Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Le Roman de la rose - Tome IV
Author: Meung, Jean de, Guillaume, de Lorris, active 1230
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le Roman de la rose - Tome IV" ***


http://www.freeliterature.org



LE ROMAN

DE LA ROSE

PAR

GUILLAUME DE LORRIS

ET

JEAN DE MEUNG

_Édition accompagnée d'une traduction en vers_

Précédée d'une Introduction, Notices historiques

et critiques;

Suivie de Notes et d'un Glossaire

PAR

PIERRE MARTEAU

TOME IV


ORLÉANS

1879



[p. 002]
LE ROMAN DE LA ROSE



    XCI


    Comment Nature la subtille                        16553
    Forge toujours ou filz ou fille,
    Affin que l'humaine lignye
    Par son deffaut ne faille mye.


    Et quant ce serement fait orent,
    Si que tuit entendre le porent,
    Nature, qui pensoit des choses
    Qui sunt desouz le ciel encloses,
    Dedens sa forge entrée estoit,
    Où toute s'entente metoit
    A forgier singulières pieces
    Por continuer les espieces:
    Car les pieces tant les fet vivre,
    Que Mort ne les puet aconsivre[1],               Voir la note.
    [Jà tant ne saura corre après;
    Car Nature tant li va près,
    Que quant la Mort o sa maçuë
    Des pieces singulieres tuë
    Ceus qu'el trueve à soi redevables,
    (Qu'il i en a de corrumpables
    Qui ne doutent la Mort néant,
    Et toutevois vont dechéant,



    [p. 003]
    LE ROMAN DE LA ROSE



    XCI


    Comment Nature habilement                         16753
    Fille ou fils forge constamment,
    De crainte que l'humaine engeance
    Ne faille par sa négligence.


    Or comme ce serment fut fait,
    Que tous ouïrent clair et net,
    Nature, qui pensait aux choses
    Qui sont dessous le ciel encloses,
    Dedans sa forge se rendait
    Où sa cure toute mettait
    Une à une à forger les pièces
    Pour continuer les espèces;
    Car les pièces parfait si bien
    Que Mort contre elles ne peut rien[1].
    [En vain sa course elle accélère,
    Nature de si près la serre,
    Que si de sa masse la Mort
    Quelques pièces détruit d'abord
    Qu'elle trouve à soi redevables
    (Car il en est de corrompables
    Qui la Mort ne redoutent pas,
    Et toutefois vont pas à pas

    [p. 004]
    Et s'usent en tens et porrissent,                 16575
    Dont autres choses se norrissent);
    Quant toutes les cuide estreper,
    Nes puet ensemble conceper[2]:
    Que quant l'une par-deçà hape,
    L'autre par-delà li eschape.
    Car quant ele a tué le pere,
    Remaint-il fiz ou fille ou mere,
    Qui s'enfuient devant la Mort,
    Quant il voient celi jà mort.
    Puis reconvient iceus morir,
    Jà si bien ne sauront corir;
    N'i vaut médecines, ne veus.
    Donc saillent nieces et neveus
    Qui fuient, por eus deporter,
    Tant cum piez les puéent porter;
    Dont l'ung s'enfuit à la karole,
    L'autre au monstier, l'autre à l'escole,
    Li autre à lor marchéandises,
    Li autre as ars qu'il ont aprises,
    Li autre à lor autres deliz
    De vins, de viandes, de liz:
    Li autre, por plus tost foïr,
    Que Mort ne les face enfoïr,
    S'en montent sor lor grans destriers
    A tout lor sororés estriers.
    L'autre met en ung fust sa vie,
    Et s'enfuit par mer à navie,
    Et maine au regart des estoiles
    Ses nefz, ses avirons, ses voiles:
    L'autre, qui par veu s'umilie,
    Prent ung mentel d'ypocrisie,
    Dont en fuiant son penser cuevre,
    Tant qu'il apert dehors par uevre.

    [p. 005]
    S'usant, et par le temps pourrissent              16775
    Dont autres choses se nourrissent),
    Quand les croit toutes extirper
    Ne les peut ensemble attraper[2],
    Si bien que si l'une elle hape
    A droite, à gauche l'autre échappe.
    Car si le père elle détruit,
    Devant la Mort soudain s'enfuit
    Le fils ou la fille ou la mère
    Lorsque mort ils ont vu le père.
    Puis à leur tour devront mourir;
    En vain les verra-t-on courir,
    Rien n'y fait, vœux ni médecines.
    Lors donc nièces, neveux, cousines
    De fuir pour vivre et l'éviter,
    Tant que pieds les peuvent porter,
    Dont l'un s'enfuit à la karole,
    L'autre à l'église ou bien l'école,
    L'autre, selon ses appétits,
    Aux arts qu'il a jadis appris,
    Aux plaisirs, à sa marchandise,
    La luxure ou la gourmandise.
    D'autres sur leurs grands destriers
    Et sur leurs dorés étriers
    Montent, croyant ainsi plus vite
    De Mort éviter la poursuite;
    Sur un ais l'autre se blottit,
    En naviguant la mer franchit,
    Et mène à l'aspect des étoiles
    Sa nef, ses avirons, ses voiles.
    L'autre par vœux s'humiliant,
    D'hypocrisie un manteau prend
    Où tous ses pensers se tapissent
    Tant que ses actes le trahissent.

    [p. 006]
    Ainsinc fuient tuit cil qui vivent,               16609
    Qui volentiers la Mort eschivent.
      Mort qui de noir le vis a taint,
    Cort après tant que les ataint,
    Si qu'il i a trop fiere chace:
    Cil s'enfuient, et Mort les chace
    Dix ans, ou vingt, trente, ou quarante,
    Cinquante, soixante, septante,
    Voire octante, nonante, cent,
    Lors quanque tient va depeçant;
    Et s'il puéent outre passer,
    Cort-ele après sans soi lasser,
    Tant que les tient en ses liens,
    Maugré tous les phisiciens.
    Et les phisiciens méismes
    Onc nul eschapper n'en véismes,
    Par Hipocras ne Galien[3],
    Tant fussent bon phisicien.
    Rasis, Constantin, Avicenne[4]
    I ont lessiée la couënne:
    Et cels qui ne puent tant corre,
    Nes respuet riens de mort rescorre.
    Ainsinc Mort qui jà n'iert saoule,
    Glotement les pieces engoule:
    Tant les sieut par mer et par terre,
    Qu'en la fin toutes les enserre.
    Mès nes puet ensemble tenir
    Si qu'el ne puet à chief venir
    Des especes du tout destruire,
    Tant sevent bien les pieces fuire:
    Car s'il n'en demoroit fors une,
    Si vivroit la forme commune,
    Et par le Fenis bien le semble,
    Qu'il n'en puet estre deus ensemble.

    [p. 007]
    Ainsi vont tretous les humains                    16809
    Fuyant la Mort par cent chemins.
      Mort qui de noir se teint la face
    Les suit et leur donne la chasse
    Jusqu'à ce que les ait atteints,
    Car Mort pourchasse les humains
    Dix ans ou vingt, trente ou quarante,
    Cinquante, ou soixante, ou septante,
    Voire octante, nonante ou cent,
    Et s'en va tous les dépeçant;
    Et si quelques-uns elle en passe,
    Vite revient et ne se lasse
    Tant que les tienne en ses liens,
    Malgré tous les chirurgiens.
    Les médecins même ont beau faire,
    Nul ne peut à Mort se soustraire
    Par Hypocrate ou Gallien[3],
    Qui pourtant s'y connaissaient bien.
    Razis, Constantin, Avicène[4]
    Y ont tretous laissé leur couenne.
    Rien ne sert, hélas! de courir;
    Personne ne peut la Mort fuir.
    Ainsi Mort, qui n'est oncques soûle,
    Gloutement les pièces engoule
    Tant par terre et mer les poursuit
    Qu'en la fin toutes les saisit.
    Mais chacune si bien l'esquive
    Qu'à nulle heure la Mort n'arrive
    Toutes ensemble à les saisir
    Et d'un coup les anéantir.
    Car encor n'en restât-il qu'une,
    Resterait la forme commune;
    Par le Phénix la preuve en est
    Qui toujours seul vit et renaît.

    [p. 008]
      Tous jors est-il ung seul Fenis,                16643
    Et vit ainçois qu'il soit fenis
    Par cinq cens ans; au darrenier
    Si fait ung feu grant et plenier
    D'espices, et s'i boute et s'art,
    Ainsinc fait de son cors essart.
    Mès por ce que sa forme garde,
    De sa poudre, combien qu'il s'arde,
    Ung autre Fenis en revient,
    Où cil méismes, se Dé vient,
    Que Nature ainsinc resuscite,
    Qui tant à l'espece profite:
    Qu'ele perdroit du tout son estre,
    S'el ne faisoit cestui renestre,
    Si que se Mort Fenis devore,
    Fenis toutevois vis demore.
    S'el en avoit mil devorés,
    Si seroit Fenis demorés.
    C'est Fenis la commune forme,
    Que Nature ès pieces reforme,
    Qui du tout perduë seroit,
    Qui l'autre vivre ne lerroit.
    Ceste maniere néis ont
    Trestoutes les choses qui sont
    Desouz le cercle de la lune,
    Que s'il en puet demorer une,
    S'espece tant en li vivra,
    Que jà Mort ne la consivra.
    Mès Nature douce et piteuse,
    Quant el voit que Mort l'envieuse
    Entre li et corrupcion
    Vuelent metre à destruccion
    Quanqu'el trueve dedens sa forge,
    Tous jors martele, tous jors forge,

    [p. 009]
      Il n'est qu'un seul Phénix sur terre            16843
    Qui jusqu'à son heure dernière
    Vit cinq cents ans. En dernier lieu,
    Il fait d'épices un grand feu
    Et s'y jette, sans plus attendre,
    Pour réduire son corps en cendre;
    Mais l'espèce ne périt pas.
    De sa cendre, après son trépas,
    Un autre Phénix prend naissance,
    Ou le même, par l'ordonnance
    De Dieu; Nature ainsi refait
    L'espèce que Mort menaçait.
    Phénix, c'est la commune forme
    Que Nature toujours reforme
    Et qui bientôt disparaîtrait
    Si vif un autre ne restait.
    L'espèce perdrait tout son être
    S'elle ne le faisait renaître,
    Si bien que quand Phénix est mort,
    Phénix vivant demeure encor.
    Mille la Mort dévorât-elle,
    L'espèce est toujours éternelle.
    Ce privilége de même ont
    Tretoutes les choses qui sont
    Dessous le cercle de la lune;
    Pourvu que seule en demeure une,
    L'espèce se perpétûra,
    Et jamais Mort ne l'éteindra.
    Mais Nature douce et piteuse,
    Quand elle voit Mort l'envieuse,
    Qu'accompagne corruption,
    Vouloir mettre à destruction
    Les pièces qu'elle a dans sa forge,
    Alors elle martelle et forge

    [p. 010]
    Tous jors ses pieces renovele,                    16677
    Par generacion novele.
    Quant autre conseil n'i puet metre,
    Si taille emprainte de tel letre,
    Qu'el lor donne formes veroies
    En coinz de diverses monnoies,
    Dont Art faisoit ses exemplaires,
    Qui ne fait pas choses si voires.
    Mès par moult ententive cure,
    A genouz est devant Nature,
    Si prie et requiert, et demande,
    Comme mendians et truande,
    Povre de science et de force,
    Qui d'ensivre-la moult s'efforce,
    Que Nature li voille aprendre
    Comment ele puisse comprendre,
    Par son engin en ses figures,
    Proprement toutes créatures.
    Si garde comment Nature euvre,
    Car moult vodroit faire autel euvre,
    Et la contrefait comme singes;
    Mès tant est son sens nus et linges,
    Qu'il ne puet faire choses vives,
    Jà si ne sembleront naïves.
    Car Art, combien qu'ele se paine
    Par grant estuide et par grant paine,
    De faire choses quiex qu'el soient,
    Quiexque figures qu'eles aient,
    Paingne, taingne, forge, ou entaille
    Chevaliers armés en bataille,
    Sor biaus destriers trestous couvers
    D'armes yndes, jaunes, ou vers,
    Ou d'autres colors piolés,
    Se plus piolés les volés;

    [p. 011]
    Toujours sans interruption                        16877
    Nouvelle génération.
    Ne pouvant du reste mieux faire,
    En son empreinte elle les serre,
    Comme en ses coins le monnayeur,
    Et leur donne forme et couleur
    Propres, dont Art fait ses modèles
    Qui ne fait pas choses si belles.
    Car toujours, comme mendiant
    Devant Nature suppliant,
    De l'imiter moult il s'efforce,
    Ignorant qu'il est et sans force,
    Toujours, avec un soin jaloux,
    L'implore et prie à deux genoux
    Qu'elle lui veuille bien apprendre
    Ses secrets et faire comprendre,
    Pour reproduire en ses travaux
    Les objets qu'elle a faits si beaux.
    Il regarde comme elle opère,
    Car il voudrait telle œuvre faire,
    Mais en singe la contrefait.
    Tant simple et faible et vain il est
    Qu'il ne peut faire créature
    Vivante à l'égal de Nature.
    Car l'Art en un travail sans fin
    Se peine et s'étudie en vain
    A faire mainte et mainte chose,
    Quelque figure qu'il compose.
    Sur beaux destriers tout couverts
    D'ornements bleus, jaunes ou verts,
    Chevaliers armés en bataille
    Qu'il peigne, teigne, forge ou taille,
    Ou de tous sens bariolés
    Si plus colorés les voulez:

    [p. 012]
    Biaus oisillons en vers boissons,                 16711
    De toutes iauës les poissons;
    Et toutes les bestes sauvages
    Qui pasturent par ces boscages;
    Toutes herbes, toutes floretes,
    Que valetons et puceletes[5]
    Vont en printens ès bois coillir,
    Que florir voient et foillir;
    Oisiaus privés, bestes domesches,
    Baceleries, dances, tresches
    De beles dames bien parées,
    Bien portretes, bien figurées,
    Soit en metal, en fust, en cire,
    Soit en quelconque autre matire,
    Soit en tables, ou en parois,
    Tenans biaus bachelers as dois,
    Bien figurés et bien portrais;
    Jà por figure ne por trais
    Ne les fera par eus aler,
    Vivre, movoir, sentir, parler.
      Ou d'alquemie tant aprengne,
    Que tous metauz en color taingne,
    Qu'el se porroit ainçois tuer,
    Que les especes remuer,
    Se tant ne fait qu'el les ramaine
    A lor nature premeraine.
    Euvre tant cum ele vivra,
    Jà Nature n'aconsivra:
    Et se tant se voloit pener
    Qu'el les i séust ramener,
    Si li faudroit, espoir, science
    De venir à cele atrempance,
    Quant el feroit son elixir,
    Dont la forme devroit issir,

    [p. 013]
    Herbes verdoyantes, fleurettes                    16911
    Que varlets et que pucelettes[5]
    Vont au printemps ès-bois cueillir
    Quand elles viennent à fleurir:
    Oiseaux et bêtes domestiques,
    Jeux et plaisirs, danses rustiques,
    Beaux oiselets en verts buissons,
    En l'onde pure vifs poissons
    Et toutes les bêtes sauvages
    Qui pâturent par les bocages:
    Ou jouvenceaux beaux et courtois
    Et gracieux, tenant aux doigts
    Gentilles dames bien parées,
    Bien pourtraites, bien figurées:
    A nos yeux en vain, trait pour trait,
    Sur table ou mur il les pourtrait
    En métal, en bois, cire ou pierre,
    Soit même en toute autre matière;
    Il ne les fait d'eux-même aller,
    Vivre, mouvoir, sentir, parler.
      Qu'il apprenne tant d'alchimie
    Que tous métaux colore, allie,
    Il se pourrait avant tuer
    Que les espèces transmuer.
    S'il ne fait tant qu'il les ramène
    A leur nature primeraine,
    Qu'il travaille tant qu'il vivra,
    Jamais Nature il n'atteindra.
    Du reste, pour le pouvoir faire,
    Pour dans leur pureté première
    Ces métaux divers ramener,
    Il faudrait d'abord deviner
    Des proportions la science
    Pour obtenir la tempérance,

    [p. 014]
    Qui devise entr'eus lor sustances                 16745
    Par especiaus differences,
    Si cum il pert au defenir,
    Qui bien en set à chief venir.
    Neporquant c'est chose notable,
    Alquemie est ars véritable:
    Qui sagement en ovreroit,
    Grans merveilles i troveroit.
    Car comment qu'il aut des espieces,
    Au mains les singulieres pieces
    Qu'en sensibles euvres sunt mises,
    Sunt muables en tant de guises,
    Qu'el puéent lor compleccions,
    Par diverses digestions,
    Si changier entr'eus, que cis changes
    Les met souz especes estranges,
    Et leur tolt l'espece premiere.
    Ne voit-l'en comment de fogiere
    Font cil et cendre et voirre nestre,
    Qui de voirrerie sunt mestre,
    Par depuracion legiere?
    Si n'est pas li voirre fogiere,
    Ne fogiere ne rest pas voirre.
    Et quant espar vient en tonnoire,
    Si repuet-l'en sovent véoir
    Des vapeurs les pierres chéoir,
    Qui ne monterent mie pierres?
    Ce puet savoir li cognoissierres
    De la cause qui tel matire
    A ceste estrange espèce tire.
    Ci sunt especes très-changiées,
    Ou les pieces d'aus estrangiées
    Et en sustance, et en figure;
    Ceus par Art, ceste par Nature.

    [p. 015]
    Quand il fera son elixir,                         16945
    Dont le métal pur doit jaillir,
    Qui désagrége les substances
    Par spéciales différences,
    Comme à la fin bien il paraît
    A qui le mieux opérer sait.
    Et pourtant c'est chose notable,
    Alchimie est art véritable;
    Qui sagement l'étudierait
    Grand' merveilles y trouverait.
    Donc, quelles que soient les espèces,
    Isolément prises, les pièces
    Dont tous les corps sont composés
    Dans la Nature déposés,
    S'elles sont de nos sens palpables,
    En tant de façons sont muables,
    Qu'elles peuvent leurs unions,
    Par maintes transformations,
    Changer entre elles, et ces pièces
    Deviennent nouvelles espèces
    Perdant leur primitif aspect.
    Voyez du reste ce que fait
    Le verrier. De simple fougère,
    De la cendre il tire du verre
    Par légère épuration;
    Verre pourtant n'est pas buisson,
    Pas plus que fougère n'est verre.
    Et quand d'un éclair le tonnerre
    Éclate, souvent on peut voir
    Les pierres des nuages choir
    Qui pourtant ne sont pas de pierre.
    La cause qui telle matière
    Engendre aux nuages volants
    Seuls peuvent dire les savants.

    [p. 016]
    Ainsinc porroit des metaus faire                  16779
    Qui bien en sauroit à chief traire,
    Et tolir as ors lor ordure,
    Et metre-les en forme pure
    Par lor complexions voisines,
    L'une vers l'autre assés enclines;
    Qu'il sunt tretuit d'une matire,
    Comment que Nature les tire;
    Car tuit par diverses manieres,
    Dedens les terrestres minieres,
    De soufre et de vif-argent nessent,
    Si cum li livres le confessent.
    Qui se sauroit donc soutillier
    As esperiz apparillier,
    Si que force d'entrer éussent,
    Et que voler ne s'en péussent,
    Quant il dedens les cors entrassent,
    Mès que bien purgiés les trovassent,
    Et fust li sofres sans ardure,
    Por blanche ou por rouge tainture,
    Son voloir des metaus auroit
    Qui ainsinc faire le sauroit.
    Car d'argent vif fin or font nestre
    Cil qui d'alquemie sunt mestre;
    Et pois et color li ajoustent
    Par choses qui gaires ne coustent.
    Et d'or fin pierres precieuses
    Font-il cleres et aviveuses;
    Et les autres metaus desnuent
    De lor formes, si qu'il les muent

    [p. 017]
    Ce sont espèces très-changées                     16979
    Ou bien substances dégagées
    De certains corps, soit par notre art,
    Soit par Nature d'autre part.
      Ainsi pourrait des métaux faire
    Qui des corps les saurait extraire,
    Puis leur ordure aux ors tirer,
    Les réduire et les apurer
    Par affinités régulières
    A divers corps particulières.
    De matière une les ors sont,
    N'importe où Nature les fond.
    Et tous par diverses manières
    Dedans les terrestres minières
    Naissent de soufre et vif argent;
    La science ainsi nous l'apprend.
    Tel donc qui saurait, il me semble,
    Combiner les esprits ensemble
    Et les contraindre à se mêler,
    Sans pouvoir après s'envoler,
    Jusqu'à ce qu'aux corps ils entrassent,
    Pourvu qu'apurés les trouvassent,
    Et, du soufre l'ardeur domptant,
    Les colorer en rouge ou blanc,
    Aurait par telle connaissance
    Tous les métaux en sa puissance.
    Ainsi fin or de vif argent
    Font naître moult subtilement
    Par art, sans plus, nul ne le nie,
    Ceux qui sont maîtres d'alchimie,
    Puis lui donnent poids et couleur
    Par choses de mince valeur,
    Et d'or fin pierres précieuses
    Refont claires et lumineuses;

    [p. 018]
    En fin argent, par medecines                      16809
    Blanches et tresperçans et fines.
    Mès ce ne feroient cil mie
    Qui euvrent de sophisterie;
    Travaillent tant cum il vivront,
    Jà Nature n'aconsivront.

           *       *       *       *       *

    Nature qui tant est soutive,
    Combien qu'ele fust ententive
    A ses euvres que tant amoit,
    Lasse dolente se clamoit
    Et si parfondement ploroit,
    Qu'il n'est cuer qui point d'amor ait,
    Ne de pitié, qui l'esgardast,
    Qui de plorer se retardast:
    Car tel dolor au cuer sentoit
    D'ung fait, dont el se repentoit,
    Que ses euvres voloit lessier,
    Et du tout son penser cessier,
    Mès que tant solement séust
    Que congié de son mestre éust:
    Si l'en voloit aler requerre,
    Tant li destraint li cuers et serre.
    Bien la vous vosisse descrire,
    Mès mi sens n'i porroit soffire,
    Mi sens! qu'ai-ge dit? c'est du mains,
    Non feroit voir nus sens humains,
    Ne par vois vive, ne par notes,
    Et fust Platon ou Aristotes,
    Algus, Euclides, Tholomées[6],
    Qui tant orent de renommées
    D'avoir esté bon escrivain,
    Lor engin seroient si vain,

    [p. 019]
    Puis tous les métaux dépouillant                  17013
    De leurs formes, en vif argent
    Ils les changent par médecines
    Blanches, pénétrantes et fines.
    Ce ne peuvent les faux savants
    Les imposteurs, les charlatans;
    Qu'ils travaillent toute leur vie,
    Ils n'atteindront Nature mie.
      Nature donc se désolait
    Pour ses œuvres que tant aimait,
    Et déployait son industrie
    Pour les conserver à la vie.
    Mais si profondément pleurait
    Que nul cœur aimant ne serait
    Ni piteux, qui voyant la belle
    N'eût voulu pleurer avec elle;
    Car telle peine au cœur sentait
    D'un péché dont se repentait,
    Qu'elle avait perdu tout courage.
    Elle eût laissé là son ouvrage
    Si seulement elle eût pensé
    Que n'en fût son maître offensé.
    Peu s'en faut que ne l'en requière,
    Tant son cœur s'afflige et se serre.
    Volontiers la peindrais céans,
    Mais n'y suffirait tout mon sens.
    Mon sens! qu'ai-je dit? Ni par note
    Ni de vive voix, Aristote
    Ni Platon, ni nul sens humain
    Ne le pourrait, c'est bien certain.
    Algus, Euclide, Ptolémée[6]
    Qui tant avait de renommée
    D'avoir été bon écrivain,
    Déploierait son esprit en vain,

    [p. 020]
    S'il osoient la chose emprendre,                  16841
    Qu'il ne la porroient entendre,
    Ne Pymalion entaillier:
    En vain se porroit travaillier
    Parrasius, voire Apellés[7]
    Que ge moult bon paintre appellés[8],
    Biautés de li jamès descrivre
    Ne porroit, tant éust à vivre;
    Ne Miro, ne Policletus[9],
    Jamès ne sauroient cest us.



    XCII


    Comment le bon paintre Zeuxis
    Fut de contrefaire pensis
    La très-grant beaultè de Nature,
    Et à la paindre mist grant cure.


    Zeuxis néis par son biau paindre[10]
    Ne porroit à tel forme ataindre,
    Qui, por faire l'ymage au temple,
    De cinq puceles prist exemple,
    Les plus beles que l'en pot querre
    Et trover en toute la terre,
    Qui devant li se sont tenuës
    Tout en estant trestoutes nuës,
    Pour soi prendre garde à chascune,
    S'il trovast nul defaut en l'une,
    Ou fust sor cors, ou fust sor membre,
    Si cum Tules le nous remembre
    Où livre de sa Rétorique,
    Qui moult est science autentique.
    Mès ci ne péust-il riens faire
    Zeuxis, tant séust bien portraire,

    [p. 021]
    S'il osait la chose entreprendre,                 17047
    Tous ils n'y sauraient rien entendre,
    Ni Pygmalion la tailler.
    En vain se pourrait travailler
    Parrhasius; et même Appelle[7],
    Que pourtant bon peintre j'appelle[8],
    Tant pût-il vivre, sa beauté
    Ne pourrait peindre en vérité;
    Non plus Miron ni Polyclète[9]
    N'y parviendraient, je le répète.



    XCII


    Comment le bon peintre Zeuxis
    Entreprit d'imiter jadis
    La très-grand' beauté de Nature
    Et mit à la peindre grand' cure.


    Zeuxis, malgré tout son talent[10],
    A la peindre fut impuissant.
    Un jour donc il prit pour modèles
    Cinq jeunes filles les plus belles
    Qu'en tout le monde on pût trouver,
    Pour ses traits au temple graver.
    Elles se sont tretoutes nues
    Tout debout devant lui tenues,
    Afin qu'il pût les observer
    Et voir s'il leur pourrait trouver
    (Ainsi Tulle en sa Rhétorique,
    Qui moult est science authentique,
    Le rapporte), quelque défaut
    Sur les membres, le corps, la peau.
    Mais cependant rien ne put faire
    Zeuxis, si bien sût-il pourtraire

    [p. 022]
    Ne colorer sa portraiture,                        16871
    Tant est de grant biauté Nature,
    Zeuxis, non pas trestuit li mestre
    Que Nature fist onques nestre:
    Car or soit que bien entendissent
    Sa biauté toute, et tuit vosissent
    A tel portraiture muser,
    Ains porroient lor mains user,
    Que si très-grant biauté portraire;
    Nus, fors Diex, ne le porroit faire,
    Et por ce que, se ge poïsse,
    Volentiers au mains l'entendisse,
    Voire escrite la vous éusse,
    Se ge poïsse, ou ge séusse;
    Ge méismes i ai musé,
    Tant que tout mon sens i usé
    Comme fox et outrecuidiés,
    Cent tans plus que vous ne cuidiés.
    Car trop fis grant présumpcion,
    Quant onques mis m'entencion
    A si très-haute euvre achever,
    Qu'ains me poïst le cuer crever,
    Tant trovai noble et de grant pris
    La grant biauté que ge tant pris,
    Que par penser la compréisse
    Por nul travail que g'i méisse,
    Ne que solement en osasse
    Ung mot tinter, tant i pensasse.
    Si sui du penser recréus,
    Por ce m'en sui atant téus;
    Que quant ge plus i ai pensé,
    Tant ert bele que plus n'en sé.
    Car Diex, li biaus outre mesure,
    Quant il biauté mist en Nature,

    [p. 023]
    Et peindre avec habileté,                         17077
    Tant Nature est de grand' beauté.
    Oui, Zeuxis pas plus que nul maître
    Que jamais Nature ait fait naître,
    S'il s'en trouvait un pour l'oser,
    Avant pourrait ses mains user
    Que si très-grand' beauté pourtraire,
    (Nul fors Dieu ne le pourrait faire),
    Quand même il pourrait du penser
    Sa beauté tretoute embrasser.
    Moi-même je n'ai pu, sans feindre,
    Jusqu'à la concevoir atteindre,
    Et Nature vous décrirais
    Si je pouvais ou je savais.
    A cette tâche surhumaine
    J'ai cent fois plus perdu de peine,
    Comme un sot, comme un insensé,
    Que jamais ne l'eussiez pensé;
    Car c'était trop d'outrecuidance
    Que d'avoir conçu l'espérance
    De si très-haute œuvre achever.
    Avant le cœur m'eût pu crever
    Qu'en mon penser même comprisse,
    Pour nulle peine que je prisse,
    La très-grand' beauté que je vis,
    Tant noble était et de grand prix,
    Ni que seulement en osasse
    Un mot tinter, tant y pensasse.
    C'est pourquoi mon esprit vaincu,
    De guerre lasse, enfin s'est tu.
    Plus j'y pensais, tant était belle,
    Plus j'étais impuissant près d'elle;
    Car Dieu, la suprême beauté,
    Quand Nature il eut enfanté,

    [p. 024]
    Il en i fist une fontaine                         16905
    Tous jors corant et tous jors plaine,
    De qui toute biauté desrive;
    Mès nus n'en set ne fons ne rive:
    Por ce n'est droit que conte face
    Ne de son cors, ne de sa face
    Qui tant est avenant et bele,
    Cum flor de lis en mai novele;
    Rose sus rain, ne noif sor branche,
    N'est si vermeille ne si blanche.
    Si devroie-ge comparer,
    Quant ge l'os à riens comparer,
    Puisque sa biauté ne son pris
    Ne puet estre d'omme compris.]
      Quant ele oï ce serement,
    Moult li fu grant alegement
    Du grant duel qu'ele demenoit.
    Por decéue se tenoit,
    Et disoit:

    _Nature._

             Lasse! qu'ai-ge fait?
    Ne me repenti mès de fait
    Qui m'avenist des lors en ça
    Que cist biau monde commença,
    Fors d'une chose solement
    Où j'ai mespris trop malement,
    Dont ge me tiens trop à musarde:
    Et quant ma musardie esgarde,
    Bien est drois que ge m'en repente.
    Lasse fole! lasse dolente!
    Lasse! lasse cent mile fois!
    Où sera mès trovée fois?

    [p. 025]
    En elle fit une fontaine                          17111
    Toujours courante et toujours pleine
    D'où découle toute beauté.
    Et son lit, c'est l'immensité.
    Comment vouloir que conte fasse
    Ni de son corps, ni de sa face,
    Qui plus belle est, je vous le dis,
    Qu'en mai nouvelle fleurs de lys?
    Rose ni neige sur la branche
    N'est si vermeille ni si blanche,
    Et c'est un crime que d'oser
    A Nature chose opposer,
    Sa beauté puisqu'en nulle guise
    Ne peut être d'homme comprise.]
      Quand Nature ouït ce serment,
    Moult lui fut grand allégement
    Du deuil qui l'avait confondue.
    Elle se tenait pour déçue,
    Et disait:

    _Nature._

               Lasse, qu'ai-je fait?
    Céans à l'esprit, en effet,
    Il me revient une méprise,
    Une faute que j'ai commise,
    Il y a bien longtemps déjà,
    Quand ce beau monde commença,
    Et dont j'aurais dû, sans doutance,
    Dès longtemps faire pénitence.
    Oui, j'ai trop, dit-elle, péché,
    Et quand je songe à mon péché,
    Bien juste est que je m'en repente.
    Lasse folle, lasse dolente!

    [p. 026]
    Ai-ge bien ma poine emploiée?                     16935
    Sui-ge bien du sens desvoiée,
    Qui tous jors ai cuidé servir
    Mes amis por gré deservir,
    Et trestout mon travail ai mis
    En essaucier mes anemis?
    Ma debonnaireté m'afole.

    _L'Acteur._

    Lors a mis son prestre à parole,
    Qui celebroit en sa chapele,
    Mès ce n'ert pas messe novele,
    Car tous jors ot fait ce servise
    Dès qu'il fu prestres de l'église.
    Hautement, en leu d'autre messe,
    Devant Nature la déesse,
    Li prestres qui bien s'acordoit
    En audience recordoit
    Les figures représentables
    De toutes choses corrumpables
    Qu'il ot escrites en son livre,
    Si cum Nature les li livre.



    XCIII


    Comment Nature la déesse
    A son bon prestre se confesse,
    Qui moult doulcement luy enhorte
    Que de plus plourer se déporte.


    Genius, dist-ele, biau prestre
    Qui des leus estes diex et mestre,

    [p. 027]
    Lasse, lasse cent mille fois.                     17141
    De moi, c'en est fait, je le vois!
    Ai-je bien ma peine employée
    Et me suis-je assez dévoyée.
    Moi qui tout mon travail ai mis
    A exhausser mes ennemis,
    Croyant gagner, en récompense,
    De mes amis los et fiance?
    Victime suis de ma bonté.

    _L'Auteur._

    Lors à son prêtre a tout conté
    Officiant en sa chapelle;
    Mais ce n'était messe nouvelle,
    Car même service il faisait
    Depuis qu'en son église était.
    Hautement, au lieu d'autre messe,
    Devant Nature la déesse,
    Le prêtre, qui tout connaissait,
    En audience rappelait
    Les figures représentables
    De toutes choses corrompables,
    Comme Nature lui livrait,
    Et qu'en son livre il écrivait.



    XCIII


    Comment Nature la déesse
    A son bon prêtre se confesse,
    Qui l'exhorte moult doucement
    De sécher ses pleurs à l'instant.

    Génius, dit-elle, beau prêtre,
    De toutes créatures maître,

    [p. 028]
    Et selonc lor propriétés                          16961
    Toutes en euvre les metés,
    Et bien achevés la besoingne,
    Si cum à chascun li besoingne,
    D'une folie que j'ai faite,
    Dont ge ne me sui pas retraite,
    Mès repentance moult m'apresse,
    A vous m'en vuel faire confesse.

    _Genius._

    Ma dame, du monde roïne,
    Cui toute riens mondaine encline,
    S'il est riens qui vous griefve, en tant
    Que vous en ailliés repentant,
    Ou que néis vous plaise à dire,
    De quelconques soit la matire,
    Soit d'esjoïr, ou de doloir,
    Bien m'en poés vostre voloir
    Confesser trestout par lesir,
    Et ge tout à vostre plesir,
    Fet Genius, metre y vorrai
    Tout le conseil que ge porrai,
    Et celerai bien vostre affaire,
    Se c'est chose qui face à taire.
    Et se mestier avés d'assoldre,
    Ce ne vous doi-ge mie toldre,
    Mais lessiés ester vostre plor.

    _Nature._

    Certes, fet-ele, se ge plor,
    Biaus Genius, n'est pas merveille.

    _Genius._

    Dame, toutevois vous conseille

    [p. 029]
    Qui selon leurs propriétés                        17169
    Toutes en œuvre les mettez
    Et leur besogne achevez toute
    Lorsque suivent la droite route,
    Le remords me vient oppresser
    Et me veux à vous confesser
    D'une faute que j'ai commise
    Et qui ne me fut pas remise.

    _Génius._

    Reine du monde, il lui répond,
    Devant qui tout courbe le front,
    Si quelque chose vous tourmente
    Et dont votre cœur se repente,
    En moi vous pouvez vous fier;
    Ou s'il vous plaît me confier
    Quoi que ce soit, plaisir ou peine
    Vous pouvez, ma très-douce reine
    Vous confesser tout à loisir,
    Et moi, tout à votre plaisir,
    Je célerai bien votre affaire
    Si c'est chose qu'il faille taire,
    Fait Génius, et je ferai
    Pour vous tout ce que je pourrai
    S'il est besoin de vous absoudre,
    Je suis tout prêt à m'y résoudre,
    Mais avant tout ne pleurez plus

    _Nature._

    Las! dit-elle, beau Génius,
    Si je pleure, n'est pas merveille.

    _Génius._

    Dame, pourtant je vous conseille

    [p. 030]
    Que vous voilliez ce plor lessier,                16989
    Se bien vous volés confessier,
    Et bien entendre à la matire
    Que vous m'avés empris à dire:
    Car grans est, ce croi, li outrages,
    Que bien sai que nobles corages
    Ne s'esmuet pas de poi de chose:
    S'est moult fox qui trobler vous ose.
    Mès sans faille il est voir que fame
    Legierement d'ire s'enflame[11].                Voir la note
    [Virgiles méismes tesmoingne,
    Qui moult congnut de lor besoingne,
    Que jà fame n'iert tant estable,
    Qu'el ne soit diverse et muable,
    Et si rest trop ireuse beste.
    Salemon dist qu'onc ne fut teste
    Sor teste de serpent crueuse,
    Ne riens de fame plus ireuse;
    N'onc riens, ce dist, n'ot tant malice.
    Briefment, en fame a tant de vice,
    Que nus ne puet ses meurs pervers
    Conter par rimes, ne par vers:
    Et si dist Titus-Livius
    Qui bien congnut quex sunt li us
    Des fames, et quex les manieres,
    Que vers lor meurs nules prieres
    Ne valent tant comme blandices,
    Tant sunt decevables et nices,
    Et de flechissable nature.
    Si redist aillors l'Escriture
    Que de tout le femenin vice,
    Li fondement est avarice.
      Et quiconques dit à sa fame
    Ses secrez, il en fait sa dame.

    [p. 031]
    D'abord de vos larmes cesser,                     17197
    Et si voulez vous confesser,
    Exposez-moi donc tire à tire
    Tout ce que vous avez à dire.
    Grande est, je crois, votre douleur,
    Car bien sais-je que noble cœur
    Ne s'émeut pas de peu de chose.
    Bien fol est qui troubler vous ose.
    Avouons-le, femme pourtant
    S'emporte bien légèrement[11].
    [A Virgile je m'en réfère
    Qui moult connut leur caractère:
    Cœur de femme, dit-il, est changeant,
    Capricieux et inconstant.
    Femme est trop irascible bête;
    Et Salomon dit que sa tête
    Est pis que tête de serpent,
    Et qu'il n'est rien de plus méchant;
    Rien, dit-il, n'eut tant de malice;
    Bref, en la femme est tant de vice,
    Que nul ne peut ses us pervers
    Conter par rimes ni par vers.
    Tite-Live, qui leurs manières
    Savait et leurs mœurs tout entières,
    Dit que, pour les séduire, rien
    Ne réussit oncques si bien
    Que propos flatteurs et que fables,
    Tant frivoles et décevables
    Et tant fragiles sont leurs cœurs.
    Et l'Écriture ajoute ailleurs
    Que de tout le féminin vice
    Le fondement c'est l'avarice.
      Et quiconque à sa femme dit
    Ses secrets, dès lors s'asservit.

    [p. 032]
    Nus homs qui soit de mere nés,                    17023
    S'il n'est yvres ou forsenés,
    Ne doit à fame réveler
    Nule riens qui face à celer,
    Se d'autrui ne le vuet oïr.
    Miex vaudroit du païs foïr,
    Que dire à fame chose à taire,
    Tant soit loial ne débonnaire;
    Ne jà nul fait secré ne face,
    S'il voit fame venir en place:
    Car s'il i a peril de cors,
    El le dira, bien le recors,
    Combien que longuement atende;
    Et se nus riens ne l'en demande,
    Le dira-ele vraiement,
    Sans estrange amonestement:
    Por nule riens ne s'en teroit,
    A son avis morte seroit,
    Se ne li sailloit de la bouche,
    S'il i a peril ou reprouche.
    Et cil qui dit le li aura,
    S'il est tex, puis qu'el le saura,
    Qu'il l'ose après ferir ne batre,
    Une fois, non pas trois ne quatre,
    Jà si-tost ne la touchera,
    Cum ele li reprouchera,
    Mais ce sera tout en apert.
    Qui se fie en fame, il se pert,
    Et li las qui en li se fie,
    Savés-vous qu'il fait? il se lie
    Les mains, et se cope la geule[12]:
    Car s'il une fois toute seule
    Ose jamès vers li grocier,
    Ne chastoier, ne corrocier,

    [p. 033]
    Car aucun homme né de mère,                       17231
    S'il n'est ivre ou de sens n'a guère,
    Ne doit à femme révéler
    Nulle chose bonne à celer,
    S'il ne veut pas qu'elle soit sue,
    Tant soit sa loyauté connue.
    Mieux lui vaudrait le pays fuir
    Qu'à femme un secret découvrir;
    Que rien de secret il ne fasse
    Non plus, si vient femme en la place,
    Car en allât-il de ses jours,
    Elle ne se taira toujours
    Combien que longuement attende.
    Pas n'est besoin qu'on lui demande,
    Bien le dira-t-elle vraiment,
    Sans qu'on la prie, un beau moment.
    Pour rien au monde nulle femme
    Ne se tairait, non, sur mon âme;
    A son avis, morte serait,
    Si de la bouche son secret
    Ne lui sortait, dût-elle même
    Se jeter en péril extrême.
    Et celui qui livré l'aura,
    Une fois qu'elle le saura,
    S'il l'ose après férir ou battre
    Une fois, non pas trois ni quatre,
    Aussitôt qu'il la touchera,
    Lors elle lui reprochera
    Ouvertement à voix jolie;
    Car l'homme en femme qui se fie
    Se perd, et le malheureux, las!
    Savez-vous ce qu'il fait? les bras
    Il se lie et se clot la gueule[12],
    Car rien qu'une fois, une seule,

    [p. 034]
    Il met en tel peril sa vie.                       17057
    S'il a du fait mort deservie,
    Que par le col le fera pendre,
    Se li juge le puéent prendre;
    Ou murdrir par amis privés,
    Tant est à mal port arrivés.



    XCIV


    Cy dit, à mon intention[13],
    La meilleure introduction
    Que l'en peut aux hommes apprendre.
    Pour eulx bien garder et deffendre
    Que nulles femmes leurs maistresse;
    Ne soyent, quant sont jangleresses.


    Mès li fox, quant au soir se couche,
    Et gist lez sa fame en sa couche
    Où reposer ne puet ou n'ose,
    Qu'il a fait espoir quelque chose,
    Ou vuet par aventure faire
    Quelque murdre ou quelque contraire
    Dont il craint la mort recevoir,
    Se l'en le puet aparcevoir,
    Et se torne, plaint et sopire,
    Et sa fame vers soi le tire,
    Qui bien voit qu'il est à mesese,
    Si l'aplaingne et acole et bese,
    Et le couche entre ses mameles.

    _La Femme qui parle à son Mary._

    Sire, dist-ele, quex noveles?

    [p. 035]
    Si jamais il l'ose gronder,                       17265
    La châtier, la gourmander,
    Il risque fort son existence,
    Car s'il mérite la potence,
    Au juge elle le livrera,
    Haut et court pendre le fera,
    Ou par amis privés occire,
    Tant il prend des chemins le pire.



    XCIV


    Ci dit, à mon intention[13],
    La meilleure introduction
    Que l'on puisse aux hommes apprendre,
    Pour les garder et les défendre
    De fourbe maîtresse choisir
    Qui les puisse vendre et trahir.


    Mais quand le fol au soir se couche,
    Près de sa femme, dans sa couche,
    Où ne peut ni n'ose dormir
    (Car peut-être il vient d'accomplir
    Quelque méfait ou se dispose
    A quelque meurtre ou male chose,
    Dont il craint la mort recevoir
    Si l'on vient à l'apercevoir),
    Et se tourne et plaint et soupire.
    Lors vers soi sa femme l'attire,
    Qui bien voit qu'il a du chagrin,
    L'accole et le baise et le plaint,
    Et le couche entre ses mamelles.

    _La femme qui parle à son mari._

    Sire, lui dit, quelles nouvelles?

    [p. 036]
    Qui vous fait ainsinc sospirer,                   17083
    Et tressaillir et revirer?
    Nous sommes or privéement
    Ici nous dui tant solement
    Les personnes de tout le monde,
    Vous li premiers, ge la seconde,
    Qui miex nous devons entr'amer
    De cuer loial fin sans amer;
    Et de ma main, bien m'en remembre,
    Ai fermé l'uis de nostre chambre,
    Et les parois, dont miex les proise,
    Sunt espesses demie toise,
    Et si haut resunt li chevron,
    Que tuit séurs estre devon;
    Et si sommes loing des fenestres,
    Dont moult est plus séurs li estres
    Quant à nos secrez descovrir:
    Si ne les a pooir d'ovrir,
    Sans despecier, nus hons vivant
    Ne plus que puet faire li vent.
    Briefment cis leus n'a point d'oïe,
    Vostre vois ne puet estre oïe
    Fors que de moi tant solement;
    Por ce vous pri piteusement
    Par amor, que tant vous fiés
    En moi, que vous le me diés.

    _Le Mary._

    Dame, dist-il, se Dieu me voie,
    Por nule riens ne le diroie,
    Car ce n'est mie chose à dire.

    [p. 037]
    Qui vous fait ainsi soupirer                      17293
    Et tressaillir et revirer?
    Ne sommes-nous de tout le monde,
    Vous le premier, moi la seconde,
    Qui mieux nous devons entr'aimer
    De loyal cœur sans rien d'amer?
    Céans nous sommes, il me semble,
    Tous deux tant seulement ensemble,
    Et j'ai fermé, bien m'en souvient,
    Tous les huis de ma propre main;
    Épaisse d'une demi-toise,
    La muraille n'est pas sournoise,
    Et tant hauts je vois les chevrons,
    Qu'être tranquilles nous devons.
    Des fenêtres si loin nous sommes,
    A l'abri du regard des hommes,
    Que vous pouvez tout à loisir
    Votre secret me découvrir.
    N'ayez crainte qu'on nous entende;
    Sans bruit, à moins qu'il ne pourfende
    Ces gros murs, nul homme vivant
    Ne peut faire plus que le vent.
    Bref, ce lieu-ci n'a point d'ouïe;
    Votre voix ne peut être ouïe,
    Sinon de moi tant seulement.
    Aussi vous prié-je humblement,
    Par notre amour, d'avoir, beau sire,
    En moi fiance et tout me dire.

    _Le Mari._

    Dame, dit-il, par Dieu, jamais
    Pour rien je ne vous le dirais;
    Ce n'est pas une chose à dire.

    [p. 038]
    _La Femme._

    Avoi, dist-ele, biau douz Sire!                   17112
    M'avés-vous donc soupeçonneuse,
    Qui sui vostre loial espeuse?
    Quant par mariage assemblasmes,
    Jhesu-Crist, que pas ne trovasmes
    De sa grace aver ne eschar,
    Nous fist deus estre en une char;
    Et quant nous n'avons char fors une,
    Par le droit de la loi commune,
    N'il ne puet en une char estre
    Fors que uns cuers à la senestre:
    Tuit ung sunt donques li cuers nostre,
    Le mien avés, et ge le vostre:
    Riens ne puet donc où vostre avoir,
    Que li miens ne doie savoir.
    Por ce vous pri que le me dites,
    Par guerredon et par merites;
    Car jamès joie où cuer n'aurai
    Jusqu'à tant que ge le saurai;
    Et se dire nel' me volés,
    Ge vois bien que vous me bolés;
    Si sai de quel cuer vous m'amés,
    Qui douce amie me clamés,
    Douce seur et douce compaingne.
    A cui parés-vous tel chataingne?
    Certes se nel' me gehissiés,
    Bien pert que vous me traïssiés;
    Car tant me sui en vous fiée,
    Puis que m'éustes affiée,
    Que dit vous ai toutes les choses
    Que j'oi dedans mon cuer encloses.

    [p. 039]
    _La Femme._

    Hélas, dit-elle, beau doux sire,                  17324
    De votre femme en vil époux
    La loyauté soupçonnez-vous?
    Quand tous deux nous nous mariâmes,
    Jésus-Christ qu'envers nous trouvâmes
    De sa grâce si généreux,
    Nous fit être en une chair deux,
    Et puisque chair nous n'avons qu'une
    Par le droit de la loi commune,
    Nos deux cœurs, soyez-en certain,
    Doivent battre en un même sein;
    Tout un nos cœurs sont l'un et l'autre,
    Le mien avez et moi le vôtre.
    Rien ne peut donc le vôtre avoir
    Que le mien ne doive savoir.
    Dites-le moi, je vous en prie,
    Par amour et sans tromperie,
    Car jamais joie au cœur n'aurai
    Jusqu'à tant que je le saurai.
    Si vous refusez de le dire,
    C'est qu'alors vous me trompez, sire.
    Je sais de quel cœur vous m'aimez,
    Vous qui douce sœur me nommez,
    Douce compagne et douce amie.
    Or tels marrons ne cuisent mie
    Pour moi. Car si vous vous cachez,
    C'est qu'à me trahir vous cherchez,
    Moi qui vous dis tretoutes choses
    Pourtant, dedans mon cœur encloses!
    Du jour où nous fûmes unis,
    Tant fiée en vous je me suis,

    [p. 040]
    Si lessai por vous pere et mere,                  17143
    Oncles, neveus, serors et frère,
    Et tous amis et tous parens,
    Si cum il est or aparens.
    Certes moult ai fait mauvès change,
    Quant si vers moi vous truis estrange,
    Que ge plus aim que riens qui vive;
    Et tout ne me vaut une cive,
    Qui cuidiés que tant mespréisse
    Vers vous, que vos secrés déisse:
    C'est chose qui ne porroit estre;
    Par Jhesu-Crist le roi célestre,
    Qui vous doit miex de moi garder?
    Plaise-vous au mains regarder,
    Se de loiauté rien savés,
    La foi que de mon cors avés:
    Ne vous soffist pas bien cis gages,
    En volés-vous meillors hostages?
    Donc sui-ge des autres la pire,
    Se vos secrez ne m'osés dire.
    Ge voi toutes ces autres fames
    Qui sunt de lor hostiez si dames,
    Que lor maris en eus se fient
    Tant que tous lor secrez lor dient.
    Tuit à lor fames se conseillent,
    Quant en lor liz ensemble veillent,
    Et privéement se confessent,
    Si que riens à dire ne lessent;
    Et plus sovent, c'est chose voire,
    Qu'il ne font néis au provoire:
    Par eus-méismes bien le sai,
    Car maintes fois oï les ai;
    Qu'el m'ont tretuit recongnéu
    Quanqu'el ont oï et véu,

    [p. 041]
    Que j'ai laissé pères et mères,                   17355
    Oncles, neveux, et sœurs et frères,
    Tous mes amis, tous mes parents,
    Comme vous le voyez céans.
    J'ai peu gagné certes au change,
    Quand tant vers moi vous trouve étrange
    Vous que j'aime par dessus tout!
    Tout cela ne me vaut un clou,
    De moi tant puisqu'on se méfie
    Qu'un secret on ne me confie.
    Vous avez peur d'être trahi!
    Mais, roi du ciel, bon Jésus-Christ,
    Qui mieux que moi vous doit en garde
    Avoir? que votre cœur regarde,
    Et vous verrez, loyal époux,
    Que mon corps est tretout à vous,
    Et si ne vous suffit ce gage,
    Puis-je trouver meilleur otage?
    Près des autres suis-je si bas,
    Que vos secrets ne sache pas?
    Je vois toutes ces autres femmes,
    Qui si bien sont chez elles dames
    Que les secrets de leurs époux
    Au moins elles connaissent tous.
    Tous à leurs femmes se conseillent,
    Quand en leur lit ensemble veillent,
    Et se confessent privément
    Sans rien se taire aucunement,
    Et mieux, et plus souvent peut-être
    Qu'ils ne le font même à leur prêtre.
    D'elles-mêmes bien je l'apprends,
    Car maintes fois l'une j'entends
    Me raconter en confidence
    Ce qu'elle sait, ce qu'elle pense,

    [p. 042]
    Et tout néis quanqu'eles cuident,                 17177
    Ainsinc se purgent et se vuident.
    Si ne sui-ge pas lor pareille,
    Nule vers moi ne s'apareille,
    Car ge ne sui pas jangleresse,
    Vilotiere, ne tenceresse;
    Ains sui de mon cors prodefame,
    Comment qu'il aut vers Diex de l'ame.
    Jà n'oïstes-vous onques dire
    Que j'aie fait nul avoutire,
    Se li fol qui le vous conterent,
    Par mauvestié nel' controverent.
    Ne m'avés-vous bien esprovée?
    Où m'avés-vous fauce trovée?
      Après, biau Sire, regardés
    Comment vostre foi me gardés.
    Certes, malement mespréistes,
    Quant anel où doi me méistes,
    Et vostre foi me fiançastes:
    Ne sai comment faire l'osastes.
    S'en moi ne vous osés fier,
    Qui vous fist à moi marier?
    Por ce pri que la vostre fois
    Me soit sauve au mains ceste fois,
    Et loiaument vous asséure,
    Et promet et fiance et jure
    Par le benéuré saint Pierre,
    Que ce sera chose souz pierre.
    Certes moult seroie ore fole,
    Se de ma bouche issoit parole
    Dont éussiés honte et damage:
    Honte feroie à mon linage,
    C'onques nul jor ne diffamoi,
    Et tout premierement à moi.

    [p. 043]
    Tout ce qu'elle a pu voir, ouïr,                  17389
    Quand il lui plaît son cœur m'ouvrir.
    Mais point ne suis de ces bavardes,
    Ces hypocrites, ces paillardes;
    Vous n'allez pas me comparer
    A cela, j'ose l'espérer;
    Car de corps je suis prude femme,
    Et Dieu seul peut sonder mon âme.
    Or jamais vous n'avez appris
    Que j'aie adultère commis,
    Ou bien les fous qui le contèrent
    Par méchanceté l'inventèrent.
    M'avez-vous pu fausse trouver
    Quand il vous plut de m'éprouver?
      Et comment votre foi, beau sire,
    M'avez gardé, je vais le dire.
    Quand l'anneau me mîtes au doigt
    Et me promites votre foi,
    Vous étiez menteur et faussaire,
    Ne sais comment l'osâtes faire.
    Si n'osez en moi vous fier,
    Qui vous fit à moi marier?
    Qu'une fois, je vous en conjure,
    Votre foi soit sincère et pure,
    Et je vous jure désormais
    Et loyalement vous promets,
    Au nom du bienheureux saint Pierre,
    Que ce sera chose sous pierre.
    Il serait certe à moi bien sot,
    Si sortait de ma bouche un mot
    Dont vous eussiez honte et dommage.
    Je ferais honte à mon lignage
    Que ne déshonorai jamais,
    Que je sache, et j'en pâtirais,

    [p. 044]
    L'en seult dire, et voirs est sans faille,        17211
    Que trop est fox qui son nez taille,
    Sa face a tous jors deshonore:
    Dites-moi, se Diex vous secore,
    Ce dont vos cuers se desconforte,
    Ou se ce non, vous m'avés morte.

    _Genius._

    Lors li debaille et pis et chief,
    Et puis le baise de rechief,
    Et plore sor li lermes maintes,
    Entre les baiseries faintes.



    XCV


    Comment le fol Mary couart
    Se met dedans son col la hart,
    Quant son secret dit à sa Fame,
    Dont pert son corps, et elle s'ame.


    Adonc li meschéans li conte
    Son grant damage et sa grant honte,
    Et par sa parole se pent;
    Et quant dit l'a, si s'en repent;
    Mès parole une fois volée
    Ne puet plus estre rapelée.
    Lors li prie qu'ele se taise,
    Cum cil qui plus est à mesaise
    C'onques avant esté n'avoit,
    Quant sa fame riens n'en savoit.
    Et cele li redist sans faille
    Qu'el s'en taira, vaille que vaille.

    [p. 045]
    Au surplus, la première, sire.                    17423
    J'entends une vérité dire
    Souvent et bien la retenez:
    Fol est qui se coupe le nez;
    Sa face à toujours déshonore.
    A Dieu si vous croyez encore,
    Dites-moi ce dont vous souffrez,
    Ou sinon morte me verrez.

    _Génius._

    Lors sein et tête lui découvre,
    Déréchef de baisers le couvre,
    Et puis de pleurs l'inonde maints
    Au milieu de cent baisers feints.



    XCV


    Comment le fol mari couard
    Lui-même au col se met la hart,
    Quand son secret dit à sa femme,
    Dont perd son corps, elle son âme.


      Lors lui conte le malheureux
    Sa grand' honte, son cas affreux;
    Dès lors il a livré sa tête.
    A peine dit, il le regrette;
    Mais un mot, sitôt envolé,
    Ne peut plus être rappelé.
    Lors il priera qu'elle se taise,
    Car il est à plus grand mésaise
    Que jamais avant il n'était,
    Quand sa femme rien ne savait.
    Bien lui promet-elle sincère,
    Vaille que vaille, de se taire;

    [p. 046]
    Mès li chetis, que cuide-il faire?                17237
    Il ne puet pas sa langue taire,
    Or tent à l'autrui retenir!
    A quel chief en cuide-il venir?
    Or se voit la dame au deseure,
    Et set que de quelconques heure
    L'osera mès cil corrocier,
    Ne contre li de riens grocier;
    Mu le fera tenir et coi,
    Qu'ele a bien matire de quoi.
    Convenant, espoir, li tendra,
    Tant que corrous entr'eus vendra,
    Encore s'ele tant atent:
    Mès envis atendra jà tant
    Que moult ne li soit grant grevance,
    Tant aura le cuer en balance.
    Et qui les hommes ameroit,
    Cist sermon lor préescheroit,
    Qui bien fait en tous leus à dire,
    Por ce que chascuns hons s'i mire,
    Por eux de grant peril retraire.
    Si porroit-il, espoir, desplaire
    As fames qui tant ont de jangles;
    Mès vérités ne quiert nus angles.
      Biaus Seignors, gardés-vous des fames[14],
    Se vos cors amés et vos âmes;
    Au mains que jà si mal n'ovrés
    Que vos secrez lor descovrés,
    Que dedens vos cuers estuiés.
    Fuiés, fuiés, fuiés, fuiés,
    Fuiés, enfans, fuiés tel beste,
    Gel' vous consel et amoneste
    Sans décepcion et sans guile,
    Et notés ces vers de Virgile,

    [p. 047]
    Mais où pense-t-il en venir?                      17451
    Comment langue d'autrui tenir
    Quand on ne sait la sienne taire?
    Le chétif, que pense-t-il faire?
    Or la dame a pris le dessus
    Et sait bien qu'il n'osera plus
    Désormais lui chercher querelle,
    Ni lutter à nul jour contre elle.
    Muet le tiendra-t-elle et coi,
    Car elle a matière de quoi.
    Peut-être bien se taira-t-elle
    Jusqu'à la prochaine querelle,
    Si même elle attend jusque-là.
    Mais à grand' peine elle attendra,
    Et non sans cruelle souffrance,
    Tant aura le cœur en balance;
    Et qui les hommes aimerait,
    Ce sermon il leur prêcherait,
    Qui par tous lieux est bon à dire,
    Pour que chacun se puisse instruire
    Et ce grand péril éviter.
    Par contre, il pourrait exciter
    De toutes femmes la colère,
    Femmes à langue de vipère;
    Mais vérité fuit les détours.
      Beaux seigneurs, gardez-vous toujours[14],
    Si vous aimez vos corps, vos âmes,
    Beaux seigneurs, gardez-vous des femmes;
    Au moins gardez-vous bien jamais
    De leur dévoiler les secrets
    Cachés dans le fond de votre âme.
    Fuyez, fuyez, fuyez la femme,
    Enfants, telle bête fuyez;
    A ma parole vous fiez,

    [p. 048]
    Mès qu'en vos cuers si les fichiés,               17271
    Qu'il n'en puissent estre sachiés:
    Enfans qui coilliés les floretes,
    Et les freses fresches et netes,
    Ci gist li frois serpens en l'erbe[15]:
    Fuiés, enfans, car il enherbe
    Et empoisonne et envenime
    Tout homme qui de li s'aprime.
    Enfans qui les flors alés querre,
    Et les freses naissans sus terre,
    Li mau serpent refroidissant
    Qui se vet ici tapissant,
    La malicieuse coluevre
    Qui son venin repont et cuevre,
    Et le muce souz l'erbe tendre,
    Jusqu'à tant que le puisse espendre
    Por vous decevoir et grever,
    Pensés, enfans, de l'eschever.
    Ne vous i lessiés pas haper,
    Se de mort volés eschaper:
    Car tant est venimeuse beste
    Par cors, et par queuë, et par teste,
    Que se de li vous aprochiés,
    Tost vous troverés entechiés;
    Qu'el mort et point en traïson
    Quanqu'el ataint sans garison;
    Car de cesti venin l'ardure
    Nus triades n'en a la cure:
    Rien n'i vaut herbe ne racine,
    Sol foïr en est medicine.
      Si ne di-ge pas toutevoie
    (N'onc ne fu l'entencion moie)
    Que les fames chieres n'aiés,
    Ne que si foïr les doiés,

    [p. 049]
    Sans feinte comme à l'Évangile.                   17483
    Puis notez ces vers de Virgile,
    Et dedans vos cœurs les fichez
    Si bien qu'ils n'en soient arrachés:
    Enfants, qui cueillez les fleurettes
    Et les fraises fraîches et nettes,
    En l'herbe git le froid serpent[15].
    Fuyez, enfants, car de sa dent
    Il envenime, il empoisonne
    Quiconque auprès de lui buissonne.
    Enfants, qui les fleurs savourez
    Et les fraises dessus les prés,
    Le méchant serpent froid et sombre
    Qui rampe et se tapit dans l'ombre,
    Et la couleuvre emmi le thym
    Qui distille son noir venin
    Et le tient prêt sous l'herbe tendre,
    Jusqu'à ce que le puisse épandre
    Sur vous, pour vous faire mourir,
    Enfants, ne songez qu'à les fuir.
    Car tant est venimeuse bête
    Par le corps, la queue et la tête,
    Que si vous vous en approchiez,
    Soudain vous en seriez souillés.
    Enfants, évitez sa morsure,
    En nul remède n'y sais cure,
    Car elle mord en trahison
    Sans nul espoir de guérison;
    Rien n'y fait herbe ni racine;
    Je ne sais d'autre médecine
    Que de la fuir incontinent.
      De ce que j'ai dit ci-devant,
    N'allez pas toutefois déduire
    (Car ce jamais ne voulus dire,)

    [p. 050]
    Que bien avec eus ne gisiés;                      17305
    Ains commant que moult les prisiés,
    Et par raison les essauciés,
    Bien les vestés, bien les chauciés[16],
    Et tous jors à ce laborés,
    Que les servés et honorés
    Por continuer vostre espiece,
    Si que la mort ne la despiece;
    Mès jà tant ne vous y fiés,
    Que chose à taire lor diés.
    Bien soffrés que voisent et viengnent,
    La mesnie et l'ostel maintiengnent,
    S'el sevent à ce metre cure;
    Ou s'il avient par aventure
    Que sachent achater et vendre,
    A ce puéent-el bien entendre;
    Ou s'el sevent aucun mestier,
    Facent-le, s'el en ont mestier,
    Et sachent les choses apertes
    Qui n'ont mestier d'estre covertes.
    Mès se tant vous habandonnés
    Que trop de pooir lor donnés,
    A tart vous en repentirés,
    Quant lor malice sentirés.
    L'Escriture néis nous crie
    Que se la fame a seignorie,
    Ele est à son mari contraire,
    Quant el li voit riens dire ou faire.

           *       *       *       *       *

      Prenés-vous garde toutevoie
    Que l'ostel n'aille à male voie;
    Car l'en pert bien en meillor garde.
    Qui sages est, sa chose garde.

    [p. 051]
    Que femmes chères n'ayez point,                   17519
    Et que toutes fuyez au point
    De ne plus coucher avec elles.
    Aimez dames et damoiselles,
    Et par raison les exhaussez,
    Bien les vêtez, bien les chaussez,
    Et pour perpétuer l'espèce,
    Que la Mort constamment dépèce,
    Vous ne devez tous aspirer
    Qu'à les servir, les honorer;
    Mais jamais n'allez pour leur plaire
    Jusqu'à leur dire chose à taire.
    Laissez-les aller et venir
    Et toute la maison tenir
    S'elles savent y mettre cure.
    Ou s'il advient, par aventure,
    Qu'elles sachent vendre, acheter,
    Laissez-les donc se contenter;
    Et si le moindre métier savent,
    Maladroits ceux qui les entravent.
    Bref, elles peuvent se mêler
    De tout, sauf ce qu'il faut celer;
    Mais si vous faites l'imprudence
    De leur donner trop de puissance,
    Bientôt vous en repentirez,
    Quand leur malice sentirez.
    L'Écriture même confesse
    Que quand la femme est la maîtresse,
    Que dise ou fasse le mari,
    Elle se met encontre lui.
      Mais veillez que ne se dévoie
    La maison en mauvaise voie;
    On trompe le meilleur gardien.
    Le sage, lui, garde son bien.

    [p. 052]
    Et vous qui avés vos amies,                       17337
    Portés lor bonnes compaignies;
    Bien affiert qu'el sachent chascunes
    Assés des besoingnes communes.
    Mès se preus estes et senés,
    Quant entre vos bras les tenés,
    Et les acolés et baisiés,
    Taisiés, taisiés, taisiés, taisiés[17].
    Pensés de vos langues tenir,
    Car riens n'en puet à chief venir
    Quant des secrez sunt parçonieres,
    Tant sunt orguilleuses et fieres,
    Et tant ont les langues cuisans,
    Et venimeuses et nuisans.
    Mès quant les fox sunt là venu,
    Qu'il sunt entre lor bras tenu,
    Et que les acolent et baisent,
    Entre les gieus qui tant lor plaisent,
    Lors n'i puet riens avoir celé,
    Là sunt li secré revelé;
    Là se descuevrent li mari
    Dont puis sunt dolent et marri.
    Tuit encusent ci lor pensé,
    Fors li sage bien apensé.
      Dalida la malicieuse,
    Par flaterie venimeuse,
    A Sanson qui tant ert vaillans,
    Tant preus, tant fors, tant bataillans,
    Si cum el le tenoit forment
    Soef en son giron dormant,
    Copa ses chevex o ses forces,
    Dont il perdi toutes ses forces,
    Quant de ses crins le depela,
    Et tous secrez li révéla,

    [p. 053]
    Et vous qui avez vos amies,                       17553
    Faites-leur bonnes compagnies;
    Confiez-leur donc, au besoin,
    De quelques intérêts le soin.
    Mais êtes-vous prudent et sage?
    Lorsque pris d'amoureuse rage,
    Les accolez et les baisez,
    Taisez-vous, taisez-vous, taisez.
    Quand des secrets sont familières
    Tant sont orgueilleuses et fières,
    Que rien de bon n'en peut venir,
    Sachez donc vos langues tenir;
    Car leurs langues sont trop cuisantes
    Et venimeuses et nuisantes.
    Mais quand les fous sont là venus,
    Qu'ils sont entre leurs bras tenus,
    Qu'elles les accolent et baisent
    En mille jeux qui tant leur plaisent,
    Ils n'ont plus rien lors de celé,
    Et tout secret est révélé.
    Les sages seuls leurs pensers voilent,
    Les fous à l'envi les dévoilent;
    Là se trahissent les maris
    Dont puis sont dolents et marris.
      Dalila la malicieuse,
    Par sa caresse venimeuse,
    Tondit à Samson le vaillant,
    Le preux, le fort, le bataillant,
    Tous les cheveux avec ses forces,
    Dont il perdit toutes ses forces,
    Un jour que le tenait dormant
    En son giron paisiblement.
    Trop fol il fut quand à la belle,
    N'ayant rien de caché pour elle,

    [p. 054]
    Que li fox contés li avoit,                       17371
    Qui riens celer ne li savoit.
    Mès n'en vuel plus d'exemples dire,
    Bien vous puet ung por tous soffire.
    Salemon néis en parole,
    Dont ge vous dirai la parole
    Tantost, por ce que ge vous ain:
    De cele qui te dort où sain
    Garde les portes de ta bouche,
    Por foïr péril et reprouche[18].
    Cest sermon devroit préeschier
    Quicunques auroit homme chier,
    Que tuit de fames se gardassent,
    Si que jamès ne s'i fiassent.]
    Si n'ai-ge pas por vous ce dit,
    Car vous avés sans contredit
    Tous jors été loiale et ferme.
    L'Escriture néis afferme,
    Tant vous a donné Diex sens fin,
    Que vous estes sages sans fin.

    _L'Acteur._

    Genius ainsinc la conforte,
    Et de quanqu'il puet li enhorte
    Qu'el laist du tout son duel ester:
    Car nus ne puet riens conquester
    En duel, ce dist, ne en tristece:
    C'est une chose qui moult blece,
    Et qui, ce dist, riens ne profite.
      Quant il ot sa volenté dite,
    Sans plus faire longue prière,
    Il s'asiet en une chaiere

    [p. 055]
    Tous ses secrets il ne cela;                      17587
    Car tous elle les révéla,
    Et la traîtresse, la parjure,
    Le pela de sa chevelure.
    Or cet exemple vous suffit;
    Autant que tous seul il en dit.
    Et Salomon parle de même;
    Je vais, parce que je vous aime,
    Citer son précepte divin:
    «A celle qui dort sur ton sein
    Les portes de ta bouche accroche,
    Pour fuir et péril et reproche[18].»
    Oui, quiconque aurait l'homme cher
    Lui devrait ce sermon prêcher
    Que tous des femmes se gardassent
    Et que jamais ne s'y fiassent.]
    Mais ceci pour vous n'ai pas dit,
    Car vous avez, sans contredit,
    Toujours été loyale et pure.
    Du reste, affirme l'Écriture,
    Tant Dieu vous a donné sens fin
    Que vous êtes sage sans fin.

