Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Baudelaire et Sainte-Beuve
Author: Vandérem, Fernand
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Baudelaire et Sainte-Beuve" ***


    BAUDELAIRE

    ET

    SAINTE-BEUVE


    _Imprimé à 235 exemplaires
    dont
    10 sur papier de Hollande._



Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
et n'a pas été harmonisée.



    FERNAND VANDÉREM

    BAUDELAIRE

    ET

    SAINTE-BEUVE

    _NOUVELLE ÉDITION_

    AUGMENTÉE DE NOTES ET D'UN CHAPITRE INÉDIT

    [Illustration: logo]

    PARIS
    LIBRAIRIE HENRI LECLERC

    219, RUE SAINT-HONORÉ, 219
    et 16, rue d'Alger.

    1917



[Illustration: ornement début de page]


Cette étude, publiée d'abord dans le _Temps Présent_, a paru en 1914
sous forme d'une brochure à tirage restreint et depuis longtemps
épuisé.

Il m'a semblé que le cinquantenaire de Baudelaire pouvait prêter
quelque intérêt à une réédition.

Je n'ai rien changé au texte primitif, que j'ai seulement complété par
des notes indiquant les sources des textes invoqués et quelques
particularités nouvelles.

J'y ai joint en outre un appendice où j'ai tenté de mieux élucider
les sentiments de Baudelaire pour Sainte-Beuve.

On aura ainsi, avec toutes références utiles, un résumé des relations
entre le grand poëte et l'illustre critique.

[Illustration: ornement fin de page]



BAUDELAIRE ET SAINTE-BEUVE



I


Les relations de Baudelaire et de Sainte-Beuve prêteraient à un
curieux chapitre d'histoire littéraire, dont j'offre ici un aperçu.

Les sentiments de Baudelaire envers certains de ses contemporains,
comme les sentiments qu'il leur inspirait, présentent parfois des
contradictions. Ainsi, extérieurement, qui douterait de son culte pour
Gautier et de l'estime où Gautier le tenait? Cependant on a retrouvé
un article de Baudelaire où il traitait Gautier en poète verbal, en
enfileur de phrases[1], et, d'autre part, Maxime du Camp nous conte
que, dans l'intimité, Gautier prédisait à Baudelaire la faillite
finale d'un Pétrus Borel[2].

Entre Baudelaire et Sainte-Beuve, pas trace de ces fluctuations. De
son extrême jeunesse à sa mort, Baudelaire ne cessa de ressentir et de
marquer pour Sainte-Beuve son admiration. C'est à Sainte-Beuve qu'en
1844 il adresse respectueusement une de ses premières poésies de
collège[3]. Et en 1866, à quelques mois de la paralysie générale, une
de ses dernières lettres ne sera qu'un long panégyrique des poésies de
Sainte-Beuve[4].

Les _Consolations_, _Joseph Delorme_, les _Pensées d'Août_, partout il
trouve à louer et à s'enflammer. Notamment les _Rayons Jaunes_ (ce
poème parti d'une impression heureuse, mais développé d'une façon si
méthodique et si dénuée d'ingénuité) lui semblaient un chef-d'œuvre
dont il ne se lassait pas de redire les beautés. Baudelaire a subi là
une emprise de jeunesse dont il ne devait plus se défaire.

On s'étonnera chez lui d'une admiration si constante pour un poète qui
lui était si sensiblement inférieur, tant par l'inspiration et par la
forme que par l'originalité. Et on pourrait être tenté d'y voir, sinon
une flagornerie envers le critique tout-puissant, du moins la
gratitude d'un obligé. Mais les faits s'opposent à cette hypothèse.
Car Sainte-Beuve ne fit jamais rien pour Baudelaire, ou ce qu'il fit
en sa faveur se réduit à l'impondérable.

Feuilletez d'ailleurs cet immense Larousse que constitue l'œuvre
critique de Sainte-Beuve. Alors que tant de poètes subalternes, tant
d'écrivains quelconques y bénéficient de longs articles, vous n'y
découvrez pas un seul Lundi consacré à Baudelaire. Puis contrôlez par
la correspondance des deux écrivains et vous aurez vite établi le
relevé de ce que Sainte-Beuve accorda à son jeune ami, à celui qu'il
appelait paternellement «son cher enfant».

1856.--Baudelaire publie sa première traduction de Poe: _Histoires
extraordinaires_. Lui qui ne sollicitait jamais pour son compte
n'hésita en aucun cas à quémander pour Poe. Il s'était institué le
barnum, l'impresario de Poe, le cultivateur acharné de sa gloire en
France. Le silence sur Poe, la moindre critique contre son œuvre,
meurtrissait Baudelaire au plus vif[5]. Pour une insignifiante réserve
sur le conteur américain, il faillit se brouiller avec d'Aurevilly.

En 1856 donc, il écrit à Sainte-Beuve pour lui recommander le
volume[6]. Nous avons la réponse de Sainte-Beuve. Il promet ferme un
article. En bas, une note naïve de l'éditeur ajoute: «Cet article n'a
jamais été fait.» Et d'un![7]

1857.--Les _Nouvelles histoires extraordinaires_. Nouvelle lettre de
Baudelaire à Sainte-Beuve[8]. Même silence de Sainte-Beuve. Et de
deux!

_Les Fleurs du Mal._ Sainte-Beuve en connaît, avoue en connaître
plusieurs morceaux. Entre autres, il doit avoir lu les vingt pièces
publiées dès 1855, dans la _Revue des Deux Mondes_[9]. Voici l'ouvrage
complet. Occasion unique de lancer un jeune poète qui se détache avec
éclat de la cohue courante, se donne et est reçu par Sainte-Beuve
comme un disciple. Le critique s'en tient pourtant à une longue lettre
embarrassée, où ne sont pas oubliées les _Pensées de Joseph Delorme_
ni les _Consolations_ et où les éloges sans chaleur se mâtinent de
gronderies vieillottes. Quant à un article, néant. Et de trois!

Mais arrive le procès: Baudelaire en danger. Concédons que, critique
officiel, Sainte-Beuve se trouve en délicate posture pour intervenir.
Au moins pourrait-il autoriser Baudelaire à publier sa lettre dans le
recueil d'articles adressé aux juges. Pas question. Tout juste s'il
donnera quelques extraits de cette lettre trois ans plus tard, en
1860[10]. Et il ne la publiera complète que neuf après, le poète mort,
en 1869, dans un furtif appendice des _Lundis_.

Il est vrai que, sous main, il glisse à Baudelaire des: «Petits moyens
de défense.» Effectivement bien petits. «Tout était pris dans le
domaine de la poésie. Lamartine avait pris _les cieux_. Victor Hugo
avait pris _la terre_ (?) et plus que _la terre_ (??). Laprade avait
pris _les forêts_. Musset avait pris _la passion_ et _l'orgie
éblouissante_ (sic). Théophile Gautier avait pris l'Espagne (!). Ce
que Baudelaire a pris. Il y a été comme forcé[11].»

