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Title: L'Histoire de France racontée  par les Contemporains (Tome 4/4) - Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents - originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
Author: Dussieux, Louis
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Histoire de France racontée  par les Contemporains (Tome 4/4) - Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents - originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques" ***


(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
et n'a pas été harmonisée.

Cette version intègre les corrections de l'errata.



    L'HISTOIRE

    DE FRANCE

    RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS.



    L'HISTOIRE

    DE FRANCE

    RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS.

    EXTRAITS
    DES CHRONIQUES, DES MÉMOIRES ET DES DOCUMENTS
    ORIGINAUX,

    AVEC DES SOMMAIRES ET DES RÉSUMÉS CHRONOLOGIQUES,

    PAR

    L. DUSSIEUX,
    PROFESSEUR D'HISTOIRE A L'ÉCOLE DE SAINT-CYR.

    TOME QUATRIÈME.

    PARIS,

    FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET CIE, LIBRAIRES,
    IMPRIMEURS DE L'INSTITUT, RUE JACOB, 56.

    1861.

    Tous droits réservés.



TYPOGRAPHIE DE H. FIRMIN DIDOT.--MESNIL (EURE).



RÉSUMÉ CHRONOLOGIQUE

DES PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS DE LA PÉRIODE D'HISTOIRE DE FRANCE CONTENUE
DANS CE QUATRIÈME VOLUME.

1364-1415.


CHARLES V, 1364-1380.

1º _Guerre contre le roi de Navarre._

        Charles le Mauvais, roi de Navarre et comte d'Évreux,
        entretenait par ses intrigues le désordre qui bouleversait
        la France. Charles  V, voulant mettre un terme à l'anarchie,
        envoya contre le captal de Buch, qui commandait les troupes
        du roi de Navarre dans la Normandie, du Guesclin et ses
        compagnies.

  1364. Du Guesclin bat le captal à Cocherel, et délivre la France
        du nord des ravages des routiers du roi de Navarre.

2º _Guerre de Bretagne._

        La guerre de Bretagne, qui avait commencé sous Philippe VI, se
        continuait toujours. Charles V envoya du Guesclin au secours de
        Charles de Blois, tandis que le Prince Noir faisait soutenir
        Jean, comte de Montfort, par Chandos, un des meilleurs
        capitaines anglais.

  1364. Du Guesclin et Charles de Blois battus à Auray.

  1365. Traité de Guérande; Charles V reconnaît le comte de
        Montfort pour duc de Bretagne. En signant ce traité, Charles V
        a pour but de maintenir la suzeraineté de la France sur la
        Bretagne et d'empêcher Montfort, gendre d'Édouard III, roi
        d'Angleterre, de se reconnaître vassal de son beau-père.

3º _Guerre de Castille_, 1365-1369.

        Pierre IV le Cruel, roi de Castille, s'était rendu odieux par
        ses crimes; la Castille se souleva contre lui et reconnut pour
        roi son frère Henri de Transtamare. Charles V soutint Henri de
        Transtamare et envoya à son secours du Guesclin avec trente
        mille routiers; c'était un moyen de purger la France de ces
        brigands.

  1367. Pierre le Cruel, soutenu par le Prince Noir et ses Anglais,
        bat du Guesclin à Navarette.

  1369. Du Guesclin bat pierre le Cruel à Montiel et le fait
        prisonnier. Pierre le Cruel est tué par Henri de Transtamare.
        Alliance de la Castille et de la France.

4º _Guerre contre l'Angleterre._

        Les seigneurs de la Guyenne, mécontents des exactions du Prince
        Noir, se plaignent à Charles V. Malgré le traité de Bretigny,
        qui avait aboli toute suzeraineté du roi de France sur la
        Guyenne et établi l'indépendance absolue du roi d'Angleterre
        dans ses possessions françaises, Charles V reçut la plainte des
        seigneurs d'Aquitaine, et somma le Prince Noir de comparoir
        devant la cour des pairs. Le Prince Noir ayant refusé d'obéir
        à cette sommation, Charles V et le Parlement prononcent la
        confiscation de toutes les possessions des Anglais en France.

        Du Guesclin, nommé connétable, est chargé de mettre à exécution
        l'arrêt du Parlement.

  1370. Victoire de du Guesclin à Pontvalain sur Robert Knolles.

  1372. Victoire de La Rochelle gagnée par la flotte castillane sur
         la flotte anglaise.

        Victoire de du Guesclin à Chizey.

  1373. Invasion des Anglais en France, de Calais à Bordeaux.
        Charles V n'attaque pas les Anglais et laisse leur armée se
        détruire complètement dans une marche de deux cent cinquante
        lieues.

  1377. L'amiral Jean de Vienne ravage les côtes méridionales de
        l'Angleterre, bat deux flottes anglaises, et remonte la Tamise
        jusqu'à Gravesend.

  1380. Mort de du Guesclin et de Charles V.--Les Anglais ne possèdent
        plus en France que Calais, Bordeaux et Bayonne.


CHARLES VI, 1380-1422.

  1380. Avénement de Charles VI, mineur; il est gouverné par ses
        oncles, les ducs d'Anjou, de Berry et de Bourgogne.

  1380-82. Révolte de la Flandre, de Paris et de Rouen.--Dès
        l'année 1380 le peuple de Paris, foulé d'impôts et irrité de la
        cupidité de ses maîtres, commença à se soulever contre le
        gouvernement des trois oncles du roi, qui accablaient la France
        d'exactions. L'esprit de révolte et de désorganisation était
        général en Europe à ce moment; les serfs d'Angleterre et les
        communes de Flandre se soulevaient; des hérésies nombreuses et
        le grand schisme d'Occident augmentaient l'anarchie générale.
        Enfin, éclata dans la Flandre, gouvernée alors par le comte
        Louis de Male, une formidable insurrection contre le
        gouvernement féodal et ses iniquités. Philippe Arteveld était
        à la tête des Flamands. Le mouvement gagna la bourgeoisie de
        Paris et celle de Rouen. Cette entente effraya les oncles de
        Charles VI qui allèrent attaquer Gand, foyer principal de la
        révolution.

  1382. Bataille de Rosebèque. Les Flamands sont vaincus et
        Philippe Arteveld est tué. Soumission de la Flandre.

        Soumission de Paris et de Rouen.

        Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, devient comte de Flandre
        par héritage de sa femme.

  1384. Révolte des Tuchins.

  1385. Mariage de Charles VI avec Isabeau de Bavière.

  1392. Assassinat du connétable de Clisson.

        Démence de Charles VI. Les oncles du roi gouvernent sous son
        nom.

  1396. Bataille de Nicopolis. Les chevaliers français qui sont
        allés au secours de la Hongrie sont vaincus par les Turks.

  1407. Assassinat du duc d'Orléans; commencement de la guerre
        civile appelée la guerre des Armagnacs et des Bourguignons.

        Le duc d'Orléans, Louis, frère du roi, s'était emparé du
        gouvernement pendant la maladie de Charles VI, de concert avec
        Isabeau de Bavière. Ses violences et ses exactions soulevèrent
        le peuple de Paris, qui mit à sa tête le duc de Bourgogne Jean
        sans Peur. Jean sans Peur enlève le pouvoir au duc d'Orléans,
        en 1405, et le fait assassiner.

  1410. Le duc d'Orléans, Charles, fils de Louis, et plusieurs
        seigneurs du midi, entre autres le comte d'Armagnac, forment
        une ligue contre le duc de Bourgogne. Dès lors le parti du duc
        d'Orléans prend le nom de parti des Armagnacs.--Guerre acharnée
        entre les deux factions.

  1413. Domination des Cabochiens à Paris. Le duc de Bourgogne
        s'appuie sur cette faction populaire.

        Le duc d'Orléans met fin à la domination du duc de Bourgogne et
        des Cabochiens à Paris. Il s'empare de la personne du roi et du
        gouvernement.

  1415. Bataille d'Azincourt. Henri V, roi d'Angleterre, profitant
        de l'anarchie qui désole la France, débarque à Harfleur; une
        épidémie le force à se replier sur Calais. Pendant sa retraite
        il bat l'armée française qui lui barre le chemin.



LISTE CHRONOLOGIQUE

DES ROIS DE FRANCE ET D'ANGLETERRE QUI ONT RÉGNÉ PENDANT CETTE
PÉRIODE.


ROIS DE FRANCE.

     _Suite de la maison de Valois._
     Charles V          1364-1380.
     Charles VI         1380-1422.


ROIS D'ANGLETERRE.

      _Suite des Plantagenet._
      Édouard III        1327-1377.
      Richard II         1377-1399.
      Henri IV           1399-1413.
      Henri V            1413-1422.



L'HISTOIRE

DE FRANCE

RACONTÉE PAR LES CONTEMPORAINS.



BATAILLE DE COCHEREL.

16 mai 1364.

   Charles II, roi de Navarre et comte d'Évreux, surnommé _le
   Mauvais_, était fils de Philippe d'Évreux, de la maison royale,
   qui devint roi de Navarre par son mariage avec Jeanne, fille de
   Louis X le Hutin. Malgré la loi salique, Charles le Mauvais
   croyait tenir de sa mère des droits à la couronne, et il fut à ce
   titre le rival du roi Jean, l'allié des Anglais et le fauteur de
   tous les désordres de ce temps. Pendant la captivité du roi Jean,
   il soutint Étienne Marcel, aspira ouvertement au trône et fit la
   guerre au Régent, en ravageant, avec ses bandes d'aventuriers,
   tout le nord du royaume. Quand Charles V monta sur le trône, il
   résolut de se débarrasser de cet adversaire, qui n'était plus
   qu'un chef de bandits, et de délivrer la France de ses
   dévastations. Il envoya contre lui Duguesclin qui vainquit à
   Cocherel, à deux lieues d'Évreux, le captal de Buch, un des
   principaux chefs des bandes du Navarrais. Cette victoire amena la
   paix, en 1365, entre Charles V et Charles le Mauvais, qui mourut
   en 1387.


   Comment le captal de Buch se partit d'Évreux à belle compagnie de
     gens d'armes pour combattre messire Bertran et les François, et
     en intention de destourber le couronnement du roi Charles.

Quand messire Jean de Grailly, dit et nommé captal de Buch, eut fait
son amas et son assemblée, en la cité d'Évreux, d'archers et de
brigands, il ordonna ses besognes; et laissa en la dite ville et cité
capitaine un chevalier qui s'appeloit Liger d'Orgésy, et envoya à
Conches messire Guy de Gauville pour faire frontière sur le pays; et
puis se partit d'Évreux à tous ses gens d'armes et ses archers; car il
entendit que les François chevauchoient, mais il ne savoit quelle
part. Si se mit aux champs, en grand désir d'eux trouver. Si nombra
ses gens, et se trouva sept cents lances, trois cents archers, et bien
cinq cents autres hommes aidables.

Là étoient de lès lui plusieurs bons chevaliers et écuyers, et par
espécial un banneret du royaume de Navarre, qui s'appeloit le sire de
Saux. Et le plus grand après et le plus appert, et qui tenoit la plus
grand route de gens d'armes et d'archers, c'étoit un chevalier
d'Angleterre qui s'appeloit Jean Juiel. Si y étoient messire Pierre de
Saquenville, messire Bertran du Franc, le bascle de Mareuil, messire
Guillaume de Gauville, et plusieurs autres, tous en grand volonté de
rencontrer monseigneur Bertran et ses gens, et d'eux combattre. Si
tiroient à venir devers Pacy et le Pont-de-l'Arche; car bien pensoient
que les François passeroient la rivière de Seine; voire si ils ne
l'avoient jà passée. Or avint que droitement le mercredi de la
Pentecôte[1], si comme le captal et sa route chevauchoient au dehors
d'un bois, ils en contrèrent d'aventure un héraut qui s'appeloit le
roi Faucon, et étoit cil au matin parti de l'ost des François. Si très
le tôt que le captal le vit, bien le reconnut; car il étoit héraut au
roi d'Angleterre; et lui demanda dont il venoit, et si il avoit nulles
nouvelles des François. «En nom Dieu, monseigneur, dit-il, oil: je me
partis hui matin d'eux et de leur route: et vous quèrent aussi et ont
grand désir de vous trouver.»--«Et quel part sont-ils? dit le captal,
sont-ils deçà le Pont-de-l'Arche ou delà?»--«En nom Dieu, dit Faucon,
sire, ils ont passé le Pont-de-l'Arche et Vernon, et sont maintenant,
je crois, assez près de Pacy.»--«Et quels gens sont-ils, dit le
captal, et quels capitaines ont-ils? Dis-le-moi, je t'en prie, doux
Faucon.»--«En nom Dieu, sire, ils sont bien mille et cinq cents
combattans, et toutes bonnes gens d'armes. Si y sont messire Bertran
du Guesclin, qui a la plus grand route de Bretons, le comte de
Aucerre, le vicomte de Beaumont, messire Louis de Châlons, le sire de
Beaujeu, monseigneur le maître des arbalétriers, messire
l'Archiprêtre[2], messire Oudart de Renti; et si y sont de Gascogne,
votre pays, les gens le seigneur de Labreth, messire Petiton de Curton
et messire Perducas de Labreth; et si y est messire Aymon de Pommiers
et messire le soudich de l'Estrade.» Quand le captal ouït nommer les
Gascons, si fut durement émerveillé, et rougit tout de félonnie, et
répliqua sa parole en disant: «Faucon, Faucon, est-ce à bonne vérité
que tu dis que ces chevaliers de Gascogne que tu nommes sont là, et
les gens le seigneur de Labreth?»--«Sire, dit le héraut, par ma foi,
oil.»--«Et où est le sire de Labreth, dit le captal?»--«En nom Dieu,
sire, répondit Faucon, il est à Paris de-lès le régent le duc de
Normandie, qui s'appareille fort pour aller à Reims; car on dit
partout communément que dimanche qui vient il se fera sacrer et
couronner.» Adonc mit le captal sa main à sa tête, et dit, ainsi que
par mautalent: «Par le cap Saint-Antoine! Gascons contre Gascons
s'éprouveront.»

  [1] Le 15 mai.

  [2] Arnauld de Cervolles, fameux routier.

Adonc parla le roi Faucon pour Pierre, un héraut que l'Archiprêtre
envoyoit là, et dit au captal: «Monseigneur, assez près de ci
m'attend un héraut que l'Archiprêtre envoie devers vous, lequel
Archiprêtre, à ce que je entends par le héraut, parleroit volontiers à
vous.» Donc répondit le captal, et dit à Faucon: «Faucon, dites à ce
héraut françois qu'il n'a que faire plus avant, et qu'il dise à
l'Archiprêtre que je ne vueil nul parlement à lui.» Adonc s'avança
messire Jean Juiel, et dit: «Sire, pourquoi?»--«Espoir est-ce pour
notre profit.» Donc dit le captal: «Jean, Jean, non est; mais est
l'Archiprêtre si baretierre, que, s'il venoit jusques à nous en nous
contant jangles et bourdes, il aviseroit et imagineroit notre force et
nos gens: si nous pourroit tourner à grand dommage et à grand
contraire: si n'ai cure de ses grands parlements.» Adonc retourna le
roi Faucon devers Pierre, son compagnon, qui l'attendoit au coron
d'une haye, et excusa monseigneur le captal bien et sagement, tant que
le héraut françois en fut tout content; et rapporta arrière à
l'Archiprêtre tout ce que Faucon lui avoit dit.


   Comment les Navarrois et les François sçurent nouvelles les uns
     des autres; et comment le captal ordonna ses batailles.

Ainsi eurent les Navarrois et les François connoissance les uns des
autres, par le rapport des deux hérauts. Si se conseillèrent et
avisèrent sur ce, et s'adressèrent ainsi que pour trouver l'un
l'autre. Quand le captal eut ouï dire à Faucon quel nombre de gens
d'armes les François étoient, et qu'ils étoient bien quinze cents, il
envoya tantôt certains messages en la cité d'Évreux devers le
capitaine, en lui signifiant que il fist vider et partir toutes
manières de jeunes compagnons armés dont on se pouvoit aider, et
traire devers Coucherel; car il pensoit bien que là en cel endroit
trouveroit-il les François; et sans faute, quelque part qu'il les
trouvât, il les combattroit. Quand ces nouvelles vinrent en la cité
d'Évreux à monseigneur Léger d'Orgésy, il les fit crier et publier, et
commanda étroitement que tous ceux qui à cheval étoient, incontinent
se traissent devers le captal. Si en partirent derechef plus de six
vingts compagnons jeunes, de la nation de la ville.

Ce mercredi, se logea à heure de nonne le captal sur une montagne, et
ses gens tout environ; et les François qui les désiroient à trouver
chevauchèrent avant, et tant qu'ils vinrent sur la rivière que on
appelle au pays Yton, et court autour devers Évreux, et naît de bien
près de Conches; et se logèrent tout aisément, ce mercredi, à heure de
relevée, en deux beaux prés tout au long de celle rivière. Le jeudi
matin se délogèrent les Navarrois, et envoyèrent leurs coureurs devant
pour savoir si ils orroient nulles nouvelles des François; et les
François envoyèrent aussi les leurs pour savoir si ils orroient nulles
telles nouvelles des Navarrois. Si en rapportèrent chacun à sa partie,
en moins d'espace que de deux lieues, certaines nouvelles; et
chevauchoient les Navarrois, ainsi que Faucon les menoit, droit à
l'adresse le chemin qu'il étoit venu. Si vinrent environ une heure de
prime sur les plaines de Coucherel, et virent les François devant eux
qui déjà ordonnoient leurs batailles, et y avoit grand foison de
bannières et de pennons, et étoient par semblant plus tant et demi
qu'ils n'étoient. Si s'arrêtèrent lesdits Navarrois tous cois au
dehors d'un petit bois qui là sied; et puis se trairent avant les
capitaines, et se mirent en ordonnance.

Premièrement, ils firent trois batailles bien et faiticement tous à
pied, et envoyèrent leurs chevaux, leurs malles et leurs garçons en ce
petit bois qui étoit de lès eux; et établirent monseigneur Jean Juiel
en la première bataille, et lui ordonnèrent tous les Anglois, hommes
d'armes et archers. La seconde eut le captal de Buch, et pouvaient
bien être en sa bataille quatre cents combattants, que uns que autres.
Si étoient de-lès le captal de Buch le sire de Seaux en Navarre, un
jeune chevalier, et sa bannière, et messire Guillaume de Gauville, et
messire Pierre de Saquenville. La tierce eurent trois autres
chevaliers, messire le bascle de Mareuil, messire Bertran du Franc et
messire Sanse Lopin; et étoient aussi environ quatre cents armures de
fer. Quand ils eurent ordonné leurs batailles, ils ne s'éloignèrent
point trop l'un de l'autre, et prirent l'avantage d'une montagne qui
étoit à la droite main entre eux et le bois, et se rangèrent tous de
front sur celle montagne par-devant leurs ennemis; et mirent encore,
par grand avis, le pennon du captal en un fort buisson épineux, et
ordonnèrent là entour soixante armures de fer pour le garder et
défendre. Et le firent par manière d'étendard eux rallier, si par
force d'armes ils étoient épars; et ordonnèrent encore que point ne se
devoient partir, ni descendre de la montagne, pour chose qui avenist;
mais si on les vouloit combattre, on les allât là querir.


   Comment messire Bertran du Guesclin et les seigneurs de France
     ordonnèrent leurs batailles.

Tout ainsi ordonnés et rangés se tenoient Navarrois et Anglois d'un
côté sur la montagne que je vous dis. Pendant ce, ordonnoient les
François leurs batailles, et en firent trois et une arrière-garde.

La première bataille eut messire Bertran du Guesclin atout les
Bretons, dont je vous en nommerai aucuns chevaliers et écuyers:
premièrement monseigneur Olivier de Mauny et monseigneur Hervé de
Mauny, monseigneur Éon de Mauny, frères et neveux du dit monseigneur
Bertran, monseigneur Geoffroy Feiron, monseigneur Alain de Saint-Pol,
monseigneur Robin de Guite, monseigneur Eustache et monseigneur Alain
de la Houssoye, monseigneur Robert de Saint Père, monseigneur Jean le
Boier, monseigneur Guillaume Bodin, Olivier de Quoiquen, Lucas de
Maillechat, Geoffroy de Quedillac, Geoffroy Palen, Guillaume du
Hallay, Jean de Pairigny, Sevestre Budes, Berthelot d'Angoullevent,
Olivier Feiron, Jean Feiron, son frère, et plusieurs autres bons
chevaliers et écuyers que je ne puis mie tous nommer; et fut ordonné
pour assembler à la bataille du captal.

La seconde, le comte d'Aucerre; et si étoient avecques lui gouverneurs
de celle bataille le vicomte de Beaumont et messire Baudouin
d'Ennequins, maître des arbalêtriers; et eurent avec eux les François,
les Normands et les Picards, monseigneur Oudart de Renty, monseigneur
Enguerran d'Eudin, monseigneur Louis de Haveskerques, et plusieurs
autres barons chevaliers et écuyers.

La tierce eut l'Archiprêtre et les Bourguignons; avec lui monseigneur
Louis de Châlons, le seigneur de Beaujeu, monseigneur Jean de Vienne,
monseigneur Guy de Trelay, messire Hugues Vienne, et plusieurs autres;
et devoit assembler cette bataille au bascle de Mareuil et à sa route.

Et l'autre bataille, qui étoit pour arrière-garde, étoit toute pure de
Gascons, desquels messire Aymon de Pommiers, monseigneur le soudich de
l'Estrade, messire Perducas de Labreth et monseigneur Petiton de
Curton furent souverains et meneurs. Or, eurent là ces chevaliers
gascons un grand advis: ils imaginèrent tantôt l'ordonnance du captal,
et comment ceux de son côté avoient mis et assis son pennon sur un
buisson, et le gardoient aucuns des leurs, car ils en vouloient faire
étendard. Si dirent ainsi: «Il est de nécessité que quand nos
batailles seront assemblées, nous nous trayons de fait et adressons de
grand volonté droit au pennon du captal, et nous mettrons en peine du
conquerre: si nous les pouvons avoir, nos ennemis en perdront moult de
leur force, et seront en péril d'être déconfits.» Encore avisèrent
cesdits Gascons une autre ordonnance qui leur fut moult profitable, et
qui leur parfit leur journée.


   Comment les Gascons s'avisèrent d'un bon avis par quelle manière
     le captal seroit pris et emporté de la bataille.

Assez tôt après que les François eurent ordonné leurs batailles, les
chefs des seigneurs se mirent ensemble et se conseillèrent un grand
temps comment ils se maintiendroient; car ils véoient leurs ennemis
grandement sur leur avantage. Là dirent les Gascons dessus nommés une
parole qui fut volontiers ouïe: «Seigneurs, bien savons que au captal
a un aussi preux chevalier et conforté de ses besognes que on
trouveroit aujourd'hui en toutes terres; et tant comme il sera sur la
place et pourra entendre à combattre, il nous portera trop grand
dommage: si ordonnons que nous mettions à cheval trente des nôtres,
tous des plus apperts et plus hardis par avis, et ces trente
n'entendront à autre chose fors à eux adresser vers le captal; et
pendant que nous entendrons à conquerre son pennon, ils se mettront en
peine, par la force de leurs coursiers et de leurs bras, à dérompre la
presse et de venir jusques au captal; et de fait ils prendront ledit
captal, et trousseront, et l'emporteront entre eux, et mèneront à
sauveté quelque part, et jà n'y attendront fin de bataille. Nous
disons aussi que si il peut être pris ni retenu par telle voie, la
journée sera nôtre, tant fort seront ébahis les gens de sa prise.» Les
chevaliers de France et de Bretagne qui là étoient accordèrent ce
conseil légèrement, et dirent que c'étoit un bon avis, et que ainsi
seroit fait. Si trièrent et élurent tantôt entre eux et leurs
batailles trente hommes d'armes des plus hardis et plus entreprenans
par avis qui fussent en leurs routes; et furent montés ces trente,
chacun sur bons coursiers, les plus légers et plus roides qui fussent
en la place, et se trairent d'un lès sur les champs, avisés et
informés quel chose ils devoient faire; et les autres demeurèrent tous
à pied sur les champs en leur ordonnance, ainsi qu'ils devoient être.


   Comment les seigneurs de France eurent conseil à savoir quel cri
     ils crieroient, et qui seroit leur chef; et comment messire
     Bertran fut élu à être chef de la bataille.

Quand ceux de France eurent tout ordonné à leur avis leurs batailles,
et que chacun savoit quel chose il devoit faire, ils regardèrent entre
eux, et pourparlèrent longuement quel cri pour la journée ils
crieroient, et à laquelle bannière ou pennon ils se retrairoient. Si y
furent grand temps sur un état que de crier: Notre-Dame, Aucerre! et
de faire pour ce jour leur souverain le comte d'Aucerre. Mais ledit
comte ne s'y voult oncques accorder, ainçois se excusa moult
doucement, en disant: «Seigneurs, grands mercis de l'honneur que vous
me portez et voulez faire; mais tant comme à présent je ne veuil pas
cette, car je suis encore trop jeune pour encharger si grand faix et
telle honneur, et c'est la première journée arrêtée où je fusse
oncques; pourquoi vous prendrez un autre que moi. Ci sont plusieurs
bons chevaliers, monseigneur Bertran, monseigneur l'Archiprêtre,
monseigneur le maître des arbalêtriers, monseigneur Louis de Châlons,
monseigneur Aymon de Pommiers, monseigneur Oudart de Renty, qui ont
été en plusieurs grosses besognes et journées arrêtées, et savent
mieux comment tels choses se doivent gouverner que je ne fais; si m'en
déportez, et je vous en prie.» Adonc regardèrent les chevaliers qui là
étoient l'un l'autre, et lui dirent: «Comte d'Aucerre, vous êtes le
plus grand de mise, de terre et de lignage qui soit ci; si pouvez bien
par droit être chef.»--«Certes, seigneurs, vous dites votre
courtoisie, je serai aujourd'hui votre compain, et vivrai et mourrai
et attendrai l'aventure de-lès vous; mais de souveraineté n'y veuil-je
point avoir.» Adonc regardèrent-ils l'un l'autre lequel donc ils
ordonneroient. Si y fut avisé et regardé pour le meilleur chevalier de
la place, et qui plus s'étoit combattu de la main, et qui mieux savoit
aussi comment tels choses se doivent maintenir, messire Bertran du
Guesclin. Si fut ordonné de commun accord que on crieroit: Notre-Dame,
Guesclin! et que on s'ordonneroit celle journée du tout par ledit
messire Bertran.

Toutes choses faites et établies, et chacun sire dessous sa bannière
ou son pennon, ils regardoient leurs ennemis qui étoient sur le tertre
et point ne partoient de leur fort, car ils ne l'avoient mie en
conseil ni en volonté; dont moult ennuyoit aux François, pourtant que
ils les véoient grandement en leur avantage, et aussi que le soleil
commençoit haut à monter, qui leur étoit un grand contraire, car il
faisoit malement chaud. Si le ressoignoient tous les plus sûrs; car
encore n'avoient-ils troussé ni porté vin ni vitaille avecques eux,
qui rien leur vaulsist, fors aucuns seigneurs qui avoient petits
flacons pleins de vin, qui tantôt furent vidés. Et point ne s'en
étoient pourvus ni avisés du matin, pour ce qu'ils se cuidoient tantôt
combattre que ils seroient là venus. Et non firent, ainsi qu'il
apparut; mais les détrièrent les Anglois et les Navarrois, par
soutiveté, ce qu'ils purent; et fut plus de remontée ainçois qu'ils se
missent ensemble pour combattre. Quand les seigneurs de France en
virent le convine, ils se remirent ensemble par manière de conseil, à
savoir comment ils se maintiendroient, et si on les iroit combattre ou
non. A ce conseil n'étoient-ils mie bien d'accord; car les aucuns
vouloient que on les allât requerir et combattre, comment qu'il fût,
et que c'étoit grand blâme pour eux quand tant y mettoient: là
débattoient les aucuns mieux avisés ce conseil, et disoient que si on
les alloit combattre au parti où ils étoient, et ainsi arrêtés sur
leur avantage, on se mettroit en très-grand péril; car des cinq ils
auroient les trois. Finablement ils ne pouvoient être d'accord de eux
aller combattre. Bien véoient et considéroient les Navarrois la
manière d'eux, et disoient: «Véez-les ci, ils viendront tantôt à nous
pour nous combattre, et en sont en grand volonté.»

Là avoit aucuns chevaliers et écuyers normands prisonniers, entre les
Anglois et Navarrois, qui étoient recrus selon leur foi; et les
laissoient paisiblement leurs maîtres aller et chevaucher, pourtant
qu'ils ne se pouvoient armer devers les François. Si disoient ces
prisonniers aux seigneurs de France: «Seigneurs, avisez-vous; car si
la journée d'huy se départ sans bataille, vos ennemis seront demain
trop grandement reconfortés; car on dit entre eux que messire Louis de
Navarre y doit venir avec bien trois cents lances.» Si que ces paroles
inclinèrent grandement les chevaliers et les écuyers de France à
combattre, comment qu'il fût, les Navarrois, et en furent tous
appareillés et ahatis par trois ou quatre fois. Mais toujours
vainquoient les plus sages, et disoient: «Seigneurs, attendons encore
un petit, et véons comment ils se maintiendront; car ils sont bien si
grands et si présompcieux que ils nous désirent autant à combattre que
nous faisons eux.» Là en y avoit plusieurs durement foulés et mal
menés pour la grand chaleur que il faisoit; car il étoit sur l'heure
de nonne: si avoient jeuné toute la matinée, et étoient armés, et
férus du soleil parmi leurs armures qui étoient échauffées. Si
disoient bien lesdits François: «Si nous allons combattre ni lasser
contre cette montagne, au parti où nous sommes, nous serons perdus
d'avantage; mais retrayons-nous mais-huy en nos logis, et demain
aurons autre conseil.» Ainsi étoient-ils en diverses opinions.


   Comment par le conseil de messire Bertran, les François firent
     semblant de fuir; et comment l'Archiprêtre se partit de la
     bataille.

Quand les chevaliers de France, qui ces gens, sur leur honneur,
avoient à conduire et à gouverner, virent que les Navarrois et Anglois
d'une sorte ne partiroient point de leur fort, et que il étoit jà
haute nonne, et si oyoient les paroles que les prisonniers françois
qui venoient de l'ost des Navarrois leur disoient, et si véoient la
greigneur partie de leurs gens durement foulés et travaillés pour le
chaud, si leur tournoit à grand déplaisance; si se remirent ensemble
et eurent autre conseil, par l'avis de messire Bertran du Guesclin,
qui étoit leur chef et à qui ils obéissoient. «Seigneurs, dit-il, nous
véons que nos ennemis nous détrient à combattre: et si en ont grand
volonté, si comme je pense; mais point ne descendront de leur fort, si
ce n'est par un parti que je vous dirai. Nous ferons semblant de nous
retraire et de non combattre mais-hui; aussi sont nos gens durement
foulés et travaillés par le chaud; et ferons tous nos varlets, nos
harnois et nos chevaux passer tout bellement et ordonnément outre ce
pont, et retraire à nos logis; et toujours nous tiendrons sur aile et
entre nos batailles en aguet, pour voir comment ils se maintiendront:
si ils nous désirent à combattre, ils descendront de leur montagne et
nous viendront requerre tout au plein. Tantôt que nous verrons leur
convine, si ils le font ainsi, nous serons tous appareillés de
retourner sur eux; et ainsi les aurons-nous mieux à notre aise.» Ce
conseil fut arrêté de tous, et le retinrent pour le meilleur entr'eux.
Adonc se retraist chacun sire entre ses gens et dessous sa bannière ou
pennon, ainsi comme il devoit être; et puis sonnèrent leurs trompettes
et firent grand semblant d'eux retraire, et commandèrent tous
chevaliers et écuyers et gens d'armes, leurs varlets et garçons, à
passer le pont et mettre outre la rivière leurs harnois. Si en
passèrent plusieurs en cet état, et presque ainsi que tous, et puis
aucunes gens d'armes faintement. Quand messire Jean Juiel, qui étoit
appert chevalier et vigoureux durement, et qui avoit grand désir les
François combattre, aperçut la manière comment ils se retrayoient, si
dit au captal: «Sire, sire, descendons appertement; ne véez-vous pas
comment les François s'enfuient!» Donc répondit le captal, et dit:
Messire Jean, messire Jean, ne croyez jà que si vaillants hommes
qu'ils sont s'enfuient ainsi; ils ne le font fors que par malice et
pour nous attraire.» Adonc s'avança messire Jean Juiel, qui moult en
grand désir étoit de combattre, et dit à ceux de sa route, et en
écriant Saint-Georges! «Passez avant! qui m'aime si me suive! je m'en
vais combattre.» Donc se hâta, son glaive en son poing, par-devant
toutes les batailles, et jà étoit avalé jus de la montagne, et une
partie de ses gens, ainçois que le captal se partît. Quand le captal
vit que c'étoit acertes, et que Jean Juiel s'en alloit combattre sans
lui, si le tint à grand présomption, et dit à ceux qui de-lès lui
étoient: «Allons, descendons la montagne appertement; messire Jean
Juiel ne se combattra point sans moi.» Donc s'avancèrent toutes les
gens du captal, et il premièrement, son glaive en son poing. Quand les
François, qui étoient en aguet le virent venu et descendu au plain, si
furent tous réjouis, et dirent entr'eux: «Véez-ci ce que nous
demandions huy tout le jour.» Adonc retournèrent-ils tous à un faix,
en grand volonté de recueillir leurs ennemis, et écrièrent d'une voix:
Notre-Dame, Guesclin! Si s'adressèrent leurs bannières devers les
Navarrois, et commencèrent les batailles à assaillir de toutes parts,
et tous à pied. Et véez-ci venir monseigneur Jean Juiel tout devant,
le glaive au poing, qui courageusement vint assembler à la bataille
des Bretons, desquels messire Bertran étoit chef; et là fit maintes
grands appertises d'armes; car il fut hardi chevalier durement.

Donc s'espardirent ces batailles, ces chevaliers et ces écuyers, sur
ces plains; et commencèrent à lancer, à férir et à frapper de toutes
armures, ainsi que ils les avoient à main, et à entrer l'un en l'autre
par vasselage, et eux combattre de grand volonté. Là crioient les
Anglois et les Navarrois d'un lès: Saint Georges, Navarre! et les
François: Notre-Dame, Guesclin! Là furent moult bons chevaliers du
côté des François, premièrement messire Bertran du Guesclin, le jeune
comte d'Aucerre, le vicomte de Beaumont, messire Baudouin d'Ennequins,
messire Louis de Châlons, le jeune sire de Beaujeu, messire Anthoine
qui là leva bannière, messire Louis de Haveskerques, messire Oudard de
Renty, messire Enguerran d'Eudin; et d'autre part, les Gascons qui
avoient leur bataille et qui se combattoient tout à part eux;
premièrement, messire Aymon de Pommiers, messire Perducas de Labreth,
monseigneur le soudich de l'Estrade, messire de Curton et plusieurs
autres tous d'une sorte, et s'adressèrent ces Gascons à la bataille du
captal et des Gascons: aussi ils avoient grand volonté d'eux trouver.
Là eut grand hutin et dur poignis, et fait maintes grands appertises
d'armes. Et pour ce que en armes on ne doit point mentir à son
pouvoir, on me pourroit demander que l'Archiprêtre qui là étoit, un
grand capitaine, étoit devenu, pour ce que je n'en fais nulle mention.
Je vous en dirai la vérité. Si très-tôt que l'Archiprêtre vit
l'assemblement de la bataille, et que on se combattroit, il se bouta
hors des routes: mais il dit à ses gens et à celui qui portoit sa
bannière: «Je vous ordonne et commande, sur quant que vous vous pouvez
mesfaire envers moi, que vous demeurez et attendez fin de journée; je
me pars sans retourner, car je ne me puis huy combattre ni être armé
contre aucun des chevaliers qui sont par delà; et si on vous demande
de moi, si en répondez ainsi à ceux qui en parleront.» Adonc se
partit-il et un sien écuyer tant seulement, et repassa la rivière et
laissa les autres convenir. Oncques François ni Bretons ne s'en
donnèrent garde, pourtant que ils véoient ses gens et sa bannière
jusques en la fin de la besogne, et le cuidoient de-lès eux avoir. Or
vous parlerai de la bataille, comment elle fut persévérée, et des
grands appertises d'armes qui y furent faites celle journée.


   Comment le captal fut ravi et emporté de la bataille, voyant
     toutes ses gens, dont fortement furent courroucés.

Du commencement de la bataille, quand messire Jean Juiel fut descendu,
et toutes gens le suivoient du plus près qu'ils pouvoient, et mêmement
le captal et sa route, ils cuidèrent avoir la journée pour eux; mais
il en fut tout autrement. Quand ils virent que les François étoient
retournés par bonne ordonnance, ils connurent tantôt que ils s'étoient
forfaits: néanmoins, comme gens de grand emprise, ils ne s'ébahirent
de rien, mais eurent bonne intention de tout recouvrer par bien
combattre. Si reculèrent un petit et se remirent ensemble; et puis
s'ouvrirent, et firent voie à leurs archers qui étoient derrière eux,
pour traire. Quand les archers furent devant, si se élargirent et
commencèrent à traire de grand manière; mais les François étoient si
fort armés et pavoisés contre le trait, que oncques ils n'en furent
grevés, si petit non, ni pour ce ne se laissèrent-ils point à
combattre; mais entrèrent dedans les Navarrois et Anglois tous à pied,
et iceux entre eux de grand volonté. Là eut grand boutis des uns et
des autres; et tolloient l'un l'autre, par force de bras et de lutter,
leurs lances et leurs haches, et les armures dont ils se combattoient;
et se prenoient et fiançoient prisonniers l'un l'autre; et se
approchoient de si près que ils se combattoient main à main si
vaillamment que nul ne pourroit mieux. Si pouvoit bien croire que en
telle presse et en tel péril il y avoit des morts et des renversés
grand foison; car nul ne s'épargnoit d'un côté ni d'autre. Et vous dis
que les François n'avoient que faire de dormir ni de reposer sur leur
bride, car ils avoient gens de grand fait et de hardie entreprise à la
main: si convenoit chacun acquitter loyaument à son pouvoir, et
défendre son corps, et garder son pas, et prendre son avantage quand
il venoit à point; autrement ils eussent été tous déconfits. Si vous
dis pour vérité que les Picards et les Gascons y furent là très-bonnes
gens, et y firent plusieurs belles appertises d'armes.

Or vous veuil-je compter des trente qui étoient élus pour eux
adresser au captal, et trop bien montés sur fleur de coursiers. Ceux
qui n'entendoient à autre chose que à leur emprise, si comme chargés
étoient, s'en vinrent tout serrés là où le captal étoit, qui se
combattoit moult vaillamment d'une hache, et donnoit les coups si
grands que nul n'osoit l'approcher; et rompirent la presse, parmi
l'aide des Gascons qui leur firent voie. Ces trente, qui étoient trop
bien montés, ainsi que vous savez, et qui savoient quel chose ils
devoient faire, ne vouldrent mie ressoigner la peine et le péril; mais
vinrent jusques au captal et l'environnèrent, et s'arrêtèrent du tout
sur lui, et le prirent et embrassèrent de fait entre eux par force, et
puis vidèrent la place, et l'emportèrent en cel état. Et en ce lieu
eut adonc grand débat et grand abattis et dur hutin; et se
commencèrent toutes les batailles à converser celle part, car les gens
du captal, qui sembloient bien forcenés, crioient: «Rescousse au
captal! rescousse!» Néanmoins, ce ne leur put rien valoir ni aider; le
captal en fut porté et ravi en la manière que je vous dis, et mis à
sauveté. De quoi, à l'heure que ce avint, on ne savoit encore lesquels
en auroient le meilleur.


   Comment le pennon du captal fut conquis; et comment les Navarrois
     et les Anglois furent tous morts ou pris.

En ce touillis et en ce grand hutin et froissis, et que Navarrois et
Anglois entendoient à suir la trace du captal qu'ils en véoient mener
et porter devant eux, dont il sembloit qu'ils fussent tous forcenés,
messire Aymon de Pommiers, messire Petiton de Courton, monseigneur le
soudich de l'Estrade et les gens le seigneur de Labreth d'une sorte,
entendirent de grand volonté à eux adresser au pennon du captal qui
étoit en un buisson, et dont les Navarrois faisoient leur étendard.
Là eut grand hutin et forte bataille, car il étoit bien gardé et de
bonnes gens; et par espécial, messire le bascle de Marueil et Messire
Geoffroy de Roussillon y étoient. Là eut faites maintes appertises
d'armes, maintes prises et maintes rescousses, et maints hommes
blessés et navrés, et renversés par terre. Toutefois les Navarrois qui
là étoient de lès le buisson et le pennon du captal furent ouverts et
reculés par force d'armes, et mort le bascle de Marueil et plusieurs
autres, et pris messire Geoffroy de Roussillon et fiancé prisonnier de
monseigneur Aymon de Pommiers, et tous les autres qui là étoient ou
morts ou pris, ou reculés si avant qu'il n'en étoit nulles nouvelles
entour le buisson quand le pennon du captal fut pris, conquis et
desciré et rué par terre. Pendant que les Gascons entendoient à ce
faire, les Picards, les François, les Bretons, les Normands et les
Bourguignons se combattoient d'autre part moult vaillamment; et bien
leur étoit besoin, car les Navarrois les avoient reculés; et étoit
demeuré mort entre eux le vicomte de Beaumont, dont ce fut dommage,
car il étoit à ce jour jeune chevalier et bien taillé de valoir encore
grand chose. Si l'avoient ses gens à grand meschef porté hors de la
presse arrière de la bataille, et là le gardoient. Je vous dis, si
comme j'ai ouï recorder à ceux qui y furent d'un côté et d'autre, que
on n'avoit point vu la pareille bataille d'autelle quantité de gens
être aussi bien combattue comme celle fut; car ils étoient tous à pied
et main à main. Si s'entrelaçoient l'un dedans l'autre; et
s'éprouvoient au bien combattre de tels armures qu'ils pouvoient, et
par espécial de ces haches donnoient-ils si grands horions que tous
s'étonnoient.

Là furent navrés et durement blessés messire Petiton de Courton et
monseigneur le soudich de l'Estrade, et tellement que depuis pour la
journée ne se purent aider. Messire Jean Juiel, par qui la bataille
commença, et qui premier moult vaillamment avoit assailli et envahi
les François, y fit ce jour maintes grands appertises d'armes, et ne
daigna oncques reculer, et se combattit si vaillamment et si avant
qu'il fut durement blessé en plusieurs lieux au corps et au chef, et
fut pris et fiancé prisonnier d'un écuyer de Bretagne dessous
monseigneur Bertran du Guesclin: adonc fut-il porté hors de la presse.
Le sire de Beaujeu, messire Louis de Châlons, les gens de
l'Archiprêtre, avec grand foison de bons chevaliers et écuyers de
Bourgogne, se combattoient vaillamment d'autre part; car une route de
Navarrois et les gens monseigneur Jean Juiel leur étoient au devant.
Et vous dis que les François n'avoient point d'avantage, car ils
trouvoient bien dures gens d'armes merveilleusement contre eux.
Messire Bertran et ses Bretons se acquittèrent loyalement et bien se
tinrent toujours ensemble, en aidant l'un l'autre. Et ce qui déconfit
les Navarrois et Anglois, ce fut la prise du captal, qui fut pris dès
le commencement, et le conquêt de son pennon, où ses gens ne se purent
rallier. Les François obtinrent la place, mais il leur coûta
grandement de leurs gens; et y furent morts le vicomte de Beaumont, si
comme vous avez ouï; messire Baudouin d'Ennequins, maître des
arbalétriers; messire Louis de Haveskerques, et plusieurs autres. Et
des Navarrois morts, un banneret de Navarre, qui s'appeloit le sire de
Saux, et grand foison de ses gens de lès lui, et mort le bascle de
Marueil, un appert chevalier durement, si comme dessus est dit; et
aussi mourut ce jour prisonnier messire Jean Juiel. Si furent pris
messire Guillaume de Gauville, messire de Saquenville, messire
Geoffroy de Roussillon, messire Bertran du Franc, et plusieurs autres:
petit s'en sauvèrent, que tous ne fussent ou morts ou pris sur la
place. Cette bataille fut en Normandie assez près de Coucherel, par un
jeudi, le seizième jour de mai l'an de grâce MCCCLXIV.


   Comment messire Bertran et les François se partirent de Coucherel
     atout leurs prisonniers, et s'en vinrent à Rouen.

Après cette déconfiture, et que tous les morts étoient jà devêtus, et
que chacun entendoit à ses prisonniers si il les avoit, ou à lui
mettre à point si blessé étoit, et que jà la greigneure partie des
François avoit repassé le pont et la rivière, et se retrayoient à
leurs logis, tout lassés et foulés, furent-ils en aventure d'avoir
aucun meschef dont ils ne se donnoient de garde. Je vous dirai comment
messire Guy de Gauville, fils à monseigneur Guillaume qui pris étoit
sur la place, étoit parti de Conches, une garnison navarroise; car il
avoit entendu que leurs gens se devoient combattre, ainsi qu'ils
firent, et durement se étoit hâté pour être à celle journée, où à tout
le moins il espéroit que à l'endemain on se combattroit. Si vouloit
être de lès le captal, comment qu'il fût, et avoit en sa route environ
cinquante lances de bons compagnons, et tous bien montés.

Le dit messire Guy et sa route s'en vinrent tout brochant les grands
galops jusques en la place où la bataille avoit été. Les François qui
étoient derrière, qui nulle garde ne s'en donnoient de cette survenue,
sentirent l'effroi des chevaux, si se boutèrent tantôt ensemble en
écriant: «Retournez, retournez! veci les ennemis!» De cel effroi
furent les plusieurs moult effrayés, et là fit messire Aymon de
Pommiers à leurs gens un grand confort: encore étoit-il, et toute sa
route, en la place. Sitôt comme il vit ces Navarrois approcher, il se
retraist sur dextre, et fit développer son pennon et lever et mettre
tout haut sur un buisson par manière d'étendard, pour rassembler
leurs gens. Quand messire Guy de Gauville, qui en hâte étoit adressé
sur la place, en vit la manière, et reconnut le pennon monseigneur
Aymon de Pommiers, et ouït écrier, Notre Dame Guesclin! et n'aperçut
nul de ceux qu'il demandoit, mais en véoit grand foison de morts gésir
par terre, si connut tantôt que leurs gens avoient été déconfits, et
que les François avoient obtenu la place. Si fit tant seulement un
poignis, sans faire nul semblant de combattre, et passa outre assez
près de monseigneur Aymon de Pommiers, qui étoit tout appareillé de
lui recueillir, s'il se fût trait avant; et s'en r'alla son chemin
ainsi comme il étoit venu: je crois bien que ce fut devers la garnison
de Conches.

Or parlerons-nous des François comment ils persévérèrent. La journée,
ainsi que vous avez entendu, fut pour eux, et repassèrent le soir la
rivière outre, et se retrairent à leurs logis, et se aisèrent de ce
qu'ils avoient. Si fut l'Archiprêtre durement demandé et déparlé quand
on s'aperçut qu'il n'avoit pas été à la bataille, et qu'il s'en étoit
parti sans parler. Si l'excusèrent ses gens au mieux qu'ils purent. Et
sachez que les trente qui le captal ravirent, ainsi que vous avez ouï,
ne cessèrent oncques de chevaucher, si l'eurent amené au châtel de
Vernon, et là dedans mis à sauveté. Quand ce vint à lendemain, les
François se délogèrent et troussèrent tout, et chevauchèrent pardevers
Vernon pour venir en la cité de Rouen; et tant firent qu'ils y
parvinrent. En la cité et au châtel de Rouen laissèrent-ils une partie
de leurs prisonniers, et s'en retournèrent les plusieurs à Paris tous
lies et tous joyeux; car ils avoient eu une moult belle journée pour
eux, et moult profitable pour le royaume de France.

    _Chroniques de Froissart._



BATAILLE D'AURAY

29 septembre 1364.

   Charles V, voulant terminer la guerre de Bretagne qui durait
   depuis 1341, envoya Duguesclin, après la bataille de Cocherel, au
   secours de Charles de Blois, que soutenaient les rois de France.
   Son compétiteur Jean V, fils de Jean de Montfort, assiégeait la
   ville d'Auray et avait reçu d'Édouard III, roi d'Angleterre, un
   secours commandé par le fameux capitaine Jean Chandos. Charles de
   Blois et Duguesclin voulant empêcher Auray de tomber entre les
   mains de Jean V, lui livrèrent bataille et furent complétement
   vaincus; Duguesclin fut pris et Charles de Blois tué. La guerre
   de Bretagne fut alors terminée, et les deux partis signèrent le
   11 avril 1365 la paix de Guérande. Jean V fut reconnu duc de
   Bretagne par Charles V, et fit hommage de sa duché au roi de
   France; Jeanne la Boiteuse, femme de Charles de Blois, renonça à
   ses droits sur la Bretagne et reçut en échange le comté de
   Penthièvre pour elle et ses enfants.

    _Chroniques de Froissart._


   Comment le roi de France envoya messire Bertran du Guesclin au
     secours de monseigneur Charles de Blois; et comment messire Jean
     Chandos vint au secours du comte de Montfort.

Le roi de France accorda à son cousin monseigneur Charles de Blois que
il eût de son royaume jusques à mille lances; et escripsit à
monseigneur Bertran du Guesclin, qui étoit en Normandie, que il s'en
allât en Bretagne pour aider à conforter monseigneur Charles de Blois
contre monseigneur Jean de Montfort. De ces nouvelles fut le dit
messire Bertran grandement réjoui, car il a toujours tenu le dit
monseigneur Charles pour son naturel seigneur. Si se partit de
Normandie atout ce qu'il avoit de gens, et chevaucha devers Tours en
Touraine pour aller en Bretagne; et messire Boucicaut, maréchal de
France, s'en vint en Normandie en son lieu tenir la frontière. Tant
exploita le dit messire Bertran et sa route qu'il vint à Nantes en
Bretagne; et là trouva le dit monseigneur Charles et madame sa femme,
qui le reçurent liement et doucement, et lui surent très grand gré de
ce qu'il étoit ainsi venu. Et eurent là parlement ensemble comment ils
se maintiendroient; car aussi y étoit la meilleure partie des barons
de Bretagne et avoient en propos et affection de aider monseigneur
Charles et le tenoient tous à duc et à seigneur. Et pour venir lever
le siége de devant Auray et combattre monseigneur Jean de Montfort, ne
demeura guère que grand baronnie et chevalerie de France et de
Normandie vinrent, le comte d'Aucerre, le comte de Joigny, le sire de
Franville, le sire de Prie, le Bègue de Villaines et plusieurs bons
chevaliers et écuyers, tous d'une sorte et droites gens d'armes.

Ces nouvelles vinrent à monseigneur Jean de Montfort, qui tenoit son
siége devant Auray, que messire Charles de Blois faisoit grand amas de
gens d'armes, et que grand foison de seigneurs de France lui étoient
venus et venoient tous les jours encore, avec l'aide et le confort
qu'il avoit encore des barons, chevaliers et écuyers de la duché de
Bretagne. Sitôt que messire Jean de Montfort entendit ces nouvelles,
il le signifia féalement en la duché d'Aquitaine, aux chevaliers et
écuyers d'Angleterre qui là se tenoient, et espécialement à
monseigneur Jean Chandos, en lui priant chèrement que en ce grand
besoin il le voulsist venir conforter et conseiller, et que il
espéroit en Bretagne un beau fait d'armes auquel tous seigneurs,
chevaliers et écuyers, pour avancer leur honneur, devoient volontiers
entendre. Quand messire Jean Chandos se vit prié si affectueusement du
comte de Montfort, si en parla à son seigneur le prince de Galles à
savoir que en étoit à faire. Le prince répondit que il pouvoit bien
aller sans nul forfait; car jà faisoient les François partie contre le
dit comte en l'occasion de monseigneur Charles de Blois, et qu'il l'en
donnoit bon congé. De ces nouvelles fut le dit messire Jean Chandos
moult lie, et se pourvey bien et grandement, et pria plusieurs
chevaliers et écuyers de la duché d'Aquitaine; mais trop petit en y
allèrent avec lui, si ils n'étoient Anglois. Toutes fois il emmena
bien deux cents lances et autant d'archers; et chevaucha tant parmi
Poitou et Xaintonge qu'il entra en Bretagne et vint au siége devant
Auray. Et là trouva-t-il le comte de Montfort, qui le reçut liement et
grandement et fut moult réjoui de sa venue; aussi furent messire
Olivier de Clisson, messire Robert Canolle et les autres compagnons;
et leur sembloit proprement et généralement que mal ne leur pouvoit
venir, puisqu'ils avoient en leur compagnie messire Jean Chandos. Si
passèrent la mer hâtivement, d'Angleterre en Bretagne, plusieurs
chevaliers et écuyers qui désiroient leurs corps à avancer et eux
combattre aux François; et vinrent devant Auray, en l'aide du comte de
Montfort, qui tous les reçut à grand joie. Si étoient bien Anglois et
Bretons, quand ils furent tous ensemble, seize cents combattans,
chevaliers et écuyers, et environ huit ou neuf cents archers.


   Comment messire Charles de Blois se partit de Nantes pour aller
   contre le comte de Montfort; et des paroles que madame sa femme
   lui dit.

Nous retournerons à monseigneur Charles de Blois, qui se tenoit en la
bonne cité de Nantes, et là faisoit son amas et son mandement de
chevaliers et d'écuyers de toutes parts là où il les pensoit à avoir
par prière; car bien étoit informé que le comte de Montfort étoit
durement fort et bien reconforté d'Anglois. Si prioit les barons, les
chevaliers et les écuyers de Bretagne, dont il avoit eu et reçu les
hommages, que ils lui voulussent aider à garder et défendre son
héritage contre ses ennemis. Si vinrent des barons de Bretagne, pour
lui servir et à son mandement, le vicomte de Rohan, le sire de Léon,
messire Charles de Dinant, le sire de Roye, le sire de Rieux, le sire
de Tournemine, le sire d'Ancenis, le sire de Malestroit, le sire de
Quintin, le sire d'Avaugour, le sire de Rochefort, le sire de
Gargoulé, le sire de Loheac, le sire du Pont et moult d'autres que je
ne puis mie tous nommer. Si se logèrent ces seigneurs et leurs gens en
la ville de Nantes et ès villages d'environ. Quand ils furent tous
ensemble, on les estima à vingt cinq cents lances, parmi ceux qui
étoient venus de France. Si ne voulurent point là ces gens d'armes
faire trop long séjour, mais conseillèrent à monseigneur Charles de
chevaucher devers les ennemis. Au département et au congé prendre,
madame la femme à monseigneur Charles de Blois dit à son mari, présent
monseigneur Bertran du Guesclin et aucuns barons de Bretagne:
«Monseigneur, vous en allez défendre et garder mon héritage et le
vôtre, car ce qui est mien est vôtre, lequel monseigneur Jean de
Montfort nous empêche et a empêché un grand temps à tort et sans
cause; ce sçait Dieu, et aussi les barons de Bretagne qui ci sont,
comment j'en suis droite héritière: si vous prie chèrement que nulle
ordonnance ni composition de traité ni d'accord ne veuilliez faire, ni
descendre, que le corps de la duché de Bretagne ne nous demeure.» Et
son mari lui eut en convenant. Adoncques se partit, et se partirent
tous les barons et les seigneurs qui là étoient, et prirent congé à
leur dame que ils tenoient pour duchesse. Si se arroutèrent et
cheminèrent ces gens d'armes et cet ost pardevers Rennes; et tant
exploitèrent qu'ils y parvinrent. Si se logèrent dedans la cité de
Rennes et environ, et se reposèrent et rafraîchirent pour apprendre et
mieux entendre du convine de leurs ennemis, et aviser aucun lieu
suffisant pour combattre leurs ennemis, au cas qu'ils trouveroient
tant ni quant de leur avantage sur eux; et là furent dites ni
pourparlées plusieurs paroles et langages à cause de ce, des
chevaliers et écuyers de France et de Bretagne, qui là étoient venus
pour aider et conforter messire Charles de Blois, qui étoit moult doux
et moult courtois, et qui par aventure se fût volontiers condescendu à
paix et eût été content d'une partie de Bretagne à peu de plait. Mais
en nom Dieu il étoit si bouté de sa femme et des chevaliers de son
côté, qu'il ne s'en pouvoit retraire ni dissimuler.


   Comment le comte de Montfort se partit de devant Auray et s'en
   vint prendre place sur les champs pour combattre monseigneur
   Charles de Blois.

Entre Rennes et Auray, là où monseigneur Jean de Montfort séoit, à
huit lieues[3] de pays. Si vinrent ces nouvelles au dit siége que
messire Charles de Blois approchoit durement, et avoit les plus belles
gens d'armes, les mieux armés et ordonnés que on eût oncques mais vus
issir de France. De ces nouvelles furent le plus des Anglois qui là
étoient, qui se désiroient à combattre, tous joyeux. Si commencèrent
ces compagnons à mettre leurs armures à point et à fourbir leurs
lances, leurs dagues, leurs haches, leurs plates, haubergeons,
heaumes, bassinets, visières, épées et toutes manières de harnois; car
bien pensoient qu'ils en auroient mestier, et qu'ils se combattroient.
Adonc se trairent au conseil les capitaines de l'ost du comte de
Montfort, premièrement messire Jean Chandos, par lequel conseil en
partie il vouloit user, messire Robert Canolle, messire Eustache
d'Aubrecicourt, messire Hue de Cavrelée, messire Gautier Huet, messire
Mathieu de Gournay et les autres. Si regardèrent et considérèrent ces
barons et ces chevaliers par le conseil de l'un et de l'autre et par
grand avis, qu'ils se retrairoient au matin hors de leurs logis et
prendroient terre et place sur les champs, et là aviseroient de tous
assents pour mieux en avoir la connoissance. Si fut ainsi annoncé et
signifié parmi l'ost, que chacun fût à l'endemain appareillé et mis en
arroi et en ordonnance de bataille, ainsi que pour tantôt combattre.
Celle nuit passa; l'endemain vint, qui fut par un samedi[4], que
Anglois et Bretons d'une sorte issirent hors de leurs logis et s'en
vinrent moult faiticement et en ordonnance arrière du dit châtel
d'Auray, et prirent place et terre, et dirent et affermèrent entre eux
que là attendroient-ils leurs ennemis.

  [3] Auray est à plus de vingt lieues de Rennes.

  [4] 28 septembre.

Droitement ainsi que entour heure de prime, messire Charles de Blois
et tout son ost vinrent, qui s'étoient partis le vendredi, après
boire, de la cité de Rennes, et avoient cette nuit jeu à trois petites
lieues d'Auray. Et étoient les gens à monseigneur Charles de Blois les
mieux ordonnés et les plus faiticement et mis en meilleur convine de
bataille que on pût voir ni deviser; et chevauchoient si serrés que on
ne pût jeter un esteuf entre eux qu'il ne chéît sur pointes de
glaives, tant les portoient-ils proprement roides au contre mont. De
eux regarder proprement les Anglois prenoient grand plaisance. Si
s'arrêtèrent les François, sans eux desréer, devant leurs ennemis, et
prirent terre entre grands bruyères, et fut commandé de par leur
maréchal que nul n'allât avant sans commandement, ni fît course,
joûte, ni empainte. Si s'arrêtèrent toutes gens d'armes et se mirent
en arroi et en bon convine, ainsi que pour tantôt combattre; car ils
n'espéroient autre chose et en avoient grand désir.


   Comment messire Charles de Blois, par le conseil de messire
   Bertran du Guesclin, ordonna ses batailles bien et faiticement.

Messire Charles de Blois, par le conseil de monseigneur Bertran du
Guesclin, qui étoit là un des grands chefs et moult loué et cru des
barons de Bretagne, ordonna ses batailles, et en fit trois et une
arrière-garde; et me semble que messire Bertran eut la première, avec
grand foison de bons chevaliers et écuyers de Bretagne: la seconde
eurent le comte d'Aucerre et le comte de Joigny, avec grand foison de
bons chevaliers et écuyers de France: la tierce eut et la meilleure
partie, messire Charles de Blois, et eut en sa compagnie plusieurs
hauts barons de Bretagne. Et étoient de lez lui le vicomte de Rohan,
le sire de Léon, le sire d'Avaugour, messire Charles de Dinant, le
sire d'Ancenis, le sire de Malestroit et plusieurs autres. En
l'arrière-garde étoit le sire de Roye, le sire de Rieux, le sire de
Tournemine, le sire du Pont, le sire de Quintin, le sire de Combour,
le seigneur de Rochefort et moult d'autres bons chevaliers et écuyers;
et étoient en chacune de ces batailles bien mille combattans. Là
alloit messire Charles de Blois par ses batailles, admonester et prier
chacun moult doucement et bellement qu'ils voulsissent être loyaux et
prudhommes et bons combattans; et retenoit, sur s'âme et sa part de
paradis, que ce seroit sur son bon et juste droit que on se
combattrait. Là lui avoient promis l'un par l'autre, que si bien s'en
acquitteroient qu'il leur en sauroit gré.

Or vous parlerons du convine des Anglois et des Bretons de l'autre
côté, comment ils ordonnèrent leurs batailles.


   Comment messire Jean Chandos ordonna les batailles du comte de
   Montfort bien et sagement.

Messire Jean Chandos, qui étoit capitaine et souverain regard sur eux
tous, quoique le comte de Montfort en fût chef, car le roi
d'Angleterre lui avoit ainsi escript et aussi mandé que souverainement
et espécialement il entendît aux besognes de son fils, car il avoit eu
sa fille pour cause de mariage, étoit tout devant aucuns barons et
chevaliers de Bretagne qui se tenoient de lez monseigneur Jean de
Montfort; et avoit bien imaginé et considéré le convine des François,
lequel en soi-même il prisoit durement et ne s'en put taire. Si dit:
«Si Dieu m'aist, il appert huy que toute fleur d'honneur et de
chevalerie est par de-là avec grand sens et bonne ordonnance.» Et puis
dit tout en haut aux chevaliers qui ouïr le purent: «Seigneurs, il est
heure que nous ordonnons nos batailles; car nos ennemis nous en
donnent exemple.» Ceux qui l'ouïrent répondirent: «Sire, vous dites
vérité, et vous êtes ci notre maître et notre conseiller; si en
ordonnez à votre intention; car dessus vous n'y aura-t-il point de
regard; et si savez mieux de tous sens comment tel chose se doit
maintenir que nous ne faisons entre nous.» Là fit messire Jean Chandos
trois batailles et une arrière-garde; et mit en la première messire
Robert Canolle, monseigneur Gautier Huet et monseigneur Richard Burlé:
en la seconde monseigneur Olivier de Clisson, monseigneur Eustache
d'Aubrecicourt et monseigneur Mathieu de Gournay: la tierce il ordonna
au comte de Montfort, et demeura de lez lui; et avoit en chacune
bataille cinq cents hommes d'armes et trois cents archers.

Quand ce vint sur l'arrière-garde, il appela monseigneur Hue de
Cavrelée, et lui dit ainsi: «Messire Hue, vous ferez l'arrière-garde,
et aurez cinq cents combattans dessous vous en votre route, et vous
tiendrez sur aile, et ne vous mouverez de votre pas pour chose qu'il
avienne, si vous ne véez le besoin que nos batailles branlent ou
ouvrent par aucune aventure; et là où vous les verrez branler ou
ouvrir, vous vous trairez et les reconforterez et les refraîchirez:
vous ne pouvez aujourd'hui faire meilleur exploit.» Quand messire Hue
de Cavrelée entendit monseigneur Jean Chandos, si fut honteux et moult
courroucé; si dit: «Sire, sire, baillez cette arrière-garde à un autre
qu'à moi, car je ne m'en quiers jà embesogner.» Et puis dit encore
ainsi: «Cher sire, en quel manière ni état m'avez-vous desvu[5], que
je ne sois aussi bien taillé de moi combattre tout devant et des
premiers que un autre?» Donc répondit messire Jean Chandos moult
avisément, et dit ainsi: «Messire Hue, messire Hue, je ne vous établis
mie en l'arrière-garde pour chose que vous ne soyez un des bons
chevaliers de notre compagnie; et sçais bien, et de vérité, que
très-volontiers vous vous combattriez des premiers; mais je vous y
ordonne pour ce que vous êtes un sage chevalier et avisé; et si
convient que l'un y soit et le fasse. Si vous prie chèrement que vous
le veuillez faire; et je vous promets que si vous le faites, nous en
vaudrons mieux, et vous-même y conquerrez haute honneur, et plus avant
je vous promets que toute la première requête que vous me prierez, je
la ferai et y descendrai.» Néanmoins, pour toutes ces paroles messire
Hue de Cavrelée ne s'y vouloit accorder nullement; et tenoit et
affirmoit ce pour son grand blâme, et prioit pour Dieu et à jointes
mains que on y mît un autre, car brièvement il se vouloit combattre
tout des premiers. De ces nouvelles paroles et réponses étoit messire
Jean Chandos auques sur le point de larmoyer. Si dit encore moult
doucement: «Messire Hue, ou il faut que vous le fassiez ou que je le
fasse: or, regardez lequel il vaut mieux.» Adoncques s'avisa le dit
messire Hue, et fut à celle dernière parole tout confus; si dit:
«Certes, sire, je sais bien que vous ne me requerriez de nulle chose
qui tournât à mon déshonneur; et je le ferai volontiers puisque ainsi
est.» Adoncques prit messire Hue de Cavrelée cette bataille qui
s'appeloit arrière-garde, et se traist sur les champs arrière des
autres sur aile, et se mit en ordonnance.

  [5] Vu désavantageusement.


   Comment le sire de Beaumanoir impétra un répit entre les deux
   parties jusques à l'endemain soleil levant.

Ainsi ce samedi, qui fut le huitième jour d'octobre[6], l'an 1364,
furent ces batailles ordonnées les unes devant les autres en un beau
plain, assez près d'Auray en Bretagne. Si vous dis que c'étoit belle
chose à voir et à considérer; car on y véoit bannières, pennons parés
et armoyés de tous côtés moult richement; et par espécial les François
étoient si suffisamment et si faiticement ordonnés que c'étoit un
grand déduit à regarder. Or vous dis que, pendant ce qu'ils
ordonnoient et avisoient leurs batailles et leurs besognes, le sire de
Beaumanoir, un grand baron et riche de Bretagne, alloit de l'un à
l'autre, traitant et pourparlant de la paix; car volontiers il l'eût
vue, pour les périls eschever, et s'en embesognoit en bonne manière;
et le laissoient les Anglois et les Bretons de Montfort aller et venir
et parlementer à monseigneur Jean Chandos et au comte de Montfort,
pour tant qu'il étoit par foi fiancé prisonnier par devers eux, et ne
se pouvoit armer. Si mit ce dit samedi maints propos et maintes
parçons avant pour venir à paix; mais nul ne s'en fit; et détria la
besogne, toujours allant de l'un à l'autre, jusques à nonne; et par
son sens il impétra des deux parties un certain répit pour le jour et
la nuit ensuivant jusques à l'endemain à soleil levant. Si se retraist
chacun en son logis, ce samedi, et se aisèrent de ce qu'ils avoient,
et bien avoient de quoi.

  [6] La bataille s'est livrée le 29 septembre.

Ce samedi au soir issit le châtelain d'Auray de sa garnison, pour tant
que le répit couroit de toutes parties, et s'en vint paisiblement en
l'ost de monseigneur Charles de Blois, son maître, qui le reçut
liement. Si appeloit-on le dit écuyer Henry de Hauternelle, appert
homme d'armes durement; et emmena en sa compagnie quarante lances de
bons compagnons, tous armés et bien montés, qui lui avoient aidé à
garder la forteresse.

Quand messire Charles de Blois vit son châtelain, si lui demanda tout
en riant de l'état du châtel. «En nom Dieu, monseigneur, dit l'écuyer,
Dieu mercy, nous sommes encore bien pourvus pour le tenir deux mois ou
trois, si il en étoit besoin.»--«Henry, Henry, répondit messire
Charles, demain au jour serez-vous délivré de tous points, ou par
accord de paix, ou par bataille.» Sur ce, dit l'écuyer: «Dieu y
ait part.»--«Par ma foi, Henry, dit messire Charles, qui reprit
encore la parole, par la grâce de Dieu, j'ai en ma compagnie
jusques à vingt-cinq cents hommes d'armes, d'aussi bonne étoffe
et bien appareillés d'eux acquitter qu'il en ait au royaume de
France.»--«Monseigneur, répondit l'écuyer, c'est un grand avantage; si
en devez louer Dieu et regracier grandement, et aussi monseigneur
Bertran du Guesclin et les barons de France et de Bretagne qui vous
sont venus servir si courtoisement.» Ainsi se ébattoit de paroles le
dit messire Charles à cel Henry, et donc à l'un et puis à l'autre; et
passèrent ses gens cette nuit moult aisément. Ce soir fut prié moult
affectueusement messire Jean Chandos d'aucuns Anglois, chevaliers et
écuyers, qu'il ne se voulsist mie assentir à la paix de leur seigneur
et de monseigneur Charles de Blois; car ils avoient tout le leur
dépendu: si étoient povres, si vouloient par bataille, ou tout perdre,
ou aucune chose recouvrer. Et messire Jean Chandos leur eut en
convenant et leur promit ainsi.


   Comment le sire de Beaumanoir vint en l'ost du comte de Montfort
   pour traiter de la paix; et des paroles qui furent entre lui et
   messire Jean Chandos.

Quand ce vint le dimanche au matin, chacun en son ost se appareilla,
vêtit et arma. Si dit-on plusieurs messes en l'ost de messire Charles
de Blois, et se communièrent ceux qui voulurent. Aussi firent-ils en
telle manière en l'ost du comte de Montfort. Un petit après soleil
levant, se retraist chacun en sa bataille et en son arroy, ainsi
qu'ils avoient été le jour devant. Assez tôt après, revint le sire de
Beaumanoir, qui portoit les traités, et qui volontiers les eût
accordés s'il eût pu; et s'en vint premier, en chevauchant, devant
monseigneur Jean Chandos, qui issit de sa bataille si très-tôt comme
il le vit venir, et laissa le comte de Montfort, qui de lez lui étoit,
et s'en vint sur les champs parler à lui. Quand le sire de Beaumanoir,
le vit, il le salua moult hautement, et lui dit: «Messire Jean
Chandos, je vous prie, pour Dieu, que nous mettions à accord ces deux
seigneurs; car ce seroit trop grand pitié si tant de bonnes gens comme
il y a ci, se combattoient pour leurs opinions soutenir.» Adonc
répondit messire Jean Chandos tout au contraire des paroles qu'il
avoit mises avant la nuit devant, et dit: «Sire de Beaumanoir, je vous
avise que vous ne chevauchiez mais huy plus avant; car nos gens disent
que si ils vous peuvent enclorre entre eux, ils vous occiront:
avecques tout ce, dites à monseigneur Charles de Blois que, comment
qu'il en avienne, monseigneur Jean de Montfort se veut combattre et
issir de tous traités de paix et d'accord, et dit ainsi que
aujourd'hui il demeurera duc de Bretagne ou il mourra en la place.»
Quand le sire de Beaumanoir entendit messire Jean Chandos ainsi
parler, si s'enfelonnit et fut moult courroucé, et dit: «Chandos,
Chandos, ce n'est mie l'intention de monseigneur qu'il n'ait plus
grand volonté de combattre que monseigneur Jean de Montfort; et aussi
ont toutes nos gens.» A ces paroles, il s'en partit sans plus rien
dire, et retourna devers monseigneur Charles de Blois et les barons de
Bretagne, qui l'attendoient.

D'autre part, messire Jean Chandos se retraist devers le comte de
Montfort, qui lui demanda: «Comment va la besogne? Que dit notre
adversaire?»--«Que il dit? répondit messire Jean Chandos: Il vous
mande par le seigneur de Beaumanoir, qui tantôt se part de ci, qu'il
se veut combattre, comment qu'il soit, et demeurera duc de Bretagne
aujourd'hui ou il demeurera en la place.» Et cette réponse dit adonc
messire Jean Chandos, pour encourager plus encore son dit maître et
seigneur le comte de Montfort; et fut la fin de la parole messire Jean
Chandos qu'il dit: «Or, regardez que vous en voulez faire, si vous
voulez combattre ou non.»--«Par monseigneur saint Georges! dit le
comte de Montfort, oil; et Dieu veuille aider au droit: faites avant
passer nos bannières et nos archers.» Et ils se passèrent.

Or vous dirai du seigneur de Beaumanoir qu'il dit à monseigneur
Charles de Blois: «Sire, sire, par monseigneur saint Yves, j'ai ouï la
plus orgueilleuse parole de messire Jean Chandos que je ouïsse grand
temps a; car il dit que le comte de Montfort demeurera duc de Bretagne
et vous montrera que vous n'y avez nul droit.» De cette parole mua
couleur à messire Charles de Blois, et répondit: «Du droit soit-il en
Dieu aujourd'hui qui le sçait.» Et aussi dirent tous les barons de
Bretagne. Adonc fit-il passer avant bannières et gens d'armes, au nom
de Dieu et de monseigneur saint Yves.


   Ci devise comment les batailles de messire Charles de Blois et
     celles du comte de Montfort s'assemblèrent, et comment ils se
     combattirent vaillamment d'un côté et d'autre.

Un petit devant prime, s'approchèrent les batailles; de quoi ce fut
très-belle chose à regarder, comme je l'ouïs dire à ceux qui y furent
et qui vues les avoient: car les François étoient aussi serrés et
aussi joints que on ne pût mie jeter une pomme qu'elle ne chéist sur
un bassinet ou sur une lance. Et portoit chacun homme d'armes son
glaive droit devant lui, retaillé à la mesure de cinq pieds, et une
hache forte, dure et bien acérée, à petit manche, à son côté ou sur
son col; et s'en venoient ainsi tout bellement le pas, chacun sire en
son arroy et entre ses gens, et sa bannière devant lui ou son pennon,
avisés de ce qu'ils devoient faire. Et aussi d'autre part les Anglois
étoient très-faiticement ordonnés.

Si s'assemblèrent premièrement messire Bertran du Guesclin et les
Bretons de son lez à la bataille de monseigneur Robert Canolle et
messire Gautier Huet; et mirent les seigneurs de Bretagne, qui étoient
d'un lez et de l'autre, les bannières des deux seigneurs qui se
appeloient ducs l'une contre l'autre; et les autres batailles
s'assemblèrent aussi par grand ordonnance l'une contre l'autre. Là eut
de première rencontre fort boutis des lances et fort estrif et dur.
Bien est vérité que les archers trairent du commencement, mais leur
trait ne greva néant aux François; car ils étoient trop bien armés et
forts et bien pavoisés contre le trait. Si jetèrent ces archers leurs
arcs jus, qui étoient forts compagnons et légers, et se boutèrent
entre les gens de leur côté, et puis s'en vinrent à ces François qui
portoient ces haches. Si s'adressèrent à eux de grand volonté, et
tollirent de commencement à plusieurs leurs haches, de quoi ils se
combattirent depuis bien et hardiment. Là fut faite mainte appertise
d'armes, mainte lutte, mainte prise et mainte rescousse; et sachez que
qui étoit chu à terre, c'étoit fort du relever, si il n'étoit trop
bien secouru. La bataille messire Charles de Blois s'adressa
droitement à la bataille du comte de Montfort, qui étoit forte et
espesse. En sa compagnie et en sa bataille étoient le vicomte de
Rohan, le sire de Léon, messire Charles de Dinant, le sire de Quintin,
le sire d'Ancenis, le sire de Rochefort; et avoit chacun sire sa
bannière devant lui. Là eut, je vous dis, dure bataille et grosse et
bien combattue; et furent ceux de Montfort, du commencement, durement
reboutés. Mais messire Hue de Cavrelée, qui étoit sur èle et qui avoit
une belle bataille et de bonne gent, venoit à cet endroit où il véoit
ses gens branler, ou desclorre ou ouvrir, et les reboutoit et mettoit
sus par force d'armes. Et cette ordonnance leur valut trop grandement;
car sitôt qu'il avoit les foulés remis sus, et il véist une autre
bataille ouvrir ou branler, il se traioit celle part, et les
reconfortoit, par telle manière comme dit est devant.


   Comment messire Olivier de Clisson et sa bataille se combattirent
     moult vaillamment à la bataille du comte d'Aucerre et du comte de
     Joigny, et comment messire Jean Chandos déconfit la dite
     bataille.

D'autre part se combattoient messire Olivier de Clisson, messire
Eustache d'Aubrecicourt, messire Richard Burlé, messire Jean Boursier,
messire Mathieu de Gournay et plusieurs autres bons chevaliers et
écuyers, à la bataille du comte d'Aucerre et du comte de Joigny, qui
étoit moult grande et moult grosse, et moult bien étoffée de bonnes
gens d'armes. Là eut mainte belle appertise d'armes faite, mainte
prise et mainte rescousse. Là se combattoient François et Bretons d'un
lez moult vaillamment et très hardiment, des haches qu'ils portoient
et qu'ils tenoient. Là fut messire Charles de Blois durement bon
chevalier, et qui vaillamment et hardiment se combattit, et assembla à
ses ennemis de grand volonté. Et aussi fut bon chevalier son
adversaire le comte de Montfort; chacun y entendoit ainsi que pour
lui. Là étoit le dessus dit messire Jean Chandos, qui y faisoit trop
grand foison d'armes; car il fut en son temps fort chevalier durement
et redouté de ses ennemis, et en batailles sage et avisé, et plein de
grand ordonnance. Si conseilloit le comte de Montfort ce qu'il
pouvoit, et entendoit à le conforter et ses gens, et lui disoit:
«Faites ainsi et ainsi, et vous tirez de ce côté et de celle part.» Le
jeune comte de Montfort le créoit et ouvroit volontiers par son
conseil. D'autre part, messire Bertran du Guesclin, le sire de
Tournemine, le sire d'Avaugour, le sire de Rais, le sire de Loheac, le
sire de Gargouley, le sire de Malestroit, le sire du Pont, le sire de
Prie et maints bons chevaliers et écuyers de Bretagne et de Normandie,
qui là étoient du côté de monseigneur Charles de Blois, se
combattoient moult vaillamment, et y firent mainte belle appertise
d'armes; et tant se combattirent que toutes ces batailles se
recueillirent ensemble excepté l'arrière-garde des Anglois, dont
messire Hue de Cavrelée étoit chef et souverain. Cette bataille se
tenoit toujours sur èle, et ne s'embesognoit d'autre chose fors que de
radrecier et de mettre en arroy les leurs qui branloient ou qui se
déconfisoient. Entre les autres chevaliers, messire Olivier de Clisson
y fut bien vu et avisé, et qui fit merveilles de son corps; et tenoit
une hache dont il ouvroit et rompoit ces presses; et ne l'osoit nul
approcher; et se combattit si avant, telle fois fut, qu'il fut en
grand péril, et y eut moult à faire de son corps en la bataille du
comte d'Aucerre et du comte de Joigny, et trouva durement forte
encontre sur lui, tant que du coup d'une hache il fut féru en travers,
qui lui abattit la visière de son bassinet, et lui entra la pointe de
la hache en l'œil, et l'eut depuis crevé: mais pour ce ne demeura mie
qu'il ne fût encore très-bon chevalier.

Là se recouvroient batailles et bannières qui une heure étoient tout
au bas, et tantôt, par bien combattre, se remettoient sus, tant d'un
lez comme de l'autre. Entre les autres chevaliers fut messire Jean
Chandos très bon chevalier, et vaillamment se combattit; et tenoit une
hache dont il donnoit les horions si grands, que nul ne l'osoit
approcher, car il étoit grand et fort chevalier, et bien formé de tous
ses membres. Si s'en vint combattre à la bataille du comte d'Aucerre
et des François: là fut faite mainte belle appertise d'armes; et par
force de bien combattre, ils rompirent et reboutèrent cette bataille
bien avant, et la mirent en tel meschef que brièvement elle fut
déconfite, et toutes les bannières et les pennons de cette bataille
jetés par terre, rompus et descirés et les seigneurs mis et contournés
en grand meschef; car ils n'étoient aidés ni confortés de nul côté,
mais étoient leurs gens tous embesognés d'eux défendre et combattre.
Au voir dire, quand une déconfiture vient, les déconfits se
déconfisent et s'ébahissent de trop peu, et sur un chu, il en chiet
trois et sur trois dix, et sur dix trente; et pour dix, s'ils
s'enfuient, il s'enfuit un cent. Ainsi fut de cette bataille d'Auray.
Là crioient et écrioient ces seigneurs, et leurs gens qui étoient
de-lez eux, leurs enseignes et leurs cris; de quoi les aucuns en
étoient ouïs et reconfortés, et les aucuns non, qui étoient en trop
grand presse, ou trop arrière de leurs gens. Toutefois le comte
d'Aucerre, par force d'armes fut durement navré et pris dessous le
pennon messire Jean Chandos, et fiancé prisonnier; et le comte de
Joigny aussi; et occis le sire de Prie, un grand banneret de
Normandie.


   Comment messire Bertran du Guesclin fut pris; et comment messire
     Charles de Blois fut occis en la bataille; et toute la fleur de
     la chevalerie de Bretagne et de Normandie prise ou occise.

Encore se combattoient les autres batailles moult vaillamment, et se
tenoient les Bretons en bon convine, et toutefois, à parler loyalement
d'armes, ils ne tinrent mie si bien leur pas ni leur arroy, ainsi
qu'il apparut, que firent les Anglois et les Bretons du côté le comte
de Montfort; et trop grandement leur valsist ce jour cette bataille
sur èle de monseigneur Hue de Cavrelée. Quand les Anglois et les
Bretons de Montfort virent ouvrir et branler les François, si se
confortèrent entre eux moult grandement, et eurent tantôt les
plusieurs leurs chevaux appareillés: si montèrent et commencèrent à
chasser fort vitement. Adonc se partit messire Jean Chandos, et une
grand route de ses gens, et s'en vinrent adresser sur la bataille de
messire Bertran du Guesclin où on faisoit merveilles d'armes: mais
elle étoit jà ouverte, et plusieurs bons chevaliers et écuyers mis en
grand meschef; et encore le furent-ils plus quand une grosse route
d'Anglois et messire Jean Chandos y survinrent. Là fut donné maint
pesant horion de ces haches, et fendu et effondré maint bassinet, et
maint homme navré à mort; et ne purent, au voir dire, messire Bertran
ni les siens porter ce faix. Si fut là pris messire Bertran du
Guesclin d'un écuyer Anglois, dessous le pennon à messire Jean
Chandos.

En celle presse, prit et fiança pour prisonnier le dit messire Jean
Chandos un baron de Bretagne qui s'appeloit le seigneur de Rais, hardi
chevalier durement. Après cette grosse bataille des Bretons rompue, la
dite bataille fut ainsi que déconfite; et perdirent les autres tout
leur arroy; et soi mirent en fuite, chacun au mieux qu'il put, pour se
sauver; excepté aucuns bons chevaliers et écuyers de Bretagne, qui ne
vouloient mie laisser leur seigneur monseigneur Charles de Blois, mais
avoient plus cher à mourir que reproché leur fût fuite. Si se
recueillirent et rallièrent autour de lui, et se combattirent depuis
moult vaillamment et très âprement; et là fut fait mainte grand
appertise d'armes; et se tint le dit messire Charles de Blois et ceux
qui de-lez lui étoient une espace de temps, en eux défendant et
combattant. Mais finablement ils ne se purent tant tenir qu'ils ne
fussent déroutés par force d'armes; car la plus grand partie des
Anglois conversoient celle part. Là fut la bannière de messire Charles
de Blois conquise et jetée par terre, et occis celui qui la portoit.
Là fut occis en bon convine messire Charles de Blois, le viaire sur
ses ennemis, et un sien fils bâtard, qui s'appeloit messire Jean de
Blois, appert hommes d'armes durement, et qui tua celui qui tué avoit
monseigneur Charles de Blois, et plusieurs autres chevaliers et
écuyers de Bretagne. Et me semble qu'il avoit été ainsi ordonné en
l'ost des Anglois au matin, que, si on venoit au-dessus de la
bataille, et que messire Charles de Blois fût trouvé en la place, on
ne le devoit point prendre à nulle rançon, mais occire. Et ainsi, en
cas semblable, les François et les Bretons avoient ordonné de messire
Jean de Montfort; car en ce jour ils vouloient avoir fin de bataille
et de guerre. Là eut, quand ce vint à la chasse et à la fuite, grand
mortalité, grand occision et grand déconfiture, et maint bon chevalier
et écuyer pris et mis en grand meschef. Là fut toute la fleur de
chevalerie de Bretagne, pour le temps et pour la journée, morts ou
pris; car moult petits de gens d'honneur échappèrent, qui ne fussent
morts ou pris. Et par espécial, des bannerets de Bretagne, y
demeurèrent morts messire Charles de Dinant, le sire de Léon, le sire
d'Ancenis, le sire d'Avaugour, le sire de Loheac, le sire de
Guergorley, le sire de Malestroit, le sire du Pont, et plusieurs
autres bons chevaliers et écuyers que je ne puis tous nommer; et pris,
le vicomte de Rohan, messire Guy de Léon, le sire de Rochefort, le
sire de Rais, le sire de Rieux, le comte de Tonnerre, messire Henry de
Malestroit, messire Olivier de Mauny, le sire de Riville, le sire de
Franville, le sire de Raineval; et plusieurs autres de Normandie; et
plusieurs bons chevaliers et écuyers de France, avecques le comte
d'Aucerre et le comte de Joigny. Brièvement à parler, cette
déconfiture fut moult grande et moult grosse et grand foison de bonnes
gens y eut morts, tant sur les champs, comme sur la place; car elle
dura huit grosses lieues de pays jusques moult près de Rennes. Si
avinrent là en dedans maintes aventures, qui toutes ne vinrent mie à
connoissance, et y eut aussi maint homme mort et pris et recru[7] sur
les champs, ainsi que les aucuns eschéirent en bonnes mains, et qu'ils
trouvoient bons maîtres et courtois. Cette bataille fut assez près
d'Auray en Bretagne, l'an de grâce Notre-Seigneur 1364, le neuvième
jour du mois d'octobre.

  [7] Mis en liberté sur parole.


   Ci parle des paroles amoureuses que le comte de Montfort disoit à
     messire Jean Chandos, et des piteux regrets que le dit comte fit
     sur monseigneur Charles de Blois, et comment il le fit enterrer à
     Guingant très révéremment.

Après la grande déconfiture, si comme vous avez ouï, et la place toute
délivrée, les chefs des seigneurs anglois et bretons d'un lez
retournèrent et n'entendirent plus à chasser, mais en laissèrent
convenir leurs gens. Si se trairent d'un lez le comte de Montfort,
messire Jean Chandos, messire Robert Canolle, messire Eustache
d'Aubrecicourt, messire Mathieu de Gournay, messire Jean Boursier,
messire Gautier Huet, messire Hue de Cavrelée, messire Richart Burlé,
messire Richart Tanton et plusieurs autres, et s'en vinrent ombroier
du long d'une haie, et se commencèrent à désarmer; car ils virent bien
que la journée étoit pour eux. Si mirent les aucuns leurs bannières et
leurs pennons à cette haie, et les armes de Bretagne tout en haut sur
un buisson, pour rallier leurs gens. Adonc se trairent messire Jean
Chandos, messire Robert Canolle, messire Hue de Cavrelée et aucuns
chevaliers devers messire Jean de Montfort, et lui dirent en riant:
«Sire, louez Dieu et si faites bonne chère, car vous avez hui conquis
l'héritage de Bretagne.» Il les inclina moult doucement, et puis parla
que tous l'ouïrent: «Messire Jean Chandos, cette bonne aventure m'est
avenue par le grand sens et prouesse de vous; et ce sçais-je de
vérité, et aussi le scevent tous ceux qui ci sont; si vous prie,
buvez à mon hanap.» Adonc lui tendit un flacon plein de vin où il
avoit bu, pour lui rafraîchir, et lui dit encore en lui donnant:
«Après Dieu, je vous en dois savoir plus grand gré que à tout le
monde.» En ces paroles revint le sire de Clisson, tout échauffé et
enflammé, et avoit moult longuement poursuivi ses ennemis: à peine
s'en étoit-il pu partir, et ramenoit ses gens et grand foison de
prisonniers. Si se trairent tantôt pardevers le comte de Montfort et
les chevaliers qui là étoient, et descendit jus de son coursier, et
s'en vint rafraîchir de-lez eux. Pendant qu'ils étoient en cel état,
revinrent deux chevaliers et deux hérauts qui avoient cerchié les
morts, pour savoir que messire Charles de Blois étoit devenu; car ils
n'étoient point certains si il étoit mort ou non. Si dirent ainsi tout
en haut: «Monseigneur, faites bonne chère, car nous avons vu votre
adversaire, messire Charles de Blois, mort.» A ces paroles se leva le
comte de Montfort, et dit qu'il le vouloit aller voir, et que il avoit
grand désir de le voir autant mort comme vif. Si s'en allèrent
avecques lui les chevaliers qui là étoient. Quand ils furent venus
jusques au lieu où il gissoit, tourné à part et couvert d'une targe,
il le fit découvrir, et puis le regarda moult piteusement, et pensa
une espace, et puis dit: «Ha! monseigneur Charles, monseigneur
Charles, beau cousin, comme pour votre opinion maintenir sont avenus
en Bretagne maints grands meschefs! Si Dieu m'aist, il me déplaît
quand je vous trouve ainsi, si être put autrement.» Et lors commença à
larmoyer. Adonc le tira arrière messire Jean Chandos, et lui dit:
«Sire, sire, partons de ci, et regraciez Dieu de la belle aventure que
vous avez; car sans la mort de cestui-ci ne pouviez-vous venir à
l'héritage de Bretagne.» Adonc ordonna le comte que messire Charles de
Blois fût porté à Guingant; et il fut ainsi fait incontinent, et là
enseveli moult révéremment: lequel corps de lui sanctifia par la grâce
de Dieu, et l'appelle-t-on saint Charles; et l'approuva et canonisa le
pape Urbain Ve[8], qui régnoit pour le temps; car il faisoit et fait
encore au pays de Bretagne plusieurs miracles tous les jours.

  [8] Il est vrai qu'Urbain V ordonna une enquête pour la
  canonisation de Charles de Blois; mais il mourut avant qu'elle
  fût faite: elle n'eut lieu que sous le pontificat de son
  successeur Grégoire II, qui n'en fit aucun usage, pour ne pas
  offenser le duc de Bretagne, qui s'opposait de toutes ses forces
  à ce qu'on mît son rival au rang des saints. M. Duchesne, dans
  son Histoire généalogique de la maison de Châtillon, a pensé que
  Charles de Blois avait été réellement canonisé; mais les preuves
  qu'il en donne ne paraissent pas suffisantes pour établir
  solidement son opinion. (_Note de Buchon._)


   Comment le comte de Montfort donna trêve pour enterrer les morts;
     et comment le roi de France envoya le duc d'Anjou en Bretagne
     pour reconforter la femme de monseigneur Charles de Blois.

Après cette ordonnance, et que tous les morts furent dévêtus, et que
leurs gens furent retournés de la chasse, ils se trairent devers leurs
logis dont au matin ils s'étoient partis. Si se désarmèrent, et puis
se aisèrent de ce qu'ils avoient, et bien avoient de quoi; et
entendirent à leurs prisonniers, et firent remuer et appareiller les
navrés, et leurs gens mêmes, qui étoient navrés et blessés, firent-ils
remettre à point. Quand ce vint le lundi au matin, le comte de
Montfort fit à sçavoir sur le pays à ceux de la cité de Rennes et des
villes environ que il donnoit et accordoit trêves trois jours, pour
recueillir les morts dessus les champs et ensevelir en terre sainte:
laquelle ordonnance on tint à moult bonne. Si se tint le comte de
Montfort pardevant le châtel d'Auray à siége, et dit que point ne se
partiroit, si l'auroit à sa volonté. Ces nouvelles s'espardirent en
plusieurs lieux et en plusieurs pays, comment messire Jean de
Montfort, par le conseil et confort des Anglois, avoit obtenu la place
contre monseigneur Charles de Blois, et lui mort et déconfit, et mort
et pris toute la fleur de la chevalerie de Bretagne qui faisoient
partie contre lui. Si en avoit messire Jean Chandos grandement la
grâce et la renommée; et disoient toutes manières de gens, chevaliers
et écuyers qui à la besogne avoient été, que par lui et son sens et sa
prouesse avoient les Anglois et les Bretons obtenu la place.

De ces nouvelles furent tous les amis et les confortans à messire
Charles de Blois courroucés: ce fut bien raison; et par espécial, le
roi de France, car cette déconfiture lui touchoit grandement, pourtant
que plusieurs bons chevaliers et écuyers de son royaume y avoient été
morts, et pris messire Bertran du Guesclin, que moult aimoit, le comte
d'Aucerre, le comte de Joigny et tous les barons de Bretagne, sans
nullui excepter. Si envoya le dit roi de France son frère, monseigneur
Louis duc d'Anjou, sur les marches de Bretagne, pour reconforter le
pays qui étoit moult désolé, pour l'amour de leur seigneur monseigneur
Charles de Blois que perdu avoient, et pour reconforter aussi madame
de Bretagne femme au dit monseigneur Charles de Blois, qui étoit si
désolée et déconfortée de la mort de son mari que rien n'y failloit. A
ce étoit le dit duc d'Anjou bien tenu de faire, quoique volontiers le
fît; car il avoit épousé la fille du dit monseigneur Charles et de la
dite dame. Si promettoit de grand volonté aux bonnes villes, cités et
châteaux de Bretagne et au demeurant du pays, conseil, confort et aide
en tous cas: en quoi la dame que il clamoit mère et le pays eurent une
espace de temps grand fiance, jusques adonc que le roi de France, pour
tous périls ôter et eschever, y mit attrempance, si comme vous orrez
recorder assez tôt.

Si vinrent aussi ces nouvelles au roi d'Angleterre; car le comte de
Montfort avoit écrit, au cinquième jour que la bataille avoit été
devant Auray, en la ville de Douvres; et en apporta lettres de créance
un varlet poursuivant armes qui avoit été à la bataille, et lequel le
roi d'Angleterre fit tantôt héraut, et lui donna le nom de Windesore
et moult grand profit; par lequel héraut et aucuns chevaliers d'un lez
et de l'autre qui furent à la bataille je fus informé. Et la cause
pour quoi le roi d'Angleterre étoit adonc à Douvres, je la vous dirai.


   Comment le roi d'Angleterre et le comte de Flandre, qui étoient à
     Douvres pour traiter du mariage de leurs enfants, furent
     grandement réjouis de la déconfiture d'Auray.

Il est bien vérité que un mariage entre monseigneur Aymon comte de
Cantebruge, fils au dit roi d'Angleterre, et la fille du comte Louis
de Flandre, avoit été traité et pourparlé trois ans en devant; auquel
mariage le comte de Flandre étoit nouvellement assenti et accordé,
mais que le pape Urbain Ve les voulsist dispenser, car ils étoient
moult prochains de lignage. Et en avoient été le duc de Lancastre et
messire Aymon son frère et grand foison de barons et de chevaliers en
Flandre devers le dit comte Louis, qui les avoit reçus moult
honorablement; et pour plus grand conjonction de paix et d'amour, le
dit comte de Flandre étoit venu avecques eux à Calais; et passa la mer
et vint à Douvres, où le roi et une partie de ceux de son conseil qui
là se tenoient le reçurent. Et encore étoient là quand le dessus dit
varlet et message en ce cas apporta les nouvelles de la besogne
d'Auray, ainsi comme elle avoit été. De laquelle avenue le roi
d'Angleterre et les barons qui là étoient furent moult bien réjouis,
et aussi fut le comte de Flandre, pour l'amour, honneur et avancement
de son cousin germain le comte de Montfort. Si furent le roi
d'Angleterre, le comte de Flandre et les seigneurs dessus nommés
environ trois jours à Douvres, en fêtes et en ébattements; et quand
ils eurent assez revelé et joué et fait ce pourquoi ils étoient là
assemblés, le comte de Flandre prit congé au roi d'Angleterre et se
partit. Si me semble que le duc de Lancastre et messire Aymon
repassèrent la mer avecques le comte de Flandre, et lui tinrent
toujours compagnie jusques à tant qu'il fût venu à Bruges. Nous nous
souffrirons à parler de cette matière et parlerons du comte de
Montfort, comment il persévéra en Bretagne.


   Comment ceux d'Auray, ceux de Jugon et ceux de Dinant se
     rendirent au comte de Montfort, et comment le dit comte assiégea
     la bonne cité de Campercorentin.

Le comte de Montfort, si comme il est ci-dessus dit, tint et mit le
siége devant Auray, et dit qu'il ne s'en partiroit, si l'auroit à sa
volonté. Ceux du châtel n'étoient mie bien aises, car ils avoient
perdu leur capitaine, Henry de Hauternelle, qui étoit demeuré à la
besogne, et toute la fleur de leurs compagnons; et ne se trouvoient
laiens que un petit de gens, et si ne leur apparoît secours de nul
côté; si eurent conseil d'eux rendre et la forteresse, saufs leurs
corps et leurs biens. Si traitèrent devers ledit comte de Montfort et
son conseil sur l'état dessus dit. Le dit comte, qui avoit en
plusieurs lieux à entendre et point ne savoit encore comment le pays
se voudroit maintenir, les prit à mercy et les laissa paisiblement
partir, ceux qui partir voulurent, et prit la saisine de la forteresse
et y mit gens de par lui; et puis chevaucha outre, et tout son ost
qui tous les jours croissoit, car gens d'armes et archers lui venoient
d'Angleterre à effort; et aussi se traioient plusieurs chevaliers et
écuyers de Bretagne devers lui, et par espécial ces Bretons
bretonnans. Si s'en vint devant la bonne ville de Jugon, qui se clouit
contre lui et se tint trois jours; et la fit le dit comte de Montfort
assaillir par deux assauts, et en y eut moult de blessés dedans et
dehors. Ceux de Jugon, qui se véoient assaillis et point de recouvrer
au pays n'avoient, n'eurent mie conseil d'eux tenir longuement ni
d'eux faire hérier; et reconnurent le comte de Montfort à seigneur, et
lui ouvrirent leurs portes, et lui jurèrent foi et loyauté à tenir et
à garder à toujours mais. Si remua le dit comte tous les officiers en
la ville et y mit des nouveaux; et puis chevaucha devers la bonne
ville de Dinant. Là mit-il grand siége et qui dura bien avant en
l'hiver; car la ville étoit bien garnie et de grands pourvéances et de
bonnes gens d'armes. Et aussi le duc d'Anjou leur avoit mandé qu'ils
se tenissent ainsi que bonnes gens se devoient faire, car il les
conforteroit. Cette opinion les fit tenir et endurer maint assaut.
Quand ils virent que leurs pourvéances amenrissoient et que nul
secours ne leur apparoît, ils traitèrent de paix devers le comte de
Montfort, lequel y entendit volontiers, et ne désiroit autre chose,
mais que ils le voulussent reconnoître à seigneur ainsi qu'ils firent.
Et entra en ladite ville de Dinant à grand solennité; et lui firent
tous féauté et hommage. Puis chevaucha outre et s'en vint atout son
ost devant la bonne cité de Campercorentin, et l'assiégea de tous
points; et y fit amener et acharier les grands engins de Vannes et de
Dinant. Si dit et promit qu'il ne s'en partiroit, si l'auroit. Et vous
dis ainsi, que les Bretons et les Anglois de Montfort, messire Jean
Chandos et les autres, qui avoient en la bataille d'Auray pris grand
foison de prisonniers, n'en rançonnoient nul ni mettoient à finance,
pourtant qu'ils ne vouloient mie qu'ils se recueillissent ensemble et
en fussent de rechef combattus: mais les envoyèrent en Poitou, en
Xaintonge, à Bordeaux et à La Rochelle tenir prison; et pendant ce
conquéroient les dits Bretons et Anglois d'un côté le pays de
Bretagne.


   Comment le roi de France envoya messages pour traiter de la paix
     entre le comte de Montfort et le pays de Bretagne; et comment il
     en demeura duc.

Pendant que le comte de Montfort séoit devant la cité de
Camper-Corentin, et moult l'estraindit par force d'engins et d'assauts
qui nuit et jour y étoient, couroient ses gens tout le pays d'environ,
et ne laissèrent rien à prendre s'il n'étoit trop chaud ou trop
pesant. De ces avenues étoit le roi de France bien informé. Si eut sur
ce plusieurs consaux, propos et imaginations comment ils pourroient
user des besognes de Bretagne; car elles étoient en moult dur parti;
et si n'y pouvoit bonnement remédier, si il n'émouvoit son royaume et
fît de rechef guerre aux Anglois, pour le fait de Bretagne, ce que on
ne lui conseilloit mie à faire. Et lui fut dit en grand espécialité et
en délibération de conseil: «Très cher sire, vous avez soutenu
l'opinion messire Charles de Blois votre cousin; et aussi fit votre
seigneur de père et le roi Philippe votre ayeul, qui lui donna en
mariage l'héritage et la duché de Bretagne, par lequel fait moult de
grands maux sont avenus en Bretagne et au pays d'environ. Or est tant
allé que messire Charles de Blois votre cousin, en l'héritage gardant
et défendant, est mort; et n'est nul de son côté qui cette guerre, ni
le droit de son calenge relève; car jà sont en Angleterre prisonniers,
à qui moult il en touche et appartient, ses deux ainsnés fils Jean et
Guy. Et si véons et oyons recorder tous les jours que messire Jean de
Montfort prend et conquiert cités, villes et châteaux, et les attribue
du tout à lui, ainsi comme son lige héritage. Par ainsi pourriez-vous
perdre vos droits et l'hommage de Bretagne, qui est une moult grosse
et notable chose en votre royaume, et que vous devez bien douter à
perdre; car si le comte de Montfort le relevoit de votre frère le roi
d'Angleterre, ainsi que fit jadis son père, vous ne le pourriez
r'avoir sans grand guerre et haine entre vous et le roi d'Angleterre,
où bonne paix est maintenant, que nous ne vous conseillons mie à
briser. Si nous semble, tout considéré et imaginé, cher sire, que ce
seroit bon d'envoyer certains messages et sages traiteurs devers
messire Jean de Montfort, pour savoir comment il se veut maintenir, et
de entamer matière de paix entre lui et le pays et la dite dame qui
s'en est appelée duchesse. Et sur ce que ces traiteurs trouveront en
lui et en son conseil, vous aurez avis. Au fort, mieux vaudroit que il
demeurât duc de Bretagne, afin qu'il le voulût reconnoître de vous, et
vous en fît toutes droitures, ainsi que un sire féal doit faire à son
seigneur, que la chose fût en plus grand péril ni variement.» A ces
paroles entendit le roi de France volontiers; et furent avisés et
ordonnés en France messire Jean de Craon, archevêque de Reims, et le
sire de Craon son cousin, et messire Boucicaut, maréchal de France,
d'aller en ce voyage devant Camper-Corentin parler et traiter au comte
de Montfort et à son conseil, sur l'état que vous avez ouï. Si se
partirent ces trois seigneurs dessus nommés du roi de France, quand
ils furent informés de ce qu'ils devoient faire et dire, et
exploitèrent tant par leurs journées qu'ils vinrent au siége des
Bretons et des Anglois devant Camper-Corentin, et se nommèrent
messagers du roi de France. Le comte de Montfort, messire Jean
Chandos et ceux de son conseil les reçurent liement. Si remontrèrent
ces seigneurs bien et sagement ce pour quoi ils étoient là envoyés. A
ce premier traité répondit le comte de Montfort qu'il s'en
conseilleroit; et y assigna journée. Ce terme pendant vinrent ces
trois seigneurs de France séjourner en la cité de Rennes. Si envoya le
comte de Montfort en Angleterre le seigneur de Latimer, pour remontrer
au roi ces traités et quel chose il en conseilleroit. Le roi
d'Angleterre, quand il fut informé, dit que il conseilloit bien le
comte de Montfort à faire paix, mais que la duché lui demeurât; et
aussi que il recompensât la dite dame, qui duchesse s'étoit appelée,
d'aucune chose bien et honnêtement, et lui assignât sa rente en
certain lieu où elle la pût avoir bien et honnêtement sans danger. Le
sire de Latimer rapporta arrière, par écrit, tout le conseil et la
réponse du roi d'Angleterre au comte de Montfort, qui se tenoit devant
Camper-Corentin. Depuis ces lettres et ces réponses vues et ouïes,
messire Jean de Montfort et son conseil envoyèrent devers les messages
du roi de France, qui se tenoient à Rennes. Ceux vinrent à l'ost. Là
leur fut réponse donnée et faite bien et courtoisement; et leur fut
dit que jà messire Jean de Montfort, ne se départiroit du calenge de
Bretagne, pour chose qui avînt, s'il ne demeuroit duc de Bretagne,
ainsi qu'il se tenoit et appeloit: mais là où le roi lui feroit ouvrir
paisiblement et villes et cités et châteaux, et rendre fiefs et
hommages et toutes droitures, ainsi que les ducs de Bretagne
anciennement les avoient tenues, il le reconnoîtroit volontiers à
seigneur naturel, et lui feroit hommage et tous services, présens et
oyans les pairs de France; et encore par cause d'aide et de proismeté,
il aideroit et conforteroit d'aucune recompensation sa cousine la
femme à messire Charles de Blois, et aideroit aussi à délivrer ses
cousins qui étoient prisonniers en Angleterre, Jean et Guy.

Ces réponses plurent bien à ces seigneurs de France qui là avoient été
envoyés. Si prirent jour et terme de l'accepter ou non. On leur
accorda légèrement. Tantôt ils envoyèrent devers le duc d'Anjou, qui
étoit retrait à Angers, auquel le roi avoit remis toutes les
ordonnances du faire ou du laisser. Quand le duc d'Anjou vit les
traités, il se conseilla sus une grand espace de temps: lui bien
conseillé, il les accepta; et revinrent arrière deux chevaliers qui
envoyés avoient été devers lui, et rapportèrent par écrit la réponse
du dit duc d'Anjou scellée. Si se départirent de la cité de Rennes les
dessus dits messages au roi de France, et vinrent devant
Camper-Corentin. Et là finablement fut la paix faite et accordée et
scellée[9] de messire Jean de Montfort; et demeura adonc duc de
Bretagne, parmi ce que si il n'avoit enfant de sa chair, par loyauté
de mariage, la terre, après son décès, devoit retourner aux enfans
monseigneur Charles de Blois; et demeureroit la dame qui fut femme à
monseigneur Charles de Blois comtesse de Penthièvre, laquelle terre
pouvoit valoir par an environ vingt mille francs; et tant lui
devoit-on faire valoir. Et devoit le dit messire Jean de Montfort
venir en France, quand mandé y seroit, et faire hommage au roi de
France, et reconnoître la duché de lui. De tout ce prit-on chartes et
instrumens publics et lettres grossées et scellées de l'une partie et
de l'autre; et par ainsi entra le comte de Montfort en Bretagne, et
demeura duc un temps, jusques à ce que autres renouvellemens de
guerre revinrent, si comme vous orrez recorder en avant en l'histoire.

  [9] Il est très-vraisemblable que les préliminaires de la paix
  furent arrêtés devant Quimper-Corentin, qui se rendit à Montfort
  le 17 novembre de cette année; mais la paix ne fut conclue que le
  11 mars de l'année suivante, à Guérande, où les plénipotentiaires
  étaient convenus de s'assembler. (_Note de Buchon._)



DU GUESCLIN EST NOMMÉ CONNÉTABLE ET CHASSE LES ANGLAIS DE FRANCE.

   Bertrand du Guesclin fut pendant la guerre de Bretagne du parti
   de Charles de Blois et des Français, et se signala par de
   nombreuses prouesses contre les Anglais; il passa au service du
   régent de France (Charles V) en 1357. Les batailles de Cocherel
   et d'Auray sont les premières que du Guesclin livra pour le
   nouveau roi de France, qui l'envoya ensuite en Castille conduire
   au secours de Henri de Transtamare, contre son frère Pierre le
   Cruel, les compagnies de soldats qui ravageaient la France.
   Vaincu à Navarette (1367) par les Anglais alliés de Pierre le
   Cruel, mais vainqueur à Montiel (1369), du Guesclin affermit par
   cette victoire la couronne de Castille sur la tête de Henri de
   Transtamare. En 1370, lorsque la guerre recommença contre
   l'Angleterre, Charles V rappela du Guesclin en France, le nomma
   connétable et le chargea de combattre les Anglais. Le nouveau
   connétable gagna successivement les victoires de Pontvalain et de
   Chizey. Ces deux belles victoires, dont les noms ne sont pas
   assez populaires, déchirèrent le traité de Brétigny et chassèrent
   de France les Anglais.



1. _Du Guesclin est nommé connétable._

   Comment messire Bertran du Guesclin, par le conseil et avis de
     tous ceux du royaume, fut fait connétable de France.

2 octobre 1370.

    _Chroniques de Froissart._


Or fut le roi de France informé de la destruction et du reconquêt de
Limoges[10], et comment le prince et ses gens l'avoient laissée toute
vague, ainsi comme une ville déserte. Si en fut durement courroucé,
et prit en grand compassion le dommage et ennui des habitants
d'icelle. Or fut avisé et regardé en France, par l'avis et conseil des
nobles et des prélats, et la commune voix de tout le royaume qui bien
y aida, que il étoit de nécessité que les François eussent un chef et
gouverneur, nommé connétable; car messire Moreau de Fiennes se vouloit
ôter et déporter de l'office, qui fut vaillant homme de la main et
entreprenant aux armes, et aimé de tous chevaliers et écuyers. Si que,
tout considéré et imaginé, d'un commun accord, on y élit monseigneur
Bertran du Guesclin, mais qu'il voulsist entreprendre l'office, pour
le plus vaillant, mieux taillé et idoine de ce faire, et plus vertueux
et fortuné en ses besognes qui en ce temps s'armât pour la couronne de
France.

  [10] Par les Anglais, qui l'avaient pillée et brûlée.