    _L'Auteur._

    Génius ainsi la conforte
    Et tant qu'il peut Nature exhorte
    A sa peine et ses pleurs tarir;
    Car nul ne peut rien obtenir
    Par deuil, dit-on, ni par tristesse.
    C'est une chose qui moult blesse
    Et qui jamais n'a profité.
      Quand il eut dit sa volonté,
    Sans plus faire longue prière,
    Il s'assied dedans une chaire

    [p. 056]
    De jouste son autel assise,                       17401
    Et Nature tantost s'est mise
    A genous devant le provoire.
    Mès sans faille, c'est chose voire,
    Qu'el ne puet son duel oblier,
    N'il ne l'en vuet jà plus prier,
    Qu'il i perdroit sa poine toute;
    Ains se taist, et la Dame escoute,
    Qui dit par grant devocion,
    En plorant, sa confession,
    Que ge ci vous aporte escrite
    Mot à mot si comme el l'a dite.



    XCVI


    Entendez icy par grant cure
    La confession de Nature.


    Cil Diex qui de bonté habonde,
    Quant il si bien fist ce biau monde.
    Dont il portoit en sa pensée
    La belle forme porpensée
    Tous jors en pardurableté
    Ains qu'ele éust dehors esté:
    Car là prist-il son exemplaire,
    Et quanqu'il li fu necessaire;
    Car s'il aillors le vosist querre,
    Il n'i trovast ne ciel ne terre,
    Ne riens dont aidier se péust,
    Que nule riens dehors éust.
    Car de noient fist tout saillir
    Cil à qui riens ne puet faillir;
    N'onc riens ne le mut à ce faire
    Fors sa volenté debonnaire,

    [p. 057]
    Près de l'autel, serein et doux.                  17619
    Et tantôt s'est mise à genoux
    Nature devant le bon prêtre.
    Mais las! il faut le reconnaître,
    Son deuil ne sait-elle oublier,
    Et lui ne l'en veut plus prier,
    Car il perdrait sa peine toute,
    Mais se tait et la dame écoute,
    Qui dit, par grand' dévotion,
    En pleurant, sa confession
    Qu'ici je vous rapporte écrite
    Mot à mot, comme elle l'a dite.



    XCVI


    Entendez ici par grand' cure
    La confession de Nature.


    Quand Dieu, qui est toute bonté,
    Fit le monde et l'immensité,
    Dont il portait en sa pensée
    La belle figure tracée,
    Toujours de toute éternité,
    Avant qu'elle eût parfaite été
    (C'est là qu'il puisa son modèle
    Et la matière originelle,
    Car ciel ni terre il n'eût trouvé,
    En vain eût-il tout observé,
    Ni rien dont chose pût éclore,
    Puisque rien n'existait encore;
    Car du néant fit tout jaillir
    Dieu à qui rien ne peut faillir.
    Et rien non plus ne lui fit faire
    Fors sa volonté débonnaire,

    [p. 058]
    Large, cortoise, sans envie,                      17431
    Qui fontaine est de toute vie.
    Et le fist au commencement
    D'une mace tant solement
    Qui toute ert en confusion,
    Sans ordre et sans distinccion:
    Puis la devisa par parties
    Qui puis ne furent departies,
    Et tout par nombres asomma,
    Et set combien en la somme a;
    Et par raisonnables mesures
    Termina toutes les figures,
    Et les fist en rondece estendre
    Por miex movoir, por plus comprendre,
    Selonc ce que movables furent,
    Et comprenables estre durent;
    Et les mist en leus convenables,
    Selonc ce qu'il les vit metables.
    Les legieres en haut volerent,
    Les pesans où centre avalerent,
    Et les moiennes où mileu.
    Ausinc sunt ordené li leu
    Par droit compas, par droite espace.
    Cis Diex méismes, par sa grace,
    Quant il i ot, par ses devises,
    Ses autres creatures mises,
    Tant m'ennora, tant me tint chiere,
    Qu'il m'establi sa chamberiere;
    Servir m'i laisse et laissera
    Tant cum sa volenté sera.
    Nul autre droit ge n'i reclame,
    Ains le merci quant il tant m'ame,
    Que si très povre damoisele
    A si grant maison et si bele.

    [p. 059]
    Large, courtoise et sans dépit,                   17649
    Source unique de ce qui vit),
    Il le fit à travers l'espace,
    D'abord seulement d'une masse
    Qui n'était que confusion,
    Sans ordre et sans distinction.
    Puis la divisa par parties,
    Qui puis ne furent désunies,
    Et tout par ordre les rangea,
    Et sait combien il y en a:
    Et par raisonnables mesures
    Termina toutes les figures
    Et les fit en un cercle asseoir
    Pour plus comprendre et mieux mouvoir,
    Selon ce que muables furent
    Et comprenables être durent,
    Puis mit en convenables lieux
    Selon que devaient être mieux.
    Les légères en haut volèrent,
    Lourdes au centre dévalèrent
    Et les moyennes au milieu.
    Ainsi le monde ordonna Dieu
    Par droit compas, par droit espace.
    Enfin quand il eut par sa grâce
    Tout le reste distribué
    Des créatures, à son gré,
    Tant il m'honora, me tint chère,
    Qu'il m'établit sa chambrière;
    Servir m'y laisse et laissera
    Tant que sa volonté sera.
    Nul autre droit je ne réclame,
    Mais le bénis de ce que dame
    Si pauvre ait, en toute saison,
    Si grande et si belle maison.

    [p. 060]
    Il si grant sire tant me prise,                   17465
    Qu'il m'a por chamberiere prise.
    Por chamberiere! certes vaire,
    Por connestable, et por vicaire[19],
    Dont ge ne fusse mie digne,
    Fors par sa volenté bénigne.
      Si gart, tant m'a Diex honorée,
    La bele chaéne dorée[20]
    Qui les quatre elemens enlace
    Tretous enclins devant ma face;
    Et me bailla toutes les choses
    Qui sunt en la chaéne encloses,
    Et commanda que ges gardasse,
    Et les formes continuasse;
    Et volt que toutes m'obéissent,
    Et que mes rieules ensivissent,
    Si que jamès nes obliassent,
    Ains les tenissent et gardassent
    A tous jors pardurablement.
    Si font-il voir communément:
    Toutes i metent bien lor cure,
    Fors une sole créature[21].
      Du ciel ne me doi-ge pas plaindre,
    Qui tous jors torne sans soi faindre,
    Et porte en son cercle poli
    Toutes les estoiles o li,
    Estincelans et vertueuses
    Sor toutes pierres précieuses.
    Va-s'en le monde déduiant,
    Commençant son cours d'orient,
    Et par occident s'achemine,
    Ne de torner arrier ne fine,
    Toutes les roës ravissant
    Qui vont contre li gravissant

    [p. 061]
    Lui, si grand sire, tant me prise                 17683
    Qu'il m'a pour chambrière prise.
    Sa chambrière! oui, par ma foi,
    Son connétable, son bras droit[19],
    Jamais je n'en eusse été digne,
    Fors par sa volonté bénigne.
      Voyez donc, je garde d'abord
    La belle chaîne aux anneaux d'or[20],
    Qui les quatre éléments enlace
    Tous inclinés devant ma face;
    Puis toute chose il me bailla
    Qu'emmi la chaîne il enferma
    Et voulut que je les gardasse
    Et les formes continuasse;
    Toutes me doivent obéir,
    Par mes lois se laisser régir
    Sans jamais en oubli les mettre,
    Mais les garder et s'y soumettre
    A toujours éternellement.
    Elles le font communément,
    Toutes y mettent bien leur cure,
    Fors une seule créature[21].
      Ainsi, du beau ciel, tout d'abord,
    Si je me plaignais, j'aurais tort,
    Lui qui toujours tourne sans feindre
    Et sans jamais mes lois enfreindre,
    Et porte en son cercle poli
    Les étoiles avecque lui,
    Plus brillantes, plus lumineuses
    Que toutes pierres précieuses.
    Son cours commence à l'orient;
    Il s'en va le monde égayant
    Et vers l'occident s'achemine,
    Et son cours oncques ne termine,

    [p. 062]
    Por son movement retarder;                        17499
    Mès ne l'en puéent si garder
    Que jà por eus corre si lans,
    Qu'il n'ait en trente-six mil ans[22],
    Por venir au point droitement
    Où Diex le fist premierement,
    Ung cercle acompli tout entier
    Selonc la grandeur du sentier
    Du zodiaque à la grant roë,
    Qui sor li d'une forme roë.
    C'est li ciex qui cort si à point,
    Que d'error en son cors n'a point.
    Aplanos por ce l'apelerent
    Cil qui point d'error n'i troverent:
    Car aplanos vaut en gregois
    Chose sans error en françois.
    Si n'est-il pas véu par homme
    Cis autres ciex que ge ci nomme;
    Mès Raison ainsinc le li prueve,
    Qui les desmonstroisons i trueve.
    Ne ne me plaing des sept planetes,
    Cleres et reluisans et netes
    Par tout le cors de soi chascune.
    Si semble-il as gens que la lune
    Ne soit pas bien nete ne pure,
    Por ce qu'el pert par leus oscure;
    Mès c'est par sa nature double,
    Qu'el pert par leus espesse et trouble.
    D'une part luit, d'autre part cesse,
    Por ce qu'ele est clere et espesse[23];
    Si li fait sa luor perir,
    Si que ne puet pas referir[24]
    La clere part de sa sustance,
    Les rais que li solaus i lance,

    [p. 063]
    Tretous les cercles ravissant                     17717
    Qui vont contre lui gravissant
    Afin d'attarder sa carrière.
    Mais, vains efforts! ils ont beau faire,
    Ils n'empêcheront à nul temps
    Qu'il n'ait en trente-six mille ans[22],
    Pour regagner la même place
    Où Dieu le créa dans l'espace,
    Un cercle accompli tout entier,
    Suivant la largeur du sentier
    Du zodiaque au cercle immense
    Qui, sans changer, sur lui s'avance.
    Le ciel marche si bien à point
    Que d'erreur en son cours n'a point.
    Aplanos pour ce l'appelèrent
    Ceux qui point d'erreur n'y trouvèrent;
    Car aplanos vaut en grégeois
    Chose sans erreur en françois.
    Oncques certes n'aperçut l'homme
    Cet autre ciel qu'ici je nomme,
    Mais le lui prouve ainsi Raison
    Par pure démonstration.
    Je ne me plains des sept planètes
    Non plus, claires, luisantes, nettes,
    Car chacune suit son droit cours.
    La lune semble certains jours,
    Il est vrai, ni nette, ni pure,
    Car sa face est parfois obscure;
    Mais sa double nature fait
    Qu'épaisse et trouble nous parait.
    Un jour elle luit, l'autre cesse;
    Elle est à la fois claire, épaisse[25];
    Tantôt fait sa lueur périr,
    Parce que ne peut réfléchir

    [p. 064]
    Ains s'en passent parmi tout outre:               17533
    Mès l'espesse luor demoustre
    Qu'el puet bien as rais contrester
    Por sa lumière conquester.
    Et por faire entendre la chose,
    Bien en puet-l'en, en leu de glose,
    A briez moz ung exemple metre,
    Por miex faire esclarcir la letre.

           *       *       *       *       *

      Si cum li voirres tresparens,
    Où li rais s'en passent par ens,
    Qui par dedens ne par derriere.
    N'a riens espés qui les refiere,
    Ne puet les figures monstrer,
    Quant riens n'i puéent encontrer
    Li rais des yex qui les retiengne,
    Par quoi la forme as yex reviengne,
    Mès plonc ou quelque chose espesse
    Qui les rais trespasser ne lesse,
    Qui d'autre part metre vorroit,
    Tantost la forme retorroit,
    Ou s'aucuns cors polis i ere,
    Qui poïst referir lumiere,
    Et fust espés d'autre ou de soi,
    Retorroit-ele, bien le soi:
    Ainsinc la lune en sa part clere,
    Dont est resemblable à l'espere,
    Ne puet pas les rais retenir,
    Par quoi luor li puist venir,
    Ains passent outre, mès l'espesse
    Qui passer outre ne les lesse,
    Ains les refiert forment arriere,
    Fait à la lune avoir lumiere:

    [p. 065]
    Les rais que le soleil lui lance                  17751
    La claire part de sa substance,
    Car ils passent tout au travers;
    Par contre l'épaisse, au revers,
    Prouve que les rais elle arrête,
    Et par là son éclat conquête.
    Pour vous faire comprendre mieux,
    En guise de glose je veux,
    En deux mots, un exemple mettre
    Pour bien faire éclaircir la lettre.
      Voyez le verre transparent;
    Quand le soleil le va perçant,
    S'il n'a rien, devant ni derrière,
    D'épais qui fixe la lumière,
    Il ne peut figures montrer,
    Quand les rais des yeux rencontrer
    N'y peuvent rien qui les retienne,
    Par quoi la forme aux yeux revienne.
    Mais du plomb, ou maint corps épais
    Qui ne laisse passer les rais,
    Qu'en l'autre face quelqu'un pose,
    Reproduite il verra la chose:
    Ou bien prenez un corps poli
    Mat de lui-même ou par autrui,
    Qui réfléchisse la lumière,
    La chose y verrez nette et claire.
    Ainsi la lune, astre inégal,
    Est, de même que le cristal,
    D'un côté transparente et claire,
    Tout en ayant forme de sphère,
    Et les rais ne peut retenir
    D'où lueur lui puisse venir,
    Outre ils passent; de l'autre épaisse,
    Outrepasser les rais ne laisse,

    [p. 066]
    Por ce pert par leus lumineuse,                   17565
    Et par leus semble tenebreuse.

           *       *       *       *       *

      Et la part de la lune oscure
    Nous représente la figure
    D'une trop merveilleuse beste;
    C'est d'ung serpent qui tient sa teste
    Vers occident adès encline,
    Vers orient sa queue afine;
    Sor son dos porte ung arbre estant,
    Ses rains vers orient estant;
    Mès en estendant les bestorne,
    Sor ce bestornéis sejorne
    Uns hons sor ses bras apuiés,
    Qui vers occident a ruiés
    Ses piez et ses cuisses andeus,
    Si com il pert au semblant d'eus.
      Moult font ces planetes bonne euvre,
    Chascune d'eles si bien euvre,
    Que toutes sept point ne sejornent;
    Par lor douze maisons s'en tornent[25],
    Et par tous les degrez s'en corent,
    Et tant cum doivent i demorent.
    Et por bien la besoingne faire,
    Tornans par movement contraire,
    Sor le ciel chascun jor acquierent
    Les porcions qui lor afierent
    A lor cercles enteriner,
    Puis recommencent sans finer,
    En retardant du ciel le cors,
    Por faire as élemens secors:
    Car s'il pooit corre à délivre,
    Riens ne porroit desouz li vivre.

    [p. 067]
    Mais arrière les réfléchit                        17785
    Et vivement à nos yeux luit:
    Ainsi parfois est lumineuse
    Et parfois semble ténébreuse.
      Le côté de la lune épais
    A nos yeux présente les traits
    D'une trop merveilleuse bête.
    C'est un long serpent qui sa tête
    Toujours incline à l'occident,
    Sa queue expire à l'orient;
    Sur son dos un arbre il supporte,
    Qui ses rameaux au levant porte
    En les retournant à l'envers,
    Et séjourne sur le revers
    Appuyé sur ses bras, un homme,
    Quelque chose comme un fantôme,
    Ses pieds et ses cuisses ruant
    A la fois contre l'occident.
      Moult font ces planètes bonne œuvre,
    Et chacune si bien manœuvre,
    Que toutes sept, sans séjourner,
    Par leurs douze maisons tourner[25]
    Voit-on, sans rester en arrière,
    Gravir les degrés de la sphère,
    Et, pour leur œuvre bien mener,
    Dans le contraire sens tourner.
    Puis sur le ciel chaque jour prennent
    Les portions qui leur reviennent
    Pour leur cercle entier accomplir,
    Puis recommencent sans finir.
    Du ciel ainsi le cours retardent
    Et les éléments sauvegardent;
    Car à sa guise, s'il courait,
    Rien sous lui vivre ne pourrait.

    [p. 068]
      Li biaus solaus qui le jor cause,               17597
    Qui est de toute clarté cause,
    Se tient où mileu comme rois,
    Trestous reflamboians de rois:
    Où mileu d'aus a sa maison,
    Ne ce n'est mie sans raison,
    Car Diex li biaus, li fors, li sages,
    Volt que fust ilec ses estages:
    Car s'il plus bassement corust,
    N'est riens qui de chaut ne morust;
    Et s'il corust plus hautement,
    Froit méist tout a dampnement.
    Là départ sa clarté commune
    As estoiles et à la lune,
    Et les fait aparoir si beles,
    Que la Nuit en fait ses chandeles,
    Au soir, quant ele met sa table,
    Por estre mains espoentable
    Devant Acheron son mari
    Qui moult en a le cuer mari,
    Qu'il vosist miex sans luminaire
    Estre avec la Nuit toute naire,
    Si cum jadis ensemble furent,
    Quant de premier s'entrecongnurent,
    Que la Nuit en lor drueries
    Conçut les trois forceneries
    Qui sont en enfer justicieres,
    Gardes felonesses et fieres.
    Mès toutevois la Nuit se pense,
    Quant el se mire en sa despense,
    En son celier, ou en sa cave,
    Que trop seroit hideuse et have,
    Et face auroit trop tenebreuse,
    S'el n'avoit la clarté joieuse

    [p. 069]
      Le beau soleil qui le jour cause,               17819
    Qui est de toute clarté cause,
    Comme un roi se tient au milieu
    Flamboyant de rais et de feu.
    Au milieu d'eux splendide il trône,
    Et ce n'est pas sans raison bonne,
    Car Dieu, le sage et tout-puissant,
    Marqua sa place au firmament.
    Car si plus basse était sa course,
    Chaud brûlerait tout sans ressource,
    Et s'il courait plus hautement,
    Froid tuerait tout pareillement.
    Ses feux il prodigue à chacune
    Des étoiles, comme à la lune,
    Et tant les fait belles que Nuit
    Pour ses chandelles les choisit,
    Au soir, quand elle met sa table,
    Pour être moins épouvantable
    Devant Achéron son mari,
    Qui moult en a le cœur marri,
    Et voudrait, sans lumière voire,
    Être avec sa Nuit toute noire,
    Comme ils se trouvèrent jadis
    Quand d'abord ils s'étaient unis,
    Et quand de leurs galanteries,
    Nuit concevait les trois Furies,
    Ces justicières de l'enfer,
    Au cœur impitoyable et fier.
    Mais toutefois Nuit de se dire,
    Quand dans sa cave elle se mire,
    Dans son cellier, dans son buffet,
    Que trop hideuse elle serait,
    Et face aurait trop ténébreuse,
    N'était la clarté si joyeuse

    [p. 070]
    Des cors du ciel reflamboians                     17631
    Parmi l'air obscurci raians,
    Qui tornoient en lor esperes,
    Si cum l'establi Diex li peres.
    Là font entr'eus lor armonies[26],
    Qui sunt causes des melodies
    Et des diversités de tons,
    Que par acordance metons
    En toutes manieres de chant:
    N'est riens qui par celes ne chant,
    Et muent par lor influences
    Les accidens et les sustances
    Des choses qui sunt souz la lune;
    Par lor diversité commune
    S'espoissent li cler élément,
    Cler font les espés ensement;
    Et froit, et chaut, et sec, et moiste,
    Tout ainsinc cum en une boiste,
    Font-il à chascuns cors venir,
    Por lor pez ensemble tenir;
    Tout soient-il contrariant,
    Les vont-il ensemble liant;
    Si font pez de quatre anemis,
    Quant si les ont ensemble mis
    Par atrempance covenable
    A complexion raisonnable,
    Por former en la meillor forme
    Toutes les choses que ge forme.
    Et s'il avient que soient pires,
    C'est du deffault de lor matires.

           *       *       *       *       *

      Mès qui bien garder i saura[27],
    Jà si bonne pez n'i aura,

    [p. 071]
    Des astres du ciel flamboyants                    17853
    Dans l'air obscurci rayonnants,
    Et qui s'en vont emmi leur sphère
    Tournoyants, comme Dieu le père
    L'a dans sa sagesse établi.
    Là tous, à travers l'infini,
    Ils font entre eux leurs harmonies[26]
    Qui sont cause des mélodies
    Et des diversités de tons
    Que par accordance mettons
    En tous nos chants, et sans lesquelles
    Ne peuvent être chansons belles.
    Par leur influence les corps
    Ils corrigent et leurs rapports,
    Et tout ce qui vit sous la lune
    Par leur diversité commune,
    Épais font les clairs éléments
    Et font les épais transparents;
    Le froid, le chaud, le sec, le moite,
    Tout ainsi comme en une boîte,
    Ils font à chaque corps venir
    Pour leur paix ensemble tenir,
    Et, si contraires qu'ils nous semblent,
    Ils les joignent et les assemblent.
    Amis font ces quatre ennemis,
    Quand ils les ont ensemble mis,
    Par tempérance convenable
    A complexion raisonnable,
    Pour en l'état parfait former
    Tout ce que je dois transformer,
    Et quand une chose est mal faite
    C'est qu'est sa matière imparfaite.
      Mais qui bien regarder saura[27]
    Onc si bon accord n'y verra

    [p. 072]
    Que la chalor l'umor ne suce,                     17663
    Et sans cessier gâte et manjuce
    De jor en jor, tant que venuë
    Soit la mort qui lor est déuë
    Par mon droit establissement,
    Se Mort ne lor vient autrement,
    Qui soit par autres cas hastée,
    Ains que l'umor soit dégastée.
    Car, jà soit ce que nus ne puisse
    Par medicine que l'en truisse,
    Ne par riens que l'en sache ongier,
    La vie du cors alongier,
    Se sai-ge bien que de legier
    La se puet chascuns abregier.
    Car mains acorcent bien lor vie
    Ains que l'umor soit defaillie,
    Par eus faire noier ou pendre,
    Ou par quelque peril emprendre,
    Dont ains qu'il s'en puissent foïr,
    Se font ardoir, ou enfoïr;
    Ou par quelque meschief destruire,
    Par lor faiz folement conduire,
    Ou par lor privés anemis
    Qui mains en ont sans coupe mis
    Par glaive à mort, ou par venins,
    Tant ont les cuers faus et chenins;
    Ou par chéoir en maladies
    Par maus governemens de vies,
    Par trop dormir, par trop veillier,
    Trop reposer, trop traveillier,
    Trop engressier, et trop sechier,
    Car en tout ce puet-l'en pechier;
    Par trop longuement géuner,
    Par trop de deliz aüner,

    [p. 073]
    Que la chaleur toujours n'épuise                  17887
    L'humeur, et ne suce et tamise,
    De jour en jour, jusqu'au moment
    Où Mort vient qui les corps attend,
    A leur naturelle échéance,
    A moins que Mort ne la devance
    Par quelque hâtif accident
    Avant complet épuisement.
    Car au pouvoir n'est de personne,
    Par médecine que l'on donne,
    Ni par baume, ni par onguent,
    D'allonger la vie un instant,
    Tandis que chacun au contraire
    Peut mettre fin à sa carrière.
    Avant que l'humeur n'ait son cours
    Fini, maints abrégent leurs jours,
    Et courent se noyer ou pendre,
    Ou quelque péril entreprendre,
    Et devant que leurs jours finir,
    Se font brûler ou enfouir,
    Ou par quelque accident détruire,
    Pour n'avoir pas su se conduire,
    Ou par leurs mortels ennemis,
    Qui peut-être en ont déjà mis
    Maintes fois, sans raison ni trève,
    Bien d'autres à mort par le glaive,
    Les embûches et le poison,
    Tant le cœur ont lâche et félon.
    D'autres meurent de maladie
    Pour avoir mal réglé leur vie,
    Pour trop dormir, pour trop veiller,
    Trop reposer, trop travailler,
    Trop engraisser, trop maigrir même
    (La conséquence en est la même),

    [p. 074]
    Par trop de mesaises avoir,                       17697
    Trop esjoïr, et trop doloir;
    Par trop boivre, par trop mangier,
    Par trop lor qualité changier,
    Si cum il pert méismement
    Quant il se font soudainement
    Trop chaut avoir, trop froit sentir,
    Dont à tard sunt au repentir;
    Ou par lor coustumes muer,
    Qui moult de gens refait tuer,
    Quant sodainement les remuent;
    Maint s'en griévent et maint s'en tuent.
    Car les mutacions sodaines
    Sunt trop à Nature grevaines,
    Si qu'il me font en vain pener
    D'eus à naturel mort mener.
    Et jà soit ce que moult mesfacent,
    Quant contre moi tel mort porchacent,
    Si me poise-il moult toutevoies,
    Quant il demorent entre voies,
    Comme chetis et recréans,
    Vaincuz par mors si meschéans[28],
    Dont bien se péussent garder,
    S'il se vosissent retarder
    Des outrages et des folies
    Qui lor font acorcir lor vies
    Ains qu'il aient atainte et prise
    La bonne que ge lor ai mise.

    [p. 075]
    Ou pour trop longuement jeûner,                   17921
    Aux plaisirs trop s'abandonner,
    Trop avoir de douleur, de joie,
    De la misère être la proie,
    Ou pour trop boire ou trop manger,
    Ou pour trop brusquement changer,
    Comme on voit en mainte occurrence,
    Quand ils se font par imprudence
    Trop chaud avoir, trop froid sentir,
    Dont plus tard sont au repentir,
    Ou pour changer leurs habitudes,
    Ce sont là changements trop rudes
    Et qui font maintes gens périr,
    Au moins grièvement pâtir.
    Car tous ces changements rapides
    Sont trop à Nature perfides,
    Si bien qu'ils me font trop peiner
    Pour jusqu'à la fin les mener.
    Or combien que ceux-ci me fassent
    Grand deuil, quand telle mort pourchassent,
    J'ai trop grand' peine toutefois
    Lorsqu'en chemin rester les vois
    Chétifs, languissants, pitoyables,
    Vaincus par les mœurs déplorables
    Dont bien se pouvaient-ils garder,
    S'ils avaient voulu s'écarter
    Des grands excès et des folies
    Qui leur font abréger leurs vies,
    Avant d'avoir atteint et pris
    Le but que j'avais pour eux mis.

    [p. 076]
    XCVII


    Comment Nature se plaint cy                       17725
    Des deuils qu'ils firent contre luy.


    Empedocles mal se garda[29],
    Qui tant ès livres regarda,
    Et tant ama Philosophie,
    Plains, espoir, de melancolie,
    C'oncques la mort ne redouta,
    Mès tout vif el feu se bouta,
    Et joinz piez en Ethna sailli,
    Por monstrer que bien sunt failli
    Cil qui la mort vuelent douter,
    Por ce s'i volt de gré bouter.
    N'en préist or ne miel, ne sucre,
    Ains eslut ilec son sepucre
    Entre les sulphureux boillons.
    Origenes, qui les coillons[30]
    Se copa, moult poi me prisa,
    Quant à ses mains les encisa,
    Por servir en devocion
    Les dames de religion,
    Si que nus souspeçon n'éust
    Que gesir o eles péust.
    Si dit-l'en que les destinées
    Lor orent tex mors destinées,
    Qui tel éur lor ont méu
    Dès lors qu'il furent concéu,
    Et qu'il pristrent lor nacions
    En teles constellacions,
    Que par droite nécessité,
    Sans autre possibilité,

    [p. 077]
    XCVII


    Comment se plaint ici Nature                      17951
    Du deuil que pour l'homme elle endure.


    Empédocle mal se garda[29];
    Tant les livres il regarda
    Et tant aima philosophie,
    Que tout plein de mélancolie
    La mort oncques ne redouta,
    Mais tout vif pieds joints se jeta
    Dans l'Etna, brûlantes abîmes,
    Montrant combien pusillanimes
    Sont ceux qui redoutent la Mort.
    Pour ce le fit; mais il eut tort;
    Car il n'en prit ni miel ni sucre,
    Mais choisit sans plus son sépulcre
    Emmi les sulfureux bouillons.
    Origène, qui les couillons[30]
    Se coupa, m'insultait de même,
    Quand il se mutilait lui-même
    Pour servir en dévotion
    Les dames de religion,
    Et dissuader les fidèles
    Qu'il eût pu coucher avec elles.
    Or dit-on bien, c'est que le sort
    Pour eux assignait telle mort,
    Car écrite est la destinée
    D'une personne aussitôt née;
    C'est qu'eut lieu leur conception
    Sous telle constellation,
    Qu'en dépit de la résistance,
    Combien soit dure la sentence,

    [p. 078]
    C'est sans pooir de l'eschever,                   17755
    Combien qu'il lor doie grever,
    Lor convient tel mort recevoir:
    Mès ge sai bien tretout de voir,
    Combien que li ciel i travaillent,
    Qui les meurs naturiex lor baillent
    Qui les enclinent à ce faire,
    Qui les font à cele fin traire
    Par la matiere obeissant,
    Qui lor cuer va si flechissant.
    Si puéent-il bien par doctrine,
    Par norreture nete et fine,
    Par sivre bonnes compaignies
    De sens et de vertuz garnies,
    Ou par aucunes medicines
    Por qu'el soient bonnes et fines,
    Et par bonté d'entendement,
    Procurer qu'il soit autrement,
    Por qu'il aient, comme senés,
    Lor meurs naturez refrenés.
    Car quant de sa propre nature
    Contre bien et contre droiture
    Se vuet homme, ou fame atorner,
    Raison l'en puet bien destorner,
    Por qu'il la croie solement;
    Lors ira la chose autrement.
    Car autrement puet-il bien estre,
    Que que facent li cors celestre
    Qui moult ont grant pooir sans faille,
    Por que Raison encontre n'aille.
    Mès n'ont pooir contre Raison,
    Car bien set chascuns sages hon
    Qu'il ne sunt pas de Raison mestre,
    N'il ne la firent mie nestre.

    [p. 079]
    Et par droite nécessité,                          17981
    Sans autre possibilité,
    Devait ainsi finir leur vie.
    Mais la fatalité je nie.
    Tout ce que peut faire le ciel,
    C'est leur donner mœurs et cœur tel
    Qu'ils soient enclins à faire chose
    Qui de leur trépas soit la cause,
    Par la matière dominés
    Dont les cœurs sont esclaves nés.
    Mais tous ils peuvent par doctrine,
    Éducation nette et fine,
    Par un bon commerce d'amis
    De sens et de vertus garnis,
    Ou par aucunes médecines,
    Pourvu que soient bonnes et fines,
    Et par bonté d'entendement
    Obtenir qu'il soit autrement.
    Il suffit que sages se tiennent
    Et leurs mœurs natives refrènent.
    Oui, car Raison peut détourner
    Homme ou femme, lorsque tourner
    Il veut de sa propre nature
    Contre bien et contre droiture;
    Qu'il l'écoute tant seulement,
    Lors ira la chose autrement;
    Car autrement peut-il bien être.
    Les astres qui nous ont vu naître
    Ont, c'est vrai, grand pouvoir sur nous,
    Mais Raison les domine tous.
    Contre elle nulle est leur puissance;
    Car ne tenant d'eux sa naissance,
    A leur joug point ne se soumet
    Raison, le sage bien le sait.

    [p. 080]
      Mès de soldre la question                       17789
    Comment predestinacion[31]
    De la divine prescience,
    Pleine de toute porvéance,
    Puet estre o volenté délivre,
    Fort est as gens laiz à descrivre;
    Et qui vodroit la chose emprendre,
    Trop lor seroit fort à entendre,
    Qui lor auroit néis soluës
    Les raisons encontre méuës.
    Mais il est voirs, que qu'il lor semble,
    Que s'entre-soffrent bien ensemble;
    Autrement cil qui bien feroient,
    Jà loier avoir n'en devroient,
    Ne cis qui de pechier se paine
    Jamès n'en devroit avoir paine,
    Se tele estoit la vérité
    Que tout fust par necessité:
    Car cil qui bien faire vorroit,
    Autrement faire ne porroit;
    Ne cil qui le mal vorroit faire,
    Ne s'en porroit mie retraire:
    Vosist ou non, il le feroit,
    Puisque destiné li seroit.
      Et si porroit bien aucun dire,
    Por desputer de la matire,
    Que Diex n'est mie decéus
    Des faiz qu'il a devant séus;
    Dont avendront-il sans doutance
    Si cum il sunt en sa science;
    Mès il set quant il avendront,
    Comment et quel chief il tendront:
    Car s'autrement estre péust,
    Que Diex avant ne le séust,

    [p. 081]
      Mais ce qui confond le vulgaire,                18015
    C'est d'allier de façon claire
    Le libre arbitre de Raison
    Et la prédestination[31]
    De la divine prescience
    Pleine de toute prévoyance.
    Et qui la chose entreprendrait
    A peine entendre lui ferait,
    Une fois toutes réfutées
    Les raisons encontre objectées.
    On ne peut nier tout d'abord
    Qu'elles vivent en bon accord;
    Car autrement la bienfaisance
    Nul droit n'aurait à récompense,
    Si telle était la vérité
    Que tout fût par nécessité;
    Pas plus que ne serait blâmable
    D'aucune faute le coupable,
    Puisque tel qui le bien ferait
    Autrement faire ne pourrait,
    Ni tel qui le mal voudrait faire
    Ne pourrait au mal se soustraire,
    Bon gré, malgré le mal ferait
    Qui prédestiné lui serait.
      Il est vrai que maints pourraient dire
    Pour ce mien argument détruire:
    «Non, Dieu jamais ne s'est déçu,
    Et le fait qu'il a préconçu
    Doit advenir tel, sans doutance,
    Qu'il l'avait en sa connaissance;
    Car il sait quand il adviendra,
    Comment, quelle fin il aura.
    Car autrement s'il pouvait être
    Qu'avant Dieu ne pût tout connaître,

    [p. 082]
    Il ne seroit pas tous-poissans,                   17823
    Ne tous bons, ne tous congnoissans,
    N'il ne seroit pas soverains,
    Li biaus, li douz, li premerains;
    N'il ne sauroit nés que nous fommes[32],
    Ains cuideroit avec les hommes
    Qui sunt en douteuse créance,
    Sans certaineté de science.
    Mès tel error en Diex retraire,
    Ce seroit déablie à faire:
    Nus hons ne la devroit oïr
    Qui de Raison vosist joïr.
    Dont convient-il par vive force,
    Quant voloir d'omme à riens s'efforce,
    De quanqu'il fait qu'ainsinc le face,
    Pense, die, voille ou porchace:
    Donc est-ce chose destinée
    Qui ne puet estre destornée,
    Dont se doit-il, ce semble, ensivre
    Que riens n'ait volenté délivre.

           *       *       *       *       *

      Et se les destinées tiennent
    Toutes les choses qui aviennent,
    Si cum cist argument le prueve,
    Par l'aparence qu'il i trueve,
    Cil qui bien euvre, ou malement,
    Quant il ne puet faire autrement,
    Quel gré l'en doit dont Diex savoir,
    Ne quel poine en doit-il avoir?
    S'il avoit juré le contraire,
    N'en puet-il autre chose faire.
    Donc ne feroit pas Diex justice
    De bien rendre et de pugnir vice.

    [p. 083]
    Il ne serait pas tout-puissant                    18049
    Ni tout bon, ni tout connaissant,
    Ni de tout le souverain maître,
    Source de tout ce qui doit naître;
    Il ne pourrait même savoir
    Ce qu'il nous plairait de vouloir[32],
    Et compterait avec les hommes
    Douteux, ignorants que nous sommes,
    Sans certitude et sans savoir.
    Telle erreur en Dieu concevoir,
    Lors diront-ils, n'en doutez mie,
    Ce serait trop grand' diablerie
    Qu'oncques nul ne devrait ouïr
    Qui de raison voudrait jouir.
    Donc quand un homme quelque chose
    Veut faire, quoi qu'il se propose
    Ou dise, ou pense, malgré lui
    Il faudra qu'il le fasse ainsi;
    Donc c'est chose prédestinée
    Qui ne peut être détournée,
    Et clairement vous pouvez voir
    Que nul n'a son libre vouloir.»
      Or donc, si le destin s'impose
    Dans l'avenir à toute chose,
    Comme le prouve l'argument
    (En apparence évidemment),
    Qui le bien ou le mal préfère,
    Quand il ne peut autrement faire,
    Quel gré Dieu lui doit-il savoir?
    Quelle peine en doit-il avoir?
    Se fût-il juré le contraire,
    Autre chose il ne saurait faire.
    Dieu serait injuste en rendant
    Le bien, le vice punissant.

    [p. 084]
    Car comment faire le porroit?                     17855
    Qui bien regarder i vorroit,
    Il ne seroit vertus, ne vices,
    Ne sacrefier en calices,
    Ne Diex prier riens ne vaudroit,
    Quant vices et vertus faudroit;
    Ou se Diex justice faisoit,
    Cum vices et vertus ne soit,
    Il ne seroit pas droituriers,
    Ains clameroit les usuriers,
    Les larrons et les murtriers quites,
    Et les bons et les ypocrites
    Tous peseroit à pois oni.
    Ainsinc seroient bien honi
    Cil qui d'amer Diex se travaillent,
    S'il à s'amor en la fin faillent;
    Et faillir les i convendroit,
    Puisque la chose à ce vendroit
    Que nus ne porroit recovrer
    La grâce Diex por bien ovrer.
      Mès il est droituriers sans doute,
    Car bontés reluit en li toute;
    Autrement seroit en defaut
    Cil en cui nule riens ne faut.
    Donc rent-il, soit gaaing ou perte,
    A chascun selonc sa deserte;
    Donc sunt toutes euvres meries,
    Et les destinées peries
    (Au mains si cum gens laiz entendent),
    Qui toutes choses lor presentent,
    Bonnes, males, fauces et vaires,
    Par avenemens necessaires;
    Et franc voloir est en estant,
    Que tex gens vont si mal traitant.

    [p. 085]
    Car comment le pourrait-il faire?                 18083
    Pour celui qui bien considère,
    Vertu ni vice ne serait;
    Donc prier Dieu rien ne vaudrait,
    Ni sacrifier en calice,
    S'il n'y avait vertu ni vice.
    Et quand Dieu justice rendrait,
    Vice et vertu s'il ne comptait,
    Il ferait certes fausse route,
    Car il tiendrait quittes, sans doute,
    Usuriers, meurtriers, larrons;
    Les hypocrites et les bons
    Pèserait en même balance,
    Et frapperait par ignorance
    Ceux qui, cultivant son amour,
    A la fin failliraient un jour.
    Et certe ils n'en seraient pas cause,
    Puisqu'à ce point viendrait la chose
    Que nul, pour sa grâce obtenir,
    A son gré ne pourrait agir.
      Mais Dieu est juste sans nul doute,
    Car en lui bonté reluit toute;
    Autrement faillirait celui
    Qui pourtant jamais n'a failli.
    Il rend au juste, à l'hypocrite,
    A chacun selon son mérite;
    Donc tous les actes sont payés,
    Et sont tous les destins niés
    Comme les entend le vulgaire,
    Qui, par une loi nécessaire,
    Tout leur impute sans raison,
    Soit vrai, soit faux, mauvais ou bon,
    Et la libre volonté reste
    Que cette gent si fort moleste.

    [p. 086]
      Mès qui revoldroit oposer,                      17889
    Por destinées aloser,
    Et casser franche volenté,
    (Car maint en ont esté tenté);
    Et diroit de chose possible,
    Combien qu'el puisse estre faillible,
    Au mains quant ele est avenuë,
    S'aucuns l'avoit devant véuë,
    Et déist, tel chose sera,
    Ne riens ne l'en destornera,
    N'auroit-il pas dit verité?
    Donc seroit-ce nécessité.
    Car il s'ensieut, se chose est vaire,
    Donques est-ele nécessaire
    Par la convertibilité
    De voir et de nécessité:
    Donc convient-il qu'el soit à force,
    Quant nécessité s'en efforce.
    Qui sor ce respondre vorroit,
    Eschaper comment en porroit?
    Certes il diroit chose vaire,
    Mès non pas por ce nécessaire:
    Car comment qu'il l'ait ains véuë,
    La chose n'est pas avenuë
    Par nécessaire avenement,
    Mès par possible solement.
    Car s'il est qui bien i regart,
    C'est nécessité en regart,
    Et non pas nécessité simple:
    Si que ce ne vaut une guimple,
    Et se chose à venir est vaire,
    Donc est-ce chose nécessaire;
    Car tele vérité possible
    Ne puet pas être convertible

    [p. 087]
      Mais pour la libre volonté                      18117
    Détruire (dont maint fut tenté),
    Et la fatalité défendre,
    J'en vois autre argument répandre,
    Chose possible discutant,
    Quoique incertaine cependant,
    Jusqu'à ce que soit advenue:
    «Or si quelqu'un, l'ayant prévue,
    Disait: Telle chose sera,
    Et rien ne l'en détournera;
    Ne serait-ce vérité claire
    Que c'était chose nécessaire?
    Donc sont une, en réalité,
    Certitude et nécessité,
    D'où l'on doit forcément conclure
    Qu'est nécessaire chose sûre;
    Car rien n'est sûr absolument
    Qui n'advient nécessairement.»
    Pour ce bel argument confondre,
    Voici ce qu'il faudrait répondre:
    Qu'il ait dit chose sûre, bon,
    Mais pour ce nécessaire, non.
    Car malgré qu'il l'ait bien prévue,
    La chose n'est pas advenue
    Par nécessaire avènement,
    Mais par possible seulement.
    Car, pour peu que ma glose on suive,
    C'est nécessité relative
    Et non pure nécessité;
    Donc c'est folie en vérité
    Que chose qui se doive faire
    Soit absolument nécessaire.
    Or si possible vérité,
    Avec pure nécessité

    [p. 088]
    Avec simple nécessité,                            17923
    Si comme simple vérité:
    Si ne puet tel raison passer
    Por franche volenté casser.
      D'autre part, qui garde i prendroit,
    Jamès as gens ne convendroit
    De nule chose conseil querre,
    Ne faire besoingnes en terre:
    Car porquoi s'en conseilleroient,
    Ne besoingnes por quoi feroient,
    Se tout iert avant destiné
    Et par force déterminé?
    Por conseil, por euvres de mains,
    Jà n'en seroit ne plus ne mains,
    Ne miex ne pis n'en porroit estre,
    Fust chose née ou chose à nestre,
    Fust chose faite ou chose à faire,
    Fust chose à dire ou chose à taire.
    Nus d'aprendre mestier n'auroit,
    Sans estuide des ars sauroit
    Quanqu'il saura, s'il estudie,
    Par grant travail toute sa vie.
    Mès ce n'est pas à otroier,
    Donc doit-l'en plainement noier
    Que les euvres d'umanité
    Aviengnent par nécessité:
    Ains font bien ou mal franchement
    Par lor voloir tant solement;
    N'il n'est riens fors eus, au voir dire,
    Qui tel voloir lor face eslire,
    Que prendre ou laissier les poïssent,
    Se de raison user vosissent.
      Mès or seroit fort à respondre
    Por tous les argumens confondre

    [p. 089]
    Ni vérité toute absolue                           18151
    Ne peut être oncques confondue,
    Tel argument ne peut passer
    Pour le libre arbitre casser.
      D'autre part, pour qui bien raisonne,
    Jamais sur la terre personne
    Ne voudrait nul projet bâtir,
    A nul travail s'assujettir.
    Car pourquoi tant de peine prendre,
    Tant de vains projets entreprendre,
    Si tout était prédestiné
    Et par force déterminé?
    Soit chose née ou chose à naître,
    Ni mieux, ni pis n'en pourrait être,
    Ni plus, ni moins, et nos projets,
    Nos efforts ne mûraient jamais
    Soit chose faite ou chose à faire,
    Soit chose à dire ou chose à taire.
    Nul besoin d'apprendre il n'aurait;
    Des arts sans étude il saurait
    Ce qu'il saura s'il étudie,
    Par grand travail, toute sa vie.
    Mais ce point ne peut s'octroyer;
    Donc on doit pleinement nier
    Que jamais aucune œuvre humaine
    Par nécessité pure advienne.
    Bien ou mal, l'homme librement
    Agit, de son gré seulement,
    Et fors lui, rien n'est, à vrai dire,
    Qui tel vouloir lui fasse élire:
    Il peut le prendre ou le laisser
    De sa raison s'il veut user.
      Mais on aurait trop à répondre
    Pour tous les arguments confondre

    [p. 090]
    Que l'en puet encontre amener.                    17957
    Maint se voldrent à ce pener,
    Et distrent, par sentence fine,
    Que la prescience devine
    Ne met point de nécessité
    Sor les euvres d'umanité:
    Car bien se vont aparcevant,
    Por ce que Diex les sot devant,
    Ne s'ensieut-il pas qu'il aviengnent
    Par force, ne que tex fins tiengnent;
    Mès por ce qu'eles avendront
    Et tex chief ou tex fin tendront,
    Por ce les set ains Diex, ce dient.
    Mès cist mauvesement deslient
    Le neu de ceste question:
    Car qui voit lor entencion
    Et se vuet à raison tenir,
    Li fait qui sunt à avenir,
    Se cist donnent voire sentence,
    Causent en Diex la prescience,
    Et la font estre nécessoire.
    Mès moult est grant folie à croire
    Que Diex si foiblement entende,
    Que son sens d'autrui fait despende;
    Et cil qui tel sentence sivent,
    Contre Diex malement estrivent,
    Quant vuelent par si fabloier
    Sa prescience afébloier.
    Ne Raison ne puet pas entendre
    Que l'en puisse à Diex riens aprendre:
    N'il ne porroit certainement
    Estre sages parfaitement,
    S'il ert en tel defaut trovés,
    Que cis cas fust sor li provés.

    [p. 091]
    Que l'on peut encontre amener.                    17185
    Or maints s'y voulurent peiner,
    Et dirent, par sentence fine,
    Que la prescience divine
    N'implique point nécessité
    Pour les œuvres d'humanité.
    Ce n'est pas parce que l'a sue
    Dieu devant, ou qu'il l'a prévue,
    Que doit telle chose advenir,
    Ou de telle façon finir;
    C'est parce qu'il faut qu'elle arrive
    Et que telle marche elle suive
    Que Dieu le sait auparavant.
    Ceux-là tranchent mauvaisement
    La question. Pour l'âme fine
    Qui leur intention devine
    Et se veut à raison tenir,
    Tretout ce qui doit advenir,
    Si véritable est leur sentence,
    En Dieu cause la prescience
    Qui tout rend nécessaire alors.
    Mais fol est de croire dès lors
    Que Dieu si faiblement entende
    Que son sens d'un autre dépende,
    Et telle thèse soutenir,
    C'est Dieu mauvaisement honnir;
    C'est amoindrir sa prescience
    Par vains discours, vaine science,
    Et Raison ne peut concevoir
    Que Dieu puisse par nous savoir.
    Si cette chose était prouvée
    Contre sa science éprouvée,
    Il ne pourrait certainement
    Être sage parfaitement.

    [p. 092]
    Donc ne vaut riens ceste response,                17991
    Qui la Diex prescience esconse,
    Et repont sa grant porvéance
    Soz les ténebres d'ignorance,
    Qu'el n'a pooir, tant est certaine,
    D'aprendre riens par euvre humaine:
    Et s'el le pooit, sans doutance,
    Ce li vendroit de non-poissance,
    Qui rest dolor à recenser,
    Et pechiés néis du penser.
      Li autre autrement en sentirent,
    Et selonc lor sens respondirent,
    Et s'acorderent bien sans faille
    Que des choses, comment qu'il aille,
    Qui vont par volenté délivre,
    Si comme eleccion les livre,
    Set Diex quanqu'il en avendra,
    Et quel fin chascune tendra,
    Par une adicion legiere,
    C'est assavoir en tel maniere
    Cum eles sunt à avenir;
    Et vuelent par ce sostenir
    Qu'il n'i a pas nécessité,
    Ains vont par possibilité,
    Si qu'il set quel fin eus feront,
    Et s'eus seront ou non seront.
    Tout si set-il bien de chascune,
    Que de deus voies tendra l'une:
    Ceste ira par négacion,
    Ceste par affirmacion,
    Non pas si terminéement
    Que n'aviengne espoir autrement:
    Car bien puet autrement venir.
    Se franc voloir s'i vuet tenir.

    [p. 093]
    Donc rien ne vaut telle sentence,                 18219
    Qui de Dieu voile la science,
    Et sa Providence obscurcit
    De l'ignorance sous la nuit.
    Elle ne peut, tant est certaine,
    Apprendre rien par œuvre humaine;
    Car (chose horrible à prononcer,
    Péché rien que de le penser!)
    S'elle le pouvait, sans doutance,
    Cela lui viendrait d'impuissance.
      D'autres pensèrent autrement,
    Et d'après eux voici comment
    Il faut comprendre la matière.
    Pour accorder chaque manière,
    Ils dirent que, dans tous les cas,
    De toutes choses ici-bas
    Qui de notre volonté naissent,
    Puis à notre gré vont et cessent,
    Dieu sait tout ce qu'il adviendra
    Et quelle fin chacune aura
    Par une addition légère:
    Or c'est assavoir la manière
    Comme elles doivent advenir.
    Ils veulent par là soutenir
    Qu'il sait la fin de toute chose,
    Si ce sera, pour quelle cause,
    Non de toute nécessité,
    Mais bien par possibilité.
    Ce qu'il sait, c'est que chose toute
    Prendra par l'une ou l'autre route:
    Ce sera par négation
    Ou bien par affirmation;
    Mais non de si définitive
    Façon, que par l'autre n'arrive,

    [p. 094]
      Mais comment osa nus ce dire,                   18025
    Comment osa tant Diex despire,
    Qu'il li donna tel prescience,
    Qu'il n'en set riens fors en doutance,
    Quant il n'en puet aparcevoir
    Determinablement le voir?
    Car quant d'un fait la fin saura,
    Jà si séuë ne l'aura,
    Quant autrement puet avenir.
    S'il li voit autre fin tenir
    Que cele qu'il aura séuë,
    Sa prescience iert decéuë,
    Comme mal certaine, et semblable
    A opinion decevable,
    Si comme avant monstré l'avoie.
    Li autre alerent autre voie,
    Et maint encor à ce se tiengnent,
    Qui dient des faiz qui aviengnent
    Ça jus par possibilité,
    Qu'il vont tuit par nécessité
    Quant à Diex, non pas autrement:
    Car il set terminéement
    De tous jors, et sans nule faille,
    Comment que de franc voloir aille,
    Les choses ains que faites soient,
    Quelcunque fin que eles oient,
    Et par science nécessoire;
    Sans faille il dient chose voire,
    De tant que tuit à ce s'acordent,
    Et por verité le recordent,
    Qu'il a nécessaire science,
    Et de tous jors, sans ignorance,

    [p. 095]
    Puisque rien n'est exécuté                        18253
    Que par la libre volonté.
      Mais comment osa-t-on ce dire
    Et Dieu tellement circonscrire
    Que son immense entendement
    Ne sache que douteusement,
    Puisqu'avant ne saurait connaître
    Absolument ce qui peut être?
    Car d'un fait quand la fin saura
    Jamais si sûr il n'en sera
    Qu'advenir autrement ne puisse.
    S'il advient que ce fait finisse
    Autrement qu'il l'aura prévu,
    Lors son savoir sera déçu
    Comme impuissant, et tout semblable
    A opinion décevable
    Comme céans vous l'ai prouvé.
    Pour finir, d'autres ont trouvé
    Une autre voie où maints se tiennent,
    Disant: Tous les faits qui adviennent
    Ci-bas par possibilité
    Arrivent par nécessité,
    Mais pour Dieu seul, souverain maître
    Car toujours il devra connaître
    Absolument, rien excepté,
    Malgré la libre volonté,
    Choses avant que ne soient nées,
    Comment qu'elles soient terminées,
    Il le sait par nécessité.
    Ceux-là disent la vérité.
    Car il est au moins une chose
    Qui sans discussion s'impose
    Et qu'on admet pour vérité:
    C'est que, de toute éternité,

    [p. 096]
    Set-il comment iront li fait.                     18057
    Mès contraignance pas n'i fait,
    Ne quant à soi, ne quant as hommes:
    Car savoir des choses les sommes,
    Et les particularités
    De toutes possibilités,
    Ce li vient de la grant poissance
    De la bonté de sa science,
    Vers qui riens ne se puet repondre.
    Et qui voldroit à ce respondre
    Qu'il mete ès fais necessité,
    Il ne diroit pas vérité;
    Car por ce qu'il les set devant,
    Ne sont-il pas, de ce me vant,
    Ne por ce qu'il sunt puis, jà voir
    Ne li feront devant savoir.
    Mès por ce qu'il est tous poissans,
    Tout bien et tout mal congnoissans,
    Por ce set-il du tout le voir,
    Si que riens nel' puet decevoir.
    Riens ne puet estre qu'il ne voie,
    Et por tenir la droite voie,
    Qui bien voldroit la chose emprendre,
    Qui n'est pas legiere à entendre,
    Ung gros exemple en porroit metre
    As gens laiz qui n'entendent letre:
    Car tex gens vuelent grosses choses,
    Sans grant sostiveté de gloses.

           *       *       *       *       *

      S'uns hons par franc voloir faisoit
    Une chose, quelle qu'el soit,
    Ou du faire se retardast,
    Por ce que se l'en l'esgardast,

    [p. 097]
    Il a nécessaire science,                          18287
    Et que, sans la moindre ignorance,
    Il sait comment tout sera fait.
    Mais contrainte aucune n'y met,
    Ni quant à soi, ni quant aux hommes.
    Car savoir des choses les sommes
    Et les particularités
    De toutes possibilités
    Lui vient de la grande puissance
    De la bonté de sa science,
    Que rien ne saurait abuser.
    Et tel qui pourrait m'opposer
    Qu'aux faits nécessité Dieu donne
    Se tromperait, ne vous étonne;
    Ce n'est pas parce qu'il les sait
    Qu'ils seront, pas plus que ce n'est
    Parce que les faits doivent être
    Un jour, qu'il les pourra connaître;
    Mais parce qu'il est tout puissant,
    Tout bien et tout mal connaissant,
    Rien ne peut être qu'il ne voie;
    De tout la vérité flamboie
    Pour lui, rien ne le peut tromper.
    Mais droit au but je vais couper:
    Si quelqu'un voulait entreprendre
    De faire au vulgaire comprendre
    Ce point savant, prendre pourrait
    Un gros exemple clair et net,
    Car gens lourds veulent grosses choses
    Sans grand' subtilité de gloses.
      Si de sa propre volonté
    Dedans son cœur a médité
    Quelqu'un de faire quelque chose,
    Soit qu'il la fasse, soit qu'il n'ose,

    [p. 098]
    Il en auroit honte et vergoingne,                 18089
    Tel porroit estre la besoingne;
    Et uns autres riens n'en séust
    Devant que cil faite l'éust,
    Ou qu'il l'éust lessiée à faire,
    S'il se volt miex du fait retraire:
    Cil qui la chose après sauroit,
    Jà por ce mise n'i auroit
    Nécessité ne contraingnance;
    Et s'il en éust la science
    Ausinc bien éue devant,
    Mès que plus ne l'alast grevant,
    Ains le séust tant solement,
    Ce n'est pas empéeschement
    Que cil n'ait fait, ou ne féist
    Ce qui li pléust ou séist,
    Ou que du faire ne cessast,
    Se sa volenté li lessast,
    Qu'il a si franche et si délivre,
    Qu'il puet le fait foïr ou sivre.

           *       *       *       *       *

      Ausinc Diex, et plus noblement,
    Et tout déterminablement
    Set les choses à avenir,
    Et quel chief el ont à tenir,
    (Comment que la chose puist estre
    Par la volenté de son mestre
    Qui tient en sa subjeccion
    Le pooir de l'eleccion,
    Et s'encline à l'une partie
    Par son sens ou par sa folie):
    Et set les choses trespassées,
    Ains qu'eles fussent compassées,

    [p. 099]
    Et reste un moment indécis                        18321
    Parce qu'il craint d'être surpris,
    Et d'en avoir honte et vergogne
    Ce sera possible besogne.
    Mettons que personne n'en sût
    Rien, avant que faite il ne l'eût,
    Ou bien qu'il l'eût laissée à faire,
    Si s'en abstenir il préfère:
    Tel qui la chose après saurait,
    Jamais pour ce mis n'y aurait
    Nécessité ni contraignance,
    Et s'il en avait connaissance
    Par aventure, un peu devant,
    Sans s'y opposer cependant,
    Pour, sans plus, le savoir d'avance,
    Il n'empêcherait pas, je pense,
    Que ne fit l'autre, ou n'eût pas fait
    A son gré ce qui lui plaisait,
    Où se dispensât de le faire
    Selon sa volonté plénière,
    Car franc et libre est son penser;
    Il peut le fait suivre ou laisser.
      Mais Dieu de plus noble manière,
    Plus absolue et plus entière,
    Connaît les choses à venir
    Et comme elles doivent finir,
    Comment que la chose puisse être
    Par la volonté de son maître,
    Qui sa détermination
    Tient toute en sa sujétion
    Et s'incline à l'une partie
    Par son bon sens ou sa folie.
    Dieu sait aussi les faits passés,
    Avant qu'ils ne soient compassés;

    [p. 100]
    Et de ceus qui les faiz cesserent                 18121
    Set-il, s'à faire les laisserent
    Por honte, ou por autre achoison,
    Soit raisonnable ou sans raison,
    Si cum lor volenté les maine.
    Car ge sui tretoute certaine
    Qu'il sunt de gens à grant planté
    Qui de mal faire sunt tenté:
    Toutevois à faire le laissent,
    Dont aucuns en i a qui cessent
    Por vivre vertueusement,
    Et por l'amor Diex solement,
    Qu'ils sunt de meurs bien acesmé;
    Mès cil sunt moult à cler semé.
    L'autre qui de pechier s'apense,
    S'il n'i cuidoit trover deffense,
    Toutevois son corage donte
    Por paor de poine ou de honte.
    Tout ce voit Diex apertement
    Devant ses yex presentement,
    Et toutes les condicions
    Des faiz et des entencions.
    Riens ne se puet de li garder,
    Jà tant ne saura retarder;
    Car jà chose n'iert si loingtaingne,
    Que Diex devant soi ne la tiengne
    Ausinc cum s'ele fust presente:
    Demeurt dix ans, ou vingt, ou trente,
    Voire cinq cens, voire cent mile,
    Soit en foire, à champ ou à vile,
    Soit honeste, ou desavenant,
    Si la voit Diex dès maintenant
    Ainsinc cum s'el fust avenuë:
    Et de tous jors l'a-il véuë

    [p. 101]
    Et ceux qui certains faits laissèrent,            18355
    Il sait bien qu'ils s'en dispensèrent
    Par honte, ou par autre sujet,
    Par raison, ou par intérêt,
    Comme leur volonté les mène.
    Car je suis tretoute certaine
    Qu'il est de gens grand' quantités
    Qui du mal faire sont tentés,
    Toutefois à faire le laissent.
    Aucuns j'en sais même qui cessent
    Pour vivre vertueusement,
    Pour l'amour de Dieu seulement.
    (Mais ces âmes si bien formées
    Elles sont bien claires semées!)
    L'autre enfin qui pense au péché,
    Sûr de n'être point empêché,
    Ses passions toutefois dompte
    Par peur de remords et de honte.
    Tout cela Dieu voit clairement
    Devant ses yeux présentement
    Et les conditions, les causes,
    Des intentions et des choses.
    Rien ne se peut de lui garder,
    Le moment aura beau tarder;
    Car il n'est chose si lointaine
    Que Dieu devant soi ne la tienne
    Comme s'il l'avait là céans.
    Fût-ce dans dix, vingt ou trente ans,
    Voire cinq cents, voire cent mille,
    Fût-ce en foire, aux champs, à la ville,
    Honnête ou vile, clairement,
    Oui, Dieu la voit tout maintenant
    Comme s'elle était advenue;
    Et de toujours même il l'a vue

    [p. 102]
    Par demonstrance véritable                        18155
    En son miroer pardurable,
    Que nus, fors li, ne set polir,
    Sans riens à franc voloir tolir.
    Cis miroers, c'est li méismes
    De qui commencement préismes.
      En ce biau miroer poli
    Qu'il tient et tint tous jors o li,
    Où tout voit quanqu'il avendra,
    Et tous jors present le tendra,
    Voit-il où les âmes iront
    Qui loiaument le serviront,
    Et de ceus ausinc qui n'ont cure
    De loiauté, ne de droiture,
    Et lor promet en ses idées
    Des euvres qu'il oront ovrées,
    Sauvement ou dampnacion:
    C'est la predestinacion,
    C'est la prescience divine,
    Qui tout set et riens ne devine,
    Qui seult as gens sa grace estendre,
    Quant il les voit à bien entendre;
    Ne n'a pas por ce sozplanté
    Pooir de franche volenté.
    Tuit homme euvre par franc voloir,
    Soit por joïr, ou por doloir,
    C'est sa présente vision:
    Car qui la diffinicion
    De pardurableté deslie,
    Ce est possession de vie
    Qui par fin ne puet estre prise
    Trestoute ensemble sans devise.
      Mès de ce monde l'ordenance,
    Que Diex, par sa grant porvéance,

    [p. 103]
    Écrite en un signe formel                         18389
    Dedans son miroir éternel.
    Ce miroir, c'est lui, son essence
    De qui nous avons pris naissance,
    Que nul fors lui ne sait polir,
    Sans rien au franc vouloir ravir.
      En ce miroir clair et limpide
    Et qui toujours en lui réside,
    Il voit tout ce qu'il adviendra
    Et toujours présent le tiendra.
    Il voit de tous ceux qui n'ont cure
    De loyauté ni de droiture
    Ou qui loyaux le serviront,
    Où les âmes un jour iront,
    Et leur promet en ses pensées
    Selon leurs œuvres compassées,
    Ou salut ou damnation.
    C'est la prédestination,
    C'est la prescience divine
    Qui tout sait et rien ne devine;
    Mais qui n'a jamais supplanté
    Pourtant la libre volonté,
    Tout en soulant sa grâce étendre
    A ceux qu'il voit au bien entendre.
    Tout homme agit par franc vouloir,
    Soit pour jouir, soit pour douloir;
    C'est là sa vision présente,
    Car pour qui le vrai sens commente
    De ce grand mot l'Éternité,
    C'est la vie en l'immensité,
    A tout jamais intransmissible
    Et sans aucune fin possible.
      Dieu pourtant ordonne, établit
    Et jusqu'au bout mène et conduit

    [p. 104]
    Volt establir et ordener,                         18189
    Ce convient-il à fin mener,
    Quant as causes universeles;
    Celes seront par force teles
    Cum eus doivent en tous tens estre;
    Tous jors feront li cors celestre
    Selonc lor révolucions,
    Toutes lor transmutacions,
    Et useront de lor puissances
    Par nécessaires influances
    Sor les particulieres choses
    Qui sunt ès élemens encloses,
    Quant sor eus lor rais recevront
    Si cum recevoir les devront.
    Car tous jors choses engendrables
    Engendreront choses semblables,
    Ou feront lor commixions
    Par naturex complexions,
    Selonc ce qu'el auront chascunes
    Entr'eus proprietés communes;
    Et qui devra morir, morra,
    Et vivra tant comme il porra.
    Et par lor naturel desir
    Voldront li cuers des uns gesir
    En oiseuses et en delices,
    Cist en vertus, et cist en vices.
      Mès par aventure li faiz
    Ne seront pas tous jors si faiz
    Comme li cors du ciel entendent,
    Se les choses d'eus se deffendent,
    Qui tous jors lor obéiroient,
    Se destornées n'en estoient;
    Ou par cas, ou par volenté,
    Tous jors seront-il tuit tenté

    [p. 105]
    De tout ce monde l'ordonnance                     18423
    Par sa très-grande Providence
    Quant aux rapports universels;
    Ceux-ci seront par force tels
    Comme en tout temps ils doivent être.
    Les astres feront à la lettre,
    Selon leurs révolutions,
    Toutes les transmutations,
    Et dessus chacune des choses
    Dedans les éléments encloses,
    Quand leurs rais elles recevront
    Comme recevoir les devront,
    Ils useront de leurs puissances
    Par nécessaires influences.
    Car qui devra mourir mourra
    Et vivra tant comme il pourra,
    Et toujours choses engendrables
    Engendreront choses semblables,
    Ou feront leurs combinaisons
    Par naturelles unions,
    Selon qu'elles auront chacunes
    Ensemble affinités communes;
    Et, par leur naturel désir,
    Voudront les cœurs des uns jouir
    En la paresse et les délices,
    Dans les vertus ou dans les vices.
      Mais d'aventure tous les faits
    Ne seront pas toujours parfaits
    Comme les astres les entendent,
    Si d'eux les êtres se défendent,
    Qui toujours leur obéiraient
    Si détournés ils n'en étaient.
    Les cas, leur volonté contraire
    Souvent les pousse à satisfaire

    [p. 106]
    De ce faire où li cuers encline,                  18223
    Qui de traire à tel fin ne fine
    Si cum à chose destinée:
    Ainsinc otroi-ge destinée,
    Que ce soit disposicion
    Sous la prédestinacion
    Ajoustée as choses movables,
    Selonc ce qu'el sunt enclinables.
      Ainsinc puet estre homs fortunés
    Por estre, dès lors qu'il fu nés,
    Preus et hardis en ses affaires,
    Sages, larges et debonnaires,
    D'amis garnis et de richeces,
    Et renommés de grans proeces,
    Ou par fortune avoir perverse.
    Mès bien se gart où il converse;
    Car tost porroit estre empeschiés,
    Ou par vices, ou par pechiés,
    S'il sent qu'il soit avers et chiches,
    Car tex hons ne puet estre riches.
    Contre ses meurs par raison viengne,
    Et soffisance à soi retiengne;
    Prengne bon cuer, donne et despende
    Deniers et robes et viande,
    Mès que de ce son non ne charge,
    Que l'en nel' tiengne por fol large.
    Si n'aura garde d'avarice
    Qui d'entasser les gens atice,
    Et les fait vivre en tel martire,
    Qu'il n'est riens qui lor puist soffire;
    Et si les avugle et compresse,
    Que nul bien faire ne lor lesse,
    Et lor fait toutes vertus perdre,
    Quant à li se vuelent aerdre.

    [p. 107]
    Les inclinations du cœur,                         18457
    Et tant ils y mettent d'ardeur
    Qu'on dirait chose destinée.
    Je définis la destinée:
    Une prédestination
    Que mainte disposition
    De nos cœurs rend modifiable
    Envers tout ce qui est muable.
      Ainsi l'homme peut être heureux,
    Qu'il soit, dès sa naissance, preux,
    Garni d'amis, de grand' richesses,
    Renommé par ses grand' prouesses,
    En ses affaires sérieux,
    Et débonnaire, et généreux,
    Soit que Fortune lui soit dure.
    Mais que ses pas bien il mesure,
    Car tôt pourrait être empêché
    Soit par vice, soit par péché,
    S'il sent qu'il soit avare ou chiche;
    Tel homme ne peut être riche.
    Que, ses mœurs la Raison guidant,
    Du nécessaire il soit content,
    Et de bon cœur donne et dépense
    Deniers, robes, pain, subsistance,
    Sans s'égarer, par vanité,
    Jusqu'à la prodigalité.
    Mais que l'avarice il méprise
    Qui d'entasser les gens attise,
    Et tant les aveugle et soumet
    Que nul bien faire ne permet,
    Et les fait vivre en tel martyre
    Que rien ne leur saurait suffire
    Et toute vertu leur ravit
    Quand l'avarice les séduit.

