteuil.

--Mais c'est de la folie! s'écria-t-il.

M. Lecoq ne s'est jamais permis un sourire en présence d'un magistrat.

--Je ne pense pas, répondit-il froidement. Je suis même persuadé que si
monsieur le juge d'instruction veut bien me prêter une demi-heure
d'attention, j'aurai l'honneur de l'amener à partager mes convictions.

Un imperceptible haussement d'épaules de M. Domini n'échappa pas à
l'homme de la rue de Jérusalem, aussi crut-il devoir insister.

--Bien plus, je suis certain que monsieur le juge ne me laissera pas
sortir de son cabinet, sans m'avoir remis un mandat d'amener décerné
contre le comte Hector de Trémorel que présentement il croit mort.

--Soit, fit M. Domini, parlez.

Rapidement alors M. Lecoq se mit à exposer les faits recueillis tant par
lui que par le juge de paix depuis le commencement de l'instruction. Il
les exposait, non comme il les avait appris ou deviné, mais dans leur
ordre chronologique et de telle sorte, que chaque incident nouveau qu'il
abordait, découlait naturellement du précédent.

Plus que jamais, il était rentré dans son personnage de mercier bénin,
s'exprimant d'une petite voix flûtée, outrant les formules obséquieuses:
«J'aurai l'honneur» ou «Si monsieur le juge daigne me permettre» Il
avait ressorti la bonbonnière à portrait et, comme la veille au
Valfeuillu, aux passages palpitants ou décisifs, il avalait un morceau
de réglisse.

Et à mesure qu'avançait son récit, la surprise de M. Domini devenait
plus manifeste. Par moments il laissait échapper une exclamation.

--Est-ce possible! C'est à n'y pas croire.

M. Lecoq avait terminé. Il goba tranquillement un carré de guimauve, et
ajouta:

--Que pense maintenant monsieur le juge d'instruction?

M. Domini, il faut l'avouer, était médiocrement satisfait. Ce n'est
jamais sans une secrète contrariété qu'on voit un inférieur désarticuler
d'un doigt brutal un système qu'on a pris la peine de combiner et
d'agencer. Mais si entier qu'il soit dans ses opinions, si peu disposé
qu'il s'avoue à entrer dans le sentiment d'autrui, il lui fallait bien
cette fois s'incliner devant l'évidence qui éclatait à aveugler.

--Je suis convaincu, répondit-il, qu'un crime a été commis sur la
personne de M. Clément Sauvresy avec l'assistance chèrement payée de ce
Robelot. C'est si vrai que dès demain M. le docteur Gendron recevra une
réquisition d'avoir à procéder sans délai à l'exhumation et à l'autopsie
du cadavre.

--Et je retrouverai le poison, affirma le docteur, vous pouvez en être
sûr.

--Fort bien, reprit M. Domini. Mais de ce que M. de Trémorel a
empoisonné son ami pour épouser sa veuve, s'ensuit-il nécessairement,
rigoureusement, qu'il a hier assassiné sa femme et ensuite pris la
fuite? Je ne le crois pas.

Le père Plantat, n'osant rien dire, tant il craignait de s'emporter,
trépignait de colère. M. Domini s'égarait.

--Pardon, monsieur, objecta doucement M. Lecoq, il me semblait que le
suicide de Mlle Courtois--suicide supposé, tout porte à le
croire--prouvait au moins quelque chose.

--C'est un fait à éclaircir. La coïncidence que vous invoquez peut
n'être qu'un pur effet du hasard.

--Mais, monsieur, insista l'agent de la Sûreté, visiblement agacé, je
suis sûr que M. de Trémorel s'est rasé, j'en ai la preuve; nous n'avons
pas retrouvé les bottes qu'au dire de son domestique il avait chaussées
le matin...

--Doucement, monsieur, interrompit le juge, plus doucement, je vous en
prie. Je ne prétends pas que vous ayez absolument tort, il s'en faut,
seulement je vous présente mes objections. Admettons, j'y consens, que
M. de Trémorel ait tué sa femme. Il vit, il est en fuite, soit. Cela
prouve-t-il l'innocence de Guespin et qu'il n'ait pris aucune part au
meurtre?

C'était là, évidemment, le côté faible du plan de M. Lecoq. Mais,
convaincu, sûr de la culpabilité d'Hector, il s'était assez peu inquiété
du pauvre jardinier, se disant que son innocence éclaterait forcément
d'elle-même quand on mettrait la main sur le coupable.

Il allait cependant répliquer, lorsque dans le corridor on entendit un
bruit de pas puis des voix qui chuchotaient.

--Tenez, fit M. Domini, nous allons sans doute apprendre sur Guespin des
détails d'un haut intérêt.

--Attendriez-vous quelque nouveau témoin? demanda le père Plantat.

--Non, mais j'attends un employé de notre police de Corbeil auquel j'ai
confié une commission importante.

--Au sujet de Guespin?

--Précisément. Ce matin, de fort bonne heure, une ouvrière de la ville à
laquelle Guespin faisait la cour, m'a apporté une photographie de lui
très ressemblante, à ce qu'elle m'a affirmé. Ce portrait, je l'ai remis
à mon agent, avec l'adresse des _Forges de Vulcain_, trouvée hier en
possession du prévenu, le chargeant de savoir si Guespin n'aurait pas
été vu dans ce magasin, et s'il n'y aurait pas, acheté quelque chose
dans la soirée d'avant-hier.

S'il est un chasseur jaloux, n'aimant pas à voir suivre sur ses brisées,
c'est à coup sûr M. Lecoq. La démarche du juge d'instruction le froissa
si fort qu'il ne put dissimuler une affreuse grimace.

--Je suis vraiment désolé, dit-il d'un ton sec, d'inspirer à monsieur le
juge si peu de confiance qu'il croie devoir m'adjoindre des aides.

Cette susceptibilité amusa beaucoup M. Domini.

--Eh! monsieur l'agent, fit-il, vous ne pouvez être partout à la fois.
Je vous crois fort habile, mais je ne vous avais pas sous la main et
j'étais pressé.

--Une fausse démarche est souvent irréparable.

--Rassurez-vous, j'ai envoyé un homme intelligent.

La porte du cabinet s'ouvrit au même moment, et l'émissaire annoncé par
le juge d'instruction parut sur le seuil.

C'était un vigoureux homme d'une quarantaine d'années, à tournure
soldatesque plutôt que militaire, portant moustache rude taillée en
brosse, aux yeux luisants ombragés de sourcils touffus se rejoignant en
bouquet formidable au-dessus du nez. Il avait l'air futé plutôt que fin,
et sournois encore plus que rusé, si bien que son seul aspect devait
éveiller toutes sortes de défiances et mettre instinctivement en garde.

--Bonne nouvelle! dit-il d'une grosse voix enrouée et brisée par
l'alcool, je n'ai pas fait le voyage de Paris pour le roi de Prusse,
nous sommes en plein sur la piste de ce gredin de Guespin.

M. Domini l'interrompit d'un geste bienveillant, presque amical.

--Voyons, Goulard, disait-il--il s'appelle Goulard--procédons par ordre,
s'il se peut, et méthodiquement. Vous vous êtes transporté, conformément
à mes ordres au magasin des _Forges de Vulcain_?

--Immédiatement au sortir du wagon, oui, monsieur le juge.

--Parfait. Y avait-on vu le prévenu?

--Oui, monsieur, le mercredi 8 juillet, dans la soirée.

--À quelle heure?

--Sur les dix heures, peu d'instant avant la fermeture du magasin, ce
qui fait qu'il a été bien plus remarqué et bien mieux observé.

Le juge de paix remuait les lèvres, sans doute pour présenter une
objection, un geste de M. Lecoq qui le regardait, l'index posé sur la
bouche, l'arrêta.

--Et qui a reconnu la photographie? poursuivait M. Domini.

--Trois commis, monsieur, ni plus ni moins. Il faut vous dire que les
manières de Guespin ont tout d'abord éveillé leur attention. Il avait
l'air extraordinaire, m'ont-ils dit, à ce point qu'ils ont pensé avoir
affaire à un homme ivre ou pour le moins gris. Puis, ce qui fixe leurs
souvenirs, c'est qu'il a beaucoup parlé, il posait, il a été jusqu'à
leur promettre sa protection, disant que si on lui garantissait une
remise, il ferait acheter quantité d'outils de jardinage par une maison
dont il avait toute la confiance, la maison du _Gentil Jardinier_.

M. Domini suspendit l'interrogatoire pour consulter le dossier déjà
volumineux placé devant lui, sur son bureau. C'était bien, en effet--à
en croire les témoins--par cette maison du _Gentil Jardinier_, que
Guespin avait été placé chez le comte de Trémorel.

Le juge d'instruction en fit la remarque à haute voix, et ajouta:

--L'identité, à tout le moins, ne saurait être contestée. Il est acquis
à l'accusation que Guespin était, le mercredi soir, aux _Forges de
Vulcain_.

--Tant mieux pour lui, ne put s'empêcher de murmurer M. Lecoq.

Le magistrat entendit fort bien l'exclamation, mais malgré qu'elle lui
parût singulière, il ne la releva pas et continua à questionner son
homme de confiance.

--Cela étant, reprit-il, on a dû pouvoir vous dire de quels objets le
prévenu était venu faire l'acquisition?

--Les commis se le rappelaient, en effet, on ne peut mieux. Il a acheté
d'abord un marteau, un ciseau à froid, et une lime.

--Je savais bien! exclama le juge d'instruction. Et après?

--Ensuite, monsieur...

Ici, l'homme aux moustaches en brosse jaloux de frapper l'imagination de
ses auditeurs, crut devoir rouler des yeux terribles et prendre une voix
sinistre:

--... Ensuite, il a acheté un couteau poignard.

Le juge d'instruction ne se sentait pas d'aise, il battait M. Lecoq sur
son terrain, il triomphait.

--Eh bien! demanda-t-il de son ton le plus ironique à l'agent de la
Sûreté, que pensez-vous maintenant de votre client? Que dites-vous de
cet honnête et digne garçon qui, le soir même du crime, renonce à une
noce où il se serait amusé, pour s'en aller acheter un marteau, un
ciseau, un poignard, tous les instruments, en un mot, indispensables
pour l'effraction et le meurtre.

Le docteur Gendron paraissait quelque peu déconcerté de ces incidents
qui tout à coup se produisaient, mais un fin sourire errait sur les
lèvres du père Plantat.

Pour M. Lecoq, il avait la mine impayable d'un homme supérieur scarifié
d'objections qu'il sait devoir d'un mot réduire à néant, résigné à voir
gaspiller en partages oiseux, un temps qu'il mettrait utilement à
profit.

--Je pense, monsieur, répondit-il bien humblement, que les assassins du
Valfeuillu n'ont employé ni marteau, ni ciseau, ni lime, qu'ils
n'avaient pas apporté d'outils du dehors, puisqu'ils se sont servis
d'une hache.

--Ils n'avaient pas de poignard non plus? demanda le juge, de plus en
plus goguenard, à mesure qu'il se sentait plus sûr d'être sur la bonne
voie.

--Ceci, dit l'agent de la Sûreté, c'est une autre question, je l'avoue,
mais qui n'est pas difficile à résoudre.

Il commençait à perdre patience. Il se retourna vers l'agent de Corbeil
et assez brusquement lui demanda:

--C'est tout ce que vous savez?

L'homme aux gros sourcils toisa d'un air dédaigneux ce petit bourgeois
bénin, à tournure mesquine qui se permettait de l'interroger ainsi. Il
hésitait si bien à l'honorer d'une réponse que M. Lecoq dut répéter sa
question, brutalement, cette fois.

--Oui, c'est tout, dit-il enfin, et je trouve que c'est suffisant
puisque c'est l'avis de monsieur le juge d'instruction, le seul qui ait
des ordres à me donner et à l'approbation de qui je tienne.

M. Lecoq haussait tant qu'il pouvait les épaules en examinant le
messager de M. Domini.

--Voyons, fit-il, avez-vous seulement demandé quelle est exactement la
forme du poignard acheté par Guespin. Est-il grand, petit, large,
étroit, est-il à lame fixe?...

--Ma foi! non, à quoi bon?

--Simplement, mon brave, pour rapprocher cette arme des blessures de la
victime, pour voir si sa garde correspond à celle qui a laissé une
empreinte nette et visible entre les épaules de la victime.

--C'est un oubli, mais il est aisé de le réparer.

M. Lecoq n'eut pas eu, pour surexciter sa perspicacité, les aiguillons
de sa vanité blessée, qu'il eût fait des prodiges pour répondre aux
regards que lui adressait le père Plantat.

--On comprend une inadvertance, fit-il, mais du moins vous allez nous
dire en quelle monnaie Guespin a soldé ses achats?

Il semblait si embarrassé de son personnage, le pauvre détective de
Corbeil, si humilié, si vexé, que le juge d'instruction crut devoir
venir à son secours.

--La nature de la monnaie importe assez peu, ce me semble, objecta-t-il.

--Je prie monsieur le juge de m'excuser, si je ne suis pas de son avis,
répondit M. Lecoq. Cette circonstance peut être des plus graves. Quelle
est en l'état de l'instruction la charge la plus grave relevée contre
Guespin? C'est l'argent trouvé dans sa poche. Or, supposons un moment,
que hier soir à dix heures, il a changé à Paris un billet de mille
francs. Ce billet serait-il le produit du crime du Valfeuillu? Non,
puisqu'à cette heure-là le crime n'était pas commis. D'où viendrait-il?
C'est ce que je n'ai pas à rechercher encore. Mais si mon hypothèse est
exacte, la justice sera bien forcée de convenir que les quelques cents
francs dont était nanti le prévenu, peuvent et doivent être le reste du
billet.

--Ce n'est toujours qu'une hypothèse, fit M. Domini d'un ton de mauvaise
humeur de plus en plus accentuée.

--Il est vrai, mais qui peut se changer en certitude. Il me reste encore
à demander à monsieur--il désignait l'homme aux moustaches--comment
Guespin a emporté les objets achetés. Les a-t-il simplement glissés dans
sa poche, ou en a-t-il fait faire un paquet et comment était ce paquet.

L'agent de la Sûreté parlait d'un ton tranchant, dur, glacial, empreint
d'une amère raillerie, si bien que le pauvre diable avait perdu toute
l'assurance de sa mine et ne relevait plus, tant s'en faut, ses
moustaches.

--Je ne sais pas, balbutia-t-il, on ne m'avait pas dit, je croyais...

M. Lecoq éleva ses deux mains comme pour prendre le ciel à témoin. Au
fond, il était ravi de cette occasion superbe qui se présentait de se
venger des dédains de M. Domini. Au juge d'instruction, il ne pouvait,
il n'osait, il ne voulait rien dire, mais il avait le droit de bafouer
le malencontreux agent, de passer sur lui sa colère.

--Ah ça! mon garçon, lui dit-il, qu'êtes vous donc allé faire à Paris?
Montrer la photographie de Guespin et conter le crime d'Orcival à ces
messieurs des _Forges de Vulcain_? Ils ont dû être bien sensibles à
votre attention. Mais Mme Petit, la gouvernante de monsieur le juge
de paix, en aurait bien fait autant.

Ah! par exemple, à ce coup de boutoir, l'homme aux dures moustaches fut
sur le point de se fâcher, il fronça ses épais sourcils, et de sa plus
grosse voix:

--Ça, monsieur, commença-t-il...

--Ta, ta, ta! interrompit l'agent de la Sûreté le tutoyant cette fois,
laisse-moi donc en paix et tâche de savoir qui te parle, je suis M.
Lecoq.

L'effet du nom du policier célèbre fut magique sur un gaillard, employé
quelques mois, comme auxiliaire dans les brigades volantes de la rue de
Jérusalem. Il tomba au port d'armes, et son attitude, aussitôt, devint
respectueuse, comme celle du modeste fantassin qui, sous la redingote
d'un épicier, trouverait son général.

Être traité de «mon garçon», tutoyé, brutalisé même par cet illustre,
loin de l'offenser, le flattait presque. Il est de ces souples échines
qui volent au-devant de certains gourdins.

D'un air ébahi et plein d'admiration, il murmurait:

--Quoi! est-ce possible, M. Lecoq, vous, un pareil homme!

--Oui, c'est moi, mon garçon, mais console-toi, je ne t'en veux pas; tu
ne sais pas ton métier, mais tu m'as rendu service, tu as eu le bon
esprit de m'apporter une preuve concluante de l'innocence de mon client.

Ce n'est pas sans un secret déplaisir que M. Domini vit cette scène. Son
homme passait à l'ennemi, reconnaissant sans conteste une supériorité
fixée et classée. L'assurance de M. Lecoq en parlant de l'innocence d'un
prévenu, dont la culpabilité lui semblait indiscutable, acheva de
l'exaspérer.

--Et quelle est cette fameuse preuve, s'il vous plaît? demanda-t-il.

--Elle est simple et éclatante, monsieur, répondit M. Lecoq s'amusant à
outrer son air niais à mesure que ses déductions rétrécissaient le champ
des probabilités. Sans doute, il vous souvient que, lors de notre
enquête au château du Valfeuillu, nous trouvâmes les aiguilles de la
pendule de la chambre à coucher arrêtée sur trois heures vingt minutes.
Me défiant d'un coup de pouce perfide, je mis, vous le rappelez-vous? la
sonnerie de cette pendule en mouvement. Qu'advint-il? Elle sonna onze
coups. De ce moment, il fut patent pour nous que le crime avait été
commis avant onze heures. Or, si à dix heures du soir Guespin était dans
les magasins des _Forges de Vulcain_, il ne pouvait être au Valfeuillu
avant minuit. Donc, ce n'est pas lui qui a fait le coup.

Et sur cette conclusion l'agent de la Sûreté sortant sa bonbonnière se
récompensa d'un carré de réglisse adressant au juge d'instruction un
joli sourire qui bien clairement signifiait: «Tirez-vous de là.»

C'était, si les déductions de M. Lecoq étaient rigoureusement justes, le
système entier du juge d'instruction qui s'écroulait.

Mais M. Domini ne pouvait admettre qu'il se fût ainsi trompé; il ne
pouvait, tout en mettant la découverte de la vérité bien au-dessus de
mesquines considérations personnelles, renoncer à une conviction
affermie par de mûres réflexions.

--Je ne prétends pas, dit-il, que Guespin soit le seul coupable, il peut
n'être que complice, mais pour complice, il l'est.

--Complice! non, monsieur le juge, mais victime. Ah! le Trémorel est un
grand misérable! Comprenez-vous maintenant pourquoi il avait avancé les
aiguilles? Moi, d'abord, je ne voyais pas l'utilité de cette avance de
cinq heures. Le but est clair, maintenant. Il fallait, pour que Guespin
fût sérieusement inquiété et compromis que le crime eût été commis bien
après minuit, il fallait...

Mais tout à coup, il s'interrompit, il restait la bouche béante,
l'oeil fixe, en arrêt, pour ainsi dire, devant une idée qui venait de
traverser son cerveau.

Le juge d'instruction, tout entier à son dossier, occupé à chercher des
arguments en faveur de son opinion ne s'aperçut pas de ce mouvement.

--Mais alors, fit-il, comment expliquez-vous l'obstination de Guespin à
se taire, à refuser de donner l'emploi de sa nuit?

M. Lecoq s'était remis bien vite de son émotion, mais le docteur Gendron
et le père Plantat qui l'observaient avec la plus ardente attention,
épiant les plus légères contractions des muscles de son visage virent
passer dans ses yeux l'éclair du triomphe. Sans doute il venait de
trouver une solution au problème qui lui était posé. Et quel problème!
qui mettait en question la liberté d'un homme, la vie d'un innocent.

--Je comprends, monsieur le juge d'instruction, répondit-il, je
m'explique le mutisme obstiné de Guespin. Je serais au comble de la
surprise si, à cette heure, il se décidait à parler.

M. Domini se méprit au sens de cette explication; même il y crut
découvrir une intention soigneusement voilée de persiflage.

--Il a eu cependant la nuit pour réfléchir, répondit-il. Douze heures,
n'est-ce pas assez pour échafauder un système de défense?

L'agent de la Sûreté hocha la tête d'un air de doute.

--C'est certes plus qu'il ne faut, dit-il, mais notre prévenu s'inquiète
peu d'un système, j'en mettrais ma main au feu.

--S'il se tait, c'est qu'il n'a rien trouvé de plausible.

--Non, monsieur, non, répondit M. Lecoq, croyez bien qu'il ne cherche
pas. Dans mon opinion, Guespin est victime. C'est vous dire que je
soupçonne Trémorel de lui avoir tendu un piège infâme dans lequel il est
tombé et où il se sent si bien pris que toute lutte lui paraît insensée.
Il est convaincu, ce malheureux, que plus il se débattrait, plus il
resserrerait les mailles du filet qui l'enveloppe.

--C'est aussi mon avis, affirma le père Plantat.

--Le vrai coupable, poursuivait l'agent de la Sûreté, le comte Hector, a
été pris de folie au dernier moment, et ce trouble a stérilisé toutes
les précautions qu'il avait imaginées pour donner le change. Mais c'est,
ne l'oublions pas, un homme intelligent, assez perfide pour mûrir les
plus odieuses machinations, assez dégagé de scrupules pour les exécuter.
Il sait qu'il faut à la justice son compte de prévenus, un par crime; il
n'ignore pas que la police tant qu'elle n'a pas son coupable, reste sur
pied, l'oeil et l'oreille au guet; il nous a jeté Guespin comme le
chasseur serré de trop près jette son gant à l'ours qui le poursuit.
Peut-être comptait-il que l'erreur ne coûterait pas la tête à un
innocent, certainement il espérait gagner ainsi du temps. Pendant que
l'ours flaire le gant, le tourne et le retourne, le rusé chasseur gagne
du terrain, s'esquive et se met en lieu sûr. Ainsi se proposait de faire
Trémorel.