Et cela finissait par un coup de dent à Musset, dont la vogue
torturait Sainte-Beuve--Musset dont il conseillait de souligner les
côtés obscènes et pornographiques. Ainsi nuls risques et tout profit.

Baudelaire n'en garda pas moins de ces conseils une éternelle
reconnaissance.

1858.--_Gordon Pym._ Nouvelle lettre de Baudelaire à Sainte-Beuve en
faveur de Poe[12]. Pas d'article. Et de quatre!

1859.--Un petit scandale. Hippolyte Babou moins patient que Baudelaire
a dénoncé dans un article le silence obstiné de Sainte-Beuve sur
l'auteur des _Fleurs du Mal_, et flétri nettement les réticences
cauteleuses du grand critique qui ne se répand en copie que sur les
ouvrages de second ordre[13].

Affolement de Baudelaire à l'idée d'être rendu responsable, quoique
innocent. Lettre à Sainte-Beuve pour se disculper[14]. Réponse
indignée de Sainte-Beuve, furieux de se voir dévoilé[15].

«Vous ne pouvez vous faire une idée de ce que c'est que la lettre de
Sainte-Beuve, écrit Baudelaire à Malassis. Il paraît que, depuis douze
ans, il notait tous les signes de malveillance de Babou. _Décidément,
voilà un vieillard passionné avec qui il ne fait pas bon se
brouiller...[16]._»

Vraisemblablement Sainte-Beuve tint toujours rancune à Baudelaire de
cet incident. Du moins, pour se taire, le ressentiment lui fournissait
là une espèce d'excuse.

La même année, Baudelaire publiait son étude sur _Théophile Gautier_.
Il va de soi que, selon l'usage, Sainte-Beuve n'en souffla pas mot. Et
de cinq!

1860.--_Les Paradis artificiels._ Lettre de Baudelaire à Sainte-Beuve
indiquant discrètement que M. Dalloz, directeur du journal où opère le
critique, lui a dit: «Le livre est digne de Sainte-Beuve. Faites une
visite à Sainte-Beuve à ce sujet.» Baudelaire ajoute: «Je n'aurais osé
y penser. Cependant j'ai plus que jamais besoin d'être soutenu.» Le
post-scriptum fait allusion à un morceau de pain d'épice qu'en passant
il avait porté à Sainte-Beuve, fort gourmet[17]. Nous avons la réponse
de Sainte-Beuve. Evasive, ajournant l'article, alléguant des arriérés,
ne promettant rien. Par contre il daigne remercier du pain d'épice. Et
de six![18]

A la vérité, il se croyait largement quitte envers Baudelaire. Car,
piqué quand même par l'article de Babou, comprenant la nécessité de
rompre le silence, il s'était enfin décidé à nommer Baudelaire dans
une _Causerie du Lundi_, en date du 20 février[19]. Il y revenait sur
l'article de Babou, accusait son accusateur d'envie, et finalement,
comme un chien qu'on fouette, arrivait à Baudelaire. Oh! sans se
fouler, sans se donner grand mal, recopiant simplement entre
guillemets des fragments de la lettre qu'il lui avait adressée en
1857. On trouvera cette lettre à la suite des _Fleurs du Mal_ dans
l'édition définitive. On la rapprochera de l'article que, dans le même
temps, Barbey d'Aurevilly consacrait au livre[20]. Et on pourra
mesurer toute la distance artistique qui sépare un Sainte-Beuve d'un
Baudelaire, un Sainte-Beuve d'un d'Aurevilly.

Pour Sainte-Beuve, Baudelaire est «un esprit fin», un talent «habile
et curieux». Mais «Baudelaire se défie trop de la passion(?), de la
passion naturelle(?)». Il «accorde trop à l'esprit, à la
combinaison». «Laissez-vous faire, conseille Sainte-Beuve, ne craignez
pas tant de sentir comme les autres, n'ayez jamais peur d'être trop
commun.» Toutefois, il convient aimer quelques pièces dont certaines
lui semblent dignes de l'Anthologie. Enfin «il tient compte surtout à
Baudelaire» (comme à Bouilhet et à Soulary) «de ce qu'ils viennent
tard, quand l'école dont ils sont a déjà tant donné et tant produit,
quand elle est comme épuisée... Ils soutiennent avec honneur, ils
décorent le déclin et le coucher de la Pléïade».

On possède ici, presque au complet, le sentiment de Sainte-Beuve sur
Baudelaire, la cote qu'il lui attribue: un petit poète de troisième ou
quatrième ligne, un de ces humbles glaneurs à la suite, qui viennent
quand les maîtres ont fauché le meilleur du champ, esprits fins,
bizarres, distingués, mais qui ne peuvent ramasser que les épis de
surcroît, les déchets de grande moisson, ce qui reste...

Rappelez-vous plus haut les moyens de défense: «Lamartine avait pris
les _cieux_, Hugo avait pris la _terre_... etc.»

Sainte-Beuve à ce moment, comme on voit, était loin du jugement porté
vingt ans plus tard par Banville et que la postérité ne cessera de
confirmer:

«Il faut admirer en Baudelaire un des plus grands hommes de ce temps
et qui, si nous ne vivions pas sous le règne intellectuel de Victor
Hugo, mériterait que nul poète contemporain ne fût mis au-dessus de
lui. De tous les artistes modernes du vers, l'auteur des _Fleurs du
Mal_ est le seul qui n'ait rien dû à l'auteur de la _Légende des
siècles_. Il ne procédait ni de lui ni de personne...[21]»

1861.--_Richard Wagner et Tannhaüser._ Nul article de Sainte-Beuve. Et
de sept.

_Les Fleurs du Mal_, seconde édition augmentée. Cette fois,
Baudelaire, comme tout le public littéraire, doit attendre son tour de
Lundi. Plus de procès à invoquer. Un recueil classé, consolidé,
abordant presque déjà la gloire. Evidemment le père Sainte-Beuve va y
aller de son article, donner son impression d'ensemble sur l'homme et
sur l'œuvre. Mais non. Pas une ligne, pas un mot, pas une allusion.
Et de huit!

