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Title: Histoire des salons de Paris (Tome 6/6) - Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le - Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et - le règne de Loui
Author: Abrantès, duchesse d', Junot, Laure (duchesse d'Abrantès), 1784-1838
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire des salons de Paris (Tome 6/6) - Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le - Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et - le règne de Loui" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



  HISTOIRE
  DES
  SALONS DE PARIS.


  TOME SIXIÈME.



  L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS


  FORMERA 8 VOL. IN-8º,

  Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.

  La 2e livraison a paru le 11 janvier;
  La 3e livraison paraîtra le 25 mars;
  La 4e livraison, composée des Salons de
  la Restauration et du règne de Louis-Philippe Ier, paraîtra le 15 mai.

  Les souscripteurs chez l'éditeur recevront _franco_ l'ouvrage
  le jour même de la mise en vente.


  PARIS.--IMPRIMERIE DE CASIMIR,
  Rue de la Vieille-Monnaie, nº 12.



  HISTOIRE
  DES
  SALONS DE PARIS


  TABLEAUX ET PORTRAITS
  DU GRAND MONDE,

  SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,
  LA RESTAURATION,
  ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE Ier;


  PAR

  LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.


  TOME SIXIÈME.



  À PARIS,
  CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
  DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,
  PLACE DU PALAIS-ROYAL.

  M DCCC XXXVIII.



SALON

DE

M. DE TALLEYRAND,

SOUS LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE.



PREMIÈRE PARTIE.

LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT.


C'est un homme difficile à suivre dans les _méandres_ de sa vie
politique que M. de Talleyrand... Cette destinée, se présentant
toujours différemment qu'elle ne doit se terminer, a quelque chose
d'étrange qui surprend, et empêche quelquefois d'être aussi
impartial qu'on le voudrait pour juger un homme dont l'esprit est si
supérieur et si remarquable d'agréments, comme homme du monde: c'est
qu'il est en même temps homme de parti; on ne peut pas les séparer:
et si l'un attire, l'autre repousse.

Avant la Révolution, l'abbé de Périgord était un abbé _mauvais
sujet_; il faisait partie, à peine sorti du séminaire de
Saint-Sulpice, de l'état-major religieux de l'archevêque de Reims.
On sait que cette troupe d'abbés était la plus élégante et la plus
recherchée parmi tous les jeunes gens qui prenaient le parti de la
carrière ecclésiastique[1]. L'abbé de Périgord ne fit faute à sa
renommée, et sa conduite répondit parfaitement à ce que les autres
avaient annoncé. Mais M. de Talleyrand, dès cette époque, annonçait,
_lui_, un homme supérieur à tout ce qui l'entourait... Et cette
_universalité_ dans les goûts, cette facilité dans tout ce qu'il
faisait, prouvaient par avance qu'il serait un des hommes les plus
distingués de son temps.

[Note 1: Les abbés les plus distingués de cette troupe élégante
étaient les abbés de Saint-Albin et de Saint-Phar, l'abbé de Damas,
l'abbé de Coucy, l'abbé de Périgord, l'abbé de Lageard, l'abbé de
Montesquiou.]

Il avait une charmante figure; ses traits étaient fins, et cela même
remarquablement: chose étonnante, car sa physionomie n'est nullement
active dans son expression, et pourtant rien n'est plus incisif que
le regard de ses yeux presque atones, lorsqu'ils s'attachent sur
vous avec une expression railleuse... Aimant vivement le plaisir,
il trouvait le temps de tout accorder; et les matières sérieuses
dont il s'occupa très-jeune encore prouvent qu'il ne passait pas ses
journées à dormir, s'il passait ses nuits au jeu ou à souper avec des
personnes joyeuses...

Sa force était, dit-on, une chose miraculeuse; il passait quelquefois
deux et trois nuits de suite sans dormir; il lui fallait paraître
le quatrième jour au matin avec toutes ses facultés sérieuses, eh
bien! il dormait une heure après avoir pris un bain, et paraissait
aussi dispos de corps et d'esprit que s'il sortait d'une retraite de
six semaines à la Trappe. Une particularité qui tient à lui, c'est
qu'avec cette force vraiment rare, il n'en avait pas la moindre
apparence: il avait même plutôt celle d'une jeune fille..., et son
visage rose et blanc ne révélait en aucune sorte qu'il n'en fût pas
une. Jamais M. de Talleyrand n'a fait sa barbe, et cela par une
bonne raison: c'est qu'il n'en a pas, et n'en a jamais eu; il aurait
pu, à vingt ans, jouer parfaitement le rôle de Faublas. Et, en y
pensant bien, je croirais peut-être que Louvet a connu M. l'abbé de
Périgord, et beaucoup de circonstances de sa vie de jeune homme.
Voici un fait qu'il est, je crois, bon de conserver. Je pense que M.
de Talleyrand ne l'a pas oublié.

Lorsque les jeunes abbés de qualité étaient au séminaire de
Saint-Sulpice, ils avaient en Sorbonne un ecclésiastique comme
répétiteur, ou pour une fonction à peu près semblable. Son nom,
je ne l'ai pas oublié, je ne l'ai jamais su. Je ne connais _que
son surnom_, il s'appelait _la grande Catau_. Pourquoi? Voilà ce
que je ne sais pas. Ce qui est certain, c'est que tous les jeunes
abbés l'appelaient ainsi. Un jour, cet homme, plus animé par ce
qu'il savait probablement, et par ses propres sentiments, se laissa
emporter à une vive allocution en présence de huit ou dix de ces
jeunes têtes destinées à porter la mitre et peut-être la tiare.
C'était d'abord M. de Talleyrand; puis l'abbé de Damas, l'abbé de
Montesquiou, l'abbé de Saint-Phar, l'abbé de Saint-Albin, l'abbé de
Lageard, etc., etc.

--Oh! s'écriait-il dans un moment d'exaltation, oh! mon Dieu!...
qu'est-ce donc que je vois dans ceux de tes serviteurs destinés à
faire aimer ta loi!... que vois-je parmi eux... là-bas dans cet
angle obscur[2], parmi ceux destinés un jour à porter peut-être la
couronne de saint Pierre, mais sûrement la mitre épiscopale... que
vois-je?... des hommes portant et propageant les vices du siècle
parmi le clergé, parmi les serviteurs de Dieu!... Oh! mon Dieu! mon
Dieu! que deviendra donc votre sainte religion?...

[Note 2: Ces jeunes séminaristes se mettaient dans cet angle, où ils
pouvaient probablement rire et causer plus librement.]

_La grande Catau_ était une personne de grand jugement et d'un esprit
très-supérieur.

Quelques années plus tard, un autre homme apostrophait M. de
Talleyrand d'une manière encore plus directe. Cet homme était M. de
Lautrec, lieutenant-général, ayant une jambe de bois et le droit de
parler au nom du pays. Il avait été de plus ami du père de M. de
Talleyrand.

--Monsieur, lui dit-il le premier jour, à l'Assemblée Constituante,
lorsque M. de Talleyrand passait devant le vieillard mutilé pour
aller au côté gauche, où il siégeait; Monsieur, si M. votre père
vivait, il vous mettrait les bras comme nous avons les jambes.

M. de Lautrec était un homme ayant le droit de parler ainsi.

Aimant la vie du monde d'autrefois, et telle que pouvait l'avoir
un homme de sa condition et de sa qualité; aimant avec passion
les femmes, le jeu, et tout ce qui constituait alors un homme à
la mode, ce fut ainsi que 1789 trouva M. de Talleyrand. Il était
trop habile pour ne pas comprendre que le vieil édifice croulerait
peut-être bientôt: car il était violemment ébranlé. Aussi, une
fois aux États-Généraux, prit-il le parti qui devait triompher.
Les bénéfices dont il jouissait lui devaient être enlevés par la
force des événements; et, selon lui-même, il convenait mieux de les
abandonner le premier (je dis toujours _peut-être_). Sa conduite
aux États-Généraux fut conséquente; elle le fut encore lorsqu'il
se sépara pour faire partie de l'Assemblée lors de l'affaire du
Jeu de Paume...; mais elle fut grande et belle lorsqu'étant évêque
d'Autun il entra à l'Assemblée Constituante[3]. Il fut constamment
très-brillant dans cette nouvelle carrière, et se signala avec un
courage qu'en vérité on ne demande aux prêtres que pour le martyre:
il proposa lui-même l'abolition des dîmes du clergé, démontra
la nullité des mandats impératifs, et, une fois au Comité de
constitution, il se montra plus véhément cent fois qu'aucun de ceux
qui en faisaient partie avec lui. Un fait assez remarquable dans
la vie de M. de Talleyrand, c'est que l'époque qui en est la plus
importante dans l'intérêt du pays est sa carrière administrative:
et c'est la moins connue précisément. Ce temps, déjà bien loin pour
nous, qui ne regardons jamais au-delà des jours tout près de nous,
est rempli de travaux importants. Avec la même vérité, on peut louer
la conduite de M. de Talleyrand, lorsqu'il demanda que les biens du
clergé fussent employés au soulagement du Trésor, alors tellement
en souffrance, qu'on fut obligé de créer un papier-monnaie. M. de
Talleyrand, en demandant que les biens du clergé fussent ainsi
aliénés, faisait, certes, une belle et grande action, puisque ses
bénéfices étaient son unique fortune. C'est une résolution noble et
grande; et l'abbé Maury[4] ne fut pas juste envers lui en l'attaquant
comme il le fit. M. de Talleyrand provoquait une grande mesure qui
pouvait sauver ou tout au moins aider à sauver le pays, si elle eût
été appliquée dix ans plus tôt à ses besoins.--C'est donc une vérité
incontestable que M. de Talleyrand fut utile à la France, et surtout
_voulut_ l'être; mais le torrent l'emporta.

[Note 3: Je n'aime pas M. de Talleyrand parce qu'il a fait une action
dont la France doit toujours porter le deuil; mais je suis juste
envers lui et dis la vérité.]

[Note 4: L'abbé Maury n'avait d'influence sur les affaires qu'autant
qu'il était à la tribune pour _arrêter_ quelquefois les choses
lorsqu'elles allaient trop vite; mais, du reste, il ne fit rien.]

On dit avec raison que l'Assemblée Constituante renfermait plus
de talents et d'hommes d'esprit que la France n'en avait jamais vu
rassemblés en un même lieu. M. de Talleyrand, quel que fût celui qui
s'opposait à lui, paraissait toujours dans une attitude convenable
et forte, et il est à remarquer que le côté gauche dont il faisait
partie était formé des hommes les plus habiles de l'Assemblée... à
quelques exceptions près qui se trouvaient au côté droit. L'abbé
Maury, orateur à la _Bossuet_, se laissait emporter par la colère
quelquefois, comme le grand homme de Meaux; cette colère l'aveuglait
souvent, et alors il était inférieur à celui qui était en face de
lui. C'est dans une circonstance semblable que M. de Talleyrand fut
injustement attaqué par lui, lorsque, voulant prévenir des abus, il
provoqua le décret qui ordonnait de mettre les scellés et de faire
l'inventaire des effets mobiliers et immobiliers du clergé[5]...
Ces deux hommes ont été peut-être plus opposés l'un à l'autre que
Mirabeau et Maury, et pourtant on ne parle que d'eux. Il faut avoir
étudié à fond cette époque pour savoir la vérité des choses. Mirabeau
parlait beaucoup et bien; M. de Talleyrand parlait peu et mal...
c'est-à-dire qu'il n'avait pas cette voix de tribune, cet accent du
_forum_ qu'avaient Mirabeau et l'abbé Maury; l'abbé Maury surtout,
qu'on entendait bien autrement que l'évêque d'Autun, lorsqu'en pleine
tribune il le signalait comme le chef de l'_agiotage_ qui perdait,
disait-il, les finances de la France plus que tout le reste... Dans
cette lutte qui devint presqu'une dispute personnelle, l'abbé Maury
fut souvent injurieux pour l'évêque d'Autun. Ce fut particulièrement
en défendant tous les anciens droits du clergé et de la noblesse
que l'abbé Maury fit autant de bruit. Il combattait pour un parti
qui expirait, mais qui était encore nombreux, et regardait comme
une tradition inviolable toutes les erreurs de l'ignorance, toutes
les prétentions de l'avarice. M. de Talleyrand, quoiqu'il appartînt
à cette caste qu'on attaquait, avait reçu la lumière hâtée par la
civilisation; et plus éclairé que _ses pairs_, il s'était rangé du
côté des opprimés qui réclamaient leurs droits..... Il devait avoir
raison.

[Note 5: L'abbé Maury soutint la légitimité des biens du clergé,
et il avait raison; il disait que les abbayes avaient plus fait
défricher de biens autour de leur habitation que pas un châtelain;
mais il ne fallait pas voir _le droit_ dans ce moment de tempête: il
fallait aller au-devant de la spoliation forcée qui _devait_ avoir
lieu, pour empêcher qu'elle ne fût entière.]

Un jour que je raisonnais sur cette question avec le cardinal, il me
dit:

--Est-ce que vous croyez aussi que la noblesse qui se sépara de ses
frères au Jeu de Paume était de bonne foi tout entière?

--Pourquoi non?... Sans doute, je le crois.

--Eh bien! vous vous trompez! cette bonne foi ne fut pas générale, et
dans la plupart des grands seigneurs qui firent le premier noyau de
l'Assemblée Constituante, le plus grand nombre voulait abaisser la
puissance royale pour reconquérir cette autre puissance que Richelieu
avait su détruire. _Croyez-moi, un Montmorency se rappellera toujours
qu'un Montmorency épousa la veuve de Louis-le-Gros_[6]_, et cette
pensée ne lui fera pas venir celle de se faire Sans-Culotte._ Le
despotisme aristocratique était là, tout prêt à saisir les rênes
aussitôt que la main du Roi les aurait laissées échapper... Les
insensés ne voyaient pas qu'à côté d'eux était un tigre qui, dans sa
gueule béante, devait engloutir et noblesse et royauté...

[Note 6: Adélaïde de Savoie, fille d'Humbert aux blanches mains: ce
sont les États du royaume qui ordonnèrent ce mariage, _pour donner un
appui au jeune roi, dit le président des États_.]

Ce n'est pas ainsi que pensaient plusieurs hommes qui, tout en ayant
la possibilité _de voir_, ne voulaient rien apprendre du vocabulaire
qui contenait le nom de leurs nouveaux devoirs envers le souverain;
c'est ainsi qu'était M. le maréchal de Mailly. La figure de cet
homme m'apparaît, en ce moment, lorsque je parle d'honneur et de
gloire, et elle est demeurée silencieuse lorsque je parlais des
victimes de Robespierre... Pourquoi cela?... C'est qu'un être aussi
honorable n'est jamais victime... Il ne meurt pas... et son nom lui
survit pour proclamer le héros, l'homme de la gloire et non l'homme
du supplice[7].

[Note 7: On a beaucoup parlé du maréchal de Mailly, mais pas assez,
selon moi. Je veux réparer cette négligence; son nom, d'ailleurs,
n'est pas déplacé dans un écrit relatif à M. de Talleyrand:
mademoiselle de Périgord, cousine germaine de M. de Talleyrand, était
madame de Mailly[7-A].

Tout ce que l'histoire du temps et les Mémoires nous rapportent de la
cour de Louis XIV, et de l'époque de la chevalerie, se retrouve dans
le maréchal de Mailly.

Né en 1708, il avait passé sa jeunesse avec les hommes les plus
distingués de la cour de Louis XIV. Il fit ses premières armes en
Allemagne, sous le maréchal de Berwick et des officiers supérieurs
choisis et élevés en grade par Louis XIV lui-même. Il reste encore
beaucoup de personnes qui ont pu juger de la différence des manières
dans les hommes de la Régence et ceux de Louis XVI dans la société,
et elles peuvent dire qu'en effet la différence était grande. Le
cardinal de Luynes, le maréchal de Croï, le duc de Richelieu, ont
été connus par nos pères, et nous savons par eux comme la vie était
douce et facile avec de telles personnes. Comme les relations étaient
gracieuses! l'existence était du bonheur alors.

M. de Mailly avait toutes les idées du temps de Louis XIV; il voulait
que tout le monde fût heureux, mais il avait horreur du mélange des
classes. C'est ainsi que lorsqu'il alla gouverner le Roussillon
(où sa mémoire est encore adorée), il ne voulut pas favoriser les
académies; mais, en revanche, il donna des chaires d'enseignement
dans les Universités. Dans le même temps, il fondait des hôpitaux, il
ouvrait le port _de Port-Vendres_ pour le peuple du Roussillon; et il
établissait des manufactures, des foires, en demandant chaque année
qu'on soulageât le peuple de ses taxes.

M. de Mailly avait un haut respect pour la noblesse; il aimait à
raconter qu'il descendait d'Anselme de Mailly, tuteur des comtes
de Flandre, qui commandait les troupes de la reine Richilde
en 1070. Marié trois fois, il ne voulut jamais s'allier qu'à
de grandes familles; sa dernière femme était mademoiselle de
Narbonne-Pelet[7-B]. Il voulut connaître à fond l'histoire de
la famille de Narbonne, et fut charmé d'apprendre qu'elle était
excellente, et digne vraiment de ceux qui avaient été souverains de
la ville de Narbonne _par la grâce de Dieu_.

Il fut très-content de la réponse que fit M. de Narbonne au Roi,
lorsque celui-ci lui demanda, assez ridiculement, au reste:

--M. de Narbonne, _êtes-vous Pelet_?

--Oui, Sire...

--Et comment?

--Comme Votre Majesté est _Capet_.

Lorsqu'en 1770, le clergé fit des remontrances au Roi sur les
écrits[7-C] philosophiques, le maréchal de Mailly dit à un homme
de ma connaissance: «La France aura une révolution plus sanglante
que celle de l'Angleterre et de l'Allemagne. Mais sachez, monsieur,
ajouta-t-il, que si jamais l'esprit du temps nous conduit à la
nécessité de défendre le trône, nous mourrons tous avant le Roi!...»

L'époque prévue approchait à grands pas; et lorsque le premier
prince du sang eut donné l'exemple à la noblesse, et que toute cette
noblesse, soit d'action, soit de parole, eut laissé attaquer son
principe vital, que la métaphysique du temps eut bien _divisé sans
classer_, quand la jalousie et l'esprit d'égalité, amenés tous deux
par le despotisme, eut renversé, confondu cette suite de dignités qui
formaient et constituaient une grande monarchie, quand le maréchal de
Mailly fut obligé d'ôter de son hôtel les armoiries si belles de sa
famille:

_Hogne qui vonra_.

Alors il dit:

«On a peut-être mal fait, à Versailles, de trop peser sur cette
classe qui triomphe aujourd'hui. Le coeur des Français est fier,
sensible et peu endurant; on l'a humilié, il l'a senti, et il est
demeuré vindicatif et ulcéré. Mais il y a dans la nation française
quelque chose de grand que les insurgés ne savent pas faire
(gouverner). Le tiers-état a renversé un heureux régime, mais celui
qu'il lui a donné le renversera, car les Français sont actifs et
industrieux; et, dans dix ans, vous verrez que la monarchie se
relèvera plus forte et plus glorieuse.»

M. de Mailly ne s'est trompé que de deux ans dans ses calculs.

M. de Mailly ne voulut jamais émigrer; il était contre cette mesure,
qui, en effet, laissa le Roi sans défenseurs... l'émigration en
Angleterre surtout lui semblait _une infamie_. Ce fut le mot dont il
se servit.

--Quand la Reine était puissante, disait le maréchal, l'Angleterre
punissait le lord Gordon qui répandait des libelles contre elle.
La Reine est malheureuse: eh bien! madame de Lamothe, _fouettée_
et _marquée_ par la main du bourreau, vend publiquement à Londres
d'infâmes écrits sur la reine de France! Elle est accueillie à
Londres! elle _y est bien vue_!... Elle!... madame de Lamothe!

M. de Mailly avait raison.

Louis XVI avait pour le maréchal de Mailly une profonde estime et une
vénération qu'il est rare qu'un souverain ressente pour un sujet.
Aussi ce fut lui qui fut chargé de la défense des côtes du Nord,
lorsque le Roi fut averti que les Anglais, profitant des troubles du
royaume, devaient faire une descente en France... Le quartier-général
du maréchal était à Abbeville; il commandait depuis Montreuil jusqu'à
Avranches.

Le maréchal de Mailly avait une grande estime pour une haute et
belle naissance. Lorsqu'il fut nommé maréchal, il choisit pour ses
aides de camp des hommes remarquables de ce côté: le premier était
M. de Torelli, des comtes de Guastalla, maison ancienne, alliée à
la France, au duc de Wurtemberg et aux princes d'Este; le second
était M. d'Aubusson de la Feuillade, ambassadeur à Florence et à
Naples sous l'Empire, et chambellan de Napoléon: un de ses aïeux
avait été grand-maître de Rhodes; le troisième était le chevalier de
Saint-Simon, descendant des anciens comtes de Vermandois.

Peu de temps après, le Roi partit pour Montmédy. Ce fut alors que
la noblesse donna le coup mortel à sa position dans l'État; tout
l'état-major de l'armée passa à l'Assemblée Nationale, les Liancourt,
Montmorency, Choiseul, Praslin, Sillery, Castellane, de Luynes,
Biron, Latour-Maubourg, Lusignan, Crillon, Crussol, Rochegude, Batz,
Lafayette, Montesquiou, Menou, Beauharnais, Dillon, Lameth, etc.

Tous ces noms vinrent à la barre de l'Assemblée! La noblesse de
France à la barre de l'Assemblée!... dès lors, il n'y avait plus de
monarchie.

Le maréchal de Mailly se conduisit alors comme on devait présumer
qu'il le ferait. Lorsqu'il _vit toute la cour de France à la barre_,
lorsqu'un événement aussi inouï, aussi scandaleux, eut prouvé que
la royauté était morte en France, le maréchal de Mailly fit voir
qu'il y avait encore un représentant des anciens serviteurs de saint
Louis. Il envoya au Roi sa démission de toutes ses charges, et lui
apprit que, dans sa monarchie expirante, il y avait encore quelques
palpitations d'honneur, et que les vieilles maximes étaient moins
versatiles que les emplois militaires n'étaient amovibles.

Quand je vois cette figure du maréchal, âgé alors de 83 ans,
représentant à lui seul la monarchie française de saint Louis, de
François Ier et de Henri IV, je suis d'abord attendrie, et puis mon
coeur est rempli d'un sentiment profond d'exaltation et de généreuse
admiration!

Il ne restait plus à l'ancienne France qu'un petit nombre de familles
fidèles, et la monarchie constitutionnelle elle-même n'avait plus que
des lambeaux déchirés par les factions; les haines avaient consommé
ce que la confiante ignorance avait commencé. On appelait la seconde
monarchie _la monarchie des Feuillants_, comme en Angleterre ils
avaient donné un surnom ridicule à leur Parlement avant la mort de
Charles Ier.

C'est ainsi qu'on arriva au 10 août. À minuit, le 9, le tocsin sonna;
Mandat, qui voulait défendre le Roi, fut massacré à la Commune et son
corps jeté à l'eau. Le maréchal de Mailly, apprenant que le Roi était
sans défense, accourut aux Tuileries, se mit au milieu de sept à huit
cents gentilshommes venus dans le même dessein que lui, et jura avec
eux de mourir en défendant la famille royale. Le Roi passa la revue,
et confia la défense des Tuileries au maréchal. Ce fut alors que la
Reine, prenant un pistolet à la ceinture de Backmann, le donna au
Roi en lui disant: _Monsieur, voilà le moment de vous montrer._ M.
de Mailly salua le Roi de son épée, et lui dit: _Sire, nous voulons
relever le trône ou mourir à vos côtés!..._

Le Roi se couvre, tire son épée, et jure de demeurer avec eux. Mais
Roederer entraîne le Roi à l'Assemblée; tout est fini, il n'y a plus
de roi de France.

Quelques nobles suivent le Roi; d'autres se retirent..... ce qui
reste demande les ordres de M. de Mailly. Que pouvait-il faire? les
canonniers étaient passés aux fédérés!... il ne lui reste plus que la
gendarmerie, commandée par Raimond.

--Vivent les grenadiers français! s'écrie le vieillard.--Vive mon
général! répondent les grenadiers.

M. d'Affri, commandant des Suisses, avait répondu à la Reine que
des Suisses ne pouvaient tirer sur des Français, et s'était retiré.
Backmann et Zimmermann l'avaient remplacé... On connaît le détail
de cette horrible journée. Le Roi envoya l'ordre aux Suisses de ne
plus tirer, par M. d'Hervilly; l'ordre ne put parvenir au milieu du
carnage et des malheurs qui commençaient ainsi la République, dont
c'était le premier jour!...

Le maréchal, perdu dans cette foule qui combattait pour ainsi dire
_corps à corps_, vit tuer à ses côtés M. _de Pomard_, gentilhomme
qui était son aide de camp. Le noble vieillard, l'épée à la main,
combattait toujours néanmoins comme un jeune homme plein d'ardeur;
un homme lève sur lui un sabre rouge de sang et allait le tuer, le
maréchal pose avec calme la main sur le bras de cet homme et se
nomme; à l'aspect de cette figure vénérable, de ces cheveux blancs,
de cet homme revêtu du cordon bleu et de ces insignes dont l'éclat
imposait encore, le fédéré laisse tomber son sabre; puis, ordonnant
tout bas au maréchal de se taire et de le suivre, il le maltraite,
et, tout en l'entraînant, lui arrache son cordon bleu qui est
toujours un honneur, mais aussi un signe de proscription... C'est
ainsi que le maréchal fut conduit à son hôtel... le nom de cet homme
est demeuré inconnu... alors une action généreuse était un crime!...

Deux jours après, le maréchal fut dénoncé et conduit à sa section.
Ses nobles réponses, ses cheveux blancs et ses quatre-vingt-trois
ans firent impression sur les monstres de 93, qui alors n'étaient
encore qu'au berceau!... Il échappa, et se retira avec la maréchale,
toute jeune alors, dans le département du Pas-de-Calais. Là, André du
Mont, altéré du sang des royalistes en 93, comme il le fut en 94 de
celui des républicains, le fit jeter en prison; la maréchale ne le
quitta pas... Joseph Lebon, qui succéda à André du Mont, fut assez
cannibale pour envoyer à l'échafaud un homme aussi vénérable par son
âge que respectable par sa chevaleresque loyauté. En approchant de
l'échafaud, sa tête se releva plus fière que jamais elle ne l'avait
été devant l'ennemi.

--VIVE LE ROI! s'écria-t-il... je le dis comme mes ancêtres!

Sa malheureuse femme était enceinte en 1792, et mit au monde, cette
même année[7-D], le fils[7-E] qui devait transmettre à cette époque
le beau nom de son père.]

[Note 7-A: Celle que la Reine aimait tant, et qui avait été sa dame
d'atours; fille du comte de Périgord, frère de l'archevêque de Reims,
elle était belle-fille du maréchal.]

[Note 7-B: Il y a plusieurs Narbonne: Narbonne-Pelet, Narbonne-Lara
et Narbonne-Fritzlar. C'était de ces derniers que venait madame la
duchesse de Chevreuse.]

[Note 7-C: J'ai parlé de ce fait dans mon Salon de l'archevêque de
Paris, Christophe de Beaumont.]

[Note 7-D: Le 26 septembre.]

[Note 7-E: Adrien-Augustin-Amalric de Mailly, né en 1792, et nommé
élève de Saint-Cyr, par l'Empereur, en 1808 ou 1809.]

Aussitôt après que M. de Talleyrand eut prêté le serment civique et
religieux, le maréchal de Mailly ne le voulut plus voir.

M. de Talleyrand, au reste, ne put qu'en être flatté; car le blâme
d'un parti est l'éloge du parti qu'il a suivi, et comme il ne s'est
jamais repenti de ce qu'il a fait, il a dû être heureux du blâme de
M. de Mailly[8].

[Note 8: Ceci est un peu paradoxal; mais c'est tout ce que je puis
trouver de mieux pour excuser M. de Talleyrand.]

M. de Talleyrand demeura constamment dans le parti de la
Révolution, et le jour de la fameuse fédération il dit la messe
au Champ-de-Mars... Le clergé non-constitutionnel fut doublement
contre lui... L'abbé Maury l'attaqua avec d'autant plus de colère
que, Mirabeau étant mort, il n'avait plus de quoi occuper
assez directement sa bilieuse colère... Un jour il attaqua M.
de Talleyrand, _comme chef de l'agiotage_ qui avait un monopole
impudemment établi dans Paris... M. de Talleyrand, qui voulait
bien s'occuper de la chose publique, mais en repos pour lui-même,
comprit cependant qu'un peu de tolérance dans le sens inverse serait
une bonne chose... Il s'éleva contre l'émission des deux milliards
d'assignats qu'on voulait créer et mettre en émission pour éteindre
la dette publique; mais le cardinal ne lui donna pas la joie de
pouvoir se vanter d'une mesure sage et modérée... Il fit de grandes
railleries sur ces deux milliards:

--À quoi bon! disait-il... puisque la dette est de sept milliards?...

M. de Talleyrand, incapable de lutter contre un tel homme avec sa
voix douce et sa figure toute féminine, se contentait de lui répondre
de ces mots piquants dont au reste, quinze ans plus tard, le
cardinal n'avait pas encore perdu le souvenir...

Ce fut alors que M. de Talleyrand fut nommé exécuteur testamentaire
de Mirabeau... Déjà membre du département de Paris, ce qui le
rapprochait beaucoup de Manuel et d'une foule d'autres noms qui
appartenaient à la Révolution la plus intime de cette époque, M.
de Talleyrand fut dès lors classé par ses anciens _pairs_ dans la
partie mauvaise de la Révolution... Il n'en était rien... M. de
Talleyrand, comme bien d'autres, avait été entraîné le premier jour
dans une route où le pied glissait aisément et où le retour, comme le
temps d'arrêt, est également impossible; mais il avait un moyen, il
l'employa: ce fut de quitter la France; il sollicita de faire partie
de l'ambassade de Londres; il eut, dit-on, une mission particulière
relative, ainsi qu'on le crut, à l'établissement des deux Chambres.
M. de Chauvelin était notre ambassadeur à Londres[9]. Pitt était
alors au ministère.

[Note 9: On verra dans la suite que cette mission fut aussi
singulièrement donnée que remplie. Je vais rapporter tout à l'heure
une lettre de M. de Chauvelin qui la dément.]

M. de Talleyrand avait fui la France, parce qu'on s'y méfiait de
son civisme.--En Angleterre, il fut en butte aux soupçons de la
plus intime malveillance, parce qu'on le crut jacobin. Ribbes,
de la Chambre des Communes, le présenta comme attaché au parti
d'Orléans... Ainsi M. de Talleyrand n'était ni royaliste pour les
royalistes, ni républicain pour les hommes nouveaux, ni enfin
_quelque chose_... En France, il fut compromis par l'affaire
d'Achille Viard; et cité par Chabot, qui ne l'aimait pas, il somma
Roland, alors au ministère de l'Intérieur, de le justifier sur ce
rapport avec lui... Roland répondit, mais de manière à ne montrer
aucune sympathie pour M. de Talleyrand. Aucun parti ne l'adoptait
franchement. C'est alors qu'il alla en Amérique. _Contraint_ de
quitter l'Angleterre, effrayé des désordres qui se commettaient en
France, il chercha un lieu où le retentissement de la tourmente
révolutionnaire n'eût pas pénétré. On était alors en 1794: il se
rendit aux États-Unis; c'est de là qu'il sollicita sa rentrée en
France. Les jours de sang étaient passés, et remplacés par des jours,
sinon plus glorieux, au moins plus paisibles. M. de Talleyrand fit
demander sa radiation par quelques femmes dont il était fort aimé, et
surtout madame de Staël, et il fut rappelé. Cela devait être sous un
gouvernement comme celui du Directoire. Il y a plus: il fut ministre,
et eut le portefeuille des Affaires étrangères.

Je viens de donner presqu'une biographie de M. de Talleyrand; c'est
que pour arriver à lui à cette époque, si différente de celle où il
avait passé sa vie, il fallait le montrer, non pas ce qu'il était
(car qui peut dire ce qu'il fut, ce qu'il est, et ce qu'il sera!),
mais son attitude dans le monde, sous le Directoire...

Cette attitude fut ce qu'elle eût été sous le cardinal de Fleury,
si M. de Talleyrand fût né quarante ans plus tôt: celle de l'homme
le plus spirituel de la société. Il connaissait le Directoire, le
méprisait, et ne croyant plus (s'il est vrai qu'il y ait jamais cru)
à cette belle liberté régénératrice qui avait assuré ses premiers
pas dans la carrière politique révolutionnaire, il se conduisit
en conséquence de cette nouvelle croyance. Dans la façon tout
énigmatique dont il se pose, M. de Talleyrand donne peu de prise à
ceux qui sont chargés, par goût ou par toute autre cause, d'écrire
sur lui; il est lui-même un être à part..., il étonne, intéresse
parce qu'il amuse, mais n'attache _jamais_. Peu susceptible d'une
sérieuse occupation, riant de tout avec cette amère ironie qui
grimace en voulant sourire, M. de Talleyrand revint en France parce
que l'Amérique l'ennuyait, et que dans le reste de l'Europe on ne
voulait pas de lui: en Angleterre, M. Pitt le disait jacobin; en
Allemagne, on ne l'aimait pas mieux: l'Italie n'était plus son fait.
Quant à l'Espagne, un _évêque excommunié_ aurait été rôti comme un
marron en 1795, et ce cas était celui de M. de Talleyrand à l'époque
dont je parle... Le Pape l'avait excommunié en 1791[10], à peu près à
la mort de Mirabeau.

[Note 10: C'est un fait qui est peu connu et positif que celui de
cette excommunication.]

On le rappela donc; et, en arrivant en France, il trouva partout de
l'intérêt pour lui, bien qu'il ne fût pas aimé. C'est qu'il y avait
des femmes qui se mêlaient de ses affaires...; il les avait si bien
servies dans sa jeunesse, qu'elles lui devaient leur secours...

Le général Lamothe, alors colonel et fort bien vu au Directoire (ce
qui ne fut pas plus tard), lui servit d'introducteur le jour où il se
présenta au Luxembourg. Je ne me rappelle plus qui en était alors le
président... Lamothe était avec M. de Talleyrand, à qui il donnait
le bras, parce qu'on sait que M. de Talleyrand n'a pas la démarche
très-sûre; il s'appuyait donc, d'un côté, sur le bras de Lamothe,
et, de l'autre, sur sa canne en forme de béquille, ou sa béquille
en forme de canne, et ils cheminaient ainsi dans les vastes salles
du palais directorial, lorsque, arrivés dans le salon qui précédait
celui du _citoyen président_, l'huissier de la Chambre vint prendre
la canne de M. de Talleyrand... Cette canne ou cette béquille était
trop nécessaire à son maître pour qu'il s'en dessaisît; l'évêque la
retint comme il l'aurait fait de _sa crosse_: mais l'huissier avait
des ordres.

--_Je ne puis_ laisser _cette canne au citoyen_, dit-il.

Monsieur de Talleyrand l'abandonna...

--Mon cher, dit-il à M. Lamothe, il me paraît que votre nouveau
gouvernement a terriblement peur des coups de bâton...

Et cela fut dit avec cet air impertinemment insoucieux qu'il a
toujours, et qui à lui seul est toute une injure quand il n'aime pas
quelqu'un.

Madame de Staël l'aimait fort _déjà_ ou _encore_ à cette époque, je
ne sais pas bien lequel des deux; son esprit actif et brillant devait
pourtant trouver un grand mécompte dans cette _positivité_ toute
sèche et toute personnelle; mais, avec elle, l'esprit avait raison
sur TOUT. Son âme se reflétait alors sur celle de l'autre, et lui
communiquait sa chaleur momentanément... Madame de Staël allait donc
fréquemment chez M. de Talleyrand, et M. de Talleyrand était un des
habitués du salon de madame de Staël.

M. de Talleyrand, noble, évêque, révolutionnaire, après avoir couru
les aventures, après avoir été ce que le duc de Lerme appelait
un _Picaro_, et rentrant chez lui comme un homme simple et sans
prétention, en avait pourtant une grande: il voulait entrer au
Directoire. C'était bien permis; et, en vérité, l'ambition n'était
pas grande, car ceux qui composaient ce gouvernement monstrueux,
n'avaient pas entre eux cette homogénéité parfaite qui est si
nécessaire pour produire l'unité de vues et d'intention[11].

[Note 11: Voici une histoire à propos du Directoire, pour montrer
l'estime dans laquelle on le tenait.

Après le 18 fructidor, on voulut mettre un autre général à la place
de Carnot, et on fit dire au général Lefebvre (plus tard le duc de
Dantzick) de venir et qu'il serait nommé.

Sa femme, après s'être fait lire la lettre, car je crois qu'elle ne
savait pas lire, dit à son mari:

«Reste ici; qu'iras-tu faire là-bas? Il faut qu'ils soient bien
malades pour avoir besoin d'un imbécile comme toi!... Reste ici et
ne va pas donner ta tête ou ta liberté; laisse les _manteaux rouges_
s'arranger entre eux.

Il écouta les conseils de sa femme, et fit bien.]

À l'époque où M. de Talleyrand fut appelé aux Affaires étrangères,
il y avait un troisième parti qui n'était ni de ce qu'on appelait
l'_hôtel de Noailles_[12], ni de Clichy; c'était, si l'on peut se
servir de ce mot, un _dédoublement_ des constitutionnels... Ce parti
était puritain dans ses principes, et affectait une régularité
extrême; les plus influents étaient pour les Cinq-Cents, où surtout
il dominait, Henri Larivière, Pastoret, Boissy-d'Anglas, Lemérer,
Camille Jordan, Pichegru, Delarue, Demersan, etc.

[Note 12: C'était dans une rue à demi fermée qui n'existe plus
aujourd'hui, et qu'on nommait _rue de l'Orangerie_, au grand hôtel
de Noailles. Ce club s'appelait aussi le club du Manége. Les
républicains les plus chauds allaient là.]

Ce parti voulait le bien, mais moins peut-être que le parti
constitutionnel, dont étaient Barbé-Marbois, Tronçon-Ducoudray,
Mathieu Dumas, Bérenger, etc., etc.... Sans doute il y avait des
intrigants dans ce parti comme dans tout autre... mais il y en avait
moins... Thibaudeau était du parti constitutionnel, et en parlant
d'honnêtes gens dans ce parti-là, j'aurais dû le nommer le premier.

Les mesures révolutionnaires étaient rejetées par les deux partis
que je viens de nommer... Celui qui les soutenait était le parti du
Directoire: c'étaient Boulay (de la Meurthe), Jean Debry, qui fut
ou ne fut pas assassiné à Rastadt, Poulain-Grandpré, Boulay-Paty,
Chazal, Chénier surtout, etc... Ce parti n'était pas le plus fort en
grands talents, quoiqu'il en eût plusieurs, mais il avait pour lui
les armées et le Directoire.

Maintenant il y avait le parti royaliste, qui était bien fort
aussi au milieu de cette anarchie... il se réunissait à Clichy;
le Directoire l'exécrait. C'était un vrai club, une nouvelle
représentation des Jacobins ou des Cordeliers; cette réunion
fixait également l'attention publique, et surtout celle des
contre-révolutionnaires.

Voilà comment allait la France politique au moment de l'arrivée de
M. de Talleyrand au ministère. Il se trouva, de plus, qu'on dut
renommer un directeur... Ses prétentions se réveillèrent... mais il
ne fallait pas songer à prendre cette place... Trop de prétentions
l'entouraient, et les Conseils, qui étaient pour beaucoup dans la
nomination des candidats, ne voulaient pas d'un homme du Directoire.
M. de l'Apparent fut écarté pour cette raison par Henri Larivière. On
connaît son accent habituellement furieux... il s'élança à la tribune
et s'écria:

--_Tout homme qui a reçu des fonctions du Directoire est exclu de
droit._

Et, un moment après, en entendant prononcer le nom du général
Beurnonville pour la candidature, il s'écria de nouveau avec un
redoublement colère:

--Non, il ne faut pas aller chercher des candidats dans _la fange_ de
1793!...

Cette sortie presque indécente fut blâmée même par les amis de Henri
Larivière...

Barthélemy fut le candidat adopté presque à l'unanimité; presque
continuellement absent, étranger à la Révolution, il n'offusquait
personne; il fut nommé, mais aussi _fructidorisé_ peu de temps après.

M. de Talleyrand n'avait aucune de ces conditions, et n'eût été que
plus tôt _fructidorisé_. Mais bientôt il comprit qu'à côté de lui
était un remède à cette faiblesse d'abandon où il se trouvait; et
les Clichiens devaient lui donner de l'espoir. Mais au milieu de ces
luttes, comme il y en avait en ce moment, il était empêché et ne
pouvait rien résoudre... Ce qu'il voulait quelquefois, c'était sa
retraite. Un incident nouveau vint occuper sa vie.

Un jour, dans sa jeunesse, M. de Talleyrand, étant aux Tuileries
avec un de ses amis du séminaire, il lui fit remarquer une femme qui
marchait devant eux; elle était grande, parfaitement faite, et ses
cheveux, du plus beau blond cendré, tombaient en _chignon flottant_
sur ses épaules...

--Mon Dieu! quelle belle tournure! s'écria l'abbé de Périgord.

--Oui, dit l'abbé de Lageard; mais le visage n'est peut-être pas
aussi beau que la tournure le promet.

Ils doublèrent le pas et dépassèrent la belle promeneuse; en la
voyant, ils demeurèrent charmés: une peau de cygne, des yeux bleus
admirables de douceur, un nez retroussé et un ensemble parfaitement
élégant.

J'ai déjà dit que les grands-vicaires de Reims étaient _des hommes à
la mode mauvais sujets_. On doit penser qu'ils voulurent savoir le
nom de la belle blonde... Cela fut aisé.

Elle s'appelait madame Grandt.

--Son mari est bienheureux, dit M. de Talleyrand... Et comme il était
occupé ailleurs en ce moment, après avoir payé le tribut d'admiration
qu'on doit à une belle personne, il passa outre; seulement, quand il
s'ennuyait, il pensait à la belle blonde...

Les années s'écoulèrent, M. de Talleyrand retrouva la belle blonde,
et comme elle et lui n'avaient aucune occupation particulière, celle
qui leur parut la plus convenable fut de se rapprocher... Soit que
la belle blonde eût la seconde vue, soit qu'il lui convînt de donner
son coeur à M. de Talleyrand, ce fut un arrangement convenu et
conclu[13]...

[Note 13: On sait que ce fut en allant demander la protection de M.
de Talleyrand après toutes les tristes affaires de M. de L*****.]

Une autre femme, qui se croyait lésée, peut-être avec raison, par cet
arrangement, jeta les hauts cris, et menaça même M. de Talleyrand
_de sa vengeance;_ mais elle était bonne et ne sut jamais se
venger... elle ne savait même pas punir une offense...

Des affaires plus graves se mettaient à la traverse de tout ce
qui était repos et plaisir, malgré la soif que chacun avait de se
satisfaire après un jeûne aussi long... Les Conseils devinrent des
arènes où chaque parti se mettait en bataille devant l'autre. Le
30 prairial an V, il y eut une lutte dans l'Assemblée qui faillit
dégénérer en combat; on ôta au Directoire la surveillance et
l'autorisation des négociations que faisait la trésorerie nationale.
Le lendemain, un député de Maine-et-Loire (Leclerc) demanda le
rapport; il parla de la lutte continuelle qui existait entre les
commissions et le Directoire... Aux premières paroles qu'il prononça,
il y eut un seul cri poussé par cent voix, et tous les Clichiens
se portèrent sur lui à la tribune... Les partisans du Directoire y
coururent pour le défendre. Les combattants en vinrent à des voies de
fait, et les coups les plus violents furent portés. Malès, un député,
fut terrassé par un autre (Delahaye), qui le saisit à la gorge et lui
déchira ses vêtements. Pichegru, qui était président, ne pouvait pas
venir à bout de cinq cents hommes!

Il y avait sans doute de grands malheurs à cette époque; mais le
plus grand était cette désunion entre les différentes opinions. M. de
Talleyrand, ennuyé de ce qu'il voyait, regrettait presque l'Amérique
et les séances de l'Assemblée Constituante, même celle du Jeu de
Paume... Ce fut au milieu de ces agitations que le 18 fructidor eut
lieu.

Un fait certain, c'est le peu d'influence que dans le commencement
M. de Talleyrand a eu sur le Directoire... il cherchait à sonder le
terrain... Tous les hommes qui l'entouraient étaient plus habiles que
lui pour diriger cette révolution intègre et politique qui promettait
à la France de succéder à l'autre.

Pendant que les Conseils prenaient des résolutions, le Directoire,
qui faisait le roi depuis quatre ans et qui y prenait goût, le
Directoire était au moment de faire un coup d'état. Poussé à bout
par les Conseils, il voulait reconquérir l'autorité qu'il avait su
prendre sur eux. Talleyrand connaissait-il les projets du Directoire?
Je l'ignore... Il y avait alors une telle méfiance entre tous les
partis qu'on ne savait ce qu'on devait faire ni penser.

Augereau arriva à Paris, envoyé de l'armée d'Italie par Bonaparte; il
trouva l'esprit public partagé dans les opinions. Tout ce qui tenait
à l'armée était en fureur contre les Conseils. Kléber et Bernadotte
déclamaient contre eux sans dissimuler leur sentiment. Le feu
n'avait plus sur lui que des cendres bien légères pour l'empêcher
d'éclater.

Schérer était alors au ministère de la Guerre, comme M. de Talleyrand
au ministère des Affaires étrangères: c'étaient le talent et
l'impéritie; c'est une telle union qui fit que le Directoire ne sut
jamais à temps que sa perte était le but des divers mouvements. Il
fallait qu'il s'unît avec les Conseils, et tout eût été sauvé pour
le Directoire; mais le Directoire lui-même était alors présidé par
Laréveillère-Lépaux, qui fulminait dans des discours contre les
Conseils, n'agissait jamais... et jouait à la chapelle pendant ce
temps-là de manière à faire rire de lui. Voilà comment était la
France à cette belle époque, qu'on prétend la seule de la liberté.

Kléber, dînant un jour chez Schérer dans le commencement du mois de
fructidor, dit hautement que le gouvernement militaire était _le
seul_ qui convînt à la France. Bernadotte l'appuya, et dit encore
après lui quelques mots qui prouvaient combien leurs sentiments
étaient contraires aux Conseils. Des députés qui dînaient aussi chez
Schérer, mais qui étaient dans le parti neutre, tremblèrent néanmoins
pour _leur corps_... car c'était ici comme avec les parlements... Du
reste, les discours de Laréveillère-Lépaux, prononcés à l'occasion
de je ne sais plus quelle fête, et contre l'armée autant que contre
les Conseils, étaient une maladresse inouïe.

L'éloignement du parti royaliste des Conseils était, comme on le
sait, le motif du 18 fructidor. Ce parti, qu'il fallait punir, mais
non pas retrancher, ne fut qu'un moyen dont le Directoire se servit
pour mutiler l'assemblée. Si le parti royaliste eût vraiment alarmé
le Gouvernement, il n'aurait pas fait grâce à M. de Talleyrand, qui
était en renommée, depuis son retour, d'être royaliste et de protéger
les émigrés.

Bernadotte était alors ami de Bonaparte; du moins, en avait-il
l'apparence. Il lui écrivait le 7 fructidor:

«_Le parti royaliste n'ose plus heurter de front le Directoire,
il a changé de plan; mais, selon moi, il n'en doit pas moins être
conspué et poursuivi, afin que les patriotes puissent diriger les
prochaines élections. Cependant, il y a des craintes qu'une commotion
mal dirigée ne devienne funeste à la liberté_, ET QU'ON NE SOIT
OBLIGÉ DE DONNER AU DIRECTOIRE UNE DICTATURE MOMENTANÉE. _Je ris de
leur extravagance. Il faut qu'ils connaissent bien peu les armées et
ceux qui les dirigent, pour espérer de les museler avec autant de
facilité..._

«_Ces députés qui parlent avec tant d'impertinence sont loin
d'imaginer que nous asservirions l'Europe_ SI VOUS VOULIEZ _en former
le projet_.»

Bernadotte ajoutait qu'il partait du 20 au 25. Ce séjour d'intrigues
ne lui convenait pas, disait-il à Bonaparte.

«Adieu, mon général, jouissez délicieusement, _n'empoisonnez pas
votre existence par des réflexions tristes. Les républicains ont
les yeux sur vous, ils pressent votre image sur leur coeur; les
royalistes la regardent et frémissent._

«_Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale
ne s'organise pas. Cette espérance des Clichiens tombe en quenouille.
Je vous envoie la déclaration de Bailleul à ses commettants._»

Cette lettre, qui est textuellement transcrite, est fort remarquable
par la confiance que Bernadotte paraît avoir dans son allié[14], et,
d'un autre côté, elle fait voir aussi que les royalistes comptaient
sur l'opinion publique, puisqu'ils voulaient la garde nationale.
C'était le 13 vendémiaire renouvelé; les sections étaient la garde
nationale.

[Note 14: Il avait épousé mademoiselle Clary, soeur de madame Joseph
Bonaparte.]

Les attaques personnelles qui se firent les jours suivants dans les
deux Conseils mêmes furent une preuve de plus de ce qui se préparait.
Tallien, attaqué par les royalistes, se défendit vigoureusement.
Les royalistes crièrent que _Garat-Septembre_ allait être dans le
ministère (ministre de la Police). «Que faire si de telles gens sont
aux affaires?» s'écrie Dumolard à la tribune.

--Je ne suis pas de _l'Oeil-de-Boeuf_ du Luxembourg! s'écriait de son
côté Tallien... Occupez-vous plutôt de Bailleul, et de choses plus
sérieuses.

On passa à l'ordre du jour. Royer-Collard dit alors à Emmery:

--Vous devez être content, le Conseil a été assez plat aujourd'hui.
Mais laissez faire, cela ne durera pas toujours.

--C'est _de l'armée grise_ qui est dans Paris et qui nous menace,
s'écria Mathieu Dumas, qu'il faut se garder!

Il voulait parler de plusieurs chouans que les Clichiens tenaient
en réserve. Les chauffeurs qui désolaient les campagnes les plus
rapprochées de Paris n'étaient autre chose que des brigands échappés
des rangs les plus abjects de la Vendée, ou plutôt de ce qui en
prenait encore le nom.

Tandis que les députés faisaient des phrases, le Directoire
agissait enfin. J'ai toujours pensé que M. de Talleyrand avait
dirigé le mouvement du 18 fructidor d'après les instructions de
l'armée d'Italie. La combinaison ne pouvait en être venue ni à
Augereau ni à aucun des directeurs: Barras aimait trop son plaisir,
Laréveillère-Lépaux était trop honnête homme, et le reste était
lui-même proscrit. Quant à M. de Talleyrand, il avait dit avec son
sang-froid accoutumé et cette physionomie impassible qu'on lui
connaît:

--L'attaque est résolue; le succès est infaillible. Le
Corps-Législatif n'a plus d'autre ressource que de se rendre à
discrétion au Directoire.

Voilà les paroles de M. de Talleyrand le 14 fructidor!

L'armée était pour le Directoire. Barras était la partie représentant
_le sabre_ dans le Directoire, et il avait une sorte de fermeté qui
imposait, comme on l'a pu voir dans ce que j'ai écrit sur lui.

Les lettres anonymes étaient nombreuses. Nous connaissions beaucoup
de députés; et un jour, je crois que c'était le 16 fructidor, deux
d'entre eux arrivèrent pour dîner chez ma mère avec une lettre
anonyme chacun dans la poche de leur gilet. L'un était Clichien,
l'autre un homme de la Révolution tout entier, _un pur_. La lettre du
Clichien était ainsi conçue:

«Tu es un scélérat de royaliste; tu dois mourir et tu mourras.
Prends garde à toi!»

Celui du révolutionnaire:

«Misérable soldat de Robespierre! scélérat de terroriste! tu périras
comme un chien enragé, et je serai le premier à tirer sur toi.»

Le dernier était Salicetti; quant au Clichien, je ne veux pas le
nommer.

Un autre, qui vint dans la soirée, nous apporta un des placards
affichés dans les escaliers intérieurs de plusieurs maisons. Ces
placards disaient:

«Prenez garde à vous, représentants d'un peuple libre! Le moment
de la crise approche. Ne vous laissez pas surprendre. L'orage sera
terrible, mais court. Éloignez-vous!»

Madame Th...... avait trouvé un de ces placards dans sa maison, et
l'avait caché à son mari pour qu'il ne fût pas encore plus monté
contre le Directoire: car, il l'était beaucoup, mais dans un autre
sens que ceux de Clichy et du Manége.

M. de Talleyrand n'avait pas de salon, à proprement parler. À cette
époque, un salon était impossible; la société était trop mélangée
pour un homme comme lui, qui devait recevoir chaque parti. C'était
bien encore pour une personne comme ma mère, qui, par sa position,
pouvait, en s'isolant, ne recevoir que ses amis; ou madame de
Staël, qui, par son talent, dominait tout et imposait ce qu'elle
voulait. Cependant madame de Staël allait habituellement chez M. de
Talleyrand, quand de vieilles querelles ne venaient pas soulever des
tempêtes. Madame de Staël les provoquait souvent, et M. de Talleyrand
dit un jour:--_Mon Dieu! ne peut-elle donc_ ENFIN _me détester_!...

Le 16 fructidor, nous étions plusieurs personnes chez ma mère,
très-disposées à nous amuser, lorsque l'un de nos habitués, Hippolyte
de Rastignac, arriva fort troublé, et dans un désordre de toilette
qui prouvait qu'il avait été attaqué et s'était défendu; sa cravate
était arrachée, son habit gris à collet noir déchiré également au
collet, et toute sa personne enfin était fort mal en ordre.

Il nous raconta que, sur le boulevard des Capucines, comme il
descendait de cabriolet pour parler à un de ses amis, plus de trente
hommes étaient tombés sur lui, et avaient exigé qu'il criât _vive la
République_ et _haine à la royauté!_...

--C'est un Clichien! s'écriait-on de tous côtés, c'est un Clichien!

--Je ne suis pas un Clichien! leur cria-t-il; mais je ne veux pas
qu'on m'impose mes paroles.

--Criez! criez! _Vive la République!_ et _haine à la royauté!_

--J'étais dans une fort mauvaise position, comme vous pouvez le
penser, nous dit-il, lorsque des jeunes gens de mes amis, à la
tête desquels était un de mes frères, accoururent vers moi et me
tirèrent de leurs mains, mais ce fut aux dépens de mon habit et de ma
cravate... Vous voyez, ajouta-t-il en riant, que si je suis revenu
sur la plage, c'est avec avarie de mes _gréements_.

Et il se mit à rire.

Ma mère, qui l'aimait beaucoup, et dont il était même le favori parmi
ses frères, le gronda d'aller ainsi à pied avec ce malheureux habit
gris et ce collet noir.

--Comment! dit-il fort étonné; eh! j'avais dîné chez un ministre.

--Vous avez dîné chez un ministre du Directoire! s'écrièrent
plusieurs femmes, dont ma mère était le chef, et parmi lesquelles on
distinguait madame de Lostanges, madame de Charnassé et madame de
Caseaux...; vous avez dîné chez un ministre!...--Pourquoi pas chez
Barras? ajouta madame de Lostanges.

--Mais ce ministre-là _est des nôtres_, répondit Hippolyte de
Rastignac en arrangeant sa cravate, chose des plus importantes pour
lui.... C'est chez Talleyrand que j'ai dîné.

--Ah! cela est différent, dit ma mère, très-différent!

--Je ne le trouve pas, dit madame de Lostanges.

--Ah! je vous demande pardon! il y a toute une distance entre M.
Talleyrand de Périgord, neveu de l'archevêque de Reims et du comte
de Périgord, à ces hommes de la Révolution, tels que Schérer, des
espèces comme cela... M. de Talleyrand est un homme comme il faut.

--Mais Barras est aussi un homme comme il faut; pourquoi ne
voulez-vous pas que votre fille aille au bal chez lui?

--Ah! pourquoi? pourquoi? dit ma mère assez embarrassée; car, en
effet, elle était portée vers M. de Talleyrand par prévention
d'affection pour toute sa famille qu'elle aimait, et avec laquelle
elle était liée intimement.

--Étiez-vous nombreux à votre dîner? demanda ma mère à Hippolyte de
Rastignac, pour changer la conversation.

--Trente à peu près; et, dans ce grand hôtel de Gallifet, il semble
qu'on ne soit que huit ou dix personnes. Au reste, il y avait GRANDE
_compagnie_; et, en vérité, je crois que si je n'y avais pas été, M.
de Talleyrand n'aurait eu que lui-même pour avoir à nommer quelqu'un.

--Vraiment! qui donc était-ce...?

--Eh! le sais-je? mon Dieu!... Je voudrais retenir ces noms-là, et
ne le puis; excepté cependant ceux de deux hommes qui feront parler
d'eux dans l'avenir, quoique leurs pères soient inconnus. Ce sont les
généraux Kléber et Bernadotte: l'un est républicain en carmagnole;
l'autre est un républicain à l'eau rose, et se lave les mains avec de
la pâte d'amandes parfumée... Je vous jure qu'il n'est pas déplacé
dans le _salon ambré_ de M. de Talleyrand.

--Qu'a-t-il donc, le salon de M. de Talleyrand? demanda madame de
Lostanges, qui se retourna précipitamment au mot de pâte d'amandes
parfumée[15].

[Note 15: Madame de Lostanges, si charmante par son esprit fin et gai
et sa jolie figure, était la femme la plus recherchée sur toutes ces
choses dont je parle ici.]

--Ne savez-vous pas, madame, que M. de Talleyrand aime à la passion
les essences et les odeurs? et pourvu qu'il y ait de l'ambre, c'est
une chose agréable pour lui. Je vous assure que Robespierre se serait
fort bien arrangé de son régime, lui qui ne marchait qu'au milieu
d'un nuage embaumé.

--Laissez donc votre Robespierre, s'écria madame de Lostanges, et
parlez-nous de votre dîner. Qui aviez-vous en femmes?--Madame de
Staël... peut-être bien?


M. DE RASTIGNAC.

Oui, madame.


MADAME DE LOSTANGES.

Et puis après?


M. DE RASTIGNAC.

Madame Tallien et madame Grandt.


MADAME DE CASEAUX.

Est-elle donc aussi belle qu'on le dit?


M. DE RASTIGNAC.

Mais je la trouve bien belle... moins pourtant que madame Tallien.


MA MÈRE, souriant.

Et son esprit?


M. DE RASTIGNAC, s'inclinant.

Je n'ai jamais la hardiesse de juger celui des femmes.


MA MÈRE.

Oh! la pauvre personne! la voilà jugée... Cependant, quelque capable
que vous soyez de la juger, mon cher Hippolyte, je vous demande la
permission de prendre mes renseignements chez votre oncle. Je crains
de votre part un peu de prévention.


M. DE RASTIGNAC.

Quoi! parce qu'elle est l'amie _de l'évêque_? Qu'est-ce que cela me
fait à moi?... Ce serait une preuve d'esprit, une preuve que les
préjugés sont secoués; or, un esprit dans ses langes ne sait jamais
les briser.


MADAME DE CASEAUX.

Enfin, dites-nous donc vos convives.


M. DE RASTIGNAC.

Je vais recommencer: d'abord le maître du logis, sa grandeur
monseigneur Charles-Maurice Talleyrand de Périgord, évêque d'Autun,
ayant prêté le serment civique et religieux... ayant...


MA MÈRE.

Hippolyte... Hippolyte!...


M. DE RASTIGNAC.

Comment! je l'appelle monseigneur, et vous me grondez! mais c'est
de l'injustice cela. C'est ce que ferait Pierre ou Armand.--Allons,
pardonnez-moi, d'autant que je suis raisonnable, et que je prononce
les R, moi; je ne donne ma parole d'honneur qu'intelligiblement. Et
si je suis incroyable, ce n'est pas comme les autres confrères dans
la mode.


MADAME DE CASEAUX.

Mon Dieu, Hippolyte, que vous êtes bavard! au fait.


M. DE RASTIGNAC.

M'y voici. Je suis sérieux.--Ainsi donc, M. de Talleyrand, le
général Bernadotte, le général Kléber, le général Lemoine, M.
Poulain-Grandpré, un M. Debry, Benjamin Constant... presque tout
ce qui compose le corps diplomatique, que j'étais loin de croire
aussi nombreux, deux ou trois inconnus, et votre très-humble,
très-obéissant et très-dévoué serviteur. Ah! j'oubliais, et mon
oncle[16]. Je crois que j'oublie encore M. de Castellane et son
_adorable_ femme. La perruque du mari et les yeux de celle-ci étaient
encore plus de travers qu'à l'ordinaire.

[Note 16: Le marquis d'Hautefort, un homme extrêmement spirituel, et
spirituel avec de la gaîté et du mouvement. Il allait souvent chez ma
mère; il était très-vieux alors.]


MADAME DE FONTANGES.

Eh bien! que dites-vous de tout ce beau monde-là?


M. DE RASTIGNAC.

Je dis que c'était la plus étrange bigarrure du monde. Il y avait
à cette table de M. de Talleyrand de toutes les opinions: il y
avait des royalistes (saluant), à tous seigneurs tout honneur;
il y avait des modérés; il y avait des sabreurs! il y avait des
révolutionnaires; il y avait des _directoriaux_: c'est ainsi,
vous le saurez, qu'on appelle les partisans de monseigneur Barras
aujourd'hui. Au reste, on m'avait dit: Observez, et vous verrez
de grandes choses. J'ai observé et n'ai rien vu. On a professé le
plus grand dévouement au Directoire... et voilà tout. Mais le plus
curieux, c'est le récit de ce qui s'est passé à l'armée d'Italie
pour l'anniversaire du 14 juillet[17]; ce fut Bernadotte qui nous
en fit le récit. Il parle bien, et M. de Talleyrand l'écoutait,
sinon avec plaisir, du moins avec confiance dans l'impression qu'il
devait produire. Il commença par nous débiter avec une grande emphase
ce que le général Bonaparte avait dit à ses soldats: c'est un peu
blasphémant; mais enfin, puisque _l'évêque_ l'a entendu, et même avec
plaisir... À propos, n'a-t-il pas été excommunié?

[Note 17: 25 messidor de l'an V.]


MADAME DE LOSTANGES.

Qui cela?


M. DE RASTIGNAC.

Mais M. de Talleyrand, l'évêque d'Autun...


MADAME DE CASEAUX.

Hippolyte, je déclare que vous êtes insupportable... Madame de
Permon, faites-le donc taire.


MA MÈRE.

Mais pour raconter il faut bien qu'il parle. Je lui dirai seulement
qu'il me fait de la peine en parlant ainsi.


M. DE RASTIGNAC, baisant la main qu'elle lui donne.

Oh! je serai et ferai tout ce que vous voudrez. Je continue donc, et
vous serez contente.


MADAME DE LOSTANGES.

Eh bien! ce petit Bonaparte, qu'est-ce donc qu'il disait? Je déteste
cet homme-là depuis que je sais qu'il a fait emprisonner ce pauvre
Marchésy!