De tous les auditeurs de M. Lecoq, le plus enthousiaste était désormais,
sans conteste, l'agent de Corbeil qui, tout à l'heure, le regardait avec
des yeux si farouches. Littéralement, Goulard buvait les paroles de son
chef. Jamais il n'avait ouï un collègue s'exprimer avec cette verve,
cette autorité; il n'avait pas idée d'une semblable éloquence, et il se
redressait comme s'il eût rejailli sur lui quelque chose de l'admiration
qu'il lisait sur tous les visages. Il grandissait dans sa propre estime,
à cette idée qu'il était soldat dans une armée commandée par de tels
généraux. Il n'avait plus d'opinion, il avait l'opinion de son
supérieur.

Malheureusement il était plus difficile de séduire, de subjuguer et de
convaincre le juge d'instruction.

--Cependant, objecta-t-il, vous avez vu la contenance de Guespin.

--Eh! monsieur, qu'importe et que prouve la contenance? Savons-nous,
vous et moi, si demain nous étions arrêtés sous la prévention d'un crime
affreux quelle serait notre tenue?

M. Domini ne prit pas la peine de dissimuler un haut-le-corps des plus
significatifs: la supposition lui semblait des plus malséantes.

--Pourtant, vous et moi, nous sommes familiarisés avec l'appareil de la
justice. Le jour où j'arrêtai Lanscot, ce pauvre domestique de la rue de
Marignan, ses premières paroles furent: «Allons, mon compte est bon.»

Le matin où le père Tabaret et moi nous saisîmes au saut du lit le
vicomte de Commarin, accusé d'avoir assassiné la veuve Lerouge, il
s'écria: «Je suis perdu.» Ils n'étaient pourtant coupables ni l'un ni
l'autre. Mais l'un et l'autre, le noble vicomte et l'infime valet, égaux
devant la terreur d'une erreur judiciaire possible, évaluant d'un coup
d'oeil les charges qui allaient les accabler, avaient eu un moment
d'affreux découragement.

--Mais ce découragement ne persiste pas deux jours, fit M. Domini.

M. Lecoq ne répondit pas, il poursuivait s'animant à mesure que des
exemples plus saisissants se présentaient à son esprit.

--Nous avons vu, monsieur, vous juge, moi humble agent de police, assez
de prévenus pour savoir combien les apparences sont trompeuses, combien
peu il faut s'y fier. Ce serait folie que de baser une appréciation sur
l'attitude d'un accusé. Celui qui le premier a parlé du «cri de
l'innocence» était un sot, tout comme celui qui prétend montrer la «pâle
stupeur» du coupable. Ni le crime, ni la vertu, malheureusement, n'ont
de voix ni de contenance particulières. La fille Simon, accusée d'avoir
tué son père, s'est refusé obstinément à répondre pendant vingt-deux
jours; le vingt-troisième, on a découvert l'assassin. Quant à l'affaire
Sylvain...

De deux coups légèrement frappés sur son bureau, le juge d'instruction
interrompit l'agent de la Sûreté.

Homme, M. Domini tient beaucoup trop à ses opinions; magistrat, il est
également obstiné, mais prêt aux derniers sacrifices d'amour-propre, si
la voix du devoir se fait entendre.

Les arguments de M. Lecoq n'avaient entamé en rien le granit de sa
conviction, mais ils lui imposaient l'obligation de s'éclairer
sur-le-champ, de battre l'homme de la préfecture ou de s'avouer lui-même
vaincu.

--Vous semblez plaider, monsieur? dit-il à l'agent de la Sûreté, et dans
le cabinet du magistrat instructeur, il n'est pas besoin de plaidoirie.
Il n'y a pas ici un avocat et un juge. Les mêmes intentions généreuses
et honorables nous animent l'un et l'autre. Chacun de nous, dans la
sphère de ses fonctions, cherche la vérité. Vous croyez la voir briller
où je ne découvre que ténèbres, mais vous pouvez vous tromper aussi bien
que moi.

Et avec une condescendance un peu raide, véritable acte d'héroïsme, mais
que gâtait une pointe fine d'ironie, il ajouta:

--Selon vous, monsieur, que devrais-je faire?

Le juge fut du moins récompensé de l'effort qu'il faisait par un regard
approbateur du père Plantat et du docteur Gendron.

Mais M. Lecoq ne se pressait pas de répondre. Il avait bien quantité de
raisons de poids à offrir; ce n'était pas là, il le sentait, ce qu'il
fallait. Il devait présenter des faits, là, sur-le-champ; faire jaillir
de la situation une de ces preuves qu'on touche du doigt. Comment y
parvenir? Et son esprit, si fertile en expédients, se bandait outre
mesure.

--Eh bien? insista M. Domini.

--Ah! s'écria l'agent de la Sûreté, que ne puis-je poser moi-même trois
questions à ce malheureux Guespin.

Le juge d'instruction fronça le sourcil; la proposition lui semblait
vive. Il est dit formellement que l'interrogatoire de l'inculpé doit
être fait secrètement et par le juge seul assisté de son greffier. D'un
autre côté, il est décidé qu'après avoir été interrogé une première
fois, l'inculpé peut être confronté avec des témoins. Puis il y a des
exceptions en faveur des agents de la force publique.

M. Domini repassait ses textes dans sa mémoire, cherchant un précédent.

--Je ne sais, répondit-il enfin, jusqu'à quel point les règlements
m'autorisent à vous accorder ce que vous me demandez. Cependant, comme
en conscience, je suis persuadé que l'intérêt de la vérité domine toutes
les ordonnances, je vais prendre sur moi de vous laisser interroger
votre client.

Il sonna, un huissier parut.

--A-t-on reconduit, demanda-t-il, Guespin à la prison?

--Pas encore, monsieur.

--Tant mieux! Dites qu'on me l'amène.

M. Lecoq ne se possédait pas de joie. Il n'avait pas osé compter à ce
point sur son éloquence, il n'espérait pas surtout un succès si prompt
et si surprenant, étant donné le caractère de M. Domini.

--Il parlera, disait-il, si plein de confiance, que son oeil terne
s'était rallumé et qu'il oubliait le portrait de la bonbonnière, il
parlera, j'ai, pour lui délier la langue, trois moyens, dont un au moins
réussira. Mais avant qu'il arrive, de grâce, monsieur le juge de paix,
un renseignement? Savez-vous si, après la mort de Sauvresy, Trémorel a
revu son ancienne maîtresse?

--Jenny Fancy? demanda le père Plantat un peu surpris.

--Oui, miss Fancy.

--Certainement, il l'a revue.

--Plusieurs fois?

--Assez souvent. À la suite de la scène de la _Belle-Image_, la
malheureuse s'est jetée dans la plus affreuse débauche. Avait-elle des
remords de la délation, comprenait-elle qu'elle avait tué Sauvresy,
eut-elle un soupçon du crime, je l'ignore. Toujours est-il qu'à partir
de ce moment elle s'est mise à boire avec fureur, s'enfonçant plus
profondément dans la boue de semaine en semaine...

--Et le comte pouvait consentir à la revoir?

--Il y était bien obligé. Elle le harcelait, il avait peur d'elle. Dès
qu'elle n'avait plus d'argent, elle lui en envoyait demander par des
commissionnaires à figure patibulaire, et il en donnait. Une fois il
refusa, le soir même elle arriva elle-même, ivre, et il eut toutes les
peines du monde à la renvoyer. En somme, elle savait qu'il avait été
l'amant de Mme Sauvresy, elle le menaçait, c'était un chantage
organisé. Je tiens de lui l'histoire de tous les soucis qu'elle lui
donnait, il me disait qu'il ne se débarrasserait d'elle qu'en la faisant
enfermer, mais le moyen lui répugnait.

--La dernière entrevue date-t-elle de loin?

--Ma foi! répondit le docteur Gendron, étant en consultation à Melun, il
n'y a pas trois semaines, j'ai aperçu à la fenêtre d'un hôtel le comte
et sa péronnelle, même à ma vue il s'est retiré vivement.

--Alors, murmura l'agent de la Sûreté, plus de doute...

Il se tut. Guespin entrait entre deux gendarmes.

En vingt-quatre heures, le malheureux jardinier du Valfeuillu avait
vieilli de vingt ans. Il avait les yeux hagards, et ses lèvres crispées
étaient bordées d'écume. Par moments la contraction de sa gorge
trahissait la difficulté qu'il éprouvait à avaler sa salive.

--Voyons, lui demanda le juge d'instruction, êtes-vous revenu à des
sentiments meilleurs?

Le prévenu ne répondit pas.

--Êtes-vous décidé à parler?

Une convulsion de rage secoua Guespin de la tête aux pieds, ses yeux
lancèrent des flammes.

--Parler, fit-il d'une voix rauque, parler! Pourquoi faire?

Et après un de ces gestes désespérés de l'homme qui s'abandonne, qui
renonce à toute lutte comme à toute espérance, il s'écria:

--Que vous ai-je fait, mon Dieu! pour me torturer ainsi? Que voulez-vous
que je vous dise? Que c'est moi qui ai fait le coup? Est-ce là ce que
vous voulez? Alors, oui, c'est moi! Vous voilà contents. Coupez-moi
maintenant la tête, mais faites vite, je ne veux pas souffrir.

Une morne stupeur accueillit cette déclaration de Guespin. Quoi, il
avouait!...

M. Domini eut au moins le bon goût de ne pas triompher, il resta
impassible, et cependant cet aveu le surprenait au-delà de toute
expression.

Seul, M. Lecoq, bien que surpris, ne fut pas absolument décontenancé. Il
s'approcha de Guespin, et lui tapant sur l'épaule:

--Allons, mon camarade, lui dit-il d'un ton paternel, ce que tu nous
racontes est absurde. Penses-tu que monsieur le juge d'instruction a
quelque motif secret de t'en vouloir? Non, n'est-ce pas? Supposes-tu que
j'ai intérêt à ta mort? Pas davantage. Un crime a été commis, nous
cherchons le coupable. Si tu es innocent, aide-nous à trouver celui qui
ne l'est pas. Qu'as-tu fait de mercredi à jeudi matin?

Mais Guespin persistait dans son entêtement farouche, stupide.
Entêtement de l'idiot et de la bête brute.

--J'ai dit ce que j'avais à dire, fit-il.

Alors M. Lecoq, changea de ton, de bienveillant qu'il était, il se fit
sévère, se reculant comme pour mieux juger de l'effet qu'il allait
produire sur Guespin...

--Tu n'as pas le droit de te taire, entends-tu, reprit-il. Et quand même
tu te tairais, imbécile, est-ce que la police ne sait pas tout. Ton
maître t'a chargé d'une commission, n'est-ce pas, mercredi soir. Que
t'a-t-il donné? Un billet de mille francs?

Le prévenu regardait M. Lecoq d'un air absolument stupide.

--Non, balbutia-t-il, c'était un billet de cinq cents francs.

Comme tous les grands artistes, au moment de leur scène capitale,
l'agent de la Sûreté était vraiment ému. Son surprenant génie
d'investigation venait de lui inspirer cette combinaison hardie qui, si
elle réussissait, lui assurait le gain de la partie.

--Maintenant, demanda-t-il, dis-moi le nom de cette femme.

--Je ne le sais pas, monsieur.

--Tu n'es donc qu'un sot? Elle est petite, n'est-ce pas! assez jolie,
brune et pâle, avec des yeux très grands.

--Vous la connaissez donc? fit Guespin d'une voix tremblante d'émotion.

--Oui, mon camarade, et si tu veux savoir son nom pour le dire dans tes
prières, elle s'appelle Jenny Fancy.

Les hommes vraiment supérieurs en quelque spécialité que ce soit,
n'abusent jamais mesquinement de leur supériorité; l'intime satisfaction
qu'ils éprouvent à la voir reconnue leur est une suffisante récompense.

M. Lecoq jouissait donc doucement de sa victoire pendant que ses
auditeurs s'émerveillaient de sa perspicacité. C'est qu'en effet une
série de rapides calculs lui avait révélé, non seulement la pensée de
Trémorel, mais encore les moyens qu'il avait dû employer pour arriver à
ses fins.

Chez Guespin, la colère faisait place à un étonnement immense. Il se
demandait, et on suivait sur son front l'effort de sa réflexion, comment
cet homme avait pu être informé d'actions qu'il avait tout lieu de
croire secrètes.

Mais déjà l'agent de la Sûreté était revenu à son prévenu.

--Puisque je t'ai appris le nom de la femme brune, lui demanda-t-il,
explique-moi donc comment et pourquoi le comte de Trémorel t'a remis un
billet de cinq cents francs.

--C'est au moment où j'allais partir, monsieur le comte n'avait pas de
monnaie, il ne voulait pas m'envoyer changer à Orcival, je devais
rapporter le reste.

--Et pourquoi n'as-tu pas rejoint tes camarades chez Wepler, aux
Batignolles?

Pas de réponse.

--Quelle commission devais-tu faire pour le comte?

Guespin hésita. Ses yeux allaient de l'un à l'autre des auditeurs; du
juge d'instruction au père Plantat, du docteur à l'agent de Corbeil, et
sur tous les visages il lui semblait découvrir une expression d'ironie.

Il eut la pensée que tous ces gens se moquaient de lui, qu'on lui avait
tendu un piège et qu'il y était tombé. Il crut que ses réponses venaient
d'empirer sa situation. Aussitôt, un affreux désespoir s'empara de lui.

--Ah! s'écria-t-il, s'adressant à M. Lecoq, vous m'avez trompé, vous ne
saviez rien, vous avez plaidé le faux pour savoir le vrai. J'ai été
assez simple pour vous répondre et vous allez retourner toutes mes
paroles contre moi.

--Quoi? vas-tu déraisonner de nouveau?

--Non, mais j'y vois clair et vous ne me reprendrez plus. Maintenant,
monsieur, je mourrais plutôt que de dire un mot.

L'agent allait chercher à le rassurer, il ajouta avec un entêtement
idiot:

--Je suis d'ailleurs aussi fin que vous, allez, je ne vous ai dit que
des mensonges.

Ce revirement subit du prévenu n'étonna personne. S'il est des prévenus
qui, une fois enfermés dans un système de défense, n'en sortent pas plus
qu'une tortue de sa carapace, il en est d'autres qui, à chaque nouvel
interrogatoire, varient, niant aujourd'hui ce qu'hier ils affirmaient,
inventant le lendemain quelque épisode absurde qu'ils démentiront
encore.

C'est donc vainement que M. Lecoq essaya de faire sortir encore Guespin
de son mutisme; vainement que M. Domini, à son tour, essaya de lui tirer
quelques paroles. À toutes les questions il avait pris le parti de
répondre:

--Je ne sais pas.

L'agent de la Sûreté s'impatienta à la fin.

--Tiens, dit-il au prévenu, je t'avais pris pour un garçon d'esprit et
tu n'es qu'un sot. Tu crois que nous ne savons rien? Écoute-moi: Le soir
de la noce de Mme Denis, au moment où tu te disposais à partir avec
tes camarades, lorsque tu venais d'emprunter vingt francs au valet de
chambre, ton maître t'a appelé. Après t'avoir recommandé un secret
absolu, secret que tu as gardé, c'est une justice à te rendre, il t'a
prié de quitter les autres domestiques à la gare et d'aller jusqu'aux
_Forges de Vulcain_ lui acheter un marteau, une lime, un ciseau à froid
et un poignard. Ces objets, tu devais les porter à une femme. C'est
alors que ton maître t'a donné ce fameux billet de cinq cents francs, en
disant que tu lui rendrais le reste à ton retour le lendemain. Est-ce
cela?

Oui, c'était cela, on le voyait dans les yeux du prévenu. Cependant il
répondit encore:

--Je ne me rappelle pas.

--Alors, poursuivit M. Lecoq, je vais te conter ce qui est arrivé
ensuite. Tu as bu, tu t'es soûlé, si bien que tu as dissipé en partie le
reste du billet qui t'avait été confié. De là, tes terreurs quand on t'a
mis la main dessus, hier matin, avant qu'on t'ait dit un mot. Tu as cru
qu'on t'arrêtait pour détournement. Puis, quand tu as su que le comte
avait été assassiné dans la nuit, te rappelant que la veille tu avais
acheté toutes sortes d'instruments de vol et de meurtre, songeant que tu
ne sais ni l'adresse ni le nom de la femme à qui tu as remis le paquet,
convaincu qu'on ne te croirait pas si tu expliquais l'origine de
l'argent trouvé dans ta poche, au lieu de songer aux moyens de prouver
ton innocence, tu as eu peur, tu as cru te sauver en te taisant.

Il est certain que la physionomie du prévenu changeait à vue d'oeil.
Ses nerfs se détendaient; ses lèvres tout à l'heure crispées se
desserraient. Son esprit s'ouvrait à l'espérance. Mais il résista.

--Faites de moi ce que vous voudrez, dit-il.

--Eh! que veux-tu que nous fassions d'un idiot comme toi? s'écria M.
Lecoq décidément en colère. Je commence à croire que tu es un mauvais
gars. Un bon sujet comprendrait que nous voulons le tirer d'un mauvais
pas et il nous dirait la vérité. C'est volontairement que tu vas
prolonger ta prévention. Tu apprendras ainsi que la plus grande finesse
est encore de dire ce qui est. Une dernière fois, veux-tu répondre?

De la tête Guespin fit signe que non.

--Retourne donc en prison et au secret, puisque tu t'y plais, conclut
l'agent de la Sûreté.

Et ayant cherché de l'oeil l'approbation du juge d'instruction:

--Gendarmes, dit-il remmenez le prévenu.

Les derniers doutes du juge d'instruction s'étaient dissipés comme le
brouillard au soleil. Pour tout dire, il ressentait une certaine peine
d'avoir si mal traité l'agent de la Sûreté. Au moins essaya-t-il de
réparer autant qu'il était en lui sa dureté passée.

--Vous êtes un homme habile, monsieur, dit-il à M. Lecoq. Sans parler de
votre perspicacité si surprenante qu'elle pourrait passer pour un don de
seconde vue, votre interrogatoire de tout à l'heure est un
chef-d'oeuvre en son genre. Recevez donc mes félicitations, sans
préjudice de la récompense que je me propose de demander pour vous à vos
chefs.

L'agent de la Sûreté, à ces compliments, baissait les yeux avec des airs
de vierge. Il regardait tendrement la vilaine femme de la bonbonnière,
et sans doute, il lui disait:

«Enfin, mignonne, nous l'emportons, cet austère magistrat qui déteste si
fort l'institution dont nous sommes le plus bel ornement, fait amende
honorable; il reconnaît et loue nos utiles services.»

Et tout haut il répondit:

--Je n'accepte, monsieur, que la moitié de vos éloges, permettez-moi
d'offrir l'autre à monsieur le juge de paix.

Le père Plantat voulut protester.

--Oh! fit-il, pour quelques renseignements! Sans moi vous arriviez quand
même à la vérité.

Le juge d'instruction s'était levé. Noblement, mais non sans un certain
effort, il tendit la main à M. Lecoq qui la serra respectueusement.

--Vous m'épargnez, monsieur, lui dit-il, de grands remords. Certes,
l'innocence de Guespin aurait été tôt ou tard reconnue; mais l'idée
d'avoir retenu un innocent en prison, de l'avoir harcelé de mes
interrogatoires, aurait longtemps tourmenté ma conscience et troublé mon
sommeil.

--Dieu sait cependant que ce pauvre Guespin n'est guère intéressant,
répondit l'agent de la Sûreté. Je lui en voudrais cruellement si je
n'étais certain qu'il est plus d'à moitié fou.

M. Domini eut un tressaillement.

--Je vais faire lever son secret aujourd'hui même, dit-il, à l'instant.

--Ce sera certes un acte de charité, fit M. Lecoq, mais la peste soit de
l'entêté. Il lui était si facile de simplifier ma tâche! J'ai bien pu,
en effet, le hasard m'aidant, reconstituer les faits principaux, trouver
l'idée de la commission, soupçonner l'intervention d'une femme; je ne
saurais, n'étant pas sorcier, deviner les détails. Comment miss Fancy
est-elle mêlée à cette affaire? Est-elle complice? n'a-t-elle fait que
jouer un rôle dont elle ignorait l'intention? Où s'est-elle rencontrée
avec Guespin, où l'a-t-elle entraîné? Il est évident que c'est elle qui
a grisé le pauvre diable pour l'empêcher d'aller aux Batignolles. Il
faut que Trémorel lui ait conté quelque fable. Laquelle?

--Je crois, moi interrompit le juge de paix, que Trémorel ne s'est pas,
pour si peu, mis en frais d'imagination. Il aura chargé Guespin et Fancy
d'une commission sans leur donner la moindre explication.

M. Lecoq réfléchit une minute.

--Peut-être avez-vous raison, monsieur, dit-il enfin. Il fallait
cependant que Fancy eut des ordres particuliers pour empêcher Guespin
d'avoir un alibi à fournir.

--Mais, fit M. Domini, cette Fancy nous expliquera tout.

--J'y compte bien, monsieur, et j'espère bien qu'avant quarante-huit
heures, je l'aurai retrouvée et expédiée à Corbeil sous bonne escorte.

Il se leva sur ces mots, et alla prendre sa canne et son chapeau qu'il
avait, en entrant, déposés dans un coin.

--Avant de me retirer... dit-il au juge d'instruction.

--Oui, je sais, interrompit M. Domini, vous attendez le mandat d'arrêt
du comte Hector de Trémorel.

--En effet, répondit M. Lecoq, puisque maintenant monsieur le juge pense
comme moi qu'il est vivant.

--Je ne le crois pas, j'en suis sûr.

Et rapprochant son fauteuil de son bureau, M. Domini se mit à libeller
cet acte terrible qui s'appelle un mandat d'arrêt.

/#

/*
DE PAR LA LOI,
*/

/*[6]
      NOUS,
*/

     «Juge d'instruction près le tribunal de première instance de
     l'arrondissement, etc. Vu les articles 91 et 94 du Code
     d'instruction criminelle,

     «Mandons et ordonnons, à tous agents de la force publique d'arrêter
     en se conformant à la loi, le nommé Hector de Trémorel, etc., etc.»
#/

Lorsqu'il eut terminé:

--Tenez, dit-il, en remettant le mandat à M. Lecoq, et puissiez-vous
réussir bientôt à retrouver ce grand coupable.

--Oh! il le retrouvera, s'écria l'agent de Corbeil.

--Je l'espère, du moins. Quant à dire comment je m'y prendrai, je n'en
sais rien encore, j'arrêterai mon plan de bataille cette nuit.