Adonc escripsit le roi devers lui, et envoya certains messages qu'il
vînt parler à lui à Paris. Ceux qui y furent envoyés le trouvèrent en
la vicomté de Limoges, où il prenoit châteaux et forts, et les faisoit
rendre à madame de Bretagne, femme à monseigneur Charles de Blois: et
avoit nouvellement pris une ville qui s'appeloit Brandomme[11] et
étoient les gens rendus à lui. Si chevauchoit devant une autre. Quand
les messages du roi de France furent venus jusques à lui, il les
recueillit joyeusement et sagement, ainsi que bien le savoit faire. Si
lui baillèrent les lettres du roi de France et firent leur message
bien à point. Quand messire Bertran se vit espécialement mandé, si ne
se voult mie excuser de venir vers le roi de France, pour savoir
quelle chose il vouloit: si se partit au plus tôt qu'il put, et envoya
la plus grand partie de ses gens ès garnisons qu'il avoit conquises,
et en fit souverain et gardien messire Olivier de Mauny, son neveu;
puis chevaucha tant par ses journées, qu'il vint en la cité de Paris,
où il trouva le roi et grand foison des seigneurs de son hôtel et de
son conseil, qui le recueillirent liement et lui firent tous grand
révérence. Là lui dit et remontra le roi comment on l'avoit élu et
avisé à être connétable de France. Adonc s'excusa messire Bertran
grandement et sagement; et dit qu'il n'en étoit mie digne, et qu'il
étoit un povre chevalier et un petit bachelier, au regard des grands
seigneurs et vaillants hommes de France, combien que fortune l'eût un
peu avancé. Là lui dit le roi qu'il s'excusoit pour néant et qu'il
convenoit qu'il le fût; car il étoit ainsi ordonné et déterminé de
tout le conseil de France, lequel il ne vouloit pas briser. Lors
s'excusa encore le dit messire Bertran, par une autre voie, et dit:
«Cher sire et noble roi, je ne vous veuil, ni puis, ni ose dédire de
votre bon plaisir; mais il est bien vérité que je suis un povre homme
et de basse venue; et l'office de la connétablie est si grand et si
noble qu'il convient, qui bien le veut acquitter, exercer et exploiter
et commander moult avant, et plus sur les grands que sur les petits.
Et veci mes seigneurs vos frères, vos neveux et vos cousins qui auront
charge de gens d'armes en osts et en chevauchées; comment oserois-je
commander sur eux? Certes, sire, les envies sont si grandes que je les
dois bien ressoigner. Si vous prie chèrement que vous me déportez de
cet office, et que vous le baillez à un autre, qui plus volontiers le
prendra que moi, et qui mieux le sache faire.» Lors répondit le roi,
et dit: «Messire Bertran, messire Bertran, ne vous excusez point par
celle voie; car je n'ai frère, cousin, ni neveu, ni comte, ni baron en
mon royaume qui ne obéisse à vous; et si nul en étoit au contraire,
il me courrouceroit tellement qu'il s'en apercevroit: si prenez
l'office liement, et je vous en prie.» Messire Bertran connut bien que
excusances qu'il sçût faire ni pût montrer ne valoient rien; si
s'accorda finablement à l'opinion du roi; mais ce fut à dur et moult
envis. Là fut pourvu à grand joie, messire Bertran du Guesclin de
l'office de connétable de France; et pour le plus avancer le roi
l'assit de-lez lui à sa table; et lui montra tous les signes d'amour
qu'il put; et lui donna avec l'office plusieurs beaux dons et grands
terres et revenus en héritage, pour lui et pour ses hoirs. Et en cette
promotion mit grand peine et grand conseil le duc d'Anjou.

  [11] Peut-être Brantôme en Périgord.



2. _Bataille de Pontvalain._

Novembre 1370.

   Comment messire Bertran du Guesclin et le sire de Clisson
     déconfirent à Pont-Volain les gens de monseigneur Robert Canolle.

    _Chroniques de Froissart._


Assez tôt après que messire Bertran du Guesclin fut revêtu de cel
office, il dit au roi qu'il vouloit chevaucher vers les ennemis,
monseigneur Robert Canolle[12] et ses gens, qui se tenoient sur les
marches d'Anjou et du Maine. Ces paroles plurent bien au roi, et dit:
«Prenez ce qu'il vous plaît et que bon vous semblera de gens d'armes;
tous obéiront à vous.» Lors se pourvéy le dit connétable et mit sus
une chevauchée de gens d'armes, Bretons et autres, et se partit du roi
et chemina vers le Maine, et emmena avec lui en sa compagnie le sire
de Clisson. Si s'en vint ledit connétable en la cité du Mans, et là
fit sa garnison; et le sire de Clisson en une autre ville qui étoit
assez près de là; et pouvoient être environ cinq cents lances.

  [12] Robert Knolles, un des grands capitaines anglais du XIVe
  siècle.

Encore étoit messire Robert Canolle et ses gens sur le pays; mais ils
n'étoient mie bien d'accord, car il y avoit un chevalier en leur
route, Anglois, qui s'appeloit messire Jean Mentreurde, qui point
n'étoit de leur volonté ni de l'accord des autres: mais déconseilloit
toujours la chevauchée, et disoit qu'ils perdroient leur temps et
qu'ils ne se faisoient que lasser et travailler à point de fait et de
conquêt. Et étoit le dit chevalier hardi et entreprenant, et moult
redouté de tous ses ennemis, et mêmement en tous les lieux où il
hantoit et conversoit; car il menoit toujours avec lui moult grand
route et tenoit des gens plus grand partie des autres. Messire Robert
Canolle et messire Alain de Bouqueselle tenoient toujours leur route
et étoient logés assez près du Mans. Messire Thomas de Grantson,
messire Gilbert Giffart, messire Geffroy Oursellé, messire Guillaume
de Neuville, se tenoient à une bonne journée arrière d'eux.

Quand messire Robert Canolle et messire Alain de Bouqueselle sçurent
le connétable de France et le sire de Clisson venus au pays, si en
furent grandement réjouis et dirent: «Ce seroit bon que nous nous
recueillissions ensemble et nous tinssions à notre avantage sur ce
pays: il ne peut être que messire Bertran en sa nouvelleté ne nous
vienne voir et qu'il ne chevauche; il le lairoit trop envis. Nous
avons jà chevauché tout le royaume de France, et si n'avons trouvé
nulle aventure plus avant: mandons notre entente à messire Hue de
Cavrelée qui se tient à Saint-Mor, sur la Loire, et à messire Robert
Briquet, et à messire Robert Ceni, et à Jean Carsuelle, et aux autres
capitaines des compagnies qui sont près de ci, et qui viendront
tantôt et volontiers. Si nous pouvons ruer jus ce nouvel connétable et
le seigneur de Clisson qui nous est si grand ennemi, nous aurons trop
bien exploité.»

Entre messire Robert et messire Alain, et messire Jean Asneton n'y
avoit point de désaccord; mais faisoient toutes leurs besognes par un
même conseil. Si envoyèrent tantôt lettres et messages secrètement par
devers monseigneur Hue de Cavrelée et monseigneur Robert Briquet et
les autres, pour eux aviser et informer de leur fait, et qu'ils se
voulsissent traire avant, et ils combattroient les François. Et aussi
ils signifièrent celle besogne à monseigneur Thomas de Grantson, à
monseigneur Gilbert Giffart et à messire Geffroy Oursellé, et aux
autres, pour être sur un certain pas que on leur avoit ordonné: car
ils espéroient que les François qui chevauchoient seroient combattus.

A ces nouvelles entendirent les dessus dits volontiers; et
s'ordonnèrent et appareillèrent sur ce bien et à point, et se mirent à
point et à voie pour venir vers leurs compagnons; et pouvoient être
environ deux cents lances. Oncques si secrètement ni si coiement ne
sçurent mander ni envoyer devers leurs compagnons, que messire Bertran
et le sire de Clisson ne sçussent tout ce que ils vouloient faire.
Quand ils en furent informés, ils s'armèrent de nuit et se partirent
avec leurs gens de leurs garnisons, et tournèrent sur les champs.
Celle propre nuit étoient partis de leurs logis monseigneur Thomas de
Grantson, messire Geffroy Oursellé, messire Gilbert Giffard, messire
Guillaume de Neuville et les autres; et venoient devers monseigneur
Robert Canolle et monseigneur Alain de Bouqueselle sur un pas là où
ils les espéroient à trouver: mais on leur escourcit leur chemin; car
droitement dans un lieu que on appelle le pas Pont-Volain[13]
furent-ils rencontrés et retaindus des François; et coururent
sus et, les envahirent soudainement; et étoient bien quatre cents
lances, et les Anglois deux cents. Là eut grand bataille et dure,
et bien combattue, et qui longuement dura, et fait de grands
appertises d'armes, de l'un côté et de l'autre. Car sitôt qu'ils
s'entretrouvèrent, ils mirent tous pied à terre et vinrent l'un sur
l'autre moult arréement, et se combattirent de leurs lances et épées
moult vaillamment. Toutes fois la place demeura aux François et
obtinrent contre les Anglois; et furent tous morts et pris; oncques ne
s'en sauva, si il ne fût des varlets ou des garçons; mais de ceux,
aucuns, qui étoient montés sur les coursiers de leurs maîtres, quand
ils virent la déconfiture, se sauvèrent et se partirent.

  [13] Pontvalain, bourg de l'Anjou, sur la Lone.

Là furent pris messire Thomas de Grantson, messire Gilbert Giffard,
messire Geffroy Oursellé, messire Guillaume de Neuville, messire
Philippe de Courtenay, messire Hue le Despensier, et plusieurs autres
chevaliers et écuyers, et tous emmenés prisonniers en la cité du Mans.
Ces nouvelles furent tantôt sçues parmi le pays, de monseigneur Robert
Canolle et des autres, et aussi de monseigneur Hue de Cavrelée, et de
monseigneur Robert Briquet et de leurs compagnons. Si en furent
durement courroucés; et brisa leur emprise pour celle aventure; et ne
vinrent ceux de Saint-Mor sur Loire point avant; mais se tinrent tous
cois en leur logis; et messire Robert Canolle et monseigneur Alain de
Bouqueselle se retrairent tout bellement. Et se dérompit leur
chevauchée, et rentrèrent en Bretagne; ils n'en étoient point loin.



3. _Bataille de Chizey._

21 mars 1373.

   Du siége que messire Bertran du Guesclin mit en Poitou devant
    Chisech.

    _Chroniques de Froissart._


Quand la douce saison d'été fut revenue et qu'il fait bon hostoyer et
loger aux champs, messire Bertran du Guesclin, connétable de France,
qui tout cel hiver s'étoit tenu à Poitiers et avoit durement menacé
les Anglois, pour tant que leurs garnisons que ils tenoient encore en
Poitou avoient trop fort cel hiver guerroyé et travaillé les gens et
le pays, si ordonna toutes ses besognes de point et de heure, ainsi
que bien le savoit faire, tout son charroi et son grand arroy, et
rassembla tous les compagnons environ lui, desquels il espéroit à être
aidé et servi; et se départit de la bonne cité de Poitiers à bien
quinze cents combattans, la greigneur partie tous Bretons; et s'en
vint mettre le siége devant la ville et le châtel de Chisech, dont
messire Robert Miton et messire Martin l'Escot étoient capitaines.
Avec messire Bertran étoient de chevaliers Bretons: messire Robert de
Beaumanoir, messire Alain et messire Jean de Beaumanoir, messire
Ernoul Limosin, messire Joffroy Ricon, messire Yvain Laconnet, messire
Joffroy de Quaremiel, Thibaut du Pont, Allain de Saint-Pol, Aliot de
Calais et plusieurs autres bons hommes d'armes. Quand ils furent tous
venus devant Chisech, ils environnèrent la ville selon leur quantité,
et firent bons palis derrière eux, par quoi soudainement, de nuit ou
de jour, on ne leur pût porter contraire ni dommage; et se tinrent là
dedans pour tout assegurés et confortés et que jamais n'en
partiroient sans avoir la forteresse; et y firent et livrèrent
plusieurs assauts.

Les compagnons qui dedans étoient se défendirent vassalement et tant
que à ce commencement riens n'y perdirent. Toutes fois, pour y être
confortés et lever ce siége, car ils sentoient bien que à la longue
ils ne se pourroient tenir, si eurent conseil de signifier à
monseigneur Jean d'Everues et aux compagnons qui se tenoient à Niort.
Si firent de nuit partir un de leurs varlets qui apporta une lettre à
Niort, et fut tantôt accouru, car il n'y a que quatre lieues. Messire
Jean d'Everues et les compagnons lisirent cette lettre, et virent
comment messire Robert Miton et messire Martin l'Escot leur prioient
que ils leur voulsissent aider à dessiéger de ces François, et leur
signifioient l'état et l'ordonnance si avant que ils les savoient;
dont ils se déçurent, et leurs gens aussi, car ils acertifioient par
leurs lettres et par la parole du message, que messire Bertran n'avoit
devant Chisech non plus de cinq cents combattans.

Quand messire Jean d'Everues, messire d'Angousse et Cresuelle sçurent
ces nouvelles, si affirmèrent qu'ils iroient celle part lever le siége
et conforter leurs compagnons, car moult y étoient tenus. Si mandèrent
tantôt ceux de la garnison de Lusignan et de Gensay qui leur étoient
moult prochains. Cils vinrent, chacun à ce qu'il avoit de gens, leur
garnison gardée; et s'assemblèrent à Niort. Là étoient, avec les
dessus dits, messire Aymery de Rochechouart et messire Joffroy
d'Argenton, David Hollegrave et Richard Holmes. Si se départirent de
Niort tout appareillés et bien montés, et furent comptés, à l'issir
hors de la porte, sept cents et trois têtes armées, et bien trois
cents pillards Bretons et Poitevins. Si s'en allèrent tout le pas sans
eux forhâter par devers Chisech, et tant exploitèrent que ils vinrent
assez près et se mirent au dehors d'un petit bois.


   Ci parle de la bataille de Chisech en Poitou, de messire Bertran
     du Guesclin, connétable de France, et les François d'une part,
     et les Anglois de l'autre.

Ces nouvelles vinrent au logis du connétable que les Anglois étoient
là venus et arrêtés de-lez le bois pour eux combattre. Tantôt le
connétable tout coiement fit toutes ses gens armer et tenir en leur
logis sans eux montrer, et tous ensemble; et cuida de premier que les
Anglois dussent, de saut, venir jusques à leur logis pour eux
combattre; mais ils n'en firent rien, dont ils furent mal conseillés;
car si baudement ils fussent venus, ainsi qu'ils chevauchoient, et eux
frappés en ces logis, les plusieurs supposent que ils eussent déconfi
le connétable et ses gens, et avec tout ce, que cils de la garnison de
Chisech fussent saillis hors, ainsi qu'ils firent.

Quand messire Robert Miton et messire Martin l'Escot virent apparoir
les bannières et les pennons de leurs compagnons, si furent tous
réjouis, et dirent: «Or tôt, armons-nous et nous partons de ci, car
nos gens viennent combattre nos ennemis; si est raison que nous soyons
à la bataille.» Tantôt furent armés tous les compagnons de Chisech, et
se trouvèrent bien soixante armures de fer. Si firent avaler le pont
et ouvrir la porte, et se mirent tout hors, et clore la porte et lever
le pont après eux. Quand les François en virent l'ordonnance, qui se
tenoient armés et tout cois en leurs logis, si dirent: «Veci ceux du
châtel qui sont issus et nous viennent combattre.» Là dit le
connétable: «Laissez les traire avant, ils ne nous peuvent grever; ils
cuident que leurs gens doivent venir pour nous combattre tantôt; mais
je n'en vois nul apparant; nous déconfirons ceux qui viennent, si
aurons moins à faire.» Ainsi que ils se devisoient, evvous les deux
chevaliers anglois et leurs routes tout à pied, et en bonne
ordonnance, les lances devant eux, écriant: «Saint-George! Guienne!»
et se fièrent en ces François. Aussi ils furent moult bien recueillis.
Là eut moult bonne escarmouche et dure, et fait moult grands
appertises d'armes, car cils Anglois, qui n'étoient que un petit, se
combattoient sagement, et détrioient toudis, en eux combattant, ce
qu'ils pouvoient, car ils cuidoient que leurs gens dussent venir, mais
non firent; de quoi ils ne purent porter le grand faix des François;
et furent tout de premier cils là déconfits, morts et pris; oncques
nul des leurs ne rentra au châtel. Et puis se recueillirent les
François tous ensemble.

Ainsi furent pris messire Robert Miton et messire Martin l'Escot et
leurs gens de premier, sans ce que les Anglois qui sur les champs se
tenoient en sçussent rien. Or vous dirai comment il avint de cette
besogne. Messire Jean d'Everues et messire d'Angousse et les autres
regardèrent que il y avoit là bien entre eux trois cents pillards
bretons et poitevins que ils tenoient de leurs gens; si les vouloient
employer, et leur dirent: «Entre vous, compagnons, vous en irez devant
escarmoucher ces François pour eux attraire hors de leur logis; et si
très tôt que vous serez assemblés à eux, nous viendrons sur èle en
frappant, et les mettrons jus.» Il convint ces compagnons obéir,
puisque les capitaines le vouloient; mais il ne venoit mie à chacun à
bel.

Quand ils se furent dessevrés des gens d'armes, ils approchèrent des
logis des François et vinrent bien et baudement jusques près de là. Le
connétable et ses gens qui se tenoient dedans leurs palis se tinrent
tout cois et sentirent que les Anglois les avoient là envoyés pour eux
attraire. Si vinrent aucuns de ces Bretons des gens le connétable,
jusques aux barrières de leurs palis, pour voir quels gens c'étoient.
Si parlementèrent à eux; et trouvèrent que c'étoient Bretons et
Poitevins et gens rassemblés. Si leur dirent les Bretons, de par le
connétable: «Vous êtes bien méchants gens, qui vous voulez faire
occire et découper pour ces Anglois qui vous ont tant de maux faits;
sachez que si nous venons au-dessus de vous, nul n'en sera pris à
merci.» Cils pillarts entendirent ce que les gens du connétable leur
disoient; si commencèrent à murmurer ensemble, et étoient de cœur la
greigneur partie tout François. Ils dirent entre eux: «Ils disent
voir. Encore appert bien que ils font bien peu de compte de nous,
quand ainsi ils nous envoyent ci devant pour combattre et escarmoucher
et commencer la bataille, qui ne sommes que une poignée de povres gens
qui rien ne durerons à ces François. Il vaut trop mieux que nous nous
tournons devers notre nation que nous demeurons Anglois.» Ils furent
tantôt tous de cel accord, et tinrent cette opinion, et parlementèrent
aux Bretons, en disant: «Hors hardiment, nous vous promettons
loyaument que nous serons des vôtres et nous combattrons avec vous à
ces Anglois.»

Les gens du connétable répondirent: «Et quel quantité d'hommes d'armes
sont-ils cils Anglois?» Les pillards leur dirent: «Ils ne sont en tout
compte que environ sept cents.» Ces paroles et ces devises furent
remontrées au connétable, qui en eut grand joie, et dit en riant:
«Cils là sont nôtres. Or, tout à l'endroit de nous, scions tous nos
palis, et puis issons baudement sur eux, si les combattons; cils
pillards sont bonnes gens quand ils nous ont dit vérité de leur
ordenance. Nous ferons deux batailles sur èle, dont vous, messire
Alain de Beaumanoir, gouvernerez l'une, et messire Joffroy de
Quaremiel l'autre. En chacune aura trois cents combattans, et je m'en
irai de front assembler à eux.» Cils deux chevaliers répondirent
qu'ils étoient tout prêts d'obéir; et prit chacun sa charge toute
telle qu'il la devoit avoir. Mais premièrement ils scièrent leurs
palis rès-à-rès de la terre; et quand ce fut fait, et leurs batailles
ordonnées, ainsi qu'ils devoient faire, ils boutèrent soudainement
outre leurs palis et se mirent aux champs, bannières et pennons
ventilans au vent, en eux tenant tout serrés; et encontrèrent
premièrement ces pillards bretons et poitevins qui jà avoient fait
leur marché et se tournèrent avec eux; et puis s'en vinrent pour
combattre ces Anglois, qui tous s'étoient mis ensemble.

Quand ils perçurent la bannière du connétable issir hors, et les
Bretons aussi, ils connurent tantôt qu'il y avoit trahison de leurs
pillards, et qu'ils s'étoient tournés François; nequedent, ils ne se
tinrent mie pour ce déconfits, mais montrèrent grand chère et bon
semblant de combattre leurs ennemis. Ainsi se commença la bataille
dessous Chisech des Bretons et des Anglois et tout à pied, qui fut
grande et dure et bien maintenue. Et vint de premier le connétable de
France assembler à eux de grand volonté. Là eut plusieurs grands
appertises d'armes faites; car, au voir dire, les Anglois, au regard
des François, n'étoient qu'un petit. Si se combattoient si
extraordinairement que merveilles seroient à recorder et se prenoient
près de bien faire pour déconfire leurs ennemis. Là crioient les
Bretons: Notre Dame! Guesclin! et les Anglois: Saint Georges! Guienne!
Là furent très bons chevaliers du côté des Anglois, messire Jean
d'Éverues, messire d'Angousse, messire Joffroy d'Argenton et messire
Aymery de Rochechouart, et se combattirent vaillamment et y firent
plusieurs grands appertises d'armes. Aussi firent Jean Cresuelle,
Richard Holmes et David Hollegrave. Et de la partie des François,
premièrement messire Bertran de Claiquin, messire Alain et messire
Jean de Beaumanoir qui tenoient sur une èle, et messire Joffroy
Quaremiel sur l'autre; et reconfortoient grandement leurs gens à
l'endroit où ils véoient branler; et ce rafraîchit grandement leurs
gens, car on vit plusieurs fois qu'ils furent boutés et reculés en
grand péril d'être déconfits.

De leur côté se combattirent encore vaillamment monseigneur Joffroy
Ricon, monseigneur Yvain Laconnet, Thibaut du Pont, Sylvestre Bude,
Alain de Saint-Pol et Aliot de Calais. Cils Bretons se portèrent si
bien pour la journée, et si vassaument combattirent leurs ennemis que
la place leur demeura, et obtinrent la besogne; et furent tous ceux
morts ou pris qui là étoient venus de Niort; ni oncques nul n'en
retourna ni échappa. Si furent pris de leur côté tous les chevaliers
écuyers de nom; et eurent ce jour les Bretons plus de trois cents
prisonniers, que depuis ils rançonnèrent bien et cher; et si
conquirent tout leur harnois où ils eurent grand butin. Cette bataille
fut l'an de grâce mille trois cent soixante-douze, le vingt unième
jour de mars[14].

  [14] 1373, nouveau style.


   Ci parle de la prise de Niort, Luzignan et Mortemer par messire
     Bertran du Guesclin, et de la dame du chatel Achard, comment elle
     obtint respit.

Après cette déconfiture, qui fut au dehors de Chisech, faite de
monseigneur Bertran du Guesclin et des Bretons sur les Anglois, se
parperdit tout le pays de Poitou pour le roi d'Angleterre, si comme
vous orrez en suivant. Tout premièrement ils entrèrent en la ville de
Chisech, où il n'eut nulle deffense, car les hommes de la ville ne se
fussent jamais tenus, au cas que ils avoient perdu leur capitaine; et
puis se saisirent les François du châtel, car il n'y avoit que
varlets, qui le rendirent tantôt, sauves leurs vies. Ce fait,
incontinent et chaudement ils s'en chevauchèrent par devers Niort, et
emmenèrent la greigneur partie de leurs prisonniers avec eux. Si ne
trouvèrent en la ville fors les hommes, qui étoient bons François si
ils osassent, et rendirent tantôt la ville et se mirent en
l'obéissance du roi de France. Si se reposèrent là les Bretons et les
François et rafraîchirent quatre jours. Entrues vint le duc de Berry à
grands gens d'armes d'Auvergne et de Berry en la cité de Poitiers. Si
fut grandement réjoui quand il sçut que leurs gens avoient obtenu la
place et la journée de Chisech et déconfit les Anglois, qui tous y
avoient été morts ou pris.

Quand les Bretons furent rafraîchis en la ville de Niort par l'espace
de quatre jours, ils s'en partirent et chevauchèrent devers Luzignan.
Si trouvèrent le châtel tout vuide, car cils qui demeurés y étoient de
par monseigneur Robert Grenake, qui étoit pris devant Chisech, s'en
étoient partis si tôt qu'ils sçurent comment la besogne avoit allé. Si
se saisirent les François du beau châtel de Luzignan; et y ordonna le
connétable châtelain et gens d'armes pour le garder. Et puis chevaucha
outre à tout son host, pardevers le Châtel-Acart, où la dame de
Plainmartin, femme à monseigneur Guichart d'Angle, se tenoit; car la
forteresse étoit sienne.

Quand la dessus nommée dame entendit que le connétable de France
venoit là efforcément pour lui faire guerre, si envoya un héraut
devers lui, en priant que, sur asségurance, elle pût venir parler à
lui. Le connétable lui accorda, et reporta le sauf-conduit le héraut.
La dame vint jusques à lui, et le trouva logé sur les champs. Si lui
pria que elle pût avoir tant de grâce que d'aller jusques à Poitiers
parler au duc de Berry. Encore lui accorda le connétable, pour l'amour
de son mari monseigneur Guichart, et donna toute asségurance à li et à
sa terre jusques à son retour, et fit tourner ses gens d'autre part
par devers Mortemer.

Tant s'exploita la dame de Plainmartin que elle vint en la cité de
Poitiers, où elle trouva le duc de Berry. Si eut accès de parler à
lui, car le duc la reçut moult doucement, ainsi que bien le sçut
faire. La dame se voult mettre en genoux devant lui, mais il ne le
voult mie consentir. La dame commença la parole, et dit ainsi:
«Monseigneur, vous savez que je suis une seule femme, à point de fait
ni deffense, et veuve de vif mari, s'il plaît à Dieu, car monseigneur
Guichart gît prisonnier en Espaigne ens ès dangers du roi d'Espaigne.
Si vous voudrois prier en humilité que vous me fissiez telle grâce
que, tant que monseigneur sera prisonnier, mon châtel, ma terre, mon
corps, mes biens et mes gens puissent demeurer en paix, parmi tant que
nous ne ferons point de guerre et on ne nous en fera point aussi.»

A la prière de la dame voult entendre et descendre à celle fois le duc
de Berry, et lui accorda légèrement. Car quoique messire Guichart
d'Angle son mari fût bon Anglois, si n'étoit-il point trop haï des
François. Et fit délivrer tantôt à la dame lettres, selon sa requête,
d'asségurance; de quoi elle fut grandement reconfortée; et les envoya,
depuis qu'elle fut retournée à Châtel-Acart, quoiteusement par devers
le connétable, qui bien et volontiers y obéit. Si vinrent les Bretons
de celle empainte par devant Mortemer, où la dame de Mortemer étoit,
qui se rendit tantôt pour plus grands périls eskiver, et se mit en
l'obéissance du roi de France, et toute sa terre aussi avec le chastel
de Dienne.



LE CONNÉTABLE BERTRAND DU GUESCLIN.

   Les pages qui suivent sont extraites de la _Chronique de sire
   Bertrand du Guesclin_, dont l'auteur est inconnu; nous
   reproduisons quelques fragments de cette chronique comme
   intéressant la biographie d'un de nos plus illustres capitaines.


   Cy commence le rommant Bertrand du Guesclin, jadis connestable de
     France, et né de la nation de Bretaigne, et nombré au nombre des
     preux.

1314.

Au temps et au règne Phelippe le roy de France, fils de Charles comte
de Valloys, frère de Philippe le Bel, roy de France et de Navarre, qui
en son vivant engendra troys fils, lesquels l'ung après l'autre,
depuis le trespassement dudit Philippe le Bel leur père, furent
couronnés roys de France par la succession du derrenier, et desquels
le royaulme descendit et escheut audit Phelippe de Valloys, nepveu
ainsné dudit Phelippe le Bel, estoit au pays de Bretaigne ung
chevalier nommé Regnault du Guesclin, sire de la Mote de Bron, ung
fort chastel et bien séant à six lieues près de Rennes. Le chevalier
fut preud'homs, loyal et droicturier envers Dieu et le monde, renommé
de grant prouesse et hardement. Sur toutes riens[15] aimoit l'église;
et à la reverence de Notre-Seigneur, de qui tous biens viennent,
confortoit les povres et leur faisoit de grans aumosnes. Vray est que
de cellui chevalier et de sa femme, qui moult fut de saincte vie
renommée en son païs, yssirent trois fils, desquels l'ainsné eut nom
en baptesme Bertrand, dont en ses jours courut tant la renommée que
par toutes les terres chrestiennes et sarrasines il fut amé et doubté.
Le second fils eut nom Guillaume, qui moult valut, mais peu vesquit.
Et le tiers eut nom Olivier, qui ores règne comte de Longueville. A la
haulte prouesse d'iceluy Bertrand ne se peut nul comparer en son
vivant; dont Charles, le roy de France, le retint son connestable et
chief de toutes ses guerres.

  [15] Sur toutes choses (_res_).

Mais pour ce que les chevaliers de grant jeunesse, qui désirent de
grant vaillance, oient voulentiers raconter les prouesses des anciens,
sont cy les faits d'icelluy Bertrand ramenteus[16], despuis le temps
de sa jeunesse jusques à son trespassement, selon ce que trouvé est en
ses faits, escripts ès livres des faits des roys en l'église
monseigneur sainct Denis, en France.

  [16] Rappelés.

Bertrand du Guesclin, ainsné fils de Regnault du Guesclin, fut de
moyenne estature; le visage brun, le nez camus, les yeuls vairs, large
d'espaules, longs bras et petites mains. Mais pour ce que de grant
beaulté n'estoit pas plein, fut pou prisé en son enfance; et souventes
fois advient que l'enfant moins prisé en sa jeunesse rechoit en ses
jours avancement et grant honneur. Il advint, à une feste de
Ascencion, que à la Mote de Bron vint une converse, qui juifve avoit
été et estoit de grant science. Celle converse reparoit[17] souvent en
l'ostel du seigneur de Bron, qui débonnairement la receupt et la fit
asseoir au disner. Si regarda la converse, que à la seconde table
estoyent assis les trois enfans, et tout au derrenier bout estoit
assis Bertrand, qui l'ainsné estoit; mais pou de compte et moins que
les aultres en tenoit le chevalier. Elle considéra et advisa la
manière de Bertrand; et au lever du disner, print l'enfant, qui
adoncques estoit en l'aage de cinq ans, et après ce qu'elle luy eut
regardé les mains et avisé sa filosomie[18], elle demanda au chevalier
et à la dame pourquoy on le tenoit ainsi villement. La dame respondit:
«Belle amie, en vérité cest enfant est tant rude, mal gracieux, et de
divers couraige[19], que oncques son pareil ne fut veu; car jà homme,
tant soit de hault honneur, ne luy dira ou fera son desplaisir, que
tantost ne soit par luy frappé. Si en sommes monseigneur et moi
souventes fois dolens, pour les griefs qu'il fait aux aultres enfans
du pays; car jà ne cessera de les assembler pour les faire combattre,
et luy mesme se combat avecques eulx; dont monseigneur et moy désirons
souvent sa mort, ou que oncques ne eust esté né.» A ces paroles
respondit la converse, et dit: «Madame, je vous afferme que sur cest
enfant je vois ung tel signe, que par lui seulement sera le royaulme
de France honnouré, ne à son temps ne sera nul qui puisse estre à luy
comparé de chevalerie.» De ce se commença la dame ung pou à esjouyr,
et d'illec en avant le tint plus chier.

  [17] Allait.

  [18] Physionomie.

  [19] Caractère, disposition d'esprit.

Tant creut Bertrand, qu'il vint en l'aage de neuf ans; et print une
coustume, qu'il assembloit les enfans et les partissoit par
batailles[20], et souvent les faisoit combattre si longuement que
plusieurs des enfans s'en retournoyent navrés en leurs maisons, et luy
mesme y estoit blecié et ses robbes desrompues. Quand la dame véoit
Bertrand ainsi demené, moult estoit dolente, et lui disoit: «Malostru,
maulvaisement vous souvient de la haulte honneur à quoy vous dit la
converse que vous devez venir; mais certes elle vous advisa mal, car
en vérité je ne le pourrois croire.» De ce ne tint compte Bertrand,
ainçois fit faire quintaines et joustes d'enfans, et manière de
tournois, selon le sentement qu'il pouvoit avoir de ce que ouy en
avoit raconter; car adoncques faisoit-l'on tournois parmi le royaulme
de France.

  [20] Il les distribuait en bataillons.

Ainsi se maintint Bertrand jusques à ce que les gens du païs firent
plainte au seigneur de Bron de son fils, qui leurs enfans guerréoit en
telle manière. Adonc fit crier le seigneur du Guesclin et deffendre
que nul ne laissast aller enfans par sa terre avec Bertrand. Quand
Bertrand apperceut que nul des enfans ne le vouloit plus suyr, il se
prenoit à eux, et les faisoit combattre à luy oultre leur gré.
Adoncques retournèrent les pères des enfans par devers le sire du
Guesclin, faire plainte de son fils, lequel le fit emprisonner. Si
advint que ung soir une chamberière portoit à souper à Bertrand; et
ainsi comme elle ouvrit l'uys de la prison, Bertrand yssit, lui osta
les clefs et l'enferma, puis s'en alla de nuit en l'un des hostels de
son père; là print une jument et s'en alla à Rennes. Le sire du
Guesclin avoit une sœur, mariée à ung chevalier de grant honneur, qui
à Rennes demouroit. Là se trahit[21] Bertrand. Et quand la dame
l'aperceut, elle fut moult lie[22] de sa venue; mais pour ce que ouy
parler avoit de son maintien, luy dit: «Ha! beau nepveu, mal
ressemblez la geste dont estes yssu, qui ainsi vous demenez
villement.» Là estoit le chevalier seigneur de la dame, qui luy dit:
«Dame, laissez à Bertrand soy acquitter envers jeunesse.» Puis dit à
Bertrand: «Beau nepveu, l'hostel de céans est vostre.» Dont Bertrand
le mercia.

  [21] Rendit.

  [22] Joyeuse.

En Rennes demoura Bertrand avec son oncle longuement, et moult changea
de ses manières; puis fut son père rappaisié envers luy, et retourna
en son hostel. Et tant creut Bertrand qu'il fut en l'aage de treize
ans. Adonc luy bailla le seigneur du Guesclin chevaulx et harnois, et
d'illec en avant suyvit les joustes et tournoymens; et tant fut large
en faisant dons et présens aux chevaliers qui par la terre de son père
passoient, que en brief temps fut accompté de chevalerie et renommé de
grant largesse. Et entre ses manières avoit de coustume que, si véoit
aulcun povre querant aumosne, s'il n'avoit argent, il se desvestoit et
donnoit sa robbe pour l'amour de Nostre-Seigneur: dont son père
l'avoit plus chier que de nulle chose qui fust en lui. Or advint que
les barons de Bretaigne tindrent à Rennes unes grans joustes; et de
l'emprise fut le sire du Guesclin, père de Bertrand, et avec ledit
sire du Guesclin, alla Bertrand à Rennes; et moult désirant estoit de
jouster; mais pour ce que jeune estoit, son père ne vouloit qu'il
joustast.

Au jour de la jouste arrivèrent chevaliers et escuyers de plusieurs
contrées, à Rennes. Là eut grant feste; et y eut moult de dames, de
damoyselles et de bourgeoises. Les chevaliers de l'emprinse vindrent
sur la place des joustes. Illec furent receus en joustes tous
chevaliers et escuyers. Et sur tous ceulx qui bien le firent la
journée, donnoit-on le pris dedans au sire du Guesclin. Il advint que
pour ceulx de dehors vint jouster ung escuyer parent de la dame du
Guesclin; et moult bel et longuement se contint en la jouste, puis
retourna en l'hostel où logié estoit Bertrand qui l'escuyer
congnoissoit et le suyvit. Et en soy désarmant entra Bertrand dans sa
chambre; et se agenouilla devant luy, en luy requerant humblement
qu'il luy voulsist prester son harnoys pour jouster: dont l'escuyer
qui le congnut si luy respondit doulcement: «Ha! beau cousin, ce ne
devez vous pas requerre, mais tout prendre comme le vostre.» Adonc fut
Bertrand moult lie. L'escuyer arma Bertrand moult secrètement, et luy
bailla cheval de jouste et varlet pour le gouverner.

Joyeusement vint Bertrand sur le champ; et quand il se vit sur les
rans, il fiert cheval appertement des esperons, contre ung chevalier,
et le chevalier contre luy. Bertrand, qui oncques mais n'avoit jousté,
ferit le chevalier par le heaulme de telle force, qu'il le lui mist
hors de la teste. De ce coup cheut le chevalier et fut son cheval
occis. Quand les heraulx aperceurent le rude coup que fait avoit, et
ne le congnoissoient, et ne savoient quel cry crier, ils commencèrent
tous à crier: «A l'escuyer adventureux!» Adoncques chevaucha Bertrand,
cherchant les rans; et tant fit ce jour que peu avoit de ceulx de
dedans qui ne doubtassent à jouster contre luy, et ne savoient qui il
estoit. Quand le sire du Guesclin, qui toute jour avoit eu le pris,
aperceut la retraite que faisoient les chevaliers de dedans, il fiert
cheval des esperons et s'adresse contre Bertrand son fils, lequel à
ses paremens le recongneut. Adoncques laissa Bertrand sa lance cheoir
et tourna arrière. Le sire du Guesclin, qui son fils ne
recongnoissoit, s'esmerveilla dont il avoit reffusé de jouster. Et
assembla des chevaliers pour avoir conseil comme il pourroit savoir
qui l'escuyer estoit qui ainsi joustoit asprement. Par le conseil et
ordonnance du sire du Guesclin, fut dit: que l'ung des chevaliers de
dedans yroit contre luy et mettroit peine de le desheaulmer, et par ce
le pourroit-on congnoistre. Donc partit ung escuyer, qui de grant
prouesse estoit et de grant vertu, et vint contre Bertrand, et le
desheaulma. Lors fut Bertrand cogneu et avisé de son père et de son
lignaige, qui tous joyeux en furent. Et sur tous ceulx qui joye en
firent, le sire du Guesclin, pour le bien qu'il vit en Bertrand celle
journée, l'ayma tellement que d'illec en avant le tint moult chier et
luy habandonna toute sa terre.

Quand la dame du Guesclin ouyt les nouvelles de Bertrand son fils, à
qui le pris fut donné des joustes de Rennes, ne demande nul si elle
receut grant joye. Adoncques luy souvint des parolles de la converse.
Au partir de Rennes, s'en alla le sire au Guesclin à La Mote de Bron;
avec luy Bertrand son fils, auquel il bailla très grant estat pour les
joustes et tournoyemens aller suyr. Briefvement, tant fit Bertrand,
que de lui courut grant renommée en la duché de Bretaigne.

En ce temps régnoit en Bretaigne le bon duc Jehan, qui en tout son
temps fut vray François, preud'homs, et loyaument avoit servi le roy
Phelippe de Valloys. Contre le roy Phelippe guerréoit le roy Édouart
d'Angleterre, qui tant fit, par l'ayde des Flammans, Alemans,
Guerloys[23], Hainuyers[24], Brebançons et gens de plusieurs nacions à
luy alliés, qu'il mist siége devant la cité de Tournay. Quand le roy
Phelippe le sceut, il manda les princes de son royaulme. Au mandement
du roy alla le bon duc Jean de Bretaigne à grant harnoys, accompaigné
de ses barons; et brièvement assembla le roy quatre cens mille
hommes. Adoncques se partit pour aller contre Edouart. Tant chevaucha
par ses journées qu'il vint à Mons en Hainault. Quand la comtesse de
Hainault, qui veufve estoit, et par dévocion s'étoit rendue abbesse de
Fontenelles, sceut la venue du roy Phelippe son frère et de son host,
elle fut moult désirant de mettre paix entre le roy Edouart, qui sa
fille avoit espousée, et le roy Phelippe son frère. Et tant se peyna
la dame que à sa priere trefves furent prinses entre les roys en
espérance de paix. Adoncques fut levé le siége, et s'en alla chascun
des roys en sa contrée. Quand le roy Phelippe fut retourné en France,
il donna congié à ses princes et moult les mercya de leur secours. Et
sur tous les princes fut le bon duc honnoré et conjoy du roy; puis
print congié et s'en retourna en Bretaigne, où moult fut receu
honnouréement.

  [23] Habitants du pays de Gueldres.

  [24] Habitants du Hainaut.

Pour la grant renommée qui de Bertrand couroit en Bretaigne, désiroit
moult le bon duc Jehan de le veoir; et pour ce le manda; lequel y
vint. Là le retint le bon duc Jehan en son service, et en tous les
voyages qu'il fit pour le roy, le mena en sa compaignie. Ne demoura
pas longuement que le bon duc Jehan trespassa, dont le païs fut moult
endommagié[25], si comme l'ystoire raconte çà en avant.

  [25] Le duc Jean, mourut en 1341.


   Comme messire Bertrand se print à armer premierement.

1341.

Adoncques fut Bertrand jeune d'environ vingt ans, et moult désira les
armes. Si considéra en soy que ores estoit temps d'acquérir honneur.
Et bien avoient le lieu tous chevaliers et escuyers qui en Bretaigne
repairoient, où lors estoient les guerres des Anglois, pour ce
qu'entre le roy de France et d'Angleterre estoient trefves. Et icelluy
secours d'Anglois faisoit le roy anglois appensément[26] au comte de
Montfort, pour la puissance de Bretaigne abaisser, qui tousjours
estoit en l'obéissance et souveraineté du roy de France; aultrement
n'eust pas le roy anglois eu voulenté de mener guerre contre Charles
de Bloys, qui cousin remué de germain du roy anglois estoit et cousin
germain estoit de la royne d'Angleterre, pour ayder au comte de
Monfort, qui riens ne lui estoit de lignaige.

  [26] Exprès.

La renommée fut par toute Bretaigne, que en la duché le comte de
Montfort n'avoit rien ne nul droit, et pour ce maints bons chevaliers
de France et d'autres contrées se tirèrent de la partie de Charles de
Bloys. Bertrand, qui ces choses sceut, dit que jà en son vivant ne
soustiendroit maulvaise querelle; ainçois seroit tousjours avec
droicture. Si se mit à tenir le party de Charles de Bloys; et pour sa
vaillance il atrahyt à soy plusieurs jeunes gens désirans de guerre;
et tant fit que en brief temps ils se trouvèrent bien soixante
compaignons ou environ armés, qui dessus eulx firent Bertrand leur
capitaine. Quand Bertrand se vit tellement accompaigné, il se print à
courir sur Anglois et faire ambusches. Mais pour ce que point n'y
avoit de forteresses ne frontières où ils se peussent retraire, ils
conversoient[27] ès grans forests. Ainsi se maintint Bertrand, qui
pour attraire à soy gens d'armes donnoit tout à ses compaignons; et en
peu d'heures fut povre par sa largesse. Quand Bertrand vit qu'il
n'avoit plus que donner, il print les joyaulx de sa mère et les
vendit, et en acheta chevaulx et harnoys: dont contre luy fut
courroucée et dolente. Si advint, une journée, que Bertrand
chevauchoit, luy quatriesme, par les forests; adoncques passoit ung
chevalier anglois qui dedans le chastel de Forgeray menoit la finance
pour mettre à sauveté. Tantost congnut Bertrand que le chevalier
estoit anglois, et hardiement lui courut sus. Le chevalier, qui de
grant hardiement fut, et bien monté et armé estoit, tint pou de compte
de Bertrand, pource que mal armé et monté estoit. Toutes voyes il
estoit soy septiesme. Et de grant vertu courut sus à Bertrand, qui en
peu de heures le déconfit et l'occit. Quand Bertrand eut le chevalier
conquis, il s'en vint à la Mote de Bron voir sa mère; et quand elle
l'aperceut ainsi monté et armé, moult en fut joyeuse. Adoncques
descendit Bertrand et baisa sa mère; puis vint à son père, et lui
conta son aventure, qui grant joie en eut et moult l'introduisit en
preud'homie et largesse. Adoncques fit Bertrand apporter la male au
chevalier, et fut ouverte; illec trouva Bertrand grant finance
d'argent et aussi de joyaulx, lesquels il donna à sa mère pour ceux
que tollus lui avoit, et moult luy supplia que jamais elle ne le
mauldisist. Quand la dame vit les joyaulx, qui sans comparaison
valloient mieulx que les siens, adoncques dit: «Ha! fils Bertrand!
bien dit la converse, que par toy seroit honnorée toute la geste dont
tu es yssu.»

  [27] Allaient.

Deux jours demoura illec Bertrand, puis print congié de son père et de
sa mère, et emporta avec luy tout ce qu'il avoit conquis, fors les
robes et les joyaulx. Tant alla par les forests qu'il vint à ses
compaignons, qui moult furent joyeulx de sa venue et moult
s'esmerveillèrent de la monture et de l'estat que avoit. Illec
despartit son gaing aux compaignons, et leur conta son adventure,
dont chascun dist à soy-mesme que encores passeroit Bertrand toute la
chevalerie de Bretaigne d'honneur et de prouesse. Ung pou séjourna
Bertrand illec, puis dit à ses compaignons, que ores estoit saison de
guerroyer et adviser quelle part ils pourroient gaigner une forteresse
pour courir sur Anglois.


   Comment Robert Canole vint présenter la bataille devant Paris et
     à Vicestre et se logea.

1370.

Cy endroit dit l'ystoire que tant chevaucha Robert Canole parmy
France, en exillant et gastant le pays, que devant Paris se vint
logier en l'hostel de Vicestre[28] avecques luy messire Thomas de
Grantson[29], messire Hue de Cavrelay, Cressouelle, et plusieurs
aultres capitaines d'Angleterre. Bien estoient Anglois nombrés à
trente mille. Au roy Charles de France envoyèrent la bataille
présenter. Dedens Paris estoit le roy Charles de France; avec luy le
duc d'Orléans, son oncle, les comtes de Saint-Pol, de Joigny, de
Dampmartin, de Sancerre, de Tancarville et de Brayne, messire Jehan de
Vienne, le sire de Fontaine, le sire de Sempy, messire Gautier de
Chastillon, messire Henry de Vodenay, messire Robert d'Estourmel et
plusieurs aultres chevaliers et escuyers qui grans gens avoient amené
par devant le roy pour Anglois combattre; mais dedens Paris les fit le
roy tous retraire, et deffendit que nul n'en yssit: dont moult
desplaisoit à la chevalerie et à ceulx de Paris, qui grant désir
avoient d'Anglois combattre et plus grans gens estoient que n'estoient
Anglois; et en furent moult dolens; mais à bataille ne se voult le
roy accorder.

  [28] Bicêtre, plus anciennement Winchester, du nom d'un évêque de
  Winchester, qui y fit bâtir un château, en 1204.

  [29] Grandison.

En ceste ordonnance se tint Robert Canole devant Paris, attendant que
l'on luy livrast bataille. Ung jour advint que de l'ost Robert Canole
partit ung chevalier anglois qui par orgueil voua que aux portes de
Paris viendroit sa lance attacher. A la porte Sainct-Marcel vint le
chevalier armé, et sa lance baissée. Là fut le sire de Hangest, qui
sur ung coursier monta, et tout armé, sa lance abaissée, vint contre
le chevalier anglois. A l'approcher, férirent les chevaliers leurs
chevaux des esperons, et de telle vertu s'entr'encontrèrent des fers
des lances, que en tronçons brisèrent leurs lances; puis mirent mains
aux espées et assaillirent l'ung l'autre; mais pour le coup que avoit
receu le cheval du sire de Hangest aux joustes, se desroya[30] son
cheval, et tellement se demena, que le chevalier anglois ne peut
approchier; ainçois chéyt le cheval par son desroy, et fit cheoir son
maistre, le sire de Hangest. Quand l'Anglois apperceut le sire de
Hangest à terre, appertement luy vint courir sus; mais en ce point
messire Raoul de Renneval y vint, qui le chevalier anglois abattit de
son destrier: et là fut le chevalier anglois occis, dont dolente fut
la chevalerie anglesse. Pour l'achoison de la mort du chevalier
anglois, furent Anglois esmeus de Paris assaillir; mais à ce ne se
accordèrent pas tous; car bien sçavoient que à Paris avoit deux ducs
et huit comtes et grant chevalerie avecques le roy, qui voulentiers
les eussent combattus, si au roy de France eust pleu.

  [30] Fut mis hors d'état de combattre; en désarroi.


   Comment Canole se partit devant Paris.

Par cinq jours se tindrent Anglois devant Paris et au sixiesme jour se
deslogèrent. Au partir de devant Paris, chevauchèrent Anglois par le
royaume de France. De Paris yssirent messire Hue de Chastillon,
maistre des arbalestriers de France, le comte de Sancerre, messire
Loys son frère et grant chevalerie de France qui l'ost des Anglois
alloient costoyant; et moult les dommagèrent. Et en ardant et exillant
le pays, allèrent tant Anglois par leurs journées qu'ils entrèrent en
Anjou et en Maine. Là conquistrent plusieurs forteresses; et moult se
refreschirent, car grant famine avoit eu en leur ost et voyage.

Mais cy endroit se tait l'histoire des Anglois, qui en Anjou et en
Maine se sont espandus par les chasteaux, dont bien saura parler quand
lieu en sera, et retourne aux faits de messire Bertrand.


   Comment messire Bertrand partit de Perregourt pour venir devers
   le roy à Paris et comment il fut esleu à connestable.

L'histoire raconte que en Perregourt[31] laissa messire Bertrand sa
chevalerie, et soi sixiesme seulement, en estat mescogneu, vint
hastivement à Paris. De sa venue sceut nouvelle le roy Charles, qui
pour l'accompaignier lui envoya au devant messire Bureau de La
Rivière, qui de honneur sceut moult, et à l'encontre de messire
Bertrand vint trois lieues hors de Paris. Illec dit à messire Bertrand
son messaige, et grant honneur lui porta. Et un soir arriva à Paris
petitement monté, et vestu d'une robbe grise. Et de sa venue fut le
peuple de Paris moult esmeu de joie, et tant que à une voix crièrent:
Noël! tout ainsi comme ils eussent fait du roy, se de lointain pays
fust venu. Et en leur grant joye demenant, disoient: «Bien viengne
celluy par qui France sera recouvrée! Car certes, si en France eust
esté n'a pas longtemps, jà la chevalerie angloise n'eust osé
approucher.»

  [31] Périgord, où Duguesclin reçut les lettres que Charles V lui
  avait écrites pour l'appeler en toute hâte à Paris.

A Sainct-Pol vint messire Bertrand par devers le roy qui moult grant
chière et honneur lui fit, et dedans l'hostel de Sainct-Pol près de sa
chambre lui fit bailler son estat semblable au sien. Et moult lui
enquit le roy de son estre. Et humblement s'agenouilloit messire
Bertrand devant le roy en lui respondant à ses demandes; mais
tousjours le relevoit le roy. Le soir, fit messire Bertrand asseoir à
sa table au soupper, et par sa chevalerie le fit honnourer. Et grant
joye fut à la court demenée pour sa venue; et l'endemain fit le roy
son conseil assembler et la chevalerie, et devant tous parla en ceste
manière:

«Seigneurs qui cy estes, mandés vous avons pour nous conseiller sur
une affaire qui le bien et honneur du royaulme, de nous, de vos
personnes et de tous nos subjects peut bien toucher. Vous sçavez,
seigneurs, les grans adversités qui en nostre royaulme sont survenues;
et par ceulx qui conforter nous estoyent tenus avons esté guerroyés,
et nostre royaulme endommagé, et nos subjects à desraison. Bien povez
apercevoir la voulonté d'iceulx Anglois, qui nostre royaulme
guerroyent non contr'estant la paix jurée entre nostre très chier
seigneur et père, le roy Jehan, dont Dieu ait l'âme! et eulx, et nous
qui les accords avons tenu sans enfraindre, et fait avons envers le
roy anglois et son fils le prince ce que tenus de faire estions; mais
en rien ne nous ont tenu ce que promis et juré nous ont. Et, pour
nostre terre garder, nous fault mener guerre contre Anglois.
Seigneurs, combien que par droicte lignée nous soyons roy coronné, et
soubs nous soit ou doive estre la puissance, toutesfois bien sçavons
que en nous n'a de force plus que d'un homme, ni sans vous ne povons
riens. En sur que tout, jà prince, par sa puissance, ne jouira de sa
terre paisiblement, si du tout n'est au gré et en l'amour de ses
subjects. Pour ce, seigneurs, en nostre royaulme ne voulons rien faire
que au gré de vous ne soit. Vrai est que pour les guerres de nostre
royaulme poursuir et maintenir, et contr'ester à l'entreprinse de nos
anciens ennemis par le povoir de nostre chevalerie, nécessaire nous
est avoir un chevalier loyal, de hardement et saige, qui nos guerres
maintiendra. En grant vieillesse est cheu nostre très chier et aimé
cousin, messire Moreau de Fiennes, nostre connestable, qui plus armer
ne se peut. Pour ce, à nous en est venu et nostre espée nous a rendue;
et oultre tout, nous a juré que pour nos guerres maintenir, n'est
chevalier à qui l'espée fust si bien deue comme à messire Bertrand du
Guesclin. Mais connestable voulons eslire du tout à vostre gré,
combien que de nostre auctorité le pourrions faire, s'il nous
plaisoit; ni de ce ne tournez rien à conquerre encontre nous. Si
respondez sur ces choses vos plaisirs.»

Là n'eut duc, comte, chevalier, ni bourgeois qui sa voix ne donnast du
tout à Bertrand.

Adonc fit le roi amener Bertrand devant lui, et doulcement lui dit:
«Ami Bertrand, pour la loyaulté et hardement de vous qui de chevalerie
estes le plus prisié, par le conseil des princes et barons de nostre
royaulme, vous voulons bailler office où bien pourrez l'honneur et le
nom de vous essaulcier. Pour ce, vous prions que la connestablie de
nostre royaulme vous veuillez prendre, dont deschargé s'est nostre
cousin de Fiennes par son grant âge.» Humblement mercia messire
Bertrand le roy, et dit: «Sire, à vostre commandement obéiray
voulentiers toute ma vie, et bien y suis tenu. Bien sçay que l'office
est moult grant, et petitement est employé en moy, qui suis un povre
homme et un povre chevalier; mais en vérité, sire, l'espée ne
prendray-je point, si de vostre grâce ne me donnez un don qui vostre
honneur n'abaissera ne vostre finance en rien.--Ami, dit le roy, bien
povez demander seurement ce qu'il vous plaira: car à peine vous
voudrois de rien escondire[32].--Sire roy, dit Bertrand, bien sçay que
par envie et flatterie qui en court règne, en tout temps ont eu les
princes mal vouloir contre leurs subjects. Et pour ce, vous veuil
requerir que, si de ma personne nul homme vous est mesdisant en
derrière de moy, que croire ne le veuillez, ne que pis ne m'en soit,
jusques à tant que autant en aura dit en ma présence.» Ceste chose
débonnairement lui octroya le roy. Puis print l'espée en sa main
dextre, toute nue. Et devant lui fut messire Bertrand agenouillé, qui
l'espée receut. Là baisa le roy messire Bertrand en la bouche, et se
leva.

  [32] Refuser.

Après ce que messire Bertrand fut retenu connestable de France[33],
lui bailla le roy mille cinq cens hommes d'armes, payés pour quatre
mois; mais pou de compte en fit messire Bertrand, ains dit au roy:
«Sire, cuidez-vous que de si pou de gens puissions combattre tout le
povoir des Anglois? Et bien trouveray gens d'armes assez, si du vostre
vous plaist despendre, dont assez et largement avez, la Dieu
mercy!--Ami, dit le roy, les Anglois ne voulons pas que vous
combattiez en journée; mais assez avez gens pour les hardoyer et tenir
court. Et sur eulx pourrez assez gaigner.» Au roy respondit messire
Bertrand, et dit: «Sire, de grant reprouche me devroit estre tenu, si
devant moy véois venir vos ennemis, et je, qui chef suis de vos
guerres, me départois sans à eulx assembler!»

  [33] Le 2 octobre 1370.

Aultre chose n'en peut avoir messire Bertrand à celle fois. Ains s'en
partit de Paris moult dolent, et sa semonce manda à Caen en Normandie.
Là vindrent à lui le sire de Clisson, le vicomte de Rohan, le sire de
Rais, le mareschal d'Audenehan, messire Jehan de Vienne, messire
Olivier du Guesclin, le comte d'Alençon, le comte du Perche, qui pour
la venue de messire Bertrand firent grant appareil.


   Comment messire Bertrand vint à Caen, où il fut moult bien receu
     des barons de Normandie, et là fit sa monstre.

A Caen en Normandie vint messire Bertrand, qui des comtes d'Alençon et
du Perche, qui frères furent, fut moult honnouré, et honnouréement
receu de toute la chevalerie. En attendant gens d'armes à venir,
séjourna messire Bertrand à Caen, et là manda à sa femme qu'elle y
vinst, et tous ses joyaux et sa vaisselle apportast.

Grant desir eut la dame de son seigneur veoir, et à brief terme vint à
Caen en grant arroy, où bien fut receue de la chevalerie et des
bourgeois de Caen. Pour la venue de la dame fit messire Bertrand grant
appareil pour la chevalerie festoyer, et tint court plènière. Là fut
la vaisselle de Bertrand moult regardée de tous: car merveilles
estoit de la veoir, et en Espaigne l'avoit gaignée.

De toutes parts vindrent gens d'armes à Caen; et en brief temps en
vint plus de trois mille. Pour le grant nombre de gens d'armes qui
estoient à Caen venus et de jour en jour croissoient, vint messire
Olivier de Clisson à messire Bertrand et luy dit: «Sire, en vostre
affaire faut penser. Grant nombre de gens d'armes sont cy assemblés,
et du roy n'avez deniers que pour mille et cinq cens hommes d'armes;
si regardez que à faire avez.--Beau frère, dit Bertrand, voir est que
du roy n'ay eu deniers que pour mille et cinq cens hommes d'armes;
mais si dix fois autant en venoit cy, tant comme ma vaisselle et les
joyaux de ma femme dureront, jà homme n'en sera refusé que à gaige ne
soit retenu et payé; car par tieulx reffus sont les pilleries et
compaignies venues en France. Et si à présent emplois ma vaisselle
pour le roy servir, aultre foys la me rendra.»

En la ville de Caen fit messire Bertrand sa monstre, et bien trouva
trois mille hommes d'armes. Adoncques engaigea toute sa vaisselle et
tous les gens d'armes souldoya; puis se partit, et au chastel de Vire
alla. Bien sceurent Anglois que à Caen faisoit messire Bertrand grant
assemblée, et pour surs se tindrent d'avoir bataille, puis que
connestable estoit retenu messire Bertrand. Pour ce, devers luy
envoyèrent un hérault, qui de par les Anglois salua messire Bertrand,
et dit: «Monseigneur, à vous viens cy de par messire Thomas de
Grantson, messire Hue de Cavrelay, Cressouelle, David Holegreve et
Geoffroy Orselay[34], qui au Pont Valain se tiennent. Bien sçavent que
de nouvel estes retenu connestable de France, dont bien estes digne;
et pour ce vous requièrent que à vostre commencement leur vueillez la
bataille accorder, et journée et place en prendre. Et bien sçaichez,
monseigneur, que si vous leur refusez, à vous viendront où que vous
soyez, qui grant honte vous seroit.» Doulcement respondit messire
Bertrand au hérault, et dit: «A vos maistres me recommanderez, et bien
leur dites: que briefvement auront de moy nouvelles; et si grant desir
ont d'avoir bataille, ils n'ont garde que je leur faille, et bien
peuvent dire qu'autant en suis-je voulentif.»

  [34] Worsley.

De grans présens donna messire Bertrand au herault, et festoyer le
fit. Et but le hérault largement, et tant ivre fut que à Vire se
coucha. Le soir mesme se partit Bertrand de Vire à la nuitée, tantost
qu'il eust parlé au hérault, atout sa chevalerie; et moult leur
desplaisoit, car moult estoit obscur le temps, et telle chose
n'avoient guières accoustumé; et de plouvoir ne fina toute la nuit;
dont plusieurs chevaux furent perdus qui du séjour partoient. Son
chemin print messire Bertrand vers le Mans, et un messaige envoya au
chastel du Loir par devers messire Jehan de Bueil, qui sçavoir lui
fit: que de plusieurs forteresses s'estoient Anglois assemblés environ
Pont-Valain[35], et leur chemin prins avoient en allant droit à
l'abbaye de Champaignes: car là estoit Canole; et illec attendoient la
bataille, s'il y avoit qui combattre les voulsist.

  [35] En Anjou.


   La bataille de Pont-Valain

1370.

Quand messire Bertrand sceut que près du Pont-Valain estoient Anglois
assemblés, hastivement conduisit droit là sa chevalerie. Et celle
nuit faisoit messire Bertrand l'avant garde, avec lui messire Olivier
de Mauny, son frère, messire Alain de Beaumont; et en sa bataille
avoit cinq cens combatans; mais si hastivement chevauchoit que suir ne
le povoient ses gens, ainçois estoient par routtes et par troupeaux,
ni assembler ne se povoient pour l'obscurité de la nuit, et soubs
plusieurs mouroient leurs chevaux par leur travail. Un coursier tua
messire Bertrand celle journée de nuit. Tant chevaucha messire
Bertrand que au point du jour de Pont-Valain approucha, et entour lui
regarda, et de toutes ses gens d'armes ne trouva avecques lui que
environ deux cens hommes d'armes. A pied fit messire Bertrand ses gens
descendre, et leurs robbes secouer, qui de pluie estoient mouillées;
puis fit les chevaux ressangler. A celle heure cessa la pluie, et à
lever se print le soleil, qui le temps eschauffa: dont François se
resjouirent. Lors messire Bertrand et sa chevalerie montèrent à
cheval; et tant chevauchèrent que en une vallée aperceurent Anglois
qui logier se vouloient. Ses coureurs envoya messire Bertrand devant,
qui les Anglois visèrent, et bien les nombrèrent à huit cens
chevaliers et escuyers. Après fit messire Bertrand ses gens descendre
en ordonnance de bataille, et tousjours lui creurent gens. De l'autre
part fut messire Thomas de Grantson, qui ses batailles ordonna. Ses
bannières fit messire Bertrand desployer; et moult furent Anglois
esbahis, quand François virent en ordonnance, car sitost ne les
croyoient pas veoir, et bien dirent que bien matin s'estoit levé
Bertrand.

En ordonnance, bien serrés, et tous de pied, partirent les batailles à
venir l'une contre l'autre. A l'assembler fut grant le froissis des
lances, et longuement des lances se combattirent, qui entrer ne
povoient les uns ès autres; puis prindrent François des haches, et
tant firent que dedans Anglois entrèrent. Là eut bataille fière et
merveilleuse, car hardement se deffendirent Anglois; et non
pourtant[36] à l'assembler en mourut bien deux cens; mais la bataille
renforça messire Thomas de Grantson, qui en criant son enseigne,
fièrement assembla contre François, et tant fit d'armes que merveilles
fut à veoir.

  [36] Néanmoins.

A celle envahie que fit messire Thomas, furent moult grevés François;
mais briefvement vindrent le mareschal d'Audenehan, le comte du
Perche, messire Jehan de Vienne et messire Olivier de Clisson atout
sept cens hommes d'armes. Là renforça la bataille des François, et
moult fièrement entrèrent ès batailles des Anglois qui en pou de
heures furent desconfits.

Là furent prins messire Thomas de Grantson, David Holegreve,
Orselay[37] et plusieurs aultres chevaliers et escuyers anglois. Sur
le point de la desconfiture arriva messire Hue de Cavrelay à trois
cens lances; mais en la bataille n'entra point, ainçois se retrahit.
De la bataille eschappèrent Cressouelle et plusieurs Anglois, qui en
l'abbaye de Vas se retrahirent.

  [37] Worsley.

Là conduisit messire Bertrand sa chevalerie. A Vas se refreschirent
les François, et d'assault la prindrent. Et devant Risle envoya
messire Bertrand ses coureurs; mais de là s'estoient partis Anglois,
et le lieu désemparé avoient, et plusieurs aultres places et chasteaux
désemparèrent.

Quand la desconfiture sceurent du Pont-Valain, en l'abbaye de
Sainct-Mor-sur-Loyre[38] se retrahirent Cressouelle et plusieurs
aultres Anglois qui leurs forteresses avoient laissées: car moult fut
forte l'abbaye et grant garnison d'Anglois y eut.

  [38] Sainte-Maure.


   Comment messire Bertrand alla mettre le siége devant Chiset, et
     comment Clisson tenoit le siége devant la Roche-sur-Yon et
     messire Alain de Beaumont tenoit aultre part.

1372.

L'histoire raconte que après la prinse de Monstereul-Bonnin, mit siége
devant Chiset[39] messire Bertrand. Au chastel de Chiset estoit, de
par le roi d'Angleterre, un chevalier, nommé Robert Miton, à grant
garnison d'Anglois. Et en la place devant le chastel fit messire
Bertrand son siége clorre et faire palis et tranchis du costé devers
les champs. Souventes fois fit messire Bertrand assaillir; mais
asprement se deffendirent Anglois.

  [39] Chizey, ville du Poitou.

En ce contemple, estoit lieutenant en Guienne de par le roy
d'Angleterre messire Jehan d'Evreux, qui les Anglois de plusieurs
contrées et de plusieurs forteresses assembla dedans Nyort, et bien se
trouvèrent au nombre de huit cens chevaliers et escuyers. Adonc estoit
le sire de Clisson devant le chastel de La Roche-sur-Yon, où avoit mis
le siége; et en sa compaignie estoit le sire de La Vau-Guion, le
vicomte de Rohan et plusieurs aultres barons. Et bien sçavoient que à
Nyort assembloit Anglois messire Jehan d'Évreux; mais penser ne
sçavoient si c'estoit pour eulx combattre, ou le siége de Chiset
lever. Ceste chose fit sçavoir le sire de Clisson à messire Bertrand,
en lui mandant que sur sa garde se tenist: dont moult le mercia
Bertrand.

Et en ce mesme temps tenoit messire Alain de Beaumont, par l'ordonnance
de messire Bertrand, un siége devant un autre chastel dont estoit
capitaine Cressouelle, qui dedans fut. A messire Alain fit messire
Bertrand sçavoir que à Nyort se assembloient Anglois et que sur sa garde
se tenist. Adonc fit messire Alain son siége clorre de palis.

Ainsi tindrent les François trois siéges dont chascun espéroit avoir
bataille celle saison.


   Comment messire Jehan d'Évreux fit son assemblée d'Anglois devant
     Nyort.

Tant fit messire Jehan d'Évreux que dedans la ville de Nyort assembla
huit cens chevaliers et escuyers, tant d'Angleterre comme de la
Guienne; et eurent conseil que premièrement devant Chiset iroient pour
messire Bertrand combattre. Et entr'eux fut ordonné que, si victoire
avoient, tous François mettroient à mort, excepté messire Bertrand,
Morice du Parc et Geoffroy de Carmuel, qui à rançon seroient prins,
pour la grand rançon que avoir en cuidoient, et aussi pour la
vaillantise de messire Bertrand; mais Dieu leur retailla assez de leur
propos.

En la compaignie de messire Jehan d'Évreux furent le sire d'Ergences,
Jacques son frère, Jaquemon Hasquet, Jannequin Haiton, le capitaine de
Mortaing et Jaquentré, capitaine de Chivré. Et par le conseil
d'icelluy Jaquentré, firent faire Anglois tunicles de toile blanche
toutes pareille, croisées de la croix Saint-Georges, dont tous furent
vestus par-dessus leur harnois, qui grant chose fut à veoir. Et de
Nyort partirent en grant arroy, bannières desployées. Et au départir,
par grant orgueil, dit Jaquentré à son hoste: que sa chambre fist bien
parer et largement vitaille appareiller pour messire Bertrand
honnorer; car là avoit intencion de l'amener. Et tant chevauchèrent
Anglois, en leur chemin tenant droit à Chiset, que dedans un bois
arrivèrent. Là trouvèrent deux charrettes de vin, qui desparties de
Monstereul-Belay estoient menées au siége pour les cuider bailler aux
François. Pour le vin s'arrestèrent Anglois; et les tonneaux firent
dresser et d'un bout défoncer; à boire le commencèrent avec leurs
cappelines, grèves[40] et gantelets ceux qui aultres vaisseaux
n'avoient; et après ce que tout le vin eurent bu, et que eschauffée
leur fut la cervelle, désirans furent aulcuns de hastivement partir
pour au siége venir; mais contredisans en furent aulcuns chevaliers
anglois, qui conseillèrent que dedans le bois se tenissent toute la
journée, et la nuitée partissent pour l'ost des François surprendre.

  [40] Guêtres de peau.

Devant toute la chevalerie angloise messire Jehan d'Évreux parla et
dit en ceste manière: «Seigneurs, dit-il, en ceste compaignie-cy
sommes huit cens chevaliers et escuyers et deux cens archiers. Et bien
sçavons que devant Chiset ne sont point plus de cinq cens combattans.
Renommés sont Anglois en toutes contrées que en nulle saison n'ont
trahy leurs ennemis; mais aventureusement en leurs grans avantaiges,
et sans aguet ne trahison, se sont tousjours tenus. Et ceste chose
dis-je pour ce que, si par ceste voye mettons François à desconfiture,
pou de honneur y pourrions nous recouvrer, ainçois nous tourneroit à
reprouche. Et, certes, nul cuer vaillant ne doit tendre à deshonneur.»
Aux parolles de messire Jehan d'Évreux s'accordèrent tous les Anglois,
et moult l'en louèrent. Ainsi s'en partirent Anglois du bois pour
venir droit au siége de Chiset, où estoit messire Bertrand. Et devant
envoyèrent leurs coureurs pour sçavoir et adviser l'estat du siége de
Chiset: car en doubtance furent que retraits se fussent François; mais
encore ne sçavoient pas François que si près fussent Anglois. Et par
les coureurs des Anglois, sceurent plusieurs François, qui dehors du
siége estoient reculés dedans leur palis, que près d'illec estoient
Anglois. Et guières ne demoura que Anglois envoyèrent héraulx et
mandèrent la bataille à messire Bertrand présenter. Et prindrent place
les Anglois.

A celle heure se reposoit messire Bertrand en sa tente, et pour soy
conseiller manda le comte du Perche, le vicomte de Chastellerault,
messire Jehan de Vienne, admiral de France, messire Olivier de Mauny,
messire Alain de Beaumont, messire Guillaume des Bordes, messire
Geoffroy de Carmuel, messire Morice du Parc, messire Guy le Baveulx,
le vicomte d'Aunoy, messire Jehan de Montfort, le sire de Tournemine,
le sire de Hangest et plusieurs chevaliers et escuyers de France, qui
au siége estoient, auxquels messire Bertrand dit: «Seigneurs, vous
véez que cy, devant nous, sont nos ennemis qui bataille nous
présentent; et à présent est venu un chevaucheur de France, par lequel
nous a escript le roy: que pour nous combattre il a entendu que se
assemblent Anglois; mais tant hardis ne soyons de bataille leur
livrer. Si ne voyons en ceste affaire, que tout à nostre deshonneur ne
soit, si aultrement ne nous conseillez.»

Sur ces parolles pensèrent les chevaliers de France; puis à messire
Bertrand respondirent tous d'un accord: «Sire, nullement ne serez par
nous conseillé de désobéir au mandement du roy: car, si fortune vous
estoit contraire, de lui n'auriez jamais secours. Bien sçavons que
pour vostre siége garder et les Anglois tenir à grant destresse, vous
estes fort en bataille de gens. Et aussi, si dedans vostre siége, qui
est clos de palis et de tranchis, Anglois vous viennent assaillir,
fort estes pour les recevoir, et plus pourriez sur eulx gaigner que
ils ne feroient sur vous: pour quoy nous semble que honneur avez assez
en ces choses faisant, sans issir en bataille.»

Doulent fut messire Bertrand, quand les parolles de la chevalerie
entendit: car désirant estoit d'Anglois combattre. Après ce que
longuement eut pensé en ceste chose, la chevalerie fit retourner, et à
eulx parla en ceste manière: «Seigneurs, tout temps ay ouï maintenir
que le roy Charles de France est le droit hoir de la couronne, et que
de luy n'est nul plus vrai catholique en Dieu. Vrai est que, quand de
lui partis dernièrement, en prenant de lui congié pour venir en ces
parties, par son serment me jura, que loyaulment estoit informé que à
lui appartenoit la duchié de Guienne, et que plus seur me tenisse, se
Anglois trouvois, pour contre eulx sa droicture garder. Vous sçavez,
seigneurs, que pour les droits du roy de France garder, je qui son
connestable suis, combien que pou vaille, suis venu en ces contrées.
Et en ma compaignie cuyde avoir amené chevalerie de aussi grant
prouesse comme recouvrer l'on en pourroit en nulle contrée. Et bien
l'avez-vous monstré jusques cy; et oultre cuydé-je avoir près
d'autel[41] nombre de gens comme Anglois sont: pourquoy, à reprouche
et deshonneur me pourroit estre tourné, si bataille reffusois; et me
veuillez sur ce respondre et dire vos advis.»

  [41] Égal.

Appertement respondirent les chevaliers à messire Bertrand: «Sire,
bien sçavons que du roy n'est nul meilleur chrestien. Et si de droit
ne fust hoir de la couronne, à lui ne fussions point obéissans; et
sçavons bien aussi que de droit à lui appartient Guienne. Et bien près
d'autel nombre avez de gens comme sont Anglois, et tous avez gens de
cognoissance, qui nullement ne vous fauldroient. Et bien voulons que
vous sachiez que cy n'a nul qui grant desir n'ait d'Anglois combattre;
mais la malveillance du roy, qui la bataille nous deffend, nous fait
ces choses vous desconseiller; et toutes voies par vous nous voulons
gouverner et faire ce qui au cueur vous encherra; car toujours nous
sommes bien trouvés de tout ce que empris avez. Et bien nous semble
que moins fussions la moitié, que soubs vostre conduite ne povons
périller.»

Moult fut joyeux messire Bertrand quand ces parolles entendit, et
débonnairement les mercia; puis dit: «Seigneurs, procureur suis du roy
Charles, mon souverain seigneur, pour ses droits desbattre; et vous
jure ma foy, qu'en la duchié de Guienne est sa droicture: pour quoy
mon devoir ne ferois pas, si son droit ne desbattois. Et puisque je
sçay ces choses vrayes, veu qu'il est si vray catholique, Dieu, en qui
j'ay ma fiance de ses droits garder, nous sera en aide, et s'il vous
plaist, Anglois combattrons.» A ce s'accorda toute la chevalerie, et
ainsi aux Anglois mandèrent bataille.


   Comment Bertrand ordonna ses batailles à Chiset contre les
     Anglois.

Dedans le palis devant Chiset ordonna messire Bertrand ses batailles;
et au dehors furent Anglois en la plaine, en ordonnance de bataille
livrer. Et en attendant François, estoient Anglois assis à terre au
front devant. Après ce que messire Bertrand eut ses batailles
ordonnées, mit en sa garnison, pour le siége garder, messire Jehan de
Beaumont atout quatre-vings hommes d'armes, qui dedans les tentes et
pavillons du siége se tindrent couvertement pour Anglois surprendre,
si du chastel issoient. Et pour la bataille faire, fit messire
Bertrand le palis dont son siége estoit clos, abattre. Et en
ordonnance partirent François de leur siége pour assembler aux
Anglois. Et tous serrés, lances abaissées, allèrent tant François que
aux archiers des Anglois abaissèrent leurs lances. Et pou dura le
trait. Après ce que le trait fut failli, assembla la bataille des
François contre Anglois, et de lances poussèrent les uns contre les
aultres. A celle bataille reculèrent Anglois les François par force de
lances; et adoncques laissèrent Anglois leurs lances cheoir, et aux
haches se prindrent pour les lances des François briser. Bien aperceut
messire Bertrand que Anglois avoient leurs lances laissé cheoir; et
lors, en François reconfortant, s'escria que chascun tinst roide sa
lance; et le pousser fit renforcier de telle vertu que Anglois
prindrent à reculer.

Quand ceulx du chastel aperceurent que aux Anglois estoient François
assemblés, le pont du chastel firent abaisser et en armes issirent;
mais par messire Jehan de Beaumont furent desconfits et le capitaine
prins: dont briefvement sceurent François nouvelles, qui en bataille
estoient; et moult en creut leur hardement.

En combattant, des lances reboutèrent François très grandement
Anglois. Et sur les esles de la première bataille avoit mis messire
Bertrand très grant nombre de gens d'armes et d'arbalestriers qui de
haches et de trait assemblèrent contre Anglois, tellement que enclos
furent de toutes parts, et en pou d'heures tourna sur Anglois la
desconfiture. Là fut prins messire Jehan d'Evreux par messire Pierre
de Negron. Et y mourut environ six cens Anglois; ni de toute la
bataille ne furent retenus que cinq prisonniers Anglois en vie.

Et après la desconfiture retourna messire Bertrand au siége. Et celle
journée lui fut le chastel rendu; et bien fut frustré de son intencion
Jaquentré, capitaine de Chivré, l'Anglois, qui sur la place demoura
mort, qui à son hoste, au départir de Nyort, avoit chargié faire grant
appareil pour messire Bertrand festoyer, lequel cuidoit desjà avoir
sur lui la victoire. Et bien est vrai ce qu'on dit en proverbe: «Assez
deschiet de ce que fol pense;» et: «L'homme propose et Dieu
dispose...»


   Comment messire Bertrand entra dedans la ville de Nyort, et
     cuidoient ceux de la ville que ce fussent les Anglois.

Tantost que le chastel fut rendu à messire Bertrand, il fit tous les
vestemens des Anglois prendre et les chevaux sur quoy montés estoient,
qui en bataille furent gaignés, et dessus fit monter François, et
hastivement les fit partir de Chiset pour venir devant Nyort. Quand
ceulx de Nyort aperceurent François habillés des robbes et chevaux que
Anglois avoient, cuidèrent que ce fussent Anglois, et appertement
abaissèrent leur pont. Et dedans Nyort entrèrent François hastivement;
et quand dedans furent, commencèrent à crier: «Guesclin!» Et furent
prins tous ceulx qui dedans estoient, et moult y gaignèrent de belles
richesses. Et fit messire Bertrand la ville et le chasteau garnir. Et
d'illec s'en alla devant le chastel de Sivray, et tantost le conquist
et y tint garnison. Au partir de Sivray, chevaucha messire Bertrand
devant Gençay, que tantost il print d'assault et le chasteau garnit.
Après la prinse de Gençay, chevaucha Bertrand devant Luzignan, où
ville a bien séant et le plus fort chastel de Poitou; mais guières ne
séjourna que la ville et le chastel conquist. Pour la comté et
seneschaucié de Poitou garder, ordonna messire Bertrand messire Alain
de Beaumont, chevalier de renom; et du pays se partit messire Bertrand
pour aller à Pont-Orson, lui et sa chevalerie, où le duc de Bretaigne
cuidoit trouver, qui à certain jour avoit promis d'y estre, et par
l'accord de ses barons, avoit promis venir en l'obéissance du roy de
France: dont il n'en fit rien, ainçois s'en alla par mer en
Angleterre, où il fit pou de ce qu'il cuidoit, et depuis en bien povre
estat conversa longuement en la comté de Flandres.

Quand dedans Pont-Orson se trouva messire Bertrand, et les barons de
Bretaigne qui pour le duc mener devers le roy estoient-là venus, et la
faulte du duc aperceurent, en eulx n'eut que courroucier. Si eurent
conseil ensemble que, puisque le duc failloit au roy de convenant, les
villes et les chasteaux de la duchié de Bretaigne mettroient en
l'obéissance du roy. Dont s'en entra messire Bertrand en Bretaigne, et
de par le roy Charles de France, chalengea villes et chasteaux, dont
la plus grande partie lui fut rendue.

Mais atant se tait l'histoire des faits de la duchié de Bretaigne, et
retourne aux faits de messire Bertrand, qui de Bretaigne partit pour
venir devers le roi Charles de France.

En ceste partie dit l'histoire que après ce que messire Bertrand eut
en Bretaigne receu les féaultés des barons et la saisine de plusieurs
villes et chasteaux, qui au roy se rendirent, s'en retourna à Paris,
pour le roy veoir qui par ses lettres l'avoit mandé. Avec le roy
estoit adoncques le duc d'Anjou, frère du roy. Et quand messire
Bertrand fut arrivé, ne demande nul la chière et l'honneur qui de par
le roy lui fut faicte, et aussi par les ducs et princes et par le
peuple de Paris: car si Dieu fust descendu en terre, à peine en
eust-on pu plus faire.


   Comment le roy Charles envoya messire Bertrand avec le duc
     d'Anjou en Perregourt.

1373.

Par le gré du roy Charles de France, fit en ce temps le duc d'Anjou
une armée pour aller en Perregourt contre Anglois, qui la comté et le
pays de Limosin guerréoyent. En la compaignie du duc envoya le roy
messire Bertrand, Yvain de Gales, Hue de Villiers, le mareschal de
Sancerre, Thibault du Pont, escuyer de renom, et aultre grant
chevalerie de France, qui tant allèrent par plusieurs journées que,
près d'un chastel appelé la Bernardières, qui sur la marche de Limosin
et de Perregourt est séant, arrivèrent. Là estoient grant nombre
d'Anglois qui tantost sceurent la venue du duc d'Anjou et de messire
Bertrand, et boutèrent le feu dedans la forteresse et leurs
prisonniers ardirent, puis s'en partirent à grant haste. Illec
arrivèrent briefvement François qui la destruction aperceurent. Et là
fut un prestre trouvé qui ars estoit; et en sa main tenoit encore un
calice d'argent: dont grant pitié en print à la chevalerie de France,
qui leur chemin prindrent droit à Condat.

Et à un samedi fit messire Bertrand commencer l'assault fier et
merveilleux, mais par force de mal temps cessa l'assault. Dessus eulx
descendit si grief oraige que bien perdirent cent chevaliers et
escuyers; mais lendemain fit messire Bertrand recommencer l'assault de
telle puissance, que souffrir ne peurent Anglois l'estour[42], ains se
rendirent au duc, leurs vies saulves. Et de là se partirent Anglois.
Et le chastel de Condat fit le duc garnir. Après la prinse de Condat
se partit le duc atout ses osts, et devant Bergerac alla mettre le
siége. La ville et le chastel fit messire Bertrand assaillir de toutes
parts, et asprement se deffendirent Anglois; mais en la fin se
rendirent au duc, qui dedans entra, et la ville et le chastel garnit.

  [42] Le combat, l'attaque.

Au partir de Bergerac, chevauchèrent le duc et messire Bertrand devant
Esmettoy, qui tost leur fut rendu, et d'illec allèrent devant
Sainte-Foix, qui semblablement se rendit.


   Comment messire Perducas d'Albret fut prins des François.

En ce temps fut prins messire Perducas d'Albret, qui François avoit
tout son vivant grevés, et moult le héoit le duc d'Anjou. Quand le duc
en seut la prinse, tant traita que amené lui fut en ses prisons, et
enferrer le fit. Et avant que de ses prisons peust partir, par rançon
rendit au duc vingt-sept chasteaulx qui en son obéissance estoient; et
à la prière du sire d'Albret, qui son parent estoit, le mit le duc à
finance. Au sire d'Albret estoit le duc tenu en grande somme de
deniers, à cause de pension qu'il prenoit sur lui, et bien montoit la
somme de cent cinquante mille francs. A icelle finance mit le duc
messire Perducas, et au sire d'Albret la bailla en payement; mais
avant son partement paya comptant, pour chascun jour qu'il avoit
prison tenue, cinquante francs pour sa despence, avec les gaiges de
ses gardes.

En ce mesme temps estoit prins le sire de Devois, qui François promit
estre. Et pour ce le duc lui quitta sa rançon; mais guières ne demoura
qu'il se rendit Anglois; et tourné luy fut à grant reproche.

Depuis la prinse de Sainte-Foix, chevauchèrent le duc d'Anjou et le
connestable de France devant Chastillon, qui tantost leur fut rendu,
et le chastel fit le duc garnir. De Chastillon partirent; et tant
chevauchèrent que devant Saint-Maquaire vindrent et siége y tindrent.

Là vindrent au secours du duc le sire de Coussy et le sire de
Parthenay, à très grands gens. Là furent apportées au duc les clefs de
plusieurs villes et chasteaux, qui au roy se rendirent. Et par accord
se rendirent ceulx de Saint-Maquaire; puis donna le duc congié à tous
ses osts, et en Touraine retourna. Et messire Bertrand s'en alla à
Paris devers le roy, qui grant joye eut de sa venue; et moult le
honnoura et fit honnourer par tous ceulx de son sang.........


   Comment messire Bertrand se partit à grant armée et entra en la
     duchié de Guienne et mit le siége à Randon.

1380.

Longuement ne séjourna messire Bertrand à Paris; mais par l'accord du
roy de France assembla très grande armée et dedans la duchié de
Guienne entra. Et tant chevaucha en conquérant villes et chasteaux,
que devant Chastel-neuf de Randon arriva. Là furent Anglois qui le
chastel gardèrent, et grandement garnis furent de vivres et
d'artillerie. Fort fut le chastel et bien séant. Et assiéger le fit
messire Bertrand; et assault y livra par plusieurs fois, mais pou y
exploicta. Illec jura messire Bertrand le siége. Et tant tint Anglois
à l'estroit, que de nulle part n'avoient de secours de vivres. Pour
ce, requirent Anglois un jour de trefves, et par devers messire
Bertrand envoyèrent leur capitaine, qui traita: que à un certain jour
rendroient le chastel, si du roy anglois n'avoient de gens d'armes
secours; et de ce baillèrent ostages à messire Bertrand: dont trefves
leur furent données, jusques au jour que le chastel devoient rendre.


   Comment messire Bertrand accoucha[43] au lit de mort, et comment
     il mourut, et avant il manda le mareschal et la chevalerie en sa
     tente, et comment il reçut tous ses sacremens comme bon
     chrestien.

  [43] Se coucha.

Durant les trefves prinses par les Anglois du Chastel-neuf de Randon,
messire Bertrand du Guesclin, connestable de France, qui siége y
tenoit, accoucha au lit de la mort. Et quand de mort se vit si
appressé, dévotement receut ses sacremens; et par devant lui fit venir
le mareschal Loys de Sancerre, qu'il tint moult cher, messire Olivier
de Mauny et la chevalerie de son siége, auxquels il dit:

«Seigneurs, de vostre compaignie me fera briefvement départir la mort,
qui est à tous commune. Par vos vaillances, et non par moy, m'a tenu
fortune en haulte honneur, en toute France, en mon vivant, et à vous
en est deu l'honneur, et non à moi, qui mon âme à vous recommande.
Certes, seigneurs, bien avois intencion de briefvement par vos
vaillances affiner les guerres de France, et au roy Charles rendre
tout son royaulme en obéissance; mais compaignie à vous ne puis plus
tenir doresnavant. Et non-pourtant je requiers Dieu, mon créateur, que
loyal couraige vous doint toujours envers le roy, qui par vous, sire
mareschal, et par les vaillances de vous et de toute la chevalerie,
qui tant loyaulment et vaillamment se sont toujours portés envers luy,
affinera ses guerres. Mais, sire mareschal, et vous aultres seigneurs
qui cy estes, d'une chose vous vueil requerre, dont ma vie finirois en
grand repos, si faire se povoit. Et vous diray quelle. Vous sçavez,
seigneurs, que envers moy ont prins Anglois journée de leur chastel
rendre, si du roy anglois ne sont secourus. Au jour d'huy est la
journée; dont en mon cueur je désire moult que avant ma mort Anglois
rendissent le chastel.»

Des parolles de messire Bertrand eurent toute la chevalerie si grand
pitié que nul ne le sçauroit dire. L'un regardoit l'autre en plourant,
en faisant le non pareil dueil que l'on vist oncques; et disoient:
«Hélas! or perdons nous nostre bon père et capitaine, nostre bon
pasteur qui tant doulcement nous nourrissoit et seurement nous
conduisoit; et si bien et honneur avons, c'est par luy. O honneur et
chevalerie, tant perdras quand cestuy deffinera!»

Et plusieurs aultres regrets faisoient ceulx de l'ost, tellement que
ceulx du chastel aucunement l'aperceurent; mais pourquoy c'estoit, ne
sçavoient rien. Ainsi passa la journée, ni du roi anglois n'eurent
aulcun secours ceulx du chastel. Et le lendemain matin, vint le
mareschal Loys de Sancerre devant le chastel, et le capitaine du
chastel manda, lequel tantost vint à luy; et moult doulcement lui dit
le mareschal Loys de Sancerre: «Capitaine et amis et frères, de par
monseigneur le connestable, vous viens requerir les clefs du chastel
rendre et vos hostaiges acquitter, selon vos promesses.» Courtoisement
respondit le capitaine: «Sire, vray est que à messire Bertrand avons
convenances, lesquelles nous tiendrons quand nous le verrons, et non à
aultre.--Amis, dit le mareschal Loys, si de par luy ne venisse, je ne
le vous disse point.--Certes, sire, je vous tiens à bien croyant
message; et aux compaignons de la garnison me conseilleray sur vos
parolles, puis vous en feray response après disner, s'il vous plaist.»

A ce s'accorda le mareschal Loys de Sancerre, qui devers messire
Bertrand alla, et ce qu'il trouva en Anglois lui raconta.

Adonc approchoit messire Bertrand de sa fin, et bien le congneut. Pour
ce, manda la chevalerie, et devant lui fit venir l'espée royale;
laquelle lui fut apportée. Et en sa main la print; et puis dit, par
devant tous, ces parolles: «Seigneurs, entre qui j'ay eu les honneurs
des mondaines vaillances, dont peu suis digne, payer me fauldra
briefvement le truaige[44] de mort, qui nul n'espargne. Envers Dieu
premièrement vous prie que me vueillez recommander. Et vous, sire Loys
de Sancerre, qui de France estes mareschal, et qui plus grand honneur
avez bien desservie, à vous recommandé-je ma femme[45], et mon
parenté. Au roy Charles de France, mon souverain seigneur aussi, me
recommanderez, et cette espée, soubs qui est le gouvernement de
France, de par moy lui rendrez: car en main de plus loyal ni meilleur
que vous ne la puis mettre en garde.»

  [44] Tribut.

  [45] Jeanne de Laval Tinténiac, sa seconde femme, qu'il épousa en
  janvier 1374, et dont il n'eut point de postérité.

Et en ces paroles fit sur soy le signe de la croix. Et ainsi trespassa
de ce siècle messire Bertrand du Guesclin[46], qui pour le renom de
ses vaillances fut mis au nombre et comme dixiesme preux. Et pour sa
mort démenèrent grand dueil la chevalerie de France et d'Angleterre;
car, jà-soit ce que aux Anglois fust contraire, si l'aimoient-ils
fort, pour sa loyaulté et droicture, et pour ce que amiablement et
sans dure prison et rançons les traitoit et gouvernoit, quand il les
prenoit.

  [46] Le 13 juillet 1380.


   Comment le capitaine de Chastel-neuf de Randon rendit le chastel
     à messire Bertrand après qu'il fut mort.

Au trespassement de messire Bertrand fut levé grant cri en l'ost des
François, dont les Anglois du chastel refusèrent le chastel rendre.
Adoncques fit le mareschal Loys[47] admener les ostaiges sur les
fossés pour les testes leur faire trancher; mais appertement
abaissèrent leur pont. Et au mareschal vint le capitaine les clefs
offrir, lequel les refusa et lui dist: «Amis, à messire Bertrand aviez
vos convenances et à lui les rendrez.--Dieux! sire, dit le capitaine,
bien savez que mort est messire Bertrand, qui tant valloit; et comment
seroit-ce que à luy ce chastel et nous rendissions. Certes, sire
mareschal, bien querez du tout nostre deshonneur, qui à un chevalier
mort nous voulez faire rendre et nostre chasteau.--De ce n'estuet[48]
parler, dit le mareschal Loys; mais faictes le tost: car, si plus
avant en tenez parolles, allez en vostre chastel faire le service de
vos ostaiges: car brief finera leur vie.»

  [47] Louis de Sancerre.

  [48] Il ne convient pas.


   Comment le capitaine et les Anglois du Chastel-neuf de Randon
     sortirent tous du chastel et allèrent porter les clefs sur le
     cercueil de messire Bertrand.

Bien aperceurent Anglois que autrement ne povoit estre. Adoncques
issirent tous du chastel, leur capitaine devant eulx; et au mareschal
Loys vindrent, qui en l'ostel où repairoit le corps de messire
Bertrand les mena, et les clefs leur fist rendre et mettre sur le
cercueil de messire Bertrand, tout en plourant.

Et saichent tous que là n'y eut chevalier ni escuyer François ni
Anglois qui grant dueil ne démenassent.

En ceste manière rendit l'âme messire Bertrand du Guesclin, qui tant
valut. Et dedans le Chastel-neuf de Randon mist le mareschal Loys
garnison de gens d'armes et arbalestriers; puis s'en partit à grant
chevalerie; et le corps de messire Bertrand fit embasmer et charger
pour porter à Guingant en Bretaigne enterrer.

Pour le corps conduire furent messire Olivier de Mauny, messire Alain
de Beaumont et aultres chevaliers de nom, qui tant allèrent par
plusieurs journées qu'ils arrivèrent au Mans. Et en passant par toutes
les cités de France, issoient les bourgeois et gens d'église des cités
à procession au devant du corps, grant dueil faisant; et dedans les
églises cathédrales faisoient le corps porter. Et en chascune cité eut
son service fait. Puis le convoyoient à torches, au départir, plus
d'une lieue. Mais quand du trespassement de messire Bertrand sceut le
roy Charles nouvelles, ne demande nul le grant dueil que il en
faisoit.


   Comment le roy Charles de France manda le corps de messire
     Bertrand estre amené à Saint-Denis en France.

Pour la grant amour et affection que avoit le roy Charles de France
envers messire Bertrand, escripvit hastivement à messire Olivier de
Mauny et à la chevalerie qui le corps menoient à Guingant, que le
corps amenassent à Saint-Denis en France et que là vouloit qu'il fust
enterré. Adoncques se mistrent en chemin pour le corps admener, et à
Chartres vindrent. Dehors Chartres issirent les colléges et les
bourgeois, en procession, à grant nombre de torches, pour le corps
recevoir, et là eut moult grant deuil démené. Puis le portèrent dedans
le chœur de la maistre église; et là lui fut fait le service
solemnel; puis reprindrent les chevaliers le corps, et leur chemin
prindrent droit à Paris. Mais tant fut le peuple de Paris esmeu de
dueil pour sa mort, que le roy Charles manda aux chevaliers qui le
corps apportoient, que dehors Paris le menassent à Saint-Denis. Et
ainsi le firent; et son corps fit le roi Charles enterrer au pied de
sa sépulture. Dont moult fut le roy loué de ses chevaliers.

Et de vie à trespassement alla le bon roy Charles, qui tant fut sage,
au mois de septembre ensuivant après son bon connestable, en l'an mil
trois cent quatre-vings ans de la Résurrection Notre-Seigneur
Jesus-Christ, qui les âmes d'eulx vueille recevoir en sa benoiste
gloire. Amen. Amen. Amen. Amen. Amen. Amen.



LA FILLEULE DE DU GUESCLIN.

_Chant breton._

1364.

   «Bertrand du Guesclin, ou Gwezklen, selon l'orthographe bretonne,
   a laissé dans les traditions populaires de la Bretagne un nom
   presque aussi célèbre que dans l'histoire. Le peuple du pays de
   Tréguier, au milieu duquel il habita et qui suivait son parti en
   masse, a conservé le souvenir de ses exploits chevaleresques, et
   chante encore de vieux chants où on le montre détruisant l'un
   après l'autre les châteaux anglais perchés, comme des nids de
   vautours, sur nos rochers et nos montagnes.» (_De la
   Villemarqué_.)

    _Chants populaires de la Bretagne_, recueillis et traduits
    par M. de la Villemarqué.


I.

Le soleil paraît, le jour luit, la rosée brille sur les épines
blanches de la haie;

De la haie élevée du grand château de Trogoff, où les Anglais règnent
encore;

La rosée brille sur les fleurs de l'épinaie; à cette vue le soleil se
voile le front;

Car, en vérité, ce n'est pas la rosée du ciel; c'est une rosée de
sang;

De sang pur qu'a versé Rogerson, le plus méchant fils d'Anglais qu'il
y ait dans la vallée.


II.

Marguerite, ma belle enfant, vous êtes alerte, vous êtes vive;

Vous vous leverez demain de grand matin, pour aller porter du lait aux
laboureurs qui travaillent à l'écobue.

--Ma bonne petite mère, si vous m'aimez, ne m'envoyez pas à l'écobue,

A l'écobue ne m'envoyez pas; vous ferez jaser les méchants.

Envoyez-y ma sœur aînée, ou ma petite sœur Franséza;

Bonne petite mère, je vous en prie; Rogerson me guette.

--Vous guettera qui voudra; vous êtes priée: vous irez;

Vous vous leverez avant le jour; le seigneur sera encore au lit.


III.

Marguerite disait à son père et à sa mère, le lendemain matin,

En prenant son pot au lait, Marguerite disait:

Adieu mère, adieu père; mes yeux ne vous verront plus:

Adieu, ma sœur aînée; adieu, ma petite sœur Franséza.

Or, comme la bonne petite fille allait au champ, le long du bois,

Proprette, légère, pieds nus, son pot au lait sur la tête;

Rogerson, du haut de la tour du château, la vit venir de loin:

Éveille-toi, mon page, et lève-toi vite, que nous allions chasser un
lièvre,

Chasser un levraut blanc, qui porte un pot au lait sur sa tête.


IV.

Quand la jeune fille passa le long des douves[49], le seigneur était à
l'attendre,

A l'attendre auprès du pont-levis; si bien qu'elle tressaillit
d'épouvante,

D'épouvante en l'apercevant, et renversa son pot au lait.

Voyant cela, la pauvre fille se mit à pleurer amèrement.

--Taisez vous, ma sœur, ne pleurez pas, on vous donnera un autre pot
au lait;

Approchez, et allons déjeûner, tandis qu'on le préparera.

--Beau seigneur, je vous remercie; j'ai déjeûné, bien déjeûné.

--Alors venez au jardin, venez cueillir de belles fleurs,

Venez cueillir une guirlande pour orner votre pot au lait.

Je ne porte point de fleurs, je suis en deuil cette année.

--Alors venez aux vergers, venez manger des fraises rouges comme une
braise.

--Je n'irai point manger des fraises; sous les feuilles il y a des
couleuvres.

J'entends l'appel des laboureurs de l'écobue; ils disent que je suis
paresseuse.

Ils demandent où je suis restée avec mon pot de lait caillé.

--Vous allez sortir à l'instant; quand votre pot au lait sera prêt;

On s'en occupe, Marguerite; venez voir à la laiterie.

En franchissant le seuil du château, la jeune fille tressaillit;

La pauvre petite devint blanche comme la neige, quand la porte se
ferma derrière elle.

--Ma mignonne, n'ayez pas peur, je ne vous ferai aucun outrage.

--Si vous ne songez pas à m'outrager, pourquoi changez-vous de
couleur?

--Si je change de couleur, c'est que l'air du matin est vif.

--Ce n'est point, seigneur, l'air vif du matin, c'est le mauvais
vouloir qui vous fait pâlir.

--Taisez-vous, petite sotte! venez au fruitier choisir un fruit.

Quand ils furent dans le fruitier, elle prit une pomme rouge:

--Seigneur Rogerson, donnez-moi, s'il vous plaît, un couteau;

Donnez-moi un couteau pour peler ma pomme.

--Si vous désirez un couteau, allez à la cuisine, et vous en trouverez
un;

Il y en a un sur la table de chêne; il a été aiguisé ce matin.

La petite Marguerite dit au vieux cuisinier, en entrant:

Cher cuisinier, je vous en supplie, délivrez-moi! faites-moi sortir!

--Hélas! ma fille, je ne le puis; le pont du château est levé.

--Si l'homme à la tête frisée comme un lion savait que je suis captive
de Rogerson;

Si mon bon parrain savait cela, il ferait couler du sang.

  [49] _Douve_, fossé du château.


V.

Cependant Rogerson demandait à son page, à quelque temps de là:

Où donc reste Marguerite, qu'elle ne revient pas ici?

--Elle était dans la cuisine, il n'y a qu'un moment, en sa petite main
blanche un couteau;

Et elle parlait ainsi: «Que ferai-je, Jésus, mon Dieu?

«Mon Dieu, dites-moi, me tuerai-je ou ne me tuerai-je pas?

«Oui, à cause de vous, Vierge Marie, je mourrai vierge, sans tache.»

Maintenant elle est couchée sur la face, dans une mare de sang;

Le grand couteau dans le cœur, appelant son parrain:

--Le seigneur Guesclin, mon parrain; celui-là me vengera!

--Mon bon petit page, ne dis pas mot; viens me la couper par morceaux
dans un panier,

Et j'irai la jeter dans la rivière, demain quand chantera l'alouette.

Or, en revenant de la rivière, il rencontra le parrain de la jeune
fille,

Il rencontra le seigneur Guesclin, la face verte comme l'oseille.

--Rogerson, dites-moi, d'où venez-vous avec ce panier?

--Je reviens de la rivière, de noyer quelques petits chats.

--Il n'est pas celui de chats noyés, le sang qui coule de votre
panier!

Seigneur anglais, répondez-moi, n'avez vous pas vu Marguerite?

--Je n'ai pas vu Marguerite depuis le pardon du Guéoded.

--Tu mens, traître, car tu l'as tuée hier soir!

Tu déshonores la noblesse autant que la chevalerie!--

Rogerson, à ces mots, tira son épée:

--Tu vas voir, je pense, à l'instant si je déshonore la noblesse;

Tu vas voir à l'instant, vassal, si je suis indigne du nom de
chevalier.

Or sus! or sus! pas de quartier!

En garde! si tu as du loisir!

--J'ai eu du loisir, et j'en ai pour jouer au jeu des combats avec des
hommes de cœur;

J'ai joué à ce jeu et j'y jouerai, mais je n'y joue pas avec des
assassins de filles;

En quelque endroit que j'en rencontre, je les assomme tous comme des
chiens.

En achevant ces mots, il éleva sa grande épée;

Et il en frappa un coup sur la tête de l'Anglais, et il le fendit en
deux.


VI.

Rogerson a été tué: le château de Trogoff est détruit. Elle est
détruite la forteresse de l'oppresseur; bonne leçon pour les Anglais!

Pour les Anglais, bonne leçon! bonne nouvelle pour les Bretons!



FAITS ET BONNES MOEURS DU SAGE ROI CHARLES V,

Par CHRISTINE DE PISAN[50].

   Comme le roi Charles establit l'estat, de son vivant, en belle
     ordonnance.


Comme il est de bonne coustume ancienne et comme redevable les rois
estre conseillés par les prélats du royaume (pour laquelle chose bon
seroit aux esliseurs[51] avoir singulier regard aux éleccions
d'iceulx, et par jugement véritable après l'informacion de leur
science et preudomie, en déboutant les non dignes, asseoir les
promocions, non mie par faveur volontaire), le sage roi, pour l'estat
des revenus de son royaume bien saintement et sagement distribuer,
tira à son conseil tous les sages prélats et de plus sain jugement,
avec la preudomie de bien et saintement vivre.

  [50] Christine de Pisan, née à Venise, vers 1363, mourut vers
  1431. Elle était fille de Thomas de Pisan, Vénitien, astrologue
  de Charles V. Son mari, Étienne du Castel, fut notaire et
  secrétaire de ce roi. Elle composa _Le livre des faits et bonnes
  mœurs du sage roi Charles_, dont nous donnons un extrait, à la
  prière de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et l'acheva en 1404.
  Cet ouvrage est très-curieux par les détails qu'il renferme, mais
  il est écrit dans ce style lourd qui caractérise la plupart des
  œuvres des XIVe et XVe siècles.

  [51] Les évêques étaient alors élus par les chapitres et les
  principaux habitants du diocèse.

_Item_ encore celui roi sage, désireux qu'en son royaume justice et
équité fust bien gardée, en rendant à chacun son droit, fit eslire en
sa court de parlement les plus notables juristes en quantité
suffisante, et iceulx institua et establit du collége de son noble
conseil; autres si notables preudes hommes fit maistres des requestes
de son hostel, et à tous autres offices où conseil appartient pourvéit
de gens propices et convenables: par si que tous ses faits puissent
estre menés selon l'ordre de droiture et règle de justice.

_Item_ et lui, comme circonspect en toutes choses, pour l'aornement de
sa conscience, maistres en théologie et divinité de tous ordres
d'église luy plut souvent oïr en ses collacions[52], leurs sermons
écouter, avoir entour soi, lesquels il moult honoroit et grandement
méritoit, père espirituel, personne sage, juste et de salutable
enseignement, lequel avoit en grand révérence.

  [52] Conférences.

_Item_, pour la conservacion de la santé de son corps furent requis
médecins les plus experts, maistres renommés et gradués ès sciences
médicinables.

_Item_, et selon la manière des nobles anciens empereurs, pour le
fondement de vertu en soi enraciner, fit en tous pays querir et
chercher et appeler à soi clercs solemnels, philosophes fondés ès
sciences mathématiques et spéculatives; de laquelle chose expérience
me apprend la vérité: car comme renommée lors tesmoignoit par toute
chrestienté la suffisance de mon père naturel ès sciences
spéculatives, comme suppellatif astrologien, jusques en Italie, en la
cité de Boulongne la grasse, par ses messages l'envoya querir; par
lequel commandement et volonté fut puis ma mère, avec ses enfans et
moi sa fille, translatés en ce royaume, si comme encor est sceu par
maints vivans.

Et ainsi généralement, par la noblesse de son courage qui le tiroit au
bien de vertu, tous les hommes preux, vaillans, sapiens et bons
vouloit avoir de sa partie tant comme il put, et user de leur
conseils; et par estre mené et gouverné en tous ses faits par les
susdits suppellatifs, comme il sera cy-après déclaré, s'en ensuivit
vrai le proverbe qui dit: «Qui bon conseil croit et quiert[53],
honneur et chevance acquiert.»

  [53] Cherche.


   Ci dit exemples de princes vertueux et de vie bien ordonnée,
     ramenant, à propos du roi Charles, comment en toutes choses étoit
     bien réglé.

Pour ce que ramentevoir le bel ordre des bons et bien renommés
trespassés peut et doit estre exemple d'ensuivre leurs mœurs, et en
parlant de nostre roi bien ordonné, chiet à propos et me vient au
devant ramentevoir ceulx qui les temps passés bien se sont gouvernés,
si comme il est escrit du vaillant roi d'Angleterre Ecfrèdes, homme de
science et vertueux, lequel translata de latin en sa langue Orose, le
Pastural saint Grégoire, les Chroniques de Béde, Boëce de Consolacion.
Icellui avoit en sa chapelle une chandoille ardant qui estoit divisée
en vingt-quatre parties: les huit parties il mettoit en oraisons dire
et à l'estude, les autres huit en recréacion pour sa personne; et il y
avoit gens députés qui lui venoient dire jusques où la chandoille
estoit arse, et à ce avisoit quelle chose il devoit faire; et par
ceste prudente mesure trouver, est à presumer qu'encore n'estoient
horloges communs. Ce roi divisa ses rentes en deux parties: l'une il
divisa en trois parties; l'une estoit pour les serviteurs de sa
court, l'autre à ses œuvres, car il fit faire maints beaulx édifices;
et la tierce il mettoit en trésor. L'autre partie il divisa en quatre
parties: l'une estoit pour les povres, l'autre aux églises, l'autre
pour les povres escoliers, et la quarte pour les prisonniers
d'outre-mer.

A propos je treuve pareille pollicie ou semblable ordre en nostre sage
roi Charles, dont me semble expédient réciter la belle manière de
vivre mesuréement en toutes choses, comme exemple à tous successeurs
d'empires, royaumes et haultes seigneuries en règle de vie ordonnée.

L'heure de son descouchier[54] à matin estoit règléement comme de six
à sept heures; et vraiment qui voudroit user en cest endroit de la
manière de parler des poëtes, pourroit dire que, ainsi comme la déesse
Aurora, par son esjoïssement à son lever, rend resjoïs les cueurs des
voyans, se pourroit dire sans mentir semblablement de nostre roi
rendant joie, à son lever, à ses chambellans et autres serviteurs
députés pour son corps à icelle heure, lequel, de règle commune,
quelque cause qu'il eust au contraire, estoit lors de joyeux visage;
car après le signe de la croix, et, comme très-dévot, rendant ses
premières paroles à Dieu en aucunes oraisons, avec sesdits serviteurs
par bonne familiarité se truffoit[55] de paroles joyeuses et
honnestes, par si que sa douceur et clémence donnoit hardement[56] et
audience, mesme aux moindres, de hardiment deviser à lui de leurs
truffes et esbattemens, quelque simples qu'ils fussent, se jouoit de
leur dits, et raison leur tenoit.

  [54] Lever.

  [55] Divertissait.

  [56] Hardiesse.

Après, lui peigné, vestu et ordonné selon les jours, on lui apportoit
son bréviaire; le chapelain, personne notable qui lui aidoit à dire
ses heures chacun jour canoniaux, selon l'ordinaire du temps; environ
huit heures de jour, alloit à sa messe, laquelle estoit célébrée
glorieusement chacun jour à chant mélodieux et solemnel; retrait en
son oratoire, en cel espace, estoient continuellement basses messes
devant lui chantées.

A l'issue de sa chapelle, toutes manières de gens, riches ou povres,
dames ou damoiselles, femmes vefves ou autres, qui eussent affaire,
povoient là bailler leurs requestes; et lui, très-débonnaire,
s'arrestoit à oïr leurs supplicacions, desquelles passoit
charitablement les raisonnables et piteuses; les plus doubteuses
commettoit[57] à aucun maistre de ses requestes.

  [57] Remettait.