    [p. 108]
    Ainsinc puet hons, se moult n'est nices,          18257
    Garder soi de tous autres vices,
    Ou soi de vertus destorner,
    S'il se vuet à mal atorner:
    Car Frans-Voloirs est si poissans,
    S'il est de soi bien congnoissans,
    Qu'il se puet tous jors garentir,
    S'il puet dedens son cuer sentir
    Que Pechiés vueille estre ses mestres,
    Comment qu'il aut des cors celestres.
    Car qui devant savoir porroit
    Quex faiz le ciel faire vorroit,
    Bien les porroit empéeschier;
    Car s'il voloit si l'air sechier
    Que toutes gens de chaut morussent,
    Et les gens avant le séussent,
    Il forgeroient maisons nueves
    En moistes leus, ou près des flueves,
    Ou grans cavernes crueseroient,
    Et souz terre se muceroient,
    Si que du chaut n'auroient garde.
    Ou s'il ravient, combien qu'il tarde,
    Que par aigue aviengne deluges,
    Cil qui sauroient les refuges,
    Lesseroient tantost les plaingnes,
    Et s'enfuieroient ès montaingnes;
    Ou feroient si fors navies,
    Qu'il i sauveroient lor vies
    De la grant inundacion,
    Cum fist jadis Deucalion
    Et Pirra, qui s'en eschaperent
    Par la nacele où il entrerent,
    Qu'il ne fussent des floz hapé.
    Et quant il furent eschapé,

    [p. 109]
    Ainsi peut l'homme, en sa sagesse,                18491
    Se garder de toute faiblesse,
    Ou des vertus se détourner
    S'il se veut vers le mal tourner,
    Car de soi s'il a connaissance,
    Franc-Vouloir a tant de puissance
    Qu'il se peut toujours garantir,
    S'il peut en soi-même sentir
    Quand le péché son cœur relance,
    Et braver des cieux l'influence.
    Car qui savoir avant pourrait
    Ce que le ciel faire voudrait,
    Lui-même s'y pourrait soustraire.
    Car si le ciel tant l'atmosphère
    Séchait que tout de chaud mourût,
    Mais que l'homme devant le sût,
    Celui-ci ferait maisons neuves
    En moites lieux, ou près des fleuves,
    Ou grand' cavernes creuserait
    Et sous terre se cacherait,
    Si bien que du chaud n'aurait cure.
    Ou s'il prévoyait d'aventure
    Qu'advint un grand déluge d'eaux,
    Tous un refuge en lieux plus hauts
    Cherchant, sans plus s'en mettre en peine,
    Quitteraient ausssitôt la plaine
    Et courraient gravir les rochers,
    Ou feraient, habiles nochers,
    Vite des navires immenses
    Qui sauveraient leurs existences
    De la grande inondation,
    Comme jadis Deucalion
    Et Pyrrha, qui bien échappèrent,
    Par la nacelle où ils entrèrent,

    [p. 110]
    Qu'il vindrent au port de salu,                   18291
    Et virent plaines de palu
    Parmi le monde les valées,
    Quant les mers s'en furent alées,
    Et qu'el mont n'ot seignor ne dame,
    Fors Deucalion et sa fame,
    Si s'en alerent à confesse
    Au temple Themis la déesse,
    Qui jugoit sor les destinées
    De toutes choses destinées.



    XCVIII


    Comment, par le conseil Themis,
    Deucalion tous ses amis,
    Luy et Pyrra la bonne dame,
    Fit revenir en corps et ame.


    Agenoillons ilec se mistrent,
    Et conseil à Themis requistrent
    Comment il porroient ovrer
    Por lor lignage recovrer.
    Themis, quant oï la requeste,
    Qui moult estoit bonne et honeste,
    Lor conseilla qu'il s'en alassent,
    Et qu'il après lor dos gitassent
    Tantost les os de lor grant mere.
    Tant iert ceste response amere
    A Pirra, qu'el la refusoit,
    Et contre le sort s'escusoit
    Qu'el ne devoit pas depecier
    Les os sa mere, ne blecier,

    [p. 111]
    Qu'ils ne fussent des flots happés.               18525
    Et quand ils furent échappés,
    Quand les mers s'en furent allées
    Dessinant toutes les vallées
    De marais pleines jusqu'au bord,
    Sains et saufs touchèrent au port.
    Mais ne voyant homme ni femme,
    Lors Deucalion et sa dame,
    A confesse tout déconfits,
    Furent au temple de Thémis
    Qui des choses prédestinées
    Jugeait toutes les destinées.



    XCVIII


    Avec Pyrrha la bonne dame,
    Ci fait revenir corps et ame
    Deucalion tous ses amis,
    D'après le conseil de Thémis.


      Lors à genoux tous deux se mirent
    Et conseil à Thémis requirent
    Comment ils pourraient bien ouvrer
    Pour leur lignage recouvrer.
    Thémis entendant leur requête
    Qui moult était bonne et honnête,
    Leur conseilla de s'avancer
    Et derrière leur dos lancer
    Tantôt les os de leur grand'mère.
    Tant trouvait la réponse amère
    Pyrrha qu'elle s'y refusait
    Et contre le sort s'excusait,
    Disant: «C'est trop blesser ma mère
    Que dépecer ses os sur terre,»

    [p. 112]
    Jusqu'à tant que Deucalion                        18319
    Li en dist l'exposicion.
    N'estuet, dist-il, autre sens querre,
    Nostre grant mere, c'est la terre,
    Les pierres, se nomer les os,
    Certainement ce sunt les os:
    Après nous les convient giter
    Por nos lignages susciter.
    Si cum dit l'ot, ainsinc le firent,
    Et maintenant hommes saillirent
    Des pierres que Deucalion
    Gitoit par bonne entencion;
    Et des pierres Pirra, les fames
    Saillirent en corps et en ames,
    Tout ainsinc cum dame Themis
    Lor avoit en l'oreille mis,
    C'oncques n'i quistrent autre pere.
    Jamès ne sera qu'il n'en pere
    La durté en tout le lignaige.
    Ainsinc ovrerent comme saige
    Cil qui garantirent lor vie
    Du grant déluge par navie.
    Ainsinc cil eschaper porroient
    Qui tel déluge avant sauroient.
      Ou se Herbout devoit saillir,
    Qui si féist les blés faillir,
    Que gens de fain morir déussent,
    Por ce que point de blé n'éussent,
    Tant en porroient retenir,
    Ains que ce péust avenir,
    Deus ans devant, ou trois ou quatre,
    Qui bien porroit la fain abatre
    Tous li pueples gros et menus,
    Quant li Herbout seroit venus,

    [p. 113]
    Jusqu'à tant que Deucalion                        18555
    Lui en fit l'explication:
    «Tel est le sens, dit-il, ma chère,
    Notre grand'mère, c'est la terre,
    Et les pierres, je vous le dis,
    Ce sont ses os, à mon avis,
    Qu'il nous faut jeter par derrière
    Pour notre lignage refaire.»
    Lors donc, comme dame Thémis
    Leur avait en l'oreille mis,
    Ensemble tous les deux ils firent,
    Et maintenant hommes saillirent
    Des pierres que Deucalion
    Jetait par bonne intention;
    De Pyrrha saillirent les femmes
    Toutes vives de corps et d'âmes.
    Tels sont des humains les parents
    Qui transmirent à leurs enfants
    Leur dureté d'âges en âges.
    Adonc ouvrèrent comme sages
    Ceux-ci qui leurs jours par vaisseau
    Garantirent de la grande eau;
    Ainsi tous feraient, sans doutance,
    S'ils le pouvaient savoir d'avance.
      Si famine devait venir,
    Qui si bien fit les blés faillir,
    Que gens de faim tous mourir dussent,
    De blé pour ce que point ils n'eussent,
    Ils en pourraient tant retenir
    Avant qu'elle put advenir,
    Deux ans devant, ou trois, ou quatre,
    Que le peuple pourrait abattre
    La faim, peuple gros et menu,
    Quand le manque serait venu,

    [p. 114]
    Si cum fist Joseph en Egipte,                     18353
    Par son sens et par sa mérite,
    Et faire si grant garnison,
    Qu'il en porroient garison
    Sans fain et sans mesese avoir:
    Ou s'il pooient ains savoir
    Qu'il déust faire outre mesure
    En yver estrange froidure,
    Il metroient avant lor cures
    En eus garnir de vestéures,
    Et de bûches à charretées
    Por faire feu en cheminées,
    Et joncheroient lor maisons,
    Quant vendroit la froide saisons,
    De bele paille nete et blanche,
    Qu'il porroient prendre en lor granche,
    Et clorroient huis et fenestres,
    Si en seroit plus chaut li estres,
    Ou feroient estuves chaudes,
    En quoi lor baleries baudes
    Tuit nuz porroient demener,
    Quant l'air verroient forcener,
    Et geter pierres et tempestes,
    Qui tuassent as champs les bestes,
    Et grans flueves prendre et glacier.
    Jà tant nes sauroit menacier
    Ne de tempestes, ne de glaces,
    Qu'il ne risissent des menaces,
    Et karoleroient léans
    Des periz quites et réans:
    Bien porroient l'air escharnir,
    Si se porroient-il garnir.
    Mès se Diex n'i faisoit miracle
    Par vision ou par oracle,

    [p. 115]
    (Comme fit Joseph en Égypte                       18589
    Par son bon sens et son mérite),
    Et si bonne provision
    Pour tretoute la nation
    A rassembler si bien entendre,
    Qu'ils pussent l'abondance attendre
    Sans faim et sans mésaise avoir.
    Ou s'ils pouvaient avant savoir
    Que dût sévir outre mesure
    En hiver étrange froidure,
    Ils mettraient leurs cures avant
    A se garnir de vêtement
    Et de bûches à charretées
    Pour faire feux en cheminées,
    Et puis joncheraient leur maison,
    Quand viendrait la froide saison,
    De belle paille blanche et saine
    Qu'ils prendraient en leur grange pleine,
    Cloraient les fenêtres et l'huis
    Pour que plus chaud fût le logis,
    Ou feraient étuves chauffées
    Où pendant les longues veillées
    Tout nus pourraient danses mener
    Quand l'air ils verraient forcener,
    Et jeter pierres et tempêtes
    Qui dans les champs tueraient les bêtes,
    Et grands fleuves prendre et glacer.
    L'air aurait beau les menacer
    Et de tempêtes et de glaces,
    Ils se riraient de ses menaces
    Et karoleraient au dedans
    De périls quittes et chantants,
    Bien pourraient railler les tempêtes
    Et meure en sûreté leurs têtes.

    [p. 116]
    Il n'est hons, de ce ne dout mie,                 18387
    S'il ne set par astronomie
    Les estranges condicions,
    Les diverses posicions
    Des cors du ciel, et qu'il regart
    Sor quel climat il ont regart,
    Qui ce puisse devant savoir
    Par science ne par avoir.
      Et quant li cors a tel poissance,
    Qu'il fuit des ciex la destrempance[33],
    Et lor destorbe ainsinc lor euvre,
    Quant encontre eus ainsinc se queuvre,
    Et plus poissant, bien le recors,
    Est force d'ame que de cors:
    Car cele meut le cors et porte,
    S'el ne fust, il fust chose morte.
    Miex donc et plus legierement,
    Par us de bon entendement,
    Porroit eschiver Franc-Voloir
    Quanque le puet faire doloir,
    N'a garde que de riens se duelle,
    Por quoi consentir ne s'i vuelle,
    Et sache par cuer ceste clause,
    Qu'il est de sa mesaise cause.
    Foraine tribulacion
    N'en puet fors estre occasion,
    N'il n'a des destinées garde.
    Se sa nativité regarde,
    Et congnoist sa condicion,
    Que vaut tel prédicacion?
    Il est sor toutes destinées,
    Jà si ne seront destinées.
      Des destinées plus parlasse,
    Fortune et cas déterminasse,

    [p. 117]
    Mais, sans un miracle divin,                      18623
    Ou sans un oracle certain,
    Nul homme n'est, n'en doutez mie,
    S'il ne sait par astronomie
    Des astres les conditions
    Et l'objectif de leurs rayons,
    Qui le puisse savoir d'avance,
    Ni par avoir, ni par science.
      Or si le corps peut seul braver
    Impunément et entraver
    Des cieux la fatale influence,
    Contre eux se gardant par avance,
    Donc plus puissants sont les ressorts
    De l'âme certes que du corps,
    Puisqu'elle meut le corps et porte;
    Sans elle il serait chose morte.
    Mieux donc et plus facilement,
    Par us de bon entendement,
    Le libre arbitre peut se rire
    De tout ce qui lui pourrait nuire,
    Et nul droit n'a de se douloir,
    Puisqu'avant se devait pourvoir.
    Qu'il sache par cœur cette clause,
    Qu'il est de sa mésaise cause,
    Et sur d'autres qu'il aurait tort
    De rejeter son déconfort.
    Que des destins donc il n'ait garde;
    Si sa nativité regarde
    Et connaît sa condition,
    Que vaut telle prédiction?
    Il est dessus les destinées
    Tant soient-elles prédestinées.
      Longtemps encor j'en parlerais
    Et maints cas déterminerais,

    [p. 118]
    Et bien vosisse tout espondre,                    18421
    Plus oposer et plus respondre,
    Et mains exemples en déisse;
    Mès trop longuement i méisse
    Ains que g'éusse tout finé.
    Bien est aillors déterminé:
    Qui nel' set, à clerc le demande,
    Qui li lise si qu'il l'entende.
    N'encor, se taire m'en déusse,
    Jà certes parlé n'en éusse,
    Mès il afiert à ma matire,
    Car mes anemis porroit dire,
    Quant ainsinc m'orroit de li plaindre,
    Por ses desloiautés estaindre,
    Et por son Creator blasmer,
    Que gel' vuelle à tort diffamer:
    Qu'il méismes sovent seult dire
    Qu'il n'a pas franc voloir d'eslire,
    Car Diex, par sa prevision,
    Si le tient en subjeccion,
    Qui tout par destinée maine,
    Et l'uevre et la pensée humaine,
    Si que s'il vuet à vertu traire,
    Ce li fait Diex à force faire:
    Et s'il de mal faire s'efforce,
    Ce li refait Diex faire à force,
    Qui miex le tient que par le doit,
    Si qu'il fait quanque faire doit,
    De tout pechié, de toute aumosne,
    De bel parler et de ramposne,
    De loz et de détraccion,
    De larrecin, d'occision,
    Et de pez et de mariages,
    Soit par raison, soit par outrages.

    [p. 119]
    Exposant tout et tire à tire                      18657
    Ce qu'entends dire et contredire,
    Et maints exemples en dirais;
    Mais trop longuement m'étendrais
    Avant d'épuiser la matière
    Expliquée ailleurs tout entière.
    Qui ne le sait cherche un savant,
    S'il ne peut l'apprendre en lisant.
    Certes, si j'avais pu m'en taire,
    Oncques n'en eusse parlé guère,
    Mais il le faut pour mon sujet.
    Car mon ennemi lors dirait
    Pour ses déloyautés restreindre
    (M'oyant ainsi de lui me plaindre),
    Et, pour son créateur blâmer
    Qu'à tort je le veux diffamer.
    Voire souvent, je l'entends dire
    Qu'il ne peut Franc-Vouloir élire,
    Car Dieu, par sa prévision,
    Tant le tient en sujétion,
    Que toute fatalement mène
    Et l'œuvre et la pensée humaine,
    Au point que si bien faire il veut
    De force lui fait faire Dieu,
    Et si de mal faire il s'efforce
    Dieu lui refait faire de force,
    Qui mieux le tient que par le doigt,
    Si bien qu'il fait tout ce qu'il doit,
    De vol aussi bien que d'aumône,
    De parole mauvaise ou bonne,
    De louange ou détraction,
    De larcin ou d'occision,
    Et de paix et de mariage,
    Soit par raison, soit par outrage;

    [p. 120]
    Ainsinc, dist-il, convenoit estre,                18455
    Ceste fist Diex por cestui nestre.
    Ne cis ne pooit autre avoir
    Par nul sens, ne par nul avoir;
    Destinée li estoit ceste.
      Et puis se la chose est mal faite,
    Que cis soit fox, ou cele fole,
    Quant aucuns encontre parole,
    Et maudit ceus qui consentirent
    Au mariage et qui le firent,
    Il respont lors li mal senés:
    A Diex, fet-il, vous en prenés,
    Qui vuet que la chose ainsinc aille,
    Tout ce fist-il faire sans faille.
    Lors conferme par serement
    Qu'il ne puet aler autrement.
    Non, non, ceste response est fauce,
    Ne sert pas la gent de tel sauce
    Li vrais Diex qui ne puet mentir,
    Qu'il les face à mal consentir.
    D'eus vient le fol apensement
    Dont naist li maus consentement
    Qui les esmuet as euvres faire
    Dont il se déussent retraire.
    Car bien retraire s'en péussent,
    Mès que sans plus se congnéussent.
    Lor creator lors reclamassent,
    Qui les amast, se il l'amassent:
    Car cis seus aime sagement
    Qui se congnoist entierement.
    Sans faille toutes bestes muës,
    D'entendement vuides et nuës,
    Se mécongnoissent par Nature[54]:
    Car, s'il éussent parléure

    [p. 121]
    Car il devait en être ainsi.                      18691
    Dieu fit celle pour celui-ci,
    Non pas une autre, mais cette une;
    Rien n'y pouvait sens ni fortune;
    Tel était son destin fatal.
      Or que l'affaire tourne mal,
    Et que durant le mariage
    L'un ou l'autre de folle rage
    Soit pris, si quelqu'un il entend,
    Contre la chose s'irritant,
    Maudire ceux qui consentirent
    Au mariage et qui le firent,
    L'insensé lors incontinent:
    «A Dieu, dit-il, prenez-vous-en
    Qui voulut qu'ainsi fût la chose;
    Lui seul de tout ceci fut cause.»
    Puis il confirme par serment
    Qu'il n'en saurait être autrement.
    Non! non! cette réponse est fausse;
    Aux gens ne sert pas telle sauce
    Qu'il les fasse au mal consentir,
    Le vrai Dieu qui ne peut mentir.
    D'eux seuls vient la male pensée
    D'où nait l'espérance insensée
    Qui les pousse au mal accomplir
    Et qu'ils pourraient d'eux-mêmes fuir.
    Pour que s'en détourner ils pussent,
    Ils suffirait qu'ils se connussent.
    Qu'ils s'adressent au Créateur;
    S'ils l'aiment, ils auront son cœur.
    Car celui-là sagement aime,
    Sans plus, qui se connaît soi-même.
    Les animaux muets et nus,
    D'intelligence dépourvus,

    [p. 122]
    Et raison por eulx s'entr'entendre,               18489
    Qu'il s'entrepéussent aprendre,
    Mal fust as hommes avenu.
    Jamès li biau destrier crenu
    Ne se lesseroient donter,
    Ne chevaliers sor eus monter;
    Jamès buef sa teste cornuë
    Ne metroit à jou de charruë:
    Asnes, mulez, chamel por homme
    Jamès ne porteroient somme:
    Oliphans sor sa haute eschine,
    Qui de son nez trompe et buisine,
    Et s'en paist au soir et au main,
    Si cum uns hons fait de sa main:
    Jà chien ne chat nel' serviroient,
    Car sans homme bien cheviroient:
    Ours, leus, lyons, liépars et sangler
    Tuit vodroient homme estrangler:
    Li raz néis l'estrangleroient,
    Quant au berseuil le troveroient:
    Jamès oisel por mal apel
    Ne metroit en peril sa pel,
    Ains porroit homme moult grever
    En dormant por les yex crever.
    Et s'il voloit à ce respondre
    Qu'il les cuideroit tous confondre,
    Por ce qu'il set faire arméures,
    Heaumes, haubers, espées dures,
    Et set faire ars et arbalestes,
    Ausinc feroient autres bestes.
    Ne r'ont-il singes et marmotes
    Qui lor feroient bonnes cotes
    De cuir, de fer, voire porpoins?
    Il ne demorroit jà por poins;

    [p. 123]
    Se méconnaissent par nature[34];                  18725
    Car s'ils avaient, je vous assure,
    Parole et penser, et savoir,
    Pour se connaître et pour vouloir,
    Triste serait l'humain partage.
    Jamais le destrier sauvage
    Ne se serait laissé dompter
    Ni par son cavalier monter,
    Le bœuf n'eût sa tête cornue
    Pliée au joug de la charrue.
    Jamais mulet, âne, chameau
    N'eût pour l'homme porté fardeau.
    L'éléphant à la haute échine,
    Qui de son nez trompe et bruine
    Et s'en pait du soir au matin
    Comme un homme fait de sa main,
    Le chien, ni le chat, pour son maître
    N'eût voulu l'homme reconnaître.
    Ours, lion, tigre, sanglier,
    Tous voudraient l'homme exterminer.
    Les rats en feraient leur pâture
    En son lit, par la nuit obscure;
    Et l'oiselet pour nul appeau
    Ne mettrait en péril sa peau,
    Mais s'en viendrait, pour nuire à l'homme,
    Lui crever l'œil pendant son somme.
    Et s'il répondait à ceci
    Qu'il les croit tous à sa merci,
    Puisqu'il sait façonner armures,
    Haumes, hauberts et lances dures,
    Arbalètes et javelots,
    Ainsi feraient les animaux.
    N'ont-ils pas singes et marmotes
    Qui leur feraient de bonnes cotes

    [p. 124]
    Car ceulx ovreroient des mains,                   18523
    Si n'en vaudraient mie mains;
    Et porroient estre escrivain.
    Il ne seroient jà si vain
    Que tretuit ne s'asostillassent
    Comment as armes contrestassent,
    Et quiexques engins referoient
    Dont moult as hommes greveroient:
    Néis puces et orillies,
    S'eles s'ierent entortillies
    En dormant dedens lor oreilles,
    Les greveroient à merveilles:
    Paous néis, sirons et lentes,
    Tant lor livrent sovent ententes,
    Qu'il lor font lor euvres lessier,
    Et eus flechir et abessier,
    Ganchir, torner, saillir, triper,
    Et dégrater, et défriper,
    Et despoiller et deschaucier,
    Tant les puéent-il enchaucier.
    Mouches néis, à lor mengier,
    Lor mainent sovent grant dangier,
    Et les assaillent ès visaiges,
    Ne lor chaut s'il sunt rois ou paiges.
    Formis et petites vermines
    Lor feroient trop d'ataïnes,
    S'il ravoient d'eus congnoissance:
    Mès voirs est que ceste ignorance
    Lor vient de lor propre nature.
    Mès raisonnable créature,
    Soit mortex hons, soit divins anges,
    Qui tuit doivent à Diex loanges,
    S'el se mescongnoist comme nices,
    Ce defaut li vient de ses vices

    [p. 125]
    De cuir, de fer, voire pourpoints?                18759
    Pourquoi ne feraient-ils des points
    Aussi bien que lui, toute somme,
    Puisqu'ils ont des mains comme l'homme?
    Ils pourraient même être écrivains,
    Et ne seraient jamais si vains
    Que tretous ne s'industriassent
    Comment aux armes bataillassent,
    Et mille et mille engins feraient
    Dont l'homme à leur tour grèveraient.
    Jusqu'à la puce, au perce-oreille
    Qui les grèverait à merveille
    S'il se faufilait tortillant
    Par son oreille, en son dormant.
    Et le pou, le ciron, du reste,
    La punaise tant le moleste,
    Tant lui livre de durs assauts
    Qu'elle le fait par mille sauts
    Bondir et laisser son ouvrage,
    Tourner, gambader avec rage,
    Se gratter et se tortiller,
    Se déchausser, se dépouiller,
    Se courber, se tordre l'échine.
    La mouche même, si taquine,
    Souvent, quand il prend son manger,
    Lui fait courir maint grand danger,
    Et le chatouillant au visage,
    D'un roi se rit comme d'un page.
    Les vermisseanx et les fourmis
    Lui feraient aussi trop d'ennuis
    S'ils avaient de soi connaissance.
    Donc on voit que cette ignorance
    De leur nature est bien le fruit.
    Mais l'être raisonnable, lui,

    [p. 126]
    Qui le sens li troble et enivre:                  18557
    Car il puet bien Raison ensivre,
    Et puet de franc voloir user:
    N'est riens qui l'en puist escuser.
    Et por ce tant dit vous en ai,
    Et tex raisons i amenai,
    Que lor jangles vueil estanchier,
    N'est riens qui les puist revanchier.

           *       *       *       *       *

      Mès por m'entencion porsivre,
    Dont ge voldroie estre délivre
    Por ma dolor que g'i recors,
    Qui me troble l'ame et le cors,
    N'en vueil or plus dire à ce tor,
    Vers les ciex arrier m'en retor,
    Qui bien font quanque faire doivent
    As créatures qui reçoivent
    Les célestiaus influances,
    Selonc lor diverses sustances.
    Les vens font-il contrarier,
    L'air enflamber, braire et crier,
    Et esclaircir en maintes pars
    Par tonnoirres et par espars,
    Qui taborent, timbrent et trompent
    Tant que les nuës se desrompent
    Par les vapors qu'il font lever.
    Si lor fait les ventres crever
    Li chalor et li movemens,
    Par orribles tornoiemens,
    Et tempester et giter foudres,
    Et par terre eslever les poudres,

    [p. 127]
    Qu'il soit humain ou qu'il soit ange,             18793
    Qui tous doivent â Dieu louange,
    Quand il se méconnaît, le sot,
    De ses vices vient ce défaut
    Qui ses sens trouble et qui l'enivre;
    Car il peut, s'il veut, Raison suivre
    Et de son libre arbitre user;
    Rien n'est qui l'en puisse excuser.
    Or si j'ai sur le libre arbitre
    Tant discouru dans ce chapitre,
    C'est pour sa fourbe démasquer,
    Sans qu'il y puisse répliquer.
      Mais pour, bon Génius, parfaire
    Ma résolution première.
    Et guérir mon âme et mon cœur
    De leur trop cuisante douleur,
    Sur ce sujet je veux me taire
    Et revenir aux cieux arrière,
    Qui toujours, eux, font leur devoir
    Vers tout ce qui doit recevoir
    Les sidérales influences,
    Selon les diverses substances.
    Ils font les vents contrarier,
    L'air enflammer, bruire et crier,
    Et font édaircir l'atmosphère,
    En maintes parts, par le tonnerre
    Et par les éclairs, qui soudain
    Frappent dessus leur tambourin,
    Qui roulent, qui grondent, qui trompent,
    Tant qu'enfin nuages se rompent
    Par les vapeurs qu'il font lever.
    Car le ventre ils leur font crever
    Et tempêter et jeter foudres,
    Et par terre élever les poudres

    [p. 128]
    Voire tors et clochiers abatre,                   18587
    Et maint viel arbre tant debatre
    Que de terre en sunt errachié,
    Jà si fort n'ierent atachié,
    Que jà racines riens lor vaillent,
    Que tuit envers à terre n'aillent,
    Ou que des branches n'aient routes,
    Au mains une partie ou toutes.

           *       *       *       *       *

      Si dist-l'en que ce font déables
    A lor croz et à lor chaables,
    A lor ongles, à lor havez;
    Mès tex diz ne vaut deus navez.
    Qu'il en sunt à tort mescréu.
    Car nule riens n'i a éu,
    Fors les tempestes et li vent,
    Qui si les vont aconsivant:
    Ce sunt les choses qui lor nuisent.
    Ceus versent blez, et vignes cuisent,
    Et flors et fruiz d'arbres abatent,
    Tant les tempestent et debatent,
    Qu'il ne puéent es rains durer,
    Tant qu'il se puissent méurer.
    Voire plorer à grosses lermes
    Refont-il l'air en divers termes;
    S'en ont si grant pitié les nuës,
    Que s'en despoillent toutes nuës,
    Ne ne prisent lors ung festu
    Le noir mantel qu'el ont vestu:
    Car à tel duel faire s'atirent,
    Que tout par pieces le descirent;
    Si li aident à plorer,
    Cum s'en les déust acorer,

    [p. 129]
    En maint horrible tournoîment,                    18827
    Par la chaleur, le mouvement:
    Voire tours et clochers abattre
    Et maints vieux arbres tant débattre
    Que de terre ils sont arrachés;
    Jamais ne seront attachés
    Si fort, que racines ne cassent
    Et qu'à l'envers ils ne trépassent,
    Ou ne soient, en partie au moins,
    Leurs rameaux rompus et disjoints.
      Or ceci font, dit-on, les diables,
    Avec leurs crocs, avec leurs câbles
    Et leurs ongles et leurs crochets.
    Mais tel dit ne vaut deux navets,
    Et c'est à tort qu'on le suppose;
    Car il n'y a rien autre chose
    Que les tempêtes et le vent
    Qui de près se vont poursuivant;
    Voilà les choses qui leur nuisent.
    Ils versent blés, les vignes cuisent,
    Et sur les arbres fleurs et fruits
    Si fort, devant qu'ils soient mûris,
    Tempêtent, ballottent et meuvent,
    Qu'aux rameaux tenir plus ne peuvent;
    A grosses larmes voire ils font
    L'air pleurer par si dur affront;
    Pitié si grande en ont les nues
    Que s'en dépouillent toutes nues,
    Et ne prisent lors un fétu
    Le noir manteau qu'ont revêtu.
    Car à tel deuil faire conspirent
    Que tout par pièces le déchirent,
    Et comme si les éventrer
    L'on devait, l'aident à pleurer,

    [p. 130]
    Et plorent si parfondement,                       18619
    Si fort et si espessement,
    Qu'el font les flueves desriver,
    Et contre les champs estriver,
    Et contre les forez voisines
    Par lor outrageuses cretines,
    Dont il convient sovent perir
    Les blez et le tens encherir,
    Dont li povres qui les laborent,
    L'esperance perduë plorent.
    Et quant li flueves se desrivent,
    Li poissons qui lor flueve sivent,
    Si cum il est drois et raisons,
    Car ce sunt lor propres maisons,
    S'en vont, comme seignor et maistre,
    Par champs, par prez, par vignes paistre,
    Et s'esconcent contre les chesnes,
    Delez les pins, delez les fresnes,
    Et tolent as bestes sauvaiges
    Lor manoirs et lor heritaiges;
    Et vont ainsinc partout nagant,
    Dont tuit vis s'en vont enragant
    Bacus, Cerès, Pan, Cibelé,
    Quant si s'en vont atropelé
    Li poissons à lor noéures,
    Par lor delitables pastures:
    Et li Satirel et les Fées
    Sunt moult dolent en lor pensées,
    Quant il perdent par tex cretines
    Lor délicieuses gaudines.
    Les Nimphes plorent lor fontaines,
    Quant des flueves les trovent plaines,
    Et sorabondans et covertes,
    Comme dolentes de lor pertes;

    [p. 131]
    Et lors, profondément navrées,                    18861
    Déversent larmes si serrées
    Qu'elles font fleuves dériver,
    Puis contre les champs se ruer
    Et les forêts avoisinantes,
    En cataractes mugissantes
    Qui souvent font aux champs périr
    Les blés, et les temps renchérir,
    Et laboureurs, à cette vue,
    Pleurent l'espérance perdue.
    Lors les poissons s'en sont allés,
    Emmi les fleuves dérivés,
    Chacun comme seigneur et maître,
    Par prés, par champs, par vignes paître,
    Comme il est justice et raison,
    Puisque le fleuve est leur maison,
    Et se cachent contre les chênes,
    Près des sapins et près des frênes,
    Usurpant aux hôtes des bois
    Leurs biens, leurs manoirs et leurs toits,
    Et sur terre ainsi partout nagent,
    Dont à l'envi tout vifs enragent
    Cybèle, Pan, Bacchus, Cérès,
    Quand ils aperçoivent serrés
    Les poissons, en épaisses bandes,
    A travers les bois et les landes
    Et leurs pacages ravissants,
    Naviguer, s'ébattre en tous sens;
    Et les satyres et les fées
    Sont moult dolents en leurs pensées,
    Voyant baignés de flots vaseux
    Leurs bocages délicieux.
    Les nymphes pleurent leurs fontaines
    Quand des fleuves les trouvent pleines,

    [p. 132]
    Et li folet et les dryades                        18653
    R'ont les cuers de duel si malades,
    Qu'ils se tiennent trestuit por pris,
    Quant si voient lor bois porpris,
    Et se plaingnent des Diex des fluéves
    Qui lor font vilenies nuéves,
    Tout sans desserte et sans forfait,
    C'onc riens ne lor aient forfait.
    Et des prochaines basses viles
    Qu'il tiennent chetives et viles,
    Resunt li poissons ostelier.
    N'i remaint granche ne celier,
    Ne leu si vaillant ne si chier,
    Que partout ne s'aillent fichier;
    As temples vont et as eglises,
    Et tolent à Dieu ses servises,
    Et chacent des chambres oscures
    Les Diex privés et lor figures.

           *       *       *       *       *

      Et quant revient au chief de piece
    Que li biau tens le lait despiece,
    Quant as ciex desplaist et anuie
    Tens de tempeste et tens de pluie,
    L'air ostent de tretoute s'ire,
    Et le font resbaudir et rire;
    Et quant les nues raparçoivent
    Que l'air si resbaudi reçoivent,
    Adonc se rejoïssent-eles,
    Et por estre avenans et beles,
    Font robes après lor dolors,
    De moult desguisées colors,
    Et metent lor toisons sechier
    Au biau soleil plesant et chier,

    [p. 133]
    Et leur lit ainsi maculé,                         18895
    De vase et de flots inondé.
    Et les folets et les dryades
    Ont les cœurs de deuil si malades
    Qu'ils se tiennent tretous pour pris,
    Voyant leurs bosquets envahis,
    Et se plaignent des dieux des fleuves
    Qui leur font violences neuves,
    Et sans raison, et sans forfait,
    Ne leur ayant oncques mal fait.
    Lors des prochaines basses villes
    Qu'ils tiennent pour chétives, viles,
    Hôtes deviennent les poissons.
    Partout, granges, celliers, maisons,
    Demeures saintes, respectées,
    Sont de ces intrus visitées;
    Aux temples des dieux immortels,
    Ils profanent tous les autels
    Et chassent des chambres obscures
    Les dieux privés et leurs figures.
      Et lorsque vient le temps serein
    Dissiper le mauvais enfin,
    Lorsqu'aux cieux déplaît et ennuie
    Temps de tempête et temps de pluie,
    A l'air ils ôtent son courroux
    Pour revoir son sourire doux.
    Quand les nuages s'aperçoivent
    Que l'air si réjoui reçoivent,
    Adonc se réjouissent-ils,
    Et pour être avenants, gentils,
    Se font, leurs douleurs oubliées,
    Robes de couleurs variées,
    Et mettent leurs toisons sécher
    Au beau soleil plaisant et cher,

    [p. 134]
    Et les vont par l'air charpissant                 18685
    Au tens cler et resplendissant;
    Puis filent, et quant ont filé,
    Si font voler de lor filé
    Grans aguillies de fil blanches,
    Ausinc cum por coudre lor manches.
    Et quant il lor reprent corage
    D'aler loing en pelerinage,
    Si font ateler lor chevaus,
    Montent et passent mons et vaus,
    Et s'en fuient comme desvans[35]:
    Car Eolus li diex des vens,
    (Ainsinc est cis diex apelés)
    Quant il les a bien atelés,
    Car il n'ont autre charretier
    Qui sache lor chevaus traitier,
    Lor met es piez si bonnes eles,
    Que nus oisiaus n'ot onques teles.
    Lors prent li air son mantel inde,
    Qu'il vest trop volentiers en Inde,
    Si s'en afuble, et si s'apreste
    De soi cointir et faire feste,
    Et d'atendre en biau point les nuës,
    Tant qu'eles soient revenuës,
    Qui por le monde solacier,
    Ausinc cum por aler chacier,
    Ung arc en lor poing prendre seulent,
    Ou deux ou trois, quant eles veulent,
    Qui sunt apelés ars celestre,
    Dont nus ne set, s'il n'est bon mestre
    Por tenir des regars escole,
    Comment li solaus les piole,
    Quantes colors il ont, ne queles,
    Ne porquoi tant, ne porquoi teles,

    [p. 135]
    Les cardent d'une main rapide                     18929
    Emmi le temps clair et splendide,
    Puis filent, et quand de filer
    Cessent, du rouet font voler
    Grandes aiguilles de fil blanches,
    Tout comme s'ils cousaient leurs manches,
    Et s'il leur plaît d'aller soudain
    En pèlerinage lointain,
    Lors font atteler leurs cavales,
    Et comme des fous, par rafales,
    Monts et vaux volent franchissants;
    Car Éole, le dieu des vents
    (C'est ainsi ce dieu qu'on appelle)
    Quand leurs cavales il atelle
    (Car il n'ont autres charretiers
    Qui soigner sachent leurs coursiers),
    Leur met aux pieds si bonnes ailes
    Que nul oiseau n'en eut de telles.
    L'air alors son bleu manteau prend
    Qu'en l'Inde il revêt si souvent,
    Et s'en affuble et bien s'apprête
    A se parer et faire fête,
    En attendant de jour en jour
    Des blancs nuages le retour,
    Qui lors, pour réjouir la terre,
    Comme s'ils voulaient chasse faire,
    Prennent soudain un arc au poing,
    Ou deux, ou trois, s'il est besoin
    (C'est l'arc-en-ciel, son nom l'indique),
    De qui nul ne sait, en optique
    S'il n'est maître passé, comment
    Le soleil les va colorant,
    Ce qu'ils ont de couleurs, ni quelles,
    Ni pourquoi tant, ni pourquoi telles,

    [p. 136]
    Ne la cause de lor figure.                        18719
    Il li convendroit prendre cure
    D'estre desciples Aristote,
    Qui trop miex mist Nature en note
    Que nus hons puis le teus Caym.
    Alhacen li niés Hucaym[36],
    Qui ne refu ne fox, ne gars,
    Cis fist le livre des Regars.
    De ce doit cil science avoir,
    Qui vuet de l'arc en ciel savoir,
    Car de ce doit estre jugierres
    Clerc naturex et cognoissierres,
    Et sache de géométrie,
    Dont nécessaire est la mestrie
    Au livre des Regars prover;
    Lors porra les causes trover
    Et les forces des miréoirs
    Qui tant ont merveilleus pooirs,
    Que toutes choses très-petites,
    Letres gresles, très-loin escrites,
    Et poudres de sablon menuës,
    Si grans, si grosses sunt véuës,
    Et si près mises as mirens,
    Que chascuns les puet choisir ens;
    Que l'en les puet lire et conter
    De si loing que, qui raconter
    Le voldroit, et l'auroit véu,
    Ce ne porroit estre créu
    D'omme qui véu ne l'auroit,
    Ou qui les causes n'en sauroit:
    Si ne seroit-ce pas créance,
    Puisqu'il en auroit la science.
    Mars et Venus qui jà pris furent
    Ensemble où lit où il se jurent,

    [p. 137]
    Ni de leur forme la raison.                       18963
    Il lui faudrait prendre leçon
    Et disciple être d'Aristote
    Qui mieux mit la nature en note
    Que nul homme depuis Caïn,
    Ou d'Halacen, neveu d'Hucain [36],
    Qui n'était pas fou, mais logique,
    Et qui fit le Traité d'optique.
    De ceci doit science avoir
    Qui veut de l'arc-en-ciel savoir
    La nature, car pour en être
    Bon juge, il faut à fond connaître
    La géométrie, et cet art
    Est l'absolu point de départ
    Pour prouver ces splendides choses.
    Lors il pourra trouver les causes,
    Et puis les forces des miroirs
    Qui tant ont merveilleux pouvoirs,
    Que toutes choses très-petites,
    Lettres grêles très-loin écrites,
    Atomes de sablons menus,
    Et si grands et si gros sont vus,
    Et de si près, ne vous déplaise,
    Qu'on peut les distinguer à l'aise,
    Et qu'on peut les lire et compter
    De si loin, que, qui raconter
    Voudrait la chose et l'aurait vue,
    Elle ne pourrait être crue
    D'homme qui point ne la verrait
    Et qui les causes n'en saurait:
    Et ce ne serait pas croyance
    Simple, en ce cas, mais bien science.
    Mars et Vénus, qui furent pris
    Tous deux ensemble au lit jadis,

    [p. 138]
    S'il, ains que sor le lit montassent,             18753
    En tex miréor se mirassent,
    Mès que les miréors tenissent
    Si que le lit dedens véissent,
    Jà ne fussent pris ne liés
    Es laz soutis et déliés
    Que Vulcanus mis i avoit,
    De quoi nuz d'eus riens ne savoit:
    Car s'il les éust fait d'ovraigne
    Plus soutile que fil d'araigne,
    S'éussent-il les laz véus,
    Si fust Vulcanus decéus,
    Car il n'i fussent pas entré;
    Car chascuns laz plus d'ung grand tré
    Lor parust estre gros et lons,
    Si que Vulcanus li felons,
    Ardans de jalousie et d'ire,
    Jà ne provast lor avoltire,
    Ne jà li Diex riens n'en séussent,
    Se cil tex miréors éussent:
    Car de la place s'en foïssent,
    Quant les laz tendus i véissent,
    Et corussent aillors gesir
    Où miex celassent lor desir;
    Ou féissent quelque chevance
    Por eschever lor meschéance,
    Sans estre honniz ne grevés.
    Di-ge voir, foi que me devés,
    De ce que vous avés oï?

    _Genius._

    Certes, dist li Prestres, oï.

    [p. 139]
    Avant que sur le lit montassent,                  18997
    En tels miroirs s'ils se mirassent,
    N'eussent été pris ni liés
    Aux lacs subtils et déliés
    Qu'y mit Vulcain par méfiance,
    Dont nul d'eux n'avait connaissance.
    Car si, leurs miroirs accordants,
    Ils avaient vu le lit dedans,
    Sa trame eût-il moult effilée,
    Voire autant que fil d'araignée,
    Les lacs ils eussent aperçu,
    Et Vulcain eût été déçu.
    Point ne se fussent mis en cage,
    Car chaque fil comme un cordage
    Semblé leur eût et gros et long,
    Si bien que Vulcain le félon,
    Ardent de haine et de colère,
    N'eût pu prouver leur adultère,
    Et les dieux n'en eussent rien su,
    Si tels miroirs ils avaient eu.
    Car ils eussent quitté la place,
    Voyant les lacs à la surface,
    Et s'en fussent allés coucher
    Ailleurs, où leur désir cacher,
    Combinant quelque ruse sûre
    Pour fuir toute mésaventure,
    Sans être honnis ou grevés.
    Par la foi que vous me devez,
    Or donc, dites-moi, je vous prie,
    Si la chose qu'avez ouïe,
    Beau prêtre, est bien la vérité.

    _Génius._

    Oui, dit le prêtre avec bonté,

    [p. 140]
    Ces miréors, c'est chose voire,                   18783
    Lor fussent lors moult necessoire:
    Car aillors assembler péussent,
    Quant le péril i congnéussent;
    Ou à l'espée qui bien taille,
    Espoir Mars li diex de bataille,
    Se fust si du jalous venchiés,
    Que ses laz éust destranchiés:
    Lors li péust à bon éur
    Rafaitier sa fame aséur
    Où lit, sans autre place querre.
    Ou près du lit néis à terre.
    Et se par aucune aventure
    Qui moult fust felonnesse et dure
    Dam Vulcanus i sorvenist
    Lors néïs que Mars la tenist,
    Venus qui moult est sage dame,
    (Car trop a de barat en fame)
    Se, quant l'uis li oïst ovrir,
    Péust à tens ses rains covrir,
    Bien éust excusacions
    Par quiexque cavillacions,
    Et contrevast autre ochoison
    Por quoi Mars vint en sa maison;
    Et jurast quanque l'en vosist,
    Si que ses prueves li tosist,
    Et li féist à force croire
    C'onques la chose ne fu voire:
    Tout l'éust-il néis véuë,
    Déist-ele que la véuë
    Li fust oscurcie et troblée,
    Tant éust la langue doblée
    En diverses plicacions
    A trover escusacions.

    [p. 141]
    Oui, ce miroir, c'est chose claire,               19029
    Leur eût été bien nécessaire.
    Car ailleurs, voyant le danger,
    Ils eussent pu se rencontrer,
    Ou de son glaive, qui bien taille,
    Se fût Mars, le dieu de bataille,
    Si bien du jaloux revanché,
    Que tous ses lacs il eût tranché,
    Et sans chercher d'autre repaire,
    Au lit, ou même auprès, à terre,
    Sa maîtresse il eût contenté
    Tout à son aise, en sûreté.
    Alors si par quelque aventure
    Moult félonesse et moult trop dure,
    Fût là survenu dam Vulcain,
    Quand même en ses bras Mars la tint,
    Vénus, qui moult est sage dame
    (Car trop de vice est en la femme),
    Si ses reins, oyant l'huis ouvrir,
    Elle avait à temps pu couvrir,
    Vénus, dis-je, n'eût point d'excuse
    Manqué, les eût sauvés par ruse,
    Jusqu'à prochaine occasion
    De revoir Mars en sa maison,
    Et fait de force à l'autre croire
    Que le fait n'était pas notoire
    Et juré ce qu'on eût voulu,
    Tant que lui s'avouât vaincu.
    L'eût-il même de ses yeux vue,
    Elle soutiendrait que sa vue
    Était troublée assurément,
    Si bien sa langue en un moment,
    En mille détours, mille ruses,
    Femme plie à trouver excuses

    [p. 142]
    Car riens ne jure, ne ne ment                     18817
    De fame plus hardiement;
    Si que Mars s'en alast tous quites.

    _Nature._

    Certes, sire Prestres, bien dites
    Comme preus et cortois et sages.
    Trop ont fames en lor corages
    Et soutilités et malices
    (Qui ce ne set, fox est et nices),
    N'onc de ce ne les escuson.
    Plus hardiement que nuz hon
    Certainement jurent et mentent,
    Méismement quant el se sentent
    De quexque forfait encolpées:
    Jà si ne seront atrapées
    En cest cas especiaument:
    Dont bien puis dire loiaument,
    Qui cuer de fame aparcevroit,
    Jamès fier ne s'i devroit;
    Non feroit-il certainement,
    Qu'il l'en mescherroit autrement.

    _L'Acteur._

    Ainsinc s'acordent, ce me semble,
    Nature et Genius ensemble.
    Si dist Salemon toutevois,
    Puisque par la vérité vois,
    Que benéurés hons seroit
    Qui bonne fame troveroit.

    _Nature._

    Encor ont miréors, dist-ele,
    Mainte autre force grant et bele:

    [p. 143]
    (Car rien ne jure ni ne ment                      19063
    Plus que la femme hardiment),
    Si bien que Mars s'en allât quitte.

    _Nature._

    Sire prêtre, avez chose dite
    Courtoise et bonne et sans erreur.
    Trop ont les femmes en leur cœur
    De subtibilité, de malice
    (Qui ne le sait est trop novice),
    Ce n'est moi qui les défendrai.
    Plus effrontément, je le sai,
    Que nul homme les femmes mentent
    Et jurent, surtout quand se sentent
    En soupçon de quelque forfait;
    Bien fin qui les attraperait,
    Surtout en semblable aventure.
    D'où je puis franchement conclure:
    Qui cœur de femme à nu verrait
    Jamais fier ne s'y devrait,
    Et serait voire, eût-il beau faire,
    Trompé de quelque autre manière.

    _L'Auteur._

    Ainsi donc s'accordent sans plus
    Tous deux Nature et Génius.
    Toutefois Salomon ajoute,
    Pour dire la vérité toute,
    Que bien heureux l'homme serait
    Qui bonne femme trouverait.

    _Nature._

    Miroirs ont encore, dit-elle,
    Mainte autre force grande et belle;

    [p. 144]
    Car choses grans et grosses mises                 18845
    Très-près, semblent de loing asises,
    Fust néis la plus grant montaingne,
    Qui soit entre France et Sardaingne,
    Qu'el i puéent estre véuës
    Si petites et si menuës,
    Qu'envis les porroit-l'en choisir,
    Tant i gardat-l'en à loisir.
      Autre mirail par verités
    Monstrent les propres quantités
    Des choses que l'en i regarde,
    S'il est qui bien i prengne garde.
      Autre miréor sunt qui ardent
    Les choses, quant eus les regardent,
    Qui les set à droit compasser
    Por les rais ensemble amasser,
    Quant li solaus reflamboians
    Est sus les miréors roians.
    Autre font diverses ymages
    Aparoir en divers estages,
    Droites, belongues et enverses,
    Par composicions diverses;
    Et d'une en font-il plusors nestre
    Cil qui des miréors sunt mestre;
    Et font quatre iex en une teste,
    S'il ont à ce la forme preste.
    Si font fantosmes aparens
    A ceus qui regardent par ens;
    Font les néis dehors paroir
    Tous vis, soit par aigue, ou par air;
    Et les puet-l'en véoir joer
    Entre l'ueil et le miroer,
    Par les diversités des angles.
    Soit li moiens compoz ou sangles,

    [p. 145]
    Car les objets grands et gros mis                 19091
    Tout près semblent si loin assis,
    Fût-ce la plus grande montagne
    Qui soit entre France et Sardaigne,
    Qu'à les regarder à loisir
    A peine on les pourrait choisir,
    Tant sont toutes les choses vues
    Si petites et si menues.
      D'autres miroirs, par vérités,
    Montrent les propres quantités
    Des choses que l'on y regarde
    S'il est qui bien y prenne garde.
      D'autres miroirs sont maintenant
    Qui brûlent ce qu'on met devant
    Quand on les règle et les assemble
    Pour les rais amasser ensemble,
    Quand le soleil reflamboiant
    Est sur les miroirs rayonnant.
    D'autres font diverses images
    Apparaître en divers étages,
    Droites, oblongues, à l'envers,
    Par maints arrangements divers.
    Souvent d'une fait plusieurs naître
    Celui qui des miroirs est maître,
    Montre fantômes grimaçants
    A ceux qui regardent dedans,
    Mettant quatre yeux en une tête,
    Si pour cela la forme est prête.
    Puis les fait tout vivants mouvoir
    Entre notre œil et le miroir
    Par la combinaison des lignes
    Et des angles, sous mille signes,
    Dans l'eau, dans l'air, vifs ou posés,
    Par engins simples, composés,

    [p. 146]
    D'une matire ou de diverse,                       18879
    En quoi la forme se reverse,
    Qui tant se va montepliant,
    Par le moien obediant
    Qui vient as iex aparissans,
    Selon les rais ressortissans,
    Qu'il si diversement reçoit,
    Que les regardéors deçoit.
      Aristote néis tesmoigne,
    Qui bien sot de ceste besoigne,
    (Car toute science avoit chiere)
    Uns hons, ce dist, malades iere,
    Si li avoit la maladie
    Sa véuë moult afoiblie,
    Et li airs iert oscurs et trobles,
    Et dit que par ces raisons dobles
    Vit-il en l'air de place en place,
    Aler par devant soi sa face.
    Briément, mirail, s'il n'ont ostacles,
    Font aparoir trop de miracles.
    Si font bien diverses distances,
    Sans miréors, grans decevances,
    Sembler choses entr'eus lointaines
    Estre conjointes et prochaines;
    Et sembler d'une chose deus,
    Selonc la diversité d'eus,
    Ou six de trois, ou huit de quatre,
    Qui se vuet au véoir esbatre,
    Ou plus ou mains en puet véoir,
    Si puet-il ses yex asséoir,
    Ou plusors chose sembler une,
    Qui bien les ordene et aüne.
    Néis d'ung si très petit homme,
    Que chascuns à nain le renomme,

    [p. 147]
    De matière unique ou diverse,                     19125
    En quoi la forme se reverse
    Et tant se va multipliant
    D'un engin à l'autre passant,
    Qu'enfin à la vue étonnée
    Tant arrive dénaturée
    Par tous les rais qu'elle reçoit,
    Que les observateurs déçoit.
      Aristote même l'expose,
    Qui connaissait à fond la chose
    (Car toute science il aimait).
    Il dit: «Malade un homme était,
    Et telle était sa maladie:
    Il avait la vue affaiblie,
    Et l'air lui semblait trouble et noir;
    Aussi, dit-il, croyait-il voir,
    Pour ces raisons, de place en place,
    Aller par devant lui sa face.»
    Bref, les miroirs font à nos yeux,
    Lorsque, pour arrêter leurs feux,
    Ne s'interposent les obstacles,
    Apparaître trop de miracles.
    Les distances même souvent
    Nous vont sans miroir décevant,
    Et nous font voir choses lointaines
    Ensemble jointes et prochaines,
    D'un objet semblent faire deux
    Par la diversité des lieux,
    Ou six de trois, ou huit de quatre;
    Qui se veut du spectacle ébattre,
    Selon que ses yeux fixera,
    Plus ou moins en apercevra,
    Jusqu'à plusieurs choses en une,
    S'il sait bien ordonner chacune.

    [p. 148]
    Font-il paroir as yex véans                       18913
    Qu'il soit plus grans que dix géans,
    Et pert par sus les bois passer,
    Sans branche plaier ne quasser,
    Si que tuit de paor en tremblent;
    Et li géant nain i ressemblent
    Par les yex qui si les desvoient,
    Quant si diversement les voient.

           *       *       *       *       *

      Et quant ainsinc sunt décéu
    Cil qui tex choses ont véu,
    Par miréors ou par distances,
    Qui lor ont fait tex demonstrances,
    Si vont puis au pueple et se vantent,
    Et ne dient pas voir, ains mentent,
    Qu'il ont les déables véus,
    Tant sunt ès regars decéus.
    Si font bien oel enferme et troble
    De sengle chose sembler doble,
    Et paroir où ciel doble lune,
    Et deux chandeles sembler une.
    N'il n'est nus qui si bien regart,
    Qui sovent ne faille en regart,
    Dont maintes choses jugié ont
    D'estre moult autre que ne sont.
      Mès ne voil or pas metre cure
    En ci déclairier la figure
    Des miréors, ne ne dirai
    Comment sunt reflechi li rai,
    Ne lor angles ne voil descrivre,
    Tout est aillors escrit en livre;
    Ne porquoi des choses mirées
    Sunt les images remirées

    [p. 149]
    Voire elles font aux regardants                   19159
    Sembler plus haut que dix géants
    Un homme, un si très-petit homme
    Que chacun pour nain le renomme,
    A croire qu'il s'en va passer
    Par sus bois sans branche casser,
    Si bien que tous de peur en tremblent;
    Géants d'autre part nains leur semblent.
    Or tous sont par leurs yeux trompés,
    Selon qu'ils sont des rais frappés.
      Et quand les miroirs ou distances,
    Aux si trompeuses apparences,
    Quelques-uns ont ainsi déçu,
    Ceux qui telles choses ont vu
    Lors s'en vont au peuple et se vantent,
    Et ne disent pas vrai, mais mentent,
    Disant qu'ils ont les diables vus,
    Tant ils sont par leurs yeux déçus.
    Ainsi fait l'œil malade et trouble
    Simple chose paraître double,
    Deux chandelles une sembler
    Et deux lunes au ciel briller.
    Aucuns ne sont, si clair qu'ils voient,
    Que leurs yeux souvent ne dévoient,
    D'où jugé maintes choses ont
    Être tout autres que ne sont.
      Mais je ne veux pas mettre cure
    A dépeindre ici la figure
    Des miroirs, non plus les façons
    Dont sont réfléchis les rayons,
    Ni leurs angles ne veux décrire
    Qu'ailleurs en maint livre on peut lire,
    Ni pourquoi les objets mirés
    Ne sont que reflets renvoyés

    [p. 150]
    As yex de ceus qui là se mirent,                  18945
    Quant vers les miréors se virent[37];
    Ne les leus de lor aparences,
    Ne les causes des decevances;
    Ne ne revoil dire, biau prestre,
    Où tex ydoles ont lor estre,
    Ou des miréors, ou defores;
    Ne ne recenserai pas ores
    Autres visions merveilleuses,
    Soient plesans ou dolereuses,
    Que l'en voit avenir sodaines;
    Savoir mon s'eles sunt foraines,
    Ou sans plus en la fantasie,
    Ce ne déclairerai-ge mie;
    N'il ne le convient ore pas,
    Ainçois les lais et les trespas
    Avec les choses devant dites
    Qui jà n'ierent par moi descrites:
    Car trop y a longue matire,
    Et si seroit grief chose à dire,
    Et moult seroit fort à entendre.
    S'il ert qui le séust aprendre
    As gens lais especiaument,
    Qui lor diroit généraument,
    Si ne porroient-il pas croire
    Que la chose fust ainsinc voire,
    Des miréors méismement,
    Qui tant euvrent diversement,
    Se par estrumens nel' véoient,
    Se clercs livrer les lor voloient,
    Qui séussent par démonstrance
    Ceste merveilleuse science.
    Ne des visions les manières,
    Tant sunt merveilleuses et fieres,

    [p. 151]
    Dans les yeux de ceux qui se mirent               19193
    Quand vers les miroirs ils se virent[37],
    Ni les causes, ni les raisons
    Des semblants et déceptions.
    Je ne dirai non plus, beau prêtre,
    Où ces images ont leur être,
    Dans les miroirs ou en dehors;
    Je ne décrirai point dès lors
    Autres visions merveilleuses,
    Soit plaisantes, soit douloureuses
    Qui adviennent soudainement:
    Si elles sont réellement
    Ou sans plus en la fantaisie,
    Ce ne déclarerai-je mie,
    Car ce n'est pas ici le cas.
    Mieux vaut les laisser, n'est-ce pas,
    Avec les choses devant dites
    Que je n'ai pas non plus décrites,
    Car trop étendu le sujet
    Et trop difficile serait
    A dire, et trop fort à entendre.
    Si quelqu'un le voulait apprendre
    Au vulgaire spécialement,
    Et parlât généralement,
    Personne dans son auditoire
    Ne voudrait telle chose croire
    Des miroirs en particulier
    Au mérite si singulier,
    Si par palpable démontrance
    Cette merveilleuse science
    En même temps il n'expliquait
    Par instruments qu'il produirait.
    Ni des visions les manières,
    Tant sont merveilleuses et fières,

    [p. 152]
    Ne porroient-il otroier,                          18979
    Qui les lor voldroit desploier,
    Ne quex sunt les decepcions
    Qui viennent par tex visions,
    Soit en veillant, soit en dormant,
    Dont maint s'esbahissent forment:
    Por ce les vueil ci trespasser,
    Ne si ne vueil or pas lasser
    Moi de parler, ne vous d'oïr:
    Bon fait prolixité foïr.
      Si sunt fames moult envieuses[38],
    Et de parler contrarieuses,
    Si vous pri qu'il ne vous desplaise,
    Por ce que du tout ne m'en taise,
    Se bien par la vérité vois;
    Tant en vuel dire toutevois,
    Que maint en sunt si decéu,
    Qui de lor liz se sunt méu,
    Et se chaucent néis et vestent,
    Et de tout lor harnois s'aprestent,
    Si cum li sen commun someillent,
    Et tuit li particulier veillent:
    Prennent bordons, prennent escharpes,
    Ou piz, ou faucilles, ou sarpes,
    Et vont cheminant longues voies,
    Et ne sevent où toutevoies;
    Et montent néis es chevaus,
    Et passent ainsinc mons et vaus,
    Par seches voies, ou par fanges,
    Tant qu'il viennent en leus estranges.
    Et quant li sen commun s'esveillent,
    Moult s'esbahissent et merveillent.
    Quant puis à leur droit sens reviennent,
    Et quant avec les gens se tiennent,

    [p. 153]
    Nul ne saurait leur inculquer,                    19227
    Tant les voulût-il expliquer,
    Ni les déceptions cruelles
    Qui viennent par visions telles,
    Soit en veillant, soit en dormant,
    Dont maint s'ébahit grandement.
    Aussi, c'est pourquoi je les passe,
    De peur qu'à la fin je ne lasse
    Moi de parler et vous d'ouïr,
    Car bon fait prolixité fuir.
      Or sont femmes moult ennuyeuses
    Et de trop parler envieuses.
    Mais si tout ce clairement vois,
    Je vous prie encore une fois,
    Pour que de tout point ne me taise,
    Que de m'ouïr ne vous déplaise.
    Maints sont par vision séduits
    Tant qu'ils se lèvent de leurs lits,
    Et se chaussent même et se vêtent
    Et de tout leur harnais s'apprêtent,
    Car chez eux le sens commun dort,
    Et seul veille leur fol transport.
    Lors prenant bourdons et écharpes
    Ou pieux, ou faucilles, ou sarpes[39],
    Ils s'en vont bien loin cheminant
    Sans savoir où, le plus souvent,
    Et même enfourchant leur monture
    Par monts, par vaux, à l'aventure,
    Franchissent marais, secs chemins,
    Tant qu'ils gagnent pays lointains;
    Et quand leur sens commun s'éveille
    Moult s'ébahit et s'émerveille.
    Puis revenus à leur droit sens,
    Quand se trouvent avec les gens,

    [p. 154]
    Si tesmoignent, non pas por fables,               19013
    Que là les ont porté déables
    Qui de lor ostiex les osterent,
    Et il méismes s'i porterent.
      Si rest bien sovent avenu,
    Quant aucuns sunt pris et tenu
    Par aucune grant maladie,
    Si cum il pert en frenisie,
    Quant il n'ont gardes sofisans,
    Ou sunt seus en ostiex gisans,
    Qu'il saillent sus et puis cheminent,
    Et de tant cheminer ne finent,
    Qu'il truevent aucuns leus sauvages,
    Ou prez, ou vignes, ou boscages,
    Et se lessent ilec chéoir.
    Là les puet-l'en après véoir
    Se l'en i vient, combien qu'il tarde,
    Por ce qu'il n'orent point de garde,
    Fors gent espoir fole et mauvese,
    Tous mors de froit et de mesese;
    Ou quant sunt néis en santé,
    Voit-l'en de tex à grant planté,
    Qui mainte fois, sans ordenance,
    Par naturel acoustumance,
    De trop penser sunt curieus,
    Quant trop sunt melencolieus,
    Ou paoreux outre mesure,
    Qui mainte diverse figure
    Se font paroir en eus-méismes,
    Autrement que nous ne déismes[40]
    Quant de miréors parlions,
    Dont si briefment nous passions,
    Et de tout, ce lor semble lores
    Qu'il soit ainsinc por voir defores.

    [p. 155]
    Ils jurent que ce ne sont fables,                 19261
    Que là les ont portés les diables
    Qui les ont de leurs lits ôtés;
    Mais eux-mêmes s'y sont portés.
      Ainsi par grande maladie
    Et par extrême frénésie
    Quand quelqu'un est pris et tenu,
    Moult souvent est-il advenu,
    Si garde insuffisante veille
    Ou tout seul chez lui s'il sommeille,
    Qu'il se lève et va cheminant
    Et devant lui chemine tant
    Qu'il trouve quelque lieu sauvage,
    Ou prairie, ou vigne, ou bocage,
    Où se laisse exténué choir.
    Et là peut-on après le voir,
    Lorsque d'accourir trop on tarde,
    Pour n'avoir pas fait bonne garde,
    Ou l'avoir mis en folle main,
    Expirant de froid et de faim.
    Et maintes fois sans maladie,
    Par naturelle frénésie,
    Ne voyons-nous pas quantité
    De gens, en très-bonne santé,
    Qui sont par trop mélancoliques,
    Pensifs, soucieux, extatiques,
    Voire outre mesure peureux,
    Eux-mêmes se frapper les yeux
    Et l'esprit de mainte figure
    Étrange, de même nature
    Que celles dont céans parlions
    Quand des miroirs nous dissertions;
    Mais ils les prennent pour réelles
    Et vivantes et naturelles.

    [p. 156]
      Cil qui par grant devocion                      19047
    En trop grant contemplacion,
    Font aparoir en lor pensées
    Les choses qu'il ont porpensées,
    Et les cuident tout proprement
    Véoir defors apertement,
    Et ce n'est fors trufle et mençonge,
    Ainsinc cum de l'omme qui songe,
    Qui voit, ce cuide, en sa présence
    Les esperituex sustance,
    Si cum fist Scipion jadis,
    Qui vit enfer et paradis,
    Et ciel et air, et mer, et terre,
    Et tout quanque l'en i puet querre;
    Il voit estoiles aparair,
    Et voit oisiaus voler par air,
    Et voit poissons par mer noer,
    Et voit bestes par bois joer,
    Et faire tours et biaus et gens;
    Et voit diversetés de gens,
    Les uns en chambre solacier,
    Les autres voit par bois chacier,
    Par montaignes et par rivieres,
    Par prez, par vignes, par jachieres;
    Et songe plaiz et jugemens,
    Et guerres et tornoiemens,
    Et baleries et karoles,
    Et ot vieles et citoles,
    Et flere espices odoreuses,
    Et goute choses savoreuses,
    Et gist entre les bras s'amie,
    Et toutevois n'i est-il mie;
    Ou voit Jalousie venant,
    Ung pestel à son col tenant,

    [p. 157]
      Tel qui, par grand' dévotion,                   19295
    En trop grand' contemplation,
    Fait apparaître en ses pensées
    Les choses qu'il a pourchassées,
    Et les cuide voir proprement
    Devant ses yeux ouvertement
    (Mais tout cela n'est que mensonge,
    Ainsi comme l'homme qui songe,
    Qui prend ce qu'il voit pour réel
    Quand ce n'est que spirituel,
    Comme Scipion, dit l'histoire,
    Vit le ciel dans toute sa gloire,
    Et la mer, et la terre et l'air
    En tous détails, jusqu'à l'enfer),
    Tel donc voit étoiles paraître,
    Les animaux dans les bois paître,
    Les oiseaux dans l'air voyager
    Et poissons par la mer nager:
    Il voit leurs tours, leur gentillesse,
    Il voit encore en grand' liesse,
    Chez eux diversité de gens,
    D'autres par les forêts chassants,
    Par montagnes et par rivières,
    Par prés, par vignes, par jachères:
    Il songe plaids et jugements,
    Guerres, tournois, trépignements,
    Et bals, et rondes et karoles,
    Entend guitares et violes,
    Goûte savoureux aliments
    Et flaire épices odorants,
    Ou gît dans les bras de sa mie,
    Et de cela rien n'est-il mie:
    Ou voit Jalousie accourant,
    Un bâton à son col tenant,

    [p. 158]
    Qui provés ensemble les trueve                    19081
    Par Male-Bouche qui contrueve
    Les choses ains que faites soient,
    Dont tuit Amant par jor s'effroient.
    Car cil qui fins Amans se clament,
    Quant d'amors ardemment s'entr'ament,
    Dont moult ont travaus et anuis,
    Qui se sunt de nuit endormis
    En lor lit où moult ont pensé,
    (Car les propriétés en sé)[41]
    Si songent les choses amées,
    Que tant ont par jor réclamées,
    Ou songent de lor aversaires
    Qui lor font anuis et contraires.
    Ou s'il sunt en mortex haïnes,
    Corrous songent et ataïnes,
    Et contens o lor anemis
    Qui les ont en haïne mis
    Es choses à guerre ensivables,
    Par contraires ou par semblables.
    Ou s'il resunt mis en prison
    Par aucune grant mesprison,
    Songent-il de lor délivrance,
    S'il en sunt en bonne esperance;
    Ou songent ou gibet ou corde,
    Que li cuers par jor lor recorde;
    Ou quiexques choses desplesans,
    Qui ne sunt mie hors, mès ens,
    Si recuident-il por voir lores
    Que ces choses soient defores,
    Et font de tout ou duel ou feste,
    Et tout portent dedens lor teste,
    Qui les cinc sens ainsinc deçoit
    Par les fantosmes qu'il reçoit,

    [p. 159]
    Qui prouvés ensemble les trouve                   19329
    Par Malebouche qui controuve
    Les actes avant qu'ils soient faits
    Et rend les amants inquiets.
    Car amants qui fins se proclament,
    Quand d'un ardent amour s'enfiamment,
    Dont ont grand deuil et grands ennuis,
    Quand au lit seront endormis
    Où leur esprit moult souffre et pense
    (Je le sais par expérience)[41],
    Ils songent à l'objet aimé
    Qu'ils ont le jour tant réclamé,
    Ou pensent à leurs adversaires
    Qui tant leur font peines amères.
    Ou s'ils sont en mortel courroux,
    Toute la nuit leur cœur jaloux
    Ne rêve que haine et vengeance,
    Querelles, combats à outrance,
    Avec leurs mortels ennemis
    Qui les ont tant en haine mis,
    Et combinent comme à la guerre
    Manœuvre semblable ou contraire.
    Ou s'ils sont jetés en prison
    Pour aucun crime ou trahison,
    Ils songent à leur délivrance,
    S'ils en sont en bonne espérance,
    Ou bien rêvent corde et gibet
    Qui le jour les inquiétait,
    Ou quelque chose déplaisante
    En eux-mêmes qui les tourmente,
    Et s'imaginent voir alors
    Les choses paraître au dehors,
    Et font de tout ou deuil ou fête,
    Et tout portent dedans leur tête,

    [p. 160]
    Dont maintes gens par lor folie                   19115
    Cuident estre par nuit estries
    Errans avecques dame Habonde[42],
    Et dient que par tout le monde
    Li tiers enfant de nacion
    Sunt de ceste condicion.
    Qu'il vont trois fois en la semaine
    Si cum destinée les maine;
    Et par tous ces ostex se boutent,
    Ne clés ne barres ne redoutent,
    Ains s'en entrent par les fendaces,
    Par chatieres et par crevaces,
    Et se partent des cors les ames,
    Et vont avec les bonnes Dames
    Par leus forains et par maisons,
    Et le pruevent par tiex raisons:
    Que les diversités véuës
    Ne sunt pas en lor liz venuës,
    Ains sunt lor ames qui laborent,
    Et par le monde ainsinc s'en corent;
    Et tant cum il sunt en tel oirre,
    Si cum il font as gens acroire,
    Qui lor cors bestorné auroit,
    Jamès l'ame entrer n'i sauroit.
    Mès trop a ci folie orrible,
    Et chose qui n'est pas possible:
    Car cors humains est chose morte
    Sitost cum l'ame en soi ne porte;
    Donques est-ce chose certaine
    Que cil qui trois fois la semaine
    Ceste maniere d'oirre sivent,
    Trois fois muirent, trois fois revivent
    En une semaine méismes:
    Et s'il est si cum nous déismes,

    [p. 161]
    Qui les cinq sens ainsi déçoit                    19363
    Par les fantômes qu'elle voit.
    Maintes gens même, en leurs folies,
    La nuit, pensent être génies
    Avecque dame Habonde errants[42],
    Et disent que de tous enfants
    Les troisièmes par la naissance
    Sont tretous de semblable essence:
    Qu'en la semaine ils vont trois fois
    Du destin écoutant la voix,
    Par toutes les maisons se boutent,
    Ni clés ni barres ne redoutent,
    Mais dessus passent ou dessous
    Par chatières, fentes et trous;
    Que de leurs corps partent les âmes
    Qui vont avec les bonnes dames
    Par lieux publics et par maisons
    Et disent pour toutes raisons:
    «Que les choses diverses vues
    Ne sont pas en leurs lits venues;
    Donc leurs âmes s'en vont ainsi
    De par le monde, à grand souci.»
    Ils ne s'en tiennent pas là voire,
    Mais veulent faire aux gens accroire
    Que si le corps on retournait
    Jamais l'âme n'y rentrerait.
    Mais c'est une folie horrible,
    Et chose qui n'est pas possible,
    Car de l'homme le corps est mort
    Certes sitôt que l'âme en sort.
    Donc est-ce une chose certaine
    Que si par trois fois la semaine
    Ce voyage l'âme faisait,
    Trois fois mourrait et revivrait

    [p. 162]
    Dont resuscitent moult souvent                    19149
    Li desciples de tel convent[43].

