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Title: Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 14 / 20) - faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Author: Thiers, Adolphe, 1797-1877
Language: French
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



  HISTOIRE
  DU
  CONSULAT
  ET
  DE L'EMPIRE


  TOME XIV



L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en
Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise,
Espagnole et Italienne.

Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la
Librairie), le 12 août 1856.


PARIS. IMPRIMÉ PAR HENRI PLON, RUE GARANCIÈRE, 8.



  HISTOIRE
  DU
  CONSULAT
  ET
  DE
  L'EMPIRE


  FAISANT SUITE À
  L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE


  PAR M. A. THIERS


  TOME QUATORZIÈME



  PARIS
  PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  60, RUE RICHELIEU

  1856



LIVRE QUARANTE-QUATRIÈME.



MOSCOU.

     Napoléon se prépare à marcher sur Wilna. -- Ses dispositions à
     Kowno pour s'assurer la possession de cette ville et y faire
     aboutir sa ligne de navigation. -- Mouvement des divers corps
     de l'armée française. -- En approchant de Wilna, on rencontre
     M. de Balachoff, envoyé par l'empereur Alexandre pour faire une
     dernière tentative de rapprochement. -- Motifs qui ont provoqué
     cette démarche. -- L'empereur Alexandre et son état-major. --
     Opinions régnantes en Russie sur la manière de conduire cette
     guerre. -- Système de retraite à l'intérieur proposé par le
     général Pfuhl. -- Sentiment des généraux Barclay de Tolly et
     Bagration à l'égard de ce système. -- En apprenant l'arrivée
     des Français, Alexandre se décide à se retirer sur la Dwina
     au camp de Drissa, et à diriger le prince Bagration avec la
     seconde armée russe sur le Dniéper. -- Entrée des Français
     dans Wilna. -- Orages d'été pendant la marche de l'armée sur
     Wilna. -- Premières souffrances. -- Beaucoup d'hommes prennent
     dès le commencement de la campagne l'habitude du maraudage.
     -- La difficulté des marches et des approvisionnements décide
     Napoléon à faire un séjour à Wilna. -- Inconvénients de ce
     séjour. -- Tandis que Napoléon s'arrête pour rallier les
     hommes débandés et donner à ses convois le temps d'arriver, il
     envoie le maréchal Davout sur sa droite, afin de poursuivre
     le prince Bagration, séparé de la principale armée russe.
     -- Organisation du gouvernement lithuanien. -- Création de
     magasins, construction de fours, établissement d'une police sur
     les routes. -- Entrevue de Napoléon avec M. de Balachoff. --
     Langage fâcheux tenu à ce personnage. -- Opérations du maréchal
     Davout sur la droite de Napoléon. -- Danger auquel sont exposées
     plusieurs colonnes russes séparées du corps principal de leur
     armée. -- La colonne du général Doctoroff parvient à se sauver,
     les autres sont rejetées sur le prince Bagration. -- Marche
     hardie du maréchal Davout sur Minsk. -- S'apercevant qu'il est
     en présence de l'armée de Bagration, deux ou trois fois plus
     forte que les troupes qu'il commande, ce maréchal demande des
     renforts. -- Napoléon, qui médite le projet de se jeter sur
     Barclay de Tolly avec la plus grande partie de ses forces,
     refuse au maréchal Davout les secours nécessaires, et croit y
     suppléer en pressant la réunion du roi Jérôme avec ce maréchal.
     -- Marche du roi Jérôme de Grodno sur Neswij. -- Ses lenteurs
     involontaires. -- Napoléon, mécontent, le place sous les ordres
     du maréchal Davout. -- Ce prince, blessé, quitte l'armée. --
     Perte de plusieurs jours pendant lesquels Bagration réussit à
     se sauver. -- Le maréchal Davout court à sa poursuite. -- Beau
     combat de Mohilew. -- Bagration, quoique battu, parvient à se
     retirer au delà du Dniéper. -- Occupations de Napoléon pendant
     les mouvements du maréchal Davout. -- Après avoir organisé ses
     moyens de subsistance, et laissé à Wilna une grande partie
     de ses convois d'artillerie et de vivres, il se dispose à
     marcher contre la principale armée russe de Barclay de Tolly.
     -- Insurrection de la Pologne. -- Accueil fait aux députés
     polonais. -- Langage réservé de Napoléon à leur égard, et
     motifs de cette réserve. -- Départ de Napoléon pour Gloubokoé.
     -- Beau plan consistant, après avoir jeté Davout et Jérôme sur
     Bagration, à se porter sur Barclay de Tolly par un mouvement de
     gauche à droite, afin de déborder les Russes et de les tourner.
     -- Marche de tous les corps de l'armée française défilant devant
     le camp de Drissa pour se porter sur Polotsk et Witebsk. -- Les
     Russes au camp de Drissa. -- Révolte de leur état-major contre
     le plan de campagne attribué au général Pfuhl, et contrainte
     exercée à l'égard de l'empereur Alexandre pour l'obliger à
     quitter l'armée. -- Celui-ci se décide à se rendre à Moscou. --
     Barclay de Tolly évacue le camp de Drissa, et se porte à Witebsk
     en marchant derrière la Dwina, dans l'intention de se rejoindre
     à Bagration. -- Napoléon s'efforce de le prévenir à Witebsk.
     -- Brillante suite de combats en avant d'Ostrowno, et au delà.
     -- Bravoure audacieuse de l'armée française, et opiniâtreté
     de l'armée russe. -- Un moment on espère une bataille, mais
     les Russes se dérobent pour prendre position entre Witebsk et
     Smolensk, et rallier le prince Bagration. -- Accablement produit
     par des chaleurs excessives, fatigue des troupes, nouvelle perte
     d'hommes et de chevaux. -- Napoléon, prévenu à Smolensk, et
     désespérant d'empêcher la réunion de Bagration avec Barclay de
     Tolly, se décide à une nouvelle halte d'une quinzaine de jours,
     pour rallier les hommes restés en arrière, amener ses convois
     d'artillerie, et laisser passer les grandes chaleurs. -- Son
     établissement à Witebsk. -- Ses cantonnements autour de cette
     ville. -- Ses soins pour son armée, déjà réduite de 400 mille
     hommes à 256 mille, depuis le passage du Niémen. -- Opérations
     à l'aile gauche. -- Les maréchaux Macdonald et Oudinot, chargés
     d'agir sur la Dwina, doivent, l'un bloquer Riga, l'autre
     prendre Polotsk. -- Avantages remportés les 29 juillet et 1er
     août par le maréchal Oudinot sur le comte de Wittgenstein. --
     Napoléon, pour procurer quelque repos aux Bavarois ruinés par
     la dyssenterie, et pour renforcer le maréchal Oudinot, les
     envoie à Polotsk. -- Opérations à l'aile droite. -- Napoléon,
     après avoir été rejoint par le maréchal Davout et par une partie
     des troupes du roi Jérôme, charge le général Reynier avec les
     Saxons, et le prince de Schwarzenberg avec les Autrichiens,
     de garder le cours inférieur du Dniéper, et de tenir tête au
     général russe Tormazoff, qui occupe la Volhynie avec 40 mille
     hommes. -- Après avoir ordonné ces dispositions et accordé un
     peu de repos à ses soldats, Napoléon recommence les opérations
     offensives contre la grande armée russe, composée désormais des
     troupes réunies de Barclay de Tolly et de Bagration. -- Belle
     marche de gauche à droite, devant l'armée ennemie, pour passer
     le Dniéper au-dessous de Smolensk, surprendre cette ville,
     tourner les Russes, et les acculer sur la Dwina. -- Pendant
     que Napoléon opérait contre les Russes, ceux-ci songeaient à
     prendre l'initiative. -- Déconcertés par les mouvements de
     Napoléon, et apercevant le danger de Smolensk, ils se rabattent
     sur cette ville pour la secourir. -- Marche des Français sur
     Smolensk. -- Brillant combat de Krasnoé. -- Arrivée des Français
     devant Smolensk. -- Immense réunion d'hommes autour de cette
     malheureuse ville. -- Attaque et prise de Smolensk par Ney et
     Davout. -- Retraite des Russes sur Dorogobouge. -- Rencontre du
     maréchal Ney avec une partie de l'arrière-garde russe. -- Combat
     sanglant de Valoutina. -- Mort du général Gudin. -- Chagrin de
     Napoléon en voyant échouer l'une après l'autre les plus belles
     combinaisons qu'il eût jamais imaginées. -- Difficultés des
     lieux, et peu de faveur de la fortune dans cette campagne. --
     Grande question de savoir s'il faut s'arrêter à Smolensk pour
     hiverner en Lithuanie, ou marcher en avant pour prévenir les
     dangers politiques qui pourraient naître d'une guerre prolongée.
     -- Raisons pour et contre. -- Tandis qu'il délibère, Napoléon
     apprend que le général Saint-Cyr, remplaçant le maréchal
     Oudinot blessé, a gagné le 18 août une bataille sur l'armée
     de Wittgenstein à Polotsk; que les généraux Schwarzenberg et
     Reynier, après diverses alternatives, ont gagné à Gorodeczna
     le 12 août une autre bataille sur l'armée de Volhynie; que
     le maréchal Davout et Murat, mis à la poursuite de la grande
     armée russe, ont trouvé cette armée en position au delà de
     Dorogobouge, avec apparence de vouloir combattre. -- À cette
     dernière nouvelle, Napoléon part de Smolensk avec le reste
     de l'armée, afin de tout terminer dans une grande bataille.
     -- Son arrivée à Dorogobouge. -- Retraite de l'armée russe,
     dont les chefs divisés flottent entre l'idée de combattre, et
     l'idée de se retirer en détruisant tout sur leur chemin. --
     Leur marche sur Wiasma. -- Napoléon jugeant qu'ils vont enfin
     livrer bataille, et espérant décider du sort de la guerre en
     une journée, se met à les poursuivre, et résout ainsi la grave
     question qui tenait son esprit en suspens. -- Ordres sur ses
     ailes et ses derrières pendant la marche qu'il projette. --
     Le 9e corps, sous le maréchal Victor, amené de Berlin à Wilna
     pour couvrir les derrières de l'armée; le 11e, sous le maréchal
     Augereau, chargé de remplacer le 9e à Berlin. -- Marche de la
     grande armée sur Wiasma. -- Aspect de la Russie. -- Nombreux
     incendies allumés par la main des Russes sur toute la route
     de Smolensk à Moscou. -- Exaltation de l'esprit public en
     Russie, et irritation soit dans l'armée, soit dans le peuple,
     contre le plan qui consiste à se retirer en détruisant tout
     sur les pas des Français. -- Impopularité de Barclay de Tolly,
     accusé d'être l'auteur ou l'exécuteur de ce système, et envoi
     du vieux général Kutusof pour le remplacer. -- Caractère de
     Kutusof et son arrivée à l'armée. -- Quoique penchant pour le
     système défensif, il se décide à livrer bataille en avant de
     Moscou. -- Choix du champ de bataille de Borodino au bord de la
     Moskowa. -- Marche de l'armée française de Wiasma sur Ghjat.
     -- Quelques jours de mauvais temps font hésiter Napoléon entre
     le projet de rétrograder, et le projet de poursuivre l'armée
     russe. -- Le retour du beau temps le décide, malgré l'avis des
     principaux chefs de l'armée, à continuer sa marche offensive.
     -- Arrivée le 5 septembre dans la vaste plaine de Borodino. --
     Prise de la redoute de Schwardino le 5 septembre au soir. --
     Repos le 6 septembre. -- Préparatifs de la grande bataille. --
     Proposition du maréchal Davout de tourner l'armée russe par sa
     gauche. -- Motifs qui décident le rejet de cette proposition.
     -- Plan d'attaque directe consistant à enlever de vive force
     les redoutes sur lesquelles les Russes sont appuyés. -- Esprit
     militaire des Français, esprit religieux des Russes. --
     Mémorable bataille de la Moskowa, livrée le 7 septembre 1812. --
     Environ 60 mille hommes hors de combat du côté des Russes, et 30
     mille du côté des Français. -- Spectacle horrible. -- Pourquoi
     la bataille, quoique meurtrière pour les Russes et complétement
     perdue pour eux, n'est cependant pas décisive. -- Les Russes
     se retirent sur Moscou. -- Les Français les poursuivent. --
     Conseil de guerre tenu par les généraux russes pour savoir s'il
     faut livrer une nouvelle bataille, ou abandonner Moscou aux
     Français. -- Kutusof se décide à évacuer Moscou en traversant la
     ville, et en se retirant sur la route de Riazan. -- Désespoir du
     gouverneur Rostopchin, et ses préparatifs secrets d'incendie. --
     Arrivée des Français devant Moscou. -- Superbe aspect de cette
     capitale, et enthousiasme de nos soldats en l'apercevant des
     hauteurs de Worobiewo. -- Entrée dans Moscou le 14 septembre.
     -- Silence et solitude. -- Quelques apparences de feu dans la
     nuit du 15 au 16. -- Affreux incendie de cette capitale. --
     Napoléon obligé de sortir du Kremlin pour se retirer au château
     de Petrowskoié. -- Douleur que lui cause le désastre de Moscou.
     -- Il y voit une résolution désespérée qui exclut toute idée
     de paix. -- Après cinq jours l'incendie est apaisé. -- Aspect
     de Moscou après l'incendie. -- Les quatre cinquièmes de la
     ville détruits. -- Immense quantité de vivres trouvée dans les
     caves, et formation de magasins pour l'armée. -- Pensées qui
     agitent Napoléon à Moscou. -- Il sent le danger de s'y arrêter,
     et voudrait, par une marche oblique au nord, se réunir aux
     maréchaux Victor, Saint-Cyr et Macdonald, en avant de la Dwina,
     de manière à résoudre le double problème de se rapprocher de la
     Pologne, et de menacer Saint-Pétersbourg. -- Mauvais accueil que
     cette conception profonde reçoit de la part de ses lieutenants,
     et objections fondées sur l'état de l'armée, réduite à cent
     mille hommes. -- Pendant que Napoléon hésite, il s'aperçoit que
     l'armée russe s'est dérobée, et est venue prendre position sur
     son flanc droit, vers la route de Kalouga. -- Murat envoyé à
     sa poursuite. -- Les Russes établis à Taroutino. -- Napoléon,
     embarrassé de sa position, envoie le général Lauriston à Kutusof
     pour essayer de négocier. -- Finesse de Kutusof feignant
     d'agréer ces ouvertures, et acceptation d'un armistice tacite.


[Date en marge: Juin 1812.]

[Note en marge: Séjour de Napoléon à Kowno.]

Le Niémen venait d'être franchi le 24 juin sans aucune opposition de
la part des Russes, et tout annonçait que les motifs qui les avaient
empêchés de résister aux environs de Kowno, les en empêcheraient
également sur les autres points de leur frontière. Ne doutant pas
qu'à sa gauche le maréchal Macdonald, chargé de passer le Niémen près
de Tilsit, qu'à sa droite le prince Eugène, chargé de le passer aux
environs de Prenn, ne trouvassent les mêmes facilités, Napoléon ne
songeait qu'à se porter sur Wilna, pour s'emparer de la capitale de
la Lithuanie, et pour se placer entre les deux armées ennemies de
manière à ne plus leur permettre de se rejoindre. Toutefois, avant
de quitter Kowno, il voulut, tandis que ses corps marcheraient sur
Wilna, vaquer à divers soins que sa rare prévoyance ne négligeait
jamais. Assurer sa ligne de communication, lorsqu'il se portait en
avant, avait toujours été sa première occupation, et c'était plus
que jamais le cas d'y penser, lorsqu'il allait s'aventurer à de si
grandes distances, à travers des pays si difficiles, et au milieu
d'une cavalerie ennemie la plus incommode qu'il y eût au monde.

[Note en marge: Soins dont il s'occupe.]

[Note en marge: Ponts fixes jetés sur le Niémen et la Wilia.]

[Note en marge: Hôpitaux, manutentions de vivres, magasins, ligne de
navigation jusqu'à Wilna.]

[Note en marge: Difficultés de la navigation sur la Wilia.]

D'abord il fit lever les ponts jetés au-dessus de Kowno, replacer
les bateaux sur leurs haquets, et acheminer l'équipage entier à la
suite du maréchal Davout. Il chargea l'infatigable général Éblé de
construire à Kowno même un pont sur pilotis, pour rendre certain,
dans tous les temps, le passage du Niémen. Il lui ordonna d'en
établir un pareil sur la Wilia, afin d'assurer les communications de
l'armée dans tous les sens. Les ressources du pays en bois étaient
considérables, et quant aux autres parties du matériel nécessaires à
l'établissement des ponts, telles que ferrures, cordages et outils,
on doit se souvenir qu'il en avait largement approvisionné le corps
du génie. Napoléon s'occupa ensuite d'entourer la ville de Kowno
d'ouvrages de défense, afin que les partis ennemis ne pussent y
pénétrer, et que le vaste dépôt de matières qu'on allait y laisser
s'y trouvât en parfaite sûreté. Après ces objets, les hôpitaux pour
recevoir les blessés et les malades, les manutentions pour fabriquer
le pain, les magasins pour déposer les approvisionnements de tout
genre, et par-dessus tout les bateaux propres à remonter la Wilia
jusqu'à Wilna, absorbèrent son attention sans relâche, et il donna
les ordres convenables pour que, moyennant un seul transbordement,
les convois venus de Dantzig par la Vistule, le Frische-Haff, la
Prégel, la Deime, le canal de Frédéric, le Niémen, pussent remonter
de Kowno jusqu'à Wilna. Malheureusement la Wilia, moins profonde que
le Niémen, et de plus très-sinueuse, offrait un moyen de transport
presque aussi difficile que celui de terre. On n'estimait pas à moins
de vingt jours le temps indispensable pour remonter par la Wilia de
Kowno à Wilna, et c'était à peu près le temps exigé pour venir de
Dantzig à Kowno. Toutefois Napoléon ordonna de faire l'essai de cette
navigation, sauf à organiser d'autres moyens de transport si celui-là
ne réussissait point.

[Note en marge: Distribution de l'armée russe autour de Wilna.]

Tout en s'occupant de ces soins avec son activité accoutumée,
Napoléon avait mis ses troupes en marche. Les rapports recueillis
sur la situation de l'ennemi, obscurs pour tout autre que Napoléon,
représentaient l'armée de Barclay de Tolly comme formant une espèce
de demi-cercle autour de Wilna, et se liant par un cordon de Cosaques
avec celle du prince Bagration, qui était beaucoup plus haut sur
notre droite, dans les environs de Grodno. Voici comment, d'après
ces rapports, était distribuée autour de nous l'armée du général
Barclay de Tolly, particulièrement opposée à la masse principale
de nos forces. (Voir la carte nº 54.) On disait qu'entre Tilsit et
Kowno, vers Rossiena, c'est-à-dire à notre gauche, se trouvait le
corps de Wittgenstein, qu'on supposait de vingt et quelques mille
hommes (il était de 24 mille); qu'à Wilkomir s'en trouvait un autre,
celui de Bagowouth, d'une force moindre (il était de 19 mille hommes
en y comprenant le corps de cavalerie d'Ouvaroff); qu'à Wilna même
était campée la garde impériale avec les réserves (elle était de 24
mille hommes en y joignant la grosse cavalerie du général Korff);
qu'en face de nous sur la route de Wilna, mais un peu sur notre
droite, étaient répandues d'autres troupes dont le nombre était
inconnu, mais ne devait pas être inférieur aux détachements déjà
énumérés. C'étaient le corps de Touczkoff, campé à Nowoi-Troki avec
environ 19 mille hommes, celui de Schouvaloff, campé à Olkeniki avec
14 mille, et enfin à l'extrême droite, celui de Doctoroff, établi
à Lida avec 20 mille hommes, et lié par les 8 mille Cosaques de
Platow à l'armée du prince Bagration. Cette répartition des 130 mille
hommes de Barclay de Tolly n'était qu'imparfaitement connue; mais
sa distribution en demi-cercle autour de Wilna, en masse plus forte
sur notre gauche et notre front, en masse un peu moindre sur notre
droite, se liant par des Cosaques à Bagration, était assez clairement
entrevue pour que Napoléon pût ordonner la marche de son armée sur
Wilna avec une connaissance suffisante des choses.

[Note en marge: Marche des corps français sur Wilna, calculée d'après
la distribution présumée des troupes russes.]

Le maréchal Macdonald, à notre extrême gauche, venait de franchir
sans difficulté le Niémen à Tilsit. Il avait 11 mille Polonais, 17
mille Prussiens, et il reçut l'ordre de s'avancer sur Rossiena,
sans précipitation, de manière à couvrir la navigation du Niémen,
et à envahir successivement la Courlande, à mesure que les Russes
se replieraient sur la Dwina. Napoléon dirigea le corps du maréchal
Oudinot, fort d'environ 36 mille hommes, sur Janowo, et lui enjoignit
d'y passer la Wilia pour se porter sur Wilkomir. Il était probable
que ce corps rencontrerait celui de Wittgenstein, qui en se retirant
de Rossiena devait traverser Wilkomir. Napoléon le renforça d'une
division de cuirassiers, détachée du prince Eugène, et appartenant
au 3e corps de cavalerie de réserve. Il voulut porter aussi au
delà de la Wilia le corps de Ney, qui était également de 36 mille
hommes, mais en lui faisant passer cette rivière plus près de
Wilna. Oudinot et Ney, marchant parallèlement et très-près l'un de
l'autre, étaient assez forts pour tenir tête à quelque ennemi que
ce fût, et pour donner le temps de venir à leur secours, si, contre
toute vraisemblance, ils rencontraient le gros de l'armée russe.
Ils n'avaient donc rien à craindre de Wittgenstein et de Bagowouth,
séparés ou réunis, et devaient même les accabler en combinant bien
leurs efforts.

Ces précautions, presque surabondantes, prises sur sa gauche,
Napoléon résolut de marcher droit devant lui sur Wilna, avec les 20
mille cavaliers de Murat, les 70 mille fantassins de Davout, et les
36 mille soldats éprouvés de la garde. Ayant ainsi directement sous
sa main 120 mille combattants au moins, il était certain de vaincre
toutes les résistances, et en coupant la ligne russe vers Wilna, de
séparer entièrement Barclay de Tolly de Bagration.

Quant aux troupes ennemies répandues sur sa droite, et qui, sans
qu'on le sût avec précision, se trouvaient entre Nowoi-Troki et Lida,
et formaient la gauche de Barclay, on ne pouvait pas les supposer de
plus de 40 mille hommes; or le prince Eugène, qui faisait ses apprêts
pour franchir le Niémen à Prenn avec 80 mille, devait avoir raison
d'elles, si, contre le plan évident des Russes, elles prenaient
l'offensive.

[Note en marge: Marche de Murat et de Davout sur Wilna.]

Ces dispositions, ordonnées dès le lendemain du passage du Niémen,
s'exécutaient pendant que Napoléon, établi à Kowno, se consacrait
aux soins divers que nous venons de retracer. De sa personne il
ne devait accourir que lorsque ses avant-postes lui signaleraient
la présence de l'ennemi. D'ailleurs, avec le vaillant Murat à son
avant-garde, avec le solide Davout à son corps de bataille, il
n'avait guère à craindre une mésaventure. Le 25, Murat et Davout
s'avancèrent, l'un à la tête de sa cavalerie, l'autre à la tête
de son infanterie, jusqu'à Zismory, après avoir traversé un pays
difficile, et où l'armée russe aurait pu facilement les arrêter. Ils
avaient cheminé en effet sur le flanc des coteaux boisés qui séparent
le lit de la Wilia de celui du Niémen, serrés entre ces coteaux
et les bords escarpés du Niémen, et n'ayant pas en cas d'attaque
beaucoup d'espace pour se déployer. Le 25 au soir ils couchèrent à
Zismory, dans un pays plus facile, l'angle que forment la Wilia et le
Niémen étant infiniment plus ouvert. Le lendemain 26, ils allèrent
coucher sur la route de Jewe, et ne rencontrèrent sur leur chemin
que des Cosaques qui fuyaient à leur approche, en mettant le feu
aux granges et aux châteaux lorsqu'ils en avaient le temps. Le ciel
était demeuré pur et serein, mais les villages étaient déjà fort
éloignés les uns des autres, et les ressources devenaient rares. Les
soldats du maréchal Davout, portant leur pain sur le dos, et ayant un
troupeau à leur suite, ne manquaient de rien, mais ils étaient un peu
fatigués de la longueur des marches, et laissaient parmi les jeunes
soldats, surtout parmi les Illyriens et les Hollandais, quelques
traînards sur la route. Les chevaux en particulier souffraient
beaucoup, et tous les soirs, faute d'avoine, on était obligé de les
répandre dans les champs pour y brouter le seigle vert, qui leur
plaisait sans les nourrir. L'artillerie de réserve, composée des
pièces de douze, et les équipages chargés de munitions et de vivres,
étaient en arrière. La cavalerie de Murat, que malheureusement il
ménageait peu, la mettant en mouvement dès le matin, et la faisant
courir à bride abattue dans tous les sens, était déjà très-fatiguée.
Le soigneux et sévère Davout désapprouvait cette imprévoyance, et,
quoique peu communicatif, laissait voir ce qu'il pensait. Il n'y
avait pas là de quoi rapprocher les deux chefs de notre avant-garde,
déjà si dissemblables d'esprit et de caractère.

Le 27 on atteignit Jewe, qui n'est plus qu'à une forte journée de
Wilna, et Murat, afin de pouvoir entrer le lendemain de très-bonne
heure dans cette ville, se porta sur Riconti, à trois ou quatre
lieues en avant de Jewe.

[Note en marge: L'approche des Français connue à Wilna le 24 au soir.]

On ne devait trouver à Wilna ni la cour du czar ni son armée. Le
passage du Niémen commencé le 24 au matin avait été connu le 24 au
soir à Wilna, pendant que l'empereur Alexandre assistait à un bal
donné par le général Benningsen.

[Note en marge: Effet produit par cette nouvelle.]

[Note en marge: MM. Araktchejef, Balachoff, Kotchoubey, Wolkonski,
Michaux, d'Armfeld, Paulucci, de Stein, Wolzogen, Pfuhl.]

Cette nouvelle, apportée par un domestique du comte Romanzoff, jeta
un grand trouble dans les esprits, et ne fit qu'ajouter à l'extrême
confusion qui régnait dans l'état-major russe. Voulant s'entourer
de nombreux avis, Alexandre avait emmené avec lui une foule de
personnages, tous différents de caractère, de rang et de nation.
Indépendamment du général Barclay de Tolly, qui ne donnait pas ses
ordres comme général en chef de l'armée, mais comme ministre de la
guerre, Alexandre avait auprès de lui le général Benningsen, le
grand-duc Constantin, un ancien ministre de la guerre Araktchejef,
les ministres de la police et de l'intérieur MM. de Balachoff et
Kotchoubey, le prince Wolkonski. Ce dernier remplissait auprès de
la personne de l'empereur les fonctions de chef d'état-major. À ces
Russes, la plupart animés de passions fort vives, s'étaient joints
une quantité d'étrangers de toutes nations, fuyant auprès d'Alexandre
les persécutions de Napoléon, ou seulement son influence et sa
gloire, qu'ils détestaient. Parmi eux se trouvaient un officier
du génie, nommé Michaux, Piémontais d'origine, ayant peu de coup
d'oeil militaire, mais savant dans son état, et très-considéré par
Alexandre; un Suédois, comte d'Armfeld, qui avait été contraint
par les événements politiques de la Suède à se réfugier en Russie,
homme d'esprit mais peu estimé; un Italien, Paulucci, de beaucoup
d'imagination et de pétulance; plusieurs Allemands, particulièrement
le baron de Stein, que Napoléon avait exclu du ministère en
Prusse, qui était en Allemagne l'idole de tous les ennemis de la
France, et qui joignait à un singulier mélange d'esprit libéral
et aristocratique un patriotisme ardent; un officier d'état-major
instruit, intelligent, actif, aimant à se produire, le colonel
Wolzogen; enfin un Prussien, plus docteur que militaire, le général
Pfuhl, exerçant sur l'esprit d'Alexandre une assez grande influence,
détesté par ce motif de tous les habitués de la cour, se croyant
profond et n'étant que systématique, ayant auprès de quelques adeptes
la réputation d'un génie supérieur, mais auprès du plus grand nombre
celle d'un esprit bizarre, absolu, insociable, incapable de rendre
le moindre service, et fait tout au plus pour dominer quelque temps
par sa singularité même la mobile et rêveuse imagination d'Alexandre.

C'est au milieu de ces donneurs de conseils que l'empereur Alexandre,
ayant plus d'esprit qu'aucun d'eux, mais moins qu'aucun d'eux
la faculté de s'arrêter à une idée et d'y tenir, vivait depuis
plusieurs mois, lorsque le canon de Napoléon vint l'arracher à ses
incertitudes, et l'obliger à se faire un plan de campagne.

[Note en marge: Deux opinions partagent les esprits autour de
l'empereur Alexandre.]

[Note en marge: Les uns veulent prendre l'offensive, les autres se
retirer dans l'intérieur de l'empire.]

Entre ces divers personnages, deux idées n'avaient cessé d'être
débattues vivement. Les hommes d'un caractère ardent, qui suivant
l'usage n'étaient pas les plus éclairés, voulaient qu'on n'attendît
pas Napoléon, qu'on le prévînt au contraire, qu'on se jetât sur la
Vieille-Prusse et sur la Pologne, qu'on ravageât ces pays, alliés ou
complices de la France, qu'on tâchât même de soulever l'Allemagne en
lui tendant une main précoce, sauf, s'il le fallait, à se retirer
ensuite, après avoir agrandi de deux cents lieues le désert dans
lequel on espérait que Napoléon viendrait s'abîmer. Les hommes calmes
et sensés jugeaient ce projet dangereux, et soutenaient avec raison
qu'aller au-devant de Napoléon, c'était lui abréger le chemin, lui
épargner par conséquent la plus grave des difficultés de cette
guerre, celle des distances, lui offrir presque sur son territoire,
à portée de ses ressources, ce qu'il devait désirer le plus, une
bataille d'Austerlitz ou de Friedland, bataille qu'il gagnerait
sans aucun doute, et qui, une fois gagnée, déciderait la question,
ou établirait au moins son ascendant pour tout le reste de la
guerre. Ils disaient encore qu'au lieu de diminuer la difficulté des
distances, il fallait l'agrandir en se retirant devant Napoléon, en
lui cédant du terrain autant qu'il en voudrait envahir, puis quand on
l'aurait attiré bien loin, et qu'on le tiendrait dans les profondeurs
de la Russie, épuisé de fatigue et de faim, se précipiter sur lui,
l'accabler, et le ramener à moitié détruit à la frontière russe.
Ce plan présentait l'inconvénient de livrer au ravage, non pas la
Pologne ou la Vieille-Prusse, mais la Russie elle-même. Néanmoins
la presque certitude du succès était une raison d'un tel poids,
qu'aucune considération d'intérêt matériel ne méritait d'être mise en
balance avec elle.

[Note en marge: L'opinion d'Alexandre favorable au système de
retraite à l'intérieur.]

Cette controverse, commencée à Saint-Pétersbourg, n'avait pas
encore cessé à Wilna, lorsque la nouvelle du passage du Niémen vint
mettre fin au bal du général Benningsen. Alexandre avait l'esprit
trop clairvoyant pour hésiter un instant sur une question pareille.
Ménager à Napoléon, sous le climat de la Russie, la campagne que
Masséna venait de faire en Portugal sous le climat de la Péninsule,
était une tactique trop indiquée pour qu'il songeât à en suivre
une autre. De plus il avait eu pour l'adopter une raison décisive,
c'était la raison politique. Constamment appliqué à mettre l'opinion
de la Russie, de l'Europe, et même de la France de son côté, afin
d'aggraver la situation morale de Napoléon vis-à-vis des peuples,
il s'était soigneusement gardé de paraître le provocateur, et par
suite de ce système s'était promis d'attendre l'ennemi sans aller le
chercher. C'est là ce qu'il avait toujours annoncé, et ce qu'il avait
fait en se tenant derrière le Niémen, sa frontière naturelle, à ce
point qu'il ne l'avait pas même défendue.

[Note en marge: Système théorique du général Pfuhl, déduit des
campagnes de lord Wellington en Portugal.]

Cette conduite était toute simple, et dictée par le bon sens. Mais on
avait voulu à cette occasion construire tout un système, et c'était
le général Pfuhl, auteur de ce système, qui en était le démonstrateur
auprès d'Alexandre, qu'avec une certaine apparence de profondeur on
était presque toujours assuré de séduire.

[Note en marge: Le système du général Pfuhl, fort agréé d'Alexandre,
est mal accueilli, à cause de sa forme dogmatique, par les généraux
russes.]

À chaque époque, lorsqu'un homme supérieur, s'inspirant non pas d'une
théorie, mais des circonstances, exécute de grandes choses, les
esprits imitateurs viennent à la suite, et mettent des systèmes à la
place des grandes choses que le vrai génie a faites naturellement.
Dans le dix-huitième siècle, tout le monde voulait faire l'exercice
à la manière de Frédéric, et depuis la bataille de Leuthen
construisait des systèmes sur l'ordre oblique, auquel on attribuait
tous les succès du monarque prussien. À partir de l'année 1800, et
des campagnes du général Bonaparte, qui avait su avec tant d'art
manoeuvrer sur les ailes et les communications de ses adversaires,
on ne parlait que de tourner l'ennemi. À Austerlitz les conseillers
d'Alexandre avaient voulu tourner Napoléon, et on sait ce qu'il leur
en avait coûté. En 1810, un homme de sens et de caractère, lord
Wellington, secondé par les circonstances et un bonheur rare, venait
de faire une campagne brillante en Portugal, et on ne parlait plus
en Europe que d'agir comme lui. Se retirer en détruisant toutes
choses, se réfugier ensuite dans un camp inexpugnable, y attendre
l'épuisement d'un ennemi témérairement engagé, enfin revenir sur cet
ennemi, l'assaillir, l'accabler, était devenu pour certains esprits,
depuis Torrès-Védras, toute la science de la guerre. C'est de cette
science que le général Pfuhl s'était constitué le maître suprême au
milieu de l'état-major russe. Excepté le czar, qui se complaisait
dans ces fausses profondeurs, le général Pfuhl avait fatigué, blessé
tout le monde par son dogmatisme, ses prétentions, son orgueil. Mais
Alexandre l'avait accueilli comme un génie méconnu, et lui avait
donné à rédiger tout le plan de la guerre.

Le général Pfuhl, après avoir étudié la carte de Russie, y avait
remarqué ce que chacun peut y apercevoir au premier aspect, la longue
ligne transversale de la Dwina et du Dniéper, qui, en s'ajoutant
l'une à l'autre, forment du nord-ouest au sud-est une vaste et
belle ligne de défense intérieure. Il voulait donc que les armées
russes s'y repliassent, y établissent une espèce de Torrès-Védras
invincible, et qu'elles y tinssent la conduite des armées anglaise
et espagnole en Portugal. Ayant, dans cette étude attentive de la
carte de Russie, remarqué à Drissa sur la Dwina un emplacement qui
lui semblait propre à l'établissement d'un camp retranché, il avait
proposé d'en construire un dans cet endroit, et Alexandre, adoptant
cette proposition, avait envoyé l'ingénieur Michaux sur les lieux
pour tracer et faire exécuter les ouvrages. L'officier d'état-major
Wolzogen, espèce d'interprète du génie mystérieux du général Pfuhl,
allait et venait pour appliquer les idées de son maître sur le
terrain. Enfin, à la création de ce camp de Drissa, le général Pfuhl
avait ajouté une distribution des forces russes appropriée au système
qu'il avait déduit des opérations de lord Wellington en Portugal.
Il avait en conséquence demandé deux armées, une principale, une
secondaire; l'une sur la Dwina recevant les Français de front, les
attirant à sa suite, et devant se retirer au camp de Drissa; l'autre
sur le Dniéper, reculant aussi devant les Français, mais destinée
à les assaillir en flanc et par derrière, lorsqu'on reprendrait
l'offensive pour les accabler. C'est en vertu de ce plan qu'avaient
été formées les deux armées de Barclay de Tolly et de Bagration.

[Note en marge: Exagérations théoriques du général Pfuhl, qui
détruisent les principaux mérites de son plan.]

C'était assurément une pensée juste, à laquelle Alexandre dut plus
tard de grands résultats, que de battre en retraite devant les
Français, et de les attirer dans le fond de la Russie, et cette
pensée, tout le monde l'avait en Europe. Mais pourquoi un camp
retranché, et surtout pourquoi si près de la frontière? C'est ce
que tout le monde pouvait se demander, au simple énoncé du plan du
général Pfuhl, plan qui n'était, comme on le voit, que l'imitation
systématisée de la guerre de Portugal. Si lord Wellington avait
songé à un camp retranché, c'est parce qu'il fallait qu'il s'arrêtât
assez promptement, sans quoi il eût été précipité dans l'Océan. Le
camp retranché pour les Russes c'était l'espace, qui, pour eux, ne
finissait qu'au bord de l'Océan glacial. Et puis, placer le point
d'arrêt sur la Dwina, c'était vouloir arrêter les Français au début
même de leur course, quand ils avaient encore tout leur élan et
toutes leurs ressources, comme du reste l'événement le prouva, et
s'exposer à être emporté d'assaut. Enfin, en admettant qu'on pût agir
utilement contre les flancs de l'ennemi, c'était courir de grands
dangers que de diviser dès l'origine la masse principale des forces
russes, qui était à peine suffisante pour tenir la campagne, et il
eût été beaucoup mieux entendu de laisser aux troupes revenant d'Asie
le rôle de cette armée de flanc destinée à harceler les Français,
peut-être même à leur fermer la retraite.

Voilà ce que démontrait le simple bon sens, même avant la leçon des
événements. Au surplus Alexandre s'était gardé de mettre ce plan
en discussion; il l'avait soigneusement réservé pour lui et pour
quelques adeptes allemands, et s'était borné à en faire exécuter les
préparatifs les plus importants. En attendant il s'était avancé,
comme on l'a déjà vu, en deux masses, l'une appuyée sur la Dwina,
l'autre sur le Dniéper, ayant pour point de direction, la première
Wilna, la seconde Minsk.

[Note en marge: Sentiments différents de Barclay de Tolly et de
Bagration à l'égard du plan du général Pfuhl.]

Jusque-là, il n'y avait rien à redire, car il était naturel que les
deux rassemblements principaux des Russes se formassent derrière
ces deux fleuves. Mais les hommes sensés dans l'état-major du czar
pensaient qu'on allait bientôt réunir l'une et l'autre armée russe,
se présenter ensuite en une seule masse aux Français, sauf à ne pas
leur livrer bataille, à se retirer à leur approche, et à attendre,
avant de se précipiter sur eux, qu'ils fussent à la fois fatigués,
privés de vivres, et engagés assez profondément en Russie pour n'en
pouvoir plus revenir. C'était l'avis notamment du général Barclay de
Tolly, officier froid, ferme, instruit, issu d'une famille écossaise
établie en Courlande, et à cause de cette origine peu agréable aux
Russes, qui prennent les étrangers en haine dès que leurs passions
nationales commencent à fermenter. Mais, comme nous l'avons dit,
cet avis n'était pas du goût de tout le monde. Les hommes ardents,
détestant la France, sa révolution, sa gloire, qu'ils fussent
Russes, Suédois, Allemands ou Italiens, ne voulaient pas qu'on
fît aux Français l'honneur de reculer devant eux, et prétendaient
qu'il fallait prendre l'offensive, se jeter sur la Prusse et la
Pologne, pour ravager une plus grande étendue de pays, et soulever
l'Allemagne, qui ne demandait qu'à être délivrée. Cette dernière
opinion dominait surtout au quartier général du prince Bagration.
Ce prince, Géorgien d'origine, brave, ayant du coup d'oeil sur le
terrain, mais dépourvu des talents d'un général en chef, chargé
d'ailleurs, si on avait pris l'offensive, d'envahir la Pologne,
aurait voulu aller en avant, et se ruer sur les Français avec une
énergie furieuse. Jaloux de Barclay, méprisant les militaires
savants, il favorisait autour de lui les déclamations contre les
étrangers qui conseillaient Alexandre, et travaillaient, assurait-on,
à lui inspirer une conduite timide.

[Note en marge: La brusque apparition de Napoléon oblige de prendre
un parti.]

Alexandre s'était ainsi avancé avec ses deux armées, ne se prononçant
pas encore, considérant en secret le plan du général Pfuhl comme le
salut de l'empire, mais hésitant à le dire, et se réservant de faire
successivement exécuter ce plan, au fur et à mesure des événements.
Aussi n'avait-il ni voulu ni osé nommer un général en chef, ce qui
eût été proclamer un système, et avait-il chargé le général Barclay
de Tolly de donner des ordres comme ministre de la guerre. La brusque
apparition de Napoléon au delà du Niémen l'obligea de mettre un terme
à ces hésitations, et d'arrêter un plan.

[Note en marge: N'osant pas exposer aux chances d'une discussion le
plan du général Pfuhl, Alexandre confie au général Barclay de Tolly
le soin de diriger la retraite sur la Dwina.]

Le désir d'Alexandre eût été de convoquer sur-le-champ un conseil
de guerre, d'y appeler ses conseillers de toutes les nations, d'y
faire exposer le plan du général Pfuhl, non par le général Pfuhl
lui-même, incapable de supporter une contradiction, mais par le
colonel Wolzogen, son interprète ordinaire, esprit clair et maniable,
puis enfin de demander à tous les assistants de se prononcer. Mais le
colonel Wolzogen lui fit sentir qu'on aboutirait ainsi à un nouveau
chaos, et qu'il valait mieux choisir tout simplement un général en
chef, auquel on confierait l'exécution du plan jugé le meilleur. Pour
un tel rôle le général Barclay de Tolly était le plus indiqué par
son obéissance, sa fermeté, ses talents pratiques, et sa qualité de
ministre de la guerre. D'ailleurs l'approche de l'ennemi avec une
masse écrasante d'environ 200 mille hommes, quand on avait à peine
130 mille combattants à lui opposer, avait fort calmé les partisans
de l'offensive, et la plupart des donneurs d'avis ne songeaient
même qu'à se retirer pour ne pas tomber dans les mains de Napoléon,
qui ne les aurait probablement pas ménagés. Il n'y avait donc pas à
craindre qu'on blâmât beaucoup dans le moment un mouvement rétrograde
devenu inévitable. En conséquence Alexandre, adoptant l'avis du
colonel Wolzogen, qui du reste était le seul admissible au point où
en étaient les choses, confia au général Barclay de Tolly, non pas en
qualité de général en chef, mais en qualité de ministre de la guerre,
le soin d'opérer la retraite de l'armée principale sur la Dwina,
dans la direction du camp de Drissa. Ces dispositions arrêtées, il
partit avec la foule de ses conseillers, en suivant la route qui par
Swenziany et Vidzouy menait à Drissa.

Ce n'était pas chose aisée que d'opérer devant Napoléon,
ordinairement prompt comme la foudre, la retraite des six corps
russes répandus autour de Wilna, et composant l'armée principale.

[Note en marge: Difficultés de la retraite sur la Dwina pour une
partie de l'armée russe.]

Ainsi que nous l'avons dit, le premier de ces corps, sous le comte
de Wittgenstein, était à Rossiena, où il formait l'extrême droite
des Russes, opposée à l'extrême gauche des Français. Le second, sous
le général Bagowouth, était à Janowo; le troisième, composé de la
garde russe et des réserves, à Wilna; le quatrième, sous le général
Touczkoff, entre Kowno et Wilna, à Nowoi-Troki[1]. Pour ces quatre
corps la retraite était facile, car ils n'avaient qu'à se retirer
directement sur la Dwina, sans être exposés à trouver les Français
sur leur chemin. Il n'y avait pas plus de difficulté pour la grosse
cavalerie, distribuée en deux corps de réserve sous les généraux
Ouvaroff et Korff, et placée en arrière. Mais le cinquième corps sous
le comte Schouvaloff, le sixième sous le général Doctoroff, établis,
l'un à Olkeniki, l'autre à Lida, et formant l'extrême gauche du
demi-cercle que les Russes décrivaient autour de Wilna, pouvaient,
avant d'avoir regagné la route de Swenziany, être arrêtés par les
Français, qui déjà étaient en marche sur Wilna. Quant à l'hetman
Platow, complétant avec 8 mille Cosaques les 130 mille hommes de
l'armée de la Dwina, il était près de Grodno, et on n'avait guère à
s'inquiéter pour des coureurs aussi agiles que les siens.

[Note 1: En disant le premier, le second, le troisième corps russe,
nous ne les désignons pas par le numéro qu'ils portaient dans l'armée
russe, mais par leur rang dans la ligne qu'ils formaient alors autour
de Wilna.]

[Note en marge: Ordre de retraite aux divers corps de l'armée russe.]

Le général Barclay de Tolly se hâta de donner à tous ses corps
l'ordre de se replier sur la Dwina, en prenant pour but le camp
de Drissa, et prescrivit aux deux qui étaient les plus mal placés
d'opérer tout de suite leur mouvement de retraite, en tournant autour
de Wilna, et en se tenant pendant le trajet le plus loin qu'ils
pourraient de cette ville, afin de ne pas rencontrer les Français.
Quant à lui, assez dédaigneux pour les donneurs d'avis qui avaient
montré tant d'empressement à partir, il affecta de rester à son
arrière-garde, et de se retirer lentement avec elle, en disputant le
terrain pied à pied. L'ordre envoyé au prince Bagration, au nom de
l'empereur lui-même, fut de se reporter sur le Dniéper, en suivant
autant que possible la direction de Minsk, afin de se réunir au
besoin à l'armée principale, si cette réunion devenait nécessaire.
L'hetman Platow, toujours chargé de lier entre eux Barclay de Tolly
et Bagration, eut ordre de harceler les Français en courant sur leurs
flancs et leurs derrières.

[Note en marge: L'empereur Alexandre, en quittant Wilna, charge M. de
Balachoff d'une dernière démarche auprès de Napoléon.]

[Note en marge: Nature de la mission confiée à M. de Balachoff.]

Avant de quitter Wilna, l'empereur Alexandre, tout en regardant la
guerre comme désormais inévitable, et quoique très-décidé à la
soutenir énergiquement, voulut tenter une dernière démarche, qui
ne pouvait arrêter les hostilités, mais qui devait certainement
en rejeter la responsabilité sur Napoléon. Voyant d'après les
nouvelles de Saint-Pétersbourg que le général Lauriston avait fondé
la demande de ses passe-ports sur la demande que le prince Kourakin
avait faite des siens, et sur la prétendue condition imposée aux
Français d'évacuer la Prusse, il s'attacha surtout à répondre à
ces deux griefs de manière à mettre tous les torts du côté de son
adversaire. Il fit donc appeler M. de Balachoff, ministre de la
police, venu avec lui à Wilna, homme d'esprit et de tact, et le
chargea d'aller dire à Napoléon combien il s'étonnait d'une rupture
si brusque qu'aucune déclaration de guerre n'avait précédée, combien
il trouvait léger le motif tiré d'une demande de passe-ports faite
par le prince Kourakin, lorsqu'on savait que ce prince n'était pas
autorisé à la faire; combien enfin la prétendue condition d'évacuer
la Prusse était elle-même un grief peu sérieux, puisqu'elle avait été
proposée, non comme une satisfaction préalable devant précéder toute
négociation, mais seulement comme conséquence promise et certaine de
tout arrangement pacifique. Alexandre autorisa même M. de Balachoff
à déclarer que cette évacuation était si peu une condition absolue,
que si les Français voulaient s'arrêter au Niémen, il consentait à
négocier tout de suite sur les bases indiquées dans les diverses
communications précédentes. Ces ordres donnés, l'empereur Alexandre
partit le 26 juin, en adressant à son peuple une proclamation
chaleureuse, dans laquelle il prenait l'engagement solennel de ne
jamais traiter tant que l'ennemi serait sur le sol de la Russie.

[Note en marge: Arrivée de M. de Balachoff aux avant-postes français.]

Tandis qu'Alexandre s'éloignait, M. de Balachoff courut à la
rencontre de l'armée française, et la trouva en route sur Wilna. Il
eut d'abord quelque peine à se faire reconnaître comme aide de camp
de l'empereur Alexandre, puis fut admis à ce titre, et conduit auprès
de Murat, qui, chamarré d'or, la tête couverte de plumets, galopait
au milieu de ses nombreux escadrons.

[Note en marge: Sa rencontre avec Murat, et l'accueil qu'il reçoit de
ce prince.]

[Note en marge: Accueil tout différent qu'il reçoit du maréchal
Davout.]

[Note en marge: M. de Balachoff obligé d'attendre l'entrée de
Napoléon à Wilna pour lui être présenté.]

Murat, suivant sa coutume, facile, aimable, mais indiscret, fit
le plus gracieux accueil à M. de Balachoff, affecta de déplorer
cette nouvelle guerre, de regretter vivement son beau royaume de
Naples, de ne désirer aucunement celui de Pologne, de se montrer
enfin l'instrument raisonnable d'un maître très-peu raisonnable,
et accompagna ces sages propos d'une infinité de démonstrations
gracieuses, dont il avait le talent naturel, malgré une éducation
peu soignée. Il renvoya ensuite M. de Balachoff aux avant-postes
de l'infanterie, qui venaient après ceux de la cavalerie. M. de
Balachoff y rencontra un tout autre accueil. Présenté au maréchal
Davout, il fut reçu avec froideur, réserve et silence. Ayant exprimé
le désir de pénétrer immédiatement jusqu'à l'empereur Napoléon, il ne
put en obtenir l'autorisation. Le maréchal lui allégua ses ordres, et
le retint pour ainsi dire prisonnier jusqu'à une réponse du quartier
général. Sur la fin du jour, il l'engagea à partager son repas, et le
fit asseoir devant une table qui consistait en une porte de maison
qu'on avait arrachée de ses gonds et étendue sur des tonneaux,
qui n'était chargée que de mets d'une extrême frugalité, s'excusa
de cette hospitalité toute militaire, et ne lui adressa pas une
parole qui eût trait aux affaires de la guerre ou de la politique.
Le lendemain matin, l'ordre étant venu de garder M. de Balachoff
jusqu'à Wilna, où il devait être reçu par l'Empereur, le maréchal
Davout lui laissa sa maison qui ne faisait que d'arriver, l'engagea
à s'en servir librement, lui donna pour le garder un officier aussi
taciturne que lui-même, et monta à cheval afin d'aller se mettre à la
tête de ses troupes. M. de Balachoff dut donc attendre l'entrée des
Français à Wilna pour entretenir Napoléon.

[Note en marge: Entrée des Français à Wilna.]

[Note en marge: Accueil que leur font les Lithuaniens.]

Ce même matin du 28 la cavalerie du général Bruyère arriva aux
portes de Wilna, en descendant les coteaux qui bordent la Wilia.
Elle y rencontra un gros détachement de cavalerie russe appuyé par
de l'infanterie et par quelques pièces d'artillerie attelée. Le
choc fut assez vif, mais l'avant-garde ennemie, après avoir résisté
quelques instants, se replia dans Wilna, en brûlant les ponts de la
Wilia, et en mettant le feu aux magasins de vivres et de fourrages
que contenait la ville. Le maréchal Davout, qui suivait à une lieue
de distance la cavalerie de Murat, entra dans Wilna avec elle. Les
Lithuaniens, quoique asservis aux Russes depuis plus de quarante
ans, et déjà un peu façonnés au joug, accueillirent les Français
avec joie, et se hâtèrent de les aider à réparer le pont de la
Wilia. Au moyen de quelques bateaux du pays, on rétablit le passage
de la rivière, peu large en cet endroit, et on courut ensuite à la
poursuite des Russes, qui se retirèrent rapidement mais sans désordre.

Ainsi la capitale de la Lithuanie venait d'être conquise presque sans
coup férir, et après quatre jours seulement d'hostilités. Napoléon,
parti la veille de Kowno, et arrivé vers midi, fit son entrée dans
Wilna au milieu du concours empressé des habitants, qui peu à peu
s'échauffaient, s'animaient au contact de nos soldats, surtout des
soldats polonais, et au souvenir de leur antique liberté, que les
plus âgés d'entre eux avaient seuls connue, et dont ils avaient
souvent raconté les scènes à leurs enfants. Les seigneurs lithuaniens
partisans des Russes s'étaient enfuis; ceux qui ne l'étaient pas
avaient eu soin de nous attendre. Parmi ces derniers les uns vinrent
spontanément, les autres se laissèrent mander. Mais tous se prêtèrent
franchement à la création d'autorités nouvelles pour administrer
le pays dans l'intérêt de l'armée française, intérêt qui dans le
moment était celui de la Pologne elle-même. Toutefois une grande
crainte retenait et glaçait leur zèle, c'est que cette tentative de
reconstituer la Pologne ne fût pas sérieuse, et que sous peu de mois
on ne revît les Russes courroucés rentrer dans Wilna avec des ordres
de séquestre et d'exil.

[Note en marge: Premières mesures de Napoléon à Wilna.]

Le premier service à nous rendre était de moudre du grain, de
construire des fours, de cuire du pain pour nos soldats, qui
arrivaient affamés, non de viande dont ils avaient eu en abondance,
mais de pain dont ils avaient été privés presque partout. Le grain
n'était pas rare; mais les Russes s'étaient surtout appliqués à
détruire les farines, les moulins et les avoines, prévoyant qu'avec
du blé on n'aurait pas immédiatement du pain, et que sans avoine
nous ne conserverions pas longtemps la grande quantité de chevaux
qui suivaient l'armée. Or la ville de Wilna, qui renfermait une
population de vingt-cinq mille âmes environ, ne pouvait pas, sous le
rapport de la confection du pain, offrir les mêmes ressources que
Berlin ou Varsovie. Napoléon ordonna d'employer sur-le-champ à la
construction des fours les maçons que le maréchal Davout amenait avec
lui, et ceux dont la garde était pourvue. On s'empara en attendant
des fours que contenait la ville, et qui suffisaient à peine à cuire
trente mille rations par jour. Il en aurait fallu cent mille tout de
suite, et dans quelques jours deux cent mille.

[Note en marge: Mouvements des divers corps d'armée.]

[Note en marge: Le maréchal Ney passe la Wilia à Riconti, le maréchal
Oudinot à Janowo.]

[Note en marge: Rencontre du maréchal Oudinot avec le corps de
Wittgenstein à Deweltowo.]

Pendant que Napoléon vaquait à ces premiers soins, les divers corps
de l'armée exécutaient les mouvements qui leur étaient prescrits,
sans autres accidents que ceux qu'on avait à craindre de la fatigue
et du mauvais temps. Le maréchal Ney, comme on l'a vu, avait
dû passer la Wilia plus près de Wilna que le maréchal Oudinot,
c'est-à-dire aux environs de Riconti, et il avait marché dans la
direction de Maliatouy, apercevant de loin le corps de Bagowouth qui
était d'abord à Wilkomir, mais qui dans le mouvement de retraite des
corps russes avait quitté ce point pour se diriger sur Swenziany et
Drissa. Du reste le maréchal Ney n'eut affaire qu'à l'arrière-garde
de Bagowouth, composée de Cosaques, qui s'efforçaient de tout
brûler, mais n'en avaient pas toujours le temps, et nous laissaient
heureusement encore quelques ressources pour vivre. Le maréchal
Oudinot, ayant passé la Wilia au-dessous, c'est-à-dire à Janowo,
pour marcher sur Wilkomir, n'y rencontra plus Bagowouth, qui venait
d'en partir, mais Wittgenstein, qui de Rossiena s'était reporté
sur Wilkomir. Ce dernier se trouva en position à Deweltowo, le 28
au matin, moment même où le gros de l'armée française entrait dans
Wilna. Wittgenstein avait 24 mille hommes, beaucoup de cavalerie, et
tout ce qu'il fallait d'énergie pour ne pas se retirer timidement
devant nous. Il montra au maréchal Oudinot une ligne d'environ 20
mille fantassins, opérant lentement leur retraite, et couverts par
une artillerie nombreuse et une cavalerie brillante. Wittgenstein
avait rencontré dans le maréchal Oudinot un adversaire qui n'était
pas homme à se laisser braver. Le maréchal, n'ayant encore sous la
main que sa cavalerie légère, son artillerie attelée, la division
d'infanterie Verdier, et les cuirassiers de Doumerc, n'hésita point
à se jeter sur les Russes. Après avoir chargé à outrance leur
cavalerie, et l'avoir obligée à repasser derrière les lignes de
l'infanterie, il aborda celle-ci avec la division Verdier, la força à
se replier, et lui tua ou prit environ quatre cents hommes. Il n'eut
pas même le temps d'employer ses cuirassiers, et encore moins les
divisions Legrand et Merle, qui arrivaient en toute hâte. Il en fut
quitte pour une centaine d'hommes morts ou blessés. Les Russes se
mirent bientôt hors de portée.

[Note en marge: Soldats qui commencent à rester en arrière.]

Nos troupes, dans le corps du maréchal Oudinot comme dans celui du
maréchal Ney, étaient très-fatiguées, tant par les marches qu'elles
avaient dû faire jusqu'au Niémen, que par celles qu'elles avaient
faites au delà. Elles manquaient de pain, de sel et de spiritueux,
et s'ennuyaient de manger de la viande sans sel, avec un peu de
farine délayée dans de l'eau. Les chevaux étaient déjà très-affaiblis
faute d'avoine, et encore le temps avait-il été beau. Un grand nombre
de soldats restés sur les derrières y étaient pour ainsi dire égarés,
cherchaient leur chemin, et ne trouvaient personne à qui le demander,
car il y avait peu d'habitants, et le peu qu'il y avait ne parlaient
que le polonais. Une énorme quantité de charrois, soit d'artillerie,
soit de bagages, allongeaient et embarrassaient cette queue de
l'armée.

[Note en marge: Difficultés particulières qu'avait rencontrées le
prince Eugène pour arriver aux bords du Niémen.]

Telle était la situation des choses à notre gauche, au delà de la
Wilia. Elle était à peu près la même à notre centre, sur la route
directe de Kowno à Wilna, que les dernières divisions du maréchal
Davout parcouraient en ce moment, suivies par la garde impériale.
À notre droite, au corps d'armée du prince Eugène, tout était en
retard, la tête et la queue. Le prince Eugène ayant eu à traverser
non pas la Vieille-Prusse, comme les maréchaux Davout, Oudinot et
Ney, mais la Pologne, avait franchi difficilement, au prix de grands
efforts et de grandes privations, les sables stériles et mouvants de
ces contrées, et n'était arrivé sur le Niémen que le jour même où le
gros de l'armée entrait dans Wilna. En passant le Niémen à Prenn, ce
prince devait déboucher sur Nowoi-Troki et Olkeniki, points occupés
par les corps de Touczkoff et de Schouvaloff, qui ne formaient pas
un total de plus de 34 mille hommes, et qui étaient peu capables par
conséquent de tenir tête aux 80 mille hommes de l'armée d'Italie.
Ce n'étaient donc pas les difficultés naissant de la présence
de l'ennemi que le prince Eugène avait à craindre, et les lieux
pouvaient seuls faire obstacle à sa marche. Son opération devait
s'exécuter du 28 au 30 juin.

Jusque-là, sauf quelques orages passagers, le ciel avait été pur,
la chaleur assez vive, sans être encore importune, comme elle l'est
souvent dans ces contrées extrêmes, tour à tour privées du soleil
en hiver, ou fatiguées de sa présence continue en été. Cependant
la Pologne, qu'on avait trouvée si triste dans l'hiver de 1807, se
montrait maintenant verdoyante, couverte de vastes forêts, assez
agréable d'aspect, mais manquant de la vraie gaieté, celle que
l'homme répand dans la nature par sa présence et son travail. Les
routes, quoique non ferrées, n'étaient pas trop difficiles encore, le
soleil les ayant desséchées.

[Note en marge: Orages subits qui enveloppent toute la Pologne.]

[Note en marge: Le prince Eugène interrompu dans le passage du
Niémen.]

Tout à coup, dans la soirée du 28[2], ces conditions climatériques
cessèrent brusquement. Le ciel se couvrit de nuages, et une suite
d'orages épouvantables enveloppa la Pologne presque entière. Des
torrents de pluie inondèrent les terres, et les amollirent sous
les pieds des hommes et des chevaux. Pour comble de malheur, la
température changea comme l'aspect du ciel, et devint tout à coup
aussi froide qu'humide. Pendant les trois journées du 29 juin au 1er
juillet, le temps fut affreux, et les bivouacs devinrent extrêmement
pénibles, car il fallut coucher dans une espèce de fange. Beaucoup
d'hommes jeunes furent atteints de dyssenterie, et ils le durent
non-seulement au rapide changement de la température, mais aussi à
une nourriture composée presque uniquement de viande, et souvent
de viande de porc. Une partie des divisions du maréchal Davout,
qui étaient encore en marche sur Wilna le 29, toute la garde qui
les suivait, se trouvant sans abri, car on avait à peine de quoi
loger les états-majors dans les rares habitations du pays, eurent
de grandes souffrances à essuyer. Les troupes des maréchaux Ney
et Oudinot, à la gauche de la Wilia, ne jouirent pas d'un temps
meilleur, mais souffrirent un peu moins, parce que le pays qu'elles
traversaient n'avait été visité ni par les Russes ni par les
Français. À droite, les souffrances du corps du prince Eugène, qui
en ce moment passait le Niémen, furent plus grandes encore. Le pont
avait été jeté le 29 au soir, et une division avait déjà franchi
le Niémen, lorsqu'un orage, violent, torrentueux, mêlé de vent, de
grêle et de tonnerre, comme les orages des tropiques, emportant les
tentes, obligeant les cavaliers à mettre pied à terre, les fantassins
à se serrer les uns aux autres, causa une sorte de saisissement
universel. On ne pouvait pas même se coucher à terre au milieu de
cette inondation. Le passage fut interrompu, et on resta pendant
quarante-huit heures une moitié au delà du fleuve, et une autre
moitié en deçà. Les Bavarois surtout, qui avaient beaucoup marché et
fait une grande consommation de porc, contractèrent en cette occasion
le germe d'une dyssenterie qui leur devint bientôt funeste.

[Note 2: Divers historiens de cette époque ont parlé d'un orage
qui éclata au moment du passage du Niémen, et ont voulu y voir de
sinistres présages. Cette assertion mérite une explication. La
lecture attentive des dépêches des généraux relatant les faits jour
par jour, prouve que sur tous les points le mauvais temps, celui
qu'on peut vraiment appeler de ce nom, ne commença que du 28 au
29 juin, et dura jusqu'au 2 ou 3 juillet. Le principal passage du
Niémen ayant eu lieu le 24 à Kowno, ne fut donc précédé d'aucun
signe alarmant, comme on dit que le fut chez les anciens la mort de
César. Il est bien vrai que vers la fin de la journée du 24 on essuya
un court orage, mais pendant la plus grande partie de la journée
du 24 le temps fut beau, et il ne justifie en rien la tradition
des présages sinistres. Le passage du prince Eugène à Prenn, ayant
commencé le 29 au soir, fut en effet interrompu par l'orage, et c'est
sans doute ce qui a fourni occasion de dire que la foudre avait
averti Napoléon de la destinée qui l'attendait au delà du Niémen.
C'est une preuve sur mille de la difficulté d'arriver à l'exactitude
historique, et de la part que l'imagination des hommes cherche
toujours à prendre dans le récit des choses aux dépens de la vérité
rigoureuse. Au reste, ce détail est de peu d'importance, et nous ne
le mentionnons que parce qu'il a beaucoup occupé M. Fain, et provoqué
de sa part de nombreuses réflexions.]

[Note en marge: Mortalité qui se déclare parmi les chevaux.]

[Note en marge: Voitures abandonnées sur les routes, et livrées au
pillage.]

On franchit le Niémen cependant, et on s'achemina bientôt sur
Nowoi-Troki, mais dans une sorte de désordre produit par l'invasion
subite du mauvais temps. Napoléon avait levé les chevaux comme les
conscrits par milliers, en Suisse, en Italie, en Allemagne, sans
s'inquiéter de leur âge. Il avait bien fait à cet égard quelques
sages recommandations, mais les quantités demandées n'avaient pas
permis de les suivre. Ces chevaux, attelés trop jeunes et sans
éducation préalable à d'immenses charrois, obligés de les traîner
à travers les sables de la Pologne, nourris avec du seigle vert au
lieu de grain, étaient déjà très-fatigués en arrivant au bord du
Niémen. Les nuits pluvieuses et froides des 29 et 30 juin en tuèrent
plusieurs mille, particulièrement dans le corps du prince Eugène.
En deux jours les routes furent couvertes de chevaux morts et de
voitures abandonnées. Si les soldats et les officiers du train
avaient été plus expérimentés, ils auraient pu parer au mal, du moins
en partie, en réunissant en parcs au bord des routes les voitures
privées de chevaux, en laissant des détachements pour les garder, et
en attelant ensuite avec les chevaux survivants les voitures qu'il
importait de faire arriver les premières. Un petit nombre d'entre
eux agirent ainsi, mais les autres abandonnèrent les voitures aux
traînards affamés, qui ne se firent pas scrupule de les piller.
Dans le corps du prince Eugène, où il y avait beaucoup d'Italiens
et de Bavarois, le désordre fut extrême. Ce désordre s'introduisit
également sur les derrières du maréchal Davout, parmi les Hollandais,
les Anséates, les Espagnols du 1er corps. Ces étrangers, peu soucieux
de l'honneur d'une armée qui était française, peu attachés à une
cause qui n'était pas la leur, furent les premiers à se débander, et
à profiter de l'obscurité de cette région forestière pour déserter ou
se livrer à la maraude. Parmi nos soldats eux-mêmes il y eut quelque
relâchement, mais ce fut seulement parmi les anciens réfractaires
arrachés par les colonnes mobiles à la vie errante, et amenés de
force au drapeau. Du Niémen à Wilna on vit vingt-cinq à trente mille
Bavarois, Wurtembergeois, Italiens, Anséates, Espagnols, Français,
s'échappant des rangs, pillant les voitures abandonnées, et après
les voitures, les châteaux des seigneurs lithuaniens. Le dommage
sans doute n'était pas alarmant, et sur les 400 mille hommes qui
venaient de franchir le Niémen, 25 ou 30 mille maraudeurs n'étaient
pas une diminution inquiétante de nos forces, si le mal s'arrêtait
là; mais il pouvait devenir contagieux, et la perte de 7 à 8 mille
chevaux surtout éprouvée en quatre jours était difficile à réparer.
Le prince Eugène, dans les troupes duquel le mal avait sévi avec le
plus de violence, arrivé à Nowoi-Troki, sur la droite de Wilna, en
avertit l'Empereur, bien qu'il n'aimât pas à l'affliger. Les autres
commandants adressèrent les mêmes rapports, et signalèrent des
symptômes fâcheux dans tous les corps de l'armée.

Napoléon n'était pas homme à s'effrayer de pareils accidents, à
l'ouverture d'une campagne qui commençait à peine, et pour laquelle
il avait tant multiplié les précautions. Il avait vu d'ailleurs
quelque chose de semblable, mais dans une bien moindre proportion, en
1807, et il en avait triomphé. Il ne douta pas de triompher également
de ces difficultés, auxquelles il s'était attendu, qu'il regardait
comme toutes locales, et qui malheureusement tenaient à des causes
générales. Le mal dont l'armée était atteinte, elle ne l'avait pas
pris dans les plaines de la Pologne; elle en avait apporté le germe
avec elle. Les soldats de Masséna en Portugal quittaient le drapeau
pour vivre, mais ils y revenaient le soir, parce qu'ils étaient
Français et vieux soldats. Dans l'armée amenée en Russie, si on se
fût réduit aux hommes qui étaient Français et vieux soldats, le
nombre eût été à peine de la moitié.

[Note en marge: Napoléon, pour rallier ses colonnes, et donner à ses
convois le temps de rejoindre, prend le parti de faire un séjour à
Wilna.]

Napoléon vit un remède facile à ce mal subit, qui ne l'alarmait que
très-médiocrement, c'était de faire à Wilna une halte d'une quinzaine
de jours. Avec ce répit on devait selon lui rallier la queue des
colonnes, et surtout celle des bagages. La longue traînée de ses
convois ne s'étendait pas seulement de Wilna au Niémen, mais du
Niémen à la Vistule, de la Vistule à l'Elbe. Les corps n'avaient
pas encore reçu la moitié des équipages qui leur étaient destinés.
Les lourdes voitures du nouveau modèle étaient restées la plupart
en route, mais les plus légères paraissaient devoir arriver. En
s'arrêtant quelques jours à Wilna, on était certain de rallier ces
dernières, qu'on emmènerait seules avec soi, et quant aux plus
lourdes, qui devaient rejoindre postérieurement, on les laisserait
sur les derrières de l'armée, où elles auraient plus d'un service
à rendre. En même temps on organiserait la Lithuanie, et on y
établirait un gouvernement polonais, dont on avait grand besoin.

[Note en marge: Danger, en s'arrêtant à Wilna, de rendre inexécutable
le plan conçu par Napoléon, et consistant à couper en deux la ligne
russe.]

Ce n'étaient donc pas les occupations utiles qui manquaient pour
employer les quinze jours qu'il s'agissait de passer à Wilna. Mais
tandis qu'on y séjournerait, le beau plan de Napoléon, consistant à
couper en deux la ligne russe, n'allait-il pas devenir inexécutable?
Barclay de Tolly et Bagration en rétrogradant, l'un sur la Dwina,
l'autre sur le Dniéper, n'allaient-ils pas trouver le moyen de se
rejoindre au delà de ces deux fleuves? N'allait-on pas, ce qui
était plus grave encore, perdre l'occasion de les atteindre, et de
les battre, avant qu'ils eussent réalisé leur projet de retraite
indéfinie dans l'intérieur de la Russie? Et n'était-ce pas le cas
de se demander, si, à faire une halte pour rallier ses colonnes et
ses convois, il n'aurait pas mieux valu la faire à Kowno même, avant
d'avoir franchi le Niémen, lorsque l'ennemi immobile, et devant
persister à l'être tant que nous ne violerions pas ses frontières,
n'avait pas reçu de notre brusque apparition l'avertissement de se
retirer en toute hâte sur la Dwina et le Dniéper? Mais maintenant
qu'on avait agi autrement, et qu'on avait opéré peut-être quinze
jours trop tôt, ne valait-il pas mieux poursuivre témérairement une
entreprise témérairement conçue, et marchant avec ce qu'on avait de
plus dispos, se jeter sur les Russes, et obtenir un résultat décisif,
avant qu'ils eussent le temps de s'enfoncer dans l'intérieur de leur
pays? Questions graves, fort difficiles à résoudre après coup, mais
qui dans le moment ne parurent point embarrasser Napoléon, car tout
en s'arrêtant à Wilna pour rallier les traînards, pour établir une
bonne police sur ses derrières, pour réorganiser ses convois, et
créer un gouvernement de la Lithuanie, il n'entendait pas renoncer au
projet de se placer entre les deux principales armées russes, afin
de les isoler l'une de l'autre pendant tout le reste de la campagne.
Les circonstances en effet l'autorisaient jusqu'à un certain point à
concevoir l'espérance de réaliser toutes ces pensées à la fois.

[Note en marge: Profonde combinaison de Napoléon, pour laisser sa
gauche et son centre immobiles, tandis que sa droite poursuivra le
prince Bagration.]

À peine entré dans Wilna, c'est-à-dire le lendemain 29 juin, les
rapports de la cavalerie légère annoncèrent que beaucoup de troupes
russes étaient en marche autour de Wilna, et couraient circulairement
de notre droite à notre gauche, sans doute pour rejoindre Barclay
de Tolly sur la Dwina. Étaient-ce quelques divisions détachées,
n'ayant pu jusqu'ici rejoindre Barclay de Tolly, ou bien la tête de
Bagration, cherchant à former sur la Dwina une seule masse avec
l'armée principale? Voilà ce qu'il n'était pas possible de discerner
encore; mais, dans tous les cas, c'étaient des troupes qu'on était en
mesure d'intercepter, et au surplus, si on se trouvait en présence
de Bagration lui-même, on ne pouvait avoir affaire qu'à la tête de
son corps d'armée, puisqu'il avait à remonter au nord de toute la
distance de Grodno à Wilna, et on était certainement à temps de lui
barrer le chemin. Napoléon résolut donc, tandis qu'il s'arrêterait
par sa gauche devant Barclay de Tolly, de marcher vivement par sa
droite, afin d'intercepter la route que devait suivre Bagration, de
l'envelopper s'il était possible, ou de l'acculer au moins aux marais
de Pinsk, et de le paralyser ainsi pour le reste de la campagne.

Ce qui a été dit dans cette histoire du théâtre de la guerre, indique
suffisamment les mouvements que Napoléon avait à exécuter pour
atteindre le but qu'il se proposait. Du Rhin au Niémen, Napoléon
avait presque toujours marché au nord-est. Après le passage du
Niémen, il avait tourné à l'est, et désormais dans cette campagne
extraordinaire il allait toujours marcher à l'orient jusqu'à Moscou.
Le Niémen franchi, la Wilia remontée jusqu'à Wilna, il allait
rencontrer les grandes lignes transversales dont nous avons déjà
parlé, celles que forment la Dwina et le Dniéper, et il devait
naturellement s'acheminer vers l'espace ouvert que ces fleuves
laissent à leur naissance entre Witebsk et Smolensk. (Voir la carte
nº 54.) Dans ce mouvement, sa gauche faisait face à la Dwina, vers
laquelle se dirigeait Barclay de Tolly, et sa droite au Dniéper, où
Bagration tendait à se retirer. Voulant tout à la fois ralentir le
pas afin de rallier ce qui était en arrière, et poursuivre vivement
Bagration afin de le séparer de Barclay de Tolly, il devait s'arrêter
par sa gauche, qui n'avait que peu de chemin à faire pour atteindre
la Dwina, tandis que par sa droite il tâcherait, en marchant vite,
de devancer Bagration sur le Dniéper. Ses dispositions furent
admirablement prises en vue de ce double but.

[Note en marge: Positions assignées aux corps d'Oudinot, de Ney, de
Murat, en face de la Dwina.]

Macdonald, dirigé d'abord sur Rossiena, eut ordre d'appuyer à droite
sur Poniewiez, pour se rapprocher d'Oudinot; celui-ci de se porter
également à droite, entre Avanta et Widzouy, pour se serrer sur Ney,
et Ney de se tenir vers Swenziany, près de Murat, qui, avec toute
sa cavalerie, devait par Gloubokoé suivre l'armée russe en retraite
sur la Dwina. Macdonald, Oudinot, Ney, Murat, qui auraient dû former
une masse de 120 mille hommes, et depuis la dernière marche en
comptaient tout au plus 107 ou 108 mille, avaient ordre de demeurer
en observation pour masquer les opérations du reste de l'armée, de
rallier leurs traînards, de réunir des grains, de les convertir en
farine, de réparer les moulins détruits par les Russes, de construire
des fours, d'amener à eux leur grosse artillerie et leurs équipages,
d'employer le temps enfin à se concentrer, à se réorganiser, à bien
se garder surtout, et à soigneusement étudier les mouvements de
l'ennemi.

Pour lier cette gauche immobile, et occupée à se refaire, avec sa
droite qui allait être fort agissante, Napoléon prescrivit à Murat
d'étendre sa cavalerie de Gloubokoé à Wileika, et, pour ne pas
laisser cette cavalerie sans appui, il la fit soutenir par une ou
deux des divisions du maréchal Davout arrivées les premières en
ligne. Il se proposait de porter bientôt sur ce point, afin d'établir
une liaison plus forte entre sa gauche et sa droite, le corps du
prince Eugène, qui venait de passer le Niémen à Prenn. Ce dernier
s'était arrêté à Nowoi-Troki, pour y prendre un peu de repos et
remettre quelque ordre dans ses colonnes.

[Note en marge: Le maréchal Davout chargé de poursuivre le prince
Bagration.]

Ce fut avec le corps de Davout, toujours le mieux constitué, le mieux
pourvu, le plus propre à supporter l'effet dissolvant des mouvements
trop rapides, que Napoléon résolut d'agir sur sa droite, contre
les troupes qu'on voyait courir circulairement autour de Wilna. Ce
pouvaient être, comme nous venons de le dire, les restes de Barclay
lui-même, ou la tête de Bagration: il fallait dans le premier cas
les prendre, dans le second les arrêter court, et par un effort
vigoureux les acculer aux marais de Pinsk. La cavalerie légère du
maréchal Davout, sous les ordres des généraux Pajol et Bordessoulle,
fut mise en mouvement dès le 29 juin, celle de Pajol sur la route
d'Ochmiana à Minsk, celle de Bordessoulle sur la route de Lida à
Wolkowisk. C'étaient les deux grandes routes descendant de Wilna vers
la Lithuanie méridionale, et sur lesquelles on pouvait rencontrer ou
les détachements retardés de Barclay de Tolly, ou l'armée elle-même
de Bagration. Les généraux Pajol et Bordessoulle signalèrent tous
deux des colonnes d'infanterie, d'artillerie, de bagages, s'efforçant
de remonter assez haut pour tourner autour de Wilna, et aller de
notre droite à notre gauche rejoindre la principale armée russe.
Ils espéraient l'un et l'autre ramasser quelques débris de ces
colonnes; mais il fallait une force plus efficace, c'est-à-dire de
l'infanterie, pour opérer une bonne capture.

[Note en marge: Marche des diverses divisions chargées de coopérer au
mouvement du maréchal Davout.]

Le 30 au soir, Napoléon fit partir le maréchal Davout, avec la
division Compans, pour se porter à la suite du général Pajol dans la
direction d'Ochmiana; il dirigea la division Dessaix sur la route
de Lida, à la suite du général Bordessoulle; il tint la division
Morand prête à marcher à la suite du maréchal Davout, si besoin
était. Il pressa le mouvement du prince Eugène, qui, s'étant arrêté à
Nowoi-Troki après le passage du Niémen, et recueillant là des bruits
contradictoires, craignait de s'aventurer en s'avançant trop vite.
Le prince Eugène, en remontant de Nowoi-Troki sur Ochmiana, devait
au besoin appuyer le maréchal Davout, ou bien venir prendre sa place
dans la ligne de bataille à côté de Murat, de manière à former le
centre de l'armée, et en relier la droite avec la gauche. Napoléon
prescrivit à la cavalerie du général Grouchy, qui appartenait au
prince Eugène, d'aider celle de Bordessoulle, et de se mettre, s'il
le fallait, aux ordres du maréchal Davout. Il donna en outre à ce
dernier les cuirassiers de Valence.

Toutefois le maréchal Davout, avec les deux divisions Compans et
Dessaix, qu'il allait avoir seules sous la main en s'éloignant de
Wilna, n'aurait pas suffi pour envelopper Bagration, qui devait
compter environ 60 mille hommes, et à qui des bruits contradictoires
en attribuaient 100 mille; mais il restait l'extrême droite, formée
par le roi Jérôme avec 75 mille hommes, laquelle, débouchant de
Grodno, et suivant Bagration en queue pendant qu'on l'arrêterait
en tête, devait contribuer à l'envelopper, ou à l'acculer vers les
marais de Pinsk.

Ainsi Napoléon, par cet ensemble de mouvements, retenant en
observation devant la Dwina ses troupes de gauche, portant vivement
sur le Dniéper une partie de ses troupes de droite, tandis que son
centre, après s'être reposé à Nowoi-Troki, s'apprêtait à venir se
mettre en ligne, Napoléon donnait aux deux tiers de son armée le
temps de se rallier, et en faisait agir un tiers tout au plus pour
couper la retraite au prince Bagration. On ne pouvait pas combiner
avec une habileté plus profonde les mouvements d'une armée immense,
en sachant allier tout à la fois le besoin de repos avec la nécessité
de certaines opérations actives. Quant à lui, tandis qu'il entrait
avec sa prodigieuse activité dans tous les détails administratifs qui
intéressaient ses troupes, il donnait en même temps ses soins à la
Pologne, dont il était urgent de s'occuper, car on était chez elle,
on semblait être venu pour elle, et, si on voulait rendre la guerre
heureuse et sérieuse, on ne pouvait pas se passer d'elle.

[Note en marge: Pendant que ses corps marchent, Napoléon organise
la Lithuanie, et s'efforce d'établir l'ordre sur les derrières de
l'armée.]

[Note en marge: Motifs qui le portent à organiser la Lithuanie à
part.]

Dans ce moment en effet on s'agitait à Varsovie, et au bruit du
passage du Niémen par 400 mille soldats sous le grand homme du
siècle, on proclamait la reconstitution de la Pologne, on décrétait
la réunion de toutes ses provinces en un seul État, on votait enfin
l'une de ces confédérations générales par lesquelles les Polonais
avaient jadis défendu leur sol et leur indépendance. Il n'était pas
possible de faire autrement ni moins, en présence des événements qui
se préparaient. Puisque Napoléon était obligé, en s'avançant jusqu'au
sein même de la Russie, d'agiter la grave question de la Pologne,
dont il traversait le territoire et dont il allait demander les bras,
il eût peut-être bien fait d'en prendre son parti, et d'essayer de
la reconstituer complétement. Dans ce cas, il aurait dû, comme nous
l'avons déjà indiqué, réunir l'armée polonaise en une seule masse de
70 à 80 mille hommes, en former son aile droite, et la porter, en
remontant le Bug, vers la Volhynie et la Podolie. Cette aile droite
eût plus fidèlement gardé ses flancs, et aurait eu plus de chances
d'insurger la Volhynie que les Autrichiens. Il aurait dû en outre,
au lieu de constituer à part le gouvernement de la Lithuanie, le
réunir immédiatement au gouvernement général de la Pologne. Il eût
ainsi, par cette double unité de l'armée et du gouvernement, rendu
à la Pologne le sentiment complet de son existence, et lui aurait
peut-être imprimé l'élan national dont il avait besoin pour réussir
dans l'accomplissement de ses vastes desseins. Mais plein à cet
égard des doutes que nous avons déjà exposés, ne voulant pas prendre
un engagement trop grand sans savoir si les Polonais l'aideraient
suffisamment à le tenir, il hésita, comme dans plusieurs occasions
décisives de cette campagne, par un sentiment de prudence qui ne
répondait pas à la témérité de son entreprise, et s'appliqua à ne
rien faire de trop prononcé, à cause de l'Autriche qu'il craignait
de s'aliéner, et de la Russie à laquelle il n'entendait pas déclarer
une guerre à mort. Ayant déjà divisé l'armée polonaise en plusieurs
détachements, qu'il avait placés partout où il y avait des alliés
douteux à contenir, il renonça à réunir la Lithuanie à la Pologne,
et lui donna une administration séparée. Il faut ajouter qu'il avait
pour agir ainsi une raison administrative des plus puissantes. Il
était au milieu de la Lithuanie, et c'est là qu'il allait combattre,
peut-être s'établir pour une année ou deux: or, la faire dépendre
d'un gouvernement placé à plus de cent lieues, gouvernement agité,
disputeur, et inactif dans les premiers moments du moins, c'était
renoncer à tirer de cette province les ressources dont il avait
besoin, et qu'il était certain d'en obtenir en l'administrant
lui-même.

[Note en marge: Organisation du gouvernement lithuanien.]

Napoléon donna donc à la Lithuanie une administration distincte et
indépendante. C'était à l'égard de la Russie une menace, mais point
encore une déclaration de guerre implacable. Il forma une commission
de sept membres, et la composa des seigneurs lithuaniens les plus
considérables parmi ceux que la Russie n'avait pu gagner, ou avait
négligé de s'attacher. Persistant à relier la Pologne à la Saxe,
il nomma auprès de cette commission un représentant qui devait en
même temps être gouverneur de la province, et choisit pour ces
fonctions le comte Hogendorp, officier hollandais dont il avait fait
son aide de camp. Les quatre gouvernements secondaires de Wilna, de
Grodno, de Minsk, de Byalistok, entre lesquels se sous-divisait la
Lithuanie, furent formés chacun d'une commission de trois membres,
et d'un intendant dépendant du gouverneur général. Des agents
exécutifs furent établis dans chaque district sous le titre de
sous-préfets. Ce gouvernement de la Lithuanie, ainsi organisé, fut
chargé de recueillir et de conserver les propriétés publiques, de
percevoir les impôts, de lever les troupes, de maintenir l'ordre, de
rappeler les habitants, de veiller à ce que la moisson fût faite, de
rétablir la sûreté des routes, de créer des magasins et des hôpitaux,
de contribuer en un mot à la reconstitution de la Pologne par le
plus puissant de tous les moyens, celui qui consistait à seconder
activement l'armée française. Ce gouvernement, placé sous l'action
directe de Napoléon, était du reste autorisé à adhérer à la grande
confédération polonaise, qui venait d'être décrétée à Varsovie.

[Note en marge: Création de quelques régiments lithuaniens.]

Le premier acte du nouveau gouvernement fut d'instituer une force
publique. Il vota la création de quatre régiments d'infanterie, et de
cinq régiments de cavalerie. Sans doute on aurait pu faire davantage
avec la population de la Lithuanie, mais les ressources financières
et les officiers manquaient. Ces neuf régiments, formant un total
de douze mille hommes, devaient coûter quatre millions au moins de
première création. Or on n'avait pas la moindre partie de cette
somme. Napoléon, qui, une fois engagé dans une semblable aventure,
aurait dû ne ménager aucun moyen, ne consentit à avancer que 400
mille francs. On choisit pour colonels de grands propriétaires,
ayant servi autrefois, et attirés par l'appât d'un haut grade. On
demanda les officiers de grade inférieur au prince Poniatowski. La
population lithuanienne, quoique déjà un peu façonnée au joug de la
Russie, comme nous l'avons dit, n'était pas sans zèle pour la cause
de son indépendance, mais les seigneurs ne pouvaient se défendre
de craindre le retour des Russes, et redoutaient singulièrement
les exils et les séquestres. La population des campagnes craignait
les pillages et la dévastation. La bourgeoisie des villes, moins
les Juifs, était parfaitement disposée, mais peu nombreuse et fort
gênée. Tous, pauvres ou riches, avaient été ruinés par le blocus
continental et le séjour des troupes russes. Enfin on leur parlait de
leur indépendance avec une certaine réserve, dont Napoléon ne voulait
pas se départir, et on ne mettait de la véhémence qu'en leur parlant
de la nécessité des sacrifices à faire. Ces causes atténuant le zèle
sans le détruire, les créations dont on avait à s'occuper, déjà fort
difficiles par elles-mêmes, en étaient devenues plus difficiles
encore.

[Date en marge: Juillet 1812.]

[Note en marge: Institution d'une garde nationale à pied dans la
ville, et d'une garde nationale à cheval dans les campagnes.]

[Note en marge: La garde à cheval doit servir de guide à des
détachements de vieille cavalerie qui sont chargés de rétablir
l'ordre dans les campagnes et sur les routes.]

Aux régiments de ligne on ajouta des gardes nationales. On commença
par créer celle de Wilna, qui devait être de 1500 hommes. La campagne
ayant spécialement besoin d'une milice pour le maintien de l'ordre,
on créa des gardes-chasse, espèce de garde nationale à cheval, qui
convenait aux moeurs du pays, et aux distances à parcourir. Elle
fut portée d'abord à quatre escadrons de 120 hommes chacun, un
par gouvernement. Ces gardes à cheval devaient servir de guides à
des détachements de cavalerie française chargés de poursuivre les
pillards, les maraudeurs, les bandits. Cette répression du maraudage
avait paru à Napoléon le premier soin à prendre, afin d'empêcher
la dissolution de l'armée, et de ramener, en la rassurant, la
population dans ses demeures. Il fut donc formé des colonnes
de vieille cavalerie, qui, ayant en tête des détachements de
gardes-chasse polonais, se mirent à courir la campagne, à secourir
les seigneurs assaillis dans leurs châteaux, à ramener les paysans
cachés dans les bois, à recueillir les hommes de bonne volonté
qui n'étaient qu'égarés, à saisir et à fusiller les pillards. Des
commissions militaires suivaient ces colonnes de cavalerie, et le
lendemain même de leur institution, c'est-à-dire dans la première
semaine de juillet, elles firent juger et fusiller des Allemands, des
Italiens, des Français, sur la place publique de Wilna.

Malheureusement le mal était déjà bien grand, et le nombre de 25 ou
30 mille débandés s'accroissait au lieu de diminuer par les marches
précipitées de plusieurs des corps de l'armée. Il y avait notamment
dans le 1er corps, quelque bien tenu qu'il fût par le maréchal
Davout, le 33e léger, régiment hollandais, qui s'était presque
débandé en entier, et qui pillait impitoyablement le canton de Lida,
l'un des plus fertiles du pays. Les châteaux étaient dévastés, les
vivres détruits, ce qui, après le passage des Cosaques, avait achevé
la ruine de ce canton. Le sous-préfet de Nowoi-Troki, se rendant à
son poste, avait été attaqué en route, et était arrivé sans aucune
espèce de bagage à Nowoi-Troki. Des courriers venant de Paris avaient
déjà été dévalisés. Heureusement les colonnes à cheval commençaient
à mettre les pillards en fuite, à rassurer un peu les seigneurs,
à ramener les paysans, mais ne pouvaient rattraper les traînards
qui s'enfonçaient dans les bois, ou regagnaient le Niémen pour le
repasser. Ceux qui prenaient ce dernier parti étaient, du reste, les
moins dangereux pour l'armée.

[Note en marge: Grand nombre de cadavres d'hommes et de chevaux
infectant les routes.]

[Note en marge: Les colonnes mobiles chargées de les faire ensevelir.]

Un autre inconvénient à faire cesser sur les routes, était celui des
cadavres d'hommes et de chevaux gisant sans sépulture, et infectant
l'air, surtout par l'étouffante chaleur qu'on ressentait depuis
quelques jours. En Italie, en Allemagne, pays très-peuplés, dès
qu'il y avait des morts par le feu ou par toute autre cause, les
habitants, intéressés eux-mêmes à la salubrité de leurs contrées, se
hâtaient de les ensevelir. Ordinairement même, l'empressement à les
dépouiller portait les paysans à ne pas perdre de temps. Mais ici,
avec des villages distants de cinq à six lieues les uns des autres,
quelquefois de dix, ce genre de soin était absolument négligé, et
indépendamment de quelques jeunes soldats morts de fatigue, de faim
ou de saisissement, par suite des mauvais temps, huit mille cadavres
de chevaux infectaient l'atmosphère. Napoléon ajouta aux devoirs
imposés aux colonnes qui parcouraient les routes, celui de faire
enterrer les cadavres d'hommes et d'animaux.

Il fit établir, de Koenigsberg à Wilna, une suite de postes
militaires, où devaient se trouver un commandant, un magasin, un
petit hôpital, un relais de chevaux, et une patrouille chargée de
veiller à la sûreté de la route et à l'enterrement des morts.

[Note en marge: Construction des fours.]

En même temps qu'il s'occupait de ces divers objets, Napoléon donna
tous ses soins à une affaire devenue la plus urgente de toutes celles
qui pouvaient attirer son attention, l'affaire des vivres et des
convois. D'abord, avec les maçons de la garde et ceux du maréchal
Davout, il ordonna la construction à Wilna de fours capables de cuire
cent mille rations par jour. Les charpentiers manquant pour façonner
des cintres, on les prit dans les corps. Les briques, seul genre de
matériaux qu'on pût employer dans ce pays où la pierre était rare,
ne se trouvaient malheureusement qu'à quelque distance de Wilna. À
défaut des chevaux de l'artillerie presque tous épuisés, Napoléon
n'hésita point à requérir les chevaux de voiture des états-majors,
afin de transporter les briques à pied d'oeuvre. Chaque jour il
allait lui-même examiner le degré d'avancement de ces travaux.

[Note en marge: Réparation des moulins.]

La construction des fours n'était pas la seule des difficultés à
vaincre pour assurer à Wilna la subsistance de l'armée. Les grains,
malgré les ravages de l'ennemi, étaient assez abondants. Mais les
Russes, n'ayant pas toujours le temps de les détruire, s'attaquaient
particulièrement aux moulins. Il fallait donc les réparer, ou
requérir ceux qui étaient intacts, pour convertir le grain en farine.
Provisoirement, on prit les farines du 1er corps, toujours le mieux
approvisionné, sauf à lui en tenir compte plus tard. Quant aux
boulangers pour pétrir et cuire le pain, on en avait suffisamment,
grâce à ceux dont la garde et le 1er corps s'étaient pourvus.

[Note en marge: Vastes approvisionnements préparés au moyen des
réquisitions.]

Napoléon songea ensuite à créer de grands magasins, tant à Kowno et à
Wilna que dans les villes dont on allait successivement s'emparer. Il
résolut de faire en Lithuanie une réquisition de 80 mille quintaux de
grains, d'une quantité proportionnée d'avoine, de paille, de foin,
de fourrage, etc. Quant à la viande, elle abondait, grâce au bétail
qui avait été amené sur pied à la suite des troupes. La dyssenterie
même, qui commençait à se répandre, tenait en partie à la grande
quantité de viande mangée sans sel, sans pain, sans vin. Napoléon
ordonna qu'après ces premières réquisitions on se procurerait, soit
à compte des contributions dues par le pays, soit à prix d'argent,
un million de quintaux de grains. Si la récolte était bonne, et
que la moisson ne fût point troublée par la guerre, il n'était pas
impossible de réaliser cet immense approvisionnement.

[Note en marge: Moyens de transport, navigation de la Wilia.]

Les moyens de transport, indispensables à ajouter aux
approvisionnements, réclamaient une nouvelle intervention de la
puissante volonté de Napoléon. Les premiers convois, dirigés par le
colonel Baste, qui en plus d'un endroit avait été obligé de faire
curer les canaux, et auquel il en avait coûté des peines infinies
pour approprier les bâtiments à la nature des cours d'eau, venaient
de franchir la distance de Dantzig à Kowno. Napoléon en ressentit
une vraie joie. Mais il restait à faire remonter ces convois de
Kowno à Wilna par la rivière sinueuse de la Wilia. C'était un trajet
de vingt jours, presque aussi long que celui de Dantzig à Kowno,
bien que la distance ne fût que d'un cinquième ou d'un sixième.
Napoléon fit réunir des bateaux pour essayer, avec le secours des
marins de la garde, d'abréger cette navigation. Son projet, si cet
essai ne réussissait pas, était d'y renoncer, et de la remplacer
par une grande entreprise de transports par terre, qu'il se
proposait de confier à une compagnie de juifs polonais. Les grains
n'étant pas difficiles à trouver dans les lieux où l'on était, il
limita les objets à transporter aux farines, et après les farines
aux spiritueux, aux riz, aux effets d'habillement, aux munitions
d'artillerie.

[Note en marge: L'organisation des équipages militaires ne donne pas
tous les résultats qu'on en avait attendus.]

[Note en marge: On se borne à mener avec soi les voitures les plus
légères.]

L'organisation qu'on avait donnée aux équipages militaires n'avait
pas eu les résultats qu'on en attendait. On avait perdu, de l'Elbe au
Niémen, une moitié des voitures, un tiers des chevaux, un quart des
hommes. Ainsi que nous l'avons dit, les chars légers à la comtoise
étaient seuls arrivés. Il en restait toutefois un certain nombre
en arrière. Napoléon décida qu'on laisserait à Wilna les chars du
nouveau modèle comme trop lourds, qu'on n'amènerait en Russie que
les caissons d'ancien modèle et les chars à la comtoise, mais que le
train d'artillerie ayant perdu beaucoup de chevaux, et les munitions
de guerre lui semblant plus nécessaires que le pain, car si dans les
champs on trouvait çà et là quelques vivres, on ne trouvait nulle
part des gargousses et des cartouches, on appliquerait à l'artillerie
une partie des chevaux des équipages. Quant aux voitures qui
resteraient ainsi sans attelages, il ordonna d'y atteler des boeufs,
et, lorsqu'on n'aurait pas de boeufs, des chevaux du pays, espèce
petite, mais forte, et dure à la fatigue, quoique infectée comme les
hommes de l'horrible maladie de la plique. Malheureusement ces ordres
étaient plus faciles à donner qu'à exécuter, car il n'était pas aisé
de se procurer des jougs pour atteler les boeufs, des fers pour
garantir leurs pieds, des bouviers pour les conduire.

[Note en marge: Malgré des difficultés déjà vivement senties,
Napoléon ne cesse pas d'être rempli de confiance.]

[Note en marge: Raisons de ne pas écouter M. de Balachoff, mais
convenance à le bien recevoir.]

On voit que de soins divers, d'une multiplicité infinie, et d'un
succès douteux, exigeait la téméraire entreprise de transporter 600
mille hommes dans un pays lointain qui pouvait difficilement les
nourrir, avec un matériel trop peu éprouvé, et avec un trop grand
nombre de jeunes gens mêlés aux vieux soldats, les uns et les autres
égaux au feu sans doute, mais fort inégaux à la fatigue. Quoique
devenu plus soucieux en voyant de près les obstacles, Napoléon avait
encore tout entier le sentiment de sa puissance. En quelques jours
en effet il avait conquis la Lithuanie, et coupé en deux l'armée
russe; il se flattait de prendre Bagration, ou de le mettre hors de
cause pour longtemps, et, malgré la difficulté des lieux, du climat,
des distances, il espérait de ses savantes manoeuvres des résultats
conformes à sa politique et à sa gloire. Aussi, tout en recevant
poliment le ministre d'Alexandre, M. de Balachoff, était-il résolu
à ne pas accepter les propositions dont cet envoyé était porteur.
Effectivement, pour Alexandre comme pour Napoléon, il n'était plus
temps de chercher à négocier, et l'épée pouvait seule résoudre la
terrible question qui venait d'être soulevée. Avant le passage du
Niémen, on aurait pu s'aboucher encore, et employer quelques jours
à parlementer, personne n'ayant un sacrifice de dignité à faire,
puisque Napoléon n'avait pas à repasser le Niémen, et qu'Alexandre
n'était pas réduit à traiter sur son sol envahi. Le Niémen passé,
l'honneur était gravement engagé d'un côté comme de l'autre. Pour
Napoléon, il y avait d'autres raisons encore de ne rien écouter, la
saison d'abord, car on était en juillet, et il restait à peine trois
mois pour agir, ensuite le temps qu'on allait donner aux Russes en
négociant, soit pour amener sur la Vistule les troupes de Turquie,
soit pour réunir les troupes de Bagration à celles de Barclay de
Tolly. Napoléon (l'avenir lui étant caché comme à tous les mortels)
ne devait donc pas écouter les propositions de M. de Balachoff. Ne
pas commencer la guerre eût cent fois mieux valu sans doute; mais,
la guerre commencée, il était impossible de s'arrêter à Wilna, et la
seule chose convenable à faire était de repousser poliment, et même
courtoisement, l'envoyé d'Alexandre. Malheureusement Napoléon fit
davantage, et ne put s'empêcher de piquer vivement M. de Balachoff,
entraînement dont il ne savait plus se défendre, dès qu'il éprouvait
quelque contrariété, surtout depuis que l'âge et le succès l'avaient
porté à mettre de côté toute contrainte. L'âge tempère, lorsque la
vie a été un mélange de succès et de revers; il enivre, au contraire,
il aveugle, lorsque la vie n'a été qu'une longue suite de triomphes.

[Note en marge: L'accueil que Napoléon fait à M. de Balachoff
commence par être poli.]

[Note en marge: Langage que lui tient cet envoyé russe.]

Napoléon reçut d'abord M. de Balachoff avec assez de politesse,
l'écouta même avec une attention bienveillante, lorsque celui-ci
lui dit que son maître avait été étonné de voir la frontière russe
violée si brusquement, sans déclaration de guerre, et sur le double
prétexte, très-peu sérieux, de la demande de ses passe-ports faite
par le prince Kourakin, et de la condition d'évacuer le territoire
prussien, exigée comme préalable indispensable de toute négociation.
Napoléon se laissa répéter qu'on avait vivement blâmé le prince
Kourakin, qu'en fait d'évacuation on ne demandait que celle du
territoire russe, et que si les Français voulaient repasser, non
pas la Vistule et l'Oder, mais le Niémen seulement, on promettait de
négocier avec franchise, cordialité et le désir de s'entendre; que
la cour de Russie n'avait encore contracté aucun engagement envers
l'Angleterre (Alexandre en faisait donner sa parole d'homme et de
souverain), que par conséquent il y avait toute chance de revenir
au bon accord antérieur; mais que si cette condition n'était pas
acceptée, le czar, au nom de sa nation, prenait l'engagement, quelles
que fussent les chances de la guerre, de ne point traiter tant qu'il
resterait un seul Français sur le sol de la Russie.

[Note en marge: Réponse de Napoléon à M. de Balachoff.]

Napoléon écouta ce langage sans humeur, en homme qui a le sentiment
de sa force, et son parti pris. Il répondit qu'il était bien tard
pour entrer en pourparlers, et qu'il lui était impossible de repasser
le Niémen. Il reproduisit son dire accoutumé, c'est qu'il n'avait
armé que parce qu'on avait armé, que tout en armant, il avait voulu
négocier, mais que la Russie s'y était refusée; qu'après avoir
annoncé l'envoi à Paris de M. de Nesselrode, elle n'en avait plus
parlé; que de plus elle avait donné à M. de Kourakin la mission
d'exiger une condition déshonorante, celle de repasser la Vistule
et l'Oder; que c'étaient là des choses qu'on proposerait à peine au
grand-duc de Bade; qu'enfin, pour couronner cette conduite, M. de
Kourakin avait persisté à réclamer ses passe-ports, et que M. de
Lauriston avait essuyé un refus lorsqu'il avait demandé l'honneur de
se transporter auprès de l'empereur Alexandre; qu'alors la mesure
avait été comble, et que l'armée française avait dû franchir le
Niémen.

M. de Balachoff n'était pas assez instruit des faits pour répondre à
ces assertions par la simple vérité. Il se contenta de répéter que
son maître souhaitait la paix, et que, libre de tout engagement, il
pouvait encore la conclure aux conditions qui avaient, depuis 1807,
maintenu la plus parfaite intelligence entre les deux empires.--Vous
êtes libre, dit Napoléon, à l'égard des Anglais, je le crois; mais
le rapprochement sera bientôt fait. Un seul courrier suffira pour se
mettre d'accord et pour serrer les noeuds de la nouvelle alliance.
Votre empereur a depuis longtemps commencé à se rapprocher de
l'Angleterre; depuis longtemps j'ai vu ce mouvement se produire dans
sa politique. Quel beau règne il aurait pu avoir s'il l'avait voulu!
Il n'avait pour cela qu'à s'entendre avec moi.... Je lui ai donné la
Finlande (grande faute dont Napoléon n'aurait pas dû se vanter!),
je lui avais promis la Moldavie et la Valachie, et il allait les
obtenir; mais tout à coup il s'est laissé circonvenir par mes
ennemis, il s'en est même entouré exclusivement; il a tourné contre
moi des armes qu'il devait réserver pour les Turcs, et ce qu'il aura
gagné, ce sera de n'avoir ni la Moldavie ni la Valachie...--On dit
même, ajouta Napoléon d'un ton interrogateur, que vous avez signé la
paix avec les Turcs sans avoir obtenu ces provinces.--M. de Balachoff
ayant répondu affirmativement, Napoléon, vivement affecté, sans le
témoigner, continua l'entretien.--Votre maître, reprit-il, n'aura
donc pas ces belles provinces: il aurait pu cependant les ajouter à
son empire, et en un seul règne il aurait ainsi étendu la Russie
du golfe de Bothnie aux bouches du Danube! Catherine la Grande n'en
avait pas fait autant. Tout cela il l'aurait dû à mon amitié, et nous
aurions eu, lui et moi, la gloire de vaincre les Anglais, qui déjà
étaient réduits aux dernières extrémités. Ah! quel beau règne, répéta
plusieurs fois Napoléon, aurait pu être celui d'Alexandre!... Mais
il a mieux aimé s'entourer de mes ennemis. Il a appelé auprès de lui
un Stein, un Armfeld, un Wintzingerode, un Benningsen! Stein, chassé
de son pays; Armfeld, un intrigant, un débauché; Wintzingerode,
sujet révolté de la France; Benningsen, un peu plus militaire que
les autres, mais incapable, qui n'a rien su faire en 1807, et qui
ne rappelle à votre maître que d'horribles souvenirs! Recourir à de
telles gens, les mettre si près de sa personne!... À la bonne heure,
s'ils étaient capables; mais tels quels, on ne peut s'en servir ni
pour gouverner, ni pour combattre. Barclay de Tolly en sait, dit-on,
un peu plus que les autres; on ne le croirait pas à en juger d'après
vos premiers mouvements. Et à eux tous que font-ils? Tandis que Pfuhl
propose, Armfeld contredit, Benningsen examine, Barclay, chargé
d'exécuter, ne sait que conclure, et le temps se passe ainsi à ne
rien faire. Bagration seul est un vrai militaire; il a peu d'esprit,
mais il a de l'expérience, du coup d'oeil, de la décision.... Et
quel rôle fait-on jouer à votre jeune maître au milieu de cette
cohue? On le compromet, on fait peser sur lui la responsabilité de
toutes les fautes. Un souverain ne doit être à l'armée que lorsqu'il
est général. Quand il ne l'est pas, il doit s'éloigner, et laisser
agir en liberté un général responsable, au lieu de se mettre à côté
de lui pour le contrarier, et assumer toute la responsabilité sur
sa tête. Voyez vos premières opérations: il y a huit jours que la
campagne est commencée, et vous n'avez pas su défendre Wilna; vous
êtes coupés en deux, et chassés de vos provinces polonaises. Votre
armée se plaint, murmure, et elle a raison. D'ailleurs je sais votre
force; j'ai compté vos bataillons aussi exactement que les miens.
Ici, en ligne, vous n'avez pas 200 mille hommes à m'opposer, et j'en
ai trois fois autant. Je vous donne ma parole d'honneur que j'ai
530 mille hommes de ce côté de la Vistule. Les Turcs ne vous seront
d'aucune utilité; ils ne sont bons à rien, et viennent de le prouver
en signant la paix avec vous. Les Suédois sont destinés à être menés
par des extravagants. Ils avaient un roi fou; ils le changent, et
ils en prennent un qui devient fou aussitôt, car il faut l'être pour
s'unir à vous quand on est Suédois. Mais que sont au surplus tous ces
alliés ensemble? que peuvent-ils? J'ai de bien autres alliés dans
les Polonais! ils sont 80 mille, ils se battent avec rage, et seront
bientôt 200 mille. Je vais vous enlever les provinces polonaises;
j'ôterai à tous les parents de votre famille régnante ce qui leur
reste en Allemagne. Je vous les renverrai tous sans couronne et sans
patrimoine. La Prusse elle-même, si vous parvenez à l'ébranler, je
l'effacerai de la carte d'Allemagne, et je vous donnerai un ennemi
juré pour voisin. Je vais vous rejeter au delà de la Dwina et du
Dniéper, et rétablir contre vous une barrière que l'Europe a été
bien coupable et bien aveugle de laisser abattre. Voilà ce que vous
avez gagné à rompre avec moi et à quitter mon alliance. Quel beau
règne, répéta Napoléon, aurait pu avoir votre maître[3]!--

[Note 3: Toujours fidèle à la coutume de n'admettre que des discours
dont le fond au moins est certain, je n'aurais pas reproduit ce
dialogue si je n'avais sous les yeux le manuscrit très-curieux,
évidemment très-impartial, dans lequel M. de Balachoff a raconté
cette entrevue, et qui est tout autre qu'une brochure intéressante
publiée sur son compte, mais qui ne contient ce récit que
très-abrégé.]

[Note en marge: Fin de l'entretien.]

M. de Balachoff, ayant peine à se contenir, répondit néanmoins avec
respect que, tout en reconnaissant la bravoure des armées françaises
et le génie de celui qui les commandait, on ne désespérait pas encore
chez les Russes du résultat de la lutte dans laquelle on était
engagé, qu'on se battrait avec résolution, avec désespoir même, et
que Dieu favoriserait sans doute une guerre qu'on croyait juste, car,
répétait-il sans cesse, on ne l'avait pas cherchée. La conversation
ramenant à peu près les mêmes idées, fut bientôt interrompue, et
Napoléon quitta M. de Balachoff pour monter à cheval, après l'avoir
fait inviter à dîner pour le même jour.

[Note en marge: Napoléon ayant à sa table M. de Balachoff, lui
adresse des paroles blessantes.]

[Note en marge: En quittant M. de Balachoff, Napoléon cherche à
pallier ce qu'il lui a dit de désagréable.]

Revenu à la demeure qu'il occupait, et ayant admis M. de Balachoff à
sa table, il le traita avec bienveillance, mais avec une familiarité
souvent blessante, et le réduisit plusieurs fois à la nécessité
de défendre son souverain et sa nation. Il lui parla à diverses
reprises de Moscou, de l'aspect de cette ville, de ses palais, de
ses temples, comme un voyageur qui va vers un pays questionne ceux
qui en reviennent. Napoléon ayant même parlé des diverses routes qui
menaient à Moscou, M. de Balachoff, piqué au vif, lui répondit qu'il
y en avait plusieurs, que le choix dépendait du point de départ,
et que dans le nombre il y en avait une qui passait par Pultawa.
Napoléon ayant ensuite amené l'entretien sur les nombreux couvents
qu'on trouvait en Pologne, et surtout en Russie, dit que c'étaient
là de tristes symptômes de l'état d'un pays, et qu'ils dénotaient
une civilisation bien peu avancée. M. de Balachoff répliqua que
chaque pays avait ses institutions propres, que ce qui ne convenait
pas à l'un pouvait convenir à l'autre. Napoléon ayant insisté, et
soutenu que cela dépendait moins des lieux que des temps, et que
les couvents ne convenaient plus au siècle actuel, M. de Balachoff,
poussé de nouveau à bout, répondit qu'à la vérité l'esprit religieux
avait disparu de l'Europe presque entière, mais qu'il en restait
encore dans deux pays, l'Espagne et la Russie. Cette allusion aux
résistances qu'il avait rencontrées en Espagne, et qu'il pouvait
rencontrer ailleurs, déconcerta quelque peu Napoléon, qui, malgré son
prodigieux esprit, aussi prompt dans la conversation qu'à la guerre,
ne sut que répondre. De même que l'extrême oppression provoque la
révolte, l'esprit supérieur qui abuse de sa supériorité provoque
quelquefois de justes reparties, auxquelles, pour sa punition, il
ne trouve pas de répliques. Tout ce qu'il y avait de sensé dans
l'entourage de Napoléon regretta le langage tenu à M. de Balachoff,
et en redouta les conséquences. Napoléon le sentit lui-même, et
ce repas terminé, il prit M. de Balachoff à part, lui parla plus
sérieusement et plus dignement, lui dit qu'il était prêt à s'arrêter
et à négocier, mais à condition qu'on lui abandonnerait les anciennes
provinces polonaises, c'est-à-dire la Lithuanie, sinon comme
possession définitive, au moins comme occupation momentanée pendant
la durée des négociations; que la paix il la ferait à la condition
d'une coopération entière et sans réserve de la Russie contre
l'Angleterre, qu'autrement ce serait duperie à lui de s'arrêter, et
de perdre les deux mois qui lui restaient pour tirer de la campagne
commencée les grands résultats qu'il en espérait. Il protesta au
surplus de ses bons sentiments pour la personne de l'empereur
Alexandre, rejeta sur les brouillons dont ce monarque était entouré
la mésintelligence qui était survenue entre les deux empires, renvoya
ensuite amicalement M. de Balachoff, et lui fit donner ses meilleurs
chevaux pour le reconduire aux avant-postes.

Ces ménagements tardifs ne pouvaient réparer le mal qui venait d'être
fait. M. de Balachoff, sans être narrateur malveillant, avait à
rapporter, s'il voulait seulement être exact, une foule de propos qui
devaient blesser profondément Alexandre, et convertir une querelle
politique en une querelle personnelle. Napoléon en eut plus tard la
preuve. Ainsi, quoique doué au plus haut point de l'art de séduire,
quand il se donnait la peine de l'employer, il ne pouvait plus sans
danger être mis en présence des hommes avec lesquels il avait à
traiter, tant l'irascibilité de la toute-puissance était devenue chez
lui violente et difficile à contenir. Sa conversation célèbre avec
lord Whitworth en 1803 montre que chez lui le mal était ancien: mais
celle qu'il venait d'avoir avec M. de Balachoff, et celle que l'été
précédent il avait eue avec le prince Kourakin, prouvent que sous
l'influence de succès non interrompus le mal s'était singulièrement
accru.

[Note en marge: Départ de M. de Balachoff, et sa dernière rencontre
avec Murat.]

M. de Balachoff partit à l'instant même, rencontra encore une fois
Murat aux avant-postes, le trouva toujours gracieux, caressant,
protestant contre cette nouvelle guerre, se défendant de toute
prétention à la royauté de Pologne, et cherchant à faire sa paix
personnelle avec Alexandre, tandis qu'il allait le combattre
vaillamment sur tous les champs de bataille de la Russie.

[Note en marge: Mouvement des divers corps russes pour rejoindre la
Dwina.]

[Note en marge: Ordre au prince Bagration de se porter à Minsk.]

Pendant que Napoléon était à Wilna occupé des soins que nous venons
d'énumérer, les armées russes et françaises continuaient leurs
mouvements. Les six corps d'infanterie et les deux corps de cavalerie
de réserve du général Barclay de Tolly s'étaient mis en route pour
rejoindre la Dwina, les plus rapprochés, qui faisaient face à notre
gauche, y marchant directement, les autres, placés vers notre droite,
et ayant à exécuter un mouvement circulaire autour de Wilna, forçant
le pas pour n'être pas coupés par le maréchal Davout. Le cri contre
les plans attribués au général Pfuhl, contre la division en deux
armées, étant devenu plus violent dans l'état-major russe, et le
général Pfuhl ne sachant opposer aux objections qu'on lui faisait que
les boutades d'une humeur chagrine, ou le silence dédaigneux d'un
prétendu génie méconnu, l'empereur Alexandre avait été obligé de
céder au soulèvement des esprits, et d'envoyer au prince Bagration,
outre l'instruction déjà donnée de se replier sur le Dniéper, celle
de se diriger en toute hâte sur Minsk, afin de pouvoir se réunir à
l'armée principale, dès qu'on le jugerait nécessaire.

[Note en marge: Marche des corps de Wittgenstein, de Bagowouth et de
la garde.]

[Note en marge: Ces corps rejoignent la Dwina sans difficulté.]

[Note en marge: Les corps de Touczkoff et de Schouvaloff parviennent
aussi à se retirer, mais en laissant une arrière-garde compromise.]

[Note en marge: Marches forcées au moyen desquelles le général
Doctoroff réussit à se sauver.]

En conséquence de ces divers ordres, chacun avait marché le mieux
et le plus vite qu'il avait pu. Les trois corps de Barclay de Tolly
placés à notre gauche, ceux de Wittgenstein, de Bagowouth et de la
garde, qui au début se trouvaient à Rossiena, à Wilkomir, à Wilna,
s'étaient retirés dans la direction de Drissa, sans rencontrer
d'obstacle, suivis seulement par les maréchaux Macdonald, Oudinot et
Ney. L'un d'eux toutefois, comme on l'a vu, avait été assez fortement
entamé à Deweltowo par le maréchal Oudinot. Leur mouvement, grâce
à leur position et à l'avance qu'ils avaient, s'était achevé sans
difficulté, malgré les poursuites de notre cavalerie. Les corps de
Touczkoff et de Schouvaloff, placés, le premier à Nowoi-Troki, le
second à Olkeniky, l'un et l'autre à droite de Wilna (droite par
rapport à nous), s'étant mis en marche dès le 27 juin, veille du jour
où nous entrions dans Wilna, avaient eu le temps de se retirer, et
avaient pu se soustraire à notre poursuite avant que la cavalerie des
généraux Pajol et Bordessoulle et l'infanterie du maréchal Davout
parvinssent à les atteindre. Toutefois l'arrière-garde du corps
de Schouvaloff se trouvant à Orany n'avait pu dépasser à temps la
route d'Ochmiana à Minsk, que suivait le maréchal Davout, et était
demeurée entre ce dernier et le Niémen, errant çà et là, et tâchant
de rejoindre l'hetman Platow, pour se réfugier avec lui auprès de
Bagration. Restaient enfin le 6e corps, celui du général Doctoroff,
et le 2e de cavalerie du général Korff, portés plus loin que les
autres sur notre droite, c'est-à-dire à Lida, et ayant un plus long
circuit à parcourir pour tourner autour de Wilna. L'ordre de se
retirer, expédié pour eux comme pour les autres corps le 26 juin,
leur étant parvenu le 27, ils s'étaient mis immédiatement en route,
et avaient marché sans relâche sur Ochmiana et Smorgoni. Le vigilant
et brave Doctoroff, déjà connu et estimé de notre armée, dirigeait
leur mouvement. Il n'avait pas perdu de temps, avait dépassé le 29
la route de Wilna à Minsk, et était arrivé le 30 à Donachewo, ne
laissant après lui que des bagages et des arrière-gardes, que les
généraux Pajol et Bordessoulle poussaient vivement. Le 1er juillet,
il s'était remis en marche pour rejoindre en forçant le pas la grande
armée de Barclay de Tolly.

[Note en marge: Troupes restées compromises, et errant sur notre
droite.]

Tel était l'état des choses le 1er juillet. Il n'y avait plus à
notre droite que quelques détachements de Doctoroff, l'arrière-garde
du corps de Schouvaloff sous le général Dorokoff, l'hetman Platow
avec huit ou dix mille Cosaques, les uns comme les autres ayant pour
unique ressource de se reployer sur le prince Bagration en longeant
le Niémen.

[Note en marge: Poursuite par le maréchal Davout des corps russes
détachés de l'armée de Barclay de Tolly.]

Le maréchal Davout, parti de Wilna pour soutenir la cavalerie des
généraux Pajol et Bordessoulle, et interdire au prince Bagration la
retraite sur le Dniéper, avait cheminé aussi vite qu'il avait pu,
n'était cependant pas arrivé à temps pour donner aux généraux Pajol
et Bordessoulle la force dont ils auraient eu besoin pour entamer le
corps de Doctoroff, et continuait à s'avancer sur Minsk, voyant bien
tout ce qui lui restait à faire contre le prince Bagration, qu'on
avait dans tous les cas séparé de Barclay de Tolly.

[Note en marge: Obscurité du pays dans lequel opère ce maréchal.]

Dans ce pays de forêts et de marécages, déjà fort obscur par
lui-même, et dont les habitants rares et peu intelligents ne
contribuaient pas à dissiper l'obscurité, les bruits les plus
contradictoires circulaient, et tantôt on donnait les troupes que
l'on venait de heurter pour les restes de l'armée de Barclay de
Tolly, tantôt pour la tête de l'armée du prince Bagration, lequel
s'avançait avec 80 mille hommes, selon les uns, avec 100 mille
selon les autres. Le maréchal Davout avait une expérience de son
métier et une fermeté de caractère qui le garantissaient d'un défaut
fréquent et dangereux à la guerre, celui de se grossir les objets.
Après avoir marché en avant le 2 et le 3 juillet jusqu'à Volosjin,
moitié chemin de Wilna à Minsk, recueillant avec attention et sans
trouble les rapports des prisonniers, des habitants, des curés, il
discerna clairement qu'à sa gauche un corps lui avait échappé, celui
de Doctoroff, et qu'à sa droite des arrière-gardes d'infanterie et
de cavalerie, coupées de leurs corps principaux, erraient dans les
forêts, où il serait possible de les enfermer et de les prendre en
se portant sur Bagration. De quelle force disposait ce dernier? le
maréchal l'ignorait. En réalité, Bagration avait environ cinquante
et quelques mille hommes avec lui, et s'il se renforçait de
l'arrière-garde de Dorokoff, forte de 3 mille fantassins, et des 8
mille Cosaques de Platow, il était en mesure de réunir 65 ou 70 mille
combattants.

[Note en marge: Le maréchal Davout s'attend à rencontrer le prince
Bagration avec 60 ou 70 mille hommes.]

[Note en marge: Forces dont dispose ce maréchal.]

Le maréchal Davout, d'après des indications générales, attribuait
au moins 60 mille hommes au prince Bagration, dont 40 mille
d'infanterie. Dans ce pays fourré, où la défensive qu'il entendait
si bien était facile, le maréchal n'avait pas peur de rencontrer 40
mille Russes d'infanterie, pouvant leur en opposer 20 mille avec la
division Compans qu'il dirigeait lui-même sur la route d'Ochmiana,
avec la division Dessaix qui était sur la route de Lida, et qu'il
pouvait, par un mouvement transversal, attirer rapidement à lui.
Ces deux divisions auraient même dû lui fournir 24 mille hommes
d'infanterie, mais tout ce qui était Illyrien, Anséate, Hollandais,
tout ce qui était jeune surtout, languissait sur les chemins, ou
les pillait. Il n'avait donc que 18 à 20 mille fantassins, mais
des meilleurs. Il avait en cavalerie plus qu'il ne lui fallait,
c'est-à-dire les hussards et chasseurs des généraux Pajol et
Bordessoulle, les cuirassiers Valence détachés du corps de Nansouty,
et enfin le corps entier de Grouchy, séparé momentanément du prince
Eugène, et lancé par Napoléon dans la direction de Grodno pour
établir une communication avec le roi Jérôme. Toute cette cavalerie
avait ordre d'obéir au maréchal Davout, et pouvait présenter 10 mille
hommes à cheval. Dans ce pays fourré, le maréchal eût certainement
préféré trois ou quatre mille hommes d'infanterie à la plus belle
cavalerie.

[Note en marge: Mouvement du maréchal Davout sur Minsk.]

Il s'avança néanmoins sur Minsk, n'ayant aucune crainte de rencontrer
le prince Bagration, se faisant fort au contraire de l'arrêter et
de l'empêcher de gagner le Dniéper, mais ne se flattant pas de
l'envelopper et de le prendre avec si peu de monde. C'était, du
reste, un résultat déjà très-important que d'opposer des obstacles
à sa marche, car on allait ainsi l'obliger de redescendre vers les
marais de Pinsk, et si le roi Jérôme, qui avait dû passer le Niémen
à Grodno, s'avançait rapidement avec les 70 ou 75 mille hommes dont
il disposait, on avait la chance d'enlever la seconde armée russe.
Le maréchal Davout fit part de cette situation à Napoléon, et de sa
résolution de percer droit sur Minsk, malgré les fantômes dont il
marchait entouré sur cette route, lui demanda de le faire appuyer,
soit vers sa gauche contre un retour offensif des colonnes qui lui
avaient échappé, soit en arrière pour qu'il pût, s'il le fallait,
arrêter à lui seul le prince Bagration. Il écrivit en même temps
au roi Jérôme de hâter le pas, et d'étendre le bras vers Ivié ou
Volosjin, points sur lesquels il était possible de se donner la main,
de ne rien négliger enfin pour une réunion qui promettait de si beaux
résultats.

[Note en marge: Le maréchal ralentit sa marche pour recevoir les
secours demandés à Napoléon.]

L'intrépide maréchal s'avança ainsi, les 3, 4 et 5 juillet, de
Volosjin sur Minsk, tantôt heurtant directement la colonne fugitive
de Dorokoff, tantôt rencontrant sur sa droite les Cosaques de
Platow, qu'on lui signalait toujours comme étant la tête de l'armée
de Bagration. Sentant toutefois le danger s'accroître en approchant
de Minsk, et voyant s'agrandir aussi la distance qui le séparait de
ses renforts, il multipliait les reconnaissances sur sa droite pour
savoir au juste ce qu'était cette cavalerie courant de tout côté,
si par hasard elle ne serait pas le corps de Bagration lui-même, et
s'il n'y aurait pas moyen de communiquer avec le roi Jérôme. Il
finit ainsi par ralentir un peu sa marche, et s'arrêta une journée
et demie entre Volosjin et Minsk, pour avoir le temps de ramener à
lui la division Dessaix, ainsi que la cavalerie de Grouchy lancée à
une grande distance, et pour entrer à Minsk à la tête de ses forces
réunies.

[Note en marge: Importance de secourir le maréchal Davout.]

Napoléon en attendant avait reçu les demandes de secours à lui
adressées par le maréchal Davout. Ces demandes étaient fondées, car
si avec 20 mille hommes d'infanterie et 10 mille de cavalerie, ce
maréchal ne craignait pas d'en rencontrer le double dans un pays
très-favorable à la défensive, néanmoins réduit à de telles forces
il était obligé d'être circonspect, de s'avancer avec précaution,
d'envoyer des reconnaissances à droite et à gauche, de perdre ainsi
un temps précieux. Avec deux divisions de plus, il eût cheminé
droit devant lui, sans s'inquiéter s'il pouvait être rejoint par
le roi Jérôme; il eût couru à Minsk sans s'arrêter, de Minsk à la
Bérézina, de la Bérézina au Dniéper, jusqu'à ce qu'il eût débordé
le prince Bagration. Jérôme venant ensuite, on eût enveloppé le
prince géorgien, et probablement fait de lui ce qu'on avait fait du
général Mack à Ulm. C'était là un si grand résultat, qu'il valait la
peine d'y sacrifier toute autre combinaison. Mais pour l'atteindre
sûrement, il fallait que le maréchal Davout pût marcher vite, pour
marcher vite, qu'il pût marcher sans précaution, et pour marcher sans
précaution, qu'il eût des forces suffisantes, et ne fût pas obligé
d'attendre une jonction douteuse.

[Note en marge: Napoléon comptant sur la jonction du roi Jérôme avec
le maréchal Davout, croit avoir envoyé assez de forces contre l'armée
de Bagration.]

[Note en marge: Vastes combinaisons pour envelopper l'armée de
Barclay de Tolly.]

Napoléon, préoccupé de trop de combinaisons à la fois, négligea
malheureusement ces considérations. Couper Bagration de Barclay
de Tolly lui semblait déjà fait, ou à peu près. L'envelopper, le
prendre, lui paraissait un désirable et beau triomphe, mais il avait
chargé son frère Jérôme de passer le Niémen avec 75 mille hommes à
Grodno, et il pensait que, sauf deux ou trois jours de retard, la
jonction du maréchal Davout avec le roi de Westphalie était presque
infaillible; que ces deux chefs devant réunir cent mille hommes, en
finiraient de Bagration, soit qu'ils réussissent à l'envelopper,
à le prendre, ou à le battre à plate couture. Il crut donc avoir
assez fait pour ce côté de l'immense champ de bataille sur lequel
s'exerçait sa prévoyance. En ce moment il méditait une combinaison
qui était digne de son vaste génie, et qui devait lui livrer à
lui-même Barclay de Tolly, tandis que Bagration serait livré à
Davout et à Jérôme, ce qui pouvait amener d'un seul coup la fin de
la guerre. Entré le 28 juin à Wilna, ayant employé une dizaine de
jours à y rallier ses troupes, et à y réorganiser ses équipages,
il se flattait de pouvoir en partir le 9 juillet. Il avait donc
imaginé de se diriger sur la Dwina, à la hauteur du camp de Drissa
(voir la carte nº 54), et, tandis qu'Oudinot et Ney attireraient
les yeux de Barclay de Tolly avec environ 60 mille hommes, de
manoeuvrer derrière eux, de se porter à droite avec les trois
divisions restantes de Davout, avec la garde, avec le prince Eugène,
avec la cavalerie de Murat, de franchir brusquement la Dwina sur la
gauche de l'ennemi, aux environs de Polotsk par exemple, point où
la Dwina est très-facile à franchir, d'envelopper la grande armée
russe dans son camp de Drissa, de la couper à la fois des routes de
Saint-Pétersbourg et de Moscou, et de ne lui laisser ainsi d'autre
ressource que celle de se faire jour ou de mettre bas les armes. Au
plan d'une retraite indéfinie qu'il avait parfaitement discerné chez
les Russes, Napoléon ne pouvait pas opposer une combinaison plus
savante et plus redoutable, et avec les forces dont il disposait,
avec son art de manoeuvrer devant l'ennemi, toutes les chances
étaient en sa faveur.

En effet, même après les marches qu'on avait exécutées, les
désertions qu'on avait essuyées, Oudinot et Ney comptaient bien
encore 50 et quelques mille hommes, les trois divisions de Davout
qu'on avait retenues 30 mille, la garde 26 (en faisant une
défalcation dont nous allons bientôt dire le motif), le prince Eugène
70, Murat 15. C'était une force totale de près de deux cent mille
hommes, comprenant ce qu'il y avait de meilleur dans l'armée. Si
Napoléon en employait 60 mille à masquer son mouvement, il lui en
restait 140 mille pour passer la Dwina sur la gauche de Barclay de
Tolly, pour envelopper celui-ci et le détruire. Le résultat semblait
certain, et on comprend qu'il enflammât la puissante imagination de
Napoléon.

[Note en marge: Inconvénient de poursuivre trop de buts à la fois.]

Il n'y avait ici qu'un tort, c'était de vouloir poursuivre tous les
buts à la fois. Il était possible, en effet, que pour atteindre
Barclay on manquât Bagration, comme il était possible que pour
atteindre Bagration on manquât Barclay. Il eût donc fallu opter,
et s'assurer d'abord de la destruction de l'un, sauf à s'attacher
ensuite à la destruction de l'autre. Or, en se réservant 200
mille hommes, ce qui n'était pas trop pour l'opération principale,
Napoléon en aurait sans doute accordé assez au maréchal Davout pour
l'opération secondaire, en lui laissant 100 mille hommes, s'il les
lui avait mis dans la main. Mais de ces 100 mille hommes, il y en
avait 70 mille conduits par le roi Jérôme, qui avaient dû passer le
Niémen à Grodno, et avaient à exécuter un trajet de plus de cinquante
lieues pour joindre le maréchal Davout, à travers un pays couvert de
forêts et d'affreux marécages.

[Note en marge: Napoléon n'envoie d'autres secours au maréchal Davout
que la division Claparède et les lanciers rouges.]

[Note en marge: Napoléon presse la marche du roi Jérôme, pour hâter
la jonction de celui-ci avec le maréchal Davout.]

Comptant néanmoins sur cette jonction, Napoléon ne voulut pas se
démunir des trois premières divisions du 1er corps, les divisions
Morand, Friant, Gudin, qu'il appréciait plus que la garde elle-même;
et voulant en même temps donner au maréchal Davout un renfort qui
pût lui permettre de subsister seul, en attendant la jonction du
roi Jérôme, il détacha de la garde la division Claparède, composée
des fameux régiments de la Vistule, et les lanciers rouges sous
le général Colbert. C'était une fort belle troupe que la division
Claparède, mais recrutée en entrant en Pologne avec des conscrits, il
était à craindre qu'elle ne se trouvât réduite de 6 ou 7 mille hommes
d'infanterie à 4 ou 5 mille, c'est-à-dire aux vieux soldats; et quant
aux lanciers rouges, ils ne comptaient pas plus de 1700 chevaux.
Quoique borné à ces six mille hommes de toutes armes, ce renfort n'en
était pas moins très-utile, surtout à cause de sa valeur. Napoléon
n'envoya pas d'autre secours au maréchal Davout; il y ajouta force
excitations au roi Jérôme, pour engager ce prince à marcher vite,
et il se prépara lui-même à se mettre en mouvement le 9 ou le 10
juillet, afin de commencer l'opération décisive qu'il avait méditée
contre Barclay de Tolly.

Le maréchal Davout, certain avec la division Claparède et les
lanciers rouges de réunir 24 mille hommes d'infanterie et 11 mille
chevaux, sachant qu'il était couvert sur sa gauche par la présence du
prince Eugène, n'éprouva aucune inquiétude de ce qu'il était exposé
à rencontrer devant lui. Ayant jadis résisté avec 22 mille Français
à 70 mille Prussiens, dans les champs ouverts d'Awerstaedt, il ne
craignait pas avec 35 mille hommes de rencontrer 60 mille Russes,
dans un pays semé d'obstacles de tout genre, où l'on pouvait derrière
un bois, un marais, un pont coupé, arrêter une armée.

[Note en marge: Entrée du maréchal Davout à Minsk.]

Le Niémen, qui de Grodno à Kowno coule droit au nord, présente
au-dessus de Grodno une direction toute différente, car des environs
de Neswij à Grodno il coule de l'est à l'ouest, en décrivant mille
contours. (Voir la carte nº 54.) Le maréchal Davout, marchant à
l'est avec une légère déviation au sud, avait donc ce fleuve à sa
droite. Il était séparé par les nombreuses sinuosités de son cours du
prince Bagration et du roi Jérôme. Ayant par de fortes et fréquentes
reconnaissances rejeté au delà du Niémen la cavalerie ennemie qu'il
avait constamment aperçue sur sa droite, il avait ramené à lui la
division d'infanterie Dessaix, toute la cavalerie de Grouchy, et il
s'avançait sur Minsk en une masse compacte. Ayant 35 mille hommes
environ dans la main, il n'hésita pas à se porter en avant, et entra
dans Minsk le 8 juillet au soir avec une simple avant-garde.

[Note en marge: Il y trouve d'assez grands magasins.]

[Note en marge: Soins que se donne le maréchal pour rétablir la
discipline dans son corps d'armée.]

[Note en marge: Quelques actes de sévérité envers les pillards.]

Bien lui prit d'avoir marché sur Minsk si franchement et si vite,
car les Cosaques, expulsés à temps par notre cavalerie légère,
n'eurent pas le loisir de détruire les magasins de cette ville. Le
maréchal y trouva, ce qui était d'un grand prix dans le moment,
un approvisionnement de 3,600 quintaux de farine, de 300 quintaux
de gruau, de 22 mille boisseaux d'avoine, de 6 mille quintaux de
foin, de 15 ou 20 barriques d'eau-de-vie. On avait trouvé de plus
à Minsk une manutention où l'on pouvait cuire cent mille rations
par jour, des moyens de réparer l'habillement, le harnachement, et
beaucoup de zèle pour l'indépendance polonaise, comme dans toutes
les grandes villes. Ces circonstances étaient heureuses pour le
maréchal Davout, dont le corps ayant marché sans cesse de Kowno à
Wilna, de Wilna à Minsk, n'avait pas eu deux jours entiers de repos
depuis le 24 juin. Ce maréchal se hâta d'en profiter, car même parmi
ses troupes, si fortement organisées, le désordre était arrivé au
comble. Un tiers de ses soldats était en arrière; les chevaux étaient
épuisés, et le 33e léger surtout, régiment hollandais, comme nous
l'avons dit, était resté presque tout entier sur les derrières,
occupé à piller. Le maréchal n'était pas homme à fléchir, quelque
grandes que fussent les excuses qu'on pouvait faire valoir pour ces
soldats exténués. Il assembla les compagnies d'élite, les passa en
revue, leur dit que c'était sur elles qu'il comptait pour donner de
bons exemples, leur témoigna la satisfaction qu'il ressentait de
leur excellente conduite, car les capitaines avaient, à très-peu
d'exceptions près, des raisons valables à présenter pour chaque
homme demeuré en arrière, accorda des éloges et des récompenses à
ceux qui les méritaient, mais trouvant les compagnies d'élite du 33e
singulièrement incomplètes, les fit défiler à la parade la crosse
en l'air, annonça le prochain licenciement du régiment s'il ne se
conduisait pas mieux, et toujours impitoyable pour les pillards, fit
fusiller sur-le-champ un certain nombre d'hommes qui avaient essayé
de piller plusieurs boutiques à Minsk.

Sa sévérité, blâmée par quelques chefs, approuvée par quelques
autres, motivée du reste par les circonstances, produisit une
salutaire impression, rassura les habitants du pays, intimida les
mauvais sujets, et, sans rendre des forces à ceux de ses soldats
qui étaient épuisés, ou de la bonne volonté à ceux qui n'en avaient
pas pour une telle guerre, réveilla le sentiment du devoir chez
les masses, que le mauvais exemple, le goût du pillage, l'impunité
assurée dans la profondeur des bois, commençaient à corrompre. Les
approvisionnements en céréales trouvés à Minsk étaient heureusement
sous forme de farine: le maréchal n'eut donc qu'à faire pétrir et
cuire du pain. Il se procura des rations pour dix jours, donna de
l'avoine à ses chevaux, et remit tout en ordre parmi ses troupes,
afin d'entreprendre bientôt de nouvelles marches.

[Note en marge: Motifs du maréchal Davout pour s'arrêter deux ou
trois jours à Minsk, afin de s'éclairer sur la marche de l'ennemi.]

[Note en marge: Combinaisons du maréchal Davout pour intercepter la
marche du prince Bagration.]

Entré à Minsk le 8 au soir avec son avant-garde, n'y ayant réuni
ses divisions que le 9, il les avait déjà un peu rétablies le 10,
et il aurait poursuivi son mouvement, si la situation autour de lui
n'était devenue des plus ambiguës, et n'avait exigé de nouvelles
lumières avant de se porter plus loin. Une fois à Minsk, on pouvait,
en faisant quelques pas de plus, arriver sur la Bérézina, et en
inclinant un peu à droite se rendre sous les murs de Bobruisk, place
forte qui commandait le passage de la Bérézina, ou bien en perçant
droit devant soi se transporter jusqu'aux bords du Dniéper à Mohilew.
(Voir la carte nº 54.) C'était l'un ou l'autre de ces mouvements,
le plus ou le moins allongé, qu'il fallait exécuter, suivant que le
prince Bagration serait réputé avoir plus ou moins d'avance sur nous.
Or, il résultait des détails recueillis de la bouche des prisonniers,
des juifs, des curés, des seigneurs, les uns désirant dire la vérité
mais l'ignorant, les autres la connaissant mais la voulant taire, il
résultait confusément que le prince Bagration s'était d'abord avancé
jusqu'au Niémen, vers Nikolajef, puis, qu'après avoir rallié Dorokoff
et Platow, il s'était replié vers la petite ville de Neswij, sur la
route de Grodno à Bobruisk, qui était la route naturelle de l'armée
du Dniéper. Il était donc possible d'arrêter le prince Bagration à
Bobruisk même, surtout si on était joint par le roi Jérôme, dont
on n'avait que des nouvelles très-vagues, mais qui, après tout, ne
devait pas tarder à paraître. Si, effectivement, en marchant sur
Bobruisk par Ighoumen on parvenait à arrêter le prince Bagration au
passage de la Bérézina, tandis que le roi Jérôme l'assaillirait par
derrière, on pouvait l'envelopper de telle façon qu'il n'eût plus que
les marais de Pinsk pour asile. Au contraire, en courant jusqu'au
Dniéper pour intercepter sa marche à Mohilew, l'incertitude du succès
augmentait avec la distance. Il pouvait se faire en effet qu'arrêté
à Mohilew, le général russe descendît plus bas pour passer le Dniéper
à Rogaczew, et il était douteux qu'à cette distance le roi Jérôme
se trouvât exactement sur ses derrières, et le serrât d'aussi près.
En un mot, le cercle dans lequel on cherchait à l'envelopper étant
agrandi, il lui restait plus de points pour s'échapper. Le maréchal
Davout résolut donc d'attendre encore un jour ou deux pour savoir
ce qu'il convenait de faire, en préparant au surplus sa marche sur
Ighoumen, marche qui avait l'avantage de le rapprocher également de
Mohilew et de Bobruisk, les deux buts dont il fallait qu'on atteignît
l'un ou l'autre.

[Note en marge: Blâme réitéré contre les retards du roi Jérôme.]

Sa mauvaise humeur contre le roi Jérôme, ainsi qu'il arrive à tous
ceux qui attendent, était extrême, et il ne se faisait faute de
la communiquer à Napoléon, qui la reportait à ce prince en termes
violents. Dans la vie commune, et plus encore dans la vie militaire,
on tient compte de ses propres embarras, et très-peu des embarras
d'autrui. C'est ce qu'on pratiquait à l'égard du roi Jérôme et de
ses troupes. On se plaignait de leur lenteur, tandis que soldats et
généraux s'exténuaient pour ne pas manquer au rendez-vous. Voici en
effet ce qui leur était advenu au passage du Niémen, et depuis.

[Note en marge: Difficultés qu'éprouve le roi Jérôme pour atteindre
le Niémen.]

Partis des environs de Pultusk, et obligés de suivre la route
d'Ostrolenka et Goniondz, pour se rendre à Grodno, à travers un
pays pauvre où il fallait tout porter avec soi, sur des chemins où
tout fardeau un peu lourd s'enfonçait profondément, les Polonais et
les Westphaliens, précédés par le corps de cavalerie du général
Latour-Maubourg, avaient eu la plus grande peine à gagner le Niémen
dans les derniers jours de juin. Tandis qu'ils se dirigeaient vers
Grodno pour y passer le Niémen, le général Reynier se portait sur
leur droite avec les Saxons, pour déboucher par Byalistok, et le
prince de Schwarzenberg avec environ 30 mille Autrichiens arrivait
de la Gallicie à Brezesc-Litowsky. Ce prince, après avoir hésité à
franchir le Bug, marchait en tâtonnant sur Proujany, et s'y arrêtait
de peur d'être compromis devant les forces de Tormazoff, qu'il
s'exagérait beaucoup.

[Note en marge: Entrée du prince Jérôme à Grodno.]

Pressé par les ordres réitérés de l'Empereur, le roi Jérôme, qui
avait mis en tête de sa colonne les excellentes troupes du prince
Poniatowski, avait sacrifié plus d'un millier de chevaux de trait
afin d'arriver plus vite à Grodno, et laissé en outre beaucoup
d'hommes en arrière, surtout parmi les recrues des régiments
polonais. Le 28 juin, les chevaux-légers polonais, animés d'une
véritable rage contre les Russes, avaient atteint Grodno, et vivement
refoulé les Cosaques de Platow dans le faubourg de cette ville,
qui est situé sur la rive gauche du Niémen par laquelle nous nous
présentions. Bientôt ils s'étaient emparés du faubourg lui-même,
et avaient fait leurs préparatifs pour passer le fleuve, aidés des
habitants, que la présence de leurs compatriotes et la nouvelle de
la reconstitution de la Pologne avaient remplis d'enthousiasme. Le
29 juin, Platow, qui avait reçu l'ordre de se replier, avait tout à
coup évacué Grodno, et la cavalerie légère polonaise, franchissant
le Niémen, avait occupé cette ville, et enlevé plusieurs bateaux
de grains que les Russes s'efforçaient de sauver en leur faisant
remonter le fleuve. Sans prendre de repos, la cavalerie polonaise
avait couru sur la route de Lida, pour se conformer aux ordres de
l'état-major général, qui prescrivaient de se lier avec le prince
Eugène, dont le passage, comme on l'a vu, s'était opéré à Prenn.

[Note en marge: Le roi Jérôme se hâte de préparer des
approvisionnements pour son corps d'armée.]

[Note en marge: Il ne perd pas un moment, et fait repartir ses
colonnes en ne leur accordant qu'un jour de repos.]

Le roi Jérôme était arrivé le lendemain 30 juin avec le reste de sa
cavalerie, laissant à un ou deux jours en arrière l'infanterie de
son corps d'armée. Sur-le-champ il s'était mis à préparer des vivres
pour ses troupes, qui étaient harassées, et qui n'avaient pu se faire
suivre par leurs convois. Le vaste orage du 29 juin ayant enveloppé
la Pologne tout entière, avait dans cette partie du théâtre de la
guerre, comme dans les autres, rendu les routes impraticables, causé
la mort de quelques hommes, la désertion d'un plus grand nombre, et
tué une quantité considérable de chevaux. La population de Grodno,
fort sensible, comme toutes les populations nombreuses, à la nouvelle
de l'indépendance de la Pologne et à la présence d'un frère de
l'Empereur, avait poussé beaucoup d'acclamations, s'était mise en
fête, et avait offert au jeune roi de Westphalie des festins et des
bals. Le prince s'était prêté à ces hommages, mais sans perdre de
temps, car tandis que ses colonnes arrivaient successivement les 1er,
2 et 3 juillet, il ne négligeait rien pour les faire repartir, et
tâchait de se procurer quelques quintaux de pain, que toute la joie
des habitants de Grodno n'avait pas rendu plus faciles à réunir, et
surtout à transporter. Pendant ce temps les lettres de Napoléon, qui
ne voulait pas tenir compte des difficultés d'autrui, bien qu'il fût
très-frappé des siennes, au point de faire un long séjour à Wilna,
les lettres de Napoléon parvenaient coup sur coup au roi Jérôme, et
lui apportaient des reproches aussi injustes qu'humiliants contre sa
lenteur, son incurie, son goût pour les plaisirs. Jérôme, qui voyait
périr autour de lui les hommes et les chevaux à force de marches
rapides, n'en avait pas moins acheminé ses colonnes sur la route de
Minsk, en ne donnant à chacune d'elles qu'un jour entier de repos,
car il faisait partir le 3 celles qui étaient arrivées le 1er, le
4 celles qui étaient arrivées le 2, et ainsi de suite. Il s'était
mis par Tzicoutzyn, Joludek, Nowogrodek, à la poursuite de l'armée
de Bagration, dont l'imagination polonaise grossissait le chiffre
jusqu'à la dire forte de cent mille hommes.

[Note en marge: Marche du prince Bagration.]

[Note en marge: Impossibilité pour le roi Jérôme de l'atteindre.]

Le roi Jérôme, qui ne possédait pas l'expérience du maréchal Davout
pour discerner la vérité à travers les exagérations populaires,
avait marché avec une certaine appréhension de ce qu'il pourrait
rencontrer, mais avec un complet dévouement aux ordres de son frère,
et n'avait perdu ni un jour ni une heure, recommandant sans cesse au
général Reynier, qui s'avançait parallèlement à lui par Byalistok et
Slonim, de hâter le pas, et de se serrer à la colonne principale.
Mais le prince Bagration avait six ou sept marches d'avance, et il
n'était pas facile de l'atteindre. Le général russe, en effet, parti
le 28 juin de Wolkowisk, sur le premier ordre qui lui prescrivait de
regagner les bords du Dniéper, avait reçu en route le second qui lui
prescrivait de se rapprocher de Barclay de Tolly dans son mouvement
de retraite, et s'était porté alors à Nikolajef, afin d'y passer
le Niémen, et d'opérer autour de Wilna le mouvement circulaire qui
avait sauvé Doctoroff. Là il avait recueilli Dorokoff et Platow, qui
lui avaient appris l'arrivée de Davout sur leurs traces, et d'après
cet avis, au lieu de s'élever au nord, il était descendu au sud,
pour se porter par Nowogrodek, Mir et Neswij, sur Bobruisk. (Voir
la carte nº 54.) Bien qu'il eût employé deux jours à Neswij pour
faire reposer ses troupes, exténuées par la chaleur et la marche, il
était en mesure d'en partir le 10 juillet, et il aurait fallu que le
roi Jérôme y arrivât le 10 même pour l'atteindre. Or c'était chose
impossible. Il y avait de Grodno à Neswij, en passant par Nowogrodek,
près de 56 lieues, et le roi de Westphalie, parti de Grodno le 4,
en faisant pendant huit jours sept lieues par jour, ce qui était
excessif sur de telles routes et au milieu des chaleurs de juillet,
ne pouvait pas être rendu à Neswij avant le 12. Tout le zèle du monde
était impuissant en présence de telles difficultés.

Le prince harcelait sans cesse ses généraux, harcelé qu'il était
lui-même par les lettres de Napoléon. Ces lettres lui disaient
qu'ayant dû arriver à Grodno le 30 juin, il devait être rendu le 10
juillet à Minsk, auprès du maréchal Davout, à quoi le prince piqué au
vif répondait qu'entré le 30 à Grodno avec une simple avant-garde, il
n'avait eu ses colonnes d'infanterie que le 2 et le 3 juillet, qu'il
lui avait fallu ramener sa cavalerie légère envoyée en reconnaissance
sur Lida, préparer ensuite des vivres, qu'il n'avait donc pu partir
que le 4; que la route était jalonnée d'hommes morts de chaleur, de
traînards exténués, de convois abandonnés faute de chevaux; que sa
cavalerie vivait par miracle, que son infanterie se nourrissait de
viande sans sel, sans pain, sans eau-de-vie, et était déjà, grâce
à cette nourriture, à la chaleur et aux fatigues, décimée par la
dyssenterie.

[Note en marge: Arrivée du roi Jérôme à Nowogrodek le 10 juillet.]

Le roi de Westphalie ainsi persécuté par son intraitable frère,
parvint le 10 juillet à Nowogrodek, où il se trouvait à quatorze
lieues de Bagration qui était à Neswij, et à vingt de Davout qui
était à Minsk. Il avait fait sept lieues par jour pendant six jours,
et on ne pouvait certainement pas lui en demander davantage. En
approchant, le fantôme de Bagration avait pris des proportions moins
effrayantes, et de 100 mille hommes il était ramené à 60 mille, ce
qui était beaucoup encore pour les forces de Jérôme, car les 30 mille
Polonais étaient réduits à 23 ou 24 mille, les 18 mille Westphaliens
à 14, les 10 mille cavaliers de Latour-Maubourg à 6 ou 7 mille, ce
qui faisait 45 mille hommes au plus. Les Saxons étaient réduits de
17 mille à 13 ou 14, et ils se trouvaient à deux journées du corps
principal. Le roi Jérôme pouvait donc rencontrer 60 mille Russes avec
45 mille Polonais et Westphaliens, les Saxons étant trop loin de lui
pour le joindre à temps. Il faut ajouter que si les Polonais étaient
fort aguerris et fort animés, les Westphaliens l'étaient fort peu.
Néanmoins, le prince craignant son frère beaucoup plus que l'ennemi,
il continua de marcher devant lui, quoi qu'il pût en advenir.

[Note en marge: Combat de la cavalerie contre l'arrière-garde du
prince Bagration.]

Le jour même du 10 sa cavalerie légère, ayant couru au delà de
Nowogrodek sur la route de Mir, rencontra l'arrière-garde du prince
Bagration, composée de 6 mille Cosaques, de 2 mille cavaliers
réguliers, et de 2 mille hommes d'infanterie légère. Le général
Rozniecki avec six régiments, les uns de chasseurs, les autres de
lanciers polonais, comprenant au plus 3 mille chevaux, ne put retenir
l'ardeur de sa cavalerie, se trouva engagé contre 10 mille hommes,
se battit avec la plus grande bravoure, soutint plus de quarante
charges, perdit 500 hommes, en mit un millier hors de combat, et fut
enfin dégagé par le général Latour-Maubourg, qui survint avec la
grosse cavalerie.

[Note en marge: Napoléon impatienté des prétendues lenteurs du roi
Jérôme le place sous les ordres du maréchal Davout.]

Telle avait été la conduite du roi Jérôme jusqu'au 11 juillet. Le
maréchal Davout n'avait pas encore pu communiquer avec lui, par une
raison facile à comprendre. Ce maréchal portait ses reconnaissances
sur sa droite jusqu'au Niémen, sans oser toutefois le dépasser: si
en même temps le roi Jérôme eût porté les siennes vers sa gauche,
sur le Niémen aussi, une rencontre eût été possible. Mais ce prince,
tout occupé de Bagration, dirigeait ses reconnaissances dans un
sens absolument opposé, c'est-à-dire vers sa droite, à la suite
de l'ennemi. Il n'y avait donc pas moyen qu'il rencontrât les
patrouilles du maréchal Davout. De son côté le maréchal, qui était
à Minsk depuis le 8 juillet, y était rempli d'une impatience qu'il
exprimait chaque jour à Napoléon, et celui-ci, ne se contenant plus,
envoya à son frère l'ordre de se ranger, aussitôt la réunion opérée,
sous le commandement du maréchal Davout. Il expédia en même temps
cet ordre au maréchal, pour qu'il pût en faire usage dans le moment
opportun. Rien n'eût été plus simple que de placer un jeune prince,
même portant une couronne, sous un vieux guerrier blanchi dans
le métier des armes: mais si une telle disposition, prise dès le
commencement de la campagne, eût été naturelle, elle pouvait, adoptée
après coup, à titre de punition, produire des froissements fâcheux,
et compromettre tous les résultats qu'elle était destinée à sauver.

[Note en marge: Situation des choses du 12 au 15 juillet, et
possibilité à cette époque d'atteindre et d'envelopper le prince
Bagration.]

En effet, sans aucun changement de commandement, seulement avec
la bonne volonté des uns et des autres, d'ailleurs bien assurée,
les combinaisons de Napoléon pouvaient parfaitement s'accomplir.
Bagration, resté à Neswij jusqu'au 11 juillet, s'était décidé à
descendre sur Bobruisk, pour éviter la rencontre du maréchal Davout
qu'il croyait supérieur en forces, pour passer la Bérézina sous la
protection de cette place, et pour se rendre ensuite sur le Dniéper.
Il avait, dans cette intention, chargé le général Raéffskoi de former
l'avant-garde avec le 7e corps russe, et s'était chargé de former
lui-même l'arrière-garde avec le 8e, afin de tenir tête à Jérôme,
dont la cavalerie devenait extrêmement pressante. Parti de Neswij
le 11, il était le 12 à Romanow, et ne s'était avancé le 13 que
jusqu'à Slouck. Il ne pouvait pas être avant le 16 à Bobruisk, et il
lui fallait bien deux jours pour rallier son monde, et franchir la
Bérézina avec tous ses équipages. Or Jérôme, rendu à Nowogrodek le
10 avec l'infanterie polonaise, s'était mis immédiatement en route
pour Neswij, était arrivé le 12 à Mir, et le 13 à Neswij. Averti
de la présence du prince Bagration sur la route de Bobruisk, de
celle du maréchal Davout à Ighoumen, il était prêt à marcher, et
pouvait être le 17 à Bobruisk, c'est-à-dire à un moment où le prince
Bagration y serait encore, et bien avant que celui-ci eût franchi
la Bérézina avec tout son matériel. Le maréchal Davout de son côté,
ayant ses avant-gardes près d'Ighoumen, pouvait être en trois jours à
Bobruisk, c'est-à-dire y arriver le 16 s'il partait le 13, le 17 s'il
partait le 14, ce qui était facile. Dans ce cas, le maréchal Davout
débouchant sur Bobruisk par la gauche de la Bérézina, tandis que le
roi Jérôme s'y présenterait par la rive droite, le premier avec 35
mille hommes, le second avec 45 mille sans les Saxons, et avec 58
mille si les Saxons le rejoignaient, il était possible d'accabler
Bagration, et de lui faire essuyer un véritable désastre. Il est
vrai que le prince Jérôme était séparé du maréchal Davout par une
région marécageuse et boisée, à travers laquelle les communications
étaient difficiles, et qu'il était probable qu'on ne parviendrait
à se donner la main que sous Bobruisk même, que dès lors on serait
séparé jusque-là par toute la masse du corps de Bagration, qui
pouvait avec de l'énergie et de l'habileté se jeter tantôt sur l'un,
tantôt sur l'autre des généraux français. En revanche, les troupes
de Bagration étaient harassées de fatigue, fort ébranlées par une
retraite précipitée, et au contraire il n'y avait rien d'égal en
valeur à celles du maréchal Davout, en animation à celles du prince
Poniatowski. Les Westphaliens sous les yeux de leur jeune roi
montraient du zèle, et Reynier arrivait avec les Saxons, qui étaient
excellents. On était donc autorisé en ce moment à concevoir les
plus belles espérances. Le roi Jérôme, quoique ne se rendant pas un
compte bien clair de cette situation, actuellement assez obscure,
mais sachant le maréchal Davout près de lui, et ayant rencontré
quelques-unes de ses patrouilles de cavalerie, lui écrivit qu'il
était à Neswij, prêt à marcher sur Bobruisk, et l'invita à s'y rendre
par Ighoumen, en lui promettant, et en se promettant à lui-même les
plus heureux résultats de cette réunion.

[Note en marge: Après avoir attendu à Minsk jusqu'au 12, le maréchal
Davout s'avance par Ighoumen sur Bobruisk.]

[Note en marge: Pour rendre plus certain le concert entre les divers
corps, ce maréchal signifie au roi Jérôme la décision qui le place
sous ses ordres.]

Le maréchal Davout avait attendu à Minsk jusqu'au 12, n'osant pas
se porter au delà parce qu'il n'avait que deux divisions françaises
d'infanterie. Apprenant enfin le 13 par une lettre de Jérôme que ce
prince était à Neswij, qu'on était à la veille de se réunir sous
Bobruisk, il n'hésita plus à marcher, et prit la résolution de partir
le lendemain 14 pour Ighoumen. (Voir la carte nº 54.) Un repos de
trois jours avait remis et rallié ses troupes, lui avait permis de
cuire du pain, d'en charger ses voitures, et de tout disposer pour de
nouvelles marches forcées. En même temps, voulant rendre plus certain
le concert de toutes les forces qui allaient se trouver réunies,
n'étant pas fâché en outre de réduire à la position de son subordonné
un jeune prince dont il avait été plus d'une fois mécontent pendant
son séjour sur l'Elbe, il lui communiqua la décision de Napoléon
pour le cas de réunion des deux corps d'armée, et prenant le rôle de
général en chef, lui prescrivit, du reste avec beaucoup d'égards, de
marcher par Neswij et Slouck sur Bobruisk, tandis que lui-même y
marcherait par Ighoumen. Il lui indiqua dans la même lettre quelques
routes de traverse par lesquelles ils pourraient se donner la main au
moyen de leur cavalerie légère.

[Note en marge: Vif déplaisir du roi Jérôme en recevant la dépêche
qui le place sous les ordres du maréchal Davout.]

Bien qu'il y eût quatre jours de marche pour une armée entre les
corps du prince Jérôme et du maréchal Davout, il n'y avait pas
trente heures pour des officiers à cheval. L'ordre de Davout, parti
le 13 juillet, arriva le 14 dans la journée à Neswij. Le prince
Jérôme, qui avait été jusque-là de très-bonne volonté, éprouva un
violent mouvement de dépit en recevant les dépêches du maréchal.
Cette position subordonnée envers le commandant du 1er corps, qui
ne lui eût pas plu, même à l'origine, lui étant infligée comme une
sorte de punition, le mit au désespoir, et il se crut profondément
humilié. Sans doute il avait lieu d'être froissé, il était victime de
reproches injustes, et condamné, aux yeux de tout son corps d'armée,
à une véritable humiliation. Mais les humiliations sont en général
ce qu'on les fait soi-même par la manière de les prendre. Si on se
montre blessé, elles blessent; si on les accepte comme une simple
condition des choses, elles relèvent souvent au lieu d'abaisser. Le
jeune roi de Westphalie se hâtant de reconnaître les titres que le
vieux maréchal avait au commandement, et concourant avec zèle à un
éclatant triomphe, eût partagé sa gloire, peut-être sauvé la campagne
de 1812 et, en sauvant cette campagne, épargné à son frère et à sa
famille une grande catastrophe.