M. DE RASTIGNAC.

Il a fait, à ce qu'il paraît, une proclamation ou plutôt un discours
à ses troupes: «Soldats, leur a-t-il dit avec cette voix puissante
qui va, dit-on, au fond des âmes, soldats, je sais que vous êtes
affectés des malheurs de la patrie; mais la patrie ne peut courir
des dangers réels: ces mêmes hommes qui la font victorieuse de
toute l'Europe coalisée contre elle SONT LÀ. Des montagnes nous
séparent de la France: vous les franchiriez avec la rapidité de
l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la constitution, défendre la
liberté, protéger le Gouvernement et les républicains... Dès que les
royalistes se montreront à nous, ils seront vaincus.»

Le soir il y eut un dîner où toutes les autorités du pays
assistèrent, mais où cependant, comme partout et toujours, dominaient
les hommes de l'armée. Bonaparte, à ce qu'il paraît, connaît bien le
coeur humain. Il y a eu des toasts de portés. Augereau a rappelé à
Bernadotte qu'il les oubliait. C'est important, lui dit-il.

--Vous avez raison, reprit le général Bernadotte en souriant avec une
grande grâce. En tout cet homme-là plairait beaucoup, s'il parlait un
peu moins république.

--Imbécile! et de quoi veux-tu donc qu'il parle? dit une voix
moqueuse derrière M. de Rastignac: c'était celle du marquis
d'Hautefort, qui, avec M. de Lauraguais, était entré sans être
annoncé, les portes étant toutes ouvertes en raison de la chaleur.


M. DE RASTIGNAC.

Ah! ah! mon oncle, c'est vous! Eh bien! est-ce que M. de Talleyrand
n'a pas en moi un bon faiseur de bulletins?...


LE MARQUIS D'HAUTEFORT.

Si ce n'est que tu es trop indulgent. Avez-vous une idée arrêtée sur
un homme, madame, qui met ensemble Kléber, Augereau, Thibaudeau, et
plusieurs autres hommes fort remarquables sans doute. Mais quelle
nécessité de nous faire dîner ensemble? Nous ne déteindrons pas les
uns sur les autres, je le lui jure. Quoi qu'il en soit, il a fait une
impertinence à son parti ou au nôtre.


MADAME DE LOSTANGES.

Avec tout cela nous n'avons pas eu les toasts; j'y tiens.


LE MARQUIS D'HAUTEFORT.

Qu'il continue: car, pour moi, j'ai bu le vin de Champagne, mais je
n'ai pas écouté les _paroles de l'air_.


M. DE RASTIGNAC.

Je les ai, _moi_, fort bien retenues. Le général Lannes a dit:

«À la destruction du club de Clichy[18]!» LES INFÂMES! ils veulent
encore des révolutions! Que le sang des patriotes qu'ils font
assassiner retombe sur leurs têtes.

[Note 18: Lannes était républicain _enragé_, comme on les nommait
alors.]

Le colonel Junot, colonel de Berchini: «À la République!
puisse-t-elle être toujours florissante et ses armées toujours
victorieuses!... Gloire à la République!» Le général Alexandre
Berthier, chef d'état-major: «À la Constitution de l'an III!
au Directoire exécutif de la République! Qu'il anéantisse les
contre-révolutionnaires qui ne se cachent plus!»

--Mais une chose remarquable, a dit le général Bernadotte,
c'est cette universalité du même cri. Au même instant qu'au
quartier-général on portait ce toast, le même voeu était exprimé
par les soldats, et ce cri fut poussé comme par une seule voix...
«Guerre à mort aux royalistes! fidélité inviolable au gouvernement
républicain et à la Constitution de l'an III!»

--Ah! messieurs, guerre à mort. Eh bien! nous verrons!... (_en
serrant ses poings et se promenant_).


MADAME DE CASEAUX, avec douceur.

Allons, la paix! la paix!... C'est si doux, si bon, la paix. Allons,
Hippolyte, n'avez-vous plus rien à dire sur votre beau dîner de M. de
Talleyrand?


M. DE RASTIGNAC.

Je vous demande bien pardon, j'ai mille choses encore à raconter;
mais vous me permettrez une émotion passagère, n'est-ce pas?...


MADAME DE CASEAUX.

Oui, oui.


M. DE RASTIGNAC.

Eh bien donc, je vous dirai que M. de Talleyrand, qui avait
évidemment mission de faire une sorte de charge en éclaireur dans nos
rangs pour nous sonder d'abord, et puis ensuite pour nous montrer la
grande force du Directoire... Et, en effet, il en a une immense...
Tant mieux, continua-t-il comme se parlant à lui-même, il y aura plus
de mérite...


MADAME DE LOSTANGES, lui prenant la main.

Imprudent!...


M. DE RASTIGNAC relevant la tête, et comme sortant d'une
rêverie.

Pardon!... pardon!...


MADAME DE LOSTANGES.

Eh bien! que devint ce dîner. J'attends toujours, moi.


M. DE RASTIGNAC.

Ce dîner ne dura que comme tous les dîners du monde; mais après,
lorsque nous fûmes dans la galerie, M. de Talleyrand nous fit voir
une pièce curieuse venant à la suite de tout ce que ces messieurs
nous avaient dit: c'était un dessin renfermé dans une lettre écrite
par Alexandre Berthier, et adressée à lui, M. de Talleyrand. J'en ai
pris une copie informe, mais assez visible pourtant pour me guider et
me faire faire une curieuse chose; car je suis Français avant tout,
dit le bon jeune homme, et tout Français doit être ému en voyant
cette vignette...


LE MARQUIS D'HAUTEFORT.

Te voilà bien, toi! toujours le même! romanesque!... et ridiculement
infatué d'une gravure à présent.


M. DE RASTIGNAC.

Eh! si je vous disais que M. de Talleyrand était lui-même si touché
en montrant cette vignette, que ses yeux étaient humides de larmes...
Il ne parlait pas, mais il pleurait, je le répète.


M. D'HAUTEFORT, riant aux éclats.

M. de Talleyrand ému!... Ah çà! tu es beaucoup plus fou que je
ne le croyais, mon pauvre Hippolyte. M. de Talleyrand _pleurant
d'attendrissement_ sur les victoires des Français!... Je croirais
plutôt que c'est de colère... Enfin... voyons!... as-tu là ce beau
dessin?


M. DE RASTIGNAC.

Sans doute, le voici, ou plutôt il me le faut refaire: c'est un
croquis pris à la hâte.

Il se mit devant la table ronde sur laquelle il y avait toujours des
crayons, et bientôt il eut fait son dessin: c'était une très-grande
vignette. À droite était un obélisque, sur lequel étaient inscrites
TRENTE-NEUF affaires ou batailles victorieuses pour nous, et qui ont
eu lieu dans l'espace d'une année. Au pied de cet obélisque était
écrit: _Constitution de l'an III_; et au bas: _Aux mânes des braves
morts pour la patrie!_ À côté, un génie avait un pied posé sur la
ville de Vienne; il tenait des tablettes sur lesquelles il inscrivait
les préliminaires de la paix. À gauche, on voyait une belle femme
coiffée du bonnet phrygien, une main posée sur un faisceau, dans
l'autre tenant une pique sur laquelle était un bonnet de la liberté;
derrière elle un vieillard à moitié couché, appuyé sur une urne,
représentait l'Italie et le Piémont; au milieu et au-dessus, la
Renommée, avec une trompette dans une main, et dans l'autre un
médaillon sur lequel était écrit: «_Armée d'Italie... Bonaparte,
général en chef..._» La femme et le génie (l'Italie et la France)
avaient surtout une expression ravissante d'intérêt en regardant le
médaillon et le nom de Bonaparte. Il y avait de l'espérance!... Le
plan figurait une carte géographique, où l'on voyait Rome, Venise,
Gênes, Milan, Turin, Vienne, Mantoue...


MADAME DE LOSTANGES.

Hippolyte a raison, cette gravure est belle. S'il n'y avait que des
choses pareilles dans toutes leurs sottes gravures révolutionnaires,
il y aurait moyen de les voir; mais autrement!... comment les
regarder seulement?...

M. de Rastignac avait raison; M. de Talleyrand réunissait chez lui
une foule de personnages très-différents de couleurs et d'opinions;
mais l'armée était TOUT en France, comme toujours, au reste. Jamais
les armées différentes, aussi, n'avaient eu à leur tête des hommes
tels que ceux qui étaient les chefs de soldats dont la ferveur avait
quelque chose de témérairement brave, qui faisait frémir l'ennemi au
nom de l'armée française.

À l'armée de Sambre-et-Meuse (à cette même époque où nous sommes
maintenant, en l'an V[19]), il y avait Jourdan, Kléber, Championnet,
Hoche, Marceau, Lefebvre, Ney, Grenier, Bernadotte.

[Note 19: Les ennemis (an V) n'avaient à opposer que le prince
Charles et Wurmser, vieillard honorable, ainsi que Beaulieu. Voici
une lettre de Beaulieu, écrite à cette époque à Vienne, et qui fut
interceptée par nous:

«Je vous avais demandé un général, et vous m'envoyez Argenteau. Je
sais qu'il est grand seigneur, et qu'indépendamment des arrêts que
je lui ai donnés, on va le faire feld-maréchal de l'empire. Je vous
préviens que je n'ai plus que vingt mille hommes, et que les Français
en ont soixante mille; que je fuirai demain, après-demain, tous les
jours, s'ils me poursuivent. Mon âge me donne le droit de tout dire;
en un mot, dépêchez-vous de faire la paix à quelque condition que ce
soit.

On voit que l'Autriche devait être _plus_ qu'inquiète. Ce fut alors
que, lorsqu'on proposa la paix, on accepta à Leoben, et plus tard à
Campo-Formio.]

À l'armée du Rhin: Moreau, Desaix, Beaupuis, Sainte-Suzanne,
Lecourbe, Saint-Cyr.

À l'armée d'Italie: Bonaparte, Augereau, Masséna, Lannes, Laharpe,
Murat, et tant d'autres distingués par leurs noms comme par leur
bravoure personnelle avant et depuis ce moment.

Quant à Bonaparte, ce n'était pas un esprit comme celui de M. de
Talleyrand qui pouvait le méconnaître un moment; au ton de ses
lettres seulement, on avait la hauteur de cet homme; on voyait que sa
supériorité était sentie par lui... Il n'aimait pas le verbiage; ses
idées étaient concises, claires et positives...; il écrivait un jour
au Directoire en date de Vérone (15 prairial an IV):

«J'arrive dans cette ville, citoyens directeurs, pour en repartir
demain; elle est grande et belle: j'y laisse une bonne garnison pour
être maître des trois ponts qui sont sur l'Adige...

«Je viens de voir l'amphithéâtre: ce reste du peuple romain est
digne de lui... Je n'ai pu m'empêcher de me trouver humilié de la
mesquinerie de notre Champ-de-Mars; ici, cent mille spectateurs sont
assis et entendraient facilement l'orateur qui leur parlerait.»

Il y a dans ce laconisme toute une nature différente de la nature
vulgaire.

M. de Talleyrand, homme du monde, d'esprit et de talent, savait
bien jusqu'à quel point il devait compter sur les hommes qui
l'entouraient...--Le voile était tombé, si jamais il l'avait eu sur
les yeux! Et maintenant il marchait à la lueur d'un jour orageux qui
devait l'effrayer...

Le cercle constitutionnel de Paris avait produit d'autres sociétés
populaires, qui n'étaient pas des _clubs révolutionnaires_; on y
professait le plus entier dévouement au Directoire. Il y avait dans
la société-mère des hommes fort adroits et même habiles, qui ne
voulaient que du pouvoir et de l'argent: le pouvoir pour eux n'était
même pas un but, c'était un moyen. Il y avait à leur tête deux ou
trois hommes influents par une même façon de voir et de penser.
Parmi eux, le plus influent était M. de Talleyrand; madame de Staël,
qui était la principale cause de sa rentrée en France, avait de
fréquentes relations avec lui, comme je l'ai déjà dit, et à mesure
que les événements devenaient plus importants et plus intenses, ces
mêmes relations devenaient plus intimes entre madame de Staël, M.
de Talleyrand et Benjamin Constant... Celui-ci était l'orateur du
cercle constitutionnel; M. de Talleyrand était l'âme des conseils
_directoriaux_. Madame de Staël lui dit un jour:--Voici le moment de
vous mettre au ministère; vous êtes habile, vous faites de ce Barras
et des autres tout ce que vous voulez; nous serions bien empêchés
alors si, à nous trois, nous n'arrivions pas à un ministère. Celui
qui vous va le mieux est celui des Affaires étrangères. La République
peut avoir grand crédit et faire peur quand elle parle au nom du
sabre, mais je crois que les cabinets étrangers aiment mieux avoir
à conférer avec un homme bien né et d'esprit qu'avec un sot ou un
pédant.

Ce fut alors que le parti constitutionnel ayant demandé et obtenu le
départ de quelques ministres, le ministère des Relations extérieures
fut vacant, et M. de Talleyrand l'obtint. Sa nomination fut arrêtée
dans un dîner chez Barras, non pas à Paris ni à Grosbois, mais à
Surênes, dans une sorte de petite maison que le directeur avait
dans ce village, où depuis on a couronné des rosières. Ce n'est,
certes, pas en mémoire de la nomination de l'évêque d'Autun au
ministère... Barras ne repoussait personne; il accueillait le parti
constitutionnel _pur_; mais, était-il parti, Barras s'en moquait, et
s'en moquait surtout dans ses orgies. Il est pénible d'avoir à le
dire; mais, dans le moment que je décris, l'influence de madame de
Staël, pour faire nommer M. de Talleyrand, a peut-être été funeste
à beaucoup de gens... Madame de Staël est une femme trop supérieure
pour être _intrigante_; ce mot serait une injure qu'elle est loin de
mériter. Mais je dois dire en même temps que son attachement pour
M. de Talleyrand, et peut-être aussi le faible de la célébrité, qui
voulait qu'elle fît beaucoup parler d'elle, ont été nuisibles à
beaucoup de personnes, et même aux affaires du Gouvernement...

Ce changement de ministère eut lieu le 26 messidor: ce fut Rewbell
qui le proposa... Il y eut, à propos de ce ministère, un mot assez
singulier de Rewbell. Carnot, tout effarouché de ce changement, vrai
et franc républicain, homme d'honneur et de coeur, fut assez mal
édifié de l'arrivée de l'évêque d'Autun au milieu de toute notre
république, à laquelle il croyait toujours, le pauvre rêveur, et qui
n'était déjà plus qu'un être de raison...; il dit donc qu'il fallait
VOIR, et attendre pour _délibérer_ enfin...

--Qu'est-ce à dire? répondit Rewbell; un directeur doit toujours être
prêt à _délibérer_...

Et le ministère fut nommé, et ce fut ainsi[20]:

  Talleyrand, aux Relations extérieures.
  Le général Hoche, à la Guerre.
  Lenoir-Laroche, à la Police.
  Préville-Pelet, à la Marine.
  François de Neufchâteau, à l'Intérieur.

[Note 20: Le ministère qui fut renvoyé était ainsi composé:

  À la Police, Cochon l'Apparent.
  À la Guerre, Petiet.
  À l'Intérieur, Bénézet.
  À la Marine, Truguet.
  Aux Affaires étrangères, Charles Lacroix.]

Ce ministère n'était pas mal en lui-même; mais dans les
circonstances où l'on se trouvait, il était évident que le Directoire
le donnait avec des intentions hostiles.

M. de Staël, qu'on ne connaîtrait pas s'il n'eût été le mari de
madame de Staël, était alors ambassadeur de Suède à Paris... Madame
sa femme, qui connaissait sa nullité en affaires, conviction
douloureuse, au reste, pour une femme supérieure comme elle,
l'employait quelquefois au moment d'un changement de ministère, et
lorsque M. de Talleyrand fut nommé, il fallut ramener à soi des
gens qui en étaient fort éloignés. De ce nombre était Thibaudeau;
Thibaudeau était un homme antique, un homme à la Plutarque, qui vécut
pauvre sous la pourpre sénatoriale comme il y était entré et comme il
en sortit. Il n'aimait pas les phrases louangeuses. Comment prendre
cet homme-là? M. de Talleyrand ne le comprenait pas, et je crois que
madame de Staël ne le comprit pas plus. Il était, au reste, fort
influent, et madame de Staël le savait.

Un jour donc qu'il revenait d'une petite maison à Meudon qu'il avait
acquise de la dot de sa femme, il trouva chez lui M. de Staël,
qui lui annonça le changement de ministère, et principalement la
nomination de M. de Talleyrand.

M. l'ambassadeur de Suède l'était un peu en ce moment de madame
sa femme; il était chargé d'observer, de parler, etc. Il parla,
mais n'observa pas; et ce fut avec toute la liberté de se livrer
au chagrin que lui causait la nomination de M. de Talleyrand que
Thibaudeau l'apprit de M. de Staël.

--Mais pourquoi ce changement subit? disait Thibaudeau.


M. DE STAËL.

Les ministres renvoyés étaient tous des royalistes.


THIBAUDEAU.

Êtes-vous bien certain de l'opinion de ceux qui entrent à leur place?


M. DE STAËL.

Oh! comment en douter?


THIBAUDEAU.

Pourquoi?


M. DE STAËL.

Parce qu'ils ont fait tant de sacrifices!


THIBAUDEAU.

Lesquels, s'il vous plaît?


M. DE STAËL.

Mais... je crois... que... c'est...


THIBAUDEAU.

Allons, ne cherchez pas, car vous ne pourriez trouver... et ce que
vous diriez serait pour moi, représentant du peuple, une crainte de
plus.


M. DE STAËL.

Madame de Staël m'a chargé de vous dire, mon cher représentant,
qu'il faut absolument que vous veniez dîner avec elle dans quelques
jours. Prenez celui qui vous convient, et dites-le-moi. Désignez vos
convives. Allons, dites-le-moi tout de suite, voulez-vous?


THIBAUDEAU.

Non, je ne puis vous dire une chose que je ne ferai pas. C'est
bien peu poli, ce que je vous dis là, n'est-il pas vrai? Mais
que voulez-vous? notre écorce républicaine est âpre et rude;
mais dessous, mon cher baron, il y a un coeur pur et droit dont
l'honneur est le seul maître. Ce même honneur me porte à vous dire
que d'accuser Carnot de royalisme est une chose qui ne peut se
faire. C'est d'abord assez ridicule, et puis c'est fort mal. Comment
voulez-vous qu'une pareille nouvelle ne soit pas accueillie par des
rires et des moqueries?...


M. DE STAËL.

Mais cependant... et l'Apparent?


THIBAUDEAU.

Pas davantage. C'est Talleyrand qui a fait courir ce bruit, et pas
une autre personne. Il n'y a en France que Talleyrand qui puisse
inventer le royalisme de Carnot! Je crois qu'en fait d'accusation on
en aurait de plus fortes à faire contre un homme qui est aussi au
pouvoir. Ne le croyez-vous pas comme moi[21], mon cher baron?

[Note 21: Allusion à une motion presque publique faite par Laîné,
pour mettre immédiatement (dans les vingt-quatre heures) Barras en
arrestation, parce que les troupes de Hoche _venaient à Paris_ sans
ordre du ministère de la Guerre et clandestinement.]


M. DE STAËL.

Mais, que voulez-vous que je vous dise?--Je n'y suis pour rien, après
tout, dans ceci, et vous comprenez que...


THIBAUDEAU, se levant.

C'est bien, mon cher baron, je suis en effet certain que vous n'êtes
pour rien dans tout ceci, et j'en serais caution... Mais laissons
cela, et au revoir.

Ils se séparèrent; mais ce ne fut pas terminé. M. de Talleyrand
connaissait trop bien la valeur d'un homme comme Thibaudeau pour
le laisser ainsi sans être à son parti. Il fallait, avec un tel
personnage, être _pour_ ou bien ouvertement contre lui.

Le feu était dans les affaires du Directoire. Cette époque, vantée
par madame de Staël, par la raison, je crois, qu'elle avait alors
ses amis au pouvoir, est peut-être celle de la Révolution où il
y a eu le plus de turpitudes dans l'exercice des différentes
autorités. Thibaudeau, homme intègre, ne voyait qu'avec douleur
cette dégénération de la République. Carnot et Barthélemy, tous deux
républicains, vertueux également, étaient attaqués par le Directoire
et ses ministres, à la tête desquels était M. de Talleyrand, et
accusés de _royalisme_. Barras était le plus véhément dans son
attaque, et soutenu surtout par Benjamin Constant, qui avait alors
pour auxiliaire et pour patronne madame de Staël.

Le 18 fructidor est une journée importante dans les fastes de la
Révolution. De quelle tête la première pensée en est-elle sortie?
voilà ce qui est important à savoir et ce qu'on ne saura jamais. M.
de Talleyrand est aujourd'hui le seul qui pourrait éclairer à cet
égard. Mais c'est comme si nous n'avions personne. Le fait est qu'on
était d'accord _ici à Paris_ avec le général Bonaparte en Italie, et
qu'on lui demanda un général de son armée pour conduire l'affaire.
Maintenant, est-ce l'influence de Bonaparte qui a agi sur M. de
Talleyrand et le Directoire, en leur persuadant par des hommes à lui,
_ici_, de s'adresser à lui? ou bien M. de Talleyrand fut-il le moyen
qui fut employé pour amener Bonaparte à se mettre de moitié dans un
complot militairement exécuté contre la liberté nationale, et par là
lui ôter cette popularité qui commençait à devenir redoutable? Tout
cela est obscur et ne sera jamais éclairci, parce que, je le répète,
on ne peut à cet égard que faire des conjectures, qui deviennent
de plus en plus incertaines, surtout lorsqu'on voit un homme comme
Augereau, républicain _enfoncé dans la matière_, pénétré du sujet,
étant de ceux-là qui avaient pour devise _la République, la liberté
ou la mort_, lorsqu'on voit, dis-je, cet homme conduire et pointer
le canon contre cette même liberté nationale qu'il avait choisie et
qu'il proclamait en même temps pour patronne.

Mais Augereau était un esprit des plus médiocres; et M. de
Talleyrand[22] avait probablement demandé au général Bonaparte un
sujet de cette trempe pour avoir un corps qui eût des bras et des
jambes pour marcher et frapper, mais point d'yeux ni d'oreilles pour
voir et entendre. Il fallait en même temps que ce mannequin criât
bien haut: _Vive la République! à bas les rois!_--Et voilà, quand on
cherchait un homme qui réunît toutes ces qualités, voilà qu'on trouve
Augereau. Il me semble voir le cardinal de Retz cherchant aussi ce
qu'il lui fallait, et trouvant M. de Beaufort...

[Note 22: Mon mari, à cette époque premier aide de camp du général
Bonaparte, m'a souvent parlé du 18 fructidor, et son opinion, c'est
que M. de Talleyrand l'avait dirigé et ménagé d'avance. Mais il
n'avait à cet égard que des conjectures; à la vérité, elles devaient
avoir du poids.]

Dans ce même moment, M. de Talleyrand, qui, en effet, ressemble fort,
en beaucoup de parties de sa vie politique, au cardinal de Retz,
si ce n'est que l'autre était un brouillon et que celui-ci ne va
en avant que très-sûr de son affaire; M. de Talleyrand avait toute
influence sur madame de Staël, et madame de Staël toute influence sur
Benjamin Constant; il tenait le haut bout de la discussion dans son
salon, comme je l'ai fait voir, et ne recevait d'avis que d'elle. Le
15 fructidor, M. de Talleyrand étant chez madame de Staël, Benjamin
Constant dit tout haut dans son salon:

--Tout rapprochement entre le Directoire et les Conseils est
maintenant impossible... Et le Directoire s'est trop avancé pour
reculer... Qu'attendre d'ailleurs? Les élections?... Celles de l'an
VI seront encore plus détestables que celles de l'an V... _Il faut
donc en finir_...

Thibaudeau était alors membre de la Commission spéciale[23] qui
devait prononcer sur le message du Directoire[24]. C'était un
homme d'un trop noble caractère pour espérer de le séduire; mais
on pouvait le persuader, le détacher de sa cause, et personne plus
que madame de Staël et M. de Talleyrand n'était capable de cette
oeuvre si difficile. Elle fut tentée: Thibaudeau fut invité par
madame de Staël à passer chez elle; il s'en était éloigné depuis ces
troubles; cependant il ne put enfin s'y refuser, et il y alla. Le
sujet apparent était de favoriser la pétition d'un émigré, mais ce
n'était qu'un prétexte. Elle aborda la question et dit à Thibaudeau
qu'il devait se lier d'opinion et d'intérêt avec Benjamin Constant.
Thibaudeau raconte lui-même qu'il est des antipathies qu'on ne peut
vaincre, et qu'il en était là pour Benjamin Constant; mais il ajoute
aussi qu'il vit aussitôt M. de Talleyrand derrière le rideau tiré
pour cacher l'action qui se préparait. Les acteurs n'étaient pas
encore prêts.

[Note 23: Cette commission était composée de Vaublanc, Jourdan
(des Bouches-du-Rhône), Pastoret, Siméon, Emmery, Thibaudeau et
Boissy-d'Anglas.]

[Note 24: Ce message du Directoire avait été motivé par un fait
très-important, la marche d'un corps de douze mille hommes, commandé
par le général Hoche. Voilà encore une ténébreuse et sinistre
aventure qui jamais ne sera éclaircie, la mort subite et violente de
Hoche, qui suivit son voyage précipité à Paris et son retour à son
armée de Sambre-et-Meuse. Un député (Delarue) fit, le 19 thermidor,
un rapport sur la marche de ces troupes, et dit, dans le Conseil
même, qu'au lieu de deux mille hommes avoués par le général Hoche
pour aller s'embarquer à Brest, il y avait toute une armée. Un autre
député (Willot) fit aussi une virulente sortie contre le général
Hoche. Ce général est une des belles figures de notre Révolution;
c'est un homme _antique_ dans toute l'acception qu'on attache à
ce mot. S'il est venu à la tête de ses troupes pour délivrer le
Directoire, c'est qu'il croyait que le Directoire était en péril;
d'un esprit supérieur, jeune, brave, habile, d'une capacité égale,
soit qu'il maniât le sabre, soit qu'il se servît de sa plume; beau et
modeste dans ses succès de tous les genres, le général Hoche est un
homme pas assez connu dans cette galerie d'hommes de la Révolution,
où il demeure confondu. Je veux ici donner un échantillon de son
esprit juste et fin, et, en même temps, de son noble caractère;
je sais où il se trouve beaucoup de lettres du général Hoche, et
j'espère posséder bientôt ce trésor, je puis le dire: car ces lettres
révèlent toute la noblesse de l'âme d'un homme vraiment supérieur.
Je dirai, avant de transcrire cette lettre, que le général employé
sous le général Hoche était le général Richepanse. J'ai entendu mon
mari dire ces propres paroles: «J'ai toujours souhaité ressembler
à cet homme-là!» Et il ajoutait, en lui secouant la main avec
cette franchise adorable qui le faisait tant aimer de ses amis:
«_Richepanse, tu es le seul homme qui ne boive que de l'eau dont je
serre la main cordialement._» C'était vrai; et cet homme commandait
les troupes sous le général Hoche. Cependant l'un et l'autre
n'eussent exécuté que de bonnes et de loyales mesures.

Le général Hoche écrivit au Directoire, de Wetzlar, où il était alors:

«Vous avez dû être invité, par un message des Cinq-Cents, à traduire
devant les tribunaux les signataires des ordres donnés aux troupes
pour leur marche sur l'intérieur. Cette fois, M. Willot a été sans
s'en douter mon interprète auprès de vous et de la Représentation
nationale; permettez-moi donc de vous prier de m'indiquer le tribunal
auquel je dois m'adresser, pour obtenir enfin la justice qui m'est
due. Il est temps que le peuple français connaisse l'atrocité des
accusations dirigées contre moi par des hommes qui, étant mes ennemis
particuliers, devraient au moins faire parler leurs amis, ou plutôt
leurs patrons, dans une cause qui leur est personnelle; il est temps
que les habitants de Paris, surtout, connaissent ce qu'on entend par
_l'investissement d'un rayon_; qu'on leur explique comment neuf,
dix, même douze mille hommes peuvent faire le blocus d'une ville
qui, au premier bruit du tambour (ou _de cloche_[24-A], si on l'aime
mieux), peut mettre cent cinquante mille hommes sur pied pour sa
défense... Il est bon aussi que M. Charon s'explique sur la présence
de treize mille hommes dans son département, où pas un soldat n'a
mis le pied (la légion des Francs, composant l'avant-garde, n'a pas
dépassé Chêne-le-Pouilleux); le reste des troupes est encore dans les
départements réunis, D'OÙ IL N'EST PAS SORTI!... Je demande enfin un
tribunal pour moi et pour mes frères d'armes; on les a peints comme
des séditieux, ainsi que moi: ils ont été accueillis et traités comme
des brigands. Nos accusateurs doivent prouver nos crimes autrement
que par des ouï-dire de M. Charon, qui ne veut pas que je passe à
Reims pour me rendre à Cologne, bien qu'il n'y ait pas d'autre route,
mais par des pièces authentiques et irréfutables; toutes celles que
j'ai signées vont paraître, elles sont à l'impression. Si quelques
soldats ont témoigné leur indignation de la manière dont ils ont été
accueillis en rentrant chez eux, on verra que j'y ai moins participé
que ceux que quatre régiments de chasseurs ont tant fait trembler.
Depuis longtemps, je suis en possession de l'estime publique, non
à la manière de quelques égorgeurs révolutionnaires, devenus ou
plutôt reconnus pour des agents en chef de nos ennemis, mais ainsi
qu'un homme de bien y peut prétendre. On _doit donc s'attendre_ que
je n'y renoncerai pas pour l'amour de quelques Érostrates parvenus
depuis un moment sur la scène de la Révolution, et qui ne sont encore
connus que par d'insignifiantes déclamations et les projets les plus
destructifs de tout ordre et de tout gouvernement.»

Cette lettre fit effet; Hoche s'échappa un moment de son
quartier-général et vint à Paris pour avoir des explications sur la
conduite du Directoire, et surtout pour avoir justice d'un député
nommé Willot, qui, en pleine assemblée, l'avait désigné sous le nom
de _Marius_. Ce député était en outre général; ce qui pouvait avoir
des suites... Je m'étends sur toute cette affaire de Hoche, parce
que cette époque est celle du pouvoir de M. de Talleyrand, et que
tout ceci se rapporte à lui et à son influence. Cette affaire est une
chose importante dans la Révolution française.

Hoche repartit presque aussitôt de Paris; son coeur était
profondément ulcéré. Il avait vu la turpitude du Directoire, toute
l'horreur de sa politique, et il vit en même temps que ce même
Directoire, qui l'avait mis en avant, retirait le bras qui lui avait
montré le chemin...

De retour à son armée pour l'anniversaire du 10 août, il donna une
fête, comme cela se faisait alors (23 thermidor an V). Voici son
discours:

«Amis, je ne dois plus vous le dissimuler, vous ne devez pas encore
vous dessaisir de ces armes terribles avec lesquelles vous avez tant
de fois fixé la victoire; avant de le faire, peut-être aurons-nous à
assurer la tranquillité de l'intérieur, que des fanatiques, que des
rebelles aux lois républicaines osent troubler!»

Voici les toasts du banquet civique que donna le général en chef aux
autorités et à son armée:

Le général Ney: _Au maintien de la République! Grands politiques de
Clichy, daignez ne pas nous forcer à faire sonner la charge._

Le général Chérin[24-B]: _Aux membres du Gouvernement qui feront
respecter la République!_

Un chef d'escadron: _Aux patriotes des Cinq-Cents!_

Un commissaire des guerres: _À la coalition légitime de l'armée
d'Italie et de l'armée de Sambre-et-Meuse!_

On fit des couplets satiriques qui circulèrent dans l'armée, qui
avaient pour titre: _Hommage de l'armée de Sambre-et-Meuse au club de
Clichy_...

Le général Willot monta à la tribune et dit:

«Je ne crains pas qu'un nouveau César[24-C] passe le Rubicon; le
héros qui est maintenant aux lieux que César traversa pour marcher
contre sa patrie y consolide la liberté des peuples au sein desquels
la victoire l'a conduit. Mais MARIUS[24-D] peut arriver aux portes de
Rome, et s'indigner de ce que les sénateurs délibèrent. Dans cette
circonstance, je suppose qu'un lieutenant fidèle[24-E] arrête le
nouveau Marius aux limites constitutionnelles[24-F], le Directoire
pourra donc destituer le lieutenant fidèle et ouvrir le passage aux
factieux!»]

[Note 24-A: Cette phrase a rapport aux hommes du Directoire,
_Talleyrand_ surtout, qui l'avait trahi après l'avoir mis en avant.]

[Note 24-B: Chef d'état-major du général Hoche. C'était le fils du
fameux généalogiste, et il l'était lui-même.]

[Note 24-C: Bonaparte.]

[Note 24-D: Hoche.]

[Note 24-E: Le lieutenant fidèle, c'est Pichegru.]

[Note 24-F: La Constitution avait ordonné qu'il serait tracé un rayon
autour de Paris que les troupes même de la République ne pourraient
pas franchir. C'était l'article 69 de la Constitution qui le fixait.]

Thibaudeau avait trop suivi M. de Talleyrand dans la Révolution pour
croire à son républicanisme; il y avait dans cet homme une double
et triple enveloppe qui repoussait tout regard investigateur: cette
figure pâle, ce sourire moqueur et froid, cette raillerie muette,
étaient insupportables à un homme franc et naturel comme Thibaudeau.
Mais comme les circonstances étaient imminentes, il surmonta sa
répugnance et consentit à se trouver avec toute cette avant-garde du
Directoire. Il était, lui aussi, un général du camp ennemi, et il
jouait son jeu en agissant ainsi.

Ce fut dans un dîner, chez madame de Staël. Thibaudeau s'attendait à
trouver M. de Talleyrand, mais il ne vit que trois couverts...

--Allons, se dit-il, voilà une de ces attaques auxquelles je dois
m'attendre, maintenant que la guerre est au moment de se déclarer
entre nous...

Il trouva madame de Staël, en effet, toute seule avec Benjamin
Constant. Le dernier fut gai, et l'on n'y dit pas un mot de
politique. Madame de Staël connaissait l'homme à qui elle avait
affaire, et elle savait qu'il serait accessible à tout le charme de
son esprit: aussi déploya-t-elle toutes ses ressources et fut-elle
charmante. Mais aussitôt que les trois convives furent entrés dans
le salon et qu'on eut pris le café, madame de Staël changea de
propos et d'attitude. Benjamin Constant devint aussitôt tranchant et
dogmatique, et la scène changea...

--Enfin, lui dit madame de Staël, que comptez-vous faire si vous ne
vous ralliez pas au Directoire?


THIBAUDEAU.

Mais pour me _rallier_ à lui, il faudrait l'avoir abandonné; c'est ce
que je ne ferai que le jour où il ne marchera plus du tout dans des
voies constitutionnelles.


BENJAMIN CONSTANT.

Mais vous ne pouvez nier que vous ne soyez dans une route _opposante_
au Gouvernement?


THIBAUDEAU, souriant.

Vous qui avez fait un si bel ouvrage[25] sur la nécessité de se
rallier à notre gouvernement, vous conviendrez en même temps qu'il
faut aussi que ce gouvernement marche lui-même dans la route
constitutionnelle?

[Note 25: Benjamin Constant a publié en l'an IV un ouvrage sur le
Gouvernement français, et la nécessité de s'y rallier. Celui sur les
_Réactions politiques_ parut un an plus tard, en l'an V.]


BENJAMIN CONSTANT.

Et je viens d'en terminer un autre, comme vous savez, sur les
réactions politiques.


THIBAUDEAU, souriant.

Je connais leur danger: aussi est-ce pour cette raison que je m'y
oppose de toutes les forces que je puis réunir en moi.


MADAME DE STAËL.

Vous ne les réunirez pas en assez grand nombre, car elles sont plus
fortes que vous dans le camp ennemi.


THIBAUDEAU, toujours calme et souriant.

Lequel?


MADAME DE STAËL.

Vous raillez! en est-il un autre que celui formé par les Clichiens?


BENJAMIN CONSTANT.

Ils sont cent quatre-vingt-dix pour la royauté dans les Conseils.


THIBAUDEAU, avec dignité.

Je ne le crois pas.


MADAME DE STAËL.

Cela est positif.


THIBAUDEAU.

Cela m'affligerait alors profondément, mais ne me ferait pas
changer d'avis... car... je ne crois pas que le Directoire veuille
véritablement accueillir les constitutionnels.


MADAME DE STAËL.

Écoutez, je sais _avec certitude_ que le Conseil des Anciens veut se
transporter à Rouen pour être plus près du théâtre de la guerre de
la chouannerie; le Directoire restant ici, il gardera avec lui cent
trente députés fidèles; le reste a prêté serment de rétablir _le
prétendant_ sur le trône.


BENJAMIN CONSTANT.

Le Directoire doit être désormais le point de ralliement des
républicains; il ne peut compter que sur eux; il ne peut même
attendre à l'année prochaine. Savez-vous ce qu'a répondu Portalis,
avec son accent provençal? On lui demandait s'il voulait garantir
le Directoire de l'échafaud pour l'année suivante; il répondit
franchement: «Non.» Il faut donc former une majorité républicaine;
ralliez-vous avec vos amis, Chazel, Chénier, Jean Debry; vous pouvez
donner la majorité, donnez-la au Directoire.


THIBAUDEAU.

Je ne puis nier qu'il n'y ait un parti royaliste dans les Conseils;
mais je repousse même la pensée qu'il soit en majorité, et vous-même
ne le pouvez croire. Si cette majorité existe, comment espérer
en former une autre républicaine? Nous ne parlons plus comme en
93 et en l'an III; mais les temps sont changés aussi, et les
habitudes révolutionnaires doivent insensiblement céder au régime
constitutionnel. Et lorsque nous nous y soumettons par honneur, le
Directoire demeure stationnaire et veut s'obstiner à ne pas faire un
pas. C'est cette désunion qui fait croire à un parti royaliste. Mais
croyez bien que les propriétaires, classe importante dans l'État,
n'en croient pas une parole. Que le Directoire donne franchement son
adhésion à un plan de conduite concerté avec les constitutionnels, je
lui réponds d'avance d'une immense majorité dans les deux Conseils...
Mais je ne me mets avec lui qu'à cette condition; j'aime mieux être
victime de mon respect pour la constitution que de faire une lâcheté.
Je ne me dissimule pas les dangers de ma position: toutefois,
elle est la seule honorable. On peut nous décimer, mais alors le
Directoire portera un coup mortel à lui-même et à la République[26].

[Note 26: Propres paroles de Thibaudeau.]


MADAME DE STAËL.

Mais si les Conseils et la majorité transportent leur séance hors de
Paris, que ferez-vous?


THIBAUDEAU.

Je suivrai la majorité.


MADAME DE STAËL.

Et si cette majorité arbore le drapeau blanc?


THIBAUDEAU.

Je me réunirai aux députés fidèles.


BENJAMIN CONSTANT, sèchement.

Ils ne vous recevront plus.


THIBAUDEAU.

Je saurai mourir.

Telle fut la première entrevue entre Benjamin Constant et Thibaudeau,
qu'on regardait avec raison comme l'un des membres les plus influents
des Conseils. M. de Talleyrand fut instruit de ce résultat, et voulut
alors faire par lui-même. Il dit à Benjamin Constant de donner à
dîner à Thibaudeau, à Jean Debry[27] et à Riouffe. Thibaudeau,
espérant toujours ramener le Directoire à de meilleurs sentiments,
accepta, et détermina ses collègues à suivre son exemple. Jean Debry,
surtout, ne voulait pas aller chez Benjamin Constant.

[Note 27: Jean Debry, dont il est souvent question dans cet article,
est un homme dont le Directoire savait apprécier les talents, et
qu'il voulait rattacher à lui. Député de l'Aisne à l'Assemblée
Législative, il eut une carrière parlementaire très-importante; ce
fut lui qui fit déchoir Louis XVIII de son droit à la régence, et qui
fit prononcer l'accusation contre les princes émigrés. En général,
il était fort exagéré et fort peu tolérant, mais d'un républicanisme
dont nous n'avons aucune idée aujourd'hui: ainsi ce fut lui qui
fit décréter que toujours on jouerait la _Marseillaise_ à la garde
montante. Il était très-exalté, _mais vrai_, et cette certitude
donnait une grande autorité au député qui siégeait souvent entre deux
faux frères; il était admirable pour le général Bonaparte, qu'il
vénérait. Je crois bien que M. de Talleyrand ne l'aimait guère, Jean
Debry.

Nommé ministre de la République au congrès de Rastadt, il partit
avec Bonnier et Robertjeot. Arrivé à Rastadt, il fit tout ce qu'il
put pour maintenir la dignité de la République; et, pour se livrer
plus tranquillement aux fonctions nouvelles qu'il avait adoptées, il
envoya sa démission de député au Conseil. C'était un républicain trop
zélé, peut-être: voilà son seul défaut. On sait quel fut le sort des
plénipotentiaires de Rastadt... il y a un voile sur cette sanglante
catastrophe, que la main du temps soulèvera peut-être, mais qui ne
l'est aujourd'hui qu'à demi. Assassinés tous trois par les hussards
Szeklers chargés de les escorter, Jean Debry fut le seul qui échappa.
C'était la nuit; il essaya de fuir, couvert de blessures, transi
de froid, troublé par la crainte de voir revenir ses meurtriers;
le malheureux se traîna de buisson en buisson jusqu'à une maison
hospitalière où il fut reçu. Sa convalescence fut longue; le jour
où il rentra dans l'Assemblée, l'émotion fut au comble... Il avait
encore le bras en écharpe, il était pâle; et puis, en revoyant ses
collègues, ils lui rappelaient les deux victimes qui étaient tombées
avec lui, mais pour ne pas se relever... Il prononça un discours à la
suite duquel il fut couvert d'applaudissements... sa dernière phrase
fut oratoire, elle enleva les acclamations.

--Vengeance contre l'Autriche! s'écria-t-il avec cette puissance
d'émotion qu'il avait au dernier degré... On lui répondit par un
autre cri formé par cinq cents voix!...

Les fauteuils des deux autres plénipotentiaires ne furent jamais
occupés; on jeta sur eux un crêpe noir, au travers duquel on voyait
leurs noms entourés d'une couronne civique... Et lorsque dans quelque
cérémonie on procédait à l'appel nominal, le député le plus voisin du
fauteuil répondait: «Mort assassiné au congrès de Rastadt.»]

--Pourquoi se mêle-t-il de nos affaires? disait Jean Debry; je ne
l'aime pas. Quant à Talleyrand!... celui-là!...

Et il faisait des signes qui donnaient la traduction de ce qu'il ne
disait pas.

Le dîner eut lieu. Le soir, M. de Talleyrand vint comme pour
faire une visite; la finesse de son jugement l'avait averti que
probablement ses chargés d'affaires ne s'acquittaient pas bien de
leur mission.

--Puisque vous acceptez aussi souvent chez mes amis, dit M. de
Talleyrand à Thibaudeau, vous ne pouvez me refuser moi-même pour un
jour de cette semaine.

Thibaudeau accepta d'autant plus volontiers, que ce jour-là l'affaire
avait été plutôt éloignée qu'attaquée. M. de Talleyrand voulut avoir
l'honneur de la capitulation de la place, après avoir fait battre en
brèche par les autres.

Le dîner eut lieu le 28 thermidor. On voit que les événemens
marchaient vite, et que le coup d'État devenait urgent.

Les convives étaient peu nombreux, et cette fois madame de Staël
n'y était pas; il y avait Jean Debry, Riouffe, Poulain-Grandpré et
Thibaudeau. M. de Talleyrand alla d'abord au but; il a toujours une
de ces franchises attrapantes qui sont bien subtiles: il ne dissimula
aucunement à Thibaudeau l'importance qu'il attachait à la réunion de
son parti et de lui au Directoire, et finit sa très-courte allocution
par la demande formelle de cette réunion.


THIBAUDEAU.

Mais je ne suis pas seul.


M. DE TALLEYRAND.

Vous êtes fort important, et chacun le sait. Demandez au député
Poulain-Grandpré ce qu'il en pense.


POULAIN-GRANDPRÉ.

Vraiment, je le crois bien! (_Tirant un grand papier de sa poche_).
Voici la liste, jour par jour, des discussions importantes dans
lesquelles le citoyen Thibaudeau a parlé[28]... Sur douze, il a
entraîné la majorité onze fois.

[Note 28: Cette liste était depuis le 1er prairial, c'est-à-dire deux
mois et demi.]

M. de Talleyrand sourit; il croyait être sûr que la flatterie avait
été à son but. Le fait est qu'elle était adroite.


BENJAMIN CONSTANT.

Vous avez entendu madame de Staël l'autre jour, mon cher député; eh
bien! elle est parfaitement instruite, et la majorité royaliste est
telle qu'elle nous l'a dit.


THIBAUDEAU.

Oui, je sais que la conspiration royaliste n'est que trop
flagrante!... Je ne le sais que trop, vous dis-je!


M. DE TALLEYRAND.

Eh bien! lorsque vous pouvez arrêter le mal, vous vous y refusez!...
Étrange aveuglement!...


THIBAUDEAU.

Écoutez, nous sommes d'accord sur plusieurs points, mais il en est
sur lesquels nous ne nous entendons plus.


RIOUFFE.

L'intégralité de la constitution conservée; hors de là, point de
salut pour la République.


M. DE TALLEYRAND.

Qui parle de la violer?


JEAN DEBRY.

Tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons, prend une voix
pour nous le dire... Mon collègue a exprimé ma pensée, et je répète
après lui: Intégralité de la constitution.


M. DE TALLEYRAND.

Je m'y engage au nom du Directoire; lui-même ne veut que la
constitution. Nous sommes donc d'accord.


THIBAUDEAU.

Je ne le crois pas, car il nous faut une garantie pour l'avenir; et
qui nous la donnera?


BENJAMIN CONSTANT.

Le Gouvernement a fait de grandes fautes, on ne le peut nier; mais
les récriminations aigrissent au lieu de fermer la blessure. Laissons
donc tout le passé et même l'avenir, pour ne nous occuper que du
présent...


JEAN DEBRY, souriant.

Le présent et l'avenir se tiennent de trop près pour les séparer.


M. DE TALLEYRAND.

Tout ira bien, si Thibaudeau ne veut pas faire le rapport sur le
dernier message[29] du Directoire, à moins que ce ne soit pour passer
à l'ordre du jour... Voilà tout ce qu'on lui demande.

[Note 29: Message qui faisait part de toutes les adresses des
différents corps d'armée au Directoire.]


THIBAUDEAU.

Je ne le puis pas. Ce serait nous faire à nous-mêmes une blessure
mortelle.


BENJAMIN CONSTANT.

En quoi et comment?


THIBAUDEAU.

Parce qu'en passant à l'ordre du jour, ce serait reconnaître à
l'armée un pouvoir qu'elle n'a pas; ce serait introduire la tyrannie
militaire, et nous ne la voulons pas.


POULAIN-GRANDPRÉ.

Mais pourtant je ne vois rien...


THIBAUDEAU, avec dignité.

Plus un mot, je vous prie, sur ce sujet... Le Corps-Législatif
s'avilirait à jamais en passant à l'ordre du jour.

M. de Talleyrand se leva alors avec une sorte d'impatience... Il
venait de voir qu'il n'y avait rien à faire avec des hommes qui
exigeaient une pensée formulée clairement: aussi cette conférence ne
produisit-elle aucun résultat, non plus que les deux précédentes.
Il était évident que M. de Talleyrand et _son conseil_ avaient une
arrière-pensée qu'ils n'osaient pas dire.

Quelques jours après, Augereau fut nommé commandant de la 17e
division[30] militaire: c'était une déclaration de guerre, et ce qui
se passa immédiatement le prouva plus que tout. Dix-sept pièces de
canon arrivèrent à Paris du parc d'artillerie de Meudon; la garnison
fut augmentée. Les Conseils alarmés envoyèrent chez le ministre de la
Guerre Schérer; les envoyés y trouvèrent Augereau, qui, avec la même
impudence que lorsqu'il trahit plus tard l'homme qu'il avait juré de
servir, dit qu'il répondait des Conseils sur sa tête.

[Note 30: La division militaire de Paris était la 17e à cette époque.]

Ceux qui se rappellent cette époque ne peuvent lui trouver de point
de comparaison avec rien dans l'histoire. Il y a une confusion de
toutes choses qui fait frémir et reculer devant cet abîme où tout
ce qui avait encore quelque renom et quelque peu d'honneur allait
s'engloutir...

C'est au milieu de cette tourmente qu'on atteignit le 16 fructidor.
M. de Talleyrand était non-seulement le guide du Directoire alors,
mais il était, parmi les ministres, le seul bien capable de remuer
ce grand colosse de l'État dans des circonstances aussi critiques.
Schérer, qui était ministre de la Guerre et brave homme, quoi qu'on
en ait dit, invita Thibaudeau à dîner avec plusieurs généraux, comme
on l'a vu plus haut; Schérer était son ami. Thibaudeau lui dit:

--Tentez un dernier effort; les constitutionnels sont au Directoire;
s'il le veut, un mot de certitude, et tout est dit.

Schérer demanda sa voiture, et fut au Petit-Luxembourg... Thibaudeau
attendit sa réponse au ministère même... Il revint bientôt... Il
n'y avait plus d'espoir... La République allait subir son dernier
supplice.

Le lendemain, on fit courir une liste de soixante-quinze députés
qu'on disait arrêtés... C'était faux. Mais quelle agitation, et
en même temps quelle stupeur!... Barras envoya plusieurs de ses
aides de camp chez les femmes de sa connaissance, pour les prévenir
qu'une révolution pouvait avoir lieu, et qu'il leur conseillait, de
quitter Paris... Madame Tallien, qu'on savait être de la société
intime de Barras, se préparait en effet au départ, ce qui augmentait
l'inquiétude des Parisiens.

Maintenant deux mots sur l'état des affaires, à ce moment si
singulièrement entouré d'événements incohérents.

Le Directoire, composé de cinq directeurs, avait dans son sein une
scission; trois membres contre deux: Barthélemy et Carnot étaient
pour les Conseils représentatifs, Barras, Rewbell et Laréveillère
pour eux-mêmes.

Dans les Conseils, il y avait un nombreux parti royaliste, un parti
purement républicain, et un autre républicain aussi, mais seulement
constitutionnel: c'était le plus nombreux.

Tous ces partis étaient en présence, et le moment où la lutte devait
s'engager était également redouté: on se rappelait le 10 août, le 2
septembre, le 1er prairial, le 13 vendémiaire, et ces souvenirs-là
n'étaient pas faits pour rassurer.

Voilà l'état des choses que M. de Talleyrand était appelé à diriger.
Il s'en tira comme un homme de caractère ferme et entreprenant
l'aurait fait. C'était pourtant une bizarre combinaison que celle de
tous ces partis se combattant les uns les autres, avec des armes qui
n'étaient pas faites pour eux. Le parti républicain était contraint
de désavouer ses propres principes, parce qu'on les tournait contre
lui. Les royalistes, voulant abattre le Directoire par tous les
moyens possibles, demandaient la liberté de la presse pour l'attaquer
dans des journaux, la liberté de tirer le canon pour le pointer sur
le Luxembourg. C'était une situation bizarre, comme on le voit, que
celle de la France dans un tel moment. Cela prouve, au reste, qu'on
ne peut bien juger un parti sur ses vraies opinions que lorsqu'il[31]
est le plus fort et libre de les professer.

[Note 31: Une autre circonstance assez bizarre prouve l'esprit de
vertige qui jamais ne quitte les partis politiques!... Croirait-on
que deux jours avant le 18 fructidor, ils avaient tellement les yeux
fascinés dans le parti de Clichy, qu'ils parlaient d'organiser une
police? Un nommé Dossonville, homme du métier et employé par Rovère,
leur avait présenté un plan. La dépense devait s'élever à 50,000 fr.,
et comme ils ne voulaient pas demander cette somme aux Conseils, ils
s'arrangèrent pour l'avoir par quart et par _cotisation_. C'était à
faire pitié!]

Le 17 au matin, Boissy-d'Anglas reçut une lettre de madame de Staël,
qui lui disait d'avoir confiance dans la personne qui lui remettrait
ce billet, qu'elle le priait, au reste, de brûler... Boissy-d'Anglas
fit entrer le messager; c'était un homme s'exprimant fort bien, qui
lui dit, après avoir regardé si personne ne l'écoutait, que madame
de Staël quittait Paris, parce qu'il y aurait du mouvement d'ici à
vingt-quatre heures; qu'il prît _donc garde à lui_, et que surtout
elle le priait en grâce de brûler les lettres qu'il avait d'elle.

Or, savez-vous ce que c'était que ces lettres? Des lettres relatives
au retour de M. de Talleyrand en France et à sa nomination au
ministère... Ces lettres, dans lesquelles madame de Staël s'épanchait
beaucoup, pouvaient la perdre si le Directoire s'était emparé
des papiers de Boissy-d'Anglas; elle y parlait du Directoire
d'une manière que sûrement il n'aurait pardonnée ni en masse
ni personnellement: tout cela relativement à la nomination de
Talleyrand, qu'elle leur donnait comme une bonne à des enfants au
maillot... Et ce n'eût été que peu de chose encore si elle ne les
avait traités que d'incapables. Quant à madame de Staël, elle avait
quitté sa maison. Pourquoi? Je l'ignore, car enfin c'était elle, ou
son parti, du moins, qui ordonnait le pas de charge.

Pichegru était alors président du Conseil des Cinq-Cents. Cet homme,
dont le nom a fatigué la France et l'Europe, est peut-être une des
plus grandes nullités qu'il y ait eu dans notre Révolution.

Son caractère n'eut jamais rien de complétement honorable; officier
d'artillerie, et au service, au moment de la Révolution, au lieu
d'émigrer, si ses opinions n'étaient pas d'accord avec l'ordre des
choses, il demeura en France. Robespierre, à qui il était suspect,
lut aux Jacobins des lettres interceptées qui le compromettaient.
Il était alors à l'armée; il écrivit après la bataille d'Haguenau,
_au club des Jacobins_, que désormais il prendrait pour cri de
ralliement: _Vive la République! vive la Montagne!_--Enfin il en fit
tant que COLLOT D'HERBOIS fit son éloge à ces mêmes Jacobins! En
effet, il y avait de quoi le louer!... car un jour il écrivit à la
Convention, étant alors commandant en chef de l'armée du Nord, qu'il
venait de détruire un corps d'émigrés, qu'il l'avait _exterminé_...
«Soixante-neuf hommes ont échappé à notre canon, ajoutait-il; mais
ils ont été faits prisonniers, et ils vont périr tous du dernier
supplice[32].»

[Note 32: Voir le _Moniteur_; à cette époque, il était vrai.]

Ce qui fut fait.

Plus tard, après la conquête de la Hollande, il vint à Paris. Il y
avait à cette époque des troubles assez sérieux; au 1er prairial,
il fut nommé commandant-général de Paris pendant sa mise en état de
siége, car il ne faut pas croire que nous ayons commencé en 1832;
et les républicains, qui criaient si haut alors, auraient dû savoir
que la République de 1795 en faisait tout autant: le pouvoir qui se
défend quand on l'attaque est le même partout et en tout temps[33].

[Note 33: C'est, au reste, un fait digne de remarque, que la profonde
ignorance de la génération actuelle de l'histoire _véritable_ de la
Révolution; il y a même un côté ridicule à cette ignorance. C'est
pourtant comme étude qu'il faudrait connaître cette époque.]

Quoi qu'il en soit, Pichegru se conduisit comme un digne mandataire
de la Convention, qui n'était pas autant mère du peuple qu'on
le croit; il marcha contre la section de la Cité et celle des
Quinze-Vingts; partout il dissipa des rassemblements _de femmes_, et
s'acquitta enfin à merveille de son rôle de commandant. Il écrivit
à la Convention que ses ordres étaient exécutés. La Convention lui
fit des compliments, et le résultat de tout cela fut qu'il demanda
à retourner à l'armée, ce qui lui fut accordé. Mais cet homme ne
pouvait pas vivre un mois sans être accusé; il vint des adresses à la
Convention contre lui; Moreau, qui plus tard devait conspirer avec
Pichegru, et qui travaillait peut-être déjà à la besogne de 1814, le
justifia devant la Convention. Cependant les comités conservèrent
des doutes, et on l'envoya en Suède comme ambassadeur. Nommé ensuite
député de l'Aube au Conseil des Cinq-Cents, il revint en France et
siégea dans l'assemblée. Lorsque son nom fut appelé, il fut applaudi
assez vivement; bientôt après il fut élu président, et c'est ainsi
que le trouva le 18 fructidor.

Si Pichegru eût été, non pas un homme de génie, mais un homme
supérieur à Augereau, qui était bien certainement le plus nul qu'on
pût rencontrer, le Directoire était perdu au 18 fructidor. Mais
il se borna à faire d'avance un beau plan pour rétablir la garde
nationale... la chose était stupide. Avant que le projet fût adopté,
que la loi eût passé, que tout fût en ordre, il aurait eu le temps
d'aller et de revenir de Sinnamary à Paris. Il n'eut enfin aucune
prévoyance dans cette circonstance majeure qui devait influer sur la
destinée à venir de la France.

À propos de cette garde nationale, j'ai déjà dit ce que Bernadotte
écrivait à Bonaparte le 15 fructidor:

«Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale
ne s'organise pas.... Je vous envoie un précis de la vie de Pichegru.»

On voit que déjà à cette époque Pichegru était noté par les
républicains.

Le 17, à la réunion des députés pour la séance des commissions des
inspecteurs, ils étaient nombreux; l'agitation était extrême. On
redoutait TOUT, sans aller au devant de rien. J'avais dîné dans le
Marais, rue des Trois-Pavillons, chez madame de Saint-Mesmes, une
de nos amies; le soir, lorsqu'on vint me chercher, quoique cette
partie de Paris que j'avais besoin de traverser pour revenir chez ma
mère, rue Sainte-Croix, ne fût le théâtre d'aucun trouble, cependant
on voyait qu'il se préparait une scène tragique et sérieuse. On
parlait de canons amenés du parc d'artillerie de Meudon, et chacun,
se rappelant la canonnade du 13 vendémiaire, tremblait pour soi et
les siens... La nuit fut terrible; le silence de mort qui régna dans
la ville était peut-être encore plus effrayant que le bruit de la
fusillade, car on savait qu'un grand acte d'iniquité s'accomplissait
dans l'ombre... Et comment se jouait ce drame important dans
lequel la nation avait le premier rôle? De toutes les scènes de la
Révolution, le 18 fructidor est peut-être celle qui m'a le plus
vivement impressionnée.

L'agitation était à son comble, comme je l'ai dit. M. de Talleyrand,
qui conduisait toute cette grande affaire, riait pendant ce même
temps de ce qui se passait, car il en était informé heure par heure,
et plusieurs fois il fit parvenir de faux avis aux députés pour les
effrayer davantage... ils ne l'étaient que trop!... On vint dire
dans le Conseil des Cinq-Cents que le Ministère de la Police était
illuminé, que l'État-Major de la place l'était aussi, et que ces deux
maisons avaient plus de deux cents voitures autour d'elles. On y
envoya... il n'y avait pas une bougie, pas un fiacre; mais la terreur
était au plus haut degré dans le Corps-Législatif. À minuit et demi,
M. Cardonnel, que nous avons vu si brave depuis sous la Restauration,
mais qui alors ne l'était guère, arriva dans la salle saisi de la
plus burlesque terreur. Il était pâle, effaré, ayant deux collègues
aussi pâles que lui de chaque côté de sa personne; mais, malgré
la peur, ils avaient tous trois de grands sabres qui traînaient
par terre et dont le bruit leur faisait peur... Cette peur qui les
possédait était si violente qu'elle exerça un effet magnétique sur
toute l'Assemblée; il semblait qu'elle formulait en réalité le péril
pour tous... Ils demeurèrent immobiles. M. Cardonnel était dans un
état violent.

--Nous sommes perdus, dit-il d'une voix tremblante; un homme sûr
vient de m'éveiller en me disant que moi et mes collègues nous
allions être arrêtés... que six cents personnes étaient désignées
pour être égorgées!...

Et le malheureux tombe sans force sur une chaise. L'effet de cet
avertissement vague et donné par un homme que la peur mettait
évidemment en délire fut cependant d'achever la démoralisation
complète de l'Assemblée. En révolution, le parti qui délibère plus
d'un quart d'heure lorsqu'il est attaqué, est perdu...

Ceci se passa le 16 fructidor. Ce fut le même soir que Thibaudeau
écrivait ces belles paroles:

«Il n'y a plus que mort et avilissement; que faire? Rien; le crime
triomphe. Républicains vertueux, enveloppez-vous!...»

Le résultat de ces tristes journées, tombeau de la République, fut,
comme on le sait, la mutilation de l'Assemblée... Pichegru, accusé
véhémentement, ne répondit que par des déclamations vagues lorsqu'il
fallait _des faits_... Toutes les fois que M. de Talleyrand, tout en
jouant au whist, ou bien au piquet, ou encore au creps, qu'il aimait
fort à cette époque, recevait une des fréquentes nouvelles qui lui
étaient apportées de quart d'heure en quart d'heure, il souriait sans
parler. Il avait si bien prévu ce qui arrivait; il avait joué contre
des hommes qu'il connaissait.

On sait comment Augereau fit le gendarme cette nuit du 17 au 18
fructidor, et comment il arrêta Pichegru en lui mettant exactement
_la main sur le collet_!... Pichegru était traître à la patrie
ce jour-là, c'est un fait positif; mais sa conduite n'excuse pas
celle d'Augereau; quelle action! Car enfin la gloire de Pichegru,
effacée par sa conduite ultérieure, ne l'était pas encore, et son
auréole aurait dû être respectée par un frère d'armes. Et puis la
représentation nationale le mettait à l'abri, sinon d'une enquête, au
moins d'une violence...

Une circonstance que j'ai omise dans le Salon de Barras, et qui
pourtant est assez extraordinaire, c'est que, le 18 fructidor,
Barras fut _Roi_ pendant vingt-quatre heures. On prétend que
M. de Talleyrand lui conseilla de retenir le pouvoir que cette
dictature passagère lui avait mis dans les mains, mais il n'osa
pas. Le fait est que Laréveillère-Lépaux, honnête homme, quoique
théophilanthrope, avait fui la séance des délibérations ce
jour-là... que Rewbell avait la tête perdue et voulait des choses
que probablement Barras ne voulait pas, parce qu'on le gardait à vue
dans son appartement. Quant aux deux autres, Carnot et Barthélemy,
ils étaient désignés tous deux pour être _fructidorisés_, comme on le
disait alors... Barras était donc parfaitement le maître... Quelques
jours avant le 18, dînant chez M. de Talleyrand, celui-ci lui parla,
non pas avec franchise, cela ne lui arrive jamais, mais avec cette
confiance de Robert Macaire à Bertrand qui sait qu'on s'attend à ce
qu'il va dire, et agit en conséquence.