           *       *       *       *       *

      Mais c'est bien terminée chose,
    Et bien l'os reciter sans glose,
    Que nus qui doie à mort corir,
    N'a que d'une mort à morir,
    Ne jà ne resuscitera
    Tant que ses jugemens sera,
    Se n'ert miracle especial
    De par le Diex celestial,
    Si cum de saint Ladre lison,
    Car ce pas ne contredison.
    Et quant l'en dit d'autre partie
    Que quant l'ame s'est departie
    Du cors ainsinc desaorné,
    S'el trueve le cors bestorné,
    El ne set en li revenir:
    Qui puet tel fable sostenir?
    Qu'il est voirs, et bien le recors,
    Ame desevrée de cors,
    Plus est aperte, et sage et cointe,
    Que quant ele est au cors conjointe,
    Dont el sieut la complexion
    Qui li troble s'entencion:
    Dont est miex lors par li séuë
    L'entrée que ne fu l'issuë:
    Par quoi plus tost la troveroit,
    Jà si bestorné ne seroit.

           *       *       *       *       *

      D'autre part, que li tiers du monde
    Aille ainsinc avec dame Habonde,

    [p. 163]
    Le corps dans la même semaine,                    19397
    Et si c'est vrai, qu'on en convienne,
    Les disciples de ce savant
    Système renaissent souvent[43].
      C'est une indiscutable chose,
    Et je l'ose affirmer sans glose,
    Que nul qui doive à mort courir
    N'a que d'une mort à mourir,
    Et jamais, à moins d'un miracle
    De Dieu qui lève cet obstacle,
    Jamais ne ressuscitera
    Tant que pour lui subsistera
    Son jugement. Or Dieu l'accorde
    Parfois dans sa miséricorde,
    Comme saint Lazare lisons,
    Ce que nous ne contredisons,
    Et lorsqu'on dit, d'autre partie,
    Que quand l'âme s'est départie
    Du corps ainsi tout désorné,
    S'elle le trouve retourné,
    Elle n'y peut rentrer ensuite,
    Qui donc telle fable débite?
    C'est certain et pas n'en démords,
    Ame qui se sèvre du corps
    Est plus subtile et déliée
    Que quand était au corps liée,
    Dont subit la complexion
    Qui trouble son intention.
    Donc est mieux lors par elle sue
    La porte que n'était l'issue,
    Par quoi plus tôt la trouverait
    Quand le corps voire on tournerait.
      D'autre part, que le tiers du monde
    Ainsi coure avec dame Habonde,

    [p. 164]
    Si cum foles vielles le pruevent                  19179
    Par les visions qu'eles truevent,
    Dont convient-il sans nule faille
    Que tretous li mondes i aile,
    Qu'il n'est nus, soit voire ou mençonge,
    Qui mainte vision ne songe,
    Non pas trois fois en la semaine,
    Mès quinze fois en la quinzaine,
    Ou plus, ou mains par aventure,
    Si cum la fantasie dure.
    Ne ne revoil dire des songes,
    S'il sunt voirs, ou s'il sunt mençonges,
    Se l'en les doit du tout eslire,
    Ou s'il sunt du tout à despire:
    Porquoi li uns sunt plus orribles,
    Plus bel li autre et plus paisible,
    Selonc lor apparicions
    En diverses complexions,
    Et selonc lor divers corages
    Des meurs divers et des aages:
    Ou se Diex par tex visions
    Envoie revelacions,
    Ou li malignes esperiz,
    Por metre les gens en periz,
    De tout ce ne m'entremetrai,
    Mès à mon propos me retrai.
      Si vous di donques que les nuës,
    Quant lasses sunt et recréuës
    De traire par l'air de lor flesches,
    Et plus de moistes que de seiches,
    Car de pluies et de rousées
    Les ont trestoutes arrousées,
    Se Chalor aucune n'en seiche,
    Por traire quelque chose seiche,

    [p. 165]
    (Si les vieilles nous en croyons                  19431
    Contant leurs folles visions),
    Il faut vraiment, vaille que vaille,
    Qu'à son tour tout le monde y aille,
    Puisque tous, à tort ou raison,
    Nous leurre mainte vision,
    Non pas trois fois en la semaine,
    Mais quinze fois en la quinzaine,
    Ou moins, ou plus, tant qu'en l'esprit
    Le phénomène se produit.
    Je ne dirai non plus des songes
    S'ils sont vérités ou mensonges,
    Si l'on les doit du tout priser,
    S'ils sont du tout à mépriser,
    Pourquoi les uns sont plus horribles,
    D'autres plus beaux ou plus paisibles,
    Selon les apparitions
    Et selon les complexions,
    Les mœurs diverses, les usages,
    Les circonstances et les âges;
    Si Dieu par telles visions
    Veut faire révélations,
    Ou bien l'esprit malin, le traître,
    Pour les gens en grand péril mettre.
    De tout ce ne m'occuperai,
    Mais à mon propos reviendrai.
      Je vous disais donc que les nues,
    Lorsqu'elles sont lasses, rompues
    De lancer leurs flèches en l'air
    Plus moites que sèches, c'est clair,
    Puisque de pluie et de rosées
    Les ont tretoutes arrosées
    (Si n'en sèche aucune Chaleur
    Des traits de sa brûlante ardeur),

    [p. 166]
    Si destendent lor ars ensemble,                   19213
    Quant ont trait tant cum bon lor semble.
    Mès trop ont estranges manieres
    Cilz ars dont traient ces archieres,
    Car toutes lor colors s'en fuient,
    Quant en destendant les estuient;
    Ne jamès puis de cels méismes
    Ne retrairont que nous véismes;
    Mès s'el vuelent autre fois traire,
    Noviaus arz lor convient refaire,
    Que li solaus puist pioler;
    Nes convient autrement doler.
      Encore ovre plus l'influance
    Des ciex, qui tant ont grant poissance
    Par mer, et par terre, et par air;
    Les cometes font-il parair[44],
    Qui ne sunt pas es ciex posées,
    Ains sunt parmi l'air embrasées,
    Et poi durent puis que sunt faites,
    Dont maintes fables sunt retraites.
    Les mors as princes en devinent
    Cil qui de deviner ne finent;
    Mès les cometes plus n'aguetent,
    Ne plus espessement ne gietent
    Lor influances ne lor rois
    Sor povres hommes que sor rois,
    Ne sor rois que sor povres hommes:
    Ainçois euvrent, certains en sommes,
    Où monde sor les regions,
    Selonc les disposicions
    Des climaz, des hommes, des bestes
    Qui sunt as influances prestes
    Des planetes et des estoiles,
    Qui greignor pooir ont sor eles.

    [p. 167]
    Tirant tant comme bon leur semble,                19465
    Leurs arcs détendent lors ensemble.
    Mais ils sont par trop singuliers
    Ces arcs dont tirent ces archers,
    Dont toutes les couleurs s'effacent
    Quand dans leurs étuis les replacent.
    Du reste, ils ne tireront plus
    Des mêmes arcs qui furent vus;
    Car pour nouvelles flèches traire,
    Nouveaux arcs il leur faudra faire
    Que le soleil puisse parer,
    Car lui seul peut les décorer.
      Mieux encore agit l'influence
    Des cieux qui tant ont grand' puissance
    Par l'air et la terre et la mer.
    Ils font comètes enflammer[44]
    Qui ne sont pas aux cieux posées,
    Mais en l'air courent embrasées,
    Pour mourir peu de temps après,
    Dont maints contes ont été faits,
    Tous plus faux les uns que les autres.
    Les devins et tous leurs apôtres
    Disent que ces astres errants
    Nous annoncent la mort des grands.
    Mais les comètes, sans doutance,
    Ne font peser leur influence
    Ni leurs rayons d'un plus grand poids
    Sur pauvres hommes que sur rois,
    Ni sur rois que sur pauvres hommes,
    Mais travaillent, certains en sommes,
    Du monde sur les régions,
    Selon les dispositions
    Des climats, des hommes, des bêtes,
    Qui sont aux influences prêtes

    [p. 168]
    Si portent les senefiances                        19247
    Des celestiaus influances,
    Et les complexions esmuevent,
    Si cum obéissans les truevent.

           *       *       *       *       *

      Si ne di-ge pas ne n'afiche
    Que rois doient estre dit riche
    Plus que les personnes menuës
    Qui vont nuz piez parmi les ruës:
    Car soffisance fait richece,
    Et convoitise fait povrece.
    Soit rois, ou n'ait vaillant deux miches,
    Qui plus convoite mains est riches;
    Et qui voldroit croire escritures,
    Li rois resemblent les paintures,
    Dont tel exemple nous apreste
    Cil qui nous escrit l'Almageste,
    Se bien i savoit prendre garde
    Cil qui les paintures regarde,
    Qui plesent cui ne s'en apresse,
    Mès de près la plesance cesse;
    De loing semblent trop déliteuses,
    De près ne sunt point docereuses.
    Ainsinc va des amis poissans,
    Doux est à lor mescongnoissans
    Lor servise et lor acointance
    Par le defaut d'experience.
    Mès qui bien les esproveroit,
    Tant d'amertume i troveroit,
    Qu'il s'i craindroit moult à bouter.
    Tant fait lor grace à redouter.
    Ainsinc nous asséure Oraces,
    De lor amor et de lor graces:

    [p. 169]
    De tous les astres lumineux,                      19499
    Qui sont les plus puissants sur eux,
    Et portent les signifiances
    De ces célestes influences,
    Et meuvent les complexions
    Selon leurs dispositions.
      Pour ce ne dis-je ni n'affiche
    Qu'un roi doive être appelé riche
    Plus que les autres gens menus
    Qui par les routes vont pieds-nus;
    Car suffisance fait richesse,
    Et convoitise fait détresse.
    Soit roi, soit pauvre mendiant,
    Qui plus convoite a moins vaillant,
    Et qui voudrait croire écritures
    Les rois ressemblent aux peintures.
    C'est l'exemple que l'auteur prit
    Quand l'Almageste il écrivit.
    Si bien savez y prendre garde,
    Quand les peintures on regarde,
    De loin elles font bon effet,
    De près le plaisir disparaît;
    De loin semblent délicieuses,
    De près ne sont plus doucereuses.
    Ainsi va des amis puissants.
    Doux semblent, aux non connaissants,
    Leur service et leur accointance
    Par le défaut d'expérience;
    Mais qui bien les éprouverait,
    Tant d'amertume y trouverait,
    Qu'il hésiterait, j'en suis sûre,
    A les briguer à l'aventure,
    Tant leur grâce est à redouter.
    C'est ce que se plaît à conter

    [p. 170]
    Ne li princes ne sunt pas dignes                  19279
    Que li cors du ciel doingnent signes
    De lor mort plus que d'ung autre homme;
    Car lor cors ne vault une pomme
    Oultre le corps d'ung charruier,
    Ou d'ung clerc, ou d'ung ecuier:
    Car ges fais tous semblables estre,
    Si cum il apert à lor nestre.
    Par moi nessent semblable et nu,
    Fort et fiéble, gros et menu:
    Tous les met en équalité
    Quant à l'estat d'umanité.
    Fortune i met le remanant,
    Qui ne set estre permanant,
    Qui ses biens à son plaisir donne,
    Ne ne prent garde à quel personne,
    Et tout retolt et retoldra
    Toutes les fois qu'ele voldra.



    XCIX


    Comment Nature proprement
    Devise bien certainement
    La vérité, dont gentillesse
    Vient et en enseigne l'adresse.


    Et se nus contredire m'ose,
    Qui de gentillece s'alose,
    Et die que li gentil-homme,
    Si cum li pueples les renomme,
    Sunt de meillor condicion
    Par noblece de nacion,

    [p. 171]
    Dans ses vers le divin Horaces                    19533
    De leur amour et de leurs grâces.
    Non, les rois ne méritent pas
    Que les cieux daignent leur trépas
    Annoncer plus que d'un autre homme,
    Car leur corps ne vaut une pomme
    Plus que le corps d'un charretier,
    Ou d'un clerc ou d'un écuyer;
    Car je les fais semblables être;
    Voyez-les au moment de naître.
    Pour moi semblables sont et nus,
    Forts et faibles, gros et menus,
    Quant à leur humaine nature;
    Entre eux c'est l'égalité pure.
    Fortune apporte le restant
    Qui ne sait être permanent;
    Car ses biens à son plaisir donne
    Sans songer à quelle personne,
    Et tout ravit et ravira
    Toutes les fois qu'elle voudra.



    XCIX


    Comment Nature proprement
    Devise bien certainement
    La vérité, de quoi Noblesse
    Vient, et nous en donne l'adresse.


      Et si quelqu'un me contredit
    De sa race et s'enorgueillit,
    S'écriant qu'est le gentilhomme
    (Ainsi que le peuple les nomme)
    De meilleure condition,
    Par sa naissance et son blason,

    [p. 172]
    Que cil qui les terres cultivent,                 19307
    Ou qui de lor labor se vivent:
    Ge respons que nus n'est gentis,
    S'il n'est as vertus ententis,
    Ne n'est vilains, fors par ses vices
    Dont il pert outrageus et nices.
    Noblece vient de bon corage,
    Car gentillece de lignage
    N'est pas gentillece qui vaille,
    Por quoi bonté de cuer i faille,
    Por quoi doit estre en li parans
    La proece de ses parens
    Qui la gentillece conquistrent
    Par les travaux que grans i mistrent,
    Et quant du siecle trespasserent,
    Toutes lor vertus emporterent,
    Et lessierent as hoirs l'avoir;
    Que plus ne porent d'aus avoir.
    L'avoir ont, plus riens n'i a lor,
    Ne gentillece, ne valor,
    Se tant ne font que gentil soient
    Par sens ou par vertu qu'il aient.
      Si r'ont clers plus grant avantage
    D'estre gentiz, cortois et sage,
    (Et la raison vous en diroi,)
    Que n'ont li princes ne li roi
    Qui ne sevent de letréure;
    Car li clers voit en escriture
    Avec les sciences provées,
    Raisonables et desmonstrées,
    Tous maus dont l'en se doit retraire,
    Et tous les biens que l'en puet faire:
    Les choses voit du monde escrites,
    Si cum el sunt faites et dites.

    [p. 173]
    Que ceux qui les terres cultivent                 19563
    Ou du travail de leurs mains vivent,
    Moi je réponds que nul, sans plus,
    N'est noble que par ses vertus
    Et n'est vilain que par ses vices,
    Son orgueil et ses fols caprices.
    Noblesse vient de la valeur,
    Car si manque bonté de cœur,
    Pour moi noblesse de naissance
    N'est rien qui vaille, sans doutance.
    Le noble doit montrer aux yeux
    La prouesse de ses aïeux,
    Qui leur noblesse avait conquise
    De par mainte grande entreprise.
    Or du monde ils sont disparus,
    Emportant toutes leurs vertus
    Et simplement leurs biens laissèrent,
    Dont leurs descendants héritèrent,
    Qui l'avoir ont, rien plus n'est leur,
    Pas plus noblesse que valeur,
    S'ils ne font tant que nobles soient
    Par sens et valeur qu'ils déploient.
      Plus d'avantage a donc cent fois
    Le clerc d'être noble et courtois
    (Et la raison vais vous en dire),
    Qu'un roi qui, malgré son empire,
    N'est, hélas! rien moins que savant.
    Car le clerc en écrits apprend
    Avec les sciences prouvées,
    Raisonnables et démontrées,
    Les maux dont on doit s'écarter
    Et les biens qu'on peut pratiquer:
    Les choses voit du monde écrites
    Comme elles sont faites et dites,

    [p. 174]
    Il voit ès anciennes vies                         19341
    De tous vilains les vilenies,
    Et tous les faiz des cortois hommes,
    Et des cortoisies les sommes:
    Briefment, il voit escrit en livre
    Quanque l'en doit foïr ou sivre;
    Par quoi tuit clerc, desciple et mestre,
    Sunt gentiz ou le doivent estre;
    Et sachent cil qui ne le sont,
    C'est por lor cuers que mauvès ont:
    Qu'il en ont trop plus d'avantages
    Que cil qui cort as cers ramages.
    Si valent pis que nule gent
    Clerc qui le cuer n'ont noble et gent,
    Quant les biens congnéus eschivent,
    Et les vices véus ensivent;
    Et plus pugnis devroient estre
    Devant l'emperéor celestre
    Clers qui s'abandonnent as vices,
    Que les gens laiz, simples et nices
    Qui n'ont pas les vertus escrites,
    Que cil tiennent vils et despites.
    Et se princes sevent de letre,
    Ne s'en puéent-il entremetre
    De tant lire et de tant aprendre,
    Qu'il ont trop aillors à entendre.
    Par quoi por gentillece avoir,
    Ont li clerc, ce poés savoir,
    Plus bel avantage et greignor
    Que n'ont li terrien seignor.
    Et por gentillece conquerre
    Qui moult est honorable en terre,
    Tuit cil qui la vuelent avoir,
    Ceste rieule doivent savoir:

    [p. 175]
    Et dans l'histoire des anciens                    19597
    Voit les bassesses des vilains
    Auprès des glorieuses vies
    Des héros et leurs courtoisies.
    Bref, écrit en livres il voit
    Ce que fuir, ce que suivre il doit.
    Les clercs donc, ou disciple ou maître,
    Nobles sont tous ou doivent l'être,
    Et partant ceux qui ne le sont,
    C'est par leur cœur que mauvais ont;
    Car ils ont trop plus d'avantages
    Que ceux qui courent cerfs sauvages.
    Donc valent pis que nulle gent
    Clers qui n'ont le cœur noble et gent,
    Lorsqu'à bon escient esquivent
    Les vertus et les vices suivent,
    Donc devraient être plus punis,
    Par l'empereur du paradis,
    Les clers qui se livrent aux vices
    Que vilains simples et novices,
    Clercs qui méprisent les vertus
    Que gens qui n'ont bons livres lus.
    Or quand est lettré d'aventure
    Un prince, il ne peut mettre cure
    A s'instruire dans les écrits,
    Car trop ailleurs a de soucis.
    Aussi pour acquérir noblesse,
    Les savants ont, je le confesse,
    Plus d'avantages et meilleurs
    Que n'ont les terriens seigneurs.
    Car cette noblesse si chère
    Et tant honorable sur terre,
    Tous ceux qui la veulent avoir
    Cette règle doivent savoir:

    [p. 176]
      Quiconques tent à gentillece,                   19375
    D'orguel se gart et de parece,
    Aille as armes, ou à l'estuide,
    Et de vilenie se vuide;
    Humble cuer ait, cortois et gent
    En tretous leus, vers toute gent,
    Fors sans plus vers ses anemis,
    Quant acort n'i puet estre mis.
    Dames honeurt et damoiseles,
    Mès ne se fie trop en eles,
    Que l'en porroit bien meschéoir,
    Maint en a-l'en véu doloir.
    Tex hons doit avoir los et pris,
    Sans estre blasmé ne repris,
    Et de gentillece le non
    Doit recevoir, li autre non.
    Chevaliers as armes hardis,
    Preus en faiz et cortois en dis,
    Si cum fu mi sires Gauvains
    Qui ne fu pas pareus as vains,
    Et li bons quens d'Artois Robers[45],
    Qui dès lors qu'il issi du bers,
    Hanta tous les jors de sa vie
    Largece, honor, chevalerie,
    N'onc ne li plot oiseus sejors,
    Ains devint hons devant ses jors.
    Tex chevaliers preus et vaillans,
    Larges, cortois et bataillans,
    Doit par tout estre bien venus,
    Loés, amés et chier tenus.
    Moult redoit-l'en clerc honorer
    Qui bien vuet as ars laborer,
    Et pense des vertus ensivre
    Qu'il voit escrites en son livre:

    [p. 177]
    Quiconque aspire à la noblesse                    19631
    D'orgueil se garde et de paresse
    Et de tout vilain sentiment.
    A l'étude, aux armes vaillant.
    Humble cœur ait, bonté profonde
    En tous lieux et par tout le monde,
    Excepté pour ses ennemis,
    Quand accord n'y peut être mis:
    Dames honore et damoiselles,
    Mais sans trop se fier en elles,
    Car mal lui pourrait advenir;
    Maint on a vu s'en repentir.
    Tel homme avoir doit los et gloire
    Pour conduite si méritoire,
    Et doit de noblesse le nom
    Recevoir seul, les autres non.
    Chevalier vaillant à la guerre,
    Sage dans tout ce qu'il veut faire,
    Toujours en paroles courtois,
    Et tel, en un mot, qu'autrefois
    Fut messire Gauvain, modèle
    Du chevalier brave et fidèle,
    Ou le comte d'Artois Robert[45],
    Qui, dès le berceau bon et fier,
    Hanta tous les jours de sa vie
    Largesse, honneur, chevalerie,
    Et méprisant l'oisiveté
    Fut homme avant la puberté:
    Tel chevalier vaillant et sage,
    Large, courtois, de grand courage,
    Doit partout être bienvenu,
    Aimé, cher et noble tenu.
    Savant qui pense aux vertus suivre
    Qu'il voit écrites dans son livre,

    [p. 178]
    Et si fist-l'en certes jadis;                     19409
    Bien en nommeroie jà dis,
    Voire tant que, se ge les nombre,
    Anui sera d'oïr le nombre.
    Jadis li vaillant gentil homme,
    Si cum la letre le renomme,
    Empereor, duc, conte et roi,
    Dont jà ci plus ne conteroi,
    Les philosophes honorerent;
    As poëtes néis donnerent[46]
    Viles, jardins, leus delitables,
    Et maintes choses honorables.
    Naples fu donnée à Virgile,
    Qui plus est delitable vile
    Que n'est Paris, ne Lavardins[47].
    En Calabre il r'ot biaus jardins
    Annius, qui donné li furent[48]
    Des anciens qui le congnurent.
    Mès por quoi plus en nommeroie?
    Par plusors le vous proveroie,
    Qui furent nés de bas lignages,
    Et plus orent nobles corages
    Que maint filz de rois, ne de contes,
    Dont jà ci ne vous iert fait contes,
    Et por gentil furent tenu.
    Or est li tens à ce venu
    Que li bon qui toute lor vie
    Travaillent en philosophie,
    Et s'en vont en estrange terre
    Por sens et por valor conquerre,
    Et sueffrent les grans povretés
    Cum mendians et endetés,
    Et vont espoir deschaus et nu,
    Ne sunt amés, ne chier tenu.

    [p. 179]
    Et qui veut aux arts se livrer,                   19665
    Chacun doit de même honorer.
    Ainsi faisait-on, dit l'histoire,
    Jadis, et vous pouvez m'en croire,
    Car tant d'exemples conterais
    Qu'avant la fin vous ennuirais.
    Or donc, maint vaillant gentilhomme
    (Il n'est besoin que je les nomme),
    Empereurs, ducs, comtes et rois
    Jadis, si l'histoire j'en crois,
    Les philosophes honorèrent;
    Aux poètes mêmes donnèrent[46]
    Villas, jardins, biens et faveurs,
    A l'envi les comblaient d'honneurs.
    Naples fut donnée à Virgile
    Qui plus est délectable ville
    Que n'est Paris ni Lavardins[47];
    En Calabre eut de beaux jardins
    Ennius, qui donnés lui furent[48]
    Par les anciens qui le connurent.
    Combien encor j'en nommerais!
    Par plusieurs vous le prouverais
    Qui, quoique issus de bas lignage,
    Montrèrent plus noble courage
    Que maint fils de comte ou de roi
    Que ne veux pas nommer, ma foi,
    Et los et gloire méritèrent.
    Mais combien les temps dégénèrent!
    En vain pays lointains courir,
    Pour sens et valeur conquérir,
    Voit-on les bons toute leur vie
    Et travailler philosophie
    Et souffrir grandes pauvretés;
    Comme mendiants endettés

    [p. 180]
    Princes nes prisent une pomme,                    19443
    Et si sunt-il plus gentil homme,
    (Si me gart Diex d'avoir les fievres)
    Que cil qui vont chacier as lievres,
    Et que cil qui sunt coustumiers
    De maindre es palais principiers.

           *       *       *       *       *

      Et cil qui d'autrui gentillece,
    Sans sa valor et sans proece,
    En vuet porter los et renon,
    Est-il gentil? ge dis que non.
    Ains doit estre vilains clamés,
    Et vilz tenus, et mains amés
    Que s'il estoit filz d'ung truant.
    Ge n'en irai jà nul chuant,
    Et fust néis fils Alixandre,
    Qui tant osa d'armes emprendre,
    Et tant continua de guerres,
    Qu'il fu sires de toutes terres,
    Et puis que cil li obéirent
    Qui contre li se combatirent,
    Et que cil se furent rendu,
    Qui ne s'ierent pas defendu,
    Dist-il, tant fu d'orguel destrois,
    Que cist mondes iert si estrois
    Qu'il s'i pooit envis torner,
    N'il n'i voloit plus séjorner,
    Ains pensoit d'autre monde querre,
    Por commencier novele guerre;
    Et s'en aloit enfer brisier
    Por soi faire par tout prisier:
    Dont tretuit de paor tremblèrent
    Li diex d'enfer, car il cuiderent,

    [p. 181]
    Ils vont déchaussés, tout nus même;               19699
    Or nul ne les tient chers ni n'aime!
    Rois ne prisent un clou vaillant
    Ces gens plus nobles cependant
    (Me garde Dieu d'avoir les fièvres!)
    Que ceux qui vont chassant aux lièvres
    Et que ceux qui sont coutumiers
    D'habiter en châteaux princiers.
      Et celui qui de la noblesse
    D'autrui, sans valeur ni prouesse,
    Veut porter et los et renom,
    Est-il noble? Je dis que non.
    C'est un vilain, oui, qu'on le sache;
    On le doit moins aimer, le lâche,
    Que s'il était fils de truand.
    Aucun je n'en irai flattant,
    Quand il serait fils d'Alexandre.
    Qui tant de guerres entreprendre
    Et tant continuer osa
    Que tout le monde domina.
    Enfin quand à lui se soumirent
    Ceux contre lui qui combattirent,
    Et que sans s'être défendus
    Les autres se furent rendus,
    Tant fut sa vanité profonde
    Que trop étroit devint ce monde;
    A peine il s'y pouvait tourner
    Et n'y pouvait plus séjourner,
    Mais pensait quérir autre terre
    Pour commencer nouvelle guerre,
    Et s'en allait l'enfer briser
    Pour se faire partout priser.
    Lors soudain tous de peur tremblèrent
    Les Dieux d'enfer; car ils pensèrent

    [p. 182]
    Quant ge le lor dis, que ce fust                  19475
    Cil qui par le bordon de fust,
    Por les ames par pechié mortes,
    Devoit d'enfer brisier les portes,
    Et lor grant orguel escachier
    Por ses amis d'enfer sachier.
      Mès posons, ce qui ne puet estre,
    Que g'en face aucun gentil nestre,
    Et que des autres ne me chaille,
    Qu'il vont apelant vilenaille;
    Quel bien a-il en gentillece?
    Certes, qui son engin adrece
    A bien la vérité comprendre,
    Il n'i puet autre chose entendre
    Qui bonne soit en gentillece,
    Fors qu'il semble que la proece
    De lor parens doivent ensivre;
    Sous itels fais doivent-il vivre
    Qui gentis hons vuet resembler,
    S'il ne vuet gentillece embler,
    Et sans deserte los avoir:
    Car ge fais à tous asavoir
    Que gentillece as gens ne donne
    Nule autre chose qui soit bonne,
    Fors que ses fais tant solement;
    Et sachent bien certainement
    Que nus ne doit avoir loenge
    Par vertu de personne estrenge;
    Si ne r'est pas drois que l'en blasme
    Nule personne d'autrui blasme.
    Cil soit loés qui le desert;
    Mès cil qui de nul bien ne sert,
    En qui l'en trueve mauvesties,
    Vilenies et engresties,

    [p. 183]
    Quand je leur dis, que cette fois                 19733
    C'était celui qui de sa croix,
    Pour les âmes par péchés mortes,
    Devait d'enfer briser les portes
    Et leur grand orgueil empirer
    Pour ses amis d'enfer tirer.
      Mais posons, ce qui ne peut être,
    Que j'en fasse aucun noble naître,
    Toute la tourbe dédaignant
    Que vilenaille ils vont nommant,
    Quel bien serait donc en noblesse?
    Certes qui moult son sens adresse
    A bien comprendre vérité,
    Il ne peut autre qualité
    Concevoir qui soit en noblesse,
    Sinon qu'ils doivent la prouesse
    De leurs ancêtres imiter.
    Ainsi se devra comporter
    Qui se veut noble faire croire,
    S'il ne veut et noblesse et gloire
    Voler ou sans mérite avoir.
    Car je fais à tous assavoir
    Que nulle chose, tant soit bonne,
    Aux gens la noblesse ne donne
    Que les hauts faits tant seulement;
    Qu'ils sachent bien certainement
    Que d'autrui l'acte méritoire
    A nul ne peut donner la gloire,
    Pas plus que le blâme d'autrui
    Ne peut rejaillir dessus lui.
    Gloire soit à qui la mérite!
    Mais tel qui nul bien ne médite,
    En qui l'on trouve vanité,
    Injustice, méchanceté,

    [p. 184]
    Et vanteries et bobans,                           19509
    Ou s'il est doubles et lobans,
    D'orguel farcis et de ramposnes,
    Sans charité et sans aumosnes,
    Ou négligens et pareceus,
    Car l'en en trueve trop de ceus,
    Tout soit-il nés de tex parens
    Où toute vertus fu parens;
    Il n'est pas drois, bien dire l'os,
    Qu'il ait de ses parens le los;
    Ains doit estre plus vil tenus
    Que s'il iert de chetis venus.
      Et sachent tuit homme entendable,
    Qu'il n'est mie chose semblable
    D'aquerre sens et gentillece,
    Et renomée par proece,
    Et d'aquerre grans tenemens,
    Grans deniers, grans aornemens,
    Quant à faire ses volentés:
    Car cil qui est entalentés
    De travailler soi por aquerre
    Deniers, aornemens, ou terre,
    Bien ait néis d'or amassés,
    Cent mile mars, ou plus assés,
    Tout puet lessier à ses amis.
    Mès cil qui son travail a mis
    Es autres choses desus dites,
    Tant qu'il les a par ses merites,
    Amors nes puet à ce plessier
    Qu'il lor en puist jà riens lessier.
    Puet-il lessier science? Non,
    Ne gentillece, ne renom,
    Mès il lor en puet bien aprendre,
    S'il i vuelent exemple prendre.

    [p. 185]
    Et vantardise et vilenie,                         19767
    Et insolence et raillerie,
    S'il est fourbe, fallacieux,
    Ou négligent, ou paresseux,
    Sans charité et sans aumône
    (Et sur la terre il en foisonne
    De ceux-là, de parents issus
    Où brillaient toutes les vertus),
    Pas n'est droit, vous pouvez me croire,
    Qu'il ait de ses aïeux la gloire,
    Mais doit être plus vil tenu
    Que s'il fût de chétif venu.
      Sache tout homme raisonnable
    Que ce n'est pas chose semblable
    D'acquérir noblesse et renom
    Par prouesse et noble action,
    Ou d'acquérir grande fortune,
    Grands biens, trésors, grande pécune
    Par incessante activité.
    Car celui qui est tourmenté
    Du désir d'acquérir grand' terres,
    Nombreux deniers, parures chères,
    Quand même il eût d'or amassé
    Cent mille marcs, ou plus assé,
    Les transmet à qui bon lui semble.
    Mais tel qui ses efforts assemble
    A conquérir gloire et honneur
    Par son mérite et sa valeur,
    Amour ne lui saurait permettre
    De rien à d'autres en transmettre.
    Peut-il laisser science? Non,
    Ni noblesse, ni bon renom;
    Mais il peut beaucoup leur apprendre,
    S'ils y veulent exemple prendre,

    [p. 186]
    Autre chose cis n'en puet faire,                  19543
    Ne cil n'en puéent riens plus traire;
    Si n'i refont-il pas grant force,
    Qu'il n'en donroient une escorce:
    Mains en i a, fors que d'avoir
    Les possessions et l'avoir.
    Si dient qu'il sunt gentil homme,
    Por ce que l'en les i renomme,
    Et que lor bons parens le furent,
    Qui furent tex cum estre durent;
    Et qu'il ont et chiens et oisiaus
    Por sembler gentiz damoisiaus,
    Et qu'il vont chaçant par rivieres,
    Par bois, par champs, et par bruieres,
    Et qu'il se vont oiseus esbatre.
    Mès il sunt mauvais, vilain nastre,
    Et d'autrui noblece se vantent;
    Il ne dient pas voir, ains mentent,
    Et le non de gentillece emblent,
    Quant lor bons parens ne resemblent:
    Car quant ges fais semblables nestre,
    Il vuelent donques gentil estre
    D'autre noblece que de cele
    Que ge lor doing, qui moult est bele,
    Qui a nom Naturel-Franchise,
    Que j'ai sor tous égaument mise,
    Avec raison que Diex lor donne,
    Qui les fait, tant est sage et bonne,
    Semblables à Dieu et as anges,
    Se Mort nes en féist estranges,
    Qui por sa mortel différence
    Fait des hommes la desevrance,
    Et quierent nueves gentilleces,
    S'il ont en eus tant de proeces:

    [p. 187]
    Rien plus ne peut leur faire avoir,               19801
    Pas plus qu'eux rien plus recevoir.
    Du reste, ils n'y mettent grand'force,
    Nul n'en donnerait une écorce;
    Moult plus se peinent pour avoir
    Les possessions et l'avoir.
    Ils disent: je suis gentihomme,
    Parce qu'ainsi chacun les nomme
    Et que tels furent leurs aïeux
    Qui firent leur devoir en preux,
    Et qu'ils vont chasser par rivieres,
    Par bois, par champs et par bruyères,
    Et des chiens ont et des oiseaux
    Pour sembler nobles damoisiaux,
    Et dans l'oisiveté languissent.
    Mais ces vilains-nés se trahissent
    Et leur cœur lâche et ramolli;
    Quand de la noblesse d'autrui
    Impudemment ainsi se vantent,
    Ils ne disent pas vrai, mais mentent,
    Et la gloire de leurs aïeux
    Volent en tombant plus bas qu'eux!
    Car si semblables les fais naître,
    C'est donc qu'ils veulent nobles être
    D'autre noblesse assurément
    Que de celle, belle pourtant
    (C'est leur naturelle franchise),
    Qu'également en tous j'ai mise
    Avec Raison, qui de Dieu naît,
    Qui tant est bonne que les fait
    Aux anges et à Dieu semblables,
    Sauf Mort qui les rend corrompables.
    Par la Mort ainsi divisés,
    Les hommes sont alors forcés

    [p. 188]
    Car s'il par eus ne les acquierent,               19577
    Jamès par autrui gentil n'ierent:
    Ge n'en met hors ne rois, ne contes.
    D'autre part il est plus grans hontes
    D'un filz de roi, s'il estoit nices,
    Et plains d'outrages et de vices,
    Que s'il iert filz d'ung charretier,
    D'ung porchier, ou d'ung cavetier.
    Certes plus seroit honorable
    A Gauvain le bien combatable
    Qu'il fust d'ung coart engendrés,
    Qui sist où feu tous encendrés,
    Qu'il ne seroit, s'il iert coars,
    Et fust ses peres Renouars.

           *       *       *       *       *

      Mès sans faille, ce n'ert pas fable,
    La mort d'un prince est plus notable
    Que n'est la mort d'ung païsant,
    Quant l'en le trueve mort gisant,
    Et plus loin en vont les paroles;
    Et por ce cuident les gens foles,
    Quant il ont véu les cometes,
    Qu'el soient por les princes fetes.
    Mès s'il n'iert jamès rois ne princes
    Par roiaumes ne par provinces,
    Et fussent tuit parel en terre,
    Fussent en pez, fussent en guerre,
    Si feroient li cors celestre,
    En lor tens les cometes nestre,
    Quant ès regars se recorroient,
    Ou tiex euvres faire devroient,
    Por qu'il éust en l'air matire
    Qui lor péust à ce soffire.

    [p. 189]
    De chercher nouvelle noblesse                     19835
    S'ils ont au cœur grande prouesse.
    Car d'eux-mêmes noblesse n'ont,
    Ni par autrui jamais n'auront;
    Je n'en excepte roi, ni comte.
    D'autre part, plus grande est la honte
    Pour un fils de roi d'être vain,
    Outrageux, vicieux, vilain,
    Que pour un fils de charretière,
    De servante ou de savetière;
    Certes serait plus méritant
    Pour Gauvain le preux, le vaillant,
    D'un lâche et d'un couard descendre,
    Qui toujours fut sis dans la cendre,
    Que s'il était lâche et couard
    Et que pour père eût Renouard.
      Mais c'est un fait incontestable,
    La mort d'un prince est plus notable
    Que n'est la mort d'un paysan,
    Quand on le trouve mort gisant,
    Et plus loin en vont les paroles.
    C'est pourquoi pensent gens frivoles
    Quand luisent comètes parfois
    Qu'elles sont faites pour les rois.
    Mais si n'étaient ni rois ni princes
    Par royaumes ni par provinces,
    Si tous étaient sur terre égaux
    Par temps de guerre ou de repos,
    Les corps célestes feraient naître
    En temps comètes et paraître,
    Lorsqu'en points se rencontreraient
    Où ces astres faire ils devraient,
    Pourvu qu'en l'air fût la matière
    Suffisante pour les parfaire.

    [p. 190]
    Dragons volans et estenceles                      19609
    Font-il par l'air sembler esteles
    Qui des ciex en chéant descendent,
    Si cum les foles gens entendent.
    Mès raison ne puet pas véoir
    Que riens puisse des ciex chéoir,
    Car en eus n'a riens corrumpable,
    Tant est ferme, fors et estable;
    N'il ne reçoivent pas empraintes,
    Por que soient dehors empaintes,
    Ne riens ne les porroit casser,
    N'il n'i lerroient riens passer,
    Tant fust sotive ne perçable,
    S'el n'ert espoir esperitable:
    Lor rais sans faille bien i passent,
    Mès nes empirent ne ne cassent.
    Les chauz estés, les frois yvers
    Font-il par lor regars divers;
    Et font les noifs, et font les gresles
    Une hore grosse, et autre gresles,
    Et moult d'autres impressions,
    Selonc lor oposicions,
    Et selonc ce qu'il s'entr'esloingnent,
    Ou s'apressent, ou se conjoingnent,
    Dont maint homme sovent s'esmoient,
    Quant ès ciex les esclipses voient,
    Et cuident estre mal-baillis
    Des regars qui lor sunt faillis
    Des planetes devant véuës,
    Dont si-tost perdent les véuës.
    Mès se les causes en séussent,
    Jà de riens ne s'en esméussent;
    Et par behordéis de vens
    Les undes de mer eslevans,

    [p. 191]
    Étincelles, dragons volants                       19869
    En l'air ils sèment scintillants,
    Qui des cieux en tombant descendent
    Commes ces folles gens prétendent.
    Mais Raison ne peut concevoir
    Que chose puisse des cieux choir;
    Car en eux rien n'est corrompable;
    Tout est ferme, solide et stable.
    Dieu n'y a pas les corps placés
    Pour qu'ils soient dehors repoussés.
    Tant fût pénétrante et subtile,
    A moins que d'être volatile,
    Matière ès-cieux ne passerait,
    Rien non plus ne les casserait;
    Leurs rayons certes bien y passent,
    Mais ne leur nuisent ni les cassent;
    Ils font en leurs accords divers
    Les chauds étés, les froids hivers,
    Et font les neiges et les grêles
    Tantôt grosses et tantôt grêles,
    Et bien d'autres impressions
    Selon leurs oppositions,
    Et selon ce qu'ils s'entr'éloignent,
    Se rapprochent et se conjoignent,
    Dont maints hommes sont soucieux,
    Les éclipses voyant aux cieux,
    Et les planètes disparues
    Dont ils ont les lueurs perdues,
    Croyant que les astres éteints
    Annoncent des malheurs prochains;
    Mais si les causes en connussent
    Oncques de rien ne s'en émussent.
    Puis par grand' tempêtes de vent,
    Les flots de la mer élevant,

    [p. 192]
    Font les flos as nuës baisier,                    19643
    Puis refont la mer apaisier,
    Qu'el n'est tiex qu'ele ose grondir,
    Ne ses floz faire rebondir,
    Fors celi qui par estovoir
    Li fait la lune adès movoir,
    Et la fait aler et venir;
    N'est riens qui le puist retenir.
    Et qui voldroit plus bas enquerre
    Des miracles que font en terre
    Li cors du ciel et des esteles,
    Tant i en troveroit de beles,
    Que jamès n'auroit tout escrit
    Qui tout vodroit metre en escrit.
    Ainsinc li ciex vers moi s'acquitent
    Qui por lor bontés tant profitent,
    Que bien me puis aparcevoir
    Qu'il font bien tretuit lor devoir.
      Ne ne me plaing des élémens;
    Bien gardent mes commandemens,
    Bien font entr'aus lor mistions,
    Tornans en révolucions;
    Car quanque la lune a souz soi
    Est corruptible, bien le soi;
    Riens ne s'i puet si bien norrir
    Que tout ne conviengne porrir.
    Tuit ont de lor complexion
    Par naturele entencion,
    Ruile qui ne faut ne ne ment,
    Tout vet à son commandement:
    Ceste ruile est si généraus,
    Qu'el ne puet defaillir vers aus.
      Si ne me plaing mie des plantes
    Qui d'obéir ne sunt pas lentes.

    [p. 193]
    Les ondes font baiser aux nues                    19903
    Et les font retomber vaincues,
    Tant que la mer n'ose mugir
    Ni ses flots faire rebondir,
    Fors ceux qu'en sa marche éternelle
    La lune meut et renouvelle
    Et fait aller et revenir;
    Rien ne les saurait retenir.
    Et s'il est qui là-bas s'enquière
    Des miracles que font en terre
    Les astres fixes ou errants,
    Tant en verra de beaux, de grands,
    Qu'il n'y saurait jamais suffire
    S'il voulait tout en livre écrire.
    Aussi bien, puis-je apercevoir
    Que sans manquer à leur devoir
    Les cieux envers moi bien s'acquittent
    Par leurs bontés qui tant profitent.
      Je ne me plains des éléments
    Qui gardent mes commandements,
    Leurs révolutions régissent
    Et leurs mixtions accomplissent.
    Tout ce qui sous la lune vit
    Est corruptible, je l'ai dit;
    Rien n'est qui si bien se nourrisse,
    Qu'en la fin ne meure et pourrisse,
    Suivant de sa complexion,
    Par naturelle intention,
    La règle absolue, inflexible.
    Car cette règle est infaillible,
    Jamais ne change ni ne ment,
    Tout marche à son commandement.
      Je ne me plains non plus des plantes
    Qui d'obéir ne sont pas lentes.

    [p. 194]
    Bien sunt à mes lois ententives,                  19677
    Et font, tant cum eles sunt vives,
    Lor racines et lor foilletes,
    Trunz et raims, et fruis et floretes;
    Chascune chascun en aporte
    Quanqu'el puet tant qu'ele soit morte,
    Cum herbes, arbres et buissons.
    Ne des oisiaus, ne des poissons
    Qui moult sunt bel à regarder;
    Bien sevent mes rigles garder,
    Et sunt si très-bon escolier,
    Qu'il traient tuit à mon colier.
    Tuit faonnent à lor usages,
    Et font honor à lor lignages.
    Ne les lessent pas déchéoir,
    Dont c'est grans solas à véoir.
    Ne ne me plaing des autres bestes
    Cui ge fais enclines les testes,
    Et regarder toutes vers terre.
    Ceus ne me murent onques guerre;
    Toutes à ma cordele tirent,
    Et font si cum lor peres firent.
    Li masle vet o sa femele,
    Ci a couple avenant et bele;
    Tuit engendrent et vont ensemble
    Toutes les fois que bon lor semble;
    Ne jà nul marchié n'en feront,
    Quant ensemble s'acorderont.
    Ains plest à l'ung por l'autre à faire,
    Par cortoisie debonnaire;
    Et tretuit apaié se tiennent
    Des biens qui de par moi lor viennent:
    Si font mes beles verminetes,
    Formis, papillons et mochetes,

    [p. 195]
    Bien sont soumises à mes lois                     19937
    Et, tant que vivent toutefois,
    Font leurs racines et feuillettes,
    Troncs et rameaux, fruits et fleurettes;
    Toujours chacun en porter veut
    Et chacune autant qu'elle peut,
    Arbre, buisson, herbette folle,
    Tant que la mort les étiole.
    Et des poissons, et des oiseaux
    Qui sont à regarder si beaux,
    J'aurais tort aussi de me plaindre,
    Oncques n'en vis mes lois enfreindre.
    Chacun est si bon écolier
    Qu'ils tirent tous à mon collier.
    Tous faonnent selon leurs usages
    Et font honneur à leurs lignages,
    Sans se laisser jamais déchoir,
    Que c'en est grand soulas à voir.
    Je ne me plains des autres bêtes
    Dont je fais incliner les têtes,
    Et vers la terre regarder
    Sans nulle haine me garder.
    Toutes à ma cordelle tirent
    Et font comme leur pères firent.
    Le mâle sa femelle suit,
    Et le couple joyeux bondit;
    Tous engendrent et vont ensemble,
    Toutes les fois que bon leur semble;
    Jamais nul débat n'en feront,
    Quand ensemble s'accorderont;
    A l'un plaît ce que l'autre envie,
    Par débonnaire courtoisie;
    Tous se déclarent satisfaits
    Et moult contents de mes bienfaits.

    [p. 196]
    Vers qui de porreture nessent,                    19711
    De mes commans garder ne cessent,
    Et mes serpens et mes coluevres,
    Tout s'estudient à mes uevres.

           *       *       *       *       *

      Mès seus hons cui ge fait avoie
    Trestous les biens que ge savoie,
    Seus hons cui ge fais et devis
    Haut vers le ciel porter le vis;
    Seus hons que ge forme et fais naistre
    En la propre forme son maistre;
    Seus hons por qui paine et labor,
    C'est la fin de tout mon labor;
    N'il n'a pas, se ge ne li donne,
    Quant à la corporel personne,
    Ne de par corps, ne de par membre,
    Qui li vaille une pomme d'ambre,
    Ne quant à l'ame vraiement,
    Fors une chose solement:
    Il tient de moi, qui sui sa dame,
    Trois forces, que de cors, que d'ame;
    Car bien puis dire sans mentir,
    Gel' fais ester, vivre et sentir.
    Moult a li chetis d'avantages,
    Se vosist estre preus et sages;
    De toutes les vertus habonde
    Que Diex a mises en ce monde.
    Compains est à toutes les choses
    Qui sunt en tout le monde encloses,
    Et de lor bonté parçonnieres.
    Il a son estre avec les pierres,
    Et vit avec les herbes druës,
    Et sent avec les bestes muës:

    [p. 197]
    Jusqu'à mes belles yerminettes,                   19971
    Fourmis, papillons et mouchettes,
    Vers de pourriture naissants,
    Tous gardent mes commandements;
    Mes serpents voire et mes couleuvres
    Toutes travaillent à mes œuvres.
      Mais seul, l'homme que je comblai
    De tretous les biens que je sai,
    L'homme que je forme et fais naître
    Seul à l'image de son maître,
    L'homme seul, à qui je permets
    Haut vers le ciel tourner ses traits,
    L'homme seul, mon œuvre dernière,
    Me méconnaît et désespère.
    Pourtant, si de moi ne le tient,
    Emmi tout son être il n'a rien
    Ni de par corps, ni de par membre,
    Qui lui vaille une pomme d'ambre,
    Jusqu'à l'âme inclusivement,
    Fors une chose seulement:
    Il tient de moi, qui suis sa dame,
    Trois forces, tant de corps que d'âme,
    Car bien puis dire sans mentir
    Qu'être le fais, vivre et sentir.
    Le chétif a grand avantage
    S'il voulait être preux et sage;
    De toutes vertus abondant
    Que Dieu dans ce monde répand,
    Il dispose de toutes choses
    Qui sont dans tout le monde encloses,
    De toutes leurs bontés jouit.
    Des pierres sa maison bâtit
    Et vit avec les herbes drues
    Et sent avec les bêtes mues.

    [p. 198]
    Encor puet-il trop plus, en tant                  19743
    Qu'il avec les anges entant.
    Que vous puis-ge plus recenser?
    Il a quanque-l'en puet penser.
    C'est uns petis mondes noviaus,
    Cis me fait pis que uns loviaus.
    Sans faille de l'entendement,
    Congnois-ge bien que voirement
    Celi ne li donnai-ge mie,
    Là ne s'estent pas ma baillie:
    Ne sui pas sage, ne poissant
    De faire riens si congnoissant.
    Onques riens ne fis pardurable,
    Quanque je fais est corrumpable.
    Platon méismes le tesmoingne,
    Quant il parle de ma besoingne,
    Et des Diex qui de mort n'ont garde:
    Lor Creator, ce dist, les garde
    Et soustient pardurablement
    Par son voloir tant solement;
    Et se cis voloirs nes tenist,
    Tretous morir les convenist.
    Mi fait, ce dist, sunt tuit soluble,
    Tant ai pooir povre et obnuble
    Au regart de la grant poissance
    De Dieu qui voit en sa presence
    La triple temporalité[49]
    Souz un moment d'éternité.
    C'est li rois, c'est li empereres
    Qui dit as diex qu'il est lor peres.
    Ce sevent cil qui Platon lisent,
    Car les paroles tex i gisent;
    Au mains en est-ce la sentence,
    Selonc le langaige de France:

    [p. 199]
    Encore peut-il plus, en tant                      20005
    Qu'avec les anges il entend.
    Que pourrais-je de plus vous dire?
    Il a tretout ce qu'il désire,
    C'est un petit monde nouveau,
    Et pis me fait qu'un louveteau!
    Mais quant à son intelligence,
    Je reconnais sans réticence
    Que je n'y suis pour rien vraiment;
    Mon pouvoir si loin ne s'étend;
    Je ne suis pas assez habile
    Pour faire chose aussi subtile.
    Oncques ne fis rien d'éternel;
    Tout ce que je fais est mortel,
    Et Platon cet avis partage
    Quand il traite de mon ouvrage;
    Et parlant des Dieux immortels,
    Il dit: «Par ses ordres formels
    Leur Créateur de Mort les garde
    Si bien que jamais n'en ont garde;
    Mais si sa volonté cessait,
    Tretous mourir il leur faudrait.
    Tous les ouvrages de Nature,
    Tant est pauvre et tant est obscure
    Sa puissance, sont, dit Platon,
    Voués à dissolution;
    Elle n'est rien près la puissance
    De Dieu, qui voit en sa présence
    La triple temporalité[49]
    Dans un moment d'éternité.
    Roi du ciel comme de la terre,
    Il dit aux Dieux qu'il est leur père.»
    Ce savent qui lisent Platon;
    Ces mots y gisent tout au long;

    [p. 200]
    Diex des Diex dont ge sui faisierres,             19777
    Vostre pere, vostre crierres,
    Et vous estes mes créatures,
    Et mes euvres et mes faitures,
    Par Nature estes corrumpables,
    Par ma volenté pardurables.
    Car jà n'iert riens fait par Nature,
    Combien qu'ele y mete grant cure,
    Qui ne faille en quelque saison;
    Mès quanque, par bonne raison,
    Volt Diex conjoindre et atremper,
    Fors et bons et sages sans per,
    Jà ne voldra, ne n'a volu
    Que ce soit jamès dissolu:
    Jà n'i vendra corrupcion,
    Dont ge fais tel conclusion:
    Puisque vous commençastes estre
    Par la volenté vostre maistre[50]
    Dont fais estes et engendré,
    Par quoi ge vous tiens et tendré,
    N'estes pas de mortalité
    Ne de corrupcion quité
    Du tout, que ge ne vous véisse
    Morir, se ge ne vous tenisse.
    Par nature morir porrés,
    Mès par mon vueil jà ne morrés:
    Car mon voloir a seignorie
    Sor les liens de vostre vie,
    Qui les composicions tiennent,
    Dont pardurabletés vous viennent.
    C'est la sentence de la letre
    Que Platon volt en livre metre,
    Qui miex de Dieu parler osa,
    Plus le prisa, plus l'alosa

    [p. 201]
    Au moins en est-ce la sentence                    20039
    Selon le langage de France:
    «Dieu des dieux, je suis votre auteur
    Et votre père et créateur;
    Chacun de vous ma créature
    Est et mon œuvre; par Nature
    Vous êtes faibles et mortels,
    Par mon vouloir seul éternels.
    Car rien n'est créé par Nature,
    Combien qu'elle y mette grand'cure,
    Qui ne meure en quelque saison,
    Mais ce que, par bonne raison,
    Dieu fait et combine, est merveille
    Et bonne et sage et sans pareille;
    Il ne voudra ni n'a voulu
    Que ce fût jamais corrompu,
    Que ce soit jamais corruptible;
    Donc est-il clair, est-il visible
    Que si ce qui vous a créés
    Au monde mis et engendrés,
    C'est le vouloir de votre maître[50]
    Que nul ne saurait méconnaître,
    Vous n'êtes pas d'extinction
    Quittes ni de corruption,
    A ce point que ge ne vous visse
    Mourir, pour peu qu'y consentisse.
    Par Nature mourir pourrez,
    Mais si je veux, vous ne mourrez;
    Car mon vouloir a seigneurie
    Sur les liens de votre vie
    Qui tiennent la propriété
    D'où vous vient l'immortalité.»
    C'est la sentence de la letre
    Qu'en écrit Platon voulut mettre,

    [p. 202]
    Concques ne fist nuz terriens                     19811
    Des philosophes anciens.
    Si n'en pot-il pas assés dire,
    Car il ne péust pas soffire
    A bien parfaitement entendre
    Ce qu'onques riens ne pot comprendre,
    Fors li ventre d'une pucele.
    Mès sans faille il est voirs que cele,
    A cui li ventres en tendi
    Plus que Platon en entendi:
    Car el sot dès qu'el le portoit,
    Dont au porter se confortoit,
    Qu'il ert l'espere merveillables
    Qui ne puet estre terminables,
    Qui par tous leus son centre lance,
    Ne l'en n'a la circonferance;
    Qu'il est li merveilleus triangles
    Dont l'unité fait les trois angles,
    Ne li trois tout entierement
    Ne font que l'ung tant solement.
    C'est li cercles trianguliers,
    Et li triangles circuliers
    Qui en la Vierge s'ostela:
    N'en sot pas Platon jusques-là,
    Ne vit pas la trine unité
    En ceste simple trinité,
    Ne la Déité soveraine
    Afublée de pel humaine,
    C'est Diex qui créator se nomme,
    Cil fist l'entendement de l'omme,
    Et en faisant le li donna;
    Et cil si li guerredonna,
    Comme mauvès au dire voir,
    Qu'il cuida puis Diex decevoir,

    [p. 203]
    Qui mieux de Dieu parler osa,                     20073
    Plus l'exalta, plus le prisa
    Que nul phisosophe sur terre
    Dans l'antiquité tout entière.
    Trop peu cependant il en dit,
    Car son livre point ne suffit
    A parfaitement faire entendre
    Ce qu'oncques rien ne sut comprendre,
    Hormis d'une vierge le sein.
    Car plus que Platon, c'est certain,
    En dut-elle soudain apprendre
    Lorsque vit son ventre se tendre.
    Alors elle comprit, sentant
    A grand confort battre son flanc,
    Qu'il était la sphère infinie,
    Source de l'éternelle vie,
    Qui son centre lance en tous lieux
    Sans que son tour frappe nos yeux,
    Car c'est le merveilleux triangle
    Dont l'unité fait le triple angle,
    Lesquels trois collectivement
    N'en font qu'un seul tant seulement.
    C'est le cercle triangulaire
    Et le triangle circulaire
    Qui dans la Vierge se logea.
    Platon ne sut voir jusque-là,
    Ni la déité souveraine
    Incarnée en la peau humaine,
    Il ne vit la triple unité
    En cette simple trinité.
    Dieu seul le Créateur se nomme
    Qui fit l'entendement de l'homme,
    Et quand l'eût fait, le lui donna.
    Mais si bien l'en recompensa

    [p. 204]
    Mès il méismes se déçut,                          19845
    Dont mes Sires la mort reçut,
    Quant il sans moi prist chair humaine
    Por le chetif oster de paine.
    Sans moi! car ge ne sé comment,
    Fors qu'il puet tout par son comment,
    Ains fui trop forment esbahie,
    Quant il de la virge Marie
    Fu por le chetif en char nés,
    Et puis pendus tous encharnés.
    Car par moi ne puet-ce pas estre
    Que riens puisse de virge nestre.
    Si fu jadis par maint prophete
    Ceste incarnacion retraite,
    Et par juïs, et par paiens,
    Que miex nos cuers en apaiens[51],
    Et plus nous efforçons à croire
    Que la prophecie soit voire.
    Car ès bucoliques Virgile
    Lisons ceste vois de Sebile,
    Du saint Esperit enseignie:
    Jà nous ert novele lignie[52]
    Du haut ciel çà jus envoiée,
    Por avoier gent desvoiée,
    Dont li siècle de fer faudront,
    Et cil d'or où monde saudront.

           *       *       *       *       *

      Albumasar néis tesmoigne[53],
    Comment qu'il séust la besoigne,
    Que dedens le virginal signe
    Nestroit une pucele digne,
    Qui sera, ce dist, virge et mere,
    Et qui aletera son pere,

    [p. 205]
    L'homme, ce méchant et ce traître                 20107
    Qu'il voulut trahir Dieu son maître.
    Mais las! lui-même il se déçut,
    Dont mon maître la mort reçut,
    Quand il prit sans moi chair humaine
    Pour le chétif ôter de peine.
    Oui, sans moi! car ne sais comment,
    Fors qu'il peut tout entièrement.
    Mais je fus bien fort ébahie
    Quand lui, de la Vierge Marie
    Fut pour le chétif en chair né
    Et puis pendu tout incarné.
    Par moi rien de tel ne peut être
    Et rien ne peut de vierge naître.
    Or des juifs et païens jadis
    Fut l'Incarnation du fils
    Par maints prophètes définie,
    Dont nous devons la prophétie
    Pour plus véritable tenir
    Et mieux nos âmes convertir.
    Aux Bucoliques de Virgile,
    On lit ce mot de la Sibylle
    Que le Saint-Esprit inspirait:
    «Nouvelle race m'apparaît[52]
    Ci-bas du haut ciel envoyée
    Pour sauver la gent dévoyée;
    L'âge de fer lors finira,
    Et l'âge d'or commencera.»
      Albumazar aussi la chose[53]
    Prédit, et telle nous l'expose:
    «Au signe virginal naîtra
    Digne pucelle qui sera,
    Dit-il, à la fois vierge et mère
    Et qui allaitera son père;

    [p. 206]
    Et ses maris lez li sera                          19877
    Qui jà point ne la touchera.
    Ceste sentence puet savoir
    Qui vuet Albumasar avoir:
    Qu'el gist où livre toute preste,
    Dont chascun an font une feste
    Gent crestiennes en septembre,
    Qui tel nativité remembre.
      Mais tout quanque j'ai dit dessus,
    Ce set nostre sires Jhesus,
    Ai-ge por homme laboré,
    Por le chetif ce labor é.
    Il est la fin de toute m'euvre,
    Cis seus contre mes rigles euvre;
    Ne se tient de riens apoiés
    Li desloiaus, li renoiés,
    N'est riens qui li puisse sofire:
    Que vaut que porroit-l'en plus dire?
    Les honors que je li ai faites
    Ne porroient estre retraites;
    Et il me refait tant de hontes,
    Que ce n'est mesure ne contes.
    Biau douz prestre, biau chapelains,
    Est-il donques drois que ge l'ains,
    Ne que plus li port révérence
    Quant il est de tel porvéance?
    Si m'aïst Diex li crucefis,
    Moult me repens dont homme fis.
    Mès por la mort que cil soffri,
    Cui Judas le baisier offri,
    Et que Longis feri de lance,
    Ge li conterai sa chéance
    Devant Diex qui le me bailla,
    Quant à s'image le tailla,

    [p. 207]
    Son mari près d'elle sera,                        20141
    Mais oncques ne la touchera.»
    D'Albumazar cette sentence
    Chacun peut lire sans doutance
    S'il veut son livre consulter.
    C'est là ce que veulent fêter
    Les chrétiens au mois de septembre,
    Qui la Nativité remembre.
      Tout ce que j'ai dit ci-dessus
    Le sait notre seigneur Jésus.
    Oui, pour l'homme, vous en souvienne,
    Pour lui seul, j'ai pris tant de peine,
    Et seul, le déloyal, le laid,
    Ne se tient de rien satisfait,
    Et contre mes règles manœuvre
    Lui, la fin de toute mon œuvre.
    En vain je voudrais rappeler
    Les bienfaits dont le sus combler;
    Mais lui, tant il me fait de hontes,
    Qu'elles n'ont mesures ni comptes.
    M'assiste Dieu le crucifix!
    Moult me repens quand l'homme fis
    A qui rien ne saurait suffire.
    Que servirait de plus en dire?
    Beau doux prêtre, beau chapelain,
    Est-il droit d'aimer ce vilain
    Et de lui porter révérence
    Quand telle est son outrecuidance?
    Mais pour la mort que Dieu souffrit
    A qui Judas baiser offrit,
    Que Longis frappa de sa lance,
    Je conterai son insolence
    Devant Dieu qui me l'a baillé,
    A son image tout taillé

    [p. 208]
    Puisqu'il me fait tant de contraire.              19911
    Fame sui, si ne me puis taire,
    Ains voil dès jà tout révéler,
    Car fame ne puet riens celer:
    N'onques ne fu miex ledengiés,
    Mar s'est de moi tant estrangiés;
    Si vice i seront recité,
    Et dirai de tout vérité.
      Orguilleus est, murdriers et lerres,
    Fel, convoiteus, avers, trichierres,
    Desesperés, glous, mesdisans,
    Et haïneus, et despisans,
    Mescréans, envieus, mentierres,
    Parjurs, faussaires, fox, vantierres,
    Et inconstans, et foloiables,
    Idolastres, desagréables,
    Traïstres et faus ypocrites,
    Et pareceus, et sodomites.
    Briefment tant est chetis et nices,
    Qu'il est sers à tretous les vices,
    Et tretous en soi les herberge.
    Vez de quiex fers li las s'enferge:
    Va-il bien porchaçant sa mort,
    Quant à tex mauvestiés s'amort?
    Et puisque toutes choses doivent
    Retorner là dont eus reçoivent
    Le commencement de lor estre,
    Quant hons vendra devant son mestre,
    Que tous jors, tant cum il péust,
    Servir, et honorer déust,
    Et soi de mauvestié garder,
    Comment l'osera regarder?
    Et cil qui juges en sera,
    De quel oil le regardera,

    [p. 209]
    Puisqu'il me fait tant de misère.                 20175
    Femme suis, donc ne sais me taire,
    Mais veux déjà tout révéler,
    Car femme ne peut rien celer.
    Oncques ne fus plus insultée,
    Mais ainsi puisqu'il m'a quittée,
    Ses vices je réciterai,
    Toute la vérité dirai.
      L'homme est orgueilleux, il est lâche,
    Meurtrier, larron et bravache,
    Désespéré, fol et tricheur,
    Glouton, médisant et menteur,
    Inconstant, faussaire et parjure.
    Félon et haineux sans mesure,
    Idolâtre, avaricieux,
    Mécréant, jaloux, envieux,
    Vindicatif, traître, hypocrite,
    Et paresseux et sodomite.
    Bref, tant est chétif, vil et faux,
    Qu'il est esclave de tous maux,
    Et tous les vices en lui traîne.
    Voyez de quels fers il s'enchaîne!
    Va-t-il bien pourchassant sa mort
    Quand de tels appâts ne démord?
    Et puisque toutes choses doivent
    Retourner aux lieux d'où reçoivent
    L'être, quand pour lui le moment
    Viendra de paraître devant
    Son Dieu que d'amour infinie
    Il dût aimer toute sa vie,
    Et de souillure se garder,
    Osera-t-il le regarder?
    Et lui, le grand juge, le maître,
    De quel œil verra-t-il ce traître,

    [p. 210]
    Quant vers li s'est si mal provés,                19945
    Qu'il iert en tel défaut trovés,
    Li las qui a le cuer tant lent,
    Qu'il n'a de bien faire talent?
    Ains font au pis grant et menor
    Qu'il pueent, sauve lor enor,
    Et l'ont ainsinc juré, ce semble,
    Par ung acord trestuit ensemble:
    Si n'i est-ele pas sovent
    A chascun sauve par convent;
    Ains en reçoivent maint grant paine,
    Ou mort, ou grant honte mondaine.
    Mès li las! que puet-il penser,
    S'il vuet ses pechiés recenser,
    Quant il vendra devant le juge
    Qui toutes choses poise et juge,
    Et tout à droit sans faire tort,
    Ne riens n'i guenchist ne estort?
    Quel guerredon puet-il atendre
    Fors la hart à li mener pendre
    Au dolereus gibet d'enfer,
    Où sera pris et mis en fer,
    Rivés en aniaus pardurables,
    Devant li prince des déables?
    Ou sera bouillis en chaudieres,
    Ou rostis devant et derrieres,
    Ou sus charbons ou sur gréilles,
    Ou tornoiés à grans chevilles
    Comme Yxion à trenchans roës
    Que maufé tornent à lor poës;
    Ou morra de soif ès palus,
    Et de fain avec Tentalus
    Qui tous jors en l'iauë se baingne;
    Mès combien que soif le destraingne,

    [p. 211]
    Qui vers lui s'est si mal prouvé                  20209
    Qu'en tel état sera trouvé,
    Le malheureux au cœur si lâche,
    Que jamais bien faire il ne sache?
    Mais au pis font petits et grands
    Qu'ils peuvent, leur honneur laissants;
    Et l'ont ainsi juré, ce semble,
    Tous d'un commun accord ensemble.
    Aussi, par cet accord, souvent
    L'honneur succombe malement.
    Lors ils reçoivent mainte peine
    Ou mort, ou grand' honte mondaine.
    Mais, las! que peut-il donc penser,
    S'il veut ses péchés recenser,
    Quand il viendra devant son juge,
    Qui toutes choses pèse et juge,
    Et tout à droit, sans faire tort,
    Qui tretout connaît sans effort?
    Quel guerdon peut-il bien attendre
    Fors la hart à le mener pendre
    Au douloureux gibet d'enfers,
    Où sera pris et mis aux fers,
    Rivé d'anneaux irrévocables,
    Par devant le prince des diables?
    En chaudière il sera bouilli
    Où derrière et devant rôti
    Sur charbons ardents ou sur grilles,
    Ou tournoyé à grand' chevilles
    Comme sur sa roue Ixion
    Qu'à force tourne maint démon,
    Ou mourra de soif infernale
      Et de faim tout proche Tantale
    Qui toujours baigne à se noyer;
    Mais la soif étreint son gosier,

    [p. 212]
    Jà n'aprochera de sa bouche                       19979
    L'iauë qui au menton li touche.
    Quant plus la sieut et plus s'abesse,
    Et fain si fort le recompresse,
    Qu'il n'en puet estre asoagiés,
    Ains muert de fain tous erragiés;
    N'il ne repuet la pomme prendre
    Qu'il voit tous jors à son nez pendre:
    Car quant plus à son bec l'enchauce,
    Et la pomme plus se rehauce.
    Ou rolera la mole à terre
    De la roche, et puis l'ira querre,
    Et de rechief la rolera,
    Ne jamès jor ne cessera,
    Si cum tu fez, las Sisifus,
    Qui por ce faire mis i fus;
    Ou le tonnel sans fons ira
    Emplir, ne jà ne l'emplira,
    Si cum font les Belidiennes[54]
    Por lor folies anciennes.
    Si resavés, biau Genius,
    Comment li juisier Ticius
    S'efforcent ostoir de mangier,
    Ne riens nes en puet estrangier.
    Moult r'a léens d'autres granz paines.
    Et felonnesses et vilaines
    Où sera mis espoir li hons
    Por soffrir tribulacions
    A grant dolor, à grant hachie
    Tant que g'en soie bien venchie.
    Par foi, li juges devant dis,
    Qui tout juge en fais et en dis,
    S'il fust tant solement piteus,
    Bon fust, espoir, et deliteus

    [p. 213]
    Et jamais l'onde, qui lui touche                  20243
    Le menton, n'humecte sa bouche.
    Il plonge et va l'atteindre enfin,
    Aussitôt l'assaille la faim
    Et les entrailles lui déchire;
    Brûlant de désespoir et d'ire,
    Il ne peut être soulagé,
    Mais meurt de faim tout enragé,
    Sans pouvoir onc la pomme prendre
    Qu'il voit toujours à son nez pendre;
    Car plus de son bec il la suit,
    Plus la pomme s'élève et fuit:
    Ou verra choir sa meule à terre,
    Et reviendra lors en arrière,
    Et déréchef la roulera,
    Et jamais plus ne cessera,
    Comme, Sisyphe, pauvre hère,
    Tu fais et devras toujours faire;
    Ou le tonneau sans fond ira
    Remplir et point ne l'emplira,
    Ainsi que font les Danaïdes[54],
    Ces détestables homicides.
    Et vous savez, beau Génius,
    Comment l'autour à Tithius
    Incessamment ronge le foie
    Et sans jamais lâcher sa proie.
    Bien d'autres supplices, hélas!
    Horribles, attendent là-bas
    Cette race infâme, enragée,
    Jusqu'à ce que je sois vengée.
    Car alors le juge susdit,
    Qui tout juge, action et dit,
    S'il était par trop pitoyable,
    Verrait donc d'un œil favorable

    [p. 214]
    Li prestéis as usuriers,                          20013
    Mès il est tous jors droituriers,
    Par quoi trop fait à redouter:
    Mal se fait en pechié bouter.
      Sans faille de tous les pechiés
    Dont li chetis est entechiés,
    A Dieu les lais, bien s'en chevisse,
    Quant li plaira, si l'en punisse:
    Mès de ceus dont Amors se plaint,
    Car g'en ai bien oï le plaint,
    Ge méismes, tant cum ge puis,
    M'en plaing et m'en doi plaindre, puis
    Qu'il me renoient le tréu[55]
    Que trestuit homme m'ont déu,
    Et tous jors doivent et devront,
    Tant cum mes ostiz recevront.