[Note en marge: Ce prince se démet du commandement.]

Quoi qu'il en soit, cédant à un sentiment fort explicable, il
résolut non pas de désobéir, mais de résigner son commandement.
Malheureusement, de toutes les résolutions il n'en pouvait pas
prendre une plus funeste pour le succès des conceptions de son frère.
Il fit appeler son chef d'état-major, le général Marchand, lui remit
le commandement en chef, le chargea de l'exercer en attendant la
jonction avec le maréchal Davout, et, dans le désir de pourvoir au
plus pressé, convint avec lui de porter les Polonais à une marche en
avant sur la route de Slouck, pour soutenir au besoin la cavalerie
du général Latour-Maubourg, et faire un pas de plus sur la route de
Bobruisk. Il porta à Neswij ses Westphaliens, qu'il n'avait point
la pensée de retirer de l'armée, ne se réserva pour son escorte
personnelle que quelques compagnies de sa garde, et rapprocha de
Neswij les Saxons qui n'en étaient plus qu'à une journée. De sa
personne il rétrograda vers Mir et Nowogrodek, pour y attendre les
ordres de l'Empereur, et retourner dans ses États si ces ordres
n'étaient pas conformes à sa dignité telle qu'il la comprenait.

[Note en marge: Efforts du maréchal Davout pour l'engager à reprendre
le commandement.]

Un officier courut auprès du maréchal Davout pour lui porter la
résolution du jeune prince, et le joignit le 15 à Ighoumen. Le
maréchal, en recevant cette réponse, ne se conduisit pas avec
la fermeté qui convenait à son caractère. Au lieu de garder le
commandement dont il s'était saisi trop vite, et de le manier avec
la vigueur que réclamaient les circonstances, il craignit d'avoir
blessé un roi, un frère de l'Empereur, et se hâta de lui écrire une
lettre pleine de ménagements, pour l'engager à rester à la tête des
troupes polonaises et westphaliennes, toujours il est vrai sous ses
ordres, lui promettant l'entente la plus cordiale, et faisant valoir
à ses yeux la grande raison du service de l'Empereur, alors la seule
alléguée, car de la France il n'en était plus guère question dans le
langage du temps. Il fit partir sur-le-champ un officier pour porter
cette lettre au jeune prince, et corrigeant par sa vigilance des
hésitations qui n'étaient pas ordinaires à son caractère, il disposa
les choses de manière que le temps de ces allées et venues ne fût
pas entièrement perdu pour le succès des opérations militaires. Tout
en ayant l'oeil sur Bobruisk, il étendait son attention au delà,
pour veiller à ce qui se passait de l'autre côté de la Bérézina,
et s'assurer si l'ennemi ne songeait pas à la franchir, ce qui
alors aurait dû le décider à courir au Dniéper, c'est-à-dire à
Mohilew. Déjà il avait envoyé la cavalerie de Grouchy à Borisow,
pour s'emparer de cette ville, de son pont sur la Bérézina, de ses
magasins. Le pont avait été sauvé, mais les magasins n'avaient
pu l'être. Il fit jeter plusieurs autres ponts sur la Bérézina,
notamment aux environs de Jakzitcy (voir la carte nº 55), et il y
achemina ses forces dès le 15, parce que là il avait l'avantage
d'être à une marche en avant d'Ighoumen, et plus près à la fois de
Bobruisk et de Mohilew. Malheureusement ce n'est pas lui qu'il eût
fallu d'abord rapprocher de Bobruisk, car il en était le plus voisin,
mais l'armée du roi de Westphalie, qui en était à trois journées, et
que tous ces débats retardaient déplorablement, au moment d'atteindre
le résultat peut-être le plus important de la campagne.

[Note en marge: Le roi Jérôme persiste à renoncer au commandement.]

Lorsque cette lettre arriva à Neswij, le roi Jérôme n'y était plus;
il l'avait quitté le 16, après avoir fait opérer une espèce de
mouvement rétrograde à ses troupes, dans l'intention très-approuvable
qu'on va voir. À Neswij, on était séparé d'Ighoumen par une région
marécageuse et boisée, à travers laquelle les communications étaient
presque impraticables, excepté pour la cavalerie légère. Il fallait
donc, pour se joindre au maréchal Davout, ou se porter directement
par la grande route sur Bobruisk, en avertissant le maréchal de s'y
trouver de son côté, ce qui exposait à rencontrer au lieu du maréchal
le prince Bagration lui-même, ou bien, en se reportant à gauche,
contourner la région difficile dont il s'agit, et aller par Romanow,
Timkowiczy, Ouzda, Dukora, regagner Ighoumen, détour qui n'exigeait
pas moins de quatre jours. (Voir la carte nº 55.) Le prince Jérôme,
jugeant avec raison que le plan décisif mais hardi de se jeter tous
à la fois sur Bobruisk cessait d'être praticable, avait pensé qu'il
fallait acheminer ses troupes par le grand contour d'Ouzda et de
Dukora vers Ighoumen, ce qui d'ailleurs semblait conforme à quelques
indications antérieures du maréchal Davout et du quartier général.
En conséquence il avait envoyé les Westphaliens à Ouzda, et laissé
les Polonais à Timkowiczy, sur la route de Bobruisk, de manière à
appuyer au besoin la cavalerie de Latour-Maubourg, qui poussait ses
courses jusqu'aux portes de Bobruisk. Cela fait, il était parti pour
Nowogrodek.

[Note en marge: Le conflit élevé entre le roi Jérôme et le maréchal
Davout entraîne une perte de temps, qui rend impossible l'opération
sur Bobruisk.]

[Note en marge: Le maréchal Davout se décide à marcher sur Mohilew.]

C'est sur la route de Nowogrodek, et le 17, qu'il reçut la lettre du
maréchal Davout, et il y répondit en persistant dans sa résolution,
réponse qui ne devait arriver que le 18 ou le 19 au maréchal. Dès
ce moment, la grande combinaison de Napoléon était avortée, car il
aurait fallu être tous ensemble sous Bobruisk le 17, et ce n'était
plus possible. Tout ce qu'on pouvait faire désormais, l'occasion
d'arrêter et d'envelopper Bagration sur la Bérézina étant manquée,
c'était de le devancer sur le Dniéper, en allant occuper Mohilew.
Mais alors les résultats ne devaient plus être les mêmes. En arrêtant
le prince Bagration sur la Bérézina, on ne lui laissait guère de
retraite que vers Mozyr et les marais de Pinsk, où l'on avait le
moyen de l'assaillir, de l'envelopper, de le prendre tout entier.
En l'arrêtant seulement sur le Dniéper, on réussissait à l'empêcher
de passer par Mohilew, mais il redescendait alors sur Staroi-Bychow
(voir la carte nº 55); si même on l'arrêtait vers ce dernier point,
il pouvait descendre encore sur Rogaczew, et dans le premier cas
c'étaient cinq ou six jours qu'on lui faisait perdre, et dix ou douze
dans le second. Ce n'était plus, comme on l'avait espéré, sa ruine
ou son annulation pour toute la campagne; c'était un résultat utile,
mais nullement décisif.

[Note en marge: Dispositions du maréchal en se portant sur Mohilew.]

Le maréchal Davout, sans attendre les dernières réponses du prince,
avait résolu, sur la nouvelle de quelques mouvements de l'ennemi
au delà de la Bérézina, de renoncer à une opération combinée
sur Bobruisk, et de marcher sur Mohilew, afin de ne pas laisser
échapper tous les résultats à la fois. Il avait dès le 16 acheminé
ses troupes par Jakzitcy au delà de la Bérézina; le 17, il suivit
lui-même avec le reste de son corps d'armée, et se dirigea par
Pogost sur le Dniéper, dans la direction de Mohilew. Ayant reçu en
route des lettres du roi Jérôme qui lui annonçaient les résolutions
définitives de ce prince, il prit le parti de donner des ordres à
tout le corps d'armée, qui n'avait plus que lui pour chef. Il ordonna
aux Westphaliens de se rendre par Ouzda, Dukora et Borisow à Orscha,
afin de les placer sur le Dniéper, entre lui et la grande armée,
qu'il savait en marche vers la haute Dwina. En attendant l'arrivée
des Westphaliens, qui ne pouvait avoir lieu avant huit ou dix jours,
il dirigea sur Orscha la cavalerie de Grouchy, pour établir le plus
tôt possible sa liaison avec la grande armée. Il prescrivit aux
Polonais, corps sur lequel il comptait le plus, de s'acheminer vers
Mohilew, par Ouzda, Dukora et Ighoumen, en contournant la région
marécageuse et boisée qui l'avait séparé de Jérôme. C'était un trajet
de six jours au moins. S'il pouvait réunir les Polonais à temps, il
devait avoir cinquante et quelques mille hommes, c'est-à-dire de
quoi accabler Bagration. Quant à la cavalerie de Latour-Maubourg,
il la chargea d'envelopper Bobruisk, et de harceler cette place en
ayant soin de se tenir sur la Bérézina et de se lier avec Mohilew.
Restaient les Saxons, et à la droite des Saxons les Autrichiens, dont
on verra bientôt l'emploi tel que l'ordonna Napoléon.

Ainsi, de la combinaison imaginée pour envelopper et prendre le
prince Bagration, il ne restait plus que la chance de l'arrêter à
Mohilew, et de l'obliger à passer le Dniéper au-dessous, ce qui
retardait beaucoup, mais ne rendait pas impossible sa jonction avec
Barclay de Tolly.

[Note en marge: Irritation de Napoléon contre le maréchal Davout et
le roi Jérôme, en apprenant le conflit élevé entre eux.]

[Note en marge: À qui faut-il imputer la principale faute, dans le
conflit qui fit échouer la manoeuvre contre le prince Bagration?]

Lorsque Napoléon apprit cette mésaventure, il en conçut une vive
irritation contre le maréchal Davout et le roi Jérôme, mais beaucoup
plus vive contre ce dernier. Il reprocha au maréchal Davout d'avoir
pris trop tôt le commandement (les deux armées n'étant pas encore
véritablement réunies), et, le commandement pris, de ne l'avoir pas
exercé avec une vigueur suffisante. Il reprocha au roi Jérôme de lui
avoir fait perdre le fruit de l'une de ses plus belles manoeuvres,
et le laissa retourner en Westphalie en gardant les Westphaliens. Il
ne se reprocha point à lui-même, ce qui eût été plus juste, d'avoir,
par une habitude royale, digne tout au plus de Louis XIV, confié à
un jeune homme dévoué, brave, mais sans expérience, une armée de 80
mille hommes, puis, lorsque ce jeune prince n'avait commis encore
aucune faute, de l'avoir gourmandé, humilié de toutes les manières,
comme s'il avait été responsable de la résistance des éléments, de
s'être ensuite brusquement décidé à le subordonner à un maréchal,
parti qu'il aurait fallu prendre dès l'origine, dans l'intérêt des
opérations, et non après coup, à titre de punition; de n'avoir prévu
ni l'esclandre qui devait en résulter, ni la conséquence bien plus
grave de faire manquer une manoeuvre décisive et des plus savantes
qu'il eût jamais imaginées; enfin, et par-dessus tout, de n'avoir pas
accordé au maréchal Davout le renfort d'une ou de deux divisions,
renfort qui aurait mis ce maréchal en mesure de ne pas faire dépendre
ses mouvements d'une jonction des plus problématiques. Voilà ce
que Napoléon ne se dit point, et ce qui révèle chez lui, non pas
une déchéance de son esprit, qui était tout aussi vaste, tout aussi
prompt, tout aussi fertile qu'à aucune autre époque, mais les progrès
de cette humeur despotique, fantasque et intempérante, qui ne tient
pas plus compte des caractères que des éléments, qui traite les
hommes, la nature, la fortune, comme des sujets trop heureux de lui
obéir, bien impertinents de ne pas le faire toujours, humeur fatale
et puérile tout à la fois, prenant même chez les hommes du plus grand
génie quelque chose de l'enfant qui désire tout ce qu'il voit, veut
tout ce qu'il désire, le veut sur-le-champ, sans admettre un délai
ni un obstacle, et crie, commande, s'emporte, ou pleure, quand il ne
l'obtient pas. C'est là bien plus que la déchéance de l'esprit, c'est
celle du caractère, gâté par le despotisme, et c'est la vraie cause
qu'on verra dominer d'une manière désastreuse dans les événements qui
vont suivre!

[Note en marge: À défaut du grand résultat qu'il n'espère plus,
Napoléon compte sur le maréchal Davout pour rejeter le prince
Bagration sur le bas Dniéper.]

Quoiqu'il n'espérât plus le succès de sa manoeuvre contre l'armée
du Dniéper, il y avait une chose qu'il espérait encore, et qu'il
attendait avec une pleine confiance du maréchal Davout, c'est que le
prince Bagration serait rejeté bien bas sur le Dniéper, au-dessous de
Mohilew au moins, ce qui condamnerait la seconde armée russe à faire
un long détour, et l'empêcherait de venir au secours de Barclay de
Tolly en temps utile. Napoléon ordonna donc au maréchal Davout de
tenir ferme à Mohilew; il prescrivit au prince de Schwarzenberg de
s'approcher de la grande armée avec le corps autrichien, en remontant
la Lithuanie du sud au nord par Proujany, Slonim et Minsk (voir la
carte nº 54), et aux Saxons de rétrograder pour aller prendre la
place des Autrichiens sur le haut Bug, aux frontières de la Volhynie
et du grand-duché de Varsovie. Il avait, en effet, promis à son
beau-père de faire servir les Autrichiens sous ses ordres directs, et
pour ce motif il travaillait à les rapprocher du quartier général;
de plus, il ne comptait pas assez sur eux pour leur confier à la
fois la mission de garder le grand-duché, et la mission d'insurger
la Volhynie, et il aimait bien mieux, avec raison, confier l'une
et l'autre aux Saxons, possesseurs de la Pologne actuelle, et
probablement de la Pologne future.

Ces dispositions ordonnées, il revint tout entier à son autre
manoeuvre, qui était bien plus importante encore que celle dont nous
venons de raconter l'avortement, car s'il réussissait en marchant
par sa droite, à glisser avec la plus grande partie de ses forces
devant le camp de Drissa, à déborder Barclay de Tolly, à le tourner
en passant la Dwina à l'improviste, à le couper à la fois de Moscou
et de Saint-Pétersbourg, il rendait impossible le projet de retraite
indéfinie conçu par les Russes, ou les réduisait à ne l'exécuter
qu'avec des débris désorganisés, et pouvait espérer de voir bientôt
un nouveau Darius envoyer des suppliants au camp d'un nouvel
Alexandre!

[Note en marge: Napoléon revient à sa grande manoeuvre contre Barclay
de Tolly.]

[Note en marge: Préparatifs du mouvement de Napoléon sur la Dwina.]

[Note en marge: Marche de tous les corps d'armée vers la Dwina.]

Pour le succès de ce grand mouvement, le séjour fait à Wilna était
regrettable. Entré le 28 juin dans cette ville, Napoléon y était
encore le 16 juillet au matin: mais ce temps avait été rigoureusement
nécessaire pour arrêter la désertion dans les corps, pour leur
expédier l'artillerie restée en arrière et attelée avec une partie
des chevaux des équipages de vivres, pour réorganiser ces équipages
en les réduisant aux voitures les plus légères, pour cuire du pain,
pour assurer huit ou dix jours de subsistance à la garde, condition
de discipline, indispensable même dans ce corps d'élite, pour
procurer au gros de l'armée une réserve de vivres destinée aux corps
qui n'auraient absolument rien trouvé sur les routes, pour atteler
enfin les équipages de pont. Bien que dix-huit jours se fussent
écoulés, pas une heure n'avait été perdue pour assurer autant que
possible ces résultats de première nécessité. Ils étaient enfin à
peu près certains, et dès ce moment, Napoléon, plein de confiance,
attendait tout de son génie et de la bravoure de ses troupes. Il lui
était arrivé à Wilna des nouvelles du monde entier. On ne pouvait
plus douter, malgré la dissimulation des Turcs, de leur paix avec les
Russes, car, après en avoir reçu la confidence orgueilleuse de M.
de Balachoff, Napoléon venait d'en acquérir la presque certitude de
ses agents à Constantinople. En même temps l'adhésion de Bernadotte
à la cause de la Russie n'était plus à mettre en question. Napoléon
pouvait donc, dans un avenir prochain, prévoir l'arrivée sur sa
droite des armées russes de Tormazoff et de Tchitchakoff, et
peut-être une descente des Suédois sur ses derrières. Ces nouvelles,
il est vrai, étaient contre-balancées par des nouvelles favorables
d'Angleterre et d'Amérique, car on annonçait la mort de M. Perceval,
assassiné à l'entrée du Parlement, un revirement prochain dans la
politique britannique, enfin la certitude d'une déclaration de guerre
de l'Amérique à la Grande-Bretagne. Inquiétantes ou favorables,
Napoléon ne tenait compte de ces rumeurs lointaines, et, avec raison,
faisait tout consister dans le succès des grandes opérations qu'il
allait entreprendre. Il avait acheminé déjà la cavalerie légère de
la garde sous le général Lefebvre-Desnoëttes, pour préparer son
mouvement, en réunissant des farines, en construisant des fours, en
protégeant le corps des pontonniers qui devait ménager à l'armée
le passage non-seulement des rivières, mais des nombreux marécages
dont le pays était couvert. Derrière la cavalerie légère, Napoléon
avait fait partir la jeune garde sous Mortier, la vieille garde sous
Lefebvre. La première devait passer par Lowaritsky, Michaelisky,
Danilowitsky, la seconde par Swenziany et Postavy, et toutes deux
devaient aboutir à Gloubokoé, où Napoléon allait fixer son quartier
général, en face de la Dwina, entre Drissa et Polotsk. (Voir les
cartes n{os} 54 et 55.) Napoléon avait envoyé derrière Mortier et
Lefebvre la réserve de l'artillerie de la garde, sur laquelle il
comptait particulièrement pour les jours de bataille, et avait
recommandé de la mener lentement, pour ne pas mettre les chevaux hors
de service. Il avait en outre déjà dirigé sur le même point, mais un
peu à gauche, et derrière Murat, les trois divisions Morand, Friant,
Gudin, qu'il avait gardées par devers lui, pour exécuter avec elles
la partie la plus difficile de sa manoeuvre, celle qui se ferait le
plus près de l'ennemi, au point même où l'on tournerait autour des
Russes pour les envelopper. Il avait en même temps fait exécuter à
Ney, Oudinot et Macdonald un mouvement de gauche à droite, porté Ney
de Maliatoui sur Widzouy, Oudinot d'Avanta sur Rimchanoui, Macdonald
de Rossiena sur Poniewiez, avec l'instruction de côtoyer l'ennemi
sans l'aborder, de se charger de pain, de porter sur voitures la
farine qu'on pourrait recueillir, de se faire suivre par tout le
bétail qu'on pourrait ramasser. Sur sa droite, Napoléon avait enfin
mis le prince Eugène en mouvement de Nowoi-Troki sur Ochmiana,
Smorgoni, Wileika, en lui adressant les mêmes recommandations. Le
prince Eugène avait perdu la moitié des Bavarois par la fatigue et la
dysenterie, et son corps était déjà fort amoindri. Il devait former
la droite de Napoléon, et se lier par la cavalerie de Grouchy avec le
maréchal Davout.

[Note en marge: M. de Bassano laissé à Wilna pour y représenter
Napoléon pendant son absence.]

[Note en marge: Mouvement ordonné à la réserve afin de la rapprocher
de l'armée active.]

Avant de quitter Wilna, Napoléon donna ses derniers ordres pour
assurer toutes les parties du service pendant son absence. Ne voulant
pas se priver des talents, du zèle, de la probité de M. Daru, et
ayant besoin d'un autre lui-même à Wilna, il résolut d'y laisser
le duc de Bassano, sur le dévouement et l'application duquel il
pouvait compter entièrement, et l'y laissa en effet avec autorisation
d'ouvrir non-seulement la correspondance diplomatique, mais la
correspondance administrative et militaire, de communiquer à chaque
chef de corps ce qu'il aurait intérêt à savoir, de donner même des
ordres pour tout ce qui intéresserait l'approvisionnement de l'armée.
Il conclut avec les juifs polonais un marché pour les transports
de Kowno à Wilna. Décidément la navigation de la Wilia avait été
reconnue presque impraticable, et on était résolu à employer les
transports par terre. Les nombreux convois qui, grâce au zèle du
colonel Baste, parvenaient journellement de Dantzig à Kowno, et
contribuaient à remplir cette dernière ville de matières de toute
espèce, durent désormais rompre charge à Kowno pour terminer par
terre leur trajet jusqu'à Wilna. Il y avait à Wilna mille voitures
au moins d'artillerie et d'équipages restées sans attelages. On
les avait rangées dans un vaste parc, et en plein air pour les
garantir du feu. Napoléon ordonna d'en atteler une partie avec deux
mille chevaux, petits mais forts, que le maréchal Macdonald avait
levés en Samogitie. Il envoya l'ordre au général Bourcier, laissé
en Hanovre, d'acheter de nouveau en Allemagne, et à quelque prix
que ce fût, tout ce qu'on pourrait trouver de chevaux de selle
et de trait, et de les expédier immédiatement sur Wilna. Enfin,
pour correspondre au mouvement que l'armée active allait faire en
avant, il voulut que l'armée de réserve en exécutât un pareil. Il
prescrivit au maréchal Victor, qui commandait le 9e corps à Berlin,
de s'avancer sur Dantzig; au maréchal Augereau, qui commandait le
11e corps, composé de quatrièmes bataillons et des régiments de
réfractaires, de remplacer le duc de Bellune à Berlin. Les cohortes
dont Napoléon avait prescrit l'organisation avant de quitter Paris,
durent remplacer sur la frontière de France les troupes du 11e
corps. À Wilna même, il restait sous le général Hogendorp, nommé
gouverneur de la Lithuanie, et mis sous l'autorité de M. de Bassano,
une garnison mobile formée de toutes les troupes en marche,
laquelle habituellement ne serait pas moindre de 20 mille hommes,
et s'appuierait sur des ouvrages de campagne que Napoléon avait
fait exécuter lui-même. Dans l'intérieur de Wilna, les fours, les
hôpitaux dont il s'était si fort occupé, étaient achevés. Il y avait
des fours pour cuire cent mille rations, des hôpitaux pour recevoir
dix mille malades, et des officiers pour recueillir et incorporer
les traînards que les colonnes mobiles parviendraient à ramasser. Le
nombre des traînards était déjà de 40 mille au moins, surtout parmi
les étrangers. On en avait recouvré à peine deux ou trois mille;
les autres étaient occupés à piller. La plupart, surtout parmi les
Allemands, repassaient le Niémen.

[Note en marge: Napoléon, avant de quitter Wilna, reçoit les députés
de la diète polonaise.]

[Note en marge: Ce qui s'était passé à Varsovie pendant les
opérations de l'armée française en Lithuanie.]

Tout ce que la prévoyance humaine permettait de faire pour corriger
les inconvénients d'une entreprise qui était probablement la plus
téméraire des siècles, ayant été prescrit, Napoléon résolut de partir
dans la nuit du 16 au 17 juillet. Avant de quitter Wilna, il ne put
se dispenser de recevoir les représentants de la diète polonaise
réunie extraordinairement à Varsovie. On se souvient que M. de Pradt,
archevêque de Malines, avait été, au défaut de M. de Talleyrand,
chargé d'aller à Varsovie exciter et diriger l'élan patriotique des
Polonais. Ce personnage, incapable de se gouverner au milieu d'une
commotion populaire, était arrivé à son poste, et avait trouvé
les Polonais fort émus par l'idée d'une reconstitution prochaine,
disposés comme de coutume à se battre vaillamment, mais ruinés
par le blocus continental, manquant de confiance dans le succès
de cette guerre et dans les résolutions de Napoléon à leur égard,
proposant tous une chose différente, et autant que jamais agités,
bruyants, désunis. Se faire écouter au milieu du chaos des volontés
discordantes, tempérer les violents, exciter les tièdes, concilier
les jaloux, amuser les chimériques, amener enfin à force de souplesse
et de vigueur la masse étourdissante et étourdie à des volontés
sensées, fortes, uniformes, est un art supérieur, que la nature
seule ne suffit pas à donner si l'expérience ne l'a pas mûri, et qui
ne s'acquiert que dans les pays libres. L'archevêque de Malines,
surpris, déconcerté, n'ayant que quelques saillies spirituelles pour
tout manége, ne savait comment se tirer de ce chaos. Mais la passion
suppléant à tout, les Polonais aboutirent à l'idée d'une diète
générale, convoquée immédiatement, et qui, suivant l'antique usage,
proclamerait, outre la reconstitution de la Pologne, la confédération
de toutes ses provinces, et la levée en masse de la population
contre la Russie. Le pauvre roi de Saxe, sur la tête duquel était
tombée la couronne de Pologne, avait pourvu d'avance les ministres
du grand-duché des pouvoirs nécessaires, et ceux-ci s'étaient
prêtés avec empressement à la convocation de la diète. Cette diète,
assemblée extraordinairement, s'était réunie sur-le-champ, avait
choisi pour président le respectable prince Adam Czartoryski,
octogénaire, et jadis maréchal de l'une des anciennes diètes, avait
proclamé au milieu d'un enthousiasme universel le rétablissement de
la Pologne, la confédération de toutes ses provinces, l'insurrection
de celles qui étaient encore sous des maîtres étrangers, et une
démarche auprès de Napoléon pour le supplier de laisser tomber de sa
bouche souveraine ce grand mot: LA POLOGNE EST RÉTABLIE.

[Note en marge: Embarras et inhabileté de l'archevêque de Malines.]

La diète s'était séparée en instituant une commission chargée
de la représenter, et de remplir en quelque sorte le rôle de la
souveraineté nationale, tandis que les ministres du grand-duché
rempliraient celui du pouvoir exécutif. C'était une assez grande
difficulté que de faire marcher ensemble ces représentants de la
souveraineté nationale et ces agents du pouvoir exécutif, les uns et
les autres voulant jouer les deux rôles à la fois, mais ce n'était
pas la plus grande. Il aurait fallu sans perdre de temps diriger
leur ardeur vers les deux objets essentiels, la levée des hommes
et la propagation de l'insurrection en Lithuanie, en Volhynie, en
Podolie. Si l'abbé de Pradt avait eu de l'argent, un mandat étendu,
et un véritable génie d'action, il aurait peut-être réussi à tirer
de ces éléments en fermentation une force organisée, capable d'aller
insurger la Volhynie et la Podolie, tandis que Napoléon aurait
organisé la Lithuanie, qu'il venait d'insurger par sa présence.
Mais Napoléon ne lui avait pas donné une obole, lui avait fait
compter à peine ses appointements, et lui avait accordé un mandat
équivoque comme la confiance qu'il avait dans ses talents politiques
et administratifs. Aussi tout ce que l'abbé de Pradt avait pu et
su faire, avait été d'aider les Polonais à rédiger le manifeste
qui annonçait la reconstitution de la Pologne, document écrit avec
quelque talent, mais sans convenance, et paraissant composé plutôt
à Paris qu'à Varsovie. Cette pièce rédigée, on était tombé d'accord
d'envoyer à Wilna une députation pour porter à Napoléon l'acte
de la diète, et provoquer de sa part une déclaration solennelle.
M. de Pradt avait été forcé de consentir à cette démarche, fort
embarrassante pour Napoléon, mais inévitable et naturelle, il faut en
convenir, de la part des Polonais.

[Note en marge: Députation polonaise envoyée à Napoléon.]

Les députés, qui étaient les sénateurs Joseph Wybiski et Valentin
Sobolewski, les nonces Alexandre Beniski, Stanislas Soltyk, Ignace
Stadnicki, Matthieu Wodzinski, Ladislas Tarnowski, et Stanislas
Alexandrowicz, arrivèrent à Wilna un peu avant le départ de Napoléon,
avec mission de lui présenter une adresse, et d'en obtenir une
réponse qui pût être communiquée au monde entier.

[Note en marge: Motifs de l'extrême réserve que Napoléon veut garder
à l'égard des députés polonais.]

Cette manière de le presser désobligeait Napoléon plus qu'elle ne
l'étonnait, et il se recueillit pour trouver une réponse qui, sans
décourager les Polonais, ne l'entraînât pas à plus d'engagements
qu'il n'en voulait prendre. Ce n'était pas, nous l'avons déjà dit,
la liberté des Polonais qui l'effrayait, car, au contraire, on
excitait partout en son nom l'esprit insurrectionnel; ce n'était
pas précisément la crainte de l'Autriche, car, si le sacrifice de
la Gallicie déplaisait à celle-ci, l'Illyrie pouvait la consoler;
mais c'était, surtout depuis qu'il avait passé le Niémen, la crainte
de rendre la paix avec la Russie trop difficile. De loin Napoléon
avait considéré cette guerre sinon comme aisée, au moins comme
très-praticable; de près il la jugeait mieux, et entrevoyait la
difficulté de suivre les armées russes dans les profondeurs de leur
territoire, si on ne parvenait à les saisir avant leur retraite. Il
voulait donc que la querelle restât une de celles qu'une bataille
gagnée avec éclat peut terminer, tandis que s'il s'était proposé
pour but essentiel le rétablissement de la Pologne, il eût fallu
pour l'obtenir réduire la Russie à la dernière extrémité. Ajoutez
qu'il aurait voulu voir la Pologne sortir toute faite d'un élan
d'enthousiasme, tandis qu'elle ne pouvait renaître que d'une lente
et laborieuse réorganisation, peu favorisée en ce moment par les
circonstances. Dans cette disposition d'esprit, il adressa aux
Polonais une réponse ambiguë, qui avait l'inconvénient ordinaire aux
réponses ambiguës, celui d'en dire trop pour les uns, trop peu pour
les autres, trop pour la Russie, trop peu pour les Polonais.

[Note en marge: Discours des députés polonais.]

Napoléon reçut la députation l'avant-veille de son départ de Wilna.
Le sénateur Joseph Wybiski, homme d'esprit, souvent employé par les
Français en Pologne, porta la parole, et, dans un discours assez
long, dit que la diète du duché de Varsovie, réunie pour satisfaire
aux besoins des armées de la France, avait senti qu'elle avait _des
devoirs d'un ordre plus élevé à remplir_; que d'une voix unanime
elle s'était constituée en confédération générale, avait proclamé
la Pologne rétablie, et déclaré nuls, arbitraires et criminels les
actes qui l'avaient partagée; qu'aux yeux du monde civilisé et de
la postérité, l'acte qui avait enlevé son existence à la Pologne,
nation indépendante, ancienne en Europe, signalée par ses services
envers la chrétienté, était un acte d'usurpation, de perfidie
et d'ingratitude, un abus indigne de la force, qui ne pouvait
constituer aucun droit, et devait cesser avec la force dont il
était le produit; que cette force, en effet, longtemps du côté des
oppresseurs, passait aujourd'hui du côté des opprimés par l'arrivée
miraculeuse du grand homme du siècle, suscité par la Providence
pour changer la face du monde; qu'il n'avait à dire qu'un mot: _Le
royaume de Pologne existe_, et qu'à l'instant ce mot _deviendrait
l'équivalent de la réalité_; que rien ne lui faisait obstacle; que
la guerre était commencée seulement depuis huit jours, et que déjà
il recevait leurs hommages dans la capitale des Jagellons; que les
aigles françaises étaient plantées sur les bords de la Dwina et du
Borysthène, aux limites de l'ancienne Moscovie; que les Polonais
étaient d'ailleurs seize millions d'hommes prêts à se dévouer pour
leur libérateur, et qu'ils juraient tous de mourir pour la sainte
cause de leur indépendance; que le rétablissement de la Pologne
était non-seulement un grand intérêt pour la France, mais presque un
devoir d'honneur pour elle, car l'inique partage qui avait fait la
honte du dix-huitième siècle avait signalé la décadence de la maison
de Bourbon, et que c'était au glorieux fondateur de la quatrième
dynastie à réparer les faiblesses et les fautes de la troisième; que
quant à eux ils poursuivraient par tous les moyens ce noble but, et
ne se reposeraient qu'après l'avoir atteint, avec l'approbation et
l'aide du glorieux et tout-puissant Empereur des Français.

[Note en marge: Réponse de Napoléon aux députés polonais.]

Napoléon, après avoir écouté avec un certain malaise l'expression
brillante de ces pensées, répondit par le discours étudié qui suit:

«Messieurs les députés de la confédération de Pologne,

»J'ai entendu avec intérêt ce que vous venez de me dire.

»Polonais, je penserais et j'agirais comme vous; j'aurais voté comme
vous dans l'assemblée de Varsovie: l'amour de la patrie est la
première vertu de l'homme civilisé.

»Dans ma position, j'ai bien des intérêts à concilier, et bien des
devoirs à remplir. Si j'eusse régné lors du premier, du second ou du
troisième partage de la Pologne, j'aurais armé tout mon peuple pour
vous soutenir. Aussitôt que la victoire m'a permis de restituer vos
anciennes lois à votre capitale et à une partie de vos provinces, je
l'ai fait avec empressement, sans toutefois prolonger une guerre qui
eût fait couler encore le sang de mes sujets.

»J'aime votre nation: depuis seize ans j'ai vu vos soldats à mes
côtés, sur les champs d'Italie comme sur ceux d'Espagne.

»J'applaudis à tout ce que vous avez fait; j'autorise les efforts
que vous voulez faire; tout ce qui dépendra de moi pour seconder vos
résolutions, je le ferai.

»Si vos efforts sont unanimes, vous pouvez concevoir l'espoir de
réduire vos ennemis à reconnaître vos droits; mais, dans ces contrées
si éloignées et si étendues, c'est surtout sur l'unanimité des
efforts de la population qui les couvre que vous devez fonder vos
espérances de succès.

»Je vous ai tenu le même langage lors de ma première apparition en
Pologne; je dois ajouter ici que j'ai garanti à l'empereur d'Autriche
l'intégrité de ses États, et que je ne saurais autoriser aucune
manoeuvre ni aucun mouvement qui tendrait à le troubler dans la
paisible possession de ce qui lui reste des provinces polonaises. Que
la Lithuanie, la Samogitie, Witebsk, Polotsk, Mohilew, la Volhynie,
l'Ukraine, la Podolie, soient animées du même esprit que j'ai vu
dans la grande Pologne, et la Providence couronnera par le succès
la sainteté de votre cause; elle récompensera ce dévouement à votre
patrie qui vous a rendus si intéressants, et vous a acquis tant de
droits à mon estime, et à ma protection sur laquelle vous devez
compter dans toutes les circonstances.»

       *       *       *       *       *

Ce discours fort sensé, fort raisonnable, qui devait avoir si peu de
succès parmi les Polonais, n'était pas en lui-même une faute, quoi
qu'on en ait dit depuis, mais il était la suite d'une faute immense,
celle d'être venu dans cette région lointaine, où il n'y avait qu'une
chose à faire, c'était de tenter le rétablissement de la Pologne,
et où cependant cette chose unique était presque impraticable, car
pour l'accomplir il fallait d'abord le concours zélé de ceux qu'elle
tendait à dépouiller, la Prusse et l'Autriche, il fallait de plus
le dévouement absolu de ceux qu'elle intéressait, les Polonais,
lesquels au lieu de se dévouer complétement faisaient dépendre leur
dévouement des engagements téméraires qu'on prendrait avec eux, de
façon qu'il s'agissait, avec des volontés, ou contraintes comme
celles des Prussiens et des Autrichiens, ou hésitantes comme celles
des Polonais et des Français, d'entreprendre la plus difficile, la
plus nouvelle de toutes les tâches, tellement nouvelle qu'elle est
encore sans exemple dans l'histoire, la tâche de reconstituer un État
détruit!

Cette faute, Napoléon la sentait déjà en approchant de la difficulté,
et par ce motif se ménageait trop peut-être, tandis que les Polonais
défiants se ménageaient encore davantage! Triste présage, qui n'était
pas le seul, de tous les malheurs de cette campagne!

[Note en marge: Effet produit par la réponse de Napoléon.]

Objet de plus d'une négociation avec les députés de Varsovie, le
discours de Napoléon ne les désobligea pas précisément, car il leur
était à peu près connu d'avance, sinon dans ses termes, du moins
dans son sens, mais il produisit un premier effet assez fâcheux à
Wilna même, malgré l'enthousiasme excité par la présence des Français
victorieux. Comment, se disaient les Lithuaniens, Napoléon nous
demande de nous dévouer à lui, de lui prodiguer notre sang, nos
ressources, sans compter ce qu'il faut souffrir de ses soldats, et il
ne veut pas même prononcer le mot que la Pologne est rétablie! Qui
le retient? Ce n'est pas la Prusse, soumise, abaissée; l'Autriche,
dépendante de lui et facile à dédommager en Illyrie; la Russie, dont
les armées sont déjà en fuite! Qu'est-ce donc? Est-ce qu'il n'aurait
pas la volonté de nous rendre notre existence? Est-ce qu'il serait
venu ici seulement pour gagner une bataille contre les Russes, puis
pour s'en aller sans rien entreprendre de sérieux, que d'ajouter,
comme en 1809, un demi-million de Polonais au grand-duché, en
laissant la plus grande partie d'entre nous exposés aux exils et aux
séquestres?....--À ces doutes d'autres Lithuaniens répondaient que
Napoléon avait raison, qu'il était dans une position délicate, qu'il
avait des ménagements à garder, mais qu'à travers ces ménagements
il était facile de lire sa vraie pensée, qui était de rétablir la
Pologne si on l'aidait sérieusement; qu'il fallait donc le seconder
de toutes ses forces, se lever en masse, et lui fournir ainsi les
moyens d'achever l'oeuvre commencée. Mais ceux qui parlaient de la
sorte, éclairés, modérés, équitables, sentant la nécessité de ne pas
ménager les sacrifices, et de vaincre les hésitations de Napoléon
à force de dévouement, étaient, à cause de ces vertus mêmes, les
moins nombreux. Pour la masse, la réserve de Napoléon devait être un
prétexte, dont allaient se couvrir toutes les faiblesses, toutes les
avarices, tous les calculs personnels.

[Note en marge: Départ de Napoléon pour Gloubokoé.]

[Note en marge: Difficultés de la marche.]

Napoléon partit de Wilna le 16 au soir, après avoir séjourné dix-huit
jours dans cette capitale de la Lithuanie. Il passa par Swenziany,
et arriva le 18 au matin à Gloubokoé. Il trouva encore sur son
chemin beaucoup de traînards et de voitures abandonnées. La chaleur
extrême du mois de juillet fatiguait singulièrement les hommes et les
chevaux, et de plus on était fréquemment arrêté par la destruction
des ponts. Dans ces contrées marécageuses et boisées, le nombre des
ponts était infini. Il en fallait pour traverser non-seulement les
rivières et les ruisseaux, mais les eaux stagnantes qui couvraient
les campagnes. Les Russes les avaient détruits autant qu'ils avaient
pu, et on ne devait pas compter pour les réparer sur les habitants
très-clairsemés. Aussi le corps des pontonniers était-il fort occupé,
et pour suffire à sa tâche il avait besoin de tout le dévouement dont
il était rempli, et du noble exemple de son chef le général Éblé.

[Note en marge: Établissement de Napoléon à Gloubokoé.]

Gloubokoé était une petite ville, construite en bois, comme toutes
celles de ces contrées, et ayant pour bâtiment principal, non pas
un château, mais un gros couvent. Napoléon s'y logea, et se hâta,
suivant son usage, d'y préparer un établissement qui pût servir de
lieu d'étape à l'armée.

[Note en marge: Marche du corps de Murat.]

Pendant ce temps les différents corps opéraient leur mouvement et
défilaient successivement devant le camp de Drissa, comme s'ils
avaient dû l'attaquer, bien qu'ils eussent ordre de n'en rien faire.
(Voir les cartes n{os} 54 et 55.) Murat ayant séjourné quelques
jours en avant de Swenziany, à Opsa, avec la cavalerie des généraux
Nansouty et Montbrun, avec les trois divisions du maréchal Davout,
défila devant le camp de Drissa, en se tenant à quelques lieues
en arrière, et vint se poster en face de Polotsk, tout près de
Gloubokoé, et sous la main de Napoléon. Pendant cette marche le
général Sébastiani se laissa surprendre par la cavalerie russe, qui
ayant franchi la Dwina afin d'observer nos mouvements, profita de ce
que nous nous gardions mal, pour assaillir le général Saint-Geniès.
Ce dernier se défendit vaillamment, mais fut enlevé avec quelques
centaines d'hommes. Au bruit de cette apparition notre cavalerie
accourut, fondit sur les Russes, leur prit le général Koulnieff qui
commandait l'expédition, et les força de repasser la Dwina. Sauf cet
accident, le mouvement de Murat s'accomplit conformément aux ordres
de Napoléon. Les troupes vivaient partie de ce qu'elles apportaient,
partie de ce qu'elles ramassaient dans le pays que les Russes
n'avaient pas eu le temps de dévaster.

[Note en marge: Marche du corps de Ney.]

Ney suivait Murat; il exécuta un mouvement pareil, et alla se
placer sur la gauche des divisions Morand, Friant et Gudin. Ses
troupes, venant après celles de Murat, avaient trouvé les villages
déjà épuisés, mais elles furent dédommagées par les voitures de
vivres restées en arrière, et s'en servirent pour se nourrir. On
n'économisait pas la viande, qui abondait, mais on était forcé
d'économiser le pain, qui était rare. On donnait aux soldats ration
entière de viande, et demi-ration de pain. Ils suppléaient au pain en
mettant du riz dans leur soupe, et à défaut de riz du seigle grillé.
La chaleur et l'alimentation avaient causé la dyssenterie chez les
jeunes soldats, et il était à craindre qu'elle ne devînt contagieuse.

[Note en marge: Marche du corps d'Oudinot.]

Après Ney marchait Oudinot. Celui-ci, défilant en vue de Dunabourg,
où les Russes avaient construit une forte tête de pont sur la Dwina,
ne sut pas se contenir, et, malgré les recommandations de Napoléon,
assaillit l'ouvrage, que les Russes abandonnèrent. L'incident n'eut
pas de suite, et le maréchal Oudinot vint à son tour se ranger sur
la gauche de Ney. Tous ces corps se trouvèrent donc réunis dans un
espace de quelques lieues, les uns ayant dépassé le camp de Drissa
devant lequel ils avaient défilé, les autres restant en face, et
tous placés sous la main de Napoléon, qui était à Gloubokoé avec la
garde. Le maréchal Macdonald seul s'était tenu à quelque distance
sur la gauche, entre Poniewiez et Jacobstadt, couvrant à la fois la
Samogitie, qui valait la peine d'être soustraite aux ravages des
Cosaques, et le cours du Niémen, que suivaient nos convois pour
remonter jusqu'à Kowno.

[Note en marge: Marche du corps du prince Eugène.]

Les mouvements ordonnés sur la droite de Napoléon s'étaient exécutés
aussi ponctuellement. C'était le prince Eugène qui devait occuper
cette partie de la ligne, et former la liaison avec le maréchal
Davout sur le Dniéper. Après avoir rallié son monde et ses équipages
à Nowoi-Troki (voir les cartes n{os} 54 et 55), il en était parti,
avait suivi la route de Minsk jusqu'à Smorgoni, puis l'avait coupée,
et s'était porté à Wileika. Le général Colbert, renvoyé en arrière
avec les lanciers rouges par le maréchal Davout, l'y avait précédé,
et avait sauvé quelques magasins. Le prince Eugène s'y procura pour
deux jours de vivres, ce qui lui vint fort en aide, et il continua
sa route par Dolghinow jusqu'à Bérézino, aux sources de la Bérézina.
En cet endroit, un canal, dit canal de Lepel, réunissait la Bérézina
qui est un affluent du Dniéper, avec l'Oula qui est un affluent
de la Dwina. On peut donc considérer ce canal comme la jonction
de la mer Noire avec la Baltique. Il s'y trouvait des bateaux, et
des approvisionnements que les Russes n'avaient pas eu le temps de
détruire. Le prince Eugène s'appliqua à les recueillir, et surtout à
veiller au maintien d'une navigation qui pouvait être fort utile à
l'armée. Le 21 il devait être rendu à Kamen, et n'avait plus qu'un
pas à faire pour toucher à la Dwina, entre Oula et Beschenkowiczy, à
un endroit où cette rivière est si facile à franchir qu'en été on la
traverse à gué.

[Note en marge: Napoléon se trouve en face de Barclay de Tolly avec
une masse de deux cent mille hommes.]

Napoléon avait ainsi tous ses corps à sa portée, et disposait de près
de 200 mille hommes, répandus sur un espace de quelques lieues. La
marche avait, il est vrai, encore réduit le nombre des combattants;
mais sans Macdonald, posté à gauche, sans Davout et le corps de
Jérôme, restés au loin sur la droite, Napoléon avait au moins 190
mille hommes présents au drapeau, et les meilleurs de toute l'armée.
Il pouvait donc accabler Barclay de Tolly, et se préparait en effet
à franchir la Dwina sur la gauche de celui-ci, pour le tourner et
l'envelopper, comme il en avait formé le projet. Jusqu'ici tout
marchait selon ses désirs. Il n'attendait, pour exécuter ses grands
desseins, que l'arrivée de la grosse artillerie, toujours un peu
en retard, et comptait être en mesure d'agir du 22 au 23 juillet.
En attendant il s'occupait avec son activité accoutumée de créer
à Gloubokoé une étape pourvue de tout ce qui est nécessaire à une
armée. Il avait trouvé, outre le couvent qu'il occupait, d'autres
couvents assez riches. Le voisinage du canal de Lepel offrait aussi
des ressources. Avec ces divers moyens, il avait ordonné de préparer
des magasins, des hôpitaux et une manutention. Vingt-quatre fours
étaient déjà en construction, et tout promettait entre Wilna et
Witebsk un point intermédiaire bien approvisionné.

[Note en marge: Importance des mouvements du maréchal Davout, et leur
simultanéité avec ceux de Napoléon.]

[Note en marge: Le maréchal Davout à Mohilew.]

Tandis que Napoléon opérait son mouvement, le maréchal Davout
continuait le sien, qui, sans avoir la même importance, en avait
une fort grande encore, puisqu'il s'agissait d'arrêter Bagration à
Mohilew, et, en lui interdisant le passage du Dniéper sur ce point,
de le forcer à redescendre plus bas, et à exécuter un long détour
pour rejoindre par delà le Dniéper et la Dwina, la grande armée de
Barclay de Tolly. Le succès de la résistance du maréchal Davout
importait donc au succès de la manoeuvre de Napoléon, puisqu'elle
devait retarder la jonction de Bagration avec Barclay, et les obliger
à se réunir plus loin et plus tard. Si le maréchal Davout avait
eu tout le corps du roi Jérôme sous la main, il eût non-seulement
arrêté, mais accablé Bagration. Malheureusement les troupes du roi
Jérôme, comme on l'a vu, dès qu'elles ne passaient plus par Bobruisk
avaient six à huit jours de marche à faire pour le rejoindre, et
il était avec les divisions Compans, Dessaix et Claparède, et une
division de cuirassiers, à Mohilew, où il avait couru en toute hâte,
pour barrer le chemin à Bagration. (Voir les cartes n{os} 54 et 55.)
Le reste de sa cavalerie était répandu à gauche pour le lier au
prince Eugène, et à droite pour veiller sur les troupes polonaises et
westphaliennes actuellement en marche.

[Note en marge: Détour du prince Bagration pour éviter le maréchal
Davout.]

Quant au prince Bagration, ayant traversé librement la Bérézina
à Bobruisk, sans y être accablé par Davout et Jérôme réunis, il
se regardait comme sauvé, car en arrière il avait pour se couvrir
contre Jérôme la place forte de Bobruisk, et par devant il espérait
atteindre le Dniéper à Mohilew sans rencontrer d'obstacle. Il ne
croyait pas y trouver encore le maréchal Davout, et, en tout cas, il
commençait à ne plus le craindre, étant renseigné assez exactement
sur les forces de ce maréchal. Le 21 au soir, en effet, il approchait
de Mohilew, avait ainsi franchi l'espace qui sépare la Bérézina du
Dniéper, et comptait environ 60 mille hommes prêts à combattre.

[Note en marge: Forces dont le maréchal Davout dispose à Mohilew.]

[Note en marge: Chaude alerte le 21 juillet au soir.]

Le maréchal Davout, comme nous venons de le dire, occupait Mohilew
avec les divisions Compans, Dessaix, Claparède. Ses forces, réduites
par la marche, l'étaient aussi par les détachements qu'il avait été
obligé de laisser dans plusieurs postes. Il avait placé à Minsk
le 33e léger, pour s'y rallier et y tenir garnison, et il avait
été contraint de répandre sa cavalerie dans un espace immense,
pour se lier aux troupes de Jérôme d'un côté, à celles de Napoléon
de l'autre. Il n'avait conservé sous la main que les cuirassiers
Valence, avec la cavalerie légère des généraux Pajol et Bordessoulle,
et pouvait présenter à l'ennemi 22 mille hommes d'infanterie, 6 mille
de cavalerie, c'est-à-dire 28 mille combattants contre 60 mille.
Mais grâce à la qualité de ses soldats et à la nature des lieux, il
craignait peu l'ennemi, et n'était pas plus troublé à Mohilew qu'il
ne l'avait été jadis à Awerstaedt. Le 21 au soir, ses troupes eurent
une chaude alerte. La cavalerie légère de Bordessoulle était sur
la route de Staroi-Bychow, par laquelle arrivait l'avant-garde de
Bagration. Un escadron placé aux avant-postes fut assailli par le
corps de Platow, et fort maltraité. Heureusement que le 85e de ligne,
établi en arrière, arrêta par sa fusillade les nombreux escadrons
de Platow, et les obligea de se replier. On en fut quitte pour la
perte de quelques hommes et de quelques chevaux. Mais cette vive
escarmouche annonçait l'arrivée prochaine de toute l'armée du Dniéper.

[Note en marge: Reconnaissance opérée le 22 au matin par le maréchal
Davout en avant de Mohilew.]

[Note en marge: Description des environs de Mohilew.]

Le lendemain matin 22, le maréchal, avec sa vigilance ordinaire,
se porta dès la pointe du jour sur le terrain où il s'attendait à
combattre, et en fit une soigneuse reconnaissance, accompagné du
général Haxo. La route de Staroi-Bychow, sur laquelle avait eu lieu
l'escarmouche de la veille, n'était autre que celle de Bobruisk,
qui, après avoir couru directement de la Bérézina au Dniéper, se
redressait presque à angle droit vers Staroi-Bychow, et remontait
la rive droite du Dniéper jusqu'à Mohilew. (Voir la carte nº 55.)
Le maréchal, et le général Haxo, sortis de Mohilew, descendirent
cette route, qui, bordée d'un double rang de bouleaux comme toutes
les routes du pays, se prolongeait entre le Dniéper qu'elle avait à
gauche, et le ruisseau de la Mischowska qu'elle avait à droite. Après
avoir cheminé entre la Mischowska et le Dniéper l'espace de trois ou
quatre lieues, ils virent la Mischowska tourner brusquement à gauche
dans la direction du Dniéper, et envelopper ainsi d'un obstacle
continu le terrain long et étroit qu'ils venaient de parcourir. Au
point où la Mischowska se détournait pour se jeter dans le Dniéper,
se trouvait un moulin, dit moulin de Fatowa, et pourvu d'une retenue
d'eau. La Mischowska coupait ensuite la route en passant sous un pont
surmonté d'un gros bâtiment, qu'on appelait auberge de Saltanowka,
et allait se perdre dans le Dniéper. Le terrain ainsi circonscrit se
présenta tout de suite au maréchal Davout et au général Haxo comme
celui où il fallait combattre, et où l'on avait la plus grande
chance de tenir tête à l'ennemi, quelles que fussent sa force et
son énergie. Ils firent barricader le pont, créneler l'auberge de
Saltanowka et le moulin de Fatowa, et couper la digue qui retenait
les eaux du moulin, de manière que l'ennemi ne pût point s'en servir
pour passer le ruisseau. Le maréchal Davout confia la garde de ces
deux postes aux cinq bataillons du 85e de ligne, sous le général
Friédérichs, et plaça en arrière, sous le général Dessaix, le 108e
pour servir de réserve. Ces deux régiments composaient toute la
division Dessaix, le 33e léger ayant été laissé à Minsk. Le maréchal
disposa son artillerie le mieux possible, et du reste le lieu était
favorable à cette arme, car la route de Staroi-Bychow par laquelle
les Russes devaient arriver après avoir traversé des bois, débouchait
tout à coup sur un terrain dégarni que nos canons pouvaient couvrir
de mitraille.

[Note en marge: Distribution que le maréchal Davout fait de ses
forces en avant de Mohilew.]

Ces précautions prises sur son front, le maréchal remonta vers
Mohilew, pour s'assurer si on ne chercherait pas à traverser la
Mischowska sur sa droite, ce qui aurait rendu vaine la résistance
opposée au pont de Saltanowka et au moulin de Fatowa. En remontant en
effet à une lieue en arrière, se trouvait au bord de la Mischowska
le petit village de Seletz, par lequel l'ennemi aurait pu franchir
le ruisseau. Le maréchal y établit un des quatre régiments de la
division Compans, le 61e, avec une forte artillerie, qui avait,
comme au moulin de Fatowa, l'avantage de pouvoir tirer d'une rive
à l'autre, et au milieu d'un terrain dont les bois venaient d'être
coupés. Un peu plus en arrière le maréchal plaça encore en réserve
les deux autres régiments de la division Compans, les 57e et 111e de
ligne, avec les cuirassiers Valence, pour fondre sur quiconque aurait
forcé le passage de la Mischowska. Enfin, comme dernière précaution,
le maréchal rangea la division polonaise Claparède derrière la
division Compans, pour lier avec la ville de Mohilew les troupes
qui gardaient la route de Staroi-Bychow. Le général Pajol, avec sa
cavalerie légère et le 25e de ligne (quatrième régiment de Compans),
fut chargé de surveiller la route d'Ighoumen par Pogost, celle que
le maréchal avait suivie de la Bérézina au Dniéper, en cas qu'une
portion de l'armée russe tentât de s'y présenter pour tourner la
position de Mohilew. Après ces vigoureuses et habiles dispositions,
le maréchal attendit avec sang-froid l'attaque du lendemain.

[Note en marge: Le 23 juillet au matin le prince Bagration attaque le
maréchal Davout sur la route de Mohilew.]

Le lendemain, 23 juillet, en effet, dès qu'il fit jour, le prince
Bagration, après avoir laissé le 8e corps (celui de Borosdin) sur
la route de Bobruisk, pour se couvrir contre la poursuite possible
mais peu probable du roi Jérôme, porta en avant le 7e corps (celui
de Raéffskoi) sur le pont de Saltanowka et le moulin de Fatowa, avec
ordre d'enlever ces deux postes à tout prix.

[Note en marge: Première tentative de la division Kolioubakin sur le
pont et l'auberge de Saltanowka.]

La division Kolioubakin attaqua le pont de Saltanowka, et la division
Paskewitch le moulin de Fatowa. L'une et l'autre, rangées à la
lisière des bois, n'avaient mis à découvert que leur artillerie et
leurs tirailleurs. Ces derniers avaient essayé de s'embusquer dans
les broussailles, et derrière tous les accidents de terrain. Mais les
tirailleurs français, mieux abrités derrière l'auberge de Saltanowka
et le moulin de Fatowa, et tirant très-juste, causaient à l'ennemi
beaucoup plus de mal qu'ils n'en éprouvaient. L'artillerie française,
de son côté, démontait à chaque instant les pièces russes. Après
quelque temps de ce combat désavantageux, la division Kolioubakin
voulut s'avancer sur le pont de Saltanowka, mais elle fut accueillie
par un tel feu de mousqueterie et de mitraille qu'elle se vit obligée
de reculer, et de rentrer dans le bois.

Le maréchal était accouru au bruit du canon, et ayant reconnu que
tout se passait bien sur son front, s'était reporté en arrière,
au village de Seletz, pour savoir si une attaque de flanc ne le
menacerait pas de ce côté. S'étant assuré que le danger n'y était pas
imminent, il avait placé un peu plus en avant le 61e, qui d'abord
était au village de Seletz, et avait fait avancer également les 57e
et 111e, ainsi que les cuirassiers, discernant bien que le plus grand
effort de l'ennemi se dirigerait sur le front de la position. Il y
était immédiatement retourné de sa personne.

[Note en marge: Nouvel effort de la division Kolioubakin sur le pont
de Saltanowka, et attaque de la division Paskewitch sur le moulin de
Fatowa.]

Effectivement les Russes tentaient en ce moment un énergique et
dernier effort. La division Kolioubakin, débouchant en masse par la
grande route, s'avançait en colonne serrée sur le pont de Saltanowka,
et la division Paskewitch, se déployant à découvert devant le
moulin de Fatowa, venait border la retenue d'eau malgré les feux
bien dirigés de notre artillerie. Le général Friédérichs, avec le
85e, accueillit la division Kolioubakin par un feu de mousqueterie
si bien nourri, qu'après avoir d'abord marché franchement vers
le pont, elle se mit à hésiter, et finit bientôt par battre en
retraite. La division Paskewitch trouvant dans le ruisseau un
obstacle moins insurmontable, essaya de le franchir en passant sur
la digue qui retenait les eaux du moulin. À cette vue, un bataillon
du 108e, conduit par un officier brave jusqu'à la témérité, courut
à la rencontre des assaillants, les joignit à la baïonnette, et
les obligea de repasser le ruisseau. Malheureusement, au lieu de
se contenter de cet avantage, il franchit à son tour l'obstacle si
vivement disputé, et déboucha au milieu du terrain découvert qui
s'étendait au delà. À peine arrivé sur ce terrain, il se trouva
au centre d'un cercle de feux partant de la lisière des bois, fut
ensuite abordé à la baïonnette, et ramené en deçà du ruisseau, après
avoir laissé une centaine d'hommes dans les mains des Russes, et en
avoir perdu beaucoup plus par l'effet meurtrier de leur mousqueterie.

[Note en marge: Tous les efforts des Russes sur ces deux points
énergiquement repoussés.]

C'était le moment où le maréchal arrivait après avoir parcouru les
derrières de la position. Il rallia le bataillon revenu en désordre,
lui commanda quelques manoeuvres sous le feu pour lui rendre son
sang-froid, et jeta la cavalerie légère sur plusieurs pelotons
ennemis qui avaient eu l'audace de franchir le ruisseau. Puis il
amena toute son artillerie, qui donnant en plein sur le terrain
découvert où la division Paskewitch s'était déployée, et couvrant
celle-ci de mitraille, la força de rentrer de nouveau dans les
bois. Ainsi, du moulin de Fatowa au pont de Saltanowka, les Russes
s'étaient épuisés en efforts impuissants, et ils tombaient dans la
proportion de trois ou quatre pour un Français.

[Note en marge: Après avoir repoussé les Russes, on prend l'offensive
contre eux, et on les poursuit l'espace d'une lieue.]

Pourtant la division Paskewitch essaya de remonter sur notre
droite, en longeant la Mischowska et la lisière des bois jusqu'à la
hauteur du village de Seletz. Elle suivit le bord de la coupe pour
se mettre à l'abri de notre artillerie, et parvint ainsi jusqu'en
face du village de Seletz. Ses éclaireurs franchirent même le
ruisseau. Les voltigeurs du 61e se précipitèrent aussitôt sur ceux
qui avaient commis cette imprudence, et les forcèrent à repasser.
Puis le régiment tout entier, s'élançant au delà de la Mischowska,
entra dans le bois, et prenant à revers la coupe dont les Russes
occupaient le bord, les obligea d'évacuer précipitamment cette partie
du champ de bataille. Sur notre front le général Friédérichs exécuta,
entre le moulin de Fatowa et le pont de Saltanowka, une manoeuvre
semblable. Avec quelques compagnies d'élite il traversa le ruisseau,
pénétra dans le bois sans être aperçu, tourna l'espace découvert
dans lequel les Russes s'étaient déployés en face du moulin, et les
assaillit par derrière à l'improviste. Nos grenadiers et voltigeurs
firent à la baïonnette un vrai carnage de l'ennemi, et dégagèrent
ainsi tout le front du champ de bataille. On voulut alors prendre
l'offensive. On débarrassa le pont de Saltanowka, et on se porta en
masse sur la grande route de Staroi-Bychow. Après avoir poursuivi
les Russes pendant une lieue, on aperçut sur un terrain découvert le
prince Bagration en position avec tout le reste de son armée. Sur
ce nouveau terrain, le combat, jusque-là si avantageux, allait nous
devenir aussi funeste qu'il l'avait été pour les Russes sur les bords
de la Mischowska. L'intrépide Compans, dont la sagesse égalait la
bravoure, arrêta l'ardeur de ses troupes, et les ramena en arrière,
pour ne pas convertir en une alternative de succès et de revers ce
beau combat défensif, qui n'avait été jusque-là qu'une victoire non
interrompue. Il ne fut pas poursuivi. Le prince Bagration, épouvanté
des pertes qu'il avait faites (environ 4 mille morts ou blessés
jonchaient les bords de la Mischowska), et informé que des renforts
allaient arriver au maréchal Davout, crut devoir rétrograder sur
Staroi-Bychow, pour y passer le Dniéper et se porter ensuite sur
Micislaw.

[Note en marge: Résultats du combat de Mohilew.]

Ainsi se termina ce glorieux combat, dans lequel les 28 mille hommes
du 1er corps avaient arrêté les 60 mille hommes de Bagration. Il est
vrai que 20 mille Russes seulement avaient combattu; mais il n'y
avait pas eu plus de 8 à 9 mille Français véritablement engagés, et
pour 4 mille morts ou blessés perdus par les Russes, les Français
n'avaient à regretter qu'un millier d'hommes, dont une centaine
du 108e restés prisonniers au delà de la Mischowska. Si le prince
Bagration avait mieux connu le terrain, il aurait pu exécuter sur
la droite si allongée du maréchal une attaque dangereuse avec le
corps de Borosdin. Mais il restait l'infanterie des généraux Compans
et Claparède, les cuirassiers du général Valence, et il ne lui eût
pas été facile de passer sur le corps de pareilles troupes. On doit
ajouter aussi que si, dans cette journée du 23, le prince Poniatowski
avait eu le temps de paraître par Jakzitcy sur les derrières ou le
flanc du prince Bagration, même après l'occasion de Bobruisk manquée,
il aurait pu faire encore essuyer à cette armée russe un sanglant
désastre. On a vu plus haut les causes fatales qui en avaient décidé
autrement.

Le maréchal Davout employa la journée du lendemain à ramasser
ses blessés, et à recueillir des nouvelles des Polonais et des
Westphaliens, ne voulant pas avant leur arrivée sortir de cette
espèce de camp retranché qui lui avait été si utile. Il disposa
tout pour remonter le Dniéper jusqu'à Orscha, afin de se rapprocher
de Napoléon, qui, comme nous l'avons dit, attendait à Gloubokoé
l'instant propice pour tourner par Polotsk et Witebsk l'armée russe
de Barclay de Tolly. Empêcher le prince Bagration de rejoindre
l'armée principale était désormais impossible, car on ne pouvait
le suivre indéfiniment au delà du Dniéper; mais on avait retardé
sa jonction avec Barclay de Tolly, et ce résultat, quoique
bien inférieur à celui qu'on avait espéré d'abord, suffisait à
l'accomplissement du principal dessein de Napoléon.

[Note en marge: Position de Napoléon le 23 juillet devant la Dwina.]

C'était le 22 ou le 23 au plus tard que Napoléon, dans ses profonds
calculs, avait choisi pour exécuter sa grande manoeuvre. Il était à
Gloubokoé, ayant à sa droite vers Kamen le prince Eugène, devant lui,
vers Ouchatsch, la cavalerie de Murat, les trois divisions Morand,
Friant, Gudin, à sa gauche enfin, Ney et Oudinot, vis-à-vis du camp
de Drissa. Il avait à Gloubokoé même la garde impériale. Il se tenait
ainsi avec 190 mille hommes environ, prêt à traverser la Dwina sur
la gauche de Barclay de Tolly. Le succès du maréchal Davout était
une circonstance heureuse pour l'exécution de son dessein, mais en
ce moment il se passait une révolution singulière dans l'état-major
russe.

[Note en marge: Situation de l'armée russe.]

[Note en marge: Soulèvement des esprits contre le plan de retraite
sur la Dwina.]

[Note en marge: Fausseté de l'idée qui avait fait choisir le camp de
Drissa.]

[Note en marge: Mauvaise construction du camp de Drissa.]

Barclay de Tolly, ainsi qu'on l'a vu, s'était replié sur le camp de
Drissa, et cette manoeuvre avait excité le mécontentement au plus
haut degré. Dans les rangs inférieurs de l'armée, où prédominaient
les passions nationales, le seul fait de reculer devant les Français
avait blessé profondément le sentiment général. Dans la partie
plus élevée, capable d'apprécier la sagesse d'un plan de retraite
continue, l'établissement au camp de Drissa ne présentait à l'esprit
de personne un sens raisonnable. En effet, l'idée de se retirer à
l'intérieur était fondée sur l'espérance et la presque certitude
d'épuiser les Français par une longue marche, et de tomber sur eux
lorsqu'ils seraient décimés par la fatigue, la faim et le froid. Un
camp retranché n'ajoutait pas beaucoup d'avantages à ce plan, car,
ainsi que nous l'avons dit, l'espace indéfini était le véritable
abri des Russes, et ils n'avaient pas besoin d'un Torrès-Védras,
n'étant pas acculés à l'extrémité de leur continent. Mais en tout
cas, un camp sur la Dwina, placé sur le chemin des Français, au
début pour ainsi dire de leur course, quand ils avaient encore
toutes leurs forces et toutes leurs ressources, était un non-sens,
puisque Napoléon pouvait ou forcer ce camp, ou le tourner, sans
compter qu'il lui était facile, en profitant de l'immobilité obligée
de l'armée principale, de pénétrer par sa droite dans la trouée
qui sépare les sources de la Dwina de celles du Dniéper, et de
couper en deux, pour le reste de la campagne, la longue ligne des
armées russes. Le mouvement du maréchal Davout contre le prince
Bagration, la concentration de Napoléon à Gloubokoé, révélaient
déjà cette intention de la manière la plus frappante. Enfin le camp
lui-même sur la Drissa n'offrait aucune sécurité sous le rapport de
sa construction. Généralement on se couvre d'un fleuve qu'on veut
défendre, ici, au contraire, on s'était placé en avant du fleuve, en
y appuyant ses derrières et ses ailes. Sur l'indication du général
Pfuhl, les ingénieurs russes avaient choisi un rentrant profond que
la Dwina forme à Drissa, et s'y étaient adossés, comme s'ils avaient
été moins soucieux de se rendre inexpugnables sur leur front que sur
leurs flancs et leurs derrières. Il est vrai que sur le front de ce
camp on avait cherché à se créer par d'immenses ouvrages une sorte
d'inexpugnabilité artificielle, qui pût défier tous les efforts de
l'ennemi. On avait fermé le rentrant dans lequel on s'était logé
par une première ligne d'ouvrages de 3,300 toises de développement,
allant de l'un à l'autre coude de la Dwina. C'étaient des abatis,
des épaulements en terre très-difficiles à escalader, et de plus
hérissés d'artillerie. En seconde ligne, on avait construit dix
redoutes, liées par des espèces de courtines, et armées également
d'une artillerie très-nombreuse. Une partie de l'armée russe occupait
ces ouvrages, et le reste, rangé en arrière en masses profondes,
présentait une réserve formidable. Quatre ponts devaient assurer la
retraite de cette armée, si elle était obligée d'évacuer la position.
Quoique ce camp dût opposer de grands obstacles, même à l'impétuosité
des Français, il est bien vrai qu'il se prêtait merveilleusement à
la manoeuvre de Napoléon, qui songeait à le tourner, et à venir y
enfermer Barclay de Tolly. Si en effet Napoléon avait le temps de
passer la Dwina et de se porter sur les derrières de l'armée russe,
on n'imagine pas comment celle-ci aurait pu défiler par ces quatre
ponts devant deux cent mille Français.

[Note en marge: Déchaînement contre le général Pfuhl, et contre
l'empereur lui-même.]

Quoi qu'il en soit, le cri dans l'armée russe était universel.
Les uns s'en prenaient à l'idée même de battre en retraite devant
les Français, les autres à l'idée de s'arrêter sitôt, les autres
encore à celle de laisser Napoléon s'élever sur la gauche de
l'armée principale, et s'interposer ainsi entre Barclay de Tolly et
Bagration. Tous unanimement imputaient l'idée qui leur déplaisait au
général Pfuhl, après lui aux étrangers qui semblaient ses complices,
et après ces étrangers à l'empereur Alexandre qui les patronait.
L'Italien Paulucci lui-même, qui cherchait à se faire pardonner son
origine par la violence de son langage, avait dit à Alexandre que son
conseiller Pfuhl était un idiot ou un traître, à quoi Alexandre avait
répondu en envoyant l'arrogant interpellateur à trente lieues sur les
derrières. Mais la colère générale n'en était devenue que plus vive.

[Note en marge: On demande tout haut que l'empereur Alexandre quitte
l'armée.]

Bientôt on ne s'était plus borné à blâmer le plan de campagne; on
avait commencé à blâmer la présence même de l'empereur à l'armée, et
à crier contre l'esprit de cour transporté dans les camps, là où il
faut un chef dirigeant seul les opérations militaires, et point de
ces réunions de courtisans propres seulement à troubler celui qui
commande, à ébranler la confiance de ceux qui obéissent, à substituer
enfin la confusion à cette unité absolue, qui est l'indispensable
condition des succès à la guerre. On s'était mis à dire qu'Alexandre
ne pouvait pas commander, qu'il ne le voulait même pas, bien qu'il ne
fût point dépourvu d'intelligence militaire, et que, ne commandant
pas, il empêchait de commander, parce qu'une déférence inévitable
pour ses avis, la crainte d'encourir son blâme ou celui de ses
familiers, devaient ôter toute décision au chef d'armée le plus
résolu; qu'il fallait la liberté de verser, même en se trompant, des
torrents de sang, et n'avoir pas derrière soi un maître mesurant
la quantité de ce sang versé, la regrettant, ou la reprochant aux
généraux; que dès lors n'agissant pas et empêchant d'agir, il
fallait qu'Alexandre s'en allât, et emmenât même son frère, aussi
incommode que lui, et pas plus utile. Étrange spectacle que celui
de ce czar, type achevé dans l'Europe moderne de la souveraineté
absolue, dépendant de ses principaux courtisans, et presque exclu de
l'armée par une sorte d'émeute de cour! tant est profonde l'illusion
du despotisme! On ne commande véritablement qu'en proportion des
volontés qu'on est capable de concevoir et d'exécuter: le grade, le
rang n'y font rien, et le maître le plus absolu sur le trône le plus
redouté, n'est souvent que le valet d'un valet qui sait ce que son
maître ignore. Le génie seul commande parce qu'il voit et veut, et
lui-même il dépend des bons conseils, car il ne saurait tout voir, et
si, aveuglé par l'orgueil, il écarte ces conseils, il aboutit à la
folie, et par la folie à la ruine!

L'aristocratie militaire russe, qui tour à tour intimidant ou
soutenant Alexandre, l'avait conduit peu à peu à résister à la
domination française, n'était pas disposée, maintenant qu'elle
l'avait entraîné à la guerre, à se laisser gêner dans la manière
de la soutenir. Elle la voulait violente, acharnée, désespérée;
elle était même résolue à sacrifier au besoin toutes les richesses,
tout le sang de la nation, et n'admettait pas qu'un empereur,
patriote sans doute, mais doux, humain, variable, vînt arrêter ses
patriotiques fureurs.

[Note en marge: Démarche tentée auprès d'Alexandre pour l'engager à
quitter l'armée.]

Dans leur animation, les principaux personnages de cette aristocratie
militaire convinrent de tenter une démarche auprès de l'empereur
Alexandre, pour lui faire abandonner le plan du général Pfuhl et
l'établissement au camp de Drissa, pour le décider à remonter la
Dwina jusqu'à Witebsk, où l'on serait en mesure de rejoindre l'armée
de Bagration par Smolensk. Ces points une fois obtenus, ils se
promirent de tenter davantage, et d'inviter Alexandre à quitter
l'armée. Ils prirent pour colorer cette invitation d'une manière
convenable, un prétexte non-seulement respectueux mais flatteur.
Ils durent alléguer que la direction de la guerre n'était pas
actuellement la principale tâche du gouvernement, que le soin d'en
réunir les moyens était plus important encore; que derrière l'armée
qui allait combattre, il en fallait une, et deux au besoin; que
pour les avoir il fallait les obtenir du patriotisme de la nation,
qu'Alexandre, adoré d'elle en ce moment, en obtiendrait tout ce qu'il
voudrait; qu'il fallait donc qu'il se rendît dans les principales
villes, à Witebsk, à Smolensk, à Moscou, à Saint-Pétersbourg, qu'il
convoquât toutes les classes de la population, la noblesse, le
clergé, la bourgeoisie, et leur demandât les derniers sacrifices;
que ce service était à la fois plus urgent et plus utile que tous
ceux qu'il pourrait rendre en restant à l'armée; que c'était à ses
généraux à combattre ou à mourir sur le seuil de la patrie, et à lui
à s'en aller chercher d'autres enfants dévoués de cette même patrie,
pour mourir partout où il serait nécessaire, fût-ce dans les extrêmes
profondeurs de la Russie. Et on doit reconnaître à l'honneur de cette
aristocratie impérieuse et dévouée, qui douze ans auparavant s'était
débarrassée violemment d'un prince en démence, et qui aujourd'hui
éloignait de l'armée un prince gênant, on doit reconnaître qu'elle
était sincère, et qu'en l'écartant elle ne voulait qu'une chose,
verser le sang de l'armée et le sien, plus à son aise, et en plus
grande abondance.

L'ancien ministre de la guerre Araktchejef, homme d'une capacité
ordinaire, mais d'un caractère énergique, le ministre de la police
Balachoff, osèrent écrire un avis qu'ils remirent signé à Alexandre,
et par lequel ils concluaient à son départ immédiat pour Moscou,
d'après les motifs que nous venons de retracer. Les chefs de corps
Bagowouth, Ostermann, supplièrent Alexandre, avec une énergie qui
dépassait la simple prière, d'ordonner l'abandon immédiat du camp de
Drissa, et un mouvement de droite à gauche sur Witebsk, pour déjouer,
en se réunissant au prince Bagration, la manoeuvre de Napoléon, que
l'on commençait à soupçonner.

[Note en marge: Alexandre cède aux instances impérieuses de ses
généraux, et convoque un conseil de guerre.]

[Note en marge: La résolution d'abandonner le camp de Drissa est
unanimement adoptée.]

Alexandre, touché des observations qu'on venait de lui présenter
sur les inconvénients de sa présence à l'armée, frappé également du
danger de la position prise à Drissa, sentit s'évanouir toutes ses
résolutions. Il convoqua un conseil de guerre où il admit à siéger
non-seulement son propre état-major, mais celui du général Barclay
de Tolly. Il y appela l'ancien ministre de la guerre Araktchejef,
l'ingénieur Michaux, et le colonel Wolzogen, confident du général
Pfuhl. Alexandre, après avoir expliqué le plan dans son ensemble,
chargea le colonel Wolzogen de le justifier dans ses détails.
Celui-ci, en convenant que certains travaux avaient été assez mal
conçus, défendit cependant l'emplacement du camp de Drissa par des
arguments plus ou moins spécieux. Ces arguments, au surplus, étaient
sans force contre les objections que soulevait le plan du général
Pfuhl. Si, en effet, il s'agissait d'un plan de retraite calculée,
c'était trop tôt que de s'arrêter à la Dwina, car on s'exposait à
être assailli par les Français au moment où ils disposaient encore
de toutes leurs ressources; de plus, en se retirant sur Drissa on
leur laissait la faculté de s'interposer entre les deux armées de la
Dwina et du Dniéper; enfin, si des corps agissant sur les ailes de
l'ennemi pouvaient se concevoir, ce n'était pas un motif pour diviser
en deux la principale masse des forces russes, au point de n'être
nulle part en état de faire face à l'ennemi. Quoique ces raisons ne
fussent distinctement exprimées par aucun membre de l'état-major
russe, elles agitaient confusément tous les esprits. Aussi M. de
Wolzogen s'empressa-t-il lui-même d'admettre la nécessité de quitter
immédiatement le camp de Drissa et de se porter sur Witebsk, où l'on
donnerait la main à Bagration, qu'on espérait rejoindre à Smolensk.
Cet avis, conforme à tout ce qu'on désirait, ne pouvait rencontrer
de contradicteur, et il fut adopté unanimement.

[Note en marge: Alexandre quitte l'armée avec ses conseillers
militaires, et laisse au général Barclay de Tolly le soin de diriger
les opérations en qualité de ministre de la guerre.]

Ainsi fut abandonnée par une sorte de révolte des esprits la partie
ridiculement systématique du plan du général Pfuhl, qui consistait
à chercher à Drissa ce que lord Wellington avait trouvé aux lignes
de Torrès-Védras. Toutefois Alexandre n'abandonna pas la partie
essentielle du plan, qui, du reste, appartenait à tous les esprits
sensés, celle de se retirer dans l'intérieur. Il confia l'exécution
de cette pensée au général Barclay de Tolly, sans lui donner le
titre de général en chef, afin de ménager l'amour-propre du prince
Bagration, et il lui laissa la qualité de ministre de la guerre, qui
lui subordonnait tous les chefs de corps. Il sentit en outre qu'il
fallait s'éloigner, car il gênait les généraux par sa présence,
assumait une responsabilité effrayante, et éprouvait au milieu de
tant d'avis divers un tourment d'esprit insupportable. Il accepta
donc volontiers le rôle dont on lui suggérait l'idée, celui d'aller
à Moscou soulever les populations russes contre les Français, et il
quitta sans différer le quartier général, emmenant tous les importuns
conseillers dont Barclay de Tolly ne voulait point, et l'armée
encore moins que lui. Le général Pfuhl partit pour Saint-Pétersbourg
avec l'ancien ministre Araktchejef, le Suédois Armfeld, et autres.
L'Italien Paulucci, d'abord disgracié pour sa franchise, fut nommé
gouverneur de Riga.

Barclay de Tolly, resté seul à la tête de l'armée avec la qualité
de ministre de la guerre, était de tous les généraux russes le
plus capable de la bien diriger. Instruit, connaissant à fond les
détails de son métier, flegmatique et opiniâtre, il n'avait qu'un
inconvénient, c'était d'inspirer à ses subordonnés de vives jalousies
qu'il ne pouvait faire taire par une supériorité reconnue, et d'être
responsable aux yeux de l'armée d'un système de retraite qui, tout
raisonnable qu'il était, la blessait profondément. Pour le moment,
il adhéra de grand coeur à la pensée d'évacuer le camp de Drissa,
de remonter la Dwina jusqu'à Witebsk, de s'établir là en face de
Smolensk, où l'on espérait que Bagration arriverait bientôt en
remontant le Dniéper, et de tendre la main à celui-ci en se portant
au besoin au milieu de la trouée qui sépare les sources de la Dwina
de celles du Dniéper. Par ce mouvement il allait nous interdire la
route de Moscou, mais celle de Saint-Pétersbourg restait ouverte.
Afin de la fermer autant que possible, il résolut de laisser en
position sur la basse Dwina, entre Polotsk et Riga, le corps du comte
de Wittgenstein, lequel avec 25 mille hommes, bientôt augmentés des
troupes de Finlande et des réserves du nord de l'empire, couvrirait
l'importante place de Riga, et menacerait le flanc gauche des
Français, tandis que l'armée du Danube, si elle revenait de Turquie à
temps, menacerait leur flanc droit.

[Note en marge: Le général Barclay de Tolly remonte la Dwina pour se
porter à Witebsk.]

Ces dispositions arrêtées, Barclay de Tolly se mit en marche le 19
juillet, et remonta la Dwina, l'infanterie sur la rive droite, la
cavalerie sur la rive gauche. Cette dernière en remontant la rive
gauche occupée par les Français, pouvait avoir avec eux plus d'un
engagement; mais elle avait la ressource de repasser la Dwina à
gué, ce qui, dans cette saison, et au-dessus de Polotsk, était
facile. Le général Doctoroff devait former l'arrière-garde. Après la
séparation du corps de Wittgenstein et les pertes résultant de la
marche, Barclay de Tolly conservait encore environ 90 mille hommes.
L'adjonction du prince Bagration pouvait lui procurer 150 mille
hommes. Parti le 19, il marcha par les deux rives de la Dwina, les
20, 21, 22 juillet, en se tenant à une assez grande distance des
Français, qui, dans leur projet de manoeuvre, avaient résolu de ne
pas trop s'approcher des Russes.

[Note en marge: Au milieu des mouvements confus de la cavalerie
russe, Napoléon discerne le plan de l'ennemi, consistant à rejoindre
le prince Bagration entre Witebsk et Smolensk.]

[Note en marge: Napoléon persiste dans son dessein contre l'armée de
Barclay de Tolly, et suit son mouvement sur Witebsk.]

Napoléon, qui, lorsqu'il était en opération, avait les yeux
continuellement fixés sur l'ennemi, devait ne pas tarder à
s'apercevoir d'un tel mouvement, bien que la cavalerie russe
s'appliquât à le couvrir, et à le dissimuler par des reconnaissances
dirigées dans tous les sens. Il remarqua bientôt, à travers
l'agitation de cette cavalerie, un mouvement vers la haute Dwina, qui
pour les Français était de gauche à droite, et de droite à gauche
pour les Russes. Avec son incomparable discernement, il reconnut tout
de suite que Barclay de Tolly remontait la Dwina vers Witebsk, pour
tendre la main à Bagration, qui de son côté remonterait probablement
le Dniéper jusqu'à Smolensk. Cette manoeuvre de l'ennemi fut loin
de le décourager de son grand dessein, bien au contraire. Si les
Russes avaient décampé de Drissa pour s'enfoncer directement dans
l'intérieur de la Russie, il aurait pu désespérer de les atteindre,
mais Barclay s'élevant sur la Dwina par un mouvement transversal,
pendant que Bagration allait s'élever sur le Dniéper par un mouvement
semblable, il avait toujours la chance de s'interposer entre l'un et
l'autre, pour exécuter son plan primitif. Le maréchal Davout après
avoir obligé le prince Bagration à descendre le Dniéper, devait être
bien avant celui-ci à Smolensk, et Napoléon n'avait qu'à remonter
lui-même la Dwina, en s'élevant vivement par sa droite, pour trouver
le moyen de faire à Witebsk ce qu'il n'avait pu faire à Polotsk,
c'est-à-dire de passer la Dwina sur la gauche de Barclay de Tolly,
de le déborder, et de le prendre à revers, pourvu toutefois que les
circonstances ne lui fussent pas complétement défavorables.

Son plan était donc tout aussi réalisable; il fallait seulement
l'exécuter plus à droite. Il n'en différa pas d'un seul jour
l'exécution, et en aurait même devancé le moment, si la réunion de
son matériel l'avait permis. Le prince Eugène était le 22 juillet à
Kamen; Murat, avec la cavalerie, avec les trois divisions détachées
du 1er corps, était tout près sur la gauche du prince Eugène; Ney,
Oudinot venaient après, et la garde les suivait par Gloubokoé.
(Voir la carte nº 55.) Napoléon mit toute cette masse en marche sur
Beschenkowiczy. Se doutant cependant qu'il devait rester des forces
ennemies sur la basse Dwina, il prescrivit au maréchal Oudinot de
franchir ce fleuve à Polotsk, de refouler au-dessous les troupes
qu'il y rencontrerait, et de s'appliquer à couvrir la gauche de la
grande armée. En défalquant Macdonald, laissé en Samogitie pour
veiller sur le Niémen, en défalquant Oudinot, destiné à se tenir vers
Polotsk, il restait à Napoléon, avec Murat, avec les trois divisions
du 1er corps, avec Ney, avec le prince Eugène, environ 150 mille
hommes. Sur sa droite, il devait retrouver le maréchal Davout à la
tête de ses trois divisions et de toutes les forces qui avaient
composé le corps de Jérôme. Il était donc en mesure de frapper sur
Barclay de Tolly un coup terrible.

[Note en marge: Marche sur Beschenkowiczy.]

Le prince Eugène franchit l'Oula le 23, et se porta avec quelques
troupes légères sur Beschenkowiczy, petit bourg situé au bord de
la Dwina, d'où l'on pouvait distinguer les mouvements de l'armée
russe au delà du fleuve. C'était l'arrière-garde de Doctoroff qu'on
apercevait en ce moment sur la route de Witebsk. Sur la rive gauche
de la Dwina que nous occupions, des arrière-gardes de cavalerie se
montrèrent dans la direction de Witebsk, et se replièrent, mais
en se défendant avec plus de ténacité que de coutume, ce qui fit
naître l'espérance de voir les Russes accepter enfin la bataille
qu'on désirait si ardemment. Napoléon ordonna au prince Eugène, qui
n'avait pu se porter sur Beschenkowiczy qu'avec une avant-garde,
d'y réunir le lendemain 24 son corps tout entier, ainsi que la
cavalerie Nansouty, et d'y jeter un pont sur la Dwina pour aller en
reconnaissance de l'autre côté. Quant à lui, il avait déjà quitté
Gloubokoé avec son quartier général, et il était à une demi-marche
en arrière du prince Eugène. Il fit exécuter au reste de l'armée un
mouvement général dans le même sens.

[Note en marge: Reconnaissance au delà de la Dwina.]

Le 24, le prince Eugène porta son corps à Beschenkowiczy. Tandis que
la cavalerie légère du général Nansouty, dépassant Beschenkowiczy,
courait sur la route d'Ostrowno, le prince dispersa ses voltigeurs
le long de la Dwina, pour en écarter les Russes, qu'on voyait sur
l'autre rive, et fit approcher son artillerie afin de les tenir
encore plus loin. Les pontonniers de son corps, amenés en cet
endroit, se jetèrent hardiment dans le fleuve pour entreprendre
l'établissement d'un pont. Ils l'eurent en peu d'heures rendu
praticable, de manière que les troupes purent commencer à y passer.
La cavalerie bavaroise du général Preysing, qui était attachée à
l'armée d'Italie, impatiente de se montrer au delà de la Dwina, se
précipita dans l'eau sans hésiter, traversa le fleuve à gué, et
courut nettoyer l'autre rive. Ses escadrons, mieux conservés que
l'infanterie bavaroise, galopant à la suite des Russes, se firent
admirer de toute l'armée par la précision et la rapidité de leurs
manoeuvres.

[Note en marge: Cette reconnaissance confirme Napoléon dans son
projet de marcher sur Witebsk, pour essayer de déborder et de tourner
Barclay de Tolly.]

Vers le milieu de l'après-midi, un grand tumulte de chevaux annonça
la présence de Napoléon. Les troupes d'Italie, qui ne l'avaient
pas encore vu, le saluèrent de bruyantes acclamations, auxquelles
il répondit par un brusque salut, tant il était occupé de l'objet
qui l'amenait. Il descendit précipitamment de cheval pour adresser
quelques observations au chef des pontonniers, puis, se remettant
en selle, il traversa le pont au galop, et, suivant à toute bride
la cavalerie bavaroise, il se porta au loin sur la rive gauche
de la Dwina, pour observer la marche des Russes. Bien qu'avec sa
prodigieuse sagacité il devinât la vérité sur les moindres rapports
des officiers d'avant-garde, il voulait toujours, quand il le
pouvait, avoir vu les choses de ses propres yeux.

Après avoir couru l'espace de deux ou trois lieues, il revint
convaincu que l'armée russe avait défilé tout entière sur Witebsk, et
il résolut de s'avancer plus vite et plus hardiment encore dans cette
direction, pour se placer violemment, s'il le fallait, entre Witebsk
et Smolensk, entre Barclay de Tolly et Bagration. Il ordonna donc au
prince Eugène et au général Nansouty de s'acheminer, le lendemain 25,
sur Ostrowno. Murat, qui précédemment avait marché de sa personne
avec la cavalerie de Montbrun et les trois divisions Morand, Friant,
Gudin, dut se mettre à la tête de la cavalerie maintenant que l'armée
était réunie, et précéder le prince Eugène dans le mouvement sur
Ostrowno.

Le lendemain 25, on partit de très-bonne heure. Le général Bruyère
ouvrait la marche avec sept régiments de cavalerie légère, et un
régiment d'infanterie de la division Delzons, le 8e léger. Suivaient
les cuirassiers Saint-Germain; quant aux cuirassiers Valence, formant
le complément du corps du général Nansouty, ils étaient, comme on l'a
vu ailleurs, détachés auprès du maréchal Davout.

[Note en marge: Premier combat d'Ostrowno, livré le 25 juillet.]

Ce même jour le général Barclay de Tolly, voulant retarder les
progrès des Français en leur disputant le terrain pied à pied, avait
placé en avant d'Ostrowno le 4e corps (celui d'Ostermann), avec une
brigade de dragons, avec les hussards de la garde, les hussards de
Soumy, et une batterie d'artillerie à cheval. Ces troupes étaient en
reconnaissance entre Ostrowno et Beschenkowiczy.

Le général Piré avec le 8e de hussards et le 16e de chasseurs à
cheval, s'avançait sur la route d'Ostrowno, large, droite, bordée de
bouleaux, lorsqu'au sommet d'une petite montée il découvrit tout à
coup la cavalerie légère russe escortant son artillerie à cheval.
On ne se fut pas plutôt reconnu, que le 8e de hussards et le 16e de
chasseurs furent couverts de mitraille. Le général Piré fondant alors
avec ces deux régiments sur la cavalerie russe, mit d'abord en fuite
le régiment qui occupait le milieu de la route, chargea ensuite le
second qui était dans la plaine à droite, revint sur le troisième
qui était dans la plaine à gauche, et après s'être défait de tout ce
qu'il y avait devant lui de troupes à cheval, se jeta sur les pièces,
sabra les canonniers, et enleva huit bouches à feu. Murat arriva au
moment de ce brillant fait d'armes suivi par la seconde brigade du
général Bruyère, et par les cuirassiers de Saint-Germain. Il prit la
direction du mouvement.

À peine avait-il gravi la légère éminence au pied de laquelle venait
d'avoir lieu cette première rencontre, qu'il aperçut dans la plaine
au delà le corps d'Ostermann tout entier, appuyé d'un côté à la
Dwina, et de l'autre à des coteaux boisés. Sur-le-champ, il fit
ses dispositions pour tenir tête à cette infanterie nombreuse, que
flanquaient plusieurs milliers de chevaux. À sa gauche vers la Dwina,
il rangea ses régiments de cuirassiers sur trois lignes. Au centre,
il déploya le 8e léger, afin de répondre au feu de l'infanterie
russe, et le fit soutenir par une partie de la cavalerie du général
Bruyère. Il rangea sur sa droite le reste de cette cavalerie, qui se
composait du 6e de lanciers polonais, du 10e de hussards polonais, et
d'un régiment de uhlans prussiens. Il envoya dire au prince Eugène
d'accourir le plus tôt possible avec la division d'infanterie
Delzons.

[Note en marge: Brillante conduite de la cavalerie française.]

Ces dispositions n'étaient pas achevées, que les dragons d'Ingrie
s'avancèrent pour charger son extrême droite. Les Polonais, que
la vue des Russes animait d'une singulière ardeur, exécutèrent un
changement de front à droite, se précipitèrent au galop sur les
dragons d'Ingrie, les rompirent, en tuèrent un grand nombre, et en
prirent deux ou trois cents. En un instant, cette partie du champ
de bataille se trouva balayée, et on donna ainsi à l'infanterie de
la division Delzons du temps pour arriver. Dans cet intervalle,
les deux bataillons déployés du 8e léger occupaient le milieu du
champ de bataille, et protégeaient notre cavalerie contre le feu
de l'infanterie russe. Pour s'en débarrasser, le général Ostermann
envoya contre eux trois bataillons détachés de sa gauche. Murat fit
aussitôt charger ces trois bataillons par quelques escadrons, et
les força de se replier. Notre cavalerie remplissait ainsi chacune
des heures de la journée par des combats brillants, en attendant
l'apparition de l'infanterie. Le comte Ostermann n'osant plus
aborder notre cavalerie de front, fit, à la faveur des bois, avancer
plusieurs autres bataillons sur notre droite, et en poussa aussi deux
sur notre gauche, dans le même dessein. Murat, qui jusqu'à ce moment
encore n'avait que de la cavalerie, lança contre les bataillons qui
se présentaient sur sa droite les lanciers et hussards polonais et
les uhlans prussiens. Cette cavalerie étrangère, fondant à toute
bride sur les bataillons russes, les culbuta, et les contraignit de
rentrer dans le bois. À l'aile opposée, le 9e de lanciers, soutenu
par un régiment de cuirassiers, rompit avec la même vigueur les
bataillons russes envoyés contre notre gauche, et les mit dans la
nécessité de rétrograder.

Il y avait plusieurs heures que durait cette lutte incessante de
la cavalerie française contre toute l'infanterie russe, lorsque
arriva enfin la division Delzons, qui du reste avait marché aussi
vite qu'elle avait pu, et à la vue de ses lignes profondes, le comte
Ostermann se mit en retraite sur Ostrowno. Cette journée, qui nous
avait coûté tout au plus 3 à 4 cents hommes, avait fait perdre aux
Russes 8 bouches à feu, 7 ou 8 cents prisonniers, et 12 ou 15 cents
hommes mis hors de combat. Notre cavalerie s'était signalée par
la vigueur, la promptitude et l'à-propos de ses manoeuvres, grâce
surtout à Murat, qui possédait au plus haut degré l'art difficile,
non de la ménager, mais de s'en servir.

Ce combat annonçait de la part des Russes l'intention de disputer
le terrain, et peut-être de livrer bataille. Rien ne convenait
davantage à Napoléon, qui en persistant dans la résolution de
s'interposer entre Barclay de Tolly et Bagration, et surtout de
déborder le premier, ne demandait pas mieux que d'y parvenir au moyen
d'une bataille, laquelle aurait pu lui procurer sur-le-champ tous
les résultats qu'il attendait d'une savante manoeuvre. Il ordonna
donc au prince Eugène et à Murat de se porter en masse le lendemain
sur Ostrowno, et de dépasser même ce point, pour approcher le plus
possible de Witebsk.

[Note en marge: Second combat d'Ostrowno, livré le 26 juillet.]

Le lendemain en effet, Murat et Ney ayant bien concerté leurs
mouvements s'avancèrent fortement serrés l'un à l'autre. La cavalerie
légère et les deux bataillons du 8e léger ouvraient la marche,
puis venaient les cuirassiers Saint-Germain, et enfin la division
d'infanterie du général Delzons. La division Broussier était à une
heure en arrière. On traversa ainsi Ostrowno dès le matin, et à deux
lieues au delà on trouva l'ennemi rangé derrière un gros ravin, avec
de fortes masses d'infanterie et de cavalerie. On avait devant soi
la division Konownitsyn, que Barclay de Tolly avait envoyée pour
soutenir le corps d'Ostermann, et le remplacer au besoin. Le champ de
bataille présentait les mêmes caractères que les jours précédents.
Remontant la vallée de la Dwina, nous avions à droite des coteaux
couverts de bois, au centre la grande route bordée de bouleaux,
traversée de ravins sur lesquels étaient jetés de petits ponts, et à
gauche la Dwina décrivant de nombreux circuits, et souvent guéable en
cette saison.

Vers huit heures, au bord du ravin derrière lequel l'ennemi était
établi, on rencontra ses tirailleurs. Notre cavalerie légère fut
obligée de se replier et de laisser à l'infanterie le soin de forcer
l'obstacle. Murat se tint un peu en arrière avec ses escadrons, se
contentant pour le moment d'envoyer au delà de la Dwina une partie
de ses chevaux-légers, afin de battre l'estrade et de menacer le
flanc des Russes. Le général Delzons arrivé devant le ravin qui nous
arrêtait, dirigea sur les bois épais qui étaient à notre droite le
92e de ligne, avec un bataillon de voltigeurs du 106e, sur la gauche
un régiment croate appuyé par le 84e de ligne, et garda au centre
le reste du 106e en réserve. L'artillerie, mise en batterie par le
général d'Anthouard, dut protéger de son feu l'attaque qu'allait
exécuter l'infanterie.

Tandis que les troupes de droite essayaient de gravir les hauteurs
boisées sous un feu très-vif, celles de gauche, conduites par le
général Huard, s'approchèrent du ravin, le franchirent, et parvinrent
à s'établir sur un plateau que l'ennemi évacua. Le centre suivit
ce mouvement. Le 8e léger, l'artillerie, la cavalerie allèrent
successivement occuper le plateau abandonné par l'ennemi. Pendant
que la gauche, composée du régiment croate et du 84e, poursuivait
son succès sans s'inquiéter de ce qui arrivait à l'aile opposée,
et s'engageait fort avant, la droite ne faisait pas des progrès
aussi rapides, et s'épuisait en vains efforts pour pénétrer dans
l'épaisseur des bois, défendus par une infanterie nombreuse. Notre
aile droite était ainsi retenue en arrière, tandis que notre centre
se portait en avant, et notre gauche plus en avant encore. Le général
Konownitsyn discernant cette situation, dirigea contre notre gauche
et notre centre toutes ses réserves, et les conduisit vigoureusement
à l'attaque. Le régiment croate et le 84e, qui ne s'attendaient pas à
ce brusque retour, se trouvant pris en flanc, furent bientôt ramenés
à la hauteur du centre. Déjà même ils allaient être culbutés dans le
ravin, et notre artillerie courait le danger d'être enlevée, lorsque
Murat, prompt comme l'éclair, se précipitant avec les lanciers
polonais sur la colonne russe, renversa le premier bataillon, et se
servant de ses lances contre cette infanterie rompue, joncha la
terre de morts. Au même instant le chef de bataillon Ricard, à la
tête d'une compagnie du 8e léger, se porta au secours de nos pièces
dont l'ennemi était près de s'emparer. Eugène lança également le
106e, tenu jusque-là en réserve, pour appuyer le 84e et les Croates.
Ces efforts réunis arrêtèrent les masses russes, ramenèrent notre
gauche en avant, et maintinrent notre centre. Pendant ce temps,
Murat, Eugène, Junot (celui-ci commandait l'armée d'Italie sous
Eugène) étaient accourus à notre droite, où le général Roussel à la
tête du 92e de ligne et des voltigeurs du 106e avait la plus grande
peine à vaincre le double obstacle des hauteurs et des bois. Junot se
mit à la tête du 92e, l'électrisa par sa présence, et notre droite
triomphante força enfin les Russes à se retirer.

Murat et Eugène apercevant au delà des troupes de Konownitsyn
d'autres colonnes profondes (c'étaient celles d'Ostermann), sur un
terrain toujours plus accidenté, craignaient, quoique victorieux,
de se trop engager, car ils ne savaient s'il convenait à Napoléon
de provoquer une action générale. Mais tout à coup ils furent tirés
d'embarras par les cris de _Vive l'Empereur!_ qui signalaient
ordinairement l'approche de Napoléon. Il parut en effet suivi de
son état-major, jeta un coup d'oeil sur le champ de bataille, qu'il
trouva jonché de morts, mais de morts russes beaucoup plus que de
morts français, et reconnut clairement l'intention de l'ennemi, qui
n'était pas encore de livrer bataille, mais de disputer fortement le
terrain pour ralentir notre mouvement. Il ordonna de le poursuivre
sans relâche jusqu'au soir.

Durant cette poursuite, que la droite était toujours obligée
d'exécuter en se soutenant sur le flanc de hauteurs boisées, le
brave général Roussel qui disputait le terrain d'un bouquet de bois
à l'autre, fut atteint d'un coup de feu, et mourut en emportant les
regrets de l'armée.

[Note en marge: Résultats du second combat d'Ostrowno.]

Cette seconde journée nous avait coûté 1200 hommes, dont 400 morts,
les autres blessés. Les Russes en avaient perdu environ deux mille.
Nous n'avions pas pris de canons, et nous avions fait peu de
prisonniers. Les troupes, du reste, s'étaient conduites avec la plus
rare valeur.

Napoléon passa cette nuit au milieu de l'avant-garde, résolu à
se mettre dès le matin à la tête de ses troupes, car chaque pas
qu'on faisait rendait la situation plus grave, et pouvait amener
des événements importants. Il avait prescrit aux trois divisions
détachées du 1er corps, à la garde, et au maréchal Ney de rejoindre
la tête de l'armée le plus promptement possible, afin d'être en
mesure de livrer bataille, s'il trouvait l'ennemi disposé à la
recevoir. Les Bavarois épuisés de fatigue avaient été laissés en
arrière à Beschenkowiczy, pour couvrir les communications avec
Polotsk, poste assigné à Oudinot, et avec Wilna, centre de toutes nos
ressources et de toutes nos communications.

[Note en marge: Combat livré le 27, en avant de Witebsk.]

Le lendemain dès la pointe du jour, Napoléon, suivi du prince Eugène,
du roi Murat, se porta en avant, pour tout ordonner lui-même dans
cette journée. On était fort près de Witebsk, dont on découvrait déjà
les clochers sur notre gauche, au bord de la Dwina, et au pied d'un
coteau. Un ravin nous séparait de l'ennemi, et le pont qui servait à
le passer avait été brûlé. Plus loin on découvrait une plaine assez
étendue, dans laquelle une nombreuse arrière-garde, composée de
cavalerie et d'infanterie légères, s'apprêtait à disputer le passage
du ravin. Au fond de la plaine enfin, on apercevait une petite
rivière, se jetant dans la Dwina près de Witebsk, et au delà de
cette rivière, l'armée russe en bataille, présentant une masse qu'on
pouvait évaluer à 90 ou 100 mille hommes. Voulait-elle enfin livrer
bataille, pour nous empêcher de nous établir entre elle et Bagration,
et de pénétrer dans la trouée qui sépare la Dwina du Dniéper? Son
attitude autorisait à le penser, et aussitôt Napoléon envoya aides
de camp sur aides de camp, afin de presser l'arrivée du reste de
l'armée. Pour la journée il ne fallait s'attendre qu'à un nouveau
choc de notre avant-garde contre l'arrière-garde russe, mais pour le
lendemain la bataille semblait certaine. Napoléon l'appelait de tous
ses voeux; l'armée partageait ses désirs et ses espérances.

[Illustration: Scène de bataille.]

En approchant du ravin qui nous séparait de l'arrière-garde ennemie,
il fallut s'arrêter pour rétablir le pont, et défiler ensuite par ce
pont, qui était fort étroit. Napoléon se plaça un peu à gauche en
arrière, sur une éminence d'où son regard embrassait toute l'étendue
du champ de bataille. Les chasseurs de la garde se rangèrent devant
lui. La journée était superbe, le soleil étincelant, la chaleur
extrêmement vive. L'armée d'Italie formait comme les jours précédents
la tête de notre colonne, de compagnie avec la cavalerie du général
Nansouty. La division Delzons ayant combattu la veille, avait cédé
le pas à la vaillante division Broussier. Le général Broussier se
hâta de faire réparer le pont, ce qui prit un peu de temps, après
quoi le 16e de chasseurs à cheval, de la brigade Piré, passa le
ravin, suivi de 300 voltigeurs du 9e de ligne. Ces troupes, défilant
par la gauche au pied de l'éminence où était Napoléon, s'avancèrent
dans la plaine pendant que les régiments de Broussier franchissaient
le pont. Ces régiments vinrent l'un après l'autre se former en carré
dans la plaine, le 53e en tête, les autres en échelons successifs.
En même temps le général de brigade Bertrand de Sivray, avec le
18e d'infanterie légère, se dirigea vers les hauteurs boisées qui
bordaient notre droite.

[Note en marge: Brillante aventure de trois cents voltigeurs du 9e de
ligne.]

[Note en marge: Probabilité d'une bataille pour le 28 juillet.]

[Note en marge: Joie de l'armée.]

Pendant que ces mouvements s'opéraient sous la protection d'une
nombreuse artillerie, le 16e de chasseurs s'étant trop avancé à
gauche, avec les voltigeurs du 9e, attira un orage sur sa tête. Le
comte Pahlen lança sur lui les Cosaques de la garde impériale russe.
Le 16e n'ayant personne pour le soutenir s'il chargeait, résolut
d'attendre de pied ferme la charge de l'ennemi, en l'amortissant par
ses feux de carabine. Il attendit en effet les escadrons russes avec
sang-froid, fit sur eux une décharge générale, et abattit un bon
nombre de cavaliers, mais pas assez pour arrêter leur impulsion. Il
fut donc heurté vivement et ramené en arrière. Au même instant, la
plus grande partie de la cavalerie russe s'ébranla, et vint fondre
sur notre gauche. Les trois cents voltigeurs du 9e semblèrent perdus
et comme engloutis au milieu de cette multitude de sabres levés
sur leurs têtes. Cependant ils se rapprochèrent du ravin sans se
désunir, se pelotonnèrent sous les ordres de deux braves officiers,
les capitaines Guyard et Savary, et continuèrent à faire un feu
nourri contre les nombreux escadrons qui les chargeaient. Cette nuée
de cavaliers poursuivant son mouvement en avant, arriva presque au
pied du monticule où se trouvait Napoléon, et vint menacer notre
artillerie jusqu'à la hauteur de nos carrés. Mais le premier de ces
carrés, formé par le 53e de ligne, reçut avec l'aplomb des vieilles
troupes d'Italie les charges de la cavalerie russe, et les arrêta
court; puis s'avançant, sans se rompre, dégagea le 16e de chasseurs
et les trois cents voltigeurs du 9e, qui étaient restés comme noyés
au milieu d'un flot d'assaillants. L'armée, qui assistait à ce
spectacle avec une vive émotion, vit avec joie le petit groupe des
voltigeurs du 9e sortir sain et sauf de cette effrayante mêlée.
Napoléon, qui n'avait pas cessé de l'observer avec sa lunette,
quitta la position qu'il occupait, franchit le ravin, et passant
à cheval devant ces braves voltigeurs: Qui êtes-vous, mes amis?
leur dit-il.--Voltigeurs du 9e de ligne, et tous enfants de Paris,
répondirent ces vaillants jeunes gens.--Eh bien, vous êtes des
braves, et vous avez tous mérité la croix.--Ils le saluèrent des
cris de _Vive l'Empereur!_ et il se porta ensuite auprès des carrés
de la division Broussier. Celle-ci s'avançait dans la plaine, ayant
son artillerie dans l'intervalle des carrés, et poursuivant à coups
de canon la nombreuse cavalerie de Pahlen. Bientôt arrivèrent, au
centre la cavalerie Nansouty, à droite la division Delzons. Les
Russes ne croyant pas prudent de tenir contre de pareilles forces,
repassèrent la petite rivière de la Loutcheza, derrière laquelle leur
armée était en bataille. On avait ainsi gagné la moitié du jour, et
si toutes nos troupes avaient été réunies, Napoléon eût accepté sur
l'heure la bataille qu'on semblait lui offrir. Mais il n'avait sous
la main qu'une partie trop insuffisante de son armée. Il résolut donc
d'employer le reste de cette journée en reconnaissances, en études du
terrain, en concentrations de forces. Après avoir observé la ligne
ennemie, et assigné dans son esprit la place que chacun de ses corps
occuperait le lendemain, il vint bivouaquer au milieu de ses troupes,
que les succès des jours précédents et la perspective d'une grande
bataille remplissaient de joie. Nos soldats souhaitaient un événement
décisif, quelque sanglant qu'il pût être. Cette marche sans résultat
les fatiguait. Ils cheminaient par une chaleur de 27 degrés Réaumur;
ils avaient peu d'eau-de-vie, presque pas de pain, et mangeaient la
plupart du temps de la viande cuite sans sel. De braves soldats dans
une position qui leur déplaît, désirent toujours une bataille, ne
serait-ce qu'à titre de changement. La fatigue avait fort éclairci
nos rangs. Les derniers combats nous avaient enlevé près de 3 mille
hommes, sur lesquels 11 ou 1200 morts, et 1800 blessés. Le départ des
Bavarois nous avait affaiblis d'environ 15 mille hommes. Il restait,
avec les deux corps de cavalerie des généraux Nansouty et Montbrun,
avec l'armée d'Italie, avec les trois divisions du 1er corps, avec
la garde, et le maréchal Ney, environ 125 mille hommes, et des
meilleurs. C'était plus qu'il n'en fallait pour venir à bout de
Barclay de Tolly. On se promettait de l'écraser le lendemain.

[Note en marge: Le général Barclay de Tolly résolu un moment à livrer
bataille.]

[Note en marge: Ses motifs pour tout risquer dans une journée.]

En effet, Barclay de Tolly avait pris l'audacieuse détermination de
livrer bataille. Les plaintes amères de ses soldats, leurs outrages
même (car il s'entendait quelquefois insulter par eux, à cause de
cette retraite continue dans laquelle il s'obstinait), n'auraient
pas suffi pour le faire changer de conduite, si une puissante
considération n'était venue le décider. Un pas de plus en arrière,
et la communication entre Witebsk et Smolensk était interceptée, et
Bagration, auquel il avait donné rendez-vous à Babinowiczi, était
arrêté dans sa marche, peut-être pris entre Davout et Napoléon,
dès lors détruit. Il résolut donc, quel que pût être le danger, de
livrer, en arrière de la petite rivière de la Loutcheza, une bataille
acharnée, avec ce qu'il avait de forces. La séparation du corps de
Wittgenstein et les longues marches l'avaient réduit à moins de 100
mille hommes. Les trois derniers jours de combat lui en avaient
coûté plus de 7 mille, en morts, blessés ou prisonniers. Il lui
restait ainsi 90 mille hommes environ, soutenus, il est vrai, par
le courage du désespoir, contre 125 mille, animés par le courage
qui naît de l'esprit militaire à son plus haut degré d'énergie. La
chance était périlleuse; mais le moment était de ceux où l'on ne doit
plus calculer, et où il faut sauver les empires par des résolutions
désespérées.

[Note en marge: La nouvelle du combat de Mohilew et de la retraite de
Bagration au delà du Dniéper, l'amène à renoncer à son dessein.]

[Note en marge: Retraite de l'armée russe.]

[Note en marge: Position prise par l'armée russe derrière la Kasplia,
pour couvrir l'espace entre Witebsk et Smolensk.]

Il avait donc employé toute la journée à se préparer, lorsqu'un
officier arrivé en toute hâte lui apporta soudainement de
puissantes raisons de changer d'avis. C'était un aide de camp du
prince Bagration, qui venait lui annoncer le combat de Mohilew et
les conséquences de ce combat. Bagration, que Davout avait forcé
de passer le Dniéper beaucoup plus bas que Mohilew, était obligé
de faire un plus long détour pour rejoindre Barclay de Tolly dans
l'ouverture qui sépare les sources des deux fleuves. Ce n'était plus
par Orscha, point du Dniéper le plus rapproché de la Dwina, que
Bagration conservait l'espoir de se réunir à Barclay de Tolly, mais
tout au plus par Smolensk. (Voir la carte nº 55.) Telles étaient
les nouvelles qu'apportait l'aide de camp du prince Bagration. Dès
lors, on pouvait rétrograder encore sans compromettre la jonction
des deux armées derrière la ligne du Dniéper et de la Dwina, et il
était inutile de livrer une bataille extrêmement dangereuse, pour
un but placé plus loin sans doute, mais nullement compromis par
un nouveau mouvement rétrograde. Déchargé de cette responsabilité
immense, Barclay prit le parti de décamper dans la nuit même. Le 27
fort tard, lorsque la fatigue commençait à endormir la vigilance des
Français, l'ordre de retraite, communiqué à tous les chefs de corps,
fut exécuté avec un ensemble, une précision, un silence remarquables.
On laissa des feux allumés et l'arrière-garde du comte Pahlen sur les
bords de la Loutcheza, afin de tromper complètement l'ennemi, et l'on
se retira en trois colonnes, celle de droite composée des 6e et 5e
corps (Doctoroff et la garde) par la route de Roudnia sur Smolensk;
celle du centre, composée du 3e corps (Touczkoff), par Kolycki sur
Poreczié; celle de gauche, composée des 2e et 4e corps (Bagowouth
et Ostermann), par Janowiczi sur Poreczié. Ce dernier point, où
tendaient deux des colonnes russes, était situé derrière une petite
rivière marécageuse et boisée, la Kasplia. Cette rivière, coulant
de Smolensk à Sourage, barre en quelque sorte l'espace de dix-huit
à vingt lieues qui s'étend entre les sources du Dniéper et celles
de la Dwina, et ferme pour ainsi dire les portes de la Moscovie.
(Voir la carte nº 55.) Établi à Poreczié avec le gros de ses forces,
derrière une région de bois et de marais, protégé par le cours
sinueux et fangeux de la Kasplia, libre de se porter sur Sourage,
au bord de la Dwina, ou sur Smolensk, au bord du Dniéper, Barclay
de Tolly pouvait attendre quelques jours la jonction de Bagration,
en couvrant à la fois les routes de Moscou et de Saint-Pétersbourg.
Cette résolution, prise avec autant de promptitude que l'avait été la
veille celle de combattre, exécutée avec une rare précision, honorait
le jugement et le caractère militaire du général en chef Barclay de
Tolly, et prouvait que, livré à lui-même, moins contrarié tantôt par
l'aristocratie militaire qui gouvernait l'empire, tantôt par les
passions populaires qui dominaient l'armée, il aurait pu diriger
sagement les opérations de cette guerre si grave et si difficile.

[Note en marge: Regrets de l'armée française lorsqu'elle s'aperçoit
que l'armée russe a décampé pour éviter la bataille.]

[Note en marge: Vive poursuite des Russes malgré une chaleur
étouffante.]

Le 28 juillet, Napoléon, à cheval de très-grand matin, et entouré
de ses lieutenants, courait sur les bords de la Loutcheza, où il
se flattait de trouver un nouveau Friedland, et surtout cette paix
qu'il avait si légèrement abandonnée, et qu'il regrettait maintenant
comme on regrette tout ce qu'on a trop facilement délaissé. Malgré
une brillante arrière-garde fièrement conduite par le comte Pahlen,
il n'était guère possible de tromper un oeil aussi exercé que celui
de Napoléon, et il reconnut bien vite que les Russes, après s'être
hardiment posés devant lui la veille, venaient de décamper pour
éviter la bataille. Ignorant les motifs qui les avaient décidés tour
à tour à combattre et à rétrograder, il put croire que cette montre
d'une résolution qu'ils n'avaient pas, et à laquelle avait succédé
une retraite si brusque, n'était de leur part qu'un calcul pour
attirer l'armée française à leur suite, la fatiguer et l'épuiser.
Cette pensée, qui pénétra beaucoup plus avant dans l'esprit de ses
lieutenants que dans le sien, attrista les officiers et les soldats.
On se mit immédiatement en marche par une chaleur accablante de 27
à 28 degrés Réaumur, pour tâcher de recueillir quelques débris de
cette armée fugitive, et, malgré la fatigue des jours précédents, on
courut à perte d'haleine. Mais la cavalerie du comte Pahlen, quoique
ne refusant pas les charges de la nôtre, finissait toujours par se
retirer et par évacuer le terrain disputé.

[Note en marge: Occupation de Witebsk par un détachement.]

À peine eut-on fait les premiers pas, qu'on aperçut à gauche sur la
Dwina la ville de Witebsk, capitale de la Russie Blanche, peuplée
de vingt-cinq mille habitants, et assez commerçante. L'un de nos
détachements y entra sans difficulté, chassant devant lui des
bandes de Cosaques, qui, semblables à des oiseaux malfaisants, ne
se retiraient jamais sans souiller les lieux qu'ils traversaient.
Ils n'avaient pas eu le temps de brûler cette ville assez jolie,
mais ils avaient détruit les principaux magasins, et surtout mis les
moulins hors de service. Les habitants, à l'exception de quelques
prêtres et de quelques marchands, avaient fui à notre approche,
épouvantés par le bruit fort exagéré des ravages que nous avions
commis en Pologne, ravages presque nuls dans les villes protégées par
la présence de l'armée, mais trop réels dans les campagnes livrées
sans défense aux pillards isolés.

Napoléon entré dans Witebsk pour juger par ses propres yeux de
l'importance de cette ville, et de l'étendue des ressources qu'elle
pourrait lui offrir, y passa quelques instants, prit possession du
palais du gouverneur, palais peu somptueux mais suffisant pour sa
simplicité toujours grande à la guerre, et puis, après avoir donné
les ordres les plus indispensables, partit pour regagner à toute
bride la tête de ses colonnes. La chaleur du jour était suffocante,
et, quand on la comparait au froid glacial qu'on serait exposé à
éprouver plus tard, semblait une dérision de la nature. Les chevaux
et les hommes tombaient sur la route, par le double effet de la
mauvaise nourriture et de la chaleur, et ceux de nos soldats qui
à la suite de Napoléon avaient déjà vu tant de pays divers, ne se
rappelaient pas avoir respiré en Égypte un air plus brûlant, chargé
d'un sable plus fin et plus étouffant. Chose étrange, tandis que nous
laissions sur les chemins quantité de traînards, nous ne rencontrions
pas un seul Russe en arrière, quoiqu'ils fussent bien moins alertes
que les Français. Mais ayant toujours marché au milieu de leurs
magasins, ils n'avaient eu à supporter aucune privation, et de plus
ils avaient pour les retenir dans les rangs le stimulant de la
crainte, car, tandis que nos soldats en s'attardant étaient assurés
d'être recueillis par leurs camarades, eux n'avaient que la chance
d'être pris ou sabrés par notre cavalerie acharnée à les poursuivre.

[Note en marge: Après avoir en vain poursuivi les Russes pendant
toute une journée, Napoléon prend le parti de s'arrêter.]

[Note en marge: Résolution de séjourner quelques jours à Witebsk.]

On chemina ainsi pendant plusieurs lieues sur les traces de l'armée
russe, sans trouver un seul homme de qui on pût savoir la vérité. On
finit pourtant vers la chute du jour par en ramasser quelques-uns,
qui n'avaient pu soutenir la rapidité de cette marche, et soit
à la direction lointaine des colonnes qu'on apercevait de temps
en temps des points culminants du terrain, soit aux réponses des
hommes recueillis sur la route, on crut découvrir que l'ennemi se
retirait, partie sur Smolensk, partie entre Smolensk et Sourage,
dans l'intention évidente de se réunir au prince Bagration. Napoléon
avait été jour par jour informé des opérations du maréchal Davout, du
combat de Mohilew, des conséquences de ce combat, du détour auquel
le prince Bagration était condamné, détour qui retardait, mais qui
n'empêchait pas sa réunion avec Barclay de Tolly; il avait donc tous
les éléments nécessaires pour bien juger des projets de l'ennemi.
Après avoir suivi les Russes jusqu'à la fin du jour, il s'arrêta de
sa personne en un petit endroit appelé Haponowtschina. Là il conféra
quelques instants avec Murat et Eugène, reconnut avec eux l'inutilité
et le danger d'une poursuite prolongée, car le projet de déborder
Barclay de Tolly devenait impraticable, celui-ci étant aussi bien
sur ses gardes, et ayant sur nous autant d'avance. Ne pouvant pas
le déborder, on ne pouvait pas davantage empêcher sa réunion avec
Bagration, qui était en marche au delà du Dniéper pour le rejoindre
derrière la Dwina. Tout ce qu'il y avait de possible, en s'obstinant
dans cette poursuite, c'était d'obliger les deux généraux russes à
opérer leur jonction dix ou quinze lieues plus loin, et cet avantage
de peu d'importance ne valait pas l'inconvénient d'épuiser les forces
de l'armée. La cavalerie était dans un état pitoyable; l'artillerie
avait la plus grande peine à suivre. Napoléon promit donc à Eugène et
à Murat de s'arrêter de nouveau afin de procurer quelques jours de
repos aux troupes, de rallier les hommes en arrière, et de refaire
des magasins avec les ressources du pays que les Russes n'avaient pas
eu le temps de détruire.

Cette résolution adoptée, Napoléon se sépara d'Eugène et de Murat,
qu'il laissa avec leurs troupes, et rentra dans Witebsk le soir même.

[Note en marge: Par quelles causes avaient échoué toutes les
combinaisons de la campagne.]

[Note en marge: Napoléon n'avait peut-être pas exécuté assez
témérairement des combinaisons trop témérairement conçues.]

Ainsi ses combinaisons de l'ouverture de la campagne, qui étaient
au nombre des plus belles qu'il eût jamais conçues, avaient échoué,
quoiqu'il eût battu l'ennemi dans toutes les rencontres, quoiqu'il
lui eût déjà fait perdre environ 15 mille hommes en morts, blessés
ou prisonniers, et lui eût arraché plusieurs de ses meilleures
provinces, telles que la Lithuanie et la Courlande. Quelques fautes
d'exécution avaient sans doute contribué à cet insuccès, comme
celle de s'être trop hâté de franchir le Niémen, et de n'avoir pas,
avant tout éveil donné à l'ennemi, passé à Kowno le temps qu'il
fallut passer à Wilna pour rallier l'armée et ses bagages; comme
celles d'avoir trop compté sur la jonction du roi Jérôme avec le
maréchal Davout, de n'avoir pas mis celui-ci en mesure à lui seul
de poursuivre et d'envelopper le prince Bagration; d'avoir, en
traitant trop mal son jeune frère, amené une fâcheuse interruption
de commandement, d'avoir enfin en toutes choses trop peu compté
avec les hommes et les éléments. Mais indépendamment de ces fautes,
l'insuccès provenait, comme ces fautes elles-mêmes, de l'imprudence
de cette guerre, consistant à tenter avec des soldats violemment
arrachés à tous les pays, et précipitamment enrégimentés, des marches
sans fin, dans des contrées immenses, trop peu fertiles et trop peu
habitées pour suppléer à tout ce qu'il est impossible de porter
avec soi; d'avoir, non pas manqué de penser aux difficultés d'une
telle entreprise, ou négligé les moyens de les vaincre, mais d'avoir
trop facilement cru à l'efficacité des moyens employés; d'avoir
agi, en un mot, avec tout l'enivrement d'un pouvoir abusé par la
continuité des succès, et par la soumission générale des peuples.
Remarquons cependant que la folie de cette guerre étant commencée,
si Napoléon eût été plus fou encore, s'il eût marché droit devant
lui, sans s'arrêter dix-huit jours à Wilna pour y rallier ses troupes
et ses convois, il aurait sans doute laissé beaucoup plus de monde
en arrière, mais il eût peut-être aussi accablé Barclay de Tolly
d'un côté, Bagration de l'autre, et frappé des coups terribles, qui
auraient pu amener la paix, qui auraient suffi dans tous les cas à
remplir grandement cette première campagne, et l'auraient dispensé
d'aller chercher au fond de la Russie les résultats éclatants dont il
avait besoin pour conserver son prestige, pour imposer à l'Europe,
pour tenir ses troupes en haleine. Plus tard il eût recueilli une
partie des hommes laissés en chemin, les plus solides au moins, et
du reste il n'en eût jamais perdu autant qu'il en perdit bientôt,
pour courir après un triomphe qui le fuyait sans cesse. On voit déjà
ici, comme on le verra dans la suite, cette fatale guerre marquée
au coin d'un double caractère, celui d'une conception téméraire, et
d'une exécution incertaine, du génie, en un mot, qui commence les
fautes, s'en repent aussitôt après les avoir commencées, et échoue
par l'hésitation même que ce repentir produit dans son action.
Oserons-nous le dire? Plus aveuglé, Napoléon eût peut-être mieux
réussi! Il faut ajouter que, quoique sa santé ne fût pas atteinte,
son activité semblait moindre, qu'il allait plus souvent en voiture,
moins souvent à cheval, soit que la chaleur, un embonpoint croissant,
eussent quelque peu appesanti non pas son esprit mais son corps,
soit que l'énormité de ce qu'il avait entrepris effrayât, énervât sa
volonté jadis si forte et si ardente, soit, dirions-nous enfin si
nous partagions davantage les superstitions humaines, que la fortune
inconstante ou fatiguée cessât de seconder ses desseins!

[Note en marge: Nécessité du parti pris par Napoléon de se reposer
quinze jours à Witebsk.]

Certes, il restait encore à Napoléon bien des combinaisons à
imaginer, et son inépuisable génie n'était pas à bout de ressources.
Barclay de Tolly, dont on n'avait pu empêcher la jonction avec le
prince Bagration, et qui de 90 mille hommes allait se trouver
porté à 140 mille par la réunion des deux armées de la Dwina et du
Dniéper, n'en devenait pas invincible pour les 250 mille hommes
que Napoléon était en mesure de lui opposer après avoir rallié le
maréchal Davout; Barclay de Tolly, qu'on n'avait pu jusqu'alors ni
surprendre ni envelopper, n'était pas tout à coup devenu tellement
clairvoyant qu'il fût impossible d'endormir sa vigilance, et de faire
tomber sur sa tête l'un de ces coups imprévus sous lesquels avaient
succombé depuis quinze ans les plus vaillantes armées de l'Europe.
Les résultats merveilleux qui signalaient chez Napoléon tous ses
débuts de campagne n'étaient donc qu'ajournés, et en attendant on
avait des résultats solides, la Lithuanie, la Courlande conquises,
et, de plus, l'ascendant des troupes françaises sur les troupes
ennemies maintenu dans tout son éclat. On pouvait donc se reposer à
Witebsk sans de trop sombres pensées; et si le repos qu'on avait pris
à Wilna prêtait à la critique, celui qu'on allait prendre à Witebsk
était à l'abri de tout reproche; car à Wilna, au prix de trente ou
quarante mille traînards de plus, il eût été possible d'arriver à
temps sur les derrières de Bagration, sur le flanc de Barclay, mais
à Witebsk on ne pouvait rien, qu'agrandir davantage en s'avançant le
cercle que Barclay et Bagration allaient décrire pour se rejoindre,
sans arriver à interrompre ce cercle nulle part, sans faire autre
chose que sacrifier à un résultat insignifiant l'armée tout entière,
en l'exposant à périr actuellement de chaleur, de peur que plus tard
elle ne pérît de froid.

[Note en marge: Distribution de la grande armée dans l'espace compris
entre la Dwina et le Dniéper.]

Napoléon s'installa donc pour douze ou quinze jours dans le palais
du gouverneur de Witebsk avec sa cour militaire. Il distribua
ses corps d'armée autour de lui, de manière à se garder de toute
surprise, à les nourrir le mieux possible, à leur préparer une
réserve de vivres pour les prochains mouvements, et à pouvoir se
concentrer à propos sur les points où il faudrait agir. Il établit à
Witebsk même la garde impériale; en avant de lui à Sourage, petite
ville située au-dessus de Witebsk sur la Dwina, le prince Eugène; un
peu à droite, vers Roudnia, au milieu de l'espace compris entre la
Dwina et le Dniéper, et derrière le rideau de bois qui longeait les
bords de la Kasplia, le maréchal Ney, et en avant de celui-ci, à tous
les débouchés par où l'ennemi pouvait se présenter, la masse entière
de la cavalerie. (Voir la carte nº 55.) Il fit camper derrière Ney,
entre Witebsk et Babinowiczi, les trois divisions du 1er corps, qui
attendaient avec impatience le moment de se réunir au chef sévère
mais paternel sous lequel elles avaient l'habitude de vivre et de
combattre.

[Note en marge: Réunion du maréchal Davout à la grande armée, et
distribution des troupes de ce maréchal.]

Le maréchal Davout, en effet, avait remonté le Dniéper, après le
combat de Mohilew. Il s'était établi à Orscha, où il gardait le
Dniéper, comme à Witebsk Napoléon gardait la Dwina. Il avait étendu
la cavalerie de Grouchy sur sa gauche, pour se lier vers Babinowiczi
avec la grande armée, et avait jeté sur sa droite la cavalerie légère
de Pajol et Bordessoulle, pour suivre et observer au delà du Dniéper
le prince Bagration, qui faisait un grand détour par Micislaw afin
de rejoindre Barclay de Tolly vers Smolensk. Le maréchal Davout
avait enfin rallié les Westphaliens et les Polonais, exténués les
uns et les autres par une marche de plus de cent cinquante lieues,
exécutée du 30 juin au 28 juillet, dans un pays difficile et la
plupart du temps sans vivres. Les Polonais étaient à Mohilew, les
Westphaliens entre Mohilew et Orscha. Le général Latour-Maubourg,
avec sa cavalerie fatiguée, se retirait lentement de Bobruisk sur
Mohilew, observant les troupes détachées de Tormazoff. Reynier, à la
tête des Saxons destinés à garder le grand-duché, se croisait avec
les Autrichiens, qui étaient en marche vers la grande armée.

[Note en marge: Napoléon rend à chaque commandant en chef les troupes
momentanément détachées de son corps.]

Napoléon établi ainsi sur la haute Dwina avec la garde et le prince
Eugène, ayant entre la Dwina et le Dniéper, Murat, Ney, les trois
premières divisions du maréchal Davout, et sur le Dniéper même le
reste des troupes de ce maréchal, plus les Westphaliens et les
Polonais, était dans une position inattaquable, et en mesure de
préparer de nouvelles opérations. Son intention était, en s'occupant
des besoins de ses soldats, de recomposer chaque corps suivant sa
formation primitive, de rendre au prince Eugène la cavalerie de
Grouchy, et même les Bavarois, de rendre au général Montbrun les
cuirassiers de Valence un moment prêtés au maréchal Davout, de rendre
à celui-ci ses trois premières divisions d'infanterie, de lui confier
outre le 1er corps, les Westphaliens, les Polonais, et la cavalerie
de réserve du général Latour-Maubourg.

[Note en marge: Soins pour les vivres, les hôpitaux, les magasins.]

Suivant sa coutume, Napoléon ordonna qu'on employât sur-le-champ
les ressources qu'offrait le pays, pour procurer aux troupes
la subsistance qui leur avait manqué pendant la marche, et leur
ménager une réserve de huit à dix jours de vivres. À Witebsk, il
y avait quelques provisions, notamment en vin, sucre, café, et on
en disposa pour les hôpitaux. Les bords de la Dwina étaient assez
bien cultivés, et le pays au delà, en entrant en Russie Blanche,
de Witebsk à Newel et Wielij, présentait çà et là du grain et du
bétail. Les magasins des Russes avaient été généralement détruits,
mais on en avait conservé quelques portions qu'on transportait en
ce moment sur les voitures du pays à la suite de Barclay de Tolly.
Notre cavalerie profita de l'occasion, et fit des prises assez
importantes en avant des cantonnements du prince Eugène. À Liosna,
Roudnia, Babinowiczi, c'est-à-dire entre la Dwina et le Dniéper,
les Russes n'ayant fait que passer, et nos traînards n'ayant pu se
répandre encore, il restait des moyens de subsistance. À Orscha,
sur le Dniéper, le maréchal Davout avait trouvé de quoi préparer
l'approvisionnement de ses troupes. Au delà du Dniéper, d'Orscha à
Micislaw, s'étendait une contrée fertile, et où il y avait beaucoup
de moulins. Malheureusement ils avaient été la plupart mis hors de
service. Napoléon ordonna de les rétablir, de construire des fours,
de former des magasins, particulièrement à Witebsk et à Orscha, où
il prétendait placer ses deux principaux points d'appui sur la Dwina
et sur le Dniéper. On manquait d'hôpitaux, surtout à Witebsk, où
l'on avait à soigner, outre les 1800 blessés français restés des
trois combats d'Ostrowno, 5 à 600 blessés russes, sans compter un
nombre considérable de malades. Le bon et habile chirurgien Larrey,
véritable héros d'humanité, soignant les blessés de l'ennemi afin que
l'ennemi soignât les nôtres, se donnait à Witebsk des peines infinies
pour suppléer aux effets d'ambulance qui n'étaient pas encore
arrivés. Napoléon lui fit livrer tout ce qu'on trouva de meilleur
dans les couvents. Il profita en outre de la présence du maréchal
Davout à Orscha pour faire préparer à Orscha même, ainsi qu'à Borisow
et à Minsk, des hôpitaux capables de recevoir douze mille malades.

[Note en marge: Effrayante diminution d'effectif dans les corps, et
appels faits pour la constater.]

[Note en marge: Pertes dans les corps des maréchaux Macdonald,
Oudinot et Ney.]

[Note en marge: Pertes de la cavalerie.]

[Note en marge: Pertes de la garde impériale.]

Si quelque chose peut donner une idée de la difficulté des opérations
militaires à de si grandes distances, et avec de si grandes masses
d'hommes, c'est l'étendue et la multiplicité des souffrances de nos
soldats, malgré tous les efforts de génie faits pour les prévenir.
Les combats livrés par la cavalerie de Poniatowski à Mir, par le
corps de Davout à Mohilew, par la grande armée à Ostrowno, par
Oudinot à Deweltowo, et par divers corps en plusieurs autres lieux,
nous avaient tout au plus coûté 6 à 7 mille hommes en morts ou
blessés, et cependant 150 mille hommes environ avaient déjà disparu
des rangs dans les marches du Niémen au Dniéper et à la Dwina. Les
chefs de corps en parlaient avec tant d'insistance à Napoléon,
qu'après s'être décidé, par ce motif, à faire une nouvelle halte à
Witebsk, il ordonna pour connaître l'étendue du mal des appels dans
tous les régiments[4]. En commençant cette revue détaillée des corps
de l'extrême gauche à l'extrême droite, du maréchal Macdonald vers
Riga, jusqu'au général Reynier vers Brezesc, sur une ligne de plus
de deux cents lieues, on trouvait les tristes résultats suivants. Le
maréchal Macdonald, qui avait sous ses ordres des Prussiens et des
Polonais organisés de longue main, qui avait eu cinquante lieues tout
au plus à parcourir, et très-peu de privations à endurer, n'avait
subi qu'une perte de 6 mille hommes. De 30 mille combattants, il
était réduit à 24 mille. Le maréchal Oudinot, qui avec la division
des cuirassiers Doumerc, détachée du corps de cavalerie de Grouchy,
comptait environ 38 mille combattants au passage du Niémen, n'en
conservait pas plus de 22 à 23 mille à Polotsk. Il attribuait cette
désolante diminution à la désertion qui s'était produite parmi
les troupes étrangères, telles que les Croates, les Suisses, les
Portugais. Parmi les Français, la désertion ne s'était manifestée que
chez les jeunes gens. Le maréchal Ney, qui avait possédé 36 mille
hommes au début des opérations, affirmait à Witebsk n'en pouvoir pas
mettre en ligne plus de 22 mille. Les étrangers, c'est-à-dire les
Illyriens et les Wurtembergeois, étaient dans ce corps comme dans
les autres la cause principale de la diminution d'effectif. Murat,
avec la cavalerie de réserve des généraux Nansouty et Montbrun,
était réduit de 22 mille cavaliers à 13 ou 14 mille. Il faut ajouter
que la cavalerie légère attachée à chaque corps d'armée avait
diminué dans une proportion beaucoup plus forte encore, par suite
du service fatigant des avant-gardes, et de la protection dont il
fallait sans cesse entourer les troupes envoyées au fourrage. Elle
ne présentait plus que la moitié de sa force primitive. La garde
impériale elle-même ne comptait plus que 27 ou 28 mille hommes
environ au lieu de 37 mille, ce qui était dû aux pertes de la jeune
infanterie, à celles de la cavalerie légère constamment employée aux
reconnaissances que l'Empereur ordonnait directement, et surtout
à l'incroyable disparition des nouvelles recrues dans la division
Claparède. Cette division était tombée de 7 mille fantassins à moins
de 3 mille. Ne consistant plus à son retour d'Espagne que dans le
cadre des régiments, on l'avait recrutée avec de jeunes Polonais,
qui avaient tous succombé à la fatigue ou à la tentation de rentrer
chez eux. C'est ainsi que la garde elle-même, quoique toujours bien
pourvue, comptait déjà 10 mille hommes de moins. La vieille garde
était la seule troupe qui n'eût rien perdu.

[Note 4: Les historiens qui ont voulu excuser la campagne de Russie
se sont attachés à faire dater la ruine de l'armée de la retraite de
Moscou, des grands froids qui accompagnèrent cette retraite, et des
privations qu'il fallut endurer pendant une marche de 250 lieues,
etc. C'est une erreur commise par des écrivains qui n'ont pas examiné
de près les documents véritables. La correspondance des généraux,
des ministres, des préfets même, prouve que les causes de ce grand
désastre étaient plus anciennes et plus profondes. On touchait en
effet à la dissolution de l'armée par suite de guerres incessantes,
auxquelles il fallait suffire avec un recrutement précipité, des
soldats enfants, braves mais faibles, avec des étrangers de mauvaise
volonté, et un matériel qui ne résistait pas à de telles distances.
Ces causes commencèrent la ruine de l'armée bien avant qu'on fût à
Moscou, et la retraite de Moscou ne fit que l'achever. La fatigue,
le défaut de vivres, la mortalité des chevaux, qui mit une partie
de la cavalerie à pied, créèrent de très-bonne heure de funestes
habitudes de vagabondage, qui se développèrent ensuite dans cette
fatale campagne, lorsque les causes qui les avaient produites eurent
atteint leur dernier degré d'énergie. C'est ce commencement que nous
signalons ici au moyen de preuves irréfragables et soigneusement
recueillies. Notre travail a été fait sur les états mêmes présentés
à Napoléon par les chefs de corps, états d'après lesquels il établit
ses propres calculs.]

[Note en marge: Pertes de l'armée d'Italie.]

[Note en marge: Situation un peu meilleure des troupes du maréchal
Davout.]

Le corps du prince Eugène, évalué à 80 mille hommes lors du passage
du Niémen, n'était plus que de 45 mille, dont 2 mille environ perdus
par le feu. Une affreuse dyssenterie, devenue épidémique parmi les
Bavarois, les avait réduits de 27 à 13 mille. Cette maladie était
due à une nourriture où il entrait plus de viande que de pain, à la
viande de porc mangée sans sel, à la privation de vin, à la fraîcheur
des bivouacs succédant brusquement à l'étouffante chaleur des
jours, enfin et par-dessus tout aux marches rapides, à la jeunesse
des hommes, à leur peu de penchant à servir. On regardait ce corps
comme à peu près hors d'état d'être utile, et on l'avait laissé à
Beschenkowiczy, parce que chaque jour de marche lui occasionnait
mille malades[5]. La division italienne était le corps qui après les
Bavarois avait le plus souffert de la dyssenterie. La garde italienne
elle-même, composée d'hommes de choix, n'en avait pas été exempte.
Les belles divisions françaises Broussier et Delzons avaient mieux
résisté à cette rude vie de marches et de privations. D'avril à
juillet elles étaient venues de Vérone à Witebsk, de l'Adriatique
aux sources de la Dwina. Elles avaient perdu par le feu 2 mille
hommes à Ostrowno, et 3 mille par la fatigue, ce qui de 20 mille
les avait réduites à 15. C'était un grand avantage sur la division
italienne Pino, qui de 11 mille hommes était tombée à 5 mille. Le
corps du maréchal Davout avait moins diminué que les autres, grâce à
sa forte composition. S'il n'avait eu dans ses rangs des Hollandais,
des Hambourgeois, des Illyriens, des Espagnols, on aurait à peine
compté une réduction d'un dixième dans son effectif. Par suite de ce
mélange, et par suite aussi de l'incorporation des réfractaires dans
ses régiments, il ne pouvait plus mettre en ligne que 52 ou 53 mille
hommes au lieu de 72. Le corps de Jérôme, composé des Westphaliens,
des Polonais, des Saxons, de la cavalerie de Latour-Maubourg, avait
essuyé les pertes suivantes: les Polonais étaient réduits de 30 mille
hommes à 22 mille, les Westphaliens de 18 à 10, les Saxons de 17 à
13, la cavalerie Latour-Maubourg de 10 à 6 environ.

[Note 5: Il est bien entendu que je ne parle pas même d'après les
mémoires du maréchal Saint-Cyr, plus attristants encore que mon
récit, mais d'après les correspondances quotidiennes des chefs de
corps. Il n'y a pas un des détails de cet exposé que je ne puisse
appuyer sur des états authentiques et des calculs irréfragables.]

Ainsi l'armée active, qui au passage du Niémen comprenait 400 mille
combattants, et près de 420 mille hommes de toutes armes avec les
parcs, ne comptait plus que 255 mille soldats, excellents sans
doute, tous fort solides, tous présents au drapeau, mais pas trop
nombreux assurément si on voulait pénétrer au coeur de la Russie. Il
est vrai qu'il y avait 140 mille hommes en seconde ligne, entre le
Niémen et le Rhin, et 50 à 60 mille malades dans les divers hôpitaux
de l'Allemagne et de la Pologne, et qu'on pouvait de ces 200 mille
individus tirer d'utiles renforts. En laissant sous les maréchaux
Macdonald et Oudinot 60 mille hommes sur la Dwina, 20 mille environ
sur le Dniéper sous le général Reynier, il restait de l'armée active
175 mille hommes à porter en avant. Il faut observer que les 30 mille
Autrichiens du prince de Schwarzenberg, actuellement en marche vers
Minsk, devaient bientôt grossir ce nombre, et que des 140 mille
échelonnés entre le Niémen et le Rhin, Napoléon pouvait tirer 30
mille bons soldats sous le maréchal Victor, pour les rapprocher de
ses derrières. Quant à la réserve confiée au maréchal Augereau, quant
aux diverses garnisons de l'Allemagne, elles étaient nécessaires
pour faire face aux Suédois, et il était impossible de les déplacer.
Ainsi, en ajoutant aux 60 mille hommes des maréchaux Macdonald
et Oudinot laissés sur la Dwina les 30 mille hommes du maréchal
Victor, en ajoutant aux 20 mille hommes du général Reynier laissés
entre le Bug et le Dniéper les 30 mille Autrichiens, Napoléon avait
environ 175 mille hommes à mener avec lui, ou sur Moscou ou sur
Saint-Pétersbourg, ses flancs étant fortement protégés. On pouvait
sans doute avec cette masse qui était organisée frapper encore des
coups décisifs, mais il était cruel, après un mois de campagne, et
sans aucune grande bataille, d'être ramené à de telles proportions.

[Note en marge: Causes de la diminution des effectifs.]

[Note en marge: Inquiétudes que causent à Napoléon les diminutions
d'effectif.]

Les causes de cette étrange diminution ont déjà été indiquées. Les
dernières marches venaient de les révéler encore plus clairement.
L'armée d'Italie avait fait de mars à juillet six cents lieues,
l'armée partie du Rhin cinq cents. On avait réuni 150 mille chevaux
pour traîner les munitions et nourrir l'armée, mais une moitié
de ces chevaux avait déjà succombé faute de trouver à se nourrir
eux-mêmes, et une partie considérable de nos convois avait dû être
abandonnée sur les routes. Les privations jointes à la longueur
des marches avaient ainsi empêché beaucoup d'hommes, même de bonne
volonté, de suivre leur corps. Les étrangers de toutes les nations,
Illyriens, Italiens, Espagnols, Portugais, Hollandais, Allemands,
Polonais, s'entendant difficilement les uns avec les autres et avec
les habitants des pays traversés, faisant de l'armée une Babel,
ne se sentant aucun goût à servir avec nous, se battant bien par
amour-propre quand ils étaient sous nos yeux, mais hors du champ
de bataille n'éprouvant pas le moindre scrupule dès qu'ils étaient
fatigués ou indisposés de rester en arrière, ayant dans les forêts
de la Pologne une retraite assurée pour se cacher, disparaissaient
à vue d'oeil. Quelques-uns mouraient ou pourrissaient dans les
hôpitaux, quelques autres exerçaient le métier de brigands, le
plus grand nombre s'écoulaient à travers l'Allemagne favorisés par
les habitants, et la plupart du temps rentraient chez eux. Après
les étrangers, les réfractaires et les jeunes soldats français
étaient les plus enclins à quitter les rangs, les jeunes soldats
par démoralisation, les réfractaires par goût pour la vie errante.
Il ne restait sous le drapeau que les anciens soldats, ou bien
ceux qu'un tempérament plus militaire avait promptement associés
à l'esprit des vieilles bandes, et ils formaient, comme on vient
de le voir, un total de 250 et quelques mille hommes. À commettre
la témérité de cette campagne si lointaine, il eût certainement
mieux valu n'avoir avec soi que 250 mille hommes au lieu de 400
mille, car on n'en aurait eu que 250 mille à nourrir, et de plus on
n'aurait pas infecté le pays d'une multitude de déserteurs, dont la
conduite pouvait devenir contagieuse. C'était en effet l'exemple de
la désertion bien plus encore que la perte matérielle de 150 mille
hommes dont il fallait s'inquiéter, car peu à peu cette facilité
à quitter le drapeau, jusqu'à ce jour étrangère à nos soldats, en
entraînait beaucoup qui jamais n'y auraient pensé s'ils n'avaient
eu continuellement sous les yeux le spectacle de la désertion. À
la contagion de l'exemple se joignaient mille fâcheux prétextes
pour s'éloigner des rangs. Tous les soirs la course aux vivres,
l'attention à donner à d'immenses bagages, le soin des troupeaux
menés à la suite de l'armée, l'artillerie régimentaire que Napoléon
avait voulu confier aux régiments d'infanterie, et qui détournait
de leur service habituel beaucoup d'excellents fantassins pour en
faire de mauvais artilleurs, enfin la mortalité des chevaux qui
mettait forcément à pied une multitude de cavaliers réduits à se
traîner péniblement à la suite des corps, grossissaient cette triste
queue qu'on aperçoit ordinairement après le passage des armées,
et qui bientôt s'allonge, se corrompt, devient même infecte, en
proportion du mauvais état des troupes. C'était cet ensemble de
causes qui préoccupait surtout Napoléon, plus encore que le nombre
si considérable d'hommes dont il allait être matériellement privé,
car, à la rigueur, avec 100 mille hommes distribués sur ses flancs,
et une masse bien compacte de 150 mille autres portés en avant, il
n'eût pas été impossible de frapper sur la Russie un coup mortel;
mais à voir ce qui se passait, il était à craindre que les 250 mille
hommes qui lui restaient ne fussent bientôt réduits à 200, à 100,
et même à beaucoup moins. Napoléon en avait dans certains moments
le pressentiment sinistre, et prenait pour parer à ce danger les
précautions les plus minutieuses et les plus profondément calculées.
Voici celles qu'il adopta pendant le séjour qu'il fit à Witebsk.

[Note en marge: Moyens qu'il emploie pour y remédier.]

[Note en marge: Nomination de deux inspecteurs généraux de
l'infanterie et de la cavalerie pour la grande armée.]

[Note en marge: Revues continuelles de troupes sur la grande place de
Witebsk.]

[Note en marge: Allocution au général Friant.]

La gendarmerie d'élite, troupe sans pareille pour la qualité
des hommes, exerçant ordinairement la police sur les derrières
de l'armée, et se composant de 3 à 400 cavaliers, lui parut
insuffisante, malgré les colonnes mobiles dont on l'avait renforcée,
et il ordonna d'envoyer de Paris au quartier général tout ce qui
restait dans les dépôts de la garde. Il créa, ce qu'il n'avait
pas fait encore, et ce qui attestait bien l'état fâcheux des
troupes, deux inspecteurs de la grande armée, qui, sous le titre
d'_aides-majors généraux_ de l'infanterie et de la cavalerie, étaient
chargés de veiller à la situation de ces deux armes, à leur tenue, à
leur effectif, à leurs besoins. Ils devaient s'assurer de la force
vraie des régiments au moment de chaque action, et s'occuper surtout
des petits dépôts que l'armée laissait sur sa route. Napoléon fit,
pour ces fonctions, deux choix excellents, tant sous le rapport de
la vigilance que sous celui de la connaissance de chaque arme, ce
fut, pour l'infanterie, le comte Lobau, pour la cavalerie, le comte
Durosnel. Malheureusement la multiplication des emplois ne remédie
pas plus aux abus que la multiplication des médecins n'assure la
guérison des malades. Napoléon chercha avec plus de raison dans
cette seconde halte, qu'il se proposait de faire à Witebsk, et que
la chaleur, indépendamment de tout autre motif, aurait rendue
nécessaire, dans le ralliement des hommes, dans l'arrivée des
convois, qu'un délai de douze ou quinze jours devait singulièrement
faciliter, dans le soin à réunir une nouvelle réserve de vivres
qu'on essayerait cette fois de transporter réellement à la suite de
l'armée, le remède au mal qui l'inquiétait. Toujours dans le désir de
réveiller le sentiment de la discipline chez ses soldats, il voulut
passer lui-même des revues sur la place de Witebsk, qu'il agrandit en
faisant abattre quelques-unes des maisons en bois qui l'obstruaient.
Là il inspecta d'abord les diverses brigades de la garde impériale,
puis les corps qui étaient à sa portée, examinant lui-même en détail
la tenue des hommes, leur armement, leur équipement, et parlant aux
soldats et aux officiers un langage fait pour exciter dans leurs
coeurs les plus nobles sentiments. Dans l'une de ces revues, il reçut
le général Friant en qualité de colonel-commandant des grenadiers à
pied de la garde, dignité qui était vacante par la mort du général
Dorsenne, et dont il voulut récompenser l'un des trois anciens
divisionnaires du maréchal Davout. Cette réception eut lieu aux
applaudissements de toute l'armée. Le général Friant était alors le
modèle accompli de ces vertus guerrières formées sous la République,
non corrompues par les prospérités de l'Empire, et consistant dans la
modestie, la probité, le dévouement au drapeau, la profonde science
du métier unie à un véritable héroïsme. Napoléon, après avoir serré
dans ses bras cet homme rare, dont les cheveux avaient déjà blanchi
sous les armes, lui dit: Mon cher Friant, vous ne prendrez ce
commandement qu'à la fin de la campagne; ces soldats-ci vont tout
seuls, et il faut que vous restiez avec votre division, où vous
aurez encore de grands services à me rendre. Vous êtes l'un de ces
hommes que je voudrais pouvoir placer partout où je ne puis pas être
moi-même.--

[Note en marge: L'armée discerne clairement le danger de cette
guerre, consistant surtout dans les distances à parcourir.]

[Note en marge: Idée de s'arrêter à Witebsk très-répandue.]

Napoléon n'était pas le seul dans l'armée à s'être aperçu de la grave
difficulté des distances, surtout dans un pays mal cultivé parce
qu'il était mal peuplé, avec un ennemi qui se retirait sans cesse
par nécessité et par calcul. Dans le premier élan on n'avait pas
douté d'atteindre les Russes, et de les battre une fois atteints,
mais la chaleur, la mauvaise nourriture, ayant tout à coup abattu les
forces, on commençait à mesurer les espaces parcourus, à s'inquiéter
de ceux qu'il faudrait parcourir encore, et on se demandait avec
une sorte de chagrin quand est-ce qu'on pourrait joindre l'armée
ennemie[6]. C'était le sujet des entretiens des généraux, des
officiers et des soldats eux-mêmes.--Ces misérables fuient toujours!
s'écriaient les soldats.--Ces rusés, disaient beaucoup d'officiers,
veulent nous entraîner à leur suite, nous fatiguer, nous épuiser,
et nous assaillir quand nous serons assez réduits en nombre et en
force physique pour n'être plus à craindre.--Cette dernière pensée
avait surtout germé dans les rangs les plus élevés de l'armée, et on
entendait se demander autour de Napoléon s'il ne serait pas temps
de s'arrêter, puisqu'on était arrivé aux véritables limites qui
séparaient l'ancienne Pologne de la Moscovie, et pour ainsi dire
l'Europe de l'Asie; de s'établir solidement sur la Dwina et sur le
Dniéper, de fortifier Witebsk et Smolensk, de prendre Riga à gauche,
de s'étendre à droite jusqu'en Volhynie et en Podolie, d'insurger
ces provinces, d'organiser la Pologne, de lui créer une armée, un
gouvernement, de préparer aussi les cantonnements d'hiver, et d'y
attendre avec des troupes réorganisées, bien armées, bien nourries,
cantonnées sur une bonne frontière, que les Russes vinssent nous
redemander la Pologne les armes à la main. Dans ce cas la réponse ne
présentait pas de doute, et il n'y avait pas un soldat qui ne fût
certain de la faire victorieuse.

[Note 6: L'historien russe Boutourlin, le meilleur narrateur étranger
de cette guerre, a dit (page 453, tome II de son ouvrage) que la
retraite des Russes avait été l'effet non d'un calcul, dont tout
le monde s'était vanté après coup, mais de la faiblesse numérique
de leur armée. Cet écrivain sensé, et généralement impartial,
éprouvait le désir bien naturel de réduire à leur juste valeur les
prétentions de ceux qui ont voulu s'attribuer exclusivement la
gloire des événements de 1812, et se faire un mérite de ce qui ne
fut le plus souvent que le produit du hasard, ou plutôt la faute
de celui qui dirigeait l'armée française. Il est bien vrai, en
effet, que l'armée russe se retirait parce qu'elle ne pouvait pas
faire autrement, et que fort souvent l'entraînement des passions
agissant chez elle en sens contraire de la raison, elle eût livré
bataille si son infériorité numérique le lui eût permis. Il est bien
vrai encore que les mouvements de l'armée russe, à les considérer
dans leurs motifs de chaque jour, furent plutôt commandés par les
circonstances du moment que dirigés d'après un plan général. Mais ce
serait méconnaître aussi une partie non moins importante de la vérité
que de ne pas voir qu'au milieu des variations quotidiennes d'idées
produites par une situation violente, il y avait cependant une pensée
générale, existant dans toutes les têtes indépendamment du plan du
général Pfuhl, pensée consistant à croire que plus on rétrogradait
vers le centre de l'empire, plus les Français s'affaiblissaient,
et plus les Russes devenaient relativement forts; qu'il ne fallait
donc pas se trop chagriner d'un mouvement rétrograde indéfiniment
continué, et qu'on y perdait plus en apparence qu'en réalité. La
haine, l'orgueil, luttaient sans doute contre cette pensée, et la
conduite des généraux russes fut le résultat d'un perpétuel conflit
entre le calcul qui conseillait de rétrograder, et la passion qui
poussait à combattre. Une autre idée moins généralement répandue, et
à laquelle Alexandre s'était fort attaché, et que seul il pouvait
mettre à exécution, parce que seul il donnait des ordres aux armées
éloignées de Finlande, de Volhynie et de Moldavie, était celle
d'agir sur les flancs de l'armée française, quand elle serait tout
à fait engagée dans l'intérieur de la Russie. Cette idée était
aussi juste que celle de rétrograder jusqu'à l'entier épuisement de
l'armée française, et l'une et l'autre appliquées à propos devaient
malheureusement pour nous avoir des conséquences immenses. Ces deux
idées, inspirées à tout le monde par la nature même des choses,
composèrent le plan des Russes, et elles appartinrent à l'esprit de
tous, bien plus qu'à l'esprit d'un seul, ce qui confirme l'assertion
si juste du général Clausewitz, que la campagne de 1812 se fit
presque toute seule. Le général Pfuhl, en les systématisant beaucoup
trop, les gâta peut-être par des exagérations, mais ces idées n'en
existaient pas moins chez lui et chez d'autres, et Alexandre,
lorsqu'il le récompensa plus tard, montra une justice généreuse et
délicate. Quant à la pensée de se retirer, le général Boutourlin, en
accordant beaucoup à la nécessité, dit vrai, mais il exagère en ôtant
au calcul sa part véritable. On était forcé de se retirer, mais on
se retirait avec la conviction que le dommage réel était plus grand
pour l'armée française que pour l'armée russe. Si nous insistons
pour éclaircir ce point de fait, c'est parce qu'il est du devoir de
l'histoire de préciser l'origine des résolutions qui ont changé la
face du monde. À quel soin se vouerait l'histoire, si elle négligeait
celui-là?]

[Note en marge: Réponse de Napoléon à cette manière de penser.]

Ces idées étaient justes assurément, et pourtant elles soulevaient
de fortes objections. Aussi Napoléon, qui voyait tout, qui savait
tout, éprouvait-il une sorte d'impatience à entendre les propos
d'hommes sensés, ayant en grande partie raison, mais négligeant un
côté important de la vérité. Condamné dans ces pays dépeuplés par la
nature et par la guerre à vivre en tête à tête avec ses lieutenants,
y mettant même plus de condescendance que de coutume à cause de
l'anxiété dont il les voyait saisis, il répondait à leurs opinions,
dont il ne méconnaissait pas la justesse, par les graves réflexions
qui suivent.

D'abord ces cantonnements, disait-il, n'étaient pas si faciles
à établir qu'on le pensait. Le Dniéper et la Dwina, qui dans le
moment semblaient des frontières, n'en seraient plus dans trois
mois. La gelée et la neige en feraient des plaines, sur lesquelles
une légère cavité marquerait tout au plus le cours des fleuves. Que
seraient alors quelques points tels que Dunabourg, Polotsk, Witebsk,
Smolensk, Orscha, Mohilew, distants de trente ou quarante lieues
les uns des autres, et très-légèrement fortifiés? Comment défendre,
contre des troupes que l'hiver serait loin de paralyser, contre
la facilité du traînage, une pareille ligne de cantonnements? Et
ces soldats français, si prompts par nature, devenus plus prompts
encore par l'habitude des dernières guerres, comment les retenir,
et leur faire prendre patience, sous le plus triste climat du
monde, pendant neuf mois entiers, depuis août de la présente année
jusqu'à juin de l'année suivante, sans être même assuré de les bien
nourrir pendant ce long intervalle de temps? Interrompre en août une
campagne commencée à la fin de juin!... Comment leur expliquer une
telle timidité, comment la faire comprendre à l'Europe? Et celle-ci,
habituée à nos coups de foudre, en nous voyant hésiter, tâtonner,
nous arrêter après quelques combats, brillants mais sans résultat,
n'allait-elle pas nous regarder d'un oeil moins humble, douter de
nous, et peut-être s'agiter sur nos derrières? L'Espagne (dans
laquelle de fâcheux événements commençaient à se produire, ainsi
qu'on le verra bientôt), l'Espagne n'allait-elle pas nous créer des
embarras, qui, peu inquiétants lorsque la grande armée était placée
entre l'Elbe et le Rhin, deviendraient graves lorsqu'elle serait
avec son chef confinée pour un temps indéterminé entre le Niémen et
le Borysthène? Avait-on mesuré toutes ces difficultés, et beaucoup
d'autres auxquelles on devrait songer, quand on était si prompt à
conseiller de s'arrêter?--

Telles étaient les objections que Napoléon adressait à ceux qui
considéraient l'établissement sur le Dniéper et la Dwina comme un
résultat suffisant de la campagne, et il y avait bien d'autres
objections encore qu'il taisait, quoiqu'il les sût bien, car s'il
était plus prompt que personne, par caractère, par habitude, par
ambition, à se jeter dans d'inextricables difficultés, il était
plus prompt aussi que personne à découvrir ces difficultés, quand
il s'y était jeté, et s'il les niait, ce n'était pas par ignorance,
mais par répugnance à s'avouer ses fautes, par calcul, et un peu
aussi par ce besoin d'illusions qui porte à se nier à soi-même
des choses qu'on sait être vraies, comme si en les niant on en
diminuait la réalité. Il savait, par exemple, sans en convenir,
que les esprits commençaient à s'éloigner de lui, même en France,
qu'en Europe ils étaient profondément exaspérés, que dans l'armée,
qui composait sa véritable clientèle, la fatigue avait déjà produit
le refroidissement, la critique, la méfiance, et que, dans cette
situation, il ne pouvait se soutenir qu'à force de coups d'éclat.