1862.--Un coup de tonnerre. Baudelaire, en manière de manifestation
artistique, d'affirmation personnelle, se présente à l'Académie.
Fâcheux contre-temps pour Sainte-Beuve qui s'apprêtait à faire
campagne dans cette élection et à peser publiquement les titres des
candidats[22]. Arrivé à Baudelaire, comment s'en tirer? Impossible de
passer sous silence, ou de malmener son «jeune ami». Et d'autre part,
pas moyen de s'associer à cette gaminerie sans nom: Baudelaire, le
petit Baudelaire candidat! Sainte-Beuve ici n'a pas trop de toute son
adresse, pour ne pas dire plus. Il écrit:

«On s'est demandé d'abord si M. Baudelaire en se présentant voulait
faire une niche à l'Académie et une épigramme; s'il ne prétendait
point l'avertir par là qu'il était bien temps qu'elle songeât à
s'adjoindre ce poète et cet écrivain si habile et si distingué dans
tous les genres de diction, Théophile Gautier, son maître[22 _bis_].
On a eu _à apprendre, à épeler le nom de M. Baudelaire_ à plus d'un
membre de l'Académie qui ignorait totalement son existence. Il n'est
pas si aisé qu'on le croirait de prouver à des Académiciens politiques
et hommes d'État comme quoi il y a, dans les _Fleurs du Mal_, des
pièces très remarquables vraiment pour le talent et pour l'art...; et
qu'en somme M. Baudelaire a trouvé moyen de se bâtir, à l'extrémité
d'une langue de terre réputée inhabitable et par delà les confins du
romantisme connu, un kiosque bizarre, fort orné, fort tourmenté, mais
coquet et mystérieux, où on lit de l'Edgar Poe, où l'on récite des
vers exquis, où l'on s'enivre avec le haschich pour en raisonner
après, où l'on prend de l'opium et mille drogues abominables dans des
tasses d'une porcelaine achevée. Ce singulier kiosque, fait en
marqueterie, d'une _originalité concertée_ et composite, qui, depuis
quelque temps, attire les regards à la pointe du Kamtchatka
romantique, j'appelle cela la folie Baudelaire. Est-ce à dire
seulement, et quand on a tout expliqué de son mieux à de respectables
confrères un peu étonnés, que _toutes ces curiosités, tous ces
regards_ et ces raffinements leur semblent des titres pour
l'_Académie_, et _l'auteur lui-même a-t-il pu sérieusement se le
persuader_? Ce qui est certain, c'est que l'auteur gagne à être vu,
que là où l'on s'attendait à voir entrer un homme étrange,
excentrique, on se trouve en présence d'un candidat poli, respectueux,
_exemplaire, d'un gentil garçon_, fin de langage et tout à fait
classique dans les formes...»

J'ai souligné quelques-uns des traits les plus protecteurs, les plus
dédaigneux dans ce certificat de bonnes lettres et bonnes façons. Quel
ton, en effet, pour parler de Baudelaire! Quelle différence avec les
accents déférents d'un Barbey d'Aurevilly, d'un Asselineau, d'un
Edouard Thierry!

N'empêche que de la part de Sainte-Beuve, si gros Monsieur, juché si
haut, un tel acte de condescendance, un tel présent de publicité
pouvaient paraître exceptionnels. Baudelaire, évidemment, sentit plus
l'honneur que les réserves. Il écrivit à Sainte-Beuve une lettre
débordante de gratitude[23].

Dès cet instant, il était à sa merci, suivit tous ses conseils
académiques, n'insista plus, se désista. Sainte-Beuve le félicita de
cette renonciation. «Quand on a lu votre dernière phrase de
remerciement conçue en termes si modestes et si polis, on en a dit
tout haut: _Très bien!_ Ainsi vous avez laissé de vous une bonne
impression: n'est-ce donc rien[24]?»

Baudelaire ne put nier, mais dut probablement penser que, pour ses
candidats, Sainte-Beuve se contentait de peu.

1863-1864-1865-1866.--_Eurêka_, les _Histoires grotesques et
sérieuses_[25], des vers dans les _Poètes français_ de Crépet, des
vers dans le _Parnasse contemporain_. Sur tout cela cherchez dans
Sainte-Beuve: silence, silence. Une fois pour toutes avec son «jeune
ami» il s'est mis en règle. Compte clos, crédit arrêté. Il ne parlera
plus jamais de Baudelaire[26].

Il le sait cependant aux abois, forcé par les dettes à l'exil,
interdit de séjour, gravement malade, plus que pauvre. Sur des prières
aussi discrètes que réitérées, il semble bien, sans que ce soit sûr,
lui avoir donné un coup d'épaule auprès du libraire Garnier pour une
édition complète. Mais d'articles, de citations, plus l'ombre[27].

Quand Baudelaire meurt, une banale lettre de condoléances à Mme
Aupick. C'est tout.[28]

Et pourtant, j'oublie un détail. Cela se passait en 1869. Un grand
mouvement se dessinait autour de la mémoire de Baudelaire. La
Fizelière et Decaux avaient publié l'année précédente--hommage inconnu
à Sainte-Beuve--une bibliographie minutieuse de l'auteur des _Fleurs
du Mal_, où se trouvaient notés les moindres de ses poèmes, les
moindres de ses études[29]. L'éditeur Michel Lévy, emboitant le pas,
adoptait les vœux des amis de Baudelaire, commençait l'édition des
œuvres complètes, tant souhaitée par le poète.

Une œuvre complète à embrasser, une carrière totale à juger, le
sujet idéal pour un _Lundi_ de Sainte-Beuve. Tout le monde sans doute
guettait l'article, l'éditeur comme les lettrés.

Mais non. Sainte-Beuve, figé dans son mutisme, ne vit là qu'un
prétexte à réclamation personnelle. La lettre de 1857 ayant été
publiée par Michel Lévy à la suite du premier volume, il y aperçut des
fautes d'impression. Pour rectifier, il donna le texte authentique à
la fin d'un tome des _Lundis_. La lettre était précédée de ces
lignes[30]:

«Le poète Baudelaire, très raffiné, très corrompu à dessein et par
recherche d'art, _avait mis des années_ à extraire de tout sujet et de
toute fleur un suc vénéneux et même, il faut le dire, _assez
agréablement vénéneux_; c'était d'ailleurs un homme d'esprit _assez
aimable à ses heures_ et très capable d'affection...»

A ce maigre bouquet se réduisit sa couronne funèbre, à cette sèche
notice l'étude définitive qu'on espérait. Même au delà de la tombe,
Sainte-Beuve ne gâtait pas «son cher enfant».


Comme chez beaucoup de critiques, chez Sainte-Beuve, à côté de vues
fines et ingénieuses, abondent les bévues, les injustices, les
incompréhensions.

Toutefois, parmi les siennes, on peut distinguer trois périodes. Dans
la première, c'est un enthousiasme sincère ou voulu qui l'abuse.
S'improvisant le héraut de la phalange romantique, souvent les amitiés
ou les antipathies de groupe l'entraînent trop loin dans le
dénigrement ou dans l'éloge.

Après 1835, il a pu se convaincre que, comme poète, il était à jamais
surpassé, «gratté», par ses compagnons de lutte: Lamartine, Hugo,
Gautier, Vigny, Musset. Dès lors, malgré lui, c'est l'envie qui
l'égare. Une brouille avec Hugo lui épargnera le supplice de chanter
ses louanges. Envers les autres, par contre, son envie ne se maîtrise
plus. Elle suinte en gouttelettes amères dans ses journaux privés, ses
remarques secrètes. Puis, au jour propice: anniversaire, réception
académique, malheur, mort, elle déferle dans un article. Pas un de ces
grands noms qu'elle n'ait aspergés de ses jets venimeux[A].