L'agent de la Sûreté prit alors congé de M. Domini et se retira suivi du
père Plantat. Le docteur Gendron restait avec le juge pour s'entendre
avec lui au sujet de l'exhumation de Sauvresy.

M. Lecoq allait sortir du palais de justice, lorsqu'il se sentit tirer
par la manche. Il se retourna, c'était l'agent de Corbeil qui venait lui
demander sa protection, le conjurant de le prendre avec lui, persuadé
qu'après avoir servi sous un si grand capitaine, il serait lui aussi
très fort. M. Lecoq eut bien du mal à s'en débarrasser.

Enfin, il se trouvait seul dans la rue avec le vieux juge de paix.

--Il se fait tard, lui dit le père Plantat, vous serait-il agréable de
partager encore mon modeste dîner et d'accepter ma cordiale hospitalité?

--Ce m'est un vrai chagrin, monsieur, de vous refuser, répondit M.
Lecoq, mais je dois être ce soir à Paris.

--C'est que, reprit le vieux juge de paix--et il hésitait--c'est que
j'aurais vivement désiré vous parler, vous entretenir...

--Au sujet de Mlle Courtois, n'est-ce pas?

--Oui, j'ai un projet, et si vous vouliez m'aider...

M. Lecoq serra affectueusement les mains du père Plantat.

--Je vous connais depuis bien peu d'heures, monsieur, dit-il, et
cependant je vous suis dévoué autant que je le serais à un vieil ami.
Tout ce qu'il me sera humainement possible de faire pour vous être
agréable ou utile, je le ferai.

--Mais où vous voir, car aujourd'hui on m'attend à Orcival.

--Eh bien! demain matin, à neuf heures, chez moi, rue Montmartre, nº...

--Merci! merci mille fois, j'y serai.

Et, arrivés à la hauteur de l'hôtel de la _Belle-Image_, ils se
séparèrent.



XXIV


Neuf heures venaient de sonner à Saint-Eustache et on entendait encore
la grosse cloche du carreau des halles, lorsque le père Plantat arriva
rue Montmartre et s'engagea dans l'allée obscure de la maison qui porte
le nº...

--M. Lecoq? demanda-t-il à une vieille femme occupée à préparer le mou
du déjeuner de trois énormes matous qui miaulaient autour d'elle.

La portière le toisa d'un air à la fois surpris et goguenard.

C'est que le père Plantat, lorsqu'il est habillé, a beaucoup plus l'air
d'un vieux gentilhomme que la tournure d'un ancien avoué de petite
ville. Or, bien que l'agent de la Sûreté reçoive beaucoup de visites de
tous les mondes, ce ne sont pas précisément les vieillards du faubourg
Saint-Germain qui usent son cordon de sonnette.

--M. Lecoq, répondit enfin la vieille, c'est au troisième, la porte
faisant face à l'escalier.

Le juge de paix d'Orcival le gravit lentement, cet escalier, étroit, mal
éclairé, glissant, rendu presque dangereux par ses recoins noirs et sa
rampe gluante.

Il réfléchissait à la singularité de la démarche qu'il allait tenter.
Une idée lui était venue, il ne savait pas si elle était praticable, et
dans tous les cas il lui fallait les conseils et le concours de l'homme
de la préfecture. Il allait être forcé de dévoiler ses plus secrètes
pensées, de se confesser pour ainsi dire. Le coeur lui battait.

La porte «en face», au troisième étage, ne ressemble pas à toutes les
autres portes. Elle est de chêne plein, épaisse, sans moulures, et
encore consolidée par des croisillons de fer, ni plus ni moins que le
couvercle d'un coffre-fort. Au milieu, un judas est pratiqué, garni de
barreaux entrecroisés à travers lesquels on passerait à peine le doigt.

On jurerait une porte de prison, si la tristesse n'en était égayée par
une de ces gravures qu'on imprimait autrefois rue Saint-Jacques, collée
au-dessus du guichet. Elle représente, cette gravure aux couleurs
violentes, un coq qui chante, avec cette légende: _Toujours vigilant_.

Est-ce l'agent qui a placardé là ses armes parlantes? Ne serait-ce pas
plutôt un de ses hommes?

Les portes de droite et de gauche sont condamnées, on le voit.

Après un examen qui dura plus d'une minute et des hésitations rappelant
celles d'un lycéen à la porte de sa belle, le père Plantat se décida
enfin à presser le bouton de cuivre de la sonnette.

Un grincement de verrous répondit à son appel. Le judas s'ouvrit et, à
travers le grillage étroit, il distingua la figure moustachue d'une
robuste virago.

--Vous demandez? interrogea cette femme, d'une belle voix de basse.

--M. Lecoq.

--Que lui voulez-vous?

--Il m'a donné rendez-vous pour ce matin.

--Votre nom, votre profession?

--M. Plantat, juge de paix à Orcival.

--C'est bien, attendez.

Le judas se referma et le vieux juge attendit.

--Peste! grommelait-il, n'entre pas qui veut à ce qu'il paraît chez ce
digne M. Lecoq.

À peine achevait-il de formuler cette réflexion que la porte s'ouvrit,
non sans un certain fracas de chaînes, de targettes et de serrures.

Il entra, et la virago, après lui avoir fait traverser une salle à
manger n'ayant pour tout meubles qu'une table et six chaises,
l'introduisit dans une vaste pièce, haute de plafond, moitié cabinet de
toilette, moitié cabinet de travail, éclairée par deux fenêtres prenant
jour sur la cour, garnies de forts barreaux très rapprochés.

--Si monsieur veut prendre la peine de s'asseoir, fit la domestique,
Monsieur ne tardera pas à venir; il donne des instructions à un de ses
hommes.

Mais le vieux juge de paix ne prit pas de siège; il aimait bien mieux
examiner le curieux endroit où il se trouvait.

Tout un côté du mur était occupé par un portemanteau où pendaient les
plus étranges et les plus disparates défroques. Là étaient accrochés des
costumes appartenant à toutes les classes de la société, depuis l'habit
à large revers, dernière mode, orné d'une rosette rouge, jusqu'à la
blouse de laine noire du tyran de barrière. Sur une planche, au-dessus
du portemanteau, s'étalaient sur des têtes de bois une douzaine de
perruques de toutes nuances. À terre, étaient des chaussures assorties
aux divers costumes. Enfin, dans un coin, se voyait un assortiment de
cannes assez complet et assez varié pour faire rêver un collectionneur.

Entre la cheminée et la fenêtre se trouvait une toilette de marbre blanc
encombrée de pinceaux d'essences et de petits pots renfermant des opiats
et des couleurs: toilette à faire pâlir d'envie une dame du Lac. L'autre
pan de mur était garni par une bibliothèque remplie d'ouvrages
scientifiques. Les livres de physique et de chimie dominaient. Enfin le
milieu de la pièce était pris par un vaste bureau sur lequel
s'empilaient, depuis des mois, sans doute, des journaux et des papiers
de toute nature.

Mais le meuble, c'est-à-dire l'ustensile le plus apparent et le plus
singulier de cette pièce était une large pelote de velours noir en forme
de losanges suspendue à côté de la glace.

À cette pelote, quantité d'épingles à tête fort brillante étaient
piquées, de façon à figurer des lettres dont l'assemblage formait ces
deux noms: HECTOR-FANCY.

Ces noms, qui resplendissaient en argent sur le fond noir du velours
tiraient les yeux dès la porte et attiraient les regards de toutes les
parties de la pièce. Ce devait être là le mémento de M. Lecoq. Cette
pelote était chargée de lui rappeler à toute heure du jour les prévenus
qu'il poursuivait. Bien des noms sans doute avaient tour à tour brillé
sur ce velours, car il était fort éraillé.

Sur le bureau, une lettre inachevée était restée ouverte; le père
Plantat se pencha pour la lire, mais il en fut pour ses frais
d'indiscrétion, elle était chiffrée.

Cependant le vieux juge de paix avait terminé son inspection, lorsque le
bruit d'une porte qui s'ouvrait le fit se retourner.

Il se trouvait en face d'un homme de son âge, à peu près, à figure
respectable, aux manières distinguées, un peu chauve, portant lunettes à
branches d'or et vêtu d'une robe de chambre de légère flanelle claire.

Le père Plantat s'inclina.

--J'attends ici M. Lecoq... commença-t-il.

L'homme aux lunettes d'or éclata de rire, joyeusement, franchement,
frappant les mains l'une contre l'autre.

--Quoi! cher monsieur, disait-il, vous ne me reconnaissez pas? Mais
regardez-moi donc, c'est moi, c'est bien moi, M. Lecoq.

Et pour convaincre le juge de paix, il ôta ses lunettes.

À la rigueur, ce pouvait être l'oeil de M. Lecoq, ce pouvait être
aussi sa voix. Le père Plantat était abasourdi.

--Je ne vous aurais pas reconnu, dit-il.

--C'est vrai je suis un peu changé, tenue de bureau. Hélas! que
voulez-vous, le métier!...

Et avançant un fauteuil à son visiteur:

--J'ai mille excuses à vous demander, poursuivit-il, pour les formalités
de l'entrée de ma maison. C'est une nécessité qui ne m'amuse guère. Je
vous ai dit à quels périls je suis exposé; ces dangers me poursuivent
jusque dans mon domicile officiel. Tenez, la semaine dernière, un
facteur du chemin de fer se présente porteur d'un paquet à mon adresse.
Janouille--c'est ma bonne--à laquelle dix ans de Fontevrault ont
cependant donné un fier nez, ne se doute de rien et le fait entrer. Il
me présente le paquet, j'allonge la main pour le prendre, pif! paf! deux
coups de pistolet éclatent. Le paquet était un revolver enveloppé de
toile cirée, le facteur était un évadé de Cayenne serré par moi l'an
passé. Ah! je dois une fière chandelle à mon patron pour cette
affaire-là.

Il contait cette affreuse aventure d'un ton dégagé, comme la chose la
plus naturelle du monde.

--Mais en attendant qu'un mauvais coup réussisse, reprit-il, se laisser
mourir de faim serait niais.

Il sonna, la virago parut aussitôt.

--Janouille, lui dit-il, à déjeuner, vite deux couverts et du bon vin
surtout.

Le juge de paix avait bien du mal à se remettre.

--Vous regardez ma Janouille, poursuivait M. Lecoq. Une perle, cher
monsieur, qui me soigne comme son enfant et qui pour moi passerait dans
le feu. Et forte, avec cela. J'ai eu bien du mal, l'autre matin, à
l'empêcher d'étrangler le faux facteur. Il faut dire que j'ai pris la
peine de la trier, pour mon service, entre trois ou quatre mille
réclusionnaires. Elle avait été condamnée pour infanticide et incendie.
C'est à cette heure la plus honnête des créatures. Je parierais que
depuis trois ans qu'elle est à mon service, elle n'a pas seulement eu la
pensée de me voler un centime.

Mais le père Plantat n'écoutait que d'une oreille distraite, il
cherchait le moyen de couper court aux louanges de Janouille, très
justes peut-être, mais déplacées à son avis, et de ramener l'entretien
aux faits de la veille.

--Je vous dérange peut-être un peu matin, M. Lecoq? commença-t-il.

--Moi! vous n'avez donc pas vu mon enseigne?... Toujours vigilant! Tel
que vous me voyez, j'ai déjà fait dix courses ce matin et taillé de la
besogne à trois de mes hommes. Ah! nous n'avons guère de morte saison
nous autres! Même je suis allé jusqu'aux _Forges de Vulcain_ chercher
des nouvelles de ce pauvre Guespin.

--Et que vous a-t-on appris?

--Que j'avais deviné juste. C'est mercredi soir, à dix heures moins le
quart, qu'il a changé un billet de cinq cents francs.

--C'est-à-dire que le voilà sauvé?

--Ou à peu près. Il le sera tout à fait quand nous aurons retrouvé miss
Jenny Fancy.

Le vieux juge de paix ne put dissimuler un mouvement de contrariété.

--Ce sera peut-être bien long, fit-il, bien difficile?

--Bast! pourquoi cela? Elle est sur ma pelote, nous l'aurons, à moins de
jouer de malheur, avant la fin de la journée.

--Le croyez-vous, vraiment?

--À tout autre qu'à vous, monsieur, je répondrais: J'en suis sûr. Songez
donc que cette créature a été la maîtresse du comte de Trémorel, un
homme en vue, un prince de la mode. Quand une fille retombe au ruisseau,
après avoir, comme on dit, ébloui pendant six mois tout Paris de son
luxe, elle ne disparaît pas tout à fait comme une pierre dans la vase.
Quand elle n'a plus un ami, il reste des créanciers qui la suivent, qui
l'observent, guettant le jour où de nouveau la fortune lui sourira. Elle
ne s'inquiète pas d'eux, elle croit qu'ils l'oublient: erreur! Il est
telle marchande à la toilette que je connais, dont la cervelle est tout
ensemble le Vapereau et le Bottin du monde galant. Elle m'a souvent
rendu des services, la digne femme. Nous irons, si vous le voulez bien,
la trouver après déjeuner et en deux heures elle nous aura l'adresse de
cette miss Fancy. Ah! si j'étais aussi sûr de pincer Trémorel.

Le père Plantat eut un soupir de satisfaction. Enfin, la conversation
prenait la direction qu'il désirait.

--Vous pensez donc à lui? demanda-t-il.

--Si j'y pense, s'écria M. Lecoq, que ce doute fit bondir sur son
fauteuil, mais voyez donc ma pelote! Je ne pense absolument, exactement
qu'à ce misérable depuis hier. Il est cause que je n'ai pas fermé
l'oeil de la nuit. Il me le faut, je le veux, je l'aurai.

--Je n'en doute pas, fit le juge de paix, mais quand?

--Ah! voilà. Peut-être demain, peut-être seulement dans un mois, cela
dépend de la justesse de mes calculs, de l'exactitude de mon plan.

--Quoi! votre plan est fait?

--Et arrêté, oui, monsieur.

Le père Plantat était devenu l'attention même.

--Je pars, reprit l'agent de la Sûreté, de ce principe qu'il est
impossible à un homme accompagné d'une femme de se dérober aux
investigations de la police. Ici, la femme est jeune, elle est jolie et
elle est enceinte; trois impossibilités de plus.

Ce principe admis, étudions le comte de Trémorel.

Est-ce un homme d'une perspicacité supérieure? Non, puisque nous avons
éventé ses ruses. Est-ce un imbécile? Non, puisque ses manoeuvres ont
failli prendre des gens qui ne sont pas des sots. C'est donc un esprit
moyen auquel son éducation, ses lectures, ses relations, les
conversations quotidiennes ont procuré une somme de connaissances dont
il tirera parti.

Voilà pour l'esprit. Nous connaissons le caractère: mou, faible,
vacillant, n'agissant qu'à la dernière extrémité. Nous l'avons vu ayant
en horreur les déterminations définitives, cherchant toujours des biais,
des transactions. Il est porté à se faire des illusions, à tenir ses
désirs pour événements accomplis, enfin il est lâche.

Et quelle situation est la sienne? Il a tué sa femme, il espère avoir
fait croire à sa mort, il enlève une jeune fille, il a en poche une
somme qui approche et peut-être même dépasse un million.

Maintenant, étant donnés la situation, le caractère et l'esprit d'un
homme, peut-on, par l'effort de la réflexion, en raisonnant sur ses
actions connues, découvrir ce qu'il a fait en telle ou telle
circonstance?

Je crois que oui, et j'espère vous le prouver.

M. Lecoq s'était levé et arpentait son cabinet de travail ainsi qu'il a
coutume de le faire, toutes les fois qu'il expose et développe ses
théories policières.

--Voyons donc, poursuivit-il, comment je dois m'y prendre pour arriver à
découvrir la conduite probable d'un homme dont les antécédents, le
caractère et l'esprit me sont connus? Pour commencer je dépouille mon
individualité et m'efforce de revêtir la sienne. Je substitue son
intelligence à la mienne. Je cesse d'être l'agent de la Sûreté, pour
être cet homme, quel qu'il soit.

Dans notre cas, par exemple, restant moi, je sais fort bien ce que je
ferais. Je prendrais de telles mesures que je dépisterais tous les
détectives de l'univers. Mais j'oublie M. Lecoq pour deviner le comte
Hector de Trémorel.

Recherchons donc quels ont dû être les raisonnements d'un homme assez
misérable pour voler la femme de son ami et laisser ensuite empoisonner
cet ami sous ses yeux. Nous savons déjà que Trémorel a longtemps hésité
avant de se résoudre au crime. La logique des événements, que les
imbéciles appellent la fatalité, le poussait. Il est certain qu'il a
envisagé le meurtre sous toutes ses faces, qu'il en a étudié les suites,
qu'il a cherché tous les moyens de se soustraire à l'action de la
justice. Toutes ses actions ont été combinées et arrêtées longtemps à
l'avance, et ni la nécessité immédiate ni l'imprévu n'ont troublé ses
réflexions.

Du moment où le crime a été décidé dans son esprit, il s'est dit: «Voici
Berthe assassinée; grâce à mes mesures on me croit tué aussi; Laurence
que j'enlève écrit une lettre où elle annonce son suicide; j'ai de
l'argent, que faut-il faire?»

Le problème, je le crois du moins, est bien posé ainsi.

--Oui, parfaitement, approuva le père Plantat.

--Naturellement, Trémorel a dû choisir entre tous les systèmes de fuite
dont il avait ouï parler, ou qui se présentaient à son imagination,
celui qui lui semblait le plus sûr et le plus prompt. A-t-il songé à
s'expatrier? C'est plus que probable. Seulement, comme il n'est pas
dénué de sens, il a compris que c'est à l'étranger surtout qu'il est
malaisé de faire perdre sa piste. Qu'on quitte la France pour éviter le
châtiment d'un délit; rien de mieux. Passer la frontière pour un crime
porté sur les cartels d'extradition est tout simplement une énorme
absurdité.

Vous imaginez-vous un homme et une femme égarés dans une contrée dont
ils ne parlent pas la langue? Aussitôt, ils sont signalés à l'attention,
observés, remarqués, suivis. Ils ne font pas un achat qui ne soit
commenté, il n'est pas un de leurs mouvements qui échappe à la curiosité
des désoeuvrés.

Plus on va loin, plus le danger d'être pris augmente. Veut-on franchir
l'Océan et gagner cette libre Amérique, où les avocats pillent leurs
clients? Il faut s'embarquer, et du jour où on a mis le pied sur les
planches d'un navire, on peut se considérer comme perdu. Il y a dix-neuf
à parier contre vingt qu'au port d'arrivée on trouvera un agent armé
d'un mandat d'amener.

Notez que je parle seulement pour mémoire de la police du pays où on se
réfugie, laquelle cependant a toujours l'oeil ouvert sur les
étrangers.

À Londres même, je me fais fort de retrouver en huit jours un Français,
à moins toutefois qu'il ne parle assez purement l'anglais pour se dire
citoyen du Royaume-Uni. Telles ont été les réflexions de Trémorel. Il
s'est souvenu de mille tentatives avortées, de cent aventures
surprenantes racontées par les journaux et très certainement il a
renoncé à l'étranger.

--C'est clair, s'écria le père Plantat, c'est net, c'est précis. C'est
en France que nous devons chercher les fugitifs.

--Oui, monsieur, oui, répondit M. Lecoq, vous l'avez dit. Examinons donc
où et comment on peut se cacher en France. Sera-ce une province? Non,
évidemment. À Bordeaux, qui est un de nos plus grands centres, on
regarde passer l'homme qui n'est pas de Bordeaux. Les boutiquiers des
fossés de l'Intendance qui flânent sur le pas de leur magasin, se
disent: «Eh! connaissez-vous ce monsieur-là?»

Pourtant il est deux villes où on peut passer inaperçu: Marseille et
Lyon. Mais elles sont fort éloignées, mais il faut risquer un long
voyage. Et rien n'est si dangereux que le chemin de fer depuis
l'établissement du télégraphe électrique. On fuit, c'est vrai, on va
vite, c'est positif, mais en entrant dans un wagon on se ferme toute
issue, et jusqu'à l'instant où on descend, on reste sous la main de la
police. Trémorel sait tout cela aussi bien que nous. Écartons donc
toutes les villes de province. Écartons aussi Lyon et Marseille.

--Impossible, en effet, de se cacher en province!

--Pardon, il est un moyen. Il s'agit simplement d'acheter loin de toute
ville, loin du chemin de fer, quelque propriété modeste et d'aller s'y
établir sous un faux nom. Mais ce moyen excellent est fort au-dessus de
la portée de notre homme, et son exécution nécessite des démarches
préparatoires qu'il ne pouvait risquer, surveillé comme il l'était par
sa femme.

Ainsi le champ des investigations utiles se rétrécit singulièrement.
Nous laissons de côté l'étranger, la province, les grandes villes, la
campagne; reste Paris. C'est à Paris, monsieur, que nous devons chercher
Trémorel.

M. Lecoq s'exprimait avec l'aplomb et la certitude d'un professeur de
mathématiques sorti de l'École Normale, qui, debout devant le tableau
noir, la craie à la main, démontre victorieusement à ses élèves que deux
lignes parallèles, indéfiniment prolongées, ne se rencontreront jamais.

Le vieux juge de paix écoutait, lui, comme n'écoutent pas les écoliers.
Mais déjà il s'habituait à la lucidité surprenante de l'agent de la
Sûreté et il ne s'émerveillait plus. Depuis vingt-quatre heures qu'il
assistait aux calculs et aux tâtonnements de M. Lecoq, il saisissait le
mécanisme de ses investigations et s'appropriait presque le procédé. Il
trouvait tout simple qu'on raisonnât ainsi. Il s'expliquait à cette
heure certains exploits de la police active qui jusqu'alors lui avaient
semblé tenir du prodige.

Mais ce que M. Lecoq appelait un champ d'investigations restreint lui
paraissait encore l'immensité.

--Paris est grand, observa-t-il.

L'agent de la Sûreté eut un magnifique sourire.

--Dites immense, répondit-il, mais il est à moi. Paris entier est sous
la loupe de la rue de Jérusalem comme une fourmilière sous le microscope
du naturaliste.