Paris entendit UN coup de canon, car ce fut avec un SEUL coup de
canon, encore tiré à poudre, que le Directoire fut quitte (et les
Parisiens aussi) de la révolution si importante du 18 fructidor...
Une partie de l'Assemblée fut exilée, déportée; l'autre demeura
cachée et revint peu à peu dans le lieu de ses séances. En vérité,
nous en venions à avoir des révolutions _à l'eau rose_... Madame de
Coigny disait à propos de cette dernière secousse:

--Voyez ce que c'est que d'avoir un homme de bonne compagnie à la
tête des affaires! Voilà M. de Talleyrand qui mène la France comme
son diocèse avec des mandements. Seulement, c'est un général, au
lieu d'un grand-vicaire, qui les proclame....

Il paraît, néanmoins, qu'entre un coup de creps et un robber de
whist, M. de Talleyrand avait autrement décidé du sort d'une partie
des Conseils... Ensuite, comme sa nature n'était pas d'être cruel
violemment, il se borna à conseiller l'exil pour ceux qui demeurèrent
bravement à leur poste. Je crois que ce fut cette fois que Barrère
fut condamné à la déportation, comme faisant partie de je ne sais
quelle faction; car, en vérité, on s'y perd; et n'étant pas arrivé à
temps au lieu de l'embarquement, il demeura en Europe, et l'on dit
assez plaisamment _que c'était la première fois qu'il n'avait pas
pris le vent_.

Un fait assez curieux pour l'époque et le temps relativement à l'état
de la société, c'est ce soin minutieux pour des gens qu'on envoie à
Rochefort dans des CHARIOTS GRILLÉS comme des bêtes féroces; ils vont
ainsi, et puis ils ont pour gardien, pour geôlier, ou plutôt pour
bourreau, un homme dont les manières brutales devinrent tellement
intolérables à ses victimes qu'elles en poussèrent des cris malgré
la patience évangélique de la plupart d'entre elles... Le Directoire
les entendit, et on rappela le général _Bourreau_, qu'on appelait le
général _Dutertre_.

Le 19 au matin, nous apprîmes, en nous réveillant, que M. le marquis
de Bouillé, marchant contre nous, avait été arrêté; que Moreau
accourait à marches forcées sur Paris pour soutenir les Clichiens; et
que, de désespoir, Dumourier s'était jeté d'un quatrième étage sur le
pavé. Du reste, aucune preuve de tout cela.

Merlin de Douay et François de Neufchâteau furent élus, le premier
en remplacement de Barthélemy, le dernier à la place de Carnot, qui
s'échappa. On prétend que les meneurs du jour, embarrassés de ce qui
pouvait survenir de la présence de Carnot, préférèrent le laisser
aller.

Le général Bonaparte avait de fréquentes relations avec tout ce qui
tenait au gouvernement d'alors. M. de Talleyrand avait eu par lui les
premières lueurs de cette conspiration de fructidor, dont la preuve
avait été trouvée dans les papiers de M. d'Entraigues, à Venise,
surtout une conversation de d'Entraigues et de Montgaillard[34]:
cette pièce était accablante.

[Note 34: Cette pièce inculpait gravement Pichegru. Elle fut trouvée
dans le portefeuille de d'Entraigues, ouvert en présence de Bonaparte
et de Clarke, alors commissaire du Directoire près l'armée d'Italie;
Clarke, d'abord chargé de surveiller le général Bonaparte, et puis se
dévoilant à lui et se donnant à l'homme dont le pouvoir était évident
dans l'avenir, comme il fut ensuite à la Restauration, lorsque ce
même homme alla mourir à Sainte-Hélène!]

Le fait est que le Directoire n'avait rien inventé; seulement il
avait habilement joué les cartes que le sort lui avait données.

Au même moment, Moreau faisait une proclamation à son armée, le 24
fructidor, où il disait, entre autres[35] phrases fort accablantes
pour Pichegru:

_Il n'est que trop vrai que Pichegru a trahi la confiance de la
France entière._

[Note 35: Cette correspondance fut trouvée dans un fourgon du général
Klinglin, saisi par nos troupes le 2 floréal an V; et Moreau la
garda jusqu'au 24 fructidor, c'est-à-dire quatre mois et demi après.
Il paraît que le Directoire croyait Moreau aussi coupable que les
autres.]

_Une correspondance avec Condé, qui m'est tombée entre les mains, ne
me laisse aucun doute sur cette trahison._

Et sept ans plus tard, Moreau conspirait contre sa patrie avec ce
même Pichegru!... Il contribuait à propager l'accusation d'un parti
contre Napoléon, en disant qu'il avait fait assassiner Pichegru...
Assassiner Pichegru, bon Dieu! et pourquoi?... était-il à craindre
cet homme connu seulement par quelques victoires, à une époque où
nos soldats triomphaient seuls par la force et l'élan de leur
patriotisme?... Il s'est tué parce qu'il a compris que la France,
dans sa majorité, jetterait du mépris au traître qui, après avoir
léché la griffe des tigres qui déchiraient les justes de la patrie,
conspirait dans ce même moment avec des hommes dont il faisait en
même temps fusiller les mandataires. Une conduite aussi double est
indigne d'un homme d'honneur, ayant du sang français dans les veines.

Quoi qu'il en fût de toute cette affaire, il nous revenait à Paris
que Bonaparte allait avoir une grande puissance, et que dans le
salon de M. de Talleyrand on portait très-haut son mérite et ses
services. En effet, le traité de Campo-Formio fut signé, et M. de
Talleyrand en reçut le premier la nouvelle, comme cela était naturel.
Lavalette, qui alors était à Paris, et avait conduit le 18 fructidor
avec Augereau[36], allait souvent chez M. de Talleyrand; celui-ci
aimait l'esprit de Lavalette, sa manière de conter, sa parole _comme
il faut_, et une foule de choses en lui qui, au fait, rendaient sa
société désirable.

[Note 36: Je ne connais rien de plus étrangement ridicule que toute
la conduite d'Augereau alors, si ce n'est celle des directeurs,
lorsque je pense que l'on a agité la question de savoir s'il ne
remplacerait pas Carnot ou Barthélemy! Augereau, qui, se trouvant
à quelque temps de là à la présidence de ce même Conseil qu'il
avait décimé, lorsqu'on apprit la démission de Bernadotte, et qu'on
craignit un coup d'État, s'écria: «Ne vous rappelez-vous plus que
je suis le même homme qu'au 18 fructidor? eh bien! je vous préviens
qu'il faudra faire tomber ma tête avant de toucher à mes collègues!»
Bavardage! abus des mots!]

Lorsque la nouvelle du traité de Campo-Formio arriva à Paris, avec
toute cette gloire dont la tête de Bonaparte était entourée, M. de
Talleyrand le comprit, mais sans le deviner entièrement toutefois; il
vit un grand homme, mais il crut un peu trop peut-être à l'orgueil
personnel, qui lui disait qu'il avait _fait_ une partie de cette
gloire; comme plus tard en eurent la pensée ceux qui le suivaient
alors.

Monge et Berthier arrivèrent d'Italie, apportant le fameux traité
qui donnait la paix à la France. M. de Talleyrand les invita souvent
à dîner chez lui, et les fit causer sur Bonaparte. Berthier parlait
volontiers, et sans entendre malice à la chose, et Monge, malgré sa
science profonde, était simple comme un enfant. M. de Talleyrand
eut donc aussi beau jeu que possible pour les faire parler sur
l'homme qu'il voulait connaître et ne connaissait encore d'aucune
manière[37]. Cette besogne il était obligé de la faire à lui seul,
car il n'avait pas dans sa maison une personne capable de l'aider; il
n'était pas marié, pour dire le mot, quoiqu'il y eût une femme dans
la bergère, à la droite de la cheminée, et souvent à table vis-à-vis
de lui; mais madame Grandt, qui plus tard devint altesse sérénissime
par la grâce de Dieu, ou à la grâce de Dieu, plutôt que de toute
autre, madame Grandt n'était pas de force à ce que M. de Talleyrand
lui confiât la moindre mission. On sait bien qu'en 1802, l'ayant
priée de parler à Denon de ses voyages, la pauvre femme le prit pour
Robinson Crusoé, et lui demanda des nouvelles de Vendredi; or, cette
belle action, elle la fit en 1802, et l'on n'était alors qu'en 1797.

[Note 37: Ils ne s'étaient pas encore rencontrés; M. de Talleyrand
était revenu d'Amérique après le départ de Bonaparte pour l'Italie.]

Elle était bien belle alors madame Grandt. Je comprends que M.
de Talleyrand l'ait aimée, quoiqu'elle fût sotte, et sotte à
impatienter, comme j'ai compris aussi que madame Grandt ait aimé M.
de Talleyrand, quoiqu'il fût évêque; car un évêque, ce n'est ni bien
ni mal; ce n'est ni une femme ni un homme, ce n'est rien pour l'amour.

La maison de M. de Talleyrand fut quelque temps à se monter et à
devenir _sociable_; mais une fois que le premier pas dans cette
route fut fait, le reste alla tout seul. Madame de Staël, d'autres
femmes qui savaient causer, entouraient M. de Talleyrand, et lui
épargnaient la peine de parler. Quelques-unes de ses amies émigrées
rentrèrent, rappelées par lui-même, lui, qui naguère était proscrit!
M. de Talleyrand aime sa maison, le _casement_; il aime sans aucun
doute ce que nous appelons chez nous l'intérieur; ce qui, pour le
dire en passant, dérange un peu ma confiance dans cette belle science
qu'on appelle la _phrénologie_, car M. de Talleyrand a, j'en suis
sûre, les deux organes que Gall appelle _attachement à l'habitation
et à la sociabilité_[38]; de ces deux organes réunis, Gall faisait
l'esprit patriotique. Je ne prononce sur rien; je demande seulement
si M. de Talleyrand est un _patriote_ dans la véritable acception du
mot?

[Note 38: Ce que, plus tard, Spurzheim a nommé _habitivité_;
barbarisme inutile.]

M. de Talleyrand aimait tout ce qui rappelait la cour; le Directoire
en était idolâtre. Alors les grands manteaux étaient dépliés, les
chapeaux à la Henri IV sortaient de leur étui, et le Directoire
jouait à la parade. Hélas! c'était la principale occupation de ce
gouvernement, si misérable qu'on ne peut que le mépriser. On n'a pas
de haine pour ce qui est si petit.

En apprenant la nouvelle de la paix de Campo-Formio, la joie fut
universelle. Croira-t-on qu'un homme[39] osa proposer, au milieu de
cet enthousiasme, d'accorder une _indemnité pécuniaire au général
Bonaparte_! mais les murmures universels, non-seulement dans
l'Assemblée, mais dans Paris, dans la France, prouvèrent qu'on était
encore au temps où l'annonce d'une victoire faisait battre un coeur
français et pleurer de joie.

[Note 39: Malibran, député de l'Hérault au Conseil des Cinq-Cents; et
il aimait le général Bonaparte!... il demanda en même temps pour lui
qu'on donnât le nom de faubourg d'Italie au faubourg Saint-Antoine.
Cet homme, j'en suis sûre, aurait aussi mal entendu l'honneur pour
lui-même; je crois que ce Malibran est le beau-père de la fameuse
madame Malibran. Comme il était familier de Barras, on pensa que le
Directoire, qui déjà craignait Bonaparte et le jugeait d'après lui,
aurait voulu le déconsidérer dans le cas où il aurait accepté.]

Un habitué du salon de M. de Talleyrand était Chénier. Ce fut lui
qui proposa et fit adopter le décret pour la rentrée et la radiation
de M. de Talleyrand, et le rapport de l'acte d'accusation contre
lui. Celui-ci n'avait pas oublié ce service, et puis l'esprit élevé
de M. de Talleyrand avait su comprendre Chénier. Chénier était un
républicain, qui jamais ne fut coupable d'aucun excès, et qui en
empêcha beaucoup[40]. Mais une fois que l'opinion a pris une route
fausse pour son jugement, il est difficile de la faire revenir. C'est
une chose étrange de notre nature française; nous sommes légers pour
prendre parti contre un homme, dès qu'il est célèbre en quoi que
ce soit, et nous sommes fixés dans notre pensée pour lui accorder
ensuite la justice qui lui est due.

[Note 40: Chénier (Marie-Joseph), qui fut à tort accusé de la mort
de son frère, était un homme de bonne foi, républicain dans le
coeur. Il a fait une foule de beaux traits, de choses utiles qu'on
ignore, parce qu'on parle de lui sans rien approfondir; mais il
faut connaître Chénier, et savoir tout le bien qu'il fit et le mal
qu'il empêcha. Ce fut lui qui fit décréter les écoles primaires.
Aussitôt que la veuve d'un littérateur faisait entendre une parole
de détresse, Chénier montait à la tribune et demandait une pension
pour elle; s'occupant des arts, de la littérature, et d'une foule de
choses toutes utiles à la science et au progrès. Les Clichiens ont
été rigoureux pour lui, parce qu'il fut sans pitié pour les excès de
la _Compagnie de Jésus_ et de leurs acolytes plus féroces que les
monstres de 93. Le _Moniteur_ de l'époque (et celui-là est vrai) est
le livre où l'opinion devrait s'instruire avant de se formuler si
violemment.]

Bonaparte était donc, comme je l'ai dit, le favori de monsieur de
Talleyrand. Il dit à Chénier qu'il fallait faire quelque chose de
remarquable pour l'arrivée du général Bonaparte, et Chénier fit
le _Chant du Retour_... On le lut chez monsieur de Talleyrand, qui
aurait encore voulu plus de louanges pour le vainqueur... Et madame
de Staël!... Ce n'est pas alors qu'elle le nommait _Robespierre à
cheval!_... Et le salon de monsieur de Talleyrand, ce même salon
qui, plus tard, retentit d'invectives contre le héros de la France
et de projets pour son abaissement et sa mort, ne répétait alors que
des paroles d'amour et de louanges! C'est qu'on ne le croyait pas si
grand!...

Enfin, le vainqueur de Lodi et d'Arcole, le pacificateur de la plus
grande partie de l'Europe, rentra dans Paris, chargé de lauriers qui
faisaient pencher sa jeune tête. Quelle joie! quel délire!... Comme
le peuple français comprenait la gloire qu'on lui donnait alors!...
C'était plus que de l'enthousiasme... Ah! ces souvenirs font mal...
mal à briser le coeur!

Monsieur de Talleyrand, fier du général Bonaparte, le reçut comme un
fils... Son discours, lorsqu'il le présenta au Directoire, et qu'on
peut lire dans le _Moniteur_, est une preuve sans réplique de ce
qu'il pensait alors... Il blessait le Directoire cependant, et il le
savait!...

Le Directoire donna une fête au _vainqueur-pacificateur_, et le
soir il y eut un bal à l'Odéon. Ce bal fut très-beau, beaucoup
de _toasts_ furent portés au dîner. Chénier en porta un assez
remarquable pour être rapporté:

_À ses victoires pour notre gloire! à sa longue vie pour notre
bonheur!..._

François de Neufchâteau fit aussi des vers... Les couronnes tombaient
sur le front pâle du jeune homme, qui paraissait calme et comme
accoutumé à de pareils honneurs.

Monsieur de Talleyrand demandait à chaque personne qu'il rencontrait:

L'avez-vous vu?...--Non.--Eh bien, venez demain chez moi, il y
dînera, vous pourrez le voir facilement...

Bientôt l'hôtel Gallifet, qui alors était déjà l'hôtel destiné
aux affaires étrangères, fut bouleversé par les préparatifs d'une
fête donnée par le ministre au général Bonaparte. Quatre mille
personnes devaient, dit-on, être invitées. Les femmes préparaient
des toilettes plus magnifiques que la Révolution n'en avait encore
vu... Les préparatifs de cette fête avaient la même importance
pour les marchands. Lorsqu'une femme disputait sur le prix d'un
objet, le marchand lui disait en souriant: «Oh! madame, pour fêter
le général Bonaparte, est-il quelque chose d'assez beau, d'assez
cher?...» Et si la femme s'obstinait, le marchand lui disait: «Eh
bien! prenez-le!... Je ne veux pas qu'il soit dit que par ma faute
il y aura une femme mal mise à la fête que donne la nation à notre
héros[41].»

[Note 41: C'est madame Germon, couturière très en vogue alors, qui
répondit ce mot à une femme, et fit en effet sa robe pour le tiers du
prix. Elle fut depuis couturière de madame Bonaparte.]

Il existe encore bien des êtres qui doivent se rappeler le jour où
monsieur de Talleyrand présentait à l'Europe _l'homme des siècles_,
comme lui-même l'avait nommé dans son discours. Quel mouvement autour
de ce palais du Directoire! Quelle joie délirante!... Comme on se
pressait autour de Bonaparte! On voulait voir ce jeune visage pâle
et mélancolique, au regard profond et à l'oeil d'aigle. Cet homme,
âgé au plus de vingt-huit ans, arrivait dans Paris, dans cette ville
aux merveilles, précédé d'une immense renommée et entouré d'un
éclat qui eût suffi pour illustrer la plus longue carrière. Tous se
levèrent pour voir un homme si grand!... Et lui, calme et froid même
au milieu de ses triomphes patriotiques, il fut dès lors ce qu'il
fut plus tard... Il connaissait sa hauteur et voulut que les autres
la comprissent aussi. Ne souriant jamais, demeurant toujours comme
absorbé devant une grande pensée, il jetait à l'observation de ces
mots qui devaient faire rêver les gouvernants du jour:

«Les lois organiques de la République sont à faire, dit-il dans
un discours qu'il fit au Directoire... L'ère des gouvernements
représentatifs commence, etc.» Ces phrases étaient courtes et en même
temps significatives.

Madame de Staël, qui voulait à tout prix en être remarquée,
s'approcha de lui et lui fit cette question qui depuis a tant couru,
que les enfants la savent par coeur, ainsi que la réponse[42]. Et
pourtant la chose n'est pas vraie. Bonaparte n'avait aucune raison
pour parler _brutalement_ à une femme qu'il savait être amie de
monsieur de Talleyrand. Madame de Staël s'approcha de lui au moment
où il donnait le bras à l'ambassadeur turc. Elle le connaissait déjà
d'ailleurs, et n'avait pas besoin, comme on le voit dans une foule
de biographies, d'entrer en matière par une question aussi bête que
celle qu'on lui prête. J'étais avec ma mère, à deux pas de madame de
Staël, au moment où elle aborda Bonaparte. Elle lui parla longtemps,
et il lui répondit toujours poliment, mais avec un laconisme
singulièrement affecté. Je crois qu'il craignait les remarques.
Madame de Staël, extrêmement vive et passionnée, demandait vingt
choses à la fois et ne pouvait comprendre une conversation faite
ainsi.

[Note 42: Je crois que, plus tard, Bonaparte fit cette réponse à
madame de Staël, mais ce ne fut pas ce jour-là.]

J'ai laissé passer une particularité relative au discours de Barras à
Bonaparte.

On fit courir le bruit dans le monde que ce n'était pas Barras qui
avait fait son discours; les uns l'attribuaient à M. de Talleyrand,
les autres à madame de Staël... et personne à Barras... La raison
qui le faisait penser, c'est que ce discours était une sorte de
manifestation publiquement faite aux yeux de l'Europe, et qu'on y
devait trouver de la modération et un appel à la paix intérieure, en
annonçant la paix au dehors. Ce fut tout le contraire. Le discours,
s'il eût été fait par un ennemi du Directoire, ne lui aurait pas été
plus funeste. Bonaparte, en l'écoutant, laissa échapper un de ces
rares sourires qui annonçaient tant de choses cachées. Quoi qu'il
en soit, l'opinion se prononça et déclara que le discours de Barras
était de M. de Talleyrand ou de madame de Staël. Je sais quelqu'un
qui le dit en plaisantant à M. de Talleyrand, chez lui-même; et
celui-ci se mit à sourire sans lui répondre. M. de Lauraguais,
qui était dans le salon du ministre, tout enfoncé dans sa cravate
d'incroyable, malgré ses cinquante ans, dit alors du fond de son
paquet de mousseline:

--Eh! mais vraiment! est-ce donc que le directeur n'est pas de force
à faire un discours?

--Non, répondit sans hésiter celui qui avait porté la parole.

--Comment, NON! s'écria M. de Lauraguais.

--NON, répliqua plus vivement celui qu'il paraissait vouloir
intimider; il peut très-bien manier le sabre, je n'y touche
jamais, et ne prononce pas sur cette matière; mais pour la plume,
c'est une autre affaire, il n'y entend rien; et... vous le savez
bien vous-même... Vous savez que votre cousin Barras, comme vous
l'appelez, n'a pas le talent d'écrire deux lignes qui soient lisibles.

--Je ne sais pas cela du tout! s'écria M. de Lauraguais... Quelle
sotte pensée allez-vous me prêter-là!

Il faut savoir que M. de Lauraguais était fort poltron, et que la
terreur n'était pas encore passée pour lui. Or donc, il tremblait au
mot POUVOIR, et le saluait très-bas.

--Est-ce donc vous, alors, qui avez fait le discours du directeur?
lui demanda celui qui le tourmentait à plaisir.

--Pas du tout, encore moins que mon ami Talleyrand.

--Eh bien! je déclare que ce n'est certes pas Barras qui a fait à
lui seul cette phrase:

_Le général Bonaparte a secoué le joug des parallèles!_

M. de Talleyrand sourit et dit:

--Elle est bien, au fait, cette phrase!

Celui qui avait fait la question sourit aussi, se leva et partit.
Il n'avait plus besoin d'autre certitude. M. de Talleyrand était
l'auteur du discours.

M. de Talleyrand n'était pas demeuré oisif pendant les semaines qui
avaient suivi l'arrivée de Bonaparte à Paris. Son regard fixe et
subtil avait su connaître la haine du Directoire pour le vainqueur
de l'Italie. Il vit le danger. L'envie marchait déjà à côté de
l'admiration...

Un jour, à la suite d'un dîner qu'il avait donné, et dans lequel
s'étaient trouvées plusieurs personnes dévouées au général
Bonaparte, et le général lui-même, il le retint après le départ
des autres convives, et l'emmenant dans son cabinet, il lui parla
confidentiellement d'un projet qui depuis longtemps occupait
Bonaparte.

--Il faut que vous partiez, lui dit-il.

--Je ne veux pas faire cette expédition d'Angleterre, dans laquelle
ils espèrent que je me perdrai.

--Ne partez pas pour l'Angleterre, mais pour l'Orient.


BONAPARTE, avec un cri de joie.

Pour l'Orient!


M. DE TALLEYRAND.

Pour l'Orient.


BONAPARTE.

Mais comment en êtes-vous venu à pouvoir remplir le voeu de mon
ambition, le rêve de ma vie?...


M. DE TALLEYRAND.

Je le connaissais avant de vous avoir vu; je savais qu'il existait un
ancien projet présenté aux Affaires étrangères depuis longtemps; je
l'ai trouvé, et le voici.


BONAPARTE.

C'est vrai!...


M. DE TALLEYRAND.

Mais savez-vous la singulière particularité qui s'attache à ce projet?


BONAPARTE, toujours parcourant.

Quelle est-elle?


M. DE TALLEYRAND.

C'est que ce fameux projet vient de Leibnitz[43]!

[Note 43: Leibnitz avait un penchant pour la France; étant encore
jeune, il vint à Paris pour y étudier vraiment les sciences,
disait-il. C'est qu'il était un véritable émule de Descartes et
de Pascal. Cet esprit actif et remuant qui, à vingt ans, s'était
fait Rose-Croix pour apprendre la science universelle, ne croyait
jamais assez savoir. Législateur non-seulement d'un peuple, mais de
l'univers, par la pensée, Leibnitz est un de ces hommes qui ne sont
d'aucun pays, et appartiennent à l'univers. Lorsqu'on connaît le
caractère de Leibnitz, il est des choses qui prêtent un côté bien
plaisant à une partie de sa vie. Il était toujours plongé dans les
études les plus abstraites; Oldenbourg, géomètre anglais, était en
rapports intimes avec lui. À seize ans, il écrivit un petit traité
_de Arte combinatoria_. Ce fut comme un jalon pour son génie; il fit
plus encore, et montra ses résultats à Oldenbourg. L'autre se mit à
rire, et lui dit que tout ce qu'il avait fait était l'ouvrage d'un
nommé Mouton, Français (1670). Mais, plus tard, Leibnitz montre à
Oldenbourg une autre propriété des nombres qu'il avait trouvée.--Bon!
lui dit l'autre, cela est dans la _Ligarithmotechnia_ de Mercator, du
Holstein. Un autre se serait désespéré de cette suite de rencontres
qui ressemblaient à un plagiat continuel; mais comme Leibnitz ne
lisait pas, il ne pouvait être plagiaire. Il se remit avec calme au
travail, et recommença ses calculs; ce fut alors qu'il trouva une
série de fractions exprimant la surface du cercle, comme Mercator,
son premier rival, avait trouvé la série de l'hyperbole. Huyghens, à
qui Leibnitz fit voir ce beau travail, rendit hommage à la grandeur
de la chose et en félicita l'auteur.--Pour cette fois, dit Leibnitz,
Oldenbourg sera content! il lui envoie son travail et attend la
réponse avec impatience... Oldenbourg félicita cordialement son
ami sur un aussi beau chef-d'oeuvre de son esprit... Mais par une
fatalité inconcevable, ajoutait-il, ce même travail, ce même résultat
viennent d'être opérés par un CERTAIN M. ISAAC NEWTON de Cambridge,
qui n'avait pas encore publié les nouvelles découvertes qu'il avait
faites. Quel siècle que celui où de telles choses arrivent! et qu'on
fut heureux d'y vivre!

Il paraît, au reste, que M. Gregory, Écossais, avait trouvé cette
série du cercle quelque temps auparavant.]


BONAPARTE.

Leibnitz?... le fameux Leibnitz?


M. DE TALLEYRAND.

Lui-même.


BONAPARTE.

Mais comment cela se peut-il?

M. de Talleyrand expliqua alors à Bonaparte comment Leibnitz avait
donné ce projet aux Affaires étrangères. Il paraît que ce fut à
l'époque où Leibnitz habita Paris, et fut en grande relation avec
Bossuet pour la réunion des deux Églises. Ce n'est qu'alors, je
pense, que ce projet aura été donné par lui aux Affaires étrangères.

--Eh bien, dit M. de Talleyrand à Bonaparte, que dites-vous de mon
projet?

--Oh! s'écria Bonaparte, vous avez réalisé le voeu le plus cher de ma
vie!

Et voilà comment l'expédition d'Égypte eut lieu. Le Directoire, qui
voulait _à tout prix_ éloigner Bonaparte, a-t-il indiqué ce plan? M.
de Talleyrand l'a-t-il trouvé tout seul? l'a-t-il donné à Bonaparte
pour le servir ou pour le perdre? voilà qui n'est pas connu et ne
le sera jamais. En serait-il de ceci comme des contes de chevalerie
où l'on donne à un chevalier une expédition périlleuse dont il se
tire à sa gloire, et qui même ne fait que l'augmenter quand il y
devait mourir?... Est-ce cela?... Je le répète, on ne saura jamais la
vérité[44].

[Note 44: Au moment où je parle, il me revient en souvenir tout
ce que M. d'Abrantès m'a conté de cette époque. La confiance de
l'empereur était toujours la plus entière en lui, et il croyait que
M. de Talleyrand la méritait et avait été, en effet, du parti du
général Bonaparte contre le Directoire. Quoi que M. de Talleyrand
ait pu faire contre l'empereur depuis, je suis juste quand il faut
l'être.]

Quoi qu'il en soit, Bonaparte partit pour l'Orient, laissant M. de
Talleyrand en tiédeur assez prononcée avec le Directoire. Son salon,
rendez-vous général, comme celui de madame de Staël, rassemblait
ce qui se reformait alors de _la bonne société française_. Barras,
qui avait connu et apprécié le pouvoir de la bonne compagnie en
France, quoiqu'il ne l'aimât pas, craignait souvent qu'une raillerie
partie de l'une de ces deux maisons ne fît une blessure mortelle au
pouvoir exécutif. M. de Talleyrand, étendu dans un fauteuil ou sur un
canapé, écoutait longtemps, sans parler, les hommes qui étaient chez
lui, ainsi que les femmes, et il y en avait de bien spirituelles;
et puis il se soulevait lentement et laissait échapper une phrase
bien _salée_ sur ses amis les directeurs comme sur leurs ennemis les
députés.

Il avait encore une jolie figure à cette époque, M. de Talleyrand;
il avait des cheveux admirables et d'une charmante couleur. Son
regard, depuis si atone, et si constamment mort même, avait encore
une finesse charmante; il pouvait plaire enfin et plaisait. Il aimait
cette vie du monde, d'intrigues de femmes, de petits billets à lire
et à répondre; cette existence enfin du marquis de Moncade allait à
miracle à M. de Talleyrand. Cette tradition du valet, dans l'_Homme
à bonnes fortunes_, tordant le mouchoir trempé d'eau ambrée, a été
prise chez M. de Talleyrand, ainsi que les mots: _A-t-on mis de l'or
dans mes poches?_ l'a été de M. le maréchal de Richelieu.

M. de Talleyrand aimait aussi la politique; mais il l'aimait, comme
le disait son oncle le comte de Périgord, parce qu'elle lui servait à
autre chose qu'il aimait mieux encore. En effet, il aimait (ce qu'il
veut encore) à être le premier en tout, et le pouvoir conduit à faire
réussir même une chose morale en ce monde; mais, du reste, paresseux
en toutes choses, il n'aimait ni le travail, lorsqu'il traversait
ses plaisirs, ni les inquiétudes sans cesse renouvelées que le
gouvernement directorial faisait surgir autour de lui. Toute cette
vie inquiète l'ennuyait; on pouvait prévoir, lorsqu'on dînait chez
lui ou qu'on y passait la soirée, que bientôt il n'habiterait plus
l'hôtel des Affaires étrangères. On s'y moquait assez ouvertement
des représentants du peuple _qui ne représentaient rien_, et du
Directoire _qui ne dirigeait rien_. J'étais trop jeune alors pour
aller dans le monde; mais mon frère, mon beau-frère et ma mère, qui
tous trois y allaient beaucoup à cette époque, racontaient une foule
d'anecdotes très-curieuses à cet égard.

Je ne sais comment Sottin avait fait sa paix avec M. de Talleyrand,
après le dîner où tous deux se dirent tant de gracieusetés à Auteuil;
mais ils étaient au mieux depuis qu'ils étaient collègues. Le bruit
courut que Sottin avait dit dans le salon de M. de Talleyrand un
mot qu'il avait dit la veille chez Barras, qu'il jouerait un bon
tour aux deux Conseils qui se donnaient _les airs_ de faire les
malheureux, et de se plaindre du 18 fructidor; on avait ajouté
qu'autorisé par le sourire du maître de la maison, tout le monde
avait ri, et que M. de Talleyrand avait ajouté:

--Ils le méritent.

Mais ceci, je ne le garantis pas: je le rapporte parce que je l'ai
entendu dire à tout le monde.

Or, voici la raison de _ce tour_ que voulait jouer Sottin, qui, du
reste, était un beau fils, un beau danseur, et pas mal venu auprès
de beaucoup de femmes, mais fort peu apte à faire un ministre de la
Police.

Je ne sais comment les représentants n'avaient pas de costumes; le
Directoire avait le sien, que j'ai déjà décrit: costume féodal,
demi moyen âge, demi Louis XIII; en somme, fort ridicule. Les
représentants, tant qu'ils eurent l'ombre d'un pouvoir, crurent
n'avoir besoin d'aucun signe extérieur qui révélât leur mission; mais
lorsqu'ils ne furent plus que des représentants de nom, comme le
Suisse du château de Notre-Dame de la Garde, alors il fallut mettre
une enseigne qui dît: _Je suis représentant_, comme avait fait le
loup qui, ne pouvant pas parler, avait mis sur son chapeau: _Je suis
Guillot, berger de ce troupeau._--Les députés décidèrent donc qu'ils
auraient un costume. Pour narguer le Directoire, qui avait pris le
moyen âge, les Conseils se firent un costume[45] tout grec et tout
romain. Il n'en fallait pas moins pour des Cicérons, des Catons
et des Aristides; mais le plus curieux, c'est que les inspecteurs
chargés de faire faire les costumes ne trouvèrent pas la pourpre des
Gobelins, celle de Baréges (supérieure peut-être à celle de Tyr),
assez belle, ainsi que l'étoffe, et ils imaginèrent de faire faire le
casimir des manteaux en ANGLETERRE. C'était au moins maladroit pour
un corps dont on venait de couper un bras, sur le seul soupçon de
royalisme ou de non-patriotisme. Ce fut à ce propos que Sottin dit
au milieu du salon de Barras ce propos que j'ai rapporté, et qu'il
répéta le lendemain chez M. de Talleyrand.

[Note 45: Depuis l'Assemblée Constituante, c'est-à-dire le moment où
la séance du Jeu de Paume sépara les trois ordres, il n'y eut aucun
costume pour les représentants. Les conventionnels ne portaient
qu'une écharpe tricolore, et ceux qui allaient à l'armée y ajoutaient
un panache aux trois couleurs. Après le 9 thermidor, quelques
députés portèrent des armes, telles qu'un sabre, un poignard... Ce
ne fut qu'après le 18 fructidor que les Conseils s'habillèrent, et
s'enveloppèrent d'une toge comme d'un linceul. Ainsi qu'on orne les
morts en Égypte et au Mexique, on parait les représentants après leur
mort morale.]

Les manteaux arrivèrent. Comme ils étaient marchandise anglaise,
la douane les confisqua... Grande rumeur! plainte au Directoire...
Message des Conseils. Ce message, reçu par les directeurs assemblés
avec leurs ministres, fut sérieusement reçu et comiquement discuté.
Lorsque les ministres et le Roi-Directoire se furent bien divertis,
on rendit une ordonnance pour que les manteaux revinssent à Paris...
Mais dans la réponse aux Conseils et d'après l'avis de M. de
Talleyrand, le Directoire ne répondit pas un mot aux plaintes des
députés qui se plaignaient que les ministres leur faisaient faire
_antichambre_. On se borna à en rire tout bas et à répéter le mot
fort spirituel que dit un ministre: _Pourquoi y viennent-ils?_

Et c'était vrai.

Quant aux manteaux, ils n'en furent pas moins saisis; mais je crois
être sûre qu'au lieu de la douane, ainsi qu'on le dit beaucoup dans
le temps, ce fut à Lyon même, où ils avaient été portés pour être
brodés, que Sottin les avait fait saisir. Le tour était, dans le
fait, beaucoup plus remarquablement insolent.

Pendant ces misérables querelles, le salon des Affaires étrangères
se meublait très-convenablement. M. de Talleyrand présentait chaque
jour un nouvel arrivant. M. Angiolini, ministre plénipotentiaire du
grand-duc de Toscane, venait d'arriver à Paris, et fut présenté par
M. de Talleyrand en audience solennelle au Directoire[46]. L'envoyé
de la république Romaine vint après lui, puis celui de Gênes, celui
d'Espagne. Le corps diplomatique se formait. M. de Staël était
ambassadeur de Suède. On voit que le corps diplomatique annonçait ce
qu'il fut en effet en l'an VII.

[Note 46: Il remplaçait un autre envoyé du grand-duc de Toscane, qui
avait failli compromettre la bonne intelligence des deux pays. Le
comte Carletti, ministre de Toscane en France, y était venu, à ce
qu'il paraît (en l'an III), avec un plan pour faire sauver madame
la duchesse d'Angoulême du Temple, où elle était encore. C'était un
homme très-singulier que ce comte Carletti: étant à Florence, où il
était grand-chambellan du grand-duc, il se battit en duel avec M.
Windham, qui, depuis, fut si fameux dans ses querelles avec M. Pitt,
et qui, toujours querelleur, à ce qu'il paraît, se battit aussi avec
M. Pitt. Les Anglais rient de tout avec leur air paisible: on rit de
ce duel, on plaisanta même jusque dans une caricature, où M. Windham
était vis-à-vis de M. Pitt, représenté par une lame de couteau
surmontée d'une tête parfaitement ressemblante (on sait que M. Pitt
était fort maigre), et M. Windham disait avec la banderolle: «Je ne
sais pas tirer sur une lame de couteau.»

Quant au comte Carletti, il fut admis dans la Convention, reçut
l'accolade du président, qui, alors, était Thibaudeau, et demeura
quelque temps à Paris; mais il paraît qu'il intrigua du côté du
Temple. Il fit bien; mais ce qui fut mal, c'est qu'il le fit
maladroitement, ce qui aurait aggravé la position de la noble femme
qui y languissait depuis tant d'années, et qui fut heureusement
échangée quelques mois après. Le comte Carletti ayant demandé à la
voir avant son départ, qui eut lieu en l'an V, et cette dernière
démarche ayant réveillé la méfiance, on demanda son changement.]

À cette époque, M. de Talleyrand reçut une première attaque qui
révélait la disposition dans laquelle on était contre lui en
France. DES PLACARDS furent apposés par un nommé _Jorry_, et ces
placards étaient fort injurieux. M. de Talleyrand y répondit, et
il eut tort. Il niait ce que disait l'autre; c'était simple: on ne
veut jamais accepter une injure. Mais, de ce moment, la situation
de M. de Talleyrand ne fut plus la même. Chaque jour une nouvelle
accusation était portée contre lui; dans les journaux, dans les
salons républicains, dans les salons royalistes, partout son nom
avait un entourage qui s'opposait à l'approbation et provoquait
le blâme. Les républicains lui reprochaient sa noblesse, fait
inhérent à lui-même et impossible à détruire. Son état de prêtre lui
faisait aussi du tort auprès du parti. On y disait avec raison que
le caractère religieux avait un cachet indélébile que ni le temps
ni l'apostasie ne peuvent détruire: les serments faits à Dieu ne
sont jamais remis. D'un autre côté, la noblesse lui reprochait et
son apostasie religieuse et son apostasie politique. Nul, dans ce
parti, ne lui pardonnait d'être ministre du Directoire, et d'être
enfin le serviteur de ces mêmes hommes qui avaient versé le sang des
saints[47].--Et tout cela prenait un caractère d'autant plus grave
que l'accusé s'appelait _Talleyrand de Périgord_. C'est un engagement
tacitement pris avec l'honneur et tout ce qu'il impose, que le poids
d'un grand nom.

[Note 47: Au moment où M. de Talleyrand prit le ministère des
Affaires étrangères, il y avait trois régicides au Directoire,
Barras, Carnot et Rewbell.]

Le parti royaliste était très-fort, ou du moins très-nombreux, pour
parler plus juste. Un signe de ralliement, comme une profession de
foi, avait été adopté par lui. Tous les jeunes gens de ce parti
portaient le matin, et souvent le soir, une redingote grise avec un
collet noir, et les cheveux relevés en cadenettes avec un peigne,
comme une femme; et à la main, ce qui était moins féminin, une énorme
massue en manière de canne. Ces jeunes gens allaient habituellement
chez Carchi[48] (au coin du boulevard et de la rue de Richelieu).
Un soir des assassins fondirent sur eux, et un massacre horrible
eut lieu dans cette maison destinée à la joie et à servir de point
de repos pour ceux qui voulaient passer une heure en plus grande
_liesse_... Des femmes, des jeunes filles, des personnes inoffensives
furent frappées; des innocents furent ensuite accusés, et cette
indigne affaire, dont jamais la cause ne fut bien connue, eut
toujours une odieuse couleur que les soins du Directoire ne purent
effacer. Sottin, alors ministre de la Police, ne put trouver les
coupables, du moins les véritables... S'il l'eût voulu, _peut-être
les eût-il même nommés_.

[Note 48: Lieu où l'on se réunissait pour prendre des glaces.]

Enfin Bonaparte arriva à Paris[49]: ce fut un grand jour... On était
alors dans l'enthousiasme le plus vif pour cet homme si jeune et
si grand qui _dotait_ ainsi la République d'une gloire immortelle.
Quant à lui, toujours modeste à cette époque, du moins en apparence,
il descendit, à son arrivée, chez sa femme, dans le petit hôtel de
la rue de la Victoire[50], devenu maintenant un lieu de pèlerinage
sacré... un lieu qui devait être regardé ainsi, du moins par tout ce
qui porte un coeur français... Le juge de paix de son arrondissement
ayant été le voir, Bonaparte lui rendit sa visite le lendemain. Les
administrateurs du département[51] de la Seine lui ayant écrit pour
savoir quel serait le jour où ils le pourraient trouver, il leur
répondit en y allant aussitôt lui-même. Mathieu, ex-conventionnel
et commissaire du Directoire, lui dit que la plus profonde estime
lui était accordée par la ville de Paris... Tandis que Bonaparte
écoutait ce discours, sa physionomie était vivement émue, et lorsqu'à
son départ comme à sa venue de nombreux applaudissements se firent
entendre, il se découvrit avec un respect visiblement senti et une
émotion qui n'était pas feinte. M. d'Abrantès, qui ne le quittait pas
et jouissait délicieusement de la gloire de son général, m'a dit que
ce moment avait été pour Bonaparte un des plus doux depuis son départ
de cette armée d'Italie qu'il regardait comme une famille, et qu'il
avait été si malheureux de quitter...

[Note 49: 15 frimaire an VI, à 5 heures du soir (17 décembre 1797).
Je reviens sur ce fait, quoique je l'aie annoncé dans les pages
précédentes, parce que c'est nécessaire à la marche des événements.]

[Note 50: Comprend-on que le général Lefebvre Desnouettes ait pu
VENDRE une telle maison!... c'est une honte, mais une plus grande à
ses héritiers de ne pas l'avoir rachetée.]

[Note 51: Ils tenaient lieu du préfet.]

M. de Talleyrand jouissait, ainsi que je l'ai dit, de l'arrivée du
général Bonaparte à Paris. En parlant de cette arrivée et de tout
ce que M. de Talleyrand avait dit et fait depuis ce moment, j'ai
omis une chose importante, c'est le récit de la fameuse fête du
Luxembourg. M. de Talleyrand y joua un rôle trop important pour ne
pas le rappeler, et je le dois pour l'intérêt de l'histoire; c'est
d'ailleurs un fait intéressant pour celle de la société. Ce fait
montre parfaitement l'état de la nôtre en France à cette époque, et
l'extrême différence des époques, bien qu'il n'y ait pourtant pas un
demi-siècle d'écoulé. Que dirait-on d'une fête ordonnée ainsi? On
nous accuserait de folie. Si l'on donnait une fête avec le costume,
l'ameublement et presque les coutumes de Louis XV, nous trouverions
la chose simple et presque dans nos moeurs... Mais au moment où
Bonaparte vint à Paris, les costumes, l'ameublement, le langage même,
TOUT enfin était incohérent, et nous plaçait dans la position d'un
peuple étranger et nomade même qui, pour un temps, aurait déployé ses
tentes. Cette époque serait presque comme un songe si nos victoires
n'étaient là avec la gloire nationale et notre Napoléon pour
certifier la réalité.

M. de Talleyrand, qui, en sa qualité de ministre des Affaires
étrangères, pouvait bien recevoir le traité de Campo-Formio, mais
dont la mission n'était pas de présenter le général Bonaparte,
le voulut ainsi... Comme il l'aimait alors!... il le _présumait_
peut-être dans sa grandeur à venir. Quoi qu'il en soit, ce fut lui
qui, le jour où Bonaparte remit au Directoire le fameux traité qui
pacifiait l'Europe, présenta le général au gouvernement d'alors[52].

[Note 52: Le ministre de la Guerre le présenta aussi; mais, chose
assez bizarre pour Bonaparte, qui était tout entier militaire, on
ne remarqua que M. de Talleyrand. Le fait est que le ministre de la
Guerre ne fit aucun discours, et que le _Moniteur_ ne rendit compte
que du discours de M. de Talleyrand, ce qui prouve que l'autre ne
parla même pas.]

Les discours ne manquèrent pas à Bonaparte dans cette journée... Il
en fut accablé... Mais celui de M. de Talleyrand fut sans doute une
exception par sa singularité. J'en vais rapporter quelques passages:

       *       *       *       *       *

«Citoyens directeurs,

«J'ai l'honneur de présenter au Directoire exécutif le citoyen
Bonaparte, qui apporte la ratification du traité de paix conclu avec
l'empereur.

«En nous apportant ce gage certain de la paix, il nous rappelle
_malgré lui_ les innombrables merveilles qui ont amené un si grand
événement. Mais qu'il se rassure, je veux bien taire en ce moment
tout ce qui fera un jour l'honneur de l'histoire et l'admiration de
la postérité. Je veux même ajouter, pour satisfaire à ses voeux
impatients, que cette gloire qui jette sur la France un si grand
éclat, appartient à la Révolution...

«...C'est pour les Français, pour conquérir leur estime, que le
général Bonaparte se sentait pressé de vaincre; et les cris de joie
des vrais patriotes à la nouvelle d'une victoire, reportés vers
Bonaparte, devenaient le garant d'une victoire nouvelle. Ainsi,
tous les Français ont vaincu en Bonaparte; ainsi sa gloire est la
propriété de _tous_.

«...Et quand je pense à tout ce qu'il a fait pour se faire pardonner
cette gloire!--à ce goût antique de la simplicité qui le distingue, à
son amour pour les sciences abstraites, à ses lectures favorites...
à ce _sublime Ossian_ qui semble le détacher de la terre... quand
personne n'ignore son mépris profond pour le luxe, pour l'éclat, pour
le faste, ces misérables ambitions des âmes communes... ah! loin de
redouter ce qu'on voudrait appeler son ambition, je sens qu'il nous
faudra le solliciter peut-être un jour pour l'arracher aux douceurs
de sa studieuse retraite...

«Mais entraîné par le plaisir de parler de vous, général, je
m'aperçois trop tard que le public immense qui nous entoure est
impatient de vous entendre. Et vous aussi, vous aurez à me reprocher
de retarder le plaisir que vous aurez à écouter celui qui a le droit
de vous parler au nom de la France entière, et la douceur de vous
parler encore au nom d'une ancienne amitié[53]...»

[Note 53: Barras, alors président du Directoire.]

       *       *       *       *       *

Dans ce discours, qui est beaucoup plus long, mais dont j'ai rapporté
seulement les principaux traits, on retrouve M. de Talleyrand tout
entier. C'est d'abord sa bonne grâce... son bon goût de politesse,
de bonne compagnie, et puis la finesse la plus adroite dans la
louange. Elle était excessive, et pourtant si bien donnée, que même
un ennemi à découvert de Bonaparte ne pouvait s'en offenser... Avec
bien plus de raison encore le Directoire, qui voulait couvrir de
fleurs et de lauriers le précipice dans lequel il voulait faire
tomber le héros, ne pouvait ouvertement s'en formaliser. Pour ce
qui touchait Bonaparte, il devait être satisfait; rien ne pouvait
lui être plus agréable que cette louange, presque arrachée à un
homme comme M. de Talleyrand... Ce discours m'a toujours paru un
chef-d'oeuvre d'habileté et de talent, comme connaissance du monde
et du coeur humain, quelque esprit qu'on ait. Ce n'est pas un esprit
spécial qui flattait Bonaparte en cette circonstance, c'était
celui de M. de Talleyrand, c'était son esprit fin et moqueur, et
pourtant gracieux... Pour qui connaissait l'envie et la terreur que
Bonaparte inspirait aux Directeurs, on ne peut s'empêcher de sourire
en lisant le dernier paragraphe du discours de M. de Talleyrand.
_L'ancienne amitié de Barras_ pour Bonaparte, voilà un de ces mots
qui font la fortune d'un homme qui aurait eu la sienne à faire comme
homme d'esprit dans le monde; mais M. de Talleyrand n'en était pas
là.--J'ai parlé plus haut du discours de M. de Barras, que je crois
fait par M. de Talleyrand. Cette opinion était celle du général Junot
et de bien d'autres personnes. M. de Talleyrand, à ce moment de notre
révolution, avait un grand pouvoir sur les esprits inférieurs, que le
sien régissait. Certes, je n'aime pas M. de Talleyrand, après tout le
mal qu'il a fait à l'Empereur; mais que je ne lui reconnaisse pas une
haute et notable supériorité, c'est ce dont je suis incapable...

Tout dans une époque comme celle que je décris est une pièce pour
l'histoire à venir... Cette fête donnée au _vainqueur-pacificateur_,
comme chacun l'appelait, est un type qui raconte avec une vérité
frappante ce qu'on ne sait pas et qu'on voudrait avoir vu; on
croirait entendre la relation d'une fête donnée par Périclès ou
par le sénat romain; on y verra en même temps le désir de rétablir
l'ancienne étiquette: tout cela est matière à réflexion et sujet à
de grandes et profondes pensées.

Le 20 frimaire, _un décadi_, jour de fête dans le nouveau calendrier,
se fit la réception de Bonaparte au Luxembourg. Pour cette réception,
on avait fait faire des décorations comme pour jouer la comédie.

Au fond de la grande cour, et contre le vestibule, s'élevait l'autel
de la patrie surmonté des statues de l'Égalité, de la Liberté et
de la Paix. Autour de l'autel on voyait plusieurs trophées formés
des drapeaux conquis par l'armée d'Italie; derrière, et dans une
partie supérieure, étaient placés cinq fauteuils destinés aux cinq
directeurs; au-dessous étaient des siéges ordinaires pour les
ministres; au bas de l'autel était le corps diplomatique; des deux
côtés de l'autel étaient deux amphithéâtres très-grands et destinés
aux autorités; à leur extrémité on voyait un faisceau de drapeaux
provenant des différentes conquêtes faites par nos armées; au-dessus
de l'amphithéâtre, et, dans la crainte du mauvais temps, on avait
fait une tente immense, dans laquelle le jour était néanmoins
toujours ménagé; autour de la cour on voyait une foule d'ornements,
comme des couronnes de laurier appendues le long des murs; les
fenêtres qui devaient servir de _loges_ pour cette représentation
étaient aussi toutes _pavoisées_; enfin, tout respirait un air de
fête, et, malgré le froid, les curieux se disputaient les places;
la rue de Tournon, la rue de Vaugirard, toutes les avenues du
Luxembourg, étaient encombrées depuis le matin... À onze heures,
les cinq membres du Directoire, en grand costume, avec leur chapeau
à plumes, leur manteau brodé en arabesques grecques avec une forme
moyen âge, ayant enfin le costume qu'on leur connaît, se réunirent
chez Laréveillère-Lépaux, sur l'invitation de M. de Talleyrand (car
il est à remarquer que ce fut lui qui les fit), les autorités civiles
furent convoquées chez François de Neufchâteau; le général Bonaparte,
entouré de ses aides de camp Junot, Marmont, Duroc, Sukolsky,
Lavalette, etc., s'était rendu chez Laréveillère-Lépaux.

À midi, le canon tira pour le départ du Directoire; il se mit en
marche par les galeries pour se rendre dans la cour. Pendant sa
route, le Conservatoire jouait les airs de la _Marseillaise_,
du _Chant du Départ_ et les jeunes élèves chantaient des hymnes
républicains.

Lorsque chacun fut placé, ce qui fut long et fort ennuyeux par le
froid qu'il faisait, un terrible incident anima cruellement la
scène... Le côté droit du palais n'avait pas été occupé depuis 93
et demandait de grandes réparations, qui se faisaient alors. Des
factionnaires avaient été placés aux échafaudages, à la demande de
l'architecte, pour empêcher les curieux de s'y placer; mais un homme
de la maison, un employé dans les bureaux du Directoire, voulut, de
l'intérieur, aller sur l'échafaudage, croyant qu'il supporterait
bien un seul homme; la planche fit bascule, et le malheureux tomba
de toute la hauteur du bâtiment dans la cour. Ce fut un affreux
spectacle; mais dans l'attente de ce qu'on était venu voir, cette
triste scène passa plus inaperçue.

Lorsque tout le monde fut placé, un huissier envoyé par le président
du Directoire, alla prévenir le général Bonaparte qu'on l'attendait;
il était demeuré avec ses aides de camp, ainsi que le général Joubert
et Andréossy, chez Laréveillère-Lépaux.

Alors le Conservatoire joua une symphonie en manière de marche...
elle était à peine au tiers, qu'un bruit éclatant, formé de plusieurs
milliers de voix, frappe le ciel et couvre celui des instruments.

C'est qu'on venait d'apercevoir le général Bonaparte sur l'estrade, à
côté de l'autel de la patrie... Il était conduit par M. de Talleyrand
et le ministre de la Guerre; pendant plusieurs minutes, les cris de:
_Vive Bonaparte!.. Vive le pacificateur de l'Europe!... Vive à jamais
Bonaparte!... Vive la République!_

Les femmes faisaient voler leurs mouchoirs parfumés, leurs
ceintures, leurs écharpes... elles étaient en délire devant cette
jeune gloire, si modeste et si grande!... Tout à coup, un choeur
de jeunes gens entonne l'hymne à la liberté... au premier son qui
frappe l'oreille de cette foule exaltée, elle répond par le même
chant, et plusieurs milliers de voix chantent religieusement le
couplet commencé, tandis que le Directoire et toutes les autorités
restent debout et découverts. Cette diversion tout imprévue fit un
profond effet sur les spectateurs, qui, eux-mêmes, agissaient par
un entraînement involontaire!... Oh! que Bonaparte était grand ce
jour-là! plus grand que le 2 décembre 1804 dans l'église Notre-Dame.

Lorsque le calme fut rétabli, le général Bonaparte, conduit par M.
de Talleyrand, s'approcha de l'autel de la patrie, et y déposa le
traité de Campo-Formio. Ce fut alors que M. de Talleyrand prononça le
discours dont j'ai rapporté quelques passages... Ce n'était pas la
première fois qu'il se trouvait devant l'autel de la patrie... il se
rappelait la messe du Champ-de-Mars, le jour de la Fédération.

Ce fut, après lui, au tour de Bonaparte à parler. Il ne fut ni long,
ni ennuyeux, et son discours peut servir de modèle en ce genre[54].
Je ne le rapporte point ici pour ne pas augmenter inutilement la
matière.

[Note 54: Ce discours est tel qu'il le faut lire dans mes _Mémoires_;
il a été copié par moi sur le discours lui-même, écrit par mon mari
sous la dictée de Bonaparte, et ce papier était celui que le général
Bonaparte tenait dans son chapeau le jour de cette fête, parce que
l'écriture de Junot était plus facile, on le pense bien, à lire que
la sienne.]

Mais une merveille de prolixité, ce fut la réponse de Barras; elle
contenait au moins une feuille d'impression[55]: c'était à mourir.
Cependant ce discours était mieux fait qu'à lui n'appartenait: aussi
dit-on que c'était M. de Talleyrand qui avait fait le discours de
Barras.

[Note 55: Seize pages d'un in-8º.]

En terminant, il se jeta de tout le poids de son corps, qui était
assez volumineux, dans les bras du général Bonaparte, qui le reçut
avec le calme qu'il eut toute sa vie. Cependant, ce calme faillit
céder à l'attaque inattendue des quatre autres directeurs, qui
fondirent sur lui et l'embrassèrent avec une _profonde émotion_,
comme le disait François de Neufchâteau en le racontant le même soir.

C'était ce qu'on appelait l'_accolade fraternelle_.

Après que l'_émotion_ fut passée, M. de Talleyrand prit Bonaparte
par la main aussitôt qu'il fut descendu de l'autel de la patrie, et
le conduisit à un fauteuil qui lui avait été préparé en avant du
corps diplomatique.

C'est alors que le Conservatoire, qui probablement faisait ses études
dans les fêtes nationales, entonna le chant du _Retour_, dont Chénier
avait fait les paroles sur le modèle du chant _laconien_ dont parle
Barthélemy dans _Anacharsis_... les guerriers commencent, puis les
vieillards, les bardes, le choeur, les jeunes filles, les guerriers,
et puis un choeur qui termine le chant.

Ce fut après ce chant que Joubert et Andréossy présentèrent le
drapeau dont j'ai fait la description plus haut. Mais une maladie
du temps, c'étaient les discours; tout le monde parlait, et parlait
longtemps: c'était pour en mourir. Andréossy, Joubert et les
directeurs, tout cela bavarda, le Conservatoire chanta, et enfin la
séance fut levée.

Ce moment fut encore bien doux pour le général Bonaparte; les mêmes
cris d'enthousiasme le saluèrent à son départ comme à son arrivée: il
était si aimé alors!... Lorsque le drapeau de l'armée d'Italie fut
emporté pour être suspendu à la voûte de la salle des délibérations
du Directoire, les mêmes acclamations suivirent le drapeau. Un
officier supérieur le portait avec une vénération dont son visage
révélait l'expression; elle était vraie et sentie, comme celle des
assistants. Cette journée m'est présente comme si elle n'était qu'à
une année de mon souvenir[56].

[Note 56: J'avais treize ans et demi à cette époque-là.]

M. de Talleyrand, qui voulait que les projets pour l'Orient reçussent
leur exécution, pressait le départ avec une grande activité. Pendant
ce temps il donnait des fêtes, en faisait donner au _pacificateur_,
plus encore qu'au vainqueur, parce que les traités de paix regardent
le ministre des Affaires étrangères, et que les drapeaux et les
villes prises sont le domaine du ministre de la Guerre... M. de
Talleyrand est peut-être l'homme le moins parleur que j'aie rencontré
de ma vie; eh bien! la manie du discours l'avait atteint comme les
autres: il avait la _parlotte_ comme tous ceux qui avaient une place
quelconque dans le Gouvernement, et il ne laissait à personne sa part
de bavardage.

Madame de Staël avait été parfaite pour M. de Talleyrand; mais le
souvenir de ces services-là s'affaiblit d'autant mieux que le péril
personnel est souvent à côté de la mémoire... M. de Talleyrand
avait ensuite un autre motif, au moins aussi sérieux: l'amitié de
madame de Staël était, comme tout ce qu'elle éprouvait, ardente et
passionnée... et alors inquiète et même jalouse. Les affections
de M. de Talleyrand ne s'arrangeaient pas d'une inquisition aussi
soutenue que celle exercée par madame de Staël. Pour dire la chose,
il était amoureux de madame Grandt, et afin que personne n'en doutât,
il venait de l'établir chez lui sous le prétexte _de la protéger_.
Il n'avait pas fait ce pas pour écouter des remontrances; aussi
celles de madame de Staël lui donnèrent-elles de l'humeur, et voilà
tout. Il y eut alors des mouvements étranges dans la société de M.
de Talleyrand. Une lettre[57] insérée dans tous les journaux courut
Paris, et fut, comme on le pense, commentée avec la charité que la
société française apporte toujours dans ses jugements sur un de ses
membres, malgré toute sa politesse et son urbanité.

[Note 57: Cette lettre est du 5 germinal an VI (26 mars 1798), et
dans tous les journaux d'alors.]

Cette lettre était de M. de Chauvelin; elle disait en termes
très-clairs et précis qu'il ne savait pas pourquoi M. de Talleyrand
prétendait avoir fait partie de la légation française en Angleterre
en 1792. «M. de Talleyrand n'a eu avec la légation aucun rapport,
du moins officiel, que j'aie connu, moi, son chef,» disait M. de
Chauvelin dans cette lettre, fort spirituelle et bien faite, comme
M. de Chauvelin pouvait en faire une au reste. Mais cette sorte de
_rejet_, pour ainsi dire, que M. de Talleyrand recevait de la main
d'une personne dont l'autorité était grande en cette question, fit
un effet très-mauvais dans le monde, surtout après et même pendant
ces placards de Jorry. Un matin, une personne que je ne nommerai
pas, mais qu'on connaît bien, alla chez M. de Talleyrand; il venait
de se lever et se promenait dans l'équipage qu'on lui connaît, et
de plus il avait à cette époque une grande aversion pour les robes
de chambre. Le temps était beau, le printemps embaumait l'air, et
la joie était dans tous les rayons d'un beau soleil qui dorait la
verdure naissante des arbres du jardin. Malgré cette gaieté, qui
aurait dû lui épanouir l'âme, M. de Talleyrand souriait peut-être,
mais ne riait pas. Sa figure blême était impassible comme les masques
de Venise très-bien faits. L'ami qui venait lui raconter les bruits
qui l'inquiétaient lui dit vainement tout ce qu'il avait entendu,
tout ce qu'il craignait; M. de Talleyrand ne disait rien. Tout à
coup, interrompant sa toilette, il dit à l'ami consterné:

--Puisque vous avez lu les journaux, mon cher, vous y aurez vu
l'annonce de l'arrivée de plusieurs personnages fort intéressants,
et comme ils viennent du dehors, c'est à moi, au ministre des
Affaires étrangères qu'ils sont adressés, conjointement avec celui
de l'Intérieur... Ma foi! puisqu'ils aiment les discours dans ce
pays-ci, ils ne seront pas servis selon leur goût cette fois, car si
nous parlons, ils ne nous répondront pas.

L'autre le regardait avec étonnement.

--De qui donc parlez-vous? lui demanda-t-il à la fin.

--Des ours de Berne.

--Les ours de Berne!...

--Eh! sans doute, ces ours qu'on gardait dans les fossés de la
ville. Ces ours, armes vivantes de Berne... ces ours qui avaient une
liste civile... Eh bien! ils sont en route pour Paris. Le général
Schawembourg a fait comme les généraux romains qui envoyaient à
Rome les souverains vaincus, pour qu'ils parussent enchaînés après
le char du vainqueur dans son ovation... Ma foi, ceux-ci pourraient
fort bien le traîner, le char de triomphe!... qu'en dites-vous?... En
attendant, on leur prépare une belle cage au Jardin des Plantes. Et
voilà comment tout s'arrange: un prisonnier se sauve, un autre est
élargi... En voilà deux qui arrivent.

Il y avait une amertume et une ironie saillante dans ces paroles
accentuées avec une voix égale et douce et une figure impassible
qui frappaient d'autant plus qu'on la sentait sans la voir, et que
l'homme passé maître en cette manière pouvait nier qu'il se fût moqué
de tout ce qu'il venait de nommer.

--Est-ce donc de Sidney-Smith que vous voulez parler? lui demanda
l'ami.

M. de Talleyrand fit un signe de tête...--Et l'autre, quel est-il?

--Monsieur d'Araujo.--Sa cour, au reste, a voulu lui faire oublier
ses deux mois de captivité au Temple... Elle lui a envoyé deux
cordons, celui d'Avis et celui du Christ, dont il n'était que
commandeur.--Allons, encore un discours à prononcer pour le départ de
celui-là.

Il se leva et fit quelques pas lentement tout en boitant, repoussant
avec humeur tout ce qui se présentait à lui. Il était évident que de
même qu'il repoussait les chaises qu'il trouvait sous ses pas, il
cherchait à éloigner les pensées qui venaient le troubler.

Quelques habitués entrèrent dans le moment chez M. de Talleyrand
pour leur visite du matin... Quelques-uns d'entre eux avaient l'air
soucieux.

--Qu'avez-vous donc, d'Herenaude[58]? dit le ministre à un homme
dont la physionomie fine révélait un esprit hors de la ligne commune,
vous paraissez bien sombre ce matin.

[Note 58: M. d'Herenaude fut toujours auprès de M. de Talleyrand, et
lui servit immensément; on dit même que sans lui il eût été souvent
fort embarrassé.]

M. d'Herenaude s'inclina sans répondre... Il avait lu le _Moniteur_.


M. DE TALLEYRAND.

Avez-vous lu les journaux ce matin?