    C


    Cy est comme dame Nature
    Envoye à Amours par grant cure,
    Genius pour le salouer,
    Et pour maints courages muer[56].


    Genius li bien emparlés,
    En l'ost au diex d'Amors alés,
    Qui moult de moi servir se paine,
    Et tant m'aime, g'en sui certaine,
    Que par son franc cuer débonnaire
    Plus se vuet vers mes euvres traire
    Que ne fait fer vers aïmant,
    Dites-li que salus li mant

    [p. 215]
    Le prêt fait par un usurier!                      20277
    Mais il est toujours droiturier;
    Aussi redoutez sa colère,
    Vous à qui la vertu n'est chère!
      Sans mentir, sur tous les péchés
    Dont ces vilains sont entachés
    Je passe; que Dieu s'en arrange,
    S'il veut, les punisse et me venge.
    Mais de ceux dont Amour se plaint,
    Car ce n'est pas certes en vain
    Qu'Amour m'adresse sa prière,
    Moi-même devant vous, mon père,
    Céans autant que je le puis
    M'en plains et m'en dois plaindre, puis-
    Que le tribut ils me refusent
    Que tous m'ont dû (qu'ils ne s'abusent!),
    Toujours me doivent et devront,
    Mes outils tant qu'ils recevront.



    C


    Ci voit-on comme vers Amour
    Nature délègue ce jour
    Génius, pour qu'il le salue
    Et tous les courages remue[56].


      Génius, qui si bien parlez,
    En l'ost du Dieu d'Amour allez,
    Qui moult de me servir se peine
    Et tant m'aime, j'en suis certaine,
    Que son cœur débonnaire et franc,
    Plus que le fer ne fait l'aimant,
    Toujours vers mes œuvres se tire.
    Adonc vous daignerez lui dire

    [p. 216]
    Et à dame Venus m'amie,                           20041
    Puis à toute la baronnie,
    Fors solement à Faus-Semblant,
    Por qu'il s'aut jamès assemblant
    Avec les felons orguilleus,
    Les ypocrites perilleus
    Desquex l'escriture recete
    Que ce sunt li pseudo-prophete.
    Si r'ai-ge moult soupeçonneuse
    Astenance d'estre orguilleuse,
    Et d'estre à Faus-Semblant semblable,
    Tout semble-ele humble et charitable.
    Faus-Semblant, se plus est trovés
    Avec tiex traïstres provés,
    Jà ne soit en ma saluance,
    Ne li, ne s'amie Astenance,
    Trop sunt tex gens à redouter;
    Bien les déust Amors bouter
    Hors de son ost, s'il li pléust,
    Se certainement ne séust
    Qu'il li fussent si nécessaire,
    Qu'il ne péust sans eus riens faire;
    Mès s'il sunt advocaz por eus
    En la cause as fins amoreus,
    Dont lor mal soient alegié,
    Cist barat lor pardone-gié.
    Alés, Amis, au diex d'Amors
    Porter mes plains et mes clamors,
    Non pas por ce qu'il droit m'en face,
    Mès qu'il se conforte et solace
    Quant il orra ceste novele
    Qui moult li devra estre bele,
    Et à nos anemis grevaine,
    Et laist ester, ne li soit paine,

    [p. 217]
    Que Nature tous ses saluts                        20307
    Lui mande, et à dame Vénus
    En même temps, ma douce amie,
    Puis à toute la baronnie,
    Fors seulement à Faux-Semblant,
    Puisqu'il va toujours s'assemblant
    Avec la gent fourbe, envieuse,
    Félonne, hypocrite, orgueilleuse,
    Ceux qu'appellent nos saints écrits:
    Les faux prophètes, les maudits.
    Abstinence aussi je soupçonne
    D'être orgueilleuse et moult félonne,
    Avec son air humble et dolent,
    En tout semblable à Faux-Semblant.
    Pour eux n'est pas ma révérence,
    Ni lui ni sa mie Abstinence,
    S'ils sont encor tous deux trouvés
    Avec tels mécréants prouvés;
    Car telle gent trop je redoute.
    J'aimerais mieux qu'Amour sans doute
    Les chassât de l'ost sans merci;
    Mais je sais trop combien aussi
    Lui est ce couple nécessaire,
    Puisqu'il ne peut sans eux rien faire.
    Mais dès qu'ils soutiennent tous deux
    La cause des fins amoureux,
    Qui peut par eux devenir bonne,
    Toute leur fourbe leur pardonne.
    Allez, Ami. Au Dieu d'Amour
    Portez mes plaintes sans séjour,
    Non pas pour que droit il m'en fasse,
    Mais pour que sa douleur s'efface
    Quand cette nouvelle ouïra,
    Qui moult belle être lui devra

    [p. 218]
    Le souci que mener l'en voi.                      20075
    Dites-li que là vous envoi
    Por tous ceus escommenier
    Qui nous vuelent contrarier,
    Et por assodre les vaillans
    Qui de bon cuer sunt travaillans
    As rieules droitement ensivre
    Qui sunt escrites en mon livre,
    Et forment à ce s'estudient
    Que lor lignage monteplient,
    Et qui pensent de bien amer,
    Car ges doi tous amis clamer
    Por lor ames metre en délices,
    Mès qu'il se gardent bien des vices
    Que j'ai ci-devant racontés,
    Et qu'il facent toutes bontés.
    Pardon qui lor soit soffisans
    Lor donnés, non pas de dix ans,
    Nel' priseroient ung denier;
    Mès à tous jors pardon plenier
    De trestout quanque fait auront,
    Quant bien confessé se seront.
    Et quant en l'ost serés venus
    Où vous serés moult chier tenus,
    Puis que salués les m'aurois[57],
    Si cum saluer les saurois,
    Publiés-lor en audience
    Cest pardon et ceste sentence
    Que ge voil que ci soit escrite.

    _L'Acteur._

    Lors escrit cil, et cele dite,

    [p. 219]
    Et pour ses ennemis fâcheuse,                     20341
    Et qu'il calme sa peine affreuse
    Tantôt et son mortel souci.
    Dites-lui que vient mon ami
    Pour que tous il excommunie
    Ceux qui lui font telle avanie
    Et pour absoudre les vaillants,
    Qui de bon cœur sont travaillants
    A droitement les règles suivre
    Qui sont écrites en mon livre,
    Et ne cessent d'étudier
    Leur lignage à multiplier,
    A bien aimer toute leur vie.
    D'eux je dois me clamer l'amie
    Pour mettre en délices leurs cœurs.
    Mais qu'ils se gardent des laideurs
    Que j'ai ci-devant racontées,
    Et soient d'eux les vertus goûtées.
    Donnez-leur pardon suffisant,
    Non pas de dix ans seulement,
    Car ils ne le priseraient guère,
    Mais absolution plénière
    De tout ce que fait ils auront,
    Quand bien confessés se seront.
    Puis à l'ost, dès votre arrivée,
    Qui sera moult chère trouvée,
    Lorsque salués les aurez,
    Comme les aurais salués,
    Publiez-leur en audience
    Le pardon avec la sentence
    Que vous allez mettre en écrit.

    _L'Auteur._

    Lors elle dicte et il écrit.

    [p. 220]
    Puis la séelle, et la li baille,                  20105
    Et li prie que tost s'en aille;
    Mès qu'ele soit ainçois assoste
    De ce que son penser li oste.
      Si-tost cum ot esté confesse
    Dame Nature la déesse,
    Si cum la loi vuet et li us,
    Li vaillans prestres Genius
    Tantost l'assot, et si li donne
    Penitence avenant et bonne
    Selonc la grandor du meffait
    Qu'il pensoit qu'ele éust forfait:
    Enjoint-li qu'ele demorast
    Dedens sa forge et laborast,
    Si cum ains laborer soloit
    Quant de neant ne se doloit,
    Et son servise adès féist
    Tant qu'autre conseil i méist
    Li rois qui tout puet adrecier,
    Et tout faire et tout depecier.

    _Nature._

    Sire, dist-ele, volentiers.

    _Genius._

    Et ge m'en voi endementiers,
    Dist Genius, plus que le cors,
    Por faire as fins amans secors,
    Mès que désafublés me soie
    De ceste chasuble de soie,
    De cest aube et de cest rochet.

    _L'Acteur._

    Lors va tout pendre à ung crochet,

    [p. 221]
    Puis le pli scelle et le lui baille               20373
    Nature, et dit qu'il s'en aille,
    Mais requiert absolution,
    S'elle fait quelque omission.
      Sitôt qu'eût fini sa confesse
    Dame Nature la déesse,
    Comme la loi veut et les us,
    Le vaillant prêtre Génius
    Tantôt l'absout et puis lui donne
    Pénitence avenante et bonne,
    Selon la grandeur du méfait
    Qu'il estime qu'elle a forfait.
    Il lui dit qu'elle est toute quitte
    Si dans sa forge tout de suite
    Elle retourne travailler,
    Comme avant, sans plus larmoyer,
    Et si toujours fait son service,
    Jusqu'à ce que l'en affranchisse
    Le roi qui peut tout redresser
    Et tout faire et tout dépecer.

    _Nature._

    Moult volontiers, sire, dit-elle.

    _Génius._

    Or je m'en vais à tire d'aile,
    Dit Génius, pendant ce temps
    Porter secours aux fins amants;
    Mais il faut que me désaffuble
    De cette soyeuse chasuble,
    De cette aube et de ce rochet.

    _L'Auteur._

    Lors va tout pendre à un crochet,

    [p. 222]
    Et vest sa robe seculiere                         20133
    Qui mains encombreuse li ere,
    Si cum il alast karoler,
    Et prent eles por tost voler.



    CI


    Comment damoiselle Nature
    Se mist pour forgier à grand cure
    En sa forge présentement;
    Car c'estoit son entendement.


    Lors remaint Nature en sa forge,
    Prent ses martiaus, et fiert et forge
    Trestout ausinc comme devant:
    Et Genius plus tost que vent
    Ses eles bat, et plus n'atent,
    En l'ost s'en est venus atant.
    Mès Faus-Semblant n'i trova pas,
    Partis s'en iert plus que le pas
    Dès-lors que la Vielle fu prise,
    Qui m'ovri l'uis de la porprise,
    Et tant m'ot fait avant aler,
    Qu'à Bel-Acueil me loit parler.
    Il n'i volt onques plus atendre,
    Ains s'enfoï sans congié prendre.
    Mès sans faille, c'est chose atainte,
    Il trueve Astenance-Contrainte
    Qui de tout son pooir s'apreste
    De corre après à si grant heste,
    Quant el voit li prestre venir,
    Qu'envis la péust-l'en tenir:
    Car o prestre ne se méist,
    Por quoi nus autres la véist,

    [p. 223]
    Et vêt sa robe séculière,                         20401
    Moult plus commode et moins sévère,
    Comme s'il allait karoler,
    Et prend des ailes pour voler.



    CI


    Comment damoiselle Nature
    Se mit pour forger à grand' cure
    En sa forge présentement,
    Car c'était son commandement.


      Lors rentre Nature en sa forge,
    Prend ses marteaux, et frappe et forge
    Avec ardeur, comme devant.
    Génius, plus prompt que le vent,
    Des ailes bat sans plus attendre
    Et dans l'ost est venu descendre.
    Mais Faux-Semblant n'y trouva pas
    Qui tôt, plus vite que le pas,
    S'enfuit, quand la Vieille fut prise,
    Qui m'avait ouvert par surprise
    L'huis du pourpris et fait aller
    A Bel-Accueil pour lui parler;
    Oncques n'y voulut plus attendre
    Et décampa, sans congé prendre.
    Mais céans encore, il paraît,
    Contrainte-Abstinence restait,
    Qui de tout son pouvoir se hâte
    De courre après, en si grand' hâte,
    Lorsque voit le prêtre venir,
    Qu'à peine on l'eût pu retenir,
    Car elle craint d'être aperçue
    Par aucun prêtre entretenue,

    [p. 224]
    Qui li donnast quatre besans,                     20163
    Se Faus-Semblant n'i fust présens.
      Genius, sans plus de demore
    En icele méismes hore,
    Si cum il dut, tous les saluë;
    Et l'achoison de sa venuë,
    Sans riens metre en obli, lor conte.
    Ge ne vous quier jà faire conte
    De la grant joie qu'il li firent,
    Quant ces noveles entendirent,
    Ains voil ma parole abregier
    Por vos oreilles alegier:
    Car maintes fois cis qui préesche,
    Quant briefment ne se despéesche,
    En fait les auditeurs aler,
    Par trop prolixement parler.
      Tantost li diex d'Amors afuble
    A Genius une chasuble;
    Anel li baille, et croce et mitre,
    Plus clere que cristal ne vitre;
    Ne quieren: autre parement,
    Tant ont grant entalentement
    D'oïr cele sentence lire.
    Venus qui ne cessoit de rire,
    Ne ne se pooit tenir coie,
    Tant par estoit jolive et gaie,
    Por plus enforcier l'anatesme,
    Quant il aura finé son tesme,
    Li met où poing ung ardant cierge
    Qui ne fu pas de cire vierge.
    Genius, sans plus terme metre,
    S'est lors, por miex lire la letre
    Selonc les faiz devant contés,
    Sor ung grant eschafaut montés;

    [p. 225]
    Lui donnât-on triple besant,                      20431
    Si Faux-Semblant n'est là présent.
      Génius, sans plus de demeure,
    Comme il le devait, et sur l'heure,
    Les salue avec onction
    Et de sa course la raison,
    Sans rien mettre en oubli, leur conte.
    Je ne veux pas vous faire conte
    (Mais veux ma parole abréger
    Pour vos oreilles soulager)
    Du grand soulas que tous lui firent
    Quand ces nouvelles entendirent.
    Car pour prolixement parler,
    S'en fait les auditeurs aller
    Souventes fois celui qui prêche,
    Quand brèvement ne se dépêche.
      Dieu d'Amours affuble, sans plus,
    D'une chasuble Génius;
    Anneau lui baille, et crosse et mitre
    Plus clairs que cristal ni que vitre,
    Sans chercher autre parement,
    Tant est grand leur empressement
    D'ouïr cette sentence lire.
    Vénus, qui ne cesse de rire
    Et son corps ne peut tenir coi,
    Adorable dans son émoi,
    Pour plus renforcer l'anathême,
    Quand il aura fini son thême.
    Au poing lui met un cierge ardent,
    De cire vierge? Non, vraiment.
    Génius, sans plus terme mettre,
    S'est lors, pour mieux lire la lettre,
    Selon ce que vous ai conté,
    Sur un grand échafaud monté.

    [p. 226]
    Et li barons sistrent par terre,                  20197
    N'i voldrent autres sieges querre;
    Et cil sa chartre lor desploie,
    Et sa main entor soi tornoie,
    Et fait signe, et dist que se taisent;
    Et cil cui les paroles plaisent,
    S'entreguignent et s'entreboutent,
    Atant se taisent et escoutent;
    Et par tex paroles commence
    La diffinitive sentence:



    CII


    Comment presche par très-grant cure
    Les commandemens de Nature
    Le vaillant prestre Genius,
    En l'ost d'Amours, present Venus;
    Et leur fait à chascun entendre
    Tout ce que Nature veult tendre.


      De l'autorité de Nature
    Qui de tout le monde a la cure,
    Comme vicaire et connestable
    A l'emperéor pardurable,
    Qui siet en la tor soveraine
    De la noble cité mondaine
    Dont il fist Nature menistre,
    Qui tous les biens i amenistre
    Par l'influence des esteles,
    Car tout est ordené par eles
    Selonc les droiz emperiaus
    Dont Nature est officiaus,
    Qui toutes choses a fait nestre,
    Puis que cis mondes vint en estre,

    [p. 227]
    Les barons à terre s'assoient,                    20465
    Autres sièges quérir n'envoient,
    Et lui, sa charte déployant,
    La main entour soi tournoyant,
    Leur fait signe et dit qu'ils se taisent,
    Et la foule à qui ces mots plaisent.
    S'entre-guigne et pousse un instant,
    Et se tait enfin écoutant.
    Or par ces paroles commence
    La définitive sentence:



    CII


    En l'ost d'Amour, devant Vénus,
    Oyez ci comment Génius,
    Le vaillant prêtre, par grand' cure,
    Les commandements de Nature
    A chacun prêche et leur apprend
    A quelle œuvre Nature tend.


      Par l'autorité de Nature
    Oui de tout le monde a la cure,
    Connétable et grand serviteur
    Du sempiternel empereur,
    Qui sied en la tour souveraine
    De la noble cité mondaine,
    Dont Nature ministre il fit,
    Qui tout administre et régit
    Des étoiles par l'influence
    Qui toutes règlent l'ordonnance
    Selon le droit impérial
    Dont Nature est l'official,
    Qui toutes choses a fait naître
    Dès que le monde reçut l'être,

    [p. 228]
    Et lor donna terme ensement                       20227
    De grandor et d'acroisement;
    N'onques ne fist riens por néant
    Sous le ciel qui va tornoiant
    Entor la terre sans demore,
    Si haut dessouz comme desore;
    Ne ne cesse ne nuit, ne jor,
    Mès tous jors torne sans sejor:
    Soient tuit escommenié
    Li desloial, li renié,
    Et condampné sans nul respit
    Qui les euvres ont en despit,
    Soit de grant gent, soit de menuë,
    Par qui Nature est sostenuë.
    Et cis qui de toute sa force
    De Nature garder s'efforce,
    Et qui de bien amer se paine,
    Sans nule pensée vilaine,
    Mès que loiaument i travaille,
    Floris en paradis s'en aille,
    Mès qu'il se face bien confés,
    G'en prens sor moi trestout les fés
    De tel pooir cum ge puis prendre,
    Jà pardon n'en portera mendre.
      Mal lor ait Nature donné
    As faus dont j'ai ci sermonné,
    Grefes, tables, martiaus, enclumes[58],
    Selonc les lois et les coustumes,
    Et sos à pointés bien aguës
    A l'usage de ses charruës,
    Et jachieres non pas perreuses,
    Mès plantéives et herbeuses,
    Qui d'arer et de cerfoïr
    Ont mestier, qui en vuet joïr,

    [p. 229]
    Et limita pareillement                            20495
    Leur grandeur, leur accroissement,
    Qui ne fit nulle chose vaine
    Dessous le ciel, qui se promène
    Entour la terre, nuit et jour,
    Et toujours tourne sans séjour,
    Et toujours garde sa distance,
    Quand dessus ou dessous s'avance:
    Que soient tous excommuniés
    Les desloyaus, les reniés,
    Et condamnés sans pitié vaine,
    Qui les œuvres prennent en haine
    D'où reçoit Nature soutien,
    Soit grands seigneurs, soit gens de rien!
    Mais tel qui de toute sa force
    De Nature garder s'efforce
    Et bien aime, comme il le doit,
    S'en aille au paradis tout droit!
    Il en aura grâce plénière,
    Car, autant que je le puis faire,
    S'il observe de Dieu la loi,
    De ce jour, je prends tout sur moi.

           *       *       *       *       *

      Que, selon les lois et coutumes,
    Poinçons, tables, marteaux, enclumes[58],
    Mais pour leur malheur, soient donnés
    Par Nature à ces forcenés,
    Et socs à pointes bien aiguës
    A l'usage de ses charrues,
    Et terrains non pas rocailleux,
    Mais plantureusement herbeux,
    Qui de culture et d'arrosage
    Ont besoin, quand arrive l'âge,

    [p. 230]
    Quant il n'en vuelent laborer,                    20261
    Por li servir et honorer;
    Ains vuelent Nature destruire,
    Quant ses enclumes vuelent fuire,
    Et ses tables et ses jachieres,
    Qu'el fist précieuses et chieres,
    Por ses choses continuer,
    Que mort ne les poïst tuer.
    Bien déussent avoir grant honte
    Cil desloial dont ge vous conte,
    Quant il ne daignent la main metre
    Es tables por escrire letre,
    Ne por faire emprainte qui pere.
    Moult sunt d'entencion amere,
    Qu'el devendront toutes mossuës
    S'el sunt en oidive tenuës,
    Quant sans cop de martel ferir
    Lessent les enclumes perir.
    Or s'i puet la ruïlle embatre,
    Sans oïr marteler, ne batre;
    Les jachieres, qui n'i refiche
    Le soc, redemorront en friche,
    Vis les puisse-l'en enfoïr,
    Quant les ostilz osent foïr
    Que Diex de sa main entailla,
    Quant à ma dame les bailla,
    Qui por ce les li volt baillier,
    Qu'el séust autiex entaillier,
    Por donner estres pardurables
    As créatures corrumpables.
    Moult euvrent mal, et bien le semble;
    Car se tretuit li homme ensemble
    Soixante ans foïr les voloient,
    Jamès hommes n'engenderroient.

    [p. 231]
    Puisqu'ils ne veulent pas ouvrer                  20527
    Pour la servir et honorer!
    Quand ses tables ni ses jachères
    Qu'elle fit si belles et chères,
    Pour ses œuvres continuer
    Que Mort ainsi ne peut tuer,
    Quand ses enclumes ils méprisent,
    Oui, c'est Nature qu'ils détruisent.
    Certe, ils devraient grand' honte avoir,
    Ces monstres qu'ici vous fais voir,
    Quand ils ne daignent la main mettre
    Aux tables, pour écrire lettre,
    Ni laisser leur empreinte. Ils sont
    Trop amers! Car tôt deviendront
    Les enclumes toutes moussues
    S'elles sont oisives tenues,
    Quand, sans coup de marteau férir,
    Ils les laissent ainsi périr.
    Les jachères, si l'on n'y fiche
    Le soc, demeureront en friche;
    De rouille l'enclume bientôt
    Rougit, quand se tait le marteau.
    Que tout vivants enfouis soient
    Tous ceux qui les outils n'emploient
    Que Dieu de sa main a taillés,
    Et qu'à ma dame il a baillés
    Pour donner la vie éternelle
    A créature temporelle,
    Car il les lui voulut bailler
    Pour qu'elle en sût d'autres tailler.
    Ceux-là font mal, et bien le semble,
    Car si tous les hommes ensemble
    Les voulaient laisser soixante ans,
    Ils n'engendreraient point d'enfants,

    [p. 232]
    Et se ce plaist à Diex sans faille,               20295
    Dont vuet-il que le monde faille,
    Ou les terres demorront nuës
    A pueplier as bestes muës,
    S'il noviaus hommes ne faisoit,
    Se refaire les li plaisoit,
    Ou ceus féist résusciter
    Por la terre arriers habiter;
    Et se cil virge se tenoient
    Soixante ans, de rechief faudroient,
    Si que, se ce li devoit plaire,
    Tous jors les auroit à refaire.
    Et s'il ert qui dire volsist
    Que Diex le voloir en tolsist
    A l'ung par grace, à l'autre non,
    Por ce qu'il a si bon renon,
    N'onques ne cessa de bien faire,
    Donc li redevroit-il bien plaire,
    Que chascuns autretel féist,
    Si qu'autel grace en li méist.
    Si r'aurai ma conclusion
    Que tout aille à perdicion.
    Ge ne sai pas à ce respondre,
    Se foi n'i vuet créance espondre;
    Car Diex en lor commencement
    Les ame tous onniement,
    Et donne raisonnables ames
    Ausinc as hommes cum as fames.
    Si croi qu'il voldroit de chascune,
    Non pas tant seulement de l'une,
    Que le meillor chemin tenist
    Par quoi plus-tost à li venist.
    S'il vuet donques que virge vive
    Aucuns, por ce que miex le sive,

    [p. 233]
    Et les terres resteraient nues                    20561
    A repeupler aux bêtes mues,
    Ou bien c'est que Dieu, sans mentir,
    Veut laisser le monde périr,
    A moins qu'il ne lui plaise faire
    Nouveaux hommes naître sur terre
    Ou bien les morts ressusciter
    Pour la terre encore habiter.
    Et si voulaient rester pucelles
    Soixante ans toutes les femelles,
    Déréchef le monde mourrait,
    A refaire toujours serait.
    Et si quelqu'un dit que par grâce
    Dieu fait que tel vouloir trépasse
    Au cœur de l'un, de l'autre non
    (Car il a certes bon renom
    Et ne cessera de bien faire),
    Donc il lui dut sans doute plaire
    Que chacun de la sorte agît,
    Pourquoi telle grâce en lui mit:
    Adonc il me faudra conclure
    A perdition de Nature.
    Car certes je ne sais comment
    Répondre à ce bel argument,
    Si la Foi, par bonne sentence,
    N'éclaircit pareille croyance.
    Car Dieu, dès le commencement,
    Les aime tous également
    Et donne raisonnables âmes
    Aux hommes aussi bien qu'aux femmes,
    Et je crois qu'il veut que chacun,
    Et non pas tant seulement l'un,
    Toujours le meilleur chemin tienne
    Par lequel à lui plus tôt vienne.

    [p. 234]
    Des autres por quoi nel' vorra?                   20329
    Quele raison l'en destorra?
    Donc semble-il qu'il ne li chausist
    Se généracion fausist.
    Qui voldra respondre, respoingne[59],
    Ge ne sai plus de la besoingne:
    Viengnent devin qui en devinent[60],
    Qui de ce deviner ne finent.

           *       *       *       *       *

      Mès cil qui des grefes n'escrivent,
    Par qui les mortex tous jors vivent,
    Es beles tables précieuses
    Que Nature, por estre oiseuses,
    Ne lor avoit pas aprestées,
    Ains lor avoit por ce prestées
    Que tuit i fussent escrivans,
    Cum tuit et toutes en vivans.
    Cil qui les deux martiaux reçoivent,
    Et n'en forgent si cum il doivent
    Droitement sus la droite enclume;
    Cil qui lor peschiés si enfume
    Par lor orgoil qui les desroie,
    Qu'il despisent la droite voie
    Du champ bel et plantéureus,
    Et vont comme maléureus
    Arer en la terre déserte,
    Où lor semence va à perte,
    Ne jà n'i tendront droite ruë,
    Ains vont bestornant la charruë,
    Et conferment lor euvres males
    Par excepcions anormales,
    Quant Orphéus vuelent ensivre[61],
    Qui ne sot arer ne escrivre,

    [p. 235]
    S'il impose aux uns de rester                     20595
    Vierges, pour son los mériter,
    Pourquoi pas les autres de même?
    Quelle est donc sa raison suprême?
    A ce compte, peu lui ferait
    Si génération manquait.
    Qui voudra répondre réponde;
    C'est pour moi chose trop profonde;
    Aux devins je laisse le soin[60],
    S'ils peuvent, d'éclaircir ce point.
      Mais ceux qui des poinçons n'écrivent,
    Par qui les mortels toujours vivent,
    Sur les belles tablettes, las!
    Que la Nature n'avait pas
    Pour rester vierges apprêtées,
    Mais leur avait pour ce prêtées
    Que tous y fussent écrivants
    Et toutes, tant que sont vivants:
    Ceux qui les deux marteaux reçoivent
    Et n'en forgent pas comme ils doivent
    Sur la bonne enclume, tous ceux
    Qui masquent leurs vices honteux
    D'un vain orgueil qui les dévoie,
    Et méprisent la bonne voie
    Du terrain bel et plantureux,
    Et s'en vont comme malheureux,
    De travers tournant la charrue,
    Par une abominable rue,
    Labourer en terrain désert
    Où toute semence se perd,
    Et vont souillant leurs œuvres mâles
    Par exceptions anormales,
    Suivant l'exemple d'Orphéus[61]
    Qui labourer ne voulait plus

    [p. 236]
    Ne forgier en la droite forge,                    20361
    Pendus soit-il parmi la gorge!
    Quant tex rieules controva,
    Vers Nature mal se prova.
    Cil qui tel mestresse despisent,
    Quant à rebors ses letres lisent,
    Et qui por le droit sans entendre,
    Par le bon chief nes vuelent prendre,
    Ains parvertissent l'escriture
    Quant il viennent à la lecture,
    Ont tous l'escommeniement
    Qui tous les met à dampnement,
    Puis que là se vuelent aerdre;
    Ains qu'il muirent, puissent-il perdre
    Et l'aumosniere et les estales
    Dont il ont signes d'estre mâles!
    Perte lor viengne des pendans
    A quoi l'aumoniere est pendans!
    Les martiaus dedans atachiés
    Puissent-il avoir errachiés!
    Li grefes lor soient tolu,
    Quant escrivre n'en ont volu
    Dedens les précieuses tables
    Qui lor estoient convenables!
    Et des charruës et des sos,
    S'il n'en arent à droit, les os
    Puissent-il avoir depeciés,
    Sans jamès estre redreciés!
    Tuit cil qui ceus voldront ensivre,
    A grant honte puissent-il vivre!
    Li lor pechiés ors et orribles
    Lor soit dolereus et penibles,
    Qui par tous leus fuster les face,
    Si que l'en les voie en la face!

    [p. 237]
    Ni forger en la droite forge,                     20629
    Ceux-là soient pendus par la gorge!
    Qui telles règles controuva
    Vers Nature vil se prouva!
    Oui, que tous ceux qui la méprisent,
    Quand à rebours ses lettres lisent,
    Et pour entendre vérité
    Les prennent du mauvais côté,
    Et pervertissent l'écriture
    Quand en viennent à la lecture,
    Qu'ils aillent à damnation
    Par l'excommunication,
    Puisqu'en telle œuvre ils se fourvoient!
    Avant mourir, que pourrir voient
    L'aumônière et l'outil sacré
    Signes de leur virilité,
    Que les pendants à perte viennent
    Qui leur aumônière soutiennent,
    Et qu'enfin leur soient arrachés
    Les marteaux dedans attachés!
    Que le poinçon on leur déchire,
    Dont ils ne veulent pas écrire
    Dessus les tableaux précieux
    Qui pourtant leur convenaient mieux!
    Et que des socs et des charrues,
    S'ils en font œuvres défendues,
    Les os soient à fond dépecés
    Sans jamais être redressés!
    Et tous ceux qui les voudront suivre
    A grand' honte puissent-ils vivre!
    Que leur vice sale et hideux
    Leur soit pénible et douloureux;
    Qu'il soit écrit dessus leur face,
    Et partout fustiger les fasse!

    [p. 238]
    Por Dieu, Seignor, vous qui vivés,                20395
    Gardés que tex gens n'ensivés;
    Soiés es euvres natureus
    Plus vistes que uns escureus,
    Et plus legiers et plus movans
    Que ne puet estre oisel ne vans.
    Ne perdés pas cest bon pardon,
    Trestous vos peschiés vous pardon,
    Por tant que bien i travailliés.
    Remués-vous, tripés, sailliés,
    Ne vous lessiés pas refroidir,
    Ne trop vos membres enroidir;
    Metés tous vos ostiz en euvre;
    Assés s'eschaufe qui bien euvre.



    CIII


    Ce fort excommuniement
    Met Genius sur toute gent
    Qui ne se veullent remuer
    Pour l'espèce continuer.


    Arés por Diex, barons, arés,
    Et vos lignages réparés:
    Se ne pensés forment d'arer,
    N'est riens qui les puist réparer.
    Secorciés-vous bien par devant[62]
    Aussinc cum por cuillir le vent;
    Ou, s'il vous plaist, tout nu soiés.
    Mès trop froit, ne trop chaut n'aiés:
    Levés à deux mains toutes nuës
    Les mancherons de vos charruës;
    Forment as bras les sostenés,
    Et du soc bouter vous penés

    [p. 239]
      Pour Dieu, seigneurs, vous qui vivez,           20663
    Telles gens jamais ne suivez;
    Soyez en naturelles œuvres,
    Plus qu'écureuil en ses manœuvres,
    Plus que l'oiseau ni que les vents,
    Légers, rapides et mouvants.
    Gardez ce pardon que je donne;
    Tous vos péchés je vous pardonne,
    Pourvu que bien y travailliez,
    Remuez-vous, sautez, saillez,
    Mettez tous vos outils en œuvre;
    Tôt s'échauffe qui bien manœuvre.
    Ne vous laissez pas refroidir
    Ni trop vos membres enraidir.



    CIII


    Ci Génius lit sa sentence
    Et sur tous l'anathème lance
    Qui ne se veulent remuer
    Pour l'espèce continuer.

      Pour Dieu, barons, vite à l'ouvrage,
    Et réparez votre lignage;
    Retroussez-vous bien par devant[62],
    Comme pour recueillir le vent,
    Car il périra, je vous jure,
    Si de labourer n'avez cure.
    Voire, au besoin, tout nus soyez,
    Mais trop chaud ni trop froid n'ayez;
    Levez à deux mains toutes nues
    Les mancherons de vos charrues;
    Bien fort des bras les soutenez,
    Et du soc bouter vous peinez,

    [p. 240]
    Roidement en la droite voie,                      20425
    Por miex afonder en la roie,
    Et les chevaus devant alans,
    Por Diex ne les lessiés jà lans;
    Asprement les esperonnés,
    Et les plus grans cops lor donnés
    Que vous onques donner porrés,
    Quant plus parfont arer vorrés:
    Et les bués as testes cornuës
    Acoplés as jous des charruës,
    Réveilliés les as aguillons,
    A nos bienfaiz vous acuillons;
    Se bien les piqués et sovent,
    Miex en arerés par convent.
      Et quant aré aurés assés,
    Tant que d'arer serés lassés,
    Que la besoingne à ce vendra
    Que reposer vous convendra
    (Car chose sans reposement
    Ne puet pas durer longuement),
    Ne ne porrés recommencier
    Tantost por l'uevre ravancier;
    Du voloir ne soiés pas las.
    Cadmus, au dit dame Palas,
    De terre ara plus d'ung arpent,
    Et sema les dens d'un serpent
    Dont chevalier armé saillirent,
    Qui tant entr'eus se combatirent,
    Que tuit en la place morurent,
    Fors cinq qui si compaignon furent,
    Et li voldrent secors donner,
    Quant il dut les murs maçonner
    De Thebes, dont il fut fondierres.
    Cis assistrent o li les pierres,

    [p. 241]
    Roidement en la droite sente,                     20691
    Pour mieux enfoncer dans la fente,
    Et de devant ne laissez pas
    Les chevaux ralentir le pas.
    Que votre main les éperonne
    Et les plus puissants coups leur donne
    Que jamais donner vous pourrez,
    Quand plus creux labourer voudrez,
    Puis les bœufs aux têtes cornues
    Accouplez au joug des charrues;
    De l'aiguillon réveillez-les
    Pour mériter tous mes bienfaits;
    Piquez souvent votre attelage,
    Meilleur sera le labourage.
      Et lorsque vous aurez assez
    Labouré, que serez lassés,
    Quand, après besogne si fière,
    Le repos sera nécessaire,
    Ne pouvant lors recommencer
    Pour la besogne à fin pousser
    (Car lorsque l'on ne se repose,
    Longtemps ne dure aucune chose),
    Pour ce ne vous rebutez pas.
    Cadmus, au dire de Pallas,
    Fouilla plus d'un arpent de terre,
    Puis sema la denture entière
    D'un serpent, dont guerriers armés,
    Soudain nés, se sont escrimés
    Si fort, qu'en la place moururent,
    Fors cinq qui ses compagnons furent,
    Et lui vinrent secours donner,
    Quand il dut les murs maçonner
    De Thèbes que tous six bâtirent;
    Avec lui les pierres assirent

    [p. 242]
    Et li pueplerent sa cité                          20459
    Qui est de grant antiquité.
    Moult fist Cadmus bonne semence,
    Qui le sien pueple ainsinc avance;
    Se vous ausinc-bien commenciés,
    Vos lignaiges moult avanciés.
    Si r'avés-vous deus avantaiges
    Moult grans à sauver vos lignaiges;
    Se le tiers estre ne volés,
    Moult avés les sens afolés.
    Si n'avés c'ung sol nuisement,
    Deffendés-vous proeusement:
    D'une part iestes assailli,
    Trois champions sunt moult failli,
    Et bien ont deservi à batre,
    S'il ne puéent le quart abatre.
    Trois serors sunt, se nel' savés,
    Dont les deus à secors avés:
    La tierce solement vous grieve,
    Qui toutes les vies abrieve.
    Sachiés que moult vous reconforte
    Cloto, qui la quenoille porte,
    Et Lachesis qui les filz tire;
    Mès Atropos ront et descire
    Quanque ces deus puéent filer:
    Atropos vous bée à guiler.
    Ceste qui parfont ne forra,
    Tous vos lignages enforra,
    Et vait espiant vous méismes:
    Onc pire beste ne véismes,
    N'avés nul anemi greignor.
    Seignor merci, merci Seignor;
    Souviengne-vous de vos bons peres
    Et de vos anciennes meres;

    [p. 243]
    Et lui peuplèrent sa cité                         20727
    Qui est de haute antiquité.
    Moult fit ainsi bonne semence
    Cadmus, qui le sien peuple avance.
    Or donc comme lui commencez,
    Et vos lignages avancez;
    Car vous avez deux avantages
    Moult grands, pour sauver vos lignages;
    Si le tiers être ne voulez,
    C'est qu'avez les sens affolés.
    Vous n'avez qu'un seul adversaire;
    Faites-lui résistance fière.
    Trop lâches sont, à mon avis,
    Trois champions d'un assaillis,
    S'ils ne peuvent tous trois l'abattre,
    Et bien méritent se voir battre.
    Sachez-le donc, il est trois sœurs
    Dont deux avez pour défenseurs;
    Seule la tierce vous assiége:
    C'est celle qui vos jours abrége.
    Par sa quenouille tout d'abord
    Clytho vous est grand réconfort
    Et Lachézis qui les fils tire;
    Mais Atropos rompt et déchire
    Tout ce que filent ces deux-là.
    Jamais elle ne cherchera
    Qu'à vous nuire. La douloureuse,
    Sans que profondément ne creuse,
    Vos lignages enfouira
    Et vous-mêmes guette déjà.
    Oncques plus détestable bête
    On ne vit de sa proie en quête,
    Et vous n'avez pire ennemi.
    Pitié, seigneurs; seigneurs, merci!

    [p. 244]
    Selonc lor faiz les vos ligniés,                  20493
    Gardés que vous ne forligniés.
    Qu'ont-il fait, prenés vous i garde?
    S'il est qui lor proece esgarde,
    Il se sunt si bien deffendu,
    Qu'il vous ont cest estre rendu;
    Se ne fust lor chevalerie,
    Vous ne fussiés pas or en vie.
    Moult orent de vous grant pitié
    Par amors et par amitié;
    Pensés des autres qui vendront,
    Qui vos lignages maintendront,
    Ne vous laissiés pas desconfire,
    Grefes avés, pensés d'escrire,
    N'aiés pas les bras emmoflés.
    Martelés, forgiés et soflés,
    Aidiés Cloto et Lachesis,
    Si que, se des filz cope sis
    Atropos qui tant est vilaine,
    Il en resaille une douzaine.
    Pensés de vous monteplier,
    Si porrés ainsinc conchier
    La felonnesse, la revesche
    Atropos, qui tout empéesche.

           *       *       *       *       *

      Ceste lasse, ceste chetive,
    Qui contre les vies estrive,
    Et des mors a le cuer si baut,
    Norrist Cerberus le ribaut
    Qui tant desire lor morie,
    Qu'il en frit tout de lecherie,
    Et de fain erragié morust,
    Se la garce nel' secorust.

    [p. 245]
    Souvenez-vous de vos bons pères                   20761
    Et de vos vénérables mères;
    Sur leurs faits les vôtres lignez,
    Surtout jamais ne forlignez.
    A leurs faits ne prenez-vous garde?
    Pour qui leur prouesse regarde,
    Leurs jours ils ont tant défendu
    Qu'ils vous ont cet être rendu;
    Ne fût-ce leur chevalerie,
    Vous ne seriez ce jour en vie.
    Moult ils eurent de vous pitié
    Par amour et par amitié.
    Ne vous laissez pas déconfire;
    Poinçons avez, pensez d'écrire,
    N'ayez les bras emmitouflés;
    Martelez, forgez et soufflez.
    Songez qu'il faut que d'autres viennent
    Et qui vos lignages maintiennent;
    Aidez Clotho et Lachézis
    Pour que si des fils coupe six
    Atropos, qui tant est vilaine,
    Il en renaisse une douzaine;
    Pensez à vous multiplier,
    Et vous pourrez lors défier
    La félonnesse, la revêche,
    Cette Atropos qui tout empêche.
      La lasse et chétive Atropos,
    Qui tant s'acharne sur nos os,
    Et qui, lorsque la mort nous navre,
    Tant rit devant notre cadavre,
    Le ribaud Cerbère nourrit
    Qui de son côté tant jouit
    A chaque nouvelle tuerie,
    Qu'il en frémit de lécherie

    [p. 246]
    Car s'el ne fust, il ne péust                     20525
    Jamès trover qui le péust.
    Ceste de li pestre ne cesse;
    Et por ce que soef le presse[63],
    Cist mastins li pent as mameles
    Qu'el a tribles, non pas jumeles.
    Ses trois groins en son sain li muce,
    Et la groignoie et tire et suce.
    N'onc ne fu, ne jà n'iert sevrés,
    Si ne quiert-il estre abevrés
    D'autre let, ne ne li demande
    Estre péus d'autre viande,
    Fors solement de cors et d'ames;
    Et el li giete hommes et fames
    A monciaus en sa trible geule.
    Ceste là li pest toute seule,
    Et tous jors emplir la li cuide,
    Mès el la trueve tous jors vuide,
    Combien que de l'emplir se paine.
    De son relief sunt en grant paine
    Les trois ribaudes felonnesses,
    Des felonnies vengeresses,
    Alecto et Thesiphoné,
    Car de chascune le non é.
    La tierce ra non Megera
    Qui tous, s'el puet, vous mengera.
    Ces trois en enfer vous atendent;
    Ceus lient, batent, fustent, pendent,
    Hurtent, hercent, escorchent, foulent,
    Noient, ardent, greillent et boulent
    Devant les trois prevoz léans
    En plain consistoire séans,
    Ceus qui firent les felonnies
    Quant il orent ès cors les vies.

    [p. 247]
    Et de faim enragé mourrait                        20795
    Si la garce tant ne l'aidait.
    Car nulle, hormis elle peut-être,
    Ne trouverait-il pour le paître.
    Elle le paît à chaque instant,
    Et quand la soif le va pressant,
    Lors il se pend à ses mamelles
    Qu'elle a triples, non pas jumelles,
    Et suce et grogne, et sur son sein
    Étale son triple grouin.
    Son nourrisson elle ne sevre
    Jamais, et pour calmer sa fièvre
    Ne lui verse pas d'autre lait
    Ni d'autre aliment ne le paît,
    Fors seulement de corps et d'âmes.
    Elle lui jette hommes et femmes
    En sa triple gueule à monceaux,
    Car il ne veut autres morceaux;
    Toujours emplit la gueule avide,
    Mais constamment la trouve vide,
    Combien qu'elle s'aille peinant.
    Ses reliefs guettent fixement
    Les trois ribaudes félonnesses
    De tous les crimes vengeresses:
    C'est Alecto, Tysiphonè
    (Car de chacune le nom sai),
    Et la troisième, c'est Mégère
    Qui tous vous dévorer espère.
    Elles attendent en enfer
    Pour fustiger, pendre, étouffer,
    Noyer, fouler, écorcher, battre,
    Piller, griller, rôtir en l'âtre,
    Devant les trois prévôts béants
    En plein consistoire séants,

    [p. 248]
    Cil par lor tribulacions                          20559
    Escorcent les confessions
    De tous les maus qu'il onques firent
    Dès icele ore qu'il nasquirent.
    Devant eus tous li pueple tremble.
    Si sui-ge trop coars, ce semble,
    Se ces prevoz nomer ci n'os:
    C'est Radamantus et Minos,
    Et le tiers Eacus lor frere.
    Jupiter à ces trois fu pere.
    Cist trois, si cum l'en les renomme,
    Furent au siecle si prodomme,
    Et justice si bien maintindrent,
    Que juges d'enfer en devindrent.
    Tel guerredon lor en rendi
    Pluto qui tant les attendi,
    Que les ames des cors partirent,
    Où tel office déservirent.

           *       *       *       *       *

      Por Diex, seignor, que là n'ailliés,
    Contre les vices batailliés,
    Que Nature nostre maistresse
    Me vint hui conter à ma messe:
    Tous les me dist, onc puis ne sis[64].
    Vous en troverés vingt et sis
    Plus nuisans que vous ne cuidiés;
    Et se vous estes bien vuidiés
    De l'ordure de tous ces vices,
    Vous n'enterrés jamès ès lices
    Des trois garces devant nommées
    Qui tant ont males renommées,
    Ne ne craindrés les jugemens
    Des prevos plains de dampnemens.

    [p. 249]
    Ceux qui firent les félonies                      20829
    Durant tout le cours de leurs vies.
    Ceux-là, par tribulations,
    Arrachent les confessions
    De tretous les maux qu'accomplirent
    Les humains du jour qu'ils naquirent.
    Mais trop couard je semblerais
    Si ces prévôts nommer n'osais.
    Jupiter des trois fut le père:
    C'est Minos des autres le frère,
    Eaque et Rhadamante enfin,
    Devant qui tout le genre humain
    Tremble. Des trois comme on les nomme,
    Chacun était si bon prud'homme
    Et justice si bien maintint,
    Que juge dans l'enfer devint.
    Par leurs vertus ils méritèrent,
    Quand leurs âmes leurs corps quittèrent,
    Que Pluton ce divin mandat
    Pour récompense leur donnât.
      Pour Dieu, seigneurs, bataille dure,
    Livrez aux vices que Nature
    A la messe me vint ce jour,
    Toute en pleurs, compter sans détour.
    Céans je viens de les entendre;
    D'horreur c'est à votre cœur fendre!
    Vous en trouverez vingt et six,
    Mais quand vous vous serez blanchis
    De l'ordure de tous les vices,
    Vous n'entrerez jamais aux lices
    Ni ne craindrez les jugements
    Des prévôts pleins de damnements,
    Ni des garces devant nommées
    Qui tant ont males renommées.

    [p. 250]
    Ces vices conter vous voldroie,                   20591
    Mès d'outrage m'entremetroie;
    Assés briefment les vous expose
    Li jolis Rommant de la Rose:
    S'il vous plaist, là les regardés,
    Por ce que d'aus miex vous gardés.
      Pensés de mener bonne vie,
    Aut chascuns embracier s'amie,
    Et son ami chascune embrace,
    Et baise, et festoie, et solace;
    Et loiaument vous entr'amés,
    Jà n'en devés estre blasmés;
    Et quant assés aurés joé,
    Si cum ge vous ai ci loé,
    Pensés de vous bien confessier
    Por bien faire, et por mal lessier,
    Et reclamés le Roi célestre
    Que Nature reclame à mestre.
    Cil en la fin vous secorra,
    Quant Atropos vous enforra:
    Cil est salus de cors et d'ame,
    C'est li biau miroer ma dame;
    Ja ma dame riens ne séust,
    Se ce bel miroer n'éust.
    Cil la governe, cil la rieule,
    Ma dame n'a point d'autre rieule,
    Quanqu'ele set, il li aprist
    Quant à chamberiere la prist.
    Or voil, Seignor, que ce sermon
    Mot à mot, si cum vous sermon,
    Et ma dame ainsinc le vous mande,
    Que chascuns si bien i entende
    (Car l'en n'a pas tous jors son livre,
    Si r'est uns grans anuis d'escrivre),

    [p. 251]
    Si trop abuser ne craignais                       20863
    Ces vices je vous conterais;
    Mais moult brèvement les expose
    Le joli Roman de la Rose.
    Là s'il vous plait les regarder,
    Vous pourrez d'eux mieux vous garder.
      Pensez à mener bonne vie;
    Que chacun embrasse sa mie
    Et festoie, et pour son amant
    Que chaque amie en fasse autant.
    Aimez-vous de toute votre âme,
    Et jamais vous n'aurez de blâme;
    Et quand vous aurez travaillé,
    Comme je vous l'ai conseillé,
    A confesse implorez le maître
    De Nature, Dieu le grand prêtre,
    Qui en la fin vous secourra,
    Quand Atropos vous détruira.
    C'est le salut de corps et d'âme,
    C'est le beau miroir de ma dame;
    Oncques ma dame n'eût rien su
    Si ce beau miroir n'eût tenu,
    Qui la gouverne et qui la règle
    (Ma dame n'a point d'autre règle).
    Ce qu'elle sait il lui apprit
    Quand pour chambrière il la prit.
    Or pour que chacun bien entende
    (Et ma dame aussi le demande),
    Seigneurs, mot à mot la leçon
    Qu'elle mit en ce beau sermon
    (Car livre on ne peut toujours lire,
    Et c'est trop grand ennui d'écrire),
    Par cœur je veux que l'appreniez
    Pour que, n'importe où vous veniez,

    [p. 252]
    Que tout par cuer les retengniés,                 20625
    Si qu'en quel leu que vous vengniés,
    Par bors, par chastiaus, par cités,
    Et par viles les recités,
    Et par yver et par esté,
    A ceus qui ci n'ont pas esté.
    Bon fait retenir la parole,
    Quant ele vient de bonne escole,
    Et meillor la fait raconter;
    Moult en puet-l'en en pris monter.
    Ma parole est moult vertueuse,
    Ele est cent tans plus précieuse
    Que saphirs, rubis, ne balai.
    Biaus seignor, ma dame en sa lai
    A bien mestiers de preschéors
    Por chastier les pechéors
    Qui de ses rigles se desvoient,
    Que tenir et garder devroient.
    Et se vous ainsinc préeschiés,
    Jà ne serés empéeschiés,
    Selonc mon dit et mon acort,
    Mès que le fait au dit s'acort,
    D'entrer où parc du champ joli
    Où ses brebis conduit o li
    Saillant devant par les herbis
    Le fiz de la virge berbis,
    O toute sa blanche toison,
    En prez qui, non pas à foison,
    Mès à compaignie escherie,
    Par l'estroite sente serie
    Qui toute est florie et herbuë,
    Tant est poi marchie et batuë,
    S'en vont les berbietes blanches,
    Bestes debonnaires et franches,

    [p. 253]
    Par cité, château, bourg ou ville,                20897
    Les récitiez comme évangile,
    Et par hiver, et par été,
    A ceux qui ci n'ont pas été.
    Bon fait retenir la parole
    Quand elle vient de bonne école,
    Et meilleure est à raconter,
    On en peut moult en prix monter.
    Ma parole est moult vertueuse;
    Elle est certes plus précieuse
    Que saphirs et rubis cent fois.
    Beaux seigneurs, ma dame ses lois
    A grand besoin que les bons prêchent
    Pour châtier tous ceux qui pèchent,
    Ses bonnes règles violant,
    Que si bon fait garder pourtant.
    Et si vous faites bien en sorte
    Que, faits et dits, tout se rapporte
    En vous, si l'exemple prêchez,
    Vous ne serez point empêchés
    D'entrer en la gente pâture
    Où ses brebis mène à grand'cure
    Bondissantes par les herbis,
    Le fils de la vierge brebis
    A la toison blanche et jolie.
    Là-haut, en gente compagnie,
    Mais non pas à foison, l'Agneau
    Divin conduit son blanc troupeau
    A la verdoyante prairie,
    Par l'étroite sente fleurie
    Couverte d'un gazon touffu,
    Tant il est peu des pieds battu;
    Là vont les brebiettes blanches,
    Bêtes débonnaires et franches,

    [p. 254]
    Qui l'herbete broutent et paissent,               20659
    Et les floretes qui là naissent.
    Mès sachiés qu'il ont là pasture
    De si vertueuse nature,
    Que les délitables floretes
    Qui là naissent fresches et netes,
    Que cuillent où printens puceles,
    Tant sunt fresches, tant sunt noveles,
    Cum esteles reflamboians
    Par les herbetes verdoians
    Au matinet à la rousée,
    Tant ont toute jor ajornée
    De lor propres biautés naïves;
    Fines colors, fresches et vives
    N'i sunt pas au soir enviellies,
    Ains i puéent estre cuellies
    Itex le soir comme le main,
    Qui au cuellir vuet metre main;
    N'el ne sunt point, sachiés de certes,
    Ne trop closes, ne trop overtes,
    Ains flamboient par les herbages
    El meillor point de lor aages:
    Car li solaus léens luisans,
    Qui ne lor est mie nuisans,
    Ne ne degaste les rousées
    Dont el sunt toutes arousées,
    Les tient adés en biautés fines,
    Tant lor adoucist les racines.
      Si vous di que les berbietes
    Ne des herbes, ne des floretes
    Jamès tant brouter ne porront,
    Cum tous jors brouter les vorront,
    Que tous jors nes voient renaistre,
    Tant les sachent brouter ne paistre.

    [p. 255]
    L'herbette emmi les fleurs paissant               20931
    Dans ce bocage ravissant.
    Mais sachez qu'elles ont pâture
    De si vertueuse nature,
    Que toujours les gentils bouquets
    Qui partout naissent frais et nets,
    Printaniers atours des pucelles,
    Ont feuilles fraîches et nouvelles,
    Comme étoiles et diamants
    Par l'herbe verte scintillants,
    Au matinet, à la rosée,
    Et sans connaître la vesprée
    Gardent leurs natives splendeurs.
    Leurs fraîches et vives couleurs
    N'y sont pas le soir envieillies,
    Mais y peuvent être cueillies
    Le soir, tout comme le matin,
    Par qui peut y mettre la main;
    Oncques n'y sont fleurettes certes
    Ni trop closes ni trop ouvertes,
    Mais s'étalent par le gazon
    Au meilleur point de leur saison;
    Car tant adoucit leurs racines,
    Que toujours en leur beauté fines
    Les tient le soleil bienfaisant,
    Qui ne leur est oncques nuisant,
    Ni ne vient gâter les rosées
    Dont elles sont tout arrosées.
      En vain, vous dis-je, brouteront,
    Autant comme brouter voudront,
    Toutes ces gentes brebiettes
    Les tendres herbes et fleurettes;
    Elles renaissent à l'instant
    Fraîches et belles comme avant.

    [p. 256]
    Plus vous di, nel' tenés à fables,                20693
    Qu'el ne sunt mie corrumpables,
    Combien que les berbis les broutent,
    Cui les pastures rien ne coustent:
    Car lor piaus ne sunt pas venduës
    Au derrenier, ne despenduës
    Lor toisons por faire dras langes,
    Ne covertoirs à gens estranges,
    Jà ne seront d'aus estrangies,
    Ne lor chars en la fin mangies,
    Ne corrumpuës, ne maumises,
    Ne de maladies sorprises;
    Mès sans faille, quoi que ge die,
    Du bon pastor ne di-ge mie
    Qui devant soi paistre les maine,
    Qu'il ne soit vestus de lor laine.
    Si nes despoille-il, ne ne plume,
    Ne lor tolt le pois d'une plume:
    Mès il li plest et bon li semble
    Que sa robe la lor resemble.
      Plus dirai, mès ne vous anuit,
    C'onques n'i virent nestre nuit;
    Si n'ont-il qu'ung jor solement,
    Mès il n'a point d'avesprement,
    Ne matin n'i puet commencier,
    Tant se sache l'aube avancier.
    Car li soirs au matin s'asemble,
    Et li matins le soir resemble.
    Autel vous di de chascune hore;
    Tous jors en ung moment demore
    Cis jors qui ne puet anuitier,
    Tant sache à li la nuit laitier:
    N'il n'a pas temporel mesure
    Cis jors tant biaus qui tous jors dure,

    [p. 257]
    Bien plus, ne le tenez, pour fables,              20965
    Point ne sont-elles corrompables,
    Combien que broutent les brebis,
    Qui paissent là sans nuls soucis,
    Car leurs peaux ne seront vendues
    Jamais, ni leurs toisons tondues,
    Pour faire draps gros ou légers,
    Ni manteaux pour des étrangers;
    Jamais n'en seront allégées
    Ni leurs chairs en la fin mangées,
    Ni ne seront leurs corps battus,
    Ni malades, ni corrompus.
    Mais toutefois, quoique je die,
    Du bon pasteur ne dis-je mie
    Qui les mène paître en son pré,
    Qu'il ne soit de laine paré.
    Il ne les dépouille ni plume,
    Ne leur prend le poids d'une plume,
    Mais veut être tant seulement
    Tout comme elles vêtu de blanc.
      Et puis écoutez bien encore.
    La nuit oncques ne décolore
    Ni l'aube rose du matin
    N'éclaircit leur beau ciel serein;
    Car le soir au matin s'assemble
    Et le matin au soir ressemble;
    Elles n'ont qu'un jour seulement
    Sans fin et sans commencement,
    Et de même il est de chaque heure;
    Toujours en un moment demeure
    Ce jour qui ne peut anuiter,
    Qu'en vain la nuit voudrait lutter;
    Ce jour tant beau qui toujours dure
    Ne connaît du temps la mesure

    [p. 258]
    Et de clarté présente rit:                        20727
    Il n'a futur ne préterit,
    Car qui bien la vérité sent,
    Tuit li trois tens i sunt présent,
    Liquex présent le jor compasse;
    Mès ce n'est pas présent qui passe
    En partie por defenir,
    Ne dont soit partie à venir;
    N'onc preterit present n'i fu,
    Et si vous redi que li fu-
    Turs n'i aura jamès presence,
    Tant est d'estable permanence.
    Car li solaus resplandissans
    Qui tous jors lor est parissans.
    Fait le jor en ung point estable,
    Tel cum en printens pardurable:
    Si bel ne vit, ne si pur nus,
    Néis quant regnoit Saturnus
    Qui tenoit les dorés aages,
    Cui Jupiter fist tant d'outrages
    Son filz, et tant le tormenta,
    Que les coilles li sousplenta.
      Mès certes, qui le voir en conte,
    Moult fait à prodomme grant honte
    Et grant damage, qui l'escoille,
    Car qui des coilles le despoille,
    Jà soit ce néis que ge taise
    Sa grant honte et sa grant mesaise,
    Au mains de ce ne dout-ge mie,
    Li tolt-il l'amor de s'amie,
    Jà si bien n'iert à li liés;
    Ou s'il iert espoir mariés,
    Puis que si mal va ses affaires,
    Pert-il, jà tant n'iert débonnaires,

    [p. 259]
    Et d'éternelle clarté rit.                        20999
    Il n'a futur ni prétérit,
    Le présent tout le jour compasse;
    Mais ce n'est pas présent qui passe
    Pour soudain passé devenir
    Ni dont soit partie à venir,
    Dans le présent qui les rassemble
    Les trois temps sont fondus ensemble;
    Onc prétérit présent n'y fut,
    Et je déclare que le fu-
    Tur n'y aura jamais présence,
    Tant est de stable permanence.
    Car le ciel est resplendissant
    Qui toujours leur est paraissant,
    Fixe le jour en un point stable,
    Comme en printemps inaltérable.
    Si beau ni si pur il n'était,
    Voire quand Saturne régnait,
    Qui maintenait d'or le bel âge,
    A qui Jupin fit tant d'outrage,
    Son fils, et tant le tourmenta
    Que les couilles lui déplanta.
      Mais pour qui vérité raconte,
    Celui-là certes fait grand' honte
    Et dommage par trop affreux,
    Quand à prudhomme valeureux
    Par malice il tranche la couille.
    Car qui des couilles le dépouille,
    Sans parler de sa grand' douleur,
    De sa grand' honte et sa fureur
    (De ceci ne douté-je mie),
    Lui ravit l'amour de sa mie
    A qui ne sera plus lié
    Si bien, et s'il est marié,

    [p. 260]
    L'amor de sa loial moillier.                      20761
    Grans pechiés est d'omme escoillier[65],
    Ensorquetout cil qui l'escoille
    Ne li tolt pas sans plus la coille[66],
    Ne s'amie que tant a chiere,
    Dont jamès n'aura bele chiere,
    Ne sa moillier, car c'est du mains,
    Mès hardement et muers humains
    Qui doivent estre es vaillans hommes:
    Car escoilliés, certain en sommes,
    Sunt coars, pervers, et chenins,
    Por ce qu'il ont muers femenins.
    Nus escoilliés certainement
    N'a point en soi de hardement,
    Se n'est espoir en aucun vice,
    Por faire aucune grant malice:
    Car à faire grans déablies
    Sunt toutes fames trop hardies.
    Escoillié en ce les resemblent,
    Por ce que lor muers s'entresemblent;
    Ensor que tout li escoillieres,
    Tout ne soit-il murtriers, ne lierres,
    Ne n'ait fait nul mortel pechié,
    Au mains a-il de tant pechié,
    Qu'il a fait grant tort à Nature
    De li tolir s'engendréure.
    Nes escuser ne l'en sauroit,
    Jà si bien pensé n'i auroit,
    Au mains ge; car se g'i pensoie,
    Et la vérité recensoie,
    Ains porroie ma langue user,
    Que l'escoilleor escuser
    De tel pechié, de tel forfait,
    Tant a vers Nature forfait.

    [p. 261]
    Puisque si mal va son affaire,                    21033
    L'Amour de son épouse chère
    Il ne gardera pas entier.
    C'est grand péché d'homme écouiller[65],
    Car celui qui quelqu'un écouille
    Ne lui prend seulement la couille
    Ni l'amour de sa mie avec,
    Ses caresses et son respect
    (A plus forte raison sa femme),
    Mais la vertu, la grandeur d'âme,
    En un mot, les mœurs des vaillants.
    Car couards sont, traîtres, méchants,
    Les écouillés, certains en sommes,
    Puisqu'ont mœurs de femme et sont hommes.
    Nul écouillé, c'est reconnu,
    N'a ni courage, ni vertu;
    Il n'a que l'audace du vice
    Pour faire aucune grand' malice.
    Des écouillés femmes sont sœurs,
    Puisqu'elles ont les mêmes mœurs,
    Or à faire grand' diableries
    Sont toutes femmes trop hardies.
    En sorte que tout écouilleur,
    Ne fût-il meurtrier, voleur,
    Eût-il de mortel péché pure
    La conscience, qu'à Nature,
    Quand sa fécondité ravit,
    Trop grande injure et grand tort fit.
    Nul n'y saurait trouver excuse;
    Car le cœur toujours s'y refuse,
    Le mien du moins. J'ai beau penser
    Et la vérité recenser,
    Nul doute que ma langue n'use
    Avant que l'écouilleur n'excuse,

    [p. 262]
    Mès quelcunques pechiés ce soit,                  20795
    Jupiter force n'i faisoit,
    Mès que sans plus à ce venist
    Que le regne en sa main tenist.
    Et quant il fu rois devenus,
    Et sires du monde tenus,
    Si bailla ses commandemens,
    Ses lois, ses establissemens,
    Et fist tantost tout à délivre
    Por les gens enseignier à vivre,
    Son ban crier en audience,
    Dont ge vous dirai la sentence.



    CIV


    Comment Jupiter fist preschier
    Que chascun ce qu'avoit plus chier
    Prenist, et en fist à son gré
    Du tout et à sa voulenté.


      Jupiter qui le monde regle
    Commande et establit pour regle,
    Que chascuns pense d'estre aaise;
    Et s'il set chose qui li plaise,
    Qu'il la face, s'il la puet faire,
    Por solas à son cuer atraire.
    Onc autrement ne sarmonna,
    Communement abandonna
    Que chascuns en droit soi féist
    Quanque delitable véist:
    Car deliz, si cum il disoit,
    Est la meillor chose qui soit,

    [p. 263]
    De tel péché, de tel forfait,                     21067
    Tant vers Nature il a forfait!
    Mais combien que fût grand ce crime,
    Jupiter n'y fit tant de frime,
    Pourvu que sans plus à ce vint,
    Que le sceptre en sa main retint;
    Et quand du royaume fut maître
    Du monde il se fit reconnaître,
    Et bailla ses commandements
    Ses lois, ses établissements,
    Et fit tantôt en audience
    Son ban crier dont la sentence
    Je vais dire pour enseigner
    Aux gens à vivre et besoigner.



    CIV

    Comment Jupiter nous enseigne
    Que chacun s'adjuger ne craigne
    Ce qu'il lui plait, selon son gré,
    Et tout fasse a sa volonté.