[Note en marge: Napoléon ne repousse pas absolument l'idée de
s'arrêter sur la Dwina et le Dniéper, mais il veut auparavant avoir
rétabli par quelque grand triomphe le prestige de ses armes.]

Du reste, l'idée de ne point dépasser les limites de la Pologne, qui
se répandait autour de lui, il n'en méconnaissait pas le mérite;
il était même prêt à y adhérer, et à en faire le principe de sa
conduite, mais après avoir exécuté certaines opérations qu'il
méditait encore, après avoir remporté quelque triomphe signalé,
car il ne désespérait pas, après ce second repos d'une quinzaine,
de frapper quelque grand coup, qui maintiendrait tout entier le
prestige de ses armes, et lui permettrait de s'arrêter aux frontières
de la Moscovie, sans que le monde ni la France doutassent de lui,
point important à ne jamais oublier. Au surplus, les divergences
sur ce sujet n'avaient encore aucune gravité, car malgré quelques
doutes surgissant çà et là, la confiance en lui était entière parmi
ses soldats et ses généraux, et si la fatigue inspirait parfois
des moments de tristesse, elle ne suggérait à personne l'idée d'un
désastre.

[Note en marge: Mouvements de tous ses corps dirigés dans cette
pensée.]

Napoléon, nourrissant le projet de nouvelles et décisives opérations,
dirigeait dans ce sens les mouvements des corps d'armée qui
actuellement ne prenaient point part au repos de Witebsk. On a vu
que sur la Dwina il avait ordonné au maréchal Oudinot de marcher
l'épée haute sur le comte de Wittgenstein, de le pousser sur Sebej,
route de Saint-Pétersbourg par Pskow, afin de dégager la gauche de la
grande armée (voir la carte nº 54); qu'il avait ordonné au maréchal
Macdonald d'appuyer le mouvement du maréchal Oudinot, de se porter
sur la basse Dwina, afin de faire tomber Dunabourg, et de préparer
le siége de Riga, ce qui devait assurer non-seulement l'occupation
paisible de la Courlande, mais probablement aussi la possession des
deux forts points d'appui de Dunabourg et de Riga. On a vu enfin que
vers le Dniéper il avait ordonné au général Reynier avec les Saxons,
au prince de Schwarzenberg avec les Autrichiens, de se croiser, et de
se rendre, le prince de Schwarzenberg à Minsk, le général Reynier à
Brezesc ou Kobrin, ce dernier ayant mission de couvrir le grand-duché
et d'insurger la Volhynie. Ces ordres étaient actuellement ou
exécutés ou en cours d'exécution, dans la mesure des circonstances et
du talent de ceux qui étaient chargés de les exécuter.

[Note en marge: Le maréchal Oudinot passe la Dwina à Polotsk.]

Le maréchal Oudinot, dont le corps était réduit de 38 mille hommes à
28 mille au plus[7], avait successivement défilé devant Dunabourg,
Drissa, Polotsk, et enfin passé la Dwina à Polotsk même. Il avait
d'abord, par ordre de Napoléon, laissé sa troisième division,
composée de Suisses, d'Illyriens, de Hollandais, sous le général
Merle, au camp de Drissa, pour détruire les ouvrages de ce camp
aussi célèbre qu'inutile. Mais des bras épuisés et privés d'outils
(le matériel du génie était resté en arrière) n'avaient pu avancer
beaucoup cette importante démolition; et le maréchal se trouvant
infiniment trop faible devant le corps de Wittgenstein, qui avait
été porté par les renforts du prince Repnin à 30 mille hommes, avait
rappelé à lui la division Merle. Afin de se conformer à l'ordre de
s'élever jusqu'à Sebej sur la route de Saint-Pétersbourg, il avait
poussé le 28 juillet une moitié de sa cavalerie légère sur la petite
rivière de la Drissa (l'un des affluents de la Dwina), et avait
successivement échelonné ses première et seconde divisions avec
les cuirassiers entre la Drissa et Polotsk. Pour se garder contre
les Russes de Wittgenstein, établis au delà de la Drissa, dans une
direction presque perpendiculaire à son flanc gauche, il avait posté
à Lazowka le reste de sa division légère, et la division étrangère du
général Merle. (Voir la carte nº 55.) Le 29, il avait fait un pas en
avant, passé la Drissa au gué de Sivotschina, porté son avant-garde
près de Kliastitsoui, rangé ses deux principales divisions un
peu en arrière, et laissé la division Merle à la garde du gué de
Sivotschina. Quelques détachements de cavalerie et d'infanterie
légère le liaient avec Polotsk.

[Note 7: Il faut remarquer que si plus haut (page 160) nous l'avons
présenté comme réduit à environ 23 mille hommes, c'est après les
combats dont le récit va suivre; mais à l'époque dont il s'agit ici
il comptait encore 28 mille hommes environ.]

[Note en marge: Combat du maréchal Oudinot contre le corps de
Wittgenstein, livré le 29 juillet à Jakoubowo.]

Telle était sa situation le 29 juillet, second jour de l'entrée de la
grande armée à Witebsk. Ce jour-là de fortes attaques de cavalerie,
vers la tête et la queue de sa colonne, ne lui laissèrent aucun doute
sur les projets offensifs des Russes. L'arrestation de deux officiers
ennemis lui apprit en outre que le comte de Wittgenstein, marchant
diagonalement vers lui, viendrait heurter sa tête à Kliastitsoui.
Il crut devoir le prévenir, et s'avança jusqu'au village et château
de Jakoubowo, à l'entrée d'une petite plaine entourée de bois. Le
comte de Wittgenstein déboucha en effet dans cette plaine le 29 au
matin, et attaqua vivement le village et le château de Jakoubowo.
Le maréchal Oudinot confiant la défense de ce poste à la première
brigade de la division Legrand, plaça le 26e léger dans Jakoubowo
même, et établit le 56e de ligne un peu à gauche, en liaison avec
les bois. Il garda en réserve la seconde brigade, commandée par
le général Maison. Le combat fut très-acharné de part et d'autre.
Le 26e disputa bravement à l'ennemi le village de Jakoubowo, et
le 56e tâcha de lui enlever la lisière des bois. Un moment les
Russes pénétrèrent dans le village de Jakoubowo, et même dans la
cour du château. Aussitôt deux compagnies du 26e, fondant sur eux à
la baïonnette, les repoussèrent, leur tuèrent deux ou trois cents
hommes, et leur en prirent à peu près autant. De tous côtés on les
refoula de la plaine dans les bois. Mais à la lisière de ces bois
ils avaient une artillerie nombreuse et bien servie, qui ne nous
permettait pas de rester déployés, à moins de prendre l'offensive et
de nous engager dans les bois eux-mêmes pour les enlever, attaque
difficile que le maréchal ne voulait pas risquer, étant incertain de
ce qui se passait sur ses derrières. Il craignait en effet, et avec
raison, tandis qu'il se défendait en tête, d'être pris à revers, et
coupé de Polotsk, où il avait ses parcs et son matériel. Il crut donc
plus sage de rétrograder sur la Drissa, de la repasser au gué de
Sivotschina, et d'attendre l'ennemi dans cette position. Rapproché
de Polotsk, que la division Merle et la cavalerie légère suffisaient
à couvrir, il pouvait réunir derrière la Drissa les deux divisions
françaises Legrand et Verdier avec les cuirassiers, et si les Russes
tentaient de passer la Drissa devant lui, il avait en se précipitant
sur eux tous les moyens de leur faire essuyer un sanglant échec.

[Date en marge: Août 1812.]

Il employa la journée du 31 à opérer ce mouvement rétrograde, et
il se trouva le soir en deçà du gué de Sivotschina, ayant ses
tirailleurs le long de la Drissa, les deux divisions Legrand et
Verdier à quelque distance en arrière, les cuirassiers prêts à
soutenir l'infanterie, la division Merle en observation vers Polotsk.
Nos tirailleurs avaient ordre, si les Russes passaient la Drissa, de
ne leur résister qu'autant qu'il le faudrait pour les attirer, et de
prévenir à l'instant le quartier général de leur approche.

[Note en marge: Combat de la Drissa le 1er août.]

[Note en marge: Malgré des avantages brillants, le maréchal Oudinot
croit prudent de ne pas dépasser Polotsk.]

Dans la nuit du 31 juillet au 1er août, les Russes marchèrent sur
la Drissa, et dès le matin du 1er août commirent l'imprudence de
la traverser. C'est ce qu'attendait le maréchal Oudinot. Aussitôt
qu'il les vit engagés au delà de la rivière, il lança d'abord sur
eux la première brigade de la division Legrand, et puis la seconde.
Courir sur les Russes, les pousser, les culbuter dans la Drissa, fut
l'affaire d'un instant. On leur tua ou blessa près de deux mille
hommes, et on leur en prit plus de deux mille, avec une partie de
leur artillerie. La division Verdier s'étant mise à leur poursuite,
franchit après eux la Drissa, et, emportée par son ardeur, se laissa
entraîner trop loin. Elle enleva encore beaucoup d'hommes aux Russes,
mais malheureusement elle s'en laissa prendre quelques-uns lorsqu'il
fallut repasser la Drissa. Ce faible dédommagement accordé par la
fortune aux Russes n'empêcha point que cette journée ne fût pour
eux un sanglant échec: ils y perdirent 4 à 5 mille hommes en morts,
blessés ou prisonniers; les jours précédents leur en avaient coûté
2 à 3 mille. Nous avions perdu de notre côté dans cette suite de
combats, de 3 à 4 mille hommes, dont 5 ou 600 morts, 2 mille blessés
et plusieurs centaines de prisonniers. La fatigue nous avait mis en
outre quelques hommes hors de service. Le maréchal Oudinot, certain
d'avoir pour quelque temps dégoûté les Russes de s'attaquer à lui, ne
se trouvant pas assez fort pour s'éloigner de la Dwina avec 24 mille
soldats très-fatigués, jugea plus convenable de revenir à Polotsk
même, où il avait ses parcs, ses vivres, et où il pouvait laisser
s'écouler en sûreté, et dans une sorte de bien-être, les chaleurs qui
avaient forcé Napoléon lui-même à s'arrêter à Witebsk. L'avantage
d'être à cinq ou six lieues en avant de Polotsk, toujours inquiet
pour ses flancs et pour ses derrières, obligé d'épuiser ses chevaux
afin d'amener au camp les vivres qu'on avait à Polotsk, ne valait pas
les peines que cette position offensive devait coûter. Il n'y avait à
la quitter qu'un seul inconvénient, c'était de perdre l'effet moral
des succès obtenus. Le maréchal Oudinot informa Napoléon de ce qu'il
avait fait pendant ces derniers jours, et déclara que, si on ne lui
accordait du repos et des renforts, il serait dans l'impossibilité
d'accomplir la tâche qui lui était imposée.

[Note en marge: Occupation de la Courlande par le maréchal Macdonald.]

Pendant que le maréchal Oudinot agissait de la sorte, le maréchal
Macdonald, avec la division polonaise Grandjean, et les 17 mille
Prussiens qui lui étaient confiés, s'était porté sur la Dwina, et
avait conquis la Courlande par une marche rapide. (Voir la carte nº
54.) Les Russes en se retirant, pris en flanc par les Prussiens,
avaient essuyé dans les environs de Mitau un échec assez grave, et
s'étaient repliés précipitamment sur Riga, nous livrant Mitau et
toute la Courlande. C'était un fait digne de remarque que la vigueur
avec laquelle se battaient pour nous des alliés qui nous détestaient,
et qui ne faisaient la guerre qu'à contre-coeur. L'honneur militaire,
si vivement excité chez eux par notre présence, les rendait presque
plus braves pour nous qu'ils ne l'avaient été contre nous. Il
faut ajouter que tandis que les alliés appartenant à de petites
armées, comme les Bavarois, les Wurtembergeois, les Westphaliens,
désertaient individuellement quand ils pouvaient, les Prussiens et
les Autrichiens, retenus par la puissance de l'esprit militaire, qui
est toujours proportionnée à la grandeur des armées, ne désertaient
pas, sauf à nous abandonner en masse par une révolution dans les
alliances, quand le moment serait venu.

[Note en marge: Embarras du maréchal Macdonald, obligé de s'étendre
de Riga à Polotsk.]

Le maréchal Macdonald entreprit avec les Prussiens le blocus de
Riga, et à la tête de la division polonaise Grandjean s'approcha
de Dunabourg, prudemment toutefois, car cette ville passait pour
très-fortifiée. Mais les Russes ne voulant pas éparpiller leurs
forces, et se contentant de défendre l'importante place maritime de
Riga, après avoir livré la tête de pont de Dunabourg aux troupes du
maréchal Oudinot, livrèrent bientôt la ville elle-même aux troupes
polonaises du général Grandjean. La tâche du maréchal Macdonald se
trouvait dès lors bien simplifiée, puisque des deux places de Riga et
de Dunabourg il n'avait plus à prendre que la première. Mais cette
tâche seule suffisait pour l'arrêter longtemps, et peut-être pendant
toute la campagne. En effet, il avait été contraint de laisser aux
environs de Tilsit et de Memel pour veiller sur la navigation du
Niémen et du Kurische-Haff, et aux environs de Mitau pour garder la
Courlande, 5 mille hommes du corps prussien. Il en conservait tout
au plus 10 mille devant Riga, dont les ouvrages offraient un immense
développement, et contenaient une garnison de 15 mille hommes. Il lui
restait la division polonaise Grandjean, réduite de 12 mille soldats
à 8 mille, et il était obligé avec cette division de surveiller
l'espace de Riga à Polotsk, qui est d'environ soixante-dix lieues.
Que faire avec si peu de monde, sur une ligne aussi vaste, avec tant
d'objets proposés, imposés même à son zèle?

[Note en marge: Ce maréchal demande à titre de renfort l'une des
divisions du maréchal Victor.]

Il se hâta d'instruire le quartier général de sa situation dans des
termes sensés, même un peu ironiques, qui n'étaient pas propres à
plaire, et qui rappelaient l'ancienne opposition militaire de l'armée
du Rhin. Il déclara que sans une adjonction de forces considérables
il ne réussirait ni à prendre Riga, ni à se tenir en relation
constante avec le corps d'Oudinot, car la division Grandjean étant
forcément détournée du blocus de Riga pour rester en observation
devant Dunabourg, on ne pourrait pas même approcher des ouvrages
de Riga; et quant à cette division, ayant à couvrir un espace de
soixante-dix lieues, elle serait dans l'impossibilité de maintenir
la liberté des communications sur une pareille étendue de pays.
Dans cette situation, ce qu'il y avait de plus simple à proposer,
c'était la réunion du corps du maréchal Macdonald avec celui du
maréchal Oudinot, car alors Wittgenstein eût été infailliblement
battu, Wittgenstein battu et repoussé au loin, la Courlande eût été
couverte, le Niémen eût été mis à l'abri de toute insulte, Riga, il
est vrai, n'eût pas été assiégé, et encore moins pris, mais enfin une
supériorité décidée nous aurait été acquise à l'aile gauche de notre
ligne d'opérations. Au lieu de proposer cette réunion des deux corps,
qui était possible et même nécessaire, mais qui eût exigé de sa part
un désintéressement peu commun, car il aurait été subordonné au
maréchal Oudinot, le maréchal Macdonald sollicita une augmentation de
forces, qu'il n'avait aucune chance d'obtenir. Il demanda notamment
qu'on lui adjoignît une ou deux des divisions du maréchal Victor, qui
se formaient, comme on l'a vu, entre Dantzig et Tilsit. C'était une
manière assurée de ne rien obtenir.

[Note en marge: Événements à l'autre extrémité du théâtre de la
guerre.]

[Note en marge: Mouvement croisé du général Reynier et du prince de
Schwarzenberg.]

À l'autre extrémité du vaste théâtre de cette guerre, à cent
cinquante lieues au sud-est, c'est-à-dire vers le cours supérieur du
Bug, il venait de se produire certains accidents qui ne pouvaient
manquer d'entraîner quelques changements dans les projets de
Napoléon. (Voir la carte nº 54.) Le général Reynier avec les Saxons
avait dû rétrograder de Neswij sur Slonim, de Slonim sur Proujany,
pour couvrir le grand-duché, et envahir plus tard la Volhynie. Le
prince de Schwarzenberg avec l'armée autrichienne avait dû marcher
en sens contraire, s'élever de Proujany sur Slonim et Neswij, pour
venir joindre le quartier général, disposition conforme aux désirs de
l'empereur d'Autriche qui voulait que son armée ne reçût d'ordre que
de Napoléon lui-même, et aux défiances de Napoléon qui n'entendait
pas remettre la défense de ses derrières à une armée autrichienne.
Le général Reynier, dans ce mouvement croisé avec le prince de
Schwarzenberg, avait vu ce prince, et était convenu avec lui du
remplacement des postes autrichiens par les postes saxons sur la
ligné du Bug et de la Mouckawetz, qui nous séparait des Russes. Ces
précautions prises, le général Reynier avait continué son mouvement,
et envoyé des détachements pour remplacer les Autrichiens à Pinsk, à
Kobrin, à Brezesc.

[Note en marge: Marche du général Tormazoff sur le grand-duché.]

[Note en marge: Le général russe apprenant la situation isolée d'un
détachement saxon à Kobrin, enlève ce corps de deux mille hommes.]

À ce même moment, celui où Napoléon entrait dans Witebsk, le
général russe Tormazoff s'était enfin mis en marche, conformément
à l'ordre qu'il avait reçu de menacer le flanc droit des Français,
mission dont le prince Bagration ne pouvait plus s'acquitter depuis
qu'il avait dû rejoindre la grande armée russe. En attendant que
l'amiral Tchitchakoff, engagé dans de vastes projets du côté de la
Turquie, pût ou les exécuter, ou se rabattre sur la Pologne, le
général Tormazoff, à la tête d'environ 40 mille hommes, était seul
chargé d'une diversion sur nos ailes, et marchait hardiment vers le
haut Bug. Il avait répandu environ une douzaine de mille hommes de
Bobruisk à Mozyr, de Mozyr à Kiew, pour se tenir en communication
avec le prince Bagration d'un côté, avec l'amiral Tchitchakoff de
l'autre. C'était une précaution contre les tentatives que pourraient
faire sur ses derrières les Autrichiens réunis en Gallicie. Bien que
la cour de Vienne eût fait donner à Saint-Pétersbourg l'assurance
que ses efforts en faveur des Français se borneraient à l'envoi des
30 mille hommes du prince de Schwarzenberg, néanmoins, le général
Tormazoff n'avait pas voulu se porter en avant sans prendre ses
précautions contre les éventualités de la politique autrichienne,
et après avoir laissé sur ses derrières les forces que nous venons
de mentionner, il s'était avancé avec environ 28 mille hommes sur
le haut Bug, menaçant le grand-duché, que le général Reynier devait
défendre avec 12 à 13 mille Saxons. Les Cosaques étaient alors en
possession, quoique bien peu redoutables pour des troupes régulières,
de répandre l'épouvante dans toutes les contrées où on les annonçait,
et en effet la soudaineté de leurs apparitions, jointe à leur
barbarie, avait de quoi effrayer les peuples qui n'étaient point en
armes. Précédant de quinze à vingt lieues le général Tormazoff sur le
Bug, ils avaient excité dans toute la Pologne une terreur singulière,
et qui contrastait fort avec les grandes résolutions qu'affichaient
les Polonais. Cette terreur devint bien plus vive et plus motivée
quand le général Tormazoff lui-même, avec 28 mille hommes de troupes
régulières, s'approcha de Kobrin, l'un des postes que les Autrichiens
venaient de céder aux Saxons. Le général Tormazoff, instruit par
les juifs, qui trahissaient partout la cause de la Pologne, de la
présence d'un détachement saxon à Kobrin, résolut de signaler son
approche par un coup d'éclat sur ce détachement, qui par malheur
était dénué d'appui. Il marcha sur Kobrin, qu'occupait le général
saxon Klengel avec sa petite troupe. Cet officier, brave mais
imprudent, au lieu de se replier, s'obstina à tenir dans une ville
tout ouverte, et où il lui était impossible de se défendre. Il fut
assailli, enveloppé, et après avoir combattu avec une rare vaillance,
obligé de remettre son épée au général ennemi. Cette rencontre, qui
eut lieu le 27 juillet, coûta aux Saxons environ 2 mille hommes, en
morts, blessés ou prisonniers.

[Note en marge: Terreur panique à Varsovie lorsqu'on apprend
l'approche du général Tormazoff.]

Cet accident, qui avait son importance dans l'état d'affaiblissement
auquel le corps saxon se trouvait réduit, était plus fâcheux encore
par son effet moral. Il produisit, surtout à Varsovie, une impression
des plus pénibles. Ces infortunés Polonais, qui s'étaient jetés avec
ardeur dans un projet d'insurrection générale, en apprenant que les
Russes étaient si près de chez eux, virent les exils, les séquestres
suspendus sur leurs têtes, et un grand nombre donnèrent le dangereux
exemple de réunir ce qu'ils avaient de plus précieux pour passer sur
la rive gauche de la Vistule. Bien qu'ils eussent appelé de tous
leurs voeux la folle guerre que Napoléon soutenait en ce moment, ils
en craignaient les conséquences maintenant qu'elle était commencée.
Ils reprochaient à ce grand capitaine de s'engager imprudemment au
delà de la Dwina et du Dniéper, de les laisser sans appui, comme
s'il avait pu faire autrement que de s'avancer beaucoup pour obtenir
sur les Russes un triomphe décisif, comme s'ils n'avaient pas dû lui
répondre eux-mêmes de la sûreté de ses derrières, au lieu de lui
laisser la peine de les couvrir. À cette occasion ils se plaignaient
du froid discours de Wilna, imputaient à la tiédeur de ce discours la
tiédeur des Polonais, oubliant que c'était à eux à provoquer par leur
ardeur l'ardeur de Napoléon, et à vaincre ses hésitations par des
résolutions énergiques, et même téméraires. Malheureusement, ainsi
que nous l'avons dit, l'armée en Pologne était seule dévouée sans
mesure; la nation regardait, jugeait, critiquait la témérité de la
marche de Napoléon, comme si cette témérité eût été plus grande que
celle qu'on exigeait de lui en voulant qu'il reconstituât la Pologne.

[Note en marge: Demande de secours adressée par M. de Pradt au
général Reynier et à M. de Bassano.]

[Note en marge: Le général Reynier tout occupé de sauver l'armée
saxonne, ne s'occupe guère des demandes de l'ambassadeur de France.]

[Note en marge: Le prince de Schwarzenberg se hâte d'aller au secours
des Saxons.]

On se mit donc à élever à Varsovie les plaintes les plus vives,
et à demander instamment à M. de Pradt des secours dont ce prélat
ambassadeur ne disposait point. Celui-ci, après avoir perdu la tête
au milieu des cris du concile, n'était guère capable de résister
aux émotions d'une capitale épouvantée, et avait montré moins de
caractère encore que certains habitants de Varsovie. Il usa de sa
seule ressource; il écrivit à M. de Bassano d'un côté, au général
Reynier de l'autre, pour réclamer des envois de troupes. Le général
Reynier, qui avait une tout autre tâche à remplir que de protéger
Varsovie, car il lui fallait avec 11 mille Saxons tenir tête à 30
mille Russes, répondit à l'ambassadeur que c'était aux habitants
de Varsovie à se défendre eux-mêmes, et que quant à lui il avait
autre chose à faire que de s'occuper de leur sûreté. Par une lettre
fort pressante il engagea le prince de Schwarzenberg à rétrograder
sur-le-champ, afin de l'aider à repousser l'ennemi, sauf à reprendre
sa marche vers le quartier général quand on aurait arrêté les Russes,
et occupé derrière les marais de Pinsk une forte position qui ne leur
permît guère de se porter plus avant[8]. Le prince de Schwarzenberg,
rapidement averti de cette échauffourée, car le bruit en avait
retenti dans toute la Pologne, répondit au général Reynier qu'il
sentait le danger de la situation, et qu'il allait, malgré les ordres
du quartier général, rétrograder pour venir à son secours. Quant à
M. de Bassano, il répondit avec assez d'ironie aux terreurs de M.
de Pradt, et ne pouvant rien statuer relativement aux demandes de
secours, les adressa toutes au quartier général.

[Note 8: Je parle ici d'après la correspondance des officiers
restés sur les derrières, d'après celle de M. de Bassano, des
administrations, et de l'ambassade de Varsovie.]

Napoléon accueillit mal ces nouvelles, surtout par rapport à ceux qui
s'étaient laissé si facilement intimider. Il approuva complétement
la détermination qu'avait prise le prince de Schwarzenberg de
rétrograder sur Proujany pour secourir le général Reynier, et
plaça même ce dernier sous les ordres du commandant autrichien. Il
enjoignit au prince de Schwarzenberg de marcher résolûment, avec les
40 mille hommes qu'il allait avoir, sur Tormazoff, qui n'en pouvait
compter plus de 30 mille, de le pousser à outrance, jusqu'à ce qu'on
l'eût rejeté en Volhynie. Il lui promit, cette tâche remplie, de le
rappeler au quartier général, conformément aux désirs de l'empereur
d'Autriche, et écrivit à celui-ci pour lui demander d'envoyer
un renfort au corps autrichien. Bien qu'il ignorât les secrètes
relations subsistant entre la cour d'Autriche et la cour de Russie,
Napoléon voyait clairement qu'il n'obtiendrait guère au delà des 30
mille hommes du prince de Schwarzenberg; mais il aurait du moins
voulu que ces 30 mille hommes fussent toujours tenus au complet,
et sans de prompts renforts ils ne pouvaient pas l'être, car ils
n'étaient pas plus épargnés que nous par les fatigues. Il aurait
voulu aussi qu'un corps d'armée autrichien, qui était actuellement
réuni en Gallicie, et dont on lui avait fait espérer le concours, fût
autorisé à prendre une attitude menaçante du côté de la Volhynie,
ce qui aurait obligé le général Tormazoff à se montrer moins
téméraire; mais il le demanda sans y compter beaucoup, et insista
particulièrement sur l'envoi d'un renfort de 7 à 8 mille hommes au
prince de Schwarzenberg.

[Note en marge: Mesures de Napoléon pour garantir ses ailes pendant
sa marche en avant.]

Ces mesures suffisaient pour tenir à distance le corps de Tormazoff
et pour le réduire à une complète impuissance, à moins que l'amiral
Tchitchakoff ne vînt bientôt doubler ses forces. C'était assez en
effet de quarante mille Autrichiens et Saxons pour ramener le général
russe en Volhynie; mais il fallait se tenir en communication avec
ces quarante mille hommes, qui allaient se trouver à cent lieues au
moins d'Orscha, point où s'appuyait la droite de la grande armée.
Napoléon consentit à se priver de l'une des trois divisions du prince
Poniatowski, laquelle dut rester cantonnée entre Minsk et Mohilew
pour nous garantir contre les surprises des Cosaques, et se lier par
des postes de cavalerie avec la gauche du corps autrichien.

Notre droite était ainsi assurée, du moins pour le moment. Quant à
notre gauche, Napoléon prit des mesures moins efficaces, quoiqu'elles
pussent actuellement paraître suffisantes. Il blâma fort le mouvement
rétrograde du maréchal Oudinot sur Polotsk, ne tenant pas assez
compte de l'état des troupes, et préoccupé exclusivement de l'effet
moral de ce mouvement, soit sur les Russes, soit sur l'Europe, qui
recueillait avidement les moindres détails de cette guerre. Il
s'attacha, d'après les calculs fort ingénieux qu'il avait faits sur
les documents enlevés aux Russes, à prouver au maréchal Oudinot que
le comte de Wittgenstein ne devait avoir que 30 mille soldats, de
très-mauvaise qualité, qu'il ne pouvait dès lors être à craindre pour
20 mille Français aguerris, et lui ordonna de marcher hardiment sur
l'ennemi et de le rejeter au loin sur la route de Saint-Pétersbourg.
Afin de laisser le maréchal sans objection, il résolut de lui
envoyer le corps bavarois, qui était, comme tous nos alliés, bon
un jour d'action, mais qui fondait ensuite à vue d'oeil par la
fatigue, la maladie et la désertion. Napoléon continuait à compter
ce corps pour 15 ou 16 mille hommes (bien qu'il ne fût plus que de
13 mille), et estimant le corps du maréchal Oudinot à 24 mille, il
prétendit qu'avec 40 mille hommes on devait accabler Wittgenstein.
Il trouvait un avantage de plus à placer les Bavarois à Polotsk,
c'était de leur rendre la santé et une partie de leur effectif par
le repos et la bonne nourriture. De toutes les troupes bavaroises
il ne garda que la cavalerie légère, qui continua de servir auprès
du prince Eugène, et qui était excellente. Avec ce renfort, il ne
doutait pas d'être bientôt débarrassé de Wittgenstein sur sa gauche
comme il espérait l'être prochainement de Tormazoff sur sa droite
par la réunion du prince de Schwarzenberg avec le général Reynier.
Du reste, dans sa pensée, les opérations qu'il allait exécuter
avec l'armée principale devaient bientôt ranger au nombre des
circonstances insignifiantes de cette guerre les événements qui se
passeraient sur ses ailes. Napoléon se flattant que le maréchal
Oudinot rejetterait le comte de Wittgenstein sur Sebej et Pskow, en
concluait que le maréchal Macdonald pourrait immédiatement après
concentrer son corps tout entier sur Riga, et commencer le siége de
cette place. Aussi refusa-t-il de lui accorder l'une des divisions
du duc de Bellune dont il ne voulait pas disloquer le corps, mais il
le lui indiqua comme un secours éventuel qu'il pourrait au besoin
appeler à son aide, et qui en attendant, placé sur ses derrières,
lui apporterait un grand appui moral. À ces raisonnements, qui ne
valaient pas quelques régiments de plus, Napoléon ajouta un nombre
plus qu'ordinaire de croix d'honneur pour les Prussiens qui avaient
vaillamment combattu contre les Russes.

[Note en marge: Ordres de Napoléon au maréchal Victor pour le
rapprocher de ses derrières.]

[Note en marge: Utile emploi du temps passé à Witebsk.]

Tandis qu'il s'occupait ainsi d'assurer ses ailes pendant les
mouvements offensifs qu'il préparait, Napoléon n'avait pas cessé de
veiller à ses derrières, confiés au maréchal Victor et au maréchal
Augereau, le premier vers Koenigsberg, le second vers Berlin.
Il avait par son active correspondance travaillé à procurer au
maréchal Victor 25 mille hommes d'infanterie, 3 à 4 mille hommes
de cavalerie, et 60 bouches à feu. Il avait fort recommandé à ce
maréchal, ordinairement très-soigneux, la discipline des troupes,
et projetait de l'appeler bientôt à Wilna, pour qu'il pût, si le
cas s'en présentait, prêter secours soit au maréchal Macdonald,
soit au maréchal Oudinot, soit au prince de Schwarzenberg. Il
s'était occupé également de hâter l'organisation des quatrièmes
bataillons et des régiments de réfractaires destinés au maréchal
Augereau, des cohortes de gardes nationales chargées de remplacer
sur les frontières de l'Empire les troupes attirées à Berlin, des
régiments lithuaniens enfin qu'on espérait porter à 12 mille hommes,
et pour lesquels l'argent manquait absolument. Napoléon n'avait donc
pas perdu son temps à Witebsk, et ce n'était pas, du reste, son
habitude. Il y était depuis une dizaine de jours, et, outre qu'il
avait ménagé à ses soldats un repos nécessaire, qu'il leur avait
fait passer sous des cabanes de feuillage le temps des plus fortes
chaleurs, il avait obtenu l'avantage de rallier, sinon toutes les
parties de l'artillerie en arrière, au moins quelques-unes, d'avoir
notamment amené cent bouches à feu de la garde avec un double
approvisionnement, d'avoir réuni 600 voitures du train à Witebsk,
6 à 700 entre Kowno et Witebsk, ce qui faisait environ 1300, et
permettait de charrier dix ou douze jours de vivres pour une masse
de 200 mille hommes, enfin d'avoir donné le temps au prince Eugène
par des courses au delà de la Dwina, à Ney par des courses entre la
Dwina et le Dniéper, à Davout par des recherches actives au delà
du Dniéper, de réunir six à sept jours de vivres, sans compter
l'alimentation quotidienne. Napoléon en avait réuni pour environ dix
jours à Witebsk, et les destinait à la garde. Le maréchal Davout
avait en outre préparé à Orscha où il s'était établi d'abord, à
Doubrowna où il s'était transporté ensuite, à Rassasna où il avait
cantonné sa cavalerie, des magasins, des fours et des ponts. Par
ordre de Napoléon, il avait jeté à Rassasna quatre ponts de radeaux
sur le Dniéper. L'abondance des bois, le mouvement très-lent des
rivières, rendaient ce genre de pont facile et de bon usage dans ces
contrées, et l'on y avait souvent recours.

[Note en marge: Napoléon après avoir refait ses troupes et réorganisé
ses équipages, songe à reprendre l'offensive.]

[Note en marge: Il forme le projet de s'écouler sans être aperçu
devant les Russes, de passer le Dniéper, de remonter ce fleuve, de
surprendre Smolensk, et de déboucher à l'improviste sur la gauche des
deux armées ennemies pour les tourner.]

[Note en marge: Immenses conséquences de ce plan s'il peut réussir.]

Tout était donc prêt pour un nouveau mouvement, qu'on avait cette
fois l'espérance de rendre décisif. Après avoir profondément médité
sur les opérations qu'on pouvait essayer en ce moment, Napoléon
adopta celle qui lui semblait la seule praticable, et dont la
conception était digne de son génie. En présence d'un ennemi qui
s'étudiait à échapper sans cesse, il avait tendu d'abord à couper
sa ligne en deux, puis à déborder, à tourner, à envelopper chacune
des deux parties de cette ligne, de manière à les détruire l'une et
l'autre avant qu'elles eussent le temps de fuir. Cette manoeuvre
était désormais impossible depuis la réunion du prince Bagration
avec le général Barclay de Tolly, réunion qui portait l'armée russe,
après les pertes du feu et de la fatigue, à 140 mille hommes environ.
Mais il n'était pas impossible, en renonçant à couper en deux cette
armée, d'essayer encore de la déborder, de la tourner, de la prendre
à revers, ce qui l'aurait mise hors d'état d'éviter une grande
bataille, et l'aurait obligée de l'accepter dans les conditions
les plus désavantageuses. En conséquence de cette donnée que lui
inspiraient les lieux et la situation, Napoléon résolut, en profitant
du rideau de bois et de marécages qui le séparait des Russes (voir
la carte nº 55), de s'écouler clandestinement devant eux par un
mouvement de gauche à droite, semblable à celui qu'il s'était proposé
d'exécuter devant le camp de Drissa, de se porter des bords de la
Dwina à ceux du Dniéper, de Witebsk à Rassasna, de passer le Dniéper,
de le remonter rapidement jusqu'à Smolensk, de surprendre cette ville
qui n'était pas défendue, d'en déboucher brusquement avec toute la
masse de ses forces sur la gauche des Russes, qui se trouveraient
ainsi débordés et tournés; de pousser, si la fortune le secondait,
son mouvement à fond, et peut-être de renouveler contre Bagration
et Barclay réunis ce qu'il avait voulu faire contre Barclay seul,
et ce qu'il avait exécuté jadis avec tant de succès contre Mélas et
Mack. Avec un de ces moments de faveur que la fortune lui avait tant
de fois prodigués, il pouvait, il devait réussir, et alors quels
résultats! Probablement la paix arrachée à la Russie définitivement
soumise, et le sceptre du monde remis en ses mains!

[Note en marge: Le maréchal Davout consulté approuve entièrement le
plan proposé.]

Ce mouvement toutefois, quoique bien couvert par la nature de ce
pays boisé et marécageux, présentait un inconvénient, celui d'être
très-allongé, car la droite de l'armée, qui sous le maréchal Davout
était à Rassasna, devait avoir fait trente lieues avant d'arriver à
Smolensk, et la gauche, qui était avec le prince Eugène à Sourage,
devait en faire à peu près autant pour remplacer le maréchal Davout à
Rassasna, et ce n'était qu'après ce trajet qu'on pourrait commencer
à se trouver sur la gauche de l'ennemi. Mais il était presque
impossible de s'y prendre autrement, et d'ailleurs le rideau de bois
et de marais qui nous séparait des Russes était si épais, Napoléon
était si habile dans les marches, qu'on avait bien des chances de
réussir. On aurait pu, il est vrai, abréger beaucoup ce trajet, en
se dispensant de passer le Dniéper, en cheminant entre ce fleuve et
la gauche des Russes, en s'épargnant ainsi la prise de Smolensk, et
en tournant de plus près l'ennemi qu'on voulait envelopper. Mais on
aurait de la sorte échangé une difficulté contre une autre; on aurait
échangé la difficulté de surprendre les Russes contre la difficulté
de refouler brusquement leur gauche, formée en ce moment par le
vaillant Bagration, de la refouler si vite, si victorieusement, qu'on
empêchât le reste de l'armée de nous échapper. Napoléon avant de
prendre son parti consulta le maréchal Davout, comme le plus capable
de donner sur cette grave question un avis utile, et comme le mieux
placé d'ailleurs pour apprécier la situation des deux armées. Après
l'avoir entendu, il se décida pour le mouvement le plus allongé,
celui qui consistait à passer le Dniéper, à le remonter par la rive
gauche, à enlever Smolensk, et à déboucher à l'improviste sur la
gauche des Russes, surprise et débordée[9].

[Note 9: Quelques historiens ont prétendu que ce furent les
mouvements ultérieurs des Russes, mouvements dont on va lire le
récit, qui déterminèrent la marche de Napoléon. La correspondance du
maréchal Davout et de Napoléon, inconnue de ces historiens, prouve
que Napoléon avait consulté le maréchal dès le 6 août, ce qui montre
que même avant le 6 il y pensait. Le premier mouvement des Russes ne
se fit sentir que le 8, ne fut connu que le 9 au quartier général,
et ne fut point par conséquent la cause des opérations exécutées par
Napoléon autour de Smolensk.]

[Note en marge: Force de l'armée française employée à cette nouvelle
opération.]

Cette belle et vaste manoeuvre étant résolue, Napoléon ordonna de
tout préparer pour le départ des divers corps d'armée du 10 au 11
août. Le maréchal Davout devait rallier par Babinowiczi et Rassasna
ses trois divisions, Morand, Friant, Gudin, les réunir aux divisions
Dessaix, Compans, aux Polonais, aux Westphaliens, et se tenir prêt
avec la cavalerie du général Grouchy à venir couvrir les débouchés
de Rassasna et de Liady, près desquels il était décidé que l'armée
passerait le Dniéper. En déduisant de l'armée polonaise la division
Dombrowski, laissée à Minsk, l'ensemble de ces corps pouvait former
une masse de 80 mille hommes environ, placés sous la main du maréchal
Davout. La cavalerie Montbrun et Nansouty sous Murat, le corps du
maréchal Ney, devaient s'écouler par Liosna et Lioubawiczi sur Liady
et Rassasna, et y franchir le Dniéper tout près du maréchal Davout,
auquel ils apporteraient ainsi un renfort de 36 mille hommes. Enfin
le prince Eugène partant de Sourage, la garde de Witebsk, pour passer
par Babinowiczi et Rassasna, devaient ajouter, la garde 25 mille
hommes, le prince Eugène 30 mille, c'est-à-dire 55 mille hommes à la
masse totale de l'armée française, du moins à la partie qui était
prête à se porter en avant. Le général Latour-Maubourg pouvant y
ajouter 5 à 6 mille cavaliers, s'il était appelé à rejoindre, il
fallait évaluer à 175 mille combattants présents au drapeau, les
forces avec lesquelles Napoléon se préparait à frapper le coup
décisif. Si on compte en outre 18 ou 20 mille Saxons et Polonais
à droite vers le Dniéper (non compris les Autrichiens), 60 mille
Français et alliés à gauche sur la Dwina, ce qui fait 80 mille,
on retrouve les 250 ou 255 mille hommes restant des 420 mille qui
avaient passé le Niémen. Napoléon laissait à Witebsk pour y garder
ce point très-important sur la Dwina, et de plus ses magasins et ses
hôpitaux, environ 6 à 7 mille soldats, se composant d'un régiment
de flanqueurs de la garde, d'un régiment de tirailleurs, de trois
bataillons de marche, et des hommes isolés qu'on espérait ramasser.
Ces corps devaient bientôt rejoindre, mais être remplacés par
d'autres, de manière à former comme à Wilna une garnison mobile, et
toujours suffisamment nombreuse. La cavalerie légère fut chargée
de battre le pays sur les deux rives de la Dwina pour ramener les
maraudeurs à Witebsk, en leur disant que leurs régiments allaient
partir, et que s'ils restaient ils seraient pris par les Cosaques.

[Note en marge: Pendant que Napoléon songe à prendre l'offensive, les
Russes y pensent de leur côté.]

[Note en marge: Ils croient les cantonnements de l'armée française
dispersés, et veulent les surprendre.]

[Note en marge: Conseil de guerre convoqué par le général Barclay de
Tolly.]

[Note en marge: Continuation du conflit élevé dans le camp russe
entre ceux qui veulent une retraite indéfinie, et ceux qui sont
portés à combattre.]

[Note en marge: Le projet d'une attaque sur les cantonnements
français l'emporte dans le conseil de guerre.]

Tandis que tout se disposait pour cette grande opération, les Russes
de leur côté en préparaient une moins bien concertée, et qui n'avait
pas les mêmes chances de réussir. Le prince Bagration s'était réuni
par Smolensk à l'armée principale. Après les pertes essuyées devant
Mohilew et dans les marches, il n'amenait pas plus de 45 mille hommes
à Barclay de Tolly, et portait ainsi à 135 mille hommes environ,
peut-être à 140, l'armée totale opposée à Napoléon. Ce qui subsistait
du plan général adopté par l'empereur Alexandre, et modifié depuis
par les événements, c'était la résolution, tout en continuant à se
retirer devant l'armée française, de profiter chemin faisant des
fautes qu'elle pourrait commettre. Or on croyait en avoir aperçu une
fort grave dans la dispersion apparente de ses cantonnements. En
les voyant commencer à Sourage, se continuer par Witebsk, Liosna,
Babinowiczi, jusqu'à Doubrowna, on les supposait dispersés sur plus
de trente lieues. On ne savait pas qu'aussitôt qu'on aurait percé
le rideau des bois et des marécages, on rencontrerait Murat avec 14
mille cavaliers, appuyé immédiatement par les 22 mille fantassins
du maréchal Ney, ce qui faisait tout de suite 36 mille combattants
d'une qualité admirable, capables de tenir tête au triple de forces,
devant être rejoints en quelques heures par les 30 mille hommes des
divisions Morand, Friant, Gudin! on ne savait pas qu'on recevrait
en flanc les 25 mille hommes du prince Eugène et les 30 mille de la
garde; que de telles troupes, de tels généraux, disposés d'ailleurs
avec tant d'art les uns à côté des autres, n'étaient pas faciles
à surprendre, à troubler et à mettre en déroute par une attaque
imprévue sur l'un de leurs cantonnements! Quoi qu'il en soit, les
généraux russes, qui formaient plutôt une oligarchie militaire
qu'un état-major subordonné à un seul chef, car, ainsi qu'on l'a
vu, le général Barclay de Tolly ne commandait au prince Bagration
qu'en qualité de ministre de la guerre, les généraux russes, tout
en trouvant fort sage l'idée de se retirer jusqu'à ce qu'on eût
suffisamment affaibli l'armée française, ne cédaient à cette idée
qu'à contre-coeur, et en éprouvant à tout moment le désir d'essayer
d'une bataille, s'il se présentait une occasion favorable de la
livrer. Surtout depuis que les deux armées étaient réunies, et que
du nombre de 90 mille hommes on était revenu à celui de 140 mille
environ, il y avait des raisons de plus à faire valoir en faveur du
projet de risquer une bataille. Le prince Bagration, avec son ardeur
accoutumée, était à la tête de ceux qui voulaient combattre. Dans la
masse de l'armée, où l'on n'était pas assez éclairé pour apprécier
le mérite d'une retraite calculée, on qualifiait de lâches tous
ceux qui parlaient de reculer encore. Les soldats allaient jusqu'à
insulter le brave Barclay de Tolly, ce que celui-ci supportait avec
une indifférence apparente, mais avec un chagrin intérieur, d'autant
plus profond qu'il était plus caché. Dans certains moments même, le
mouvement des esprits étant poussé jusqu'à l'insubordination, il
avait été obligé de faire fusiller quelques mutins trop audacieux
dans leurs démonstrations. Pourtant il assembla le 5 août un conseil
de guerre auquel assistèrent, outre les deux généraux en chef Barclay
de Tolly et Bagration, le grand-duc Constantin, le général Yermolof
et le colonel Toll, l'un chef d'état-major, l'autre quartier-maître
général de la première armée, le comte de Saint-Priest, chef
d'état-major de la seconde, et le colonel Wolzogen, représentant le
plus distingué du système de retraite. Le colonel Toll fit valoir,
avec la vivacité et les formes tranchantes qui lui étaient propres,
l'idée de l'offensive, et eut le succès qu'on a toujours quand on
parle dans le sens de la passion dominante. Le général Barclay de
Tolly et le colonel Wolzogen firent valoir en vain les avantages
d'une retraite, qui avait pour but d'attirer les Français dans les
profondeurs de la Russie, et de les assaillir seulement quand ils
seraient assez affaiblis pour qu'on pût infailliblement triompher
de leur valeur. On ne les comprit pas, ou l'on feignit de ne pas
les comprendre, et on fit à leurs raisonnements l'accueil le plus
froid. Barclay de Tolly n'avait d'étranger que le nom, le colonel
Wolzogen avait à la fois le nom et l'origine. On leur laissa voir
assez clairement la défiance qu'ils inspiraient, et l'offensive fut
immédiatement résolue, bien que contraire à toute raison. Il n'était
pas probable, en effet, que l'empereur Napoléon fût devenu tout à
coup un général assez novice pour camper pendant quinze jours si
près de l'ennemi sans avoir pris ses précautions. On lui supposait
plus de 200 mille hommes sous la main, ce qui était exagéré; mais
il suffisait qu'il en eût 100 mille seulement, à portée les uns des
autres, pour qu'avec les 140 mille hommes dont on disposait, et
dont on pouvait tout au plus faire concourir 80 sur un même point,
on fût arrêté court, et, vingt-quatre heures après une attaque
imprudente, enveloppé, entraîné, Dieu sait à quelles conséquences.
Mais il est rare que les hommes conservent leur raison en présence
d'une idée dominante. Avant cette guerre, le penchant à l'imitation
avait dirigé tous les esprits vers une retraite semblable à celle de
lord Wellington en Portugal; depuis le commencement des hostilités,
la passion nationale avait tourné les mêmes esprits à la fureur de
combattre. Barclay de Tolly céda, et il fut convenu qu'on attaquerait
le 7 août, en trois colonnes; que deux de ces colonnes, composées des
troupes de la première armée, s'avanceraient par la haute Kasplia
sur Inkowo, contre les cantonnements de Murat, point milieu de la
ligne des Français qu'on estimait le plus faible, et que la troisième
colonne, composée de la seconde armée sous le prince Bagration,
s'avancerait de Smolensk sur Nadwa, pour seconder l'effort des deux
autres. (Voir la carte nº 55.)

[Note en marge: Le 7 août les colonnes russes se mettent en
mouvement.]

[Note en marge: Le général Sébastiani se laisse surprendre, mais
les cantonnements de la cavalerie, repliés sur le corps de Ney,
présentent une résistance que l'ennemi désespère de vaincre.]

[Note en marge: Les Russes renoncent à l'offensive, et se rejettent
sur leur droite.]

Le 7 en effet on se mit en marche conformément au plan adopté. Le 8
une forte avant-garde de troupes à cheval, formée par les Cosaques
de Platow et par la cavalerie du comte Pahlen, s'approcha d'Inkowo,
où le général Sébastiani était cantonné avec la cavalerie légère de
Montbrun, et un bataillon du 24e léger appartenant au maréchal Ney.
Le général Barclay de Tolly avait voulu être de sa personne à cette
avant-garde, afin de juger par ses propres yeux de ce qui allait se
passer. Le général Sébastiani, doué de sagacité politique plus que
de sagacité militaire, s'était laissé approcher sans presque s'en
douter, et s'était borné à mander à son chef, le général Montbrun,
que ses postes étant fort resserrés depuis la veille il craignait
d'avoir bientôt de la peine à vivre. Sur ce simple indice le général
Montbrun était accouru, et le 8 au matin, quoique malade, il était
monté à cheval, et avait vu 12 mille chevaux fondre sur les 3 mille
du général Sébastiani. Le bataillon du 24e, conduit par un vigoureux
officier, arrêta longtemps par son feu cette nuée de cavaliers, et
les généraux Montbrun et Sébastiani furent obligés de les charger
plus de quarante fois dans la journée. Enfin après avoir perdu 4
à 500 hommes, notamment une compagnie entière du 24e, ces deux
généraux regagnèrent les cantonnements du maréchal Ney, et ils
trouvèrent dans le corps de ce maréchal un appui invincible. Les
Russes firent halte. Cette tentative leur prouva que si quelques
postes français n'étaient pas en ce moment sur leurs gardes, la masse
était impossible à entamer. Ils aperçurent même du côté de Poreczié,
vis-à-vis des cantonnements du prince Eugène, une extrême vigilance,
et des masses de troupes considérables, ce qui était naturel, car
il y avait là beaucoup d'infanterie. Cette remarque fit croire
à Barclay de Tolly que les Français avaient changé de position,
qu'ils s'étaient reportés sur leur gauche, pour tourner la droite
des Russes vers les sources de la Dwina, et les couper de la route
de Saint-Pétersbourg. Frappé de cette crainte, Barclay de Tolly qui
marchait à contre-coeur, envoya d'une aile à l'autre un contre-ordre
général, et prescrivit un mouvement rétrograde à ses deux principales
colonnes, celles qui lui obéissaient directement, afin d'opérer tout
de suite une forte reconnaissance sur sa droite. Bien lui en prit,
car s'il se fût obstiné dans cette marche offensive, il aurait reçu
en flanc le choc des 120 mille hommes venant de la Dwina, aurait été
poussé sur les 55 mille qui gardaient le Dniéper, et probablement se
serait vu étouffé entre les uns et les autres. Quant à Bagration, il
resta sur la route en avant de Smolensk, vers Nadwa.

[Note en marge: Napoléon entreprend l'exécution du grand mouvement
qu'il avait projeté.]

[Note en marge: Tous les corps de l'armée, après avoir défilé
derrière le rideau des bois et des marécages, passent le Dniéper
entre Rassasna et Liady.]

[Note en marge: Aspect magnifique de la grande armée.]

Ces mouvements assez obscurs de l'ennemi furent mandés le 9 août
au quartier général. Il était difficile d'en pénétrer l'intention,
mais Napoléon avait une telle impatience d'être aux prises avec
les Russes, qu'il se réjouissait de les rencontrer, n'importe où,
n'importe comment. Ayant à sa droite et un peu en avant Murat et
Ney, vers Liosna, en arrière les divisions Morand, Friant et Gudin,
pouvant lui-même accourir avec le prince Eugène et la garde, il était
certain d'accabler les Russes, et en les poussant au Dniéper de les
livrer vaincus à Davout, qui les aurait ramassés par milliers. Il
prescrivit à tout le monde d'être sur ses gardes, et voulut attendre
le développement des desseins de l'ennemi avant d'entreprendre sa
grande manoeuvre. Mais le 9 et le 10 août s'étant passés sans que les
Russes qui rétrogradaient lui eussent donné signe de vie, il supposa
que les mouvements qui avaient attiré son attention n'avaient été que
des changements de cantonnements, et il mit l'armée en marche. Le
temps ayant été affreux le 10, on ne marcha que les 11 et 12[10].
Les corps de Murat, de Ney et d'Eugène, les trois divisions Morand,
Friant, Gudin, enfin la garde, s'ébranlèrent, chacun de leur côté,
dès le 11 au matin, précédés par le général Éblé avec l'équipage de
pont. Murat et Ney défilèrent derrière les bois et les marécages qui
s'étendaient de Liosna à Lioubawiczi, et vinrent aboutir au bord
du Dniéper en face de Liady. Là on travaillait à jeter deux ponts
qui devaient être praticables le 13. Le prince Eugène suivit Murat
et Ney à la distance d'une journée par Sourage, Janowiczi, Liosna,
Lioubawiczi. Les divisions Morand, Friant, Gudin, se rendirent par
Babinowiczi à Rassasna, où elles franchirent le Dniéper sur quatre
ponts jetés à l'avance. La garde les avait suivies. Toute l'armée
le 13 au soir, et dans la nuit du 13 au 14, passa le Dniéper, et
le lendemain 14 au matin 175 mille hommes se trouvèrent rassemblés
au delà de ce fleuve, le coeur plein d'espérance, ayant Napoléon
à leur tête, et croyant marcher à des triomphes prochains et
décisifs. Jamais on n'avait vu tant d'hommes, de chevaux, de canons,
véritablement réunis sur un même point, car lorsque les historiens
parlent de cent mille hommes, ce qui du reste est rare, il faut
bien se garder d'entendre cent mille hommes réellement présents
au drapeau, mais cent mille supposés présents, ce qui signifie
quelquefois la moitié. Ici les 175 mille hommes mentionnés, résidu
de 420 mille, y étaient tous. L'affluence d'hommes, d'animaux, de
voitures de guerre était extraordinaire. C'était au premier aspect
une sorte de confusion, qui bientôt laissait apercevoir l'ordre
qu'une volonté supérieure savait y faire régner. Le soleil avait
ressuyé les chemins, et on marchait à travers d'immenses plaines,
couvertes de belles moissons, sur une large route bordée de quatre
rangs de bouleaux, sous un ciel étincelant de lumière, mais moins
chaud que les jours précédents. On remontait la rive gauche du
Dniéper qu'on venait de passer, et dont les eaux peu abondantes dans
cette partie de son cours, coulant lentement dans un lit sinueux et
profondément encaissé, répondaient médiocrement à l'idée que l'armée
s'en était faite d'après le nom antique de Borysthène: c'est qu'on
était à la source de ce fleuve, et que les fleuves comme les hommes
sont humbles au début de leur carrière. Ce vaste mouvement d'armée,
l'un des plus beaux qu'on ait jamais exécutés, s'était opéré dans
les journées des 11, 12, 13 août, sans que les Russes en eussent
rien aperçu. Ils étaient encore occupés à tâtonner, à nous chercher
sur leur droite, tandis que nous venions de tourner leur gauche, et
n'osaient déjà plus s'avancer, malgré leur plan d'attaque contre nos
cantonnements soi-disant dispersés.

[Note 10: Voici la vraie distribution des forces au moment du
mouvement sur Smolensk:

  _Sous Napoléon_.

  Le prince Eugène à Sourage                 30 mille hommes.
  Murat à Inkowo                             14
  Ney à Liosna                               22
  Les trois divisions Morand, Friant,
    Gudin, entre Janowiczi et Babinowiczi.   30
  La garde à Witebsk                         25
                                            ----------------------
                                            121 mille.  121 mille.

  _Sous le maréchal Davout sur le Dniéper_.

  Dessaix et Compans                         18 mille.
  Cavalerie légère                            2
  Claparède                                   3
  Grouchy                                     4
  Poniatowski                                15
  Westphaliens                               10
                                            ----------------------
                                             52          52 mille.

  Latour-Maubourg                        5 ou 6
                                            ----------------------
                                             57          57 mille.
                                            ----------------------
  Sous Napoléon                                         121 mille.
  Sous Davout                                            57
                                            ----------------------
  Total de l'armée agissante                     177 ou 178 mille.

Si on tient compte des cuirassiers Valence qui se trouvaient avec
le maréchal Davout, il faut ajouter 2 mille à celui-ci, et les ôter
à la masse qui était sous la main de Napoléon, ce qui donne le même
résultat.]

[Note en marge: Marche sur Smolensk.]

Le 14 au matin, Murat avec la cavalerie des généraux Nansouty
et Montbrun, précédée par celle du général Grouchy, marchait sur
Krasnoé. Ney le suivait avec son infanterie légère. Tout jusqu'ici se
passait comme on le désirait. Napoléon avait ordonné de se porter en
avant, et de remonter le Dniéper dans la direction de Smolensk.

[Note en marge: Combat de Krasnoé le 14 août.]

[Note en marge: Caractère et résultat du combat de Krasnoé.]

Un peu avant Krasnoé, on découvrit l'ennemi pour la première fois.
Les troupes qu'on aperçut étaient celles de la division Névéroffskoi,
forte de 5 à 6 mille hommes d'infanterie, de 1500 de cavalerie,
et placée par le prince Bagration en observation à Krasnoé, pour
couvrir Smolensk contre les tentatives possibles du maréchal Davout.
Jetée seule sur la gauche du Dniéper, tandis que Bagration et toute
l'armée russe étaient sur la droite, elle courait un grave danger.
La cavalerie légère de Bordessoulle marchant avec celle de Grouchy,
se précipita sur l'ennemi, et le refoula dans Krasnoé. Ney avec
quelques compagnies du 24e léger, entra dans Krasnoé, en chassa les
Russes à la baïonnette, et bientôt se fit voir au delà. Mais au
delà existait un ravin, et sur ce ravin un pont rompu. Il fallait
rétablir le pont, et en attendant l'artillerie se trouvait arrêtée.
La cavalerie tournant à gauche descendit le long du ravin, trouva un
passage fangeux qu'elle parvint à franchir, et courut à la poursuite
des Russes. Le général Névéroffskoi avait formé son infanterie en
un carré compact, avec lequel il suivait la large route bordée
de bouleaux qui menait à Smolensk, et tirait parti le mieux qu'il
pouvait de l'obstacle que ces arbres présentaient aux attaques de
notre cavalerie. Profitant de ce que nous n'avions pas d'artillerie,
il faisait à chaque halte feu de toute la sienne, et couvrait nos
cavaliers de mitraille. Mais chaque fois que le terrain arrêtait
ce gros carré russe, et le forçait à se désunir pour défiler, nos
escadrons profitaient à leur tour de l'occasion, le chargeaient,
y pénétraient, lui prenaient des hommes et du canon, sans réussir
toutefois à le disperser, car il se reformait aussitôt l'obstacle
franchi. Ces fantassins pelotonnés ainsi les uns contre les autres,
défendant leurs drapeaux et leur artillerie, et sans cesse assaillis
par une nuée de cavaliers, se retirèrent jusqu'au bourg de Korytnia,
après nous avoir mis hors de combat 4 ou 500 cavaliers morts ou
blessés, mais laissant en nos mains 8 bouches à feu, 7 à 800 morts,
et un millier de prisonniers. Si nous avions eu notre artillerie et
notre infanterie, ils eussent certainement succombé jusqu'au dernier.

Notre avant-garde s'arrêta en avant de Korytnia, le gros de l'armée
n'ayant pas dépassé Krasnoé.

Le lendemain on ne fit qu'une étape fort courte, afin de se remettre
ensemble. Le maréchal Davout avait rendu à la garde la division
polonaise Claparède, à Nansouty les cuirassiers Valence, et avait
repris ses trois divisions d'infanterie Morand, Friant, Gudin, fort
heureuses de se retrouver sous leur ancien chef. Les Polonais que
commandait Poniatowski, les Westphaliens que Napoléon avait confiés
au général Junot, étaient rentrés sous les ordres directs du quartier
général, et se tenaient à la hauteur de l'armée, vers son extrême
droite. La cavalerie de Grouchy, en attendant que le prince Eugène,
qui avait le plus de chemin à faire, eût rejoint, marchait avec
l'avant-garde de Murat et de Ney.

[Note en marge: Le 15 août on célèbre en pleine marche la fête de
Napoléon.]

Le 15 on voulut sur ces bords lointains du Dniéper célébrer la fête
de Napoléon, au moins par quelques salves d'artillerie. Tous les
maréchaux vinrent, entourés de leurs états-majors, lui présenter
leurs hommages. Le canon retentit au même instant, et comme
l'Empereur se plaignait de ce qu'on usait des munitions précieuses à
la distance où l'on se trouvait, les maréchaux lui répondirent que
c'était avec la poudre prise aux Russes à Krasnoé qu'ils faisaient
tirer le canon des réjouissances. Il sourit à cette réponse, et
accueillit volontiers les vivat de l'armée comme un signe de son
ardeur guerrière. Hélas! ni lui ni ses soldats ne se doutaient des
désastres affreux qui, dans ces mêmes lieux, les attendaient trois
mois plus tard!

[Note en marge: Arrivée de l'armée sous les murs de Smolensk.]

Le lendemain 16 août, l'avant-garde eut ordre de marcher sur
Smolensk, où l'on espérait entrer par surprise, car n'ayant rencontré
que la division Névéroffskoi, dont un tiers était pris ou détruit, on
supposait que cette ville devait être peu gardée, et par conséquent
destinée à nous appartenir en quelques heures. Dans ce pays rapproché
des pôles, et dans cette saison, il faisait grand jour avant trois
heures du matin. La cavalerie de Grouchy se porta en avant avec
l'infanterie de Ney. Arrivée sur les coteaux qui dominent Smolensk,
d'où l'on plonge sur la ville bâtie au bord du Dniéper, elle put
juger que l'espérance de la surprendre était peu fondée. On découvrit
en effet au delà du Dniéper une troupe nombreuse qui entrait dans
les murs de Smolensk. C'était le 7e corps, celui de Raéffskoi, que
Bagration, commençant à s'apercevoir de notre mouvement, y avait
dirigé en toute hâte. Lui-même, s'avançant à marches forcées par
la rive droite du Dniéper, dont nous remontions la rive gauche,
courait au secours de l'antique cité de Smolensk, place frontière de
la Moscovie, qui était chère aux Russes, et que pendant plusieurs
siècles ils avaient violemment disputée aux Polonais.

[Note en marge: Ney tombé dans une embuscade de Cosaques est sauvé
par sa cavalerie légère.]

[Note en marge: Inutile tentative sur la citadelle de Smolensk.]

À peine Ney s'était-il approché d'un ravin qui le séparait de la
ville, qu'il fut assailli par plusieurs centaines de Cosaques
embusqués, reçut une balle dans le collet de son habit, et ne fut
dégagé qu'avec beaucoup de difficulté par la cavalerie légère du
3e corps. Ayant aperçu à sa gauche qu'une partie de l'enceinte de
Smolensk était fermée par une citadelle pentagonale en terre (voir la
carte nº 57), il essaya de l'enlever avec le 46e de ligne. Mais ce
régiment, accueilli par une grêle de balles, perdit 3 ou 400 hommes,
et fut obligé de se retirer. Ney, ignorant à quel point la ville
était abordable de ce côté, et ne voulant pas d'ailleurs risquer
une échauffourée avant d'être rejoint par Napoléon, s'arrêta pour
l'attendre. Peu à peu le reste du 3e corps arriva, et se rangea en
ligne sur les hauteurs d'où l'on découvrait Smolensk au-dessous de
soi. Ney s'établit à gauche et près du Dniéper avec son infanterie,
pendant que la cavalerie de Grouchy débouchait sur la droite, et se
portait à la rencontre d'un gros corps de cavalerie russe. Ce corps
ayant fait mine de nous charger, le 7e de dragons se précipita sur
lui au galop, l'aborda vigoureusement, et le refoula sur la ville.
Murat, toujours au milieu de ses cavaliers, battit lui-même des mains
en voyant cette charge du 7e de dragons. L'artillerie attelée de
Grouchy étant accourue sous un officier aussi hardi qu'habile, le
colonel Griois, couvrit d'obus les escadrons russes, et les obligea
de rentrer dans les faubourgs de Smolensk.

On employa ainsi le temps jusqu'à l'arrivée de l'Empereur et de
l'armée. Napoléon survint vers le milieu du jour, et Ney se hâta de
lui montrer le pourtour de la place qu'il avait déjà reconnu.

[Note en marge: Description de Smolensk.]

[Note en marge: Arrivée de Bagration et de Barclay de Tolly sous les
murs de Smolensk.]

[Note en marge: Napoléon dédommagé de ne pouvoir surprendre Smolensk,
par l'espérance d'une grande bataille.]

Smolensk, comme nous venons de le dire, est sur le Dniéper, au pied
de deux rangées de coteaux qui resserrent le cours du fleuve (voir la
carte nº 57). La vieille ville, de beaucoup la plus importante, est
sur la rive gauche, par laquelle nous arrivions; la ville nouvelle,
dite faubourg de Saint-Pétersbourg, est située sur la rive droite,
par laquelle arrivaient les Russes. Un pont les réunit. La vieille
ville est entourée d'un ancien mur en briques, épais de quinze pieds
à sa base, haut de vingt-cinq, et de distance en distance flanqué
de grosses tours. Un fossé avec chemin couvert et glacis, le tout
mal tracé, précédait et protégeait alors ce mur, très-antérieur à
la science de la fortification moderne. En avant et autour de la
ville on apercevait de grands faubourgs, l'un dit de Krasnoé, sur
la route de Krasnoé, touchant au Dniéper; l'autre au centre, dit de
Micislaw, du nom de la route qui vient y aboutir; un troisième plus
au centre, dit de Roslawl, par le même motif; un quatrième à droite,
dit de Nikolskoié; un cinquième et dernier, dit de Raczenska,
formant l'extrémité du demi-cercle et allant s'appuyer au Dniéper.
Des hauteurs sur lesquelles l'armée était venue successivement se
ranger, on découvrait la vieille ville, son enceinte flanquée de
tours, ses rues tortueuses et inclinées vers le fleuve, une belle et
antique cathédrale byzantine, le pont qui joignait les deux rives du
Dniéper, au delà enfin la nouvelle ville s'élevant sur les coteaux
vis-à-vis. On voyait arriver par la rive droite du Dniéper des
troupes nombreuses, dont la marche rapide annonçait que les soldats
russes accouraient en masse pour défendre une cité qui leur était
presque aussi chère que Moscou. Napoléon, s'il n'avait plus l'espoir
de surprendre Smolensk, et de déborder facilement Barclay de Tolly,
s'en dédommageait par l'espérance de voir l'armée russe déboucher
tout entière pour livrer bataille. Une grande victoire gagnée sous
les murs de cette ville, suivie des conséquences qu'il savait tirer
de toutes ses victoires, lui suffisait. Il avait appris par une
profonde expérience qu'à la guerre ce n'est pas toujours le succès
cherché qui se réalise, mais que s'il y en a un, et qu'il soit grand,
peu importe que ce ne soit pas celui qu'on a prévu et désiré.

[Note en marge: Distribution des rôles entre Bagration et Barclay de
Tolly pour la défense de Smolensk.]

[Note en marge: Troupes chargées de défendre Smolensk.]

En effet, le prince Bagration remontait en toute hâte la rive droite
du Dniéper, par un mouvement parallèle au nôtre, et Barclay, venant
de son côté par la route transversale qui mène de la Dwina au
Dniéper, commençait à paraître sur les hauteurs opposées à celles que
nous occupions. L'un et l'autre avertis des desseins de Napoléon, et
revenus de leur projet d'offensive, se portaient avec empressement
à la défense de l'antique cité russe, et, bien que ce fût une grande
imprudence que de combattre dans cette position, livrer Smolensk sans
la disputer était une honte qu'ils ne pouvaient supporter, quel que
dût être le résultat. On ne discuta point, on céda à un mouvement
involontaire, et on se distribua sur-le-champ les rôles sans aucune
contestation[11]. Il y en avait deux à remplir, tous deux fort
importants. Le premier, le plus indiqué, était celui de défendre
Smolensk. Mais si, tandis qu'on se battait pour Smolensk, Napoléon ne
faisant qu'une attaque simulée, passait le Dniéper au-dessus, ce qui
était possible, le fleuve dans cette saison et en cet endroit étant
guéable, on pouvait être tourné, coupé à la fois de Moscou et de
Saint-Pétersbourg, et exposé à un vrai désastre, celui même dont on
était menacé sans qu'on s'en doutât, depuis le début de la campagne.
Il fut donc convenu que le prince Bagration avec la seconde armée
irait prendre position au-dessus de Smolensk, sur le bord du Dniéper,
pour en surveiller les gués, tandis que Barclay de Tolly disputerait
la ville elle-même aux Français. Cette distribution des rôles était
la plus naturelle, car il était plus facile au prince Bagration,
arrivé le premier, et ayant de l'avance sur le reste de l'armée
russe, de se porter au-dessus de Smolensk. Il partit immédiatement,
et alla se poster avec 40 mille hommes derrière la petite rivière de
la Kolodnia, affluent du Dniéper. Le général Raéffskoi, qui avec le
4e corps avait gardé Smolensk pendant la journée du 15 et la matinée
du 16, dut l'évacuer et y être remplacé par les troupes de Barclay de
Tolly. Celui-ci confia la défense de Smolensk au 6e corps, commandé
par l'un des officiers les plus solides de l'armée russe, le général
Doctoroff. Il lui adjoignit la division Konownitsyn, les débris de la
division Névéroffskoi, celle qui avait combattu à Krasnoé, et rangea
le reste de son armée de l'autre côté du Dniéper, dans la nouvelle
ville, et sur les coteaux au-dessus. Les Français au nombre de 140
mille hommes[12] occupant en amphithéâtre les hauteurs de la rive
gauche du Dniéper, les Russes occupant au nombre de 130 mille celles
de la rive droite, présentaient les uns pour les autres le spectacle
le plus saisissant et le plus extraordinaire!

[Note 11: On a prêté au général Barclay de Tolly toute espèce de
motifs pour expliquer la défense de Smolensk. Le prince Eugène de
Wurtemberg, militaire aussi brave que spirituel, partisan avec raison
de Barclay de Tolly trop déprécié dans l'armée russe, prétend que
Barclay de Tolly ne défendit Smolensk que pour tromper Napoléon, et
afin de ne pas trop lui révéler le projet de retraite indéfinie, dont
il se serait infailliblement aperçu si on avait cédé sans combat un
point tel que Smolensk. C'est là une de ces hypothèses ingénieuses au
moyen desquelles on prête souvent aux hommes plus de calcul qu'ils
n'en ont mis dans leur conduite. Un pareil calcul ne valait pas le
sacrifice de 12 à 15 mille hommes, la perte d'un temps précieux, et
des mouvements autour de Smolensk qui exposaient l'armée russe à
perdre sa ligne de retraite. Les chefs d'armée comme les chefs d'État
éprouvent quelquefois des sentiments dont ils ne sont pas maîtres, ou
s'ils ne les éprouvent pas, sont obligés d'y céder, et ces sentiments
amènent dans leur conduite des contradictions sur lesquelles, faute
de les bien comprendre, on fait plus tard des commentaires à perte
de vue. C'est un semblable sentiment auquel céda ici Barclay de
Tolly, car livrer Smolensk sans combat eût été une honte à laquelle
personne, dans l'état de l'armée russe, n'aurait voulu s'exposer.
On combattit en cette occasion sans se rendre compte du résultat
qu'on allait obtenir, et, après tout, se bien battre, se battre
vigoureusement, ne fait jamais de tort, et épuise toujours une partie
des forces physiques et morales de l'ennemi.

De son côté M. de Chambrai a prétendu que c'est pour sauver quelques
magasins que l'on disputa Smolensk. On ne fait pas tuer 12 mille
hommes, et on ne court pas la chance de deux jours perdus dans une
retraite, pour sauver des magasins. C'est, nous le répétons, le
sentiment éprouvé à la vue de la ville de Smolensk près de tomber
dans les mains des Français, qui dans cette circonstance détermina
Barclay de Tolly. Ce sont là des effets moraux dont il faut tenir
compte à la guerre, et qui, plus que le calcul, déterminent en
maintes occasions la conduite des hommes de guerre, aussi bien que
celle des hommes politiques.]

[Note 12: Le prince Eugène et le général Junot étaient à quelques
lieues en arrière, sans quoi les Français eussent été 175 mille
présents sous les armes.]

Tout ce que Napoléon, avec son regard si exercé, parvint à discerner
dans ce qui se passait devant lui, c'est que l'armée russe accourait
tout entière pour défendre une ville qui lui tenait fort à coeur.

[Note en marge: Nécessité pour Napoléon de ne pas tâtonner devant
Smolensk, et d'enlever cette ville de vive force.]

Les Russes s'arrêtant enfin, Napoléon ne pouvait ni reculer, ni
tâtonner devant eux, et leur laisser l'avantage de lui avoir disputé
un point tel que Smolensk. Il aurait pu sans doute remonter le
Dniéper, peut-être le traverser à gué au-dessus de Smolensk, et
exécuter un peu plus haut sa grande manoeuvre. Mais d'une part il
n'avait pas eu le temps de reconnaître le fleuve, et de s'assurer si
le passage en était facile, de l'autre il devait hésiter à tenter
en présence de l'ennemi une telle opération, surtout en laissant
aux Russes le pont de Smolensk, par lequel ils étaient maîtres de
déboucher à tout instant, et de lui couper à lui-même sa ligne de
communication. Enlever Smolensk sous leurs yeux par un acte de
vigueur, était donc la seule opération conforme à sa situation,
conforme à son caractère, et capable de lui conserver l'ascendant des
armes, dont il avait plus que jamais besoin.

[Note en marge: Distribution des corps français autour de Smolensk.]

Napoléon rangea immédiatement ses troupes en ligne. À gauche contre
le Dniéper, vis-à-vis du faubourg de Krasnoé, il plaça les trois
divisions de Ney; au centre, vis-à-vis des faubourgs de Micislaw
et de Roslawl, les cinq divisions de Davout; à droite, devant les
faubourgs de Nikolskoié et de Raczenska, les Polonais de Poniatowski,
impatients d'attaquer la ville tant disputée aux Russes par leurs
aïeux; à l'extrême droite enfin, sur un plateau le long du Dniéper,
la masse de la cavalerie française. En arrière et au centre de
ce vaste demi-cercle, il établit la garde impériale, et sur les
hauteurs, dans les emplacements les mieux choisis, sa formidable
artillerie, qui allait couvrir de feux plongeants la malheureuse cité
russe!

Le corps du prince Eugène était encore à trois ou quatre lieues en
arrière, à Korytnia, le long du Dniéper. Junot, chargé de venir avec
les Westphaliens appuyer les Polonais, s'était trompé de route.
Mais les 40 mille hommes auxquels s'élevaient ces deux détachements
de l'armée n'étaient pas nécessaires pour accabler l'ennemi. Toute
la seconde moitié de la journée du 16 fut ainsi employée par les
Français et les Russes à s'asseoir dans leurs positions, sans
engagement sérieux de part ni d'autre, sauf, du côté des Français,
un feu d'artillerie continuel qui causait dans la ville de grands
ravages, et y tuait beaucoup d'hommes à cause de l'entassement des
troupes.

[Note en marge: Reconnaissance faite par Napoléon le 17 au matin.]

Le lendemain matin 17, Napoléon, montant à cheval de très-bonne
heure, voulut observer ce que faisait l'ennemi, et, entouré de ses
lieutenants, parcourut le demi-cercle des hauteurs sur lesquelles
il avait campé. On voyait distinctement les 30 mille hommes de
Doctoroff, de Konownitsyn et de Névéroffskoi prendre leurs positions
dans la ville et les faubourgs, tandis que le reste des deux
armées russes demeurait immobile sur les hauteurs. Au nombre des
suppositions que Napoléon avait regardées comme admissibles, mais
comme peu vraisemblables, était celle que les Russes, maîtres de
Smolensk, pouvant à volonté passer et repasser le Dniéper à l'abri
de fortes murailles, viendraient lui offrir la bataille pour sauver
une ville à laquelle ils attachaient un grand prix. Il y avait en
effet à côté de Smolensk, vers notre droite, un plateau bien situé,
entouré d'un ravin, et sur lequel Napoléon se préparait à déployer
sa cavalerie. Il n'eût pas été impossible que cet emplacement tentât
les Russes, et même pour les y attirer Napoléon avait eu le soin de
ne pas l'occuper encore, et de tenir sa cavalerie en arrière. Rien
ne lui aurait plus convenu assurément qu'une pareille faute de la
part des Russes. Mais venir livrer une bataille au delà du Dniéper,
en l'ayant ainsi à dos s'ils étaient battus, eût été de leur part
une bévue telle, qu'on ne devait guère l'espérer. D'ailleurs ils ne
songeaient pas en ce moment à livrer bataille, mais à verser du sang
pour Smolensk, et ce sacrifice à la passion nationale était tout ce
qu'on pouvait attendre d'eux.

[Note en marge: Napoléon, avant d'attaquer, attend quelques heures,
pour voir si les Russes ne songeraient pas à déboucher de Smolensk et
à livrer bataille.]

[Note en marge: Recherche d'un gué au-dessus de Smolensk, afin de
passer le Dniéper sur la gauche des Russes.]

[Note en marge: N'ayant trouvé aucun gué, et les Russes ne débouchant
pas de Smolensk, Napoléon ordonne l'attaque de cette ville.]

Napoléon cependant laissa s'écouler deux ou trois heures avant de
prendre un parti, afin d'épuiser jusqu'à la dernière les chances
d'une action générale. Autour de lui, il s'élevait plus d'une
réflexion sur la difficulté d'enlever Smolensk d'assaut, contre
trente mille Russes qui venaient de s'y enfermer. Il les écoutait
sans y répondre. Comme aucune des idées qu'une situation militaire
pouvait faire naître ne manquait de surgir dans son esprit, il
entrevit la possibilité de franchir le Dniéper au-dessus de Smolensk,
et de déboucher à l'improviste sur la gauche des Russes, ce qui
l'aurait replacé dans la pleine exécution de sa grande manoeuvre.
Mais pour tenter sans imprudence une telle opération, il aurait
fallu qu'elle pût s'opérer avec une extrême célérité, c'est-à-dire
que le fleuve fût guéable, que ses soldats pussent le franchir en
y entrant jusqu'à la poitrine, et que, passant le Dniéper comme
jadis le Tagliamento devant l'archiduc Charles, ils vinssent
déborder rapidement la gauche des Russes, et les prendre à revers.
Il était en effet indispensable qu'une telle opération s'accomplît
en quelques instants, car si on était réduit à jeter des ponts en
présence de l'ennemi, les Russes viendraient infailliblement se
placer en masse sur le point de passage, et opposer des obstacles
presque insurmontables à l'établissement des ponts, ou bien ils
déboucheraient par Smolensk sur notre flanc et nos derrières, pour
couper notre ligne de communication, ou bien enfin ils décamperaient
et nous échapperaient de nouveau, en nous laissant, il est vrai,
Smolensk, mais en nous dérobant encore l'occasion de combattre. Tout
dépendait donc d'une question: le fleuve était-il guéable au-dessus
de Smolensk, et très-près de notre position actuelle? car remonter
beaucoup plus haut, et laisser le débouché de Smolensk ouvert sur
nos derrières, était une imprudence inadmissible. Ruminant toutes
ces considérations dans son esprit, Napoléon envoya un détachement
de cavalerie au bord du fleuve, avec mission de chercher un gué. Le
fleuve en cet endroit paraissait en effet peu profond. Soit que la
reconnaissance fût mal exécutée, soit qu'elle ne fût pas poussée
assez haut, nulle part on ne trouva de gué praticable. On restait
ainsi avec un cours d'eau lent mais non guéable devant soi, et avec
toute l'armée de Bagration rangée en bataille sur l'autre rive.
Jeter des ponts en présence d'un ennemi ainsi préparé, était sinon
impraticable, du moins très-téméraire, et il ne restait qu'une
opération possible, celle de s'emparer de Smolensk par un coup
de vigueur[13]. Napoléon ne s'arrêta donc point devant quelques
objections élevées autour de lui, et résolut d'emporter Smolensk
d'assaut. Être venu si loin pour tâtonner en présence des Russes,
pour ménager les hommes dans le combat, quand on les ménageait si
peu dans la marche, pour hésiter à en perdre dix mille dans une
journée qui pourrait être du plus grand effet moral, lorsqu'en
trois ou quatre jours de route on en perdait le double sans faire
autre chose que se décourager, n'était pas une conduite qui pût lui
convenir, ni qui fût soutenable, cette guerre une fois admise. En
conséquence il donna le signal de l'attaque. Il était dix ou onze
heures du matin: les Russes immobiles ne songeaient pas à passer le
Dniéper; il fallait donc aller les chercher dans Smolensk, au risque
de verser bien du sang, mais avec la presque certitude d'ensevelir
douze ou quinze mille d'entre eux sous les ruines de la vieille cité
moscovite, et de produire dans l'âme de ces soldats exaltés, sinon un
complet abattement, du moins une forte impression de terreur.

[Note 13: Le colonel Boutourlin, dans son ouvrage déjà cité, et aussi
impartial que peut l'être un ouvrage ennemi, écrit au moment où les
passions étaient dans toute leur ferveur, a reproché à Napoléon
d'avoir fort inutilement versé des torrents de sang devant Smolensk,
au lieu de remonter le Dniéper pour le passer sur la gauche des
Russes. Les détails dans lesquels nous sommes entrés prouvent qu'il
faut bien connaître les faits, et y bien regarder, avant d'accuser
Napoléon d'avoir sur le terrain manqué de penser à l'idée qui était
praticable. Quand ses passions l'égaraient, il n'était, hélas! que
trop facile à critiquer. Lorsqu'il agissait sur le terrain, sans
céder à aucune des passions qui le dominaient trop souvent, il est
rare, et on pourrait difficilement en citer des exemples, qu'il
manquât à ce qu'il y avait à faire, et qu'il y eût une combinaison
exécutable qui lui échappât. Les détails que nous donnons ici, et qui
sont puisés à des sources authentiques, en fournissent une nouvelle
preuve.]

Le signal donné, chacun aborda les Russes conformément à la place
qu'il occupait. À droite la cavalerie, d'abord contenue, fut lancée
sur le plateau qu'on avait laissé vacant, et qui s'étendait jusqu'au
Dniéper. Les escadrons du général Bruyère refoulèrent une brigade
de dragons russes, et protégèrent l'établissement d'une batterie de
soixante bouches à feu, que Napoléon avait ordonné de disposer sur le
bord même du fleuve, pour foudroyer Smolensk, pour prendre d'enfilade
le pont qui servait de communication entre les deux parties de la
ville, et battre aussi la rive opposée où les Russes étaient en
bataille. L'artillerie ennemie voulut riposter, mais elle fut bientôt
réduite à se taire.

[Note en marge: Le prince Poniatowski, les maréchaux Davout et Ney,
rejettent les Russes dans les faubourgs de Smolensk.]

Pendant cette opération préliminaire exécutée à notre extrême droite,
le prince Poniatowski, se portant entre la droite et le centre avec
son infanterie, attaqua franchement les faubourgs de Raczenska et de
Nikolskoié, défendus par la division Névéroffskoi, et parvint avec
ses braves troupes jusqu'à la tête de ces faubourgs. Au centre, le
maréchal Davout refoula les avant-postes russes dans les faubourgs
de Roslawl et de Micislaw, et commença un feu d'artillerie violent
contre les faubourgs et la ville, qui étaient défendus en cet
endroit par les divisions Konownitsyn et Kaptsewitch. À gauche Ney,
s'avançant avec deux divisions, et en laissant une troisième en
réserve, fit aborder par la division Marchand la citadelle, contre
laquelle le 46e avait échoué la veille. Des broussailles épaisses
empêchaient de discerner la forme et la faiblesse de cette citadelle,
construite en terre, non palissadée, et facile à enlever. Ney n'osa
pas la brusquer par le souvenir de ce qui lui était arrivé, mais
il pénétra dans le faubourg de Krasnoé, occupé par la division
Likhaczeff, qu'il refoula jusqu'aux fossés de la ville.

[Note en marge: Enlèvement des faubourgs de Micislaw et de Roslawl
par une vigoureuse attaque du maréchal Davout.]

C'était le moment choisi pour l'attaque principale que le maréchal
Davout devait exécuter contre les faubourgs de Micislaw et de
Roslawl. Une grande route séparant ces deux faubourgs et descendant
sur la ville, allait aboutir à la porte de Malakofskia. Le maréchal
dirigea d'abord la division Morand sur cette route, pour s'en
emparer, isoler en y pénétrant les deux faubourgs l'un de l'autre, et
rendre plus facile l'attaque de front dont ils allaient être l'objet.
Le 13e léger, conduit par le général Dalton, et appuyé par le 30e de
ligne, joignit à la baïonnette les troupes ennemies qui étaient en
avant de la route, les refoula avec une vigueur irrésistible, leur
enleva un cimetière où elles s'étaient établies, puis, s'engageant
sur la route elle-même, sous une grêle de balles parties de tous
les côtés, vainquit tous les obstacles, et aux yeux de l'armée,
saisie d'admiration, rejeta les Russes jusque sur l'enceinte de
la ville. C'était avec la brave division Konownitsyn que les 13e
et 30e régiments avaient été aux prises, et ils avaient jonché la
terre de ses morts. Au même instant, et un peu sur la gauche, la
division Gudin, conduite par son général et par le maréchal Davout
en personne, attaqua aussi vigoureusement le grand faubourg de
Micislaw, que défendait la division Kaptsewitch, la repoussa d'abord
à la baïonnette jusqu'à l'entrée du faubourg, puis y pénétra à sa
suite, la chassa de rue en rue, et la mena ainsi jusqu'au bord du
fossé, au moment où la division Morand y arrivait de son côté par la
grande route. À droite, la division Friant avait enlevé avec moins
de difficulté le faubourg de Roslawl, et était parvenue comme les
deux autres divisions devant l'enceinte, d'où elles auraient pu être
foudroyées toutes trois si des embrasures pour l'artillerie eussent
été ménagées dans la vieille muraille. Toutefois elles reçurent
des tours quelques boulets et quelques obus. Mais ce furent les
Russes qui eurent le plus à souffrir, car, rejetés à la pointe des
baïonnettes jusque dans les fossés de Smolensk, fusillés ensuite à
bout portant, ils ne trouvaient pour rentrer en ville que quelques
rares issues pratiquées dans l'enceinte.

[Note en marge: On se bat longtemps le long du fossé et de
l'enceinte.]

Cependant les Russes, auxquels Barclay de Tolly avait envoyé comme
renfort la division du prince Eugène de Wurtemberg, essayèrent de
reprendre l'offensive, en exécutant de violentes sorties par les
portes de Nikolskoié et de Malakofskia. Le prince Poniatowski, arrivé
devant la porte de Nikolskoié, eut besoin de toute la bravoure de ses
Polonais pour ramener les Russes dans l'intérieur de la ville. Il en
fallut tout autant au maréchal Davout devant la porte Malakofskia.
Il avait affaire à la division Konownitsyn et à la division du
prince de Wurtemberg, qui l'une et l'autre revinrent à la charge
avec fureur. On les refoula cependant, et on les contraignit de
rentrer par la porte Malakofskia, de laquelle elles avaient tenté
de déboucher. Le général Sorbier ayant sur ces entrefaites amené la
réserve d'artillerie de la garde, composée de pièces de 12, on la
disposa de manière à prendre soit à gauche, soit à droite, les fossés
d'enfilade, ce qui obligea les Russes à se renfermer définitivement
dans l'intérieur de Smolensk. Alors on dirigea contre l'enceinte
tout ce qu'on avait d'artillerie. Mais les boulets s'enfonçant dans
le vieux mur en briques, n'y produisaient pas grand effet. On eut
recours à un autre moyen, ce fut de tirer dans la ville par-dessus
les murs, et on y employa plusieurs centaines de pièces de canon.
Chaque projectile ou ravageait des maisons, ou tuait en grand nombre
les défenseurs accumulés dans les rues et sur les places publiques.

[Note en marge: À la chute du jour l'enceinte intérieure sépare les
combattants.]

Après six heures de ce terrible combat, l'obstacle de l'enceinte, que
nous ne pouvions pas forcer, que les Russes n'osaient plus franchir,
finit par séparer les combattants. Le maréchal Davout, au centre,
prépara tout pour enlever la ville le lendemain matin, après l'avoir
accablée toute la nuit de projectiles destructeurs. Napoléon lui fit
dire qu'il fallait l'emporter à tout prix, et lui laissa le choix des
moyens. On ne pouvait effectivement, sans produire une impression
morale des plus fâcheuses, surtout après avoir perdu autant de monde,
accepter le rôle de gens qui avaient été repoussés.

[Note en marge: Résolution d'emporter l'enceinte d'assaut le
lendemain matin.]

Le maréchal Davout, d'accord avec le général Haxo, qui était allé
sous un feu épouvantable reconnaître l'enceinte, résolut de donner
l'assaut sur un point qui paraissait accessible, et qui était situé
vers notre droite, entre l'emplacement du 1er corps et celui du
prince Poniatowski. Il y avait là une ancienne brèche, dite brèche
Sigismonde, qui n'avait jamais été réparée, et qui n'était fermée que
par un épaulement en terre. Le général Haxo ayant déclaré la position
abordable, le maréchal Davout destina au général Friant l'honneur de
mener sa division à l'assaut le lendemain matin.

[Note en marge: Les Russes évacuent Smolensk pendant la nuit, en y
mettant le feu.]

La nuit fut épouvantable. Les Russes, faisant enfin le sacrifice
de cette cité chérie, qui venait de leur coûter tant de sang, se
joignirent à nous pour la détruire, et y mirent volontairement le
feu, que nous n'y avions mis qu'involontairement avec nos obus. Au
milieu de l'obscurité, on vit jaillir tout à coup des torrents de
flammes et de fumée. L'armée, debout sur les hauteurs, fut vivement
frappée de ce spectacle extraordinaire, semblable à une éruption du
Vésuve dans une belle nuit d'été[14]. On pressentit à cet aspect
toute la fureur qui allait signaler la présente guerre, et sans en
être épouvanté on en fut ému cependant. Notre nombreuse artillerie
vint ajouter de nouvelles flammes à cet incendie, afin de rendre le
séjour de Smolensk inhabitable à l'ennemi.

[Note 14: C'est l'expression de Napoléon dans son bulletin.]

En effet, le sang qui avait coulé en abondance parmi les Russes avait
satisfait chez eux à l'honneur, au devoir, à la piété religieuse,
à tous les sentiments qui les avaient portés à combattre en cette
occasion. Barclay de Tolly, après avoir sacrifié le calcul au
sentiment, ramené enfin au calcul, prescrivit à Doctoroff, à
Névéroffskoi, au prince Eugène de Wurtemberg, d'évacuer Smolensk
pendant la nuit, ce qu'ils firent en mettant partout le feu, afin de
nous livrer le cadavre calciné plutôt que le corps de cette grande
ville.

[Note en marge: Les Français entrent dans Smolensk en flammes.]

[Note en marge: Pertes des Français et des Russes.]

À la pointe du jour, quelques soldats du maréchal Davout s'étant
approchés du retranchement en terre qu'ils devaient enlever, et ne
le trouvant pas défendu, le gravirent, entendirent l'accent slave de
l'autre côté, se crurent d'abord tombés au milieu des Russes, mais
reconnurent bientôt les Polonais, qui venaient de pénétrer par le
faubourg de Raczenska, leur donnèrent la main, et coururent porter
cette bonne nouvelle au maréchal. Alors on pénétra en masse dans la
ville qu'on s'empressa de disputer aux flammes, dans l'espérance d'en
sauver une partie. Il y avait dans les faubourgs deux ou trois Russes
morts pour un Français, ce qui s'explique par l'effet meurtrier de
notre artillerie, et par la situation des Russes, placés longtemps
à découvert entre les faubourgs et l'enceinte. Notre perte réelle
fut de 6 à 7 mille morts ou blessés, celle des Russes, d'après les
évaluations les plus exactes, de 12 ou 13 mille au moins[15].

[Note 15: On ne comprend pas que M. de Boutourlin ait pu attribuer
aux Français une perte de 20 mille hommes, et aux Russes une de 6
mille seulement. Jamais, il faut le dire, on n'a défiguré les faits
à ce point. Le témoignage du docteur Larrey, témoin véridique et
généralement bien informé, évalue la perte des Français à environ
1200 morts, et à près de 6 mille blessés. Les témoignages de
l'administration donnent un chiffre moins élevé. Je crois, après
avoir comparé les divers documents, que le nombre des morts fut
de notre côté plus considérable que ne le dit le docteur Larrey,
et celui des blessés moindre. Je crois qu'on se rapprochera de la
vérité le plus possible en portant notre perte à 7 mille hommes
hors de combat, morts et blessés. Comment d'ailleurs y aurait-il eu
20 mille hommes atteints par le feu sur 45 mille qui attaquèrent
Smolensk, car il n'y en eut guère davantage d'engagés, quoi qu'en
ait dit M. de Boutourlin, lequel évalue à 72 mille hommes le nombre
de nos combattants qui prirent part à l'action. Il y eut tout au
plus 15 mille hommes engagés du côté du maréchal Ney, 14 ou 15
mille du côté du maréchal Davout, et un peu moins du côté du prince
Poniatowski. Le nombre de 20 mille hommes frappés dans nos rangs est
donc une exagération ridicule, car il aurait fallu que la moitié des
attaquants eût succombé. Quant aux pertes des Russes, les témoins
les moins favorablement disposés conviennent qu'il y avait devant
Smolensk plusieurs Russes renversés pour un Français. Le docteur
Larrey notamment, qui n'a point cherché à adoucir le tableau de
la campagne de 1812, l'affirme de la manière la plus positive.
On pourrait donc attribuer avec plus de raison aux Russes qu'aux
Français le chiffre de 20 mille morts ou blessés. Ce qu'on peut dire
de plus vraisemblable en comparant toutes les relations, c'est que
les Russes perdirent de 12 à 13 mille hommes. Nous croyons cette
évaluation plutôt au-dessous qu'au-dessus de la vérité, surtout
quand on songe au chiffre généralement attribué à l'armée russe
après le combat de Smolensk. Du reste nous ne donnons, suivant
notre usage, ces évaluations que comme très-approximatives. On fait
perdre son sérieux à l'histoire lorsqu'on se montre trop affirmatif
dans des questions de cette nature. C'est en restant modeste dans
sa prétention de découvrir la vérité que l'histoire peut mériter
confiance lorsqu'elle devient tout à fait affirmative.]

Les ravages du feu étaient considérables, les principaux magasins
détruits, et les pertes, surtout en denrées coloniales, immenses. Les
Russes au surplus étaient les vrais auteurs de ce dommage; mais ce
qui de leur part diminuait le mérite du sacrifice, c'est que c'était
l'armée et ses chefs qui dévastaient des propriétés appartenant à de
pauvres marchands, et satisfaisaient ainsi leur rage aux dépens du
bien d'autrui. Les habitants avaient fui pour la plupart, et ceux
qui étaient restés, faute de temps ou de moyens pour s'enfuir, se
trouvaient réunis dans la principale église de Smolensk, vieille
basilique byzantine fort en renom parmi les Russes. Ils étaient là,
femmes, vieillards et enfants, saisis de terreur, embrassant les
autels et versant des larmes. Heureusement nos projectiles avaient
ménagé le vénérable édifice, et nous avaient épargné le chagrin de
causer d'inutiles profanations. On rassura ces infortunés, et on
essaya de les ramener dans celles de leurs demeures qui n'avaient pas
été consumées par l'incendie. Les rues offraient un spectacle hideux,
c'était celui des morts et des blessés russes couvrant la terre.
L'excellent docteur Larrey les fit ramasser presque en même temps que
les blessés français, persistant dans sa bonté naturelle, et dans sa
noble politique de soigner les blessés de l'ennemi, pour qu'à son
tour l'ennemi soignât les nôtres. Mais la fureur nationale, excitée
au plus haut point contre nous, devait rendre son calcul à peu près
stérile.

[Note en marge: Pénible impression qu'éprouve l'armée en entrant dans
Smolensk.]

Notre armée, malgré l'enivrement du combat et du succès, éprouva
en entrant dans Smolensk une pénible émotion. Autrefois, dans
nos longues courses victorieuses, lorsque nous pénétrions dans
des villes conquises, après un premier moment de terreur, les
habitants, rassurés par la bienveillance ordinaire du soldat
français, revenaient dans leurs demeures, qu'ils n'avaient pas songé
à détruire, et dont ils se hâtaient de nous faire partager les
ressources. Il n'y avait d'incendie que ceux que nos obus avaient
involontairement allumés. Dans cette dernière campagne, surtout
depuis que la frontière moscovite était franchie, nous trouvions
partout la solitude et les flammes, et si quelques rares habitants
restaient dans nos mains, la terreur et la haine régnaient sur
leurs visages. Les juifs, si nombreux en Pologne, si serviables
par avidité, si empressés à nous offrir une hospitalité dégoûtante
mais utile, les juifs eux-mêmes manquaient, car il n'en existait
point au delà de la frontière polonaise. En voyant ces flammes,
cette solitude, ces cadavres gisants dans les rues, nos soldats
commencèrent à comprendre que ce n'était point là une de ces guerres
comme ils en avaient tant vu, et dans lesquelles avec des actes
brillants et de l'humanité on désarmait l'ennemi. Ils sentirent que
c'était une lutte plus grave. Mais le goût de l'extraordinaire les
dominait et les entraînait: la vue de Napoléon les transportait
toujours, et ils croyaient marcher à une expédition merveilleuse, qui
surpasserait toutes celles de l'antiquité.

Napoléon parcourut à cheval les faubourgs et la ville, puis vint
se placer dans une des tours qui flanquaient l'enceinte du côté du
Dniéper, et de laquelle on pouvait discerner ce qui se passait au
delà du fleuve. Il vit les Russes occupant l'autre rive, et tenant
encore la ville nouvelle, mais s'apprêtant évidemment à l'évacuer,
et ne songeant à la défendre que pendant le temps nécessaire à
l'évacuation. Assurer le passage du Dniéper était donc la principale
opération de cette journée. Les Russes avaient détruit le pont qui
unissait l'ancienne ville et la nouvelle, pas assez toutefois pour
empêcher nos hardis fantassins de franchir le fleuve en cheminant sur
la tête des pilotis incomplétement brûlés. Quelques-uns avaient usé
de ce moyen pour aller tirailler au delà du Dniéper, mais ils avaient
été promptement repoussés ou pris. L'Empereur ordonna au général Éblé
de jeter des ponts, et celui-ci se hâta d'y employer activement ses
pontonniers et les troupes du maréchal Ney.

[Note en marge: Tristes réflexions de Napoléon, dont toutes les
manoeuvres ont échoué dans cette campagne.]

Napoléon, bien que partout il eût triomphé de l'ennemi, éprouvait
même au milieu de la victoire, même au sein d'une ville enlevée
d'assaut, le plus triste mécompte. C'était la troisième de ses
grandes manoeuvres qui échouait depuis l'ouverture de cette campagne.
Il avait manqué Bagration à Bobruisk, avait en vain essayé de
déborder Barclay de Tolly entre Polotsk et Witebsk, et maintenant,
après un mouvement des plus savants et des plus hardis pour tourner
les deux armées réunies de Bagration et de Barclay, il venait d'être
arrêté par Smolensk, qui, tout en succombant, lui avait fait perdre
les journées du 16 et du 17 août, et allait lui faire perdre encore
toute celle du 18. Dès lors l'espérance de déboucher au delà du
Dniéper assez à temps pour déborder la gauche de l'ennemi, n'avait
plus aucun fondement, car il fallait la journée au moins pour jeter
des ponts, et dans cet intervalle les Russes devaient avoir gagné
assez de terrain pour se soustraire à toutes nos manoeuvres. Napoléon
songea bien encore à chercher un gué au-dessus de Smolensk, et en
chargea Junot, qui s'étant égaré pendant la journée du 17, s'était
élevé assez haut sur notre droite. Mais rien ne pouvait faire que les
Russes n'eussent pas sur nous un jour d'avance, et ne fussent pas dès
lors en mesure de nous précéder sur la route de Saint-Pétersbourg,
ou sur celle de Moscou. Napoléon rentra donc triste et affecté
dans la demeure qu'on lui avait réservée à Smolensk, et se vengea
de ses déplaisirs en blâmant beaucoup la malhabileté des généraux
ennemis, qui venaient, selon lui, de sacrifier 12 mille hommes sans
aucun motif raisonnable. Si, en effet, ils n'avaient pas obéi à un
sentiment puissant, leur conduite eût été injustifiable; mais ils
avaient cédé à un entraînement irrésistible en cherchant à nous
disputer Smolensk, et, bien qu'habituellement la raison soit la vraie
lumière à suivre dans la guerre comme dans la politique, il faut
reconnaître que le coeur n'égare pas toujours, et les Russes, en nous
retenant deux jours devant Smolensk, s'étaient sauvés, sans qu'ils
s'en doutassent, de la plus dangereuse des combinaisons de leur
redoutable adversaire. Quoique ayant perdu Smolensk et des milliers
d'hommes, ils étaient moins confondus par l'événement que Napoléon
lui-même.

[Note en marge: Fallait-il attribuer aux fautes de Napoléon, ou à
la difficulté même de cette guerre, l'insuccès des manoeuvres qu'il
avait imaginées?]

Des juges sévères, devenus après la chute de Napoléon aussi rigoureux
pour lui que la fortune, lui ont attribué l'insuccès de ses
combinaisons, aussi profondément conçues cependant que toutes celles
qui ont immortalisé son génie. Ils lui ont adressé des reproches,
dont les faits ci-dessus rapportés peuvent montrer le plus ou moins
de fondement. Dans le projet d'envelopper le prince Bagration, ou de
l'isoler au moins pour le reste de la campagne, on a vu en effet que
Napoléon n'avait pas assez exactement apprécié les difficultés que
le pays et les distances opposeraient à la jonction du roi Jérôme
avec le maréchal Davout, qu'il avait trop maltraité son jeune frère,
et mis trop peu de troupes à la disposition du maréchal. On pouvait
donc lui imputer une part de ce premier insuccès. Dans le projet de
défiler devant le camp de Drissa, de passer ensuite brusquement la
Dwina entre Polotsk et Witebsk, pour déborder Barclay de Tolly et le
prendre à revers, l'exécution avait répondu à la conception, et on
ne pouvait lui reprocher qu'une chose, c'était d'avoir lui-même, à
force de guerres, appris la guerre à ses ennemis, lesquels s'étant
aperçus à temps du danger qui les menaçait, s'en étaient tirés en
faisant violence à leur maître. Enfin, dans le dernier projet, on
a blâmé Napoléon d'avoir poussé trop loin son mouvement tournant,
de l'avoir poussé jusqu'à franchir le Dniéper pour venir repasser
ce fleuve à Smolensk; on a dit qu'il aurait dû s'arrêter avant
d'arriver au Dniéper, remonter ce fleuve par la rive droite au
lieu de le remonter par la rive gauche, et tourner les Russes par
Nadwa. (Voir la carte nº 55.) Mais les faits montrent qu'il avait
pesé toutes ces chances, de concert avec le maréchal Davout, et que
c'est après de mûres réflexions qu'il avait résolu de cheminer
par la rive gauche, que les Russes n'occupaient pas, ce qui lui
offrait pour les tourner un trajet plus prompt et plus sûr, quoique
plus long. Il ressort en effet des événements que s'il eût suivi
l'avis contraire, il eût trouvé à Nadwa Bagration se battant avec
désespoir, que probablement il eût attiré les Russes en masse sur
leur gauche, et couru le risque de se faire acculer lui-même au
Dniéper. Les faits le justifient donc ici complétement. D'autres
juges encore ont dit qu'au lieu de chercher à tourner les Russes
par leur gauche, il aurait dû songer à les tourner par leur droite,
c'est-à-dire par Witebsk et Sourage; qu'il aurait dû par conséquent
remonter la Dwina, puis se rabattre sur les Russes par leur droite,
et les acculer au Dniéper. Mais la carte prouve que son calcul était
bien préférable à celui de ses censeurs, car en rejetant les Russes
sur le Dniéper, il les eût rejetés sur le pont de Smolensk, qu'ils
auraient passé sans difficulté, après quoi ils auraient regagné
librement l'intérieur de l'empire par les provinces méridionales, qui
étaient les plus fertiles, et offraient le champ le plus vaste à une
retraite continue. En les tournant par leur gauche au contraire, en
les rejetant sur la Dwina, il les rejetait dans un angle formé par la
Dwina et la mer, et pouvait ainsi les y enfermer complétement. (Voir
la carte nº 54.) Il suffisait pour cela qu'il eût acquis sur eux une
ou deux journées d'avance en les débordant. C'est là le motif profond
pour lequel il avait toujours tendu à déborder par leur gauche, et
non par leur droite, les Russes campés sur la Dwina. Évidemment ce
qui l'avait fait échouer ici, c'était l'éveil dans lequel il les
avait trouvés, c'était l'énergie qu'ils avaient déployée à Smolensk,
et ce n'est pas son génie militaire qu'on surprend en faute, c'est
ce que nous appelons sa politique, sa politique qui l'avait conduit
à braver les lieux, quels qu'ils fussent, et à pousser les hommes au
désespoir à force de les vouloir dominer. Or les lieux méconnus, les
hommes poussés au désespoir, qu'est-ce, sinon la nature des choses
résistant invinciblement à qui prétend lui faire violence?

[Note en marge: Marche des colonnes russes au sortir de Smolensk.]

[Note en marge: Leur long détour pour éviter la rencontre des
Français.]

Tandis que Napoléon rentrait dans l'intérieur de Smolensk pour
donner des soins à son armée, tandis que nos pontonniers malgré un
feu très-vif de tirailleurs, s'empressaient de jeter des ponts, les
généraux russes s'occupaient d'assurer leur retraite. Ils avaient
besoin de se hâter, car la route de Moscou, longeant pendant l'espace
de quelques lieues la rive droite du Dniéper (voir la carte nº 57),
était exposée à toutes les tentatives des Français, qui pouvaient
bien finir par découvrir les gués du fleuve, et par le passer pour
leur barrer le chemin. Mais s'il faut peu de temps pour se décider
quand on agit dans le sens de la passion générale, il en faut
davantage quand on agit en sens contraire. Barclay de Tolly, qui à
chaque pas rétrograde blessait les passions de son armée, ne prit
que le 18 au soir, lorsque nos ponts étaient achevés, le parti de
livrer définitivement la ville nouvelle aux Français. Il ordonna
donc au prince Bagration de se porter en avant pour s'emparer des
points les plus importants de la route de Moscou, que les Français
devaient être tentés d'intercepter, et il fit ses dispositions pour
le suivre avec l'armée principale. Cette route de Moscou s'avance
droit à l'est, lorsqu'on a franchi l'ouverture de vingt lieues
dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, et qui existe entre les
sources de la Dwina et celles du Dniéper; elle rencontre ainsi deux
fois les sinuosités du Dniéper, une première fois à Solowiewo, à
une forte journée de Smolensk, et une seconde fois à Dorogobouge,
qui en est à deux journées. (Voir la carte nº 55.) À Solowiewo la
route de Moscou passait de la rive droite du Dniéper occupée par
les Russes, sur la rive gauche occupée par les Français. L'armée
en retraite pouvait donc y être arrêtée. À Dorogobouge la route
rencontrait le Dniéper une dernière fois, et on y trouvait derrière
l'Ouja, petite rivière qui se jette dans le Dniéper, une position où
il y avait aussi quelque utilité à nous prévenir. Le général Barclay
de Tolly prescrivit au prince Bagration de se porter tout de suite
sur Dorogobouge, et résolut de se rendre lui-même à Solowiewo, en
partant le 18 au soir, et en marchant toute la nuit afin d'y arriver
à temps. Mais cette retraite, facile pour le prince Bagration qui
avait beaucoup d'avance, ne l'était pas pour le général Barclay de
Tolly, qui était encore à Smolensk, et ne devait en sortir qu'au
dernier moment. De plus la route de Moscou, pendant deux lieues
environ, longeait le Dniéper de si près, qu'elle était exposée à une
subite irruption des Français. Le général Barclay de Tolly conçut la
pensée d'éviter ce danger en prenant des chemins de traverse qui le
mettraient hors d'atteinte, et le ramèneraient sur la grande route
à une distance de trois ou quatre lieues, vers un endroit appelé
Loubino. En conséquence il divisa en deux colonnes l'armée qui était
sous ses ordres directs. L'une, composée des 5e et 6e corps, sous
le général Doctoroff, des 2e et 3e corps de cavalerie, de toute la
réserve d'artillerie et des bagages, dut faire le détour le plus
long, et passer par Zykolino, pour aboutir à Solowiewo. La seconde,
composée des 2e, 3e et 4e corps, et du 1er de cavalerie, conduite par
le lieutenant général Touczkoff, devait faire un détour moins long,
et passer par Krakhotkino et Gorbounowo, pour tomber sur Loubino.
(Voir les cartes n{os} 55 et 57.) Cependant le général Barclay de
Tolly, qui n'avait envoyé sur la route directe que quatre régiments
de Cosaques sous le général Karpof, craignit que ce ne fût pas assez
pour occuper le point de Loubino, par lequel le chemin de traverse
rejoignait la grande route, et il dépêcha le général-major Touczkoff
III, frère de celui qui commandait la seconde colonne, avec trois
autres régiments de Cosaques, les hussards d'Élisabethgrad, le
régiment de Revel, et les 20e et 21e de chasseurs. C'étaient environ
5 ou 6 mille hommes de toutes armes, chargés de s'emparer à l'avance
du débouché par lequel la seconde colonne, la plus exposée des deux,
devait regagner la grande route. Il fit partir ces dernières troupes
par la voie directe et de très-bonne heure, et bien lui en prit,
comme on va le voir. Ces dispositions adoptées, il mit toute son
armée en mouvement pendant la nuit du 18 au 19, et laissa devant
Smolensk une arrière-garde sous le général Korff.

[Note en marge: Les Français ayant réussi à franchir le Dniéper se
mettent à la poursuite des Russes.]

Vers la fin de la journée du 18, les Français avaient fort avancé
l'établissement de leurs ponts, et ils commencèrent à se transporter
au delà du Dniéper dans la nuit du 18 au 19. Le 19 au matin, Ney
passa le fleuve avec son corps pour se mettre à la poursuite de
l'ennemi, et Davout en fit autant avec le sien. On batailla contre
l'arrière-garde du général Korff, et on la repoussa vivement. Arrivé
sur les hauteurs de la rive droite on avait deux routes devant
soi: l'une s'élevant droit au nord, conduisait par Poreczié et la
Dwina dans la direction de Saint-Pétersbourg, l'autre au contraire
allant à l'est, et longeant le Dniéper, conduisait par Solowiewo
et Dorogobouge dans la direction de Moscou. (Voir la carte nº 55.)
On voyait sur l'une et l'autre des arrière-gardes ennemies, ce qui
était naturel, car le gros de l'armée de Barclay de Tolly destiné
à prendre les chemins de traverse, devait suivre un moment la
route de Saint-Pétersbourg, et le détachement du général Karpof,
au contraire, envoyé par la voie la plus courte pour s'emparer du
débouché de Loubino, devait suivre tout simplement la route de
Moscou. Ney incertain, courut au détachement le plus rapproché de
lui, lequel marchait sur la route de Saint-Pétersbourg, l'assaillit,
et le rejeta assez loin. C'était à un lieu dit Gédéonowo[16]. Le
général Barclay de Tolly effrayé de voir les Français si près de lui,
et en mesure d'intercepter les chemins de traverse réservés aux
deux colonnes de son armée, accourut aussitôt, et ordonna au prince
Eugène de Wurtemberg de conserver ce point à tout prix, pour donner
à ce qui était encore en arrière le temps de défiler. On combattit
en cet endroit avec beaucoup d'opiniâtreté de la part des Russes,
qui regardaient leur salut comme attaché à la conservation du poste
disputé, avec beaucoup moins d'insistance de la part des Français,
qui n'avaient aucun but déterminé, et cherchaient uniquement à
s'éclairer par de nombreuses reconnaissances sur la direction adoptée
par l'ennemi. Les Russes restèrent donc maîtres de Gédéonowo.

[Note 16: L'historien Boutourlin a placé cette rencontre à
Gorbounowo; le prince Eugène de Wurtemberg, dans une relation plus
récente, l'a placée à Gédéonowo. Peu importe ce détail; le fond du
fait, quelque part qu'on le place, importe seul, et ce fond est
incontestable.]

[Note en marge: Après quelques hésitations, Napoléon dirige la
poursuite sur la route de Moscou.]

La matinée s'écoulait ainsi, lorsque Napoléon survint, et regardant
tantôt au nord, tantôt à l'est, reconnut par le mouvement général des
troupes russes, que la retraite devait s'opérer dans la direction de
Moscou. Il détourna donc le maréchal Ney qui s'acharnait à batailler
sur la route de Saint-Pétersbourg, et le reporta sur la route de
Moscou, en lui affirmant que s'il marchait vite, il recueillerait
avant la fin du jour quelque brillant trophée. Il le fit suivre sur
cette même route de Moscou par une partie des troupes du maréchal
Davout, afin de l'appuyer au besoin, mais il laissa l'autre sur
la route de Saint-Pétersbourg, afin de s'éclairer dans tous les
sens, et rentra dans Smolensk, où l'appelaient mille soins divers.
Il attendait pour prendre un parti définitif le résultat des
reconnaissances que ses lieutenants allaient exécuter.

[Note en marge: Rencontre du maréchal Ney avec la seconde colonne de
Barclay de Tolly à Valoutina.]

[Note en marge: Combat terrible de Valoutina, l'un des plus sanglants
du siècle.]

Le maréchal Ney, avec ses trois divisions, suivit le détachement
russe chargé d'occuper le débouché de Loubino, et commandé,
avons-nous dit, par le général-major Touczkoff III. Il l'atteignit
sur le plateau de Valoutina, où, d'après les traditions du pays,
les Polonais et les Russes s'étaient souvent combattus. Les Russes,
appréciant l'importance de la mission qui leur était confiée,
résistèrent vaillamment, mais furent rejetés de ce plateau dans une
petite vallée située sur le revers, la traversèrent de leur mieux,
gravirent un autre plateau qu'ils rencontrèrent sur leur chemin,
s'y défendirent avec la même vigueur, furent culbutés de nouveau,
et firent leur retraite vers un dernier poste qu'ils résolurent de
conserver à tout prix. Au delà en effet se trouvait le débouché de
Loubino, et s'ils faisaient un pas rétrograde de plus, ce débouché
par lequel la seconde colonne de Barclay devait rejoindre la
grande route de Moscou, allait tomber aux mains des Français. Le
sol favorisait les Russes, car ils avaient pris position derrière
un ruisseau fangeux, et sur une côte longue et élevée, couverte
de distance en distance par des bouquets de bois et d'épaisses
broussailles. La route franchissait le ruisseau sur un pont qu'ils
détruisirent, puis traversait la côte elle-même par une coupure
pratiquée entre deux monticules boisés. Le général Barclay de Tolly,
appelé par le général-major Touczkoff III, était accouru, et à
l'aspect du danger, il s'était empressé d'attirer en cet endroit
la tête de la seconde colonne, et avait mandé à celle-ci d'arriver
au plus vite. Cette tête de colonne consistait en huit pièces
d'artillerie, plusieurs régiments de grenadiers et quelque cavalerie.
Il plaça les chasseurs au bord du ruisseau et dans les broussailles,
les grenadiers à droite et à gauche de la coupure, disposa un fort
détachement en travers, et dépêcha de nombreux officiers pour
demander du secours à toutes les troupes qui étaient à portée.

Le maréchal Ney parvenu dans l'après-midi devant cette troisième
position, résolut de l'enlever. Il y employa les divisions
d'infanterie Razout et Ledru, essaya de gravir la côte couronnée
d'artillerie, mais ne put y réussir. La chose effectivement était
très-difficile. Pour emporter la position, il fallait forcer la
route qui descendait un peu à droite dans une espèce de marécage,
qui passait ensuite le ruisseau sur le pont que les Russes avaient
détruit, et enfin s'élevait au milieu de broussailles remplies de
tirailleurs à travers la côte garnie de troupes et d'artillerie. Ney
refoula bien les avant-postes russes jusqu'au delà du ruisseau; mais
pour opérer le passage de ce ruisseau dont le pont n'existait plus,
il avait besoin de renforts considérables. Il prit donc le parti de
faire rétablir en toute hâte le petit pont, et en attendant d'envoyer
demander des secours à Napoléon. Une forte canonnade remplit
l'intervalle entre ce combat du matin et celui qui se préparait pour
la fin du jour.

Sur ces entrefaites, Murat, après avoir battu l'estrade dans diverses
directions, était survenu avec quelques régiments de cavalerie sur
la route de Moscou, et il était prêt à joindre Ney. Junot, chargé,
par suite de sa position des jours précédents, de passer le Dniéper
au-dessus de Smolensk, l'avait franchi à Prouditchewo, et se trouvait
sur le flanc des Russes. Des cinq divisions du maréchal Davout,
deux étaient en marche sur la route de Moscou, et une allait arriver
à temps, c'était celle du général Gudin. Elle arriva effectivement
vers cinq heures de l'après-midi au petit pont qui venait d'être
rétabli, et sur-le-champ elle fit ses dispositions d'attaque. Mais
dans l'intervalle un temps précieux avait été perdu, et les Russes
s'étaient singulièrement renforcés. Barclay de Tolly avait reçu
presque toute sa seconde colonne, sauf le corps de Bagowouth, retardé
par le combat de Gédéonowo. Les 3e et 4e corps, ceux de Touczkoff
et d'Ostermann, ayant atteint Loubino, avaient été aussitôt portés
en ligne, et disposés en arrière, à droite et à gauche de la route.
La cavalerie avait été placée au loin sur la gauche, vis-à-vis
le point de Prouditchewo, où Junot venait de passer le Dniéper.
La position était donc devenue des plus difficiles à emporter,
car elle était défendue par près de 40 mille hommes et par une
artillerie formidable. Ney n'avait de vraiment disponibles que ses
deux divisions d'infanterie Razout et Ledru, réduites à 12 mille
hommes par les combats de la veille, et la division Gudin, qui,
après la prise de Smolensk, ne devait pas compter plus de 8 mille
baïonnettes. Les trois mille cavaliers de Murat étaient au loin sur
la droite, cherchant à traverser les marécages qui s'étendaient le
long du Dniéper pour déboucher sur la gauche des Russes, et les 10
mille Westphaliens de Junot étaient tellement embarrassés dans ces
marécages, qu'il n'était pas sûr qu'on pût les faire concourir à
l'action principale.

[Note en marge: Efforts inouïs du général Gudin pour forcer la
position des Russes.]

Ces difficultés n'arrêtèrent ni le maréchal Ney, ni le général
Gudin. Ce dernier se mit hardiment à la tête de sa division pour
enlever à tout prix l'espèce de coupe-gorge qui se trouvait au
delà du petit pont. Il fallait en effet, comme nous venons de le
dire, s'enfoncer dans le marécage, franchir le pont sous le feu des
broussailles remplies de tirailleurs, gravir ensuite la route à
travers une gorge couronnée des deux côtés d'artillerie, puis enfin
déboucher sur un plateau où les Russes étaient rangés en masses
profondes. Le général Gudin forma sa division en colonnes d'attaque,
tandis que le maréchal Ney avec la division Ledru se préparait à
l'appuyer, que la division Razout occupait l'ennemi vers la gauche,
et qu'à droite Murat galopant avec sa cavalerie cherchait un passage
à travers les marécages.

[Note en marge: Mort du général Gudin, remplacé sur-le-champ par le
général Gérard.]

Le signal donné, Gudin lance ses colonnes d'infanterie, qui défilent
sur le pont aux cris de _Vive l'Empereur!_ et essuient sans en être
ébranlées, par côté le feu des tirailleurs, et de front celui de
l'artillerie ennemie braquée sur la côte. Elles traversent le pont
au pas de charge, gravissent la côte, et rencontrent une troupe de
grenadiers qui les accueille à la pointe des baïonnettes. Elles se
jettent sur eux, les repoussent, et réussissent à déboucher sur le
plateau. Mais là de nouveaux bataillons viennent les assaillir, et
les obligent à reculer. Le brave Gudin les reporte en avant, et
une terrible mêlée s'engage alors entre le ruisseau et le pied de
la côte. Les hommes s'abordent, se saisissent corps à corps, et
combattent à l'arme blanche. Au milieu de cet affreux conflit, Gudin
avait mis pied à terre, et l'épée à la main conduisait ses soldats;
il est frappé par un boulet qui lui fracasse la cuisse, et en tombant
dans les bras de ses officiers désigne pour le remplacer le général
Gérard. Cet officier[17], d'une rare énergie, prend le commandement,
et, ramenant ses soldats à l'ennemi, gravit de nouveau la côte,
et apparaît une seconde fois sur le plateau. Ney l'appuie avec la
division Ledru, et ils semblent maîtres de la position. Pourtant de
nouvelles troupes russes s'avancent pour la leur disputer, et il est
à craindre qu'elle ne leur soit arrachée encore une fois.

[Note 17: C'est le même que la génération présente a si justement
honoré sous le titre de maréchal Gérard.]

[Note en marge: Fâcheuses hésitations de Junot.]

Pendant ce temps, Murat, accouru vers la droite pour essayer de
déborder la position, trouve Junot transporté au delà du Dniéper,
attendant des ordres qui ne lui arrivent pas, et ayant le tort de
ne pas y suppléer. Murat le presse de marcher pour prendre à revers
la longue côte que Ney et Gérard s'efforcent d'emporter de front.
Malheureusement, Junot sous l'influence de chaleurs brûlantes,
atteint du mal dont il devait mourir et qui était la suite de la
blessure reçue à la tête en Portugal, Junot n'a pas sa vigueur
ordinaire. Il cherche en tâtonnant à franchir le terrain marécageux
qui le sépare de l'ennemi, et tâche de s'y créer un passage, en
jetant des fascines dans la fange. Murat charge avec violence la
partie de la cavalerie russe qui se trouve à sa portée, mais ne peut
sur ce sol prendre le rôle de l'infanterie. Il presse Junot, crie,
s'emporte, sans parvenir à rendre le terrain plus solide, ou Junot
plus expéditif.

[Note en marge: Après de sanglants efforts, les Français emportent la
position.]

Cependant vers le point principal cette lutte acharnée tend à sa fin.
Barclay de Tolly, voulant tenter un dernier effort, lance la brave
division de Konownitsyn sur les divisions Gudin et Ledru, commandées
par Gérard et Ney, afin de les culbuter du plateau qu'elles ont
réussi à conquérir. Gérard et Ney reçoivent l'attaque, plient un
instant sous sa violence, mais reviennent à la charge, se précipitent
sur l'infanterie russe avec furie, et la mettent en déroute. À dix
heures du soir ils restent maîtres enfin du débouché. La division
Razout les rejoint, et Murat à son tour, après avoir franchi tous
les obstacles, se déploie au galop sur le plateau, d'où il force les
Russes à se retirer définitivement.

[Note en marge: Résultats du combat de Valoutina.]

Cette action terrible, qui a porté le titre de combat de Valoutina,
et qui est l'une des plus sanglantes du siècle, avait coûté 6 à 7
mille hommes aux Russes, et autant aux Français. Il fallait remonter
aux souvenirs d'Hollabrunn, d'Eylau, d'Ebersberg, d'Essling, pour en
retrouver une pareille. Malheureusement, elle était sans objet dès
qu'on ne pouvait plus prévenir les Russes au passage du Dniéper à
Solowiewo, et n'avait que l'avantage de nous conserver l'ascendant
des armes.

[Note en marge: Napoléon visite le champ de bataille.]

[Note en marge: Tristes réflexions que ce spectacle lui inspire.]

Lorsque Napoléon sut ce qui s'était passé, il fut surpris de la
gravité de cette rencontre, et profondément affecté d'avoir manqué
une occasion si belle d'enlever une colonne entière de l'armée
russe, ce qui aurait donné à la prise de Smolensk l'importance d'une
grande victoire, et l'eût dispensé d'aller chercher plus loin un
triomphe éclatant. Le lendemain 20, dès trois heures du matin, il
se transporta sur le champ de bataille pour voir de ses propres yeux
ce qu'avait été le combat de Valoutina, ce qu'il aurait pu être, et
récompenser les troupes, dont on célébrait l'énergie. À l'aspect du
champ de bataille, il fut frappé de la vigueur qu'elles avaient dû
déployer, ce dont on pouvait juger au nombre et à la place des morts,
ainsi qu'à la disposition des lieux. En s'élevant sur le plateau,
et en portant ses regards vers la droite, il s'irrita fort contre
Junot, contre la lenteur qu'on lui reprochait, lenteur qui avait
contribué à sauver les Russes, car en les débordant de ce côté, on
aurait singulièrement abrégé leur résistance, et réussi peut-être à
les prendre en grand nombre. Mais on ne lui dit pas que le chemin
était marécageux et difficile à franchir; on ne lui rappela point
que lui-même avait eu le tort de laisser Junot sans ordres; on eut
la cruauté de l'exciter contre l'immobilité maladive de ce vieux
compagnon d'armes, et, dans le premier moment, il résolut de le
remplacer en mettant le général Rapp à la tête des Westphaliens.
Revenu au milieu des bivouacs ensanglantés de la division Gudin, il
fit former les troupes en cercle, leur distribua des récompenses,
et donna de grandes marques de regret au brave général Gudin qui
était expirant. Cet illustre général, qui depuis plusieurs années
partageait avec les généraux Morand et Friant la gloire du maréchal
Davout, était, par son courage héroïque, sa bonté parfaite, son
esprit cultivé, un objet d'estime pour les officiers, et d'affection
populaire pour les soldats. Sa mort fut sentie dans l'armée comme une
perte commune qui touchait tout le monde.

[Note en marge: Napoléon sent qu'il manque quelque chose de décisif
aux débuts de cette campagne, et que les Russes tendent à l'attirer
dans l'intérieur de leur empire.]

De retour à Smolensk, Napoléon ne put se défendre des plus tristes
réflexions. Dans cette campagne, qu'il considérait comme la plus
décisive de sa vie, comme la dernière si elle était heureuse, et
pour laquelle il avait fait de si vastes préparatifs, son génie
n'avait pas obtenu encore une seule faveur de la fortune. Ses plus
belles manoeuvres avaient échoué, car, ainsi que nous l'avons fait
remarquer, Bagration séparé de Barclay de Tolly par d'habiles
combinaisons, avait fini par le rejoindre; Barclay qui avait failli
être débordé et tourné à Polotsk, qui devait l'être à Smolensk,
venait de regagner, en compagnie de Bagration, la route de Moscou.
Partout, sans contredit, l'ennemi avait été vigoureusement battu;
il l'avait été à Deweltowo, à Mohilew, à Ostrowno, à Polotsk, à
Inkowo, à Krasnoé, à Smolensk, à Valoutina. On lui avait tué ou
blessé trois fois plus d'hommes qu'on n'en avait perdu, et, sans
aucune grande bataille, on l'avait conduit du Niémen au Dniéper et à
la Dwina, ce qui assurait la conquête de toute l'ancienne Pologne, à
l'exception seulement de la Volhynie. Mais cet éclat foudroyant qui
avait toujours entouré et rendu irrésistibles les armes de Napoléon,
leur manquait jusqu'ici, et leur manquait dans le moment où l'on en
aurait eu le plus grand besoin pour contenir tant de peuples ennemis
sur le sol desquels il fallait passer, tant de peuples alliés dont
la fidélité était indispensable. Sans doute, à se placer dans le
cours ordinaire des choses, c'était un résultat considérable que
d'avoir enlevé à l'ennemi ses plus importantes provinces, de l'avoir
partout mis en fuite, de l'avoir réduit à l'impossibilité d'opposer,
quelque part que ce fût, une résistance sérieuse; mais pour un
conquérant habitué à frapper par des coups surprenants l'imagination
des hommes, il semblait manquer quelque chose aux débuts de cette
guerre, quelque chose sinon d'effectif, du moins d'éclatant, et qui
maintînt tout entier le prestige de sa puissance. Napoléon le sentait
plus qu'il n'en voulait convenir, et en était vivement affecté. Bien
que partout il eût forcé les Russes à la retraite, et qu'à cet égard
il ne leur eût pas laissé le choix, il voyait clairement cependant
qu'au milieu de beaucoup de mouvements contradictoires, il y avait
chez eux le secret calcul de transporter la guerre dans l'intérieur
de la Russie. Ce calcul, malgré quelques apparences contraires que
Napoléon s'expliquait très-bien, était évident, et dans l'état-major
de l'armée, beaucoup d'esprits, déjà inquiets du caractère de cette
guerre, le remarquaient et le faisaient remarquer à Napoléon, quand
il daignait s'entretenir avec eux sur la marche générale de la
campagne. Aussi, quoique sur ce sujet il n'eût lui-même aucun doute,
il niait cette tactique des Russes lorsqu'on la lui signalait, comme
on nie un danger qu'on veut d'autant moins avouer qu'on le redoute
davantage, et il ne cessait de dire que les Russes s'en allaient
parce qu'ils ne pouvaient pas faire autrement, parce qu'ils étaient
battus, refoulés, et que leur prétendue tactique n'était autre chose
que l'impossibilité de nous tenir tête.

Mais il ne croyait pas ou presque pas ce qu'il disait à ce sujet, et
en voyant les rangs de son armée s'éclaircir, même depuis Witebsk,
par la marche beaucoup plus que par le feu, il sentait vivement le
danger de porter la guerre plus loin.

Il semble qu'en pensant de la sorte, il y aurait eu pour lui un moyen
fort simple de parer à ce danger, c'eût été de s'arrêter sur la Dwina
et le Dniéper, de s'enorgueillir hautement des belles conquêtes qu'on
venait de faire, de s'en servir pour reconstituer la Pologne, de les
étendre même en fournissant au général Reynier le moyen d'envahir la
Volhynie, d'employer l'automne et l'hiver à donner un gouvernement
et une armée à la Pologne, de transporter pendant le même temps
ses magasins du Niémen au Dniéper et à la Dwina, de choisir et de
fortifier ses cantonnements, de tout préparer enfin pour une nouvelle
campagne, qu'on remettrait à l'année suivante, dans laquelle on
ferait encore cent lieues en avant, cent lieues décisives si on les
faisait en sûreté, car cette fois elles mèneraient à Moscou ou à
Saint-Pétersbourg. Ces idées, qui s'étaient présentées à Witebsk, se
présentaient bien plus naturellement à Smolensk, à la frontière de
la Vieille-Russie, après la prise d'une ville importante, arrachée
l'épée à la main aux deux armées russes réunies, après le combat
énergique et brillant de Valoutina, et enfin à une époque déjà bien
avancée de la saison, puisqu'on touchait aux derniers jours d'août!

[Note en marge: Difficulté de déjouer le calcul des Russes.]

[Note en marge: Danger d'un hiver passé sur les frontières de la
Lithuanie et de la Russie.]

Plus qu'aucun homme au monde Napoléon était capable de juger une
question aussi grave, aussi compliquée, et pour la solution de
laquelle il fallait peser tant de considérations administratives,
militaires et politiques. Certes il y avait dans ce genre de guerre
lent et méthodique quelque chose de nouveau qui pouvait flatter
son esprit, quelque chose de profond qui pouvait frapper aussi les
imaginations. D'ailleurs le comte de Wittgenstein à détruire sur
sa gauche, le général Tormazoff sur sa droite, Riga à prendre d'un
côté, la Volhynie à envahir de l'autre, devaient ôter à cette fin
de campagne tout caractère d'inertie, d'impuissance ou d'insuccès.
Mais la faute de venir si loin en passant à travers tant de peuples
ennemis, en menant avec soi tant d'alliés douteux, en laissant
à l'autre extrémité de l'Europe une guerre mal conduite, celle
d'Espagne, cette faute commise, Napoléon la sentait profondément,
trop profondément peut-être, maintenant qu'elle n'était plus
réparable, et il était fortement préoccupé des périls de cette
étrange situation. Il se répétait avec plus de chagrin tout ce qu'il
s'était déjà dit à Witebsk, et il se demandait ce que penseraient,
ce que feraient les Prussiens, les Autrichiens, les Allemands, les
Hollandais, les Italiens, s'ils le voyaient s'arrêter pendant tout
un hiver de huit mois, et s'arrêter devant des obstacles que tout le
monde serait libre d'apprécier à sa manière, de dire invincibles,
aussi insurmontables l'année suivante que celle-ci? Son empire
n'allait-il pas s'ébranler tout entier sous sa main, quelque forte
qu'elle fût, et pourrait-il en contenir les parties si diverses, et
si portées à se disjoindre? Ces cantonnements dont on lui parlait
sans cesse sur la Dwina et le Dniéper, seraient-ils donc, comme il
l'avait déjà dit tant de fois, si faciles à établir, à défendre,
à approvisionner, sur une ligne de trois cents lieues, depuis
Bobruisk jusqu'à Riga? Ces fleuves comblés par les neiges en hiver,
seraient-ils, des derniers jours d'octobre aux premiers jours
d'avril, seraient-ils une frontière? Comment ses soldats, atteints
déjà d'une maladie jusque-là inconnue parmi eux, la désertion du
drapeau, comment supporteraient-ils immobiles, inactifs, ces huit
mois d'un pénible et ennuyeux hiver? Lui, leur chef accoutumé,
resterait-il au milieu d'eux? S'il n'y restait pas, qui pourrait les
commander, les retenir, les rassurer? Et s'il y restait, sa main
serait-elle assez puissante, du milieu de cette situation difficile,
pour se faire sentir jusqu'à Rome et à Cadix?

[Note en marge: Napoléon se décide à séjourner trois ou quatre jours
à Smolensk, pour savoir, avant de prendre un parti, ce qui se passe
sur ses ailes.]

C'étaient là de sérieuses considérations, dont tiennent trop peu
de compte ceux qui blâment Napoléon de n'avoir pas terminé cette
première campagne à Smolensk, et qui prouvent que le danger de cette
guerre était bien plus dans l'entreprise elle-même, que dans telle ou
telle manière de la diriger. Ces réflexions jetèrent Napoléon dans
une rêverie profonde, rêverie d'autant plus pénible, que ce n'était
plus comme à Witebsk un parti encore éloigné à prendre, mais un parti
sur lequel il était urgent de se prononcer immédiatement. Néanmoins,
bien qu'il fallût arrêter ses résolutions tout de suite, certaines
circonstances très-prochaines pouvaient entraîner la balance dans un
sens ou dans un autre, et dispenser de faire soi-même un choix qui
était bien difficile, bien embarrassant, bien redoutable, car à mal
choisir il y avait presque la certitude de périr. Ces circonstances
étaient l'attitude de l'ennemi au delà de Smolensk, la disposition
qu'il allait montrer à combattre ou à se retirer, la situation
des généraux laissés sur les ailes de la grande armée, du maréchal
Oudinot à Polotsk, du prince de Schwarzenberg et du général Reynier à
Brezesc, engagés les uns et les autres dans des combats opiniâtres.
Si l'ennemi semblait vouloir livrer bataille, il n'y avait pas à
hésiter, et il fallait sur-le-champ accepter ce duel. Si le maréchal
Oudinot, si le prince de Schwarzenberg et le général Reynier étaient
vaincus, il fallait les secourir; s'ils étaient vainqueurs, on était
plus libre de se porter en avant.

[Note en marge: Pendant ce temps, Napoléon fait suivre l'armée russe
par une puissante avant-garde, sous les ordres de Murat et de Davout,
afin de découvrir les intentions de l'ennemi.]

Peu de jours suffisaient pour être éclairé sur ces divers points,
et Napoléon, sans vouloir encore s'enchaîner lui-même, résolut de
séjourner trois ou quatre jours à Smolensk, pour s'y renseigner sur
ce qu'il avait besoin de savoir, et pour prescrire des mesures qui
étaient urgentes s'il devait se porter plus loin. En conséquence il
prescrivit à Murat et au maréchal Davout, les deux hommes les plus
dissemblables de l'armée, et dont le second corrigeait utilement le
premier, de se mettre en marche, l'un avec deux corps de cavalerie,
l'autre avec ses cinq divisions d'infanterie, pour suivre l'ennemi
pas à pas, et juger le plus exactement possible de ses projets. Le
maréchal Ney, qui avait été à l'avant-garde depuis Witebsk, avait
besoin de faire reposer ses divisions, et il était d'ailleurs trop
ardent pour qu'on pût s'en rapporter à ses jugements en cette
circonstance. Napoléon lui enjoignit, après qu'il aurait pris un ou
deux jours de repos, de suivre Murat et Davout, mais en se tenant à
quelque distance. Il dirigea le prince Eugène un peu sur la gauche
du gros de l'armée, vers Doukhowtchina, afin de nettoyer le pays
entre le Dniéper et la Dwina, et de s'éclairer de ce côté sur les
projets des Russes. (Voir la carte nº 54.) Il suffisait ainsi d'une
journée pour que toute l'armée fût réunie et prête à combattre, si
l'on était assez heureux pour que les Russes adoptassent ce parti.
En tout cas, on ne pouvait pas tarder à être complétement informé,
et si la bataille ardemment désirée ne s'offrait pas, on était libre
de rétrograder, car trois ou quatre marches de plus qu'on aurait
faites en avant n'étaient point une raison de ne pas revenir s'il
le fallait, et n'étaient pas au surplus un grand dommage dans cette
saison, et avec les moyens de transport dont on disposait encore.

Ces ordres donnés, Napoléon s'établit à Smolensk, pour prendre
ses mesures dans la double supposition, ou d'une nouvelle marche
offensive, ou d'un établissement définitif en Lithuanie, pour veiller
surtout à ce qui se passait sur ses ailes, et y pourvoir comme il
conviendrait.

Les renseignements en effet arrivaient à tout moment de la droite et
de la gauche, de Brezesc et de Polotsk, et ils étaient satisfaisants.
Les événements sur ces deux frontières avaient été les suivants.

[Note en marge: Événements sur la droite.]

[Note en marge: Marche du prince de Schwarzenberg et du général
Reynier contre le général russe Tormazoff.]

Le général Reynier avait rétrogradé jusqu'à Slonim, afin d'aller à
la rencontre du prince de Schwarzenberg, auquel avait été expédié,
comme on l'a vu, l'ordre de rebrousser chemin vers le Bug, et de
s'unir aux Saxons pour rejeter le général Tormazoff en Volhynie.
La réunion des Saxons et des Autrichiens s'étant opérée le 3 août
sous les ordres du prince de Schwarzenberg, ils s'étaient dirigés
tous ensemble sur Proujany et Kobrin, là même où s'était passée la
désagréable mésaventure du détachement saxon surpris par le général
Tormazoff. Le général Reynier, après ses marches et contre-marches,
après l'événement de Kobrin qui lui avait coûté 2 mille hommes,
après le détachement de presque toute sa cavalerie au corps de
Latour-Maubourg, après l'envoi d'un régiment saxon à Praga (sous
Varsovie), ne comptait pas plus de 11 mille hommes, dont 1500 de
cavalerie. Le prince de Schwarzenberg de son côté, à la suite du long
trajet qu'il avait exécuté, ne comptait que 25 mille Autrichiens. Le
total des forces alliées sur ce point s'élevait donc à environ 36
mille hommes. On en prêtait beaucoup plus au général Tormazoff, mais
il en avait à peine autant, ayant été obligé de laisser des troupes
à Mozyr pour garder ses derrières. Aussi n'avait-il pas manqué de
rétrograder, craignant d'expier son dernier succès par un échec plus
grave que celui que venaient d'essuyer les Saxons. Il s'était donc
hâté de revenir sur ses pas, et de retourner vers Kobrin et vers
Pinsk, pour se couvrir du Bug, du Pripet, et de tous les marécages
fameux de cette contrée.

[Note en marge: Rencontre des Autrichiens et des Saxons avec les
Russes au delà de Kobrin.]

[Note en marge: Position de Gorodeczna, auprès de laquelle s'opère la
rencontre.]

Les Autrichiens et les Saxons, marchant fort d'accord comme
Allemands, et comme gens qui avaient besoin les uns des autres,
forcèrent en commun les défilés nombreux qu'on rencontre dans cette
région accidentée, et suivirent activement l'armée russe. Le 11 août
au soir ils étaient parvenus à un endroit qu'on appelle Gorodeczna,
à quelques lieues de Kobrin, et ils y avaient trouvé les Russes
établis dans une bonne position, avec la résolution évidente de s'y
défendre. À Gorodeczna, la route de Kobrin gravissait une côte assez
élevée, dont le pied était baigné par un ruisseau marécageux et
difficile à franchir. C'est sur cette côte que le général Tormazoff
s'était posté avec 36 mille hommes d'infanterie et 80 bouches à feu.
Le prince de Schwarzenberg et le général Reynier, ayant reconnu la
difficulté d'emporter la position de front, cherchèrent sur leur
droite un passage qui leur permît de déborder la gauche de l'ennemi.
Un peu sur la droite en effet, et à un village appelé Podoubié, il
y avait un passage qui donnait accès sur la gauche des Russes, mais
c'était toujours à travers un ruisseau marécageux, et d'ailleurs les
Russes y avaient l'oeil. Pourtant un peu au delà, sur la déclivité de
la côte qu'il s'agissait d'enlever, se trouvait un bois qui n'était
pas occupé, et dans l'intérieur de ce bois un chemin de traverse qui
allait rejoindre à une lieue plus loin la grande route de Kobrin.

Le général Reynier, qui, bien que fort brave au feu, manquait de
caractère à la guerre, était un officier savant, et un tacticien
habile. Il eut bientôt découvert la faute de l'ennemi, et il offrit
au prince de Schwarzenberg d'en profiter, en pénétrant au-dessous de
Podoubié dans le bois négligé par les Russes, de manière à tourner
leur position. Le prince de Schwarzenberg apportait dans les choses
une simplicité d'intention qui les rendait faciles; il consentit à
cette offre, et donna au général Reynier une division autrichienne
pour assurer le succès de la manoeuvre proposée. Il y ajouta même
une grande portion de sa cavalerie, dont il ne pouvait guère se
servir dans l'endroit où il était. On convint que le lendemain
matin 12 août, le prince avec le gros de ses forces attaquerait
sérieusement Gorodeczna de front, pour attirer de ce côté l'attention
des Russes, tandis que le général Reynier dirigerait sur leur gauche
un effort vigoureux pour la tourner.

[Note en marge: Bataille de Gorodeczna, livrée le 12 août.]

Tout étant ainsi convenu, le général Reynier pénétra pendant la
nuit dans le bois en question, s'y établit, et dès qu'il fit jour,
déboucha à l'improviste dans une petite plaine, au milieu de laquelle
venait finir en s'abaissant la côte occupée par les Russes. Ceux-ci,
du point élevé de Gorodeczna, s'étant aperçus de bonne heure de la
marche des Saxons, laissèrent à Gorodeczna une partie de leurs forces
pour résister de front au prince de Schwarzenberg, et replièrent le
reste sur leur flanc gauche, afin de tenir tête au général Reynier.
C'est sur cette double ligne qu'on se battit toute la journée du 12.

Le prince de Schwarzenberg attaqua vivement Gorodeczna, mais sans
beaucoup d'espérance de l'enlever, les Russes occupant la côte avec
une nombreuse artillerie. Néanmoins les Autrichiens se comportèrent
bravement comme s'ils avaient agi pour eux-mêmes. À droite, le
général Reynier, ayant débouché du bois, trouva les Russes ployés en
potence, et faisant front de ce côté comme de l'autre. Ses efforts
pour les entamer furent énergiques, mais inutiles, car, bien que les
Saxons se battissent comme les Polonais (auxquels leur sort était
lié), ils furent constamment arrêtés par le feu d'une artillerie
dominante. À son tour, quand les Russes voulurent le refouler dans
le bois, le général Reynier les obligea de regagner la hauteur de
laquelle ils avaient tenté de descendre.

[Note en marge: Retraite des Russes et avantage notable remporté par
les Autrichiens et les Saxons.]

On serait resté toute la journée à lutter sans résultat, si le
prince de Schwarzenberg n'avait essayé une attaque vers le point
intermédiaire de Podoubié, qui donnait de plus près dans le flanc
gauche des Russes. Le régiment autrichien de Colloredo se joignant
aux chasseurs saxons, entra dans le marécage avec eux, y enfonça
jusqu'aux genoux, le franchit, et gravit la côte au moment du plus
grand engagement des Russes avec le corps du général Reynier. À cette
vue, les Russes furent ébranlés, et le général Reynier saisissant
l'occasion, les aborda plus vigoureusement encore avec les Saxons
et la division autrichienne mise sous ses ordres. Il gagna ainsi du
terrain sur leur gauche, et en même temps il porta toute sa cavalerie
à son extrême droite, sur les derrières de l'ennemi, menaçant par
ce mouvement la grande route de Kobrin. Les Russes craignant d'être
coupés, lancèrent leur cavalerie sur la cavalerie alliée, et, après
des chances diverses, jugèrent prudent de ne pas disputer plus
longtemps une position difficile à conserver. La nuit favorisa leur
retraite, et empêcha l'armée austro-saxonne de profiter de tous ses
avantages. Néanmoins la victoire était incontestable pour celle-ci,
car, outre l'acquisition d'un poste si chaudement disputé, et la
conquête de la route de Kobrin, elle avait fait essuyer aux Russes
des pertes considérables. Elle avait perdu environ 2 mille hommes en
morts ou blessés. Les Russes en avaient perdu plus du double, dont
500 prisonniers.

[Note en marge: Grandes récompenses au corps autrichien, et
particulièrement au prince de Schwarzenberg.]

Cette journée, si on savait en tirer parti, permettait de pousser
les Russes en Volhynie, de les y poursuivre même, de les empêcher
au moins d'en revenir, si toutefois leur force n'était pas doublée
par l'arrivée des troupes de Turquie. Pour le présent, elle devait
apaiser les terreurs de la Pologne, et suffisait pour couvrir
notre flanc droit. Napoléon, apprenant cette nouvelle au moment
de son entrée à Smolensk, en éprouva une véritable joie, envoya à
l'armée autrichienne un don de 500,000 francs (c'était le second
de cette valeur), y joignit un grand nombre de décorations, et
écrivit à Vienne pour qu'on donnât le bâton de maréchal au prince de
Schwarzenberg. Pourtant il était impossible qu'il se fît illusion sur
la force de cette aile, qui devait se trouver réduite par la dernière
bataille à 32 ou 33 mille hommes, et il pria son beau-père d'y
ajouter 3 mille hommes de cavalerie, 6 mille d'infanterie, ce qui,
avec quelques renforts demandés aussi à Varsovie, pouvait procurer
au prince de Schwarzenberg une armée de 45 mille hommes, les Saxons
compris. S'obstinant à croire que Tormazoff n'en avait pas 30 mille,
il jugeait une force de 45 mille hommes suffisante pour le rejeter en
Volhynie, et délivrer cette province du joug russe.

[Note en marge: Napoléon, prenant en considération les derniers
événements, renonce au projet d'attirer le prince de Schwarzenberg au
quartier général, et le laisse avec les Saxons sur son flanc droit.]

Cet événement changeait forcément la première résolution de Napoléon,
qui était d'attirer le prince de Schwarzenberg à la grande armée,
conformément aux désirs de l'empereur d'Autriche, et conformément à
ses propres calculs, car c'est aux Polonais et non aux Autrichiens
qu'il aurait voulu confier l'insurrection de la Volhynie, et la garde
de ses derrières. Mais faire parcourir cent vingt lieues au moins au
prince de Schwarzenberg pour l'amener à Smolensk, en faire parcourir
autant au prince Poniatowski pour le renvoyer de Smolensk à Kobrin,
paralyser ainsi pendant plus d'un mois ces deux corps dans le moment
le plus décisif de la campagne, les condamner à perdre un quart ou
un cinquième de leur effectif par ces nouvelles marches, n'était pas
raisonnable; et d'ailleurs la conduite des Autrichiens à Gorodeczna,
leur vigueur contre les Russes, la cordialité de leurs procédés
envers les Saxons, méritaient quelque confiance. Il ne fallait pas,
sans doute, se flatter de trouver chez eux d'actifs propagateurs de
l'insurrection polonaise en Volhynie, mais on pouvait, sans trop de
présomption, s'en fier à leur honneur du soin de garder fidèlement
notre droite et nos derrières.

[Note en marge: Événements à notre aile gauche sur les bords de la
Dwina.]

[Note en marge: Mouvements du maréchal Oudinot au delà de la Dwina.]

Les événements n'avaient pas été moins favorables sur notre gauche,
du côté de la Dwina. Le maréchal Oudinot, après les échecs infligés
au comte de Wittgenstein dans les journées du 24 juillet et du
1er août, avait, comme on l'a vu, rétrogradé sur Polotsk, afin de
procurer à ses troupes du repos, une position facile à défendre, et
la commodité d'aller aux fourrages à l'abri de la Dwina. Napoléon
craignant avec raison l'effet moral des mouvements rétrogrades,
et s'exagérant les ressources confiées à ses lieutenants, avait
adressé des reproches au maréchal Oudinot, et lui avait dit qu'en se
retirant après une victoire, il avait pris pour lui l'attitude du
vaincu, qu'il aurait dû laisser au comte de Wittgenstein, auquel elle
appartenait bien plus justement. Cette observation était vraie sans
doute, mais ce qui était plus vrai encore, c'est que les troupes du
maréchal Oudinot étaient exténuées, réduites de 38 mille hommes à 20
mille par la marche, la chaleur, la désertion, et qu'il leur fallait
le séjour tranquille de Polotsk pour se reposer et pour vivre.
Napoléon afin de renforcer le maréchal Oudinot, lui avait envoyé les
Bavarois, qui avaient également besoin de se remettre des effets de
la fatigue, de la chaleur et de la dyssenterie. Ce corps, que la
séparation de sa cavalerie avait déjà réduit de 28 mille hommes à
24, n'était plus que de 13 mille grâce aux maladies. En arrivant de
Beschenkowiczy à Polotsk, il était hors d'état d'agir.

Toutefois, après quelques jours de repos, aussi utiles au corps
d'armée tout entier qu'aux Bavarois, le maréchal Oudinot, constamment
aiguillonné par Napoléon, avait cru devoir reprendre l'offensive
contre le comte de Wittgenstein, et s'était reporté à gauche de
Polotsk sur la Drissa, vers Valeintsoui, à quelques lieues au-dessous
du gué de Sivotschina, où il avait si maltraité les Russes quelque
temps auparavant. Ne les trouvant pas derrière la Drissa, il avait
franchi cette rivière et s'était dirigé sur la Svoiana, derrière
laquelle étaient campées les troupes du comte de Wittgenstein. Tandis
que les Français avaient été renforcés par les Bavarois, ce qui les
portait à 32 ou 33 mille hommes environ, dont un cinquième toujours
employé aux fourrages, les Russes s'étaient renforcés aussi d'une
manière au moins égale. Ils avaient reçu la garnison de Dunabourg
tout entière, plus quelques-uns des bataillons de dépôt qui étaient
tenus en réserve dans le voisinage des armées agissantes pour les
recruter. Le tout pouvait bien monter à 10 ou 12 mille hommes de
renfort, et portait à 30 et quelques mille les forces du comte de
Wittgenstein. Mais ces troupes, ne manquant de rien et ayant peu
marché, étaient en beaucoup meilleur état que les nôtres, quoique
militairement fort inférieures. Il faut ajouter qu'elles étaient
toutes russes, tandis que dans le corps du maréchal Oudinot il y
avait à peine la moitié de Français.

[Note en marge: Après quelques tentatives d'un mouvement offensif, le
maréchal Oudinot croit plus prudent de revenir sur la Dwina.]

Le maréchal Oudinot, évaluant son corps à 32 ou 33 mille hommes, et
sachant qu'à cause des fourrages et des maladies il n'en pouvait
mettre plus de 25 mille en ligne, comptant peu sur les troupes
alliées, n'avait repris l'offensive que parce qu'il avait senti trop
vivement la piqûre des reproches de Napoléon. Pendant plusieurs
jours, il resta le long de la Svoiana, devant le camp des Russes, les
provoquant avec des troupes légères, et cherchant à les entraîner à
une nouvelle faute, comme celle qu'ils avaient commise sur la Drissa,
au gué de Sivotschina. Mais les Russes n'avaient garde de se laisser
prendre une seconde fois au piége, et durant ces quelques jours on
tirailla de part et d'autre sans résultat, si ce n'est la perte fort
inutile de plusieurs centaines d'hommes sacrifiés dans ces embuscades.

[Note en marge: Ce maréchal prend position en avant de Polotsk,
derrière la Polota.]

Pourtant le maréchal Oudinot, qui avait pris une position avancée à
gauche de Polotsk, et avait descendu la Drissa jusqu'à Valeintsoui,
craignait non sans fondement d'être tourné vers sa droite, par la
route de Polotsk à Sebej, laquelle était restée dégarnie de troupes.
Il repassa donc la Drissa, et alla s'établir entre Lazowka et Biéloé,
en avant de la vaste forêt de Gumzéléva, qui couvre Polotsk. Affaibli
de nouveau par les dernières marches, s'exagérant les forces qui
avaient rejoint le comte de Wittgenstein, il résolut de se rapprocher
encore davantage de Polotsk, de peur d'être coupé de cette ville,
et il vint se placer derrière la rivière de la Polota. Cette petite
rivière, couverte de moulins, de granges, de constructions de toute
espèce, traverse au sortir de la forêt de Gumzéléva des prairies, des
champs cultivés, tourne autour de Polotsk, et tombe dans la Dwina
au-dessous de cette ville. Le maréchal Oudinot occupait les divers
passages de la Polota, et avait toutefois gardé une partie de ses
troupes en deçà pour se garantir contre un corps qui, ayant passé
la Polota plus haut, déboucherait sur ses derrières par la forêt de
Gumzéléva, et aborderait Polotsk par le côté découvert.

[Note en marge: Conseil de guerre convoqué par le maréchal Oudinot,
pour savoir s'il faut livrer bataille.]

[Note en marge: L'apparition de l'ennemi résout la question.]

[Note en marge: On reçoit les Russes sur la Polota, et on les y
arrête.]

Établi dès le 16 août dans cette position, il convoqua un conseil
de guerre afin d'examiner la question de savoir s'il fallait livrer
bataille, ou repasser la Polota et la Dwina, pour se mettre sous la
protection de ces deux rivières, vivre plus à l'aise, et se borner à
bien disputer le cours beaucoup plus large de la Dwina. Le général
Saint-Cyr, assistant à ce conseil en qualité de commandant de l'armée
bavaroise, soutint qu'il était inutile de livrer bataille, et de
s'affaiblir en la livrant, si l'ennemi n'avait pas suivi l'armée
française, et si on n'avait nullement l'apparence de reculer devant
lui; mais que si au contraire il avait marché sur nos traces, il
fallait l'arrêter net par un combat vigoureux, et, en le rejetant au
loin, lui prouver qu'on se retirait non par crainte, mais par choix,
et par goût pour une position plus commode. Cet avis fort sage et
fort militaire était près de rallier les esprits, lorsque le bruit du
canon mit fin à toute controverse, et fit courir chacun aux armes,
pour résister aux Russes qui essayaient de franchir la Polota. Une
division bavaroise et une division française, placées en avant de la
Polota, reçurent vigoureusement les Russes, et les arrêtèrent sur le
bord de cette rivière. La nuit qui survint ne permit pas de donner
plus de suite à ce premier engagement.

Le lendemain 17, le maréchal Oudinot s'exagérant toujours les forces
des Russes, et trouvant en outre sa position peu sûre, n'était pas
très-fixé sur la conduite qu'il avait à tenir. Cette position, en
effet, n'était pas des meilleures. S'il avait sur son front pour
le couvrir la Polota, qui pouvait malheureusement être passée vers
sa droite, il avait la Dwina par derrière, combattait donc avec
une petite rivière devant lui, et une grosse rivière à dos, et sur
celle-ci ne possédait d'autre pont que celui de Polotsk, moyen de
retraite bien insuffisant en cas d'échec. Comme il arrive trop
souvent en pareille occasion, il prit un parti moyen, celui de
disputer fortement la position avec une portion de ses troupes, et de
porter l'autre portion, ainsi que ses parcs et ses bagages, sur la
gauche de la Dwina.

[Note en marge: Non content de s'être replié sur la Dwina, le
maréchal Oudinot songe à la repasser, lorsqu'il est blessé, et
remplacé par le général Saint-Cyr.]

Par suite de cette résolution il ordonna de défendre vigoureusement
les bords de la Polota, pendant que le reste de son armée traversait
Polotsk et la Dwina. La défense fut en effet très-énergique et ne
permit point aux Russes de faire un pas. Mais le maréchal Oudinot
fut gravement blessé, comme sa rare bravoure l'y exposait trop
souvent; le général Saint-Cyr le fut aussi, toutefois d'une manière
plus légère. L'état du maréchal Oudinot l'empêchant de conserver le
commandement, le général Saint-Cyr, quoique frappé lui-même, le prit
immédiatement. La direction des opérations ne pouvait être remise
dans des mains plus habiles.

[Note en marge: Le général Saint-Cyr prend la résolution de livrer
bataille.]