Après ce, aux jours députés à ce, alloit au conseil; après lequel,
avec lui aucuns barons de son sang, ou prélat, ou chief du dois, si
aucun cas particulier plus long espace ne l'empeschoit, environ dix
heures asséoit à table. Son manger n'estoit mie long, et moult ne se
chargeoit de diverses viandes; car il disoit que les qualités de
viandes diverses troublent l'estomac et empêchent la mémoire; vin
clair et sain, sans grand fumée, buvoit bien trempé, et non foison, ni
de divers.

Et, à l'exemple de David, instrumens bas, pour resjoïr les esprits, si
doucement joués comme la musique peut mesurer son, oyoit volontiers à
la fin de ses mangiers.

Lui levé de table, à la collacion[58], vers lui povoient aller toutes
manières d'estrangiers ou autres venus pour besongnier: là
trouvoit-on souvent maintes manières d'ambassadeurs d'estranges pays
et seigneurs, divers princes estranges, chevaliers de diverses
contrées, dont souvent il y avoit telle presse de baronnie et
chevalerie, que d'estrangiers, que de ceulx de son royaume, que en ses
chambres et salles grandes et magnificens à peine se povoit-on
tourner; et sans faille[59] le très-prudent roi tant sagement et à si
bénigne chière recevoit tous et donnoit responce par si moriginée
manière, et si duement rendoit à chacun l'honneur qu'il appartient,
que tous s'en tenoient pour très-contens, et partoient joyeux de sa
présence.

  [58] La conversation.

  [59] Sans faute.

Là lui estoient apportées nouvelles de toutes manières de pays, ou des
aventures et faits de ses guerres, ou d'autres batailles, et ainsi de
diverses choses; là ordonnoit ce qui estoit à faire selon les cas que
on lui proposoit, ou commettoit à en déterminer au conseil, deffendoit
le contraire de raison, passoit grâces, signoit lettres de sa main,
donnoit dons raisonnables, octroyoit offices vaquans ou licites
requestes.

Et ainsi, en telles ou semblables occupacions exercitoit, comme
l'espace de deux heures; après lesquelles il estoit retrait et alloit
reposer, qui duroit comme une heure; après son dormir, estoit un
espace avec ses plus privés en esbattement de choses agréables,
visitant joyaulx ou autres richesses; et celle récréacion prenoit,
afin que soin de grande occupacion ne pust empescher le soin de sa
santé, comme al[60] qui le plus souvent estoit occupé de négoces
laborieux, selon sa déliée complexion.

  [60] A celui.

Puis alloit à vespres, après lesquelles, si c'estoit en esté temps,
aucunes fois entroit en ses jardins, èsquels, si en son hostel de
Saint-Paul estoit, aucunes fois venoit la reine vers lui, ou on lui
apportoit ses enfans; là parloit aux femmes et demandoit de l'estre de
ses enfans.

Aucunes fois lui présentoit-on là dons estranges de divers pays,
artillerie, ou autre harnois de guerre, et diverses autres choses; ou
marchans venoient apportans velous, draps d'or ou autres choses, et
toutes autres manières de belles choses estranges, ou joyaulx, qu'il
faisoit visiter aux cognoisseurs de telles choses, dont il y avoit de
sa famille.

En hiver, par espécial s'occupoit souvent à oïr lire de diverses
belles histoires, de la sainte Escriture, ou des faits des Romains, ou
moralités de philosophes, et d'autres sciences, jusques à heure de
souper, auquel s'asséoit d'assez bonne heure et estoit légièrement
pris; après lequel une pièce[61] s'esbattoit, puis se retrayoit et
alloit reposer: et ainsi, par continuel ordre, le sage roi bien
moriginé usoit le cours de sa vie.

  [61] Quelque temps.


   Ci dit la phisionomie et corpulance du roi Charles.

Or me plaist deviser, et raison m'y instruit, la phisionomie et
personne du susdit noble sage prince.

De corsage estoit hault et bien-formé, droit et lé[62] par les
espaules, et haingre[63] par les flancs; gros bras et beaulx membres
avoit si correspondans au corps qu'il convenoit; le visage de beau
tour, un peu longuet; grand front et large; avoit sourcils en archiez,
les yeux de belle forme, bien assis, chasteins en couleur, et arrestés
en regard; hault nez assez, et bouche non trop petite, et ténues
lèvres; assez barbu estoit, et ot un peu les os des joues haults, le
poil ni blond ni noir; la charnure clère brune; mais la chière ot
assez pale, et crois que ce, et ce qu'il estoit moult maigre, lui
estoit venu par accident de maladie et non de condicion propre. Sa
phisionomie et façon estoit sage, attrempée et rassise, à toute heure,
en tous estats et en tous mouvemens; chauld, furieux, en nul cas
n'estoit trouvé, ains agmoderé en tous ses faits, contenances et
maintiens, tous tels qu'appartiennent à rempli de sagesse, hault
prince. Ot belle allure, voix d'homme de beau ton; et avec tout ce,
certes, à sa belle parlure tant ordonnée et par si belle, arrangé sans
aucune superfluité de parole, ne crois que rhétoricien quelconque en
langue françoise sût rien amender.

  [62] Large.

  [63] Étroit.


   Ci dit comment le roi Charles se contenoit en ses chasteaulx et
     l'ordre de son chevauchier.

Aucunes fois avenoit, et assez souvent au temps d'esté, que le roi
alloit esbattre en ses villes et chasteaulx hors de Paris, lesquels
moult richement avoit fait refaire et réparer de solemnels édifices,
si comme à Melun, à Montargis, à Créel, à Saint-Germain-en-Laye, au
bois de Vincennes, à Beauté, et maints autres lieux; là, chassoit
aucunes fois et s'esbattoit pour la santé de son corps, désireux
d'avoir doux et attrempé; mais en toutes ses allées, venues et
demeures estoit tout ordre et mesure gardée; car jà ne laissoit ses
quotidiennes besongnes à expédier, ainsi comme à Paris.

L'accoustumée manière de chevauchier estoit de notable ordre: à
très-grand compaignie de barons et princes et gentils hommes bien
montés et en riches habits, lui assis sur palefroi de grand élite,
tout temps vestu en habit royal, chevauchant entre ses gens, si loing
de lui par telle et si honorable ordonnance que par l'aorné maintien
de son bel ordre, bien pût savoir et cognoistre tout homme, estrangier
ou autre, lequel de tous estoit le roi; ses gentilshommes devant lui
ordonnés, et gens d'armes, tous estoffés, comme pour combattre, en
nombre et quantité de plusieurs lances, lesquels estoient soubs
capitaine, chevaliers notables, et tous recevoient beaulx gages pour
la desserte de cel office; les fleurs de lis en escharpe portées
devant lui, et par l'escuyer d'escuierie le mantel d'ermines, l'espée
et le chapel royal, selon les nobles anciennes coustumes royales.

Devant et après, les plus prochains du roi chevauchoient, les princes
et barons de son sang, ses frères ou autres; mais nul jà ne
l'approchoit, si il ne l'appeloit: après lui, plusieurs gros
destriers, moult beaulx en destre, estoient menés, aornés de moult
riches harnois de parement; et quand il entroit en bonnes villes, où à
grand joie du peuple estoit reçu, ou chevauchoit parmi Paris, où toute
ordonnance estoit gardée, bien sembloit estat de très hault,
magnifique, très puissant et très ordonné prince.

Et ainsi ce très sage roi avoit chière en tous ses faits la noble
vertu d'ordre et convenable mesure. Lesquelles serimonies royales
n'accomplissoit mie tant au goust de sa plaisance, comme pour garder,
maintenir et donner exemple à ses successeurs à venir que, par
solemnel ordre, se doit tenir et mener le très digne degré de la
haulte couronne de France, à laquelle toute magnificence souveraine
est due et pertinente.


   Ci dit l'ordonnance que le roi Charles tenoit en la distribucion
     des revenus de son royaume.

Pour ce que la science de politique, supellative entre les arts,
enseigne homme à gouverner soi mesme sa mesgniée et subjets et toutes
choses, selon ordre juste et limité; comme elle est discipline et
instruccion de gouverner royaumes et empires, tous peuples et toutes
nacions en temps de paix, de guerre, de tranquillité et adversité,
assembler et amasser par loisibles gagnes, trésors et revenus,
dispenser pécunes, meubles et recettes; appert manifestement cestui
sage prince estre très appris, sage maistre et expert en icelle
science, laquelle la noblesse de son courage, par la prudence de son
averti entendement, lui apprenoit naturellement, sans autre estude de
lettrure apprise en ceste partie: car sa personne gouvernoit par
pollicie très ordonnée, comme dit est.

_Item_, les revenus de son domaine et rentes accrut grandement, comme
il sera dit ci après.

_Item_, ses princes et nobles maintenoit en honneur et largesse, et de
lui contens.

Le clergié tenoit en paix;

Le peuple en crainte et obéissance en temps de paix et de guerre;

Les estranges nacions, bénivolens.

Les revenus de son royaume distribuoit sagement, dont l'une partie
estoit appliquée pour la paye de ses gens d'armes et soustenir ses
guerres; l'autre, pour la despence de son hostel et estat de lui, de
la reine et de ses nobles enfans, grandement et largement soustenu;
l'autre pour dons à ses frères et parens, dont continuellement avoit
avec lui à grands pensions, et des barons et chevaliers estranges qui
venoient en France veoir sa magnificence, ou ambassadeurs à qui
donnoit de riches dons; l'autre, pour payer ses serviteurs, donner à
esglises ou aumosnes; l'autre, pour ses édifices, dont il bastit de
moult beaulx et notables chasteaulx et esglises; et toutes ces choses
estoient largement payées, si que pou ou néant venoient plaintes au
contraire.


   Ci dit la règle que le roi Charles tenoit en l'estat de la reine.

Entre les politiques ordonnances instituées par cellui sage roi
Charles, afin que oubliance ne m'empesche à narrer en ceste partie ce
qui est digne de mémoire et singulière louange, Dieux! quel triumphe,
quelle paix, en quel ordre, en quelle coagulence régulée en toutes
choses estoit gouvernée la court de très noble dame la reine Jehanne
de Bourbon, s'espouse, tant en estat magnificent comme en honnestes
manières réglées de vivre, si comme en ordonnances de mengs[64] et
assiètes, en compaignie, en serviteurs, en habits, atours, et en tous
paremens, par notable et aux solemnités des festes années[65], ou à la
venue des notables princes que le roi vouloit honorer! En quelle
dignité estoit celle reine, couronnée ou atournée de grands richesses
de joyaulx, vestue ès habits royaux, larges, longs et flottans, en
sambues pontificales[66] que ils appellent chappes ou manteaulx
royaulx des plus précieux draps d'or ou de soie, aornés et
resplendissans de riches pierres et perles précieuses, en ceinctures,
boutonnures et attaches, par diverses heures du jour habits rechangés
plusieurs fois, selon les coustumes royales et pontificales; si que
merveilles ert[67] à veoir icelle noble reine à telles dites
solemnités, accompaignée de deux ou trois reines pour lors encore
vivantes, ses devancières ou parentes, à qui portoit grand révérence,
comme raison et droit le devoit.

  [64] Les mets, ce que l'on mange.

  [65] Annuelles.

  [66] Majestueuses.

  [67] Était.

Sa noble mère et les duchesses femmes des nobles frères du roi,
comtesses, baronnesses, dames et demoiselles, à moult grand quantité,
toutes de parage, honnestes, duites d'honneur[68], et bien moriginées;
car autrement ne fussent au lieu souffertes, et toutes vestues de
propres habits, chacune selon sa faculté, correspondans à la solemnité
de la feste.

  [68] Se conduisant avec honneur.

L'assiète de table en salle, le triumphe et haultesse qui y estoient
tant notable que ne cuide[69] pareil estre aujourd'huy au monde; la
contenance de celle dame louée, rassise et agmoderée en parole,
maintien et regard, assurée entre toutes gens, aornée de toute beauté
passant les autres princesses, estoit chose à veoir très-agréable et
de souveraine plaisance.

  [69] Je ne pense.

Les aornemens des salles, chambres d'estranges, et riches brodures à
grosses perles d'or et soies à ouvrages divers; le vaissellement d'or
et d'argent et autres nobles estoremens[70], n'estoit si merveilles
non.

  [70] Objets pour le service de la table.

Ainsi, celle très-noble reine, par l'ordonnance du sage roi, estoit
gouvernée en estat hault, pontifical et honneste en toutes choses, si
comme à telle princesse est aduisant et redevable, en laquelle en
habits, atours royaulx très honorables, toute honnesteté estoit
gardée: car autrement ne le souffrist le très-sage roi, sans lequel
commandement et ordonnance ne fit quelconques nouvelletés en aucune
chose; et comme ce soit de belle pollicie à prince, pour la joie de
ses barons, resjoïssans de la présence de leur prince, mangeoit en
salle communément le sage roi Charles; semblablement lui plaisoit que
la reine fit entre ses princesses et dames, si par grossesse ou autre
impédiment n'en estoit gardée; servie estoit de gentilshommes de par
le roi à ce commis, sages, loyaulx, bons et honnestes; et durant son
mangier, par ancienne coustume des rois, bien ordonnée pour obvier à
vaines et vagues paroles et pensées, avoit un preude homme en estant
au bout de la table, qui sans cesser disoit gestes de mœurs vertueux
d'aucuns bons trespassés. En telle manière le sage roi gouvernoit sa
loyale espouse, laquelle il tenoit en toute paix et amour et en
continuels plaisirs, comme d'estranges et belles choses lui envoyer,
tant joyaulx comme autres dons, si présentés lui fussent, ou qu'il
pensast que à elle dussent plaire, les procuroit et achetoit; en sa
compaignie souvent estoit et toujours à joyeux visage et mots
gracieux, plaisans et efficaces; et elle, de sa partie, en lui portant
l'honneur et révérence que à son excellence appartenoit, semblablement
faisoit; et ainsi cellui en tous cas la tenoit en suffisante amour,
unité et en paix.


   Ci dit l'ordre que le roi Charles mit en la nourriture et
     discipline de ses enfans.

Le sage roi, semblablement par pollicie due, vouloit que fust réglé
l'estat de ses nobles enfans; et à son aisné fils Charles, daulphin de
Vienne, qui à présent règne, duquel la nativité remplit de joie le
courage du père, célébrant la journée à grand solemnité, pourvéit de
grand ordonnance en administracion de nourriture par le conseil des
sages tout au mieulx que estre povoit.

Mais encore plus désirant pourveoir à l'entendement de l'enfant, au
temps à venir, de nourriture de sapience, si faire se put, à la
quelle, à l'aide de Dieu, n'eust mie failli, si la vie du père longue
fust et accident de diverse fortune ne l'eust empêché; et, en
approuvant la parole à ce propos que dit l'empereur Helius Adrians:
«On doit, dit-il, premier les enfans nourrir et exerciter en vertus,
si que ils surmontent en mœurs ceulx qu'ils veulent surmonter en
honneurs,» lui fit en ses jeunes jours apprendre lettres et mœurs
convenables à sa haultesse; et pour l'instruire à ce, bailla
l'administracion de lui à sages maistres et chevaliers anciens preudes
hommes et de belle vie; et semblablement à ses autres enfans, lesquels
vouloit qu'ils fussent tenus en obéissance soubs crainte et correccion
ordonnée.


   Ci commence à parler des vertus du roi Charles, et premièrement
     de sa prudence et sagesse.

Bon me semble, à parfaire l'intencion de nostre œuvre, que
distinctement soit traité des bonnes mœurs et condicions d'icellui
sage dont nous parlons.

Et comme prudence et sagesse est mère et conduiserresse des autres
vertus, laquelle lui estoit instruccion en tous ses faits, comme il a
paru au procès de sa noble vie, pouvons ramener son eslue manière
d'ordre à l'égalité des nobles anciens bien renommés, si comme il est
lu du sage empereur Helius Adrians ci-devant allégué, lequel fut
lettré et instruit en toutes sciences, et si expert en rhétorique
qu'il sembloit que pensé eust à quanque il exprimoit de bouche. Et
dirons nous semblablement de nostre roi, lequel en son temps nul
prince n'atteignit en haultesse de lettrure[71] ni parlure, et
prudente pollicie en toutes choses généraulment, comme plus à plain
dirons à la fin de ce livre, si comme promis nous l'avons.

  [71] Science des lettres, littérature.


   Ci dit de la vertu de justice au roi Charles.

Si comme dit le philosophe: «Nul ne doit estre appelé sage, si bonté
ne l'esclaire,» laquelle est le principe de la sapience, avec la
crainte de Nostre Seigneur, comme dit le psalmiste.

Or, soit doncques traité des vertus ou bontés d'icellui roi que nous
disons sage, lequel, à l'exemple du bon empereur Trajan et maints
autres jadis aimeurs de justice, comme nous lisons, fut cellui Charles
pilier d'icelle; et en telle manière la gardoit que si hardi ne fut,
ni tant grant prince en son royaume, ni aimé serviteur, qui extorcion
osast faire à homme tant fut petit.

Et entre les exemples qui en pourroient estre dits, une fois avint que
un chevalier de sa court donna une buffe[72] à un sergent faisant son
office, de laquelle chose à très grand peine put estre desmu[73] le
roi par prières de ses plus aimés princes, que icellui chevalier
n'encourust la loi et rigueur de justice, qui est, en tel cas, copper
le poing; toutefois onques ne fut en grâce comme devant.

  [72] Soufflet.

  [73] Détourné.

_Item_, à un juif semblablement fit droit d'un tort et extorcion que
un chrestien lui avoit faite, et fut de lui avoir baillié un faulx
gage pour bon; et voulut le roi que la simplesse du juif fût
vainqueresse de la malice du chrestien; et comme il fit droit au
juif, n'est mie doubte qu'à toute personne vouloit que il fût
entièrement tenu; et si au contraire lui venist à cognoissance d'aucun
de ses justiciers, en exemple donnant aux autres juges de bien et
sagement gouverner justice; tantost commandoit qu'il fût desmis et
puni selon sa desserte.

De maints cas particuliers lui mesme fit droit par bonne équité; et
comme il est escrit de l'empereur Trajan préallégué, que une fois,
comme il fut jà monté sur son destrier pour aller en bataille, une
femme grevée de tort, à lui venue complaignant, arresta tout son ost,
descendit, donnant sentence droicturière pour la vefve.

Avint une fois, nostre roi estant au chastel qu'on dit
Saint-Germain-en-Laye, une femme vefve, devers lui, à grand clamour et
larmes, requérant justice d'un des officiers de la court, lequel par
commandement avoit logié en sa maison, et cellui avoit efforcé une
fille qu'elle avoit; le roi, moult airé[74] du cas laid et mauvais, le
fit prendre; et le cas confessé et atteint, le fit pendre sans nul
respit à un arbre de la forest.

  [74] Courroucé.

Pour justice tenir, lui en personne, maintes fois en son temps, selon
les nobles anciennes coustumes, tint en son palais à Paris, séant en
trosne impérial, entre ses princes et sages, le lit de justice, en cas
qu'ils sont réservés à déterminer à lui à telles solemnités députés
d'ancienneté.

Par maintes particularités pourrions trouver exemples de la juste
volonté du sage roi, lesquels je laisse pour cause de briefté; mais
pour conclure de ce en brief, comme justice est ordre, mesure et
balance de toutes choses rendre à chacun selon son droit, comme dit
saint Bernard, n'est pas doubte que, par icelle bien tenir, vint à
chief de toutes ses adversités, non pas petites, et anéantit les flots
de male fortune, soubs quel subjeccion avoit esté déjeté par long
espace.

Or ce bon roi, gardant à la ligne la loi de Dieu, comme le décret
défend, soubs peine d'escommuniement, les champs de bataille: de quoi
on use communément ès cours des princes, en l'ordre d'armes, ès cas
non cognus et non prouvés, comme ce soit une manière de tenter Dieu,
onques ne voulut en son temps consentir de telles batailles.

Si pouvons conclure de lui ce qui est dit ès proverbes: «La joie du
juste est que justice soit faite.»


   Comment le roi par son sens moult conquestoit en ses guerres,
     nonobstant n'y allast; et la cause pourquoi n'y alloit.

Mais, pour ce que aucunes gens pourroient contredire à mes preuves de
la chevalerie de cestui roi Charles, disant que recréandise ou
couardie luy tolloit[75] que lui en propre personne n'alloit comme bon
chevalereux aux armes et faits des batailles et assaulx, ainsi que
firent son ayeul le roi Philippe, et son père le roi Jehan, et ses
autres prédécesseurs; parquoi doncques ne povoit avoir en lui si grand
titre de chevalerie, comme je lui veus imposer et adjoindre: à ceulx
convient que je réponde verité manifeste et pure au su de toutes gens.

  [75] La paresse ou la timidité l'empêchait.

Que par recréandise n'alloit en personne aux armes de ses guerres,
n'est mie; car au temps qu'il estoit duc de Normandie, ains son
couronnement, avec son père le roi Jehan maintes fois y alla; et
aussi, lui seul chevetaine de grandes routes de gens d'armes, fut en
plusieurs besongnes bonnes et honorables, à la confusion de ses
ennemis.

Mais depuis le temps de son couronnement, lui, estant en fleur de
jeunesse, ot une très griève et longue maladie, à quelle cause lui
vint je ne sais; mais tant en fut affoibli et débilité, que toute sa
vie demoura très pâle et très maigre, et sa compleccion moult
dangereuse de fièvres et de froidure d'estomac; et avec ce, lui
remaint[76] de ladite maladie la main destre si enflée, que pesante
chose lui eust esté non possible à manier; et convint, le demourant de
sa vie, user en dangier de médicins.

  [76] Resta.

Mais que pourtant le loz de sa grand vertu qui, sans cesser,
ouvroit[77] en toute peine pour la publique utilité, doive estre
réprimé, n'est mie raison.

  [77] Travaillait, opérait.

Car, dit Végèce que «plus doit estre louée chevalerie menée à cause de
sens que celle qui est conduite par effet d'armes; si comme les
Romains plus acquirent seigneuries et terres par le sens que par la
force,» semblablement le fist nostre roi; lequel plus conquesta,
enrichit, fit alliances, plus grandes armées, mieulx gens d'armes
payés et toute gent; plus fit bastir édifices, donna grands dons, tint
plus magnificent estat, ot plus grand despense, moins fist de grief au
peuple, et plus sagement se gouverna en toute pollicie que n'avoit
fait roi de France, selon le rapport des escritures, je l'ose dire,
depuis le temps de Charlemaine, qui, pour la haultesse de sa prouesse,
fut appelé Charles le Grand. Ainsi, pour la vertu et sagesse de
cestui, lui doit bien perpétuellement demourer le nom de Charles le
Sage.

Et ces choses et autres considérées qui en lui abondèrent, je puis
conclure icellui estre digne d'avoir le nom et titre de parfaite
chevalerie.


   Ci dit comment le roi Charles aimoit livres; et des belles
     translacions qu'il fit faire.

Ne dirons-nous encore de la sagesse du roi Charles la grand amour
qu'il avoit à l'estude et à la science? Et qu'il soit ainsi, bien le
démonstra par la belle assemblée de notables livres et belle librairie
qu'il avoit de tous les plus notables volumes qui par souverains
auteurs ayent esté compilés, soit de la sainte Escriture, de
théologie, de philosophie, et de toutes sciences, moult bien escrits
et richement adornés, et tout temps les meilleurs escrivains que on
put trouver occupés pour lui en tel ouvrage; et si son estude bel à
devis[78] estoit bien ordonnée. Comme il voulsist toutes ses choses
belles, nettes, polies et ordonnées, ne convient demander, car mieulx
estre ne peut.

  [78] Plaisir.

Mais nonobstant que bien entendît le latin, et que jà ne fût besoing
que on lui exposast, de si grande providence fut pour la grand amour
qu'il avoit à ses successeurs que, au temps à venir les voulut
pourveoir d'enseignemens et sciences introduisibles à toutes vertus;
dont pour celle cause fit par solemnels maistres suffisans en toutes
les sciences et arts, translater de latin en françois tous les plus
notables livres: si comme la Bible, en trois manières, c'est assavoir,
le texte; et puis le texte et les gloses ensemble; et puis d'une autre
manière allégorisée.

_Item_, le grand livre de saint Augustin, de la Cité de Dieu[79].

  [79] Par Raoul de Presle.

_Item_, le livre du Ciel et du Monde[80].

  [80] Par Nicolas Oresme.

_Item_, le livre de saint Augustin: _De Soliloquio_.

_Item_, les livres de Aristote, Éthiques et Politiques, et mettre
nouveaux exemples[81].

  [81] Par le même.

_Item_, Végèce, de chevalerie[82].

  [82] Végèce avait déjà été traduit par Jean de Meun.

_Item_, les dix-neuf livres des Propriétés des choses[83].

  [83] Par Jean Corbichon.

_Item_, Valerius Maximus[84].

  [84] Par Simon de Hesdin.

_Item_, Policratique[85].

  [85] Par Denis Soulechat.

_Item_, Titus-Livius[86]; et très grand foison d'autres[87].

  [86] Pierre de Bressuire avait déjà traduit Tite-Live par ordre
  du roi Jean.

  [87] Voir le mémoire sur les anciens traducteurs, lu en 1741 à
  l'Académie des inscriptions, par l'abbé Lebeuf.

Comme, sans cesser, y eut maistres, qui grands gages en recevoient, de
ce embesongniés.

De la grand amour qu'il avoit à en avoir grand quantité de livres, et
comment il se délictoit en estude, et de ses translacions, me souvient
d'un roi d'Egypte appelé Tholomée Philadelphe, lequel fut homme de
grand estude, et plus aima livres que autres quelconques choses, ni
estre n'en povoit rassadié[88]: une fois demanda à son libraire
quans[89] livres il avoit; cellui respondit: «Que tantost en auroit
accompli le nombre de cinquante mille;» et comme cellui Tholomée oït
dire que les Juifs avoient la loi de Dieu escrite de son doigt, ot
moult grand désir que celle loi fust translatée d'ébrieu en grec; et
il lui fut dit qu'il en desplairoit à Dieu que nul la translatast
s'il n'estoit juif; et si autre s'en vouloit entremettre, que tantost
cherroit en forsènerie[90]; si manda ce roi à Éléazar, qui estoit
souverain prestre des Juifs, qu'il lui envoyast des sages hommes du
peuple des Juifs, qui la langue ébrée et grecque sussent, qui ladite
loi lui translatassent; et pour le désir qu'il ot que ceste chose fust
accomplie, il relâcha la chétiveté[91] des Juifs qui estoient en
Égypte, où moult en avoit grand quantité, et avec ce leur donna grands
dons. Éléazar, resjoï de ceste chose, rendit grâces à Dieu, et eslut
soixante douze preudes hommes idoines à ce faire, et au roi Tholomée
les envoya, lequel les reçut à moult grand honneur; et raconte saint
Augustin que le roi les fit mettre chacun à part en une celle[92] pour
estudier; et fut la translacion faite en soixante et douze jours; et
comme ils n'eussent point de collation[93] ensemble, tant comme la
translacion mirent à faire, on trouva que l'un avoit fait comme
l'autre, sans différence en mot ni en syllabe: laquelle chose ne put
estre sans miracle de Dieu. Celle translacion moult fut agréable au
roi. Moult fut sage cellui roi Tholomée, et moult sut de la science
d'astronomie et mesura la rondeur de la terre.

  [88] Rassasié.

  [89] Bibliothécaire. Combien.

  [90] Tomberait hors de sens.

  [91] Captivité.

  [92] Cellule, chambre.

  [93] Communication.


   Ci dit comment le roi Charles aimoit l'université des clercs.

A ce propos, que le roi Charles aimast science et l'estude, bien le
montroit à sa très amée fille l'université des clercs de Paris, à
laquelle gardoit entièrement les privilèges et franchises, et plus
encore leur en donnoit, et ne souffrit que leur fussent enfreins. La
congrégacion des clercs et de l'estude avoit en grand révérence; le
recteur, les maistres et les clercs solemnels, dont il y a maint,
mandoit souvent pour oïr la doctrine de leur science, usoit de leurs
conseils de ce qui appartenoit à l'espirituaulté, moult les honoroit
et portoit en toutes choses, tenoit bénivolens et en paix.......


   Ci dit comment, pour le grand sens et vertu du roi Charles, les
     princes de tous pays désiroient son affinité, alliance et amour.

Assez pourrois tenir long conte des substancieuses paroles et beaulx
notables que chacun jour on povoit oïr dire au sage dont nous parlons,
si comme j'en suis informée par les preudes hommes ses serviteurs, qui
encore vivent; mais pour traire à autre matière et à la conclusion de
mon œuvre, temps est de ce faire fin.

Si dis encore que, pour la grand renommée qui d'icelui roi Charles par
le monde couroit, parquoi comme plusieurs princes de lointain pays,
comme le roi de Hongrie qui maints beaulx arcs et autres choses lui
envoya, le roi d'Espaigne, d'Aragon et maints autres, désirassent son
affinité, amour et alliance, par mariages ou autrement, à son sang,
fils et filles: si comme eust eu à femme son fils Loys devant dit, la
fille du roi de Hongrie, aisnée et héritière du père, si elle eust
vécu; et sa tante, fille du roi Philippe son ayeul, le roi d'Aragon.

Le roi de Chypre et autres maints rois, princes et seigneurs, parquoi
plusieurs vindrent en France veoir sa sagesse, noblesse et estat, et
plusieurs leurs féaulx messages y envoyèrent; mesmement le soudan de
Babyloine y envoya un de ses chevaliers avec plusieurs riches et
beaulx présens, et en lui cuidant faire grand honneur comme au
solemnel[94] prince des chrétiens, lui manda, «que pour le bien et
renommée qu'il avoit entendu de son sens et vertus, si il vouloit
aller en son pays avec lui demourer, il le feroit tout gouverneur de
ses provinces et terres, et maistre de sa chevalerie, et lui donneroit
royaume plus grand et plus riche trois fois que cellui de France, et
tiendroit telle loi comme il lui plairoit.» Et que nul mescroie ceste
chose, certainement je l'affirme pour vraie; car lorsque j'estois
enfant, je vis le chevalier sarrazin richement et estrangement vestu,
et estoit notoire la cause de sa venue. Dont le sage roi, prudent en
toutes choses, et qui avec toutes nations et diversités de gens de
bien se savoit avoir et les honorer selon leur estat, considérant le
bon vouloir du soudan, qui pour ce si loin avoit envoyé son message,
reçut ledit chevalier et ses présens à grand honneur, et lui et ses
gens moult festoya et honora, et son drucheman[95] par qui entendoit
ce qu'il disoit; et merciant le soudan, lui renvoya de beaulx présens
des choses de par deça, toiles de Reims escarlates dont n'ont nulles
par de là et grand feste en font, donna largement aux messages,
s'offrit à faire toutes choses loisibles qu'il pourroit pour le
soudan.

  [94] Au plus grand.

  [95] Truchement, drogman.


   Ci dit comment le roi Charles avoit propres gens instruits en
     honneurs et noblesse pour recevoir tous estrangiers.

Ainsi ce roi autorisé par le monde, comme digne il en estoit, bien
savoit recevoir grands, moyens et petits. Quand nobles princes
venoient ainsi vers lui, ou leurs messages, convenoit qu'ils dinassent
avec lui, et selon qu'ils estoient notables, séoient à sa table. Et à
ses dîners, quand haults princes y estoient, et mesmement aux fêtes
solemnées, l'assiette des tables, l'ordonnance, les nobles paremens
d'or et de soie ouvrés de haulte lice, qui tendus estoient par ses
parois et ses riches chambres, de velous brodés de grosses perles d'or
et de soie, de plusieurs estranges devises, les aornemens de partout,
ces draps d'or tendus, pavillons et cieulx sur ces haults dais et
chaires[96] couvertes; la vaisselle d'or et d'argent grande et
pesante, de toutes façons, en quoi l'on estoit servi par ces tables;
les grands dressoirs couverts de flacons d'or, coupes et gobelets et
autre vaisselle d'or à pierreries; ces beaulx entremets, vins, viandes
délicieuses et à grand planté[97] et à court plainière à toutes gens,
certes pontificale chose estoit à veoir; et tant y estoit l'ordonnance
belle, que nonobstant y eust grand quantité de gens, si y estoit
remédié que la presse ne nuisoit. Et quand iceulx princes ou
estrangiers vouloit bien honorer, les faisoit mener devers la reine et
ses enfans, où ne trouvoient pas moins d'ordonnance; et puis, à Saint
Denis: là leur faisoit montrer les reliques, le trésor et les
richesses qui là sont, les riches chasubles, aornemens d'autel.

  [96] Dais et chaises.

  [97] A profusion.

Les beaulx paremens et habits en quoi les rois sont sacrés, dont il en
fit faire de tout neufs, et les plus riches qui oncques eussent esté
vus qu'on sache; tous les habits ouvrés à fines et grosses perles, et
mesmement les souliers; ouvrir les riches armoires où de joyaulx de
grand valeur a à merveilles, où est la riche couronne du sacre, qu'il
fit faire, en laquelle a un gros balez[98] au bout, du prix de trente
mille francs; et d'autres pierreries moult fines: et vaut la couronne
moult d'avoir[99]; et les autres estranges choses qui y sont, de moult
grande richesse.

  [98] Rubis-balais.

  [99] Un grand prix.

Pour maintenir sa court en tel honneur, le roi avoit avec lui barons
de son sang, et autres chevaliers duis et appris en toutes honneurs,
si comme son cousin le comte d'Estampes, qui bel seigneur estoit,
honorable, joyeux, bien parlant et bien festoyant, et de gracieux
accueil à toutes gens; aucunes fois, en certaines places et assiettes,
représentoit la personne du roi, et moult estoit de bel parement à
celle court. D'autres aussi y avoit: et aussi messire Burel de la
Rivière, beau chevalier, et qui certes très gracieusement, largement
et joyeusement savoit accueillir ceulx que le roi vouloit festoyer et
honorer, faire liement[100] et à grand honneur les messages que le roi
mandoit par lui à iceulx estrangiers, les aller souvent veoir et
visiter en leur logis, leur dire de gracieux et beaulx mots, et que le
roi les saluoit, et leur mandoit que ils fissent bonne chière et
n'espargnassent rien, et telles gracieuses paroles; et quand venoit à
leur présenter dons de par le roi, ne failloit mie à dire ces
courtoises et honorables paroles bien assises à chacun, selon son gré;
car toute l'honneur qu'il convient à belle réception de gens il
savoit, et à eux il donnoit soupers et disners en son hostel bel à
devis[101] et richement adorné; là estoit sa femme, belle, bonne et
gracieuse, qui pas ne avoit moins d'honneur, et courtoisement les
recevoit; là estoient les femmes d'estat[102] de Paris mandées, dansé,
chanté et fait joyeuse chière; y avoit, pour l'honneur et la
révérence du roi, tant, que tous estrangiers du roi et de lui se
louoient.

  [100] D'une manière agréable.

  [101] Beau pour assemblée et conférences.

  [102] De distinction.



AVÉNEMENT DE CHARLES VI.

1380.

    _Enguerrand de Monstrelet[103]._

   Comment Charles le Bien Aimé régna en France après qu'il eut été
     sacré à Reims, l'an 1380, et des grands inconvéniens qui lui
     survinrent.


Pource qu'en mon prologue ai aucunement touché que parlerai au
commencement de ce présent livre de l'état du gouvernement du roi de
France Charles le Bien Aimé, sixième de ce nom, et afin que plus
pleinement soient sues les causes et raisons pourquoi les seigneurs du
sang royal furent durant son règne et depuis en division, en ferai en
ce présent chapitre aucune mention.

  [103] Enguerrand de Monstrelet, gentilhomme né dans le
  Boulonnais, vers la fin du quinzième siècle, mourut en 1453,
  étant prévôt de Cambray. Il fut attaché à Philippe le Bon, duc de
  Bourgogne, qu'il accompagnait à l'entrevue du duc avec Jeanne
  d'Arc, prisonnière. Les chroniques de Monstrelet, assez
  impartiales et assez bien composées, commencent en 1400, au
  moment où s'arrêtent celles de Froissart, et vont jusqu'en 1444.
  Elles ont été continuées par Matthieu de Coucy.

Vérité est que le dessus dit roi Charles le Bien Aimé, fils du roi
Charles le Quint, commença à régner et fut sacré à Reims le dimanche
devant la fête de Toussaint, l'an de grâce mil trois cent et
quatre-vingts, comme plus à plein est déclaré au livre de maître Jean
Froissart; et n'avoit lors que quatorze ans d'âge; et depuis là en
avant gouverna moult grandement son royaume; et par très-noble conseil
fit en son commencement de beaux voyages, où il se porta et
conduisit, selon sa jeunesse, assez prudentement et vaillamment, tant
en Flandre, où il conquit la bataille de Rosebecque et réduisit les
Flamands en son obéissance, comme depuis en la vallée de Cassel et ès
mettes du pays de là environ, et aussi contre le duc de Gueldres; et
depuis fut-il à l'Écluse pour passer outre en Angleterre, pour
lesquelles entreprises fut fort redouté par toutes les parties du
monde où on avoit de lui connoissance. Mais fortune, qui souvent
tourne sa face aussi bien contre ceux du plus haut état comme du
moindre, lui montra de ses tours; car l'an mil trois cent
quatre-vingt-et-douze, le dessus dit roi eut volonté et conseil
d'aller à puissance en la ville du Mans, et de là passer en Bretagne,
pour subjuguer et mettre en son obéissance le duc de Bretagne, pource
qu'il avoit soutenu et favorisé messire Pierre de Craon, qui avoit
vilainement navré et injurié dedans Paris, à sa grande déplaisance,
messire Olivier de Clisson, son connétable; auquel voyage lui advint
une très-piteuse aventure, et dont son royaume eut depuis moult à
souffrir: laquelle sera ci aucunement déclairée, jà soit ce que ce ne
fût pas du temps ni de la date de cette histoire.

Or est-il ainsi que le roi dessus dit chevauchant de la dite ville du
Mans à aller au dit pays de Bretagne, ses princes et sa chevalerie
étant assez près de lui, lui prit assez soudainement une maladie, de
laquelle il devint comme hors de sa bonne mémoire; et incontinent
tollit à un de ses gens un épieu de guerre qu'il avoit, et en férit le
varlet au bâtard de Langres, tellement qu'il l'occit; et après occit
le dit bâtard de Langres; et si férit tellement le duc d'Orléans son
frère, que, nonobstant qu'il fût armé, il le navra au bras, et de
rechef navra le seigneur de Sempy, et l'eût mis à mort, à ce qu'il
disoit, si Dieu ne l'eût garanti; mais en ce faisant se laissa cheoir
à terre; et là fut, par la diligence du seigneur de Couci et autres,
ses féables serviteurs, pris; et lui ôtèrent à grand peine ledit
épieu; et de là fut mené en la dite ville du Mans, en son hôtel, où il
fut visité par notables médecins: néanmoins on y espéroit plus la mort
que la vie; mais par la grâce de Dieu il fut depuis en meilleur état,
et revint assez en sa bonne mémoire, non pas telle que par avant il
avoit eue. Et depuis ce jour, toute sa vie durant, eut par plusieurs
fois de telles occupations comme la dessus dite; pourquoi il falloit
toujours avoir regard sur lui et le garder. Et pour cette douloureuse
maladie perdit, toute sa vie durant, grande partie de sa bonne
mémoire, qui fut la principale racine de la désolation de tout son
royaume. Et depuis ce temps commencèrent les envies et tribulations
entre les seigneurs de son sang, parce qu'un chacun d'eux contendoit à
avoir le plus grand gouvernement de son royaume, voyant assez
clairement qu'il étoit assez content de faire et accorder ce que par
iceux lui étoit requis; lesquels se trouvoient vers lui les uns après
les autres; et, à cautelle, en absence l'un de l'autre, l'inclinoient
à faire leur singulière volonté et plaisir, sans avoir regard tous
ensemble, par une même délibération, au bien public de son royaume et
domination. Toutefois, aucuns en y eut qui assez loyaument s'en
acquittèrent, dont recommandés grandement après leur mort en furent.
Lequel roi en son temps eut plusieurs fils et filles: desquels, c'est
à savoir de ceux qui vécurent jusqu'à âge compétent, les noms
s'ensuivent:

Premièrement, Louis, duc d'Aquitaine, qui eut épouse la fille première
née du duc Jean de Bourgogne, qui mourut devant le roi son père, sans
avoir génération. Le second eut nom Jean, duc de Touraine, qui épousa
la seule fille du duc Guillaume de Bavière, comte de Hainaut, qui
pareillement mourut sans génération devant le roi son père. Le tiers
fut nommé Charles, qui épousa la fille de Louis, roi de Sicile, et en
eut génération, de laquelle sera ci-après faite aucune déclaration, et
succéda au royaume de France après le trépas du roi Charles son père.
La première fille eut nom Isabelle, et fut mariée la première fois au
roi Richard d'Angleterre, et depuis au duc Charles d'Orléans, duquel
elle délaissa une seule fille. La seconde fut nommée Jeanne, et fut
mariée à Jean, duc de Bretagne, duquel elle eut plusieurs enfants. La
tierce eut nom Michelle, et eut à mari le duc Philippe de Bourgogne,
de laquelle ne demeura nul enfant. La quarte fut nommée Marie, qui fut
religieuse à Poissy. La quinte eut nom Catherine, et eut épousé le roi
Henri d'Angleterre, duquel elle eut un fils nommé Henri, qui après le
trépas de son père fut roi dudit royaume d'Angleterre. Lequel roi
Charles VI eut tous les enfans dessus dits de la reine Isabelle son
épouse, fille du duc Étienne de Bavière.



RÉVOLTE DE LA FLANDRE, DE PARIS ET DE ROUEN.

1381-1382.

   Dès l'année 1380, le peuple de Paris, foulé d'impôts et irrité
   «de la cupidité de ses maîtres», commença à se soulever contre le
   gouvernement des trois oncles du roi, les ducs d'Anjou, de Berry
   et de Bourgogne, tout-puissants pendant la minorité de Charles
   VI, et qui accablaient la France d'exactions. L'esprit de révolte
   et de désorganisation était général en Europe à ce moment; les
   serfs d'Angleterre et les communes de Flandre se soulevaient; des
   hérésies nombreuses et le grand schisme d'Occident augmentaient
   l'anarchie générale. Enfin éclata dans la Flandre, sous la
   conduite de Philippe Arteveld, une formidable insurrection contre
   le gouvernement féodal et ses iniquités; le mouvement gagna la
   bourgeoisie de Paris et celle de Rouen. Cette entente effraya
   Charles VI et ses oncles, qui allèrent attaquer Gand, le foyer
   principal de l'insurrection. Après la bataille de Rosebèque, où
   Philippe Arteveld fut vaincu et les Flamands écrasés, les
   Maillotins de Paris et de Rouen furent aisément soumis.

   Nous donnons sur ces événements importants plusieurs récits tirés
   de l'Histoire de Juvénal des Ursins, de la Chronique du religieux
   de Saint-Denis et des Chroniques de Froissart.


1. _Révolte de la Flandre._

1381.

    _Juvénal des Ursins[104]._

Le comte de Flandres Louys s'efforçoit de faire grandes exactions sur
ses subjets, et les vouloit souvent tailler ainsi qu'on faisoit en
France. Et pource firent dire au comte qu'il s'en voulust déporter,
dont il ne fut pas content. Et s'en alla à la ville de Gand requérir
aide d'argent par manière de taille, et usa d'aucunes hautes paroles,
et lui fut refusé sa requeste, dont il fut bien mal content. Et se
partit de la ville, et délibéra de se monstrer leur seigneur par voie
de fait. Et avoit un bastard bien vaillant homme d'armes, auquel il
chargea cette besogne. Et de fait, il fit grande assemblée de gens de
guerre, et s'en vindrent loger assez près de la ville de Gand comme à
une lieue, et faisoient à ceux de Gand guerre mortelle. On tuoit, on
prenoit, et mettoit-on à rançon, et boutoient feu, ardoient moulins,
faisoient toute guerre que vrais ennemis pouvoient faire. Et ledit
comte pour lui aider, fit mander des Anglois, lesquels vindrent à son
service. Ceux de Gand, voyant les manières qu'on leur tenoit,
plusieurs fois s'assemblèrent, et conclurent que pour mourir ils ne
laisseroient leurs libertés; et fort se défendoient et portoient des
dommages au comte. Et à seureté demandèrent parler à lui, ce qui leur
fut octroyé. Et envoyèrent de bien notables gens devers le comte,
lesquels de par les habitans le supplièrent qu'il leur voulus
pardonner, si aucune chose lui avoient mesfait. En luy suppliant
qu'ils ne feussent point subjets à aucuns subsides ordinaires: mais
s'il avoit affaire d'aucunes choses en ses nécessités, ils étoient
prêts de luy aider de certaine somme, et tant faire qu'il seroit
content. Et cuidoient lesdits ambassadeurs avoir satisfait: mais
aucuns jeunes hommes estant près du comte, commencèrent à dire qu'il
auroit par force les vilains s'il vouloit, et qu'il les falloit
poindre à bons esperons, et les subjuguer de tous points, et ainsi
s'en allèrent lesdits ambassadeurs. Le comte les cuidoit toujours
subjuguer et suppéditer, et les mettre en estat qu'ils n'eussent pu
manger, tellement qu'ils se missent à sa volonté, et tousjours faisoit
forte et terrible guerre. Et lors ceux de Gand délibérèrent de y
résister par voie de fait. Et pour être leur capitaine, esleurent un
nommé Jacques Artevelle, qui étoit une belle personne, haut et droit,
vaillant et de très-bel langage, et étoit fils d'un nommé Artevelle
qui se voulut faire comte, lequel eut le col coupé; et se mit sus, et
assembla foison de gens et délibéra de se mettre sur les champs. La
chose venue à la cognoissance du comte, manda gens à Bruges et de
toutes parts. Et yssit Artevelle et sa compagnie, et tant que luy et
les gens du comte se rencontrèrent et approchèrent. D'un costé et
d'autre y fut combattu de traits, tant d'arbalestriers que d'archers,
et à la fin combattirent main à main longuement, et tellement que le
comte fut desconfit. Et y eut bien cinq mille de ses gens morts et
tués sur la place, et puis se retrahit à Bruges. Et parla Artevelle au
peuple, toujours les animant à la guerre. Et combien qu'il étoit
nouvelles que les François aideroient au comte, toutesfois ils ne
devoient point craindre leurs jolivetés superflues, qui étoient cause
de leur destruction, et qu'ils devoient poursuivre leur guerre
encommencée, vu la victoire qu'ils avoient eue. Et donna tel courage
au peuple, qu'il leur sembloit qu'ils étoient taillés de conquester
tout le royaume. Et tellement que les bonnes gens du plat pays, et
autres, laissèrent leurs labourages et mestiers, et prindrent les
armes, telles qu'ils peurent finer. Et tousjours se soultivoit[105]
Artevelle, comme il pourroit grever le comte, qui estoit dedans
Bruges. Et de tout ancien temps ceux de la ville de Bruges ont
accoustumé de faire une belle et notable procession, et porter le
précieux sang de Bruges, et là abonde foison de peuple de Bruges et du
plat pays. Et là ordonna Artevelle deux mille hommes des plus
vaillans, lesquels seulement estoient vestus de leurs robes, mais
dessous armés et bien garnis. Et à diverses fois, et par divers lieux
entrèrent dedans la ville, et se trouvèrent tous ensemble au marché,
ainsi qu'on faisoit ladite procession, et crièrent alarme au long des
rues, dont le comte fut bien esbahi. Toutesfois assez diligemment
assembla gens, et se efforça de résister. Mais à la fin il fut vaincu,
et se retrahit en son hostel, et fut suivi par les Gantois, lesquels
violemment entrèrent en son hostel, le cuidant trouver. Mais il se
sauva par une fenestre, et se bouta en l'hostel d'une pauvre vieille
femme, et y fut jusques à la nuit, et de là s'en alla à l'Escluse.
Les Gantois le imputèrent à ceux de Bruges, disant que c'étoit par eux
qu'il s'estoit sauvé, et leur coururent sus, et en pillèrent et
robèrent, et à toute leur proye s'en retournèrent à Gand.

  [104] Jean Juvénal des Ursins, fils du chancelier, naquit à
  Paris, en 1388, et mourut en 1473. Il fut évêque de Beauvais,
  puis de Laon, et archevêque de Reims en 1449. Il présidait, en
  1456, l'assemblée du clergé qui réhabilita la mémoire de Jeanne
  d'Arc. Il a écrit une histoire de Charles VI. Jusqu'en 1416, il
  suit le religieux de Saint-Denis; depuis 1416, il écrit d'après
  ses souvenirs; son style est clair, correct et souvent
  remarquable.

  [105] _Soultiver_, faire les choses avec adresse.


2. _Les Maillotins._

1382.

    _Juvénal des Ursins._

L'an mille trois cent quatre-vingt et deux, le duc d'Anjou, et aussi
les autres seigneurs et ceux de la cour, considérant que depuis que
les aydes avoient esté mis jus, ils n'avoient pas les profits qu'ils
souloient avoir, désiroient fort à remettre sus les aydes, et firent
plusieurs assemblées; mais jamais le peuple ne leur vouloit souffrir.
Combien que messire Pierre de Villiers et messire Jean des Mares, qui
étoient en la grâce du peuple, comme on disoit, en faisoient
grandement leur devoir, de leur monstrer les grands dangers et périls
qui leur en pourroient advenir, et de encourir l'indignation et
malveillance du roi. Lesquelles démonstrances ils prenoient en grande
impatience, et réputoient tous ceux qui en parloient ennemis de la
chose publique, en concluant qu'ils garderoient les libertés du peuple
jusques à l'exposition de leurs biens, et prindrent armures et
habillemens de guerre, firent dixeniers, cinquanteniers, quarteniers,
mirent chaisnes par la ville, firent faire guet et garde aux portes.
Et ces choses se faisoient presque par toutes les villes de ce
royaume; et à ce faire commencèrent ceux de Paris. Et à Rouen se
mirent sus deux cens personnes mécaniques, et vindrent à l'hostel d'un
marchand de draps, qu'on nommoit le Gras, pour ce qu'il estoit gros et
gras, et le firent leur chef comme roi, et le mirent sur un chariot
comme en manière de roi, voulust ou non, et contre sa volonté; et
pour doute de la mort, fallut qu'il obéist, et le menèrent au grand
marché, et lui firent ordonner que les subsides cherroient et qu'ils
n'auroient plus cours. Et si aucuns vouloient faire un mauvais cas, il
ne falloit que dire: «Faites»; si estoit exécuté. Et procédèrent à
tuer et meurtrir les officiers du roi au fait des aydes. Et pource
qu'on disoit ceux de l'abbaye de Saint-Ouen avoir plusieurs priviléges
contre la ville, ils allèrent furieusement en l'abbaye, rompirent la
tour où estoient leurs chartes, et les prindrent et deschirèrent. Et y
eussent eu l'abbaye et religieux grand dommage, si le roi, depuis
duement informé, ne leur eût confirmé leurs dits priviléges. Et après
s'en allèrent devant le chasteau, cuidant entrer dedans pour
l'abattre. Mais ceux qui estoient dedans se défendirent vaillamment,
et plusieurs en tuèrent et navrèrent. Presque par tout le royaume,
telles choses se faisoient et régnoient, et mesmement en Flandres et
en Angleterre, où le peuple se esmeut contre les nobles, tellement
qu'il fallut qu'ils se retirassent et s'en allassent. Aucuns
demeurèrent avec le roi d'Angleterre, cuidant estre asseurés; mais le
peuple y alla, et en la présence du roi tuèrent cinq ou six chevaliers
des plus notables, et son chancelier, l'archevesque de Cantorbie. Et
puis leur coupèrent les testes comme à ennemis de la chose publique,
par grand cruauté et inhumanité les traînèrent parmi la ville, et
mirent la teste dudit archevesque au bout d'une perche sur le pont, et
fouloient son corps aux pieds emmy la boue. Or faut retourner à la
matière du peuple esmeu à Rouen et à Paris, et partout. Le duc d'Anjou
différa à faire aucunes punitions, ou mettre remède aux choses dessus
dites, dès le mois d'octobre jusques en mars, et cependant cuidoit
toujours mettre les aydessus, et mesmement l'imposition du douziesme
denier, et trouva des cautelles en diverses manières pour amuser le
peuple. Mais rien n'y valoit, à ce qu'ils s'y fussent consentis.
Toutesfois, en Chastelet il fit crier ladite ferme de l'imposition, et
bailler et délivrer pour la lever mandement exprès, dont on murmuroit
et grommeloit partout très-fort. Et devoit commencer ladite ferme le
premier jour de mars. Et desja se assembloient meschans gens; et y eut
une vieille qui vendoit du cresson aux halles, à laquelle le fermier
vint demander l'imposition, laquelle commença à crier. Et à coup
vindrent plusieurs sur ledit fermier, et lui firent plusieurs playes,
et après le tuèrent et meurtrirent bien inhumainement. Et tantôt par
toute la ville le menu peuple s'esmeut, prindrent armures, et
s'armèrent tellement, qu'ils firent une grande commotion et sédition
de peuple, et couroient et recouroient, et s'assemblèrent plus de cinq
cens. Quand les officiers et conseillers du roi et l'évesque de Paris
virent et aperceurent la manière de faire, ils se partirent le plus
secrettement qu'ils peurent de la ville, et emportèrent ce qu'ils
peurent de leurs biens meubles petit à petit. Et ceux qui ce faisoient
estoient meschans gens et viles personnes, de pauvre et petit estat,
et si l'un crioit, tous les autres y accouroient. Et pour ce qu'ils
estoient mal armés et habillés, ils sceurent que en l'hostel de la
ville avoit des harnois; ils y allèrent, et rompirent les huis où
estoient les choses pour la défense de la ville, prindrent les harnois
et grand foison de maillets de plomb, et s'en allèrent par la ville,
et tous ceux qu'ils trouvoient fermiers des aydes, ou qui en estoient
soupçonnés, tuoient et mettoient à mort bien cruellement. Il y en eut
un qui se mit en franchise dedans Saint-Jacques-de-la-Boucherie, et
lui estant devant le grand autel, tenant la représentation de la
Vierge Marie, le prindrent et tuèrent dedans l'église; s'en alloient
aux maisons des morts, pilloient et roboient tout ce qu'ils
trouvoient, et une partie jettoient par les fenestres, deschiroient
lettres, papiers et toutes telles choses, effonçoient les vins après
ce que tout leur saoul en avoient beu. Et de tant furent encores plus
pires à exercer leur mauvaistié. Si vint à leur cognoissance qu'il y
avoit des impositeurs dedans l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés; si
saillirent hors de la ville, et là vindrent et s'efforcèrent d'entrer
dedans, et demandèrent ceux qui s'y estoient retraits. Mais ceux de
dedans se défendirent vaillamment, tellement que point n'y entrèrent.
Et de là se partirent, et vindrent au Chastelet de Paris, où il y
avoit encores deux cens prisonniers pour délicts et debtes qu'ils
devoient, et rompirent les prisons, et les laissèrent aller
franchement. Pareillement firent-ils aux prisonniers de l'évesque de
Paris, et rompirent tout, et delivrèrent ceux qui y estoient, et
mesmement Hugues Aubriot, qui estoit condamné. Et lui fut requis qu'il
fust leur capitaine, lequel le consentit, mais la nuit s'en alla. Et
tousjours croissoit la multitude de peuple ainsi desvoyé. On le
cuidoit refréner, mais rien n'y valoit, et la nuit entendoient en
gourmanderies et beuveries. Et le lendemain vindrent à l'hostel de
Hugues Aubriot, et le cuidoient trouver pour le faire leur capitaine.
Et quand ils virent qu'il n'y estoit pas, furent comme enragés et
desplaisans, et commencèrent entrer en une fureur, et vouloient aller
abattre le pont de Charenton. Mais ils furent desmeus par messire Jean
des Mares, et commençoient ja aucunement à eux repentir et refroidir.

Merveilles[106] est un village auprès Saint-Denys; un jour avant la
dite commotion, une vache eut un monstre en semblance d'une beste, qui
avoit comme deux visages et trois yeux, et en sa bouche fourchée deux
langues, qui sembla chose merveilleuse à l'abbé, qui étoit un bon
prud'homme. Et dit que telles choses jamais ne venoient que ce ne
fussent mauvais signes et apparences de grands maux.

  [106] Merville.

Paravant aussi au cardinal le Moyne apparut feu à gros globeaux sur la
ville de Paris, coruscant et courant de porte en porte, sans tonnerre
ni vent, et le temps étant doux et serein, qu'on tenoit chose bien
merveilleuse.

Quand les choses que avoient fait ceux de Paris vindrent à la
cognoissance du roi et de son conseil, il en fult moult desplaisant et
non sans cause. Et délibéra d'en faire une bien cruelle punition.
Laquelle chose venue à la cognoissance de ceux de Paris, ils
envoyèrent devers le roi, et aussi fit l'Université, plusieurs
notables clers et docteurs, lesquels monstrèrent bien grandement et
notablement, comme les plus grands de la ville et principaux en
étoient courroucés et desplaisans; et que ce qui avoit été fait estoit
par meschans gens et de bas estat, en implorant sa miséricorde, et
qu'il leur voulust pardonner toute l'offense et surseoir de mettre
plus aides sus. Et y eut de grandes difficultés, et le roi très-esmeu,
n'en vouloit ouyr parler. Finalement, meu de grande miséricorde, fut
content que le peuple jouist de ses immunités et franchises, et faire
cesser ce qui étoit mis sus, et leur pardonna tout ce qui avoit été
fait, pourveu que justice se feroit de ceux qui avoient rompu le
Chastelet. Et de sa response furent les ambassadeurs très-contens, et
en remercièrent le roi. Et se fit mettre messire Jean des Mares en une
litière, à cause de sa maladie, et mener par les carrefours, et le
publia au peuple. Desja le prévost de Paris avoit pris plusieurs des
malfaiteurs pour en faire justice. Et quand le peuple sceut qu'on en
prenoit foison, et qu'on en vouloit faire punition, derechef
s'esmeurent aucunement, en disant que c'estoit chose trop estrange de
faire mourir si grande multitude de gens. Laquelle chose venue à la
cognoissance du roi, manda que tout fust sursis jusques à une autre
fois. Toutesfois souvent on en prenoit, et les jetoit-on en la
rivière. Le roi, ses oncles et son conseil cuidoient par simulation
induire le peuple à consentir les aydes estre levées, comme du temps
de son père, et assembla les trois estats à Compiègne, et à la
my-avril manda les plus notables des villes à estre devers luy, et
obéirent. Et là proposa messire Arnaud de Corbie, premier président en
parlement, et monstra bien grandement et notablement les grandes
affaires du roi, tant pour le fait de la guerre, que aussi pour
l'entretènement de son estat; et qu'il n'estoit pas possible que sans
aydes la chose publique se peust conduire, ou qu'il falloit que le
royaume vînt à perdition et fust subject à pilleries et roberies, en
requérant qu'ils n'empeschassent que le roi ne usast de sa puissance
et authorité de le pouvoir et devoir faire. Lesquels respondirent
qu'ils n'estoient venus que pour ouyr et rapporter, mais qu'il
s'employeroient de leur pouvoir à faire consentir ceux qui les avoient
envoyés, à faire le plaisir du roi. Et leur ordonna-l'on que à Meaux
ils fissent sçavoir la response, et à Pontoise. Ce qu'ils firent. Et
tous presque firent response que ainçois aimeroient mieux mourir que
les aydes courussent. Et combien que ceux de Sens, qui furent à
Compiègne, se firent fort que ceux de Sens le consentiroient,
toutesfois quand ils y furent, le peuple dit que jamais ne le
consentiroient ni souffriroient. Le roi fut fort pressé de pardonner
à ceux de Paris, et de trouver moyen d'y aller joyeusement, et parler
à eux. Et furent aucuns envoyés à Paris, lesquels rapportèrent que
très-volontiers ils verroient le roi, et joyeusement le recevroient,
et le roi dit que très-volontiers il iroit. Mais ces deux choses
requéroit: l'une, que à sa venue ceux de la ville laissassent leurs
armures et harnois, et qu'ils ne se armassent point; l'autre, que les
chaisnes de nuit ne fussent point tendues, et que les portes jour et
nuit fussent ouvertes; et que seulement ceux qui estoient natifs de la
ville de Paris, et qui avoient à perdre, allassent armés par la ville;
et que par six de la ville de Paris, on luy fist sçavoir à Melun la
response. Si s'assemblèrent en la ville de Paris, et leur fut rapporté
la volonté du roi, et y eut de meschans gens qui commencèrent à
murmurer, et dirent que jamais ne se consentiroient à mettre ayde ni
tailles, et estoient plus enflambés que devant. Et furent six envoyés
devers le roi, et y eut plusieurs allées et venues, et journées prises
à Saint-Denys, où il y avoit plusieurs conseillers du roi. Et de ceux
de Paris y eut ordonnés aucuns qui y allèrent, et à la fin y alla
messire Jean des Mares. Et fut là une conclusion finale prise. C'est à
sçavoir que le roi iroit à Paris et pardonneroit tout, et la ville lui
feroit cent mille francs. Et de ce furent les parties contentes, et
fut fait grande joye, et en l'église de Saint-Denys chanta-l'on _Te
Deum laudamus_. Et ceux de Paris furent bien joyeux, et y vint le roi,
et à grande joie fut receu. Mais à payer l'argent de cent mille
francs, derechef y eut aucunes difficultés ou contradictions, pour ce
que les habitans vouloient que les gens d'église y contribuassent. Qui
estoit contre raison.


3. _Bataille de Rosebèque._

1382.

    _Juvénal des Ursins._

Les Flamens se rebellèrent contre Louys comte de Flandre, lequel
assembla plusieurs gens, tant de Bruges, que d'Artois et d'ailleurs,
pour refréner la fureur desdits Flamens, et se mit sur les champs. Et
en cette rebellion n'y avoit que ceux de Gand, et estoit leur
capitaine Philippes Artevelle, lequel estoit fort affecté contre ledit
comte, car on disoit qu'il avoit fait couper la teste à son père. Et
estoit beau langager, hardi et courageux. Mais les autres villes,
comme Bruges, Lisle, Audenarde et autres, se tenoient du parti du
comte. Quand le comte sceut que Artevelle estoit sur les champs, il
prépara et assembla ses gens, et tant que les batailles se virent, et
s'approchèrent les uns des autres. Et à l'assembler, firent d'un costé
et d'autre merveilleux et grands cris, et d'un costé et d'autre, trait
se tiroit, et dards. Et y eut dure et aspre bataille, et vaillamment
de toutes parts se combattirent. Foison de communes aussi y avoit du
costé du comte, et de vaillans archers Boulonnois et d'Artois. Et de
la partie d'Artevelle, arrivoient de tous costés gens de communes du
plat pays, lesquels vindrent hardiment frapper en la bataille contre
les gens du comte, par les costés et aussi par derrière; et tellement
que Artevelle et ses gens eurent la victoire. Et s'enfuit ou retrahit
le comte et ses gens; et s'en vint ledit comte par bois et chemins
estranges jusques à Lisle, les autres de ses gens à Bruges, et les
François à Audenarde. Et y en eut de morts en ladite bataille des gens
d'Artevelle quatre mille, et de ceux du comte dix mille. Artevelle en
sa compagnée avoit environ quatre cens Anglois, et quarante mille
hommes, sans les bannis. Et continuellement arrivoient vers lui
communes de toutes parts; et leur disoit Artevelle plusieurs paroles
par lesquelles il les animoit fort contre leur seigneur, et que ce
qu'ils faisoient estoit pour leurs libertés et franchises garder et
observer; en leur démonstrant par divers langages qu'ils avoient juste
et sainte querelle.

Quand Artevelle vit la grande compagnée qu'il avoit, si disposa
d'aller mettre le siége devant Audenarde, où il sçavoit que les
François s'estoient retraits: et de fait y alla, et y mit le siége. Et
à l'aborder, les François saillirent vaillamment sur les Flamens, et
grand foison en tuèrent, mais ils ne peurent soutenir la grande charge
et quantité de gens que Artevelle avoit. Et se retrahirent en leur
place, laquelle ils firent fortifier diligemment, et firent visiter
les vivres et habillemens de guerre, et se trouvèrent assez
compétemment garnis. Et pour ce délibérèrent et conclurent de eux
tenir; et souvent faisoient saillies, et plusieurs Flamens tuoient,
tant de trait que autrement. Au pays de Flandres avoit un seigneur
nommé le seigneur de Hanselles, lequel se joignit avec Artevelle, et
envova défier le comte, et se mit audit siège avec les Flamens.

Artevelle se doutoit fort que le roi ne aidast au comte encores, veu
que ceux de dedans Audenarde estoient François. Et pour ce envoya
Artevelle un chevaucheur vers le roi, en manière de poursuivant ou
héraut, en luy faisant sçavoir, par paroles arrogantes, qu'il ne
voulust donner faveur aucune, aide ou confort au comte, ou autrement
ils se allieroient aux Anglois; et escrivit une lettre, laquelle le
messager présenta au roi en la présence de ceux du sang et de ceux du
conseil. Et après que la lettre eut esté leue, veu que ce n'estoit
qu'un messager, il fut gracieusement renvoyé sans aucune response.

Et tantost le comte vint devers le roi, en luy exposant la rebellion
de ses subjets, et qu'il estoit son vassal, tant à cause de la comté
de Flandres que de plusieurs autres grandes terres et seigneuries, en
le requérant qu'il voulust l'aider et donner confort. Et combien,
selon ce que aucuns disoient, qu'il avoit fait des fautes, en ayant
plusieurs grandes conjonctions avec les Anglois, toutesfois le roi
délibéra de lui aider comme à son vassal, pour plusieurs causes et
raisons lors alléguées. Et pour ce qu'on voyoit qu'il estoit expédient
d'avancer la besongne, le roi très-diligemment manda, et fit mander
gens de toutes parts, qu'on fust vers lui à my-octobre en armes, et
que chacun se disposast d'estre le mieux habillé qu'il pourroit. Et
fut obéi par les vassaux, capitaines et autres, et firent tellement
que au jour assigné très-grande compagnée et merveilleuse et de
vaillans gens estoient sur les champs par tout, en tirant vers Arras
et les marches de Picardie. Quand le roi sceut que ses gens estoient
prests, et si belles et si grandes compagnées, il délibéra de partir
et se mettre sur les champs. Et en ensuivant la louable manière de ses
prédécesseurs, délibéra d'aller à Saint-Denys; si y alla, et fut
grandement et honorablement receu par les abbé et religieux. Et le
lendemain matin fut par l'abbé et les religieux chantée une bien
notable messe, avec un sermon par un maistre en théologie. Et ce fait,
les corps de saint Denys et de ses compagnons furent descendus et mis
sur l'autel. Le roi sans chaperon et sans ceinture les adora, et fit
ses oraisons bien et dévotement, et ses offrandes, et si firent les
seigneurs. Ce fait, il fit apporter l'oriflambe, et fut baillée à un
vieil chevalier vaillant homme, nommé messire Pierre de Villiers
l'ancien. Lequel receut le corps de Notre-Seigneur et fit les sermens
en tel cas accoustumés. Et après s'en retourna le roi au bois de
Vincennes.

Or faut retourner aux Flamens, qui tenoient le siége devant Audenarde
où estoient les François. Et faisoient Artevelle et les Flamens de
grandes diligences d'assaillir la place, et avoir à leur volonté
lesdits François, qui estoient fort lassés et travaillés de eux
défendre, et non sans cause; et envoyèrent vers le duc de Bourgongne
et vers le comte les advertir, que si en bref n'avoient secours, ils
ne se pourroient plus tenir, et que aussi vivres leur défailloient. Le
duc de Bourgongne faisoit grande diligence d'assembler gens de guerre,
pour aller lever le siége; et de fait en assembla. Ce qui vint à la
cognoissance de Philippes Artevelle, et lui fut rapporté par aucuns
Flamens espies, et le sceurent ceux de sa compagnée. Et en y eut un de
la ville de Gand, bien notable homme, lequel leur monstra bien
doucement, et le plus gracieusement qu'il peut, par manière de
prédication, qu'ils feroient bien de trouver accord, et qu'il se
devoit requérir, en déclarant les inconvéniens qui s'en pouvoient
ensuivre. Mais incontinent il fut tué et mis en pièces, et si
vouloient-ils faire le mesme à plusieurs autres. Mais Artevelle les
pacifia et apaisa, et prescha contre les raisons de celui qui fut tué,
en contemnant et mesprisant les François et leur puissance; et le
appeloient les Flamens leur prince et leur seigneur. Et au plus près
de Audenarde avoit bien cinq cens pourceaux, qui paissoient et avoient
gardes. Ce que aperceurent ceux de dedans, lesquels estoient bien
despourveus de vivres. Et se assemblèrent aucune petite compagnée à
cheval et à pied, et saillirent hors de la ville, et se mirent ceux
de cheval entre ceux de pied et le siège des Flamens, et vindrent
aucuns de ceux de pied jusques au lieu où estoient les pourceaux, et
en prindrent deux ou trois, qu'ils traisnèrent vers la ville, et moult
fort se prindrent à crier lesdits pourceaux, et tous les autres les
suivoient; et, pour abréger, tous entrèrent dedans la ville. Et
s'esmeurent aucuns des Flamens pour empescher que les François
n'eussent les pourceaux; mais ceux de cheval, et autres qui saillirent
de la ville, résistèrent. Plusieurs des Flamens y eut de tués, sans
dommage des François, lesquels des pourceaux furent fort réconfortés.
Et avoient bonne volonté de eux tenir, veu encore qu'il estoit ja venu
à leur cognoissance que le roi estoit sur les champs. Et étoit
merveilles des vaillances que faisoient les François dedans la place,
et tous les jours tuoient plusieurs Flamens, tant de trait que
autrement.

Le roi environ la fin d'octobre vint en la cité d'Arras, et envoya un
gentilhomme, qui entendoit et parloit bien flamend, par devers
Philippes Artevelle et les Flamens, pour les desmouvoir et monstrer
qu'ils avoient mal fait, d'avoir fait l'entreprise et les choses
qu'ils faisoient. Et sur ce leur monstra plusieurs inconvéniens qui
leur pourroient advenir, le plus gracieusement qu'il peut; et firent
bonne chère au gentilhomme. Mais la response de Artevelle fut que en
nulle manière ils ne laisseroient leurs harnois, et poursuivroient ce
qu'ils avoient commencé, veu que c'estoit pour la liberté du pays. Et
à tout ladite response, s'en retourna ledit gentilhomme devers le roi,
auquel il dit ce qu'il avoit trouvé. Quand le comte sceut la venue du
roi, il envoya deux chevaliers devers le roi, lesquels bien
grandement, et en assez briefves paroles et gracieuses, exposèrent le
bon droict et la juste querelle que avoit ledit comte, en le
suppliant que, comme son vassal, il le voulust aider et rebouter
l'orgueil et les commotions des Flamens. Le roi, qui estoit jeune,
respondit de son mouvement ausdits chevaliers: «Retournez-vous-en
devers mon beau cousin, et luy dites que en bref il aura de nos
nouvelles,» dont ils furent bien contens. Et quand ledit comte le
sceut, avec la compagnée qu'il avoit, il fut bien joyeux.

Le roi diligemment se mit sur les champs, et ordonna ses batailles,
par le conseil des connestable, mareschaux et capitaines. Et quand le
comte le sceut, il considéra que le passage seroit bien difficile au
roi et à ses gens, sinon par le pont de Commines, lequel les Flamens
occupoient, en intention de défendre le passage. Et pour ce, pour le
gaigner et occuper sur lesdits Flamens, envoya le seigneur d'Antoing
Guillaume, bastard de Flandres, le seigneur de Burdegand, son bastard
de Flandres, et autres capitaines accompagnés de gens de guerre,
lesquels en belle et bonne ordonnance approchèrent dudit pont. Si les
receurent les Flamens vaillamment. Et y fut fait de vaillans faits
d'armes, tant d'un costé que d'autre, et très-asprement et durement
combattirent et tellement résistèrent les Flamens, que les gens du
comte ja ne fussent venus à leur intention, si ce n'eut esté ledit
Guillaume, lequel se tira et ses gens vers un moulin, où il trouva des
bateaux, et trouva moyen de passer de l'autre part de la rivière. Et
vindrent lui et sa compagnée audit pont, pour frapper sur lesdits
Flamens, lesquels furent desconfits, et la plus grande partie morts et
tués. Et assez tost après se rassemblèrent et rallièrent les Flamens
en nombre de huit mille combattans, et vindrent bien asprement audit
pont de Commines. Et combien que les gens du pont vaillamment
résistassent et se défendissent, toutefois il fallut qu'ils
démarchassent et se retrahissent, et mesmement se retrahit ou enfuit
le bastard de Flandres et plusieurs autres. Guillaume dessusdit
résista et demeura, et fit merveilles d'armes, dont les Flamens
estoient bien esbahis. Et combien qu'il fust environné de ses ennemis,
lesquels de leur puissance taschoient à le prendre ou tuer, toutesfois
il fit tant par sa vaillance, à l'aide de ses gens, qu'il se sauva, et
revint devers le comte, qui fut bien dolent et desplaisant de ce que
les Flamens avoient recouvert ledit pont. Et fit très-bonne chère
audit Guillaume, et le remunéra, et donna de ses biens grandement.
Quand Artevelle sceut les premières nouvelles de la perdition du pont,
et que ses gens avoient esté desconfits, il fut bien courroucé, et
délibera de lever son siége, et venir lui et sa compagnée vers ledit
pont. Et tantost après lui vindrent nouvelles qu'il avoit esté
recouvert et regaigné. Et pour ce demeura.

Le roi, comme dessus est dit, se mit sur les champs, en intention et
volonté de combattre les Flamens, et avoit grand foison de peuple avec
lui, et ordonna, par délibération des gens de guerre, que les gens
débilités de leurs corps, les mal habillés et armés, demeureroient à
la garde du bagage. Et au surplus, pour ce que nécessaire estoit de
gaigner le pont de Commines, que les Flamens tenoient comme dessus est
dit, pour avoir passage furent ordonnés messire Olivier de Clisson,
connestable de France, et messire Louys de Sancerre, mareschal de
France, à tout deux mille combattans, qu'ils iroient audit pont,
duquel les Flamens avoient rompu une arche pour empescher le passage,
et à la garde duquel estoient commis des plus vaillans gens de guerre
qu'ils eussent; et y avoit des Anglois, et monstroient bien qu'ils
avoient grande volonté de eux défendre. Les François, c'est à sçavoir
Clisson et Sancerre, et leurs gens, allèrent devant ledit pont, et
faisoient les Flamens guet merveilleusement. Et considérèrent les
François, que veu la rupture du pont, il estoit impossible que par
ledit lieu ils les peussent gaigner. Et pour ce trouvèrent moyen et
manière de passer la rivière par au dessus, la nuict ensuivant, et par
lieux dont les Flamens en rien ne se doutoient. Et quand ils le
sceurent, ils furent bien esbahis, et se mirent en bataille au devant
du pont. Et les François vigoureusement et vaillamment les
assaillirent, et furent iceux Flamens desconfits, et y en eut
plusieurs morts et tués, et les autres s'enfuirent ou retrahirent vers
leurs gens. Le pont, qui avoit esté par eux rompu, fut remparé et
refait, et bien fortifié. Et à la garde et défense d'iceluy fut commis
un vaillant chevalier, le seigneur de Sempy, accompagné de gens de
guerre. Et par ledit pont passèrent tous les François. Quand Artevelle
sceut les nouvelles de ladite desconfiture, il fut moult diligent de
bien enhorter ses gens d'estre vaillans en armes et de eux apprester à
combattre. Et leur vint dire une vieille sorcière qu'elle feroit tant,
qu'il gagneroit, si on combattoit en bataille. Artevelle ordonna de
neuf à dix mille Flamens pour y aller, et à un point du jour vindrent
frapper sur aucuns logis des François. Et à grande et belle ordonnance
vindrent pour accomplir ce qui leur avoit esté enchargé. Et de fait,
approchèrent d'un lieu où estoient logées aucunes parties de l'ost des
François, et frappèrent sur ledit logis. Mais les François vaillamment
se défendirent. Et à l'heure, Clisson, qui estoit logé vers lesdites
marches, qui sceut et ouyt le bruit, s'en vint au lieu, et si tost
qu'il fut arrivé, les Flamens ne tindrent guères, et furent
desconfits; et y en eut de trois à quatre mille morts; les autres
s'enfuirent où bon leur sembla. Philippes Artevelle, doutant que ses
gens dont il avoit grand nombre, ne sceussent ces nouvelles, se prit
à parler avant que aucune chose vinst à leur cognoissance, et leur dit
que en bref il recouvreroit ledit pont, et que les François à la dite
besogne avoient esté desconfits.

Le roi après ses gens passa audit pont de Commines, visita ses gens et
en trouva plusieurs qui avoient esté navrés et blessés aux dites
besongnes, et bien peu de morts. Messire Jean de Vienne, admiral de
France, bien vaillant chevalier, fut ordonné d'aller par le pays,
faire amener et conduire vivres pour l'ost, et print son chemin vers
Ypres. Plusieurs Flamens, tant de la ville que du pays, s'estoient
assemblés et s'efforçoient de courir sus, et de combattre ledit
messire Jean de Vienne, lequel se disposa à y résister et les
combattit et desconfit, et y en eut plus de trois cens de tués. Quand
ceux de Ypres virent la dite desconfiture de leurs gens, se rendirent
et mirent en l'obéissance du roi. Et pour ceste cause envoyèrent un
religieux de vers le roi, le suppliant qu'il leur voulust pardonner,
et qu'il les voulust prendre à sa grâce et mercy. Ce que le roi fit
très-volontiers.

Artevelle animoit tousjours ses gens, et leur donnoit courage; et
envoya douze hommes de sa compagnée en l'ost du roi, pour sçavoir
quelles gens il avoit. Et aussi le roi envoya en habits dissimulés
messire Guillaume de Langres et douze autres, lesquels entendoient et
parloient flamend, pour sçavoir l'estat de l'ost des Flamens; lesquels
y furent; et en eux retournant, rencontrèrent les douze que Artevelle
avoit envoyés en l'ost du roi, lesquels ils tuèrent, et rapportèrent
au roi ce qu'ils avoient trouvé, et comme les Flamens se disposoient à
combattre le roi et son ost. Et cependant les François en divers lieux
faisoient forte guerre, et soudainement allèrent une partie devant la
ville du Dam, qui estoit forte ville, et la prindrent d'assaut. Et
tous les jours les François dommageoient les Flamens, et se commença
Artevelle aucunement à esbahir, quelque semblant qu'il monstrast.

Le seigneur de Hancelles, dont dessus est faite mention, lequel se
joignit avec les Flamens et Artevelle, quand il sceut et aperceut la
puissance du roi et de ses gens, cognut sa folie et le danger et
péril; si le monstra à ses gens, mais ils n'en tindrent compte, et se
animèrent plus que devant. Et pour ce il monta secrètement à cheval,
et s'en alla et les laissa. Et dient aucuns que ainsi cuida faire
Artevelle, et dist au peuple qu'on lui laissast prendre jusques à dix
mille combattans, et il se faisoit fort de desfaire la plus grande
partie de l'ost du roi, et leur monstroit la manière assez apparente.
Mais ils respondirent qu'ils ne souffriroient point qu'il se partist
d'avec eux, comme avoit fait le seigneur de Hancelles.

Les batailles du roi furent ordonnées, et eurent Clisson et Sancerre,
et Mouton de Blainville, l'avant-garde. Et avec eux se joignirent les
comtes de Saint-Paul, de Harcourt, de Grand-Pré, de Salm en Allemagne
et de Tonnerre, le vicomte d'Aulnay et les seigneurs d'Antoing, de
Chastillon, d'Anglure et de Hanguest. Les ducs de Berry et de Bourbon,
l'évesque de Beauvais et le seigneur de Sempy faisoient les aisles. Le
comte d'Eu et autres faisoient l'arrière-garde. En la grosse bataille
estoit le roi, le comte de Valois, frère du roi, et le duc de
Bourgongne Philippes, avec grande et grosse compagnée. Et fut crié de
par le roi que personne, sur peine de perdre corps et biens, ne se
mist en fuite. Et fut ordonné que tous descendissent à pied, et
renvoyassent leurs chevaux. Et ainsi fut fait, excepté que le roi seul
estoit à cheval. Et autour de lui furent ordonnés certains
chevaliers, le Besgue de Villaines, le seigneur de Pommiers, le
vicomte d'Acy, messire Guy de Baveux, Enguerrand Hubin et autres.
Toutesfois aucuns dient que un chevalier, nommé messire Robert de
Beaumanoir, fut ordonné à tout cinq cens lances pour les verdoïer et
escarmoucher, pour voir leur estat et gouvernement. Ce qu'il fit bien
diligemment, et retourna vers l'avant-garde, et descendirent à pied,
et renvoyèrent leurs chevaux comme les autres. Deux choses advindrent,
qu'on tenoit merveilleuses. L'une, qu'il survint tant de corbeaux qui
environnoient l'ost tant d'un costé que d'autre, que merveilles, et ne
cessoient de voleter. L'autre, que par cinq ou six jours le temps fut
si obscur et chargé de bruines, que à peine on pouvoit voir l'un
l'autre. Et quand le roi sceut que les Flamens venoient pour le
combattre, il fit une manière de promesse qu'il les combattroit, et
fit marcher ses gens et desployer l'oriflambe. Et aussitôt qu'elle fut
desployée, le temps à coup se esclaircit, et devint aussi beau, et
clair qu'on avoit oncques veu, tellement que les batailles se
entrevirent. Et anima fort Artevelle ses Flamens. Pareillement messire
Olivier de Clisson parla et monstra aux François qu'ils devoient avoir
bon courage à combattre, et plusieurs mots et bonnes paroles leur dit.
Les batailles marchèrent les unes contre les autres, tant qu'ils
approchèrent pour combattre main à main. Et y eut bien aspre et dure
besongne; et se portèrent les Flamens si vaillamment, que eux
assemblés ils firent reculer les François un pas et demy. Et lors un
François commença fort à crier: «Nostre-Dame, Mont-Joie, Saint-Denys!»
et plusieurs autres aussi. Et en ce point prindrent vertu et courage
les François, et tellement qu'ils firent reculer les Flamens, et les
rompirent, et furent desconfits en peu d'heures. Et d'un costé et
d'autre y eut de vaillans faits d'armes. Et cheurent les Flamens les
uns sur les autres à grands tas, et y en eut plusieurs morts estouffés
et sans coup férir. Et estoit commune renommée qu'il y en avoit bien
eu quarante mille morts; les autres disent vingt-cinq ou trente mille
de morts et des gens du roi environ quarante-trois personnes. Messire
Guy de Baveux, un vaillant chevalier, y fut blessé.

Après ladite desconfiture, on douta fort que les Flamens ne se
ralliassent pour combattre. Et pour ce furent ordonnés les seigneurs
d'Albret et de Coucy, à tout quatre cens hommes d'armes à cheval à les
poursuivre; et firent tellement que les Flamens n'eurent loisir de eux
assembler; et là où ils se trouvoient frappoient dessus, et y en eut
plus de mille morts. Et quand les Flamens qui s'en estoient fuys de la
bataille virent qu'on les poursuivoit ainsi chaudement, ils
s'enfuirent ès bois, marescages et rivières. Et y en eut plusieurs
noyés esdits rivières et marescages, où ils se boutoient si avant,
qu'ils ne s'en pouvoient avoir et là mouroient.

Et quand on eut bien sceu par les Flamens la quantité d'eux, on trouva
que véritablement il falloit qu'il y en eust bien quarante mille de
morts. Et si y avoit mesme des Flamens de la partie du comte qui
sçavoient les adresses des bois, s'y boutèrent, et plusieurs en
tuèrent. Le roi fut moult joyeux de cette victoire; et en eurent grand
honneur les connestable Clisson et Sancerre mareschal, et ceux de
l'avant-garde.

Et quand ceux de Flandres qui estoient demeurés au siége de Audenarde,
et l'avoient fort fortifié, sceurent que leurs gens estoient
desconfits, ils levèrent leur siége comme sans arroi, et s'en allèrent
par diverses pièces. Et alors saillirent ceux de dedans, et les
poursuivirent, et les trouvoient par petites parties ou compagnées, et
les tuoient. Et y eut derechef grande quantité de Flamens tués et mis
à mort.

Le roi voyant et cognoissant la grande grâce que Dieu lui avoit faite,
et bien dévotement avec ses parens, et tous ceux de son ost, en
remercièrent Dieu.

Le comte de Flandres, en faisant son devoir, vint en l'ost du roi bien
accompagné, et en la présence des seigneurs du sang, et de plusieurs
capitaines, barons et seigneurs, remercia le roi du grand bien et
plaisir qu'il lui avoit fait, et pareillement remercia tous les
assistans. Auquel le roi respondit: «Beau cousin, je vous ay aidé et
secouru tellement, que vos ennemis sont desconfits, combien que du
temps de feu monsieur mon père, dont Dieu veuille avoir l'âme, vous
fustes fort chargé d'avoir eu alliance et favoriser nos ennemis les
Anglois; si vous en gardez doresnavant, et je vous auray en ma grâce.»

Le roi avoit grand désir de savoir si Artevelle estoit mort ou non. Et
y eut un Flamend bien navré et blessé, qui estoit l'un des principaux
capitaines, auquel on demanda s'il en sçavoit rien. Et il respondit
qu'il croyoit certainement qu'il estoit mort, et estoit à la besongne
assez près de lui. Et fut mené sur le champ, et fit telle diligence
qu'il trouva le corps d'Artevelle mort, et le montra au roi et aux
assistans. Et pour ce le roi voulut le faire guérir et donner sa vie.
Mais le Flamend ne voulut, et dit qu'il vouloit mourir avec les
autres. Et par l'évacuation du sang et des playes mourut.

Le roi voulut venir à Courtray et abattre les portes; et y tuèrent les
gens d'armes, et y furent trouvés largement vivres et biens. Et
combien que le roi eust fait crier qu'on ne tuast personne, et qu'on
ne fist desplaisir à nul, toutesfois en despit de la bataille de
Courtray, où les François avoient esté desconfits, les gens de guerre
tuèrent presque tous ceux de la ville, et les pillèrent et robèrent,
et puis boutèrent feu partout, et ardirent et bruslèrent. Et en ladite
ville furent trouvées lettres que ceux de la ville de Paris avoient
escrites aux Flamens, très-mauvaises et séditieuses. Desquelles choses
le roi fut bien desplaisant. Et advinrent les choses dessus dites
environ la vigile de Saint-Martin.


4. _Suite de l'histoire des Maillotins._

1382.

    _Juvénal des Ursins._

Le roi avec ceux de son sang, joyeux de la victoire que Dieu leur
avoit donnée, délibéra de s'en retourner à Paris, pour remédier à
leurs mauvaises volontés, et passa par les villes de Picardie,
esquelles il fut grandement et honorablement receu, et lui furent
faits plusieurs beaux dons et de grande valeur, et à tout son conseil;
et à tout son aise s'en venoit. Et pour aucunement passer l'hiver, il
vint en la ville de Compiègne chasser et déduire, et y fut par aucun
temps pour soy esbattre. Et après il vint à Saint-Denys en France près
de Paris, accompagné de ses oncles et de plusieurs barons et
seigneurs. Les abbé, religieux et convent, et ceux de la ville de
Saint-Denys, le receurent bien grandement et notablement selon leur
pouvoir. Et vint le roi à l'église, et print l'oriflambe, lui estant
nue teste et sans ceinture, et la rendit en moult grande dévotion
devant les corps saints, et la bailla à l'abbé. Et donna à l'église un
moult beau poille de drap d'or. Et avoient les ducs de Berry et de
Bourgongne, et tous les notables barons, grande joye, et moult se
esjouyssoient de voir les maintiens du roi, et à l'église firent
aucuns dons.

Et cependant qu'ils s'esbattoient à Saint-Denys, le roi délibéra en
toutes manières d'abattre l'orgueil de ceux de Paris, lesquels
estoient moult esbahis, et non sans cause. Et vint le prévost des
marchands, qui lors estoit, vers le roi, et lui dit que toutes les
choses estoient apaisées, et qu'il pouvoit entrer à tout son plaisir
et volonté en la ville, et le pria très-humblement qu'il eust pitié du
peuple et leur voulust pardonner et remettre l'offense qu'ils avoient
faite. Et dient aucuns que de ce que le prévost des marchands avoit
dit au roi, le peuple n'en sçavoit rien. Toutesfois il s'offroit, et
plusieurs notables de la ville, de le faire entrer à ses plaisirs et
volonté. Et le roi respondit qu'il estoit content d'entrer dedans la
ville, et ordonna audit prévost le jour. Et fit crier le roi en son
ost, que tous fussent prests et armés pour entrer en ladite ville de
Paris. Le jour au matin les gens du roi approchèrent la porte
Saint-Denys, et furent les barrières rompues et abbattues, et
pareillement le fut la porte. Et ce fait, y eut trois batailles
ordonnées toutes à pied. En la première estoit Clisson, le
connestable, et le mareschal de Sancerre. En la seconde estoit le roi,
grandement accompagné de ses parents; et estoient tous à pied, excepté
le roi, combien que aucuns disent que ses oncles estoient à cheval. Au
devant du roi vindrent à pied humblement le prévost des marchands et
foison de ceux de la ville, qui vindrent pour faire la révérence au
roi et aucune briefve proposition. Mais il les refusa, et ne voulut
qu'ils fussent ouys, ni qu'ils fissent révérence, ni dissent parole,
et passa outre, et vint à Nostre-Dame, descendit de dessus son cheval,
et vint à l'église et en bien grande dévotion fit son oraison et son
offrande. Aussi firent ses oncles et autres seigneurs. Et s'en revint
au portail de l'église, et monta à cheval, et s'en vint descendre au
palais. Ses gens d'armes étoient logés par les quartiers ès
hostelleries; et fut crié à son de trompes qu'on ne dist aucunes
paroles injurieuses, ni qu'on ne print biens ou que on fist dommage à
autruy. D'eux y eut lesquels usèrent d'aucunes manières séditieuses et
de mauvais langages, lesquels furent tantost pris et pendus à leurs
fenestres. Les ducs de Berry et de Bourgongne chevauchèrent par la
ville bien accompagnés. Et y eut des habitans de la ville bien trois
cents de pris. Et entre autres messire Guillaume de Sens, maistre Jean
Filleul, maistre Martin Double, et plusieurs autres, jusques audit
nombre. Et n'y avoit celuy à Paris qui n'eust grand doute et peur. Et
y en eut de décapités aux halles, qui estoient des principaux de la
commotion. La femme d'un d'eux, qui estoit grosse d'enfant, comme
désespérée, se précipita des fenestres de son hostel, et se tua. Après
ces choses, furent encore gens par la ville pour oster les chaisnes,
lesquelles furent emportées hors de la ville au bois de Vincennes. Et
furent tous les harnois pris ès maisons de ceux de Paris, et fut une
partie portée au Louvre, et l'autre au palais. Et disoit-on qu'il y
avoit assez pour armer cent mille hommes. La duchesse d'Orléans et
l'université de Paris vindrent devers le roi le prier et requérir que
seulement on procédast à punir ceux qui estoient principaux des
séditions. Un nommé Nicolas le Flamend, qui estoit l'un des
principaux, eut aux halles le col coupé. Et après ces choses ainsi
faites, on mit sus les aydes, c'est à sçavoir gabelles, impositions et
le quatriesme. Et fut l'eschevinage osté, et ordonné qu'il n'y auroit
plus nuls eschevins, ni prévost des marchands, et que tout le
gouvernement se feroit par le prévost de Paris. Messire Jean des
Mares, qui estoit un bien notable homme, conseiller et advocat du roi
au parlement, lequel avoit esté du temps du roi Charles cinquiesme en
grande auctorité, et croyoit le roi fort son conseil, fut pris et
emprisonné. Et estoit commune renommée, que ce n'estoit pas pour cause
qu'il eust esté consentant des séditions et commotions qui avoient
couru, car elles lui estoient moult desplaisantes, et y eust
volontiers mis remède. Mais ès brouillis et différends qui avoient
esté entre le roi Louis de Sicile, cuidant bien et loyaument faire,
les ducs de Berry et de Bourgongne avoient conceu grande haine contre
luy. Et luy imposa-on, qu'il avoit esté comme cause desdites
séditions. Si fut mis en Chastelet, et n'y fallut guères de procès, et
sans à peine l'examiner ni dire les causes, fut dit qu'il auroit le
col coupé. Et combien qu'il requist estre ouy en ses justifications et
défenses, et aussi qu'il estoit clerc, marié avec une seule vierge et
pucelle, quand il espousa, ce nonobstant fut mené aux halles. Et en
allant disoit ce psaume: «_Judica me, Deus, et discerne causam meam de
gente non sancta._» Eut la teste coupée, à la grand desplaisance de
plusieurs gens de bien et notables, tant parens du roi et nobles, que
du peuple. Avec ledit des Mares, y en eut douze autres qui furent
décapités. Et estoit grand pitié de voir la grande perturbation qui
estoit à Paris. Après plusieurs exécutions faites, le roi ordonna
qu'on lui fist un siége royal sur les degrés du palais, devant la
présentation du beau roi Philippes. Et tantost fut grandement et
notablement paré. Et s'assit en chaire, accompagné de ses oncles les
ducs de Berry et de Bourgongne, et de foison de nobles gens de
conseil. Et là fit-on venir le peuple de Paris, qui estoit grande
chose de voir la quantité du peuple qui y estoit. Et commanda le roi à
messire Pierre d'Orgemont, son chancelier, qu'il dist ce qu'il lui
avoit enchargé de dire. Lequel commença bien grandement et notablement
de dire le trespassement du roi Charles cinquiesme, et le sacre et
couronnement du roi présent, le voyage de Flandres, et la victoire, et
l'absence du roi, les grands et mauvais et merveilleux cas de crimes
et délicts commis et perpétrés, en effect, par tout presque le peuple
de Paris, dignes de très-grandes punitions; et qu'on ne se devoit
esmerveiller des exécutions jà faites, en monstrant que encores y
avoit des prisonniers dignes de punitions, et d'autres à punir et à
prendre, en déclarant les matières suffisantes de ce faire. Et tint
ces paroles assez longuement. Et en prenant issue demanda au roi si
c'estoit pas ce qu'il lui avoit enchargé. Lequel respondit que ouy.
Après ces choses, les oncles du roi se mirent à genoux aux pieds du
roi, en le priant qu'il voulust avoir pitié de son peuple de Paris.
Après, vindrent les dames et damoiselles toutes deschevelées,
lesquelles, en plorant, pareille requeste firent. Et les gens et le
peuple à genoux, nue teste, baisant la terre; et commencèrent à crier:
«_Miséricorde!_» Et lors le roi respondit qu'il estoit content que la
peine criminelle fust convertie en civile. Et furent tous les
prisonniers mis en pleine délivrance. Et fut la peine civile imposée à
chacun des coupables, selon ce qu'ils avoient mespris. Mais elle
estoit qu'il fallut qu'ils payassent et baillassent de meuble, ou la
valeur, la moitié de ce qu'ils avoient. Et y eut moult grande finance
exigée et à peine croyable. Et n'en vint au profit du roi le tiers. Et
fut la chevance distribuée aux gens d'armes; lesquels en furent bien
payés et contentés. Et leur donna le roi congé, et promirent, veu
qu'ils estoient bien payés et contentés, de ne faire eux en allant
aucunes pilleries ni roberies. Mais ils tindrent très-mal leur
promesse, car aussitost qu'ils furent sur les champs, ils commencèrent
merveilleuses pilleries à faire, en rançonnant le peuple, et
faisoient maux innumérables.

Quand ceux de Rouen, qui estoient, comme dit est encores, en courage
de leur fureur, sceurent comme ceux de Paris s'estoient esmeus, et
qu'ils se gouvernoient à la manière dessus dite, ils firent
pareillement et pis que devant. Mais quand ils virent ce que le roi
avoit fait à Paris, ils eurent grande crainte et peur. Et non sans
cause. Ils envoyèrent devers le roi demander miséricorde, et qu'il
leur voulust pardonner ce qu'ils avoient mespris. Et pour cette cause,
le roi envoya messire Jean de Vienne, amiral de France, vaillant
chevalier et preud'homme, accompagné de gens de guerre. Et avec luy
messire Jean Pastourel et messire Jean Le Mercier, seigneur de
Noujant. Et entrèrent dedans, et firent abattre aucunes des portes, et
prendre grande quantité des habitans, spécialement ceux qui avoient
contredit à payer les aydes et qui avoient couru sus et injurié les
fermiers. Et de ceux-ci y eut plusieurs exécutés, et leurs testes
coupées. Et lors les habitants demandèrent pardon et miséricorde. Et
pource que c'estoit près de Pasques, c'est à sçavoir la semaine
peneuse, et la Résurrection de Nostre Sauveur Jésus-Christ, les
prisonniers furent délivrés. Et comme à Paris, le criminel fut
converti en amende civile. Et furent exigées très-grandes finances
très-mal employées, et en bourses particulières comme on dit, et non
mie au bien de la chose publique. Et ainsi furent les choses apaisées
à Rouen.


5. _Soulèvement des Parisiens et des Rouennais à l'occasion des
impôts._

1382.

    _Le Religieux de Saint-Denis[107]._

Sept fois dans le cours de l'année précédente, le duc d'Anjou, régent
de France, avait réuni en conseil particulier les hommes les plus
considérables des deux états[108] pour chercher les moyens et le
moment d'établir par ordonnance une nouvelle levée de subsides
publics, afin de pourvoir convenablement aux besoins du roi et du
royaume. Cette mesure était sans doute ardemment désirée par ceux à
qui elle ne portait aucun préjudice, ou par ceux qui faisaient métier
de flatter le pouvoir, et espéraient par là s'enrichir au point de ne
plus compter que par talents d'or. Mais les plus notables d'entre les
bourgeois gardaient à cet égard le plus profond silence; ils savaient
que les petites gens témoignaient leur mauvaise humeur, fronçaient le
sourcil déclamaient avec force et ne voulaient pas en entendre parler.
Messire Pierre de Villiers, chevalier, et messire Jean des Marets,
personnages d'un âge avancé, d'une grande prudence et très-aimés dans
la ville, avaient essayé dans plusieurs réunions de changer ces
dispositions en faisant craindre au commun peuple de provoquer le
courroux du roi. Mais les mutins s'ennuyèrent de tous ces pourparlers;
leur mécontentement fut comme une étincelle qui allume un vaste
incendie; persévérant dans leur opposition, ils déclarèrent qu'ils
regarderaient désormais comme ennemis de l'État les promoteurs de
subsides. Puis, dans chaque ville, pour montrer qu'ils voulaient
défendre leur liberté par la force, ils coururent aux armes, fermèrent
les portes, tendirent des chaînes de fer, établirent des dizeniers,
des cinquanteniers, des soixanteniers, et chargèrent des gens armés de
veiller sans relâche à l'entrée et à la sortie.

  [107] La _Chronique du Religieux de Saint-Denis_ contient
  l'histoire du règne de Charles VI; elle est écrite en latin; elle
  a été publiée pour la première fois et traduite par M. L.
  Bellaguet, en 6 volumes in-4º (1839), dans la collection des
  documents inédits sur l'histoire de France. L'auteur de cette
  importante histoire du règne de Charles VI était religieux de
  l'abbaye de Saint-Denis; on ne sait rien sur sa biographie, pas
  même son nom. Il fut souvent témoin oculaire des événements qu'il
  raconte et paraît avoir été l'historiographe de la cour.

  [108] La noblesse et la bourgeoisie. (_Note de M. Bellaguet._)

Ce fut Paris qui donna l'exemple de la révolte; les autres cités
imitèrent la capitale du royaume. Partout on s'abandonnait à une
présomption sans bornes; les séditieux, dans leur aveuglement, se
flattaient de pouvoir conquérir leur liberté malgré le roi. Les
Rouennais tombèrent dans des excès coupables, qui seraient mieux
retracés par les accents lugubres de la tragédie que par un simple
récit. Mais l'historien est tenu de ne point taire les fautes que
chacun doit éviter à l'avenir; j'ai donc jugé à propos d'en parler
ici.

Plus de deux cents compagnons des métiers, qui travaillaient aux arts
mécaniques, égarés sans doute pas l'ivresse, saisirent de force un
simple bourgeois, riche marchand de draps, et surnommé _le Gras_, à
cause de son embonpoint excessif, placèrent insolemment son nom en
tête de leurs actes, et se jetant tête baissée dans cette entreprise
insensée, sans en calculer l'issue, ils en firent aussitôt leur roi.
Ils l'élevèrent, comme un monarque, sur un trône placé dans un char,
et le promenant par les carrefours de la ville, ils parodiaient les
acclamations dont on entoure le roi. Arrivés au principal marché, ils
lui demandèrent que le peuple demeurât libre du joug de tout impôt,
et l'obtinrent. Cette franchise de peu de durée fut publiée en son nom
dans la ville par la voix du héraut. Une scène si ridicule excita à
bon droit les rires des hommes sensés; néanmoins, une foule
innombrable de gens sans aveu accourut aussitôt vers lui, et on le
força d'écouter, assis sur son tribunal, les cris de chacun. Quelqu'un
avait-il conçu la pensée d'un crime et lui demandait-il ses ordres, on
l'obligeait, sous peine de mort, d'approuver et de dire: «Faites,
faites.» Alors poussés, je ne dirai point par leur audace, mais par
une rage forcenée, ils se jetèrent sur les exacteurs royaux, les
égorgèrent impitoyablement, et se partagèrent tout leur avoir, comme
illégitimement acquis.

Ce crime une fois commis et approuvé, ils firent, en vertu de la même
autorité, souffrir aux hommes d'église beaucoup de pertes et de
dommages; puis, se dirigeant sur Saint-Ouen, dont les religieux
avaient obtenu un arrêt qui maintenait contre la ville leurs
priviléges, ces misérables, dignes de toute la colère du ciel,
entrèrent de force dans la tour des Chartes, déchirèrent et mirent en
pièces les priviléges, dont la perte aurait été irréparable, si
l'autorité du roi ne les avait rétablis peu après. Poussés par le même
égarement, et ne craignant pas d'offenser la majesté royale, ces gens
insensés et sans armes se dirigèrent vers le château du roi pour le
détruire. Mais ils furent repoussés par ceux du dedans; plusieurs
d'entre eux furent tués ou blessés à mort.

Cet audacieux esprit de révolte avait gagné non-seulement les
Rouennais, mais presque tout le peuple de France, qui n'était pas
agité d'une moindre fureur. Il était, si l'on en croit le bruit
public, excité par les messages et lettres des Flamands, alors en
proie aussi au fléau de la rébellion, et par l'exemple des Anglais,
qui, dans le même temps, s'étaient soulevés contre le roi et les
grands du royaume, les avaient forcés de fuir, et, pénétrant en armes
dans le palais, avaient, sous les yeux même du roi, entraîné avec
violence cinq chevaliers illustres et son chancelier, l'archevêque de
Canterbury, et les avaient fait décapiter en vue de tous, comme
perturbateurs de la tranquillité publique[109]. J'étais alors dans ce
royaume pour défendre la cause de notre église; et comme je témoignais
mon indignation en apprenant que, le même jour, la tête sacrée du
prélat avait été roulée à coups de pied par le peuple dans tous les
carrefours de la ville, un des assistants me dit: «Sachez que dans le
royaume de France il se passera des choses plus horribles, et sous
peu.» Je me contentai de répondre: «A Dieu ne plaise que l'antique foi
de la France soit souillée d'un si grand forfait!»

  [109] Le religieux fait ici allusion à la révolte de Wat Tyler,
  dont il fut témoin. Il avait été envoyé à la cour d'Angleterre
  pour les affaires de l'abbaye de Saint-Denis, comme il le dit
  lui-même. (_Note de M. Bellaguet._)

Je reviens à mon sujet. Monseigneur d'Anjou sentait bien que le crime
commis au mois d'octobre par la rage forcenée du peuple rejaillissait
comme un affront sur le roi; néanmoins, il différa sa vengeance
jusqu'au mois de mars, et fit dans l'intervalle plusieurs tentatives
pour amener les Parisiens à payer les subsides. Voyant qu'il
n'obtenait rien, ni par députations, ni par promesses, il tenta, de
l'avis du conseil, d'arriver à son but par le fait. Il fit publier
l'ordonnance, au mois de janvier, à huis clos dans le Châtelet, de
peur d'exciter une émeute parmi le peuple, qui n'était pas encore
calmé. Aussitôt des enchérisseurs, attirés par l'appât du gain, se
présentèrent pour la ferme des impôts. Comme la crainte de la mort
empêchait de trouver quelqu'un pour faire la proclamation en public,
l'affaire traînait en longueur et menaçait même de n'avoir point
d'issue; mais un homme se chargea, pour de l'argent, d'abréger tout
délai. Séduit par la promesse d'une récompense pécuniaire, il se
rendit au marché le dernier jour du mois de février; prenant toutes
les précautions nécessaires pour sa sûreté, il assembla le peuple, et,
l'amusant d'abord de discours en l'air, il raconta en criant de toutes
ses forces qu'on avait volé quelques plats d'or dans le palais, puis
ajouta que le roi promettait grâce, éloge et récompense à celui qui
les rendrait. On se mit à en rire comme d'une chose incroyable; quand
le crieur vit le peuple se livrant à des conversations confuses et à
des conjectures diverses, il piqua tout à coup son cheval, et proclama
qu'on lèverait l'impôt le lendemain. Cette nouvelle inattendue jeta le
trouble dans d'esprit des assistants; ils la répandirent aussitôt, et
la ville se remplit de douteuses rumeurs. Le plus grand nombre croyait
que c'était un mensonge; d'autres, comme frappés de stupeur,
attendaient l'issue de l'affaire. Bientôt échauffés par l'esprit de
révolte, ils se lient par des serments terribles, et conspirent la
mort de ceux qui ont décrété l'impôt. Les conjurés se mettent à
l'œuvre sans plus tarder, et leurs serments, ô douleur! sont bientôt
suivis d'actes criminels.

Le premier jour de mars à l'heure de prime, ils se réunissent à la
halle, et voyant qu'on exigeait l'impôt d'une femme qui vendait un peu
de cette herbe qu'on appelle _cresson_ en français, ils s'élancent sur
le percepteur royal, le percent de mille coups et le mettent à mort.
Ce crime une fois commis, le désordre ne s'arrête plus à la halle; il
se répand çà et là par toute la ville. De tous les quartiers on
accourt à la halle avec un tumulte effroyable, et la foule
grossissant de tous côtés, une clameur immense s'élève et retentit aux
oreilles de tous. Pour que le feu de la sédition se communique
partout, quelques étourdis, dignes de la colère du ciel, parcourent
les carrefours et les rues de la ville en poussant des cris horribles,
armés d'épées et de toutes les armes que la fureur populaire pouvait
leur fournir, appelant aux armes pour la liberté de la patrie. Un
petit nombre d'hommes jettent ainsi la multitude dans l'égarement;
entraînant les uns et les autres, ils recrutent partout des partisans
volontaires de leur révolte; en peu de temps ils ont rassemblé cinq
cents misérables de leur espèce.

La nouvelle du crime qui venait d'être commis, en se répandant de
toutes parts, remplit tout le monde de frayeur. En conséquence,
plusieurs conseillers du roi, les principaux bourgeois, le prévôt et
l'évêque de Paris, craignant pour leur sûreté, s'éloignent de la
ville, et font passer ailleurs tout leur avoir: indignés de ces
atrocités, ils pensaient qu'ils se montreraient d'autant plus
étrangers à l'insulte faite au roi qu'ils seraient plus éloignés de la
présence et du contact d'une multitude aussi séditieuse. On voyait, en
effet, cette lie du peuple, ces hommes de mœurs plus ignobles encore
que leur condition, marcher par bandes, à pied et sans chef, comme au
sac de la ville; si quelqu'un des plus forcenés venait à proposer
quelque crime, tous les autres misérables s'empressaient de le suivre;
il en résulta les malheurs que je vais rapporter.

D'abord, comme ils étaient sans armes, ils se portent sur l'hôtel de
Ville, y enlèvent les poignards, les épées, les maillets de plomb[110]
et toutes les armes qui s'y trouvaient en dépôt pour la défense de la
ville, et pour prémices du massacre, ils mettent à mort tous les
percepteurs d'impôts qu'ils rencontrent. Renchérissant sur leur
cruauté, ils arrachent violemment un de ces malheureux de l'église
Saint-Jacques, et quoiqu'ils l'aient trouvé sur l'autel, debout et
embrassant, par crainte de la mort, la statue de la bienheureuse
Vierge Marie, ils l'entourent et l'égorgent, profanant ainsi le
sanctuaire. Puis, satisfaits d'avoir accompli leurs projets criminels,
ils courent piller les biens des victimes, détruisant de fond en
comble le devant de la maison de l'un d'eux, pénétrant avec violence
dans d'autres maisons, brisant les portes, enlevant tout ce qu'ils
trouvent d'or, d'argent, de papiers et d'objets précieux, les mettant
en pièces et les jetant par les fenêtres. Ils répandent aussi le vin
dans les celliers, en boivent outre mesure; puis, échauffés par
l'ivresse, ils poursuivent leurs excès avec plus d'audace, et se
portent sur Saint-Germain-des-Prés. Sachant que ceux des auteurs de
l'impôt qui avaient échappé à leurs coups s'y étaient cachés, ils les
réclament pour les mettre à mort; et comme on ne leur obéit point, ils
s'efforcent de pénétrer avec violence dans l'intérieur, mais ils sont
repoussés vigoureusement par ceux du dedans. Leur fureur ne s'en tient
pas là: provoqués sans doute par les cris de quelques misérables, les
plus forcenés se précipitent, comme ils l'avaient déjà fait, sur les
juifs, qui vivaient sous la protection du roi, en tuent quelques-uns,
mettent au pillage leurs meubles les plus précieux, et pour comble
d'infamie, ils ne craignent pas de violer la maison du roi et de se
rendre une seconde fois coupables de lèse-majesté.