M. D'HERENAUDE.

Oui, citoyen ministre.


M. DE TALLEYRAND.

Quelles nouvelles?


M. D'HERENAUDE.

Mais...


M. DE TALLEYRAND.

Mais il y en a beaucoup... et pour tout le monde: l'arrivée des ours
de Berne pour les badauds; la fuite de sir Sydney Smith[59] et la
sortie du Temple du chevalier Araujo[60] pour les politiques, et la
lettre de M. de Chauvelin pour mes ennemis... Vous voyez bien que
chacun a son lot.

[Note 59: Sidney Smith, fait prisonnier dans un coup de tête qu'il
tenta à Rouen, fut mis au Temple, d'où il sortit par un moyen qui ne
fut jamais bien connu. Il y eut des présomptions pour croire que le
Directoire lui-même donna les ordres, ainsi que les ministres; quoi
qu'il en soit, il en est sorti.]

[Note 60: M. d'Araujo, Portugais, homme parfaitement aimable, qui fut
depuis ministre des Affaires étrangères; c'est de lui qu'il est si
souvent question dans mes _Mémoires_.]


M. D'HERENAUDE.

Citoyen ministre, je n'ai pas lu tous les journaux.


M. DE TALLEYRAND, prenant en main un long étui en galuchat
vert.

Tenez, messieurs, voici une chose nouvelle dont les journaux n'ont
pas encore parlé; c'est une bonne fortune, car ils sont bien pressés.

Il ouvrit l'étui et en sortit une canne faite d'un morceau d'écaille
d'une seule pièce. Au sommet de la pomme, qui était en or, on voyait
une aventurine d'une grande beauté entourée de petites couronnes en
or. La beauté de l'écaille et de la pierre, le fini de l'ouvrage,
rendaient ce morceau précieux.

--C'est la canne du pape, dit M. de Talleyrand avec une assurance
vraiment unique, en parlant d'un pareil sujet. Le général Alexandre
Berthier l'a envoyée à la République française comme un hommage.

--Il paraît que les arrestations continuent à Rome, et même
activement, dit M........, celui qui était venu le premier.


M. DE TALLEYRAND, avec un sourire forcé.

Il paraît aussi que les cardinaux arrêtés ont eu une conduite tout
à fait répréhensible. Le général Berthier est bon et juste, et il
n'aurait pas fait un acte aussi sévère, si l'on n'eût pas excité sa
colère. Le cardinal Antonelli et le cardinal Borgia en ont mal agi
avec lui[61].

[Note 61: Tous avaient des surnoms: le cardinal Antonelli
était surnommé _le fourbe_, Borgia, _le superbe_, Lasomaglia,
l'_ambitieux_, et je ne sais plus lequel avait le surnom
d'_assassin_...]

Mais, poursuivit M. de Talleyrand, tout en faisant mettre en ordre
sa belle chevelure qu'alors il portait poudrée et très-parfumée,
une autre nouvelle assez plaisante, c'est celle que je viens de
recevoir... Tenez, lisez, d'Herenaude.

C'était un décret par lequel la république de Gênes fondait une fête
en l'honneur des _deux immortels_ conducteurs de l'armée d'Italie:
Bonaparte et Berthier!...

Tout le monde se mit à rire. Cela avait l'air d'une de ces
plaisanteries faites à plaisir.

Au même instant on annonça le colonel Marmont. Il venait annoncer à
M. de Talleyrand son mariage avec mademoiselle Perregaux; ce mariage
était une grande faveur du sort pour lui. Mademoiselle Perregaux
était charmante, spirituelle, jolie, gracieuse et fort riche. M. de
Talleyrand félicita Marmont, et lui communiqua la nouvelle qui avait,
le moment d'avant, excité le rire joyeux des assistants. Marmont la
connaissait; mais il n'osa pas se livrer à sa pensée sur le ridicule
de la chose devant des hommes qui n'étaient pas de sa _robe_, et il
garda le silence.

À peu de temps de là, M. de Talleyrand fut élu député par le
département de Seine-et-Oise[62]. Je suis fâchée de n'avoir jamais
entendu parler de M. de Talleyrand à la Chambre élective. La Chambre
des Pairs n'est pas la même pour moi, pour le jugement que j'en
voudrais porter.

[Note 62: Je ne sais s'il accepta ou refusa.]

En attendant il _présentait_, _présentait_ et discourait, que c'était
une pitié pour ses amis de voir la fatigue qu'il en avait. Le prince
Giustiniani arriva ici pour représenter la République romaine, en
attendant que, quelques années plus tard, Napoléon la changeât en
deux départements. Toute cette foule d'envoyés diplomatiques formait
un nouveau salon à M. de Talleyrand, et plus, sans aucun doute, dans
ses goûts que la société directoriale. Il est vrai qu'il y mêlait
de tous les partis; mais l'habitude, plus forte que tout le reste,
l'entraînait du côté des gens de bonne compagnie, et qui, par leur
naissance et leur fortune, avaient plus de chance pour lui offrir des
agréments. Au reste, on trouvait dès-lors chez M. de Talleyrand tous
ceux qu'on pouvait exiger d'un homme. Bonaparte quitta Paris pour
aller sur les côtes, puis il revint. La plus grande intimité semblait
régner entre lui et M. de Talleyrand; ils se voyaient presque deux
fois par jour, et cette intimité alarmait presque le Directoire, qui
n'était pas, au reste, difficile à inquiéter.

Un jour Bonaparte vint demander à déjeuner à M. de Talleyrand,
accompagné seulement de deux de ses aides-de-camp: Junot était
l'un d'eux... Les affaires prenaient en France et en Europe une
tournure presque effrayante: les lois étaient mortes, le danger était
aux portes de Paris, les brigands inondaient les routes les plus
fréquentées... Déjà l'effet de la paix n'était plus le même dans
l'Europe... En abordant M. de Talleyrand, Bonaparte était triste;
une nouvelle s'était répandue le matin, et il venait savoir si elle
était vraie.


M. DE TALLEYRAND.

Quelle nouvelle, mon cher général?


BONAPARTE.

Mais celle touchant Bernadotte et le drapeau tricolore.


M. DE TALLEYRAND.

Elle n'est que trop vraie. Nous ne l'avons encore que
télégraphiquement et sans détails... Mais j'attends le courrier ce
matin même...

Il paraît que le drapeau tricolore a été indignement insulté...


BONAPARTE.

En apprenant cette nouvelle j'ai été frappé au coeur... Eh quoi!
à peine l'encre qui a servi pour écrire le traité de paix de
Campo-Formio est-elle séchée que déjà ils veulent que nous reprenions
les armes!... Et qu'a fait Bernadotte?


M. DE TALLEYRAND.

Je l'ignore encore. Ce que je sais seulement, c'est l'événement.


BONAPARTE.


Je devais partir cette nuit; mais je retarderai mon départ jusqu'au
moment où vous saurez le vrai de cette affaire.


M. DE TALLEYRAND.

Déjeunons; le courrier arrivera peut-être pendant que nous serons à
table.

Cela fut comme il l'avait dit; les dépêches de Bernadotte étaient
terribles. L'insulte avait été des plus vives. Bernadotte écrivait
que le 25 germinal, ayant arboré le drapeau tricolore au-dessus de
la porte de son hôtel à Vienne, le peuple vint en foule devant cette
maison, en commençant à invectiver le drapeau tricolore. Ce fut vers
sept heures du soir que le rassemblement fut le plus fort; la police,
au lieu de réprimer le scandale, ne se mêla de rien, au risque de
voir se rallumer une guerre aussi terrible pour l'Autriche, que la
dernière avait écrasée... Lorsque la foule comprit qu'elle avait
permission de tout faire, elle fit des excès. Les vitres de l'hôtel
de l'ambassade furent brisées, et une troupe de furieux entra même
dans la maison; mais le _général-ambassadeur_ savait mieux soutenir
un siége qu'il ne pouvait conduire une négociation, et les premiers
qui osèrent arriver à lui furent reçus à coups de pistolet. Les
furieux se retirèrent, mais après avoir brisé les voitures sous les
remises. Une pareille histoire ne peut se comprendre. Le 26 au matin,
Bernadotte avait quitté Vienne.

«Bien! Bernadotte, s'écria Bonaparte en entendant cette dernière
phrase, bien!... Grand Dieu, disait-il en joignant ses mains et
se promenant à grands pas, quel indigne outrage! Et ce sont nos
couleurs, ces couleurs devant lesquelles ils ont fui tant de fois,
qu'ils osent insulter ainsi!... Ah! je ne forme plus qu'un voeu,
c'est de conduire encore une fois le drapeau tricolore contre
l'Autriche.»

M. de Talleyrand était alors, du moins je le crois, à l'unisson de
ces sentiments. Je pense que son coeur était vrai lorsqu'il disait à
Bonaparte d'une voix touchée:

«Oui, vous savez aimer la patrie!

--La France! s'écria Bonaparte... la France!.. Ah! jamais on ne saura
à quel point j'aime la France!...»

On obtint pour toute satisfaction que M. de Thugut quitterait
le ministère, où il fut remplacé par le comte de Cobentzel, que
Bonaparte avait connu à Leoben et à Udine.

Bonaparte quitta Paris, non pas, comme les journaux l'annoncèrent,
le 1er floréal, mais le 3 à minuit. Il prit congé du Directoire
à trois heures; il dîna chez Barras, et alla avec lui voir jouer
_Macbeth_ par Talma, dont c'était alors le triomphe. Il se trouve
beaucoup d'applications dans _Macbeth_, lorsqu'on parle de ses
triomphes; aucune ne fut perdue; et Barras eut un moment certainement
pénible, en voyant l'adoration dont le héros de la France était
l'objet[63]...

[Note 63: J'étais à cette représentation avec mon frère et ma mère.]

Bonaparte quitta Paris enveloppé d'un mystère tout à fait
impénétrable. Il allait, disait-on, commander une immense expédition,
et nul ne savait de quel côté il devait porter ses coups. Après son
départ, M. de Talleyrand demeura encore au ministère; mais il était
évident qu'il existait quelque doute sur lui, et que des soupçons
commençaient à s'élever... Comme ce n'est pas son histoire politique
que j'écris, il ne m'appartient pas de prononcer sur ce qui fut cause
de sa sortie du ministère... Ainsi donc j'ignore si véritablement il
a donné sa démission ou s'il a reçu son congé; mais je me bornerai à
dire qu'il sortit du ministère des Affaires étrangères, où il n'était
pas au moment du 18 brumaire, lorsque Bonaparte revint d'Égypte:
c'était alors M. de Reinhard. Au reste, les hommes tels que M.
d'Hauterive, M. Labenardière, ces hommes qui faisaient le travail
le plus _ardu_, étaient toujours là; ils étaient impassibles et ne
quittaient jamais l'hôtel des Affaires étrangères.

Quoique M. de Talleyrand ne fût plus ministre, il n'en allait
pas moins chez Barras, avec qui il demeura très-bien jusqu'au 18
brumaire. Il allait fréquemment à Grosbois, recevait chez lui; mais,
quoiqu'il eût une maison dont madame Grandt faisait les honneurs, il
vit moins de monde lorsqu'il eut quitté le ministère, soit qu'il ne
voulût pas éveiller l'ombrage du Directoire, soit que la chose fût
plus de son goût. Il fit vers ce temps rentrer son frère Archambault,
dont les enfants étaient demeurés en France. M. Archambault de
Périgord, l'un des hommes les plus agréables de l'ancienne cour de
France, était encore à cette époque un homme parfaitement bien, et
tout à fait digne d'être à la tête de la mode, bien plus qu'une foule
de jeunes gens ridicules qui se croyaient élégants parce qu'ils
étaient absurdes.

M. de Talleyrand aimait donc madame Grandt avec une grande passion.
C'était une femme d'une belle taille, mais _non gracieuse_: je me
sers de ce mot, parce qu'il rend mieux ma pensée. Elle n'était pas
_disgracieuse_, je le puis dire, et cependant elle n'était pas
gracieuse non plus: elle était déjà fort grosse. Son nez retroussé
aurait donné de la finesse à une autre qu'à elle, mais elle n'avait
aucun mouvement dans le regard ni dans la bouche. Elle était massive
dans ses mouvements comme dans sa pensée. Ses cheveux étaient d'une
rare beauté et d'un blond ravissant. Mais si tout cela faisait une
belle femme, ce n'était après tout qu'une belle statue, et elle
n'était d'aucune ressource à M. de Talleyrand.

Lorsque Bonaparte revint à Paris et fit le 18 brumaire, il avait
de M. de Talleyrand une haute opinion comme homme de talent. Le
ministère des Affaires étrangères était alors aux mains de M. de
Reinhard, et M. de Talleyrand était, non pas disgracié, mais hors
des affaires. Je crois être sûre néanmoins qu'il fut très-influent
pour le 18 brumaire. Il aimait Bonaparte alors, et rien n'a prouvé le
contraire que l'affaire du duc d'Enghien...

Ce fut surtout lorsque M. de Talleyrand fut ministre des Affaires
étrangères sous le Consulat, qu'il eut ce qu'on appelle _un salon_;
et pourtant, chose étrange, madame Grandt logeait chez lui rue
d'Anjou et faisait les honneurs de la maison; ils n'étaient pas même
mariés à la municipalité alors... Ceci est un fait à consigner dans
l'histoire du temps...

La société intime, le fond du salon de M. de Talleyrand à cette
époque, se composait des personnes suivantes:

D'abord sa famille, qui était nombreuse: son frère Archambault de
Périgord et ses enfants, son fils aîné Louis, qui depuis mourut à
Berlin, jeune homme de la plus brillante espérance, et sa fille
Mélanie, maintenant duchesse de Poix[64]; et puis le second frère
de M. de Talleyrand, Bozon de Périgord et sa femme: leur fille
(aujourd'hui duchesse d'Esclignac) était alors trop enfant pour
compter parmi ce qui tenait place chez son oncle autrement que
comme une bien jolie enfant, annonçant la femme charmante que nous
voyons depuis. Je ne parle que des frères de M. de Talleyrand; car
aussitôt qu'il fut bien reconnu que le nouveau gouvernement lui
était favorable, tous ceux qui lui tenaient rancune devinrent moins
rigoureux pour lui et commencèrent à oublier la Fédération, ce qui
fit que la liste en est longue. Je parle ensuite du salon ordinaire,
agréable et causant de M. de Talleyrand.

[Note 64: Il y avait aussi le duc de Dino, Edmond, troisième enfant
d'Archambault de Périgord, qui était alors trop jeune pour venir dans
le salon de son oncle.]

M. de Talleyrand n'aimait pas la causerie organisée, comme souvent
cela était chez madame de Staël; il est même assez silencieux
habituellement, et je l'ai vu quelquefois demeurer trois et quatre
heures ne parlant que pour nommer les cartes au whist.

Les hommes de son intimité étaient aussi de cette humeur assez
silencieuse, excepté cependant M. de Sainte-Foix, aimable conteur
lorsqu'une fois il avait la parole, et l'un des hommes les
plus spirituels de son temps: parmi les autres, c'était M. de
Montrond, dont j'ai parlé dans le volume précédent; c'était M. de
Choiseul-Gouffier[65], homme du monde et savant tout à la fois,
sachant _dire_ avec tout le charme qu'on peut attendre d'une femme
dans une histoire _racontée_, et tout le sérieux pourtant d'un homme
comme lui, dans la peinture des moeurs d'un empire qui s'écroule par
la chute visible de l'une des assises du monument. Que de fois je me
suis oubliée l'écoutant encore à deux heures du matin, et regrettant
que madame Grandt nous répétât qu'elle _avait mal à la tête_!

[Note 65: M. de Choiseul-Gouffier, ambassadeur de France à
Constantinople, homme parfaitement aimable.]

M. de La Vaupalière était aussi de la société intime de M. de
Talleyrand. Sans être sur la ligne des hommes avec lesquels il
vivait habituellement, M. de La Vaupalière était un homme du monde
aimable et doux à vivre. Ami de M. de Vaudreuil[66], il avait toute
l'élégance ancienne, tout ce charme de politesse qui fait tant aimer
la société française, en raison de cette urbanité qui est un de nos
charmes puissants de tradition sur lesquels nous vivons encore; et
puis il était parfaitement bon.

[Note 66: M. de Vaudreuil, amant de madame de Polignac; c'était un
des hommes les plus agréables de la cour de Marie-Antoinette.]

M. de Narbonne (le comte Louis) était encore un ami très-cher de
M. de Talleyrand; il passait presque sa vie chez lui dans cette
première époque du ministère de M. de Talleyrand... Je n'ai rien de
nouveau à en dire. J'ai formulé mon opinion sur M. de Narbonne avec
une profonde conviction de tout ce qu'il possédait de parfait par
le coeur et par l'esprit. Mes regrets accompagneront son nom, et
sa mémoire me sera toujours aussi chère et sacrée que celle de mon
père... M. de Narbonne contribuait donc grandement à ce plaisir qu'on
trouvait chez M. de Talleyrand, comme société intime. M. le prince
de Nassau y venait aussi assidûment... M. d'Herenaude, lorsque ses
occupations le lui permettaient, venait également à la petite maison
de la rue d'Anjou, car cette fois M. de Talleyrand n'avait pas été
reprendre le grand hôtel Gallifet. J'ai toujours pensé que madame
Grandt en était le motif. Comment, en effet, conduire madame Grandt
dans les salons d'un ministère, et d'un ministère comme celui des
Affaires étrangères encore!

Les femmes étaient madame et mademoiselle de Coigny... et (chose
étrange!) beaucoup de nous autres jeunes mariées qui ne savions
pas ce que nous faisions, et que nos maris conduisaient chez M. de
Talleyrand, dont quelques-uns savaient apprécier l'esprit. De ce
nombre était M. d'Abrantès; il aimait beaucoup M. de Talleyrand,
et fut charmé quand il me trouva moi-même toute ravie d'aller avec
lui. M. de Talleyrand venait chez ma mère, rarement à la vérité,
parce que ma mère, très-exagérée dans son opinion royaliste, et
ne voyant souvent que des personnes de cette même opinion, entre
autres le prince et la princesse de Chalais, cousins-germains de M.
de Talleyrand, mais ne l'aimant pas, il ne cherchait pas une maison
où cependant il était apprécié, mais par la maîtresse de la maison
seulement. Il suivait de là que ma mère ignorait complétement que
M. de Talleyrand logeât chez madame Grandt, ou madame Grandt chez
M. de Talleyrand... Nous étions plusieurs dans le même cas; Duroc
y conduisait aussi sa femme, ainsi que plusieurs de ses camarades,
comme Savary, Lauriston, etc...

Cette petite maison de la rue d'Anjou était fort jolie... Il y avait
un salon fort grand, voilà tout; plus tard, il y eut une galerie en
manière de serre chaude qui agrandit le local.

M. de Talleyrand jouait beaucoup, soit au whist, soit au creps; il
jouait toujours... On soupait chez lui, quoiqu'il ne soupât pas...
mais il avait _réinstitué_ cette ancienne coutume, si favorable
au charme de la causerie. Madame Grandt aimait ensuite le souper
pour lui-même, et M. de Talleyrand la trouva très-docile pour cette
coutume; Brillat-Savarin aurait fait un _Aphorisme_[67] sur les
soupers de madame Grandt, plus tard madame de Talleyrand, pour peu
qu'elle le lui eût demandé.

[Note 67: Charmant ouvrage de Brillat-Savarin, où l'art de savoir
bien manger est démontré avec tout l'esprit possible.]

Un homme remarquable de l'époque allait aussi chez M. de Talleyrand,
c'était Brillat-Savarin; il y avait son rival également, que M.
de Talleyrand aimait assez aussi: c'était M. de La Reynière, que
personne n'aimait; mais M. de La Reynière n'était qu'un élève à côté
de Brillat-Savarin; et puis, le premier est un cynique méchant et
atrabilaire, tandis que Brillat-Savarin est toujours prêt à couronner
sa coupe de roses et de jasmin... Il mange pour vivre, lui; mais
comme il veut bien vivre, il fait de cette action très-importante
l'objet d'une attention spéciale. Après avoir lu l'_Almanach des
Gourmands_, je n'avais plus faim... Après avoir lu Brillat-Savarin,
je demandais mon dîner.

Le seul reproche que je lui fasse, à Brillat-Savarin, c'est de
ne pas assez s'occuper du _contenant_, tout en disant merveille
du _contenu_. C'est peut-être une réflexion de femme que je fais
là; mais il me semble que rien n'est plus nécessaire au bien-être
confortable d'un bon dîner que des cristaux, une belle argenterie, de
belles porcelaines, du linge de Flandre ou de Saxe, et enfin de tout
ce luxe qui peut entourer aujourd'hui un objet qu'on veut orner...

M. de Talleyrand prit, dans les premières années du Consulat, une
petite campagne à Auteuil près de la _Tuilerie_, maison appartenant
alors à madame de Vaudé. Cette maison d'Auteuil était fort petite
et ne contenait quelquefois qu'à grand'peine les convives de M. de
Talleyrand; car on venait lui demander à dîner sans qu'il attendît,
et cela le charmait. Madame de Luynes, la vicomtesse de Laval,
madame et mademoiselle de Coigny, le général Sébastiani, le général
Junot, M. de Montrond, M. de Sainte-Foix, M. de La Vaupalière, M. de
Narbonne, M. de Choiseul, M. de Nassau (après la paix de Lunéville),
le bailli de Ferrette, et puis un autre original qu'on trouvait
partout, qui était reçu partout et ne tenait à rien, si ce n'est au
prince primat, qui ne le connaissait pas, le comte de Grandcourt; et
puis quelques membres du Corps diplomatique plus familiers dans la
maison que les autres.

Quoique cette campagne fût si près de Paris, qu'elle pouvait, en
vérité, passer pour une petite maison du faubourg, la vie y devenait
à l'instant même plus commode et plus facile... M. de Talleyrand
causait davantage... Il jouait au billard après et avant le dîner; il
y avait un mouvement enfin que madame Grandt ne pouvait pas, comme
cela lui arrivait à Paris, transformer en un état passif... et faire
d'une troupe de gens ayant volonté d'agir et de penser, un cercle
imitant un serpent qui se mord la queue... un cercle éternel d'où
vous ne pouvez sortir. J'ai éprouvé cet effet presque magnétique
plusieurs fois dans la rue d'Anjou...

Les bonnes journées d'Auteuil étaient celles où l'on arrivait à trois
heures... on se promenait ou dans le bois, ou dans le jardin. Si
M. de Talleyrand ne travaillait pas avec le premier Consul et que
ses convives lui fussent agréables, il les venait trouver, et alors
il était charmant; on dînait fort bien, car sa maison était bien
tenue... On jouait au billard, ou bien au creps, ou à un autre jeu
que l'une de ces dames aurait indiqué. Madame de Balby, lorsqu'après
elle fut de retour, aurait remué le cornet jusqu'au jour. Je n'ai
jamais connu personne aimant le jeu comme madame de Balby. Je
parlerai plus tard d'elle en parlant de madame la duchesse de Luynes.

Dans le courant de la soirée, M. de Talleyrand travaillait une ou
deux heures, lorsqu'il n'allait pas à la Malmaison ou bien aux
Tuileries, et puis, revenant dans le salon, il allait à la table
de jeu, faisait quelques coups de creps, ou bien, s'il avait plus
de temps, un ou deux robbers de whist. Il s'arrêtait ensuite à une
grande table ronde, sur laquelle il faisait mettre de grands volumes
de gravures anglaises, dont il avait déjà, à cette époque, une des
plus magnifiques collections connues; il faisait placer sur cette
table de grandes gravures et des voyages pour sa nièce et pour moi.
Sa nièce n'était pas encore mariée; je l'étais depuis seulement six
mois.

J'aimais beaucoup M. de Talleyrand alors; M. d'Abrantès, qui l'aimait
beaucoup aussi, avait surtout pour lui un attachement fondé sur de
la reconnaissance, car nous croyions tous qu'il aimait Napoléon.

Lors de la signature de la paix de Lunéville, dont Joseph fut
chargé, Paris fut extrêmement brillant, et le ministre des Affaires
étrangères se trouva nécessairement placé de manière à recevoir tout
ce qui affluait à Paris de plus considérable, soit de la Russie, soit
de la Prusse, de l'Autriche, etc., enfin de toute l'Allemagne comme
de tout le Midi.

Je n'ai jamais pu savoir si M. de Talleyrand avait été pour quelque
chose dans la résolution que prit Bonaparte d'éloigner Sieyès
du gouvernement; ce que je sais, c'est qu'il ne l'aimait ni ne
l'estimait même comme homme de talent... et que ses mauvaises
plaisanteries sur Sieyès ont pu donner à Bonaparte une opinion tout
opposée à ce qu'il avait d'abord voulu faire. Sieyès était, au fait,
un homme fort léger; il avait le goût des choses étroites et cachées;
sa manière d'opérer était misérable, avec toute cette réputation
gigantesque qui ne fut au fait jamais prouvée par rien. Mirabeau
avait déjà jugé Sieyès, et ce qui est survenu n'a pas donné lieu de
ne le pas croire.

--Je le tuerai par le silence, avait dit Mirabeau... J'en dirai tant
de bien qu'il n'osera jamais parler.

Ce qui arriva.

Mais le résultat du mot fut singulier; Sieyès, renvoyé au dedans
de lui-même, prit en effet le parti du silence, et ne fit à ses
admirateurs l'honneur de leur parler que dans de rares circonstances;
ce qui fit dire à ses partisans que Sieyès était un homme _profond_.
Le mot ayant été dit un jour devant M. de Talleyrand, il répondit:

«Profond!... c'est creux que vous voulez dire.»

Le mot était vif. On le reporta à Sieyès. Il fut furieux, et ne le
pardonna ni ne l'oublia. Il avait de l'esprit, s'il n'avait pas de
talent; il employa le sien à tourner M. de Talleyrand le plus qu'il
le pouvait en ridicule. Le fameux mot qu'on a prêté à un autre est de
lui, sur le portrait de M. de Talleyrand par Gérard.

«Il ressemble à une vieille femme qui vient d'ôter son rouge et ses
mouches.»

Et il y a aussi quelque vérité là-dedans.

Au moment du traité de Lunéville, Sieyès ne tarissait pas sur ce
ministre des Affaires étrangères, qu'on ne chargeait pas de faire les
traités de paix, et cent gentillesses du même goût. Elles devinrent
tellement vives, au reste, que le premier Consul se fâcha, et fit
dire à Sieyès de se taire. Je ne sais si M. de Talleyrand l'a jamais
su, mais je suis certaine du fait.

Au reste, longtemps avant Lunéville, M. de Talleyrand avait fait des
ouvertures au cabinet de Saint-James, et deux ans après ce fut encore
Joseph qui eut les honneurs du traité d'Amiens. Il avait les épines,
l'autre avait les roses de l'affaire; c'est là qu'il avait changé
de rôle et qu'il tirait les marrons du feu pour qu'un autre les
croquât. Ce fait a peut-être profondément blessé M. de Talleyrand; et
Bonaparte, qui souvent frappait en aveugle, l'a peut-être un peu mis
en oubli. Il avait trouvé un avantage immense dans M. de Talleyrand,
un républicain grand seigneur, autant que le nom, la vaillance et les
manières peuvent en faire un. C'était même une déférence pour les
cours étrangères que de leur donner cet homme pour traiter avec elles.

Cependant Bonaparte aimait M. de Talleyrand; partout il lui donnait
des preuves de faveur, et pour qu'il en donnât, il fallait qu'il
aimât les gens. Le jour où ma mère donna un bal où fut le premier
Consul, Bonaparte ne causa qu'avec ma mère et M. de Talleyrand; sa
conversation avec celui-ci dura depuis minuit jusqu'à une heure et
demie du matin.

J'ai parlé de l'intérieur de la maison de M. de Talleyrand, présidé
par madame Grandt... je dois dire aussi que lorsque M. de Talleyrand
donnait de grands dîners, de quatre-vingts ou cent couverts, des
réunions diplomatiques, alors il invitait à l'hôtel Gallifet, au
ministère. Mais on conçoit que ce n'était qu'un camp volant et peu
agréable pour la causerie. Aussi, qui aurait vu M. de Talleyrand dans
cette grande représentation n'aurait pas reconnu l'homme qui plus
tard, chez lui, causait dans l'intimité la plus gracieuse avec ces
mêmes hommes qui se trouvaient autour de la table ministérielle.

M. de Talleyrand ne garda pas longtemps la petite maison d'Auteuil;
il prit Neuilly, qui, aujourd'hui, appartient à Louis-Philippe. Il
en fit un but de distraction; et là encore, on retrouva toujours,
et seulement à cette époque, un lieu propre à la société et à la
conversation.

Amoureux de madame Grandt, comme certes il ne le fut pas quelques
années plus tard, M. de Talleyrand montra dans le même temps une
extrême ingratitude à madame de Staël. Le premier Consul ayant
manifesté son opinion sur son salon à très-haute voix, on le déserta,
et M. de Talleyrand, oubliant tout ce qu'il lui devait, cessa de la
voir; c'est elle-même qui le dit, et avec une vive peine[68].

[Note 68: On fit courir alors ce mot qui, depuis, a eu tant de succès
contre cette pauvre madame de Staël; elle aurait dit (selon celui qui
racontait) à M. de Talleyrand:

--Enfin, vous ne m'aimez plus!

--Mais, si, je vous aime toujours.

--Non, non!... Enfin, tenez, si madame Grandt et moi nous tombions
dans l'eau, laquelle sauveriez-vous?

--Je crois que vous savez nager.

On disait que M. de Talleyrand aurait dû répondre à madame de Staël:
Ni l'une, ni l'autre. Je ne sais pas si le mot n'eût pas été plus
dur encore.]

Un homme de beaucoup d'esprit de ses amis, à qui je parlai de cette
conduite, parce que j'aimais M. de Talleyrand alors, ayant été
habituée à l'entendre louer depuis mon enfance sous des rapports de
sociabilité, qui étaient les seuls par lesquels il tenait à ma mère,
après les liens de famille qui venaient de son oncle le comte de
Périgord, ami le plus intime de ma mère; cet ami, dis-je, me regarda
avec une sorte de colère lorsque je lui parlai de M. de Talleyrand et
de madame de Staël.

--En vérité, me dit cet homme, comment allez-vous demander de ces
niaiseries-là à un homme qui vient de faire ce que j'ai lu ce matin?

--Qu'a-t-il donc fait?

--Un chef-d'oeuvre.

--Mais encore?

--Vous êtes trop jeune pour pouvoir apprécier un tel ouvrage; un
beau juge qu'une femme de dix-huit ans pour connaître et décider d'un
rapport profond, comme Montesquieu et Burke!

--Merci du compliment; mais si vous croyez que je me connaîtrais
mieux à décider d'une toilette de bal, ce qui, au fait, est assez
vrai, sans doute, dites-moi du moins le nom de ce beau chef-d'oeuvre
de M. de Talleyrand, car vous savez bien que je l'aime beaucoup.

--Oui... en effet! belle preuve d'amitié, vraiment, de vouloir
le faire aller écouter les rêveries d'une femme folle en matière
politique, comme presque en tout autre objet... Qu'elle file, comme
dit le premier Consul, ou qu'elle parle chiffons.

--Cela ne lui réussirait pas mieux avec nous autres femmes, car elle
y entend moins encore qu'à parler politique... Ah çà! vous ne voulez
donc pas me dire ce nom?

--C'est le Rapport sur l'état de la diplomatie en France dans ce
moment; c'est admirable.

--C'est vrai, je l'ai lu et je l'ai trouvé ainsi.

--Vous l'avez lu?... quelle bonne plaisanterie! et comment
l'avez-vous eu entre les mains?... il n'est pas public.

--Que vous importe? je l'ai lu.

L'homme dont je parle, quoiqu'il eût beaucoup d'esprit, avait
le défaut de ne pas laisser passer les petites choses, et d'en
faire de grandes affaires aussitôt qu'il le pouvait... Le voilà
tourmenté à l'excès, parce que j'avais lu ce rapport qui, au fait,
est une admirable chose. M. de Talleyrand n'est certes pas un homme
ordinaire, et je ne l'ai jamais ni _dit_, ni _pensé_.

Je suis équitable en tout, et précisément parce que je suis
aujourd'hui éloignée de M. de Talleyrand pour des motifs relatifs à
l'Empereur, je dois être juste pour lui à une époque où il mérite des
louanges. Voici quelques passages de ce morceau qui sont l'expression
d'une haute et belle pensée:

«...... Tous les emplois de la République demandent un patriotisme
éprouvé; l'esprit et l'honneur de tous les états qui tiennent
au service public supposent cette qualité générale. Elle est le
caractère commun, et ne saurait être le caractère distinctif d'aucun
état.

«...... Il y a deux classes de qualités qui entrent dans la
composition de l'esprit et de l'honneur de la profession qui fait
l'objet de cet article[69]: _Les qualités de l'âme_, et celles de
l'esprit.

[Note 69: La diplomatie!...]

«..... Dans la première classe sont: 1º la circonspection; 2º la
discrétion; 3º un désintéressement à toute épreuve; 4º et enfin une
certaine élévation de sentiments qui fait qu'on sent tout ce qu'il y
a de grand dans la fonction de représenter sa nation au dehors, et de
veiller au dedans à la conservation de ses intérêts politiques.»

Je me borne à parler seulement de ce que dit M. de Talleyrand sur
_les qualités de l'âme_ exigées pour la diplomatie. Elles sont toutes
honorables; mais aussitôt que le mot _âme_ avait frappé mes yeux,
je m'étais attendue, je l'avoue, à tout autre chose. Il y aurait
eu peut-être plus d'adresse à parler de la volonté d'épargner les
hommes, d'empêcher la guerre, et de donner plus d'extension au mot
qui, du reste, est honorablement traité dans cet article.

--Eh bien! dis-je à l'ami de M. de Talleyrand, ai-je lu le rapport?
puisque je vous en cite des passages, vous n'en doutez pas, j'espère?

--C'est cela qui m'étonne.

--En vérité, pour l'ami d'un diplomate, vous n'êtes pas très-fin;
comment, vous ne comprenez pas que ce rapport était sur le bureau de
mon mari, et que je l'ai trouvé en furetant pour en chercher d'autres.

--Ah! ah! de la jalousie!.. vous cherchiez quelques lettres de femmes?

--Cela ne vous regarde pas.

Lorsque Joseph fut à Lunéville, il imagina (dit-on) de gagner une
somme très-forte à la Bourse en faisant acheter des rentes, pensant
avec raison que la nouvelle de la paix les ferait monter. Il y eut, à
ce qu'il paraît, une erreur, et Joseph, à ce que dit le bruit public,
perdit une somme très-forte. Bonaparte, qui n'était pas riche, ne
pouvait aider son frère, et cela le désolait; M. de Talleyrand arriva
dans son cabinet, aux Tuileries, précisément au moment où il avait le
plus d'humeur de cette affaire.

--Comment faire? disait-il en se promenant à grands pas, comment
faire?...

Il exposa la chose à M. de Talleyrand, qui, au reste, la connaissait
au moins aussi bien que lui. En écoutant Bonaparte, M. de Talleyrand
fit quelques mouvements pour ramener son équilibre, que son pied-bot
dérangeait toujours, quand cela lui était utile; quant à celui de la
physionomie, il ne s'altérait jamais...

--Eh quoi! dit-il après avoir entendu, ce n'est que cela?... mais ce
n'est rien du tout.

--Vraiment!... Vous m'étonnez.

--La chose est simple... Faites monter la rente.

--Mais l'argent!

--C'est la chose la plus facile du monde. Faites déposer au
Mont-de-Piété ou bien à la Caisse d'amortissement, vous aurez de
l'argent pour faire lever la rente... Elle remontera, Joseph vendra,
et non-seulement il rentrera dans ses fonds, mais il gagnera.

--Ce n'est pas ce qui m'inquiète ni même ce que je veux, répondit
Bonaparte... qu'il sorte de ce guêpier, et je suis trop heureux et
lui aussi.

On suivit, dit-on, le conseil de M. de Talleyrand, et la chose eut
une pleine réussite.

Mais en parlant de lui, de ses conversations, de ses mots jetés comme
au hasard et pourtant toujours dits avec intention, il faudrait
pouvoir rendre cette figure blême et immobile, aux traits encore
agréables à cette époque, mais sans la plus légère étincelle de la
vie du coeur ou même de cette vie intellectuelle pour laquelle cet
homme semblait fait; il faudrait pouvoir donner cette ressemblance,
vraiment nécessaire pour juger de l'effet que produisait une
conversation avec M. de Talleyrand sur des sujets graves; il faut que
le lecteur puisse se former une idée de l'immobilité des muscles du
visage de M. de Talleyrand, de son aisance de grand seigneur malgré
son immobilité. Ajoutez à l'idée que vous pouvez vous faire de M. de
Talleyrand l'esprit prodigieux de cet homme, et vous aurez un aperçu
de ce qu'il était en présence de Bonaparte, lorsque celui-ci, déjà
colosse de gloire, aspirait encore à une place plus élevée.

Les Bourbons de Parme et d'Espagne arrivèrent à Paris sous la figure
et le nom de _roi et reine d'Étrurie_. On avait de tous côtés les
yeux ouverts pour connaître quelle pensée était celle du premier
Consul relativement à eux. Elle fut bientôt connue, parce que le
jeune prince était trop imbécile pour aider à donner le change dans
une mascarade comme celle-là.--Il était stupide.

M. de Talleyrand leur donna une fête ravissante dans sa maison de
campagne de Neuilly. Rien de plus charmant que son ordonnance. Il est
vrai de dire que la nature en faisait la moitié des frais; on était
au printemps et même déjà dans l'été, et le temps était admirable. M.
de Talleyrand mit dans l'ordonnance de sa fête toute la coquetterie
que la gravité diplomatique n'eût peut-être pas osée en Autriche, à
cette époque, ou dans d'autres royaumes.--Un improvisateur italien de
beaucoup de talent, nommé _Gianni_, improvisa une ode assez longue,
et ravit le pauvre roi, qui, parlant mal le français, était heureux
comme un écolier en congé lorsqu'il pouvait parler italien. Aussi
avait-il éprouvé un moment de désappointement lorsqu'il entendit
le premier Consul répondre en français à son compliment italien. Le
pauvre petit roi demeura stupéfait.

--_Ma, in somma, siete Italiano siete_ NOSTRO.

--Je suis Français, répondit sèchement Bonaparte en lui tournant le
dos.--Et il se mit à caresser le prince royal, qui avait trois ans,
et qui était bien le plus laid magot royal ou roturier que j'aie
jamais vu.

Toutes les galanteries furent prodiguées à ses hôtes par M. de
Talleyrand. La façade du château représentait celle du palais Pitti,
formée avec des lampions, et le feu d'artifice rappela la même
intention. Le souper fut servi dans l'orangerie; il fut arrangé avec
une adresse d'élégance remarquable: on mit des tables autour des
orangers en fleur, qui de cette manière servaient de surtout; à leurs
branches étaient suspendues des corbeilles remplies de fruits glacés,
et de tout ce qui peut être fait en ce genre de plus parfait[70].
Cette fête, au fait, était la _seule_ qui, depuis la Révolution, pût
à bon droit exiger le nom de fête; chacun en revint enchanté, et M.
de Talleyrand fut gracieux, poli, tout en ne souriant jamais, et en
étant si égal en apparence pour tous, qu'il le fallait bien connaître
pour savoir qu'il _voulait_ être poli plus avec vous qu'avec tout
autre.

[Note 70: Cette recherche de suspendre des corbeilles avec des fruits
glacés et des oranges est bien ancienne. On la trouve dans un Voyage
en Espagne par madame d'Aulnoi, sous Louis XIV; elle rapporte l'avoir
vue chez le cardinal Porto-Carrero, à Tolède.]

Quoique son titre d'évêque fût un peu oublié, on parla beaucoup du
bref du pape qui, disait-on, l'avait sécularisé. Je ne l'ai jamais
cru alors, parce que M. de Talleyrand aurait épousé madame Grandt, et
ne lui aurait pas laissé porter ce nom de Grandt à la face d'Israël
scandalisé. Ce bref aurait été expliqué à son avantage.

J'ai omis en son temps de parler d'une chose très-remarquable; mais
ce livre, tout formé de souvenirs, laisse la possibilité de revenir
sur le passé: j'en profite pour parler du Concordat.

M. de Talleyrand, bien qu'évêque constitutionnel, bien qu'il eût
ainsi contribué à l'apostasie, du moins en partie, du clergé noble
français, M. de Talleyrand ne fut jamais opposé au retour de la
religion en France; mais il y aurait eu trop de choses _heurtées_
dans les rapports qui devaient exister entre les agents du saint Père
et M. de Talleyrand-Périgord, ancien évêque constitutionnel d'Autun,
quoique ces agents du Pape fussent des hommes d'une haute portée et
avec des vues grandes et larges; et Bonaparte connaissait mieux que
personne les nuances à observer en pareilles circonstances. Il nomma
donc pour les plénipotentiaires de la République son frère Joseph,
le conseiller d'état Cretet, et un abbé bon militaire, bon frère
d'armes, appelé l'abbé Bernier, qui, ainsi que l'archevêque Turpin,
tuait d'une main et baptisait de l'autre.

Les agents du Pape étaient le cardinal Consalvi, le cardinal Caprara
et monseigneur Spina, qui plus tard fut archevêque de Gênes et
cardinal. Tous trois étaient des hommes habiles, mais Consalvi était
le premier des trois.

Cette négociation amena le Concordat, qui fut proclamé solennellement
l'année suivante au printemps et converti en loi de l'État... Il y
eut un _Te Deum_ chanté à Notre-Dame, et le premier Consul voulut que
la plus grande pompe entourât cette cérémonie.

Comme cette circonstance tient positivement à l'état de la société
en France à cette époque, bien que la chose ne concerne pas
immédiatement M. de Talleyrand, elle doit trouver ici sa place.

Le premier Consul _voulait_ de la pompe et de la magnificence; mais
_vouloir_ n'est pas _pouvoir_, et Paris tout entier le prouva ce
jour-là.

On ne savait pas ce que voulait dire encore le mot _magnificence_
à cette époque; on croyait être fort magnifique lorsqu'on était
habillé un peu plus que de coutume, et qu'on avait derrière sa
voiture un seul domestique avec un petit galon pour indiquer la
livrée. Et alors madame Murat, madame Marmont, moi, madame Savary,
madame Duroc qui avait la livrée du premier Consul, toutes ces dames,
excepté madame Bonaparte, n'avaient qu'un domestique. Quant à leur
toilette, c'était une élégante toilette du matin, et voilà tout.
Je me rappelle que madame Murat se moqua de moi parce que j'avais
une robe de dentelle noire, costume que j'avais choisi comme plus
convenable pour une grande cérémonie religieuse. Toutes les femmes de
la _cour_ consulaire avaient fait le cortége de madame Bonaparte et
se tenaient avec elle dans le jubé de Notre-Dame, qui existait encore
à cette époque; il y avait même de bien belles sculptures en bois sur
ce jubé; il fut détruit peu de temps après.

Tout ce qui était militaire reçut fort mal le Concordat. L'armée
était républicaine, elle avait des sentiments tout répulsifs à ce
changement. Lorsque Augereau sut qu'on allait à Notre-Dame pour
entendre la messe, il voulut descendre de voiture avec Lannes. On fut
aussitôt le dire à Bonaparte, qui leur envoya _l'ordre_ de rester et
de l'accompagner. Ils allèrent donc à Notre-Dame; mais peut-être
eût-il été plus convenable qu'ils n'y fussent pas. Augereau jurait
assez haut pour couvrir la voix de celui qui répondait à la messe.
Quant au général Lannes, il jurait aussi haut, et, de plus, il avait
faim et demandait à manger comme un pauvre. On lui trouva du chocolat
qu'il croqua avec grand appétit et surtout grand bruit. Lannes était
républicain; non pas qu'il comprît la république, pour lui c'était
beaucoup trop abstrait; mais accoutumé depuis son enfance à entendre
dire du mal des prêtres et parler de la république comme de la source
de tous les biens, il exécrait les prêtres et adorait la république.
Que de sentiments semblables sans autre base!

Le lendemain, le premier Consul demanda à Augereau ce qu'il pensait
de la cérémonie de la veille.

--Elle était très-belle, répondit Augereau..., mais il y manquait son
plus bel ornement.

--Lequel?

--Un million d'hommes qui, depuis dix ans, se sont fait tuer pour
détruire ce que nous rétablissons[71].

[Note 71: On a prêté ce propos au général Damas, qui était près
d'Augereau. Je ne sais pas s'il est d'Augereau; s'il l'a dit, on le
lui a soufflé. Il était incapable de l'imaginer à lui seul.]

Bonaparte fut très-irrité du propos. Augereau commençait à être mal
_en cour_, et ce mot ne pouvait contribuer à l'y mettre mieux.

Bonaparte dit un jour, après le Concordat, devant trois ou quatre
de ses plus fidèles officiers:--Il faut une religion: partout elle
est utile pour gouverner...; elle agit sur les hommes... En Égypte,
j'étais mahométan...; je suis catholique en France. Mais il faut que
la police de cette religion soit tout entière dans les mains de celui
qui gouverne. Je veux une religion, je veux des prêtres, mais _pas de
clergé_.

--Général, lui dit quelqu'un, le Pape a dit: Je ferai tout ce que
voudra le premier Consul.

--Il fera bien. Qu'il ne pense pas avoir affaire à un imbécile...

Il se promena quelque temps sans parler; on respectait son silence.
On voyait de grandes pensées passer sur son front. Tout à coup, se
tournant vers ses officiers qui l'entouraient, et parmi lesquels
était mon mari, qui était venu à l'ordre le matin même, il leur dit:

--Que croyez-vous que le cardinal Consalvi me montre d'effrayant pour
me faire signer?... le salut de mon âme!... L'immortalité, pour moi,
c'est le souvenir laissé dans la mémoire des hommes. Voilà qui porte
aux grandes actions... Il se tut de nouveau et marcha encore quelque
temps sans parler... Puis s'arrêtant tout à coup.

--Oui, dit-il avec force, il vaut mieux ne pas naître que de passer
sur la terre inaperçu...

M. de Talleyrand fut, vers ce temps-là, sécularisé par un bref du
Pape qui le relevait de ses voeux[72]. Il avait fait de lui-même
cette action depuis longtemps, et c'était, il me semble, une grande
maladresse que de constater par cette mesure que tout ce qu'on avait
fait dans la Révolution était mal fait, et qu'on revenait sur une
besogne consommée. Le bref du Pape, demandé par M. de Talleyrand, est
une maladresse, je le répète, si c'est lui qui l'a demandé. On m'a
affirmé que c'était le premier Consul qui l'avait exigé de lui.

[Note 72: Le bref ne fut pas enregistré à l'époque où il fut donné;
il le fut au 19 août 1802, et le Pape le donna, je crois, en avril
1801. Le cardinal Consalvi me parla beaucoup de M. de Talleyrand
lorsque je le revis à Rome.]

M. de Narbonne, M. de Choiseul, M. de Montrond, M. de Nassau, M.
de Lavaupalière, tous ceux enfin qui entouraient M. de Talleyrand,
n'étaient certes pas dévots; eh bien! ils furent tous ravis de ce
bref, excepté M. de Montrond: son esprit, extrêmement fin, lui
fit voir que M. de Talleyrand faisait une faute. Peut-être M. de
Talleyrand le voyait-il aussi, et la chose fut-elle impossible à
éluder.

La fille d'une amie de M. de Talleyrand se maria vers l'époque dont
je parle. C'était une charmante personne, Fanny de Coigny, fille
de la fameuse marquise de Coigny, si célèbre sous l'ancienne cour
qu'elle prenait à tâche de braver, surtout Marie-Antoinette. Fille de
M. de Conflans et fort riche, jolie, grande dame, madame de Coigny
avait tous les avantages réunis pour être une femme à la mode; aussi
y fut-elle, et en première ligne. Au moment où Bonaparte rappela
définitivement tous les émigrés, il rendit la fortune de madame de
Coigny, à la condition de marier sa fille avec le général Sébastiani,
qui alors était fort joli garçon et n'était pas, comme aujourd'hui,
un très-respectable ambassadeur; il avait une charmante tournure, de
l'élégance et une très-jolie figure. Quant à mademoiselle de Coigny,
c'était une de ces personnes qu'on regrette toujours, parce qu'elles
ne se retrouvent plus, et laissent toujours quelque chose à regretter
dans celles qui leur ressemblent le plus... Je l'ai bien regrettée.
Elle mourut à Constantinople, en couches de son premier et unique
enfant, qui est aujourd'hui madame de Praslin.

Le traité d'Amiens fut signé. Ce fut encore Joseph qui parut dans
ce traité... Ce fut une joie universelle en France, et l'on fut dans
un délire complet... Les fêtes se succédèrent, tous les ministres
en donnèrent; madame Murat en donna une à Neuilly, qu'elle avait
alors avec Villiers, que le premier Consul lui avait donné lors de
son mariage... Il nous arriva à Paris un bel ambassadeur de S. M.
Britannique, lord Withworth; il n'était plus jeune, puisqu'il avait
été ambassadeur auprès de Catherine II il y avait déjà longtemps...
Lord Withworth était grand et avait le double de sa taille par une
des plus parfaites impertinences que j'aie rencontrées de ma vie.
Je me trompe pourtant. Il avait une femme, la duchesse de Dorset,
assez laide, assez vieille, assez désagréable pour faire fuir toute
une ville: jugez comme elle remplissait sa mission d'ambassadrice,
qui est toute de conciliation, de paix et de mansuétude... Non,
jamais son souvenir ne me quittera... C'est surtout son impertinence
gratuite que je ne puis lui pardonner; et puis si commune, si
vulgaire avec sa prétention de haute aristocratie et le titre de
duchesse...; si grosse, si courte, si ronde... Elle se moquait un
jour de madame Lefebvre, sans remarquer qu'elle était plus vulgaire
qu'elle[73]...

[Note 73: J'ai connu une grande dame anglaise dont mon mari fut
_l'ami fort intime_. Cette Anglaise avait une mère à moitié folle
qui, toute grande dame qu'elle était, avait fort souvent besoin
d'argent; Junot lui en prêta, et beaucoup (j'ai la note). Nous
n'en entendîmes plus parler, et pourtant l'une des deux femmes est
aujourd'hui l'une des plus riches de l'Europe.]

M. de Talleyrand eut alors une maison presque toujours ouverte où il
recevait tous les jours. Je crois cependant que l'accueil hospitalier
qu'il faisait aux Anglais était bien contre son gré. L'Angleterre
avait été indigne pour lui dans l'émigration, et M. Pitt l'avait tout
simplement fait chasser d'Angleterre comme Jacobin!... Mais il était
trop bien appris pour en laisser voir du ressentiment... Toujours le
même, sans émotion, ne disant que ce qu'il voulait, il fut bien pour
des gens qu'il devinait d'ailleurs ne devoir pas faire un long séjour
en France.

Un jour, M. de Talleyrand fut à la Malmaison; il trouva le premier
Consul dans une grande agitation.

--Qu'avez-vous donc, général? lui demanda M. de Talleyrand.


BONAPARTE.

Un motif de grande inquiétude. Je ne sais qui envoyer en Angleterre,
comme ministre, en échange de ce beau fils qu'ils m'envoient ici.


M. DE TALLEYRAND.

Mais, général, regardez autour de vous... N'avez-vous pas déjà chargé
d'une mission diplomatique le général Sébastiani?


BONAPARTE secouant la tête.

J'en ai besoin pour autre chose...


M. DE TALLEYRAND.

M. de Vaisne...?


BONAPARTE.

Eh! ce ne serait pas trop mal!...


M. DE TALLEYRAND.

Le général Berthier?


BONAPARTE, secouant encore la tête.

_J'en ai besoin pour autre chose._


M. DE TALLEYRAND.

Mais pourquoi ne pas envoyer à Londres M. Denis[74]?

[Note 74: Je ne sais de qui il voulait parler.]


BONAPARTE.

J'ai mon affaire... j'enverrai Andréossi.


M. DE TALLEYRAND, souriant.

Vous voulez nommer _André aussi_!... Qu'est-ce donc que cet André? je
ne l'ai jamais vu auprès de vous.


BONAPARTE ne comprenant pas.

Je ne vous parle pas d'André... je dis _Andréossi_ de l'artillerie.


M. DE TALLEYRAND.

Ah! je vous demande pardon! je n'avais pas compris... C'est Andréossi
de l'artillerie... Je cherchais, moi, Andréossi dans la diplomatie...
Oui, oui, Andréossi... c'est très-bien.

M. de Talleyrand se moquait, non pas du premier Consul, mais de son
choix. En effet, on ne comprend pas comment Bonaparte a pu faire
un pareil choix pour un ambassadeur. Andréossi était lourd, épais,
ne connaissait guère que ses polygones, et voilà tout. Aussi ne
plut-il que médiocrement, et même pas du tout, à Londres; le prince
de Galles, si élégant, si admirablement _fashionable_, ne sut que
penser de l'envoi d'un tel homme. Ignorant des premières notions
de la politesse, il fit d'abord des gaucheries qui commencèrent
par faire rire, et finirent par ennuyer... M. de Talleyrand nous
racontait un jour que M. le général Andréossi, ne connaissant pas les
coutumes _princières_, appelait toujours le prince de Galles: _Mon
prince_... Le prince de Galles, à la fin, ennuyé de cette répétition,
dit un jour à je ne sais quelle personne de la légation française:
_Dites donc au général Andréossi de ne pas toujours m'appeler mon
prince... il finirait par me faire prendre pour un prince russe._

Andréossi fut rappelé avant que le reste de ses équipages fût déballé.

Un jour les amis de M. de Talleyrand furent consternés. On apprit,
non pas _qu'il allait_, mais _qu'il venait_ de se marier... Il avait
épousé madame Grandt.

M. de Narbonne, que je vis le soir chez la marquise de Lucchesini,
me confirma la chose. Il en avait été témoin à sa grande honte et
regret...

Ce mariage étonna tout le monde. Madame Grandt n'était plus jeune,
elle n'était plus belle même. Il ne restait plus de cette personne
si renommée qu'un colosse de chair, portant perruque, ayant des
yeux bordés de rouge, et en tout une personne très-peu désirable.
Toutes les vieilles amies de M. de Talleyrand jetèrent flammes
et feu. La duchesse de Luynes, la vicomtesse de Laval, madame
d'Yechsiwithz, madame de Coigny, tout ce monde fut désolé. Mais ce
furent principalement les hommes. M. de Montrond surtout tenait
madame de Talleyrand dans la plus belle des haines. Il y avait enfin
un concert de reproches entre tous les amis de M. de Talleyrand, qui
vint s'abattre sur M. de Narbonne, témoin du mariage.

--Pourquoi ne pas nous l'avoir dit? s'écriaient-ils tous...; nous
serions venus embrasser notre ami et lui demander de ne pas faire
cette folie.

--Mais je n'ai pas eu le temps, s'écriait M. de Narbonne. Songez donc
que je n'ai eu que deux heures.

Lorsque madame de Talleyrand fut présentée à l'Empereur, elle vint
à Saint-Cloud faire sa cour. En la voyant, l'Empereur fronça le
sourcil, et lui dit assez durement:

--Madame, maintenant que vous êtes la femme d'un homme dont le nom
vous impose des devoirs, j'espère que vous y songerez.

Madame de Talleyrand était probablement prévenue, et on lui avait
fait la leçon, car elle répondit:

--Sire, je m'efforcerai d'imiter _en tout_ Sa Majesté l'Impératrice.

L'Empereur ne répondit rien à son tour. Une fois mariée, madame de
Talleyrand rendit la maison de M. de Talleyrand moins agréable. On
savait ce qu'elle était avant ce mariage, et tout en la traitant
bien, on lui donnait souvent le loisir de la réflexion en restant
des soirées entières sans lui parler. Elle ne gênait pas enfin, et
maintenant il fallait se gêner pour elle. Toutefois, cette crainte ne
fut pas longue. M. de Talleyrand, qui, je crois, s'en était repenti
avant de l'avoir fait, dit lui-même quelques mots qui guidèrent
les amis même au delà des bornes prescrites. Mais de ce moment,
néanmoins, la maison de M. de Talleyrand fut toute différente de ce
qu'elle était.



DEUXIÈME PARTIE.

M. DE TALLEYRAND SOUS L'EMPIRE, DE 1804 À 1807.--LE PRINCE DE
BÉNÉVENT DEPUIS 1807 JUSQU'EN 1814.

La situation de M. de Talleyrand pendant le séjour du Pape en
France, lors du couronnement, fut très-délicate; mais il s'en tira
admirablement, et même à Notre-Dame il ne craignit, ou du moins ne
parut craindre aucuns souvenirs fâcheux. Peut-être lui-même les
avait-il oubliés.

Un fait dont peu de gens se doutent, c'est que M. de Talleyrand
perdit à l'Empire. Sous le Consulat, malgré les gardes qui étaient
chez le second et le troisième consul, malgré leur rang dans
l'almanach de l'année, même de l'Empire, M. de Talleyrand était,
par le fait, le second personnage de l'État. Bonaparte avait une
excessive confiance en lui, et il le lui témoignait par des soins
tout à fait visibles pour ceux qui passaient comme moi leur vie aux
Tuileries ou à la Malmaison. Je pensais dès lors que le nom de M.
de Talleyrand était pour beaucoup dans cette considération que lui
montrait le premier Consul. L'ancienneté, l'illustration de ce nom
de Périgord, formaient une sorte d'auréole autour de la tête de M.
de Talleyrand. Napoléon avait une grande mobilité dans de certaines
parties de lui-même, et cette mobilité donnait lieu à des disparates
étranges. Ainsi, par exemple, il voulait l'égalité parmi les hommes,
et il vénérait les anciens noms. On a vu combien cette magie des noms
a influé sur l'arrangement du château impérial.

Mais le crédit de M. de Talleyrand venait encore d'une autre
cause. J'ai dit que je serais juste avec lui, et je le serai. Je
reconnaîtrai que son esprit juste et fin avait su comprendre comment
on devait flatter Bonaparte. Il ne le flattait que rarement, et
alors c'était avec une telle délicatesse, qu'il n'en restait que le
parfum et aucun des ennuis; ensuite il le servait comme il voulait
l'être. Jamais une note violente ne partait immédiatement; jamais
une lettre, commandée dans la colère, n'était écrite et envoyée
comme le faisaient beaucoup de ministres, qui croyaient faire
merveille en servant ainsi à la course. Ceci rentre bien dans ce que
me disait, il y a bien peu de temps, un des hommes qui ont été le
plus attachés à Bonaparte:--Le malheur de l'Empereur, me disait-il,
est d'avoir été trop bien servi. En effet, que de préfets, que de
ministres se hâtaient d'exécuter les ordres donnés dans un moment
de colère!... Que de fois on a détruit l'affection d'une province
entière en exigeant, croyant mieux agir, vingt hommes de plus pour
la conscription d'une année!... M. de Talleyrand ne faisait point
ainsi. Il attendait, pour envoyer une note ou une lettre, quelquefois
vingt-quatre ou trente-six heures, et l'Empereur n'en était que plus
satisfait.

Au moment où l'Empire fut proclamé, une chose assez remarquable,
c'est la manière dont le corps diplomatique était composé, en le
mettant en comparaison du corps diplomatique au moment du Consulat.
C'était la base de la société de M. de Talleyrand que ce corps
diplomatique, et il savait avec beaucoup d'habileté en tirer un grand
parti; excepté le ministre batave, tout avait été changé.

Le comte de Cobentzell (Philippe), ambassadeur d'Autriche.

C'était un petit homme, habillé comme au temps de Marie-Thérèse,
dont il parlait sans cesse; portant un manchon grand comme la main,
ayant toujours ses habits garnis de la plus belle pelleterie du
Nord, coiffé comme un as de pique; homme assez ordinaire et pas mal
ridicule, ce qui pour le temps qui courait ne valait rien chez nous.
Je ne sais trop pourquoi le cabinet de Vienne l'avait choisi; du
reste, bon homme et fort attentif aux devoirs de politesse du monde.

Le marquis de Gallo, ambassadeur de Naples, était l'opposé du comte
de Cobentzell. C'était un homme encore jeune, du moins assez pour
n'avoir rien d'austère dans les manières sans être ridicule; on dit
qu'il était d'une grande habileté en affaires, je le crois sans
peine. Il parlait bien français, et en tout il comprenait la France.
Sa femme était belle en intention, mais non pas en réalité. On voyait
qu'en naissant elle avait fait ce qu'elle avait pu pour cela, sans
pouvoir y parvenir; elle aimait la France, était joyeuse, et en tout
plaisait assez.

Le marquis de Lucchesini, ministre de Prusse, était une énigme
difficile à résoudre. Fort laid, et même d'une laideur repoussante
et choquante, n'ayant qu'un oeil, et dans l'autre une expression
déplaisante, il était peu aimé de la société dans Paris, où il est
meilleur d'abord de ne pas déplaire par les yeux pour avoir du succès
par l'esprit. M. de Lucchesini en avait pourtant beaucoup, et même
plus qu'il n'en fallait, car souvent sa finesse lui faisait dépasser
le but. L'Empereur ne l'aimait pas, et en général on aimait mieux M.
de Brockhausen, qui lui succéda. Madame la marquise de Lucchesini
était une grande femme prussienne, ayant tout immense, excepté les
yeux, qui étaient fort petits et qu'elle agrandissait tant qu'elle
pouvait avec du noir récolté sur une grande épingle; ce qui faisait
que ses yeux et son visage étaient souvent barbouillés comme celui
d'un petit ramoneur: elle parlait comme un enfant, prétendait qu'elle
ne pouvait pas dire _Paris_, et disait _Pa-is_, faisait la charmante,
et annonçait trente-deux ans, tandis que son extrait de baptême
disait cinquante. Mais il n'y a pas mort d'homme dans la découverte
d'un petit mensonge comme celui-là, et comme elle était bonne femme
on lui passait cela.

M. de Cetto, ministre de Bavière, était un honnête homme, ayant
une femme qui était douce et bonne, disait son âge et n'avait de
prétention qu'à remplir ses devoirs de mère de famille; ce à quoi
elle réussissait à merveille.

La Russie n'avait qu'un chargé d'affaires en ce moment, qui était M.
le chevalier Doubril. C'était un garçon fort habile, dit-on; mais la
position difficile de la Russie au moment du couronnement empêchait
cette puissance, ou du moins son représentant, d'être dans la société
française comme il l'eût été sans cet empêchement.

Le bailli de Ferrette, ministre de l'ordre de Malte, était un homme
qui représentait son affaire à merveille. On se demandait souvent
si le bailli de Ferrette existait; il était incertain qu'il fût
vivant pour beaucoup de gens; il était petit, maigre au point
d'être diaphane, pâle et tellement fluet, que M. de Montrond disait
qu'il était l'homme le plus hardi de France, _attendu qu'il marchait
quand il faisait du vent_. Sa conversation était nulle, et pourtant,
comme la tradition de toutes les coutumes de la bonne compagnie
vivait encore en lui plus que son individu même, on l'aimait, et il
était recherché pour le whist de M. de Talleyrand quand la partie
habituelle n'était pas là.