  [A] Pour être exacts, rappelons cependant une épargnée: Mme
  Desbordes-Valmore, dont Sainte-Beuve fut des rares à sentir et à
  vanter, comme il fallait, le génie.

Enfin, à partir de 1850, le train artistique le déroute. Il n'y est
plus, ne suit plus. L'incompétence ici l'aveugle. Il néglige Leconte
de Lisle, Michelet, Barbey d'Aurevilly. Il se trompe lourdement sur
Flaubert. Il passe à côté de Verlaine. L'envergure de Baudelaire lui
échappe.

Dans ces données comme dans les documents cités plus haut, on
trouverait peut-être une explication de son attitude envers
Baudelaire.

Son silence presque continu sur l'auteur des _Fleurs_ _du Mal_
procéderait de deux des phases ci-dessus: la troisième, puis la
seconde. Tant que Baudelaire reste obscur, il l'omet ou le diminue,
faute de l'apprécier à sa valeur. Dès que la gloire de son «jeune ami»
se lève, il s'en tait, crainte de la pousser.

Avec Baudelaire il commence par l'incompétence et il termine par
l'envie.

[Illustration: ornement fin de page]



II


Parmi les nombreux articles qu'a suscités ma précédente étude et qui
nous montrent en pleine ascension la gloire comme la faveur de
Baudelaire, il s'en est trouvé quelques-uns pour prendre la défense de
Sainte-Beuve. Notamment l'âpre plaidoyer qu'a publié dans le _Temps_
mon ami M. Paul Souday.

Il serait oiseux de discuter ici longuement les griefs personnels que
m'oppose le sagace critique du _Temps_.

De ce qu'on est chroniqueur, romancier, auteur dramatique, s'ensuit-il
que vous soient interdites la culture, la lecture et certaines
prédilections littéraires? De ce qu'on admire chez Vallès le grand
écrivain, le grand romancier, résulte-t-il qu'on doive endosser ses
boutades, ses foucades, ses idées et qu'avec lui on doive renvoyer
Baudelaire à l'asile ou Homère aux Quinze-Vingts? Enfin, parce qu'en
maint endroit Barbey d'Aurevilly surcharge fâcheusement son style
d'arabesques et de clinquant, parce qu'il écrivit sur Gœthe un
pamphlet superficiel, parce qu'en une de ses phrases il se rencontre
avec Sainte-Beuve, faut-il pour cela taire la rare clairvoyance de son
étude sur les _Fleurs du Mal_ et nier le contraste frappant avec le
critique des _Lundis_? Sincèrement je ne le pense pas.

Sur le reste du débat, d'autre part, les faits et les documents que
j'ai cités me paraissent répondre; et sans fol orgueil, je crois que
l'interprétation que j'en ai donnée n'outrepassait ni la mesure ni la
vérité.

Comme exemples, ne reprenons que les dates et les œuvres culminantes;
en 1861, la seconde édition des _Fleurs du Mal_,--en 1869, l'édition
des œuvres complètes.

En 1861, l'autorité littéraire de Baudelaire ne souffre plus conteste.
Il apporte un recueil entièrement renouvelé, expurgé des pièces libres
qui pouvaient effaroucher la critique officielle, augmenté de pièces
inédites dont quelques-unes magistrales, comme _le Voyage_, ce joyau
de la poésie française. A ce moment, pas de poète, pas de critique qui
ne s'incline devant son talent. A ce moment, Leconte de Lisle, si
sévère pour lui-même, si dur pour autrui, lui consacre un article, où,
malgré la réserve des épithètes et ce quelque chose de tendu
qu'avaient toujours ses louanges, on voit Baudelaire placé au premier
rang, hors pair[31].

Si alors Sainte-Beuve résiste au mouvement, s'obstine dans son
mutisme, ce n'est nullement malveillance ni même absolue
incompréhension. C'est, comme le prouvent nos documents, qu'il tient
Baudelaire pour un _poeta minor_ ne méritant pas encore le _dignus
intrare_ dans la galerie des _Lundis_.

Or, comment appeler d'un autre nom qu'incompétence une telle faute de
perspective, un tel manque de discernement et de sensibilité?

En 1869, les circonstances seront différentes.

D'abord, pour renseigner Sainte-Beuve sur l'importance réelle de «son
jeune ami», toute l'œuvre de Baudelaire est là[32].

Non seulement les _Fleurs du Mal_, mais encore ces poèmes en prose
auxquels, en passant il a décoché jadis un salut.

Non seulement l'œuvre d'imagination, mais l'œuvre critique: les
salons de 1845, de 1846, de 1859, les études sur les caricaturistes,
les articles sur les grands littérateurs du temps, pages saisissantes
par la prescience et la hardiesse des aperçus, par l'esthétique
sereine et stable qui s'en dégage,--modèles accomplis de cette
critique intuitive où les poètes souvent excellent.

Bref, dans ces quatre volumes, Baudelaire révélé: le reflet constant
d'un des génies les plus profonds, les plus variés, les plus originaux
qu'ait produits la littérature.

A l'éclat d'une pareille œuvre, on a peine à croire que Sainte-Beuve
ne distingue pas son erreur. Fermerait-il même les yeux pour ne pas
la voir, que ses oreilles tinteraient de la rumeur d'éloges montant
autour du nom de Baudelaire.

Quand je disais, en effet, que tout le monde littéraire attendait son
article d'ensemble sur Baudelaire, je n'avançais pas qu'une
conjecture. Lisez plutôt la préface de la bibliographie de Baudelaire
par La Fizelière et Decaux. Sainte-Beuve y est cité, encensé, mais
aussi mis en demeure.

«Quant à l'appréciation de ses écrits, déclarent les auteurs (en un
style que pallie la bonne intention), quant à l'appréciation de ses
écrits, elle appartient de toute nécessité à quelque grand critique
habile comme M. Sainte-Beuve, par exemple, à faire courir le scalpel
de l'analyse sur la fibre délicate d'une organisation poétique qui,
chez Baudelaire, était prodigieusement exceptionnelle.»

Et tout le long de la préface, l'appel direct à Sainte-Beuve se
poursuit, couvrant sous les fleurs une véritable sommation.

On sait la fin de non-recevoir qu'y opposa le critique des _Lundis_.
Avertissements venus de l'œuvre, invites venues du monde des lettres,
rien n'eut raison de son silence. Ici l'erreur n'étant plus invocable,
on ne trouve plus guère d'explication que l'envie.

Etonnante certes, à première vue, chez ce vieux maréchal, si au-dessus
de l'humble gradé Baudelaire. Mais on oublie que dans les lettres,
hélas! il est deux envies: celle qui vise vos égaux et celle que vous
inspirent vos subalternes, l'envie contre les gens de son bateau et
l'envie contre le bateau qui suit. Or, des deux, qui jurerait que la
seconde n'est pas fréquemment la plus douloureuse, la plus cuisante,
la plus implacable? Et qui prétendrait que, si sujet à la première,
Sainte-Beuve soit demeuré inaccessible à la seconde?