  [110] C'est de là que les séditieux furent désignés par le nom de
  _Maillotins_. (_Note de M. Bellaguet._)

Il y avait dans ce rassemblement plusieurs criminels, dont les
complices étaient détenus au Châtelet royal. Ils amenèrent de ce côté
la multitude aveugle; puis, forçant les prisons, ils rendirent à la
liberté environ deux cents hommes criblés de dettes ou sous le poids
d'accusations capitales. Ils commirent aussi de semblables excès dans
les prisons de l'évêque de Paris. Ils y trouvèrent messire Hugues
Aubriot, condamné naguère pour ses méfaits, et le conduisirent avec
une joie insolente jusqu'à sa maison, le priant d'être leur capitaine.
Il le leur promit, et les remercia beaucoup. Mais, soit modération
d'esprit, soit défiance du peuple, il saisit l'occasion de fuir, et se
retira au milieu de la nuit. Le nombre de ces misérables croissait
toujours; une foule presque innombrable suivait leurs pas, non pour
les imiter, mais parce que cet étrange soulèvement excitait la
curiosité. Aussi, de peur que la nuit suivante ils ne commissent
quelque attentat contre les citoyens, les cinquanteniers rassemblèrent
dix mille bourgeois armés de pied en cap. Ceux-ci essayèrent par tous
les moyens de ramener dans le devoir la populace furieuse. Voyant que
le langage de la douceur ne pouvait ni fléchir ni calmer cette
populace, ils ne jugèrent pas à propos de lutter contre son aveugle
rage; mais ils répartirent leurs hommes par escouades aux coins des
rues et dans les carrefours de la ville, pour repousser par la force
les violences qu'elle pouvait commettre. Après avoir passé la nuit en
débauches de table et en orgies, cette troupe forcenée de mutins et de
séditieux tomba dans un emportement frénétique. Ils se rendirent chez
messire Hugues Aubriot, et ne l'ayant point trouvé, ils se mirent à
crier partout avec une rage de bêtes féroces que la ville était
trahie. Puis ils allaient courir en toute hâte au pont de Charenton
pour le détruire; mais leur projet ne s'accomplit pas, soit que la
crainte de la mort ou le repentir les saisît, soit, ce qui était le
plus vrai, qu'ils fussent arrêtés par les paroles conciliantes de
messire Jean des Marets, dont l'éloquence les avait souvent séduits et
amenés à son avis.


6. _Les Rouennais sont punis de leurs méfaits._

   _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet.

Bientôt le roi, irrité de l'insolence des Rouennais, et ne voulant pas
fermer les yeux sur leurs outrages, de peur de les rendre plus
audacieux et de les encourager à de nouvelles fautes, entra dans la
ville avec ses oncles et une suite nombreuse de nobles seigneurs. Les
principaux auteurs des crimes qui avaient été commis voulaient lui
refuser l'entrée s'il ne promettait préalablement l'impunité. Le roi
n'en fut que plus irrité, et sans différer sa vengeance, il fit raser
la porte par laquelle il était entré; en passant près du beffroi de la
ville, il fit enlever la cloche qui servait à réunir la commune, et
enjoignit à tous les bourgeois de porter en personne leurs armes au
château royal; ce qu'ils firent avec regret et mécontentement. Le jour
suivant, les principaux coupables, condamnés à mort par le conseil du
roi, subirent la peine capitale en vue du peuple; enfin, des
commissaires royaux furent chargés de recueillir l'impôt sur les
boissons et la vente des draps.


7. _Le roi pardonne aux Parisiens leur offense._

   _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet.

Le roi avait à peine employé un espace de trois jours à pacifier
Rouen, qu'on lui annonça les désordres de Paris. Sa colère en fut
doublée, et il partit aussitôt de Rouen pour aller punir cette
offense. Cependant il crut devoir différer pour un temps sa vengeance,
cédant aux prières et à l'intervention de l'université de Paris, sa
fille vénérable. Les plus sages d'entre les bourgeois, sachant qu'il
avait conçu un juste ressentiment, députèrent vers lui au bois de
Vincennes les anciens de la ville avec les maîtres et les docteurs les
plus considérables, comme des envoyés propres à rétablir la paix, les
chargeant de protester de leur innocence. Ceux-ci furent admis à
l'audience du roi, et s'acquittèrent de leur mission à peu près dans
les termes suivants:

«Votre royale grandeur et éminence sait beaucoup mieux que nous que
dans toute assemblée, et non pas seulement dans les cités et les
grandes réunions d'hommes, tous ne brillent point par une égale
sagesse et ne sont pas doués d'un savoir égal. Mais la diversité des
passions et la différence des mœurs produisent des goûts différents,
et suivant l'expression du sage: _Autant d'hommes, autant d'avis_. Il
ne faut donc pas que la chaleur imprudente d'une populace inconsidérée
tourne au détriment des gens de bien. En effet, il arrive
ordinairement dans ce monde que la multitude, qui ne sait garder ni
règle ni mesure, excite imprudemment des troubles et des séditions. Et
assurément c'est à l'insu des anciens et de ceux qui dirigent les
affaires importantes que la populace inconsidérée s'est rendue
coupable.»

Après avoir développé longuement ces considérations, prosternés
humblement aux pieds du roi, ils exposèrent en termes respectueux les
actes infâmes et les forfaits des séditieux; à force de prières, ils
obtinrent enfin que le peuple serait affranchi des impôts et qu'on
pardonnerait à l'égarement de la multitude, à condition, toutefois,
que ceux qui avaient forcé le Châtelet seraient saisis et mis en
jugement pour subir la peine due à leur crime.


8. _Affaires de Flandre._

1382.

    _Froissart._

   Dès 1379 les prodigalités, les exactions et les violences du
   comte de Flandre avaient soulevé les Gantois contre lui. Cette
   puissante ville pouvait mettre 80,000 hommes sous les armes;
   aussi fit-elle au comte et à la noblesse une guerre fort sérieuse
   et cruelle, dans laquelle aucun prisonnier ne fut épargné, tant
   ces castes rivales se haïssaient profondément. En 1382, Pierre
   Dubois et Philippe Arteveld devinrent les chefs de Gand et
   battirent le comte de Flandre, le 3 mai, à la bataille de
   Beverhout, après laquelle ils se rendirent maîtres de Bruges, où
   résidait le comte de Flandre. Le comte manqua d'être pris dans la
   déroute.


   Comment le comte Louis de Flandre, cuidant garder Bruges contre
     les Gantois, fut en grand péril; et comment le comte se esseula.

Entrementes[111] que le comte étoit en son hôtel, et que il envoyoit
les clers des doyens des métiers de rue en rue pour faire tous hommes
traire sur le marché et garder la ville, les Gantois, qui
poursuivaient âprement leurs ennemis, vinrent de bon pas et entrèrent
en la ville de Bruges avecques ceux de la ville proprement: et le
premier chemin que ils firent, sans retourner çà ni là, ils s'en
allèrent sur le marché tout droit, et là se rangèrent et s'arrêtèrent.
Messire Robert Mareschaut, un chevalier du comte, avoit été envoyé à
la porte pour savoir comment on s'y maintenoit, entrementes que le
comte faisoit son mandement pour aider recouvrer la ville; mais il
trouva que la porte étoit volée hors des gonds, et que les Gantois en
étoient maîtres; et proprement il trouva de ceux de Bruges qui là
étoient, qui lui dirent: «Robert, Robert, retournez, et vous sauvez
si vous pouvez, car la ville est conquise de ceux de Grand. Adonc
retourna le chevalier au plus tôt qu'il put devers le comte, qui se
partoit de son hôtel tout à cheval, et grand foison de fallots devant
lui, et s'en venoit sur le marché: si lui dit le chevalier ces
nouvelles. Nonobstant ce, le comte, qui vouloit tout recouvrer, s'en
vint sur le marché; et si comme il y entroit à grand foison de
fallots, en écriant: «Flandre! au Lyon, au comte!» ceux qui étoient à
son frein et devant lui regardèrent et virent que toute la place étoit
chargée de Gantois. Si lui dirent: «Monseigneur, pour Dieu, retournez!
Si vous allez plus avant, vous êtes mort ou pris de vos ennemis au
mieux venir; car ils sont tous rangés sur le marché, et vous
attendent.» Et ceux lui disoient voir; car les Gantois disoient jà, si
très tôt que ils virent naître de une ruelle les fallots: «Véez-ci
monseigneur, véez-ci le comte; il vient entre nos mains.» Et avoit dit
Philippe d'Artevelle et fait dire de rang en rang: «Si le comte vient
sur nous, gardez-vous bien que nul ne lui fasse mal; car nous
l'emmenerons vif et en santé à Gand; et là aurons-nous paix à notre
volonté.» Le comte, qui venoit et qui cuidoit tout recouvrer,
encontra, assez près de la place où les Gantois étoient tous rangés,
de ses gens qui lui dirent: «Ha, monseigneur! n'allez plus avant; car
les Gantois sont seigneurs du marché et de la ville; et si vous entrez
au marché, vous êtes mort. Et encore en êtes-vous en aventure; car jà
vont grand foison de Gantois de rue en rue, querant leurs ennemis; et
ont mêmement de ceux de Bruges assez en leur compagnie, qui les mènent
d'hôtel en hôtel querre ceux que ils veulent avoir; et êtes tout
ensoigné de vous sauver: ni par nulle des portes vous ne pouvez issir
ni partir que ne soyez ou mort ou pris; car les Gantois en sont
seigneurs; ni à votre hôtel vous ne pouvez retourner, car ils y vont
une grand route de Gantois.»

  [111] Pendant ce temps; _interea_.

Quand le comte entendit ces nouvelles, si lui furent très-dures; et
bien y ot raison, et se commença grandement à ébahir et à imaginer le
péril où il se véoit. Si crut conseil de non aller plus avant et de
lui sauver s'il pouvoit; et fut tantôt de soi-même conseillé. Il fit
éteindre tous les fallots qui là étoient, et dit à ceux qui de lès lui
étoient: «Je vois bien qu'il n'y a point de recouvrer; je donne congé
à tout homme, et que chacun se sauve qui peut ou sait!» Ainsi comme il
ordonna, il fut fait: les fallots furent éteints et jetés parmi les
rues, et tantôt s'espardirent ceux qui là étoient. Le comte se tourna
en une ruelle, et là se fit désarmer par un sien varlet et jeter
toutes ses armures à val, et vêtit la houppelande de son varlet, et
puis lui dit: «Va-t'en ton chemin et te sauves, si tu peux. Aie bonne
bouche: si tu eschiés ès mains de mes ennemis et on te demande de moi,
garde-toi que tu n'en dises rien.» Cil répondit: «Monseigneur, pour
mourir non ferai-je.» Ainsi demeura le comte de Flandre tout seul; et
pouvoit adonc dire que il se trouvoit en grand péril et en grand
aventure; car si à celle heure par aucune infortunité il fust échu ès
mains des routiers qui aval Bruges alloient, et qui les maisons
cherchoient et les amis du comte occioient, ou au marché les
amenoient, et là tantôt devant Philippe d'Artevelle et les capitaines
ils étoient morts et écervellés, sans nul moyen ni remède, il eust été
mort. Si fut Dieu proprement pour lui, quand de ce péril il le délivra
et sauva; car oncques en si grand péril en devant n'avoit été ni ne
fut depuis, si comme je vous recorderai présentement.


   Comment le comte Louis de Flandre fut préservé d'un grand péril
     en la maison d'une povre femme à Bruges, qui bonne lui fut.

Tant se démena à celle heure, environ mie nuit ou un peu outre, le
comte de Flandre par rues et par ruelles, que il le convint entrer
dedans aucun hôtel; autrement il eust été trouvé et pris des routiers
de Gand et de Bruges aussi, qui parmi la ville l'alloient incessament
cherchant. Et entra en l'hôtel d'une povre femme. Ce n'étoit pas hôtel
de seigneur, de salles, de chambres ni de palais; mais une povre
maisonnelle enfumée, aussi noire que atrement pour la fumée des
tourbes qui s'y ardoient; et n'y avoit en celle maison fors le bouge
devant et une povre couste de vieille toile enfumée pour estuper le
feu, et par-dessus un povre solier auquel on montoit par une échelle
de sept échelons; en ce solier avoit un povre literon, où les enfants
de la povre femme gisoient.

Quand le comte fut tout tremblant et tout ébahi entré en celle maison,
il dit à la femme, qui étoit tout effréée: «Femme, sauve-moi; je suis
ton sire le comte de Flandre; mais maintenant me faut mussier, car mes
ennemis me chassent, et du bien que tu me feras je te rendrai le
guerredon.» La povre femme le reconnut assez; car elle avoit été par
plusieurs fois à l'aumône à sa porte: si l'avoit vu aller et venir,
ainsi que un seigneur va en ses déduits, et fut tantôt avisée de
répondre, dont Dieu aida le comte, car elle ne pouvoit si peu détrier
que on eût trouvé le comte devant le feu parlant à elle: «Sire, montez
à mont en ce solier, et vous boutez dessous un lit où mes enfants
dorment.» Il le fit; et entrementes la femme s'ensoigna entour le feu
et à un autre petit enfant qui gisoit en un repos.

Le comte de Flandre entra en ce solier, et se bouta au plus bellement
et souef que il put entre la couste et le feure de ce pauvre literon,
et là se quatit et fit le petit; et faire lui convenoit.

Et véez-ci ces routiers de Gand qui routoient, qui entrèrent en la
maison de celle povre femme, et avoient, ce disoient les aucuns de
leur route, vu entrer un homme dedans. Ils trouvèrent celle povre
femme séant à son feu, qui tenoit son enfant. Tantôt ils lui
demandèrent: «Femme, où est un homme que nous ayons vu entrer céans et
puis l'huis reclore!»--Par ma foi! dit elle, je ne vis huy de celle
nuit homme entrer céans; mais j'en issis n'a pas grandement, et jetai
un petit d'eau et puis reclouy mon huis; ni je ne le saurois où
mussier. Vous véez tous les aisements de céans; véez là mon lit, et là
sus gisent mes enfants.»

Adonc prit l'un d'eux une chandelle, et monta à mont sur l'échelle; et
bouta la tête au solier, et n'y vit autre chose que ce povre literon
des enfants qui dormoient. Si regarda bien partout haut et bas. Adonc
dit-il à ses compagnons: «Allons, allons, nous perdons le plus pour le
moins; la povre femme dit voir: il n'y a âme, fors elle et ses
enfants.»

A ces paroles, issirent-ils hors de l'hôtel de la femme, et s'en
allèrent router autre part. Oncques puis nul n'y entra qui y voulsist
mal faire.

Toutes ces paroles avoit ouïes le comte de Flandre, qui étoit couché
et quati en ce povre literon. Si pouvez imaginer que il fut adonc en
grand effroi de sa vie. Quelle chose pouvoit-il lors dire, penser ni
imaginer, quand matin il pouvoit bien dire: «Je suis un des grands
princes chrétiens du monde:» et la nuit ensuivant il se trouvoit en
celle petitesse? Il pouvoit bien dire et imaginer que les fortunes de
ce monde ne sont pas trop estables. Encore grand heur pour lui quand
il en put issir sauve sa vie: toutefois celle dure et périlleuse
aventure lui devoit bien être un grand mirouer toute sa vie. Nous
lairons le comte de Flandre en ce parti, et parlerons de ceux de
Bruges, et comment les Gantois persévérèrent.


   Comment ceux de Gand firent grands murdres et dérobements en
     Bruges; et comment ils répourvéirent leur ville de vivres,
     qu'ils prirent au Dam et à L'Écluse.

François Acreman étoit l'un des plus grands capitaines des routiers,
et envoyé de par Philippe d'Artevelle et Piètre du Bois pour cerchier
et router la ville de Bruges: et ils gardoient le marché, et le
gardèrent toute la nuit et à l'endemain, jusques à tant que ils se
virent tous seigneurs de la ville. Bien étoit défendu à ces routiers
que ils ne portassent nul dommage ni nul contraire aux marchands et
bonnes gens étrangers qui, pour ce temps, étoient à Bruges; car ils
n'avoient que faire de comparer leur guerre. Ce commandement fut assez
bien gardé; ni oncques François, ni sa route ne firent mal ni dommage
à nul homme étrange. La vindication étoit sçue et jetée des Gantois
sur les quatre métiers de Bruges, coulettiers, virriers, bouchers et
poissonniers, à tous occire quants que on en trouverait, sans nul
déporter, pourtant que ils avoient été de la faveur du comte, et
devant Audenarde et ailleurs. On alloit par ces hôtels querre ces
bonnes gens; et partout où ils étoient trouvés ils étoient morts sans
merci. Celle nuit, en y ot des occis plus de douze cents, que uns que
autres, et faits plusieurs autres murdres, larcins et maufaits qui
point ne vinrent en connoissance, et moult de maisons et de femmes
robées et pillées, violées et détruites et des coffres effondrés, et
tant fait que les plus povres de Gand furent tous riches. Le dimanche
au matin, à sept heures, vinrent les joyeuses nouvelles en la ville
de Gand, que leurs gens avoient déconfit le comte et sa chevalerie et
ceux de Bruges; et étoient par conquêt seigneurs et maîtres de Bruges.
Vous pouvez bien croire et savoir que à ces nouvelles, à Gand, ce fut
un peuple réjoui, qui en grandes transes et tribulations avoit été; et
firent par les églises plusieurs processions et dévots oblations en
louant Dieu, qui les avoit regardés en pitié et tellement reconfortés
que envoyé victoire à leurs gens. Plus venoit le jour avant, et plus
leur venoient bonnes nouvelles; et étoient si trespercés de joie, que
ils ne savoient auquel entendre. Et je le dis pourtant que si le sire
de Harselles, qui demeuré étoit à Gand, eût pris, ce dimanche ou le
lundi ensuivant, trois ou quatre mille hommes d'armes, et si s'en fût
venu en Audenarde, il eût eu la ville à sa volonté; car ceux
d'Audenarde furent si ébahis quand ces nouvelles leur vinrent, que à
peine, pour la paour de ceux de Gand, que ils vidoient leur ville pour
aller tenir les bois, ou eux retraire en sauveté en Hainaut ou
ailleurs, et en furent tous appareillés. Mais quand ils virent que
ceux de Gand ne venoient point et que nulles nouvelles n'en avoient,
ils recueillirent courage et confort en eux, et aussi trois chevaliers
qui là étoient qui s'y boutèrent: messire Jean Bernage, messire
Thierry d'Olbaing et messire Florens de Heulles. Ces trois chevaliers
gardèrent, confortèrent et conseillèrent les gens d'Audenarde jusques
à tant que messire Daniaulx de Hallevyn y vint depuis, qui y fut
envoyé de par le comte, ainsi que je vous recorderai quand je serai
venu jusques à là.

Oncques gens qui sont au-dessus de leurs ennemis, ainsi que ceux de
Gand furent adonc de ceux de Bruges, ne se portèrent ni passèrent plus
bellement de ville que ceux de Gand firent de ceux de Bruges; car
oncques ils ne firent mal à nul homme de menu peuple ou de métier, si
il n'étoit trop vilainement accusé.

Quand Philippe d'Artevelle, Piètre du Bois et les capitaines de Gand
se virent tout au-dessus de la dite ville de Bruges, et que tout étoit
en leur commandement et obéissance, on fit un ban de par Philippe
d'Artevelle et Piètre du Bois et les bonnes gens de Gand, que, sur la
tête, toutes manières de gens se traïssent en leurs hôtels, et que nul
ne pillât ni efforçât maison, ni prensist rien de l'autrui s'il ne le
payoit; et que nul ne se logeât au logement d'autrui, et que nul
n'émût mêlée ni débât sans commandement; et tout sur la tête. Adonc
fut demandé si on savoit que le comte étoit devenu. Les aucuns
disoient qu'il étoit issu de la ville dès le samedi; et les autres
disoient que encore étoit-il à Bruges, et respous quelque part où on
le pourroit trouver. Les capitaines de Gand n'en firent compte; car
ils étoient si réjouis de la victoire que ils avoient, et de ce que
au-dessus de leurs ennemis se véoient, que ils n'accomptoient mais
rien à comte ni à baron ni à chevalier qui fût en Flandre; et se
tenoient si grands, que tout viendroit, se disoient-ils, en leur
obéissance. Et regardèrent Philippe d'Artevelle et Piètre du Bois, que
quand ils se départirent de la ville de Gand, ils l'avoient laissée si
dégarnie et dépourvue de tous vivres, tant que de vins et de blés il
n'y avoit rien: si envoyèrent tantôt une quantité de leurs gens au Dam
et à L'Écluse, pour être seigneurs de ces villes et des pourvéances
qui dedans étoient et repourvoir la ville de Gand.

Quand ceux qui envoyés y furent vinrent au Dam, on leur ouvrit les
portes; et furent tantôt la ville et les pourvéances mises en leur
commandement. Adonc furent traits hors de ces beaux celliers au Dam
tous les vins qui là étoient de Poitou, de Gascogne, de La Rochelle et
des lointaines marches, plus de six mille tonneaux, et mis à voitures
et à nefs, et envoyés à Gand par chars, et par la rivière que on dit
la Liève. Et puis passèrent ces Gantois outre, et s'en vinrent à
L'Écluse, laquelle ville se ouvrit contre eux, et se mit en leur
obéissance; et là trouvèrent-ils grand foison de blés et de farines en
tonneaux, en nefs et en greniers, de marchands étranges. Tout fut pris
et mis en voitures et envoyé à Gand, tant par chars comme par eau.
Ainsi fut la ville de Gand rafreschie et repourvue, et délivrée de
misère, par la grâce de Dieu. Autrement ne fut-ce pas. Et bien en dobt
aux Gantois souvenir, que Dieu leur avoit aidé pleinement, quand cinq
mille hommes, tous affamés, avoient déconfit, devant leurs maisons,
quarante mille hommes. Or, se gardent de eux enorgueillir et leurs
capitaines aussi; mais non feront: ils s'enorgueilliront tellement,
que Dieu se courroucera et leur remontrera leur orgueil avant que
l'année soit hors, si comme vous orrez recorder en l'histoire plus
avant, et pour donner exemple à toutes autres gens.


   Comment le comte Louis de Flandre échappa hors de Bruges, et
     chemina à pied vers Lille; et comment en moult de lieux on
     murmuroit sur son fait.

Je fus adoncques informé, et je le veuil bien croire, que le dimanche
à la nuit le comte de Flandre issit hors de la ville de Bruges; la
manière, je ne le sais pas, ni aussi si on lui fit voie aucune aux
portes; je crois bien que ouil; mais il issit tout seul et à pied,
vêtu de une povre et simple houppelande. Quand il se trouva aux
champs, il fut tout réjoui; et pouvoit bien dire qu'il étoit issu de
grand péril. Et commença à cheminer à l'aventure, et s'en vint dessous
un buisson pour aviser quel chemin il tiendroit; car pas ne
connoissoit le pays ni les chemins, ni oncques à pied ne les avoit
allés. Ainsi que il étoit dessous le buisson, et là quati, il
entendit et ouït parler un homme; et c'étoit un sien chevalier qui
avoit épousé une sienne fille bâtarde, et le nommoit on messire Robert
Mareschaut. Le comte le reconnut au parler. Si lui dit en passant:
«Robert, es-tu là?»--«Ouil, monseigneur, dit le chevalier, qui tantôt
le reconnut au parler; vous m'avez fait huy beaucoup de peine à
cherchier autour de Bruges; comment en êtes-vous issu?»--«Allons,
allons, dit le comte, Robin, il n'est pas maintenant temps de ici
recorder ses aventures; fais tant que je puisse avoir un cheval, car
je suis jà lassé d'aller à pied, et prends le chemin de Lille, si tu
le sais.»--«Monseigneur, dit messire Robert, ouil, je le sais bien.»

Adonc cheminèrent-ils celle nuit et l'endemain jusques à prime,
ainçois que ils pussent recouvrer un cheval, et le premier que le
comte ot, ce fut une jument que ils trouvèrent chez un prud'homme en
un village. Si monta le comte sus, sans selle et sans pannel, et vint
ainsi ce lundi au soir, et se bouta par les champs au chastel de
Lille. Et là s'en retournoient la greigneur partie des chevaliers qui
étoient échappés de la bataille de Bruges, et s'étoient sauvés au
mieux qu'ils avoient pu, les aucuns à pied et les autres à cheval. Et
tous ne tinrent mie ce chemin; et s'en allèrent les aucuns par mer en
Hollande et en Zélande, et là se tinrent-ils tant qu'ils ouïrent
nouvelles autres. Messire Guy de Ghistelles arriva à bon port; car il
trouva en Zélande, en une de ses villes, le comte Guy de Blois, qui
lui fit bonne chère, et lui départit largement de ses biens pour lui
remonter et remettre en état, et le retint de lès lui tant que y volt
demeurer. Ainsi étoient les desbaretés reconfortés par les seigneurs
de là où ils se trayoient, qui en avoient pitié; et c'étoit raison,
car noblesse et gentillesse doivent être aidées et conseillées par
gentillesse.

Les nouvelles s'espardirent par trop de lieux et de pays de la
déconfiture de ceux de Bruges et du comte leur seigneur, comment les
Gantois les avoient déconfits. Si en étoient plusieurs manières de
gens réjouis, et principalement communautés. Tous ceux des bonnes
villes de Flandre et de l'évêché de Liége en étoient si lies, que il
sembloit proprement que la besogne fût leur. Aussi furent ceux de
Rouen et de Paris, si pleinement ils en osassent parler.

Quand pape Clément en ot les nouvelles, il pensa un petit, et puis dit
que cette déconfiture avoit été une verge de Dieu pour donner exemple
au comte, et que il lui envoyoit cette tribulation pour la cause de ce
que il étoit rebelle à ses opinions. Aucuns autres grands seigneurs
disoient, en France et ailleurs, que le comte ne faisoit que un petit
à plaindre si il avoit à porter et à souffrir, car il étoit si
présomptueux, que il ne prisoit ni aimoit nul seigneur voisin que il
eut, ni le roi de France ni autre, si il ne lui venoit bien à point;
pourquoi ils le plaignoient moins de ses persécutions. Ainsi advint,
et que le vocable soit voir que on dit que: A celui à qui il meschiet,
chacun lui mésoffre. Par espécial ceux de la ville de Louvain furent
trop réjouis de la victoire des Gantois et de l'ennui du comte; car
ils étoient en différend et dur parti envers le duc Wincelant de
Brabant, leur seigneur, qui les vouloit guerroyer et abattre leurs
portes, mais or se tiendroit-il mieux un petit en paix. Et disoient
ainsi en la ville de Louvain: «Si Gand nous étoit aussi prochaine,
sans quelque entre deux, comme Bruxelles est, nous serions tous un,
eux avec nous et nous avecques eux. De toutes leurs devises et paroles
étoient informés le duc de Brabant et la duchesse; mais il leur
convenoit cligner les yeux et baisser les têtes, car pas n'étoit heure
de parler.


   Comment Philippe d'Artevelle et les Gantois mirent la ville de
     Bruges et la plupart de Flandre en leur obéissance.

Ceux de Gand, eux étant maîtres et obéis entièrement à Bruges, y
firent moult de nouvelletés. Avisèrent que ils abattroient au lès
devers eux deux portes et les murs et feroient remplir les fossés,
afin que ceux de Bruges ne fussent jamais rebelles envers eux; et
quand ils s'en partiroient, ils emmèneroient cinq cents hommes,
bourgeois de Bruges des plus notables, avec eux en la ville de Gand;
par quoi ils fussent tenus en plus grand cremeur et subjection.

Entrementes que ces capitaines se tenoient à Bruges, et que ils
faisoient abattre portes et murs et remplir les fossés, ils envoyèrent
à Ypres, à Courtray, à Berghes, à Cassel, à Pourpringhes, à
Bourbourch, et par toutes les villes et chastellenies de Flandre sur
la marine, et au Franc de Bruges, que tous vinssent à obéissance à
eux, et leur apportassent ou envoyassent les clefs des villes et des
chasteaux, en remontrant service, à Bruges. Tous obéirent, ni nul ne
osa adonc contester; et vinrent tous à obéissance à Bruges, à Philippe
d'Artevelle et à Piètre du Bois. Ces deux se nommoient et escrisoient
souverains capitaines de tous, et par espécial Philippe d'Artevelle.
Cil étoit qui le plus avant s'ensoignoit et se chargeoit des besognes
de Flandre; et tant que il fut à Bruges, il tint état de prince, car
tous les jours, par ses menestrels, il faisoit sonner et corner devant
son hôtel à ses dîners et à ses soupers, et se faisoit servir en
vaisselle couverte d'argent, ainsi comme si il fût comte de Flandre;
et bien pouvoit tenir cel état, car il avoit toute la vaisselle du
comte, d'or et d'argent, et tous les joyaux, chambres et sommiers qui
avoient été trouvés en l'hôtel du comte à Bruges; ni rien on ne avoit
sauvé. Encore fut envoyée une route de Gantois à Mâle, un très-bel
hôtel du comte, à demie lieue de Bruges. Ceux qui y allèrent y firent
moult de desroys; car ils dérompirent tout l'hôtel, et abattirent et
effondrèrent les fonts où le comte avoit été baptisé; et mirent à
voitures, sur chars, tout le bien, or et argent et joyaux, et
envoyèrent tout à Gand.

Le terme de quinze jours avoit allant et venant de Gand à Bruges et de
Bruges à Gand, tous les jours charriant, deux cents chars qui menoient
or, argent, vaisselle, draps, pennes et toutes richesses prises et
levées à Bruges, de Bruges à Gand: ni du grand conquêt et pillage que
Philippe d'Artevelle et les Gantois firent là, en celle prise de
Bruges, à peine le pourroit-on priser ni estimer, tant y orent-ils
grand profit.

Quand ceux de Gand eurent fait tout leur bon vouloir de la ville de
Bruges, ils envoyèrent de la ville de Bruges à Gand cinq cents
bourgeois des plus notables pour là demeurer en cause d'otagerie, et
François Acreman et Piètre de Vintre, et mille de leurs hommes, les
envoyèrent; et demeura Piètre du Bois, capitaine de Bruges, tant que
ces portes, ces murs et ces fossés, fussent mis à uni. Et adonc se
départit Philippe d'Artevelle à quatre mille hommes et prit le chemin
de Ypres, et fit tant que il y parvint. Toute manière de gens issirent
au-devant de lui et le recueillirent aussi honorablement comme si ce
fût leur seigneur naturel qui vînt premièrement à seigneurie, et se
mirent tous en son obéissance. Et renouvela mayeurs et échevins, et
fit toute nouvelle loi; et là vinrent ceux des chastellenies de outre
Ypres, de Cassel, de Berghes, de Bourbourch, de Furnes et de
Pourpringhes, qui se mirent en son obéissance, et jurèrent foi et
loyauté à tenir ainsi comme à leur seigneur le comte de Flandre. Et
quand il ot ainsi exploité, et que il ot de tous l'assurance, et il ot
séjourné à Ypres huit jours, il s'en partit et s'en vint à Courtray,
où il fut aussi reçu à grand joie, et se y tint cinq jours. Et envoya
ses lettres et ses messages à la ville d'Audenarde, en leur mandant
que ils vinssent devers lui en obéissance; et que trop y avoient mis,
quand ils véoient que tout le pays se tournoit avecques ceux de Gand,
et ils demeuroient derrière; et que si ce ne faisoient, ils se
pouvoient bien vanter que temprement ils auroient le siége; et que
jamais ne se partiroit du siége si auroit la ville, et la mettroit à
uni et à l'épée tout ce que ils trouveroient dedans.......


   Comment le roi de France vint à Comines, et tout son arroi, et de
     là devant Ypres; et comment la ville d'Ypres se rendit à lui par
     composition.

Nous parlerons du roi de France, et recorderons comment il persévéra.
Quand les nouvelles lui furent venues que le pas de Comines étoit
délivré de Flamands et le pont refait, il se départit de l'abbaye de
Marquette, où il étoit logé, et chevaucha vers Comines à grand route,
et toutes gens en ordonnance, ainsi comme ils devoient aller. Si vint
le roi ce mardi à Comines, et se logea en la ville et ses oncles, dont
la bataille et l'avant-garde s'étoient délogées et étoient allées
outre sur le mont d'Ypres, et là s'étoient logées. Le mercredi au
matin, le roi s'en vint loger sur le mont d'Ypres, et là s'arrêta; et
tous gens passoient, et charrois, tant à Comines comme à Warneston,
car il y avoit grand peuple et grands frais de chevaux. Ce mercredi
passa l'arrière-garde du roi le pont de Comines, où il y avoit deux
mille hommes d'armes et deux cents arbalétriers, desquels le comte
d'Eu, le comte de Blois, le comte de Saint-Pol, le comte de Harecourt;
le sire de Châtillon et le sire de la Fère étoient gouverneurs et
meneurs; et se logèrent ces seigneurs et leurs gens, ce mercredi, à
Comines et là environ. Quand ce vint de nuit, que les seigneurs
cuidoient reposer, qui étoient travaillés, on cria à l'arme; et
cuidèrent pour certain les seigneurs et leurs gens avoir bataille, et
que les Flamands des chastellenies d'Ypres, de Cassel et de Berghes
fussent recueillis et vinssent les combattre. Adonc s'armèrent les
seigneurs et mirent leurs bassinets, et boutèrent leurs bannières et
leurs pennons hors de leurs hôtels, et allumèrent fallots; et se
traïrent tous sur les chaussées, chacun seigneur dessous sa bannière
ou son pennon. Et ainsi comme ils venoient ils s'ordonnoient; et se
mettoient leurs gens dessous leurs bannières, ainsi qu'ils dévoient
être et aller. Là furent en celle peine et en l'ordure presque toute
la nuit, jusques en my-jambe. Or, regardez si les seigneurs l'avoient
davantage, le comte de Blois et les autres, qui n'avoient pas appris à
souffrir telle froidure ni telle mésaise, à telles nuits comme au mois
devant Noël, qui sont si longues; mais souffrir pour leur honneur leur
convenoit, et ils cuidoient être combattus, et de tout ce ne fut rien;
car le haro étoit monté par varlets qui s'étoient entrepris ensemble.
Toutefois, les seigneurs en orent celle peine, et la portèrent au plus
bel qu'ils purent.

Quand ce vint le jeudi au matin, l'arrière-garde se délogea de
Comines; et chevauchèrent ordonnément et en bon arroi devers leurs
gens, lesquels étoient tous logés et arrêtés sur le mont de Ypres,
l'avant-garde, la bataille du roi et tout. Là orent les seigneurs
conseil quelle chose ils feroient, ou si ils iroient devant Ypres ou
devant Courtray ou devant Bruges; et entrementes qu'ils se tenoient
là, les fourrageurs françois couroient le pays, où ils trouvoient tant
de biens, de bêtes et de toutes autres pourvéances pour vivre, que
merveille est à considérer: ni depuis qu'ils furent outre le pas de
Comines, ils n'eurent faute de nuls vivres. Ceux de la ville d'Ypres,
qui sentoient le roi de lès eux et toute sa puissance, et le pas
conquis, n'étoient mie bien assurs, et regardèrent entre eux comment
ils se maintiendroient. Si mirent ensemble le conseil de la ville. Les
hommes notables et riches, qui toujours avoient été de la plus saine
partie, si ils l'eussent osé montrer, vouloient que on envoyât devers
le roi crier merci, et que on lui envoyât les clefs de la ville. Le
capitaine, qui étoit de Gand, et là établi par Philippe d'Artevelle,
ne vouloit nullement que on se rendît, et disoit: «Notre ville est
forte assez, et si sommes bien pourvus; nous attendrons le siége, si
assiéger on nous veut: entrementes fera Philippe, notre regard, son
amas, et venra combattre le roi à grand puissance de gens, ne créez jà
le contraire, et lèvera le siége.»

Les autres répondoient, qui point n'étoient assurés de celle aventure,
et disoient: que il n'étoit point en la puissance de Philippe ni de
tout le pays de Flandre de déconfire le roi de France, si il n'avoit
les Anglois avecques lui, dont il n'étoit nulle apparence, et que
brièvement pour le meilleur on se rendit au roi de France, et non à
autrui. Tant montèrent ces paroles que riote s'émut; et furent ces
seigneurs maîtres, et le capitaine occis, qui s'appeloit Piètre
Wanselare. Quand ceux de Ypres orent fait ce fait, ils prirent deux
frères prêcheurs, et les envoyèrent devers le roi et ses oncles sur le
mont de Ypres, et lui remontrèrent que il voulsist entendre à traité
amiable à ceux de Ypres. Le roi fut conseillé que il leur donnerait
jusques à eux douze et à un abbé qui se boutoit en ces traités, qui
étoit de Ypres, sauf allant et sauf venant, pour savoir quelle chose
ils vouloient dire. Les frères prêcheurs retournèrent à Ypres. Les
douze bourgeois qui furent élus par le conseil de toute la ville, et
l'abbé et leur compagnie, vinrent sur le mont de Ypres, et
s'agenouillèrent devant le roi, et représentèrent la ville au roi à
être en son obéissance à toujours, sans nuls moyens ni réservation. Le
roi de France, parmi le bon conseil que il ot, comme celui qui
contendoit à acquerre tout le pays par douceur ou par austérité, ne
voulsist mie là commencer à montrer son mautalent, mais les reçut
doucement, parmi un moyen que il ot là, que ceux de Ypres payeroient
au roi quarante mille francs pour aider à payer une partie des menus
frais que il avoit faits à venir jusques à là.

A ce traité ne furent oncques rebelles ceux de Ypres, mais en furent
tout joyeux quand ils y purent parvenir, et l'accordèrent liement.

Ainsi furent pris ceux de Ypres à merci, et prièrent au roi et à ses
oncles que il leur plût à venir rafreschir en la ville de Ypres, et
que les bonnes gens en auroient grand joie. On leur accorda voirement
que le roi iroit, et prendroit son chemin par là pour aller et entrer
en Flandre auquel lès qu'il lui plairoit. Sur cel état retournèrent
ceux de Ypres en leur ville; et furent tous ceux du corps de la ville
réjouis, quand ils sçurent que ils étoient reçus à paix et à merci au
roi de France. Si furent tantôt, par taille, les quarante mille francs
cueillis et payés au roi ou à ses commis, ainçois qu'il entrât en
Ypres.


   Comment le roi de France fut averti de la rébellion des Parisiens
     et d'autres, et de leur intention, lui étant en Flandre.

Encore se tenoit le roi de France sur le mont de Ypres quand nouvelles
vinrent que les Parisiens s'étoient rebellés et avoient eu conseil, si
comme on disoit, entre eux là et lors pour aller abattre le beau
chastel de Beauté qui siéd au bois de Vincennes, et aussi le chastel
du Louvre et toutes les fortes maisons d'environ Paris, afin que ils
n'en pussent jamais être grevés. Quand un de leur route, qui cuidoit
trop bien dire, mais il parla trop mal, si comme il apparut depuis,
dit: «Beaux seigneurs, abstenez-vous de ce faire tant que nous verrons
comment l'affaire du roi notre sire se portera en Flandre: si ceux de
Gand viennent à leur entente, ainsi que on espère bien que ils y
venront, adonc sera-t-il heure du faire et temps assez. Ne commençons
pas chose dont nous puissions repentir.» Ce fut Nicolas le Flamand qui
dit celle chose, et par celle parole la chose se cessa à faire des
Parisiens et cel outrage. Mais ils se tenoient à Paris pourvus de
toutes armures, aussi bonnes et aussi riches comme si ce fussent
grands seigneurs; et se trouvèrent armés de pied en cap comme droites
gens d'armes, plus de soixante mille, et plus de cinquante mille
maillets et autres gens, comme arbalétriers et archers; et faisoient
ouvrer les Parisiens nuit et jour les haulmiers, et achetoient les
harnois de toutes pièces tout ce que on leur vouloit vendre.

Or, regardez la grand diablerie que ce eût été si le roi de France eût
été déconfit en Flandre, et la noble chevalerie qui étoit avecques lui
en ce voyage. On peut bien croire et imaginer que toute gentillesse et
noblesse eût été morte et perdue en France, et autant bien ens ès
autres pays; ni la jacquerie ne fut oncques si grande ni si horrible
qu'elle eût été; car pareillement à Reims, à Châlons en Champagne et
sur la rivière de Marne, les vilains se rebelloient et menaçoient jà
les gentilshommes, et dames et enfants qui étoient demeurés derrière;
aussi bien à Orléans, à Blois, à Rouen en Normandie et en Beauvoisis,
leur étoit le diable entré en la tête pour tout occire, si Dieu
proprement n'y eût pourvu de remède; ainsi comme orrez recorder
ensuivant en l'histoire.


   Comment les chastellenies de Cassel, de Berghes, de Bourbourch,
     de Gravelines et autres se mirent en l'obéissance du roi; et
     comment le roi entra en la ville de Ypres, et du convenant de
     ceux de Bruges.

Quand ceux de la chastellenie de Cassel, de Berghes, de Bourbourch, de
Gravelines, de Furnes, de Dunkerque, de Pourperinghe, de Tourout, de
Bailleul et de Messines, orent entendu que ceux de la ville de Ypres
s'étoient tournés François et avoient rendu leur ville et mis en
l'obéissance du roi de France, qui bellement les avoit pris à merci,
si furent tous effréés et réconfortés aussi, quand ils orent bien
imaginé leurs besognes. Car toutes ces villes, chastellenies,
bailliages et mairies, prirent leurs capitaines, leur lièrent les
membres, et les lièrent bien et fort qu'ils ne leur échappassent,
lesquels Philippe d'Artevelle avoit mis et semés au pays; et les
amenèrent au roi, pour lui complaire et le apaiser envers eux, sur le
mont de Ypres, et lui dirent, criant merci à genoux: «Noble roi, nous
nous mettons, nos corps, biens, et les villes où nous demeurons, en
votre obéissance. Et pour vous montrer plus plein service, et
reconnoitre que vous êtes notre droicturier seigneur, véez-ci les
capitaines lesquels Philippe d'Artevelle nous a baillés depuis que par
force, et non autrement il nous fit obéir à lui: si en pouvez faire
votre plaisir; car ils ne nous ont menés et gouvernés à notre
entente.» Le roi fut conseillé de prendre toutes ces gens des
seigneuries dessus dites à merci, parmi un moyen qu'il y ot, que ces
chastellenies et ces terres et villes dessus nommées payeroient au roi
pour les menus frais soixante mille francs; et encore étoient réservés
tous vivres, bestial et autres choses que on trouveroit sur les
champs; mais on les assuroit de non être ars ni pris. Tout ce leur
suffit grandement; et remercièrent le roi et son conseil, et furent
moult lies quand ils virent qu'ils pouvoient ainsi échapper; mais tous
les capitaines de Philippe qui furent là amenés passèrent parmi être
décollés sur le mont de Ypres.

De toutes ces choses, ces traités et ces apaisements, on ne parloit en
rien au comte de Flandre, ni il n'étoit mie appelé au conseil du roi,
ni nul homme de sa cour. S'il lui en ennuyoit, je n'en puis mais, car
tout le voyage il n'en ot autre chose; ni proprement ses gens, ni ceux
de sa route, ni de sa bataille, ne se osoient déranger ni dérouter de
la bataille sus aile où ils étoient mis par l'ordonnance des maîtres
des arbalétriers pourtant qu'ils étoient Flamands; car il étoit
ordonné et commandé, de par le roi et sur la vie, que nul en l'ost ne
parlât flamand ni portât bâton à virole.

Quand le roi de France et tout l'ost, avant-garde et arrière-garde,
orent été à leur plaisir sur le mont de Ypres, et que on y ot tenu
plusieurs marchés et vendu grand planté de butin à ceux de Lille, de
Douay, d'Artois et de Tournay, et à tous ceux qui acheter le
vouloient, où ils donnoient un drap de Wervy[112], de Messines, de
Pourperinghe et de Comines, pour un franc; on étoit là revêtu à trop
bon marché; et les aucuns Bretons et autres pillards, qui vouloient
plus gagner, s'accompagnoient ensemble, et chargeoient sur chars et
sur chevaux leurs draps bien emballés, nappes, toiles, coutis, or,
argent en plate et en vaisselles si ils en trouvoient; puis
l'envoyoient en sauf-lieu outre le Lys, ou par leurs varlets en
France. Adonc vint le roi à Yprès, et tous les seigneurs; et se
logèrent en la ville tous ceux qui s'y loger purent: si s'y rafreschit
quatre ou cinq jours.

  [112] Wervicq en Flandre. Il se fabriquait beaucoup de draps en
  cette ville.

Ceux de Bruges étoient bien informés du convenant du roi, comment il
étoit à séjour à Ypres, et que tout le pays en derrière lui jusques à
Gravelines se rendoit et étoit rendu à lui: si ne sa voient que faire,
d'envoyer traiter devers lui ou du laisser. Toutefois, tant que pour
ce terme ils le laissèrent; et la cause principale qui plus les
inclina à ce faire de eux non rendre, ce fut qu'il y avoit grand
foison de gens d'armes de leur ville, bien sept mille, avecques
Philippe d'Artevelle, au siége d'Audenarde; et aussi en la ville de
Gand étoient en otages des plus notables de Bruges, plus de cinq cents
chefs, lesquels Philippe d'Artevelle y avoit envoyés quand il prit
Bruges, à celle fin qu'il en fût mieux sire et maître.

Outre, Piètre du Bois et Piètre de Vintre étoient là qui les
reconfortoient et leur remontroient, en disant: «Beaux seigneurs, ne
vous ébahissez mie si le roi de France est venu jusques à Ypres; vous
savez comment anciennement toute la puissance de France envoyée du
beau roi Philippe vint jusques à Courtray; et de nos ancesseurs ils
furent là tous morts et déconfits. Pareillement aussi sachez qu'ils
seront morts et déconfits; car Philippe d'Artevelle a tout grand
puissance ne laira mie que il ne voise combattre le roi et sa
puissance; et il peut trop bien être, sur le bon droit que nous avons
et sur la fortune qui est bonne pour ceux de Gand, que Philippe
déconfira le roi, ni jà pied n'en échappera, ni ne repassera la
rivière; et sera tout sur heure ce pays reconquis; et ainsi vous
demeurerez comme bonnes et loyales gens, en votre franchise, et en la
guerre de Philippe et de nous autres gens de Gand.»


   Comment les messagers de Gand arrivèrent et un messager anglois à
     Calais, et comment Philippe d'Artevelle fit grand amas de gens
     pour aller combattre les François.

Ces paroles et autres semblables, que Piètre du Bois et Piètre de
Vintre remontroient pour ces jours à ceux de Bruges, refrenèrent
grandement les Brugiens de non traiter devers le roi de France.
Entrementes que ces choses se demenoient ainsi, arrivoient à Calais
les bourgeois de Gand et messire Guillaume de Firenton, Anglois,
lesquels étoient envoyés de par le roi d'Angleterre, et tout le pays
de çà la mer, pour remontrer au pays de Flandre et sceller les
alliances et convenances que le roi d'Angleterre et les Anglois
vouloient avoir aux Flamands. Si leur vinrent ces nouvelles de messire
Jean d'Ewerues, capitaine de Calais, qui leur dit: «Tant que pour le
présent, vous ne pouvez passer, car le roi de France est à Ypres; et
tout le pays d'ici jusques à là est tourné devers lui: temprement nous
aurons autres nouvelles; car on dit que Philippe d'Artevelle met
ensemble son pouvoir pour venir combattre le roi; et là verra-t-on qui
aura le meilleur. Si les Flamands sont déconfits, vous n'avez que
faire en Flandre; si le roi de France perd, tout est nôtre.»--«C'est
vérité,» ce répondit le chevalier anglois.

Ainsi se demeurèrent à Calais les bourgeois de Gand et messire
Guillaume Firenton. Or, parlerons-nous de Philippe d'Artevelle comment
il persévéra.

Voirement étoit-il en grand volonté de combattre le roi de France: et
bien le montra, car il s'en vint à Gand, et ordonna que tout homme
portant armes dont il se pouvoit aider, la ville gardée, le suivît.
Tous obéirent, car il leur donnoit à entendre que par la grâce de Dieu
ils déconfiroient les François, et seroient seigneurs ceux de Gand et
souverains de toutes autres nations. Environ dix mille hommes pour
l'arrière-ban emmena Philippe avecques lui, et s'en vint devant
Courtray; et jà avoit-il envoyé à Bruges, au Dam et à Ardembourg, et à
L'Écluse, et tout sur la marine ès Quatre-Métiers, et en la
chastellenie de Grantmont, de Tenremonde et d'Alost; et leva bien de
ces gens-là environ trente mille, et se logea une nuit devant
Audenarde; et à l'endemain il s'en partit et s'en vint vers Courtray;
et avoit en sa compagnie environ cinquante mille hommes.


   Comment le roi, averti que Philippe d'Artevelle l'approchoit, se
     partit de Ypres et son arroi, et tint les champs pour le
     combattre.

Nouvelles vinrent au roi et aux seigneurs de France que Philippe
d'Artevelle approchoit durement, et, disoit-on, qu'il amenoit en sa
compagnie bien soixante mille hommes. Adonc se départit l'avant-garde
d'Ypres, le connétable de France et les maréchaux, et vinrent loger à
lieue et demie grand de Ypres, entre Roulers et Rosebecque; et puis à
l'endemain le roi et tous les seigneurs s'en vinrent là loger,
l'avant-garde et l'arrière-garde, et tout. Si vous dis que sur les
champs les seigneurs pour ce temps y orent moult de peine; car il
étoit au cœur d'hiver, à l'entrée de décembre, et pleuvoit toujours.
Et si dormoient les seigneurs toutes les nuits tous armés sur les
champs; car tous les jours et toute les heures ils attendoient la
bataille. Et disoit-on en l'ost communément: «Ils venront demain.» Et
ce savoit-on par les fourrageurs qui couroient aux fourrages sur le
pays, qui apportoient ces nouvelles. Si étoit le roi logé tout au
milieu de ses gens. Et de ce que Philippe d'Artevelle et ses gens
détrioient tant, étoient les seigneurs de France plus courroucés; car,
pour le dur temps qu'il faisoit, ils voulsissent bien être délivrés.
Vous devez savoir que avecques le roi étoit toute fleur de vaillance
et de chevalerie. Si étoient Philippe d'Artevelle et les Flamands
moult oultrecuidés, quand ils s'enhardissoient du combattre; car ils
se fussent tenus en leur siége devant Audenarde et aucunement
fortifiés, avecques ce qu'il faisoit pluvieux temps, frais et
brouillards chus en Flandre, on ne les fût jamais allé querre; et si
on les y eût quis, on ne les eût pu avoir pour combattre, fors à trop
grand peine, meschef et péril. Mais Philippe se glorifioit si en la
belle fortune et victoire qu'il ot devant Bruges, qu'il lui sembloit
bien que nul ne lui pourroit forfaire, et espéroit bien à être sire de
tout le monde. Autre imagination n'avoit-il, ni rien il ne doutoit le
roi de France ni sa puissance; car s'il eût eu doute, il n'eût pas
fait ce qu'il fit, si comme vous orrez recorder ensuivant.


   Comment à un souper ce Philippe d'Artevelle arrangea ses
     capitaines, et comment ils conclurent ensemble.

Le mercredi au soir, dont la bataille fut à l'endemain, s'en vint
Philippe d'Artevelle et sa puissance loger en une place assez forte,
entre un fossé et un bosquet, et si forte haie étoit que on ne pouvoit
venir aisément jusqu'à eux; et fut entre le Mont-d'Or et la ville de
Rosebecque, où le roi étoit logé. Ce soir, Philippe donna à souper en
son logis à tous les capitaines grandement et largement; car il avoit
bien de quoi; foison de pourvéances le suivoient. Quand ce vint après
souper, il les mit en paroles, et leur dit: «Beaux seigneurs, vous
êtes en ce parti et en celle ordonnance d'armes mes compagnons:
j'espoire bien que demain nous aurons besogne; car le roi de France,
qui a grand désir de nous trouver et combattre, est logé à Rosebecque.
Si vous prie que vous teniez tous votre loyauté, et ne vous ébahissez
de chose que vous oyez ni voyez; car c'est sur notre bon droit que
nous nous combattrons, et pour garder les juridictions de Flandre et
nous tenir en droit. Admonestez vos gens de bien faire, et les
ordonnez sagement et tellement que on die que par votre bon arroi et
ordonnance nous ayons eu la victoire. La journée pour nous eue demain,
à la grâce de Dieu, nous ne trouverons jamais seigneurs qui nous
combattent ni qui s'osent mettre contre nous aux champs; et nous sera
l'honneur cent fois plus grande que ce que nous eussions le confort
des Anglois; car s'ils étoient en notre compagnie, ils en auroient la
renommée, et non pas nous. Avecques le roi de France est toute la
fleur de son royaume, ni il n'a nullui laissé derrière: or, dites à
vos gens que on tue tout sans nullui prendre à merci: par ainsi
demeurerons-nous en paix car je vueil et commande, sur la tête, que
nul ne prenne prisonnier, si ce n'est le roi. Mais le roi vueil-je
bien déporter; car c'est un enfès: on lui doit pardonner: il ne sait
qu'il fait, il va ainsi que on le mène. Nous le mènerons à Gand
apprendre à parler et à être Flamand. Mais ducs, comtes et autres gens
d'armes, occiez tout: les communautés de France ne nous en sauront jà
nul mal gré; car ils voudroient, de ce suis-je tout assuré, que jamais
pied n'en retournât en France; et aussi ne fera-t-il.»

Ces capitaines qui étoient là à cette admonition, après souper
avecques Philippe d'Artevelle en son logis, de plusieurs villes de
Flandre et du Franc de Bruges, s'accordèrent tous à celle opinion, et
la tinrent à bonne; et répondirent tous d'une voix à Philippe, et lui
dirent: «Sire, vous dites bien, et ainsi sera fait.» Lors
prindrent-ils congé à Philippe, et retournèrent chacun en son logis
entre leurs gens, et leur recordèrent et les endittèrent de tout ce
que vous avez ouï.

Ainsi se passa la nuit en l'ost Philippe d'Artevelle; mais environ
minuit, si comme je fus adonc informé, advint en leur ost une moult
merveilleuse chose, ni je n'ai point ouï la pareille en nulle manière.


   Comment la nuit dont l'endemain fut la bataille à Rosebecque
     advint un merveilleux signe au-dessus de l'assemblée des
     Flamands.

Quand ces Flamands furent assis et que chacun se tenoit en son logis
(et toutefois ils faisoient bon gait, car ils sentoient leurs ennemis
à moins de une lieue de eux), il me fut dit que Philippe d'Artevelle
avoit à amie une damoiselle de Gand, laquelle en ce voyage étoit venue
avecques lui; et entrementes que Philippe dormoit sur une
courte-pointe de lès le feu de charbon, en son pavillon, celle femme,
environ minuit, issit hors du pavillon pour voir le ciel et le temps,
et quelle heure il étoit, car elle ne pouvoit dormir. Si regarda au
lès devers Rosebecque, et vit en plusieurs lieux du ciel fumées et
étincelles de feu voler, et ce étoit des feux que les François
faisoient dessous haies et buissons. Celle femme écoute et entend, ce
lui fut avis, grand friente et grand noise entre leur ost et l'ost des
François, et crier Mont-Joye et plusieurs autres cris; et lui sembloit
que ce étoit sur le Mont-d'Or, entre eux et Rosebecque. De celle chose
elle fut tout effrayée, et se retraïst dedans le pavillon Philippe, et
l'éveilla soudainement, et lui dit: «Sire, levez-vous tôt et vous
armez et appareillez, car j'ai ouï trop grand noise sur le Mont-d'Or,
et crois que ce sont les François qui vous viennent assaillir.»
Philippe à ces paroles se leva moult tôt, et affubla une gonne, et
prit une hache et issit hors de son pavillon, pour venir voir et
mettre au voir ce que la damoiselle disoit.

En celle manière que elle l'avoit ouï Philippe l'ouït, et lui sembloit
qu'il y eût un grand tournoiement. Il se retraïst tantôt en son
pavillon, et fit sonner sa trompette pour réveiller son ost. Sitôt que
le son de la trompette Philippe se épandit ens ès logis, on le
reconnut; tous se levèrent et armèrent. Ceux du gait qui étoit au
devant de l'ost envoyèrent de leurs compagnons devers Philippe pour
savoir quelle chose il leur failloit, quand ils s'armoient: et
trouvèrent ceux qui envoyés y furent, et rapportèrent qu'ils avoient
été moult blâmés de ce qu'ils avoient ouï noise et friente devers les
ennemis, et s'étoient tenus tous cois: «Ha! ce dirent iceux, allez,
dites à Philippe que voirement avons-nous bien ouï noise sur le
Mont-d'Or; et avons envoyé savoir que ce pouvoit être; mais ceux qui y
ont été ont rapporté que ce n'est rien, et que nulle chose ils ne ont
trouvé ni vu; et pour ce que nous ne vîmes de certain nul apparent
d'émouvement, ne voulions-nous pas réveiller l'ost, que nous n'en
fussions blâmés.» Ces paroles de par ceux du gait furent dites à
Philippe; il se apaisa sur ce; mais en courage il s'émerveilla trop
grandement que ce pouvoit être. Or, disent aucuns que c'étoient les
diables d'enfer qui là jouoient et tournoient où la bataille devoit
être, pour la grand proie qu'ils en attendoient.


   Comment le jeudi au matin, environ deux heures devant l'aube du
     jour, fut la bataille, et comment les Flamands se mirent en fort
     lieu en conroi; et de leur conduite.

Oncques puis ce réveillement de l'ost, Philippe d'Artevelle ni les
Flamands ne furent assurs, et se doutèrent toujours qu'ils ne fussent
trahis et surpris. Si s'armèrent bien et bellement de tout ce qu'ils
avoient, par grand loisir, et firent grands feux en leurs logis, et se
déjeunèrent tout à leur aise; car ils avoient vins et viandes assez.
Environ une heure devant le jour, ce dit Philippe: «Ce seroit bon que
nous traïssions tous sur les champs et que nous ordonnassions nos
gens; par quoi sur le jour, si les François viennent pour nous
assaillir, nous ne soyons pas dégarnis, mais pourvus d'ordonnance et
avisés que nous devrons faire.» Tous s'accordèrent à sa parole, et
issirent hors de leurs logis, et s'en vinrent en une bruyère au dehors
d'un bosquet; et avoient au devant d'eux un fossé large assez, et
nouvellement relevé; par derrière eux grand foison de ronces et de
genestes et d'autres menus bois. Et là, en ce fort lieu, s'ordonnèrent
tout à leur aise, et se mirent tous en une grosse bataille, drue et
espesse; et se trouvoient, par rapport des connétables, environ
cinquante mille, tous à élection, des plus forts, des plus apperts et
des plus outrageux, et qui le moins accomptoient de leurs vies. Et
avoient soixante archers anglois qui s'étoient emblés de leurs gens de
Calais pour venir prendre greigneur profit à Philippe; et avoient
laissé en leur logis ce de harnois qu'ils avoient, malles, lits et
toutes autres ordonnances, hormis leurs armures, chevaux, charrois et
sommiers, femmes et varlets. Mais Philippe d'Artevelle avoit son page
monté sur un coursier moult bel de lès lui, qui valoit encore pour un
seigneur cinq cents florins; et ne le faisoit pas venir avec lui pour
chose qu'il se voulsist embler ni fuir des autres, fors que pour état
et pour grandeur, et pour monter sus, si chasse se faisoit sur les
François, pour commander et dire à ses gens: «Tuez, tuez tout!» En
celle entente le faisoit Philippe d'Artevelle demeurer de lès lui.

De la ville de Gand avoit le dit Philippe, en sa compagnie, environ
neuf mille hommes tout armés, lesquels il tenoit de côté de lui, car
il y avoit greigneur fiance qu'il n'avoit ès autres. Et se tenoient
ceux de Grand et Philippe et leurs bannières tout devant, et ceux de
la chastellenie d'Alost et de Grantmont; après, ceux de la
chastellenie de Courtray; et puis ceux de Bruges, du Dam et de
L'Écluse; et ceux du Franc de Bruges étoient armés la greigneure
partie de maillets, de houètes et de chapeaux de fer, d'hauquetons et
de gants de baleine; et portoit chacun un plançon à picot de fer et à
virole. Et avoient par villes et par chastellenies parures semblables
pour reconnoître l'un l'autre; une compagnie, cottes faissées de jaune
et de bleu; les autres, à une bande de noir sur une cotte rouge; les
autres, cheveronnées de blanc sur une cotte bleue; les autres,
ondoyées de vert et de bleu; les autres, une faisse échiquetée de
blanc et de noir; les autres, écartelées de blanc et de rouge; les
autres, toutes bleues et un quartier de rouge; les autres, coupées de
rouge dessus et de blanc dessous. Et avoient chacuns bannières de
leurs métiers, et grands couteaux à leurs côtés parmi leurs ceintures,
et se tenoient tout cois en cel état en attendant le jour, qui vint
tantôt.

Or, vous dirai de l'ordonnance des François autant bien comme j'ai
recordé des Flamands.


   Comment le roi se mit aux champs emprès Rosebecque, où il fut
     surtout ordonné; et comment le connétable s'excusa au roi.

Bien savoit le roi de France et les seigneurs qui de lès lui étoient
et qui sur les champs se tenoient que les Flamands approchoient, et
que ce ne se pouvoit passer que bataille n'y eût; car nul ne traitoit
de la paix, et aussi toutes les parties en avoient grand volonté. Si
fut crié et noncié le mercredi au matin, parmi la ville de Ypres, que
toutes manières de gens d'armes se traïssent sur les champs de lès le
roi et se missent en ordonnance, ainsi qu'ils savoient qu'ils devoient
être. Tous obéirent à ce ban fait de par le roi, de par le connétable
et de par les maréchaux: ce fut raison; et ne demeura nuls hommes
d'armes ni gros varlets en Ypres, quand leurs maîtres furent
descendus. Mais toutefois ceux de l'avant-garde en avoient grand
foison avecques eux, pour les aventures du chasser et pour découvrir
les batailles; à ceux-là besognoit-il le plus que il ne faisoit aux
autres. Ainsi se tinrent les François ce mercredi sur les champs assez
près de Rosebecque; et entendoient les seigneurs à leurs besognes et à
leur ordonnance.

Quand ce vint au soir, le roi donna à souper à ses trois oncles, au
connétable de France, au sire de Coucy et à aucuns autres seigneurs
étrangers de Hainaut, de Brabant, de Hollande et de Zélande,
d'Allemagne, de Lorraine, de Savoie, qui l'étoient venus servir; et
les remercia grandement, et aussi firent ses oncles, du bon service
qu'ils lui faisoient et montroient à faire. Et fit ce soir le gait
pour la bataille du roi, le comte de Flandre; et avoit en sa route
bien six cents lances et douze cents hommes d'autres gens. Ce mercredi
au soir, après ce souper que le roi avoit donné à ces seigneurs, et
que ils furent retraits, le connétable de France demeura derrière, et
dernièrement au prendre congé, pour parler au roi et à ses oncles de
leurs besognes. Ordonné étoit du conseil du roi ce que je vous dirai:
que le connétable, messire Olivier de Cliçon, se desmettroit pour le
jeudi, l'endemain, car on espéroit bien que on auroit la bataille, de
l'office de la connétablie; et le seroit seulement pour ce jour en son
lieu le sire de Coucy, et il demeureroit de lès le roi. Et avint que
quand le connétable, prit congé au roi, le roi lui dit moult doucement
et amiablement, si comme il étoit enditté de dire: «Connétable, nous
voulons que vous nous rendiez votre office pour le jour de demain; car
nous y avons autre ordonné, et voulons que vous demeuriez de lès
nous.» De ces paroles, qui furent toutes nouvelles au connétable,
fut-il moult grandement émerveillé: si répondit, et dit: «Très-cher
sire, je sais bien que je ne puis avoir plus haut honneur que de aider
à garder votre personne; mais, cher sire, il venroit à grand contraire
et déplaisance à mes compagnons et à ceux de l'avant-garde si ils ne
m'avoient en leur compagnie; et plus y pourriez perdre que gagner. Je
ne dis mie que je sois si vaillant que par moi se puist achever celle
besogne, mais je dis, cher sire, sauve la correction de votre noble
conseil, que depuis quinze jours en çà je n'ai à autre chose entendu,
fors à parfournir à l'honneur de vous et de vos gens mon office, et ai
enditté les uns et les autres comment ils se doivent maintenir; et si
demain que nous nous combattrons, par la grâce de Dieu, ils ne me
véoient et je les défaillois d'ordonnance et de conseil, qui suis usé
et fait en telles choses, ils en seroient tout ébahis, et en recevrois
blâme. Et pourroient dire les aucuns que je me serois dissimulé, et
que couvertement je aurois tout ce fait et avisé pour fuir les
premiers horions. Si vous prie, très-cher sire, que vous ne veuillez
mie briser ce qui est fait et arrêté pour le meilleur; et je vous dis
que vous y aurez profit.»

Le roi ne sçut que dire sur celle parole: aussi ne firent ceux qui de
lès lui étoient, et qui entendu l'avoient, fors tant que le roi dit
moult sagement: «Connétable, je ne dis pas que on vous ait en rien
desvéé que en tous cas vous ne soyez très-grandement acquitté, et
ferez encore: c'est notre entente; mais feu mon seigneur mon père vous
aimoit sur tous autres, et se confioit en vous; et pour l'amour et la
grand confidence qu'il y avoit, je vous voulois avoir de lès moi, à ce
besoin, et en ma compagnie.»--«Très-cher sire, dit le connétable, vous
êtes si bien accompagné de si vaillants gens, et tout a été fait par
si grand délibération de conseil, que on n'y pourroit rien amender; et
ce vous doit bien et à votre noble et discret conseil suffire. Si vous
prie que pour Dieu, très-cher sire, laissez-moi convenir en mon
office; et vous aurez demain, par la grâce de Dieu, en votre jeune
avénement, si belle journée et aventure, que tous vos amis en seront
réjouis, et vos ennemis courroucés.»

A ces paroles ne répondit rien le roi, fors tant qu'il dit:
«Connétable, et je le vueil: et faites, au nom de Dieu et de saint
Denis, votre office, je ne vous en quiers plus parler; car vous y
voyez plus clair que je ne fais ni tous ceux qui ont mises avant ces
paroles. Soyez demain à ma messe.»--«Sire, dit le connétable,
volontiers.» Atant prit-il congé du roi, qui lui donna liement: si
s'en retourna à son logis avecques ses gens et compagnons.


   Comment le jeudi au matin les Flamands partirent d'un fort lieu;
     et comment ils s'assemblèrent sur le Mont-d'Or; et là furent ce
     jour combattus et déconfits.

Quand ce vint le jeudi au matin, toutes gens d'armes s'appareillèrent,
tant en l'avant-garde et en l'arrière-garde, comme aussi en la
bataille du roi; et s'armèrent de toutes pièces, hormis les bassinets,
ainsi que pour entrer en la bataille; car bien savoient les seigneurs
que point n'istroient du jour sans être combattus, pour les apparences
que leurs fourrageurs, le mercredi, leur avoient rapportées des
Flamands, qu'ils avoient cru qui les approchoient, et qui la bataille
demandoient. Le roi de France ouït à ce matin sa messe, et aussi
firent plusieurs seigneurs, qui tous se mirent en prière et en
dévotion envers Dieu qu'il les voulsist jeter du jour à honneur. Celle
matinée leva une très-grande bruine et très-épaisse, et si continuelle
que à peine véoit-on un arpent loin, dont les seigneurs étoient tout
courroucés; mais amender ne le pouvoient. Après la messe du roi, où le
connétable et plusieurs hauts seigneurs furent pour parler ensemble et
avoir avis quelle chose on feroit, ordonné fut que messire Olivier de
Cliçon, connétable de France, messire Jean de Vienne, amiral de
France, messire Guillaume de Poitiers, bâtard de Langres, ces trois
vaillants chevaliers et usés d'armes, iroient pour découvrir et aviser
de près les Flamands, et en rapporteroient au roi et à ses oncles la
vérité; et entrementes le sire de Coucy, le sire de la Breth et
messire Hugues de Châlons entendroient à ordonner les batailles.

Adonc se départirent du roi les trois dessus nommés, montés sur fleur
de coursiers, et chevauchèrent en cel endroit où ils pensoient qu'ils
les trouveroient et la nuit logés ils étoient.

Vous devez savoir que le jeudi au matin, quand cette forte bruine fut
levée, les Flamands qui s'étoient traits dès devant le jour en ce fort
lieu, si comme ci-dessus est dit, et ils se furent là tenus jusques à
environ huit heures, et ils virent que ils ne oyoient nulles nouvelles
des François, et ils se trouvèrent une si grosse bataille ensemble,
orgueil et outrecuidance les réveilla; et commencèrent les capitaines
à parler l'un à l'autre, et plusieurs de eux aussi, en disant: «Quelle
chose fesons-nous ci, étant sur nos pieds, et nous refroidons? Que
n'allons-nous avant de bon courage, puisque nous en avons la volonté,
requerre nos ennemis et combattre? Nous séjournons ci pour néant;
jamais les François ne nous venroient ci querre: allons à tout le
moins jusques sur le Mont-d'Or, et prenons l'avantage de la montagne.»
Ces paroles monteplièrent tant, que tous s'accordèrent à passer outre
et venir sur le Mont-d'Or, qui étoit entre eux et les François. Adonc,
pour eschever le fossé qui étoit par-devant eux, tournèrent-ils autour
du bosquet et prirent l'avantage des champs.

A ce qu'ils se traïrent ainsi sur les champs, et au retourner ce
bosquet, les trois chevaliers dessus nommés vinrent si à point que
tout et à grand loisir ils les avisèrent; et chevauchèrent les plaines
en côtoyant la bataille, qui se remit, tout ensemble, à moins d'un
trait d'arc près de eux; et quand l'orent passée une fois au senestre
et ils furent outre, ils reprirent le dextre. Ainsi virent-ils et
avisèrent le long et l'épais de leur bataille. Bien les virent les
Flamands; mais ils n'en firent compte, ni oncques ils ne s'en
déroutèrent. Et aussi les trois chevaliers étoient si bien montés et
si usés de faire ce métier, qu'ils n'en avoient-garde. Là dit Philippe
d'Artevelle aux capitaines de son côté: «Tout coi! tout coi!
mettons-nous meshui en ordonnance et en arroi pour combattre; car nos
ennemis sont près de ci, j'en ai bien vu les apparents: ces trois
chevaliers qui passent et repassent nous ravisent et ont ravisé.» Lors
s'arrêtèrent tous les Flamands, ainsi qu'ils devoient venir sur le
Mont-d'Or, et se remirent tous en une bataille forte et épaisse; et
dit Philippe tout haut: «Seigneurs, quand ce venra à l'assembler,
souvienne-vous de nos ennemis, comment ils furent tous déconfits et
ouverts à la bataille de Bruges, par nous tenir drus et forts
ensemble, que on ne nous puist ouvrir. Si faites ainsi; et chacun
porte son bâton tout droit devant lui, et vous entrelacez de vos bras,
parquoi on ne puist entrer dedans vous; et allez toujours le bon pas
et par loisir dedans vous, sans tourner à dextre ni à senestre; et
faites à l'heure de l'assembler, quand il viendra à joindre, jeter nos
bombardes et nos canons, et traire nos arbalétriers; ainsi s'ébahiront
nos ennemis.»

Quand Philippe d'Artevelle ot ainsi ses gens endittés, et mis en
ordonnance et arroi de bataille, et montré comment ils se
maintiendroient, il se mit sur une des ailes, et ses gens là où il
avoit la greigneure fiance de lès lui; et à son page qui étoit sur son
coursier dit: «Va, si m'attends à ce buisson hors du trait; et quand
tu verras jà la déconfiture et la chasse sur les François, si m'amène
mon cheval et crie mon cri; on te fera voie; et viens à moi; car je
veuil être au premier chef de chasse.» Le page à ces paroles se partit
de Philippe, et fit tout ce que son maître lui avoit dit. Encore mit
Philippe sus de côté lui environ quarante archers d'Angleterre, qu'il
tenoit à ses gages; or regardez si ce Philippe ordonnoit bien ses
besognes. Il m'est avis que oil, et aussi est-il à plusieurs qui se
connoissent en armes, fors tant qu'il se forfit d'une seule chose. Je
vous la dirai: ce fut quand il se partit du fort et de la place où au
matin il s'était trait; car jamais on ne les eût allé là combattre,
pour tant que on ne les eût point eus sans trop grand dommage; mais
ils vouloient montrer que c'étoient gens de fait et de volonté, et qui
petit craignoient leurs ennemis.


   Comment le jeudi les François se mirent en toute ordonnance pour
     combattre les Flamands, qu'ils tenoient incrédules.

Or, revinrent ces trois chevaliers et vaillants hommes dessus nommés
devers le roi de France et les batailles, qui jà étoient mises en
pas, en arroi et en ordonnance, ainsi comme elles devoient aller: car
il y avoit tant de si sages hommes et bien usés d'armes en
l'avant-garde, qu'ils savoient tous quelle chose ils feroient et
devoient faire; car là étoit la fleur de la bonne chevalerie du monde.
On leur fit voie: le sire de Cliçon parla premier, en inclinant le roi
de dessus son cheval, et en ôtant jus de son chef un chapelet de
bièvre qu'il portoit; et dit: «Sire, réjouissez-vous, ces gens sont
nôtres; nos gros varlets les combattroient.»--«Connétable, dit le roi,
Dieu vous en oye. Or, allons donc avant, au nom de Dieu et de
monseigneur saint Denis.»

Là étoient les huit chevaliers dessus nommés, pour le corps du roi
garder, mis en bonne ordonnance. Là fit le roi plusieurs chevaliers
nouveaux: aussi firent tous les seigneurs en leurs batailles. Là y ot
boutées hors et levées plusieurs bannières: là fut ordonné que quand
ce venroit à l'assembler que on mettroit la bataille du roi et
l'oriflambe de France au front premier, et l'avant-garde passeroit
tout outre sus aile, et l'arrière-garde aussi sus l'autre aile, et
assembleroient aux Flamands en poussant de leurs lances aussitôt les
uns comme les autres, et clorroient en étreignant ces Flamands qui
venoient aussi joints et aussi serrés comme nulle chose pouvoit être:
par cette ordonnance pourroient-ils avoir grandement l'avantage sur
eux.

De tout ce faire l'arrière-garde fut signifiée, dont le comte d'Eu, le
comte de Blois, le comte de Saint-Pol, le comte de Harecourt, le sire
de Châtillon, le sire de La Fère étoient chefs. Et là leva ce jour de
lès le comte de Blois le jeune sire de Havrech bannière; et fit le
comte chevaliers messire Thomas de Distre et messire Jacques de
Havrech, bâtard. Il y ot fait ce jour, par le record et rapport des
hérauts, quatre cent et soixante et sept chevaliers.

Adonc se départirent du roi, quand ils orent fait leur rapport, le
sire de Cliçon, messire Jean de Vienne et messire Guillaume de
Langres, et s'en vinrent en l'avant-garde; car ils en étoient. Assez
tôt après fut développée l'oriflambe, laquelle messire Piètre de
Villiers portoit; et veulent aucuns gens dire, si comme on trouve
anciennement escript, que on ne la vit oncques déployer sur chrétiens,
fors que là; et en fut grand question sur ce voyage si on la
développeroit ou non. Toutefois, plusieurs raisons considérées,
finablement il fut déterminé du déployer, pour la cause de ce que les
Flamands tenoient opinion contraire du pape Clément, et se nommoient
en créance Urbanistes: dont les François dirent qu'ils étoient
incrédules et hors de foi. Ce fut la principale cause pourquoi elle
fut apportée en Flandre et développée. Celle oriflambe est une digne
bannière et enseigne; et fut envoyée du ciel par grand mystère, et est
en manière d'un gonfanon; et est grand confort le jour à ceux qui la
voient. Encore montra-t-elle là de ses vertus; car toute la matinée il
avoit fait si grand bruine et si épaisse, que à peine pouvoit-on voir
l'un l'autre; mais si très-tôt que le chevalier qui la portoit la
developpa et qu'il leva la lance contremont, celle bruine à une fois
chéyt et se dérompit; et fut le ciel aussi pur, aussi clair et l'air
aussi net que on ne l'avoit point vu en devant de toute l'année, dont
les seigneurs de France furent moult réjouis, quand ils virent ce beau
jour venu et ce soleil luire, et qu'ils purent voir au loin et autour
d'eux, devant et derrière, et se tinrent moult à reconfortés et à
bonne cause. Là étoit-ce grand beauté de voir ces bannières, ces
bassinets, ces belles armures, ces fers de lances clairs et
appareillés, ces pennons et ces armoiries. Et se taisoient tous cois,
ni nul ne sonnoit mot, mais regardoient ceux qui devant étoient la
grosse bataille des Flamands tout en une, qui approçhoit durement; et
venoient le pas tout serrés, les plançons tout droits levés
contremont; et sembloient des hanstes[113] que ce fût un bois, tant y
en avoit grand multitude et grand foison.

  [113] _Haste_, bois de lance.


   Comment le jeudi au matin Philippe d'Artevelle et les Flamands
     furent combattus et déconfits par le roi de France sur le
     Mont-d'Or et au val emprès la ville de Rosebecque.

Je fus adonc informé du seigneur de Esconnevort, et me dit qu'il vit,
et aussi firent plusieurs autres, quand l'oriflambe fut déployée, et
la bruine chue, un blanc coulon voler et faire plusieurs vols
par-dessus la bataille du roi; et quand il ot assez volé, et que on se
dobt combattre et assembler aux ennemis, il se alla asseoir sur une
des bannières du roi. Donc on tint ce à grand signifiance de bien. Or,
approchèrent les Flamands, et commencèrent à traire et à jeter des
bombardes et des canons gros carreaux empennés d'airain; ainsi se
commença la bataille. Et en ot le roi de France et sa bataille et ses
gens le premier rencontre, qui leur fut moult dur; car ces Flamands,
qui descendoient orgueilleusement et de grand volonté, venoient roides
et durs, et boutoient, en venant, de l'épaule et de la poitrine, ainsi
comme sangliers tout forcenés, et étoient si fort entrelacés ensemble
que on ne les pouvoit ouvrir ni dérompre.

Là furent du côté des François, et par le trait des bombardes et des
canons, premièrement morts: le sire de Waurin, banneret, Morelet de
Hallewyn et Jacques d'Erck. Adonc fut la bataille du roi reculée:
mais l'avant-garde et l'arrière-garde aux deux ailes passèrent outre
et enclouirent ces Flamands et les mirent à l'étroit. Je vous dirai
comment. Sur ces deux ailes gens d'armes les commencèrent à pousser de
leurs roides lances à long fer et dur de Bordeaux, qui leur passoient
ces cottes de mailles tout outre et les prenoient en chair: dont ceux
qui en étoient atteints se restreignirent pour eschever les horions;
car jamais, si amender le pussent, ne se missent avant pour eux
empaler. Là les mirent ces gens d'armes en tel détroit, qu'ils ne se
pouvoient aider ni ravoir leurs bras, ni leurs plançons pour férir, ni
eux défendre. Là perdoient plusieurs force et haleine, et chéoient
l'un sur l'autre, et éteignoient et mouraient sans coup férir: là fut
Philippe d'Artevelle enclos et navré de glaives et abattu, et des gens
de Gand qui l'aimoient et gardoient grand foison de lès lui. Quand le
page Philippe vit la mésaventure venir sur les leurs, il étoit bien
monté sur bon coursier; si se partit et laissa son maître, car il ne
lui pouvoit aider, et retourna vers Courtray pour revenir à Gand.

Ainsi fut faite et assemblée cette bataille; et lorsque des deux côtés
les Flamands furent étreints et enclos, ils ne passèrent plus avant;
car ils ne se pouvoient aider. Adonc se remit la bataille du roi en
vigueur, qui avoit du commencement un petit branlé. Là entendoient
gens d'armes à abattre Flamands à pouvoir; et avoient les aucuns
haches bien acérées, dont ils rompoient bassinets et décerveloient
têtes; et les aucuns plombées, dont ils donnoient si grands horions,
qu'ils les abattoient à terre. A peine étoient Flamands abattus, quand
pillards venoient qui se boutoient entre les gens d'armes, et
portoient grands couteaux dont ils les paroccioient; ni nulle pitié
ils n'en avoient, non plus que si ce fussent chiens.

Là étoit le cliquetis sur ces bassinets si grand et si haut, d'épées,
de haches, de plombées et de maillets de fer, que on n'y oyoit goutte
pour la noise. Et ouï dire que si tous les haulmiers de Paris et de
Bruxelles fussent ensemble, leur métier faisant, ils n'eussent pas
mené ni fait greigneure noise comme les combattants et les férants sur
ces bassinets faisoient.

Là ne se épargnoient point les chevaliers ni écuyers, mais mettoient
la main à l'œuvre de grand volonté, et plus l'un que l'autre: si en y
ot aucuns qui se avancèrent et boutèrent en la presse trop avant; car
ils y furent enclos et éteints, et par espécial messire Louis de
Cousant, un chevalier de Berry, et messire Fleton de Revel, fils au
seigneur de Revel; encore en y ot des autres, dont ce fut dommage;
mais si grosse bataille comme celle où tant avoit de peuple ne se peut
parfournir, au mieux venir pour les victorieux, qu'elle ne coûte
grandement. Car jeunes chevaliers et écuyers, qui désiroient les
armes, s'avançoient volontiers pour leur honneur et pour acquerre
grâce; et la presse étoit là si grande, et l'affaire si périlleuse
pour ceux qui étoient enclos ou chus, que si on n'avoit bonne aide on
ne se pouvoit relever. Par ce parti y ot des François morts et éteints
aucuns; mais planté ne fut-ce mie; car quand il venoit à point, ils
aidoient l'un à l'autre. Là fut un mont et un tas de Flamands occis
moult long et moult haut. Et de si grand bataille et de si grand
foison de gens morts comme il y ot là, on ne vit oncques si peu de
sang issir qu'il en issit; et c'étoit au moyen de ce qu'ils étoient
beaucoup d'éteints et étouffés dans la presse, car iceux ne jetoient
point de sang.

Quand ceux qui étoient derrière virent que ceux qui étoient devant
fondoient et chéoient l'un sur l'autre, et qu'ils étoient tous
déconfits, si s'ébahirent; et commencèrent à jeter leurs plançons jus
et leurs armures, et eux déconfire et tourner vers Courtray en fuite
et ailleurs; ni ils n'avoient cure fors que pour eux mettre à sauveté;
et Bretons et François après, qui les enchassoient en fossés, en
aulnaies et en bruyères, ci dix, ci douze, ci vingt, ci trente, et les
combattoient de rechef, et là les occioient s'ils n'étoient plus forts
d'eux. Et si en y ot grand foison de morts en chasse entre la bataille
et Courtray, où ils se retiroient à garant; et du demeurant qui se put
sauver il se sauva, mais ce fut moult petit; et se retrayoient les uns
à Courtray, les autres à Gand, et les autres chacun où il pouvoit.

Cette bataille fut sur le Mont-d'Or, entre Courtray et
Rosebecque[114], en l'an de grâce Notre-Seigneur mil trois cent
quatre-vingt et deux, le jeudi devant le samedi de l'Avent, au mois de
novembre le vingt-septième jour; et étoit pour lors le roi Charles de
France au quatorzième an de son âge.

  [114] Il se trouve dans la Flandre trois communes appelées
  Roosebèke: l'une à deux lieues trois quarts d'Ypres, une autre à
  trois lieues de Courtray et une troisième à deux lieues
  d'Audenarde. C'est la première de ces communes, qu'on nomme
  aujourd'hui West-Roosebèke, qui fut le théâtre de la sanglante
  bataille où Philippe d'Artevelde perdit la vie. (_Note de M.
  Gachard._)


   Comment après la déconfiture des Flamands le roi vit mort
     Philippe d'Artetevelle, qui fut pendu à un arbre.

Ainsi furent en ce temps sur le Mont-d'Or les Flamands déconfits, et
l'orgueil de Flandre abattu, et Philippe d'Artevelle mort; et de la
ville de Gand ou des tenances de Gand, morts avecques lui jusques à
neuf mille hommes. Il y ot morts ce jour, ce rapportèrent les
héraults, sur la place, sans la chasse, jusques à vingt-six mille
hommes et plus[115]; et ne dura point la bataille, jusques à la
déconfiture depuis qu'ils assemblèrent, heure et demie. Après cette
déconfiture, qui fut très-honorable et profitable pour toute
chrétienté et pour toute noblesse et gentillesse;--car si les vilains
fussent là venus à leur entente, oncques si grandes cruautés ni
horribletés ne avinrent au monde que il fût avenu par les communautés,
qui se fussent partout rebellées et détruit gentillesse;--or se
avisent bien ceux de Paris atout leurs maillets, que dirent-ils quand
ils sçurent les nouvelles que les Flamands sont déconfits à
Rosebecque, et Philippe d'Artevelle, leur capitaine, mort? Ils n'en
furent mie plus lies; aussi ne furent autres bons hommes en plusieurs
villes.

  [115] La relation contemporaine insérée dans le registre de _cuir
  noir_ à Tournai porte à 25,000 le nombre des Flamands qui
  périrent dans la bataille. Selon la même relation, l'armée du roi
  était de 60,000 combattants, et celle des Flamands de 50,000.
  (_Note de M. Gachard._)

Quand celle bataille fut de tous points achevée, on laissa convenir
les fuyants et les chassants: on sonna les trompettes de retrait; et
se retraist chacun en son logis, ainsi comme il devoit être. Mais
l'avant-garde se logea outre la bataille du roi, où les Flamands
avoient été logés le mercredi; et se tinrent tous aises en l'ost du
roi de France. De ce qu'ils avoient, ce étoit assez; car étoient
rafreschis et ravitaillés des pourvéances qui venoient de Ypres. Et
firent la nuit ensuivant trop beaux feux en plusieurs lieux aval
l'ost, des plançons des Flamands qu'ils trouvèrent; car qui en vouloit
avoir, il en avoit tantôt recueilli et chargé son col.

Quand le roi de France fut retrait en son logis, et on ot tendu son
pavillon de vermeil cendal, moult noble et moult riche, et il fut
désarmé, ses oncles et plusieurs barons de France le vinrent voir et
conjouir; ce fut raison. Adonc lui alla-t-il souvenir de Philippe
d'Artevelle, et dit à ceux qui de lès lui étoient: «Ce Philippe, s'il
est vif ou mort, je le verrois volontiers.» On lui répondit que on se
mettroit en peine du voir. Il fut crié et noncié en l'ost que
quiconque trouveroit Philippe d'Artevelle, on lui donneroit dix
francs. Donc vissiez varlets avancer entre les morts, qui jà étoient
tout dévêtus aux pieds. Ce Philippe, pour la convoitise du gagner, fut
tant quis qu'il fut trouvé et reconnu d'un varlet qui l'avoit servi
longuement et qui bien le connoissoit; et fut apporté et traîné devant
le pavillon du roi. Le roi le regarda une espace; aussi firent les
seigneurs; et fut là retourné pour savoir s'il avoit été mort de
plaies: mais on trouva qu'il n'avoit plaies nulles du monde dont il
fût mort si on l'eût pris en vie; mais fut éteint en la presse et
chéyt parmi une fosse, et grand foison de Gantois sur lui, qui
moururent en sa compagnie. Quand on l'eut regardé une espace, on l'ôta
de là, et fut pendu à un arbre. Véez-là la darraine fin de Philippe
d'Artevelle.


9. _Bataille de Rosebèque._

1382, 27 novembre.

   _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet.


   Ordre de bataille de l'armée royale.--Défaite des ennemis à
     Rosebèque.

Les douze mille hommes d'armes qui se trouvaient dans le camp furent
partagés en cinq corps: le premier, suivant la coutume de France, fut
placé sous le commandement du connétable et des maréchaux de France
Louis de Sancerre et Mouton de Blainville. A ces capitaines s'étaient
joints beaucoup de chevaliers fameux, non moins recommandables par
leur naissance que par leur valeur, tels que les comtes de Flandre, de
Saint-Pôl, d'Harcourt, de Grand-Pré, de Solms en Allemagne et de
Tonnerre; le vicomte d'Aulnay et les illustres barons les sires
d'Antoing, de Châtillon, de La Fère, d'Anglure, de Hangest, et tous
ceux qui venaient d'être armés chevaliers et qui voulaient signaler
leur vaillance en cette journée. Messeigneurs les ducs de Berry et de
Bourbon, et avec eux aussi messire de Saimpy et l'évêque de Beauvais,
Miles de Dormans, occupaient les deux ailes du corps d'armée du roi,
dont ils n'étaient séparés que par un petit intervalle, afin de
pouvoir au besoin porter secours à l'avant-garde. Messire Jean
d'Artois, comte d'Eu, conduisait l'arrière-garde avec un grand nombre
de chevaliers et d'écuyers. Le roi, le duc de Bourgogne, son oncle, et
le comte de Valois, son frère, avec beaucoup de chevaliers au service
et de nobles seigneurs d'une illustre origine, formaient le centre de
la bataille.

Les troupes ainsi rangées, il fut défendu à tous, par la voix du
héraut, de quitter les rangs, sous peine, pour quiconque s'échapperait
du camp furtivement et sans permission, d'être flétri à jamais comme
homicide et condamné en outre à subir le dernier supplice, quelles que
fussent sa condition et sa dignité. Les chevaux même furent éloignés
de la vue des combattants, afin que chacun, perdant tout espoir de se
soustraire au danger par la fuite, montrât plus de cœur. Le roi resta
seul à cheval; à ses côtés se tenaient messire Raoul de Raineval, Le
Bègue de Vilaines, messire de Pommiers, le vicomte d'Arcy, Guy dit _le
Baveux_ et Enguerrand de Heudin, chevaliers renommés pour leur valeur.

Le messager de Philippe, accourant en toute hâte, lui rapporte tout
cela en détail, et l'engagea même secrètement à fuir. Philippe
commençait à s'étonner: sa présomption l'abandonnait; il demeura
quelque temps immobile, et son cœur se serra d'effroi. Saisi d'un
repentir tardif, il dit à voix basse au messager: «Tu m'apportes une
triste nouvelle, lorsque tu m'assures qu'il y a tant de Français avec
le roi; j'étais loin de m'y attendre.» Ainsi déchu de son coupable
espoir et ne sachant quel parti prendre, il eut recours à l'artifice;
prenant un prétexte pour s'éloigner, il s'adressa à toute son armée:
«C'est une rude guerre, dit-il, que celle que nous avons désirée
jusqu'ici et que nous entreprenons. Il nous faut la conduire avec plus
de prudence que jamais. En conséquence, j'estime que pour la terminer
heureusement il est à propos que j'aille en personne hâter le secours
de dix mille de nos compagnons qui nous doivent venir.» Il serait
parti sans doute à l'instant même si quelques-uns de ceux qui étaient
là ne s'y fussent opposés. «Quelle nécessité t'oblige, dirent-ils, à
laisser ton camp sans chef? Peut-être n'est-ce qu'une ruse. C'est pour
obéir à tes ordres et dans l'espoir de vaincre que nous nous sommes
engagés dans cette entreprise. Il faut donc que tu restes pour tenter
avec nous les chances du combat.» Vaincu par ces paroles, il dut se
soumettre à la volonté de tous et se ranger à leur avis; il se résolut
ainsi malgré lui à combattre.

Dans l'armée du roi, ceux qui commandaient exhortaient vivement leurs
soldats à tenir ferme, à se rappeler les triomphes continuels de leurs
pères, à espérer dans le Seigneur et à lui recommander dévotement leur
cause, ainsi que celle du roi et du royaume, en le priant de ne point
donner la victoire aux Flamands, si turbulents dans la paix et
toujours si lâches à la guerre. Déjà les Français avaient fait
pleuvoir sur eux, pendant l'espace d'un jour environ, une grêle de
traits et toutes sortes de projectiles. Le bruit de l'artillerie, qui
parvenait jusqu'au roi, ne lui inspirait aucune frayeur, et on
l'entendit prononcer ces paroles remarquables: «On voit bien à présent
que ces gens-là brûlent d'une ardeur guerrière; mais bientôt, avec
l'aide de Dieu, ils seront exterminés.» En disant cela, il donna ordre
que l'on s'approchât de l'ennemi à la portée des traits. Le ciel était
depuis six jours couvert d'un brouillard si épais, qu'à peine des
premiers rangs apercevait-on les tentes de l'ennemi; les ténèbres
continuelles, et pour ainsi dire palpables, qui enveloppaient
l'atmosphère, étaient telles, que ceux de l'arrière-garde voyaient à
peine la trace de ceux qui marchaient en avant, et ces derniers ne
distinguaient pas devant eux au-delà d'un jet de pierre. La Providence
divine permettait sans doute cette particularité, pour rendre plus
éclatante la victoire du jeune roi.

Déjà, conformément à son ordre, le connétable s'était approché de
l'ennemi par une marche lente; il parcourut les rangs de ses soldats:
«Je sais bien, mes chers compagnons, leur dit-il, que les paroles ne
donnent point de courage, et que le discours d'un général ne fait
point d'une armée lâche et timide une brave et vaillante armée. Vous
déploierez toute l'audace que la nature ou l'éducation a donnée à
chacun de vous. Dans le moment critique, il faut agir et non
délibérer. Conduisez-vous donc en hommes de cœur, et que des ennemis
sans expérience de la guerre ne résistent pas à vos coups.» Il les
engagea tous aussi à ne point se laisser troubler par l'aspect d'une
multitude extraordinaire; et pour frapper les esprits en finissant son
discours, il s'écria à haute voix: «Voici le moment de recueillir le
fruit de vos longs travaux.» Puis il donna le signal de l'attaque,
contre les ennemis. Au même instant une grêle de traits couvrit les
deux armées. L'air retentit de cris confus et effroyables, poussés de
part et d'autre et répétés par les échos d'alentour. Le roi entendant
le bruit des armes, nouveau pour lui, et informé par Collard de
Tanques, son écuyer, que l'heure du combat était arrivée, éleva
dévotement les mains au ciel, pria Dieu de lui donner la victoire, et
invoquant le secours des saints, se recommanda humblement à la
bienheureuse Vierge Marie et à saint Denis, le patron particulier de
la France.

En ce moment, messire Pierre de Villiers, garde de l'oriflamme,
déploya sa bannière d'après l'ordre du roi. Tout à coup, par un
miracle spécial de la Providence divine, le brouillard se dissipant,
le ciel devint pur et serein comme en un jour d'été, et le soleil
dardant ses rayons, comme pour favoriser les Français, éblouit les
yeux des ennemis par une réverbération éclatante. On s'attaqua d'abord
de part et d'autre avec une grande animosité et un acharnement
inexprimable; les combattants se frappaient à coups d'épées et de
godendac, aspirant à se donner mutuellement la mort. Mais les ennemis,
par leur masse serrée, présentaient un front impénétrable; ils firent
reculer les Français d'un pas et demi. Il était assurément difficile
qu'une petite armée, quelque supérieure qu'elle fût par son expérience
et son habitude des combats, tint longtemps contre des troupes
innombrables. Aussi ceux qui se trouvèrent là racontent-ils que le
succès fut quelque temps douteux, et que la bataille eût été perdue
par les Français s'ils n'avaient triomphé des difficultés par
l'adresse et la ruse.

Un des combattants, dont le nom est resté jusqu'ici inconnu, comme
s'il fût descendu du ciel, profitant du désordre de la mêlée, s'écria
à haute voix: «Courage, mes bons amis! voici que les manants tournent
le dos.» Ceux des ennemis qui combattaient au premier rang regardèrent
alors derrière eux, et aussitôt la face du combat fut changée. Les
Français se ranimant cessèrent de reculer, et reprirent l'avantage.
Ceux qui étaient aux deux ailes quittèrent leurs rangs; suivis d'une
foule de gens de pied qui accouraient en toute hâte, ils fondirent sur
les ennemis, frappant à coups redoublés de droite et de gauche avec
une force irrésistible, et cherchant surtout à les atteindre à la
gorge au défaut de leurs armures. Partout où ils se portaient, leurs
adversaires tremblaient, comme sous l'influence d'un astre malin. Ce
ne fut plus alors partout qu'un champ de carnage: la terre fut inondée
d'un fleuve de sang; ceux qui occupaient le centre de la bataille,
pressés de tous côtés par des masses nombreuses, furent étouffés; et
bientôt les morts et les mourants, en tombant les uns sur les autres,
formèrent en plusieurs endroits des monceaux de cadavres qui
s'élevaient à la hauteur d'une lance.

L'action se passait sous les yeux du roi. Déjà passionné pour la
gloire, il ne voulait pas laisser les siens en péril, ni rester dans
une honteuse inaction, et il répétait souvent ces paroles inspirées
par son courage: «Pourquoi ne pas secourir nos soldats, qui affrontent
pour nous le danger de la mort, et qui préfèrent notre gloire à leur
propre vie?» Mais le duc de Bourgogne le retenait toujours, en lui
remontrant qu'un roi doit aspirer à vaincre autant par sa sagesse et
sa prudence que par son épée. Un si long carnage avait lassé les
combattants; les ennemis, voyant que le succès n'avait point répondu à
leurs espérances et que de tous côtés la mort les menaçait, sentirent
leur ardeur s'affaiblir; comme plongés dans l'abîme du découragement
et du désespoir, ils s'enfuirent au plus vite, jetant dans les marais
voisins l'image et la bannière de saint Georges. Il est difficile
d'indiquer avec certitude le nombre des morts; cependant ceux qui
assistèrent à cette journée, et je suis disposé à suivre leur récit,
prétendent que vingt-cinq mille Flamands tombèrent avec leur chef, qui
était l'artisan de cette coupable rébellion. Les Français perdirent
dans cette lutte, si périlleuse, de nobles chevaliers, non moins
illustres par leur naissance que par leur valeur, messire Flotte de
Revel, messire Antoine et messire Guy de Cousant, messire de Bavay,
Jean Brides Breton et Moreau de Halluin. Avec eux succombèrent aussi
quarante-quatre vaillants hommes, qui, commençant l'attaque avant les
autres, se jetèrent sur l'ennemi et s'acquirent une gloire immortelle
par cette mort courageuse. La fleur des braves, messire Renaud, dit
_le Baveux_, gentilhomme beauceron, de haute réputation dans les
armes, fut aussi en cette occasion blessé à mort; après la victoire on
le conduisit à Tournai, où il cessa de vivre au bout de trois jours,
couronnant par cette fin glorieuse une carrière illustrée par de
nombreux exploits. Ainsi, pour n'avoir pas voulu suivre de sages
conseils, le peuple rebelle et intraitable de Flandre fut complétement
battu et descendit tout entier dans la tombe; et pour n'avoir pas su
se soumettre à un joug salutaire, il recueillit le triste fruit de ses
révoltes en tombant sous le fer des Français.


   Les Français poursuivent les Flamands dans leur fuite.

Le lendemain de la Saint-Martin d'hiver, après cette cruelle
boucherie, on donna le signal de la retraite à tous les gens de
guerre, excepté aux sires de Coucy et d'Albret, qui eurent ordre de
ne point s'arrêter, mais de poursuivre le cours de leurs succès pour
empêcher les fuyards de se rallier. Animés par leur victoire, ces deux
seigneurs prirent avec eux 400 cavaliers armés de toutes pièces, et,
précipitant leur course, atteignirent bientôt les Flamands. Alors,
comme des lions furieux, ils se jetèrent sur eux le fer à la main, les
frappant à droite et à gauche de leurs épées et de leurs poignards.
Ils s'abandonnèrent aux transports d'une ardeur presque forcenée; les
chemins et les routes d'alentour furent inondés du sang des mourants.
Tous ceux qui essayèrent ou de se rallier pour combattre, ou de se
cacher au milieu des saules, des buissons, des bois ou des marais,
montrèrent à leurs dépens que l'on peut triompher aisément de la
valeur isolée; ils furent exterminés jusqu'au dernier. Quelques-uns,
gagnant des lieux rendus inaccessibles par des pluies abondantes,
essayèrent de sauter des fossés, en se fiant à leur agilité ordinaire;
mais, épuisés par une course trop longue ou par le poids de leurs
armes, ils disparurent engloutis sous les eaux. Dans cette poursuite
si acharnée, quelques Français, émus de pitié, furent d'avis qu'on
pouvait épargner des malheureux qui criaient merci; que le crime de la
rébellion avait été suffisamment expié, puisque les chefs de la
sédition avaient péri. Ils retournèrent sur leurs pas, et il ne resta
plus qu'environ deux cents hommes, qui donnèrent libre carrière à leur
cruauté jusqu'au coucher du soleil.

J'ai appris de source certaine que le nombre de ceux qui succombèrent
dans la fuite égala le nombre de ceux qui étaient restés sur le champ
de bataille, à l'exception de mille hommes, qui, se sauvant d'une
course plus rapide, rejoignirent les Flamands au siége d'Audenarde;
mais ils ne furent pas plus heureux. Le comte, se défiant de leurs
habitudes de ruse, et voulant empêcher qu'ils n'effrayassent les
assiégés en se disant vainqueurs, envoya vers la ville un écuyer
porteur d'une lettre qui annonçait sa victoire. Ce messager, étant
lui-même Flamand, n'inspirait aucun soupçon. Fuyant à toute bride avec
les apparences de la frayeur, il suivit les autres jusqu'au camp; et
usant d'un stratagème adroit, il s'écria d'une voix tonnante: «Hé
bien, messieurs les paysans! nous sommes vainqueurs; la plupart des
Français ont été tués; ceux qui restent sont à demi morts;» et il
lança dans la ville sa lettre attachée à une flèche. Dès qu'on l'eut
trouvée, on la porta au capitaine; elle ne contenait que ce peu de
mots: « Nos ennemis sont vaincus; persistez, je vous en conjure, dans
votre courageuse résolution.» Le capitaine, qui était un homme avisé,
devinant aussitôt la vérité, remplit ses compagnons de joie et de
confiance; il donna le signal d'une sortie, tomba tout à coup sur les
fuyards et en tua près de neuf cents. En voyant ce coup de main, ceux
qui avaient été laissés à la garde du camp levèrent le siége.

Le roi, ayant ainsi triomphé d'une nation si fière et si indomptable,
passa la nuit dans sa tente, et dans les transports de sa joie il
remercia Dieu de lui avoir accordé, par l'intercession de la
bienheureuse Vierge Marie, sa mère, et de saint Denis, le patron
particulier de la France, une victoire si désirée et si peu sanglante
pour les siens.


10. _Charles VI rentre victorieux à Paris, et soumet les Parisiens._

1383, 10 janvier.

    _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet.

Vers le coucher du soleil, le prévôt des marchands et quelques
notables de Paris allèrent trouver les princes, à l'insu du petit
peuple, et leur assurèrent avec serment qu'ils pouvaient entrer sans
résistance à Paris, ainsi qu'ils l'avaient longtemps désiré, en tel
équipage qu'il leur plairait, en appareil de paix ou de guerre. Pour
donner plus de poids à leurs paroles, ils offrirent de marcher à la
tête du cortége royal, consentant à subir le dernier supplice si leurs
promesses ne se réalisaient pas. La proposition fut agréée, et le
lendemain au point du jour les ducs firent publier, par la voix du
héraut et à son de trompe, que tous les capitaines, chevaliers,
écuyers et gens d'armes se tinssent prêts à entrer dans la ville en
appareil de guerre, pour graver dans l'esprit de la populace un
souvenir plus durable de leur récente victoire.

L'armée fut partagée en trois corps; le roi était seul à cheval au
milieu. Les bourgeois sortirent de la ville pour aller à sa rencontre
et lui offrir leurs hommages accoutumés; mais on leur enjoignit
brusquement de retourner aussitôt sur leurs pas, et on leur répondit
que le roi et ses oncles ne pouvaient oublier des offenses si
récentes, et avaient une trop belle occasion de venger à la fois les
injures faites à leur personne et à l'État. Alors, sans plus tarder,
des paroles on en vint aux effets: on se jeta avec fureur sur les
barrières en bois qui avaient été placées devant les portes pour qu'on
ne pût entrer sans permission dans la ville; on les brisa à coups de
hache; on arracha les portes même de leurs gonds et on les renversa
sur la chaussée du roi. Le cortége passa dessus, comme pour fouler aux
pieds l'orgueil farouche des Parisiens, et conduisit le roi à pas
lents jusqu'à l'église de Notre-Dame. Lorsque le roi eut fait ses
prières et qu'il eut déposé en présent devant l'image de la
bienheureuse Vierge Marie une bannière semée de fleurs de lis d'or, il
fut escorté jusqu'au Palais avec la même pompe militaire.

Le connétable, les maréchaux et les grands du royaume allèrent
s'établir dans les principaux postes de la ville, et surtout dans les
carrefours populeux, lieux ordinaires de réunions pour les habitants,
afin d'apaiser promptement par la force les nouveaux mouvements qui
pourraient éclater. Quant aux autres hommes d'armes, partout où ils
voulurent se loger, il fallut leur ouvrir les portes en toute hâte
pour éviter qu'elles ne fussent brisées. Mais, de peur qu'au milieu de
cette excessive liberté on n'en vînt des paroles outrageantes aux
actes coupables, on fit publier dans les carrefours, par la voix du
héraut, une ordonnance qui défendait d'insulter les bourgeois ou de
leur faire éprouver aucun dommage en quoi que ce fût, sous peine, pour
quiconque oserait enfreindre cette défense, d'être flétri à jamais
comme homicide et condamné au dernier supplice, quelles que fussent sa
condition et sa dignité. Cependant quelques gens avides de pillage, à
qui il était difficile de se défaire de leurs habitudes, n'obéirent
pas à l'ordre du roi. Le connétable fit pendre deux d'entre les
coupables aux fenêtres des maisons où ils avaient commis leurs vols;
il voulait que le lieu témoin du délit fût aussi le théâtre de leur
exécution, pour que leur misérable fin servît d'exemple aux autres et
les détournât du crime.

Lorsque le vol eut été ainsi défendu sous peine de mort, les ducs,
suivant ce qui avait été convenu entre eux, envoyèrent leurs gens par
toute la ville pour arrêter trois cents des plus riches bourgeois,
dont les principaux étaient messire Guillaume de Sens, maîtres Jean
Filleul, Jacques du Châtel et Martin le Double, avocats au Parlement
ou au Châtelet du roi; Jean Flamand, Jean le Noble, et Jean de
Vandetar; on les enferma tous en diverses prisons. Les autres
bourgeois, frappés d'épouvante, craignirent avec raison que la colère
du roi et des princes ne s'étendît sur eux, surtout lorsqu'ils virent
que le lundi suivant deux des prisonniers, dont l'un était orfèvre et
l'autre marchand de draps, furent mis à mort en expiation des crimes
précédemment commis contre la majesté royale. Le désespoir de la femme
de l'orfévre rendit la chose plus déplorable. Elle était sur le point
d'accoucher; en apprenant la fin ignominieuse de son mari, elle fut
saisie d'épouvante; puis, égarée par cette frayeur qui est naturelle à
son sexe, elle se jeta par la fenêtre de sa maison sur le pavé de la
rue, et tomba morte avec le fruit qu'elle portait dans son sein.

Cinq jours après, suivant le conseil donné au roi et aux ducs, les
chaînes de fer que l'on tendait dans chaque rue pendant la nuit furent
enlevées et transportées au bois de Vincennes. Une ordonnance royale
enjoignit aussi, sous peine de mort, à tous les habitants, de porter
leurs armes soit au Palais, soit au Louvre; et il s'en trouva une si
grande quantité, qu'il y en avait, disait-on, assez pour armer huit
cent mille hommes. Puis le roi, voulant pouvoir entrer librement dans
la ville et en sortir avec autant de gens qu'il lui plairait, sans
avoir rien à craindre des Parisiens, fit abattre l'ancienne porte de
Saint-Antoine, et achever le château fort[116] que son père avait
commencé dans le même faubourg; il fit, en outre, construire, près du
Louvre, une tour solide que venaient baigner les eaux de la Seine.

  [116] La Bastille.

Le second samedi de ce mois, l'auguste duchesse d'Orléans[117] arriva
à Paris; par ses douces paroles et ses instantes prières, elle essaya
de calmer le courroux du roi et des princes. Mais le temps de la
miséricorde n'était pas encore venu; tout ce qu'elle put obtenir, ce
fut que l'on différât jusqu'à la semaine suivante l'exécution de sept
malfaiteurs que l'on conduisait au supplice. Le même jour, le recteur
de l'université de Paris, accompagné des docteurs et des maîtres les
plus distingués, alla trouver le roi, le suppliant humblement de
suivre l'exemple de ses prédécesseurs, qui, dans tous leurs actes,
avaient préféré la clémence à toutes les vertus; de sorte qu'on
pouvait leur appliquer cet éloge: _Les rois d'Israel sont cléments_.
Je ne rapporterai pas tout au long cette harangue; je dirai seulement
que l'orateur fit valoir beaucoup de raisons pour fléchir le cœur du
roi et obtenir que dans sa bonté il épargnât le sang des bourgeois,
lui remontrant par beaucoup d'exemples, que l'emportement aveugle
d'une populace inconsidérée ne devait pas tourner au détriment des
gens de bien.

  [117] Fille de Charles le Bel et belle-sœur du roi Jean.

Quand l'orateur eut fini de parler, le duc de Berry, oncle du roi,
répondit en ces termes: «Il appartient à un roi de punir les coupables
et les perturbateurs de la paix publique; et puisque la rébellion a
éclaté si publiquement, il est constant que tous ont mérité la mort et
la confiscation de leurs biens. Cependant le roi, notre sire, n'ignore
pas que tous n'ont point trempé dans ce qui s'est fait, et qu'il y en
a beaucoup qui ont désapprouvé les attentats commis envers la majesté
royale. Aussi, ne voulant pas faire retomber sur tous le crime des
coupables, ni confondre les bons avec les méchants, il a résolu de
mettre des bornes à son courroux et de se montrer aussi humain que
possible, en ne punissant que les principaux auteurs de la révolte,
afin qu'ils servent d'exemple aux autres.»