Cette partie se composait de M. de Talleyrand lui-même, de M. le
comte Louis de Narbonne, de M. de Montrond, de M. le prince de
Nassau, de M. de Choiseul, de M. de Sainte-Foix et de M. de La
Vaupalière.

Mais le plus important de tous était le duc de Laval: j'en parlerai
tout à l'heure...

M. de Dreyer, ministre-ambassadeur de Danemark, était un homme d'une
bonne attitude. Le Danemark avait toujours été ami fidèle de la
France, et son ministre avait toujours été bien accueilli chez M. de
Talleyrand, qui avait au suprême degré un talent inimitable pour ces
nuances si difficiles à saisir, et qui souvent évitent des notes qui
ne font qu'aigrir les esprits.

M. de Souza, ministre de Portugal, était un homme profondément
instruit, honnête homme, n'ayant pas l'apparence pour lui, mais au
fond un homme fort remarquable. Sa femme allait peu dans le monde,
et pourtant elle y eût été admirablement placée: c'était madame
de Flahaut, auteur d'_Adèle de Sénanges_ et d'une foule de jolis
ouvrages. Elle ne sortait que rarement, même pour aller chez M. de
Talleyrand, dont cependant elle avait été l'amie la plus intime
pendant longtemps et avant la Révolution. Cette liaison remontait à
1785. Madame de Souza était la femme la plus charmante et la plus
agréable de causerie et de bonne compagnie que j'aie vue. Une seule
personne me la rappelle encore, et ce n'est qu'en partie; comme
j'établis une comparaison à son désavantage, je ne la veux pas nommer.

Le cardinal Caprara, légat du Saint-Siége, était un homme dont on ne
pouvait dire que du bien, mais _prélat romain_ au delà de tout. Il
suivait à Paris les coutumes de la place d'Espagne et du _Corso_,
comme il eût fait à Rome; du reste, c'était un homme fin et délié, un
homme bien capable de jouer la partie de M. de Talleyrand, et même de
lui rendre peut-être des points en fait de ruses et de contre-ruses.

Quant à l'Espagne, son VRAI ministre était un homme d'un aspect
odieux nommé Don Eugenio Izquierdo.--Cet homme, d'une laideur
tellement repoussante qu'il faisait fuir les enfants[75] comme
un épouvantail, avait l'âme de cette figure. M. de Talleyrand et
ses alentours avaient pour cet Izquierdo un attachement que je
n'ai jamais compris, car de le voir seulement me l'aurait fait
prendre en aversion. Il s'occupait d'histoire naturelle, où il
était, dit-on, fort habile; mais le réel de ses occupations à Paris
était de conférer secrètement avec M. de Talleyrand et une autre
personne de son intimité que je ne veux pas nommer. C'est par lui
qu'une grande partie des affaires d'Espagne se sont traitées; le
prince de la Paix avait une entière confiance en lui, et il était
_son chargé d'affaires_ en France, pour ce fameux traité qui devait
donner le royaume des Algarves au prince de la Paix... Rien n'était
plus ignoble surtout que la figure de cet Izquierdo! Je me le
rappelle comme un cauchemar.--Comment l'Espagne ne l'a-t-elle pas
jugé!--Il y a des destinées qui, en vérité, font murmurer contre la
justice céleste... Izquierdo meurt dans son lit, et Riego meurt sur
l'échafaud!...

[Note 75: Mes petites filles, surtout la plus jeune, faisaient des
cris affreux en le voyant.]

En ajoutant à ce corps diplomatique ce qui devait nécessairement
faire partie du nôtre en France, et qui allait chez M. de Talleyrand
par devoir et par plaisir, comme les auditeurs qu'on envoyait en
mission, on voit que sa maison était une des plus agréables de
Paris. La princesse d'Yeckciwitz, soeur du prince Poniatowsky, était
une habituée de la maison. Madame de Talleyrand ne l'aimait pas:
elle en était jalouse comme une tigresse; et si la pauvre princesse
avait eu deux yeux, elle les lui eût arrachés; malheureusement
elle n'en avait qu'un. La pauvre femme avait pour M. de Talleyrand
une de ces passions qui jettent un manteau de ridicules sur une
femme, de manière qu'elle ne le dépouille jamais. Elle envoyait à
M. de Talleyrand tout ce qu'elle trouvait de rare et de beau dans
son chemin; cette manière de vivre n'enrichit pas quand on n'a
pas une grande fortune. Ce fut le malheur de la pauvre princesse
d'Yeckciwitz... elle fit des dettes, et même un beau jour il lui
arriva un malheur comme cela pourrait échoir pour un fils de
famille, le tout pour avoir fait des cadeaux à M. de Talleyrand.
Le plus curieux de l'affaire, c'est que M. de Talleyrand, qui
n'avait pas une passion pour elle, comme on le pense bien, ne
faisait aucune attention aux _raretés_, qui même bien souvent s'en
allaient figurer chez la duchesse de Courlande ou telle autre amie
de M. de Talleyrand, qui à son tour en faisait des générosités. Je
dis cela parce que je sais les _voyages et malheurs_ arrivés à un
superbe mandarin à la robe bleue, aux manches pendantes, aux yeux
retroussés; cet honnête mandarin, qui coûta des sommes folles, fut
donné par madame la princesse d'Yeckciwitz à M. de Talleyrand.--M. de
Talleyrand le donna à madame la duchesse de Courlande; et madame la
duchesse de Courlande, quoiqu'elle tînt avec tendresse à la moindre
babiole qui lui venait de M. de Talleyrand, donna le magnifique
mandarin à son amie de coeur madame la marquise de Sainte-Croix[76],
où je l'ai vu il y a peu d'années dans l'hôtel de cette dernière, rue
Sainte-Marguerite au Marais.

[Note 76: Madame la marquise Des Corches de Sainte-Croix, mère du
général Sainte-Croix et tante de madame du Cayla. Elle était soeur de
M. Talon; c'était une femme supérieure, et l'amie la plus intime de
la duchesse de Courlande, mère de la duchesse de Dino.]

Les vieilles femmes étaient une partie fort soignée du salon de M.
de Talleyrand. À commencer d'abord par la sienne, qui n'était plus
ni jolie, ni jeune, ni même agréable, on comptait une demi-douzaine
de têtes qui chacune pouvaient réclamer pour leur part personnelle
au moins la moitié d'un siècle. C'étaient madame de Luynes, madame
d'Yeckciwitz, madame Zayombeck, madame de Balbi, madame de Laval...
et quelques autres encore dont j'ai oublié les noms.--Madame de
Talleyrand était à peine saluée par ces dames, au reste, qui ne s'en
gênaient guère.

Le traité de paix qui suivit Austerlitz amena à Paris une quantité
d'étrangers qui augmentèrent l'agrément de la maison de M. de
Talleyrand, sans rien ajouter cependant au charme qu'on trouvait
toujours à le rencontrer, _lui_, et quelques autres hommes de son
intimité, passé une heure du matin; et lorsqu'on le trouvait de bonne
humeur surtout, la bonne fortune était complète: alors il avait un
_laisser aller_ qu'on aurait pris pour une confiance arrachée par
le charme que vous auriez exercé sur lui, lorsqu'au contraire il ne
disait que ce qu'il voulait dire, et tout en ayant l'air de raconter
_malgré lui_, c'était une nouvelle qu'il lançait dans le monde; mais
n'importe, je me rappellerai toujours avec reconnaissance le charme
que j'ai trouvé dans ces heures passées à l'écouter; jamais je n'ai
rien rencontré de plus ravissant que cette causerie familière de M.
de Talleyrand avec ses amis les plus intimes, M. de Narbonne, M. de
Montrond, M. de Sainte-Foix.--Le prince de Nassau, tout conteur et
menteur qu'il était, se soumettait à la loi que M. de Talleyrand
semblait imposer. J'ai vu quelquefois toute une soirée ou plutôt
toute une nuit, car on ne demeurait libre qu'à une heure, on ne
soupait qu'à deux, et on n'allait se coucher qu'à quatre ou cinq, se
passer sans que M. de Nassau fît un mensonge.

Un homme parfaitement aimable qui venait chez M. de Talleyrand, mais
n'était pas Français ni de son intimité, c'était le comte Golowkin.
Le comte Golowkin était spirituel, charmant, Français de bonne
compagnie _en tout_... et, en vérité, un homme tout à fait désirable
pour une maîtresse de maison, mais après cela menteur comme on ne
l'est vraiment que très-rarement. C'était avec une perfection du
genre que je ne pouvais comprendre quand je me le rappelais; car en
l'écoutant il parlait si bien qu'on ne pensait pas au mensonge.

J'ai parlé tout à l'heure du duc de Laval: c'était un type dont le
moule est brisé que M. de Laval; on lui a prêté une foule de mots
qu'il n'a jamais dits, il y en avait bien assez des siens; mais M.
de Laval était loin d'être un sot; il avait même un esprit à lui qui
était assez original. Comprenant tous les jeux, les jouant, le whist
surtout, de manière à se faire une fortune loyale et certaine avec ce
jeu, il ne sortait jamais d'un sérieux aussi imposant que s'il eût
traité de la paix ou de la guerre pour le premier des empires.

Mais son humeur était odieuse à supporter; personne n'en était à
l'abri. M. de Talleyrand, sa soeur, la duchesse de Luynes, M. de
Montrond et toute la troupe du whist y passaient sans appel pour peu
qu'on fît une faute, et avec M. de Laval la faute arrivait souvent.
M. de Montrond lui ripostait toujours: aussi avait-il fini par se
soumettre un peu. Quant à M. de Talleyrand, il ne lui répondait pas.
Madame de Luynes prenait l'affaire au sérieux, et alors la partie de
whist devenait un combat de cris et de paroles injurieuses dites par
M. de Laval, au grand amusement de toute la compagnie.

Comme je n'écris pas l'histoire politique de l'époque, je m'étends
davantage sur les personnages qui formaient la société et
conséquemment le salon de M. _le prince de Bénévent_: car tel était
le titre enfin que l'Empereur avait conféré à M. de Talleyrand pour
_ses services rendus à l'État_.

J'allais alors fort souvent chez M. de Talleyrand. J'aimais son
esprit, j'appréciais son talent; et quoiqu'un homme de mes amis, d'un
jugement supérieur, et qui le connaissait fort bien, me dît le peu de
fond qu'on pouvait faire sur son dévouement à l'Empereur, Junot et
moi, nous y croyions comme à un précepte de notre foi... Au moment où
je partis pour le Portugal, je dînai chez lui; comme il était alors
notre ministre, plus que celui de la Guerre, étant placée auprès
de lui à table, il me parla de l'Empereur dans de tels termes que
j'en fus attendrie, et le dis le soir même à M. d'Abrantès: «Cela
ne m'étonne pas, me répondit-il... je sais _qu'il aime_ l'Empereur,
et Lannes aura affaire à moi s'il répète encore un mot comme celui
d'hier.»

Ce mot avait été dit à dîner chez moi par le général Lannes, qui
revenait de Lisbonne, où il s'était conduit comme un écolier, et où
M. de Talleyrand lui avait probablement _écrit_ ou _dit_ quelques
mots railleurs, selon la matière, qui, pour le dire avec vérité,
était abondante. Avec le haut mérite du duc de Montebello, on peut
convenir qu'il n'avait rien en lui qui pût convenir au négociateur.
M. de Talleyrand l'avait vu, l'avait dit et avait bien fait; Lannes,
qui n'aimait et ne supportait même pas une remontrance de l'Empereur,
récusa, comme on le pense bien, celle de M. de Talleyrand. Cependant,
tout brave qu'il était, M. de Talleyrand lui faisait peur au jeu de
la parole. C'était une escrime à laquelle il n'était pas habile, et
n'avait pour toute parade qu'une injure ou un jurement, ce qui ne
prouve rien du tout, au contraire.

Nos relations avec M. de Talleyrand furent toujours ce que je viens
de les montrer. De ma part, il y avait même un motif de plus pour
m'en rapprocher. J'étais liée depuis l'enfance avec une de ses nièces
que j'aimais et que j'aime toujours chèrement; aussi à mon retour de
Portugal j'y allais assidûment...

Madame de Talleyrand crut un moment, et ce moment fut long, que
c'était pour sa personne que j'allais si souvent chez M. de
Talleyrand, et la voilà qui me prit dans la plus funeste des amitiés:
car c'était une calamité que l'amitié de madame de Talleyrand; M. de
Talleyrand saurait bien qu'en dire...

En conséquence, elle m'arriva régulièrement deux fois par semaine,
venant le matin pour me voir plus _intimement_, venant le soir _pour
la convenance_, disait-elle, et m'ennuyant toujours; ce que je ne
pouvais lui dire et qu'elle ne voyait pas. Je me sauvais bien d'elle
auprès de M. de Talleyrand, où j'étais sûre qu'elle ne me viendrait
pas chercher, car elle le craignait et ne l'aimait plus: elle était
même à cette époque déjà très-méchante pour lui; des _caqueteurs_
prétendaient même qu'elle le _battait_, et l'un d'eux racontait
qu'un jour M. de Talleyrand ayant mal aux dents d'une fluxion
très-douloureuse, elle lui porta un coup violent dans la joue malade.

Un soir nous étions peu de monde chez M. de Talleyrand, M. Fox était
encore au ministère. M. de Talleyrand nous raconta qu'il avait écrit
la lettre la plus charmante pour annoncer qu'on avait découvert à
Londres un homme qui voulait assassiner l'Empereur; cet homme était
FRANÇAIS.

«J'ai fait mettre ce misérable en prison, ajoutait M. Fox; mais nos
lois ne permettent pas de retenir longtemps en prison un étranger
qui n'est coupable d'aucun délit en Angleterre. J'attendrai l'avis
que vous me donnerez.» M. Fox disait encore dans sa lettre à M. de
Talleyrand un fort joli mot qui prouvait l'horreur qu'il avait pour
le crime que l'assassin méditait: «Je lui ai d'abord fait l'_honneur
de le prendre pour un espion_,» disait le ministre anglais...

M. de Talleyrand, en parlant de ce fait comme d'une sorte de
confidence, exaltait beaucoup M. Fox et sa loyauté. Le fait réel,
c'est que M. Fox était un homme ayant l'âme élevée, et sans aucune de
ces petites passions comme en nourrissait M. Pitt. M. de Talleyrand
voulait répandre cette action de M. Fox pour qu'il lui revînt à
Londres qu'on était reconnaissant de ce qu'il avait fait. L'Empereur
fit encore plus; il lui fit adresser par M. de Talleyrand une
charmante lettre qui fut même comme un chaînon repris et rattaché. Si
M. Fox était demeuré plus longtemps en ce monde, il est certain que
la paix aurait été signée de nouveau.

M. de Talleyrand quitta Paris pour suivre l'Empereur en Allemagne,
après la bataille d'Iéna. Paris devint alors bien désert. Madame de
Talleyrand, qui avait déjà Valençay, je crois, mais ne voulait pas
aller si loin, prit une bicoque à la Muette où je me rappelle avoir
été la voir. Je la trouvai dans une chambre où son gros et grand
corps pouvait à peine se tenir. La conversation n'était pas tenable
quand M. de Talleyrand n'y était pas...

Après son départ j'héritai de la partie de whist. Ces messieurs, qui
avaient tous madame de Talleyrand dans la plus belle et cordiale
aversion, ne voulurent jamais reprendre leurs soirées chez elle en
l'absence de M. de Talleyrand, et comme indépendamment du goût commun
à M. d'Abrantès et à ces messieurs pour le whist, ils étaient de ma
plus intime société, on n'eut tout simplement qu'à ouvrir deux tables
de jeu dans mon salon, et quoique les cartes fussent habituellement
bannies de chez moi, je leur permis d'y entrer pour un temps...

M. de Talleyrand écrit rarement, mais il écrit bien, et cela se
conçoit en l'entendant causer. Il lui arriva en Pologne une histoire
fort comique qui donna lieu à une lettre charmante qu'il écrivit
ici. Sa voiture s'embourba dans ces horribles chemins de la Prusse
polonaise, et la voiture ministérielle demeura en panne comme la
charrette d'un manant: on appela des soldats.--Il y fallait penser;
la voiture était là depuis neuf heures du matin, et il était alors
sept heures du soir. Un bataillon tout entier arriva, et la voiture
fut soulevée et enfin arrachée de ce gouffre boueux dans lequel elle
était tombée.

--Qui est donc là-dedans? demanda un soldat.--Le ministre des
Affaires étrangères.

--Ah! ah! dit le premier, qui, à ce que croit M. de Talleyrand, était
le _gracioso_ du bataillon, pourquoi se mêle-t-il de venir faire de
sa chienne de diplomatie dans un maudit pays comme celui-ci?

--C'est vrai ça, dirent tous les autres en choeur.

Ce que j'ai dit de M. Fox me rappelle un fait arrivé dans le même
temps. Il y avait à Hambourg un émigré chargé par Louis XVIII de
payer des pensions à de pauvres émigrés qui demeuraient soit à
Hambourg, soit à Altona. Le comte de Gimel, nom de cet envoyé de
Louis XVIII, était un homme comme la Restauration aurait dû en avoir
beaucoup: c'était un homme dévoué à sa cause, mais avec honneur et
loyauté, un vrai Français enfin. Le comte de Gimel était donc à
Hambourg lorsqu'un jour, le 17 juillet 1806, un nommé _Loiseau_ se
présenta chez lui, et, sans préambule, lui offrit de venir à Paris
pour assassiner l'Empereur. M. le comte de Gimel, révolté de cette
proposition, le reçut avec horreur.

«Si vous n'avez pas d'autres moyens pour relever le trône des
Bourbons qu'un lâche assassinat, monsieur, lui dit-il, allez ailleurs
chercher des complices!»

Un ami de M. de Gimel, qui allait beaucoup chez le résident de France
à Hambourg, lui raconta le fait, ce qui fit arrêter Loiseau et le fit
conduire à Paris. M. de Gimel était un homme d'une noble et loyale
opinion: des royalistes comme lui auraient fait aimer les Bourbons.
Il mourut peu de temps après cet événement et fut mal remplacé
jusqu'au moment où M. Hue, ancien valet de chambre de Louis XVI, vint
lui-même à Hambourg pour inspecter les besoins des pauvres émigrés
dont madame la duchesse d'Angoulême prenait soin.

Tilsitt vit faire un traité qui de nouveau devait donner de l'espoir
pour la paix. M. de Talleyrand revint avec l'Empereur; la société
de la rue d'Anjou reprit ses habitudes, et tout marcha comme par le
passé. Toutefois une grande tempête se préparait du côté de l'ouest,
et tout faisait présumer que ses éclats seraient terribles: l'Espagne
annonçait une révolution... Ce fut en ce moment que Napoléon supprima
le tribunat!...

C'est une délicate chose à toucher que cette affaire de la Péninsule.
Avant d'en dire quelques mots, je parlerai de l'opinion de la France
sur l'Empereur: elle était ce que peut-être elle n'avait jamais été.
Sa force morale avait reçu à Tilsitt une augmentation tellement hors
des proportions voulues, qu'il pouvait tout tenter. Cette amitié
d'un souverain puissant, l'entrevue de Tilsitt, tout ce qui s'était
passé dans cette campagne, où en dix mois Napoléon avait touché les
bords de la Vistule et remporté des victoires qui suffiraient pour
illustrer le règne entier d'un homme; le fait réel, c'est que depuis
le couronnement de l'Empereur, jamais il ne fut aussi fort qu'en ce
moment.

Les affaires de la Péninsule ont-elles été conseillées par M. de
Talleyrand, _oui_ ou _non_? voilà l'état d'une question fort délicate
depuis longtemps livrée à la discussion politique... et personne ne
l'a pu résoudre. Si j'interroge ma conscience, je réponds que je
suis certaine que si M. de Talleyrand ne l'a pas conseillée, il l'a
fortement approuvée. Je n'en veux pour preuve que les liaisons plus
qu'intimes non-seulement de lui avec Izquierdo, mais de tous ceux
qui l'entouraient avec cet homme, âme damnée du prince de la Paix...
J'ai d'ailleurs trouvé dans les papiers de mon mari des fragments
de lettre ayant rapport à sa mission secrète lors de notre premier
passage à Madrid, en allant prendre possession de notre ambassade à
Lisbonne; Junot fut alors chargé de plusieurs choses intimes pour le
prince des Asturies (plus tard Ferdinand VII). Tout cela se tient, et
assez pour que je puisse formuler une opinion sur cette terrible et
mystérieuse affaire d'Espagne. Le duc de Lavauguyon, qui se trouva à
Madrid avec Murat, nous a raconté de bien étranges choses. Tous ces
fragments forment un _tout_ sur lequel je suis assise, et je prends
de là ma direction.

La _prise_ du Portugal commença la _prise_ de la Péninsule. Ce mot de
_prise_ on n'en voulait pas, car on choisit pour commander l'armée
d'invasion l'homme qui était _encore ambassadeur_ auprès de la reine
de Portugal. Ce fut une mauvaise comédie dont personne ne fut dupe,
mais qui ne s'en joua pas moins.

La marche de l'armée française sur Lisbonne fut un prodige. Le
général Thiébault, chef d'état-major du duc d'Abrantès pour cette
même campagne, et à qui l'armée doit tant de remerciements et de
reconnaissance, peut dire si ce fut _une promenade_, comme l'ont dit
quelques ignorants ou quelques serpents... un de ces reptiles qui ont
toujours besoin de siffler, n'importe quelle action. Quoi qu'il en
soit du plus ou moins de périls que l'armée a courus, tandis que nos
aigles s'avançaient vers Lisbonne, Madrid grondait déjà sourdement
pour annoncer cette terrible tempête qui devait amener quatre cent
mille Français dans cette belle Espagne, pour y trouver la mort.

On sait déjà que ce n'était pas Charles IV qui était roi d'Espagne;
il avait beau mettre au bas des cédules royales:

_Yo el Rey_,

il n'était pas aussi roi dans la Péninsule que je suis maîtresse
absolue dans ma maison. C'était Godoy.

Ce Godoy, détesté, méprisé des Espagnols, ce Godoy qui, pendant vingt
ans qu'il fut _privado_, ne sut même pas donner une loi heureuse à
sa patrie... Pas un chemin, pas un pont, pas un arbre planté en son
nom!... un silence de mort enfin couvrirait le nom de cet homme, si
le cri de l'indignation ne s'élevait à côté de lui pour lui dire
qu'il a fait le malheur de l'Espagne.

Cette haine générale n'était pas seulement le fruit de sa position
de favori. Cette place de _privado_ n'avait pas toujours été occupée
par un homme inhabile; le duc d'Olivarès[77], le duc de Lerme, don
Juan d'Autriche, le frère de Charles II, montraient, avec le comte
de Campo-Manès, ce qu'on peut produire avec la faveur, quand le bon
grain tombe sur une bonne terre. Mais Godoy ne dut son avénement à
_la faveur_ du roi que _par celle_ de la reine. Honte sur lui! criait
la nation tout entière.

[Note 77: Le duc d'Olivarès laissa prendre le Portugal, mais ce fut
après tout un grand ministre; s'il ne fut pas l'égal de Richelieu, il
fut moins cruel, au moins, et cela compense.]

Et c'est de cet homme que Don Eugenio Izquierdo était non-seulement
l'agent, mais l'ami... Et on sait comment Izquierdo était reçu chez
M. de Talleyrand!... Izquierdo!... lorsque je pense à cet homme, mon
coeur se soulève.

Godoy fut l'homme fatal de l'Espagne bien plus que Napoléon. Je
connais l'Espagne et je l'aime; j'ai bien étudié tous ses malheurs,
j'ai remonté à leur cause, et je crois pouvoir affirmer que Don
Manuel Godoy est la principale cause de toutes les infortunes de la
Péninsule, sous quelque forme qu'elle ait été frappée.

Le prince des Asturies abhorrait le prince de la Paix; j'ai entendu
cette haine s'exhaler avec rage du coeur de Ferdinand VII, en
présence de mon mari et de la princesse sa femme[78], lorsque je
passai à Madrid pour aller à Lisbonne.

[Note 78: Il voulait sans doute le conduire, comme Don Carlos, à
être jugé à mort. Ensuite, il n'y aurait eu que Don Carlos entre Don
Francisco et le trône; Don Francisco, le troisième enfant, était fils
de Godoy.]

Notre ambassadeur à Madrid, lors de la révolution d'Aranjuez, était
M. le marquis de Beauharnais, beau-frère de Joséphine; sa position
était des plus difficiles. Il avait tout le tact et le talent
nécessaires pour agir dans une semblable circonstance; mais que
faire contre une double manoeuvre qui agit sans que vous sachiez où
sont ses mouvements? M. de Talleyrand avait ses rouages, ses fils,
que faisait mouvoir Izquierdo, et M. de Beauharnais avait d'autres
renseignements et presque d'autres ordres. Il se conduisit même avec
une admirable modération, en rétablissant la paix entre le prince des
Asturies et son père. Mais Godoy ne voulait pas de paix; il voulait,
je crois, la mort du prince des Asturies. Je ne puis m'expliquer
autrement cette rage haineuse qui l'animait contre l'infant. Enfin
les choses en vinrent au point que le roi et l'infant portèrent la
cause au tribunal de Napoléon.--Il donna raison au père. Le fait est
que le père était un imbécile, le fils un méchant et Godoy le plus
misérable des hommes. Quant à la reine, elle ne sut être ni épouse,
ni femme coupable, ni mère, ni souveraine. Voilà les acteurs de ce
drame si imposant joué à Bayonne en 1808.

Les querelles devinrent sérieuses. On envoya des troupes en Espagne:
ce fut une faute; nous n'en avions pas le droit... On a prétendu que
Godoy, voulant emmener le vieux roi loin de Madrid pour le faire
aller en Amérique, avait demandé des troupes afin de l'effrayer.
Le fait est qu'Izquierdo partit en courrier de Paris et arriva à
Aranjuez le mardi-gras. Il alla aussitôt chez Godoy... Il le trouva
masqué, déguisé en moine, et faisant et disant toutes les folies qui
passaient par sa pauvre tête. Izquierdo était un misérable niais,
mais il avait assez de talent pour comprendre la gravité de leur
position; il leva les épaules et fit bien.

Pendant ce temps, l'armée française, sous les ordres de Murat,
franchissait les Pyrénées, et Murat entrait dans Madrid, où il
fut mal accueilli. Murat n'était pas l'homme qu'il fallait aux
Castillans, peuple sérieux, positif, austère, et l'opposé des
fanfaronnades et des jactances de Murat.

Il crut avoir pris l'Espagne pour lui; mais l'Empereur lui écrivit
qu'il fût tranquille et qu'il _songerait à son affaire_. Alors
se firent entendre les pleurs et les grincements de dents. La
grande-duchesse de Clèves, de Berg et de Juliers n'était pas
contente... Mon Dieu! quelle extravagance et quel délire!

Quand Murat vit que l'Espagne n'était pas pour lui, il fit tout ce
qu'il put pour faire perdre la couronne du royaume d'Espagne au
pauvre Charles IV, et puis ensuite à tout autre qui la prendrait,
c'est-à-dire qu'il embrouilla tout, au point que personne ne s'y
reconnut. Godoy, qu'on allait pendre, ne le fut pas, et l'on vit un
petit-fils de Louis XIV solliciter à genoux de quitter une couronne,
un royaume qu'il ne pouvait plus partager avec son _privado_,
demandant pour toute grâce un dernier asile où ce _trésor_ fût en
sûreté. C'est alors que Murat, sur les recommandations _écrites_
et _expresses_ de M. de Talleyrand, rendit la liberté à don Manuel
Godoy. Ceci était après la révolution d'Aranjuez.

La nation fut furieuse. Godoy était tellement détesté, qu'on avait
besoin de sa mort comme d'une expiation. Le peuple, les grands, la
bourgeoisie, tous la voulaient et la demandaient par un seul cri.

C'est alors que l'Empereur arriva à Marrac. Il manda les parties
devant lui. Ferdinand arriva le premier, et fut suivi de son père et
de sa mère, qui ne quittaient pas leur inséparable Godoy. On sait
la fin de cette histoire, du moins dans sa première partie... M. de
Talleyrand y parut peu en dehors, n'étant plus alors aux Affaires
étrangères; mais M. le duc de Cadore n'était pas dans ce chaos,
tandis que M. de Talleyrand y était tout entier. Ses partisans,
depuis cette époque, en voyant le blâme universel s'étendre sur
cette affaire, voulurent le disculper, mais n'y purent parvenir; ils
dirent seulement que s'il fût demeuré au portefeuille des Affaires
étrangères, les choses se fussent passées plus convenablement.

Les princes d'Espagne allèrent à Valençay, chez M. de Talleyrand
même, et le roi Charles IV à Marseille, avec sa femme et _Manuelitto
Godoy_. Quelle profonde étude à faire dans toute cette tragi-comédie,
jouée et composée par ceux mêmes qui sont en scène!

La conduite de Ferdinand VII, pendant sa captivité, lui fut, dit-on,
suggérée pour le rendre méprisable aux yeux de ses sujets. Ceci est
une de ces calomnies comme la méchanceté n'en fait que trop souvent.
Ferdinand VII était un homme que j'ai connu, et qui n'avait nullement
besoin d'être poussé pour faire des actions basses et indignes de
son rang. Conspirant sans cesse contre lui-même, parce que ses
tentatives étaient stupides; jouant ou faisant jouer la comédie,
séduisant des maritornes dans les basses-cours du château, il laissa
le duc de San-Carlos filer une plus noble passion auprès de madame de
Talleyrand, qui, dit-on, ne lui fut pas cruelle; et lorsqu'elle vint
à Paris et que nous y vîmes aussi le duc de San-Carlos, nous pensâmes
que le duc s'était trompé. Mais la princesse ne l'entendait pas
ainsi.

Une chose dont je n'ai pas parlé dans la première partie de cet
article, c'est de la _petite Charlotte_. Qu'est-ce que Charlotte?
Charlotte était une petite fille qu'un beau jour on vit apparaître
dans le salon de M. de Talleyrand. Comme madame Grandt la caressait
beaucoup, on crut qu'elle était sa fille et celle de M. de
Talleyrand. Écoutez donc, il est de fait que la chose paraissait
probable; mais ce n'était pas cela. Charlotte était fille de
quelqu'un, parce qu'on a toujours une mère et un père. Le père,
je n'ai jamais bien connu son nom, à moins qu'il ne s'appelât M.
Charlotte; car la petite n'eut jamais d'autre nom, même quand au
titre de mademoiselle on ajoute autre chose; on ne put trouver que
mademoiselle Charlotte. Enfin, telle qu'elle était, cette petite,
M. de Talleyrand en était idolâtre. Elle venait pincer les jambes
du cardinal Caprara, qui lui souriait comme un martyr, parce qu'il
venait de chez l'Impératrice, où les deux carlins lui avaient mis
les jambes en marmelade. Elle touchait impunément à la coiffure
du comte de Grandcourt; et un jour le comte de Bentheim l'ayant
soulevée dans ses bras, elle lui ôta tout son rouge sans qu'il se
plaignît. On connaissait son pouvoir sur M. de Talleyrand, et nul ne
résistait à l'enfant. Mais le plus curieux, c'est que cette petite
était aimée de madame de Talleyrand comme de son mari. Lorsqu'on
avait dîné, Charlotte arrivait en se cachant derrière une immense
coupe d'agate ou de porphyre, dans laquelle brûlaient des parfums.
Une autre fois, elle arrivait habillée en Espagnole, en Polonaise,
en Napolitaine, et puis elle dansait le boléro, la mazourka ou la
tarentelle; M. de Talleyrand, alors, était dans le ravissement, et
les applaudissements de tout le salon étaient plus vifs que ceux
de l'Opéra pour mademoiselle Elssler. Le fait est que cette petite
n'était pas jolie, avait des dents fort avancées, et ne dansait pas
mieux qu'une autre; elle avait de plus l'air d'un chien habillé,
avec son toquet sur l'oreille, et était parfaitement ridicule:
elle m'a toujours fait cet effet au moins. J'ai parlé d'elle aussi
longuement, parce qu'elle faisait partie du salon de M. de Talleyrand
comme objet de curiosité. Si M. de Talleyrand avait davantage songé
à l'avenir qu'il lui réservait, il aurait mis plus d'attention à la
tenir dans un demi-jour convenable; mais en lui élevant un théâtre
où il l'exposait, c'était lui donner la célébrité avec toutes ses
conséquences.

La cause de la disgrâce de M. de Talleyrand, c'est-à-dire du prince
de Bénévent, est inconnue; on ne peut que la présumer. Le cardinal
Maury, qui ne l'aimait pas et n'en était pas plus aimé, me disait
un jour que l'Empereur était ennuyé de tout ce qu'on lui rapportait
des bêtises de madame de Talleyrand.--Mais qu'est-ce que cela fait?
demandai-je au cardinal?... le mari est-il solidaire des torts de sa
femme?...

--Oui. Pourquoi l'a-t-il épousée?


MILLIN.

Pourquoi, monseigneur? mais il ne l'a pas voulu. Ne savez-vous pas
comment s'est fait ce mariage?


LE CARDINAL.

Non vraiment, et ne m'en soucie guère.


MILLIN.

M. de Talleyrand reçut ordre de l'Empereur d'être marié dans huit
jours; l'Empereur espérait que ce court délai ferait peur à M. de
Talleyrand pour s'accoutumer à ce mariage, et qu'il ferait plutôt
une alliance étrangère. Pas du tout, M. de Talleyrand n'osa demander
conseil à personne, et le huitième jour au matin il s'avisa seulement
d'en parler à M. de Narbonne; alors il n'était plus temps, et madame
Grandt devint madame de Talleyrand le même soir...


LE CARDINAL.

Mais ce n'est pas d'un homme d'esprit cette conduite-là.


MILLIN.

Je ne vous la donne pas pour telle, non plus; mais que voulez-vous y
faire? Le fait est qu'il est difficile de faire plus de gaucherie que
la pauvre femme n'en fait. Les ambassadeurs écrivent tous les jours
des notes pour savoir si ce n'était pas _avec intention_ que madame
la princesse de Bénévent avait fait telle chose ou telle autre.


LE CARDINAL.

Était-ce avec intention qu'elle a demandé à Denon des nouvelles de ce
pauvre Vendredi?... Elle le prenait pour Robinson Crusoé!


MILLIN.

Allons! allons! la chose n'est pas prouvée... Et puis après tout...
Tenez, monseigneur, je n'y crois pas.


LE CARDINAL.

Denon me l'a certifié encore avant-hier... C'est positif.


MOI.

Oui, malheureusement, car les étrangers se moquent de nous lorsqu'ils
savent de pareilles histoires... Savez-vous celle du verre d'eau,
monseigneur?


LE CARDINAL.

Celle du verre d'eau! non, vraiment; et comme je suis très-friand de
ces sortes d'histoires, je vous la demanderai.

MOI.

Tenez, voilà quelqu'un qui est un habitué du salon Talleyrand et qui
vous la racontera à merveille.


LE COMTE DE NARBONNE, qui entre.

Qu'ai-je à dire, ma belle amie?... Une histoire? Vraiment, pourquoi
ne contez-vous pas?


MOI.

Non, c'est l'histoire du verre d'eau de madame de Talleyrand. C'est à
madame votre fille que la chose est arrivée.


M. DE NARBONNE.

Oh! pardieu, l'histoire est des meilleures. Voici le fait,
monseigneur: M. de Talleyrand venait d'être nommé prince de Bénévent,
chose heureuse et que je lui souhaite jusqu'à la fin de ses jours.
J'ignore si Votre Éminence sait jusqu'à quel point madame sa femme
est à l'affût de tout ce qui a rapport à l'étiquette et à la
convenance des places et dignités... Et tenez, demandez à madame la
gouvernante... elle peut vous le dire...


LE CARDINAL se retournant vers moi.

Qu'est-ce donc que cette nouvelle aventure? Vous ne m'en avez pas
parlé.


MOI.

C'est que cela n'en vaut pas la peine.


M. DE NARBONNE.

Comment! cela n'en vaut pas la peine! cela vaut son pesant d'or.


MOI.

Eh bien! monseigneur, vous saurez que madame de Talleyrand me fit
écrire il y a huit jours par sa demoiselle de compagnie une espèce de
lettre, de billet, je ne sais dans quel style ni dans quelle forme,
sur du papier à ministre, pour me demander quel jour et à quelle
heure je pourrais la recevoir. Je m'empressai de répondre à cette
demande d'audience un petit mot sur du papier à billet ordinaire,
pour lui dire que je serais à ses ordres tous les jours jusqu'à la
fin de la semaine. À une heure je la vis arriver avec sa demoiselle
de compagnie, dans sa grande et lourde berline, avec deux grands
valets de pied tout bleus et son cocher de même; la voiture, les
gens, les chevaux, le contenu, le contenant, tout cela lourd et
massif comme plomb. En arrivant, madame la princesse me fit une de
ces révérences de présentation à laquelle je répondis par un bonjour
amical, et prenant sa main je la conduisis à mon canapé; alors
elle entama l'entretien. Que croyez-vous qu'elle venait me dire,
monseigneur?... devinez!


LE CARDINAL.

Elle venait vous demander conseil pour une parure.


MOI.

Au lieu de me demander conseil elle venait m'en donner.


LE CARDINAL.

La bonne folie! Et sur quoi?


MOI.

Elle me dit que je ne me mettais pas en _gouvernante_ de Paris;
que j'allais à l'Opéra coiffée en cheveux, et que cela n'était pas
convenable.--Mais madame, lui dis-je, je n'ai que vingt-quatre
ans!--N'importe. Tenez, si vous voulez sonner, je vais vous montrer
_ce que je vous ai fait faire_.--Et sonnant elle-même, elle fait
apporter un carton dans lequel était une façon de toque faite pour
une femme de soixante-dix ans au moins, ornée de quatre plumes
immenses posées comme pour un cheval de carrosse.

--Voilà, dit-elle, une coiffure pour la gouvernante de Paris.--Et
puis, je voudrais que vous fissiez reprendre les vieux usages. Ainsi,
par exemple, les trois révérences avant d'arriver à la maîtresse de
la maison... Je vous en ai fait une tout à l'heure.

Et, retournant à la porte du boudoir, la voilà qui fait encore une,
deux, trois révérences... De ma vie, je crois, je n'avais autant ri.


LE CARDINAL.

Je le crois, ma foi, de reste! Et que vous dit-elle ensuite?


MOI.

Elle me demanda si je voulais introduire chez moi cette coutume,
_de me retirer_, les jours de réception, en saluant mon monde pour
rentrer _dans mes appartements_.--Oh! pour le coup, je me fâchai;
et je pris la chose pour une mystification; mais, hélas! la chose
n'était que trop vraie... Elle m'objecta les princesses soeurs de
l'Empereur.

--Je suis altesse sérénissime, me dit-elle.

--Cela va pour vous, madame, lui dis-je; mais comme je ne suis pas
encore _altesse_, même _altesse agitée_, je me bornerai à me lever
quand on sortira, et à reconduire jusqu'à la porte de mon salon.
Je ne le puis pour les jours de réception, parce que j'ai trop de
monde, mais au moins je ne me retirerai que la dernière.--Après cette
question, celle du verre d'eau eut son tour; quant à celle-là, je
laisse la parole à M. de Narbonne, qui fut témoin comme moi, mais qui
raconte bien mieux.


M. DE NARBONNE.

Je ne vous contredis pas, parce que c'est malhonnête. Vous saurez
donc, monseigneur, que lorsque madame de Bénévent, première du nom,
comme madame Grandt fut altesse _sérénissime_, comme elle le dit
elle-même, elle entreprit d'introduire les belles manières dans sa
maison, comme si Talleyrand était un mal-appris ou qu'il fût né
d'hier; elle s'en alla donc questionnant Réchaud[79], d'une part,
et Robert[80], de l'autre, et parvient à savoir que chez l'Empereur
et chez les princes de sa famille _on ne demande ni on ne porte à
boire_ dans le salon où ils se trouvent. Ravie de sa découverte,
et ne voulant parler de rien à M. de Talleyrand pour le surprendre
agréablement comme pour ce pauvre Vendredi, elle choisit un jour
de la semaine dernière où il y avait grand dîner et foule à être
étouffé dans le salon de la rue d'Anjou, et elle donna l'ordre à
Courtiade[81] de ne donner à boire _à qui que ce fût_, à moins que
ce ne fût elle, le prince... et puis réfléchissant, elle se demanda,
à ce que j'ai su depuis, si le prince de Nassau ne pouvait pas boire
devant elle... Elle trouva que la chose se pouvait... mais comme elle
n'aimait pas le prince de Nassau, qui se moque d'elle avec Montrond,
elle ajouta, en se reprenant dans son ordre à Courtiade:

--_À moi_ ou à Son Altesse le prince de Bénévent seulement.

[Note 79: Maître-d'hôtel de l'Impératrice.]

[Note 80: Maître-d'hôtel de Murat.]

[Note 81: Valet de chambre de M. de Talleyrand depuis trente-cinq ou
quarante ans.]

--Mais, madame, si l'on demande à boire? dit Courtiade avec la
prévoyance que devait faire naître la petitesse de l'appartement.

--Eh bien! eh bien!... vous _mènerez boire_ dans la salle à manger...

Ma fille, madame de Braamcamp, avait dîné chez madame la gouvernante,
qui lui proposa d'aller faire ensemble une visite à la princesse
de Bénévent, et la divertit beaucoup en lui racontant l'histoire
dont elle nous a fait fête tout à l'heure. Ces dames arrivèrent
tard et trouvèrent à peine une place dans le salon; ma pauvre fille
eut soif et demanda un verre d'eau, tout étonnée que les plateaux
de rafraîchissements ne circulassent pas comme à l'ordinaire....
Apercevant quelqu'un qu'elle connaissait intimement[82], elle
l'appela et le supplia de lui faire venir un verre d'eau...

[Note 82: M. d'Herenaude, dont j'ai parlé déjà.]

C'étaient surtout _les verres d'eau sucrée_ que la princesse avait en
aversion... Aussitôt qu'elle aperçut le petit plateau d'argent sur
lequel Courtiade apportait le verre d'eau, car en apprenant qu'il
était pour madame de Braamcamp, fille du meilleur ami de son maître,
il avait passé outre; aussitôt, dis-je, que la princesse l'aperçut,
elle cria de sa voix fausse et nasillarde:

--_Je vous avais défendu d'apporter ici des verres d'eau._

Ma pauvre fille devint rouge comme une cerise, et demeura fort
surprise d'une telle attaque... Enfin, on alla souper lorsque la
foule fut partie. Les femmes se mirent à table; Talleyrand, moi et
quelques autres, nous quittâmes le jeu et vînmes nous établir autour
de la cheminée... Quelques-uns de nous eurent soif, on demanda du vin
de Madère et de l'eau.--Le valet de chambre qui apporta le plateau,
fier de l'ordre du prince, levait ce plateau tant qu'il le pouvait
devant la princesse. Aussi, en le voyant, elle s'écria du haut de sa
tête:--Je vous ai défendu de porter des verres d'eau dans la pièce où
se trouve le prince ou moi...

--Princesse, dit le valet de chambre, ce n'est pas un verre d'eau...
c'est de l'eau et du vin.

--À la bonne heure, répondit la princesse en se rasseyant.

--Comment trouvez-vous le mot, monseigneur?


LE CARDINAL.

Trop beau pour elle... oui, ce mot lui demeurera comme une chose
D'ELLE..., et j'en suis fâché, car il est de vous...

Cette histoire donne l'idée de la manière dont madame de Talleyrand
_tenait son salon_.... elle n'avait pas plus de mesure pour juger
les gens. M. de Talleyrand, si fin, si plein de tact et de bonnes
manières, souffrait, à la vérité, de cette continuelle souffrance
d'avoir incessamment une femme à côté de soi qui vous fait rougir par
ses bêtises.


M. DE NARBONNE.

Mais je ne crois pas que l'Empereur rende Talleyrand responsable de
tout ce qu'elle fait.


MILLIN.

J'en répondrais; et puis, après tout, madame la princesse de Bénévent
est très-bonne pour chacun, et elle a des partisans.


LE CARDINAL.

Vous verrez que ce diable de Millin aura fait une méprise avec sa
vue basse; il aura pris l'Altesse Sérénissime pour une antique, et
le voilà amoureux d'elle... Pauvre Millin, ce que c'est que d'être
_presbyte_!


MILLIN.

Mais je ne suis pas amoureux de madame de Talleyrand; c'est bon pour
Grandcourt, ces pasquinades-là; moi je suis trop vieux pour jouer au
mardi-gras.


LE CARDINAL.

C'est bien aussi ce que je disais, mon antiquaire; mais si l'on fait
ce qu'on peut, on ne fait pas toujours ce qu'on doit.

À cette époque, M. de Talleyrand avait une attitude fort mauvaise;
l'Empereur s'éloignait de lui. On faisait revivre l'histoire du duc
d'Enghien avec celle des Bourbons d'Espagne, et l'on disait qu'il
voulait donc épuiser tout le sang des Bourbons qui coulait dans la
grande veine politique de l'Europe, et qu'en vérité il y avait abus
de sa part, après les gages qu'il avait donnés à la Révolution.

Cette question du duc d'Enghien est encore toute neuve à discuter, et
elle le sera toujours dès que Fouché n'a pas parlé sur le personnage
mystérieux qui était à Paris en même temps que Georges et Pichegru.
Mais laissons là ce sujet. M. de Talleyrand a trouvé moyen de jeter
un voile aussi sombre sur cette mystérieuse histoire, qu'un épais
linceul sur le malheureux qui mourut sa victime sur le rocher de
Sainte-Hélène.

Maintenant, M. de Talleyrand a-t-il conspiré longtemps avant 1814?
je ne le crois pas. L'Empereur eut tort, probablement, de rompre
aussi violemment avec lui, et de lui faire une scène aussi cruelle
la veille de son départ de Paris. Je sais que lors du départ pour
Moscou, l'Empereur fut au moment de le rappeler au ministère; il
est peut-être fâcheux que cela n'ait pas eu lieu. M. de Talleyrand
ne haïssait pas l'Empereur, et il était bien vu des puissances
étrangères, l'Autriche exceptée. La Russie l'aimait alors; je sais
qu'en 1815 il n'en fut pas de même, mais l'Empereur Alexandre avait
des préventions _pour_ et _contre_: il y avait de grandes chances,
du moins je le crois. Ainsi donc, lorsque l'Empereur n'emmena pas M.
de Talleyrand à Varsovie, je le répète, je crois que ce fut fâcheux,
et d'autant plus que ce fut M. de Pradt que l'Empereur emmena avec
lui, pour en être mal servi dans ses derniers jours prospères, et
caricaturé dans ses jours malheureux.

Les malheurs vinrent encore plus vite que nos victoires n'avaient été
rapides; le désastre de Moscou survint, et avec lui la ruine de la
France.

De retour en France, Napoléon, que son génie n'abandonna pas dans ces
circonstances critiques, comprit tout ce que cet événement portait
avec lui de chances funestes pour l'avenir... il assembla un conseil
privé composé des ministres, des ministres d'État et de quelques
grands officiers de sa maison, comme Duroc et Caulaincourt; M. de
Talleyrand fut appelé à ce conseil. Interrogé par l'Empereur, il
se prononça pour la paix; Cambacérès de même. Et ce fut le duc de
Feltre, M. Clarke, qui osa dire en plein conseil, devant des témoins
dont beaucoup vivent encore, que l'Empereur était DÉSHONORÉ s'il
abandonnait un pouce de terrain, ou une prétention!....

--Voyez la conduite de cet homme pendant la Restauration!...

Lorsque l'Empereur partit, et qu'il laissa Marie-Louise régente avec
un conseil, M. de Talleyrand fit partie de ce conseil. J'ai parlé
de l'étrange scène que l'Empereur fit à M. de Talleyrand la veille
de ce même départ; je n'en rappellerai donc ici que quelques mots:
l'Empereur reprocha à M. de Talleyrand de rejeter sur lui les fautes
de l'affaire d'Espagne.

--C'est vous qui me les avez conseillées, monsieur, lui disait
l'Empereur d'une voix tonnante; c'est vous qui m'avez présenté un
traité qui était déjà presque fait entre moi et le Prince de la Paix
pour le faire roi des Algarves: osez le nier!... Ce traité devait
vous donner vingt millions.

La colère de l'Empereur fut si forte enfin qu'il frappa M. de
Talleyrand _au menton_... La scène fut des plus vives... L'Empereur
eut tort.

Demeuré à Paris, libre, surveillé seulement par cet homme qui
n'avait pas su se garder lui-même dans l'affaire de Mallet, M.
de Talleyrand, l'âme ulcérée et vindicative, jura de se venger.
L'Empereur aurait dû se rappeler son Machiavel et ne pas laisser
derrière lui un ennemi libre.

Pendant l'héroïque défense de la Champagne, M. de Talleyrand sut
agir. Ses amis, et il en eut, du moment qu'il cria _vive le roi_,
parmi les gens qui le repoussaient la veille, ses amis le soutinrent
et de leur fortune, et de leur crédit dans les partis alliés, de tout
ce qui enfin était en leur pouvoir. Aussi, lorsque le jour du 31 mars
arriva, tout était prêt pour l'attaque du côté du drapeau blanc; rien
ne l'était pour la défense des aigles de l'Empire.

M. de Talleyrand logeait alors dans son nouvel hôtel de la rue
Saint-Florentin. Je savais qu'il y recevait tous les jours une
nombreuse foule tout ardente pour arborer la cocarde blanche: madame
de Dino s'y préparait la première, la duchesse de Courlande... Que
nous voulaient ces femmes? Elles n'étaient pas Françaises.

L'Impératrice quitta Paris. Si M. de Talleyrand n'eût pas été
offensé, je suis certaine qu'il se fût opposé à son départ et à celui
du Roi de Rome... Mais son parti était pris et le gant jeté, il
fallait seulement trouver un moyen de ne pas partir.

Bourrienne, ce misérable, comblé des bienfaits de l'Empereur,
et qui se dévoua à la honte et à la haine comme un autre à une
noble conduite, trouva un moyen pour empêcher le départ de M. de
Talleyrand; il fit aller à la barrière par laquelle devait sortir M.
de Talleyrand un bataillon de garde nationale dévoué, avec des ordres
secrets... M. de Talleyrand part et monte dans sa voiture; le duc
de Rovigo, qui avait ordre de ne partir qu'après M. de Talleyrand,
retourne alors chez lui, monte en voiture, et bientôt il est sur la
route de Blois. Mais arrivé à la barrière convenue, M. de Talleyrand
voit sa voiture entourée par un bataillon de garde nationale.

--Monseigneur, vous ne partirez pas!

--Mes amis, _laissez-moi faire mon devoir_. Je dois partir.

--Non, monseigneur, vous ne nous quitterez pas!

--Mes amis!... mes amis, je vous conjure!...

Et le résultat de cette comédie fut le retour de M. de Talleyrand
dans sa maison, lorsque M. de Rovigo, comme un simple qu'il était,
croyait en être suivi sur la route de Blois...

On sait le reste...

Lorsqu'on vit l'empereur Alexandre prendre l'hôtel de M. de
Talleyrand pour y loger, la chose fut résolue, et on sut, avant
qu'elle ne fût proclamée, quelle serait la forme du gouvernement
qu'on allait avoir.



TROISIÈME PARTIE.

SALON DE M. LE PRINCE DE TALLEYRAND.


Dès le 31 mars au soir, une députation partit de l'hôtel de M. de
Morfontaine, de ce même homme qui, ayant épousé la fille de la nation
et d'un régicide, aurait dû être plus silencieux dans son amour pour
le retour d'une chose pour l'abolition de laquelle son beau-père
avait donné sa vie. Cette députation partit donc de chez lui, et fut
à l'hôtel de M. de Talleyrand trouver l'empereur Alexandre, qu'ils
ne virent pas, mais bien M. de Nesselrode, qui faisait de grandes
phrases à la reine Hortense d'un côté, et de grandes phrases aux
royalistes de l'autre; enfin tout allait ainsi ce jour-là: ne nous
plaignons pas, nous avons vu bien pis depuis!...

Lorsque l'empereur de Russie entra dans le salon de M. de Talleyrand,
il y trouva l'éternel Pasquin de M. de Pradt, le général Dessoles,
qui crut bien beau de venger ce qu'il appelait l'offense de Moreau en
frappant sur le héros souffrant, et l'abbé de Montesquiou, le seul
pur dans ce salon et le seul loyal; ils demandèrent les Bourbons, et
M. de Talleyrand appuya. Il parla d'abord et fit parler l'abbé Louis
et l'abbé de Pradt, ainsi que Dessoles.

--Consultez ces messieurs, sire, dit M. de Talleyrand; _c'est
connaître l'opinion de la France_.

Ce mot n'a aucune portée en raison de son exagération.

Enfin, dans l'une de ces séances, M. de Talleyrand se leva et dit:

--Sire, il n'est que deux choses possibles: les Bourbons ou
Bonaparte; Bonaparte, si vous pouvez, mais vous ne le pouvez plus,
car vous n'êtes pas seul. Qui mettriez-vous à sa place?... un soldat?
Nous n'en voulons plus. Si nous en voulions un, nous garderions celui
que nous avons, car c'est le premier du monde.

--Sire, ou Bonaparte, ou Louis XVIII; hors ces deux noms, tout le
reste est une intrigue.

M. de Talleyrand se conduisit avec une extrême adresse ou une grande
loyauté... mais tout ce qu'il fit ensuite à Vienne a décelé la haine
qu'il avait au coeur. Je voudrais reconnaître la loyauté, mais je ne
le puis... Il fut pour Bonaparte et les Bourbons avec égalité, mais
dans ses paroles... L'un ou l'autre! disait-il toujours... Et ses
actions démentaient ce qu'il disait.

Ce fut dès le 31 mars, à une heure après midi, que l'empereur
Alexandre, pressé par les uns et attiré par M. de Talleyrand, signa
la déclaration par laquelle il s'engageait à ne plus traiter avec
Napoléon ni aucun membre de sa famille.

Et le Roi de Rome, cet enfant innocent, que vouliez-vous donc qu'il
devînt?... Et voilà ce qu'on appelle de la loyauté!...

Lorsque les maréchaux vinrent de Fontainebleau à Paris, ils virent
M. de Talleyrand dans son salon avant d'entrer chez l'empereur de
Russie. M. de Talleyrand leur dit:

--Messieurs, que voulez-vous faire? Si vous réussissez, vous
compromettez tous ceux qui sont entrés dans cette chambre depuis le
1er avril, et le nombre en est grand. Je ne me compte pas; JE VEUX
ÊTRE COMPROMIS.

Singulière parole!

--_Louis XVIII est un principe_, avait-il dit la veille à Alexandre.
Qu'est-ce que ce mot?... Voilà l'abus des phrases chez nous; en voilà
une qui paraît bien ronflante en 1814, et qui en 1830 n'a plus le
sens commun pour le même homme, comme elle avait cessé de signifier
pour lui POUVOIR ET RICHESSE; car le principe pour lui est dans ces
deux choses.

Le salon de M. de Talleyrand devait être un lieu bien fait pour être
le sujet d'une profonde observation, pendant cette nuit où les
maréchaux Macdonald, Marmont et Ney, ainsi que le duc de Vicence,
étaient dans le cabinet d'Alexandre pour lui demander la régence
au nom de l'armée! Le salon de M. de Talleyrand était alors rempli
de cette foule inquiète qui avait jeté le gant et ne _le pouvait_
plus ramasser; car ce n'était pas _la volonté_ qui manquait à un
homme comme Bourrienne, par exemple... Qu'allait dire l'empereur de
Russie? Qu'allait-il prononcer?... Il régnait un silence profond
seulement interrompu par les pas plus ou moins agités de ceux qui ne
pouvaient demeurer assis et commander à leur inquiétude... Tout à
coup la porte du cabinet de l'empereur de Russie s'ouvrit!... Ce fut
un moment dramatique dans son effet... Hélas! s'il y avait eu dans
cette chambre un seul ami de Napoléon, il eût à l'instant reconnu que
toute espérance était anéantie... Aussitôt tous ces fronts obscurcis
reprirent de la sérénité... Macdonald[83] sortit le premier... sa
tête, qu'il porte habituellement très-élevée, l'était encore plus en
ce moment, et l'expression de toute sa physionomie était celle d'un
noble mécontentement. En le voyant, Beurnonville, cet homme que le
_Moniteur_ lui-même note comme ayant été le _révolutionnaire_ le plus
déterminé (ceci est _un fait_), Beurnonville alla vers Macdonald et
voulut lui prendre la main:

--Laissez-moi, monsieur, lui dit Macdonald; ne me dites rien... moi,
je n'ai rien à vous dire. Vous me faites oublier une amitié de trente
ans!...

[Note 83: J'ai appris depuis peu de temps des détails relatifs
à cette époque, qui me font ajouter de l'amitié à l'estime que
depuis longtemps j'avais vouée au maréchal Macdonald... Je regrette
seulement pour lui 1815.]

Un autre homme était à côté de Beurnonville, c'était Dupont. En le
voyant, la physionomie du maréchal s'anima et sa voix devint plus
sévère:

--M. le général, lui dit-il, votre conduite envers l'Empereur et
votre pays est aussi blâmable qu'elle peut l'être... Si Napoléon fut
sévère pour vous, vengez-vous de lui... mais non aux dépens de votre
patrie...

La voix du maréchal était animée, et Caulaincourt chercha à le
calmer...

--Songez où vous êtes, M. le maréchal, lui dit le grand-écuyer.

En ce moment, M. de Talleyrand, qui était avec l'empereur de Russie,
sortit de son cabinet, et toujours avec ce même calme qu'il apportait
en apparence avec lui, et cette voix ou plutôt ce _sotto voce_ avec
lequel il disait une parole légère, comme il annonçait la destruction
d'un empire:

--Messieurs, dit-il aux maréchaux avec une intention méchante et
comme parlant toujours à ces hommes du sabre, messieurs, si vous
voulez _disputer_, descendez chez moi.

--Cela serait inutile, monsieur, répondit le maréchal Macdonald, mes
camarades et moi nous ne reconnaissons pas le gouvernement provisoire.

Et aussitôt les trois maréchaux et le duc de Vicence sortirent de
l'hôtel de M. de Talleyrand et se rendirent chez le maréchal Ney,
pour y attendre la réponse de l'empereur de Russie, qui la leur avait
promise après avoir vu le roi de Prusse.

Comme cette scène dut être profondément saisissante!... quel
dramatique dans les moindres mots! car ici tout était, dans le
fait lui-même, dans cette destinée à laquelle tant d'autres
se rattachaient, et que tant d'autres aussi cherchaient à
ébranler.--Dans ce même cabinet de l'empereur de Russie était un
homme que l'empereur Napoléon avait toujours comblé de bontés et
de faveurs, bien qu'il fût l'ami de Moreau et presque l'ennemi de
Napoléon; c'était le général Dessoles.--Qu'avait-il fait pour être
plus que des généraux de division comme lui? Et pourtant l'empereur
Napoléon fut pour lui ce qu'un grand prince, comme il l'était en
effet, devait être.--Il en fut l'ennemi presque le plus acharné.--Il
parle bien; il a même des formes douces, agréables; il est homme du
monde; mais tous ces avantages il les employa dans cette terrible
nuit à faire naufrager en entier le vaisseau de l'Empire, comme si
lui-même n'y était pas passager!...

--La régence, sire! s'écria-t-il en entendant Macdonald prononcer ce
mot; la régence! mais c'est Bonaparte déguisé!

Macdonald fut au moment de lui répondre et de lui demander en même
temps pourquoi donc il répudiait ainsi la gloire militaire de la
France... Et cet homme, poursuivit Macdonald la voix tremblante
d'émotion... et cet homme, qui nous a si souvent conduits à la
victoire, devons-nous donc l'abandonner?...

--Sire, poursuivit le maréchal, Votre Majesté a déclaré, tant en son
nom qu'en celui de ses alliés, qu'elle n'était pas venue en France
pour imposer un gouvernement à la France.

--Je ne suis pas seul, répondit Alexandre, je dois consulter le roi
de Prusse.--Ceci est une circonstance des plus graves; je ne puis
rien sans lui.

Caulaincourt et Macdonald sortirent du cabinet de l'empereur de
Russie le coeur serré!... Il n'y avait plus d'espoir à conserver...
trop d'ennemis se dressaient contre cette noble tête!... Ce fut cette
décision que les maréchaux furent attendre chez le maréchal Ney.

Cependant une grande inquiétude restait aux alliés et aux royalistes:
c'était l'armée qui la causait.--On avait appris le mouvement
_insurrectionnel_, comme on l'appelait, du corps de Marmont, et
ce mouvement alarmait avec raison.--Marmont, qui était éloigné du
corps d'armée lorsque le général Souham l'avait emmené, faillit être
massacré par ses troupes lorsqu'il se présenta devant elles.--Les
choses se calmèrent je ne sais comment, et la nouvelle vint que le
corps d'armée du duc de Raguse avait quitté ses rangs.--J'écris le
mot à regret, mais on n'a pas deux mots pour une même chose.--Je ne
sais s'il est content de la manière dont Bourrienne lui fait sa part
dans le chapitre où il parle de lui.... mais elle est singulière.

Bourrienne dit très-positivement que le corps de Marmont pouvait si
facilement être imité par le reste de l'armée, que la plupart des
membres du gouvernement provisoire furent dans une telle inquiétude,
que _deux_ furent presque au moment de partir. On envoyait de dix
minutes en dix minutes, dit-il, des exprès de Versailles pour avoir
des nouvelles, et aussitôt que le maréchal parut dans le salon de
M. de Talleyrand avec la nouvelle funeste et même mortelle pour
l'Empire, mais heureuse pour la Restauration, de ce qu'il avait
fait, tout le monde s'empressa autour de lui et l'embrassa avec une
effusion de tendresse profonde.--On venait de sortir de table chez M.
de Talleyrand.--Marmont arriva de Versailles, couvert de poussière,
accablé de fatigue, et n'ayant pas dîné.--Il était harassé et il
mourait de faim. Il était en ce moment le héros de la journée[84]. M.
de Talleyrand dit avec vérité qu'il fallait le faire dîner _avant de
le faire parler_.--Aussitôt on apporta une petite table dans le salon
même de M. de Talleyrand, et le duc de Raguse se mit à dîner.

[Note 84: Certainement le duc de Raguse, que j'estime et que j'aime
de coeur, n'est pas coupable; mais il a vu le bonheur du pays dans
une chose où il n'était pas... c'est une erreur, et voilà tout. La
chose est bien différente.]

Chacun de nous, dit Bourrienne, allait à lui pour _le
complimenter_!...

Une justice que je dois rendre au duc de Raguse, c'est qu'en 1814 il
lutta pour que l'armée n'abandonnât pas les couleurs nationales, et
il désira qu'on mît un article dans le _Moniteur_ (en date, je crois,
du 5 ou 6 avril) qui rassurât et fît voir qu'on garderait les trois
couleurs. L'article fut rédigé par Bourrienne devant le maréchal,
qui l'approuva. Le lendemain, on chercha l'article; il n'y était
pas du tout, pas même _mutilé_.--Marmont se plaignit à l'empereur
Alexandre, qui à son tour se plaignit à M. de Talleyrand, qui se
plaignit plus haut que tout le monde. Cela devait être.