      Jupiter qui le monde règle
    Commande et pose comme règle
    Que chacun vive à son souhait;
    Et si quelque chose lui plait
    Qu'il la fasse, s'il la peut faire,
    Pour son cœur, ses sens satisfaire.
    Autrement il ne sermonna,
    Communément abandonna
    Que chacur fît tout à sa guise
    Ce qui flattait sa convoitise.
    Car plaisir, disait-il, est droit,
    La meilleure chose qui soit,

    [p. 264]
    Et li soverains biens en vie,                     20823
    Dont chascun doit avoir envie;
    Et por ce que tuit l'ensivissent,
    Et qu'il à ses euvres préissent
    Exemple de vivre, faisoit
    A son cors quanqu'il li plaisoit
    Dant Jupiter li renvoisiés
    Par qui delis iert tant proisiés:
    Et si cum dist en Géorgiques
    Cil qui nous escrit Bucoliques,
    (Car ès livres grejois trova
    Comment Jupiter se prova):
    Avant que Jupiter venist,
    N'ert hons qui charuë tenist;
    Nus n'avoit onques champ aré,
    Ne cerfoï, ne reparé.
    N'onques n'avoit assise bonne
    La simple gent paisible et bonne:
    Communaument entr'eus queroient
    Les biens qui de lor gré venoient.
    Cil commanda partir la terre
    Dont nus sa part ne savoit querre,
    Et la devisa par arpens.
    Cil mist le venin ès serpens;
    Cil aprist les leus à ravir,
    Tant fist malice en haut gravir;
    Cil les fresnes miéleus trencha,
    Les ruissiaus vivens estancha;
    Cil fist par tout le feu estaindre,
    (Tant semilla por gens destraindre!)
    Et le lor fist querir ès pierres,
    Tant fut soutis et baretierres.
    Cil fist diverses ars noveles,
    Cil mist nons et numbre ès esteles;

    [p. 265]
    Le souverain bien de la vie,                      21097
    Dont chacun doit avoir envie.
    Et pour que chacun le suivit
    Et pour règle ses œuvres prit,
    Faisait, pour son corps satisfaire,
    Tretout ce qui pouvait lui plaire
    Dam Jupin, le galant rusé,
    Par qui plaisir fut tant prisé.
    Et comme dit en Géorgiques
    Celui qui fit les Bucoliques,
    Qui dans les livres grecs trouva
    Comment Jupiter se prouva:
    «Avant de Jupin la venue,
    Nul homme ne tenait charrue,
    Nul n'avait de champ labouré
    Ni retourné, ni réparé,
    Onc n'avait nulle borne assise.
    La gent simple et sans convoitise,
    Et paisible, en commun mettait
    Les biens dont le ciel la comblait.
    Jupin fit partager la terre,
    Dont nul ne se souciait guère,
    Et la divisa par arpents,
    Donna les venins aux serpents,
    Et fit au loup ravir sa proie,
    Tant mit le monde en male voie.
    Les frais ruisseaux il dessécha,
    Les frênes mielleux trancha
    Et fit le feu partout éteindre.
    L'intrigant! pour les gens contraindre,
    Tant il était fourbe et jaloux,
    A l'aller tirer des cailloux;
    D'arts nouveaux souleva les voiles,
    Nomma, puis compta les étoiles,

    [p. 266]
    Cil gluz et laz et rois fist tendre               20857
    Por les sauvages bestes prendre,
    Et lor huia les chiens premiers,
    Dont nus n'iert avant coustumiers.
    Cil donta les oisiaus de proie
    Par malice qui gens asproie;
    Assaut mist, haïne et batailles
    Entre esperviers, perdris et cailles,
    Et fist tornoiement ès nuës
    D'ostoirs, de faucons et de gruës,
    Et les fist au loirre venir:
    Et por lor grace retenir,
    Qu'il retornassent à sa main,
    Les put-il au soir et au main.
    Ainsinc tant fist li damoisiaus,
    Est hons sers as felons oisiaus,
    Et s'est en lor servage mis
    Por ce qu'il ierent anemis,
    Comme ravisséors orribles
    As autres oisillons paisibles,
    Qu'il ne puet par l'air aconsivre;
    Ne sans lor char ne voloit vivre,
    Ains en voloit estre mengierres,
    Tant ert délicieus lechierres,
    Tant ot les volatiles chieres.
    Cil mist les furez ès tenieres,
    Et fist les connins assaillir
    Por eus faire ès roisiaus saillir.
    Cil fist, tant par ot son cors chier,
    Eschauder, rostir, escorchier
    Les poissons de mer et de flueves,
    Et fist les sauces toutes nueves
    D'espices de diverses guises,
    Où il a maintes herbes mises.

    [p. 267]
    Siffla, dressa le chien premier,                  21131
    Ce dont nul n'était coutumier,
    Et glus, et lacs, et rets fit tendre
    Pour les sauvages bêtes prendre.
    Ce Dieu, qui toutes gens poursuit[67],
    Les oiseaux de proie asservit,
    Rancune mit, haine et batailles
    Entre éperviers, perdrix et cailles,
    Et par le ciel fit grands assauts
    D'autours, faucons et maints oiseaux,
    Et puis les fit venir au leurre
    Et pour leur grâce avoir meilleure,
    Pour qu'ils revinssent dans la main,
    Les reput du soir au matin.
    De ce jour l'homme se déprave
    Et d'oiseaux vils se fait l'esclave,
    Et s'est en leur servage mis,
    Parce qu'ils étaient ennemis,
    En tant que ravisseurs horribles,
    Aux autres oisillons paisibles
    Qu'il ne pouvait suivre dans l'air
    Et dont il convoitait la chair,
    Tant a les volatiles chères.
    Il mit les furets aux tannières
    Et fit les lapins assaillir
    Pour les faire ès-réseaux saillir.
    Telle était sa gloutonnerie,
    Raffinement et lécherie,
    Qu'il fit, tant avait son corps cher,
    Échauder, rôtir, écorcher
    Les poissons de mer et des fleuves,
    Et fit les sauces toutes neuves
    D'épices de divers pays,
    Où maintes herbes il a mis.

    [p. 268]
      Ainsinc sunt arz avant venuës,                  20891
    Car toutes choses sunt veincuës
    Par travail, par povreté dure,
    Par quoi les gens sunt en grant cure:
    Car li mal les engins esmuevent,
    Par les angoisses qu'il i truevent.
    Ainsinc le dist Ovide, qui
    Ot assés, tant cum il vesqui,
    De bien, de mal, d'onor, de honte,
    Si cum il méismes raconte.
    Briefment, Jupiter n'entendi,
    Quant à terre tenir tendi,
    Fors muer l'estat de l'empire
    De bien en mal, de mal en pire.
    Moult ot en li mal justicier;
    Il fist printens apeticier,
    Et mist l'an en quatre parties,
    Si cum el sunt ores parties;
    Esté, printens, autumpne, yvers:
    Ce sunt li quatre tens divers
    Que tous printens tenir soloit;
    Mès Jupiter plus nel' voloit,
    Qui quant au regne s'adreça
    Les aages d'or depeça,
    Et fist les aages d'argent
    Qui puis furent d'arain; car gent
    Ne finerent puis d'empirier,
    Tant se voldrent mal atirier.
    Or sunt d'arain en fer changié,
    Tant ont lor estat estrangié,
    Dont moult sunt liez li diex des sales
    Tous jors tenebreuses et sales,
    Qui sor les hommes ont envie,
    Tant cum il les voient en vie.

    [p. 269]
      Des arts telle est donc la venue,               21165
    Car est toute chose vaincue
    Par dur labeur et pauvreté,
    Par pressante nécessité;
    Les angoisses qui nous déchirent
    De lutter les moyens inspirent.»
    Ovide ainsi le dit, qui eut
    Lui-même assez, tant qu'il vécut,
    De bien, de mal, d'honneur, de honte,
    En ses écrits comme il le conte.
    Bref, ce Jupiter n'entendit,
    Quand la terre avoir prétendit,
    Que changer l'état de l'empire
    De bien en mal, de mal en pire,
    Et se montrer dur justicier;
    Le printemps fit modifier,
    En quatre parts trancha l'année,
    Comme elle est depuis ordonnée,
    Hiver, automne, été, printemps.
    Or, ces quatre phases du temps
    Étaient ensemble confondues.
    Jupiter avait d'autres vues,
    Et quand son règne commença
    Les âges d'or il dépeça
    Et les âges d'argent fit poindre,
    Puis ceux d'airain; car pire et moindre
    Allait toujours l'humanité
    Par sa grande perversité.
    Elle est d'airain en fer changée,
    Plus que jamais au mal plongée,
    Dont sont moult satisfaits les dieux
    Des séjours sales, ténébreux,
    Qui sur les hommes ont envie,
    Et les guettent toute leur vie.

    [p. 270]
    Cist r'ont en lor rais atachies,                  20925
    Dont jamès n'ierent relachies,
    Les noires berbis dolereuses,
    Lasses, chetives, morineuses,
    Qui ne voldrent aler la sente
    Que li biaus aignelés presente,
    Par quoi toutes fussent franchies,
    Et lor noires toisons blanchies,
    Quant le grant chemin ample tindrent,
    Par quoi là herbergier se vindrent
    A compaignie si planiere,
    Qu'el tenoit toute la charriere.
      Mès jà beste qui léans aille,
    N'i portera toison qui vaille,
    Ne dont l'en puist néis drap faire,
    Se n'est aucune orrible haire
    Qui plus est aguë et poignans,
    Quant ele est as costes joignans,
    Que ne seroit uns peliçons
    De piaus de velus heriçons.
    Mès qui voldroit charpir la laine,
    Tant est mole et soef et plaine,
    Por qu'il en éust tel foison
    De faire dras de la toison
    Qui seroit prinse ès blanches bestes,
    Bien s'en vestiroient as festes
    Emperéor, ou roi, voire ange,
    S'il se vestoient de dras lange.
    Por quoi, bien le poés savoir,
    Qui tex robes porroit avoir,
    Moult seroit vestus noblement,
    Et por ice méismement
    Les devroit-l'en tenir plus chieres,
    Car de tex bestes n'i a guieres;

    [p. 271]
    Ils ont attaché dans leurs rets,                  21199
    Pour ne les détacher jamais,
    Les noires brebis douloureuses,
    Lasses, chétives et galeuses,
    Qui désertèrent le chemin
    Étroit de l'agnelet divin
    Où fussent toutes affranchies
    Et leurs noires toisons blanchies,
    Pour la large route tenir,
    Qui les fit aux bas lieux venir
    En si nombreuse compagnie
    Que la route en était remplie.
      Jamais bête passant par là
    Bonne toison n'y portera
    Dont on puisse voire drap faire,
    Si ce n'est quelque horrible haire,
    Qui, plus qu'un velu peliçon
    Tout fait de peau de hérisson,
    Est aiguë et dure et tranchante
    Quand elle est aux côtes joignante.
    Des blanches bêtes la toison,
    Au contraire, si à foison
    On pouvait avoir de leur laine,
    Est tant moelleuse et douce et pleine,
    Que si la carder on voulait,
    Aux fêtes moult s'en vêtirait,
    S'il voulait se vêtir de lange[68],
    Empereur ou roi, voire archange.
    Car, bien le pouvez-vous savoir,
    Qui pourrait telle robe avoir
    (Qu'on doit d'autant plus tenir chère
    Que de ces bêtes n'y a guère),
    Moult serait vêtu noblement.
    Or, le pasteur également

    [p. 272]
    Ne li pastors qui n'est pas nices,                20959
    Qui le bestail garde et les lices
    En ce biau parc, c'est chose voire,
    Ne lerroit entrer beste noire
    Por riens qu'en li séust prier,
    Tant li plaist les blanches trier,
    Qui bien congnoissent lor bergier,
    Por ce vont o li herbergier,
    Et bien sunt par li congnéuës,
    Par quoi miex en sunt recéuës.
      Si vous di que le plus piteus,
    Li plus biau, li plus deliteus
    De toutes les bestes vaillans,
    C'est li blans aignelés saillans,
    Qui les berbis où parc amaine
    Par son travail et par sa paine.
    Car bien set se nule en desvoie,
    Que li leus solement la voie,
    Qui nule autre chose ne trace
    Ne mès qu'ele isse de la trace
    A l'aignel qui mener les pense,
    Qu'il l'emportera sans deffense,
    Et la mengera toute vive;
    Ne l'en puet garder riens qui vive.
    Seignor, cist aigniaus vous atent,
    Mès de li nous tairons atant,
    Fors que nous prions Diex le pere
    Qu'il par la requeste sa mere,
    Li doint si les berbis conduire,
    Que li leus ne lor puisse nuire;
    Et que par pechié ne failliés
    Que joer en ce parc n'ailliés,
    Qui tant est biaus et delitables,
    D'erbes, de flors tant bien flerables,

    [p. 273]
    Son cher bétail et la clôture                     21233
    De ce beau parc, à si grand' cure
    Sait protéger, je vous le dis,
    Que n'entrerait noire brebis.
    En vain on le prie et supplie,
    Avec soin les blanches il trie,
    Qui bien connaissent leur berger
    Et vont avec lui s'héberger,
    Et toujours en sont bien reçues,
    Car toutes sont de lui connues.
      Mais le plus beau, le plus piteux,
    Le plus gent, le plus gracieux,
    Du troupeau à la blanche laine,
    C'est celui qui paître les mène
    A grande peine, à travail grand,
    Le blanc agnelet bondissant;
    Car il sait bien, s'il s'en dévoie
    Quelqu'une, et que le loup la voie
    Qui toujours guette, le malin,
    Si la brebis sort du chemin
    Par où l'agneau mener les pense,
    Qu'il l'emportera sans défense,
    Pour toute vive la manger
    Sans que rien l'en puisse empêcher.
    Seigneurs, prions donc Dieu le père
    Qu'à la requête de sa mère
    A l'agneau qui tous nous attend
    Et dont nous tairons maintenant,
    Il donne brebis à conduire
    A qui le loup ne puisse nuire;
    Et que ne soyez empêchés
    D'aller au parc par vos péchés,
    Qui de tretoutes bonnes choses,
    De violettes et de roses,

    [p. 274]
    De violetes et de roses,                          20993
    Et de tretoutes bonnes choses.
    Car qui du biau jardin quarré,
    Clos au petit guichet barré
    Où cil amant vit la karole,
    Où Déduit o sa gent karole,
    A cel biau parc que ge devise,
    Tant par est biaus à grant devise,
    Faire voldroit comparaison,
    Il feroit trop grant mesprison,
    S'il ne la fait tele ou semblable
    Cum il feroit de voir à fable:
    Car qui dedens ce parc seroit,
    Aséur jurer oseroit,
    Ou méist sans plus l'ueil léans,
    Que li jardins seroit néans
    Au regard de ceste closture
    Qui n'est pas faite en quarréure,
    Ains est si ronde et si soutille,
    C'onques ne fu beril ne bille
    De forme si bien arrondie.
    Que volés-vous que ge vous die?
    Parlons des choses qu'il vit lores
    Et par dedans et par defores,
    Et par briés moz nous en passons,
    Por ce que trop ne vous lassons:
    Il vit dix laides ymagetes
    Hors du jardin, ce dit, portraites.
      Mès qui dehors ce parc querroit,
    Tous figurés i troveroit
    Enfer, et tretous les déables
    Moult laiz et moult espoentables,
    Et tous defauz et tous outrages
    Qui font en enfer lor estages;

    [p. 275]
    D'herbes, de fleurs est tout semé,                21267
    Resplendissant et parfumé.
    Car ce beau parc, dont je devise,
    Est si beau, de si noble guise,
    Que ce serait grand' méprison
    De le mettre en comparaison
    (A moins de la faire semblable
    A vérité contre une fable)
    Avec le beau jardin carré
    Clos du petit guichet barré,
    Où notre Amant vit la karole,
    Où de Déduit la gent karole.
    Car qui dedans ce parc serait
    Ou l'œil sans plus y jetterait,
    Ses grands dieux jurerait sur l'heure
    Que du beau Déduit la demeure
    N'est rien près du parc enchanté,
    Qui n'est pas construit en carré,
    Mais bien en sphère grandiose;
    Il n'est perle, bouton de rose
    Aux contours si bien arrondis.
    Or céans, faisons, mes amis,
    Un parallèle très-rapide,
    De peur qu'il ne soit insipide,
    De toutes choses qu'il vit lors
    Et par dedans et par dehors:
    Il vit dix laides imagettes
    Hors du jardin, dit-il, pourtraites.
      Mais qui hors du parc chercherait
    Tout figurés y trouverait
    L'enfer peuplé de tous les diables
    Moult laids et moult épouvantables,
    Tous les damnés, tous les ribauds
    Qui d'enfer hantent les suppôts,

    [p. 276]
    Et Cerberus qui tout enserre;                     21027
    Si troveroit toute la terre
    O ses richeces anciennes,
    Et toutes choses terriennes;
    Et verroit proprement la mer,
    Et tous poissons qui ont amer,
    Et tretoutes choses marines,
    Iauës douces, troubles et fines,
    Et les choses grans et menuës,
    En iauës douces contenuës;
    Et l'air et tous les oisillons,
    Et mochetes et papillons,
    Et tout quanque par l'air resonne;
    Et le feu qui tout avironne,
    Les muances, les tenemens
    De tous les autres élemens.
    Si verroit toutes les esteles,
    Cleres, et reluisans et beles,
    Soient errans, soient fichies,
    En lor esperes estachies;
    Qui là seroit toutes ces choses
    Verroit de ce biau parc encloses,
    Ausinc apertement portraites,
    Cum proprement aperent faites.

           *       *       *       *       *

      Or au jardin nous en alons,
    Et des choses dedens parlons.
    Il vit, ce dit, sor l'erbe fresche
    Déduit qui demenoit sa tresche,
    Et ses gens o li karolans
    Sor les floretes bien olans;
    Et vit, ce dit li damoisiaus,
    Herbes, arbres, bestes, oisiaus,

    [p. 277]
    Et Cerbère qui tout enserre.                      21301
    Il verrait à la fois la terre,
    Et d'un bout à l'autre la mer,
    Poissons en l'élément amer
    Et toutes les choses marines,
    Les eaux douces, troubles et fines,
    Et tous objets grands et menus
    Dans les eaux douces contenus,
    La terre et les choses terriennes
    Avec ses richesses anciennes,
    Et l'air et tous les oisillons,
    Les mouches et les papillons,
    Tout ce qui parmi l'air résonne
    Et le feu qui tout environne,
    Le domaine et les changements
    De tous les autres éléments.
    Puis il verrait toutes sans voiles,
    Claires, luisantes, les étoiles,
    Les astres fixes, les errants,
    Dans l'orbe immense gravitants.
    Oui, seigneurs, tretoutes les choses
    Qui sont dedans le monde encloses,
    Celui-là contempler pourrait
    Hors du beau parc, et les verrait
    Aussi distinctement pourtraites,
    Comme elles nous paraissent faites.
      Or au jardin nous en allons,
    Et des choses dedans parlons.
    Il vit, dit-il, sur l'herbe molle
    Déduit qui menait sa karole,
    Les fleurettes, les damoiseaux,
    Herbes, arbres, bêtes, oiseaux,
    Et ruisselets, et fontenelles,
    Bruire et frémir sur les gravelles,

    [p. 278]
    Et ruisselez et fonteneles                        21059
    Bruire et fremir par les graveles,
    Et la fontaine sous le pin:
    Et se vante que puis Pepin
    Ne fut tex pin; et la fontaine
    R'estoit de trop grant biauté pleine.
    Por Diez, seignor, prenés-i garde,
    Qui bien la vérité regarde,
    Des choses ici contenuës,
    Ce sunt truffes et fanfeluës.
    Ci n'a chose qui soit estable,
    Quanqu'il i vit est corrumpable.
    Il vit karoles qui faillirent,
    Et faudront tuil cil qui les firent;
    Ausinc feront toutes les choses
    Qu'il vit par tout léans encloses:
    Car la norrice Cerberus,
    A cui ne puet riens embler nus
    Humains, que tout ne face user,
    Quant el velt de sa force user,
    Et sans lasser tous jors en use
    Atropos qui riens ne refuse,
    Par derrier tous les espiot,
    Fors les Diex, se nus en i ot:
    Car sans faille choses devines
    Ne sunt mie à la mort enclines.
      Mais or parlons des beles choses
    Qui sunt en ce biau parc encloses.
    Ge vous en di generaument,
    Car taire m'en voil erraument,
    Et qui voldroit adroit aler,
    N'en sai-ge proprement parler;
    Car nus cuers ne porroit penser,
    Ne bouche d'omme recenser

    [p. 279]
    Et la fontaine sous le pin,                       21335
    Comme ne fut depuis Pepin
    Nul pin, dit-il, et la fontaine
    Était de trop grand' beauté pleine.
    Pour Dieu, seigneurs, défiez-vous;
    Pour qui voit dessus et dessous
    Les choses ici contenues,
    Ce sont contes et fanfrelues.
    Là je ne vois rien d'éternel,
    Tout est corrompable et mortel.
    Il vit karoles qui finirent,
    Et finiront ceux qui les firent,
    Comme finiront en leur temps
    Toutes choses qu'il vit léans.
    Car la nourrice de Cerbère
    A qui l'on ne peut rien soustraire
    Qu'enfin elle ne fasse user,
    Lorsque veut de sa force user
    (Et sans cesse toujours en use
    Atropos, qui rien ne refuse),
    Frappe ici-bas jeunes et vieux,
    Par derrière tous, fors les Dieux;
    Car seules les choses divines
    Ne sunt mie à la mort enclines.

           *       *       *       *       *

      Or, en quelques mots seulement,
    Car veux m'en taire incontinent,
    Je vais parler des belles choses
    Qui sont en ce beau parc encloses.
    A vrai dire, pour droit aller,
    N'en sais-je dignement parler.
    Ces grand' beautés et grand' values
    Des choses léans contenues

    [p. 280]
    Les grans biautés, les grans valuës               21093
    Des choses léans contenuës;
    Ne les biaus geus, ne les grans joies
    Et pardurables et veroies
    Que li karoleors demainent,
    Qui dedens la porprise mainent:
    Tretoutes choses delitables,
    Et veroies et pardurables
    Ont cil qui léans se déduisent,
    Et bien est drois; car tous bien puisent
    A méismes une fontaine
    Qui tant est précieuse et saine,
    Et bele et clere, et nete et pure,
    Qui toute arrouse la closture.
    De cui ruissel les bestes boivent
    Qui là vuelent entrer et doivent,
    Quant des noires sunt desevrées:
    Que puis qu'el en sunt abevrées,
    Jamès soif avoir ne porront,
    Et tant vivront comme eus vorront
    Sans estre malades, ne mortes.
    De bonne hore entrerent es portes,
    De bonne hore l'aignelet virent,
    Que par l'estroit sentier sivirent
    En la garde au sage bergier,
    Qui les volt o li herbergier;
    Ne jamès nus hons ne morroit,
    Qui boivre une fois en porroit.
    Ce n'est pas cele desouz l'arbre
    Qu'il vit en la pierre de marbre;
    L'en li devroit faire la moë,
    Quant il cele fontaine loë.
    C'est la fontaine périlleuse,
    Tant amére et tant venimeuse,

    [p. 281]
    Nul cerveau ne pourrait penser                    21367
    Ni bouche d'homme recenser
    Les jeux, les plaisirs délectables,
    Jeux éternels et véritables,
    Que démènent les karoleurs
    Dedans ce beau pourpris en fleurs;
    Car toutes choses délectables,
    Eternelles et véritables
    Ont ses bienheureux habitants;
    Et c'est juste, car tous léans
    Puisent à même une fontaine
    Qui tant est précieuse et saine,
    Et belle et pure et claire aux yeux,
    Qui tout arrose ces beaux lieux.
    De cette onde les bêtes boivent,
    Qui là veulent entrer et doivent
    Quand ont laissé le noir troupeau.
    Sitôt qu'elles goûtent cette eau,
    Jamais plus ne sont altérées
    Ni de maux ni de mort navrées
    Et vivront tant comme voudront.
    Franchi par bonheur elles ont
    Les portes et l'agnelet virent,
    Que par l'étroit sentier suivirent
    En la garde du bon berger
    Qui vers lui les veut héberger!
    Ce n'est pas celle dessous l'arbre
    Qu'il vit en la pierre de marbre;
    Car qui boire une fois pourrait
    De cette eau, jamais ne mourrait.
    Aussi lui devrait-on la moue
    Faire, quand la fontaine il loue
    Qui le beau Narcisse tua
    Quand au dessus il se mira.

    [p. 282]
    Qu'el tua le bel Narcisus,                        21127
    Quant il se miroit iqui sus.
    Il méismes n'a pas vergoigne
    De recongnoistre, ains le tesmoigne,
    Et sa crualté pas ne cele,
    Quant perilleus miroir l'apele,
    Et dit que quant il s'i mira,
    Maintes fois puis en sospira,
    Tant s'i trova grief et pesant.
    Vez quel douçor en l'iaue sent!
    Diex! cum bonne fontaine et sade,
    Où li sain deviennent malade,
    Et cum il s'i fait bon virer
    Por soi dedens l'iauë mirer!
    Ele sourt, ce dit, à grans ondes
    Par deus doiz crueses et parfondes;
    Mès el n'a mie, bien le soi,
    Ses doiz, ne ses iaues de soi.
    N'est nule chose qu'ele tiengne
    Que trestout d'aillors ne li viengne;
    Puis si redit que c'est sans fin,
    Qu'ele est plus clere qu'argent fin.
    Vez de quex trufes il vous plaide,
    Ains est voir si troble et si laide,
    Que chascuns qui sa teste i boute
    Por soi mirer, il n'i voit goute.
    Tuit s'i forcenent et s'angoissent,
    Por ce que point ne s'i congnoissent.
    Au fons, ce dist, a cristaulx doubles,
    Que li solaus, qui n'est pas troubles,
    Fait luire quant ses rais i giete,
    Si cler que cis qui les aguiete,
    Voit tous jors la moitié des choses
    Qui sunt en cel jardin encloses:

    [p. 283]
    C'est la fontaine périlleuse,                     21401
    Tant amère et tant venimeuse,
    Que lui-même il n'hésite pas
    A le reconnaître, et plus bas
    En rien sa cruauté ne cèle
    Quand périlleux miroir l'appelle,
    Et dit que quand il s'y mira
    Souvent depuis en soupira,
    Tant y trouva mésaise et peine.
    Voyez quelle douce fontaine!
    Et comme il s'y fait bon virer
    Pour son visage en l'eau mirer!
    Quelle onde bienfaisante et sade
    Qui d'homme sain fait un malade!
    Puis, dit-il, nuit et jour sans fin
    Plus blanche et claire qu'argent fin
    On la voit sourdre à grandes ondes
    Par deux rigoles moult profondes.
    Mais rien n'est à elle, ses eaux,
    Bien le sais, ni ses deux canaux;
    Nulle chose n'est qu'elle tienne
    Qui d'ailleurs toute ne lui vienne.
    Voyez quels contes il vous fait!
    Ce bassin est si trouble et laid
    Que chacun qui sa tête y boute
    Pour s'y mirer, il n'y voit goutte;
    Tous sont forcenés, angoisseux,
    Et trompés leurs cœurs et leurs yeux.
    Au fond, dit-il, est cristal double;
    Or le soleil, qui n'est pas trouble,
    Tant les éclaire de ses feux,
    Que si l'on y jette les yeux,
    On y lit la moitié des choses
    Qui sont en ce jardin encloses,

    [p. 284]
    Et puet le remanant véoir,                        21161
    S'il se vuet d'autre part séoir,
    Tant sunt clers, tant sunt vertueus;
    Certes ains sunt troble et nueus.
    Por quoi ne font-il demonstrance,
    Quant li solaus ses rais i lance,
    De toutes les choses ensemble?
    Par foi qu'il ne puéent, ce semble,
    Por l'oscurté qui les obnuble,
    Qu'il sunt si troble et si obnuble,
    Qu'il ne pueent par eus suffire
    A celi qui léans se mire,
    Quant lor clarté d'aillors acquierent,
    Se li rais du solaus n'i fierent,
    Si qu'il les puissent encontrer,
    Il n'ont pooir de riens monstrer;
    Mès cele que ge vous devise,
    C'est fontaine bele à devise.
    Or levés ung poi les oreilles,
    Si m'en orrés dire merveilles.
      Cele fontaine que j'ai dite,
    Qui tant est bele et tant profite
    Por garir, tant est savorée,
    Trestoute beste enlangorée,
    Rent tous jors par trois doiz sotives
    Iauës douces, cleres et vives.
    Si sunt si près, à près chascune,
    Que toutes s'asemblent à une,
    Si que quant toutes les verrés,
    Et une et trois en troverés,
    Se volés au conter esbatre,
    Ne jà n'en i troverés quatre,
    Mès tous jors trois et tous jors une;
    C'est lor propriété commune.

    [p. 285]
    Et qu'on peut tout le reste voir                  21435
    Si l'on se va d'autre part seoir,
    Tant ils sont puissants et limpides!
    Mais ils sont troubles et perfides.
    Que ne peuvent-ils refléter,
    Quand le soleil s'y vient jeter,
    Tretoutes les choses ensemble?
    C'est qu'ils ne peuvent, il me semble.
    Leur naturelle obscurité
    Les rend si vains, en vérité,
    Qu'eux-mêmes ne sauraient suffire
    A celui qui dedans se mire,
    Ils n'ont pouvoir de rien montrer
    S'ils ne viennent à rencontrer
    Les rais que le soleil y lance;
    Étrangère est donc leur puissance.
    Mais la fontaine que je dis
    Est l'ornement du paradis.
    Or levez un peu les oreilles,
    Et m'ouïrez dire merveilles.
      Cette fontaine oncques ne nuit,
    Qui tant est belle, mais guérit,
    Tant elle est bonne et savourée,
    Tretoute bête enlangorée,
    Et toujours par triples canaux
    Rend douces, claires, triples eaux,
    Qui sont si près à près chacune,
    Que toutes s'assemblent en une,
    Si bien que qui les trois verrait
    Et une et trois en trouverait,
    Mais toujours trois et toujours une,
    C'est leur propriété commune;
    En vain à compter s'ébattrait,
    Jamais quatre n'en trouverait.

    [p. 286]
    N'onc tel fontaine ne véismes,                    21195
    Car ele sourt de soi-méismes:
    Ce ne font mie autres fontaines
    Qui sordent par estranges vaines.
    Ceste tout par soi se conduit,
    N'a mestier d'estrange conduit,
    Et se tient en soi toute vive,
    Plus ferme que roche naïve:
    N'a mestier de pierre de marbre,
    Ne d'avoir coverture d'arbre;
    Car d'une sorce vient si haute
    L'eve, qu'el ne puet faire faute,
    Qu'arbre ne puet si haut ataindre,
    Que sa hautece ne soit graindre,
    Fors que sans faille en ung pendant,
    Si cum el s'en vient descendant,
    Là trueve une olivete basse,
    Souz qui toute l'iauë s'en passe;
    Et quant l'olivete petite
    Sent la fontaine que j'ai dite,
    Qui li atrempe ses racines
    Par ses iauës douces et fines,
    Si en prent tel norrissement,
    Qu'ele en reçoit acroissement,
    Et de foille et de fruit s'encharge:
    Si devient si haute et si large,
    C'onques li pins qu'il vous conta,
    Si haut de terre ne monta,
    Ne ses rains si bien n'estendi,
    Ne si bel umbre ne rendi.
    Ceste olive tout en estant,
    Ses rains sor la fontaine estant;
    Ainsinc la fontaine s'enumbre,
    Et par le roisant du bel umbre

    [p. 287]
    Nul ne vit onc fontaine telle.                    21469
    Car de soi-même coule-t-elle
    Et d'elle-même se conduit
    Sans chercher étranger conduit,
    Ce que ne font autres fontaines
    Qui sourdent d'étrangères veines.
    Car en soi-même elle a son lit
    Creusé, plus ferme que granit;
    Besoin n'a de roc ni de marbre,
    Ni d'avoir couverture d'arbre,
    Car de source si haute sourd
    L'onde, que ne manque à nul jour,
    Et qu'il n'est arbre qui l'atteigne,
    Car sa hauteur tous les dédaigne,
    Fors sans mentir en un pendant
    Lorsqu'elle coule en descendant.
    Là trouve une olivette basse
    Sous laquelle toute l'eau passe,
    Et quand ce petit olivier
    Sent la fontaine en son sentier,
    Qui lui détrempe les racines
    Par ses ondes douces et fines,
    Il en prend tel nourrissement
    Qu'il en reçoit accroissement
    Et de feuilles, de fruits se charge.
    Lors devient si haut et si large
    Qu'oncques le pin qu'il vous conta
    Si haut de terre ne monta,
    Ni de ses grands rameaux sans nombre
    Ne rendit oncques si belle ombre;
    Debout cet olivier géant
    Ses rameaux sur les eaux étend.
    Ainsi la fontaine s'enombre,
    Et pour l'attrait de la belle ombre

    [p. 288]
    Les besteletes là se mucent                       21229
    Qui les douces rousées sucent,
    Que li dous ruissiaus fait espendre
    Par les flors et par l'erbe tendre.
    Si pendent à l'olive escrites
    En ung rolet letres petites
    Qui dient à ceus qui les lisent,
    Qui souz l'olive en l'ombre gisent:
    Ci cort la fontaine de vie
    Par desouz l'olive foillie,
    Qui porte le fruit de salu.
    Quiex fu li pins qui l'a valu?
      Si vous di qu'en cele fontaine,
    (Ce croiront foles gens à paine,
    Et le tendront plusors à fables)
    Luit uns charboucles merveillables[69]
    Sor toutes merveilleuses pierres,
    Trestous réons et à trois quierres,
    Et siet emmi si hautement,
    Que l'en le voit apertement
    Par tout le parc reflamboier;
    Ne ses rais ne puet desvoier
    Ne vent, ne pluie, ne nublece,
    Tant est biaus et de grant noblece:
    Et sachiés que chascune quierre,
    (Tex est la vertu de la pierre,)
    Vaut autant cum les autres deus:
    Tex sunt entr'eus les forces d'eus.
    Ne les deus ne valent que cele,
    Combien que chascune soit bele;
    Ne nus ne les puet deviser,
    Tant les sache bien aviser,
    Ne s'i joindre par avisées,
    Qu'il ne les truisse devisées.

    [p. 289]
    Les bêtelettes de venir                           21503
    Les douces perles recueillir
    Que le doux ruisseau fait épandre
    Emmi les fleurs et l'herbe tendre.
    A l'olivier pendent écrits,
    Sur un rouleau, signes petits
    Qui disent à ceux qui les lisent,
    Quand à l'ombre de l'arbre gisent
    Que nul pin oncques ne valut:
    «Ci, portant le fruit du salut,
    S'étend l'olivette fleurie
    Dessus la fontaine de vie.»
      Or dans la fontaine (et ceci
    Folles gens croiront à demi
    Et le tiendront plusieurs à fable)
    Luit une escarboucle admirable[69]
    Plus que diamants les plus beaux.
    Ronde, elle a trois angles égaux
    Et sied au milieu, mais si haute
    Que toujours on la voit sans faute
    Par tout le parc reflamboyer.
    Rien ne peut faire dévoyer
    Ses rais, vent, nuage ni pluie;
    Sa splendeur tretous les défie.
    Chaque angle vaut les autres deux,
    Si bien sont parfaites entre eux
    Proportions et harmonie
    (Tant sa vertu est infinie),
    Comme les deux ont du premier
    La beauté, l'éclat tout entier.
    On a beau les joindre en pensée,
    Toujours la pierre est divisée,
    Et nul ne la peut diviser,
    Tant la sache bien aviser.

    [p. 290]
    Mès nus solaus ne l'enlumine,                     21263
    Qu'il est d'une color si fine,
    Si clers et si resplendissans,
    Que li solaus esclarcissans
    En l'autre iauë li cristaus doubles,
    Lés li seroit oscurs et troubles.
      Briefment, que vous en conteroie?
    Autre soleil léans ne roie
    Que cil charboucles flamboians;
    C'est li solaus qu'il ont léans,
    Qui plus de resplendor habonde
    Que nus solaus qui soit où monde.
    Cis la nuit en exil envoie,
    Cis fait le jor que dit avoie
    Qui dure pardurablement
    Sans fin et sans commencement,
    Et se tient en un point de gré,
    Sans passer signe ne degré,
    Ne minuit, ne quelque partie
    Par quoi puisse estre ore partie[70].
    Si r'a si merveilleus pooir,
    Que cil qui là le vont véoir,
    Si-tost cum cele part se virent,
    Et lor face en l'iauë remirent,
    Tous jors de quelque part qu'il soient,
    Toutes les choses du parc voient,
    Et les congnoissent proprement,
    Et eus-méismes ensement;
    Et puis que là se sunt véu,
    Jamès ne seront décéu
    De nule chose qui puist estre,
    Tant i deviennent sage mestre.

    [p. 291]
    Mais nul soleil ne l'enlumine,                    21537
    Car elle est de couleur si fine,
    D'un éclat si resplendissant,
    Que le soleil ëclaircissant
    Là-bas le fameux cristal double
    Serait près d'elle obscur et trouble.
      Bref, encor que vous conterais?
    Nul soleil n'y lance ses rais,
    Car plus de resplendeur abonde
    Que nul soleil qui soit au monde
    L'escarboucle aux rais flamboyants.
    C'est le soleil qui luit léans,
    Qui la nuit en exil envoie
    Et fait le jour qui ne dévoie,
    Et qui dure éternellement,
    Sans fin et sans commencement,
    Et se tient en la même ligne
    Sans passer ni degré, ni signe,
    Ni minuit, sans un mouvement
    Dont on fasse une heure, un moment[70].
    Tant merveilleuse est sa puissance
    Que ceux qui sont en sa présence
    Et qui là-haut le peuvent voir,
    Sitôt que vers ce beau miroir
    Leur visage sans plus ils virent
    Et dans la fontaine le mirent,
    De quelque côté que ce soit,
    Tout dans le parc l'œil aperçoit.
    Soudain ils savent tout connaître
    Jusqu'à leur cœur et tout leur être,
    Et depuis qu'ils se seront vus,
    Jamais ils ne seront déçus
    De nulle chose qui puisse être.
    Tant chacun devient sage maître.

    [p. 292]
      Autres merveilles vous dirai:                   21295
    Que de cesti soleil li rai
    Ne troublent pas, ne ne retardent
    Les yex de ceux qui les regardent,
    Ne ne les font essaboïr,
    Mès enforcier et resjoïr,
    Et ravigorer lor véuë
    Por la bele clarté véuë
    Plaine d'atrempée chalor,
    Qui par merveilleuse valor
    Tout le parc d'odor resplenist
    Par la grant doçor qui en ist.
    Et por ce que trop ne vous tiengne,
    D'ung brief mot voil qu'il vous soviengne
    Que qui la forme et la matire
    Du parc verroit, bien porroit dire
    C'oncques en si bel paradis
    Ne fu formés Adam jadis.
      Por Diex, seignor, donc que vous semble
    Du parc et du jardin ensemble?
    Donnés-en resnables sentences
    Et d'accidens et de sustances:
    Dites par vostre loiauté
    Liquex est de grignor biauté;
    Et regardés des deux fontaines
    Laquele rent iauës plus saines,
    Plus vertueuses et plus pures,
    Et des dois jugiés les natures,
    Jugiés des pierres précieuses
    Lesqueles sunt plus vertueuses;
    Et puis du pin et de l'olive
    Qui cuevre la fontaine vive.
    Je m'en tieng à vos jugemens,
    Se vous, selonc les erremens

    [p. 293]
      Autres merveilles dire vais.                    21571
    C'est que de ce soleil les rais
    Ne troublent pas ni ne retardent
    Les yeux de ceux qui les regardent,
    Ni ne les viennent éblouir,
    Mais font renforcer, réjouir,
    Voire fortifier la vue,
    Par la belle lumière vue
    Pleine de suave chaleur
    Qui, par merveilleuse valeur,
    Tout le parc de parfum inonde,
    Tant de grande douceur abonde.
    Et pour ne pas trop vous tenir,
    Daignez d'un mot vous souvenir:
    Qui du parc la forme et l'essence
    Saurait, pourrait dire, je pense,
    Qu'oncques en si beau paradis
    Adam ne fut créé jadis.
      Pour Dieu, seigneurs, donc que vous semble
    Du parc et du jardin ensemble?
    Dites, en toute loyauté,
    Lequel est de plus grand' beauté;
    Donnez raisonnables sentences
    Des accidents et des substances.
    Des deux fontaines à vos yeux
    Laquelle sourd ses eaux le mieux,
    Plus vertueuses et plus pures?
    Des canaux jugez les natures,
    De l'escarboucle et des cristaux
    Jugez les vertus et les maux,
    Le pin, et l'olive fleurie
    Dessus la fontaine de vie.
    Je m'en tiens à vos jugements
    Si, suivant les bons errements

    [p. 294]
    Que léu vous ai ça arriere,                       21329
    Donnés sentence droituriere:
    Car bien vous di sans flaterie,
    Haut et bas ne m'i met-ge mie[71],
    Car se tort i voliés faire,
    Dire faus, ou vérité taire,
    Tantost, jà nel' vous quier celer,
    Aillors en vodroie apeler.
    Et por nous plustost acorder,
    Ge vous voil briefment recorder,
    Selonc ce que vous ai conté,
    Lor grant vertu, lor grant bonté:
    Cele les viz de mort enivre,
    Mès ceste fait de mort revivre.
      Seignor, sachiés certainement,
    Se vous vous menés sagement,
    Et faites ce que vous devrés,
    De ceste fontaine bevrés.
    Et por tout mon enseignement
    Retenir plus legierement,
    (Car leçon à briez moz léuë
    Plus est de legier retenuë).
    Ge vous voil ci briément retraire
    Tretout quanque vous devés faire.

           *       *       *       *       *

      Pensés de Nature honorer,
    Servés la par bien laborer;
    Mès comment que la chose aviengne,
    De raison vueil qu'il vous soviengne,
    Et se de l'autrui riens avés,
    Rendez-le, se vous le savés;
    Et se vous rendre ne poés
    Les biens despendus ou joés,

    [p. 295]
    Que je vous ai tracés arrière,                    21605
    Donnez sentence droiturière.
    Mais, sans mentir, je vous promets
    Que haut ni bas ne m'y soumets[71].
    Car si tort vous y vouliez faire,
    Dire faux ou vérité taire,
    Tantôt, à ne vous rien celer,
    Ailleurs j'en voudrais appeler.
    Pour mieux nous accorder ensemble,
    Souffrez qu'en deux mots je rassemble
    Selon ce que vous ai conté,
    Leur grand' vertu, leur grand' beauté:
    L'un les vivants de mort enivre
    Et l'autre fait de mort revivre.
      Seigneurs, sachez certainement
    Que si vous vivez sagement
    Et faites ce que devez faire,
    Vous boirez à cette dernière.
    Et pour tout mon enseignement
    Retenir plus facilement
    (Car leçon en quelques mots lue
    Est plus aisément retenue),
    Je veux, avant de vous quitter,
    En quelques lignes vous dicter
    Et vous dire une fois dernière
    Tout ce que prudhomme doit faire.
      Pensez de Nature honorer,
    Et servez-la par bien ouvrer.
    Mais comment que la chose advienne
    De Raison veux qu'il vous souvienne.
    Quand le bien d'autrui vous avez,
    Rendez-le, si vous le savez,
    Et si vous ne pouvez le rendre,
    S'il vous faut forcément attendre,

    [p. 296]
    Aiés-en bonne volenté,                            21361
    Quant des biens aurés à plenté.
    D'occision nus ne s'aprouche,
    Netes aiés et mains et bouche;
    Soiés loïal, soiés piteus,
    Lors irés où champ deliteus
    Par trace l'aignelet sivant
    En pardurableté vivant,
    Boivre de la bele fontaine
    Qui tant est doce, et clere et saine,
    Que jamès mort ne recevrés,
    Si-tost cum de l'iauë bevrés;
    Ains irés par joliveté
    Chantant en pardurableté
    Motez, conduis et chançonnettes
    Par l'erbe vert sor les floretes,
    Souz l'olivete karolant.
    Que vous voi-ge ci flajolant?
    Drois est que mon frestel estuie,
    Car biau chanter sovent ennuie;
    Trop vous porroie huimès tenir,
    Ci vous voil mon sermon fenir:
    Or i perra que vous ferés,
    Quant en haut encroé serés
    Por préeschier sus la bretesche.

    _L'Acteur._

    Genius ainsinc lor préesche,
    Et les resbaudist et solace;
    Lors gete le cierge en la place,
    Dont la flame toute enfumée
    Par tout le monde est alumée.
    N'est dame qui s'en puist deffendre,
    Tant la sot bien Venus espandre;

    [p. 297]
    Ayez-en bonne volonté                             21639
    Dès qu'aurez biens en quantité.
    Que nul à son prochain ne touche,
    Nettes ayez et main et bouche,
    Soyez loyaux, soyez piteux;
    Lors irez au parc merveilleux
    Boire à la très-belle fontaine
    Qui tant est douce et claire et saine,
    Les pas de l'agnelet suivants
    Et dans l'éternité vivants.
    Car la mort vers vous sera vaine
    Dès que boirez à la fontaine;
    Mais irez tout pleins de gaîté,
    Chantant pendant l'éternité
    Mottets et lais et chansonnettes
    Par l'herbe verte et les fleurettes,
    Sous l'olivette en karolant.
    Mais que vous vais-je flageolant?
    Temps est que ma flûte je plie,
    Car beau chanter souvent ennuie.
    Trop pourrais céans vous tenir,
    Ci vous veux mon sermon finir.
    Bientôt nous vous verrons à l'œuvre,
    Lorsque du prêche à la manœuvre
    Franchirez créneaux et talus.

    _L'Auteur._

    Ainsi leur prêche Génius,
    Et les transporte et les conquête.
    Lors le cierge en la place il jette
    Dont le brandon tout enfumé
    Par tout le monde est allumé.
    Tant sut ce feu Vénus répandre
    Que dame ne s'en peut défendre,

    [p. 298]
    Et la cuilli si haut li vens,                     21393
    Que toutes les famés vivans,
    Lor cors, lor cuers et lor pensées
    Ont de cele odor encensées.
    Amors de la chartre léuë
    A si la novele espanduë,
    Que jamès n'iert lions de vaillance
    Qui ne s'acort à la sentence.
      Quant Genius ot tout léu,
    Li baron de joie esméu,
    Car onc mes, si cum il disoient,
    Si bon sermon oï n'avoient,
    N'onc puis qu'il furent concéu
    Si grant pardon n'orent éu,
    N'onques n'oïrent ensement
    Si droit escommeniement,
    Por ce que le pardon ne perdent,
    Tuit à la sentence s'aerdent,
    Et respondent tost et vias,
    Amen, amen, fias, fias.
    Si cum la chose ert en ce point,
    N'i ot puis de demore point;
    Chascuns qui le sermon amot
    Le note en son cuer mot à mot:
    Car moult lor sembla saluable
    Por le bon pardon charitable,
    Et moult l'ont volentiers oï.
    Et Genius s'esvanoï,
    Conques ne sorent qu'il devint,
    Dont crient en l'ost plus de vint.
    Or à l'assaut sans plus atendre
    Qui bien set la sentence entendre!
    Moult sunt nostre anemi grevé!
    Lors se sunt tuit en piez levé,

    [p. 299]
    Et le vent si haut le cueillit                    21671
    Que tretoute femme qui vit
    Son cœur, son corps et ses pensées
    A de cette odeur encensées.
    Amour du message entendu
    La nouvelle a tant répandu,
    Qu'il n'est plus homme de vaillance
    Qui ne s'accorde à la sentence.
      Sitôt qu'eut tout lu Génius,
    Lors les barons de joie émus
    (Car oncques, disaient-ils, personne
    N'entendit sentence si bonne,
    Et nul depuis qu'il fut conçu
    N'avait si grand pardon reçu;
    Nul n'avait pareillement même
    Entendu si juste anathême),
    Les barons donc répondent tôt:
    Amen, amen, bravo, bravo!
    Et pour que le pardon lui serve,
    Chacun la sentence conserve.
    Comme était la chose en ce point
    Dès lors n'y eut demeure point;
    Car chacun trouvant convenable
    Pour le bon pardon charitable
    Le serment que moult il aimait
    Mot à mot en son cœur le met.
    De Génius, la charte ouïe,
    L'image s'est évanouie,
    Et nul ne sut ce qu'il devint.
    Lors en l'ost chantent plus de vingt:
    «Or à l'assaut, sans plus attendre,
    Qui bien sait la sentence entendre!
    Moult sont nos ennemis grevés!»
    Lors se sont tous sur pied levés

    [p. 300]
    Près de continuer la guerre                       21427
    Por tout prendre et metre par terre.



    CV


    Venus se recoursa devant
    Ainsi que por cuillir le vent,
    Et ala plus-tost que le pas
    Au chastel, mais n'i entra pas.


      Venus, qui d'assaillir est preste,
    Premierement lor amoneste
    Qu'il se rendent; et cil que firent?
    Honte et Paor li respondirent:

    _Honte et Paor à Venus._

    Certes, Venus, ce est néans,
    Jà ne metrés les piez céans;
    Non voir, s'il n'i avoit que moi,
    Dist Honte, point ne m'en esmoi.

    _L'Acteur._

    Quant la déesse entendi Honte:

    _Venus._

    Vile orde garce, à vous que monte,
    Dist-ele, de moi contrester?
    Vous verrés jà tout tempester,
    Se li chastiaus ne m'est rendus:
    Par vous n'iert-il jà deffendus:
    Encontre nous le deffendrés!
    Par la char Diex vous le rendrés,

    [p. 301]
    Prêts à continuer la guerre                       21705
    Pour tout prendre et mettre par terre.



    CV


    Vénus par devant se retrousse
    Comme pour cueillir vent en housse,
    Et vient plus vite que le pas
    Au castel, mais n'y entre pas.


      Vénus, qui d'assaillir est prête,
    Premièrement leur fait requête
    Qu'ils se rendent. Avec hauteur
    Lors lui répondent Honte et Peur:


    _Honte et Peur à Vénus._

    Vénus, vous perdrez votre peine;
    Vous n'entrerez, quoi qu'il advienne.
    Non, vraiment, n'y eût-il que moi,
    Dit Honte, point n'aurais d'émoi.

    _L'Auteur._

    Lors, oyant Honte, la déesse:

    _Vénus._

    Que vous sert, garce, larronnesse,
    Dit-elle, de me résister?
    Vous verrez tretout tempêter,
    Si la place ne m'est rendue,
    Qui plus ne sera défendue.
    Contre nous vous la défendrez!
    Par la chair Dieu! vous la rendrez!

    [p. 302]
    Ou ge vous ardrai toutes vives,                   21449
    Comme ordes ribaudes chetives;
    Tout le porpris voil embraser,
    Tors et torneles arraser;
    Ge vous eschaufferai les naches;
    J'ardrai piliers, murs et estaches[72];
    Vostre fossé seront empli,
    Je ferai toutes metre en pli
    Voz barbacanes là drecies,
    Jà si haut nes aurés drecies
    Que nes face par terre estendre;
    A Bel-Acueil lerroi tout prendre,
    Boutons et Roses à bandon,
    Une hore en vente, autre hore en don.
    Ne vous ne serés jà si fiere
    Que tous li mondes ne s'i fiere:
    Tuit iront à procession,
    Sans faire point d'excepcion,
    Par les Rosiers et par les Roses,
    Quant j'aurai les lices descloses.
      Et por Jalousie bouler,
    Ferai-ge par tout defouler
    Et les préiaus et les herbages,
    Tant eslargirai les passages:
    Tuit i coilleront sans delai
    Boutons et Roses, clerc et lai,
    Religieus et séculer,
    N'est nus qui s'en puist reculer;
    Tuit i feront lor penitence,
    Mès ce n'iert pas sans difference.
    Li uns vendront répostement,
    Li autre trop apertement;
    Mès li répostement venu
    Seront à prodomme tenu;

    [p. 303]
    Ou je vous brûle toutes vives                     21731
    Comme ribaudes et chétives.
    Tout le pourpris veux embraser
    Et tours et tourelles raser;
    Je vous échaufferai les fesses,
    Mettrai piliers et murs en pièces;
    Tous vos fossés seront remplis,
    Et je ferai tout mettre en plis
    Vos barbacanes là dressées,
    Qui ne seront si haut placées
    Qu'on ne les fasse choir à bas.
    A Bel-Accueil, n'en doutez pas,
    Par vente ou don, léans encloses,
    Je livrerai boutons et roses.
    Tout le monde en procession
    Ira, sans faire exception,
    Par les rosiers et par les roses,
    Quand j'ouvrirai les lices closes;
    Fières en vain vous dresserez;
    Personne vous n'arrêterez!
      Et les préaux et les herbages
    (Tant j'élargirai les passages),
    A tretous je ferai fouler,
    Tant veux Jalousie affoler.
    La Rose et le bouton magique
    Tous cueilleront, clerc ou laïque;
    Religieux ou séculier,
    Tous viendront leur dette payer,
    Tous y feront leur pénitence;
    Mais sera mainte différence.
    Les uns viendront secrètement
    Et les autres ouvertement.
    Mais ceux qui viendront en cachette
    Vénus prudhommes les décrète,

    [p. 304]
    Li autre en seront diffamé,                       21483
    Ribaut et bordelier clamé;
    Tout n'i aient-il pas tel coupe
    Cum ont aucuns que nus n'encoupe.
    Si r'est voirs qu'aucuns mauvès homme.
    (Que Diex et saint Pere de Romme
    Confonde et eus et lor affaire!)
    Leront les Roses por pis faire,
    Et lor donra chapel d'ortie
    Déables qui si les ortie:
    Car Génius de par Nature,
    Por lor vilté, por lor ordure,
    Les a tous en sentence mis
    Avec nos autres anemis.
    Honte, se ge ne vous engin,
    Poi pris mon art et mon engin,
    Qu'aillors jà ne m'en clamerai.
    Certes, Honte, jà n'amerai
    Ne vous, ne Raison vostre mere
    Qui tant est as Amans amere.
    Qui vostre mere et vous croiroit,
    Jamès par amors n'ameroit.

    _L'Acteur._

      Venus à plus dire n'entent,
    Que bien li sofisoit atant.
    Lors s'est Venus haut secorcie,
    Bien sembla fame corrocie,
    L'arc tent, et le boujon encoche:
    Et quant el l'ot bien mise en coche,
    Jusqu'à l'oreille l'arc entoise
    Qui n'iert pas plus lons d'une toise;
    Puis avise cum bonne archiere,
    Par une petitete archiere

    [p. 305]
    Les autres seront diffamés,                       21765
    Ribauds et bordeliers clamés,
    Quoique maints autres bien pis fassent
    Et qui pour plus honnêtes passent.
    Car, c'est vrai, maints en mauvais lieu
    (Que le Saint-Père et le bon Dieu
    Les confonde, eux et leur affaire!)
    Laisseront Roses pour pis faire.
    Mais Satan, qui les pousse là,
    D'ortie un chapel leur fera;
    Car Génius, de par Nature,
    Pour leur bassesse et leur ordure,
    Les a tous en sentence mis
    Avec nos autres ennemis.
    Honte, si je ne vous dépèce
    Par ma force et par mon adresse,
    Ailleurs plus ne me montrerai!
    Certes, Honte, je n'aimerai
    Ni vous, ni Raison votre mère
    Qui tant aux amants est amère.
    Qui votre mère et vous croirait,
    Jamais par amour n'aimerait.

    _L'Auteur._

      Vénus alors s'est retroussée.
    Bien semble femme courroucée,
    Et sans prononcer un seul mot
    (Car bien assez en dit tantôt),
    Tend son arc et sa flèche encoche,
    Et quand l'eût bien mise en la coche
    A l'oreille amène ses doigts
    (D'une toise était l'arc en bois),
    Puis vise, comme bonne archère,
    Par une étroite meurtrière

    [p. 306]
    Qu'ele vit en la tor reposte                      21515
    Par devant, non pas par encoste,
    Que Nature ot par grant maistrise
    Entre deux pilerés assise.
    Cil dui pilers d'ivire estoient,
    Moult gent, et d'argent sostenoient
    Une ymagete en leu de chasse,
    Qui n'iert trop haute ne trop basse,
    Trop grosse, trop gresle non pas,
    Mès toute taillie à compas,
    De bras, d'espaules et de mains,
    Qu'il n'i failloit ne plus ne mains.
    Moult ierent gent li autre membre,
    Et plus olans que pomme d'embre:
    Dedens avoit ung saintuaire
    Covert d'ung précieus suaire,
    Li plus gentil et li plus noble
    Qui fust jusqu'en Constantinoble[73];            Voir la note.
    [Tel ymage n'ot nus en tor.
    Plus avienent miracle entor
    Qu'ains n'avint entor Medusa;
    Mès ceste trop meillor us a.
    Vers Medusa riens ne duroit,
    Car en roche transfiguroit
    (Tant faisoit felonnesses euvres
    Par ses felons crins de coleuvres,)
    Trestuit cil qui la regardoient.
    Par nul engin ne s'en gardoient,
    Fors Perséus, li filz Jovis,
    Qui par l'escu la vit où vis,
    Que sa suer Pallas li livra.
    Par cel escu se delivra,
    Par l'escu le chief li toli,
    Si l'emporta tous jors o li.

    [p. 307]
    Qu'elle aperçoit incontinent,                     21797
    Non par côté, mais par devant,
    Que Nature a, par grand' maîtrise,
    Entre deux beaux piliers assise.
    Chaque pilier d'ivoire était
    Moult gent et d'argent soutenait
    Une image, en guise de châsse,
    Qui n'était trop haute ni basse,
    Trop grosse, trop grêle non pas,
    Mais toute taillée au compas,
    De mains, de bras et d'encolure,
    Rien n'y manquait, je vous assure.
    Tous les membres étaient moult gents
    Plus que pomme d'ambre odorants.
    Dedans était un sanctuaire
    Couvert d'un précieux suaire,
    Et le plus noble et le plus gent
    Qui fut jusque dans l'Orient,
    Jusqu'à Constantinople. Et telle
    Image, aussi suave et belle
    Oncques ne tint nul en sa tour.
    Puis se font miracles autour
    Moult plus beaux qu'autour de Méduse,
    De sa vertu, car mieux elle use.
    Vers Méduse rien ne durait,
    Puisqu'en roche transfigurait
    (Tant faisait felonnesses œuvres
    Par ses félons crins de couleuvres)
    Tout mortel qui la regardait;
    Nul moyen ne l'en préservait,
    Fors le fils de Jupin Persée,
    Qui par l'écu la tint fixée
    Que sa sœur Pallas lui livra.
    Cet écu seul le délivra.

    [p. 308]
    Moult le tint chier, moult s'i fiot,              21549
    En maint estour mestier li ot;
    Ses fors anemis en muoit,
    Les autres à glaive tuoit.
    Mès ne la vit que par l'escu,
    Car il n'éust jà puis vescu.
    Ses escus li ert miroers,
    Car tiex ert où chief li poers,
    S'il la regardast face à face,
    Roche devenist en la place.
    Mès l'ymage dont ci vous conte,
    Les vertus Medusa sormonte,
    Qu'el ne sert pas de gens tuer,
    Ne d'eus faire en roche muer:
    Ceste de roche les remue,
    En lor forme les continue,
    Voire en meillor c'onques ne furent,
    Ne c'onques mès avoir ne purent.
    Cele nuist, et ceste profite,
    Cele occist, ceste resuscite,
    Cele les eslevés moult griéve
    Et ceste les grevés reliéve:
    Car qui de ceste s'aprochast,
    Et tout véist, et tout tochast,
    S'il fust ains en roche mué,
    Ou de son droit sens remué,
    Jà puis roche ne le tenist,
    En son droit sens s'en revenist;
    Si fust-il à tous jors garis
    De tous maus et de tous peris.]

           *       *       *       *       *

      Si m'aïst Diex, se ge poïsse,
    Volentiers plus près la véisse;

    [p. 309]
    De Méduse il trancha la tête                      21831
    Dont fit depuis mainte conquête;
    Toujours avec lui l'emportait,
    Moult tenait chère et s'y fiait,
    Ses ennemis changeait en pierre
    Ou du glaive jetait par terre.
    Il ne la vit que par l'écu,
    Car jamais après n'eût vécu,
    Mais fût resté roche en la place,
    Rien que de regarder sa face,
    Si terrible était son pouvoir!
    L'écu lui tint lieu de miroir.
    Mais l'image que je vous conte
    En vertus Méduse surmonte;
    Car gens ne sait-elle tuer
    Ni les faire en roche muer.
    Bien plus, de roche elle les mue,
    En leur forme et les continue,
    Et voire en meilleure vraiment
    Que celle qu'ils avaient avant.
    L'autre nuit, celle-ci profite;
    L'autre occit, elle ressuscite;
    L'autre grève les élevés,
    Elle relève les grevés.
    Qui pourrait approcher l'image,
    Toucher, ou voir pas davantage,
    Fût-il en roche avant mué
    Ou de son droit sens remué,
    Plus ne le retiendrait la pierre;
    Recouvrant la vertu première,
    Il serait à toujours guéri
    De tout mal et de tout péril.
      Si Dieu daignait en sa justice
    Que de plus près l'image visse,

    [p. 310]
    Voire, par Diex, par tout tochasse,               21581
    Se de si près en aprochasse;
    Mès ele est digne et vertueuse,
    Tant est de biauté precieuse.
    Et se nus usant de raison
    Voloit faire comparaison
    D'ymage à autre bien portraite,
    Autel en puet faire de ceste
    A l'ymage Pymalion,
    Comme de souris à lion[74].



    CVI


    Cy commence la fiction
    De l'ymage Pygmalion.


    [Pymalions uns entaillieres{75},                 Voir la note.
    Portraians en fust et en pierres,
    En metaus, en os et en cires,
    Et en toutes autres matires
    Qu'en puet en tex euvres trover,
    Por son grant engin esprover
    (Car onc de li hons ne l'ot mieudre,
    Ausinc cum por grans los acqieudre)
    Se volt à portraire deduire.
    Si fist une ymage d'ivuire;
    Si fist et portret l'ymagete
    Si bien compassée et si nete,
    Et mist au faire tel entente,
    Qu'el fu si plesante et si gente,
    Qu'el sembloit estre autresi vive
    Cum la plus bele riens qui vive.
    N'onques Helaine ne Lavine{76}
    Ne furent de color si fine,

    [p. 311]
    De si près je l'approcherais                      21865
    Que partout je la toucherais.
    Mais elle est digne et vertueuse.
    Tant est de beauté précieuse;
    Et si nul, usant de Raison,
    Voulait faire comparaison
    De quelque autre image avec elle,
    Il pourrait mette en parallèle
    L'image de Pygmalion,
    Comme de souris à lion[74].



    CVI


    Ci commence la fiction
    De l'image à Pygmalion.

      [Pygmalion le statuaire{75}
    Sculptait et le bois et la pierre,
    La cire et l'os et le métal,
    Toute matière en général
    Qu'on voit en telle œuvre fournie.
    Or un jour pour son grand génie
    Éprouver (car aucun mortel
    Depuis n'eut oncques talent tel
    Pour acquérir et los et gloire),
    Il fit une image d'ivoire.
    Tant y mit de soin, de travail,
    Jusque dans le moindre détail,
    Qu'il fit une image parfaite,
    Si bien compassée et si nette,
    Qu'elle semblait prête à mouvoir;
    Rien de si beau n'eût-on pu voir.
    Onc Hélène ni Lavinie{76}
    N'avaient eu sa grâce infinie,

    [p. 312]
    Ne de si bele façon nées,                         21611
    Tant fussent bien enfaçonnées,
    Ne de biauté n'orent la disme.
    Tout s'esbahit en soi-méisme
    Pymalion, quant la regarde;
    Es-vos qu'il ne se donne garde
    Qu'Amors en ses resiaus l'enlace
    Si fort qu'il ne set que il face.
    A soi-méismes se complaint,
    Mès ne puet estanchier son plaint.
    Las! que fai-ge, dist-il, dors-gié?
    Maint ymage ai fait et forgié,
    Dont nus n'assommeroit le pris,
    N'onc d'eus amer ne fui sorpris:
    Or sui par ceste mal-baillis,
    Par li m'est tous li sens faillis.
    Las! dont me vient ceste pensée,
    Comment fu cele amor pensée?
    J'aime une ymage sorde et muë
    Qui ne se crosle ne remuë,
    Ne jà de moi merci n'aura:
    Tel amor comment me navra?
    Il n'est nus qui parler en oie,
    Qui trop esbahir ne s'en doie.
    Or sui-ge li plus fox du sicle,
    Que pui-ge faire en cest article?
    Par foi, s'une roïne amasse,
    Merci toutevois esperasse,
    Por ce que c'est chose possible;
    Mès cest amor est si horrible,
    Qu'el ne vient mie de Nature,
    Trop mauvaisement m'i nature.
    Nature en moi mauvès fil a;
    Quant me fist, forment s'avila,

    [p. 313]
    Son teint, son port, sa majesté,                  21895
    Ni de sa splendide beauté
    Voire la dixième partie.
    Tant son âme est lors ébahie,
    En la voyant, Pygmalion,
    Qu'il ne fait pas attention
    Qu'Amour en ses réseaux l'enlace,
    En lui ne sait ce qui se passe.
    Sans cesse à soi-même il se plaint,
    Mais sa souffrance oncques n'éteint:
    Las! dit-il, quelle est cette rage?
    Rêvé-je? Or j'ai fait mainte image
    Dont nul ne connaîtra le prix
    Et d'amour onc ne fut surpris.
    Et par celle-ci ma pensée
    Voilà toute bouleversée
    Et mon cœur brisé sans retour.
    D'où me vient ce fatal amour?
    J'aime une image sourde et mue
    Qui ne branle ni ne remue
    Et de mes feux pitié n'aura.
    Comment tel amour me navra?
    Nul n'est qui parler en ouïsse
    Qui par trop ne s'en ébahisse.
    Une reine encor si j'aimais,
    Pitié peut-être espérerais,
    Car enfin c'est chose possible.
    Mais tant cette amour est horrible
    Que c'est crime de s'y livrer;
    Nature n'a pu l'inspirer.
    En moi mauvais fils a Nature,
    Trop suis-je vile créature;
    Aussi ne la dois-je blâmer
    Si je veux follement aimer.

    [p. 314]
    Si ne l'en doi-ge pas blasmer,                    21645
    Se ge voil folement amer,
    Ne m'en doi prendre s'a moi non:
    Puis que Pymalion oi non,
    Et poi sor mes deus piez aler,
    N'oï de tel amor parler.
    Si n'aim-ge pas trop folement:
    Car, se l'escriture ne ment,
    Maint ont plus folement amé.
    N'ama jadis où bois ramé,
    A la fontaine clere et pure,
    Narcissus sa propre figure,
    Quant cuida sa soif estanchier?
    N'onques ne s'en pot revanchier,
    Puis en fu mors, ce dist l'istoire
    Qui encor est de grant memoire.
    Dont sui-ge mains fox toutevois,
    Car, quant je voil, à ceste vois,
    Et la prens, et acole et baise,
    S'en puis miex soffrir ma mesaise;
    Mès cil ne pooit avoir cele
    Qu'il véoit en la fontenele.
    D'autre part, en maintes contrées
    Ont maint maintes dames amées,
    Et les servirent quanqu'il porent,
    N'onques ung-sol baisier n'en orent,
    Si s'en sunt-il forment pené;
    Dont m'a miex Amors assené.
    Non a: car à quelque doutance
    Ont-il toutevois espérance
    Et du baisier et d'autre chose;
    Mès l'esperance m'est forclose,
    Quant au délit que cil entendent
    Qui les déduis d'amors atendent:

    [p. 315]
    Il n'est plus fol que moi, je pense.              21929
    Or que faire en cette occurrence?
    Dois-je m'en prendre à d'autre? Non.
    Depuis qu'ai Pygmalion nom
    Et que sur mes deux pieds chancelle,
    Je n'ouïs parler d'amour telle.
    Pourtant, à parler franchement,
    Est-ce trop aimer follement?
    Car, après tout, si l'on peut croire
    Ce que nous raconte l'histoire,
    Maints ont plus follement aimé.
    N'aima-t-il pas au bois ramé,
    A la fontaine claire et pure,
    Narcisse sa propre figure,
    Quand il crut sa soif étancher?
    Il ne s'en put onc arracher,
    Mais en mourut, nous dit l'histoire,
    Qui toujours est de grand' mémoire.
    Donc, moins fol suis-je toutefois;
    Car lorsque je veux, maintes fois
    Je la prends, l'accole et la baise,
    Et mieux supporte mon mésaise.
    Mais lui, celle avoir ne pouvait
    Que dans la fontaine il voyait.
    D'autre part, en maintes contrées
    Maints ont maintes dames aimées,
    Et fins amants à les servir
    Sans jamais un baiser cueillir
    Se sont peinés toute leur vie;
    Donc Amour, malgré ma folie,
    M'a frappé moins cruellement.
    Mais non. Je m'abuse vraiment;
    Car, malgré tout, en leur doutance,
    Ils ont toutefois espérance,

    [p. 316]
    Car quant ge me voil aaisier                      21679
    Et d'acoler et de baisier,
    Ge truis m'amie autresi froide
    Cum est ung pez, et ausi roide;
    Que quant ge, por baisier, i touche,
    Toute me refroidist la bouche.
    Ha! trop ai parlé rudement,
    Merci, douce amie, en demant,
    Et pri que l'amende en pregniés:
    Car de tant cum vous me daingniés
    Doucement regarder et rire,
    Ce me doit bien, ce croi, soffire.
    Car dous regarz et riz piteus
    Sunt as Amans moult déliteus.



    CVII


    Comment Pygmalion demande
    Pardon, en présentant l'amande
    A son ymage, des paroles
    Qu'il dit d'elle, qui sont trop foles.


    Pymalions lors s'agenoille,
    Qui de lermes sa face moille,
    Son gage tent, si li amende;
    Mais el n'a cure de s'amende,
    Car el n'entent riens, ne ne sent,
    Ne de li, ne de son présent,
    Si que cil crient perdre sa paine
    Qui de tel chose amer se paine.