Pendant les deux semaines suivantes, plusieurs complices de la
sédition furent décapités, à différents jours, par sentence du prévôt
de Paris. De ce nombre était un bourgeois très-considéré, nommé
Nicolas Flamand, qui jadis, au temps du roi Jean, avait pris part au
meurtre du maréchal de monseigneur le dauphin Charles. A cette
nouvelle, deux des prisonniers, tremblant comme s'ils allaient être
frappés par l'influence d'un astre malin, se dérobèrent, par une mort
volontaire, à la honte du supplice.

Ceux qui, par leurs fonctions, avaient entrée au conseil du roi et des
princes, et qui étaient initiés aux secrets ressorts de la politique,
m'ont assuré qu'au milieu de toutes ces exécutions et de l'embarras
des affaires, on agita pendant quelque temps la question des subsides.
On savait bien qu'ils avaient été établis récemment pour subvenir aux
besoins de la guerre et pour réparer les maisons royales, et que
depuis le temps du feu roi Charles jusqu'à ce jour ils avaient été
payés, contrairement aux anciens usages, sans le consentement du
peuple. Néanmoins quelques-uns proposaient non-seulement de les
rétablir, mais encore d'en faire un pur domaine du roi et d'en confier
l'administration à des juges royaux. D'autres, plus clairvoyants,
jugeant de l'avenir par le passé, craignirent que cette innovation
inouïe ne fît éclater dans le royaume une rébellion générale; ils
conseillèrent de ne point s'écarter de la voie ordinaire; on se rendit
enfin à leur avis. En vertu d'une décision prise de l'assentiment de
tous, l'impôt fut publié dans les carrefours de la ville, par la voix
du héraut et à son de trompe; il fut annoncé qu'on payerait aux
exacteurs royaux la gabelle, douze deniers par livre sur la vente de
toutes les marchandises, et le quart pour chaque mesure de vin vendu
en détail. Ainsi, le peuple fut réduit à subir le joug onéreux qu'il
avait jusque-là refusé insolemment de porter.

Depuis longtemps les Parisiens renouvelaient par voie d'élection et
choisissaient parmi les notables le prévôt et les échevins chargés de
régler les différends qui s'élevaient à l'occasion des marchandises
entre les bourgeois ou les marchands étrangers. Ce privilége fut
entièrement supprimé, le dernier jour du mois, par décision des
conseillers du roi, et l'on décréta que la charge de prévôt serait
confiée à un magistrat nommé par le roi et non plus par les bourgeois.
Il y avait encore des confréries, formées en l'honneur de quelques
saints et dans le but d'enrichir certaines chapelles; les membres de
ces confréries avaient coutume de se réunir pour faire ensemble
joyeuse chère. On crut que ces réunions pouvaient être l'occasion de
complots dangereux, et on les suspendit jusqu'à ce qu'il plût au roi
d'en ordonner autrement.

Le même jour, une sentence fut portée contre douze criminels complices
de la sédition; avec eux on condamna à la peine de mort messire Jean
des Marets, et l'on ordonna qu'il serait placé sur la charrette plus
haut que les autres, afin d'être mieux vu de tout le monde. Il n'avait
pu obtenir la permission de se défendre, quoiqu'il eût réclamé
plusieurs fois le privilége des gens d'église et demandé instamment à
être envoyé devant l'Ordinaire. Pendant presque toute une année il
avait servi de médiateur entre le roi et les Parisiens; il avait
souvent modéré la fureur du peuple et arrêté ses excès en l'empêchant
de lâcher la bride à sa cruauté. Il remontrait toujours aux factieux
que c'était s'exposer à une mort presque certaine que de provoquer la
colère du roi et des princes. Mais, cédant aux prières de cette
multitude rebelle et turbulente, au lieu de quitter Paris, comme
avaient fait les autres personnes de sa profession, il y était resté,
et se jetant trop hardiment au milieu des orages de la discorde
civile, il avait donné le conseil de prendre les armes et de défendre
la ville; ce qu'il savait bien déplaire au roi et aux grands. Cette
offense, disait-on, avait été la cause de sa mort. Ainsi, cet homme,
qui pendant soixante-dix années d'une vie honorable avait secondé par
sa prudence les rois et les princes dans le gouvernement de l'État,
fit voir par son exemple qu'on ne doit pas se croire solidement établi
parce qu'on jouit d'une grande considération à la cour; la fortune,
l'accablant de ses rigueurs, l'entraîna dans l'abîme et le fit périr
d'une mort ignominieuse.

J'arrive à la fin de ce récit. Plus de cent criminels ayant expié
leurs offenses par un châtiment semblable, le ressentiment du roi et
des seigneurs se calma, et le 1er mars, jour où l'année précédente
avait commencé la sédition, ils résolurent d'accomplir de la manière
suivante les vengeances qui leur restaient encore à exercer. Sous une
tente magnifique et spacieuse, élevée sur les degrés du Palais, le roi
prit place avec ses oncles et une foule d'illustres chevaliers. Les
bourgeois, suivant l'ordre qu'ils en avaient reçu, se réunirent, en
aussi grand nombre qu'ils purent, dans la cour du Palais. On voyait
parmi eux les femmes dont les maris étaient en prison; les vêtements
en désordre, les cheveux épars et les mains tendues vers le roi, elles
implorèrent sa miséricorde avec des cris et des larmes. Alors, ainsi
qu'il avait été réglé, messire Pierre d'Orgemont, chancelier de
France, reprochant aux Parisiens tous leurs attentats anciens et
récents, rappela, dans un éloquent discours, comment, sous le règne de
Jean, ils avaient souillé la chambre royale du sang de deux nobles
seigneurs, et comment cette année même ils avaient indignement
massacré les juifs qui vivaient sous la sauvegarde du roi et violé le
respect dû à la maison royale; puis, réprouvant leur emportement
téméraire et exagérant leurs crimes, il exposa les peines qu'ils
avaient méritées et maudit publiquement leurs trahisons. Tels furent
les griefs qu'il développa dans un long discours. Plusieurs des
assistants, frappés d'épouvante, crurent que ce tonnerre de paroles
finirait par attirer sur eux les éclats de la foudre. Mais les oncles
et le frère du roi se jetant humblement à ses pieds, demandèrent et
obtinrent qu'au lieu d'une condamnation criminelle on prononçât une
condamnation civile.

Cela fait, messire d'Orgemont harangua de nouveau le peuple: «Sachez
tous, dit-il, que le roi ne veut pas abuser de tout son pouvoir, mais
qu'il aime mieux gouverner ses sujets avec clémence. Cédant aux
prières de messeigneurs les ducs, et se réglant sur l'autorité divine,
qui fait grâce aux coupables même les plus indignes de pardon, il vous
remet la peine de mort pour toutes vos révoltes et tous vos attentats.
Il daigne effacer de son cœur tout ressentiment. Mais si vous
retombez dans les mêmes fautes, il n'y aura plus de grâce pour vous.»

L'assemblée s'étant séparée, on mit tous les prisonniers en liberté,
après leur avoir fait payer toutefois une forte amende, qui égalait la
valeur de tous leurs biens; encore leur disait-on lorsqu'ils sortaient
de prison: «Vous devez remercier le roi de ce qu'il vous accorde la
vie en échange de biens si fragiles.» Pareille exaction fut imposée à
tous les bourgeois qui avaient été pendant la révolte centeniers,
soixanteniers, cinquanteniers ou dizeniers, ou qui étaient fort
riches; on envoya chez eux les gens du roi, qui, en s'emparant
d'objets précieux et en pillant leur mobilier, les forcèrent de se
soumettre à la taxe. Ruinés par cette amende, qui était au-dessus de
leurs moyens, ils se virent dépouillés de leurs patrimoines, de leurs
héritages et de tout leur avoir, et furent enfin réduits à la plus
affreuse misère. Les intendants du trésor royal m'ont assuré qu'il
n'entra pas le tiers de ces sommes immenses dans les coffres du roi,
et que le reste fut abandonné aux capitaines pour payer les services
des gens de guerre. Mais les capitaines gardèrent tout pour eux, et
leur cupidité fut cause que leurs soldats continuèrent à exercer des
brigandages en sortant de Paris.



RÉVOLTE DES TUCHINS.

1384.

   Après la victoire remportée par le roi et ses oncles sur la
   bourgeoisie de Flandre et de Paris, la réaction féodale ne connut
   plus de bornes; les exactions redoublèrent; les impôts furent
   augmentés, les monnaies altérées. Le sort des classes populaires
   devint intolérable. Les serfs, les ouvriers, les paysans, se
   soulevèrent dans une grande partie de la France sous le nom de
   _Tuchins_; une partie émigra, et se retira dans le Hainaut et le
   pays de Liége; les autres furent massacrés.


1. _Récit du Religieux de Saint-Denis._

(Traduction de M. Bellaguet).

La confirmation de la trêve entre les rois de France et d'Angleterre
garantit pendant toute cette année le repos de la France sur terre et
sur mer. Parmi le peu d'événements mémorables qui eurent lieu, je
mentionnerai le voyage du duc de Berri. Mandé au mois de mai par un
message apostolique, il prit congé du roi de France, et se dirigea
vers Avignon par l'Auvergne et le Poitou. Il résolut de s'arrêter
quelque temps dans ces provinces pour réprimer un soulèvement inouï du
petit peuple, dont la fureur indomptable opprimait le pays. Des bandes
nombreuses de misérables, qu'on appelait Tuchins, à cause de leur vie
désordonnée, avaient tout à coup surgi comme une nuée de vers, et
s'étaient montrés sur tous les points de la contrée. Laissant là les
travaux des métiers et la culture des terres, ils s'étaient réunis et
engagés par des serments terribles à ne plus courber la tête sous le
poids des subsides, mais à maintenir leurs anciennes franchises et à
essayer de secouer par la force ce joug accablant. Bientôt voyant leur
nombre s'accroître de jour en jour, ils se portèrent à de plus
coupables excès. Comme poussés par le démon et agités d'une rage
forcenée, ils se déclarèrent les ennemis des gens d'église, des nobles
et des marchands. Tantôt ils les attaquaient ouvertement, tantôt ils
leur dressaient des embûches; après les avoir dépouillés de tous leurs
biens, ils leur crevaient les yeux, leur coupaient quelque membre ou
les pendaient sans pitié. Puis, se répandant de tous côtés par troupes
avec une fureur aveugle, ils mettaient le feu aux maisons de campagne
et les réduisaient en cendres, si l'on ne se rachetait à prix
d'argent. Partout on leur faisait un bon accueil pour se soustraire à
la mort; mais la plupart du temps ils violaient l'hospitalité et le
droit des gens, respecté même par les barbares, et dépouillaient en se
retirant ceux qui les avaient traités généreusement.

Le récit des cruautés de ces brigands sema la crainte et l'horreur
dans les pays d'alentour. Aussi, toutes les fois qu'un marchand se
mettait en route, il cherchait à les éviter en se rendant à sa
destination par des chemins détournés; ou bien il passait au milieu
d'eux, déguisé en paysan ou à la faveur d'un vêtement grossier, se
conformant à leurs manières pour échapper à là mort. Les Tuchins,
voulant prévenir toute surprise, se donnèrent pour chef un écervelé
nommé Pierre de la Bruyère. Cet homme brutal fit aussitôt choix
d'infâmes agents, et leur prescrivit de ne point recevoir dans leur
compagnie, mais de tuer sur-le-champ tous ceux qui, se mêlant à leurs
bandes ou passant au milieu d'eux, n'auraient point des mains rudes et
calleuses et montreraient trop d'urbanité et de politesse dans leurs
manières, leur extérieur ou leur langage.

Tous jurèrent d'exécuter cet ordre cruel. Ils égorgèrent nombre de
gens dont on n'a point conservé le nom. Je puis cependant citer
d'après des témoins dignes de foi un illustre écuyer nommé Jean
Patrick, Écossais d'origine, envoyé au roi d'Aragon[118]; ils
s'emparèrent de sa personne, et dans leur rage forcenée ils le firent
périr d'une mort affreuse, en le couronnant d'un trépied de fer rouge.
Ils saisirent un jour un religieux de l'ordre de la Sainte-Trinité, et
trouvant sous les habits de paysan dont il s'était couvert une croix
en signe de sa profession, ils l'attachèrent à un arbre et lui
traversèrent le corps avec une broche en fer. Un autre jour ils
arrêtèrent un prêtre qui se rendait en cour de Rome; par haine et par
mépris pour sa dignité ecclésiastique, ils lui coupèrent l'extrémité
des doigts, lui arrachèrent la peau de la tonsure et finirent par le
brûler vif. Telles et plus révoltantes encore étaient les atrocités
qu'ils commettaient. Il n'y avait personne qui ne regardât ces
brigands comme indignes de vivre et qui ne les crût incapables de
résister; car, au lieu de ne former qu'un seul corps, ils marchaient
par bandes, séparés les uns des autres, et n'avaient pour s'abandonner
à leur cruauté que de vieux arcs, de mauvaises épées toutes couvertes
de rouille et des bâtons de chêne. Cependant, la crainte qu'inspirait
leur nombre empêcha qu'on ne prit les armes contre eux, jusqu'à
l'arrivée du duc de Berri.

  [118] Don Pèdre IV.

Ce prince, ayant appris avec horreur les crimes de ces misérables,
joignit aux troupes qu'il avait amenées avec lui tout ce qu'il put
réunir de gens de guerre, et leur ordonna de tomber sur ces exécrables
assassins, sur ces transgresseurs des lois divines et humaines, dignes
de toute la vengeance du ciel, et de les exterminer impitoyablement
sans en épargner aucun. Dès que les Tuchins connurent les ordres du
duc, leur folle présomption les abandonna; toute leur ardeur et tout
leur courage s'évanouirent. Ils étaient au nombre de plusieurs
milliers; mais, n'obéissant à aucune discipline, ils ne soutinrent
point le premier choc des assaillants, et quand ils virent leurs
adversaires venir à eux l'épée nue et la lance baissée, ils furent
comme frappés par l'influence d'un astre malin et cherchèrent leur
salut dans la fuite. On les poursuivit sans relâche pendant plusieurs
jours; on se livra contre eux aux transports d'une fureur presque
aveugle, et on en fit un grand carnage; les Français ne daignèrent
recevoir à merci aucun de ces scélérats. Ils furent tous à la fin
pendus, noyés ou passés au fil de l'épée. C'est ainsi que ce ramas de
brigands fut annéanti et subit le juste châtiment de ses crimes.
Toujours, en effet, une mauvaise fin termine les entreprises
commencées sous de funestes auspices[119].

  [119] Cette expédition du duc de Berri n'était pas la première
  qu'il eût dirigée contre les Tuchins. Déjà en 1382, lorsqu'il
  était en Languedoc, il les avait poursuivis dans les
  sénéchaussées de Beaucaire, de Carcassonne et de Toulouse. (_Note
  de M. L. Bellaguet._)


2. _Récit de Juvénal des Ursins._

L'an mille trois cens quatre-vingt et quatre, les trefves qui avoient
esté pourparlées entre les ducs de Berry et de Lenclastre à Calais,
furent derechef publiées et par terre et par mer, et assez
conpetemment gardées.

Et délibéra le duc de Berry d'aller visiter le pape en Avignon. Et en
y allant, il vint nouvelles audit duc que les païsans, laboureurs, et
gens mécaniques en Auvergne, Poictou et Limosin, se mettoient sus, et
tenoient les champs, et faisoient maux innumérables, et firent un
capitaine nommé Pierre de Bruyères. Et quand ils trouvoient nobles
gens, ou bourgeois, ils mettoient tout à mort, et les tuoient. Ils
rencontrèrent un bien vaillant homme d'armes et noble d'Escosse, et
luy mirent un bacinet tout ardent sur la teste, et piteusement le
firent mourir. Ils prindrent un prestre, et luy coupèrent les doigts
de la main, luy escorchèrent la couronne, et puis le boutèrent en un
feu, et le bruslèrent. Ils trouvèrent un Hospitalier, et le prindrent,
et pendirent à un arbre par les aisselles, et le transpercèrent de
glaives, viretons et sagettes, et ainsi mourut. Et ne sçauroit-on
songer, dire, ni penser maux qu'ils ne fissent, et les plus grandes
cruautés et inhumanités que oncques furent faites. Et pour ce le duc
de Berry assembla des nobles et des gens de guerre, dont il fina[120]
assez aisément, et sceut où lesdites communes estoient. Et à un matin
frappa sur eux, et ne firent guères de résistance, et légèrement
furent desconfits, et grande foison en y eut de tués sur le champ, et
de prins, lesquels furent tous pendus. Et les autres se mirent en
fuite, et retournèrent à leurs maisons labourer, comme ils faisoient
paravant, et furent délaissés, et leur fut tout pardonné. Et de cet
exploit fut le duc de Berry moult loué et recommandé, et s'en alla
outre vers le pape. Lequel quand il sceut sa venue, il envoya des gens
de son palais et serviteurs, et si envoyèrent tous les cardinaux, et
fut grandement et honorablement receu par le pape, lequel le festoya,
et fit festoyer en plusieurs et diverses manières.

  [120] Trouva.



MARIAGE DE CHARLES VI.

1385.

    _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet.


Les grands du royaume, considérant que le roi était dans toute la
force de la jeunesse et qu'il n'avait pas encore contracté mariage,
voulurent assurer un héritier légitime à la couronne; ils tinrent
conseil avec ses oncles et les princes du sang royal, afin de lui
trouver une épouse digne de son rang. Il y eut désaccord dans les
opinions, et l'assemblée se partagea entre trois avis. Le duc de
Bourgogne, Philippe, cherchant à prouver que son bien aimé neveu
pouvait s'unir sans déroger à la fille du duc Étienne de Bavière,
exaltait par un pompeux éloge la noblesse des princes bavarois.
D'autres, reprochant à ces princes d'avoir naguère abandonné l'Église,
soutenaient que la famille des ducs d'Autriche était plus puissante et
plus considérée. D'autres, enfin, estimant plus que tous les avantages
les nombreux services que les ducs de Lorraine avaient rendus aux
rois de France dans leurs guerres, au risque même de leur vie, et la
fidélité qu'ils avaient jusque-là gardée aux Français, conseillaient
au roi de choisir la fille du duc Jean, alors régnant. Cependant, à la
fin ils s'en remirent d'un commun accord au bon plaisir du roi pour
terminer cette contestation, et envoyèrent dans les États des trois
ducs un peintre très-habile, pour faire le portrait des trois jeunes
princesses. Ces portraits furent présentés au roi, qui choisit madame
Isabelle de Bavière, âgée de quatorze ans, la trouvant très-supérieure
aux autres en grâce et en beauté.

On envoya donc les chevaliers demander au père de la jeune princesse
la main de sa fille, que le roi de France voulait associer à sa haute
fortune et dont il espérait obtenir ce que les hommes ont de plus cher
au monde, des enfants. Le duc devait savoir, ajoutaient les
ambassadeurs, qu'elle ne manquerait pas de richesses et qu'elle
partagerait un trône glorieux; il ne devait pas regretter d'unir son
sang et sa race à ceux d'un si grand roi. Telles furent les
considérations qu'ils exposèrent dans un long discours. Le duc
accueillit leurs paroles avec de grands témoignages de joie et de
reconnaissance, ne se croyant pas digne d'un tel honneur. Il confia
sans plus tarder sa fille chérie à leur fidélité. Les envoyés
offrirent à la princesse les cadeaux de fiançailles, la firent
révêtir, comme il convenait à une reine, d'une robe magnifique toute
en soie brodée d'or, et la conduisirent jusqu'à Amiens, dans un char
couvert, avec un brillant cortége d'hommes et de femmes.

Le roi, charmé de la nouvelle de son arrivée, partit le 10 juillet,
passa par Saint-Denis, où, suivant la coutume de ses prédécesseurs, il
adressa ses prières au patron particulier de la France, et se rendit
à Amiens en toute diligence. Il y épousa la princesse, et le même
jour[121] le mariage fut célébré, à la grande satisfaction des
Français. Il serait peut-être fastidieux, et contraire à la brièveté
dont je me suis fait une loi, de raconter en détail toute la
magnificence de cette fête; les hérauts et les bouffons en ont, je
pense, assez parlé. Je dirai cependant qu'il n'y manqua rien de ce qui
convenait à la majesté royale. Le roi s'en alla trois jours après, et
laissa la reine à la garde de la duchesse d'Orléans et du comte d'Eu,
qui tous deux étaient d'un âge mûr.

  [121] Le 18 juillet, quatre jours après la première entrevue du
  roi avec Isabelle de Bavière. (_Note de M. Bellaguet._)



PROJET DE DÉBARQUEMENT EN ANGLETERRE.

1386.

   Comme toutes les guerres du moyen âge, la guerre de Cent Ans
   présente souvent de longues trêves qui succèdent à des périodes
   de guerre active. Depuis la mort de du Guesclin et de Charles V,
   les hostilités avaient été suspendues, les deux rois étant
   occupés l'un et l'autre à apaiser les révoltes qui avaient éclaté
   dans leurs États. Après la victoire de Rosebèque la guerre
   recommença. Les Anglais débarquèrent en Flandre, et prirent
   Dunkerque (1383). Charles VI marcha contre eux à la tête d'une
   nombreuse armée, qu'on fut obligé de licencier, faute de pouvoir
   la nourrir. Enfin, en 1386, les conseillers de Charles VI
   adoptèrent le projet du connétable de Clisson, qui était de
   débarquer en Angleterre et d'aller faire la guerre aux Anglais
   sur leur territoire.

    _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet.


   Les Français se disposent à passer en Angleterre.

Justement irrité des attaques des Anglais, et ne pouvant plus contenir
son ressentiment, le roi tint conseil avec les officiers du Palais et
les grands de l'État pour aviser aux mesures à prendre; on résolut
unanimement de passer en Angleterre. Un puissant motif poussait le roi
à cette expédition. Il jugeait à propos que les Anglais, qui s'étaient
depuis si longtemps habitués à descendre en France, tremblassent à
leur tour pour leurs propres foyers et fussent retenus chez eux, en
voyant que les Français pouvaient et osaient aussi traverser la mer.
Il voulait leur apprendre qu'au lieu d'être toujours les agresseurs,
ils devaient quelquefois s'attendre à être eux-mêmes attaqués.
Songeant que le trésor royal était alors épuisé, et qu'ayant augmenté
le nombre des gens de guerre, il avait besoin d'une grosse somme
d'argent pour les payer, il en demanda une partie aux prélats à titre
de prêt, et décida, avec le consentement des princes, que pour le
reste on taxerait tous les habitants du royaume suivant leurs
ressources et leurs moyens. Afin de grossir encore le nombre des
troupes déjà réunies, il chargea le duc de Berri, son oncle, d'aller
faire des levées en Aquitaine. Ce prince s'empressa d'exécuter les
ordres du roi, et revint vers la fin de juillet avec une armée si
considérable, qu'on l'estimait capable d'exterminer plusieurs nations
barbares.

Le roi partagea ses troupes en trois corps, et en confia la conduite à
des hommes habiles et expérimentés. Il envoya le connétable messire
Olivier de Clisson en Bretagne, l'amiral messire Jean de Vienne en
Normandie, et messire de Saimpy en Picardie, pour défendre les côtes,
repousser l'ennemi du rivage, et l'empêcher de ravager le pays. Il
leur enjoignit aussi de faire de tous côtés de nouvelles recrues, de
réunir dans ces provinces une flotte suffisante, et de se rendre en
toute hâte à l'Écluse, le meilleur et le plus renommé de tous les
ports de l'univers. Enfin, il fit venir d'habiles architectes et
charpentiers, qu'il chargea de couper les plus beaux arbres des forêts
de Normandie, pour y prendre tous les matériaux nécessaires, et
construire une grande ville en bois, formée de poutres assemblées et
close de tous côtés, de telle sorte qu'on pût la dresser sur le rivage
d'Angleterre et qu'elle offrit un abri sûr à son armée.


   La négligence des Français retarde l'expédition d'Angleterre.

Le roi désirait faire la revue de ses troupes; mais d'autres
occupations l'avaient forcé de différer son départ jusqu'au 5 août. Il
maria d'abord, à Saint-Ouen près de Paris, madame Catherine, sa sœur,
âgée de neuf ans seulement, à monseigneur Jean, fils du duc de Berri:
il avait obtenu pour ce mariage une dispense apostolique, les deux
époux étant parents au deuxième degré. Deux jours après les fêtes
brillantes qui célébrèrent cette union, il se rendit à l'église royale
de Saint-Denis, y entendit la messe, baisa dévotement les saintes
reliques des martyrs, et repartit le même jour. Il visita à loisir
Senlis, Amiens et d'autres villes de la Picardie, et arriva enfin à
Arras vers la mi-septembre. Ceux qui avaient fait le recensement des
gens de guerre se rendirent aussitôt auprès de lui, et lui dirent
qu'ils avaient trouvé réunis de toutes les parties du royaume,
conformément à ses ordres, huit mille chevaliers et écuyers armés de
pied en cap, ainsi qu'un nombre infini d'arbalétriers, de gens de
pied, de valets d'armée et de troupes légères, et qu'ils brûlaient
tous du désir de passer le détroit.

Déjà une flotte de plus de neuf cents voiles avait été rassemblée à
L'Écluse, ce port fameux d'où partent tant de vaisseaux pour toutes
les contrées du monde. La plupart des bâtiments étaient de longs
navires à éperon et à deux voiles; il y en avait d'autres plus larges,
destinés au transport des chevaux, qu'on embarquait par une ouverture
pratiquée sur la poupe. Les plus grands, qu'on appelait _dromones_,
devaient recevoir les provisions de toutes espèces et les machines de
guerre. Tout ayant été réglé suivant le rang et les besoins des
personnes, chacun s'occupa avec d'autant plus d'activité à hâter les
préparatifs et à munir les vaisseaux des choses nécessaires, qu'il
était plus impatient de signaler sa vaillance.

Tout le monde savait que l'entreprise était pleine de hasards et de
périls. Aussi, les prélats décidèrent d'un commun accord que partout
des prédicateurs engageraient les habitants du royaume à réformer leur
conduite, à expier dignement leurs fautes et à mériter, par de pieuses
processions et par des messes solennelles, la protection de celui qui
pouvait mener à bonne fin l'expédition. Au milieu de ces actes de
dévotion, les membres du clergé allaient d'église en église, portant
les insignes de la milice spirituelle et demandant au Seigneur avec de
ferventes prières de se montrer favorable aux Français. On crut que le
Dieu de miséricorde avait exaucé leurs vœux. En effet, le beau temps
et le calme de la mer, qui durèrent pendant trois mois, promettaient
aux troupes une heureuse traversée. Mais toutes les fois que les
principaux chefs engageaient le roi à partir en lui disant: «Sire,
pourquoi retarder l'entreprise? on s'est toujours repenti d'avoir
différé, quand on était prêt à agir,» il répondait, d'après le conseil
de quelques seigneurs, qu'il désirait vivement mettre à la voile, et
qu'il n'attendait que l'arrivée de son oncle le duc de Berri. Il
regardait comme peu convenable de prendre quelque résolution sans en
conférer avec lui. Il lui envoya à Paris message sur message pour le
prier de venir le joindre en toute hâte avec ses troupes. Il ajoutait
toujours à la fin de ses lettres: «Souvent le succès des grandes
entreprises dépend d'un seul instant. Les vents sont favorables; la
mer, toujours orageuse pendant la saison d'hiver, nous promet en ce
moment une heureuse navigation. Vous connaissez d'ailleurs
l'inconstance ordinaire des flots.» Mais lorsque les messagers
revenaient au camp, ils répondaient à toutes nos questions sur l'état
des choses que le duc ne cherchait qu'à traîner le temps en longueur.
Il engageait toujours le roi à vivre dans les plaisirs et sans nul
souci, ajoutant qu'on n'avait pas suffisamment délibéré au sujet de la
traversée, et qu'une fois arrivé auprès de lui, il terminerait
l'affaire autrement qu'on ne pensait.

Dès ce moment l'ardeur des Français commença à se refroidir.
Mécontents de tous ces retards, et ne recevant point de paye, ils
prirent ce prétexte pour exercer toutes sortes de brigandages dans la
Flandre, le Vermandois et la Picardie; les paysans fuyaient partout
devant eux comme devant des ennemis. Les églises même n'étaient pas
épargnées, et l'on ne trouvait plus de prêtres pour célébrer l'office
divin ou administrer les sacrements. Au début de la campagne, les
provisions de blé avaient paru plus que suffisantes pour les besoins
de l'armée. Les soldats s'imaginèrent qu'il en serait toujours ainsi;
ne gardant plus aucune mesure, ils abusèrent de l'abondance où ils se
trouvaient, et dissipèrent follement leurs ressources. Bientôt les
vivres commencèrent à manquer dans le camp; on eut à souffrir de la
famine, et après avoir épuisé tout ce qui se trouvait dans les
environs, l'armée, qui avait déjà gagné L'Écluse, fut forcée par la
disette de rentrer dans l'intérieur du royaume.


   Les Français abandonnent honteusement le port de L'Écluse.

Je reviens à l'expédition du roi. Les hommes sages dont je partageais
l'avis, songeant aux funestes effets des retards de monseigneur le duc
de Berri ainsi qu'à l'inconstance du temps, annonçaient hautement que
l'entreprise aurait une fin peu glorieuse: on en eut bientôt la
preuve. Le duc revint enfin au sentiment de son devoir, et après des
refus longtemps prolongés, il se présenta devant le roi le 14 octobre.
Le jour de son arrivée se passa en entretiens et en actes de
courtoisie; mais dès le lendemain les éléments, qui semblaient irrités
de ses lenteurs, comme on le disait généralement, cessèrent d'offrir
ce calme favorable qui avait régné jusqu'alors et qui promettait une
heureuse navigation. L'aspect du ciel changea tout à coup; d'épaisses
ténèbres se répandirent de toutes parts, et la mer devint orageuse. Le
vent du midi, celui du nord et le terrible vent de l'ouest soufflant
avec violence bouleversèrent les vagues. Plusieurs fois, pendant ce
mois d'octobre, les flots agités par la tempête s'élevèrent en
montagnes, arrachèrent du rivage un grand nombre de vaisseaux, et les
brisant l'un contre l'autre, les mirent en pièces ou détruisirent tous
leurs agrès. Lorsque le vent venait à s'apaiser, l'eau tombait du ciel
avec abondance, comme si Dieu eût voulu inonder la terre d'un déluge
nouveau; les torrents de pluie étaient tels, que les vivres et les
vêtements des gens de guerre se pourrissaient, et qu'on ne trouvait
pas hors des vaisseaux un lieu où l'on pût mettre à l'abri les bagages
les plus nécessaires.

Tous ces contre-temps excitaient un mécontentement général. On
rassembla les gens de mer et on leur demanda ce qu'il y avait à faire;
ils déclarèrent tous formellement que la traversée était impossible.
Le roi voulut s'en assurer par lui-même. Un jour que le temps était
calme, il s'embarqua tout armé avec ses oncles sur le vaisseau royal;
mais le vent ne leur permit pas de s'avancer en mer à plus de deux
milles, et les repoussa, malgré les efforts des matelots, vers le
rivage qu'ils venaient de quitter. Voyant donc que le temps s'écoulait
sans aucun résultat, le roi fit donner à ses troupes, par le héraut,
l'ordre du retour. A cette nouvelle les uns furent remplis de joie,
les autres déplorèrent l'inutilité de leurs préparatifs; cette
diversité de sentiments était un effet naturel de la différence des
mœurs, des âges, des conditions et des goûts qui régnaient dans
l'armée; d'autres, enfin, trouvant qu'ils n'étaient pas assez payés de
leurs peines, rentrèrent en France pour y exercer leurs brigandages.
Ce fut alors que le roi fit présent au duc de Bourgogne de cette
immense ville en bois qu'il destinait, ainsi qu'il a été dit, à servir
d'abri à ses soldats. Le duc la fit dresser sous les murs de L'Écluse,
pour y loger les ouvriers employés à la construction des machines de
siége et des engins de guerre.

Le roi, qui se voyait avec grand déplaisir frustré dans ses
espérances, laissa en partant, d'après le conseil des barons, quelques
gens de guerre pour décharger la flotte et la mettre en lieu de sûreté
le plus tôt possible. Mais l'ennemi ne leur donna pas le temps
d'exécuter ces ordres. Dès que le calme de la mer permit aux Anglais
de mettre à la voile, ils fondirent sur les Français, et les mirent en
fuite. Ils brûlèrent ou emmenèrent dans leurs ports la plus grande
partie de la flotte, enlevèrent les provisions, et trouvèrent deux
mille tonneaux pleins de vin, qui suffirent pour longtemps aux
besoins de l'Angleterre.



MAJORITÉ ET CARACTÈRE DE CHARLES VI.

1388.

   _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet.


Ce fut en l'an de grâce mille trois cent quatre-vingt-huit que le roi
Charles, entrant dans sa vingt et unième année, commença à régner seul
et à diriger par lui-même les affaires, à la satisfaction de tous ses
sujets, qui adressaient au ciel de ferventes prières pour qu'il passât
vertueusement de l'adolescence à l'âge viril, et que toutes ses
actions tournassent à la confusion des ennemis, à l'avantage et à
l'honneur du royaume. Au dire des gens de savoir et d'expérience, les
qualités bonnes ou mauvaises de ce prince méritaient déjà d'être
signalées à la postérité. Je me suis donc chargé d'en conserver le
souvenir, sans entrer cependant dans tous les détails, ce qui n'est
pas nécessaire. Je pense qu'il suffira de décrire sommairement son
extérieur et son caractère.

Je commencerai par son extérieur. Sa taille, sans être trop grande,
surpassait la taille moyenne; il avait des membres robustes, une large
poitrine, un teint clair, les joues couvertes d'une barbe naissante,
des yeux vifs; son nez n'était ni trop long ni trop court. L'ensemble
de sa figure était embelli par une chevelure assez blonde, que dans
l'âge mûr il avait coutume de ramener du sommet de la tête sur le
front, parce qu'il n'aimait pas à laisser voir qu'il était chauve. Aux
grâces de sa personne se joignait une grande force de corps, et la
nature semblait lui avoir prodigué ses dons d'une main généreuse. On
remarquait en lui toutes les heureuses dispositions de la jeunesse:
fort adroit à tirer de l'arc et à lancer le javelot, passionné pour
la guerre, bon cavalier, il témoignait une impatiente ardeur toutes
les fois que les ennemis le provoquaient par leurs attaques. Enfin, il
montrait, de l'aveu de tous, une rare habileté dans tous les exercices
militaires. Il se distinguait par une telle affabilité, qu'en abordant
les moindres gens il les saluait avec bienveillance et les appelait
par leur nom. Il entrait de lui-même en conversation avec ceux qui
voulaient arriver jusqu'à lui ou qui le rencontraient en quelque lieu
que ce fût, et ne refusait pas d'écouter ceux qui demandaient à
l'entretenir; aussi, tant qu'il vécut, se fit-il aimer de tout le
monde.

Il n'oubliait jamais les services ou les offenses qu'il avait reçus;
mais il n'était pas naturellement enclin à la colère, et ce n'était
pas sans de graves motifs qu'il se laissait aller à des injures et à
des reproches. Son langage était plein de douceur et d'aménité; il
accueillait avec bonté les ambassadeurs qui lui étaient envoyés et les
comblait de riches présents: il en agit toujours ainsi. Il se fit
remarquer dès ses premières années par sa libéralité; plus tard sa
munificence dépassa les bornes de la modération, au point de faire
dire qu'il ne gardait rien pour lui que le pouvoir de donner.
Néanmoins il ne se montra point avide du bien d'autrui; il respectait
les propriétés des églises et n'attentait pas, comme font les
prodigues, à la fortune de ses sujets.

Quelques taches cependant ternissaient l'éclat de ces qualités et
méritaient d'autant plus le blâme que sa naissance était plus
illustre. Les appétits charnels auxquels il se livrait, dit-on,
contrairement aux devoirs du mariage, ne lui permettaient pas de
douter qu'il n'eût hérité de la malédiction qui avait frappé le
premier homme et sa race perverse. Toutefois, il ne fut jamais pour
personne un objet de scandale; jamais il n'usa de violence; jamais il
ne porta le déshonneur dans une famille. On lui reprochait aussi de ne
point se conformer aux usages de ses ancêtres, et de n'avoir pris que
rarement et avec répugnance les ornements royaux, c'est-à-dire le
manteau et la robe traînante; il s'habillait d'étoffes de soie, qui ne
le distinguaient pas des gens de sa cour, et se déguisait tantôt en
Bohême, tantôt en Allemand; il se mêlait aussi trop souvent aux
tournois et autres jeux militaires, dont ses prédécesseurs
s'abstenaient dès qu'ils avaient reçu l'onction sainte. A une certaine
époque de sa vie il fut attaqué d'une maladie étrange et incurable,
qui le priva souvent de la raison, et qui couvrait son intelligence
d'épaisses ténèbres. Mais quand il revenait à lui, il ne faisait rien
avec précipitation et prenait en toutes choses l'avis de son conseil.



ENTRÉE DE LA REINE ISABEAU A PARIS.

22 août 1389.

   Charles VI avait épousé en 1385 Isabeau de Bavière; mais la reine
   ne fit son entrée solennelle à Paris qu'en 1389. Ce fut
   l'occasion de fêtes magnifiques. Froissart se trouvait alors à
   Paris: «J'entendis à écrire et registrer, dit-il, tout ce que je
   vis et ouï dire de vérité que advenu étoit à la fête, à l'entrée
   et venue à Paris de la reine Isabel de France, dont l'ordonnance
   ainsi s'ensuit.»

    _Chroniques de Froissart._


   De la noble fête qui fut faite à Paris à l'entrée et venue de la
     roine Isabel de France, femme au roi Charles le Bien-aimé, et
     aussi des joutes qui y furent faites, et des présents de ceux de
     Paris.

Le dimanche vingtième jour du mois d'août, qui fut en l'an de grâce de
Notre-Seigneur mil trois cent quatre-vingt et neuf, avoit tant de
peuple dedans Paris et dehors que merveilles étoit du voir; et ce
dimanche, à heure de relevée, fut l'assemblée faite en la ville de
Saint-Denis des hautes et nobles dames de France qui la roine devoient
accompagner, et des seigneurs qui les litières de la roine et des
dames devoient adextrer. Et étoient des bourgeois de Paris douze
cents, tous à cheval et sur les champs, rangés d'une part du chemin et
de l'autre part, parés et vêtus tous d'un parement de gonnes de
baudequin vert et vermeil. Et entra la roine Jeanne, et sa fille la
duchesse d'Orléans, premièrement en Paris, ainsi que une heure après
nonne, en litière couverte, bien accompagnées de seigneurs, et
passèrent parmi la grand rue Saint-Denis, et vinrent au palais; et là
les attendoit le roi. Et pour ce jour ces deux dames n'allèrent plus
avant.

Or, se mirent la roine de France et les autres dames au chemin; la
duchesse de Berry, la duchesse de Bourgogne, la duchesse de Touraine,
la duchesse de Bar, la comtesse de Nevers, la dame de Coucy, et toutes
les dames et damoiselles, et par ordonnance; et avoient toutes leurs
litières pareilles, si richement aournées que rien n'y failloit. Mais
la duchesse de Touraine n'avoit point de litière, pour li différer des
autres, ains étoit sur un palefroi très-richement aourné; et
chevauchoit d'un lès et tout le pas, et n'alloient les chevaux qui les
litières menoient, et les seigneurs qui les adextroient, que le petit
pas.

La litière de la roine de France étoit adextrée du duc de Touraine et
du duc de Bourbon au premier chef; et étoient six seigneurs qui
tenoient à la litière de la roine de France. Je vous ai nommé les
premiers. Secondement, et au milieu, tenoient et adextroient la
litière, le duc de Berry et le duc de Bourgogne; et à la litière
derrière, messire Pierre de Navarre et le comte d'Ostrevan. Et je
vous dis que la litière de la roine étoit très-riche, et bien aournée,
et toute découverte.

Après venoit, sur un palefroi très-bien et richement paré et aourné,
et sans litière, la duchesse de Berry; et étoit adextrée et menée du
comte de la Marche et du comte de Nevers, et alloient tout souef le
pas, et aussi faisoient ceux qui conduisoient les litières.

Après venoient, en litière toute découverte, madame de Bourgogne et
Marguerite de Hainaut, comtesse de Nevers, sa fille; et étoit la
litière menée et adextrée de messire Henri de Bar et du comte de Namur
le jeune, nommé messire Guillaume.

Après venoit, en litière toute découverte, derrière, madame d'Orléans.
Car encore étoit la duchesse d'Orléans sur un palefroi très-bien et
richement paré devant la duchesse de Bar et sa fille, fille au
seigneur de Coucy; et menoient ma dite dame d'Orléans messire
Jaquemart de Bourbon et messire Philippe d'Artois.

Après venoient les autres dames dessus nommées, la duchesse de Bar et
sa fille; et étoient adextrées de messire Charles de la Breth et du
seigneur de Coucy.

Des autres dames et damoiselles qui venoient derrière, sur chars
couverts et sur palefrois, n'est-il nulle mention, et des chevaliers
qui les suivoient. Et vous dis que sergents d'armes et officiers du
roi étoient tous embesognés à faire voie et rompre la presse et les
gens, tant y avoit grand peuple sur les rues, que il sembloit que tout
le monde fût là mandé.

A la première porte de Saint-Denis, ainsi que on entre dedans Paris,
et que on dit à la Bastide, y avoit un ciel tout estellé, et dedans ce
ciel jeunes enfants appareillés et mis en ordonnance d'anges, lesquels
enfants chantoient moult mélodieusement et doucement. Et avec tout ce
il y avoit une image de Notre-Dame qui tenoit par figure un petit
enfant, lequel enfant s'ébattoit par soi à un moulinet fait d'une
grosse noix; et étoit haut le ciel, et armoyé très-richement des armes
de France et de Bavière, à un soleil d'or resplendissant et donnant
ses rais. Et cil soleil d'or rayant étoit la devise du roi et pour la
fête des joutes. Lesquelles choses la roine de France et les dames, en
passant entre et dessous la porte, virent moult volontiers; et aussi
firent toutes gens qui par là passèrent.

Après ce vu, la roine de France et les dames vinrent tout le petit pas
devant la fontaine en la rue Saint-Denis, laquelle étoit toute
couverte et parée sur un drap de fin azur, peint et semé de fleurs de
lis d'or, et les piliers qui environnoient la fontaine armoyés des
armes de plusieurs hauts et notables seigneurs du royaume de France;
et donnoit cette fontaine, par ses conduits, claret et piment
très-bon, et par grands rieus; et avoit là autour de la fontaine
jeunes filles très-richement ornées, et sur leurs chefs, chapeaux d'or
bons et riches, lesquelles chantoient très-mélodieusement. Douce chose
et plaisante étoit à l'ouïr! Et tenoient en leurs mains hanaps[122]
d'or et coupes d'or; et offroient et donnoient à boire à tous ceux qui
boire vouloient. Et en passant devant elles la roine de France
s'arrêta, et les regarda moult volontiers, et se réjouit de
l'ordonnance; et aussi firent toutes les autres dames, et damoiselles;
et tous ceux et celles qui les virent.

  [122] Espèce de coupes.

Après, dessous le moutier de la Trinité, sur la rue, avoit un
escharfaut, et sur l'escharfaut un chastel, et là au long de
l'escharfaut étoit ordonné le pas du roi Saladin, et tous faits de
personnages, les chrétiens d'une part et les Sarrasins d'autre part;
et là étoient, par personnages, tous les seigneurs de nom qui jadis au
pas Saladin furent, et armoyés de leurs armes ainsi que pour le temps
de adonc ils s'armoient; et un petit en sus d'eux, étoit, par
personnage, le roi de France, et entour de lui douze pairs de France,
et tous armoyés de leurs armes. Et quand la roine de France fut amenée
si avant en sa litière que devant l'escharfaut où ces ordonnances
étoient, le roi Richard se départit de ses compagnons et s'en vint au
roi de France, et demanda congé pour aller assaillir les Sarrasins, et
le roi lui donna. Ce congé pris, le roi Richard s'en retourna devers
ses douze compagnons, et lors se mirent en ordonnance et allèrent
incontinent assaillir le roi Saladin et ses Sarrasins, et là y eut par
ébattement grand bataille, et dura une bonne espace; et tout ce fut vu
moult volontiers.

Et puis passèrent outre, et vinrent à la seconde porte de Saint-Denis;
et là y avoit un chastel ordonné, si comme à la première porte, et un
ciel nu et tout estellé très-richement, et Dieu, par figure, séant en
sa majesté, le Père, le Fils et le Saint-Esprit; et là, dedans ce
ciel, jeunes enfants de chœur, lesquels chantoient moult doucement,
en formes d'anges; laquelle chose on véoit et oyoit moult volontiers.
Et à ce que la roine passât de dans sa litière dessous, la porte de
paradis s'ouvrit, et deux anges issirent hors, en eux avalant; et
tenoient en leurs mains une très-riche couronne d'or garnie de pierres
précieuses; et la mirent les deux anges et l'assirent moult doucement
sur le chef de la roine, en chantant tels vers:

    Dame enclose entre fleurs de lis,
    Roine êtes-vous de Paris,
    De France et de tout le pays,
    Nous en rallons en paradis.

Après trouvèrent les seigneurs et les dames, devant la chapelle
Saint-Jacques, un escharfaut fait et ordonné très-richement, séant à
dextre, ainsi comme ils y alloient et étoient, le dit escharfaut
couvert de drap de haute lice, et encourtiné à manière d'une chambre;
et dedans cette chambre avoient hommes qui sonnoient une orgue moult
doucement. Et sachez que toute la grand rue Saint-Denis étoit couverte
à ciel de draps camelots et de soie, si richement comme si on eût les
draps pour néant ou que on fût en Alexandrie ou à Damas.

Et je, auteur de ce livre, qui fus présent à toutes ces choses, quand
j'en vis si grand foison, je me merveillai où l'on en avoit tant pris;
et toutes les maisons, à deux côtés de la grand rue Saint-Denis
jusques en Châtelet, voire jusques au grand pont de Paris, étoient
parées et vêtues de drap de haute lice de diverses histoires, dont
grand plaisance et oubliance étoit au voir. Et ainsi tout le petit pas
s'en vinrent les dames en leurs litières, et les seigneurs qui les
menoient, jusques à la porte du Châtelet de Paris; et là s'arrêtèrent
pour voir autres belles ordonnances que ils trouvèrent devant la
porte.

A la porte du Châtelet de Paris avoit un chastel ouvré et charpenté de
bois et de guérites, faites aussi fortes que pour durer quarante ans;
et là avoit à chacun des créneaux un homme d'armes armé de toutes
pièces, et sur le chastel un lit paré et ordonné, et encourtiné aussi
richement de toutes choses comme pour la chambre du roi. Et étoit
appelé ce lit le lit de justice, et là, en ce lit, par figure et par
personnage, gisoit madame sainte Anne.

Au plain de ce chastel, qui étoit contenant grande espace, avoit une
garenne et grand foison de ramée, et dedans la ramée grand foison de
lièvres, de connils et d'oisillons qui voloient hors et y revoloient à
sauf garant, pour la doute du peuple qu'ils véoient. Et de ce bois et
ramée, du côté où les dames vinrent, issit un grand blanc cerf devers
le lit de justice. D'autre part, issirent hors du bois et de la ramée
un lion et un aigle faits très-proprement: et approchoient fièrement
ce cerf et le lit de justice. Lors issirent hors du bois et de la
ramée jeunes pucelles, environ douze, très-richement parées en
chapelets d'or, tenant épées toutes nues en leurs mains, et se mirent
entre le cerf et l'aigle et le lion, et montrèrent que à l'épée elles
vouloient garder le cerf et le lit de justice. Laquelle ordonnance la
roine et les dames et les seigneurs virent moult volontiers; et puis
passèrent outre en approchant le grand pont de Paris, lequel étoit
couvert et paré si richement que rien on n'y sçût ni pût amender, et
couvert d'un ciel estellé, et de vert et de vermeil samis. Et jusques
à l'église Notre-Dame étoient les rues parées; et quand les dames
eurent passé le grand pont de Paris, en approchant la grand église
Notre-Dame, il étoit jà tard; car les chevaux et ceux qui les dames
menoient en les litières n'alloient ni avoient allé, depuis qu'ils
départirent de Saint-Denis, que le petit pas.

Le grand pont de Paris étoit tout au long couvert et estellé de vert
et de blanc cendal; et avant que la roine de France, les dames ni les
seigneurs entrassent dedans l'église Notre-Dame, elle trouva sur son
chemin autres jeux qui grandement lui vinrent à plaisance. Et aussi
firent-ils à tous ceux et celles qui les virent, et je vous dirai que
ce fut.

Bien un mois devant la venue de la roine en Paris, un maître engigneur
d'appertise, et de la nation de Gennève, sus la haute tour de l'église
Notre-Dame de Paris, et tout au plus haut, avoit attaché une corde,
laquelle corde comprenoit moult loin et par dessus les maisons, et
s'en venoit tout haut, et étoit attachée sur la plus haute maison du
pont Saint-Michel; et ainsi comme la roine et les autres dames
passoient et étoient en la grand rue Notre-Dame, cil maître, pour ce
qu'il étoit tard, portant deux cierges ardents en ses mains, issit
hors de son escharfaut, lequel étoit fait sur la haute tour de
Notre-Dame, et s'assit sus celle; et tout chantant, sus la corde, il
s'en vint au long de la grand rue; dont cils et celles qui le véoient
s'émerveilloient comment ce se pouvoit faire; et cil toujours portant
les deux cierges allumés, lesquels on pouvoit voir tout au long de
Paris, et au dehors de Paris deux ou trois lieues loin, moult fit
d'appertises tant, que la légèreté de lui et ses œuvres furent moult
prisées.

En devant l'église Notre-Dame, en la place, l'évêque de Paris étoit
revêtu des armes Notre-Seigneur, et tout le collége aussi, où moult
avoit grand clergé; et là descendit la roine; et la mirent jus et hors
de sa litière les quatre ducs qui là étoient: Berry, Bourgogne,
Touraine et Bourbon. Et pareillement toutes les autres dames furent
mises hors de leurs litières, et celles qui à cheval étoient jus de
leurs palefrois; et par ordonnance elles entrèrent en l'église,
l'évêque et le clergé devant, qui chantoient haut et clair à la
louange de Dieu et de la Vierge Marie.

La roine de France fut adextrée et menée parmi l'église et le chœur
jusques au grand autel; et là se mit à genoux et fit les oraisons,
ainsi que bon lui sembla, et donna et offrit à la trésorerie de
Notre-Dame quatre draps d'or, et la belle couronne que les anges lui
avoient posée sur le chef à la porte de Paris, en entrant, si comme il
est ici-dessus contenu; et tantôt furent appareillés messire Jean de
la Rivière et messire Jean le Mercier, qui lui en baillèrent une plus
riche assez que celle ne fut, et lui assirent sur le chef l'évêque de
Paris et les quatre ducs dessus nommés.

Tout ce fait, on se mit au retour parmi l'église, et furent la roine
et les dames remises sur leurs litières comme devant; et là avoit plus
de cinq cents cierges ardents, car il étoit jà tard. Si furent en tel
arroi amenées au palais de Paris, où le roi étoit, et la roine Jeanne,
et la duchesse d'Orléans, sa fille, qui là les attendoient. Et là
descendirent les dames jus de leurs litières, et furent menées,
chacune à son ordonnance, en chambres parties; mais les seigneurs
retournèrent à leurs hôtels après les danses.

A l'endemain, le lundi, donna le roi à dîner, en le palais de Paris,
aux dames, dont il y avoit très-grand foison. Et à heure de haute
messe la roine de France fut adextrée et amenée des quatre ducs dessus
nommés en la Sainte-Chapelle du palais; et fut à la messe sacrée et
enointe, ainsi comme roine de France le doit être; et fit l'office de
la dite messe l'archevêque de Rouen, qui pour lors s'appeloit messire
Guillaume de Viane.

Après la messe, qui fut bien chantée et solennellement, le roi de
France et la roine retournèrent en leurs chambres, et toutes les dames
aussi qui chambres en le palais avoient. Assez tôt après le retour de
la messe, le roi et la roine de France entrèrent en la salle, et
toutes les dames.

Vous devez savoir que la grand table de marbre, qui continuellement
est au palais, ni point ne se bouge, étoit renforcée d'une grosse
planche de chêne épaisse de quatre pols, laquelle table étoit couverte
pour dîner sus. En sus de la grand table, encontre un des piliers,
étoit le dressoir du roi, grand, bel et bien paré, couvert et orné de
vaisselle d'or et d'argent, et bien convoité de plusieurs qui ce jour
le virent. Devant la table du roi, tout au long descendant, avoit une
baille de gros merrien par raison à trois entrées; et là étoient
sergents d'armes, huissiers du roi et massiers moult grand foison qui
les entrées gardoient, à la fin que nul n'y entrât si il n'étoit
ordonné pour servir à table. Car vous devez savoir, et vérité fut, que
en la dite salle avoit si grand peuple et telle presse de gens que on
ne se pouvoit retourner, fors à grand peine. Menestrels étoient là à
grand foison, qui ouvroient de leurs métiers de ce que chacun savoit
faire. Le roi, prélats et dames lavèrent. L'on s'assit à table, et fut
l'assiette telle. Pour la haute table du roi, l'évêque de Noyon
faisoit le chef, et puis l'évêque de Langres, et puis de lès le roi
l'archevêque de Rouen, et puis le roi de France qui séoit en un surcot
tout couvert de vermeil velvet fourré d'hermine, la couronne d'or
très-riche sur son chef. Après le roi, un petit en sus, séoit la roine
de France, couronnée aussi de couronne d'or moult riche. Après la
roine séoit le roi d'Arménie, et puis la duchesse de Berry, et puis la
duchesse de Bourgogne, et puis la duchesse de Touraine, et puis madame
de Nevers, et puis mademoiselle Bonne de Bar, et puis la dame de
Coucy, et puis mademoiselle Marie de Harecourt. Plus n'en y avoit à la
haute table du roi, fors encore tout dessous, la dame de Sully, femme
à messire Gui de la Trémouille.

A deux autres tables, tout environ le palais, séoient plus de cinq
cents damoiselles: mais la presse y étoit si grande, que à peine ne
les put-on servir. Des mets qui étoient grands et notables, ne vous
ai-je que faire de tenir compte; mais je vous parlerai des entremets
qui y furent, qui si bien étoient ordonnés que on ne pourroit mieux;
et eût été pour le roi et pour les dames très-grand plaisance à voir,
si cils qui entrepris avoient à jouer pussent avoir joué.

Au milieu du palais avoit un chastel ouvré et charpenté en carrure de
quarante pieds de haut et de vingt pieds de long et de vingt pieds
d'aile; et avoit quatre tours sur les quatre quartiers, et une tour
plus haute assez au milieu du chastel; et étoit figuré le chastel pour
la cité de Troie la grande, et la tour du milieu pour le palais de
Ilion. Et là étoient en pennons les armes des Troyens, telles que du
roi Priam, du preux Hector son fils et de ses autres enfants, et aussi
des rois et des princes qui enclos furent en Troie avecques eux. Et
alloit ce chastel sur quatre roues, qui tournoient par dedans moult
subtilement. Et vinrent ce château requerre et assaillir autres gens
d'un lès qui étoient en un pavillon, lequel pareillement alloit sur
roues couvertement et subtilement, car on ne véoit rien du mouvement;
et là étoient les armoiries des rois de Grèce et d'ailleurs, qui
mirent le siége jadis devant Troie. Encore y avoit, si comme en leur
aide, une nef très-proprement faite, où bien pouvoient être cent
hommes d'armes; et tout par l'art et engin des roues se mouvoient ces
trois choses, le chastel, la nef et le pavillon. Et eut de ceux de la
nef et du pavillon grand assaut d'un lès à ceux du chastel, et de ceux
du chastel aux dessus dits grand défense. Mais l'ébattement ne put
longuement durer, pour la cause de la grand presse de gens qui
l'environnoient. Et là eut des gens par la chaleur échauffés, et par
presse moult mésaisés. Et fut une table séant au lès devers l'huis de
parlement, où grand foison de dames et damoiselles étoient assises, de
force ruée par terre; et convint les dames et damoiselles qui y
séoient, soudainement et sans arroi lever, par l'échauffement de la
presse et de la grand chaleur qui étoit au palais. La roine de France
fut sur le point d'être moult mésaisée; et convint une verrière rompre
qui étoit derrière li, pour avoir vent et air. La dame de Coucy fut
pareillement trop fort mésaisée. Le roi de France s'aperçut bien de
cette affaire; si commanda à cesser. On cessa; et furent les tables
levées et abattues soudainement, pour les dames et damoiselles être au
large. On se délivra de donner vin et épices. Et se retraït chacun et
chacune, tantôt que le roi et la roine furent retraits en leurs
chambres. Aucunes dames demeurèrent au palais, et aucunes s'en
retournèrent en leurs hôtels en la ville, pour être mieux à leur aise;
car elles avoient été de chaleur et de presse trop fort grevées. La
dame de Coucy retourna à son hôtel, et là se tint jusques sur le tard.

Sur le point de cinq heures, la roine de France, accompagnée des
duchesses dessus nommées, se départit du palais de Paris, et s'en vint
en sa litière découverte parmi les rues au plus long, et les dames
aussi en leurs litières et sur leurs palefrois, et vinrent à l'hôtel
du roi que on dit Saint-Pol sur Seine. En la compagnie de la roine et
des dames avoit plus de mille chevaux. Et le roi de France entra en un
batel sur Seine au palais, et se fit anavier parmi la rivière jusques
à Saint-Pol; auquel hôtel de Saint-Pol, pourquoi qu'il soit grand
assez et bien amanandé, on avoit fait faire en la cour, qui contient
grand place, ainsi que on entre ens par la porte de Seine, et
charpenté une très-haute salle, laquelle étoit toute couverte de draps
écrus de Normandie, lesquels draps on avoit fait venir de plusieurs
lieux; et les parois étoient parées et couvertes à l'environ de draps
de haute lice d'étranges histoires, lesquelles on véoit moult
volontiers; et dedans cette salle donna le roi à souper aux dames;
mais la roine demeura en ses chambres, et là soupa; et point ne se
montra cette nuit. Et les autres dames, le roi et les seigneurs
dansèrent et s'ébattirent toute la nuit jusque sur le point du jour,
que les fêtes cessèrent; et retournèrent chacun en son lieu pour
dormir et reposer, car bien étoit heure.

Or, vous vueil parler des dons et des présents que les Parisiens
firent le mardi, devant dîner, à la roine de France et à la duchesse
de Touraine, qui nouvellement étoit venue en France et issue hors de
Lombardie, car elle étoit fille au seigneur de Milan; et l'avoit en
cet an même épousée le duc Louis de Touraine; et encore n'avoit la
jeune dame, qui s'appeloit Valentine, entré en la cité de Paris quand
elle y entra premièrement en la compagnie de la roine de France; si
lui devoient les bourgeois de Paris, par raison, sa bienvenue.

Vous devez savoir que le mardi, sur le point de douze heures, vinrent
les bourgeois de Paris, environ quarante, tous des plus notables,
vêtus d'un drap tout pareil, à l'hôtel du roi à Saint-Pol, et
apportèrent ce présent qu'ils firent à la roine tout au long de Paris.
Et étoit le présent en une litière très-richement ouvrée; et portoient
la litière deux forts hommes, ordonnés et appareillés très-proprement
comme hommes sauvages, et étoit la litière couverte d'un ciel fait
d'un délié crêpe de soie, par quoi tout parmi on pouvoit bien voir les
joyaux qui sur la litière étoient. Eux venus à Saint-Pol, ils se
adressèrent premièrement devers la chambre du roi, qui étoit tout
ouverte et appareillée pour eux recevoir; car on savoit jà bien leur
venue, et toujours est bien venu qui apporte. Et mirent les bourgeois
qui le présent firent la litière jus sur deux tréteaux emmi la
chambre, et se agenouillèrent devant le roi, en disant ainsi:
«Très-cher sire et noble roi, vos bourgeois de Paris vous présentent,
au joyeux avénement de votre règne, tous ces joyaux qui sont sur cette
litière.»--«Grands mercis, répondit le roi, bonnes gens! ils sont
beaux et riches.» Donc se levèrent les bourgeois et se retraïrent
arrière; ce fait, prirent congé, et le roi leur donna. Quand ils
furent partis, le roi dit à messire Guillaume des Bordes et à Montagu,
qui étoient de lès lui: «Allons voir de plus près les présents quels
ils sont.»

Ils vinrent jusques à la litière, et regardèrent sus.

Or, vueil-je dire tout ce qui sur la litière étoit, et dont on avoit
fait présent au roi. Premièrement, il y avoit quatre pots d'or, quatre
trempoirs d'or et six plats d'or. Et pesoient toutes ces vaisselles
cent et cinquante marcs d'or.

Pareillement autres bourgeois de Paris, très-richement parés et vêtus
tous d'un drap, vinrent devers la roine de France, et lui firent
présent sur une litière qui fut apportée en sa chambre, et
recommandèrent la cité et les hommes de Paris à li; auquel présent
avoit une nef d'or, deux grands flacons d'or, deux drageoirs d'or,
deux salières d'or, six pots d'or, six trempoirs d'or, douze lampes
d'argent, deux douzaines d'écuelles d'argent, six grands plats
d'argent, deux bassins d'argent; et y eut en somme pour trois cents
marcs, que d'or que d'argent. Et fut ce présent apporté en la chambre
de la roine en une litière, si comme ici-dessus est dit, par deux
hommes, lesquels étoient figurés, l'un en la forme d'un ours, et
l'autre en la forme d'une licorne.

Le tiers présent fut apporté semblablement en la chambre de la
duchesse de Touraine par deux hommes figurés en la forme de Maures,
noircis les viaires, et bien richement vêtus, touailles blanches
enveloppées parmi leurs chefs, comme si ce fussent Sarrasins ou
Tartares. Et étoit la litière belle et riche, et couverte d'un délié
couvrechef de soie comme les autres, et aconvoyée et adextrée de douze
bourgeois de Paris vêtus moult richement et tous d'un parement,
lesquels firent le présent à la duchesse dessus dite; auquel présent
avoit une nef d'or, un grand pot d'or, deux drageoirs d'or, deux
grands plats d'or, deux salières d'or, six pots d'argent, six plats
d'argent, deux douzaines d'écuelles d'argent, deux douzaines de
salières d'argent, deux douzaines de tasses d'argent; et y avait en
somme, que d'or que d'argent, de deux cents marcs. Le présent réjouit
grandement la duchesse de Touraine; et ce fut raison, car il étoit
beau et riche; et remercia grandement et sagement ceux qui présenté
l'avoient, et la bonne ville de Paris de qui le profit venoit.

Ainsi en ce jour, qui fut nommé mardi, furent faits, donnés et
présentés au roi, à la roine, et à la duchesse de Touraine, ces trois
présents. Or, considérez la grand valeur des présents et aussi la
puissance des Parisiens; car il me fut dit, je auteur de cette
histoire, qui tous les présents vis, que ils avoient coûté plus de
soixante mille couronnes d'or.

Ces présents faits et présentés, il fut heure d'aller dîner; mais ce
jour, le roi, les dames et les seigneurs dînèrent en chambre pour plus
légèrement avoir fait; car sur le point de trois heures, après dîner,
l'on se devoit traire au champ de Sainte-Catherine, et là étoit
l'appareil fait et ordonné très-grand pour jouter, de loges et de
hourds ouvrés et charpentés pour la roine et les dames. Or, vous vueil
nommer par ordonnance les chevaliers qui étoient dedans, et
s'appeloient les chevaliers du Soleil d'or. Et quoique ce fût pour ces
jours la devise du roi, si étoit le roi de ceux de dehors, et jouta
comme les autres à forain, pour conquerre le prix par armes. Il en
pouvoit avoir l'aventure. Et étoient les chevaliers eux trente.

Tout premier le duc de Berry, secondement le duc de Bourgogne, le duc
de Bourbon, le comte de la Marche, messire Jaquemart de Bourbon son
frère, messire Guillaume de Namur, messire Olivier de Cliçon,
connétable de France, messire Jean de Vienne, messire Jaquemes de
Vienne, seigneur de Pagny, messire Guy de la Trémouille, messire
Guillaume son frère, messire Philippe de Bar, le seigneur de
Rochefort, le seigneur de Rais, le seigneur de Beaumanoir, messire
Jean de Barbançon dit l'Ardenois, le Hazle de Flandre, le seigneur de
Courcy, Normand, messire Jean des Barres, le seigneur de Nantouillet,
le seigneur de Rochefoucault, le seigneur de Garancières, messire Jean
Harpedane, le baron d'Ivery, messire Guillaume Marciel, messire
Regnault de Roye, messire Geoffroy de Charny, messire Charles de
Hangiers, et messire Guillaume de Lignac.

Tous ces chevaliers étoient armés et parés, en leurs targes, du rai du
soleil; et furent, sur le point de trois heures après dîner, en la
place de Sainte-Catherine; et jà étoient venues les dames, la roine de
France toute première. Et fut amenée jusque là en un char couvert si
riche que pour le corps de li; et les autres dames et duchesses,
chacune en très grand arroi. Et montèrent et entrèrent ens ès
escharfauts qui ordonnés étoient pour elles.

Après vint le roi de France tout appareillé pour jouter, lequel métier
il faisoit moult volontiers; et quand il entra sur le champ, vous
devez savoir que il étoit bien accompagné et arréé de ce que à lui
appartenoit. Si commencèrent les joutes et les ébattements grands et
roides, car grand foison de seigneurs y avoit de tous pays. Et vous
dis que messire Guillaume de Hainaut, comte d'Ostrevan, jouta moult
bien; et aussi firent les chevaliers qui avec lui venus étoient: le
sire de Gommegnies, messire Jean d'Audregnies, le sire de Chautain,
messire Ancel de Trassegnies, et messire Cliquart de Heremes. Tous le
firent bien, à la louange des dames. Et aussi jouta moult bien le duc
d'Irlande, qui pour ces jours se tenoit en France de lès le roi, car
il y avoit été mandé. Aussi jouta moult bien un chevalier allemand,
dessus le Rhin, qui s'appeloit messire Servais de Mirande.

Si furent ces joutes fortes et roides et bien joutées. Mais il y avoit
tant de chevaliers que à peine se pouvoient-ils assener de plein coup;
et la foule des chevaux et la poudrière y étoit si très-grande, que ce
les grevoit et empêchoit par espécial trop grandement. Le sire de
Coucy s'y porta grandement bien. Si durèrent les joutes fortes et
roides jusques à la nuit que on se déportoit, et furent les dames
menées à leurs hôtels. La roine de France, en son arroi, fut ramenée à
Saint-Pol; et là fut le souper des dames si très-grand, si très-bel et
si bien étoffé de toutes choses, que peine seroit du recorder; et
durèrent les fêtes et les danses jusques à soleil levant; et eut le
prix des joutes, pour le mieux joutant de tous et qui le plus avoit
continué, de ceux de dehors, par l'assentiment et jugement des dames
et des héraults, le roi de France; et de ceux de dedans le Hazle de
Flandre, frère bâtard à la duchesse de Bourgogne. Et pour ce que les
chevaliers se plaignoient de la grand poudrière qu'il avoit fait le
jour des joutes, et disoient les aucuns que leurs faits en avoient été
perdus, le roi ordonna que on y pourvût. Si furent pris plus de deux
cents porteurs d'eau qui arrosèrent la place ce mercredi, et
amoindrirent grandement la poudrière; mais, nonobstant les porteurs
d'eau, encore y en eut-il assez.

Ce mercredi, arriva à Paris le comte de Saint-Pol qui venoit tout
droit hors d'Angleterre, et s'étoit moult hâté pour être à cette fête;
et avoit laissé derrière, en Angleterre, Jean de Chasteaumorant pour
rapporter la charte de la trêve par mer. Si fut le comte de Saint-Pol
le très-bien venu du roi et de tous les seigneurs; et étoit à cette
fête, et de lès la roine de France, sa femme, qui fut moult réjouie de
sa venue.

Le mercredi, après dîner, se traïrent trente écuyers qui attendant
étoient sur le champ où on avoit jouté le mardi; et là vinrent les
dames en grand arroi, si comme elles étoient venues le jour devant; et
montèrent sur les hourds qui ordonnés et appareillés pour elles
étoient. Si commencèrent les joutes fortes et roides, qui furent bien
joutées et continuées jusques à la nuit, que on se départit et
retourna aux hôtels. Et fut le souper des dames à Saint-Pol, qui fut
grand, et bel, et bien étoffé; et là fut donné le prix, par
l'assentiment et jugement des dames et des héraults; et l'eut un
écuyer de Hainaut qui se nommoit Jean de Floyen, venu en la compagnie
du comte d'Ostrevan; et de ceux de dedans, l'eut un écuyer du duc de
Bourgogne qui s'appeloit Damp Jean de Pobières.

Encore de rechef, le jeudi ensuivant, joutèrent chevaliers et écuyers
tous ensemble; et furent les joutes roides, fortes et bien joutées;
car chacun se prenoit de bien faire. Et durèrent jusques à la nuit. Et
fut le souper des dames et des damoiselles à Saint-Pol. Et là fut
donné le prix des joutes; et l'eut pour ceux de dehors messire Charles
des Armoies, et de ceux de dedans, un écuyer de la roine de France que
on appeloit Kouk.

Le vendredi, donna le roi de France à dîner à toutes les dames et
damoiselles. Et fut le dîner grand, bel et bien étoffé; et advint que,
sur le défaillement du dîner, le roi séant à table, la duchesse de
Berry, la duchesse de Bourgogne, la duchesse de Touraine, la comtesse
de Saint-Pol, la dame de Coucy, et grand foison de dames, entrèrent en
la salle, qui étoit ample et large, et qui faite étoit nouvellement
pour la fête, deux chevaliers montés aux chevaux armés de toutes
pièces pour la joute, et les lances en leurs mains. L'un fut messire
Regnault de Roye, et l'autre messire Boucicaut le jeune; et là
joutèrent fortement et roidement. Tantôt vinrent autres chevaliers:
messire Regnault de Trye, messire Guillaume de Namur, messire Charles
des Armoies, le sire de Garencières, le sire de Nantouillet,
l'Ardenois de Doustenène, et plusieurs autres; et joutèrent là bien
par l'espace de deux heures devant le roi et les dames. Et quand ils
se furent assez esbanoiés, ils s'en retournèrent à leurs hôtels.

Ce vendredi, prirent congé au roi et à la roine les dames et
damoiselles qui retourner vouloient en leurs lieux, et aussi les
seigneurs qui partir vouloient. Le roi de France et la roine, au congé
prendre, remercièrent grandement tous ceux et celles qui à eux
parloient, et qui à la fête venus et venues étoient.



ASSASSINAT DU CONNÉTABLE DE CLISSON.

1392.

   Pierre de Craon, dit Froissart, était un chevalier de France, de
   la nation d'Anjou et de Bretagne, et moult gentilhomme et de
   noble extraction. Il se mit d'abord au service du duc d'Anjou;
   mais, s'il faut ajouter foi aux accusations des contemporains, il
   se montra serviteur déloyal, et il profita de la mort du prince
   pour dérober une partie de ses trésors. Puis il vint à Paris, où
   il fut favorablement accueilli, à l'hôtel Saint-Paul, par le roi
   Charles VI et par le duc de Touraine[123]. Il devint le
   compagnon inséparable de ce dernier et le confident de ses
   nombreuses amours. Ce fut pour les avoir divulguées, suivant
   Froissart, et peut-être aussi parce que Clisson, le connétable,
   avait découvert ses intrigues secrètes avec le duc de Bretagne,
   qu'il fut exclu tout à coup du service et de l'hôtel du roi[124].

  [123] Le duc de Touraine, frère du roi, prit en 1391 le titre de
  duc d'Orléans. Il fut assassiné, comme on sait, en 1407, par Jean
  sans Peur, duc de Bourgogne.

  [124] «Ce propre jour, fut dit à messire Pierre de Craon, de par
  le seigneur de la Rivière et messire Jean le Mercier, venant de
  la bouche du roi, que on n'avoit plus que faire en l'hôtel du roi
  de son service, et que il quist ailleurs son mieux. Pareillement
  messire Jean de Beuil et le sire d'Erbaus, sénéchal de Touraine,
  lui dirent ainsi.» _Chron._, liv. IV, ch. 21.

Honteux et irrité de l'affront qu'il avait reçu, il quitta Paris, et
se retira auprès du duc de Bretagne, son parent. Celui-ci haïssait
mortellement le connétable. Il entretint donc le chevalier offensé
dans des idées de vengeance; et il arrêta sans doute avec lui le plan
de l'audacieux attentat que Froissart va raconter.


1º _Récit de Froissart._

   Comment messire Pierre de Craon, par haine et mauvais aguet,
     battit messire Olivier de Cliçon, dont le roi et ses consaulx
     furent moult courroucés.

Vous avez bien ici-dessus ouï parler et proposer comment messire
Pierre de Craon, lequel étoit un chevalier en France de grand lignage
et affaire, fut éloigné de l'amour et grâce du roi de France et du duc
de Touraine, son frère, et par quelle achoison. Si cause y avoit
d'avoir courroucé si avant le roi et son frère, ce fut mal fait. Et si
avez bien ouï recorder comment il étoit venu en Bretagne de lès le
duc, et lui avoit dit et conté toutes ses meschéances; le duc y avoit
entendu par cause de lignage et de pitié, et lui avoit ainsi dit que
Olivier de Cliçon lui avoit tout promu et brassé ce contraire:

Or, peuvent aucuns supposer que de ce il l'avoit informé et enflammé,
pour tant que sur le dit connétable il avoit très-grand haine, et ne
le savoit comment honnir ni détruire; et messire Pierre de Craon étant
de lès le duc de Bretagne, souvent ils parloient ensemble et
devisoient de messire Olivier de Cliçon, comment ni par quelle manière
ils le mettroient à mort; car bien disoient que s'il étoit occis par
quelque voie que ce fût, nul n'en feroit guerre ni contrevengeance. Et
trop se repentoit le duc de Bretagne qu'il ne l'avoit occis, quand il
le tint à son aise au chastel de l'Ermine de lès Nantes. Et voulsist
bien que du sien il lui eût coûté cent mille francs et il le tînt à sa
volonté.

Ce messire Pierre de Craon, qui se tenoit de lès le duc et considéroit
ses paroles, et comment mortellement il héoit Cliçon, proposa une
merveilleuse imagination en soi-même, car par les apparences se jugent
les choses. Il s'avisa, comment que ce fût, que il mettroit à mort le
connétable, et n'entendroit jamais à autre chose, si l'auroit occis de
sa main ou fait occire; et puis on traiteroit de la paix. Il ne
doutoit ainsi que néant Jean de Blois, qui avoit sa fille, ni le fils
au vicomte de Rohan, qui avoit l'autre; avecques l'aide du duc et de
son lignage il se cheviroit bien contre ces deux: car ceux de Blois
étoient encore trop fort affoiblis, et si avoit le comte Guy de Blois
vendu l'héritage de Blois, qui devoit retourner par succession
d'hoirie à ce comte de Paintieuvre, Jean de Blois, et viendroit au duc
de Touraine; là lui avoit-il montré petite amour et confidence, et
alliance de lignage. Et si ce fait étoit advenu, et Cliçon mort, petit
à petit on détruiroit tous les marmousets du roi et du duc de
Touraine, c'est à entendre le seigneur de la Rivière, messire Jean le
Mercier, Montagu, le Bègue de Vilaines, messire Jean de Beuil et
aucuns autres de la chambre du roi, lesquels aidoient à soutenir
l'opinion du connétable: car le duc de Berry et le duc de Bourgogne ne
les aimoient que un petit, quel semblant qu'ils leur montrassent.
Advint que il persévéra en sa mauvaiseté; et tant considéra le dit
messire Pierre de Craon ses besognes et subtilla sus, par mauvais argu
et l'ennort de l'ennemi qui oncques ne dort, mais veille et réveille
les cœurs des mauvais qui à lui s'inclinent, et jeta tout son fait
devant ses yeux avant qu'il osât rien entreprendre, en la forme et
manière que je vous dirai; et si il eut justement pensé et imaginé les
doutes, les périls et meschefs qui par son fait pouvoient venir et
descendre, et qui depuis en descendirent, raison et attrempance y
eussent eu en son cœur autrement leur lieu que elles ne eurent; mais
on dit, et il est vérité, que le grand désir que on a aux choses que
elles adviennent éteint le sens, et pour ce sont les vices maîtres, et
les vertus violées et corrompues. Car pour ce par espécial que le dit
messire Pierre de Craon avoit si grand affection à la destruction du
connétable, il s'inclina et accorda de tous points aux consaulx de
outrage et de folie; et lui étoit avis, en proposant son fait, mais
que sauvement il pût retourner en Bretagne devers le duc, le
connétable mort, il n'auroit jamais garde que nul ne le vînt là
querre, car le duc le aideroit à délivrer et à se excuser; et au fort,
si la puissance du roi de France étoit si grande que il en voulsist
faire fait, et le vînt quérir en Bretagne, sur une nuit il se mettroit
en un vaissel, et s'en iroit à Bordeaux, à Bayonne ou en Angleterre.
Là ne seroit-il point poursuivi, car bien savoit que les Anglois le
héoient mortellement, pour les grandes cruautés qu'il leur avoit
faites et consenti faire, depuis les jours que il s'étoit tourné
François; car au devant il leur avoit fait plusieurs beaux et grands
services, si comme ils sont contenus et devisés notoirement ici-dessus
en notre histoire.

Messire Pierre de Craon, si comme vous orrez, pour accomplir son
désir, avoit de longtemps en soi-même proposé et jeté son fait, et à
nullui ne s'en étoit découvert. Je ne puis savoir si oncques il en
avoit parlé au duc de Bretagne. Les aucuns supposoient que oil, et les
autres non. Mais la cause de la supposition de plusieurs est pour tant
que, le délit fait par lui et par ses complices, le plus tôt comme il
put et par le plus bref chemin, il s'en retourna en Bretagne, et s'en
vint comme à sauf garant et à refuge devers le duc de Bretagne; et
outre, en devant le fait, il avoit rendu et vendu ses châteaux et
héritages qu'il tenoit en Anjou au duc de Bretagne, et renvoyé au roi
de France son hommage; et se feignoit, et disoit qu'il vouloit voyager
outre mer. De toutes ces choses je me passerai brièvement, mais je
vous éclaircirai le fait; car je, auteur et proposeur de cette
histoire, pour les jours que le meschef advint sur le connétable de
France messire Olivier de Cliçon, j'étois à Paris. Si en dus par
raison bien être informé, selon l'enquête que je fis.

Vous savez, ou devez savoir, que pour ce temps le dit messire Pierre
de Craon avoit en la ville de Paris, en la cimetière que on dit
Saint-Jean, un très-bel hôtel, ainsi que plusieurs grands seigneurs de
France y ont, pour là avoir à leur aise leur retour. Cet hôtel, ainsi
comme coutume est, il le faisoit garder par un concierge. Messire
Pierre de Craon avoit envoyé, dès le Carême-Prenant, à Paris, au dit
hôtel, de ses varlets qui le servoient pour son corps, et par iceux
faire l'hôtel pourvoir bien et largement de vins et de pourvéances, de
farines, de chairs, de sel, et de toutes choses qui appartiennent à un
hôtel. Avec tout ce il avoit écrit au concierge que il lui achetât
des armures, cottes de fer, gantelets, coiffettes d'acier et telles
choses, pour armer quarante compagnons; et quand il en seroit pourvu,
il lui signifiât et il les envoieroit querir, et que tout ce il fit
secrètement.

Le concierge, qui nul mal n'y pensoit, et qui vouloit obéir au
commandement de son maître, avoit quis, pourvu et acheté toute cette
marchandise. Tout ce terme pendant et ces besognes faisant, se tenoit
encore en Anjou, en un chastel de son héritage, bel et fort, que on
clame Sablé; et envoyoit compagnons forts, hardis et outrageux, une
semaine deux, l'autre trois, l'autre quatre, tout secrètement et
couvertement à son hôtel à Paris. A leur département il ne leur disoit
pas pourquoi c'étoit faire, mais bien leur enditoit: «Vous venus à
Paris, tenez-vous des biens de mon hôtel tout aises; et ce qui vous
sera métier demandez-le au concierge, vous l'aurez tout prêt; et point
ne vous montrez pour chose qui soit. Je vous ensonnierai un jour tout
acertes, et vous donnerai bons gages.» Ceux, sur la forme et état
qu'il leur disoit, ouvroient et venoient à Paris; et y entroient de
nuit ou de matin, car pour lors les portes de Paris nuit et jour
étoient ouvertes. Tant s'y amassèrent que ils furent environ quarante
compagnons hardis et outrageux. D'autres gens n'avoit le dit messire
Pierre que faire; et de ce il y en avoit plusieurs que, si ils eussent
sçu pourquoi c'étoit faire, là ils n'y eussent entré; mais de
découvrir son secret il se gardoit bien.

Messire Pierre de Craon, environ la Pentecôte en les fêtes, il vint
secrètement à Paris et se bouta en son hôtel, non en son état, mais
ainsi que les autres y étoient venus. Il manda le varlet qui gardoit
la porte: «Je te commande, sur les yeux de ta tête à crever, dit
messire Pierre de Craon, quand il fut venu en son hôtel, que tu ne
mettes céans homme ni femme, ni laisses issir aussi, si je ne te le
commande.» Le varlet obéit, ce fut raison; aussi fit le concierge qui
avoit la garde de l'hôtel. La femme du concierge, ses enfants et la
chambrière on faisoit tenir en une chambre, sans point issir. Il avoit
droit; car si femmes ou enfants fussent allés sur les rues, la venue
de messire Pierre eût été sçue, car jeunes enfants et femmes par
nature cèlent envis ce que ils voient et que on veut céler. En tel
état et arroi que je vous conte, furent-ils là-dedans cet hôtel enclos
jusques au jour du Saint-Sacrement. Et avoit tous les jours, ce
devez-vous croire et savoir, ce messire Pierre ses espies allant où il
les envoyoit, et retournant vers lui, qui épioient sur son fait, et
lui rapportoient la vérité de ce que il vouloit savoir. Et n'avoit
point encore le dit messire Pierre, jusques à ce jour du Sacrement, vu
son heure, dont il s'en ennuyoit bien en soi-même.

Or, advint que, ce jour du Saint-Sacrement, le roi de France, en son
hôtel de Saint-Pol à Paris, avoit tenu de tous les barons et
seigneurs, qui pour ce jour étoient à Paris, cour ouverte; et fut ce
jour le roi en très-grand soulas, et aussi fut la roine et la duchesse
de Touraine. Et pour les dames solacier et le jour persévérer en joie,
après dîner, dedans le clos de l'hôtel de Saint-Pol[125] à Paris, les
jeunes chevaliers et écuyers montés sur coursiers et tous armés pour
la joute, la lance au poing, étoient là venus, et avoient jouté fort
et roidement; et furent ce jour les joutes moult belles, et volontiers
vues du roi, de la roine, des dames et des damoiselles, et ne
cessèrent point jusques au soir. Et eut le prix, pour le mieux
joutant, parle record des dames, premièrement de la roine de France,
de la duchesse de Touraine et des héraults à ce ordonnés du donner et
du juger, messire Guillaume de Flandre, comte de Namur. Et donna le
roi le souper, à Saint-Pol, à tous les chevaliers qui y vouldrent
être. Et après ce souper on dansa et carola jusques à une heure après
mienuit. Après ces danses on se départit; et se traït chacun en son
logis, ou à son hôtel sans doute et sans guet, l'un ça et l'autre là.
Messire Olivier de Cliçon, connétable de France pour lors, se départit
tout dernier. Et avoit pris congé au roi et s'en étoit revenu par la
chambre du duc de Touraine, et lui avoit demandé: «Monseigneur,
demeurez-vous ici, ou si vous retournerez chez Poullain?» Ce Poullain
étoit trésorier du duc de Touraine, et demeuroit à la Croix du Tiroy
assez près de l'hôtel, au Lion d'argent. Le duc de Touraine lui avoit
répondu et dit: «Connétable, je ne sçais encore lequel je ferai du
demeurer ou de retourner. Allez-vous en; il est meshui bien heure de
partir pour vous.» Donc prit à celle parole le connétable congé au duc
de Touraine, en disant: «Monseigneur, Dieu vous doint bonne nuit!» Et
se départit sur cet état, et vint en la place devant l'hôtel de
Saint-Pol, et trouva ses gens et ses chevaux qui le attendoient. Et
tout compté il n'y en avoit que huit et deux torches, lesquelles les
varlets allumèrent sitôt que le connétable fut monté; et les torches
portées devant lui se mirent au chemin parmi la rue pour entrer en la
grand'rue Sainte-Catherine.

  [125] L'emplacement de l'hôtel Saint-Paul s'étendait depuis la
  rue Saint-Antoine jusqu'au cours de la Seine, et depuis la rue
  Saint-Paul jusqu'aux fossés de l'Arsenal et de la Bastille.

Messire Pierre de Craon avoit ce soir si bien épié, que il savoit tout
le convenant du connétable, et comment il étoit demeuré derrière, et
de ses chevaux qui l'attendoient. Si étoit parti et issu hors de son
hôtel, et ses gens tous armés à la couverte, et tous montés sur leurs
chevaux, et n'y avoit de ceux de sa route pas six qui sçussent encore
quelle chose il avoit en propos de faire. Et étoit venu le dit messire
Pierre sur la chaussée au carrefour Sainte-Catherine; et là se
tenoit-il et ses gens tous cois, et attendoient le connétable. Sitôt
que le connétable fut issu hors de la rue Saint-Pol et tourné au
carrefour de la grand rue, et que il s'en venoit tout le pas sur son
cheval, les torches sur son lès pour lui éclairer, et jangloit à un
écuyer, et disoit: «Je dois demain avoir au dîner chez moi monseigneur
de Touraine, le seigneur de Coucy, messire Jean de Vienne, messire
Charles d'Hangiers, le baron d'Ivery et plusieurs autres; or, pensez
que ils soient tous aisés, et que rien n'y soit épargné.» Ces paroles
disant, véez-cy messire Pierre de Craon et sa route qui s'avancent, et
premièrement ils entrèrent entre les gens du connétable, qui étoient
sans lumière, sans parler, ni sans écrier.

Tout premier on prit les torches, et furent éteintes et jetées contre
terre. En les prenant, le connétable avoit parlé tout bas et dit
ainsi, pour tant que quand il sentit l'effroi des chevaux qui venoient
derrière, il cuidoit que ce fût le duc de Touraine qui s'ébattoit à
lui et à ses gens: «Monseigneur, par ma foi, c'est mal fait, mais je
vous le pardonne, car vous êtes jeune; si sont tous revaux et jeux en
vous.» A ces mots dit messire Pierre de Craon, en tirant son épée hors
du feurre: «A mort, à mort, Cliçon! si vous faut mourir!»--«Qui es-tu,
dit Cliçon, qui dis telles paroles?»--«Je suis Pierre de Craon, votre
ennemi. Vous m'avez tant de fois courroucé, que ci le vous faut
amender. Avant! dit-il à ses gens; j'ai celui que je demande et que je
veuil avoir.» Et en disant ces paroles, il fiert et lance après lui.
Ses gens tirent épées, et lancent après lui. Coups commencent à voler
et à croiser sur le connétable, et il, qui étoit tout nu et dépourvu,
et ne portoit fors un coutel, espoir de deux pieds de long, trait le
coutel et commence à estremir. Ses gens étoient tous nus et dépourvus;
si se effrayèrent, et furent tantôt ouverts et épars. Les aucuns des
hommes de messire Pierre de Craon demandèrent: «Occirons-nous
tous?»--«Oil, dit-il, ceux qui se mettront à défense.» La défense
étoit petite, car ils n'étoient que eux huit et sans nulle armure, et
tous entendoient au connétable occire et aterrer; ni messire Pierre de
Craon ne demandoit autre chose que le connétable mort. Et vous dis, si
comme aucuns connurent depuis qui à cet assaut et emprise furent, les
plusieurs, quand ils eurent la connoissance que c'étoit le connétable
qu'ils assailloient, furent si eshidés que, en férant sur lui ou
contre lui, leurs coups n'avoient point de puissance; et aussi ce
qu'ils faisoient, il le faisoient paoureusement, car en trahison
faisant nul n'est hardi. Le connétable contre les coups se couvroit de
son bras, et croisoit de son badelaire en soi défendant vaillamment.
Sa défense ne lui eût rien valu, si la grâce de Dieu ne l'eût gardé et
défendu. Et toudis se tenoit sur son cheval, et tant qu'il fut féru
sur le chef d'une épée à plein coup moult vaillamment, duquel coup il
versa jus de son cheval, droit à l'encontre de l'huis d'un fournier,
qui jà était découché pour ordonner ses besognes et faire son pain et
cuire, et au devant il avoit ouï les chevaux fretiller sur la
chaussée, et plusieurs des paroles qui y furent dites; et avoit le dit
fournier un petit entr'ouvert son huis, dont trop bien en prit et chéy
au seigneur de Cliçon de ce que l'huis étoit entr'ouvert; car au
cheoir que il fit contre l'huis il s'ouvrit, et le connétable chéy du
chef par dedans la maison. Ceux qui étoient à cheval ne purent férir
dedans, car l'huis n'étoit pas trop haut ni trop large, et si
faisoient leur fait paoureusement. Vous devez savoir, et vérité est,
que Dieu fit adonc grand grâce au connétable; car si il fût aussi bien
chéy dehors l'huis, comme il fit par dedans, ou que l'huis eût été
fermé, il étoit mort, et l'eussent tout défroissé et pietellé de leurs
chevaux; mais ils n'osèrent descendre. De ce coup du chef duquel il
étoit chéy, cuidèrent bien les plusieurs, messire Pierre de Craon et
ceux qui sur lui féru avoient, que du moins ils lui eussent donné le
coup de la mort. Si dit messire Pierre de Craon: «Allons, allons, nous
en avons assez fait. S'il n'est mort, si mourra-t-il du coup de la
tête, car il a été féru de bon bras.» A cette parole ils se
recueillirent tous ensemble, et se départirent de la place, et
chevauchèrent le bon pas, et furent tantôt à la porte Saint-Antoine;
et vidèrent par là, et prirent les champs; car pour lors la porte
étoit tout ouverte, et avoit bien été dix ans au devant, que le roi de
France retourna de la bataille de Rosebecque, et que le connétable
dont je parle ôta les maillets de Paris, et en châtia au corps et de
leur chevance les plusieurs, si comme j'en traite ci-derrière en notre
histoire.

Ainsi fut messire Olivier de Cliçon en ce parti laissé comme mort chez
le fournier, qui fut moult ébahi quand il vit et connut que c'étoit le
connétable. Les gens du connétable auxquels on fit moult petit de mal,
car tous avoient entendu au connétable occire, se remirent ensemble du
mieux et du plus tôt qu'ils purent, et descendirent devant l'huis du
fournier, et entrèrent en la maison, et trouvèrent leur seigneur et
leur maître blessé, navré, et le chef durement entamé, et le sang qui
lui couvroit le viaire. Si furent tous ébahis, ce fut raison. Là y
eut de grands pleurs et grands cris, car du premier ils cuidèrent bien
qu'il fût mort.

Tantôt les nouvelles en vinrent à l'hôtel de Saint-Pol, et jusques à
la chambre du roi. Et fut dit au roi tout effrayement, et sur le point
de l'heure qu'il devoit entrer dedans son lit: «Ha! sire, nous ne vous
osons céler le grand meschef qui est présentement advenu à
Paris.»--«Quel meschef? dit le roi.»--«De votre connétable,
répondirent-ils, messire Olivier de Cliçon, qui est occis.»--«Occis!
dit le roi, et comment? Qui a ce fait?»--«Sire, nous ne savons; mais
ce meschef est advenu sur lui et bien près d'ici, en la grand rue
Sainte-Catherine.»--«Or, tôt, dit le roi, aux torches! aux torches! je
le vueil aller voir.» On alluma torches; varlets saillirent avant. Le
roi tant seulement vêtit une houpelande. On lui bouta ses souliers aux
pieds. Ses gens d'armes et huissiers, qui ordonnés étoient pour faire
le guet et garder la nuit l'hôtel de Saint-Pol, saillirent tantôt
avant. Ceux qui couchés étoient, auxquels les nouvelles vinrent,
s'ordonnèrent pour suivre le roi, qui issit de l'hôtel Saint-Pol sans
nul arroi, ni attendit homme fors ceux de sa chambre. Et s'en vint le
bon pas, les torches devant lui et derrière. Et n'y avoit de ses
chambellans tant seulement que messire Guillaume Martel et messire
Hélion de Lignac. En cet état et arroi s'en vint jusques à la maison
du fournier, et entra dedans. Plusieurs torches et chambellans
demeurèrent dehors.

Quand le roi fut venu, il trouva son connétable presque au parti que
on lui avoit dit, réservé que il n'étoit pas mort. Et l'avoient ses
gens jà dépouillé, pour tâter, savoir et voir plus aisément les lieux
où il étoit navré et les plaies comme elles se portoient. La
première parole que le roi dit, ce fut: «Connétable, comment
vous sentez-vous?» Il répondit: «Cher sire, petitement et
foiblement.»--«Et qui vous a mis en ce parti? dit le roi.--Sire,
répondit-il, Pierre de Craon et ses complices, traîtreusement et sans
nulle défiance.»--«Connétable, dit le roi, oncques chose ne fut si
comparée comme celle sera, ni si fort amendée. Or, tôt, dit le roi, aux
médecins et surgiens!» Et jà les étoit-on allé quérir; et venoient de
toutes parts, et personnellement les médecins du roi. Quand ils furent
venus, le roi en eut grand joie, et leur dit: «Regardez-moi mon
connétable, et me sachez à dire en quel point il est; car de sa
navrure j'en suis moult dolent.» Les médecins répondirent: «Sire,
volontiers.» Si fut par eux tâté, visité, regardé et appareillé de
tous points à son devoir; et toujours le roi, qui trop fort étoit
courroucé de cette aventure, demanda aux surgiens et médecins:
«Dites-moi, y a-t-il nul péril de mort?» Ils répondirent tous d'une
sieute: «Certes, sire, nennil; dedans quinze jours nous le vous
rendrons chevauchant.» Cette réponse réjouit grandement le roi, et il
dit: «Dieu en soit loué! ce sont riches nouvelles.» Et puis dit au
connétable: «Connétable, pensez de vous, et ne vous souciez point de
rien, car oncques délit ne fut si cher comparé ni amendé sur les
traiteurs, comme cil sera; car la chose est mienne.» Le connétable
répondit moult foiblement: «Sire, Dieu le vous puisse rendre, et la
bonne visitation que faite m'avez!» A ces mots prit le roi congé au
connétable, et s'en retourna à Saint-Pol; et manda incontinent le
prévôt de Paris, et sans séjourner vint à Saint-Pol; et jà étoit-il
jour tout clair. Quand il fut venu, le roi lui commanda: «Prévôt,
prenez gens de toutes parts bien montés et appareillés, et poursuivez
par clos et chemins ce traître Pierre de Craon, qui traîtreusement
a navré, blessé et mis en péril de mort notre connétable. Vous ne
nous pourrez faire service plus agréable que le trouver, le prendre
et le nous amener.» Le prévôt répondit, et dit: «Sire, j'en ferai
toute ma puissance. Mais quel chemin peut-on supposer qu'il
tienne?»--«Informez-vous, dit le roi, et si en faites bonne
diligence.»

Pour le temps de lors les quatre souveraines portes de Paris étoient
toudis nuit et jour ouvertes; et avoit celle ordonnance été faite au
retour de la bataille qui fut en Flandre, où le roi de France déconfit
les Flamands à Rosebecque, et les Parisiens se vouldrent rebeller, et
que les maillets furent restorés, et pour mieux aisément à toute heure
châtier et seigneurir les Parisiens. Messire Olivier de Cliçon avoit
donné ce conseil de ôter toutes les chaînes des rues et des carrefours
de Paris, pour aller et chevaucher de nuit. Partout furent ôtées hors
des gonds des souveraines portes de Paris les feuilles, et là
couchées. Et furent en cel état environ dix ans; et entroit-on à toute
heure dedans Paris. Or, considérez comme les choses adviennent et
comment les saisons payent. Le connétable avoit cueilli la verge dont
il fut battu; car si les portes de Paris eussent été closes et les
chaînes levées, jamais messire Pierre de Craon n'eût osé avoir fait ce
délit et outrage qu'il fit; car il ne pût avoir issu de Paris. Et pour
ce qu'il savoit bien qu'il istroit de Paris à toute heure,
s'avisa-t-il de faire ce maléfice. Et quand il se départit du
connétable, il le cuidoit avoir laissé mort. Mais non fit, si comme
vous oyez dire; dont depuis il fut moult courroucé.

Quand il issit de Paris, il étoit une heure après mienuit; et issit
par la porte de Saint-Antoine; et disent les aucuns qu'il passa la
Seine au pont à Charenton, et depuis il prit le chemin de Chartres; et
les aucuns disent que à l'issir de Paris il retourna devers la porte
Saint-Honoré dessous Montmartre, et vint passer la rivière de Seine au
Ponçon. Par où qu'il passât la rivière, il vint sur le point de huit
heures à Chartres, et aucuns des siens les mieux montés; car tous ne
le suivirent pas, mais se désassemblèrent pour faire le moins de
montre et pour les poursuites. Au passer il avoit ordonné jusques à
vingt chevaux et laissé chez un chanoine de Chartres, lequel étoit un
de ses clercs et l'avoit servi, dont mieux lui voulsist que oncques ne
l'eût connu, quoique de ce délit et forfait le dit chanoine ne sçût
rien. Messire Pierre, quand il fut venu à Chartres, but un coup et se
renouvela de chevaux; et se partit de Chartres tantôt et prit le
chemin du Maine, et exploita tant et si bien qu'il vint en un fort
chastel qui encore se tenoit pour lui, et que on dit Sablé; et là
s'arrêta et rafreschit, et dit qu'il n'iroit plus avant, si auroit
appris des nouvelles.

Vous devez savoir que ce vendredi, dont le jeudi par nuit ce délit fut
fait par messire Pierre de Craon et ses complices, il fut grandes
nouvelles parmi Paris de cet outrage; et moult grandement en fut blâmé
messire Pierre de Craon. Le sire de Coucy, qui se tenoit en son hôtel,
sitôt qu'il sçut au matin les nouvelles, monta à cheval, et se partit
lui cinquième tant seulement, et vint à l'hôtel du connétable derrière
le Temple où on l'avoit rapporté, car moult s'entre-aimoient, et
s'appeloient frères et compagnons d'armes. La visitation du seigneur
de Coucy fit au connétable grand bien. Aussi tous autres seigneurs à
leur tour le venoient voir. Et par espécial avecques le roi, son frère
le duc de Touraine en fut grandement courroucé, et disoient bien les
deux frères que Pierre de Craon avoit fait ce délit et outrage en leur
dépit, et que c'étoit une chose faite et pourpensée par traitour, et
pour troubler le royaume. Le duc de Berry, qui pour ces jours étoit à
Paris, s'en dissimula grandement; et à ce qu'il montra il n'en fit pas
grand compte; et je, auteur de cette histoire, fus adonc informé que
de cette aventure il n'eût rien été, s'il voulsist, et que trop
clairement eût brisée et allé au-devant; et je vous déclarerai et
dirai raison pourquoi et comment.

Ce propre jour du Sacrement, étoit venu au duc de Berry un clerc,
lequel étoit familier au dit messire Pierre de Craon, et lui avoit dit
ainsi et révélé en secret: «Monseigneur, je vous ouvrirais volontiers
aucunes choses qui ne sont pas bien convenables, mais taillées de
venir à très-povre conclusion; et vous êtes mieux taillé de y pourvoir
que nul autre.»--«Quelles choses?» avoit dit le duc.--«Monseigneur,
avoit répondu ce clerc, je mets bien en termes que je ne vueil point
être nommé; et pour obvier au grand meschef et eschever le péril qui
peut venir de la matière, je me découvre à vous.»--«Dis hardiment,
avoit répondu le duc de Berry; je t'en porterai tout outre.» Donc
avoit parlé et dit le clerc ainsi: «Monseigneur, je me doute trop
grandement de messire Pierre de Craon que il ne fasse murdrir ni
occire monseigneur le connétable; car il a amassé en son hôtel, en la
cimetière Saint-Jean, grand foison de compagnons, et les y a tenus
couvertement depuis la Pentecôte; et si il faisoit ce délit, le roi en
seroit trop grandement courroucé, et trop grand trouble au royaume de
France en pourroit advenir; et pourtant, monseigneur, je le vous
remontre, car je même en suis si eshidé, que quoique je sois clerc
secrétaire à monseigneur Pierre de Craon et que je aie mon serment à
lui, je n'ose passer cet outrage: car si vous n'y pourvéez, nul n'y
pourvoiera pour le présent; et de ce que je vous dis et remontre, je
vous supplie humblement que il vous en souvienne, si il me besogne;
car, sur l'état où je vois que messire Pierre veut persévérer pour
éloigner et fuir, je ne vueil plus retourner vers lui.»

Le duc de Berry très-bien en soi-même avoit glosé et entendu ces
paroles, et répondit au clerc, et dit: «Demeurez de lès moi meshui, et
demain de matin j'en informerai monseigneur; il est meshui trop haut
jour, je ne vueil pas troubler le roi; et de matin sans faute nous y
pourvoierons, puisque messire Pierre de Craon est en la ville; je ne
lui savois point.» Ainsi se déporta le duc de Berry de cette chose et
négligea, et cependant le meschef advint en la forme et manière que
vous avez ouï recorder.

Le prévôt du Châtelet de Paris, à plus de soixante hommes à cheval
tous armés, issit hors de Paris par la porte Saint-Honoré, et suivit
au pas les esclos de messire Pierre de Craon; et vint à Chenevières
passer outre au Ponçon la rivière de Seine, et demanda au pontonnier
si du matin nul étoit passé. Il répondit: «Oil, environ douze chevaux;
mais je n'y vis nul chevalier ni homme que je connusse.»--«Et quel
chemin tiennent-ils? demanda le prévôt.--«Sire, répondit le
pontonnier, le chemin d'Évreux.»--«Ha! dit le prévôt, il peut bien
être; ils s'en vont droit à Chierbourch.»

Adonc entrèrent-ils en ce chemin, et laissèrent le chemin de Chartres,
et par cette manière perdirent-ils la juste poursuite de messire
Pierre de Craon; et quand ils eurent chevauché jusques au dîner le
chemin d'Évreux, il leur fut dit par un chevalier du pays qui chassoit
aux lièvres, à qui ils en demandèrent, qu'il avoit vu environ quinze
hommes à cheval du matin traverser les champs; et avoient, selon son
avis, pris le chemin de Chartres. Donc entrèrent le prévôt et sa route
au chemin de Chartres, et le tinrent jusques au soir; et vinrent là au
gîte, et sçurent la vérité, que messire Pierre de Craon, sur le point
de huit heures, avoit là été chez le chanoine, et s'étoit déjeuné et
renouvelé de chevaux. Il vit bien que il perdroit sa peine de plus
poursuivir, et que messire Pierre s'étoit trop éloigné. Si retourna le
samedi à Paris.

Pour ce que on ne savoit au vrai, ni savoir on ne pouvoit, quand ledit
messire Pierre de Craon issit hors de Paris, quel chemin il tenoit, le
roi de France et le duc de Touraine, qui trop grand affection avoient
à ce que messire Pierre fût attrapé, firent partir et issir hors de
Paris messire Jean le Barrois des Barres à plus de soixante chevaux.
Et issirent hors par la porte Saint-Antoine; et passèrent la rivière
de Marne et de Seine au pont à Charenton; et tournèrent tout le pays,
et vinrent devers Étampes; et finablement, le samedi au dîner, ils
furent à Chartres, et en ouïrent les vraies nouvelles. Quand le
Barrois sçut que messire Pierre étoit passé outre, si vit bien que en
vain il se travailleroit de plus poursuivir, et qu'il étoit jà trop
éloigné. Si retourna le dimanche vers Paris, et recorda au roi tout le
chemin que il avoit tenu; et tout aussi avoit fait le prévôt du
Châtelet de Paris.

Le samedi au matin, furent trouvés des sergents du roi, qui
poursuivoient les esclos en un village à sept lieues de Paris, deux
écuyers, hommes d'armes, et un page des gens de messire Pierre de
Craon; et étoient là arrêtés, et n'avoient pu suivre la route, ou ne
vouloient. Toutefois ils furent pris par les dits sergents et amenés à
Paris et boutés en Châtelet, et le lundi ils furent décolés. Et
premièrement, où le délit avoit été fait ils furent amenés, et là
leur trancha-t-on à chacun le poing; et furent décolés aux halles et
menés au gibet, et là pendus.

Le mercredi ensuivant, le concierge de l'hôtel messire Pierre fut
aussi exécuté et décolé. Et disoient plusieurs gens que on lui faisoit
tort; mais pour ce que point il n'avoit révélé la venue de messire
Pierre de Craon, il eut cette pénitence. Aussi le chanoine de
Chartres, où messire Pierre de Craon étoit descendu et rafreschi et
renouvelé de chevaux, fut accusé, pris et mis en la prison de
l'évêque; on lui ôta tout le sien et ses bénéfices, et fut condamné en
chartre perpétuelle au pain et à l'eau; ni excusation qu'il montrât ou
dît ne lui valut rien; si avoit-il renommée en la cité de Chartres
d'être un vaillant prud'homme.

Trop fut courroucé messire Pierre de Craon qui arrêté s'étoit au
chastel de Sablé, quand les nouvelles véritables lui vinrent que
messire Olivier de Cliçon n'étoit point mort et n'avoit plaie ni
blessure dont dedans six semaines il laissât à chevaucher. Lors
s'avisa-t-il, tout considéré, que en ce chastel de Sablé il n'étoit
pas trop sûrement; et quand on sauroit la vérité, sur le pays et en
France, que il seroit là enclos et bouté, on l'enclorroit de tous
points, tellement qu'il ne s'en départiroit pas quand il voudroit. Si
le rechargea à aucuns de ses hommes, et puis en issit secrètement et
couvertement, et chevaucha tant par ses journées qu'il vint en
Bretagne et trouva le duc au Suseniot. Le duc le recueillit, qui jà
savoit toutes les nouvelles du fait, et comment le connétable n'étoit
point mort. Si dit ainsi à messire Pierre de Craon: «Vous êtes un
chétif, quand vous n'avez sçu occire un homme duquel vous étiez
au-dessus.»--«Monseigneur, répondit messire Pierre, c'est bien
diabolique chose: je crois que tous les diables d'enfer, à qui il
est, l'ont gardé et délivré de mes mains; car il y eut sur lui lancé
et jeté plus de soixante coups, que d'épées et de grands couteaux.
Quand il chéy jus du cheval, en bonne vérité je cuidois qu'il fût
mort; et la bonne aventure que il eut pour lui de bien cheoir, ce fut
de l'huis d'un fournier qui étoit entr'ouvert; et parce que il chéy à
l'encontre, il entra dedans, car si il fût chu sur les rues, nous
l'eussions partué et défoulé de nos chevaux.»--«Or, dit le duc, pour
le présent il ne sera autrement; je suis tout certain que j'en aurai
de par le roi de France prochainement nouvelles, et aurai pareillement
la guerre et la haine que vous aurez; si vous tenez tout coiement de
lès moi, car la chose ne demeurera pas ainsi; et puisque je vous ai
promis sauf garant à tenir, je vous le tiendrai.»


2. _Récit du Religieux de Saint-Denis._

(Traduction de M. Bellaguet).

La trêve conclue avec l'Angleterre avait rendu la paix au royaume.
Mais les dissensions des seigneurs soulevèrent des orages à la cour,
et amenèrent des événements qui méritent d'être rapportés. Je citerai
entre autres l'attentat commis par messire Pierre de Craon, que le roi
et le duc d'Orléans traitaient avec une affection toute particulière,
à cause de la parenté qui les unissait.

Pierre de Craon, s'il faut en croire ses assertions, avait encouru la
colère du duc d'Orléans en l'accusant à plusieurs reprises de se
laisser aller trop facilement à ses passions, et d'accorder trop de
faveurs à des sorciers, qui composaient des sortiléges avec des os de
morts. Le duc le fit bannir de la cour. Pierre de Craon, sachant
qu'il devait sa disgrâce aux suggestions de messire Olivier de
Clisson, connétable de France, conçut contre lui une haine implacable,
et suivant l'habitude des gens de cœur, il ne respira plus que la
vengeance. Il le menaça par lettres et par messages de le faire
mourir, et se disposa à réaliser ses menaces par une trahison. Il
avait une maison près de l'hôtel royal de Saint-Paul; il s'y rendit
secrètement au mois de juin avec vingt de ses complices, et s'y tint
caché jusqu'au 14, c'est-à-dire jusqu'à la fête du Saint-Sacrement,
attendant une occasion favorable pour mettre son projet à exécution.

Ce jour-là, le connétable, qui avait soupé à la cour, ayant pris congé
du roi, se disposait à rentrer chez lui, sans se défier de rien,
lorsqu'il fut assailli tout à coup par les gens que messire Pierre de
Craon, moins criminel peut-être qu'égaré par le ressentiment, avait
placés en embuscade. D'après son ordre, ces assassins se jetèrent avec
fureur sur le connétable, qui, abandonné de tous ses serviteurs à
l'exception d'un seul, ne pouvait guère résister. Il se défendit
pourtant avec courage. Garanti par une forte cuirasse qu'il portait
sous ses vêtements, et armé de son poignard, il para quelque temps les
coups mortels qu'on lui portait de tous côtés; mais ayant reçu une
blessure grave à la tête, il se laissa glisser à bas de son cheval, et
chercha à se sauver en toute hâte dans une maison voisine. Un des
assaillants s'en aperçut et lui donna trois grands coups de son épée
dans le dos; puis la retirant toute sanglante il la montra à messire
Pierre de Craon. Celui-ci, convaincu que le connétable avait été percé
de part en part, se félicita du succès de son crime, sans songer qu'il
avait ainsi entaché son honneur et terni l'éclat de sa noblesse.
«C'est fini,» dit-il à ses complices; et à l'instant même ils
s'enfuirent tous précipitamment.