Pourtant une chance de défense subsistait, puisée dans la santé débile
de Sainte-Beuve et la date de sa mort.

Durant cette année 1869, nous sommes au fait des tourments que lui
infligea la maladie. Au mois d'août, ses souffrances s'aggravaient. En
septembre il donna son dernier article. Il mourut le mois suivant.

En tenant compte de ces remarques, une hypothèse aussitôt se
présentait. Les quatre premiers tomes de l'édition complète de
Baudelaire étant datés de 1869, peut-être avaient-ils paru, sur la fin
de l'année, quand Sainte-Beuve touchait à ses suprêmes moments. Des
lors, comment reprocher à un agonisant le silence le plus pardonnable?

Si pénible que fût une enquête de ce genre funèbre, j'ai voulu en
avoir le cœur net. J'ai consulté la Bibliographie de la France aux
années 1868 et 1869. Et voici le résultat:

Dès la fin de 1868, nous le savons par ses écrits, Sainte-Beuve
connaît à fond les _Fleurs du Mal_ et les _Poèmes en prose_. Les
_Curiosités esthétiques_, renfermant les salons et critiques d'art,
paraissent en décembre 1868. L'_Art romantique_, contenant les études
de mœurs et les critiques littéraires, paraît en février 1869.

De fin février à septembre, Sainte-Beuve disposait donc de six grands
mois, de vingt-quatre _Lundis_, pour parler de Baudelaire. Durant ces
six mois, il continua à se taire. De ces vingt-quatre feuilletons pas
un seul ne fut accordé à Baudelaire.

Il me semble que cette fois la cause est entendue.

[Illustration: ornement fin de page]



APPENDICE

LES SENTIMENTS DE BAUDELAIRE POUR SAINTE-BEUVE


Au cours de l'étude qui précède, on a pu constater l'inaltérable
attachement de Baudelaire pour Sainte-Beuve malgré les constantes
défections du critique à son égard.

Il resterait à expliquer cette longanimité si contraire à ce que nous
révèlent de Baudelaire ses correspondances et ses papiers intimes.

Sans s'y montrer positivement vindicatif, le poète ne cesse d'y
attester une extrême sensibilité aussi bien aux bons procédés qu'aux
mauvais. Éloges ou dénigrements, il note tout avec une perspicacité
toujours en éveil. Se défiant même de la mémoire, cette négligente,
qui oublie souvent en route les injures autant que les bienfaits, il
avait institué dans ses carnets une rubrique spéciale intitulée
_Vilaines canailles_, où il inscrivait les noms des personnes qui
l'avaient desservi ou simplement déçu. Or, par un traitement
privilégié, Sainte-Beuve ne figure sur aucune de ces listes
vengeresses.

Bien mieux, en 1859, au moment où Babou manque de le brouiller avec le
critique, dans la lettre affolée qu'il écrit à Poulet-Malassis,
Baudelaire déclare: «Ce qu'il y avait dangereux là dedans, c'est que
Babou avait l'air de me défendre contre quelqu'un qui m'a rendu _une
foule de services_.»

Lesquels? On reste rêveur. On cherche et voici ce qu'on trouve jusqu'à
cette date: trois refus d'articles sur Poe, une lettre privée sur les
_Fleurs du Mal_, des conseils privés lors du procès. Secours bien
minces. On cherche encore: on découvre deux lettres de Sainte-Beuve,
l'une en date du 3 octobre 1852 mentionnant la recommandation d'un
manuscrit à Véron, une autre lettre en date du 20 mars 1854 où
Sainte-Beuve se récuse au sujet d'une demande d'appui au _Moniteur_.
Et c'est tout.

Qu'un poétereau, à visées médiocres et doutant de soi, se fût abusé
sur l'importance de ces menus services, l'illusion semblerait
plausible. Mais chez Baudelaire, elle déconcerte.

Dans ses lettres, dans ses carnets, le trait dominant, permanent,
c'est l'orgueil.

Non pas la petite vanité de l'homme de lettres qui puise toute sa
force dans les louanges d'autrui, les publicités bruyantes, les succès
immédiats--et s'effondre aussitôt que ces adjuvants cessent. Mais une
foi intérieure et indéfectible en sa valeur personnelle, en son
génie, en son œuvre, une prescience presque miraculeuse du rang où
celle-ci atteindra. Dès 1847, quand il annonce les _Fleurs du Mal_
sous son titre primitif _Les Lesbiennes_, le format que Baudelaire
leur assigne d'autorité, c'est l'in-quarto--c'est-à-dire le format
réservé aux grands chefs-d'œuvre consacrés[B]. En 1860, un an après
l'incident Babou, il écrit à sa mère: «Plus je deviens malheureux,
plus mon orgueil augmente.» Et dans une autre lettre: «Comme j'ai un
genre d'esprit impopulaire, je gagnerai peu d'argent, _mais je
laisserai une grande célébrité, je le sais_.» Et partout de même
répétée, ressassée la certitude de la durée, de l'immortalité des
_Fleurs du Mal_.

  [B] Edition originale de _Chien Caillou_ de Champfleury, Martinon
  1847. Sur le 2e plat de la couverture: A PARAITRE INCESSAMMENT:
  Pierre de FAYIS, _Les Lesbiennes_, poèmes, un volume grand in-4.

Comment supposer alors que Baudelaire n'aperçoive pas la disproportion
entre le sentiment qu'il a de sa grandeur et la taille que lui
attribue Sainte-Beuve? Comment comprendre qu'il tremble à l'idée d'une
brouille avec un protecteur si tiède et qu'il exagère, avec un si
manifeste parti pris, une serviabilité si parcimonieuse?

Énigme qui n'est insoluble qu'à première vue et qui s'éclaire quand on
analyse un à un les éléments de cet attachement étrange.

Sans parler de la première emprise de jeunesse, des premiers élans
d'admiration qui durent s'atténuer secrètement lorsque Baudelaire prit
pleine possession de son talent, il est évident que, dans cet
attachement, l'intérêt eut une part.

Non que dans ses relations avec Sainte-Beuve, Baudelaire poursuivît un
avantage personnel. Vraisemblablement, quoique sans grande confiance,
il espérait, il ne désespérait pas qu'un jour, peut-être, à la longue,
son tour de _Lundi_ viendrait. Mais au peu que Sainte-Beuve lui avait
accordé, à ces éloges retenus, et par raccroc, que le critique lui
dispensait dans un coin d'article, Baudelaire était trop fin pour ne
pas discerner que ce jour était encore bien lointain, bien incertain,
si encore il devait jamais luire. Au surplus, son orgueil lui
permettait d'attendre et lui défendait de demander plus. Une seule
fois il fléchit, c'était en 1860, lorsque parurent les _Paradis
artificiels_. Baudelaire alors nettement sollicita de Sainte-Beuve un
article. Mais par les lettres récemment publiées dans la _Revue de
Paris_, nous connaissons les dessous de cette défaillance. «J'ai plus
que jamais besoin d'être soutenu, écrivait-il à Sainte-Beuve et je
devais vous rendre compte de mon _embarras_.» _Embarras_ signifiait le
dernier degré de la détresse, misères physiques, misère pécuniaire, un
homme à la dérive. Cette sollicitation dictée par l'angoisse resta, on
le sait, sans résultat. Ce fut la première et la dernière.