    [p. 317]
    Tandis qu'ils rêvent aux doux jeux                21963
    Qu'attendent tous les amoureux
    Et d'un baiser et d'autre chose;
    Pour moi toute espérance est close.
    Car si je veux me contenter,
    L'accoler, baiser et flatter,
    Je trouve ma mie aussi froide
    Qu'un ais de bois et aussi roide;
    Quand je l'effleure d'un baiser
    Je sens ma bouche se glacer.
    Hé! pardonnez, ma douce amie,
    Ma rudesse et mon infamie;
    Frappez-moi, point ne m'épargnez;
    Car du moment que vous daignez
    Me regarder et me sourire,
    Cela me doit, je crois, suffire,
    Car doux regard et ris piteux
    Sont aux amants délicieux.



    CVII

    Ci demande Pygmalion,
    En offrant l'amende, pardon
    A son image des paroles
    Qu'il dit d'elle et qui sont trop folles.


      A genoux Pygmalion lors
    De pleurs inonde tout son corps,
    Son gage tend et puis s'amende.
    Elle n'a cure de l'amende,
    Puisque rien n'ouït ni ne sent
    Ni de lui ni de son présent,
    Si bien qu'il craint perdre sa peine
    Et de sa dureté se peine,

    [p. 318]
    N'il n'en reset son cuer avoir,                   21705
    Qu'Amors li tolt sens et savoir;
    Si que trestout s'en desconforte,
    Ne set s'ele est ou vive ou morte.
    Soef à ses mains la detaste,
    Et croit ausinc cum se fust paste,
    Que ce soit sa char qui li fuie,
    Mès c'est sa main qu'il i apuie.
      Ainsinc Pymalion estrive,
    En son estrif n'a pez ne trive;
    En ung estât pas ne demore,
    Or aime, or het, or rit, or plore,
    Or est liés, or est à mesaise,
    Or se tormente, or se rapaise.
    Puis li revest en maintes guises
    Robes faites par grans maistrises,
    De biaus dras de soie, ou de laine,
    D'escarlate, ou de tiretaine,
    De vert, de pers ou de brunete,
    De colors fresche, fine et nete,
    Où moult a riches pennes mises,
    Erminées, vaires{77} ou grises;
    Puis les li oste, puis ressoie
    Cum li siet bien robe de soie,
    Cendaus, molequins Arrabis{78},
    Indes, vermaus, jaunes et bis,
    Samis diaprés, camelos.
    Por néant fust ung angelos,
    Tant est de contenance simple.
    Autrefois li met une gimple,
    Et par dessus ung cuevrechief,
    Qui cuevre la gimple et le chief;
    Ains ne cuevre par le visage,
    Qu'il ne vuet pas tenir l'usage

    [p. 319]
    Non plus ne sait son cœur ravoir;                 21993
    Amour lui prend sens et savoir,
    Si bien que tout s'en déconforte,
    Ne sachant s'elle est vive ou morte.
    Lors il la tâte de la main,
    Et comme pâte de son sein
    Croit sentir la chair qui se plie,
    Mais c'est sa main qu'il y appuie.
      Ainsi Pygmalion combat
    Sans paix ni trêve; en même état
    Un seul instant onc ne demeure;
    Il aime, il hait, il rit, il pleure,
    Tantôt joyeux, tantôt navré,
    Apaisé, puis désespéré.
    Puis il la vêt en mainte guise
    De robe faite à grand' maîtrise
    De beau drap de laine ou soyeux,
    D'écarlate, de lin moelleux,
    De bleu, de vert ou de brunete,
    De couleur fraîche fine et nette,
    Où moult a riches carreaux mis
    D'hermine, vair{77} ou petit gris,
    Puis les ôte pour qu'il revoie
    Comme lui sied robe de soie,
    Satins rayés et camelots,
    Velours, tissus orientaux,
    Bleus, vermeils, bis, d'or en la frange;
    Certe on dirait un petit ange
    A voir son air simple et doucet.
    Puis ensuite un voile il lui met
    Et dessus couvre-chef de fête
    Qui couvre le voile et la tête,
    Mais qui ne couvre pas les traits,
    Méprisant les usages laids

    [p. 320]
    Des Sarrasins, qui d'estamines                    21739
    Cuevrent les vis as Sarrasines,
    Quant eus trespassent par la voie,
    Que nuz trespassans ne les voie,
    Tant sunt plains de jalouse rage.
    Autrefois li reprent corage
    D'oster tout, et de metre guindes
    Jaunes, vermeilles, vers et indes,
    Et trecéors gentiz et gresles,
    De soie et d'or à menus pesles;
    Et dessus la crespine atache
    Une moult précieuse atache,
    Et par dessus la crespinete
    Une coronne d'or grelete,
    Où moult ot précieuses pierres,
    Et biaus chastons à quatre quierres
    Et à quatre demi compas,
    Sans ce que ge ne vous cont pas
    D'autre perrerie menuë
    Qui siet entor espesse et druë:
    Et met à ses deus oreilletes
    Deus verges d'or pendans greletes;
    Et por tenir la cheveçaille,
    Deus fermaus d'or au col li baille:
    En mi le pis ung en remet,
    Et de li ceindre s'entremet;
    Mès c'est d'ung si très-riche ceint,
    C'onques pucele tel ne ceint;
    Et pent au ceint une aumosniere,
    Qui moult ert précieuse et chiere;
    Et cincq pierres i met petites
    Du rivage de mer eslites,
    Dont puceles as martiaus geuent,
    Quant beles et rondes les treuent:

    [p. 321]
    Des Sarrasins qui d'étamines                      22027
    Couvrent la face aux Sarrasines
    Par les chemins matin et soir,
    Pour que nul ne les puisse voir,
    Tant sont pleins de jalouse rage.
    Puis après il reprend courage
    D'ôter tout et mettre rubans
    Jaunes, vermeils, verts, bleus et blancs,
    Et bandeaux gracieux et frêles
    De soie et d'or à perles grêles,
    Et dessus la coiffure asseoir
    Un moult délicieux fermoir,
    Et dessus la blanche voilette
    Une couronne d'or coquette
    Où scintillent de mille feux
    Maints diamants moult précieux,
    Et maintes autres pièces rares
    Et beaux chatons à quatre carres
    Et à quatre demi-compas,
    Sans ce que je ne compte pas
    De pierrerie autre menue
    Qui sied autour épaisse et drue.
    Puis à ses deux oreilles pend
    Deux verges d'or grêle et brillant;
    Pour tenir la coiffe qui baille,
    Deux broches d'or au col lui baille;
    Emmi le sein une autre met
    Et de la ceindre s'entremet,
    Mais de ceinture si jolie
    Qu'onc pucelle n'eut telle mie,
    Et d'où riche aumônière pend
    Moult gentille et pleine d'argent;
    Et puis y met cinq pierres fines,
    L'élite des rives marines,

    [p. 322]
    Et par grant entente li chauce                    21773
    En chascun pié soler et chauce
    Entailliés jolivetement
    A deus doie du pavement.
    N'ert pas de hosiaus estrenée{79},
    Car el n'ert pas de Paris née;
    Trop par fust rude chaucemente
    A pucele de tel jovente.
    D'une aguille bien afilée
    D'or fin, de fil d'or enfilée,
    Li a, por miex estre vestuës,
    Ses deus manches estroit cosuës.
    Puis li baille flors noveletes,
    Dont ces jolies puceletes
    Font en printens lor chapelez,
    Et pelotes et oiselez,
    Et diverses choses noveles
    Delitables as damoiseles;
    Et chapelés de flors li fait,
    Mès n'en véistes nul si fait,
    Car il i met s'entente toute.
    Anelez d'or es dois li boute,
    Et dit cum fins loiaus espous:
    Bele douce, ci vous espous,
    Et deviens vostres, et vous moie,
    Ymenéus et Juno m'oie,
    Qu'il voillent à nos noces estre;
    Ge n'i quier plus ne clerc ne prestre,
    Ne de prelaz mitres ne croces,
    Car cil sunt li vrai diex des noces.

           *       *       *       *       *

      Lors chante à haute voix serie,
    Tous plains de grant renvoiserie,

    [p. 323]
    Dont pucelle joue aux marteaux                    22061
    Lorsque les trouve ronds et beaux,
    Et puis à grand' cure lui chausse
    En chaque pied soulier et chausse
    Moult artistement entaillés
    A deux doigts juste des pavés.
    N'était pas de houzeaux gênée{79},
    Car n'était pas de Paris née;
    Trop dur eût été d'être ainsi
    Chaussé, pour un pied si joli.
    D'une aiguille bien effilée
    D'or fin, de fil d'or enfilée,
    Lui a, pour mieux être vêtus,
    Ses bras étroitement cousus,
    Puis lui baille fleurs nouvelettes
    Dont les gentilles pucelettes
    Font au printemps leurs chapelets,
    Leurs pelotes, leurs oiselets
    Et diverses choses nouvelles
    Délectables aux damoiselles,
    Et chapelets de fleurs lui fait;
    Oncques n'en vîtes si parfait,
    Car sa science il y mit toute.
    Annelet d'or au doigt lui boute
    Et dit comme loyal époux:
    Belle douce, j'épouse vous
    Et deviens vôtre et vous la mienne;
    Qu'Hymen, que Vénus s'en souvienne
    Et daigne à nos noces venir;
    Prêtres ni clercs n'irai quérir,
    Non plus prélats, mitres ni crosses,
    Ceux-là sont les vrais dieux des noces.
      Lors chante à haute et claire voix
    Et tendre et douce toutefois,

    [p. 324]
    En leu de messe chançonnetes                      21805
    Des jolis secrés d'amoretes;
    Et fait ses instrumens sonner,
    Qu'en n'i oïst pas Diex tonner;
    Qu'il en a de trop de manieres,
    Et plus en a les mains manieres
    C'onques n'ot Amphions de Thebes.
    Harpes et gigues et rubebes,
    Si r'a guiternes et léus
    Por soi déporter esléus;
    Et refait sonner ses orloges
    Par ses sales et par ses loges,
    A roës trop sotivement
    De pardurable movement.
    Orgues i r'a bien maniables,
    A une sole main portables,
    Où il méismes soufle et touche,
    Et chante avec à plaine bouche
    Motés, ou treble ou tenéure:
    Puis met en cimbales sa cure,
    Puis prent fretiaus, et si fretele,
    Puis chalemiaus, et chalemele;
    Et tabor et fléute et tymbre,
    Si tabor, et fléute et tymbre;
    Citole prent, trompe et chievrete,
    Si citole, trompe et chievrete,
    Psalterion prent et viele,
    Et puis psalterionne et viele;
    Puis prent sa muse, et se travaille
    As estives de Cornoaille{80};
    Et espringue, et sautele et bale,
    Et fiert du pié parmi la sale;
    Et la prent par la main, et dance,
    Mès moult a au cuer grant pesance

    [p. 325]
    Au lieu de messes, chansonnettes                  22095
    Des jolis secrets d'amourettes,
    Et fait ses instruments sonner
    A n'en pas ouïr Dieu tonner,
    Car il en a de cent manières,
    Et ses mains volent plus légères
    Sur les cordes des violons
    Et plus savantes qu'Amphyons
    Quand il bâtit les murs de Thèbes.
    Harpes il a, guigues, rubèbes,
    Luths et guitares à la fois,
    Pour se divertir à son choix,
    Et par ses salles et ses loges
    Fait sonner toutes ses horloges
    Faites à roue habilement
    Et de continu mouvement.
    Orgues il a bien maniables
    Et d'une seule main portables
    Où l'on souffle et touche à la fois,
    Et chante avec à pleine voix
    Beaux mottets à ténor et contre,
    Puis frappe cymbales encontre;
    Puis souffle dans ses chalumeaux,
    Et maints airs joue en ses pipeaux,
    Prend tambourin, et flûte, et timbre
    Dont tambourine et flûte et timbre;
    Puis trompette et chevrettre prend
    Et de chacune va jouant,
    Puis prend sa muse et se travaille
    Sur sa trompe de Cornouaille{80};
    Et vielle et psaltérion
    Maniant avec passion,
    Il trépigne et bondit et bale,
    Frappe du pied parmi la salle

    [p. 326]
    Qu'el ne vuet chanter ne respondre,               21839
    Ne por prier, ne por semondre.
    Puis la rembrace, et si la couche
    Entre ses bras dedens sa couche,
    Et puis la baise et si l'acole;
    Mès ce n'est pas de bonne escole,
    Quant deus personnes s'entrebaisent,
    Et li baisiers as deus ne plaisent.
    Ainsinc s'occist, ainsinc s'afole,
    Sorprins de sa pensée fole
    Pymalion li decéus,
    Por sa sorde ymage esméus;
    Quanqu'il puet la pere et aorne,
    Car tous à li servir s'atorne:
    N'el n'apert pas, quant ele est nuë,
    Mains bele que s'ele ert vestuë.

           *       *       *       *       *

      Lors avint qu'en cele contrée
    Ot une feste celebrée,
    Où moult avenoit de merveilles:
    Là vint tous li pueples as veilles
    D'un temple que Venus i ot.
    Li Valés qui moult s'i fiot,
    Por soi de s'amor conseillier,
    Vint à cele feste veillier.
    Lors se plaint as Diex et démente
    De l'amor qui si le tormente;
    Car maintes fois les ot servis
    Li Valés qui moult iert soutis,
    Qui moult iert bons ovriers et sages,
    Fait lor avoit mains bons ymages,
    Et avoit trestout son aé
    Vescu en droite chastéé.

    [p. 327]
    Et la prend par la main dansant;                  22129
    Mais au cœur moult a grand tourment,
    Car point ne répond ni ne chante
    A ses cris sourde son amante.
    Puis il l'embrasse, et de ce pas
    Dedans sa couche entre ses bras
    L'étend, la baise et puis l'accole;
    Mais ce n'est pas de bonne école
    Quand se baisent deux amoureux
    Si baisers ne plaisent aux deux.
    Ainsi s'occit, ainsi s'affole,
    Surpris de son action folle,
    Pygmalion l'infortuné
    Par sa sourde image enchaîné,
    Tant qu'il peut la pare et décore
    Et toujours la sert et l'adore,
    Et quand il voit son beau corps nu
    Plus beau le trouve que vêtu.
      Lors il advint qu'en la contrée
    Fut une fête célébrée
    Où mainte merveille advenait.
    D'un temple que Vénus avait,
    Aux fêtes vint grande affluence.
    Le Varlet qui moult a fiance,
    Pour son fol amour éclaircir,
    Y voulut à son tour venir.
    Lors se plaint aux dieux, se lamente
    De l'amour qui tant le tourmente;
    Or maintes fois le gent Varlet
    Moult les servit, car il était
    Bon ouvrier habile et sage
    Et leur fit mainte belle image,
    Toujours vécut en chasteté.

    [p. 328]
    _Pygmalion._

    Biaus Diex, dist-il, qui tout poés,               21871
    S'il vous plaist, ma requeste oés;
    Et tu qui dame es de ce temple,
    Sainte Vénus, de grâce m'emple,
    Qu'ausinc es-tu moult corrocie,
    Quant Chastéé est essaucie,
    S'en ai grant peine deservie
    De ce que ge l'ai tant servie:
    Or m'en repens sans plus d'aloignes,
    Et pri que tu le me pardoignes,
    Si m'otroie par ta pitié,
    Par ta douçor, par t'amitié,
    Par convent que m'en fuie eschif,
    Se Chastéé dès or n'eschif,
    Que la bele qui mon cuer emble,
    Qui si bien yvuire resemble,
    Deviengne ma loiale amie,
    Et de fame ait cors, ame et vie;
    Et se de ce faire te hastes,
    Se je suis jamès trovés chastes,
    J'otroi que ge soie pendus,
    Ou à grans haches porfendus,
    Ou que dedens sa goule trible
    Tout vif me transgloutisse et trible,
    Ou me lie en corde ou en fer,
    Cerberus li portiers d'enfer.

    _L'Amant._

      Venus, qui la requeste oï
    Du Valet, forment s'esjoï,
    Por ce que Chastéé lessoit,
    Et de li servir s'apressoit,

    [p. 329]
    _Pygmalion._

      Beaux Dieux, dit-il, votre bonté,               22162
    Je le sais, est toute-puissante.
    Oyez ma requête présente:
    Déesse de ce temple, et toi,
    Sainte Vénus, écoute-moi.
    Sans doute es-tu moult courroucée
    Que Chasteté soit exaucée;
    Oui, j'ai ton courroux mérité,
    Trop l'ai servie en vérité.
    Je m'en repens et te conjure
    De me pardonner mon injure
    Et m'octroyer par ta pitié,
    Ta douceur et ton amitié,
    Que devienne ma douce amie
    Et de femme ait corps, âme et vie,
    La belle qui m'a pris mon cœur
    Et qui d'ivoire a la pâleur.
    Délivre-moi, bonne déesse,
    Et si Chasteté je ne laisse,
    Que je sois exilé, pendu,
    A grand' haches tout pourfendu,
    Qu'en sa triple gueule me noie,
    Tout vif m'engloutisse et me broie,
    Me lie et me charge de fers
    Cerbérus le portier d'enfers!

    _L'Auteur._

      Or Vénus, la requête ouïe
    Du varlet, s'est moult éjouïe,
    De ce que Chasteté laissait
    Et d'elle servir s'empressait,

    [p. 330]
    Cum hons de bonne repentance,                     21901
    Prest de faire sa pénitance
    Tous nus entre les bras s'amie,
    S'il la puet jà bailler en vie.
    Por joïr et por faire chief
    Au Valet de son grant meschief,
    A l'ymage envoia lors ame.
    Si devint si très-bele dame,
    C'onques mès en nule contrée
    N'avoit-l'en si bele encontrée:
    N'est plus au temple séjornés,
    A son ymage est retornés
    Pymalion à moult grant heste,
    Puis qu'il ot faite sa requeste;
    Car plus ne se pooit tarder
    De li tenir et regarder.
    A li s'en cort les sauts menus,
    Tant qu'il est jusques-là venus.
    Du miracle riens ne savoit,
    Mès ès Diex grant fiance avoit;
    Et quant de plus près la regarde,
    Plus art son cuer, et frit et larde:
    Lors voit qu'ele ert vive et charnuë,
    Si li debaille la char nuë,
    Et voit ses biaus crins blondoians,
    Comme undes ensemble ondoians;
    Et sent les os, et sent les vaines
    Qui de sanc ierent toutes plaines,
    Et le pouz debatre et movoir.
    Ne set se c'est mençonge ou voir:
    Arrier se trait, ne set que faire,
    Ne s'ose mès près de li traire,
    Qu'il a paor d'estre enchantés.

    [p. 331]
    Tout plein de bonne repentance                    22191
    Et prêt à faire pénitence
    Dans les bras de son cher objet
    Si vivant oncques le tenait.
    Pour mettre fin à sa souffrance
    Lors Vénus, en grand' jouissance,
    Une âme en l'image conçut
    Qui si très-belle femme fut,
    Que jamais, en nulle contrée,
    Si belle on n'avait rencontrée.
    Plus n'est au temple séjourné
    Et vers sa mie est rétourné
    Pygmalion, et ne s'arrête,
    Une fois faite sa requête;
    Car plus ne se pouvait tarder
    De la tenir et regarder.
    Lors à grands pas il s'évertue
    Tant qu'il ait sa belle revue.
    Rien du miracle il ne savait,
    Mais en Dieu grand' fiance avait,
    Et quand de plus près la regarde,
    Plus son cœur fremit, saute et arde;
    Il voit les cheveux blondoyants
    Comme ondes ensemble ondoyants,
    Et voit qu'elle est vive et charnue;
    Il entrebaille sa chair nue
    Et sent le pouls battre et mouvoir.
    Est-ce mensonge ou fol espoir?
    Il sent les os, il sent les veines,
    Qui de sang étaient toutes pleines,
    Puis se recule épouvanté,
    Car il a peur d'être enchanté
    Et n'ose plus s'approcher d'elle.

    [p. 332]
    _Pygmalion._

    Qu'est-ce? dit-il, sui-ge tentés?                 21934
    Veillé-ge pas? Nennil; ains songe,
    Mès onc ne vi si apert songe.
    Songe! par foi non fais, ains veille.
    Dont vient donques ceste merveille?
    Est-ce fantosme ou anemis
    Qui s'est en mon ymage mis?

    _L'Amant._

    Lors li respondi la pucele
    Qui tant iert avenant et bele,
    Et tant avoit blonde la cosme:

    _L'Ymage à Pygmalion._

    Ce n'est anemis, ne fantosme,
    Dous amis, ains sui vostre amie
    Preste de vostre compaignie
    Recevoir, et m'amor vous offre,
    S'il vous plaist recevoir tel offre.

    _L'Amant._

    Cil ot que la chose est acertes,
    Et voit les miracles apertes;
    Si se trait près, et s'asséure
    Por ce que c'est chose séure:
    A li s'otroie volentiers,
    Cum cil qui ert siens tous entiers.
    A ces paroles s'entr'alient,
    De lor amors s'entremercient:
    N'est joie qu'il ne s'entrefacent,
    Par grant amor lor s'entr'embracent,

    [p. 333]
    _Pygmalion._

    Quelle est donc cette erreur nouvelle?            22224
    Veillé-je? Non. Un songe, hélas!
    Telle évidence n'aurait pas.
    Un songe? Eh bien, non, je veille.
    D'où peut venir telle merveille?
    Est-ce fantômes ennemis
    Qui se sont en l'image mis?

    _L'Amant._

    Lors lui répondit la pucelle
    Soudain, l'avenante, la belle,
    Aux cheveux ondoyants et blonds:

    _L'Image à Pygmalion._

    Ce n'est ennemis ni démons,
    Doux ami, mais c'est votre amie;
    Donnez-moi votre compagnie,
    Et je vous offre mon amour
    Céans, s'il vous plaît, en retour.

    _L'Amant._

    Quand certaine la chose entend
    Et voit le miracle évident,
    Alors il s'avance et s'assure
    A nouveau si c'est chose sûre,
    Et moult lui donne volontiers
    Son corps et son cœur tout entiers.
    A ces mots tous deux s'entr'allient,
    De leur amour s'entre-mercient;
    Comme deux tendres colombeaux,
    N'est nulle joie et doux assauts

    [p. 334]
    Cum deus colombiaus s'entrebaisent;               21959
    Moult s'entr'aiment, moult s'entreplaisent.
    As Diex ambdui graces rendirent,
    Qui tel cortoisie lor firent,
    Especiaument à Venus
    Qui lor ot aidié miex que nus.

           *       *       *       *       *

      Or est Pymalions aaise,
    Or n'est-il riens qui li desplaise,
    Car riens qu'il voil el ne refuse;
    S'il opose, el se rent concluse;
    S'ele commande, il obéist,
    Por riens ne la contredéist
    D'acomplir-li tout son desir.
    Or puet o s'amie gesir,
    Qu'el n'en fait ne dangier ne plainte.
    Tant ont joé, qu'ele est ençainte
    De Paphus, dont dit renomée
    Que l'isle en fu Paphos nomée,
    Dont li rois Cyniras nasqui.
    Prodons fu, fors en ung cas, qui
    Tous bons éurs éust éus,
    S'il n'éust été décéus
    Par Mirra sa fille la blonde:
    Que la Vielle (que Diex confonde!)
    Qui de pechié doutance n'a,
    Par nuit en son lit li mena.
    La roïne ert à une feste,
    La pucele se sit en heste
    Lez li rois, sans que mot séust
    Qu'o sa fille gesir déust.
    Ci ot trop estrange semille,
    Li rois let gesir o sa fille;

    [p. 335]
    Qu'alors tous deux ne s'entrefassent.             22249
    En longs transports ils s'entr'embrassent
    Et s'entrebaisent tout le jour
    Et se témoignent leur amour.
    Aux Dieux tous deux grâces rendirent
    Qui pour eux tel miracle firent,
    Et par dessus tous à Vénus
    Qui les avait aidés le plus.
      Or est Pygmalion bien aise,
    Or n'est-il rien qui lui déplaise.
    Elle ne lui refuse rien,
    Ce qu'il veut, elle le veut bien,
    Lui de même obéit et prie,
    Il fait toute sa fantaisie,
    Et pour rien ne la contredit.
    Il la mène enfin dans son lit,
    De bon vouloir et sans contrainte.
    Tant ont joué, qu'elle est enceinte
    De Paphus qui donna son nom
    A l'île de Paphos, dit-on,
    Et jour à Cyniras, roi sage,
    Fors seulement en un passage.
    Parfait bonheur il aurait eu
    S'il n'eût un jour été déçu
    Par Myrrha, sa fille, la blonde,
    Que la Vieille (Dieu la confonde!),
    Qui de péché nulle peur n'a,
    La nuit dans son lit amena.
    La Reine était à une fête;
    La pucele, l'amour en tête,
    Se mit près du roi sans qu'il sût
    Qu'avec sa fille coucher dût.
    Or donc, cette horrible chenille
    Le Roi coucher avec sa fille

    [p. 336]
    Quant les ot ensemble aünés,                      21991
    Li biaus Adonis en fu nés,
    Puis fu-ele en arbre muée,
    Car ses peres l'éust tuée,
    Quant il aparçut le tripot.
    Mais onques avenir n'i pot,
    Quant ot fait aporter le cierge;
    Car cele, qui n'ere mès vierge,
    Eschapa par isnele fuite,
    Qu'il l'éust autrement destruite.
    Mais c'est trop loing de ma matire,
    Por ce est bien drois qu'arriers m'en tire:
    Bien orrés que ce signifie
    Ains que cest euvre soit fenie.]
      Ne vous voil or ci plus tenir,
    A mon propos m'estuet venir,
    Qu'autre champ me convient arer.
    Qui voldroit donques comparer
    De ces deus ymages ensemble
    Les biautés, si cum il me semble,
    Tel similitude i puet prendre,
    Qu'autant cum la soris est mendre
    Que li lions, et mains cremuë
    De cors, de force, et de valuë,
    Autant, sachiés, en loiauté,
    Ot cele ymage mains biauté
    Que n'a cele que tant ci pris.
    Bien avisa dame Cypris
    Cele ymage que ge devise
    Entre deus pilerez assise,
    Ens en la tor droit où mileu:
    Onques encores ne vi leu
    Que si volentiers regardasse,
    Voire agenouillons l'aorasse;

    [p. 337]
    Laissa durant toute une nuit,                     22283
    D'où le bel Adonis naquit.
    La mère en arbre fut muée,
    Car son père l'aurait tuée
    Lorsque l'intrigue il découvrit.
    Mais oncques il n'y réussit,
    Car ayant approché le cierge,
    Celle-ci, qui n'était plus vierge.
    Par prompte fuite s'échappa,
    Et le Roi point ne la brûla.
    Mais trop loin suis de ma matière,
    Droit est que je retourne arrière.
    Tout comprendrez moult clairement
    Avant la fin de ce Roman.]
      Peur n'ayez que plus je vous tienne;
    Droit est qu'à mon propos revienne
    Pour un autre champ labourer.
    Or donc, qui voudrait comparer
    Les beautés de ces deux images
    Son temps perdrait en verbiages.
    Car de même, je vous le dis,
    Qu'est toujours moindre une souris
    De corps, de force et de courage,
    Qu'un lion et moins porte ombrage,
    De même, en toute loyauté,
    Oncques n'eut si fière beauté
    De Pygmalion la statue
    Que celle qui m'est apparue,
    Et qui tant a pour moi de prix.
    Or bien vise dame Cypris
    Cette image dont je devise
    Entre ses deux piliers assise
    Dans la tour, et droit au milieu.
    Oncques encor je ne vis lieu

    [p. 338]
    Et le saintuaire et l'archiere                    22025
    Jà ne lessasse por l'archiere,
    Ne por l'arc, ne por le brandon,
    Que ge n'i entrasse à bandon.
    Mon pooir au mains en féisse,
    A quelque chief que g'en venisse,
    Se trovasse qui le m'offrist,
    Ou sans plus qui le me soffrist.
    Si m'i sui-ge par Diex voés
    As reliques que vous oés,
    Ou, se Diex plaist, ges requerrai,
    Si-tost cum tens et leu verrai,
    D'escherpe et de bordon garnis.
    Que Diex me gart d'estre escharnis
    Et destorbés par nule chose,
    Que ne joïsse de la Rose!

           *       *       *       *       *

      Venus n'i va plus atendant;
    Le brandon plain de feu ardant
    Tout empené lesse voler
    Por ceus du chastel afoler;
    Mais sachiés qu'ains nule ne nus,
    Tant le trait sotilment Venus,
    Ne l'orent pooir de choisir,
    Tant i gardassent par loisir.

    [p. 339]
    Que si volontiers regardasse,                     22317
    Voire à deux genoux adorasse.
    Pour seulement y entrer, non,
    Jamais pour l'arc ni le brandon
    Ne laisserais, ni pour l'archère,
    Ce délicieux sanctuaire.
    Si je trouvais qui me l'offrît,
    Ou qui, sans plus, me le souffrit,
    Je ferais tout, sans aucun doute,
    Pour m'en frayer tantôt la route.
    Aussi, je veux, s'il plaît à Dieu,
    Aller prier en temps et lieu
    Aux pieds de ces reliques saintes
    Que je vous ai céans dépeintes,
    D'écharpe et de bourdon garni.
    Me garde Dieu d'être honni
    Ou détourné par nulle chose
    De jouir enfin de la Rose!
      Vénus ne va plus attendant;
    Plein de feu, le brandon ardent
    Tout empenné part, siffle et vole,
    Et tous ceux du castel affole.
    Or, tire tant subtilement
    Vénus, que nuls assurément,
    Tant garde y prissent à grand' cure,
    Ne découvriraient la blessure.

    [p. 340]
    CVIII

    Comment ceulx du chastel yssirent                 22049
    Hors, aussi-tost comme ilz sentirent
    La chaleur du brandon Venus,
    Dont aucuns jousterent tous nudz.


      Quant li brandons s'en fu volés,
    Es-vos ceus dedens afolés,
    Li feus porprent tout le porpris;
    Bien se durent tenir por pris.
    N'est nus qui le feu rescossist,
    Et bien rescorre le vossist.
    Tuit s'escrient: Trahi! trahi!
    Tuit sommes morts! ahi, ahi!
    Foïr nous estuet du païs;
    Chascuns giete ses clefz laïs.
    Dangiers, li orribles maufés,
    Quant il se senti eschaufés,
    S'enfuit plus tost que cerf en lande.
    N'i a nul d'aus qui l'autre atende:
    Chascuns les pans à la ceinture
    Met au foïr toute sa cure.
    Fuit-s'en Paor, Honte s'eslesse,
    Tout embrasé le chastel lesse,
    N'onc puis ne volt riens metre à pris,
    Que Raison li éust apris.
    Estes-vous venir Cortoisie
    La preus, la bele, la proisie;
    Quant el vit la desconfiture,
    Por son filz geter de l'ardure,
    Avec li Pitié et Franchise
    Saillirent dedens la porprise,

    [p. 341]
    CVIII


    Comment ceux du castel sortirent                  22343
    Dehors, aussitôt qu'ils sentirent
    Le feu du brandon de Vénus,
    Dont aucuns joutèrent tout nus.


      Aussitôt que le brandon vole,
    Tout le monde aussitôt s'affole.
    Le feu prend partout le pourpris,
    Et tous soudain se sentent pris.
    En vain ils s'efforcent d'éteindre
    La flamme, ils n'y peuvent atteindre.
    Lors de crier: Trahi! trahi!
    Tous sommes morts, ahi! ahi!
    Hors du pays gagnons le large!
    Chacun de ses clefs se décharge.
    Danger, cet horrible démon,
    Quand se sent chauffé du brandon,
    Plus vite court que cerf en lande;
    Nul on ne voit qui l'autre attende.
    Les pans à la ceinture, tous
    De s'enfuir tôt comme des fous.
    Peur s'enfuit, Honte aussi se presse,
    Tout embrasé le castel laisse
    Et n'estime plus aucun prix
    Ce qu'elle a de Raison appris.
    Lors voici venir Courtoisie
    La prudente, belle et chérie.
    La déconfiture voyant,
    Pour sauver son fils elle prend
    Pitié avec elle et Franchise,
    Et parmi le feu, sans remise,

    [p. 342]
    N'onc por l'ardure ne lessierent,                 22097
    Jusqu'à Bel-Acueil ne cessierent.
      Cortoisie prent la parole,
    Premier à Bel-Acueil parole,
    Car de bien dire n'ert pas lente:

    _Courtoisie à Bel-Acueil._

    Biau fiz, moult ai esté dolente,
    Moult ai au cuer tristece éuë
    Dont tant avés prison tenuë.
    Mal-feus et male-flambe l'arde,
    Qui vous avoit mis en tel garde!
    Or estes, Dieu merci, délivres,
    Car là fors, o ses Normans yvres,
    En ces fossés est mors gisans
    Male-Bouche li mesdisans;
    Véoir ne puet ne escouter.
    Jalousie n'estuet douter;
    L'en ne doit pas por Jalousie
    Lessier à mener bonne vie,
    N'à solacier méismement
    O son ami privéement,
    Quant à ce vient qu'el n'a pooir
    De la chose oïr, ne véoir:
    N'il n'est qui dire la li puisse,
    N'el n'a pooir que ci vous truisse.
    Et li autre desconseillié
    Foïs s'en sunt tuit essillié,
    Li félon, li outrecuidié
    Trestous ont le porpris vuidié.
     Biau très-douz filz, por Diex merci,
    Ne vous lessiés pas brusler ci:
    Nous vous prions par amitié,
    Et ge, et Franchise, et Pitié,

    [p. 343]
    Dans le pourpris court jusqu'au seuil             22373
    De la prison de Bel-Accueil.
      Prend la parole Courtoisie
    Et de sa voix la plus jolie
    Tout d'abord dit à Bel-Accueil:

    _Courtoisie à Bel-Accueil._

    Beau fils, j'ai senti moult grand deuil,
    Au cœur j'ai moult grand' tristesse eue
    Que tant ayez prison tenue.
    Celui-là brûle de mal feu
    Qui vous avait mis en tel lieu!
    Vous pouvez, Dieu merci, nous suivre;
    Car avec toute sa bande ivre
    Dans les fossés est là gisant
    Malebouche le médisant,
    Et ne peut nous écouter mie.
    Ne redoutez plus Jalousie;
    Pour elle certe on ne doit pas
    Se priver de tout bon soulas
    Ni de mener très-douce vie
    De son amant en compagnie,
    Surtout lorsqu'elle n'a pouvoir
    De la chose entendre ni voir.
    Elle n'a nul qui le lui dise
    Et ne vous prendra par surprise,
    Car les autres de tous côtés
    Se sont enfuis épouvantés;
    Tretous ces félons pleins d'audace
    Ont vidé du pourpris la place.
      Beau très-doux fils, pour Dieu, merci!
    Ne vous laissez brûler ici:
    Toutes trois, moi, Pitié, Franchise,
    Nous vous prions que, sans remise,

    [p. 344]
    Que vous à ce loial Amant                         22111
    Otroiés ce qu'il vous demant,
    Qui por vous a lonc tens mal trait,
    N'onques ne vous fist ung faus trait.
    Li frans qui onques ne guila,
    Recevés le et quanqu'il a;
    Voire l'ame néis vous offre:
    Por Diex, ne refusés tel offre,
    Biau dous filz, ains le recevés,
    Par la foi que vous me devés,
    Et par Amors qui s'en efforce,
    Qui moult i a mise grant force.
    Biau filz, Amors vainc toutes choses,
    Toutes sunt souz sa clef encloses.
    Virgile néis le conferme
    Par sentence esprovée et ferme,
    Quant Bucoliques cercherés,
    Amors vainc tout, i troverés[81],
    Et nous la devons recevoir.
    Certes il dist bien de ce voir;
    En ung sol vers tout ce nous conte,
    Ne péust conter meillor conte.
    Biau filz, secorez cel Amant,
    Que Diex ambedeus vous amant,
    Otroiés-li la Rose en don.

    _Bel-Acueil._

      Dame, ge la li abandon,
    Fet Bel-Acueil, moult volentiers,
    Coillir la puet endementiers
    Que nous ne sommes ci que dui,
    Pieçà que recevoir le dui:
    Car bien voi qu'il aime sans guile.

    [p. 345]
    Daigniez à ce loyal amant                         22405
    Octroyer ce qu'il aime tant.
    Dès longtemps pour vous il endure
    Grands maux sans le moindre parjure.
    Recevez, et tout ce qu'il a,
    Le franc qui jamais ne trompa.
    Voyez, jusqu'à son âme il offre;
    Pour Dieu, ne refusez telle offre,
    Beau doux fils, mais le recevez,
    Par la foi que vous me devez
    Et par Amour qui s'en efforce
    Et qui moult y a mis grand' force.
    Toute chose Amour vainc, beau fils,
    Tous les cœurs sous sa clef tient pris.
    Virgile de même s'exprime
    Par sentence fine et sublime.
    Aux Bucoliques vous verrez
    Qu'Amour vainc tout, si vous cherchez[81].
    En un seul vers tient sa sentence,
    Et plus belle n'est, sans doutance.
    Aussi doit-il être écouté,
    Car il a dit la vérité.
    Pour cet amant (Dieu vous amende!),
    Beau fils, secours je vous demande:
    La Rose en don octroyez-lui.

    _Bel-Accueil._

    Ma dame, fait Bel-Accueil, oui,
    De bon cœur je lui abandonne;
    Ses longs ennuis qu'il me pardonne
    Et qu'il vienne ici la cueillir,
    A nous deux seuls, tout à loisir,
    Car il aime sans tricherie.

    [p. 346]
    _L'Amant._

    Ge qui l'en rens mercis cent mile,                22142
    Tantost comme bons pelerins,
    Hatis, fervens et enterins
    De cuer, comme fins amoreus,
    Après cest otroi savoreus,
    Vers l'archiere acueil mon voiage
    Por fornir mon pelerinage;
    Et port o moi par grant effort
    Escherpe et bordon grant et fort,
    Tel qu'il n'a mestier de ferrer
    Por jornoier, ne por errer.
    L'escherpe est de bonne feture,
    D'une pel souple sans cousture;
    Mès sachiés qu'ele n'est pas vuide:
    Deus martelez par grant estuide
    Que mis i ot, si cum moi semble,
    Diligemment tretout ensemble
    Nature, qui la me bailla,
    Dès lors que premiers la tailla,
    Sotilment forgiés li avoit,
    Cum cele qui forgier savoit
    Miex c'onques Dedalus ne sot.
    Si croi que por ce fait les ot,
    Qu'el pensoit que g'en ferreroie
    Mes palefrois quant g'erreroie.
    Si ferai-ge certainement,
    Se g'en puis avoir l'aisement;
    Car, Diex merci, bien forgier sai.
    Si vous di bien que plus chier ai
    Mes deus martelez et m'escherpe
    Que ma citole ne ma herpe.

    [p. 347]
    _L'Amant._

    Moi qui cent fois l'en remercie,                  22436
    Aussitôt, en fin amoureux,
    Après cet octroi savoureux,
    Pour fournir mon pèlerinage,
    Je pousse au but de mon voyage,
    Au sanctuaire; à grand effort
    Écharpe et bourdon grand et fort,
    Qui n'a pas besoin de ferrure
    Pour voyager, je vous assure,
    Je portais en bon pèlerin,
    Loyal, de cœur fervent et fin.
    L'écharpe est de bonne tournure,
    D'une peau souple sans couture;
    Mais sachez que vide n'était,
    Car, en fille qui bien forgeait,
    Deux petits marteaux, à grand' cure,
    Subtilement dame Nature
    Y mit, lorsque me la bailla.
    Car c'est elle qui la tailla
    Quand je naquis, comme il me semble,
    Pour qu'ils fussent toujours ensemble.
    Oncques si belle œuvre ne fit
    Dédale; et crois qu'elle les fit
    Pour que ferrer pusse sans doute
    Mon palefroi, quand ferais route.
    Ainsi ferai-je assurément
    Si je n'ai pas d'empêchement.
    Car plus que ma lyre et ma harpe,
    Mes deux marteaux et mon écharpe,
    Croyez-moi, j'aime et j'aimerai,
    Et, Dieu merci, bien forger sai.

    [p. 348]
    Moult me fist grant honor Nature,                 22173
    Quant m'arma de tel arméure,
    Et m'en enseigna si l'usage,
    Qu'el m'en fist bon ovrier et sage:
    Ele-méismes le bordon
    M'avoit appareillié por don,
    Et volt au doler la main metre,
    Ains que je fusse mis à letre.
    Mès du ferrer ne li chalut,
    N'onques por ce mains n'en valut;
    Et puis que ge l'oi recéu,
    Près de moi l'ai tous jors éu,
    Si que nel' perdi onques puis,
    Ne nel' perdrai jà se ge puis:
    Car n'en voldroie estre délivres
    Por cincq cens fois cent mile livres.
    Biau don me fist, por ce le gart;
    Et moult sui liés quant le regart,
    Et la merci de son présent
    Liés et jolis, quant ge le sent[82].           Voir la note.
    [Maintes fois m'a puis conforté
    En mainz leus où ge l'ai porté;
    Bien me sert, et savés de quoi,
    Quant sui en aucun leu requoi,
    Et ge chemine, ge le boute
    Es fosses où ge ne vois goute,
    Ausinc cum por les guez tenter;
    Si que ge me puis bien venter
    Que n'i ai garde de naier,
    Tant sai bien les gués essaier,
    Et fier par rives et par fons:
    Mès g'en retruis de si parfons,
    Et qui tant ont larges les rives,
    Qu'il me greveroit mains deus lives

    [p. 349]
    Moult m'en fit grand honneur Nature               22467
    Quand m'arma de si belle armure,
    Et si bien l'usage m'apprit
    Que savant ouvrier m'en fit.
    Elle-même, quand je dus naître,
    A la doloire voulut mettre
    La main, pour faire le bourdon
    Précieux, et puis m'en fit don,
    Mais n'y voulut mettre ferrure.
    Il n'en est pas moins bon, je jure,
    Et depuis que je l'ai reçu,
    Avec moi je l'ai toujours eu
    Et ne voudrais, comme gens ivres,
    Pour cinq cent fois cent mille livres
    Le perdre, et point ne le perdis
    Ni ne perdrai, si je le puis.
    C'est un beau don, et je le garde;
    Moult suis content quand le regarde,
    Et du présent lui dis merci
    Quand je le sens vif et joli[82].
    [Maintes fois il me réconforte
    Par tous les lieux où je le porte;
    Bien me sert vous savez à quoi,
    Quand suis en lieu paisible et coi.
    Quand je chemine, je le boute
    Ès-fosses où je ne vois goutte
    Pour les gués souder et tenter.
    Aussi, je puis bien me vanter
    Qu'il n'est crainte que je me noie,
    Si bien des gués et de la voie
    Je sonde rives et bas-fonds.
    Mais j'en trouve de si profonds
    Et qui tant larges ont les rives
    Que mieux ferais sur les mers vives

    [p. 350]
    Sor la marine esbanoier,                          22207
    Et le rivage costoier;
    Et mains m'i porroie lasser,
    Que si perilleus gué passer.
    Car trop grans les ai essaiés,
    Et si n'i sui-ge pas naiés:
    Car si-tost cum ge les tentoie
    Et d'entrer ens m'entremetoie,
    Et tex les avoie esprovés,
    Que jamès fons n'i fust trovés
    Par perche, ne par aviron,
    Ge m'en aloie à l'environ,
    Et près des rives me tenoie,
    Tant que hors en la fin venoie;
    Mès jamais issir n'en péusse,
    Se les arméures n'éusse,
    Que Nature m'avoit données.
    Mès or lessons ces voies lées
    A ceus qui là vont volentiers;
    Et nous les deduisans sentiers,
    Non pas les chemins as charretes,
    Mès les jolives senteletes,
    Joli et renvoisié tenons,
    Qui les jolivetés menons.
    Si rest plus de gaaing-rentiers
    Viez chemins que noviaus sentiers,
    Et plus i trueve-l'en d'avoir
    Dont l'en puet grand profit avoir.
    Juvenaus méismes afiche
    Que qui se met en vielle riche,
    S'il vuet à grant estat venir,
    Ne puet plus bref chemin tenir;
    S'el prent son service de gré,
    Tantost le boute en haut degré{83}.

    [p. 351]
    Plus d'une lieue en louvoyant,                    22501
    Et le rivage côtoyant,
    Car crainte n'est que je m'y lasse
    Comme en si périlleuse passe.
    Grâce a lui j'en pus essayer,
    De moult trop grands sans m'y noyer;
    Car sitôt que plongeais ma sonde
    En leur abîme si profonde,
    Lorsque j'avais bien éprouvé
    Que jamais fond n'y fut trouvé
    Par perche, aviron ni mâture,
    Je m'en allais à l'aventure,
    Et près des rives me tenais
    Tant que hors à la fin venais.
    Mais jamais sorti ge n'en fusse
    Si les très-belles armes n'eusse
    Que de Nature je reçus.
    Mais laissons ces larges talus
    A ceux qui volontiers les suivent,
    Et nous, comme gens qui bien vivent,
    Nous qui fins amours cultivons,
    Les séduisants sentiers suivons
    Et les gentilles sentelettes
    Et non les chemins aux charrettes.
    Meilleur rapport donne au rentier
    Vieux chemin que nouveau sentier
    Pourtant; plus y passe de monde,
    Plus grand profit au maître abonde.
    Qui veut en grand état venir
    Ne peut meilleur chemin choisir
    Qu'épouser une riche vieille;
    Juvénal même le conseille;
    S'elle prend son service à gré
    Tantôt le pousse en haut degré{83}.

    [p. 352]
      Ovides méismes aferme                           22241
    Par sentence esprovée et ferme,
    Que qui se vuet à vielle prendre,
    Moult en puet grant loier atendre{84};
    Tantost est grant richece aquise
    Por mener tel marchéandise.
    Mès bien se gart qui vielle prie,
    Qu'il ne face riens, ne ne die
    Qui jà puist aguet resembler,
    Quant il li vuet s'amor embler,
    Ou loiaument néis aquerre,
    Quant amors en ses laz l'enserre:
    Car les dures vielles chenuës,
    Qui de jonesce sunt venuës
    Où jadis ont esté flatées,
    Et sorprises et baratées,
    Quant plus ont esté décéuës,
    Plus-tost se sunt aparcéuës
    Des bareteresses faveles,
    Que ne font les tendres puceles
    Qui des aguez pas ne se doutent,
    Quant les fléutéors escoutent;
    Ains croient que barat et guile
    Soit ausinc voir cum Evangile:
    Car onc n'en furent eschaudées.
    Mès les dures vielles ridées,
    Malicieuses et recuites,
    Sunt en l'art de barat si duites,
    Dont eus ont toute la science
    Par tens et par expérience,
    Que quant li flajoléors viennent,
    Qui par faveles les détiennent,
    Et as oreilles lor taborent,
    Quant de lor grace avoir laborent

    [p. 353]
      La même chose Ovide avance                      22535
    En ferme et subtile sentence:
    «Oui, qui veut vieille courtiser
    Grand avantage en peut puiser{84};
    Tantôt est grand' richesse acquise
    A courir telle marchandise.
    Mais surtout qu'il se garde bien
    De dire ni de faire rien.
    Fut-il loyalement sincère
    Si dans ses lacs Amour l'enserre,
    Qui puisse à ruse ressembler,
    S'il veut son cœur ensorceler.
    Car des dures vieilles chenues,
    De leur jeunesse revenues,
    Maints adorateurs ont jadis
    Les cœurs flattés, trompés, surpris;
    Et comme elles furent déçues,
    Plutôt se seront aperçues
    Des mensonges et trahisons
    Que ne feraient simples tendrons,
    Qui des pièges point ne se doutent,
    Lorsque leurs séducteurs écoutent,
    Et comme d'évangiles mots
    Acceptent tout, sincère ou faux,
    Car onc ne furent échaudées.
    Mais les dures vieilles ridées
    Sont moult savantes de longtemps
    Dans l'art de tromper les amants,
    Et des tours ont telle science
    Par le temps et l'expérience,
    Qu'elles se moquent des flatteurs
    Qui leur content mille douceurs
    Et devant elles s'humilient,
    Et jointes mains merci leur crient,

    [p. 354]
    Et soplient et s'umilient,                        22275
    Joignent lor mains et merci crient,
    Et s'enclinent et s'agenoillent,
    Et plorent si que tuit se moillent,
    Et devant eus se crucefient
    Por ce que plus en eus se fient,
    Et lor prometent par faintise
    Cuer et cors, avoir et servise,
    Et lor fiancent et lor jurent
    Les sains qui sunt, seront et furent,
    Et les vont ainsinc decevant
    Par parole où il n'a que vent:
    Ainsinc cum fait li oiselierres
    Qui tent à l'oisel, comme lierres,
    Et l'apele par dous sonnés,
    Muciés entre les buissonnés,
    Por li faire à son brai venir,
    Tant que pris le puisse tenir;
    Li fox oisiaus de li s'aprime,
    Qui ne set respondre au sophime
    Qui l'a mis en décepcion
    Par figure de diccion;
    Si cum fait li cailliers la caille,
    Por ce que dedans la rois saille;
    Et la caille le son escoute,
    Si s'en apresse, et puis se boute
    Sous la rois que cil a tenduë
    Sor l'erbe en printens fresche et druë;
    Se n'est aucune caille vielle,
    Qui venir au caillier ne veille,
    Tant est eschaudée et batuë,
    Qu'ele a bien autre rois véuë
    Dont el s'ert espoir eschapée,
    Quant ele i dut estre hapée

    [p. 355]
    Et leur déchirent le tympan                       22569
    Quand leurs grâces vont implorant,
    Qui s'inclinent et s'agenouillent
    Et pleurent tant que tout se mouillent,
    Qui leur promettent, les menteurs,
    Services, âmes, corps et cœurs,
    Et dans leurs grands serments adjurent
    Les saints qui sont, seront et furent,
    Et les vont ainsi décevant
    Par grands mots où n'y a que vent.
    A les croire ils se crucifient,
    Et tretous en elles se fient.
    Ainsi voyons-nous l'oiseleur
    Guetter l'oiseau comme un voleur;
    Par douces notes il l'appelle
    Sous un buissonnet qui le cèle
    Pour le faire à sa glu venir
    Tant qu'il le puisse pris tenir;
    Le fol oiseau vient aux rets fondre
    Qui ne sait au menteur répondre
    Qui l'a mis en déception
    Par sa traîtresse diction.
    Ainsi fait le cailler la caille
    Pour que dans ses rets elle saille;
    Et la caille écoute le son
    Et s'approche sans nul soupçon,
    Et tombe en la maille tendue
    Sous l'herbe au printemps fraîche et drue.
    Mais vieille caille nul ne voit
    Qui s'en vienne au cailler tout droit,
    Tant fut échaudée et battue,
    Tant a mainte résille vue
    Qui la devait aussi happer,
    Mais dont elle put s'échapper

    [p. 356]
    Par entre les herbes petites.                     22309
    Ainsinc les vielles devant dites,
    Qui jadis ont esté requises,
    Et des requeréors sorprises
    Par les paroles qu'eles oient,
    Et les contenances que voient,
    De loing lor aguez aparçoivent,
    Par quoi plus envis les reçoivent;
    Où s'ils le font néis acertes
    Por avoir d'amor les desertes,
    Comme cil qui sunt pris es las,
    Dont tant sunt plesant li solas,
    Et li travail tant delitable
    Que riens ne lor est si gréable
    Cum est ceste esperance grieve
    Qui tant lor plest et tant lor grieve,
    Sunt-eles en grant sospeçon
    D'estre prises à l'ameçon,
    Et oreillent et estuidient
    Se cil voir ou fable lor dient,
    Et vont paroles sospesant,
    Tant redotent barat presant,
    Por ceus qu'el ont jadis passés
    Dont il lor membre encore assés.
    Tous jors cuide chascune vielle,
    Que chascun decevoir la vuelle.
    Et s'il vous plest à ce flechir
    Vos cuers por plus-tost enrichir,
    Ou vous qui délit i savés,
    Se regart au délit avés,
    Bien poés ce chemin tracier
    Por vous déduire et solacier.
    Et vous qui les jones volés,
    Que par moi ne soiés bolés,

    [p. 357]
    A travers les herbes petites.                     22603
    Ainsi les vieilles devant dites,
    Si jamais elles ont été
    Surprises, durant leur été,
    Par les paroles séduisantes
    Et les postures suppliantes,
    De loin découvrent le panneau
    Et plus n'y tombent à nouveau.
    Si même soupirants sincères,
    Dans l'espoir des douceurs si chères
    D'Amour, sont vraiment pris aux lacs
    Dont si plaisants sont les soulas
    Et le travail si délectable
    Qu'ils ne trouvent rien d'agréable
    Comme ce dur et fol espoir
    Qui tant est rose et tant est noir,
    Elles écoutent et devisent
    Si c'est fable ou vrai ce qu'ils disent,
    Et toujours sont en grand soupçon
    D'être prises à l'hameçon,
    Et vont soupesant les paroles,
    Tant les craignent fausses et folles
    Pour tous les mensonges passés
    Dont leur souvient encore assez;
    Car toujours croit chacune vieille
    Qu'on la veut décevoir et veille.
    Et, s'il vous plaît à ce fléchir
    Votre cœur, pour vous enrichir,
    Vous aussi qui, sans répugnance,
    Cherchez là votre jouissance,
    Bien pouvez ce chemin hanter
    Pour vous ébattre et contenter.
    Mais vous qui cherchez la jeunesse,
    De mon maître et de sa sagesse

    [p. 358]
    Que que mes mestres me commant,                   22343
    (Si sunt moult bel tuit si commant)
    Bien vous redi por chose voire,
    (Croie-m'en qui m'en voldra croire),
    Qu'il fait bon de tout essaier
    Por soi miex ès biens esgaier,
    Ausinc cum fait li bon lechierres
    Qui des morsiaus est congnoissierres
    Et de plusors viandes taste,
    En pot, en rost, en soust, en paste,
    En friture et en galentine,
    Quant entrer puet en la cuisine;
    Et set loer et set blasmer
    Liquex sunt dous, liquex amer,
    Car de plusors en a goustés.
    Ausinc sachiés, et n'en doutés,
    Que qui mal essaié n'aura,
    Jà du bien gaires ne saura;
    Et qui ne set d'honor que monte,
    Jà ne saura congnoistre honte;
    N'onc nus ne sot quel chose est aise,
    S'il n'ot avant apris mesaise;
    Ne n'est pas digne d'aise avoir,
    Qui ne vuet mésaise savoir;
    Et qui bien ne la set soffrir,
    Nus ne li devroit aise offrir.
      Ainsinc va des contraires choses,
    Les unes sunt des autres gloses,
    Et qui l'une en vuet definir,
    De l'autre li doit sovenir;
    Ou jà par nule entencion
    N'i metra diffinicion:
    Car qui des deus n'a congnoissance,
    Jà n'i congnoistra difference,

    [p. 359]
    Écoutez le commandement                           22637
    (Car toujours parle sagement).
    Il nous affirme, et c'est notoire
    (Me croira qui voudra me croire),
    Qu'il est bon de tout essayer
    Pour aux plaisirs mieux s'égayer.
    Tel aussi de plusieurs mets tâte,
    En pot, en rôt, en sauce, en pâte,
    Le vrai gourmand, le fin lécheur,
    Qui des morceaux est connaisseur;
    Quand peut entrer en la cuisine,
    Friture il tâte et galantine,
    Et sait louer et sait blâmer
    Ce qu'il sent doux ou bien amer,
    Car de plusieurs choses il goûte:
    Ainsi, sachez-le, sans nul doute,
    Qui du mal essayé n'aura,
    Du bien peu de chose saura,
    Et qui ne sait où l'honneur monte
    Ne pourra connaître la honte,
    Et n'est pas digne d'aise avoir
    Qui ne veut mésaise savoir,
    Et ne saurait estimer aise
    S'il n'a souffert quelque mésaise;
    Donc nul ne devrait aise offrir
    A qui n'a su devant souffrir.
      Ainsi va des contraires choses.
    Les unes sont des autres gloses;
    Qui voudrait l'une définir,
    De l'autre il lui doit souvenir.
    Car qui des deux n'a connaissance
    N'y verra nulle différence;
    Jamais par nulle intention
    N'en fera définition.]

    [p. 360]
    Sans quoi ne puet venir en place                  22377
    Diffinicion que l'en face.]
      Tout mon harnois tel que le port,
    Se porter le puis à bon port,
    Voldrai as reliques touchier,
    Se je l'en puis tant aprouchier.
    Lors ai tant fait et tant erré
    A tout mon bordon defferré,
    Qu'entre les deus biaus pilerés,
    Cum viguereus et legerés,
    M'agenoillai sans demorer,
    Car moult oi grant fain d'aorer
    Li biau saintuaire honorable
    De cuer dévost et pitéable:
    Car tout iert jà tumbé à terre,
    Qu'au feu ne puet riens tenir guerre,
    Que tout par terre mis n'éust,
    Sans ce que de riens m'i n'éust.
    Trais en sus ung poi la cortine
    Qui les reliques encortine:
    De l'ymage lors m'apressai
    Que du saintuaire près sai;
    Moult le baisai dévotement,
    Et pour estuier sainement,
    Voil mon bordon metre en l'archiere
    Où l'escherpe pendoit derriere.
    Bien le cuidai lancier de bout,
    Mais il resort, et ge rebout,
    Mès riens n'i vaut, tous jors recule,
    Entrer n'i pot por chose nule,
    Car ung palis dedans trovoi,
    Que ge bien sens, et pas nel' voi,
    Dont l'archiere iert dedans hordée.
    Dès-lors qu'el fu primes fondée,

    [p. 361]
      Tout mon harnais tel que le porte,              22671
    A bon port si je le transporte,
    Je veux aux reliques toucher
    Si les puis assez approcher.
    Enfin tout le long de la route,
    J'ai tant sondé, de rude joûte,
    Avec mon bourdon déferré,
    J'ai tant fait et j'ai tant erré,
    Qu'entre les deux piliers d'ivoire,
    Vigoureux, fier de ma victoire,
    M'agenouillai sans demeurer,
    Car moult ai grand' faim d'adorer
    De cœur dévot et pitoyable
    Le beau sanctuaire honorable.
    Or tout à terre était tombé,
    Car tant avait le feu flambé,
    Qu'il avait jeté tout par terre,
    Sans pourtant aucun mal me faire.
    Le rideau j'écarte un petit
    Qui les reliques garantit,
    Et de l'image je m'approche
    Qui du sanctuaire est tout proche.
    Moult la baise dévotement
    Et veux mettre, en pieux servant,
    Mon bourdon dans la meurtrière
    Où pend l'écharpe par derrière.
    Bien je le crus lancer de bout
    Mais il ressort aussitôt tout;
    Il repart, mais toujours recule,
    Entrer n'y peut pour chose nulle,
    Car un obstacle est en dedans,
    Que pas ne vois, mais que je sens,

    [p. 362]
    Auques près de la bordéure                        22411
    S'en iert plus fort et plus séure.
    Forment m'i convint assaillir,
    Sovent hurter, sovent faillir.
    Se behorder m'i véissiés,
    Por quoi bien garde i préissiés,
    D'Ercules vous péust membrer,
    Quant il volt Cacus desmembrer.
    Trois fois a la porte assailli,
    Trois fois hurta, trois fois failli,
    Trois fois s'assist en la valée
    Tout las por avoir s'alenée,
    Tant ot soffert paine et travail:
    Et ge qui ci tant me travail,
    Que trestout en tressu d'angoisse,
    Quant cest palis tantost ne froisse,
    Sui bien, ce cuit, autant lassés
    Cum Hercules, et plus assés.
    Tant ai hurté, que toutevoie
    M'aparçui d'une estroite voie
    Par où bien cuit outrepasser,
    Mès convint le palis casser.

           *       *       *       *       *

      Par la sentele que j'ai dite,
    Qui tant iert estroite et petite,
    Par où le passage quis ai,
    Le palis au bordon brisai.
    Sui moi dedens l'archiere mis,
    Mès ge n'i entrai pas demis.
    Pesoit moi que plus n'i entroie,
    Mès outre pooir ne pooie;
    Mès por nule riens ne lessasse
    Que le bordon tout n'i passasse.

    [p. 363]
    Dont on barra la meurtrière                       22703
    Quand on la construisit naguère.
    Il était tout auprès du bord
    Qu'il rend ainsi plus sûr et fort.
    Déréchef ardent je l'assaille,
    Souvent heurte, en vain me travaille.
    Si vous eussiez pu assister
    Au combat et me voir joûter,
    Il vous fût souvenu d'Hercule
    De Cacus forçant la cellule.
    Trois fois la porte il assaillit,
    Trois fois heurta, trois fois faillit,
    Trois fois fut s'asseoir dans la plaine
    Épuisé et tout hors d'haleine,
    Tant de peine il avait souffert.
    Et moi, tout mon travail se perd,
    Tant que tretout je fonds d'angoisse
    De ce que l'obstacle ne froisse,
    Et suis autant, je crois, lassé
    Qu'Hercule même et plus assé.
    Tant heurtai, qu'enfin à grand' joie
    J'aperçus une étroite voie
    Par où je pense outre-passer;
    Mais le barrage il faut casser.
      Par cette sente que j'ai dite,
    Étroite certes et petite,
    Par où le passage avisai,
    Du bourdon l'obstacle brisai.
    Lors me mis en la meurtrière,
    Mais n'entrai plus d'à moitié guère.
    De n'entrer mieux je gémissais,
    Mais passer outre ne pouvais;
    Mais, croyez-moi, pour rien au monde,
    Combien me peine et me morfonde,

    [p. 364]
    Outre le passai sans demore,                      22443
    Mès l'escherpe dehors demore
    O les martelez rebillans
    Qui dehors erent pendillans.
    Et si m'en mis en grant destroit,
    Tant trovai le passage estroit;
    Car largement ne fu-ce pas
    Que ge trespassasse le pas;
    Et se bien l'estre du pas sé,
    Nus n'i avoit onques passé:
    Car j'i passai tout li premiers,
    N'encor n'ierent pas coustumiers
    Li liex de recevoir passage.
    Ne sai s'il fist puis avantage
    Autant as autres cum à moi,
    Mès bien vous di que tant l'amoi,
    Que ge ne le poi onques croire,
    Néis se ce fust chose voire;
    Car nus de legier chose amée
    Ne mescroit, tant soit diffamée,
    Ne si ne le croi pas encores;
    Mès au mains sai-ge bien que lores
    N'iert-il ne froés ne batus,
    Et por ce m'i sui embatus,
    Que d'autre entrée n'i a point
    Por le bouton cuillir à point.
    Si saurés cum ge m'i contins,
    Tant qu'à mon gré le bouton tins.
    Le fait orrés et la maniere,
    Por ce que se mestier vous iere,
    Quant la douce saison vendra,
    Seignors Valets, qu'il convendra
    Que vous ailliés cuillir les Roses,
    Ou les ouvertes, ou les closes,

    [p. 365]
    Je ne laisserais le combat                        22737
    Que le bourdon tout n'y passât.
    Je le passe outre sans demeure,
    Mais l'écharpe dehors demeure
    Avec les marteaux sautillants
    Qui dehors étaient pendillants.
    Et je m'en mis en grand ouvrage,
    Tant étroit trouvai le passage,
    Car largement ne fût-ce pas
    Que je franchis ce dernier pas,
    Et si je connais ce passage.
    Nul avant n'y passa, je gage,
    Et j'y passai tout le premier,
    Car n'était certes coutumier
    Ce lieu de recevoir passage,
    Je ne sais s'il fit d'avantage,
    Autant à d'autre comme à moi
    Depuis; mais tant l'aimais, ma foi,
    Que jamais ne le pourrai croire
    Quand ce serait chose notoire.
    Nul ne croit de l'objet aimé
    Le mal dit, tant soit diffamé,
    Et je ne le crois pas encore.
    Mais alors, ceci point n'ignore,
    Il n'était battu ni tracé,
    Aussi m'y suis-je tôt glissé;
    Car il n'y a d'autre fissure
    Pour cueillir à point la fleur mûre.
    Or sachez comme m'y contins,
    Tant qu'à mon gré le bouton tins.
    Le fait oyez et la manière,
    La leçon vous est nécessaire;
    Car la douce saison viendra,
    Seigneurs varlets, où il faudra

    [p. 366]
    Que si sagement i ailliés,                        22477
    Que vous au cuillir ne failliés.
    Faites si cum vous m'orrés faire,
    Se miex n'en savés à chief traire;
    Car se vous plus largetement,
    Ou miex, ou plus sotivement
    Poés le passage passer,
    Sans vous destraindre ne lasser,
    Si le passés à vostre guise,
    Quant vous aurés la voie aprise.
    Tant aurés au mains d'avantaige,
    Que ge vous aprens mon usaige
    Sans riens prendre de vostre avoir:
    Si m'en devés bon gré savoir.

           *       *       *       *       *

      Quant g'iere ilec si empressiés,
    Tant fui du Rosier apressiés,
    Qu'à mon voloir poi la main tendre
    As rainsiaus por le bouton prendre.
    Bel-Acueil por Diex me prioit
    Que nul outrage fait n'i oit;
    Et ge li mis moult en convent,
    Por ce qu'il m'en prioit sovent,
    Que jà nule riens n'i feroie
    Fors sa volenté et la moie.

    [p. 367]
    Que vous alliez cueillir les Roses,               22771
    Ou les ouvertes, ou les closes,
    Et sagement devrez agir
    Pour au moment ne pas faillir.
    Faites comme me verrez faire,
    A moins que meilleure manière
    N'ayez, car si plus largement
    Ou mieux, ou plus subtilement
    Vous pouvez franchir le passage
    Sans vous lasser ni mettre en nage,
    A votre guise le passez.
    Quand la route bien connaîtrez,
    Vous aurez au moins l'avantage
    Que je vous apprends mon usage
    Sans rien prendre de votre avoir,
    Et m'en devrez bon gré savoir.
      Or oyez la leçon présente:
    Lorsque dans cette étroite sente
    J'eus un petitet chevauché,
    Tant du rosier je m'approchai
    Qu'à mon vouloir pus la main tendre
    Aux rameaux, pour le bouton prendre.
    Bel-Accueil pour Dieu me priait
    Que nul outrage n'y fut fait.
    Je me rendis à sa prière
    Et lui promis lors, pour lui plaire,
    Que jamais je ne ferais rien
    Hormis son vouloir et le mien.

    [p. 368]
    CIX


    La conclusion du Rommant                          22501
    Est, que vous voyez cy l'Amant
    Qui prent la Rose à son plaisir,
    En qui estoit tout son desir.


      Par les rains saisi le Rosier[85],
    Qui plus est frans que nul osier,
    Et quant à deus mains m'i poi joindre,
    Tretout soavet sans moi poindre,
    Le bouton pris à eslochier,
    Qu'envis l'éusse sans hochier.
    Toutes en fis par estovoir
    Les branches croler et movoir,
    Sans jà nul des rains depecier,
    Car n'i voloie riens blecier:
    Et si m'en convint-il à force
    Entamer ung poi de l'escorce,
    Qu'autrement avoir ne savoie
    Ce dont si grant desir avoie.
    En la parfin tant vous en di,
    Un poi de graine i espandi,
    Quant j'oi le bouton eslochié,
    Ce fu quant dedens l'oi tochié,
    Por les foilletes reverchier,
    Car ge voloie tout cerchier
    Jusques au fond du boutonet,
    Si cum moi semble que bon est.
    Si fis lors si meller les graines,
    Que se desmellassent à paines,
    Si que tout le boutonet tendre
    En fis eslargir et estendre.

    [p. 369]
    CIX


    La conclusion du Roman                            22799
    Est que vous voyez ci l'Amant
    A son plaisir cueillir la Rose
    Où toute est son amour enclose.


      Lors j'embrassai le beau rosier[85]
    Qui est plus franc que nul osier,
    Et quand mes deux mains je pus joindre,
    Tout doux, sans la piqûre moindre,
    Le bouton me pris à férir,
    Sans quoi ne l'eusse pu cueillir,
    Et j'imprimai par la secousse
    Aux branches émotion douce,
    Mais sans aucune dépecer,
    Car rien je ne voulais blesser:
    Mais il me fallut bien à force
    Entamer un peu de l'écorce,
    Puisqu'autrement je ne pouvais
    Avoir ce que tant désirais.
    En la fin, pour tout vous apprendre,
    Un peu de graine dus épandre
    Quand j'eus le bouton agité;
    Ce fut quand dedans l'eus touché
    Au travers des feuillettes closes,
    Car voulais chercher toutes choses
    Jusques au fond du boutonnet,
    Car il me semble que bon est.
    Je fis lors tant mêler la graine
    Qu'on l'eût démêlée à grand' peine,
    Et que le tendre boutonnet
    Fis élargir un petitet;

    [p. 370]
    Vez ci tout quanque g'i forfis;                   22531
    Mais de tant fui-ge bien lors fis[86],
    C'onques nul mal gré ne m'en sot
    Li dous, que nul mal n'i pensot:
    Ains me consent et sueffre à faire
    Quanqu'il set qui me doie plaire.
    Si m'appelle-il deconvenant,
    Que li fais grant desavenant,
    Et sui trop outrageus, ce dit;
    Si n'i met-il nul contredit,
    Que ne prengne, debaille, et coille
    Rosiers et Rose, flors et foille.