Cela étant, me demanderez-vous, comment se trouve-t-il encore à Paris
des malfaiteurs de profession?

Ah! monsieur, c'est que la légalité nous tue. Nous ne sommes pas les
maîtres, malheureusement. La loi nous condamne à n'user que d'armes
courtoises contre des adversaires pour qui tous les moyens sont bons. Le
Parquet nous lie les mains. Les coquins sont habiles, mais croyez que
notre habileté est mille fois supérieure.

--Mais, interrompit le père Plantat, Trémorel est désormais hors-la-loi,
nous avons un mandat d'amener.

--Qu'importe? le mandat me donne-t-il le droit de fouiller sur-le-champ
les maisons où j'ai lieu de supposer qu'il s'est réfugié! Non. Que je me
présente chez un des anciens amis du comte Hector, il me jettera la
porte au nez. En France, monsieur, la police a contre elle non seulement
les coquins, mais encore les honnêtes gens.

Toutes les fois que par hasard M. Lecoq aborde cette thèse, il s'emporte
et en arrive à des propositions étranges. Son ressentiment est profond
comme l'injustice. Avec la conscience d'immenses services rendus, il a
le sentiment d'une sorte de réprobation qui l'exaspère.

Par bonheur, au moment où il était le plus animé, un brusque mouvement
le mit en face de la pelote. Il s'arrêta court.

--Diable! fit-il, j'oubliais Hector.

Le père Plantat, lui, tout en subissant, faute de pouvoir faire
autrement, le débordement d'indignation de l'homme de la préfecture, ne
pouvait cesser de penser à l'assassin, au séducteur de Laurence.

--Vous disiez, fit-il, que c'est à Paris que nous devons chercher
Trémorel.

--Et je disais vrai, monsieur le juge de paix, répondit M. Lecoq d'un
ton plus calme. J'en suis venu à cette conclusion que c'est ici,
peut-être à deux rues de nous, peut-être dans la maison voisine, que
sont cachés nos fugitifs. Mais poursuivons nos calculs de probabilités.

Hector connaît trop bien son Paris pour espérer se dissimuler une
semaine seulement dans un hôtel ou même dans une maison meublée. Il sait
que les garnis--l'hôtel _Meurice_ aussi bien que l'auberge de la
_Limace_--sont l'objet d'une surveillance toute spéciale et sont dans la
main de la préfecture. Ayant du temps devant lui, il a très certainement
songé à louer un appartement dans quelque maison à sa convenance.

--Il a fait, il y a environ un mois ou un mois et demi, trois ou quatre
voyages à Paris.

--Alors, plus de doute. Il a retenu sous un faux nom un appartement, il
a payé un terme d'avance, et aujourd'hui il est bien chez lui.

À cette affirmation de l'agent de la Sûreté, la physionomie du père
Plantat exprima un découragement affreux.

--Je ne sens que trop, monsieur, dit-il tristement, que vous êtes dans
le vrai. Mais alors, le misérable n'est-il pas perdu pour nous?
Faudra-t-il donc attendre qu'un hasard nous le livre? Fouillerez-vous
une à une toutes les maisons de Paris!

Le nez de l'agent de la Sûreté frétilla sous ses lunettes d'or, et le
juge de paix, qui avait observé que ce pétillement était bon signe,
sentit renaître toutes ses espérances.

--C'est que j'ai beau me creuser la tête...

--Pardon, interrompit M. Lecoq, Trémorel ayant loué un appartement, a
dû, n'est-il pas vrai, s'occuper de le meubler.

--Évidemment.

--Et de le meubler somptueusement, qui plus est. D'abord parce qu'il
aime le luxe et qu'il a de l'argent; ensuite parce qu'enlevant une jeune
fille il ne peut la faire passer de la riche maison de son père dans un
galetas. Je gagerais volontiers qu'ils ont un salon aussi beau que celui
du Valfeuillu.

--Hélas! que nous importe!

--Peste! cher monsieur, cela nous importe fort comme vous l'allez voir.
Voulant beaucoup de meubles, et de beaux meubles, Hector ne s'est pas
adressé à un brocanteur. Il n'avait le temps ni d'acheter rue Drouot, ni
de courir le faubourg Saint-Antoine. Donc il est allé simplement trouver
un tapissier.

--Quelque tapissier à la mode...

--Non, il aurait risqué d'être reconnu et il est clair qu'il s'est
présenté sous un faux nom, sous celui qu'il a donné à l'appartement. Il
a choisi quelque tapissier habile et modeste, il a commandé, s'est
assuré que tout serait livré à une époque fixe et a payé.

Le juge de paix ne put retenir une exclamation de joie, il commençait à
comprendre.

--Ce marchand, poursuivait M. Lecoq, a dû garder le souvenir de ce riche
client qui n'a pas marchandé et qui a payé comptant. S'il le revoyait,
il le reconnaîtrait.

--Quelle idée! s'écria le père Plantat hors de lui, vite, bien vite,
procurons-nous des portraits de Trémorel, des photographies, envoyons un
homme à Orcival.

M. Lecoq eut ce fin sourire qui lui monte aux lèvres, chaque fois qu'il
donne une nouvelle preuve d'habileté.

--Remettez-vous, monsieur le juge de paix, dit-il, j'ai fait le
nécessaire. Hier, pendant l'enquête, j'avais glissé dans ma poche trois
cartes du comte. Ce matin, j'ai relevé sur le Bottin le nom et l'adresse
de tous les tapissiers de Paris et j'en ai fait trois listes. À cette
heure, trois de mes hommes ayant chacun une liste et une photographie,
vont de tapissier en tapissier, demandant: «Est-ce vous qui êtes le
tapissier de ce monsieur?» Si l'un d'eux répond: «Oui», nous tenons
l'homme.

--Et nous le tenons! s'écria le père Plantat, pâle d'émotion.

--Pas encore, ne chantons pas victoire. Il se peut qu'Hector ait eu la
prudence de ne pas aller en personne chez le tapissier. En ce cas nous
sommes distancés. Mais non! il n'aura pas eu cette prudence...

M. Lecoq s'interrompit. Pour la troisième fois, Janouille, entrouvrant
la porte du cabinet, criait de sa belle voix de basse:

--Monsieur est servi!...

C'est un remarquable cordon bleu que Janouille, l'ancienne
réclusionnaire, le père Plantat s'en aperçut dès les premières bouchées.
Mais il n'avait pas faim et il ne pouvait prendre sur lui de se forcer à
manger. Il lui était impossible de songer à autre chose qu'à ce projet
qu'il voulait soumettre à M. Lecoq, et il ressentait cette oppression
douloureuse qui précède l'exécution d'un acte auquel on ne se résout
qu'à regret.

En vain l'agent de la Sûreté, qui est un grand mangeur comme tous les
hommes d'une activité dévorante, s'efforçait d'égayer son hôte; en vain
il remplissait son verre d'un bordeaux exquis, présent d'un banquier
dont il a retrouvé le caissier qui était allé prendre l'air de
Bruxelles.

Le vieux juge de paix restait silencieux et triste, ne répondant que par
monosyllabes. Il s'encourageait à parler et intérieurement combattait le
puéril amour-propre qui le retenait au dernier moment. Il ne croyait
pas, en venant, qu'il aurait ces hésitations qu'il taxait d'absurdes. Il
s'était dit: «J'entrerai et je m'expliquerai.» Mais voilà qu'il était
pris de ces pudeurs irréfléchies qui embarrassent un vieillard obligé de
confesser ses faiblesses à un jeune homme et qui font monter le rouge à
son front.

Redoutait-il donc le ridicule? Non. Sa passion d'ailleurs était bien
au-dessus d'un sarcasme ou d'un sourire ironique. Et que risquait-il?
Rien. Est-ce que ce policier auquel il n'osait plus confier ses secrètes
pensées ne les avait pas devinées? N'avait-il pas su lire dans son âme
dès les premiers instants, et plus tard ne lui avait-il pas arraché un
aveu. Il réfléchissait ainsi lorsque le timbre de l'entrée retentit.

--Monsieur, vint dire Janouille, un agent de Corbeil nommé Goulard
demande à vous parler. Dois-je ouvrir?

--Oui, et fais-le entrer ici.

On entendit le fracas des verrous et de la chaîne de la porte, et
aussitôt Goulard parut dans la salle à manger.

L'agent, cher à M. Domini, avait endossé ses plus beaux habits, passé du
linge blanc et arboré son col de crin le plus haut. Il était respectueux
et raide, comme il convient à un ancien militaire qui a appris au
régiment que le respect se mesure à la raideur.

--Que diable viens-tu chercher ici, lui demanda brutalement M. Lecoq, et
qui s'est permis de te donner mon adresse?

--Monsieur, répondit Goulard, visiblement intimidé par cette réception
daignez m'excuser, je suis envoyé par M. le docteur Gendron pour
remettre cette lettre à monsieur le juge de paix d'Orcival.

--En effet, dit le père Plantat, j'ai, hier soir, prié Gendron de me
faire connaître par une dépêche le résultat de l'autopsie, et ne sachant
à quel hôtel je descendrais, je me suis permis de lui demander de me
l'adresser chez vous.

M. Lecoq, aussitôt, voulut rendre à son hôte la lettre que venait de lui
remettre Goulard.

--Oh! ouvrez-la, fit le juge de paix, il n'y a aucune indiscrétion...

--Soit, répondit l'agent de la Sûreté, mais passons dans mon cabinet.

Et appelant Janouille:

--Tu vas, lui dit-il, faire déjeuner ce gaillard-là. As-tu mangé ce
matin?

--J'ai tué le ver, monsieur, simplement.

--Alors, donne un bon coup de dent en m'attendant, et bois une bouteille
à ma santé.

Renfermé de nouveau dans son cabinet avec le père Plantat:

--Voyons un peu, fit l'agent de la Sûreté, ce que nous dit le docteur.

Il brisa le cachet et lut:

/#


/*[6]
      «Mon cher Plantat,
*/

     «Vous m'avez demandé une dépêche, autant vous griffonner en toute
     hâte une vingtaine de lignes que je vous fais porter chez notre
     sorcier...»
#/

--Oh! murmura M. Lecoq s'interrompant, M. Gendron est trop bon, trop
indulgent, en vérité!

N'importe, le compliment lui allait au coeur. Il reprit:

/#
     «... Ce matin à trois heures, nous avons procédé à l'exhumation du
     corps de ce pauvre Sauvresy. Certes, plus que personne je déplore
     les circonstances affreuses de la mort de ce digne et excellent
     homme, mais d'un autre côté, je ne puis m'empêcher de me réjouir de
     cette occasion unique et admirable qui m'est offerte d'expérimenter
     sérieusement et de démontrer l'infaillibilité de mes papiers
     sensibilisés...»
#/

--Maudits savants! s'écria le père Plantat indigné, ils sont tous les
mêmes.

--Pourquoi? Je m'explique très bien le sentiment involontaire du
docteur. Puis-je n'être pas ravi lorsque je rencontre un beau crime?

Et, sans attendre la réplique du juge de paix, il poursuivit la lecture
de la lettre:

/#
     «L'expérience promettait d'être d'autant plus concluante que
     l'aconitine est un des alcaloïdes qui se dérobent le plus
     opiniâtrement aux investigations et à l'analyse.

     «Vous savez comment je procède? Après avoir fait chauffer fortement
     dans deux fois leur poids d'alcool les matières suspectes, je fais
     couler doucement le liquide dans un vase à bords peu élevés dont le
     fond est garni d'un papier sur lequel je suis parvenu à fixer mes
     réactifs. Mon papier conserve-t-il sa couleur? Il n'y a pas de
     poison. En change-t-il? Le poison est constant.

     «Ici, mon papier, d'un jaune clair, devait, si nous ne nous
     trompions pas, se couvrir de taches brunes, ou même devenir
     complètement brun.

     «D'avance, j'avais expliqué l'expérience au juge d'instruction et
     aux experts qui m'étaient adjoints.

     «Ah! mon ami, quel succès! Aux premières gouttes d'alcool, le
     papier est devenu subitement du plus beau brun foncé. C'est vous
     dire que votre récit était de la dernière exactitude.

     «Les matières soumises à mon examen étaient littéralement saturées
     d'aconitine. Jamais, dans mon laboratoire, opérant à loisir, je
     n'ai obtenu des résultats plus décisifs.

     «Je m'attends à voir, à l'audience, contester la sûreté de mon
     expérimentation, mais j'ai des moyens de vérification et de
     contre-expertise tels, que je confondrai certainement tous les
     chimistes qu'on m'opposera.

     «Je pense, mon cher ami, que vous ne serez pas indifférent à la
     légitime satisfaction que j'éprouve...»
#/

La patience du père Plantat était à bout.

--C'est inouï, s'écria-t-il d'un ton furieux, oui, c'est incroyable, sur
ma parole. Dirait-on que c'est dans son laboratoire qu'a été volé ce
poison qu'il cherche dans le cadavre de Sauvresy? Que dis-je? Ce cadavre
n'est plus pour lui que la «matière suspecte». Et déjà il se voit à la
Cour d'assises discutant les mérites de son papier sensibilisé.

--Il est de fait qu'il a raison de compter sur des contradicteurs.

--Et en attendant il s'exerce, il expérimente, il analyse du plus beau
sang-froid; il continue son abominable cuisine, il fait bouillir, il
filtre, il prépare ses arguments!...

M. Lecoq était bien loin de partager la colère du juge de paix. Cette
perspective de débats acharnés lui souriait assez. D'avance il se
figurait quelque terrible lutte scientifique, rappelant la dispute
célèbre d'Orfila et de Raspail, des chimistes de province et des
chimistes de Paris.

--Il est certain, prononça-t-il, que si ce lâche gredin de Trémorel a
assez de tenue pour nier l'empoisonnement de Sauvresy, ce qui sera son
intérêt, nous assisterons à un superbe procès.

Ce seul mot: procès, mit brusquement fin aux longues irrésolutions du
père Plantat.

--Il ne faut pas, s'écria-t-il, non, il ne faut pas qu'il y ait de
procès.

L'incroyable violence de ce père Plantat, si calme, si froid, si maître
de soi habituellement, parut confondre M. Lecoq.

«Eh! eh! pensa-t-il, je vais tout savoir.»

Puis, à haute voix, il ajouta:

--Comment, pas de procès?

Le père Plantat était devenu plus blanc que son linge, un tremblement
nerveux le secouait, sa voix était rauque et comme brisée par des
sanglots.

--Je donnerais ma fortune, reprit-il, pour éviter des débats. Oui, toute
ma fortune et ma vie par-dessus le marché, bien qu'elle ne vaille plus
grand-chose. Mais comment soustraire ce misérable Trémorel à un
jugement? Quel subterfuge imaginer? Seul, M. Lecoq, seul vous pouvez me
conseiller en cette extrémité affreuse où vous me voyez réduit, seul
vous pouvez m'aider, me tendre la main. S'il existe un moyen au monde
vous le trouverez, vous me sauverez...

--Mais, monsieur... commença l'agent de la Sûreté.

--De grâce, écoutez-moi, et vous me comprendrez. Je vais être franc,
sincère comme je le serais vis-à-vis de moi-même, et vous allez vous
expliquer mes irrésolutions, mes réticences, toute ma conduite en un mot
depuis hier.

--Je vous écoute, monsieur.

--C'est une triste histoire. J'étais arrivé à cet âge où le sort d'un
homme est, dit-on, fini, lorsque tout à coup la mort m'a pris ma femme
et mes deux fils, toute ma joie, toutes mes espérances en ce monde. Je
me trouvais seul en cette vie plus perdu que le naufragé au milieu de la
mer, sans une épave pour me soutenir. Je n'étais qu'un corps sans âme,
lorsque le hasard m'a fait venir m'installer à Orcival.

À Orcival, j'ai vu Laurence. Elle venait d'avoir quinze ans, et jamais
créature de Dieu ne réunit tant d'intelligence, de grâces, d'innocence
et de beauté.

Courtois était mon ami, bientôt elle devint comme ma fille. Sans doute,
je l'aimais dès ce temps-là, mais je ne me l'avouais pas, je ne voyais
pas clair en moi.

Elle était si jeune, et moi j'avais des cheveux blancs. Je me plaisais à
me persuader que mon affection était celle d'un père, et c'est comme un
père qu'elle me traitait. Ah! qui dira les heures délicieuses passées à
écouter son gentil babil et ses naïves confidences. Lorsque je la voyais
courir dans mes allées, piller les roses que j'élevais pour elle,
dévaster mes serres, j'étais heureux, je me disais que l'existence est
un beau présent de Dieu. Mon rêve alors était de la suivre dans la vie,
j'aimais à me la représenter mariée à un honnête homme la rendant
heureuse, et je restais l'ami de la femme après avoir été le confident
de la jeune fille. Si je m'occupais de ma fortune, qui est considérable,
c'est que je pensais à ses enfants, c'est pour eux que je thésaurisais.
Pauvre, pauvre Laurence.

M. Lecoq paraissait mal à l'aise sur son fauteuil, il s'agitait
beaucoup, il toussait, il passait son mouchoir sur sa figure, au risque
d'effacer sa peinture. La vérité est qu'il était bien plus ému qu'il ne
le voulait laisser paraître.

--Un jour, poursuivit le père Plantat, mon ami Courtois me parla du
mariage de sa fille et du comte de Trémorel. Ce jour-là je mesurai la
profondeur de mon amour. Je ressentais de ces douleurs atroces qu'il est
impossible de décrire. Ce fut comme un incendie qui a longtemps couvé et
qui tout à coup, si on ouvre une fenêtre, éclate et dévore tout. Être
vieux et aimer une enfant! J'ai cru que je deviendrais fou. J'essayais
de me raisonner, de me railler, à quoi bon! Que peuvent contre la
passion, la raison ou les sarcasmes. «Vieux céladon ridicule, me
disais-je, ne rougis-tu pas, veux-tu bien te taire!» Je me taisais et je
souffrais. Pour comble, Laurence m'avait choisi pour confident; quelle
torture! Elle venait me voir pour me parler d'Hector. En lui, elle
admirait tout et il lui paraissait supérieur aux autres hommes, à ce
point que nul ne pouvait même lui être comparé. Elle s'extasiait sur sa
hardiesse à cheval, elle trouvait ses moindres propos sublimes. J'étais
fou, c'est vrai, mais elle était folle.

--Saviez-vous, monsieur, quel misérable était ce Trémorel?

--Hélas! je l'ignorais encore. Que m'importait à moi, cet homme qui
vivait au Valfeuillu! Mais du jour où j'ai su qu'il allait me ravir mon
plus précieux trésor, qu'on allait lui donner ma Laurence, j'ai voulu
l'étudier. J'aurais trouvé une sorte de consolation à le savoir digne
d'elle. Je me suis donc attaché à lui, M. Lecoq, comme vous vous
attachez au prévenu que vous poursuivez. Que de voyages à Paris, à cette
époque où je voulais pénétrer sa vie! Je faisais votre métier; j'allais
questionnant tous ceux qui l'avaient connu, et mieux j'apprenais à le
connaître, plus j'apprenais à le mépriser. C'est ainsi que j'ai
découvert les rendez-vous avec miss Fancy, que j'ai deviné ses relations
avec Berthe.

--Pourquoi n'avoir rien dit?

--L'honneur me commandait le silence. Avais-je le droit de déshonorer un
ami, de ruiner son bonheur, de perdre sa vie, au profit d'un amour
grotesque et sans espoir. Je me suis tu, me bornant à parler de Fancy à
Courtois qui ne faisait que rire de ce qu'il appelait une amourette.
Pour dix paroles hasardées contre Hector, Laurence avait presque cessé
de venir me visiter.

--Ah! s'écria l'agent de la Sûreté, je n'aurais eu, monsieur, ni votre
patience ni votre générosité.

--C'est que vous n'avez pas mon âge, monsieur! Ah! je le haïssais
cruellement ce Trémorel. En voyant trois femmes si différentes éprises
de lui jusqu'à en perdre la tête, je me disais: «Qu'a-t-il donc pour
être ainsi aimé?»

--Oui! murmura M. Lecoq, répondant à une pensée secrète, les femmes se
trompent souvent, elles ne jugent pas les hommes comme nous les jugeons.

--Que de fois, continuait le vieux juge de paix, que de fois j'ai songé
à provoquer ce misérable, à me battre avec lui, à le tuer. Mais Laurence
n'aurait pas voulu me revoir. Pourtant, j'aurais parlé peut-être, si
Sauvresy n'était tombé malade et n'était mort. Je savais qu'il avait
fait jurer à sa femme et à son ami de s'épouser, je savais qu'une raison
terrible les forçait à tenir leur serment, je crus Laurence sauvée.
Hélas! elle était perdue au contraire. Un soir, comme je passais le long
de la maison du maire, je vis un homme qui pénétrait dans le jardin en
franchissant le mur. Cet homme c'était Trémorel, je le reconnus
parfaitement. J'eus un mouvement de rage terrible, je me jurai que
j'allais l'attendre et l'assassiner; et j'attendis. Il ne ressortit pas
cette nuit-là.

Le père Plantat avait caché son visage entre ses mains. Son coeur se
brisait au souvenir de cette nuit d'angoisses, passée tout entière à
attendre un homme pour le tuer.

M. Lecoq, lui, frémissait d'indignation.

--Mais ce Trémorel, s'écria-t-il, est le dernier des misérables. En vain
on chercherait une excuse à ses infamies et à ses crimes. Et vous
voudriez, monsieur, l'arracher à la Cour d'assises, le soustraire au
bagne ou à l'échafaud qui l'attendent!

Le vieux juge de paix fut un moment sans répondre.

Ainsi qu'il arrive dans les grandes crises, entre toutes les idées qui
se pressaient tumultueuses dans son esprit, il ne savait laquelle
présenter la première. Les mots lui semblaient impuissants à exprimer
ses sensations. Il aurait voulu, en une seule phrase, traduire tout ce
qu'il ressentait comme il le ressentait.

--Que me fait Trémorel? dit-il enfin, est-ce que je me soucie de lui!
Qu'il vive ou qu'il meure, qu'il réussisse à fuir ou qu'il finisse un
matin sur la place de la Roquette, que m'importe!