Par contre, si peu quémandeur pour lui-même, nous avons vu que, en
faveur de Poe, Baudelaire n'hésitait pas à harceler Sainte-Beuve. De
1856 à 1865, pas une année sans que Baudelaire ne revienne à la
charge, ne caresse et ne relance le critique pour lui arracher
l'article sur Poe. C'est chez lui le même acharnement qu'à demander de
l'argent à sa mère pour Jeanne Duval. Avec la Muse noire, Poe avait
fini par devenir sa grande charge, son grand devoir. Pour lui gagner
Sainte-Beuve, il eût tout pardonné, il pardonnait tout au critique.
Poe fut sûrement dans leur attachement un des liens les plus solides.

Mais en dehors de ces calculs--bien désintéressés--ce qui semble avoir
le plus retenu Baudelaire à Sainte-Beuve, malgré déboires et
déceptions, c'est Sainte-Beuve lui-même, sa fréquentation, sa société.

Si orgueilleux que fût Baudelaire, visiblement il avait été flatté par
l'accueil affable de cet écrivain fameux, son aîné presque de vingt
ans, maître de toutes les renommées littéraires de l'heure, et dont la
porte ne s'ouvrait qu'à des pairs ou à des intimes.

«Un homme qui, malgré ma jeunesse relative, m'a toujours pris pour son
égal!» écrivait-il fièrement à sa mère en 1865. Traitement peu commun
de la part de Sainte-Beuve, si réservé, si en méfiance contre les
intrus et les fâcheux.

Et effectivement, faute de services, il ressort de leur correspondance
que Sainte-Beuve ne ménageait à Baudelaire ni une paternelle
considération ni de délicats égards ni même des avis et des
réconforts d'autant plus précieux qu'ils venaient de plus haut.

«Est-il permis de venir se réchauffer et se fortifier à votre contact?
lui écrivait Baudelaire en 1865 (un mois après lui avoir adressée
vainement _Gordon Pym_). Vous savez ce que je pense des hommes
atonifiants et des hommes tonifiants. J'ai besoin de vous comme d'une
douche.»

On se demande, du reste, dans quelle société Baudelaire si réfléchi,
si épris de belles lettres, eût trouvé l'équivalent en agrément et en
qualité de ce que lui offrait celle de Sainte-Beuve. Banville bien
superficiel et funambulesque, Gautier pliant sous le feuilleton et, en
ses propos, plus rapin que penseur, Leconte de Lisle absorbé dans ses
transcriptions de l'antique, Poulet-Malassis bon lettré mais tout à
ses échéances, Asselineau aimable polygraphe mais sans profondeur,
Théophile Silvestre écrivain de haute marque mais toujours au dehors
pour des inspections d'art, Flaubert à Croisset, Barbey d'Aurevilly,
le tempérament le plus proche du sien, mais accaparé par le roman, le
journalisme, les salons,--à la vérité, comme tous les esprits
supérieurs, Baudelaire se trouvait très isolé dans son époque[C]. A
défaut de Renan qu'il ne connaissait pas et qui d'ailleurs se
désintéressait ouvertement des auteurs du jour, on conçoit que, pour
un poète de cette envergure et de cette culture, la familiarité, même
inefficace, de Sainte-Beuve ait été la planche de salut, le
_præsidium_ rêvé. Et l'on s'explique que pour le garder Baudelaire ait
avalé tant de couleuvres.

  [C] Au moment où se corrigent les épreuves de cette étude, la
  _Revue de Paris_, du 15 octobre 1917 publie une lettre de
  Baudelaire qui apporte aux remarques ci-dessus la confirmation du
  poète lui-même: «Excepté d'Aurevilly, Flaubert, Sainte-Beuve, je
  ne peux m'entendre avec personne. Th. Gautier seul peut me
  comprendre, quand je parle peinture.» (11 août 1862).

Cependant, à la digestion, ne lui laissèrent-elles pas quelques
aigreurs? La négative serait aventurée.

Ouvrons en effet les _Fleurs du Mal_ (première ou seconde ou troisième
édition) et relevons les noms des dédicataires. L'ensemble du volume
est dédié à Gautier, trois pièces sont dédiées à Victor Hugo, deux au
sculpteur Christophe, une autre à Banville, une autre à Constantin
Guys, une autre à Maxime du Camp.

Mais à Sainte-Beuve pas une seule, malgré les témoignages d'admiration
que prodiguait Baudelaire, dans ses lettres, au poète de _Joseph
Delorme_.

Consultons la _Revue Fantaisiste_ où parurent de Baudelaire les
_Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains_. Ces _Réflexions_
ont pour sujets Banville, Barbier, Desbordes-Valmore, Pierre Dupont,
Flaubert, Gautier, Victor Hugo, Leconte de Lisle, Le Vavasseur, Paul
de Molènes, Pétrus Borel. Mais de Sainte-Beuve pas trace.

Compulsons le recueil des _Poètes Français_ de Crépet où l'anthologie
de chaque poète s'orne d'une étude sur son œuvre. Baudelaire a signé
plusieurs de ces notices. Sainte-Beuve y a, bien entendu, la sienne.
Mais elle n'est pas signée: Baudelaire. Elle est signée: Babou.

Feuilletons enfin les œuvres complètes de Baudelaire, fouillons,
scrutons ligne à ligne. Dans les sept volumes, nulle part le nom de
Sainte-Beuve n'est cité.

Omissions trop répétées pour qu'on les croie dues au hasard.

Il est plus probable qu'elles furent voulues et que, par ce mutisme
obstiné, Baudelaire entendit rendre à Sainte-Beuve ce qu'on appelle
«la pareille».

Ici s'accuse nettement la différence de procédés entre les écrivains
de haute classe et les subalternes.

Négligé par Sainte-Beuve, un Babou s'exaspère, accuse, invective.

Un Baudelaire, au contraire s'en tiendra au silence, cette légitime
représaille de l'artiste contre ceux qui se taisent sur lui.

[Illustration: ornement fin de page]



NOTES


  [1] «Le second ami était et est encore gros, paresseux et
  lymphatique; de plus il n'a pas d'idées et ne sait qu'enfiler et
  perler des mots en manière de colliers d'Osages» (Article de
  Baudelaire dans l'_Echo des Théâtres_ du 23 août 1846. _OEuvres
  posthumes_, Mercure de France, 1908, p. 293).

  [2] La prédiction de Gautier sur Baudelaire est trop longue pour
  être citée en entier. Elle se termine ainsi: «Le Baudelaire fera
  long feu comme le Pétrus.» (M. DU CAMP, _Souvenirs littéraires_,
  t. II, p. 83 et 84).