C'était une question grave que celle des couleurs... Que fit M. de
Talleyrand? car c'était sur lui que tout portait dans ces journées
si remplies de grands événements.--Il fit dire, à Rouen, au maréchal
Jourdan, que le duc de Raguse avait pris et fait prendre la cocarde
blanche à ses troupes: ce n'était pas vrai.--Le maréchal Jourdan fit
un ordre du jour où il annonça que la couleur blanche était celle de
l'armée, et il écrivit au gouvernement provisoire pour lui annoncer
qu'il suivait _l'exemple du duc de Raguse_.

Le même jour, le duc de Raguse arriva le matin même chez M. de
Talleyrand...

--Eh bien! M. le maréchal, que faites-vous pour les cocardes? Il faut
arborer la blanche.--Cela m'est impossible, monseigneur.--Il le faut
cependant, dit le Méphistophélès; car vous ne pouvez donner deux
drapeaux à l'armée! Tenez, lisez!

Et il donna à Marmont l'ordre du jour de Jourdan.

--Mais je n'ai pas pris la cocarde blanche! s'écrie le malheureux
maréchal, qui comprend toute la gravité de cette circonstance...

--C'est fâcheux, j'en conviens, répond M. de Talleyrand avec son
flegme accoutumé; mais que voulez-vous y faire?... Le démentir? Ce
sera cent fois plus fâcheux pour vous... Arborez le drapeau blanc,
croyez-moi.

Il le fallut bien!...

Enfin l'abdication fut signée. L'Empire fut détruit par cet homme
qui aurait pu le conserver, et qui, seize ans plus tard, travailla à
renverser le même gouvernement qu'il avait nommé.

Le 2 mai, le _Moniteur_ contenait les nominations suivantes:

Le prince de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères; l'abbé de
Montesquiou, ministre de l'Intérieur; l'abbé Louis, aux Finances;
LE GÉNÉRAL DUPONT, À LA GUERRE! Malouet, à la Marine, et M. de
Vitrolles, ministre secrétaire d'État... je ne sais de quoi.

Voilà comment fut composé le ministère. Maintenant, je n'ai rien à
dire qui ne soit connu sur le prince de Talleyrand au congrès de
Vienne; il y montra plus de haine pour l'Empereur que d'amour pour
la France, et son ambition fut trompée au moment des Cent-Jours,
lorsque, conduisant l'intrigue qui ôta M. de Blacas, heureusement
pour nous, à Louis XVIII, il chercha à prendre sa place. Louis
XVIII, au désespoir de perdre son favori, ne voulut pas donner ses
dépouilles à M. de Talleyrand: il fut aussi fin que le rusé.

M. de Talleyrand, apprenant que le Roi était seul et avait quitté
Gand, se hâta, de son côté, de quitter Vienne aussitôt que le congrès
fut terminé, et alla trouver Louis XVIII, qu'il joignit à une petite
ville qu'on appelle, je crois, Roye. Arrivé le soir, il attendit
que le Roi le fit demander... Rien!... la nuit s'écoule... toujours
rien... Enfin, le matin, M. de Talleyrand apprend que le Roi va
partir: il s'empresse de traverser la place qui le séparait de la
maison où logeait le Roi, et, arrivé comme Louis XVIII était hissé
dans sa voiture:

--Ah! M. le prince de Talleyrand, lui dit-il en l'apercevant, je veux
vous dire quelques mots...

Le Roi se fait remonter, et demeure un quart d'heure avec M. de
Talleyrand. Ce terme écoulé, ils redescendent tous deux: l'un, porté
par ses Haiducques; l'autre, traînant sa jambe... Lorsque le Roi fut
dans sa voiture, il fit de la main un signe au prince de Talleyrand,
et la voiture partit... Le prince retourna chez lui; en y arrivant,
il trouva un ou deux affidés.

--Eh bien! monseigneur, vous avez vu le Roi?

--Oui.

--Comment l'avez-vous trouvé? bien, j'espère?

--Oui.

--Et que vous a-t-il dit, monseigneur?

Le prince de Talleyrand regarda d'abord, avec une fixité qui tenait
du somnambulisme, celui qui lui avait fait cette question; puis il
lui dit lentement et très-fortement accentué:

--Il m'a dit que les rois étaient tous des ingrats...



SALON

DES PRINCESSES

DE

LA FAMILLE IMPÉRIALE.


L'Empereur ordonnait à tous ceux qui avaient une position dans
l'État de beaucoup recevoir, et surtout d'inviter les étrangers de
distinction. Il y avait alors à Paris deux ou trois maisons, dans
ce que l'Empereur appelait _le camp ennemi_, où l'opinion contre
l'Empire était prononcée avec une telle netteté que c'était avouer
une bannière que d'y aller. Les étrangers n'en étaient pas là: aussi
ceux qui s'ennuyaient à Paris, où leurs fonctions les retenaient,
et qui en avaient fini avec les agréments de la société française
lorsqu'ils avaient été aux Tuileries les jours de grands cercles ou
de spectacle à la cour, ne manquaient pas d'aller finir leur soirée
chez la duchesse de Luynes, chez madame de Jumilhac ou bien encore
madame de La Ferté, lorsqu'ils avaient admiré le beau coup d'oeil que
présentait la salle des Maréchaux, quand, éclairée par des milliers
de bougies, elle était remplie de jeunes et jolies femmes, couvertes
de pierreries et d'habits magnifiques, ainsi que d'une foule d'hommes
dont les costumes resplendissants recevaient un nouvel éclat des
plaques, des épaulettes, des ganses de chapeau, des montures d'épée,
en diamants[85].

[Note 85: Aujourd'hui, le local est, dit-on, plus beau; cela doit
être avec les changements qui ont été faits. Mais ce qui était et ce
qui n'est plus, c'est la magnificence des costumes de cour des femmes
et de celui des hommes; un coup d'oeil unique était celui qu'offrait
la salle de spectacle les jours de grand cercle.]

C'était une belle chose que cette salle des Maréchaux les jours de
concert et de grands cercles, lorsque l'Empereur et l'Impératrice y
passaient après le jeu: l'Empereur passait le premier, l'Impératrice
le suivait, et puis venaient les princes et les princesses de la
famille et les deux grands dignitaires. Ils se plaçaient tous dans le
fond de la salle, du côté qui regarde le jardin... l'Empereur dans
un fauteuil, l'Impératrice à sa gauche, et ses frères, ou bien un des
rois dont alors il ne manquait pas, à sa droite... Des deux côtés,
sur des banquettes qui se prolongeaient jusqu'aux portes, étaient
assises les femmes de la cour... Les hommes étaient derrière elles...

Pendant le concert, l'Impératrice _composait_ sa table de souper...,
c'est-à-dire qu'elle désignait les femmes qu'elle voulait avoir à sa
table, et son chambellan[86] de service auprès d'elle venait vous
dire de vous rendre à la table de l'Impératrice. Les princesses
faisaient de même, et les officiers de leurs maisons remplissaient le
même office; en prenant l'_Almanach impérial_ de ce temps, et même
des années 1805 et 1806, j'y vois des noms encore vivants aujourd'hui
et qui s'acquittaient très-joyeusement de l'emploi que je viens de
dire plus haut: ils doivent parfaitement se le rappeler.

[Note 86: Joséphine avait ses chambellans _à elle_. Marie-Louise les
avait en commun avec l'Empereur.]

Le concert fini, on passait dans la galerie de Diane, où étaient
dressées les tables pour le souper... celle de l'Impératrice, celles
de la reine Hortense, de la reine d'Espagne et de la grande-duchesse
de Berg, lorsqu'elle était à Paris... Quant à la princesse Pauline,
sa mauvaise santé l'empêchait de venir aux Tuileries, et je ne crois
pas me rappeler avoir vu sa table plus de deux ou trois fois dans
tout le temps de l'Empire. Madame Mère n'allait jamais à la cour
non plus; elle n'y vint qu'une fois ou deux, lors du mariage et du
baptême, et, de toute manière, ce fut à son corps défendant.

Après les tables des princesses, il y avait celle de la dame
d'honneur, celle de la dame d'atours, et puis douze ou quinze autres
pour les dames du palais; toutes ces tables étaient entourées de
femmes ayant des roses sur la tête, le sourire à là bouche, et,
avec tout cela, bien souvent des larmes dans les yeux: c'est que
la vanité, qui partout est souveraine, tient surtout sa cour _à la
cour_... Là, tout est faveur, tout est disgrâce... Un mot, un regard
distrait du souverain ou de la souveraine, c'est un malheur! un
malheur grave!.. Qu'on juge de ce que produit alors une invitation
omise ou accordée!... La table de l'Impératrice n'avait que dix
ou douze couverts, et celles des princesses, huit ou dix. Il n'y
avait donc que soixante ou quatre-vingts femmes de préférées, et
ce nombre, que pouvait-il faire sur huit cents ou mille femmes
qui étaient aux Tuileries les jours de grands cercles..., encore
faut-il ôter du nombre des Françaises les ambassadrices, qui, _de
droit_, étaient toujours invitées à la table de l'Impératrice ou des
princesses. L'ambassadrice d'Autriche, même avant le mariage, était
toujours à la table de l'Impératrice. On doit alors présumer combien
de coups de poignard recevaient les pauvres femmes dont l'oeil
quêteur suivait le chambellan chargé du message!... Comme elles le
foudroyaient lorsqu'il passait devant elles pour s'en acquitter!...
M. de Beaumont, que son esprit aimable et la bonté de son coeur
rendaient un des hommes les plus excellents et les plus agréables à
voir, était bien amusant à entendre lorsqu'il racontait comment le
traitaient, dans ce cas-là, les yeux de la maréchale Lefebvre, qui,
du reste, n'étaient beaux dans aucun moment... Aux ambassadrices,
il faut ajouter sept à huit d'entre nous qui, par la position de
nos maris, étions presque toujours à la table de l'Impératrice ou à
celle des princesses. On voit alors combien les préférences étaient
restreintes, et par cela même désirées! Le coup d'oeil de la galerie
de Diane, lorsqu'elle était garnie dans toute sa longueur de ses
tables magnifiquement servies, au milieu desquelles s'élevait celle
de l'Impératrice, chargée d'un service entier en or, entremêlé des
porcelaines de Sèvres les plus précieuses, et de cristaux brillants
comme des diamants, était ravissant... Les hommes circulaient dans
la galerie, mais lorsque l'Empereur y était resté, avec une grande
circonspection, même ceux qui parlent aujourd'hui _du Corse_ avec
un grand courage d'insulte; ceux-là (je les ai vus, et je n'étais
pas seule), étaient les plus craintifs, devant l'ombre même de son
chapeau.

Une belle chose encore à voir était la salle de spectacle des
Tuileries un grand jour de représentation. Chaque corps de l'État
avait sa loge dans laquelle allaient les femmes. Les maris étaient
tous au parterre, quel que fût leur rang. Le corps diplomatique et
les grands dignitaires demeuraient seuls dans l'étage supérieur, au
même rang que nous et l'Empereur.

Mais une année (1808), quelque curieux que fût le spectacle que
nous donnaient l'admirable talent de Crescentini et celui non
moins adorable du jeu tragique de la Grassini dans _Roméo et
Juliette_[87], celui qu'offrait l'intérieur de la salle était encore
plus curieux.

[Note 87: Je n'ai jamais revu un opéra qui m'ait fait l'impression
de _Roméo et Juliette_ de Zingarelli, joué et chanté par la Grassini
et Crescentini!... Quelle adorable harmonie et quel jeu!... quelle
beauté avec tout cela, et comme la Grassini était adorable au
troisième acte, tout enveloppée de mousseline blanche diaphane et
couchée dans le tombeau!... Quant à Crescentini, je n'ai entendu
personne depuis lui chanter comme il le chantait: _Ombra adorata...._
et le beau duo de la fin!...]

La salle de spectacle du château des Tuileries forme une ellipse
allongée; dans le bout circulaire est une sorte de salon ou de loge
qui domine toute la salle, et dans laquelle l'Empereur se mit d'abord
quelquefois avec l'Impératrice et la famille impériale; mais, cette
année dont je parle, l'affluence des princes étrangers fut si grande
à Paris, que ne pouvant leur donner de loges séparées, l'Empereur
prit avec l'Impératrice les loges d'avant-scène, et abandonna la
grande loge à tous les princes allemands. C'était d'abord le roi de
Bavière, l'excellent prince Max, adoré de tout ce qui l'avait connu
avant son élévation, à laquelle il ne pouvait s'attendre lorsqu'il
vivait à Paris dans une compagnie qui certes n'était pas la première,
mais qu'il aima toujours à retrouver; et sa main serra la main de
Vestris[88] avec la même cordialité que s'il n'eût pas été roi. Au
fait, le vieux Vestris n'avait-il pas nommé son fils _le diou de la
danse_! Il n'y avait donc pas _dérogeance_; avec lui était la reine
de Bavière, qui ne plaisait pas autant, il s'en fallait. C'étaient
encore le roi de Saxe, le roi de Wurtemberg, le roi de Westphalie, la
reine, et puis une foule de princes allemands. Lorsque tout ce monde
chamarré de croix et de cordons était dans cette manière d'immense
loge avec les officiers de chaque souverain derrière leur maître,
c'était véritablement un coup d'oeil unique dans le monde, et qui
depuis ne s'est pas renouvelé, car je n'appelle pas une même chose ce
qui s'est renouvelé en 1814!...

[Note 88: C'est le même dont Vestris le fils, c'est-à-dire celui
qu'on appelait le Diou de la danse ou _Vestr' Alard_, parce que sa
mère était mademoiselle Alard, disait, en 1805, en apprenant qu'il
était roi: Ce pauvre Max (Maximilien), je suis bien aise qu'on l'ait
fait roi!]

L'Empereur, si simple dans tout ce qui tenait à lui personnellement,
aimait que sa cour fût brillante. Les ministres devaient recevoir
selon sa volonté; mais soit qu'il y en eût dont l'humeur ne fût
pas tournée à ce genre de dépense, je n'ai jamais vu une maison
ministérielle, excepté celle de M. de Talleyrand et celle de M.
de Bassano, qui fût ce qu'on peut appeler maison ouverte. Le duc
d'Abrantès fut celui qui tint le premier un grand état sous l'Empire.

Voulant donner du mouvement à sa cour, en même temps que de la
représentation, l'Empereur imagina un moyen. Il ordonna à ses soeurs,
aussitôt après le mariage du roi de Westphalie, de se partager la
semaine et de donner un bal un jour fixé qui reviendrait à huitaine.
La princesse Caroline avait les vendredis, la reine Hortense les
lundis et la princesse Pauline les mercredis.

Les bals dont je parle étaient fort restreints. La liste de la
princesse Caroline n'excédait pas, j'en suis sûre, trois cents
personnes, trois cent cinquante au plus; et dans la galerie de
l'Élysée et ses vastes salons, ce nombre n'était pas même assez fort
pour qu'il y eût _la foule_ nécessaire. Mais ce qui d'abord avait
paru devoir être un défaut fut une chose dont ensuite on reconnut
l'agrément. Ces bals, où presque toujours les mêmes personnes
étaient invitées, furent avant la fin de l'hiver un point de réunion
où chacun se trouvait avec plaisir; n'importe la femme à côté de
laquelle on se trouvait, on causait avec elle, car on la connaissait
et elle vous connaissait. Il en était de même des hommes; ils étaient
non-seulement de la cour, mais de notre société intime, faisant tous
partie des maisons des princes... L'Empereur avait vu les listes
dans l'origine, et Duroc les revoyait encore de temps à autre pour y
ajouter quelque nouvel élu.

Que de jalousies! que d'intrigues! que de démarches pour obtenir
d'être admis _une seule fois_ dans ce que les exclus croyaient
être, Dieu me le pardonne, un paradis... Les hommes étaient aussi
solliciteurs que les femmes, et il existe encore aujourd'hui dans
Paris un homme _qui ne peut_ l'avoir oublié et qui m'écrivit trois
billets depuis onze heures du matin jusqu'à six pour savoir si
j'avais pu obtenir une invitation pour lui...

Ce fut dans l'hiver de cette même année que le prince de Neuchâtel
se maria avec la princesse de Bavière. Elle avait un frère, le
prince Pie, qui était la personne la plus comique du monde: il
était moins grand que moi, parlait je ne sais comment, portait une
perruque rousse et retapée comme un vieux gazon de la fin d'août,
et pourtant il n'était pas vieux. Cet homme, ainsi bâti, avait la
fureur non-seulement de danser, mais de danser avec moi, surtout le
_grand-père_! c'était là son triomphe. Il avait alors un sourire
gracieux et un clignement d'yeux qui avaient bien leur prix, ainsi
que deux petites mains gantées de _gants de gastor_, dont les bouts
se tenaient raides, ce qui allongeait ses mains d'un pouce au moins;
cela ne l'empêchait pas de les agiter en arrivant à vous pour le
balancé en signe de réjouissance... du reste, le plus digne, le plus
excellent, le plus parfait des hommes... comme aurait dit Brantôme.

Il arrivait quelquefois des histoires assez amusantes à ces bals
des princesses. Un jour, la princesse Caroline, la grande-duchesse
de Clèves et de Berg, certainement aussi jolie que pouvait l'avoir
été son homonyme la princesse de Clèves, voulut faire un quadrille.
Il y eut grand conseil à cet effet, auquel furent appelées, comme
étant alors de l'intimité de la princesse, plusieurs de nous
qu'elle préférait aux autres femmes de la cour: c'étaient madame
Regnault de Saint-Jean-d'Angély, moi, madame Duchâtel, la princesse
de Ponte-Corvo, dont la Suède n'avait pas encore fait une reine,
mademoiselle de Lavauguyon[89], madame Gazani... et plusieurs autres,
entre autres madame Alphonse de Colbert; elle était bien jolie et
avait ce qu'elle a toujours, toutes les qualités qui font aimer une
femme. Madame Adélaïde de Lagrange, dame pour accompagner de la
princesse, remplissait l'office de greffier.

[Note 89: Depuis princesse de Carignan; une charmante personne de
coeur et d'esprit. Elle est _morte brûlée_!...]

Après beaucoup de costumes présentés, adoptés, discutés, rejetés, il
en parut un qui semblait réunir tous les avantages et qui fut choisi,
au grand plaisir des femmes à cheveux noirs. Ce costume venait,
disait-on, du Tyrol: je veux le croire; le fait est qu'il était
fort joli. Un voile de mousseline de l'Inde, très-claire, tenait à
un petit bonnet de même étoffe, qui cachait les cheveux; c'était
la seule chose du costume que je n'aimais pas, mais le reste était
charmant. Le corsage était en même mousseline claire, mais souple,
point empesée et gaufrée à petits plis, ainsi que de longues manches
fort larges et retenues au-dessus de la main par un petit poignet. Le
corsage de dessus était formé par de larges bandes écarlates bordées
en or et posées en manière de bretelles, et la jupe était en mérinos
gros bleu, très-courte. Pour bordure, il y avait une large bande de
laine blanche brodée de différentes sortes de fleurs bizarrement
imitées dans lesquelles se trouvait de l'or en lames; les bas étaient
rouges et les coins brodés en or.

Ce costume eût été ravissant avec une autre coiffure, mais elle était
trop lourde. Si nous n'avions pas su que la princesse Caroline se
mettait très-mal habituellement, et surtout très-mal à son avantage,
nous aurions été étonnés qu'avec une tête beaucoup trop forte pour
sa taille, et son corps en général, elle choisît une coiffure qui
augmentait encore le volume de sa tête; mais elle ne manquait pas
d'avoir toujours quelque chose qui dérangeât l'harmonie de sa
toilette. Par exemple, on portait des chéruskes[90] dans les premiers
temps de l'Empire; cette mode était des plus funestes aux épaules un
peu hautes: qu'on juge de l'effet qu'elle devait faire sur celles qui
l'étaient beaucoup. Quelle que soit la mode, lorsqu'elle va mal à une
femme, elle ne la prend pas ou elle la modifie: voilà ce qui fait
dire qu'une femme se met bien ou mal; et non pas d'avoir une robe
élégante faite par madame Camille, ou bien une autre faite par une
couturière obscure.

[Note 90: Une blonde montée en papillons sur une carcasse, et qu'on
posait sur le derrière de la robe de cour, et qui, montant sur les
épaules, venait en mourant jusqu'à la poitrine.]

La princesse ne voulut pas, je ne sais par quel motif, que le
quadrille se rassemblât chez elle. Ces dames dûrent toutes venir chez
moi, d'où je devais ensuite les conduire à l'Élysée; nous étions
seize. Aux femmes que j'ai nommées il faut ajouter la princesse
de Bavière, qui n'était pas encore mariée; mais elle était alors
ce qu'elle a toujours été et sera toujours, une bonne et digne et
excellente femme. Tout le monde l'aimait à la cour, et je ne crois
pas qu'on lui ait jamais reproché une tracasserie. Elle était
prévenante, polie, ce que n'était pas madame la duchesse de F*****,
sans que rien pût motiver son impertinence envers les femmes qui
étaient autant et même plus qu'elle. En parlant d'elle, je crois
qu'elle était du quadrille, sans en être sûre cependant.

J'ai raconté, dans mes _Mémoires sur l'Empire_, comment, au moment
de partir pour l'Élysée avec le quadrille, on vint m'avertir
qu'une compagne portant notre _uniforme_ me demandait un moment
d'_audience_. J'ai dit comment, en entrant dans un petit salon
assez peu éclairé, j'avais été saisie à bras le corps par une
grosse et sphérique personne mise en effet en paysanne du Tyrol,
comme nous, mais avec des épaules qui pour le coup n'auraient pas
supporté la chéruske. J'ai dit encore comment cette personne, qui
voulait paraître femme, n'était autre chose que M. le prince Camille
Borghèse, dont j'eus toutes les peines du monde à modifier la grosse
gaieté et surtout la tendresse; il était tellement persuadé que le
temps du carnaval est un temps où l'on peut tout faire, que je ne
sais s'il n'a pas voulu s'en aller courir les carrefours vêtu comme
il était...

--_È tempo di piacere_, criait-il comme un sourd, et pas du tout
comme un prince, _è tempo di maschera!..._

Je n'ai jamais su pourquoi madame Adélaïde de Lagrange fit le bailli
précédant toutes les jeunes Tyroliennes. Elle était, au reste, bien
bonne et bien spirituelle avec sa grande robe noire, sa perruque
magistrale et sa grande baguette blanche... Nous fîmes une fort belle
entrée, après avoir pris dans nos rangs la grande-duchesse, que
nous trouvâmes toute prête, ainsi que la princesse de Ponte-Corvo,
qui, en raison de je ne sais pas quoi, se dispensait déjà de faire
comme tout le monde, et n'était pas venue chez moi se joindre au
quadrille; il y avait déjà un parfum de royauté qu'elle avait
probablement respiré, mais qui devait être pourtant en aversion à
la femme du sévère républicain Bernadotte. Il est vrai qu'il avait
déjà accepté le titre de prince et d'altesse sérénissime, comme M.
de Talleyrand... Oh!... la république était alors bien loin pour ces
messieurs.

Après avoir dansé une ronde que Despréaux[91] nous avait apprise,
et qui était fort jolie, nous allâmes quitter nos costumes afin de
mettre un domino, et nous promener dans le bal, non pour nous y
amuser à intriguer les gens; ce n'est pas lorsqu'il y a seulement
sept ou huit cents personnes dans un appartement, et surtout lorsque
beaucoup d'entre elles sont démasquées, qu'on peut intriguer et
demeurer cachée. La grande-duchesse crut apparemment que c'était
une prérogative _princière_ de n'être pas connue, car nous la
vîmes reparaître un moment après, portant un costume, parfaitement
fidèle, de facteur de la poste. Elle y avait ajouté une perruque
rousse comme celle du prince Pie, et se croyait déguisée et masquée
jusqu'aux dents, parce qu'elle avait barbouillé ses petites mains,
qu'elle avait les plus jolies du monde, comme tous les Bonaparte, au
reste, même les hommes. Aussitôt qu'elle parut, nous la reconnûmes
à l'instant. Elle avait alors une démarche facile à retrouver au
milieu de mille autres; dès qu'elle eut fait un pas, je la reconnus.
Elle avait des lettres dans son portefeuille de facteur, et elle les
distribuait à ceux dont le nom était sur sa suscription. Cette idée
était jolie pour un bal masqué à la cour; mais, pour cela, il eût
fallu que les lettres ne continssent que des choses qu'on pût lire et
entendre lire tout haut, même des malices, pourvu qu'elles fussent
de bon goût. Le comte de M*********, du corps diplomatique résidant
à Paris, ambassadeur, quoique fort jeune encore pour un emploi aussi
difficile à soutenir en face de la terrible puissance qui s'élevait
dans Napoléon, reçut une de ces lettres qui lui était adressée et
qu'il eût mieux aimé recevoir chez lui, car, au fait, ce n'était
probablement rien, et cela fit beaucoup jaser.

[Note 91: Le mari de la fameuse demoiselle Guimard.]

L'Empereur s'amusait de ces bals et de ces mascarades-là, comme
s'il eût été encore sous-lieutenant. Il était excessivement facile
à reconnaître; sa démarche saccadée, et pourtant remarquable,
parce qu'elle avait de l'expression, si je puis me servir de ce
mot pour des pas comme je ferais pour des paroles, était connue,
non-seulement de nous toutes, mais des personnes qui n'étaient
pas de la cour des princesses, et qui ne voyaient pas comme nous
l'Empereur tous les jours. Sa prononciation avait aussi un caractère
d'accentuation tout particulier que je n'ai connu qu'à lui et n'ai
retrouvé dans personne, même dans aucun souverain[92]; elle le
décelait autant que sa démarche. Mais comme le respect empêchait
de témoigner qu'il était reconnu, il se croyait bien caché, et
continuait à s'amuser, comme si le plus grand incognito l'eût
entouré. Ensuite il n'aimait pas qu'on le reconnût, et le témoignait
en ne reparlant jamais à la personne qui l'avait nommé. À une époque
plus avancée que celle dont je parle maintenant, il rencontra madame
Victor, depuis duchesse de Bellune, dans un bal déguisé; il la trouva
fort belle, ce qu'elle était alors en effet, lui parla et lui dit
des choses assez fortes sur des aventures arrivées en Hollande... La
duchesse de Bellune crut faire merveille en se mettant à rire et en
disant:--Ah! je vous reconnais bien: vous êtes l'Empereur!

[Note 92: J'ai retrouvé cette même voix de manière à me faire
tressaillir toutes les fois qu'elle vient à mon oreille: c'est dans
le comte Valeski. Cette ressemblance d'organe est quelquefois d'une
telle force qu'elle fait mal.]

--Vraiment! dit-il...

Et, se levant aussitôt, il s'éloigna d'elle; et jamais depuis il ne
lui parla dans un bal masqué.

Il avait des mains, comme on le sait, vraiment charmantes, et dont
une femme eût été jalouse. Ses mains devaient le faire reconnaître
dans les derniers hivers; pour les mieux cacher, il mettait deux ou
trois paires de gants. Ceci me rappelle un autre fait.

On sait à quel point Isabey était amusant. Son charmant talent
de peinture, ce talent européen, avec lequel il donnait de la
ressemblance à un portrait dont l'original n'avait quelquefois ni
beauté ni même d'agrément, et qui pourtant donnait l'idée d'une jolie
femme, ce talent qu'il n'a transmis à aucun de ses élèves, n'était
pas le seul en lui; son esprit était charmant de finesse et de
gaieté. Il avait, ce qu'il a toujours, de la malice sans méchanceté
et une rapidité de conception étonnante. L'Empereur l'aimait, et lui
accordait même beaucoup de confiance. En voici une preuve.

Connaissant Isabey, et sachant tout ce qu'il savait faire comme
_mime_ parfait, il ne douta pas qu'Isabey ne le _fît_ lui-même
comme il peignait pour les milliers de portraits qui se donnaient
en Europe; en conséquence, il dit un jour à Isabey qu'il fallait
qu'il se fît passer pour lui le lendemain dans un bal déguisé des
princesses. Isabey demeura confondu de la mission.

--Ils ne me laissent jamais en repos, et Duroc, et Fouché, et
Savary. Je ne me présente pas à un masque pour causer un moment,
que je ne sois aussitôt entouré de cinquante personnes, parce qu'on
a reconnu Savary et tous ceux qui font sentinelle autour de moi...
Acceptez-vous?

--Si j'accepte, sire! s'écria Isabey avec joie et bonheur... Mais,
reprit-il ensuite, je crains qu'il n'y ait quelque chose qui s'oppose
à ce que j'aie l'honneur de représenter Votre Majesté.

--Quelle raison?...

Isabey avança ses deux mains sans parler, et semblait les montrer
d'un air dolent qui fit rire Napoléon. Le fait est que les deux mains
d'Isabey en auraient fait quatre comme celles de l'Empereur.

--Ah! ah! vous avez raison; en effet, dit-il, nos mains ne se
ressemblent guère... mais comment faire?

--Je crois que j'ai trouvé un moyen, dit Isabey après avoir réfléchi
un moment; et il rendra Votre Majesté encore plus difficile à
reconnaître. Il faut que l'Empereur mette trois ou quatre paires de
gros gants et même cinq si cela est nécessaire. Moi j'en mettrai
également, mais seulement deux ou trois paires. Comme les deux
masques _sosies_ ne seront pas près l'un de l'autre, on ne pourra
comparer, et trouver celui qui est plus ou moins _ganté_.

La chose réussit tellement bien, qu'il y a des gens qui certes
connaissaient bien l'Empereur, et qui ont été dupes surtout des
gants. Quant à la démarche, aux gestes, à la tournure, au portement
de tête, tout était si bien observé que jamais on n'aurait reconnu
Isabey pour être lui-même sous ce déguisement. Ce fut Duroc qui me
découvrit le secret un jour, pour me préserver de l'Empereur, qui
arrivait quelquefois comme une bombe auprès de nous et faisait les
plus étranges questions... mais il me fit jurer de n'en pas parler,
et, en effet, je n'en prévins personne, et ne nommai pas Isabey.

Maintenant que la chose peut être connue, et qu'on peut donner à
chacun ce qui lui revient, il me faut arrêter un moment l'attention
sur la noble conduite de l'artiste, qui n'eut pas un SEUL moment la
pensée qu'il courrait un danger de vie et de mort. Non-seulement il
ne l'eut pas alors, mais aujourd'hui elle ne lui est jamais venue.
C'est d'un noble caractère. Eh bien! voilà encore un homme dont le
type disparaît chaque jour, et c'est fâcheux... comme il jouait la
comédie!... comme il improvisait un proverbe!... comme il faisait
bien toutes ces charges qui réunissaient la gaieté et l'esprit,
et ne rappelaient jamais ni Tabarin ni ses pareils, mais faisaient
oublier Dugazon et ses scènes les plus burlesques.

Jamais je n'oublierai Isabey lorsqu'il sautait autour d'un salon, sur
les _bras des fauteuils_, imitant un singe mangeant et épluchant une
noix!...

Et lorsqu'il avait le grand Lenoir pour compère! lorsque celui-là
faisait le nain et l'autre le géant!... On ne savait quel était le
plus comique des deux[93].

[Note 93: Il n'est pas changé d'humeur ni d'esprit; il est toujours
aussi amusant, aussi gai lui-même. Il me donnait le bras l'hiver
dernier dans un bal[93-A], et ses remarques sur les gens qui
passaient devant nous auraient fait rire la douleur même.]

[Note 93-A: Chez M. Dupin, président de la Chambre des Députés.]

Le jour de ce bal où le quadrille des paysannes du Tyrol fut dansé,
pour revenir au sujet dont je me suis écartée pour parler d'Isabey,
il y avait un autre quadrille, et cette seconde mascarade faillit
amener la discorde comme dans le camp des Grecs.

La reine Hortense était enceinte du prince Louis, celui qui a survécu
à tous ses frères. Elle était, quoique d'une taille élégante et
svelte dans son état naturel, tout à fait _tour_ dans les dernières
semaines de cette grossesse; cependant, comme elle était toujours
très-gaie, elle voulut aussi faire un quadrille: elle allait y
renoncer, lorsqu'elle eut la pensée de se déguiser en vestale.
C'était alors la plus grande vogue de l'opéra de _la Vestale_, dont
le poëme est si dramatique et la musique si belle dans quelques
parties. L'idée fut trouvée charmante et le quadrille eut lieu.
Il était d'autant plus comique et plus _carnaval_ que la vestale
était enceinte de huit mois; cela rendait le supplice où elle
marchait moins injuste. Une autre idée, que suggéra, je crois, M. de
Longchamps[94], secrétaire des commandements de la grande-duchesse
de Berg, fut de donner pour guide et pour chef du quadrille des
vestales la Folie, mais en costume exact. Ce n'était pas aussi facile
qu'on pourrait le croire de trouver une _folie_ qui voulût revêtir
un pantalon de tricot qui ne laissât pas deviner si une jambe était
bien ou mal faite. Moi je prétendais, parce que je le croyais, que ce
serait parce qu'on ne voudrait pas le laisser voir, la chose fût-elle
même bien; mais je me trompais: il se trouva une charmante jeune
fille, tout au plus âgée de dix-huit ans, qui revêtit les insignes de
la folie sans se faire prier du tout. Elle était jolie comme un ange,
et semblait bien plutôt faite pour rendre les gens fous d'amour pour
elle-même que par le personnage mythologique qu'elle représentait.
Cette jeune personne dansait dans une rare perfection toutes les
danses de cette époque: le fandango avec ses castagnettes, les
bacchanales de Steibelt avec le tambour de basque, la danse du châle
avec une écharpe d'Orient, et pour en finir, le pas russe habillée en
Cosaque; on voit qu'il ne manquait rien à l'éducation de mademoiselle
Gui......t.

[Note 94: M. de Longchamps était un homme d'esprit et charmant de
manières, et de manières sociables. Il faisait de jolis vers, et
il est connu par plusieurs pièces fort jolies représentées sur le
théâtre de l'Opéra-Comique. C'est lui qui a fait cette ravissante
romance au moment de partir pour son exil, lorsqu'il alla en
Amérique. Jamais la poésie n'a mieux rendu la pensée du coeur. Il
y a tout un poëme de l'âme dans le second couplet. Boïeldieu fit
la musique; elle est en rapport avec les paroles, et tout à fait
dramatique. Voici ce couplet:

  J'observe tout ce que je laisse
  Avec d'autres yeux qu'autrefois;
  Tout m'attache, tout m'intéresse,
  Je tiens à tout ce que je vois.
  Parents chéris, fidèle amie,
  Pour moi ne sont pas moins perdus
  Que si j'eusse quitté la vie,
  Et j'aurai les regrets de plus.

Les quatre derniers vers sont ravissants de vérité et de sensibilité.]

C'était le nom de la jolie Folie...

Maintenant il faut savoir, pour l'intelligence de ce qui va suivre,
que le grand-duc de Berg, _fort beau cavalier_, comme aurait dit M.
Prudhomme, avait des yeux, non-seulement _bons_ à voir, mais aussi
fort excellents pour voir autour de lui ceux qui lui paraissaient
dignes de converser avec les siens. Apparemment que ceux de la jolie
Folie lui avaient paru réunir toutes les qualités requises, car elle
avait excité au plus haut point la jalousie de la grande-duchesse, et
lorsque son nom était prononcé devant elle, elle devenait toute autre
qu'elle n'était habituellement, et savait fort bien imiter alors le
_Jupiter Tonnant_ de la famille.

Elle venait de faire sa distribution de lettres comme un facteur
bien à son affaire... On parlait même déjà dans le bal de l'effet
que produisait l'arrivée du courrier. L'archichancelier avait une
lettre, ainsi que M. de Talleyrand; on en était à parler sur ce
courrier, dont quelques parties étaient étranges; on se demandait
si le grand-duc venait d'envoyer de Madrid quelques dépêches
importantes, que madame la grande-duchesse, pour plus d'exactitude,
se croyait obligée de distribuer elle-même, lorsque tout à coup
on entendit un bruit inusité, et en effet fort insolite, dans un
palais comme le sien... C'étaient des mots, des injures même fort
grossières... Les femmes sont curieuses... Nous voulûmes toutes
savoir de quoi il s'agissait, et nous apprîmes que les sanglots que
nous entendions étaient ceux de la jolie Folie, parce que madame
la grande-duchesse ne voulait et n'entendait pas qu'elle vînt faire
_ses folies_ jusque dans son palais... La grande-prêtresse plaidait
pour _sa folie_ comme une prieure ou une abbesse aurait prié pour sa
nonne... Elle disait, avec assez de raison, qu'elle ne ramènerait
jamais la Folie dans un lieu _si sage_, mais que puisqu'elle y était
il l'y fallait laisser, ne fût-ce que pour cette nuit-là; mais la
grande-duchesse n'entendait à rien: aussi donna-t-elle dans cette
soirée-là une haute idée de sa sagesse et de son grand sens, par
l'effroi qu'elle témoigna devant une simple marotte... On ne savait
qu'imparfaitement que la jalousie en avait sa bonne part, et cette
même jalousie eût-elle été entièrement connue, cette grande colère
eût toujours paru très-étrange à des gens qui croyaient que depuis
longtemps la grande-duchesse était plus forte et plus philosophe
qu'elle ne le témoignait dans cette circonstance. Cela était-il
vrai... ou voulait-elle seulement prouver qu'elle aussi était habile
en diplomatie?

Quoi qu'il en soit, tout cela fit une sorte de petite scène où
les deux belles-soeurs se parlèrent sur un ton un peu aigre-doux.
La reine Hortense était fort irritée, et cela avec raison, qu'une
personne venue avec elle fût accueillie de cette manière, quelle que
fût la cause du mécontentement de la grande-duchesse. Maintenant,
voulez-vous savoir le résultat de cette belle affaire? le voici.

La reine Hortense, suffoquée de ce qui s'était passé, tint conseil
avec sa mère sur ce qu'on pouvait faire pour se venger de la
grande-duchesse, qui avait ainsi méprisé la protection que toutes
deux avaient accordée à mademoiselle Gu......t. La chose fut
promptement résolue. L'Impératrice n'avait pas de lectrice; elle
allait partir pour Bayonne avec l'Empereur: il fallait qu'elle obtînt
de donner cette place de lectrice à mademoiselle Gu......t, ce qui
fut exécuté avec la célérité de femmes qui veulent prouver à une
autre femme qu'elles peuvent se venger si elles le veulent... Mais
le résultat fut différent de ce qu'espéraient la mère et la fille.
Mademoiselle Gu......t était charmante, comme je l'ai dit. Madame
Gazani avait habitué l'Empereur aux belles lectrices; il fut donc
charmé que l'Impératrice n'eût pas dérogé à l'habitude qu'elle en
avait prise; mais il paraît qu'il témoigna son admiration un peu trop
vivement. Je ne sais si ce fut à mademoiselle Gu......t, _à elle
seule_, ou bien tout simplement à Joséphine. Ce qui est certain,
c'est que la pauvre mademoiselle Gu......t pleura et sanglota de
nouveau à Bayonne comme dans l'Élysée, et qu'elle repartit pour Paris
avec la douleur d'être sacrifiée n'importe à quoi, n'importe à qui,
mais enfin _sacrifiée_. Le fait est qu'elle était bien assez jolie
pour n'être sacrifiée à personne.

Il arriva dans le même temps une aventure assez comique... Vers
le milieu de l'hiver, on partait déjà pour se rendre à Bayonne et
à Bordeaux. Tout l'état-major du prince de Neufchâtel, qui était
composé de jeunes gens les plus agréables de la cour et de Paris,
était en course pour porter des ordres: M. de Canouville (Jules), M.
de Pourtalès (James), M. Lecouteulx, M. de Flahaut, et dix autres
encore... M. de Girardin seul demeurait, parce qu'il était le favori
de Berthier. Mais nous étions dépourvues de danseurs.--Vous voilà
bien embarrassées, dit l'Empereur à la grande-duchesse; faites
engager des officiers de ma garde, ils en seront honorés et moi
très-content.

On dit au maréchal Bessières ce dont il s'agissait. Le maréchal, qui
n'aimait pas les bals et ne s'en souciait guère, mais qui était exact
au service et à l'ordre, fait venir deux ou trois colonels, et leur
transmet celui de l'Empereur. Les colonels, rentrés chez eux, font
absolument comme le maréchal, et comme le bal était pour le soir
même, il fallait se dépêcher. On fit monter quelques ordonnances à
cheval, et tout fut expédié avant midi.

Mais en se hâtant, il y a toujours quelques parties qui manquent
dans un tout, quelque peu important qu'il soit. L'un des colonels, en
faisant la liste des officiers qu'il jugeait les plus beaux de son
corps, pour aller figurer dans un avant-deux chez la grande-duchesse
le même soir, oublia complétement que l'un des capitaines désignés
par lui trottait avec sa compagnie depuis deux jours sur le chemin de
l'Espagne.

Mais il avait une femme, ce capitaine. Cette femme, depuis qu'il y
avait des bals chez les princesses et à la cour des Tuileries, ne
laissait pas écouler un jour sans pleurer de ne pouvoir y aller.
Elle se figurait que l'Élysée, par exemple, méritait réellement
son nom, et qu'il était un lieu de délices et d'enchantement. Son
mari, qui probablement savait que sa femme ne serait pas priée, ne
l'avait jamais demandé. La chose en était donc restée là, lorsque
tout à coup le billet d'invitation parvint à la femme. En le voyant,
elle eut d'abord le regret qu'elle avait toujours, qui était de
ne pas voir de près les merveilles qu'elle avait admirées des
Champs-Élysées, le jour de la fête donnée par la princesse Caroline
au roi de Westphalie, lors de son mariage avec la princesse Catherine
de Wurtemberg. Sa seconde pensée fut que peut-être elle pourrait
profiter de l'invitation de son mari. À la fête donnée au roi de
Westphalie, il y avait quinze cents personnes. Une femme, un homme
de différence, qu'est-ce que cela? c'est bien égal! il doit y avoir
toujours le même nombre de personnes...--Je me mettrai n'importe où,
se dit-elle, je ne manquerai pas de danseurs, puisque _le régiment_
est invité... j'irai. À peine eut-elle pris ce parti, qu'elle
s'occupa de sa toilette... et Dieu sait si ce fut par là qu'elle nous
amusa.

Le bal était commencé depuis une demi-heure, lorsque tout à coup
nous vîmes partir, avec la rapidité du tonnerre et la lourdeur d'une
pierre, un homme et une femme qui commençaient leur tour de valse
dans la belle galerie de l'Élysée où nous ne valsions jamais que
trois ou quatre pour avoir toute liberté sans confusion. J'ai déjà
dit que nous nous connaissions _toutes_ parfaitement entre nous; les
hommes des maisons des princesses et de celle de l'Empereur nous
étaient également connus: qu'on juge donc de notre surprise lorsque
nous vîmes une femme parfaitement inconnue, dont la tournure vraiment
singulière, la mise encore plus étrange dans un lieu comme celui-là,
où toutes les femmes étaient de la plus riche élégance, devaient
faire nécessairement un grand contraste.

--Savez-vous qui c'est? demanda d'abord l'une de nous à l'un des
hommes qui étaient derrière nos banquettes.

--Non, Dieu m'en garde!

--Et le monsieur?

--Eh! c'est un officier de la garde!

C'était vrai; mais la manière dont lui et sa compagne valsaient était
bien la plus comique chose qu'on pût donner à regarder. C'étaient
des pas tantôt petits, tantôt immenses, et puis des regards, des
sourires, et enfin des passes!... Ce furent les malheureuses passes
qui les perdirent. La princesse, qui ne valsait pas, ou qui alors
était au repos, avisa ces deux personnages; elle n'en reconnut aucun.
Pour l'homme, elle n'en fut pas surprise; c'était un officier invité
par ordre de l'Empereur. Mais la femme, qui était-elle?

La princesse appela madame de Beauharnais[95], sa dame d'honneur, et
lui demanda compte de cette femme qui tournait comme un cheval au
caveçon[96]. Madame de Beauharnais n'en savait rien, et ne pouvait
dire comment elle était là. Elle répondit cela avec sa douceur
accoutumée.

[Note 95: Seconde femme de M. de Beauharnais le sénateur, le père de
la princesse Stéphanie, grande-duchesse de Bade, et dame d'honneur de
la princesse Caroline. Elle était aimée de tout le monde à cause de
sa bonté et de sa politesse.]

[Note 96: C'est un petit cercle de fer qu'on met aux jeunes chevaux
fougueux pour les dompter, et alors on leur fait fournir une course
quelconque, mais plus particulièrement en tournant.]

--Mais, madame, lui dit la princesse, à qui donc voulez-vous que je
m'adresse pour savoir ce qu'on fait chez moi, si ce n'est à vous, qui
êtes chargée du soin des invitations? Allez demander à cette personne
son nom et de quel droit elle est ici.

Madame de Beauharnais partit, assez mal contente de sa mission. Elle
arriva auprès de la dame et de l'officier, et, profitant d'un moment
de repos, elle demanda le nom de la danseuse à l'officier. Ce nom
était celui d'un capitaine de la garde impériale. Aussi, la dame, qui
comprenait l'appui de ce nom, se hâta-t-elle de dire elle-même:--Je
suis madame ****, femme du capitaine de ce nom.

--Puis-je vous demander comment vous êtes ici?

--Par une invitation de madame de Beauharnais, dame d'honneur de la
princesse.

--C'est moi, madame, qui suis madame de Beauharnais, et je n'ai pas
eu l'honneur de vous envoyer d'invitation.

--Cependant mon nom est sur la liste, puisque j'ai une invitation.

--Monsieur votre mari, oui; est-il ici?

--Il est en Espagne, répondit la dame en tordant le bout d'une
ceinture orange et argent entre ses doigts, et en baissant les yeux;
elle m'aurait fait de la peine, si je n'étais endurcie contre ces
femmes qui s'exposent à une pareille scène pour dire: J'ai été dans
un bal où étaient l'Empereur et ses soeurs!

Madame de Beauharnais s'en fut rendre compte de sa mission. La
princesse donna l'ordre _de faire sortir cette femme_... Ici la
chose devenait toute différente, et _la capitaine_ prenait le pas
sur la princesse; elle le prit en effet lorsque, recevant l'ordre de
s'en aller, elle répondit qu'elle était invitée, qu'elle ignorait
si c'était une erreur de la dame d'honneur ou de son secrétaire,
mais qu'elle avait son billet et qu'elle devait à son mari de ne pas
se laisser mettre à la porte. Enfin, si ce n'eût été la tournure
vraiment hétéroclite de cette femme, ses cheveux mal peignés et
en serpenteaux, sa robe de crêpe blanc, mal faite, mal portée, sa
tournure entière et sa figure... si ce n'eût été tout cela, je
l'aurais prise en pitié. Le fait est quelle ne sortit pas tout de
suite; on n'insista pas, quoique la princesse en eût bonne envie.
L'Empereur ne vint que fort tard ce jour-là. S'il eût été là, _la
capitaine_ aurait valsé, dansé, et même dansé le grand-père[97], tout
autant qu'elle eût voulu.

[Note 97: Le grand-père se dansait à la fin du bal, et d'un bal où
on avait été ce qu'on appelle _en train_ et gai. On était, comme
dans l'anglaise, deux par deux et sur une colonne. Le couple _qui
menait_ le grand-père se mettait en marche sur un air fait exprès,
et que Julien le nègre jouait ordinairement moitié éveillé et moitié
dormant, parce que le grand-père arrivait à six heures du matin. On
faisait d'abord une promenade. La promenade finie, ce qui quelquefois
durait longtemps si le caprice du couple _chef_ le voulait ainsi, on
se remettait sur une colonne. Alors commençait un autre air sur la
mesure de l'anglaise, et on faisait toutes les figures qui passaient
par la tête du couple _chef_. Quand il avait parcouru toute la
colonne, un autre couple commençait et faisait la même figure. Les
plus bizarres et les plus drôles étaient les meilleures. On mettait
la femme dans un fauteuil, on se mettait à genoux, on faisait des
berceaux avec les bras, etc... J'ai vu une fois chez la princesse
Caroline, à l'Élysée, la promenade du grand-père se prolonger depuis
la galerie jusqu'au premier. Tout le grand-père avait plus de
quatre-vingts personnes, plus de quarante paires bien sûrement. Tout
cela suivait avec les meilleurs et les plus joyeux rires.]

Nous remarquâmes que lorsque _la capitaine_ sortit, elle fut
accompagnée par plus de sept à huit officiers _qui ne rentrèrent
pas_. Je suppose que c'étaient des officiers du régiment de son
mari...

Les autres jours de la semaine, la grande-duchesse recevait aussi,
mais elle n'avait pas un salon. Elle recevait quelques personnes
qui étaient spirituelles et _causaient_; car c'est une justice que
je dois lui rendre, elle aimait ce passe-temps-là plus que celui
des cartes. On m'a dit que depuis elle n'avait pas pu échapper à la
maladie des femmes qui vieillissent et qui deviennent, dit-on, ou
dévotes, ou joueuses, ou gourmandes... dévote... je ne crois pas;
restent les deux autres choses...

Les habitués intimes étaient, pour presque tous les jours, M. le
comte de Ségur, le grand-maître, l'archichancelier, M. de Talleyrand,
M. le comte Lavalette, le duc d'Abrantès surtout, et quelques hommes
de la cour, quelques étrangers de haute distinction. C'est ainsi que
le grand-duc de Wurtzbourg, qui par aventure devint amoureux des
beautés et perfections de la princesse, chantait dans les petites
soirées intimes... J'ai eu le bonheur d'entendre un duo, c'est-à-dire
un nocturne chanté par la grande-duchesse de Berg et par le grand-duc
de Wurtzbourg. C'est un souvenir à ne jamais perdre et à bien
conserver pour un moment de grande tristesse: car Héraclite aurait ri
en les écoutant, malgré le respect et la convenance.

Ce qui n'était pas de même, c'était lorsque madame de Colbert (Mme
Alphonse) chantait: une bonne méthode, une belle voix, une jolie
personne bien bonne et charmante, voilà ce qui était devant le
piano...

Les femmes étaient en petit nombre, quoique la grande-duchesse
invitât plusieurs de nous à y aller habituellement; les invitations
là n'avaient rien d'officiel et n'étaient que verbales. Madame
Adélaïde de Lagrange, soeur du marquis de Lagrange, et dame de la
princesse, était une femme parfaitement spirituelle. Du reste, sa
maison n'avait rien alors de très-remarquable. M. d'Aligre était
poli, connaissait beaucoup d'anecdotes qu'on aimait à lui entendre
conter; mais M. de Cambis et tout le reste, excepté M. de Longchamps,
n'étaient remarquables ni en bien, ni en mal.

Les mercredis de la princesse Pauline étaient singulièrement
organisés. Sa maison était, comme formation, parfaitement agréable,
et pourtant c'était la princesse qui recevait le plus mal et faisait
le moins prospérer cette société renouvelée que voulait l'Empereur.
La princesse était fort indolente sur tout, excepté sur sa toilette.
Aussi dès le lundi elle ne s'occupait que de sa parure; le reste
lui était égal. La composition de sa liste se faisait toujours avec
Duroc comme celles de ses soeurs. Il fallait entendre Duroc lorsqu'il
racontait toutes les gentilles mines, les câlineries qu'elle lui
faisait pour faire rayer une femme plus jolie qu'elle ne la voulait.
Elle était si charmante qu'il ne pouvait la refuser; cependant son
équité naturelle le faisait hésiter:

--Mais pourquoi la rayer? y a-t-il jamais trop de jolies femmes?
disait-il.

--Eh bien! ne serai-je pas là, moi? Ne me verrez-vous pas tout à
votre aise?

Et la séduisante créature souriait en montrant ses dents perlées...
et presque toujours alors la femme qui l'effrayait était rayée.
Cependant elle avait auprès d'elle une bien belle personne, madame
de Barral, qui était même sa favorite à cette époque. Madame de
Barral était une femme aussi belle et aussi charmante qu'on puisse
voir; un esprit fin, de la gaieté, de l'agrément et de la bonté.
C'était une personne acquise de droit à la cour, car jamais on ne
porta mieux le grand habit qu'elle ne le portait. Venait ensuite
madame de Bréhan[98], femme de beaucoup d'esprit, ayant des manières
excellentes et en même temps fort agréables; sa figure et sa tournure
étaient celles d'une jolie femme; sa taille était parfaite et bien
proportionnée, son pied ravissant. Elle a un esprit remarquable, et
tout ce qu'elle dit porte un cachet d'originalité. Elle est peut-être
un peu mordante, mais sûre, fidèle en amitié et bonne à aimer... et
puis je trouve qu'en ce monde il faut souvent montrer qu'on a des
dents pour ne pas sentir celles des autres.

[Note 98: J'ai fait une erreur dans mon _Salon de madame de
Polignac_. J'ai dit que la marquise de Bréhan était dame du palais;
elle ne l'était pas, mais elle était amie intime de la Reine. Je
m'empresserai toujours de réparer une faute dès qu'elle me sera
démontrée.]

Madame la duchesse de Cadore, dame d'honneur de la princesse, était
l'exemple des femmes, l'honneur de sa maison, le bonheur de son
mari; mais elle n'était pas amusante, elle était même ennuyeuse et
ne savait pas faire que notre princesse sût s'amuser comme tout le
monde. La pauvre princesse avait du malheur en dames d'honneur, et
madame de Cavour, son autre dame d'honneur pour au delà des Alpes,
était encore moins gaie que madame de Cadore.

Il y avait encore madame de Chambaudouin, favorite aussi de la
princesse; je ne sais si elle était plus ennuyeuse _qu'autre chose_,
ou _plus autre chose_ qu'ennuyeuse. Venait ensuite madame de la
Turbie, qui, depuis, épousa M. le duc de Clermont-Tonnerre. J'ai déjà
dit dans mes _Mémoires sur l'Empire_ tout le bien que j'en pensais.

Une dame du palais de la princesse Pauline, qui était aussi bien
belle, c'était madame de Mattis, mais seulement jusqu'à la ceinture.
Elle avait le buste d'une femme de cinq pieds deux pouces, surtout
la tête, qui était très-forte, et puis le reste était de la hauteur
d'un enfant. Le visage de madame de Mattis était lui-même d'un
genre de beauté sévère; malgré cette admirable chevelure blonde qui
semblait appartenir à la tête d'une Galatée. Rien ne donnera l'idée
de ces magnifiques cheveux, pas même ceux de la duchesse de Guiche,
qui, certes, étaient et sont encore bien beaux. Madame de Mattis fut
très-aimée de l'Empereur et résista longtemps, ce que la princesse
trouvait fort étrange.

--Savez-vous bien, madame, que l'on ne doit jamais dire _non_ à une
volonté exprimée par l'Empereur? et que MOI, qui suis sa soeur, s'il
me disait: JE VEUX, je lui répondrais: Sire, je suis aux ordres de
Votre Majesté.

Elle lui dit cela avec le ton solennel d'une aïeule qui prêcherait la
morale à sa petite-fille.

M. de Montbreton, premier écuyer de la princesse, et qui jadis avait
été son ami _fort intime_, était toujours bon, aimable, le meilleur
des hommes pour vivre habituellement avec lui, et en même temps pour
le rencontrer comme homme agréable et spirituel. Je le connais depuis
mon enfance, et je lui conserve une profonde amitié.

M. de Clermont-Tonnerre, également écuyer de la princesse, avait une
gaieté continuelle avec laquelle on est toujours un homme bon. Son
esprit n'était pas supérieur, mais on causait avec lui.

Venait ensuite l'homme par excellence de la maison, et même de la
société française alors; c'était M. de Forbin!... Quel être charmant
était alors M. de Forbin!... que d'esprit... de talents, d'agréments
sans nombre, que les autres hommes n'ont guère que partiellement
et que lui réunissait! Une figure charmante ajoutée à ces dons du
Ciel... et maintenant que reste-t-il de cette oeuvre du Créateur?...
Cette pensée fait bien mal!.. quel retour sur soi-même!...

Les salons des princesses avaient tous un caractère particulier. Chez
la grande-duchesse on y allait avec la crainte d'être jugée de deux
manières: pour son maintien et pour son langage, pour tout enfin...
Chez la reine Hortense, on y allait sans crainte... on y allait avec
la certitude de s'y amuser... Mais chez la princesse Pauline, on s'y
prenait huit jours d'avance pour savoir quelle toilette on aurait: la
princesse ne portait son attention que là-dessus. Une fois je vois
arriver à moi M. de Forbin, qui me dit avec une expression inimitable:

--La princesse veut vous parler _immédiatement_.

--Mon Dieu! qu'est-ce donc? Vous êtes bien sérieux!

--Aussi la chose est-elle fort grave. Venez donc vite.

Comme la princesse ne me faisait jamais grand'-peur, je me remis
bientôt, et en arrivant près d'elle j'étais toute prête à recevoir ce
qu'elle allait _me communiquer_, comme disait M. de Forbin, et je me
penchai vers son fauteuil.

--Ma chère Laurette[99], me dit-elle, comment avez-vous pu choisir
aussi mal que vous l'avez fait les fleurs de votre coiffure?

[Note 99: Elle continuait à m'appeler ainsi lorsque nous étions
seules. Elle était bonne en général, et aimait ses anciens amis.]

--Mais, madame, ce sont les mêmes que celles de ma robe.

J'avais une robe de tulle jaune, doublée de satin jaune et garnie
avec des touffes de violettes doubles, dans lesquelles il y avait de
la poudre d'iris de Florence très-forte, ce qui donnait une vapeur
embaumée à la robe lorsque je dansais...

--Je sais bien que ce sont les mêmes. Mais il ne fallait pas les
prendre comme cela... il fallait garnir votre robe en scabieuses, par
exemple. Vous deviez songer que des violettes artificielles dans des
cheveux noirs comme les vôtres ont l'air de tripler vos boucles...
Cela vous donne l'air dur... fi donc!... Promettez-moi de changer ces
fleurs-là.

--Oui, madame, lui répondis-je, fort amusée de cette puérilité
d'enfant qui lui faisait prendre attention à des choses de cette
nature.

Ce qu'elle me reprochait, au reste, était vrai: rien ne sied plus mal
que des violettes dans des cheveux noirs.

Ce même jour, la princesse fit un effet vraiment étonnant au moment
de son entrée dans le salon, tant elle était belle! Ce fut un murmure
d'admiration... Elle portait une robe de tulle rose, doublée de
satin rose et garnie avec des touffes de marabouts, retenues par des
agrafes de diamants d'une admirable beauté... Les touffes de plumes
étaient retenues par des rubans de satin rose qui partaient de la
taille et flottaient sur la robe; le corsage était en satin avec de
petites pattes tombant sur la jupe. Ce corsage était garni ou plutôt
cousu de diamants; à chaque patte tombait une poire en diamants
d'une eau et d'une taille admirables; les manches étaient en tulle
bouillonné, et chaque bouillon formé par des rangs de diamants[100]
qui le serraient. Sur sa tête, il y avait deux ou trois des mêmes
marabouts rattachés avec des diamants, et, pour contenir le paquet
de plumes, était un bouquet de diamants posé sur la tige des trois
marabouts.

[Note 100: C'était alors la mode de porter de ces jupes garnies avec
des touffes de n'importe quoi soutenues par des rubans. La princesse
Pauline en avait une garnie de branches de pin, avec un corsage de
velours vert garni en émeraudes et en diamants. La reine Hortense en
avait une ravissante garnie en _belles-de-jour_, et tout ce qui, à
la robe de la princesse Pauline, était en émeraudes et en diamants,
était ici en turquoises et en diamants.]

J'ai dit plus haut que chez la reine Hortense on n'avait aucune de
ces craintes puériles, et c'est vrai. Elle était bonne, indulgente;
si au contraire l'Empereur trouvait à blâmer, elle prenait la défense
de l'opprimée: aussi nous y allions convenablement, mais ne craignant
ni le blâme de la maîtresse du lieu, ni sa raillerie.

Ses bals étaient charmants. Sa maison me semblait faite pour
recevoir; on y trouvait tout ce qui amuse. Si par hasard on n'avait
pas voulu danser, ou qu'on fût malade, on se mettait devant une table
ronde dressée dans l'un des salons de la princesse, on y trouvait
toujours des livres, des dessins, des couleurs, des gouaches, tout ce
qui peut divertir des amis des arts. Pendant ce temps, la princesse
dansait, à moins qu'elle ne fût dans l'état où elle était le jour de
_la Vestale_. Alors, elle venait dans le salon où étaient la table et
les aquarelles, elle s'asseyait à cette table et causait; et on ne
s'en trouvait que mieux chez elle.

--Voyons, tournez-vous un peu, que je fasse votre portrait,
disait-elle à une jeune femme nouvellement mariée et dont la timidité
était si grande qu'elle devenait pâle au lieu de rougir quand on lui
parlait. À la proposition de la Reine, elle devint pâle d'abord, et
puis rouge, et enfin toute tremblante. Mais la Reine lui parla avec
une telle bonté, un accent si doux, qu'avant un quart d'heure cette
jeune femme causait et riait avec son peintre, qui ne pouvait plus,
nous disait-elle ensuite en riant, la faire tenir tranquille.

La maison de la reine Hortense était mélangée comme agréments.
Plusieurs personnes étaient bien, quelques autres beaucoup moins,
et d'autres pas du tout. Madame de Viry, la mère, était aussi
ennuyeuse qu'on peut l'être; quelques autres aussi dans les dames
pour accompagner: je n'en excepte que madame de Broc, madame de Lery,
madame d'Arjuzon, et mademoiselle Cochelet, dont l'amère laideur
ne l'empêchait pas de se coiffer en bacchante et à la Camille des
_Horaces_; mais elle avait beaucoup d'esprit; elle était lectrice.

Mais les bals du lundi, chez la reine Hortense, dépendaient peu, pour
leur agrément, des personnes de sa maison. Elle était elle-même la
plus charmante maîtresse de maison, faisant attention aux femmes qui
étaient mal placées pour qu'elles fussent mieux, veillant à ce que
les hommes fissent danser les jeunes filles, qui souvent dansaient
moins que nous, qui étions jeunes d'abord et puis ayant une maison et
recevant, ce qui, au bal, nous le savons toutes, nous faisait inviter
de préférence à des femmes beaucoup plus jolies que nous.

Il y avait aussi dans l'hiver des bals d'enfants dont les jeunes
princes faisaient les honneurs. Nos enfants y allaient déguisés, ils
étaient charmants... Mes filles y furent un jour; l'aînée, qui alors
était déjà une ravissante créature, était habillée comme mademoiselle
Mars dans _la Jeunesse de Henri V_, et sa soeur en petit page. Ces
deux costumes eurent un grand succès.

C'était ces jours là que la Reine était bonne et faite pour être
aimée! Elle était là comme la mère de toute cette jeunesse qui
tourbillonnait autour d'elle! On tirait une loterie pour les enfants
où tous les numéros gagnaient; elle y présidait, dirigeait les lots,
changeait ce qui ne plaisait pas, et devenait mère de chaque enfant
pour lui donner une joie. Combien mon coeur se serre en pensant à
l'exil[101] d'une personne qui ne fit jamais que du bien, qui ne
provoqua jamais un sentiment, je ne dis pas de haine, mais seulement
répulsif!... Toujours de l'amour et du respect!... et pourtant elle
est bannie de sa patrie! et dans quel moment...? lorsque sa santé
détruite réclame l'air de la patrie, le seul où l'on respire la vie!