--Alors pourquoi cette horreur du procès?

--C'est que...

--Êtes-vous l'ami de la famille, tenez-vous au grand nom qu'il va
couvrir de boue et vouer à l'infamie?

--Non, mais je m'inquiète de Laurence, monsieur, sa chère pensée ne me
quitte pas.

--Mais elle n'est pas complice, mais elle ignore tout, tout nous le dit
et nous l'affirme, elle ignore que son amant a assassiné sa femme.

--En effet, reprit le père Plantat, Laurence est innocente, Laurence
n'est que la victime d'un odieux scélérat. Il n'en est pas moins vrai
qu'elle sera plus cruellement punie que lui. Que Trémorel soit envoyé
devant la Cour d'assises, elle comparaîtra à ses côtés, comme témoin,
sinon comme accusée. Et qui sait si on n'ira pas jusqu'à suspecter sa
bonne foi? On se demandera si vraiment elle n'a pas eu connaissance du
projet de meurtre, si elle ne l'a pas encouragé. Berthe était sa rivale,
elle devait la haïr. Juge d'instruction, je n'hésiterais pas, je
comprendrais Laurence dans mon accusation.

--Vous et moi aidant, monsieur, elle démontrera victorieusement qu'elle
ignorait tout, qu'elle a été abominablement trompée.

--Soit! En sera-t-elle moins déshonorée, perdue à tout jamais! Ne lui
faudra-t-il pas, quand même, paraître à l'audience, répondre aux
questions du président, raconter au public sa honte et ses malheurs? Ne
faudra-t-il pas qu'elle dise où, quand et comment elle a failli, qu'elle
répète les paroles de son séducteur, qu'elle énumère les rendez-vous?
Comprenez-vous qu'elle se soit résignée à annoncer son suicide, au
risque de faire mourir de douleur toute sa famille? Non, n'est-ce pas?
Elle devra expliquer quelles menaces ou quelles promesses ont pu lui
faire accepter cette idée horrible qui, certes, n'est pas d'elle. Enfin,
pis que tout cela, elle sera forcée de confesser son amour pour
Trémorel.

--Non, répondit l'agent de la Sûreté, n'exagérons rien. Vous savez comme
moi que la justice a des ménagements infinis pour les innocents dont le
nom se trouve compromis dans des affaires de ce genre.

--Des ménagements? Eh! la justice en pourrait-elle garder, quand elle le
voudrait, avec cette absurde publicité qu'on donne maintenant aux
débats! Vous toucherez le coeur des magistrats, je le veux bien;
attendrirez-vous cinquante journalistes qui, depuis que le crime du
Valfeuillu est connu, taillent leurs plumes et préparent leur papier?
Est-ce que les journaux ne sont pas là, toujours à l'affût de ce qui
peut piquer et révéler la malsaine curiosité de la foule. Pensez-vous
que, pour nous plaire, ils vont laisser dans l'ombre ces scandaleux
débats que je redoute et auxquels le grand nom et la situation du
coupable donneront un attrait immense? Est-ce qu'il ne réunit pas, ce
procès, toutes les conditions qui assurent le succès des drames
judiciaires? Oh! rien n'y manque, ni l'adultère, ni le poison, ni la
vengeance, ni le meurtre. Laurence y représentera l'élément romanesque
et sentimental. Elle deviendra, elle, ma fille, une héroïne de Cour
d'assises. C'est elle qui intéressera, comme disent les lecteurs de la
_Gazette des Tribunaux_. Les sténographes diront si elle a rougi et
combien elle a versé de larmes. C'est à qui s'efforcera de détailler au
plus juste sa personne et de décrire ses toilettes et son maintien. Les
journaux la rendront plus publique que la fille des rues, chaque lecteur
aura quelque chose d'elle. Est-ce assez odieux? Et après l'horreur,
l'ironie. Les photographes assiégeront sa porte, et si elle refuse de
poser, on vendra comme sien le portrait de quelque gourgandine. Elle
voudra se cacher, mais où? Quelles grilles, quels verrous peuvent mettre
à l'abri de l'âpre curiosité? Elle sera célèbre. Les limonadiers
ambitieux lui écriront pour lui proposer une chaise à leur comptoir, et
les Anglais spleeniques lui feront offrir leur main par M. de Foy.
Quelle honte et quelle misère! Pour qu'elle fût sauvée, M. Lecoq, il
faudrait qu'on ne prononçât pas son nom. Je vous le demande: est-ce
possible? Répondez.

Le vieux juge de paix s'exprimait avec une violence extrême, mais
simplement, sans ces phrases pompeuses de la passion, toujours
emphatique quoi qu'on prétende. La colère allumait dans ses yeux des
paillettes de feu, il était jeune, il avait vingt ans, il aimait et il
défendait la femme aimée.

Comme l'agent de la Sûreté se taisait, il insista:

--Répondez.

--Qui sait? fit M. Lecoq.

--Pourquoi chercher à m'abuser? reprit le père Plantat. N'ai-je pas,
autant que vous, l'expérience des choses de la justice? Si Trémorel est
jugé, c'en est fait de Laurence. Et je l'aime! Oui, à vous j'ose
l'avouer, à vous je laisse voir l'immensité de mon malheur, je l'aime
comme jamais je ne l'ai aimée. Elle est déshonorée, vouée au mépris,
elle adore peut-être ce misérable dont elle va avoir un fils,
qu'importe? Tenez, je l'aime mille fois plus qu'avant sa faute, car
alors je l'aimais sans espoir, tandis que maintenant...

Il s'arrêta, épouvanté de ce qu'il allait dire. Il baissait les yeux
sous le regard de l'agent de la Sûreté, rougissant de cet espoir honteux
et pourtant si humain qu'il venait de laisser entrevoir.

--Vous savez tout, maintenant, reprit-il d'un ton plus calme;
consentirez-vous à m'assister. Ah! si vous vouliez m'aider, je ne
croirais pas m'acquitter envers vous en vous donnant la moitié de ma
fortune, et je suis riche...

M. Lecoq l'arrêta d'un geste impérieux.

--Assez, monsieur, dit-il d'un ton amer, assez, de grâce. Je puis rendre
un service à un homme que j'estime, que j'aime, que je plains de toute
mon âme, mais ce service je ne saurais le lui vendre.

--Croyez, balbutia le père Plantat interdit, que je ne voulais pas...

--Si, monsieur, si, vous vouliez me payer. Oh ne vous défendez pas, ne
niez pas. Il est, je ne le sais que trop, de ces professions fatales où
l'homme et la probité semblent compter pour rien. Pourquoi m'offrir de
l'argent? Quelle raison avez-vous de me juger vil à ce point qu'on
puisse acheter mes complaisances. Vous êtes donc comme les autres, qui
ne sauraient se faire une idée de ce qu'est un homme dans ma position!
Si je voulais être riche, plus riche que vous, monsieur le juge de paix,
je le serais dans quinze jours. Ne devinez-vous donc pas que je tiens
entre mes mains l'honneur et la vie de cinquante personnes? Croyez-vous
que je dis tout ce que je sais? J'ai là--et il se frappait le
front--vingt secrets que je vendrais demain, si je voulais, cent mille
francs pièce, et ce serait donné.

Il était indigné, on le voyait, mais sous sa colère on sentait une
certaine résignation désolée. Bien des fois il avait eu à repousser des
offres semblables.

--Allez donc, poursuivit-il, lutter contre un préjugé établi depuis des
siècles. Allez donc dire qu'un agent de la Sûreté est honnête, et il ne
peut pas ne pas l'être, qu'il est dix fois plus honnête que n'importe
quel négociant ou quel notaire, parce qu'il a dix fois plus de
tentations sans avoir les bénéfices de son honnêteté. Dites cela, et on
vous rira au nez. Je puis, demain, ramasser d'un coup de filet
impunément, sans crainte, un million au moins. Qui s'en doute et qui
m'en sait gré? J'ai ma conscience, c'est vrai, mais un peu de
considération ne me déplairait pas. Lorsqu'il me serait si facile
d'abuser de ce que je sais, de ce qu'on a été contraint de me confier ou
de ce que j'ai surpris, il y a peut-être quelque mérite à ne pas abuser.
Et que cependant demain, le premier venu,--un banquier véreux, un
négociant convaincu de faillite frauduleuse, un chevalier d'industrie,
un notaire qui joue à la Bourse--se trouve forcé de remonter le
boulevard avec moi, il se croira compromis. Un homme de la police, fi
donc! «Console-toi, va, me disait Tabaret, mon maître et mon ami, le
mépris de ces gens-là n'est qu'une forme de la crainte.»

Le père Plantat était consterné. Comment, lui, un vieux juge délicat,
plein de prudence et de finesse, avait-il pu commettre une si
prodigieuse maladresse? Il venait de blesser et de blesser cruellement,
cet homme si bien disposé pour lui, et dont il avait tout à attendre.

--Loin de moi, monsieur, commença-t-il, l'intention offensante que vous
me supposez. Vous vous êtes mépris au sens d'une de ces phrases sans
signification précise, qu'on laisse échapper sans réflexion et qui n'ont
aucune importance.

M. Lecoq se calmait.

--Soit. Étant plus que les autres exposé aux offenses, vous me
pardonnerez d'être plus susceptible. Quittons ce sujet qui m'est pénible
et revenons au comte de Trémorel.

Le juge de paix se demandait s'il allait oser reparler de ses projets,
la délicatesse de M. Lecoq qui le remettait sur la voie, le toucha
singulièrement.

--Je n'ai plus qu'à attendre votre décision, dit-il.

--Je ne vous dissimulerai pas, reprit l'agent de la Sûreté, que vous me
demandez une chose bien difficile, et qui, de plus, est contre mon
devoir. Mon devoir me commande de rechercher M. de Trémorel, de
l'arrêter et de le livrer à la justice; vous me priez, vous, de le
soustraire à l'action de la loi.

--C'est au nom d'une infortunée que vous savez innocente.

--Une seule fois dans ma vie, monsieur, j'ai sacrifié mon devoir. Je
n'ai pas su résister aux larmes d'une pauvre vieille mère qui embrassait
mes genoux en me demandant grâce pour son fils. J'ai sauvé ce fils et il
est devenu un honnête homme. Pour la seconde fois, je vais aujourd'hui
outrepasser mon droit, risquer une tentative que ma conscience me
reprochera peut-être: je me rends à vos instances.

--Oh! monsieur, s'écria le père Plantat transporté, que de
reconnaissance!

Mais l'agent de la Sûreté restait grave, presque triste, il
réfléchissait.

--Ne nous berçons pas d'un espoir qui peut être déçu, reprit-il. Je n'ai
pas deux moyens d'arracher à la Cour d'assises un criminel comme
Trémorel, je n'en ai qu'un seul; réussira-t-il?

--Oui, oui, si vous le voulez.

M. Lecoq ne put s'empêcher de sourire de la foi du vieux juge de paix.

--Je suis certes un habile agent, répondit-il, mais je ne suis qu'un
homme et je ne puis répondre des résolutions d'un autre homme. Tout
dépend d'Hector. S'il s'agissait de tout autre coupable, je vous dirais:
Je suis sûr. Avec lui, je vous l'avoue franchement, je doute. Nous
devons surtout compter sur l'énergie de Mlle Courtois. Elle est
énergique, m'avez-vous dit?

--Elle est l'énergie même.

--Alors bon espoir. Mais éteindrons-nous vraiment cette affaire?
Qu'arrivera-t-il quand on retrouvera la dénonciation de Sauvresy, qui
doit être cachée quelque part au Valfeuillu, et que Trémorel n'a pu
découvrir?

--On ne la retrouvera pas, répondit vivement le père Plantat.

--Croyez-vous?

--J'en suis sûr.

M. Lecoq arrêta sur le vieux juge de paix un de ces regards qui font
monter la vérité au front de ceux qu'on interroge, et dit simplement:

--Ah!

Et il pensait:

«Enfin! je vais donc savoir d'où vient le dossier qui nous a été lu
l'autre nuit et qui est de deux écritures différentes.»

Après un moment d'hésitation.

--J'ai remis mon existence entre vos mains, monsieur Lecoq, dit le père
Plantat, je puis bien vous confier mon honneur. Je vous connais, je sais
que, quoi qu'il arrive...

--Je me tairai, vous avez ma parole.

--Eh bien! le jour où j'ai surpris Trémorel chez Laurence, j'ai voulu
changer en certitude les soupçons que j'avais et j'ai brisé l'enveloppe
du dépôt de Sauvresy.

--Et vous ne vous en êtes pas servi!

--J'étais épouvanté de mon abus de confiance. Puis, avais-je le droit de
ravir sa vengeance à ce malheureux qui s'était laissé mourir pour se
venger?

--Mais vous l'avez rendue à Mme de Trémorel cette dénonciation.

--C'est vrai, mais Berthe avait un vague pressentiment du sort qui lui
était réservé. Quinze jours à peu près avant le crime elle est venue me
confier le manuscrit de son mari, qu'elle avait pris soin de compléter.
Je devais briser les cachets et lire si elle venait à mourir de mort
violente.

--Comment donc, monsieur le juge de paix, n'avez-vous pas parlé?
Pourquoi m'avoir laissé chercher, hésiter, tâtonner...

--J'aime Laurence, monsieur, et livrer Trémorel c'était creuser entre
elle et moi un abîme.

L'agent de la Sûreté s'inclina.

«Diable! pensait-il, il est fin, le juge de paix d'Orcival, aussi fin
que moi. Eh bien! je l'aime, et je vais lui donner un coup d'épaule
auquel il ne s'attend pas.»

Le père Plantat brûlait d'interroger M. Lecoq, de savoir de lui quel
était ce moyen unique d'un succès relativement sûr qu'il avait trouvé
d'empêcher le procès et de sauver Laurence. Il n'osait.

L'agent de la Sûreté était alors accoudé à son bureau, le regard perdu
dans le vide. Il tenait un crayon, et machinalement il traçait sur une
feuille de papier blanc des dessins fantastiques. Tout à coup il parut
sortir de sa rêverie. Il venait de résoudre une dernière difficulté; son
plan désormais était entier, complet. Il regarda la pendule.

--Deux heures! s'écria-t-il, et c'est entre trois et quatre heures que
j'ai donné rendez-vous à Mme Charman pour Jenny Fancy.

--Je suis à vos ordres, fit le juge de paix.

--Fort bien. Seulement, comme après Fancy nous aurons à nous occuper de
Trémorel, prenons nos mesures pour en finir aujourd'hui.

--Quoi! vous espérez dès aujourd'hui mener à bonne fin...

--Certainement. C'est dans notre métier surtout que la rapidité est
indispensable. Il faut des mois souvent pour rattraper une heure perdue.
Nous avons chance, en ce moment, de gagner Hector en vitesse et de le
surprendre; demain il serait trop tard. Ou nous l'aurons dans
vingt-quatre heures, ou nous devrons changer nos batteries. Chacun de
mes trois hommes a une voiture attelée d'un bon cheval; en une heure,
ils doivent avoir terminé leur tournée chez les tapissiers. Si j'ai
raisonné juste, d'ici à une heure, deux heures au plus, nous aurons
l'adresse et alors nous agirons.

Tout en parlant, il retirait d'un carton une feuille de papier timbrée à
ses armes--un coq chantant avec la devise: _Toujours vigilant_--et
rapidement il traçait quelques lignes:

--Tenez, dit-il au père Plantat, voici ce que j'écris à un de mes
lieutenants:

/#

/*[6]
      «Monsieur Job,
*/

     Réunissez à l'instant même six ou huit de nos hommes, et allez à
     leur tête attendre mes instructions chez le marchand de vin qui
     fait le coin de la rue des Martyrs et de la rue Lamartine.»
#/

--Pourquoi là-bas, et non ici, chez vous?

--C'est que nous avons intérêt, cher monsieur, à éviter les courses
inutiles. Là-bas, nous sommes à deux pas de chez Mme Charman et tout
près de la retraite de Trémorel, car le misérable a loué son appartement
dans le quartier de Notre-Dame-de-Lorette.

Le vieux juge de paix eut un geste de surprise.

--Qui vous fait supposer cela? demanda-t-il.

L'agent de la Sûreté sourit, comme si la question lui eut semblé naïve.

--Vous ne vous rappelez donc pas, monsieur? répondit-il, que l'enveloppe
de la lettre adressée par Mlle Courtois à sa famille pour annoncer
son suicide, portait le timbre de Paris, bureau de la rue Saint-Lazare?
Or, écoutez bien ceci: En quittant la maison de sa tante, Mlle
Laurence a dû se rendre directement à l'appartement loué et meublé par
Trémorel, dont il lui avait donné l'adresse et où il lui avait promis de
la rejoindre le jeudi matin. C'est de cet appartement qu'elle a écrit.
Pouvons-nous admettre qu'il lui soit venu à l'idée de faire jeter sa
lettre dans un autre quartier que le sien? C'est d'autant moins probable
qu'elle ignore quelles raisons terribles a son amant de craindre des
recherches et des poursuites. Hector a-t-il été assez prudent assez
prévoyant pour lui indiquer cette ruse? Non, car s'il n'était pas un
sot, il lui aurait recommandé de déposer cette lettre ailleurs qu'à
Paris. Donc, il est impossible que cette lettre n'ait pas été portée à
un bureau voisin de l'appartement.

Si simples étaient ces réflexions que le père Plantat s'étonnait de ne
les point avoir faites. Mais on ne voit jamais bien clair dans une
affaire où on est puissamment intéressé, la passion brouille les yeux
comme la chaleur d'un appartement les lunettes. Avec son sang-froid il
avait perdu en partie sa perspicacité. Et son trouble était immense; il
lui semblait que M. Lecoq prenait de singuliers moyens pour tenir sa
promesse.

--Il me semble, monsieur, ne put-il s'empêcher de remarquer, que si vous
désirez soustraire Hector à la Cour d'assises, les hommes que vous
réunissez vous embarrasseront bien plus qu'ils ne vous seront utiles.

Dans le regard aussi bien que dans le ton du juge de paix, M. Lecoq crut
démêler un certain doute qui le choqua.

--Vous défieriez-vous de moi, monsieur? demanda-t-il.

Le père Plantat voulut protester.

--Croyez, monsieur...

--Vous avez ma parole, reprit M. Lecoq, et si vous me connaissiez mieux,
vous sauriez que je la dégage toujours quand je l'ai donnée. Je vous ai
affirmé que je ferais tous mes efforts pour sauver Mlle Laurence, je
les ferai. Mais n'oubliez pas que je vous ai promis mon concours et non
le succès. Laissez-moi donc prendre les mesures que je crois opportunes.

Ce disant, sans s'occuper de l'air tout à fait décontenancé du juge de
paix, il sonna pour appeler Janouille.

--Tiens, lui dit-il, voici d'abord une lettre qu'il s'agit de faire
porter de suite à Job.

--Je vais la porter moi-même.

--Du tout. Tu vas, toi, me faire le plaisir de rester ici sans bouger,
pour attendre les hommes que j'ai envoyés en tournée ce matin. À mesure
qu'ils se présenteront, tu les enverras au rapport chez le marchand de
vins de la rue des Martyrs. Tu sais, au coin, en face de l'église. Ils y
trouveront bonne et nombreuse compagnie.

Il donnait ses ordres, et en même temps il quittait sa robe de chambre,
endossait une longue redingote noire et assujettissait solidement sa
perruque.

--Monsieur rentrera-t-il ce soir? demanda Janouille.

--Je ne sais.

--Et si on vient de là-bas?

«Là-bas», pour un homme du métier, c'est toujours la maison, la
préfecture de police.

--Tu diras, répondit-il, que je suis dehors pour l'affaire de Corbeil.

M. Lecoq était prêt. Véritablement il avait l'air, la tournure, la
physionomie et les façons d'un respectable chef de bureau d'une
cinquantaine d'années. Des lunettes d'or, un parapluie, tout en lui
exhalait un parfum on ne peut plus bureaucratique.

--Maintenant, dit-il au père Plantat, hâtons-nous.

Dans la salle à manger, Goulard, qui avait fini de déjeuner attendait au
port d'armes le passage de son grand homme.

--Eh bien! mon garçon, lui demanda M. Lecoq, as-tu dit deux mots à mon
vin? comment le trouves-tu?

--Délicieux, monsieur, répondit l'agent de Corbeil, parfait,
c'est-à-dire un vrai nectar.

--T'a-t-il, ragaillardi, au moins?

--Oh! oui, monsieur.

--Alors, tu pars nous suivre à quinze pas et tu monteras la garde devant
la porte de la maison où tu nous verras entrer. J'aurai probablement à
te confier une jolie fille que tu conduiras à M. Domini. Et ouvre
l'oeil; c'est une fine mouche, fort capable de t'enjôler en route et
de te glisser entre les doigts.

Ils sortirent et derrière eux Janouille se barricada solidement.



XXV


Avez-vous besoin d'argent?

Voulez-vous un habillement complet à la dernière mode, une calèche à
huit ressorts ou une paire de bottines? Vous faudrait-il un cachemire de
l'Inde, un service de porcelaine ou un bon tableau pas cher? Est-ce un
mobilier que vous souhaitez, de noyer ou de palissandre, ou des
diamants, ou des draps, ou des dentelles, ou une maison de campagne, ou
votre provision de bois pour l'hiver?

Adressez-vous à Mme Charman, 136, rue Notre-Dame-de-Lorette, au
premier au-dessus de l'entresol, car elle tient tout cela et même
d'autres articles encore qu'il est défendu de considérer comme
marchandise. Si, homme, vous avez quelque garantie à lui présenter, ne
fût-ce qu'un traitement saisissable, si, femme, vous êtes jeune, jolie
et point farouche, Mme Charman se fera un plaisir de vous obliger à
raison de deux cents pour cent d'intérêt.

À ce taux elle a beaucoup de pratiques et n'a pourtant pas encore fait
fortune. C'est qu'elle est forcément très aventureuse, qu'il y a
d'énormes pertes, s'il y a de prodigieux profits, et que souvent ce qui
est venu par la flûte s'en va par le tambour. Puis, ainsi qu'elle se
plaît à le dire, elle est trop honnête. Et c'est vrai, au moins, qu'elle
est honnête: elle vendrait sa dernière chemise brodée plutôt que de
laisser protester sa signature.