  A joindre cette autre opinion de Gautier sur _le_ Baudelaire:
  «Théophile Gautier qui, dans l'intimité, a un vif sentiment
  critique, me disait en 1848:--Baudelaire est un beau vase qui a
  une _fissure_» (CHAMPFLEURY, _Souvenirs_, p. 145).

  Il est à remarquer cependant que, dès 1845, la presque totalité
  des _Fleurs du Mal_ était connue du monde lettré par les
  récitations qu'en faisait Baudelaire.

  [3] _OEuvres posthumes_, Mercure de France, 1908, p. 54.

  [4] BAUDELAIRE, _Lettres_, p. 492, 15 janvier 1866.

  [5] En 1856, dans la _Préface_ de sa traduction des _Histoires
  extraordinaires_, à propos d'un biographe de Poe, qui s'était
  permis, par une inconvenance étrange, de publier en tête des
  œuvres de l'écrivain un éreintement en règle de sa vie et de ses
  ouvrages, Baudelaire écrivait ces lignes indignées et mémorables:
  «Il n'existe donc pas en Amérique d'ordonnance qui interdise aux
  chiens l'entrée des cimetières» (_Histoires extraordinaires_,
  1856, p. XX).

  [6] BAUDELAIRE, _Lettres_, p. 190, 19 mars 1856.

  [7] SAINTE-BEUVE, _Correspondance_, t. I, p. 210, 24 mars 1856.

  [8] BAUDELAIRE, _Lettres_, p. 104, 9 mars 1857. J'ai omis de
  noter la réponse de Sainte-Beuve (_Correspondance_, t. I, p. 222,
  11 mars 1857). Sainte-Beuve préfère qu'Edouard Thierry, rédacteur
  au _Moniteur_, parle d'abord de l'ouvrage. Quant à lui, il
  ajourne à une date vague, sous prétexte qu'il n'a pas encore «sa
  petite idée» sur Poe--malgré la publication de deux volumes
  contenant les plus célèbres chefs-d'œuvre du conteur. Cette
  seconde promesse d'article n'eut pas, d'ailleurs, plus de suites
  que la première.

  [9] _Revue des Deux Mondes_, 1er juin 1855.

  [10] _Nouveaux Lundis_, t. I, p. 400, et SAINTE-BEUVE,
  _Correspondance_, t. I, p. 219.

  [11] BAUDELAIRE, _OEuvres posthumes_, Quantin, 1887 (éd. Crépet),
  p. 285.

  [12] BAUDELAIRE, _Lettres_, p. 163, 14 juin 1858. «... Il y a des
  jours où les injures de tous les sots vous montent au cerveau et
  alors on implore son vieil ami Sainte-Beuve.» Le vieil ami
  Sainte-Beuve n'avait sans doute pas encore assez mûri «sa petite
  idée» sur Poe, car il persista dans le silence.

  [13] Cet article, intitulé l'_Amitié littéraire_, avait paru dans
  la _Revue Française_. Il reparut dans un volume de Babou,
  intitulé _Lettres satiriques et critiques_, Poulet-Malassis,
  1860. Le passage visant Sainte-Beuve se terminait par la phrase
  suivante: «Il glorifiera _Fanny_, l'honnête homme! et gardera le
  silence sur les _Fleurs du Mal_.» Toutefois, l'éditeur, sans
  doute sur la prière de Baudelaire, ayant supprimé la phrase,
  Babou la rétablit dans un _Post-scriptum_ avec sommation à
  Poulet-Malassis de l'insérer.

  [14] BAUDELAIRE, _Lettres_, p. 184, 21 février 1859.

  A consulter également une lettre à Asselineau sur le même sujet
  (p. 185) du 24 février 1859.

  [15] SAINTE-BEUVE, _Nouvelle Correspondance_, p. 153, 23 février
  1859. A consulter aussi une lettre de Sainte-Beuve à
  Poulet-Malassis (p. 142), même date, même sujet. Sainte-Beuve
  demande à Poulet-Malassis de lui confier la fameuse lettre qu'il
  avait adressée à Baudelaire sur les _Fleurs du Mal_ et qui, de
  1857 à 1870, constitue sa grande pièce de défense, sa grande
  parade contre les accusations d'indifférence envers Baudelaire.

  [16] BAUDELAIRE, _Lettres_, p. 187.

  [17] BAUDELAIRE, _Lettres_, p. 269.

  [18] SAINTE-BEUVE, _Correspondance_, t. I, p. 255, 3 juillet
  1860.

  [19] _Causeries des Lundis_, t. XV, p. 350. _Lettre au
  directeur-gérant du Moniteur._ Il est à signaler qu'une fois de
  plus, Sainte-Beuve justifie son silence en invoquant un article
  consacré à Baudelaire dans le _Moniteur_ par Edouard Thierry. En
  1858 il dit à Baudelaire: «Thierry parlera de vous.» En 1860:
  «Thierry a parlé de vous.» Ingénieuse combinaison qui instituait
  Thierry définitivement comme délégué aux affaires baudelairiennes
  et fournissait aux temporisations de Sainte-Beuve tantôt une
  prétexte, tantôt une excuse.

  Il est en outre à noter que l'incident Babou-Sainte-Beuve se
  termina au mieux. En 1862, en tête des poésies de Sainte-Beuve
  publiées dans les _Poètes Français_ de Crépet, parut une notice
  sur Sainte-Beuve, signée Hippolyte Babou et où l'encensoir n'était
  pas balancé de main morte (_Poètes Français_, t. IV, p. 357). Sur
  quoi, Sainte-Beuve, ne voulant pas demeurer en reste de politesse,
  accorda aux notices publiées par Babou dans ce recueil un
  paragraphe plus qu'obligeant (_Nouveaux Lundis_, t. III, p. 341).

  Dans cette affaire il n'y eut donc qu'une victime: Baudelaire.

  [20] Ce bel article parut d'abord dans les _Articles
  justificatifs pour Charles Baudelaire, auteur des Fleurs du Mal_
  (1857), imprimerie Dondey Dupré, p. 9. Il fut réédité dans _Les
  OEuvres et les Hommes_, 1862, t. III.

  [21] Extrait de la notice de Banville, un des morceaux les plus
  complets et les plus profonds qu'on ait publiés sur l'OEuvre de
  Baudelaire. Banville, d'habitude si menu, si gracile, si
  papillonnant, y atteint, en maint endroit, à la force. Cette
  notice parut d'abord dans l'_Album de la Galerie contemporaine_,
  in-4, Baschet (vers 1877). Elle a été reproduite, en partie
  seulement, dans la récente édition des _Fleurs du Mal_, publiée
  par la librairie Fasquelle (1912).

  [22] _Nouveaux Lundis_, t. I, p. 400 et 401.