[Note 101: Et depuis que ceci est écrit, quel malheur nous a
frappés!... La chaîne de l'exil a été rompue, mais par la mort!...]

Dans l'année 1814, dans ce même moment où elle sut prouver qu'elle
pouvait être à la fois aussi bonne qu'aimable, et courageuse, et
grande, la reine Hortense, sachant que l'empereur de Russie était
venu chez moi, me demandait assez souvent d'aller chez elle, ne
voulant pas lui donner des figures nouvelles. Un soir, nous étions
fort peu de monde, la conversation tomba sur le talent de conter; la
Reine contait à ravir, et, sans lui faire un compliment qui pouvait
être plat en le lui adressant à elle-même, nous lui dîmes qu'elle
serait bien aimable de nous raconter quelque chose.

--Non, non, dit-elle, je ne suis pas assez pénétrée d'un sujet, quel
qu'il soit, pour entreprendre de raconter ce soir; il n'est pas
toujours temps pour l'esprit de conter. Mais ce qui aurait surpris
Votre Majesté, ajouta-t-elle en s'adressant à l'empereur de Russie,
c'est d'entendre raconter une chose intéressante à l'Empereur, ou
bien de lui entendre improviser une histoire.

L'empereur de Russie sourit.

--Croyez-vous que je ne connaisse pas cette charmante variété de son
esprit? croyez-vous donc qu'il ne m'a pas charmé autant qu'il le
pouvait?... Je l'ai entendu un jour à Tilsitt raconter à la reine de
Prusse un fait arrivé, disait-il, dans les montagnes de la Corse.
C'était un homme qui se vengeait à la fois d'une maîtresse infidèle
et d'un ami perfide. En vérité, je vous jure qu'il fut terrible au
moment de la catastrophe... Plus tard, à Erfurth, étant seulement
avec le malheureux Duroc, Talma et moi, Napoléon improvisa une
histoire dont le sujet était pris dans l'histoire d'Orient, et où il
fut admirable. Ce fut ce jour-là que Talma s'écria: Mon Dieu, où sont
donc les imbéciles qui disent que je vous donne des leçons de pose et
de diction? j'en recevrais plutôt de vous, sire!

--Il ne vous a jamais raconté une histoire italienne? demanda la
Reine.

--Non, répondit l'empereur Alexandre, voilà tout ce que je connais de
lui.

--Eh bien, sire, je veux que vous entendiez le conte de Giulio,
dit la Reine; il fut improvisé à la Malmaison, comme la duchesse
d'Abrantès peut vous le certifier; elle était avec moi ce même jour
où l'Empereur raconta cette histoire, qui, du reste, est vraie pour
le fond, et le fait principal du meurtre et de sa cause s'est passé
dans un couvent[102] de Lyon. La galerie venait d'être terminée, et
on s'y tenait presque tous les soirs; l'Empereur, lorsqu'il était
de bonne humeur, aimait beaucoup ce qui était extraordinaire; il
aimait à faire impression, et c'était presque toujours sur nous,
pauvres femmes, qu'il aimait à exercer son pouvoir.--Il y a aussi
l'histoire d'un élève de Brienne; elle est aussi tragique que celle
de Giulio, et comme elle est vraie, elle nous cause toujours une
grande émotion... Mais celle de Giulio était terrible!.. Je l'ai
assez présente, et, si vous me soutenez, mesdames, Sa Majesté aura
l'histoire entière...

[Note 102: C'est vrai.]

Nous nous rapprochâmes de la table ronde autour de laquelle nous
étions déjà tous; on enleva deux lampes et on n'en laissa qu'une,
sur laquelle encore était un abat-jour. Il est vrai de dire que
l'Empereur prenait ainsi toutes ses mesures probablement pour obtenir
plus d'effet.

La Reine commença:

C'était pendant une soirée d'automne; nous étions rassemblés à la
Malmaison dans la grande galerie, et assez tristes du mauvais temps.
L'Empereur, qu'un ciel gris et orageux impressionnait aussi, sentit
le besoin de rompre le charme qui agissait sur nous; il dirigea la
conversation, et bientôt elle tomba sur l'amour et ses effets. Ma
mère parla de l'amour des créoles; madame la duchesse d'Abrantès, de
celui de l'Espagne, d'où elle revenait pour la première fois[103], et
moi de l'amour dans notre belle France. Mais l'Empereur nous imposa
silence à toutes, et nous dit d'écouter l'histoire qu'il avait à nous
raconter; ensuite nous verrons, dit-il, quel est le pays qui produit
les passions les plus violentes... Écoutez.

[Note 103: En 1806, au commencement.]

Et se plaçant au milieu de la galerie, il commença son récit:

Un jour, il parut à Rome un être mystérieux dont l'âge, le nom, et
le sexe même, furent d'abord inconnus; les bruits les plus étranges
circulèrent bientôt dans la ville sainte. Les Romains aiment le
merveilleux; ils voulurent voir dans cet être bizarre de forme,
et dans ses moeurs habituelles, un objet sur lequel l'inquisition
devait avoir les yeux. Bientôt la curiosité redoubla; la foule visita
le quartier désert où cet individu s'était retiré, dans le palais
Gandolfo, demeure solitaire et ruinée où jamais un être vivant
n'avait choisi sa demeure.

Un seul serviteur, silencieux comme son maître ou sa maîtresse, était
le compagnon de l'habitant du palais Gandolfo; il sortait seulement
pour aller aux provisions, puis il rentrait, et de huit jours l'herbe
qui croissait entre les pierres des galeries abandonnées n'était
foulée par un pied humain.

Un jour, le bruit se répandit que le mystérieux inconnu dévoilait
l'avenir, qu'il prédisait, enfin, et que ses prédictions étaient
effrayantes presque toujours pour ceux qui allaient les chercher.

Quelque voilée que fût la personne de la sibylle, cependant on
finit par trouver qu'elle était femme, ou du moins que les indices
qui révélaient qu'elle était femme étaient suffisants.--Bientôt sa
renommée fut grande: on ne parlait plus que de la _sibylle_. Ce nom
lui resta.

Deux jeunes Romains vivaient alors à Rome dans toute la douceur d'une
sainte amitié: l'un se nommait Camille, l'autre Giulio; tous deux
jeunes, tous deux beaux, tous deux riches de cette espérance qui rend
l'âme si radieuse à vingt ans. Camille, brave et déterminé, voulut
aller aussitôt chez la sibylle; Giulio, plus timide ou plutôt plus
craintif, redoutait l'avenir et ne voulait pas avancer le moment où
cet avenir se dévoilerait à lui. Il refusa longtemps. Enfin Camille
l'entraîna, et un soir, au moment où le soleil se couchait sur le
mont Quirinal, les deux amis franchissaient la porte redoutée du
palais de la sibylle.

En entrant dans les vastes cours dont les dalles de marbre
résonnaient sous leurs pas, ils ne virent pas un être humain venir
à leur rencontre. Giulio sentait ses jambes fléchir sous lui... son
front était humide et brûlant... il souffrait... mais attiré par un
charme qu'il ne pouvait vaincre, il suivait Camille au travers des
vieilles chambres, des salles désertes et des décombres du palais
maudit.

Tout à coup, en traversant une galerie, les deux amis furent arrêtés
à la vue d'un immense rideau noir qui la partageait; au moment où ils
entrèrent dans cette pièce, une voix d'une douceur infinie prononça
ces mots:

--Si vous voulez connaître votre sort, jeunes gens, passez derrière
ce rideau... mais auparavant, préparez-vous par la prière à cet acte
solennel.

Involontairement Giulio tombe à genoux et prie. Camille s'incline
légèrement; puis il se relève, et mettant la main sur son poignard,
il écarte le rideau qui s'ébranle sous sa main et, se séparant tout à
coup, leur laisse voir le sanctuaire qu'ils étaient venus chercher.

Au mouvement de son ami, Giulio s'était relevé et se disposait à
le suivre, en mettant comme lui la main sur son poignard; mais la
surprise qu'ils éprouvèrent tous deux fit retomber leur main à leur
côté.

Ils ont enfin devant les yeux l'être mystérieux qui défie toutes les
recherches depuis bien des mois dans la ville de Rome... C'est une
femme!... elle est jeune... belle même... ou du moins elle le serait,
sans une pâleur de la tombe, une fixité dans la prunelle de ses yeux
qu'elle tient ouverts et attachés sur les deux amis. Ses traits sont
beaux; mais cette pâleur cadavéreuse glace la pensée qui est à côté
du mot de beauté, et l'effroi est le seul sentiment que les deux
jeunes gens éprouvent en la voyant.

--Que voulez-vous de moi? leur demande-t-elle avec cette même voix
harmonieuse qu'ils avaient entendue.

--Connaître notre sort, répond Camille, plus hardi que son ami....
Giulio baisse les yeux sans répondre.

--Et vous? dit la sibylle...

Giulio veut parler, sa langue glacée ne peut articuler un mot; enfin
il prononce à voix basse:

--Je ne veux rien savoir.

--Téméraire! dit la pâle et belle créature... ne sais-tu pas que
tout mortel qui franchit ce noir rideau doit venir à ma science et
partager la punition que Dieu m'infligera pour avoir osé pénétrer
dans ses décrets?...

--Je vais, si vous le permettez, dit Camille, passer le premier
devant votre intelligence. Giulio sera plus assuré à mon retour.

La sibylle fronça son noir sourcil sur son front d'ivoire et parut
hésiter un moment; mais en remarquant la terreur visible de Giulio,
elle parut le prendre en pitié, et, faisant un geste de la main à
Camille, elle disparut avec lui derrière une vaste draperie noire qui
masquait une autre partie de la galerie. Quelques instants suffirent
pour la conférence de Camille et de la sibylle; il revint auprès de
son ami le sourire sur les lèvres.

Mon horoscope est des plus heureux; mais elle n'a pas fait un
grand effort de science pour me le révéler. Elle m'a _prédit_ que
j'épouserais ta soeur Giuliana, et que notre mariage serait seulement
retardé par une cause légère... Comme notre contrat est déjà signé
et que la ville entière le sait, la sibylle travaillait à l'aise!...
N'importe, va, mon Giulio, je t'attends; bonne chance!

Giulio gagne en chancelant le lieu où l'attend cette femme étrange,
dont le rapport d'elle à lui est si terrible et si influent... Cette
draperie légère que sa main soulève lui semble être de plomb!...
Enfin il disparaît, et les longs plis de la noire et lugubre draperie
retombent et l'enveloppent comme un linceul.

Pendant plusieurs minutes le plus profond silence régna dans la
partie séparée de la galerie où la sibylle était avec Giulio...
Tout à coup un cri perçant vient frapper l'oreille de Camille. Il
s'élance, son poignard au poing, et trouve Giulio à genoux, les
cheveux hérissés, les yeux hagards et attachés sur la sibylle,
qui, debout devant lui, une baguette de saule à la main, ornée de
bandelettes noires, et toujours avec le même calme et le même regard
atone, prononçait des mots incohérents dont Camille ne put saisir le
sens; le seul qu'il entendit fut MEURTRE et SACRILÉGE, amour sans
bornes!...

À la vue de Camille, la sibylle parut courroucée:--Qui vous a
demandé? lui dit-elle avec hauteur; éloignez-vous! Mais il ne
l'écouta pas. Giulio était vraiment mal; il ne savait comment
l'emmener; sa raison était presque égarée, et rien ne le rappelait à
lui. Enfin il se laissa entraîner, et une fois hors de cet antre, de
cet _autre Averne_, l'air frais et balsamique de la nuit rafraîchit
le front brûlant du jeune homme. Mais il parle à peine et d'une
manière incohérente... il prononce des mots séparés, parmi lesquels
on entend surtout ceux de MEURTRE et de SACRILÉGE[104].

[Note 104: L'Empereur prononçait les deux mots avec un accent
effrayant et prolongé.]

Camille le remit chez lui, et à peine le vit-il plus calme qu'il
courut, avec plusieurs de ses domestiques et quelques-uns de ces
_bravi_ qu'on trouve à volonté à Rome, au palais Gandolfo; il voulait
contraindre la magicienne à confesser ce qu'elle avait dit à son
malheureux ami. Mais le palais était encore plus désert que dans la
soirée qui venait de s'écouler; personne dans aucune de ses vastes
galeries, personne dans aucun des plus obscurs réduits. Partout
la solitude, partout le silence, et pas une trace du séjour même
momentané de cette femme... Tout a disparu...

Camille revint consterné. Il commence à croire qu'il y a un mystère
qu'il ignore dans l'âme de Giulio... Il retourne près de lui et le
trouve accablé. Le lendemain, il paraît mieux; mais il ne parle pas
de son aventure, et Camille lui-même ne chercha pas à la lui rappeler.

Quelques semaines s'écoulèrent. Les préparatifs du mariage de Camille
et de Giuliana se faisaient avec toute la pompe que de nobles
familles mettent toujours dans une occasion aussi solennelle. Le
bonheur était sur le front de la jeune fiancée; Camille aussi était
heureux; mais il l'eût été davantage sans la connaissance qu'il avait
du fatal secret de son malheureux ami, ce secret qu'il ne savait
qu'imparfaitement encore!... et ne connaissait que par la douleur qui
frappait chaque jour la jeune tête de Giulio d'un nouveau coup...--Si
je pouvais te consoler, au moins! disait Camille à son ami!

Giulio secouait lentement sa tête pâle, et répondait:--Tu n'y peux
rien, ni moi non plus, c'est ma destinée!...

Enfin le jour du mariage arriva. Dès le matin, tous les serviteurs
de la maison de la mère de Camille mettaient en ordre le palais
héréditaire pour recevoir leur jeune maîtresse. Camille était tout à
fait joyeux. Depuis l'avant-veille, Giulio était enfin plus calme et
semblait avoir repris toute sa tranquillité. Le marquis de Cosmo, son
père, heureux également de le voir sourire, lui dit de se préparer
pour le départ. Le vieux marquis descendit en même temps et monta à
cheval pour aller jusqu'à Sainte-Marie-Majeure voir si tout était
prêt. Mais au moment de monter à cheval, le cheval se cabra, et
le marquis fit une chute qui, sans être nullement dangereuse, fit
remettre le mariage à la semaine suivante.

Comme la famille du marquis entourait son lit, Camille dit
étourdiment:--Ah! mon Dieu! mon Dieu! voilà la prédiction de cette
maudite sibylle accomplie, et mon mariage retardé!

Giulio pâlit en entendant ces paroles; un souvenir terrible le
saisit aussitôt... Il se retira dans son appartement, et ne voulut
voir personne qu'un vieux moine qui l'avait élevé et dont il était
tendrement aimé.

Le marquis de Cosmo fut promptement rétabli, le jour du mariage fixé,
et, de ce moment, la joie revint dans les deux familles.

Le matin du mariage, Camille vint de bonne heure au palais de sa
fiancée; Giulio était sorti, mais il avait fait dire qu'il se
rendrait à l'église. On partit, et le mariage fut célébré avec
toute la pompe que demandait cette solennité, à laquelle étaient
intéressées les premières familles de Rome. Mais, lorsqu'on revint
au palais de Cosmo, Giulio se trouva encore absent. L'inquiétude
s'empara alors vivement de son père et de sa soeur, ainsi que de
Camille. On envoya chez tous ses amis... Vers le soir, au moment où
le vieux marquis était pensif, occupé à écouter la relation que lui
faisait Camille de la soirée passée au palais Gandolfo, un inconnu
laissa une lettre pour lui et s'éloigna aussitôt.

Cette lettre était de Giulio:

«Mon père, disait-il, disposez de vos richesses en faveur de ma
soeur. Je suis mort pour le monde. JE DOIS FUIR UNE DESTINÉE FUNESTE,
et vous devez préférer ne plus voir votre fils à le voir indigne de
vous.

«Épargnez-vous d'inutiles recherches, ma résolution est inébranlable.

«Adieu, mon père, bénissez votre enfant, car il est et sera toujours
digne de vous.»

Cet incident frappa d'une teinte lugubre les noces de Giuliana.
Camille épousait en elle la plus riche héritière de l'Italie depuis
la retraite de son frère; mais il aimait Giulio, et son souvenir
empoisonna longtemps le bonheur dont il jouissait.

Le marquis de Cosmo découvrit enfin que le moine qui avait été
précepteur de Giulio connaissait la retraite de son fils. Il le manda
devant lui.

--Mon père, lui dit-il, vous savez où est Giulio.


LE MOINE.

Oui, monseigneur.


LE MARQUIS.

Est-il à Rome?


LE MOINE.

Je ne puis le dire.


LE MARQUIS.

La puissance paternelle est la première de toutes, et c'est un père
qui vous commande de lui dire où est son fils.


LE MOINE.

La puissance paternelle elle-même n'est rien devant celle de Dieu,
monseigneur... et celle-là m'ordonne le silence.


LE MARQUIS.

Quelle est votre excuse?


LE MOINE.

Je me suis opposé longtemps aux projets de Giulio, mais je l'ai vu si
déterminé que je n'ai plus eu de force que pour le guider dans leur
exécution.


LE MARQUIS.

Et quelle est-elle?


LE MOINE.

Il est entré dans un couvent pour y prononcer ses voeux.


LE MARQUIS.

Il n'a pas l'âge nécessaire pour disposer de lui, et je m'oppose à
cette résolution. Je vous ordonne de me dire le nom du monastère où
cet insensé s'est retiré.


LE MOINE.

Je vous répète que je ne le puis, monseigneur.


LE MARQUIS.

Vous ne le pouvez!


LE MOINE.

Non, monseigneur, j'ai reçu cette confidence sous le sceau de la
confession, je ne puis parler.


LE MARQUIS, après avoir réfléchi.

Le grand-pénitencier peut-il vous relever de votre silence?


LE MOINE.

Oui, monseigneur.


LE MARQUIS.

Eh bien! il vous fera parler.

Mais le lendemain même de cette conversation le moine disparut, et on
ne le revit jamais.

Où était Giulio, cependant?... il était parti pour la Sicile; là
il avait vu le père Ambroise, prieur du couvent des dominicains de
Messine, à qui il était recommandé par le moine de Rome. Le père
Ambroise était un homme selon Dieu, un véritable apôtre. En voyant
Giulio, il comprit l'âme troublée de ce jeune insensé et lui refusa
positivement l'habit de frère qu'il lui demandait, et le contraignit
à faire son noviciat.

Giulio était né avec une imagination ardente et vagabonde;
l'éducation singulière qu'il avait reçue n'avait pas modifié cette
nature indomptée qui ne savait quelle route elle devait choisir
pour arriver au bonheur. La mère de Giulio, d'une santé faible,
était idolâtre de cet enfant, et il fut constamment à ses côtés. Il
ne la quittait que pour aller prier à l'église ou dans la chapelle
du château lorsque la famille était à Torre di Monte, habitation
antique et féodale des marquis de Cosmo, dans les Abruzzes. Lorsque
la mère de Giulio le voyait abattu et pâle, elle passait sa main
dans les longs cheveux du jeune homme, et lui souriant doucement,
elle l'envoyait respirer un air plus pur dans la haute montagne.
Alors Giulio prenait un fusil et s'enfonçait dans les sauvages
solitudes des Abruzzes. Il aimait à découvrir des sites inconnus,
des retraites inaccessibles, des grottes creusées dans le granit par
les eaux d'un torrent; alors il souriait à la vue de sa conquête, il
regardait autour de lui comme s'il eût été le roi de la montagne;
puis il rêvait longtemps, il pensait combien il serait heureux dans
ces déserts avec une jeune fille qui prierait le Seigneur avec lui
au milieu de cette nature si grande et si belle... Cette jeune fille
serait le bonheur de Giulio; après son amour pour Dieu, elle serait
tout pour lui... Souvent il rêvait ainsi d'amour, de retraite et de
bonheur, et puis tout à coup il se réveillait au son lointain de la
cloche d'un ermitage, ou bien au bruit d'un coup de fusil tiré par
un chasseur d'aigle dans ces hautes régions; alors le jeune homme,
rappelé à la vie matérielle, reprenait en soupirant le chemin du
château dont un jour il devait être seigneur, et ne jetait sur ses
hautes tours, ses vastes remparts, qu'un coup d'oeil de mépris... Ses
domaines à lui étaient dans un autre monde.

Depuis l'enfance, Giulio avait été lié avec Camille; celui-ci, franc
et jovial, riait et chantait tout le jour; il n'avait que deux
affections, son amitié pour Giulio, son amour pour Giuliana. N'ayant
ni père ni mère, il avait été élevé par le marquis de Cosmo, qui
avait géré son immense fortune comme si déjà il eût été son fils. La
connaissance de cette affection arrêtait le remords dans l'âme de
Giulio.--Je laisse un fils à mon père, se disait-il.

Quelque temps avant l'aventure de la sibylle, Giulio perdit sa mère;
cette perte fut affreuse pour lui plus que pour un autre fils. Sa
mère avait toute sa tendresse. Elle l'aimait tant!...

--Pauvre Giulio, lui disait-elle, que deviendras-tu, si un jour tu
aimes d'amour, mon fils?... Jamais ton coeur n'aura la tendresse
qu'il donnera... Tu seras malheureux... N'aime jamais, mon enfant
bien-aimé, ou bien... n'aime que Dieu!...

Mais ce n'était pas à une âme de feu, à un coeur tout amour, qu'il
fallait demander de ne pas battre et de ne pas désirer. Giulio avait
vingt ans: il sentait souvent courir son sang en ruisseaux de feu
dans ses veines; alors il s'élançait dans la campagne, il partait
pour une longue chasse avec son fusil, son rosaire et son poignard;
il parcourait le pays ainsi, seul, sans même emmener Camille avec
lui. Il marchait pendant des heures entières; puis, quand il se
reposait, il priait Dieu et songeait.

Alors ses rêves descendaient et l'entouraient comme un nuage d'or. Il
n'était plus sur la terre, et rêvait des félicités inconnues avec un
être que Dieu lui envoyait; mais au réveil son oeil devenait sombre,
et il répétait la parole de sa mère:

--Pauvre Giulio, tu ne seras jamais aimé comme tu aimeras.

Ce fut en ce temps que cet être mystérieux vint à Rome pour avoir
cette funeste influence sur la vie de Giulio; tourmenté par cette
crainte d'aimer un jour sans être aimé, l'esprit déjà fatigué par
cette tension vers un même objet, affaibli intellectuellement par la
prière et de longs jeûnes prescrits par le moine, son précepteur,
qui, ayant reçu ses confidences, lui conseillait la prière comme son
unique refuge, Giulio fut accablé en écoutant l'oracle de la sibylle.

Amour! passion! sacrilége! meurtre! voilà les mots que trois fois
le malheureux prédestiné avait entendu tonner à ses oreilles. En
arrivant au palais de son père, il avait appelé le moine.

--Que dois-je faire? lui demanda-t-il.

Le moine l'aimait, mais il avait cette religion ignorante et
superstitieuse qui est loin de celle de saint Pierre, et plus encore
de celle de Jésus-Christ.

Giulio combattit, mais les liens qui le retenaient étaient faibles,
tandis qu'une main puissante l'attirait à elle. Cependant, il
résistait encore, lorsque cette première partie de la prédiction
de la sibylle, le retard du mariage de sa soeur, le frappa
d'épouvante!... et il partit déterminé à fuir dans le cloître les
passions, le sacrilége et le meurtre. Sa raison n'était pas saine,
et son sang, agité par une année presque entière d'épreuves et de
tourments imaginaires, était tout prêt à recevoir les plus vives
impressions. Dominé par cette étrange superstition qui ne lui
laissait de salut que dans la vie monastique, Giulio tressaillait
encore sous les arcades froides et sombres du cloître, en se
rappelant les paroles terribles de la femme du palais Gandolfo:
Amour! passion sans bornes! sacrilége! meurtre! Le malheureux
croyait railler le sort derrière les grilles massives du couvent,
comme si les murs d'un monastère arrêtaient la destinée!

L'année du noviciat s'écoula; le père Ambroise, considérant la
jeunesse de Giulio, qui n'avait que vingt-deux ans, sollicita de
l'archevêque de Messine de prolonger d'une autre année le noviciat
du jeune homme. L'archevêque y consentit; mais Giulio reçut cette
nouvelle comme une douleur qu'on lui imposait. Toutefois, il
ne murmura pas, et remplit ses devoirs avec une si scrupuleuse
exactitude, qu'enfin le père Ambroise lui donna l'habit, au grand
contentement de tout le couvent, dont il était l'édification.

Giulio était beau, et d'une beauté qui devait frapper d'abord;
aussi, lorsqu'il y avait une cérémonie dans l'église des dominicains
de Messine, on admirait la taille élégante du jeune frère et
l'expression céleste de ses beaux traits, qui, du moment où il avait
reçu l'habit, avaient repris leur calme accoutumé, et frappaient par
leur expression profondément sentie. Mais Giulio était comme ignorant
de tels avantages, et jamais son oeil ne s'était levé sur lui,
lorsqu'avant de quitter le monde, il avait pu contempler son image.

Plusieurs années s'écoulèrent; Giulio était toujours l'exemple
du couvent, mais quelquefois il se demandait s'il était heureux!
Son coeur battait avec violence, sa tête brûlait d'un feu qu'il ne
pouvait calmer. Il souffrait d'un mal qu'il ne pouvait expliquer...
Il n'était soulagé que lorsqu'à la récréation du soir il respirait
l'air frais et embaumé du jardin; mais alors, si ses yeux s'élevaient
au-dessus des murs, il disait:--Que ces murs sont élevés!

L'extrême régularité de Giulio, l'éducation soignée qu'il avait
reçue, lui avaient fait confier deux missions importantes, la
prédication et la confession; mais pour cette dernière fonction, il
était lui quatrième avec le père prieur. On aimait à l'entendre; il
était doux et onctueux dans la parole, et les Messinois, accoutumés
à des moines plus intolérants, l'aimaient et le vénéraient en même
temps. Il prêchait aussi fort souvent, et, préférant cette mission à
l'autre, il confessait peu.

Un jour, il était dans sa cellule occupé à corriger un sermon pour
la fête de sainte Rosalie, lorsque le père Ambroise le pria de le
suppléer au confessionnal auprès d'une personne qui attendait, les
occupations du prieur ne lui permettant pas de descendre à l'église.

Giulio avança son capuchon sur ses yeux, rabattit ses manches sur
ses mains, d'une remarquable beauté, et, après avoir fait sa prière
devant le maître-autel, il entra dans le confessionnal, où le
pénitent l'attendait déjà. C'était une femme.

Giulio tira le petit volet de la grille, et dit à cette femme qu'il
était prêt à l'entendre... Mais il ne reçut pour réponse que des
soupirs et des larmes... Un secret terrible semblait peser à l'âme de
la pécheresse.

Enfin elle parla, mais d'une voix brisée par les sanglots.

--Mon père, dit-elle... puis-je espérer la miséricorde divine? J'ai
offensé Dieu!... Croyez-vous qu'il me pardonnera?

--Sa bonté est infinie, ma fille; elle surpasse nos fautes.

--Mon père, j'aime... j'aime avec passion, avec un amour qui me
brûle, me dévore... J'aime... Oh! jamais je ne pourrai dire une telle
horreur!...

--Ma fille, lui dit Giulio d'une voix sévère, douter de Dieu c'est la
plus grande de toutes vos fautes...

--Eh bien! mon père, vous saurez tout. J'aime un homme que je ne dois
pas aimer... car je suis mariée, et cet homme n'est pas mon mari!...

Un silence suivit cette dernière parole. Il semblait que la
malheureuse femme qui s'accusait ne pouvait articuler. Giulio était
ému... il souffrait... Enfin la pénitente reprit d'une voix plus
basse:

--Mon père, non-seulement cet homme n'est pas mon mari... mais il
n'est pas libre... il est lié aussi; mais il chérit ses liens... et
moi, je déteste les miens.

Elle pleura amèrement.

--Et cet homme est-il jeune? demanda Giulio.

--Jeune! oh oui! et si beau! Mais ce n'est pas cette beauté qui m'a
séduite... c'est ma destinée qui m'a jetée à cet amour comme une
proie à dévorer.

À ce mot de _destinée_, Giulio frémit.

--Oui, dit la femme avec égarement, il fallait une destinée
influencée par Satan pour que j'aimasse ainsi un homme séparé de moi
par des barrières d'airain.

--Quel est donc cet homme? demanda Giulio.

--Cet homme, mon père!... Eh bien! maudissez-moi au nom de Dieu...
dites qu'il n'y a pas de pardon pour mon crime. Celui que j'aime est
un religieux.

--Malheureuse!...

Mais la femme ne l'entendait plus; accablée sous le poids de sa faute
et de la honte de la révélation, elle se laissa tomber presque sans
connaissance sur les marches du confessionnal... Frappé d'horreur
et de crainte, Giulio jette les yeux sur la grille, et voit une
créature d'une céleste beauté, pâle et mourante, les yeux fermés, et
paraissant près d'expirer.

--Ma fille, prononça-t-il doucement, ma fille, dites-vous, je le
répète, que la miséricorde de Dieu est infinie; revenez à vous...

Sa voix s'étant élevée à ces derniers mots, la jeune femme
tressaillit...

--Quelle est cette voix! s'écria-t-elle... Puis, comme si elle eût
eu honte d'elle-même, elle ramena son voile sur son visage baigné de
larmes, et se remit à genoux pour continuer sa confession.

--Mon père, dit-elle avec un accent déchirant, cet amour est ma vie,
et il causera ma mort. Je sais que je suis coupable, et jamais celui
qui est la cause de cette ruine de moi-même ne le saura de moi. Je
mourrai donc, car je ne puis vivre sans lui; mais dites-moi que Dieu
me pardonnera. Oh! si je pouvais l'entendre lui-même m'annoncer la
divine parole!... s'il m'était permis de revenir l'entendre lorsqu'il
parle comme un messager du Ciel, dans cette chaire de vérité où je
le vis pour la première fois!--Dites, mon père... le croyez-vous
possible?

Giulio ne répond pas... il pleure lui-même et prie avec ferveur. Il
vient d'entrevoir une horrible lumière; il craint qu'elle ne le
guide à un affreux mystère... il ne peut, il ne veut pas parler.

--Priez et repentez-vous, malheureuse femme, dit-il enfin, et
redoutez le SACRILÉGE.

--Mon Dieu, dit la pécheresse d'une voix étouffée... mon Dieu, quelle
est cette voix!... c'est celle qui m'a perdue!... Mon Dieu! mon
Sauveur! ayez pitié de moi!

Giulio se recueille; il reçoit encore quelques aveux, et prononce
d'une voix entrecoupée l'absolution conditionnelle sur la tête de
celle qui pleure avec tant d'amertume... Pour lui, il ne peut faire
un mouvement, toute son âme est dans ses yeux... ils suivent cette
femme lorsqu'elle sort du confessionnal pour aller se mettre à genoux
sur un carreau de velours qu'un valet de chambre vêtu de noir a placé
pour elle à quelque distance du confessionnal. Cette femme est belle,
d'une exquise beauté; en s'inclinant, son voile tombe, soit par le
mouvement, soit par une cause moins naturelle, et laisse voir une
profusion de cheveux dorés entourant un visage aux traits doux et
purs d'une madone. Ses mains, encore dégantées, sont d'une beauté
égale à toute la personne de cette femme, dont les vêtements et
l'entourage annoncent une noble et puissante dame de Messine.

Giulio, les yeux attachés sur cette vision évoquée pour lui par
l'enfer, n'en peut détourner sa vue. Le souvenir de la sibylle pâlit
devant ce visage d'ange, cette taille de vierge, si pure dans tous
ses contours; Giulio, jusqu'à cette heure, a vu bien des femmes
jeunes et belles, aucune n'a touché une des cordes de son coeur...
Le regard de celle-ci ne s'est pas levé sur le sien, et son coeur
bat en pensant à ce qui vient de se passer. Ah! c'est que la magie
de l'amour vrai a une puissance inconnue à tout ce qui touche
vulgairement le coeur. Celui de Giulio a sommeillé jusqu'à présent;
c'est en voyant Thérésa qu'il vient de s'éveiller.

Cette femme passionnée, qui aime un religieux, cette femme, belle
comme la plus belle des vierges du ciel, cette femme est donc l'ange
de perdition qui doit accomplir l'oeuvre de la destinée. Déjà Giulio
voit la première partie de la prédiction de la sibylle: AMOUR SANS
BORNES!... et le sacrilége!... Oui, le sacrilége est accompli, le
religieux est aussi coupable que cette femme!.. car lui aussi l'aime
de toutes les forces de son âme...

C'est en proie à des combats, des tourments, des souffrances amères,
premiers fruits de l'abandon de la vertu, que Giulio voit s'écouler
et les jours et les mois; il fuit l'église, il fuit cette chaire
de vérité où le religieux, dans toute la dignité de la mission
apostolique, enseignait aux hommes la divine loi des chrétiens. Il
lutte avec lui-même; il fuit aussi cette femme qu'il a revue d'abord,
et qui l'a enivré du poison de son regard d'amour... Maintenant, elle
aussi le cherche et ne le trouve plus... emportée par sa passion,
elle sent quelle ne peut vivre sans celui à qui sa vie appartient...

--Giulio! dit l'infortunée lorsque, prosternée devant l'autel de
sainte Rosalie, elle paraît prier, et ne pense qu'à celui qu'elle
aime, ne voit que lui, n'implore que lui... Mais Giulio est retiré
dans le lieu le plus solitaire du monastère; couvert d'un cilice,
offrant à Dieu cet amour qui le brûle et le dévore, il pleure et
prie. Ignorant le sujet de cette austère pénitence, les moines
admirent sa ferveur; le père prieur le donne pour exemple à ses
frères.

--Mon fils, lui dit-il un soir, où, prosterné sur les marches de
pierre du maître-autel, Giulio paraissait transporté dans un autre
monde dans l'extase de la prière, mon fils, levez-vous et écoutez-moi.

Giulio finit sa prière, et, se relevant de la pierre où depuis
plusieurs heures il priait, il attend les ordres de son supérieur.

--Le marquis de Campo-Santo vous requiert pour une oeuvre sainte,
mon fils. Madame la marquise est à l'agonie; il veut qu'elle soit
exhortée par le frère le plus pieux de notre communauté... N'ayez
pas d'orgueil de ce que je vais vous dire, mon fils... mais je vous
ai choisi... Allez... allez porter à madame la marquise des paroles
de paix et de consolation comme vous savez les dire.. Le marquis de
Campo-Santo est un vieillard estimable et vénéré dans Messine...
Allez, mon frère, et que la bénédiction de saint Dominique soit avec
vous!...

Giulio s'agenouille pour recevoir la bénédiction du prieur... En
se relevant, il voit près de lui un vieillard dont la haute taille
voûtée, les cheveux blancs, accusent le grand âge. Sur sa pâle et
noble figure était l'expression d'une peine profonde, mais que la
résignation à la volonté de Dieu tempérait...

--Le frère Giacomo[105] est prêt à suivre Votre Excellence, dit le
père prieur.

[Note 105: C'était le nom de religion que Giulio avait pris en
entrant au couvent, où il ne pouvait garder son nom habituel.]

--Mon carrosse est à la porte du monastère, répond le marquis.

Et tous deux sont bientôt loin du couvent.--La route fut silencieuse:
le marquis, oppressé par une violente douleur, demeurait avec
ses pensées; Giulio, préoccupé de la scène de mort qu'il allait
avoir sous les yeux, priait à l'avance pour la compagne de ce
vieillard, qui laissait seul dans la vie celui avec qui elle l'avait
parcourue... et c'était le vieillard qu'il plaignait.

La marquise avait été transportée dans une villa près de Messine pour
que la pureté de l'air fût encore plus parfaite... Cette villa était
sur le bord de la mer dans une ravissante position, qui recevait un
charme de plus de cette nature magique dont la Sicile est dotée... En
approchant de l'élégante habitation dont les colonnes de marbre blanc
se voyaient au travers des orangers et des arbres fleuris, qui, par
leurs émanations, embaumaient l'air à cette heure de la journée, le
moine sentit au coeur une douleur vive et profonde; il lui parut que
la nature insultait sans pitié à la mort de cette femme, qui expirait
peut-être en ce même moment au milieu des joies de la création et
de toutes ses pompes... Le soleil se couchait en cet instant, et la
bande de feu dont il bordait l'horizon entourait cette mer de Sicile
d'un cercle d'or étincelant de rubis... Le ciel était pur, l'air
était doux et tranquille; la mer, unie comme un miroir, servait
de champ aux courses nocturnes de tous les jeunes garçons et les
jeunes filles des hameaux de la côte; des barques remplies de jeunes
gens s'éloignaient du rivage aux dernières lueurs du crépuscule: on
entendait leurs chansons, leurs joyeux éclats de rire... On était
alors au moment de la vendange, et la joie des bacchanales étouffait
la voix mourante de la femme qui avait été une mère pour toute
cette foule qui n'écoute même pas le son de la cloche qui appelle
les serviteurs du château aux prières des agonisants!... La route
avait été silencieuse... En arrivant devant la porte de la maison,
le marquis retrouva sa jeunesse pour s'élancer au-devant d'un jeune
homme pâle et défait qui vint au-devant de lui.

--Ah! s'écria le marquis en voyant la physionomie du jeune homme,
est-il donc trop tard? votre mère!...

--Calmez-vous, mon père! ma mère vit encore. Hélas! elle semble
attendre votre retour pour rendre à Dieu sa belle âme!... Elle
demande constamment si vous avez ramené avec vous le révérend père
Ambroise.

--Le père prieur n'a pas pu venir, mon ami, répondit le marquis tout
en allant vers l'appartement de la malade; mais il m'a donné le
religieux le plus renommé de son couvent pour le suppléer...

Le jeune homme gémit profondément et pleura, et les précéda pour les
annoncer. Le marquis fut contraint de s'arrêter.

--Ah, mon révérend père! voilà comme elle est aimée!... Ce jeune
homme n'est pas son fils!.... il serait son frère, car elle est jeune
et belle...; et c'est une tête de vingt ans que la mort va frapper!...

Giulio s'approcha de lui pour lui donner un peu de force et de
résignation, mais il ne trouva rien à lui dire: lui-même était frappé
par une puissance inconnue.

--Laissez-moi seule avec le révérend père, dit la marquise
lorsqu'elle sut qu'il était arrivé.

La voix de cette femme fit tressaillir Giulio. Tout le monde se
retira.

--Mon père, dit la mourante, d'une voix que la faiblesse et l'émotion
rendaient à peine distincte, je vous ai fait appeler pour vous
demander votre pardon et vous supplier de me le faire accorder par un
homme que j'ai peut-être bien offensé... en attaquant sa vertu!...
Mais je vais mourir, et ma mort m'acquittera envers lui, n'est-ce
pas, mon père?...

Giulio tombe à genoux devant ce lit qui contient sa seule affection
maintenant sur la terre... Sa seule religion, son seul Dieu, son seul
avenir..., cette femme qui vient de parler..., c'est Thérésa... C'est
la femme du confessionnal..., c'est la femme qui aime le religieux
d'une passion insensée..., c'est celle que lui aussi adore D'UN
AMOUR SANS BORNES!... Il a déjà accompli les deux premiers arrêts de
la destinée prononcés par la sibylle...; il ne lui reste plus qu'à
être meurtrier!...

Après la soirée où se fit cette confession terrible dans l'église
du monastère de Messine, Giulio avait revu Thérésa plusieurs fois.
Fidèle à sa religion, il avait repoussé l'enchanteresse; mais il
avait bu le philtre entier par les regards, par les paroles, par tout
ce qu'il voyait, tout ce qu'il entendait exprimer par cette créature
toute de flamme et d'amour, qui adorait et ne voulait qu'être aimée...

Enfin, le moine trembla pour elle et pour lui à la voix de Dieu
qui, un jour, parla plus haut que celle de la passion effrénée.
Il s'éloigna; Thérésa ne le revit plus. Elle retourna vainement à
l'église; la chaire n'était plus occupée, le confessionnal était
vide..., car, pour ELLE, c'était Giulio qui était un être humain, le
reste était _néant_. Elle pleura...; elle souffrit, car elle aimait,
l'infortunée! de cet amour qui donne le ciel lorsqu'il est heureux,
mais qui tue lorsqu'il est méconnu!... Sa santé s'altéra, et bientôt
sa jeune vie fut atteinte et marquée. Alors elle voulut que son
dernier adieu parvînt à Giulio par une bouche sévère, peut-être, mais
sûre, et elle fit demander le père Ambroise... Sa destinée, toujours
inflexible, lui envoya Giulio.

En entendant, en reconnaissant cette voix aimée dont le pouvoir sur
lui est bien autrement puissant que celui de Dieu, le moine s'écrie
et ne peut plus longtemps se cacher à Thérésa.

--C'est moi, lui dit-il, moi qui veux mourir avec toi... moi qui
t'aime plus que tu ne m'aimes peut-être!... moi qui me perds!... moi
que tu rends sacrilége... Vis, Thérésa!... car, je te le répète... je
t'aime.

Et ses larmes tombent sur le front de la mourante, sur son sein, sur
ses mains déjà froides... elles lui redonnent la vie... elles lui
montrent l'amour de Giulio.--Elle ne mourait que de sa douleur...
maintenant elle vivra... elle vivra pour l'amour, puisqu'elle est
aimée.

Giulio et Thérésa échangent à peine quelques mots... ils étaient
inutiles dans leur situation... La jeune femme ne pouvait parler,
mais elle voyait Giulio, elle pressait sa main, interrogeait son
oeil; et lui, la serrant dans ses bras, il rappelait au foyer de la
vie tout ce qui la fait doublement sentir quand on aime comme il
était aimé.

Cependant il fallait feindre... toute une famille attentive était là
pour observer et peut-être punir si la moindre lumière frappait des
yeux trop confiants... mais rien ne parut faire impression sur le
vieillard trompé... La guérison presque miraculeuse de la marquise
fut attribuée à la vertu des prières du frère Giacomo, et sa renommée
grandit encore.

Thérésa fut bientôt en entière convalescence, et quelques semaines
s'étaient à peine écoulées que l'église des Dominicains la revoyait
encore devant son autel, priant un Dieu qu'elle offensait et qui ne
devait pas lui pardonner.

Giulio l'aimait avec une égale passion; cependant il éprouvait des
remords et Thérésa n'en avait pas. Bientôt la vie du religieux devint
malheureuse. Il aimait toujours; mais l'excès même de cet amour lui
causait une terreur qui le rendait insensé... Il passait souvent des
nuits entières en prières, il s'infligeait les plus dures pénitences,
et toujours les mêmes terreurs venaient l'assaillir et troublaient
son âme jusque dans les moments où le charme de l'amour de Thérésa
lui faisait d'abord tout oublier.

Elle s'aperçut enfin qu'un secret, un grand mystère était dans l'âme
de celui qu'elle aimait. Elle résolut de tout connaître, de partager
son sort, quel qu'il fût, et de lui faire voir qu'une femme, dans son
amour, n'est jamais dévouée à moitié.

Elle lui demanda de lui confier la cause de ses souffrances, de ses
inquiétudes... Giulio résista d'abord... puis il lui avoua ce qui
s'était passé dans la terrible soirée du palais Gandolfo, et la
prédiction de la sibylle.

Thérésa lui sourit doucement:

--Tu es insensé, mon ami, lui dit-elle... Eh quoi! c'est ce mot qui
devrait effacer l'impression causée par les deux autres qui éveille
ta terreur!... Eh quoi! n'y a-t-il pas dans ces paroles de quoi faire
pâlir tout danger... toute inquiétude: _Amour sans bornes!_ Oh!
Giulio, si tu m'aimais comme je t'aime!... nous serions heureux!

Et pourtant il l'aimait ardemment!... Quelquefois, entraîné par
sa passion, Giulio fixait sur Thérésa un regard qu'il n'osait pas
rencontrer... Elle frémissait, son coeur battait, et le tumulte de la
passion était longtemps à s'apaiser dans cette âme ardente, qui ne
vivait que pour l'amour et par l'amour. Et pourtant cet amour était
pur comme celui de deux anges!

Un jour, le prieur envoya Giulio à Naples dans une maison de leur
ordre pour une mission très-grave. Giulio partit sans avoir pu voir
Thérésa, et lui écrivit seulement en promettant son retour pour la
semaine suivante; mais un mois s'écoula dans cette absence... En
arrivant à Messine, le premier soin de Giulio fut de courir au palais
de la marquise... Il la trouva seule, sur une terrasse, au bord de
la mer... regardant les flots... pensant à lui... et pleurant... En
le voyant, elle oublie la retenue d'une femme, les voeux de celui
qu'elle aimait; elle se jette dans ses bras, le serre sur ce coeur
dont il était la vie, et pour la première fois comprend que son
bonheur, jusque-là si parfait en voyant chaque jour son ami, pouvait
encore être doublé par lui.

Giulio partage et devine son émotion... Bientôt la sienne est trop
vive. Il serre Thérésa avec violence contre sa poitrine; puis,
la repoussant avec une égale rudesse, il s'éloigne du palais de
Campo-Santo, la raison égarée et murmurant avec terreur le mot:
SACRILÉGE!

Il passa la nuit en prières... Le matin le trouva priant encore... Il
écrivit alors à Thérésa:

«Séparons-nous, Thérésa... je ne puis supporter, et pour toi,
et pour moi, cette odieuse pensée d'une éternelle perdition!...
Éternité!... sais-tu ce que c'est que ce mot? Éternité!... et
quand la colère de Dieu l'a prononcée comme anathème, cette parole
terrible, comment avoir son pardon?... Et c'est à de telles peines
que je te condamnerais, Thérésa!... Jamais!... Je saurai souffrir!...
Séparons-nous!...»

Thérésa était passionnée comme une Italienne, mais en même temps elle
était femme... Elle adorait Giulio... mais le sombre mystère de la
vie de cet homme l'effrayait en même temps qu'elle l'adorait. Cette
prédiction était pour elle comme une énigme; ce qu'elle y voyait,
c'est que cette prédiction attaquait la vie du malheureux par la
puissance de la terreur... Alors encore une fois elle se sacrifia;
elle insista pour revoir Giulio!... Hélas! il avait raison! elle
crut le consoler en lui disant de douces paroles... et tous deux se
perdirent!...

À dater de ce moment, l'existence de Giulio devint si malheureuse
que Thérésa dut pleurer en larmes amères la funeste pensée d'avoir
voulu le revoir!... Avant ce moment, Giulio n'avait pas de remords...
Maintenant il n'osait plus prier... Où donc était son refuge? Enfin
il ne put supporter un tel état... Il cessa de voir Thérésa, et
bientôt ne lui écrivit plus.

Ce fut encore une nouvelle douleur pour la malheureuse femme!... Mais
lorsqu'elle avait souffert jadis, elle était innocente... C'était un
ange de pureté, une sainte colombe immolée sur l'autel du devoir!...
Et maintenant, qu'était-elle devenue?... Cette pensée la rendait
insensée; alors elle songeait à la mort... Hélas! la mort aussi était
un crime.

Mais bientôt un devoir lui fut imposé. Ce devoir, elle le comprit...
il lui redonna de l'espérance... Il existait d'ailleurs maintenant
un motif pour qu'elle aimât la vie... Elle devait seulement quitter
l'Italie... aller en Espagne; en Amérique... Elle voulait revoir
Giulio une fois pour lui communiquer son plan... Il fallait qu'il
l'accompagnât... puis, s'il en avait la force, il la quitterait...
Mais Giulio se refusait à toutes les tentatives faites pour le
voir... Enfin Thérésa n'hésite plus, elle a organisé leur fuite à
elle seule... Et quand tout est prêt, elle se rend un soir, au moment
de la bénédiction, à l'église du monastère de Giulio... Enveloppée
dans un long voile noir, Thérésa, cachée derrière un des piliers
massifs de la nef, attend, dans une angoisse inexprimable, le moment
où Giulio restera seul pour sa méditation... Il passait devant
Thérésa, enfoncé dans sa rêverie, les bras croisés sur sa poitrine,
et ne voyant aucun des objets qui l'entouraient: tout à coup Thérésa
s'offre à lui... elle l'arrête et lui parle avec cette énergie que
prêtera toujours le coeur lorsqu'il est profondément ému... Elle
lui révèle un secret aussi, elle... car elle en a un comme lui, la
malheureuse!... Giulio recule devant le précipice ouvert devant
lui... Tout est prêt, lui dit-elle.--Jamais!--Eh bien! alors, un
dernier adieu, ce soir, à minuit... Tu as une clef du jardin du
couvent qui ouvre une porte du côté de la mer... donne-la moi, et ce
soir je viendrai te dire adieu pour toujours.

Giulio égaré, interdit, entend marcher; il laisse tomber la clef
dans la main de Thérésa et s'enfuit rapidement. Thérésa, sûre de le
revoir, s'éloigne avec joie.

À minuit, malgré la terreur qui la domine, Thérésa se rend au
couvent; elle traverse une grève solitaire, ouvre la porte et se
trouve dans le jardin du monastère... L'insensée! sa vie, celle de
son amant, tout est joué sur un coup du hasard!...

Thérésa ne voit rien; la nuit est sombre; pas de lune, pas une étoile
ne luit au ciel; elle entend marcher enfin... c'est Giulio! Mais il
n'est plus incertain, il a pris des forces, il les a prises dans une
pensée infernale.

--Que me veux-tu? demande-t-il à Thérésa, d'un ton brusque et sévère.
Je _ne puis_, je _ne veux_ pas partir; laisse-moi, et retire-toi en
paix; prie pour toi et pour moi... je prierai aussi pour tous deux...
pour nous faire pardonner par Dieu notre faute. Adieu, Thérésa, adieu
pour la dernière fois.

Mais Thérésa est bien forte... elle prie au nom d'un autre! Elle se
jette à genoux; elle supplie, pleure, baigne de larmes brûlantes
les mains de Giulio... Il se laisse attendrir; lui aussi pleure sur
le front de Thérésa... Elle l'entraîne vers la porte du jardin; la
barque est prête... Un moment, et Thérésa triomphe!...

--Non! dit Giulio hors de lui, je ne puis!... pitié!..... Mais
Thérésa insiste avec plus d'ardeur; la porte est ouverte... déjà ils
en ont presque franchi le seuil, lorsque la cloche de la chapelle
sonne les premières matines; Giulio l'arrête et frémit. Thérésa
l'enlace de ses bras.--Laisse-moi, s'écrie le moine tout à fait
égaré... Et saisissant un poignard qu'il portait toujours, il le
plonge dans son sein...

Elle tomba sous ce seul coup... Giulio ne fit pas un mouvement...
Le jour commençait à poindre; le moine regarda longtemps le corps
sanglant de la malheureuse femme; puis, tout à coup, il souleva le
cadavre, et, courant vers le rivage, il le jeta à la mer; retournant
ensuite avec la même rapidité vers l'église où déjà il y avait du
monde, il y entra avec sa robe teinte de sang et son poignard passé
dans la ceinture de sa robe. On le saisit, on le questionna; il
répondit avec vérité, quoiqu'il fût positivement fou en ce moment...
Les moines l'entraînèrent dans l'intérieur du monastère... On ne le
revit jamais.

--Eh bien! sire, dit la reine Hortense à l'empereur de Russie,
comment trouvez-vous que Napoléon conduisait un drame?

L'empereur Alexandre avait été profondément intéressé, ainsi que
chacune de nous, quoique nous connussions déjà le conte. L'empereur
en demanda une copie qu'il emporta à Pétersbourg. Il n'avait pas de
titre, et nous fûmes toutes d'accord de le nommer «LA DESTINÉE.»



SALON

DE

MADAME RÉCAMIER,

À CLICHY.


À l'époque où je parle de madame Récamier, il est impossible, à moins
de l'avoir vue et d'en avoir conservé le souvenir dans un coeur
dévoué à elle, de se faire une idée de sa fraîcheur d'Hébé et de la
grâce de son sourire. Il y avait dans l'accord de ce sourire et de
son regard plus de charmes qu'il n'en faudrait pour captiver le coeur
le plus sévère. C'était une création à part que madame Récamier à cet
âge de dix-huit ans; et jamais je n'ai retrouvé ni en Italie, ni en
Espagne, ce pays si riche en beauté, ni en Allemagne, ni en Suisse,
la terre classique des joues aux feuilles de rose, jamais je n'ai
retrouvé ce que m'offrait alors madame Récamier.

Madame Récamier, dans les premières années de son mariage, vivait non
pas retirée, mais dans un monde tout intérieur; elle vivait dans une
famille nombreuse formée de la sienne et de celle de son mari, et
lorsqu'elle allait dans le monde, c'était pour y produire un effet
qu'elle ne renouvelait que rarement. Elle était simple et bonne comme
elle l'est encore aujourd'hui, et la plus jolie femme de France et
peut-être de l'Europe.

M. Récamier n'avait pas encore été atteint par le despotisme impérial
à cette époque; M. Barbé-Marbois n'avait pas posé sa main de fer sur
sa destinée; il était riche enfin. Cependant il habitait, rue du
Mail, nº 3, une maison assez ordinaire, et madame Récamier, toujours
simple et ne voulant que ce que son mari voulait, ne souhaitait rien
au delà.

Cependant elle eut le désir d'avoir une campagne, et M. Récamier
lui fit arranger le grand château de Clichy-la-Garenne[106],
qui appartenait à madame de Lévy. Là elle pouvait venir à Paris
facilement, et lui-même pouvait, après la bourse, y aller dîner et
revenir le soir.

[Note 106: Ce château fut habité, en 1815, par madame de Staël, où
elle reçut toute l'Europe couronnée; il fut détruit par la bande
noire l'année suivante.]

L'intérieur de madame Récamier était surtout composé d'amis et de
personnes supérieures; ce fut toujours un bonheur pour elle que
d'aimer un être ou une chose au-dessus d'une ligne ordinaire; et
depuis que je la connais, j'ai su l'apprécier encore pour cette
volonté d'aimer surtout ce qui est beau et bon, même avec des
défauts. C'est la supériorité de sa haute nature qui produit cette
volonté; c'est une qualité de plus en elle.

Cette maison de Clichy était jolie, sans être très-recherchée;
c'était dans ce lieu que madame Récamier, âgée de dix-huit ans, était
recherchée par tout ce qui avait alors un nom.

Un jour, elle était dans un salon qui donnait sur le jardin, occupée
à mettre des fleurs dans une grande corbeille où elle les arrangeait
selon leurs couleurs. Dans cette occupation elle était ravissante;
elle avait une robe de mousseline blanche faite à la _prêtresse_,
comme on le disait alors; ses beaux cheveux n'étaient retenus par
aucune autre chose qu'un peigne d'écaille... Fort occupée de ses
fleurs, elle n'entendit pas la porte qui s'ouvrit et un nom qui fut
annoncé. La personne qui entra demeura quelque temps sans faire un
pas. C'était Lucien Bonaparte, alors ministre de l'Intérieur.

--Mon Dieu! que vous êtes charmante ainsi! Elle se retourna vivement,
mais sans témoigner de peur; elle n'en avait pas eu, et ne marquait
jamais que ce qu'elle éprouvait. Elle salua le jeune ministre d'un de
ses gracieux sourires.

--On devrait vous peindre ainsi, lui dit-il.

Elle sourit.--Ce serait une prétention, dit-elle.

Dans ce moment, on entendit rouler une voiture, et le valet de
chambre annonça M. Fox et lord et lady Holland.

--Nous sommes venus vous surprendre, dit M. Fox, et je crois que vous
aurez encore quelques visites ce matin.


LADY HOLLAND.

Oui, le général Moreau, la duchesse de Gordon, et, je crois, madame
Divoff et son mari.


LORD HOLLAND.

N'est-ce pas ce M. Divoff qui a conservé une immense coiffure frisée
et poudrée, parce qu'il ressemble, lui a-t-on dit, à Potemkin?...
C'est une drôle de manie.


LADY HOLLAND.

Sa femme est excellente et sa maison fort agréable.


LUCIEN BONAPARTE.

Monsieur Fox a-t-il déjà parcouru Paris?


M. FOX.

Mais pas autant que je l'aurais voulu. J'ai des affaires, j'ai
des amis; le temps court si vite, et puis il y a tant de choses
curieuses, qu'en vérité, dans la crainte de ne pouvoir tout voir, je
me surprends quelquefois à dire que je ne verrai rien... et puis je
dois bientôt quitter ce que j'admirerai. Pourquoi le voir?

Madame Récamier sourit et regarda M. Fox avec une finesse si
charmante, que ce sourire traduisait toute une pensée.


M. FOX.

Vous me trouvez absurde, n'est-il pas vrai, en parlant ainsi? mais
il y a une apparence de vérité. Nous avons en anglais un adage qui
signifie: «Il vaut mieux ne jamais se rencontrer que de se rencontrer
pour se quitter[107].»

[Note 107: _For ever or never._]


LUCIEN, avec feu.

Je ne pense pas ainsi...; et quand je ne devrais voir la femme que
j'aime qu'une minute dans un jour et même dans un mois, dans une
année, je préfère cette minute fugitive à ne la pas voir du tout.
C'est l'oubli, c'est le néant, l'absence totale!... Voir même pour un
moment un objet aimé, une grande et belle chose, cela suffit à l'âme.

Fox regardait Lucien, qui parlait avec feu et qui s'animait avec
passion. Fox alla à lui et lui dit avec intérêt:

--Parlerez-vous bientôt à la Chambre?.. Je voudrais vous entendre sur
un sujet intéressant.

Lucien fut touché de cette marque d'intérêt, et dit à M. Fox
qu'il parlerait le quintidi prochain des manufactures, sur leur
accroissement et l'encouragement à donner au commerce.

Fox sourit en entendant le mot _quintidi_, et dit à Lucien qu'il
ignorait quel jour ce serait.


LUCIEN.

Pardon! j'ai tort; mais l'habitude, vous le savez, est une autre
nature!... quintidi répond à jeudi prochain. Si vous voulez me faire
l'honneur de venir déjeuner avec moi, nous partirons après pour le
Corps-Législatif. Je vous présenterai ma petite famille.

On annonça le général Moreau; après lui vinrent M. de Lalande, M. de
Chazet, M. Vigée, tous hommes d'esprit, si ce n'est le général, qui
n'était pas le contraire, mais qui méritait plutôt le nom d'homme de
talent; puis ensuite la duchesse de Gordon et lady Georgina. Lady
Georgina était en deuil parce qu'elle avait été fiancée au duc de
Bedford, l'aîné de cette maison; il était mort quelques semaines
avant, et lady Georgina avait pris le deuil, selon la coutume tolérée
en Angleterre. Elle était jolie; mais à côté de madame Récamier
c'était cette différence d'une femme _qui veut_ être jolie et
d'une femme qui l'est tout naturellement. Lady Georgina apprenait
à danser de Gardel, et dansait déjà fort bien le menuet de la cour
et la gavotte.--Je ne sais si elle l'a essayé après son retour en
Angleterre, lorsqu'elle y retourna avec le duc de Bedford, le frère
du fiancé mort, devenu son mari... et pourtant il n'y avait pas plus
de deux mois que l'aîné était allé rejoindre ses pères, lorsque la
fiancée donna sa main à l'héritier de ses armes et titres, et de sa
fortune surtout: il n'y a que les Anglais pour faire des choses comme
cela.

La duchesse de Gordon passait pour folle, mais certes elle ne
l'était guère. N'étant pas riche, ayant quatre filles, elle déclara
que ses quatre filles seraient toutes quatre duchesses,--et elles
le furent, moins une: la première fut duchesse de Leinster; la
deuxième, duchesse de Richmond; la troisième, duchesse de Bedford,
et la quatrième, mariée à lord Blum, fils aîné du lord Cornwallis,
eût été infailliblement duchesse si le roi n'eût pas été fou, parce
qu'il eût fait lord Cornwallis duc[108].--Cette preuve de l'industrie
maternelle est assez comique à observer.

[Note 108: Le régent ne peut faire un duc, il n'en a pas le droit.]

Cette vieille duchesse de Gordon fut belle dans son temps, disaient
de vieux Anglais.--Nulle trace ne se voyait de cette beauté passée;
elle était ridicule, et voilà tout; du reste fort peu riche, et
n'ayant de l'argent du duc de Gordon qu'en le menaçant d'aller le
trouver en Écosse, où il habitait pour fuir sa femme.

Les visites se succédèrent chez madame Récamier; lady Georgina et sa
mère devant rester à dîner laissèrent partir une portion des visites
du matin. La jolie mademoiselle Bernard (mademoiselle de Sivrieux),
depuis madame Michel, demeura aussi pour le soir, ainsi que lord et
lady Holland et M. Fox.--Le général Moreau et Lucien Bonaparte ne
purent rester et repartirent pour Paris, mais point ensemble, car
ils ne s'aimaient pas; Lucien aimait son frère et ne pouvait estimer
celui qui était envieux de sa gloire.

Lorsque le salon fut moins nombreux, M. de Chazet demanda à madame
Récamier si elle avait vu la pièce nouvelle.

--Laquelle? demanda madame Récamier.


M. DE CHAZET.

_Les Aveux difficiles._


MADAME RÉCAMIER.

Non. De qui est-elle?


M. DE CHAZET.

Vigée, salue donc.


M. VIGÉE.

Il faudrait, pour saluer, que Madame eût vu la pièce, et qu'elle en
fût contente: ce qui est douteux.


M. DE CHAZET.

Sois modeste tant que tu voudras; moi, je dirai que la pièce est
jolie, et très-jolie.


LADY HOLLAND.

Je l'ai vue et l'ai trouvée charmante. J'ignorais qu'elle fût de
Monsieur; je lui en fais mon compliment.


M. DE CHAZET.

Il est fâcheux qu'elle n'ait qu'un acte: pourquoi ne pas avoir fait
de cette pièce[109] une oeuvre capitale en trois ou cinq actes? Il
y a de la délicatesse, de l'esprit, et tout ce qui plaît dans le
dialogue.

[Note 109: Madame de Genlis fît paraître en 1802, dans la
_Bibliothèque des Romans_, une petite nouvelle intitulée: _Lindane et
Valmire_, qui n'est pas autre chose que l'intrigue de cette pièce.]


MADAME RÉCAMIER.

M. Vigée, je crains d'être indiscrète, mais si vous vouliez nous dire
quelques vers de votre pièce;... certainement vous vous les rappelez.


M. VIGÉE.

Ah! madame, ce serait un tour de force que de me rappeler de mauvais
vers...

Toutes les femmes l'entourent et le prient.


M. DE CHAZET.

Allons! Vigée. Je vais te mettre en train....

  En parlant de Cléante, on me parla de soi,
  Puis insensiblement, et contre mon attente,
  On oublia bientôt jusqu'au nom de Cléante.
  Cléante m'écrivait souvent: soins superflus!
  J'en parlais bien encor, mais je n'y pensais plus.


LADY HOLLAND.

Oh! que ces vers sont jolis, fins et délicats de pensée!


MADAME RÉCAMIER à Vigée.

Eh bien! M. Vigée?