Personne, d'ailleurs, moins que Mme Charman ne ressemble à cette
horrible grosse femme à voix rauque, à geste cynique, chargée de bagues
et de chaînes d'or, qui est le type de la marchande à la toilette.

Elle est blonde, mince, douce, ne manque pas d'une certaine distinction
et porte invariablement, été comme hiver, une robe de soie noire. Elle
possède un mari, assure-t-on, mais personne jamais ne l'a vu, ce qui
n'empêche pas que sa conduite est, au dire de son portier, au-dessus du
soupçon.

Si honorable cependant que soit la profession de Mme Charman, elle a
eu plus d'une fois affaire à M. Lecoq, elle a besoin de lui et le craint
comme le feu.

Aussi accueillit-elle l'agent de la Sûreté et son compagnon--qu'elle
prit pour un collègue, bien entendu--un peu comme un surnuméraire
accueillerait son directeur venant le visiter.

Elle les attendait. À leur coup de sonnette, elle accourut au-devant
d'eux jusque dans son antichambre, gracieuse, respectueuse, le sourire
aux lèvres. Elle disputa à sa bonne l'honneur de les faire passer dans
son salon, elle leur avança les meilleurs fauteuils et même leur offrit
quelques rafraîchissements.

--Je vois, chère madame, commença M. Lecoq, que vous avez reçu mon petit
mot.

--Oui, monsieur, ce matin de très bonne heure, j'étais même encore au
lit.

--Très bien. Et avez-vous été assez complaisante pour vous inquiéter de
ma commission?

--Ciel! M. Lecoq, pouvez-vous bien me demander cela, quand vous savez
que j'aimerais à passer dans le feu pour vous! Je m'en suis occupée à
l'instant même, je me suis levée tout exprès.

--Alors vous avez découvert l'adresse de Pélagie Taponnet, dite Jenny
Fancy.

Mme Charman crut devoir dessiner la plus gracieuse de ses révérences.

--Oui, monsieur, oui, répondit-elle, soyez satisfait. Si j'étais femme à
me faire valoir hors de propos, je pourrais vous dire que j'ai eu un mal
infini à me procurer cette adresse, que j'ai couru tout Paris, que j'ai
dépensé dix francs de voitures, je mentirais.

--Au fait, au fait, insista M. Lecoq.

--La vérité est que j'ai eu le plaisir de voir miss Jenny Fancy
avant-hier.

--Vous plaisantez.

--Pas le moins du monde. Et même, à ce propos, laissez-moi vous dire que
c'est une bien brave et bien honnête personne.

--Vraiment!

--C'est comme cela. Imaginez-vous qu'elle me devait quatre cent
quatre-vingt francs depuis plus de deux ans. Naturellement, comme bien
vous pensez, j'avais mis un P sur cette créance et je n'y songeais plus
guère. Mais voilà qu'avant-hier, ma Fancy m'arrive toute pimpante, qui
me dit: «J'ai fait un héritage, Mme Charman, j'ai de l'argent et je
vous en apporte.» Et elle ne plaisantait pas, elle avait plein son
porte-monnaie de billets de banque, et j'ai été payée intégralement.

Et comme l'agent de la Sûreté se taisait, elle ajouta avec une
conviction profonde et attendrie:

--Bonne fille, va! Digne créature!...

À cette déclaration de la marchande, M. Lecoq et le père Plantat avaient
échangé un coup d'oeil. La même idée leur venait à tous deux en même
temps.

Cet héritage annoncé par miss Fancy, tous ces billets de banque, ne
pouvaient être que le prix d'un grand service rendu par elle à Trémorel.
Cependant l'agent de la Sûreté voulut avoir des renseignements plus
positifs.

--Dans quelle position était cette fille avant cette succession?
demanda-t-il.

--Ah! monsieur, dans une position affreuse, allez. Depuis que son comte
l'a quittée et qu'elle a mangé son saint-frusquin dans les modes, elle a
été toujours en dégringolant. Une personne que j'ai vue si comme il
faut, autrefois. Après cela, vous savez, quand une femme a des peines de
coeur! Tout ce qu'elle possédait elle l'a mis au clou ou vendu loque à
loque. Dans ces derniers temps elle fréquentait la plus mauvaise
société, elle buvait de l'absinthe, m'a-t-on dit, et même elle n'avait
plus rien à se mettre sur le dos. Quand elle recevait de l'argent de son
comte, car il lui envoyait encore, elle le dépensait en parties avec des
femmes de rien du tout, au lieu de s'acheter de la toilette.

--Et où demeure-t-elle?

--Tout près d'ici, dans une maison meublée de la rue Vintimille.

--Cela étant, fit sévèrement M. Lecoq, je m'étonne qu'elle ne soit pas
ici.

--Ce n'est pas ma faute, allez, cher monsieur, si je sais ou est le nid,
j'ignore où est l'oiseau. Elle était dénichée, ce matin, lorsque ma
première demoiselle est allée chez elle.

--Diable! mais alors... c'est fort contrariant, il faudrait me la faire
chercher bien vite.

--Soyez sans inquiétude. Fancy doit rentrer avant quatre heures et ma
première l'attend chez son concierge avec ordre de me l'amener dès
qu'elle rentrera, sans même la laisser monter à sa chambre.

--Attendons-la donc.

Il y avait un quart d'heure environ, que M. Lecoq et le père Plantat
attendaient, lorsque tout à coup Mme Charman, qui a l'oreille très
fine, se dressa.

--Je reconnais, dit-elle, le pas de ma première demoiselle dans
l'escalier.

--Écoutez, dit M. Lecoq, puisqu'il en est ainsi, arrangez-vous de façon
à ce que Fancy croie que c'est vous qui l'avez envoyée chercher; mon ami
et moi aurons l'air de nous trouver ici par le plus grand des hasards.

Mme Charman répondit par un geste d'assentiment:

--Compris! fit-elle.

Déjà elle faisait un pas vers la porte, l'agent de la Sûreté la retint
par le bras.

--Encore un mot, ajouta-t-il, dès que vous verrez la conversation
engagée entre cette fille et moi, ayez donc l'obligeance d'aller
surveiller vos ouvrières dans votre atelier. Ce que j'ai à dire ne vous
intéressant pas du tout.

--C'est entendu, monsieur.

--Mais vous savez, pas de tricherie; je connais, pour l'avoir utilisé,
le petit cabinet de votre chambre à coucher, d'où on ne perd pas un
traître mot de ce qui se dit ici.

La première demoiselle ouvrit la porte du salon, il y eut un grand
frou-frou de robe de soie glissant le long de l'huisserie, et miss Jenny
Fancy parut dans sa gloire.

Hélas! ce n'était plus cette fraîche et jolie Fancy qui avait aimé
Hector, cette provocante Parisienne aux grands yeux, tour à tour
langoureux ou enflammés, au fin minois, à la mine éveillée. Une seule
année l'avait flétrie, comme un été trop chaud fane les roses, et avait
sans retour détruit sa fragile beauté, beauté de Paris, beauté du
diable. Elle n'avait pas vingt ans et il fallait l'oeil d'un
connaisseur pour reconnaître qu'elle avait été charmante, autrefois,
quand elle était jeune.

Car elle était vieille comme le vice, ses traits fatigués et ses joues
flasques disaient les désordres de sa vie, ses yeux cerclés de bistre
avaient perdu leurs grands cils et déjà rougissaient et clignotaient; sa
bouche avait une lamentable expression d'hébétude, et l'absinthe et les
refrains obscènes avaient brisé les notes si claires de sa voix.

Elle était en grande toilette, avec une robe neuve, éclatante et tachée,
une immense cloche de dentelle et un chapeau invraisemblable. Pourtant
elle avait l'air misérable. Enfin, elle était outrageusement
«maquillée», toute barbouillée de rouge, de blanc et de bleu, de carmin
et de crème de perles.

Elle paraissait fort en colère.

--Voilà une idée! s'écria-t-elle dès le seuil sans songer à saluer
personne, cela a-t-il le sens commun de m'envoyer chercher ainsi,
presque de force, par une demoiselle qui est de la dernière insolence?

Mais Mme Charman s'était élancée vers son ancienne cliente, l'avait
embrassée bon gré mal gré, et la pressait sur son coeur.

--Comment, chère petite, disait-elle, vous vous fâchez lorsque je
comptais que vous alliez être ravie et me remercier bien gentiment.

--Moi! pourquoi?...

--Parce que, belle mignonne, j'ai voulu vous réserver une bonne
surprise. Ah! je ne suis pas ingrate, moi. Vous êtes venue hier régler
votre petit compte, je veux aujourd'hui même vous en récompenser.
Allons, vite, souriez, vous allez profiter d'une occasion magnifique,
j'ai en ce moment du velours en grande largeur...

--C'était bien la peine de me déranger!...

--Tout soie, ma chère à trente francs le mètre. Hein! est-ce assez
inouï, assez invraisemblable, assez...

--Eh! je me soucie bien de votre occasion! Du velours au mois de
juillet, vous moquez-vous de moi?

--Laissez-moi vous le montrer.

--Jamais. On m'attend pour aller dîner à Asnières.

Elle allait se retirer en dépit des efforts très sincères de Mme
Charman, qui se proposait peut-être de faire d'une pierre deux coups, M.
Lecoq jugea qu'il était temps d'intervenir.

--Mais je ne me trompe pas, s'écria-t-il avec des mines de vieux
roquentin émoustillé, c'est bien miss Jenny Fancy que j'ai le bonheur de
revoir.

Elle le toisa d'un air moitié fâché, moitié surpris, en disant:

--Oui, c'est moi! Après?

--Quoi! vous êtes oublieuse à ce point! Vous ne me reconnaissez pas?

--Non, pas du tout.

--J'étais cependant un de vos admirateurs, ma belle enfant, et j'ai eu
le plaisir de déjeuner chez vous quand vous demeuriez près de la
Madeleine; c'était du temps du comte.

Il retira ses lunettes, comme pour en essuyer les verres, mais en
réalité pour lancer un regard furibond à Mme Charman qui, n'osant
résister, battit discrètement en retraite.

--J'étais assez bien avec Trémorel autrefois, reprit M. Lecoq. Et à ce
propos, y a-t-il longtemps que vous n'avez eu de ses nouvelles?

--Je l'ai vu il y a huit jours.

--Tiens, tiens, tiens! Alors vous connaissez son horrible affaire.

--Non. Qu'y a-t-il donc?

--Vrai, vous ne savez pas? Vous ne lisez donc pas les journaux? Mais
c'est une abominable histoire, ma chère enfant, et on ne parle que de
cela dans Paris depuis quarante-huit heures.

--Dites vite.

--Vous savez qu'après son plongeon il a épousé la veuve d'un de ses
amis. On le croyait fort heureux en ménage. Pas du tout, il a assassiné
sa femme à coups de couteau.

Miss Fancy pâlit sous sa couche épaisse de peinture.

--Est-ce possible balbutia-t-elle.

Elle disait: «Est-ce possible!» mais si elle était très émue, à coup sûr
elle n'était pas extrêmement surprise, M. Lecoq le remarqua fort bien.

--C'est si possible, répondit-il, qu'à cette heure il est en prison,
qu'il passera en Cour d'assises et que très certainement il sera
condamné.

Le père Plantat observait curieusement Jenny. Il s'attendait à une
explosion de désespoir, à des cris, à des pleurs, à une légère attaque
de nerfs pour le moins. Erreur.

Fancy en était venue à détester Trémorel. Parfois, elle, si impatiente
de mépris jadis, elle sentait le poids de ses hontes, et c'est Hector
que, bien injustement, elle accusait de son ignominie présente. Elle le
haïssait bassement, comme haïssent les filles, lui souriant quand elle
le voyait, tirant de lui le plus d'argent possible, et lui souhaitant
toutes sortes de malheurs.

Loin de fondre en larmes, Jenny Fancy eut un éclat de rire stupide.

--C'est bien fait pour Trémorel, dit-elle; pourquoi m'a-t-il quittée;
c'est bien fait pour elle aussi...

--Comment pour elle aussi?

--Bien sûr! Pourquoi trompait-elle son mari, un charmant garçon? C'est
elle qui m'a enlevé Hector. Une femme mariée et riche! Hector n'est
qu'un misérable, je l'ai toujours dit.

--Franchement, c'était aussi mon avis. Quand un homme, voyez-vous, se
conduit comme Trémorel s'est conduit avec vous, il est jugé.

--N'est-ce pas?

--Parbleu! Aussi ne suis-je pas surpris de sa conduite. Car, sachez-le,
avoir assassiné sa femme est le moindre de ses crimes. Ne voilà-t-il pas
qu'il essaye de rejeter son meurtre sur un autre.

--Cela ne m'étonne pas.

--Il accuse un pauvre diable, innocent, dit-on, comme vous et moi, et
qui cependant sera peut-être condamné à mort faute de pouvoir dire où il
a passé la soirée et la nuit de mercredi à jeudi.

M. Lecoq avait prononcé cette phrase d'un ton léger, mais avec une
lenteur calculée, afin de bien juger de l'impression qu'elle produirait
sur Fancy. L'effet fut si terrible qu'elle chancela.

--Savez-vous quel est cet homme demanda-t-elle d'une voix tremblante.

--Les journaux disent que c'est un pauvre garçon qui était jardinier
chez lui.

--Un petit, n'est-ce pas? maigre, très brun avec des cheveux noirs et
plats?

--Précisément.

--Et qui s'appelle..., attendez donc... qui s'appelle... Guespin.

--Ah ça, vous le connaissez donc?

Miss Fancy hésitait. Elle était fort tremblante, on voyait qu'elle
regrettait de s'être tant avancée.

--Bah! fit-elle enfin, je ne vois pas pourquoi je ne dirais pas ce que
je sais. Je suis une honnête fille moi, si Trémorel est un coquin, et je
ne veux pas qu'on coupe le cou d'un pauvre diable qui est innocent.

--Vous savez donc quelque chose?

--Dites donc que je sais tout, et c'est bien simple, allez. Il y a de
cela une huitaine de jours, mon Hector, qui soi-disant ne voulait plus
me revoir, m'écrit pour me donner un rendez-vous à Melun. J'y vais, je
le trouve et nous déjeunons ensemble. Alors voilà qu'il me raconte qu'il
est bien ennuyé, que sa cuisinière se marie, mais qu'un de ses
domestiques est si amoureux d'elle, qu'il est capable d'aller faire du
scandale à la noce, de troubler le bal et même de tenter un mauvais
coup.

--Ah! il vous a parlé de la noce!

--Attendez donc. Mon Hector semblait très embarrassé ne sachant comment
éviter le bruit qu'il prévoyait. C'est alors que je lui conseillai
d'éloigner ce domestique pour ce jour-là. Il réfléchit un moment et me
dit que j'avais une bonne idée.

«J'ai trouvé un moyen, ajouta-t-il; le soir de la noce, je ne
préviendrai ce drôle de rien, mais je le chargerai d'une commission pour
toi en lui laissant supposer qu'il s'agit d'une affaire que je veux
cacher à ma femme. Toi, tu te déguiseras en femme de chambre et tu iras
l'attendre dans un café de la place du Châtelet, entre neuf heures et
demie et dix heures et demie du soir. Pour qu'il te reconnaisse, tu te
placeras à la table la plus proche de l'entrée à droite, et tu auras à
côté de toi un gros bouquet, il te remettra un paquet, et alors tu
l'inviteras à prendre quelque chose, tu le griseras, s'il se peut, et tu
le promèneras à travers Paris jusqu'au lendemain.»

Miss Fancy s'exprimait difficilement, hésitant, triant ses mots,
cherchant, on le voyait, à se rappeler les termes mêmes de Trémorel.

--Et vous, interrompit M. Lecoq, vous, une femme spirituelle, vous avez
cru à cette histoire de domestique jaloux?

--Pas précisément, mais je m'imaginais qu'il y avait quelque maîtresse
sous jeu, et je n'étais pas fâchée de l'aider à tromper la femme que je
déteste et qui m'a fait du tort.

--Ainsi vous avez obéi.

--De point en point, et tout est arrivé comme Hector l'avait prévu. À
dix heures précises mon domestique arrive, il me prend pour une bonne et
me remet le paquet. Naturellement, je lui offre un bock, il accepte et
m'en propose un autre que j'accepte également. Il est très comme il
faut, ce jardinier, aimable et poli; je vous assure que j'ai passé une
excellente soirée avec lui. Il sait un tas d'histoires toutes plus
drôles les unes que les autres...

--Passons, passons... Qu'avez-vous fait ensuite?

--Après la bière nous avons bu des petits verres--il avait ses poches
pleines d'argent, ce jardinier--et après les petits verres, encore de la
bière, puis du punch, puis du vin chaud. À onze heures il était déjà
très gris et parlait de me mener aux Batignolles danser un quadrille.
Moi je refuse et je lui dis qu'étant galant il ne peut se dispenser de
venir me reconduire chez ma maîtresse qui demeure au haut des
Champs-Élysées. Nous voilà donc sortis du café et allant de marchands de
vins en marchands de vins tout le long de la rue de Rivoli. Bref, sur
les deux heures du matin, ce pauvre diable était tellement ivre qu'il
est tombé comme une masse sur un banc près de l'Arc-de-Triomphe, qu'il
s'y est endormi et que je l'y ai laissé.

--Et vous, qu'êtes-vous devenue?

--Moi, je suis rentrée chez moi.

--Qu'est devenu le paquet?

--Ma foi! je devais le jeter à la Seine, mais je l'ai oublié; vous
comprenez, j'avais bu presque autant que le jardinier, surtout au
commencement... si bien que je l'ai rapporté chez moi où il est encore.

--Mais vous l'avez ouvert?

--Comme bien vous pensez.

--Que contient-il?

--Un marteau, deux autres outils et encore un grand couteau.

L'innocence de Guespin était désormais évidente, toutes les prévisions
de l'agent de la Sûreté se réalisaient.

--Allons, fit le père Plantat, voilà notre client tiré d'affaire, reste
à savoir...

Mais M. Lecoq l'interrompit. Il savait désormais tout ce qu'il désirait,
Jenny n'avait plus rien à lui apprendre, il changea de ton subitement,
quittant la voix de miel du galantin pour la voix sèche et brutale de
l'homme de la préfecture.

--Ma belle enfant, dit-il à miss Fancy, vous venez en effet de sauver un
innocent, mais ce que vous venez de me conter, il faut aller le répéter
au juge d'instruction de Corbeil. Seulement comme vous pourriez vous
égarer en route, je vais vous donner un guide.

Il alla à la fenêtre, l'ouvrit, et apercevant, sur le trottoir en face,
l'agent de M. Domini, se souciant peu de compromettre Mme Charman, il
cria à pleine voix:

--Goulard, eh! Goulard, monte un peu ici.

Revenant alors à miss Fancy si troublée, si épouvantée, qu'elle n'osait
ni questionner ni se mettre en colère:

--Dites-moi, lui demanda-t-il, combien Trémorel vous a payé le service
que vous lui avez rendu?

--Dix mille francs, monsieur, mais ils sont bien à moi, je vous jure, il
me les promettait depuis longtemps pour me remettre à flot, il me les
devait...

--C'est bon, c'est bon! on ne vous les enlèvera pas.

Et lui montrant Goulard qui entrait:

--Vous allez, lui dit-il, conduire ce monsieur chez vous en sortant
d'ici. Vous prendrez le paquet que vous a remis Guespin et vous partirez
de suite pour Corbeil. Surtout, ajouta-t-il d'une voix terrible, pas
d'enfantillage, ou gare à moi.

Au bruit qui se faisait dans le salon, Mme Charman arriva jute à
temps pour voir sortir Fancy escortée de Goulard.

--Qu'y a-t-il, grand Dieu! demanda-t-elle tout éplorée, à M. Lecoq.

--Rien, chère dame, rien qui vous regarde du moins. Et sur ce, au revoir
et merci, nous sommes fort pressés.



XXVI


Quand M. Lecoq est pressé, il marche vite. Il courait presque, en
descendant la rue de Notre-Dame-de-Lorette, qui est la rue de Paris
qu'on pave le plus souvent, si bien que le père Plantat avait toutes les
peines du monde à le suivre.

Tout en hâtant le pas, préoccupé des mesures qu'il avait à prendre pour
assurer le succès de ses desseins, il poursuivait un monologue dont le
juge de paix, de-ci et de-là, saisissait quelques bribes.

--Tout va bien, murmurait-il, et nous réussirons. Il est rare qu'une
campagne commençant si bien ne se termine pas heureusement. Si Job est
chez le marchand de vins, si un de mes hommes a réussi dans sa tournée,
le crime du Valfeuillu est réglé, toisé, arrangé dans la soirée, et dans
huit jours personne n'en parlera plus.

Arrivé au bas de la rue, en face de l'église, l'agent de la Sûreté
s'arrêta court.

--J'ai à vous demander pardon, monsieur, dit-il au juge de paix
d'Orcival, de vous traîner ainsi à ma suite et de vous condamner à faire
mon métier, mais outre que votre assistance pouvait m'être fort utile
chez Mme Charman, elle me devient absolument indispensable maintenant
que nous allons nous occuper sérieusement de Trémorel.

Aussitôt, ils traversèrent le carrefour et entrèrent chez le marchand de
vins établi au coin de la rue des Martyrs.

Debout derrière son comptoir d'étain, occupé à verser dans des litres le
contenu d'un énorme broc, le patron ne sembla pas médiocrement étonné de
voir s'aventurer dans sa boutique deux hommes qui paraissaient
appartenir à la classe élevée de la société. Mais M. Lecoq, comme
Alcibiade, est partout chez lui et parle la langue technique de tous les
milieux où il pénètre.

--N'avez-vous pas chez vous, demanda-t-il au marchand de vins, une
société de huit ou dix hommes qui en attendent d'autres.

--Oui, monsieur, ces messieurs sont arrivés il y a une heure environ.

--Ils sont dans le grand cabinet du fond? n'est-ce pas?

--Précisément, monsieur, répondit le débitant devenu subitement
obséquieux.

Il ne savait pas précisément quel personnage l'interrogeait, mais il
avait flairé quelque agent supérieur de la préfecture de police.