   Le roi confisque les biens de Pierre de Craon, en punition de son
     crime.

Le roi regarda comme un attentat contre sa personne la trahison
commise sur le principal défenseur de l'État. Aussi, dès qu'il en fut
informé, il alla consoler le connétable, et lui promit que le crime ne
resterait pas impuni. Il craignait, en fermant les yeux sur cet
assassinat, d'encourager les autres à des crimes semblables et pires
encore. Pierre de Craon avait déjà passé la Seine, et avait fait
couper les cordes des bacs pour ôter les moyens de le poursuivre. A
cette nouvelle, le roi, animé d'un juste ressentiment, ordonna qu'on
courût sur les traces des coupables. Trois d'entre eux furent arrêtés,
amenés à Paris, et décapités pour servir d'exemple aux traîtres.

Cependant le roi, irrité de voir que les autres complices lui avaient
échappé, et ne pouvant frapper leur personne, ordonna que leurs biens,
meubles et immeubles, fussent confisqués au profit du trésor royal. Il
fit raser les maisons que Pierre de Craon possédait à Paris. Il y en
avait une qui était située au cimetière Saint-Jean, et qui passait
pour la plus belle: le roi en donna les matériaux aux seigneurs de sa
cour. Ayant appris que cet hôtel était bâti sur l'emplacement de
l'ancien cimetière de la paroisse de Saint-Jean, comme le prouvaient
d'ailleurs les ossements desséchés qu'on trouva dans les fondations,
il rendit le terrain à sa première destination, et en fit don à la
paroisse. La vengeance du roi ne se borna pas à la destruction des
maisons que Pierre de Craon possédait à Paris: il fit démolir
également son magnifique château de Porchefontaine, qui était à douze
milles de la capitale, et en donna les revenus au duc d'Orléans; ce
prince les céda plus tard aux Célestins de Paris, pour la fondation
d'une chapelle qu'il fit élever dans leur église, comme on le verra.
Outre ce château fort, le roi accorda aussi à perpétuité au duc
d'Orléans la Ferté-Bernard, qui était la résidence principale de
Pierre de Craon. Mais il chargea auparavant l'amiral de France,
messire Jean de Vienne, de saisir et d'appliquer au trésor royal tout
ce qui s'y trouvait. La Ferté-Bernard, qui renfermait un riche
mobilier et des trésors considérables, était habitée par la femme et
la fille unique de Pierre de Craon. L'amiral s'y rendit, et exécuta
les ordres du roi avec la dernière rigueur. Il ne se borna pas à
piller le mobilier et tous les objets de prix, dont la valeur
s'élevait à plus de quarante mille écus d'or, il poussa la brutalité
jusqu'à chasser ignominieusement les deux femmes en chemise. Cette
conduite inhumaine fut réprouvée par toute la noblesse.


   Les conseillers du roi l'engagent à combattre le duc de Bretagne.

Après avoir exercé cette première vengeance, le roi fit publier par la
voix du héraut et à son de trompe, dans toutes les villes et cités du
royaume, la sentence de proscription et de bannissement portée contre
les complices de l'assassinat. Informé que messire Pierre de Craon
s'était enfui en Bretagne afin d'échapper au juste châtiment qu'il
redoutait, il adressa un message au duc de ce pays pour le sommer de
lui livrer le coupable, sous peine d'être traité comme criminel de
lèse-majesté. Tout le monde tenait pour certain que Pierre de Craon
était alors auprès du duc de Bretagne, son cousin, et ennemi personnel
du connétable. Cependant le duc répondit au roi qu'il avait bien vu le
meurtrier après l'exécution du crime, qu'il lui avait même fait bon
accueil, mais que Pierre de Craon avait quitté la Bretagne, et qu'il
ne savait où il était allé.

Cette réponse satisfit d'autant moins le roi, qu'on croyait fermement
le duc complice de l'assassinat et qu'on n'avait guère foi en ses
paroles. Aussi dès que le connétable fut rétabli, le roi assembla ses
barons et ses chevaliers, et leur demanda ce qu'il y avait à faire
pour sauver l'honneur de sa couronne. Parmi les principaux personnages
qui assistèrent à ce conseil, on remarquait, outre le connétable,
messire Bureau de la Rivière et Jean Mercier, alors sire de Noviant.
Tous furent d'avis qu'on poursuivît par les armes la réparation de
cette injure, et que le roi enjoignît aux seigneurs du royaume, et
surtout à ses oncles, de réunir des gens de guerre.

Les princes, en recevant l'ordre du roi, regardèrent comme une insulte
personnelle qu'on eût décidé la guerre sans les consulter. Ils
obéirent cependant, bien que malgré eux; mais en même temps ils
conçurent une haine implacable contre les conseillers du roi, et
songèrent aux moyens d'anéantir leur crédit. Telle était en effet
l'influence dont jouissaient ces derniers, que le roi leur abandonnait
entièrement la direction des affaires, ne suivait que leurs conseils,
et ne tenait aucun compte de ceux des autres. A force d'habileté et
d'adresse ils étaient parvenus à former entre eux l'union la plus
étroite, croyant que personne ne pourrait s'opposer à leurs volontés.
Leurs prévisions ne furent pas trompées. Ils se mêlèrent d'abord à
toutes les intrigues de la cour, et on ne put obtenir que par leur
entremise les charges publiques ou la ferme des impôts; on n'arrivait
aux offices de la cour qu'en leur promettant un dévouement et une
amitié à toute épreuve. Ils acquirent d'immenses richesses, soit par
des dons, soit par des pensions exorbitantes; ils achetèrent des
palais plus somptueux que ceux du roi, et devinrent possesseurs de
tant de biens, que leur fortune égala bientôt celle des premières
familles du royaume. Mais l'opulence et les honneurs sont
ordinairement l'écueil de la modération. Ils écrasèrent de leur faste
insolent les plus grands personnages de France, et excitèrent ainsi
contre eux une jalousie violente. Au moment même où ils croyaient
avoir assis leur puissance sur une base inébranlable, ils apprirent à
leurs dépens, comme on le verra plus tard, que les choses humaines
sont fragiles, et qu'il n'est rien de si haut qui ne puisse être
abaissé, ni de si brillant qui ne puisse être terni.



DÉMENCE DE CHARLES VI.

1392.

_Récit du Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet.

   Le roi est atteint d'une grave maladie, au moment où il allait
     soumettre par la force des armes le duc de Bretagne.


Les hommes d'armes ayant été promptement rassemblés, le roi se mit à
leur tête, et marcha en toute hâte sur le Mans. Il y attendit ses
oncles les ducs de Berri et de Bourgogne, qui n'obéissaient qu'avec
lenteur à ses ordres, parce qu'ils désapprouvaient l'expédition.
Malgré leur retard, il leur témoigna sa joie de leur arrivée. Le duc
de Berri obtint même par ses instances que le roi lui rendît le
gouvernement et la garde du duché d'Aquitaine; mais il lui recommanda
d'obliger ses lieutenants à se conduire désormais avec plus de
douceur, et à ne pas écraser le pays d'impôts et d'exactions, comme
ils l'avaient toujours fait.

Après cela, le roi fit part de ses desseins aux deux ducs. Comme il
avait été décidé que tout ce qui appartenait à messire Pierre de Craon
serait confisqué, il avait envoyé des hommes d'armes contre la place
de Sablé. Il apprit bientôt que les portes leur en avaient été fermées
par la garnison qui la défendait au nom du duc de Bretagne; il en fut
vivement courroucé. Le duc, voulant apaiser son ressentiment, envoya
des gens pour lui porter des excuses, et pour lui dire que cette place
était à sa disposition, qu'il priait le roi de venir pacifiquement, et
qu'il offrait de lui ouvrir également les portes de toutes ses autres
places. Il redoutait l'armée royale, qui se grossissait chaque jour
par l'arrivée de nouveaux corps; il avait vu le Maine cruellement
dévasté, et il craignait que le roi n'exerçat les mêmes ravages dans
son pays, comme les gens qui l'entouraient lui en donnaient le
conseil. Mais de soudains revers viennent souvent se mêler au cours
des événements. Une maladie étrange et jusqu'alors inconnue arrêta le
roi dans ses projets.

J'étais alors au camp. En songeant à tout ce qu'un pareil malheur
avait de cruel, j'aurais volontiers laissé tomber la plume de mes
mains, pour ne point transmettre ce souvenir à la postérité. Mais il
est de mon devoir de raconter tous les événements de ce règne, quels
qu'ils soient, heureux ou malheureux. S'il faut en croire des
personnes dignes de foi, cet accident déplorable avait été annoncé par
des signes précurseurs. Ainsi une petite statue de la bienheureuse
Vierge Marie, qui faisait partie des joyaux précieux de l'église de
Saint-Julien au Mans, avait, dit-on, tourné sur elle-même pendant une
demi-heure environ, sans que personne y touchât; comme ce prodige
avait déjà eu lieu précédemment, on en augura qu'une grande calamité
était près d'éclater dans le royaume. On ignorait sans aucun doute la
maladie du roi.

Cette maladie était pour ses familiers un juste sujet d'étonnement. En
effet, dès les premiers jours d'août, le roi avait commencé à donner
des signes de démence par des propos insensés et par des gestes
indignes de la majesté royale. Le 5 du mois, malgré les
représentations de ses oncles et de ses parents, il fit publier, par
la voix du héraut et à son de trompe, l'ordre de prendre les armes; il
sortit de la ville armé de pied en cap, à la tête des troupes. Mais à
peine était-il arrivé jusqu'à la léproserie, qu'un misérable, couvert
de haillons, vint à sa rencontre et lui causa une vive frayeur. Malgré
les efforts qu'on fit pour éloigner cet homme par les menaces et la
terreur, il suivit le roi pendant près d'une demi-heure, en lui criant
d'une voix terrible: «Ne va pas plus loin, noble roi, car on te
trahit!» L'imagination du roi, déjà troublée, lui fit ajouter foi à
ces paroles, et un nouvel incident acheva d'égarer ses esprits. Un des
hommes d'armes qui chevauchaient à ses côtés, se trouvant trop pressé
dans la foule, laissa tomber à terre son épée. Au bruit du fer, le roi
fut saisi tout à coup d'un accès de fureur; dans son égarement, il
tira son épée du fourreau, et tua cet homme. En même temps il donna de
l'éperon à son cheval, et pendant près d'une heure entière il fut
emporté de côté et d'autre avec une extrême rapidité, en criant: «On
veut me livrer à mes ennemis!» et en frappant ses amis aussi bien que
les premiers venus. Tout le monde fuyait devant lui comme devant la
foudre.

Pendant cet accès de fureur, le roi tua quatre hommes, entre autres un
fameux chevalier de Gascogne, nommé de Polignac, qui était bâtard. Il
aurait causé de plus grands malheurs encore si son épée ne se fût
brisée. Alors on l'entoura, on l'attacha sur un chariot et on le
ramena au Mans, pour lui faire prendre un peu de repos. Ses forces
étaient tellement épuisées, qu'il resta deux jours sans connaissance
et privé de l'usage de ses membres. Bientôt son état empira; le corps
commença à se refroidir; la poitrine seule conservait encore un reste
de chaleur et de vie qu'on distinguait à peine aux légers battements
de son cœur; les médecins même déclaraient que le roi allait mourir.
Cette nouvelle plongea toute la cour dans la désolation. Les
seigneurs, atterrés de ce malheur, témoignaient leur affliction par
leurs larmes et par leurs cris; ils prenaient des habits de deuil, et
donnaient toutes les marques d'un profond désespoir. Les accents de la
tragédie pourraient seuls exprimer les lamentations des princes du
sang, et surtout celles du duc de Bourgogne. Il ne cessait d'embrasser
le corps du roi, qu'il croyait inanimé, et d'une voix entrecoupée de
sanglots, il s'écriait: «Mon bien aimé sire et neveu, je vous en prie,
soulagez ma douleur par un mot seulement.»



DES SEIGNEURS SONT BRULÉS DANS UNE MASCARADE.

1393.


_Récit du Religieux de Saint-Denis._

(Traduction de M. Bellaguet).

J'aurais voulu passer sous silence l'événement que je vais raconter;
mais comme l'historien doit enregistrer les faits qui peuvent
détourner l'homme du mal et lui apprendre à se conduire avec
modération, j'ai cru devoir insérer ici le récit d'un malheur aussi
déplorable qu'inattendu.

A l'exemple de ses prédécesseurs, le roi Charles aimait à distribuer
des grâces et à répandre des bienfaits autour de lui. Ses largesses
s'adressaient surtout à ceux de sa cour qui, par leurs complaisances
et leur dévouement, cherchaient à mériter son affection et celle de
son épouse bien aimée. Parmi les dames d'honneur attachées au service
de la reine, il s'en trouvait une, nommée Catherine, qui jouissait
d'une faveur toute particulière. La reine l'aimait tendrement, parce
qu'elle était Allemande et qu'elle parlait allemand comme elle. Le roi
résolut de la marier à un riche seigneur d'Allemagne, et se proposa de
déployer à cette occasion une grande magnificence et une générosité
sans exemple. Pour donner plus d'éclat à la cérémonie, il y fit
inviter en son nom la reine et les illustres duchesses de Bourgogne,
de Berri et d'Orléans. Elles se réunirent le 29 janvier, avec un
nombreux cortége de seigneurs et de nobles dames, à l'hôtel royal de
Saint-Paul, où devait se célébrer le mariage. Rien ne manqua à la
splendeur de cette fête toute royale. Rien ne fut oublié de ce qui
pouvait contribuer à divertir les personnes invitées. Il y eut toutes
sortes de mascarades, et l'on dansa au son des instruments jusqu'au
milieu de la nuit. On ne savait pas, hélas! que toutes ces
réjouissances allaient se terminer par une horrible tragédie.

Voici quelle en fut l'occasion. La mariée était veuve pour la
troisième fois. Or, dans plusieurs endroits du royaume, il y a des
gens qui ont la sottise de croire que c'est le comble du déshonneur
pour une femme de se remarier, et en pareille circonstance ils se
livrent à toutes sortes de licences, se déguisent avec des masques et
des travestissements, et font essuyer mille avanies aux deux époux.
C'est un usage ridicule et contraire à toutes les lois de la décence
et de l'honnêteté. Cependant, entraîné par les conseils de quelques
jeunes seigneurs de sa cour, le roi, qui se laissait aller trop
facilement à son goût pour les plaisirs, voulut se donner ce
divertissement; il prit avec lui cinq d'entre eux, et voici ce qu'ils
firent. Ils se vêtirent de la tête aux pieds d'habits de lin, sur
lesquels on avait collé des étoupes avec de la poix. Ensuite ils se
masquèrent, entrèrent dans la salle sous cet affreux déguisement qui
les rendait méconnaissables, et se mirent à courir de tous côtés en
faisant des gestes obscènes, en poussant d'horribles cris et en
imitant les hurlements des loups. Leurs mouvements ne furent pas moins
inconvenants que leurs cris; ils dansèrent la sarrasine avec une sorte
de frénésie vraiment diabolique. L'ennemi du genre humain leur avait
sans doute tendu ce piége pour les perdre, et la France aurait été
affligée d'un malheur irréparable, d'une honte éternelle, si l'ange
gardien du roi et la Providence qui veillait sur lui ne l'eussent en
ce moment tenu à quelque distancé de ses compagnons.

Pendant que les jeunes seigneurs ne songeaient qu'à se divertir, un
des assistants, sans prévoir sans doute le mal qu'il pouvait faire,
jeta une flammèche sur un de ceux qui faisaient partie de la
mascarade. Aussitôt les vêtements inflammables des danseurs
s'embrasèrent tous en un clin d'œil. Il eût fallu avoir un cœur de
roche pour entendre sans frémir les cris affreux que poussèrent alors
ces malheureux, pour les voir de sang-froid courir en désordre et dans
les transports d'une frénésie qui n'était maintenant que trop
véritable. La flamme dévorante s'élevait jusqu'au plafond; la poix
liquéfiée ruisselait sur leur corps et pénétrait dans leurs chairs.
Ils furent pendant près d'une demi-heure en proie à ces souffrances.
En essayant d'éteindre le feu, en cherchant à déchirer leurs
vêtements, ils se brûlèrent et se calcinèrent les mains. Le feu
consuma aussi les parties inférieures de leurs corps, et leurs
membres, qui tombaient par lambeaux, inondèrent de sang le plancher de
la salle.

Au milieu de ces cruelles tortures, le comte de Joigny, gentilhomme
d'une illustre naissance, expira dans les bras de ceux qui
l'emportaient. Le bâtard de Foix et Aymeri de Poitiers moururent deux
jours après; Huguet de Guisay seul vécut trois jours encore.
C'étaient, à l'exception de ce dernier, de jeunes seigneurs de la plus
grande espérance, et leur mort fut à tous égards déplorable. Mais
Huguet de Guisay était un homme perdu de vices et passait pour un
misérable aux yeux de tous les honnêtes gens; sa perversité était
telle, que, dans sa haine pour les gens du petit peuple, qu'il
appelait des chiens, il les forçait souvent à imiter toutes sortes
d'aboiements. Souvent aussi, pendant son dîner, il les obligeait à
soutenir sa table, et si l'un d'eux avait le malheur de lui déplaire
en quelque chose, il le faisait coucher à terre, montait sur son dos
et le frappait de l'éperon jusqu'au sang, en disant qu'avec des gens
de cette espèce il fallait employer non pas les coups de poing, mais
le fouet, comme avec les bêtes brutes. Au milieu même des tourments,
il ne put s'empêcher de traiter de chiens ses propres serviteurs; il
ne cessa point de répéter qu'ils étaient indignes de lui survivre,
jusqu'au moment où la mort mit fin à ses injures. En apprenant qu'il
venait de rendre le dernier soupir, les seigneurs ne purent contenir
leur joie, et ils s'écrièrent en pleine cour: «_Dieu soit loué!_» On
transporta son corps dans le Bourbonnais, d'où il était originaire.
Pendant que le cercueil traversait les rues de Paris, presque tous
ceux qui se trouvaient sur le passage du convoi répétaient tout haut
ces mots, qu'il avait l'habitude de dire: «_Aboie, chien!_» Ainsi ce
débauché, dont les conseils et les exemples funestes entraînaient,
dit-on, si souvent les jeunes seigneurs au mal, et qui s'était attiré
la haine générale, enveloppa ses compagnons dans sa perte. Le sire de
Nantouillet fut le seul qui échappa à la mort ainsi que le roi. Il
faisait partie de la mascarade; mais dès qu'il sentit les atteintes du
feu, il courut précipitamment à la cuisine du palais, et se plongea
dans une chaudière pleine d'eau. Cette heureuse idée lui sauva la vie.

La reine, dans le premier moment d'effroi, s'était enfuie avec ses
dames d'honneur dans une chambre éloignée. Mais comme elle ignorait si
le roi avait péri avec ses compagnons, ou s'il avait échappé à la mort
ainsi que nous l'avons dit, elle tomba à terre demi morte de frayeur.
Elle ne reprit l'usage de ses sens que quand elle vit le roi, qui vint
la rassurer après avoir quitté son travestissement. La nouvelle de ce
malheur parvint bientôt aux oreilles des bourgeois du voisinage. Ils
crurent que le roi était mort, se réunirent au nombre de cinq cents,
et se présentèrent à l'hôtel royal de Saint-Paul, dont ils se firent
ouvrir les portes de force. Ils se disposaient à venger sur les gens
de la cour la mort de leur maître bien aimé, lorsque le roi se montra
sous le dais royal et calma leur fureur de la voix et du geste. Dès le
lendemain messeigneurs les ducs de Berri et de Bourgogne, oncles du
roi, et le duc d'Orléans, son frère, voulurent témoigner au ciel leur
reconnaissance pour un si grand bienfait; ils allèrent nu-pieds en
procession de la porte Montmartre à l'église de Notre-Dame. Le roi
s'y rendit à cheval; il entendit la messe avec eux, et rendit grâces à
Dieu et à la bienheureuse Vierge Marie d'avoir échappé au danger.


2. _Récit de Froissart._

   L'aventure d'une danse faite en semblance de hommes sauvages, là
     où le roi fut en péril.

Avint que un mariage se fit en l'hôtel du roi, de un jeune chevalier
de Vermandois et de une des damoiselles de la roine; et tous deux
étoient de l'hôtel du roi et de la roine. Si en furent les seigneurs,
les dames et damoiselles et tout l'hôtel plus réjouis; et pour cette
cause le roi voult faire les noces; et furent faites dedans l'hôtel de
Saint-Pol à Paris, et y eut grand foison de bonnes gens et de
seigneurs; et y furent les ducs d'Orléans, de Berry, de Bourgogne et
leurs femmes. Tout le jour des noces qu'ils épousèrent, on dansa et
mena-t-on grand joie: le roi fit le souper aux dames, et tint la roine
de France l'état; et s'efforçoit chacun de joie faire, pour cause
qu'ils véoient le roi qui s'en en sonnioit[126] si avant. Là avoit un
écuyer d'honneur en l'hôtel du roi, et moult son prochain, de la
nation de Normandie, lequel s'appeloit Hugonin de Guisay; si s'avisa
de faire aucun ébattement pour complaire au roi et aux dames qui là
étoient. L'ébattement qu'il fit, je le vous dirai.

Le jour des noces, qui fut par un mardi devant la Chandeleur[127], sur
le soir, il fit pourvoir six cottes de toile et mettre à part dedans
une chambre, et porter et semer sus délié lin; et les cottes
couvertes de délié lin, en forme et couleur de cheveux, il en fit le
roi vêtir une, et le comte de Joigny, un jeune et très-gentil
chevalier, une autre, et mettre très-bien à leur point; et ainsi une
autre à messire Charles de Poitiers, fils au comte de Valentinois; et
à messire Yvain de Galles, le bâtard de Foix, une autre; et la
cinquième au fils du seigneur de Nantouillet, un jeune chevalier; et
il vêtit la sixième. Quand ils furent tous six vêtus de ces cottes qui
étoient faites à leur point, et ils furent dedans enjoins et cousus,
ils se montroient être hommes sauvages, car ils étoient tous chargés
de poil, du chef jusques à la plante du pied.

  [126] S'en embarrassait, qui en prenait soin.

  [127] Le 29 janvier 1393.

Cette ordonnance plaisoit grandement bien au roi de France, et en
savoit à l'écuyer, qui avisée l'avoit, grand gré; et se habillèrent de
ces cottes si secrètement en une chambre, que nul ne savoit de leur
affaire, fors eux-mêmes et les varlets qui vêtus les avoient. Messire
Yvain de Foix, qui de la compagnie étoit, imagina bien la besogne, et
dit au roi: «Sire, faites commander bien acertes que nous ne soyons
approchés de nulles torches, car si l'air du feu entrât en ces cottes
dont nous sommes déguisés, le poil happeroit l'air du feu, si serions
ars et perdus sans remède, et de ce je vous avise.»--«En nom Dieu,
répondit le roi à Yvain, vous parlez bien et sagement; et il sera
fait.» Et de là endroit le roi défendit aux varlets, et dit: «Nul ne
nous suive.» Et fit là venir le roi un huissier d'armes qui étoit à
l'entrée de la chambre, et lui dit: «Va-t'en à la chambre où les dames
sont, et commande de par le roi que toutes torches se traient à part
et que nul ne se boute entre six hommes sauvages qui doivent là
venir.» L'huissier fit le commandement du roi moult étroitement, que
toutes torches et torchins, et ceux qui les portoient, se missent en
sus au long près des parois, et que nul n'approchât les danses,
jusques à tant que six hommes sauvages qui là devoient venir seroient
retraits. Ce commandement fut ouï et tenu; et se trairent tous ceux
qui torches portoient à part; et fut la salle délivrée, que il n'y
demeura que les dames et damoiselles, et les chevaliers et écuyers qui
dansoient. Assez tôt après ce, vint le duc d'Orléans, et entra en la
salle; et avoit en sa compagnie quatre chevaliers et six torches tant
seulement, et rien ne savoit du commandement qui fait avoit été, ni
des six hommes sauvages qui devoient venir; et entendit à regarder les
danses et les dames, et même il commença à danser. Et en ce moment
vint le roi de France, lui sixième seulement, en l'état et ordonnance
que dessus est dit, tout appareillé comme homme sauvage et couvert de
poil de lin, aussi délié comme cheveux, du chef jusques au pied. Il
n'étoit homme ni femme qui les pût connoître, et étoient les cinq
attachés l'un à l'autre, et le roi tout devant qui les menoit à la
danse.

Quand ils entrèrent en la salle, on entendit tant à eux regarder qu'il
ne survint de torches ni de torchins. Le roi, qui étoit tout devant,
se départit de ses compagnons, dont il fut heureux, et se trait devers
les dames pour lui montrer, ainsi que jeunesse le portoit. Et passa
devant la roine, et s'en vint à la duchesse de Berry, qui étoit sa
tante et la plus jeune. La duchesse par ébattement le prit, et voult
savoir qui il étoit; le roi étant devant elle, ne se vouloit nommer.
Adonc dit la duchesse de Berry: «Vous ne m'échapperez point ainsi,
tant que je saurai votre nom.» En ce point avint le grand meschef sur
les autres, et tout par le duc d'Orléans, qui en fut cause, quoique
jeunesse et ignorance lui fit faire; car si il eût bien présumé et
considéré le meschef qui en descendit, il ne l'eût fait pour nul
avoir. Il fut trop en volonté de savoir qui ils étoient. Ainsi que les
cinq dansoient, il approcha la torche, que l'un de ses varlets tenoit
devant lui, si près de lui que la chaleur du feu entra au lin. Vous
savez que en lin n'a nul remède et que tantôt il est enflambé. La
flamme du feu échauffa la poix à quoi le lin étoit attaché à la toile.
Les chemises linées et poyées[128] étoient sèches et déliées et
joignans à la chair, et se prirent au feu à ardoir; et ceux qui vêtues
les avoient et qui l'angoisse sentoient commencèrent à crier moult
amèrement et horriblement. Et tant il y avoit de meschef que nul ne
les osoit approcher. Bien y eut aucuns chevaliers qui s'avancérent
pour eux aider et tirer le feu hors de leurs corps. Mais la chaleur de
la poix leur ardoit toutes les mains et en furent depuis moult
mésaisés. L'un des cinq, ce fut Nantouillet, s'avisa que la
bouteillerie étoit près de là; si fut celle part, et se jeta en un
cuvier tout plein d'eau où on rinçoit tasses et hanaps. Cela le sauva;
autrement il eût été mort et ars ainsi que les autres; et nonobstant
tout, si fut-il en mal point.

  [128] Enduites de poix et de lin, ou de filasse de lin.

Quand la roine de France ouït les grands cris et horribles que ceux
qui ardoient faisoient, elle se douta de son seigneur le roi qu'il ne
fût attrapé; car bien savoit, et le roi lui avoit dit, que ce seroit
l'un des six. Si fut durement ébahie et chéy pâmée. Donc saillirent
les chevaliers et dames avant en lui aidant et confortant. Tel
meschef, douleur et crierie avoit en la salle qu'on ne savoit auquel
entendre. La duchesse de Berry délivra le roi de ce péril, car elle le
bouta dessous sa gonne[129] et le couvrit pour eschiver le feu; et
lui avoit dit, car le roi se vouloit partir d'elle à force: «Où voulez
vous aller? Vous véez que vos compagnons ardent. Qui êtes vous? Il est
heure que vous vous nommez.»--«Je suis le roi.»--«Ha! monseigneur, or
tôt allez vous mettre en autre habit, et faites tant que la roine vous
voie, car elle est moult mésaisée pour vous.»

  [129] Robe; _gown_ en anglais.

Le roi à cette parole issit hors de la salle, et vint en sa chambre,
et se fit déshabiller le plus tôt qu'il put et remettre en ses
garnemens[130], et vint devers la roine; et là étoit la duchesse de
Berry, qui l'avoit un peu reconfortée et lui avoit dit: «Madame,
reconfortez-vous, car tantôt vous verrez le roi; certainement j'ai
parlé à lui.» A ces mots, vint le roi en la présence de la roine; et
quand elle le vit, de joie elle tressaillit; donc fut-elle prise et
embrassée[131] de chevaliers et portée en sa chambre, et le roi en sa
compagnie, qui toujours la reconforta.

  [130] Habillements, vêtements, ce qui garnit.

  [131] Prise et portée entre les bras.

Le bâtard de Foix, qui tout ardoit, crioit à hauts cris: «Sauvez le
roi, sauvez le roi!» Et voirement fut-il sauvé par la manière et
aventure que je vous ai dit; et Dieu le voult aider, quand il se
départit de la compagnie pour aller voir les dames; car s'il fût
demeuré avecques ses compagnons, il étoit perdu et mort sans remède.

En la salle de Saint-Pol à Paris, sur le point de l'heure de minuit,
avoit telle pestilence et horribleté que c'étoit hideur et pitié de
l'ouïr et du voir. Des quatre qui là ardoient, il y en eut là deux
morts éteints sur la place. Les autres deux, le bâtard de Foix et le
comte de Joigny, furent portés à leurs hôtels et moururent dedans deux
jours, à grand peine et martire.

Ainsi se dérompit cette fête et assemblée de noces en tristesse et en
ennui, quoique l'époux et l'épouse ne le pussent amender. Car on doit
supposer et croire que ce ne fut point leur coulpe[132], mais celle du
duc d'Orléans, qui nul mal n'y pensoit quand il avala[133] la torche.
Jeunesse lui fit faire. Et bien dit, tout en audience, quand il vit
que la chose alloit mal: «Entendez à moi, tous ceux qui me peuvent
ouïr. Nul ne soit demandé ni inculpé de cette aventure, car ce qui
fait en est, c'est tout par moi et en suis cause. Mais ce pèse moi que
oncques m'avint; et ne cuidois pas que la chose dût ainsi tourner; car
si je l'eusse cuidé et sçu, je y eusse pourvu.» Et puis si s'en alla
le duc d'Orléans devers le roi pour se excuser, et le roi le tint pour
tout excusé.

  [132] Faute.--Disculper, inculper.

  [133] Descendit, abaissa;--en aval, en bas.

Cette dolente aventure avint en l'hôtel de Saint-Pol à Paris, en l'an
de grâce 1392[134], le mardi devant la Chandeleur, de laquelle avenue
il fut grand nouvelle parmi le royaume de France et en autre pays. Le
duc de Bourgogne et le duc de Berry n'étoient point pour l'heure là,
mais à leurs hôtels; et avoient le soir pris congé au roi, à la roine
et aux dames, et retrait à leurs hôtels pour être mieux à leurs aises.

  [134] Ancien style; en 1393, nouveau style.

Quand ce vint au matin et la nouvelle fut sçue et épandue parmi la
ville et cité de Paris, vous devez savoir que toutes gens furent moult
émerveillées. Et disoient plusieurs communément parmi la ville de
Paris: que Dieu avoit montré encore secondement un grand exemple et
signe sur le roi, et qu'il convenoit et appartenoit qu'il y regardât
et qu'il se retrait de ses jeunes huiseuses[135], et que trop en
faisoit et avoit fait, lesquelles ne appartenoient point à faire à un
roi de France; et que trop jeunement se maintenoit et étoit maintenu
jusques à ce jour. La communauté de Paris en murmuroit, et disoit sans
contrainte: «Regardez le grand meschef qui est près avenu sur le roi;
et s'il eût été attrapé et ars, que fussent ses oncles et son frère
devenus? Ils doivent être tous certains que jà pied d'eux n'en fût
échappé, car tous eussent été occis, et les chevaliers que on eût
trouvé dedans Paris.»

  [135] Frivolités, oisivetés.

Or avint, si très tôt que les ducs de Berry et de Bourgogne au matin
sçurent les nouvelles, ils furent tout ébahis et émerveillés; et bien
y eut cause. Si montèrent aux chevaux et vinrent à l'hôtel du roi à
Saint-Pol, et le trouvèrent. Si le consolèrent; et bien en avoit
mestier, car encore étoit-il tout effrayé et ne se pouvoit r'avoir de
l'imagination, quand il pensoit au péril où il avoit été. Et bien dit
à ses oncles que sa belle tante de Berry l'avoit sauvé et ôté hors du
péril, mais il étoit trop fort courroucé du comte de Joigny et de
messire Yvain de Foix et de messire Charles de Poitiers. Ses oncles,
en lui reconfortant, lui dirent: «Monseigneur, ce qui est avenu ne
peut-on recouvrer. Il vous faut publier la mort d'eux et louer Dieu et
regracier de la belle aventure qui vous est avenue, car votre corps et
tout le royaume de France a été pour cette incidence en grand aventure
d'être tout perdu; et vous le pouvez imaginer, car jà ne s'en peuvent
les vilains taire, et disent que si le meschef fût tourné sur vous,
ils nous eussent tous occis. Si vous ordonnez, appareillez et mettez
en état royal, ainsi que à vous appartient, et montez à cheval. Si
allez à Notre-Dame de Paris en pélerinage. Nous irons en votre
compagnie; et vous montrez au peuple, car on vous désire à voir par la
cité et ville de Paris.» Le roi répondit que ainsi le feroit-il. Sur
ces paroles, s'embatit[136] le duc d'Orléans, frère du roi, qui moult
l'aimoit comme son frère. Et ses oncles le recueillirent doucement, et
le blâmèrent un petit de la jeunesse que faite avoit. A ce qu'il
montra, il leur en sçut bon gré, et dit bien que il ne cuidoit point
mal faire. Assez tôt après, sur le point de neuf heures, montèrent le
roi et tous les compagnons à cheval, et se départirent de Saint-Pol,
et chevauchèrent parmi Paris pour apaiser le peuple, qui trop fort
étoit ému; et vinrent en la grande église; et là ouït le roi la messe
et y fit ses offrandes, et depuis retournèrent le roi et les seigneurs
en l'hôtel de Saint-Pol, et là dinèrent. Si se passa et oublia cette
chose petit à petit, et fit-on obsèques, prières et aumônes pour les
morts.

  [136] Tomba, s'évanouit.



MALADIE DU ROI.

PRIÈRES PUBLIQUES POUR SON RÉTABLISSEMENT.

1395.

_Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet.


Les plus habiles disciples de Galien et d'Hippocrate avaient longtemps
cherché, mais inutilement, les moyens de rendre la santé au roi. Les
principaux seigneurs et officiers du palais, fatigués de ces vaines
tentatives, leur défendirent de reparaître à la cour. Le roi conçut même
tant de haine contre maître Renaud Fréron, qui avait entrepris sa
guérison, qu'il le bannit et le fit chasser de Paris, en lui laissant
toutefois tout le mobilier qu'il possédait soit à Paris, soit ailleurs,
et qui le rendait plus riche qu'aucun médecin des règnes précédents. On
ne sait pas encore clairement quelle fut la cause de cet exil; mais il
est certain qu'elle parut suspecte à bien des gens. Car maître Renaud
n'était pas encore arrivé à Cambrai, où il avait dessein de se retirer,
lorsque le roi retomba dans ses accès de folie. Ce qui causait surtout
un juste étonnement, c'est que, dans l'égarement qui couvrait son esprit
d'épaisses ténèbres, il n'oubliait ni ses familiers ni ses serviteurs,
présents ou absents, tandis qu'il ne reconnaissait pas la reine ou ses
enfants, même lorsqu'ils se présentaient à sa vue. S'il apercevait ses
armes et celles de la reine gravées ou peintes sur les vitraux ou sur
les murs, il les effaçait en dansant d'une façon burlesque et
inconvenante; il prétendait qu'il s'appelait Georges, et que ses
armoiries étaient un lion traversé d'une épée. On craignit que dans ces
accès de folie, où il n'avait aucun souci de sa dignité, il ne lui
arrivât quelque accident, et l'on fit murer toutes les entrées de
l'hôtel royal de Saint-Paul. Il épuisait souvent ses forces à courir çà
et là dans son palais. Cependant il ne restait pas toujours dans le même
état. Il avait parfois des intervalles de calme. Il assistait alors au
conseil, recevait les ambassadeurs, et répondait à tout avec assez de
bon sens; mais incontinent après on le voyait changer: il frémissait et
criait, comme s'il eût été piqué de mille pointes de fer, et se disait
poursuivi par ses ennemis.

Il y avait dans le royaume beaucoup de nobles et de gens du menu
peuple qui étaient atteints de la même maladie. La foule s'obstinait à
dire que c'était l'effet de sortiléges et de maléfices, que le roi
lui-même avait été ensorcelé, et que, selon toute vraisemblance, on
en devait accuser le seigneur de Milan. On alléguait à l'appui de
cette absurde assertion que la fille de ce seigneur, la duchesse
d'Orléans, était la seule que le roi reconnût dans son égarement,
qu'il ne pouvait se passer de la voir tous les jours, et qu'absente ou
présente il ne cessait de l'appeler sa sœur bien aimée. Aussi
beaucoup de personnes des deux sexes n'épargnaient point cette
princesse. Quoique leurs accusations fussent sans fondement,
monseigneur le duc d'Orléans, voulant éviter qu'il ne s'ensuivît
quelque désordre, ordonna, d'après les conseils du maréchal de
Sancerre et de quelques autres seigneurs, que la duchesse fût éloignée
d'auprès du roi, qu'elle sortît de Paris en grande pompe et qu'elle
allât visiter ses domaines du duché d'Orléans. Qu'une si noble dame
ait commis un si grand crime, c'est un fait dont on n'a jamais eu de
preuve, et personne n'a le droit de l'en accuser. Pour moi, je suis
loin de partager l'opinion vulgaire au sujet des sortiléges, opinion
répandue par les sots, les nécromanciens et les gens superstitieux;
les médecins et les théologiens s'accordent à dire que les maléfices
n'ont aucune puissance, et que la maladie du roi provenait des excès
de sa jeunesse.

Cependant toute la France compatissait aux cruelles souffrances du
roi. Le clergé, voyant que les remèdes humains n'apportaient aucun
soulagement à ce mal, et que le roi était toujours dans le même état,
résolut d'implorer l'assistance divine. Suivi d'un pieux concours
d'hommes et de femmes, il porta processionnellement d'église en église
les corps et les reliques des saints. En outre, les vénérables
religieux de Saint-Denis renouvelèrent, par ordre des oncles du roi,
une cérémonie qui n'avait pas eu lieu depuis l'an du Seigneur mil
deux cent trente-neuf. Le premier dimanche du mois de janvier, ils
allèrent en procession solennelle jusqu'à la Sainte-Chapelle du
Palais. Je crois devoir transmettre à la postérité le récit de cette
cérémonie, dans laquelle on avait cherché à exciter la dévotion et la
piété du peuple. En tête du cortége étaient six religieux, vêtus de
dalmatiques, marchant deux à deux et portant sur leurs épaules les
reliques de saint Louis et de la bienheureuse Vierge Marie, et la main
de l'apôtre saint Thomas, enchâssées dans l'or et les pierreries.
Trois autres les suivaient, couverts de chapes de soie et portant les
insignes de la Passion, la croix, les épines, et un des clous de
Notre-Seigneur. Venait ensuite le vénérable couvent. Près de trois
mille personnes des deux sexes accompagnèrent la procession jusqu'à la
porte de Paris. Pour honorer lesdites reliques, les religieux de
Saint-Magloire et de Saint-Martin, ainsi que les illustres ducs de
Berri, de Bourgogne et de Bourbon, qui avaient longtemps attendu à la
porte, se réunirent au cortége qui occupait les deux côtés de la rue,
et le suivirent jusqu'à la Sainte-Chapelle. Les chants n'avaient point
cessé depuis l'église de Saint-Denis. A l'entrée de la chapelle, on
entonna, en l'honneur du roi saint Louis, l'antienne _Quum esset rex
in accubitu_. Le prieur claustral célébra ensuite une messe solennelle
en l'honneur de ce pieux confesseur de la foi. Après la messe,
messeigneurs les ducs reconduisirent la procession jusqu'à la porte de
la ville, et reçurent la bénédiction des saintes reliques. Les
religieux retournèrent à l'église de l'abbaye, et le même jour les
chanoines de la Sainte-Chapelle et la vénérable Université de Paris y
firent une procession solennelle. La messe de Saint-Denis y fut
célébrée en grande pompe par l'évêque de Senlis, maître Jean de
Dieudonné. Tous ceux qui s'y trouvaient furent reçus dans la chambre
de l'abbé et dans les plus beaux appartements de l'abbaye, où on leur
fit bonne chère. Dans tout le royaume de France, les personnes de tout
sexe, de tout rang, de toute condition, faisaient à l'envi des prières
et des œuvres pieuses pour le rétablissement du roi. Enfin Dieu jeta
du haut du ciel un regard de miséricorde sur la France; il accueillit
les vœux qu'on lui adressait de toutes parts, et rendit la santé au
roi vers le commencement du mois de février.



MARIAGE D'ISABELLE, FILLE DE CHARLES VI, ET PAIX AVEC L'ANGLETERRE.

1396.

   Le roi d'Angleterre Richard II, après avoir lutté avec les
   paysans révoltés, avec les partisans des réformes religieuses et
   politiques demandées par Wiclef et Lollard, avec son oncle le duc
   de Glocester qui lui avait enlevé presque toute l'autorité, avait
   enfin repris le pouvoir; mais pour le conserver il avait besoin
   de la paix avec la France. En 1395 il signa d'abord une trêve de
   quatre ans avec Charles VI, et fit demander en mariage Isabelle,
   fille du roi de France, bien qu'elle ne fût âgée que de sept ans.
   Charles VI accepta la proposition, et le 9 mars 1396 on signa le
   traité de mariage et on convint d'une trêve de vingt-huit ans.

    _Juvénal des Ursins._


En ce temps fut advisé par le roy et ceux de son sang et conseil, et
aussi par les Anglois, qu'il falloit achever ce qui avoit esté
encommencé touchant l'alliance par mariage de madame Isabeau de
France. Et requéroient les Anglois qu'on leur livrast ladite dame. Et
fut advisé qu'il estoit expedient que les roys s'entrevissent en
quelque lieu, et qu'ils parlassent ensemble. Et de faict pour la cause
le roy vint à Boulongne, et de là à Ardres, et le roy d'Angleterre
vint à Calais. Et furent ordonnées certaines tentes, où chacun roy en
la sienne seroit. Et entre les deux tentes devoient les deux roys
parler ensemble, accompagnés chacun de quatre cens chevaliers et
escuyers bien ordonnés et habillés.

Le vingt-septiesme jour d'octobre audit an, le roy issit d'Ardres
accompagné de ses oncles et de plusieurs ducs et comtes ses parens, et
de quatre cens chevaliers et escuyers, bien ordonnés et habillés,
comme en bataille rangée. Et devant le roy estoit le comte de Harcourt
son prochain parent, lequel portoit l'espée du roy. Et quand ils
vinrent à un traict d'arc des tentes, ils descendirent tous à pied,
excepté le roy et ses prochains parens, puis quand ils vinrent aux
cordes qui soustenoient les tentes, le roy et les autres descendirent
à pied. Et se divisa l'armée en deux, deça et dela les tentes. Et leur
fut ordonné qu'ils ne se bougeassent, et se tinssent sans mouvoir. Et
pource que le roy doutoit qu'aucuns de jeune courage ne s'esmeussent,
parquoy il eust pu s'ensuivre aucun inconvenient, il parla à eux bien
doucement et gratieusement, en les exhortant et commandant qu'ils ne
se bougeassent, en monstrant quel deshonneur ce seroit s'ils rompoient
les formes et manieres pourparlées entre luy et son adversaire
d'Angleterre. Et lesdites formes et manieres garderent aussi les
Anglois, sans les enfraindre. Eux estans à la veue l'un de l'autre,
vinrent vers le roy les ducs de Lanclastre et de Clocestre, et autres
comtes et seigneurs d'Angleterre. Lesquels bien humblement
s'agenouillerent, disans qu'ils venoient vers luy, pour sçavoir en
quelle forme, habits, et ordonnance ils se devoient assembler. Et pour
ceste mesme cause, estoient allés vers le roy d'Angleterre nos
seigneurs les ducs de Berry et de Bourgongne. Le roi receut lesdits
princes d'Angleterre honorablement. Et la response ouye, le roy leur
donna à chacun un bel anneau. Lesquels les receurent, en remerciant le
roy très-humblement, et s'en retournerent devers leur maistre. Et
voulut le roy, avant le partement desdits princes, boire avec eux, et
prirent vin et espices. Et pareillement fit le roy d'Angleterre à nos
seigneurs. Et quant à la requeste qu'on faisoit, de sçavoir quels
habillemens et les manieres qu'ils feroient l'un à l'autre, le roy
d'Angleterre respondit, que les convenances ou pactions de paix et
amitié ne consistoient ou gisoient pas en superfluité de robbes et
vestures, mais en cordial amour et affection. Laquelle chose fut fort
notée, car par ce il monstroit la grande affection qu'il avoit au bien
de la paix.

Or il est vray qu'entre la distance des tentes, et comme au milieu du
chemin, y avoit un grand pal ou pieu fiché en terre, et à ce pal là se
devoient assembler les deux roys. Et environ trois heures après midy
se mirent en chemin à pied. Car la distance n'estoit pas longue. Le
roy vint en un simple habit jusques aux genouils, fourré de martres,
son chapperon à une longue cornette entour sa teste, troussée en forme
de chappeau, et estoit accompagné de ses oncles. Et d'autre part le
roy d'Angleterre sortit hors de sa tente, vestu d'une robbe longue
jusques aux talons; et devant luy avoit messire Jean de Hollande, qui
portoit son espée, et le comte Mareschal, qui portoit un baston royal
doré. Et tantost que les deux roys se virent l'un l'autre, tous leurs
gens se mirent d'un costé et d'autre à genoux, jusques à ce qu'ils
fussent venus audit pal. Et quand ils y furent, ils se baiserent et
saluerent l'un l'autre, en bonne amour, paix et dilection, et lors on
demanda les espices et le vin. Et servirent les ducs de Berry et de
Bourgongne, et les ducs de Lanclastre et de Clocestre. Et estoit
grande noblesse et pitié de voir ladite assemblée, et de joye
pleuroient ceux qui les voyoient. Et en signe d'amour et de dilection
donna le roy au roy d'Angleterre une très-belle couppe d'or, garnie de
pierres pretieuses, et une aiguiere. Et aussi le roy d'Angleterre luy
donna un très-beau vaisseau à boire cervoise, avec un vaisseau aussi à
mettre eau, garnis de pierres pretieuses, lesquels dons ils receurent
benignement, en se remerciant l'un l'autre. Et à la requeste, au moins
par la persuasion des princes et seigneurs presens, ils jurerent et
promirent l'un à l'autre, que si Dieu leur donnoit grace de venir à
bonne et finale paix, qu'ils fonderoient et feroient faire à communs
frais et despens, pour memoire de leur vision mutuelle faite audit
lieu, une chappelle.

Quand les roys virent que leurs gens, tant d'un costé que d'autre
gardoient si bien et fermement ce qui leur avoit esté commandé, en
monstrans le desir, l'affection et joye qu'ils avoient que bonne paix
fust entre les deux roys, leurs royaumes et peuples, lors le roy
d'Angleterre, et lesdits ducs et seigneurs de son sang, vinrent en la
tente du roy de France, laquelle estoit bien parée et ornée de beaux
draps d'or riches, en laquelle y avoit deux chaires bien richement
habillées. Et fut offerte par plusieurs et diverses fois au roy
d'Angleterre, la chaire dextre. Ce qu'il ne voulut accepter, et tant
plus luy offroit-on, tant plus la refusoit. Et finalement se assit à
senestre, et le roy en la dextre. Et ne demeura en ladite tente que
lesdits roys, les ducs de Berry, de Bourgongne, de Bourbon, de
Lanclastre et de Clocestre, et les comtes Roland et Mareschal. Et là
ouvrirent et traiterent les matieres pourquoy ils estoient assemblés,
tendans à bonne amour, à fin de paix et alliance par mariage. Ce qui
fut fait entre eux fut secret, car il n'y avoit que les roys et
princes dessus dits, lesquels aucunement rien ne revelerent, sinon du
mariage d'Angleterre et de la fille du roy. Car dès lors le roy
appeloit le roy d'Angleterre son fils, et l'autre l'appeloit son père.
Et après que leur conseil fut finy, prirent vin et espices, et furent
servis en la forme dessus dite. Et au partir le roy donna à son fils
une nef d'or, de grand poids, garnie de pierres qui estoient de grand
prix, laquelle il prit en le remerciant. Et s'en allerent eux deux
jusques à l'autre tente d'Angleterre, parlans ensemble, et eux
esbatans. Et eux à la tente venus, le roy d'Angleterre donna à son
père un beau fermail garni de pierres pretieuses, et s'en revinrent
ensemble jusques au pal. Et là venus ils s'entr'accollerent et
baiserent, et s'en retourna chacun en sa tente, en se recommandant à
Dieu l'un l'autre. Et s'en retourna le roy à Ardres, et laissa à la
garde de sa tente les comtes de Sainct-Paul et de Sancerre, le
seigneur d'Albret, messire Jean de Bueil, maistre des arbalestriers de
France, et messire Jean de Trie. Et pareillement firent les Anglois,
et mirent des princes et seigneurs du pays en la leur.

Le samedy au matin, environ neuf ou dix heures avant midy, comparurent
en leurs estats et habits, comme ils estoient en la journée de devant,
excepté que le roy d'Angleterre avoit un chapperon mis sur sa teste,
et vinrent lesdits deux roys jusques au pal, et se baillerent la main
l'un à l'autre, en se saluant en tout amour et dilection, et les
cérémonies gardées de chacune part, et comme dessus. Puis le roy de
France prit le roy d'Angleterre par la main, et le mena en sa tente,
accompagnés chacun de douze de leurs parens et conseillers. Et tantost
survint un terrible temps de pluye, gresle et vent, par telle maniere
que ceux qui estoient hors des tentes furent contraints d'eux bouter
dedans. Et furent lesdits roys, et leurs parens et conseillers, bien
quatre bonnes heures ensemble. Et quand le conseil fut finy, aucuns
s'enquirent secrettement de ce qui avoit esté conclu. Et fut respondu
qu'on fist bonne chere, et que les roys, en parole de roys, avoient
sur les saincts Evangiles touchés, juré que doresnavant ils seroient
bons et loyaux amis ensemble, et que comme pere et fils
s'entr'aimeroient, et aideroient l'un à l'autre envers tous et contre
tous. Et firent alliances perpetuelles pour eux et leurs successeurs,
de pays à pays et de peuple à peuple, tant réelles que personnelles.
Et les assistans, tant d'une partie que d'autre, commencerent à faire
grande joye et grande chère, et touchoient l'un à l'autre, en rendant
graces à Dieu dudit traité. Et fit-on venir vin et espices, et burent
tous ensemble. Et lors le roy à grande joye et liesse donna au roy
d'Angleterre, son gendre, quatre paires d'ornemens d'église, semés de
perles à or battu (esquels estoient signés la representation de la
benoiste Trinité et du mont Olivet, et les images de sainct Michel et
de sainct Georges) et deux gros pots d'or, ornés de pierres
pretieuses, vallans de seize à vingt mille escus, dont il remercia le
roy, et s'en revinrent au pal, en disant adieu l'un à l'autre. Et
depuis revint le roy d'Angleterre, lequel joyeusement et de bon cœur
donna au roy un beau collier d'or, riche et bien garni de pierres
pretieuses; puis s'en retournerent, et estoit ja tard, près de soleil
couchant, et envoya le roy avec son gendre pour le conduire jusques à
Guines, les ducs de Berry et de Bourgongne, et souperent avec luy. Et
pareillement les ducs de Lanclastre et de Clocestre convoyerent le roy
jusques à Ardres, et avec luy souperent, et tous firent joyeuse chère,
et y furent jusques à neuf heures au soir. Et après se partirent
desdits lieux lesdits ducs de Berry et de Bourgongne, comme aussi
lesdits ducs de Lanclastre et de Clocestre, pour revenir chacun devers
son roy. Mais ce ne fut pas sans empeschement; car en icelle heure que
lesdits princes se partoient pour eux en retourner, survint une pluye
si grosse et si terrible, qu'il sembloit que Dieu voulust faire un
nouveau deluge. Et qui plus est, un vent si horrible et vehement, que
tous les luminaires furent esteints, et ne pouvoit-on cognoistre, ny
s'appercevoir l'un l'autre. Et comme les bestes sauvages vont parmy
montagnes et bois, ainsi alloient lesdits seigneurs, et n'y sceurent
trouver remede, sinon recourir à Dieu. Ce qu'ils firent bien et
devotement, parquoy ils vinrent à port de salut. Et pour la grande
violence du vent, y eut des tentes du roy cent et quatre cordes
rompues, et du roy d'Angleterre quatre seulement, dont la cause fut
qu'elles estoient en bas lieu. Et furent les draps tant de soye que de
laine rompus et déchirés, dont il y avoit foison de moult beaux.
Plusieurs gens disoient qu'en icelle paix faisant y avoit trahison, ou
qu'elle y adviendroit. Mais ceux qui sceurent et cognurent le vray
amour, dont procedoient les parties, conclurent et crurent fermement
que le diable d'enfer, adversaire de paix, fit lesdites tempestes,
comme desplaisant de ce qu'il n'avoit pu empescher le bien de la paix.
Ce fut grande chose, comme les parens, gens et serviteurs garderent
sans enfraindre les ordonnances qui leur avoient esté enjointes. La
premiere chose qui fut dite estoit que chacun roy auroit quatre cens
chevaliers et escuyers, lesquels ne seroient point armés, et
n'auroient que chacun son espée, ou autre cousteau, et que autre
harnois ils n'auroient soubs ombre d'achapt, ne autrement. En outre
que soubs peine de la hard nul n'approchast les tentes des roys. Avec
ce fut defendu que, au partement des roys, c'est à sçavoir du roy de
France de Saint-Omer et du roy d'Angleterre de Calais, nul ne les
suivist soubs pareille peine, sinon ceux qui estoient députés et
ordonnés, et furent comptés et nommés ceux qui devoient suivre.
Toutesfois il estoit permis aux marchands menans vivres, merceries et
autres choses, d'aller exercer leur faict de marchandise à Ardres, ou
à Guines, sans eux bouger de là. Et fut en outre ordonné, que nulles
riotes, clameurs, débats, noises, discords, ou paroles injurieuses, ne
se meussent entre les gens, ny d'un costé, ny d'autre; et qu'on ne
jouast à jetter la pierre, lucter, tirer de l'arc, ne à quelque autre
jeu, dont pût venir murmure, impatience ou débat; et que durant le
temps que les roys parleroient ensemble, on ne sonnast, ne fit sonner
trompettes, ne autres instruments de musique, et que chacun obeïroit
sommairement et de plain à tout ce qui seroit ordonné. Toutes
lesquelles choses furent gardées grandement et notablement, tant d'un
costé que d'autre, sans les enfraindre.

Le lendemain au matin que lesdites tempestes estoient survenues,
lesdits roys et leurs parens voulans proceder à la consommation et
perfection des choses pour lesquelles ils estoient assemblés, vinrent
en leurs tentes, et chacun d'eux se départit pour venir au pal. Et en
venant arriva madame Isabeau de France, accompagnée du duc d'Orléans
son oncle et de barons, chevaliers et escuyers, dames et demoiselles,
et avoient belles et grandes hacquenées, lictieres, chevaux et
chariots bien garnis. Et quant à ladite dame, elle estoit moult
richement habillée, de chappeau d'or, colliers et anneaux de grand
prix. Quand elle fut assez près desdits roys, elle fut descendue de
dessus sa hacquenée et prise par les ducs d'Orleans, de Berry et de
Bourgongne. Et aussi-tost qu'elle fut descendue, vinrent en grand
appareil les duchesses de Lanclastre et de Clocestre, accompagnées de
foison de dames et damoiselles bien ornées et appareillées, lesquelles
firent la reverence en la manière accoustumée. Et n'avoit onques eté
vu de mémoire d'homme chose si haute, ny si notable, ne dames et
damoiselles si richement habillées. Et la presenterent lesdits ducs,
accompagnés desdites duchesses, au roy d'Angleterre. Et en allant vers
luy s'agenouilla deux fois. Lors le roy d'Angleterre se leva de sa
chaire, et la vint embrasser et baiser. Alors le roy lui dit: «Mon
fils, c'est ma fille que je vous avois promise. Je la vous livre et
delaisse, en vous priant que la veuilliez tenir comme vostre espouse
et femme.» Lequel ainsi le promit. Et lors les pere, mary et oncles la
baiserent, et la delaisserent ès mains desdites duchesses, qui la
menerent à Calais. Et peut-on penser que ce n'estoit pas que plusieurs
ne pleurassent à grosses larmes, et specialement ladite dame, en
faisant grands sanglots et merveilleux. Le roy d'Angleterre pria son
pere qu'il disnast avec luy, ce qu'il fit volontiers. Si luy fit tout
le plus d'honneur qu'il put, tellement qu'il le fit seoir à la dextre,
et n'y avoit que eux deux à table, et le fit servir par les ducs de
Lanclastre et de Clocestre. Et après disner prirent vin et espices. Et
servit le duc d'Orleans le roy son frere, et le duc de Lanclastre le
roy d'Angleterre. Puis donna le roy à son fils un drageoir, garny de
pierres pretieuses, avec un très-riche fermillet. Et le roy
d'Angleterre donna à son pere un autre fermillet, qui avoit esté au
feu roy Jean, et estoit le plus riche de tous les dons qui avoient
esté faits. Et ce fait, les roys monterent à cheval, et vinrent
jusques au pal, pour prendre congé l'un de l'autre, et dirent adieu,
en eux baisans de bon et loyal amour. Et donna le roy à son fils au
partir un beau et riche diamant et un saphir. Et son fils luy donna
deux beaux coursiers bien ornés et parés. Puis se départirent, et s'en
revint le roy à Paris et son fils à Calais.



BATAILLE DE NICOPOLIS.

28 septembre 1396.

   Les Turks Ottomans, sous la conduite de Bajazet, avaient envahi
   l'Europe, conquis la plus grande partie de l'empire grec, et
   menaçaient la Hongrie. Bajazet se vantait de mener bientôt son
   cheval manger l'avoine sur l'autel de Saint-Pierre à Rome. Le roi
   de Hongrie, Sigismond, demanda du secours à la France, et la
   noblesse répondit avec empressement à son appel. Plus de mille
   chevaliers partirent sous le commandement de Jean, comte de
   Nevers et fils du duc de Bourgogne, du comte d'Eu, connétable de
   France, et du maréchal de Boucicaut. Arrivés en Bulgarie, les
   Français assiégèrent et prirent plusieurs villes, entre autres
   celle de Rachova, dont ils égorgèrent la garnison turque, qui
   s'était rendue sous condition de la vie sauve. Réunis aux
   Hongrois, ils allèrent assiéger Nicopolis; Bajazet accourut au
   secours de la place; les chevaliers français voulurent, malgré
   l'avis du roi de Hongrie et de l'amiral Jean de Venne, attaquer
   les masses qui composaient l'armée turque, sans prendre aucune
   précaution, et refusèrent même l'aide des troupes Hongroises;
   après un premier succès, les chevaliers furent vaincus, pris ou
   tués.

    _Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet.


Le grand-duc de Hongrie, que le roi Sigismond avait envoyé avec cinq
mille hommes armés de pied en cap pour reconnaître la position de
l'ennemi, revint annoncer que les Turcs n'étaient qu'à six milles de
distance, et que bien volontiers il les eût attaqués, dans l'espoir de
les surprendre et de les vaincre, avec l'aide de Dieu, s'il n'eût
craint d'offenser sa royale majesté et de porter atteinte à l'honneur
des Français. Le lendemain, avant le lever du soleil, le roi de
Hongrie se rendit seul à toute bride dans le camp des Français, les
informa de cette nouvelle, et les supplia encore une fois de placer à
l'avant-garde les quarante mille hommes d'infanterie qu'il avait
amenés avec lui. Les plus sages appuyaient cette proposition. Mais le
connétable et le maréchal repoussèrent leur avis avec plus
d'acharnement, et s'emportèrent jusqu'à leur dire d'un ton insultant:
«Puisque de vaillants hommes que vous étiez, vous êtes devenus
temporiseurs, laissez aux plus jeunes le soin de combattre. Vos
paroles sentent la peur et la lâcheté.» Le roi, déplorant cette
obstination, se retira pour ranger son armée en bataille. Il
pressentait bien que cette entreprise n'aurait qu'une mauvaise fin.

Après le départ du roi, vers la troisième heure du jour, les
chevaliers et les écuyers prirent les armes. Afin de pouvoir marcher
plus facilement à pied, ils coupèrent les longues et énormes pointes
de leurs chaussures. Ce fut ainsi que cessa cette mode ridicule et
extravagante, qui avait jusqu'alors régné parmi la noblesse. Déjà
l'ennemi n'était plus qu'à peu de distance. On cria aux armes dans
tout le camp. Les plus âgés et les plus expérimentés vinrent se ranger
autour du comte de Nevers. L'illustre amiral de France, messire Jean
de Vienne, chevalier bourguignon, éprouvé par de longs services,
également remarquable par son courage et par sa prudence, et encore
plein de vigueur malgré son âge avancé, saisit l'étendard de la Vierge
Marie, qu'il s'était chargé de porter ce jour-là, et s'exprima ainsi:

«Illustres chevaliers, nous voici engagés dans un combat que nous
avons désapprouvé; non pas, vous le savez, que nous ayons cédé à un
sentiment de crainte, mais parce que nous voulions, en déférant à de
sages avis, assurer le succès de notre entreprise. Nous avons dédaigné
d'accepter l'assistance des Hongrois. Aussi soyez bien persuadés
maintenant qu'ils ne nous aideront point, et qu'ils fuiront au premier
échec. Résignons-nous donc à courir seuls les chances de la bataille,
et mettons tout notre espoir dans celui qui n'a jamais trompé ceux qui
espèrent en lui pour obtenir la victoire. Puisse-t-il nous l'accorder,
pour l'honneur de la foi chrétienne!»

Au même instant, il donna le signal de l'attaque. L'ennemi attendait
les chrétiens de pied ferme et en ordre de bataille. Je me suis enquis
et informé avec soin du nombre des Turcs, et j'ai appris de la bouche
de personnes dignes de foi que leur avant-garde, composée des gens de
pied, s'élevait à plus de vingt-quatre mille hommes, et qu'elle était
appuyée par trente mille cavaliers. Bajazet, qui venait ensuite avec
une réserve de quarante mille hommes, n'était pas en vue des
chrétiens; il s'était arrêté derrière une éminence, dans une plaine
voisine, et avait résolu d'y attendre les premiers résultats de la
bataille. Les soldats de son avant-garde avaient pris d'habiles
dispositions pour se défendre. Afin de rendre l'accès de leur camp
plus difficile, ils avaient planté en terre devant eux des pieux
très-aigus, dont les pointes étaient dirigées contre nos troupes et
leur firent beaucoup de mal. Les nôtres donnèrent le signal du combat
en poussant des cris terribles, et firent pleuvoir sur l'ennemi une
grêle de traits; ils s'avancèrent ensuite pour l'attaquer de plus près
à coups de lance; mais ils furent arrêtés par les pieux, dont les
pointes faisaient cabrer leurs chevaux, et ils restèrent ainsi exposés
aux coups des Turcs. Ils parvinrent enfin à couper et à arracher ces
pieux, et purent engager un combat en règle. Alors la lutte
recommença avec plus d'acharnement. Les Français, rivalisant de
courage, frappaient vigoureusement l'ennemi à coups de hache et
d'épée. Les Turcs ripostaient vaillamment; leurs rangs étaient si
étroitement serrés, qu'ils demeurèrent quelque temps impénétrables.
Enfin la victoire, jusqu'alors incertaine, se décida en faveur des
chrétiens. L'épouvante s'empara des Turcs, abattit leur courage et
leur fit perdre l'espoir d'une plus longue résistance. Les vainqueurs
s'ouvrirent alors, l'épée à la main, un libre passage à travers les
ennemis, les culbutèrent et en firent un horrible carnage. Dix mille
infidèles périrent dans cette journée. C'étaient autant de malheureux
condamnés aux flammes de l'enfer.

Après cet affreux massacre, les chrétiens se rallièrent pour attaquer
la cavalerie, qui formait la seconde ligne, et qui n'était qu'à une
portée de trait. Ils voulaient reconnaître la force de ce corps
d'armée et délibérer sur ce qu'ils avaient à faire, parce qu'ils
croyaient que Bajazet en avait pris le commandement et qu'ils ne
désiraient que plus ardemment d'en venir aux mains. Songeant à
l'infériorité de leur nombre, et à l'impossibilité où ils se
trouvaient de reculer sans être poursuivis par les Turcs, et craignant
d'être enveloppés, si leur ligne de bataille n'offrait pas un
développement égal à celle des ennemis, voici l'expédient auquel ils
eurent recours. Ils résolurent d'engager l'action, sans se mettre en
bataille et sans s'avancer lentement, mais en pénétrant l'épée à la
main au milieu des ennemis, par une attaque subite et impétueuse, et
de ne s'arrêter que quand ils seraient arrivés aux derniers rangs,
qu'ils les auraient mis en déroute, et qu'ils auraient ainsi jeté le
désordre dans toute l'armée. Ce plan, quelque dangereux et quelque
hardi qu'il fût, obtint une approbation unanime. Recueillant donc
toutes leurs forces, et se rappelant que la valeur aime à braver les
obstacles, ils s'élancèrent avec la rapidité de la foudre, et du
premier choc ils tuèrent ou blessèrent tous les Turcs qu'ils
rencontrèrent. Ils se frayèrent ainsi un passage à travers les
ennemis, non sans éprouver une vive résistance. Profitant de leur
avantage, ils portèrent à droite et à gauche des coups terribles, et
versèrent des flots de sang. Après avoir tué cinq mille ennemis et
enfoncé leurs lignes, comme ils se l'étaient proposé, ils attaquèrent
à coups de poignard les soldats des derniers rangs. Ceux-ci, étonnés
d'une si étrange façon de combattre, cherchèrent leur salut dans la
fuite, et se retirèrent en toute hâte vers Bajazet.

Ceux qui savent les détails de cette journée assurent que Bajazet,
découragé par cet échec, n'aurait pas attendu les chrétiens, si leur
imprudente audace n'eût relevé son espoir. En effet, malgré la sueur
qui les inondait après un si rude combat, malgré la fatigue produite
par l'excès de la chaleur et par le poids de leurs armes qui avaient
presque épuisé leurs forces, ils voulurent compléter leur victoire, et
se mirent à la poursuite des fuyards, en dépit des recommandations de
leurs capitaines. Les uns leur conseillaient de rendre grâce à Dieu du
succès qu'il leur avait accordé, et de songer à leur sûreté, au lieu
de tenter l'impossible. Les autres leur criaient: «Mes amis, respirez
un peu et reprenez haleine!»--«Braves compagnons, leur disaient
d'autres, la témérité est mauvaise conseillère; il vous reste encore
bien du chemin à faire pour atteindre l'ennemi. Défiez-vous des
embûches qu'on peut vous tendre à l'improviste, et ne vous perdez
point par trop de hardiesse.» Les vainqueurs, présumant trop de leurs
forces, n'écoutèrent pas ces sages avis; ils pensaient avoir enchaîné
la fortune inconstante, et n'avoir rien à craindre de ses
vicissitudes. Mais tout à coup elle les entraîna vers l'abîme, et leur
fit cruellement expier leur aveugle témérité.

Dieu réservait aux chrétiens une journée cruelle, une journée fatale,
comme le prouva la malheureuse issue de la bataille. Lorsqu'ils furent
arrivés au sommet de la colline, et qu'ils eurent aperçu au-dessous
d'eux, dans la plaine, Bajazet avec ses troupes, ils commencèrent à se
repentir de leur imprudence, et leurs cœurs furent saisis
d'épouvante. C'était sans doute un effet de la vengeance du ciel, dont
ils avaient provoqué le courroux par leurs crimes sans nombre; car
l'impiété traîne toujours à sa suite le remords, et, suivant la parole
du sage, _l'impie s'enfuit, même sans qu'on le poursuive_. Les
Français, qui jusqu'alors s'étaient avancés comme des lions, devinrent
plus craintifs que des lièvres; leurs capitaines ne purent pas même
leur persuader de tirer l'épée et de se mettre en ordre de bataille,
ni les obliger à faire mine de vouloir se défendre. Dans leur
désespoir, ils maudirent, mais trop tard, les conseils des plus
jeunes, les vouèrent à la damnation éternelle, et accablèrent leur
mémoire d'imprécations. Plusieurs d'entre eux s'enfuirent en toute
hâte par la montagne pour rejoindre les vaisseaux. A cette vue, les
Hongrois, comme on l'avait prédit, abandonnèrent leur roi et prirent
la fuite. Ainsi la gloire éclatante des chrétiens se dissipa comme une
vaine fumée. Leur valeur, jusqu'alors si terrible, s'évanouit tout à
coup et devint la risée des infidèles et des mécréants, dont ils
étaient auparavant la terreur.

Grand Dieu, _tes jugements sont un abîme_, suivant les paroles du
prophète. Tu es le seul, ô Seigneur, qui peux tout, et il n'est
personne qui puisse résister à ta volonté. Tu as appesanti ta main sur
ton peuple, en prenant Bajazet pour instrument de ta vengeance, et tu
lui as permis d'exterminer les chrétiens. Puisse ce châtiment tourner
à leur gloire éternelle! Je sais que tu peux seul donner une issue
favorable aux entreprises commencées sous de fâcheux auspices.

La frayeur des chrétiens doubla, comme il arrive ordinairement, le
courage de l'ennemi. Bajazet, enhardi par leur lâcheté, fit avancer
contre eux pour les envelopper, au son des trompettes et au bruit des
tambours, ses gens de pied et sa cavalerie légère, leur recommandant
d'effrayer leurs adversaires par des cris horribles, et de les tuer
tous sans pitié ou de les faire prisonniers. C'est avec un serrement
de cœur qu'on reporte sa pensée vers l'issue de cet engagement. Notre
siècle n'a point vu de désastre plus déplorable, et la postérité ne
pourra retenir ses larmes au souvenir des souffrances diverses
qu'éprouvèrent les vaincus. Plus de trois cents d'entre eux, qui se
précipitèrent, la tête couverte, à travers les rochers et les
escarpements de la montagne voisine, pour arriver les premiers aux
vaisseaux, périrent en se brisant les membres ou la tête; quelques-uns
seulement échappèrent à la mort, mais ils furent grièvement blessés.
D'autres arrivèrent par la plaine sur les bords du Danube; mais la
foule de ces fuyards était si grande, que les bateaux où ils
s'embarquèrent disparurent sous les eaux du fleuve. Ceux qui
cherchèrent à se sauver par terre, trouvèrent sur leur passage
l'ennemi qui les égorgea sans pitié, et tombèrent ainsi de Charybde en
Scylla. Ceux à qui le ciel permit de se soustraire aux mains
sacriléges des Turcs, perdirent leur bagage et tout leur avoir, et
errèrent dans les bois et dans des chemins inaccessibles, réduits au
plus grand dénûment et à la plus affreuse misère, et cachant leur
nudité avec du foin et delà paille. Un très-petit nombre d'entre eux
put regagner le sol natal; la plupart moururent en route de faim et de
froid.

Quant à ceux qui avaient été enveloppés par les Turcs, et qui
couraient çà et là dans la plaine comme des troupeaux errants, ils
eurent à subir d'autres souffrances. Les ennemis, altérés de leur
sang, fondirent sur eux avec fureur comme des bêtes féroces, et en
tuèrent tout d'abord mille, qui aimèrent mieux vendre chèrement leur
vie que de se rendre. Parmi eux on remarqua surtout l'amiral de
France, le plus bel ornement de la chevalerie. Ne pouvant rallier les
fuyards ni par ses menaces ni par ses cris, et se voyant seul avec dix
de ses compagnons, il eut d'abord la pensée de suivre les autres. Mais
revenant bientôt à lui-même, il ne voulut pas ternir l'éclat de sa
réputation par une si honteuse lâcheté: «Mes braves compagnons,
dit-il, ne partageons point l'infamie de cette noblesse dégénérée;
mais recommandons-nous dévotement, et avec un cœur humilié et
contrit, à Dieu et à la glorieuse Vierge Marie sa mère, et tentons en
leur honneur les hasards de la fortune.» Au même instant il fondit
courageusement sur les infidèles; mais il fut bientôt entouré et
enveloppé par leurs nombreux escadrons. Alors, comme un lion furieux,
il répandit la mort autour de lui. Suivant le récit de ceux qui le
voyaient de loin et regrettaient de ne pouvoir le seconder, six fois
il releva vaillamment l'étendard de la Vierge Marie abattu par
l'ennemi; mais il succomba enfin avec ses compagnons sous les coups
des infidèles, et rendit son âme au Créateur.

Les Turcs, en poursuivant ainsi avec acharnement les chrétiens épars
et dispersés, parvinrent jusqu'au comte de Nevers. Ils le trouvèrent
entouré, d'un petit nombre de gens d'armes, qui, prosternés et dans
l'attitude de la soumission, supplièrent instamment qu'on épargnât sa
vie. Les Turcs, dont la fureur commençait à se lasser, leur
accordèrent cette grâce. A l'exemple du comte, les autres chrétiens se
résignèrent, comme de vils esclaves, à une honteuse servitude; ils ne
craignirent pas de s'exposer à un éternel déshonneur, pour sauver leur
misérable vie, et se mirent à la discrétion des vainqueurs. O
aveuglement et imprévoyance des faibles humains! ils ignoraient que le
lendemain devait être leur dernier jour!

Les Turcs, chargés des dépouilles de tous ces prisonniers et traînant
à leur suite chevaux, esclaves, bagages, tentes, en un mot toute sorte
de butin, retournèrent triomphants auprès de Bajazet, qui, les yeux
levés au ciel, rendit grâce à Dieu d'un succès si éclatant. Un conseil
militaire s'assembla pour délibérer sur le sort des prisonniers.
Quelques-uns proposèrent de les réduire en esclavage ou de leur faire
payer une rançon. Mais Bajazet s'y refusa: «Il n'est pas juste,
dit-il, de garder la foi du serment envers ces infracteurs des lois et
des traités, qui ont foulé aux pieds leur propre loi, et qui, au
mépris des conventions faites avec les nôtres après la prise de
Rachova, ont égorgé sans pitié des malheureux auxquels ils avaient
promis la vie sauve. Je pense que pour tirer une juste vengeance de
tant de crimes, il faut passer tous nos prisonniers au fil de l'épée.»
Il n'excepta de cet arrêt général que le comte de Nevers, en
considération de sa haute naissance; mais ce fut pour mieux humilier
le comte et pour insulter publiquement la foi chrétienne. Dès le
lendemain, Bajazet le fit placer sur une éminence dans le plus piteux
équipage, et se tenant en face de lui, il enjoignit sous peine de mort
à tous les prisonniers, par la voix du héraut, de passer l'un après
l'autre, comme des condamnés, dans l'espace qui se trouvait entre lui
et le comte.

Ainsi, nos illustres chevaliers furent donnés en spectacle aux nations
et exposés aux insultes de leurs ennemis. Malgré l'éclat de leur
naissance, ils furent, ô doux Jésus, livrés aux outrages des
Sarrasins, en punition de nos péchés. Comment retenir nos larmes en
présence d'un pareil malheur? Quel cœur serait assez dur, quelle âme
assez cruelle, pour ne point s'attendrir en voyant ces nobles et
vaillants hommes, qu'on traînait au supplice comme des victimes,
s'adresser un dernier adieu en Jésus-Christ? Ce qui contribua encore à
augmenter la douleur, ce fut la constance avec laquelle ils
présentèrent leurs têtes aux glaives des bourreaux qui les
environnaient. En rendant le dernier soupir, ils ne faisaient entendre
que ces mots: _Seigneur, ayez pitié de moi_. Cette sainte mort fut
sans doute un effet de la grâce de Dieu, qui laisse souvent châtier
ses enfants afin de les admettre ensuite dans son sein. Aussi
espérons-nous qu'en mourant ainsi dans la confession de leur foi, ils
ont expié par leur sang tous les péchés que la fragilité humaine ou
que leurs mauvaises passions leur avaient fait commettre envers Dieu.

Trois mille périrent ainsi par divers supplices. C'était un hideux
spectacle de voir ces monceaux de cadavres, ces membres épars, et tous
ces flots de sang qui inondaient la terre. Les bourreaux, souillés de
sang depuis les pieds jusqu'à la tête, faisaient horreur à Bajazet
lui-même, ce cruel tyran, et aux gens de sa suite, dont les
remontrances mirent fin au massacre. «Nous nous sommes assez vengés,
dit Bajazet; que les bourreaux cessent de frapper, et rendons les
derniers devoirs à ceux de nos soldats qui ont péri sous les coups de
ces fanatiques chrétiens.» Plus de trente mille Turcs furent trouvés
sur le champ de bataille. Bajazet fit creuser des fosses profondes
pour y déposer leurs corps, et ordonna qu'on les couvrit de terre.
Quant aux chrétiens, il voulut, par un sentiment de mépris, que leurs
cadavres restassent exposés sans sépulture aux bêtes féroces et aux
oiseaux de proie.

Je ne crois pas devoir passer sous silence un fait assez étonnant, qui
fut regardé comme un miracle par quelques personnes, et qui leur fit
dire que Dieu, pour l'exaltation de la vraie foi, avait sanctionné le
martyre des chrétiens et accordé à leurs âmes le repos éternel. Leurs
corps conservèrent pendant treize mois toute leur fraîcheur, sans se
corrompre ni s'altérer, et sans que les bêtes féroces ni les chiens
osassent y toucher. Ces animaux, au contraire, venaient sans cesse
visiter les fosses voisines, comme si c'eût été leur repaire, et y
dévoraient les cadavres des Turcs. Je me souviens d'avoir demandé à
plusieurs personnes ce que pensèrent les infidèles d'un miracle si
évident. Un chevalier également recommandable par ses exploits et par
sa naissance, messire Gauthier des Roches, qui pendant tout ce temps
était resté comme esclave auprès de Bajazet, et qui, ayant obtenu de
revenir en France avec un sauf-conduit, avait voulu visiter en passant
les corps des chrétiens, me répondit à ce propos: «Voici ce que je
puis vous affirmer sur la foi que je dois à Dieu et au duc de
Bourgogne. Lorsque j'eus quitté Bajazet pour retourner dans ma patrie,
le gouverneur de Nicopolis, m'ayant donné hors de la ville un repas
somptueux, me conduisit après le dîner, pour insulter les chrétiens, à
ce funeste champ de bataille où les corps de nos frères gisaient sans
sépulture, et me demanda ce que je pensais d'un pareil spectacle. Je
témoignai que j'y voyais un effet de la grâce de Dieu: Tu mens, me
répliqua-t-il; les chrétiens étaient souillés de tant d'impuretés, que
les brutes mêmes dédaignent de se repaître de leur chair.»



PRÉDICATION FAITE EN PRÉSENCE DU ROI ET DE LA REINE SUR LA RÉFORME DES
MOEURS DE LA COUR.

1405.

_Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet.


Comme je me suis fait une loi de retracer dans cette histoire les
actions dignes de blâme aussi bien que celles qui méritent l'éloge, je
crois devoir dire que l'extrême incurie avec laquelle la reine et le
duc d'Orléans gouvernaient les affaires pendant la maladie du roi
excitait de vifs mécontentements dans le royaume. Le peuple ne
craignait point de les accabler publiquement de malédictions, et de
dire qu'ils n'avaient d'autre pensée que de multiplier contre toute
justice les taxes et les exactions, pour s'engraisser de la substance
des pauvres et assouvir leur exécrable et aveugle cupidité. Ils ne
songeaient en effet qu'à s'enrichir au préjudice du royaume,
s'inquiétant peu du chétif état du roi et de son fils aîné,
monseigneur le duc de Guienne. Ils avaient tellement restreint les
dépenses du roi, que ses intendants ne pouvaient dépasser d'un écu
d'or la somme qui leur avait été fixée par écrit. On leur reprochait
encore, entre autres actes de tyrannie, d'insulter à la misère
publique en faisant grande chère aux dépens d'autrui; ils enlevaient
les vivres sans les payer, et quand on en demandait le prix, les
pourvoyeurs de la maison royale regardaient cette réclamation comme un
crime. Indifférents à la défense du royaume, ils mettaient toute leur
vanité dans les richesses, toute leur jouissance dans les délices du
corps. Enfin ils oubliaient tellement les règles et les devoirs de la
royauté, qu'ils étaient devenus un objet de scandale pour la France et
la fable des nations étrangères.

On parlait beaucoup et en termes assez vifs de ces déportements; mais
personne n'osait entreprendre publiquement d'y remédier par des avis
salutaires. Enfin un moine augustin, nommé Jacques Legrand, prit la
résolution de prêcher devant la reine le jour de l'Ascension. Ce hardi
dessein était d'autant plus louable, à mon avis, que, connaissant
l'histoire du passé, ce religieux n'ignorait pas que les femmes, et
surtout les nobles dames, s'irritent facilement des paroles qui leur
déplaisent, et que leur colère est à craindre. Il présenta dans un
tableau animé l'espèce de lutte établie entre les vertus et les vices
des gens de la cour, montrant les exemples qu'il fallait éviter et
ceux qu'il fallait suivre. Il serait contraire à la brièveté dont je
me suis fait une loi, de rapporter ici tout au long le sermon qu'il
prononça. Je me contenterai d'en retracer les points principaux:

«Je voudrais, dit-il, noble reine, ne rien dire qui ne vous fût
agréable; mais votre salut m'est plus cher que vos bonnes grâces: je
dirai donc la vérité, quels que doivent être vos sentiments à mon
égard. La déesse Vénus règne seule à votre cour; l'ivresse et la
débauche lui servent de cortége et font de la nuit le jour au milieu
des danses les plus dissolues. Ces maudites et infernales suivantes
qui assiégent sans cesse votre cour corrompent les mœurs et énervent
les cœurs. Elles efféminent les chevaliers et les écuyers et les
empêchent de partir pour les expéditions guerrières, en leur faisant
craindre d'être défigurés par les blessures.» Passant ensuite au luxe
des vêtements que la reine avait principalement contribué à
introduire, il le censura énergiquement, et ajouta: «Partout, noble
reine, on parle de ces désordres et de beaucoup d'autres, qui
déshonorent votre cour. Si vous ne voulez pas m'en croire, parcourez
la ville sous le déguisement d'une pauvre femme, et vous entendrez ce
que chacun dit.»

Ce langage fut loin de plaire à la reine. Quelques demoiselles de sa
suite témoignèrent au prédicateur leur étonnement de ce qu'il avait
osé dire publiquement tant de mal. «Et moi, leur répondit-il, je suis
bien plus étonné que vous osiez commettre d'aussi méchantes actions et
même de pires, que je révélerai hautement à la reine, quand il lui
plaira de m'entendre.» Un des familiers de la reine, passant en ce
moment auprès de lui, se mit à dire avec humeur: «Si l'on m'en
croyait, on jetterait à l'eau ce misérable.» Le religieux, bravant ses
menaces, lui répondit hardiment: «Oui, sans doute, il ne faudrait
qu'un tyran comme toi pour exécuter un tel crime.» Il eut encore
beaucoup d'autres propos outrageants à essuyer pour avoir eu le
courage de dire la vérité. Quelques courtisans, afin d'attirer sur lui
la colère du roi, allèrent lui raconter que le moine augustin avait
parlé de l'état de la reine dans les termes les plus offensants. Le
roi en témoigna au contraire beaucoup de satisfaction. Il désira même
l'entendre, et voulut qu'il prêchât devant lui dans son oratoire le
saint jour de la Pentecôte.

Ce jour-là donc le religieux prêcha en présence du roi, des ducs de
France et du roi de Navarre. Il prit pour texte: _L'Esprit saint vous
enseignera toute vérité_, et commença par faire un pompeux éloge de la
venue du Saint-Esprit. Puis, passant aux mœurs, il déclara que le
devoir d'un prédicateur était de dire la vérité devant tout le monde,
quelque importune qu'elle pût être à ceux qui l'entendaient. Il
représenta éloquemment comment dans la cour des grands et des chefs de
l'État les préceptes divins étaient foulés aux pieds, la doctrine de
l'Évangile méprisée, la foi, la charité et toutes les autres vertus
théologales et cardinales presque anéanties. S'élevant ensuite avec
force contre les vices de ceux qui étaient à la tête des affaires, il
leur reprocha hautement leur tiédeur pour le bien de l'État et leur
mauvaise administration.

Après avoir entendu toutes ces choses, le roi, soit de son propre
mouvement, soit à l'instigation de ses courtisans, se leva et vint se
placer en face du religieux. Tout autre eût été intimidé par la vue
d'un si grand prince; mais lui n'en montra que plus de résolution. Il
continua son discours, et adressant la parole au roi lui-même, il lui
dit qu'il devait prêter une sérieuse attention à ce qu'il venait
d'entendre, sinon, la faute en retomberait sur ses conseillers, et
l'on pourrait dire qu'ils n'osaient point lui faire connaître la
vérité. Puis, lui rappelant l'exemple de son père: «Il est vrai,
dit-il, qu'il imposa des tailles au peuple pendant son règne; mais du
moins ces contributions servirent à la grandeur de la France. Il
construisit des forteresses, repoussa vigoureusement les ennemis du
royaume, s'empara de leurs places, et amassa des trésors qui l'avaient
rendu au moment de sa mort le plus puissant des rois de l'Occident.
Nous ne voyons rien de pareil aujourd'hui, et pourtant des impôts bien
plus lourds pèsent sur le peuple.» Il ajouta qu'on n'avait retiré
aucun avantage des taxes générales qui avaient été levées deux fois
cette année, qu'on n'avait fait aucune expédition glorieuse pour le
royaume, qu'on ne payait pas même la solde des gens de guerre, que
l'argent de ces tailles avait été détourné au profit de quelques
particuliers, qui ne rougissaient pas d'en faire le plus honteux
usage. «La suprême noblesse de ce temps-ci, continua-t-il, c'est de
fréquenter les bains, de vivre dans la débauche, de porter de riches
habits bien lacés, à belles franges et à longues manches. Cela vous
regarde aussi, monseigneur, et je vous dirai que c'est vous vêtir de
la substance, des larmes et des gémissements du malheureux peuple,
dont les plaintes, nous le proclamons avec douleur, montent sans cesse
vers le souverain roi pour accuser tant d'injustices.» Il signala une
personne, sans la désigner autrement que par le titre de duc, qui
avait, dit-il, montré dans sa jeunesse les plus heureuses
dispositions, mais qui depuis s'était attiré les malédictions du
peuple par ses déréglements, par son insatiable cupidité, et par
l'oppression insupportable que lui et ses pareils faisaient peser sur
tout le royaume. Il termina son discours en disant que si tant de
méfaits duraient encore longtemps, il craignait que Dieu, qui dispose
à son gré de la couronne des rois, ne transportât bientôt le sceptre à
des étrangers ou ne permit que le royaume fût divisé en lui-même, par
l'effet de la mauvaise conduite des princes. Il présenta éloquemment
d'autres considérations en faveur de la réforme des mœurs, et parla
en prédicateur courageux et en apôtre de la vérité. Il s'attira par là
le ressentiment et la haine des méchants; mais les honnêtes gens et
les sages le félicitèrent et le louèrent de toutes les choses qu'il
avait eu le courage de dire. Le roi lui-même applaudit à sa fidélité,
et contre l'attente des gens de la cour, qui ne cherchaient qu'à le
perdre, il le prit sous sa protection et résolut de mettre un terme
aux excès qu'il avait signalés. Mais il ne put accomplir cette
résolution: il éprouva une rechute le 9 juin, et resta malade jusqu'à
la fin de juillet.



ON PRIE LE ROI DE VEILLER A CE QUE LES AFFAIRES DU ROYAUME SOIENT
CONDUITES AVEC PLUS DE PRUDENCE.

_Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet.


Vers le même temps, de nobles seigneurs, qui avaient toujours rempli
fidèlement leurs devoirs envers le roi, lui conseillèrent avec
franchise et le pressèrent instamment de veiller de plus près au
gouvernement du royaume, et de faire en sorte que les affaires
publiques fussent dirigées plus sagement que par le passé. En effet,
la reine et le duc d'Orléans, qui, en vertu des droits qu'ils avaient
comme les plus proches parents du roi, s'arrogeaient l'autorité
suprême toutes les fois que le roi perdait l'usage de la raison,
décidaient beaucoup de choses de leur propre mouvement, sans consulter
les oncles et les cousins du roi ni les autres membres du conseil. En
outre, au dire des gens de la cour, ils semblaient n'user de leur
pouvoir que pour accabler le royaume d'impôts onéreux et pour
s'enrichir aux dépens des habitants, sans s'inquiéter de l'épuisement
du trésor royal, qui ne suffisait plus aux besoins ordinaires du roi
ni aux dépenses journalières de sa maison. Quelques personnes même
osèrent les accuser de négliger ses enfants. Le roi en fut fort
irrité; il voulut savoir la vérité de la bouche même de son fils
aîné, et lui demanda affectueusement depuis combien de temps il était
privé des caresses et des embrassements de la reine sa mère: «Depuis
trois mois,» répondit le dauphin.

Des personnes qui se trouvaient là m'ont assuré que le roi se montra
vivement affecté de tant d'indifférence. Il loua la fidélité de la
demoiselle qui était chargée de la garde de son fils, et qui lui avait
servi de mère pendant tout ce temps, lui fit présent d'une coupe d'or
dans laquelle il venait de boire, et lui dit avec bonté: «Recevez
cette marque de ma reconnaissance, quelque faible qu'elle soit en
comparaison de vos services; continuez de veiller avec le même soin à
l'éducation de mon fils bien aimé, et je vous récompenserai plus
amplement, si Dieu me prête vie et que je puisse mieux qu'aujourd'hui
vous témoigner ma gratitude.» Les gens de sa cour, enhardis par ces
paroles, lui représentèrent que c'était chose indigne de voir le
souverain du plus riche royaume du monde manquer de tout ce qui était
nécessaire à l'éclat de la majesté royale. Le roi, touché de leurs
observations, résolut d'en délibérer dans un conseil des princes du
sang, dont les principaux membres furent les rois de Sicile et de
Navarre et les ducs d'Orléans, de Berri et de Bourbon.



LE DROIT DE PRISE.

1407.

_Le Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet.


Comme les impôts prélevés sur les marchandises du royaume pour l'usage
de la famille royale ne suffisaient pas à son entretien, on y
suppléait en extorquant aux habitants des campagnes les fruits de la
terre qu'ils avaient obtenus par leur travail. La plupart des princes
envoyaient chaque année, à plusieurs reprises, par tout le royaume des
gens de bas étage, instruments de leur inique rapacité, qui mesuraient
toutes les provisions amassées dans les granges et dans les celliers,
et défendaient aux habitants, au nom du roi et sous peine de grosses
amendes, d'en rien détourner, jusqu'à ce qu'ils eussent approvisionné
les maisons de leurs maîtres. C'était un crime, d'opposer à cet ordre
la moindre résistance et de réclamer le prix des objets enlevés. Ceux
qui se présentaient pour cela dans les hôtels des seigneurs en étaient
honteusement chassés, et il arrivait rarement qu'après bien des
peines, des ennuis, des fatigues et des dépenses, ils obtinssent une
faible partie de ce qui leur était dû. Aussi vit-on bientôt beaucoup
de gens qui vivaient dans l'aisance réduits à la mendicité. Dans le
malheur qui les accablait, ils maudissaient les seigneurs. Le roi fut
enfin instruit de ce qui se passait par la rumeur publique. Songeant
avec douleur qu'il ne mangeait pas un morceau de pain qui ne fût
assaisonné de la malédiction des pauvres, il résolut, d'après l'avis
de son conseil, de réprimer ces coupables excès par une salutaire et
juste rigueur. Dès les premiers jours de septembre, il fit publier par
la voix du héraut et à son de trompe, dans toutes les villes du
royaume, qu'on ne pourrait désormais exercer le droit de prise au nom
d'aucun seigneur, quel que fût son rang, ni prendre les biens des
habitants malgré eux, si ce n'est dans une certaine mesure et en
payant comptant. Mais ce qui étonna bien des gens, c'est qu'on ajouta
que l'ordonnance avait été faite à la requête de la reine et du duc
d'Orléans, qui s'étaient le plus signalés par ces extorsions.
Toutefois, ce sage règlement, qui avait déjà été mis en vigueur par
les anciens rois de France, ne fut point maintenu; on ne le laissa
subsister que quatre ans.



ASSASSINAT DU DUC D'ORLÉANS.

23 novembre 1407.

   L'assassinat de Louis duc d'Orléans, frère de Charles VI, par le
   duc de Bourgogne Jean sans Peur, commence la longue guerre des
   Armagnacs et des Bourguignons, qui ne finit qu'en 1435, au traité
   d'Arras, signé entre Charles VII et Philippe le Bon, duc de
   Bourgogne, fils de Jean sans Peur. Pendant la maladie de Charles
   VI, les princes du sang se disputaient sans cesse le pouvoir, qui
   était pour eux une source de revenus. Le duc d'Orléans était
   devenu le maître en 1404, après la mort du duc de Bourgogne,
   Philippe le Hardi, et de concert avec la reine Isabeau, il
   accablait le peuple d'impôts. Le nouveau duc de Bourgogne, Jean
   sans Peur, fils de Philippe le Hardi, homme dur et violent, se
   fit le défenseur et le chef de la bourgeoisie parisienne pour
   lutter contre le duc d'Orléans, et résolut de le tuer afin de le
   remplacer auprès du roi et de gouverner le royaume.


1. _Récit de Monstrelet._

   Comment Louis, duc d'Orléans, seul frère du roi de France Charles
     le Bien Aimé, fut mis à mort piteusement dedans la ville de
     Paris.

En ces propres jours advint en la ville de Paris la plus douloureuse
et piteuse aventure qu'en très long temps par avant fut advenue au
chrétien royaume de France pour la mort d'un seul homme: à l'occasion
de laquelle le roi, tous les princes de son sang, et généralement tout
son royaume, eurent moult à souffrir et furent en très grand division
l'un contre l'autre par très long espace; et tant qu'icelui royaume en
fut moult désolé et appauvri, comme ci-après pourra plus pleinement
être vu par la déclaration qui mise en sera en ce présent livre:
c'est à savoir pour la mort du duc d'Orléans, seul frère germain du
roi de France Charles le Bien Aimé, sixième de ce nom.

Lequel duc, étant en la dessus dite ville de Paris, fut par un
mercredi, jour de Saint-Clément pape, meurtri et mis à mort
piteusement environ sept heures du soir. Et fut cet homicide fait et
perpétré par environ dix-huit hommes, lesquels étoient logés en un
hôtel où étoit lors pour enseigne l'image Notre-Dame, auprès de la
porte Barbette, et là, comme depuis il fut su véritablement, avoient
été par plusieurs jours, sur intention d'accomplir ce qu'ils avoient
entrepris.

Et quand ce vint, en ce même mercredi, comme dit est, envoyèrent un
nommé Thomas de Courteheuse, qui étoit valet de chambre du roi et leur
complice, devers ledit duc d'Orléans, qui étoit allé voir la reine de
France en un hôtel qu'elle avoit acheté n'avoit guère à Montagu, grand
maître d'hôtel du roi; et si est icelui au pied de la dite porte
Barbette. Et là d'un enfant, qui étoit trépassé jeune, gisoit, et
n'avoit point encore accompli les jours de sa purification. Lequel
Thomas venu devers icelui duc, lui dit de par le roi, pour le
décevoir: «Monseigneur, le roi vous mande que sans délai veniez devers
lui, et qu'il a à parler à vous hâtivement, et pour chose qui
grandement touche à lui et à vous.» Lequel duc, ouï le commandement du
roi, icelui voulant accomplir, combien que le roi rien n'en savoit,
tantôt et incontinent monta dessus sa mule, et en sa compagnie deux
écuyers sur un cheval et quatre ou cinq valets de pied devant et
derrière portant torches; et ses gens qui le devoient suivre point ne
se hâtoient; et aussi il y étoit allé à privée mesgnie, nonobstant que
pour ce jour avoit dedans la ville de Paris de sa retenue et à ses
dépens bien six cents, que chevaliers que écuyers.

Et quand il vint assez près d'icelle porte Barbette, les dix-huit
hommes dessus dits, qui étoient armés à couvert, l'attendoient et
s'étoient mis couvertement auprès d'une maison. Si faisoit assez brun
pour cette nuit; et lors incontinent, mus de hardie et outrageuse
volonté, saillirent tous ensemble à l'encontre de lui, et en y eut un
qui s'écria: «A mort! à mort!» et le férit d'une hache tellement qu'il
lui coupa un poing tout jus. Et adonc le dit duc voyant cette cruelle
entreprise ainsi être faite contre lui s'écria assez haut en disant:
«Je suis le duc d'Orléans.» Et aucuns d'iceux en frappant sur lui
répondirent: «C'est ce que nous demandons.»

Entre lesquelles paroles la plus grand partie recouvrèrent, et
prestement, par force et abondance de coups, fut abattu jus de sa
mule, et sa tête tout écartelée par telle manière que la cervelle
chéyt dessus la chaussée. En outre là le retournèrent et renversèrent
et si terriblement le martelèrent, que là présentement fut mort très
piteusement; et avec lui fut tué un jeune écuyer, Allemand de nation,
qui autrefois avoit été son page: et quand il vit son maître abattu,
il se coucha sur lui pour le garantir, mais rien n'y fit: et le cheval
qui devant le duc alloit atout les deux écuyers, quand il sentit iceux
saquemens armés après lui, il commença à ronfler et avancer: et quand
il les eut passés se mit à courre, et fut grand espace que ceux qui
étoient sus ne le purent retenir. Et quand il fut arrêté, ils virent
la dite mule de leur seigneur qui toute seule couroit après eux. Si
cuidèrent qu'il fût chu jus, et pour cela prirent par le frein pour la
ramener au dit duc: mais quand ils vinrent près de ceux qui l'avoient
tué, ils furent menacés, disant, s'il ne s'en alloient, qu'en tel
point seroient mis comme leur maître. Pour quoi iceux, voyant leur
seigneur être ainsi mis à mort, hâtivement s'en allèrent en l'hôtel de
la reine en criant: «Le meurtre!» Et ceux qui avoient occis le dit duc
à haute voix commencèrent à crier: «Le feu!» et avoient leur fait par
telle manière ordonné en leur hôtel, que l'un d'eux, en état que les
autres faisoient l'homicide dessus dit, bouta le feu dedans icelui. Et
puis les uns à cheval, les autres à pied, hâtivement s'en allèrent où
ils purent le mieux, en jetant après eux chaussetrapes de fer, afin
qu'on ne les pût suivre ni aller après eux. Et comme la fame et
renommée fut, aucuns d'iceux allèrent en l'hôtel d'Artois, par
derrière, à leur maître le duc Jean de Bourgogne, qui cette œuvre
leur avoit fait faire et commandée, comme depuis publiquement il
confessa; et ce qu'ils avoient fait lui racontèrent, et après très
hâtivement mirent leurs corps en sauveté.

Et fut le principal conducteur de ce cruel homicide un nommé Raoullet
d'Actonville, de nation Normand, auquel par avant le dit duc d'Orléans
avoit ôté l'office des généraux, duquel le roi l'avoit pourvu à la
requête et prière du duc Philippe de Bourgogne défunt; et pour ce
déplaisir avisa le dit Raoullet manière comment il se pourrait venger
d'icelui duc d'Orléans. Ses autres complices furent Guillaume
Courteheuse et Thomas Courteheuse devant nommés, nés de la comté de
Guines, Jean de La Motte, et plusieurs autres jusqu'au nombre dessus
dit.

En après, environ demi-heure, ceux de la famille du duc d'Orléans,
quand ils ouïrent nouvelles de la mort et occision de leur seigneur
tant piteuse, très fort pleurèrent; et grièvement au cœur courroucés,
tant les nobles comme non nobles, accoururent à lui, et là le
trouvèrent mort sur les carreaux. Auquel lieu y eut grands
lamentations et regrets des chevaliers et écuyers de son hôtel, et
généralement de tous ses serviteurs quand ils virent son corps ainsi
navré, mort et détranché. Et lors, comme dit est, en très grand
tristesse et gémissemens le levèrent, et en l'hôtel du seigneur de
Rieux, maréchal de France, qui près de là étoit, le portèrent: et bref
ensuivant, icelui corps couvert de blanc linceul fut porté en l'église
de Saint-Guillaume assez honorablement. Et étoit icelle église la plus
prochaine du lieu où il avoit été mort. Et tantôt après le roi de
Sicile, lors étant à Paris, et plusieurs autres princes, chevaliers et
écuyers, oyant la nouvelle de si cruelle mort comme du seul frère
germain du roi de France, en telle manière perpétrée à Paris, en
grands pleurs le vinrent voir en la dite église. Si fut le corps mis
en un cercueil de plomb, et le veillèrent les religieux de la dite
église toute nuit en disant vigiles et psautiers; avec lesquels
demeurèrent ceux de sa famille. Et le lendemain très matin fut trouvée
par ses gens la main, laquelle lui avoit été coupée sur les carreaux,
et une grande partie de sa cervelle, laquelle fut recueillie et mise
au cercueil avec le corps. Et tôt après tous les princes étant au dit
lieu de Paris, réservé le roi et ses enfants, c'est à sçavoir le roi
Louis, le duc de Berry, le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon, le
marquis de Pont, le comte de Nevers, le comte de Clermont, le comte de
Vendôme, le comte de Saint-Pol, le comte de Dammartin, le connétable
avec plusieurs autres, lesquels étoient là assemblés, tant gens
d'église, comme nobles, avec très grand multitude du peuple de Paris,
si vinrent tous ensemble à la dite église de Saint-Guillaume; et là
les principaux de la famille dudit duc d'Orléans prirent son corps
avec le cercueil, et le mirent hors de ladite église, avec grand
nombre de torches allumées, lesquelles portoient les écuyers du dit
défunt: et à chacun lez du corps étoient par ordre, faisant pleurs et
grands gémissements, c'est à sçavoir le roi Louis, le duc de Berry, le
duc de Bourgogne et le duc de Bourbon, chacun d'eux tenant la main au
drap qui étoit sur le cercueil. Après eux étoient par ordonnance,
chacun selon son état, les princes, le clergé, les barons, tous
recommandant son âme à Dieu notre créateur; et le portèrent en icelle
manière jusqu'à l'église des Célestins. Et là, après son service fait
très solennellement, fut enterré très honorablement en une chapelle
très excellente, laquelle il avoit fait faire et fonder; et après
icelui service fait et accompli, les princes dessus dits et tous les
autres se retrahirent chacun en leurs hôtels. Si étoient en grand
soupçon de savoir la vérité du dessus dit homicide ainsi fait sur le
dit duc d'Orléans.

Et de prime face fut aucunement soupçonné que messire Aubert de Chauny
n'en fût coupable, pour la grand haine qu'il avoit au dit duc, à cause
de ce qu'au dit messire Aubert avoit sa femme soustraite et emmenée
avec lui; et tant avoit tenue icelle dame en sa compagnie qu'il en
avoit un fils, duquel et de son gouvernement sera fait mention
ci-après. Mais en assez bref terme ensuivant, on sut la vérité du dit
homicide, et que le dit seigneur de Chauny n'en étoit en rien
coupable.

En ce même jour, Isabelle, reine de France, quand elle sçut les
nouvelles du dit meurtre et homicide fait si près de son hôtel, conçut
si grand fureur et hideur, que nonobstant qu'elle ne fût encore
purifiée, néanmoins se fit mettre sur une litière par son frère Louis
de Bavière et autres de ses gens, et à son hôtel de Saint-Pol se fit
porter en la chambre prochaine de la chambre du roi, où pour plus
grand sûreté se logea; et mêmement, la nuit que le meurtre fut
perpétré, y eut plusieurs nobles qui s'armèrent, comme le comte de
Saint-Pol et aucuns autres, lesquels se retrahirent en l'hôtel du roi,
leur souverain seigneur, non sachant quelle chose d'icelle besogne
s'en pourroit ensuivre.

En après, le corps du dit duc d'Orléans mis en terre, comme dit est,
s'assemblèrent tous les princes en l'hôtel du roi Louis, avec le
conseil royal, et là fut mandé le prévôt de Paris et autres gens de
justice, auxquels fut commandé par les dits seigneurs qu'ils fissent
bonne diligence d'enquérir si par une voie on pourroit apercevoir qui
avoit été l'auteur ni les complices de faire cette besogne. Et avec ce
fut ordonné que toutes les portes de Paris, réservé deux, fussent
fermées, et qu'icelles deux fussent bien gardées pour savoir qui en
istroit.

Après lesquelles ordonnances et aucunes autres, les dits seigneurs et
le conseil royal se retrahirent tout confus et en grand tristesse en
leurs hôtels, et le lendemain, qui fut le vendredi, se rassembla le
dit conseil à l'hôtel du roi de France, à Saint-Pol. Auquel lieu
étoient le roi Louis de Sicile, les ducs de Berry, de Bourgogne et de
Bourbon, et moult d'autres grands seigneurs avec le dit conseil royal;
et tantôt après vint le prévôt de Paris, auquel le duc de Berry
demanda quelle diligence il avoit faite sur la mort de si grand
seigneur, comme le seul frère du roi, lequel prévôt répondit qu'il en
avoit fait la plus grand diligence qu'il avoit pu, mais encore n'en
pouvoit savoir la vérité, disant au roi et à tous les seigneurs que si
l'on le laissoit entrer dedans tous les hôtels des serviteurs du roi,
et aussi des autres princes, par aventure, comme il créoit,
trouveroit-il là la vérité des auteurs ou des complices; et lors, le
roi de Sicile, le duc de Berry et le duc de Bourbon lui donnèrent
congé et licence d'entrer partout où bon lui sembleroit.

Et adonc, le duc Jean de Bourgogne, oyant la licence qui fut octroyée
par iceux seigneurs au prévôt de Paris, eut doutance et cremeur; et
pour ce attrait à part le roi Louis et le duc de Berry, son oncle, et
en bref leur confessa et dit que par l'introduction de l'ennemi[137]
avoit fait faire cet homicide par Raoullet d'Actonville et ses
complices; lesquels seigneurs, oyant cette confession, eurent si grand
admiration et tristesse en cœur, qu'à peine lui purent-ils donner
réponse; et ce qu'ils lui en donnèrent, ce fut en lui très grandement
réprouvant la condition et manière du très cruel homicide ainsi par
lui perpétré en la personne de son propre cousin germain.

  [137] C'est-à-dire par l'inspiration du démon. (_Note de
  Buchon._)

Et après qu'ils eurent ouï la connoissance du dit duc de Bourgogne,
retournèrent devers le conseil, et ne déclarèrent pas présentement ce
qu'il leur avoit dit; et tôt aussi le dit conseil fini, chacun s'en
retourna en son hôtel.

Le lendemain, qui fut le samedi, environ dix heures devant none,
furent les seigneurs dessus dits assemblés en l'hôtel de Nesle, où
étoit logé le duc de Berry, pour tenir le conseil royal; auquel lieu,
pour être à icelui conseil, vint le duc de Bourgogne, ainsi qu'il
avoit accoutumé, le comte de Waleran de Saint-Pol en sa compagnie.
Mais quand il vint pour entrer dedans, son oncle le duc de Berry lui
dit: «Beau neveu, n'entrez pas au conseil pour cette fois; il ne plaît
mie bien à aucuns qu'y soyez.» Et sur ce, le duc de Berry rentra
dedans, et fit tenir les huis fermés, ainsi qu'il avoit été ordonné
par le grand conseil; et alors le duc Jean de Bourgogne, tout confus
et en grand doute, demanda au comte Waleran de Saint-Pol: «Beau
cousin, qu'avons-nous à faire sur ce que vous oyez?» Et le comte lui
répondit: «Monseigneur, vous avez à vous retraire en votre hôtel,
puisqu'il ne plaît à nosseigneurs que vous soyez au conseil avec eux.»
Et le dit duc lui dit en telle manière: «Beau cousin, retournez avec
nous pour nous accompagner.» Et le comte de Waleran lui fit réponse à
la manière qui s'ensuit: «Monseigneur, pardonnez-moi, j'irai vers
nosseigneurs au conseil, lesquels m'ont mandé.» Et après ces paroles,
le dit duc de Bourgogne, en grand doutance, s'en retourna en son hôtel
d'Artois; et afin qu'il ne fût arrêté ni pris, sans délai monta à
cheval, six de ses hommes tant seulement en sa compagnie; et par la
porte de Saint-Denis se partit très hâtivement, et chevaucha, en
prenant aucuns chevaux nouveaux, sans arrêter en nulle place, jusqu'à
son châtel de Bapaume. Et quand il y eut un petit dormi, s'en alla
sans délai à Lille en Flandre; et ses gens, qu'il avoit laissés au dit
lieu de Paris, au plus tôt qu'ils purent, ayant très grand doute
d'être arrêtés et pris le suivirent; et pareillement Raoullet
d'Actonville et ses complices, leurs vêtements changés et déguisés, se
départirent de Paris par divers lieux; et tous ensemble s'en allèrent
loger dans le châtel de Lens, en Artois, par l'ordonnance du duc Jean
de Bourgogne, leur maître et seigneur.

Ainsi et par telle manière se départit icelui duc après la mort du dit
duc d'Orléans de la ville de Paris, à petite compagnie, et laissa en
icelle ville la seigneurie de France en grand tristesse et
déplaisance.

Toutefois, ceux de l'hôtel du dit duc d'Orléans mort, quand ils
ouïrent le secret partement du dit duc de Bourgogne, s'armèrent
jusqu'au nombre de six vingts hommes d'armes, desquels étoit l'un des
principaux messire Clignet de Brabant; et eux, montés à cheval,
issirent de Paris pour suivre le dit duc de Bourgogne, à intention de
le mettre à mort, s'ils l'eussent pu atteindre; mais ce faire leur fut
par le roi Louis de Sicile défendu; et pour icelles causes s'en
retournèrent grandement courroucés à leurs hôtels.