M. VIGÉE.

Madame, pardonnez-moi; je ne puis me rappeler deux vers de
suite; mais si la pièce est assez heureuse pour vous plaire par
l'échantillon que vous en a dit Chazet, j'aurai l'honneur de
vous envoyer une loge pour la troisième représentation, qui est
après-demain.

Clichy était un lieu non-seulement habité par une femme qui le
rendait agréable, mais sa proximité de Paris le rendait une campagne
à part parmi les autres. Après le dîner, ce même jour, il vint le
général Junot, sa femme, Eugène Beauharnais, M. Ouvrard, M. Collot,
et une femme dont le nom, déjà fameux, devait grandir encore et
devenir célèbre et glorieux pour notre France: cette femme était
madame de Staël...

Madame de Staël avait apprécié madame Récamier ce qu'elle valait; son
esprit supérieur avait jugé cette fleur, cette violette embaumée qui
pouvait bien vouloir se cacher, mais jamais être inaperçue, et dont
le parfum de beauté, de vertus et de tout ce qui la fait aimer, la
fera toujours découvrir par celui qui passera près d'elle.

Madame de Staël allait publier _Delphine_: le roman n'était pas
encore terminé; mais l'auteur en lisait quelquefois des lettres
détachées; et, ce même jour, elle en apportait une ou deux pour les
lire à madame Récamier. Mais aussitôt qu'elle vit autant de monde,
elle cacha son manuscrit.

--Pour vous, à la bonne heure, dit-elle en pressant la main de madame
Récamier; pour vous seule.

Lafon, qui venait aussi souvent chez madame Récamier, vint ce même
soir; lui et mon mari récitèrent des vers de Ducis et de _Tancrède_.
Madame de Staël, en voyant Junot et Lafon, se sentit excitée à suivre
leur exemple, et proposa à madame Récamier de jouer avec elle une
scène qu'elle a faite sur le sujet si pathétique d'Agar dans le
désert... Madame de Staël fut sublime dans le rôle d'Agar, et madame
Récamier vraiment _angélique_ dans le rôle de l'ange... Sa ravissante
figure avait une expression radieuse qui frappa tout ce qui était
autour d'elle. Fox était dans l'enchantement.

--Quelle charmante créature! disait-il; c'est vraiment l'oeuvre de
la Divinité dans un jour de fête! Voyez comme elle est douce! ce
sourire! ce regard! ce son de voix! cette chevelure soyeuse! et cette
expression gaie, calme et pure que reflète son regard, et qui annonce
le contentement d'une belle âme!...

En entendant M. Fox, on était non-seulement de son avis, mais heureux
de penser comme lui; il semblait qu'on voyait dans l'avenir, que
d'aimer un jour cette même personne avec toute la tendresse du coeur
suffirait seul pour faire oublier ses peines, quelque vives qu'elles
fussent.

M. Ouvrard, qui était aussi un des habitués du salon de Clichy, ce
même soir, demanda à madame Récamier de venir voir le Raincy, qu'il
venait d'acquérir avec M. Destillères.

--Vous seriez bien aimable de venir voir nos lilas et nos arbres de
Judée, dit-il avec cette courtoisie qu'il avait vraiment devinée.

--Je ne connais pas le Raincy, dit lady Holland.

--Voilà, milady, une belle occasion de le connaître; et, se tournant
vers madame Récamier, il la pria de venir au Raincy avec toute la
société de Clichy, et d'engager qui lui conviendrait.

L'offre fut acceptée, et le jour fixé au mardi suivant.

La journée de Clichy se termina comme habituellement. On fit de la
musique; madame Récamier joua admirablement du piano; une de ses
cousines, jolie personne de seize ans, qui l'accompagnait avec un
tambour de basque, en jouait avec une grâce charmante (car on en
joue). Steiblt venait de publier ses _Bacchanales_, qui étaient
de jolis airs de sa composition avec accompagnement de tambour de
basque. Madame Récamier dansait aussi un pas avec le tambour de
basque dans lequel elle était semblable aux Heures d'Herculanum.

La journée passée au Raincy fut charmante.

M. Ouvrard fit servir le déjeuner dans l'orangerie. Le temps était
superbe, et ce beau parc éclairé par un soleil de juin bien pur et
bien doux encore, quand il n'est pas encore brûlant, et que ses
rayons d'or éclairent cette belle futaie qui est à côté du château,
et vient ensuite glisser sur les belles pelouses qui sont enserrées,
comme par une ceinture de fleurs, par l'allée de lilas et celle
d'arbres de Judée en fleurs.

Madame Récamier et madame de Staël vinrent ensemble; les autres se
suivirent: mon mari et moi, avec Lucien et M. Fox, madame Visconti
et Berthier; lady Georgina et sa mère; lord et lady Yarmouth; M. de
Montrond; M. et madame Divoff; la belle duchesse de Courlande, et
le prince Trobetzkoï, qu'elle repoussait alors et qu'un an après
elle avait pour mari; le prince Grégoire Gagarin, le comte Armand de
Fuentès, Don Alphonse Pignatelli, son frère... Eugène Beauharnais et
une foule d'autres personnes dont les noms me sont échappés.

C'était une ravissante habitation que le Raincy. On admirait surtout
cette salle de bain offrant le luxe le plus beau, celui qui est
caché. En effet, en entrant dans cette salle de bain, vous ne voyez
pas d'abord ce qui en fait le grand prix. Les cuves ont été creusées
dans les Vosges et sont faites d'un seul morceau de granit; elles ont
été creusées dans un seul bloc chacune, et ensuite amenées à Paris.
La cheminée est en vert antique; le carreau est en larges dalles de
marbre jaune antique et fort estimé. La salle est en demi-lune; dans
la partie circulaire, est un sopha en velours vert. Au-dessus et tout
autour de cette demi-rotonde est représenté le bain de Diane avec ses
nymphes et Actéon. Les cuves sont enfermées entre quatre piliers de
granit aussi des Vosges. À ces pilastres sont attachés des stores en
satin blanc. C'est une délicieuse retraite que cette salle de bain.
À côté est une charmante chambre à coucher[110]. Lorsque trois ans
plus tard je fus maîtresse du Raincy, j'y logeais de préférence à mon
appartement du premier.

[Note 110: Lorsqu'en 1816, j'eus l'honneur d'être présentée au
duc d'Orléans, il me demanda si pendant que j'avais été maîtresse
du Raincy, avant de le céder à Napoléon, j'avais fait faire cette
salle de bain.--Non, monseigneur, répondis-je.--Je crois bien, dit
le prince en souriant, ni moi non plus. _Je ne suis pas assez grand
seigneur pour cela._]

Au moment où l'on allait commencer une promenade avant le déjeuner,
promenade qu'on devait faire dans des chars-à-bancs et des calèches
préparés par M. Ouvrard pour les amis de madame Récamier, on vit
arriver une calèche par la grande avenue de peupliers.

--C'est madame Krudner, dit madame Récamier.

--Ah! dit madame de Staël, madame de Krudner qui vient de publier un
roman?

--Oui, _Valérie_.

--Il est bien, ce roman. Il y a de l'âme, il y a du coeur et du
style; elle fera bien de continuer, car je lui soupçonne un vrai
talent.

Ce roman de Valérie est, en effet, charmant; _Valérie_ fut lu par moi
avec grand intérêt, et le cas que l'on fait aujourd'hui de ce même
livre me montre que son mérite est réel, pour avoir survécu à trente
années de sommeil et même à trente-quatre.

Je ne connaissais pas madame de Krudner; je voulus lui être
présentée, et je la vis de près avec beaucoup d'intérêt. Sans doute
elle ne frappait pas comme madame de Staël, parce qu'elle n'avait que
du talent et que madame de Staël avait du génie. Cette différence
doit être admise par qui n'a connu ni l'une ni l'autre.

Madame de Krudner était une femme de très-grande taille, paraissant
en avoir une plus grande encore en raison de sa maigreur. Elle
était d'une extrême pâleur et très-blonde; elle avait été elle-même
l'original de Valérie. On me dit qu'elle ne le niait pas lorsqu'on
le lui demandait; j'avoue qu'étant jeune, cela me parut étrange.
Toutefois, je la trouvai ce qu'elle était, parfaitement aimable; elle
avait déjà le goût des idées mystiques et novatrices, et ne pouvait
parler pendant une heure sur un sujet sans y mêler aussitôt quelques
mots de religion.

La journée fut charmante; Ouvrard s'entend comme personne à monter
une partie, à la diriger et à la maintenir toute une journée. Je l'ai
vu ainsi au Raincy, et lorsqu'il recevait à la pompe à feu. Garat
avait été invité; il chanta, et la journée fut complète.

J'ai parlé tout à l'heure de la simplicité de la campagne de
Clichy; il n'en fut pas toujours ainsi autour de madame Récamier.
M. Récamier, voulant que sa jeune femme trouvât chez elle les
jouissances de son âge, acheta, même sans l'en prévenir, le superbe
hôtel de la rue du Mont-Blanc dans lequel loge aujourd'hui madame
Lehon. Bertaut, l'architecte, fut requis pour meubler cet hôtel et en
faire un palais enchanté; Bertaut avait du goût, et un goût exquis;
je n'ai jamais vu un appartement arrangé par lui autrement que
très-bien. Celui de madame Récamier fut un des mieux parmi les plus
soignés; la salle à manger, la chambre à coucher, le premier salon,
le grand salon, tout était magnifiquement et élégamment meublé. La
chambre à coucher, surtout, a du reste servi de modèle à tout ce
qu'on a fait en ce genre; je ne crois pas que depuis on ait fait
mieux. Je ne le pense pas comme les gens qui croient que rien n'est
beau que ce qu'a produit leur temps; je le dis parce que l'évidence
est là.

Ce fut dans cette maison que se donna le premier bal en règle qui
se soit donné dans une maison particulière, parce que les bals de
ministres sortent de la ligne, ainsi que les bals étrangers. Je dis
donc que les bals de madame Récamier furent les plus beaux qu'on eût
vus jusque-là dans Paris; elle en faisait les honneurs avec une grâce
parfaite et cette bonté si gracieuse qui lui gagne les coeurs. Quand
je parle d'elle, il me faut être en garde contre moi-même, car je
répèterais toujours ce que je dis d'elle; il me semble que je ne l'ai
pas encore assez dit.

Madame Récamier est la première personne de Paris (car il faut que
justice soit rendue à qui il appartient) qui ait eu une maison
ouverte où l'on reçût: elle voyait d'abord beaucoup de monde pour
l'état de son mari; ensuite, pour elle, il y avait une autre manière
de vivre, une autre société que celle que nécessairement son goût
exquis ne pouvait confondre avec ces hommes qui savent et connaissent
la vie;... portée à la bonne compagnie par sa nature, aimant ce qui
est distingué, le cherchant et voulant avoir un bonheur intérieur
dans cette maison où le luxe n'était pas tout pour elle, et où son
coeur cherchait des amis... Elle se forma une société, et malgré sa
jeunesse elle eut la gloire dès ce moment de servir de règle et de
modèle aux autres femmes.

On y rencontrait, outre madame de Staël, Adrien de Montmorency,
Benjamin Constant, Mathieu de Montmorency, ces hommes qui connaissent
le monde et l'embellissent avec leurs coutumes courtoises et
l'extrême quintessence du savoir-vivre comme avec leur esprit; M. de
Bouillé, et d'autres hommes encore qui pouvaient être avec ceux que
je viens de nommer, comme M. de Chateaubriand, M. de Bonald, M. de
Valence, M. Ouvrard; ce dernier avait la connaissance du monde et
pouvait être à la fois l'homme du jour et l'homme d'autrefois.

Après Clichy, madame Récamier eut une autre campagne, Saint-Brice;
c'était un plus beau lieu que Clichy: les ombrages étaient plus
épais, les eaux plus belles. Madame Récamier aimait Saint-Brice...
mais bientôt il lui devint plus cher par l'hospitalité qu'elle
y donna à une amie malheureuse. Madame de Staël, poursuivie par
Napoléon, trouva sous le toit de madame Récamier ce que toujours on
aura près d'elle: du repos et de l'espoir.

Junot était à Saint-Brice lorsque madame de Staël y arriva; son
désespoir lui fit mal.

--Sauvez-la, dit madame Récamier à Junot.

--Je le voudrais pour vous, puisque vous le souhaitez, et pour elle
aussi, car elle me fait mal; mais elle a bien irrité l'Empereur.

--Faites tous vos efforts, répéta l'ange.

--Je ferai si bien que je me brouillerai plutôt avec lui s'il ne me
l'accorde pas.

--N'allez pas faire de coup de tête, lui dit madame Récamier de sa
douce voix... et à cette voix toute tempête se calmait.

Mais tout fut inutile. Comme on l'a vu dans le volume précédent,
Napoléon fut inflexible, et dans sa colère il laissa échapper une
parole haineuse contre madame Récamier; aussi, lorsque quelques mois
plus tard, étant demandée par cette même amie qui voulait lui dire
un dernier adieu, madame Récamier voulut tout quitter pour aller
rejoindre madame de Staël, Junot la supplia de rester.

--Vous ne reviendrez plus, lui disait-il, le coeur brisé... Vous ne
reviendrez plus ici...

--C'est impossible, on ne peut me punir de remplir un devoir sacré,
disait la douce et angélique créature, elle qui n'avait jamais
éprouvé un sentiment haineux... et dont l'âme, quoique passionnée,
est remplie de cette mansuétude qui fait aimer plutôt que haïr.

Hélas! la prédiction de l'amitié ne fut que trop vraie! Madame
Récamier ne revint plus à Paris... et ne revit plus cet ami qui lui
était si dévoué que dans l'exil, et lorsque lui-même marchait à la
mort[111]!...

[Note 111: Je parlerai de cet exil dans mes _Salons de la
Restauration_.]



SALON

DE MADAME REGNAULT

DE SAINT-JEAN-D'ANGÉLY,

À PARIS ET AU VAL.


Parmi les femmes qui, à la fin du dernier siècle et au commencement
de celui-ci, marquèrent par leur beauté, madame Regnault de
Saint-Jean-d'Angély tient une des premières places. Elle était
parfaitement belle, surtout en 1795 et 1796, au moment où l'armée
d'Italie avait ses quartiers à Milan. Son portrait, par Gérard, est à
peu près de cette époque; elle y est représentée comme une femme de
vingt ans à peu près[112].

[Note 112: Ce portrait est gravé et se vend comme une gravure
représentant Sapho: c'est du moins le nom qui est au bas. Pourquoi
n'avoir pas laissé la marge en blanc?]

Madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély est une personne que je
connais depuis longtemps et que j'ai toujours aimée; elle a de
l'esprit, de l'instruction, des talents, et tout ce qu'il faut au
coeur pour de solides amitiés; c'est une femme qu'on recherche, qui
plaît et qu'on aime quand on la connaît...

Regnault de Saint-Jean-d'Angély n'était pas tout à fait aussi aimable
que sa femme; sans doute il avait du talent comme orateur, mais il
était un peu brutal, et souvent plus cynique qu'il n'aurait fallu
qu'il le fût avec les femmes qui étaient chez lui; mais après tout il
avait de la bonté, et puis, pour ceux qui aiment l'Empereur, Regnault
de Saint-Jean-d'Angély était un homme vraiment digne d'être apprécié
comme un des plus fidèles serviteurs de Napoléon. Cette différence
d'amabilité entre le mari et la femme formait une disparate qui
quelquefois causait de la rumeur dans le salon de la jolie maison de
la rue du Mont-Blanc où nous nous réunissions bien souvent alors.

J'étais fort liée avec madame Regnault dès les premiers temps de
mon mariage. Junot était ami de Regnault, et comme sa femme me
plaisait, nous nous liâmes, et la chose fut d'autant plus facile que
les mêmes liens de société nous furent communs, et lorsque madame
Marmont revint d'Italie avec son mari, après la campagne de Marengo,
ces relations furent encore plus étendues. Madame Regnault voyait
comme moi M. et madame Marmont, M. et madame Maret, M. et madame
Duroc, Savary et sa femme, Eugène Beauharnais, et... Que dirai-je?
presque toutes les femmes et les maris, dans les premières années du
Consulat, étaient plus réunis que par la suite, et faisaient moins
maison à part, et nous nous connaissions mutuellement beaucoup.

Regnault de Saint-Jean-d'Angély était un homme d'un grand savoir,
dont Napoléon faisait grand cas. Y avait-il un cas difficile à
résoudre, c'était toujours Regnault qui en était chargé. Son
affection pour l'Empereur, après cela, entrait pour quelque peu dans
la réputation qu'on lui accordait; mais il en avait une grande et
méritée par lui-même.

Il lui arriva une singulière histoire, la première année où il fut
propriétaire de son petit hôtel, rue du Mont-Blanc.

Il était un matin à s'habiller, lorsqu'on lui dit qu'un monsieur fort
bien mis demandait à lui parler seul. Regnault achève de s'habiller
et fait entrer le monsieur. Sa femme était dans la pièce voisine.

Le monsieur était un homme de cinquante ans environ; ses manières
étaient distinguées, et tout en lui annonçait un homme comme il faut.
Regnault avait le tact prompt, et lorsqu'il faisait mal, c'était sa
faute. Il s'avança vers le monsieur et lui demanda en quoi il pouvait
lui être utile.


M. DE ***.

Monsieur, ma demande et ma présence sont toutes deux étranges chez
vous, mais non dans cette maison... car... elle fut jadis à moi.


REGNAULT.

Monsieur, j'ai acheté cette maison il y a un an, je l'ai payée
comptant à mon notaire, et, certes, ce qu'elle vaut, si ce n'est
plus; alors je...


M. DE ***.

Oh! monsieur, je ne viens pas pour réclamer une somme qui ne m'est
pas due par vous, je ne le sais que trop... j'ai une autre requête à
vous présenter.


REGNAULT.

Monsieur, s'il dépend de moi de vous être utile, comptez sur mon
appui, et sur tout ce que je pourrai faire.


M. DE ***, regardant autour de lui.

Monsieur, je dois vous annoncer que j'ai émigré; peut-être cet aveu...


REGNAULT.

Monsieur, personne plus que moi ne respecte les opinions. Je suis
indulgent pour les autres et demande même tolérance pour moi.


M. DE ***.

J'ai donc émigré, monsieur; mais ma femme avait une enfant trop jeune
pour l'emmener avec moi... Elle resta! elle resta, monsieur!... et
elle périt sur cet échafaud que j'avais fui!... Un vieux domestique
demeura alors chargé du soin de ma pauvre petite fille... Ce vieux
serviteur, demeuré seul avec l'enfant pendant la captivité de la
mère, songea à mettre à l'abri ce qui restait de la fortune de ses
parents, et, dans cette maison même, il enterra mon argenterie, les
diamants de ma femme et une somme de trente mille francs en écus de
six francs... Maintenant, monsieur, je me mets à votre disposition.
Je sais que la maison est à vous, que tout ce qu'elle contient est à
vous... et que...


MADAME REGNAULT, qui est survenue.

Monsieur, depuis que votre domestique a enfoui cet argent, la maison
a appartenu à une foule de gens dont nous ne pouvons répondre. Si par
malheur le trésor que vous venez réclamer est enlevé, nous en serions
bien malheureux, je vous le jure; mais s'il est encore ici, je suis
caution pour mon mari qu'il vous le rendra à l'instant; n'est-ce pas,
mon ami?


REGNAULT, embrassant sa femme.

Bonne Laure! est-ce que cela se demande?


M. DE ***.

Je puis donc espérer...


REGNAULT.

Nous allons descendre dans le jardin pour voir...


M. DE ***.

C'est dans la cave, et non pas dans le jardin, monsieur.


REGNAULT.

Eh bien! dans la cave soit. Avez-vous un plan de la maison? car les
caves sont vastes.


M. DE ***.

Oui, monsieur. Et il tira en effet de sa poche une grande feuille de
papier sur laquelle une sorte de plan grossier était tracé: tout y
était indiqué avec le plus grand soin, mais mal fait.


REGNAULT.

Monsieur, descendons; je fais des voeux pour que nous trouvions ce
que vous cherchez.


M. DE ***, avec émotion.

Vous êtes un noble et digne homme, monsieur!


REGNAULT.

Bath! je ne suis pas meilleur qu'un autre... Tenez, demandez à ma
femme, elle vous dira que j'ai de mauvais moments.


MADAME REGNAULT.

Je ne me souviens que des bons moments: allons à la cave!

On chercha longtemps. M. de *** avait déjà fait au moins cinq ou
six fois le tour des caves, et on n'avait rien trouvé. Regnault
lui-même avait pris une petite bûche et cognait sur tous les murs.
Partout des murs de communication, partout des murs pleins, et le
monsieur, désespéré, était au moment d'abandonner sa recherche pour
laisser en repos le nouveau maître de cette maison, dont la patience
peut s'épuiser, et qui enfin peut le chasser. Mais il connaît mal
Regnault. Regnault demeurera là jusqu'au soir; la seule contrariété
qu'il éprouve, c'est de craindre qu'on ne trouve pas ce qu'on
cherche. Enfin Regnault s'avise de cogner au bas du mur avec un bâton:

--Ah! s'écrie-t-il, il y a quelque chose là!

Tout le monde regarde, c'est évident; il y a un mouvement visible
dans le mur... En effet, rien n'avait été sondé à cette hauteur;
c'était à hauteur d'appui. On y met le marteau avec l'ordre de
Regnault... M. de *** était là avec une impatience qui seule parlait
pour l'avertir. Mais ce pouvait être un avertissement trompeur.
Enfin, après la chute de quelques briques, lorsque la poussière fut
éclaircie, on aperçut une grande caisse, avec tous les renseignements
en double sur cette caisse, dans une feuille de plomb roulée.

Le monsieur fit son inventaire à mesure que les objets venaient les
uns après les autres. Le pauvre émigré rayonna de joie en voyant
cette richesse qui lui assurait une noble indépendance. Regnault
jouissait de le voir toucher ces mêmes bijoux antiques, cette
argenterie qu'avait possédée son père, et enfin tout ce qui lui était
souvenir... Ce M. de ***, après avoir comparé avec la note, fit
encore ses remerciements à Regnault et à sa femme, en leur demandant
de croire à une éternelle reconnaissance. J'ignore ce qu'est devenu
cet homme.

Cette aventure, par le soin extrême qu'on apportait à ce qu'on disait
dans le monde sur les affaires intérieures, bonnes ou mauvaises,
passa presqu'inaperçue, et les choses demeurèrent douteuses pour les
curieux.

Regnault racontait cette histoire avec beaucoup d'esprit. Il disait
comment l'émigré, M. de ***, avait retourné une grande soupière
d'argent, en le regardant en dessous, comme pour le payer de ce qu'il
était descendu à la cave, et la noble attitude de madame Regnault et
son touchant intérêt l'empêchèrent probablement d'exécuter son projet.

Le fond de la société de Regnault était en grande partie sa famille
et celle de sa femme, et puis des artistes très-distingués et hors
de ligne. On sait que Garat y passait sa vie, Gérard également;
Millin était aussi un habitué, comme Arnault, beau-frère de madame
Regnault; Fourcroy, Chaptal, le duc de Bassano, et une foule de
personnes qui sont connues, non-seulement par leur nom marquant dans
l'Empire, mais par leur talent, leur savoir et leur esprit.

--Madame Regnault avait le goût de sa maison; elle avait aussi une
jolie habitation, bien meublée, gaie et convenable pour l'époque.
Il n'y avait qu'un salon, une salle à manger, une chambre à coucher
et un boudoir, le tout avec les dépendances: voilà quel était
l'appartement de madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély jusqu'en 1808
ou 1809; son mari occupait le premier de la maison en 1808. Regnault
acheta l'hôtel dans lequel il logeait, rue de Provence, nº 56, et
le fit magnifiquement meubler. Mais je crois que les bons rires que
nous avons faits rue du Mont-Blanc ne se sont pas renouvelés rue de
Provence.

Madame Regnault, qui entendait la vie du monde, et dont la mère,
madame de Bonneuil, avait connu cette vie d'autrefois, madame
Regnault me proposa un jour _de souper_: c'était une innovation,
car on ne parlait plus de souper depuis la Révolution; mais madame
Regnault voulut amener ce projet à sa fin. Un jour, donc, elle en
parla à Regnault; il avait de l'humeur et l'envoya promener. Sa
femme se tut et ne dit plus un mot du souper. Le soir venu, M.
Regnault rentre de je ne sais quel spectacle, bâille au milieu de
nous, étend les bras et s'en va dormir.

Junot était de notre souper; il n'arriva qu'à onze heures et demie,
parce qu'il venait des Tuileries. Nous nous mîmes à rire, car nous
étions en belle humeur; Junot racontait, et Arnault ne le laissait
pas en chemin; cependant depuis plus d'une heure j'entendais une
sorte de grondement que je ne pouvais définir: c'était au-dessus de
ma tête. Enfin il devint si fort, que c'était comme un coup de vent
dans une galerie. Madame Regnault nous dit alors:

--C'est mon mari qui est endormi et qui RONFLE.

Nous nous mîmes à rire.... Mais le _somnambule_ ne me fit pas rire,
moi; je craignis qu'on ne l'éveillât, et il ne me paraissait pas gai
à supporter en pareils moments. Je le dis tout bas à Junot, mais il
n'en fit que rire. Madame Hamelin, madame Regnault, moi, mon mari,
Auguste de Colbert, le comte de Fuentès, Alphonse Pignatelli, Millin,
et puis madame Arnault, qu'alors on appelait _Sophie_, voilà quelles
étaient les personnes qui soupaient chez madame Regnault. Nous
avions beaucoup ri, et nous nous disposions à rire encore, lorsque
j'entendis contre mon oreille un bruit étrange, comme le bruit du
grondement; mais cette fois le grondement descendait l'escalier. Je
fis signe, et à l'instant tout le monde, excepté moi, remplit son
verre de vin de Champagne, et on demeura en panne jusqu'au moment où
le voyageur entrerait. Comme il n'entendait plus rien, il ne savait
plus que penser. Tout à coup le comique de cette position nous parut
si bouffon, qu'un éclat de rire partit immédiatement comme un coup
de tonnerre. À l'instant même la porte s'ouvrit, et je vis près de
moi une sorte de spectre aux cheveux hérissés, la poitrine velue, et
une tournure vraiment drôle en chemise, en pantalon et sans chapeau,
comme on le pense bien. Mais aussi, au même instant que cette figure
venait à nous, nous la saluâmes par des acclamations et par des
_vivat_ sans fin. Ce spectre, c'était Regnault, qui se plaignait que
nous l'empêchions de dormir.--C'est bien plutôt toi, dit Junot, qui
nous obsèdes avec tes vieilles histoires de ronflements auxquelles
personne ne songe aujourd'hui. Allons, Regnault, sois raisonnable, et
va te coucher. À ta santé, avec ton vin de Champagne; il est bon au
reste:... où le prends-tu?

--Chez Ruinart.

--C'est bien ça, et moi aussi.

--Ah! tu le trouves bon! dit Regnault en se radoucissant; donne-m'en
donc un verre.

--À condition, dit Junot, que tu diras: Vive l'Empereur!

--Quelle condition! s'écria Regnault, oui sans doute; et levant son
verre, il cria de sa voix de tempête: À la santé de l'Empereur!...

Et prenant goût à la chose:

--Écoutez-moi comme si vous vouliez faire, dit-il... Et buvant un
second verre de vin de Champagne, il n'eut bientôt plus de raison
pour gronder les autres.

--Conviens que c'est amusant, un souper, Regnault?

--Oui, dit Regnault... Vive l'Empereur!

Regnault nous regarda avec des yeux qui nous firent rire de nouveau;
il but encore trois ou quatre verres de vin de Champagne, mangea du
pâté de foies gras, et bientôt il fut tout à fait en gaîté, mais sans
être gris ni même attaqué.

--Vive l'Empereur! s'écriait-il... Allons, qu'on me fasse raison.

Pendant près d'une demi-heure la main de Regnault ne fut occupée qu'à
se servir du brochet et à se verser du vin de Champagne; il laissait
causer les autres.--Allons, lui dit Junot, va te recoucher, Regnault,
et laisse-nous rire.

--Mais si tu faisais du tapage, on pourrait te faire un mauvais
parti; va te coucher, et vive l'Empereur!

Il se leva, et s'en alla comme un bon garçon qu'il était alors. Nous
rîmes joyeusement tout en causant, et le souper se prolongea jusqu'à
trois heures du matin; et nous avions bien ri...

Ces soupers se renouvelèrent chez madame Regnault et chez moi. Madame
Regnault avait quelquefois des ennuis à supporter avec Regnault,
quoiqu'il l'aimât beaucoup; mais il avait des coups de boutoir
terribles, et il faut bien des mots du coeur pour effacer le souvenir
d'une brusquerie...

Au Val, charmante habitation que M. Regnault a parfaitement arrangée,
il y avait une façon de vivre toute joyeuse; le bâtiment est gothique
et l'intérieur est gothique, même pour l'habitation. Madame Regnault
fit meubler ce château, ou plutôt cette abbaye, comme une habitation
religieuse gothique, mais non pas comme un couvent... Chaque chambre
avait son ameublement bien conforme à la position de la chambre,
soit sur le parc, soit les cours. L'appartement de madame Regnault
était comme un appartement de châtelaine: tous les meubles étaient
gothiques; la plupart sont du temps de Louis XIV et du siècle
antérieur... Tout y est bien et tout y est confortable.

La vie du Val était à peu près comme la vie de château dans tous les
châteaux de France. Madame Regnault, après que son mari fut parti,
demeura au Val... Elle y resta fort tranquille pendant quelques mois;
mais Fouché, flairant du mal à faire partout où l'on pouvait porter
une douleur, la fit surveiller et même tomber dans un piége par une
infâme manoeuvre. Un homme vint prendre ses lettres, et cet homme
n'était qu'un agent surveillé par un autre homme, qui surprit les
lettres de madame Regnault à son mari alors en Amérique, et elle fut
arrêtée au Val, où elle demeurait alors... Les gendarmes y arrivèrent
au moment où le berger faisait sortir le troupeau du château; et
comme le porche était embarrassé, un homme de chez le concierge
eut le temps de courir avertir M. Regnault, le fils de Regnault de
Saint-Jean-d'Angély; car cet homme ne pouvait croire qu'on voulût
arrêter une femme: c'était elle cependant. Le jeune homme se sauva,
et elle fut prise au moment où elle passait un peignoir pour aller
au secours de son beau-fils... En recevant l'ordre qui l'arrêtait,
madame Regnault fut stupéfaite. Était-ce bien en France, dans le
dix-neuvième siècle, qu'une femme était arrêtée dans sa campagne
au milieu de ses fleurs, de ses oiseaux, de tout ce qui rappelle
enfin la vie d'une femme!... Madame Regnault ne dit pas une parole
qui pût faire présumer même son indignation; elle aurait craint de
s'abaisser...

Un moment elle eut la pensée de demander un jour pour mettre de
l'ordre dans ses affaires; puis elle changea de volonté; elle se
contenta d'écrire ce qu'il y avait à faire chez elle, et puis elle
partit dans une voiture à elle, escortée par des gendarmes comme
une criminelle, tandis qu'elle n'était qu'une noble femme à l'âme
vraiment élevée et patriotique. Elle quitta la France pour aller
chercher d'autres douleurs, et pendant bien des mois elle ne sut et
ne connut de la vie que les larmes et les souffrances... Puis vint le
jour de la rentrée dans la patrie, et ce jour fut encore pour elle
pénible à supporter, car il fut un jour de deuil[113].

[Note 113: Regnault de Saint-Jean-d'Angély mourut le jour ou le
lendemain de son retour dans Paris.]



SALON

DE

Mme LA DUCHESSE DE LUYNES.


Le salon de madame la duchesse de Luynes ne mérita ce nom que
vers l'époque où M. de Luynes fut nommé sénateur, qui est la même
(1806) que celle où sa belle-fille fut nommée dame du palais
de l'Impératrice. Jamais la nouvelle d'une faveur ne produisit
d'effet plus différent dans une famille. M. de Luynes, fort peu
joyeux de sa nature, témoigna un tel contentement que cela en vint
au point de faire faire à ce propos de bruyantes exclamations à
son beau-frère[114], qui ne s'étonnait de rien de ce qui arrivait
en dehors de ses habitudes de jeu. Il en fut de même de tous les
habitués de l'hôtel de Luynes. Quant à la duchesse de Luynes, elle se
contenta de lever les épaules et continua de s'informer si celui pour
qui elle avait parié à une partie de whist qui se jouait dans une
autre pièce avait gagné ou perdu.

[Note 114: M. le duc de Laval, frère de la duchesse de Luynes, était
père d'Adrien de Montmorency.]

Le même jour avait vu apporter un autre paquet dans cette maison;
mais bien différente du vieux duc, celle à qui il était adressé ne
l'avait pas reçu avec la même joie. Elle avait au contraire témoigné
un grand mépris pour cette nomination de dame du palais, et son
premier mot fut un refus positif.

Mais M. de Luynes, qui presque toujours laissait aller les affaires
de sa famille à la grâce de Dieu, parut cette fois se prononcer.
Il avait eu peur; on lui avait parlé de je ne sais quelle révision
du procès du maréchal d'Ancre, et puis des donations faites à la
maison de Luynes; enfin on l'avait mystifié en lui parlant de choses
impossibles, et il avait non-seulement accepté, mais fait accepter sa
belle-fille.

--J'irai donc, répondit-elle, mais on s'en repentira plus qu'on ne
s'en louera.

L'hôtel de Luynes était une maison comme il n'y en avait aucune
dans Paris, non pas à cause du mélange des partis; il y avait unité
complète dans ce qui composait la société de la belle-mère et de la
belle-fille. C'étaient toutes les personnes d'une opinion _pure_,
et les étrangers de marque qui à cette époque arrivaient en foule à
Paris.

M. de Luynes avait conservé sa fortune, et même l'avait augmentée
dans la Révolution en acquittant des remboursements en assignats, et
rachetant des droits de cette même manière. Il eut le même bonheur
en tout, traversa la Révolution en ne faisant pas parler de lui,
et arriva enfin à cette époque où il fut nommé sénateur, et sa
belle-fille dame du palais. La fortune de M. de Luynes était immense;
l'intérieur de sa maison, soit à Paris, soit à Dampierre, avait
quelque chose de prince souverain, surtout dans un temps où toute la
grandeur de l'Empire, grandeur de gloire, vraie et positive, mais
encore toute neuve et à faire, n'avait pas autour d'elle cet appui
du vieux temps, ces preuves matérielles, d'anciens serviteurs, de
meubles antiques, de demeures féodales qui, pour être dépouillées de
leurs droits, n'en étaient pas moins des témoins vivants et parlants
de la noblesse de leurs maîtres...

La fortune du duc de Luynes avait toujours été immense, même au
milieu de ceux qui étaient ses pairs et quelques-uns ses supérieurs.
Il était bon homme, grand dormeur, passant à l'occupation du sommeil
les trois quarts de sa vie, si bien, qu'à table, il vous offrait
d'un plat, portait la main à la cuiller et dormait avant de l'avoir
soulevée. Dans un pareil cas son valet de chambre le poussait
légèrement; alors il s'éveillait, achevait sa politesse, et retombait
dans son sommeil ou plutôt dans sa léthargie.

On doit penser d'après cela que ce n'est pas le duc de Luynes qui
tenait la maison éveillée jusqu'à cinq heures du matin; et telle
était la rage de veiller dans cette maison, que j'ai vu souvent
partir M. de Lavaupalière de chez moi à trois heures du matin pour
aller à _l'hôtel de Luynes_; car c'était ainsi qu'on parlait; on ne
disait pas: _Je vais chez madame de Luynes ou madame de Chevreuse_;
on disait: Je vais à l'hôtel de Luynes.

Cet hôtel de Luynes contenait, dans le fait, presque toute la famille
de madame de Luynes: son fils et sa belle-fille, son gendre et sa
fille, son neveu Adrien de Montmorency et son frère le duc de Laval.
Elle était bonne, madame de Luynes, et je n'en veux pour preuve
ajoutée à tout ce qu'en pense ce qui reste de ses amis, que la
conduite qu'elle a tenue avec sa belle-fille, lors de la persécution
de la malheureuse madame de Chevreuse.

L'hôtel de Luynes était une maison joyeuse s'il en fut jamais. Le
jeu, la danse, la chasse, la causerie, tout s'y trouvait, même
les grands et bons dîners, ce qui, pour les habitués comme M. de
Lavaupalière, était un point presque aussi important que le creps.
Jamais les immenses salles de cette maison n'étaient sombres; ou les
bougies, ou le soleil les éclairaient. Les domestiques veillaient
par quartier, car ils n'auraient pas tenu longtemps contre une telle
fatigue.

Les personnes qui allaient habituellement chez madame de Luynes
étaient: M. de Talleyrand, M. de Montrond, M. de Narbonne, M. de
Sainte-Foix, M. de Lavaupalière, Adrien de Montmorency son neveu, le
duc de Laval son frère, M. de Choiseul-Gouffier, M. de Nassau, M. le
bailly de Ferrette, madame de La Ferté, madame de Balby, madame de
Vaudemont (moins que les autres), madame de Montmorency (également),
et puis tout ce qu'on appelait strictement le faubourg Saint-Germain,
indépendamment de la famille de madame de Chevreuse, qui était
fort étendue par elle-même et par ses alliances; toute la jeunesse
élégante de ce même faubourg, amie des deux frères de la duchesse.

On conçoit qu'avec de tels éléments, en y ajoutant ce qu'était
naturellement madame de Luynes, une véritable grande dame, l'hôtel de
Luynes pouvait facilement devenir une maison agréable.

Lorsque madame de Chevreuse se maria[115], ce qui, je crois, fut en
l'an VI ou au commencement de l'an VII, la maison de madame de Luynes
était une maison ouverte, mais un peu comme celle de madame de La
Ferté; et véritablement, quoique le nom de La Ferté fût un beau nom
autrement connu que par les Amours des Gaules, on ne convenait guère,
lorsqu'on était femme, qu'on avait été chez madame de La Ferté.
Madame de Luynes avait bien une autre attitude que madame de La
Ferté; mais cet éternel jeu qu'on trouvait chez elle en éloignait les
jeunes femmes. Lorsque madame de Chevreuse fut dans cette maison, ce
fut un soleil qui se leva sur ce demi-jour et l'éclaira brillamment.
Il est difficile de faire le portrait de madame de Chevreuse: elle
était rousse, maigre, et ses traits n'avaient rien d'une grande
régularité; mais elle était si parfaitement élégante, si distinguée;
elle avait tellement de cette manière impossible à copier qui révèle
la femme _comme il faut_ avec toutes ses grâces, que je n'ai jamais
souhaité à une femme de ressembler à une autre qu'à madame de
Chevreuse, quand elle voudrait briller avec fracas et devenir une
personne à la mode. Je ne sais si madame de Chevreuse a voulu être à
la mode, ou si ses manières étaient naturelles. Ce que je sais, c'est
qu'elle a parfaitement réussi à marquer dans le monde, où elle n'a
fait que passer, comme un brillant météore.

[Note 115: Elle était mademoiselle de Narbonne Fritzlar.]

Sa tournure surtout était fort élégante. Il y avait dans sa taille
une telle souplesse, des mouvements si gracieux sans affectation,
qu'on ne pouvait s'empêcher de la regarder lorsqu'elle marchait
ou qu'elle dansait. Du reste, cette élégance lui était devenue
particulière depuis son mariage; car avant ce moment je l'avais
rencontrée bien souvent chez une de nos amies communes, mademoiselle
de C......., et alors personne ne faisait attention, parmi nous
autres jeunes filles, à Ermesinde de Narbonne, rousse, maigre, pâle
et pas du tout agréable; ces malheureux cheveux, qu'elle avait au
reste en horreur, lui donnaient de la timidité[116].

[Note 116: En se mariant, elle prit une perruque blonde que lui fit
Duplan, et si artistement, qu'on n'y voyait rien.]

L'hôtel de Luynes était toujours ouvert; jamais la porte n'y était
défendue; il y avait toujours quelqu'un, soit M. de Luynes, s'il
ne dormait pas ou s'il n'était pas au sénat, car il y allait
quelquefois, ou madame de Luynes, ou madame de Chevreuse, ou madame
de Montmorency; enfin la maison était toujours habitée: cela donnait
un air de gaîté à cette habitation déjà si belle par elle-même.
Le jour, le soleil éclairait des fenêtres où partout on voyait
des rideaux, de riches draperies; le soir, partout des lumières
brillaient à ces mêmes fenêtres; que les maîtres fussent absents
ou bien au logis, la maison était éclairée et chauffée, car jamais
l'absence n'était ni longue ni entière.--Si madame de Luynes était
chez M. de Talleyrand, ou bien au spectacle, ou chez madame de Balby,
les habitués montaient et l'attendaient chez elle. À cette époque, je
ne sais plus pour quel motif, madame de Chevreuse fit le voeu de ne
pas aller au spectacle de trois ou quatre années; elle allait bien
dans la salle de l'Opéra pour un concert, pour l'_oratorio_, mais non
pas pour le spectacle. Ce voeu la rendit beaucoup plus sédentaire. Je
crois que c'était pour avoir un enfant.

C'était une personne de beaucoup d'esprit, sans aucun doute, et
vraiment charmante, que madame de Chevreuse; aussi, lorsque je songe
à son martyre, mon coeur s'attendrit et ne trouve que des larmes
pour une si jeune destinée brisée à son matin, lorsque tout lui
souriait, lorsque les trois voix, si rarement d'accord entre elles,
du passé, du présent et de l'avenir, ne lui répondaient que par le
mot BONHEUR!... Oh! oui, c'est un grand malheur alors que la mort...
l'agonie est doublée dans son horreur, et ce qu'on souffre est bien
au delà des souffrances du malheureux qui ne voit dans la mort que sa
délivrance.

La réputation de madame de Chevreuse fut toujours intacte, quelle que
fût la mauvaise humeur des femmes qu'elle éclipsait, et celle des
hommes dont elle repoussait les voeux: ce fut ainsi que la trouva son
brevet de dame du palais, lorsqu'elle le reçut.

--Je refuse, dit la jeune femme en repoussant doucement le parchemin
signé par l'Empereur.

--Mais, ma chère enfant, lui dit son beau-père, cela ne vous est pas
possible; songez à ce qui peut en résulter. Mon fils, dites donc...


M. DE CHEVREUSE.

J'ai déjà parlé à Ermesinde; elle ne veut rien entendre.


MADAME DE CHEVREUSE.

Je crois inutile de répéter ici ce que j'ai dit mille fois; je hais
cette cour impériale et je la méprise. Après cette profession de foi,
voulez-vous donc me contraindre à en faire partie?


LE DUC DE LUYNES.

Mais enfin, si vous refusez, il en peut résulter les plus grands
malheurs pour toute la famille.


MADAME DE CHEVREUSE.

Ces malheurs ne sont que pour moi, et je brave la tyrannie de
Bonaparte. Que peut-il me faire, après tout?


LE DUC DE LUYNES.

Beaucoup de mal, ma chère enfant, beaucoup de mal... je sais ce que
je dis.


MADAME DE CHEVREUSE.

Je refuse, monsieur, mon parti est pris... Ah! ma mère,
s'écria-t-elle en s'élançant dans les bras de la duchesse de Luynes
qui entrait... ah! ma mère, venez à mon secours! vous me comprenez,
vous!


MADAME DE LUYNES.

Comme vous la faites pleurer!... et pour quel sujet encore!
Ermesinde, tu feras ce que tu voudras, entends-tu?


M. DE CHEVREUSE.

Mais, ma mère, ne connaissez-vous pas la menace de l'Empereur?


MADAME DE CHEVREUSE.

Mon Dieu, mon Dieu! vous m'effrayez beaucoup.


MADAME DE LUYNES.

Calmez-vous, chère petite, et comptez toujours sur moi.


MADAME DE CHEVREUSE.

Mais, monsieur, dites-moi de quoi il est question. Que puis-je
résoudre, si j'ignore de quoi il s'agit?


LE DUC DE LUYNES.

Eh bien! madame, il s'agit de voir notre fortune entièrement perdue...


MADAME DE CHEVREUSE.

Grand Dieu! comment cela se peut-il?


LE DUC DE LUYNES.

Parce que cet homme prétend qu'on peut revenir sur le procès du
maréchal d'Ancre... que les valeurs qu'il avait soustraites étaient
valeurs royales appartenant au trésor, et que le Roi n'avait pas le
droit d'en faire un don à notre ancêtre.


MADAME DE CHEVREUSE.

Mais cette menace est absurde.


M. DE CHEVREUSE.

C'est ce que j'ai dit.


MADAME DE LUYNES.

Sans doute; mais il ne faut pas, avec un tel homme, se retrancher
dans son droit. À quoi cela a-t-il servi à Moreau et à tant d'autres?


MADAME DE CHEVREUSE, réfléchissant.

Vous avez raison, ma mère!... mais cependant... Ah! c'est affreux!...
(_Allant à son beau-père._) Monsieur, j'accepte; je ne veux pas être
un flambeau de discorde entre cet homme et votre maison...


LE DUC DE LUYNES attendri, lui baisant la main.

Ma bru, vous êtes une digne fille des Narbonne... Je vous aimais...
maintenant je vous honorerai profondément.


MADAME DE LUYNES pleurant en l'embrassant.

Ma noble, ma digne, ma bien-aimée en tout, oui, vous êtes un ange et
ma joie en ce monde.


M. DE CHEVREUSE.

Et à moi ma gloire.


MADAME DE CHEVREUSE, souriant avec peine.

Eh bien! eh bien, ne m'attendrissez pas... si vous êtes tous
contents, je le suis aussi. Dieu veuille que nous n'ayons pas à nous
en repentir!...

Ce fut ainsi qu'elle accepta la place de dame du palais. Je l'ai vue
étant de service auprès de l'Impératrice. Sans doute elle n'y était
pas inconvenante; mais si j'eusse été l'Impératrice, jamais je ne me
serais exposée à de pareils traits de la part de madame de Chevreuse.

L'Empereur n'eut en cette circonstance aucune dignité de lui-même.
Au lieu de laisser madame de Chevreuse maîtresse de sa volonté et
libre de suivre son humeur, il lui donna un rôle intéressant, celui
de victime... Dès lors tout le monde la plaignit et tout le monde le
blâma...

Lorsqu'il vit que la chose tournait à ce vent-là, il gouverna
autrement sa barque. Madame de Chevreuse fut entourée de soins, de
prévenances; elle recevait de magnifiques bouquets, des plantes
rares, sans nom d'envoi, et un mystère se leva sur cette vie si pure.

Elle démêla l'odieuse iniquité; et comme l'innocence adroite, parce
qu'elle est naturelle, elle eut bientôt dissipé cette trame mal
ourdie.--Mais cela ne lui donna pas de goût pour celui qui pouvait
agir ainsi.

Quand il vit que le mystère ne lui plaisait pas, il fit du bruit,
il entoura la jeune femme d'un honteux éclat. Un jour, à la chasse,
dans le bois de Boulogne, à la mare d'Auteuil, un piqueur lui porte,
_à elle_, par ordre de l'Empereur, la patte du cerf.--À l'instant
même elle voit le danger qu'elle court... les sourires, les coups
d'oeil, tout ce langage de cour dans lequel on salue la vertu
tombée.--Aussitôt elle prend son parti, traverse le cercle formé par
la chasse, arrive près de l'Impératrice Joséphine, et lui remettant
la patte:

«Cet homme s'est trompé, madame, il ne vous connaît sans doute pas.
Je répare sa faute.»

Et, le front haut, les joues colorées d'une noble rougeur, elle
retourne à sa place, sans regarder du côté de Napoléon.

L'aimait-il?--Je ne le crois pas; non qu'elle ne fût assez charmante
pour l'attirer et même le captiver; mais je ne crois pas qu'il
l'aimât. C'est ma pensée.

Lorsque madame de Chevreuse touchait ses appointements de dame du
palais (12,000 fr.), elle les donnait aux pauvres, soit de Paris ou
de Dampierre, et lorsqu'elle avait fini son service, elle retournait
avec des joies d'enfant à ses habitudes chéries. Sa belle-mère
l'adorait, et elle l'aimait également. Madame de Luynes avait un
coeur fait pour aimer, sous une apparence rude et même sévère.

C'était un type fort original que madame de Luynes, et cela, on
pouvait le dire en tous les temps et sous tous les régimes.

Elle était mademoiselle de Laval-Montmorency; elle n'avait jamais
été jolie, et sa taille avait été sa seule beauté lorsqu'elle avait
épousé le duc de Luynes, qui, à cette époque, était presque aussi
gros que nous l'avons vu en 1806, lorsqu'ayant été nommé sénateur il
fut présenté à l'Empereur; le hasard voulut que ce fût le même jour
que le petit monsignor Doria apportait à l'Empereur les barrettes
de deux ou trois cardinaux. Ce monsignor Doria était si petit, si
exigu, qu'en vérité on avait besoin de chercher dans ses jambes pour
voir s'il ne s'y perdait pas. Ce fut avec lui que M. de Luynes fut
présenté. Cela fit l'effet de Galland à Douay et de son fils...

Quant à madame de Luynes, elle ne parut jamais aux Tuileries.

Elle était dame du palais de la reine Marie-Antoinette. Elle avait
conservé pour la Reine un culte et un amour que les années n'avaient
fait qu'augmenter. Tout ce qui avait un rapport même indirect avec
la Révolution la bouleversait. La vue des appartements des Tuileries
l'aurait tuée.

La duchesse de Luynes était habillée comme en 1782 ou 1783. Un petit
bonnet sur le haut de sa tête avec un tour arrangé selon la mode de
l'ancien _régime_; une robe faite comme par mademoiselle Bertin, mais
dans son mauvais temps. Il semblait que madame de Luynes s'était
endormie trente ans avant et s'était seulement éveillée la veille.
Elle avait aimé et aimait encore la chasse avec passion. Étant jeune,
elle s'était démis ou cassé le bras droit ou gauche, je ne sais
plus lequel des deux, au service de la chasse à _courre_. On citait
ce fait d'elle, qui m'a été confirmé par plusieurs personnes. Elle
devait aller chasser dans un château près de Versailles, et c'était
précisément un dimanche où elle se trouvait de service que cette
chasse devait se faire; et c'était une Saint-Hubert!... Ne voulant
pas la manquer, elle s'habilla d'abord pour la chasse; et comme elle
ne montait pas à l'anglaise, ce fut donc une culotte de peau de daim
qu'elle passa; ensuite elle arrangea le reste à la grâce de Dieu, mit
son grand habit par-dessus tout cela, et aussitôt que la Reine fut
rentrée dans ses appartements, la duchesse de Luynes ôta son grand
habit, passa une jupe fendue devant et derrière, une veste verte
galonnée, mit sur l'oreille un petit chapeau de castor blanc, et dans
cet équipage fut déclarer la guerre aux pauvres bêtes des bois. Cette
humeur _chasseuse_ l'avait quittée pour celle du jeu; c'était une
passion effrénée, et seulement pour jouer. Ce n'était pas la valeur
de sa mise qui l'excitait, car on l'a vue souvent jouer pour gagner
ou perdre vingt francs dans la nuit. Lavaupalière, Sainte-Foix, M. de
Montrond, le bailli de Ferrette, voilà, avec M. de Narbonne et madame
de Balby, les personnes les plus assidues auprès de la table de jeu
de l'hôtel de Luynes.

À l'époque de 1807 ou 1808, madame de Luynes s'imagina de faire
venir chez elle un biribi ou une roulette, je ne sais pas lequel; je
réponds seulement du fait. L'Empereur, qui cherchait alors toutes
les occasions de faire une chose désagréable aux maîtres de cette
maison, fit saisir le banquier et donna défense d'y aller pour tenir
la banque. C'était une sorte d'affront, et madame de Luynes le sentit
ainsi.

Tandis que tout cela se passait, madame de Chevreuse mystifiait
le prince de Mecklembourg-Strélitz, et en même temps un vieux
bourgeois retiré du commerce, frère de l'une des femmes de charge
de la maison, par qui madame de Chevreuse avait appris que, dans
deux jours, ce vieux bonhomme attendait de Rouen une nièce qu'il
allait faire son héritière. Madame de Chevreuse quitte son élégante
toilette, passe une petite robe d'indienne, met un petit bonnet,
s'arrange enfin en grisette complétement, et va chez le vieil oncle,
lui parle de Rouen, de la famille, l'enchante si bien, qu'avant la
fin de la journée, le pauvre vieux ne savait plus oui ou non s'il
avait sa tête. Et s'il avait connu l'histoire romaine, certes le
règne de Claude lui aurait fourni un bel exemple pour épouser sa
nièce. Quoi qu'il en fût de Claude, la petite nièce prit congé de
l'oncle pour aller voir la tante de l'hôtel de Luynes, et ne revint
pas. Le lendemain, lorsque la vraie nièce arriva, non pas de Rouen,
mais de Falaise, avec deux bonnes grosses joues normandes du pays
des filles roses et fraîches, une gaillarde enfin bien apprise et
bien découplée, quoiqu'un peu bête, l'oncle n'en voulait pas; il
se rappelait cette gentille figure, cette apparition fantastique
qu'il ne savait pas définir, mais dont il avait senti le charme;
toute cette vision lui paraissait une réalité qu'il ne voulait pas
abandonner. Il fut pendant huit jours très-malheureux, et ne pouvait
surtout s'habituer aux grosses mains de sa vraie nièce.

--L'autre en avait de si blanches, disait-il, une voix si douce!...

Une autre fois, madame de Chevreuse fit habiller un pauvre qui était
son pensionnaire à Saint-Roch, où elle allait habituellement. Cet
homme fut nettoyé, bichonné, _bouchonné_ même, et revêtu d'un habit
superbe avec des plaques, des cordons jaunes, bleus, blancs, de
toutes couleurs. Cet homme reçut ses instructions, et puis elle le
présenta comme un savant danois qui ne savait pas parler français.
Cet homme fut trouvé étonnant. Lorsque la comédie eut duré assez
longtemps, alors elle dit en haussant les épaules: «Vous avez pris
pour un savant étranger un homme qui ne sait pas parler, et un
mendiant.»

À Dampierre, la famille tenait un état de prince plus magnifiquement
ordonné et mieux entendu. Madame de Chevreuse contribuait à rendre ce
séjour adorable, en faisant les honneurs du salon de sa belle-mère
avec une grâce charmante. Toutes les connaissances de l'hôtel de
Luynes y passaient alternativement: on y chassait à cheval, en
calèche; on y jouait surtout, et on y jouait jusqu'au jour. Je voyais
quelquefois M. de Lavaupalière revenant de Dampierre, en chantonnant
une vieille marche du maréchal de Saxe, laquelle il chantonnait
depuis cinquante ans; il en avait alors plus de soixante-quinze
lui-même, et quand je lui demandais d'où il venait: _De Dampierre, où
j'ai été faire ma cour à madame la duchesse de Luynes._

M. de Narbonne, qui était ami fort intime de madame de Luynes et
qui m'aimait comme son enfant, voulut opérer un grand rapprochement
entre moi et l'hôtel de Luynes. En apprenant surtout que madame de
Chevreuse et moi nous avions des souvenirs communs de jeunesse et
même d'enfance, il exigea qu'au moins je ne reculasse pas si l'on
faisait un pas vers moi: je promis d'en faire autant. Le lendemain
je reçus une carte de madame de Chevreuse et une carte de madame de
Luynes[117]. J'en envoyai aussitôt deux à l'hôtel de Luynes, et deux
jours après je reçus une invitation pour un bal qui devait se donner
la semaine suivante à l'hôtel de Luynes. J'y fus avec mon mari et
deux de mes amies, la baronne Lallemand et la princesse Zayonchek,
qui depuis fut vice-reine de Pologne, et qui existe toujours à
Varsovie.

[Note 117: Une particularité me frappa; la carte de la duchesse de
Chevreuse portait ces seuls mots: _Madame de Chevreuse_, et gravés.
Celle de madame de Luynes n'avait que son nom: _Madame de Luynes_, et
tout simplement fort mal écrit, et sur une carte à jouer.--Ce n'est
pas étonnant, me dit M. de Narbonne, elle ne fait jamais de visites.]

Ce bal était magnifiquement ordonné dans les salles immenses de ce
beau local de l'hôtel de Luynes. C'est vraiment dans le faubourg
Saint-Germain qu'il faut chercher les belles demeures féodales et
qui ont un cachet nobiliaire que jamais on ne donnera à ces maisons
bâties par l'argent à coups de billets de banque. Quelle est la
maison de ce côté-ci du pont (dans les nouvelles maisons construites)
qui peut rivaliser avec l'hôtel de Brienne ou celui d'Havré, ou bien
encore l'hôtel de Janson ou celui encore plus magnifique de Brissac?
Et de ce côté-ci de la rivière, quelles sont les maisons qui peuvent
rivaliser aussi avec les hôtels du faubourg Saint-Honoré, qui sont
les frères de ceux du faubourg Saint-Germain?... Voyez ensuite les
grandes maisons de l'antique magistrature du Marais... D'où vient
encore cette différence dans les châteaux et ces maisons d'un jour,
dont les jeunes ombrages donnent à peine un abri! Comme leurs légères
murailles sont à peine suffisantes pour préserver de l'intempérie
des saisons? Mettez en comparaison ces antiques donjons, ces vieux
manoirs qui ont vu passer des générations sans nombre, et défient
encore celles à venir; dans ces demeures, il y a tout à la fois la
douceur du souvenir et l'espoir d'un long avenir[118]...

[Note 118: J'ai en face de moi une maison bâtie en 1835; l'autre
jour, je vois des ouvriers, des poutres, un grand appareil; c'était
la maison qui tombait et qu'on était obligé d'étayer. C'est l'image
de beaucoup de choses de notre temps.]

On sait ce qui arriva à madame de Chevreuse avec madame de Genlis; je
ne répèterai pas ce que j'ai dit dans l'autre volume; je le rappelle
seulement pour faire voir le côté extraordinaire de son caractère.

Mais ce même caractère avait quelque chose de grand et de beau,
lorsque le sort l'appelait à rendre témoignage de sa noble nature: ce
fut ce qui arriva en 1808 lors des affaires d'Espagne.

L'Empereur n'avait oublié ni les dédains ni les refus de madame de
Chevreuse; un autre les eût tenus pour indifférents; mais il paraît
que le coup avait porté et que la blessure avait été profonde. Au
moment où la reine d'Espagne, femme de Charles IV, vint en France,
l'Empereur nomma d'abord un service pour être auprès d'elle comme
auprès de l'Impératrice. Il écrivit lui-même les noms, et celui de
madame de Chevreuse était en tête. En recevant l'ordre qui lui fut
transmis par le grand-chambellan et par la dame d'honneur, madame de
Chevreuse frémit d'indignation, et elle répondit aussitôt:

--_J'ai pu être victime, je ne serai jamais geôlière!..._

En recevant à son tour cette réponse aussi courageuse que hautaine,
l'Empereur, au lieu d'avoir la grandeur d'âme de pardonner, eut
le grand tort de punir une chose qui ne devait l'être que par le
silence... Et madame de Chevreuse fut exilée à cinquante lieues de
Paris.

Son désespoir fut grand. C'était sa vie qu'on brisait, et non son
existence: l'Empereur ne fut pas juge dans cette circonstance, il fut
bourreau... Madame de Chevreuse ne vivait que dans cette maison et
dans cette ville où était sa famille... dans cet hôtel de Luynes, où
chaque jour elle voyait s'écouler si doucement ses heures, entourée
d'amis et de parents, ayant auprès d'elle son mari, ses enfants, tout
cet intérieur sacré de la famille. Et quel intérieur! un paradis!...

Oui, le désespoir de la malheureuse jeune femme fut horrible... En
entendant ses sanglots, en voyant sa douleur, madame de Luynes prit
une sublime détermination; elle voulut suivre sa belle-fille et se
consacrer à elle.--Pour comprendre l'étendue de ce sacrifice, il faut
connaître le goût profond, l'attachement prononcé de la duchesse
de Luynes pour sa maison et pour sa manière de vivre. Rompre ses
habitudes, c'était la mort pour elle.--Eh bien! elle eut le courage
de tout rompre pour pleurer avec l'affligée et lui dire des paroles
douces et bonnes qui calmaient le désespoir dans lequel elle était.

Madame de Chevreuse devint donc errante. Déjà souffrante de la
poitrine, cette vie nomade lui porta un dernier coup, et bientôt elle
fut très-malade. Ne voulant pas s'abaisser à la prière, car elle
pensait bien ne pas être refusée, jamais elle ne voulut elle-même
demander une faveur à l'Empereur. Sa belle-mère, désespérée, écrivit
à Adrien de Montmorency, qui vint chez moi et me parla de sa cousine.
Il n'avait pas besoin de m'en parler longtemps pour m'intéresser.--Je
lui promis de faire tout ce que je pourrais, et en effet je FIS
TOUT ce qui fut en mon pouvoir; mais partout je trouvai des coeurs
durs[119] et des âmes sèches; partout je trouvai, même parmi ceux qui
auraient dû m'entendre, une dureté révoltante. Enfin, je fis demander
une audience à l'Empereur par Duroc; mais j'eus le malheur de dire
la raison pour laquelle je voulais le voir, et je ne pus avoir mon
audience. Pendant ce temps, la malheureuse exilée avait parcouru
plusieurs résidences, celles de Rouen, de Tours, de Caen, et enfin
elle vint tomber, haletante et mourante, à Lyon, où sa belle-mère,
désespérée, la soigna pendant une année. Hélas! elle était là près
d'une autre exilée dont la douleur plus silencieuse n'en était pas
moins amère. Madame Récamier était à Lyon, succombant sous le poids
d'une souffrance qui serait devenue mortelle si elle n'avait été en
Italie.

[Note 119: Comment M. de Talleyrand n'a-t-il pas demandé, mais _de
manière à l'obtenir_, le retour de madame de Chevreuse!... le faire
demander par Marie-Louise enfin... Mais M. de Talleyrand aurait fait
une démarche qui n'aurait eu de résultat que pour autrui.]

Enfin madame de Chevreuse termina sa vie et ses douleurs dans les
premiers mois de 1813, après une longue agonie et des souffrances
qu'on ne peut concevoir. Non, l'exil n'est pas apprécié, tout ce
qu'il a d'affreux n'est pas compris par ceux qui ne l'ont pas éprouvé.

Quelques heures avant sa mort, madame de Chevreuse, dont les derniers
moments furent néanmoins sublimes, eut une faiblesse singulière,
pour une personne qui avait des qualités si hautes. Elle se fit
entièrement raser la tête et fit BRÛLER ses cheveux devant elle!...
Incroyable alliance de la légèreté du néant du monde à côté du
sérieux de la tombe, qui déjà s'ouvrait pour elle!


FIN DU TOME SIXIÈME.



TABLE

DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE SIXIÈME VOLUME.


                                                           Pages.

  Salon de M. de Talleyrand.                                    1

  Salon des princesses de la famille impériale.               247

  Salon de madame Récamier (en 1800).                         333

  Salon de madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély.            355

  Salon de madame la duchesse de Luynes.                      371


PARIS.--IMPRIMERIE DE CASIMIR, RUE DE LA VIEILLE-MONNAIE, Nº 12.





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