Le général convoqua les principaux officiers de l'armée pour
s'entendre avec eux sur la manière de sortir d'une situation qui
s'était fort compliquée. Alliant la vigueur à la prudence, il fit
sentir les inconvénients d'une attitude purement défensive, et d'une
retraite en deçà de la Dwina trop évidemment obligée; il montra le
danger d'être bientôt assailli, tourmenté sur l'une et l'autre rive
de la Dwina, au point même de ne pouvoir plus aller aux fourrages, et
en preuve il allégua les préparatifs de passage que l'ennemi faisait
actuellement au-dessus de Polotsk. En conséquence, il proposa pour
le lendemain, en continuant de se retirer en apparence, de profiter
du terrain couvert où l'on combattait pour repasser secrètement la
Dwina et la Polota avec la majeure partie des troupes, d'attaquer
les Russes à l'improviste, de leur infliger, si on le pouvait, un
sanglant échec, et de se reposer ensuite à l'abri de ce succès
derrière Polotsk et la Dwina. Cet avis si sage et si ferme à la
fois ne soulevait qu'une objection, c'était l'épuisement des soldats
marchant depuis quatre jours, se battant depuis trois, ayant pu
trouver à peine le temps de prendre quelque nourriture, et arrivés
à un état de faiblesse physique vraiment inquiétant. Pourtant le
général Saint-Cyr affirmant que quatre heures lui suffiraient pour
donner aux Russes un choc vigoureux, on convint de se reposer le
matin, et de combattre dans l'après-midi du lendemain. On se sépara
ainsi avec la résolution de livrer cette nouvelle et dernière
bataille.

[Note en marge: Belle manoeuvre, et bataille de Polotsk, livrée le 18
août.]

Le lendemain 18 août, en effet, le général Saint-Cyr exécuta toutes
ses dispositions comme il les avait annoncées. Il laissa ses parcs et
ses bagages sur la rive gauche de la Dwina, où le maréchal Oudinot
les avait déjà envoyés; il les dirigea même sur la route d'Oula,
comme s'il allait se rapprocher de la grande armée en remontant sur
Witebsk (voir la carte nº 55); il profita de ce mouvement simulé pour
concentrer autour de Polotsk la division Verdier et les cuirassiers
Doumerc, puis vers le milieu du jour il fit brusquement repasser ses
troupes sur la droite de la Dwina, les porta entre cette rivière et
la Polota, et ordonna immédiatement l'attaque.

Les troupes bavaroises et françaises étaient comme cachées dans
le ravin de la Polota, les Bavarois à droite, les deux divisions
françaises Legrand et Verdier au centre, et une moitié de la division
suisse du général Merle à gauche, avec les cuirassiers Doumerc.
L'autre moitié de la division Merle était en deçà de la Polota, pour
nous garder contre les troupes ennemies qui auraient pu franchir
cette rivière à notre extrême droite, et déboucher de la forêt de
Gumzéléva sur nos derrières.

[Note en marge: Le mouvement imprévu de l'armée française jette les
Russes dans un grand désordre.]

[Note en marge: Les Russes après avoir cédé s'arrêtent, et résistent,
mais sont enfoncés.]

[Note en marge: Mort du brave général Deroy, et regrets inspirés par
sa mort.]

De leur côté, les Russes étaient rangés au delà de la Polota,
décrivant un demi-cercle autour de notre position, et placés
très-près de nos avant-postes, afin de fondre sur nous au moment où
nous battrions en retraite, comme ils s'y attendaient en apercevant
le mouvement de nos parcs sur la gauche de la Dwina. À un signal
donné, toute notre artillerie, tant bavaroise que française, s'étant
portée rapidement en avant, au nombre de soixante bouches à feu,
couvrit de ses projectiles les Russes surpris et déconcertés. En
effet, leur cavalerie n'était pas à cheval, leur infanterie n'était
qu'en partie dans les rangs, et il y eut parmi eux un moment de
grand trouble avant que tout le monde eût repris son poste. Nos
divisions en profitèrent, et marchèrent en colonnes d'attaque dans
l'ordre où elles se trouvaient, les deux divisions bavaroises Deroy
et de Wrède à droite, les divisions françaises Legrand et Verdier
au centre, la division Merle à gauche, mais celle-ci ne s'avançant
guère, afin d'attirer près de Polotsk la droite des Russes qu'on
se flattait d'envelopper dès qu'on aurait culbuté leur centre. Les
Russes, d'abord surpris, furent refoulés en grand désordre, laissant
les prairies et les marécages couverts de leurs blessés qu'ils ne
pouvaient pas recueillir, et de leurs canons qu'ils ne pouvaient pas
emmener. Pourtant, après s'être repliés jusqu'à leur seconde ligne,
ils s'arrêtèrent, et firent meilleure contenance. Alors la lutte
devint vive et acharnée. Après une forte fusillade on s'aborda à la
baïonnette, et la mêlée fut aussitôt générale. Les Bavarois, comme
la plupart de nos alliés, désertant sur les routes et se comportant
bien au feu, se battirent avec la plus grande valeur. Malheureusement
le brave et digne général Deroy, vieillard de quatre-vingts ans,
l'honneur de l'armée bavaroise, et l'un des plus respectables
officiers de ce siècle, paya de sa vie les avantages remportés par
ses troupes. Au centre la division Legrand enfonça tout ce qui lui
fut opposé. La division Verdier, dont le chef fut blessé, se montra
sa digne compagne. Pourtant la seconde brigade de cette division, où
l'on comptait beaucoup de conscrits, ayant faibli un instant devant
une attaque furieuse des Russes, le général Maison, qui joignait au
coup d'oeil le plus prompt une rare vigueur de caractère, sut réparer
avec la première brigade la faute de la seconde, et mit les Russes en
déroute. À peine l'engagement durait-il depuis deux heures, que déjà
l'ennemi, refoulé sur tous les points, était obligé de nous céder le
champ de bataille couvert de ses morts et de son artillerie.

[Note en marge: Échauffourée d'un moment bientôt réparée.]

En ce moment toutefois une courte échauffourée faillit nous priver
des fruits de la victoire. Vers notre gauche un régiment de dragons
russes ayant réussi à se glisser à travers les sentiers marécageux du
pays, entre la division Verdier et la division Merle, pénétra fort
avant dans l'intérieur de notre ligne, où il causa un instant de
trouble. Le général Saint-Cyr, que sa blessure empêchait de se tenir
à cheval, et qui assistait à la bataille dans une petite voiture
polonaise, se trouvait en cet endroit. Il fut renversé dans cette
espèce de bagarre, et foulé aux pieds des chevaux. On le releva, et
il ne cessa pas de donner ses ordres. Un poste de la brigade Merle,
qui gardait les bords de la Polota, arrêta les dragons russes à coups
de fusil. Les cuirassiers de Doumerc les chargèrent en flanc, en
sabrèrent une bonne partie, et mirent fin à cette bizarre aventure.

[Note en marge: Résultat de la victoire de Polotsk.]

Néanmoins il en était résulté un peu de temps perdu, et un peu de
confusion. La gauche, composée surtout de la division Merle, avait eu
le tort de s'avancer presque à la hauteur du centre, et de ramener
en arrière la droite des Russes, qu'autrement on aurait pu prendre
entre la Polota et la Dwina. Malgré cette faute, résultat d'un excès
de bonne volonté, sur le front entier des deux armées nous étions
complétement victorieux, et l'ennemi était ramené sur tous les points
à la lisière de la forêt de Gumzéléva, d'où il avait débouché sur
nous. Si nous avions eu encore une heure de jour, et si nos troupes
avaient été moins fatiguées, nous aurions pu, en le suivant dans la
forêt, lui enlever beaucoup de prisonniers et d'artillerie. Mais nos
soldats, tombant de lassitude et quelques-uns d'inanition, étaient
hors d'état d'aller plus loin. On s'arrêta donc à la lisière de la
forêt, après une victoire brillante dont les trophées consistaient
en 1500 prisonniers, 14 pièces de canon, une grande quantité de
caissons, et 3 mille hommes tués à l'ennemi. Notre perte n'atteignait
pas un millier d'hommes. Le principal avantage de cette journée
était d'avoir refoulé au loin le comte de Wittgenstein, de lui avoir
fait perdre le goût de l'offensive, du moins pour quelque temps,
de pouvoir nous reposer tranquillement en avant de Polotsk, et de
ne plus craindre de voir enlever nos fourrageurs, si loin qu'ils
allassent. Le seul regret était celui qu'inspira la mort du général
Deroy, et il fut universel.

[Note en marge: Le bâton de maréchal envoyé au général Saint-Cyr.]

Cette victoire connue à Smolensk le 19 août, lendemain du jour où
l'on y était entré, causa une vive satisfaction à Napoléon, et
le rendit juste enfin pour le général Saint-Cyr, dont la rapide
détermination nous avait fait regagner sur la Dwina le prestige de
la victoire. Napoléon lui envoya le bâton de maréchal d'empire, bien
dû à ses talents qui étaient grands quoique gâtés par des défauts de
caractère. Il lui adressa en même temps de nombreuses récompenses
pour les troupes françaises et bavaroises qui s'étaient parfaitement
conduites, ne voulut pas qu'il y eût entre elles la moindre
différence, et accorda des dotations aux veuves et aux orphelins
des officiers bavarois, tout comme aux veuves et aux orphelins des
officiers français. Il décerna aussi des honneurs tout particuliers
à la mémoire du général Deroy. La perte de ce général et celle du
général Gudin étaient les plus grandes que l'armée eût encore faites.
Elle devait, hélas! en faire bientôt, sinon de plus grandes, au moins
de bien plus nombreuses! La blessure du maréchal Oudinot n'avait
heureusement rien de grave, quoiqu'elle dût pendant plusieurs mois
lui interdire l'exercice du commandement.

[Note en marge: La sécurité de nos ailes garantie par les deux
victoires de Gorodeczna et de Polotsk.]

[Note en marge: Napoléon, rassuré sur ses flancs, attend pour décider
s'il se portera en avant, les rapports de son avant-garde.]

Ces deux victoires de Gorodeczna et de Polotsk, remportées, l'une
le 12 août, l'autre le 18, semblaient garantir la sécurité de nos
flancs, et nous permettre de nous avancer davantage, si l'espérance
d'une victoire décisive venait luire sur la route de Moscou.
Napoléon en jugea ainsi, et comptant que les Autrichiens et les
Saxons suffiraient sur sa droite pour contenir Tormazoff, que les
Français et les Bavarois de Saint-Cyr suffiraient sur sa gauche pour
arrêter Wittgenstein, sans compter le maréchal Macdonald laissé entre
Polotsk et Riga, il ne trouva dans la situation de ses ailes aucune
raison de s'arrêter, si toutefois il voyait chance, en se portant en
avant, ou de terminer la guerre, ou de lui donner un grand éclat.
On ne pouvait entrevoir qu'une chance fâcheuse, c'était le retour
probable de l'amiral Tchitchakoff, que la paix des Russes avec les
Turcs allait rendre disponible. Mais le 9e corps, celui du duc de
Bellune (maréchal Victor), soigneusement formé d'avance pour toutes
ces éventualités, placé en juin à Berlin, en juillet à Tilsit,
allait, en se transportant à Wilna, offrir une précieuse ressource
contre tous les accidents imaginables. Napoléon pour asseoir ses
résolutions définitives n'avait donc à prendre en considération que
ce qui allait se passer entre la grande armée réunie sous sa main,
et la grande armée russe commandée par Barclay de Tolly, laquelle
était en retraite sur la route de Moscou. C'est sur ce point qu'il
avait les yeux constamment fixés, se demandant toujours s'il fallait
rester à Smolensk pour y organiser la Pologne, pour y préparer ses
moyens d'hivernage, au risque de tout ce que l'Europe penserait d'une
lenteur si nouvelle, ou bien s'il fallait continuer à s'enfoncer en
Russie, pour frapper avant la fin de la saison un coup décisif,
auquel ne pût pas tenir le caractère mobile de l'empereur Alexandre.
C'étaient les rapports de ses deux généraux d'avant-garde qui
devaient faire pencher d'un côté ou de l'autre la balance oscillante
en ce moment dans ses mains.

[Note en marge: Conduite de Murat et de Davout à la tête de
l'avant-garde.]

[Note en marge: Fréquents conflits entre ces deux chefs.]

Murat et Davout suivaient en effet, l'un avec sa cavalerie, l'autre
avec son infanterie, les traces de la grande armée russe qui se
retirait par la route de Moscou. Ils avaient occupé Solowiewo, au
bord du Dniéper, après quelques combats d'arrière-garde, et laissant
à d'autres le soin de conserver ce poste, ils avaient couru sur
Dorogobouge, dernier point où la route de Moscou rencontre les
sinuosités du Dniéper. Les rapports de ces deux chefs différaient
comme leurs caractères. La bravoure éclatante mais inconsidérée de
Murat, prodiguant follement sa cavalerie dans les reconnaissances,
mais dans les combats la jetant sur l'ennemi avec un merveilleux
à-propos, et malheureusement ne sachant pas la ménager de manière à
la faire durer, était antipathique à la solide et froide raison du
maréchal Davout, qui ne dépensait inutilement ni la vie ni les forces
de ses hommes, avançait moins vite que d'autres, et en revanche
ne reculait jamais. Quand Murat, engagé avec témérité, demandait
l'infanterie du maréchal, celui-ci l'amenait sans se faire attendre,
tirait d'embarras le brillant roi de Naples, sans jamais vouloir
toutefois lui confier des soldats de la vie desquels il était avare.
Il n'y avait que quelques jours qu'ils marchaient ensemble, et déjà
il s'était élevé entre eux de vives altercations, dans lesquelles
la vivacité du chef couronné de notre cavalerie était venue se
briser contre la ténacité du chef de notre infanterie. Aussi se
contredisaient-ils sans cesse dans leurs rapports à l'Empereur.

[Note en marge: Leurs rapports contradictoires.]

[Note en marge: Tout en se contredisant, Murat et Davout sont
d'accord sur un point, c'est qu'il y aura une grande bataille.]

L'ennemi, dont le général Barclay de Tolly dirigeait la retraite,
se retirait avec ordre et fermeté, ayant à son arrière-garde une
quantité restreinte, mais suffisante et bien choisie, d'infanterie
légère, d'artillerie et de cavalerie. Il rétrogradait par échelons,
plaçant sur toute position où il pouvait arrêter nos cavaliers
quelques pièces de canon attelées et des tirailleurs, et la défendant
avec ces moyens jusqu'au moment où notre infanterie arrivait. Alors
seulement il s'en allait en toute hâte, se repliait derrière d'autres
échelons aussi bien postés, et ne lançait enfin sa cavalerie que
dans les lieux découverts, quand elle avait chance de ramener la
nôtre. Rien dans cette manière d'agir n'annonçait du trouble ou
du découragement, et tout révélait au contraire une résistance
qui devait grandir successivement, jusqu'à devenir une bataille
générale lorsque l'ennemi jugerait convenable d'en livrer une. Murat
n'observant que très-superficiellement ce qui se passait devant lui,
ne tenant compte que de cet abandon successif des positions occupées
par l'ennemi, prétendait que les Russes étaient démoralisés, et que,
dès qu'on pourrait les joindre, on n'aurait qu'à les aborder pour les
accabler, qu'il suffisait donc de marcher vite pour trouver sur son
chemin l'occasion d'un beau triomphe. Le maréchal Davout soutenait
fortement le contraire, et affirmait qu'il n'avait jamais vu une
retraite mieux conduite, et dont il fût moins facile de triompher en
galopant sur les traces de l'ennemi. Il pensait que sans s'épuiser
à courir après les Russes, qu'on ne réussirait pas à devancer, on
les rencontrerait bientôt dans une position de leur choix, où ils se
défendraient à outrance, et devant laquelle on ferait bien, si on
voulait livrer bataille, d'arriver avec des forces sagement ménagées.
Il croyait donc à une bataille prochaine, mais sanglante, et l'une
des plus terribles du siècle. Il écrivait en ce sens à Napoléon plus
d'une fois par jour, et contredisait par conséquent tous les rapports
de Murat. Pourtant ces deux chefs de notre avant-garde étaient
d'accord sur un point, c'est qu'on trouverait bientôt une bataille
sur son chemin, facile suivant l'un, difficile suivant l'autre,
certaine suivant tous les deux.

[Note en marge: Les Russes trouvés un moment en position à
Dorogobouge, avec l'intention apparente de livrer bataille.]

[Note en marge: Murat et Davout mandent cette circonstance à
Napoléon.]

En approchant de Dorogobouge, on aperçut les Russes rangés en
bataille derrière une petite rivière qu'on appelle l'Ouja, et qui,
après avoir traversé des terrains plus ou moins accidentés, allait
se jeter vers notre gauche dans le Dniéper, à un lieu nommé Ouswiat
(voir la carte nº 55). À leur attitude, à leur nombre, à leur vaste
déploiement, on devait croire à une affaire générale. La petite
rivière qu'il fallait franchir pour les atteindre n'était pas un
obstacle bien sérieux, mais elle avait des bords fangeux et d'un
accès difficile. Toutefois, en remontant un peu sur notre droite,
on avait l'espérance de tourner les Russes, et, si on agissait
de ce côté avec des forces suffisantes, il était probable qu'on
parviendrait à les refouler dans l'angle que l'Ouja forme avec le
Dniéper. Il y avait donc en cet endroit chance d'une grande et
décisive rencontre, et sur-le-champ Davout et Murat le mandèrent
à Napoléon, se trouvant cette fois seulement du même avis dans le
rapport qu'ils lui adressèrent. L'armée polonaise, qui marchait à
deux lieues sur notre droite, alla prendre position vers les sources
de l'Ouja, point par lequel on espérait tourner l'ennemi. C'est le 23
au soir que notre avant-garde, partie de Smolensk le 20, envoya ce
rapport à Napoléon.

[Note en marge: Barclay de Tolly avait effectivement pris la
résolution de livrer bataille, vaincu par les cris de ses soldats et
de ses officiers.]

Ce qu'elle avait cru apercevoir était la vérité même. Le judicieux
et intrépide Barclay de Tolly, après avoir bravé courageusement
les propos injurieux dont il était l'objet, sentait sa fermeté
s'évanouir, surtout depuis la retraite de Smolensk, qu'il lui avait
fallu ordonner malgré tous les généraux russes, et en particulier
malgré le prince Bagration. Le déchaînement contre lui était
universel. Les généraux comme les hommes politiques ont besoin de
courage civil, et doivent savoir dédaigner les vains propos de la
soldatesque, qui a aussi souvent perdu les armées que la multitude a
perdu les États libres quand on l'a écoutée. Pour nous Français, il
ne pouvait rien arriver de plus heureux que de livrer bataille près
de Smolensk; pour les Russes, il ne pouvait rien y avoir de plus
funeste. Mais les chefs de l'armée, recueillant les plaintes des
soldats et surtout celles de la nation, dont on brûlait les villes
et les villages, disaient qu'on se défendait avec des ruines, avec
des ruines russes, et qu'il serait plus noble et moins dommageable de
se défendre avec du sang. L'emportement des esprits était tel qu'on
se demandait avec raison, si, malgré tout le danger d'une bataille
livrée aux Français si près de leurs ressources, il n'y aurait pas
un danger plus grand encore à laisser la démoralisation s'introduire
dans les troupes, et à fournir plus longtemps prétexte à ce mépris
des chefs qui commençait à engendrer la plus affreuse indiscipline.
C'est ce motif qui avait décidé Barclay de Tolly, et lui avait fait
abandonner le projet de retraite à l'intérieur, pour celui d'une
bataille acharnée livrée immédiatement. En conséquence, il avait
envoyé le quartier-maître général, colonel Toll, pour choisir un
champ de bataille, et celui-ci avait adopté la position qui s'était
offerte derrière l'Ouja, en avant de Dorogobouge. Arrivé là le 22,
Barclay de Tolly avait changé l'emplacement de la deuxième armée,
que commandait le prince Bagration, et l'avait établie à sa gauche,
au point même où nous pouvions tourner la ligne des Russes. Toute
la journée du 23, en effet, il s'appliqua à étudier les lieux, à
s'y bien asseoir, et à y faire ses préparatifs de combat. Murat et
Davout, quoique appréciant différemment l'état moral de l'ennemi,
ne se trompaient donc pas en écrivant à l'Empereur que les Russes
étaient prêts à livrer bataille, et que, si on était disposé à
l'accepter, il fallait accourir en masse pour combattre avec toutes
ses forces.

[Note en marge: Napoléon en apprenant que l'armée russe paraît
disposée à accepter la bataille, forme la résolution de se porter à
Dorogobouge.]

Napoléon reçut cette nouvelle quelques heures après qu'elle avait
été expédiée, car, s'il avait fallu trois jours aux troupes de
l'avant-garde pour franchir cet espace, dix ou douze heures
suffisaient à un courrier. En la recevant, Napoléon résolut de
quitter Smolensk pour courir à cet événement décisif, éclatant,
dont il croyait avoir besoin pour se soutenir dans la position où il
s'était mis. Le fait seul de son déplacement avec toutes ses forces
pour se rendre à plusieurs journées de Smolensk, tranchait à moitié
la question qui le préoccupait actuellement, mais la tranchait sans
qu'il s'en doutât, car les raisons d'aller chercher cette bataille
tant désirée, fût-ce à quelques marches, étaient si fortes, qu'il
n'y avait pas à hésiter. Il n'hésita donc pas à partir le 24 avec
la garde, sans résoudre encore au surplus d'une manière irrévocable
la question de savoir s'il hivernerait en Pologne, ou marcherait à
Moscou. Il n'en fit pas moins toutes ses dispositions comme pour un
départ définitif, parce que, sans être entièrement décidé, il se
doutait qu'il pourrait être entraîné plus loin, et qu'il ne voulait
pas faire un pas en avant sans avoir pris sur ses derrières des
précautions dignes de sa prévoyance.

[Note en marge: Ordres éventuels donnés à Smolensk, pour le cas,
incertain encore, où Napoléon s'enfoncerait en Russie.]

Déjà il avait employé cinq jours à ordonner à Smolensk les
établissements militaires qu'il créait partout où il passait, et qui
malheureusement ne s'achevaient pas toujours quand il était parti. Il
avait prescrit la construction de vingt-quatre fours, la conversion
des couvents et des églises en magasins, l'approvisionnement de ces
magasins avec les ressources du pays, la formation d'un vaste hôpital
pourvu de tous les objets nécessaires, disposition urgente, car on
avait quatre mille Français et trois mille Russes à panser, et le
matériel des ambulances étant resté en arrière, on était obligé de
suppléer au linge avec le papier des vieilles archives de Smolensk.
Il avait prescrit encore l'enlèvement des corps morts, que la
population fugitive ne pouvait faire disparaître, et dont la présence
sur un sol brûlant était non-seulement hideuse, mais pestilentielle;
l'établissement d'un pont sur pilotis à Smolensk, la réparation
des murailles de cette ville, leur armement, et enfin cent autres
mesures d'une égale utilité. Il laissa dans Smolensk une division de
sa jeune garde sous le général Delaborde, celui qui avait si bien
servi en Portugal, en attendant que les détachements restés sur les
derrières pussent venir former la garnison de cette ville importante.
Il y appela ceux qu'il avait laissés à Witebsk, où ils devaient être
remplacés par d'autres. Il changea la route de l'armée, et au lieu
de la faire passer par les points que lui-même avait parcourus dans
sa marche, c'est-à-dire par Gloubokoé, Ouchatsch, Beschenkowiczy et
Witebsk, il décida qu'elle passerait par Smorgoni, Minsk, Borisow,
Orscha, parce qu'elle serait ainsi plus courte. Il décida que les
bataillons de marche, amenant les recrues à l'armée selon les règles
qu'il avait depuis longtemps établies, suivraient cette nouvelle
ligne d'étapes. Il donna des ordres pour accélérer leur arrivée. La
division polonaise Dombrowski, détachée du corps de Poniatowski,
et placée à Mohilew pour lier la grande armée avec le corps
austro-saxon, reçut une brigade de cavalerie légère, afin qu'elle
pût étendre sa surveillance plus au loin, et mieux veiller sur notre
nouvelle base d'opération. Il écrivit aux maréchaux Saint-Cyr et
Macdonald qui gardaient la Dwina, au prince de Schwarzenberg qui
gardait le bas Dniéper, les avertit les uns et les autres qu'il
allait se porter en avant pour livrer une bataille décisive, et leur
recommanda de bien protéger les flancs de la grande armée pendant
qu'il essayerait de frapper un coup mortel sur l'ennemi. Il manda
enfin au duc de Bellune de se préparer à venir à Wilna, parce que de
ce point central, le 9e corps serait la ressource de celui de nos
généraux qui se serait laissé battre sur l'une ou l'autre de nos
ailes.

[Note en marge: Départ de Napoléon pour Dorogobouge.]

Ayant expédié sa garde le matin même du 24, et ordonné à Ney, qui
suivait Davout, de se serrer sur la tête de l'armée, au prince Eugène
qui avait cheminé sur la gauche par Doukhowtchina, de se diriger sur
Dorogobouge, il partit le soir de sa personne, et marcha toute la
nuit du 24 au 25 août pour arriver le 25 avec le soleil levant, et
livrer peut-être la bataille, objet de ses désirs les plus ardents.

[Note en marge: Son arrivée à Dorogobouge. Il trouve l'armée russe
décampée.]

[Note en marge: Cette armée était à la recherche d'un meilleur champ
de bataille.]

Mais en arrivant le 25, il trouva les apparences de cette bataille,
entrevues d'abord avec tant de joie, à peu près évanouies, du moins
pour le moment. En effet, après un premier examen de la position,
le prince Bagration qui en occupait la partie difficile à défendre,
puisqu'il était au point même où l'Ouja pouvait être franchie, et
où la gauche des Russes courait le risque d'être tournée, le prince
Bagration l'avait jugée détestable, et avait traité d'une manière
offensante le colonel Toll, qui s'attachait à la justifier auprès de
lui. Dès lors la bataille avait été encore ajournée par la volonté
même de celui qui la demandait avec le plus d'ardeur. Cela étant,
Barclay de Tolly avait pris le parti de décamper, et de traverser
rapidement Dorogobouge pour se rendre à Wiasma, où l'on disait que se
trouvait une position beaucoup plus avantageuse.

[Note en marge: En voyant qu'au prix de quelques marches de plus, il
pourra joindre les Russes et les battre, Napoléon se décide à les
suivre.]

C'est ainsi que l'armée russe qu'on avait crue si disposée à
combattre, s'était tout à coup dérobée, de manière à persuader
qu'elle n'y avait jamais songé. Mais le tact de Napoléon était si
sûr, le maréchal Davout avait tant d'expérience, qu'il leur était
impossible de s'y méprendre, et qu'ils reconnurent parfaitement dans
ces haltes suivies de retraites subites, non pas les irrésolutions,
mais les tâtonnements d'une armée qui, déterminée à combattre,
cherchait seulement le terrain où elle pourrait le faire avec le plus
d'avantage. Il était évident qu'en la suivant deux ou trois jours
encore, on la trouverait enfin disposée à tenir ferme, et à recevoir
la bataille qu'on lui avait tant de fois offerte. Dans un tel état
de choses, s'arrêter pour deux ou trois marches qui restaient à
faire, ne semblait pas une résolution suffisamment motivée, et
Napoléon ayant déjà franchi les trois étapes qui séparaient Smolensk
de Dorogobouge, n'hésita point à franchir les trois qui séparaient
Dorogobouge de Wiasma, où il était probable qu'on joindrait enfin
l'armée russe. Seulement, comme il n'était pas homme à se tromper sur
les conséquences de ses actions, il ne douta plus de ce qui allait
arriver, c'est-à-dire de l'enchaînement de choses qui devait le
conduire jusqu'à Moscou[18]. À Wiasma il ne serait pas encore à la
moitié du chemin de Smolensk à Moscou, mais il en approcherait; il
l'aurait dépassée à Ghjat, et ce ne serait pas le cas, si on gagnait
une grande bataille à quelques journées de Moscou, de s'arrêter, et
de renoncer à l'immense éclat de l'entrée des Français dans cette
vieille capitale des czars. Parti de Smolensk sans être encore fixé,
il se décida définitivement à Dorogobouge, et le 26 il donna ses
ordres comme il convenait de les donner pour une marche qui ne se
terminerait plus qu'à Moscou même.

[Note 18: C'est l'une des questions historiques qu'on s'est le plus
souvent adressées, que celle de savoir pourquoi Napoléon ne s'était
pas arrêté à Smolensk, et n'avait pas employé le reste de la saison
à organiser la Pologne, et à préparer son point de départ pour un
second mouvement offensif, qu'il aurait exécuté en 1813; en un mot,
pourquoi il ne s'était pas résigné à faire cette guerre en deux
campagnes, au lieu de vouloir la faire en une seule. Cette question
toujours posée n'a jamais été bien résolue, parce qu'on n'avait pas
cherché dans la correspondance de Napoléon, demeurée inconnue, les
motifs qui, jour par jour, l'avaient entraîné de Wilna à Witebsk,
de Witebsk à Smolensk, de Smolensk à Dorogobouge, de Dorogobouge
à Moscou. La lecture attentive de cette correspondance, curieuse
et toujours profonde, nous a tout expliqué, et nous a révélé les
échelons successifs par lesquels Napoléon se trouva conduit jusqu'à
Moscou même. Nous essayons, dans ce récit, de rendre cette succession
de pensées avec la plus rigoureuse exactitude, et nous affirmons
que c'est en courant après une bataille, dont l'effet moral lui
semblait nécessaire, que Napoléon, amené de Smolensk à Dorogobouge,
à Wiasma, à Ghjat, à Borodino, se trouva presque sans l'avoir voulu
aux portes de Moscou. Une fois arrivé si près, y entrer ne pouvait
plus être l'objet d'un doute. Reste à savoir pourquoi il y demeura si
longtemps. La même correspondance nous l'apprendra encore, et nous le
dirons avec la même exactitude lorsque nous serons parvenu à cette
partie de notre récit.]

[Note en marge: Soins de Napoléon pour assurer sa base d'opération en
s'enfonçant en Russie.]

[Note en marge: Le corps du duc de Bellune amené à Smolensk.]

Bien qu'en quittant Smolensk il se fût occupé de sa base d'opération,
Napoléon dut s'en occuper davantage encore en prenant le parti de
se porter à si grande distance. Cette base qui avait été d'abord à
Dantzig et à Thorn, puis à Koenigsberg et à Kowno, plus tard à Wilna,
s'était déplacée successivement à mesure que se prolongeait cette
marche extraordinaire à travers la Pologne et la Russie. La nouvelle
base sur laquelle il fallait s'appuyer était évidemment Smolensk.
C'est là qu'était le noeud qui unissait la Dwina et le Dniéper,
et les reliait avec Wilna et Kowno. Aussi Napoléon résolut-il d'y
appeler sur-le-champ le corps du maréchal Victor, composé d'environ
30 mille hommes, dont un tiers de troupes françaises, un tiers
d'excellentes troupes polonaises, et un tiers de troupes de Baden et
de Berg très-bien organisées. Ce corps, qu'allait grossir le courant
continuel des bataillons de marche, étant placé à Smolensk, où il se
reposerait et se nourrirait bien, devait être prêt à soutenir ou le
maréchal Saint-Cyr, ou le prince de Schwarzenberg, dans le cas où
l'un des deux viendrait à essuyer des revers. Napoléon pensait que
loin d'éprouver des revers ils obtiendraient au contraire des succès,
en usant bien de leurs forces. Mettant toutefois les choses au pis,
il supposait qu'ils seraient réduits à la défensive, ce qui était à
ses yeux la plus défavorable des éventualités possibles, et dès lors
il considérait le corps du maréchal Victor comme destiné à faire face
aux troupes qui reviendraient de Turquie. Il ne lui semblait pas
qu'il pût venir plus de 30 mille hommes du bas Danube, ce qui était
vrai, et dans ce cas, soit que ces troupes se dirigeassent par la
Volhynie sur la Pologne, soit qu'elles se dirigeassent par l'Ukraine
sur Kalouga et Moscou, le 9e corps nous mettrait en mesure de leur
tenir tête, en marchant au secours, ou du prince de Schwarzenberg, ou
de la grande armée elle-même. Ce que Napoléon était le plus disposé
à croire, c'est que la Russie étant frappée au coeur par une marche
sur Moscou, ne songerait pas à porter des forces à ses extrémités,
et que l'amiral Tchitchakoff ne serait pas dirigé sur Kiew, mais sur
Kalouga. Aussi regardait-il la position du duc de Bellune à Smolensk
comme la mieux choisie pour toutes les hypothèses imaginables. En
conséquence il lui envoya ses ordres de Dorogobouge le 26 août,
et lui donna des instructions conformes aux idées que nous venons
d'émettre.

[Note en marge: Deux des divisions du corps d'Augereau amenées de
Prusse en Lithuanie.]

[Note en marge: Ces divisions remplacées en Prusse par les troupes du
général Grenier tirées d'Italie.]

Il étendit sa prévoyance plus loin encore. Il ne voulait pas que
ce corps fût disséminé en petites garnisons: pour prévenir cet
inconvénient il avait attiré déjà sur Wilna divers régiments saxons,
polonais, westphaliens, anséatiques, restés jusqu'ici à Dantzig et
à Koenigsberg. Il ordonna de les amener tous à Minsk et à Smolensk,
pour y fournir les garnisons et les détachements dont on aurait
besoin. Afin de les remplacer à Dantzig, il avait précédemment appelé
dans cette place l'une des divisions du maréchal Augereau, commandée
par le général Lagrange, et toute composée de bataillons de marche.
Il résolut de faire venir cette division elle-même à Smolensk,
pour renforcer les divers corps de la grande armée, y remplir les
vides produits par les batailles qu'on allait livrer, et jalonner
la route en attendant. Cette division dut être remplacée à Dantzig,
par une autre, appartenant également au corps du maréchal Augereau,
celle du général Heudelet, qui comprenait uniquement des quatrièmes
bataillons. Le maréchal Augereau allait ainsi se trouver entièrement
privé de l'une de ses quatre divisions, celle qu'on appellerait à
Smolensk. Napoléon y pourvut au moyen de troupes qu'il résolut
de tirer d'Italie. On se souvient sans doute que se défiant de la
cour de Naples il avait, avec plusieurs beaux régiments français
et divers corps étrangers au service de France, formé entre Rome
et Naples un corps sous le général Grenier. Tenant Murat sous sa
main, et n'ayant plus rien à craindre de sa légèreté, il pensa que
l'armée napolitaine, qui avait été organisée avec soin, suffirait à
la garde du midi de l'Italie; il lui laissa d'ailleurs les régiments
d'Isembourg et de Latour-d'Auvergne, et ordonna de réunir à Vérone
les troupes françaises du général Grenier, pour en former une belle
division de 15 mille hommes, composée de ce qu'il y avait de meilleur
en Italie. Il prescrivit au général Grenier de s'acheminer vers
Augsbourg le plus tôt possible, mais toutefois en marchant avec la
prudence convenable, afin de ne pas couvrir les routes de traînards.
Le corps du maréchal Augereau allait ainsi gagner beaucoup plus qu'il
ne perdait, et se retrouver à quatre divisions, et au chiffre de 50
mille hommes de troupes actives.

Ainsi avec un corps de 50 mille hommes entre Berlin et Dantzig, avec
de fortes garnisons à Dantzig, à Koenigsberg, à Memel, à Kowno, à
Wilna, à Witebsk, avec les deux corps des maréchaux Macdonald et
Saint-Cyr sur la Dwina, avec celui du prince de Schwarzenberg sur le
Dniéper, avec une belle division polonaise à Mohilew pour relier le
prince de Schwarzenberg à la grande armée, avec le corps du duc de
Bellune parfaitement disponible à Smolensk, et prêt à secourir celle
de ses ailes qui serait en péril ou à s'élever à sa suite jusqu'à
Moscou, enfin avec un courant continuel de bataillons de marche
servant de garnisons dans toutes les villes de la route en attendant
qu'ils vinssent recruter la grande armée, avec tous ces moyens,
disons-nous, Napoléon se regardait comme en sûreté, et ne croyait pas
qu'on pût jamais comparer sa conduite à celle de Charles XII.

[Note en marge: Immenses approvisionnements ordonnés en Lithuanie
pour le cas où l'on viendrait y passer l'hiver.]

Assurément ces vastes mesures étaient dignes de sa haute prévoyance,
et semblaient devoir le garantir contre tous les accidents. Cependant
l'une d'elles était de la part de ses lieutenants l'objet de beaucoup
d'observations trop timidement présentées, et malheureusement
justifiées par l'événement, c'était celle qui consistait à laisser
divisés en deux corps les troupes destinées à garder la Dwina. Le
corps du maréchal Saint-Cyr, comptant depuis les derniers événements
20 mille Français et 10 mille Bavarois, eût été suffisant peut-être
avec un général très-entreprenant, et surtout avec des subsistances,
pour battre le corps de Wittgenstein. Mais réduit à moins de 24 mille
combattants par l'envoi de nombreux détachements à la recherche
des vivres, placé à de grandes distances de ses appuis, dans des
régions inconnues, on ne devait pas s'étonner que, même sous un
général habile comme le maréchal Saint-Cyr, il ne fît rien de bien
décisif. Le maréchal Macdonald avec tout au plus 24 mille hommes,
répartis entre Riga et Dunabourg, ne pouvait ni prendre Riga, ni
se tenir en communication avec le maréchal Saint-Cyr. Au contraire
en réunissant ces deux corps, ainsi que le proposait le maréchal
Macdonald, on eût accablé Wittgenstein, on eût pu se porter bien au
delà de la Dwina, s'établir même à Sebej, forcer ainsi Wittgenstein
à se replier sur Pskow, et avoir de ce côté une supériorité décidée.
(Voir la carte nº 54.) Il est vrai que la Courlande eût été exposée
aux courses de la garnison de Dunabourg, et qu'on n'aurait pas
assiégé Riga, dont Napoléon tenait à s'emparer. Mais si l'on occupait
fortement Tilsit, si l'on gardait bien le cours du Niémen jusqu'à
Kowno, les courses des Cosaques en Courlande ne pouvaient pas
avoir de grandes conséquences; et quant au siége de Riga, il était
bien peu vraisemblable qu'un corps de moins de 24 mille hommes,
obligé de disperser un tiers de son effectif en détachements, fût
capable de l'exécuter. Sauf cette disposition, dont on verra plus
tard les conséquences, et qui tenait au penchant fatal de vouloir
poursuivre tous les buts à la fois, Napoléon prit les véritables
mesures que la situation comportait. Sentant la difficulté d'assurer
la correspondance de la grande armée avec ses derrières, à travers
les bandes de Cosaques, il ordonna qu'à tout relais de poste fût
établi un blockhaus, espèce de petite citadelle construite avec des
palissades, devant contenir cent hommes d'infanterie, deux bouches
à feu, quinze hommes de cavalerie, un magasin, un petit hôpital,
des chevaux de poste, un commandant intelligent et énergique. Les
gouverneurs de Minsk, de Borisow, d'Orscha, de Smolensk, furent
chargés d'y pourvoir avec leurs garnisons, et de la sorte ni les
paysans ni les Cosaques ne pouvaient empêcher la communication des
nouvelles et des ordres. Enfin s'attendant, si une victoire et la
prise de Moscou n'accablaient pas le courage d'Alexandre, à revenir
hiverner en Pologne, il voulut que soit avec de l'argent, soit
avec des réquisitions, on levât en Lithuanie et en Pologne 1200
mille quintaux de grains, 60 mille boeufs, 12 millions de boisseaux
d'avoine, 100 mille quintaux de foin, 100 mille de paille, et qu'on
réunît ces vastes approvisionnements à Wilna, à Grodno, à Minsk, à
Mohilew, à Witebsk, à Smolensk. Il y avait là de quoi nourrir l'armée
pendant plus d'un an, et il était très-possible, surtout avec de
l'argent, de se procurer ces denrées en Pologne. Napoléon avait amené
à sa suite un gros trésor en numéraire, et de plus de faux roubles
en papier, qu'il avait sans aucun scrupule fait fabriquer à Paris,
se croyant justifié par la conduite des coalisés, qui, à une autre
époque, avaient rempli la France de faux assignats.

[Note en marge: Après toutes ces précautions, Napoléon quitte
Dorogobouge.]

[Note en marge: Distribution de l'armée pendant sa marche en avant.]

Toutes ces précautions prises, Napoléon quitta Dorogobouge dans
l'ordre suivant. Murat, avec la cavalerie légère des maréchaux
Davout et Ney, avec la cavalerie de réserve des généraux Nansouty et
Montbrun, avec beaucoup d'artillerie attelée formait l'avant-garde;
le maréchal Davout le suivait immédiatement, ayant toujours une de
ses divisions prête à soutenir la cavalerie. Après Davout marchait
Ney, après Ney la garde. À droite le prince Poniatowski avec son
corps et la cavalerie de Latour-Maubourg, se tenant à deux ou trois
lieues de la grande route, s'appliquait à déborder l'ennemi, et
recueillait des informations, que la langue parlée par les Polonais
et la moindre disparition des habitants sur les routes latérales,
lui permettaient de se procurer plus facilement. Le prince Eugène
occupait une semblable position sur la gauche, et marchait à deux ou
trois lieues de la grande route, toujours un peu en avant du gros
de l'armée, afin de déborder les Russes. Il était précédé par la
cavalerie du général Grouchy.

Le quartier général suivait avec les parcs d'artillerie et du
génie, avec mille voitures d'équipages chargées de vivres. Ces
vivres étaient destinés à nourrir la garde, que Napoléon ne voulait
pas habituer à la maraude, et à fournir la subsistance de l'armée
elle-même le jour où il faudrait se concentrer pour livrer bataille.
Sauf le corps de Davout qui avait huit jours de vivres sur le dos des
soldats, et une réserve de trois ou quatre sur voitures, les autres
corps devaient se nourrir dans le pays. On s'était aperçu en effet
que les villages étaient moins dépourvus qu'on ne l'avait supposé
d'abord, et que sur les routes latérales notamment, où les Russes
n'avaient pas eu le temps de tout détruire, il restait une assez
grande masse de subsistances. C'était la ressource réservée au prince
Eugène sur la gauche, au prince Poniatowski sur la droite.

[Note en marge: Sa force numérique.]

[Note en marge: Ses dispositions morales.]

[Note en marge: Bruit répandu qu'on va à Moscou, et entraînement vers
ce but lointain.]

L'armée était donc débarrassée d'une partie de ses charrois. Elle
ne portait en quantité considérable que des munitions d'artillerie,
et en fait d'équipages de pont elle s'était restreinte aux fers
et aux outils nécessaires pour jeter des ponts de chevalets. Sur
ce plateau central, qui sépare la Baltique de la mer Noire, les
rivières, presque toutes à leur naissance, étaient lentes et peu
profondes, et pour les franchir on n'avait pas besoin de traîner des
bateaux avec soi. Sous le rapport de la qualité des hommes, l'armée
était ramenée à ce qu'elle avait compté de meilleur dans ses rangs.
Elle avait perdu depuis Witebsk environ 15 mille hommes en divers
combats, notamment à Smolensk et à Valoutina; elle en avait bien
perdu 10 mille par la marche. Elle avait laissé une division de la
garde à Smolensk, une division italienne, et la cavalerie légère du
général Pajol en observation sur la route de Witebsk, et par toutes
ces causes elle était réduite de 175 mille hommes à environ 145
mille. Il est vrai qu'on ne pouvait rien voir de plus beau. Le temps
était d'une parfaite sérénité: on marchait sur une large et belle
route, bordée de plusieurs rangées de bouleaux, à travers de vertes
plaines, et, quoique l'esprit des généraux fût assombri, les soldats
se laissaient guider superstitieusement par l'étoile de leur chef. Le
bruit s'était déjà répandu qu'on allait à Moscou.--À Moscou! criaient
les soldats, à Moscou!... et ils suivaient Napoléon comme autrefois
les soldats macédoniens suivaient Alexandre à Babylone.

[Note en marge: Arrivée à Wiasma le 28 août.]

Le 28, on arriva à Wiasma, jolie ville assez peuplée, traversée par
une rivière dont les ponts étaient détruits. (Voir la carte nº 55).
N'épargnant pas plus les cités que les hameaux, les Russes avaient
mis le feu à cette pauvre ville de Wiasma, mais, suivant leur
coutume, ils l'avaient mis à la hâte, et au dernier moment. Aussi
nos soldats parvinrent-ils à l'éteindre, et à sauver une partie des
maisons et des vivres. Ils s'empressèrent également de rétablir les
ponts. Les habitants avaient tous pris la fuite, et l'on n'était
retenu ni par les égards de l'humanité, ni par ceux de la politique,
dans la manière de jouir du pays conquis. On s'établissait donc
dans ce qu'on avait arraché au feu, comme dans un bien à soi, et
l'on en vivait sans réserve, même sans économie, devant partir le
lendemain. Malheureusement, si on était prompt à se jeter au milieu
des flammes pour arrêter leur ravage, on parvenait difficilement à
s'en rendre maître à cause du bois, qui est en Russie la matière de
la plupart des constructions; et puis quand on avait réussi, les
soldats en voulant cuire du pain dans les fours que chaque maison
renfermait, mettaient par négligence le feu que les Russes avaient
mis par calcul, et qu'on avait éteint par besoin. Pourtant, quoique
avec peine et à travers mille hasards, on vivait, car l'industrie du
soldat français égalait son courage.

[Note en marge: On trouve les Russes encore en retraite.]

[Note en marge: Les Russes recherchent à chaque station un poste
favorable pour combattre.]

D'après les bruits recueillis à l'avant-garde, bruits vrais
d'ailleurs, nous aurions dû rencontrer les Russes à Wiasma prêts
à recevoir cette terrible bataille, à laquelle ils avaient fini
par se résoudre, et qu'ils étaient décidés à accepter dès que le
terrain leur paraîtrait favorable. Mais les Russes n'ayant pas jugé
convenable celui de Wiasma, avaient reporté leurs vues sur celui
de Czarewo-Zaimitché, situé à deux journées au delà, lequel devait
opposer à l'assaillant de très-grandes difficultés. Il semblait que
depuis que le général Barclay de Tolly avait concédé aux passions
de son armée la bataille tant demandée, on fût moins impatient de
la livrer, et plus difficile sur le choix du terrain. La multitude,
dans les camps comme sur la place publique, est toujours la même: lui
accorder ce qu'elle désire, est presque un moyen de l'en dégoûter.
Les plus ardents partisans de la bataille, le prince Bagration entre
autres, ne trouvaient aucun terrain à leur gré. Ils n'avaient pas
voulu de celui de l'Ouja, ils ne voulaient pas davantage de celui de
Wiasma; ils remettaient maintenant jusqu'à Czarewo-Zaimitché. On voit
à travers quelles vicissitudes finissait par prévaloir le système
d'une retraite continue, tendant à nous attirer dans les profondeurs
de l'empire.

[Note en marge: Napoléon, décidé à les suivre, ne compte plus les
distances.]

[Note en marge: Inquiétudes qui commencent à s'emparer de l'esprit
des principaux chefs de l'armée française.]

[Note en marge: Timides représentations de Berthier.]

[Note en marge: Dure réponse de Napoléon.]

Du reste, pour Napoléon ce n'était plus une question que celle de
savoir s'il fallait suivre les Russes. Il avait pris son parti à cet
égard, depuis qu'il était convaincu qu'ils finiraient par accepter la
bataille, et une ou deux marches de plus pour arriver à ce résultat,
qui à ses yeux devait être décisif, n'étaient plus une considération
capable de l'arrêter. Il ne fut donc ni étonné ni dépité de
trouver à Wiasma les Russes encore décampés, et il résolut de les
suivre sur la route de Ghjat. Pourtant autour de lui de sinistres
pressentiments commençaient à préoccuper les esprits. Chaque soir
la nécessité d'aller aux fourrages faisait perdre des centaines
d'hommes, et la fatigue tuait des centaines de chevaux. L'armée
diminuait à vue d'oeil, surtout la cavalerie, et on pouvait craindre
que ce système des Parthes, dont les Russes se vantaient dans leurs
bivouacs tout en insultant les généraux qui le pratiquaient, ne fût
que trop réel, et trop près de réussir. Berthier, quoique d'une
réserve extrême, Berthier, qui avait à la guerre le bon sens du
prince Cambacérès dans la politique, mais qui n'était pas plus hardi
lorsqu'il fallait en tenir le langage, Berthier se permit d'adresser
quelques représentations à l'Empereur sur les dangers de cette
expédition poussée à outrance, et exécutée en une seule campagne
au lieu de deux. Il fit valoir les fatigues, la disette de vivres,
l'affaiblissement successif de l'effectif, la mortalité des chevaux,
et par-dessus tout la difficulté du retour. Napoléon, qui savait bien
tout ce qu'on pouvait dire sur ce sujet, et qui s'irritait de trouver
dans la bouche des autres l'expression de pensées qui obsédaient son
esprit, reçut fort mal les observations du major général, et lui
adressa ce reproche blessant qu'il jetait à la face de quiconque lui
faisait une objection:--Et vous aussi, vous êtes de ceux qui n'en
veulent plus!--Puis il alla presque jusqu'à l'injurier, le comparant
à une vieille femme, lui disant qu'il pouvait, s'il le voulait,
retourner à Paris, et qu'il saurait se passer de ses services.
Berthier, humilié, lui répondit avec une douleur concentrée, se
retira au quartier du major général, et pendant plusieurs jours
cessa d'aller s'asseoir à la table impériale, bien qu'il y prît
ordinairement tous ses repas[19].

[Note 19: On a raconté beaucoup d'altercations, ou fausses ou
exagérées, de Napoléon avec ses lieutenants pendant cette campagne.
Je me borne, en ceci comme en toutes choses, à ce qui est constaté.
Je tiens d'un témoin oculaire, digne de foi, aussi dévoué à Napoléon
qu'à Berthier, et occupant un rang élevé dans l'armée, le fait que
je viens de rapporter. Du reste cette altercation avec Berthier a
été fort connue dans le temps, et elle se trouve mentionnée dans
plusieurs des mémoires contemporains. C'est la plus constatée de
toutes celles qu'on a racontées, et c'est pour cela que je la crois
digne d'être consacrée par l'histoire. Le personnage de Berthier, et
l'authenticité du fait, me semblent lui mériter cette exception.]

[Note en marge: Désagrément infligé au maréchal Davout, à l'occasion
de la résistance que ce maréchal veut opposer à Murat.]

Un autre incident également regrettable eut lieu à la même époque.
On a vu comment le maréchal Davout et Murat étaient toujours en
dissentiment à l'avant-garde, ainsi qu'il convenait à des caractères
aussi différents. Le maréchal Davout à Wiasma, irrité de voir la
cavalerie trop peu ménagée par Murat, lui refusa son infanterie, ne
voulant pas qu'elle fût traitée comme l'était la cavalerie. Murat
eut beau alléguer sa qualité de roi, de beau-frère de l'Empereur, le
maréchal Davout s'obstina dans son refus, et devant toute l'armée
défendit au général Compans d'obéir au roi de Naples. L'altercation
avait été si vive qu'on ne savait ce qu'elle amènerait, mais elle fut
bientôt apaisée par la présence de Napoléon, qui, tout en partageant
l'opinion du maréchal Davout, fut blessé du peu d'égards de ce
maréchal pour la parenté impériale, et lui infligea un désagrément
public en décidant que la division Compans, pendant qu'elle serait à
l'avant-garde, obéirait aux ordres de Murat.

[Note en marge: Marche de Wiasma sur Ghjat.]

[Note en marge: Conversation d'un Cosaque interrogé par Napoléon.]

On partit de Wiasma le 31 août pour Ghjat. Sur le chemin on
espérait rencontrer les Russes à Czarewo-Zaimitché. En y arrivant
on les trouva partis, comme à Wiasma, comme à Dorogobouge. On ne
s'en étonna point cependant, et on résolut de les suivre, certain
qu'on était de les atteindre bientôt. En effet, tous les traînards
qu'on recueillait, rapportaient unanimement que l'armée allait
livrer bataille, et qu'elle n'attendait pour s'y décider que les
renforts envoyés du centre de l'empire. Dans cette même journée, la
cavalerie légère s'empara d'un Cosaque, canonnier dans le corps de
Platow. Comme il paraissait fort intelligent, l'Empereur désirant
l'interroger lui-même pendant la marche, ordonna qu'on lui fournît
un cheval, et le fit placer entre lui et M. Lelorgne d'Ideville,
interprète attaché au quartier général. Le Cosaque, ignorant la
compagnie dans laquelle il se trouvait, car la simplicité de Napoléon
n'avait rien qui pût révéler à une imagination orientale la présence
d'un souverain, s'entretint avec la plus extrême familiarité des
affaires de la guerre actuelle. Il raconta tout ce qu'on disait
dans l'armée russe des divisions des généraux, prétendit que Platow
lui-même avait cessé d'être ami de Barclay de Tolly, vanta les
services des Cosaques, sans lesquels les Russes, affirmait-il,
auraient été déjà vaincus, assura que sous peu de jours on aurait
une grande bataille, que si elle avait lieu avant trois jours les
Français la gagneraient, mais que si elle était livrée plus tard,
Dieu seul savait ce qu'il en arriverait. Il ajouta que les Français
étaient commandés, à ce qu'on rapportait, par un général du nom de
Bonaparte, qui avait l'habitude de battre tous ses ennemis, mais
qu'on allait recevoir d'immenses renforts pour lui tenir tête, et
que cette fois peut-être il serait moins heureux, etc... Cette
conversation, dans laquelle se reflétaient de la manière la plus
naturelle et la plus originale toutes les idées qui circulaient
dans l'armée russe, intéressa beaucoup et fit sourire à plusieurs
reprises le puissant interlocuteur du jeune Cosaque. Voulant
essayer l'effet de sa présence sur cet enfant du Don, Napoléon dit
à M. Lelorgne d'Ideville de lui apprendre que ce général Bonaparte
était justement le personnage auprès duquel il cheminait. À peine
l'interprète de Napoléon avait-il parlé, que le Cosaque, saisi
d'une sorte d'ébahissement, ne proféra plus une parole, et marcha
les yeux constamment attachés sur ce conquérant, dont le nom avait
pénétré jusqu'à lui, à travers les steppes de l'Orient. Toute sa
loquacité s'était subitement arrêtée, pour faire place à un sentiment
d'admiration naïve et silencieuse. Napoléon après l'avoir récompensé,
lui fit donner la liberté, comme à un oiseau qu'on rend aux champs
qui l'ont vu naître[20].

[Note 20: L'éloignement que j'éprouve pour tout ce qui n'est pas la
vérité rigoureuse en histoire, m'aurait empêché de rapporter cette
précieuse anecdote, malgré l'avantage qu'elle a de peindre avec
justesse l'état moral des masses que nous avions à combattre, si
je n'avais été certain de son authenticité. Elle m'a été racontée
il y a bien des années par M. Lelorgne d'Ideville lui-même, avec
les détails que je donne, et ce souvenir, qui a déjà vingt ans de
date, n'aurait peut-être pas suffi pour me décider à la rapporter,
si je ne l'avais trouvée reproduite tout entière, et avec les
plus grandes particularités, dans la correspondance intime de M.
Lelorgne d'Ideville avec M. de Bassano. C'est par M. de Bassano
que M. Lelorgne d'Ideville avait été placé comme secrétaire
interprète auprès de l'Empereur, et tous les soirs il payait sa
dette envers M. de Bassano en lui racontant ce qui s'était passé
dans la journée, surtout relativement à la personne de Napoléon.
M. Lelorgne d'Ideville avait longtemps vécu en Russie, connaissait
parfaitement la langue du pays, et pendant cette marche sur Moscou
il fut constamment à cheval à côté de l'Empereur. Aussi était-il un
des témoins les plus intéressants à entendre sur cette campagne, et
sa correspondance en est-elle un des plus précieux restes. Adressée
à Wilna, elle ne partagea point le sort des papiers de Napoléon, qui
furent brûlés ou détruits au passage de la Bérézina.]

[Note en marge: Arrivée à Ghjat.]

[Note en marge: Napoléon, certain désormais d'une prochaine rencontre
avec les Russes, veut donner deux jours de repos à l'armée pour la
rallier.]

L'avant-garde s'était portée pendant cette journée jusqu'à Ghjat,
petite ville qui était assez bien pourvue de ressources surtout en
grains, et qu'on eut le temps d'arracher aux flammes. Le lendemain
1er septembre le quartier général alla s'y établir. Une pluie subite
avait converti la poussière des campagnes moscovites en une fange
épaisse, dans laquelle on enfonçait profondément. Napoléon épouvanté
des pertes d'hommes et de chevaux qu'on faisait en avançant, résolut
de s'arrêter à Ghjat deux ou trois jours. Son intention étant
désormais de suivre les Russes jusqu'à Moscou, il était certain
de les rencontrer, fût-ce aux portes mêmes de cette capitale,
déterminés à la défendre à outrance. Il n'y avait donc aucun motif
de courir à perte d'haleine pour les devancer, et il valait bien
mieux arriver plus nombreux et moins fatigués sur le terrain du
combat. En conséquence il prescrivit à tous les chefs de rallier
leurs hommes restés en arrière, de constater par des appels rigoureux
le nombre de combattants qu'on pourrait mettre en ligne, de faire
la revue des armes et le compte des munitions, de se pourvoir par
le moyen ordinaire de la maraude de deux ou trois jours de vivres,
de disposer enfin le corps et l'âme des soldats à la grande lutte
qui se préparait. Au surplus ces braves soldats s'y attendaient,
d'après tous les rapports des avant-postes, et il n'était pas besoin
de beaucoup d'efforts pour les y disposer, car ils la désiraient
ardemment, et la considéraient comme devant être le terme de leurs
fatigues, et l'une des plus grandes journées de leur glorieuse vie.

[Note en marge: La grande bataille résolue du côté des Russes, par
suite d'une révolution dans le commandement.]

Le moment de cette bataille était arrivé en effet, et les Russes
étaient résolus à la livrer. Ils l'auraient même livrée à
Czarewo-Zaimitché, si un nouveau changement survenu dans leur armée
n'avait entraîné encore un retard de quelques jours. Ce changement
avait sa cause à Saint-Pétersbourg, au sein même de la cour de
Russie.

[Note en marge: Ce qui s'était passé à la cour de Russie, depuis
qu'Alexandre avait quitté l'armée.]

[Note en marge: Alexandre à Moscou.]

Alexandre expulsé en quelque sorte de l'armée, s'était transporté à
Moscou pour y remplir le rôle qu'on lui avait représenté comme plus
approprié à sa dignité, comme plus utile à la défense de l'empire,
celui d'enthousiasmer et de soulever les populations russes contre
les Français. Arrivé à Moscou, il y avait convoqué le corps de la
noblesse et celui des marchands, afin de leur demander des preuves
efficaces de leur dévouement au prince et à la patrie. C'est le
gouverneur Rostopchin qui avait été chargé de ces convocations, et
il n'avait pas eu de peine à enflammer les esprits, que la présence
de l'ennemi sur la route de la capitale remplissait d'une sorte de
fureur patriotique. À la vue d'Alexandre venant réclamer l'appui
de la nation contre un envahisseur étranger, des sanglots, des
cris d'amour avaient éclaté. La noblesse avait voté la levée d'un
homme sur dix dans ses terres; le commerce avait voté des subsides
considérables, et avec ces hommes et cet argent on devait former une
milice, qui dans le gouvernement de Moscou serait, disait-on, de
quatre-vingt mille hommes. Ces levées, indépendantes de celles que
l'empereur allait ordonner dans les domaines de la couronne, devaient
être imitées dans tous les gouvernements que l'ennemi n'occupait
point.

[Note en marge: Alexandre à Saint-Pétersbourg.]

[Note en marge: Il est presque gardé à vue par les partisans de la
guerre à outrance.]

[Note en marge: Leur influence renforcée par l'arrivée de lord
Cathcart, ambassadeur d'Angleterre.]

Après avoir recueilli ces témoignages d'un patriotisme ardent
et sincère, Alexandre s'était rendu à Saint-Pétersbourg, pour y
prescrire toutes les mesures qu'exigeait cette espèce de levée en
masse, et pour présider à la direction générale des opérations
militaires. La noblesse résidant en ce moment dans la capitale se
composait des vieux Russes que leur âge forçait à vivre éloignés
des camps; elle était charmée d'avoir ramené Alexandre au centre de
l'empire, de le tenir en quelque sorte sous sa main, loin des fortes
impressions du champ de bataille, loin surtout des séductions de
Napoléon, car on craignait toujours qu'une entrevue aux avant-postes
le soir d'une bataille perdue, ne le fit tomber de nouveau dans les
liens de la politique de Tilsit. MM. Araktchejef, Armfeld, Stein,
tous les conseillers russes ou allemands, qui depuis le départ
de Wilna étaient allés attendre Alexandre à Saint-Pétersbourg,
l'entouraient, le tenaient pour ainsi dire assiégé, et n'auraient
pas permis une résolution qui ne fût pas conforme à leurs passions.
Ils avaient trouvé un renfort d'influence dans la présence de
lord Cathcart, le général qui avait commandé l'armée britannique
devant Copenhague, et qui venait représenter l'Angleterre à
Saint-Pétersbourg, depuis la paix de cette puissance avec la cour de
Russie.

[Note en marge: Alexandre profondément blessé par les procédés de
Napoléon, veut maintenant soutenir la guerre jusqu'à la dernière
extrémité.]

[Note en marge: Inconséquence des Russes, qui bien qu'ils se vantent
d'attirer les Français dans un abîme en les attirant dans l'intérieur
de l'empire, se déchaînent contre les généraux qui se retirent au
lieu de se battre.]

Cette paix s'était conclue en un instant, immédiatement après
l'ouverture des hostilités, mais point avant, ainsi qu'Alexandre
l'avait promis à M. de Lauriston. Elle s'était négociée entre M. de
Suchtelen, représentant de la Russie, et M. Thornton, agent anglais
envoyé en Suède, et elle avait stipulé le concours de toutes les
forces des deux empires pour le succès de la nouvelle guerre. Lord
Cathcart était arrivé aussitôt la paix signée. Le langage de cet
ambassadeur et des conseillers allemands, appuyé par le prince royal
de Suède, consistait à dire que dans cette guerre on ne triompherait
que par la persévérance; que sans doute on perdrait des batailles,
une, deux, trois peut-être, mais qu'il suffirait d'en gagner une
pour que les Français fussent détruits, avancés comme ils l'étaient
dans l'intérieur de l'empire. Alexandre qui était blessé au fond du
coeur de la manière hautaine dont Napoléon l'avait traité depuis deux
années, de l'insensibilité visible avec laquelle ses ouvertures de
paix avaient été accueillies, était décidé, maintenant que la guerre
était engagée, à ne pas céder, et à résister jusqu'à la dernière
extrémité. Il avait confiance dans le système de retraite continue,
il en avait compris la portée, et il le voulait suivre, sans tomber
dans la triste inconséquence dont ses compatriotes donnaient
actuellement l'exemple. En effet, tandis qu'ils se prévalaient tous
les jours de l'avantage qu'il y aurait pour eux à se retirer dans
les profondeurs de l'empire, et à y attirer les Français, ils ne
savaient pas faire en attendant tous les sacrifices que comportait
ce genre de guerre. Il fallait effectivement se résigner à une sorte
d'humiliation passagère, celle de rétrograder sans cesse, et de plus
à des pertes cruelles, car ce n'étaient pas les malheureuses villes
de Smolensk, de Wiasma, de Ghjat, qui payaient seules cette tactique
ruineuse, c'étaient aussi les seigneurs propriétaires de châteaux et
de villages situés sur la route des Français, dans une zone de douze
à quinze lieues de largeur. Dans toute cette région il ne restait que
des cendres, car ce que les Français sauvaient de l'incendie, ils le
brûlaient ensuite eux-mêmes par négligence; et, par une contradiction
singulière, tandis qu'on aurait dû comprendre la nécessité de ces
sacrifices, et approuver les généraux qui battaient en retraite en
détruisant tout sur leur chemin, on les appelait des lâches ou des
traîtres qui n'osaient pas regarder les Français en face, et qui
aimaient mieux leur opposer des ruines que du sang!

[Note en marge: Impopularité du général Barclay de Tolly.]

[Note en marge: Fureurs contre ce général tant dans l'armée que dans
les populations.]

Alexandre ayant cessé d'être responsable de la conduite de la guerre
depuis son éloignement de l'armée, tout l'odieux des derniers
événements militaires était retombé sur l'infortuné Barclay de Tolly.
Avoir perdu Wilna, Witebsk, Smolensk sans bataille, être en retraite
sur la route de Moscou, livrer le coeur de l'empire à l'ennemi sans
immoler des milliers d'hommes, était un crime, une vraie trahison, et
les masses en prononçant le nom de Barclay de Tolly qui n'était pas
russe, disaient qu'il n'y avait pas à s'étonner de tant de revers,
que tous ces étrangers au service de la Russie la trahissaient,
et qu'il fallait s'en défaire. Ce cri populaire retentissait
non-seulement dans l'armée, mais dans les villes et les campagnes,
et surtout à Saint-Pétersbourg. Les envieux s'étaient joints aux
emportés, pour dénoncer Barclay de Tolly comme l'auteur de la
catastrophe de Smolensk. Et qu'y pouvait-il, l'infortuné? Rien, comme
on l'a vu. Il avait sacrifié douze mille Russes pour que cette perte
ne fût pas consommée sans une large effusion de sang, et son tort,
s'il en avait un, c'était d'avoir fait ce sacrifice, car Smolensk ne
pouvait pas être sérieusement défendue. Toutefois, dans les malheurs
publics, il faut qu'on s'en prenne à quelqu'un, et la multitude
choisit souvent pour victime le bon et courageux citoyen, qui seul
sert utilement le pays! Ces misères ne sont pas particulières aux
États libres, elles appartiennent à tous les États où il y a des
masses aveugles, et il y en a sous le despotisme au moins autant
qu'ailleurs.

[Note en marge: Nécessité de sacrifier Barclay de Tolly.]

[Note en marge: Popularité subite et presque inexplicable du vieux
général Kutusof.]

[Note en marge: Caractère de Kutusof.]

Barclay de Tolly était donc perdu. Les gens sensés eux-mêmes,
voyant le déchaînement auquel il était en butte, l'insubordination
qui en résultait dans l'armée, étaient d'avis de le sacrifier. Au
milieu de ce délire, il y avait un nom qui se trouvait dans toutes
les bouches, c'était celui du général Kutusof, ce vieux soldat
borgne, que l'amiral Tchitchakof avait remplacé sur le Danube, qui
précédemment avait perdu la bataille d'Austerlitz, et qui néanmoins
était devenu, par son nom tout à fait russe, par sa qualité d'ancien
élève de Souvarof, le favori de l'opinion publique. Ce qu'il y a de
singulier, c'est qu'on ignorait que la bataille d'Austerlitz avait
été perdue malgré lui, car le public ne savait pas qu'il avait
conseillé de ne point la livrer; mais la passion n'a pas besoin
de bonnes raisons: elle est toujours pour elle-même sa raison la
meilleure. Il faut ajouter cependant, que Kutusof avait rétabli les
affaires des Russes dans la dernière campagne contre les Turcs, et
que, bien qu'âgé de soixante-dix ans, entièrement usé par la guerre
et les plaisirs, pouvant à peine se tenir à cheval, profondément
corrompu, faux, perfide, menteur, il avait une prudence consommée,
un art d'en imposer aux hommes nécessaire dans les temps de passion,
au point d'être devenu l'idole de ceux qui voulaient la guerre de
bataille, tout en étant lui-même partisan décidé de la guerre
de retraite. Mais aucun homme n'était plus capable que lui de
s'emparer des esprits, de les diriger, de les dominer en affectant
les passions qu'il n'avait point, d'opposer à Napoléon la patience,
seule arme avec laquelle on pût le battre, et de l'employer sans
la montrer. La Providence, qui, dans ses impénétrables desseins,
avait sans doute condamné Napoléon, la Providence, qui lui avait
réservé pour adversaire aux extrémités de la Péninsule, un esprit
ferme et sensé, solide comme les rochers de Torrès-Védras, lord
Wellington, lui réservait dans les profondeurs de la Russie, non pas
un caractère inébranlable, ainsi qu'il le fallait aux extrémités de
la Péninsule où il n'y avait plus à reculer, mais un astucieux et
patient antagoniste, flexible comme l'espace dans lequel il fallait
s'enfoncer, sachant à la fois céder et résister, capable non pas de
vaincre, mais de tromper Napoléon, et de le vaincre en le trompant.
Ce ne sont pas des égaux que la Providence oppose au génie quand elle
a résolu de le punir, mais des inférieurs, instruments bien choisis
de la force des choses, comme si elle voulait le châtier davantage en
le faisant succomber sous des adversaires qui ne le valent point.

[Note en marge: L'aveugle fureur populaire, sans savoir pourquoi,
avait trouvé dans Kutusof le vrai sauveur de l'empire.]

[Note en marge: Alexandre le choisit, sans goût et sans confiance,
pour obéir à l'opinion publique.]

Le vieux Kutusof était donc le second adversaire qui allait
arrêter Napoléon à l'autre extrémité du continent européen, et
il faut reconnaître que jamais la passion populaire, dans ses
engouements irréfléchis, ne s'était moins trompée qu'en désignant
Kutusof au choix de l'empereur de Russie. Quand nous disons
la passion populaire, nous ne prétendons pas que la populace
de Saint-Pétersbourg se fût soulevée pour imposer un choix à
l'empereur, bien que le peuple à demi barbare de ces contrées prît
une part considérable et légitime aux circonstances du moment; mais
la passion peut avoir le caractère populaire, même dans une cour.
Elle a ce caractère, lorsque sages et fous, jeunes et vieux, hommes
et femmes, exigent une chose sans savoir pourquoi, l'exigent pour un
nom, pour des souvenirs mal appréciés, et presque jamais pour les
bonnes raisons qu'il serait possible d'en donner. C'est ainsi que les
cercles les plus élevés de la capitale, émus de la prise de Smolensk,
demandaient Kutusof, qui depuis son retour de Turquie s'était placé
très-hypocritement à la tête de la milice de Saint-Pétersbourg,
et s'était offert de la sorte à tous les regards. Alexandre
n'avait aucune confiance en lui, n'avait conservé que de fâcheuses
impressions de la campagne de 1805, ne l'avait trouvé ni ferme ni
habile sur le terrain, car Kutusof ne l'était pas en effet, et
n'avait qu'un mérite, fort grand du reste, celui d'être profondément
sage dans la conduite générale d'une guerre, ce que son maître, égaré
par quelques jeunes étourdis, était alors incapable de reconnaître.
Alexandre, néanmoins, vaincu par l'opinion, s'était décidé à choisir
Kutusof pour commander en chef les armées réunies de Bagration et de
Barclay, ces deux généraux restant commandants de chacune d'elles. Le
général Benningsen, qui avait suivi Alexandre à Saint-Pétersbourg, et
dont le caractère, malgré de fâcheux souvenirs, aurait répondu assez
aux passions du moment s'il avait porté un nom russe, le général
Benningsen fut donné à Kutusof comme chef d'état-major.

[Note en marge: Arrivée de Kutusof à l'armée.]

[Note en marge: Choix de la position de Borodino pour livrer bataille
aux Français.]

[Note en marge: État de l'armée russe après l'arrivée de ses
renforts.]

Aussitôt nommé, le général Kutusof était parti pour se rendre à
l'armée, et c'est son arrivée à Czarewo-Zaimitché qui avait empêché
qu'on ne livrât bataille sur ce terrain. Le colonel Toll, resté
quartier-maître général, avait trouvé aux environs de Mojaïsk,
à vingt-cinq lieues de Moscou, dans un lieu nommé Borodino, une
position aussi défensive qu'on pouvait l'espérer dans le pays peu
accidenté où se faisait cette guerre, et le général Kutusof, qui,
tout en improuvant l'idée de se battre actuellement, était prêt
cependant à livrer une bataille pour en refuser ensuite plusieurs,
avait adopté le choix du colonel Toll, s'était rendu de sa personne
à Borodino, et y avait ordonné des travaux de campagne, afin
d'ajouter les défenses de l'art à celles de la nature. Le général
Miloradovitch venait d'y amener 15 mille hommes des bataillons de
réserve et de dépôt, qu'on devait verser dans les cadres de l'armée.
Dix mille hommes environ des milices de Moscou, n'ayant pas encore
d'uniformes, et armés de piques, venaient également d'y arriver. Ce
renfort reportait à un effectif de 140 mille hommes l'armée russe,
qui était fort affaiblie non-seulement par les combats de Smolensk et
de Valoutina, mais par des marches incessantes, dont elle souffrait
presque autant que nous quoiqu'elle fût très-bien nourrie. Ainsi
établi à Borodino derrière des retranchements en terre, le vieux
Kutusof attendait Napoléon avec cette résignation de la prudence, qui
en commettant une faute la commet parce qu'elle est nécessaire, et ne
songe qu'à la rendre le moins dommageable possible.

[Date en marge: Sept. 1812.]

[Note en marge: Mauvais temps qui retient Napoléon à Ghjat.]

[Note en marge: Un moment découragé par les difficultés de la marche,
Napoléon est près de rebrousser chemin.]

[Note en marge: Le retour subit du beau temps le décide à reprendre
sa marche en avant.]

Ce sont ces détails connus en gros de Napoléon, grâce à l'usage qu'il
savait faire de l'espionnage, qui lui avaient persuadé qu'au delà de
Ghjat il rencontrerait l'armée russe disposée à combattre. Toutefois
le temps fut si affreux les 1er, 2 et 3 septembre, qu'il se sentit
ébranlé un moment dans sa résolution. Tout le monde se plaignait dans
l'armée de l'état des routes, sur lesquelles notre artillerie et nos
équipages roulaient naguère assez facilement, mais que les dernières
pluies avaient changées tout à coup en une espèce de marécage.
Les chevaux mouraient par milliers de fatigue et d'inanition; la
cavalerie diminuait à vue d'oeil, et, ce qu'il y avait de pis, on
pouvait craindre pour les transports de l'artillerie, ce qui eût
rendu toute grande bataille impossible. Les bivouacs devenus froids
et pénibles, étaient aussi fort nuisibles à la santé des hommes.
Napoléon s'en prenait à ses lieutenants. Il avait vivement gourmandé
le maréchal Ney qui perdait quelques centaines de soldats par jour.
Le corps de ce maréchal, placé entre celui du maréchal Davout qui
avait été à demi pourvu par l'extrême prévoyance de son chef, et la
garde dont les provisions suivaient sur des chariots, était réduit à
vivre de ce qu'il ramassait, et s'affaiblissait par la maraude autant
qu'il aurait pu le faire par une sanglante bataille[21]. Le maréchal
Ney s'en était vengé en relevant avec raison les souffrances de
cette trop longue marche, et en écrivant à Napoléon qu'on ne pouvait
aller plus loin sans exposer l'armée à périr. Murat, qui avait bien
à se reprocher une partie des maux dont on se plaignait, s'était
joint à Ney; Berthier, qui n'osait plus parler, avait confirmé
leur témoignage par un morne silence, et Napoléon, presque vaincu,
avait répondu: Eh bien, si le temps ne change pas demain, nous nous
arrêterons...--Ce qui voulait dire qu'il y verrait le commencement
de la mauvaise saison, et qu'il retournerait à Smolensk! Jamais la
faveur de la fortune, qui lui procura tantôt la brume dans laquelle
sa flotte échappa à Nelson lorsqu'il allait en Égypte, tantôt le
petit chemin au moyen duquel il tourna le fort de Bard, tantôt le
soleil d'Austerlitz, n'aurait éclaté d'une manière plus visible,
qu'en lui envoyant encore trois ou quatre jours d'un très-mauvais
temps. La fortune, hélas! ne l'aimait plus assez pour lui ménager
une telle contrariété! Le 4 septembre au matin, le soleil se leva
radieux, et on sentit un air vif, capable de sécher les routes en
quelques heures.--Le sort en est jeté! s'écria Napoléon; partons,
allons à la rencontre des Russes!...--Et il prescrivit à Murat et à
Davout de partir vers midi, quand les chemins seraient séchés par
le soleil, et de se diriger sur Gridnewa, moitié chemin de Ghjat à
Borodino. Tout le reste de l'armée eut ordre de suivre le mouvement
de l'avant-garde.

[Note 21: Ce reproche assez injuste, car le maréchal Ney n'y pouvait
pas grand'chose, est contenu dans une lettre que nous citons, parce
qu'elle révèle l'état véritable de l'armée. Nous la copions sur la
minute des archives, avec toutes ses incorrections.

                                          «Ghjat, le 3 septembre 1812.

     »_Au major général_.

     »Mon cousin, écrivez aux généraux commandant les corps d'armée
     que nous perdons tous les jours beaucoup de monde par le défaut
     d'ordre qui existe dans la manière d'aller aux subsistances;
     qu'il est urgent qu'ils concertent avec les différents chefs de
     corps les mesures à prendre _pour mettre un terme à un état de
     choses qui menace l'armée de sa destruction; que le nombre des
     prisonniers que l'ennemi fait se monte chaque jour à plusieurs
     centaines_; qu'il faut, sous les peines les plus sévères,
     défendre aux soldats de s'écarter, et envoyer aux vivres comme
     l'ordonnance prescrit de le faire pour les fourrages, par corps
     d'armée quand l'armée est réunie, et par division quand elle
     est séparée; qu'un officier général ou supérieur doit commander
     le fourrage pour les vivres, et qu'une force suffisante doit
     protéger l'opération contre les paysans et les Cosaques; que le
     plus possible quand on rencontrera des habitants, on requerra
     ce qu'ils auront à fournir, sans faire plus de mal au pays;
     enfin que cet objet est si important, que j'attends du zèle
     des généraux et des chefs de corps pour mon service de prendre
     toutes les mesures capables de mettre un terme au désordre
     dont il s'agit. Vous écrirez au roi de Naples qui commande
     la cavalerie qu'il est indispensable que la cavalerie couvre
     entièrement les fourrageurs, et mette ainsi les détachements
     qui iront aux vivres à l'abri des Cosaques et de la cavalerie
     ennemie. Vous recommanderez au prince d'Eckmühl de ne pas
     s'approcher à plus de deux lieues de l'avant-garde. Vous lui
     ferez sentir que cela est important pour que les fourrageurs
     n'aillent pas aux vivres trop près de l'ennemi. _Enfin vous
     ferez connaître au duc d'Elchingen qu'il perd tous les jours
     plus de monde que si on donnait bataille_; qu'il est donc
     nécessaire que le service des fourrageurs soit mieux réglé et
     qu'on ne s'éloigne pas tant.»]

[Note en marge: Arrivée à Gridnewa le 4 septembre, et marche vers la
plaine de Borodino.]

[Note en marge: Aspect de la plaine de Borodino.]

On partit en effet, obéissant au destin, et on alla coucher à
Gridnewa. Le lendemain 5 septembre on se remit en marche, et on se
dirigea vers la plaine de Borodino, lieu destiné à devenir aussi
fameux que ceux de Zama, de Pharsale ou d'Actium. En route on
rencontra une abbaye célèbre, celle de Kolotskoi, gros bâtiment
flanqué de tours, dont la toiture en tuiles colorées contrastait avec
la couleur sombre du paysage. Depuis plusieurs jours nous avions
cheminé sur les plateaux élevés qui séparent les eaux de la Baltique
de celles de la mer Noire et de la Caspienne, et à partir de Ghjat,
on commençait à descendre les pentes d'où la Moskowa à gauche, la
Protwa à droite, se jettent par l'Oka dans le Volga, par le Volga
dans la mer Caspienne. Le sol semblait effectivement s'incliner vers
l'horizon, et s'y couvrir d'une bande d'épaisses forêts. Un ciel
à demi voilé par de légers nuages d'automne achevait de donner à
cette plaine un aspect triste et sauvage. Tous les villages étaient
incendiés et déserts. Il restait seulement quelques moines à l'abbaye
de Kolotskoi. On laissa cette abbaye à gauche, et on s'enfonça
dans cette plaine, en suivant le cours d'une petite rivière à demi
desséchée, la Kolocza, qui coulait droit devant nous, c'est-à-dire
vers l'est, direction dans laquelle nous n'avions pas cessé de
marcher depuis le passage du Niémen. Des arrière-gardes de cavalerie,
après une certaine résistance bientôt vaincue, se rejetèrent à la
droite de la Kolocza, et coururent se grouper au pied d'un mamelon
fortifié, où se trouvait un gros détachement d'environ quinze mille
hommes de toutes armes.

[Note en marge: Description de la position occupée par l'armée russe.]

Napoléon s'arrêta pour considérer cette plaine où allait se décider
le sort du monde. (Voir la carte nº 56.) La Kolocza coulait,
avons-nous dit, droit devant nous, parcourant un lit tour à tour
fangeux ou desséché, puis arrivée au village de Borodino, elle
tournait à gauche, baignait des coteaux assez escarpés pendant plus
d'une lieue, et finissait, après mille détours, par se perdre dans la
Moskowa. Les coteaux à notre gauche, dont le pied était baigné par la
Kolocza, paraissaient couverts de troupes et d'artillerie. À droite
de cette petite rivière la chaîne des coteaux continuait, mais elle
était moins escarpée, et de simples ravins en marquaient le pied. La
ligne de l'armée russe suivait ce prolongement des coteaux: là, le
site étant moins fort, les ouvrages étaient plus considérables, et
de grandes redoutes armées de canons couronnaient les sommités du
terrain. On sentait au premier coup d'oeil qu'il fallait attaquer
les Russes de ce côté, car, au lieu de la Kolocza, c'était seulement
des ravins qu'on avait à franchir. Les redoutes bien armées qu'on
apercevait étaient un obstacle sérieux sans doute, mais certainement
pas invincible pour l'armée française.

[Note en marge: Napoléon, afin de pouvoir se déployer plus à l'aise,
fait enlever la redoute de Schwardino, placée à droite du champ de
bataille.]

[Note en marge: Enlèvement de la redoute de Schwardino, le 5
septembre au soir.]

Cependant pour se porter à droite de la Kolocza il s'offrait un
premier obstacle, celui d'une redoute plus avancée que les autres,
construite sur un mamelon, et vers laquelle s'était repliée
l'arrière-garde russe. Napoléon pensa qu'il fallait l'enlever
sur-le-champ, afin de pouvoir s'établir à son aise dans cette partie
de la plaine, et y faire ses dispositions pour la grande bataille.
Il avait sous la main la cavalerie de Murat et la belle division
d'infanterie Compans, détachée momentanément du corps du maréchal
Davout pour servir à l'avant-garde. Napoléon fit appeler Murat et
Compans, et leur ordonna d'emporter immédiatement cette redoute,
qu'on appela la redoute de Schwardino, parce qu'elle s'élevait près
du village de ce nom. Murat avec sa cavalerie, Compans avec son
infanterie, avaient déjà passé la Kolocza, et se trouvaient à droite
de la plaine. On approchait de la fin du jour. Les escadrons de Murat
forcèrent la cavalerie russe à se replier, et nettoyèrent ainsi
le terrain sur les pas de notre infanterie. Il existait un petit
monticule en face de la redoute qu'on allait attaquer. Le général
Compans y plaça les pièces de 12, et quelques tirailleurs choisis
pour démonter l'artillerie ennemie en abattant ses canonniers. Après
une canonnade assez vive, le général Compans déploya les 57e et 61e
de ligne à droite, les 25e et 111e à gauche. Il fallait descendre
d'abord dans un petit ravin, puis remonter la côte opposée, sur
laquelle la redoute était construite, et non-seulement enlever
cette redoute, mais culbuter l'infanterie russe qui était rangée en
bataille de l'un et de l'autre côté. Le général Compans dirigeant
lui-même les 57e et 61e, confiant au général Dupellin les 25e et
111e, donna l'ordre de franchir le ravin. Nos troupes s'avancèrent
avec promptitude et aplomb, sous un feu des plus vifs. Couvertes
dans le fond du ravin, elles cessaient de l'être en s'élevant sur
la côte que couronnait la redoute. Parvenues sur le sommet de cette
côte, elles échangèrent avec l'infanterie russe pendant quelques
instants et à très-petite portée un feu de mousqueterie extrêmement
meurtrier. Le général Compans, qui pensait avec raison qu'une attaque
à la baïonnette serait moins sanglante, donna le signal de la charge;
mais au milieu du bruit et de la fumée, son ordre fut mal saisi.
Se portant alors au galop vers le 57e qui était le plus près de la
redoute, et le conduisant lui-même, il le mena baïonnette baissée
sur les grenadiers de Woronzoff et du prince de Mecklenbourg. Le
57e lancé au pas de charge renversa la ligne ennemie qui lui était
opposée. Son exemple fut suivi par le 61e qui était à ses côtés, et
à notre gauche, les 25e et 111e en ayant fait autant, la redoute se
trouva débordée par ce double mouvement, ce qui la fit tomber en
notre pouvoir. Les canonniers russes furent presque tous tués sur
leurs pièces.

Mais vers la gauche le 111e s'étant trop avancé, fut chargé tout à
coup par les cuirassiers de Douka, et mis un moment en péril. Il se
forma sur-le-champ en carré, et arrêta par une grêle de balles les
vaillants cavaliers qui l'avaient assailli. Un régiment espagnol
d'infanterie (le régiment Joseph-Napoléon), qui appartenait à la
division Compans, accourut bravement au secours de son camarade,
mais il n'eut aucun effort à faire, le 111e ayant suffi à lui tout
seul pour se dégager. Le 111e eut cependant un chagrin, ce fut de
perdre son artillerie régimentaire, composée de deux petites pièces
de canon, qu'en se repliant pour se reformer en carré il n'eut pas
le temps d'emmener. C'était une nouvelle preuve des vices de cette
institution, laquelle absorbait par régiment une centaine d'hommes,
qui eussent été beaucoup plus utiles dans les rangs de l'infanterie
qu'attachés à des pièces dont ils se servaient mal, et qu'ils ne
savaient ni porter en avant, ni retirer à propos. Napoléon ne s'était
obstiné à cette institution, malgré ses inconvénients évidents, que
parce qu'il regardait l'artillerie comme le moyen le moins coûteux de
détruire l'infanterie russe.

Ce combat court et glorieux, dans lequel 4 à 5 mille hommes
succombèrent de notre côté, et 7 à 8 mille du côté de l'ennemi, nous
ayant rendus maîtres de toute la plaine à la droite de la Kolocza,
Napoléon s'empressa d'y établir l'armée. On ne désigna pour rester
à la gauche de la Kolocza que les troupes qui n'étaient pas encore
arrivées. L'attitude des Russes, en position depuis deux jours sur
les hauteurs de Borodino, les ouvrages dont ils s'étaient couverts,
les rapports des prisonniers, tout donnait la certitude qu'on
allait avoir enfin la bataille, désirée à la fois par les Français
qui espéraient en tirer un résultat décisif, et par les Russes qui
étaient honteux de se retirer toujours, et fatigués de ruiner leur
pays en l'incendiant. Napoléon ne pouvant plus douter de cette
bataille, crut devoir se donner toute une journée de repos, soit pour
rallier ce qu'il avait d'hommes en arrière, soit pour reconnaître
mûrement le terrain. Il annonça son intention aux chefs de corps, et
on bivouaqua de la droite à la gauche de cette vaste plaine avec la
perspective d'un complet repos le lendemain, et d'une épouvantable
bataille le surlendemain. On alluma de grands feux, et on en avait
besoin, car il tombait une pluie fine et froide qui pénétrait les
vêtements. Ainsi finit la journée du 5 septembre.

[Note en marge: Journée du 6.]

[Note en marge: Reconnaissance du champ de bataille par Napoléon.]

Le lendemain 6, le soleil qui était ordinairement assez radieux au
milieu du jour, et qui ne se montrait voilé de nuages que pendant les
matinées et les soirées, éclaira de nouveau des milliers de casques,
de baïonnettes, de pièces de canon sur les hauteurs de Borodino, et
on eut la satisfaction d'apercevoir les Russes toujours en position,
et évidemment déterminés à combattre. Napoléon, qui avait bivouaqué à
la gauche de la Kolocza, au milieu de sa garde, monta de très-bonne
heure à cheval entouré de ses maréchaux, pour faire lui-même la
reconnaissance du terrain sur lequel on allait se mesurer avec les
Russes.

[Note en marge: Force de la position des Russes, et travaux par
lesquels ils avaient ajouté à cette force naturelle.]

Après l'avoir parcouru deux fois avec la plus grande attention, et
avoir mis souvent pied à terre pour observer les lieux de plus près,
il se confirma dans l'opinion conçue dès le premier instant, qu'il
fallait négliger la gauche, où la position des Russes fortement
escarpée était protégée à partir de Borodino par le lit profond de
la Kolocza, et se porter à droite où les coteaux moins saillants
étaient défendus par des ravins sans profondeur et sans eau. La
grande route de Moscou que nous avions suivie, tracée d'abord à
la gauche de la Kolocza, passait sur la droite à Borodino, et,
s'élevant sur le plateau de Gorki, traversait la chaîne des coteaux
pour tomber sur Mojaïsk. (Voir la carte nº 56.) Cette partie de la
position qui en formait le centre, était aussi peu accessible que
la partie à gauche. C'était en s'éloignant de Borodino, et en se
portant à droite de la Kolocza, que le terrain commençait à être plus
abordable. Le premier monticule à la droite de Borodino était couvert
d'épaisses broussailles à son pied, terminé en forme de plateau assez
large à son sommet, et surmonté d'une vaste redoute, dont les côtés
s'allongeaient en courtines. Vingt et une bouches à feu de gros
calibre remplissaient les embrasures de cette redoute. Les Russes
n'avaient pas eu le temps de la palissader, et son relief, à cause
de la nature peu consistante du sol, n'était pas fort saillant.
Elle devait recevoir dans la mémorable bataille qui se préparait
le nom de grande redoute. En inclinant plus à droite encore se
trouvait un autre monticule, séparé du premier par un petit ravin
dit de Séménoffskoié, parce qu'en le remontant on rencontrait à son
origine le village de ce nom. Ce second monticule moins large, plus
saillant que le premier, était surmonté de deux flèches hérissées
aussi d'artillerie, et d'une troisième placée en retour, et tournée
vers le ravin de Séménoffskoié. Le village de Séménoffskoié, situé
à la naissance du ravin qui séparait ces deux monticules, avait été
incendié d'avance par les Russes, entouré d'une levée de terre, et
armé de canons. Il formait en quelque sorte un rentrant dans la ligne
ennemie. Plus à droite enfin existaient des bois, les uns taillis,
les autres de haute futaie, s'étendant au loin, et traversés par la
vieille route de Moscou, laquelle allait par le village d'Outitza
rejoindre la route neuve à Mojaïsk. Il eût été possible de tourner
par ce côté la position des Russes; mais ces bois étaient profonds,
peu connus, et on ne pouvait y pénétrer qu'en faisant un très-long
détour.

[Note en marge: Plan arrêté par Napoléon.]

Après cette inspection des lieux plusieurs fois répétée, Napoléon
ayant arrêté ses idées, résolut de ne laisser sur la gauche de la
Kolocza que très-peu de forces, d'exécuter une attaque assez sérieuse
au centre, vers Borodino, par la route neuve de Moscou, afin d'y
attirer l'attention de l'ennemi, mais de diriger son principal effort
vers la droite de la Kolocza, tant sur le premier monticule couronné
par la grande redoute, que sur le second surmonté des trois flèches,
et d'acheminer en même temps à travers les bois et sur la vieille
route de Moscou le corps du prince Poniatowski, lequel avait toujours
formé l'extrême droite de l'armée. Son intention était de faire
déboucher sur ce point une force inquiétante pour les Russes, et même
plus qu'inquiétante si l'attaque en cet endroit réussissait.

[Note en marge: Proposition de tourner l'ennemi faite par le maréchal
Davout.]

Pendant qu'il ordonnait ces dispositions, le maréchal Davout
qui venait d'opérer en s'enfonçant dans les bois une exacte
reconnaissance des lieux, et s'était ainsi convaincu de la
possibilité de tourner la position des Russes, offrit à Napoléon
d'exécuter avec ses cinq divisions le détour qui, à travers les bois,
conduisait sur la vieille route de Moscou, promit en partant dans la
nuit d'être le lendemain matin à huit heures sur le flanc des Russes
avec 40 mille hommes, de les refouler sur leur centre, et de les
jeter pêle-mêle dans l'angle que la Kolocza formait avec la Moskowa.
Bien que la Kolocza fût desséchée en plus d'un endroit, et que la
Moskowa sans être desséchée fût guéable, il leur eût été difficile de
se tirer d'un pareil coupe-gorge, et certainement ils n'auraient pas
sauvé un canon.

[Note en marge: Motifs de Napoléon pour ne point accueillir cette
proposition.]

La proposition était séduisante et d'un succès probable, car la
position des Russes, presque inattaquable vers leur droite et
leur centre, suffisamment défendue à leur gauche par les redoutes
que nous venons de décrire, n'était de facile abord que vers leur
extrême gauche, par les bois d'Outitza, et ces bois ne pouvaient
pas être supposés impénétrables, lorsqu'un homme aussi exact que le
maréchal Davout s'engageait à les traverser dans le courant de la
nuit. Cependant Napoléon en jugea autrement. Il lui sembla que ce
détour serait bien long, qu'il s'exécuterait à travers des bois bien
épais, bien obscurs, que durant quelques heures l'armée serait coupée
en deux portions fort éloignées l'une de l'autre, et surtout que
l'effet si décisif de la manoeuvre serait, par ses avantages mêmes,
un inconvénient grave dans la situation, car, en se voyant ainsi
tournés, les Russes décamperaient peut-être, et, avec eux, fuirait
encore l'occasion si désirée d'une bataille; que cette bataille il
valait mieux la payer de plus de sang, mais l'avoir, que de s'épuiser
indéfiniment à courir après elle; qu'au surplus la manoeuvre proposée
on l'exécuterait, mais de plus près, avec moins de hasards, en
passant entre les redoutes et la lisière des bois, avec deux ou trois
des divisions du maréchal Davout, et en ne risquant dans l'épaisseur
des bois que le corps du prince Poniatowski; qu'on aurait ainsi tous
les avantages de l'idée proposée sans aucun de ses inconvénients.

Tel fut le sentiment de Napoléon. Entre de pareils contradicteurs,
après un demi-siècle écoulé, loin des lieux, des circonstances, qui
oserait prononcer? Quoi qu'il en soit, Napoléon ayant irrévocablement
arrêté son plan, distribua leur tâche à chacun de ses lieutenants de
la manière suivante.

[Note en marge: Distribution et rôle des divers corps de l'armée
française, pour la bataille qui se prépare.]

Le prince Eugène, qui depuis Smolensk avait toujours formé la gauche
de l'armée, fut chargé seul d'opérer à la gauche de la Kolocza, et
eut même pour instructions de n'agir de ce côté qu'avec la moindre
portion de ses forces. Il dut laisser sa cavalerie légère et la garde
italienne devant cette partie des hauteurs que leur escarpement et
la Kolocza rendait inabordables, et il eut ordre d'exécuter avec
la division française Delzons une vive attaque sur Borodino, de
s'en emparer, de franchir le pont de la Kolocza, mais de ne point
s'engager au delà, et de placer à Borodino même une forte batterie
qui prendrait en flanc la grande redoute russe. Avec la division
française Broussier, et deux des divisions du maréchal Davout qui lui
étaient confiées pour la journée, les divisions Morand et Gudin, il
avait mission d'attaquer à fond la grande redoute, et de l'emporter
à tout prix. Le maréchal Ney avec les deux divisions françaises
Ledru et Razout, avec la division wurtembergeoise Marchand et les
Westphaliens de Junot, devait assaillir de front le second monticule
et les trois flèches, que le maréchal Davout avait ordre d'attaquer
en flanc par la lisière des bois, avec les divisions Compans et
Dessaix. Enfin le prince Poniatowski, jeté en enfant perdu dans
la profondeur des bois, devait essayer de tourner la position des
Russes, en débouchant par la vieille route de Moscou sur Outitza.

Les trois corps de cavalerie Nansouty, Montbrun, Latour-Maubourg,
eurent pour instructions de se tenir, le premier derrière le maréchal
Davout, le second derrière le maréchal Ney, le troisième enfin en
réserve. Le bord des hauteurs franchi, on allait se trouver sur des
plateaux très-praticables à la cavalerie, et celle-ci devait en
profiter pour achever la déroute de l'ennemi. Le corps du général
Grouchy continua d'être attaché au vice-roi.

En arrière et en réserve furent rangées la division Friant et toute
la garde impériale, pour être employées suivant les circonstances.
Napoléon voulant contre-battre les redoutes des Russes, avait fait
élever trois batteries couvertes d'épaulements en terre, l'une à
notre droite devant les trois flèches, l'autre à notre centre devant
la grande redoute, la troisième à notre gauche devant Borodino.
Cent vingt bouches à feu, tirées principalement de la réserve de la
garde, étaient destinées à l'armement de ces batteries. Napoléon,
pour ne pas donner à l'ennemi le secret de son plan d'attaque, avait
décidé qu'on passerait la journée du 6 dans les mêmes positions
qu'on occupait le 5. On ne devait prendre son rang dans la ligne de
bataille que pendant la matinée du 7, et tout à fait à la pointe
du jour. Pour faciliter les communications, les généraux Éblé et
Chasseloup avaient construit sur la Kolocza cinq ou six petits ponts
de chevalets, qui permettaient de la passer sur les points les
plus importants, sans descendre dans son lit fangeux et encaissé.
Comme chacun avait pu se procurer des vivres par la maraude de
l'avant-veille, personne n'avait la permission de quitter les rangs.
En défalquant les hommes perdus en route depuis Smolensk, il restait
environ 127 mille combattants, réellement présents au drapeau, tous
animés d'une confiance et d'une ardeur extraordinaires, et pourvus de
580 bouches à feu.

L'armée russe était de son côté préparée à une résistance opiniâtre,
et résolue à ne céder le terrain qu'à peu près détruite. Le général
Kutusof, élevé à la qualité de prince en récompense des services
rendus récemment en Turquie, avait le général Benningsen pour chef
d'état-major, et le colonel Toll pour quartier-maître général: ce
dernier était la plupart du temps non-seulement l'exécuteur, mais
l'inspirateur de ses résolutions. Sous ses ordres, Barclay de Tolly
et Bagration continuaient à commander, l'un l'armée de la Dwina,
l'autre l'armée du Dniéper. L'un et l'autre étaient parfaitement
décidés à se faire tuer s'il le fallait, Barclay par une indignation
héroïque des procédés qu'il avait essuyés, Bagration par ardeur
patriotique, haine des Français, engagement pris aux yeux de l'armée
de sacrifier des milliers de Russes, pourvu qu'il immolât des
milliers de Français. Tous les officiers partageaient ces sentiments:
c'était l'aristocratie moscovite qui était en cause autant que l'État
lui-même dans cette guerre, et elle était prête à payer de tout son
sang les passions dont elle était animée.

[Note en marge: Distribution de l'armée russe.]

Les Russes étaient rangés dans l'ordre suivant. À leur extrême
droite, vis-à-vis de notre gauche, en arrière de Borodino, point le
moins menacé, étaient placés le 2e corps, celui de Bagowouth, et le
4e, celui d'Ostermann, sous le commandement supérieur du général
Miloradovitch. En arrière étaient le 1er corps de cavalerie du
général Ouvaroff, le 2e du général Korff, et un peu plus loin, vers
l'extrême droite, les Cosaques de Platow, veillant sur les bords de
la Kolocza jusqu'à sa jonction avec la Moskowa. Les régiments de
chasseurs à pied, soit de la garde, soit des corps de Bagowouth et
d'Ostermann, gardaient Borodino. Au centre se trouvait le 6e corps,
celui du général Doctoroff, appuyant sa droite à la hauteur de Gorki,
derrière Borodino, sa gauche à la grande redoute. Derrière le corps
de Doctoroff était rangé le 3e de cavalerie, sous les ordres du
baron de Kreutz, remplaçant le comte Pahlen, malade. Là finissait la
première armée, et le commandement du général Barclay de Tolly.

Immédiatement après commençait la seconde armée, et le commandement
du prince Bagration. Le 7e corps, sous Raéffskoi, appuyait sa droite
à la grande redoute, sa gauche au village brûlé de Séménoffskoié.
Le 8e, sous Borosdin, avait sa droite ployée en arrière, à cause du
rentrant de la ligne russe autour de Séménoffskoié, et sa gauche
établie près des trois flèches. La 27e division, sous Névéroffskoi,
celle qui avait soutenu le combat de Krasnoé, contribué à disputer
Smolensk, et défendu la redoute de Schwardino, gardait les trois
flèches. Elle était pour cette journée sous les ordres du prince
Gortschakoff avec le 4e corps de cavalerie du général Siewers. De
nombreux bataillons de chasseurs à pied remplissaient les taillis
et les bois. La milice, récemment arrivée de Moscou avec quelques
Cosaques, était postée à Outitza. Fort en arrière du centre enfin,
aux environs de Psarewo, se tenait la réserve, composée de la garde,
du 3e corps, celui de Touczkoff, et d'une immense artillerie de gros
calibre.

[Note en marge: Force numérique de l'armée russe.]

[Note en marge: Elle avait ses principales forces du côté où le
danger était moindre.]

[Note en marge: On en fait inutilement l'observation à Kutusof.]

La force de l'armée russe s'élevait à environ 140 mille hommes
présents sous les armes, dont 120 mille de troupes régulières, le
reste de Cosaques et de milices de Moscou[22]. Les principales
forces des Russes étaient à leur droite en face de notre gauche,
là même où aucune tentative de notre part n'était à supposer, et
les moindres à leur gauche, vis-à-vis de notre droite, où Napoléon
avait résolu de porter son principal effort. Bien que Napoléon
n'eût en rien révélé ses desseins, pourtant la prise de la redoute
de Schwardino dans la soirée du 5, le passage d'une partie de nos
troupes sur la droite de la Kolocza, et par-dessus tout la nature des
lieux, inaccessibles derrière la Kolocza, depuis Borodino jusqu'à
la Moskowa, assez accessibles au contraire vers les monticules
surmontés d'ouvrages de campagne, montraient suffisamment que le
danger pour les Russes était à leur gauche, vers Séménoffskoié,
les trois flèches, et les bois d'Outitza. On en fit la remarque au
généralissime Kutusof, qui était plus propre à diriger sagement
une campagne qu'à livrer une grande bataille. Il ne se montra pas
très-sensible à ces observations, maintint obstinément les corps
d'Ostermann et de Bagowouth où ils étaient, parce qu'il voyait encore
le gros de l'armée française sur la nouvelle route de Moscou, et
seulement détacha de la réserve le 3e corps, celui de Touczkoff,
pour le placer à Outitza. Ce furent là ses uniques dispositions de
bataille. Du reste, l'énergie de son armée devait suppléer à tout ce
qu'il ne faisait pas. Quant aux résolutions à prendre sur le terrain
même et dans le fort de l'action, il pouvait s'en fier à la fermeté
de Barclay de Tolly, et à la bravoure inspirée de Bagration.

[Note 22: Ces évaluations ont dû naturellement varier beaucoup. La
relation de Danilewski, faite par ordre de l'empereur de Russie,
et pour flatter l'orgueil national, sans tenir aucun compte de
la vérité, réduit à 113 mille hommes la force de l'armée russe,
oubliant qu'alors il faut supposer qu'à Smolensk, à Valoutina, elle
avait perdu beaucoup plus de monde qu'on ne veut en convenir. L'un
des narrateurs les plus impartiaux, le général Hoffmann, témoin
oculaire, la porte à 140 mille hommes. Ce chiffre, après beaucoup
de comparaisons, me semble le plus rapproché de la vérité. Du reste
quelques mille hommes de plus ou de moins ne changent en rien le
caractère de ce grand événement, et ces évaluations n'intéressent
que la conscience de l'historien, qui ne doit pas un instant se
relâcher de ses scrupules et de son ardeur pour arriver à la vérité
rigoureuse.]

[Note en marge: Calme profond pendant la journée du 6.]

[Note en marge: Animation et gaieté du soldat français.]

Par une sorte de consentement mutuel, on laissa s'écouler la
journée du 6 sans tirer un coup de fusil. Ce fut le calme, sinistre
avant-coureur des grandes tempêtes. Les Français employèrent la
journée à se reposer, à jouir des vivres ramassés la veille, à
préparer leurs armes, à tenir dans leurs bivouacs les propos
ordinaires au soldat français, le plus gai et le plus brave peut-être
des soldats connus. Ils se demandaient lequel d'entre eux serait
vivant le lendemain, et ils poussaient de bruyants éclats de rire en
mangeant ce qu'ils avaient dérobé dans les villages voisins; mais pas
un d'eux ne doutait de la victoire, ni de l'entrée prochaine dans
Moscou, sous leur invincible et toujours heureux général. L'amour de
la gloire était la passion qui enflammait leur âme.

[Note en marge: Sombre disposition du soldat russe.]

[Note en marge: Procession la veille de la bataille, en l'honneur de
la Madone de Smolensk.]

Un sentiment bien différent animait les Russes. Tristes, exaspérés,
résolus à mourir, n'espérant qu'en Dieu, ils étaient à genoux, au
milieu de mille flambeaux, devant une image miraculeuse de la Madone
de Smolensk, sauvée, disait-on, sur les ailes des anges de l'incendie
de la cité infortunée, et, dans ce moment, portée en procession par
les prêtres grecs à travers les bivouacs du camp de Borodino. Les
soldats étaient prosternés, et le vieux Kutusof, qui loin de croire
à cette madone, croyait à peine au Dieu si visible de l'univers,
le vieux Kutusof, le chapeau à la main, l'oeil qui lui restait
baissé jusqu'à terre, accompagnait avec son état-major cette pieuse
procession. On la voyait de nos bivouacs à la chute du jour, et on
pouvait la suivre à la trace lumineuse des flambeaux.

[Note en marge: Occupations de Napoléon à son bivouac.]

Napoléon sous sa tente, comptant sur l'esprit militaire de ses
soldats pour triompher de la foi ardente des Russes, s'occupait
d'objets tout positifs. Il achevait de donner ses ordres, il se
faisait rendre compte des moindres détails, et entendait avec
un mélange singulier d'humeur et de raillerie, le récit de la
bataille de Salamanque, que lui faisait le colonel Fabvier, parti
des Arapiles, et arrivé dans la journée. Ce que nous avons raconté
des faux mouvements de nos armées en Espagne, de la division du
commandement qui exposait le maréchal Marmont aux coups de l'armée
britannique, doit faire comprendre comment celui-ci avait été
condamné à livrer et à perdre une importante bataille. Napoléon,
qui avait été entraîné à chercher en Russie le dénoûment qu'il ne
trouvait pas assez vite dans la Péninsule, après avoir écouté le
colonel Fabvier, le renvoya en disant qu'il réparerait le lendemain
sur les bords de la Moskowa les fautes commises aux Arapiles.

M. de Bausset, préfet du palais, arrivant ce jour-là de Paris, venait
de lui apporter le portrait du roi de Rome, exécuté par l'illustre
peintre Gérard. Napoléon considéra un moment avec émotion les traits
de son fils, fit ensuite renfermer ce portrait dans son enveloppe,
puis jeta un dernier coup d'oeil sur la ligne des positions ennemies
pour s'assurer que les Russes ne songeaient point à décamper,
reconnut avec une vive satisfaction qu'ils tenaient ferme, et rentra
dans sa tente pour prendre quelques instants de repos.

Un calme absolu, un silence profond régnaient dans cette plaine qui
le lendemain allait être le théâtre de la scène la plus horrible et
la plus retentissante. Les rires de nos soldats, les chants pieux des
Russes avaient fini par s'éteindre dans le sommeil. Les uns et les
autres dormaient autour de grands feux qu'ils avaient allumés pour
se garantir du froid de la nuit, et de l'humidité d'une pluie fine
tombée pendant la soirée.

[Note en marge: Tous les corps français en mouvement dès trois heures
du matin pour prendre leur position de combat.]

[Note en marge: Attitude et costume de Murat devant ses cavaliers.]

À trois heures du matin, on commença de notre côté à prendre les
armes, et à profiter du brouillard pour passer à la droite de la
Kolocza, et se rendre chacun à son poste de combat, le prince Eugène
vis-à-vis de Borodino et de la grande redoute, devant se tenir à
cheval sur la Kolocza, Ney et Davout en face des trois flèches, la
cavalerie derrière eux, Friant et la garde en réserve au centre,
Poniatowski au loin sur la droite cheminant à travers les bois.
Ces mouvements s'exécutèrent en silence, afin de ne pas attirer
l'attention de l'ennemi. Pendant ce temps, les canonniers de nos
trois grandes batteries, destinées à contre-battre les ouvrages des
Russes, étaient à leurs pièces, attendant le signal que devait donner
Napoléon quand il jugerait les places assez bien prises. Celui-ci,
debout de grand matin, mais atteint d'un gros rhume contracté au
bivouac, s'était établi à la redoute de Schwardino, dans une position
où il pouvait voir ce qui se passait, et s'abriter un peu contre
les boulets, dont le nombre devait être considérable dans cette
journée. Murat, brillant d'ardeur et de broderies, revêtu d'une
tunique de velours vert, portant une toque à plumes, des bottes
jaunes, ridicule si l'héroïsme pouvait l'être, galopait devant les
rangs de ses cavaliers, radieux de confiance, et l'inspirant à tous
par son attitude martiale. Des nuages obscurcissaient le ciel, et le
soleil, se levant en face de nous et au-dessus des Russes, dont il
dessinait les lignes, ne s'annonçait que par une teinte rougeâtre
longuement marquée à l'horizon. Bientôt son disque se détacha comme
un globe de fer rougi au feu, et Napoléon, regardant ses lieutenants,
s'écria:--Voilà le soleil d'Austerlitz!--Hélas! oui, mais voilé de
nuages.

[Note en marge: Proclamation lue aux troupes.]

Napoléon avait préparé pour le moment de la bataille une proclamation
courte et énergique. Les capitaines de chaque compagnie, les
commandants de chaque escadron, sortant des rangs, firent former leur
troupe en demi-cercle, et lurent à haute voix cette proclamation, qui
fut chaudement accueillie.

[Note en marge: Signal de la bataille donné par un coup de canon.]

Puis, cette lecture terminée et toutes les positions prises, vers
cinq heures et demie du matin un coup de canon fut tiré à la batterie
de droite: à ce funeste signal un bruit effroyable succéda au silence
le plus profond, et une longue traînée de feu et de fumée marqua en
traits sinistres la ligne des deux armées. À la batterie de droite,
la distance ayant été jugée trop grande, nos braves artilleurs, sous
la conduite du général Sorbier, sortirent de leurs épaulements,
et vinrent se placer à découvert devant les trois flèches qu'ils
devaient cribler de projectiles.

[Note en marge: Activité de notre artillerie contre les redoutes des
Russes.]

Pendant que cent vingt bouches à feu tiraient sur les ouvrages des
Russes, pendant qu'à droite Davout et Ney s'en approchaient au pas
de l'infanterie, à gauche le prince Eugène avait fait passer la
Kolocza aux divisions Morand et Gudin pour les porter sur la grande
redoute, avait laissé sur le bord de cette petite rivière la division
Broussier en réserve, et avec la division Delzons s'était porté vers
Borodino, point où la Kolocza, comme nous l'avons dit, tournait
à gauche, et couvrait la droite des Russes jusqu'à son confluent
avec la Moskowa. Le prince Eugène devait ainsi commencer l'action
par l'attaque sur Borodino, afin de persuader à l'ennemi que nous
voulions déboucher par la grande route de Moscou, dite la route neuve.

[Note en marge: Le prince Eugène commence la bataille par l'attaque
de Borodino.]

[Note en marge: Occupation de ce point, que les Français conservent
pendant toute la bataille.]

Ces dispositions terminées, le prince Eugène avec la division Delzons
s'avança sur le village de Borodino, situé en avant de la Kolocza,
et gardé par trois bataillons de chasseurs de la garde impériale
russe. Le général Plauzonne, à la tête du 106e de ligne, pénétra dans
l'intérieur du village, tandis qu'en dehors les autres régiments
de la division passaient à droite et à gauche. Le 106e expulsa les
Russes, les suivit hors du village, et les poussa vivement sur
le pont de la Kolocza, qu'ils n'eurent pas le temps de détruire.
Entraîné par son ardeur, ce régiment franchit le pont, et courut
au delà de la Kolocza, malgré les instructions de Napoléon, qui
ne voulait pas déboucher par la grande route de Moscou, et avait
ordonné seulement d'en faire le semblant. Deux régiments de chasseurs
russes, les 19e et 20e, placés sur ce point, firent un feu soudain
et si terrible sur les compagnies du 106e aventurées au delà du
pont, qu'ils les culbutèrent, et prirent ou tuèrent tous les hommes
qui n'eurent pas le temps de fuir. Le brave général Plauzonne reçut
lui-même un coup mortel. Mais le 92e s'étant aperçu du danger que
courait le 106e, s'empressa d'aller à son aide sous la conduite de
l'adjudant commandant Boisserole, le rallia, et s'établit solidement
dans Borodino, malgré tous les efforts des Russes. Ce point ne devait
plus être perdu.

Ce premier acte de la bataille accompli, le prince Eugène devait
attendre, pour attaquer avec les divisions Morand et Gudin la grande
redoute du centre, qu'à la droite Davout et Ney eussent enlevé les
trois flèches qui couvraient la gauche des Russes.

[Note en marge: Attaque du maréchal Davout contre les ouvrages de
droite.]

[Note en marge: Le général Compans et le maréchal Davout étant
gravement blessés, la division Compans reste sans direction.]

Le maréchal Davout, en effet, précédé de trente bouches à feu,
s'était mis en marche à la tête des divisions Compans et Dessaix, et
avait longé les bois que Poniatowski traversait dans leur profondeur.
Arrivé à leur lisière par des chemins difficiles, il s'était approché
de celle des trois flèches qui était le plus à droite, afin de la
prendre par côté, et de l'enlever brusquement. Après avoir éloigné
les tirailleurs ennemis en faisant avancer les siens, il avait formé
la division Compans en colonnes d'attaque, et laissé la division
Dessaix en réserve pour garder son flanc droit et ses derrières. À
peine la division Compans se trouva-t-elle à portée de l'ennemi qu'un
feu horrible, parti des trois flèches et des lignes des grenadiers
Woronzoff, l'accueillit subitement. Son brave général fut renversé
d'un biscaïen. Presque tous ses officiers furent frappés. Les
troupes, sans être ébranlées, restèrent un moment sans direction.
Le maréchal les voyant indécises, et apprenant pourquoi, accourut
pour remplacer le général Compans, et poussa le 57e sur la flèche de
droite. Ce régiment y entra baïonnette baissée, et tua les canonniers
russes sur leurs pièces. Mais au même instant un boulet frappa le
cheval du maréchal Davout, et fit une forte contusion au maréchal
lui-même, qui perdit connaissance.

[Note en marge: Napoléon envoie Murat pour remplacer Davout.]

[Note en marge: Ney attaque au même instant, enlève la flèche de
droite, et envoie la division Razout enlever la flèche de gauche.]

Immédiatement informé de cette circonstance, Napoléon envoya au
maréchal Ney l'ordre d'attaquer sur-le-champ. Il expédia Murat pour
remplacer le maréchal Davout, et son aide de camp Rapp pour remplacer
le général Compans. Murat, dont le coeur était excellent, se rendit
avec empressement auprès du maréchal son ennemi, mais le trouva
remis d'un premier saisissement, et malgré d'affreuses souffrances
persistant à se tenir à la tête de ses soldats. Le roi de Naples se
hâta de transmettre cette bonne nouvelle à l'Empereur, qui la reçut
avec une vive satisfaction. Au même instant Ney, la division Ledru
en tête, la division wurtembergeoise en arrière, la division Razout
à gauche, se porta sur la flèche de droite, que le 57e venait de
conquérir, et avait la plus grande peine à conserver en présence des
grenadiers Woronzoff. Il y entra de sa personne avec le 24e léger,
et s'y soutint malgré les grenadiers Woronzoff, revenus plusieurs
fois à la charge. On se battait à coups de baïonnette, et avec une
véritable fureur. L'audacieux et invulnérable Ney était au milieu de
la mêlée comme un capitaine de grenadiers. En ce moment Névéroffskoi,
avec sa vaillante division, était accouru au secours des grenadiers
Woronzoff, et tous ensemble ils s'étaient jetés sur l'ouvrage
disputé qu'ils avaient failli reprendre. Mais Ney avait fait avancer
la division Marchand, et débouchant avec elle à droite et à gauche de
la flèche, il était parvenu à repousser les Russes. En même temps il
avait envoyé la division Razout sur la flèche de gauche, et le combat
était devenu là aussi violent qu'à la flèche de droite.

[Note en marge: Bagration jette une masse de forces sur les ouvrages
qui viennent de lui être enlevés.]

Dès les premières détonations de l'artillerie, le prince Bagration,
opposé aux deux maréchaux Ney et Davout, se voyant menacé par des
forces redoutables, avait retiré quelques bataillons du 7e corps,
celui de Raéffskoi, placé entre Séménoffskoié et la grande redoute,
avait fait avancer les grenadiers de Mecklenbourg, les cuirassiers
de Douka, le 4e de cavalerie de Siewers, et mandé la division
Konownitsyn, qui faisait partie du corps de Touczkoff, dirigé sur
Outitza. Il n'avait pas perdu un instant pour instruire le général
en chef Kutusof de ce qui se passait de son côté, afin qu'on lui
expédiât de nouveaux secours.

[Note en marge: La division Razout perd la flèche de gauche qu'elle
avait conquise.]

[Note en marge: Murat accouru sur-le-champ ramène la division Razout
dans l'ouvrage disputé.]

À l'aide de ces forces réunies, il tenta de grands efforts pour
reprendre les deux flèches conquises par les Français. On ne se
battait plus dans les ouvrages disputés, trop étroits pour servir
de champ de bataille, mais à droite, à gauche, en avant, en
employant tantôt les feux de mousqueterie, tantôt les charges à la
baïonnette. Ney occupant la flèche de droite avec la division Ledru
et la division Compans que Davout lui avait remise, n'avait pu se
porter à la flèche de gauche, attaquée et prise par la division
Razout. Les renforts des Russes se dirigeant en masse sur celle-ci,
l'enlevèrent, et repoussèrent les soldats du général Razout. Les
cuirassiers de Douka les ramenèrent même jusqu'au bord du plateau sur
lequel s'élevaient les trois flèches. Heureusement Murat, envoyé par
Napoléon sur ce point pour juger du moment où la cavalerie pourrait
agir, arrivait au galop, suivi seulement de la cavalerie légère du
général Bruyère. À l'aspect de nos soldats en retraite et presque en
déroute, il met pied à terre, les rallie et les reporte en avant.
Après les avoir remis en ligne, il leur fait exécuter de très-près
des feux meurtriers sur les cuirassiers de Douka, puis lance sur
ceux-ci la cavalerie légère de Bruyère, et parvient ainsi à déblayer
le terrain. Il fait ensuite sonner la charge, et, l'épée à la main,
conduit lui-même les soldats de Razout dans l'ouvrage évacué. On y
rentre avec fureur, on tue les canonniers russes sur leurs pièces, et
on s'y établit pour ne plus le perdre. Pendant ces exploits de Murat,
Ney n'ayant sous la main que la cavalerie légère wurtembergeoise
du général Beurman, la lance sur les lignes de Névéroffskoi et de
Woronzoff, les refoule les unes sur les autres, et les oblige à se
replier.

[Note en marge: Le terrain étant propre à la cavalerie sur le plateau
dont on s'était emparé, Ney et Murat font exécuter plusieurs charges.]

Grâce à ces actes vigoureux, le combat venait d'être rétabli sur
ces deux points. Murat prenant de ce côté, de concert avec Ney, la
direction de la bataille, ordonna au général Nansouty de franchir
tous les obstacles du terrain, d'en gravir les pentes hérissées
de broussailles, et de venir se placer à la droite des ouvrages
emportés, car au delà on avait devant soi une sorte de plaine
légèrement inclinée vers les Russes, et la cavalerie pouvait y
rendre de grands services. Ney disposant désormais des divisions
Compans et Dessaix, que Davout, malgré sa persistance à rester au
feu, ne pouvait plus conduire, les porta sur sa droite. Il y joignit
les Westphaliens qu'il avait derrière lui, et tâcha d'étendre la main
vers le prince Poniatowski, dont on commençait à entendre le canon à
travers les bois d'Outitza.

[Note en marge: Ney et Murat gagnent du terrain en obliquant à
droite, et viennent jusqu'au bord du ravin de Séménoffskoié.]

On gagna ainsi du terrain en s'étendant obliquement à droite.
Maîtres des hauteurs, nous avions maintenant sur les Russes
l'avantage des feux plongeants, et on se hâta d'amener en ligne
non-seulement l'artillerie de tous les corps, mais l'artillerie de
réserve, qui au commencement de l'action avait été placée dans nos
batteries en terre. Les Russes répondirent par des feux moins bien
dirigés, mais aussi nourris, et bientôt la canonnade sur ce point
devint épouvantable. Pendant qu'on avançait, Ney à droite, Murat
à gauche, on s'approcha du ravin de Séménoffskoié, et on dépassa
la troisième flèche, qui formait retour en arrière, ce qui la fit
tomber naturellement dans nos mains. Mais, dans cette position, nous
nous trouvions tout à fait à découvert sous les feux du village de
Séménoffskoié, et sous ceux du corps de Raéffskoi, lequel occupait
l'autre côté du ravin, et s'étendait du village de Séménoffskoié
jusqu'à la grande redoute.

[Note en marge: Sur l'ordre de Murat, le général Latour-Maubourg
franchit le ravin de Séménoffskoié, et exécute au delà plusieurs
charges heureuses.]

Murat et ses troupes en souffraient beaucoup. N'ayant pas
d'infanterie sous la main, et s'apercevant que dans cette partie le
ravin de Séménoffskoié était peu profond, Murat fit amener par son
chef d'état-major Belliard la cavalerie de Latour-Maubourg, lui
ordonna de franchir le ravin, de charger l'infanterie russe, de lui
enlever ses pièces, et de revenir s'il jugeait le poste impossible
à conserver. Afin de l'aider dans cette périlleuse entreprise, il
réunit toute l'artillerie attelée, ordinairement attachée à la
cavalerie, et la rangea sur le bord du ravin, de manière à protéger
nos escadrons.

[Note en marge: Il est par prudence obligé de repasser le ravin.]

Latour-Maubourg obéissant au signal de Murat, descendit avec les
cuirassiers saxons et westphaliens dans le ravin de Séménoffskoié,
remonta sur le bord opposé, fondit sur l'infanterie russe, renversa
deux de ses carrés, et la força de se replier. Mais, après l'avoir
ainsi éloignée, il fut obligé de revenir, pour ne pas demeurer seul
exposé à tous les coups de l'armée russe.

[Note en marge: La division Morand, confiée pour la journée au prince
Eugène, enlève la grande redoute.]

Pendant que ces événements se passaient à droite en avant des trois
flèches, le prince Eugène à gauche, ayant fait franchir la Kolocza
dès le matin aux deux divisions Morand et Gudin, avait dirigé la
division Morand sur la grande redoute, et laissé la division Gudin
au pied de l'ouvrage, dans l'intention de ménager ses ressources.
La division Morand, conduite par son général, avait gravi au pas
le monticule sur lequel la formidable redoute était construite, et
avait supporté avec un admirable sang-froid le feu de quatre-vingts
pièces de canon. Marchant au milieu d'un nuage de fumée qui
permettait à peine à l'ennemi de l'apercevoir, cette héroïque
division était arrivée très-près de la redoute, et lorsqu'elle avait
été à portée de l'assaillir, le général Bonamy, à la tête du 30e de
ligne, s'y était élancé à la baïonnette, et s'en était emparé en
tuant ou expulsant les Russes qui la gardaient. Alors la division
tout entière, débouchant à droite et à gauche, avait repoussé la
division Paskewitch du corps de Raéffskoi, lequel se trouvait ainsi
refoulé d'un côté par Morand, de l'autre par les cuirassiers de
Latour-Maubourg.

[Note en marge: État de la bataille à dix heures du matin.]

[Note en marge: Ney et Murat croient voir un moyen de gagner la
bataille d'une manière décisive en perçant par Séménoffskoié.]

Le moment était décisif, et la bataille pouvait être gagnée avec
des résultats immenses, quoiqu'il fût à peine dix heures du matin.
En effet, au centre, la grande redoute était prise; à droite, les
trois flèches étaient prises également, et si on dirigeait un effort
vigoureux sur le village de Séménoffskoié, en passant en force le
ravin que Latour-Maubourg venait de franchir à l'aventure, que le
corps détruit de Raéffskoi était incapable de défendre, on pouvait
faire une profonde trouée dans la ligne ennemie, y pénétrer comme un
torrent, et en se portant jusqu'à Gorki, derrière Borodino, enfermer
le centre et la droite de l'armée russe, actuellement inactifs, dans
l'angle formé par la Kolocza et la Moskowa. Du point où Murat et
Ney étaient placés, c'est-à-dire du bord du ravin de Séménoffskoié,
d'où ils formaient un rentrant dans la ligne russe, ils voyaient par
derrière les corps de Doctoroff, de Bagowouth et d'Ostermann; ils
voyaient les parcs et les bagages de l'armée russe, amassés sur la
route neuve de Moscou, qui commençaient à battre en retraite, et ils
brûlaient d'impatience à l'aspect de tant de résultats possibles,
presque certains, qu'il suffisait d'une demi-heure pour recueillir,
mais d'une demi-heure aussi pour laisser échapper sans retour.

[Note en marge: Ils l'envoient dire à Napoléon, et lui demandent
toutes ses réserves.]

Malheureusement Napoléon n'était pas là, et ce n'était pas sa place,
il faut le reconnaître, car vingt généraux et colonels y avaient déjà
succombé. C'était un miracle que Ney et Murat fussent debout, et il
eût été peu sensé de faire dépendre d'un boulet le sort de l'armée
et de l'Empire. Il était à Schwardino, où passaient encore bien des
projectiles, et d'où il découvrait mieux l'ensemble de la bataille.
Murat et Ney lui firent demander par le général Belliard de leur
envoyer tous les renforts dont il lui serait possible de disposer,
la garde elle-même, s'il n'avait pas d'autre ressource, car en moins
d'une heure, s'il les laissait libres d'agir, ils lui auraient
ramassé plus de trophées qu'il n'en avait jamais conquis sur aucun
champ de bataille.

[Note en marge: Napoléon trouve que c'est trop tôt pour faire agir
ses réserves.]

[Note en marge: Il n'accorde que la division Friant.]

Belliard s'étant transporté à Schwardino, trouva Napoléon, qu'un
gros rhume fatiguait, moins animé que ses deux lieutenants, moins
convaincu qu'on pût sitôt gagner la bataille. Faire donner ses
réserves à dix heures du matin, lui semblait extraordinairement
prématuré. De Schwardino il ne pouvait pas apercevoir ce que Ney
et Murat discernaient très-clairement là où ils étaient, et il
inclinait à croire qu'en cette journée, comme à Eylau, il y aurait
peu à manoeuvrer, mais beaucoup à canonner, et que c'était avec
l'artillerie qu'on parviendrait à démolir l'armée russe. De tout
ce qu'on lui demandait, il n'accorda que la division Friant, la
seule réserve qui lui restât en dehors de la garde. Si au lieu de
confier deux des divisions de Davout au prince Eugène, qui était peu
capable de s'en servir, et qui, sur trois qu'il avait à la droite
de la Kolocza, en laissait deux oisives dans un ravin, il lui en
eût donné une de moins, et qu'il eût envoyé les divisions Gudin et
Friant à Séménoffskoié, peut-être qu'avec celles-ci Murat et Ney
eussent tout décidé. Quoi qu'il en soit, Belliard retourna auprès de
Murat, rencontra la division Friant en marche vers Séménoffskoié,
et, par son récit, provoqua plus d'un mouvement d'impatience, plus
d'un propos fort vif de la part des deux héros de cette sanglante et
immortelle journée.

[Note en marge: Dans le même moment, Barclay de Tolly et Bagration
demandent des renforts à Kutusof pour fermer la trouée de
Séménoffskoié.]

[Note en marge: Secours envoyés, soit à Séménoffskoié, soit à
Outitza, et diversion de cavalerie ordonnée au delà de Borodino sur
la gauche de l'armée française.]

Au milieu de ces péripéties, Kutusof, qui était à table un peu
en arrière du champ de bataille, tandis que Barclay et Bagration
s'exposaient au feu le plus vif, Kutusof était, lui aussi, assiégé
des plus pressantes instances pour qu'il fermât avec ses réserves les
trouées formées dans sa ligne. Sur les demandes réitérées de Barclay
de Tolly et de Bagration, et sur le conseil du colonel Toll, il avait
détaché de la garde, qui était à Psarewo, les régiments de Lithuanie
et d'Ismaïlow, les cuirassiers d'Astrakan, ceux de l'impératrice et
de l'empereur, plus une forte réserve d'artillerie, et les avait
envoyés vers Séménoffskoié. Il s'était également décidé à retirer de
l'extrême droite le corps de Bagowouth, et avait acheminé les deux
divisions dont ce corps se composait, l'une, celle du prince Eugène
de Wurtemberg, vers Séménoffskoié, l'autre, celle d'Olsoufief, vers
Outitza, afin d'aider Touczkoff à résister au prince Poniatowski.
Enfin pressé par Platow et Ouvaroff qui, postés à l'extrême droite de
l'armée russe, sur les hauteurs protégées par la Kolocza, voyaient
notre gauche dégarnie, et étaient impatients d'en profiter, il
leur avait permis de passer la Kolocza avec leur cavalerie, et de
faire une diversion dont l'effet pouvait être grand, parce qu'il
serait imprévu. Ces mesures, arrachées à la sagacité paresseuse du
généralissime russe, étaient malheureusement ce qui convenait à la
circonstance, sinon pour vaincre, au moins pour nous empêcher de
vaincre.

[Note en marge: Tandis que la division du prince Eugène de Wurtemberg
est employée à fermer l'ouverture de Séménoffskoié, les généraux
Yermoloff et Kutaisoff reprennent la grande redoute.]

[Note en marge: Échec de la division Morand.]

Pendant ce temps, les généraux chargés de commander sur le terrain
faisaient des deux côtés des prodiges de bravoure et d'intelligence.
Barclay et Bagration avaient résolu de reconquérir à tout prix la
grande redoute et les trois flèches. Barclay avait mandé au prince
Eugène de Wurtemberg, dont la division était destinée au centre, de
se porter sur-le-champ à Séménoffskoié pour fermer la trouée. Au
même instant son chef d'état-major Yermoloff, le jeune Kutaisoff,
commandant son artillerie, étaient accourus en toute hâte pour
rallier le corps de Raéffskoi mis en déroute, et empruntant à
Doctoroff qui était posté dans le voisinage la division Likatcheff,
ils avaient marché sur la grande redoute conquise par la division
Morand. Par malheur, la division Morand venait de perdre son général,
atteint d'une blessure grave, et se trouvait presque sans direction.
Le 30e de ligne, établi dans la redoute, y était privé de l'appui des
deux autres régiments de la division, laissés à gauche et à droite,
et beaucoup trop en arrière. En même temps la division Gudin était
dans un ravin à droite, la division Broussier à gauche au bord de
la Kolocza, toutes deux inactives par la faute du prince Eugène,
valeureux autant qu'on pouvait l'être, mais n'ayant ni l'expérience
ni l'ardente activité qu'il faut dans ces moments décisifs. À cet
aspect, Yermoloff et Kutaisoff marchant à la tête du régiment d'Ouja,
et de l'infanterie de Raéffskoi ralliée, se portent sur le 30e, qui,
placé sur le revers de la grande redoute par lui conquise, n'avait
rien pour se couvrir. Ce brave régiment, sous la conduite du général
Bonamy, tient ferme d'abord. Après l'avoir accablé de mitraille,
à laquelle il ne peut répondre, car il n'avait pas d'artillerie,
Yermoloff et Kutaisoff fondent sur lui à la baïonnette, et le
réduisent à plier sous le nombre. L'intrépide Bonamy, resté dans la
redoute à la tête de quelques compagnies, tombe percé de plusieurs
coups de baïonnette. Les Russes, s'imaginant que c'est le roi Murat,
poussent des cris de joie, et l'épargnent pour en faire un trophée.
Au même moment, ils lancent à droite et à gauche le 2e corps de
cavalerie du général Korff, le 3e du baron de Kreutz, et forcent à
reculer les deux autres régiments de Morand, placés de chaque côté
de la grande redoute. Cette vaillante infanterie est sur le point
d'être précipitée au pied du monticule, quand le prince Eugène arrive
enfin à la tête de la division Gudin, commandée par le général Gérard
depuis le combat de Valoutina. Le 7e léger prend position à gauche de
la redoute, le reste de la division à droite. Le 7e léger, survenant
au moment où la cavalerie russe fondait sur les débris de la division
Morand, se forme en carré, reçoit les cavaliers ennemis par un feu à
bout portant, et les oblige à rebrousser chemin. À droite le général
Gérard, avec les deux autres régiments de sa division, rallie les
troupes de Morand, et arrête les progrès des Russes, qui ne peuvent
nous chasser du plateau, et qui sont réduits à se contenter de la
reprise de la grande redoute.

[Note en marge: Ney et Murat, violemment assaillis de leur côté, ne
se laissent pas enlever les trois flèches.]

Ce triomphe avait coûté cher à l'ennemi. Le général Yermoloff
avait été gravement blessé, et le jeune Kutaisoff tué, ce qui
était pour les Russes une perte sensible. Pendant ce temps,
Barclay, accouru avec le prince Eugène de Wurtemberg, et trouvant
la redoute reprise, avait placé le prince entre la redoute et le
village de Séménoffskoié, pour combler le vide que laissaient les
deux divisions de Paskewitch et de Kolioubakin, composant le corps
de Raéffskoi presque entièrement détruit. En cet instant le feu
était épouvantable sur ce point, car Murat avec l'artillerie de
toutes les divisions de Ney, avec l'artillerie attelée de la garde,
remplissait de ses projectiles cet espace qu'avait ouvert un moment
le sabre des cuirassiers de Latour-Maubourg, et dans lequel il aurait
voulu se précipiter avec toutes les réserves de l'armée française.
Barclay, ayant fermé la trouée avec l'infanterie du prince Eugène de
Wurtemberg, s'y tenait immobile, sous un feu qu'on ne se rappelait
pas avoir vu depuis vingt ans de guerre, et pendant que ses officiers
tombaient autour de lui, éprouvait une sorte de plaisir à repousser
si noblement les indignes calomnies de ses ingrats compatriotes.

[Note en marge: Effroyable lutte dans cette partie du champ de
bataille.]

[Note en marge: La division Friant remonte le ravin de Séménoffskoié,
et se plaçant en avant du village, résiste à tous les efforts des
Russes.]

Bagration, de son côté, ayant reçu la division Konownitsyn, détachée
du corps de Touczkoff, plus les régiments à pied et à cheval de
la garde, avait juré de mourir ou de reprendre, lui aussi, les
trois flèches situées à sa gauche et à notre droite. Il avait
porté en avant, d'un côté Konownitsyn, de l'autre les grenadiers
de Mecklenbourg, et avait réuni à la cavalerie de Siewers, aux
cuirassiers de Douka, les trois régiments de cuirassiers de la
garde. Mais il avait affaire à Murat et à Ney, ayant à leur gauche
Latour-Maubourg et Friant, au centre les divisions Razout, Ledru,
Marchand, à droite enfin les divisions Compans et Dessaix, les
cuirassiers de Nansouty et l'infanterie westphalienne. Murat en outre
avait amené en ligne la cavalerie de Montbrun, car, ainsi que nous
l'avons dit, les hauteurs franchies, on se trouvait sur un terrain
assez uni, et légèrement incliné vers les Russes. Le combat sur ce
point devint bientôt terrible, et rien dans la mémoire de nos gens de
guerre ne ressemblait à ce qu'ils avaient sous les yeux. La division
Friant, s'enfonçant dans le ravin de Séménoffskoié, l'avait remonté,
et, sans prendre les ruines du village, s'était déployée à droite et
à gauche sous un épouvantable feu d'artillerie et de mousqueterie. Le
brave Friant, voyant tomber son jeune fils à ses côtés, l'avait fait
emporter, et avait continué à se tenir au milieu de ses troupes, dont
il dirigeait le déploiement. Tous les efforts des Russes n'avaient
pu l'ébranler ni lui faire quitter la position de Séménoffskoié.
Au même instant, les grenadiers de Mecklenbourg, l'infanterie de
Konownitsyn abordaient à la baïonnette les troupes de Ney pour tâcher
de leur arracher les trois flèches, et, tour à tour victorieuses ou
vaincues, les troupes de Ney disputaient le terrain avec le dernier
acharnement. L'un des Touczkoff tomba en combattant à la tête du
régiment de Revel. C'était le frère de celui qui avait été pris à
Valoutina, et le frère de celui qui en ce moment défendait Outitza
contre Poniatowski.

[Note en marge: Ney et Murat emploient de nouveau la cavalerie.]

[Note en marge: Charges brillantes et acharnées.]

[Note en marge: Friant blessé à côté de son fils.]

Murat et Ney, voulant alors terminer la bataille sur ce point, se
décident à ordonner un vaste mouvement de cavalerie. À droite les
cuirassiers Saint-Germain et Valence, sous Nansouty, s'élancent au
galop; à gauche, ceux des généraux Vathier et Defrance s'élancent
également. La terre tremble sous les pas de ces puissants cavaliers.
Une partie de la cavalerie russe est rompue; l'autre, composée des
régiments de Lithuanie et d'Ismaïlow, résiste, et soutient le choc.
On se mêle; les cuirassiers russes s'avancent jusqu'à nos lignes; on
les repousse; pas un de nos carrés n'est entamé. La mêlée devient
meurtrière, et les victimes sont aussi nombreuses qu'illustres.
Montbrun, l'héroïque Montbrun, le plus brillant de nos officiers
de cavalerie, tombe mortellement frappé par un boulet. Rapp, qui
était venu se mettre à la tête de la division Compans, reçoit quatre
blessures. Le général Dessaix quitte ses propres troupes pour le
remplacer, et se sent frappé à son tour. Il n'y a plus que des
généraux de brigade pour commander les divisions. Au milieu de ce
carnage, Murat et Ney, comme invulnérables, sont toujours debout,
toujours au milieu du feu, sans être atteints. Un homme rare, Friant,
le modèle de toutes les vertus guerrières, le seul des anciens chefs
du corps de Davout qui n'eût pas encore été frappé, car Davout venait
d'être mis hors de combat, Morand était gravement blessé, et Gudin
venait de mourir à Valoutina, Friant tombe à son tour, et il est
emporté à la même ambulance où l'on donnait des soins à son fils.
Murat accourt à la division Friant, demeurée sans chef. C'était un
jeune Hollandais, le général Vandedem, qui devait la commander.
Courageux, mais dépourvu d'expérience, il s'empresse de céder cet
honneur au chef d'état-major Galichet. Celui-ci prend le commandement
au moment où Murat arrive. Tandis qu'ils se parlent, un boulet passe
entre eux et leur coupe la parole.--Il ne fait pas bon ici, dit
Murat en souriant.--Nous y resterons cependant, répond l'intrépide
Galichet.--Au même instant, les cuirassiers russes fondent en masse.
La division Friant n'a que le temps de se former en deux carrés,
liés par toute une ligne d'artillerie. Murat entre dans l'un, le
commandant Galichet dans l'autre, et pendant un quart d'heure ils
reçoivent, avec un imperturbable sang-froid, les charges furieuses de
la cavalerie russe.--Soldats de Friant, s'écrie Murat, vous êtes des
héros!--Vive Murat! vive le roi de Naples! répondent les soldats de
Friant.--

[Note en marge: Bagration mortellement blessé.]

C'est ainsi que de notre côté on occupait, faute de forces plus
considérables, cette partie du champ de bataille qui s'étendait
de Séménoffskoié jusqu'au bois d'Outitza. Tout à coup une grande
victime était tombée parmi les Russes. Bagration avait été frappé
mortellement, et on l'avait emporté au milieu des cris de douleur de
ses soldats qui avaient pour lui une sorte d'idolâtrie. La seconde
armée russe se trouvait à son tour sans chef. On appela Raéffskoi,
mais il ne pouvait quitter les débris du 7e corps, qui occupait
toujours avec le prince Eugène de Wurtemberg l'intervalle de la
grande redoute à Seménoffskoié. Alors on manda le général Doctoroff
pour qu'il vînt remplacer Bagration.

[Note en marge: Ney et Murat reprennent l'avantage, et voient
s'ouvrir encore une fois la trouée de Séménoffskoié.]

Dans ce même moment, on apprenait chez les Russes que Poniatowski,
après avoir traversé les bois, avait enlevé les hauteurs d'Outitza
à Touczkoff, qui était privé de la division Konownitsyn sans avoir
encore été rejoint par celle d'Olsoufief, la seconde de Bagowouth,
que Touczkoff, l'aîné des trois frères, était mort, ce qui faisait
deux Touczkoff tués dans la journée, et trois perdus pour leur
famille en moins de quinze jours. Dans le trouble qu'on éprouvait,
on avait demandé à grands cris et fait partir immédiatement le reste
du corps de Bagowouth, c'est-à-dire la division du prince Eugène de
Wurtemberg, qui n'avait pas cessé d'occuper sous un feu d'artillerie
terrible l'espace presque ouvert entre Séménoffskoié et la grande
redoute.

Cet espace de si haute importance, que les Russes tâchaient sans
cesse de nous fermer, où Raéffskoi avait perdu presque tout son
monde, et où le prince Eugène de Wurtemberg venait de voir tomber
la moitié du sien, était près de se rouvrir devant nous. La fortune
nous offrait de nouveau une occasion décisive, et en portant toute la
garde impériale sur ce point, on pouvait encore pénétrer à coup sûr
dans les entrailles de l'armée russe.

[Note en marge: Ils proposent de nouveau la manoeuvre déjà proposée
le matin.]

[Note en marge: Napoléon est prêt à l'exécuter, lorsqu'une
échauffourée vers la gauche de l'armée l'oblige à suspendre le
mouvement commencé.]

[Note en marge: Napoléon envoie toute son artillerie de réserve à Ney
et à Murat.]

Ney et Murat envoyèrent proposer pour la seconde fois cette manoeuvre
à Napoléon. Celui-ci, trouvant la bataille arrivée à maturité,
accueillit la proposition de ses lieutenants, et donna les premiers
ordres pour son exécution. Il fit avancer la division Claparède
et la jeune garde, et, quittant Schwardino, se mit lui-même à leur
tête. Mais tout à coup un tumulte effroyable se produisit à gauche
de l'armée, au delà de la Kolocza. En regardant de ce côté on voyait
des cantiniers en fuite, des bagages en désordre; on entendait des
cris, on apercevait en un mot tous les signes d'une déroute. À cet
aspect, Napoléon fit arrêter sa garde sur place, et s'élança au
galop pour savoir ce que c'était. Après quelque temps il finit par
l'apprendre. D'après l'autorisation de Kutusof, les deux cavaleries
de Platow et d'Ouvaroff avaient franchi la Kolocza sur notre gauche
dégarnie, et avaient fondu, Platow sur nos bagages, Ouvaroff sur la
division Delzons. Cette brave division, après avoir conquis Borodino
le matin, attendait l'arme au pied qu'on demandât encore quelque
chose à son dévouement. Dans l'impossibilité de prévoir exactement ce
qui allait se passer de ce côté, Napoléon ne voulut pas se démunir
de sa réserve. Il envoya à Ney et à Murat tout ce qui restait de
l'artillerie de la garde, porta en avant la division Claparède,
prête à se diriger, ou à droite vers Séménoffskoié, ou à gauche vers
Borodino, et se tint lui-même à la tête de l'infanterie de la garde,
dans l'attente de ce qui arriverait à la gauche de la Kolocza, où le
prince Eugène venait de se rendre de sa personne.

[Note en marge: Diversion exécutée au delà de Borodino par la
cavalerie de Platow et d'Ouvaroff.]

[Note en marge: La division Delzons repousse la cavalerie russe.]

Le vice-roi, au premier bruit de cette subite irruption, avait quitté
le centre, et passant sur la rive gauche de la Kolocza, s'était porté
de toute la vitesse de son cheval jusqu'à Borodino. Mais il avait
trouvé ses régiments déjà formés en carré, et attendant l'ennemi
de pied ferme. À la vue des nombreux escadrons russes la cavalerie
légère du général Ornano, trop faible pour résister aux huit
régiments de cavalerie régulière d'Ouvaroff, se replia successivement
et avec ordre sur notre infanterie. Les Croates qui étaient sur les
bords de la Kolocza, et à qui la cavalerie russe prêtait le flanc
par son mouvement hasardé, la saluèrent d'un feu bien nourri. Cette
cavalerie alors se jeta sur le 84e de ligne, celui qui avait fait
en 1809 une si belle résistance à Gratz, le trouva formé en carré,
et vint inutilement essuyer son feu, sans oser toutefois braver ses
baïonnettes. Le reste alla tourbillonner autour du 8e léger et du
92e, et, après quelques évolutions, se retira, désespérant d'obtenir
aucun résultat. Il n'était pas prudent en effet de s'opiniâtrer
contre une telle infanterie avec de la cavalerie seule, et tout ce
qu'on pouvait se promettre, c'était de faire une démonstration. On
l'avait faite et payée de quelques hommes, les uns tués par notre
mousqueterie et notre mitraille, les autres pris au retour par notre
cavalerie légère, qui sabrait les moins prompts à repasser la Kolocza.

[Note en marge: L'échauffourée de la gauche fait perdre une heure.]

Toute vaine qu'elle était, cette tentative nous avait coûté beaucoup
plus d'une heure, avait interrompu le mouvement de la garde, et donné
à Kutusof, qui s'éclairait lentement, mais qui s'éclairait enfin, le
temps d'amener au centre le corps d'Ostermann, inutilement laissé à
sa droite vis-à-vis notre gauche. Il avait même mis toute la garde
impériale russe en marche pour fermer la trouée si inquiétante de
Séménoffskoié. De notre côté, Ney et Murat avaient vu cette trouée
se fermer de nouveau, et dans leur dépit n'avaient pas ménagé
Napoléon absent, et occupé ailleurs de soins qu'ils ignoraient.

[Note en marge: Lorsque Napoléon est rassuré sur sa gauche, il n'est
plus temps d'envoyer sa garde à Séménoffskoié, où toutes les réserves
russes se sont accumulées.]

L'occasion était donc encore passée, et cette fois par un de ces
accidents fortuits qu'on appelle avec raison faveurs ou défaveurs de
la fortune.

[Note en marge: Ordre au prince Eugène de reprendre la grande
redoute.]

Napoléon, qui avait envoyé le maréchal Bessières auprès de Murat et
de Ney, et qui venait d'apprendre par ce maréchal que le centre des
Russes était de nouveau renforcé, que les vues de Ney et de Murat
n'étaient plus exécutables (Bessières prétendait même qu'elles ne
l'avaient jamais été), Napoléon ordonna au prince Eugène de faire la
seule chose qui dans le moment lui parût propre à terminer la lutte,
c'était d'enlever la grande redoute du centre, car il pensait avec
raison que ce point d'appui arraché à la ligne russe, on finirait
par l'enfoncer d'une manière ou d'une autre. Murat avait sous la
main une immense quantité d'artillerie, toute celle d'abord des
divisions d'infanterie employées où il était, ensuite toute celle
de la cavalerie, et en outre les batteries de réserve de la garde.
Napoléon lui fit dire d'accabler de mitraille les fortes colonnes qui
s'approchaient, puis de se tenir prêt à lancer sur elles sa cavalerie
à l'instant décisif, car on allait enlever d'assaut la grande redoute.

[Note en marge: Ney et Murat arrêtent les masses russes en avant de
Séménoffskoié, par un épouvantable feu d'artillerie.]

[Note en marge: Murat lance tous les cuirassiers au delà du ravin de
Séménoffskoié.]

[Note en marge: Épouvantable charge de grosse cavalerie.]

[Note en marge: Le général Caulaincourt entre avec les cuirassiers
dans la redoute pendant que le prince Eugène y entre de son côté avec
le 9e de ligne.]

Cet instant décisif approchait enfin. D'un côté, Murat avait rangé
sur sa gauche, le long du ravin de Séménoffskoié, sur le bord duquel
la division Friant n'avait pas cessé de tenir ferme, la masse
d'artillerie dont on l'avait pourvu, et derrière cette artillerie
les trois corps de cavalerie des généraux Montbrun, Latour-Maubourg
et Grouchy, attendant l'ordre de passer le ravin et de charger les
lignes de l'infanterie russe. De l'autre côté le prince Eugène,
concentrant sur la droite de la grande redoute les divisions Morand
et Gudin, avait amené sur la gauche de cette redoute la division
Broussier, toute fraîche, et brûlant de se signaler à son tour.
Cette division était embusquée dans un ravin, et prête à se jeter
au premier signal sur les parapets de l'ouvrage à conquérir. Il
était environ trois heures de l'après-midi. Il y avait neuf heures
que cet horrible carnage était commencé. Murat et Ney vomissaient
le feu de deux cents pièces de canon sur le centre des Russes.
Le corps de Doctoroff avait été envoyé tout entier derrière la
redoute, et quoiqu'il souffrît beaucoup, il souffrait moins que
le corps d'Ostermann, placé à découvert entre la redoute même et
Séménoffskoié. À une fort petite distance, qui était celle de la
largeur du ravin, on voyait les Russes tomber par centaines dans les
corps de Doctoroff et d'Ostermann, ainsi que dans la garde russe
déployée en arrière, et recevant les coups qui avaient épargné la
première ligne. Murat et Ney, qu'une sorte de miracle avait jusque-là
protégés, pleins de joie en voyant l'effet de leurs canons, en
redoublaient le feu. Croyant la ligne ennemie assez ébranlée, Murat
se décide enfin à recommencer l'attaque de cavalerie, qui avait si
bien réussi le matin au général Latour-Maubourg. Il lance d'abord
le 2e corps de cavalerie, à la tête duquel le général Caulaincourt,
frère du duc de Vicence, avait remplacé Montbrun. Il ordonne au
corps de Latour-Maubourg de soutenir le 2e, et à celui de Grouchy
de se préparer à soutenir l'un et l'autre. Quant à la cavalerie du
général Nansouty, nous avons déjà dit qu'elle était à la droite de
Ney. Au signal convenu, Caulaincourt traverse le ravin, débouche au
delà, et fond sur tout ce qu'il rencontre avec les 5e, 8e et 10e
de cuirassiers. Le général Defrance le suit avec deux régiments de
carabiniers. En un clin d'oeil, l'espace est franchi; quelques restes
du corps de Raéffskoi debout encore sur cette partie du terrain sont
enfoncés, la cavalerie de Korff et du baron de Kreutz est culbutée,
et la masse de nos cavaliers, lancée à toute bride, dépasse la grande
redoute. À ce spectacle, le général Caulaincourt découvrant derrière
lui l'infanterie de Likatcheff qui gardait la redoute, se rabat sur
elle par un brusque mouvement à gauche, et la sabre à la tête du 5e
de cuirassiers. Malheureusement il tombe frappé à mort. L'infanterie
de Morand et de Gudin, qui était placée à la droite de la grande
redoute, et voyait les casques de nos cuirassiers briller au delà,
pousse des cris de joie et d'admiration. De son côté, le prince
Eugène, qui était à la gauche, se met à la tête du 9e de ligne, celui
qui avait fourni les braves tirailleurs d'Ostrowno, lui adresse
quelques paroles véhémentes, lui fait gravir le monticule à perte
d'haleine, puis profitant du tumulte du combat, de l'épaisseur de la
fumée, escalade les parapets de la redoute, et les franchit au moment
même où le 5e de cuirassiers sabrait les fantassins de la division
Likatcheff. Les trois bataillons du 9e fondent à la baïonnette sur
les soldats de cette division, en prennent quelques-uns, en tuent
un plus grand nombre, et vengent le 30e de ligne de ses malheurs du
matin. Ils allaient même venger le général Bonamy sur le commandant
de la division, le général Likatcheff, mais à l'aspect de ce
vieillard respectable tombé en leurs mains, ils lui laissent la vie,
et l'envoient à l'Empereur. Ils se rangent en bataille sur le revers
de la redoute, et viennent assister au terrible combat de cavalerie
engagé entre la garde à cheval russe et nos cuirassiers.

En effet la garde russe à cheval déployée tout entière, se précipite
sur nos cuirassiers, et les charge à fond en passant sous la
fusillade du 9e. Elle les oblige à céder. Les carabiniers sous le
général Defrance la ramènent. Chaque fois qu'elle passe et repasse,
elle reçoit les coups de fusil du 9e. Incommodée du feu de ce
régiment, elle veut le charger pour s'en débarrasser, mais elle est
arrêtée par ses balles. Nos cuirassiers viennent au secours du 9e, et
en défilant devant lui crient: Vive le 9e! à quoi celui-ci répond:
Vivent les cuirassiers!--La cavalerie de Grouchy charge à son tour,
voit son brave général renversé d'un biscaïen, continue à s'avancer,
et arrive jusqu'aux lignes de l'infanterie russe, rangée en masse
tellement profonde qu'on ne peut espérer d'y pénétrer. Mais tout ce
qui se trouve entre deux est balayé, et la cavalerie ennemie est
forcée de chercher asile derrière son infanterie.

[Note en marge: La bataille étant perdue pour elle sur tous les
points, l'armée russe se retire en ordre sur Psarewo.]

Pendant ce temps le 9e placé seul en avant de la grande redoute
souffre cruellement. Les divisions Morand et Gudin restées sur la
droite lui prêtent enfin leur appui; elles se portent au delà de
la redoute, tandis que Murat et Ney, formant un angle avec elles,
gagnent peu à peu du terrain, dépassent le ravin de Séménoffskoié,
et s'avancent leur droite en avant. Notre armée entière forme ainsi
une ligne brisée, qui enveloppe dans un angle de feu l'armée russe
horriblement décimée. Celle-ci rétrograde lentement sous une affreuse
mitraille, et vient s'adosser à la lisière du bois de Psarewo. On ne
la charge plus, et dans l'attente d'un mouvement décisif, on met en
ligne l'artillerie de tous les corps, et on fait converger sur elle
trois cents pièces de canon. Sous la masse de projectiles dont on
l'accable, elle demeure immobile et fortement serrée.

[Note en marge: On pouvait peut-être achever de la détruire en
faisant donner la garde.]

[Note en marge: Motifs pour lesquels Napoléon refuse de faire donner
sa garde.]

[Note en marge: La journée finit par une horrible canonnade dirigée
contre l'armée russe.]

En ce moment la bataille était gagnée assurément, car partout le
champ de bataille nous appartenait. À l'extrême droite, au delà des
bois, le prince Poniatowski après un combat sanglant avait fini
par prendre position en avant d'Outitza, sur la vieille route de
Moscou; à l'extrême gauche Delzons occupait toujours Borodino, et
au point essentiel, c'est-à-dire entre la grande redoute et les
flèches qu'on avait enlevées, on tenait le gros de l'armée russe
acculé à la lisière du bois de Psarewo, et expirant sous le feu de
trois cents pièces de canon. Toutefois il restait encore plusieurs
heures de jour, et bien qu'il ne s'offrît plus, comme deux fois
dans la journée, de manoeuvre décisive à exécuter, on pouvait en
abordant l'armée russe une dernière fois, la droite en avant, avec
une masse de troupes fraîches, on pouvait, disons-nous, la refouler
vers la Moskowa, et lui faire subir un véritable désastre. Un tel
résultat méritait certainement de nouveaux sacrifices, quels qu'ils
dussent être, car devant une victoire complétement destructive pour
l'armée russe, la constance d'Alexandre eût probablement fléchi.
Mais pour cela il fallait faire donner la garde impériale tout
entière, laquelle comptait environ 18 mille hommes d'infanterie et de
cavalerie, qui n'avaient pas combattu. Il restait à gauche dans la
division Delzons, au centre dans les divisions Broussier, Morand et
Gudin, à droite dans la division Dessaix, des troupes qui, quoique
ayant déjà combattu, étaient capables encore d'un grand effort,
surtout s'il devait être décisif. Les troupes qui n'étaient qu'à demi
fatiguées auraient valu des troupes fraîches pour ce moment suprême.
Quant à la garde, elle eût fait des prodiges, et demandait à les
faire. Napoléon, pour qui la hauteur du soleil sur l'horizon était un
motif tout aussi pressant que les instances de ses lieutenants, et
pour ainsi dire un reproche, monta à cheval afin d'examiner lui-même
le champ de bataille. Le rhume dont il était atteint l'incommodait
fort, mais pas de manière à paralyser sa puissante intelligence.
Cependant les horreurs de cette affreuse bataille sans exemple encore
pour lui, quoiqu'il en eût vu de bien sanglantes, avaient comme
étonné son génie. Il ne s'était pas écoulé un instant sans qu'on
vînt lui annoncer que quelques-uns des premiers officiers de l'armée
étaient frappés. C'étaient les généraux et officiers supérieurs
Plauzonne, Montbrun, Caulaincourt, Romeuf, Chastel, Lanabère,
Compère, Bessières, Dumas, Canouville, tués; c'étaient le maréchal
Davout, les généraux Morand, Friant, Compans, Rapp, Belliard,
Nansouty, Grouchy, Saint-Germain, Bruyère, Pajol, Defrance, Bonamy,
Teste, Guilleminot, blessés gravement. L'opiniâtreté des Russes,
quoiqu'elle n'eût rien d'inattendu, avait un caractère sinistre
et terrible, qui lui inspirait de sérieuses réflexions, car, pour
l'honneur de la nature humaine, il y a dans le patriotisme vaincu
mais furieux, quelque chose qui impose même à l'agresseur le plus
audacieux. Aussi Napoléon, dans cet état d'irrésolution si nouveau
chez lui, parut-il inexplicable à ceux qui l'entouraient, à ce point
qu'ils cherchaient à se l'expliquer en disant qu'il était malade.
Sans s'occuper de ce qu'ils pensaient, il parcourut au galop la
ligne des positions enlevées, vit les Russes acculés mais serrés en
masse et immobiles, n'offrant nulle part une prise facile, pouvant
néanmoins par un dernier choc, donné obliquement, être rejetés en
désordre vers la Moskowa. Pourtant on ne savait, après tout, si
le désespoir ne triompherait pas des dix-huit mille hommes de la
garde, si par conséquent on ne la sacrifierait pas inutilement pour
égorger quelques milliers d'ennemis de plus; et à cette distance
de sa base d'opération, ne pas garder entier le seul corps qui fût
encore intact, parut à Napoléon une témérité dont les avantages
ne compensaient pas le danger. Se tournant vers ses principaux
officiers: Je ne ferai pas démolir ma garde, leur dit-il. À huit
cents lieues de France, on ne risque pas sa dernière réserve.-- Il
avait raison sans doute, mais en justifiant sa résolution du moment,
il condamnait cette guerre, et, pour la deuxième ou troisième fois
depuis le passage du Niémen, il expiait par un excès de prudence qui
ne lui était pas ordinaire, la faute de sa témérité. En dépassant la
grande route de Moscou, et en s'approchant de Borodino, on apercevait
Gorki, seule position un peu avancée conservée par les Russes.
Napoléon se demanda s'il fallait l'enlever. Il y renonça, car le
résultat n'en valait pas la peine. Au fond du champ de bataille,
les Russes, serrés en masse, offraient une large prise au canon, et
semblaient nous défier.--Puisqu'ils en veulent encore, dit Napoléon
avec la cruelle familiarité du champ de bataille, donnez-leur-en.--Il
prescrivit de mettre en batterie tout ce qui restait d'artillerie non
employée, et à partir de ce moment on fit agir près de quatre cents
bouches à feu. On tira ainsi pendant plusieurs heures sur les masses
russes, qui persistèrent à se tenir en ligne sous cette épouvantable
canonnade, perdant des milliers d'hommes sans s'ébranler. On tuait
donc au lieu de faire des prisonniers! nous perdions aussi des
hommes, mais certainement pas le sixième de ceux que nous immolions.