Si fut alors par toute la ville de Paris dénoncé et tout connu que le
dit duc de Bourgogne avoit fait faire cet homicide; et adonc le peuple
de la ville de Paris, lequel n'étoit pas bien content du dit duc
d'Orléans, et point ne l'avoit en grâce, pource qu'ils entendoient que
par son moyen les tailles et tous autres subsides s'entretenoient,
commencèrent à dire l'un à l'autre en secret: «Le bâton noueux est
plané.»

Cette douloureuse mort fut l'année du grand hiver, en l'an mil quatre
cent et sept; et dura la gelée soixante-six jours en un tenant très
terrible, et tant qu'au dégeler le Pont-Neuf de Paris fut abattu en
Seine; et moult firent icelles eaux et gelées de grands dommages en
plusieurs et diverses contrées du royaume de France.

Et quant est à parler des discords, haines ou envies qu'avoient l'un
contre l'autre les ducs d'Orléans et de Bourgogne par avant la mort
d'icelui duc d'Orléans, ni des manières qui avoient été tenues par
iceux, n'est jà besoin d'en faire en ce présent chapitre récitation,
pource qu'il sera tout au long et plus à plein déclaré ès propositions
qui pour ce furent faites dedans bref temps après ensuivant, c'est à
savoir par la justification que fit proposer le duc de Bourgogne haut
publiquement devant le roi, présens plusieurs princes et autres
notables personnes, tant d'église comme séculiers, et les accusations
pourquoi il disoit et avouoit d'avoir fait mettre à mort le dit duc
d'Orléans: et pareillement par les réponses que depuis en fit faire et
proposer la duchesse d'Orléans douagière et ses enfants, pour les
excusations de son feu mari; desquelles propositions les copies
seront mises et écrites en ce présent livre, tout ainsi et par la
manière qu'elles furent proposées, présent tout le conseil royal et
autres gens de plusieurs états, en très-grand multitude.


   Comment la duchesse d'Orléans et son fils mainsné vinrent à Paris
     devers le roi, pour faire plainte de la piteuse mort de son
     seigneur et mari.

Louis duc d'Orléans, défunt, avoit épousé la fille de Galléas, duc de
Milan, qui étoit sa propre cousine germaine, de laquelle il délaissa
trois fils: c'est à savoir, Charles, le premier né, lequel fut nommé
duc d'Orléans après la mort de son père; le second fut nommé Philippe,
et fut comte de Vertus; et le tiers avoit nom Jean, et fut comte
d'Angoulême. Et si avoit une fille qui depuis fut mariée à Richard de
Bretagne, desquels princes sera ci-après déclarée une partie de leur
gouvernement, et quelles fortunes ils eurent en leur temps.

Or est vérité que le samedi dixième jour de décembre prochain
ensuivant vint la duchesse d'Orléans, veuve du dit duc, à Paris, Jean
son fils mainsné avec elle, et la reine d'Angleterre, femme de son
fils premier né, avec elle, laquelle étoit fille du roi de France;
encontre lesquelles allèrent hors de Paris le roi Louis, le duc de
Berry, le duc de Bourbon, le comte de Clermont, le comte de Vendôme,
messire Charles d'Albret, connétable de France; avec lesquels et
plusieurs autres seigneurs elle entra dedans Paris honorablement; et
avec grand quantité de gens et de chevaux, à l'hôtel de Saint-Pol,
s'en alla où le roi étoit, et là eut audience; et présentement devant
le roi se mit à genoux, faisant très piteuse complainte de la très
inhumaine mort de son seigneur et mari. Laquelle finée, le roi, qui
étoit assez subtil pour lors, et étoit relevé nouvellement de sa
maladie, la baisa, et en pleurant la leva, et lui dit que de sa
requête il en feroit selon l'opinion de son conseil; et elle, ouïe
cette réponse, s'en retourna en son hôtel, accompagnée des seigneurs
dessus dits. Et le lundi ensuivant, le roi de France, par le conseil
du parlement, retira à sa table la comté de Dreux, le Châtel-Thierry,
le mont d'Arcuelles et tous les dites terres que le roi autrefois lui
avoit données sa vie durant tant seulement; et le mercredi ensuivant,
jour de Saint-Thomas, la duchesse d'Orléans, son fils mainsné dessus
dit, la reine d'Angleterre sa belle-fille, son chancelier d'Orléans et
autres de son conseil, avec plusieurs chevaliers et écuyers jadis de
l'hôtel de son mari, tous vêtus de noir, vinrent à l'hôtel de
Saint-Pol pour parler au roi, et là trouvèrent le roi Louis, le duc de
Berry, le duc de Bourbon, le chancelier de France, et plusieurs
autres, qui pour elle demandèrent audience au roi de parler à lui, et
présentement l'obtinrent.

Elle donc amenée du comte d'Alençon et autres par le commandement du
roi en la présence et aussi des autres princes, tantôt très fort
pleurant, au dit roi supplia derechef qu'il lui plût à elle faire
justice de ceux qui traîtreusement avoient meurtri son seigneur et son
mari, Louis jadis duc d'Orléans; et toute la manière fit là déclarer à
la personne du roi par un sien avocat de parlement. Et là étoit ledit
chancelier d'Orléans emprès la dite duchesse; lequel disoit au dit
avocat, mot après autre, ce qu'elle vouloit qui fût divulgué; et fit
exposer tout au long le dit homicide, comment il fut épié, à quelle
heure et la place où il étoit quand il fut trahi et envoyé querre
d'aguet appensé[138], lui donnant à entendre que son seigneur et frère
le roi le mandoit, lequel meurtre devant dit touchoit au dit roi plus
qu'à nulle autre personne, et conclut le dit avocat de par la dite
duchesse que le roi étoit tenu sur toutes choses de venger la mort de
son frère; et à icelle duchesse, et à ses enfants, qui sont ses
neveux, faire bonne et brève justice, tant pour la prochaineté du
sang, comme pour la souveraineté de sa majesté royale.

  [138] Guet-apens.

Auquel propos le chancelier de France, qui séoit aux pieds du roi, par
le conseil des ducs et seigneurs royaux là étant, répondit et dit que
le roi, pour l'homicide et mort de son frère à lui ainsi exposée, au
plus tôt qu'il pourroit en feroit bonne et brève justice. Après
laquelle réponse faite par le dit chancelier, le roi dit de sa bouche:
«A tous soit notoire que le fait à nous exposé ci en présent nous
touche comme de notre seul frère, et le réputons à nous être fait.» Et
adonc ladite duchesse, Jean son fils et la reine d'Angleterre sa
belle-fille, tous ensemble se jetèrent aux pieds du roi, à genoux, et
en grands pleurs lui requirent qu'il eût souvenance de faire bonne
justice de la mort de son seul frère; lequel roi les leva, et en les
baisant derechef, promit d'en faire bonne justice, et leur assigna
jour dedans lequel il le feroit; et après ces paroles prirent congé et
retournèrent en l'hôtel d'Orléans.


2. _Récit du Religieux de Saint-Denis._

(Traduction de M. Bellaguet).

La veille de la Saint-Martin d'hiver, vers deux heures après minuit,
l'auguste reine de France accoucha d'un fils, en son hôtel à Paris,
près la porte Barbette. Cet enfant vécut à peine, et les familiers du
roi n'eurent que le temps de lui donner le nom de Philippe et de
l'ondoyer au nom de la sainte et indivisible Trinité. Le lendemain
soir, les seigneurs de la cour conduisirent son corps à l'abbaye de
Saint-Denis avec un grand luminaire, suivant l'usage, et l'inhumèrent
auprès de ses frères, dans la chapelle du roi son aïeul, qui y avait
fondé deux messes par jour.

La reine fut vivement affectée de la mort prématurée de cet enfant, et
passa dans les larmes tout le temps de ses couches. L'illustre duc
d'Orléans, frère du roi, lui rendit de fréquentes visites, et
s'efforça d'apaiser sa douleur par des paroles de consolation. Mais la
veille de la Saint-Clément, comme il rentrait à l'hôtel royal de
Saint-Paul, après avoir joyeusement soupé chez la reine, un crime
affreux, inouï et sans exemple, fut commis sur sa personne; il tomba
sous les coups d'infâmes assassins, qui avaient été apostés sur son
passage. L'horreur d'une si noire trahison aurait fait échapper la
plume de mes mains, si je ne m'étais imposé le devoir de transmettre à
la postérité les actions bonnes ou mauvaises des princes de la famille
royale, et si je ne voulais apprendre aux favoris de la fortune qui
dominent orgueilleusement dans les cours, qu'ils ne doivent pas se
croire assez heureux pour être à l'abri d'un semblable danger.

On ne peut s'expliquer cet abominable assassinat que si l'on en
cherche la cause dans les dissentiments cachés qui règnent souvent
entre les princes. Il était évident pour tout le monde qu'il fallait
attribuer ce crime à la haine mutuelle des ducs d'Orléans et de
Bourgogne. Sans remonter aux raisons secrètes et ignorées de cette
haine, je me bornerai à exposer celles qui étaient connues de tout le
monde. Pendant les intervalles de la maladie du roi, le gouvernement
du royaume étant remis entre les mains de son frère bien aimé et de
son cousin, les deux princes, qui ne pouvaient se résigner à partager
entre eux l'autorité souveraine, étaient rarement d'accord sur la
direction des affaires. La différence de leur caractère se faisait
sentir dans toutes leurs opinions. Suivant ce qui m'a été rapporté par
des gens de la cour, tout ce que l'un jugeait utile de faire, l'autre
le condamnait ou s'en montrait irrité. Cette rivalité finit par
allumer entre eux une haine implacable, et on les vit longtemps
conspirer ouvertement l'un contre l'autre. Leurs divisions dans le
conseil et les préparatifs de guerre qu'ils avaient faits à plusieurs
reprises, semblaient présager que de terribles hostilités allaient
éclater au détriment et au scandale du royaume. L'auguste reine,
monseigneur le duc de Berri et tous les princes du sang, qui en
étaient vivement affligés, essayèrent vainement plusieurs fois de les
réconcilier. Des semeurs de zizanie et de discorde, maniant à leur gré
l'esprit des ducs, et leur présentant le mensonge à la place de la
vérité, flattaient leurs penchants orgueilleux et excitaient leur
aversion mutuelle. En attaquant le mérite de l'un, ils attaquaient la
présomption de l'autre; et chacun prévoyait que ces querelles ne
cesseraient qu'avec la vie de l'un des deux princes.

Le duc de Bourgogne céda le premier aux funestes conseils de ces
perfides courtisans, et se disposa à venger ses injures par un
assassinat. L'instrument de ce cruel et infâme attentat fut un
Normand, nommé Raoul d'Ocquetonville, digne à jamais de l'exécration
divine et humaine. Cet homme avait été destitué d'un office royal et
dépouillé de tous ses biens par le duc d'Orléans. Quoiqu'il eût mérité
ce châtiment par son infidélité dans l'exercice de ses fonctions, il
nourrissait un profond ressentiment contre le duc et cherchait toutes
les occasions de se venger. Il accueillit avec empressement cet
exécrable projet de trahison, et ne pouvant attaquer le duc
ouvertement, il prit pour complices des misérables comme lui, et
concerta avec eux sa criminelle entreprise. Ils convinrent entre eux
de surprendre le duc dans un guet-apens, et se tinrent cachés pendant
dix-sept jours dans une maison propre à l'exécution de leur complot,
près de la porte Barbette, en attendant une occasion favorable. La
veille donc de la Saint-Clément, comme le duc sortait vers le soir de
chez la reine, où il avait soupé joyeusement, et s'en retournait,
accompagné de cinq personnes seulement, à l'hôtel royal de Saint-Paul,
son implacable ennemi, non moins perfide que le traître Judas, jugeant
que le moment d'agir était arrivé, et que rien ne s'opposait plus à
ses desseins, exhorta ses complices à consommer avec lui l'attentat.

Hélas! que l'esprit des hommes est aveugle et imprévoyant, puisqu'ils
ne savent pas le sort que leur réserve l'heure qui va suivre! A peine
le duc fut-il dans la rue, qu'il se vit enveloppé tout à coup par
dix-sept assassins, dignes de toute l'animadversion divine et humaine.
Au même instant, Raoul, leur chef, transporté d'une rage vraiment
diabolique, lui abattit la main gauche d'un seul coup de sa hache,
puis lui assena sur le crâne un autre coup, qui donna la mort à cet
illustre prince. L'impitoyable meurtrier retirant de la blessure son
arme toute sanglante, l'en frappa une troisième fois par derrière,
pendant qu'il tombait à terre, et fit jaillir sa cervelle sur le pavé.
Les gens de la suite du duc épouvantés prirent tous la fuite, à
l'exception d'un Flamand, qui se jeta sur le corps inanimé de son
maître en s'écriant à diverses reprises: «Épargnez monseigneur
d'Orléans, frère du roi.» Les assassins, ne pouvant le séparer de leur
victime, le percèrent de mille coups et le laissèrent mort sur la
place.

C'est ainsi que le destin jaloux travaille à détruire le bonheur des
mortels et pousse à leur perte les puissants de ce monde, en les
faisant tomber dans des piéges insensibles et cachés, pour qu'ils ne
puissent prévoir ses attaques ni s'en garantir. Après cet odieux
attentat, qui aurait fait horreur aux nations les plus barbares,
l'exécrable assassin traîna ignominieusement le corps auprès d'un tas
de boue, et s'étant assuré, à la lueur d'une torche de paille, que son
crime était consommé, il s'en retourna avec ses infâmes complices à
l'hôtel du duc de Bourgogne, aussi joyeux que s'il eût fait une bonne
action, et sans être poursuivi par personne.

Cependant le bruit de cet effroyable attentat, qui est sans exemple
dans l'histoire, se répandit bientôt; le peuple accourut en foule,
pour être témoin de cet horrible spectacle. C'était une chose affreuse
à voir que ce corps couvert de blessures mortelles et ce bras mutilé.
Mais ce qu'il y eut de plus affreux encore, c'est qu'il fallut
chercher et ramasser dans la boue la cervelle et la main gauche, pour
les ensevelir avec le corps.

La reine et les princes du sang furent atterrés par la nouvelle d'un
forfait si atroce; quant au duc de Bourgogne, il n'y crut pas d'abord,
et refusa même d'ajouter foi au récit du meurtrier. Il se rendit avec
ses serviteurs en appareil militaire à l'église de Saint-Guillaume[139],
et y trouva le corps, qui y avait été déjà déposé. Alors feignant
une grande affliction, il prit des habits de deuil, comme les autres
princes, et n'eut point honte d'assister au convoi, qui se fit en
l'église des Célestins de Paris, où le duc avait, de son vivant
ordonné qu'on l'enterrât. Ces tristes funérailles durèrent deux jours,
et furent célébrées en grande pompe au milieu des larmes de tous les
assistants. Les princes se réunirent ensuite, pour délibérer dans
l'amertume de leur cœur sur les moyens de découvrir l'auteur de cet
horrible assassinat.

  [139] Aujourd'hui l'église des Blancs-Manteaux.


   Portrait du duc d'Orléans.--Son meurtrier se fait connaître.

Les princes ne pouvaient se consoler de la perte de l'illustre duc
d'Orléans, si traîtreusement assassiné; ils pleuraient en lui le frère
unique du roi, leur cousin ou leur neveu, un prince d'un extérieur
accompli et qu'ils chérissaient tendrement. Entre autres qualités dont
la nature l'avait doué, il avait surtout une merveilleuse facilité
d'élocution, qui le distinguait parmi tous les seigneurs de son temps.
En effet on l'avait vu dans plus d'une occasion surpasser par son
éloquence les plus fameux orateurs, sans en excepter même ceux de la
vénérable Université de Paris, quelque versés qu'ils fussent dans les
subtilités de la dialectique, dans la connaissance de l'histoire et
dans la science théologique. Je l'ai vu souvent moi-même se montrer
plus élégant dans ses réponses que ne l'avaient été ceux qui le
haranguaient. Les étrangers vantaient aussi son éloquence facile et
abondante et son extrême affabilité. Comme tous les princes du
royaume, il se faisait un point d'honneur d'accueillir toujours avec
les plus grands égards les personnes qu'on lui députait, et de les
reprendre avec douceur, s'il leur arrivait de se tromper en quelque
chose. Il se montrait toujours aimable et bienveillant dans ses
manières. On peut lui reprocher toutefois d'avoir été pendant sa
jeunesse enclin à beaucoup de vices, comme le sont la plupart des
hommes; mais il les évita avec soin quand il fut arrivé à l'âge mûr.

Je reviens à la mort de ce noble duc. C'était un bruit généralement
répandu dans le royaume que Robert de Canny n'était pas étranger à
l'assassinat commis sur sa personne. On fondait cette accusation sur
ce qu'il avait conçu une haine implacable contre le duc, qui avait
séduit sa femme. Déjà messeigneurs les princes du sang avaient résolu
en conseil de le faire rechercher et saisir, lui et tous ceux qu'ils
soupçonnaient. Alors le duc de Bourgogne, qui avait la conscience de
son crime, ne voulant point que la punition en retombât sur des
innocents, et poussé par un repentir tardif, se leva, prit à part le
roi de Sicile Louis et le duc de Berri, et leur avoua sans détour
qu'il était l'auteur de cet affreux attentat, et qu'il l'avait fait
commettre par des mains étrangères, à l'instigation du diable. Cet
aveu les fit trembler et frémir d'horreur. Ils gardèrent quelque temps
un morne silence, qu'ils n'interrompirent que par de profonds soupirs.
Quand les autres princes en furent informés, ils restèrent comme
anéantis et firent éclater leur douleur par des gémissements et des
larmes. Ils maudirent justement cette exécrable trahison, et vouèrent
le coupable aux tourments éternels qui sont le partage de Dathan et
d'Abiron. Personne n'ignorait que les deux ducs avaient fait naguère
un pacte d'amitié fraternelle, que tout récemment encore ils l'avaient
confirmé par lettres et par serments, qu'ils avaient communié
ensemble, et s'étaient juré de rester fidèles compagnons d'armes, et
de défendre mutuellement leur honneur et leurs intérêts envers et
contre tous. Le duc de Bourgogne était même allé visiter monseigneur
le duc d'Orléans, son cousin, qui était malade, et avait consenti, en
signe d'affection particulière, à dîner avec lui le lendemain, qui
était un dimanche.

Les ducs et les comtes de la famille royale, se rappelant toutes ces
circonstances, ne voulurent point écouter les excuses du duc; ils
sortirent du conseil en pleurant et en sanglotant, et le jour suivant,
lorsqu'il se présenta au Parlement, ils lui en refusèrent l'entrée. Le
duc en fut très-irrité, et leur dit que quelque jour peut-être il y
entrerait malgré eux. Le lendemain, qui était un samedi, il quitta
Paris à la hâte, et se rendit en Flandre à grandes journées. Quoique
la famille royale le regardât comme un criminel digne de la colère de
Dieu et des hommes, et que le roi éprouvât le plus vif ressentiment de
la mort de son frère, on différa le châtiment par égard pour un tel
personnage, qui portait le titre de doyen des pairs de France, qui
était le plus riche seigneur du royaume, et qui avait déjà marié sa
fille avec le fils aîné du roi. Bientôt même on lui fit offrir par le
comte de Saint-Pol une audience publique et l'impunité, à condition
qu'il livrerait les assassins pour qu'ils fussent jugés suivant les
formes de la justice. Le duc de Bourgogne s'y étant refusé, le roi
envoya à Amiens monseigneur le duc de Berri et le roi de Sicile, afin
de conférer avec lui au sujet de ce crime abominable. L'illustre duc
de Bourbon, qui avait été désigné pour les accompagner, demanda au roi
la permission de ne point faire partie de cette ambassade et de se
retirer dans ses terres. La mort ignominieuse de son bien aimé neveu
était pour lui un coup terrible, et il répéta, dit-on, plusieurs fois
qu'il ne pourrait jamais supporter la vue de l'auteur d'une si noire
trahison.

Le duc de Bourgogne, qui avait la conscience de son crime, et qui
pensait qu'on pourrait s'autoriser contre lui-même de l'exemple qu'il
avait donné, ne marchait qu'entouré d'une garde nombreuse. Les deux
princes ne purent l'empêcher d'entrer à Amiens en appareil de guerre,
et passèrent dix jours dans cette ville, où ils eurent avec lui des
conférences pleines de courtoisie, et où ils se traitèrent
mutuellement avec somptuosité. Le duc promit enfin d'obéir aux ordres
du roi et d'aller exposer ses excuses en sa présence. Mais, en
acquiesçant à la demande desdits princes, il déclara qu'il y mettait
pour condition que les portes de Paris ne fussent plus gardées par des
gens de guerre, afin que lui et ses gens pussent y entrer en liberté;
car il voulait y paraître non comme un ennemi de la ville ou du roi,
mais comme un ami qui souhaitait la paix.


   Madame la duchesse d'Orléans vient demander justice de l'horrible
    et cruel assassinat commis sur la personne de son mari.

La duchesse d'Orléans, en apprenant la mort si soudaine et si cruelle
de son époux bien aimé, se livra aux transports de la plus vive
douleur; elle s'arracha les cheveux, déchira ses vêtements, et ayant
fait venir les deux fils qu'elle avait eus du duc, elle leur fit
connaître par ses cris et par ses soupirs le malheur qui venait de les
frapper. Des torrents de larmes coulaient de ses yeux; sa voix était
étouffée par les sanglots. En un mot elle donna tous les signes du
plus profond désespoir. Elle se rendit en toute hâte à Paris avec une
suite nombreuse et en appareil de deuil, alla se jeter humblement aux
pieds du roi avec ses deux fils, et lui parla en ces termes, afin
d'exciter sa pitié: «C'est une veuve réduite au désespoir et condamnée
à passer sa triste existence dans les larmes, qui vient avec ces deux
orphelins, vos neveux, faire entendre sa voix plaintive à votre royale
majesté; c'est la veuve de votre unique et bien aimé frère, de ce
prince si accompli, qui vous fut toujours si fidèle et si dévoué, et
que vous aviez choisi avec raison pour dépositaire de vos secrets.
Déplorez avec moi le sort cruel qui vous l'a ravi. Mais que la douleur
ne vous fasse point oublier la vengeance; car, vous le savez, l'auteur
de cet attentat est le duc de Bourgogne, votre cousin germain, dont la
trahison ne saurait être comparée qu'à celle de l'infâme Judas. Il a
terni par cet acte de félonie l'honneur des illustres princes qui
portent les fleurs de lis. Chacun sait que c'est au mépris d'un pacte
d'amitié publiquement juré qu'il lui a fait préparer des embûches
mortelles par des ministres d'iniquité. Hélas! que l'esprit de l'homme
est aveugle et imprévoyant! Au moment où il sortait de chez l'auguste
reine qu'il venait de consoler, et où il retournait à l'hôtel royal de
Saint-Paul, il a été surpris tout à coup par d'exécrables traîtres,
dignes de l'animadversion divine et humaine, qui l'ont méchamment et
outrageusement mis à mort. Il n'est point de cœur si dur, d'âme si
inflexible, qui ne se fût attendrie en voyant ce bras mutilé, ce corps
couvert de blessures mortelles, cette cervelle répandue à terre, et ce
cadavre traîné ignominieusement dans la rue près d'un tas de boue.

«Noble prince et seigneur, votre frère unique n'a été si indignement
traité par le méchant duc de Bourgogne, qu'à cause de l'affection
particulière que vous inspiraient pour lui les liens du sang. Et
maintenant ledit duc, pour se justifier, cherche à ternir l'honneur de
mon illustre époux et celui de ses enfants, en publiant contre lui un
libelle injurieux et diffamatoire. La honte de tous ces outrages
rejaillirait sur votre royale majesté, s'ils restaient impunis. C'est
pour cela que votre sœur désolée et ces pauvres enfants, vos neveux,
encore dans l'âge de l'innocence, vous supplient humblement à genoux
de ne point laisser sans vengeance cet exécrable attentat, et de ne
point souffrir que d'infâmes traîtres se soient joués ainsi de la vie
de votre frère. Daignez user de votre puissance pour faire justice des
coupables, ou ordonnez qu'ils comparaissent devant la cour du
Parlement, afin qu'ils subissent le châtiment que mérite leur crime.»

L'auguste duchesse termina cette requête en priant le roi de lui
permettre de garder ses enfants auprès d'elle, jusqu'à ce qu'ils
eussent atteint l'âge de puberté. Elle le conjura aussi de leur
accorder la jouissance des biens et des domaines de leur père, tant de
ceux qu'il tenait de la munificence royale que de ceux qu'il possédait
à titre d'achat. Le roi accéda volontiers à sa demande, et lui adressa
de douces paroles de consolation. Elle parut satisfaite de cet
accueil; mais ayant appris, à son grand déplaisir, que le duc de
Bourgogne allait bientôt arriver, elle prit congé du roi, qui lui
donna le baiser de paix. Le jour même de son départ, le roi eut une
rechute, dont on attribua la cause à la duchesse; je ne puis rien
affirmer à cet égard. La duchesse retourna à Blois, et comme son
dessein était d'y demeurer, elle fit restaurer la ville et le château,
les approvisionna de vivres et d'armes, et mit bonne garde aux portes,
comme si ses ennemis eussent été dans le voisinage.


   Motifs allégués par le duc de Bourgogne touchant le meurtre du
     duc d'Orléans.

Le duc de Bourgogne ne manqua pas à sa parole; il partit de l'Artois,
et après avoir passé à Saint-Denis par dévotion, il arriva à Paris, et
y fit son entrée en appareil de guerre, au grand étonnement de tous,
comme s'il venait de remporter quelque victoire sur les ennemis du
royaume. Il était escorté de huit cents chevaliers et écuyers partagés
en trois corps et armés de pied en cap, mais la tête découverte. Les
bourgeois le reçurent avec empressement. L'auguste reine de France et
les parents du roi ne purent, malgré leurs instantes prières,
l'empêcher d'exposer publiquement les causes et les motifs de la mort
ignominieuse et déplorable du duc d'Orléans. Ils furent obligés de
céder à ses importunités, et consentirent enfin à l'entendre.
L'audience eut lieu le 8 mars, dans la grande salle de l'hôtel royal
de Saint-Paul, en présence de messeigneurs le duc de Guienne, le roi
de Sicile Louis, le duc de Berri et tous les princes du sang. Maître
Jean Petit, normand de nation, professeur en théologie, plus renommé
pour la hardiesse que pour l'élégance de son langage, fut chargé de
porter la parole au nom du duc. Il ne craignit pas de soutenir que si
l'on pouvait trouver quelque chose à redire à l'action du duc de
Bourgogne, et s'il avait dérogé à l'honneur de sa race, la mort du duc
d'Orléans n'était que le juste châtiment de ses démérites. Prenant
alors pour texte cette maxime du sage: _La convoitise est la source de
tous les maux_, il énuméra toutes les criminelles intrigues par
lesquelles le duc, dévoré d'une insatiable ambition, avait cherché à
s'emparer du trône. Il serait trop long de rapporter mot pour mot son
discours; j'en résumerai seulement les principaux points, suivant ma
coutume. Il représenta le duc comme un homme souillé de tous les
vices, un scélérat et un tyran, et conclut de là qu'il avait été
permis de le tuer; il ajouta que, si la loi établissait que le
maintien des droits de tous appartient aux pouvoirs publics, et
n'autorisait aucun particulier à tirer vengeance par lui-même des
crimes d'autrui, quels qu'ils soient, les constitutions impériales,
loin d'être favorables aux tyrans qui violent les lois, permettaient
au contraire de les exterminer.

Après cet exorde, qui fut assez long, maître Jean Petit passa
successivement en revue les crimes que le duc avait commis envers
Dieu, envers le roi et ses enfants, envers le royaume et la chose
publique, et l'accusa d'abord de lèse-majesté divine au premier chef,
en ce qu'il avait adhéré aux sortiléges et à l'idolâtrie,
contrairement à l'honneur de Dieu et à la foi orthodoxe. S'en
remettant à Dieu du soin de punir ces crimes, il dit encore que le duc
avait été fauteur de l'exécrable schisme de l'Église, et qu'il s'était
ainsi rendu coupable du crime de lèse-majesté divine au second chef,
en adhérant à monseigneur Benoît, dans le dessein de retarder l'union
et la paix de l'Église.

Passant ensuite des offenses spirituelles aux offenses temporelles, il
démontra que le duc avait cherché à faire mourir le roi, d'abord par
des enchantements, des sortiléges et des maléfices, puis par des
breuvages empoisonnés, enfin par le feu et par d'autres attentats, et
qu'ainsi il avait commis le crime de lèse-majesté royale au premier
chef; ce qu'il prouva de la manière suivante:

«Voulant hâter, dit-il, la mort du roi, qui était déjà atteint d'un
mal incurable, il a fait venir secrètement, il y a plusieurs années,
un religieux apostat avec un chevalier, un écuyer et un valet, et leur
a remis une épée, un couteau et un anneau, pour les consacrer ou
plutôt pour les exécrer, s'il est permis de le dire, au nom du démon.
Afin de mieux cacher leurs opérations à tous les regards, ils
s'enfermèrent dans le château de Montjoie. De là l'apostat se rendit
sur une montagne voisine avant le lever du soleil, et ayant fait un
cercle d'acier autour de lui, il commença ses invocations. Deux
démons, appelés Herman et Astramon, lui apparurent sous la forme
humaine. Il leur rendit les honneurs divins, selon les préceptes de la
magie, et leur remit ces objets, en leur ordonnant de les consacrer et
de les rapporter dans le cercle. Les démons ayant exécuté cet ordre,
l'apostat et ses compagnons, conformément aux instructions qui leur
furent données, allèrent aux fourches patibulaires, dépendirent le
cadavre d'un voleur, lui mirent l'anneau dans la bouche, et l'y
laissèrent quelque temps. Après lui avoir ouvert le ventre avec
l'épée, ils rendirent lesdits objets au duc, en lui assurant qu'il
pourrait obtenir par leur vertu tout ce qu'il désirait. Ils lui
remirent aussi un os de l'épaule dudit pendu, sur lequel ledit apostat
avait écrit avec son sang certains noms diaboliques. Le duc porta
longtemps ce talisman entre sa chair et sa chemise. Un chevalier,
parent du roi, étant parvenu à le lui soustraire, le duc intrigua tant
auprès du roi, qu'il le fit exiler sans jugement. Cette condamnation
effraya les seigneurs de la cour et les habitants du royaume; mais,
bien que chacun murmurât en secret du maléfice auquel le duc avait eu
recours, on n'osa point l'en accuser publiquement.»

L'orateur ajouta que ledit duc, esclave dévoué de la déesse Vénus,
avait reçu du même religieux un anneau dont le contact avait la vertu
de fasciner toutes les femmes et de les soumettre sans obstacle à ses
désirs impurs, et qu'il en faisait usage même dans la semaine sainte,
pour mieux insulter le Créateur.

Pour preuve que le duc avait fait tout cela dans l'intention de hâter
la mort du roi, il rappela ce que le roi avait dit, soit à Beauvais,
pendant cette grave maladie à la suite de laquelle il avait perdu les
ongles et les cheveux, soit au Mans, pendant la démence qui l'avait
mis à toute extrémité. Dès qu'il avait pu parler, il avait demandé
plusieurs fois qu'on retirât l'épée dont son frère lui avait percé le
sein; et après sa guérison il avait dit: «Mes amis, il faut absolument
que je le tue.»

Maître Jean Petit déclara qu'il n'était pas douteux que le seigneur de
Milan, beau-père du duc, n'eût pris part à toutes ces machinations, et
que, quand sa fille était partie pour aller épouser le duc, son père
lui avait dit: «Adieu, ma fille; je ne vous reverrai plus avant que
vous soyez devenue reine de France.» Dans une autre occasion,
ajouta-t-il, ledit seigneur, ayant demandé à un envoyé de France des
nouvelles de la santé du roi, et ayant appris qu'il se portait bien,
avait répondu: «Vous me dites là une chose diabolique, c'est
impossible.» Une autre fois, il avait envoyé certaines instructions à
messire Philippe de Maizières, ami intime du duc d'Orléans, qui, après
avoir trahi son maître, le roi de Chypre, s'était retiré dans la
maison des Célestins de Paris. On les avait vus souvent l'un et
l'autre, pendant qu'on disait en leur présence trois et quelquefois
quatre messes, conférer secrètement dans l'oratoire du duc sur les
moyens d'arriver à l'exécution du crime. Aussi ceux qui ne
connaissaient point les intentions criminelles du duc s'étonnaient-ils
qu'après avoir donné tant de signes de dévotion pendant le jour, il
passât les nuits à jouer aux dés au milieu des blasphèmes, de
l'ivresse et des orgies.

Le duc d'Orléans, dit-il encore, après avoir vainement offert de
l'argent à deux illustres seigneurs de la cour pour les pousser à
empoisonner le roi, en avait séduit deux autres et leur avait persuadé
de composer à cet effet une poudre empoisonnée. Mais voyant que les
fidèles serviteurs du roi avaient découvert et déjoué ses projets,
qu'ils avaient même fait emprisonner les deux traîtres, il s'était
hâté de leur rendre la liberté et de les renvoyer chez eux, de peur
d'être compromis par leurs aveux. Il avait résolu alors d'exécuter
lui-même cet attentat, et un jour que madame la reine Blanche donnait
au roi un grand dîner à Neauphle, il avait jeté furtivement sa poudre
empoisonnée dans le plat du roi. La reine, qui en avait été avertie,
avait fait aussitôt apporter un autre plat, et avait envoyé le premier
à son aumônier pour qu'il le distribuât aux pauvres. Celui-ci en ayant
fait plusieurs parts, et ayant ensuite porté du pain à sa bouche sans
s'être lavé les mains, avait senti les atteintes du poison et s'était
levé de table; il avait succombé peu de temps après. La reine, ayant
appris aussi qu'un chien était mort subitement après avoir goûté de ce
mets, avait fait enfouir en terre les restes du plat. Ledit duc n'en
avait pas moins persisté dans son dessein. Profitant de l'occasion
d'une certaine noce où le roi était convié, il lui avait conseillé,
pour égayer la fête, de se travestir avec quelques autres seigneurs,
et de prendre pour déguisement d'étroites tuniques de lin toutes
couvertes d'étoupes, et pendant qu'ils étaient tout entiers au plaisir
de la danse, il avait mis le feu aux vêtements de l'un d'entre eux. Au
même instant la flamme s'était communiquée à tous les autres, excepté
le roi, que d'illustres dames avaient, par hasard et sans le
connaître, retenu auprès d'elles. De plus, ledit duc, mécontent que le
roi d'Angleterre Richard, en demandant la main de la fille du roi de
France, l'eût engagé à se mettre en garde contre ses trahisons, avait
conclu aussitôt un pacte d'alliance avec le duc de Lancaster, ennemi
capital de Richard, et lui avait promis de l'aider à détrôner son
souverain, à condition qu'il l'aiderait de son côté à s'emparer du
trône de France. Aussi, lorsque les gens dudit duc de Lancaster
avaient été assiégés par les Français dans le château fort de Lourdes,
le duc d'Orléans, en raison de ladite alliance, leur avait mandé de ne
point rendre la place, promettant de leur envoyer du secours, s'il le
fallait, pour faire lever le siége; et ce même Henri de Lancaster,
dans le temps qu'il cherchait à se rendre maître du royaume
d'Angleterre, avait, dit-on, répondu aux représentations et aux
craintes de quelques uns de ses partisans qu'il ne redoutait point que
la France s'opposât à son entreprise, parce que le duc d'Orléans, le
plus puissant prince du royaume, avait fait serment de l'assister.

«Par tout ce que je viens d'exposer, dit l'orateur, le duc a prouvé
évidemment qu'il aspirait au trône. Plusieurs fois même il a accusé le
roi de folie et de vices énormes auprès de monseigneur Benoît, et a
prié le pape de lui assurer le trône à lui et à sa postérité en
privant le roi de la dignité royale, et en déliant ses sujets du
serment de fidélité. Mais le pape s'y est constamment refusé, en
alléguant qu'il ne pouvait le faire sans le consentement de ses frères
les cardinaux.»

Maître Jean Petit, voulant aussi démontrer que le duc avait commis le
crime de lèse-majesté au second chef, dit que pendant un des accès du
roi il avait proposé à la reine de l'emmener avec son fils,
monseigneur le duc de Guienne, dans le duché de Luxembourg, et lui
avait conseillé d'y demeurer, jusqu'à ce que le roi, qui la haïssait
mortellement, fût revenu à de meilleurs sentiments à son égard; mais
que les princes du sang, s'étant aperçus qu'il voulait par ce moyen
s'assurer la possession de la couronne, avaient déjoué ses projets.

«Une autre fois, ajouta-t-il, le duc envoya par un jeune page une très
belle pomme à monseigneur le dauphin, fils aîné du roi, qui résidait à
Vincennes. La nourrice du prince trouva le fruit si beau, qu'elle le
prit, malgré le page, et le donna à son enfant, qui mourut empoisonné.
Or il est évident que le duc avait l'intention de faire périr le
dauphin, et qu'ainsi il s'est rendu coupable du crime de lèse-majesté
au troisième chef.»

Il termina son discours en rappelant que depuis plus de treize ans le
duc entretenait dans le royaume des pillards et des brigands armés, et
qu'il avait à diverses reprises converti à son usage particulier les
contributions levées sur le peuple et l'argent du trésor royal. Il dit
que le duc de Bourgogne était prêt à démontrer tous ces faits et
d'autres encore, qui prouvaient que le duc d'Orléans avait commis le
crime de lèse-majesté au quatrième chef; qu'en conséquence on devait
plutôt le louer que le blâmer de l'avoir mis à mort.

Sur ce, l'assemblée se sépara. Je me souviens que plusieurs
personnages recommandables et d'un éminent savoir, qui y avaient
assisté, trouvèrent ce plaidoyer répréhensible en beaucoup de points.
Je serais disposé à partager leur avis; mais je laisse aux vénérables
docteurs en théologie le soin de décider s'il faut regarder comme
erronées ou ridicules les raisons alléguées par l'orateur.



GUERRE DES ARMAGNACS ET DES BOURGUIGNONS.

1411.

   Le meurtre de Louis duc d'Orléans avait rendu Jean sans Peur
   maître du pouvoir. Mais le nouveau duc d'Orléans, Charles,
   organisa en 1410, avec l'aide de Bernard, comte d'Armagnac, une
   ligue contre Jean sans Peur, dans laquelle entra surtout la
   noblesse du midi de la France. La guerre commença entre les
   Armagnacs et les Bourguignons en 1411; les deux partis se
   livrèrent à tous les excès et commirent les violences et les
   cruautés les plus horribles. Les «Armignacs» ayant ravagé et
   brûlé sans pitié les environs de Paris, les classes populaires
   exaspérées se donnèrent pour chefs quelques bouchers, ardents
   ennemis de la faction du duc d'Orléans, et forcèrent le roi à
   nommer capitaine de Paris le comte de Saint-Pol, Waleran de
   Luxembourg, un des partisans les plus dévoués du duc de
   Bourgogne.

    _Récit du Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet.


Le comte de Saint-Pol, nommé capitaine de Paris, songea à fortifier le
parti du duc de Bourgogne. Mais au lieu de s'entourer de gens
honorables, pris parmi d'anciennes familles de la bourgeoisie, il
choisit ses conseillers, au grand scandale de tous, dans les dernières
classes de la ville, parmi les bouchers de Paris, et s'adjoignit entre
autres les trois fils du boucher du roi, les frères Legoix, hommes
dévoués au duc, qui étaient d'habiles artisans de troubles, et qui
avaient prouvé dans la dernière guerre qu'ils ne se faisaient aucun
scrupule de verser le sang humain. Il leur fit accorder, de par le
roi, à eux et à beaucoup d'autres gens de leur espèce, au grand
déplaisir de tous les habitants, le droit de commander une troupe de
cinq cents bouchers choisis, par eux, qui devaient s'appeler milice du
roi bien qu'ils fussent payés par la ville; on leur permit de
parcourir les rues les armes à la main, de prendre note des partisans
du duc d'Orléans et de présenter les suppliques des bourgeois aux
conseils du roi. Ces gens usèrent de ce dernier droit à plusieurs
reprises avec beaucoup d'insolence. On leur reprochait un jour
d'amener avec eux trop de monde; ils répondirent qu'ils reviendraient
une autre fois en bien plus grand nombre. Pour peu qu'on différât
d'acquiescer à leurs requêtes, ils adressaient aux membres du conseil
les plus terribles menaces. Aussi l'archevêque de Reims, maître Simon
Cramaut, et plusieurs autres quittèrent la maison du roi et s'en
retournèrent chez eux. Dès lors ces misérables regardèrent comme un
crime toute contradiction, toute opposition à leurs désirs. Ayant
appris que l'évêque de Saintes avait exprimé dans le conseil le vœu
que le duc de Bourgogne fît amende honorable afin d'obtenir la paix,
ils le menacèrent de mort comme traître notoire, et l'effet eût suivi
la menace si le comte de Saint-Pol n'eût fait évader secrètement le
prélat, pour le soustraire à leurs mains sacriléges. Un des plus
grands abus enfantés par la licence sans bornes dont ils jouissaient,
c'est que quiconque avait encouru leur haine et avait été désigné par
eux comme Armagnac, était, sinon mis à mort, du moins jeté en prison
et dépouillé de ses biens, que le premier venu pillait librement sans
en demander la permission à personne. Beaucoup de personnes riches et
notables furent ainsi réduites à la plus affreuse misère. Bientôt la
troupe des Legoix devint la terreur non-seulement des conseillers du
roi, mais aussi des principaux bourgeois, qui s'enfuirent de Paris, au
nombre de plus de trois cents, avec le prévôt des marchands, Charles
Culdoé. Chacun pensait en effet que ces bandits étaient disposés à
commettre toutes sortes d'excès semblables, et plus portés à exciter
des troubles qu'à les apaiser. Les craintes qu'ils inspiraient
n'étaient pas sans fondement; car la division régnait dans la ville;
les bourgeois, loin de s'accorder entre eux, étaient animés les uns
contre les autres d'une haine implacable, et se prodiguaient toutes
sortes d'injures. Les partisans du duc d'Orléans appelaient
Bourguignons ceux du parti contraire, qui les traitaient d'Armagnacs,
et chacun d'eux se tenait pour cruellement offensé de ces
dénominations qui impliquaient le reproche de trahison. Bientôt les
habitants du royaume suivirent tous cet exemple; les uns demandaient
qu'on tirât vengeance de l'horrible meurtre du père du duc d'Orléans.
D'autres, en plus grand nombre, gens stupides et prêts à croire toutes
les calomnies, prétendaient que cette mort était le juste châtiment de
ses perfides machinations contre le roi et sa famille.


   Supplique adressée au roi au sujet de sa sûreté et de celle des
     habitants.

Souvent les bourgeois, en s'adressant les uns aux autres les
qualifications susdites, se menaçaient réciproquement de la mort
ignominieuse réservée aux traîtres, dans le cas où le duc dont ils
avaient embrassé la cause aurait le dessus. En conséquence, le comte
de Saint-Pol demanda dans un conseil présidé par le duc de
Guienne[140] en l'absence du roi, qui était malade, que l'on prît des
mesures efficaces pour réprimer de semblables désordres. Huit des
conseillers du roi, un pareil nombre de suppôts de l'université de
Paris et autant de bourgeois furent chargés par les membres qui
assistaient à ce conseil de pourvoir à la sûreté du roi et de la
ville. Après en avoir mûrement délibéré, ils se rendirent le 26 août
près de monseigneur le duc de Guienne, lui présentèrent une humble
requête, et obtinrent qu'il fût pris diverses mesures. On convint
d'abord que le roi et monseigneur le duc de Guienne quitteraient
l'hôtel royal de Saint-Paul, qui, étant placé à une extrémité de la
ville et presque en dehors de l'enceinte, se trouvait trop exposé aux
surprises et aux coups de main, et qu'ils iraient habiter le château
du Louvre, afin d'y être plus en sûreté; en second lieu, qu'on
enverrait des ambassadeurs à la reine pour la prier de revenir à
Paris, et qu'en cas de refus de sa part, on exigerait du moins qu'elle
laissât venir madame la duchesse de Guienne auprès de monseigneur le
duc avec son frère monseigneur le comte de Ponthieu et ses deux
sœurs; que l'entrée de la ville serait fermée aux ducs de Berri et de
Bourgogne, tant que dureraient leurs discordes, afin que leurs troupes
ne dévastassent point, comme l'année précédente, le pays d'alentour.
Il fut stipulé aussi qu'on abattrait les murs de l'hôtel de Nesle qui
touchaient à l'enceinte, afin que les bourgeois pussent faire des
rondes autour de la ville pendant la nuit, et qu'on murerait la porte
dudit hôtel qui donnait sur la campagne, bien qu'on sût que cela
devait déplaire beaucoup au duc de Berri. Il fut en outre réglé que le
prévôt des marchands, Charles Culdoé, qui était devenu généralement
suspect, serait destitué, et qu'on soumettrait au choix du duc pour le
remplacer une liste de six bourgeois notables. Le duc, d'après l'avis
du conseil, désigna pour cette charge Pierre Gentien, personnage d'une
grande habileté et d'une illustre naissance. Il fit aussi rechercher
certaines gens qu'on lui avait désignées comme ayant conspiré contre
la ville et comme ayant menacé d'y introduire secrètement les troupes
du duc d'Orléans, et donna ordre qu'on les mît en prison et qu'on les
punît selon toute la rigueur des lois, s'ils étaient trouvés
coupables. Il fut décidé en dernier lieu que, pour prévenir les
émeutes et les séditions populaires, dont on était menacé chaque jour
depuis deux mois et que les ennemis de la ville appelaient de tous
leurs vœux pour avoir une occasion de piller, on ferait publier dans
les rues au nom du roi, à son de trompe et par la voix du héraut, que
les officiers des ducs de Berri, d'Orléans et d'Alençon et leurs
partisans eussent à sortir de la ville et à se transporter ailleurs,
sous peine de mort et de confiscation de leurs biens. Monseigneur le
duc délibéra pendant plusieurs jours sur cette dernière demande, parce
qu'elle était fort injurieuse pour ses parents. Mais enfin il céda aux
sollicitations et aux clameurs des habitants, qui venaient souvent au
conseil avec les Legoix l'obséder de leurs instances, et qui
répétaient sans cesse que c'était le seul moyen d'assurer le repos de
la ville.

  [140] Fils du roi.


   Ravages commis en Picardie par les gens du duc d'Orléans.

Je passe des décisions prises par le conseil au récit des hostilités
commises par les troupes que, dès le lendemain de son défi, le duc
d'Orléans envoya dans le Vermandois, riche contrée relevant
immédiatement du roi, d'où les provinces voisines tiraient du blé en
abondance. Je tiens ces faits de la bouche des principaux habitants,
qui allèrent trouver monseigneur le duc de Guienne et les conseillers
du roi, pour leur exposer leurs plaintes: «Très excellent prince,
dirent-ils, depuis six semaines les gens de guerre exercent de tels
ravages dans les environs, que les paysans ont été presque tous
réduits à quitter les faubourgs avec leur gros et menu bétail et tout
leur mobilier, pour se réfugier dans des lieux cachés ou dans les
villes closes, comme s'ils craignaient d'être frappés de la foudre.
Les cruautés varient suivant les inclinations des pillards. Les uns,
entraînés par leurs habitudes de libertinage, portent le déshonneur
dans les familles, en outrageant sans pudeur les femmes mariées et en
violant les jeunes filles encore vierges. D'autres, sans respect pour
les droits de l'hospitalité, dépouillent leurs hôtes, courent çà et là
dans les maisons, brisent les portes des appartements et enlèvent tout
ce qu'ils y trouvent de précieux. Ils ne craignent pas de détrousser
publiquement les marchands qui font le commerce d'échange dans les
villes et dans les campagnes. Ils ont même égorgé plusieurs habitants
de Paris et d'autres villes fidèles au roi; et toutes les fois qu'ils
renvoient vers le roi des paysans ou des bourgeois, après les avoir
mis à rançon et les avoir entièrement dépouillés, ils leur disent du
ton le plus insultant: _Allez retrouver votre idiot de roi, ce
fainéant, ce captif_. Tels sont les outrages qu'ils ont l'audace de
proférer contre la majesté royale. Pour comble d'horreur et
d'insolence, ils ont plusieurs fois arraché les yeux, coupé le nez et
les oreilles à quelques-uns de ces malheureux, en leur disant: _Allez
vous montrer aux conseillers du roi, à ces perfides et à ces traîtres
infâmes_. Non contents d'avoir ainsi dévasté le plat pays, ils ont
incendié plusieurs maisons et sont entrés de vive force dans la ville
close de Roye, riche et populeuse cité qui relève directement du roi,
et l'ont livrée au pillage. En outre Bernard d'Albret, cousin du
connétable, homme actif et entreprenant, a choisi parmi les Gascons
depuis longtemps alliés des Anglais, et qui ont naguère combattu sous
les ordres du comte d'Armagnac et dudit connétable, un corps de cinq
cents hommes, avec lequel il s'est emparé de la ville de Ham,
appartenant en commun au duc d'Orléans et au comte de Nevers. Il se
dispose à commettre dans le pays des excès plus grands encore, si l'on
n'y pourvoit promptement par des mesures efficaces.»

Tous les Gascons qui s'étaient enrôlés sous les bannières de Bernard
d'Albret et du comte d'Armagnac ne demandaient en effet qu'à en venir
aux mains avec les Bourguignons et les Flamands. Personne ne pouvait
en douter; car ils cherchaient à s'emparer de postes avantageux et
sûrs. Ils attaquèrent à cet effet Montdidier et d'autres villes
closes; mais les secours que le roi y envoya et la courageuse
résistance des habitants les empêchèrent de s'en rendre maîtres.

Cependant le duc d'Orléans semblait ignorer que les hostilités fussent
ainsi commencées. Tantôt il allait de Coucy à Melun par le Valois,
tantôt il revenait dans le Soissonnais, comme s'il n'eût songé qu'à se
divertir. Il ne laissa pas de mettre garnison dans Montlhéry, et il en
aurait fait autant à Corbeil et aux ponts voisins de Paris, si l'on ne
s'y était opposé. Aussi ses ennemis disaient-ils hautement qu'il avait
plus à cœur d'inquiéter la ville que de combattre le rival qu'il
avait défié. En faisant ainsi des marches et des contre-marches à la
tête de ses alliés et d'un grand nombre de gens de guerre, il eut
bientôt épuisé toutes les ressources et provisions de ses sujets, et
les habitants de Clermont, de Beaumont et des villes voisines se
virent réduits à la triste nécessité de fuir et d'aller chercher un
asile dans les villes royales. Ils eurent toutefois beaucoup de peine
à s'y faire admettre, parce qu'elles étaient toutes favorables au duc
de Bourgogne.


   Soulèvement des paysans sous le nom de Brigands.

Ceux qui demeuraient en deçà de la Seine et de l'Oise, instruits par
les fugitifs que l'ennemi menaçait leur pays de maux plus grands
encore, s'alarmèrent avec raison, et portèrent plainte à plusieurs
reprises au conseil du roi et au prévôt de Paris, en les suppliant
instamment d'aviser aux moyens de prévenir les malheurs qui allaient
fondre sur eux. Ceux qui possédaient des biens et des terres hors de
la ville de Paris soutinrent leur requête, et déclarèrent qu'ils ne
voyaient qu'un seul remède possible dans les circonstances présentes,
c'était qu'on leur permît de prendre les armes au nom du roi et de
repousser la force par la force, et qu'on ne leur imputât point à
crime la mort des pillards qui tomberaient sous leurs coups.

Cette autorisation ayant été accordée, les habitants des campagnes,
par ordre du prévôt de Paris, abandonnèrent les travaux des champs et
se firent gens de guerre. Ils placèrent sur leurs épaules, comme signe
de ralliement, une croix blanche, avec une fleur de lis au milieu, se
réunirent en bandes, et inscrivant sur leur bannière: _Vive le roi!_
ils se déclarèrent ses plus fidèles amis.

Je me souviens d'avoir lu dans les annales de France qu'en une autre
occasion les paysans se réunirent ainsi contre les ennemis du royaume,
sous le nom de _Brigands_. Comme ils portaient pour la plupart des
bâtons ferrés à pointes très-aiguës, qu'on appelle _piques_ en
français, on les désigna sous le nom de _piquiers_ ou _portepiques_.
Plusieurs d'entre eux n'avaient d'autres armes que des arcs de bois,
avec lesquels on aurait pu à peine tuer un moineau, ou de vieilles
épées couvertes de rouille. Aussi furent-ils d'abord un objet de
mépris et de risée pour leurs ennemis; mais ils avaient à leur tête de
robustes paysans, sous la conduite desquels ils sortaient des bois où
ils s'étaient embusqués, et massacraient un grand nombre de leurs
adversaires, surtout quand ils les surprenaient fourrageant avec leurs
bêtes de somme. Cependant, la plupart d'entre eux, ayant pris
l'habitude du pillage, n'eurent bientôt plus d'autre occupation, tant
que dura la guerre, que de dresser des embûches à ceux qu'ils
rencontraient sur les routes, amis ou étrangers, et personne n'osait
plus traverser les bois qu'avec une bonne escorte.


   Le roi mande au duc de Bourgogne de venir défendre son royaume et
     ses sujets contre le duc d'Orléans.

Dès que monseigneur le duc de Guienne apprit que les gens de guerre
dudit duc d'Orléans commettaient des dégâts effroyables dans le
royaume, et qu'ils ne cessaient d'attaquer par des propos injurieux la
majesté royale, il convoqua, suivant l'usage, les conseillers de son
père, et eut avec eux à ce sujet plusieurs conférences successives, où
les débats furent très-animés. Je tiens de personnes que leurs
fonctions appellent à ces conseils privés, que les chanceliers de
France et de Guienne, trois évêques, le comte de Saint-Pol, plusieurs
barons et douze membres de la chambre des comptes et du Parlement se
réunirent en cette occasion avec monseigneur le duc de Guienne. Les
partisans du duc de Bourgogne insistèrent sur la difficulté de porter
remède à l'état présent des choses, lorsque toute la chevalerie
française était sous les armes et partagée, comme chacun le savait, en
deux corps animés l'un contre l'autre d'une haine implacable et
n'aspirant qu'à s'entre-détruire. Ils étaient justement indignés,
disaient-ils, qu'au mépris des ordres du roi un de ces partis n'eût
pas encore licencié ses gens de guerre, qui faisaient souffrir toutes
sortes de dommages aux bonnes villes du royaume et à tous les
habitants, et qui prodiguaient outrage sur outrage au légitime
possesseur de la couronne. «Nous ne pourrions énumérer,
ajoutaient-ils, tous les malheurs, tous les désastres, toutes les
calamités dont ils ont accablé l'État et les particuliers. Il faut
donc en tirer prompte vengeance;» ce qui ne leur semblait possible
qu'autant que le duc de Guienne se prononcerait pour l'un des deux
rivaux, et réclamerait le secours du duc de Bourgogne, en le priant de
venir à la tête de ses gens de guerre chasser par la force des armes
les traîtres et les rebelles.

Les assistants se rangèrent à cet avis, bien qu'à regret, dit-on, et
il fut décidé qu'on manderait par des messages les nobles qui ne
s'étaient encore déclarés pour aucun des deux partis, et qu'on les
inviterait à se rendre le 20 septembre auprès de monseigneur le duc de
Guienne; puis on écrivit au duc de Bourgogne, de la part du roi, une
lettre conçue en ces termes:

«Charles, par la grâce de Dieu roi de France, à Jean, duc de
Bourgogne, notre bien aimé cousin, salut et affection. Comme il est
constant que l'on commet le crime de lèse-majesté non-seulement
lorsque, par une fureur aveugle et sacrilége, on attente à notre vie
et à notre honneur, mais aussi quand on ourdit des complots impies
contre notre royaume et contre nos sujets, nous avons cru devoir
témoigner tout notre mécontentement de ce que des étrangers, joints à
quelques habitants du royaume, se sont avancés les armes à la main
jusqu'au cœur de la France. Voulant réprimer une telle témérité par
notre autorité royale, nous leur avons ordonné de se retirer; mais ils
ont méprisé nos ordres et nos injonctions; ils y ont répondu par
l'insulte, et ont continué d'exercer contre nos sujets toutes sortes
de cruautés. On a vu, et c'est avec un sentiment de douleur que nous
le rappelons, des malheureux qui essayaient de résister à la violence
succomber sous le fer ennemi; d'autres, qui se rendaient, condamnés à
la plus dure servitude; des jeunes filles enlevées sous les yeux même
de leurs mères; des femmes soumises à la brutalité d'une soldatesque
sans frein, dépouillées de tous leurs ornements et réduites à pleurer
leur déshonneur. Ce n'est pas tout encore. Nos villes closes livrées
au pillage, les maisons de nos paysans dévorées par l'incendie, les
pauvres habitants des campagnes étouffés par la fumée dans les
cavernes où ils s'étaient réfugiés pour éviter la mort, prouvent assez
que ces brigands n'aspirent qu'à la ruine de notre royaume. C'est pour
vous faire connaître ces faits que nous vous adressons la présente
lettre, cher cousin, vous conjurant par la fidélité inviolable que
vous nous avez gardée jusqu'à ce jour, et par l'amour que vous nous
portez à nous et à nos enfants, de venir en toute hâte à la tête de
vos troupes chasser lesdits traîtres et rebelles, afin de mériter nos
bonnes grâces.--Donné à Paris, le 28 août.»


   Nouvelles mesures prises dans le conseil du roi.

La nouvelle que le roi avait appelé le duc de Bourgogne à son secours,
d'après le conseil des partisans de ce prince, fut accueillie avec
faveur par les bourgeois de Paris et par les autres habitants du
royaume. On montra dès lors plus d'empressement à garder les cités et
les villes closes et à faire le guet la nuit, pour éviter d'être
surpris par les troupes du duc d'Orléans. Les Parisiens allèrent plus
loin. Ils se présentèrent au conseil du roi avec les frères Legoix,
ces bouchers qu'ils avaient placés à leur tête, et là, en présence de
monseigneur le duc de Guienne, ils demandèrent avec leur insolence
accoutumée, et obtinrent par leurs clameurs importunes, la permission
de courir sus aux serviteurs dudit duc d'Orléans, de ses alliés et de
ses partisans, comme traîtres et rebelles. On les autorisa en même
temps à piller en toute liberté les biens meubles de leurs
adversaires, et il fut décidé que si quelque motif les obligeait à
prendre les armes et à sortir de la ville, ils combattraient sous les
bannières du comte de Saint-Pol, de messire David de Revillière,
d'Antoine de Craon ou d'Enguerrand de Bournonville. Sur leur demande,
le conseil fit aussitôt dresser des lettres à ce sujet, et le 11
septembre il fut publié par la voix du héraut, et à son de trompe, que
tous les partisans du duc et ses confédérés étaient privés de leurs
possessions en vertu de l'autorité royale, et que leurs biens étaient
dévolus au fisc, parce qu'en désobéissant aux ordres du roi ils
avaient commis le crime de lèse-majesté. Il fut enjoint en conséquence
aux gouverneurs, baillis et justiciers des villes et provinces du
royaume, de faire saisir, en vertu de la même autorité, par des
commissaires fidèles, les biens et revenus de tous et de chacun, sans
épargner même ceux du clergé ni des ordres réguliers. Les partisans du
duc, se voyant ainsi poursuivis comme des proscrits, songèrent à se
tenir plus étroitement unis, et veillèrent à leur sûreté avec d'autant
plus de précaution qu'ils avaient appris que toutes les villes du
royaume conjuraient leur perte.


   Le duc de Bourgogne appelle les Anglais à son secours.

En me hâtant de poursuivre le récit de ces derniers événements, j'ai
omis de mentionner une particularité dont j'aurais pu parler plus tôt:
c'est que dans le courant du mois de juillet les deux ducs rivaux
avaient envoyé plusieurs messages au roi d'Angleterre pour lui
demander du secours. Cette démarche étrange et inouïe surprit avec
raison les habitants du royaume. Je me suis enquis soigneusement,
comme c'est mon devoir d'historien, de l'objet de ces négociations, et
l'on m'a assuré que le duc d'Orléans, faisant valoir auprès du roi
d'Angleterre la parenté qui existait entre eux par sa mère, lui avait
demandé seulement de ne point assister son adversaire, et que le roi
lui avait répondu qu'en raison des offres du duc de Bourgogne il
n'avait pu lui refuser son secours, de peur de mécontenter ses sujets.
Quelle que soit l'opinion généralement reçue à cet égard, il est
certain que ledit duc de Bourgogne négocia par messages et par lettres
le mariage de sa fille avec le fils aîné dudit roi, et que cette
alliance fut décidée sous la condition que le roi lui enverrait le
comte d'Arundel avec huit cents hommes d'armes et mille archers.

Les Français furent fort scandalisés que le duc de Bourgogne se fût
adressé aux ennemis mortels du royaume. On publia à la cour et
ailleurs qu'il avait cédé au roi d'Angleterre, au préjudice du
royaume, les principales entrées de la Flandre, savoir les ports de
L'Écluse, de Dixmude, de Dunkerque et de Gravelines. On ajoutait que
ledit duc avait promis de faire hommage audit roi d'Angleterre de son
comté de Flandre, et s'était engagé par un traité à lui faire
restituer les duchés de Normandie et d'Aquitaine qu'avaient perdus ses
prédécesseurs. Mais j'ai lu des lettres que ledit duc adressait à
monseigneur le duc de Guienne en son château du Louvre, et où il
disait le contraire. Il y traitait de menteurs ceux qui répandaient de
tels bruits, remerciait le roi et le duc de Guienne de n'avoir pas
ajouté foi à ces imputations non plus qu'à toutes les faussetés et
calomnies qu'on avait inventées contre lui, et promettait de rester
toute sa vie fidèle au royaume, au roi et à ses enfants, envers et
contre tous. Il parlait ensuite de la ville de Ham, et disait: «Nous
nous sommes présenté devant cette ville et nous avons livré plusieurs
assauts aux rebelles; mais quand ils ont vu que nous dressions nos
batteries autour des murs, ils ont pris la fuite. C'est pourquoi les
troupes qui sont sous nos ordres se sont mises en route aujourd'hui 12
septembre pour aller combattre nos autres ennemis.»



LES CABOCHIENS.

1413.

   Paris, livré en 1411 aux bouchers et au comte de Saint-Pol, fut
   au pouvoir d'une démagogie furieuse dont les chefs furent les
   maîtres bouchers, auxquels se joignirent bientôt les valets
   d'abattoir, les écorcheurs, équarisseurs, corroyeurs, tanneurs et
   tripiers, et le bourreau Capeluche. Le nom de cabochien, que
   porta ce parti, vient des frères Caboche, écorcheurs de bêtes à
   la boucherie de Paris. La domination des bouchers dura depuis
   1411 jusqu'au mois d'août 1413.

    _Récit du Religieux de Saint-Denis_, traduit par M. Bellaguet.


   Une première émeute, excitée par quelques misérables, éclate dans
     Paris à l'occasion du prévôt, messire Pierre des Essarts.

Il y avait parmi les familiers de monseigneur le duc de Guienne des
gens qui ne cessaient de lui répéter que ceux qu'on avait taxés d'une
cupidité insatiable sauraient bien se justifier, si on voulait les
entendre. Ils l'assurèrent aussi que le prévôt de Paris, messire
Pierre des Essarts, avait plusieurs fois reconnu avoir remis par ordre
du roi deux millions d'or au duc de Bourgogne, sans savoir cependant
l'emploi qu'en avait fait ce prince. A l'appui de ces assertions, le
prévôt s'engageait à montrer les reçus que le duc lui avait donnés,
et qui étaient revêtus de sa signature. Il se fit par là un ennemi
mortel du duc de Bourgogne; mais il se concilia en même temps les
bonnes grâces du duc de Guienne, qui le manda en toute hâte auprès de
lui, d'après le conseil de ses familiers, dès qu'il vit le roi repris
de sa maladie.

La plupart des Parisiens, qui l'année précédente avaient montré
beaucoup d'attachement pour le prévôt et le regardaient comme le père
du peuple et le principal défenseur de la chose publique, dominés
alors par je ne sais quel sentiment, qu'on ne peut expliquer que par
cet amour du changement qui tourmente toujours la multitude
capricieuse, avaient conçu contre lui un profond ressentiment, une
haine mortelle, et avaient demandé avec instance qu'on nommât à sa
place un autre prévôt. On avait facilement cédé à leur demande, ainsi
qu'il a été dit plus haut; et dès lors, considérant ledit Pierre des
Essarts comme un banni mis hors la loi, ils publiaient partout que
monseigneur le duc de Guienne ne lui pardonnait pas d'avoir dilapidé
les revenus de son auguste père. Tel était l'état des esprits
lorsqu'on apprit, le 27 avril, cinq jours après la fête de Pâques, que
le prévôt s'était emparé, par ordre du duc de Guienne, de la bastille
Saint-Antoine avec une troupe de chevaliers et d'écuyers.

Lorsque j'ai écrit ces détails, j'ignorais dans quelle intention il
s'était si soudainement rendu maître de ce fort royal, presque
inexpugnable, abondamment fourni de toutes espèces d'armes et de
machines de siége, et par lequel on pouvait introduire à Paris un
grand nombre de gens de guerre, en dépit des habitants et au détriment
de la ville. Mais je puis dire qu'il s'ensuivit de là d'horribles
malheurs, dont le récit conviendrait mieux aux accents de la muse
tragique qu'à la plume de l'historien. Je renoncerais donc à en
parler avec détail si je ne m'étais fait une loi de transmettre le mal
comme le bien au souvenir de la postérité. Quelques brouillons de bas
étage, que je dois nommer ici pour les flétrir à jamais, savoir les
deux frères Legoix, ignobles bouchers, Denis de Chaumont et Simon
Caboche[141], écorcheurs de bêtes à la boucherie de Paris,
parcoururent la ville toute la journée pour ébruiter ce qui se
passait. Ils avaient avec eux quelques gens dont les noms m'échappent
en ce moment, entre autres un fameux médecin appelé Jean de Troyes,
homme éloquent et rusé, déjà fort avancé en âge et touchant presque à
la vieillesse, dont ils avaient toujours pris conseil dans leurs
entreprises. Ces misérables, qui avaient excité les révoltes et dirigé
les émeutes précédentes, publièrent partout que cette prise de
possession avait pour objet de détruire la ville et d'enlever de force
le roi et son fils aîné monseigneur le duc de Guienne. Ils avaient
déjà forcé par leurs vaines clameurs les échevins de Paris à déposer,
comme il a été dit plus haut, le prévôt des marchands, Pierre Gentien,
président de la monnaie royale, sous prétexte qu'il avait altéré la
nouvelle monnaie d'or et d'argent, et ils avaient fait nommer à sa
place un notable bourgeois, nommé André d'Eperneuil. Afin de
poursuivre leurs projets, ils allèrent aussitôt trouver ce nouveau
magistrat, se firent remettre malgré lui la bannière de la ville,
qu'on appelait _étendard_, et obtinrent l'autorisation d'inviter les
cinquanteniers et les dizeniers à se rendre en armes sur la place de
Grève avec les hommes qui étaient sous leurs ordres. Ils auraient
exécuté et mené à fin leur sinistre dessein, sans le courage du clerc
de la ville, qui refusa à plusieurs reprises de signer l'écrit du
prévôt. Cet homme ne céda ni aux menaces ni à la violence, se
contentant toujours de répondre avec douceur qu'il ne fallait rien
précipiter, et qu'on savait bien que le prévôt, les échevins et les
principaux défenseurs de la ville avaient juré à monseigneur le duc de
Guienne de ne point faire prendre les armes aux bourgeois sans lui en
avoir donné avis deux jours auparavant. Ainsi l'autorisation du prévôt
se trouva annulée; il y eut dès le même jour un grand nombre de gens
du menu peuple qui refusèrent d'y obéir.

  [141] Le Religieux (V, 173) nous apprend que Caboche s'appelait
  Simon le Coutellier, dit Caboche.

Le lendemain, 28 avril, les principaux cinquanteniers, gens sages et
modérés, et quelques-uns des plus notables bourgeois se réunirent sans
armes, selon leur coutume, à l'hôtel de ville, avec le prévôt des
marchands et les échevins, pour délibérer sur l'état des affaires.
Considérant combien les derniers troubles avaient été préjudiciables à
la chose publique, ils proposèrent de mettre bas les armes qu'on avait
prises sans la permission du roi ou du duc de Guienne. Puis l'un
d'eux, ayant été chargé de haranguer la multitude, engagea les
habitants à rester tranquilles chez eux, à vaquer comme de coutume aux
travaux de leurs métiers et aux soins de leur négoce, sans se laisser
émouvoir par des bruits mal fondés et peut-être inventés à plaisir.
«Je sais, dit-il, que l'incrédulité obstinée a quelquefois ses
dangers; mais il est bien plus dangereux encore de croire à la légère.
Il n'est point convenable que vous soyez agités, comme les feuilles,
par le moindre vent. Quoi de plus absurde, je vous le demande, que de
prêter l'oreille à toutes sortes de contes et de les croire comme
articles de foi, quand vous voyez qu'autant il y a d'hommes, autant il
y a d'opinions diverses? Quoi! vous vous imaginez, vous publiez que
vous êtes tous dans les mêmes sentiments! Il n'y a rien de plus
déraisonnable que cette pensée. Pour ne pas vous laisser aller à des
jugements téméraires, vous devez vous recueillir en vous-mêmes, et
examiner de sang-froid, avec mûre réflexion, si ceux qui sèment de
pareils bruits sont des ennemis ou des amis, des misérables ou des
honnêtes gens. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que si quelque
trahison a été commise contre la ville ou contre le duc de Guienne, il
ne vous appartient point de saisir ni de détenir les coupables sans le
consentement du roi.»

Vouloir parler raison aux chefs de la sédition, c'était s'adresser à
des sourds: ils répondirent à ces sages conseils par des clameurs
tumultueuses. «C'est en vain, s'écrièrent-ils, que nous avons fait
avertir le roi, les princes et leurs conseillers, soit en particulier,
soit en public, des dangers auxquels nous exposaient les machinations
des traîtres. Puisqu'ils n'ont tenu aucun compte de nos avis, nous
avons le droit d'en tirer nous-mêmes vengeance.» En même temps ces
furieux entraînèrent avec eux jusqu'à la porte Saint-Antoine près de
trois mille misérables qu'ils avaient armés, et s'y postèrent en
dedans et en dehors des murs de la ville, afin d'empêcher messire
Pierre des Essarts de s'échapper. On vit dans cette conjoncture des
chevaliers se mettre à la tête des séditieux, entre autres les sires
de Helly, Léon de Jacqueville et Robert de Mailly, familiers du duc de
Bourgogne, qui, au grand étonnement de tout le monde, offrirent
d'eux-mêmes de les seconder. Je voulus connaître les motifs de leur
conduite, et j'appris que ledit Léon de Jacqueville ambitionnait le
poste de capitaine de Paris, qu'il obtint en effet plus tard, et que
les deux autres nourrissaient une haine implacable contre Pierre des
Essarts.

Pierre des Essarts, craignant avec raison pour sa vie, bien qu'il sût
que le fort qu'il occupait était inexpugnable, abondamment pourvu
d'armes et en état de repousser les assaillants, ne laissa pas d'avoir
recours aux moyens de douceur; et s'adressant, du haut d'une fenêtre
de la citadelle, auxdits chevaliers et aux autres chefs de la
sédition, il leur dit qu'il était venu sur l'invitation de monseigneur
le duc de Guienne, et leur montra des lettres patentes scellées du
sceau de ce prince. Il ajouta, pour apaiser la fureur populaire, qu'il
n'avait jamais songé à rien faire au préjudice du roi ou du royaume,
de la ville de Paris ou de ses habitants; qu'il était prêt à se
retirer ailleurs si on lui laissait la faculté de sortir, et qu'il ne
reviendrait pas, à moins d'être rappelé par eux; qu'il leur demandait
cette grâce et les en suppliait instamment à mains jointes. Mais ces
forcenés, loin d'avoir égard à ses prières, proférèrent contre lui des
cris épouvantables, lui reprochèrent sa trahison, et s'engagèrent
entre eux par des serments terribles à ne point quitter la place
jusqu'à ce qu'il se fût livré à merci, pour être puni comme il le
méritait. Ils auraient mis leur projet à exécution et commencé
l'assaut sur-le-champ, si lesdits chevaliers ne les eussent calmés par
de douces paroles. Au même instant, le duc de Bourgogne étant survenu
engagea en peu de mots Pierre des Essarts à faire sa soumission; puis
il invita la multitude à ne pas encourir le crime de lèse-majesté en
attaquant une forteresse du roi, s'offrit pour caution de Pierre des
Essarts, et promit de le décider à se rendre sans résistance.


   Les factieux arrêtent et emprisonnent des gens de monseigneur le
     duc de Guienne.

Cependant le nombre des factieux s'était accru jusqu'à près de vingt
mille, et ils menaçaient tous de détruire la Bastille. Ils auraient
mis ce projet à exécution, malgré les obstacles qu'il présentait, si
le duc de Bourgogne n'eût juré à leurs chefs qu'il tiendrait
fidèlement sa parole. Mais à peine les avait-il quittés, que, laissant
une partie des leurs à la garde de la place, ils emmenèrent le reste
pour commettre un attentat plus grave et inouï jusqu'alors. Je n'ai pu
savoir si, comme le bruit en courut, ils y furent poussés par quelque
personnage puissant; ce dont je suis sûr, c'est qu'ils ne pardonnaient
pas à monseigneur le duc de Guienne ses orgies nocturnes, ses
débauches et ses déportements scandaleux: ils craignaient,
disaient-ils, qu'il ne tombât en la même maladie que son père, à la
honte du royaume. Ils savaient aussi que ni les avis de sa mère ni les
conseils de ses parents n'avaient pu mettre un frein à ces désordres.
S'imaginant donc que cet endurcissement devait être attribué aux
suggestions de ses familiers, ils résolurent d'arrêter la plupart
d'entre eux et de les emprisonner, afin de l'obliger par la crainte à
faire ce qu'on n'avait pu obtenir de lui par la douceur.

On annonça au duc cette résolution téméraire, et on lui conseilla de
prendre aussitôt les armes avec ses chevaliers, ses écuyers et ses
serviteurs, et d'arborer sur la porte de son palais la bannière des
fleurs de lis. On pensait qu'il pourrait ainsi calmer en partie la
fureur de la multitude. Mais pendant qu'on délibérait à ce sujet on
aperçut par les fenêtres du palais le peuple qui accourait avec ses
capitaines, animé d'une rage forcenée et diabolique. Après avoir
planté l'étendard de la ville devant la porte et fait investir le
palais de tous côtés, ils demandèrent à grands cris à parler au duc.
Quoique les clameurs confuses de cette multitude révoltée lui
causassent une grande frayeur et qu'il crût sa vie et celle de ses
familiers sérieusement menacées, il n'osa pas néanmoins refuser
audience aux séditieux. D'après le conseil du duc de Bourgogne, il se
montra à la fenêtre: «Mes amis, leur dit-il, quel sujet vous amène, et
d'où vient un si grand émoi? Je suis prêt à vous entendre, et j'agirai
selon le bon plaisir de chacun de vous.» A ces mots, maître Jean de
Troyes, qui avait été chargé de porter la parole, imposa silence à
tous de la voix et du geste, et s'exprima ainsi:

«Très-excellent seigneur, vous voyez rassemblés ici dans l'intérêt de
votre royaume et de votre honneur vos bourgeois et sujets, qui
viennent humblement se recommander à votre sérénissime grandeur. Ne
vous effrayez pas de ce que nous sommes en armes; car nous
n'hésiterions pas, l'expérience vous l'a déjà appris, à exposer notre
vie pour vous défendre. Mais nous voyons avec le plus vif déplaisir
qu'à la fleur de votre royale jeunesse vous soyez détourné de la route
qu'ont suivie vos ancêtres par les conseils de quelques traîtres qui
vous obsèdent à toute heure et à tout instant. Il n'est personne qui
ne sache dans le royaume combien ils ont à cœur de vous pervertir.
L'auguste reine votre mère et tous les princes du sang en sont
profondément affligés; ils craignent que quand vous aurez atteint
l'âge viril vous ne soyez incapable de régner. C'est pourquoi,
considérant ces misérables comme dignes de l'animadversion de Dieu et
des hommes, nous avons requis plusieurs fois les principaux
conseillers du roi de les éloigner de son service. Comme ils n'ont
jusqu'à présent tenu aucun compte de nos prières, nous venons demander
qu'on nous les livre, afin que nous tirions vengeance de leur
trahison.»

La foule applaudit par des cris frénétiques à cet insolent discours.
Le duc de Guienne, malgré tout le déplaisir qu'il éprouvait, ne laissa
pas de faire bonne contenance, d'après le conseil du duc de Bourgogne,
et leur répondit: «Braves bourgeois et fidèles sujets du roi notre
sire, je vous supplie de retourner à vos métiers et de calmer votre
ressentiment; car j'ai toujours regardé mes familiers comme de fidèles
serviteurs.» Son chancelier ajouta: «Dites si vous en connaissez qui
aient failli à leur devoir de fidélité; ils seront punis comme ils le
méritent.» Alors celui qui portait la parole lui présenta un papier
contenant une liste d'environ cinquante des principaux chevaliers et
écuyers de la maison du duc, en tête de laquelle se trouvait le
chancelier lui-même; il l'invita même plusieurs fois à lire cette
liste à haute et intelligible voix. Le duc éprouva une vive
indignation en s'entendant sommer par cette troupe de misérables de
livrer les prétendus traîtres qui lui étaient désignés. Tout confus
d'un tel affront, il se retira dans la chambre du roi. Mais pendant
qu'il réfléchissait avec amertume et douleur à l'outrage qu'il venait
d'essuyer et au danger de ses serviteurs, ces forcenés brisèrent les
portes avec fureur et entrèrent de force dans la chambre. Ils
parcoururent aussitôt le palais dans tous les sens, ainsi qu'ils en
étaient convenus, en fouillèrent les réduits les plus secrets, et y
arrêtèrent monseigneur le duc de Bar, cousin du roi, le chancelier du
duc, Jean de Vailly, Jacques de la Rivière, son chambellan, messire
Jean d'Angennes, messire Jean de Boissay, les frères Gilles et Michel
de Vitry, ses valets de chambre, Jean du Mesnil, son écuyer tranchant,
et sept autres dont je ne me rappelle pas les noms; ils leur
ordonnèrent, au nom du roi, de se rendre en prison. Ils poussèrent
même la violence jusqu'à fouler aux pieds tous les égards dus au rang
suprême, et osèrent, avec une brutalité qui eût fait horreur aux
hommes les plus sauvages, arracher des bras de madame la duchesse de
Guienne Michel de Vitry, qu'elle voulait sauver. Puis ils les
emmenèrent tous à cheval, en la compagnie du duc de Bourgogne et de
plusieurs autres seigneurs, jusqu'à l'hôtel dudit duc.

Au plus fort de l'émeute, quelques hommes, égarés sans doute par
l'ivresse, ayant rencontré près de l'hôtel du duc un ouvrier au
service de monseigneur le duc de Berri, et faisant partie de sa
maison, qui se nommait Watelet, et qui était fort renommé pour son
habileté à construire et à diriger les machines de siége, le tuèrent
sur-le-champ, et l'accusèrent ensuite d'avoir menacé d'incendier une
grande partie de la ville à l'aide d'un feu inextinguible. Ils firent
éprouver le même sort à un autre malheureux, dont j'ignore le nom,
quoiqu'il se fût réfugié chez le comte de Vertus, dans l'espoir d'y
trouver un asile sûr: son seul crime était d'avoir désapprouvé leurs
attentats. Le même jour, dans la soirée, ils jetèrent à l'eau un
secrétaire du roi, nommé Raoul de Brissac, qu'ils accusaient à tort ou
à raison, je l'ignore, d'avoir révélé aux ennemis les secrets du roi
pendant la guerre civile.


   Le prévôt de Paris est arrêté et mis en prison.

Après cela les séditieux, ayant passé toute la nuit sous les murs de
la bastille Saint-Antoine, pour que Pierre des Essarts ou ses
complices ne pussent s'échapper, conduisirent tous leurs prisonniers
au palais du Louvre, et les confièrent à la garde de quelques gens de
la maison du roi conjointement et d'un certain nombre de bourgeois.
Ils décidèrent aussi que les absents, qui s'étaient soustraits à leur
fureur, seraient sommés, au nom du roi, de revenir à Paris, sous
peine d'être considérés comme exilés et proscrits à jamais. Cette
sommation fut faite par la voix du héraut, dans les carrefours de la
ville. Puis le duc de Bourgogne, pressé par les séditieux d'accomplir
sa promesse, s'aboucha avec le prévôt de Paris, et l'engagea, au nom
du roi, à se rendre, s'il ne voulait être mis en pièces par la
populace qui l'assiégeait. Le prévôt, pour échapper au péril, laissa
entrer le duc dans la place avec quelques chevaliers; il fut aussitôt
placé sous la garde de ces chevaliers, qui durent répondre de lui sur
leur tête. Alors le peuple cessa d'investir la place et mit bas les
armes. Mais comme la rumeur publique accusait le prévôt d'être venu se
poster en ce lieu avec l'intention de conduire le roi et monseigneur
le duc de Guienne au tournoi qui devait avoir lieu le 1er mai dans le
bois de Vincennes, et de les emmener ensuite plus loin sous l'escorte
d'une troupe nombreuse de gens de guerre, on le fit sortir de la
Bastille à la demande du peuple, et on l'incarcéra d'abord au Petit
Châtelet, puis au Grand, afin qu'il y fût gardé plus sûrement. Ses
accusateurs, à l'appui de leurs imputations, prétendaient que pour
assurer le succès de son entreprise il avait cantonné dans la Brie
près de cinq cents hommes d'armes mais qu'à la nouvelle de son
arrestation ces gens de guerre s'étaient dissipés comme de la fumée,
et étaient allés chercher fortune ailleurs. Peut-être saura-t-on à la
fin ce qu'il faut penser de cela.


   Les séditieux, d'après le conseil de leurs chefs, prennent des
     chaperons blancs pour signe de ralliement.

Deux jours après que la populace eut ainsi obtenu à force de clameurs
que l'on mît en prison celui que l'année précédente elle vénérait
comme un père et un prince, et qu'elle regardait maintenant, au grand
étonnement de tous, comme un ennemi de l'État, les chefs de la
sédition se rendirent à l'hôtel de ville, pour consulter le prévôt des
marchands et les échevins sur ce qu'il y avait à faire. Malgré
l'assurance avec laquelle ils se vantèrent d'avoir travaillé d'une
manière notable pour l'honneur et dans l'intérêt du royaume, du roi et
de monseigneur le duc de Guienne, les bourgeois qui avaient le plus
d'influence dans le conseil déclarèrent que c'était un acte de
témérité très-blâmable que d'avoir pris les armes sans la permission
du roi, violé la maison de monseigneur le duc de Guienne, et arrêté
malgré lui le duc de Bar, son cousin, et la plupart de ses familiers.
On savait que ce prince était vivement irrité de cette offense; et
comme il était à craindre que par cette considération le duc d'Orléans
et les autres princes du sang ne conçussent contre la ville une haine
implacable, et ne cherchassent à tirer vengeance d'un pareil outrage,
on résolut de leur envoyer messire Pierre de Craon avec un humble et
respectueux message, dans lequel on assurait qu'on n'avait eu aucun
dessein de leur déplaire, et qu'on avait agi dans l'intérêt et pour
l'honneur du roi et de monseigneur le duc de Guienne. Il fut aussi
décidé que l'on supplierait les docteurs et professeurs de
l'Université de Paris de faire cause commune avec le peuple, et de se
charger de présenter ces explications au roi et aux seigneurs de sa
cour. Ceux-ci se contentèrent de répondre qu'ils s'entremettraient
volontiers de tout leur pouvoir pour ménager la paix entre eux et le
duc de Guienne. Charmés de cette réponse, les rebelles s'enhardirent
dans leurs tentatives, et, au commencement de mai, ils adoptèrent des
chaperons blancs, comme signe de ralliement et comme preuve de leur
persévérance dans l'esprit de rébellion. Ils allèrent même trouver
messeigneurs les ducs de Guienne, de Berri et de Bourgogne, leur
présentèrent trois chaperons, et obtinrent à force d'instances qu'ils
les portassent en témoignage de l'affection qu'ils avaient pour la
ville et pour le peuple de Paris.


   Discours tenus en présence des ducs de Guienne, de Berri et de
     Bourgogne.

Le même jour, les séditieux firent représenter auxdits ducs, par un
éloquent orateur, qu'ils devaient avoir pour agréable tout ce qui
avait été fait, et les supplièrent de faire punir tous les prisonniers
comme de perfides flatteurs et de mauvais conseillers, qui avaient
appris à monseigneur le duc de Guienne à s'écarter de la conduite
régulière de ses aïeux, à la honte du royaume et au détriment de sa
santé. Ils poussèrent la hardiesse jusqu'à lui faire dire qu'il était
bien loin de ce temps où, formé par les sages leçons de la vénérable
reine, sa mère, et élevé par elle dans la pratique du bien, il donnait
de lui les plus belles espérances et faisait l'orgueil et la joie de
tous les Français, qui bénissaient le Seigneur d'avoir donné au roi un
successeur d'un naturel si heureux. «Mais, ajouta l'orateur, depuis
que parvenu à l'âge de l'adolescence, vous avez méprisé l'autorité
maternelle et prêté l'oreille aux conseils des méchants, ils ont fait
de vous un prince irréligieux, plein de lenteur et d'indifférence dans
l'expédition des affaires et dans l'accomplissement des devoirs de la
royauté que vous exercez au nom de votre père. Les habitants du
royaume voient avec déplaisir qu'ils vous ont appris à faire de la
nuit le jour, à passer votre temps dans des danses dissolues, dans des
orgies et dans toutes sortes de débauches indignes du rang royal.»

Je ne pouvais comprendre comment le peuple avait été amené à une telle
liberté de langage, qui ne pouvait tout au plus être permise qu'aux
princes du sang. On me répondit que lesdits princes, ou du moins la
plupart d'entre eux, y avaient donné leur assentiment. Irrités même de
voir qu'on faisait peu de cas de leurs avis, ils firent adresser au
duc pendant plusieurs jours les mêmes remontrances par de savants
professeurs en théologie, tantôt en présence de la reine et des autres
seigneurs, tantôt en particulier, pour l'engager à se corriger et à
adopter un genre de vie plus convenable. Le lendemain mercredi, un
fameux docteur, maître Eustache de Pavilly, qui avait été chargé le
premier de haranguer le duc de Guienne, énuméra dans un long discours
tout ce qui a été dit plus haut, et appuya ses assertions d'un grand
nombre de citations remarquables, tirées de l'Écriture sainte. Je
pourrais en former un ample traité, si je ne craignais de fatiguer le
lecteur; je me bornerai à en indiquer les points principaux. Il exposa
très-éloquemment quelles sont les vertus que doivent embrasser ceux
qui veulent se rendre dignes du trône où les appelle leur naissance;
il montra par des exemples puisés dans l'histoire, et particulièrement
dans l'histoire de France, les vices qui ont rendu certains princes
incapables de régner, et il ne craignit pas de dire au duc de Guienne
que c'était par suite des excès de sa jeunesse que le roi son père
était tombé en une maladie incurable, et que le duc d'Orléans avait
péri d'une manière ignominieuse; que, s'il ne voulait pas réformer sa
conduite, il donnerait lieu de faire transférer son droit de
primogéniture à son frère puîné. On ajoute même que l'auguste reine
lui répéta plusieurs fois cette menace.


   On délègue des commissaires pour faire le procès des prisonniers.

Le vénérable docteur déclara, en terminant son discours, que la
multitude qui l'environnait demandait humblement que les commissaires
royaux chargés de poursuivre les dilapidations des finances eussent à
s'acquitter de leur mission avec plus de zèle, et qu'on en nommât
d'autres pour faire le procès des prisonniers, et les punir comme ils
le méritaient. «Et comme ils se trouvent encore avec le comte
d'Armagnac, dit-il, beaucoup de sujets du roi qui commettent des
hostilités en Guienne, contrairement au traité conclu entre les ducs,
et qu'on ignore s'ils n'ont pas l'intention de venir jusqu'ici, le
peuple demande très-instamment que les entrées du royaume soient
confiées à la garde des gens de guerre les plus fidèles.»

Bien que le duc fût fort indigné de cette remontrance publique, il
résolut de n'en témoigner aucun mécontentement, et de mettre dans ses
paroles la plus grande modération. Il accorda de bonne grâce ce qu'on
lui demandait, et, d'après l'avis des seigneurs et des prélats qui se
trouvaient là, il nomma douze commissaires que leur mérite me fait un
devoir de mentionner ici. C'étaient les illustres chevaliers messire
d'Offemont, Élie de Chénac, Le Borgne de la Heuse et Jean de Morteuil,
maîtres Robert Piedefer, Jean de Longueil, Élie dit Félix du Bois,
Denis de Vasière, conseillers au Parlement, auxquels on adjoignit
André Roussel et Garnot de Saint-Yon, bourgeois de Paris, et le
greffier de la cour du Châtelet. Ayant ainsi contenté les chefs du
mouvement populaire, le duc les congédia avec de douces paroles, et
les pria affectueusement de traiter avec égard ses familiers et son
cousin, qu'ils retenaient prisonniers, les engageant à rentrer en
eux-mêmes et à s'abstenir désormais de tout soulèvement. Il avait
entendu dire en effet qu'ils avaient l'intention d'arrêter encore
quelques-uns de ses serviteurs.


   Le comte de Vertus, effrayé de ce mouvement populaire, s'échappe
     de Paris.

L'illustre comte de Vertus, jeune prince de grande espérance, que
monseigneur le duc de Guienne, son cousin, aimait beaucoup et avait
attaché à sa personne, justement effrayé de ces troubles, quitta Paris
en secret, à la faveur d'un déguisement, et se rendit auprès de son
frère le duc d'Orléans, laissant un des siens pour dire aux princes
que c'était la fureur aveugle des Parisiens qui l'avait contraint de
fuir si précipitamment. J'ai su par quelques gens de la cour bien
informés que le duc de Guienne tenta lui-même plusieurs fois de
s'échapper, et que, ne pouvant y réussir, il envoya secrètement des
lettres signées de sa main aux ducs d'Orléans et de Bretagne, au roi
de Sicile Louis et au comte d'Alençon, pour les prier, au nom des
liens de la parenté, au nom de la fidélité qu'ils devaient au roi son
père, de venir à son aide et de le tirer de la captivité dans laquelle
on le retenait. Les Parisiens, instruits de ces circonstances, se
mirent à garder les portes de la ville avec les plus grandes
précautions. On eut soin de fouiller tous ceux qui sortaient, pour
s'assurer s'ils ne portaient point sur eux quelques lettres, et l'on
établit des postes pour faire le guet en armes toutes les nuits autour
de l'hôtel royal de Saint-Paul, afin qu'on ne pût enlever le prince
furtivement.


   Les chefs de la sédition font emprisonner plusieurs personnes de
     leur propre autorité.

Cependant les chefs de la sédition, en dépit des ordres du roi,
recommencèrent le lendemain jeudi à parcourir en armes les rues de la
ville, ayant à leur tête un certain Philippe du Mont. Ils arrachèrent
avec violence de leurs maisons près de soixante des principaux
bourgeois et marchands, et les firent jeter en prison. J'ai su de
bonne part que ce qui avait déterminé leur arrestation, c'est qu'au
commencement de l'émeute ils n'avaient pas voulu prendre les armes
avec les autres sans la permission du roi. Toutefois les séditieux,
effrayés eux-mêmes sur les conséquences de leur attentat, et redoutant
un châtiment sévère, allèrent trouver monseigneur le duc de Guienne,
et lui assurèrent que cette arrestation procurerait au roi de grosses
sommes d'argent. Voyant que le duc les écoutait sans témoigner trop de
déplaisir, ils l'invitèrent, d'après les suggestions de quelques-uns
de ceux qui se trouvaient là, et le décidèrent à réintégrer dans ses
anciennes fonctions messire Jean de Nielle, son chancelier, qu'il
avait destitué. Le duc, cédant aussi aux instances de la multitude,
confirma dans son office Léon de Jacqueville, qu'il avait nommé
capitaine de Paris; puis il confia la garde du pont de Saint-Cloud à
l'ignoble équarrisseur Denis de Chaumont, et celle du pont de
Charenton à Simon Caboche, après leur avoir fait prêter serment de
n'en livrer le passage à aucun ennemi de la ville.


   De la santé du roi.

Pendant que la ville était agitée par les orages violents et terribles
dont j'ai parlé plus haut, le roi n'avait pas cessé d'être malade. Le
18 mai, il revint à la santé, et se rendit en pèlerinage à l'église de
Notre-Dame de Paris, accompagné de messeigneurs les ducs de Guienne et
de Bourgogne et d'un nombreux cortége de nobles seigneurs, pour rendre
grâces à la Mère des miséricordes. Le menu peuple témoigna aussi sa
reconnaissance envers Dieu par des actes de dévotion, et suivit
processionnellement le clergé d'église en église. A cette occasion je
ne dois point passer sous silence qu'au moment où le roi était en
chemin pour Notre-Dame, maître Jean de Troyes, que nous avons déjà
souvent nommé, vint à sa rencontre, en compagnie du prévôt des
marchands et des échevins, et lui présenta le chaperon blanc de la
ville, en le suppliant respectueusement de vouloir bien le porter
comme preuve de la cordiale affection qu'il avait pour la ville et
pour les fidèles bourgeois de Paris. Le roi y ayant consenti sans
difficulté, ils obligèrent par leurs instances les principaux
personnages de la cour et du Parlement, les plus considérables d'entre
les bourgeois, et le vénérable recteur de l'université de Paris à en
faire autant, et chargèrent une dépuration d'aller trouver le duc
d'Orléans, le comte de Vertus, son frère, le comte d'Alençon et le duc
de Bourbon, pour connaître leurs sentiments sur tout ce qui s'était
passé.

Le même jour, le roi envoya certains chevaliers et écuyers auxdits
seigneurs ainsi qu'au duc de Bretagne, avec des lettres écrites en son
nom, par lesquelles il les invitait à venir lui rendre l'hommage
qu'ils lui devaient; il désirait, ajoutait-il, les entretenir de
diverses affaires et s'éclairer de leurs conseils pour les mesures à
prendre. Ceux-ci, de leur côté, lui avaient adressé depuis plusieurs
jours des messages; ils lui écrivaient humblement, comme à leur
seigneur naturel, qu'ils étaient prêts à le servir, et qu'ils
mettaient à sa disposition leurs personnes et leurs biens. Le duc
d'Orléans avait même fait publier dans sa ville qu'il défendait à tous
les habitants, sous peine de mort, d'insulter par des propos ou des
actes offensants les serviteurs ou les sujets du roi. Mais lesdits
députés, ayant appris à peu de distance de Paris les émeutes qui
avaient éclaté dans cette ville, furent si effrayés, qu'ils se
replièrent sur Chartres, et y séjournèrent jusqu'au moment où ils
surent que le roi était revenu à la santé et avait envoyé ses députés
vers leurs maîtres.


   Plusieurs seigneurs et nobles dames de la maison de monseigneur
     le duc de Guienne et de celle de la reine sont arrêtés et mis en
     prison par les chefs de la sédition.

Le 12 mai, à la requête des chefs de la sédition, maître Eustache de
Pavilly, de l'ordre de Notre-Dame du Carmel, savant professeur en
théologie et orateur fort éloquent, qui possédait à un haut degré
l'art de persuader, alla haranguer le roi dans son hôtel royal de
Saint-Paul, pour justifier tous les excès qui avaient été commis. Ce
serait ennuyer le lecteur que d'exposer ici tout au long les
considérations par lesquelles il prouva que l'arrestation et
l'emprisonnement des gens de la cour n'avaient pas été faits par
mépris pour son autorité, bien que malgré monseigneur le duc de
Guienne, et qu'il ne devait pas s'offenser qu'on eût éloigné de la
personne du jeune prince des gens qui le corrompaient et qui
cherchaient à le détourner des devoirs du rang royal et des bonnes
mœurs de ses ancêtres. Il cita, entre autres objets de comparaison,
l'exemple du jardinier qu'on blâmerait amèrement si dans un parterre
il n'arrachait pas les mauvaises herbes, qui étouffent les plus belles
fleurs, et il conclut que, par la même raison, on ne devait point
laisser impunis ceux qui empêchaient les rejetons des fleurs de lis
d'atteindre toute leur beauté et tout leur éclat. Il ajouta que le roi
devait souhaiter qu'on fît disparaître de telles gens comme autant
d'herbes inutiles.

Léon de Jacqueville, capitaine de Paris, et les principaux chefs de
la sédition, qui se trouvaient là, ne perdirent rien de ces paroles,
et se promirent bien de poursuivre le cours de leurs attentats. Ayant
pris avec eux dans le menu peuple près de dix mille hommes à demi
armés, ils revinrent dans l'après-midi à l'hôtel royal de Saint-Paul,
et obtinrent du roi par leurs cris forcenés qu'il engageât monseigneur
le duc de Guienne à les entendre. Le duc fut saisi de frayeur en
voyant l'hôtel royal environné de gens armés; il savait que la
multitude aveugle, quand elle est égarée par la fureur, n'écoute ni la
raison ni la pitié, et ne recule devant aucun crime. Les seigneurs de
sa suite furent aussi très effrayés, surtout quand ils entendirent
maître Jean de Troyes, l'orateur de la foule, s'exprimer en ces
termes: «Très excellent prince, tous ceux que vous voyez rassemblés
ici demandent que les traîtres qui restent encore à la cour, et dont
les mauvais conseils vous entraînent dans toutes sortes de vices, leur
soient livrés pour être jetés en prison.» Le duc ayant répondu qu'il
croyait n'avoir jamais eu auprès de lui que des serviteurs fidèles,
Jean de Troyes ajouta: «Nous sommes tous tellement convaincus de la
vérité de ce que j'ai avancé, que nous pensons qu'il faut arracher ces
mauvaises herbes, de peur qu'elles n'empêchent la fleur de votre
jeunesse de produire les doux fruits qu'on en doit espérer.» Vainement
le duc allégua l'innocence de ses serviteurs, et pria les séditieux de
se contenter de ceux qu'ils avaient déjà arrêtés et de ne point sévir
contre d'autres. Jean de Troyes ne voulut rien entendre; il désigna à
haute et intelligible voix ceux que l'on demandait, et au même instant
Léon de Jacqueville monta dans l'appartement de monseigneur le duc
avec seize hommes armés, et arrêta lesdites personnes au nom du roi,
dont il prétendit avoir reçu un ordre verbal. On fit ainsi
prisonniers messire Renaud d'Angennes, premier chambellan du duc,
Robert de Boissay, son premier maître d'hôtel, Jean de Nielle, auquel
le peuple avait fait rendre, à force de prières, son office de
chancelier, Charles de Villiers, Jean de Nantouillet, et maître Jean
Picard, secrétaire de la reine. Leur audace ne s'arrêta pas là. Ils
osèrent porter la main sur monseigneur le duc Louis de Bavière, oncle
du duc de Guienne, et se saisirent violemment de lui, comme des
autres, ainsi que de Conrad Bayer. Le duc de Guienne, justement
indigné de cet attentat, eut encore la douleur de voir ses prières et
ses larmes méprisées; il ne put même obtenir qu'on laissât retourner
son oncle en Allemagne comme un proscrit. Le duc Louis apprit ainsi
que la fortune traverse souvent les événements qui s'annonçaient sous
les plus heureux auspices; il espérait épouser dans trois jours, au
milieu de fêtes brillantes, madame la comtesse de Mortain, sœur du
comte d'Alençon, et veuve de monseigneur Pierre de Navarre. Et voilà
que tout ce bonheur se changeait en deuil, et qu'on le traînait en
prison avec ses compagnons d'infortune.

La reine ressentit une amère douleur, et ne put contenir ses larmes et
ses sanglots, en apprenant ces odieux attentats, qu'elle considérait
comme une injure personnelle. Elle fit tous ses efforts pour obtenir
qu'on rendît la liberté à son frère. Mais les chefs de la sédition ne
tinrent aucun compte de ses prières ni de ses remontrances. Poussés
par une aveugle fureur et par une frénésie diabolique, ces forcenés
mirent le comble à leur premier crime par un crime plus atroce, qui
eût fait horreur aux hommes les plus méprisables et aux nations les
plus sauvages. Ils saisirent de leurs mains sacriléges, avec une
barbarie sans exemple, plusieurs dames de la cour, des plus nobles et
des plus considérées, qui en les voyant venir s'étaient enfuies toutes
tremblantes et étaient allées se cacher dans les appartements les plus
secrets du palais, entre autres la dame de Noviant en Picardie,
mesdames de Montauban, du Châtel en Bretagne, et du Quesnoy, ainsi que
onze demoiselles, et sans autre forme de procès il les emmenèrent par
la Seine jusqu'au Palais pour les mettre en prison. Je ne saurais dire
combien la reine souffrit alors de se voir ainsi privée de la présence
de son frère et de la compagnie des dames de sa suite, dans laquelle
elle trouvait tant de charmes et de douceur. Je ferai remarquer
seulement qu'elle en tomba gravement malade; et elle eût sans doute
succombé, sans le talent des plus habiles médecins, et surtout sans
l'assistance de Jésus-Christ, le médecin des cœurs, qui amena
tout-à-coup une crise favorable.


   Requêtes présentées au roi par les chefs de la sédition.--Elles
     sont accueillies en partie, quelque déraisonnables qu'elles
     soient.

Tous les gens sages avaient horreur de ces excès; ils ne pouvaient
croire que des entreprises si téméraires eussent lieu sans la secrète
connivence de quelques puissants personnages. On alla même jusqu'à
dire hautement que monseigneur le duc de Bourgogne avait juré à ces
misérables de ratifier et d'approuver tacitement tout ce qu'ils
feraient. Je n'ai pas lieu de partager cet avis, n'ayant eu aucune
preuve certaine du fait. Cependant toutes les fois que les séditieux
se disposaient à commettre quelque attentat, ils avaient l'audace
d'aller trouver les cinquanteniers et les dizeniers, et leur
ordonnaient, ainsi qu'aux principaux bourgeois, en les menaçant de la
mort et du pillage de leurs biens, de prendre les armes comme eux ou
d'envoyer des gens à leur place; ils inspiraient ainsi partout
l'épouvante. Ils se lassaient aussi d'entendre dire que c'était une
honte ineffaçable pour les Parisiens qu'on eût arrêté, au mépris de
l'autorité royale, tant d'illustres personnages, et qu'on les eût
retenus si longtemps en prison, au grand déplaisir de monseigneur le
duc de Guienne. En conséquence, le mercredi suivant, 24 mai, ils se
présentèrent en armes, selon leur coutume, devant le roi, qui tenait
conseil sur quelques affaires importantes avec les ducs de Guienne, de
Berri et de Bourgogne. Après lui avoir offert leurs humbles
salutations, ils dirent qu'ils apportaient diverses requêtes à sa
royale majesté; et maître Jean de Troyes, qui devait porter la parole,
ayant obtenu la permission d'exposer ce qu'il avait à dire, s'exprima
ainsi: «Très excellent prince, lorsque dernièrement nous nous sommes
plaints de la négligence qui se fait sentir dans le gouvernement du
royaume, des dilapidations de vos officiers de finances et des
pensions excessives qu'on paye chaque année, il nous a été répondu
avec douceur que votre majesté avait choisi des hommes de bien et
d'honneur, craignant Dieu et affectionnés au bien du royaume, pour
opérer de salutaires réformes dans l'État en se conformant de point en
point aux ordonnances des rois vos prédécesseurs. Nous savons qu'ils
ont composé à ce sujet un fort beau traité en style très élégant, et
qu'ils ont divisé lesdites ordonnances par chapitres. Nous demandons
humblement qu'elles soient publiées cette semaine au Palais, et que,
pour donner plus d'éclat à cette publication, vous teniez un lit de
justice sur votre trône royal, suivant la coutume de vos ancêtres.»

Le chancelier ayant répondu que le roi et ses conseillers adhéraient à
cette requête, les séditieux demandèrent encore que tous ceux qui
avaient été mis en prison fussent chassés de la cour, et qu'on donnât
leurs emplois à des personnes dévouées à la cause du peuple;
c'étaient, je dois le dire, des gens obscurs et peu honorables. Le
chancelier les invita à soumettre les noms de ces personnes au roi,
qui verrait si elles étaient dignes d'un tel honneur. Ils présentèrent
aussitôt une liste, et ajoutèrent: «Il est vrai, très redouté
seigneur, que nous avons dernièrement fait emprisonner certaines gens
de la noblesse et du peuple qui vous servaient mal, vous et
monseigneur de Guienne, et qui agissaient contre votre honneur et
contre celui de votre royaume, ainsi que les commissaires royaux vous
le feront voir bientôt, Dieu aidant, plus clairement que le jour. Nous
vous supplions donc en troisième lieu de ne concevoir contre nous
aucun ressentiment à ce sujet, de ratifier et d'avoir pour agréable ce
que nous avons fait, et de daigner nous le témoigner par des lettres
patentes scellées de votre sceau.»

Monseigneur le duc de Berri, à qui son âge assignait le premier rang
dans le conseil, ayant été prié de donner son avis, insista pour que
les plus jeunes parlassent les premiers. Cependant, cédant aux
instances du roi, il répondit qu'on pouvait en toute sûreté accorder
les lettres qui étaient demandées, pourvu qu'elles fussent expédiées
en bonne forme. Cet avis fut adopté par tous ceux qui opinèrent après
lui. La rédaction des lettres devait être confiée aux secrétaires du
roi; mais les séditieux ne voulurent pas accepter d'autre rédacteur
que maître Guillaume Barraut; ce qu'ils obtinrent, même malgré le
chancelier. Et comme ils surent que celui-ci avait manifesté la
crainte que le secrétaire, pour leur être agréable, n'insérât dans les
lettres des concessions plus grandes qu'ils ne l'avaient demandé, et
qu'on ne le contraignît à tout sceller, ils conçurent contre lui une
haine implacable.

Quant à la quatrième requête, tendante à ce que d'importuns
solliciteurs ne pussent plus s'enrichir comme auparavant des biens
caducs qui devaient revenir au trésor royal à quelque titre que ce
fût, on leur répondit que le roi avait déjà statué à cet égard en
défendant à son chancelier, à ses secrétaires et aux gens de la cour,
sous peine de perdre leurs offices, de s'entremettre pour de pareilles
faveurs, qui étaient choses tout à fait préjudiciables au roi. Les
séditieux demandaient en dernier lieu que, conformément aux usages de
ses ancêtres, le roi emmenât avec lui, quelque part qu'il allât, ses
enfants, la reine, et toute leur maison, et ils assuraient que ce
serait pour lui une grande économie. A cela le chancelier répondit:
«S'il y a lieu de restreindre l'état du roi, ce n'est pas vous qu'il
consultera, ce seront ses parents et les seigneurs de sa cour.» Cette
réponse leur causa un tel dépit, qu'ils prirent congé du roi et de
l'assistance, et ne songèrent plus qu'à comploter contre le
chancelier.


   Publication des ordonnances royales.

Le roi résolut, conformément à ses promesses, de faire publier au
palais, sous forme d'ordonnance, les règlements qu'il avait fait
mûrement élaborer et rédiger par des gens sages, en faveur de ses
sujets et pour la réforme de l'État, et dont il désirait assurer
l'exécution dans tout le royaume. Il se rendit pour cela au palais, le
26 mai, accompagné des illustres ducs de Guienne, de Berri et de
Bourgogne; et l'on fut fort étonné de voir que lui et tous ceux de sa
suite portaient des chaperons blancs, à l'exemple des bourgeois de
Paris. Le lendemain, le roi séant sur son trône en la chambre du
Parlement, maître Jean du Fresne, greffier de la cour du Châtelet,
homme instruit et éloquent, lut ces ordonnances à haute et
intelligible voix. Cette lecture dura près d'une heure et demie; après
quoi le roi recommanda qu'elles fussent strictement et inviolablement
observées. Les princes et les prélats, assis à ses côtés, en firent le
serment devant tous, en levant la main. Deux jours après, maître Jean
Courtecuisse, aumônier du roi, dans un sermon qu'il fit à l'hôtel
royal de Saint-Paul, représenta combien ces ordonnances étaient
utiles, et combien il importait à tous les habitants du royaume de les
observer fidèlement. C'était aussi mon avis, et j'avais même pensé à
sauver ces ordonnances de l'oubli en les transmettant textuellement et
tout au long au souvenir de la postérité.


   Exécution de Jacques de la Rivière et de Jean du Mesnil.

J'ajouterai à ce que j'ai dit plus haut le récit d'un événement
affreux, fait pour inspirer l'horreur même aux cœurs les plus
insensibles; je veux parler de la mort déplorable de messire Jacques
de la Rivière, mort qui causa un juste étonnement à monseigneur le duc
de Guienne, aux chevaliers ses frères d'armes et aux gens de la cour,
qui connaissaient ses nobles sentiments et son rare mérite. Ce n'est
pas qu'il n'y eût dans la maison dudit duc beaucoup de seigneurs aussi
remarquables que lui par l'éclat de la naissance, l'élégance de la
taille et la force du corps; mais il se distinguait entre tous par sa
joyeuse humeur, par son agilité et le charme de ses manières. Il
joignait à ces qualités le précieux avantage de parler plusieurs
langues, et il savait se concilier par là la faveur et l'affection des
nobles étrangers qui venaient à la cour. En un mot, il était orné de
tant de perfections, que je l'aurais considéré comme le plus heureux
des hommes s'il avait toujours su se maintenir dans les bornes de la
modération. Mais, entraîné par les sollicitations de quelques amis ou
par sa propre faiblesse, il passait presque toutes les nuits dans la
débauche, les orgies et les danses licencieuses, et se livrait avec
une ardeur excessive à tous les vices qui corrompent le cœur de la
jeunesse.