           *       *       *       *       *

      Quant en si haut degré me vi,
    Que j'oi si noblement chevi,
    Que mes procès n'ert mès dotable,
    Por ce que fins et agréable
    Fusse vers tous mes bienfaitors,
    Si cum doit faire bons detors:
    Car moult estoie à eus tenus,
    Quant par eus iere devenus
    Si riches, que por voir afiche,
    Richece n'estoit pas si riche:
    Au Diex d'Amors et à Venus
    Qui m'orent aidié miex que nus,
    Puis à tous les barons de l'ost,
    Dont ge pri Diex que jà nes ost
    Des secors as fins amoreus,
    Entre les baisiers savoreus,
    Rendi graces dix fois ou vint;
    Mès de Raison ne me sovint
    Qui tant en moi gasta de paine,
    Maugré Richece la vilaine

    [p. 371]
    C'est tout ce qu'il m'advint forfaire.            22829
    Mais j'allais d'une ardeur si fière[86],
    Que nul mauvais gré ne m'en sut
    Le doux qui nul mal n'y conçut,
    Et moult joyeux me laisse faire
    Tout ce qu'il sait devoir me plaire.
    Il m'appelle bien, il est vrai,
    D'un ton sérieux et doucet,
    Inconvenant et sans usage:
    Vous me faites trop grand outrage
    Vraiment, dit-il; mais, ceci dit,
    Il ne met plus nul contredit
    Que je ne prenne, entr'ouvre et cueille
    Rosier et rose, fleur et feuille.
      Quand me vis en si haut degré,
    Quand j'eus si noblement ouvré
    Que mon procès n'est plus doutable,
    Alors pour fin et agréable
    Être envers tous mes bienfaiteurs,
    Comme doivent bons débiteurs
    (Car à haute voix je l'affiche,
    Plus que Richesse j'étais riche,
    Et partant moult vers eux tenu
    Moi par eux riche devenu),
    Au Dieu d'Amours et à sa mère,
    Qui plus que tous m'aida naguère,
    Ainsi qu'aux barons valeureux
    (Dieu les laisse au fin amoureux
    Venir, à l'appel de ses plaintes!)
    En mes amoureuses étreintes
    Rendis grâces dix fois ou vingt.
    Mais de Raison ne me souvint
    Qui tant jadis me fit de peine,
    Ni de Richesse la vilaine

    [p. 372]
    Qui onques de pitié n'usa,                        22563
    Quant l'entrée me refusa
    Du senteret qu'ele gardoit;
    De cesti pas ne se gardoit
    Par où ge sui céans venus
    Repostement les saus menus,
    Maugré mes mortex anemis
    Qui tant m'orent arriere mis,
    Especiaument Jalousie
    O tout son chapel de soussie,
    Qui des Amans les Roses garde:
    Moult en fait ores bonne garde.
    Ains que d'ilec me remuasse,
    (A mon voil encor demorasse)
    Par grant joliveté coilli
    La flor du biau Rosier foilli:
    Ainsinc oi la Rose vermeille,
    Atant fu jor, et ge m'esveille[87].

           *       *       *       *       *

      Et puis que ge fui esveillié
    Du songe qui m'a traveillié
    Et moult i ai éu à faire
    Ains que ge péusse à chief traire
    De ce que j'avoie entrepris:
    Mès toutevois si ai-ge pris
    Le bouton que tant desiroie,
    Combien que traveillié m'i soie,
    Et tout le solas de ma vie,
    Maugré Dangier et Jalousie,
    Et maugré Raison ensement
    Qui tant me ledengea forment;
    Mès Amors m'avoit bien promis,
    Et ausinc me le dist Amis,

    [p. 373]
    Qui de nulle pitié n'usa                          22863
    Lorsque l'accès me refusa
    Du joli sentier qu'elle garde.
    Mais elle n'avait pas pris garde,
    La chétive, au sentier menu,
    Par où pourtant je suis venu
    A bon port, en grand' recelée.
    Or par là j'ai pris ma volée
    Malgré mes mortels ennemis
    Qui tant m'avaient arrière mis,
    Principalement Jalousie,
    La tête de soucis fleurie,
    Qui Roses garde des amants
    Et fait bonne garde en tous temps.
    Avant de sortir de l'enceinte
    (Où je fusse resté, sans feinte,
    Encor), radieux j'ai cueilli
    Le bouton du rosier joli.
    Ainsi j'eus la Rose vermeille;
    Il était jour, et je m'éveille[87].
      Et puis quand je fus éveillé,
    Je me sentis émerveillé,
    Je vous assure, du beau songe
    Que j'ai vu, surtout quand je songe
    A tretout le mal qui m'advint
    Avant de toucher à la fin
    De mon amoureuse entreprise.
    Mais toutefois fut de moi prise
    La Rose que tant désirais,
    Pour qui tant je me travaillais,
    Et tout le bonheur de ma vie,
    Malgré Danger et Jalousie,
    Malgré Raison pareillement
    Qui me gourmanda tant et tant.

    [p. 374]
    Se ge servoie loiaument,                          22595
    Que j'auroie prochainement
    Ma volenté toute acomplie.
    Folz est qui en Dieu ne se fie;
    Et quiconques blasme les songes,
    Et dist que ce sunt des mençonges,
    De cestui ne le di-ge mie,
    Car ge tesmoingne et certefie
    Que tout quanque j'ai récité,
    Est fine et pure vérité.

           *       *       *       *       *

    Explicit li Rommans la Rose
    Où l'art d'Amours est toute enclose:
    Nature rit, si com moi semble,
    Quant _hic_ et _hec_ joingnent ensemble           22608

    [p. 375]
    Mais Amour m'avait fait promesse,                 22897
    Ainsi qu'Ami, dans ma détresse,
    Si je servais loyalement,
    Que je verrais prochainement
    Ma volonté toute accomplie.
    Fol est en Dieu qui ne se fie
    Et qui veut les songe blâmer
    Et pour mensonges les clamer.
    Quant à celui-ci, je le nie;
    Car je témoigne et certifie
    Que tout ce que j'ai récité
    Est fine et pure vérité.

    Fin du beau Roman de la Rose
    Où l'art d'Amour est toute enclose.
    Nature rit, comme il me semble,
    Quand _hic_ et _hæc_ joignent ensemble.           22912



FAUTES A CORRIGER.

[Les fautes (errata) sont corrigées dans le texte--restent
quelques remarques de M. Pierre Marteau.

DANS LA TRADUCTION:

--19742-19744.--Variante:

     Et sent comme les bêtes mues.
     Encore peut-il plus, en tant
     Comme les anges qu'il comprend.

Vers 20006, page 199. Le sens de ce vers doit être interprété:
     _Avec (comme) les anges il comprend_, comme le
     prouve le mot _entendement_ cinq vers plus bas.


Vers 20949, page 255.--Variante:

     Point n'y sont les fleurettes certes.



[p. 377]
NOTES

DU QUATRIÈME VOLUME.

NOTE 1, _pages_ 2-3.

Vers 16566-16766. Tout ce passage, du vers 16566-16766 au vers
16918-17124, a été évidemment ajouté après coup. Mais peut-être le
passage intercalé ne commençait-il qu'au vers 16611-16811.

NOTE 2, _pages_ 4-5.

Vers 16578-16778. M. Fr. Michel traduit _conceper_ par _concevoir_;
c'est une erreur. _Conceper (cum capere)_ veut dire «saisir ensemble,
d'un seul coup.» C'est bien la même racine; mais aujourd'hui
_concevoir_, comme _comprendre_, n'est plus employé qu'au figuré.

NOTE 3, _pages_ 6-7.

Vers 16625-16825. Hippocrate, médecin célèbre, vivoit 400 ans avant
J.-C. Il y a apparence que ce médecin croyoit que le commerce des
vieilles femmes abrégeoit les jours des jeunes gens, puisqu'un de ses
[p. 378] malades lui dit un jour: _Vetulam non cognovi, cur morior?_
Comme si, évitant cet écueil, il eût dû parvenir à l'immortalité.
(Lantin de Damerey.)

Sinon lui, sa naïveté au moins devait être immortelle. (P. M.)

Gallien, médecin célèbre, qui vécut sous les empereurs Trajan et
Adrien; il mourut âgé de soixante-dix ans. On dit qu'il composa deux
cents volumes. (Lantin de Damerey.)

NOTE 4, _pages_ 6-7.

Vers 16627-16827. Razis, médecin arabe, connu sous le nom d'_Almanzor_
ou d'_Abubreke-al-Razi_. Il vivoit dans le dixième siècle, et, selon
d'autres, dans le neuvième. Il vécut cent vingt ans, dont il employa
quatre-vingts à l'étude de la médecine.

Constantin, médecin grec. C'est le premier qui ait parlé de la petite
vérole. Il naquit à Carthage vers 1020 et mourut en 1087, au monastère
du Mont-Cassin, après avoir été secrétaire de Robert Guiscard.

Avicenne, philosophe et médecin arabe du XIe siècle, célèbre par
Plusieurs ouvrages de médecine. on a prétendu que le sultan cabous
l'avoit employé dans le ministère en qualité de vizir. (Lantin de
Damerey.)

NOTE 5, _pages_ 12-13.

Vers 16716-16912. _Valeton_, diminutif de _varlet_. Ce nom de _varlet_
n'étoit pas, comme à présent, [p. 379] affecté aux domestiques; on le
donnoit aux fils de rois ou d'empereurs. Au livre II de Ville-Hardouin,
édition de 1583, on lit ces paroles: «Et après une autre quinzaine
revindrent li messages d'Alemaigne qui estoient al roi Phelippe et al
valet de Constantinople.» Ce valet étoit fils de l'empereur Isaac,
qu'Alexis avoit détrôné après lui avoir fait crever les yeux.

Il y a lieu de croire que les valets de nos jeux de cartes dévoient
tenir un rang plus considérable que celui qu'on leur assigne, puisque
les noms qu'on leur a donnés prouvent assez que c'étoient ceux des
plus fameux héros de la Grèce et de la monarchie françoise; tels sont
les noms d'Hector, d'Ogier le Danois et de La Hire: le premier étoit
le fils de Priam; l'autre, connu par le roman qui porte son nom et par
ses démêlés avec Charlemagne; et le dernier étoit ce brave Jean de
Vignolles, dit La Hire, un des grands capitaines de Charles VII. On
croit même que le jeu de cartes fut inventé par La Hire, dont le valet
de cœur porte le nom, en 1392, pour divertir le roi Charles VI. La
haute noblesse est représentée par les valets, l'état ecclésiastique
par les cœurs, les gens de guerre par les piques, la bourgeoisie par
les carreaux, les laboureurs et les gens de campagne par les trèfles;
et l'on fit trouver dans ce jeu l'abrégé de toute la constitution d'un
État, savoir les rois, les reines et les dames titrées, qu'on peut y
avoir ajoutés sous Anne de Bretagne, Charles VIII et Louis XII. (Voyez
la note 27 de la _Dissertation sur la noblesse françoise_, par M. de
Boullainvilliers.)

Les Picards disent encore _varlet_ et _varleton_. Ce nom étoit donné au
jeune enfant qui entroit dans l'adolescence, de quelque condition qu'il
fût, qui [p. 380] n'avoit point d'état, qui ne jouissoit point de
ses droits, qui étoit encore sous la domination de son père ou autres
personnes chargées de sa conduite. (Lantin de Damerey.)

Voyez au Glossaire _Bacheler_ et _Varlet_.

NOTE 6, _pages_ 18-19.

Vers 16837-17043. Platon, célèbre philosophe grec, fondateur de
l'Académie, naquit vers 430 avant J.-C. et mourut vers 347. Ses écrits
sont, avec ceux d'Aristote, le plus important monument qui nous reste
de la philosophie antique. Sa réputation de sagesse étoit si grande,
que plusieurs peuples lui demandèrent des lois. (Lantin de Damerey.)

Aristote, le plus célèbre, le _prince_ des philosophes grecs,
fondateur de la secte des péripatéticiens, élève de Platon, précepteur
d'Alexandre le Grand, naquit en Macédoine, à Stagyre, en 384 avant
J.-C., et mourut à Chalcis, en Eubée, en 322. Aristote est le plus
vaste génie de l'antiquité. Il est le véritable fondateur de la science
positive et le premier qui ait abandonné les errements de l'idéalisme
grec. (P. M.)

Euclides, mathématicien célèbre, qui vivoit sous Ptolémée Lagus, en la
CXXe olympiade, l'an 450 de Rome. Il a composé un ouvrage
des _Éléments_, en quinze livres; mais on attribue les deux derniers à
Hipsicle d'Alexandrie, qui a écrit des commentaires sur la Géométrie.
(Lantin de Damerey.)

Ptolémée, astronome grec, naquit à Ptolémaïs, en Thébaïde, vers 104
après Jésus-Christ, et mourut vers 168. Son principal ouvrage est
l'_Almageste_. (Voyez note 54, t. II.)

[p. 381] NOTE 7, _pages_ 20-21.

Vers 16845-17051. Parrhasius étoit d'Ephèse; d'autres auteurs le font
natif d'Athènes. Il fut l'antagoniste du peintre Zeuxis: celui-ci ayant
peint des raisins, les oiseaux, trompés par la ressemblance, vinrent
pour les becqueter. Parrhasius, à son tour, peignit un rideau avec tant
d'art, que Zeuxis en fut la dupe et demanda qu'on le tirât, afin de
voir la peinture qu'il croyoit être dessous. Confus de son erreur, il
céda la victoire à son rival, en disant qu'il falloit moins d'adresse
pour tromper des oiseaux que pour en imposer à un homme tel que lui.
(Lantin de Damerey.)

Appellès, peintre célèbre, florissait vers 332 avant J.-C. C'était un
travailleur infatigable. Il vécut à la cour d'Alexandre-le-Grand, dont
il fut le peintre favori. Ce monarque ne voulut qu'aucun autre peintre
ne fit son portrait, et avait conçu pour lui une amitié si vive qu'il
consentit à lui céder la belle Campaspe, sa maîtresse, dont Apellès
était devenu éperdument amoureux.

NOTE 8, _page_ 20.

Vers 16846. _Appelés_ est une licence pour rimer avec _Appellès_. Lisez
_appelle_ ou _appellerai_.

NOTE 9, _pages_ 20-21.

Vers 16849-17055. Mirrhon, excellent statuaire, qui vivoit sous la
LXXXIVe olympiade, 310 ans [p. 382] avant la fondation de
Rome. Une vache qu'il représenta en cuivre le rendit très-célèbre et
donna lieu à plusieurs épigrammes grecques qui sont au livre IV de
l'_Anthologie_.

Polyclète, sculpteur habile, vivoit sous la LXXXIIe
olympiade. Son plus bel ouvrage est une statue où il rencontra si
heureusement toutes les proportions du corps humain, qu'elle fut
appelée _la Règle_ par excellence. Il fit aussi un groupe de personnes
qui jouoient aux dés, qui fut fort estimé.

(Lantin de Damerey.)

NOTE 10, _pages_ 20-21.

Vers 16855-17061. Zeuxis d'Héraclée vivoit sous la XCVe
olympiade. Ce fut un peintre célèbre qui fit mentir un proverbe assez
commun: _Gueux comme un peintre_. Il amassa des richesses immenses, et,
croyant ses ouvrages au-dessus de tout le prix qu'on y pouvoit mettre,
il voulut qu'après sa mort ils fussent donnés pour rien. Il eut pour
rivaux de sa gloire Timanthès, Androcidès, Eupompus et Parrhasius. On
dit que Zeuxis mourut à force de rire, en considérant le portrait d'une
vieille qu'il venait de faire. (Lantin de Damerey.)

NOTE 11, _pages_ 30-31.

Vers 16998-17206. Tout le passage, du vers 16999-17207 au vers
17384-17702, a été évidemment ajouté après coup, ou, tout au moins, du
vers 17021-17229.

[p. 383] NOTE 12, _pages_ 32-33.

Vers 17023-17263. _Cope la gueule_. Le peuple dit encore: _couper le
sifflet_.

NOTE 13, _pages_ 34-35.

Vers 17063-17273. Ce titre est assez obscur. _Cy dit_ donne a
sous-entendre _l'auteur_.

NOTE 14, _pages_ 46-47.

Vers 17261-17476. Nous avons dit, à la note 11, que ce passage avait
été intercalé après coup. Ce vers le prouve surabondamment, car cette
interpellation: «Beaux seigneurs,» au milieu d'un discours de Génius à
Nature, est au moins singulier.

NOTE 15, _pages_ 48-49.

Vers 17275-17491.

     _Qui legitis flores et humi nascentia fraga
     Frigidus, ô pueri, fugite hinc, latet anguis in herbâ._
                   (Virgile, _Egl_. III, vers 92.)

NOTE 16, _page_ 50.

Vers 17308 et suivants. Au lieu de _vestés, servés, laborés, honorés_,
il faudrait _vestiés, serviés, laboriés, honoriés_, puisque ces quatre
verbes sont au subjonctif.

[p. 384] NOTE 17, _page_ 52.

Vers 17344. _Taisiés_. Ce vers prouve que, pour l'impératif, au début,
la forme du subjonctif était au moins aussi usitée que celle de
l'indicatif. Le verbe _être_, avec son impératif _sois, soyons, soyez_,
en est une preuve irréfutable. Nous ajouterons même que ce mode était
plus rationnel, car il faut sous-entendre: «Je veux que ...» Ainsi,
pour la troisième personne, emploie-t-on le subjonctif: _qu'il fasse,
qu'ils aillent._

NOTE 18, _pages_ 54-55.

Vers 17380-17598. _Qui custodit os suum, et linguam suam, custodit ab
angustiis animam suam._

             (_Proverb_., cap XXI, vers. 23.)

NOTE 19, _pages_ 60-61.

Vers 17468-17686. _Connestable_. Ce n'étoit autrefois que le
surintendant de tous les domestiques qui avoient soin des écuries
du roi. On appeloit cet officier _comes stabuli_; c'est sous ce
titre qu'Aimon, au livre IV de son _Histoire_, parle d'un Geilon,
comte d'Estable de Charlemagne, et au livre III, parlant d'un
Lendegisile, qui étoit comte d'Estable de Gontran, roi d'Orléans,
dit: _Landegisilus, regalium præpositus equorum, quem vulgo vocant
comistabilem_, d'où est venu le nom de connétable.

Leur autorité s'accrut au point que, sous Hugues Capet, on ne
signoit aucunes lettres-patentes auxquelles [p. 385] ne fût requise
la présence du connétable, ce qui eut lieu sous les rois Robert,
Henri Ier, Philippe Ier, Louis-le-Gros et
Louis-le-Jeune.

Les connétables ne se bornèrent point à la surintendance des écuries;
ils devinrent par leur valeur les lieutenans-généraux de l'armée de
nos rois. Le premier qui se distingua le plus dans cette charge fut
Matthieu de Montmorency qui, en 1214, contribua beaucoup au gain de
la bataille de Bovines. Depuis cette fameuse journée, la charge de
connétable devint la première charge de la couronne, et ceux que l'on
en honora dans la suite furent regardés comme les lieutenans-généraux
de nos rois.

C'est sur cette idée que Nature, dans le _Roman de la Rose_, se
qualifie vicaire et lieutenant du seigneur.

La charge de connétable fut supprimée en 1627, après la mort de
François de Bonne, duc de Lesdiguières.

Les empereurs romains eurent des connétables, ou plutôt des préfets du
prétoire, à qui nos maires du palais, et après eux nos connétables,
ressembloient assez pour le crédit.

On lit dans le panégyrique de l'empereur Trajan qu'après qu'il eut
choisi pour son connétable Licinius Sura, il lui dit: _Accipito hunc
ensem, ut siquidem rectè de republicâ imperatorem, pro me, sin secùs,
in me utaris_. Ce qui ne se disoit pas sérieusement de la part de ce
prince; ce n'étoit qu'un bon mot, ou qu'une vaine formalité de style,
qui n'engage jamais.

Jacques VI, roi d'Ecosse, qui avoit peut-être lu ce passage, fit mettre
sur le revers de sa monnoie une épée nue avec cette légende: _Pro me,
si mereor in me_. Connétable a été pris aussi pour un maître [p. 386]
d'hôtel, _dapifer_. La charge de connétable s'appeloit connétablie. Ce
titre se donnoit quelquefois à des officiers qui ne commandoient qu'à
un certain nombre de soldats: ces compagnies se nommoient connétablies.
(Lantin de Damerey.)

NOTE 20, _pages_ 60-61.

Vers 17472-17690. _Chaîne dorée_. Homère a feint que tout l'univers
étoit suspendu à cette chaîne. (_Iliade_, liv. VIII.) (Lantin de
Damerey.)

NOTE 21, _pages_ 60-61.

Vers 17486-17704. La suite naturelle de ce passage semble se trouver au
vers 19715-19977:

     Ai-ge por home laboré....

où reparaît la suite de cette idée, après un hors-d'œuvre de 2,400 vers
qui aurait été intercalé par l'auteur au milieu de son poème.

NOTE 22, _pages_ 62-63.

Vers 17502-17722. Macrobe, qui avoit mieux examiné le cours des astres
que Jean de Meung, dit, dans son _Commentaire sur le songe de Scipion_,
que les planètes et toutes les étoiles retournent au bout de quinze
mille ans au point d'où elles étoient parties, et que cette révolution
doit véritablement être appelée année.

Cicéron a fixé le cours des astres au jour de la mort [p. 387] de
Romulus, l'an 32 de Rome, et il prétend que quinze mille ans après ils
retourneront d'où ils sont partis. (Macrobius, in _Somnium Scipionis_,
lib. II, cap IX.) (Lantin de Damerey.)

NOTE 23, _pages_ 62-63.

Vers 17528-17748. _Espaisse_, épaisse, signifie _mat_, contraire de
limpide; _mat, mas, maz_, que nous retrouvons plusieurs fois, dans le
cours du roman, employé au figuré, signifiait: lourd, épais, abattu,
ahuri. On dit encore du _pain mat_, pour épais, lourd.

NOTE 24, _page_ 62.

Vers 17530. L'original porte _qu'el_. Ce mot ne signifie rien ici.
Nous l'avons remplacé par _que._ M. Francisque Michel a, bien entendu,
reproduit l'erreur.

NOTE 25, _pages_ 66-67.

Vers 17584-17806. Les douze maisons du ciel, les douze degrés de la
sphère, ce sont les douze signes du Zodiaque.

NOTE 26, _pages_ 70-71.

Vers 17635-17859. Platon et les autres philosophes ont cru que les
astres, dans leur révolution, faisoient un bruit pareil à celui de
notre musique, et que le son étant un effet de la répercussion de
l'air, par la [p. 388] règle qui veut que de la collision violente de
deux corps il en résulte un son, il est plus ou moins agréable, selon
l'ordre qui est observé dans la percussion de l'air; et comme rien ne
se fait tumultuairement dans le ciel, on infère de là que les astres,
en faisant leur cours, forment une espèce de concert, parce que le
mouvement violent produit nécessairement un son. Ce qui nous empêche de
l'entendre, c'est que le son est trop fort. En effet, si les peuples
qui habitent le long du Nil n'entendent pas le bruit que fait ce fleuve
en roulant ses eaux, il ne faut point être surpris si le bruit que
cause la révolution de la sphère est au-dessus de la portée de notre
ouïe.

Platon a prétendu que la musique des astres étoit diatonique, parce
que, dit-il, il y a trois genres de musique: l'_enharmonique_, le
_chromatique_ et le _diatonique_. Le chant du premier procède par
quarts de tons; les Grecs s'en servoient anciennement, surtout dans
le récitatif. Mais la difficulté qu'il y avoit à trouver ces quarts
de tons en a fait perdre l'usage, d'autant plus que cette musique ne
pouvoit avoir lieu dans l'harmonie. La musique chromatique est une
modulation qui procède par le mélange des semi-tons, tant majeurs que
mineurs, marqués accidentellement par des dièzes ou par des bémols. On
la pratique dans la musique moderne, soit dans la mélodie, soit dans
l'harmonie.

La musique diatonique est celle qui procède par des tons pleins, justes
et naturels, dont les moindres intervalles sont des semi-tons majeurs,
comme il est facile de l'observer dans l'intonation de l'étendue de
l'octave, en commençant par la note _ut_.

La définition de Platon est plus succincte, car il [p. 389] se
contentoit de dire que le genre enharmonique n'est pas en usage, à
cause de son extrême difficulté; que le chromatique a été regardé comme
infâme à cause de sa mollesse, d'où il conclut que la musique des
astres est diatonique. (Lantin de Damerey.)

NOTE 27, _pages_ 70-71.

Vers 17661-17885. Nous avons émis l'opinion, à la note 21, qu'il y
avait de fortes raisons de croire à l'intercalation postérieure de
tout le passage du vers 17486-17705 au vers 19713-19977. Tous ces
hors-d'œuvre n'étaient pas toujours éclos d'un seul jet, et l'auteur
intercalait souvent de nouvelles inspirations au travers des premières.
Tel est le passage compris entre le vers 17661-17885 et le vers
19661-19921:

     Ne ne me plaing des élémens.

NOTE 28, _page_ 74.

Vers 17718.

     Vaincuz par mors si meschéans.

M. Francisque Michel, qui traduit _cors_ par _cours_, partout, sans
s'inquiéter si ce mot désigne les cours du ciel, c'est-à-dire les
astres errants, ou simplement les corps dispersés dans la nature, comme
au vers 17649, par exemple, ne se donne pas plus de peine pour traduire
_mors_. Mais alors il traduit au hasard, selon sa fantaisie, tantôt par
_mort_, tantôt par _mœurs_, et quand l'orthographe le [p. 390] gêne,
il la change. Ce n'est pas plus difficile que cela.

_Mors_ veut dire ici _mœurs_, en latin _mores. Mors_, en tant que
régime, ne peut signifier que _morts_ ou _mœurs_. Or, l'épithète de
_meschéans_, qu'il traduit par _méchante_, ne pouvant qualifier que
la mort personnifiée, il fallait absolument à M. Francisque Michel un
singulier. Donc, au lieu de _mors_, il écrit _mort, meschéant_, et,
comme conséquence, il change la rime précédente; mais alors, pourquoi
n'écrit-il pas _chétif_ et _récréant_, et laisse-t-il _chetis_ au
pluriel et _récréant_ au singulier?

De plus, _mort_ était du féminin, _mœurs_ était encore du masculin,
de même qu'en latin, comme le prouve, entre autres, le vers 17744. Il
est vrai qu'ici _meschéans_ peut s'appliquer aux deux mots, puisque
les participes présents n'avaient pas de féminin au XIIIe siècle; mais
_meschéant_, participe de _meschéoir_, signifiait: qui a de fâcheuses
conséquences, fatal, mauvais, et ce n'est que plus tard qu'il signifia
_cruel_, doué de mauvais instincts. D'un autre côté, au vers 17748,
le doute ne devait pas être permis: _Tex mors destinées_, en dehors
du sens, qui est indiscutable, indique que _mors_, féminin, signifie
_morts_, de sorte que le vers suivant:

     Qui tel éur lor ont méu,

se rapporte à _destinées_. Mais M. Francisque Michel ne s'embarrasse
pas pour si peu, et il traduit _mors_ par _mœurs_, commettant ici un
deuxième contre-sens.

Est-il besoin enfin de critiquer la traduction de _récréant_ par
_cessant d'agir? Récréant_, participe de _recrere_, avait le même sens
que _recréu_. Il signifiait: _qui se rend, rendu, abattu._

[p. 391] NOTE 29, _pages_ 76-77.

Vers 17727-17953. Empédocles, philosophe et poëte, de la ville
d'Agrigente, en Sicile, désirant qu'on crût qu'il tenoit de la déité
et qu'on le tînt comme un dieu après sa mort, quitta adroitement la
compagnie avec laquelle il étoit allé sur le mont Etna, le remonta et
se précipita dans le volcan. On ne s'aperçut de cet acte de folie que
parce qu'on trouva ses pantoufles qui avoient été rejetées à plus de
cinquante pas par l'effet d'une irruption. (Lantin de Damerey.)

NOTE 30, _pages_ 76-77.

Vers 17740-17966. Origènes naquit à Alexandrie, l'an 185 de J.-C, et
mourut à Tyr l'an 256. D'autres historiens placent sa mort en l'an
254 ou 252. Il enseigna la théologie aux hommes et aux femmes, et,
pour se mettre à l'abri de la calomnie, à cause de sa fréquentation
avec le sexe, il se rendit eunuque, prenant trop à la lettre ce
qu'a dit J.-C. dans son Évangile, au sujet des eunuques volontaires
pour le royaume des cieux. On dit qu'il composa six mille volumes,
c'est-à-dire six mille rouleaux. Ce travail immense devoit lui attirer
le surnom d'_entrailles de fer_, à plus juste titre qu'au grammairien
Didymus, qui n'avoit fait que trois mille cinq cens volumes. (Lantin de
Damerey.)

[p. 392] NOTE 31, _pages_ 80-81.

Vers 17790-18018. _Prédestination_, terme de théologie. C'est un
dessein que Dieu a eu de toute éternité de donner la gloire éternelle
à ceux qu'il a choisis. Il y a une prédestination à la grâce qui est
toute gratuite; il y en a une à la gloire. Se fait-elle indépendamment
des mérites acquis par la grâce, ou n'est-ce que dépendamment de ces
mérites? Ce doute partage les théologiens, et chacun s'appuie de
l'autorité des Pères, et même de l'Écriture. (Lantin de Damerey.)

NOTE 32, _pages_ 82-83.

Vers 17927-18054. _Fomes_. M. Francisque Michel traduit encore ici
_fomes_ par _fûmes_; c'est une grosse erreur. _Fûmes_ ne signifierait
absolument rien ici, tandis que _faisons_ s'explique parfaitement.
_Fomes_ est mis ici pour _faimes_. (Voir l'introduction au Glossaire.)

NOTE 33, _page_ 116.

Vers 18396. L'original est écrit _fait. Destrempance_ veut dire
_intempérance, trouble_, et semble signifier ici plus particulièrement:
mauvaise influence, persécution. Aussi n'avons-nous pas hésité à lire
_fuit_, qui nous semble plus rationnel.

[p. 393] NOTE 34, _pages_ 120-123.

Vers 18487-18725. L'original porte _recongnoissant_. C'est évidemment
une erreur, comme le prouvent les deux vers 18550-51--18790-91:

     Mès voirs est que ceste ignorance
     Lor vient de lor propre nature.

NOTE 35, _page_ 134.

Vers 18695. M. Francisque Michel sépare _desvans_ en deux mots, et
traduit _vans_ par _vanneaux_. Nous préférons y voir le participe
présent de _desver, enrager_, être furieux, fou. On dit encore dans nos
campagnes: _faire endéver_, pour: _faire enrager_.

NOTE 36, _pages_ 136 et 137.

Vers 18724-18968. Alhacen, savant arabe, a écrit sur les crépuscules et
fait un traité d'optique. Il vécut vers le XIe siècle. Il est appelé
par quelques-uns Alhazon, Alhacen. Il y a encore un autre Alacenus ou
Alhazenus, Anglais, dont on a deux traités, l'un _De Perspectivâ_, et
l'autre _De Ascensu nubium_. Il y a beaucoup d'apparence que c'est de
l'Arabe que Jean de Meun fait ici mention. (Lantin de Damerey.)

NOTE 37, _pages_ 150-151.

Vers 18946-19194. _Virent_ est ici l'indicatif de _virer_.

[p. 394] NOTE 38, _page_ 152.

Vers 18989. Nous sommes de l'avis de M. Francisque Michel. Il faut lire
ici _anuieuses_, et non _anvieuses_.

NOTE 39, _page_ 153

Vers 19250. Le lecteur nous pardonnera d'avoir maintenu _sarpes_ pour
_serpes_.

NOTE 40, _page_ 154.

Vers 19042. Il faut traduire: «Non autrement que nous dîmes.»

NOTE 41, _pages_ 158-159.

Vers 19090-19338. Cette réflexion, qui n'a aucun sens dans la bouche de
Nature, prouve bien ce que nous disions à la note 21, que ce passage
était une intercalation.

NOTE 42, _pages_ 160-161.

Vers 19117-19367. _Habonde_; lisez: _abunde_. C'est le nom d'une fée
en qui le peuple avoit eu autrefois beaucoup de confiance. Ce nom lui
avoit été donné à cause de l'abondance qu'elle procuroit aux maisons où
elle se retiroit. Un passage tiré des œuvres de Guillaume d'Auvergne,
évêque de Paris, mettra mieux le lecteur au fait de toutes ces
prétendues fées:

[p. 395] _Nominationes dœmonum ex malignitatis operibus eorundem sumptæ
sunt; sicut Lares, ab eo quod laribus præssent; et Penates, eo quod
horreis vel penitioribus domorum partibus; Fauni vero, à fatuitate;
Satyri, à saltationibus; Joculatores, à jocis; Incubi, à concubitu
mulierum, et Succubi, eo quod sub specie mulieris viris se supponunt;
Nymphæ vero, fontium deæ; Striges seu Lamiæ, à stridore et laniatione,
quia parvulos laniant, et lacessere putabantur, et adhuc putantur à
vetulis insanissimis: sic et Dœmon, qui pretextu mulieris, cum aliis
de nocte domos et cellaria dicitur frequentare, et vocant eam Satiam,
è satietate; et dominam Abundiam, pro abundantia quam eam præstare
dicunt domibus quas frequentaverit: hujusmodi etiam dœmones, quas
Dominas vocant vetulæ, penès quas error iste remansit, et à quibus
solis creditur et somniatur. Dicunt has Dominas edere et bibere de
escis et potibus quos in domibus inveniunt, nec tamen consumptionem aut
imminutionem eas facere escarum et potuum, maximè si vasa escarum sint
discooperta, et vasa poculorum non obstructa eis in nocte relinquantur.
Si vero operta vel clausa inveniunt, seu obstructa inde nec comedunt
nec bibunt, propter quod infaustas et infortunatas relinquunt,
nec satietatem, nec abundantiam eis prætantes_. (Voyez Guillaume
d'Auvergne, Paris, 1674, t. I, p. 1036, col. 2.) (Lantin de Damerey.)

NOTE 43, _pages_ 162-163.

Vers 19150-19400. M. Francisque Michel traduit _convent_ par _couvent_.
Evidemment il a traduit le mot sans lire la phrase.

[p. 396] NOTE 44, _pages_ 166-167.

Vers 19228-19480, _Comète_, espèce de planète qui est au-dessus de la
lune, dans la région des planètes. Son corps est solide; elle tire sa
splendeur de la lumière du soleil, qu'elle réfléchit. (B. DE C.)

La comète a cela de particulier, qu'elle est accompagnée d'une longue
traînée et de certains rayons de lumière toujours opposés au soleil,
et qui s'affoiblissent en s'éloignant. Ces rayons sont apparemment
réfléchis par le corps de la comète.

Il y a trois sortes de comètes: la barbue, qui est orientale au soleil;
la comète à longue queue, qui est occidentale et paroît après le soleil
couché; la chevelue, qui se montre lorsque le soleil et la comète sont
diamétralement opposés et que la terre est entre deux.

Il y en a une autre qui est sublunaire, et qui n'est qu'un météore et
une inflammation de l'air grossier.

Les Romains regardoient les comètes comme les présages des événements
sinistres.

_Si vero cœlestes minæ terroresve, aut letra renunciarentur prodigia
formidinesque vel si terribilis species, aut quid novum et inopinatum
oblatum esset, ut cùm duo visi soles, facesve ne cœlo colluxissent,
aut crinita sidera insigni novitate vel igneus turbo: his avertendis
terroribus piacularibus sacrificiis factis ad placandas iras feriæ
indicebantur._

Bayle a solidement réfuté les vains préjugés du peuple à cet égard, et
a démontré parfaitement combien est mal fondée la vanité de l'homme,
qui s'imagine qu'il ne sauroit mourir sans troubler toute [p. 397] la
nature, et sans obliger le ciel à se meure en frais pour éclairer la
pompe de ses funérailles. (Pensées diverses sur les comètes.)

Vespasien ne pensoit pas comme le peuple sur cet article. On parloit
devant ce prince d'une comète qui paroissoit; il répondit: «Ce
phénomène ne me regarde point, moi qui suis chauve, mais plutôt le roi
des Parthes.» (Dion, in _Vespasio_.)

Le cardinal Mazarin, qui avoit l'esprit ferme, fit une réponse plus
jolie. Quelqu'un étant veau dire à cette Eminence, qui étoit malade,
que l'on avoit aperçu une comète qui faisoit appréhender pour ses
jours, il répondit en souriant: _La comète me fait trop d'honneur_, ce
qui revient à la pensée de Jean de Meun:

     Ne li princes ne sunt pas dignes
     Que li cors du ciel doignent signes
     De lor mort plus que d'un autre homme.
                       (Lantin de Damerey.)



NOTE 45, _pages_ 176-177

Vers 19395-19653. Robert II, comte d'Artois, surnommé _le Bon_ et
_le Noble_, fut fait chevalier par le roi saint Louis; il mourut à
la bataille de Courtray, percé de trente coups de pique, l'an 1302.
(Lantin de Damerey.)

Nous ne reproduisons cette note que pour signaler une erreur du
savant commentateur. Il s'agit ici de Robert Ier, dit _le
Vaillant_, frère de saint Louis, tué a la bataille de Mansourah, en
1250. (P. M.)

[p. 398] NOTE 46, _pages_ 178-179.

Vers 19418-19676. Il y a longtemps que les poëtes ont acquis ie droit
de regretter ces marques utiles de la considération où ils étoient
autrefois parmi les grands. Aux termes d'Ovide, on croiroit que le soin
de récompenser les poëtes étoit l'objet principal du ministère.

     _Cura ducum fuerant olim, regnumque poetæ:_
        _Præmiaque antiqui magna tulere chori._
     _Sanctaque majestas, et erat venerabile nomen,_
        _Vatibus et largæ sæpe dabantur opes._

     (_De Arte amandi_, lib. III, carm. 405.)
                              (Lantin de Damerey.)



NOTE 47, _pages_ 178-179.

Vers 10423-19681. Nom d'un ancien château qui a donné le nom aux
seigneurs de _Lavardin_. Il étoit situé près de Vendôme, sur le bord
du Loir, vis-à-vis _Montoire_. Ce mot est mis ici pour la rime, comme
beaucoup d'autres dans ce roman. (Lantin de Damerey.)

NOTE 48, _pages_ 178-179.

Vers 19425-19683. _Ennius_. Voici l'extrait de la vie de ce poëte par
Jérôme Columna: _Precipuos vero amicos habuit vicinum duum Galbam,
cum quo et deambulare, et frequenter esse consueverat, et M. Fulvium
nobiliorem, à cujus filio jam patris instituto studio litteratum [p.
399] dedito, ut in Bruto ait Cicero, fuit civitate donatus, cum
Triumvir coloniam deduxisset. Sed in oratione pro Archia videtur
tanquam de Romana Republica bene meritum in civium numerum adsciri
meruisse...._

_Ad cujus (Ennii) senectutem cum etiam ingens paupertatis malum
accessisset, ex animi fortitudine utriusque incommoda sustinebat, ut
iis penè oblectari videretur._

Ceci est bien opposé à ce que dit l'auteur du roman.

NOTE 49, _pages_ 198-199.

Vers 19769-20033. La triple temporalité, c'est-à-dire les trois
divisions du temps, le présent, le passé et l'avenir. Cette sublime
pensée est rendue avec autant d'énergie que de grandeur. Dieu, dit Jean
de Meung, embrasse d'un seul coup d'œil ce qui fut, est et sera, et
tout cela n'est pour lui qu'un éclair dans l'éternité.

NOTE 50, _pages_ 200-201.

Vers 19794-20059. L'original de Méon et la reproduction de M.
Francisque Michel portent _nostre_. C'est évidemment une erreur. Ce mot
ne serait dans la bouche du _dieu des dieux_ qu'un non sens.

NOTE 51, _page_ 204.

Vers 19860. _Apaiens_ est mis ici _pour apaions_.

[p. 400] NOTE 52, _pages_ 204-205

Vers 19866-20130.

    _Jam nova progenies cœlo dimittitur alto_
    _Tu modo nascenti puero, quo ferrea primum_
    _Desinet, ac toto sirget gens aurea mundo._
                       (Virgile, _Eclog_. IV, carm. 7.)

NOTE 53, _pages_ 204-205.

Vers 19871-20135. Albumazar ou Aboazar, Arabe renommé par sa science,
vivoit dans le IXe siècle ou dans le Xe. Son
livre de la révolution des années l'a fait regarder comme un des grands
astrologues de son temps. (Lantin de Damerey.)

NOTE 54, _pages_ 212-213.

Vers 19997-20263. Ce sont les _Belides_ ou _Danaïdes_. Elles étoient
cinquante sœurs, toutes filles de Danaüs, qui épousèrent leurs
cinquante cousins germains, fils d'Egyptus, frère de Danaüs. Ces
cruelles femmes, par ordre de leur père qui craignoit d'être détrôné
par un gendre, égorgèrent leurs maris la première nuit de leurs noces.
La seule Hypermnestre sauva la vie à Lyncée, son époux. Le supplice de
ces détestables femmes est de travailler continuellement à remplir une
cuve qui n'a point de fond. (Lantin de Damerey.)

[p. 401] NOTE 55, _page_ 214

Vers 20025. _Treu_, tribut. On disoit aussi _tru_ et _treuage_, qu'o
s'appeloit aussi _truage_, c'est-à-dire: imposition, subside; et parce
que les tributs excessifs qu'on mettoit quelquefois sur les peuples les
réduisoient à la mendicité, on appeloit _truant_ celui qui demandoit
l'aumône. Faux-SEmblant appelle ainsi les mendiants:

    Quant ge voi tous nus ces truans
    Trembler sor ces femiers puant.

Les Normands étant plus charges d'impôts que les autres peuples, on
disoit: _Qui fit Normand, il fit truant_. _Truander_ signifie demander
l'aumône par pure fainéantise. _Trucher_, en terme d'argot, signifie la
même chose, et _trucheur_ se prend pour _truant_, et _truandaille_ pour
geux ou vaurien. On trouve ce mot employé dans la vieille Bible des
Noëls:

    Vous me semblez de truandaille
    Vous ne logerez point céans.

Qu'il me soit encore permis d'avancer une de ces vérités que l'on
regarde comme des paradoxes. C'est que les plus grands impôts sont
ceux dont nous supportons volontairement les charges; tels sont
ceux inventés par la mode, par la vanité, par le luxe et par la
sensualité, les quatre plus grands fléaux du genre humain, dont les
lois somptuaires des Romains, et celles que le même esprit de sagesse a
dictées à nos rois, n'ont jamais pu réprimer les abus, qui renversent
le bon ordre, corrompent les mœurs, ruinent enfin le commerce des Etats
les mieux policés. (Lantin de Damerey.)

[p. 402] Cet estimable savant, que je me représente affublé dans la
robe de son bisaïeul, ne paraît pas comprendre la nature humaine, et
son système économique ne fera jamais école, bien certainement. Quant à
l'étymologie de _trèu_, voyez ce mot au Glossaire. (P. M.)

NOTE 56, _pages_ 214-215.

Vers 20032-20298. M. Francisque Michel traduit ce vers par:

     Et pour changer maints caractères.

Pourquoi tant se torturer l'imagination? Cette version ne signifie
absolument rien. _Muer le corage_ signifiait: changer le courage, le
cœur, et se prenait en bonne et en mauvaise part. Il signifie ici:
relever le courage des assaillants et, par contre, jeter l'épouvante
parmi les assiégés.

NOTE 57, _page_ 218.

Vers 20099.

     Puis que salués les m'aurois....

Traduction littérale: _Lorsque vous me les aurez salués_, c'est-à-dire:
«Lorsque vous les aurez salués pour moi.» _Aurois_ est mis ici pour la
rime au lieu d'_aurés_.

NOTE 58, _pages_ 228-229.

Vers 20253-20518. _Tables_. Ce sont les tablettes sur lesquelles les
anciens écrivaient avec un poinçon. [p. 403] On dit au figuré et
proverbialement: «C'est bien; je l'inscris sur mes tablettes.»

NOTE 59, _page_ 234.

Vers 20333. Pour la deuxième fois, nous voyons le verbe _respondre_
affecter la conjugaison de _répondre_. Nous avons déjà signalé cette
licence. Toutefois, il nous vient un scrupule. Nous avons pu constater
souvent combien maître Jehan de Meung se laissait entraîner à jouer
sur les mots. Le calembourg, passez-moi le mot, était son péché
mignon. Nous sommes donc revenu de notre opinion première, et nous
croyons qu'il ne faut voir dans _responnez_, au vers 15802, et dans
_respoigne_, autre chose que le subjonctif de _respondre_, non dans
le sens de répliquer, mais d'exposer, expliquer. Ce dernier verbe ne
viendrait pas de _respondere_, mais de _re exponere_, et sa conjugaison
serait identique à celle de _répondre_, dérivé de _re_ et _ponere_. Ces
trois verbes se confondirent en une seule et même conjugaison par la
suite, comme le prouvent nos verbes modernes _pondre_ et _répondre_.
(Voyez l'introduction au Glossaire.)

NOTE 60, _pages_ 234-235.

Vers 20335-20603. _Devin_. Nous avons conservé ce mot pour laisser
au vers sa physionomie originale et subsister le jeu de mots; mais
aujourd'hui le sens nous échappe. C'est encore une malice de Jehan de
Meung et même, jusqu'à un certain point, une satire virulente contre la
subtilité du clergé en matière de dogmes. N'oublions pas que _devin_
signifiait [p. 404] à la fois _devin_, dans le sens qu'il a conservé,
et _théologien_. (Voyez la note 23, tome III.) Le véritable sens de
ce passage, voilé sous une fine ironie, serait plutôt: «Je laisse
les théologiens s'user à débrouiller cette énigme, s'ils le peuvent,
car ils s'épuisent en vains efforts.» Aussi avions-nous traduit tout
d'abord:

     A l'Église laissons le soin,
     S'elle peut, d'éclaircir ce point.

Toute réflexion faite, nous avons conservé le mot _devin_.

NOTE 61, _pages_ 234-235.

Vers 20359-20627. Orphéus, fils d'Apollon et de Calliope, ou, selon
d'autres mythologistes, d'Æagre, fleuve de Thrace, et de la muse
Polymnie. Après la perte de sa chère Eurydice, qu'une curiosité
déplacée empêcha de revoir la lumière, grâce singulière que les talens
de son mari avoient obtenue de Pluton et de Proserpine, Orphée conçut
pour le sexe un si grand dégoût, qu'il ne voulut plus entendre parler
des femmes. On dit que ce fut lui qui apprit aux peuples de Thrace à
mépriser les femmes pour les garçons, et qu'il fut le premier auteur
d'un amour si détestable. Les Bacchantes, piquées du mépris qu'Orphée
avoit inspiré pour elles aux hommes, le déchirèrent de leurs propres
mains. Bacchus, en l'honneur de qui ce poëte avoit célébré plusieurs
orgies, ne laissa point ce crime impuni: il changea en arbres ces
femmes parricides. (Lantin de Damerey.)

[p. 405] NOTE 62, _pages_ 238-239.

Vers 20417-20683. M. Francisque Michel traduit _secorciez_ par
_secouez_. C'est une erreur d'inadvertance. (Voyez le Glossaire.)

NOTE 63, _page_ 246.

Vers 20528. M. Francisque Michel traduit _soef_ par _doucement_. C'est
une erreur. _Soef_ n'est pas adverbe ici, mais subtantif. Il signifie
_la soif_.

NOTE 64, _page_ 248.

Vers 20581.

     Tous les me dist, onc puis ne sis....

Traduction littérale: _Tous elle nie les dit et depuis ne restai pas
assis_, c'est-à-dire: «Je n'y tins plus, et j'accourus.»

NOTE 65, _pages_ 260-261.

Vers 20762-21036. _Grant péchiê_, etc.... L'Amant de la Rose nous dit,
au vers 22188, et nous devons l'en croire, que

     Por cincq cenz fois cent mile livres

il n'aurait pas voulu souffrir une opération semblable à celle que
le chanoine Fulbert fit éprouver au mari d'Héloise. On trouve peu de
personnes qui entendent raillerie sur cet article; tous ceux cependant
à qui ce malheur est arrivé n'en ont pas été dédommagés [p. 406] aussi
avantageusement qu'auroit voulu l'être notre amant.

_La loi des Lombards_, livre I, titre 7, article 18, s'explique ainsi
sur les dommages que peut prétendre un pauvre mutilé:

_Si quis alium præsumptivè suâ sponte castraverit, et ei ambos
testiculos amputaverit, juxtà conditionem componat, si virgam
absciderit similiter._

Par la loi des Allemands, on payoit pour l'opération entière quarante
sous, et vingt sous pour la moitié.

Les Anglois, au titre 5 de leurs lois, condamnoient, à proportion de la
qualité de la personne mutilée, le criminel à quatre cents sous ou à
cent sous.

Les Juifs punissoient ce crime par la peine du talion.

Ce que fait dire Jehan de Meun à Genius touchant les défauts de ceux
qui ont souffert cette mutilation, soit par la malice des hommes, ou
par un zèle mal entendu de leur part, se trouve bien combattu par
les exemples d'Origène et de Photius, d'Abelard et de Combalus, chez
lesquels cet accident n'a fait aucun préjudice aux dons naturels de
l'âme. (Dict. de Bayle, art. de _Henri IV_.) (Lantin de Damerey.)

NOTE 66, _page_ 260.

Vers 20764. Je n'ai trouvé ces vers que dans un manuscrit portant la
date de 1330.

     Si m'aïst Diex et saint Yvurtre,
     Je le prise poi mains de murtre,
     Car cis n'ocist qu'une personne
     D'un cop mortel qui plus n'en donne,
[p. 407]
     Mès li fel qui les coilles trenche,
     L'engendrement d'enfans estanche,
     Dont les ames sont si perdues
     Que ne puéent estre rendues
     Ne par miracle, ne par pene.
     Ceste perte est par trop vilene,
     Et est si vilainne l'injure,
     Que tant cum li escoillés dure,
     Tous jors mès procurra haïne
     Au massecrier et ataïne,
     Ne ne puet de cuer pardonner,
     Ains desire guerredonner:
     Si l'estuet en pechié morir,
     Et en enfer l'ame corir.
                              (MÉON.)

NOTE 67, _page_ 267.

Vers 21135. _Toutes gens_ ne doit pas être pris dans le sens restreint
qu'il possède aujourd'hui. _Toutes gens_ signifie à la fois la gent
humaine et la gent animale, en un mot tous les êtres.

NOTE 68, _page_ 271.

Vers 21225. _Drap lange_. Nous avons cru pouvoir conserver à ce mot son
sens primitif: _Drap de laine_.

NOTE 69, _pages_ 288-289.

Vers 21244-21518. _Charboucle_, pierre précieuse qu'on dit être aussi
brillante qu'un charbon allumé. C'est le _piropus_ des Latins; Ovide
ne l'a point oublié dans la belle description qu'il fait du palais du
soleil, au livre II des _Métamorphoses_.

[p. 408] Pline, au livre XXXVII, chap. 7, de son _Histoire naturelle_,
quoiqu'il donne volontiers dans le merveilleux, prétend que ce que l'on
dit de l'escarboucle est fabuleux, et que ce n'est autre chose qu'un
gros rubis ou grenat rouge, brun et foncé, tirant sur le sang de bœuf.

On croyoit autrefois que l'escarboucle venoit d'un dragon.

Un historien a écrit que le roi de Pégu n'avoit d'autre lumière pendant
la nuit que son escarboucle, qui rendoit un éclat aussi vif que celui
du soleil. (Lantin de Damerey.)

NOTE 70, _pages_ 290-291.

Vers 21282-21556.

          ..... Ne quelque partie
     Par quoi puist estre ore partie.

Traduction littérale: «.....Ni quelque partie (de temps ou d'espace)
par quoi puisse être une heure partagée.» C'est-à-dire: «Sans qu'on
puisse diviser ce jour en heures ni en minutes ou fractions d'heures,
puisqu'il est éternel.»

Or, M. Francisque Michel traduit _ore_ par _maintenant_. Il a
probablement traduit le mot sans lire la phrase, car il nous a été
impossible d'y adapter une interprétation acceptable.

NOTE 71, _pages_ 294-295.

Vers 21332-21608. Voyez la note 98 du tome III. Ici c'est Dieu qui
serait le juge suprême au tribunal d'appel.

[p. 409] NOTE 72, _page_ 302.

Vers 21454. _Estaches, poteaux_, pieux servant à faire clôture. Il
vient du latin _estacha_ ou _stacha: postis, palus, paxillus, pieu_.

Guillaume Guiard en parle dans son _Histoire de France_:

     A douloüeres et à hasches
     Vont desrompant piex et estaches.

_Estachamentum_ étoit l'enceinte fermée de pieux; c'est de là que vient
_estacade_, qui est une palissade faite avec des pieux enfoncés dans la
terre, particulièrement dans des eaux, pour empêcher le passage ou pour
fermer l'entrée d'un pont. (Lantin de Damerey.)

Le lecteur est prié de se reporter au Glossaire.

NOTE 73, _page_ 306.

Vers 21532. Il est probable que le passage compris entre crochets, du
vers 21533 au vers 21578, est une addition postérieure, assez mauvaise
du reste.

NOTE 74, _pages_ 310-311.

Vers 21590-21874. Tout le passage suivant, placé entre crochets, du
vers 21591-21875 au vers 22004-22296, a été évidemment intercalé après
coup.

NOTE 75, _pages_ 310-311.

Vers 21593-21877. Pygmalion, Apollodore, Arnobe [p. 410] et M. Bayle
en font un roi de Cypre, qui fut fondateur de la ville de Carpasia.

D'autres auteurs le confondent avec Pygmalion, qui tua Sichée, mari de
Didon, pour avoir les trésors que ce prince avoit amassés.

Ces mêmes auteurs ajoutent que la débauche des Propétides lui ayant
inspiré du dégoût pour toutes les femmes, il se retira dans une
solitude où il s'occupa à la sculpture.

Que le fondateur de Carpasia soit le même que le meurtrier de Sichée,
ou que ces deux princes soient des personnes différentes, cela fait
peu pour notre roman. Quoi qu'il en soit, Pygmalion, dégoûté des
femmes, résolut de passer ses jours dans le célibat; mais, ayant
taillé une statue d'ivoire d'une beauté parfaite, il devint amoureux
de son ouvrage. Vénus, touchée des feux du statuaire, anima cette
figure insensible, dont il eut dans la suite un fils appelé _Paphus_,
qui donna son nom à l'isle de Paphos. (Ovid., _Métamorph_., lib. 10.)
(Lantin de Damerey.)

NOTE 76, _pages_ 310-311.

Vers 21609-21893. Lavinie, femme d'Enée.

NOTE 77, _pages_ 318-319.

Vers 21726-22014. _Vair_, fém. _vaire_. C'étoit une fourrure blanche
et bleue, dont les rois usoient en France. Les présidents en mettoient
sur leurs manteaux et les conseillers sur leurs robes, ce qui a eu
lieu jusqu'au XV_e_ siècle. Cette fourrure étoit faite de [p. 411]
la peau d'une espèce d'écureuil que l'on appeloit aussi _vair_ et en
latin _sciurus_. Cette peau étoit blanche par dessous et colombine
par dessus. On la diversifioit en grands et en petits carreaux, qu'on
appeloit _grand vair_ et _petit_ ou _menu vair_. On lui avoit donné le
nom de _penne_ ou _panne_, parce que ces fourrures étoient composées de
plusieurs pièces ou peaux cousues ensemble, comme les pans d'un habit.

Quelques auteurs ont prétendu que le _vair_ n'étoit que la seconde
fourrure, ou _peau_ et _penne_, dont on doubloit les habits des grands
seigneurs. On l'appelle _vair, à variis coloribus_. L'hermine étoit la
première des fourrures.

_Vair_, en terme de blason, est une fourrure faite de plusieurs petites
pièces d'argent et d'azur, à peu près comme une cloche de melon ou
comme un U. Cependant les armes de la maison de Bauffremont sont
vairées d'or et de gueule.

Le _vair_ est ordinairement de quatre tires ou rangées, et le _menu
vair_ est de six. (Lantin de Damerey.)

Voir la note 16 du tome I.

NOTE 78, _page_ 318.

Vers 21729. _Cendaus_, pluriel de _cendal_. C'étoit une étoffe fort
estimée chez les anciens: on en faisoit les bannières. Le _cendal_
étoit une espèce de camelot; il y en avoit du rouge et du blanc; il y
avoit aussi des _cendaux_ de soie, qui étoient la même chose que nos
taffetas.(Lantin de Damerey.)

[p. 412] NOTE 79, _pages_ 322-323.

Vers 21777-22067. _Houzeaux_, espèces de bottines. Les unes avoient
la tige simple; d'autres avoient un soulier qui étoit quelquefois
à poulaine, avec un long bec recourbé en haut. On appeloit aussi
_houseaux_ des _heuses_, qui étoient des surbottes.

Il y a apparence que les _houseaux_ étoient la chaussure des Parisiens,
par ce que Jean de Meung dit ici de la manière dont Pygmalion habilla
sa statue.

On disoit quitter les _houseaux_, pour faire entendre qu'une personne
étoit morte. Aux _Chroniques de Moustrelet_, tome I, pour l'année
1422, on lit: «que lorsque Henri V, roi d'Angleterre, qui mourut à
Paris, eut été enterré à Abbeville, Messire Sarrazin d'Arly, oncle
du vidame d'Amiens, demanda à un nommé _Haurenas_, qui étoit de sa
maison, s'il ne sçavoit rien de la mort du roy d'Angleterre. Il dit
que oui, et qu'il l'avoit veu en Abbeville, en l'église de St-Offram,
et lui raconta comment il étoit habillé. Adonc Messire Sarrazin lui
demanda par sa foi s'il l'avoit bien advisé; et répondit que oui. Or,
me dis par ton serment s'il avoit point ses houzeaux chaussez?--Ah!
Monseigneur, ce dit-il, nenny.--Par ma foy, ce dit Messire Sarrazin,
beaulx amis, jamais ne me croyez s'il ne les a laissez en France.» Au
lieu de: quitter les _houseaux_, l'on dit proverbialement quitter la
_perruque_, pour: mourir. (Lantin de Damerey.)

NOTE 80, _pages_ 324-325.

Vers 21835-22125. _Cornouaille_. C'est, selon Barbazan, [p. 413] le
cornouiller, arbre dont on faisoit des chalumeaux et autres instrumens
de musique:

     Li chalemel de cornouaille.
             (Ovide, manuscrit cité par Borel.)

Je ne sais si c'est bien entendre le passage du Roman de la Rose que
de prendre _cornouaille_ pour un arbre, plutôt que pour la province
d'Angleterre qui porte ce nom, ou pour la ville de Cornouaille,
aujourd'hui Quimper-Corentin, qui est en basse Bretagne. Comme les
Bretons sont fort renommés pour leurs danses, peut-être faisoit-on chez
eux des instrumens pour les exciter à danser.

Ceux qui ont fait mention du cornouiller n'en parlent que comme d'un
bois propre à faire des armes.

     _Et bena bello cornus,_

dit Virgile au livre II des _Géorgiques_.

Les javelots des Romains étoient faits de cornouiller, dont le bois est
fort dur. Apparemment que ceux des Grecs étoient de la même matière,
puisqu'Homère, dans l'ode qu'il adresse à Mercure, lui dit: _Oui, par
ce dard fait de cornouiller_, je publierai vos louanges. (Lantin de
Damerey.)

NOTE 81, _pages_ 344-345.

Vers 22128-22422.

     _Omnia vincit amor, et no cœdamus amori._
                              (Virgil., _Éclog_. X, carm. 69.)

[p. 414] NOTE 82, _pages_ 348-349.

Vers 22192-22486. Tout le passage suivant, entre crochets, du vers
22193-22487 au vers 22378-22670, doit être considéré comme une
intercalation, assez inutile du reste, voire même ridicule.

NOTE 83, _pages_ 350-351.

Vers 22240-22534.

     _Quum le submoveant, qui testamenta merentur_
     _Noctibus, in cœlum quos evehit optimia summi_
     _Nunc via processus, vetulæ vesîta beatæ?_
     _Unciolam Proculeius habet, sed Gillo deuncem,_
     _Partes quisque suas, ad mensuram inguinis heres._
                     (D. Juvenal, _Sat_. I, v. 37.)
                                 (Francisque MICHEL.)

NOTE 84, _pages_ 352-353.

Vers 22244-22538. On chercherait vainement, dans la collection des
œuvres d'Ovide, le passage auquel Jean de Meung fait ici allusion. Il
appartient au livre II d'un poème faussement attribué au chantre des
_Métamorphoses_ et publié, sous le titre de _Vetula_, par Goldast, dans
un volume intitulé: _Ovidii Nasonis Pelignensis erotica et amatoria
opuscula_, etc. Franfurti, typis Wolffrangi Richteri ... anno MDCX, in
80. Voyez liv. II, chap. XXXI-XLI, pag. 152-161. Le lecteur curieux de
savoir à qui l'on peut attribuer cette composition, dont il existe un
manuscrit du XIIe siècle à la bibliothèque de Montpellier (fonds [p.
415] Bouhier, E, 56), trouvera tous les renseignements désirables dans
la notice littéraire sur Ovide, tome VIII, pages 380-382, des œuvres
complètes de ce poète publiées dans la collection Lemaire. (Francisque
MICHEL.)

NOTE 85, _pages_ 368-369.

Vers 22505-22803. Il nous a été impossible de reproduire ici le double
sens de _rains_, qui veut dire à la fois _reins_ et _rameaux_.

NOTE 86, _pages_ 370-371.

Vers 22552-22830. _Fis_ veut dire ici: assuré, fidèle, pluriel de _fit_
ou _fid_, dérivé de _fidum_. On peut donc traduire ce vers de deux
façons: 1° mais j'étais alors si assuré, j'y allais de si grand cœur;
2° mais je lui avais été jusqu'alors si fidèle. Enfin nous devons noter
la version de Méon, que nous n'avons pas cru devoir conserver. Il écrit
le vers ainsi:

     Mais de tant fui-ge bien; lors fis
     C'onques nul mal gré ne m'en sot....

que l'on peut traduire ainsi:

     Mais bien m'en trouvai; je sus faire
     Que nul mauvais gré ne m'en sût....

Enfin nous parlerons une dernière fois de l'édition de M. Francisque
Michel. Il adopte la version que nous avons suivie pour notre
traduction, et met deux points après _lors fis_. Le sens se terminant à
la fin de ce vers, force à traduire à peu près: Mais je n'y pris point
garde.

[p. 416] Nous n'aurions, à la rigueur, aucune objection à faire si
l'éditeur ou l'imprimeur n'avait supprimé 40 vers, par inadvertance,
car comment expliquer:

     Mès de tant fui-ge bien lors fis:
     Qui des amans les roses garde,
     Moult en fait ores bone garde.

Évidemment c'est l'imprimeur qui a passé toute une page par mégarde;
mais nous ne nous expliquons pas la légèreté de l'éditeur qui laisse
subsister de pareilles négligences. Nous en sommes à nous demander s'il
relisait ses épreuves, car ce n'est pas malheureusement la seule faute
de ce genre que nous ayons relevée dans le cours de l'ouvrage.

Et, chose singulière, l'erreur se produit toujours de la même
façon. Les vers passés sont rajoutés plus loin. Ici la faute est
impardonnable, car ce sont les 40 vers oubliés qui viennent terminer le
Roman d'une manière aussi ridicule qu'imprévue.

NOTE 87, _pages_ 372-373.

Vers 22580-22882. Ici se termine, dans la plupart des manuscrits, le
Roman de la Rose. Le passage suivant est évidemment postérieur.



[p. 417]
TABLE DES MATIERES


CHAPITRE XCI.--_Du vers_ 16553 _au vers_ 16850.        2

Comment Nature la subtille
Forge toujours ou filz ou fille,
Affin que l'humaine lignye
Par son deffaut ne faille mye.

CHAPITRE XCII.--_Du vers_ 16851 _au vers_ 16954.      20

Comment le bon paintre Zeuxis
Fut de contrefaire pensis
La très-grant beaulté de Nature,
Et à la paindre mist grant cure.

CHAPITRE XCIII.--_Du vers_ 16955 _au vers_ 17062.     26

Comment Nature la déesse
A son bon prestre se confesse,
Qui moult doulcement luy enhorte
Que de plus plourer se déporte.

CHAPITRE XCIV. _--Du vers_ 17063 _au vers_ 17220.     34

Cy dit, à mon intention,
La meilleure introduction
Que l'en peut aux hommes apprendre,
Pour eulx bien garder et deffendre
Que nulles femmes leurs maistresses
Ne soyent quant sont jangleresses.


[p. 418]
CHAPITRE XCV. _--Du vers_ 17221 _au vers_ 17412.       44

Comment le fol Mary couart
Se met dedans son col la hart,
Quant son secret dit à sa Fame,
Dont pert son corps, et elle s'ame.

CHAPITRE XCVI.--_Du vers_ 17413 _au vers_ 17724.       56

Entendez icy par grant cure
La confession de Nature.

CHAPITRE XCVII.--_Du vers_ 17725 _au vers_ 18300.      76

Comment Nature se plaint cy
Des deuils qu'ils firent contre luy.

CHAPITRE XVCIII.--_Du vers_ 18301 _au vers_ 19296.    110

Comment, par le conseil Themis,
Deucalion tous ses amis,
Luy et Pyrra la bonne dame,
Fit revenir en corps et ame.

CHAPITRE XCIX.--_Du vers_ 19297 _au vers_ 20028.      170

Comment Nature proprement
Devise bien certainement
La vérité, dont gentillesse
Vient et en enseigne l'adresse.

CHAPITRE C.--_Du vers_ 20029 _au vers_ 20136.         214

Cy est comme dame Nature
Envoye à Amours par grant cure,
Genius pour le salouer,
Et pour maints courages muer.

CHAPITRE CI.--_Du vers_ 20137 _au vers_ 20206.        222

Comment damoiselle Nature
Se mist pour forgier à grand cure
En sa forge présentement;
Car c'estoit son entendement.


[p. 419]
CHAPITRE CII--_Du vers_ 20207 _au vers_ 20408.        226

Comment presche par très-grant cure
Les commandemens de Nature
Le vaillant prestre Genius,
En l'ost d'Amours, present Venus;
Et leur fait à chascun entendre
Tout ce que Nature veult tendre.

CHAPITRE CIII--_Du vers_ 20409 _au vers_ 20811.       238

Ce fort excommuniement
Met Genius sur toute gent
Qui ne se veullent remuer
Pour l'espece continuer.

CHAPITRE CIV.--_Du vers_ 20812 _au vers_ 21428.       262

Comment Jupiter fist preschier
Que chascun ce qu'avoit plus chier
Prenist, et en fist à son grè
Du tout et à sa voulenté.

CHAPITRE CV.--_Du vers_ 21429 _ au vers_ 21590.       300

Venus se recoursa devant
Ainsi que por cuillir le vent,
Et ala plus-tost que le pas
Au chastel, mais n'i entra pas.

CHAPITRE CVI.--_Du vers_ 21591 _au vers_ 21692.       310

Cy commence la fiction
De l'ymage Pygmalion.

CHAPITRE CVII.--_Du vers_ 21693 _au vers_ 22048.      316

Comment Pygmalion demande
Pardon, en présentant l'amande
A son ymage, des paroles
Qu'il dit d'elle, qui sont trop foles.

[p. 420]
CHAPITRE CVIII.--_Du vers_ 22049 _au vers_ 22500.     340

Comment ceulx du chastel yssirent
Hors, aussi-tost comme ils sentirent
La chaleur du brandon Venus,
Dont aucuns jousterent tous nudz.

CHAPITRE XIC.--_Du vers_ 22501 _au vers_ 22608.       368

La conclusion du Rommant
Est, que vous voyez cy l'Amant
Qui prent la Rose à son plaisir,
En qui estoit tout son désir.

FAUTES A CORRIGER                                      376

NOTES                                                  377


FIN DU TOME QUATRIÈME

DU

_ROMAN DE LA ROSE_





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Le Roman de la rose - Tome IV" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home