[Note en marge: Nuit qui succède à la bataille.]

Le soleil s'abaissa enfin sur cette scène atroce, sans égale dans les
annales humaines: la canonnade finit par se ralentir successivement,
et chacun épuisé de fatigue s'en alla prendre quelque repos. Nos
généraux ramenèrent un peu en arrière leurs divisions, de manière
à les garantir des boulets ennemis, et se placèrent au pied des
hauteurs conquises, bien convaincus que les Russes n'essayeraient
pas de les reprendre. Nos soldats, qui n'étaient guère pourvus de
vivres, se mirent au bivouac à dévorer ce qu'ils avaient, et se
délassèrent en se racontant les horreurs étonnantes que chacun d'eux
avait vues. Napoléon victorieux rentra dans sa tente entouré de ses
lieutenants, les uns mécontents de ce qu'il n'avait pas fait, les
autres disant qu'on avait eu raison de s'en tenir au résultat obtenu,
que les Russes après tout étaient détruits, et que les portes de
Moscou étaient ouvertes. Mais pendant cette soirée les témoignages de
joie, d'admiration, qui avaient éclaté jadis à Austerlitz, à Iéna, à
Friedland, ne se firent pas entendre dans la tente du conquérant.

[Note en marge: Affreux spectacle du lendemain.]

Russes et Français couchèrent les uns à côté des autres sur le champ
de bataille. Au point du jour, on fut témoin d'un spectacle horrible,
et on put se faire une idée de l'épouvantable sacrifice d'êtres
humains qui avait été consommé la veille. Le champ de bataille était
couvert de morts et de mourants, comme jamais on ne l'avait vu. Chose
cruelle à dire, nombre effrayant à prononcer, quatre-vingt dix mille
hommes environ, c'est-à-dire la population entière d'une grande cité,
étaient étendus sur la terre, morts ou blessés. Quinze à vingt mille
chevaux renversés ou errants, et poussant d'affreux hennissements,
trois ou quatre cents voitures d'artillerie démontées, mille débris
de tout genre complétaient ce spectacle, qui soulevait le coeur
surtout en approchant des ravins, où par une sorte d'instinct les
blessés s'étaient portés afin de se mettre à l'abri de nouveaux
coups. Là ils étaient accumulés les uns sur les autres, sans
distinction de nation.

[Note en marge: Épouvantable relevé des pertes de part et d'autre.]

Heureusement, si le patriotisme permet de prononcer ce mot inhumain,
heureusement le partage dans cette liste funèbre était fort inégal.
Nous comptions environ 9 à 10 mille morts, 20 ou 21 mille blessés,
c'est-à-dire 30 mille hommes hors de combat, et les Russes, d'après
leur aveu, près de 60 mille[23]! Nous avions tué tout ce qu'autrefois
nous prenions par de savantes manoevres. La faux de la mort semblait
ainsi avoir remplacé dans les mains de Napoléon l'épée merveilleuse
qui jadis désarmait plus d'ennemis qu'elle n'en détruisait. Ce qu'on
ne croirait pas, si des documents authentiques ne l'attestaient,
nous avions quarante-sept généraux et trente-sept colonels tués ou
blessés, les Russes à peu près autant, preuve de l'énergie que les
chefs avaient déployée des deux cotés, et de la petite distance à
laquelle on avait combattu. Après cet affreux duel, il nous restait
cent mille hommes, car ce qui pouvait manquer à ce chiffre était
remplacé par la division italienne Pino, et par la division Delaborde
de la jeune garde, l'une et l'autre arrivées après la bataille. Les
Russes n'auraient pas pu mettre cinquante mille hommes en ligne, mais
ils étaient chez eux, et nous étions à huit cents lieues de notre
capitale! Ils faisaient une guerre nécessaire, et nous faisions une
guerre d'ambition! Et à chaque pas en avant, quand l'étourdissement
de la gloire laissait chez nous place à la réflexion, nous
condamnions au fond du coeur le chef entraînant dont nous suivions la
fortune éblouissante!

[Note 23: Les nombres français sont empruntés à des états
authentiques; les nombres russes aux relations ordonnées depuis, et
admises par le gouvernement russe lui-même.]

[Note en marge: Faux récit de la bataille de la Moskowa par le
général Kutusof.]

Kutusof, menteur autant que rusé, satisfait de n'être pas détruit,
eut l'audace d'écrire à son maître qu'il avait résisté toute une
journée aux assauts de l'armée française, et lui avait tué autant
d'hommes qu'il en avait perdu, que s'il quittait le champ de
bataille, ce n'était pas qu'il fût vaincu, mais c'est qu'il prenait
les devants pour aller couvrir Moscou. Plus qu'aucun homme au monde,
il savait à quel point on peut mentir aux passions, surtout aux
passions des peuples peu éclairés, et excepté de se dire victorieux,
il osa écrire tout ce qui approchait le plus de ce mensonge. Il
manda au gouverneur de Moscou, le comte Rostopchin, destiné bientôt
à une effroyable immortalité, qu'il venait de livrer une sanglante
bataille pour défendre Moscou, qu'il était loin de l'avoir perdue,
qu'il allait en livrer d'autres encore, qu'il promettait bien que
l'ennemi n'entrerait point dans la ville sacrée, mais qu'il était
urgent de lui envoyer tous les hommes capables de porter les armes,
surtout les miliciens de Moscou, dont on avait promis 80 mille, et
dont il avait reçu 15 mille au plus. Il ordonna la retraite pour le
8 septembre au matin, en prescrivant de disputer Mojaïsk tout le
temps nécessaire pour évacuer les vivres, les munitions, les blessés
transportables. Il donna au général Miloradovitch le commandement de
son arrière-garde.

[Note en marge: Embarras qu'éprouve Napoléon pour publier même les
pertes de l'ennemi.]

Napoléon qui n'avait pas les mêmes raisons de dissimuler, car il
était victorieux d'une manière incontestable, éprouvait cependant
une sorte d'embarras à raconter son triomphe. Autrefois il avait
à annoncer pour quelques mille morts trente ou quarante mille
prisonniers, quelques centaines de canons et de drapeaux enlevés. Ici
il n'y avait ni prisonniers, ni drapeaux, ni canons pris (excepté un
petit nombre de pièces de position trouvées dans les redoutes); mais
soixante mille morts ou mourants appartenant à l'ennemi couvraient le
terrain. Chose extraordinaire, dans ses bulletins et dans ses lettres
(notamment à son beau-père) il en dit beaucoup moins qu'il n'y en
avait, soit qu'il l'ignorât, soit qu'il n'osât pas l'avouer au monde.
Suivant son usage, cette bataille, que les Russes appelèrent du nom
de Borodino, il la qualifia d'un nom retentissant et parlant aux
imaginations, de celui de la Moskowa, rivière qui passait à une lieue
du champ de bataille, pour aller ensuite traverser Moscou. Ce nom lui
restera dans les siècles.

[Note en marge: Dispositions prises par Napoléon à la suite de la
bataille.]

[Note en marge: Établissement à l'abbaye de Kolotskoi pour les
blessés.]

[Note en marge: Junot laissé à la garde de l'hôpital de Kolotskoi.]

[Note en marge: Ordres pour remplacer l'immense quantité de munitions
de guerre qu'on avait consommées.]

[Note en marge: Appel de tous les renforts pour remplir les vides
dans les cadres de l'armée.]

Mais après quelques moments donnés à l'effet, Napoléon songea aux
conséquences à tirer de la victoire. Il achemina sur Mojaïsk Murat
avec deux divisions de cuirassiers, avec plusieurs divisions de
cavalerie légère, et une des divisions d'infanterie du maréchal
Davout. Ce maréchal suivit avec ses quatre autres divisions, en se
faisant transporter dans une voiture, car il ne pouvait se tenir
à cheval. Le prince Poniatowski fut dirigé comme il l'avait été
pendant toute la marche sur la droite de la grande route, par le
chemin de Wereja, et le prince Eugène sur la gauche par le chemin de
Rouza (voir la carte nº 55). Cette double force, placée sur les deux
flancs de l'armée, avait pour but de faire tomber toute résistance
en débordant l'ennemi, d'étendre le rayon d'approvisionnement, et de
couvrir nos fourrageurs. Napoléon avec le corps de Ney, qui avait
horriblement souffert, avec la garde qui ne le quittait pas, resta
encore un jour sur le champ de bataille, pour y donner des ordres
indispensables, dictés autant par l'humanité que par l'intérêt
de l'armée. Il convertit d'abord en hôpital la grande abbaye de
Kolotskoi, parce qu'aisée à défendre elle devait offrir un abri sûr
aux blessés qui n'étaient pas transportables. Ceux qui pouvaient être
transportés, devaient être envoyés à Mojaïsk dès qu'on serait maître
de cette ville. Il y avait aussi beaucoup de chevaux légèrement
blessés, faciles à guérir, beaucoup de pièces démontées faciles à
réparer. Par ce motif Napoléon établit un dépôt de cavalerie et
d'artillerie dans les villages environnant l'abbaye de Kolotskoi, et
décida que Junot avec ses Westphaliens occuperait ce lieu funèbre,
pour garder les précieux restes qu'on y laissait, et pour aller au
loin recueillir les vivres que les malheureux blessés seraient dans
l'impossibilité de se procurer eux-mêmes. Le bienfaiteur de tous ceux
qui souffraient, l'illustre Larrey, voulut rester à Kolotskoi avec
la majeure partie des chirurgiens de l'armée. Trois jours entiers
devaient à peine suffire pour appliquer le premier pansement sur
toutes les blessures, et par un temps déjà froid et humide, surtout
la nuit, un grand nombre de blessés étaient réduits à attendre
les secours de l'art couchés en plein air sur la paille. Tout ce
qu'on pouvait pour eux c'était de leur apporter quelques aliments,
et notamment un peu d'eau-de-vie, afin de soutenir leurs forces.
Au surplus Napoléon veilla lui-même à ce qu'on fît ce qui était
possible, avec le matériel qu'on était parvenu à transporter à cette
distance. Après ces premiers et indispensables soins il envoya des
ordres à Smolensk pour qu'on remplaçât les munitions d'artillerie
consommées. On avait tiré 60 mille coups de canon, et brûlé 1400
mille cartouches d'infanterie. Il fit ordonner des transports
extraordinaires de munitions par le chef de l'artillerie de la grande
armée, le général de Lariboisière, qui dans cette campagne, plus
difficile pour son arme que pour toute autre, déployait à un âge fort
avancé le courage et l'activité d'un jeune homme. N'ayant plus de
grandes rivières à traverser, Napoléon avait laissé à Smolensk ses
gros équipages de ponts, et n'avait amené que le matériel nécessaire
pour jeter des ponts de chevalets. Grâce à cette disposition, six à
huit cents chevaux de trait étaient restés disponibles à Smolensk.
Il prescrivit de les employer sur-le-champ à charrier des munitions
d'infanterie et d'artillerie. Enfin il ordonna un nouveau mouvement
en avant à tous les corps français ou alliés qui se trouvaient dans
les diverses stations de Smolensk, Minsk, Wilna, Kowno, Koenigsberg,
particulièrement à tous les bataillons et escadrons de marche
destinés à recruter les corps.

L'armée avait continué à cheminer pendant que Napoléon donnait ces
ordres, et Murat était arrivé le 8 au soir devant Mojaïsk, ville de
quelque importance qu'il y avait intérêt à posséder intacte. À mesure
qu'on approchait de Moscou les ressources du pays augmentaient,
mais la rage de les détruire augmentait aussi chez l'ennemi. On
rencontrait plus de villages florissants, et plus de colonnes de
flammes. Les Russes voulant se ménager le temps d'opérer quelques
évacuations de blessés et de matériel, avaient placé en avant
d'un ravin marécageux une forte arrière-garde d'infanterie et
de cavalerie, et ils étaient résolus à défendre cette position.
Il était possible de la tourner, mais l'obscurité ne permettait
pas d'apercevoir le point par lequel on aurait pu y réussir, et
pour éviter la confusion d'une scène de nuit, on fit halte, et on
bivouaqua à portée du canon des Russes.

[Note en marge: Entrée dans Mojaïsk.]

[Note en marge: Napoléon s'y arrête quelques jours de sa personne,
tandis que l'armée marche en avant.]

Le lendemain 9 on voulut entrer de vive force dans Mojaïsk, et après
avoir sacrifié quelques hommes sans utilité, on pénétra dans cette
ville, où il y avait plusieurs magasins en flammes, mais où la plus
grande partie des habitations étaient restées intactes. On y trouva
beaucoup de blessés russes, qu'on respecta et qu'on abandonna aux
soins de leurs propres chirurgiens. La ville contenait des vivres et
des bâtiments pour un second hôpital, circonstance fort heureuse,
car celui de Kolotskoi était loin de suffire à nos besoins. Napoléon
résolut de s'arrêter de sa personne à Mojaïsk, afin de soigner le
rhume dont il était atteint, et qui l'importunait sans altérer en
rien l'usage de ses facultés[24]. Son projet était de partir pour
rejoindre l'armée dès qu'elle serait arrivée aux portes de Moscou,
afin d'y entrer avec elle, ou de se mettre à sa tête s'il y avait une
nouvelle bataille à livrer.

[Note 24: La supposition que Napoléon était malade à la bataille de
la Moskowa, admise par des historiens respectables pour expliquer
son inaction dans cette journée, n'a rien de fondé, si on la pousse
jusqu'à présenter ses facultés comme atteintes. Nous avons lu et relu
les correspondances les plus intimes, écrites jour par jour, en toute
sincérité, par des hommes qui ne quittaient pas le quartier général,
et qui n'avaient aucun intérêt à altérer la vérité, et on voit à la
liberté même de leur langage, à l'absence de toute préoccupation,
combien était légère l'indisposition de Napoléon. C'était un gros
rhume et rien de plus. Lui et ses lieutenants en parlèrent dans leurs
lettres de manière à ne laisser aucun doute sur la nature de cette
indisposition. Napoléon, qui ordinairement ne se ménageait guère, et
qui avait le mérite, presque indifférent au milieu de tous ses autres
dons prodigieux, d'une rare bravoure personnelle, prit pendant la
bataille une position où passaient encore bien des boulets, mais où
il n'avait pas la presque certitude d'être frappé, comme sur le point
où étaient Ney et Murat, et ce fut, avec la répugnance à engager
ses réserves, la vraie cause de ses ordres tardifs et incomplets.
Qu'il eût bien fait de ne pas s'exposer à un tel feu, c'est une
chose hors de doute, car le salut de l'armée tenait à sa personne,
et on peut se faire une idée du péril quand on songe au phénomène
de 47 généraux tués ou blessés de notre côté, et autant du côté des
Russes, c'est-à-dire au sacrifice de presque tous les généraux qui
des deux côtés dirigèrent les troupes. Barclay de Tolly, Ney et
Murat furent les seuls vraiment engagés qui échappèrent à la mort ou
aux blessures. On ne pouvait paraître au feu sans être atteint. En
moins de deux heures la division Compans eut cinq chefs renversés:
le général Compans, le général Dupellin, le maréchal Davout, le
général Rapp, le général Dessaix. Pour soustraire les hommes à ce feu
effroyable, Ney, dans certains moments, faisait coucher ses soldats à
terre, lui seul restant debout, puis les faisait relever quand il y
avait utilité à les présenter en ligne.]

[Note en marge: Entrée du prince Eugène à Rouza.]

[Note en marge: Dispositions dans lesquelles on trouve la population.]

Les Russes continuèrent leur retraite et les Français leur poursuite.
Le prince Eugène ayant pris la route latérale de gauche, s'empara
de Rouza, jolie petite ville, riche en ressources, que les paysans
furieux allaient détruire, lorsqu'on arriva fort à propos pour les
en empêcher. L'épouvante des habitants en apprenant qu'on les avait
trompés, que la sanglante bataille du 7 avait été entièrement perdue
pour les Russes, était parvenue au comble, et se changeait en une
sorte de rage. On leur avait tellement dépeint les Français comme
des monstres sauvages, qu'ils étaient partagés entre la peur et la
fureur, à la seule idée de leur approche. Aussi, désespérant de se
sauver, voulaient-ils tout détruire, et quand on avait le temps de
les joindre, de leur parler, d'arracher la torche de leurs mains,
ils étaient étonnés d'avoir affaire à des vainqueurs humains, mais
affamés, dont on désarmait la prétendue barbarie avec un peu de pain.

Entré à Rouza, le prince Eugène s'y reposa un jour, et y ramassa des
vivres dont il fit part à la grande armée. Sur la route latérale de
droite, le prince Poniatowski rencontra partout les mêmes symptômes
de terreur et de colère, la même abondance et les mêmes ravages,
mais comme il faut du temps pour détruire, et que ce temps on ne le
laissait pas à l'ennemi, on trouvait encore le moyen de subsister.
Seulement la maraude consommait toujours un égal nombre d'hommes,
qui s'attardaient, se laissaient prendre, ou renonçaient à rejoindre
l'armée.

[Note en marge: Combat d'arrière-garde à Krimskoié.]

La colonne principale sous Murat arriva le 10 septembre à Krimskoié.
Le commandant de l'arrière-garde russe Miloradovitch, voulant
profiter d'une bonne position qu'il avait reconnue près des sources
marécageuses de la Nara, s'établit avec des troupes d'infanterie
légère et de l'artillerie derrière un terrain fangeux, couvert
d'épaisses broussailles, n'offrant d'accès que par la grande route
qu'il eut soin d'occuper en force. On passa toute la journée à
batailler autour de cette position, et on y perdit de part et d'autre
beaucoup d'hommes, les Russes pour ne pas se retirer trop tôt, les
Français pour ne pas mollir dans leur poursuite. À la nuit les Russes
furent obligés de décamper en laissant près de deux mille hommes sur
le terrain, en morts ou blessés.

[Note en marge: Arrivée le 13 septembre devant Moscou.]

[Note en marge: Situation prise par l'armée russe en avant de Moscou.]

[Note en marge: Gravité des résolutions qu'elle avait à prendre.]

[Note en marge: Le généralissime Kutusof convoque un conseil de
guerre.]

[Note en marge: Composition de ce conseil.]

[Note en marge: Diversité des avis qu'on y émet.]

[Note en marge: Le généralissime a un avis arrêté.]

Le 11 on atteignit Koubinskoié, le 12 Momonowo, le 13 enfin
Worobiewo, dernière position en avant de Moscou. (Voir la carte nº
57.) L'armée russe s'établit aux portes mêmes de Moscou, vers la
barrière dite de Drogomilow. La Moskowa, en entrant dans Moscou, où
elle décrit de nombreux contours, forme un arc très-concave, ouvert
du côté de la route de Smolensk. L'armée russe vint s'y adosser,
appuyant sa droite au village de Fili, sa gauche à la hauteur de
Worobiewo, et traçant en quelque sorte la corde de l'arc décrit par
la Moskowa. Elle avait derrière elle pour toute issue un pont jeté
sur la Moskowa dans l'intérieur du faubourg de Drogomilow, et les
rues de cette immense ville. Ce n'était guère une position de combat,
car si on était vigoureusement assailli, on pouvait être refoulé en
désordre sur le pont de la Moskowa, ou sur les gués de cette rivière,
et poussé dans les rues, où l'on aurait couru, en s'y engorgeant,
les plus grands dangers. Kutusof le savait bien, et était convaincu
de l'impossibilité d'arrêter les Français en avant de Moscou. Mais
fidèle à son système de flatter constamment la passion populaire,
qu'il croyait plus facile à conduire en la flattant qu'en l'irritant,
il avait écrit tous les jours au comte de Rostopchin, gouverneur de
Moscou, qu'il défendrait la capitale à outrance, et probablement avec
succès. Aussi fut-on bien étonné à Moscou de voir paraître l'armée
russe dans l'état où elle était, et se placer si près de la ville
qu'il ne restait plus de terrain pour combattre. Quoique son parti
fût pris de sauver l'armée de préférence à la capitale, Kutusof
résolut de convoquer un conseil de guerre, pour faire partager à ses
lieutenants la pesante responsabilité qu'il allait encourir. Malgré
son astuce et son flegme ordinaire, il était agité en entendant les
cris de rage qui éclataient autour de lui, et le voeu mille fois
exprimé de s'ensevelir tous sous les ruines de Moscou, plutôt que
d'abandonner cette ville aux Français, comme l'époux qui disputant
à des ennemis une épouse chérie, aime mieux la poignarder de ses
mains que la livrer à leurs outrages. Kutusof savait parfaitement
que Moscou fût-elle perdue, la Russie ne le serait pas, mais qu'au
contraire la Russie pourrait bien être perdue si la grande armée
venait à être détruite, et il était fermement décidé à empêcher un
tel malheur. Mais s'il avait le courage de prendre les résolutions
nécessaires quoique odieuses à la foule, il n'avait pas celui d'en
assumer la charge à lui seul, et il eût bien voulu en faire peser
la responsabilité sur d'autres têtes que la sienne. Il admit à ce
conseil mémorable, tenu sur la hauteur même de Worobiewo d'où l'on
apercevait la capitale infortunée qu'il fallait livrer, les généraux
Benningsen, Barclay de Tolly, Doctoroff, Ostermann, Konownitsyn,
Yermoloff. Le colonel Toll y assista comme quartier-maître général.
Barclay de Tolly, avec sa simplicité ordinaire et son expérience
pratique, déclara la position qu'on occupait intenable, affirma que
la conservation de la capitale n'était rien auprès de la conservation
de l'armée, et conseilla d'évacuer Moscou, en se retirant par la
route de Wladimir, ce qui ajoutait de nouveaux espaces à ceux que
les Français avaient déjà parcourus, laissait l'armée russe en
communication avec Saint-Pétersbourg, et permettait, le moment
venu, de reprendre l'offensive. Benningsen, assez expérimenté pour
apprécier la justesse d'un tel avis, comptant bien d'ailleurs qu'on
renoncerait, sans qu'il s'en mêlât, à défendre la capitale, mais
certain qu'on n'en pardonnerait point l'abandon à celui qui l'aurait
conseillé, soutint qu'il fallait combattre à outrance, plutôt que de
livrer aux Français la ville sacrée de Moscou. Konownitsyn, brave
officier s'il en fut, cédant au sentiment général, opina pour une
défense opiniâtre, non point sur le terrain où l'on était, mais sur
un terrain qu'on irait chercher en se portant à la rencontre des
Français, et en se heurtant contre eux avec furie. Les généraux
Ostermann et Yermoloff adhérèrent à cet avis, qui était celui de la
bravoure au désespoir. Le colonel Toll, recherchant des combinaisons
plus savantes, proposa de se retirer, en se portant immédiatement
à droite, sur la route de Kalouga, ce qui plaçait l'armée dans une
position menaçante pour les communications de l'ennemi, et la mettait
en relation directe avec les riches provinces du midi. Comme toujours
en pareille circonstance, ce conseil de guerre fut agité, confus, et
fertile en contradictions. Kutusof se leva, sans exprimer hautement
son avis, mais en prononçant ces paroles qu'il semblait s'adresser
à lui-même: Ma tête peut être bonne ou mauvaise, soit, mais c'est à
elle, après tout, à décider une question aussi grave.--

[Note en marge: Quel est cet avis, et sur quels motifs il se fonde.]

Son parti était évidemment arrêté, et, il faut le dire, ce parti
était digne d'un grand capitaine. De tous les avis exprimés, aucun
n'était parfaitement bon, bien que la plupart continssent quelque
chose d'utile. Livrer bataille pour Moscou était une résolution
insensée. À quelques lieues en avant, comme au pied de ses murs,
on eût été battu, seulement on l'eût été plus désastreusement en
combattant le dos appuyé à la ville, et en ayant un pont et quelques
rues étroites pour unique moyen de retraite. À combattre, il fallait
se barricader dans l'intérieur de Moscou, en disputer toutes les
issues, engager avec soi la population tout entière, y soutenir
opiniâtrement la guerre des rues comme à Saragosse, et en ayant soin
de disposer en dehors sur la route par laquelle on voulait s'en aller
la plus grande partie de l'armée. La ville eût péri dans les flammes,
car elle était construite en bois et non en pierre comme Saragosse,
mais on aurait immolé plus d'ennemis qu'à Borodino, en perdant
soi-même peu de monde, ce qui eût été un immense résultat. À défendre
Moscou, il n'y avait que ce moyen[25], qui consistait du reste à la
détruire pour la défendre, mais personne n'y avait pensé, parce que
personne ne songeait à sacrifier cette capitale, et qu'on ne pensait
pas que la livrer aux Français fût une manière de la faire périr. Ne
pouvant combattre en avant de Moscou, ne voulant pas la détruire pour
la disputer, se retirer était le seul parti à suivre. Rétrograder
sur Wladimir, comme le proposait Barclay de Tolly, c'était pousser
trop loin le système de retraite, que le général Pfuhl n'avait
pas poussé assez loin en imaginant de s'arrêter à Drissa; c'était
d'ailleurs perdre les communications avec le midi de l'empire,
bien plus riche que le nord en ressources de tout genre. Il n'y
avait donc d'admissible que la retraite sur la droite de Moscou (la
droite par rapport à nous), laquelle plaçait l'armée russe sur les
communications des Français, et la mettait en communication directe
avec les provinces du midi et avec l'armée revenant de Turquie.
Mais marcher immédiatement dans cette direction, comme l'avait
proposé le colonel Toll, c'était tout de suite attirer sur soi les
Français, qui, se contentant d'occuper Moscou par un détachement, se
précipiteraient à l'instant même sur l'armée russe pour l'achever;
c'était leur révéler la pensée du système de retraite qu'on allait
adopter, et qui consistait, maintenant qu'on avait amené les
Français si loin, à manoeuvrer sur leurs flancs pour les assaillir
dès qu'ils seraient suffisamment affaiblis. Ils pouvaient bien, en
effet, avertis sitôt, se raviser à temps, s'arrêter, et courir pour
l'accabler sur l'ennemi qui laisserait voir de telles intentions. Il
y avait un plan bien mieux calculé, c'était de se retirer au travers
de Moscou même, de livrer cette capitale comme une dépouille qu'on
jette sur les pas d'un ennemi afin de l'occuper, de profiter du temps
que les Français perdraient inévitablement à se saisir de cette
riche proie, pour défiler tranquillement devant eux, et pour prendre
ensuite sur leur flanc, en tournant autour de Moscou, la position
menaçante que le colonel Toll conseillait de prendre immédiatement,
et sans aucun détour. C'est là ce qu'il fallait tirer de tout ce
qu'on avait dit, et c'est ce qu'en tira le vieux Kutusof, avec une
profonde sagesse, sagesse fatale pour nous, mais qui, quelque funeste
qu'elle ait pu nous devenir, n'en mérite pas moins l'admiration de la
postérité.

[Note 25: C'est l'opinion du prince Eugène de Wurtemberg, qui, dans
ses mémoires aussi spirituels que sensés, a parfaitement démontré la
possibilité et la convenance de ce plan, si l'on eût été ce qu'on
n'était pas, résolu à sacrifier Moscou.]

[Note en marge: L'armée russe se retire en traversant Moscou, pour
prendre position sur la route de Riazan.]

En conséquence, il décida qu'on se retirerait dans la nuit du 13 au
14 septembre, qu'on traverserait Moscou sans mot dire, en évitant les
combats d'arrière-garde, pour que cette grande ville qu'on voulait
sauver, et qu'on croyait sauver en la remettant dans les mains des
Français, ne fût pas incendiée par les obus[26]; qu'ensuite on ne
suivrait, ni la route de Wladimir, trop dirigée au nord, ni celle de
Kalouga, trop dirigée au midi, surtout trop indicative de la secrète
pensée qu'on nourrissait, mais une route intermédiaire, celle de
Riazan, de laquelle il serait facile, moyennant un léger détour, de
revenir se placer quelques jours après sur la route de Kalouga, qui
était la véritable sur laquelle il fallait opérer plus tard.

[Note 26: C'est l'opinion du général Clausewitz, témoin oculaire,
lequel est convaincu que les Russes ne songeaient nullement à
détruire Moscou, et que le soin de conserver cette ville, en la
livrant pour quelques jours aux Français, fut un des motifs de leur
résolution. Cette opinion nous semble démontrée par une quantité de
circonstances et de témoignages irrécusables, et c'est pour cela que
nous l'adoptons comme une certitude acquise à l'histoire.]

Cette résolution, une des plus importantes qu'on ait jamais prises,
et qui est un des principaux titres de gloire du général Kutusof, une
fois adoptée, il l'annonça avec fermeté, quelque désagréables que
fussent les cris de l'armée, et quelque crainte que lui inspirassent
les emportements de la population de Moscou.

[Note en marge: Irritation du gouverneur Rostopchin en apprenant la
résolution d'évacuer Moscou.]

[Note en marge: Résolution qu'il prend de livrer Moscou aux flammes,
et silence qu'il garde sur cette résolution.]

Il fallait avertir le gouverneur Rostopchin, Russe plein de passions
sauvages cachées sous des moeurs polies, et plein surtout d'un
sentiment toujours estimable sous quelque forme qu'il se manifeste,
le patriotisme, même poussé jusqu'au fanatisme. Il nous haïssait
à tous les titres, comme Russe, et comme membre de l'aristocratie
européenne. Il aurait souhaité qu'on sacrifiât la ville même, pour
faire périr vingt ou trente mille Français de plus, et pensait
qu'après avoir brûlé tant de villages, il n'y avait pas une seule
raison honorable de ménager Moscou. Si on lui avait offert de s'y
barricader, de s'y défendre à outrance, il n'eût pas hésité à exposer
cette grande ville à une entière destruction. Mais ce projet n'ayant
été ni adopté ni même proposé par personne, il n'en pouvait parler,
et quant à celui qu'il méditait dans le fond de son âme exaspérée,
il se garda bien d'en rien dire. Les vaines espérances dont l'avait
entretenu le général Kutusof l'avaient profondément irrité contre
ce général, et il s'en exprima avec une extrême amertume; mais il
n'était plus temps de récriminer, il fallait préparer l'évacuation.
Dans l'excès de sa haine, il ne voulait pas qu'un seul Russe
restât dans Moscou pour orner le triomphe des Français, pour leur
rendre un service quelconque, ou pour leur fournir l'occasion de
faire éclater leur douceur aux yeux des vaincus. Usant de son
autorité de gouverneur, il enjoignit à tous les habitants de sortir
immédiatement de Moscou en emportant ce qu'ils pourraient, et menaça
des châtiments les plus sévères ceux qui ne l'auraient pas quittée
dès le lendemain. D'ailleurs on avait répandu des calomnies si
atroces sur la conduite des Français, qu'il n'y avait pas besoin de
menaces pour obliger la population à fuir leur approche. Il comptait
donc ne leur livrer qu'une ville morte et sans habitants. Il voulait
plus, il voulait, sans en calculer toutes les conséquences, sans
savoir quel serait le résultat, leur livrer, au lieu d'un séjour de
délices, un monceau de cendres, sur lequel ils ne trouveraient rien
pour vivre, et qui serait un témoignage de l'horrible haine qu'ils
inspiraient, une déclaration de guerre à mort. Mais un tel projet,
le dire à quelqu'un, c'était le rendre impossible, car le dire à
qui? Au doux Alexandre, c'eût été révolter ce prince; à un général,
c'eût été l'effrayer du poids d'une pareille responsabilité; aux
habitants, c'eût été les soulever contre soi, et se montrer à eux
comme cent fois plus haïssable que les Français. Il ne parla donc à
personne de ce qu'il méditait dans les profondeurs de son âme. Mais,
sous le prétexte de faire fabriquer une machine infernale dirigée
contre l'armée ennemie, il avait accumulé beaucoup de matières
inflammables dans un de ses jardins, sans que personne pût se douter
de leur destination. Le moment de partir venu et une heure avant
l'évacuation, il choisit pour confidents, pour complices, pour
exécuteurs de son projet, ces êtres infâmes, qui ne possèdent rien
que la prison où leurs crimes leur ont créé un asile, et qui ont le
goût inné de la destruction, les condamnés enfin. Il les réunit, les
délivra, et leur donna la mission, dès qu'on serait parti, de mettre
secrètement le feu à la ville, et de l'y mettre sans relâche, sans
bruit, leur affirmant que cette fois, en ravageant leur patrie, ils
la serviraient, et obéiraient à ses volontés. Il ne fallait pas de
grands encouragements à ces natures perverses pour les exciter à en
agir ainsi, car l'homme livré à lui-même aime à détruire, semblable
sous ce rapport à ces animaux qui de domestiques redeviennent
très-vite sauvages, dès que l'éducation cesse un instant d'adoucir
leurs penchants. Il leur adjoignit quelques soldats de la police
pour les diriger dans cette cruelle mission. Ces ordres donnés, le
comte de Rostopchin craignit de laisser dans les mains des Français
des moyens d'arrêter l'incendie, moyens fort perfectionnés dans les
villes bâties en bois, et il fit partir toutes les pompes devant
lui. Au moment où il ouvrait les prisons aux condamnés, il en fit
amener deux devant lui, un Français, un Russe, accusés d'avoir
répandu les bulletins de l'ennemi. Il dit au Français, qui était
un de ces expatriés cherchant leur subsistance à l'étranger, et
qui l'avait trouvée en Russie: Toi, tu es un ingrat, mais enfin le
sentiment qui t'a fait agir est naturel; prends ta liberté, et va
rejoindre tes compatriotes, en leur racontant ce que tu as vu.--Toi,
dit-il au Russe, tu es un scélérat, un parricide, et tu vas expier
ton crime...--Et cela dit il le fit sabrer sous ses yeux. Après
cette sanglante exécution, il sortit de Moscou, le 14 au matin,
à la suite de l'armée, n'emportant rien de ses richesses, et se
consolant par la pensée de la surprise affreuse qu'il avait préparée
aux Français. Le colonel Wolzogen l'ayant rencontré au sortir de la
ville avec le convoi des pompes à incendie, et lui ayant demandé
dans quel but il les emmenait, obtint cette unique réponse: J'ai mes
raisons...--Le comte de Rostopchin ajouta ensuite ces paroles, sans
liaison apparente avec la question qu'on lui adressait: Pour moi,
je n'emporte de cette ville que le vêtement que vous voyez sur mon
corps.--Il n'en dit pas davantage au colonel Wolzogen, qui dans le
moment ne saisit point sa pensée[27], mais qui la comprit plus tard.

[Note 27: Je rapporte les faits qui précèdent d'après les
renseignements les plus certains. Une multitude de témoins oculaires,
Russes et Allemands, ont maintenant raconté leurs souvenirs
personnels dans des mémoires pleins d'intérêt, et il n'est plus
permis de conserver de doutes sur les causes et les circonstances de
l'incendie de Moscou. Il est positif que l'empereur Alexandre n'en
sut rien, que l'armée n'en sut pas davantage, et que le comte de
Rostopchin, inspiré par une ardente haine nationale, unique haine
qui soit toujours pardonnable, résolut à lui seul, sans calculer
toutes les conséquences de sa résolution, l'incendie de la vieille
capitale moscovite. Plus tard, revenu à plus de calme, habitant de la
France, contre laquelle il avait commis cet excès de fureur, entouré
de doutes jusque dans son pays sur le mérite de sa conduite, il fut
ébranlé, et désavoua presque ce qu'il avait fait, de façon que cet
acte extraordinaire semblerait même flétri par son auteur. On verra
bientôt les conséquences, non pas militaires, mais morales d'une
action qui conservera aux yeux de la postérité sa sauvage grandeur,
quelques vicissitudes d'appréciation qu'elle ait encourues dans
l'opinion des contemporains.]

[Note en marge: Retraite de l'armée russe à travers la ville de
Moscou.]

[Note en marge: Sortie de tous les habitants.]

[Note en marge: Affreuses perplexités des rares habitants restés dans
Moscou.]

L'armée russe employa toute la soirée du 13, toute la nuit du 13 au
14, et une partie de la journée du 14, à défiler à travers la ville
de Moscou. Les troupes, arrêtées au pont de la Moskowa, qui était
le seul existant sur ce point, s'accumulèrent dans le faubourg de
Drogomilow jusqu'à faire craindre une échauffourée, et on put ainsi
se former une idée du désastre qu'on se serait préparé, si l'on avait
eu cette traversée de la ville à exécuter après une bataille perdue.
L'encombrement augmentant, les troupes prirent le parti de passer
la Moskowa à gué, ce qui mit fin à l'engorgement. Kutusof, n'ayant
pas le courage de sa sagesse, se cacha en traversant Moscou; Barclay
de Tolly, au contraire, se tint ostensiblement à cheval à la tête
de ses soldats. Le désordre, dans cette malheureuse capitale, était
à son comble. Les riches, nobles ou commerçants, avaient déjà fui
pour se retirer dans leurs terres les plus éloignées. Les autres,
apprenant la contrainte odieuse qu'on prétendait exercer sur eux,
entendant aussi parler d'incendie par la main des Français, s'étaient
décidés, le désespoir dans l'âme, à quitter leurs demeures, emmenant
leurs familles, et emportant ce qu'ils avaient de plus précieux sur
des voitures, ou sur leurs épaules qui pliaient sous le poids. Les
gens du peuple, ne sachant où ils iraient, comment ils vivraient,
poussaient d'affreux gémissements, et suivaient machinalement
l'armée. Pourtant tous les habitants de cette malheureuse ville
n'avaient pas consenti à fuir. Quelques-uns, trouvant trop grand le
sacrifice qu'on voulait leur imposer, ou plus instruits que leurs
compatriotes, sachant que les Français ne brûlaient pas, ne pillaient
pas, n'assassinaient pas, qu'ils usaient même assez rarement des
droits de la guerre dans les villes conquises, aimaient mieux vivre
avec les vainqueurs quelques jours, que de fuir à la suite d'une
armée dont on ignorait la marche et les intentions. Parmi ces
derniers se trouvaient beaucoup de négociants de diverses nations, et
notamment de la nôtre, qui n'avaient aucune crainte des Français,
et qui appréhendaient même, en suivant l'armée de Kutusof, d'être
exposés à tous les excès de la brutale soldatesque avec laquelle on
voulait les obliger à se retirer. Pour ces infortunés, il y eut un
moment d'affreuse émotion. Le 14 au matin, ils apprirent tout à coup
que les troupes russes sortaient avec les autorités de la ville, que
trois mille scélérats échappés des prisons enfonçaient les boutiques,
que les gens de la basse populace s'étaient joints à eux, et que tous
ensemble ils se livraient à l'ivresse et au pillage. Ces malheureux
habitants, tremblants dans leurs maisons, attendaient avec impatience
qu'une armée fût venue prendre la place de l'autre.

Toute la première moitié de la journée du 14 s'écoula pour eux dans
ces cruelles perplexités, l'armée russe traversant lentement les rues
de Moscou, et ses parcs, ses bagages, surtout ses blessés, traversant
plus lentement encore. Le général Miloradovitch, qui commandait
l'arrière-garde, sentant qu'il lui fallait quelques heures pour
achever l'évacuation, imagina de conclure une convention verbale avec
l'avant-garde des Français, et lui fit proposer de s'interdire toute
hostilité, dans l'intérêt de ceux qui entraient comme de ceux qui
sortaient, car si un combat s'engageait, il était, disait-il, décidé
à se défendre à outrance, et dans ce cas la ville serait en flammes
dans peu d'instants. Un officier fut envoyé auprès de Murat pour
convenir de cette espèce de suspension d'armes.

[Note en marge: Arrivée des Français devant Moscou.]

Pendant ce temps l'armée française s'avançait d'un pas rapide vers
les hauteurs d'où elle espérait enfin apercevoir la grande ville
de Moscou. Si du côté des Russes tout était désolation, tout était
joie, orgueil, brillantes illusions du côté des Français. Notre
armée réduite à 100 mille hommes de 420 mille qu'elle comptait au
passage du Niémen (cent mille, il est vrai, gardaient ses derrières),
exténuée de fatigue, traînant avec elle beaucoup de soldats blessés
qui pouvant marcher avaient voulu suivre, sentait s'évanouir le
sentiment de ses peines à l'approche de la brillante capitale de
la Moscovie. Dans ses rangs il y avait une quantité de soldats et
d'officiers qui avaient été aux Pyramides, aux bords du Jourdain,
à Rome, à Milan, à Madrid, à Vienne, à Berlin, et qui frémissaient
d'émotion à l'idée qu'ils allaient aussi visiter Moscou, la plus
puissante des métropoles de l'Orient. Sans doute l'espoir d'y trouver
le repos, l'abondance, la paix probablement, entrait pour quelque
chose dans leur satisfaction, mais l'imagination, cette dominatrice
des hommes, surtout des soldats, l'imagination était fortement
ébranlée à la pensée d'entrer dans Moscou, après avoir pénétré dans
toutes les autres capitales de l'Europe, Londres, la protégée des
mers, seule exceptée. Tandis que le prince Eugène venu par la route
de Zwenigorod s'avançait sur la gauche de l'armée, que le prince
Poniatowski venu par celle de Wereja s'avançait sur sa droite, le
gros de l'armée, Murat en tête, Davout et Ney au centre, la garde en
arrière, suivaient la grande route de Smolensk. Napoléon, à cheval
de bonne heure, était au milieu de ses soldats, qui à sa vue et à
l'approche de Moscou, oubliant bien des jours de mécontentement,
poussaient des acclamations pour célébrer sa gloire et la leur. Le
temps était beau, on hâtait le pas malgré la chaleur, pour gravir les
hauteurs d'où l'on jouirait enfin de la vue de cette capitale tant
annoncée, et tant promise.

L'officier envoyé par Miloradovitch étant survenu fut parfaitement
accueilli, obtint ce qu'il demandait, car on n'avait pas la moindre
envie de mettre le feu à Moscou, et on promit de ne pas tirer un
coup de fusil, à condition, ajouta Napoléon, que l'armée russe
continuerait, sans s'arrêter un instant, de défiler à travers la
ville.

[Note en marge: Aspect de Moscou.]

Enfin, arrivée au sommet d'un coteau, l'armée découvrit tout à coup
au-dessous d'elle, et à une distance assez rapprochée, une ville
immense, brillante de mille couleurs, surmontée d'une foule de dômes
dorés resplendissants de lumière, mélange singulier de bois, de lacs,
de chaumières, de palais, d'églises, de clochers, ville à la fois
gothique et byzantine, réalisant tout ce que les contes orientaux
racontent des merveilles de l'Asie. Tandis que des monastères
flanqués de tours formaient la ceinture de cette grande cité, au
centre s'élevait sur une éminence une forte citadelle, espèce de
Capitole où se voyaient à la fois les temples de la Divinité et
les palais des empereurs, où au-dessus de murailles crénelées
surgissaient des dômes majestueux, portant l'emblème qui représente
toute l'histoire de la Russie et toute son ambition, la croix sur le
croissant renversé. Cette citadelle c'était le Kremlin, ancien séjour
des czars.

[Illustration: L'Armée Française devant Moscou.]

[Note en marge: Enthousiasme de l'armée.]

[Note en marge: Émotion de Napoléon.]

À cet aspect magique l'imagination, le sentiment de la gloire,
s'exaltant à la fois, les soldats s'écrièrent tous ensemble: Moscou!
Moscou!--Ceux qui étaient restés au pied de la colline se hâtèrent
d'accourir; pour un moment tous les rangs furent confondus, et
tout le monde voulut contempler la grande capitale où nous avait
conduits une marche si aventureuse. On ne pouvait se rassasier de
ce spectacle éblouissant, et fait pour éveiller tant de sentiments
divers. Napoléon survint à son tour, et saisi de ce qu'il voyait,
lui qui avait, comme les plus vieux soldats de l'armée, visité
successivement le Caire, Memphis, le Jourdain, Milan, Vienne, Berlin,
Madrid, il ne put se défendre d'une profonde émotion. Arrivé à ce
faîte de sa grandeur, après lequel il allait descendre d'un pas si
rapide vers l'abîme, il éprouva une sorte d'enivrement, oublia tous
les reproches que son bon sens, seule conscience des conquérants,
lui adressait depuis deux mois, et pour un moment crut encore que
c'était une grande et merveilleuse entreprise que la sienne, que
c'était une grande et heureuse témérité justifiée par l'événement que
d'avoir osé courir de Paris à Smolensk, de Smolensk à Moscou! Certain
de sa gloire, il crut encore à son bonheur, et ses lieutenants,
émerveillés comme lui, ne se souvenant plus de leurs mécontentements
fréquents dans cette campagne, retrouvèrent pour lui ces effusions
de la victoire auxquelles ils ne s'étaient pas livrés à la fin de
la sanglante journée de Borodino. Ce moment de satisfaction, vif et
court, fut l'un des plus profondément sentis de sa vie! Hélas! il
devait être le dernier!

[Note en marge: Entrée de Murat dans Moscou à la tête de notre
avant-garde.]

[Note en marge: Murat chasse du Kremlin quelques bandits qui s'en
étaient emparés.]

Murat reçut l'injonction de marcher avec célérité pour prévenir
tout désordre. Le général Durosnel fut envoyé en avant pour aller
s'entendre avec les autorités, et les amener au pied du vainqueur,
qui désirait recevoir leurs hommages et calmer leurs craintes. M.
Denniée fut chargé d'aller préparer les vivres et les logements de
l'armée. Murat galopant à la tête de la cavalerie légère, parvint
enfin à travers le faubourg de Drogomilow au pont de la Moskowa. Il y
trouva une arrière-garde russe qui se retirait, et s'informa s'il n'y
avait pas là quelque officier qui sût le français. Un jeune Russe qui
parlait correctement notre langue, se présenta sur-le-champ devant
ce roi que les peuples ennemis connaissaient si bien, et s'informa
de ce qu'il voulait. Murat ayant exprimé le désir de savoir quel
était le commandant de cette arrière-garde, le jeune Russe montra
un officier à cheveux blancs, revêtu d'un manteau de bivouac à
longs poils. Murat, avec sa bonne grâce accoutumée, tendit la main
au vieil officier, et celui-ci la prit avec empressement. Ainsi la
haine nationale se taisait devant la vaillance! Murat demanda au
commandant de l'arrière-garde ennemie si on le connaissait.--Oui,
répondit celui-ci par le moyen de son jeune interprète, nous vous
avons assez vu au feu pour vous connaître.--Murat ayant paru frappé
de ce manteau à longs poils qui semblait devoir être fort commode
au bivouac, le vieil officier le détacha de ses épaules pour lui en
faire présent. Murat le recevant avec autant de courtoisie qu'on
en mettait à le lui offrir, prit une belle montre, et en fit don à
l'officier ennemi, qui accepta ce présent comme on avait accepté le
sien. Après ces politesses, l'arrière-garde russe défila rapidement
pour céder le terrain à notre avant-garde. Le roi de Naples, suivi
de son état-major et d'un détachement de cavalerie, s'enfonça dans
les rues de Moscou, traversa tour à tour d'humbles quartiers et des
quartiers magnifiques, des rangées de maisons en bois serrées les
unes contre les autres, et des suites de palais splendides s'élevant
au milieu de vastes jardins: partout il n'aperçut que la solitude
la plus profonde. Il semblait qu'on pénétrât dans une ville morte,
et dont la population aurait subitement disparu. Ce premier aspect,
fait pour surprendre, ne rappelait point notre entrée à Berlin ou à
Vienne. Cependant un premier sentiment de terreur éprouvé par les
habitants pouvait expliquer cette solitude. Tout à coup quelques
individus éperdus apparurent: c'étaient des Français, appartenant
aux familles étrangères établies à Moscou, et demandant au nom du
ciel qu'on les sauvât des brigands devenus maîtres de la ville. On
leur fit bon accueil, on essaya mais vainement de dissiper leur
effroi, on se fit conduire au Kremlin, et à peine arrivé en vue de
ces vieux murs on essuya une décharge de coups de fusil. C'étaient
les bandits déchaînés sur Moscou par le féroce patriotisme du comte
de Rostopchin. Ces misérables avaient envahi la citadelle sacrée,
s'étaient emparés des fusils de l'arsenal, et tiraient sur les
Français qui venaient les troubler dans leur règne anarchique de
quelques heures. On en sabra plusieurs, et on purgea le Kremlin
de leur présence. Mais en questionnant on apprit que toute la
population avait fui, excepté un petit nombre d'étrangers, ou de
Russes éclairés sur les moeurs des Français, et ne redoutant pas leur
présence. Cette nouvelle attrista les chefs de notre avant-garde,
qui s'étaient flattés de voir venir au-devant d'eux une population
qu'ils auraient le plaisir de rassurer, de remplir de surprise et
de reconnaissance. On se hâta de remettre un peu d'ordre dans les
quartiers de la ville, et de poursuivre les pillards, qui avaient
cru jouir plus longtemps de la proie que le comte de Rostopchin leur
avait livrée.

[Note en marge: Napoléon passe la nuit dans le faubourg de
Drogomilow.]

Ces détails transmis à Napoléon l'affligèrent. Il avait attendu toute
l'après-midi les clefs de la ville, qu'aurait dû lui apporter une
population soumise, venant implorer sa clémence toujours prompte
à descendre sur les vaincus. Ce mécompte, succédant à un moment
d'enthousiasme, fut pour ainsi dire l'aurore de la mauvaise fortune.
Ne voulant pas entrer la nuit dans cette vaste capitale, qu'un
ennemi implacable évacuait à peine, et qui pouvait recéler bien des
embûches, Napoléon s'arrêta dans le faubourg de Drogomilow, et envoya
seulement des détachements de cavalerie pour occuper les portes de
la ville, et en faire la police. Il était naturel de supposer que
beaucoup de blessés et de traînards se trouvaient encore dans Moscou,
et il était simple de chercher à s'en emparer. Eugène à gauche,
garda la porte à laquelle aboutit la route de Saint-Pétersbourg;
Davout au centre, garda celle de Smolensk par laquelle arrivait le
gros de notre armée, et s'étendit même par sa droite jusqu'à celle
de Toula. La cavalerie, qui avait traversé la ville, dut garder
les portes du nord et de l'est, opposées à celles par lesquelles
nous nous présentions. Mais dans l'ignorance où l'on était des
lieux, en l'absence d'habitants, on laissa ouvertes bien des issues,
et il put s'échapper encore douze ou quinze mille traînards de
l'armée russe, capture qui eût été bonne à faire. Toutefois il
resta quinze mille blessés au moins que les Russes recommandèrent à
l'humanité française. C'est à l'humanité russe qu'ils auraient dû les
recommander, car ces malheureux allaient périr par d'autres mains que
les nôtres!

[Note en marge: Napoléon entre le 15 septembre dans Moscou, au milieu
d'une solitude profonde.]

L'armée bivouaqua cette nuit, et ne jouit point encore de l'abondance
et des délices qu'elle se promettait. Le lendemain matin 15
septembre, Napoléon fit son entrée dans Moscou à la tête de ses
invincibles légions, mais traversa une ville déserte, et pour la
première fois ses soldats, en entrant dans une capitale, n'eurent
qu'eux-mêmes pour témoins de leur gloire. L'impression qu'ils
ressentirent fut triste. Napoléon arrivé au Kremlin, se hâta de
monter à la tour élevée du grand Ivan, et de contempler de cette
hauteur sa magnifique conquête, que la Moskowa traversait lentement
en y décrivant de nombreux contours. Des milliers d'oiseaux noirs,
corbeaux et corneilles, aussi multipliés dans ces régions que les
pigeons à Venise, voltigeant autour du faîte des palais et des
églises, donnaient à cette grande ville un aspect singulier, qui
contrastait avec l'éclat de ses brillantes couleurs. Un morne
silence, interrompu seulement par les pas de la cavalerie, avait
remplacé la vie de cette cité, qui la veille encore était l'une des
plus animées de l'univers. Malgré la tristesse de cette solitude,
Napoléon, en trouvant Moscou abandonnée comme les autres villes
russes, s'estima heureux cependant de ne pas la trouver incendiée, et
ne désespéra pas de calmer peu à peu les haines qui depuis Witebsk
accueillaient la présence de ses drapeaux.

[Note en marge: Distribution de l'armée dans les divers quartiers de
Moscou.]

[Note en marge: Premiers instants de vive jouissance.]

L'armée fut distribuée dans les divers quartiers de Moscou. Il fut
décidé qu'Eugène occuperait le quartier du nord-ouest, compris
entre la route de Smolensk et celle de Saint-Pétersbourg, ce qui
répondait à la direction par laquelle il était arrivé (voir la carte
nº 57). D'après le même principe, le maréchal Davout dut occuper la
partie de la ville qui s'étendait de la porte de Smolensk à celle
de Kalouga, c'est-à-dire tout le quartier situé au sud-ouest, et le
prince Poniatowski le quartier situé au sud-est. Le maréchal Ney,
qui avait traversé Moscou de l'ouest à l'est, dut s'établir dans les
quartiers compris entre les routes de Riazan et de Wladimir. La garde
fut naturellement placée au Kremlin et dans les environs. Les maisons
regorgeaient de vivres de toute espèce. Avec un peu de soin on put
satisfaire largement aux premiers besoins des soldats. Les officiers
supérieurs furent accueillis à la porte des palais par de nombreux
valets en livrée empressés de leur offrir une brillante hospitalité.
Les maîtres de ces palais, ne prévoyant pas que Moscou fût destinée
à périr, avaient eu grand soin, quoiqu'ils partageassent la haine
nationale, de préparer des protecteurs à leurs riches demeures en
y recevant les officiers français. On s'établit ainsi avec un vif
sentiment de plaisir dans ce luxe, qui devait durer si peu. On se
promenait avec curiosité dans ces palais où étaient prodigués
tous les raffinements de la mollesse, où l'on trouvait des salles
de bal splendides, des théâtres particuliers aussi grands que des
théâtres publics, des bibliothèques remplies des livres français
les plus licencieux du dix-huitième siècle, des peintures respirant
le goût efféminé de Watteau et de Boucher, tous les signes enfin
d'une licence qui formait avec l'ardente dévotion du peuple, avec la
sauvage énergie de l'armée, un contraste singulier mais fréquent chez
les nations parvenues brusquement de la barbarie à la civilisation,
car ce que les hommes empruntent avec le plus de facilité à ceux
qui les ont devancés dans l'art de vivre, c'est l'art de jouir. Il
pouvait paraître étrange de rencontrer partout l'imitation de la
France dans un pays avec lequel nous étions si violemment en guerre,
et peu flatteur aussi de nous voir spécialement imités dans ce que
nous avions de moins louable.

[Note en marge: Les quatre villes composant la ville de Moscou.]

Sortis de ces brillantes demeures, nos officiers erraient avec une
égale curiosité au milieu de cette cité, qui ressemblait à un camp
tartare, semé çà et là de palais italiens. Ils contemplaient avec
surprise plusieurs villes concentriquement placées les unes dans les
autres: d'abord au centre même, sur une éminence, et au bord de la
Moskowa, le Kremlin, environné de tours antiques et rempli d'églises
dorées; au pied du Kremlin, sous sa protection en quelque sorte, la
vieille ville, dite ville chinoise, renfermant l'ancien et le vrai
commerce russe, celui de l'Orient; puis tout autour, et enveloppant
la précédente, une ville large, espacée, brillante de palais, dite la
ville blanche; puis enfin, les englobant toutes trois, la ville dite
de terre, mélange de villages, de bosquets, d'édifices nouveaux et
imposants, ceinte d'un épaulement en terre. Ce qu'on voyait surtout
répandu également dans ces quatre villes enfermées les unes dans les
autres, c'étaient plusieurs centaines d'églises surmontées de dômes
qui affectaient comme en Orient la forme d'immenses turbans, de
clochers qui étaient aussi élancés que des minarets, et révélaient
d'anciennes fréquentations avec la Perse et la Turquie, car, chose
étrange, les religions, en se combattant, s'imitent du moins sous
le rapport de l'art! Moscou quelques jours auparavant contenait un
peuple de trois cent mille âmes, et de ce peuple, dont il restait
un sixième à peine, une partie était cachée dans les maisons et
n'en sortait pas, une autre était aux pieds des autels qu'elle
embrassait avec ferveur. Les rues étaient de vraies solitudes, où
l'on n'entendait que le pas de nos soldats.

[Note en marge: Sécurité de l'armée se flattant de jouir des
richesses de Moscou.]

Quoique devenus possesseurs sans partage, et en quelque sorte
légitimes, d'une ville délaissée, nos officiers et nos soldats,
toujours sociables, regrettaient d'être si riches, et de n'avoir
point à partager avec les habitants eux-mêmes l'abondance qu'on
leur cédait. Il leur plaisait en général, quand ils entraient dans
une ville, de trouver la population sur leurs pas, de la rassurer,
de s'en faire aimer, de recevoir de ses mains ce qu'ils auraient
pu prendre, et de l'étonner par leur bonhomie après l'avoir
effrayée par leur audace. La solitude de Moscou, quoiqu'elle fût
une cession volontaire en leur faveur des richesses de cette ville,
les affligeait, et pourtant ils ne soupçonnaient rien, car l'armée
russe, qui seule jusqu'ici avait mis le feu, étant partie, l'incendie
ne semblait plus à craindre.

[Note en marge: Premier incendie dans le magasin des spiritueux,
attribué au hasard, et bientôt éteint.]

On espérait donc jouir de Moscou, y trouver la paix, et, en tous
cas, de bons cantonnements d'hiver, si la guerre se prolongeait.
Cependant le lendemain du jour où l'on y était entré quelques
colonnes de flammes s'élevèrent au-dessus d'un bâtiment fort vaste,
qui renfermait les spiritueux que le gouvernement débitait pour son
compte au peuple de la capitale. On y courut, sans étonnement ni
effroi, car on attribuait à la nature des matières contenues dans ce
bâtiment, ou à quelque imprudence commise par nos soldats, la cause
de cet incendie partiel. En effet on se rendit maître du feu, et on
eut lieu de se rassurer.

[Note en marge: Autre incendie, plus considérable, également attribué
au hasard.]

Mais tout à coup, et presque au même instant, le feu éclata avec
une extrême violence, dans un ensemble de bâtiments qu'on appelait
le Bazar. Ce bazar, situé au nord-est du Kremlin, comprenait les
magasins les plus riches du commerce, ceux où l'on vendait les
beaux tissus de l'Inde et de la Perse, les raretés de l'Europe, les
denrées coloniales, le sucre, le café, le thé, et enfin les vins
précieux. En peu d'instants l'incendie fut général dans ce bazar,
et les soldats de la garde accourus en foule firent les plus grands
efforts pour l'arrêter. Malheureusement ils n'y purent réussir, et
bientôt les richesses immenses de cet établissement devinrent la
proie des flammes. Pressés de disputer au feu, et pour eux-mêmes,
ces richesses désormais sans possesseurs, nos soldats n'ayant pu les
sauver, essayèrent d'en retirer quelques débris. On les vit sortir
du bazar emportant des fourrures, des soieries, des vins de grande
valeur, sans qu'on songeât à leur adresser aucun reproche, car ils
ne faisaient tort qu'au feu, seul maître de ces trésors. On pouvait
le regretter pour leur discipline, on n'avait pas à le reprocher
à leur honneur. D'ailleurs, ce qui restait de peuple leur donnait
l'exemple, et prenait sa large part de ces dépouilles du commerce de
Moscou. Toutefois ce n'était qu'un vaste bâtiment, extrêmement riche
il est vrai, mais un seul, qui était atteint par les flammes, et on
n'avait aucune crainte pour la ville elle-même. On attribuait à un
accident très-naturel et très-ordinaire, plus explicable encore dans
le tumulte d'une évacuation, ces premiers sinistres jusqu'ici fort
limités.

[Note en marge: Un vent violent d'équinoxe se lève, et tout à coup
l'incendie devient général.]

[Note en marge: L'arrestation de plusieurs incendiaires, surpris
en flagrant délit, ne laisse plus aucun doute sur la cause de
l'incendie.]

Dans la nuit du 15 au 16 septembre, la scène changea subitement.
Comme si tous les malheurs avaient dû fondre à la fois sur la vieille
capitale moscovite, le vent d'équinoxe s'éleva tout à coup avec
la double violence propre à la saison, et aux pays de plaines, où
rien n'arrête l'ouragan. Ce vent soufflant d'abord de l'est, porta
l'incendie à l'ouest, dans les rues comprises entre les routes de
Tver et de Smolensk, et qui sont connues pour les plus belles,
les plus riches de Moscou, celles de Tverskaia, de Nikitskaia, de
Povorskaia. En quelques heures le feu violemment propagé au milieu
de ces constructions en bois, se communiqua des unes aux autres avec
une rapidité effrayante. On le vit, s'élançant en longues flèches de
flammes, envahir les autres quartiers situés à l'ouest. On aperçut
aussi des fusées en l'air, et bientôt on saisit des misérables
portant des matières inflammables au bout de grandes perches. On les
arrêta, on les interrogea en les menaçant de mort, et ils révélèrent
l'affreux secret, l'ordre donné par le comte de Rostopchin de mettre
le feu à la ville de Moscou, comme au plus simple village de la route
de Smolensk.

[Note en marge: Napoléon ordonne de les fusiller sur-le-champ, et de
les pendre à des gibets.]

Cette nouvelle répandit en un instant la consternation dans l'armée.
Douter n'était plus possible, après les arrestations faites, et les
dépositions recueillies sur plusieurs points de la ville. Napoléon
ordonna que dans chaque quartier, les corps qui s'y trouvaient
cantonnés formassent des commissions militaires, pour juger
sur-le-champ, fusiller et pendre à des gibets les incendiaires pris
en flagrant délit. Il ordonna également d'employer tout ce qu'il y
avait de troupes en ville pour éteindre le feu. On courut aux pompes,
mais on n'en trouva aucune. Cette dernière circonstance n'aurait
plus laissé de doute, s'il en était resté encore, sur l'effroyable
combinaison qui livrait Moscou aux flammes.

[Note en marge: Le vent se déplaçant sans cesse, sous l'influence de
l'équinoxe, porte alternativement le désastre dans presque tous les
quartiers de la ville.]

[Note en marge: Le Kremlin atteint par les flammes, au moment où le
parc d'artillerie y est réuni, est menacé d'une affreuse explosion.]

Outre que les moyens pour éteindre le feu manquaient, le vent, qui
à chaque minute augmentait de violence, aurait défié les efforts de
toute l'armée. Avec la brusquerie de l'équinoxe, de l'est il passa
au nord-ouest, et le torrent de l'incendie changeant aussitôt de
direction, alla étendre ses ravages là où la main des incendiaires
n'avait pu le porter encore. Cette immense colonne de feu, rabattue
par le vent sur le toit des édifices, les embrasait dès qu'elle les
avait touchés, s'augmentait à chaque instant des conquêtes qu'elle
avait faites, répandait avec la flamme d'affreux mugissements,
interrompus par d'effrayantes explosions, et lançait au loin des
poutres brûlantes, qui allaient semer le fléau où il n'était pas,
ou tombaient comme des bombes au milieu des rues. Après avoir
soufflé quelques heures du nord-ouest, le vent se déplaçant encore,
et soufflant du sud-ouest, porta l'incendie dans de nouvelles
directions, comme si la nature se fût fait un cruel plaisir de
secouer tour à tour dans tous les sens la ruine et la mort sur cette
cité malheureuse, ou plutôt sur notre armée, qui n'était coupable,
hélas! que d'héroïsme, à moins que la Providence ne voulût punir
sur elle les desseins désordonnés dont elle était l'instrument
involontaire! Sous cette nouvelle impulsion partie du sud-ouest,
le Kremlin, jusque-là ménagé, fut tout à coup mis en péril. Des
flammèches brûlantes tombant au milieu des étoupes de l'artillerie
répandues à terre, menaçaient d'y mettre le feu. Plus de quatre cents
caissons de munitions étaient dans la cour du Kremlin, et l'arsenal
contenait quelques cent mille livres de poudre. Un désastre était
imminent, et Napoléon pouvait avec sa garde et le palais des czars
être emporté dans les airs.

[Note en marge: On force Napoléon à sortir de Moscou.]

Les officiers qui accompagnaient sa personne, les soldats de
l'artillerie, sachant que sa mort serait la leur, l'entourèrent, et
le pressèrent avec des cris de s'éloigner de ce cratère enflammé. Le
péril était des plus menaçants: les vieux artilleurs de la garde,
quoique habitués à des canonnades comme celle de Borodino, perdaient
presque leur sang-froid. Le général Lariboisière s'approchant de
Napoléon, lui montra le trouble dont il était la cause, et, avec
l'autorité de son âge et de son dévouement, lui fit un devoir de
les laisser se sauver seuls, sans augmenter leurs embarras par
l'inquiétude qu'excitait sa présence. D'ailleurs plusieurs officiers
envoyés dans les quartiers adjacents rapportaient que l'incendie,
toujours plus intense, permettait à peine de parcourir les rues et
d'y respirer, qu'il fallait donc partir, si on ne voulait pas être
enseveli dans les ruines de cette ville frappée de malédiction.

[Note en marge: L'armée tout entière se replie sur les routes par
lesquelles elle est entrée; la garde seule reste dans Moscou pour
sauver le Kremlin.]

[Note en marge: Fuite du petit nombre d'habitants restés dans Moscou.]

Napoléon, suivi de quelques-uns de ses lieutenants, sortit de ce
Kremlin, dont l'armée russe n'avait pu lui interdire l'accès, mais
d'où le feu l'expulsait après vingt-quatre heures de possession,
descendit sur le quai de la Moskowa, y trouva ses chevaux préparés,
et eut beaucoup de difficulté à traverser la ville, qui vers le
nord-ouest, où il se dirigeait, était déjà tout en flammes. Le
vent, dont la violence croissait sans cesse, faisait quelquefois
ployer jusqu'à terre les colonnes de feu, et poussait devant lui
des torrents d'étincelles, de fumée, de cendres étouffantes. Au
spectacle horrible du ciel répondait sur la terre un spectacle non
moins horrible. L'armée épouvantée sortait de Moscou. Les divisions
du prince Eugène et du maréchal Ney, entrées de la veille, s'étaient
repliées sur les routes de Zwenigorod et de Saint-Pétersbourg; celles
du maréchal Davout s'étaient repliées sur la route de Smolensk,
et sauf la garde, laissée autour du Kremlin pour le disputer aux
flammes, nos troupes se rejetaient en arrière, saisies d'horreur
devant ce feu, qui, après s'être élancé vers le ciel, semblait se
reployer sur elles, comme s'il avait voulu les dévorer. Les habitants
restés en petit nombre à Moscou, cachés d'abord dans leurs maisons
sans oser en sortir, s'en échappaient maintenant, emportant ce
qu'ils avaient de plus cher, les femmes leurs enfants, les hommes
leurs parents infirmes, sauvant ce qu'ils pouvaient de leurs hardes,
poussant des gémissements douloureux, et souvent arrêtés par les
bandits que Rostopchin avait déchaînés sur eux, en croyant les
déchaîner sur nous, et qui s'ébattaient au milieu de cet incendie
comme le génie du mal au milieu du chaos.

Nos soldats consternés se retiraient, secourant quelquefois, quand
ils en avaient le temps, les malheureux ruinés à cause d'eux, mais
plus ordinairement se hâtant de suivre leurs régiments hors de cette
ville, où ils s'étaient vainement flattés de trouver le repos et
l'abondance.

[Note en marge: Napoléon s'établit pour quelques jours au château de
Pétrowskoié.]

Napoléon alla s'établir au château de Pétrowskoié, à une lieue
de Moscou, sur la route de Saint-Pétersbourg, au centre des
cantonnements du prince Eugène. Il attendit là qu'il plût au fléau de
suspendre sa fureur, car les hommes n'y pouvaient plus rien, ni pour
l'exciter ni pour l'éteindre. On avait pris et fusillé quelques-uns
de ces misérables incendiaires, qui subissaient leur supplice sans
mot dire, et n'étaient sur les gibets auxquels on les suspendait
qu'un avertissement inutile, car leurs complices n'avaient plus de
mal à faire. Le vent y suffisait, et devançait toutes les mains avec
son haleine infernale.

[Note en marge: Affreux effets de l'incendie.]

Par un dernier et fatal soubresaut, le vent passa le lendemain du
sud-ouest à l'ouest pur, et alors les torrents de flammes furent
portés vers les quartiers de l'est, vers les rues de Messnitskaia et
de Bassmanaia, et vers le palais d'été. Les restes de la population
se réfugièrent dans les champs découverts qui se rencontrent de ce
côté. L'incendie approchant de son affreuse maturité, on entendait à
chaque minute des écroulements épouvantables. Les toits des édifices,
dont les appuis étaient consumés, s'affaissaient sur eux-mêmes, et
s'abîmaient avec fracas, en faisant jaillir des torrents de flammes
sous la pression produite par leur chute. Les façades élégantes,
composées d'ornements appliqués sur des constructions en charpente,
s'écroulaient, et remplissaient les rues de leurs décombres. Les
tôles rouges, emportées par le vent, allaient tomber çà et là encore
toutes brûlantes. Le ciel, recouvert d'un épais nuage de fumée,
apparaissait difficilement à travers ce voile, et chaque jour le
soleil se montrait à peine comme un globe d'un rouge sanglant. Pas un
instant, dans ces trois journées des 16, 17, 18 septembre, la nature
ne cessa d'être aussi effroyable dans ses aspects que dans ses effets.

[Note en marge: Après quatre jours entiers, l'incendie commence à
s'apaiser.]

[Note en marge: Il n'y a de sauvé que le Kremlin, et un cinquième de
la ville.]

Enfin, les quatre cinquièmes de la ville étant dévorés, l'incendie
s'arrêta presque sans cause, car dans notre monde fini, le mal,
même excessif, ne s'achève pas plus que le bien. La pluie qui, dans
l'équinoxe, succède ordinairement aux violences du vent, tomba tout
à coup sur ce volcan, et, sans l'éteindre, parvint à l'amortir.
D'ouragan qu'il était, le feu se convertit en un affreux brasier,
dont la pluie, heureusement persistante, calma peu à peu les ardeurs.
On ne voyait debout que quelques murs en brique, quelques hautes
cheminées échappées au feu, et se présentant comme les spectres de
cette magnifique cité. Le Kremlin était sauvé, et avec le Kremlin
un cinquième à peu près de la ville. La garde impériale, en portant
de l'eau avec des seaux, et en la jetant sur les toits d'un certain
nombre d'habitations, avait contribué à les garantir.

[Note en marge: On livre au peuple et aux soldats les quartiers
incendiés, pour en tirer ce qu'ils pourront.]

Dans diverses maisons à moitié brûlées, dans d'autres qui l'étaient
entièrement, la populace de Moscou avait tenté de s'introduire, et
de dérober ce qu'elle avait pu. Il n'était guère possible d'empêcher
nos soldats d'en faire autant pour eux-mêmes, et on leur avait
permis cette espèce de pillage, qui ne consistait, après tout, qu'à
piller l'incendie. Ils étaient donc rentrés par bandes pour essayer
de soustraire au feu quelques-unes des ressources qu'il allait
détruire. Bientôt ils s'aperçurent que sous les décombres de ces
maisons incendiées, si on pénétrait jusqu'aux caves, on trouvait des
provisions de bouche, quelquefois un peu échauffées, mais en général
intactes, et très-abondantes dans un pays où régnait l'habitude, à
cause de la longueur des hivers, de s'approvisionner pour plusieurs
mois. Ils découvrirent en grande quantité du blé excellent, de la
viande salée, du vin, de l'eau-de-vie, de l'huile, du sucre, du café,
du thé. Dans beaucoup de maisons où le feu, sans tout détruire, avait
donné cependant le droit de fouiller, ils trouvèrent les objets du
plus beau luxe, des vêtements, des fourrures surtout, que l'hiver
qui s'approchait rendait fort appréciables, de l'argenterie que leur
imprévoyante avidité les portait à préférer aux vêtements et aux
vivres, des voitures que la perspective du retour faisait estimer
beaucoup, enfin des porcelaines superbes, dont leur ignorance riait,
et qu'ils brisaient nonchalamment.

[Note en marge: Spectacle de Moscou après l'incendie.]

Bientôt le bruit de ce singulier genre de sauvetage s'étant répandu
parmi les corps demeurés en dehors de la ville, il fallut leur
permettre d'aller chacun à leur tour lever cette dîme sur l'incendie,
et s'y pourvoir de vivres, de spiritueux, de vêtements chauds. On mit
des sauvegardes, dans l'intérêt des officiers, des blessés et des
malades, à tous les bâtiments conservés, et on livra le reste à la
curiosité et à l'avidité du soldat, guidé par la populace de Moscou,
qui, connaissant les lieux et les habitudes du pays, découvrait mieux
les secrets asiles où l'on pouvait faire de précieuses trouvailles.
Ce fut un lamentable spectacle, lamentable et grotesque tout à la
fois, que cette foule de soldats et de gens du peuple fouillant dans
les décombres fumants d'une magnifique capitale, s'affublant en
riant des plus singuliers costumes, emportant dans leurs mains les
objets les plus précieux, les vendant presque pour rien à ceux qui
étaient capables de les apprécier, ou les brisant avec une ignorance
puérile, et souvent s'enivrant des liqueurs découvertes dans les
caves. Ce spectacle bizarre et triste prenait à chaque instant un
caractère plus triste encore par le retour des infortunés habitants,
qui avaient fui au moment de l'incendie ou de l'évacuation, et qui
venaient savoir si leurs demeures étaient sauvées ou brûlées, et
s'ils pouvaient s'y procurer les moyens de vivre. Le plus souvent
ils étaient réduits à pleurer sur les ruines de leurs habitations,
incendiées jusqu'aux fondements, ou bien il leur fallait disputer à
une populace effrénée les débris de leur aisance détruite, et ils
n'étaient pas les plus forts lorsque nos soldats ne venaient pas
les aider. Pour se garantir de l'intempérie de l'air, la plupart,
ramassant les tôles tombées des toits de Moscou, et les plaçant sur
des perches à demi calcinées, se construisaient ainsi des abris,
sous lesquels ils avaient pour lit les cendres de leurs anciennes
demeures. Ils étaient là sans autre ressource que de mendier auprès
de nos soldats pour obtenir un morceau de pain. Moscou se repeuplait
ainsi peu à peu, mais de malheureux en larmes. Avec eux étaient
rentrés aussi, en poussant des croassements sinistres, les milliers
de corbeaux que l'incendie avait chassés, et qui venaient reprendre
possession des antiques édifices où ils étaient accoutumés à vivre.
À ces spectacles désolants, il en faut ajouter un plus désolant
encore, c'était celui que présentait l'intérieur de certaines
maisons incendiées, où l'armée russe avait en partant accumulé ses
blessés. Ces pauvres gens, ne pouvant se mouvoir, avaient péri dans
les flammes. On évalue à quinze mille le nombre de ces victimes du
barbare patriotisme de Rostopchin[28].

[Note 28: C'est une nouvelle preuve que l'armée russe était étrangère
à l'incendie de Moscou. Elle n'y aurait certainement laissé ni ses
soldats ni ses officiers blessés, si elle s'était attendue à cette
affreuse catastrophe. Elle eût même, si ce sacrifice avait été
résolu par elle, fait de Moscou un champ de bataille, comme nous
l'avons déjà dit, dans lequel aurait pu périr une partie de l'armée
française en sachant l'y attirer. Le prince Eugène de Wurtemberg,
dans ses Mémoires, a poussé cette démonstration jusqu'au dernier
degré d'évidence, et on ne peut plus détourner de son auteur la
responsabilité de ce tragique événement, aussi difficile à juger du
reste que l'acte de Brutus, mais qui ne doit être rejeté, quel qu'il
soit, ni sur l'armée russe ni sur l'armée française.]

[Note en marge: Napoléon fait cesser les recherches qu'on avait
permises aux soldats dans les ruines de Moscou, et qui avaient pris
l'aspect d'un pillage.]

Les scènes qu'offrait Moscou étaient à la fois déchirantes et
dangereuses pour la discipline de l'armée, et il était urgent de les
faire cesser. Nos soldats n'étaient pas coupables, car ils n'avaient
fait qu'arracher aux flammes ce que le fanatisme d'un Russe y avait
jeté; mais il ne fallait pas leur permettre de s'obstiner à une
occupation abrutissante, et de s'habituer à la ruine des populations
conquises, n'en fussent-ils pas les auteurs. D'ailleurs ces débris
de la superbe Moscou, il importait de les sauver, non pour servir à
l'intempérance du soldat, mais pour alimenter l'armée, et apaiser la
faim des malheureux habitants restés dans leur ville par confiance
pour nous. Des ordres étaient nécessaires.

[Note en marge: Napoléon rentre avec l'armée dans Moscou, le 19
septembre.]

Napoléon rentra dans Moscou le 19 septembre, le coeur attristé, et
l'esprit gravement préoccupé de cet horrible événement. Il avait
poussé sa marche jusqu'à Moscou, quelques objections que son génie
élevât contre cette course téméraire, dans l'espérance d'y trouver la
paix, comme il l'avait trouvée à Vienne et à Berlin: mais qu'attendre
de gens qui venaient de commettre un acte si épouvantable, et de
donner une preuve si cruelle d'une haine implacable? Sur chacun
de ces palais incendiés, dont il ne restait que les murs noircis,
Napoléon semblait lire ces mots écrits en traits de sang et de feu:
POINT DE PAIX... GUERRE À MORT!

[Note en marge: Pénibles réflexions qui lui sont inspirées par le
spectacle des ruines de cette ville.]

Aussi les réflexions qu'il fit pendant cet affreux incendie
furent-elles les plus amères, les plus sombres de sa vie. Jamais,
dans sa longue et orageuse carrière, il n'avait douté de sa fortune,
ni à Arcole sur le pont qu'il ne pouvait franchir, ni à Saint-Jean
d'Acre au moment de huit assauts repoussés, ni à Marengo au moment
d'une bataille perdue, ni à Eylau au moment d'une bataille longtemps
douteuse, ni même à Essling au moment d'être précipité dans le
Danube. Mais, pour la première fois, il entrevit la possibilité d'un
grand désastre, car il se savait placé au sommet d'un édifice d'une
hauteur prodigieuse, dont un simple ébranlement pouvait entraîner la
ruine.

[Note en marge: Les recherches, régulièrement organisées, amènent la
découverte de quantités considérables de vivres.]

Pourtant, sans s'appesantir encore sur les conséquences ultérieures
de l'incendie de Moscou, il s'occupa d'en prévenir les conséquences
immédiates pour l'humanité et pour l'armée. Il donna les ordres les
plus sévères afin de mettre un terme au pillage, qui s'était établi
sous le prétexte d'arracher à l'incendie ce que l'incendie allait
dévorer. On eut quelque peine à détourner les soldats de cette espèce
de jeu de hasard, où, au prix de beaucoup d'efforts, quelquefois
même d'assez grands dangers, ils faisaient d'heureuses trouvailles,
et découvraient des richesses qu'ils se promettaient de rapporter en
France sur leurs épaules: infortunés, qui ignoraient que les plus
favorisés pourraient à peine y rapporter leur corps! On réussit
cependant à mettre fin au désordre, et on y substitua des recherches
régulièrement conduites, pour créer des magasins, et pour se procurer
ainsi le moyen de passer à Moscou tout le temps nécessaire. Les
recherches auxquelles on se livra révélèrent bientôt l'existence de
quantités considérables de grains, de viandes salées, de spiritueux,
surtout de sucre et de café, boisson précieuse dans les pays où le
vin est rare. On partagea la ville entre les divers corps d'armée,
à peu près comme au jour de leur arrivée, chacun ayant sa tête de
colonne au Kremlin, et sa masse principale dans la partie de la ville
par laquelle il était entré, le prince Eugène entre les portes de
Saint-Pétersbourg et de Smolensk, le maréchal Davout entre celles de
Smolensk et de Kalouga, le prince Poniatowski vers la porte de Toula,
la cavalerie en dehors, à la poursuite de l'ennemi, le maréchal Ney
à l'est, entre les portes de Riazan et de Wladimir, la garde seule
au centre, c'est-à-dire au Kremlin. On réserva pour les officiers
les maisons conservées, et on convertit en magasins les grands
bâtiments qui avaient échappé à l'incendie. Chaque corps dut déposer
dans ces magasins ce qu'il découvrait journellement, de manière à
faire, indépendamment des distributions quotidiennes, des provisions
d'avenir, soit qu'il fallût rester, soit qu'il fallût partir. On
acquit la certitude qu'il y aurait en pain, viandes salées, boissons
du pays, des vivres pour plusieurs mois, et pour toute l'armée[29].

[Note 29: Le docteur Larrey, l'un des témoins les mieux informés
de cette situation, croyait qu'on pouvait vivre six mois sur les
provisions trouvées à Moscou.]

[Note en marge: Il ne reste d'inquiétude si on doit hiverner à
Moscou, que pour la viande fraîche et les fourrages.]

Mais la viande fraîche, qu'on ne pouvait se procurer qu'avec du
bétail, et le bétail qu'avec du fourrage, était un sujet de grave
inquiétude. La conservation des chevaux de l'artillerie et de la
cavalerie, qui dépendait également des fourrages, était un sujet
de préoccupation encore plus grave. Napoléon espéra y pourvoir en
étendant ses avant-postes jusqu'à dix ou quinze lieues de Moscou,
de manière à embrasser une portion de territoire assez vaste pour
y trouver des légumes et des fourrages en quantité suffisante. Il
imagina une autre mesure, c'était d'attirer les paysans en les
payant bien. Les roubles en papier étant la monnaie qui avait cours
en Russie, et le trésor de l'armée en contenant une quantité dont
nous avons dit l'origine, ignorée de tout le monde, il fit annoncer
qu'on payerait comptant les vivres apportés dans Moscou, surtout les
fourrages, et recommanda expressément de protéger les paysans qui
répondraient à cet appel; il fit acquitter la solde de l'armée en
roubles-papier, ayant toutefois la précaution d'ajouter (ce qui était
un acte indispensable de loyauté envers l'armée) que les officiers
qui désireraient envoyer leurs appointements en France, auraient la
faculté d'y faire convertir en argent, à tous les bureaux du Trésor,
ces papiers d'origine étrangère.

[Note en marge: Secours au habitants qui rentrent.]

Relevant l'emploi de ces moyens par un acte d'humanité digne de lui
et de l'armée française, il fit distribuer des secours à tous les
incendiés. On aida les uns à se créer des cahutes, on offrit un asile
aux autres dans les bâtiments qui ne servaient pas à l'armée, et en
outre on leur accorda des vivres. Mais ces vivres, dont le besoin
pouvait devenir bien grand, suivant la durée du séjour à Moscou,
étaient trop précieux pour être donnés longtemps à des étrangers,
la plupart ennemis. Napoléon aima mieux leur fournir de l'argent,
afin qu'ils se pourvussent au dehors, et il leur fit distribuer
des roubles-papier. Les Français anciennement établis à Moscou
furent traités comme notre propre armée, et ceux qui étaient lettrés
furent employés à créer une administration municipale provisoire, en
attendant qu'on eût ramené les Russes eux-mêmes dans leur capitale.

[Note en marge: Hospice des enfants trouvés, placé au-dessous du
Kremlin.]

[Note en marge: Napoléon va faire visite à cet hospice.]

[Note en marge: Accueil qu'il reçoit des enfants de l'hospice et de
son gouverneur. Insinuations de paix qui en résultent.]

Au-dessous des murs du Kremlin, Napoléon avait sous les yeux un
vaste bâtiment qui, dès le jour de son entrée à Moscou, avait attiré
ses regards: c'était l'hospice des enfants trouvés. Cet hospice
magnifique, placé sous la direction de l'impératrice mère, objet de
toute la prédilection de cette princesse, avait été évacué en grande
partie. Mais la difficulté des transports avait été cause qu'on y
avait laissé les enfants en bas âge, les plus difficiles à déplacer,
et les moins menacés, car nos soldats eussent-ils été aussi féroces
qu'on se plaisait à le dire, n'auraient pas exercé leur barbarie sur
des enfants de quatre ou cinq ans. Quand nous entrâmes dans Moscou,
ces pauvres enfants, saisis d'épouvante, étaient en pleurs autour
de leur respectable gouverneur, le général Toutelmine, vieillard
en cheveux blancs. Napoléon averti, lui envoya une sauvegarde qui
veilla sur ce noble établissement, avant et pendant l'incendie.
Revenu à Moscou, il s'y rendit à pied, car il n'avait qu'à franchir
la porte du Kremlin pour se trouver dans l'hospice, devenu,
comme on va le voir, l'objet de son intérêt et de son ingénieuse
politique. Le gouverneur vint le recevoir à la porte, entouré de ses
pupilles, qui se précipitèrent au-devant de Napoléon, baisant ses
mains, saisissant les pans de son habit pour le remercier de leur
avoir sauvé la vie.--Vos enfants, dit Napoléon au vieux général
Toutelmine, ne croient donc plus que mon armée va les dévorer? Quels
barbares que les hommes qui vous gouvernent! quel stupide Érostrate
que votre gouverneur Rostopchin! Pourquoi tant de ruines? pourquoi
des moyens si sauvages, qui coûteront à la Russie plus que ne lui
aurait coûté la guerre la plus malheureuse? Un milliard ne payerait
pas l'incendie de Moscou! Si, au lieu de se livrer à ces fureurs, on
eût épargné votre capitale, je l'aurais ménagée comme Paris même;
j'aurais écrit à votre souverain, j'aurais traité avec lui à des
conditions équitables et modérées, et cette guerre terrible serait
bien près de finir! Loin de là, on brûle, on brûlera encore, et on
aura, je vous l'assure, beaucoup à brûler, car je ne suis pas près
de quitter le sol de la Russie, et Dieu sait ce que cette guerre
coûtera encore à l'humanité!--Le général Toutelmine, qui détestait
l'acte de Rostopchin, comme tous les habitants de Moscou, convint de
la vérité de ces observations, exprima le regret que les dispositions
de Napoléon ne fussent pas mieux appréciées, et sembla dire que si on
les connaissait à Saint-Pétersbourg, les choses pourraient prendre
une marche différente. Napoléon, se prêtant à cette ouverture, qu'il
avait eu l'intention de provoquer, demanda au général Toutelmine
ce qu'il voulait pour ses enfants, et celui-ci ayant répondu qu'il
sollicitait seulement la permission d'apprendre à l'impératrice
mère que ses pupilles étaient sauvés, Napoléon l'invita à écrire,
et lui promit de faire parvenir sa lettre.--Dois-je ajouter, reprit
le général Toutelmine, que les dispositions de Votre Majesté sont
telles qu'elle vient de les exprimer?--Oui, répondit Napoléon;
dites que si des ennemis, intéressés à nous brouiller, cessaient
de s'interposer entre l'empereur Alexandre et moi, la paix serait
bientôt conclue.--

[Note en marge: Autres ouvertures par un personnage russe qui avait
demandé à passer sur les derrières de l'armée.]

La lettre du gouverneur des pupilles, écrite sur-le-champ, fut
envoyée à Saint-Pétersbourg avant la fin de la journée. À peu près en
même temps on avait rencontré un personnage qui paraissait honorable,
un Russe resté à Moscou, et demandant à se rendre sur les derrières
de l'armée, pour y mettre ordre à ses propriétés incendiées. Il
était moins aveuglé par la colère que ses compatriotes, et déplorait
l'atroce fureur de Rostopchin, qui, à ne juger que par les effets
matériels, avait causé plus de mal aux Russes qu'aux Français, car
ceux-ci, même sous les ruines fumantes de Moscou, trouvaient encore à
vivre, et les autres erraient mourants de faim dans les bois. On le
fit venir, on l'admit à l'honneur de voir Napoléon, de s'entretenir
avec lui, et de s'assurer directement de ses dispositions pacifiques.
Napoléon, qui n'entendait plus donner à la guerre actuelle toute
la portée qu'il avait songé à lui donner dans le premier moment,
répéta ce qu'il avait dit au général Toutelmine, qu'il avait voulu
entreprendre une guerre politique, et non une guerre sociale et
dévastatrice; qu'ayant pu en Lithuanie insurger les paysans, il ne
l'avait pas fait; que les incendies allumés sur son chemin il s'était
efforcé de les éteindre; que le théâtre de cette guerre aurait dû
être en Lithuanie, et non dans la Moscovie elle-même; que là, une ou
deux batailles auraient dû décider la question, et qu'un traité peu
onéreux aurait rétabli l'alliance de la Russie avec la France, et non
point sa dépendance, comme on se plaisait à le dire pour exciter les
esprits; qu'au lieu de cela on cherchait à imprimer à cette guerre un
caractère atroce, digne des nègres de Saint-Domingue; que le comte
de Rostopchin, en voulant jouer le Romain, n'était qu'un barbare, et
qu'il était temps, dans l'intérêt de l'humanité et de la Russie, de
mettre un terme à tant d'horreurs.

Le personnage russe dont il s'agit, M. de Jakowleff, ne contesta
aucune des assertions de Napoléon, car, sortant des ruines fumantes
de Moscou, ayant vu les horribles souffrances endurées par les
malheureux habitants de cette capitale, il était indigné contre la
fureur de Rostopchin, et pensait qu'une pareille guerre devait ou
être terminée le plus tôt possible, ou du moins être soutenue par
d'autres moyens. Ayant, comme le général Toutelmine, dit à Napoléon
qu'il devrait bien faire connaître ses dispositions pacifiques à
l'empereur Alexandre, et qu'il serait séant au vainqueur d'être
le premier à parler de paix, Napoléon qui ne demandait pas mieux,
offrit à son interlocuteur de se rendre lui-même à Saint-Pétersbourg,
afin d'y porter écrites les paroles qu'il venait d'entendre. M. de
Jakowleff s'empressa d'y consentir, et partit avec une lettre pour
Alexandre, lettre à la fois courtoise et hautaine, comme Napoléon
n'avait cessé d'en écrire, même au moment de la déclaration de
guerre. Napoléon le fit accompagner par un officier, pour assurer sa
marche à travers les détachements français.

[Note en marge: Avantages et inconvénients de ces ouvertures
pacifiques.]

L'inconvénient de ces ouvertures était sans doute de laisser
entrevoir les embarras que nous commencions à éprouver, et dès lors
d'engager l'empereur Alexandre à faire autant de pas en arrière, que
nous en ferions en avant pour nous rapprocher de lui. D'un autre
côté, on pouvait être certain que si on ne prenait pas l'initiative
avec ce prince, son orgueil, profondément blessé, l'empêcherait de
la prendre, et qu'un excès de réserve aurait autant d'inconvénients
pour la paix qu'une démarche indiscrètement pacifique. Napoléon
n'hésita donc pas à tenter ces ouvertures, sans négliger du reste les
soins qu'il devait à cette guerre, devenue justement plus difficile
à mesure qu'elle semblait plus heureuse, puisque chaque progrès en
avant était une difficulté ajoutée au retour.

[Note en marge: Pendant que Napoléon s'occupe à Moscou des premiers
soins de son établissement, on s'aperçoit que l'ennemi s'est dérobé
au général Sébastiani, qui était chargé de l'observer.]

[Note en marge: Au même moment un de nos convois est intercepté sur
la route de Smolensk.]

Il fallait effectivement songer aux projets ultérieurs que commandait
la situation extraordinaire dans laquelle on s'était mis, en se
transportant à six ou sept cents lieues de la frontière de France,
au milieu de cette capitale incendiée de la vieille Russie. Mais
ces projets dépendaient en partie de ceux de l'ennemi, et depuis
quelques jours on commençait à ne plus savoir ce qu'il était devenu.
Le général Sébastiani, qui avait remplacé à la tête de l'avant-garde
Murat, venu accidentellement à Moscou, fut obligé d'avouer qu'il
avait été trompé par les Russes aussi complètement qu'à Roudnia.
En effet, tout en suivant l'armée de Kutusof d'abord sur la route
de Wladimir, puis sur celle de Riazan (voir la carte nº 54), il
s'était avancé jusqu'au bord de la Moskowa, que cette route rencontre
à huit ou neuf lieues de Moscou, avait franchi la Moskowa à la
suite des Russes, et voyant toujours devant lui des Cosaques avec
quelque cavalerie régulière, sans songer à s'éclairer sur sa droite,
il avait couru dans le sens du sud-est jusqu'à Bronitcy, à vingt
lieues au moins, prenant constamment l'apparence pour la réalité.
Arrivé là, il avait fini par reconnaître qu'on l'avait induit en
erreur, que l'ennemi n'était plus devant lui, et il l'avait mandé à
Moscou, disant avec franchise qu'il ne savait où le chercher. Sur ces
entrefaites, on apprenait que deux escadrons de marche escortant des
caissons de munitions, et s'acheminant vers Moscou par la route de
Smolensk, celle même que nous avions suivie, avaient été surpris par
une nuée de Cosaques aux environs de Mojaïsk, enveloppés, et forcés
de se rendre avec leur convoi. L'alarme avait été aussitôt donnée
sur toute la route de Moscou à Smolensk, et on criait déjà, avec un
trouble qu'il n'est que trop facile de produire sur les derrières
d'une armée, que l'ennemi s'était placé sur nos communications, et
qu'il était dès ce moment en mesure de nous couper la retraite.

Ce fut dans les journées des 21 et 22 septembre que Napoléon apprit
ces désagréables nouvelles, qui faisaient suite, d'une manière
fâcheuse, à l'incendie de Moscou. Il s'emporta fort contre le général
Sébastiani, malgré l'estime qu'il lui accordait; mais les cris, les
emportements ne remédiaient à rien.

[Note en marge: Napoléon se doutant que l'ennemi s'est porté sur
la route de Kalouga, pour manoeuvrer sur nos flancs, envoie à sa
recherche Murat, Poniatowski et Bessières.]

[Note en marge: Le maréchal Davout conseille à Napoléon de ne pas
s'arrêter à Moscou, et d'aller livrer une seconde bataille à Kutusof.]

[Note en marge: Dans quel cas Napoléon est disposé à suivre ce
conseil.]

Napoléon prescrivit à Murat d'aller immédiatement se mettre à la
tête de l'avant-garde, et lui confia le corps de Poniatowski, tout
fatigué et épuisé qu'était ce corps d'armée, pour qu'il pût, avec
des soldats parlant la langue slave, se renseigner plus facilement
sur la marche de l'ennemi. Les courses des Cosaques donnant lieu
de penser que le général Kutusof avait opéré un mouvement de flanc
vers notre droite, pour se diriger sur nos derrières par la route
de Kalouga, Napoléon enjoignit à Murat de se reporter du sud-est au
sud, c'est-à-dire de la route de Riazan sur celle de Toula, et de
marcher jusqu'à ce qu'il eût des nouvelles de Kutusof. Ne voulant pas
laisser Murat aventuré seul à la recherche de la grande armée russe,
il fit partir par la porte de Kalouga, en lui ordonnant de marcher
sur Kalouga même, le maréchal Bessières avec les lanciers de la
garde, la cavalerie de Grouchy, la cavalerie légère et la quatrième
division d'infanterie du maréchal Davout; enfin il fit rétrograder
par la route de Smolensk les dragons de la garde, une division de
cuirassiers, et la division Broussier du prince Eugène. Ces trois
corps de troupes, se déployant en éventail sur nos derrières, de la
route de Toula à celle de Smolensk, devaient s'avancer en tâtonnant
jusqu'à ce qu'ils eussent rejoint l'ennemi. Napoléon se doutait bien
du point où l'on rencontrerait Kutusof, car il le supposait sur la
route de Kalouga, attiré dans cette direction par la double raison
de menacer nos derrières, et de se mettre en communication avec les
plus riches provinces de l'empire. Quoiqu'il en fût presque certain,
il était néanmoins impatient de le savoir d'une manière positive.
Il ne partageait aucunement les terreurs de ceux qui nous croyaient
coupés, mais il était résolu à ne pas souffrir de la part de Kutusof
un établissement inquiétant sur nos derrières, et à sortir de Moscou
pour aller livrer une seconde bataille, si le général russe prenait
position trop près de nous et de notre ligne de retraite. Le maréchal
Davout, dont la prévoyance s'inquiétait à la vue d'un ennemi resté
assez fort pour manoeuvrer sur nos flancs, supplia Napoléon de partir
immédiatement pour aller le combattre, et l'écraser, après quoi on
pourrait dormir tranquille à Moscou, même tout l'hiver, si on le
désirait. Napoléon était bien de cet avis, pourvu qu'il ne fallût
pas aller chercher les Russes trop loin. L'armée, en effet, n'était
à Moscou que depuis sept jours, dont quatre passés au milieu des
flammes, et il ne voulait pas l'arracher aux premières douceurs du
repos, à moins que ce ne fût pour frapper un coup décisif. Il se tint
donc prêt à partir, mais sans déplacer encore ses principaux corps
d'armée, en attendant qu'on eût éclairci le mystère de la nouvelle
position prise par les Russes.

[Note en marge: Mouvements de l'armée russe depuis sa sortie de
Moscou.]

[Note en marge: Conformément à son plan, Kutusof veut tourner autour
de Moscou, pour venir prendre position dans notre flanc droit, sur la
route de Kalouga.]

[Note en marge: Cependant il veut tourner à grande distance, pour ne
pas se heurter contre les Français dans l'état de découragement où se
trouve l'armée russe.]

Voici, pendant ce temps, quels avaient été les résolutions du général
Kutusof et les mouvements exécutés par son armée. Sa pensée, en
sortant de Moscou, avait été de suivre un plan moyen entre tous ceux
qui lui avaient été proposés, et d'aller se placer sur le flanc des
Français, mais en ne tournant pas trop près d'eux, afin de ne pas
les avoir trop tôt sur les bras. En conséquence son premier projet,
concerté avec l'aide de camp d'Alexandre, l'officier piémontais
Michaud, avait été de rétrograder jusque derrière l'Oka, puissante
rivière qui, naissant au midi, passant par Orel, Kalouga, Riazan,
recueille une quantité d'affluents, notamment la Moskowa (voir
la carte nº 54), et va se jeter dans le Wolga à Nijney-Nowogorod.
Derrière cette rivière on eût été bien couvert, et abondamment nourri
par tous les produits des provinces du Midi, transportés de Kalouga
par l'Oka elle-même. Mais c'était s'éloigner beaucoup des Français,
laisser un vaste champ à leurs fourrages, et accroître infiniment le
découragement de l'armée russe, qui croyait avoir manqué sa mission
depuis qu'elle n'avait pas pu défendre Moscou. En effet la tristesse,
l'abattement étaient au comble dans cette armée, et le spectacle
des milliers de familles qu'elle traînait à sa suite, les unes à
pied, les autres sur des chars, n'était pas fait pour diminuer les
sentiments amers qui l'oppressaient. Aussi tout Russe qu'il était, le
vieux Kutusof commençait-il à n'être pas beaucoup plus populaire que
Barclay de Tolly. Pour refaire sa popularité, il cherchait par des
propos perfidement semés, à répandre l'opinion que ce n'était pas lui
qui avait voulu évacuer Moscou, qu'il y avait été forcé par plusieurs
chefs de l'armée, et parmi ces chefs il désignait Barclay de Tolly,
Benningsen lui-même, car ce dernier, depuis la mort de Bagration,
devenait à son tour l'objet de ses ombrages. Craignant l'effet que
la perte de Moscou pourrait produire surtout à Saint-Pétersbourg, il
avait expédié l'aide de camp Michaud, pour aller exposer à la cour
ses résolutions et ses motifs, et faire agréer les unes et les autres.

[Note en marge: Tandis que l'armée russe tourne autour de Moscou,
elle aperçoit pendant une nuit l'incendie de cette ville.]

[Note en marge: Fureur inouïe réveillée dans l'armée russe par ce
douloureux spectacle.]

Tel était l'état des choses lorsque tout à coup, dans l'affreuse
nuit du 16 au 17, le vent violent du nord-ouest avait porté jusqu'à
l'armée russe, qui tournait autour de Moscou, les mugissements et
les sombres lueurs de l'incendie. Ce spectacle horrible surgissant
à l'horizon comme l'éruption d'un volcan, avait arraché l'armée et
le peuple fugitif à leurs bivouacs, et tous s'appelant les uns les
autres, s'étaient levés pour contempler ce désastre de la vieille
capitale de leur patrie. La fureur à cette vue avait été portée
au comble. Le véritable incendiaire, c'est-à-dire le comte de
Rostopchin, et Kutusof lui-même, qui n'avait pas le secret du comte
de Rostopchin, mais qui le soupçonnait, s'étaient hâtés d'annoncer
que c'étaient les Français qui avaient mis le feu à Moscou, et cette
calomnie, si peu vraisemblable, s'était répandue dans les rangs du
peuple et de l'armée avec une incroyable promptitude.--Les Français
ont mis le feu à Moscou! criait-on de toutes parts, et à cette
nouvelle la haine était devenue ardente comme l'immense bûcher de
la malheureuse cité. De tous côtés on poussait des cris de rage, on
se montrait avec désespoir les traits de feu qui jaillissaient de
ce vaste incendie, et qui de temps en temps éclairaient l'horizon
entier d'une éclatante et sinistre lumière. On demandait vengeance,
on voulait tout de suite aller au combat[30]. Ainsi Rostopchin, qui
en brûlant Moscou ne nous avait privés de rien, car il restait
dans cette vaste capitale assez de toits pour nous abriter, assez
de vivres pour nous nourrir, avait néanmoins creusé un abîme entre
les deux nations, réveillé contre nous toute la violence des haines
nationales, rendu les négociations impossibles, et ranimé toute
l'énergie de l'armée russe, que l'impuissance apparente de ses
efforts commençait à décourager.

[Note 30: Le prince de Wurtemberg dit dans ses Mémoires que lui et
beaucoup d'autres regardaient la cause russe comme perdue après la
sortie de Moscou, surtout à cause du découragement qui régnait dans
l'armée, mais que la vue des flammes qui dévoraient la capitale
rendit à cette armée une ardeur nouvelle, et que les espérances
de tous ceux qui étaient attachés à la Russie se ranimèrent
instantanément. Du reste le témoignage des étrangers qui servaient
dans les armées russes est unanime sur ce point. Militairement l'acte
du comte de Rostopchin fut nul, moralement il eut des conséquences
incalculables.]

[Note en marge: Tout le monde criant vengeance, Kutusof se décide à
opérer son mouvement plus près de l'ennemi.]

Ce n'était pas le cas en ce moment de s'éloigner trop des Français,
et de leur laisser le champ libre, avec les dispositions qui se
manifestaient chez les soldats russes. Descendre sur la route de
Riazan jusqu'à la ville de Kolomna pour rejoindre l'Oka, c'était
afficher trop de prudence, et une prudence d'ailleurs inutile, car
exclusivement occupés d'arracher aux ruines de Moscou le pain dont
ils avaient besoin, les Français n'étaient pas en mesure de suivre
et d'inquiéter l'armée russe. Aussi Kutusof, arrivé sur la route de
Riazan jusqu'au bord de la Moskowa, avait-il cru devoir s'y arrêter,
et entreprendre, à partir de ce point, le mouvement de flanc projeté
autour de l'armée française, c'est-à-dire donner un rayon de dix
lieues, au lieu d'un rayon de trente, à l'arc de cercle qu'il se
proposait de décrire autour de Moscou, de l'est au sud.

[Note en marge: Manière dont il échappe au général Sébastiani.]

Le général Kutusof profitant de quelques pourparlers engagés entre
le général Sébastiani et le général Raéffskoi, dans le but d'éviter
les batailleries inutiles, avait ordonné de se prêter à tout ce que
voudraient les Français, d'endormir ainsi leur vigilance, et de leur
cacher complétement la direction qu'on allait suivre. À dater du 17
en effet, tandis qu'une arrière-garde de cavalerie continuait à
marcher nonchalamment sur la route de Riazan, et attirait à sa suite
le général Sébastiani, le gros de l'armée changeant subitement de
direction, s'était mis à tourner du sud-est au sud-ouest, et s'était
porté derrière la Pakra, petite rivière qui, naissant près de la
route de Smolensk (voir la carte nº 55), trace autour de Moscou un
cercle semblable à celui que les Russes voulaient décrire, et dès
lors était propre à leur servir de ligne de défense. C'est donc
derrière cette rivière, et non derrière l'Oka, que Kutusof vint
se poster, s'établissant non pas précisément sur notre ligne de
communication, mais à côté, et pouvant s'y transporter en une marche.

Arrivé le 18 à Podolsk, Kutusof était le 19 à Krasnaia-Pakra,
derrière la Pakra. C'est de ce point situé tout à fait au sud-ouest,
fort près de notre ligne de communication, qu'il avait envoyé des
coureurs sur la route de Smolensk, pour enlever nos postes et nos
convois, ce qui avait donné l'éveil à Napoléon, et déterminé de sa
part les mesures que nous venons de faire connaître.

[Note en marge: Murat et Bessières retrouvent la piste de l'ennemi.]

Telle était la situation prise par l'armée russe, lorsque les
corps de Murat et de Bessières mis en mouvement, commencèrent à la
chercher, Murat au sud-est sur la route de Riazan, Bessières au sud,
sur la route de Toula. (Voir les cartes n{os} 54 et 55.) L'erreur du
général Sébastiani fut bientôt reconnue, et Murat, avec son instinct
d'officier d'avant-garde, tournant à droite, et remontant la Pakra,
eut promptement retrouvé la piste de l'ennemi, tandis que Bessières,
appuyant de son côté plus à droite, et du sud tournant un peu au
sud-ouest, vint à Podolsk puis à Desna, où il rencontra le gros de
l'arrière-garde russe commandée par Miloradovitch. Les généraux
français qui avaient ordre de pousser vivement l'ennemi, afin de
découvrir ses desseins, marchèrent résolûment à lui; et Murat qui
avait franchi la Pakra sur les traces de l'armée russe, vint à son
tour menacer de la prendre en flanc.

[Note en marge: Benningsen voudrait qu'on livrât bataille aux
Français.]

[Note en marge: Motifs de Kutusof pour ne pas le vouloir.]

À la vue de Murat établi au delà de la Pakra, le hardi Benningsen
aurait voulu qu'on se ruât sur lui pour l'accabler. Mais Kutusof,
qui déjà n'était plus d'accord avec Benningsen, son vrai rival à
cette heure, ne fut pas de cet avis. Il avait en effet d'excellentes
raisons à faire valoir. On ne savait pas dans le camp russe que
Murat était là uniquement avec sa cavalerie et l'infanterie de
Poniatowski, et on pouvait craindre qu'il n'y fût avec l'armée
française elle-même. Or Kutusof, en comptant tout ce qu'il avait
ramassé, n'avait pas plus de 70 mille hommes de troupes régulières,
et il ne croyait pas sage, à la veille de recueillir le prix d'un
plan de campagne douloureux, mais profond, d'y renoncer tout à coup
pour courir la chance d'une affaire incertaine. De Kalouga, il
allait lui arriver des renforts considérables de troupes régulières;
il attendait de l'Ukraine une superbe division de vieux Cosaques,
et dans cet intervalle la mauvaise saison, qui s'approchait, la
pénurie de vivres, la difficulté des distances, devaient avoir
affaibli l'armée française, presque autant que l'armée russe se
serait renforcée. Ce n'était donc pas le cas de livrer bataille avant
le jour où la proportion des forces serait entièrement changée au
profit des Russes. Bien qu'en fait Kutusof eût tort, puisque Murat
ne disposait que d'un détachement, il avait théoriquement raison, et
sa pensée fondamentale était parfaitement sage. En conséquence il
résolut de se retirer plus loin sur la route de Kalouga, aussi loin
qu'il le faudrait pour éviter Murat, car il n'y avait pas de milieu,
il fallait ou l'attaquer ou l'éviter.

[Date en marge: Octob. 1812.]

[Note en marge: Il vient prendre position au camp de Taroutino, sur
la route de Kalouga.]

[Note en marge: Murat et Bessières s'arrêtent devant le camp de
Taroutino.]

Ayant pris ce dernier parti, on rétrograda encore le 27, en tenant
tête cependant à Murat, qui devenait pressant sur la droite, tandis
que le maréchal Bessières se montrait entreprenant sur la gauche,
et les jours suivants on alla s'établir successivement à Woronowo,
à Winkowo, et enfin à Taroutino derrière la Nara. (Voir la carte
nº 55.) Dans son projet d'éviter une bataille, le général Kutusof
ne pouvait pas mieux faire que de rétrograder jusqu'au point où il
trouverait une position assez forte pour arrêter les Français. La
Nara est une rivière qui naissant comme la Pakra près de la route de
Smolensk, aux environs de Krimskoié, vient tourner autour de Moscou,
mais en décrivant un arc plus étendu que la Pakra, ce qui, au lieu
de la faire aboutir dans la Moskowa, la conduit jusqu'à l'Oka. Ses
rives sont escarpées, surtout sa rive droite, où s'étaient postés les
Russes, et on pouvait y établir un camp presque inexpugnable. C'est
ce que résolut le général Kutusof, et ce qu'il mit beaucoup de soin
à exécuter. Il se proposait là, tandis qu'il serait bien nourri par
les magasins de Kalouga, d'appeler ses recrues, de les verser dans
ses cadres, de les instruire, et de reporter son armée à un nombre
tel qu'il pût enfin affronter les Français avec avantage. Bessières
et Murat l'ayant suivi jusque-là, s'arrêtèrent dans l'attitude de
gens qui n'avaient pas renoncé à l'offensive, mais qui attendaient
de nouveaux ordres. Ils étaient en effet à vingt lieues en arrière
de Moscou, presque sur la route que nous avions suivie pour nous
y rendre, et assez près de Mojaïsk où s'était livrée la bataille
de la Moskowa. Pousser plus loin ne pouvait être que le résultat
d'une grande et définitive détermination, que leur maître seul était
capable de prendre.

[Note en marge: Moment décisif pour Napoléon, duquel dépend son sort
et celui de l'armée.]

[Note en marge: Divers partis qui s'offrent à lui.]

C'était pour Napoléon un moment grave, qui allait décider de cette
campagne et probablement de son sort. Aussi ne cessait-il au fond du
Kremlin de méditer sur le parti auquel il devait se résoudre. Exposer
l'armée à de nouvelles fatigues pour courir après les Russes, sans
la certitude de les atteindre, et pour l'unique avantage de leur
livrer encore quelque combat plus ou moins meurtrier, n'était pas
aux yeux de Napoléon une résolution admissible. L'infanterie était
très-fatiguée et fort amoindrie par la maraude, la cavalerie était
ruinée. L'armée entière à peine entrée à Moscou, et depuis qu'elle y
était ayant passé presque toutes ses journées à se débattre contre
l'incendie, n'avait pas eu le loisir de respirer. C'est tout au plus
si elle avait goûté cinq à six jours d'un vrai repos. Il fallait donc
la ménager, et ne la tirer de son immobilité qu'au moment de prendre
un parti décisif. Mais ce parti le temps était venu d'y penser, car
le mois de septembre s'étant écoulé, et aucune réponse aux ouvertures
qu'on avait essayées n'étant arrivée de Saint-Pétersbourg, il
fallait songer ou à s'établir à Moscou, ou à quitter cette capitale
pour se rapprocher de ses magasins, de ses renforts, de ses
communications avec la France, c'est-à-dire de la Pologne.

[Note en marge: Hiverner à Moscou.]

[Note en marge: Rentrer en Pologne.]

[Note en marge: C'est le parti qui plaît à tout le monde, et qui
déplaît à Napoléon.]

Hiverner à Moscou était une résolution qui au premier abord n'avait
l'approbation de personne, car personne n'admettait qu'on pût
s'immobiliser pendant six mois à deux cents lieues de Wilna, à trois
cents de Dantzig, à sept cents de Paris, avec le plus grand doute
sur les moyens de nourrir l'armée, avec la perspective d'être bloqué
non-seulement par l'hiver, mais par toutes les forces russes. Quitter
Moscou, pour retourner en Pologne, était au contraire une idée qui
répondait à la pensée de tous, Napoléon seul excepté. Pour lui,
quitter Moscou c'était rétrograder, c'était avouer au monde qu'on
avait commis une grande faute en marchant sur cette capitale, qu'on
désespérait d'y trouver ce qu'on était venu y chercher, la victoire
et la paix; c'était renoncer à cette paix, ressource la plus prompte,
et incontestablement la plus sûre de se tirer de l'embarras où l'on
s'était mis en s'avançant si loin; c'était déchoir, c'était perdre
en partie, peut-être en entier, ce prestige qui tenait l'Europe
subjuguée, la France elle-même docile, l'armée confiante, nos alliés
fidèles; c'était non pas descendre, mais tomber de l'immense hauteur
à laquelle on était parvenu.

[Note en marge: Motifs de Napoléon pour répugner à tout ce qui aurait
l'apparence d'une retraite.]

Aussi fallait-il s'attendre que Napoléon ne prendrait ce parti qu'à
la dernière extrémité; et ce n'était pas l'orgueil seul de ce grand
homme qui répugnait à un mouvement rétrograde, c'était le sentiment
profond de sa situation présente; car il suffisait d'un doute inspiré
au monde sur la réalité de ses forces, pour que tout l'édifice de sa
grandeur fût exposé à s'écrouler d'un seul coup. Déjà Torrès-Védras
avait semblé arrêter sa puissance au Midi; toutefois il y avait une
explication, c'était son absence, et la présence en Portugal de l'un
de ses lieutenants, qui, quelque grand qu'il fût, n'était pas lui.
Mais s'il rencontrait au Nord, là où il commandait en personne, et à
la tête de ses principales armées, un nouvel obstacle, on n'allait
pas manquer de le regarder comme définitivement arrêté dans le cours
de ses victoires; on allait concevoir l'espérance de le vaincre, et
une seule espérance rendue à l'Europe esclave pouvait la soulever
tout entière sur ses derrières, et submerger le nouveau Pharaon sous
les flots d'une insurrection européenne.

Napoléon avait donc raison de se préoccuper gravement de la manière
dont il quitterait Moscou, et de ne vouloir en sortir qu'avec
l'attitude d'un ennemi qui manoeuvre, et non pas avec celle d'un
ennemi qui bat en retraite. Dans cette vue plusieurs conduites
s'offraient. Ainsi, par exemple, un retour par la route de Kalouga,
où l'on trouverait toutes les ressources des riches provinces du
midi, sur laquelle on battrait l'armée russe, et d'où l'on pourrait
enfin revenir par Jelnia sur Smolensk, devait bien ressembler à une
manoeuvre autant qu'à une retraite. Mais cette marche, qui serait
toujours au fond un mouvement rétrograde, quelque soin qu'on prît
de le dissimuler, car il serait impossible d'hiverner à Kalouga à
cause de la distance de cette ville à Smolensk, nous condamnerait à
un trajet de cent cinquante lieues au moins, et à toutes les pertes
inséparables d'un pareil trajet; elle nous procurerait à la vérité
l'avantage de rencontrer et de battre l'armée russe, mais en nous
obligeant de porter avec nous cinq ou six mille blessés, à moins
qu'on ne les livrât à l'exaspération de l'ennemi, et tout en nous
ramenant vers nos quartiers, ramènerait aussi les Russes vers leurs
provinces les plus riches, et surtout vers les renforts qui leur
arrivaient de Turquie. Aussi Napoléon n'avait-il que très-peu de
penchant pour cette opération, et, à battre en retraite, il aimait
mieux purement et simplement refaire la route, à nous connue, de
Mojaïsk, Wiasma, Dorogobouge, Smolensk, moins longue que celle de
Kalouga d'une cinquantaine de lieues, ruinée il est vrai, mais sur
laquelle les convois de vivres sortis de Smolensk pouvaient venir
à notre rencontre jusqu'à mi-chemin, et sur laquelle d'ailleurs
devaient nous suivre dix jours de vivres tirés de Moscou; sur
laquelle enfin nous protégerions toutes nos évacuations par notre
seule présence, et ne serions que très-peu exposés à livrer bataille,
et à nous charger de nouveaux blessés.

[Note en marge: Belle opération imaginée par Napoléon, consistant
dans un mouvement combiné qui le rapprocherait de la Pologne, en
menaçant Saint-Pétersbourg.]

Mais ni l'un ni l'autre de ces projets, qui tous deux étaient une
renonciation évidente à l'offensive, ne convenait à Napoléon. Le
plan le seul bon à ses yeux, était celui qui réunirait les quatre
conditions suivantes: 1º de le replacer dans des communications
certaines et quotidiennes avec Paris; 2º de rapprocher l'armée de
ses ressources en vivres, équipements et recrues; 3º de conserver
entier le prestige de nos armes; 4º enfin d'appuyer fortement les
négociations de paix récemment essayées. Ces quatre conditions,
il les avait trouvées dans un plan que son génie inépuisable, et
fortement excité par le danger de la situation, avait conçu, et qui
était digne de tout ce qu'il avait jamais imaginé de plus profond et
de plus grand. Ce plan consistait dans une retraite oblique vers le
nord, qui, se combinant avec un mouvement offensif du duc de Bellune
sur Saint-Pétersbourg, aurait le double avantage de nous ramener
en Pologne, en nous laissant aussi menaçants que jamais, dès lors
tout aussi puissants pour négocier. Voici le détail de ce plan que
Napoléon voulut rédiger, et rédigea en effet, comme il avait coutume
de faire quand il cherchait à se bien rendre compte de ses propres
idées.

Napoléon, ainsi qu'on l'a vu, s'était ménagé, outre l'armée du
prince de Schwarzenberg sur le Dniéper, et l'armée des maréchaux
Saint-Cyr et Macdonald sur la Dwina, le corps du duc de Bellune
au centre, lequel attendait à Smolensk des ordres ultérieurs. Le
corps de ce maréchal, fort de 30 mille hommes, pouvait être élevé
à 40 mille par la réunion d'une partie des troupes westphaliennes,
saxonnes, polonaises, qui n'avaient pas eu le temps de rejoindre,
et des bataillons de marche destinés au recrutement de l'armée.
Il était facile de le porter au nord de la Dwina, sur la route
de Saint-Pétersbourg par Witebsk et Veliki-Luki. (Voir la carte
nº 54.) Réuni là au maréchal Saint-Cyr et à une division du
maréchal Macdonald, il devait compter 70 mille hommes au moins,
prêts à se diriger sur la seconde capitale de la Russie, siége
actuel du gouvernement. Devant ce corps le comte de Wittgenstein
n'aurait autre chose à faire qu'à se retirer promptement sur
Saint-Pétersbourg. Au moment où le duc de Bellune commencerait son
mouvement, Napoléon avec la garde, le prince Eugène, le maréchal
Davout, pouvait se retirer obliquement au nord, dans la direction
de Veliki-Luki, en marchant presque parallèlement à la route de
Smolensk, et à une distance de douze ou quinze lieues de cette
route, par Woskresensk, Wolokolamsk, Zubkow, Bieloi, tandis que le
maréchal Ney suivant avec son corps la route directe de Moscou à
Smolensk, couvrirait toutes nos évacuations, et que Murat se dérobant
à Kutusof, par un mouvement sur sa droite, se porterait à Mojaïsk, et
viendrait avec le maréchal Ney s'établir entre Smolensk et Witebsk.
Après dix ou douze jours de cette marche si profondément combinée,
l'armée serait ainsi placée: le duc de Bellune avec 70 mille hommes à
Veliki-Luki, menaçant Saint-Pétersbourg, Napoléon avec 70 à Wielij,
prêt à l'appuyer, ou à se réunir aux 30 mille hommes de Ney et de
Murat pour tenir tête à Kutusof, par quelque route que celui-ci vînt
nous chercher. D'après toutes les probabilités, on devait achever
ce trajet sans être rejoint par l'ennemi, sans être talonné, sans
perdre tout ce qu'on perd quand on est suivi de trop près, sans
souffrir de la disette, car la route de Woskresensk, Wolokolamsk,
Bieloi, que Napoléon se proposait de prendre, était toute neuve, par
conséquent assez bien approvisionnée, et Ney et Murat, sur la route
de Smolensk, qui était la nôtre, pouvaient bien amener des vivres
pour 30 mille hommes. De plus nous aurions attiré les Russes en
sens inverse de leurs renforts, ce qui les exposerait à en perdre
la moitié pour nous rejoindre, et tout en nous retirant en Pologne,
nous aurions pris une position offensive, nécessaire à la paix; nous
serions ainsi, sans avoir rien perdu, ni moralement ni physiquement,
sortis du mauvais pas de Moscou par une marche des plus hardies et
des plus belles qu'on eût jamais exécutées. Quant à l'hivernage, tout
annonçait que dans ces conditions il serait facile. Nos magasins
étant réunis à Wilna, pouvaient par le traînage, si commode en hiver,
être prochainement transportés à Polotsk et à Witebsk, d'où l'armée
tirerait ses vivres. L'immense quantité de boeufs réunis à Grodno,
n'ayant qu'à traverser un pays ami, arriveraient à Witebsk sans
difficulté. Puis, le printemps venu, Napoléon ayant employé l'hiver
à rassembler de nouvelles forces, serait en mesure de marcher avec
300 mille hommes sur Saint-Pétersbourg. Il est probable que devant
la simple menace d'une telle marche, la paix, si nous n'étions pas
trop difficiles sur les conditions, serait signée, ou qu'en tout cas
nous occuperions Saint-Pétersbourg comme nous avions occupé Moscou,
sans danger de trouver cette seconde capitale incendiée, car le bois
y était moins employé dans les constructions qu'à Moscou, car les
Russes ne feraient pas deux fois un pareil sacrifice, car enfin le
fanatisme moscovite y était beaucoup moins ardent.

[Note en marge: La disposition des esprits dans l'armée rend
impraticable le beau plan que Napoléon avait conçu.]

Ce plan réunissait donc toutes les conditions que Napoléon s'était
proposées, de rétablir ses communications quotidiennes avec le
centre de son empire, de ramener l'armée vers la Pologne, de
conserver intact le prestige de ses armes, et d'appuyer par un
mouvement sérieusement offensif les négociations pacifiques qu'il
avait le projet d'entamer. Son génie n'avait jamais rien imaginé
de plus habile, de plus profond, de plus admirable. Conçu dans les
derniers jours de septembre, arrêté et rédigé[31] dans les deux
ou trois premiers jours d'octobre, ce projet pouvait, en partant
immédiatement, être complétement exécuté au 15 octobre, époque où
le temps devait être beau encore, et où il fut en effet superbe.
Tout se prêtait donc parfaitement à l'exécution du nouveau plan, qui
était en quelque sorte une inspiration d'en haut venue à Napoléon
pour son salut. Mais tout ce qu'il imaginait de meilleur était
destiné à échouer, par le vice même de la situation qu'il s'était
créée, en s'aventurant à une pareille distance. Ayant déjà tant
demandé à ses soldats et à ses lieutenants, les ayant menés si loin,
et n'ayant à leur offrir à Moscou que des ruines, il était obligé
de les ménager infiniment, de les consulter plus que de coutume,
de chercher à les concilier à ses projets, au lieu de commander
impérieusement, brièvement, comme il avait fait à toutes les époques
de sa carrière, où chaque jour amenait un résultat prodigieux, et
accroissait son ascendant. Or, il commençait à régner dans l'armée,
outre une immense lassitude, une tristesse profonde, qui naissait de
la vue seule de cette ville en cendres, et du secret effroi qu'on
éprouvait en songeant à la longueur du retour, et à ce terrible
hiver de Russie, duquel on était séparé par un mois tout au plus.
À des esprits ainsi disposés il fallait parler non plus en maître
impérieux qui commande sans explication parce que le succès quotidien
suffit à tout expliquer, mais en maître doux, presque caressant, qui
consulte, et persuade plutôt qu'il n'ordonne. Napoléon entretint donc
successivement chacun de ses lieutenants de son projet, mais à peine
avait-il dit les premiers mots qu'ils se récrièrent tous contre une
nouvelle course au nord, contre une nouvelle conquête de capitale.
Le mouvement sur Moscou, auquel, dans l'espoir d'un grand résultat,
on avait sacrifié toutes les considérations de prudence, avait trop
mal réussi, pour qu'on fût tenté de recommencer, en s'engageant
plus loin, au milieu d'une saison plus avancée, dans une marche sur
Saint-Pétersbourg.

[Note 31: Ce projet est rapporté, mais entièrement défiguré, dans
le récit de M. Fain (Manuscrit de 1812). Il est rapporté à une date
qui ne peut être la véritable, car M. Fain prétend que l'Empereur
le conçut et l'arrêta au château de Pétrowskoié, où il séjourna
pendant l'incendie de Moscou, du 16 au 19 septembre. Or il existe
aux archives et dans la correspondance de Napoléon, un exposé de
ce plan, divisé en titres et articles comme un projet de loi, et
contenant l'opinion de Napoléon sur l'état de la guerre de Russie,
et sur les meilleurs moyens de la terminer. Ce document, l'un des
plus importants de la campagne et des plus glorieux pour le génie de
Napoléon, porte la date d'octobre, sans désignation de jour. Il ne
pouvait donc avoir été arrêté au château de Pétrowskoié, que Napoléon
quitta le 19 septembre. De plus tout donne lieu de croire, d'après
les circonstances indiquées dans l'exposé lui-même, que le plan se
rapporte aux deux ou trois premiers jours d'octobre, et point du tout
au 16, 17 ou 18 septembre. Évidemment ce plan fut rédigé pour être
communiqué aux lieutenants de Napoléon, et ne dut être abandonné
qu'après une consultation avec eux. Il fut vraisemblablement conçu
dans les derniers jours de septembre, et mis par écrit du 1er au 3
octobre. Dans l'ordre des idées qui ont dû se succéder dans l'esprit
de Napoléon, on ne peut le placer ni avant ni après. M. Fain n'a dû
avoir que le souvenir de cette dictée, et ne l'avait certainement pas
sous les yeux en écrivant son ouvrage, sans quoi il l'aurait ajoutée
aux pièces justificatives, dans lesquelles il a mis tout ce qu'il
possédait de la correspondance de Napoléon.]

Il ne s'agissait pourtant pas d'aller conquérir la seconde capitale
de la Russie, mais de rétrograder obliquement sur la Pologne, et
de se placer, à titre d'appui seulement, derrière un corps qui
lui-même était appelé non pas à se porter sur Saint-Pétersbourg,
mais à le menacer, ce qui était bien différent, et ce qui a donné
lieu depuis à la fausse version d'un projet de marcher de Moscou
sur Saint-Pétersbourg, que Napoléon aurait, dit-on, formé à cette
époque. La différence était essentielle, mais les esprits, inquiets
et rebutés, ne s'arrêtaient pas à toutes ces distinctions. Les uns
alléguaient les bruyères, les marécages, la stérilité des provinces
du nord, qu'il s'agissait de traverser; les autres faisaient
valoir, malheureusement avec trop de raison, l'état de l'armée,
l'épuisement de la cavalerie, la ruine des charrois de l'artillerie,
l'indispensable nécessité de laisser reposer hommes et chevaux,
afin qu'ils pussent refaire la route si longue qui nous séparait de
Smolensk, la nécessité aussi de se retirer avant la mauvaise saison,
et d'entamer en attendant quelques négociations qui pussent conduire
à la paix, moyen toujours le plus assuré de sortir sains et saufs du
mauvais pas où l'on s'était engagé.

[Note en marge: Napoléon, contrarié dans l'exécution du plan le
meilleur, flotte entre divers projets, et songe à des ouvertures de
paix.]

Napoléon s'aperçut bien vite qu'il ne fallait actuellement rien
demander à des esprits rebutés, et assombris par le spectacle qu'ils
avaient sous les yeux, et se laissa surtout détourner de son projet
par l'état de l'armée, qui exigeait impérieusement quelque repos.
Obligé d'abandonner, ou d'ajourner au moins le seul plan capable de
le tirer d'embarras, il laissa flotter son esprit entre plusieurs
projets, qui d'abord lui avaient paru inadmissibles, comme celui
de s'établir à Moscou même, et d'y passer l'hiver en étendant ses
cantonnements pour se procurer des fourrages, comme celui de placer
une garnison à Moscou, et d'aller ensuite se fixer dans la riche
province de Kalouga, d'où il étendrait sa main gauche sur Toula,
sa main droite sur Smolensk. Mais à tous ces projets il y avait de
graves objections, et leur difficulté le ramenait sans cesse vers le
désir de cette paix qu'il avait follement sacrifiée à ses prétentions
de domination universelle, et qu'il souhaitait maintenant, quoique
victorieux, aussi ardemment qu'aucun vaincu ait jamais pu la désirer.

[Note en marge: Mission de M. de Lauriston auprès du général Kutusof.]

[Note en marge: Ce qu'il doit dire au généralissime russe.]

Dans ces continuelles perplexités, il imagina d'envoyer M. de
Caulaincourt à Saint-Pétersbourg, afin d'y ouvrir franchement
une négociation avec l'empereur Alexandre. Quels que fussent ses
embarras, son attitude de vainqueur, traitant de Moscou même, avait
assez de grandeur pour qu'il pût hasarder une pareille démarche. Mais
M. de Caulaincourt, qui craignait que sous cette grandeur apparente
ne perçât la difficulté de la situation, qui craignait aussi de
ne plus trouver à Saint-Pétersbourg la faveur dont il avait joui
autrefois, refusa une telle mission, en affirmant, du reste avec
raison, qu'elle ne réussirait pas. Napoléon s'adressant alors à M.
de Lauriston, dont il avait trop dédaigné le modeste bon sens, le
chargea de se rendre au camp du général Kutusof, non point pour y
offrir la paix, mais pour aller y exprimer au généralissime russe le
désir de donner à la guerre un caractère moins féroce. Le général
Lauriston devait prendre prétexte de l'incendie de Moscou, pour
dire que les Français, habitués à ménager les populations vaincues,
à leur épargner les maux inutiles, avaient le coeur contristé de
ne rencontrer partout que des villes incendiées, des populations
désolées, des blessés expirant au milieu des flammes, et qu'il
était cruel pour leur humanité, fâcheux pour l'honneur de tous,
mais particulièrement dommageable pour la prospérité de la Russie,
de continuer un pareil genre de guerre; que s'il venait faire une
telle démarche, ce n'est pas que ce genre de guerre eût embarrassé
les Français, car jusqu'ici on n'avait pas réussi à les empêcher
de vivre, témoin l'abondance dont ils jouissaient sur les ruines
fumantes de Moscou; mais parce qu'ils voyaient avec regret qu'on
imprimât à une guerre toute politique, terminable par un traité
facile à conclure, un caractère révoltant de barbarie et de haine
irréconciliable.

De ces insinuations à des paroles de paix il n'y avait pas loin,
et on était sur une pente qui ne pouvait manquer d'y conduire
assez rapidement. Si on l'écoutait, M. de Lauriston avait mission
de s'avancer davantage; il devait dire qu'il y avait dans la
dernière brouille bien plus de malentendu que de causes véritables
d'inimitiés, surtout d'inimitiés implacables, et que c'étaient
les ennemis des deux pays qui s'étaient interposés entre les deux
souverains pour les brouiller au profit de l'Angleterre. Il devait
insinuer que la paix serait facile, et que, si la Russie la désirait,
les conditions n'en seraient pas rigoureuses. Il devait enfin
mettre tous ses soins à obtenir au moins un armistice provisoire,
qui épargnât l'effusion du sang, effusion inutile quant à présent,
puisque aucune des deux armées ne semblait disposée à tenter quelque
chose de sérieux. Certes, à descendre à de telles démarches, tout
victorieux qu'on était, il eût bien mieux valu ne pas commencer une
guerre aussi fatale, et on peut dire que M. de Lauriston était bien
vengé en ce moment du peu d'accueil que ses conseils avaient reçu à
Paris six mois auparavant. Mais pour un bon citoyen la vengeance qui
sort des malheurs de son pays n'est qu'un malheur de plus.

[Note en marge: Départ de M. de Lauriston pour le camp russe.]

[Note en marge: Kutusof de peur de se compromettre refuse d'abord de
voir M. de Lauriston.]

[Note en marge: Fierté de celui-ci.]

[Note en marge: On court après lui pour le ramener.]

M. de Lauriston partit le 4 octobre, après s'être fait précéder
auprès du général Kutusof par un billet qui annonçait son désir
d'un entretien direct avec le chef de l'armée russe. Il arriva
au camp ennemi le jour même. Le prudent Kutusof, entouré par les
partisans les plus exaltés de la guerre, et notamment par les agents
anglais accourus pour le surveiller, hésita d'abord à recevoir
personnellement M. de Lauriston, dans la crainte d'être compromis,
et appelé un traître, comme Barclay de Tolly. Il envoya donc l'aide
de camp de l'empereur, prince Wolkonsky, pour recevoir et entretenir
le général Lauriston au quartier de Benningsen. M. de Lauriston,
offensé de ce procédé, refusa de s'aboucher avec le prince Wolkonsky,
et rentra au quartier général de Murat, disant qu'il n'entendait
traiter qu'avec le généralissime lui-même. Cette brusque rupture
de relations à peine commencées inquiéta cependant l'état-major
russe. Si dans les rangs inférieurs de l'armée la passion contre
les Français était toujours ardente, dans les rangs plus élevés on
commençait à se diviser, à trouver cette guerre bien atroce et bien
ruineuse, et à ne plus regarder les Français comme les auteurs de
l'incendie de Moscou; on sentait en un mot sa colère diminuer avec
son sang si abondamment répandu. On n'aurait donc pas voulu qu'on
rendît toute paix absolument impossible[32]. Les ennemis eux-mêmes de
la paix regrettaient la conduite tenue envers le général Lauriston,
par un tout autre motif. Comprenant très-bien la situation des
Français, sentant l'intérêt qu'on avait à les retenir à Moscou, dans
cette Capoue bien attrayante encore quoique incendiée, craignant
qu'une rupture aussi offensante ne les attirât pleins de colère
et de résolution sur l'armée russe, qui n'était ni renforcée ni
remise, ils regrettaient qu'on eût si mal accueilli l'envoyé de
Napoléon, et voulurent qu'on courût en quelque sorte après lui. Le
rusé Benningsen, qui joignait la finesse à l'audace, tâcha de voir
Murat, s'entretint avec lui, profita de sa facilité pour lui arracher
bien des aveux regrettables, et en lui exprimant un désir de la paix
qui était feint, l'amena à en exprimer un qui ne l'était pas, et
qui n'était que trop visible. Des rapprochements semblables eurent
lieu presque spontanément aux avant-postes, entre des officiers de
divers grades, et il s'établit une espèce d'armistice de fait, à la
suite duquel il fut convenu qu'on recevrait le général Lauriston au
quartier même du généralissime.

[Note 32: Le général Clausewitz, dans ses intéressants Mémoires si
remplis de sens et d'impartialité, dit formellement que la fatigue
commençait à se faire sentir dans l'armée russe, qu'il était donc
heureux que l'empereur Alexandre n'y fût pas, car peut-être ses
dispositions habituellement pacifiques s'accordant avec celles
de l'armée, on eût traité avec Napoléon, et perdu l'occasion
d'affranchir l'Allemagne, ce qui pour le général Clausewitz, Allemand
et Prussien, était naturellement l'objet essentiel de la guerre.
Cette assertion, quoique vraie, n'empêche pas qu'il y eût aussi une
part de calcul dans l'accueil fait au général Lauriston, ainsi qu'on
va le voir. Il y eut tout à la fois ruse pour tromper les Français,
et quelque peu de penchant pour la paix. Les sentiments des hommes
sont toujours plus complexes qu'on ne l'imagine, ce qui rend si
difficile de les démêler, et de les reproduire dans la juste mesure
de la vérité.]

[Note en marge: Entrevue de M. de Lauriston avec le général Kutusof.]

[Note en marge: Envoi d'un officier à Saint-Pétersbourg, et, en
attendant la réponse d'Alexandre, on convient d'un armistice tacite.]

M. de Lauriston se rendit donc auprès du prince Kutusof, et eut avec
lui plusieurs entretiens. Les Russes sont aussi doux que braves,
aussi dissimulés que violents, selon le calcul ou l'entraînement
du moment. Soit désir de la paix, soit intention d'endormir les
Français, on avait des raisons de bien accueillir leur représentant,
et cela ne coûtait d'ailleurs pas beaucoup aux généraux russes, à
qui la politesse est naturelle, et à qui M. de Lauriston inspirait
une juste estime. Le prince Kutusof l'entretint longtemps, répondit
avec adresse et dignité à toutes ses observations, lui dit, au
sujet des plaintes contre le caractère imprimé à la guerre, qu'il
s'appliquait de son mieux à lui conserver le caractère d'une guerre
régulière entre nations civilisées, qu'elle le conserverait partout
où il pourrait se faire obéir, mais que sa voix ne serait pas écoutée
des paysans russes, et qu'il n'était pas étonnant qu'on ne pût
pas civiliser en trois mois un peuple que les Français appelaient
barbare. Il répondit aux justifications du général Lauriston
relativement à l'incendie de Moscou, que pour lui il était loin
d'en accuser les Français, et que dans son opinion le patriotisme
moscovite était le seul auteur de ce grand sacrifice, car les Russes
aimaient mieux réduire leur pays en cendres que de le livrer à
l'ennemi. Relativement aux insinuations de paix, relativement même
à un armistice, le général Kutusof se présenta comme dépourvu
de tout pouvoir, et comme obligé d'en référer à l'empereur. Il
proposa, ce qui fut accepté, d'expédier l'aide de camp Wolkonsky
à Saint-Pétersbourg, afin d'y porter les ouvertures de Napoléon,
et d'en rapporter une réponse. Quant à l'armistice, il n'était pas
possible d'en signer un, mais il fut convenu que sur toute la ligne
des avant-postes on cesserait de tirailler, ce qui ne s'étendrait pas
toutefois aux ailes extrêmes des deux armées, et ce qui n'était pas
dès lors un empêchement aux courses des Cosaques et aux fourrages de
notre armée.

Quelques politesses qu'on eût prodiguées au général Lauriston, il
ne voulut pas demeurer au camp des Russes, comme aurait pu faire
un vaincu attendant la paix dont il avait besoin, et il revint à
Moscou pour transmettre à Napoléon le détail de ce qu'il avait dit et
entendu.

[Note en marge: Napoléon emploie le temps passé à Moscou à refaire
l'armée, et à rendre possible l'exécution de divers plans.]

[Note en marge: Ses ordres sur ses derrières.]

[Note en marge: Évacuation des blessés.]

[Note en marge: Travaux de défense au Kremlin.]

[Note en marge: Soin pour se procurer des vivres.]

[Note en marge: Genre de vie de Napoléon pendant son séjour à Moscou.]

Bien que Napoléon comptât peu sur la paix depuis l'accès de
rage qui avait produit l'incendie de Moscou, depuis surtout les
ouvertures infructueuses dont MM. Toutelmine et Jakowleff avaient
été les intermédiaires, il crut devoir cependant attendre les dix
ou douze jours qu'on disait nécessaires pour avoir une réponse de
Saint-Pétersbourg. Quelque vagues que fussent ses espérances de paix,
il ne put toutefois se défendre d'en concevoir quelques-unes, tant
était grand le besoin qu'il en éprouvait; et, en tout cas, il ne
croyait pas que cette prolongation de séjour fût un temps perdu,
car elle servirait à refaire l'armée. Les gens les plus habitués
au climat du pays lui affirmaient que les gelées n'arrivaient
point avant le milieu ou la fin de novembre. Un ajournement de dix
ou douze jours devait le conduire à la mi-octobre, et rien ne le
portait à croire qu'en partant du 15 au 18 il partît trop tard. En
attendant, il se préparait à toutes fins, à se retirer sur Smolensk,
comme à passer l'hiver à Moscou. Il enjoignit à Murat de se tenir
en observation devant le camp de Taroutino, d'y faire reposer les
troupes en les nourrissant le mieux possible, et il lui envoya,
autant que ses moyens de transport le lui permettaient, des vivres
tirés des caves de Moscou. Il ordonna un nouveau mouvement en avant,
tant aux troupes laissées sur les derrières, qu'aux bataillons de
marche destinés à recruter les corps. Il prescrivit la formation
d'une division de quinze mille hommes à Smolensk, laquelle devait
s'avancer sur Jelnia pour lui donner la main s'il se portait sur
Kalouga. Il recommanda au duc de Bellune de se tenir prêt à toute
sorte de mouvements; il ordonna de faire partir pour Moscou tous les
hommes débandés qui à Wilna, Minsk, Witebsk, Smolensk, avaient été
recueillis, qu'on ne mettait pas en marche faute d'avoir des armes à
leur fournir, et qu'il se proposait d'armer avec les nombreux fusils
trouvés dans le Kremlin. Il recommanda de les faire venir au milieu
de convois capables de les protéger. Il arrêta un règlement pour ces
convois, défendit de les faire partir à moins qu'ils ne fussent de
1500 hommes d'infanterie bien armés, indépendamment des troupes de
cavalerie et d'artillerie qui pourraient s'y joindre, leur prescrivit
expressément de camper en carré, le commandant au milieu, veilla de
nouveau à l'approvisionnement à prix d'argent de tous les postes de
la route, et commença de s'occuper des évacuations de blessés. Il
enjoignit à Junot d'en faire trois parts, une de ceux qui seraient
capables de marcher dans quinze jours, une de ceux auxquels un temps
plus long serait nécessaire, une troisième enfin de ceux qu'on devait
renoncer à transporter. Il défendit de s'occuper des premiers qui
pouvaient se retirer à pied, et des derniers qu'il fallait laisser
mourir sur place; il ordonna l'évacuation des autres sur Wilna, soit
au moyen des voitures du pays, soit au moyen des voitures du train
des équipages, dont il y avait environ 1200 à Moscou, et dont il
consacra 200 à cet objet. Dans la supposition même de l'hiver passé à
Moscou, car dans sa perplexité Napoléon n'excluait aucune hypothèse,
il entreprit des travaux de défense au Kremlin, fit détruire les
bâtiments adossés à cette forteresse, hérisser les tours de canons,
couvrir les portes de tambours, fortifier quelques-uns des principaux
couvents de la ville servant de magasins, fabriquer avec les poudres
trouvées au Kremlin des gargousses et des cartouches, afin d'assurer
un double approvisionnement aux 600 bouches à feu de l'armée, veiller
avec le plus grand soin à la découverte, à la conservation des
denrées alimentaires, de manière à pourvoir chaque corps de cinq
ou six mois de vivres, en pain, sel, spiritueux, viandes salées.
L'approvisionnement en fourrages étant toujours la principale
difficulté, il porta le prince Eugène sur la route de Jaroslaw, et le
maréchal Ney sur celle de Wladimir, à une distance de douze ou quinze
lieues, pour occuper, pacifier, conserver une grande étendue de pays,
et s'y procurer l'aliment du bétail et de la cavalerie. De plus
il tâcha d'attirer les paysans, en payant comptant et à très-haut
prix les légumes, les fourrages, les vivres de toute espèce. Il fit
chercher des popes, et les engagea à rouvrir les églises de Moscou,
à y célébrer le culte divin, à y prier même pour leur souverain
légitime, l'empereur Alexandre. Enfin, non pour s'amuser, car il
n'en avait pas besoin, mais pour distraire ses officiers, surtout
pour donner du pain à de pauvres Français exerçant en Russie le
métier de comédiens, il fit rouvrir les théâtres, et, entouré d'une
brillante cour militaire, assista aux représentations dramatiques qui
faisaient jadis les délices de la noblesse russe, s'y prenant ainsi
de son mieux pour ressusciter le cadavre de la malheureuse Moscou.
Il passait ensuite les nuits à expédier les affaires administratives
de son empire, qu'une estafette arrivant de Paris en dix-huit
journées lui apportait plusieurs fois par semaine. Quelquefois il
était attiré tout à coup aux fenêtres du Kremlin par des colonnes
de fumée, s'élevant de temps en temps de l'incendie qui consumait
encore sourdement la ville infortunée. Confiant quand il revenait au
souvenir de tant de dangers glorieusement surmontés, triste quand il
voyait l'abîme dans lequel il s'était enfoncé si profondément, il ne
montrait rien sur son superbe visage de ses agitations intérieures,
car il n'y avait pas un coeur autour de lui qu'il eût voulu exposer
au pesant fardeau de ses confidences. Ainsi, tantôt rassuré, tantôt
inquiet, pouvant faire encore un miracle après en avoir accompli tant
d'autres, il était là, dans cet antique palais des czars, au solstice
de sa puissance, c'est-à-dire à cette espèce de temps indéterminé qui
sépare l'époque de la plus grande élévation des astres de celle de
leur déclin.

FIN DU QUARANTE-QUATRIÈME LIVRE.



LIVRE QUARANTE-CINQUIÈME.

LA BÉRÉZINA.

     État des esprits à Saint-Pétersbourg. -- Entrevue de l'empereur
     Alexandre à Abo avec le prince royal de Suède. -- Plan d'agir
     sur les derrières de l'armée française témérairement engagée
     jusqu'à Moscou. -- Renfort des troupes de Finlande envoyé au
     comte de Wittgenstein, et réunion de l'armée de Moldavie à
     l'armée de Volhynie sous l'amiral Tchitchakoff. -- Ordres aux
     généraux russes de se porter sur les deux armées françaises qui
     gardent la Dwina et le Dniéper, afin de fermer toute retraite à
     Napoléon. -- Injonction au général Kutusof de repousser toute
     négociation, et de recommencer les hostilités le plus tôt
     possible. -- Pendant ce temps, Napoléon, sans beaucoup espérer
     la paix, est retenu à Moscou par sa répugnance pour un mouvement
     rétrograde, qui l'affaiblirait aux yeux de l'Europe, et rendrait
     toute négociation impossible. -- Il penche pour le projet de
     laisser une force considérable à Moscou, en allant avec le
     reste de l'armée s'établir dans la riche province de Kalouga,
     d'où il tendrait la main au maréchal Victor, amené de Smolensk
     à Jelnia. -- Pendant que Napoléon est dans cette incertitude,
     Kutusof ayant procuré à son armée du repos et des renforts,
     surprend Murat à Winkowo. -- Combat brillant dans lequel Murat
     répare son incurie par sa bravoure. -- Napoléon irrité marche
     sur les Russes afin de les punir de cette surprise, et quitte
     Moscou en y laissant Mortier avec 10 mille hommes pour occuper
     cette capitale. -- Départ le 19 octobre de Moscou, après y
     être resté trente-cinq jours. -- Sortie de cette capitale. --
     Singulier aspect de l'armée traînant après elle une immense
     quantité de bagages. -- Arrivée sur les bords de la Pakra. --
     Parvenu en cet endroit, Napoléon conçoit tout à coup le projet
     de dérober sa marche à l'armée russe, et, à la confusion de
     celle-ci, de passer de la vieille sur la nouvelle route de
     Kalouga, d'atteindre ainsi Kalouga sans coup férir, et sans
     avoir un grand nombre de blessés à transporter. -- Ordres pour
     ce mouvement, qui entraîne l'évacuation définitive de Moscou. --
     L'armée russe, avertie à temps, se porte à Malo-Jaroslawetz, sur
     la nouvelle route de Kalouga. -- Bataille sanglante et glorieuse
     de Malo-Jaroslawetz, livrée par l'armée d'Italie à une partie de
     l'armée russe. -- Napoléon, se flattant de percer sur Kalouga,
     voudrait persister dans son projet, mais la crainte d'une
     nouvelle bataille, l'impossibilité de traîner avec lui neuf ou
     dix mille blessés, les instances de tous ses lieutenants, le
     décident à reprendre la route de Smolensk, que l'armée avait
     déjà suivie pour venir à Moscou. -- Résolution fatale. --
     Premières pluies et difficultés de la route. -- Commencement
     de tristesse dans l'armée. -- Marche difficile sur Mojaïsk et
     Borodino. -- Disette résultant de la consommation des vivres
     apportés de Moscou. -- L'armée traverse le champ de bataille
     de la Moskowa. -- Douloureux aspect de ce champ de bataille.
     -- Les Russes se mettent à notre poursuite. -- Difficultés que
     rencontre notre arrière-garde confiée au maréchal Davout. --
     Surprises nocturnes des Cosaques. -- Ruine de notre cavalerie.
     -- Danger que le prince Eugène et le maréchal Davout courent au
     défilé de Czarewo-Zaimitché. -- Soldats qui ne peuvent suivre
     l'armée faute de vivres et de forces pour marcher. -- Formation
     vers l'arrière-garde d'une foule d'hommes débandés. -- Mouvement
     des Russes pour prévenir l'armée française à Wiasma, tandis
     qu'une forte arrière-garde sous Miloradovitch doit la harceler,
     et enlever ses traînards. -- Combat du maréchal Davout à Wiasma,
     pris en tête et en queue par les Russes. -- Ce maréchal se
     sauve d'un grand péril, grâce à son énergie et au secours du
     maréchal Ney. -- Le 1er corps, épuisé par les fatigues et les
     peines qu'il a eu à supporter, est remplacé par le 3e corps
     sous le maréchal Ney, chargé désormais de couvrir la retraite.
     -- Froids subits et commencement de cruelles souffrances.
     -- Perte des chevaux, qui ne peuvent tenir sur la glace, et
     abandon d'une partie des voitures de l'artillerie. -- Arrivée à
     Dorogobouge. -- Tristesse de Napoléon, et son inaction pendant
     la retraite. -- Nouvelles qu'il reçoit du mouvement des Russes
     sur sa ligne de communication, et de la conspiration de Malet
     à Paris. -- Origine et détail de cette conspiration. -- Marche
     précipitée de Napoléon sur Smolensk. -- Désastre du prince
     Eugène au passage du Vop, pendant la marche de ce prince sur
     Witebsk. -- Il rejoint la grande armée à Smolensk. -- Napoléon,
     apprenant à Smolensk que le maréchal Saint-Cyr a été obligé
     d'évacuer Polotsk, que le prince de Schwarzenberg et le général
     Reynier se sont laissé tromper par l'amiral Tchitchakoff, lequel
     s'avance sur Minsk, se hâte d'arriver sur la Bérézina, afin
     d'échapper au péril d'être enveloppé. -- Départ successif de
     son armée en trois colonnes, et rencontre avec l'armée russe
     à Krasnoé. -- Trois jours de bataille autour de Krasnoé, et
     séparation du corps de Ney. -- Marche extraordinaire de celui-ci
     pour rejoindre l'armée. -- Arrivée de Napoléon à Orscha. --
     Il apprend que Tchitchakoff et Wittgenstein sont près de se
     réunir sur la Bérézina, et de lui couper toute retraite. -- Il
     s'empresse de se porter sur le bord de cette rivière. -- Grave
     délibération sur le choix du point de passage. -- Au moment
     où l'on désespérait d'en trouver un, le général Corbineau
     arrive miraculeusement, poursuivi par les Russes, et découvre à
     Studianka un point où il est possible de passer la Bérézina. --
     Tous les efforts de l'armée dirigés sur ce point. -- Admirable
     dévouement du général Éblé et du corps des pontonniers. --
     L'armée emploie trois jours à traverser la Bérézina, et pendant
     ces trois jours combat l'armée qui veut l'arrêter en tête pour
     l'empêcher de passer, et l'armée qui l'attaque en queue afin
     de la jeter dans la Bérézina. -- Vigueur de Napoléon, dont le
     génie tout entier s'est réveillé devant ce grand péril. --
     Lutte héroïque et scène épouvantable auprès des ponts. --
     L'armée, sauvée par miracle, se porte à Smorgoni. -- Arrivé à
     cet endroit, Napoléon, après avoir délibéré sur les avantages
     et les inconvénients de son départ, se décide à quitter l'armée
     clandestinement pour retourner à Paris. -- Il part le 5 décembre
     dans un traîneau, accompagné de M. de Caulaincourt, du maréchal
     Duroc, du comte de Lobau, et du général Lefebvre-Desnoëttes. --
     Après son départ, la désorganisation et la subite augmentation
     du froid achèvent la ruine de l'armée. -- Évacuation de Wilna
     et arrivée des états-majors à Koenigsberg sans un soldat. --
     Caractères et résultats de la campagne de 1812. -- Véritables
     causes de cet immense désastre.


[Note en marge: Soins qui occupent l'empereur Alexandre depuis son
retour à Saint-Pétersbourg].

Tandis que ces choses se passaient à Moscou, l'empereur Alexandre,
retiré à Saint-Pétersbourg, consacrait à cette guerre ses jours et
ses nuits, et bien qu'il eût renoncé à en ordonner les opérations sur
le terrain, il s'occupait d'en diriger l'ensemble, d'en préparer les
ressources, et d'en étendre le cercle par des alliances.

[Note en marge: Alliance avec l'Angleterre.]

[Note en marge: Moyens employés pour resserrer l'alliance avec la
Suède.]

[Note en marge: Entrevue d'Abo.]

[Note en marge: Accueil flatteur fait au prince royal de Suède.]

[Note en marge: Il est convenu entre l'empereur Alexandre et le
prince royal de Suède, qu'au lieu d'employer les forces communes en
Norvége, on transportera les troupes russes de Finlande en Livonie,
et les troupes suédoises de Norvége en Allemagne.]

Nous avons déjà dit qu'il s'était refusé à traiter avec les Anglais
jusqu'au jour de la rupture définitive avec la France, mais qu'à
dater de sa sortie de Wilna, c'est-à-dire après le retour de M.
de Balachoff, il n'avait plus hésité, et que sous les yeux, et
par l'entremise du prince royal de Suède, il avait autorisé M.
de Suchtelen à signer le 18 juillet la paix de la Russie avec la
Grande-Bretagne, aux conditions les plus simples et les plus brèves,
celles d'une alliance offensive et défensive, sans aucune désignation
des moyens, qui, abandonnés aux circonstances, devaient être les plus
grands possibles. Nous avons encore dit que lord Cathcart, celui
qui avait acquis à Copenhague une sinistre célébrité, était accouru
sur-le-champ à Saint-Pétersbourg pour y représenter l'Angleterre.
Sous les auspices de cet ambassadeur avait été préparée et réalisée
une entrevue, qui était l'objet des ardents désirs du prince royal
de Suède. Être admis auprès d'Alexandre, recevoir ses témoignages de
confiance, ses marques de distinction, sa parole impériale d'être
maintenu sur le trône de Suède et gratifié de la Norvége, était chez
le nouveau prince suédois une passion véritable. Bien que la fierté
d'Alexandre souffrît singulièrement de s'aboucher avec un pareil
allié, et qu'il sût faire la différence entre les familiarités avec
un grand homme tel que Napoléon, et les familiarités avec un favori
de la fortune tel que le général Bernadotte, il y avait un si grand
intérêt pour lui à s'assurer le concours de l'armée suédoise, qu'il
avait consenti à une entrevue, laquelle avait été fixée à Abo, point
de la Finlande le plus rapproché des côtes de Suède. Cette entrevue
importait d'autant plus à l'empereur Alexandre, qu'il avait en
Finlande 20 mille hommes de bonnes troupes, dont l'adjonction au
corps de Wittgenstein pouvait avoir les plus grandes conséquences, et
qui avaient été laissées dans le nord de l'empire sous le prétexte
de concourir à la conquête de la Norvége, conformément au traité
du 24 mars, mais en réalité pour se garantir contre une trahison
imprévue. En effet, malgré les instances apparentes du prince royal
pour resserrer ses liens avec la Russie, de bons observateurs
avaient cru découvrir quelquefois sur son visage des hésitations,
des regrets, des colères mal contenues, surtout depuis les débuts de
la campagne qui n'étaient pas favorables aux Russes, et l'avaient
entendu exprimer des plaintes assez amères de ce qu'on ne l'aidait
pas tout de suite à conquérir la Norvége. Par ces divers motifs,
l'entrevue avait été acceptée et avait eu lieu le 28 août dans la
ville d'Abo, en présence de lord Cathcart, et sous les auspices
de la marine anglaise, dont les bâtiments avaient transporté le
prince Bernadotte de la côte de Suède à celle de Finlande. Ce
dernier, à peine arrivé, avait été traité avec les prévenances les
plus délicates, car, lorsque le besoin l'exige, l'orgueil russe
se change tout de suite en une déférence obséquieuse, accompagnée
d'une grâce asiatique qui n'appartient au même degré qu'à cette
nation redoutable. Alexandre déployant à Abo l'amabilité intéressée
qu'il avait déployée à Tilsit et à Erfurt, sans avoir cette fois
d'autre excuse pour sa dignité que celle de la politique; avait
fait au prince suédois la première visite, lui avait prodigué les
embrassements, avait reçu les siens, et du reste avait obtenu le
prix de sa condescendance, car le nouveau prince, saisi d'une sorte
d'ivresse, s'était prêté à tous les arrangements désirés par la
Russie. Il avait été convenu qu'au lieu de dépenser inutilement
les forces de la coalition en Norvége, province dont on pourrait
toujours s'emparer, on porterait toutes les forces disponibles sur
le théâtre où allait se décider véritablement le sort de la guerre,
qu'on enverrait sur la Dwina le corps russe retenu en Finlande, qu'on
réserverait l'armée suédoise pour un débarquement sur les derrières
des Français, que ce débarquement devant, d'après toutes les
apparences, s'exécuter en Danemark, le prince suédois se nantirait
lui-même d'un gage facile à échanger plus tard contre la Norvége,
qu'en un mot on emploierait les forces communes à battre Napoléon,
car là était le but essentiel de la guerre, et le moyen assuré, pour
le futur roi de Suède, de conquérir la Norvége. Ces choses admises,
le prince royal avait donné à l'empereur Alexandre les conseils
les meilleurs, les plus funestes pour nous, conseils tirés de son
expérience, et exprimés dans le langage de la haine la plus violente.
Napoléon, avait-il dit à Alexandre, n'était pas tout ce que la
stupide admiration de l'Europe en voulait faire; il n'était pas ce
génie de guerre profond, universel, irrésistible, qu'on s'était plu
à imaginer; il n'était qu'un général bouillant, impétueux, sachant
uniquement aller en avant, jamais en arrière, même quand la situation
le commandait. Avec lui il ne fallait qu'un talent, celui d'attendre,
pour le vaincre et le détruire. Son armée n'était plus ce qu'on
l'avait connue. Elle était trop recrutée d'étrangers, et surtout de
jeunes soldats; les généraux qui la commandaient étaient fatigués
de guerres incessantes, et elle ne résisterait pas à l'épreuve à
laquelle on venait de l'exposer en la conduisant dans les profondeurs
de la Russie. Napoléon après l'y avoir engagée ne saurait pas l'en
retirer; et, pour obtenir sur lui un triomphe complet, il fallait
une chose, une seule: persévérer. Des batailles, on en perdrait une,
deux, trois; puis on en aurait de douteuses, et après les douteuses
de victorieuses, pourvu qu'on sût tenir et ne pas céder. Ôtez de ces
conseils, que le bon sens inspirait alors à tout le monde, ôtez le
langage de la haine, et tout était malheureusement vrai.