Dès lors, il ne fut point surpris de voir que ce monsieur si distingué
connaissait, comme lui-même, les êtres de sa maison et ouvrait sans
hésitation la porte du cabinet indiqué. Dans ce compartiment du fond,
séparé des autres par une simple cloison de verre dépoli, dix hommes à
tournures variées buvaient en maniant des cartes.

À l'entrée de M. Lecoq et du père Plantat, ils se levèrent
respectueusement et ceux qui avaient conservé leur coiffure, chapeau ou
casquette, la retirèrent.

--Bien, M. Job, dit l'agent de la Sûreté à celui qui paraissait le chef
de la troupe, vous êtes exact, je suis content. Vos six hommes me
suffiront amplement, puisque je vois là mes trois commissionnaires de ce
matin.

M. Job s'inclina, heureux d'avoir satisfait un maître qui n'est pas
prodigue de témoignages d'approbation.

--Vous allez m'attendre ici encore une minute, reprit M. Lecoq, mes
instructions dépendront du rapport que je vais entendre.

S'adressant alors à ses envoyés:

--Lequel de vous, demanda-t-il, a réussi?

--Moi, monsieur, répondit un grand garçon à face blême, à petites
moustaches chétives, un vrai Parisien.

--Encore toi, Pâlot, décidément, mon garçon, tu as de la chance.
Suis-moi dans le cabinet à côté, mais auparavant dis au patron de nous
donner une bouteille et de veiller à ce que personne ne vienne nous
déranger.

Bientôt les ordres furent exécutés, et après avoir fait asseoir le père
Plantat, M. Lecoq poussa lui-même le léger verrou du cabinet.

--Parle, maintenant, dit-il à son homme, et sois bref.

--Donc, monsieur, j'avais en vain montré ma photographie à une douzaine
de négociants, lorsque rue des Saints-Pères un des bons tapissiers du
faubourg Saint-Germain, nommé Rech, l'a reconnue.

--Rapporte-moi ce qu'il t'a dit, mot pour mot, s'il se peut.

--«Ce portrait, m'a-t-il dit, est celui d'un de mes clients. Ce client
s'est présenté chez moi, il y a un mois environ, pour acheter un
mobilier complet--salon, salle à manger, chambre à coucher, et le
reste--destiné à un petit hôtel qu'il venait de louer. Il n'a rien
marchandé, ne mettant au marché qu'une condition, c'est que tout serait
prêt, livré, en place, les rideaux et les tapis posés, à trois semaines
de là, c'est-à-dire, il y a eu lundi dernier huit jours.»

--À combien montaient les acquisitions?

--À dix-huit mille francs qui ont été payés moitié d'avance, moitié le
jour de la livraison.

--Qui a remis les fonds, la seconde fois?

--Un domestique.

--Quel nom a donné ce monsieur au tapissier?

--Il a dit s'appeler M. James Wilson, mais M. Rech m'a dit qu'il n'avait
pas l'air d'un Anglais.

--Où demeure-t-il?

--Les meubles ont été portés dans un petit hôtel, rue Saint-Lazare,
nº..., près de la gare du Havre.

La figure de M. Lecoq, assez soucieuse jusqu'alors, exprima la joie la
plus vive. Il éprouvait l'orgueil si légitime et si naturel du capitaine
qui voit réussir les combinaisons qui doivent perdre l'ennemi. Il se
permit de taper familièrement sur l'épaule du vieux juge de paix en
prononçant ce seul mot:

--Pincé!...

Mais le Pâlot secoua la tête.

--Ce n'est pas sûr, dit-il.

--Pourquoi?

--Vous le pensez bien, monsieur, l'adresse m'étant connue, ayant du
temps devant moi, je suis allé reconnaître la place, c'est-à-dire le
petit hôtel.

--Et alors?

--Le locataire s'appelle bien Wilson, mais ce n'est pas l'homme au
portrait, j'en suis sûr.

Le juge de paix eut un geste de désappointement, mais M. Lecoq ne se
décourageait pas si vite.

--Comment as-tu des détails? demanda-t-il à son agent.

--J'ai fait parler un domestique.

--Malheureux! s'écria le père Plantat, vous avez peut-être éveillé les
soupçons!

--Pour cela, non, répondit M. Lecoq, j'en répondrais; Pâlot est mon
élève. Explique-toi, mon garçon.

--Pour lors, monsieur, l'hôtel reconnu, habitation cossue, ma foi! Je me
suis dit: «Voici bien la cage, sachons si l'oiseau est dedans.» Mais
comment faire? Par bonheur, et par le plus grand des hasards, j'avais
sur moi un louis; sans hésiter, je le glisse dans le canal qui conduit
au ruisseau de la rue, les eaux ménagères de l'hôtel.

--Puis tu sonnes?

--Comme de juste. Le portier--car il y a un portier--vient m'ouvrir, et
moi de mon air le plus vexé je lui raconte qu'en tirant mon mouchoir de
poche, j'ai laissé tomber vingt francs et je le prie de me prêter un
instrument quelconque pour essayer de les rattraper. Il me prête un
morceau de fer, il en prend un de son côté, et en moins de rien nous
retrouvons la pièce. Aussitôt, je me mets à sauter, comme si j'étais le
plus heureux des hommes et je le prie de se laisser offrir un verre de
n'importe quoi, en manière de remerciement.

--Pas mal!

--Oh! M. Lecoq, ce truc est de vous, mais vous allez voir le reste, qui
est de moi. Mon portier accepte, et nous voilà les meilleurs amis du
monde, buvant un verre de bitter dans un débit qui est en face de
l'hôtel. Nous causions gaiement, quand tout à coup je me baisse comme si
je venais d'apercevoir, à terre, quelque chose de surprenant, et je
ramasse quoi? la photographie que j'avais laissée tomber et que j'avais
un peu abîmée avec mon pied. «Tiens! dis-je, un portrait!» Mon nouvel
ami le prend, le regarde et n'a pas l'air de le reconnaître. Alors, pour
être plus sûr, j'insiste et je dis: «Il est très bien ce monsieur, votre
maître doit être dans ce genre, car tous les hommes bien se
ressemblent.» Mais il répond que non, que l'homme du portrait a toute sa
barbe, tandis que son maître est rasé comme un abbé. «D'ailleurs,
ajoute-t-il, mon maître est Américain, il nous donne les ordres en
français, c'est vrai, mais Madame et lui causent toujours en anglais.»

À mesure que parlait le Pâlot, l'oeil de M. Lecoq redevenait brillant.

--Trémorel parle anglais, n'est-ce pas? demanda-t-il au père Plantat.

--Très passablement, et Laurence aussi. Cela étant, notre piste est bien
la bonne, car nous savons que Trémorel a coupé sa barbe le soir du
crime. Nous pouvons marcher...

Cependant le Pâlot, qui s'attendait à des éloges, paraissait quelque peu
décontenancé.

--Mon garçon, lui dit l'agent de la Sûreté, je trouve ton enquête très
jolie, une bonne gratification te le prouvera. Ignorant ce que nous
savons, tes déductions étaient justes. Mais revenons à l'hôtel, tu dois
avoir le plan du rez-de-chaussée?

--Certes, monsieur, et aussi du premier. Le portier, qui n'était pas
muet, m'a donné quantité de renseignements sur ses maîtres qu'il ne sert
pourtant que depuis deux jours. La dame est affreusement triste et ne
fait que pleurer.

--Nous le savons. Le plan, le plan...

--En bas, nous avons une large et haute voûte pavée, pour le passage des
voitures. De l'autre côté de la voûte est une assez grande cour,
l'écurie et la remise, sont au fond de la cour. À gauche de la voûte est
le logement du portier. À droite est une porte vitrée donnant sur un
escalier de six marches, qui conduit à un vestibule sur lequel ouvrent
le salon, la salle à manger et deux autres petites pièces. Au premier se
trouvent les chambres de Monsieur et Madame, un cabinet de travail,
un...

--Assez! interrompit M. Lecoq, mon siège est fait.

Et se levant brusquement, il ouvrit la porte de son compartiment et
passa, suivi de M. Plantat et du Pâlot, dans le grand cabinet. Comme la
première fois, tous les agents se levèrent.

--M. Job, dit alors l'agent de la Sûreté à son lieutenant, écoutez bien
l'ordre. Vous allez, dès que je serai parti, régler ce que vous devez
ici. Puis, comme il faut que je vous aie sous la main, vous irez tous
vous installer chez le premier marchand de vins qu'on trouve à droite,
en remontant la rue d'Amsterdam. Dînez, vous avez le temps, mais
sobrement, vous entendez.

Il tira de son porte-monnaie deux louis, qu'il plaça sur la table en
disant:

--Voilà pour le dîner.

Puis il sortit, après avoir recommandé à Pâlot de le suivre de très
près. Avant tout, M. Lecoq avait hâte de reconnaître par lui-même
l'hôtel habité par Trémorel. D'un coup d'oeil il jugea que les
dispositions intérieures étaient bien telles que le disait Pâlot.

--C'est bien cela, dit-il au père Plantat, nous avons la position pour
nous. Nos chances sont à cette heure de quatre-vingt-dix sur cent.

--Qu'allez-vous faire? demanda le vieux juge de paix que l'émotion
gagnait à mesure qu'approchait le moment décisif.

--Pour le moment, rien, je ne veux agir que la nuit venue. Ainsi,
ajouta-t-il presque gaiement, puisque nous avons deux heures à nous,
faisons comme nos hommes, je sais justement dans ce quartier, à deux
pas, un restaurant où on dîne fort bien, allons dîner.

Et sans attendre la réponse du père Plantat, il l'entraîna vers le
restaurant du passage du Havre. Mais au moment de mettre la main sur le
bouton de la porte, il s'arrêta et fit un signe. Pâlot aussitôt
s'approcha.

--Je te donne deux heures, lui dit-il, pour te faire une tête que ne
reconnaisse pas le portier de tantôt et pour manger une bouchée. Tu es
garçon tapissier. File vite, je t'attends dans ce restaurant.

Ainsi que l'avait affirmé M. Lecoq, on dîne très bien au restaurant du
Havre. Le malheur est que le père Plantat ne put en juger. Plus que le
matin encore, il avait le coeur serré, et avaler une seule bouchée lui
eût été impossible. Si seulement il eût connu quelque chose des projets
de son guide! Mais l'agent de la Sûreté était resté impénétrable, se
contentant de répondre à toutes les questions:

--Laissez-moi faire, fiez-vous à moi.

Certes, la confiance de M. Plantat était grande, mais plus il
réfléchissait, plus cette tentative de soustraire Trémorel à la Cour
d'assises lui paraissait périlleuse, hérissée d'insurmontables
difficultés, presque insensée. Les doutes les plus poignants
assiégeaient son esprit et le torturaient. C'était sa vie, en somme, qui
se jouait, car il s'était juré qu'il ne survivrait pas à la perte de
Laurence, réduite à confesser, en plein tribunal, et son déshonneur et
son amour pour Hector.

M. Lecoq essaya bien de presser son convive, il voulait le décider à
prendre au moins un potage et un verre de vieux bordeaux; bientôt il
reconnut l'inutilité de ses efforts et prit le parti de dîner comme s'il
eût été seul. Il était fort soucieux, mais jamais l'incertitude du
résultat poursuivi ne lui a fait perdre une bouchée. Il mangea
longuement et bien, et vida lestement sa bouteille de Léoville.
Cependant, la nuit était venue, et déjà les garçons commençaient à
allumer les lustres. Peu à peu la salle s'était vidée, et le père
Plantat et M. Lecoq se trouvaient presque seuls.

--Ne serait-il pas enfin temps d'agir? demanda timidement le vieux juge
de paix.

L'agent de la Sûreté tira sa montre:

--Nous avons encore près d'une heure à nous, répondit-il, pourtant je
vais tout préparer.

Il appela le garçon et demanda, en même temps qu'une tasse de café, ce
qu'il faut pour écrire.

--Voyez-vous, monsieur, poursuivait-il, pendant qu'on s'empressait de le
servir, l'important pour nous est d'arriver jusqu'à Mlle Laurence à
l'insu de Trémorel. Il nous faut dix minutes d'entretien avec elle et
chez elle. Telle est l'indispensable condition de notre succès.

Le vieux juge de paix s'attendait probablement à quelque coup de théâtre
immédiat et décisif, car cette déclaration de M. Lecoq sembla le
consterner.

--S'il en est ainsi, fit-il avec un geste désolé, autant renoncer à
notre projet.

--Pourquoi?

--Parce que bien évidemment Trémorel ne doit pas laisser Laurence seule
une minute.

--Aussi ai-je songé à l'attirer dehors.

--Et c'est vous, monsieur, si perspicace d'ordinaire qui pouvez supposer
qu'il s'aventurera dans les rues! Vous ne vous rendez donc pas compte de
sa situation en ce moment. Songez qu'il doit être en proie à des
terreurs sans bornes. Nous savons, nous, qu'on ne retrouvera pas la
dénonciation de Sauvresy, mais il l'ignore, lui. Il se dit que peut-être
ce manuscrit a été retrouvé, qu'on a eu des soupçons et que déjà sans
doute il est recherché, poursuivi, traqué par la police.

M. Lecoq eut un sourire triomphant.

--Je me suis dit tout cela, répondit-il, et bien d'autres choses encore.
Ah! trouver un moyen de débusquer Trémorel n'était pas aisé. Je l'ai
cherché longtemps, mais enfin je l'ai trouvé, juste comme nous entrions
ici. Dans une heure, le comte de Trémorel sera au faubourg
Saint-Germain. Il va m'en coûter un faux c'est vrai, mais vous
m'accorderez bien des circonstances atténuantes. D'ailleurs, qui veut la
fin, veut les moyens.

Il prit la plume et, sans quitter son cigare, rapidement, il écrivit:

/#

/*[6]
      «Monsieur Wilson,
*/

     «Quatre des billets de mille francs que vous m'avez donnés en
     paiement sont faux; je viens de le reconnaître en les remettant à
     mon banquier. Si avant dix heures vous n'êtes pas chez moi pour
     vous expliquer à ce sujet, j'aurai le regret de faire parvenir ce
     soir même une plainte à monsieur le procureur impérial.

/*
RECH.»
*/


#/

--Tenez, monsieur, fit M. Lecoq en passant sa lettre au père Plantat,
comprenez-vous!

D'un coup d'oeil le vieux juge de paix eut lu, et il ne put retenir
une exclamation de joie qui fit retourner tous les garçons.

--Oui, dit-il, oui, en effet, il sera pris au reçu de cette lettre,
d'une épouvante qui triomphera de toutes ses terreurs. Il se dira que
parmi les billets remis en paiement il a pu s'en glisser de faux sans
qu'il s'en soit aperçu, il se dira qu'une plainte déposée au Parquet
provoquera une enquête, qu'il lui faudra prouver qu'il est bien M.
Wilson et qu'alors il est perdu.

--Ainsi vous croyez qu'il sortira?

--J'en suis sûr, à moins qu'il ne soit devenu fou.

--Nous réussirons donc, je vous le répète, car je viens de surmonter le
seul obstacle sérieux.

Il s'interrompit brusquement. La porte du restaurant s'était entrouverte
et par l'entrebâillement un homme avait passé la tête et l'avait retirée
aussitôt.

--Voici mon homme, fit M. Lecoq, en appelant le garçon pour solder
l'addition, sortons, il doit nous attendre dans le passage.

Dans la galerie, en effet, un jeune homme vêtu comme les ouvriers
tapissiers attendait, tout en paraissant flâner le long des boutiques.
Il avait de longs cheveux bruns et les moustaches et les sourcils du
plus beau noir. Certes, le père Plantat ne reconnut pas le Pâlot. M.
Lecoq qui a l'oeil plus exercé, le reconnut bien, lui, et même il
parut assez mécontent.

--Mauvais, grommela-t-il, lorsque l'ouvrier tapissier le salua,
pitoyable. Crois-tu donc, mon garçon, qu'il suffise, pour se déguiser,
de changer la couleur de sa barbe? Regarde-toi un peu dans cette glace
et dis-moi si l'expression de ta figure n'est pas absolument celle de
tantôt? Ton oeil et ton sourire ne sont-ils pas les mêmes? Puis, vois,
ta casquette est bien trop de côté, ce n'est pas naturel, et ta main ne
s'enfonce pas assez crânement dans ta poche.

--Je tâcherai, monsieur, de faire mieux une autre fois, répondit
modestement le Pâlot.

--Je l'espère bien, mais enfin, pour ce soir, le concierge de tantôt ne
te reconnaîtra pas, et c'est tout ce qu'il faut.

--Et maintenant que dois-je faire?

--Voici tes instructions, dit Lecoq répondant au Pâlot, et surtout ne va
pas te tromper. D'abord, tu vas retenir une voiture ayant un bon cheval.
Tu iras ensuite chez le marchand de vins chercher un de nos hommes qui
t'accompagnera jusqu'à l'hôtel de M. Wilson. Arrivé là, tu sonneras, tu
entreras seul et tu remettras au concierge la lettre que voici en disant
qu'elle est de la plus haute importance et très pressée. Ta commission
faite, tu te mettras, ainsi que ton agent, en embuscade devant l'hôtel.
Si M. Wilson sort, et il sortira, ou je ne suis plus Lecoq, ton
compagnon viendra immédiatement me prévenir. Quant à toi, tu
t'attacheras à M. Wilson et tu ne le perdras pas de vue. Il prendra
certainement une voiture, tu le suivras avec la tienne, en ayant la
précaution de monter sur le siège à côté du cocher. Et ouvre l'oeil,
c'est un gaillard fort capable de s'esquiver pendant la course par une
des portières et de te laisser courir après une voiture vide.

--C'est bien, du moment que je suis prévenu...

--Silence donc, quand je parle. Il ira probablement chez le tapissier de
la rue des Saints-Pères, cependant je puis me tromper. Il se peut qu'il
se fasse conduire à une gare de chemin de fer quelconque, et qu'il
prenne le premier train venu. En ce cas tu monteras dans le même wagon
que lui et tu le suivras partout où il ira; en ayant soin toutefois de
m'expédier une dépêche dès que tu le pourras.

--Oui, monsieur, très bien; seulement si je dois prendre un train...

--Quoi? Tu n'as pas d'argent?

--Précisément.

--Alors--M. Lecoq sortit son portefeuille--prends ce billet de cinq
cents francs, c'est plus qu'il n'en faut pour entreprendre le tour du
monde. Tout est-il bien entendu?

--Pardon... si M. Wilson revient purement et simplement à son hôtel, que
devrai-je faire?

--Laisse-moi donc finir. S'il rentre, tu reviendras avec lui et, au
moment où sa voiture s'arrêtera devant l'hôtel, tu donneras deux
vigoureux coups de sifflet. Puis tu m'attendras dans la rue, en ayant
soin de garder ta voiture que tu prêteras à Monsieur, s'il en a besoin.

--Compris! fit le Pâlot, qui s'éloigna en courant.

Restés seuls, le père Plantat et l'agent de la Sûreté commencèrent à
arpenter lentement la galerie. Ils étaient graves, silencieux comme on
l'est toujours au moment décisif d'une partie; on ne parle pas autour
des tables de jeu.

Tout à coup, M. Lecoq tressaillit, il venait d'apercevoir son agent à
l'extrémité de la galerie. Si vive était son impatience qu'il courut à
lui:

--Eh bien?

--Monsieur, le gibier est lancé et Pâlot le _file_.

--À pied ou en voiture?

--En voiture.

--Il suffit. Rejoins tes camarades et dis-leur de se tenir prêts.

Tout marchait au gré des désirs de M. Lecoq, et il se retournait
triomphant vers le vieux juge de paix, lorsqu'il fut frappé de
l'altération de ses traits.

--Vous trouveriez-vous indisposé, monsieur! demanda-t-il, tout inquiet.

--Non, mais j'ai cinquante-cinq ans, M. Lecoq, et à cet âge il est des
émotions qui tuent. Tenez, au moment de voir mes voeux se réaliser, je
tremble, je sens qu'une déception serait ma mort. J'ai peur, oui, j'ai
peur... Ah! que ne puis-je me dispenser de vous suivre!

--Mais votre présence est indispensable, monsieur, sans vous, sans votre
aide, je ne puis rien.

--À quoi vous serai-je bon?

--À sauver Mlle Laurence, monsieur.

Ce nom, ainsi prononcé, rendit au juge de paix d'Orcival une partie de
son énergie.

--S'il en est ainsi!... fit-il.

Déjà il s'avançait résolument vers la rue, M. Lecoq le retint.

--Pas encore, disait-il, pas encore; le gain de la bataille, monsieur,
dépend de la précision de nos mouvements. Une seule faute et toutes mes
combinaisons échouent misérablement et je suis forcé d'arrêter et de
livrer à la justice le prévenu. Il nous faut dix minutes d'entretien
avec Mlle Laurence, mais non beaucoup plus, et il est absolument
nécessaire que cet entretien soit brusquement interrompu par le retour
de Trémorel. Établissons donc nos calculs. Il faut à ce gredin trente
minutes pour aller rue des Saints-Pères où il ne trouvera personne;
autant pour revenir; mettons quinze minutes perdues; en tout une heure
et quart. C'est encore quarante minutes de patience.

Le père Plantat ne répondit pas, mais Lecoq comprit qu'il lui serait
impossible de rester si longtemps debout, après les fatigues de la
journée, ému comme il l'était et n'ayant rien pris depuis la veille. Il
l'entraîna donc dans un café voisin et le força de tremper un biscuit
dans un verre de vin. Puis, sentant bien que toute conversation serait
importune à cet homme si malheureux, il prit un journal du soir et
bientôt parut absorbé par les nouvelles d'Allemagne.

La tête renversée sur le dossier de la banquette de velours, l'oeil
perdu dans le vide, le vieux juge de paix repassait dans son esprit les
événements de ces quatre années qui venaient de s'écouler. Il lui
semblait que c'était hier que Laurence, encore enfant, venait courir sur
la pelouse de son jardin et ravager ses rosiers. Comme elle était jolie,
déjà, et quelle divine expression avaient ses grands yeux! Puis, du soir
au matin, pour ainsi dire, comme une rose que fait épanouir une nuit de
juin, la jolie enfant était devenue la radieuse jeune fille. Mais timide
et réservée avec tous, elle ne l'était pas avec lui. N'avait-il pas été
son vieil ami, le confident de ses petits chagrins et de ses innocentes
espérances. Combien elle était candide et pure; quelle divine ignorance
du mal!...