  [22 _bis_] Ce nom, ces mots n'étaient pas mis là sans intention.
  Dans un article récent du _Mercure de France_, M. Ernest Raynaud
  nous a révélé l'espèce de pacte d'échange qui s'était conclu à ce
  moment entre Sainte-Beuve et Gautier: Sainte-Beuve promettant un
  fauteuil d'académicien à Gautier contre un siège de sénateur que
  celui-ci lui assurerait. On devine le trouble qu'apportait dans
  ces _combinaziones_ l'irruption ingénue de Baudelaire.
  Sainte-Beuve, il faut le reconnaître, se tira fort habilement de
  ce mauvais pas. Désigner Gautier comme le maître de Baudelaire,
  c'était du même coup amorcer sa candidature et ruiner celle de
  son jeune concurrent. Protester contre l'indifférence de
  l'Académie envers les poètes du jour, c'était poser des jalons
  pour une compensation prochaine en faveur de Gautier. Dès lors,
  l'échec de Baudelaire, soit par voie de scrutin, soit par voie de
  désistement, ne faisant pas de doute, on se trouvait en
  excellente posture pour pousser Gautier au premier fauteuil
  vacant. A tous égards, ce fut du plus joli travail académique et
  où il semble bien que Baudelaire n'ait vu que du feu.

  [23] BAUDELAIRE, _Lettres_, p. 325.

  [24] SAINTE-BEUVE, _Correspondance_, t. I, p. 285, 15 février
  1862.

  [25] Cependant Baudelaire avait envoyé les _Histoires sérieuses
  et grotesques_ à Sainte-Beuve et spécialement attiré son
  attention sur ce livre, sans obtenir même un accusé de réception
  (_Lettres_, p. 426, 15 mars 1865 et p. 427, 30 mars 1865).

  [26] A titre de curiosité, j'ai relevé les noms des poètes
  contemporains auxquels Sainte-Beuve avait consacré des articles
  entre 1857 et 1867, date de la mort de Baudelaire.

  1857.--_Théodore de Banville_, _Alfred de Musset_.

  1860.--_Mme Desbordes-Valmore_ (OEuvres posthumes).

  1861.--_Victor de Laprade._

  1862.--_Calemard de Lafayette._

  Même année, étude sur les _Poètes français_ de Crépet qui fournit
  prétexte à des études sur _Soulary_, de _Belloy_, _Coran_--sans un
  mot sur Baudelaire, quoique celui-ci figurât dans le recueil.

  1863.--_P. Lebrun_, _Théophile Gautier_.

  1864.--_Alfred de Vigny._

  1865.--_Charles Monselet._  Même année, un article sur la _Poésie
  française en 1865_.

  Sainte-Beuve s'y plaint du manque d'originalité des poètes
  nouveaux. «Je me dis: ceci est du Musset!» ou bien: «Ceci rappelle
  Victor Hugo» ou «Ceci est du Gautier, du Banville, du Leconte de
  Lisle--ou _même_ du Baudelaire». Toujours les réserves tendant à
  réduire l'importance de Baudelaire. Ce _même_ était bien du même
  au même.

  Mais voici plus significatif encore. En 1862 Sainte-Beuve se
  chargea de préfacer les _Poètes français_ de Crépet. Il rédigea, à
  cet effet, une introduction formant histoire de la poésie
  française. Arrivé au XIXe siècle il en conte les débuts--mais, en
  1862, quelle déchéance! Il se lamente sur cette décrépitude,
  appelle à grands cris une Poétique nouvelle. «Et ce qui vaudrait
  mieux, ajoute-t-il, ce serait un exemple nouveau et vivant. La
  Nature seule peut créer le génie. A celui qui _doit venir_ et _en
  qui nous avons espérance_, nous dirions....» Suit une prosopopée
  assez fade qui se termine ainsi: «Vous n'avez qu'à puiser au gré
  de vos inspirations, suivant votre habileté et votre audace;...
  vous fondrez tout à la flamme de votre génie; vous remettrez
  chaque chose à son point dans la trame du bel art, _ô grand poète
  qui naîtrez_!»

  Invocation sincère mais plutôt oiseuse, puisque ce grand poète, à
  l'insu de Sainte-Beuve, était né depuis cinq ans déjà.

  [27] BAUDELAIRE, _Lettres_, 1865, _passim_, p. 489 à 496.

  L'appui de Sainte-Beuve semble s'être borné à certifier à
  l'éditeur Garnier la valeur littéraire de Baudelaire.

  Dans une des lettres de Baudelaire à sa mère, publiées par la
  _Revue de Paris_ (20 juillet 1865), le poète exprime assez
  exactement la nature de l'aide que lui prêta le critique des
  _Lundis_ en vue de ce traité avec Garnier, qui, au surplus, ne
  devait pas aboutir: «Sainte-Beuve, que j'ai vu à mon passage à
  Paris, m'a dit qu'il se mêlerait un peu de la question.»

  [28] SAINTE-BEUVE, _Correspondance_, t. II, p. 209. Il est, dans
  cette lettre, à retenir deux points: 1º Sainte-Beuve ne formule
  aucune promesse d'article; 2º Sa lettre est datée du 12
  septembre, c'est-à-dire qu'elle ne fut écrite que douze jours
  après la mort de Baudelaire.

  [29] A. DE LA FIZELIÈRE et GEORGES DECAUX, _Essais de
  bibliographie contemporaine, Charles Baudelaire_, librairie de
  l'Académie des Bibliophiles, 1868.

  [30] _Causeries du Lundi_, t. XV, p. 527.

  [31] _Revue Européenne_, 1861. Réédité à la suite des _Derniers
  Poèmes_, 1895.

  [32] Il s'est produit ici une grave lacune dans le nomenclature
  des symptômes qui, à défaut de perspicacité, eussent dû avertir
  Sainte-Beuve de la place prise par Baudelaire dans la poésie
  française.

  J'avais en effet oublié de mentionner parmi ces symptômes la
  notice de Théophile Gautier, insérée en tête de l'édition
  définitive des _OEuvres complètes_ (1868).

  Si défectueuse et restrictive que soit encore cette notice qui
  persiste à maintenir Baudelaire dans le cercle des poètes
  artificiels et subtils, le fait qu'un écrivain illustre comme
  Théophile Gautier, grand potentat du feuilleton, un des maîtres de
  la célèbre phalange romantique, eût assumé la charge de présenter
  Baudelaire au public et lui eût accordé l'honneur de
  soixante-quinze pages en texte serré, ne pouvait manquer d'attirer
  l'attention de Sainte-Beuve.

  Il y avait là mieux qu'un acte de complaisance posthume, une
  véritable consécration.

  Il paraît peu probable que l'importance de cette manifestation ait
  échappé à un esprit aussi avisé que Sainte-Beuve.

  Mais il n'est pas impossible, par contre, qu'elle ait contribué,
  par choc en retour, à l'ancrer plus dans son silence.

[Illustration: ornement fin de page]



[Illustration: logo]


CHARTRES.--IMPRIMERIE DURAND, RUE FULBERT.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Baudelaire et Sainte-Beuve" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home