[Note en marge: Conditions de la paix avec les Turcs.]

[Note en marge: Invitation à l'amiral Tchitchakoff de se rendre en
Volhynie pour se porter avec l'armée du général Tormazoff sur les
derrières de l'armée française.]

Alexandre, persuadé d'avance de ces vérités, s'en était pénétré
davantage en écoutant le prince royal de Suède, et ils s'étaient
quittés enchantés l'un de l'autre, l'un tout glorieux d'une pareille
intimité[33], l'autre non pas glorieux, mais convaincu qu'il pouvait,
quelque peu sûre que fût la foi du nouveau Suédois, rappeler sans
danger ses troupes de Finlande pour les porter en Livonie, résultat
qui était en ce moment le plus utile qu'il pût tirer de cette
entrevue. Tandis qu'il prenait ces arrangements avec la Suède,
l'empereur Alexandre venait d'en finir avec la Porte, et d'accepter
ses conditions, quelque différentes qu'elles fussent de celles qu'il
s'était longtemps flatté d'obtenir. Après s'être successivement
désisté de la Valachie, puis de la Moldavie jusqu'au Sereth, et enfin
de la Moldavie tout entière, il n'avait tenu définitivement qu'à la
Bessarabie, afin d'acquérir au moins les bouches du Danube, et avait
insisté surtout pour avoir l'alliance des Turcs, dans l'intention
chimérique, dont nous avons déjà parlé, de les amener à envahir les
provinces illyriennes, peut-être même l'Italie, en commun avec une
armée russe. Les Turcs, fatigués de la guerre, fatigués aussi de
leurs relations avec les puissances européennes, et voulant n'avoir
plus rien à démêler avec elles, avaient fait le sacrifice imprudent
de la Bessarabie, que quelques jours de patience auraient suffi pour
leur conserver, mais s'étaient constamment refusés à toute alliance
avec la Russie. Le traité de paix déjà signé n'avait été tenu en
suspens que par ce motif. L'amiral Tchitchakoff, dont l'esprit
ardent poursuivait un grand résultat, quel qu'il fût, se voyant
frustré de l'espoir d'envahir l'empire français de compagnie avec les
Turcs, avait imaginé bien autre chose, c'était d'envahir l'empire
turc lui-même, et avait proposé à Alexandre de marcher droit sur
Constantinople pour s'en emparer. Dans le bouleversement continuel
des États, auquel on était si habitué alors, il espérait que cette
belle conquête pourrait rester à la Russie par les arrangements
de la prochaine paix. Lorsque cette proposition était parvenue à
Alexandre, il en avait été profondément ému: son coeur, oppressé par
les malheurs de la guerre, s'était soulevé tout à coup, et il avait
failli donner l'ordre d'entreprendre cette marche audacieuse. Mais
la réflexion était bientôt venue calmer les premières ardeurs du
petit-fils de Catherine. Songeant à ses alliés déclarés, l'Angleterre
et la Suède, à ses alliés cachés, et prochains peut-être, la Prusse
et l'Autriche, craignant de leur déplaire mortellement à tous, de
les éloigner même de lui en osant mettre la main sur Constantinople,
considérant la difficulté de marcher sur cette capitale avec tout au
plus cinquante mille hommes, l'imprudence qu'il y avait à envahir
autrui quand on était envahi soi-même, le grand profit qu'on pourrait
tirer de ces cinquante mille hommes en les réunissant aux trente
mille hommes de Tormazoff, pour les porter sur les flancs de l'armée
française, il avait retenu son téméraire ami, l'amiral Tchitchakoff,
et cependant au lieu de lui donner un ordre positif, tant cette
renonciation temporaire à des vues héréditaires lui coûtait, il lui
avait recommandé plutôt qu'ordonné d'ajourner ces beaux desseins
sur Constantinople, d'en finir avec les Turcs, et de marcher
immédiatement sur la Volhynie, où il était attendu sous très-peu de
semaines[34].

[Note 33: Je n'ai pas besoin de déclarer que, toujours soigneux de
ne dire que la vérité, j'emprunte ces détails aux dépêches les plus
authentiques, les unes adressées au cabinet français, les autres
communiquées à ce cabinet par une cour alliée qui avait conservé un
ambassadeur à Saint-Pétersbourg.]

[Note 34: Cette proposition de l'amiral Tchitchakoff est certainement
une des circonstances les plus curieuses de l'histoire moderne,
et nous ne la rapporterions pas si nous n'en avions la certitude.
Ayant pu nous procurer, non par la famille de l'amiral, établie à
Paris, mais par des communications puisées à d'autres sources, la
correspondance personnelle de l'empereur Alexandre avec l'amiral
Tchitchakoff, nous citons la pièce suivante, qui ne laisse aucun
doute sur le fait que nous alléguons.

_L'empereur Alexandre à l'amiral Tchitchakoff,_

                         «Liakow près Polotsk, le 6 (18) juillet 1812.

     »J'allais vous expédier ma réponse à votre lettre du 26 juin
     (8 juillet), quand je reçois votre expédition du 29 (11). Je
     voulais approuver complétement toutes les déterminations que
     vous avez prises jusqu'au 26, et vous donner carte blanche pour
     agir: votre lettre du 29, je l'avoue, me met dans l'embarras
     pour la décision que j'ai à vous donner. Le plan est très-vaste,
     très-hardi, mais qui peut répondre de sa réussite? Et en
     attendant nous nous privons de tout l'effet que votre diversion
     pouvait produire sur l'ennemi, et en général nous nous ôtons
     pour un temps très-long la coopération de toutes les troupes
     qui se trouvent sous vos ordres, en les portant du côté de
     Constantinople.

     »Sans parler déjà de l'opinion générale, tant de nos
     compatriotes que de nos alliés les Anglais et les Suédois,
     que nous allons choquer par une détermination pareille,
     n'allons-nous pas gratuitement ajouter à nos embarras? Les
     Autrichiens, qui en ce moment ne se trouvent en lice qu'avec
     30,000 hommes, voyant l'empire ottoman menacé dans ses
     fondements, se trouveront obligés, si ce n'est par leur propre
     volonté, très-certainement par celle de l'empereur Napoléon, de
     faire marcher toutes leurs forces pour empêcher des résultats
     pareils, et alors, entrant en Moldavie et en Valachie, mettront
     vos derrières et même les forces avec lesquelles vous marcherez
     sur Constantinople dans les plus grands embarras. Si la
     diversion à laquelle vous paraissiez tout à fait décidé dans
     votre lettre du 26 juin (8 juillet) vous paraît maintenant
     rencontrer tant d'obstacles, il y aurait peut-être une autre
     détermination à prendre, plus sage que tout le reste, et qui
     pourrait produire des résultats non moins utiles. Ce serait,
     en échangeant les ratifications, de se contenter pour le
     moment de cette paix, sans exiger impérieusement l'alliance,
     et porter toutes les forces sous vos ordres par Holting et
     Camenisk-Podolsk du côté de Doubna, où vous seriez renforcé
     par toute l'armée de Tormazoff, auquel je donnerai ordre de
     vous remettre le commandement, en l'envoyant lui-même commander
     à Kiew, et avec cette armée imposante, composée de huit à
     neuf divisions, de marcher sur tout ce que vous rencontrerez
     devant vous du côté de Varsovie, et de produire une diversion
     très-efficace pour les deux premières armées, qui se trouvent
     avoir devant elles des forces très-supérieures. Je crois qu'il
     n'y a de choix à faire qu'entre ces deux plans, ou celui de la
     division du coté de la Dalmatie et de l'Adriatique, ou par la
     Podolie du côté de Varsovie.

     »L'histoire de Constantinople peut être reproduite plus tard.
     Une fois nos affaires marchant bien contre Napoléon, nous
     pourrons reprendre vos, etc...]

[Note en marge: Impression produite sur l'esprit d'Alexandre par la
bataille de la Moskowa et l'incendie de Moscou.]

Tels avaient été les arrangements politiques conclus par Alexandre,
avec ceux qui pouvaient le seconder, comme avec ceux qui auraient
pu lui faire obstacle. Rentré à Saint-Pétersbourg après l'entrevue
d'Abo, il y avait reçu la nouvelle de la bataille de la Moskowa,
avait d'abord pris cette bataille pour une victoire, avait envoyé
au prince Kutusof le bâton de maréchal, un présent de 100,000
roubles (400,000 francs) pour lui, de 5 roubles pour chaque soldat
de l'armée, et avait ordonné qu'on rendît au ciel des actions de
grâces dans toutes les églises de l'empire. Mais bientôt il avait su
la vérité, avait été indigné de l'impudence de son général en chef,
sans oser toutefois le témoigner, car il profitait lui-même d'un
mensonge qui soutenait le coeur de ses sujets; puis il avait éprouvé
une émotion profonde à la nouvelle de la prise de Moscou, et de la
catastrophe de cette cité dévouée aux dieux infernaux de la guerre
et de la haine. L'impression avait été immense dans tout l'empire,
surtout à Saint-Pétersbourg, et dans cette seconde capitale, la peur,
il faut le dire, avait égalé la douleur.

[Note en marge: État des esprits à Saint-Pétersbourg, et craintes de
cette capitale.]

Saint-Pétersbourg, création artificielle de Pierre le Grand, ville
de fonctionnaires, de gens de cour, de commerçants, d'étrangers,
n'était pas comme Moscou le coeur même de la Russie, elle en était
plutôt la tête, tête toute remplie d'idées empruntées au dehors. Au
commencement elle avait désiré la guerre, quand elle n'y avait vu que
le rétablissement des relations commerciales avec la Grande-Bretagne;
mais maintenant qu'elle y voyait une longue carrière de sacrifices et
de dangers, elle en était un peu moins d'avis. Elle s'en prenait elle
aussi des malheurs actuels à ce système de retraite indéfinie, qui
avait amené les Français jusqu'au centre de l'empire; elle accusait
les généraux de trahison ou de lâcheté, l'empereur de faiblesse, et
se vengeait des terreurs qu'elle éprouvait par un langage des plus
amers et des plus violents. Le général Pfuhl ne pouvait paraître dans
les rues sans courir le risque d'être insulté. Le général Paulucci,
supposé son contradicteur, était accueilli avec les démonstrations
les plus flatteuses.

[Note en marge: Préparatifs d'évacuation dans le cas d'un mouvement
des Français sur Saint-Pétersbourg.]

[Note en marge: Quelques-uns des esprits les plus fermes sont
ébranlés, et penchent pour la paix.]

La pensée que Napoléon marcherait bientôt de Moscou sur
Saint-Pétersbourg était universellement répandue, et déjà on
faisait des préparatifs de départ. Des quantités d'objets précieux
étaient acheminés sur Archangel et sur Abo. On était partagé quant
à la conduite à tenir. Les esprits ardents voulaient une guerre à
outrance, et n'hésitaient pas à dire que si Alexandre fléchissait,
il fallait le déposer, et appeler au trône la grande-duchesse
Catherine, sa soeur, épouse du prince d'Oldenbourg, celui dont
Napoléon avait pris l'héritage, princesse belle, spirituelle,
entreprenante, réputée ennemie des Français, et résidant en ce moment
auprès de son mari, gouverneur des provinces de Twer, de Jaroslaw
et de Kostroma. Les esprits les plus modérés, au contraire, étaient
d'avis de saisir une occasion pour négocier. Voir les Français à
Saint-Pétersbourg, l'empereur en fuite vers la Finlande, province
douteuse, ou vers Archangel, province située sur la mer Blanche,
les épouvantait. L'impératrice mère, cette princesse si fière, si
peu favorable aux Français, effrayée des dangers de son fils et de
l'empire, avait senti tout à coup son coeur défaillir, et était
revenue à l'idée de la paix, comme le grand-duc Constantin lui-même,
qui avait quitté l'armée depuis la perte de Smolensk, et pensait
qu'il fallait se borner à une de ces guerres politiques qu'on
termine après deux ou trois batailles perdues, par un traité plus
ou moins défavorable, mais ne pas en venir à une de ces guerres de
destruction, comme les Espagnols en soutenaient une contre la France
depuis quatre années. Ce qui était plus étonnant, M. Araktchejef
lui-même, récemment l'un des plus énergiques partisans de la guerre à
outrance, inclinait aussi à la paix. M. de Romanzoff, qui se taisait
depuis que les nouvelles inimitiés avec la France avaient donné
un si cruel démenti à son système, et qui eût été déjà totalement
écarté des affaires, si Alexandre, en frappant le représentant de
la politique de Tilsit n'avait paru se condamner lui-même, M. de
Romanzoff avait retrouvé la voix pour parler en faveur de la paix.
Toutefois les cris de guerre avaient couvert ces timides paroles de
paix, et les émigrés allemands surtout, qui étaient venus chercher
un asile en Russie, et lui demander de se mettre à la tête d'une
insurrection européenne, voyant leur cause près de succomber,
redoublaient d'efforts et d'instances pour encourager la famille
impériale à la résistance. M. de Stein, à leur tête, se montrait le
plus véhément et le plus ferme. Au milieu de ce conflit entre la
haine et la crainte, l'agitation était générale et profonde.

[Note en marge: Alexandre soutenu par son orgueil profondément
froissé.]

Alexandre avait le coeur navré des malheurs actuellement irréparables
de Moscou, des malheurs possibles de Saint-Pétersbourg, n'était pas
bien sûr de pouvoir sauver cette dernière capitale, et aurait faibli
peut-être, tant il était ébranlé, si son orgueil profondément blessé
ne l'eût soutenu. Rendre encore une fois son épée à cet impérieux
allié de Tilsit et d'Erfurt, par lequel il avait été traité si
dédaigneusement, lui semblait impossible. Il avait la noble fierté
de préférer la mort à cette humiliation, et disait à ses intimes que
lui et Napoléon ne pouvaient plus régner ensemble en Europe, et qu'il
fallait que l'un ou l'autre disparût de la scène du monde.

[Note en marge: Sa résolution de ne pas céder.]

Du reste, au sein de ce chaos d'opinions discordantes, affecté de la
timidité des uns, froissé par l'ardeur presque insultante des autres,
fatigué du tumulte de tous, il s'était soustrait aux regards du
public, et avait pris en silence la résolution irrévocable de ne pas
céder. Un instinct secret lui disait que parvenu à Moscou, Napoléon
courait plus de dangers qu'il n'en faisait courir à la Russie, et
l'hiver d'ailleurs, tout près d'arriver, lui semblait un allié qui
couvrirait bientôt Saint-Pétersbourg d'un bouclier de glace.

[Note en marge: Mesures qui résultent de cette résolution.]

[Note en marge: La flotte russe de Kronstadt confiée à l'Angleterre.]

Sa résolution arrêtée, il adopta les mesures qui en devaient être
la conséquence. La flotte russe de Kronstadt pouvait prochainement
se trouver enfermée dans les glaces, et exposée à devenir la proie
des Français: il se décida au sacrifice pénible de la confier aux
Anglais. Il fit appeler lord Cathcart, lui avoua ses appréhensions,
lui déclara en même temps ses déterminations irrévocables, et lui
en donna la preuve la moins équivoque en lui demandant de prendre
en dépôt la flotte russe avec tout ce qu'elle aurait à bord, lui
disant qu'il la confiait à l'honneur et à la bonne foi de la
Grande-Bretagne. L'ambassadeur britannique, enchanté d'une pareille
ouverture, promit que le dépôt serait fidèlement gardé, et que la
flotte russe serait reçue avec la plus cordiale hospitalité dans les
ports d'Angleterre. Alexandre ordonna de la mettre à la voile, de la
charger de tout ce qu'il avait de plus précieux, et de l'acheminer
vers le Grand-Belt, pour la faire sortir de la Baltique au premier
signal, sous l'escorte et la protection du pavillon britannique.
Beaucoup d'autres objets appartenant à la couronne, surtout en fait
de papiers d'État, furent dirigés sur Archangel.

[Note en marge: L'invitation adressée à l'amiral Tchitchakoff de se
rendre en Volhynie convertie en un ordre formel.]

[Note en marge: Ordres à l'amiral Tchitchakoff et au comte de
Wittgenstein de se réunir sur la haute Bérézina, pour couper à
Napoléon sa ligne de retraite.]

À ces précautions, prises pour le cas de nouveaux malheurs, Alexandre
en ajouta de beaucoup mieux entendues, et dont l'effet probable
devait être de faire succéder la victoire à la défaite. Il venait
de se mettre d'accord avec la Suède pour l'envoi en Livonie du
corps d'armée du général Steinghel, qui avait été jusque-là retenu
en Finlande. Il fut convenu que la plus grande partie de ce corps,
transportée par mer d'Helsingford à Revel, irait par terre à Riga,
pour s'y joindre au comte de Wittgenstein, ce qui procurerait à ce
dernier une force totale de 60 mille hommes. Il arrêta définitivement
ses résolutions relativement à l'armée de l'amiral Tchitchakoff, et
renonçant à tous les plans séduisants mais actuellement funestes
qui lui avaient été proposés, il ordonna formellement à l'amiral
de marcher sur la Volhynie, d'y réunir sous son commandement les
troupes du général Tormazoff, ce qui devait lui composer une armée
de 70 mille hommes, et de remonter le Dniéper pour concourir à
un mouvement concentrique des armées russes sur les derrières de
Napoléon. Parmi les idées dont l'avait constamment entretenu le
général Pfuhl, il y en avait une qui avait particulièrement frappé
Alexandre, c'était celle d'agir sur les flancs et les derrières de
l'armée française, lorsqu'on l'aurait attirée dans l'intérieur de
l'empire. Cette idée prématurée en juillet, quand Napoléon était à
Wilna, prématurée encore quand il était entre Witebsk et Smolensk, et
en mesure de déjouer toutes les tentatives préparées sur ses flancs,
venait fort à propos, pouvait être de grande conséquence en octobre,
quand il se trouvait à Moscou. C'était, en effet, le cas ou jamais
de se porter sur sa ligne de communication, car il était bien loin
de son point de départ, les troupes qu'il avait laissées en arrière
n'avaient acquis nulle part un ascendant décidé, et si le comte de
Wittgenstein, largement renforcé, parvenait à repousser le maréchal
Saint-Cyr de la Dwina, et à s'avancer entre Witebsk et Smolensk,
dans la trouée même par laquelle Napoléon avait passé pour marcher
sur Moscou; si l'amiral Tchitchakoff, laissant un corps devant le
prince de Schwarzenberg pour le contenir, remontait avec 40 mille
hommes le Dniéper et la Bérézina, pour donner la main à Wittgenstein,
ils pouvaient l'un et l'autre se réunir sur la haute Bérézina, et y
recevoir à la tête de cent mille hommes Napoléon revenant de Moscou,
épuisé par une longue marche, harcelé par Kutusof, et exposé à être
pris entre deux feux.

[Note en marge: M. de Czernicheff envoyé pour faire concourir tous
les généraux russes au même but.]

[Note en marge: Recommandations au généralissime Kutusof de feindre
et de temporiser pour retenir les Français à Moscou le plus longtemps
possible.]

Amené à ces vues par ses entretiens avec le général Pfuhl, encouragé
à y persévérer par son aide de camp piémontais Michaud, l'empereur
Alexandre chargea M. de Czernicheff de se rendre auprès du prince
Kutusof pour les lui faire agréer, d'aller ensuite les communiquer
à l'amiral Tchitchakoff, de se transporter enfin pour le même
objet auprès du comte de Wittgenstein, et de courir sans cesse
des uns aux autres jusqu'à ce qu'il eût réussi à les réunir, et à
les faire concourir au même but. Ce n'est pas avec de pareilles
vues qu'Alexandre aurait pu répondre favorablement aux ouvertures
de Napoléon. Aussi dès qu'il avait connu ces ouvertures, avait-il
pris la résolution de ne pas les écouter. Elles lui causèrent
toutefois une vive satisfaction, car il y trouva une nouvelle preuve
des embarras que les Français commençaient à éprouver au milieu
de Moscou, embarras qui lui présageaient non-seulement le salut,
mais le triomphe de la Russie. Pourtant il importait de retenir
Napoléon à Moscou le plus longtemps possible, car s'il en sortait
trop tôt, il pourrait en revenir sain et sauf, et par ce motif
Alexandre résolut de lui faire attendre sa réponse, sans laisser
soupçonner quel en serait le sens. En conséquence des projets que
nous venons d'exposer, M. de Czernicheff était parti pour le camp du
généralissime Kutusof, et lui avait communiqué le plan adopté de se
taire, de temporiser, d'attendre les progrès de la mauvaise saison,
et de préparer en attendant sur les derrières de l'armée française
une réunion de forces accablante. Il n'y avait à cet égard rien à
dire, rien à conseiller au vieux Kutusof, qui mieux que personne
en Russie comprenait ce système de guerre, et était capable de le
faire réussir. Il avait donc admis sans discussion un plan qui était
la confirmation de ses idées, et en outre la justification de sa
conduite tout entière.

[Note en marge: État d'esprit de Napoléon pendant son séjour à
Moscou.]

[Note en marge: Il espère peu la paix, et projette tous les jours de
se retirer.]

[Note en marge: Bon état de l'infanterie refaite par un mois de
repos.]

[Note en marge: Mauvais état de la cavalerie.]

Pendant qu'il était l'objet de ces redoutables calculs, Napoléon
consumait le temps à Moscou, dans les occupations que nous avons
décrites, dans l'expectative des réponses qui n'arrivaient pas, et
suivant les oscillations ordinaires de tout esprit agité, quelque
ferme qu'il soit, tantôt croyait à ce qu'il désirait, c'est-à-dire
à la paix, tantôt cessait d'y croire, uniquement parce qu'il y
avait cru un instant, et en désespérait le plus habituellement,
se fondant pour n'y plus compter sur l'incendie de Moscou, sur
cet acte qui attestait un patriotisme furieux, et aussi sur le
silence de l'empereur Alexandre, qui avait dû recevoir depuis
longtemps les premières ouvertures transmises par MM. Toutelmine
et Jakowleff. Il se disait donc qu'il fallait prendre un parti,
le prendre prochainement, et il s'y préparait bien avant que les
paroles portées le 5 octobre au maréchal Kutusof pussent recevoir
une réponse. Le temps était superbe, d'une pureté, d'une douceur
extrêmes. Jamais automne plus serein dans nos climats de France,
n'avait embelli en septembre les campagnes de Fontainebleau et de
Compiègne. Mais plus ce temps était séduisant, plus il devait être
suivi d'une réaction prompte et complète, et plus il fallait songer
à se retirer. Les soldats de l'infanterie s'étaient rétablis par
le repos et une abondante nourriture; ils respiraient la santé et
la confiance. Il était arrivé outre la division italienne Pino, du
corps du prince Eugène, et la division de la jeune garde Delaborde,
un certain nombre de blessés de la journée du 7, remis de leurs
blessures, et quelques bataillons et escadrons de marche. L'armée
se trouvait donc reportée à 100 mille hommes de toutes armes,
vraiment présents au drapeau, avec 600 bouches à feu parfaitement
approvisionnées. Le respectable général Lariboisière, qui avait perdu
à la Moskowa un fils tué sous ses yeux, et que sa profonde douleur
n'empêchait pas de remplir ses devoirs avec l'activité d'un jeune
homme, ne voyait pas avec plaisir cette masse d'artillerie, et aurait
mieux aimé avoir moins de canons et plus de munitions, car il savait
avec quelle rapidité elles s'étaient consommées dans cette guerre,
et quelle peine on aurait à traîner après soi un approvisionnement
proportionné au nombre de bouches à feu. Mais Napoléon se rappelant
l'effet produit à la Moskowa par l'artillerie, prévoyant que les
hommes lui manqueraient bientôt, et se flattant de suppléer à la
mousqueterie par de la mitraille, persistait dans ses résolutions.
Il avait fait prendre tous les petits chevaux du pays, que l'armée
appelait cognats, pour traîner les voitures privées d'attelages, et
espérait avec ce secours surmonter les difficultés qui préoccupaient
le général Lariboisière. Tout était donc en bon état dans l'armée,
sauf les moyens de transport. Tandis que les hommes étaient pleins
de santé, les chevaux, dépourvus de fourrages, étaient maigres,
faibles, et dans un état à inspirer les plus vives inquiétudes. La
cavalerie réunie presque tout entière sous Murat, devant le camp de
Taroutino, offrait l'aspect le plus triste. Murat, campé dans une
plaine, derrière la petite rivière de la Czernicznia, mal couvert sur
ses ailes, et mal protégé par l'armistice verbal que les Cosaques
n'observaient guère, était obligé de tenir sa cavalerie toujours en
mouvement, ce qui, avec la mauvaise nourriture, composée de la paille
pourrie qui recouvrait les chaumières, contribuait à la ruiner.
Pour venir à son secours, Napoléon avait envoyé à Murat quelques
fourrages, et l'autorisation de se replier sur Woronowo, dans une
position meilleure, à sept ou huit lieues en arrière de l'ennemi.
Mais Murat, dans la prévoyance d'un mouvement général et prochain, ne
voulant pas fatiguer ses troupes par un changement de cantonnements
qui leur profitait à peine quelques jours, était resté à Winkowo,
devant Kutusof qui était établi à Taroutino.

[Note en marge: Tandis qu'il sent la nécessité de revenir sur ses
pas, Napoléon éprouve cependant une grande répugnance à commencer aux
yeux du monde un mouvement rétrograde.]

[Note en marge: Il en craint avec raison les conséquences.]

Dès le 12 octobre, lorsqu'il n'était pas encore possible d'avoir de
Saint-Pétersbourg la réponse à une démarche faite le 5, Napoléon,
après avoir passé vingt-sept jours à Moscou, sentait qu'il fallait
prendre son parti, et qu'il devait, s'il restait à Moscou, éloigner
les Russes de ses cantonnements; s'il en partait, entreprendre sa
retraite avant la mauvaise saison. En conséquence il avait déjà
ordonné le départ de tous les blessés transportables, acheminé ce
qu'on appelait les trophées, c'est-à-dire divers objets enlevés au
Kremlin, défendu qu'on envoyât quoi que ce fût de Smolensk à Moscou,
et prescrit qu'on se tînt prêt dans la première de ces villes à
lui donner la main dans la direction qu'il indiquerait. Mais une
pensée, une seule, le retenait comme malgré lui, et l'arrêtait toutes
les fois qu'il allait prendre une détermination. Ce n'était pas,
comme on l'a cru, l'espérance de la paix, espérance qu'il n'avait
guère, c'était la crainte de perdre l'ascendant de la victoire, en
commençant aux yeux du monde un mouvement rétrograde, et en cela il
cédait non point à une illusion puérile, mais à un sentiment profond
de sa situation. Il se disait que le premier pas fait en arrière
serait le commencement d'une suite d'aveux pénibles et dangereux,
aveux qu'il était allé trop loin, qu'il lui était impossible de
se soutenir à cette distance, qu'il s'était trompé, qu'il avait
manqué son but dans cette campagne. Que de défections, que de
pensées insurrectionnelles pouvait susciter le spectacle de Napoléon
jusque-là invincible, obligé enfin de rétrograder! Orgueil à part,
et l'orgueil sans doute avait sa place dans les sentiments qu'il
éprouvait, il y avait un immense danger à ce premier pas en arrière.
Ce pouvait être, en effet, le commencement de sa chute[35].

[Note 35: C'est pièces en main, d'après la correspondance même de
Napoléon, et d'après une quantité de notes écrites par lui, toutes
révélant sa véritable pensée, que j'avance et que j'affirme cette
vérité, que Napoléon, contre la tradition reçue, fut retenu à Moscou
moins par l'espérance de la paix, que par la crainte de perdre son
ascendant moral et militaire en opérant un mouvement rétrograde. J'ai
peu le goût de changer les versions reçues en histoire; je cherche
à être vrai, non à être nouveau. On est déjà bien assez nouveau par
cela seul qu'on est vrai. Je soutiens donc l'assertion dont il s'agit
sur les motifs du long séjour de Napoléon à Moscou, parce que j'ai
la conviction et la preuve de son exactitude.]

[Note en marge: Y avait-il moyen d'hiverner à Moscou?]

[Note en marge: Raisons pour et contre cette résolution.]

Préoccupé de ce danger, il songeait toujours ou à hiverner à
Moscou, ou à exécuter un mouvement qui, en le rapprochant de ses
magasins, eût l'apparence d'une manoeuvre et non d'une retraite.
Hiverner à Moscou était une résolution d'une singulière audace, et
cette résolution avait des partisans. Il en était un méritant la
plus grande considération, c'était M. Daru, qui avait accompagné
Napoléon en qualité de secrétaire d'État, qui était chargé de tous
les détails de l'intendance de l'armée, et s'en acquittait avec
un zèle, une intelligence, une activité dignes de cette haute et
difficile fonction. Cet administrateur éminent jugeait encore plus
facile de nourrir l'armée à Moscou, et d'y assurer ses communications
pendant l'hiver, que de la ramener saine et sauve à Smolensk, par
une route inconnue si on en prenait une nouvelle, ou dévastée si
on reprenait celle qu'on avait déjà parcourue. Napoléon appelait
ce conseil un conseil de lion, et il est certain qu'il eût fallu
une rare audace pour oser le suivre. La plus grande difficulté
n'était pas celle de nourrir les hommes, comme nous l'avons déjà
dit; on avait en effet du blé, du riz, des légumes, des spiritueux
et quelques viandes salées. On pouvait même se procurer de la
viande fraîche, à la condition toutefois de réunir du bétail avant
la mauvaise saison, et de se procurer du fourrage pour alimenter
ce bétail pendant quelques mois. La principale difficulté c'était
de faire vivre les chevaux qui expiraient d'inanition, et qu'on ne
savait trop comment nourrir, même dans ce moment qui n'était pas
le plus défavorable de l'année. On avait bien encore la ressource
de porter ses cantonnements à douze ou quinze lieues à la ronde,
comme on l'avait déjà fait, mais outre qu'il n'était pas certain que
ce fût assez pour trouver les fourrages nécessaires, comment, la
mauvaise saison arrivée, pourrait-on soutenir ces cantonnements à une
pareille distance, avec une cavalerie légère épuisée, et contre une
innombrable quantité de Cosaques, déjà venus, ou prêts à venir des
bords du Don? Ces difficultés vaincues, il en restait une non moins
grave, celle d'entretenir la communication entre tous les postes qui
jalonnaient la route de Smolensk à Moscou, d'assurer non-seulement
leurs relations de l'un à l'autre, mais la conservation particulière
de chacun d'eux, car à moins de les convertir en places fortes,
comment s'y prendre pour les mettre à l'abri d'un corps de douze à
quinze mille hommes qui entreprendrait la tâche de les attaquer et de
les emporter successivement? Il en fallait à Dorogobouge, à Wiasma,
à Ghjat, à Mojaïsk, etc., sans compter beaucoup d'autres moins
importants mais nécessaires, et en supposant tous ces postes armés,
approvisionnés, pourvus non-seulement de garnisons permanentes mais
de forces mobiles capables de s'entre-secourir, il était évident que
cet objet seul exigerait presque la valeur d'une armée. Et malgré
tous ces soins pour maintenir les communications, que deviendrait
Paris, que ferait l'Europe, si un jour on n'avait pas de nouvelles
de Napoléon, et si on était séparé de lui comme on l'avait été de
Masséna pendant la campagne de Portugal? Enfin, ces difficultés si
multipliées une fois surmontées de la manière la plus heureuse,
qu'aurait-on gagné, le printemps venu, à se trouver à Moscou? À
Moscou, on était à 180 lieues de Saint-Pétersbourg, 180 lieues d'une
route détestable, sans compter 100 pour venir de Smolensk à Moscou,
ce qui en faisait 280 pour les renforts qui auraient à joindre la
grande armée en marche sur Saint-Pétersbourg, tandis qu'à Witebsk,
par exemple, on n'en serait qu'à 150 lieues. Si la campagne prochaine
consistait à diriger ses efforts sur la seconde capitale de la
Russie, il valait mieux évidemment partir de Witebsk que de Moscou;
c'était même le seul point de départ qu'on pût adopter.

L'hivernage à Moscou soulevait donc les plus graves objections.
Toutefois la répugnance de Napoléon pour un mouvement rétrograde
était si prononcée, qu'il n'excluait pas l'hypothèse de l'hivernage
à Moscou, et que tout en ayant ordonné le départ des blessés
transportables, afin d'être libre de ses mouvements, il faisait
fortifier le Kremlin, déblayer les approches de ce château, couvrir
ses portes de tambours, armer de canons ses murailles et ses tours,
amener des renforts à l'armée, et porter assez loin ses postes
avancés pour étudier les ressources du pays soit en vivres soit en
fourrages.

[Note en marge: La difficulté de passer l'hiver à Moscou rendant un
prochain départ inévitable, Napoléon préfère toujours un mouvement
oblique au nord.]

[Note en marge: Les événements de Turquie et l'arrivée de l'amiral
Tchitchakoff sur le Dniéper, ramènent forcément l'attention de
Napoléon vers le midi.]

Au milieu de ces cruelles perplexités, la préférence de Napoléon
était toujours pour la belle manoeuvre qui, le rapprochant de la
Pologne par une marche oblique vers le nord, l'eût placé derrière
le duc de Bellune à Veliki-Luki, et lui eût donné l'apparence
non pas de se retirer, mais d'appuyer un mouvement offensif sur
Saint-Pétersbourg. Malheureusement chaque jour qui s'écoulait, en
amenant l'hiver, rendait une direction au nord plus antipathique à
l'armée, et d'ailleurs, les nouvelles venues du midi reportaient
forcément de ce côté les combinaisons du moment. Tandis que tout
était stationnaire sur la Dwina, que Macdonald se morfondait devant
Riga sans pouvoir assiéger cette place, que le maréchal Saint-Cyr
restait immobile à Polotsk, sans pouvoir tirer de sa victoire du 18
août d'autre résultat que celui de se maintenir dans sa position,
au contraire, l'amiral Tchitchakoff revenant de Turquie, après la
signature de la paix avec les Turcs, avait traversé la Podolie et la
Volhynie, et, rassuré par la neutralité de la Gallicie secrètement
convenue avec l'Autriche, avait pénétré jusqu'au bord du Styr pour
renforcer Tormazoff. Obligé de laisser quelques mille hommes sur
ses derrières, il n'en amenait guère que 30 mille, ce qui portait à
60 mille les deux armées réunies. Il en avait pris le commandement
général, et il avait obligé Schwarzenberg et Reynier, qui n'en
comptaient pas 36 mille à eux deux, de se replier sur le Bug, puis
derrière les marais de Pinsk, afin de couvrir le grand-duché. De tout
ce que Napoléon avait demandé pour le prince de Schwarzenberg il
n'était arrivé que le bâton de maréchal, et la promesse d'un renfort
de 7 à 8 mille hommes qu'on ne voyait point paraître. L'alarme
s'était de nouveau répandue à Varsovie, où régnait, au lieu d'un
enthousiasme créateur, un abattement général, où l'on se disait
abandonné par Napoléon, où l'on se plaignait de ce qu'il n'avait
pas réuni la Lithuanie à la Pologne, où l'on faisait de toutes ces
plaintes une excuse pour ne point agir, pour n'envoyer ni recrues ni
matériel au prince Poniatowski.

Ce n'est pas dans une situation pareille qu'on pouvait penser à un
mouvement vers le nord, car c'eût été laisser un champ trop vaste
aux entreprises de l'amiral Tchitchakoff. Une marche vers Kalouga
convenait bien mieux à la direction actuelle des forces ennemies,
et à la disposition des esprits, qu'on rassurait en leur offrant en
perspective le climat et l'abondance des provinces méridionales.

[Note en marge: Napoléon se décide à une combinaison mixte,
consistant dans une marche sur Kalouga, sans abandonner Moscou, et en
se liant avec Smolensk par Jelnia.]

Par toutes ces raisons, Napoléon imagina une combinaison mixte,
consistant à se porter sur le camp de Taroutino, à en chasser
Kutusof, ce qui n'avait pas certes l'apparence d'une retraite, à
le refouler soit à droite, soit à gauche, à se porter ensuite sur
Kalouga, à y amener par la route de Jelnia le duc de Bellune, ou au
moins une forte division toute prête à Smolensk, d'hiverner ainsi à
Kalouga, au milieu d'un pays fertile, sous un ciel peu rigoureux,
en communication par sa droite avec Smolensk, et par ses derrières
avec Moscou. Dans ce plan, Napoléon songeait à garder le Kremlin, à y
laisser le maréchal Mortier avec 4 mille hommes de la jeune garde,
avec 4 mille hommes de cavalerie démontée organisés en bataillons
d'infanterie, à y déposer son matériel le plus lourd, ses blessés,
ses malades, ses traînards, à fournir ainsi à ce maréchal d'un
caractère éprouvé 10 mille hommes de garnison, et des vivres pour six
mois. Napoléon, placé à Kalouga, au sein d'une sorte d'abondance,
pouvant donner la main ou au maréchal Mortier, dont il serait à cinq
journées, ou au duc de Bellune, dont il serait à cinq journées aussi
en l'amenant à Jelnia, se trouverait comme une araignée au centre de
sa toile, prêt à courir partout où un mouvement se ferait sentir.
Il n'aurait de cette façon rien évacué; il aurait au contraire
envahi de nouvelles provinces, en prenant position dans le pays le
plus beau, le plus central de la Russie. Supposez une bataille bien
complétement gagnée sur Kutusof aux environs de Taroutino, supposez
de plus un hiver d'une rigueur ordinaire, et ce plan avait de grandes
chances de réussir, sans compter que si on voulait définitivement se
rapprocher de la Pologne, Mortier pouvait prendre des vivres pour dix
jours, évacuer Moscou par la route directe qu'on avait déjà suivie,
et rentrer tranquillement à Smolensk, en recueillant tous les postes
intermédiaires, et en étant couvert par la présence de Napoléon
à Kalouga. Cette combinaison à elle seule suffisait pour ramener
l'amiral Tchitchakoff sur Mozyr, et pour le décourager de ses projets
feints ou réels contre le grand-duché.

[Note en marge: Une légère gelée, survenue le 13 octobre, oblige
Napoléon à prendre un parti définitif.]

[Note en marge: Conseil de guerre tenu à Moscou.]

Cette nouvelle conception, preuve de l'inépuisable fertilité d'esprit
de Napoléon, était non pas celle qu'il eût préférée, mais celle que
dans le moment il croyait la plus convenable. Une légère gelée étant
tout à coup survenue le 13 octobre, sans que le beau temps dont on
jouissait en fût altéré, tout le monde sentit que le moment était
arrivé de se décider. Napoléon réunit ses maréchaux pour avoir leur
avis, bien qu'ordinairement il se souciât peu de l'opinion d'autrui;
mais dans la position où l'on se trouvait, chacun acquérait avec
la gravité croissante des circonstances un certain droit d'être
consulté. Le prince Eugène, le major général Berthier, le ministre
d'État Daru, les maréchaux Mortier, Davout et Ney, assistaient à
cette réunion. Il n'y manquait que Murat et Bessières, retenus devant
le camp de Taroutino. La première question portait sur la situation
de chaque corps, la seconde sur le parti à prendre. L'état des corps
n'avait rien que de triste quant au nombre, car celui du maréchal
Davout était réduit de 72 mille hommes à 29 ou 30 mille; celui
du maréchal Ney de 39 à 10 ou 11 mille. Le prince Poniatowski ne
comptait plus que 5 mille hommes, les Westphaliens 2 mille, la garde,
sans avoir combattu, 22 mille. En tout on pouvait, avec les parcs,
estimer l'armée à cent et quelques mille combattants, au lieu de 175
mille qui composaient sa force réelle en partant de Witebsk, au lieu
de 420 qui la composaient en passant le Niémen. Du reste, l'état des
hommes était satisfaisant. Ils étaient frais, reposés, pleins de
résolution, quoique assez inquiets de cette position hasardée, que
leur rare intelligence appréciait parfaitement.

Quant au parti à prendre, les opinions se trouvèrent fort partagées.
Le maréchal Davout fut d'avis que les hommes légèrement blessés
étant rentrés dans les rangs, les corps étant parfaitement reposés,
il était grandement temps de partir; que la route de Kalouga nous
ramenant au milieu de pays fertiles et point dévastés, et sous des
climats moins rigoureux, il n'y avait pas d'autre direction à suivre.
On pouvait apercevoir au langage du maréchal Davout que selon lui
on était déjà demeuré trop longtemps à Moscou. Le major général
Berthier, souvent disposé à contredire le maréchal Davout, et chargé
naturellement de défendre les résolutions qui avaient prévalu,
puisqu'il représentait l'état-major général, soutint au contraire que
le séjour à Moscou avait été utile et nécessaire, qu'on lui avait dû
la possibilité de refaire les troupes, et de leur rendre la santé
et les forces. Il convint toutefois que le moment de partir était
venu. Habitué à se conformer à l'opinion de Napoléon, et sachant
la préférence qu'il avait toujours eue pour la route du nord, il
proposa le retour sur Witebsk, en marchant latéralement à la route
de Smolensk par Woskresensk, Wolokolamsk, Zubkow, Bieloi. C'était
le plan de Napoléon quand il n'était plus temps de l'exécuter.
Le maréchal Mortier, loyal mais soumis, opina comme Berthier, le
représentant ordinaire de la pensée impériale. Le maréchal Ney,
rude et indocile quand il suivait son premier mouvement, appuya
fortement l'opinion du maréchal Davout, consistant à dire qu'on était
assez demeuré à Moscou, ce qui signifiait trop, et qu'il fallait
en partir le plus tôt possible. Il parla beaucoup de l'état de son
corps réduit à 10 mille hommes, sans les Wurtembergeois, et soutint
que la direction de Kalouga était la seule admissible. Le prince
Eugène, trop doux et trop timide pour avoir une autre opinion que
celle de l'état-major général, parla comme Berthier. M. Daru au
contraire n'hésita point à déclarer qu'il n'était de l'avis ni des
uns ni des autres, et à soutenir qu'on devait hiverner à Moscou.
Il y avait, selon lui, dans la ville des vivres en riz, farine,
spiritueux pour tout l'hiver. On pouvait, en étendant ses quartiers,
se procurer des fourrages, et nourrir par ce moyen le bétail et les
chevaux. Il était donc possible d'éviter le double inconvénient d'un
mouvement rétrograde, et d'une retraite à travers des pays, les uns
inconnus, les autres ruinés par un premier passage, dans une saison
très-avancée, avec des soldats fort propres aux marches offensives,
très-peu aux marches rétrogrades.

Napoléon, qui était si prompt à former son opinion et à l'exprimer,
avait l'habitude de se taire, d'écouter, de réfléchir sur ce qu'il
entendait, lorsqu'il cherchait l'opinion des autres. Il paraît qu'il
se tut et réserva sa décision, ainsi qu'il lui était arrivé dans plus
d'une occasion de ce genre.

[Note en marge: Perplexités de Napoléon.]

Il fallait du reste chercher dans ses perplexités la cause de son
silence. Il aurait voulu rester, mais il sentait la difficulté en
restant de vivre et de conserver ses communications. Réduit à partir,
il aurait préféré la marche au nord, qui avait le caractère de
l'offensive; mais la mauvaise saison, l'apparition sur le bas Dniéper
de l'amiral Tchitchakoff, le ramenaient forcément au midi, et la
marche sur Kalouga, l'établissement dans cette riche province, en
laissant une garnison au Kremlin, et en plaçant le duc de Bellune à
Jelnia pour communiquer avec Smolensk, lui semblaient définitivement
le plan le mieux approprié aux circonstances. Il était donc décidé à
l'adopter, mais la vague espérance de recevoir de Saint-Pétersbourg
une réponse, bien qu'il n'y comptât guère, la lenteur des évacuations
due au manque de voitures, le beau temps qui était éblouissant, comme
si la nature eût été complice des Russes pour nous tromper, enfin
la répugnance toujours grande à commencer un mouvement rétrograde,
le retinrent encore quatre ou cinq jours, et il allait se décider
à donner ses derniers ordres pour la marche sur Kalouga, lorsque
le 18 octobre un accident soudain et grave vint l'arracher à ces
déplorables retards.

[Note en marge: Subite attaque des Russes, qui l'oblige à sortir de
son inaction.]

Le 18, en effet, par une superbe matinée, il passait en revue le
corps du maréchal Ney, lorsque tout à coup on entendit les sourds
retentissements du canon, dans la direction du midi, sur la route de
Kalouga. Bientôt un officier expédié de Winkowo annonça que Murat,
comptant sur la parole verbale qu'on s'était donnée de se prévenir
quelques heures à l'avance dans le cas d'une reprise d'hostilités,
avait été surpris et assailli le matin même par l'armée russe tout
entière, que, suivant son usage, il s'en était tiré à force de
bravoure et de bonheur, mais non sans perdre des hommes et du canon.
Voici du reste le détail de ce qui s'était passé.

[Note en marge: Profonds calculs du général Kutusof.]

Depuis quelque temps on voyait les renforts arriver à l'armée russe,
et, aux détonations continuelles des armes à feu, il était facile
d'apercevoir que le vieux Kutusof exerçait ses recrues pour les
incorporer dans ses bataillons. Débarrassé de l'infortuné Barclay
de Tolly par l'intrigue, de Bagration par le feu de l'ennemi, il
ne lui restait d'autre censeur incommode que Benningsen, et il
cherchait à s'en délivrer, à l'annuler du moins, afin de suivre
plus librement sa propre pensée. Cette pensée profondément sage,
consistait à renforcer tranquillement son armée pendant que celle
des Français diminuait, à ne rien brusquer, à ne rien risquer contre
un ennemi tel que Napoléon, et à n'agir contre lui que lorsque le
climat le lui livrerait vaincu aux trois quarts. Encore voulait-il
le laisser tellement vaincre par le climat qu'il ne restât presque
rien à faire à ses soldats, tant il aimait à jouer à coup sûr, et
tant il craignait son adversaire! Les choses jusqu'ici s'étaient
passées comme il le souhaitait. Il avait reçu vingt et quelques
régiments de Cosaques, tous vieux soldats, secours fort appréciable
quand on aurait à poursuivre l'ennemi. Il lui était venu des dépôts
de nombreuses recrues qu'il avait incorporées dans ses régiments.
Beaucoup de soldats égarés ou légèrement blessés l'avaient rejoint,
et il comptait à la mi-octobre environ 80 mille hommes d'infanterie
et de cavalerie régulière, et 20 mille Cosaques excellents.
Conformément aux intentions de l'empereur Alexandre, il n'avait rien
répondu à Napoléon, afin de prolonger le séjour des Français à Moscou.

[Note en marge: On lui fait violence, et on l'oblige à prendre
l'offensive.]

Malgré sa résolution de ne point agir encore, la situation de
Murat avait de quoi le tenter, car, ainsi que nous l'avons dit,
Murat était au milieu d'une grande plaine, derrière le ravin de la
Czernicznia, sa droite couverte par la partie profonde de ce ravin,
qui allait tomber dans la Nara, mais sa gauche restée en l'air,
parce que de ce côté la Czernicznia ayant peu de profondeur n'était
pas un obstacle contre les attaques de l'ennemi. En profitant d'un
bois qui s'étendait entre les deux camps, et qui pouvait cacher
les mouvements de l'armée russe, il était facile de déboucher sur
la gauche de Murat, de le tourner, de le couper de Woronowo, et
peut-être de détruire son corps, qui comprenait, outre l'infanterie
de Poniatowski, presque toute la cavalerie française.

L'ardent colonel Toll ayant de concert avec le général Benningsen
reconnu cette position, avait proposé d'inaugurer la reprise des
hostilités par ce hardi coup de main, après lequel Napoléon, si on
réussissait, serait tellement affaibli, qu'il tomberait tout à coup
dans une très-grande infériorité numérique par rapport à l'armée
russe. Quoique bien décidé à ne rien risquer, Kutusof vaincu par la
vraisemblance du succès, par les instances du colonel Toll, par la
crainte de donner à Benningsen des armes contre lui, avait consenti
à l'opération proposée. En conséquence, le 17 octobre au soir, le
général Orloff-Denisoff, avec une grande masse de cavalerie et
plusieurs régiments de chasseurs à pied, le général Bagowouth avec
toute son infanterie, avaient eu ordre de s'avancer secrètement à
travers le bois qui se trouvait entre les deux camps, de déboucher
soudainement sur la gauche des Français, tandis que le gros de
l'armée russe marcherait de front sur Winkowo.

[Note en marge: Combat de Winkowo.]

[Note en marge: Manière brillante dont Murat, surpris par l'ennemi,
se tire du péril qui le menaçait.]

Ce plan convenu avait été mis à exécution dans la nuit du 17, et le
18 au matin le général Sébastiani avait été assailli à l'improviste.
À notre gauche, notre cavalerie légère, disséminée pour aller
aux fourrages, avait été rejetée au delà du ravin naissant de la
Czernicznia; au centre notre infanterie éveillée en sursaut dans
les villages où elle campait, avait couru aux armes, et était venue
faire le coup de fusil le long de ce même ravin de la Czernicznia,
plus profond en cette partie. Nous avions perdu là quelques pièces
d'artillerie, quelques centaines de prisonniers, une assez grande
quantité de bagages, mais Poniatowski et le général Friédérichs avec
leur infanterie avaient arrêté net la marche des Russes sur notre
front, et vers notre gauche surprise, Murat, réparant toujours sur le
champ de bataille la légèreté de ses lieutenants et la sienne, avait
exécuté des charges de cavalerie si répétées, si bien dirigées, si
vigoureuses, qu'il avait dispersé la cavalerie d'Orloff-Denisoff,
et enfoncé et sabré quatre bataillons d'infanterie. Grâce à ces
prodiges de valeur, grâce aussi aux fausses manoeuvres des Russes,
qui avaient agi avec hésitation, toujours dans la crainte d'avoir
devant eux Napoléon lui-même, Murat avait pu se replier sain et sauf
sur Woronowo, vainqueur autant que vaincu, et maître de la route de
Moscou. Il avait perdu 1500 hommes environ, et en avait tué 2 mille
aux Russes. Ceux-ci avaient éprouvé en outre une perte regrettable
dans le brave général Bagowouth, qui offensé d'un propos blessant du
colonel Toll, était venu se mettre à la bouche de nos canons, et s'y
faire tuer.

[Note en marge: Napoléon ne peut plus hésiter à sortir de Moscou pour
marcher sur le camp de Taroutino.]

[Note en marge: Son projet est de marcher sur Kalouga en occupant
toujours le Kremlin.]

[Note en marge: Mortier laissé au Kremlin avec 10 mille hommes.]

En apprenant cette action qui était brillante, mais qui dénotait la
fausseté de la position de Murat, ainsi que son imprévoyance et celle
de ses lieutenants, Napoléon s'emporta fort contre les uns et les
autres, s'emporta beaucoup aussi contre la mauvaise foi des Russes,
qui n'avaient pas respecté l'engagement verbal de se prévenir trois
heures à l'avance. Il fallait évidemment les en punir, et dès lors,
de toutes les combinaisons celle qui consistait à marcher sur Kalouga
devenait non-seulement la meilleure, mais la seule praticable.
Napoléon donna tous ses ordres sur-le-champ, dans le sens de cette
combinaison, telle que nous l'avons précédemment exposée. Le prince
Eugène, les maréchaux Ney et Davout, la garde impériale, devaient
dans l'après-midi du 18 octobre faire tous leurs préparatifs de
départ pour le lendemain matin, charger sur les voitures attachées à
leurs corps et sur celles qu'ils étaient parvenus à se procurer les
vivres qu'il leur serait possible de transporter, évalués à douze ou
quinze jours de subsistances pour l'armée entière, puis traverser
Moscou, et venir bivouaquer en avant de la porte de Kalouga, afin
de pouvoir exécuter une forte marche dans la journée du 19. N'étant
nullement résolu à évacuer Moscou, et voulant se réserver la
possibilité de garder ce poste, d'y revenir même au besoin, Napoléon
prescrivit au maréchal Mortier de s'y établir avec environ 10 mille
hommes, dont 4 mille de la jeune garde, 4 mille de cavalerie à pied,
le reste de cavalerie montée et d'artillerie. Il lui recommanda
de charger les mines qu'on avait préparées, afin de faire sauter
le Kremlin au premier ordre, d'y réunir en attendant, en fait de
matériel, d'hommes écloppés ou malades, tout ce qu'on n'avait pas
encore pu expédier sur Smolensk. Quant à ceux des blessés qui ne
pourraient ni marcher ni supporter le transport, il les fit déposer
à l'hospice des enfants trouvés qu'il avait sauvé, et les remit à la
garde du respectable général Toutelmine, sur la reconnaissance duquel
il comptait. Il enjoignit également au général Junot de se tenir
prêt à quitter Mojaïsk au premier moment, pour regagner Smolensk.
Il écrivit au gouverneur de Smolensk d'acheminer sur Jelnia une
division qu'on y avait composée avec des troupes de marche, sous
le général Baraguey d'Hilliers, et au duc de Bellune de s'apprêter
lui-même à suivre cette division. Il disposa toutes choses, en un
mot, pour la double éventualité ou d'un simple mouvement sur Kalouga,
Moscou restant toujours en nos mains, ou d'une retraite définitive
sur Witebsk et Smolensk. Les ordres étant ainsi donnés, on se
prépara pour une véritable évacuation de Moscou, et l'armée fit ses
dispositions de départ dans l'idée de ne plus revoir cette capitale.

[Note en marge: Sortie de Moscou le 19 octobre.]

[Note en marge: Ordre de marche.]

[Note en marge: Singulier spectacle offert par l'armée en sortant de
Moscou.]

[Note en marge: Napoléon voulait d'abord donner des ordres pour
diminuer la trop grande quantité des bagages, mais il laisse au temps
et à la marche le soin de l'en débarrasser.]

On passa toute la nuit à charger les voitures de vivres et de
bagages, et à traverser les rues ruinées de Moscou pour prendre
sa position de marche près de la porte de Kalouga. Le lendemain
19 octobre, premier jour de cette retraite à jamais mémorable par
les malheurs et l'héroïsme qui la signalèrent, l'armée se mit en
mouvement. Le corps du prince Eugène défila le premier, celui du
maréchal Davout le second, celui du maréchal Ney le troisième.
La garde impériale fermait la marche. La cavalerie sous Murat,
les Polonais sous le prince Poniatowski, une division du maréchal
Davout sous le général Friédérichs, étaient à Woronowo, en face
des arrière-gardes russes. Une division du prince Eugène, celle du
général Broussier, avait depuis quelques jours pris position sur la
nouvelle route de Kalouga, laquelle passait entre l'ancienne route
de Kalouga que suivait le gros de l'armée, et celle de Smolensk.
L'armée présentait un étrange spectacle. Les hommes, comme on l'a
vu, étaient sains et robustes, les chevaux maigres et épuisés. Mais
c'était surtout la suite de l'armée qui offrait l'aspect le plus
extraordinaire. Après un immense attirail d'artillerie comme il le
fallait pour 600 bouches à feu abondamment approvisionnées, venaient
des masses de bagages telles que jamais on n'en avait vu de pareilles
depuis les siècles barbares, où sur toute la surface de l'Europe des
populations entières se déplaçaient pour aller chercher de nouveaux
territoires. La crainte de manquer de vivres avait conduit chaque
régiment, chaque bataillon à mettre sur des voitures du pays tout ce
qu'ils étaient parvenus à se procurer en pain ou en farine, et ceux
qui avaient pris cette précaution n'étaient pas les plus chargés.
D'autres avaient ajouté aux bagages les dépouilles recueillies dans
l'incendie de Moscou, et beaucoup de soldats en avaient rempli
leurs sacs, comme si leurs forces avaient pu suffire à porter à la
fois leurs vivres et leur butin. La plupart des officiers s'étaient
emparés des légères voitures des Russes, et les avaient chargées de
vivres ou de vêtements chauds, afin de se prémunir contre la disette
et le froid. Enfin les familles françaises, italiennes, allemandes,
qui avaient osé rester avec nous à Moscou, craignant le retour des
Russes, avaient demandé à nous accompagner, et formaient une sorte
de colonie éplorée à la suite de l'armée. À ces familles s'étaient
même joints les gens de théâtre, ainsi que les malheureuses femmes
qui vivaient à Moscou de prostitution, tous redoutant également
la colère des habitants rentrés dans leur ville. Le nombre, la
variété, l'étrangeté de ces équipages, charrettes, calèches, droskis,
berlines, traînés par de mauvais chevaux, encombrés de sacs de
farine, de vêtements, de meubles, de malades, de femmes et d'enfants,
offraient un spectacle bizarre, presque sans fin, et de plus
très-inquiétant, car on se demandait comment on pourrait manoeuvrer
avec un semblable attirail, et comment surtout on pourrait se
défendre contre les Cosaques. Quoique dans la large avenue de Kalouga
on marchât sur huit voitures de front, et que la file ne fût pas un
instant interrompue, la sortie, commencée le matin du 19, continuait
encore le soir. Napoléon surpris, choqué, alarmé presque à cette vue,
voulut d'abord mettre ordre à un pareil embarras; mais après y avoir
réfléchi, il se dit que la marche, les accidents de la route, les
consommations journalières, auraient bientôt réduit la quantité de
ces bagages; qu'il était donc inutile d'affliger leurs propriétaires
par des rigueurs auxquelles la nécessité suppléerait toute seule;
qu'au surplus, si on avait des combats, ces voitures serviraient
à porter des blessés, et par ces raisons il consentit à laisser
chacun traîner ce qu'il pourrait. Seulement il ordonna de ménager
un certain espace entre les colonnes de bagages et les colonnes de
soldats, afin que l'armée pût manoeuvrer librement. Quant à lui, il
ne sortit de Moscou que le lendemain, voulant veiller de sa personne
aux derniers détails de l'évacuation, et comptant sur la facilité
qu'il aurait toujours de regagner à cheval la tête de l'armée, dès
que sa présence y serait nécessaire.

[Note en marge: Dernier regard jeté sur Moscou.]

Cette première journée du 19 employée à sortir de Moscou, ne le
fut point à faire du chemin. Arrivé sur les hauteurs qui dominent
Moscou, on s'arrêta pour jeter un dernier regard sur cette ville,
terme extrême de nos fabuleuses conquêtes, premier terme de nos
immenses infortunes. Au pied des coteaux que nous avions gravis, on
apercevait la large et interminable colonne de nos bagages, au delà
les dômes dorés de la grande capitale moscovite, ceux du moins que
l'incendie n'avait pas dévorés, et au fond de ce tableau le ciel le
plus pur. On contempla encore une fois ces objets qu'on ne devait
plus revoir, et on continua sa route avec le désir d'avoir bientôt
regagné les contrées de la Pologne et de l'Allemagne, qu'on était
si fier naguère, et qu'on était si fâché aujourd'hui d'avoir tant
dépassées. Le ciel du reste était toujours parfaitement pur, on avait
des vivres, et on éprouvait pour l'ennemi le plus confiant dédain.
Ce premier jour on fit trois ou quatre lieues au plus. On devait en
faire davantage le jour suivant.

[Note en marge: Soudaine détermination de Napoléon le lendemain de la
sortie de Moscou.]

[Note en marge: Au lieu d'aller combattre Kutusof à Taroutino, il
songe à l'éviter en se portant de la vieille route de Kalouga sur
la nouvelle, afin de s'épargner une perte de 15 mille hommes, et la
nécessité de porter 10 mille blessés.]

[Note en marge: La nouvelle résolution comporte nécessairement
l'évacuation définitive de Moscou, et l'abandon du Kremlin.]

[Note en marge: Ordre à Mortier de faire sauter le Kremlin.]

Le lendemain 20 le temps ayant continué à être beau, on vint par
une forte marche camper entre la Desna et la Pakra. Napoléon parti
le matin de Moscou, arriva promptement au château de Troitskoïé,
et là, en voyant la situation des deux armées, en réfléchissant
aux renseignements reçus, il prit soudain la résolution la plus
importante. Il était sorti de Moscou non pas avec l'idée de battre
en retraite, mais avec celle de punir l'ennemi de la surprise de
Winkowo, de le refouler au delà de Kalouga, de s'établir ensuite
dans cette ville, en tendant une main aux troupes venues de Smolensk
sur Jelnia, et en reportant son autre main vers Mortier laissé au
Kremlin. À la vue du terrain et de la position de l'ennemi, il
modifia tout à coup sa détermination, avec une admirable promptitude.
En effet, il y avait deux routes pour se rendre à Kalouga, l'une à
droite, latérale à celle de Smolensk, dite la route neuve, passant
par Scherapowo, Fominskoïé, Borowsk, Malo-Jaroslawetz, entièrement
libre d'ennemis, occupée par la division Broussier, et traversant de
plus des pays qui n'avaient pas été dévorés; l'autre, celle que nous
suivions, passant par Desna, Gorki, Woronowo, Winkowo, Taroutino, sur
laquelle les Russes étaient fortement établis dans un camp préparé
de longue main. Pour les déloger, il fallait leur livrer une grande
bataille, et l'avantage de la gagner ne valait pas l'inconvénient de
perdre douze ou quinze mille hommes peut-être, et d'avoir à traîner
avec soi ou d'abandonner sur les routes dix mille blessés. Mieux
valait assurément, si on le pouvait, défiler devant l'armée russe
sans être aperçu d'elle, lui dérober son mouvement en se portant
par un brusque détour à droite, de la vieille route de Kalouga sur
la nouvelle, prendre par Fominskoïé, Borowsk, Malo-Jaroslawetz,
et se mettre ainsi hors d'atteinte après avoir complétement trompé
l'ennemi. Cette manoeuvre si habile, si heureuse, dans le cas où
elle aurait réussi, était un triomphe qui valait la victoire la plus
brillante, et qui devait couvrir de confusion le généralissime russe,
car sans combat nous aurions à sa face gagné la route de Kalouga,
recouvré nos communications compromises, et conquis le pays le plus
fertile que nous pussions rencontrer dans ces climats et dans cette
saison. Mais cette résolution en impliquait une autre, c'était
l'abandon définitif de Moscou. Lorsque nous en sortions pour battre
les Russes, pour les refouler devant nous, la route de Moscou à
Kalouga se trouvait pour ainsi dire débarrassée de leur présence, et
s'ils revenaient sur Moscou après que nous les aurions battus, leur
retour sur cette capitale à la suite d'une grande défaite, n'était
pas pour nous un empêchement de communiquer avec elle. Mais renonçant
à les vaincre afin de les éviter, les laissant entre Moscou et nous
avec cent mille hommes bien intacts, nous ne pouvions plus maintenir
le maréchal Mortier dans le Kremlin, car il eût été impossible de
l'y secourir. D'ailleurs, après deux journées de cette marche, après
la vue de ces immenses bagages, suivis en flanc et en queue par une
multitude de Cosaques, après avoir arraché enfin son corps, son
âme, son orgueil surtout de Moscou, Napoléon était plus facile à
décider à cette évacuation définitive, et, prenant son parti avec la
promptitude d'un grand capitaine, le soir même il expédia du château
de Troitskoïé l'ordre au maréchal Mortier d'évacuer Moscou avec les
dix mille hommes qui lui avaient été confiés, de faire sauter le
Kremlin au moyen des mines pratiquées à l'avance, et d'emmener tout
ce qu'il pourrait de malades et de blessés, lui rappelant qu'à Rome
il y avait des récompenses pour chaque citoyen dont on sauvait la
liberté ou la vie. Il lui indiquait la route de Wereja comme celle
par laquelle il devait rejoindre l'armée, lui assignait le 22 ou le
23 pour mettre le feu aux mines, moment où notre marche de flanc
serait presque achevée, et enjoignait au général Junot d'évacuer
Mojaïsk avec les dernières colonnes de blessés par la route de
Smolensk, que l'armée allait couvrir par sa présence sur la nouvelle
route de Kalouga[36].

[Note 36: C'est une idée généralement admise par tous les historiens
soit français, soit étrangers, même par M. Fain, qui avait eu
pourtant connaissance d'une partie de la correspondance impériale,
que Napoléon sortit de Moscou avec la résolution définitive de
quitter cette capitale pour rentrer en Pologne, et qu'il se dirigea
d'abord sur la vieille route de Kalouga, avec l'intention conçue
d'avance de changer de direction en chemin, de se reporter de la
vieille route sur la nouvelle, afin de surprendre ainsi le passage
par Malo-Jaroslawetz, et de rentrer en Pologne en passant par la
riche province de Kalouga. La correspondance de Napoléon, restée
secrète jusqu'ici, démontre que c'est là une erreur. Cette erreur a
un premier inconvénient, c'est de laisser inconnue la vraie cause
qui retarda si longtemps le départ de Napoléon, et qui ne fut autre
que sa répugnance à exécuter un mouvement rétrograde, répugnance
qui fut si grande qu'en sortant de Moscou il avait la prétention
de ne pas évacuer cette capitale, et de ne faire qu'une manoeuvre.
Cette erreur a un second inconvénient, c'est de faire commettre à
Napoléon une faute grave (qu'en réalité il ne commit pas), celle de
suivre un chemin détourné, qui lui fit perdre deux jours, deux jours
fort regrettables comme on le verra bientôt, pour se reporter de la
vieille route de Kalouga sur la nouvelle, tandis qu'en prenant tout
de suite la nouvelle, sauf à faire sur l'ancienne, par Murat qui s'y
trouvait déjà, les démonstrations les plus apparentes, il aurait pu
être le 22 ou le 23 à Malo-Jaroslawetz, ce qui aurait rendu certaine
son arrivée sur Kalouga, et infaillible le succès de ce mouvement.
Or cette faute, qui eut d'immenses conséquences, fut de sa part tout
involontaire, car il partit d'abord avec l'intention d'aller droit à
l'ennemi, et non de l'éviter, ce qui explique comment il ne craignit
pas de laisser le maréchal Mortier au Kremlin. Mais chemin faisant
s'étant aperçu que Kutusof restait campé obstinément sur la vieille
route de Kalouga, il eut l'idée de lui échapper en le trompant,
et pour cela de se porter sur la nouvelle route de Kalouga par un
chemin de traverse, changement de direction qui amena la perte de
deux jours, à laquelle il ne se serait pas exposé s'il avait dès le
début adopté la nouvelle route. On s'explique alors que, laissant
l'ennemi non battu sur ses derrières, il ne voulut plus que le
maréchal Mortier restât au Kremlin avec 10 mille hommes, exposé aux
coups d'une armée demeurée intacte. C'est pour n'avoir pas connu ces
déterminations successives qu'on ne représente pas Napoléon tel qu'il
fut véritablement dans ces moments décisifs, c'est-à-dire sortant de
Moscou sans croire en sortir, quittant cette capitale sans l'idée de
l'évacuer, et puis changeant tout à coup de détermination, lorsqu'il
espéra par un beau mouvement gagner Kalouga sans combat.

Après avoir montré l'importance de l'erreur historique que l'on
commet en faisant sortir Napoléon de Moscou autrement qu'il n'en
sortit, il me reste à donner les preuves de ce que j'avance. Elles
consistent en plusieurs lettres, en une suite d'ordres authentiques
dont la minute existe aux archives de l'Empire, et qui ont tous été
expédiés. D'abord Napoléon écrivant à Murat, à Junot, leur répète
pendant plusieurs jours consécutifs qu'il sort pour _repousser
l'ennemi_... pour _aller à l'ennemi_. Le 18 Napoléon fait écrire à
Murat par Berthier: «_L'Empereur a fait partir ce soir ses chevaux,
et après-demain l'armée arrivera sur vous pour se porter sur l'ennemi
et le chasser_.» Le 18 il fait écrire par Berthier à l'intendant
général de l'armée: «Je vous préviens que l'Empereur porte ce soir
son quartier général _dans le faubourg de Kalouga, afin d'être
en mesure de mettre demain l'armée en mouvement pour marcher sur
l'ennemi_.» Le 20, à huit heures du matin, il fait écrire à Junot:
«_L'Empereur est parti ce matin avec l'armée pour marcher à l'ennemi,
qui est entre la Nara et la Pakra, route de Kalouga_.» Ces textes
ne peuvent laisser aucun doute. Mais il y en a un autre qui achève
de rendre absolument certaine la preuve de cette intention. Depuis
quelques jours la division Broussier du prince Eugène et la cavalerie
d'Ornano étaient à Fominskoïé même, sur la nouvelle route de Kalouga,
par laquelle Napoléon se décida à percer dans la soirée du 20. Si dès
l'origine Napoléon avait eu l'intention de suivre la nouvelle route,
qui passe par Fominskoïé et Malo-Jaroslawetz, il aurait au moins
laissé la division Broussier à Fominskoïé, et d'autant plus que le
prince Eugène devant attaquer Malo-Jaroslawetz, il eût été naturel
de concentrer dans sa main toutes les divisions de son corps. Or, au
contraire, le 18 au matin, Napoléon fait écrire à Murat qu'il part
pour aller à lui, «_que la division Broussier est à Fominskoïé avec
le général Ornano; qu'il est nécessaire qu'il lui envoie des ordres
pour se porter partout où les mouvements de l'ennemi l'exigeraient,
soit vers Woronowo, soit vers Desna, etc_...» Or Woronowo et Desna
sont sur la vieille route de Kalouga, et Napoléon n'aurait pas
dégarni la nouvelle route s'il avait voulu la prendre, et aurait
plutôt renforcé Murat par un envoi direct de Moscou, car il n'y avait
pas plus loin pour le renforcer de Moscou que de Fominskoïé. Il est
donc bien certain qu'il partit avec l'intention non pas d'éviter
l'ennemi, mais de le combattre, et de le pousser devant lui, ce qui
explique comment il croyait pouvoir laisser le maréchal Mortier à
Moscou.

Maintenant, voulut-il en effet laisser le maréchal Mortier à Moscou?
Il y a de cette intention une preuve non contestable, c'est une
longue lettre du 18, dans laquelle il ordonne à ce maréchal de s'y
établir avec environ 10 mille hommes, d'y faire ses vivres pour
plusieurs mois, de s'y retrancher, d'y réunir tous les malades, etc.
On pourrait dire que c'était là une feinte, mais d'abord il n'avait
aucune raison d'employer un tel subterfuge, car il n'en avait pas
besoin pour le succès de son mouvement. Secondement, lorsque Napoléon
avait recours à une feinte, il l'avouait à celui qu'il en chargeait,
afin que celui-ci entrât mieux dans ses intentions, et y contribuât
plus sûrement, et de tous les hommes il n'y en avait pas un auquel
il pût davantage confier un secret qu'au maréchal Mortier. Enfin
Napoléon, employant une feinte, n'aurait pas donné tous les détails
qu'il donne sur la manière de fortifier et de défendre le Kremlin.
Cette lettre est tellement précise et détaillée, qu'elle ne peut
laisser aucun doute sur son intention véritable. Enfin il y a de
cette intention une preuve morale irréfragable. Il restait quelques
centaines de blessés à Moscou, qu'il ordonna de réunir les uns au
Kremlin, les autres aux Enfants trouvés, et lorsque le 20 au soir
il changea de détermination, il prescrivit tout à coup au maréchal
Mortier de les emmener, même sur les chevaux de l'état-major,
lui rappelant qu'il y avait à Rome des récompenses pour ceux qui
sauvaient un citoyen. Or si Napoléon n'avait pas voulu garder Moscou,
il n'aurait pas perdu trois jours pour faire partir ces blessés,
et dès le 19 il les aurait acheminés sur la route de Smolensk par
les moyens qu'on dut employer le 23. Enfin, envoyant des ordres à
l'intendant, il lui fait dire le 18:

_Le major général à l'intendant général_.

     «L'Empereur ordonne que les voitures de transports militaires
     chargées de vivres et les ambulances soient parquées demain
     matin à la pointe du jour, et même dans la nuit, dans le grand
     emplacement qui se trouve près des obélisques de la porte de
     Kalouga. Je vous préviens que l'Empereur porte ce soir son
     quartier général dans le faubourg de Kalouga, afin d'être en
     mesure de mettre demain l'armée en mouvement pour marcher sur
     l'ennemi. Je vous recommande de donner les ordres les plus
     précis pour que tous les hommes restés dans les hôpitaux soient
     transportés demain aux Enfants trouvés, comme je vous l'ai écrit
     il y a un moment.

     »L'Empereur laisse le maréchal duc de Trévise avec tout son
     corps pour garder le Kremlin et les principaux magasins de la
     ville. Quant au quartier général de l'intendance, composé de
     tout ce qui en fait partie et du trésor, il se tiendra prêt à
     partir demain au soir; il partira sous l'escorte de la division
     du général Roguet.

     »L'intention de l'Empereur est que vous désigniez un ordonnateur
     et quelques commissaires des guerres, un directeur des hôpitaux,
     enfin les officiels de santé et agents nécessaires, tant pour
     l'administration des magasins que pour soigner les malades non
     transportables, qui seront tous réunis aux Enfants trouvés.

     »_L'Empereur étant dans l'intention de revenir ici, nous
     garderons les principaux magasins de farine, d'avoine et
     d'eau-de-vie_. Tous les agents dont je viens de parler ci-dessus
     coucheront au Kremlin, et l'ordonnateur prendra les ordres du
     duc de Trévise.»

Il est donc certain que le 18 Napoléon voulait deux choses: 1º
marcher à l'ennemi; 2º laisser Mortier pour garder Moscou. Tout
à coup le 20 au soir, au château de Troitskoïé, ses intentions
changent, et au lieu de marcher à l'ennemi, il prend à droite, et
donne des instructions pour transporter l'armée de la vieille sur
la nouvelle route de Kalouga. En même temps il prescrit à Mortier
d'évacuer le Kremlin et de le joindre par la route de Wereja. Le
style des ordres indique une détermination soudaine, instantanée et
tellement nouvelle, qu'elle entraîne la révocation d'ordres déjà
donnés.--Tout s'explique lorsqu'on admet qu'arrivé sur les lieux,
voyant les Russes obstinés à se tenir sur la vieille route de
Kalouga, et concevant l'espérance de leur dérober sa marche par la
nouvelle route, il aime mieux arriver à son but sans bataille, sans
dix ou douze mille blessés qu'il faudrait traîner à sa suite, et ne
veut plus alors laisser Mortier seul, séparé de lui par une armée
intacte et non battue. C'est l'unique version qui concorde avec tous
les ordres émis. Une fois admise, elle révèle ce fait important, que
Napoléon, même en quittant Moscou, ne pouvait se décider à l'évacuer,
et elle fait tomber le reproche d'avoir perdu en route deux jours,
dont la perte fut décisive pour le mouvement sur Kalouga. S'il avait
voulu y marcher directement et sans combat, il y aurait marché tout
simplement par la route nouvelle, et se serait borné à une fausse
démonstration sur la vieille route.]

[Note en marge: Mouvement de tous les corps français pour passer
par un chemin de traverse, de la vieille route de Kalouga sur la
nouvelle.]

Ces ordres expédiés relativement à l'évacuation de Moscou, Napoléon
s'occupa de donner ceux qui concernaient le mouvement de gauche à
droite, que l'armée devait exécuter, afin de se porter de la vieille
route de Kalouga sur la nouvelle. Il choisit pour opérer ce mouvement
le chemin de traverse de Gorki à Fominskoïé par Ignatowo (voir la
carte nº 55), et ordonna au prince Eugène, qui avait déjà une partie
de sa cavalerie et la division Broussier à Fominskoïé, de passer le
premier par ce chemin, au maréchal Davout de passer le second, et
à la garde de passer la dernière. Le maréchal Ney, resté à Gorki
avec son corps, avec la division polonaise Claparède et une partie
de la cavalerie légère, devait prendre devant Woronowo la place de
Murat, se rendre très-apparent devant les avant-postes russes, se
montrer vers Podolsk, afin de donner lieu à toutes les suppositions,
même à celle d'un mouvement par notre gauche, et jouer cette sorte
de comédie jusqu'au 23 au soir, afin de tromper plus longtemps les
Russes, et de ménager à nos bagages le loisir de s'écouler. Ce rôle
joué, le maréchal Ney devait dans la nuit du 23 s'ébranler lui-même,
pour passer de la vieille route de Kalouga sur la nouvelle, exécuter
une marche forcée, être le 24 au matin à Ignatowo, le 24 au soir à
Fominskoïé, le 25 à Malo-Jaroslawetz, ce qui était suffisant pour que
cette belle opération fût terminée.

Napoléon n'avait jamais été ni mieux inspiré ni plus soudain dans
ses conceptions, et il y avait pour celle-ci de nombreuses chances
de succès, sauf toutefois une difficulté, qui, depuis un certain
temps, devenait l'écueil ordinaire de tous ses plans, celle de
manoeuvrer avec de telles masses d'hommes et de bagages. Le grand
art de la guerre ne perdait rien par ses combinaisons, mais perdait
tous les jours par ses entreprises, grâce à la proportion démesurée
qu'il avait donnée à toutes choses. Avec une armée comme celle qu'il
commandait en Italie, ou comme celle que commandait le général Moreau
en Allemagne, un tel mouvement eût réussi, et aurait été un des plus
beaux titres de gloire de celui qui l'avait conçu. Mais avec tout ce
que Napoléon menait à sa suite c'était difficile. Il faut ajouter
qu'il eût mieux valu prendre ce parti à Moscou même, sortir dès lors
par la nouvelle route de Kalouga, en laissant Murat sur la vieille
route, pour y tromper l'ennemi par sa présence, arriver avec le gros
de l'armée à Malo-Jaroslawetz deux jours plus tôt, et s'assurer de la
sorte beaucoup plus de chance de percer sans combat par la route de
Kalouga. Mais il aurait fallu pour qu'il en fût ainsi que Napoléon
se fût résigné dans Moscou même à l'idée d'une retraite, ce qui
n'était pas, puisqu'il n'en sortit qu'avec l'intention de manoeuvrer,
puisqu'il ne prit le parti définitif de s'en séparer qu'à la vue
des lieux, en reconnaissant la possibilité d'une manoeuvre hardie,
en apercevant l'occasion de racheter l'effet fâcheux d'un mouvement
rétrograde par l'effet éclatant d'une savante manoeuvre, manoeuvre
qui, sans combat, lui rendait ses communications, le remettait sain
et sauf au milieu d'un pays riche et habitable en hiver, et exposait
aux risées de l'Europe l'ennemi qui l'avait laissé échapper.

[Note en marge: Difficultés que la masse des bagages oppose à la
marche des colonnes.]

Voilà de quelle manière étrange Napoléon se décida enfin à battre en
retraite et à évacuer Moscou, pour ainsi dire à l'improviste, sans
l'avoir voulu, par une soudaine inspiration du moment. Ce sacrifice
fait, sacrifice dont il se dédommageait par la perspective d'une
marche prodigieusement hardie et habile, il passa la journée entre
Troitskoïé et Krasnoé-Pakra, pour assister lui-même au défilé de son
armée, qui continuait à présenter le spectacle le plus singulier et
le plus inquiétant sous le rapport des embarras qui encombraient ses
derrières. Au passage de tous les ravins, de tous les petits ponts,
que le plus souvent il fallait réparer ou consolider, au passage de
tous les villages dont il fallait traverser les longues avenues, les
colonnes s'allongeaient afin de franchir ces défilés, s'attardaient
bientôt de la manière la plus fâcheuse, et il était facile de prévoir
que, lorsqu'on serait suivi par une innombrable cavalerie légère,
on serait exposé aux plus graves accidents. Du reste, les Cosaques
étaient encore tenus à distance, à gauche par la présence de Ney sur
la vieille route de Kalouga, à droite par l'occupation de la route de
Smolensk, et on n'avait pas jusqu'ici à souffrir de leur présence. Le
temps n'avait pas cessé d'être beau; les vivres abondaient, car outre
qu'on en portait beaucoup avec soi, on en trouvait suffisamment dans
les villages. Mais déjà une quantité de voitures abandonnées parce
qu'on ne pouvait pas leur faire franchir les défilés, ou parce que
les troupes pressées d'avancer les jetaient à droite et à gauche des
chemins, trompaient la prévoyance de ceux qui avaient voulu se mettre
à l'abri du besoin, ou l'avarice de ceux qui avaient espéré conserver
le butin de Moscou.

[Note en marge: Repos accordé au prince Eugène le 22, pour donner aux
troupes le temps de défiler.]

Le corps du prince Eugène ayant été fatigué le 21 de la longue marche
qu'il avait exécutée par la traverse de Gorki à Fominskoïé, on lui
accorda le 22 pour se reposer, se rallier, ressaisir ses bagages, et
recevoir l'adjonction des cinq divisions du maréchal Davout, avec
lesquelles il pouvait présenter une masse de 50 mille fantassins,
les premiers du monde, à tout ennemi qu'il trouverait devant lui.
Napoléon, après avoir couché le 21 à Ignatowo, se transporta le 22 à
Fominskoïé, et dirigea un peu plus à droite sur la ville de Wereja le
prince Poniatowski, afin de se lier plus étroitement à la route de
Smolensk, par laquelle s'opéraient toutes nos évacuations de blessés
et de matériel sous la garde du général Junot.

[Note en marge: Le 23, arrivée du prince Eugène à Borowsk.]

[Note en marge: Occupation de Malo-Jaroslawetz le soir même, pour
s'assurer le lendemain le passage de la Lougea.]

Le 23, le prince Eugène ayant la division Delzons et la cavalerie
Grouchy en tête, la division Broussier au centre, la division Pino
et la garde royale italienne à son arrière-garde, atteignit Borowsk.
Il n'y avait plus qu'un pas à faire pour avoir achevé la manoeuvre
dont Napoléon avait conçu l'idée le 20 au soir, car à Borowsk on
était sur la route nouvelle de Kalouga, juste à la hauteur où les
Russes étaient sur la route vieille en occupant le camp de Taroutino,
et pour avoir dépassé cette hauteur il suffisait de s'emparer de la
petite ville de Malo-Jaroslawetz. Cette petite ville était située
au delà d'une rivière appelée la Lougea, et fangeuse comme toutes
celles qui traversent ces plaines à pentes incertaines. Par ordre de
Napoléon, le prince Eugène fit forcer le pas au général Delzons, et
le poussa au delà de Borowsk où l'on était arrivé de bonne heure,
afin qu'il pénétrât le jour même dans Malo-Jaroslawetz. Le général
Delzons y parvint très-tard, trouva le pont sur la Lougea détruit,
se hâta de faire passer comme il put deux bataillons pour les jeter
dans la ville, gardée par quelques postes insignifiants, et avec les
sapeurs de l'armée d'Italie s'occupa immédiatement de la réparation
du pont. Il ne voulait pas porter toute sa division au delà de la
Lougea tant que le pont ne serait pas rétabli. On consacra la nuit à
cette opération.

[Note en marge: Quelques circonstances accidentelles révèlent au
général Kutusof le projet formé par Napoléon de se transporter de la
vieille route de Kalouga sur la nouvelle.]

[Note en marge: N'étant plus à temps d'arrêter les Français à
Borowsk, il essaye de les arrêter à Malo-Jaroslawetz.]

Pendant que ce beau mouvement allait s'achever, l'armée russe était
restée avec un singulier aveuglement à son camp de Taroutino, ne
se doutant en aucune manière de l'humiliation qu'on lui préparait.
Elle ne supposait à Napoléon d'autre intention que d'attaquer et
d'emporter Taroutino, en représailles de la surprise de Winkowo.
Toutefois les troupes légères du général Dorokoff ayant signalé la
présence à Fominskoïé de la division Broussier, laquelle occupait
depuis quelques jours la nouvelle route de Kalouga, le généralissime
Kutusof s'était imaginé que cette division n'avait d'autre but que
de lier la grande armée de Napoléon, très-distinctement aperçue
sur la vieille route de Kalouga, avec les troupes qui suivaient la
route de Smolensk, et avait résolu d'enlever cette division, dont il
jugeait la position très-hasardée. Il en avait chargé le général
Doctoroff avec le 6e corps. Le général Doctoroff s'étant avancé
jusqu'à Aristowo le 22, avait cru découvrir devant lui quelque chose
de plus considérable qu'une simple division; en même temps, des
partisans avaient vu des troupes opérant un mouvement transversal
de Krasnoé-Pakra à Fominskoïé, et avaient envoyé leur rapport au
généralissime Kutusof dans la matinée du 23. Celui-ci à de tels
signes avait reconnu que Napoléon abandonnant la vieille route de
Kalouga songeait à percer par la nouvelle, et à tourner le camp
de Taroutino. Arrêter Napoléon à Borowsk n'était plus possible.
Il n'y avait chance de lui barrer le chemin qu'en se portant à
Malo-Jaroslawetz, derrière la Lougea. Le généralissime Kutusof
avait donc ordonné au général Doctoroff de s'y rendre en toute
hâte d'Aristowo, et lui-même il s'était dépêché de réunir l'armée
russe pour la diriger par Letachewa sur Malo-Jaroslawetz, dont la
possession semblait devoir décider de la fin de cette mémorable
campagne.

Le 24, le général Doctoroff ayant passé la Protwa, dans laquelle se
jette la Lougea, au-dessous de Malo-Jaroslawetz, arriva au point du
jour devant Malo-Jaroslawetz même, occupé par les deux bataillons du
général Delzons. Voici quel était le site qu'on allait se disputer.

[Note en marge: Description du site de Malo-Jaroslawetz.]

Malo-Jaroslawetz est sur des hauteurs au pied desquelles coule
la Lougea, dans un lit marécageux. Les Français venant de Moscou
avaient à franchir la Lougea, puis à gravir ces hauteurs, et à se
soutenir dans Malo-Jaroslawetz. Les Russes marchant par leur gauche
sur l'autre côté de la rivière, n'avaient qu'à s'introduire dans la
petite ville, objet du combat sanglant qui allait se livrer, à nous
refouler en dehors, et à nous jeter ensuite de haut en bas dans le
lit de la Lougea. Le général Doctoroff, profitant des sinuosités des
coteaux, avait placé sur sa droite et sur notre gauche des batteries
qui, enfilant le pont de la Lougea, devaient nous cribler de boulets,
soit lorsque nous passerions le pont pour gravir les hauteurs, soit
lorsque nous descendrions de ces hauteurs vers le pont.

[Note en marge: Sanglante bataille de Malo-Jaroslawetz.]

[Note en marge: Mort héroïque du général Delzons.]

Dès cinq heures du matin, le 24 octobre, il attaqua les deux
bataillons du général Delzons avec quatre régiments de chasseurs,
et n'eut pas de peine à les déposter, car il avait huit bataillons
contre deux. Le général Delzons, que le prince Eugène s'apprêtait à
soutenir avec tout son corps d'armée, se hâta de passer le pont, de
gravir les hauteurs sous le feu d'écharpe de l'artillerie russe, et
de rentrer dans Malo-Jaroslawetz. On y pénétra baïonnette baissée,
et on en chassa les Russes. Le général Doctoroff y revint à son tour
avec son corps tout entier, qui était de 11 à 12 mille hommes, tandis
que Delzons en avait à peine 5 à 6 mille, et réussit à faire plier
les troupes françaises. Le brave Delzons les ramena l'épée à la main,
et tomba mortellement frappé de trois coups de feu. Son frère qui
servait avec lui, et dont il était aimé comme il méritait de l'être,
se précipita sur son corps pour l'arracher des mains des Russes, et
tomba percé de balles. Une mêlée affreuse s'engagea, et la division
Delzons fut de nouveau refoulée. Mais le prince Eugène envoyant
sur-le-champ le général Guilleminot, son chef d'état-major, pour
remplacer Delzons, accourut lui-même avec la division Broussier afin
de rétablir le combat, et laissa en réserve, de l'autre côté de la
Lougea, la division Pino avec la garde italienne.

[Note en marge: Valeureuse conduite des Italiens.]

La division Broussier gravit sous un feu épouvantable la côte
couverte des cadavres de la division Delzons, pénétra dans la
petite ville de Malo-Jaroslawetz, chassa de rue en rue les troupes
de Doctoroff, et les contraignit à se replier sur le plateau. Mais
en ce moment le corps du général Raéffskoi devançant l'armée russe
arrivait aux abords de la ville; il s'y élança sur-le-champ avec une
ardeur singulière. Les Russes, tous leurs généraux en tête, luttaient
avec fureur pour interdire aux Français cette précieuse retraite de
Kalouga; les Français de leur côté combattaient avec une sorte de
désespoir pour se l'ouvrir, et quoique ceux-ci fussent dix ou onze
mille au plus contre vingt-quatre, et sous une artillerie dominante,
ils tinrent ferme. Cette malheureuse ville, bientôt en flammes, fut
prise et reprise six fois. On se battait au milieu d'un incendie qui
dévorait les blessés et calcinait leurs cadavres. Enfin une dernière
fois nous étions près de succomber, lorsque la division italienne
Pino, qui n'avait pas encore combattu dans cette campagne et qui
brûlait de se signaler, franchit le pont, gravit les hauteurs, arriva
sur le plateau malgré une affreuse pluie de mitraille, et débouchant
à gauche de la ville, parvint à refouler les masses de l'infanterie
russe. Le corps de Raéffskoi se précipita sur elle; mais elle lui
tint tête, et il s'engagea un combat furieux à la baïonnette. La
brave division Pino avait besoin de renfort: les chasseurs de la
garde royale italienne accoururent à leur tour, et la soutinrent
vaillamment. Ainsi, pour la septième fois, Malo-Jaroslawetz repris
par les Français avec l'aide des Italiens, demeura en notre pouvoir.
Des milliers d'hommes couvraient cet affreux champ de bataille, et
encombraient les ruines fumantes de Malo-Jaroslawetz.

[Note en marge: Affreux aspect du champ de bataille.]

Le jour baissait, et rien ne disait pourtant que la bataille fût
terminée, que le point disputé dût nous rester, car Napoléon, placé
sur la berge opposée de la Lougea, en face de ce champ de carnage,
pouvait voir les masses profondes de l'armée russe accourir à marche
forcée. Heureusement deux des divisions du 1er corps arrivaient sous
la conduite du maréchal Davout, et avec ce secours on était certain
de résister à tous les efforts de l'ennemi. Sur l'ordre de Napoléon,
la division Gérard (ancienne division Gudin) s'étant portée à droite
de Malo-Jaroslawetz, la division Compans à gauche, les Russes
perdirent l'espérance de nous déloger, car ils voyaient eux aussi
du plateau qu'ils occupaient nos masses s'avancer avec ardeur, et
ils se retirèrent à une petite lieue en arrière, en nous abandonnant
Malo-Jaroslawetz, horrible théâtre des fureurs de la guerre, où
quatre mille Français et Italiens, six mille Russes étaient morts,
les uns calcinés, les autres broyés sous la roue des canons qui dans
la précipitation du combat avaient roulé sur des cadavres. Le champ
de bataille de la Moskowa lui-même n'était pas plus affreux autour
de la grande redoute. Il y avait de plus ici l'incendie, qui avait
ajouté à la mort de nouvelles difformités.

[Note en marge: Perplexités de Napoléon le lendemain de la bataille
de Malo-Jaroslawetz.]

[Note en marge: Reconnaissance de la nouvelle position prise par les
Russes.]

[Note en marge: Subite irruption d'une bande de Cosaques, et danger
personnel couru par Napoléon.]

On bivouaqua le coeur serré en pensant à ce qui se préparait pour
le lendemain. Napoléon avait campé un peu en arrière de la Lougea
au village de Gorodnia. Ce beau mouvement dont il avait espéré, et
dont il aurait obtenu le succès, s'il avait manoeuvré à la tête de
masses moins considérables, n'était plus possible sans une grande
bataille, que certainement il aurait gagnée avec des troupes qui
savaient combattre dans la proportion d'un contre trois, mais il
venait de voir depuis quatre jours ce que pouvait être une pareille
retraite, gênée par une si grande quantité de bagages, harcelée par
une innombrable cavalerie légère, et il frémissait à l'idée d'avoir
dix mille blessés à porter à la suite de l'armée. La journée lui en
avait donné deux mille au moins, les autres étant ou morts, ou non
transportables, et devant, à la grande douleur de tout le monde,
être abandonnés sur le théâtre de leur glorieux dévouement. Il passa
donc cette nuit à ruminer dans sa vaste tête, pleine déjà de cruels
soucis, les chances favorables ou contraires d'une marche obstinée
sur Kalouga, et se hâta de monter à cheval dès le 25 au matin, pour
reconnaître la position que les Russes étaient allés occuper à
une lieue au delà. Sorti du village de Gorodnia et entouré de ses
principaux officiers, il était sur le bord de la Lougea, prêt à la
franchir, lorsque tout à coup on entendit des cris tumultueux de
vivandiers et de vivandières poursuivis par une nuée de Cosaques,
qui, au nombre de quatre à cinq mille, avaient passé la Lougea sur
notre droite, avec un art de surprise qui n'appartient qu'à ces
sauvages infatigables, traversant les rivières à la nage, galopant
sur le flanc des coteaux comme en plaine, rusés, impitoyables, aussi
prompts à se montrer qu'à disparaître. Le rêve constant de l'hetman
Platow, et de toute la nation cosaque, c'était d'enlever le grand
Napoléon, et de l'emmener prisonnier à Moscou. Ils pensaient que des
centaines de millions ne seraient pas un trop grand prix pour une
telle capture, et cette fois, si un seul d'entre eux avait connu le
visage de celui qui excitait si fort leur avidité, leur rêve eût
été réalisé. Courant à droite et à gauche, ils se ruèrent à coups
de lance sur le groupe impérial, et allaient y faire des victimes,
même des prisonniers, lorsque Murat, Rapp, Bessières avec tous les
officiers de l'état-major mirent le sabre à la main, et combattirent
serrés autour de Napoléon, qui souriait de cette mésaventure.
Heureusement les dragons de la garde avaient aperçu le danger. Ils
accoururent au galop sous le brave lieutenant Dulac, fondirent sur
les assaillants, en sabrèrent quelques-uns, et les ramenèrent vers
le lit fangeux de la Lougea, dans lequel ces cavaliers du Don se
plongèrent comme des animaux habitués à vivre dans les marécages. Ils
avaient enlevé quelques pièces de canon, quelques voitures de bagages
qu'on leur reprit, et on les renvoya ainsi passablement maltraités
vers les lieux d'où ils étaient venus. Depuis la sortie de Moscou
on ne les avait pas encore vus de si près, parce que l'étendue de
nos ailes les tenait éloignés. Mais ils avaient reçu tout récemment
un renfort de douze mille cavaliers réputés les meilleurs de leurs
tribus, et on pouvait juger de ce qu'ils feraient par le spectacle
qu'on avait sous les yeux. Des centaines de chevaux que les valets de
l'armée menaient à l'abreuvoir, ayant échappé à leurs conducteurs,
erraient çà et là; des quantités de voitures d'artillerie et de
bagages enlevées du parc où elles avaient passé la nuit, jonchaient
la plaine en désordre; des femmes, des enfants, poussaient des cris:
c'était une confusion aussi inquiétante que désagréable à voir.

[Note en marge: Après avoir reconnu le terrain, Napoléon vient tenir
conseil dans une chaumière du village de Gorodnia.]

Napoléon affecta de n'en tenir compte, et continua la reconnaissance
qu'il avait commencée au delà de Malo-Jaroslawetz. Il fut frappé
plutôt qu'ému de la vue de cet affreux champ de bataille, car aucun
homme dans l'histoire n'avait assisté à de plus horribles scènes de
carnage, et ne s'y était plus habitué, et il alla reconnaître de
très-près l'armée russe. Le sage Kutusof n'ayant plus l'appui de
Malo-Jaroslawetz que nous lui avions enlevé, craignant d'ailleurs
d'être tourné sur sa droite ou sur sa gauche s'il s'obstinait à
défendre le bord même de la Lougea, avait jugé prudent de prendre une
position un peu plus éloignée, où il était couvert par un fort ravin,
et laissait aux Français, s'ils venaient l'attaquer, l'inconvénient
de livrer bataille avec la Lougea derrière eux. Napoléon, après avoir
parcouru le terrain dans tous les sens, et l'avoir profondément
étudié en silence, tandis que ses lieutenants l'étudiaient aussi
attentivement que lui, rebroussa chemin, repassa la Lougea, et vint
discuter, dans une grange du village de Gorodnia, le parti qu'il
convenait de prendre, et qui devait décider du sort de la grande
armée, c'est-à-dire de l'empire.

[Note en marge: Conseil de guerre du 25 octobre.]

[Note en marge: Faut-il persister à percer sur Kalouga, au risque de
perdre 15 ou 20 mille hommes dans une bataille, ou regagner la route
connue de Smolensk?]

Il posa la question aux généraux présents, et les admit à donner leur
avis en parfaite liberté. La gravité de la situation ne comportait
ni la réserve ni la flatterie. Fallait-il s'obstiner, et livrer
une seconde bataille pour percer sur Kalouga, ou tout simplement
se rabattre par la droite sur Mojaïsk, afin de regagner la grande
route de Smolensk, qui était devenue notre propriété incontestée
par les postes nombreux qui l'occupaient, et par les convois qui la
parcouraient? Gagner la bataille, si on la livrait, ne faisait doute
pour personne, mais ce qui n'en faisait pas davantage, c'était la
perspective de perdre une vingtaine de mille hommes, dont dix mille
blessés au moins qu'on serait obligé de porter avec soi, ou bien
d'abandonner. Or, à la distance où l'on se trouvait de la Pologne, et
surtout de la France, en être arrivé à une sorte d'égalité numérique
avec l'ennemi, présentait un danger auquel il eût été fort imprudent
d'ajouter la perte d'un cinquième de l'armée. Il importait désormais
de ne pas perdre un seul homme inutilement. De plus, abandonner
les blessés à la rage des paysans russes, était non-seulement un
déchirement de coeur, mais un grave péril, car c'était démoraliser le
soldat, et lui dire que toute blessure équivalait à la mort.

D'autre part, reprendre par un mouvement à droite la grande route
de Smolensk, c'était se condamner à faire cent lieues à travers un
pays que l'armée russe et l'armée française avaient déjà converti en
désert. On avait apporté des vivres, mais on venait d'en consommer
une grande partie dans les sept jours employés à se rendre de
Moscou à Malo-Jaroslawetz, et on aurait certainement achevé de les
consommer en arrivant à Mojaïsk, où l'on ne pouvait pas être avant
trois jours. On aurait ainsi perdu à exécuter un trajet inutile, dix
journées et des vivres en proportion, et avec ces dix journées et ces
vivres on aurait pu, en prenant tout simplement la route de Smolensk,
approcher beaucoup de cette ville, atteindre au moins Dorogobouge, et
là trouver des convois envoyés à notre rencontre! éternel sujet de
regrets, si les regrets servaient à quelque chose, d'avoir sacrifié à
des calculs de politique et d'orgueil ce parti si simple, si modeste,
de retourner par où l'on était venu!

[Note en marge: La presque unanimité des avis se prononce pour un
prompt retour par la route de Smolensk.]

[Note en marge: Le maréchal Davout opine pour suivre une route
intermédiaire entre celle de Kalouga et celle de Smolensk, sur
laquelle on aurait trouvé des vivres.]

Ces regrets, tout le monde les éprouvait, mais ce n'était pas le
cas de récriminer. On ne l'aurait pas osé, et on ne le devait pas.
Dans ce conseil mémorable tenu sous le toit d'une obscure chaumière
russe, on obéit à un sentiment unanime en conseillant sans réserve
la retraite la plus prompte, la plus directe par Mojaïsk et la route
battue de Smolensk. Les raisons que tous les opinants avaient à
la bouche, parce que tous les avaient dans l'esprit, c'étaient la
certitude de s'affaiblir beaucoup par une bataille dans une situation
où tout homme était devenu précieux, l'impossibilité de traîner après
soi dix ou douze mille blessés, enfin, si on s'obstinait à combattre
pour percer sur Kalouga, le danger de voir l'ennemi profiter de nos
nouveaux retards pour se porter en masse sur notre droite, et nous
barrer le chemin de Mojaïsk, maintenant notre dernière ressource.
Quand le trouble s'empare des esprits, même les plus courageux, ce
n'est point à demi. On n'avait qu'un spectacle sous les yeux, c'était
celui des forces russes réunies à Mojaïsk pour nous fermer la route
de la Pologne. Pourtant on n'est jamais coupé avec des soldats et des
officiers tels que ceux que nous avions, car on est toujours sûr de
se faire jour. L'un des lieutenants de Napoléon, qui joignait à la
vigueur dans l'action une rare fermeté d'esprit, le maréchal Davout,
partageant l'opinion qu'il fallait renoncer à percer sur Kalouga,
émit cependant un avis moyen, c'était de prendre un chemin qui était
ouvert encore, et qui, situé entre la nouvelle route de Kalouga
fermée par Kutusof, et la route de Smolensk fermée par la misère,
passait par Médouin, Juknow, Jelnia, à travers des pays neufs et
abondants en vivres. Avec des moyens de subsistance, on était sûr de
maintenir l'armée ensemble, et de rentrer à Smolensk forts, respectés
et toujours formidables.

[Note en marge: Napoléon aurait préféré livrer une bataille qu'on
était sûr de gagner, et percer sur Kalouga.]

Cet avis reçut peu d'accueil de la part des collègues du maréchal
Davout, qui ne voyaient de sûreté qu'à regagner par le plus court
chemin, c'est-à-dire par Mojaïsk, la route de Smolensk. Napoléon ne
lui donna pas l'appui qu'il aurait dû, parce qu'il ne partageait ni
l'opinion du maréchal Davout, ni celle de ses autres lieutenants.
Il persistait à penser que le mieux serait de livrer bataille, de
percer sur Kalouga, et d'aller s'établir victorieusement dans la
fertile province dont les Russes mettaient tant de prix à nous
interdire l'entrée. Outre l'avantage de remporter une victoire, de
rétablir l'ascendant des armes, déjà un peu compromis, il y voyait
celui d'être en pays riche, et il ne doutait pas de l'armée quand
elle aurait de quoi manger et s'abriter. Restait, il est vrai, le
danger de s'affaiblir numériquement, bien compensé suivant Napoléon
par l'avantage de se renforcer moralement, mais restait aussi
l'inconvénient auquel il ne trouvait pas de réponse, de laisser
gisants à terre dix ou douze mille blessés. Il faut dire à sa louange
que, tout habitué qu'il était aux horreurs de la guerre, la vue de
son esprit se troublait en se figurant tant de malheureux abandonnés,
malgré leurs cris et leurs prières, sur une route frayée par leur
dévouement. Ah! si le livre des destins avait été ouvert un moment,
soit à lui, soit aux siens, et qu'on eût pu y voir cent mille hommes
mourant de faim, de froid et de fatigue sur la route de Smolensk, il
eût sacrifié sans hésiter vingt mille blessés à l'avantage d'éviter
la route de la misère pour gagner celle de l'abondance!

[Note en marge: Napoléon ajourne son avis définitif jusqu'au
lendemain.]

Perplexe, agité, tourmenté par les spectacles contraires que lui
présentait sans cesse sa forte imagination, il hésitait, lorsque
par un geste familier qu'il se permettait quelquefois avec ses
lieutenants, prenant l'oreille du comte Lobau, ancien général Mouton,
soldat rude et fin, ayant l'adresse de se taire et de ne parler qu'à
propos, il lui demanda ce qu'il pensait des diverses propositions
émises. Le comte Lobau lui répondit sur-le-champ et sans hésiter, que
son avis était de sortir tout de suite et par le plus court chemin,
d'un pays où l'on avait séjourné trop longtemps. Cette dernière
réponse, faite en termes incisifs, acheva d'ébranler Napoléon,
qui, sans se rendre immédiatement, parut toutefois incliner vers
l'opinion qui semblait prévaloir. Cette fois encore pour avoir trop
osé en entreprenant cette guerre, il osait trop peu dans la manière
de la diriger. Il remit sa décision au lendemain. Ce temps du reste
n'était pas perdu, car Ney, ayant quitté Gorki dans la nuit du 23,
défilait en ce moment derrière le gros de l'armée, et avait besoin de
deux jours pour en prendre la tête. Une pluie subite et de mauvais
augure était tombée dans la nuit du 23 au 24, avait ramolli les
routes, et préparé aux chevaux des fatigues fort au-dessus de leurs
forces. Le bivouac était déjà froid. Tout prenait un aspect triste
et sombre. On alluma, comme on put et où l'on put, avec les débris
des chaumières russes, de grands feux, afin de conjurer cet hiver qui
commençait.

[Note en marge: Sur les nouvelles instances de ses lieutenants,
Napoléon se décide à regagner la route directe de Smolensk.]

Le lendemain 26 octobre, Napoléon, à cheval de très-bonne heure,
voulut reconnaître de nouveau la position des Russes. Ils semblaient
rétrograder, probablement pour prendre en arrière une meilleure
position, et se mettre en mesure de mieux défendre la route de
Kalouga. Napoléon trouva tous les avis aussi prononcés que la veille
pour une prompte retraite sur Mojaïsk. Malheureusement le prince
Poniatowski ayant tenté de se porter de Wereja où il était, sur le
chemin de Médouin, direction intermédiaire que le maréchal Davout
avait conseillée, y avait essuyé un échec qui n'était guère de nature
à recommander l'avis du maréchal. Napoléon prit donc son parti,
et se décida enfin à ce retour direct par la route de Smolensk,
qu'il n'avait pas admis d'abord, comme révélant trop clairement la
résolution de battre en retraite. Ainsi, pour n'avoir pas voulu
faire un aveu indispensable, pour n'avoir pas voulu le faire à
temps, il fallait le faire aujourd'hui plus complétement, plus
tristement, et avec les inconvénients graves résultant du temps perdu
et des vivres consommés!

[Note en marge: On doit se rendre par la traverse de Wereja sur la
route de Smolensk, et la rejoindre près de Mojaïsk.]

Quoi qu'on pût en penser, il fallait bien se résigner, et prendre la
traverse de Wereja qui allait en trois jours nous conduire à Mojaïsk,
ce qui ferait onze jours pour arriver à ce point où l'on aurait pu se
rendre en quatre. Napoléon donna tous les ordres pour le commencement
de ce mouvement, qu'il importait de ne pas différer. La garde dut
marcher en tête avec le quartier général; le maréchal Ney, qui avait
déjà défilé derrière le gros de l'armée, dut suivre la garde avec ce
qui restait de la cavalerie. Après devaient venir le prince Eugène et
le prince Poniatowski, et enfin après eux tous le maréchal Davout,
dont le corps, plus consistant que les autres, était appelé à remplir
le rôle si difficile et si périlleux de l'arrière-garde. Les débris
de la cavalerie de Grouchy, dont ce brave général avait repris le
commandement malgré sa blessure, furent donnés au maréchal Davout
pour le seconder dans l'accomplissement de sa mission.

[Note en marge: Le maréchal Davout chargé de former l'arrière-garde.]

Le mouvement définitif de retraite commença le 26 octobre, et pendant
toute cette journée le maréchal Davout resta en position, afin de
protéger la marche des autres corps. À partir de ce moment une sorte
de tristesse se répandit dans les esprits. Jusqu'ici on avait cru
manoeuvrer, en passant par des pays fertiles, pour se porter vers des
climats meilleurs. Mais il n'était désormais plus possible de se
faire illusion, et de méconnaître la cruelle vérité. On se retirait
forcément, par une route connue, qui ne promettait rien de nouveau,
et offrait la misère en perspective. Toutefois on ne craignait guère
l'ennemi, et si on faisait un voeu c'était de le rencontrer, et de se
venger sur lui des fâcheuses résolutions qu'on avait été obligé de
prendre.

[Note en marge: Le 27 octobre toute l'armée se met en marche sur
Mojaïsk par la traverse de Wereja.]

Le lendemain 27 tout le monde était en marche de Malo-Jaroslawetz
sur Wereja, la garde en tête, comme nous l'avons dit, Murat et Ney
derrière la garde, Eugène derrière ceux-ci, Davout derrière tous
les autres, avec la charge de les protéger. C'était en particulier
à cette arrière-garde qu'on devait essuyer le plus de difficultés,
et courir le plus de périls. Elle l'éprouva cruellement pendant les
trois journées employées à se rendre de Malo-Jaroslawetz à Mojaïsk
par Wereja. Les troupes de chaque corps devançaient leurs bagages,
afin d'arriver le plus tôt possible au lieu où elles devaient
passer la nuit, et s'inquiétaient fort peu de la queue de ces
bagages, qu'elles laissaient traîner loin derrière elles. C'était
l'arrière-garde qui en avait l'embarras, parce que devant couvrir la
marche elle était obligée de s'arrêter à tous les passages, souvent
de réparer les ponts qui n'avaient pu résister à de trop lourds
fardeaux, d'y rester en position sous un feu d'artillerie incommode,
et au milieu des hourras continuels des Cosaques. Une cavalerie
nombreuse et bien montée aurait été indispensable pour aider
l'infanterie dans ce pénible service. Mais à la troisième marche
celle du général Grouchy, courant toute la journée pour veiller sur
nos derrières et nos ailes, et obligée le soir d'aller chercher au
loin ses fourrages, était si fatiguée, que le maréchal Davout la
voyant menacée d'une dissolution totale, envoya ce qui en restait sur
les devants de son corps d'armée, et résolut de faire le service de
l'arrière-garde avec son infanterie toute seule.

[Note en marge: Difficultés que le maréchal Davout éprouve à
l'arrière-garde.]

[Note en marge: Ses efforts pour ne laisser en arrière ni blessés ni
canons.]

[Note en marge: Malheureuse habitude que prend Napoléon dans cette
retraite de n'être pas lui-même à l'arrière-garde.]

Cet intrépide et soigneux maréchal ne quittait pas ses troupes un
moment, veillant à tout lui-même, faisant réparer les ponts, déblayer
les passages, détruire les bagages qu'on ne pouvait emmener, sauter
les caissons de munitions qui n'avaient plus d'attelages. Déjà on
entendait le bruit sinistre de ces explosions qui annonçaient la
défaillance de nos moyens de transport, et on voyait les routes
couvertes de ces voitures dont on n'avait pas voulu faire le
sacrifice en sortant de Moscou, et dont il fallait bien se séparer
maintenant, faute de pouvoir les traîner plus loin! Il y avait
un sacrifice plus pénible encore, c'était celui des blessés, et
malheureusement il se renouvelait à chaque pas. On avait ramassé
comme on avait pu les blessés de Malo-Jaroslawetz, on avait ensuite
forcé toutes les voitures de bagages à s'en charger, sans en exempter
les voitures de l'état-major, et le maréchal Davout avait annoncé
qu'il ferait brûler celles qui n'auraient pas gardé le précieux dépôt
qu'on leur avait confié. On avait ainsi obtenu du moins pour les
premiers jours le transport de ces blessés, mais les braves soldats
de l'arrière-garde, qui couvraient l'armée de leur dévouement,
n'avaient personne pour les recueillir quand ils étaient atteints,
et on les entendait pousser des cris déchirants, et supplier en
vain leurs camarades de ne pas les laisser mourir sur les routes,
privés de secours, ou achevés par la lance des Cosaques. Le maréchal
Davout faisait placer sur les affûts de ses canons tous ceux qu'il
avait le temps de relever, mais à chaque pas il était obligé d'en
abandonner qu'on n'avait ni le loisir ni le moyen d'emporter, et le
coeur de fer de l'inflexible maréchal en était lui-même déchiré.
Il mandait ses embarras à l'état-major général, qui, marchant en
tête de l'armée, s'occupait trop peu de ce qui se passait à sa
queue. Napoléon s'étant habitué depuis longtemps à s'en fier à ses
lieutenants des détails d'exécution, n'ayant d'ailleurs plus aucune
manoeuvre à ordonner, n'ayant qu'à cheminer tristement au pas de son
infanterie, voyant déjà beaucoup de maux sur la route, en prévoyant
de plus grands encore, profondément humilié de cette retraite que
plus rien ne dissimulait, Napoléon commença de se renfermer dans
l'état-major général, se bornant, sans aller y veiller lui-même, à
blâmer le maréchal commandant l'arrière-garde, qui, disait-il, était
trop méthodique, et marchait trop lentement. Par surcroît de malheur,
dans son irritation contre les Russes il avait ordonné de brûler
tous les villages que l'on traversait. C'est un soin qu'il eût fallu
abandonner à l'arrière-garde, qui eût mis le feu quand elle n'aurait
plus eu aucun avantage à tirer des villages où l'on passait, mais
chacun se donnant le cruel plaisir de répandre l'incendie, le 1er
corps trouvait le plus souvent en flammes des villages où il aurait
pu se procurer un abri et des vivres.

[Note en marge: Trois jours employés à gagner Mojaïsk.]

On employa ainsi trois pénibles journées à gagner Mojaïsk par
Wereja. Malgré ces premières peines de la retraite, qui étaient
presque exclusivement le partage du 1er corps, la confiance était
encore dans tous les coeurs. Arrivé à Mojaïsk, on avait à faire sept
ou huit marches pour gagner Smolensk; le temps quoique froid la nuit,
continuait à être beau le jour, et on se flattait après quelques
moments de souffrance de trouver à Smolensk le repos, l'abondance, et
de chauds quartiers d'hiver.

[Note en marge: Jonction avec le maréchal Mortier, sorti de Moscou
après avoir fait sauter le Kremlin.]

Le maréchal Mortier avait rejoint l'armée à Wereja. Après avoir fait
sauter le Kremlin dans la nuit du 23 au 24, il était sorti de Moscou
avec ce qu'il avait pu emporter de blessés et de malades, avec les
4 mille hommes de la jeune garde, les 4 mille hommes de cavalerie
démontés, et les 2 mille hommes d'artillerie, de cavalerie, du génie,
qui complétaient sa garnison. Il avait laissé aux Enfants trouvés
quelques centaines d'hommes non transportables, qu'il avait confiés
à l'honneur et à la reconnaissance du respectable M. Toutelmine. Au
moment de partir il avait fait une capture assez importante, c'était
celle de M. de Wintzingerode, qui était Wurtembergeois de naissance,
que la France avait toujours rencontré parmi ses ennemis les plus
actifs, et qui passé au service de Russie, commandait un corps de
partisans aux environs de Moscou. Trop pressé de rentrer dans cette
capitale qu'il croyait évacuée, il s'y était aventuré, et avait été
fait prisonnier avec un de ses aides de camp, jeune homme de la
famille Narishkin. Ces deux officiers ennemis ayant été amenés au
quartier général, Napoléon reçut fort mal M. de Wintzingerode, lui
dit qu'il était de la Confédération du Rhin, dès lors son sujet,
son sujet rebelle, qu'il n'était pas un prisonnier ordinaire, qu'il
allait être déféré à une commission militaire, et traité suivant la
rigueur des lois. Quant au jeune Narishkin, Napoléon s'adoucissant à
son égard, lui dit qu'étant Russe il serait traité comme les autres
prisonniers de guerre, mais qu'on avait lieu de s'étonner qu'un jeune
homme de grande famille servît sous l'un de ces étrangers mercenaires
qui infectaient la Russie. Les officiers qui entouraient Napoléon,
regrettant pour sa dignité, pour celle de l'armée française, qu'il
ne contînt pas mieux l'explosion de ses chagrins, se hâtèrent de
consoler M. de Wintzingerode, de l'entourer de leurs soins, de
le faire manger avec eux, bien convaincus que Napoléon ne leur
saurait pas mauvais gré de réparer eux-mêmes les fautes auxquelles
l'entraînait son humeur impétueuse.

[Note en marge: L'armée traverse le champ de bataille de la Moskowa.]

[Note en marge: Tristes réflexions des soldats.]

L'armée étant arrivée à la hauteur de Mojaïsk, qu'elle mit trois
jours à traverser, bivouaqua sur le funèbre champ de bataille de
Borodino, et ne put le revoir sans éprouver les impressions les plus
pénibles. Dans un pays peuplé, qui a conservé ses habitants, un champ
de bataille est bientôt débarrassé des tristes débris dont il est
ordinairement couvert, mais la malheureuse ville de Mojaïsk ayant
été brûlée, ses habitants s'étant enfuis, tous les villages voisins
ayant subi le même sort, il n'était resté personne pour ensevelir
les cinquante mille cadavres qui jonchaient le sol. Des voitures
brisées, des canons démontés, des casques, des cuirasses, des fusils
répandus çà et là, des cadavres à moitié dévorés par les animaux,
encombraient la terre, et en rendaient le spectacle horrible. Toutes
les fois qu'on approchait d'un endroit où les victimes étaient
tombées en plus grand nombre, on voyait des nuées d'oiseaux de proie
qui s'envolaient en poussant des cris sinistres, et en obscurcissant
le ciel de leurs troupes hideuses. La gelée qui commençait à se faire
sentir pendant les nuits, en saisissant ces corps, avait suspendu
heureusement leurs dangereuses émanations, mais nullement diminué
l'horreur de leur aspect, bien au contraire! aussi les réflexions
que leur vue excitait étaient-elles profondément douloureuses. Que
de victimes, disait-on, et pour quel résultat! On avait couru de
Wilna à Witebsk, de Witebsk à Smolensk, dans l'espoir d'une bataille
décisive; on avait poursuivi cette bataille jusqu'à Wiasma, puis
jusqu'à Ghjat; on l'avait trouvée enfin à Borodino, sanglante,
acharnée; on était allé à Moscou dans l'espoir d'en recueillir le
fruit, et on n'y avait rencontré qu'un vaste incendie! on en revenait
sans avoir contraint l'ennemi à se rendre, et sans les moyens de
vivre pendant le retour; on revenait vers le point d'où l'on était
parti, diminués de moitié, jonchant tous les jours la terre de
débris, avec la certitude d'un pénible hiver en Pologne, et avec des
perspectives de paix bien éloignées, car la paix ne pouvait être le
prix d'une retraite évidemment forcée, et c'est pour un tel résultat
qu'on avait couvert la terre de cinquante mille cadavres!

[Note en marge: On retrouve Junot chargé de garder l'abbaye de
Kolotskoi.]

[Note en marge: Blessés restés à Kolotskoi, soins du chirurgien
Larrey pour eux.]

Ces réflexions désolantes, tout le monde les faisait, car dans
l'armée française le soldat pense aussi vite, et souvent aussi bien
que le général. Napoléon ne voulut pas que les soldats eussent le
temps de s'appesantir sur ce triste sujet, et ordonna que chaque
corps ne séjournât que pendant une soirée dans ce funeste lieu de
Borodino. On avait retrouvé là les Westphaliens, sous le pauvre
général Junot, toujours souffrant de sa blessure, souffrant encore
plus des mécomptes éprouvés dans cette campagne, et ne conservant
guère plus de 3 mille hommes sur les 10 mille qui existaient à
Smolensk, sur les 15 mille qui avaient passé le Niémen! Pendant que
l'armée était à Moscou, il avait employé son temps à garder les
blessés de l'abbaye de Kolotskoi, et il en avait acheminé autant
qu'il avait pu sur Smolensk, au moyen des voitures qu'il était
parvenu à se procurer. Il en restait cependant plus de deux mille
à emporter. Napoléon, conservant sa sollicitude pour les blessés,
donna l'ordre d'en charger les voitures de bagages, et imposa à
tout officier, à tout cantinier, à tout réfugié de Moscou qui avait
une voiture, l'obligation de prendre une partie de ce précieux
fardeau. Le chirurgien Larrey, dans sa bonté inépuisable, était
accouru à l'avance pour donner aux blessés de Kolotskoi les soins
qu'un séjour rapide lui permettait de leur consacrer. Il fit enlever
ceux qui étaient transportables, prodigua aux autres les dernières
ressources de son art, et trouvant là des officiers russes qui lui
devaient la vie, et qui lui en témoignaient leur gratitude, il en
exigea pour unique récompense leur parole d'honneur que, libres, et
maîtres sous quelques heures de leurs compagnons d'infortune, ils
leur rendraient le bien qu'ils avaient reçu du chirurgien en chef de
l'armée française. Tous le promirent, et Dieu seul a pu savoir s'ils
payèrent cette dette contractée envers le meilleur des hommes!

[Note en marge: L'arrière-garde va coucher à Ghjat le 31.]

[Note en marge: Disparition de l'armée de Kutusof pendant notre
marche.]

[Note en marge: Profonde sagesse de Kutusof.]

[Note en marge: Son système d'éviter la bataille, et de laisser au
climat le soin de nous détruire.]

L'arrière-garde du maréchal Davout quitta le 31 au matin ces lieux
affreux, et alla coucher à moitié chemin de la petite ville de Ghjat.
La nuit fut des plus froides, et on commença dès lors à souffrir
vivement de la température. L'ennemi continuait à nous suivre avec
de la cavalerie régulière, de l'artillerie bien attelée, et une nuée
de Cosaques, le tout sous les ordres de l'hetman Platow. Quant à
l'armée principale on ne la voyait plus. Le général Kutusof, depuis
Malo-Jaroslawetz, avait été aussi perplexe que son adversaire avait
été triste. Dans sa rare prudence, il se disait que ce n'était pas
la peine de courir les chances d'actions sanglantes contre un ennemi
que le mauvais temps, la fatigue, la misère allaient lui livrer
presque détruit, et qui était capable au contraire, si on l'attaquait
lorsqu'il était encore dans toute sa force, de se retourner comme un
sanglier pressé par les chasseurs, et de porter des coups mortels aux
imprudents qui auraient osé l'aborder de trop près. Il aimait mieux
devoir modestement le salut de sa patrie au temps, à la persévérance,
que de le devoir à une victoire, glorieuse mais incertaine, et en
cela il méritait la reconnaissance de sa nation autant que les
éloges de la postérité! La jeunesse présomptueuse et passionnée, les
officiers anglais accourus à son camp, l'obsédaient, le gourmandaient
souvent pour qu'il tentât contre l'armée française quelque chose de
plus décisif, et il s'y refusait avec un courage plus méritoire que
celui qu'on déploie sur un champ de bataille. Comme nous l'avons
dit, il avait écarté Barclay de Tolly, et la mort l'avait délivré de
Bagration. Mais il lui restait le rusé et audacieux Benningsen, le
fougueux Miloradovitch, un jeune état-major exalté, et il y avait là
de quoi lasser sa patience, si elle avait été moins grande et moins
réfléchie. Le surlendemain du combat de Malo-Jaroslawetz, tandis que
Napoléon rétrogradait sur Mojaïsk, il avait rétrogradé sur Kalouga,
jusqu'à un lieu nommé Gonzerowo, sous prétexte de couvrir la route
de Médouin, qu'il aurait bien plus sûrement couverte en restant à
Malo-Jaroslawetz, mais évidemment pour éviter une bataille, dont avec
raison il voulait se préserver.

[Note en marge: Il vient prendre position sur notre flanc gauche,
entre Ghjat et Wiasma, en nous faisant suivre par de la cavalerie et
de l'artillerie attelée.]

Bientôt ayant appris que Napoléon avait gagné Mojaïsk, il l'avait
suivi, pensant qu'au lieu de prendre la route de Smolensk déjà
ruinée, il prendrait la route plus au nord, qui se dirige par
Woskresensk, Wolokolamsk, Bieloi sur Witebsk, route à laquelle
Napoléon avait songé dans son grand projet offensif sur
Saint-Pétersbourg, et que le prince Eugène avait en effet trouvée
assez bien fournie. Il avait ainsi couru après nous fort inutilement
jusque près de Mojaïsk, faisant à notre suite le détour de Wereja.
S'étant aperçu de son erreur, il avait rebroussé chemin, et avait
repris la route de Médouin et de Juknow, latérale à celle de
Smolensk, que le maréchal Davout avait vainement proposée. Par cette
route il allait flanquer la marche de l'armée française, la harceler
chemin faisant, et peut-être la devancer à quelque passage difficile,
où il serait possible de l'arrêter. De Jucknow à Wiasma notamment,
il y avait un chemin assez court et assez praticable, qui venait
tomber sur la grande route de Smolensk aux environs de Wiasma. Y
devancer l'armée française que tant d'embarras retardaient, et se
mettre en travers pour l'empêcher d'aller au delà, n'eût pas été
impossible. Mais le sage Kutusof était loin de nourrir de si grandes
prétentions. S'exposer à ce que l'armée française lui passât sur le
corps était un triomphe qu'il ne voulait pas lui ménager, mais la
harceler constamment, lui enlever de temps en temps quelques colonnes
attardées, renouveler ce succès le plus souvent possible, la mener
ainsi jusqu'à Wilna, où elle arriverait épuisée, à peu près détruite,
était une tactique certaine et point dangereuse, qu'il préférait,
et qu'il était décidé à faire prévaloir par la patience, par la
ruse même, quand il ne le pourrait point par l'emploi direct de son
autorité. Il continua donc à marcher dans l'ordre adopté, ayant sur
nos derrières un fort détachement de cavalerie et d'artillerie pourvu
de bons chevaux, et se tenant lui-même sur notre flanc avec le gros
de l'armée russe.

[Note en marge: Marche de Ghjat à Czarewo-Zaimitché.]

[Note en marge: L'infanterie obligée de remplir le rôle de toutes les
armes.]

Après avoir couché entre Borodino et Ghjat, le maréchal Davout,
toujours chargé de l'arrière-garde, alla coucher à Ghjat même. Chaque
jour rendait la retraite plus difficile, car chaque jour le froid
devenait plus intense et l'ennemi plus pressant. De la cavalerie
du général Grouchy il ne restait rien. L'infanterie était donc
condamnée à faire seule le service de l'arrière-garde, et à remplir
à la fois le rôle de toutes les armes. Il lui fallait souvent tenir
tête à l'artillerie attelée de l'ennemi, la nôtre, traînée par des
chevaux épuisés, étant devenue presque incapable de se mouvoir. Les
vieux fantassins du maréchal Davout suffisaient à tout; tantôt ils
arrêtaient la cavalerie de l'ennemi avec leurs baïonnettes, tantôt
ils fondaient sur son artillerie, et l'enlevaient quoique réduits
à la laisser ensuite sur la route, mais contents de s'en être
débarrassés pour quelques heures. Peu à peu il fallait nous séparer
de la nôtre. À choisir entre les bouches à feu et les caissons de
munitions, il eût mieux valu abandonner les premières, puisqu'on
avait deux ou trois fois plus de canons qu'on ne pourrait bientôt en
traîner et en servir, tandis que les munitions devaient être toujours
utiles. Mais les bouches à feu étaient des trophées à laisser dans
les mains de l'ennemi, et l'orgueil qui nous avait retenus si
longtemps à Moscou, avait fait donner l'ordre de garder les pièces de
canon et de détruire les caissons, lorsque les attelages viendraient
à manquer. Le maréchal Davout avait résisté d'abord à cet ordre, mais
il avait fallu obéir, et plusieurs fois dans la journée de sinistres
explosions apprenaient à l'armée sa détresse croissante.

[Date en marge: Nov. 1812.]

[Note en marge: Abandon des blessés par les conducteurs de voitures
auxquels on les avait confiés.]

[Note en marge: Effrayante diminution du 1er corps.]

[Note en marge: Le maréchal Davout veut sévir contre ceux qui
quittent les rangs.]

[Note en marge: Napoléon s'y oppose.]

Une autre cause de chagrin incessamment renouvelée, c'était l'abandon
des blessés. À mesure que l'inquiétude augmentait, l'égoïsme
augmentait aussi, et les misérables conducteurs de voitures auxquels
on avait confié les blessés, profitant de la nuit, les jetaient sur
les routes, où l'arrière-garde les trouvait morts ou expirants.
Cette vue exaspérait les soldats restés fidèles à leurs drapeaux.
On sévissait contre les coupables quand on le pouvait; mais les
découvrir dans la confusion qui commençait à naître, était difficile.
Napoléon avait ordonné à Malo-Jaroslawetz de numéroter les voitures
auxquelles les blessés seraient confiés; mais la surveillance qu'une
telle mesure supposait était devenue impossible après deux marches.
Le spectacle des blessés abandonnés se reproduisait à chaque pas.
Ce spectacle n'ébranlait pas les vieux soldats du maréchal Davout,
habitués à la rigoureuse discipline du 1er corps; mais tout ce qui
n'avait pas reçu l'inspiration du même esprit faisait la réflexion
que le dévouement était une duperie, et quittait le rang. La queue
de l'armée composée de cavaliers démontés, de soldats fatigués,
découragés ou malades, tous marchant sans armes, s'allongeait sans
cesse. Les alliés illyriens, hollandais, anséates, espagnols,
appartenant au 1er corps, étaient allés s'y soustraire à toute
espèce de devoirs, et parmi les Français, les jeunes soldats, les
réfractaires arrachés récemment à leur vie errante, avaient suivi
cet exemple. On s'éloignait des rangs sous prétexte d'aller chercher
des vivres, on jetait son fusil, puis on venait se cacher dans la
foule sans nom qui vivait comme elle pouvait à la suite de l'armée.
Les soldats de l'arrière-garde qui devaient attendre cette multitude
aux passages difficiles et aux bivouacs du soir, la voyaient grossir
avec chagrin, avec colère, car elle aggravait leur embarras, et
était un refuge pour tout ce qui ne voulait pas se dévouer au salut
commun. De 28 mille fantassins qu'il comprenait encore en sortant de
Moscou, le 1er corps en conservait tout au plus 20 mille après onze
jours de marche. Sévir contre ceux qui abandonnaient les rangs, déjà
très-difficile à la sortie de Moscou, allait devenir impossible. Le
maréchal Davout le fit proposer à Napoléon, qui, ne voulant pas voir
de ses yeux des maux dont la réalité l'eût confondu et condamné,
aimait mieux s'en prendre au caractère du maréchal, trop minutieux,
trop exigeant, suivant lui, et à chacune de ses demandes répondait
par l'ordre d'avancer plus vite.

[Note en marge: Le 31, l'arrière-garde va coucher à Ghjat.]

On alla ainsi coucher à Ghjat le 31 octobre au soir. En approchant de
cette ville le maréchal avait voulu faire un grand fourrage à droite
et à gauche de la route, avec des colonnes d'infanterie légère, faute
de cavalerie, et cheminer lentement pour donner à ces colonnes le
temps de fouiller les villages et de recueillir des vivres, tant
pour le 1er corps que pour la foule affamée qui le suivait. Mais
la cavalerie ennemie se montra si nombreuse sur nos flancs, et nos
derrières, qu'on ne put ni s'éloigner ni ralentir la marche, et qu'il
fallut renoncer à cette sage mesure, et vivre à l'aventure.

[Note en marge: Encombrement le 1er novembre au passage de
Czarewo-Zaimitché.]

Le 1er novembre, en quittant Ghjat, le maréchal savait qu'on
trouverait au village de Czarewo-Zaimitché un défilé difficile, et où
il fallait s'attendre à un grand encombrement. On avait à traverser
une petite rivière marécageuse, précédée et suivie de terrains
fangeux, où l'on ne pouvait passer que sur une chaussée étroite,
qui devait être bientôt obstruée. Prévoyant cette difficulté, le
maréchal avait fait conjurer le prince Eugène de hâter le pas,
promettant quant à lui de le ralentir le plus possible. Malgré ces
précautions, le corps du prince Eugène s'était accumulé au passage de
ce défilé, et le pont avait fléchi sous le poids. Quelques voitures
d'artillerie, voulant débarrasser la route, avaient essayé de passer
à gué, et y avaient réussi. D'autres s'étaient embourbées, et ces
dernières faisant obstacle à celles qui suivaient, le désordre avait
été porté au comble. Le 1er corps arriva un peu avant la nuit devant
ce triste encombrement, qu'il fallait protéger contre l'ennemi,
chaque jour plus nombreux et plus incommode, car après avoir eu
seulement Platow sur nos derrières, nous avions de plus Miloradovitch
sur le flanc.

[Note en marge: Le général Gérard et le maréchal Davout protègent et
font écouler l'encombrement formé à Czarewo-Zaimitché.]

En quelques instants une masse de cavalerie, accompagnée de beaucoup
d'artillerie, couvrit de feux tant la colonne du prince Eugène,
accumulée autour du pont, que les divisions du 1er corps. L'intrépide
général Gérard, commandant la division Gudin, se rangea en bataille
à l'extrême arrière-garde, et on le vit tantôt avec son artillerie
éloigner celle de l'ennemi, tantôt courir lui-même à la tête d'un
bataillon sur les batteries ennemies pour les enlever ou les obliger
à fuir. Il protégea ainsi pendant la fin du jour et une partie de
la nuit cette espèce de déroute, partout présent au plus fort du
danger. Pendant ce même temps, le maréchal, tantôt avec le général
Gérard, tantôt avec les sapeurs du 1er corps, était occupé à diriger
le combat, à rétablir le pont rompu, à jeter des chevalets sur
d'autres points, et à faire écouler la foule. Lui, ses généraux,
et les soldats de la division Gérard passèrent cette nuit debout,
sans manger ni dormir, exclusivement consacrés au salut du reste de
l'armée.

[Note en marge: Craintes de rencontrer à Wiasma l'armée russe tout
entière.]

[Note en marge: Instances du maréchal Davout au prince Eugène pour
qu'il hâte la marche de ses troupes.]

[Note en marge: Le corps du prince attardé en avant de Wiasma où se
trouvait toute l'armée russe.]

Le lendemain 2 novembre à la pointe du jour, le maréchal Davout
supplia de nouveau le prince Eugène de se hâter, afin d'être
rendu le 3 de bonne heure à Wiasma, où Napoléon, qui s'y trouvait
depuis le 31, pressait l'arrivée de l'arrière-garde, et où l'on
pouvait craindre en effet de rencontrer le gros de l'armée russe
débouchant par la route de Jucknow. La journée fut employée à gagner
Fédérowskoié, qui est à une petite distance de Wiasma. Il fut convenu
que le prince Eugène partirait le jour suivant à 3 heures du matin.
Malheureusement ce jeune prince, doué de qualités chevaleresques,
mais n'apportant dans le commandement ni la précision ni la vigueur
du maréchal Davout, ne sut pas faire partir ses troupes à temps. À
six heures du matin elles n'étaient pas en marche. Le 1er corps qui
suivait devait attendre l'écoulement des troupes du prince Eugène,
des traînards et des bagages. Il ne put donc se mettre que très-tard
en route. Il fit de son mieux pour regagner le temps perdu.

[Note en marge: L'ennemi réussit à couper la route entre le corps du
prince Eugène et celui du maréchal Davout.]

À une lieue et demie de Wiasma, on aperçut tout à coup l'ennemi
sur la gauche du chemin, et ses boulets vinrent tomber au milieu
de la masse débandée, qui marchait à la suite de l'armée, et avant
l'extrême arrière-garde. À chaque décharge de l'artillerie russe
c'étaient des cris affreux, un flottement épouvantable dans cette
foule impuissante, composée de soldats désarmés, de blessés, de
malades, de femmes et d'enfants. Le 4e corps, celui du prince Eugène,
tâchait de la faire avancer, et la maltraitait souvent, les soldats
restés au drapeau se croyant le droit de mépriser ceux qui de gré
ou de force l'avaient abandonné. Enfin le corps du prince Eugène
poussant devant lui la masse qui lui faisait obstacle, était parvenu
à défiler presque tout entier, lorsque, profitant d'un intervalle
laissé entre les deux brigades de la division Delzons, un parti de
cavalerie ennemie se jeta à la traverse, et intercepta la route.
C'était la cavalerie de Wasiltchikoff, qui avec une nombreuse
artillerie à cheval vint barrer le chemin, tandis que celle du
général Korff, déployée sur la gauche de ce même chemin, le couvrait
aussi de ses projectiles. On était coupé, et il fallait se faire jour.

Une brigade de la division Delzons et les restes de Poniatowski se
trouvaient arrêtés par la manoeuvre de l'ennemi, et repoussés sur la
tête du 1er corps, dont les cinq divisions s'avançaient en bon ordre,
sous la conduite du maréchal Davout lui-même. Ce maréchal se doutant
qu'à Wiasma, où la route de Jucknow venait joindre celle de Smolensk,
on pourrait rencontrer Kutusof avec toute l'armée russe, confirmé
dans cette conjecture par les fréquentes apparitions de la cavalerie
régulière, avait pris toutes ses précautions, et marchait en ordre
de bataille. De ses vieux généraux Gudin était tué; Friant était
blessé si gravement qu'il était dans l'impossibilité de se tenir
debout; Compans avait été blessé au bras à la Moskowa, et Morand à
la tête. Ces deux derniers étaient à cheval malgré leurs blessures.
Gérard n'avait pas cessé d'y être. Les uns et les autres entouraient
le maréchal, et dirigeaient les débris du 1er corps réduit à 15
mille hommes de 20 mille qui lui restaient à Mojaïsk, de 28 qu'il
avait encore à Moscou, de 72 mille qu'il avait eus en passant le
Niémen. C'étaient tous de vieux soldats dont la nature pouvait seule
triompher.

[Note en marge: Le général Gérard ouvre la route.]

Le brave général Gérard qui formait l'avant-garde avec sa division,
en voyant la queue du 4e corps surprise et refoulée, hâta le pas,
et sous un feu très-vif d'artillerie courut aux pièces de l'ennemi
pour les enlever. La cavalerie de Wasiltchikoff qui les couvrait ne
l'attendit pas et s'enfuit au galop. Mais derrière cette cavalerie
se voyait déjà en bataille l'infanterie du prince Eugène de
Wurtemberg, qui avait eu le temps de couper le chemin tandis que
celle d'Olsoufief était venue le flanquer. La division Gérard marcha
droit sur la division du prince Eugène de Wurtemberg, que la seconde
brigade de Delzons et les restes des Polonais placés à droite de la
route menaçaient de prendre en flanc. Miloradovitch, qui commandait,
n'osa pas tenir dans cette position, et ramena la division Eugène
de Wurtemberg sur le côté gauche de la route. Le passage se trouva
rouvert. Quelques escadrons de cavalerie russe, rejetés sur notre
droite, et coupés à leur tour, essuyèrent, en repassant au galop sur
notre gauche, un feu violent de notre infanterie.

La seconde brigade de Delzons et les Polonais, délivrés par le 1er
corps, se hâtèrent d'entrer dans Wiasma au pas de course, afin de
franchir la rivière de ce nom, qui partage la ville en deux, et
de désencombrer le chemin. Si on avait pu traverser Wiasma sans
combattre, il eût fallu le faire, le sort des blessés étant des plus
à plaindre, et le moral de l'armée n'ayant pas besoin de combats
pour se relever. Mais de nouvelles masses ennemies se montrant à
chaque instant sur le flanc de la route, et le gros de l'armée
russe apparaissant dans la direction de Jucknow, le combat était
inévitable, et il fallait se préparer à le soutenir.

[Note en marge: Le maréchal Ney tient tête à Kutusof, le maréchal
Davout à Miloradovitch.]

Le maréchal Ney, au bruit de la canonnade, avait arrêté son corps au
moment de quitter Wiasma, et s'était rendu de sa personne auprès de
Davout et d'Eugène. Il fut convenu entre eux qu'il se déploierait
devant la route de Jucknow pour tenir tête à Kutusof, arrivé en
effet avec le gros de l'armée russe, qu'Eugène placerait la division
Broussier entre Wiasma et le corps de Davout, et que ce dernier se
mettrait en bataille sur la gauche de la route pour tenir tête à
Miloradovitch. Tout ce qui ne serait pas obligé d'être en ligne,
notamment les divisions Delzons et Poniatowski, les bagages, les
débandés avaient ordre de franchir au plus vite les ponts de Wiasma,
et de gagner en toute hâte la route de Dorogobouge.

Une petite rivière se jetant dans la Wiasma, formait une défense
naturelle autour de la ville du côté de Jucknow. Ney s'établit
derrière cette petite rivière, avec les divisions Razout et Ledru,
réduites à 6 mille hommes. Il mit toute son artillerie en batterie,
et, par sa belle contenance, fit passer son intrépidité dans l'âme
de ses soldats, qui voyaient non sans quelque appréhension s'avancer
sur eux les colonnes profondes de l'armée russe. Broussier forma la
jonction entre Wiasma et le corps du maréchal Davout. Ce maréchal
rangea en bataille sur le flanc de la route ses 4e et 3e divisions
sous le général Compans, et derrière elles, pour leur servir d'appui,
la division Gérard. Morand arrivé avec la 1re division, qui était
la sienne, avec la 2e, qui était celle de Friant, appuya sa droite
à Compans, et le dos à la grande route qu'il eut soin de barrer en
formant un crochet avec sa gauche reployée. Le 1er corps n'avait plus
que 40 bouches à feu en état de servir, quoiqu'on lui en eût fait
traîner 127.

[Note en marge: Beau combat de Wiasma.]

[Note en marge: L'armée réussit à traverser Wiasma.]

Miloradovitch commença la canonnade avec cent bouches à feu, et fit
tirer à outrance sur les cinq divisions du maréchal Davout. Nos
quarante bouches à feu lui répondirent avec avantage. Tout fougueux
qu'il était, Miloradovitch n'osa pas aborder ce front imposant de
vieux soldats, et se contenta d'employer contre eux son artillerie.
La tête de l'armée russe, parvenue devant la petite rivière qui
couvrait Ney, se mit à canonner de son côté, mais Ney lui répondit
sur-le-champ par une grêle de boulets. On demeura ainsi quelque temps
en présence les uns des autres, occupés à échanger un violent feu
d'artillerie, et l'ennemi, qui aurait dû nous accabler, puisqu'il
était là dans la proportion d'un contre quatre, se gardant bien de
nous attaquer. Il était temps pour nous de battre en retraite, car
nous avions assez imposé à l'armée russe pour qu'elle s'abstînt
de toute tentative sérieuse, et d'ailleurs la nuit s'avançant, il
importait de traverser Wiasma. Tandis que le général Broussier se
retirait sur cette petite ville, profitant de ce qu'il en était
le plus voisin, les cinq divisions du maréchal Davout défilèrent,
chaque ligne après avoir fait feu se reployant et passant dans
les intervalles de la ligne suivante, qui faisait feu à son tour
pour protéger le mouvement des colonnes en retraite. Ces mouvements
s'opérèrent comme sur un champ de manoeuvres. Le 85e qui appartenait
à la division Dessaix, et formait la droite du maréchal Davout, se
sentant maltraité par l'artillerie ennemie, courut à elle, s'en
empara, et ramena trois pièces que, faute d'attelages, on ne put
pas conserver. Le général Morand resta le dernier en bataille pour
couvrir la retraite de tout le monde. Il se reploya à son tour, et
comme il était vivement pressé, le 57e s'arrêta, fit volte-face,
marcha sur les Russes baïonnette baissée, les refoula, puis reprit
son chemin vers Wiasma. Par malheur il était nuit; la partie de la
ville qui était située en deçà de la Wiasma, et que la retraite du
maréchal Ney avait découverte, avait été subitement envahie par
l'ennemi. On l'y trouva, et il fallut un engagement des plus violents
pour s'ouvrir une issue. On perdit deux bouches à feu dans cette
confusion. Comme il n'y avait que deux ponts sur la Wiasma, l'un dans
la ville, l'autre en dehors, l'affluence des troupes, l'obscurité, le
feu de l'artillerie amenèrent quelque désordre. Le brave 57e, à force
de charges répétées, contint les Russes et protégea le passage.

[Note en marge: Résultats du combat de Wiasma.]

[Note en marge: Le 3e corps, sous le maréchal Ney, remplace le 1er
dans le rôle de l'arrière-garde.]

Cette journée nous coûta 15 à 1800 soldats des plus vieux et des
meilleurs. Notre artillerie étant mieux dirigée, l'ennemi eut au
moins le double d'hommes mis hors de combat; mais ses blessés
n'étaient pas perdus, tandis qu'il était impossible de sauver un
seul des nôtres. Le défaut absolu de soins, le froid qui commençait à
devenir vif, et surtout la cruauté de paysans féroces, condamnaient
à mourir tout ce qu'on laissait sur la route. On ne quittait donc
pas un champ de bataille sans avoir le coeur navré, et il fallait le
sentiment de l'honneur militaire dans cette armée, l'ascendant de ses
généraux blessés la commandant avec le bras en écharpe ou la tête
bandée, pour y maintenir un dévouement si cruellement récompensé.
En entrant dans Wiasma, on ne trouva aucun moyen de subsistance.
La garde et les corps qui avaient passé avaient tout dévoré. Il ne
restait plus rien des vivres de Moscou. On se jeta par une nuit
sombre et froide dans un bois; on y alluma de grands feux, et on y
fit rôtir de la viande de cheval. Les soldats du prince Eugène et du
maréchal Davout, surtout les derniers, qui avaient été constamment
sur pied depuis trois jours, se couchèrent devant leurs feux de
bivouacs et dormirent profondément. On était au 3 novembre, et il y
avait quinze jours qu'ils étaient chargés de couvrir la retraite.
Ils avaient perdu plus de la moitié de leur effectif. Napoléon
avait décidé qu'ils prendraient un peu de repos, et que Ney les
remplacerait à l'arrière-garde. Du reste, ce n'était pas justice de
sa part, mais injustice. Il se plaignait de ce qu'ils avaient marché
trop lentement. Vivant au milieu de la garde, qui tenait la tête de
l'armée, qui consommait le peu qu'on trouvait encore sur les routes,
et laissait du cheval mort à ceux qui suivaient, il ne voyait rien
de la retraite et n'en voulait rien voir, car il eût été obligé
d'assister de trop près aux affreuses conséquences de ses fautes.
Il aimait mieux les nier, et, à deux marches de l'arrière-garde,
n'apercevant aucun de ses embarras, il persistait à se plaindre
d'elle, au lieu d'aller la diriger.

Ce n'étaient pas de grandes conceptions qu'il eût fallu dans ce
moment, mais le courage de voir de ses propres yeux tout le mal qu'on
avait fait, d'être à cheval du matin au soir pour présider au passage
des rivières, au rétablissement des ponts, à l'écoulement de la foule
désarmée, pour soutenir de son ascendant l'autorité ébranlée des
généraux, pour faire entre eux un partage équitable des difficultés,
s'en réserver la plus forte part, mourir de fatigue s'il le fallait,
car il n'y avait pas une souffrance, pas une mort dont on ne fût
l'auteur, sourire aux visages abattus, calmer les visages furieux,
s'exposer même aux emportements du désespoir, car il était possible
qu'on en rencontrât de terribles! Loin de là, Napoléon, non par
faiblesse, mais pour se soustraire au spectacle accusateur de cette
retraite, ne quittait pas la tête de l'armée, et tantôt à cheval,
tantôt à pied, plus souvent en voiture, entre Berthier consterné,
Murat éteint, passait des heures entières sans proférer une parole,
plongé dans un abîme de réflexions désolantes dont il ne sortait que
pour se plaindre de ses lieutenants, comme s'il avait pu faire encore
illusion à quelqu'un en blâmant d'autres que lui!

[Note en marge: Vive explication de Napoléon avec le maréchal Davout.]

[Note en marge: Disgrâce de ce maréchal.]

Il n'avait pas entretenu depuis Malo-Jaroslawetz le maréchal Davout
toujours resté à l'arrière-garde. En le revoyant il eut avec lui
une explication des plus vives. Le maréchal, quoique façonné à
l'obéissance du temps, avait un orgueil qu'aucune autorité ne
pouvait faire fléchir. Il défendit avec amertume l'honneur du 1er
corps. Des officiers tels que les généraux Compans, Morand, Gérard,
toujours à cheval quoique blessés, n'avaient pas pu mériter un
reproche. Le maréchal Davout ne se défendit pas, lui, il défendit
ses glorieux lieutenants, auxquels il n'était dû que des hommages.
Napoléon se tut, mais jusqu'au jour de son départ de l'armée, il
n'échangea presque plus une parole avec le maréchal Davout, pour
lequel au demeurant le silence n'était guère une punition. Mais comme
il faut au despotisme en faute des victimes qui prennent sa place
dans le blâme général, cet illustre personnage fut sacrifié ici,
comme Masséna en Portugal. On se mit à répéter, après Napoléon, que
dans cette retraite il n'avait pas tenu une conduite digne de son
grand caractère. C'était aussi vrai qu'il était vrai que Masséna
eût été la cause des malheurs de l'armée dans la Péninsule. Il
avait conduit pendant quinze jours avec une infatigable vigilance,
avec une fermeté froide mais inébranlable, une retraite des plus
difficiles, héritant de tous les embarras que les autres rejetaient
sur lui, et vivant de ce qu'ils lui laissaient, c'est-à-dire de
rien. Les troupes du prince Eugène, à la vérité, s'étaient ruées
avec quelque précipitation dans Wiasma, au moment où dégagées par
le 1er corps, elles se hâtaient bien naturellement de franchir le
défilé. C'était le 1er corps qui, marchant avec un imperturbable
sang-froid, avait couvert tout le monde, et on l'accusait de s'être
débandé! C'était la tête de l'armée, pourvue sinon de tout, du moins
de ce qui restait dans ces campagnes désolées, et n'ayant jamais
l'ennemi à dos, qui parlait ainsi de l'arrière-garde! Le maréchal
Ney, dont la raison n'égalait pas le courage, eut le tort de tenir,
lui aussi, quelques propos de ce genre contre son collègue. Il allait
bientôt faire lui-même une glorieuse mais terrible épreuve du rôle
d'arrière-garde[37].

[Note 37: Le prince Eugène de Wurtemberg, l'un des narrateurs
étrangers les plus équitables, dit, à propos des plaintes du maréchal
Ney sur le 1er corps, ces paroles: _mais Ney n'avait point été ce
jour-là dans la position scabreuse de son collègue_.--Le prince
Eugène de Wurtemberg veut parler de la journée de Wiasma.]

[Note en marge: Arrivée à Dorogobouge.]

[Note en marge: Premiers froids.]

[Note en marge: État des corps.]

[Note en marge: L'armée déjà réduite de moitié depuis le départ de
Moscou.]

Napoléon arriva le 5 novembre à Dorogobouge. Le prince Eugène y
arriva le 6, les autres corps le 7 et le 8. Jusqu'ici le froid avait
été piquant, incommode, mais point encore mortel. Tout à coup,
dans la journée du 9, le temps se chargea de sombres vapeurs, et
des torrents de neige poussés par un vent violent tombèrent sur la
terre. Nos régiments partis de la Pologne par une chaleur étouffante,
conduits à Moscou sans l'idée d'y séjourner, avaient laissé dans
les magasins de Dantzig les vêtements les plus chauds, et avaient
cru que ce serait assez pour eux de les trouver à Wilna. Quelques
soldats avaient des fourrures prises à Moscou, mais c'était le petit
nombre, car la plupart les avaient vendues à leurs officiers. Bien
nourris, ils auraient supporté le froid, qui n'était encore que de
9 à 10 degrés Réaumur; mais vivant d'un peu de farine délayée dans
de l'eau, de viande de cheval rôtie au feu des bivouacs, couchant à
terre sans tentes ni abris, ils devaient être cruellement éprouvés
par des froids même inférieurs à ceux qu'ils avaient supportés jadis
soit en Allemagne, soit en Pologne. Cette première neige tombée
après qu'on eut passé Dorogobouge, accrut singulièrement la misère
générale. Excepté à l'arrière-garde, que Davout avait conduite avec
une inflexible fermeté, que Ney conduisait en ce moment avec une
énergie de courage et de bonne santé qu'aucune souffrance ne pouvait
vaincre, le sentiment du devoir commençait d'abandonner tout le
monde. Il n'y avait que le canon qui rendît l'honneur, la dignité,
le courage à ces soldats exténués. Tous les blessés avaient été
délaissés, et des soldats alliés, dont nous ne désignerons pas ici le
corps, chargés d'escorter les prisonniers russes, s'en débarrassaient
en leur cassant la tête à coups de fusil. Quiconque était atteint de
cette contagion d'égoïsme si générale, si tristement frappante dans
les grandes calamités, ne songeant qu'à soi, désertant ses rangs
pour chercher à vivre, allait accroître la foule errante et désarmée
qui était en sortant de Dorogobouge de 50 mille individus environ,
compris les fugitifs de Moscou et les conducteurs de bagages. Plus
de dix mille soldats étaient déjà morts sur les routes. Il restait
à peine cinquante mille hommes sous les armes. Toute la cavalerie,
excepté celle de la garde, était démontée. Pourtant on n'avait plus
que trois marches à faire pour atteindre Smolensk. Une fois là, on
se flattait de trouver des magasins, des vivres, des vêtements, des
abris, des renforts et des murailles fortifiées. Cette espérance
soutenait le coeur de l'armée. Smolensk! Smolensk! était le cri
sortant de toutes les bouches. On comptait les lieues, les heures.
Jamais, après la tempête, port n'avait été si vivement désiré!

[Note en marge: Étranges nouvelles reçues à Dorogobouge.]

Mais à Dorogobouge de fâcheuses nouvelles vinrent assaillir
Napoléon: nouvelles défavorables des opérations militaires sur les
ailes, nouvelles étranges de France, où le gouvernement avait été
audacieusement attaqué, car, comme on le dit vulgairement, jamais un
malheur n'arrive seul.

[Note en marge: Événements sur le Dniéper.]

[Note en marge: Extrême circonspection du prince de Schwarzenberg, et
incertitude de ses mouvements.]

Sur les deux ailes de l'armée les plans de l'ennemi s'étaient
entièrement dévoilés. L'amiral Tchitchakoff, après avoir rejoint
Tormazoff avec environ 30 mille hommes, et l'avoir remplacé dans
le commandement des deux armées réunies, avait pris l'offensive en
septembre contre le prince de Schwarzenberg et le général Reynier,
commandant avec beaucoup d'accord, mais sans beaucoup d'énergie, le
corps austro-saxon. Le nouveau général russe avait poussé devant
lui, de la ligne du Styr sur celle du Bug, les deux généraux alliés.
Ceux-ci n'ayant guère que 35 mille hommes à eux deux, 25 mille
Autrichiens et 10 mille Saxons, n'avaient pas cru devoir risquer une
bataille dont la perte eût découvert la droite de la grande armée,
et alarmé Varsovie déjà trop facile à épouvanter. Ils avaient donc
rétrogradé jusqu'à Brezesc, et étaient venus se blottir derrière
leur asile ordinaire, les marais de Pinsk. Il n'y avait guère à les
en blâmer. Le général Reynier ne pouvait pas être plus entreprenant
que le prince de Schwarzenberg, et celui-ci de son côté n'aurait pas
pu faire beaucoup plus qu'il ne faisait. C'était de sa part non pas
trahison, non pas même tiédeur, mais extrême circonspection. Chargé
du sort d'une armée de 30 mille Autrichiens, déjà réduite à 25 mille
par les pertes de la campagne, il mettait son honneur de militaire et
son devoir de citoyen à la conserver, et il s'y appliquait peut-être
encore plus qu'à la rendre utile. Traité par Napoléon avec infiniment
de bonté, reconnaissant envers lui, incapable de le trahir, même à
moitié, il s'attachait seulement à ne pas se faire battre, et bien
qu'il fût assuré de la conduite honorable de ses troupes au feu, il
les savait tellement froides pour la cause qu'on leur avait donnée
à défendre, qu'il ne voulait pas trop exiger d'elles. Renforcé de
10 mille hommes comme il l'avait demandé, il aurait pu se montrer
plus hardi, mais le gouvernement autrichien, résolu à se tenir dans
la mesure qu'il avait secrètement promis à la Russie de garder,
n'avait guère envie d'accroître sa participation à la guerre. Tout
au plus consentait-il à reporter à 30 mille hommes par un renfort
de 5 à 6 mille, le corps auxiliaire fourni à Napoléon. Il avait
bien en Gallicie une armée qu'il aurait pu faire agir contre la
Volhynie, mais il eût attiré en Gallicie les Russes, envers lesquels
il s'était engagé à ne pas passer la frontière s'ils ne la passaient
pas eux-mêmes; c'est ce qu'il appelait assez franchement _la
neutralisation de la Gallicie_, et il désirait ne pas sortir de cette
situation.

[Note en marge: L'amiral Tchitchakoff laissant 25 mille hommes devant
le corps austro-saxon, avait remonté avec 35 mille le Dniéper et la
Bérézina.]