Neuf heures sonnèrent, M. Lecoq déposa son journal sur la table.

--Partons, dit-il.

Le père Plantat le suivait d'un pas plus assuré, et bientôt, accompagnés
des hommes de M. Job, ils arrivèrent devant l'hôtel occupé par M.
Wilson.

--Vous autres, dit M. Lecoq à ses agents, vous attendrez pour entrer que
j'appelle, je vais laisser la porte entrouverte.

Au premier coup de sonnette, la porte s'ouvrit et le père Plantat et
l'agent de la Sûreté s'engagèrent sous la voûte. Le concierge était sur
le seuil de sa loge.

--M. Wilson? demanda M. Lecoq.

--Il est absent.

--Je parlerai à madame, alors.

--Elle est absente aussi.

--Très bien! seulement, comme il faut absolument que je parle à Mme
Wilson, je vais monter.

Le concierge s'apprêtait à une vive résistance, mais M. Lecoq ayant
appelé ses hommes, il comprit à qui il avait affaire et, plein de
prudence, il se tut.

L'agent de la Sûreté posta alors six de ses hommes dans la cour, dans
une position telle qu'on pût aisément les apercevoir des fenêtres du
premier étage, et ordonna aux autres d'aller se placer sur le trottoir
en face, leur recommandant d'observer très ostensiblement la maison.

Ces mesures prises, il revint au concierge.

--Toi, mon brave, commanda-t-il, attention. Quand ton maître qui est
sorti, va rentrer, garde-toi bien de lui dire que la maison est cernée
et que nous sommes là-haut; un seul mot te compromettrait
terriblement...

Si menaçant étaient l'air et le ton de M. Lecoq, que le portier frémit,
il se vit au fond des plus humides cachots.

--Je suis aveugle, répondit-il, je suis muet.

--Combien y a-t-il de domestiques dans l'hôtel?

--Trois, mais ils sont sortis.

L'agent de la Sûreté prit alors le bras du père Plantat et le tenant
fortement:

--Vous le voyez, monsieur, dit-il, tout est pour nous. Venez, et au nom
de Mlle Laurence, du courage!



XXVII


Toutes les prévisions de M. Lecoq se réalisaient. Laurence n'était pas
morte, sa lettre à sa famille n'était qu'une odieuse tromperie. C'était
bien elle, qui sous le nom de Mme Wilson habitait l'hôtel où venaient
de pénétrer le père Plantat et l'agent de la Sûreté.

Comment la belle et noble jeune fille tant aimée du juge d'Orcival en
était-elle venue à ces extrémités affreuses? C'est que la logique de la
vie, hélas! enchaîne fatalement les unes aux autres toutes nos
déterminations. C'est que souvent une action indifférente, peu
répréhensible en elle-même, peut être le point de départ d'un crime.
Chacune de nos résolutions nouvelles dépend de celles qui l'ont
précédées et en est la conséquence mathématique, en quelque sorte, comme
le total d'une addition est le produit des chiffres posés.

Malheur à celui qui, pris au bord de l'abîme d'un premier vertige, ne
fuit pas au plus vite sans détourner la tête; c'en est fait de lui.
Bientôt, cédant à une attraction irrésistible, il s'approche bravant le
péril, son pied glisse, il est perdu. Vainement revenu au sentiment de
la réalité il fera, pour se retenir, d'incroyables efforts, il n'y
parviendra pas; à peine réussira-t-il à retarder sa chute définitive.
Quoi qu'il fasse et qu'il tente, il roulera plus bas, toujours plus bas,
jusqu'à ce qu'il arrive au fond, tout au fond du gouffre.

Ainsi Trémorel n'avait rien de l'implacable caractère des assassins, il
n'était que faible et lâche; et cependant il avait commis d'abominables
crimes. Tous ses forfaits remontaient au premier sentiment d'envie qu'il
avait ressenti contre Sauvresy et qu'il n'avait pas pris la peine de
vaincre. Dieu a dit à la mer: Tu n'iras pas plus loin; mais il n'est pas
d'homme qui, brisant la digue de ses passions, sache où elles
s'arrêteront.

Ainsi, le jour où Laurence, la pauvre enfant, éprise de Trémorel,
s'était laissé serrer la main en se cachant de sa mère, elle était une
fille perdue. Le serrement de main l'avait amenée à feindre le suicide
pour fuir avec son amant; il pouvait aussi bien la conduire à
l'infanticide.

Restée seule après le départ d'Hector attiré au faubourg Saint-Germain
par la lettre de M. Lecoq, la malheureuse Laurence s'efforçait de
remonter le cours des événements depuis une année, Combien ils avaient
été imprévus et rapides! Il lui semblait qu'emportée dans un tourbillon,
elle n'avait pas eu une seconde pour se recueillir, pour ressaisir son
libre arbitre. Elle se demandait si elle n'était pas le jouet d'un
cauchemar hideux et si elle n'allait pas se réveiller tout à l'heure, à
Orcival, dans sa blanche chambre de jeune fille.

Était-ce bien elle, qui était là dans une maison inconnue, morte pour
tous, laissant une mémoire flétrie, réduite à vivre sous un nom
d'emprunt, sans famille désormais, sans amis, sans personne au monde sur
qui appuyer sa faiblesse, à la merci d'un homme fugitif comme elle,
libre de briser demain les liens fragiles de la fantaisie qui le
retenaient aujourd'hui.

Était-ce bien elle, enfin, qui sentait un enfant tressaillir dans son
sein, qui allait être mère et qui se trouvait réduite à cet excès de
misère de rougir de cette maternité qui est l'orgueil des jeunes femmes.

Mille souvenirs de son existence passée revenaient à sa mémoire, et
cruels comme des remords avivaient son désespoir. Son coeur se fondait
en songeant à ses amitiés d'autrefois, à sa mère, à sa soeur, aux
fiertés de son innocence, aux joies pures du foyer paternel.

À demi renversée sur un divan du cabinet d'Hector, elle pleurait à
chaudes larmes, librement. Elle pleurait sa vie brisée à vingt ans, sa
jeunesse perdue, ses radieuses espérances évanouies, l'estime du monde,
sa propre estime à elle-même, qu'elle ne retrouverait jamais.

Tout à coup la porte du cabinet s'ouvrit avec bruit.

Laurence crut que c'était Hector qui rentrait, et brusquement elle se
leva, passant son mouchoir sur ses yeux pour essayer de cacher ses
larmes.

Sur le seuil, un homme qu'elle ne connaissait pas--M. Lecoq--s'inclinait
respectueusement.

Elle eut peur. Tant de fois depuis deux jours Trémorel lui avait répété:
«On nous poursuit, cachons-nous bien» qu'alors même qu'il lui semblait
qu'elle n'avait plus rien à redouter, elle tremblait sans savoir
pourquoi.

--Qui êtes-vous? demanda-t-elle d'un ton hautain, qui vous a permis de
pénétrer jusqu'ici, que voulez-vous?

M. Lecoq est un de ces hommes qui ne laissent rien au hasard de
l'inspiration, qui prévoient tout, qui règlent les actions de la vie
comme les scènes du théâtre. Il s'attendait à cette colère légitime, à
ces questions, et il avait ménagé son effet.

Pour toute réponse, il fit un pas de côté, démasquant ainsi le père
Plantat placé derrière lui.

En reconnaissant son vieil ami, Laurence éprouva un si rude choc, qu'en
dépit de sa vaillance elle faillit se trouver mal.

--Vous, balbutia-t-elle, vous.

Le vieux juge de paix était, s'il se peut, plus ému qu'elle encore.
Était-ce vraiment sa Laurence, qui était là devant lui? Le chagrin avait
si bien fait son oeuvre qu'elle semblait vieille; ayant cessé de se
serrer à risquer d'en mourir, sa grossesse était très apparente.

--Pourquoi m'avoir cherchée? reprit elle. Pourquoi ajouter une douleur à
ma vie? Ah! je l'avais bien dit à Hector, qu'on n'ajouterait pas foi à
la lettre qu'il me dictait. Il est de ces malheurs contre lesquels la
mort seule est un refuge.

Le père Plantat allait répondre, mais M. Lecoq s'était promis de mener
l'entretien.

--Ce n'est pas vous, madame, que nous cherchons, dit-il, mais bien M. de
Trémorel.

--Hector! et pourquoi, s'il vous plaît?

Au moment de frapper cette malheureuse enfant, coupable seulement
d'avoir cru aux serments d'un misérable, M. Lecoq hésita. Et cependant
il est de ceux qui pensent que la vérité brutale est moins affreuse que
des ménagements cruels.

--M. de Trémorel, répondit-il, a commis un grand crime.

--Lui!... vous mentez, monsieur.

L'agent de la Sûreté secoua tristement la tête.

--Je dis vrai, malheureusement, insista-t-il. M. de Trémorel a assassiné
sa femme dans la nuit de mercredi à jeudi; je suis agent de police, et
j'ai ordre de l'arrêter.

Il supposait que cette terrible accusation allait foudroyer Laurence et
la renverser. Il se trompait. Elle était foudroyée, mais elle restait
debout. Le crime lui faisait horreur, mais il ne lui paraissait pas
absolument invraisemblable, ayant compris la haine que Berthe inspirait
à Hector.

--Eh bien! soit, s'écria-t-elle, sublime d'énergie et de désespoir,
soit, je suis sa complice, arrêtez-moi.

Ce cri, qui paraissait arraché à la passion la plus folle, atterra le
père Plantat, mais ne surprit pas M. Lecoq.

--Non, madame, reprit-il, non, vous n'êtes pas la complice de cet homme.
D'ailleurs le meurtre de sa femme est le moindre de ses forfaits.
Savez-vous pourquoi il ne vous a pas épousée? C'est que de concert avec
Mme Berthe, qui était sa maîtresse, il a empoisonné Sauvresy, son
sauveur, son meilleur ami. Nous en avons la preuve.

C'était plus que n'en pouvait supporter l'infortunée Laurence, elle
chancela et tomba mourante sur le canapé.

Mais elle ne doutait pas. Cette terrible révélation déchirait le voile
qui, jusqu'alors, avait pour elle recouvert le passé. Oui,
l'empoisonnement de Sauvresy lui expliquait toute la conduite d'Hector,
sa position, ses craintes, ses promesses, ses mensonges, sa haine, son
abandon, son mariage, sa fuite, tout enfin.

Pourtant, elle essayait encore, non de le défendre, mais de prendre la
moitié de ses crimes.

--Je le savais, balbutia-t-elle, d'une voix brisée par les sanglots, je
savais tout.

Le vieux juge de paix était au désespoir.

--Comme vous l'aimez, pauvre enfant, s'écria-t-il, comme vous l'aimez!

Cette douloureuse exclamation rendit à Laurence toute son énergie, elle
fit un effort et se redressa l'oeil brillant d'indignation:

--Moi l'aimer, s'écria-t-elle, moi!... Ah! tenez, à vous, mon seul ami
je puis expliquer ma conduite, car vous êtes digne de me comprendre.
Oui, je l'ai aimé; c'est vrai, aimé jusqu'à l'oubli du devoir, jusqu'à
l'abandon de moi-même. Mais un jour il s'est montré à moi tel qu'il est,
je l'ai jugé, et mon amour n'a pas résisté au mépris. J'ignorais
l'assassinat terrible de Sauvresy, mais Hector m'avait avoué que son
honneur et sa vie étaient entre les mains de Berthe..., et qu'elle
l'aimait. Je l'ai laissé libre de m'abandonner, de se marier, sacrifiant
ainsi plus que ma vie à ce que je croyais son bonheur, et cependant je
n'avais plus d'illusions. En fuyant avec lui, je me sacrifiais encore.
Quand j'ai vu que cacher ma honte devenait impossible, j'ai voulu
mourir. Si je vis, si j'ai écrit à ma malheureuse mère une lettre
infâme, si en un mot, j'ai cédé aux prières d'Hector, c'est qu'il me
priait au nom de mon enfant... de notre enfant.

M. Lecoq qui sentait que le temps pressait essaya une observation,
Laurence ne l'écouta pas.

--Mais qu'importe! poursuivait-elle. Je l'ai aimé, je l'ai suivi, je
suis à lui. La constance, voilà la seule excuse d'une faute comme la
mienne. Je ferai mon devoir. Je ne saurais être innocente quand mon
amant a commis un crime, je veux la moitié du châtiment.

Elle parlait avec une animation si extraordinaire que l'agent de la
Sûreté désespérait de la calmer, lorsque deux coups de sifflet, donnés
dans la rue, arrivèrent jusqu'à lui. Trémorel rentrait, il n'y avait
plus à hésiter, il saisit presque brutalement le bras de Laurence.

--Tout cela, madame, fit-il d'un ton dur, vous le direz aux juges, mes
ordres ne concernent que le sieur Trémorel. Voici, au surplus, le mandat
d'amener...

Il sortit à ces mots le mandat décerné par M. Domini et le posa sur la
table.

À force de volonté, Laurence était redevenue presque calme:

--Vous m'accorderez bien, demanda-t-elle, cinq minutes d'entretien avec
M. le comte de Trémorel.

M. Lecoq eut un tressaillement de joie. Cette demande, il l'avait
prévue, il l'attendait.

--Cinq minutes, soit, répondit-il. Mais renoncez, madame, à l'espoir de
faire évader le prévenu, la maison est cernée; regardez dans la cour et
dans la rue, vous verrez mes hommes en embuscade. D'ailleurs, je vais
rester là, dans la pièce voisine.

On entendit le pas du comte dans l'escalier.

--Voici Hector, fit Laurence, vite, bien vite, cachez-vous.

Et comme ils disparaissaient elle ajouta, mais non si bas que l'agent de
la Sûreté ne l'entendit:

--Soyez tranquilles, nous ne nous évaderons pas.

Elle laissa retomber la portière; il était temps, Hector entrait. Il
était plus pâle que la mort, ses yeux avaient une affreuse expression
d'égarement.

--Nous sommes perdus, dit-il, on nous poursuit. Vois, cette lettre que
je viens de recevoir, ce n'est pas l'homme dont elle porte la signature
qui l'a écrite, il me l'a dit. Viens, partons, quittons cet hôtel...

Laurence l'écrasa d'un regard plein de haine et de mépris, et dit:

--Il est trop tard.

Sa contenance, sa voix étaient si extraordinaires que Trémorel, malgré
son trouble, en fut frappé et demanda:

--Qu'y a-t-il?

--On sait tout, on sait que vous avez assassiné votre femme.

--C'est faux.

Elle haussa les épaules.

--Eh bien! oui, c'est vrai, oui, c'est que je t'aimais tant!...

--Vraiment! Est-ce aussi par amour pour moi que vous avez empoisonné
Sauvresy?

Il comprit, qu'en effet, il était découvert, qu'on l'avait attiré dans
un piège, qu'on était venu, en son absence, informer Laurence de tout.
Il n'essaya pas de nier.

--Que faire? s'écria-t-il, que faire?

Laurence l'attira vers elle, et, d'une voix frémissante, elle murmura:

--Sauvez le nom de Trémorel, il y a des armes ici.

Il recula, comme s'il eût vu la mort elle-même.

--Non, fit-il, non, je peux encore fuir, me cacher, je pars seul, tu
viendras me rejoindre.

--Je vous l'ai déjà dit, il est trop tard, la police a cerné la maison.
Et vous le savez, c'est le bagne ou l'échafaud.

--On peut se sauver par la cour.

--Elle est gardée, voyez.

Il courut à la fenêtre, aperçut les hommes de M. Lecoq et revint hideux
de terreur, à moitié fou.

--On peut toujours essayer, disait-il, en se déguisant...

--Insensé! Il y a là, tenez, un agent de police, et c'est lui qui a
laissé sur le coin de cette table ce mandat d'arrêt.

Il vit qu'il était perdu sans ressources.

--Faut-il donc mourir! murmura-t-il.

--Oui, il le faut, mais, auparavant, écrivez une déclaration de vos
crimes, on peut soupçonner des innocents...

Machinalement il s'assit, prit la plume que lui tendait Laurence, et
écrivit:

«Près de paraître devant Dieu, je déclare que seul et sans complices
j'ai empoisonné Sauvresy et tué la comtesse de Trémorel ma femme.»

Quand il eut signé et daté, Laurence ouvrit un des tiroirs du bureau où
se trouvaient des pistolets. Hector en saisit un, elle s'empara de
l'autre.

Mais comme à l'hôtel autrefois, comme dans la chambre de Sauvresy
mourant, Trémorel, au moment d'appuyer l'arme sur son front, sentit le
coeur lui manquer. Il était livide, ses dents claquaient, il tremblait
au point qu'il faillit laisser échapper le pistolet.

--Laurence, balbutia-t-il, ma bien-aimée, que vas-tu devenir?...

--Moi! j'ai juré que partout et toujours je vous suivrais.
Comprenez-vous?

--Ah! c'est horrible, dit-il encore. Ce n'est pas moi qui ai empoisonné
Sauvresy, c'est elle, il y a des preuves; peut-être qu'avec un bon
avocat...

M. Lecoq ne perdait ni un mot, ni un geste de cette scène poignante.
Volontairement ou involontairement, qui sait? il poussa la porte qui fit
du bruit.

Laurence crut que cette porte s'ouvrait, que l'agent revenait, qu'Hector
allait tomber vivant aux mains de la police...

--Misérable lâche! s'écria-t-elle en l'ajustant, tire ou sinon...

Il hésitait, le bruit se renouvela, elle fit feu. Trémorel tomba mort.

D'un geste rapide, Laurence ramassa l'autre pistolet et déjà elle le
tournait contre elle, quand M. Lecoq bondit jusqu'à elle et lui arracha
l'arme des mains.

--Malheureuse! s'écria-t-il, que voulez-vous?

--Mourir. Est-ce que je puis vivre, maintenant?

--Oui, vous pouvez vivre, répondit l'agent de la Sûreté, et je dirai
plus, vous devez vivre.

--Je suis une fille perdue...

--Non. Vous êtes une pauvre enfant séduite par un misérable. Vous êtes
bien coupable, dites-vous, soit, vivez pour expier. Les grandes douleurs
comme la vôtre ont leur mission en ce monde, mission de dévouement et de
charité. Vivez, et le bien que vous ferez vous rattachera à la vie. Vous
avez cédé aux trompeuses promesses d'un scélérat, souvenez-vous, quand
vous serez riche, qu'il y a de pauvres filles honnêtes, forcées de se
vendre pour un morceau de pain. Allez à ces malheureuses, arrachez-les à
la débauche, et leur honneur sera le vôtre.

M. Lecoq observait Laurence tout en parlant, et il s'aperçut qu'il la
touchait. Pourtant ses yeux restaient secs et avaient un éclat
inquiétant.

--D'ailleurs, reprit-il, votre vie n'est pas à vous, vous êtes mère.

--Eh! répondit-elle, c'est pour mon enfant qu'il faut que je meure
maintenant, si je ne veux pas mourir de honte quand il me demandera qui
est son père...

--Vous lui répondrez, madame, en lui montrant un honnête homme, en lui
montrant un vieil ami, M. Plantat, qui est prêt à lui donner son nom.

Le vieux juge de paix était mourant; pourtant, il eut encore la force de
dire:

--Laurence, ma fille bien-aimée, je vous en conjure, acceptez...

Ces simples mots, prononcés avec une douceur infinie, attendrirent enfin
la malheureuse jeune fille et la décidèrent. Elle fondit en larmes, elle
était sauvée.

M. Lecoq aussitôt, s'empressa de jeter sur les épaules de Laurence un
châle qu'il avait aperçu sur un meuble, et passant le bras de la jeune
fille sous celui du père Plantat:

--Partez, dit-il au vieux juge de paix, emmenez-la; mes hommes ont ordre
de vous laisser passer, et Pâlot vous cédera sa voiture.

--Mais où aller?

--À Orcival, M. Courtois est informé par une lettre de moi que sa fille
est vivante, et il l'attend. Allez! allez!

Resté seul, ayant entendu le roulement de la voiture qui emmenait
Laurence et le père Plantat, l'agent de la Sûreté vint se placer devant
le cadavre de Trémorel.

«Voilà, se disait-il, un misérable que j'ai tué au lieu de l'arrêter et
de le livrer à la justice. En avais-je le droit? Non, mais ma conscience
ne me reproche rien, c'est donc que j'ai bien agi.»

Et courant à l'escalier, il appela ses hommes.

       *       *       *       *       *

       *       *       *       *       *



XXVIII


Le lendemain même de la mort de Trémorel, La Ripaille et Guespin étaient
remis en liberté, et recevaient, l'un quatre mille francs pour s'acheter
un bateau et des filets à mailles réglementaires, l'autre dix mille
francs, avec promesse de pareille somme au bout d'un an, s'il allait
s'établir dans son pays.

Quinze jours plus tard, à la grande surprise des badauds d'Orcival, qui
n'ont jamais su le fin mot de l'histoire, le père Plantat épousait
Mlle Laurence Courtois et, le soir même, les nouveaux époux partaient
pour l'Italie en annonçant qu'ils y resteraient au moins un an.

Quant au père Courtois, il vient de mettre en vente son beau domaine
d'Orcival, il se propose de s'établir dans le midi, et est en quête
d'une commune ayant besoin d'un bon maire.

       *       *       *       *       *

Comme tout le monde, M. Lecoq aurait oublié cette affaire du Valfeuillu
restée fort obscure dans le public, n'était que l'autre matin un notaire
est venu de sa personne lui apporter une lettre bien gracieuse de
Laurence et un gros cahier de papier timbré.

Ces paperasses n'étaient autres que les titres de propriété de la jolie
habitation du père Plantat à Orcival, «telle qu'elle se poursuit et
comporte, avec meubles meublants, écurie, remise, jardin, dépendances
diverses», et quelques arpents de prés aux environs.

FIN





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Le crime d'Orcival" ***

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