Ces dispositions auraient suffi à elles seules, quand même les
événements militaires ne seraient pas venus s'y joindre, pour rendre
le prince de Schwarzenberg extrêmement circonspect. Ayant appris
qu'un renfort de 6 mille hommes, longtemps annoncé, arrivait enfin,
il avait laissé le général Reynier derrière les marais de Pinsk,
et il était allé tendre la main à ce renfort, qui s'avançait par
Zamosc. Après l'avoir rallié, il était revenu par Brezesc se réunir
au général Reynier, qui de son côté attendait une division française
d'environ 12 à 15 mille hommes, la division Durutte, empruntée
au corps d'Augereau, et composée des bataillons tirés des îles
de Walcheren, de Ré, de Belle-Île. Napoléon avait encore détaché
cette division du corps d'Augereau, comptant pour la remplacer en
Allemagne sur la superbe division Grenier, qui arrivait d'Italie. Le
prince de Schwarzenberg ayant reçu 5 à 6 mille hommes de renfort,
le général Reynier étant à la veille d'en recevoir 12 à 15 mille,
allaient se trouver à la tête de 50 et quelques mille hommes, et
en mesure de résister aux 60 mille de l'amiral Tchitchakoff. Mais
tandis qu'ils employaient le temps en mouvements décousus pour aller
à la rencontre, l'un des Autrichiens venant par Zamosc, l'autre des
Français arrivant par Varsovie, l'amiral Tchitchakoff, se conformant
aux instructions que l'empereur Alexandre lui avait envoyées par
l'intermédiaire de M. de Czernicheff, avait laissé le général Sacken
avec 25 mille hommes devant les généraux alliés, et avait marché avec
35 mille sur la haute Bérézina, afin de donner la main au comte de
Wittgenstein, qui était chargé de repousser le maréchal Saint-Cyr
des bords de la Dwina, et de se porter à la rencontre de l'armée de
Moldavie. Le plus simple eût été de suivre l'amiral Tchitchakoff,
mais le prince de Schwarzenberg et le général Reynier, ne démêlant
pas bien les intentions assez obscures des Russes, ne savaient
quel parti prendre, entre Sacken qu'ils avaient devant eux, et
Tchitchakoff qu'on disait en marche vers Minsk. Au milieu de ces
incertitudes, ils laissaient l'amiral achever son mouvement.

[Note en marge: Triste état des affaires sur la Dwina.]

[Note en marge: Le maréchal Macdonald obligé de se réunir aux
Prussiens devant Riga, avait été tout à fait annulé, et séparé du
maréchal Saint-Cyr.]

Voilà ce que M. de Bassano mandait à Napoléon des affaires de la
droite, c'est-à-dire de la Volhynie et du bas Dniéper. Les affaires
allaient encore pis sur la gauche, c'est-à-dire sur la Dwina haute
et basse. Le maréchal Macdonald après être resté pendant les mois
de septembre et d'octobre à se morfondre près de Dunabourg avec une
division polonaise de 7 à 8 mille hommes, pour atteindre deux buts
qu'il manquait tous les deux, celui de couvrir le siége de Riga, et
celui de se maintenir en communication avec le maréchal Saint-Cyr,
avait été ramené vers la basse Dwina pour soutenir les Prussiens
contre les troupes de Finlande, transportées en Livonie d'après les
arrangements de la Russie avec la Suède. Définitivement rejeté depuis
ce moment hors du rayon des opérations de la grande armée, il s'était
vu condamné, comme il l'avait craint, à une longue inutilité.

[Note en marge: Réunion des troupes de Finlande sous le comte de
Steinghel, aux troupes de la Dwina sous le comte de Wittgenstein.]

[Note en marge: Résolution du comte de Wittgenstein de faire
abandonner la Dwina au maréchal Saint-Cyr.]

À Polotsk même les choses s'étaient passées encore plus tristement.
Les troupes de Finlande embarquées pour Revel, après avoir perdu
quelque peu de monde par des accidents de mer, avaient pris terre
en Livonie, marché sur Riga, secondé le général Essen dans les
démonstrations qui avaient rappelé le maréchal Macdonald sur la
basse Dwina, et remonté ensuite cette rivière au nombre de 12 mille
hommes, sous le comte de Steinghel. Wittgenstein renforcé par ces
troupes et par quelques milices, qui toutes ensemble portaient
son corps à un total de 45 mille hommes, avait résolu de prendre
l'offensive afin d'obliger le maréchal Saint-Cyr à évacuer Polotsk,
et de venir donner la main à l'amiral Tchitchakoff, sur la haute
Bérézina. Conformément au plan envoyé de Saint-Pétersbourg, le comte
de Steinghel devait franchir la Dwina au-dessous de Polotsk, pour
inquiéter le maréchal Saint-Cyr sur ses derrières, et rendre ainsi
plus facile l'opération directe préparée contre lui.

[Note en marge: Faiblesse du corps du maréchal Saint-Cyr par suite
des privations que ses troupes avaient essuyées.]

En présence des hostilités dont il était menacé, le maréchal
Saint-Cyr ayant eu la plus grande peine pendant septembre et octobre
à vivre dans un pays ruiné par le passage des troupes de toutes les
nations, demandant vainement à Wilna des subsistances que le défaut
de moyens de transport ne permettait pas de lui envoyer, n'avait pu
refaire son corps, ni rétablir son effectif. Le 2e corps, celui du
maréchal Oudinot, ne s'élevait pas à plus de 15 à 16 mille hommes,
dont 12 mille Français, et environ 4 mille Suisses ou Croates. Les
Bavarois tombés à 3 mille, avaient reçu quelques recrues qui les
reportaient à 5 ou 6 mille. Le maréchal Saint-Cyr comptait donc tout
au plus 21 à 22 mille hommes contre 45 mille, dont 33 mille allaient
l'assaillir directement, et 12 mille devaient en passant la Dwina
au-dessous de Polotsk, le prendre à revers. Heureusement le maréchal
Saint-Cyr était un homme de ressources, il avait une position étudiée
longtemps à l'avance, de bons soldats, d'excellents lieutenants, et
il était résolu à bien disputer le terrain.

[Note en marge: Dispositions du maréchal pour faire face aux forces
de Wittgenstein et de Steinghel réunis.]

La ville de Polotsk, située, comme nous l'avons dit, au sein de
l'angle que forment la Polota et la Dwina vers leur confluent, avait
été couverte d'ouvrages de campagne d'une assez bonne défense. À
gauche, la Polota protégeant le front de la position et la plus
grande partie de la ville, avait été parsemée de redoutes bien
armées; à droite, dans l'ouverture de l'angle formé par les deux
rivières, des ouvrages en terre avaient été construits, et les
troupes pouvant se porter rapidement d'un front à l'autre, étaient
en mesure de faire face partout. Le maréchal Saint-Cyr avait placé
à gauche derrière les ouvrages de la Polota les plus faciles à
défendre, la division suisse et croate, et à droite, vers l'ouverture
de l'angle, là où l'attaque avait le plus de chance de succès, les
divisions françaises Legrand et Maison, capables de tenir tête à un
ennemi très-supérieur en nombre. Les Bavarois étaient en deçà de la
Dwina, avec la cavalerie qu'on avait lancée au loin, afin d'observer
et de contenir les troupes de Finlande, qui se disposaient à nous
attaquer à revers. Plusieurs ponts dans l'intérieur de Polotsk
devaient servir au passage de l'armée en cas de retraite forcée.
C'est dans cette position que le maréchal Saint-Cyr avait attendu de
pied ferme les deux attaques dont il était menacé.

Les 16 et 17 octobre l'ennemi s'était successivement avancé vers nos
positions, et les avait enfin abordées résolûment le 18 au matin.

[Note en marge: Seconde bataille de Polotsk livrée et gagnée le 18
octobre.]

Le comte de Wittgenstein, dont un officier jeune, habile et ardent,
destiné plus tard à une grande renommée, le général Diebitch,
inspirait les déterminations, avait porté ses meilleures et ses plus
nombreuses troupes sur notre droite, vers l'ouverture de l'angle
formé par la Polota et la Dwina. Son intention était d'attirer toutes
nos forces vers cette partie la plus accessible de notre position, et
de faire ensuite enlever par le prince de Jackwill, avec le reste de
son armée, la Polota dégarnie de troupes.

En effet, les Russes ayant débouché hardiment sur notre droite,
s'étaient approchés sans le savoir de batteries placées à Struwnia,
lesquelles flanquaient la partie découverte de la ville. Il aurait
fallu les laisser venir sans faire feu, pour les mitrailler à
outrance quand ils n'auraient plus eu le temps de rétrograder. Mais
dans leur ardeur les artilleurs bavarois qui servaient ces batteries
ayant tiré trop tôt, les Russes avertis s'étaient avancés avec
plus de mesure qu'il n'eût été à souhaiter pour le succès de notre
manoeuvre. Toutefois ils s'étaient portés sans hésiter vers ce front
de la ville que la Polota ne protégeait point. Mais les divisions
Legrand et Maison s'étaient déployées, et avaient marché à eux
résolûment. La division Maison surtout, plus exposée que la division
Legrand, avait tenu ferme quoique assaillie de tous côtés, et avait
fini par rejeter l'ennemi à une grande distance. La division Legrand
n'avait pas été indigne de sa voisine, et partout les Russes avaient
été contenus et repoussés. Le maréchal Saint-Cyr ne se laissant pas
trop affecter par le danger de sa droite, avait eu la sagesse de
ne pas dégarnir sa gauche, et bien il avait fait, car le prince de
Jackwill débouchant à son tour, s'était jeté sur les redoutes de la
Polota. En lui permettant d'arriver jusqu'au pied des ouvrages, on
l'eût accablé par les feux seuls des redoutes. Mais les Suisses comme
les Bavarois, péchant par trop d'ardeur, avaient fondu sur les Russes
à la baïonnette, et en les refoulant, avaient paralysé l'artillerie
de nos redoutes sous lesquelles ils étaient venus se placer. De plus
ils avaient sacrifié des hommes pour un résultat que nos boulets
seuls auraient obtenu. Néanmoins sur ce point comme sur l'autre,
l'armée du comte de Wittgenstein avait été repoussée avec une perte
de 3 à 4 mille hommes. Notre perte à nous n'était pas de la moitié.

[Note en marge: Malgré les avantages remportés, le maréchal
Saint-Cyr, menacé sur ses derrières par Steinghel, est obligé
d'abandonner la Dwina.]

Si le comte de Steinghel n'eût pas menacé de le prendre à dos, le
maréchal Saint-Cyr pouvait se considérer comme bien établi sur la
Dwina. Mais le corps de Finlande après avoir passé la Dwina en
remontait la rive gauche pour faire sa jonction sous Polotsk avec une
partie des forces de Wittgenstein. En présence de ce nouveau danger,
le maréchal Saint-Cyr avait renforcé les Bavarois sous le général de
Wrède, de détachements pris dans chacune de ses trois divisions, et
l'avait mis en mesure de résister au comte de Steinghel. Le 19, en
effet, après un choc vigoureux, le corps de Finlande avait été obligé
de rétrograder. Mais devant une double attaque sur les deux rives
de la Dwina, qui menaçait de se renouveler avec plus d'ensemble et
de vigueur, surtout depuis que les deux armées ennemies, arrivées
à la même hauteur, pouvaient communiquer d'une rive à l'autre, il
n'était pas prudent de s'obstiner, et le maréchal Saint-Cyr avait cru
devoir évacuer Polotsk pendant la nuit, pour se retirer en bon ordre
derrière l'Oula, que le canal de Lepel, comme on l'a vu, réunit à la
Bérézina. En se retirant, nos troupes avaient fait un affreux carnage
des Russes, trop pressés de se jeter au milieu des ruines de la ville
de Polotsk incendiée.

[Note en marge: Retraite sur l'Oula, et remplacement du maréchal
Saint-Cyr blessé par le maréchal Oudinot, à peine remis de sa
blessure.]

Les jours suivants nous avions continué cette retraite, le général
de Wrède tenant tête au comte de Steinghel, le maréchal Saint-Cyr
au comte de Wittgenstein, dans l'espérance de rencontrer le duc de
Bellune sur l'Oula.

[Note en marge: Le duc de Bellune décidé à secourir le maréchal
Oudinot, avait quitté Smolensk pour se porter à Lepel.]

Celui-ci, en effet, après avoir longtemps hésité entre l'amiral
Tchitchakoff qui arrivait par le sud, et les généraux Wittgenstein
et Steinghel qui arrivaient par le nord, avait été décidé enfin par
l'événement de Polotsk à courir au nord, afin de porter secours au
maréchal Saint-Cyr. Malheureusement se trouvant établi non pas à
Witebsk mais à Smolensk, par suite de la nouvelle disposition qui
avait changé la route de l'armée, il avait eu un assez long trajet
à faire pour se rendre à Lepel. Le maréchal Saint-Cyr, gravement
blessé à la dernière journée de Polotsk, avait dû abandonner le
commandement, que le maréchal Oudinot, très-imparfaitement remis de
sa blessure, avait repris avec un zèle des plus louables.

[Note en marge: Danger d'une réunion de 80 mille hommes sous
Tchitchakoff et Wittgenstein sur la haute Bérézina, si le duc de
Bellune et le maréchal Oudinot ne sont pas victorieux.]

Ainsi à la fin d'octobre deux armées, l'une de 35 mille hommes
environ, l'autre de 45 mille, la première ayant échappé au prince de
Schwarzenberg, la seconde refoulant devant elle le 2e corps, étaient
près de se donner la main sur la haute Bérézina, et de nous fermer
la retraite avec 80 mille hommes. Il n'y avait que la réunion et la
victoire des maréchaux Oudinot et Victor qui pussent conjurer ce
grave danger.

[Note en marge: L'abondance qu'on espérait trouver à Smolensk est
beaucoup moins grande qu'on ne l'avait imaginé.]

Nous allions donc trouver Smolensk privé du puissant renfort du 9e
corps, et même de la division Baraguey d'Hilliers, que Napoléon,
après l'avoir préparée de longue main, avait attirée sur Jelnia,
quand il songeait à marcher sur Kalouga. Il est vrai qu'il avait
depuis contremandé cet ordre, mais trop tard, et la division Baraguey
d'Hilliers, déjà partie, pouvait tomber au milieu de toute l'armée
de Kutusof. Ainsi les circonstances inquiétantes se multipliaient de
toutes parts sur les pas de Napoléon. L'abondance dont on s'était
flatté de jouir à Smolensk n'était plus telle qu'on l'avait espéré.
La navigation intérieure de Dantzig à Kowno n'ayant pu être continuée
jusqu'à Wilna, une compagnie de transports avait été organisée,
grâce aux soins très-actifs de M. de Bassano, et elle portait 1500
quintaux par jour de Kowno à Minsk, par Wilna. Mais on avait appliqué
ces moyens de transport aux spiritueux et aux munitions de guerre,
dans la confiance où l'on était de trouver des blés en Lithuanie.
On en avait trouvé en effet, par suite d'une vaste réquisition,
mais les fermiers lithuaniens manquant de charrois, ou ne voulant
pas en fournir, dans l'espoir que leurs denrées finiraient par leur
rester faute de pouvoir être déplacées, on n'avait pu réunir qu'une
partie des grains et des farines demandés pour Wilna, Minsk, Borisow,
Smolensk. Les boeufs se portant eux-mêmes, la viande manquait moins.
Mais c'est tout au plus si l'armée devait avoir pour 7 ou 8 jours
de vivres à Smolensk, pour 15 à Minsk, pour 20 à Wilna. Toutefois,
en s'y employant avec zèle, il était possible de la pourvoir de
subsistances pour un temps beaucoup plus long. Actuellement il n'y
avait d'assurée que la subsistance des premiers jours.

[Note en marge: Nouvelles de France tout aussi tristes et plus
étranges encore que celles reçues du Dniéper et de la Dwina.]

Cette espérance de riches quartiers d'hiver en Lithuanie n'était donc
pas si près de se réaliser qu'on l'avait cru. Il est vrai que c'était
le secret de Napoléon seul, mais il n'y avait pas là de quoi réjouir
son âme, que tant de choses attristaient profondément. Il lui restait
bien pis à apprendre encore. La France, qu'il avait laissée si
tranquille, si soumise, avait failli être bouleversée, peut-être même
arrachée à sa domination, par un fou, par un maniaque audacieux, dont
le facile succès pendant quelques heures prouvait combien tout en
France dépendait de la vie d'un seul homme, vie incessamment menacée
non par les poignards, mais par les boulets.

[Note en marge: Le général Malet, son caractère et ses vues.]

[Note en marge: Sa préoccupation constante, qu'on pouvait se servir
de la nouvelle de la mort de Napoléon, vraie ou feinte, pour
renverser le gouvernement.]

[Note en marge: La campagne de Russie le confirme dans ses pensées
habituelles, et le détermine à tenter la plus extraordinaire des
entreprises.]

[Note en marge: Conspiration conçue et organisée à lui seul.]

On détenait depuis plusieurs années, dans les prisons de la
Conciergerie, un ancien officier, le général Malet, gentilhomme
franc-comtois, républicain ardent et sincère, formé comme beaucoup
d'hommes de son temps et de sa naissance à l'école de J. J. Rousseau,
devenu général de la République, et ne pardonnant pas à Napoléon
de l'avoir détruite. La domination d'une seule idée rend un homme
fou, ou capable de choses extraordinaires, et produit souvent les
deux résultats à la fois. L'idée unique qui remplissait l'esprit
du général Malet, c'est qu'un chef d'État faisant constamment
la guerre devait être un jour ou l'autre emporté par un boulet,
qu'avec cette nouvelle, vraie ou même inventée, il devait être
facile d'enlever toutes les autorités, et de faire accepter à la
nation un autre gouvernement, car la personne de Napoléon était
tout, hommes, choses, lois, institutions. Sous l'empire de cette
préoccupation, il avait sans cesse combiné dans son esprit les moyens
de surprendre les autorités avec la nouvelle inventée de la mort
de Napoléon, de proclamer un gouvernement nouveau, et d'amener aux
pieds de ce gouvernement la nation fatiguée de despotisme, de silence
et de guerre. En 1807 et en 1809, il avait songé un instant à la
réalisation de sa chimère, et quelques confidences, inévitables ou
non, ayant mis la police sur la voie de ce qu'il méditait, on l'avait
enfermé. Il était depuis cette époque détenu à Paris. Prisonnier, sa
préoccupation n'en était devenue que plus exclusive, et en voyant
Napoléon à Moscou, il s'était dit que c'était le moment ou jamais
d'essayer l'exécution de son plan, mais cette fois en ne mettant
personne dans son secret, en tirant tout de lui-même, de lui seul,
et au moyen de la plus incroyable audace. Transféré dans une maison
de santé près de la porte Saint-Antoine, et là s'étant lié avec un
prêtre doué de la même discrétion, et animé des mêmes sentiments que
lui, il avait imaginé de supposer la mort de Napoléon, en n'avouant
à personne le mensonge de cette supposition, de fabriquer de faux
ordres, une fausse délibération du Sénat, et à l'aide de cette
délibération imaginaire qui rétablirait la république, de se rendre
à une caserne, d'entraîner un régiment, avec ce régiment d'aller aux
prisons pour délivrer plusieurs militaires actuellement détenus,
tels que le général Lahorie, ancien chef d'état-major de Moreau, le
général Guidal, compromis pour quelques relations avec les Anglais,
de partir avec ces généraux, de s'emparer de la personne de tous
les ministres, de convoquer à l'hôtel de ville un certain nombre de
grands personnages réputés peu favorables au gouvernement, et d'y
proclamer la république. Quoiqu'il eût profondément médité sur son
sujet, et beaucoup songé à tous les détails d'exécution, il restait
des choses pourtant auxquelles il n'avait pas pourvu, soit qu'il
fût pressé d'agir, soit qu'il s'en fiât à la fortune, qui doit être
de moitié dans toutes les entreprises extraordinaires, à condition
cependant qu'on ne lui laisse à faire que le moins possible.

[Note en marge: Il s'échappe le 22 octobre au soir d'une maison
de santé où il était détenu, se rend à la caserne Popincourt, et
entraîne les troupes par la nouvelle fausse de la mort de Napoléon.]

Aidé du prêtre qu'il s'était associé, il avait choisi deux jeunes
gens, fort innocents, mais fort courageux, n'ayant pas son secret, et
destinés à lui servir d'aides de camp. Avec leur secours il s'était
procuré, dans un lieu voisin de sa maison de santé, des uniformes
et des pistolets. Le 22 octobre au soir, jour même où Napoléon
manoeuvrait autour de Malo-Jaroslawetz, il profite de la nuit faite,
s'échappe par une fenêtre de la maison de santé où il était (le
prêtre, qui l'avait assisté de sa plume, s'était enfui à l'avance),
court au logement où l'attendaient ses deux jeunes gens, habille
l'un d'eux en aide de camp, revêt lui-même l'habit de général, leur
dit que Napoléon est mort le 7 octobre à Moscou, que le Sénat réuni
la nuit a voté le rétablissement de la république, et, montrant les
faux ordres soigneusement préparés dans sa prison, se rend à la
caserne Popincourt où se trouvait la dixième cohorte de la garde
nationale, commandée par un ancien officier tiré de la réforme. Ce
dernier, avant d'être mis à la tête de cette cohorte, avait servi
quelque temps en Espagne, et très-honorablement. Il s'appelait
Soulier. Le général Malet le fait éveiller, s'introduit auprès de
son lit, lui annonce que Napoléon est mort, tué à Moscou d'un coup
de feu le 7 octobre, que le Sénat s'est assemblé secrètement, a
décidé le rétablissement de la république, a nommé le général Malet
commandant de la force publique dans Paris, et feignant de n'être
pas le général Malet, mais le général Lamotte, l'un des généraux
employés à Paris, dit qu'il vient par ordre supérieur prendre la 10e
légion pour la conduire sur divers points de la capitale où il a des
missions à remplir. Le commandant Soulier, saisi de cette nouvelle,
n'imaginant pas dans sa simplicité qu'on pût l'inventer, la déplore,
mais se met en devoir d'obéir. Il se lève, fait assembler la cohorte,
lui transmet dans la cour de la caserne la nouvelle apportée par le
prétendu général Lamotte, nouvelle accueillie avec surprise, mais
sans incrédulité, tant elle paraît à tous naturelle et à quelques-uns
agréable, car il y avait dans les cohortes d'anciens officiers
républicains rappelés au service, et beaucoup de soldats tirés à leur
grand déplaisir de leurs foyers, après avoir satisfait plusieurs fois
à toutes les lois de la conscription. Tous obéissent sans un doute,
sans une objection.

[Note en marge: Le général Malet s'étant transporté à la Force,
délivre les généraux Lahorie et Guidal.]

Le général Malet, prétendu général Lamotte, les conduit à la Force
avant le jour, mande le chef de la prison, lui montre un ordre
d'élargissement pour les généraux Lahorie et Guidal, obtient leur
délivrance par suite de la même crédulité, les fait appeler, leur
annonce en les embrassant la grande nouvelle, les trompe comme les
autres, assiste à leur joie qu'il feint de partager, leur exhibe
les décrets du Sénat, et leur trace la conduite qu'ils ont à tenir.
Guidal doit aller enlever le ministre de la guerre, Lahorie doit se
rendre chez le ministre de la police, le saisir, le transférer à la
Conciergerie, tandis que lui, Malet, se transportant à l'état-major
de la place, s'emparera du général Hulin. La consigne donnée c'est
de faire sauter la cervelle à quiconque refusera d'obtempérer aux
ordres du Sénat, que Guidal et Lahorie ne songent même pas à révoquer
en doute. Malet s'était dit avec raison que des complices trompés
n'hésiteraient point, et exécuteraient ses instructions avec une
bonne foi qui entraînerait tout le monde. Malet se sert de l'un de
ses jeunes gens pour envoyer au préfet de la Seine, Frochot, les faux
décrets du Sénat, et l'injonction de préparer l'hôtel de ville, où
doit se réunir le gouvernement provisoire. L'autre agent improvisé
de Malet court à l'un des régiments de la garnison, avec ordre au
colonel de garder par des détachements toutes les barrières de Paris,
de manière à ne laisser ni entrer ni sortir personne.

[Note en marge: Le général Lahorie envoyé chez le duc de Rovigo, et
le général Guidal chez le duc de Feltre.]

[Note en marge: Arrestation du duc de Rovigo et son envoi à la
Conciergerie.]

Toutes ces choses rapidement convenues, afin de mener à bien cette
surprise de Paris endormi, on se rend chez le duc de Rovigo au
moment où le jour allait poindre. Le ministre de la police, ayant
passé la nuit à expédier des dépêches, avait rigoureusement interdit
qu'on l'éveillât. Le général Lahorie, à la tête d'un détachement
de la 10e cohorte, pénètre dans son hôtel, enfonce la porte de sa
chambre, entre à travers les débris de cette porte, et le frappe de
surprise en apparaissant devant lui. Il avait servi avec le duc de
Rovigo, et avait avec lui des relations d'amitié.--Rends-toi sans
résistance, lui dit-il, car je t'aime et ne veux pas te faire de
mal. L'Empereur est mort, l'Empire est aboli, et le Sénat a rétabli
la république.--Le duc de Rovigo répond à Lahorie qu'il est insensé,
qu'une lettre de l'Empereur arrivée dans la soirée dément cette
assertion, que la nouvelle est fausse, et qu'il est l'auteur ou le
jouet d'une imposture. Lahorie, aussi convaincu que peut l'être le
duc de Rovigo, affirme; le duc de Rovigo nie. Lahorie ordonne alors
qu'on le saisisse. Le duc de Rovigo cherche à détromper la troupe,
mais il est naturel à l'homme qu'on arrête de contester, et sa
position suffit pour empêcher qu'on ne le croie. Lahorie, d'après
ses instructions, aurait dû brûler la cervelle au duc de Rovigo; il
ne le veut pas, court auprès de Guidal, qui était près de là, pour
se consulter avec lui. Guidal le suit. Tous les deux persistant dans
leur crédulité, mais ne voulant pas tuer un ancien camarade, imposent
silence au duc de Rovigo, et sans lui faire de mal l'envoient à la
Conciergerie, où déjà le préfet de police était transféré par les
mêmes moyens.

[Note en marge: Le général Malet chez le général Hulin.]

[Note en marge: Le général Hulin ayant voulu résister, le général
Malet le renverse d'un coup de pistolet.]

[Note en marge: Malet reconnu et arrêté par un officier de
l'état-major.]

Jusqu'ici tout va bien; mais l'arrestation du duc de Rovigo a
retardé un peu celle du ministre de la guerre, et de son côté le
général Malet perd du temps à celle du général Hulin, commandant la
place de Paris. S'étant transporté chez lui avec un détachement
de la même cohorte, il le surprend au lit, le fait lever, emploie
auprès de lui les assertions qui ont déjà eu tant de succès, ne le
trouve pas incrédule à la nouvelle de la mort de Napoléon, mais
très-récalcitrant quand il s'agit du rétablissement de la république
par une délibération du Sénat, et en reçoit pour réponse l'invitation
de produire ses ordres. Le général Malet, plus fidèle à son plan que
ses complices improvisés, répond au général Hulin qu'il va les lui
communiquer dans son cabinet, se fait conduire dans ce cabinet, et
là renverse le général d'un coup de pistolet tiré à bout portant.
Malet sort ensuite, se rend chez le chef d'état-major Doucet, lui
répète tout ce qu'il avait dit aux autres, lui annonce de plus sa
nomination au grade de général, et l'engage à livrer sur-le-champ
le commandement de la place. Soit que l'acte de violence auquel le
général Malet venait de se porter eût affaibli sa résolution, soit
que le premier doute rencontré dans cette journée l'eût ébranlé, il
se montre moins ferme avec ce chef d'état-major. Il hésite, perd du
temps, et encourage l'incrédulité qu'il n'accable pas sur-le-champ
d'une affirmation absolue ou d'un nouveau coup de pistolet. Un autre
officier de la place, nommé Laborde, survient, se rappelle les
traits du général Malet, devine tout de suite qu'il s'agit d'une
audacieuse conspiration, appelle un officier de police qui justement
connaissait Malet, et qui avait contribué à sa translation d'une
prison à l'autre. Cet officier de police, certain que le général
est un des sujets de son autorité, lui demande pourquoi et comment
il a quitté sa prison, l'embarrasse, le déconcerte, et lui fait
perdre tout ascendant sur sa troupe. Malet veut alors se servir de
ses armes. On se jette sur lui, on lui lie les mains, on le met en
arrestation devant sa troupe hésitante et commençant à croire qu'elle
a été trompée. Il se flatte encore d'être secouru par ses complices,
mais au lieu d'eux ce sont des soldats de la garde impériale, qui,
prévenus en toute hâte, accourent, débarrassent l'état-major de la
place de ses assaillants, et font prisonniers ceux qui étaient venus
faire des prisonniers.

[Note en marge: Fin de cette singulière conspiration.]

En une heure le duc de Rovigo est délivré, le préfet de police
également, et chacun d'eux a repris possession de son ministère. Ce
qui paraîtra plus singulier que tout ce dont on vient de lire le
récit, c'est que le préfet de la Seine, arrivant de la campagne à la
pointe du jour, surpris de tous côtés par la nouvelle dont l'hôtel
de ville était plein, n'avait pas pu croire qu'elle fût inventée,
et s'était mis à disposer les appartements demandés, lentement à la
vérité, non pas qu'il doutât, mais parce qu'il avait peu de goût
pour le gouvernement républicain qui paraissait devoir succéder à
l'Empire. Ce qui n'étonnera pas moins, c'est que le chef du régiment
qu'on avait chargé de garder les barrières avait obéi, et avait
envoyé des détachements pour s'en emparer.

Il était à peine midi que tout était terminé, que les choses étaient
remises à leur place, les autorités, un moment surprises, rétablies
dans leurs fonctions, et que Paris, apprenant cette rapide succession
de scènes, passait de la crainte que lui inspiraient toujours les
tentatives de ce qu'on appelait les _terroristes,_ à un immense
éclat de rire contre une police détestée, et si aisément prise au
dépourvu. Que tout autre ministre eût été enlevé, soit; mais le
ministre de la police lui-même! c'est ce dont on ne pouvait trop
rire, trop s'amuser, trop parler, et la crainte, après avoir précédé
le rire, le suivait aussi, car il y avait à faire de bien tristes
réflexions sur un pareil état de choses.

[Note en marge: Causes qui avaient rendu possible et avaient un
moment fait réussir cette tentative étrange.]

Tant de crédulité à admettre les ordres les plus étranges, tant
d'obéissance à les exécuter, accusaient non pas les hommes, toujours
si faciles à tromper, et si prompts à obéir quand ils en ont pris
l'habitude, mais le régime sous lequel de telles choses étaient
possibles. Sous ce régime de secret, d'obéissance passive et aveugle,
où un homme était à lui seul le gouvernement, la constitution,
l'État, où cet homme jouait tous les jours le sort de la France et
le sien dans de fabuleuses aventures, il était naturel de croire
à sa mort, sa mort admise, de chercher une sorte d'autorité dans
le Sénat, et de continuer à obéir passivement, sans examen, sans
contestation, car on n'était plus habitué à concevoir, à souffrir une
contradiction. On n'aurait pas surpris par de tels moyens un État
libre, parce qu'il y a mille contradicteurs à rencontrer à chaque
pas dans un pays où tout homme raisonne et discute ses devoirs. Dans
un État despotique, le téméraire qui met la main sur le ressort
essentiel du gouvernement, est le maître, et c'est ce qui donne
naissance aux conspirations de palais, signe honteux de la caducité
des empires voués au despotisme. Il existait pourtant un héritier de
Napoléon, et on n'y avait pas même songé!

[Note en marge: Lutte entre la police et l'autorité militaire,
cherchant à rejeter l'une sur l'autre la responsabilité de
l'événement.]

[Note en marge: Renvoi de tous les accusés à une commission
militaire.]

[Note en marge: Condamnation de quatorze malheureux, et exécution
immédiate de douze, à l'occasion de la dernière conspiration.]

Il n'y avait donc personne à accuser que le régime existant, mais
la police et l'autorité militaire craignant que Napoléon ne s'en
prît à l'une ou à l'autre de cette bizarre aventure, voulaient
chacune que de l'examen des faits ressortît sa propre justification
et la condamnation de sa rivale. La police n'avait pas découvert ce
complot, et l'autorité militaire s'y était prêtée avec une facilité
qui pouvait passer pour de la connivence. Toutes deux cependant
étaient innocentes. La police n'avait pu découvrir ce qui était dans
la tête d'un seul homme, et il était naturel que l'autorité militaire
inférieure crût une chose aussi croyable que la mort de Napoléon.
La première n'était donc pas inepte, ni la seconde infidèle, mais
de peur d'être accusé il fallait accuser. D'ailleurs le ministre
de la police et le ministre de la guerre ne s'aimaient point. Le
duc de Feltre avait tous les dehors du bien, le duc de Rovigo tous
les dehors du mal, et chez aucun des deux la réalité ne répondait
aux apparences. Le duc de Rovigo chercha la vérité, à la découverte
de laquelle il avait grand intérêt, et cette vérité tournait à la
décharge de tout le monde, le général Malet excepté. Le duc de Feltre
voulut voir partout des complices de Malet, afin que la police parût
coupable de ne les avoir pas trouvés, quand ils étaient en si grand
nombre. Sous un pareil régime, de telles préoccupations devaient
avoir sur le sort des accusés une influence funeste. Le gouvernement,
composé des ministres, des grands dignitaires présents à Paris,
s'assembla sous la présidence de l'archichancelier Cambacérès, et
arrêta ce qu'il y avait à faire. L'archichancelier, avec son art
d'adoucir les aspérités, de neutraliser les propositions extrêmes, ce
qui est du bon sens, mais ce qui n'est pas toujours de la justice,
fit décider la formation d'une commission militaire à laquelle
furent déférés plus de vingt prévenus. En réalité il n'y avait qu'un
coupable, car outre l'attentat politique que le général Malet avait
essayé de commettre, il avait renversé presque mort à ses pieds un
homme qui heureusement n'en mourut pas. Mais les généraux Lahorie
et Guidal, entrés volontiers sans doute dans son projet, entrés
toutefois sur l'articulation d'un fait faux auquel ils avaient cru,
d'ordres supposés qu'ils avaient admis, n'étaient des coupables
ni devant Dieu ni devant les hommes. C'étaient, à la vérité, des
officiers d'un grade élevé, et fort suspects; ils avaient participé
assez longuement à un attentat, soit; mais si pour eux un doute
pouvait naître, pouvait-il y en avoir un seul à l'égard du commandant
de la 10e cohorte, le commandant Soulier, brave militaire, qui
avait appris la mort de Napoléon avec chagrin, y avait ajouté foi,
et avait obéi? Quant à celui-là, une peine, et une peine telle que
la mort, était une iniquité! Pourtant il fut condamné avec treize
autres accusés. La police demanda en sa faveur un sursis, qui était
nécessaire à la continuation de l'instruction. Ce sursis fut refusé.
En cinq jours quatorze malheureux furent arrêtés, jugés, condamnés,
et douze exécutés!

[Note en marge: Impression que fait cet événement sur l'esprit de
Napoléon, et jugement qu'il porte sur la conduite des autorités
publiques.]

Telles furent les étranges nouvelles qui assaillirent Napoléon à
Dorogobouge. Elles avaient certes de quoi l'affecter, car celles
qui arrivaient des armées devaient l'inquiéter gravement pour sa
retraite, et celles qui arrivaient de Paris révélaient tout ce
qu'avait d'éphémère son prodigieux pouvoir. Ce qui dans ces dernières
nouvelles frappa le plus Napoléon, ce fut la facilité de chacun à
croire, à obéir sous son règne, et surtout l'oubli complet de son
fils!--Mais quoi, s'écria-t-il plusieurs fois, on ne songeait donc
pas à mon fils, à ma femme, aux institutions de l'Empire!--Et chaque
fois qu'il avait poussé cette exclamation de surprise, il retombait
dans ses sombres réflexions, dont on pouvait juger l'amertume à la
morne expression de son visage.

Plus juste envers les malheureux qu'on venait d'immoler que ceux
qui les avaient si légèrement condamnés, il demanda au général
Lariboisière, qui avait connu auprès de Moreau tous les généraux
républicains, ce qu'était Lahorie.--Un brave officier, répondit le
respectable commandant de l'artillerie, un officier du plus haut
mérite, qui vous aurait bien servi, si on ne s'était attaché à le
perdre dans votre esprit, qui vous aurait servi comme le fait le
général Éblé, qu'on n'avait pas manqué, lui aussi, de vous rendre
suspect, et dont vous pouvez tous les jours apprécier le caractère
et les talents.--Vous avez raison, reprit tristement Napoléon; ces
imbéciles, près s'être laissé prendre, cherchent à se racheter auprès
de moi en faisant fusiller les gens par douzaine.

Du reste il y avait pour Napoléon quelque chose de plus urgent à
faire que de s'occuper de cette conspiration, accident éphémère,
sans autre conséquence pour lui qu'une lueur sinistre jetée sur
sa situation politique: il fallait donner des ordres aux divers
corps d'armée, dont le concours était indispensable pour empêcher
la réunion de toutes les forces ennemies sur nos derrières, réunion
déjà bien à craindre, et qui pouvait nous réduire à passer sous les
fourches caudines, peut-être même constituer Napoléon le prisonnier
d'Alexandre!

[Note en marge: Ordres donnés pour empêcher la réunion de
Tchitchakoff et de Wittgenstein sur la haute Bérézina.]

Napoléon fit écrire au prince de Schwarzenberg et au général Reynier
par M. de Bassano, de ne plus tâtonner entre Brezesc et Slonim,
de laisser là le corps de Sacken, qui n'était pas bien dangereux
pour Varsovie, que bientôt d'ailleurs on accablerait d'autant plus
sûrement qu'il aurait été plus téméraire, et de marcher à l'amiral
Tchitchakoff sans relâche, car la présence de ce général russe sur la
Bérézina, c'est-à-dire sur la ligne de retraite de la grande armée,
pouvait être désastreuse. Il écrivit au duc de Bellune pour lui
ordonner de se réunir sur-le-champ au maréchal Oudinot; il recommanda
à tous deux de marcher vivement sur Wittgenstein, qu'ils surpassaient
en quantité et en qualité de troupes, de le pousser à outrance
au delà de la Dwina, de gagner sur lui une bataille décisive, de
dispenser ainsi la grande armée d'en livrer une elle-même, car elle
était singulièrement fatiguée (Napoléon n'osait pas dire ruinée),
de se hâter surtout, car il se pourrait que leur concours fût
également indispensable contre Tchitchakoff. Il écrivit à Wilna
pour qu'on fit venir de Koenigsberg l'une des divisions du maréchal
Augereau, celle qui avait déjà été amenée à Dantzig, et qui des
mains du général Lagrange avait passé à celles du général Loison.
La division Durutte, envoyée à Varsovie pour renforcer le général
Reynier, composait avec cette division Loison, les deux qui avaient
été détachées de l'armée d'Augereau, et qui allaient être remplacées
par la division Grenier, tirée d'Italie, et portée en ce moment à 18
mille hommes.

Napoléon recommanda en outre à M. de Bassano, qui déployait à Wilna
la plus grande activité administrative, de diriger sur les divers
dépôts de l'armée, c'est-à-dire sur Minsk, Borisow, Orscha, Smolensk,
tous les vivres, tous les spiritueux, tous les vêtements, tous les
chevaux qu'on pourrait se procurer. Il ordonna un achat de 50 mille
chevaux, payés comptant, en Allemagne et en Pologne. Le général
Bourcier, commandant les dépôts de cavalerie en Hanovre, dut partir
sur-le-champ pour exécuter cet achat, s'il était possible de le
réaliser.

[Note en marge: Départ pour Smolensk.]

[Note en marge: Le prince Eugène dirigé sur Doukhowtchina.]

Napoléon, ces ordres expédiés, partit pour Smolensk en recommandant
au maréchal Ney, qui allait couvrir la retraite, de ralentir le plus
possible la marche de l'ennemi, afin de donner aux traînards le temps
de rejoindre. Il prescrivit au prince Eugène de quitter à Dorogobouge
la route de Smolensk, pour prendre celle de Doukhowtchina, que ce
prince avait déjà parcourue, qui présentait quelques ressources en
vivres, et d'où l'on pourrait s'assurer de la situation de Witebsk,
menacée en ce moment par Wittgenstein. Si cette place était en
péril, le prince Eugène devait s'y porter, et s'y établir, Witebsk
étant avec Smolensk appelée à former les deux points d'appui de nos
cantonnements.

[Note en marge: Perte des chevaux d'artillerie faute de clous à
glace.]

Napoléon quitta Dorogobouge le 6 novembre. Toute l'armée suivit le
7 et le 8. Le froid devenu plus sensible fit ressortir de nouveau
l'oubli bien regrettable des vêtements d'hiver, et un autre oubli
plus fâcheux encore, celui des clous à glace pour les chevaux. La
saison dans laquelle on était parti, la croyance où l'on était en
partant d'être de retour avant les mauvais temps, expliquaient
cette double omission. Nos malheureux soldats marchaient affublés
de vêtements de tout genre, enlevés dans l'incendie de Moscou, sans
pouvoir se garantir d'un froid de 9 ou 10 degrés; et à chaque montée,
rendue glissante par la glace, nos chevaux d'artillerie, même en
doublant et triplant les attelages, ne parvenaient pas à tirer les
pièces du plus faible calibre. On les battait, on les mettait en
sang, ils tombaient les genoux déchirés, et ne pouvaient surmonter
l'obstacle, privés qu'ils étaient de forces et de moyens de tenir sur
la glace. On avait abandonné des caissons au point de n'avoir presque
plus de munitions; bientôt il fallut abandonner des canons, trophée
que notre brave artillerie ne livra aux Russes que la douleur dans
l'âme, et la confusion sur le front. Les voitures étaient ainsi fort
diminuées en nombre, et chaque jour on en abandonnait de nouvelles,
les chevaux expirant sur les chemins. Ces chevaux du reste on en
vivait. La nuit venue on se jetait sur ceux qui avaient succombé, on
les dépeçait à coups de sabre, on en faisait rôtir les lambeaux à
d'immenses feux allumés avec des arbres abattus, on les dévorait, et
on s'endormait autour de ces feux. Si les Cosaques ne venaient pas
troubler un sommeil chèrement acheté, on se réveillait quelquefois à
demi brûlé, quelquefois enfoncé dans une fange que la chaleur avait
changée de glace en boue. Tous pourtant ne se relevaient pas, car à
mesure que le thermomètre descendait au-dessous de 10 degrés, il y en
avait déjà un certain nombre qui ne résistaient pas à la température
des nuits. On partait néanmoins, regardant à peine les malheureux
qu'on laissait morts ou mourants au bivouac, et pour lesquels on ne
pouvait plus rien. La neige les recouvrait bientôt, et de légères
éminences marquaient la place de ces braves soldats sacrifiés à la
plus folle entreprise.

[Note en marge: Marche du corps du prince Eugène.]

[Note en marge: Première nuit au château de Zazelé.]

Tandis que Napoléon avec la garde impériale, le corps du maréchal
Davout, la cavalerie à pied, et une masse de traînards que l'abandon
des rangs accroissait plus que la mort ne la diminuait, marchait
sur Smolensk escorté du maréchal Ney, le prince Eugène avait pris
la route de Doukhowtchina. Il était suivi d'environ six à sept
mille hommes armés, la garde royale italienne comprise, de quelques
restes de cavalerie bavaroise qui avaient conservé leurs chevaux,
de son artillerie encore attelée, de beaucoup de traînards, et
d'un certain nombre de familles fugitives qui s'étaient attachées
à l'armée d'Italie. Arrivé à la fin de la première journée, 8
novembre, près du château de Zazelé, où l'on espérait trouver
quelques ressources et des abris pour la nuit, on fut saisi par un
froid très-vif. L'artillerie et les bagages se virent tout à coup
arrêtés au pied d'une côte, sans pouvoir la franchir. Le verglas
était si glissant qu'il était impossible de faire gravir la montée
aux moindres fardeaux. En dételant les pièces pour doubler et tripler
les attelages, on parvint à élever sur la hauteur les pièces de
petit calibre, mais il fallut absolument renoncer à celles de 12,
qui composaient la réserve. Les canonniers, après avoir perdu toute
leur journée pour un si mince résultat, étaient exténués eux et
leurs chevaux, et humiliés d'être obligés d'abandonner ainsi leur
artillerie la plus pesante. Pendant qu'ils s'épuisaient inutilement,
Platow les ayant suivis avec ses Cosaques et de légers canons portés
sur traîneaux, n'avait pas cessé de leur envoyer des boulets. En
cette occasion le général d'Anthouard fut gravement blessé, au point
de ne pouvoir plus commander l'artillerie de l'armée d'Italie. On le
remplaça par le colonel Griois, brave officier, modeste et distingué,
que la destruction de la cavalerie de Grouchy, à laquelle il était
attaché, avait laissé sans emploi.

[Note en marge: Arrivée au bord du Vop.]

[Note en marge: Désastre du corps du prince Eugène au passage du Vop.]

On passa une triste nuit au château de Zazelé. Le lendemain 9 on
partit de bonne heure pour franchir le Vop, petite rivière qui au
mois d'août précédent ne présentait qu'un filet d'eau se traînant
dans un lit presque desséché. Elle roulait maintenant dans un lit
large et profond, haute de quatre pieds au moins, chargée de fange et
de glaçons. Les pontonniers du prince Eugène ayant pris les devants,
avaient employé la nuit à construire un pont, et gelés, mourants
d'inanition, ils avaient suspendu leur travail quelques heures,
avec l'intention de reprendre et de terminer leur ouvrage après ce
court repos. Mais au point du jour les plus pressés de la foule
désarmée viennent se placer sur le pont inachevé. Grâce à un épais
brouillard qui ne permet pas de discerner clairement les objets, la
masse croyant le pont praticable, suit ceux qui ont voulu passer les
premiers, s'accumule derrière eux, bientôt s'impatiente de ne pas
les voir avancer, s'irrite, pousse et jette dans l'eau bourbeuse et
glacée les imprudents qui se sont engagés dans ce passage sans issue.
Les cris des malheureux précipités dans le torrent, avertissent
enfin la queue de la colonne qui revient sur ses pas, et on regarde
avec désespoir cette rivière qui semble impossible à franchir.
Quelques pelotons de cavalerie ayant conservé leurs chevaux essayent
de la traverser à gué, et après avoir tâtonné trouvent en effet un
endroit, où ils passent en ayant de l'eau jusqu'à l'arçon de leur
selle. L'infanterie suit alors leur exemple, et entre dans ce torrent
rapide et charriant d'énormes glaçons. Elle défile ainsi presque
tout entière, et parvenue sur l'autre bord, se hâte d'allumer des
feux pour se réchauffer et se sécher. La foule désarmée essaye de
traverser le torrent à son tour: les uns réussissent, les autres
tombent pour ne plus se relever. On entreprend en même temps de
transporter l'artillerie d'une rive à l'autre. En triplant les
attelages on fait franchir le lit du torrent aux premières pièces,
mais le sol s'enfonce, se creuse, le gué s'approfondit, les eaux
commencent à être trop hautes, et quelques pièces restent engagées
dans le gravier. Le gué est alors obstrué, et le passage devient
impraticable. Les infortunés qui se traînaient sur de petites
voitures russes, et qui n'avaient pu passer encore, voient avec
désespoir l'obstacle grandir, au point de ne pouvoir être surmonté.
Au même instant trois à quatre mille Cosaques accourent en poussant
des cris sauvages. Arrêtés par la fusillade de l'arrière-garde,
ils n'osent approcher jusqu'à la portée de leurs lances, mais
avec leur artillerie sur traîneaux ils envoient des boulets à la
foule épouvantée, brisent les voitures à bagages, et répandent une
véritable désolation. Le prince Eugène accourt pour rendre un peu de
calme à cette multitude désespérée, et n'y peut réussir. On voit de
pauvres cantinières, des femmes italiennes ou françaises, fugitives
de Moscou, embrassant leurs enfants, et pleurant au bord de ce
torrent qu'elles n'osent affronter, pendant que de braves soldats
pleins d'humanité, prenant ces enfants dans leurs bras, vont et
viennent jusqu'à deux et trois fois pour transporter à l'autre bord
ces familles éplorées. Mais à chaque instant le tumulte augmente, il
faut renoncer à ces précieux bagages dont les fugitifs vivaient, et
dont les officiers tiraient encore quelques ressources. Alors les
soldats à l'aspect de cette proie qui va être livrée aux Cosaques ne
se font pas scrupule de la piller. Chacun prend ce qu'il peut sous
les yeux de malheureuses familles désolées qui voient disparaître
leurs moyens de subsistance. Les Cosaques eux-mêmes voulant avoir
leur part du butin, s'avancent pour piller; on les écarte à coups de
baïonnette ou de fusil, au milieu d'une épouvantable confusion.

Ce déplorable événement, qu'on appela dans la retraite le désastre
du Vop, et qui était le prélude d'un autre désastre de même nature,
destiné à être cent fois plus horrible, retint l'armée d'Italie
jusqu'à la nuit. On s'arrêta de l'autre côté du Vop, on alluma des
feux, on sécha ses vêtements, on fit d'amères réflexions sur la
misère à laquelle on allait être réduit, et le lendemain on reprit
la route de Doukhowtchina. Tous les bagages, toute l'artillerie, à
l'exception de sept ou huit pièces, étaient perdus. Un millier de
malheureux atteints par les boulets, ou tombés dans l'eau, avaient
payé de leur vie cette marche bien inutile, comme on le verra tout à
l'heure.

[Note en marge: Séjour à Doukhowtchina, qui remet un peu l'armée
d'Italie de ses souffrances.]

Dans la journée du 10 on arriva enfin à Doukhowtchina. C'était une
petite ville, assez riche, où déjà l'armée d'Italie avait bien vécu
au mois d'août précédent. Les Cosaques l'occupaient. On les en
chassa sans beaucoup de peine, car, véritables oiseaux de proie, ces
légers cavaliers, pillards et fuyards, ne tenaient jamais ferme, et
se contentaient de suivre nos colonnes, pour achever les blessés,
les dépouiller, et vider les voitures abandonnées. La ville de
Doukhowtchina était déserte, mais point incendiée, et suffisamment
pourvue de vivres. Il y avait de la farine, des pommes de terre, des
choux, de la viande salée, de l'eau-de-vie, et, ce qui valait tout le
reste, des maisons pour s'y loger. Cet infortuné corps d'armée trouva
là un peu de repos, une demi-abondance, et surtout des abris dont
il était privé depuis longtemps, avantages qui furent sentis comme
aurait pu l'être la plus éclatante prospérité.

Il en coûtait de se détacher d'un si bon gîte. Aussi le prince Eugène
après avoir délibéré avec son état-major, jugea prudent avant de se
risquer jusqu'à Witebsk au milieu d'une nuée d'ennemis, d'envoyer aux
nouvelles, pour savoir si par hasard on n'irait pas au secours d'une
ville déjà perdue pour nous. On dépêcha donc quelques Polonais pour
chercher des renseignements, et pendant ce temps on laissa reposer le
corps d'armée à Doukhowtchina.

[Note en marge: Ayant été informé de la prise de Witebsk, le prince
Eugène se décide à rejoindre Napoléon à Smolensk.]

[Note en marge: Départ du prince, et son arrivée en vue de Smolensk.]

On y passa toute la journée du 10 et celle du 11 novembre, dans un
état qui eût été le bonheur, si de tristes pressentiments n'avaient
obsédé sans cesse les esprits les moins prévoyants. On ne put pas
apprendre grand'chose; cependant, d'après quelques renseignements
recueillis par les Polonais, on eut lieu de croire presque avec
certitude que la ville de Witebsk était prise. Ce n'était plus le
cas de se hasarder si loin, et l'idée de rejoindre la grande armée
en marchant droit sur Smolensk convint à tout le monde. Dans cette
cruelle détresse, on tenait à se réunir les uns aux autres, et se
séparer était une véritable aggravation d'infortune. Afin de gagner
une marche, on partit dans la nuit du 11 au 12, en mettant le feu à
cette pauvre ville de bois, qui pourtant avait été bien secourable.
On chemina ainsi l'espace de deux lieues à la lueur de ce sinistre
fanal, qui colorait de teintes sanglantes les sapins couverts de
neige.

On marcha toute la nuit et une partie de la journée du 12,
constamment poursuivis par les Cosaques, et on s'établit le soir
comme on put dans quelques hameaux, pour passer à l'abri la nuit du
12 au 13. Le 13 au matin on se remit en route, et vers la moitié de
la journée on aperçut du haut des coteaux qui bordent le Dniéper, au
milieu de plaines éclatantes de blancheur, les clochers de Smolensk.
On avait perdu ses bagages, son artillerie, un millier d'hommes, mais
la vue de Smolensk, qui semblait presque la frontière de France,
causa un véritable mouvement de joie! On ne savait pas, hélas! ce
qu'on allait y trouver.

[Illustration: Conduite Héroïque du Maréchal Ney dans la Retraite de
Russie. (Combat près de Smolensk)]

[Note en marge: Marche de la grande armée de Dorogobouge à Smolensk.]

[Note en marge: Manière d'être du maréchal Ney pendant cette marche.]

[Note en marge: Âme et corps de fer de cet illustre maréchal.]

Pendant ces mêmes journées des 9, 10, 11 et 12 novembre, la grande
armée avait continué sa route de Dorogobouge à Smolensk, jonchant
à chaque pas la terre d'hommes et de chevaux morts, de voitures
abandonnées, et se consolant avec l'idée qui soutenait tout le
monde, celle de trouver à Smolensk vivres, repos, toits, renforts,
tous les moyens enfin de recouvrer la force, la victoire, et cette
supériorité glorieuse dont on avait joui vingt années. Tandis que
la tête de l'armée marchait sans avoir à sa poursuite des ennemis
acharnés, mais sous un ciel qui était le plus grand de tous les
ennemis, l'arrière-garde conduite par le maréchal Ney soutenait à
chaque passage des combats opiniâtres, pour arrêter sans artillerie
et sans cavalerie les Russes qui étaient abondamment pourvus de
toutes les armes. À Dorogobouge, le maréchal Ney s'était obstiné
à défendre la ville, se flattant de la conserver plusieurs jours,
et de donner ainsi à tout ce qui se traînait, hommes et choses, le
temps de rejoindre Smolensk. Cet homme rare, dont l'âme énergique
était soutenue par un corps de fer, qui n'était jamais ni fatigué
ni atteint d'aucune souffrance, qui couchait en plein air, dormait
ou ne dormait pas, mangeait ou ne mangeait pas, sans que jamais la
défaillance de ses membres mît son courage en défaut, était le
plus souvent à pied, au milieu des soldats, ne dédaignant pas d'en
réunir cinquante ou cent, de les conduire lui-même comme un capitaine
d'infanterie sous la fusillade et la mitraille, tranquille, serein,
se regardant comme invulnérable, paraissant l'être en effet, et ne
croyant pas déchoir, lorsque, dans ces escarmouches de tous les
instants, il prenait un fusil des mains d'un soldat expirant, et
qu'il le déchargeait sur l'ennemi, pour prouver qu'il n'y avait pas
de besogne indigne d'un maréchal, dès qu'elle était utile. Sans pitié
pour les autres comme pour lui, il allait de sa propre main éveiller
les engourdis, les secouait, les obligeait à partir, leur faisait
honte de leur engourdissement (lâches du jour qui souvent avaient
été des héros la veille), ne se laissait point attendrir par les
blessés tombant autour de lui et le suppliant de les faire emporter,
leur répondait brusquement qu'il n'avait pour se porter lui-même que
ses jambes, qu'ils étaient aujourd'hui victimes de la guerre, qu'il
le serait lui-même le lendemain, que mourir au feu ou sur la route
c'était le métier des armes. Il n'est pas donné à tous les hommes
d'être de fer, mais il leur est permis de l'être pour autrui, quand
ils le sont d'abord et surtout pour eux-mêmes! Après avoir tenu toute
une journée, puis une seconde à Dorogobouge, le maréchal se retira
lorsque les Russes ayant passé le Dniéper sur sa droite, il fut
menacé d'être enveloppé et pris. Il se reporta alors vers l'autre
passage du Dniéper, à Solowiewo, le défendit également, et à quelques
lieues de cet endroit, sur le plateau de Valoutina, que trois mois
auparavant il avait couvert de morts, s'obstina encore à disputer le
terrain. Arrivé là il fallait bien rentrer dans Smolensk. Il y rentra
enfin, mais le dernier, et après avoir fait tout ce qu'il pouvait
pour retarder la marche de l'ennemi.

[Note en marge: Entrée à Smolensk.]

[Note en marge: Pour rallier les débandés on essaye de ne faire de
distribution qu'au corps.]

[Note en marge: Désespoir des soldats, et pillage des magasins de
Smolensk.]

Chaque corps, marchant à son rang, s'approchait successivement de
Smolensk; tous, hélas! devaient y éprouver de cruels mécomptes.
Napoléon, arrivé le premier, savait bien qu'il n'y avait pas dans
cette ville les vastes magasins sur lesquels on comptait, mais
avec les huit ou dix jours de subsistances qui s'y trouvaient, il
s'était flatté de ramener au drapeau les hommes débandés, en leur
faisant des distributions de vivres qui ne seraient accordées qu'au
quartier même de chaque régiment. Avec les fusils qui étaient à
Smolensk, il espérait les armer après les avoir ralliés. Entré dans
Smolensk à la tête de la garde, il ordonna qu'on ne laissât pénétrer
qu'elle; il lui fit donner des vivres et distribuer les logements
disponibles. La foule de traînards qui suivait, se voyant interdire
l'accès de cette ville, objet de toutes ses espérances, fut saisie de
désespoir et de colère, et son courroux s'exhala surtout contre la
garde impériale, à laquelle tout était sacrifié, disait-on. Il est
vrai que le grand intérêt d'y maintenir la discipline justifiait la
préférence dont elle jouissait dans la répartition des ressources.
Mais cette garde, qui dans cette campagne avait rendu si peu de
services, et qu'on usait sur la route en ne voulant pas l'user au
feu, n'inspirait pas assez de gratitude pour imposer silence à la
jalousie. Après les traînards, les vieux soldats du 1er corps, qu'on
n'avait pas ménagés un seul jour, se joignant à la foule désarmée
qui obstruait les portes de Smolensk, et se plaignant vivement
tout disciplinés qu'ils étaient, il fallut renoncer à des défenses
chimériques, et impuissantes à prévenir la dissolution de l'armée
déjà presque accomplie. Il n'y avait que l'abondance, le repos, la
sécurité, qui pussent rendre aux hommes la force physique et morale,
la dignité, le sentiment de la discipline. La foule pénétra donc
violemment dans les rues de Smolensk, et se porta aux magasins. Les
gardiens de ces magasins renvoyant les affamés au quartier de leur
régiment, promettant qu'on y trouverait des distributions, furent
mal accueillis, et cependant, crus et obéis dans le premier instant.
Mais lorsqu'après avoir erré de droite et de gauche, dans cette ville
ruinée et en confusion, les soldats n'eurent rencontré nulle part
ces lieux de distribution tant promis, ils revinrent, poussèrent des
cris de révolte, se jetèrent sur les magasins, en enfoncèrent les
portes, et les mirent au pillage.--On pille les magasins! fut le cri
général, cri d'épouvante et de désespoir! Tout le monde voulut y
courir, pour en arracher quelques débris dont il pût vivre. On finit
néanmoins par remettre un peu d'ordre, et par sauver quelque chose
pour les corps du prince Eugène et du maréchal Ney, qui arrivaient
en se battant toujours, et en couvrant la ville contre les troupes
ennemies. Ils reçurent à leur tour des aliments et un peu de repos,
non pas à couvert, mais dans les rues, à l'abri non du froid mais de
l'ennemi. Pourtant il n'était plus possible de se faire illusion:
l'armée, qui avait cru trouver à Smolensk des subsistances, des
vêtements, des toits, des renforts et des murailles, et qui n'y
trouvait rien de tout cela, si ce n'est des vivres, reconnut bien
vite qu'il faudrait repartir le lendemain peut-être, et recommencer
ces courses interminables, sans abri le soir pour dormir, sans pain
pour se nourrir, en livrant des combats incessants, avec des forces
épuisées, presque sans armes, et avec la cruelle certitude, si on
recevait une blessure, d'être la proie des loups et des vautours.
Cette perspective jeta l'armée entière dans un véritable désespoir;
elle se vit dans un abîme, et cependant elle ne savait pas tout.

[Note en marge: Nouvelles que Napoléon apprend en entrant dans
Smolensk.]

[Note en marge: Le danger de trouver la Bérézina fermée par une armée
de 80 mille hommes s'accroît à chaque instant.]

En abordant Smolensk, Napoléon venait de recevoir des nouvelles
bien plus sinistres encore que celles qui l'avaient accueilli à
Dorogobouge. D'abord le général Baraguey d'Hilliers s'étant avancé,
d'après les ordres du quartier général, avec sa division sur la route
de Jelnia, en se faisant précéder d'une avant-garde sous le général
Augereau, était tombé au milieu de l'armée russe, et soit qu'il eût
manqué de vigilance, soit (ce qui est beaucoup plus vraisemblable)
que la situation ne permît pas de s'en tirer autrement, avait perdu
la brigade Augereau, forte de 2 mille hommes. Il était revenu à
Smolensk avec le reste de sa division. Napoléon, que ses fautes
auraient dû rendre indulgent pour celles d'autrui, ordonna au général
Baraguey d'Hilliers par un ordre du jour de retourner en France,
pour y soumettre sa conduite au jugement d'une commission militaire.
Tandis que cette malheureuse division, déshonorée par cet ordre du
jour bien plus que par la conduite qu'on lui reprochait, rentrait à
Smolensk, Napoléon apprenait que l'armée de Tchitchakoff avait fait
de nouveaux progrès, qu'elle menaçait Minsk, les immenses magasins
que nous y avions, et surtout la ligne de retraite de l'armée; que le
prince de Schwarzenberg, partagé entre le désir de marcher à la suite
de Tchitchakoff et la crainte de laisser Sacken sur ses derrières,
perdait le temps en perplexités inutiles, et n'avançait pas; que
le duc de Bellune (maréchal Victor) avait trouvé sur l'Oula le 2e
corps séparé des Bavarois, réduit par cette séparation à 10 mille
hommes, qu'il n'en avait lui-même que 25 mille, ce qui faisait 35 en
tout, que les deux maréchaux Victor et Oudinot, désormais réunis,
s'exagérant la force de Wittgenstein, craignant de livrer une action
décisive, s'entendant peu, se bornant à des marches et contre-marches
entre Lepel et Sienno, n'avaient pas, comme il l'aurait fallu,
rejeté par une prompte victoire Wittgenstein et Steinghel au delà
de la Dwina. Tchitchakoff et Wittgenstein s'avançaient donc d'un
pas rapide, n'étaient plus qu'à trente lieues l'un de l'autre, ce
qui faisait quinze lieues à franchir pour chacun, n'étaient séparés
que par l'armée des maréchaux Oudinot et Victor qu'ils pouvaient
battre ou éviter, et réunis enfin sur la haute Bérézina, à la hauteur
de Borisow, allaient peut-être nous opposer 80 mille hommes! Et
alors que ferions-nous avec des débris, entre Kutusof en queue,
Tchitchakoff et Wittgenstein en tête? Cette marche qui en sortant
de Moscou avait commencé par une manoeuvre offensive, qui s'était
ensuite changée en retraite, d'abord fière, puis triste, tourmentée,
douloureuse, pouvait donc aboutir à un désastre sans égal, peut-être
à une captivité du chef et des soldats, les uns et les autres maîtres
du monde six mois auparavant!

[Note en marge: Nécessité et résolution de quitter Smolensk au plus
tôt.]

Pourtant il était urgent de prendre un parti. Rester à Smolensk était
impossible. C'est tout au plus si on pouvait y subsister sept ou huit
jours avec ce qu'on avait de grains et de viande. On était donc forcé
d'aller vivre ailleurs, au milieu de la Pologne, et surtout au delà
de cette Bérézina, que deux armées russes menaçaient de fermer sur
nos pas. Il fallait marcher l'épée haute sur elles, pousser d'une
part Oudinot et Victor sur Wittgenstein, se jeter en passant sur
Tchitchakoff, l'accabler, et ensuite venir s'établir entre Minsk et
Wilna, appuyés sur le Niémen. Mais pour cela il ne fallait pas perdre
un moment, il ne fallait pas demeurer un jour de plus à Smolensk.

[Note en marge: Manière dont Napoléon distribue sa marche.]

[Note en marge: Illusion qu'il se fait sur l'armée russe.]

[Note en marge: Dispositions vraies de Kutusof.]

[Note en marge: Profondeur des vues de ce sage capitaine.]

Napoléon y était avec la garde impériale depuis le 9 novembre; les
autres corps y étaient successivement entrés le 10, le 11, le 12, le
13. Il résolut d'en sortir le 14 avec les troupes arrivées le 9, et
d'en faire partir les 15, 16 et 17, celles qui étaient arrivées les
10, 11 et 12. C'était là une faute de prévoyance peu digne de son
génie, et qui n'est explicable que par l'illusion qu'il se faisait
sur l'armée de Kutusof. Cette armée avait souffert aussi, et, de
80 mille hommes de troupes régulières (sans les Cosaques), elle
était réduite à 50 mille par les combats de Malo-Jaroslawetz et de
Wiasma, par la fatigue et par le froid. Elle nous avait poursuivis
jusqu'ici avec des avant-gardes de troupes légères, se contentant
de nous harceler, d'ajouter à notre détresse, de ramasser les
traînards, mais ne semblant pas, sauf à Wiasma, disposée à se mettre
en travers pour nous barrer le chemin. Le vieux Kutusof, heureux de
nous voir périr un à un, ne voulait pas affronter notre désespoir
en cherchant à nous arrêter. Il n'attachait pas sa gloire à nous
battre, mais à nous détruire. Il avait dit au prince de Wurtemberg
ces paroles remarquables: Je sais que vous, jeunes gens, vous médisez
du vieux (c'est ainsi qu'il se qualifiait lui-même), que vous le
trouvez timide, inactif..... mais vous êtes trop jeunes pour juger
une telle question. L'ennemi qui se retire est plus terrible que
vous ne croyez, et s'il se retournait, aucun de vous ne tiendrait
tête à sa fureur. Pourvu que je le ramène ruiné sur la Bérézina, ma
tâche sera remplie. Voilà ce que je dois à ma patrie, et cela, je le
ferai.--Pourtant, dans sa constante sagesse, il savait qu'il fallait
accorder quelque chose aux passions de l'armée, et quelque chose
aussi à la fortune de l'empire, qui pouvait bien, après tout, lui
livrer Napoléon dans tel passage où il serait facile de le détruire
d'un seul coup. Il n'y renonçait pas absolument, mais il n'en faisait
pas le but essentiel de sa marche. Il nous suivait latéralement, sur
une route bien pourvue, nous harcelant avec les troupes légères de
Platow et de Miloradovitch, prêt, s'il pouvait nous devancer quelque
part, non pas à se mettre en travers, ce qui nous aurait forcés de
lui passer sur le corps, mais à nous coudoyer fortement, et à couper
quelque tronçon de notre longue colonne.

[Note en marge: Pourquoi Napoléon ne songe pas à mettre le Dniéper
entre lui et Kutusof, pourquoi surtout il fait une retraite
successive au lieu d'une retraite en masse.]

Napoléon, comme il arrive toujours dans les situations extrêmes,
avait des alternatives d'abattement et de confiance, de sévérité
et de complaisance pour lui-même, et devinant la peur qu'il
faisait à Kutusof, y puisant une consolation, s'y fiant trop, ne
croyait nullement le trouver sur son chemin de Smolensk à Minsk.
Il ne craignait sur cette voie que la réunion de Tchitchakoff à
Wittgenstein, et ne s'attendait de la part de Kutusof qu'à quelques
alertes d'arrière-garde. C'est par ce motif que, tout en ayant sur
ses derrières et sur sa gauche la grande armée russe de Kutusof,
il ne songea même pas à mettre entre elle et lui le Dniéper, ni à
continuer sa retraite sur Minsk par la rive droite de ce fleuve.
Il aima mieux prendre la route battue de la rive gauche, celle de
Smolensk à Orscha, par laquelle il était venu, qui était la meilleure
et la plus courte. C'est aussi par ce motif qu'il ne partit pas en
une seule masse, ce qui aurait rendu tout accident impossible, et
lui aurait permis d'accabler Kutusof s'il avait dû le rencontrer
quelque part. Pouvant opposer encore, le dirons-nous, hélas! 36 mille
hommes armés aux 50 mille hommes de Kutusof, il eût été en mesure de
lui passer sur le corps, s'il l'avait trouvé sur son chemin. Mais
ne supposant pas que cela pût être, et pressé d'avoir franchi les
soixante lieues qui le séparaient de Borisow sur la Bérézina, il
pensa qu'en faisant partir le 14 ceux qui étaient arrivés le 9, le
15 ceux qui étaient arrivés le 10, le 16 et le 17 ceux qui étaient
arrivés le 11 et le 12, il donnerait à chacun le temps de se reposer,
de se réorganiser un peu, de reprendre quelque force, afin de se
présenter en meilleur état devant l'armée de Moldavie, seul ennemi
auquel on songeât dans le moment! Fâcheuse illusion qui faillit nous
être fatale, qui nous valut des pertes cruelles, et qu'une forte
préoccupation, celle d'atteindre promptement Borisow, peut seule
expliquer chez un aussi grand esprit que Napoléon!

[Note en marge: Ce qui restait à Smolensk des cent mille hommes
sortis de Moscou.]

[Note en marge: Un peu d'ordre remis dans l'armée à Smolensk, surtout
dans l'artillerie.]

Il fit toutes ses dispositions en conséquence. On avait été
rejoint par quelques bataillons et quelques escadrons de marche,
figurant pour la plupart dans la division Baraguey-d'Hilliers,
si malheureusement compromise sur la route de Jelnia. Il les fit
verser dans les cadres, ce qui rendit un peu de force aux divers
corps. Celui du maréchal Davout fut ainsi reporté à 11 ou 12 mille
hommes, celui du maréchal Ney à 5 mille, celui du prince Eugène à
6 mille. Il ne restait qu'un millier d'hommes à Junot commandant
les Westphaliens, 7 ou 800 au prince Poniatowski commandant les
Polonais. La garde qu'on avait tant ménagée, pour la voir périr sur
les routes, ne conservait guère plus de 10 à 11 mille hommes sous
les armes. Le reste de la cavalerie ne comprenait pas 500 cavaliers
montés. C'est tout au plus si en marchant en masse on pouvait
opposer 36 ou 37 mille hommes armés à Kutusof. Ce qui manquait à
ce chiffre pour parfaire les cent et quelques mille hommes qu'on
avait en sortant de Moscou, suivait à la débandade, ou était mort en
chemin. Napoléon, après les représentations réitérées des chefs de
l'artillerie, consentit enfin à sacrifier une partie de ses canons,
et à en proportionner le nombre à la quantité de munitions qu'on
avait le moyen de transporter. Ainsi le maréchal Davout, qui avait
encore son artillerie presque tout entière, et qui était parvenu à
amener jusqu'à Smolensk 127 bouches à feu pour 11 à 12 mille hommes
restant debout et armés dans ses cinq divisions, n'avait pas de
munitions pour 30 pièces de canon. Il se réduisit à 24 bouches à feu
convenablement approvisionnées. Il en fut de même pour les autres
corps. Les attelages furent répartis entre les voitures conservées.

[Note en marge: Ordre dans lequel devaient marcher les corps de
l'armée, de Smolensk à Orscha.]

Après avoir quelque peu réorganisé son armée, Napoléon fit pour
la seconde fois ordonner au prince de Schwarzenberg de poursuivre
vivement l'amiral Tchitchakoff, afin de le prendre en queue avant
qu'il pût tomber sur nous, et aux maréchaux Oudinot et Victor
d'aborder franchement Wittgenstein, pour l'éloigner au moins de la
Bérézina, si on ne pouvait le rejeter au delà de la Dwina. Il partit
ensuite de Smolensk le 14 au matin avec la garde, précédé de la
cavalerie à pied sous le général Sébastiani, et suivi d'une grande
partie des embarras de l'armée. Il était décidé que le prince Eugène
partirait le lendemain 15, et tâcherait de faire passer devant lui
toute la masse débandée. Le 16 le maréchal Davout précédé de son
artillerie et des parcs, de manière à ne laisser que peu de chose
après lui, devait quitter Smolensk à son tour, et enfin le maréchal
Ney avait ordre d'évacuer cette ville le 16, après en avoir fait
sauter les murailles. On convint de ne pas emmener plus loin les
femmes qu'on traînait après soi depuis Moscou, car vu le froid, la
proximité de l'ennemi, les dangers qu'on allait rencontrer, il y
avait plus d'humanité à les remettre dans les mains des Russes.
Au dernier moment, Napoléon tenant à sauver de Smolensk tout ce
qu'on pourrait, et surtout à en détruire complétement les défenses,
prescrivit au maréchal Ney de ne partir que lorsque les ordres
qu'il avait reçus seraient complètement exécutés, et lui donna pour
cela jusqu'au 17, fatale résolution qui coûta la vie à quantité de
soldats, les meilleurs de l'armée!

Napoléon, comme on vient de le voir, s'était mis en route le 14
novembre au matin. Déjà on avait acheminé bien des hommes mutilés,
bien des voitures portant des réfugiés et des malades, et le froid
devenu encore plus vif (le thermomètre Réaumur était descendu à 21
degrés[38]), en avait tué un grand nombre. La route était couverte de
débris humains qui perçaient sous la neige. Napoléon avec la garde
alla coucher à Koritnia, moitié chemin de Smolensk à Krasnoé. La
contrée qu'on traversait était complétement dénuée de ressources,
et on ne put vivre que de ce qu'on avait emporté de Smolensk, ou de
viande de cheval grillée au feu des bivouacs.

[Note 38: C'est l'assertion de M. Larrey, qui, portant un thermomètre
suspendu à la boutonnière de son habit, est le seul témoin oculaire
dont les assertions, relativement à la température qu'on eut à
essuyer pendant cette mémorable retraite, soient dignes de confiance.]

[Note en marge: Arrivée de Napoléon avec la garde à Krasnoé.]

[Note en marge: On s'aperçoit trop tard qu'on a Kutusof sur son flanc
gauche, et même un peu en avant.]

Le général Sébastiani précédant avec la cavalerie à pied la colonne
de la garde, était entré ce jour-là dans Krasnoé, y avait trouvé
l'ennemi, et avait été obligé de s'enfermer dans une église pour
s'y défendre, en attendant qu'on vînt à son secours. Le lendemain
15, en effet, Napoléon partit de Koritnia le matin, arriva dans la
soirée à Krasnoé, dégagea le général Sébastiani, et apprit avec une
pénible surprise que Kutusof, ne se bornant plus cette fois à nous
côtoyer, s'approchait de Krasnoé avec toutes ses forces, soit pour
nous barrer le chemin, soit pour couper au moins une partie de notre
longue colonne. C'était le cas de regretter vivement cette marche
successive, qui laissait la queue de l'armée à trois jours de sa
tête, et offrait à l'ennemi le moyen presque assuré d'en couper telle
partie qu'il voudrait. Quoiqu'on ne fût que 36 ou 37 mille hommes
ayant conservé un fusil à l'épaule, ces survivants de la discipline
détruite valaient bien, malgré leur épuisement, deux ou trois ennemis
chacun. Kutusof d'ailleurs n'ayant guère que 50 mille combattants
sans les Cosaques, on se serait aisément fait jour, si on avait
marché en une seule masse; et comme le motif ordinaire de s'étendre
pour vivre avait peu de valeur dans un pays entièrement dévasté, où
les premiers venus absorbaient le peu qui restait, et où les autres
se nourrissaient de viande de cheval, on aurait bien pu marcher
tous ensemble, cheminer en outre sur la rive droite du Dniéper, qui
n'étant pas solidement gelé partout, présentait encore une protection
de quelque importance.

[Note en marge: Kutusof avait laissé passer Napoléon avec la garde,
afin de barrer ensuite le chemin au reste de l'armée.]

Napoléon le sentit trop tard, car il ne s'était attendu de la part
de Kutusof qu'à quelques tracasseries d'arrière-garde, et nullement
à une attaque en règle. Éclairé enfin sur l'imminence du danger, il
conçut de vives inquiétudes pour le sort de tout ce qui le suivait.
Ayant trouvé quelques restes d'approvisionnement à Krasnoé, qui
avait été l'un des postes d'étape de l'armée, il résolut d'y
séjourner au moins jusqu'au lendemain 16, pour tendre la main à ses
lieutenants échelonnés en arrière, et fort menacés par la position
que le général Kutusof venait de prendre.

Le généralissime russe en effet, bien qu'il ne voulût point, ainsi
que le pensait Napoléon, nous barrer complétement le chemin, ni
provoquer de notre part un accès de désespoir, n'avait pas renoncé à
faire sur nous quelque grosse capture, et profitant du repos forcé
que nous avions pris à Smolensk, il était venu se placer au défilé
de Krasnoé, qui est situé à moitié chemin de Smolensk à Orscha.
Évidemment il voulait couper et enlever une portion de notre armée.
Le défilé de Krasnoé où il s'était posté consistait en un pont jeté
sur un ravin assez large et assez profond, dans lequel la Lossmina
coulait, pour se réunir au Dniéper à deux lieues de Krasnoé. Il
fallait, quand on venait de Smolensk, franchir le pont et le ravin
qu'on rencontrait un peu avant d'être à Krasnoé. L'ennemi ayant avec
intention laissé défiler la première partie de notre armée, et lui
ayant permis la libre entrée de Krasnoé, pouvait bien, en la bloquant
avec une moitié de ses forces, et en occupant le bord du ravin avec
le reste, intercepter celles de nos colonnes qui marchaient les
dernières.

[Note en marge: Arrivée du prince Eugène devant Krasnoé.]

[Note en marge: Héroïsme de la division Broussier, qui ne parvient
pas cependant à ouvrir le passage.]

Napoléon passa la matinée du 16 fort inquiet sur le prince Eugène,
qui, parti le 15 de Smolensk pour aller coucher à Koritnia, devait
paraître devant Krasnoé le 16 dans la journée. Ce prince, accompagné
de beaucoup d'hommes débandés, et escortant en outre presque tous
les parcs d'artillerie, soit de la garde, soit du 1er corps, arriva
au bord du ravin de la Lossmina suivi de 6 mille combattants. Il y
trouva le corps de Miloradovitch, qui, placé le long de la route, la
flanquait avec une partie de ses forces, et la barrait avec l'autre.
Derrière Miloradovitch on voyait d'autres colonnes d'infanterie et de
cavalerie entourant en masses profondes la petite ville de Krasnoé.
Ce seul aspect suffisait pour révéler la situation, et démontrait
que l'ennemi ayant, par un habile calcul, ouvert le passage à la
garde impériale et à Napoléon, l'avait refermé sur les autres corps,
avec l'intention arrêtée de le tenir bien fermé pour eux. Le général
Ornano ayant tenté de s'avancer avec quelques débris de cavalerie,
avait été ramené malgré ses efforts et sa bravoure. Il ne restait
qu'à se frayer le chemin l'épée à la main. Le prince n'hésita point.
Plaçant la division Broussier à gauche de la route, la division
Delzons sur la route elle-même, les débris des troupes italiennes,
des Polonais et des Westphaliens en arrière, il se porta vivement sur
la ligne ennemie. Mais les Russes avaient, outre l'avantage de la
position, une immense artillerie bien postée, et ils nous couvrirent
de mitraille. Toujours héroïque, la division Broussier s'avança
vers la gauche de la route sous cette mitraille meurtrière, bien
résolue à enlever à la baïonnette les batteries ennemies. Cependant
chargée par une nuée de cavaliers, les recevant en carré, leur tenant
tête obstinément, elle se vit bientôt obligée de plier, et de se
rapprocher du corps de bataille. En moins d'une heure deux mille
hommes sur trois mille étaient tombés à terre, et morts ou blessés
étaient également perdus, puisqu'on était contraint, pour prix de
leur dévouement, d'abandonner ces admirables soldats de l'armée
d'Italie.

[Note en marge: Le prince Eugène sauve son corps en sacrifiant la
division Broussier.]

Percer la muraille de fer que nous opposaient les Russes semblait
impossible; il fallait songer à s'ouvrir une autre voie. Un officier
de Kutusof étant venu sommer le prince avec beaucoup de respect,
celui-ci le renvoya dédaigneusement, répondant qu'on devait
s'apprêter à combattre, et non pas à recueillir des prisonniers.
Mais le prince, après s'être concerté avec ses généraux, résolut
d'employer une feinte, qui présentait quelques chances de succès.
C'était, en laissant la division Broussier en ligne pour simuler une
nouvelle attaque sur la gauche contre les hauteurs qui bordaient
la route, de gagner la plaine à droite, le long du Dniéper, et
de défiler ainsi clandestinement vers Krasnoé, à la faveur de la
nuit, qui en cette saison commençait entre quatre et cinq heures de
l'après-midi. Les débris de la division Broussier devaient payer de
la vie cette manoeuvre, mais on pouvait compter sur le dévouement de
cette troupe héroïque.

Vers la chute du jour, le prince Eugène ayant porté en avant sur la
gauche cette malheureuse division Broussier, de manière à fixer sur
elle l'attention de l'ennemi, fit défiler en grand silence, et en
se couvrant de quelques plis de terrain, tout le reste de son corps
d'armée dans la direction du Dniéper, et parvint ainsi à se dérober à
la vue des Russes. La division Broussier, exposée à la mitraille et
sans espérance de se sauver elle-même, bravait en attendant la mort
ou une captivité presque certaine.

[Note en marge: Adroit subterfuge d'un officier polonais pour sauver
le corps du prince Eugène.]

Tandis que la colonne du prince Eugène s'échappait sur la neige,
sans autre bruit que la chute des hommes qui tombaient de fatigue,
ou trébuchaient pendant cette marche de nuit, on rencontra tout à
coup un détachement des troupes légères de Miloradovitch, à qui la
clarté de la lune avait révélé notre manoeuvre. Heureusement un
officier polonais du corps de Poniatowski, sachant le russe, et se
servant de la connaissance qu'il avait de cette langue avec une rare
présence d'esprit, dit à l'officier ennemi qu'il eût à se taire et à
s'éloigner, car le corps qu'il voulait arrêter était un détachement
de Miloradovitch exécutant une manoeuvre autour de Krasnoé. On
parvint ainsi après deux heures de marche à Krasnoé, laissant
toutefois plus de deux mille morts ou blessés sur la route, ainsi que
les restes de la division Broussier, qui ne pouvaient être sauvés que
par l'arrivée des maréchaux Davout et Ney.

[Note en marge: Joie et chagrin de Napoléon en retrouvant le prince
Eugène.]

[Note en marge: Il se décide à s'arrêter à Krasnoé, malgré le danger
d'y être pris, afin de rallier Ney et Davout.]

Napoléon reçut son fils adoptif avec une sorte de joie mêlée
d'amertume, et, rassuré sur son compte, se mit alors à penser avec
un profond souci au destin qui menaçait Davout et Ney demeurés en
arrière. Si les deux maréchaux avaient marché ensemble, il y aurait
eu peu de crainte à concevoir pour eux, car réunis ils comptaient une
masse de 17 à 18 mille hommes de la meilleure infanterie de l'armée,
et commandés par Davout et Ney, il n'était guère à craindre que
Kutusof pût ni les arrêter, ni les prendre. Mais d'après les ordres
donnés, Davout devait arriver seul le lendemain, et Ney seul le
surlendemain. C'étaient donc deux jours à attendre, deux batailles
à soutenir pour les rallier, et de cruelles pertes à essuyer,
d'épouvantables hasards à courir. Nouveau sujet de douleur, et
surtout de regret, d'avoir adopté un pareil système de marche! Mais
plus Napoléon avait à se reprocher de n'avoir pas quitté Smolensk
en masse, ou de n'avoir pas pris la rive droite du Dniéper, plus
il était résolu d'attendre à Krasnoé l'arrivée des deux maréchaux,
quoi qu'il pût en advenir, et de livrer bataille s'il le fallait
pour leur ouvrir la route. Napoléon en risquant une action générale
pouvait la perdre; il pouvait encore, en différant de vingt-quatre
heures le moment de partir avec la garde, s'exposer à être fait
prisonnier; mais il y a des cas où la mort même est préférable à une
résolution prudente, quelque rang qu'on occupe, et en raison même de
ce rang! Napoléon tiré de cet état de torpeur où on l'avait vu plongé
pendant quelques jours, rendu soudainement à toute la grandeur de son
caractère, n'hésita point, et prit son parti avec une noble vigueur.
Cette garde qu'il avait mis tant de soin à conserver, il résolut
de la dépenser tout entière s'il le fallait, pour rallier ses deux
lieutenants, et c'était se préparer la meilleure des excuses pour ne
l'avoir pas employée à Borodino.

[Note en marge: Dispositions autour de Krasnoé pour la journée du
lendemain 17.]

Son plan était simple. Il était décidé à sortir de Krasnoé le
lendemain avec sa garde, non par la route d'Orscha, qui l'aurait mené
au but de sa retraite, mais par celle de Smolensk, qui le ramenait
en arrière, et qui était celle que Davout et Ney devaient suivre. Il
se proposait de déployer sur un plateau en arrière de Krasnoé, au
pied duquel passait le ravin de la Lossmina, la jeune garde à gauche,
la vieille garde à droite, et d'y attendre en bataille, sous le feu
de trois cents pièces de canon, l'apparition du maréchal Davout. La
cavalerie de la garde fut placée plus à gauche, dans la plaine le
long du Dniéper à travers laquelle le prince Eugène avait trouvé une
issue; ce qui restait de cavalerie montée (500 hommes environ) fut
rangé à l'autre extrémité, c'est-à-dire à droite, au delà de Krasnoé,
pour observer la route d'Orscha. Les troupes du prince Eugène
cruellement éprouvées durent garder Krasnoé, en s'y reposant, et en
mangeant ce qui restait du magasin formé dans cette ville. Le soir
même les Russes ayant pris position dans le village de Koutkowo, et
ce village étant trop rapproché de Krasnoé pour y souffrir l'ennemi,
Napoléon le fit enlever à la baïonnette par un régiment de la jeune
garde, qui se vengea sur les troupes du comte Ojarowski des pertes de
la journée. On tua tout ce qui n'eut pas le temps de se retirer.

[Note en marge: Bataille de Krasnoé, livrée le 17 novembre.]

Dès le lendemain matin 17 novembre, Napoléon à pied, car les
chevaux ne tenaient point sur le verglas, rangea lui-même sa jeune
et sa vieille garde en bataille sous le canon de l'ennemi, et put
se convaincre au bruit de la fusillade que le maréchal Davout
approchait. Sa présence, sa résolution, son noble sang-froid, la
gravité du péril, électrisaient tous les coeurs.

Le maréchal Davout ayant fait coucher ses divisions à Koritnia,
s'était personnellement avancé pendant la nuit sur la route de
Krasnoé, parce qu'avec sa vigilance ordinaire, il voulait s'assurer
par ses propres yeux de la nature des dangers qui le menaçaient. Il
les croyait grands, à en juger par la canonnade qu'il avait entendue
dans la journée, et dont le prince Eugène avait tant souffert. Une
lieue en avant du ravin de la Lossmina, il avait trouvé l'infortunée
division Broussier réduite à 400 hommes, de 3 mille qu'elle comptait
encore en sortant de Smolensk, entièrement coupée de Krasnoé, et
confusément couchée sur la neige, les morts, les blessés, les vivants
mêlés ensemble. Les généraux Lariboisière et Éblé étaient en cet
endroit avec le reste des parcs d'artillerie, attendant qu'on vînt
les dégager.

[Note en marge: Le maréchal Davout se décide à se faire jour à la
tête de ses quatre divisions.]

À ce spectacle, le maréchal avait promptement pris la résolution
de se faire jour le lendemain, et de sauver l'épée à la main,
non-seulement son corps, mais tout ce qui restait de la colonne du
prince Eugène. Il n'avait que quatre de ses cinq divisions, la 2e,
l'ancienne division Friant, actuellement division Ricard, ayant été
laissée au maréchal Ney pour renforcer l'arrière-garde. C'étaient
environ 9 mille hommes, près de dix avec ce qui se trouvait sur la
route, et il comptait bien que rien ne l'empêcherait de passer avec
une pareille force marchant résolument contre l'obstacle, quel qu'il
fût, qu'on lui opposerait.

Un peu avant le jour il fit avancer ses quatre divisions, les forma
en colonnes serrées, et n'ayant point d'artillerie, par suite de
l'ordre que Napoléon avait donné de la faire marcher en avant, il
enjoignit à ses troupes de fondre à la baïonnette sur l'ennemi,
et, sans endurer le feu, de s'ouvrir le chemin par un combat corps
à corps. Puis il marcha en tête de la division Gérard, qui devait
s'élancer la première.

Kutusof sans s'en douter lui avait facilité la tâche. Croyant
Napoléon déjà en route sur Orscha, il avait envoyé une partie de ses
forces sous le général Tormazoff pour l'empêcher de rentrer dans
Krasnoé, il avait disposé le reste sous le prince Gallitzin tout
autour de Krasnoé, et n'avait laissé que Miloradovitch le long du
ravin de la Lossmina pour barrer la route de Smolensk.

[Note en marge: Il fond à la baïonnette sur Miloradovitch, et s'ouvre
le chemin.]

[Note en marge: Il vient s'établir à la gauche de la garde, sur le
plateau de Krasnoé.]

Les quatre divisions du maréchal Davout, conformément à l'ordre
qu'elles avaient reçu, fondirent sur l'ennemi en colonnes serrées.
Les troupes de Miloradovitch les accueillirent par une forte
fusillade, mais intimidées par leur élan n'attendirent pas leur
charge à la baïonnette, et se retirèrent sur le côté de la route. Les
divisions du maréchal Davout arrivèrent ainsi presque sans dommage
jusqu'au bord du ravin de la Lossmina, trouvèrent la jeune garde
qui les y attendait, prirent sa place, se rangèrent à cheval sur le
ravin, les unes à droite et contre la garde, les autres à gauche et
en travers de la route de Smolensk, afin de tendre la main à tout ce
qui était demeuré en arrière. Les débris de la division Broussier
furent ainsi sauvés avec les parcs qui étaient venus les joindre.

[Note en marge: Longue lutte sur ce plateau.]

[Note en marge: Héroïsme de la jeune garde et des divisions du
maréchal Davout.]

Mais le prince Gallitzin, qui avec le 3e corps et la deuxième
division de cuirassiers, était chargé de contenir les troupes
déployées sur le plateau de Krasnoé, Miloradovitch, qui, avec les 2e
et 7e corps, et la plus grande partie de la cavalerie de réserve,
était chargé de suivre en flanc les colonnes françaises venant de
Smolensk, réunirent leurs efforts pour attaquer la garde et Davout
qui étaient en bataille à droite et à gauche du ravin. Ils avaient
une artillerie formidable, et ils accablèrent de feux nos soldats
bien serrés, sans parvenir à les ébranler. Il y avait un petit
village, celui d'Ouwarowo, situé un peu en avant du demi-cercle que
décrivaient la garde et les quatre divisions de Davout, et d'où le
feu des Russes était fort incommode. La jeune division Roguet se
jeta sur ce village, et l'enleva à la baïonnette. Les Russes s'y
portant en masse le reprirent; la garde le leur enleva de nouveau,
et on le couvrit tour à tour de cadavres français et russes. Le
prince Gallitzin envoya les cuirassiers de Duka pour charger les
tirailleurs de la jeune garde. Ceux-ci, formés en carré sous les yeux
du brave Mortier, repoussèrent toutes les charges des cuirassiers.
Mais le prince Gallitzin ayant dirigé un grand nombre de bouches à
feu attelées contre l'un des carrés, en fit abattre un angle avec de
la mitraille, et les cuirassiers russes entrant par cette brèche, nos
héroïques tirailleurs rompus furent obligés de se retirer en toute
hâte, en laissant la terre couverte de leurs morts.

La division Morand vint sur-le-champ prendre leur place et les
couvrir. Pendant ce temps les autres divisions du maréchal Davout,
complétant le demi-cercle autour de Krasnoé, arrêtaient par leur
attitude imposante les entreprises de l'ennemi, qui n'osait pas les
attaquer.

[Note en marge: Le général Tormazoff opérant un mouvement sur les
derrières de Krasnoé, Napoléon se voit dans la nécessité de partir.]

[Note en marge: Il quitte Krasnoé en laissant au maréchal Davout
l'ordre équivoque de le suivre, et d'attendre Ney.]

Il fallait cependant prendre un parti, et fondre sur les Russes
pour les culbuter, ou bien se retirer dans l'intérieur de Krasnoé,
afin d'éviter une destruction d'hommes inutile. Mais le général
Tormazoff ayant commencé son mouvement autour de Krasnoé pour
intercepter la route d'Orscha, Napoléon qui s'en était aperçu ne
voulut pas prolonger cette tentative audacieuse de s'arrêter à
Krasnoé, tandis que l'on pouvait être coupé d'Orscha, seul pont que
l'on eût encore sur le Dniéper, et réduit à mettre bas les armes.
Prendre le parti de se retirer, c'était probablement sacrifier le
maréchal Ney, car il n'était pas supposable que le maréchal Davout,
par exemple, pût rester seul à Krasnoé pour attendre le maréchal
Ney, lorsqu'on avait tant de peine à s'y maintenir tous ensemble. On
pouvait bien s'allonger pendant quelques heures encore pour tendre
la main à Ney, mais il fallait ou demeurer tous à Krasnoé, ou en
partir tous, sous peine de perdre ce qu'on y laisserait, et d'avoir
fait une chose inutile en s'y arrêtant les journées du 16 et du
17. Napoléon néanmoins, ne voulant ni renoncer à gagner Orscha à
temps, ni commander lui-même l'abandon du maréchal Ney, parti cruel
dont il pouvait seul assumer la responsabilité, donna des ordres
équivoques, qui n'étaient dignes ni de la netteté de son esprit, ni
de la vigueur de son caractère, et qui révélaient toute l'horreur de
la position où il s'était mis. Il prescrivit à la garde de partir,
lui adjoignit, pour compenser les pertes qu'elle venait de faire,
la division Compans, laissa dès lors le maréchal Davout avec trois
divisions seulement, celle du général Ricard ayant déjà été détachée,
ordonna au maréchal Davout de remplacer le maréchal Mortier autour de
Krasnoé d'abord, puis dans Krasnoé même, d'y tenir le plus longtemps
possible, afin d'attendre le maréchal Ney, mais de suivre pourtant
le maréchal Mortier, ordre équivoque, qui, en imposant au 1er corps
deux devoirs inconciliables, celui de rallier Ney, et celui de ne
pas se séparer de Mortier, faisait peser sur ce corps, le premier en
renommée, en dévouement, en héroïsme, en discipline, comme en rang
de bataille, la terrible responsabilité d'abandonner le maréchal
Ney. Il eût été plus noble à Napoléon de prendre lui-même cette
responsabilité, car il était seul capable de la porter.

[Note en marge: Davout remplace la garde en avant de Krasnoé, et
tient tête à toute l'armée russe.]

Le remplacement de la jeune garde par les trois divisions qui
restaient au maréchal Davout ne se fit qu'avec beaucoup de peine.
Il fallait manoeuvrer sans artillerie sur le plateau de Krasnoé,
sous une canonnade de plus de deux cents bouches à feu et sous les
charges répétées de la nombreuse cavalerie russe, puis tour à tour
défiler ou s'arrêter pour se former en carré, quelquefois courir à
la baïonnette sur les canons de l'ennemi pour les éloigner, et enfin
se retirer successivement par échelons dans l'intérieur de Krasnoé.
Les divisions Morand, Gérard, Friédérichs, soutinrent avec moins de
cinq mille hommes l'effort de vingt-cinq mille, et couvrirent la
terre des morts de l'ennemi. Les 30e de ligne et 7e léger, souffrant
trop de l'artillerie russe, fondirent sur elle à la baïonnette, lui
enlevèrent ses pièces, et se débarrassèrent ainsi de son feu. Les
trois divisions du 1er corps rentrèrent dans Krasnoé sans avoir été
entamées. Toutefois la division Friédérichs qui était à l'extrême
droite, en se reployant la dernière, fut assaillie par la cavalerie
ennemie. Le 33e léger, régiment hollandais dont on avait eu tant à se
plaindre sous le rapport de la discipline, se forma en carré, résista
opiniâtrement aux charges furieuses de la cavalerie russe, mais finit
par être enfoncé et sabré en partie.

[Note en marge: Davout rentre enfin dans Krasnoé, et reçoit de
Mortier l'avis qu'il faut partir.]

[Note en marge: Il ne se retire qu'à la dernière extrémité.]

Pendant ce temps Napoléon se retirait en toute hâte par la route
de Krasnoé à Orscha. Il aurait pu la trouver barrée, si Kutusof
apprenant enfin qu'il était encore là, n'avait éprouvé un mouvement
de faiblesse, et n'avait ramené Tormazoff, qu'il avait d'abord placé
en travers de cette route. Napoléon put donc sortir avec la garde en
essuyant un feu épouvantable, et sans rencontrer cependant d'obstacle
invincible. Mais, à mesure que chaque corps défilait, on voyait les
colonnes de Tormazoff tour à tour s'avancer ou s'arrêter, comme
attendant visiblement l'ordre de fermer définitivement le chemin, que
du reste elles couvraient de feux. À cette vue on criait dans nos
rangs qu'il fallait partir, que bientôt on ne pourrait plus passer.
Le maréchal Mortier, qui sortait de Krasnoé sous les charges de la
cavalerie ennemie, en apercevant l'imminence du danger, fit prévenir
de son départ le maréchal Davout, et le pressa de le suivre, car il
n'y avait pas une minute à perdre. La nuit commençait, les boulets
pleuvaient sur Krasnoé, la confusion y était au comble. Les trois
divisions qui restaient au maréchal Davout, et qui ne comptaient pas
cinq mille hommes, toujours sans artillerie, demandaient qu'on ne
les dévouât pas inutilement à une mort ou à une captivité certaines.
Le maréchal Davout se conforma donc à l'ordre qui dans le moment
était le seul exécutable, celui de suivre le mouvement du maréchal
Mortier. Le maréchal Ney, à la vérité, se trouvait abandonné; mais à
qui la faute, si elle était à quelqu'un, sinon à celui qui, au lieu
de sortir en masse de Smolensk, avait défilé en une colonne longue
de trois marches? Le maréchal Davout attendit jusqu'à la nuit faite,
s'il n'entendrait rien du côté de Smolensk; mais le maréchal Ney
n'étant parti de Smolensk que le 17 au matin, ne pouvait arriver
que le 18 au soir devant Krasnoé. Différer jusque-là c'était, sans
sauver le maréchal Ney, exposer les trois divisions du 1er corps à
être prises ou détruites. Le maréchal Davout se mit donc en route
pour Liady, sans cesse harcelé par une cavalerie innombrable, et se
retournant à chaque pas pour lui tenir tête. Napoléon et la vieille
garde s'étaient arrêtés à Liady. Mortier et Davout bivouaquèrent en
plein champ et comme ils purent entre Krasnoé et Liady. Le lendemain
on marcha, la tête de l'armée sur Doubrowna, la queue sur Liady, tout
le monde, malgré l'égoïsme des grands désastres, étant consterné du
sort réservé au maréchal Ney.

[Note en marge: Funeste sécurité de Ney à Smolensk. Il n'en part que
le 17 au matin, et n'arrive que le 17 au soir à Koritnia.]

Nous avions bien, dans ces deux journées du 16 et du 17, laissé sur
le terrain 5 mille morts ou blessés, tous également perdus pour
l'armée, sans compter 6 ou 8 mille traînards, dont les Russes, dans
leurs relations ridiculement mensongères, firent des prisonniers
recueillis sur le champ de bataille. Nous avions perdu en outre une
grande quantité de bagages, de canons et de caissons abandonnés.
Mais la plus grande perte dont nous étions menacés était celle du
corps entier du maréchal Ney, et de la division Ricard, qui lui
avait été confiée. Le 17 au matin, après avoir fait sauter les tours
de Smolensk, enfoui dans la terre ou jeté dans le Dniéper toute
l'artillerie qu'il ne pouvait pas emmener, et poussé devant lui le
plus possible de ces hommes qui avaient pris l'habitude de marcher à
la débandade, le maréchal Ney était parti de Smolensk, s'attendant à
trouver l'ennemi sur ses derrières, même sur ses flancs, se préparant
à lui tenir tête vigoureusement, mais ne supposant point qu'il dût
le rencontrer sur ses pas, comme une muraille de fer impossible à
percer. Le maréchal Davout lui avait bien adressé de Koritnia, le 16
au soir, un avis des dangers qui s'annonçaient pour la journée du 17;
mais l'ennemi s'étant bientôt interposé entre eux, il n'y avait plus
eu moyen de communiquer avec lui, circonstance des plus malheureuses,
car prévenu à temps il aurait pu sortir de Smolensk par la droite du
Dniéper, et, en faisant une marche de nuit, gagner peut-être Orscha
avant que les Russes, avertis, eussent passé le fleuve sur la glace
qui n'était pas encore solide partout. Encouragé dans sa confiance
ordinaire par le défaut d'avis précis, le maréchal Ney partit donc le
17, comme il était convenu, atteignit Koritnia le 17 au soir, moment
où le gros de l'armée était obligé d'évacuer Krasnoé, entendit la
canonnade, ne s'en étonna pas, et se prépara à franchir l'obstacle
le lendemain, comme ses collègues l'avaient déjà fait. Il croyait
que là où d'autres avaient passé, il passerait bien lui-même. Le
lendemain 18 il s'achemina sur Krasnoé.

[Note en marge: Inutile effort de la division Ricard pour se faire
jour.]

La division Ricard arriva la première devant l'ennemi. Habituée à ne
pas tâtonner, conduite par un officier distingué qui voulait sortir
de la disgrâce où il était depuis l'affaire d'Oporto, elle marcha
résolûment sur l'ennemi. Les Russes étaient rangés en masse sur le
bord du ravin de la Lossmina, ayant sur leur front une artillerie
formidable. En un instant la malheureuse division Ricard fut criblée,
et perdit une grande partie de son monde. Elle attendit le maréchal
Ney, qui, étant survenu, et ayant vu le danger, n'hésita point, et
disposa tout son corps, ainsi que la division Ricard, en colonnes
d'attaque pour fondre sur la ligne ennemie et se faire jour.

En un instant ses troupes furent formées. Le 48e, occupant l'extrême
droite, devait, après avoir franchi le ravin, s'élancer sur les
Russes à la baïonnette, et tâcher de les reployer sur la gauche de la
route.

[Note en marge: Violente tentative de Ney pour forcer l'obstacle par
un effort désespéré de toutes ses troupes.]

[Note en marge: Ney, trouvant l'obstacle invincible, prend la
résolution de ne pas se rendre, et de se sauver en passant sur la
rive droite du Dniéper.]

Tout le reste du corps d'armée devait suivre cet exemple, et, en
se rabattant à gauche, rejeter les Russes par côté, pour pénétrer
ensuite dans Krasnoé. Jamais troupe bien conduite ne soutint avec
plus de vigueur un feu pareil. Les colonnes de Ney furent accueillies
par la mitraille dès qu'elles parurent sur le bord du ravin. Elles y
descendirent et en remontèrent le bord opposé, toujours sous cette
mitraille épouvantable, et n'en furent point arrêtées dans leur
élan. Elles réussirent même à enlever quelques pièces ennemies.
Mais foudroyées par cent bouches à feu, chargées à la baïonnette,
elles furent rejetées dans le fond du ravin, et ramenées au point
d'où elles étaient parties. La vue des colonnes russes, qui étaient
les unes derrière les autres, car l'armée de Kutusof était là tout
entière, ne laissait aucune espérance. Sept mille combattants,
réduits à quatre mille en une heure, ne pouvaient assurément pas
enfoncer cinquante mille hommes rangés en bataille. Le maréchal
Ney y renonça donc, mais sans songer à se rendre et à remettre son
épée aux Russes. Le parti qu'il allait adopter devait sauver moins
d'hommes que ne l'aurait fait une capitulation; il devait même les
exposer à périr presque tous, mais il sauvait l'honneur de l'armée
et le sien! Il n'hésita point. Il forma la résolution d'attendre la
fin du jour, hors de portée du feu, puis de profiter des ombres de la
nuit pour passer le Dniéper, et de s'échapper par la rive droite, ce
qu'il aurait pu faire à Smolensk même, si un avis lui était arrivé à
temps. Par malheur on n'avait pour franchir le Dniéper que la glace,
qui pouvait, quoique le froid fût vif, n'être pas capable de porter
une armée. Le maréchal Ney, avec sa confiance habituelle, ne parut
concevoir aucun doute sur l'état du fleuve, et un de ses officiers
ayant voulu lui adresser une observation, il répondit brusquement que
le Dniéper devait être gelé, qu'on le trouverait tel, qu'on passerait
sur la glace ou autrement, qu'on passerait enfin, n'importe de quelle
manière.

[Illustration: Le Maréchal Ney.]

[Note en marge: Sommation de capituler adressée au maréchal Ney.]

[Note en marge: Réponse du maréchal.]

[Note en marge: Il se décide à s'échapper la nuit en passant sur la
droite du Dniéper.]

Les Russes ne soupçonnant pas ce qu'il méditait, et le voyant se
mettre hors de portée du feu, se crurent certains de l'avoir le
lendemain pour prisonnier, et voulurent lui laisser le temps de
la résignation, afin de s'épargner à eux-mêmes une effusion de
sang inutile. Ils envoyèrent dans la soirée un parlementaire, pour
lui faire connaître sa situation désespérée, lui dire que 80 mille
hommes (il y en avait 50 mille, et c'était suffisant) lui barraient
le chemin, qu'il était donc sans ressource, et qu'il devait songer
à capituler, que du reste on accorderait à la vaillance de ses
soldats, à sa glorieuse renommée, les conditions qu'ils avaient tous
méritées. Le maréchal ne daigna pas même répondre au parlementaire,
et de peur que son retour ne donnât à l'ennemi quelque lumière, il le
retint prisonnier, en lui disant qu'il voulait l'avoir pour témoin
de la réponse qu'il préparait au prince Kutusof. Le soir, à la nuit
faite, il réunit tout ce qui était encore capable de se soutenir,
tout ce qui conservait quelque force morale et physique, en laissant
malheureusement la terre couverte de ses morts, de ses blessés, de
tous ceux dont la constance était à bout. Il s'achemina en silence
vers le Dniéper. Dans l'obscurité, dans la confusion où l'on était,
on pouvait craindre de se tromper sur la direction à suivre, et de
retomber au milieu des bivouacs de l'ennemi. Un petit ruisseau gelé,
qui devait évidemment aboutir au Dniéper, servit de guide. On suivit
son cours; on arriva ainsi au bord du fleuve. Heureuse faveur de
la nature, bien due à l'héroïsme du maréchal et de ses soldats! Le
Dniéper était gelé, non pas très-solidement, mais assez pour passer
avec précaution, et en s'assurant à chaque pas de la solidité de la
glace sur laquelle on cheminait. Dans certains endroits, on trouva
des crevasses. On y jeta quelques planches, et on parvint ainsi à
gagner l'autre rive.

[Note en marge: Passage miraculeux du Dniéper.]

Pour l'artillerie, pour les voitures de bagages, le trajet était plus
difficile. Quelques pièces de canon avec leurs caissons passèrent,
quelques voitures de bagages aussi. On laissa le reste, s'inquiétant
peu de ce qui ne pouvait pas suivre, et ne tenant à sauver que ce qui
aurait la résolution de marcher sans relâche, et jusqu'à épuisement
de forces. Le maréchal tenait à sauver son honneur, celui de son
corps, mais nullement la vie de ses soldats.

[Note en marge: Marche sur Orscha à perte d'haleine.]

[Note en marge: Poursuite de la colonne de Ney par les Cosaques.]

Le Dniéper franchi, on prit à gauche, et on longea le fleuve dans la
direction d'Orscha. On avait quinze ou seize lieues à parcourir à
travers un pays inconnu, et par conséquent pas un moment à perdre. On
traversa un premier village rempli de Cosaques, mais endormis. On les
tua, et on passa outre. Le 19 au matin à la pointe du jour, marchant
toujours à perte d'haleine, on aperçut de nouveaux Cosaques sur ses
flancs, mais encore en petit nombre, et on n'en tint pas compte.
Vers le milieu du jour on rencontra des villages, dont les habitants
surpris abandonnèrent à nos soldats affamés quelques provisions
que ceux-ci se hâtèrent de dévorer. À peine ce repas terminé les
Cosaques arrivèrent, cette fois en grand nombre, commandés par Platow
lui-même, ayant comme les jours précédents leur artillerie sur
traîneaux. Il n'y avait pas là de quoi enfoncer les carrés de nos
intrépides fantassins, mais de quoi nous faire perdre du temps et des
hommes, car il fallait s'arrêter quelquefois pour se former en carré,
repousser les cavaliers ennemis, puis se remettre en marche, et dans
ces évolutions on laissait toujours sur la route ou des blessés,
ou des marcheurs exténués de fatigue. Vers la chute du jour on fut
assailli par une telle masse d'ennemis, et enveloppé de telle façon,
que la route semblait coupée. Toutefois on se jeta dans les bois qui
bordent le Dniéper, et on se défendit le long d'un ravin jusqu'à la
nuit. La nuit venue, on chemina au hasard à travers ces bois, on se
dispersa souvent, et on avança au milieu d'affreuses perplexités.
Vers minuit, ralliés par les feux les uns des autres, on finit par
se réunir autour d'un village où il y avait quelques vivres. À deux
heures du matin on partit, afin de parcourir dans cette journée du
20 les quelques lieues qui restaient à faire pour arriver à Orscha.
Sans tenir compte de la fatigue de ceux qui étaient déjà épuisés par
les journées du 18 et du 19, on se mit en route avec l'espérance de
triompher des dernières difficultés, si comme la veille on n'avait à
sa suite que les cavaliers de Platow, quelque nombreux qu'ils fussent.

[Note en marge: Attaque générale des Cosaques reçue en carré et
repoussée.]

[Note en marge: Arrivée à Orscha, joie de l'armée en apprenant le
retour du maréchal Ney.]

Vers le milieu du jour on eut malheureusement à traverser une vaste
plaine, dans laquelle les bandes de Platow, plus considérables que
la veille, fondirent sur nos fantassins avec beaucoup d'artillerie.
Le maréchal Ney forma sur-le-champ les restes de sa petite troupe en
deux carrés, plaça dans l'intérieur de ces carrés quelques pauvres
traînards qui s'étaient attachés à sa colonne, quelques soldats qui
n'avaient pu suivre qu'en laissant échapper leurs armes, et les
maintint contre les attaques réitérées des Cosaques, qui mettaient
à honneur d'avoir vaincu au moins une fois un lambeau quelconque
de l'infanterie française. C'était bien le cas de s'y obstiner,
tant elle était peu nombreuse dans cette rencontre, tant on était
nombreux soi-même, et tant était grande la gloire de prendre, ou de
tuer au moins d'un coup de lance le maréchal Ney. Il n'en fut rien
cependant. L'illustre maréchal soutint ses soldats prêts plusieurs
fois à défaillir de fatigue et de découragement, car on ne voyait
pas encore Orscha. Après avoir repoussé les Cosaques et leur avoir
tué bien du monde, on gagna un village où l'on trouva un abri, et où
l'on prit quelque nourriture. Le maréchal avait envoyé un Polonais
porter à Orscha la nouvelle de sa miraculeuse retraite, et demander
du secours. On s'y achemina dans la seconde moitié du jour, et vers
la nuit on finit par en approcher. Arrivé à une lieue de distance,
on aperçut avec une sorte de saisissement indicible des colonnes de
troupes. Étaient-ce les Français, étaient-ce les Russes? Le maréchal,
toujours confiant, et comptant sur l'avis qu'il avait fait parvenir
à Orscha, n'hésita pas, s'avança, et entendit parler français:
c'étaient le prince Eugène et le maréchal Mortier, qui sortis avec
trois mille hommes venaient au secours de leur camarade, dont on
s'était séparé avec tant de chagrin et de remords. On se jeta dans
les bras les uns des autres, on s'embrassa avec effusion, et dans
toute l'armée ce ne fut qu'un cri d'admiration pour l'héroïsme du
maréchal Ney.

[Note en marge: Le maréchal Davout injustement accusé d'avoir
abandonné le maréchal Ney.]

De six à sept mille hommes, il en ramenait douze cents au plus,
mourants de fatigue, et incapables d'être utiles avant de s'être
refaits moralement et physiquement; mais il ramenait l'honneur,
lui, son nom, sa personne, et il avait fait expier à l'ennemi par
une vraie confusion les cruels avantages de ces derniers jours.
Napoléon, qui avait quitté Orscha dans la journée du 20, en apprenant
au château de Baranoui, où il s'était rendu, ce retour inespéré, en
tressaillit de joie, car on venait de lui épargner une bien cruelle
humiliation, celle de faire dire à l'Europe que le maréchal Ney
était prisonnier des Russes! Napoléon eut la faiblesse de laisser
peser sur le maréchal Davout le tort d'avoir abandonné le maréchal
Ney. Le tort de ces malheureuses journées, c'était d'être parti
de Smolensk en trois détachements séparés, à vingt-quatre heures
d'intervalle les uns des autres, et d'avoir ainsi fourni à l'ennemi
le moyen d'enlever chaque jour une partie de l'armée française; et
si le dernier de ces funestes jours il y avait eu faute de la part
de quelqu'un dans l'abandon du maréchal Ney, c'eût été de la part
de Napoléon, qui au lieu de rester un jour de plus pour attendre
l'arrière-garde et se sauver tous ensemble, s'était au contraire
éloigné de Krasnoé en y laissant le maréchal Davout avec 5 mille
hommes, sans un canon, presque sans cartouches, plus compromis que
la veille, réduit à partir immédiatement ou à mettre bas les armes,
et avec l'ordre d'ailleurs de rejoindre Mortier. Du reste Napoléon
lui-même dans cette circonstance n'avait aucun reproche à s'adresser,
car s'il n'avait quitté Krasnoé l'armée tout entière eût été prise;
mais alors il ne devait faire peser sur personne en particulier la
responsabilité de cette résolution, et il devait la confondre dans
la responsabilité générale de cette affreuse campagne. Au contraire,
soit désir de se décharger, soit humeur chagrine croissant avec les
circonstances, il manifesta au sujet de la conduite du maréchal
Davout une désapprobation que tout le monde dans la douleur qu'on
éprouvait, dans le plaisir toujours grand de déprécier une renommée
jusque-là sans tache, se hâta de recueillir et de propager. Le propos
de la fin de cette épouvantable retraite fut donc que le maréchal
Davout avait abandonné le maréchal Ney, mais que celui-ci s'était
sauvé par un prodige. Il n'y avait que la seconde de ces assertions
qui fût vraie. Ainsi que nous l'avons déjà dit, Napoléon, chemin
faisant, jetait ses premiers lieutenants comme victimes à la fortune:
vains sacrifices! il n'y avait que lui, lui seul, qui pût bientôt
apaiser cette fortune justement courroucée de tant d'entreprises
insensées.

[Note en marge: Résultat et caractère de la succession de combats
livrés autour de Krasnoé.]

[Note en marge: Appréciation de la conduite du général Kutusof à
Krasnoé.]

Ces journées coûtèrent à l'armée véritable, à celle qui portait
encore les armes, environ dix à douze mille hommes, morts, blessés
ou prisonniers; elle coûta sept ou huit mille traînards et beaucoup
de bagages à la masse flottante. Il restait à Orscha tout au plus 24
mille hommes armés et environ 25 mille traînards. C'était la moitié
de tout ce qui était sorti de Moscou, le huitième des 420 mille
hommes qui avaient passé le Niémen[39]. Quant aux Russes, si le
résultat était grand pour eux, la gloire ne l'était pas, car avec
50 à 60 mille hommes pourvus de tout, et notamment d'une artillerie
immense, avec une position comme celle de Krasnoé, ils auraient dû,
sinon arrêter toute l'armée, du moins en prendre la majeure partie,
et si, Napoléon passé avec le prince Eugène, ils s'étaient placés
en masse entre Krasnoé et le maréchal Davout, celui-ci devait être
pris tout entier, et le maréchal Ney après lui. Mais nous coudoyant
un peu chaque jour, se retirant épouvantés dès qu'ils avaient senti
le choc, ils laissèrent l'armée française se sauver pièce à pièce,
et le dernier jour ils eurent la confusion de ne pas même prendre le
maréchal Ney, qui n'aurait pas dû leur échapper. Ils ne recueillirent
d'autre trophée que beaucoup de nos soldats tombés morts ou blessés
sous leur épaisse mitraille, et beaucoup de nos traînards faciles à
ramasser par centaines depuis que la misère les avait privés d'armes.
Le nombre des uns et des autres n'était, hélas! que trop grand.
C'étaient des résultats importants assurément, et désolants pour
nous, mais ce n'étaient pas des merveilles d'art militaire méritant
les titres qu'on s'est plu à leur prodiguer. Dans ces opérations
il y avait toutefois un mérite, un seul, mais réel, la prudence
constante du généralissime Kutusof, qui, comptant sur le climat et
sur l'hiver, voulait dépenser peu de sang, et ne rien hasarder même
pour recueillir les plus brillants trophées. Mais dans cette pensée
même, il aurait dû mieux mesurer la proie qu'il prétendait saisir;
il aurait dû juger la portion de notre longue colonne qu'il voulait
couper, couper celle-là résolûment, et l'enlever en laissant passer
le reste. Sa prudence, fort louable sans doute, quand on considère
l'ensemble de la campagne, ne fut pendant ces journées, qui auraient
pu être décisives, que celle d'un vieillard timide, hésitant sans
cesse, et à la fin se glorifiant de résultats qui étaient l'oeuvre de
la fortune bien plus que la sienne.

[Note 39: On ne comprend pas comment M. de Boutourlin, écrivain
sérieux, peut alléguer à tout moment des chiffres aussi étrangement
exagérés que ceux qui sont énoncés dans son livre. Si on additionnait
toutes les pertes énumérées après chaque action, il n'aurait plus
existé un seul homme debout à notre arrivée à Wiasma. Voici un
singulier exemple de ces exagérations. M. de Boutourlin dit que la
journée du 18 coûta aux Français 8,500 hommes du corps de Ney qui
capitulèrent, et 3,500 qui furent faits prisonniers par les Russes
dans le courant du combat, sans compter les tués (tome 2, page 229).
Assurément ce n'est pas trop que de supposer que le maréchal Ney
perdit un millier d'hommes sur le champ de bataille: les hommes qui
capitulèrent, les prisonniers, les tués, feraient donc 13 mille en
tout. Or, avec son corps et la division Ricard, le maréchal Ney
ne comptait pas sept mille hommes sous ses ordres en sortant de
Smolensk. Comment aurait-il pu en perdre 13 mille? M. de Boutourlin
dit encore, page 231 du même volume, que les Français en tout
perdirent dans ces journées des 16, 17, 18 novembre, qualifiées par
lui de chef-d'oeuvre de l'art, 26 mille prisonniers, 10 mille tués,
blessés ou noyés, et 228 bouches à feu. Ce sont là des assertions
insoutenables. À ce compte il aurait fallu que l'armée française
fût réduite à rien en arrivant à la Bérézina. Elle était sortie
de Smolensk au nombre de 36 mille hommes armés, et de 30 mille
traînards environ. Après les fatales journées de Krasnoé, la garde
restait environ à 8 mille hommes, le prince Eugène à 3, le maréchal
Davout à 8, le maréchal Ney à 1500, Poniatowski et Junot à 2,500:
total 23 mille hommes. C'était donc tout au plus 13 mille hommes qui
auraient été perdus. Reste ce qu'on put enlever de traînards, et
c'est beaucoup dire que de supposer qu'on en prit 7 à 8 mille, ce
qui ferait une perte de 20 mille hommes environ, et non de 36 mille.
Quant à l'artillerie, l'armée avait 150 bouches à feu attelées en
sortant de Smolensk, comment aurait-elle pu en perdre 228? Assurément
nos désastres furent grands, et il serait aussi puéril de les
dissimuler qu'il l'est de les exagérer; mais il faut songer qu'avec
ces manières de compter, il ne resterait plus rien pour suffire,
non pas seulement à de nouvelles exagérations, mais à la simple
énumération des pertes trop réelles que nous fîmes plus tard.]

[Note en marge: Nouvelle tentative de Napoléon à Orscha pour
réorganiser l'armée, en lui faisant des distributions régulières.]

[Note en marge: Les soldats débandés s'étaient créé des habitudes à
part, dont il était impossible de les faire revenir.]

Quoi qu'il en soit, Napoléon, après avoir quitté Krasnoé, avait
couché le 17 même à Liady, le 18 à Doubrowna, le 19 à Orscha. Il y
avait à Orscha un pont sur le Dniéper, et si Kutusof était allé nous
attendre sur ce point au lieu de nous attendre à Krasnoé, il est
probable que nous ne nous serions pas tirés de ce gouffre, car nous
n'aurions pas franchi le Dniéper aussi facilement que le ravin de la
Lossmina, et ce fleuve d'ailleurs n'était pas encore assez solidement
gelé, surtout aux environs d'Orscha, où il avait deux cents toises de
largeur, pour qu'il fût possible de le passer sur la glace. Napoléon,
heureux d'être enfin dans un lieu sûr, et d'y trouver des vivres,
car il y avait à Orscha des magasins très-bien fournis, tenta un
nouvel essai de ralliement de l'armée, au moyen des distributions
régulières. Un détachement de la gendarmerie d'élite récemment arrivé
fut employé à faire dans Orscha la police des ponts, à engager
chacun, par la persuasion ou la force, à rejoindre son corps. Ces
braves gens habitués à réprimer les désordres qui se produisaient sur
les derrières de l'armée, n'avaient jamais rien vu de pareil. Ils en
étaient consternés. Tous leurs efforts furent vains. Les menaces, les
promesses de distributions au corps, rien n'y fit. Les hommes isolés,
armés ou non armés, trouvaient plus commode, surtout plus sûr, de
s'occuper d'eux, d'eux seuls, de ne pas s'exposer pour le salut des
autres à être blessés, ce qui équivalait à être tués, et une fois
le joug de l'honneur secoué, ne voulaient plus le reprendre. Parmi
les hommes débandés quelques-uns avaient gardé leurs armes, mais
uniquement pour se défendre contre les Cosaques, et pour marauder
plus fructueusement. À mesure que la retraite se prolongeait, ils
s'étaient faits à cette misère, et s'étaient organisés en sociétés de
marche, vivant de leur propre industrie, profitant de l'escorte des
corps armés sans jamais leur rendre aucun service, résistant si on
cherchait à les ramener à leurs régiments, ne voulant faire usage de
leurs armes que contre les Cosaques ou leurs camarades, maraudant,
pillant sur les côtés de la route, ou sur la route, portant leur
butin sur des voitures qui contribuaient à allonger les colonnes,
détruisant autant qu'ils consommaient, et souvent même pour se
chauffer mettant le feu à des maisons occupées par des officiers ou
par des blessés, dont beaucoup périrent ainsi dans les flammes: tant
est nécessaire le joug de la discipline sur ces êtres chez lesquels
on a développé l'instinct de la force, pour qu'ils n'en abusent
pas, et ne deviennent point de véritables bêtes féroces! Parmi ces
maraudeurs obstinés, se trouvaient beaucoup d'anciens réfractaires,
et très-peu de vieux soldats, car la plupart de ceux-ci restaient et
mouraient au drapeau. À la suite des plus alertes venait la foule
des hommes faiblement constitués, marchant sans armes, victimes de
tous, de l'ennemi et de leurs camarades, se traînant et vivant comme
ils pouvaient, jonchant les routes ou les bivouacs de leurs corps
exténués, et dans leur profond abattement se défendant à peine contre
la mort. En général c'étaient les plus jeunes, les moins indociles,
les derniers tirés de leurs familles par la conscription.

[Note en marge: Situation de la garde impériale.]

Cette contagion morale avait atteint même la garde. Napoléon la
réunit pour la haranguer, pour la rappeler au sentiment du devoir,
lui dit qu'elle était le dernier asile de l'honneur militaire, qu'à
elle surtout il appartenait de donner l'exemple, et de sauver ainsi
les restes de l'armée de la dissolution dont ils étaient menacés;
que si la garde devenait coupable à son tour, elle serait plus
coupable que tous les autres corps, car elle n'aurait pas l'excuse
du besoin, le peu de ressources dont on disposait lui ayant toujours
été exclusivement réservées; qu'il pourrait employer les châtiments,
et faire fusiller le premier de ses vieux grenadiers rencontré hors
des rangs, mais qu'il aimait mieux compter sur leurs anciennes vertus
guerrières, et obtenir de leur dévouement, non de la crainte, les
bons exemples qu'il invoquait de leur part. Il arracha à ces vieux
serviteurs quelquefois mécontents, mais toujours fidèles au devoir,
des cris d'assentiment, et, ce qui valait mieux, des résolutions de
bonne conduite, qui au surplus n'étaient pas nouvelles, car excepté
ce qui était mort, presque tout le reste de la vieille garde était
dans le rang. Des six mille soldats qui la composaient au passage du
Niémen, il survivait environ 3,500 hommes. Les autres avaient péri
par la fatigue ou le froid, très-peu par le feu. Presque aucun ne
s'était débandé. La jeune garde décimée par le feu et la fatigue,
quelque peu aussi par la désertion du drapeau, comptait encore 2
mille hommes, la division Claparède 1500. Ceux-ci étaient le dernier
débris des vieux régiments de la Vistule. Il y avait encore parmi
la cavalerie de cette même garde quelques centaines de cavaliers
montés. Les cavaliers démontés suivaient le corps en assez bon ordre.
Les troupes du maréchal Davout pouvaient seules présenter un tel
effectif.

[Note en marge: Napoléon fait brûler la plus grande partie des
voitures de bagages.]

Napoléon frappé des inconvénients des longues files de bagages,
décida qu'on brûlerait les voitures qui ne contiendraient pas des
blessés ou des familles fugitives, et qui n'appartiendraient ni à
l'artillerie ni au génie. Il n'en permit qu'une pour lui et Murat,
une pour chacun des maréchaux commandants de corps, et fit brûler
impitoyablement toutes les autres. Dans son zèle pour la conservation
de l'artillerie, il voulut, malgré les sages représentations du
général Éblé, qu'on détruisît les deux équipages de pont, consistant
en bateaux transportés sur voitures. Ces équipages avaient été
laissés à Orscha lors du départ pour Moscou, et avaient un attelage
de 5 à 600 chevaux, forts et reposés. Le général Éblé pensait qu'avec
quinze de ces bateaux seulement on aurait de quoi jeter un pont
qui pourrait être bien utile dans certains moments, et n'exigerait
pour le traîner que le tiers des chevaux disponibles. Mais Napoléon
ordonna la destruction de tous ces bateaux, et ne concéda aux
instances du général Éblé que le transport du matériel nécessaire à
un pont de chevalets. La correspondance militaire de Napoléon et une
quantité de papiers précieux furent détruits en cette occasion.

[Note en marge: Après un essai infructueux de distributions
régulières, on est obligé d'ouvrir indistinctement à tout le monde
les magasins d'Orscha.]

Ces efforts pour rendre quelque ensemble à l'armée furent inutiles
cette fois comme la précédente. Les soldats, ayant encore en
perspective une longue route à parcourir, de grandes souffrances à
endurer, n'étaient pas disposés à changer de moeurs. Il eût fallu
un repos prolongé, la sécurité, l'abondance, le voisinage de corps
sains, pour les forcer à rentrer sous le joug de la discipline. La
défense de faire des distributions à d'autres qu'à ceux qui étaient
au drapeau tint à peine quelques heures. Après un moment de rigueur
aucun magasin ne demeura fermé à la faim, car en agissant autrement
on eût provoqué le pillage. D'ailleurs l'ennemi approchant, le feu
devait dévorer ce qu'on aurait laissé, et, plutôt que de le détruire,
il valait mieux le donner à des Français que la souffrance seule
avait arrachés à l'observation de leurs devoirs.

[Note en marge: L'armée cependant gagne quelque chose au séjour
d'Orscha.]

Les quarante-huit heures passées à Orscha ne servirent donc qu'à
faire reposer et à nourrir quelque peu les hommes et les chevaux, ce
qui du reste n'était pas indifférent, à mieux atteler l'artillerie
dont on conserva encore une centaine de pièces bien approvisionnées,
et enfin à reprendre haleine avant de recommencer cette affreuse
retraite. Mais la discipline n'y gagna rien. La dissolution de
l'armée était une de ces maladies qui ne peuvent s'arrêter qu'avec la
mort même du corps qui en est atteint.

[Note en marge: Nouvelles alarmantes reçues d'Orscha.]

[Note en marge: Le prince de Schwarzenberg s'est laissé devancer par
l'amiral Tchitchakoff sur la haute Bérézina.]

[Note en marge: Les généraux polonais Dombrowski et Bronikowski,
après avoir perdu Minsk, se sont réfugiés à Borisow.]

À Orscha, des nouvelles plus désolantes que toutes celles qu'il
avait déjà reçues, vinrent assaillir Napoléon. Décidément le prince
de Schwarzenberg avait été devancé par l'amiral Tchitchakoff sur la
haute Bérézina. Ce prince, combattu entre la crainte de laisser sur
ses derrières Sacken libre de marcher à Varsovie, et la crainte de
laisser Tchitchakoff libre de se porter sur la haute Bérézina, avait
perdu plusieurs jours à se décider, et pendant ce temps Tchitchakoff
avait marché par Slonim sur Minsk. Il y avait pour défendre Minsk le
général Bronikowski, avec un bataillon français, quelque cavalerie
française, et l'un des nouveaux régiments lithuaniens, plus la
belle division polonaise Dombrowski, demeurée en arrière pour garder
le Dniéper. Le général Dombrowski, obligé de se partager en divers
détachements, et ayant d'ailleurs du duc de Bellune l'ordre d'être
toujours prêt à se concentrer sur Mohilew, n'avait pas voulu se
joindre au général Bronikowski pour défendre Minsk, ce qui avait
réduit les forces de celui-ci à 3 mille hommes environ. Le général
Bronikowski, après avoir perdu un détachement de 2 mille hommes hors
de la place, en partie par la faute du nouveau régiment lithuanien
qui avait jeté ses armes, avait été contraint d'évacuer Minsk.
C'était à largement approvisionner cette ville que tous les efforts
de M. de Bassano avaient été consacrés. On y perdait donc l'un des
principaux points de la route de Wilna, et de quoi nourrir l'armée
pendant plus d'un mois. Réunis maintenant, mais trop tard, les
généraux Bronikowski et Dombrowski s'étaient portés à Borisow sur
la haute Bérézina. Mais disposant de 4 ou 5 mille hommes au plus,
grâce aux pertes de l'un, et aux détachements laissés par l'autre
à Mohilew, il n'était pas sûr qu'ils pussent défendre le pont de
Borisow; et si ce pont sur la Bérézina tombait dans les mains de
Tchitchakoff, le chemin était entièrement fermé à la grande armée,
à moins qu'elle ne remontât jusqu'aux sources de la Bérézina. Dans
ce cas même elle était exposée à rencontrer Wittgenstein, plus
redoutable encore que Tchitchakoff, d'après les nouvelles que
le général Dode de la Brunerie venait d'apporter. Ces nouvelles
n'étaient pas moins tristes que les précédentes.

[Note en marge: Nouvelles tout aussi tristes des maréchaux Oudinot et
Victor.]

[Note en marge: Ces deux maréchaux n'ont pu vaincre Wittgenstein.]

Napoléon avait compté que les maréchaux Oudinot et Victor, qu'il
supposait forts de 40 mille hommes, pousseraient devant eux
Wittgenstein et Steinghel, les rejetteraient au delà de la Dwina,
et lui ramèneraient ensuite sur la Bérézina ces 40 mille hommes
victorieux, comme Schwarzenberg et Reynier devaient y amener de
leur côté les 40 mille dont ils disposaient, après avoir battu
Tchitchakoff. On eût ainsi réuni 80 mille hommes, avec lesquels on
aurait pu frapper un grand coup sur les Russes avant la fin de la
campagne. Mais tout avait été illusion du côté de la Dwina comme du
côté du Dniéper. D'abord après la seconde bataille de Polotsk, qui
avait entraîné l'évacuation de cette place importante, le général
bavarois de Wrède s'était laissé séparer du 2e corps, et était resté
avec ses cinq ou six mille Bavarois vers Gloubokoé. Le 2e corps, dont
le maréchal Oudinot avait repris le commandement, s'était trouvé
réduit à 10 mille hommes exténués. Le duc de Bellune, avec les
trois divisions du 9e corps, affaibli par les marches qu'il avait
faites, en conservait à peine 22 ou 23 mille. Les deux maréchaux
ne comptaient donc ensemble que 32 ou 33 mille hommes. Opposés à
Wittgenstein et à Steinghel, qui n'en avaient plus que quarante
mille depuis les derniers combats, ils auraient pu les battre. Mais
Wittgenstein avait pris position derrière l'Oula, qui forme comme
nous l'avons dit la jonction de la Dwina avec le Dniéper, par le
canal de Lepel et la Bérézina. Les deux maréchaux avaient essayé
d'attaquer Wittgenstein dans une forte position près de Smoliantzy,
avaient perdu 2 mille hommes sans réussir à le déloger, ce qui les
réduisait à 30 mille hommes au plus, et n'avaient rien osé tenter de
décisif, craignant de compromettre un corps qui était la dernière
ressource de Napoléon. Peut-être avec plus d'accord et plus de
décision, il leur eût été possible d'entreprendre davantage, mais
leur situation était difficile, et leur perplexité bien naturelle.
Sur les instances du général Dode, ils s'étaient réunis après un
moment de séparation, afin d'agir ensemble, et ils attendaient
à Czéréia, à deux marches sur la droite de la route que suivait
Napoléon, ses intentions définitives. Ce sont ces intentions que le
général Dode venait chercher à connaître, après lui avoir exposé fort
exactement ce qui s'était passé du côté de la Dwina[40].

[Note 40: La part que le général Dode eut à ces événements, les
scènes dont il fut témoin, ont été rapportées de la manière la plus
différente, et toujours la plus inexacte, ce qui s'explique parce
que jamais il n'avait donné de communications précises sur ce point
important d'histoire. Cet homme respectable et véridique, l'un des
plus éclairés et des meilleurs de notre temps, exécuteur, de moitié
avec le maréchal Vaillant, du beau monument élevé à la défense de la
France dans les fortifications de Paris, voulut bien en 1849, quelque
temps avant sa mort, écrire une relation détaillée de tout ce qu'il
avait vu à l'époque du passage de la Bérézina, et me l'adresser. Le
général Corbineau avait bien voulu en faire autant quelques années
auparavant, et c'est dans leurs récits, signés de leur main, et
dignes de toute croyance, que j'ai puisé la plupart des faits qu'on
va lire. Quant au passage même de la Bérézina, c'est également dans
une narration précieuse du général Chapelle et du colonel Chapuis,
l'un chef d'état-major du général Éblé, l'autre commandant des
pontonniers, tous deux témoins oculaires et acteurs principaux, que
j'ai trouvé en partie les éléments de mon récit. Je me suis servi en
outre d'une foule de relations manuscrites qui m'ont été fournies par
des témoins oculaires sérieux et dignes de foi. Je puis donc affirmer
la parfaite exactitude des détails extraordinaires qu'on va lire.]

[Note en marge: Situation de Napoléon si la Bérézina est occupée par
les généraux Wittgenstein et Tchitchakoff.]

Si on se rappelle les lieux précédemment décrits, on comprendra
aisément quelle était en ce moment la situation de Napoléon. Pour
marcher sur Moscou, il avait passé par l'espace ouvert que laissent
entre eux la Dwina et le Dniéper, entre Witebsk et Smolensk. En
partant, il avait la Dwina à sa gauche, le Dniéper à sa droite; au
contraire en revenant, il avait le Dniéper à sa gauche, la Dwina à
sa droite, et venait de franchir l'ouverture de Smolensk à Witebsk,
puisqu'il était à Orscha. Mais au delà, la Dwina et le Dniéper se
trouvaient en quelque sorte réunis secondairement par une ligne d'eau
continue, tantôt canal, tantôt rivière, consistant dans l'Oula qui
est un affluent de la Dwina, dans le canal de Lepel qui joint l'Oula
avec la Bérézina, et enfin dans la Bérézina elle-même, qui rejoint
le Dniéper au-dessous de Rogaczew. Il fallait donc forcer cette
seconde ligne. Sur sa gauche, autrefois sa droite, Napoléon voyait
Tchitchakoff maître de Minsk et des vastes magasins de cette ville,
prêt à s'emparer du pont de Borisow sur la haute Bérézina. Sur sa
droite, autrefois sa gauche, il voyait Wittgenstein et Steinghel
prêts à profiter de la première fausse manoeuvre des maréchaux
Oudinot et Victor, pour gagner en suivant l'Oula la haute Bérézina,
et donner la main à Tchitchakoff. Enfin il avait sur ses derrières
Kutusof avec la grande armée russe. Il y avait là beaucoup de chances
de périr, et bien peu de se sauver. Cependant au milieu de toutes
ses peines, Napoléon eut une consolation, ce fut d'apprendre que les
corps d'Oudinot et de Victor, quoique très-affaiblis par le feu, la
marche et le froid, comptaient encore 23 mille hommes, animés du
meilleur esprit, ayant conservé toute leur discipline, et pouvant
avec ce qui lui restait de soldats armés, mettre dans ses mains
une force de cinquante mille hommes, laquelle habilement dirigée
serait une sorte de marteau d'armes, dont il saurait bien frapper
tour à tour ceux qui oseraient l'aborder de trop près. Il fallait
à la vérité s'en servir avec dextérité, et à cet égard on pouvait
s'en fier à lui, car personne ne l'égalait dans l'art de manoeuvrer
concentriquement entre des ennemis séparés les uns des autres, et il
avait après un moment de confusion et d'abattement retrouvé toute
l'énergie de ses puissantes facultés.

[Note en marge: Fermeté de Napoléon, et ordres qu'il envoie par le
général Dode aux maréchaux Victor et Oudinot.]

Malgré l'horreur de cette situation, il se flatta encore de sortir
d'embarras par un dernier, et peut-être par un éclatant triomphe. Il
ordonna au général Dode, sans critiquer ce qui avait été fait, de se
rendre auprès des deux maréchaux, de prescrire au maréchal Oudinot
de se porter sur-le-champ par un mouvement transversal de droite à
gauche, de Czéréia à Borisow, afin d'y soutenir les Polonais et de
les aider à conserver le pont de la Bérézina; au maréchal Victor de
rester sur la droite, en face de Wittgenstein et de Steinghel, de les
contenir en leur faisant craindre une manoeuvre de la grande armée
contre eux, et de lui donner ainsi le temps d'atteindre la Bérézina.
Si ces instructions, comme on devait le penser, étaient bien suivies,
Tchitchakoff étant éloigné de Borisow par Oudinot, et Wittgenstein
étant contenu par Victor, on pouvait arriver à temps sur la Bérézina,
la passer en ralliant Victor et Oudinot, reprendre Minsk et ses
magasins dont Tchitchakoff n'avait pu consommer qu'une bien petite
partie, rallier Schwarzenberg, se trouver ainsi avec 90 mille hommes
dans la main, en mesure d'accabler une ou deux des trois armées
russes, et terminer par un triomphe une campagne brillante jusqu'à
Moscou, calamiteuse depuis Malo-Jaroslawetz, mais destinée peut-être
à redevenir brillante, même triomphale en finissant. Quoique devenu
méfiant envers la fortune, Napoléon ne désespéra pas de se relever au
dernier moment, et en renvoyant le général Dode, laissa voir un rayon
de satisfaction sur son visage. Il se mit immédiatement en marche
d'Orscha sur Borisow.

[Note en marge: Relâchement de température en quittant Orscha;
difficultés qui en résultent pour la marche de l'armée.]

Le 20 novembre, il s'était porté d'Orscha sur le château de Baranoui.
Il vint le 21 à Kokanow, et le 22 se mit en marche pour Bobr. Le
temps, quoique très-froid encore, s'était tout à coup relâché de son
extrême rigueur. Mais on ne s'en trouvait pas mieux. Les superbes
bouleaux qui bordaient la route laissaient s'écouler en gouttes de
pluie la neige et la glace dont ils étaient couverts, et les soldats
marchaient dans la boue exposés à une humidité qui rendait le froid
plus pénétrant. Quant aux voitures d'artillerie, elles avaient la
plus grande peine à rouler au milieu de cette fange à demi glacée.
Ainsi malgré les inconvénients d'une température rigoureuse, mieux
eût valu un terrain solide, des rivières gelées, maintenant surtout
que le premier intérêt était d'aller vite. Mais on n'en était plus
à compter avec le malheur, et on semblait marcher sous ses coups
comme on marche sous la mitraille devant un ennemi qu'on est résolu à
braver.

[Note en marge: Napoléon apprend à Toloczin que les Russes ont enlevé
aux Polonais le pont de Borisow, seul pont qui restât pour passer la
Bérézina.]

[Note en marge: Immensité du danger, et situation presque désespérée.]

Arrivé le 22 au milieu du jour à Toloczin, Napoléon reçut une
dépêche de Borisow, qui lui apprenait la plus cruelle de toutes les
nouvelles, c'est que les généraux Bronikowski et Dombrowski, après
avoir défendu d'une manière opiniâtre la tête de pont de Borisow sur
la Bérézina, après avoir repoussé plusieurs assauts, perdu 2 à 3
mille hommes, causé à l'ennemi une perte au moins égale, blessé ou
tué des officiers de la plus grande distinction, notamment le général
russe Lambert, avaient été obligés de se retirer en arrière de la
ville de Borisow, et d'abandonner le pont de la Bérézina. Ils étaient
sur la grande route qu'on suivait, à une marche et demie en avant.
On n'était plus en effet qu'à quelques lieues de l'ennemi qui nous
barrait le passage de la Bérézina, et on était privé du seul pont
sur lequel on pût franchir cette rivière. Comment en jeter un, avec
le peu de moyens dont on disposait, surtout avec aussi peu de temps,
ayant à gauche Tchitchakoff victorieux, qui pouvait venir détruire
tous nos travaux de passage; à droite Wittgenstein, qui ne manquerait
pas de nous prendre en flanc pendant que nous essayerions de passer,
et par derrière enfin Kutusof, qui, d'après toutes les probabilités,
devait nous assaillir en queue tandis que les autres généraux russes
nous attaqueraient de front ou par côté! Jamais on ne s'était trouvé
dans une position plus affreuse, surtout si on compare cette position
au degré de fortune duquel on était tombé depuis le passage du Niémen
à Kowno, au mois de juin précédent. Quelle chute épouvantable en cinq
mois!

[Note en marge: Entretien de Napoléon avec le général Dode.]

[Note en marge: Sur quel point faut-il essayer de passer la Bérézina?]

Napoléon, en recevant cette dépêche, descendit de cheval, la lut
avec une émotion dont il ne laissa rien percer, fit quelques pas
vers un feu de bivouac qu'on venait d'allumer sur la grande route,
et apercevant le général Dode qui était de retour de sa mission
auprès des maréchaux Oudinot et Victor, il lui ordonna d'approcher.
À peine le général fut-il près de lui, que Napoléon le regardant
avec des yeux dont l'expression était sans égale, lui adressa ces
simples mots: _Ils y sont_... ce qui se rapportait aux entretiens
antérieurs du général avec l'Empereur, et voulait dire: Les Russes
sont à Borisow.--Napoléon alors entra dans une chaumière, et étalant
sur une table de paysan la carte de Russie, se mit à discuter avec
le général Dode les moyens de sortir de cette situation presque
sans issue. Napoléon était affecté, mais non abattu. Quelquefois il
était attentif à la conversation, quelquefois il semblait absent,
écoutait sans entendre, regardait sans voir, puis revenait à son
interlocuteur et au sujet de l'entretien. Il laissa au général Dode,
doué d'un esprit ferme quoique modeste, l'initiative du parti à
proposer. Le général connaissait le cours de la Bérézina, qui est
bordée sur ses deux rives d'une zone de marécages de plusieurs mille
toises de largeur, et il soutint à l'Empereur qu'il fallait renoncer
à percer par Borisow même, parce que les Russes brûleraient le pont
de cette ville s'ils ne pouvaient le défendre, et au-dessous de
Borisow, parce que le pays en descendant la Bérézina était toujours
plus boisé et plus marécageux. Ce n'étaient pas seulement les ponts
sur les eaux courantes qu'on trouverait coupés, mais les ponts sur
les marais, beaucoup plus longs et plus difficiles à franchir. Au
contraire, en remontant la Bérézina vers son point de jonction avec
l'Oula, dans les environs de Lepel, on arriverait à des endroits
où cette rivière coulait sur des sables, dans un lit peu profond,
et on la franchirait avec de l'eau jusqu'à la ceinture. Le général
Dode affirmait que jamais le 2e corps, auquel il était attaché, n'en
avait été embarrassé dans ses nombreux mouvements. Il proposa donc à
l'Empereur d'appuyer à droite, de rallier en remontant la Bérézina
Victor et Oudinot, de passer sur le corps de Wittgenstein, et ce
détour terminé, de rentrer à Wilna par la route de Gloubokoé.

[Note en marge: Souvenir de Pultawa.]

[Note en marge: Entretien avec le général Jomini.]

Napoléon, malgré ce qu'on lui disait, n'avait pas encore pu
détacher son esprit de la route de Minsk, la plus belle, la mieux
approvisionnée, sur laquelle il était certain de rallier, outre
Victor et Oudinot qui étaient déjà presque réunis à lui, le prince
de Schwarzenberg et Reynier, et pouvait se ménager une concentration
de forces de 90,000 soldats armés. Il adressait deux objections à
la proposition du général Dode: premièrement la longueur du détour
qui l'éloignait de Wilna, et l'exposait à y être prévenu par les
Russes, et secondement la rencontre probable dans cette direction
de Wittgenstein et de Steinghel, que Victor et Oudinot n'avaient pu
vaincre à eux deux. Le général Dode répondait que probablement on
éviterait les deux généraux russes, que d'ailleurs ils n'auraient pas
vers les sources de la Bérézina un terrain aussi facile à défendre
que sur les bords de l'Oula, et n'oseraient pas tenir lorsqu'ils
verraient Napoléon réuni aux maréchaux Victor et Oudinot. Du
reste, tout en discutant, Napoléon, qui n'avait pas besoin qu'on
lui répondît, car il s'était fait d'avance à lui-même toutes les
réponses que le sujet comportait, examinait la carte étalée devant
lui, sans presque écouter les paroles du général Dode, suivait du
doigt la Bérézina, puis le Dniéper, et, ayant rencontré des yeux
Pultawa, s'écria tout à coup: Pultawa! Pultawa!--puis laissant
là cette carte, et parcourant la chétive pièce où avait lieu cet
entretien, se mit à répéter: Pultawa! Pultawa!... sans regarder son
interlocuteur, sans même faire attention à lui. Le général Dode,
saisi de ce spectacle extraordinaire, se taisait, et contemplait avec
un mélange de douleur et de surprise le nouveau Charles XII, cent
fois plus grand que l'ancien, mais, hélas! cent fois plus malheureux
aussi, et en ce moment reconnaissant enfin sa vraie destinée. À ce
point de l'entretien arrivèrent Murat, le prince Eugène, Berthier,
et le général Jomini qui, ayant été gouverneur de la province
pendant la campagne, avait fait comme le général Dode une étude
attentive des lieux, et était fort capable de donner un avis. Le
général Dode, par modestie, crut devoir se retirer, et sortit sans
que Napoléon, toujours distrait, s'en aperçût. En voyant le général
Jomini, Napoléon lui dit: Quand on n'a jamais eu de revers, on doit
les avoir grands comme sa fortune...--Puis il provoqua l'opinion du
général. Celui-ci, partageant en un point l'avis du général Dode,
jugeait impossible de traverser la Bérézina au-dessous de Borisow,
mais trouvait bien long, bien fatigant, pour une armée déjà épuisée,
de remonter la Bérézina afin d'aller franchir cette rivière vers
ses sources. Il pensait, d'après les rapports du pays, qu'il était
possible de passer droit devant soi, un peu au-dessus de Borisow,
et dès lors de rejoindre la route de Smorgoni, la plus courte pour
aller à Wilna, et la moins dévastée par les armées belligérantes.
L'événement prouva bientôt que cet avis était fort sage. Napoléon,
sans le combattre, car il écoutait à peine, parut se reporter
tout à coup au temps de ses plus brillantes opérations, et, se
plaignant de tout le monde, marchant et parlant avec une animation
extraordinaire, se mit à dire que si tous les coeurs n'étaient pas
abattus (et en prononçant ces paroles il semblait regarder ses
principaux lieutenants présents autour de lui), il aurait une bien
belle manoeuvre à exécuter, ce serait de remonter vers la haute
Bérézina, comme le lui conseillait le général Dode, et au lieu d'y
chercher seulement un passage, de se jeter sur Wittgenstein, de
l'enlever, de le faire prisonnier. Il ajoutait que si, en rentrant en
Pologne après de grands malheurs, il emmenait cependant avec lui une
armée russe prisonnière, l'Europe reconnaîtrait Napoléon, la grande
armée et la fortune de l'Empire! Son imagination s'exaltant à mesure
qu'il parlait, il embellissait de mille détails qui la rendaient
vraisemblable cette supposition avec laquelle il consolait sa
détresse actuelle. Le général Jomini se contenta de lui répondre que
ce beau mouvement serait exécutable sans doute, mais en Italie, en
Allemagne, dans des pays où l'on rencontrait partout de quoi vivre,
et avec une armée saine et vigoureuse, que de longues privations
n'auraient pas entièrement épuisée. Il eût pu ajouter, mais ce
n'était pas le moment, que celui qui trouve les caractères énervés,
les a le plus souvent énervés lui-même en abusant de leur dévouement,
et ressemble à l'imprudent cavalier qui a tué de fatigue le cheval
destiné à le porter!

[Note en marge: Napoléon choisit avec une incomparable sûreté de coup
d'oeil le point où il faut passer la Bérézina.]

[Note en marge: Il se décide à la passer un peu au-dessus de Borisow.]

Napoléon ne tint pas plus compte des observations qu'on lui fit, que
des rêves brillants auxquels il venait de se livrer, et qui n'étaient
que les préliminaires à travers lesquels son puissant esprit allait
arriver à sa véritable détermination. Son parti, en effet, était pris
avec ce tact, avec ce discernement qui étaient infaillibles, quand de
tristes entraînements ne l'égaraient pas, et le danger était assez
grand, assurément, pour se garder de toute erreur. Passer à gauche,
au-dessous de Borisow, lui semblait impossible après avoir entendu
le général Dode. Passer à droite et au-dessus, était trop long,
l'exposait à être prévenu sur Wilna, et il partageait en ce point
l'avis du général Jomini. Percer droit devant lui pour aller par le
plus court chemin sur Wilna, de manière à devancer tous ceux qui le
menaçaient en flanc et par derrière, était le meilleur, le plus sage
de tous les plans, quoique le plus modeste. Mais la difficulté était
immense, puisqu'il fallait, ou reprendre le pont de Borisow sur les
Russes, ou en jeter un dans les environs, malgré tous les ennemis qui
nous serraient de près, deux succès bien peu vraisemblables, à moins
d'un dernier coup de fortune égal à ceux que Napoléon avait eus dans
ses plus beaux jours. Il n'en désespéra pas, et résolut de se porter
droit sur la Bérézina, de pousser vivement Oudinot sur Borisow afin
de reprendre ce point, et s'il n'y parvenait pas, de chercher un
passage dans les environs.

Il adressa les instructions convenables à Oudinot, qui arrivait
précisément sur notre droite, et il se porta lui-même à Bobr pour
veiller de sa personne à l'exécution de ses volontés. L'intérêt de
n'être pas pris lui et toute son armée lui avait rendu l'ardente
activité de ses premiers temps, et il cessait d'être empereur pour
devenir général. Retrouverait-il avec ses qualités sa bonne fortune?
Ce n'était pas certain, mais c'était possible.

[Note en marge: Miraculeuse arrivée du général Corbineau.]

[Note en marge: Ce brave général, poursuivi par une nuée de Cosaques,
tandis qu'il cherche à rejoindre le 2e corps, découvre un point de
passage sur la Bérézina.]

Il semble, en effet, qu'en ce moment la fortune lasse de tant
de rigueurs, lui accordait enfin un miracle pour le sauver des
dernières humiliations. On a vu que le maréchal Saint-Cyr, après
l'évacuation de Polotsk, avait détaché du 2e corps le général de
Wrède pour l'opposer à Steinghel, et que ce général bavarois, par
goût ou par circonstance, s'était laissé isoler du 2e corps, et
confiner dans les environs de Gloubokoé. Il avait conservé avec
lui la division de cavalerie légère du général Corbineau, composée
des 7e et 20e de chasseurs, et du 8e de lanciers, division que le
2e corps regrettait beaucoup et réclamait avec instance. Parti de
Gloubokoé le 16 novembre pour se réunir au 2e corps, le général
Corbineau était venu successivement à Dolghinow, à Pletchenitzy, à
Zembin, tout près de Borisow, et était tombé au milieu des partis
ennemis que l'amiral Tchitchakoff avait lancés en avant pour se
lier avec Wittgenstein sur la haute Bérézina. Au nombre de ces
partis se trouvait un corps de 3 mille Cosaques, sous l'aide de camp
Czernicheff, qu'Alexandre venait d'envoyer tour à tour à Kutusof,
à Tchitchakoff, à Wittgenstein, pour leur communiquer le fameux
plan d'agir sur les derrières de Napoléon, et les amener à marcher
d'accord. L'aide de camp Czernicheff, ayant quitté Tchitchakoff
qui était sur la droite de la Bérézina, remontait cette rivière,
et cherchait à la passer pour aller joindre Wittgenstein sur la
rive gauche, et amener un concert d'efforts contre Napoléon, qui
était aussi sur la rive gauche. Chemin faisant il avait eu la bonne
fortune de délivrer le général Wintzingerode, envoyé en France comme
prisonnier, et, par un hasard moins heureux pour lui, avait heurté
en passant le général Corbineau. Celui-ci, qui sous les apparences
les plus simples réunissait à beaucoup de finesse un grand courage,
n'avait pas perdu la tête, quoiqu'il n'eût que 700 chevaux, s'était
débarrassé à coups de sabre de ses assaillants, et avait poussé
jusque près de Borisow, où les Russes étaient déjà entrés. Trouvant
les Russes devant lui à Borisow, les ayant laissés la veille sur
ses derrières, il n'avait vu qu'une manière de se tirer d'embarras,
c'était de traverser la Bérézina, et d'aller à la rencontre de la
grande armée, qui devait lui offrir un refuge assuré. Il ne se
doutait pas qu'en voulant se sauver, il la sauverait, et qu'elle
était tellement affaiblie en cavalerie que 700 chevaux seraient un
important secours à lui apporter. Il s'était donc mis à longer la
rive droite de la Bérézina au-dessus de Borisow, cherchant s'il
n'y aurait pas un gué praticable, lorsqu'il avait aperçu sortant de
l'eau un paysan polonais, qui venait de la franchir, et qui lui avait
indiqué, vis-à-vis du village de Studianka, à trois lieues au-dessus
de Borisow, un endroit où les chevaux pouvaient passer avec de l'eau
jusqu'aux reins. La Bérézina, noirâtre et fangeuse, charriait de
gros glaçons fort dangereux. Le général néanmoins avait formé sa
cavalerie en colonne serrée, était entré dans l'eau et avait passé la
rivière en perdant une vingtaine d'hommes entraînés par les glaçons.
Heureux d'avoir surmonté cet obstacle, il avait gagné au galop
Lochnitza, et enfin Bobr, où il avait rencontré le maréchal Oudinot
coupant transversalement la route de Smolensk à Bobr pour marcher sur
Borisow. Le général Corbineau avait fait son rapport à son maréchal,
et rejoint ensuite le 2e corps auquel il appartenait. Presque au même
moment le maréchal Oudinot, se jetant brusquement sur Borisow, y
avait surpris, enveloppé l'avant-garde du comte Pahlen, fait cinq à
six cents prisonniers, tué ou blessé un nombre égal d'hommes, enlevé
plusieurs centaines de voitures de bagages, pris la ville, et fondu
ensuite sur le pont, que les Russes, pressés de s'enfuir, avaient
brûlé, désespérant de le défendre. Borisow était donc aux mains du
2e corps, sans que notre position fût améliorée, puisque le pont de
la Bérézina était brûlé; mais la découverte inattendue du général
Corbineau faisait luire un rayon d'espérance, et le maréchal Oudinot
dépêcha le général à Bobr auprès de l'Empereur.

[Note en marge: D'après le rapport du général Corbineau, Napoléon se
décide à choisir le point de Studianka au-dessus de Borisow, pour y
jeter un pont.]

[Note en marge: Fausse démonstration ordonnée au-dessous de Borisow
pour tromper les Russes.]

Napoléon connaissait et aimait les frères Corbineau, dont l'aîné
avait été tué à côté de lui à Eylau. Il accueillit celui-ci comme
un envoyé du ciel, le questionna longuement, lui fit décrire
minutieusement les lieux, bien expliquer la possibilité de passer la
rivière à Studianka sur de simples ponts de chevalets, et résolut
sur-le-champ de l'essayer. Il renvoya sans différer le général
Corbineau à Oudinot, avec ordre de commencer tout de suite et
très-secrètement les préparatifs de passage à Studianka, au-dessus
de Borisow, mais en faisant des démonstrations très-apparentes
au-dessous de cette ville, de manière à tromper Tchitchakoff, et à
détourner son attention du véritable point où l'on voulait passer.
Ce n'était pas tout, en effet, que d'avoir miraculeusement trouvé un
point où, grâce au peu de profondeur de la Bérézina, des chevalets
suffiraient pour la franchir. Il fallait que le travail auquel on
allait se livrer restât assez longtemps inaperçu de l'ennemi pour
que l'on eût le moyen de porter sur l'autre rive des forces capables
d'arrêter les Russes de Tchitchakoff, et de les empêcher de s'opposer
au passage. Napoléon ordonna même à Oudinot de répandre dans l'armée
le bruit qu'on devait passer au-dessous de Borisow, afin d'y attirer
la foule des traînards et de rendre complète chez l'ennemi l'illusion
qui pouvait seule nous sauver.

Le général Corbineau quittant Napoléon le 23 novembre fort tard,
rejoignit en toute hâte le maréchal Oudinot, et celui-ci dès le
lendemain matin 24, se conformant aux ordres qu'il venait de
recevoir, fit les démonstrations prescrites au-dessous de Borisow,
puis profitant de la nuit et des bois qui bordaient la Bérézina,
envoya secrètement le général Corbineau avec ce qu'il avait de
pontonniers pour commencer les travaux de passage à Studianka.
C'était une grande et difficile opération, car il fallait trouver
des bois préparés, ou en préparer, les disposer, les fixer dans
l'eau, tout cela devant les avant-postes de Tchitchakoff, qui, après
la perte de Borisow, était resté sur l'autre rive, et avait des
vedettes jusque vis-à-vis de Studianka. Il y avait donc cent chances
d'insuccès contre une ou deux de réussite.

Pendant ce temps, Napoléon s'était transporté le 24 à Lochnitza, sur
la route de Borisow, se proposant d'arriver le lendemain 25 avec
la garde à Borisow même, pour confirmer les Russes dans la pensée
qu'il voulait passer au-dessous de cette ville, tandis qu'il était
résolu au contraire à passer au-dessus, c'est-à-dire à Studianka,
et à se rendre secrètement en ce dernier endroit au moyen d'un
chemin de traverse. Il avait expédié au maréchal Davout, qui depuis
la bataille de Krasnoé formait de nouveau l'arrière-garde, l'ordre
de hâter le pas, afin d'accélérer le passage de la Bérézina si on
parvenait à se procurer les moyens de la franchir, mais avant tout il
avait envoyé le général Éblé avec les pontonniers et leur matériel
directement à Studianka, pour exécuter la construction des ponts que
les pontonniers du 2e corps n'avaient pu que commencer.

[Note en marge: Le général Éblé chargé de jeter deux ponts à
Studianka.]

Le moment était venu où le respectable général Éblé allait couronner
sa carrière par un service immortel. Du matériel que Napoléon avait
fait détruire à Orscha, il avait sauvé six caissons renfermant des
outils, des clous, des crampons, tous les fers enfin nécessaires à
la construction des ponts de chevalets, et deux forges de campagne.
Ces diverses voitures étant bien attelées avaient la possibilité de
cheminer rapidement. Dans sa profonde prévoyance, le général Éblé
s'était réservé deux voitures de charbon, afin de pouvoir forger sur
place les pièces dont on manquerait. Il lui restait de son corps
quatre cents pontonniers éprouvés, sur lesquels il avait conservé un
empire absolu. Éblé et Larrey étaient les deux hommes de bien que
toute l'armée continuait à respecter et à écouter, même quand ils lui
demandaient des choses presque impossibles.

[Note en marge: Noble dévouement des pontonniers à la voix du général
Éblé.]

Le général Éblé partit donc le 24 au soir de Lochnitza pour Borisow
avec ses quatre cents hommes, suivi de l'habile général Chasseloup,
qui avait encore quelques sapeurs, mais sans aucun reste de
matériel, et qui était digne de s'associer à l'illustre chef de
nos pontonniers. On marcha toute la nuit, on atteignit Borisow le
25 à 5 heures du matin, on y laissa une compagnie pour faire les
trompeurs apprêts d'un passage au-dessous de cette ville, et on
s'engagea ensuite à travers les marécages et les bois pour remonter,
par un mouvement à droite, le bord de la rivière jusqu'à Studianka.
On n'arriva en cet endroit que dans l'après-midi du 25. Dans son
impatience, Napoléon aurait voulu que les ponts fussent établis le
25 au soir. C'était chose impossible, mais ils pouvaient l'être
le 26 en travaillant toute la nuit, ce qu'on était bien décidé à
faire, quoiqu'on eût marché les deux nuits et les deux journées
précédentes. Le général Éblé parla à ses hommes, leur dit que le
sort de l'armée était en leurs mains, leur communiqua ses nobles
sentiments, et en obtint la promesse du dévouement le plus absolu. Il
fallait, par un froid qui était tout à coup redevenu des plus vifs,
travailler dans l'eau toute la nuit et toute la journée du lendemain,
au milieu d'énormes glaçons, peut-être sous les boulets de l'ennemi,
sans une heure de repos, en prenant à-peine le temps d'avaler, au
lieu de pain, de viande et d'eau-de-vie, un peu de bouillie sans
sel. C'était à ce prix que l'armée pouvait être sauvée. Tous ces
pontonniers le promirent à leur général, et on va voir comment ils
tinrent parole.

[Note en marge: Nature du travail à exécuter.]

Les pontonniers que le maréchal Oudinot avait envoyés avaient déjà
préparé quelques chevalets, mais ils ne possédaient pas la même
expérience que ceux du général Éblé, et il fallut recommencer le
travail. Le général Éblé avait pour le seconder des officiers
dignes de s'associer à son oeuvre, notamment son chef d'état-major
Chapelle, et le colonel d'artillerie Chapuis. N'ayant ni le temps
d'abattre des bois ni celui de les débiter, on alla au malheureux
village de Studianka, on en démolit les maisons, on en retira les
bois qui semblaient propres à l'établissement d'un pont, on forgea
les fers nécessaires pour les lier, et avec les uns et les autres on
construisit une suite de chevalets. À la pointe du jour du 26, on fut
prêt à plonger ces chevalets dans l'eau de la Bérézina.

[Note en marge: Anxiété de tous ceux qui entourent Napoléon, car il
s'agit de savoir s'il sera prisonnier des Russes.]

[Note en marge: On apprend avec joie que l'amiral Tchitchakoff n'est
pas encore à Studianka.]

Napoléon, après s'être porté de Lochnitza à Borisow, et avoir
couché au château de Staroï-Borisow (voir les cartes n{os} 55 et
57), était accouru au galop à Studianka dès le 26 au matin, pour
assister à l'établissement des ponts. Arrivé avec ses lieutenants,
Murat, Berthier, Eugène, Caulaincourt, Duroc, qui tous avaient
l'expression de la plus profonde anxiété sur leur visage, car en
ce moment il s'agissait de savoir si le maître du monde serait le
lendemain prisonnier des Russes, il regardait travailler, et n'osait
presser des hommes qui, à la voix de leur respectable général,
déployaient tout ce qu'ils avaient de force et d'intelligence. Ce
n'était pas tout que de plonger hardiment dans cette eau glaciale
pour y fixer les chevalets, il fallait encore achever ce difficile
ouvrage malgré l'ennemi, dont on apercevait les vedettes sur la rive
opposée. Était-il là seulement avec quelques Cosaques ou avec tout un
corps de troupes? Aurait-on quelques coureurs à écarter ou une armée
entière à combattre au moment du passage? Telle était la question
qu'il importait d'éclaircir. Le maréchal Oudinot avait un aide de
camp aussi adroit qu'intelligent, doué en outre du plus rare courage.
Cet aide de camp, qui était le chef d'escadron Jacqueminot, suivi de
quelques cavaliers portant en croupe un voltigeur, s'élança à cheval
dans la Bérézina. La traversant tantôt à gué, tantôt à la nage, il
atteignit l'autre rive hérissée de glaçons qui rendaient l'abordage
très-difficile. Il surmonta ces difficultés, fondit sur un petit bois
occupé par quelques Cosaques, et s'en empara. On n'apercevait qu'un
très-petit nombre d'ennemis, et le chef d'escadron Jacqueminot vint
porter à Napoléon cette bonne nouvelle. Il aurait fallu cependant un
prisonnier pour se renseigner plus exactement sur ce qu'on avait à
craindre ou à espérer. Le brave Jacqueminot repassa la Bérézina, prit
avec lui quelques cavaliers déterminés, se jeta sur un poste russe
qui se chauffait autour d'un grand feu, enleva un sous-officier, et
le ramena dans le petit bois où il avait établi son détachement. Puis
le forçant à monter en croupe avec lui, et traversant de nouveau
la Bérézina, il l'amena aux pieds de Napoléon. On interrogea le
prisonnier, et on apprit avec une satisfaction facile à comprendre
que Tchitchakoff était avec le gros de ses forces devant Borisow,
tout occupé du prétendu passage des Français au-dessous de cette
ville, et qu'à Studianka il n'y avait qu'un détachement de troupes
légères.

[Note en marge: Le général Corbineau jeté sur la rive droite de la
Bérézina pour écarter les Cosaques.]

Il fallait se hâter de profiter de ces heureuses conjonctures. Mais
les ponts n'étaient pas prêts. Le brave Corbineau avec sa brigade
de cavalerie prenant en croupe un certain nombre de voltigeurs
s'engagea dans la Bérézina, la traversa, comme il avait déjà fait,
ces cavaliers ayant pied quelquefois, quelquefois portés par leurs
chevaux à la nage, et quelquefois aussi emportés par le torrent. Le
lit de la rivière franchi, il surmonta les difficultés que présentait
le bord hérissé de glaçons, et vint s'établir en force dans le bois
qui devait nous servir d'appui. Il manquait d'artillerie, Napoléon y
suppléa en disposant sur la rive gauche une quarantaine de bouches
à feu, qui devaient tirer d'une rive à l'autre par-dessus la tête
de nos hommes, au risque de les atteindre. Mais dans la situation
où l'on se trouvait on n'en était pas à compter les inconvénients.
Cette première opération terminée, on pouvait se flatter de rester
maître de la rive droite jusqu'à ce que les ponts étant achevés,
l'armée pût déboucher tout entière. L'étoile de Napoléon semblait
reluire, et ses officiers groupés autour de lui la saluèrent avec un
sentiment de joie qu'ils n'avaient pas éprouvé depuis longtemps.

[Note en marge: Construction de deux ponts, un pour les piétons, un
pour les voitures.]

[Note en marge: Le corps d'Oudinot heureusement transporté sur
l'autre côté de la Bérézina.]

[Note en marge: Gravité du danger qui reste encore à surmonter.]

Tout dépendait maintenant de l'établissement des ponts. Le projet
était d'en jeter deux à cent toises de distance, l'un à gauche pour
les voitures, l'autre à droite pour les piétons et les cavaliers.
Cent pontonniers étaient entrés dans l'eau, et s'aidant de petits
radeaux qu'on avait construits pour cet usage, avaient commencé à
fixer les chevalets. L'eau gelait, et il se formait autour de leurs
épaules, de leurs bras, de leurs jambes, des glaçons qui s'attachant
aux chairs, causaient de vives douleurs. Ils souffraient sans se
plaindre, sans paraître même affectés, tant leur ardeur était grande.
La rivière n'avait en cet endroit qu'une cinquantaine de toises de
largeur, et avec vingt-trois chevalets pour chaque pont on réunit
les deux bords. Afin de pouvoir transporter plus tôt des troupes
sur l'autre rive, on concentra tous ses efforts sur le pont de
droite, celui qui était destiné aux piétons et aux cavaliers, et à
une heure de l'après-midi il fut praticable. Napoléon avait amené à
Studianka le corps du maréchal Oudinot, et avait remplacé celui-ci à
Borisow par les troupes qui suivaient. Il fit immédiatement passer
sur la rive droite les divisions Legrand et Maison, les cuirassiers
de Doumerc, composant le 2e corps, et y joignit les restes de la
division Dombrowski, le tout montant à 9 mille hommes environ. On fit
rouler avec beaucoup de précaution deux bouches à feu sur le pont
des piétons, et armé de ces moyens Oudinot, se rabattant brusquement
à gauche, fondit sur quelques troupes d'infanterie légère que le
général Tchaplitz, commandant l'avant-garde de Tchitchakoff, avait
portées sur ce point. Le combat fut vif, mais court. On tua deux
cents hommes à l'ennemi, et on put s'établir dans une bonne position,
de manière à couvrir le passage. On avait le temps, en employant
bien la fin de cette journée du 26 et la nuit suivante, de faire
passer assez de troupes pour tenir tête à l'amiral Tchitchakoff.
Il est vrai qu'il fallait au moins deux jours pour que l'armée
parvenue tout entière à Studianka eût franchi les deux ponts, et en
deux jours Tchitchakoff pouvait se concentrer devant le point de
passage pour nous empêcher de déboucher sur la rive droite. De son
côté Wittgenstein, qui était comme nous sur la rive gauche, pouvait
culbuter Victor, et se jeter dans notre flanc droit, pendant que
Kutusof viendrait assaillir nos derrières. Dans ce cas la confusion
devait être épouvantable, et il était à craindre que la tentative de
passage ne se convertît en un désastre. Pourtant une moitié de nos
dangers était heureusement surmontée, et il était permis d'espérer
qu'on surmonterait l'autre moitié.

[Note en marge: Achèvement des deux ponts.]

[Note en marge: Première rupture du pont des voitures.]

À quatre heures de l'après-midi le second pont fut terminé, et
Napoléon s'employa de sa personne à faire défiler sur la rive droite
tous ceux qui arrivaient. Quant à lui, il voulut demeurer sur la
rive gauche, pour ne passer que des derniers. Le général Éblé, sans
prendre lui-même un moment de repos, fit coucher sur la paille une
moitié de ses pontonniers, afin qu'ils pussent se relever les uns les
autres dans la pénible tâche de garder les ponts, d'en exercer la
police, et de les réparer s'il survenait des accidents. Dans cette
journée, on fit passer la garde à pied, et ce qui restait de la garde
à cheval. On commença ensuite le défilé des voitures de l'artillerie.
Par malheur le pont de gauche destiné aux voitures chancelait sous
le poids énorme des charrois qui se succédaient sans interruption.
Pressé comme on était, on n'avait pas eu le temps d'équarrir les bois
formant le tablier du pont. On s'était servi de simples rondins, qui
présentaient une surface inégale, et pour adoucir les ressauts des
voitures, on avait mis dans les creux de la mousse, du chanvre, du
chaume, tout ce qu'on avait pu arracher du village de Studianka. Mais
les chevaux enlevaient avec leurs pieds cette espèce de litière, et
les ressauts étant redevenus très-rudes, les chevalets qui portaient
sur les fonds les moins solides avaient fléchi, le tablier avait
formé dès lors des ondulations, et à huit heures du soir trois
chevalets s'étaient abîmés avec les voitures qu'ils portaient dans le
lit de la Bérézina.

[Note en marge: Première réparation de l'accident survenu au pont des
voitures.]

On fut obligé de remettre à l'ouvrage nos héroïques pontonniers, et
de les faire rentrer dans l'eau, qui était si froide qu'à chaque
instant la glace brisée se reformait. Il fallait la rompre à coups
de hache, se plonger dans l'eau, et placer de nouveaux chevalets à
une profondeur de six à sept pieds, quelquefois de huit dans les
endroits où le pont avait fléchi. Elle n'était ailleurs que de quatre
à cinq pieds. À onze heures du soir le pont redevint praticable.

[Note en marge: Incomparable dévouement du vieux général Éblé.]

Le général Éblé, qui avait eu soin de tenir éveillés une moitié de
ses hommes, tandis que l'autre dormait (lui veillant toujours),
fit construire des chevalets de rechange afin de parer à tous les
accidents. L'événement prouva bientôt la sagesse de cette précaution.
À deux heures de la nuit trois chevalets cédèrent encore au pont de
gauche, celui des voitures, et par malheur au milieu du courant, là
où la rivière avait sept ou huit pieds de profondeur. Il fallait de
nouveau se mettre au travail, et cette fois exécuter ce difficile
ouvrage au milieu des ténèbres. Les pontonniers grelottants de
froid, mourants de faim, n'en pouvaient plus. Le vénérable général
Éblé, qui n'avait pas comme eux la jeunesse et l'avantage d'un peu
de repos pris, souffrait plus qu'eux, mais il avait la supériorité
de son âme, et il la leur communiqua par ses paroles. Il fit appel
à leur dévouement, leur montra le désastre assuré de l'armée s'ils
ne parvenaient à rétablir le pont, et sa vertu fut écoutée. Ils se
mirent à l'oeuvre avec un zèle admirable. Le général Lauriston, qui
avait été envoyé par l'Empereur pour savoir la cause de ce nouvel
accident, serrait en versant des larmes la main d'Éblé, et lui
disait: De grâce, hâtez-vous, car ces retards nous menacent des
plus grands périls.--Sans s'impatienter de ces instances, le vieil
Éblé, qui ordinairement avait la rudesse d'une âme forte et fière,
lui répondait avec douceur: Vous voyez ce que nous faisons...
et retournait non pas stimuler ses hommes, qui n'en avaient pas
besoin, mais les encourager, les diriger, et quelquefois plonger
sa vieillesse dans cette eau glacée que leur jeunesse supportait à
peine. À six heures du matin (27 novembre) ce second accident fut
réparé, et le passage du matériel d'artillerie put recommencer.

[Note en marge: Obstination des traînards à rester sur la rive gauche
de la Bérézina pendant la nuit du 26 au 27, parce qu'ils y ont trouvé
de la paille et du bois à brûler.]

Le pont de droite, consacré aux piétons et aux fantassins, n'ayant
pas eu les mêmes secousses à essuyer, n'avait pas cessé un moment
d'être praticable, et on aurait pu faire écouler dans cette nuit du
26 au 27 novembre presque toute la masse désarmée. Mais l'attrait
de quelques granges, d'un peu de paille, de quelques vivres trouvés
à Studianka, en avait retenu une grande partie sur la gauche de
la rivière. Quoique le froid qui avait repris ne fût pas encore
suffisant pour arrêter l'eau courante, néanmoins tous les marais aux
approches de la rivière étaient gelés, ce qui était fort heureux,
car sans cette circonstance on n'aurait pas pu les franchir. On
avait donc allumé sur la glace des marécages des milliers de feux,
et, pour ne pas aller courir ailleurs la chance de bivouacs moins
supportables, dix ou quinze mille individus s'étaient établis sur la
rive gauche sans vouloir la quitter, de manière que la négligence
des piétons rendit inutile le pont de droite, tandis que les deux
ruptures survenues coup sur coup rendaient inutile celui de gauche,
pendant cette nuit du 26 au 27, temps précieux qu'on devait bientôt
regretter amèrement!

[Note en marge: Passage d'une grande partie de l'armée dans la
journée du 27.]

Le matin du 27, Napoléon traversa les ponts avec tout ce qui
appartenait à son quartier général, et alla se loger dans un petit
village, celui de Zawnicky, sur la rive droite, derrière le corps
du maréchal Oudinot. Toute la journée il se tint à cheval pour
accélérer lui-même le passage des divers détachements de l'armée. Ce
qui restait du 4e corps (prince Eugène), du 3e (maréchal Ney), du 5e
(prince Poniatowski), du 8e (Westphaliens), passa dans cette journée.
C'étaient à peine deux mille hommes pour chacun des deux premiers,
cinq ou six cents pour chacun des deux autres, c'est-à-dire deux ou
trois cents hommes armés par régiment, persistant à se tenir avec
leurs officiers autour des aigles, qu'ils conservaient précieusement
comme le dépôt de leur honneur. La désorganisation depuis Krasnoé
avait fait des progrès effrayants par suite de la lassitude
croissante, laquelle était cause que beaucoup de soldats, même de
très-bonne volonté, restaient en arrière, et une fois en retard
demeuraient machinalement dans l'immense troupeau des hommes marchant
sans armes.

[Note en marge: Arrivée et passage du 1er corps.]

Vers la fin du jour arriva le 1er corps, sous son chef, le
maréchal Davout, qui depuis Krasnoé avait recommencé à diriger
l'arrière-garde. C'était le seul qui eût conservé un peu de tenue
militaire. L'immortelle division Friant, devenue division Ricard,
avait péri presque tout entière à Krasnoé, et ses débris suivaient
confusément le 1er corps. Les quatre divisions restantes présentaient
trois à quatre mille hommes, mais armés, rangés autour de leurs
drapeaux, et amenant leur artillerie. Le maréchal Davout, plus triste
que de coutume, éprouvait une sorte de révolte intérieure en voyant
l'armée réduite à un tel état. Moins soumis, il eût laissé éclater
son irritation. Les complaisants qui dans cette affreuse situation
n'avaient pas encore perdu le courage de flatter, peignaient à
Napoléon la tristesse du maréchal comme une faiblesse, et exaltaient
à qui mieux mieux la belle santé, la bonne humeur du maréchal Ney,
dont la résistance à toutes les misères était, en effet, admirable.
Pour bien flatter Napoléon en ce moment, il fallait n'avoir ni froid,
ni faim, ni sommeil, ni aucune trace de maladie! Malheureusement
toutes les santés ne se prêtaient pas à ce genre de flatterie.

[Note en marge: Distribution de nos forces pour la journée du 28, qui
s'annonce comme la plus difficile.]

Le 9e corps, celui du maréchal Victor, après avoir lentement
rétrogradé devant Wittgenstein, auquel il disputait le terrain pied
à pied, venait enfin de se replier en couvrant la grande armée. Il
s'était placé entre Borisow et Studianka, de manière à protéger ces
deux positions. On avait bien prévu que le passage serait peu troublé
pendant les deux premières journées, celle du 26 et du 27, parce que
sur la rive droite Tchitchakoff, ignorant le vrai point de passage,
cherchait à nous arrêter au-dessous de Borisow, et que sur la rive
gauche Wittgenstein et Kutusof n'ayant pas encore eu le temps de se
réunir, ne nous serraient pas d'assez près. Il était probable que le
passage serait moins paisible le 28, que Tchitchakoff mieux éclairé
nous attaquerait violemment sur la rive où nous avions commencé à
descendre, et que Wittgenstein et Kutusof arrivés enfin sur notre
flanc et nos derrières, nous attaqueraient tout aussi violemment
sur la rive que nous achevions de quitter. Napoléon s'attendait
avec raison que la journée décisive serait celle du lendemain 28,
que Tchitchakoff tâcherait de jeter la tête de notre colonne dans
la Bérézina, et que Wittgenstein et Kutusof s'efforceraient d'y
jeter la queue. Ne répétant pas ici la faute commise à Krasnoé,
celle d'une retraite successive, il était résolu à se sauver ou à
périr tous ensemble, et en conséquence il avait destiné Oudinot
passé le premier, Ney et la garde passés après Oudinot, à contenir
Tchitchakoff, et Victor, à couvrir la fin du passage avec le 9e
corps. Mettant toujours un extrême soin à tromper Tchitchakoff,
il prescrivit au maréchal Victor de laisser à Borisow la division
française Partouneaux, déjà réduite par les marches, les combats,
de 12 mille hommes à 4 mille. Avec la division polonaise Girard et
la division allemande Daendels, ne présentant pas plus de 9 mille
hommes à elles deux, et 7 à 800 chevaux, le maréchal Victor devait
couvrir Studianka. Voilà ce qui survivait des 24 mille hommes avec
lesquels ce maréchal avait quitté Smolensk pour aller rejoindre
Oudinot sur l'Oula. En un mois de marche, en quelques combats, 10
à 11 mille hommes avaient disparu. Au surplus, la tenue de ce qui
restait était excellente, et en voyant arriver la grande armée, dont
la gloire faisait récemment l'objet de leur jalousie, ils étaient
saisis de pitié, et demandaient à ces soldats accablés, ayant presque
perdu l'orgueil à force de misère, quelles calamités avaient pu les
frapper.--Vous serez bientôt comme nous! répondaient tristement les
vainqueurs de Smolensk et de la Moskowa à la curiosité de leurs
jeunes camarades.--

Napoléon avait complété ses dispositions pour la journée redoutée
du 28, en ordonnant au maréchal Davout, dès qu'il aurait passé, de
s'avancer sur la route de Zembin, qui était celle de Wilna, afin de
n'être pas prévenu par les Cosaques à plusieurs défilés importants de
cette route bordée de bois et de marécages.

La journée du 27 fut ainsi employée à franchir la Bérézina, et à
préparer une résistance désespérée. Le même jour, un troisième
accident survint à deux heures de l'après-midi, toujours au pont de
gauche. Il fut bientôt réparé, mais les voitures arrivant en grand
nombre à la suite des corps, se pressaient à ce pont, et il était
extrêmement difficile de les obliger à ne défiler que successivement.
Les gendarmes d'élite, les pontonniers avaient des peines infinies
à maintenir l'ordre, et la force dans ce qu'elle a de plus brutal
pouvait seule se faire écouter de ces esprits effarés.

[Note en marge: Vues et projets des Russes pour la journée du 28.]

[Note en marge: Opinion de Tchitchakoff et motifs de sa résolution.]

On avait raison de se presser, et on ne se pressait même pas assez,
surtout au pont des piétons, car l'heure de la crise suprême
approchait. L'ennemi ou trompé, ou en retard, se ravisait, et
accourait enfin. N'ayant pas su nous empêcher de jeter des ponts, il
allait nous assaillir au moment où, n'ayant pas fini de les passer,
nous étions encore partagés entre les deux rives de la Bérézina.
Tchitchakoff heureusement s'était complétement trompé sur le lieu
qui devait servir à notre passage. Arrivant par la route de Minsk,
ayant pu se convaincre de ses propres yeux des efforts que nous
avions faits pour nous approvisionner dans cette direction, il
avait dû considérer Borisow et Minsk comme les points par lesquels
Napoléon chercherait à regagner Wilna. La présence du prince de
Schwarzenberg dans le voisinage de cette route était pour lui une
raison de plus de croire que Napoléon la prendrait pour rallier en
passant l'armée austro-saxonne. Ajoutez que Kutusof informé par des
rapports d'espions que la route de Minsk était celle de l'armée
française, l'avait averti de prendre garde à lui du côté de Borisow,
et au-dessous. Pour Tchitchakoff, qui avait à la fois un chef et un
ennemi dans Kutusof, depuis qu'il l'avait remplacé en Orient, un tel
avis était de grande importance. À se tromper avec Kutusof, il y
avait une excuse. Il n'y en avait pas à se tromper tout seul. Enfin
les démonstrations de passage ordonnées par Napoléon au-dessous de
Borisow, avaient été une dernière cause d'illusion, et le général
Tchaplitz ayant signalé à l'amiral Tchitchakoff les préparatifs
qu'il apercevait à Studianka, c'étaient ces préparatifs, les seuls
sérieux, que l'amiral avait pris pour les simples démonstrations
destinées à l'abuser. C'est ainsi que nous ne l'avions eu sur les
bras ni le 26 ni le 27, concentré qu'il était au-dessous de Borisow.
Pourtant les troupes légères de Tchaplitz ayant vu bien positivement
le passage d'une armée le soir du 26 et le matin du 27, le général
de l'armée d'Orient avait fini par se détromper, et il avait résolu
de nous attaquer violemment sur la rive droite. Mais ne voulant le
faire qu'avec le concours des deux autres armées russes placées sur
la rive gauche, il s'était hâté de se mettre en rapport avec elles,
et leur avait proposé le 28 pour le jour d'une attaque énergique
et simultanée. Il devait porter le gros de ses troupes sur le point
de passage choisi par les Français, et tâcher de refouler dans la
Bérézina tout ce qui l'avait déjà traversée, tandis que Kutusof et
Wittgenstein devaient essayer d'y précipiter tout ce qui n'aurait pas
achevé de la franchir. Afin de lier leurs mouvements, Tchitchakoff
avait imaginé de faire passer son arrière-garde sur les restes du
pont brûlé de Borisow, et de se mettre ainsi en communication avec
Kutusof et Wittgenstein. Il pouvait disposer d'environ 30 ou 32 mille
hommes, dont 10 ou 12 mille en cavalerie, ce qui n'était pas un
avantage sur le terrain où l'on allait combattre.

[Note en marge: Conduite du général Kutusof.]

[Note en marge: Rôle et force des trois armées qui doivent assaillir
les Français le 28.]

Quant à Kutusof et à Wittgenstein, voici quelle était leur situation.
Kutusof, qui croyait avoir rempli sa tâche à Krasnoé, en livrant
Napoléon presque détruit aux deux armées russes de la Dwina et du
Dniéper, qui d'ailleurs n'avait pas le moindre désir de contribuer
à la gloire de Tchitchakoff, et trouvait ses soldats exténués,
Kutusof s'était arrêté sur le Dniéper, à Kopys, afin de procurer
quelque repos à ses troupes, et de leur rendre un peu d'ensemble, car
elles étaient de leur côté dans un état fort misérable. Il s'était
donc contenté d'envoyer au delà du Dniéper Platow, Miloradovitch
et Yermoloff avec une avant-garde d'environ dix mille hommes. Ces
troupes, arrivées à Lochnitza, étaient prêtes à coopérer avec
Tchitchakoff et Wittgenstein à la destruction de l'armée française.
Quant à Wittgenstein, ayant ainsi que Steinghel suivi le corps de
Victor, il était sur les derrières de celui-ci, entre Borisow et
Studianka, avec une trentaine de mille hommes, prêt à peser de toutes
ses forces sur Victor pour le jeter dans la Bérézina. C'étaient donc
environ 72 mille combattants, sans compter les 30 mille restés en
arrière avec Kutusof, qui allaient fondre en queue sur les 12 ou 13
mille hommes de Victor, fondre en tête sur les 9 mille d'Oudinot et
les 7 à 8 mille de la garde. Eugène, Davout, Junot, tous en marche
sur Zembin, n'étaient guère en mesure de servir sur ce point, et 28
ou 30 mille hommes, partagés sur les deux rives de la Bérézina, gênés
par 40 mille traînards, allaient avoir à combattre en tête et en
queue 72 mille hommes, pendant la difficile opération d'un passage de
rivière.

[Note en marge: La lutte commence le 27 au soir contre la division
Partouneaux, laissée devant Borisow.]

[Note en marge: Position périlleuse de la division Partouneaux,
demeurée seule à Borisow.]

[Note en marge: Désastre de la division Partouneaux.]

Cette terrible lutte commença dès le 27 au soir. L'infortunée
division française Partouneaux, la meilleure des trois de Victor,
avait reçu ordre de Napoléon de se tenir encore toute la journée du
27 devant Borisow, afin d'y contenir et d'y tromper Tchitchakoff.
Dans cette position, elle était séparée du gros de son corps, qui
était concentré autour de Studianka, par trois lieues de bois et
de marécages. Il était donc à craindre qu'elle ne fût coupée par
l'arrivée des troupes de Platow, de Miloradovitch et d'Yermoloff, qui
nous avaient suivis sur la grande route d'Orscha à Borisow. Cette
triste circonstance, si facile à prévoir, s'était en effet réalisée,
et l'avant-garde de Miloradovitch, opérant sur la route d'Orscha sa
jonction avec Wittgenstein et Steinghel, s'était interposée entre
la division Partouneaux consignée à Borisow, et les deux divisions
de Victor chargées de couvrir Studianka. La malheureuse division
Partouneaux se trouvait donc coupée, à moins que longeant la gauche
de la Bérézina à travers les bois et les marécages, elle ne parvînt
à rejoindre le corps de Victor par le chemin qu'Oudinot avait pris
la veille pour remonter jusqu'à Studianka. C'est le 27 au soir que
le général Partouneaux s'aperçut de cette situation, qui, périlleuse
d'abord, d'heure en heure devenait presque désespérée. À l'instant
où il se sentait assailli sur la route d'Orscha, il se vit tout à
coup attaqué d'un autre côté par les troupes de Tchitchakoff, qui
essayaient de passer la Bérézina sur les débris du pont de Borisow.
Aux immenses périls dont il était menacé se joignait l'affreux
embarras de plusieurs milliers de traînards, qui dans la croyance
d'un passage au-dessous de Borisow, s'y étaient accumulés avec
leurs bagages, et attendaient vainement la construction de ponts
qu'on ne jetait pas. Pour mieux tromper l'ennemi, on les avait
trompés eux-mêmes, et ils allaient être sacrifiés avec la division
Partouneaux à la terrible nécessité d'abuser Tchitchakoff. Le danger
d'être enveloppé devenant de moment en moment plus évident, les
boulets arrivant de tous côtés, le désordre, la confusion furent
bientôt au comble, et les trois petites brigades de Partouneaux,
voulant se former pour se défendre, se trouvèrent comme inondées
de quelques milliers de malheureux, qui poussaient des cris, se
précipitaient dans leurs rangs, et empêchaient toute manoeuvre.
Des femmes faisant partie de la colonne des bagages, ajoutaient
leur épouvante et leurs clameurs à cette scène de désolation. Le
général Partouneaux résolut néanmoins de se faire jour, et sortant
de Borisow, la gauche à la Bérézina, la droite sur les coteaux de
Staroï-Borisow, il essaya de remonter à travers le dédale de bois et
de marécages glacés qui le séparaient de Studianka. Formé sur autant
de colonnes que de brigades, il s'avança tête baissée, décidé à
s'ouvrir un chemin ou à périr. Il avait 4 mille hommes pour résister
à 40 mille. Les trois brigades, suivies de la cohue épouvantée,
firent d'abord quelques progrès; mais accueillies de front par
toute l'artillerie russe qui était sur les hauteurs, assaillies
en queue par une innombrable cavalerie, elles furent horriblement
maltraitées. Le général Partouneaux, qui marchait avec la brigade de
droite, la plus menacée, voulut se dégager, prit trop à droite, ne
tarda pas à être séparé de ses deux autres brigades, fut enveloppé
et presque détruit. Il ne céda point cependant, refusa de se rendre
malgré plusieurs sommations, et continua de combattre. Ses deux
brigades de gauche, isolées de lui, suivirent son exemple, sans avoir
reçu ses ordres. L'ennemi, épuisé lui-même, suspendit son feu vers
minuit, certain de prendre jusqu'au dernier homme cette poignée de
braves qui s'obstinait héroïquement à se faire égorger. Il espérait
que l'évidence de la situation les amènerait à capituler, et lui
épargnerait une plus grande effusion de sang. À la pointe du jour,
28 au matin, les généraux russes sommèrent de nouveau le général
Partouneaux, resté debout sur la neige avec 4 ou 500 hommes de sa
brigade, lui montrèrent qu'il était sans ressources, réduit à faire
tuer inutilement les quelques soldats qu'il avait encore auprès
de lui, et le désespoir dans l'âme il se rendit, ou plutôt il fut
pris. Les deux autres brigades, auxquelles on alla porter cette
nouvelle, mirent bas les armes, et les Russes firent environ 2 mille
prisonniers, dernier reste de 4 mille et quelques cents hommes[41].
Un bataillon de 300 hommes réussit seul à la faveur des ténèbres à
remonter la Bérézina, et à gagner Studianka. Les Cosaques purent
ensuite recueillir à coups de lance quelques milliers de traînards
qui étaient enfermés dans le même coupe-gorge.

[Note 41: M. de Boutourlin, toujours prodigue de chiffres incroyables
malgré son impartialité d'appréciation, parle de 7 mille prisonniers
faits sur une division qui était d'environ 4 mille hommes, et dont
2 mille au moins avaient succombé dans le combat. Nous ne faisons
cette remarque que dans l'intérêt de la vérité, car ces cruels
désastres, dont le récit nous déchire le coeur, sont assez grands
pour que nous n'ayons aucun intérêt à les diminuer, ni nos ennemis à
les exagérer. N'ayant sauvé que notre gloire, il importe peu d'avoir
sauvé quelques hommes de plus, lorsqu'il est malheureusement certain
que presque toute l'armée se trouva détruite ou dispersée à la fin de
la campagne.]

On avait entendu de Studianka, pendant cette cruelle nuit, la
fusillade et la canonnade qui retentissaient du côté de Borisow.
Napoléon en était inquiet, et le maréchal Victor bien davantage,
car de l'endroit où il était, il appréciait mieux le danger de sa
principale division, et pensait que l'ordre de demeurer à Borisow
était une précaution inutile, par conséquent barbare, puisque après
le passage du 26, et surtout après celui du 27, il n'était plus
possible de prolonger l'illusion de l'ennemi, qu'on s'exposait
donc à perdre sans profit 4 mille hommes dont la conservation eût
été du plus grand prix. Mais on était en proie à des soucis de
tant d'espèces, qu'on sentait à peine les nouveaux qui venaient
vous assaillir à tout moment. On passa cette nuit dans de cruelles
inquiétudes, mais lorsque le silence, survenu le 28 au matin, aurait
pu nous révéler la catastrophe de la division Partouneaux, le feu
commença sur les deux rives de la Bérézina, à la rive droite contre
celles de nos troupes qui avaient passé, à la rive gauche contre
celles qui couvraient la fin du passage. Dès lors on ne songea
plus qu'à combattre. La canonnade, la fusillade devinrent bientôt
extrêmement violentes, et Napoléon, courant sans cesse à cheval d'un
point à l'autre, allait s'assurer tantôt si Oudinot tenait tête à
Tchitchakoff, tantôt si Éblé continuait à maintenir ses ponts, et
si Victor, qu'on voyait aux prises avec Wittgenstein, n'était pas
précipité dans les flots glacés de la Bérézina, avec la foule qui
n'avait pas achevé de franchir cette rivière.

Quoique le feu fût terrible sur tous les points, et emportât des
milliers de victimes qui devaient toutes expirer sur ce champ
lugubre, pourtant sur l'une et l'autre rive on se soutenait. Les
généraux russes, comme on l'a vu, étaient convenus entre eux
d'assaillir les Français sur les deux rives de la Bérézina, et de
les précipiter tous ensemble dans cette rivière, si toutefois ils
pouvaient y réussir. Mais heureusement ils étaient si intimidés par
la présence de Napoléon et de la grande armée, que même en ayant tous
les avantages de la situation et du nombre, ils agissaient avec une
extrême réserve, et ne nous pressaient pas avec la vigueur qui aurait
pu décider notre ruine.

[Note en marge: Combat du maréchal Oudinot sur la droite de la
Bérézina contre l'armée de Tchitchakoff.]

[Note en marge: Oudinot blessé est remplacé par Ney.]

Le maréchal Oudinot avait eu affaire dès le matin aux troupes
de Tchaplitz et de Pahlen, appuyées par le reste des forces de
Tchitchakoff, et par un détachement de Yermoloff, qui, pour les
joindre, avait traversé la Bérézina sur les débris réparés du pont
de Borisow. Le terrain sur lequel on combattait, appelé Ferme de
Brill, et situé sur la rive droite, à la même hauteur que Studianka
sur la rive gauche, était une suite de bois de sapins, au milieu
desquels avaient été opérées des coupes nombreuses. Les arbres
abattus couvraient encore la terre. Le champ de bataille était donc
plus propre à des combats de tirailleurs qu'à de grandes attaques
en ligne, circonstance très-favorable pour nos soldats, aussi
intelligents que braves. Le maréchal Oudinot, avec les divisions
Legrand et Maison, avec les 1200 cuirassiers du général Doumerc,
et les 700 cavaliers légers du général Corbineau, soutenait une
lutte opiniâtre dans ces bois, tour à tour fort épais ou présentant
d'assez vastes éclaircies. C'était un combat de tirailleurs des plus
vifs, des plus meurtriers, et tout à l'avantage de nos soldats. Les
généraux Maison, Legrand, Dombrowski, dirigeant leurs troupes avec
autant d'habileté que de vigueur, tantôt remplissant les bois d'une
nuée de tirailleurs, tantôt faisant des charges à la baïonnette quand
ils avaient de l'espace, avaient fini par gagner du terrain, et par
rejeter Tchaplitz et Pahlen sur le gros du corps de Tchitchakoff. Le
maréchal Oudinot, qui, toujours malheureux au feu, était aussi prompt
à exposer sa personne que s'il n'eût jamais été atteint, avait été
blessé, et emporté du champ de bataille. Le général Legrand avait été
frappé également, et Ney, sur l'ordre de Napoléon, était accouru
pour remplacer Oudinot. Napoléon avait adjoint aux 2 mille hommes
environ qui restaient des corps de Ney et de Poniatowski, 1500 hommes
de la légion de la Vistule sous Claparède. Il tenait en réserve
Mortier avec 2 mille soldats de la jeune garde, Lefebvre avec 3,500
de la vieille garde, et environ 500 cavaliers, dernier reste de ses
grenadiers et chasseurs à cheval.

[Note en marge: Belle charge des cuirassiers Doumerc.]

[Note en marge: Victoire complète sur la droite de la Bérézina.]

La présence de Ney suffisait pour ranimer les coeurs que
l'éloignement forcé d'Oudinot et de Legrand avait affectés. Se
faisant suivre de Claparède, et conduisant les débris de son corps,
il s'attacha d'abord à soutenir Maison et Legrand, puis les aida
à rejeter la tête des troupes de Tchitchakoff sur leur corps de
bataille. Le terrain, plus découvert en cet endroit, permettait des
attaques en ligne. Ney prescrivit à Doumerc de se tenir prêt avec
les cuirassiers à charger vers la droite, et il disposa ses colonnes
d'infanterie de manière à charger lui-même à la baïonnette soit au
centre, soit à gauche. En attendant il établit un feu d'artillerie
violent sur les masses russes adossées à la partie la plus épaisse
des bois. Doumerc, impatient de saisir l'occasion, aperçut sur la
droite six ou sept mille Russes de vieille infanterie (c'était celle
qui depuis trois ans combattait les Turcs) appuyés par une ligne de
cavalerie, et fit ses dispositions pour les charger. Afin de garantir
ses flancs pendant qu'il serait engagé, il plaça sa cavalerie légère
à droite, le 4e de cuirassiers à gauche, puis il lança le 7e sur
l'infanterie russe, et se mit en mesure de le soutenir avec le 14e.
Le colonel Dubois, colonel du 7e de cuirassiers, anima ses soldats,
leur dit que le salut de l'armée dépendait de leur courage, ce
qu'il n'eut pas de peine à leur persuader, et fondit au galop sur
l'infanterie russe formée en carré. La charge fut si violente, que,
malgré un feu de mousqueterie des mieux nourris, le carré enfoncé
livra entrée à nos cavaliers. Ceux-ci alors se rabattant sur les
fantassins rompus, se mirent à les percer de leurs longs sabres.
Au même instant Doumerc accourut avec le 14e de cuirassiers pour
empêcher les lignes russes de se reformer, tandis que le 4e contenait
à gauche la cavalerie ennemie, et que la cavalerie légère la
contenait à droite. On ramassa ainsi environ deux mille prisonniers,
outre un millier d'hommes frappés à coups de sabre. Ney, à son
tour, porta son infanterie en avant. L'héroïque Maison mettant pied
à terre, se saisit d'un fusil, chargea l'ennemi à la tête de ses
fantassins, culbuta les Russes, et les obligea de se replier dans
l'épaisseur des bois. Ney, qui dirigeait le combat, fit continuer
la poursuite jusqu'à l'extrémité de la forêt de Stakow, à moitié
chemin de Brill à Borisow. Là, devant un ravin qui séparait les
deux armées, il s'arrêta, et entretint une canonnade pour finir la
journée. Mais il n'y avait plus aucun danger d'être forcé de ce côté,
et la victoire y était assurée. L'ennemi avait perdu, outre 3 mille
prisonniers, environ 3 mille morts ou blessés.

Cette bonne nouvelle, répandue sur les derrières, y provoqua les
acclamations de la jeune et de la vieille garde, qui dès ce moment
restaient disponibles pour porter secours de l'autre côté de la
Bérézina, si un danger pressant venait à s'y produire. Le combat y
était acharné, car Victor, avec 9 à 10 mille soldats, embarrassé de
10 ou 12 mille traînards, et d'une multitude de bagages, y tenait
tête à près de 40 mille ennemis.

[Note en marge: Bataille sur la rive gauche entre Victor et
Wittgenstein.]

Heureusement, sur cette rive gauche de la Bérézina qu'il
fallait disputer le plus longtemps possible avant de la quitter
définitivement, le terrain se prêtait à la défense. Le maréchal
Victor avait pris position sur le bord d'un ravin assez large, qui
venait aboutir à la Bérézina, et y avait rangé la division polonaise
Girard, ainsi que la division allemande et hollandaise de Berg. Par
sa droite il couvrait Studianka, et protégeait les ponts; par sa
gauche il s'appuyait à un bois qu'il n'avait pas assez de forces pour
occuper, mais en avant duquel il avait placé les 800 chevaux qui lui
restaient, et qui étaient sous les ordres du général Fournier. Avec
son artillerie de 12, il avait établi sur les Russes un feu dominant
et meurtrier, et était ainsi parvenu à les contenir.

[Note en marge: Le maréchal Victor se soutient pendant la matinée
malgré son infériorité numérique.]

C'était le général Diebitch, chef d'état-major de Wittgenstein,
qui dirigeait l'attaque, devenue très-vive dès la pointe du jour.
Après une forte canonnade, le général russe, voulant se débarrasser
de la gauche des Français, composée de la cavalerie Fournier, la
fit attaquer par de nombreux escadrons, qui, placés à la naissance
du ravin, n'avaient pas de grands obstacles à franchir pour nous
aborder. Le général Fournier, chargeant à son tour avec la plus
extrême vigueur, parvint à repousser la cavalerie ennemie, quoique
trois ou quatre fois plus nombreuse que la nôtre, et réussit même
à la ramener au delà du ravin. En même temps les chasseurs russes
d'infanterie, attaquant sur notre droite, étaient descendus dans le
fond du ravin, s'étaient logés dans les broussailles, et avaient
donné le moyen au général Diebitch d'établir une forte batterie, qui,
tirant par delà notre droite, atteignait les ponts, près desquels une
masse de traînards et de bagages se pressait avec épouvante.

[Note en marge: Vive canonnade établie d'une rive à l'autre.]

Le maréchal Victor, qui craignait pour ce côté de sa ligne, car
c'étaient les ponts qu'il devait surtout s'attacher à défendre, lança
plusieurs colonnes d'infanterie afin d'écarter les batteries russes,
tandis que sur l'autre bord de la Bérézina la garde impériale,
s'étant aperçue du péril, avait disposé quelques pièces de canon
pour contre-battre l'artillerie ennemie. On échangea ainsi pendant
quelques heures une grêle de boulets de l'une à l'autre rive, et tout
près des ponts qui recevaient une partie des projectiles russes.

[Illustration: Passage de la Bérézina.]

[Note en marge: Les boulets arrivant au milieu de la foule accumulée
près des ponts, y produisent un désordre effroyable.]

Il n'est pas besoin de dire quelle confusion effroyable se produisit
alors dans la foule de ceux qui avaient négligé de passer les ponts,
ou de ceux qui étaient arrivés trop tard pour en profiter. Les uns et
les autres, ignorant que le premier pont était réservé aux piétons
et aux cavaliers, le second aux voitures, s'entassaient avec une
impatience délirante vers la double issue. Mais les pontonniers
placés à la tête de celui de droite, étaient obligés de repousser les
voitures, et de leur indiquer le pont à gauche, situé à cent toises
plus bas. Si ce n'eût été qu'une affaire de consigne, on aurait pu
se relâcher, mais c'était une nécessité absolue, puisque le pont
de droite était incapable de porter des voitures. Les malheureux,
obligés de rebrousser chemin, ne pouvaient rompre qu'avec la plus
grande peine la colonne qui les pressait, et leur effort pour revenir
sur leurs pas, opposé à l'effort de ceux qui étaient impatients
d'arriver, produisait une lutte épouvantable. Ceux qui réussissaient
à s'arracher à ce conflit de deux courants contraires, se rejetant de
côté, y trouvaient une autre masse tout aussi serrée, celle qui se
dirigeait sur le pont des voitures. La passion de parvenir aux ponts
était telle, qu'on avait bientôt fini par s'immobiliser les uns les
autres. Les boulets de l'ennemi, tombant au milieu de cette masse
compacte, y traçaient d'affreux sillons, et arrachaient des cris de
terreur aux pauvres femmes, cantinières ou fugitives, qui étaient sur
les voitures avec leurs enfants. On se serrait, on se foulait, on
montait sur ceux qui étaient trop faibles pour se soutenir, et on les
écrasait sous ses pieds. La presse était si grande que les hommes à
cheval étaient, eux et leurs montures, en danger d'être étouffés. De
temps en temps des chevaux, devenus furieux, s'élançaient, ruaient,
écartaient la foule, et un moment se faisaient un peu de place en
renversant quantité de malheureux. Mais bientôt la masse se reformait
aussi épaisse, flottant et poussant des cris douloureux sous les
boulets[42]: spectacle atroce, bien fait pour rendre odieuse, et à
jamais exécrable, cette expédition insensée!

[Note 42: Je parle ici d'après des relations manuscrites qui sont en
mes mains, et qui sont dignes de toute confiance.]

[Note en marge: Efforts impuissants du général Éblé pour rétablir
l'ordre près des ponts.]

L'excellent général Éblé, dont ce spectacle déchirait le coeur,
voulut rétablir un peu d'ordre, mais ce fut en vain. Placé à la tête
des ponts, il tâchait de parler à la foule, pour dégager au moins
les plus rapprochés, et leur faciliter le moyen de passer, mais ce
n'était qu'à coups de baïonnette qu'on parvenait à se faire écouter,
et qu'arrachant quelques victimes, femmes, enfants, ou blessés, on
réussissait à les amener jusqu'à l'entrée du pont. Cette espèce
de résistance qu'on s'opposait ainsi les uns aux autres par excès
d'ardeur, fut cause qu'il ne s'écoula pas la moitié de ceux qui
auraient pu profiter des ponts. Beaucoup de guerre lasse se jetaient
dans l'eau, d'autres y étaient poussés par la foule, essayaient de
traverser à la nage, et se noyaient. D'autres, ayant cherché à passer
sur la glace, la rompaient par leur poids, flottaient dessus quelque
temps, et étaient emportés au loin par le courant. Et cet horrible
conflit, après avoir duré toute la journée, loin de diminuer,
devenait plus horrible à chaque va-et-vient de la lutte engagée entre
Victor et Wittgenstein.

[Note en marge: Triomphe définitif du maréchal Victor.]

Victor, qui en cette journée déploya le plus noble courage, en
se voyant près d'être forcé sur sa droite, ce qui eût amené une
affreuse catastrophe vers les ponts, résolut de tenter une attaque
furieuse contre le centre de l'ennemi. Il jeta d'abord une colonne
d'infanterie dans le ravin, pendant que le général Fournier
renouvelait à gauche une charge de cavalerie des plus vives. Un feu
épouvantable de quarante pièces de canon accueillant subitement nos
fantassins, ils se dispersèrent dans les broussailles du ravin, mais
sans fuir, se répandirent en tirailleurs, se soutinrent, gagnèrent
même un peu de terrain sur les Russes. Profitant de la circonstance,
le maréchal Victor lança une nouvelle colonne, qui se précipita
dans le ravin, en remonta le bord opposé sans se rompre, assaillit
la ligne russe, et la força de reculer. Au même instant, le général
Fournier exécutant une dernière charge de cavalerie, appuya ce
mouvement et le rendit décisif. Dès ce moment, l'artillerie russe
repoussée cessa de porter le désordre sur les ponts en y envoyant ses
boulets.

[Note en marge: Résultats du combat livré à la rive gauche.]

Mais le général Diebitch ne voulant pas se tenir pour battu, reforma
sa ligne trois fois plus nombreuse que la nôtre, revint à la charge,
et nous ramena en deçà du ravin, qui resta néanmoins la limite des
deux armées. Heureusement la nuit commençait, et elle sépara bientôt
les combattants épuisés. De 7 à 800 chevaux, le général Fournier
en conservait à peine 300; le maréchal Victor, de 8 à 9 mille
fantassins, en conservait à peine 5 mille, et de tous ces braves
gens, Hollandais, Badois, Polonais surtout, qui s'étaient dévoués, et
dont un grand nombre seulement blessés auraient pu être sauvés, on
avait la douleur de se dire que pas un ne pourrait être recueilli,
faute de moyens de transport. Les Russes, exposés en masse plus
considérable à notre artillerie, avaient perdu 6 à 7 mille hommes.
Cette double bataille sur les deux rives de la Bérézina, avait donc
coûté de 10 à 11 mille hommes aux Russes, sans compter les 3 mille
prisonniers qu'avait faits le général Doumerc. Mais leurs blessés
étaient sauvés, les nôtres au contraire étaient sacrifiés d'avance,
et avec eux étaient sacrifiés aussi les traînards, auxquels il
fallait désespérer de faire passer la Bérézina en temps utile.

La nuit survenue ramena[43] un peu de calme dans ce lieu de carnage
et de confusion. Quoique à peine échappés à un affreux désastre, et
par une sorte de miracle, car il avait fallu à travers un fleuve à
demi gelé (ce qui était la pire des conditions) se soustraire à trois
armées poursuivantes, quoique ayant la queue de notre colonne encore
engagée dans les mains de l'ennemi, nous avions le sentiment d'un
vrai triomphe, triomphe sanglant et douloureux, payé par de cruels
sacrifices, triomphe néanmoins, et l'un des plus glorieux de notre
histoire, car les 28 mille hommes qui combattaient ainsi à cheval sur
une rivière, contre 72 mille, auraient dû être pris jusqu'au dernier!
Notre malheur, tel quel, était donc un prodige.

[Note 43: M. de Boutourlin suppose qu'il y eut 5 mille tués ou
blessés du côté des maréchaux Oudinot et Ney, et 5 mille du côté
du maréchal Victor. Ces chiffres sont inexacts. Quatre mille du
côté de Victor, 3 mille du côté d'Oudinot et Ney sont à peu près la
vérité. Mais les pertes de l'ennemi furent beaucoup plus grandes,
car indépendamment du nombre bien plus considérable d'hommes que
nous tuâmes aux Russes, nous leur fîmes environ 3 mille prisonniers
par la main des cuirassiers du général Doumerc. M. de Boutourlin dit
que nous perdîmes 11 mille prisonniers appartenant au corps seul de
Victor, la division Partouneaux comprise. Or le maréchal Victor armé
à Studianka ne conservait pas plus de 13 à 14 mille hommes avec la
division Partouneaux. Il en perdit par le feu 2 mille de la division
Partouneaux, 4 mille des divisions Girard et Daendels, il en ramena
5 mille; comment aurait-il pu en laisser 11 mille dans les mains des
Russes? Ce sont là des exagérations évidentes. Les Russes prirent
2 mille hommes au général Partouneaux, et quelques centaines aux
divisions Girard et Daendels, ce qui avec les 6 mille perdus au feu
dans les trois divisions, et les 5 mille ramenés, compose les 13 ou
14 mille du corps du maréchal Victor. Les prétendus prisonniers faits
par les Russes ne furent évidemment que des traînards ramassés sur
les chemins. Les Russes ont parlé encore de 200 bouches à feu prises
à la Bérézina. Ils prétendirent en avoir pris 220 à Krasnoé, 200 à
la Bérézina, total 420. Or Napoléon n'en avait pas emporté 200 de
Smolensk. D'après le rapport véridique des pontonniers, il ne resta
pas un canon de l'autre côté de la Bérézina. Des traînards ramassés
sur les routes, les Russes ont fait des prisonniers pris sur le champ
de bataille; et des voitures de bagages ils ont fait aussi des canons
pris en combattant. C'est ce qui explique chez un écrivain tel que M.
de Boutourlin les étranges exagérations que nous venons de signaler.]

L'armée le sentait, et même dans ce désastre dont nous partagions la
perte matérielle avec les Russes, mais dont la confusion était toute
pour eux, Napoléon crut retrouver la grandeur de sa destinée, sinon
de sa puissance. Le lendemain, toutefois, il fallait recommencer non
pas à se retirer, mais à fuir. Il fallait en effet arracher des mains
de l'ennemi les 5 mille hommes qui restaient au maréchal Victor,
son artillerie, ses parcs, et le plus qu'on pourrait des malheureux
qui n'avaient pas su employer les journées précédentes à passer les
ponts. Napoléon ordonna au maréchal Victor de se transporter sur la
droite de la Bérézina pendant la soirée et la nuit, d'emmener toute
son artillerie, et de faire écouler la plus grande partie des hommes
débandés qui étaient encore sur la rive gauche.

Singulier flux et reflux de la multitude épouvantée! Tant que le
canon avait grondé, tout le monde voulait passer, et, à force de le
vouloir, ne le pouvait plus. Quand avec la nuit vint le silence de
l'artillerie, on ne songea plus qu'au danger de se trop presser,
danger dont on avait fait dans la journée une cruelle expérience; on
s'éloigna de la scène d'horreur que présentait le lieu du passage,
afin, disait-on, de céder le pas aux plus impatients, de manière
que la difficulté allait être maintenant de forcer ces malheureux à
défiler avant l'incendie des ponts, qu'il fallait absolument détruire
le lendemain, si on voulait gagner un peu d'avance sur l'ennemi.

[Note en marge: Efforts des pontonniers pour désencombrer l'avenue
des ponts, et faire écouler la foule désarmée.]

Mais la première chose à faire était de déblayer les avenues des
deux ponts de la masse de chevaux et d'hommes morts par le boulet ou
par l'étouffement, de voitures brisées, d'embarras de toute espèce.
C'était, suivant le langage des pontonniers, une sorte de tranchée à
exécuter au milieu des cadavres et des débris de voitures. Le général
Éblé, avec ses pontonniers, entreprit cette tâche aussi pénible
que douloureuse. On ramassait les cadavres et on les jetait sur le
côté, on traînait les voitures jusqu'au pont, et on les précipitait
ensuite du tablier dans la rivière. Il restait néanmoins une masse de
cadavres dont on n'avait pu délivrer les approches des deux ponts. Il
fallait donc cheminer en passant sur ces corps, et au milieu de la
chair et du sang.

[Note en marge: Victor passe avec les débris de ses divisions.]

Le soir, de neuf heures à minuit, le maréchal Victor traversa la
Bérézina en se dérobant à l'ennemi, trop fatigué pour songer à nous
poursuivre. Il fit écouler son artillerie par le pont de gauche,
son infanterie par celui de droite, et sauf les blessés, sauf deux
bouches à feu, parvint à transporter tout son monde et son matériel
sur la droite de la Bérézina. Le passage opéré, il mit son artillerie
en batterie afin de contenir les Russes, et de les empêcher de passer
les ponts à notre suite.

[Note en marge: La nuit venue, et le canon ne les alarmant plus, les
traînards refusent de passer, pour ne pas sacrifier les bivouacs
qu'ils se sont procurés.]

Restaient plusieurs milliers de traînards débandés ou fugitifs, qui
avaient encore à passer, qui dans la journée le voulaient trop, et
qui le soir venu ne le voulaient plus, ou du moins ne le voulaient
que le lendemain. Napoléon ayant donné l'ordre de détruire les ponts
dès la pointe du jour, fit dire au général Éblé, au maréchal Victor
d'employer tous les moyens de hâter le passage de ces malheureux.
Le général Éblé se rendit lui-même à leurs bivouacs, accompagné de
plusieurs officiers, et les conjura de traverser la rivière, en leur
affirmant qu'on allait détruire les ponts. Mais ce fut en vain.
Couchés à terre, sur la paille ou sur des branches d'arbre, autour de
grands feux, dévorant quelques lambeaux de cheval, ils craignaient
les uns la trop grande affluence surtout pendant la nuit, les autres
la perte d'un bivouac assuré pour un bivouac incertain. Or avec le
froid qu'il faisait, une nuit sans repos et sans feu c'était la mort.
Le général Éblé fit incendier plusieurs bivouacs pour réveiller
ces obstinés, engourdis par le froid et la fatigue; mais ce fut
sans succès. Il fallut donc voir s'écouler toute une nuit sans que
l'existence des ponts, qui allait être si courte, fût utile à tant
d'infortunés.

[Note en marge: Le lendemain 29 il faut incendier les ponts.]

[Note en marge: Touchante humanité du général Éblé.]

[Note en marge: Ses efforts pour sauver encore quelques malheureux.]

Le lendemain 29, à la pointe du jour, le général Éblé avait reçu
ordre de détruire les ponts dès sept heures du matin. Mais ce noble
coeur, aussi humain qu'intrépide, ne pouvait s'y décider. Il avait
fait disposer d'avance sous le tablier les matières incendiaires,
pour qu'à la première apparition de l'ennemi on pût mettre le feu,
et qu'en attendant les retardataires eussent le temps de passer.
Ayant encore été debout cette nuit, qui était la sixième, tandis que
ses pontonniers avaient dans chaque journée pris un peu de repos,
il était là, s'efforçant d'accélérer le passage, et envoyant dire
à ceux qui étaient en retard qu'il fallait se hâter. Mais le jour
venu il n'y avait plus à les stimuler, et, convaincus trop tard, ils
n'étaient que trop pressés. Toutefois on défilait, mais l'ennemi
était sur les hauteurs vis-à-vis. Le général Éblé, qui, d'après les
ordres du quartier général, aurait dû avoir détruit les ponts à
sept heures au plus tard, différa jusqu'à huit. À huit, des ordres
réitérés, la vue de l'ennemi qui approchait, tout lui faisait un
devoir de ne plus perdre un instant. Cependant, comme l'artillerie
du maréchal Victor était là pour contenir les Russes, il était venu
se placer lui-même à la culée des ponts, et retenait la main de ses
pontonniers, voulant sauver encore quelques victimes si c'était
possible. En ce moment son âme si bonne, quoique si rude, souffrait
cruellement.

[Note en marge: Incendie des ponts, et désespoir de ceux qui n'ont pu
passer.]

Enfin, ayant attendu jusqu'à près de neuf heures, l'ennemi arrivant
à pas accélérés, et les ponts ne pouvant plus servir qu'aux Russes
si on différait davantage, il se décida, le coeur navré, et en
détournant les yeux de cette scène affreuse, à faire mettre le feu.
Sur-le-champ des torrents de fumée et de flammes enveloppèrent les
deux ponts, et les malheureux qui étaient dessus se précipitèrent
pour n'être pas entraînés dans leur chute. Du sein de la foule qui
n'avait point encore passé, un cri de désespoir s'éleva tout à
coup: des pleurs, des gestes convulsifs s'apercevaient sur l'autre
rive. Des blessés, de pauvres femmes tendaient les bras vers leurs
compatriotes, qui s'en allaient, forcés malgré eux de les abandonner.
Les uns se jetaient dans l'eau, d'autres s'élançaient sur le pont en
flammes, chacun enfin tentait un effort suprême pour échapper à une
captivité qui équivalait à la mort. Mais les Cosaques, accourant au
galop, et enfonçant leurs lances au milieu de cette foule, tuèrent
d'abord quelques-uns de ces infortunés, recueillirent les autres, les
poussèrent comme un troupeau vers l'armée russe, puis fondirent sur
le butin. On ne sait si ce furent six, sept ou huit mille individus,
hommes, femmes, enfants, militaires ou fugitifs, cantiniers ou
soldats de l'armée, qui restèrent ainsi dans les mains des Russes.

[Note en marge: Immortel dévouement du général Éblé et de ses
pontonniers.]

L'armée se retira profondément affectée de ce spectacle, et personne
n'en fut plus affecté que le généreux et intrépide Éblé, qui en
dévouant sa vieillesse au salut de tous, pouvait se dire qu'il était
le sauveur de tout ce qui n'avait pas péri ou déposé les armes. Sur
les cinquante et quelques mille individus armés ou désarmés qui
avaient passé la Bérézina, il n'y en avait pas un seul qui ne lui
dût la vie ou la liberté, à lui et à ses pontonniers. Mais ce grand
service, la plupart des pontonniers qui avaient travaillé dans l'eau
l'avaient déjà payé ou allaient le payer de leur vie; et le général
Éblé lui-même avait contracté une maladie mortelle à laquelle il
devait promptement succomber.

[Note en marge: Grandeur tragique de l'événement de la Bérézina.]

[Note en marge: Injustice de Napoléon envers le maréchal Victor.]

Tel fut cet immortel événement de la Bérézina, l'un des plus
tragiques de l'histoire. Les Russes effrayés du grand nom de
Napoléon, hésitant à lui barrer le chemin, ne voulant l'essayer qu'en
masse, lui avaient ainsi laissé le temps de trouver un passage, d'y
jeter des ponts, et de le franchir. Napoléon dut au hasard miraculeux
de l'arrivée de Corbineau, à la sagacité et au courage de celui-ci,
au noble dévouement d'Éblé, à la résistance désespérée de Victor et
de ses soldats, à l'énergie d'Oudinot, de Legrand, de Maison, de
Zayonchek, de Doumerc, de Ney, et enfin à son discernement sûr et
profond qui lui avait révélé le vrai parti à prendre, Napoléon dut
d'avoir échappé, par une scène sanglante, au plus humiliant, au plus
accablant des désastres. Cette tragique fin couronnait dignement
cette terrible campagne, et malheureux par sa faute, Napoléon restait
grand néanmoins! Il devait donc remercier tout le monde, car il était
ce jour-là plus que dans ses plus éclatantes victoires, l'obligé de
ses généraux, de ses soldats, de ses alliés eux-mêmes. Néanmoins,
après avoir félicité Victor, le 28 au soir, des prodiges de valeur
exécutés dans la journée, il lui prodigua le lendemain 29, quand
il connut la catastrophe de la division Partouneaux, de sanglants
reproches, revint sur le passé, sur le temps perdu le long de l'Oula
en fausses manoeuvres, et paya d'une excessive sévérité le plus
grand service que Victor lui eût jamais rendu. Pourtant le malheur
de Partouneaux, s'il était reprochable à quelqu'un, était sa faute
autant au moins que celle de Victor, car il avait voulu prolonger la
fausse démonstration sur Borisow au delà du temps nécessaire. Victor,
au lendemain d'un admirable dévouement, se retira le coeur contristé.

[Note en marge: Marche de l'armée sur Molodeczno.]

Il fallait marcher cependant, et marcher sans perdre une minute pour
rejoindre par Zembin, Pletchenitzy, Ilia, Molodeczno, la route de
Wilna, qu'on retrouvait à Molodeczno. Du point où l'on avait passé
la Bérézina jusqu'à Molodeczno, on rentrait dans une région où les
routes, construites au milieu de forêts marécageuses, étaient tantôt
établies sur des lits de fascines, tantôt sur des ponts de plusieurs
centaines de toises. Il y avait trois de ces ponts à franchir entre
la Bérézina et Pletchenitzy, où les Russes, en mettant le feu,
auraient facilement arrêté toute l'armée. Ils avaient une avant-garde
de Cosaques appuyée de quelque cavalerie régulière à Pletchenitzy,
sous le général russe Landskoy. Cette avant-garde heureusement
ne fit rien de ce qu'elle aurait pu faire. Elle était occupée
d'assiéger, dans une grange à Pletchenitzy, le maréchal Oudinot
gravement blessé, et n'ayant avec lui qu'une cinquantaine d'hommes
qui escortaient quelques officiers atteints dans la journée du 28.
L'intrépide maréchal se soutenant à peine se défendait, avec ceux qui
l'entouraient, contre de nombreux assaillants, et lui-même se servant
de ses pistolets, tirait à travers quelques ouvertures pratiquées
dans les murailles de sa chaumière. L'armée, en arrivant, dégagea lui
et ses compagnons d'infortune, et dispersa les Cosaques.

[Note en marge: Ney et Maison achèvent la retraite, en restant les
derniers à la tête de l'arrière-garde.]

Grâce à cette incurie de l'avant-garde russe, l'armée tout entière
put traverser sans obstacle les ponts si longs de la route de
Zembin à Molodeczno, et arriver sans encombre au point où les
plus difficiles passages étaient franchis. Le maréchal Ney, ayant
remplacé le maréchal Oudinot dans le commandement du 2e corps, avait
rencontré un lieutenant digne de lui, c'était le général Maison, son
égal en bonne santé, en bonne humeur, en intrépidité, et joignant à
toutes les qualités du soldat une rare sagacité militaire. Le général
Legrand, qui commandait l'une des deux divisions françaises du 2e
corps, ayant été blessé, le général Maison réunissait dans sa main
les 3 mille hommes restant de ce 2e corps, qui était de 39 mille
hommes à l'ouverture de la campagne. Ney et Maison s'entendaient
parfaitement. S'étant arrêtés aux ponts de Zembin, ils les couvrirent
de fascines auxquelles ils mirent le feu, et quand la cavalerie
ennemie s'y présenta, elle n'eut pour passer que des monceaux de
cendres brûlantes étendus sur la glace à demi fondue des marais.

[Date en marge: Déc. 1812.]

[Note en marge: Redoublement de froid.]

[Note en marge: Nouvelle diminution du nombre d'hommes ayant conservé
leurs armes.]

Ce ne fut que le lendemain 30 que l'arrière-garde atteignit
Pletchenitzy. Là elle fut assaillie par le général Platow, qui
dirigeait la poursuite. Un encombrement effroyable se produisit à
l'entrée du village, et un moment le maréchal Ney et le général
Maison furent dans l'impossibilité de se mouvoir et de faire agir
leur artillerie. Ayant enfin réussi à se débarrasser, ils ne
trouvèrent plus qu'un millier d'hommes dans le rang, les autres
s'étant laissé débaucher par la foule des débandés. Le froid, qui
avait un moment fléchi avant le passage de la Bérézina, avait
repris depuis, et de 11 ou 12 degrés, le thermomètre Réaumur était
descendu à 18, 19 et 20 degrés. La souffrance s'était augmentée à
proportion, et les hommes ne pouvaient presque plus se tenir debout.
La vue des blessés, qu'on ne songeait pas à ramasser, n'était pas
faite d'ailleurs pour encourager les combattants, et il n'était
point étonnant qu'ils profitassent d'un moment de confusion pour se
soustraire à une charge qui ne pesait que sur les derniers restés au
drapeau. Le maréchal Ney et le général Maison ne se déconcertèrent
pas, tinrent tête à l'ennemi, et, secondés par 12 ou 1500 Polonais
qui arrivèrent sur ce point, parvinrent à repousser les Russes.

On fut, grâce à cet énergique effort, délivré de la cavalerie ennemie
pour deux ou trois jours, mais le froid ayant atteint 24 degrés, la
perte des hommes alla encore en augmentant. Les bivouacs étaient
couverts de ceux qui ne se réveillaient pas, ou qui se réveillaient
avec des membres gelés, et qui, réduits à l'impossibilité de marcher,
étaient dépouillés par les Russes, et laissés nus sur la terre glacée.

[Note en marge: Dernier et rude combat à Molodeczno, où l'on se venge
en faisant un horrible carnage des Russes.]

Le 4 décembre la tête de l'armée était arrivée à Smorgoni,
l'arrière-garde à Molodeczno. Il y eut là un violent et terrible
combat entre les Russes et l'arrière-garde commandée par Ney
et Maison. À la cavalerie de Platow s'était jointe la division
Tchaplitz. Maison et Ney n'avaient pas plus de 6 à 700 hommes, mais
un reste assez considérable d'artillerie du 2e corps, qu'on avait
traîné jusque-là, et dont il n'était pas à espérer, vu l'état des
chevaux, qu'on pût se faire suivre plus longtemps. Ney et Maison
résolurent de dépenser là leurs dernières munitions, et de faire
une épouvantable immolation des Russes pour venger nos pertes
quotidiennes. Ils criblèrent de mitraille la cavalerie de Platow
et l'infanterie de Tchaplitz, et les arrêtèrent longtemps devant
Molodeczno. Le maréchal Victor, qui avait devancé Ney et Maison
à Molodeczno, et qui s'y trouvait avec 4 mille hommes restés du
9e corps, se joignit à eux et les aida à repousser les Russes.
Ceux-ci firent une perte considérable, et ne nous prirent que des
hommes isolés, que malheureusement ils ramassaient chaque jour par
centaines. Ce dernier combat nous valut encore quelques jours de
répit.

Mais arrivés là, Ney et Maison n'ayant guère que 4 à 500 hommes, ne
pouvaient plus suffire au service de l'arrière-garde. Le maréchal
Victor en fut chargé, avec les Bavarois du général de Wrède, qui
après une longue séparation rejoignaient enfin, déjà privés en grande
partie des quatre mille recrues reçues le mois précédent.

[Note en marge: Napoléon songe enfin à quitter l'armée.]

[Note en marge: Opinions de MM. Daru et de Bassano sur ce départ.]

Napoléon, parvenu à Smorgoni, et croyant avoir assez fait pour son
honneur en restant avec l'armée jusqu'au point où les fourches
caudines n'étaient plus à craindre pour elle, résolut enfin
d'exécuter le projet qu'il méditait depuis plusieurs jours, et
dont il ne s'était ouvert qu'avec M. Daru de vive voix, avec M. de
Bassano par écrit. Ce projet, fort sujet à contestation, était celui
de partir pour retourner à Paris. M. Daru, toujours appliqué avec
fermeté à ses devoirs, et, sans se faire une vertu de déplaire, se
faisant une obligation de dire la vérité quand elle était utile,
soutint à Napoléon que l'armée était perdue s'il la quittait. M. de
Bassano, qui n'avait pas même le stimulant de ses dangers personnels
pour opiner comme il le fit, car il n'était pas dans les rangs de
l'armée, eut le mérite bien grand dans la situation actuelle,
d'écrire à Napoléon une longue lettre pour lui conseiller de rester.
Il lui disait que la conspiration de Malet n'avait produit en France
aucune émotion, que les esprits étaient plus soumis que jamais
(assertion vraie, s'il s'agissait de soumission matérielle), qu'il
serait obéi de Wilna aussi bien que des Tuileries même; que sans sa
présence, au contraire, l'armée achèverait de se dissoudre, et que
la dissolution complète de cette armée serait la plus grande des
calamités qui pût terminer la campagne. Comme dernier motif, M. de
Bassano disait à l'Empereur que sa présence à la tête de ses soldats
contiendrait l'Allemagne, et l'empêcherait de se jeter sur nos
débris. Aucune de ces raisons ne toucha Napoléon, et quelques-unes
même produisirent chez lui l'effet tout opposé à celui qu'en
attendait M. de Bassano.

[Note en marge: Motifs sérieux et puissants qui décident Napoléon à
partir.]

Napoléon croyait l'armée plus près de sa dissolution qu'il n'en
voulait convenir, même avec M. de Bassano; considérant donc le mal
comme à peu près accompli, il n'envisageait plus que le danger de
se trouver avec quelques soldats exténués, incapables d'aucune
résistance, à quatre cents lieues de la frontière française, ayant
sur ses derrières les Allemands fort enclins à la révolte. Or il se
demandait ce qu'il deviendrait, ce que deviendrait l'Empire, si les
Allemands faisaient cette réflexion si simple, qu'en l'empêchant de
retourner en France, ils détruisaient son pouvoir avec sa personne,
et si, cette réflexion faite, ils se soulevaient sur ses derrières
pour fermer la route du Rhin à lui et aux débris qu'il commandait.
Alors tout était perdu, et la guerre devait en quelques jours
finir par sa captivité. Or on rend à la liberté un prince comme
François Ier, qui a pour le remplacer un successeur incontesté,
mais on détrône un homme, quelque grand qu'il soit, qui, porté par
le hasard des révolutions sur un trône où il n'était pas né, où
il n'a pas habitué le monde à le voir, a, au lieu d'un successeur
universellement reconnu, des concurrents souvent appelés par le
voeu public, parce qu'il a fait leur popularité par ses fautes.
S'exagérant même ce genre de péril avec la vivacité de perception
qui lui était particulière, Napoléon était impatient de quitter son
armée, surtout depuis que la Bérézina étant miraculeusement passée,
un devoir d'honneur impérieux ne le retenait plus à la tête de ses
soldats. Il craignait que son désastre, qui était inconnu encore,
venant à se révéler soudainement, les esprits n'en éprouvassent une
telle commotion, que son retour ne devînt impossible, et que sur
sa route il ne trouvât mille bras levés pour l'arrêter. Il voulait
donc, avant que les malheurs qui l'avaient frappé fussent connus,
ou pendant qu'on emploierait le temps à y croire, s'échapper avec
quatre hommes sûrs, Caulaincourt, Lobau, Duroc, Lefebvre-Desnoëttes,
traverser la Pologne en traîneau, l'Allemagne en poste, l'une et
l'autre très-secrètement, et arriver aux Tuileries avant d'y être
attendu même par sa femme. Lorsque l'Europe saurait son désastre,
mais son retour à Paris en même temps que son désastre, elle y
regarderait avant de se soulever, et en tout cas elle le trouverait
à la tête des forces considérables qui restaient à l'Empire, et elle
pourrait payer bien cher une joie d'un moment.

[Note en marge: Raisons qui pouvaient cependant contre-balancer
celles qui décidèrent Napoléon.]

[Note en marge: Forces qui seraient restées à Napoléon s'il avait
voulu demeurer à la tête de l'armée.]

Il y avait certainement de très-puissantes raisons pour penser
ainsi, et assez pour qu'il faille laisser à la tourbe des partis le
soin de qualifier de désertion ce départ de l'armée. Pourtant il y
en avait quelques autres à faire valoir en opposition à celles-là,
qui, sans les égaler peut-être, avaient néanmoins leur valeur. Avec
l'opiniâtreté de Masséna ou le flegme de Moreau, il eût été possible
de tirer quelques ressources de cette situation, et de trouver
enfin une limite où l'on pourrait arrêter les Russes, et rallier
les débris de l'armée. En effet, on avait encore en comprenant la
garde, les corps de Davout et de Victor, 12 mille hommes portant
un fusil, suivis de quarante mille traînards environ, capables de
redevenir des soldats dès qu'on leur aurait procuré quelque part
des vivres, des toits, du repos, de la sécurité. Toutefois, ce
n'était pas avant un mois ou deux que ces débandés redeviendraient
des soldats. Mais, en attendant, les 12 mille qui avaient conservé
leurs armes allaient rencontrer entre Molodeczno et Wilna de Wrède
avec 6 mille Bavarois, à Wilna même Loison avec 9 mille Français,
Franceschi et Coutard avec deux brigades de 7 à 8 mille Polonais
et Allemands, et, indépendamment de ces corps organisés, quelques
escadrons et bataillons de marche s'élevant à 4 mille hommes, plus
6 mille Lithuaniens, c'est-à-dire 33 mille hommes, qui, joints aux
restes de la grande armée, pouvaient opposer une certaine résistance
à l'ennemi, puisqu'ils ne seraient pas moins de 45 mille combattants
réunis et bien armés. À droite on avait Schwarzenberg avec 25 mille
Autrichiens, Reynier avec 15 mille Français et Saxons excellents,
c'est-à-dire 40 mille hommes qui ne manqueraient pas d'arriver dès
qu'on leur ferait parvenir l'ordre d'avancer. Enfin à gauche on
avait Macdonald avec 10 mille Prussiens, qui n'oseraient abandonner
l'armée française que lorsqu'elle s'abandonnerait elle-même, et 6
mille Polonais à l'abri de toute séduction ennemie. Il était donc
possible d'avoir encore, à Wilna, 45 mille hommes, si toutefois on
ne les envoyait pas mourir sur les routes pour aller au-devant de la
grande armée, plus 40 mille à droite de Wilna, et 15 mille à gauche,
auxquels il fallait de huit à dix jours pour se réunir au rendez-vous
commun. En arrière, à Koenigsberg, la division Heudelet du corps
d'Augereau arrivait forte de 15 mille Français. Il en restait une
autre à Augereau de pareil nombre, outre beaucoup de troupes de
marche, et enfin le corps de Grenier qui venait de passer les Alpes
avec 18 mille soldats des anciennes troupes d'Italie. Augereau
pouvait donc tenir Berlin avec 30 mille hommes, Heudelet remplir
l'intervalle avec 15 mille, et Napoléon en réunir 100 mille autour de
Wilna, dont la moitié à Wilna même[44]. Or, les Russes n'en avaient
pas plus. Il restait environ 50 mille hommes à Kutusof, 20 mille
à Wittgenstein, et à peu près autant à Tchitchakoff. Sacken, après
les combats malheureux qu'il venait de soutenir contre Schwarzenberg
et Reynier, comme on le verra tout à l'heure, n'avait pas 10 mille
hommes sous les armes. Ce total présentait 100 mille hommes au plus,
excellents sans doute, mais pas meilleurs assurément que ceux de
Napoléon, pas beaucoup plus concentrés, car c'est à peine si devant
Wilna Wittgenstein, Tchitchakoff et l'avant-garde de Kutusof auraient
pu réunir 40 mille hommes, et Napoléon était en mesure d'en avoir au
moins autant. Supposez une bataille gagnée devant Wilna, et, sous
l'influence d'un pareil succès, on aurait fait rentrer trente ou
quarante mille traînards dans les rangs, et reconstitué une véritable
armée, capable d'arrêter les Russes, d'attendre les secours venant
de France, et de tirer de la Pologne de grandes ressources. Dût-on
plus tard rétrograder sur la Vistule, pour se rapprocher de ses
secours, pour diminuer l'inconvénient des distances, pour l'augmenter
au désavantage des Russes, on aurait rétrogradé avec cent mille
hommes, en ayant sous ses pieds l'Allemagne contenue, autour de soi
la Pologne armée, et derrière soi les cohortes accourant de France.
Napoléon, ressaisissant la victoire du milieu de son désastre, eût
été obéi de tous à Wilna comme à Paris.

[Note 44: Loin d'exagérer ces chiffres, je les ai plutôt réduits,
et je les ai pris dans la correspondance même de M. de Bassano,
qui envoyait tous les jours à Napoléon l'état des troupes passant
par Wilna. Le chiffre des forces des généraux Schwarzenberg et
Reynier, je l'ai pris dans la correspondance de ces généraux, qui
certainement, en s'excusant sans cesse de ne pas obtenir de plus
grands résultats, n'auraient pas exagéré les moyens dont on leur
reprochait de ne pas faire un usage suffisant.]

Il y avait à Wilna 25 ou 30 jours de vivres-pain, 10 mille boeufs
arrivant de toutes les parties de la Lithuanie, et beaucoup de
spiritueux. À Kowno, il y avait des magasins considérables en
vêtements, munitions et vivres. Enfin chez les fermiers polonais
on aurait trouvé les grains et les farines que les réquisitions de
l'autorité militaire y avaient réunis, et que le défaut de transport
n'avait pas permis d'en tirer. Le traînage allait en procurer le
moyen. On aurait donc pu vivre à Wilna, et en rétrogradant en tout
cas sur le Niémen, la Vieille-Prusse, à prix d'argent, aurait fourni
tout ce dont on aurait eu besoin[45].

[Note 45: Ces assertions sont basées sur la correspondance de M. de
Bassano.]

En n'abandonnant pas l'armée à la désorganisation croissante qui
s'était emparée d'elle, il était possible de composer encore une
force respectable avec ce qui restait de l'immense multitude d'hommes
attirée en Pologne au mois de juin précédent, et de recommencer
avec quelques chances de succès une lutte qui cette fois était
devenue nécessaire. Il aurait fallu pour cela beaucoup moins de
cette prévoyance politique dont Napoléon avait eu trop peu avant de
commencer la guerre, et dont il avait beaucoup trop depuis que cette
guerre avait si mal tourné.

[Note en marge: Ce sont des motifs politiques qui décident surtout
Napoléon à partir.]

Toutefois sur ce grave sujet on pouvait soutenir le pour et le
contre avec un égal fondement, et pour pencher vers le parti que
nous regardons comme soutenable, il aurait fallu l'impulsion d'un
sentiment moral, qui eût porté à préférer même la perte du trône à
l'abandon d'une armée qu'on avait entraînée dans un désastre. S'il
n'y avait eu que danger de la vie (et il n'y était pas), Napoléon
était assez bon soldat pour le courir sans hésiter avec une armée
compromise par sa faute; mais être détrôné, et, qui pis est,
prisonnier des Allemands, était une perspective devant laquelle il ne
tint pas, et il prit à Smorgoni même la résolution de partir.

[Note en marge: Napoléon, en partant, désigne Murat pour le remplacer
dans le commandement.]

Il lui fallait un remplaçant, et après y avoir pensé, il n'en trouva
qu'un seul qui eût assez de renommée, assez d'élévation de rang,
pour qu'on lui obéît, c'était le roi de Naples. Eugène était plus
sage, plus constant, et avait acquis dans ces jours néfastes la haute
estime de tous les honnêtes gens de l'armée, mais il était capable
d'obéir à Murat, et Murat ne l'était pas de lui obéir à lui. Parmi
les maréchaux, Ney, quoique s'étant couvert de gloire, n'avait pas
l'autorité nécessaire, et Davout l'avait perdue depuis que Napoléon
avait donné à son égard le signal du dénigrement. En laissant le
major général Berthier à Murat, Napoléon espérait placer auprès
de lui un conseiller sage, laborieux, en état de le contenir et
de suppléer à son ignorance des détails. Malheureusement le major
général était complètement démoralisé, et sa santé était tout à fait
détruite. Les maux qu'il venait d'endurer avaient ruiné son corps
et profondément ébranlé sa haute raison. Il voulait partir avec
Napoléon, et il fallut un langage des plus durs pour l'obliger à
demeurer. Il s'y résigna avec sa docilité accoutumée, mais avec un
violent chagrin, car son rare bon sens ne lui faisait entrevoir que
de nouveaux et plus affreux désastres après le départ de Napoléon.

[Note en marge: Adieux de Napoléon à ses maréchaux, et son départ
dans un traîneau.]

Le 5 décembre au soir, à Smorgoni où l'on était arrivé, Napoléon
assembla Murat, Eugène, Berthier, ses maréchaux, leur fit part de
sa détermination, qui les étonna, les affecta sensiblement, mais
qu'ils n'osèrent désapprouver, craignant encore leur maître vaincu,
et trouvant d'ailleurs bien puissantes les raisons qu'il alléguait,
car il leur disait qu'en deux mois il leur amènerait 300 mille
hommes de renfort, et que lui seul pouvait tirer de la France de
tels secours. Il fut en outre plus caressant que de coutume, leur
adressa des paroles affectueuses à tous, même au maréchal Davout
qu'il avait si maltraité pendant cette campagne, et chercha ainsi
à conquérir par des caresses une approbation qu'il craignait de ne
pas obtenir avec les bonnes raisons qu'il avait à faire valoir.
Il les flatta même jusqu'à s'accuser, en disant que tout le monde
avait commis des fautes, lui comme les autres, qu'il était resté
trop longtemps à Moscou, qu'il avait été séduit par la prolongation
de la belle saison et le désir de la paix; qu'en réalité la cause
des revers qu'on venait d'essuyer, c'était la précocité et la
rigueur de l'hiver; que c'était là un malheur plutôt qu'une faute,
qu'au surplus il fallait être indulgent les uns pour les autres, se
soutenir, s'aimer, et reprendre confiance; qu'il reparaîtrait bientôt
au milieu d'eux à la tête d'une armée formidable, et qu'il leur
recommandait en attendant de s'entr'aider, et d'obéir fidèlement à
Murat. Ces discours terminés, il les embrassa, ce qui ne lui était
peut-être jamais arrivé, et, s'enfonçant dans un traîneau, suivi de
M. de Caulaincourt, du maréchal Duroc, du comte Lobau, du général
Lefebvre-Desnoëttes, il partit au milieu de la nuit, laissant ses
lieutenants soumis, à peu près convaincus, mais au fond consternés et
sans espérance.

[Note en marge: Le secret du départ de Napoléon gardé pendant
vingt-quatre heures, afin qu'aucune nouvelle ne puisse le précéder.]

Le plus grand secret devait être observé jusqu'au lendemain, afin
qu'aucune nouvelle de son départ ne pût le précéder dans les lieux
qu'il allait traverser en gardant le plus rigoureux incognito. Avant
de partir il avait rédigé le 29e bulletin, si célèbre depuis, dans
lequel, parlant pour la première fois de la retraite, il avouait la
partie de nos malheurs qu'on ne pouvait pas absolument nier, les
mettait sur le compte de l'hiver, et relevait l'historique de ses
revers par la belle et immortelle scène du passage de la Bérézina.

[Note en marge: Sentiment qu'on éprouve dans l'armée en apprenant son
départ.]

[Note en marge: Continuation de la marche sur Wilna.]

[Note en marge: Le froid acquiert une intensité de 30 degrés Réaumur.]

[Note en marge: La souffrance arrive au dernier terme.]

Lorsque le lendemain 6 décembre on apprit dans l'armée le départ de
Napoléon, la stupéfaction fut grande, car avec lui s'évanouissait
la dernière espérance. Toutefois la nouvelle ne fit sensation que
sur les hommes capables de réfléchir, et auprès de ceux-ci bien des
raisons plaidaient en faveur de la détermination que Napoléon venait
de prendre. Quant à la masse, le sentiment était tellement amorti
chez elle, que l'impression ne fut pas ce qu'elle aurait été en toute
autre circonstance. On continua donc à cheminer machinalement devant
soi, en désirant d'arriver à Wilna, comme un mois auparavant on
désirait d'arriver à Smolensk. À Wilna, on se promettait des vivres
dont, il est vrai, on manquait un peu moins depuis qu'on était en
Lithuanie, et surtout des abris, du repos, et des troupes organisées
pour arrêter la poursuite des Russes. Mais chaque jour venait
accroître les souffrances de cette marche. En quittant Molodeczno,
le froid devint encore plus rigoureux, et le thermomètre descendit à
30 degrés Réaumur. La vie se serait interrompue même dans des corps
sains, à plus forte raison dans des corps épuisés par la fatigue et
les privations. Les chevaux étaient presque tous morts; quant aux
hommes, ils tombaient par centaines sur les chemins. On marchait
serrés les uns contre les autres, en troupe armée ou désarmée, dans
un silence de stupéfaction, dans une tristesse profonde, ne disant
mot, ne regardant rien, se suivant les uns les autres, et tous
suivant l'avant-garde, qui suivait elle-même la grande route de Wilna
partout indiquée. À mesure qu'on marchait, le froid, agissant sur
les plus faibles, leur ôtait d'abord la vue, puis l'ouïe, bientôt la
connaissance, et puis au moment d'expirer, la force de se mouvoir.
Alors seulement ils tombaient sur la route, foulés aux pieds par
ceux qui venaient après comme des cadavres inconnus. Les plus forts
du jour étaient à leur tour les plus faibles du lendemain, et chaque
journée emportait de nouvelles générations de victimes.

[Note en marge: Divers genres de mort parmi les soldats qui terminent
cette affreuse retraite.]

Le soir au bivouac, il en mourait par une autre cause, c'était
l'action trop peu ménagée de la chaleur. Pressés de se réchauffer,
la plupart se hâtaient de présenter à l'ardeur des flammes leurs
extrémités glacées. La chaleur ayant pour effet ordinaire de
décomposer rapidement les corps que le principe vital ne défend
plus, la gangrène se mettait tout de suite aux pieds, aux mains, au
visage même de ceux qu'une trop grande impatience de s'approcher du
feu portait à s'y exposer sans précaution. Il n'y avait de sauvés
que ceux qui par une marche continue, par quelques aliments pris
modérément, par quelques spiritueux ou quelques boissons chaudes,
entretenaient la circulation du sang, ou qui, ayant une extrémité
paralysée, y rappelaient la vie en la frictionnant avec de la neige.
Ceux qui n'avaient pas eu ce soin se trouvaient paralysés le matin
au moment de quitter le bivouac, ou de tout le corps, ou d'un membre
que la gangrène avait atteint subitement. D'autres, plus favorisés en
apparence, mouraient au milieu d'une bonne fortune inespérée. Si par
exemple, ils avaient trouvé une grange pour y passer la nuit, ils y
allumaient de grands feux, s'endormaient, laissaient l'incendie se
communiquer, et ne se réveillaient que lorsque le toit en flammes
s'abîmait sur eux. On compta une quantité de morts par cet étrange
accident, celui de tous auquel on se serait le moins attendu.

[Note en marge: Perte en quelques jours des dernières troupes
envoyées à la rencontre de la grande armée.]

À cette multitude de victimes vinrent bien inutilement s'en ajouter
d'autres, qui succombèrent plus vite encore que celles dont nous
avons raconté le sort lamentable. Napoléon n'avait laissé en partant
que des instructions extrêmement vagues, tant il était préoccupé des
désastres qui l'avaient frappé, et de ceux qui le menaçaient encore.
Il avait recommandé, dès qu'on serait à Wilna, de rallier l'armée, de
la nourrir, de la réarmer, de la concentrer, et de se replier ensuite
sur le Niémen, si on ne pouvait tenir sur la Wilia. Malheureusement
il n'avait rien prescrit pour les vingt-cinq mille hommes environ
qu'on avait à Wilna, et dont la conservation dépendait du soin qu'on
apporterait à ne pas les déplacer sans nécessité. M. de Bassano et
le gouverneur de la Lithuanie, sachant la grande armée vivement
poursuivie par les Russes, n'ayant surtout pas éprouvé ce qu'une
troupe pouvait devenir en quatre ou cinq jours de marche par le temps
qu'il faisait, expédièrent sur Smorgoni, et à très-bonne intention,
ce qu'il y avait de meilleur à Wilna, notamment la division française
Loison, les brigades Coutard et Franceschi, la cavalerie napolitaine,
et la cavalerie de marche. C'étaient tous jeunes gens, très-capables
de se bien battre, comme l'avait prouve récemment la division
Durutte envoyée au général Reynier, mais incapables de supporter
quarante-huit heures les souffrances qu'enduraient depuis deux mois
les malheureux revenus de Moscou. Sortant de casernes chauffées à
douze ou quinze degrés, passant à un froid de trente, ils furent
saisis, et en quelques jours périrent pour la plupart.

L'armée ayant quitté Molodeczno, les rencontra les uns à Smorgoni,
les autres à Ochmiana, bien vêtus, bien nourris, et morts cependant
d'un saisissement subit. Elle en eut pitié, malgré la profonde
insensibilité dans laquelle elle était tombée. Huit ou dix mille de
ces nouveaux venus moururent en cinq ou six jours. Les Napolitains
surtout, amenés de si loin pour faire sous le ciel de la Russie
le premier apprentissage des armes, succombèrent à la soudaineté
d'une pareille épreuve. Les moins maltraités ne perdirent que leurs
chevaux. C'est ainsi que commencèrent à se dissiper sans aucun profit
les dernières ressources, dont on aurait pu se servir pour arrêter
l'ennemi, et réorganiser l'armée.

[Note en marge: Armée devant Wilna le 9 décembre.]

[Note en marge: Affreuse confusion à Wilna.]

Enfin à force de marcher, de souffrir, de joncher la terre de ses
morts, cette masse désolée, hâve, amaigrie, couverte de haillons,
portant par-dessus ses uniformes les plus singuliers vêtements
imaginables, des fourrures d'hommes et de femmes prises à Moscou,
des soieries salies et brûlées, des couvertures de cheval, tous
les objets en un mot qu'elle avait pu s'approprier, cette masse
arriva le 9 décembre aux portes de Wilna. Ce fut pour ces coeurs qui
paraissaient désormais insensibles à toute impression, l'occasion
d'un dernier sentiment de joie. Wilna! Wilna!... Il semblait que le
repos, l'abondance, la sécurité, la vie enfin, allaient se retrouver
dans cette heureuse capitale de la Lithuanie, où l'on se plaisait à
annoncer, à répéter, que la prévoyance de Napoléon avait accumulé
d'immenses ressources. Il n'y en avait certainement pas autant
qu'on le disait, mais il y en avait plus qu'il n'en fallait pour
satisfaire les premiers besoins de l'armée, et pour lui donner la
force de rejoindre le Niémen en meilleur ordre. À la vue des murs de
la ville, la foule oubliant que la porte même la plus large serait
un défilé bien étroit pour tant d'hommes qui voulaient entrer à
la fois, et surtout pour la masse de bagages qu'on avait encore,
ne songea pas à faire le tour de ces murs, afin d'y pénétrer par
plusieurs issues. On suivait machinalement la tête de la colonne,
et on s'accumula bientôt devant la porte qui était tournée vers
Smolensk, on s'y étouffa, on s'y battit, on s'y tua comme au pont
de la Bérézina. Vingt-quatre heures durant ce fut la même presse,
la même difficulté d'entrer, par l'extrême désir qu'on en avait.
Bientôt, comme à Smolensk, les efforts de l'autorité pour rétablir
l'ordre dans les corps, produisirent le désordre. On voulait du pain,
de la viande, du vin, des abris surtout, et on n'était pas d'humeur
à se laisser renvoyer par des commis au régiment qui n'existait
plus, et dont il ne restait que quelques officiers, marchant ensemble
autour du porte-drapeau, qui lui-même avait souvent plié son drapeau
dans son sac afin de le sauver. On se précipita de nouveau sur les
magasins pour les piller. Les soldats qui avaient rapporté un peu
d'argent, rencontrant des cafés, des cabarets, des auberges, des
magasins de tout genre chez une population amie qui n'avait pas
fui, se précipitèrent pour acheter ce dont ils avaient besoin,
effrayèrent par leurs cris ceux qui auraient pu le leur fournir,
firent fermer tous ces lieux où ils auraient trouvé à vivre, et les
voyant se fermer même devant leur argent, en enfoncèrent les portes.
Wilna fut bientôt une ville saccagée. Si des troupes sous un chef
ferme et prévoyant, avaient d'avance été conservées pour maintenir
l'ordre, si dans des lieux aisément accessibles des vivres eussent
été d'avance mis à la portée des plus impatients, cette confusion
eût été prévenue. Mais Napoléon parti, personne n'ordonnait, et
personne n'obéissait. Murat n'était pas plus capable de faire l'un
que d'obtenir l'autre.

[Note en marge: Le défaut d'ordres empêche le prince de Schwarzenberg
et le général Reynier de venir au secours de Wilna, qu'ils auraient
pu protéger contre les armées russes.]

[Note en marge: Wilna reste ainsi découvert, et exposé à l'invasion
du premier ennemi prêt à s'y présenter.]

L'armée arriva successivement les 8 et 9 décembre. Quelques jours
de repos étaient bien nécessaires à nos soldats épuisés, et il eût
été facile de les leur procurer, si on n'avait pas exposé à périr
inutilement sur les routes les troupes fraîches qui occupaient Wilna,
surtout si on avait fait parvenir au prince de Schwarzenberg et au
général Reynier des ordres qu'ils étaient en mesure et en disposition
d'exécuter. En effet, le prince de Schwarzenberg, après avoir reçu
cinq à six mille hommes de renfort, était revenu sur Slonim, et le
général Reynier s'était avancé vers la Narew pour donner la main à la
division Durutte, qui venait de Varsovie. Ce dernier avait rencontré
sur son chemin le général russe Sacken, l'avait attiré à lui, et lui
avait fait essuyer un sanglant échec. Le prince de Schwarzenberg,
averti à temps, s'était rabattu sur le flanc de Sacken, l'avait
assailli à son tour, et avait contribué à le rejeter en désordre
vers la Volhynie. Ces succès qui avaient coûté 7 à 8 mille hommes
à Sacken, avaient l'inconvénient d'être remportés trop loin de la
Bérézina, et du point décisif de la campagne; mais ils avaient
l'avantage de mettre Sacken hors de cause pour quelque temps, dès
lors de rendre au prince de Schwarzenberg et à Reynier une sécurité
pour leurs derrières, dont ils avaient besoin pour marcher en avant;
et si dès le 19 ou le 20 novembre on leur eût parlé clairement, si on
ne se fût pas borné à leur dire, comme le faisait M. de Bassano, que
tout allait bien à la grande armée, que l'Empereur revenait de Moscou
victorieux, si on leur eût dit au contraire que l'armée arrivait
poursuivie, cruellement traitée par la saison, que son retour à Wilna
n'était assuré qu'à la condition d'un puissant secours, certainement
le prince de Schwarzenberg, arraché à sa timidité par sa loyauté
personnelle, aurait marché, et il pouvait être avec le général
Reynier, à Minsk avant le 28 novembre, à Wilna avant le 10 décembre.
Dans ce cas, avec les troupes qu'on avait à Wilna, on aurait réuni
une soixantaine de mille hommes, et soixante-douze avec les débris
de la grande armée. Or les Russes étaient loin de pouvoir en réunir
autant. Mais Napoléon était parti sans donner d'ordres; M. de
Bassano, qui l'avait immédiatement suivi, ne s'était pas cru autorisé
à le suppléer, et le prince de Schwarzenberg ainsi que le général
Reynier étaient à se morfondre entre Slonim et Neswij, ne sachant que
faire, ne sachant que croire entre les nouvelles satisfaisantes qui
leur venaient des Français, et les nouvelles toutes contraires que
leur faisaient parvenir les Russes[46]. On vient de voir que le corps
bavarois de de Wrède, la division Loison, les brigades Coutard et
Franceschi, envoyés du sein de l'abondance et d'une bonne température
au milieu des horreurs de cette retraite, avaient été frappés par le
froid et complètement désorganisés. Wilna était donc tout ouvert, et
il n'y avait aucune chance de s'y défendre contre les trois corps
ennemis qui s'avançaient.

[Note 46: La correspondance de ces deux corps d'armée donne la
preuve certaine des dispositions de leurs généraux à obéir aux
ordres qu'on leur aurait envoyés. Le courage de nous abandonner
ne vint que beaucoup plus tard à l'Autriche; et d'ailleurs la
fidélité personnelle du prince de Schwarzenberg, qui ne fléchit
postérieurement que devant un grave intérêt de son pays, ne laisse
aucun doute sur ce qu'on aurait pu obtenir de lui dans le moment.
Nous n'avançons donc ici que des choses dont nous sommes parfaitement
assuré.]

Depuis le passage de la Bérézina, le généralissime Kutusof ayant
laissé sa principale armée en arrière pour prendre le commandement
supérieur des armées russes réunies, avait chargé Wittgenstein de
s'avancer sur Wilna par la route de Swenziany, Tchitchakoff d'y
accourir par celle d'Ochmiana, et avait acheminé enfin, mais plus
lentement, ses propres troupes sur Novoï-Troki, afin d'empêcher la
jonction de Schwarzenberg avec Napoléon. Certainement il n'avait
pas en tout 80 mille hommes disponibles, et il n'en pouvait pas
rassembler plus de 40 mille sur le même point, un jour de bataille.
Mais Wilna étant découvert, une avant-garde de cinq à six mille
hommes suffisait pour y jeter la confusion. Cette avant-garde
existait dans les Cosaques de Platow et l'infanterie de Tchaplitz.

[Note en marge: Situation de Wilna où personne ne commande.]

Du côté des Français il n'y avait pas un seul corps dont il restât
quelque débris. Le 1er (Davout), le 2e (Oudinot), le 3e (Ney), le 4e
(prince Eugène), le 9e (Victor) avaient achevé de se dissoudre dans
ces derniers jours, sous l'action du froid sans cesse croissant et
d'une marche sans repos. Aux portes de Wilna, le maréchal Victor,
qui avait rempli le dernier le rôle d'arrière-garde, avait fini par
se trouver sans un homme. Chaque soldat allait se chauffer, manger
où il pouvait, et surtout cherchait à éviter les blessures, qui
équivalaient à la mort. Il n'avait survécu que 3 mille hommes au plus
de la division Loison, et peut-être autant de la garde impériale.
Tous les généraux blessés ou valides, n'ayant plus personne à
commander, s'en étaient allés chacun de leur côté; et Murat, au
milieu de ce désordre, désolé de la responsabilité qui pesait sur sa
tête, alarmé pour son royaume à l'aspect du vaste naufrage qui avait
commencé sous ses yeux, peu soutenu par Berthier malade et consterné,
Murat, la tête troublée, ne savait que faire ni qu'ordonner.

[Note en marge: Les Cosaques s'étant présentés devant Wilna, Murat
quitta cette ville avec tous les états-majors.]

[Note en marge: On perd encore une vingtaine de mille hommes à
l'évacuation de Wilna.]

Mais l'ennemi ne lui laissa pas même le temps d'hésiter. Les débris
de l'armée, comme nous l'avons dit, étaient successivement arrivés
les 8 et 9 décembre, et ils encombraient Wilna, pillant les magasins
de vivres et de vêtements, lorsque le 9 au soir Platow parut avec ses
Cosaques aux portes de cette ville. Aux premiers coups de fusil, le
trouble et le désordre furent au comble. D'arrière-garde il n'y en
avait plus. Le général Loison, qui seul avait quelques forces à sa
disposition, accourut avec le 19e, ancien régiment recruté de jeunes
gens, et essaya de se placer en dehors de la ville. Le maréchal Ney,
qui n'avait pas de commandement, mais qui en prenait partout où il
y avait du danger, ce qu'on lui permettait volontiers, le vieux
Lefebvre retrouvant dans le péril son ancienne énergie, couraient
dans les rues de Wilna, criant aux armes, et s'efforçant de ramasser
quelques soldats armés pour les conduire sur les remparts. Spectacle
douloureux et digne d'une affreuse compassion, que de voir la grande
armée réduite à de telles misères par des desseins insensés! Enfin
on arrêta les Cosaques, mais pour quelques heures seulement, et
chacun ne songea plus qu'à fuir. Murat, si héroïque dans les champs
de la Moskowa, Murat, l'invulnérable Murat, que les balles et les
boulets semblaient ne pouvoir atteindre, atteint tout à coup de la
maladie générale, imita son maître, et ne voulant pas plus livrer aux
Russes un roi prisonnier, que Napoléon n'avait voulu leur livrer un
empereur, se transporta dans le faubourg de Wilna qui s'ouvrait sur
la route de Kowno. Il s'y rendit afin d'être en mesure de partir des
premiers. Il se mit en route dans la nuit du 10, en disant qu'il
allait à Kowno, où l'on essayerait de réunir l'armée derrière le
Niémen. Il n'y avait au surplus pas d'ordre à donner pour que chacun
s'apprêtât à partir. On s'en alla en confusion, qui d'un côté, qui de
l'autre, laissant à l'ennemi de vastes magasins de tout genre, et,
ce qui était infiniment plus regrettable, une quantité de blessés
et de malades, les uns placés dans les hôpitaux, les autres déposés
chez les habitants, où le chirurgien Larrey avait employé ces deux
jours à les faire recevoir, enfin douze ou quinze mille soldats
épuisés, aimant mieux devenir prisonniers que de continuer cette
marche mortelle par 30 degrés de froid, sans abri pour la nuit, sans
pain pour la journée. On perdit encore à cette brusque évacuation 18
ou 20 mille hommes qu'il eût été facile de sauver. Toute la nuit du
10 fut employée à sortir de Wilna devant les Cosaques impatients de
s'y introduire. Les coups de fusil de ceux qui entraient, auxquels
répondaient les coups de fusil de ceux qui se retiraient, tinrent
cette malheureuse ville dans l'épouvante. Chose horrible à dire,
les misérables juifs polonais qu'on avait forcés à recevoir nos
blessés, dès qu'ils virent l'armée en retraite, se mirent à jeter
ces blessés par les fenêtres, et quelquefois même à les égorger,
s'en débarrassant ainsi après les avoir dépouillés. Triste hommage à
offrir aux Russes dont ils étaient les partisans!

[Note en marge: Perte du trésor de l'armée, et des trophées, au pied
d'une côte au sortir de Wilna.]

Aux portes de Wilna et à une lieue, une autre scène vint affliger les
regards. Une montagne, qui formait la berge gauche de la Wilia, et
que six mois auparavant nos escadrons victorieux avaient descendue
au galop en poursuivant les Russes, était couverte de verglas,
et présentait aux voitures un obstacle presque insurmontable. Des
chars sur lesquels on avait placé des officiers blessés ou malades,
des caissons d'artillerie, enfin les fourgons du trésor, que M. de
Bassano, pour ne pas avouer trop tôt le danger de la situation, avait
laissé le plus longtemps possible à Wilna, encombraient le pied de la
montée. Les conducteurs, saisis d'épouvante au bruit de la fusillade,
criaient, fouettaient leurs chevaux en proférant d'affreux jurements.
Les chevaux ne pouvant tenir sur la glace, la faisaient éclater sous
leurs pieds, et tombaient les genoux en sang, tandis que des pièces
d'artillerie, abandonnées à moitié de la montée parce qu'il était
impossible de les élever plus haut, s'échappaient sur la pente, et
roulaient en brisant tout ce qu'elles rencontraient. Après plusieurs
heures de ce tumulte et de cette impuissance, on prit le parti de
couper les traits des chevaux, et d'abandonner les précieux objets
accumulés au pied de cette montée. Il y périt encore des blessés et
des malades. Les fourgons du trésor contenaient dix millions en or et
en argent. Le payeur, fort attaché à ses devoirs, parvint cependant
à sauver quelques-uns de ces fourgons, mais en abandonna le plus
grand nombre à l'avidité des soldats. Il y eut des malheureux qui,
sentant leurs forces ranimées par ce spectacle, eurent le courage
de se charger de métaux précieux. Mais après avoir éventré les
fourgons, ils donnaient mille francs en argent pour avoir cent francs
en or, car le poids ôtait toute valeur à ce qu'il fallait emporter.
Là restèrent quelques-uns des trophées de Moscou, et beaucoup de
drapeaux enlevés à l'ennemi. La nuit s'achevait lorsque les Cosaques
accoururent pour mettre fin au pillage des Français, et y substituer
le pillage des Russes. Jamais l'avidité de ces fuyards ne s'était
trouvée appelée à faire un pareil butin.

[Note en marge: Arrivée à Kowno, les 11 et 12 décembre.]

Le 10, le 11, le 12 furent employés à parcourir les vingt-six lieues
qui séparent Wilna de Kowno, et les débris de l'armée affluèrent
dans cette dernière ville pendant les journées du 11 et du 12
décembre. Dans quel état, dans quel dénûment, dans quelle confusion
on repassait ce Niémen glacé, que six mois auparavant on avait
franchi par un beau soleil, au nombre de 400 mille hommes, avec 60
mille cavaliers, avec 1200 bouches à feu, avec un éclat incomparable!
Quiconque n'avait pas perdu le sentiment sous ces trente degrés de
froid, ne pouvait s'empêcher de faire cette cruelle comparaison, et
d'en avoir les yeux remplis de larmes. Le Niémen étant gelé, les
ponts que nous avions construits et entourés de solides ouvrages,
n'étaient plus un moyen exclusif de passer le fleuve, et les Cosaques
l'avaient déjà traversé au galop. On ne pouvait donc pas aspirer
à garder Kowno, pas plus que Wilna, le Niémen n'offrant plus dans
cette saison une véritable ligne de défense. Vider les magasins,
c'est-à-dire les piller, était la seule manière d'en tirer parti.
On s'y rua avec une sorte de fureur. Ils étaient bien autrement
riches que ceux de Wilna, parce que la navigation intérieure de
la Vistule au Niémen y avait fait affluer, grâce à l'activité du
général Baste, toutes les richesses de Dantzig. Nos malheureux
soldats s'adressèrent surtout aux magasins de spiritueux, cherchant
dans la chaleur intérieure un secours contre le froid extérieur,
et ils se tuaient par impatience de revivre. Les rues furent en un
instant couvertes de tonneaux enfoncés, de soldats expirant entre le
saisissement du froid et celui de l'ivresse.

[Note en marge: Conseil de guerre à Kowno.]

[Note en marge: Altercation entre Murat et le maréchal Davout.]

[Note en marge: Le maréchal Ney et le général Gérard chargés de la
défense de Kowno.]

Le 12 décembre au matin, Murat avait assemblé les maréchaux, le
prince Berthier et M. Daru, pour délibérer sur la conduite à tenir.
Le rapport de tous les chefs fut qu'il n'y avait plus de soldats
dans aucun corps, qu'il restait encore 2 mille hommes peut-être à
la division Loison, et 1500 dans les rangs de la garde, dont 500
tout au plus capables de tirer un coup de fusil. Murat qui, dans sa
mobilité, passait pour Napoléon de l'amour à la haine, et qui en ce
moment ne lui pardonnait pas de mettre en péril les couronnes de la
famille Bonaparte, laissa échapper des plaintes contre le maître
dont l'ambition insensée, disait-il, les avait précipités dans un
abîme. Tous les coeurs partageaient ces sentiments; mais la plupart
retenus encore par la crainte, d'autres, comme Ney, consolés des
malheurs présents par la gloire acquise dans cette campagne, d'autres
aussi, comme Davout, trouvant étrange que les hommes qui avaient le
plus profité de l'ambition de Napoléon fussent les premiers à s'en
plaindre, accueillirent les récriminations de Murat par le silence
ou par le blâme. Davout surtout qui avait une aversion instinctive
pour les qualités autant que pour les défauts du roi de Naples, et
qui avait eu avec lui de violentes altercations, lui imposa silence
en disant que si l'ambition de Napoléon devait rencontrer des
censeurs dans l'armée, ce n'était pas chez ceux de ses lieutenants
qu'il avait faits rois, que du reste il ne fallait avoir dans les
circonstances présentes qu'un objet en vue, celui de se sauver, sans
ajouter par de mauvais exemples à l'indiscipline des troupes. Cette
scène, qui révélait l'état des esprits, n'ayant pas eu de suite, on
s'occupa de ce qu'il y avait à faire. On déféra d'un commun accord
au maréchal Ney la défense de Kowno, et la direction de cette fin de
retraite. Il devait, pour donner au torrent des fuyards le temps de
s'écouler, défendre Kowno pendant quarante-huit heures, avec le reste
de la division Loison, avec quelques troupes de la Confédération
germanique, et ensuite se retirer sur Koenigsberg, où il serait joint
par le maréchal Macdonald, qui, de son côté, rétrogradait de Riga sur
Tilsit. Quant aux tristes débris de l'armée, il fut jugé impossible
de les rallier ailleurs que sur la Vistule, c'est-à-dire derrière une
ligne où ils cesseraient d'être poursuivis. Il fut décidé que les
cadres, consistant en trente ou quarante officiers par régiment, et
quelques sous-officiers portant les drapeaux, se réuniraient ceux de
la garde à Dantzig, ceux des 1er et 7e corps (Davout et Westphaliens)
à Thorn, ceux des 2e et 3e corps (Oudinot et Ney) à Marienbourg,
ceux des 4e et 6e (prince Eugène et Bavarois) à Marienwerder, ceux
du 5e (Polonais) à Varsovie, et qu'on pousserait vers ces points de
ralliement les soldats épars sur les routes. Le maréchal Ney demanda,
pour faire un dernier effort sous les murs de Kowno, qu'on lui
adjoignît le général Gérard, ce qui lui fut accordé.

[Note en marge: Vains efforts du maréchal Ney et du général Gérard
pour défendre Kowno.]

[Note en marge: Ils sont réduits à sortir de Kowno avec quelques
centaines d'hommes.]

Aussitôt ces résolutions adoptées, tout le monde partit pour
Koenigsberg. Ney et Gérard demeurèrent seuls à Kowno pour essayer
d'arrêter les Cosaques. Ney plaça dans les ouvrages qu'on avait
construits en avant des ponts de la Wilia et du Niémen, quelques
troupes allemandes, et le long du lit gelé de la Wilia et du Niémen
qu'il fallait disputer sans l'appui d'aucun ouvrage défensif, les
restes de la division Loison, le 29e notamment, vieux régiment, comme
nous l'avons dit, recruté avec de jeunes soldats. Dès le 13 au matin
les Cosaques parurent avec leur artillerie portée sur traîneaux. Ils
se présentèrent d'abord au pont du Niémen par la route de Wilna, et
envoyèrent des boulets sur la tête de pont. Les soldats allemands de
Reuss et de la Lippe, saisis d'une terreur panique, ne voulurent plus
entendre parler de se défendre, jetèrent leurs armes, et enclouèrent
leurs canons. L'officier plein d'honneur qui les commandait se brûla
la cervelle de désespoir. Au bruit qui se faisait de ce côté, Gérard
et Ney accoururent, et prenant les soldats par la main, les conjurant
de s'arrêter, saisissant chacun un fusil, faisant feu eux-mêmes pour
les encourager, en retinrent à peine quelques-uns. À cette vue deux
cents Cosaques mirent pied à terre, et marchèrent le fusil à la main
sur la tête de pont. Gérard et Ney allaient se trouver seuls, lorsque
l'aide de camp du maréchal Ney, Rumigny, amena un détachement du 29e,
qui par son feu contint les Cosaques, et les força de rebrousser
chemin. Le maréchal Ney crut avoir sauvé Kowno, et dans un mouvement
d'effusion embrassa le général Gérard. Mais bientôt les Allemands se
débandèrent, les soldats du 29e entraînés par l'exemple, épouvantés
surtout d'être réduits à quelques centaines d'hommes pour défendre
Kowno, s'en allèrent peu à peu, et à la fin de la journée du 13, Ney
et Gérard n'eurent plus auprès d'eux que 5 à 600 hommes, et 8 ou 10
bouches à feu de la division Loison. Ils résolurent, après avoir tenu
toute cette journée du 13, et avoir fait écouler le plus de traînards
qu'ils pourraient, de partir eux-mêmes dans la nuit, avec les
quelques hommes fidèles qu'ils avaient conservés. Il y avait dans ce
qui restait de quoi résister au moins à une charge de Cosaques. Vers
le milieu de la nuit, s'étant assurés que tout ce qui pouvait marcher
avait défilé devant eux, ils essayèrent de gravir cette même hauteur,
d'où l'armée planait le 24 juin sur le cours du Niémen qu'elle allait
passer. Mais le verglas, comme au sortir de Wilna, avait arrêté les
dernières voitures de bagages et d'artillerie, et quelques fourgons,
dernier débris du trésor. Même scène, mêmes efforts, mêmes cris qu'au
pied de la montagne de Wilna, et même impuissance! Par surcroît de
détresse, quelques Cosaques ayant traversé le Niémen sur la glace,
avaient gravi le revers de la hauteur, et menaçaient de couper la
route. À ce nouveau danger, les 5 à 600 hommes de Ney et Gérard se
dispersèrent dans l'obscurité, chacun cherchant son salut où il
espérait le trouver. Le maréchal Ney et le général Gérard, laissés
presque seuls avec quelques officiers, n'eurent plus qu'à songer à
leur sûreté personnelle, et tournant à droite, suivirent le cours
du Niémen, pour se dérober à l'ennemi en longeant le lit encaissé et
fortement gelé du fleuve. Ils rejoignirent ensuite sains et saufs la
route de Gumbinnen à Koenigsberg, dernier et unique service qu'ils
pussent rendre, car c'était quelque chose dans l'immensité de ce
désastre que de sauver ces deux hommes.

À dater de ce moment, il n'y eut plus un seul corps armé, et la
retraite s'acheva par petites bandes, fuyant à travers les plaines
glacées de la Pologne devant les dernières courses des Cosaques.
Ceux-ci, après avoir fait quelques lieues au delà du Niémen,
rentrèrent sur la ligne du fleuve, que les armées russes triomphantes
mais épuisées, et réduites des deux tiers, ne voulaient pas franchir.

[Note en marge: Arrivée à Koenigsberg.]

[Note en marge: Ce qui restait de la garde à Koenigsberg.]

À Koenigsberg s'étaient rendus les états-majors et la vieille garde.
Sur environ 7 mille hommes que la vieille garde comptait au début
de la campagne, il lui en restait 5,962 en évacuant Smolensk. Sur
ces 5,962 elle avait perdu à son arrivée à Koenigsberg, 528 hommes
tués ou blessés qu'on n'avait pas pu transporter, 1,377 qu'on savait
morts de fatigue ou de misère, 2,586 qu'on supposait gelés, ou pris
pour n'avoir pu suivre, c'est-à-dire 4,491 disparus depuis Smolensk,
parmi lesquels 528 seulement atteints par le feu. Il y en avait
1,471 debout le 20 décembre, dont 500 capables de tirer un coup de
fusil. Le tableau de ces pertes fut remis par le maréchal Lefebvre
à l'état-major, et c'était le seul corps auquel il eût été fait des
distributions régulières! De la jeune garde il ne restait rien.

[Note en marge: Noble dévouement du médecin Larrey.]

[Note en marge: Mort des généraux Éblé et Lariboisière.]

Il y avait à Koenigsberg environ dix mille individus dans les
hôpitaux, dont un petit nombre blessés, et la plupart malades. Parmi
ces derniers, les uns avaient des membres gelés, les autres étaient
atteints d'une espèce de peste que les médecins appelaient fièvre
de congélation, et qui était horriblement contagieuse. L'héroïque
Larrey, quoique épuisé de fatigue et de souffrance, était accouru
à ces hôpitaux pour y soigner nos malades, et il y gagna cette
contagion funeste dont il faillit mourir. L'héroïsme, de quelque
genre qu'il soit, est la consolation des grands désastres. Cette
consolation nous fut accordée tout entière; elle égala la grandeur
de nos malheurs. À Koenigsberg, au milieu de la foule des infortunés
qui expiaient en mourant, ou l'ambition de Napoléon, ou leur propre
intempérance, il y eut des morts à jamais regrettables, deux
notamment, celle du général Lariboisière et celle du général Éblé!
Le premier, accablé de fatigues, supportées avec une rare constance
malgré son âge, mais inconsolable surtout de la mort d'un fils tué
sous ses yeux à la bataille de la Moskowa, mourut de la contagion
régnante à Koenigsberg. On lui donna l'illustre Éblé pour successeur
dans la place de commandant général de l'artillerie. Mais ce noble
vieillard, atteint lui-même d'une maladie mortelle à la Bérézina,
et n'ayant fait que languir depuis, expira deux jours après le
chef qu'il venait de remplacer. Des cent pontonniers qui à sa voix
s'étaient plongés dans l'eau de la Bérézina pour construire les
ponts, il en restait douze. Des trois cents autres, il en restait un
quart à peine.

[Note en marge: Pertes de l'expédition de Russie approximativement
évaluées.]

Ce nécrologe de l'armée est déchirant, mais il faut que les grands
hommes et les nations sachent ce que coûtent les folles entreprises,
et ce que coûta celle-ci, certainement l'une des plus insensées
et des plus meurtrières que jamais on ait tentées. On a souvent
essayé d'évaluer les pertes de la France et de ses alliés dans
l'expédition de Russie, compte effroyable et impossible! Toutefois
on peut approcher de la vérité sans y atteindre. L'armée totale
destinée à agir du Rhin au Niémen s'élevait à 612 mille hommes et
à 150 mille chevaux, et avec les Autrichiens à 648 mille hommes.
420 mille avaient passé le Niémen. Depuis il s'était joint à eux
le 9e corps (maréchal Victor) de 30 mille combattants, la division
Loison de 12 mille, la division Durutte de 15 mille, quelques alliés
et quelques bataillons de marche au nombre de 20 mille hommes, et
enfin les 36 mille Autrichiens, ce qui fait une masse totale de 533
mille hommes qui avaient passé le Niémen. Il restait sous le prince
de Schwarzenberg et le général Reynier environ 40 mille Autrichiens
et Saxons, se retirant à pas comptés entre le Bug et la Narew, 15
mille Prussiens et Polonais sous le maréchal Macdonald, s'efforçant
de rejoindre le Niémen, et quelques soldats isolés, regagnant à
travers les plaines de la Pologne la ligne de la Vistule. De ces
soldats isolés, on en recueillit plus tard trente ou quarante
mille. Resteraient donc 438 mille hommes qui auraient été perdus,
et sur lesquels les Russes en retenaient cent mille environ comme
prisonniers. À ce compte 340 mille auraient péri. Heureusement
non! Un nombre, qu'on ne peut pas déterminer, s'étant débandés au
commencement de la campagne, avaient rejoint peu à peu leur pays à
travers la Pologne et l'Allemagne, mais il n'y a aucune exagération à
dire que 300 mille hommes environ moururent par le feu, par la misère
ou par le froid. Quelle part les Français avaient-ils dans cette
horrible hécatombe? Les flatteurs de Napoléon dans tous les temps,
car il en a eu régnant et détrôné, vivant et mort, les flatteurs ont
voulu nous consoler, en disant que les alliés de la France avaient
dans ce sacrifice de trois cent mille hommes une plus large part que
nous, fausseté matérielle, car nous avions plus des deux tiers de ce
lot affreux. Mais repoussons cette indigne consolation, et tenons
pour Français tout allié mort avec nous!

Ce triste compte établi, que dire de l'entreprise elle-même? quel
jugement porter, que n'ait prononcé d'avance le bon sens des nations?

[Note en marge: Jugement à porter sur l'expédition de Russie.]

Quant à l'entreprise, rien ou presque rien ne pouvait la faire
réussir. L'infaillibilité même de la conduite n'en aurait pas corrigé
le vice essentiel. Avec les fautes qui furent commises, et qui pour
la plupart découlaient du principe lui-même de l'entreprise, le
succès était encore plus impossible.

[Note en marge: Vice essentiel de cette expédition.]

D'abord politiquement elle n'était pas nécessaire à Napoléon: en
poursuivant avec persévérance la guerre d'Espagne, tout ingrate
qu'était cette guerre, en y consacrant d'une manière exclusive ses
forces et son argent, il eût résolu la question européenne, et en
sacrifiant en outre quelques-unes de ses acquisitions de territoire
plus onéreuses qu'utiles, il eût sans aucun doute obtenu la paix
générale. En supposant même que ce soit là une erreur, et qu'avant
d'en arriver à la paix générale, la Russie dût inévitablement s'unir
encore une fois à l'Angleterre, il fallait ne pas la prévenir,
lui laisser le tort de l'agression, l'attendre sur la Vistule, où
certainement on l'eût battue, car on aurait eu 300 mille combattants
sur 500 mille soldats mis en mouvement, tandis que sur la Moskowa
on en avait à peine 130 mille sur plus de 600, et, battue sur la
Vistule, la Russie eût été aussi vaincue, et plus vaincue que sur la
Dwina ou sur la Moskowa. Être allé chercher les Russes au lieu de les
attendre sur la Vistule, est l'une des plus grandes fautes politiques
de l'histoire, et cette faute fut le fruit non d'une erreur d'esprit
chez Napoléon, mais d'un emportement de ce caractère impétueux qui ne
savait ni patienter ni attendre. Les Russes chez eux sont invincibles
pour un conquérant; ils ne le seraient pas pour l'Europe franchement
liguée dans l'intérêt de son indépendance. L'Europe en attaquant par
mer, ou bien en s'avançant par terre méthodiquement et patiemment,
en marchant avec constance d'une ligne à l'autre, sans avoir comme
Napoléon à s'inquiéter de ses derrières, l'Europe arriverait à
vaincre même chez lui ce vaste empire, si elle était unie pour un
intérêt général et universellement senti. Mais marcher sur Moscou
à travers l'Europe secrètement conjurée, et en la laissant pleine
de haines derrière soi, était une aveugle témérité, tandis qu'en
attendant la Russie en Pologne ou en Allemagne, on eût du même coup
vaincu la Russie et l'Allemagne elle-même, si l'Allemagne se fût
constituée son alliée.

Si donc l'entreprise était déraisonnable en principe, elle l'était
bien davantage encore en considérant l'état dans lequel Napoléon se
trouvait en 1812 sous le rapport des forces militaires. Il n'avait
plus les vieilles bandes d'Austerlitz et de Friedland; ces bandes
étaient allées mourir, ou achevaient de mourir en Espagne. Il lui en
restait bien quelques-unes, dans le corps de Davout, dans quelques
anciennes divisions de Ney, Oudinot et Eugène; malheureusement on
les avait démesurément accrues avec de jeunes conscrits, amenés par
force au drapeau, les uns robustes mais indociles, les autres dociles
mais trop jeunes; et ces vieilles bandes ainsi affaiblies, on les
avait mélangées en outre d'alliés qui nous haïssaient, se battaient
sans doute, mais désertaient dès qu'ils en trouvaient l'occasion. Ce
n'était pas avec cet assemblage incohérent que se devait tenter une
telle entreprise. Il eût mieux valu 300 mille anciens soldats comme
ceux du maréchal Davout, que les 600 mille qu'on avait réunis, car on
n'aurait eu que la moitié de la difficulté pour les nourrir, et en
les nourrissant on les aurait conservés au drapeau. En 1807, avec des
soldats excellents, on avait failli succomber pour être allé jusqu'au
Niémen: essayer en 1812 d'aller deux fois plus loin, avec des soldats
valant deux fois moins, c'était rendre le désastre infaillible. Et
ici ressort une vérité frappante, c'est que Napoléon touchait à la
fin de son système ambitieux, consistant à vaincre les affections
des peuples avec des forces de tout genre, levées à la hâte, et
imparfaitement organisées. On était tout à la fois au dernier terme
de la difficulté et des moyens, car après avoir mis contre soi
la rage des Espagnols qui consumait une partie de nos meilleures
troupes, passer par-dessus la rage concentrée des Allemands, pour
aller, à des distances immenses, provoquer la rage incendiaire des
Russes, et à cette révolte des coeurs dans toute l'Europe, révolte
sourde ou éclatante, opposer des soldats à peine formés, à peine
agrégés les uns aux autres, mêlés d'une foule de nations secrètement
hostiles, retenues par l'honneur seul au moment du combat, mais
prêtes à déserter dès que l'honneur le leur permettrait, réunir
ainsi la difficulté des haines à vaincre, des distances à franchir,
en ayant des forces non pas plus fortement composées en raison de
la difficulté, mais au contraire d'autant plus faiblement composées
que la difficulté était plus grande, c'était rassembler dans une
entreprise tous les genres d'illusions que le despotisme enivré par
le succès puisse se faire! C'était se préparer presque inévitablement
la plus horrible des catastrophes.

[Note en marge: Le vice essentiel de l'expédition cause véritable de
toutes les fautes d'exécution.]

La faute essentielle fut donc l'entreprise elle-même. Rechercher les
fautes d'exécution qui purent s'ajouter encore à la faute principale,
serait de peu de fruit, si presque toutes ces fautes d'exécution
n'avaient découlé de la faute principale, comme des conséquences
découlent inévitablement de leur principe.

[Note en marge: Leçons à tirer du grand désastre de 1812.]

Ainsi, il est vrai que Napoléon, entré en Russie le 24 juin, perdit
dix-huit jours à Wilna, dix-huit jours bien précieux; que poussant
Davout sur Bagration, il ne lui donna pas les forces nécessaires,
dans la pensée de se réserver à lui-même une masse écrasante afin
d'accabler immédiatement Barclay de Tolly; qu'arrivé à Witebsk, il
perdit encore douze jours; que parti de Witebsk pour tourner les
deux armées russes réunies à Smolensk, il hésita peut-être trop à
remonter le Dniéper jusqu'au-dessus de Smolensk, ce qui lui eût
probablement permis d'atteindre le résultat désiré; qu'au lieu de
s'arrêter à Smolensk, il se laissa entraîner par le besoin d'un
résultat éclatant, à la suite de l'armée russe dans des profondeurs
où il devait périr; qu'à la grande bataille de la Moskowa, il
hésita trop à faire donner sa garde, ce qui l'empêcha de rendre
complète la destruction de l'armée russe; qu'entré dans Moscou, s'y
voyant entouré de l'incendie, sentant la nécessité d'en sortir, et
ayant imaginé une combinaison vaste et profonde pour revenir sur
la Dwina par Veliki-Luki, il ne sut pas vaincre la résistance de
ses lieutenants; que voyant le danger de rester dans Moscou, il y
resta par l'orgueil de ne pas avouer au monde qu'il était en pleine
retraite; qu'il sacrifia à ce sentiment un temps précieux qui lui
aurait suffi pour se sauver; que sorti de Moscou sans vouloir en
sortir, et ayant imaginé une manière de tourner l'armée russe à
Malo-Jaroslawetz, pour percer dans le beau pays de Kalouga, il ne
sut pas persévérer, et céda encore cette fois au découragement de
ses lieutenants; qu'enfin, obligé de fuir sur cette triste route
de Smolensk, il négligea le soin de la retraite, et ne fit rien de
sa personne pour en diminuer les malheurs; qu'à Krasnoé, il passa
détachement par détachement, au lieu de passer en masse, et y perdit
tout le corps du maréchal Ney, sauf le maréchal lui-même, presque
tout ce qui restait du prince Eugène, une partie de la garde et du
maréchal Davout; enfin que, sauvé miraculeusement à la Bérézina, il
laissa échapper, en partant de l'armée, l'occasion de ramasser ses
débris, et avec ces débris de frapper sur les Russes, presque aussi
épuisés que nous, un coup terrible qui eût compensé un désastre par
un triomphe. Tout cela est incontestablement vrai; mais ceux qui
veulent y voir le génie de Napoléon ou obscurci ou affaibli, et qui
n'y voient pas presque partout la faute principale se reproduisant
et se diversifiant à l'infini, et le système lui-même arrivé à
son dernier excès, portent un faible jugement sur cette grande
catastrophe. Certes, lorsque Napoléon s'avançant sur Wilna coupait
l'armée russe en deux, lorsque s'écoulant silencieusement de Wilna
à Witebsk d'abord, puis de Witebsk à Smolensk, il faillit deux fois
déborder et tourner cette même armée russe, lorsqu'au milieu des
ruines de Moscou il imaginait un mouvement sur Veliki-Luki, qui en
étant rétrograde restait offensif, et le ramenait de Moscou sans
l'avoir affaibli; lorsqu'il choisissait si bien le point de passage
sur la Bérézina, personne ne serait fondé à dire que la prodigieuse
intelligence de Napoléon fût affaiblie! Et au contraire on peut
soutenir qu'il ne commettait pas une faute qui ne résultât forcément
de l'entreprise elle-même. Ainsi quand il perdait du temps à Wilna,
à Witebsk, c'était pour rallier ses soldats épars et fatigués par
la distance, et la vraie faute ce n'était pas de les attendre, mais
de les avoir menés si loin; s'il ne donnait pas assez de troupes
à Davout pour en finir avec Bagration avant de courir à Barclay,
c'est qu'il comptait sur des réunions de forces que la nature du
pays rendait presque impossibles, et l'entreprise elle-même était
pour beaucoup dans son erreur; si à Smolensk il ne s'arrêtait
pas, c'était tout à fait la faute de l'entreprise elle-même, car
s'il était dangereux d'aller à Moscou, il ne l'était pas moins
d'hiverner en Lithuanie, avec des fleuves gelés pour frontière,
avec l'Europe remplie de haine derrière soi, et commençant à douter
de l'invincibilité de Napoléon; si à la Moskowa il n'osa point
faire donner la garde, qui était son unique réserve, il faut s'en
prendre encore à l'entreprise dont il sentait la folie, et qui tout
à coup le rendait timide, en punition d'avoir été trop téméraire;
si à Moscou il resta trop longtemps, ce ne fut point par la vaine
espérance d'obtenir la paix, mais par la difficulté d'avouer ses
embarras à l'Europe toujours prête à passer de la soumission à la
révolte; s'il hésita devant ses lieutenants, soit lors du mouvement
projeté sur Veliki-Luki, soit lors du mouvement projeté sur Kalouga,
c'est qu'après avoir trop exigé d'eux, il était réduit à ne plus
oser leur demander le nécessaire; si dans la retraite il n'eut pas
l'activité et l'énergie dont il avait donné tant de preuves, ce fut
le sentiment excessif de ses torts qui paralysa son énergie. Un homme
moins pénétrant, moins bon juge des fautes d'autrui et des siennes,
eût été moins accablé, eût nourri moins de regrets, eût mieux réparé
son erreur. C'est le châtiment du génie de sentir ses fautes plus
que la médiocrité, et d'en être plus puni dans le secret de sa
conscience. Enfin, s'il partit de Smorgoni en abandonnant son armée,
c'est qu'il prévit trop, c'est qu'il s'exagéra même les conséquences
immédiates de son désastre, et crut ne pouvoir les réparer qu'à
Paris. Dans tout cela on aurait tort de le croire affaibli sous le
rapport de l'esprit ou du caractère, car il ne l'était pas, et il le
prouva bientôt sur de nombreux champs de bataille; il faut le voir
tel qu'il était, c'est-à-dire accablé sous sa faute même, et si on
peut découvrir quelques erreurs de détail qui ne se rattachent pas
à la faute principale, dans l'ensemble tout vient d'elle, ou de ce
caractère désordonné qui porta Napoléon à la commettre, et alors
tout le désastre n'est plus imputable à un accident, mais à une
cause morale, ce qui est à la fois plus instructif et plus digne
de la Providence, notre souverain juge, notre suprême rémunérateur
en ce monde comme dans l'autre. Selon nous, il faut voir dans ces
tragiques événements non pas tel ou tel manquement dans la manière
d'opérer, mais la grande faute d'être allé en Russie, et dans cette
faute une plus grande, celle d'avoir voulu tout tenter sur le monde,
contre le droit, contre les affections des peuples, sans respect
des sentiments de ceux qu'il fallait vaincre, sans respect du sang
de ceux avec lesquels il fallait vaincre, en un mot l'égarement du
génie n'écoutant plus ni frein, ni contradiction, ni résistance,
l'égarement du génie aveuglé par le despotisme. Pour être vrai, pour
être utile, il ne faut pas rabaisser Napoléon, car c'est abaisser la
nature humaine que d'abaisser le génie; il faut le juger, le montrer
à l'univers, avec les véritables causes de ses erreurs, le donner
en enseignement aux nations, aux chefs d'empire, aux chefs d'armée,
en faisant voir ce que devient le génie livré à lui-même, le génie
entraîné, égaré par la toute-puissance. Il ne faut pas vouloir tirer
un autre enseignement de cette épouvantable catastrophe. Il faut
laisser à celui qui se trompe si désastreusement sa grandeur, qui
ajoute à la grandeur de la leçon, et qui pour les victimes laisse au
moins le dédommagement de la gloire.


FIN DU LIVRE QUARANTE-CINQUIÈME

ET DU QUATORZIÈME VOLUME.



TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES

DANS LE TOME QUATORZIÈME.


LIVRE QUARANTE-QUATRIÈME.

MOSCOU.

     Napoléon se prépare à marcher sur Wilna. -- Ses
     dispositions à Kowno pour s'assurer la possession de
     cette ville et y faire aboutir sa ligne de navigation.
     -- Mouvement des divers corps de l'armée française. --
     En approchant de Wilna, on rencontre M. de Balachoff,
     envoyé par l'empereur Alexandre pour faire une
     dernière tentative de rapprochement. -- Motifs qui
     ont provoqué cette démarche. -- L'empereur Alexandre
     et son état-major. -- Opinions régnantes en Russie
     sur la manière de conduire cette guerre. -- Système
     de retraite à l'intérieur proposé par le général
     Pfuhl. -- Sentiment des généraux Barclay de Tolly et
     Bagration à l'égard de ce système. -- En apprenant
     l'arrivée des Français, Alexandre se décide à se
     retirer sur la Dwina au camp de Drissa, et à diriger
     le prince Bagration avec la seconde armée russe sur
     le Dniéper. -- Entrée des Français dans Wilna. --
     Orages d'été pendant la marche de l'armée sur Wilna.
     -- Premières souffrances. -- Beaucoup d'hommes
     prennent dès le commencement de la campagne l'habitude
     du maraudage. -- La difficulté des marches et des
     approvisionnements décide Napoléon à faire un séjour
     à Wilna. -- Inconvénients de ce séjour. -- Tandis que
     Napoléon s'arrête pour rallier les hommes débandés et
     donner à ses convois le temps d'arriver, il envoie
     le maréchal Davout sur sa droite, afin de poursuivre
     le prince Bagration, séparé de la principale armée
     russe. -- Organisation du gouvernement lithuanien.
     -- Création de magasins, construction de fours,
     établissement d'une police sur les routes. -- Entrevue
     de Napoléon avec M. de Balachoff. -- Langage fâcheux
     tenu à ce personnage. -- Opérations du maréchal Davout
     sur la droite de Napoléon. -- Danger auquel sont
     exposées plusieurs colonnes russes séparées du corps
     principal de leur armée. -- La colonne du général
     Doctoroff parvient à se sauver, les autres sont
     rejetées sur le prince Bagration. -- Marche hardie
     du maréchal Davout sur Minsk. -- S'apercevant qu'il
     est en présence de l'armée de Bagration, deux ou
     trois fois plus forte que les troupes qu'il commande,
     ce maréchal demande des renforts. -- Napoléon, qui
     médite le projet de se jeter sur Barclay de Tolly
     avec la plus grande partie de ses forces, refuse au
     maréchal Davout les secours nécessaires, et croit y
     suppléer en pressant la réunion du roi Jérôme avec
     ce maréchal. -- Marche du roi Jérôme de Grodno sur
     Neswij. -- Ses lenteurs involontaires. -- Napoléon,
     mécontent, le place sous les ordres du maréchal
     Davout. -- Ce prince, blessé, quitte l'armée. --
     Perte de plusieurs jours pendant lesquels Bagration
     réussit à se sauver. -- Le maréchal Davout court
     à sa poursuite. -- Beau combat de Mohilew. --
     Bagration, quoique battu, parvient à se retirer au
     delà du Dniéper. -- Occupations de Napoléon pendant
     les mouvements du maréchal Davout. -- Après avoir
     organisé ses moyens de subsistance, et laissé à Wilna
     une grande partie de ses convois d'artillerie et de
     vivres, il se dispose à marcher contre la principale
     armée russe de Barclay de Tolly. -- Insurrection de
     la Pologne. -- Accueil fait aux députés polonais. --
     Langage réservé de Napoléon à leur égard, et motifs de
     cette réserve. -- Départ de Napoléon pour Gloubokoé.
     -- Beau plan consistant, après avoir jeté Davout et
     Jérôme sur Bagration, à se porter sur Barclay de
     Tolly par un mouvement de gauche à droite, afin de
     déborder les Russes et de les tourner. -- Marche de
     tous les corps de l'armée française défilant devant
     le camp de Drissa pour se porter sur Polotsk et
     Witebsk. -- Les Russes au camp de Drissa. -- Révolte
     de leur état-major contre le plan de campagne attribué
     au général Pfuhl, et contrainte exercée à l'égard
     de l'empereur Alexandre pour l'obliger à quitter
     l'armée. -- Celui-ci se décide à se rendre à Moscou.
     -- Barclay de Tolly évacue le camp de Drissa, et se
     porte à Witebsk en marchant derrière la Dwina, dans
     l'intention de se rejoindre à Bagration. -- Napoléon
     s'efforce de le prévenir à Witebsk. -- Brillante
     suite de combats en avant d'Ostrowno, et au delà.
     -- Bravoure audacieuse de l'armée française, et
     opiniâtreté de l'armée russe. -- Un moment on espère
     une bataille, mais les Russes se dérobent pour prendre
     position entre Witebsk et Smolensk, et rallier le
     prince Bagration. -- Accablement produit par des
     chaleurs excessives, fatigue des troupes, nouvelle
     perte d'hommes et de chevaux. -- Napoléon, prévenu
     à Smolensk, et désespérant d'empêcher la réunion de
     Bagration avec Barclay de Tolly, se décide à une
     nouvelle halte d'une quinzaine de jours, pour rallier
     les hommes restés en arrière, amener ses convois
     d'artillerie, et laisser passer les grandes chaleurs.
     -- Son établissement à Witebsk. -- Ses cantonnements
     autour de cette ville. -- Ses soins pour son armée,
     déjà réduite de 400 mille hommes à 256 mille, depuis
     le passage du Niémen. -- Opérations à l'aile gauche.
     -- Les maréchaux Macdonald et Oudinot, chargés d'agir
     sur la Dwina, doivent, l'un bloquer Riga, l'autre
     prendre Polotsk. -- Avantages remportés les 29 juillet
     et 1er août par le maréchal Oudinot sur le comte
     de Wittgenstein. -- Napoléon, pour procurer quelque
     repos aux Bavarois ruinés par la dyssenterie, et pour
     renforcer le maréchal Oudinot, les envoie à Polotsk.
     -- Opérations à l'aile droite. -- Napoléon, après
     avoir été rejoint par le maréchal Davout et par une
     partie des troupes du roi Jérôme, charge le général
     Reynier avec les Saxons, et le prince de Schwarzenberg
     avec les Autrichiens, de garder le cours inférieur du
     Dniéper, et de tenir tête au général russe Tormazoff,
     qui occupe la Volhynie avec 40 mille hommes. --
     Après avoir ordonné ces dispositions et accordé un
     peu de repos à ses soldats, Napoléon recommence les
     opérations offensives contre la grande armée russe,
     composée désormais des troupes réunies de Barclay
     de Tolly et de Bagration. -- Belle marche de gauche
     à droite, devant l'armée ennemie, pour passer le
     Dniéper au-dessous de Smolensk, surprendre cette
     ville, tourner les Russes, et les acculer sur la
     Dwina. -- Pendant que Napoléon opérait contre les
     Russes, ceux-ci songeaient à prendre l'initiative.
     -- Déconcertés par les mouvements de Napoléon, et
     apercevant le danger de Smolensk, ils se rabattent
     sur cette ville pour la secourir. -- Marche des
     Français sur Smolensk. -- Brillant combat de Krasnoé.
     -- Arrivée des Français devant Smolensk. -- Immense
     réunion d'hommes autour de cette malheureuse ville.
     -- Attaque et prise de Smolensk par Ney et Davout. --
     Retraite des Russes sur Dorogobouge. -- Rencontre du
     maréchal Ney avec une partie de l'arrière-garde russe.
     -- Combat sanglant de Valoutina. -- Mort du général
     Gudin. -- Chagrin de Napoléon en voyant échouer l'une
     après l'autre les plus belles combinaisons qu'il eût
     jamais imaginées. -- Difficultés des lieux, et peu de
     faveur de la fortune dans cette campagne. -- Grande
     question de savoir s'il faut s'arrêter à Smolensk
     pour hiverner en Lithuanie, ou marcher en avant pour
     prévenir les dangers politiques qui pourraient naître
     d'une guerre prolongée. -- Raisons pour et contre.
     -- Tandis qu'il délibère, Napoléon apprend que le
     général Saint-Cyr, remplaçant le maréchal Oudinot
     blessé, a gagné le 18 août une bataille sur l'armée de
     Wittgenstein à Polotsk; que les généraux Schwarzenberg
     et Reynier, après diverses alternatives, ont gagné à
     Gorodeczna le 12 août une autre bataille sur l'armée
     de Volhynie; que le maréchal Davout et Murat, mis à
     la poursuite de la grande armée russe, ont trouvé
     cette armée en position au delà de Dorogobouge, avec
     apparence de vouloir combattre. -- À cette dernière
     nouvelle, Napoléon part de Smolensk avec le reste
     de l'armée, afin de tout terminer dans une grande
     bataille. -- Son arrivée à Dorogobouge. -- Retraite
     de l'armée russe, dont les chefs divisés flottent
     entre l'idée de combattre, et l'idée de se retirer en
     détruisant tout sur leur chemin. -- Leur marche sur
     Wiasma. -- Napoléon jugeant qu'ils vont enfin livrer
     bataille, et espérant décider du sort de la guerre en
     une journée, se met à les poursuivre, et résout ainsi
     la grave question qui tenait son esprit en suspens.
     -- Ordres sur ses ailes et ses derrières pendant
     la marche qu'il projette. -- Le 9e corps, sous le
     maréchal Victor, amené de Berlin à Wilna pour couvrir
     les derrières de l'armée; le 11e, sous le maréchal
     Augereau, chargé de remplacer le 9e à Berlin. --
     Marche de la grande armée sur Wiasma. -- Aspect de
     la Russie. -- Nombreux incendies allumés par la main
     des Russes sur toute la route de Smolensk à Moscou. --
     Exaltation de l'esprit public en Russie, et irritation
     soit dans l'armée, soit dans le peuple, contre le
     plan qui consiste à se retirer en détruisant tout sur
     les pas des Français. -- Impopularité de Barclay de
     Tolly, accusé d'être l'auteur ou l'exécuteur de ce
     système, et envoi du vieux général Kutusof pour le
     remplacer. -- Caractère de Kutusof et son arrivée à
     l'armée. -- Quoique penchant pour le système défensif,
     il se décide à livrer bataille en avant de Moscou.
     -- Choix du champ de bataille de Borodino au bord de
     la Moskowa. -- Marche de l'armée française de Wiasma
     sur Ghjat. -- Quelques jours de mauvais temps font
     hésiter Napoléon entre le projet de rétrograder et le
     projet de poursuivre l'armée russe. -- Le retour du
     beau temps le décide, malgré l'avis des principaux
     chefs de l'armée, à continuer sa marche offensive.
     -- Arrivée le 5 septembre dans la vaste plaine de
     Borodino. -- Prise de la redoute de Schwardino le
     5 septembre au soir. -- Repos le 6 septembre. --
     Préparatifs de la grande bataille. -- Proposition
     du maréchal Davout de tourner l'armée russe par sa
     gauche. -- Motifs qui décident le rejet de cette
     proposition. -- Plan d'attaque directe consistant à
     enlever de vive force les redoutes sur lesquelles
     les Russes sont appuyés. -- Esprit militaire des
     Français, esprit religieux des Russes. -- Mémorable
     bataille de la Moskowa, livrée le 7 septembre 1812.
     -- Environ 60 mille hommes hors de combat du côté
     des Russes, et 30 mille du côté des Français. --
     Spectacle horrible. -- Pourquoi la bataille, quoique
     meurtrière pour les Russes et complétement perdue pour
     eux, n'est cependant pas décisive. -- Les Russes se
     retirent sur Moscou. -- Les Français les poursuivent.
     -- Conseil de guerre tenu par les généraux russes
     pour savoir s'il faut livrer une nouvelle bataille,
     ou abandonner Moscou aux Français. -- Kutusof se
     décide à évacuer Moscou en traversant la ville, et
     en se retirant sur la route de Riazan. -- Désespoir
     du gouverneur Rostopchin, et ses préparatifs secrets
     d'incendie. -- Arrivée des Français devant Moscou. --
     Superbe aspect de cette capitale, et enthousiasme de
     nos soldats en l'apercevant des hauteurs de Worobiewo.
     -- Entrée dans Moscou le 14 septembre. -- Silence et
     solitude. -- Quelques apparences de feu dans la nuit
     du 15 au 16. -- Affreux incendie de cette capitale. --
     Napoléon obligé de sortir du Kremlin pour se retirer
     au château de Petrowskoié. -- Douleur que lui cause
     le désastre de Moscou. -- Il y voit une résolution
     désespérée qui exclut toute idée de paix. -- Après
     cinq jours l'incendie est apaisé. -- Aspect de Moscou
     après l'incendie. -- Les quatre cinquièmes de la ville
     détruits. -- Immense quantité de vivres trouvée dans
     les caves, et formation de magasins pour l'armée. --
     Pensées qui agitent Napoléon à Moscou. -- Il sent le
     danger de s'y arrêter, et voudrait, par une marche
     oblique au nord, se réunir aux maréchaux Victor,
     Saint-Cyr et Macdonald, en avant de la Dwina, de
     manière à résoudre le double problème de se rapprocher
     de la Pologne, et de menacer Saint-Pétersbourg. --
     Mauvais accueil que cette conception profonde reçoit
     de la part de ses lieutenants, et objections fondées
     sur l'état de l'armée, réduite à cent mille hommes. --
     Pendant que Napoléon hésite, il s'aperçoit que l'armée
     russe s'est dérobée, et est venue prendre position
     sur son flanc droit, vers la route de Kalouga. --
     Murat envoyé à sa poursuite. -- Les Russes établis à
     Taroutino. -- Napoléon, embarrassé de sa position,
     envoie le général Lauriston à Kutusof pour essayer de
     négocier. -- Finesse de Kutusof feignant d'agréer ces
     ouvertures, et acceptation d'un armistice tacite.         1 à 426


LIVRE QUARANTE-CINQUIÈME.

LA BÉRÉZINA.

     État des esprits à Saint-Pétersbourg. -- Entrevue de
     l'empereur Alexandre à Abo avec le prince royal de
     Suède. -- Plan d'agir sur les derrières de l'armée
     française témérairement engagée jusqu'à Moscou. --
     Renfort des troupes de Finlande envoyé au comte de
     Wittgenstein, et réunion de l'armée de Moldavie à
     l'armée de Volhynie sous l'amiral Tchitchakoff. --
     Ordres aux généraux russes de se porter sur les
     deux armées françaises qui gardent la Dwina et le
     Dniéper, afin de fermer toute retraite à Napoléon.
     -- Injonction au général Kutusof de repousser toute
     négociation, et de recommencer les hostilités le
     plus tôt possible. -- Pendant ce temps, Napoléon,
     sans beaucoup espérer la paix, est retenu à Moscou
     par sa répugnance pour un mouvement rétrograde, qui
     l'affaiblirait aux yeux de l'Europe, et rendrait
     toute négociation impossible. -- Il penche pour le
     projet de laisser une force considérable à Moscou,
     en allant avec le reste de l'armée s'établir dans
     la riche province de Kalouga, d'où il tendrait la
     main au maréchal Victor, amené de Smolensk à Jelnia.
     -- Pendant que Napoléon est dans cette incertitude,
     Kutusof ayant procuré à son armée du repos et des
     renforts, surprend Murat à Winkowo. -- Combat brillant
     dans lequel Murat répare son incurie par sa bravoure.
     -- Napoléon irrité marche sur les Russes afin de
     les punir de cette surprise, et quitte Moscou en y
     laissant Mortier avec 10 mille hommes pour occuper
     cette capitale. -- Départ le 19 octobre de Moscou,
     après y être resté trente-cinq jours. -- Sortie
     de cette capitale. -- Singulier aspect de l'armée
     traînant après elle une immense quantité de bagages.
     -- Arrivée sur les bords de la Pakra. -- Parvenu en
     cet endroit, Napoléon conçoit tout à coup le projet de
     dérober sa marche à l'armée russe, et, à la confusion
     de celle-ci, de passer de la vieille sur la nouvelle
     route de Kalouga, d'atteindre ainsi Kalouga sans coup
     férir, et sans avoir un grand nombre de blessés à
     transporter. -- Ordres pour ce mouvement, qui entraîne
     l'évacuation définitive de Moscou. -- L'armée russe,
     avertie à temps, se porte à Malo-Jaroslawetz, sur la
     nouvelle route de Kalouga. -- Bataille sanglante et
     glorieuse de Malo-Jaroslawetz, livrée par l'armée
     d'Italie à une partie de l'armée russe. -- Napoléon,
     se flattant de percer sur Kalouga, voudrait persister
     dans son projet, mais la crainte d'une nouvelle
     bataille, l'impossibilité de traîner avec lui neuf
     ou dix mille blessés, les instances de tous ses
     lieutenants, le décident à reprendre la route de
     Smolensk, que l'armée avait déjà suivie pour venir à
     Moscou. -- Résolution fatale. -- Premières pluies et
     difficultés de la route. -- Commencement de tristesse
     dans l'armée. -- Marche difficile sur Mojaïsk et
     Borodino. -- Disette résultant de la consommation des
     vivres apportés de Moscou. -- L'armée traverse le
     champ de bataille de la Moskowa. -- Douloureux aspect
     de ce champ de bataille. -- Les Russes se mettent à
     notre poursuite. -- Difficultés que rencontre notre
     arrière-garde confiée au maréchal Davout. -- Surprises
     nocturnes des Cosaques. -- Ruine de notre cavalerie.
     -- Danger que le prince Eugène et le maréchal Davout
     courent au défilé de Czarewo-Zaimitché. -- Soldats
     qui ne peuvent suivre l'armée faute de vivres et de
     forces pour marcher. -- Formation vers l'arrière-garde
     d'une foule d'hommes débandés. -- Mouvement des Russes
     pour prévenir l'armée française à Wiasma, tandis
     qu'une forte arrière-garde sous Miloradovitch doit
     la harceler, et enlever ses traînards. -- Combat du
     maréchal Davout à Wiasma, pris en tête et en queue
     par les Russes. -- Ce maréchal se sauve d'un grand
     péril, grâce à son énergie et au secours du maréchal
     Ney. -- Le 1er corps, épuisé par les fatigues et les
     peines qu'il a eu à supporter, est remplacé par le
     3e corps sous le maréchal Ney, chargé désormais de
     couvrir la retraite. -- Froids subits et commencement
     de cruelles souffrances. -- Perte des chevaux, qui
     ne peuvent tenir sur la glace, et abandon d'une
     partie des voitures de l'artillerie. -- Arrivée à
     Dorogobouge. -- Tristesse de Napoléon, et son inaction
     pendant la retraite. -- Nouvelles qu'il reçoit du
     mouvement des Russes sur sa ligne de communication,
     et de la conspiration de Malet à Paris. -- Origine et
     détail de cette conspiration. -- Marche précipitée
     de Napoléon sur Smolensk. -- Désastre du prince
     Eugène au passage du Vop, pendant la marche de ce
     prince sur Witebsk. -- Il rejoint la grande armée à
     Smolensk. -- Napoléon, apprenant à Smolensk que le
     maréchal Saint-Cyr a été obligé d'évacuer Polotsk,
     que le prince de Schwarzenberg et le général Reynier
     se sont laissé tromper par l'amiral Tchitchakoff,
     lequel s'avance sur Minsk, se hâte d'arriver sur la
     Bérézina, afin d'échapper au péril d'être enveloppé.
     -- Départ successif de son armée en trois colonnes, et
     rencontre avec l'armée russe à Krasnoé. -- Trois jours
     de bataille autour de Krasnoé, et séparation du corps
     de Ney. -- Marche extraordinaire de celui-ci pour
     rejoindre l'armée. -- Arrivée de Napoléon à Orscha. --
     Il apprend que Tchitchakoff et Wittgenstein sont près
     de se réunir sur la Bérézina, et de lui couper toute
     retraite. -- Il s'empresse de se porter sur le bord
     de cette rivière. -- Grave délibération sur le choix
     du point de passage. -- Au moment où l'on désespérait
     d'en trouver un, le général Corbineau arrive
     miraculeusement, poursuivi par les Russes, et découvre
     à Studianka un point où il est possible de passer la
     Bérézina. -- Tous les efforts de l'armée dirigés sur
     ce point. -- Admirable dévouement du général Éblé et
     du corps des pontonniers. -- L'armée emploie trois
     jours à traverser la Bérézina, et pendant ces trois
     jours combat l'armée qui veut l'arrêter en tête pour
     l'empêcher de passer, et l'armée qui l'attaque en
     queue afin de la jeter dans la Bérézina. -- Vigueur
     de Napoléon, dont le génie tout entier s'est réveillé
     devant ce grand péril. -- Lutte héroïque et scène
     épouvantable auprès des ponts. -- L'armée, sauvée par
     miracle, se porte à Smorgoni. -- Arrivé à cet endroit,
     Napoléon, après avoir délibéré sur les avantages et
     les inconvénients de son départ, se décide à quitter
     l'armée clandestinement pour retourner à Paris. -- Il
     part le 5 décembre dans un traîneau, accompagné de
     M. de Caulaincourt, du maréchal Duroc, du comte de
     Lobau, et du général Lefebvre-Desnoëttes. -- Après son
     départ, la désorganisation et la subite augmentation
     du froid achèvent la ruine de l'armée. -- Évacuation
     de Wilna et arrivée des états-majors à Koenigsberg
     sans un soldat. -- Caractères et résultats de la
     campagne de 1812. -- Véritables causes de cet immense
     désastre.                                               427 à 679


FIN DE LA TABLE DU QUATORZIÈME VOLUME.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 14 / 20) - faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française" ***

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