Je m'informai particulièrement des motifs de son arrestation et de la
manière dont il était mort en prison, et j'appris des commissaires du
roi chargés de lui faire son procès, qu'il avait été prouvé par des
lettres écrites de sa main, sans qu'on eût recours à la torture pour
lui arracher des aveux, qu'il avait eu le dessein de trahir le roi et
monseigneur le duc de Guienne. «Mais, ajoutèrent-ils, ayant su par ses
compagnons de captivité que nous délibérions sur le genre de mort
qu'il devrait subir, il s'abandonna au plus violent désespoir: _Non_,
dit-il, _je ne verrai pas les vilains de Paris jouir du spectacle de
ma mort ignominieuse_. En achevant ces mots, il saisit le vase d'étain
dans lequel on lui servait à boire, s'en frappa la tête à plusieurs
reprises, et tomba mourant à terre; il aurait succombé si l'on n'avait
appelé aussitôt des médecins à son secours. On banda sa blessure pour
empêcher la cervelle de s'épancher. Grâce à cette assistance et à ces
soins, il vécut encore neuf jours; il avoua publiquement son crime, et
mourut après avoir donné beaucoup de marques de dévotion et reçu les
sacrements de l'Église.» Son corps aurait dû, selon l'usage, être
porté au gibet et pendu. Les juges royaux le firent traîner jusqu'à la
place du Marché, en haine de son infâme trahison; sa tête fut mise au
bout d'une lance, et son tronc attaché au gibet, le samedi 4 juin.

Voilà comment on racontait sa mort parmi le peuple. Mais ce n'était
pas l'exacte vérité. Je dois dire que des personnes dignes de foi
m'ont assuré qu'il avait péri d'une façon ignominieuse et faite pour
révolter tous les gens de bien. A la suite d'une contestation, dans
laquelle messire de la Rivière et messire Léon de Jacqueville
s'étaient donné mutuellement un démenti, celui-ci avait frappé son
adversaire avec un marteau de fer, et la violence du coup avait été
telle, que messire de la Rivière n'avait pu proférer une seule parole
ni accuser son assassin.

Un jeune gentilhomme; fort bien fait et de bonne mine, nommé Jean du
Mesnil, attaché au service de monseigneur le duc de Guienne en qualité
d'écuyer tranchant, mourut comme ledit Jacques de la Rivière de mort
ignominieuse. Lorsqu'on le conduisit au supplice, les signes qu'il
donna de son repentir et de sa dévotion excitèrent partout la
compassion et tirèrent des larmes de tous les yeux.


   Les chefs de la sédition font destituer le chancelier.

Je vais reprendre les faits d'un peu plus haut, et exposer comment les
chefs de l'émeute procédèrent à la destitution du chancelier, parce
qu'il n'avait pas entièrement obtempéré à leurs désirs, ainsi qu'il a
été dit ci-dessus. Ayant su que le roi avait eu une rechute la semaine
précédente et était de nouveau privé de sa raison, ils allèrent
trouver à plusieurs reprises messeigneurs les ducs de Guienne, de
Berri et de Bourgogne, et ne se firent pas faute de calomnier le
chancelier; ils dirent, entre autres choses, que c'était un homme
affaibli par les années et dépourvu de bon sens, qui apposait le sceau
indistinctement à toutes les concessions, méritées ou non, faites par
le roi, et qui n'avait d'autre souci que d'enrichir ses parents et ses
amis, comme il avait été enrichi lui-même par la munificence royale;
qu'il était incapable de remplir de si hautes fonctions; que le rôle
présenté par l'université faisait voir de la manière la plus évidente,
non seulement tout ce qu'avait coûté au roi chaque année cette
insatiable cupidité, qui ne lui permettait pas de se contenter de ses
anciens gages, mais encore toutes les exactions qu'il avait tolérées
de la part de ses subordonnés, leur permettant d'extorquer de l'argent
aux habitants du royaume; qu'on devait en conséquence le considérer
comme un arbre inutile qu'il fallait faire tomber sans délai sous la
cognée; que du reste il ne devait aspirer qu'à jouir en paix des
trésors qu'il avait amassés. A force de rebattre les oreilles des
princes de ces vains propos et d'autres semblables, ils parvinrent à
obtenir que l'on donnât sa place à maître Eustache de Laître, qui
avait récemment épousé sa fille, et qu'on lui ôtât les sceaux. Ce ne
fut pas toutefois sans difficulté qu'il consentit à les rendre. Il
répondait sans cesse qu'en pareil cas il n'était tenu d'obéir qu'au
roi, qui l'avait appelé au gouvernement des affaires; il répétait
qu'il avait toujours rempli ses fonctions avec courage et d'une
manière irréprochable, au milieu des désordres de la guerre, dans
l'adversité comme dans la prospérité. Mais il craignit qu'on n'en vînt
des menaces aux voies de rigueur, et comme on ne cessait de lui dire:
«Vous obéirez bon gré mal gré», il finit par se soumettre à ce qu'on
lui demandait.


   Les chefs de la sédition extorquent de l'argent aux bourgeois.

Ce n'était point par sympathie que les princes acquiesçaient aux
désirs de ces exécrables scélérats, c'était par crainte qu'ils
n'excitassent dans la ville des séditions plus terribles. Le sire de
Helly, récemment arrivé de Guienne, où il avait laissé une armée
anglaise maîtresse de la campagne, voyant quelle était leur influence,
offrit d'aller combattre l'ennemi, si on lui fournissait assez de
troupes et d'argent, et fit appuyer son projet par eux auprès desdits
seigneurs. La demande fut aussitôt accordée; d'habiles et prudents
personnages, messire de la Viefville, maître Raoul le Sage, Robert du
Bellay, et Jean Guérin furent chargés de fixer le taux d'un emprunt,
qui serait prélevé sur les principaux bourgeois d'après une
appréciation exacte des ressources de chacun, et l'on désigna, au nom
du roi, pour présider à la levée de cet emprunt, Guillaume Legoix,
Simon Caboche, Henri de Troyes[142], et Denis de Chaumont, qui étaient
au nombre des promoteurs de cette affaire.

  [142] Fils de _Jean_ de Troyes.

Ceux-ci, se voyant investis d'une telle autorité et voulant mettre à
profit l'occasion de s'enrichir, déployèrent tant de rigueur, même
contre les avocats et les officiers du roi, qu'ils en firent
emprisonner plusieurs pour avoir refusé de payer leur taxe ou demandé
qu'elle fût diminuée. Ils soumirent à cet emprunt forcé les prélats,
les ecclésiastiques, et toutes les personnes qu'ils surent avoir en
dépôt des biens appartenant à des églises ou à des orphelins. Ils
voulurent aussi imposer la même charge aux suppôts de l'Université de
Paris; et comme maître Jean Gerson, chancelier de l'église de Paris,
et fameux docteur en théologie, qu'ils tenaient pour un des fauteurs
de la faction des Armagnacs, refusait de payer, ils entrèrent de force
dans sa maison, comme des forcenés, la pillèrent et emportèrent tout
le mobilier. Quelque temps auparavant ils s'étaient saisis, au nom du
roi, de la recette du Lendit, appartenant à l'église de Saint-Denis,
et réservée à l'usage des religieux et du révérend abbé, qui était
alors docteur en théologie. Ils se seraient livrés à des rigueurs
semblables ou pires encore contre beaucoup d'autres membres de
l'Université, si le vénérable recteur, de concert avec les docteurs et
les maîtres, ne se fût opposé à ces premières violences, s'il n'eût
fait respecter par sa résistance énergique les franchises de
l'Université, et forcé ces pillards à restituer ce qu'ils avaient
pris.

Le peuple, fatigué de voir depuis si longtemps régner dans la ville de
pareils misérables, ne cessait de proférer publiquement contre eux
toutes sortes de malédictions, et leur souhaitait tous les supplices
que souffre dans l'enfer le traître Judas. En effet, il n'y avait plus
ni commerce ni consommateurs qui fissent vivre les artisans du produit
de leurs métiers; chacun était obligé de perdre son temps à faire
inutilement le guet jour et nuit. Enfin, les principaux bourgeois
conçurent contre eux une telle haine, qu'ils ne craignirent pas de
leur adresser publiquement des reproches en plein hôtel de ville, les
traitant de misérables qui remplissaient des fonctions infâmes, et qui
avaient abusé de l'autorité dont ils étaient investis, en commettant
contre le roi et le duc de Guienne des choses dignes de
l'animadversion de Dieu et des hommes. Ceux-ci rétorquèrent ces
reproches contre les bourgeois en leur disant: «Et pourquoi avez-vous
envoyé vos gens avec nous?»--«Si nous les avons envoyés, répondirent
les bourgeois, c'était pour obéir aux ordres du roi, dont vous avez
usurpé témérairement l'autorité, et parce que nous ignorions tous les
crimes que vous méditiez.»


   Messire Pierre des Essarts est décapité à Paris.

La suite des événements m'amène à parler de messire Pierre des
Essarts, et à transmettre à la postérité le récit du procès
extraordinaire intenté à cet ancien prévôt de Paris. Ce procès fut
poursuivi sur les instances réitérées des chefs de la sédition, qui
s'étaient emparés de l'autorité et de la direction des affaires en
dépit de monseigneur le duc de Guienne, des autres princes et des
principaux bourgeois. Ils savaient que ledit duc était fort irrité de
ce qu'on avait incarcéré Pierre des Essarts pour avoir exécuté ses
ordres, et de ce que sa détention se prolongeait ainsi. C'est
pourquoi, craignant que, s'il était absous, il ne poussât le duc à la
vengeance, ils avaient remis aux commissaires royaux un libelle
diffamatoire contenant l'exposé de plusieurs trahisons énormes qu'il
avait, disaient-ils, commises contre le roi et le royaume. Les gens de
la cour publiaient que ces trahisons étaient d'autant plus coupables,
qu'il avait joui d'une autorité supérieure à celle de tous les autres.
En effet, investi de la prévôté et de la capitainerie de Paris, admis
par les devoirs de sa charge aux conseils secrets du roi et des
princes, il avait encore la haute main sur tous les trésoriers du roi,
et, ce qui excitait surtout l'envie des autres seigneurs, il avait la
libre disposition des revenus ordinaires et extraordinaires de l'État.
Ses accusateurs disaient qu'il avait dissipé ces revenus en les
appliquant à son usage et en faisant d'immenses acquisitions; ils
reconnaissaient toutefois qu'une grande partie de cet argent avait
passé entre les mains de ceux que le roi voulait combattre l'année
précédente et qu'il tenait pour ses ennemis. Ils lui reprochaient, en
outre, d'avoir machiné la ruine de la ville de Paris et la perte de
ses habitants, et d'avoir tenté d'en faire sortir clandestinement le
roi, la reine et le duc de Guienne. Je ne pourrais affirmer que ces
griefs eussent quelque réalité; ce que je sais, c'est que l'année
précédente, lorsque le duc d'Orléans avait quitté Saint-Denis, le
prévôt, aveuglé par une insatiable cupidité, avait livré au pillage la
ville et l'abbaye et les avait abandonnées à une entière dévastation.
Je ne crois pas non plus devoir passer sous silence que peu de temps
auparavant il avait allumé le feu de la discorde entre les princes de
la famille royale, et réveillé des haines déjà assoupies en faisant
périr injustement, disait-on, au mépris du traité conclu et juré,
messire Jean de Montaigu, grand maître de la maison du roi. Il fut
condamné à son tour au même supplice. J'ignore si, cédant à la
violence des tourments ou au cri de sa conscience, il fit l'aveu de
tous les crimes qu'on lui imputait. Toujours est-il qu'il marcha à la
mort avec un air calme et serein, qui causa une admiration générale;
on eût dit qu'il n'avait aucune appréhension de cette dernière et si
terrible épreuve, tant il disait tranquillement adieu à tout le monde.
Cependant, en montant sur l'échafaud, il demanda au juge de lui
épargner avant sa mort la lecture publique des crimes dont il était
accusé. Cette grâce lui ayant été accordée, le bourreau lui coupa la
tête d'un seul coup, la plaça au bout d'une pique, et alla pendre son
corps au gibet, où Pierre des Essarts lui-même avait fait attacher peu
auparavant celui de Montaigu. Cette exécution eut lieu le 1er juillet.



FIN DU RÈGNE DES CABOCHIENS.

4 août 1418.

   Le supplice de des Essarts fut le dernier acte de la tyrannie de
   Caboche. Malgré les agents du duc de Bourgogne, la population de
   Paris se souleva en masse contre les Cabochiens. Le duc de
   Guyenne se mit à la tête de la réaction, et le duc de Bourgogne
   lui-même, ne pouvant empêcher ce qui se faisait, suivit le
   mouvement pour conserver quelque crédit sur l'esprit des
   Parisiens. Les Cabochiens furent vaincus à l'hôtel de ville,
   massacrés et chassés de Paris.

    Juvénal des Ursins.


Les Anglois estoient joyeux de la division qu'ils voyoient estre entre
les seigneurs de France. Et fut le roy d'Angleterre conseillé de faire
une armée, et de l'envoyer vers la coste de Normandie, sçavoir s'ils
pourroient avoir quelque entrée et place. De faict, il envoya une
armée vers Dieppe, qui y cuida descendre. Mais les nobles et le peuple
du pays s'assemblèrent sur le rivage de la mer, et combattirent les
Anglois, tellement qu'ils les desconfirent. Et fut le capitaine des
Anglois tué, et pource se retrahirent en Angleterre. Quand le roy
d'Angleterre sceut l'adventure, il en fut bien desplaisant, et ordonna
une plus grande armée à faire: de faict il le fit, et prirent terre.
Le Borgne de la Heuse y alla, et prit des gens ce qu'il put. Et cuida
défendre la descente desdits Anglois; mais il fut bien lourdement
rebouté, et y eut plusieurs chevaux morts de traicts, et aussi de ses
gens pris, et fut contraint de s'en retourner. Les Anglois cuidèrent
trouver manière d'avoir Dieppe; mais ils faillirent. Et vinrent vers
Le Tresport, entrèrent dedans, et en l'abbaye, et y boutèrent le feu,
et ardirent tout, mesme une partie des religieux. Plusieurs gens
tuèrent et navrèrent, et si en prirent, et s'en retournèrent en
Angleterre à tout leur proye.

La chose venue à la cognoissance des seigneurs d'Orléans, Bourbon,
Alençon, et autres, et la manière qu'on tenoit à Paris à la descente
desdits Anglois, ils envoyèrent vers le roi, en s'offrant à son
service: en requérant que les traités de paix qui avoient esté faits,
accordés, promis et jurés, fussent entretenus, gardés et observés. Et
que au regard d'eux, ils ne se trouveroient point qu'ils eussent fait
chose au contraire. Et que en la ville de Paris plusieurs choses
horribles et détestables se faisoient contre les traités de paix.

Mais les bouchers et leurs alliés en tenoient bien peu de compte. Et
firent faire le procès dudit messire des Essars. Et luy imposoit-on
plusieurs cas et choses, qu'on disoit qu'il avoit commis et perpétré,
dont des aucunes dessus est faite mention. Et fut condamné à estre
traisné sur une claye du Palais jusques au Chastellet, puis à avoir la
teste couppée aux halles. Laquelle sentence, qui estoit bien piteuse,
et à la requeste de ceux qu'il avoit premièrement mis sus, et eslevés,
fut exécutée. Et le mit-on au Palais sur une claye attachée au bout de
la charette, et fut traisné les mains liées jusques au Chastellet: en
le menant il sousrioit, et disoit-on qu'il ne cuidoit point mourir, et
qu'il pensoit que le peuple dont il avoit esté fort accointé et
familier, et qui encores l'aimoit, le deust rescourre. Et s'il y en
eust eu un qui eust commencé, on l'eust rescous, car en le menant ils
murmuroient très-fort de ce qu'on luy faisoit. Outre qu'il avoit
espérance que le duc de Bourgongne luy tînt la promesse qu'il luy
avoit faite en la bastille Sainct-Antoine, qu'il n'auroit mal non plus
que luy. Mais il fui mis devant le Chastellet dessus la charrette, et
mené aux halles, et là eut la teste couppée, son corps fut mené au
gibet, et mis au propre lieu où fut mis Montagu. Et disoient aucuns
que «c'estoit un jugement de Dieu de ce qu'il mourut, comme il avoit
fait mourir ledit Montagu.»

Audit mois advint que Jacqueville, et ses soudoyers, qui estoient
orgueilleux et hautains, vinrent un jour de nuict, entre onze et douze
heures au soir, en l'hostel de monseigneur de Guyenne, où il
s'esbatoit, et avoit-on dansé. Et vint jusques en la chambre dudit
seigneur, et le commença à hautement tancer, et le reprendre des
chères qu'il faisoit, et des danses et despenses, et dit plusieurs
paroles trop fières et orgueilleuses contre un tel seigneur, et «qu'on
ne lui souffriroit pas faire ses volontés, et s'il ne se advisoit,
qu'on y mettroit remède.» A ces paroles estoit présent le seigneur de
La Trimouille, qui ne se put faire qu'il ne respondist audit
Jacqueville, que «ce n'estoit pas bien fait de parler ainsi dudit
seigneur, ni à luy à faire, et que l'heure estoit bien impertinente,
et les paroles trop fières et hautaines, vu le petit lieu dont il
estoit.» Sur ce se meurent paroles, tellement que La Trimouille
desmentit Jacqueville, et aussi Jacqueville La Trimouille. Monseigneur
de Guyenne, voyant la manière dudit Jacqueville, tira une petite dague
qu'il avoit, et en bailla trois coups audit Jacqueville par la
poitrine, sans qu'il luy fist aucun mal, car il avoit bon haubergeon
dessous sa robe. Le lendemain ledit Jacqueville et ses cabochiens
s'esmeurent en intention d'aller tuer ledit seigneur de La Trimouille:
de faict, ils eussent accomply leur mauvaise volonté, si ce n'eust
esté le duc de Bourgongne, qui les appaisa tellement, qu'ils
laissèrent leur fureur et se refroidirent; mais du courroux qu'en eut
monseigneur de Guyenne, il fut trois jours qu'il jettoit et crachoit
le sang par la bouche, et en fut très-bien malade.

Le roy fut gary, et revint en bonne santé. Laquelle chose venue à la
cognoissance des seigneurs d'Orléans et autres dessus nommés, ils
envoyèrent devers le roy une ambassade, en lui requérant qu'il voulust
faire entretenir la paix, ainsi qu'elle avoit esté jurée et promise.
Le roy envoya vers eux l'evesque de Tournay, l'hermite de la Faye,
maistre Pierre de Marigny, et un secrétaire, lesquels seigneurs
estoient à Verneuil, et parlèrent longuement ensemble. Et s'en
retourna ladite ambassade arrière vers le roy à Paris, où ils
rapportèrent pleinement, comme lesdits seigneurs vouloient paix et ne
demandoient autre chose, et que hors la ville en quelque lieu sur ils
peussent parler ensemble. Et si rapportèrent lesdits ambassadeurs, que
lesdits seigneurs se plaignoient fort de ce qu'on ne leur rendoit
leurs places prises durant la guerre, ainsi qu'il leur avoit esté
promis. Et aussi des mutations qu'on avoit fait des officiers des
maisons du roy, de la reyne, de monseigneur de Guyenne, et des
capitaines ès places du roy, et des prisonniers, tant des seigneurs,
et officiers, que des femmes et des manières qu'on tenoit ès choses
qu'on faisoit.

Quand ceux qu'on nommoit cabochiens sceurent que les matières se
disposoient à la paix, ils furent moult troublés, cognoissant que ce
qu'ils avoient fait par leur puissance, qui gisoit en cruauté et
inhumanité, cesseroit; partant de tout leur pouvoir ils trouvèrent
bourdes et choses non véritables, ni apparentes, pour cuider empescher
la paix: toutesfois ils delivrèrent de prison les dames et aucuns des
prisonniers.

Or estoit le duc de Berry, à tout son chapperon blanc, logé au
cloistre de Nostre-Dame, en l'hostel d'un docteur en médecine, nommé
maistre Simon Allegret, qui estoit son physicien. Et presque tous les
jours il vouloit que ledit feu maistre Jean Juvénal des Ursins,
seigneur de Traignel, allast devers luy. Ils conféroient ensemble du
temps qui couroit et des choses qu'on fesoit et disoit. Ledit seigneur
dit audit Juvénal: «Serons-nous tousjours en ce poinct, que ces
meschantes gens ayent auctorité et domination?» Auquel le seigneur de
Traignel respondit: «Ayez espérance en Dieu, car en brief temps vous
les verrez destruits et venus en grande confusion.» Or tous les jours
il ne pensoit, ne imaginoit que la manière comme il pourroit faire, et
délibéra d'y remédier: il estoit bien noble homme, de haut courage,
sage et prudent, qui avoit gouverné la ville de Paris douze ou treize
ans, en bonne paix, amour et concorde. Et estoit en grand soucy comme
il pourroit sçavoir si aucuns de la ville seroient avec luy, et de son
imagination: car il ne s'osoit descouvrir à personne, combien que
plusieurs de Paris des plus grands et moyens, estoient de sa volonté.
Luy donc estant en ceste pensée et grande perplexité, par trois
nuicts, comme au poinct du jour il luy sembloit qu'il songeoit, ou
qu'on luy disoit: «_Surgite cum sederetis, qui manducatis panem
doloris_.» Et un matin madame sa femme, qui estoit une bonne et dévote
dame, luy dit: «Mon amy et mary, j'ai ouy au matin que vous disiez ou
qu'on vous disoit ces mots contenus en mes heures, où il y a: _Surgite
cum sederetis, qui manducatis panem doloris_. Qu'est-ce à dire?» Et le
bon seigneur lui respondit: «Ma mie, nous avons onze enfans, et est
bien mestier que nous priions Dieu qu'il nous doint bonne paix, et
ayons espérance en luy, et il nous aidera.» Or en la cité y avoit deux
quarteniers drappiers, l'un nommé Estienne d'Ancenne, l'autre
Gervaisot de Merilles, qui souvent conversoient avec leurs quarteniers
et dixeniers, et sentoient bien par leurs paroles qu'ils estoient bien
mal contens des cabochiens.

Un soir ils vindrent devers monseigneur de Berry, et se trouvèrent
d'adventure ensemble, ledit Juvénal avec ledit duc de Berry: là ils
conclurent qu'ils vivroient et mourroient ensemble, et exposeroient
corps et biens à rompre les entreprises desdits bouchers et de leurs
alliés, et rompre leur faict. Le plus expédient estoit de trouver
moyen de souslever le peuple contre eux: et en ceste pensée et volonté
estoient plusieurs gens de bien de Paris, de divers quartiers: et
grommeloit fort le peuple, pource qu'ils voyoient que lesdits
bouchers, et leurs alliés, par leur langage ne vouloient point de
paix: car ils firent faire lettres au roy très-séditieuses contre les
seigneurs, c'est à sçavoir Sicile, Orléans, Bourbon, Alençon, et
autres, et les faisoient publier par Paris, disant «que lesdits
seigneurs vouloient destruire la ville, et faire tuer des plus grands,
et prendre leurs femmes, et les faire espouser à leurs valets et
serviteurs, et plus leurs autres langages non véritables.» Mais
nonobstant leurs langages et paroles, le roy et son conseil
délibérèrent d'entendre à paix, et envoya le roy bien notable
ambassade au pont de l'Arche, où estoient lesdits seigneurs, lesquels
respondirent qu'ils ne demandoient que paix. Et vint à Paris, de par
lesdits seigneurs, un bien notable homme et vaillant clerc, nommé
maistre Guillaume Signet. Lequel devant le roy, en la présence de
monseigneur le dauphin, Berry, Bourgongne, et plusieurs dits
cabochiens, fit une moult notable proposition: monstrant en effet «le
grand inconvénient au roy et royaume, par les divisions qui avoient
couru et couroient: que les Anglois sous ombre desdites divisions,
pourroient descendre et faire grand dommage au royaume, et qu'il n'y
avoit remède que d'avoir paix.» Pour abréger, il fut delibéré et
conclu par le roy qu'il vouloit paix. Et pour ceste cause allèrent à
Pontoise lesdits duc de Berry et de Bourgongne, où il y eut articles
faits, beaux et bons, lesquels plurent à toutes les parties. Et s'en
retournèrent lesdits ducs de Berry et de Bourgongne à Paris.

Le premier jour d'aoust, qui fust un mardy, les articles de la paix
furent lus devant le roy, monseigneur de Guyenne, et plusieurs
seigneurs présens. Et ainsi qu'on vouloit délibérer, maistre Jean de
Troyes, les Sainct-Yons, et les Gois, et Caboche, vindrent par une
manière assez impétueuse, en requérant «qu'ils vissent les articles,
et qu'ils assembleroient sur iceux ceux de la ville, car la chose leur
touchoit grandement.» Ausquels fut respondu «que le roy vouloit paix
et qu'ils entendroient lire les articles, s'ils vouloient, mais qu'ils
n'en auroient aucune copie.» Le lendemain, qui fut mercredy matin, ils
s'assemblèrent en l'hostel de ville, jusques à bien mille personnes.
Plusieurs y en avoit de divers quartiers, qui y estoient à bonne
intention allés, pour contredire ausdits cabochiens. Dans ladite
assemblée proposa un advocat en parlement, nommé maistre Jean Rapiot,
bien notable nommé, qui avoit belle parole et haute. En sa
proposition, il n'entendoit pas de rompre le bien de la paix et dit
«que le prévost des marchands et les eschevins la vouloient». Mais les
cabochiens dirent «qu'il estoit bon que préalablement, voire
nécessaire, qu'on monstrat aux seigneurs d'Orléans, Bourbon et
Alençon, et à leurs alliés, les mauvaisetiés et trahisons qu'ils
avaient fait ou voulu faire, afin qu'ils cognussent quelle grâce on
leur faisoit d'avoir paix à eux, et aussi qu'on leur montrast et lût
les articles audit lieu.» Et les tenoit maistre Jean de Troyes en une
feuille de papier en sa main: lors il fut par un de la ville dit «que
la matière estoit grande et haute, et que le meilleur seroit que elle
se délibérast par les quartiers, et que le lendemain, qui estoit
jeudy, les quarteniers, qui estoient présens, assemblassent les
quartiers, et que là pourroit-on lire ce que tenoit ledit de Troyes,
au lieu où les assemblées des quartiers se faisoient.» Et après, tous
ceux qui estoient présens, excepté ceux de la ligue dudit de Troyes,
commencèrent à crier: «Par les quartiers!» Lors un de ceux de
Sainct-Yons, qui estoit armé, et au bout du grand banc, va dire «qu'il
le falloit faire promptement, et que la chose estoit hastive». Et lors
derechef la plus grande partie des présens commença derechef à crier:
«Par les quartiers!» L'un des Gois qui estoit armé dit hautement que
«quiconque le voulust voir, il se feroit promptement audit lieu». Lors
un charpentier du cimetière Saint-Jean, nommé Guillaume Cirace, qui
estoit quartenier, se leva et dit «que la plus grande partie estoit
d'opinion que il se fist par les quartiers, et que ainsi le falloit-il
faire». Mais lesdits Sainct-Yons et les Gois bien arrogamment luy
contredirent, en disant «que malgré son visage il se feroit en la
place». Lequel Cirace d'un bon courage et visage va dire «que il se
feroit par les quartiers, et que s'ils le vouloient empescher, il y
avoit à Paris autant de frappeurs de coignées, que de assommeurs de
bœufs ou vaches». Et lors les autres se turent, et demeura la
conclusion qu'il se feroit par les quartiers, et s'en alla chacun en
son hostel.

Le jeudy matin maistre Jean de Troyes, qui estoit concierge du Palais
et y demeuroit, fit grande diligence d'assembler les quarteniers de la
cité au cloistre Sainct-Éloy, pour les induire à sa volonté; et
estoient assemblés avant qu'on appellast advocats en parlement, où
estoit ledit seigneur de Traignel, advocat du roy. Auquel lesdits
quarteniers Guillaume d'Ancenne et Gervaisot de Merilles firent à
sçavoir l'assemblée soudainement faite. Et s'en vint à Sainct-Éloy, et
n'y sceut si tost venir, que ledit maistre Jean de Troyes n'eust
commencé son sermon. Quand il vit ledit seigneur de Traignel il luy
dit «qu'il fust le très-bien venu, et qu'il estoit bien joyeux de sa
venue». Et tenoit ladite cédule, dont dessus est fait mention, en sa
main, contenant merveilleuses choses contre lesdits seigneurs, non
véritables, laquelle fut lue. Et demanda audit seigneur de Traignel,
«qu'il lui en sembloit, et s'il n'estoit pas bon qu'on la montrast au
roy et à ceux de son conseil, avant qu'on accordast aucunement les
articles de la paix». Lequel de Traignel respondit «qu'il luy sembloit
que puisqu'il plaisoit au roy que toutes les choses qui avoient été
dites ou faites à ce temps passé fussent oubliées ou abolies, tant
d'un costé que d'autre, sans que jamais en fust faite mention, que
rien ne se devoit plus ramentevoir; et que les choses contenues en
ladite cédule estoient toutes séditieuses et taillées d'empêcher le
traité de paix, laquelle le peuple devoit désirer». Et sans plus
demander à autres opinion aucune, tous à une voix dirent que «ledit
seigneur disoit bien, et qu'il falloit avoir la paix,» en criant tous
d'une voix: «La paix! la paix! et qu'on devoit déchirer ladite cédule
que tenoit ledit de Troyes.» De faict elle luy fut ostée des mains, et
mise en plus de cent pièces. Tantost par la ville fut divulgué ce qui
avoit esté fait au quartier de la Cité, et tout le peuple des autres
quartiers fut de semblable opinion, excepté les deux quartiers de
devers les halles et l'hostel d'Artois, où estoit logé le duc de
Bourgongne. Tantost après dîner, ledit Juvénal accompagné des
principaux de la cité, tant d'église que autres, jusques au nombre de
trente personnes, se mit en chemin pour aller à Sainct-Paul devers le
roy. En y allant, plusieurs autres notables personnes de divers
quartiers le suivirent, et trouvèrent le roy audit hostel, et en sa
compagnée le duc de Bourgongne et autres ses alliés. Et en bref luy
exposa ledit Juvénal leur venue, «en monstrant les maux qui estoient
advenus par les divisions, et que la paix estoit nécessaire: et luy
supplioient ses bons bourgeois de Paris qu'il voulust tellement
entendre et faire que bonne paix et ferme fust faite. Et pour parvenir
à ce, qu'il en voulust charger monseigneur de Guyenne, son fils». Le
roy respondit en brief que leur requeste estoit raisonnable, et que
c'estoit bien raison que ainsi fust fait». Lors le duc de Bourgongne
dit audit seigneur de Traignel: «Juvénal, Juvénal, entendez-vous bien,
ce n'est pas la manière de ainsi venir.» Et il luy respondit que
«autrement on ne pouvoit venir à conclusion de paix, vues les manières
que tenoient lesdits bouchers, et que autres fois il en avoit esté
adverty, mais il n'y avoit voulu entendre». Après ces choses, ils s'en
allèrent vers monseigneur le dauphin, duc de Guyenne, et se mit ledit
seigneur à une fenestre accoudé; sur ses espaules estoit un des
Sainct-Yons. Là luy furent dites les paroles qu'on avoit devant dites
au roy. Lequel seigneur dit «qu'il vouloit la paix, et y entendroit de
son pouvoir, et le monstreroit par effet». Si luy fut requis, pour
éviter toutes doubtes, «qu'il mist la bastille de Sainct-Antoine en sa
main et qu'il fit tant qu'il en eust les clefs». Pour laquelle chose
il envoya vers le duc de Bourgongne, qui en avoit la garde, ou autres
de par luy. Lequel envoya quérir ceux de ladite bastille et fit
délivrer la place audit seigneur, lequel la bailla en garde à messire
Regnaud d'Angennes, lequel depuis trois ou quatre jours avoit esté
délivré de prison. Au surplus, il fut requis et supplié audit
seigneur, «qu'il lui plus le lendemain matin, qui estoit vendredy, se
mettre sus et chevaucher par la ville de Paris,» lequel promit de
ainsi le faire. Et s'en retournèrent ledit seigneur de Traignel et
ceux de sa compagnée. Et s'en retournant ils trouvèrent le recteur,
accompagné d'aucuns de l'Université, qui alloit devers le roy et
monseigneur de Guyenne, pour pareille cause. Lesquels y allèrent et
eurent pareille response que dessus.

Le peuple de Paris estoit jà tout esmeu à la paix: et estoient
principalement aucuns qui se mettoient sus, c'est à sçavoir Pierre
Oger vers Sainct-Germain de l'Auxerrois; Estienne de Bonpuis vers
Saincte-Oportune, Guillaume Cirace au cimetière de Sainct-Jean et en
la porte Baudeloier; et tous ceux de la cité en la compagnée dudit
seigneur de Traignel, pour sçavoir ce qu'on auroit à faire. Le
vendredy matin il alla ouyr messe à la Madeleine, qui est jouxte son
hostel[143]. Et envoya querir le duc de Berry, et y alla, lequel duc
luy demanda: «Qu'est cecy, Juvénal, que voulez faire, dites-moi ce que
je ferai?» Par lequel fut respondu: «Monseigneur, passez la rivière,
et faites mener vos chevaux autour, et allez à l'hostel de monseigneur
de Guyenne, et luy dites qu'il monte à cheval et s'en vienne au long
de la rue Sainct-Antoine vers le Louvre, et il délivrera messeigneurs
les ducs de Bavière et de Bar. Et ne vous souciez: car aujourd'hui
j'ay espérance en Dieu que tout se portera bien et que serez paisible
capitaine de Paris: j'iray avec les autres, et nous rendrons tous à
monseigneur le dauphin et à vous.» Lors ledit duc de Berry fit ce que
dit est. Et ledit Juvénal s'en vint avec tous ceux de la cité à
Sainct-Germain de l'Auxerrois, où estoit Pierre Oger, afin que
ensemble ils fussent plus forts. Car les prévost des marchands et
eschevins, les archers et arbalestriers de la ville, et tous les
cabochiens, estoient assemblés en Grève, de mille à douze cens bien
ordonnés, se doutant qu'on ne leur courust sus, prêts de se défendre.
Le duc de Bourgongne faisoit grande diligence de rompre l'embusche
dudit seigneur, laquelle estoit jà mise sus, et chevauchoit par la
ville au long de la rue Sainct-Antoine. Quand il fut à la porte
Baudés, ledit Juvénal, lui sixiesme seulement, prit le chemin à venir
par devant Sainct-Jean en Grève, où il trouva belle et grande
compagnée des autres, et passa par le milieu d'eux. En passant,
Laurens Callot, neveu de maistre Jean de Troyes, prit maistre Jean,
fils dudit Juvénal, par la bride de son cheval, et luy demanda «qu'ils
feroient». Et il luy respondit: «Suivez-nous, avec monseigneur le
dauphin, et vous ne pourrez faillir.» Et ainsi le firent, et prirent
leur chemin par devers le pont de Notre-Dame, en allant par
Chastellet, au long de la rivière. Et estoit jà monseigneur le dauphin
devant le Louvre. Et avec luy estoient les ducs de Berry et de
Bourgongne. Et délivra les ducs de Bavière et de Bar, qui se mirent en
sa compagnée. Quand lesdits de Troyes et les cabochiens furent en une
vallée sur la rivière, près de Sainct-Germain de l'Auxerrois, un nommé
Gervaisot Dyonnis, tapissier, qui avoit en sa compagnée aucuns
compagnons, vit et apperçeut ledit maistre Jean de Troyes qui luy
avoit fait desplaisir; il tira son épée en disant: «Ribault traistre,
à ce coup je t'auray.» Et tout soudainement on ne sceut ce que tous
devinrent, car ils s'enfuirent. Et envoya-l'on demander audit Juvénal
«si on iroit fermer les portes, afin qu'ils ne s'en allassent». Et il
respondit «qu'on laissast tout ouvert, et s'en allast qui voudroit, et
qui voudroit demeurer demeurast, et que on ne vouloit que paix et bon
amour ensemble.» Mais ils s'en allèrent, et prirent de leurs biens ce
qu'ils voulurent, et les emportèrent. Et prirent lesdits seigneurs
leur chemin en Grève, où il y en avoit qui avoient grand desir de
frapper sur le duc de Bourgongne, dont il se doutoit fort. Parquoy il
envoya demander audit seigneur de Traignel, s'il avoit garde. Et il
respondit que «non, et qu'il ne s'en doutast, et qu'ils mourroient
tous avant que on luy fist desplaisir de sa personne.» Quand ils
furent devant l'hostel de ville, ils descendirent, et montèrent en
haut en une chambre lesdits seigneurs, les prévost des marchands et
eschevins, et ledit seigneur de Traignel. Monseigneur le Dauphin dit
audit seigneur de Traignel: «Juvénal, dites ce que nous avons à faire
comme je vous ay dit.» Lors il commença à dire comme la ville avoit
esté mal gouvernée, en récitant les maux qu'on y faisoit. Et dit au
prévost des marchands, nommé Andriet de Pernon, «qu'il estoit bon
preud'homme, et que ledit seigneur vouloit qu'il demeurast et aussi
deux eschevins, et que lesdits de Troyes et du Belloy ne le seroient
plus»; et au lieu d'eux on mit Guillaume Cirace et Gervaisot de
Merilles; que monseigneur de Berry seroit capitaine de Paris; que
monseigneur de Guyenne prendroit la Bastille de Sainct-Antoine en sa
main, et y mettroit monseigneur de Bavière, son oncle, pour son
lieutenant, et le duc de Bar seroit capitaine du Louvre. Lesquels deux
seigneurs on venoit de délivrer de prison, et estoit commune renommée
que le lendemain, qui estoit samedy, on leur devoit coupper les
testes. Et au gouvernement de la prévosté de Paris messire Tanneguy du
Chastel et messire Bertrand de Montauban, deux vaillans chevaliers.
Depuis ledit messire Tanneguy eut seul la prévosté. Après ces choses
ainsi faites, lesdits seigneurs et le peuple se départirent et
allèrent prendre leur réfection. Or est une chose merveilleuse, que
oncques après ladite mutation, ni en icelle faisant, il n'y eut aucune
personne frappée, prise, ni pillée, ni oncques personne n'entra en
maison. Toute l'après-disnée on chevauchoit librement par la ville, et
estoit le peuple tout resjouy.

  [143] L'hôtel des Ursins.

Le lendemain, qui fut samedy, le duc de Berry, comme capitaine,
chevaucha par la ville, et le voyoit-on très-volontiers. Et disoient
les gens que «c'étoit bien autre chevaucherie que celle de Jacqueville
et des cabochiens».

Le duc de Bourgongne n'estoit pas bien content, ni aucuns de ses gens:
et le dimanche il disna de bonne heure, et s'en vint devers le roy à
son disner, qui estoit comme en transes de sa maladie: ce jour il
faisoit moult beau temps, et dit au roy, «que s'il lui plaisoit aller
esbattre jusques vers le bois de Vincennes, qu'il y faisoit beau», et
en fut le roy content: mais l'esbatement qu'il entendoit, c'estoit
qu'il le vouloit emmener: or en vinrent les nouvelles audit seigneur
de Traignel, lequel envoya tantost par la ville faire monter gens à
cheval, et se trouvèrent promptement de quatre à cinq cents chevaux
hors de la porte Sainct-Antoine. Et y estoit le duc de Bavière, auquel
ledit seigneur de Traignel dit «qu'il allast devers le pont de
Charenton,» et luy bailla maistre Arnaud de Marle, accompagné
d'environ deux cens chevaux, lesquels allèrent: et ledit de Traignel
alla tout droit vers le bois, là où il trouva le roy et le duc de
Bourgongne. Et dit ledit Traignel au roy: «Sire, venez-vous-en en
vostre bonne ville de Paris, le temps est bien chaud pour vous tenir
sur les champs.» Dont le roy fut très-content, et se mit à retourner.
Lors ledit duc de Bourgogne dit audit seigneur de Traignel: «Que ce
n'estoit pas la manière de faire telles choses, et qu'il menoit le roy
voler.» Auquel il respondit: «Qu'il le menoit trop loin voler, et
qu'il voyoit bien que tous ses gens estoient housés: et si avoit ses
trompettes qui avoient leurs instruments ès fourreaux;» et s'en
retourna le roy à Paris. Et le trouva-l'on que véritablement il menoit
le roy à Meaux, et plus outre. Le lendemain le duc de Bourgongne,
voyant qu'il ne pouvoit venir à son intention, s'en alla bien
soudainement de ladite ville. Dont les seigneurs et ceux de la ville
furent bien desplaisans: car ils avoient bonne espérance que la paix
se parferoit: que les seigneurs d'Orléans et autres viendroient à
Paris, et que tous ensemble feroient tellement que jamais guerre n'y
seroit: aucuns disoient que le duc de Bavière, frère de la reine,
avoit laschement fait (puis qu'il avoit esté acertené, ainsi qu'il
disoit, que le samedy on luy devoit coupper la teste) qu'il n'avoit
tué le duc de Bourgongne soudainement, et s'en estre allé ensuite en
Allemagne, et il n'en eut rien plus esté.

Le samedy fut fait une grande assemblée à Sainct-Bernard de
l'université de Paris. Là envoyèrent monseigneur de Guyenne, et les
seigneurs, remercier l'Université de ce qui avoit esté fait et de ce
qu'ils s'y estoient grandement et notablement conduits, en monstrant
la grande affection que ils avoient eu au bien de la paix. Et firent
ceux de ladite Université une bien notable procession à Sainct-Martin
des Champs, et y eut du peuple beaucoup. Et fit un notable sermon
maistre Jean Gerson, qui estoit un bien notable docteur en théologie,
lequel prit son thème, _in pace in idipsum_, lequel il déduisit bien
grandement et notablement, tellement que tous en furent très-contens.

Il y eut mutation d'officiers faite par le roy en son grand conseil.
Et fut esleu chancelier de France maistre Henry de Marie, premier
président du parlement, et ledit seigneur de Traignel chancelier de
monseigneur le Dauphin, et maistre Robert Mauger premier président,
messire Tanneguy du Chastel seul prévost de Paris, et maistre Jean de
Vailly président en parlement. Pour abréger, tous les officiers qui
avoient esté ordonnés à la requeste de ceux qu'on nommoit cabochiens
furent mués et ostés.

Il y avoit un nommé Jean de Troyes, qui estoit seigneur de l'huis de
fer à Paris, qui avoit esté bien extrême ès maux qui s'estoient faits
au temps passé, lequel fut pris et mis en Chastellet; il confessa
plusieurs très-mauvais cas que faisoient les bouchers et ceux de la
ligue, comme meurtres secrets, pilleries et robberies, dont d'aucuns
il avoit esté consentant. Et eut le col coupé ès halles.

Et fut trouvé un roolle où estoient plusieurs notables gens tant de
Paris, que de la cour du roy, et de la reyne, et des seigneurs. Et
estoient signés en teste les uns T, les autres B, et les autres R.
Desquels aucuns devoient estre tués. Et les eût on esté prendre de
nuit en leurs maisons, faisant semblant de les mener en prison; mais
on les eûst jetés en la rivière et fait mourir secrettement: ceux-là
estoient signés en teste T. Les autres on les devoit bannir, et
prendre leurs biens, et estoient signés B. Les autres qui devoient
demeurer à Paris, mais on les devoit rançonner à grosses sommes
d'argent, estoient signés en tête R. Et s'ils eussent plus régné, ils
eussent mis leur mauvaise volonté à exécution.



BATAILLE D'AZINCOURT.

25 octobre 1415.

   Henri V, roi d'Angleterre, était monté sur le trône en 1414. Le
   nouveau roi fit cesser l'anarchie qui avait existé pendant les
   règnes de Richard II et de Henri IV; devenu libre d'agir au
   dehors, il résolut de recommencer la guerre contre la France, que
   les discordes des Armagnacs et des Bourguignons avaient
   entièrement épuisée et désorganisée. Henri V fit, pour passer en
   France, les plus grands préparatifs, et sut tromper le
   gouvernement français par des négociations qu'il prolongea
   jusqu'au moment où il jugea à propos de les rompre et de
   débarquer à l'embouchure de la Seine.


1. _Récit de Monstrelet._

   Comment Henri, roi d'Angleterre, fit grands préparations en son
   royaume pour venir en France; et des lettres qu'il envoya à Paris
   devers le roi de France.

Or convient retourner en l'état et gouvernement de Henri, roi
d'Angleterre, lequel, pour parfournir son entreprise à venir en
France, comme dit est ailleurs, faisoit grands préparations, tant de
gens comme d'habillemens de guerre, et tout faisoit tirer vers le
passage de la mer, auprès de Hantonne. Et après le second jour
d'août, que les trêves furent finées entre les deux royaumes de France
et d'Angleterre, les Anglois de Calais et autres lieux de la frontière
commencèrent à courir et dégâter le pays de Boulenois en divers lieux.
Pour auxquels résister furent envoyés de par le roi de France le
seigneur de Rambures, maître des arbalétriers, et le seigneur de
Louroy avec cinq cents combattans pour défendre le pays sus dit. Et
brefs jours ensuivant, le dessus dit roi Henri, qui avoit ses besognes
prêtes pour passer en France, envoya un sien héraut, nommé Excestre, à
Paris devers le roi de France, lui présenter unes lettres, desquelles
la teneur s'ensuit:

«A très noble prince Charles, notre cousin, adversaire de France,
Henri, par la grâce de Dieu, roi d'Angleterre et de France.

«A bailler à un chacun ce qui est sien est œuvre d'inspiration et de
sage conseil. Très noble prince, cousin et notre adversaire, jadis les
nobles royaumes d'Angleterre et de France étoient en union, maintenant
ils sont divisés. Et adonc ils avoient accoutumé d'eux exhausser en
tout le monde par leurs glorieuses victoires; et étoit à iceux une
seule vertu d'embellir et décorer la maison de Dieu, à laquelle
appartient sainteté, et mettre paix ès régions de l'église, en mettant
par leur bataille concordable heureusement les ennemis publics en leur
sujétion. Mais, hélas! celle foi de lignage a perverti celle occision
fraternelle, et Loth persécute Abraham par impulsion humaine; la
gloire d'amour fraternelle est morte, et la dissence d'humaine
condition, ancienne mère d'ire, est ressuscitée de mort à vie. Mais
nous contestons le souverain jugé en conscience, qui n'est ployé et
incliné par prière ou par dons, qu'à notre pouvoir les moyens de par
pure amour nous avons procuré paix. Si ce non, nous laisserions par
épée et par conseil le juste titre de notre héritage, au préjudice de
notre anciennableté; car nous ne sommes pas tenus par si grand
annulement de petit courage que nous ne veuillons combattre jusqu'à la
mort pour justice. Mais l'autorité écrite au livre Deutéronome
enseigne qu'en quelque cité que ly homs viendra pour icelle et
impugner et combattre, premièrement il lui offre paix. Et jà soit ce
que violence, ravisseresse de justice, a soustrait, et de longtemps,
la noblesse de notre couronne et nos droits héritages, toutefois
charité de par nous, en tant qu'elle a pu, a fait son devoir pour le
recouvrer d'iceux et le remettre à l'état primerain. Et ainsi donc,
par défaut de justice, nous pouvons avoir recours aux armes.
Toutefois, afin que gloire soit témoin à notre conscience, maintenant
et par personnelle requête en ce trépas de notre chemin, auquel nous
traite icelle défaut de justice, nous enhortons és entrailles de
Jésus-Christ ce qu'enhorte la perfection de la doctrine évangélique:
ami, rends ce que tu dois, et il nous soit fait par la volonté de Dieu
souverain. Et afin que le sang humain ne soit pas répandu, qui est
créé selon Dieu, l'héritage est due restitution des droits cruellement
soustraite, ou au moins des choses que nous instamment et tant de fois
par nos ambassadeurs et messages demandons, et desquelles nous
seulement fit être content la souveraine révérence d'icelui souverain
Dieu et le bien de paix. Et nous, pour notre parti, en cause de
mariage, étions incliné de lâcher et laisser 50,000 écus d'or à nous
offerts, nous désirant plus la paix que l'avarice, et avions préélu
iceux nos droits de patrimoine, que si grands nous ont laissés nos
vénérables antécesseurs, avec notre très chère cousine Catherine,
votre glorieuse fille, qui avec la pécune d'iniquité, multiplier
mauvais trésor, et déshériter par honte et mauvais conseils la
couronne de notre royaume, que Dieu ne veuille!

«Donné sous notre scel privé, en notre châtel de Hantonne, au rivage
de la mer, le cinquième jour du mois d'août.»

Lesquelles lettres dessus dites, après que par le dit héraut eurent
été présentées au roi de France, comme dit est, lui fut dit par aucuns
à ce commis que le roi et son conseil avoient vu les lettres qu'il
avoit apportées de son seigneur le roi d'Angleterre, sur lesquelles on
auroit avis, et pourvoiroit le roi sur le contenu en icelles, en temps
et en lieu comme bon lui sembleroit, et qu'il s'en allât quand lui
plairoit devers son dessus dit seigneur le roi d'Angleterre.


   Comment le roi Henri vint à Hantonne; de la conspiration faite
     contre lui par ses gens; du siége qui fut mis à Harfleur, et de
     la reddition d'icelle ville.

Ledit roi d'Angleterre venu au port de Hantonne avec tout son
exercite, prêt pour passer la mer et venir en France, fut averti
qu'aucuns grands seigneurs de son hôtel avoient fait conspiration à
l'encontre de lui, veuillant remettre le comte de Marche, vrai
successeur et héritier de feu le roi Richard, en possession du royaume
d'Angleterre. Ce qui étoit véritable, car le comte de Cambrai et
autres avoient conclu de prendre le dessus dit roi et ses frères, sur
intention d'accomplir les besognes dessus dites. Si s'en découvrirent
au comte de Marche, lequel le révéla au roi Henri, en lui disant qu'il
avisât à son fait, ou il seroit trahi; et lui nomma les dits
conspirateurs, lesquels le dessus dit roi fit tantôt prendre. Et bref
ensuivant fit trancher les têtes à trois des principaux, c'est à
savoir au comte de Cantbrie, frère au duc d'York, au seigneur de
Scruppe, lequel couchoit toutes les nuits avec le roi, et au seigneur
de Grez, et depuis en furent aucuns exécutés.

Après lesquelles besognes, peu de jours ensuivant, le dit roi
d'Angleterre et toute son armée montèrent en mer; et en grand
diligence, et la vigile de l'Assomption Notre-Dame, par nuit, prirent
port à un havre étant entre Harfleur et Honfleur, où l'eau de Seine
chet en la mer. Et pouvoient être environ seize cents vaisseaux tous
chargés de gens et habillements. Et prirent terre sans effusion de
sang. Et après que tous furent descendus, le roi se logea à Graville
en un prioré, et les ducs de Clarence et de Glocestre, ses frères;
étoient assez près de lui le duc d'York et le comte d'Orset, ses
oncles; l'évêque de Norwègue, le comte d'Exindorf, maréchal, les
comtes de Warwick et de Kime, les seigneurs de Chamber, de Beaumont,
de Villeby, de Trompantin, de Cornouaille, de Molquilat et plusieurs
autres se logèrent où ils purent le mieux, et après assiégèrent très
puissamment la ville de Harfleur, qui étoit la clé sur la mer de toute
la Normandie.

Et étoient en l'ost du roi environ six mille bassinets et vingt-quatre
mille archers, sans les canonniers et autres usant de fronde et
engins, dont ils avoient grand abondance. En laquelle ville de
Harfleur étoient entrés avec ceux de la ville environ quatre cents
hommes d'armes élus pour garder et défendre la dite ville; entre
lesquels étoient le seigneur d'Estouteville, capitaine de la ville de
par le roi, les seigneurs de Blainville, de Bacqueville,
d'Hermanville, de Gaillart, de Bos, de Clerre, de Breton, de
Adsanches, de Briauté, de Gaucourt, de l'Ile-Adam, et plusieurs
vaillans chevaliers et écuyers, jusqu'au nombre dessus dit, résistant
moult fort aux Anglois descendus à terre; mais rien n'y valut pour la
très grand multitude et puissance. Et à peine purent-ils rentrer en
leur dite ville; et ainçois que les dits Anglois descendissent à
terre, iceux François ôtèrent la chaussée étant entre Moûtier-Villiers
et la dite ville, pour empirer la voie, aux dits Anglois, et mirent
les pierres en leur ville. Néanmoins les dits Anglois, vaguant par le
pays, prirent et amenèrent plusieurs prisonniers et proies, et
assirent leurs gros engins ès lieux plus convenables entour de ladite
ville, et prestement icelle moult travaillèrent par grosses pierres et
dommageant les murs.

D'autre part, ceux de ladite ville moult fort se défendoient d'engins
et d'arbalètes, occisant plusieurs des dits Anglois. Et sont à la dite
ville tant seulement deux portes, c'est à savoir la porte Calcinences
et la porte Moûtier-Villiers, par lesquelles ils faisoient souvent
grands envahies sur les dits Anglois, et les Anglois fort se
défendoient.

Icelle ville étoit moult forte de murs et tours moult épaisses, fermée
de toutes parts et ayant grands et profonds fossés. Adonc advint aux
dits assiégés male aventure; car les chariots chargés de poudre à
canon, envoyés à iceux par le roi de France, furent rencontrés et pris
des dits assiégeans.

Durant lequel temps furent envoyés de par le roi de France à Rouen et
en la frontière contre les dits Anglois, atout grand nombre de gens
d'armes, le connétable, le maréchal Boucicaut, le sénéchal de Hainaut,
le seigneur de Ligny, le seigneur de Hamède, messire Clignet de
Brabant et plusieurs autres capitaines, lesquels atout leurs gens très
diligemment gardèrent le pays; et tant qu'iceux Anglois, en tant
qu'ils étoient au dit siége de Hanfleur, ne prirent aucune ville ou
forteresse sur leurs adversaires; jà soit ce qu'à ce faire missent
grand peine par plusieurs fois, et chevauchoient très souvent à grand
puissance sur le plat pays pour querir vivres, et aussi pour
rencontrer les François leurs ennemis. Auquel pays firent de très
grands dommages, et ramenoient souvent à leur ost grands proies.
Toutefois, par le moyen de ce que les dits François les gardoient de
si près, eurent assez de disettes de vivres. Avecque ce, ceux qu'ils
avoient apportés de leur pays furent en la plus grand' partie gatés de
l'air de la mer; et avecque ce se férit entre eux maladie de cours de
ventre, dont il en mourut bien deux mille ou plus, entre lesquels
furent les principaux le comte de Stafford, l'évêque de Norwègue, les
seigneurs de Beaumont, de Trompenton, Morisse Brunel, avec plusieurs
autres nobles. Néanmoins le dit roi d'Angleterre, en grand diligence
et labeur, persévéra toujours en son siége; et fit faire trois mines
par dessous la muraille qui étoient prêtes pour effondrer. Et avec ce
fit par ses engins confondre et abattre grand partie des portes, tours
et murs d'icelle ville; par quoi finablement les assiégés, sachant
qu'ils étoient tous les jours en péril d'être pris de force, se
rendirent au dit roi anglois et se mirent à sa volonté, au cas qu'ils
n'auroient secours dedans trois jours ensuivant; et sur ce baillèrent
leurs otages, moyennant qu'ils auroient leurs vies sauves et seroient
quittes pour payer finances.

Si envoyèrent tantôt le seigneur de Bacqueville et aucuns autres
devers le roi de France et le duc d'Aquitaine, qui étoit à
Vernon-sur-Seine; à eux noncer leur état et nécessité, en suppliant
qu'il leur voulsît bailler secours devant trois jours dessus dits, ou
autrement il perdroit sa ville et ceux qui étoient dedans; mais à bref
dire il leur fut répondu que la puissance du roi n'étoit pas
assemblée ni prête pour bailler le dit secours hâtivement. Et sur ce
s'en retourna le dit seigneur de Bacqueville à Harfleur, laquelle fut
mise en la main du roi d'Angleterre le jour Saint-Maurice, à la grand
et piteuse déplaisance de tous les habitants, et aussi des François,
car, comme dit est dessus, c'étoit le souverain port de toute la duché
de Normandie.


   Comment le roi de France fit grand assemblée de gens d'armes par
     tout son royaume, pour résister à l'encontre du roi Henri, et des
     mandements qu'il envoya pour ce faire.

Après qu'il fut venu à la connoissance du roi de France, de ses
princes et de son grand conseil comment la ville de Harfleur étoit
rendue en la main de son adversaire le roi d'Angleterre, doutant que
celui roi voulsît derechef faire autres entreprises sur son royaume,
afin d'y résister, fit mander par tous ses pays la plus grand
puissance de gens d'armes qu'il put finer. Et pour ce faire envoya à
tous ses baillis et sénéchaux ses mandements royaux contenant entre
les autres choses comment il avoit envoyé par avant ses ambassadeurs
devers le dit roi d'Angleterre en son pays lui offrir sa fille en
mariage avec terres et grands finances pour venir à paix, laquelle il
n'avoit pu trouver; mais de fait icelui roi d'Angleterre l'étoit venu
envahir en son pays et assiéger la dite ville de Harfleur et la
conquerre, dont il étoit moult déplaisant; et pour ce requéroit bien
instamment à tous ses vassaux et sujets que sans délai le voulsissent
aller servir.

Et mêmement manda en Picardie, par ses lettres closes, aux seigneurs
de Croy, de Waurin, de Fosseux, de Créquy, de Helchin, de Brimeu, de
Mammez, de la Viefville, de Beaufort, d'Inchy, de Noyelle, de
Neufville et autres nobles, que incontinent le vinssent servir avec
toute leur puissance, sur tant qu'ils doutoient à encourir son
indignation, et qu'ils allassent devers le duc d'Aquitaine, son fils,
lequel il avoit commis chef et capitaine général de tout son royaume.
Lesquels seigneurs de Picardie délayèrent à y aller, pource que le duc
de Bourgogne leur avoit mandé et écrit et à tous ses sujets qu'ils
fussent prêts pour aller avec lui quand il les manderoit, et
n'allassent à quelque mandement d'autre seigneur, de quelque état
qu'il fût. Et pource que les dessus dits gens d'armes ne se hâtoient
pas assez pour aller servir le roi, furent derechef publiés nouveaux
mandements, dont la teneur s'ensuit:

«Charles, par la grâce de Dieu, roi de France, au bailli d'Amiens ou à
son lieutenant, salut.

«Comme par nos autres lettres nous vous eussions mandé faire
commandement par proclamations et publications par tout votre
bailliage à tous nobles et autres ayant puissance et coutume d'eux
armer, et à tous autres gens de guerre et de trait demeurant en votre
dit bailliage et ès mettes d'icelui qu'ils fussent appareillés et
venissent hâtivement devers nous et notre très cher et très aimé fils
le duc d'Aquitaine, notre lieutenant et capitaine général, car jà
pieça que nous partîmes à aller contre notre adversaire d'Angleterre,
qui adonc étoit descendu en moult grand puissance de gens d'armes et
de trait et maints habillements de guerre en notre pays de Normandie,
auquel pays après ils se tinrent à siége devant notre ville de
Harfleur, laquelle, par négligence ou remanance ou retardement que
vous et autres avez fait d'exécuter nos dites lettres, et par défaut
de secours et aide, il convient que nos nobles et bons et loyaux
sujets étant en icelle, nonobstant très grand et très notable défense
qu'ils firent, et que plus ne pouvoient résister à l'oppression et à
la force des dits nos ennemis, rendirent à iceux la ville par
violence; et pource qu'il touche à chacun de nos sujets la
conservation et défense de notre domination, nous qui avons délibéré
et du tout conclu de ravoir et recouvrer par puissance notre dite
ville, et combattre et débouter de notre royaume notre dit adversaire
et sa puissance, à sa grande confusion, à l'aide de Dieu et de la
benoite Vierge Marie et de nos bons, vrais et loyaux parents et
sujets, desquels de présent nous requérons l'aide et secours: vous
mandons, et le plus expressément que faire pouvons, enjoignons et
commandons, en commettant par ces présentes, que sur la foi et loyauté
que nous devez, et sur tout ce que vous pouvez forfaire envers nous,
que derechef, incontinent vues ces présentes, vous fassiez
commandement à tous autres de votre dit bailliage, à leurs personnes,
à leurs hôtels et domiciles, et à toutes gens qui ont accoutumé d'eux
armer et servir guerre, et aux autres ayant puissance d'eux armer, par
proclamations solennelles ès bonnes villes et autres lieux èsquels en
votre dit bailliage on a acccoutumé de faire proclamations, tant et si
souvent qu'aucun ne puisse prétendre ignorance, que sur peine d'être
réputé pour inobédients et de forfaire corps et biens iceux,
incontinent après les dites proclamations, publications et
commandements, viennent armés et suffisamment habillés, et iceux qui
ne pourroient venir pour trop grand' vieillesse, débilité, infirmité
ou jeunesse, qu'ils envoient personnes suffisantes, armés et habillés
chacun selon sa puissance, devers nous et notre dit fils; et à ce
faire vous les contraigniez par la caption de leurs biens, en mettant
en leurs maisons mangeurs à leurs dépens, et par toutes autres voies
et manières qu'en tels cas est accoutumé de faire, pour nous aider à
combattre notre dit adversaire et sa puissance, et à débouter hors de
notre dit royaume à sa grand confusion, comme dit est.

«Et néanmoins ces choses signifiées aux bourgeois et habitants des
bonnes villes de votre bailliage, en commandant à iceux et requérant
de par nous que tous les engins, canons et artilleries qu'ils ont, et
dont maintenant ils n'ont point besoin, ils, sans délai, envoient pour
nous aider en ce que dit est, lesquels nous leur ferons rendre et
restituer; et en ce vous procédiez par si grand diligence que par vous
plus nuls inconvéniens n'en puissent ensuivre à nous, à notre
domination et sujets. Sachant que si aucunes choses par votre défaut
s'ensuivoient, que Dieu ne veuille! nous de ce nous ferions si
grièvement punir que ce seroit exemple à tous autres. Mandons et
commandons à tous nos justiciers, officiers et sujets qu'à vous et à
vos commis en cette partie obéissent et entendent diligemment; et de
la réception de ces présentes renvoyez certification à nos amés et
loyaux les gens de nos comptes à Paris, pour valoir en temps et en
lieu.

«Donné à Meulan, le vingtième jour du mois de septembre l'an de grâce
mil quatre cent et quinze, et de notre règne le trente-six.

«Ainsi signé par le roi et son conseil.»

Après lequel mandement publié à Paris, Amiens et autres lieux du
royaume, le roi envoya devers les ducs d'Orléans et de Bourgogne ses
ambassadeurs eux requerre bien acertes que chacun d'eux lui voulsît
envoyer cinq cents bassinets. Le dit duc d'Orléans fut content
d'envoyer; mais depuis y alla lui-même avec toute sa puissance. Et le
duc de Bourgogne fit réponse que point n'y enverroit ses gens, mais
iroit en propre personne avec tous ceux de ses pays servir le roi;
néanmoins, par aucune attargation qui survint entre eux, n'y alla
pas, mais grand partie de ses gens se mirent sus et y allèrent.


   Comment le roi d'Angleterre entra dedans Harfleur; des
     ordonnances qu'il y fit; du voyage qu'il entreprit à venir à
     Calais, et du gouvernement des François.

Or est vrai qu'après le traité fait et conclu entre le roi
d'Angleterre et ceux de la ville de Harfleur, comme dit est, et que
les portes furent ouvertes et ses commis entrés dedans, icelui roi à
entrer en la porte descendit de dessus son cheval et se fit
déchausser; et en tel état s'en alla jusqu'à l'église Saint-Martin,
parrochiale d'icelle ville; et là fit son oraison très dévotement, en
regraciant son créateur de sa bonne fortune. Et après ce qu'il eut ce
fait, fit prisonniers tous les nobles et gens de guerre qui étoient
léans, et depuis, bref ensuivant, les fit mettre hors de la ville,
grand partie vêtus de leurs pourpoints tant seulement, moyennant
qu'ils furent mis tout par nom et surnom en écrit; et jurèrent sur
leur foi d'eux rendre prisonniers en la ville de Calais, dedans la
Saint-Martin d'hiver prochain ensuivant. Et sur ce se partirent. Et
pareillement furent mis prisonniers grand partie des bourgeois de la
ville; et fallut qu'ils se rachetassent de grand finance; et avec ce
furent boutés dehors la plus grand partie des femmes avec leurs
enfants; et leur bailloit-on au partir à chacune cinq sous et une
partie de leurs vêtements. Si étoit piteuse chose de voir les regrets
que faisoient iceux habitans, délaissant ainsi leur ville avec leurs
biens. En outre furent licenciés tous les prêtres et gens d'église. Et
quant est des biens qui là furent trouvés, il en y avoit sans nombre,
lesquels demeurèrent au dit roi, et les fit départir selon son bon
plaisir. Toutefois deux tours qui étoient sur la mer moult fortes se
tinrent environ dix jours, depuis la rendition de la ville, et après
se rendirent comme les autres.

En après, le dit roi anglois envoya en Angleterre, par Calais, grand
partie de son ost, menant par navire grands dépouilles de prisonniers
et engins, en laquelle compagnie étoit principal capitaine son frère
le duc de Clarence et le comte de Warwick. Et le dit roi fit réparer
les murs et fossés de la dite ville de Harfleur, et puis y mit
garnison de ses Anglois, cinq cens hommes d'armes et mille archers,
desquels étoit capitaine sire Jean Le Blond, chevalier, et avecque ce
y mit grand provision de vivres et habillemens de guerre.

Après, en la fin de quinze jours, se partit le dit roi de la ville de
Harfleur, veuillant aller à Calais accompagné de deux mille hommes
d'armes et treize mille archers ou environ, avecque grand nombre
d'autres gens, et s'en alla loger à Fauville et ès lieux voisins.
Après, en trépassant le pays de Caux, vint vers le comté d'Eu. Et fut
vrai que les coureurs des dits Anglois vinrent devant la ville d'Eu,
dedans laquelle étoient plusieurs François qui saillirent à rencontre
d'eux, entre lesquels étoit un très vaillant homme d'armes nommé
Lancelot Pierres, lequel, courant contre un Anglois, de fer de lance
fut féru par entre deux lames au travers du ventre, dont en la fin en
mourut; et depuis qu'il fut navré à mort, tua le dit Anglois. Pour
laquelle mort du dessus dit Lancelot furent le comte d'Eu et plusieurs
autres François très ennuyés. Et de là, icelui roi d'Angleterre,
trépassant le Vimeu, avoit volonté de passer la rivière de Somme à la
Blanche Tache, où jadis passa son aïeul Edouard, roi d'Angleterre,
quand il gagna la bataille de Crécy contre le roi Philippe de Valois;
mais, pour tant que les François à grand puissance gardoient le dit
passage, comme il fut averti par les dits coureurs, reprit son chemin,
tirant vers Araines, embrasant et ardant plusieurs villes, prenant
hommes et emmenant grands proies. Et le dimanche treizième jour
d'octobre fut logé à Bailleul en Vimeu. Et de là passant pays, envoya
grand nombre de ses gens pour gagner le passage du pont de Remy; mais
les seigneurs de Gaucourt et du pont de Remy avec ses enfants et grand
nombre de gens d'armes défendirent bien et roidement le dit passage
contre iceux Anglois; pour quoi le roi d'Angleterre, non pouvant
passer, s'en alla loger à Hangest-sur-Somme et ès villages à
l'environ.

Et adonc étoient à Abbeville messire Charles d'Albret, connétable de
France, le maréchal Boucicaut, le comte de Vendôme, grand-maître-d'hôtel
du roi, le seigneur de Dampierre, soi disant amiral de France, le duc
d'Alençon et le comte de Richemont avec autre grand et notable
chevalerie, lesquels, oyant les nouvelles du chemin que tenoit le
roi d'Angleterre, se départirent et allèrent à Corbie et de là à
Péronne, toujours leurs gens sur le pays assez près d'eux, contendant
garder tous les passages de l'eau de Somme contre les dits Anglois.

Et le dit roi d'Angleterre de Hangest s'en alla passer au Pont-Audemer
et par devant la ville d'Amiens, s'en alla loger à Boves et après à
Harbonnières, Vauviller, Bauviller. Et toujours les dits François
côtoyoient par l'autre lez de la Somme. Finablement le roi
d'Angleterre passa l'eau de la Somme le lendemain de la Saint-Luc, par
le passage de Voyenne et de Béthencourt, lesquels passages n'avoient
pas été rompus par ceux de Saint-Quentin, comme il leur avoit été
enjoint de par le roi de France. Et alla le dit roi d'Angleterre loger
à Mouchy-la-Gache et vers la rivière de Miraumont; et les seigneurs
de France et tous les François se tirèrent à Bapaume et au pays à
l'environ.


   Comment le roi de France et plusieurs de ses princes étant avec
     lui à Rouen conclurent en conseil que le roi d'Angleterre seroit
     combattu.

Durant le temps dessus dit, le roi de France et le duc d'Aquitaine
vinrent à Rouen, auquel lieu, le vingtième jour d'octobre, fut tenu un
conseil pour savoir ce qui étoit à faire contre le roi d'Angleterre.
Auquel lieu furent présents le roi Louis, les ducs de Berry et de
Bretagne, le comte de Ponthieu, mainsné fils du roi, les chanceliers
de France et d'Aquitaine et plusieurs autres notables conseillers,
jusqu'au nombre de trente-cinq; lesquels, après que plusieurs choses
en présence du roi eurent été pourparlées et débattues sur cette
matière, fut en la fin conclu par trente conseillers du nombre dessus
dit que le roi d'Angleterre et sa puissance seroient combattus; et les
cinq, pour plusieurs raisons, conseilloient pour le meilleur à leur
avis qu'on ne les combattît pas au jour nommé; mais en la fin fut
tenue l'opinion de la plus grand partie. Et incontinent le roi manda
détroitement à son connétable, par ses lettres, et à ses autres
officiers, que tantôt se missent tous ensemble avec toute la puissance
qu'ils pourraient avoir et combattissent le dit roi d'Angleterre et
les siens. Et lors après ce fut hâtivement divulgué par toute France
que tous nobles hommes accoutumés de porter armes, veuillant avoir
honneur, allassent nuit et jour devers le connétable où qu'il fût. Et
mêmement Louis, duc d'Aquitaine, avoit grand désir d'y aller,
nonobstant que par le roi, son père, lui eût été défendu; mais par le
moyen du roi Louis de Sicile et du duc de Berry il fut attargé de non
y aller.

Et adonc tous seigneurs en grand diligence se tirèrent tous ensemble
devers le dit connétable, lequel approchant le pays d'Artois envoya
devers le comte de Charolois, seul fils du duc de Bourgogne, le
seigneur de Montgoguier, pour lui certifier la conclusion qui étoit
prise de combattre les Anglois, en lui requérant bien affectueusement
de par le roi et le dit connétable qu'il voulsît être à icelle
journée. Lequel de Montgoguier le trouva à Arras, et fut de lui et de
ses seigneurs très honorablement reçu. Et après qu'il eut exposé la
cause de sa venue au dit comte de Charolois, présent son grand
conseil, lui fut répondu par les seigneurs de Roubaix et de la
Viefville, qui étoient avec lui ses principaux gouverneurs, que sur sa
requête il feroit si bonne intelligence qu'il appartiendroit, et sur
ce se partit. Toutefois, jà soit ce que le dessus dit comte de
Charolois désirât de tout son cœur d'être à combattre les dits
Anglois, et aussi que les dits gouverneurs lui donnassent à entendre
qu'il y seroit, néanmoins leur étoit défendu expressément de par le
duc Jean de Bourgogne, son père, et sur tant qu'ils pouvoient
méprendre envers lui, qu'ils gardassent bien qu'il n'y allât pas. Et
pour cette cause, afin de l'éloigner, le menèrent de ladite ville
d'Arras à Aire. Auquel lieu furent derechef envoyés de par le
connétable aucuns seigneurs et Montjoie, roi d'armes du roi de France,
pour faire pareilles requêtes au dit comte de Charolois comme les
devant dits. Mais à bref dire fut la besogne toutefois attargée par
les dessus dits gouverneurs; et mêmement trouvèrent manière de le
tenir dedans le châtel d'Aire le plus coyment et secrètement qu'ils
purent faire, afin que pas il ne fût averti des nouvelles ni du jour
de la dite bataille.

Et entre-temps la plus grand partie des gens de son hôtel, qui
savoient bien les besognes approchées, se partirent coyment et
secrètement sans son su, et s'en altèrent secrètement avec les
François pour être à la dite journée et combattre les dits Anglois. Et
demeurèrent avec le dit comte de Charolois le jeune seigneur d'Antoing
et ses gouverneurs dessus dits. Lesquels en la fin, pour l'apaiser,
lui déclarèrent la défense de non le laisser aller à icelle besogne,
ce qu'il ne prit pas bien en gré; et comme je fus informé, pour la
déplaisance qu'il en eut se retrahit en sa chambre très fort pleurant.

Or, convient retourner au roi d'Angleterre, lequel de Mouchy-la-Gache,
où il étoit logé, comme dit est dessus, se tira par devers Encre, et
alla loger en un village nommé Forceville, et ses gens se logèrent à
Acheu et ès villes voisines. Et le lendemain, qui étoit le mercredi,
chevaucha par emprès Lucheu, et alla loger à Bouviers-l'Ecaillon; et
le duc d'York, son oncle, menant l'avant-garde, se logea à Frémont sur
la rivière de Canche.

Et est vrai que pour cette nuit les dits Anglois furent bien logés en
sept ou huit villages en l'éparse. Toutefois, ils n'eurent nuls
empêchements, car les François étoient allés pour être au-devant
d'iceux Anglois vers Saint-Pol et sur la rivière d'Anjain. Et le
jeudi, le dessus dit roi d'Angleterre de Bouviers se délogea; et puis,
chevauchant en moult belle ordonnance, alla jusqu'à Blangy, auquel
lieu, quand il eut passé l'eau et qu'il fut sur la montagne, ses
coureurs commencèrent à voir de toutes parts les François venant par
grands compagnies de gens d'armes, pour aller loger à Roussauville et
à Azincourt, afin d'être au-devant des dits Anglois pour le lendemain
les combattre.

Et ce propre jeudi, vers le vêpre, à aucunes courses fut Philippe,
comte de Nevers, fait nouveau chevalier par la main de Boucicaut,
maréchal de France, et avecque lui plusieurs autres grands seigneurs.
Et assez tôt après arriva le dit connétable assez près du dit
Azincourt; auquel lieu avec lui se rassemblèrent tous les François en
un seul ost; et là se logèrent tous à pleins champs, chacun au plus
près de sa bannière; sinon aucunes gens de petit état, qui se logèrent
ès villages au plus près de là. Et le roi d'Angleterre avec tous ses
Anglois se logea en un petit village nommé Maisoncelles, à trois
traits d'arc ou environ des François.

Lesquels François, avec tous les autres officiers royaux, c'est à
savoir le connétable, le maréchal Boucicaut, le seigneur de Dampierre
et messire Clignet de Brabant, tous deux se nommant amiraux de France,
le seigneur de Rambures, maître des arbalétriers, et plusieurs
princes, barons et chevaliers, fichèrent leurs bannières en grand
liesse, avec la bannière royale du dit connétable, au champ par eux
avisé et situé en la comté de Saint-Pol, au territoire d'Azincourt,
par lequel le lendemain devoient passer les Anglois pour aller à
Calais; et firent celle nuit moult grands feux, chacun au plus près de
la bannière sous laquelle ils devoient l'endemain combattre. Et jà
soit ce que les François fussent bien cent cinquante mille
chevaucheurs, et grand nombre de chars et charrettes, canons,
ribaudequins et autres habillemens de guerre, néanmoins si avoient-ils
peu d'instrumens de musique pour eux réjouir; et à peine hennissoient
nuls de leurs chevaux toute la nuit; dont plusieurs avoient grand
merveille, disant que c'étoit signe de chose à venir.

Et les dits Anglois en toute celle nuit sonnèrent leurs trompettes et
plusieurs manières d'instrumens de musique, tellement que toute la
terre entour d'eux retentissoit par leurs sons, nonobstant qu'ils
fussent moult lassés et travaillés de faim, de froid et autres
mésaises, faisant paix avecque Dieu, confessant leurs péchés, en
pleurs, et prenant plusieurs d'iceux le corps de Notre-Seigneur; car
le lendemain, sans faillir, attendoient la mort, comme depuis il fut
relaté par aucuns prisonniers.

Et fut vrai que le duc d'Orléans en cette nuit manda le comte de
Richemont, qui menoit les gens du duc d'Aquitaine et les Bretons; et
eux assemblés, jusqu'à deux mille bassinets et gens de trait, allèrent
jusqu'assez près du logis des Anglois. Lesquels, doutant que les
François ne les voulsissent envahir, se mirent tous en ordonnance
dehors les haies en bataille, et commencèrent à traire l'un contre
l'autre. Adonc fut le duc d'Orléans fait chevalier, et avec lui
plusieurs autres. Après laquelle entreprise les dits François
retournèrent en leur logis; et pour cette nuit ne fut fait autre chose
entre icelles parties.

Durant lequel temps le duc de Bretagne vint de Rouen à Amiens, atout
six mille combattants, pour être en l'aide des François, s'ils eussent
attendu jusqu'au samedi. Et pareillement le seigneur de Longny,
maréchal de France, venant en l'aide des dits François atout six cens
hommes d'armes, coucha ce dit jour à six lieues près de l'ost; et le
lendemain se partit très matin pour y cuider venir.


   Comment les François et Anglois s'assemblèrent à batailler l'un
     contre l'autre, auprès d'Azincourt, en la comté de Saint-Pol, et
     obtinrent les dits Anglois la journée.

En après, le lendemain, qui fut le vendredi vingt-cinquième jour du
mois d'octobre mil quatre cent et quinze, les François, c'est à
savoir le connétable et tous les autres officiers du roi, les ducs
d'Orléans, de Bourbon, de Bar et d'Alençon, les comtes de Nevers,
d'Eu, de Richemont, de Vendôme, de Marle, de Vaudemont, de Blamont, de
Salm, de Grand-Pré, de Roussy, de Dammartin, et généralement tous les
autres nobles et gens de guerre s'armèrent et issirent hors de leurs
logis. Et adonc, par le conseil du connétable et aucuns sages du
conseil du roi de France, fut ordonné à faire trois batailles, c'est à
savoir avant-garde, bataille et arrière-garde. En laquelle avant-garde
furent mis environ huit mille bassinets, chevaliers et écuyers, quatre
mille archers et quinze cens arbalétriers. Laquelle avant-garde
conduisoit le dit connétable, et avec lui les ducs d'Orléans et de
Bourbon, les comtes d'Eu et Richemont, le maréchal Boucicaut, le
maître des arbalétriers, le seigneur de Dampierre, amiral de France,
messire Guichard Dauphin, et aucuns autres capitaines. Le comte de
Vendôme, et aucuns autres officiers du roi, atout seize cens hommes
d'armes, fut ordonné faire une aile pour férir les dits Anglois de
côté; et l'autre aile conduisoient messire Clignet de Brabant, amiral
de France, et messire Louis Bourdon, atout huit cens hommes d'armes de
cheval, gens d'élite, avec lesquels étoient, pour rompre le trait
d'iceux Anglois, messire Guillaume de Saveuse, Hector et Philippe, ses
frères, Ferry de Mailly, Aliaume de Gapaumes, Alain de Vendôme, Lamont
de Launoy et plusieurs autres, jusqu'au nombre dessus dit.

Et en la bataille furent ordonnés autant de chevaliers et écuyers, et
gens de trait, comme en l'avant-garde; desquels étoient conduiseurs
les ducs de Bar et d'Alençon, les comtes de Nevers, de Vaudemont, de
Blamont, de Salm, de Grand-Pré et de Roussy.

Et en l'arrière-garde étoit tout le surplus des gens d'armes, lesquels
conduisoient les comtes de Marle, de Dammartin, de Fauquembergue et le
seigneur de Launoy, capitaine d'Ardres, qui avoit amené ceux des
frontières de Boulenois.

Et après que toutes les batailles dessus dites furent mises en
ordonnance, comme dit est, c'étoit grand noblesse de les voir. Et,
comme on pouvoit estimer à la vue du monde, étoient bien en nombre six
fois autant que les Anglois. Et lorsque ce fut fait, les dits François
séoient par compagnies divisées, chacun au plus près de sa bannière,
attendant la venue des dits Anglois, en eux repaissant, et aussi
faisant l'un avec l'autre paix et union ensemble des haines, noises et
dissensions qu'ils pouvoient avoir eues, en temps passé les uns contre
les autres. Et furent en ce point jusque entre neuf et dix heures du
matin, tenant iceux François pour certain, vu la grand multitude
qu'ils étoient, que les Anglois ne pourroient échapper de leurs mains.
Toutefois y en avoit plusieurs des plus sages qui moult doutoient et
craignoient à les combattre en bataille réglée.

Pareillement les dits Anglois, ce vendredi au matin, voyant que les
François ne les approchoient pas pour les envahir, burent et
mangèrent; et après, appelant la divine aide contre iceux François qui
les dépitoient, se délogèrent de la dite ville de Maisoncelles; et
allèrent aucuns de leurs coureurs par derrière la ville d'Azincourt,
où ils ne trouvèrent nuls gens d'armes; et, pour effrayer les dits
François, embrasèrent une grange et maison de la prioré Saint-Georges
de Hesdin. Et d'autre part, envoya le dit roi anglois environ deux
cens archers par derrière son ost, afin qu'ils ne fussent pas aperçus
des dits François; et entrèrent secrètement à Tramecourt, dedans un
pré assez près de l'avant-garde d'iceux François; et là se tinrent
tout coyment jusqu'à tant qu'il fût temps de traire; et tous les
autres Anglois demeurèrent avec leur roi. Lequel tantôt fit ordonner
sa bataille par un chevalier chenu de vieillesse, nommé Thomas
Epinhen, mettant les archers au front devant, et puis les gens
d'armes; et après fit ainsi comme deux ailes de gens d'armes et
archers; et les chevaux et bagages furent mis derrière l'ost. Lesquels
archers fichèrent devant eux chacun un pieu aiguisé à deux bouts.
Icelui Thomas enhorta à tous généralement, de par ledit roi
d'Angleterre, qu'ils combattissent vigoureusement pour garantir leurs
vies; et ainsi chevauchant lui troisième par-devant la dite bataille,
après qu'il eut fait les dites ordonnances, jeta en haut un bâton
qu'il tenoit en sa main en disant: _Ne strecke[144]!_ et descendit à
pied comme étoit le roi, et tous les autres; et au jeter le dit bâton,
tous les Anglois soudainement firent une très grand huée, dont
grandement s'émerveillèrent les François.

  [144] Hollingshed dit que le jet de ce bâton était le signal pour
  que les archers commençassent la bataille. Il est donc présumable
  qu'au lieu de _ne strecke_, qui ne signifie rien, ni en français
  ni en anglais, il faut lire _now, strike_, qui signifie
  _maintenant, frappez_. Le sens est raisonnable, et la
  ressemblance des sons aura pu tromper des copistes qui ne
  savaient pas la langue. (_Note de M. Buchon._)

Et quand les dits Anglois virent que les François ne les approchoient,
ils allèrent devers eux tout bellement par ordonnance; et derechef
firent un très grand cri en arrêtant et reprenant leur haleine. Et
adonc les dessus dits archers abscons au dit pré tirèrent
vigoureusement sur les François, en élevant, comme les autres, grand
huée; et incontinent les dits Anglois approchant les François,
premièrement leurs archers, dont il y en avoit bien treize mille,
commencèrent à tirer à la volée contre iceux François, d'aussi loin
qu'il pouvoient tirer de toute leur puissance; desquels archers la
plus grand partie étoient sans armures en leurs pourpoints, leurs
chausses avalées, ayant haches pendues à leurs courroies ou épées; et
si en y avoit aucuns tout nu-pieds et sans chaperon.

Les princes étant avec le dit roi d'Angleterre étoient son frère le
duc de Glocestre, le duc d'York, son oncle, les comtes Dorset,
d'Oxinforde et de Suffort, le comte Maréchal et le comte de Kent, les
seigneurs de Chamber, de Beaumont, de Villeby et de Cornouaille, et de
plusieurs autres notables barons et chevaliers d'Angleterre.

En après, les François, voyant iceux Anglois venir devers eux, se
mirent en ordonnance chacun dessous sa bannière, ayant le bassinet au
chef; toutefois ils furent admonestés par le dit connétable et aucuns
autres princes à confesser leurs péchés en vraie contrition, et
enhortés à bien et hardiment combattre, comme avoient été les dits
Anglois.

Et là les Anglois sonnèrent fort leurs trompettes à l'approcher; et
les François commencèrent à incliner leurs chefs, afin que les traits
n'entrassent en les visières de leurs bassinets, et ainsi allèrent un
petit à l'encontre d'eux et les firent un peu reculer; mais avant
qu'ils pussent aborder ensemble, il y eut moult de François empêchés
et navrés par le trait des dits archers anglois. Et quand ils furent
venus, comme dit est, jusqu'à eux, ils étoient si bien et près serrés
l'un de l'autre qu'ils ne pouvoient lever leurs bras pour férir sur
leurs ennemis, sinon aucuns qui étoient au front devant, lesquels les
boutèrent de leurs lances, qu'ils avoient coupées par le milieu afin
qu'elles fussent plus fortes et qu'ils pussent approcher de plus près
les dits Anglois. Et ceux qui devoient rompre les dits archers, c'est
à savoir messire Clignet de Brabant et les autres avec lui, qui
devoient être huit cens hommes d'armes, ne furent que sept vingts qui
s'efforçassent de passer parmi les dits Anglois. Et fut vrai que
messire Guillaume de Saveuse, qui étoit ordonné à cheval comme les
autres, se dérangea tout seul devant ses compagnons à cheval, cuidant
qu'ils le dussent suivre, et alla frapper dedans les dits archers; et
là incontinent fut tiré jus de son cheval et mis à mort. Les autres,
pour la plus grand partie, atout leurs chevaux, pour la force et doute
du trait, redondèrent parmi l'avant-garde des dits François, auxquels
ils firent de grands empêchements, et les dérompirent en plusieurs
lieux, et firent reculer en terres nouvelles parsemées, car leurs
chevaux étoient tellement navrés du trait des archers anglois qu'ils
ne les pouvoient tenir ni gouverner; et ainsi par iceux fut la dite
avant-garde désordonnée; et commencèrent à cheoir hommes d'armes sans
nombre, et les dessus dits de cheval, pour peur de mort, se mirent à
fuir arrière de leurs ennemis; à l'exemple desquels se départirent et
mirent en fuite grand partie des dessus dits François.

Et tantôt après, voyant les dessus dits Anglois cette division en
l'avant-garde, tous ensemble entrèrent en eux et jetèrent jus leurs
arcs et sagettes, et prirent leurs épées, haches, maillets,
becs-de-faucons et autres bâtons de guerre, frappant, abattant et
occisant iceux François, tant qu'ils vinrent à la seconde bataille,
qui étoit derrière ladite avant-garde; et après les dits archers
suivoit et marchoit le dit roi anglois moult fort atout ses gens
d'armes.

Et adonc Antoine, duc de Brabant, qui avoit été mandé de par le roi
de France, accompagné de petit nombre, se bouta entre la dite
avant-garde et bataille. Et pour la grand hâte qu'il avoit eue, avoit
laissé ses gens derrière; mais sans délai il fut mis à mort des dits
Anglois. Lesquels conjointement et vigoureusement envahirent de plus
en plus les dits François, en dérompant les deux premières batailles
dessus dites en plusieurs lieux, et abattant et occisant cruellement
et sans merci iceux. Et entre-temps aucuns furent relevés par l'aide
de leurs varlets et menés hors de la dite bataille; car les dits
Anglois si étoient moult ententieux et occupés à combattre, occire et
prendre prisonniers, pour quoi ils ne chassoient ni poursuivoient
personne.

Et alors toute l'arrière-garde étant encore à cheval et voyant les
deux premières batailles dessus dites avoir le pire, se mirent à fuir,
excepté aucuns des chefs et conducteurs d'icelle; c'est à savoir
qu'entre-temps que la dite bataille duroit, les Anglois, qui jà
étoient au-dessus, avoient pris plusieurs prisonniers françois. Et
adonc vinrent nouvelles au roi anglois que les François les
assailloient par derrière, et qu'ils avoient déjà pris ses sommiers et
autres bagues, laquelle chose étoit véritable; car Robinet de
Bournonville, Rifflart de Clamasse, Ysambert d'Azincourt et aucuns
autres hommes d'armes, accompagnés de six cents paysans, allèrent
férir au bagage du dit roi d'Angleterre, et prirent les dites bagues
et autres choses avecque grand nombre de chevaux des dits Anglois,
entre-temps que les gardes d'iceux étoient occupés en la bataille.
Pour laquelle détrousse le dit roi d'Angleterre fut fort troublé;
voyant avecque ce devant lui à plein champ les François, qui s'en
étoient fuis, eux recueillir par compagnies, et doutant qu'ils ne
voulsissent faire nouvelle bataille, fit crier à haute voix, au son de
la trompette, que chacun Anglois, sur peine de la hart, occit ses
prisonniers, afin qu'ils ne fussent en aide au besoin à leurs gens. Et
adonc soudainement fut faite moult grand occision des dits François
prisonniers. Pour laquelle entreprise les dessus dits Robinet de
Bournonville et Ysambert d'Azincourt furent depuis punis et détenus
prisonniers longue espace par le commandement du duc Jean de
Bourgogne, combien qu'ils eussent donné à Philippe, comte de
Charolois, son fils, une moult précieuse épée, ornée de riches pierres
et autres joyaux, laquelle étoit au roi d'Angleterre; et avoit été
trouvée et prise avecque ses autres bagues par iceux, afin que s'ils
avoient aucune occupation pour le cas dessus dit, icelui comte les eût
pour recommandés. En outre, le comte de Marle, le comte de
Fauquembergue, les seigneurs de Launoy et de Chin, atout six cents
hommes d'armes qu'ils avoient à grand peine retenus, allèrent frapper
très-vaillamment dedans les dits Anglois, mais ce rien n'y valut; car
tantôt furent tous morts ou pris. Et là en plusieurs lieux les
François s'assemblèrent par petits morceaux; mais par iceux Anglois,
sans faire grand défense, furent tous assez bref abattus et occis ou
pris. Et en la conclusion, le dit roi d'Angleterre obtint la victoire
contre ses adversaires; et furent morts sur la place, de ses Anglois,
environ seize cens hommes de tous états, entre lesquels y mourut le
duc d'York, oncle du dessus dit roi d'Angleterre. Et pour vrai, en ce
propre jour, devant qu'ils s'assemblassent à bataille, et la nuit de
devant, furent faits, de la partie des François, bien cinq cens
chevaliers ou plus.

En après, le dit roi d'Angleterre, quand il fut demeuré victorieux sur
le champ, comme dit est, et tous les François, sinon ceux qui furent
pris ou morts, se furent départis, fuyant en plusieurs et divers
lieux, il environna avecque aucun de ses princes le champ dessus dit
où la bataille avoit été. Et entre-temps que ses gens étoient occupés
à dénuer et dévêtir ceux qui étoient morts, il appela le héraut du roi
de France, roi d'armes, nommé Montjoie, et avecque lui plusieurs
autres hérauts anglois et françois, et leur dit: «Nous n'avons pas
fait cette occision; ains a été Dieu tout-puissant, comme nous
croyons, par les péchés des François.» Et après leur demanda auquel la
bataille devoit être attribuée, à lui ou au roi de France. Et lors
icelui Montjoie répondit au dit roi d'Angleterre qu'à lui devoit être
la victoire attribuée, et non au roi de France. Après, icelui roi leur
demanda le nom du châtel qu'il véoit assez près de lui, et ils
répondirent qu'on le nommoit Azincourt. «Et pour tant, ce dit-il, que
toutes batailles doivent porter le nom de la plus prochaine
forteresse, village ou bonne ville où elles sont faites, celle-ci, dès
maintenant et perdurablement, aura en nom la bataille d'Azincourt.»

Et après que les dits Anglois eurent été grand espace sur le champ
dessus dit, voyant qu'ils étoient délivrés de tous leurs ennemis et
aussi que la nuit approchoit, s'en retournèrent tous ensemble en la
ville de Maisoncelles, où ils avoient logé la nuit de devant; et là se
logèrent portant avecque eux plusieurs de leurs gens navrés.

Et après leur département, aucuns François étant entre les morts,
navrés, se traînèrent par nuit, au mieux qu'ils purent, à un bois qui
étoit assez près du dit champ, et là en mourut plusieurs; les autres
se retirèrent à aucuns villages et autres lieux où ils purent le
mieux. Et le lendemain le dit roi d'Angleterre et ses Anglois se
délogèrent très matin de la dite ville de Maisoncelles, et atout leurs
prisonniers derechef allèrent sur le champ; et ce qu'ils trouvèrent
des dits François encore en vie les firent prisonniers ou ils les
occirent. Et puis de là prenant leur chemin, se départirent; et en y
avoit bien les trois quarts à pied, lesquels étoient moult travaillés,
tant de la dite bataille comme de famine et autres mésaises. Et par
cette manière retourna le roi d'Angleterre en la ville de Calais,
après sa victoire, sans trouver aucun empêchement; et là laissa les
François en grand douleur et tristesse pour la perte et destruction de
leurs gens.


   Comment plusieurs princes et autres notables seigneurs de divers
     pays furent morts à cette piteuse besogne, et aussi les aucuns
     faits prisonniers.

S'ensuivent les noms des seigneurs et gentilshommes qui moururent à la
dite bataille de la partie des François. Premièrement les officiers du
roi, c'est à savoir messire Charles d'Albret, connétable du roi de
France; le maréchal Boucicaut, qui fut mené au pays d'Angleterre et
tenu prisonnier, et là mourut; messire Jacques de Châtillon, seigneur
de Dampierre, amiral de France; le seigneur de Rambures, maître des
arbalétriers; messire Guichard Dauphin, maître d'hôtel du roi.

Les princes: le duc Antoine de Brabant, frère au duc Jean de
Bourgogne; le duc Edouard de Bar; le duc d'Alençon; le comte de
Nevers, frère au dit duc de Bourgogne; messire Robert, comte de Marle;
le comte de Vaudemont; Jean, frère au duc de Bar; le comte de Blamont,
le comte de Grand-Pré, le comte de Roussy, le comte de Fauquembergue,
messire Louis de Bourbon, fils au seigneur de Préaux.........

Finalement, tant princes, chevaliers, écuyers comme autres gens,
furent morts en la dite journée, par la relation de plusieurs hérauts
et autres personnes dignes de foi, dix mille hommes et au-dessus;
desquels grand partie furent emportés par leurs amis, après le
département des dits Anglois, pour enterrer où bon leur sembleroit:
desquels dix mille on espéroit y avoir environ seize cents varlets, et
tout le surplus gentilshommes; et fut trouvé, qu'à compter les
princes, y avait mort de cent à six vingts bannières.

Durant laquelle bataille, le duc d'Alençon dessus nommé, à l'aide de
ses gens, tresperça très vaillamment grand partie de la bataille des
dits Anglois, et alla jusqu'assez près du roi d'Angleterre, en
combattant moult puissamment; et tant, qu'il navra et abattit le duc
d'York. Et adonc le dit roi, voyant ce, approcha pour le relever, et
s'inclina un petit. Et lors le dit duc d'Alençon le férit de sa hache
sur son bassinet, et lui abattit une partie de sa couronne. Et en ce
faisant, les gardes du corps du roi environnèrent très-fort icelui;
lequel, apercevant qu'il ne pouvoit échapper du péril de la mort, en
élevant sa main, dit au dessusdit roi: «Je suis le duc d'Alençon, et
me rends à vous.» Mais, ainsi qu'icelui roi vouloit prendre sa foi,
fut occis présentement par les dites gardes. Et en icelle même heure,
le seigneur de Longny, maréchal de France, dont dessus est faite
mention, venoit atout six cents hommes d'armes des gens du roi Louis
de Sicile, pour être à la dite bataille. Et déjà étoit à une lieue
près, quand il rencontra plusieurs François navrés et autres qui
s'enfuyoient; lesquels lui dirent qu'il retournât, et que les
seigneurs de France étoient tous morts ou pris par les Anglois; lequel
Longny, étant grièvement au cœur courroucé, s'en retourna à Rouen
devers le roi de France.

S'ensuivent les seigneurs et gentilhommes qui furent prisonniers aux
Anglois à la dite journée, lesquels on estimoit à quinze cents ou
environ, tous chevaliers et écuyers. Premièrement Charles, duc
d'Orléans[145], le duc de Bourbon, le comte d'Eu, le comte de Vendôme,
le comte de Richemont, messire Jacques de Harcourt, messire Jean de
Craon, seigneur de Dommart; le seigneur de Fosseux, le seigneur de
Humières, le seigneur de Roye, le seigneur de Chauny, messire Boors
Quiret, seigneur de Heuchin; messire Pierre Quiret, seigneur de
Hamecourt; le seigneur de Ligne, en Hainaut; le seigneur de Noyelle,
nommé le blanc chevalier, et Baudon son fils; le jeune seigneur
d'Inchy, messire Jean de Vaucourt, messire Athis de Brimeu, messire
Jannet de Poix, le fils aîné et héritier du seigneur de Ligne; messire
Gilbert de Launoy, le seigneur d'Aviel, en Ternois.

  [145] Père de Louis XII.


   Comment, après le partement du roi d'Angleterre, plusieurs
     François vinrent sur le champ pour trouver les amis du comte de
     Charolois, qu'ils firent mettre en terre, et autres matières.

Après ce que le roi d'Angleterre et ses Anglois se furent partis le
samedi, pour aller à Calais, comme dit est, plusieurs François vinrent
et retournèrent sur le dit champ; et ce que par plusieurs avoit été
remué fut d'iceux de nouvel renversé; les aucuns, pour trouver leurs
maîtres et seigneurs, afin de les emporter en leur pays enterrer. Les
autres y vinrent pour piller ce que les dits Anglois avoient laissé;
car ils n'avoient emporté fors or, argent, vêtemens précieux, hauberts
et heaumes de grand'valeur. Pour quoi la plus grand partie des harnois
des dits François fut trouvée en le champ; mais il ne demeura pas
grandement qu'ils furent tous dénués de leurs vêtemens; et mêmement à
la plus grand partie furent ôtés leurs linges, draps, braies,
chausses et tous autres habillemens, par les paysans, hommes et femmes
des villages à l'environ. Et demeurèrent sur le champ tout dénués,
comme ils étoient quand ils issirent du ventre de leur mère.

Et en ce dit samedi, dimanche, lundi, mardi et mercredi, furent levés
et bien lavés plusieurs seigneurs et princes, c'est à savoir les ducs
de Brabant, de Bar et d'Alençon; les comtes de Nevers, de Baumont, de
Vaudemont, de Fauquembergue; le seigneur de Dampierre, amiral; messire
Charles d'Albret, sénéchal de France, lequel fut enterré à Hesdin, en
l'église des frères mineurs; et les autres furent emportés par leurs
serviteurs, les uns en leur pays, et les autres en diverses églises.
Et quant à ceux du pays, tous ceux qui purent être connus furent levés
et emportés pour mettre en terre ès églises de leurs seigneuries.

En après, Philippe, comte de Charolois, sachant la dure et piteuse
aventure des François, de ce ayant au cœur grand tristesse, et par
spécial de ses deux oncles, c'est à savoir du duc de Brabant et du
comte de Nevers, mu par pitié, fit enterrer à ses dépens tous les
morts qui étoient demeurés nus sur le champ. Et à ce faire furent
commis, de par lui, l'abbé de Rousseville et le bailli d'Aire,
lesquels firent mesurer en carrure vingt-cinq verges de terre, en
laquelle furent faits trois fossés de la largeur de deux hommes,
dedans lesquels furent mis, par compte fait, cinq mille huit cens
hommes, sans iceux qui avoient été levés par leurs amis, et aussi les
autres navrés à mort qui allèrent mourir ès bonnes villes aux hôpitaux
et ailleurs, tant aux villages comme par les bois qui étoient au plus
près, desquels y eut un très grand nombre, comme dit est ailleurs.

Laquelle terre et fossés dessus dits furent assez tôt bénits et faits
cimetière par l'évêque de Guines, au commandement et comme procureur
de Louis de Luxembourg, évêque de Thérouenne. Et après furent faites
tout autour fortes haies bien épinées par-dessus, afin que les loups,
chiens ou autres bêtes ne pussent entrer dedans, ou déterrer et manger
les dessus dits corps.


   Comment le dessus dit roi d'Angleterre alla par mer en
     Angleterre, où il fut joyeusement reçu pour sa bonne fortune.

Le sixième jour de novembre, après ce que Henri, roi d'Angleterre, eut
rafraîchi ses gens en la ville de Calais, et aussi que les prisonniers
qui avoient tenu Harfleur furent venus devers lui, qui promis
l'avoient, monta sur la mer et alla arriver à Douvres en Angleterre;
mais il advint que en trespassant fut la dite mer moult fort troublée,
et tant que deux vaisseaux, pleins des gens du seigneur de
Cornouaille, furent péris, et aucuns autres allèrent arriver vers
Zélande, au port de Cirixée. Toutefois le dit roi d'Angleterre,
retourné en son pays, pour la victoire de la dite bataille, et, avec
ce, pour la conquête qu'il avoit faite de si noble port comme
Harfleur, fut très-grandement loué et glorifié du clergé et peuple de
son royaume; et s'en alla à Londres, menant toujours avec lui les
princes de France qu'il tenoit prisonniers.


2. _Récit de Saint-Rémy[146]._

   De l'emprinse que dix-huit gentilshommes Franchois firent contre
   la personne du roy d'Angleterre; et du parlement qui fut tenu
   entre les deux batailles. De la bataille d'Azincourt, ou l'armée
   des Franchois fut de tous points défaite par le roy Henry
   d'Angleterre.

En ces ordonnances faisant, du costé des Franchois, ainsi que depuis
l'ouys recorder par chevaliers notables de la bannière du seigneur de
Croy, s'eslirent ensemble et jurèrent dix-huit gentilshommes, de toute
leur puissance joindre si près du roy d'Angleterre qu'ils lui
abattroient la couronne sur la teste, ou ils mourroient tous, comme
ils firent; mais avant ce se trouvèrent si près du roy que l'un d'eux,
d'une hache qu'il tenoit, le férit sur son bachinet un si grant coup
qu'il lui abattit un des fleurons de sa couronne, comme l'on disoit.
Mais guères ne demeura que tous ces gentilshommes fussent morts et
détranchés, que oncques un seul n'eschappa, dont ce fut grant dommage;
car si chacun se fust ainsi employé de la partie des Franchois, il est
à croire que les Anglois eussent eu mauvais parti. Et estoit chef et
conducteur des dessusdits dix-huit escuyers, Louvelet de Masinguehem
et Gaviot de Bournonville.

  [146] Jean Lefebvre, seigneur de Saint-Rémy, né à Abbeville,
  conseiller et héraut du duc de Bourgogne, premier roi d'armes de
  la Toison d'Or, a écrit des mémoires sur les événements de son
  temps, de 1407 à 1436. Il assista à la bataille d'Azincourt, dans
  l'armée anglaise, et mourut en 1468. Ce fut un personnage assez
  important de la cour de Philippe le Bon et de Charles le
  Téméraire.

Quand les gens du roy d'Angleterre le eurent ainsi ouy parler, comme
par ci-devant avez ouy, et faire ses remonstrances, cœur et hardement
leur crust, car bien savoient qu'il estoit heure de eux deffendre, qui
ne vouloit mourir. Aucuns de la part des Franchois veulent dire que
le roy d'Angleterre envoya secrettement devers les Franchois, par
derrière son ost, deux cens archers afin qu'ils ne fussent perçus,
vers Tramecourt, par dedans un pré assez près, et à l'endroit de
l'avant-garde des Franchois, afin que, au marcher que feroient les
Franchois, lesdits deux cens Anglois les verseroient de ce costé; mais
j'ai ouy dire et certifier pour vérité, par homme d'honneur qui en ce
jour estoit avecques et en la compagnie du roy d'Angleterre, comme
j'estois, qu'il n'en fust rien.

Or donc, comme dessus touché, les Anglois, oyant le roy eux ainsi
admonester, jetèrent un grant cri en disant: «Sire, nous prions Dieu
qu'il vous donne bonne vie et la victoire sur vos ennemis.» Alors,
après ce que le roy d'Angleterre eut ainsi admonesté ses gens, ainsi
comme il estoit monté sur un petit cheval, se mit devant la bannière,
et lors marcha atout sa bataille en très belle ordonnance en
approchant ses ennemis; puis fit une reposée en icelle place, où il
s'arresta. Il députa gens en qui il avoit grand fiance, et par lui
furent ordonnés eux assembler et communiquer avec plusieurs notables
Franchois; lesquels Franchois et Anglois s'assemblèrent entre les deux
batailles, ne sais à quelle requeste; mais vrai est qu'il y eut
ouvertures et offres faictes d'un costé et d'autre pour venir à paix
entre les deux roys et royaumes de France et d'Angleterre. Et fut
offert, de la part des Franchois, comme j'ai ouy dire, si il vouloit
renoncer au titre que il prétendoit avoir à la couronne de France, et
de tout le quitter et délaisser, et rendre la ville de Harfleur que de
nouvel il avoit conquise, le roy seroit content de lui laisser ce
qu'il tenoit en Guyenne et ce qu'il tenoit d'ancienne conqueste en
Picardie. Le roy d'Angleterre ou ses gens respondirent que si le roy
de France lui vouloit laisser la duché de Guyenne et cinq cités que
lors il nomma, et qui appartenoient et devoient estre à la duché de
Guyenne, la comté de Ponthieu, madame Katerine, fille du roy de
France, pour l'avoir à mariage, comme il l'eut depuis, et pour joyaux
et vesture de la dite dame, huit cent mille escus, il seroit content
de renoncer au titre de la couronne de France et rendre la ville de
Harfleur. Lesquelles offres et demandes, tant d'un costé comme de
l'autre, ne furent point acceptées, et retournèrent chacun en sa
bataille. Ne demoura guère depuis que, sans plus espérance de paix,
chacun des deux parties se prépara à combattre. Comme devant est dit,
chacun archer anglois avoit un peuchon[147] aiguisé à deux bouts
qu'ils mettoient devant eux, et dont ils se fortifioient.

  [147] Pieu.

Vérité est que les Franchois avoient ordonné les batailles entre deux
petits bois, l'un serrant à Azincourt, et l'autre à Tramecourt. La
place estoit estroite et très avantageuse pour les Anglois, et au
contraire pour les Franchois; car les Franchois avoient esté toute la
nuict à cheval, et si pleuvoit. Pages et varlets, et plusieurs, en
promenant leurs chevaux, avoient tout dérompu la place qui estoit
molle et effondrée des chevaux, en telle manière que à grand peine se
pouvoient ravoir hors de la terre, tant estoit molle. Or, d'autre
part, les Franchois estoient si chargés de harnois qu'ils ne pouvoient
aller avant. Premièrement estoient armés de cottes d'acier longues,
passant les genoux et moult pesantes; et par-dessous harnois de jambe,
et par-dessus blancs harnois, et de plus bachinets de cerveil. Et tant
pesamment estoient armés, avec la terre qui estoit molle, comme dit
est, que à grand peine povoient lever leurs bastons. A merveille y
avoit-il de bannières, et tant que fut ordonné que plusieurs seroient
ostées et pliées; et aussi fut ordonné, entre les Franchois, que
chacun racourcist sa lance afin qu'elles fussent plus roides quand ce
viendroit à combattre. Assez avoient archers et arbalestriers; mais
point ne les voulurent laisser tirer; et la cause si estoit pour la
place qui estoit si estroite, qu'il n'y avoit place fors pour les
hommes d'armes.

Après ce que le parlement se fut tenu entre les deux batailles, et que
les députés furent retournés chacun avec leurs gens, le roy
d'Angleterre, qui avoit ordonné un chevalier ancien, nommé messire
Thomas Herpinghen, pour ordonner ses archers et les mettre au front
devant en deux aisles, icelui messire Thomas enhorta à tous
généralement, de par le roy d'Angleterre, qu'ils combattissent
vigoureusement contre les Franchois. Et ainsi chevauchant, lui
troisième, par-devant la bataille des archers, après ce que il eut
faict les ordonnances, jeta un baston contre mont qu'il tenoit en sa
main, et en après descendit à pied et se mit en la bataille du roy
d'Angleterre, qui estoit pareillement descendu à pied entre ses gens
et la bannière devant lui. Lors les Anglois commencèrent soudainement
à marcher, en jetant un cri moult grant, dont grandement
s'esmerveillèrent les Franchois. Et quand les Anglois virent que les
Franchois point ne les approchoient, ils marchèrent vers eux tout
bellement en belle ordonnance; et derechef firent un très grant cri en
eux arrestant et reprenant leur haleine. Lors les archers
d'Angleterre, qui estoient, comme j'ai dit, bien dix mille combattans,
commencèrent à tirer à la volée contre iceux Franchois, de aussi loin
comme ils povoient tirer de leur puissance; lesquels archers estoient
la plus grand partie sans armures à leur pourpoint, leurs chausses
avalées, ayant haches et cognées pendant à leurs ceintures, ou
longues espées, les aucuns tout nuds pieds, et les aucuns portaient
hamettes ou capelines de cuir bouilli, et les aucuns d'osier, sur
lesquels avoit une croisure de fer. Alors les Franchois, vers eux
voyant venir les Anglois, se mirent en ordonnance, chacun dessous sa
bannière, ayant le bachinet en sa teste. Le connestable, le mareschal
et les princes admonestaient moult fort leurs gens à bien combattre,
et hardiment. Les Anglois, quand ce vint à l'approcher, leurs
trompettes et clairons demenèrent grant bruit. Les Franchois
commencèrent à incliner le chef, en espécial ceux qui n'avoient point
de pavais, pour le traict des Anglois, lesquels tirèrent si hardiment
qu'il n'estoit nul qui les osast approcher; et ne s'osoient les
Franchois descouvrir. Et ainsi allèrent allencontre d'eux, et les
firent un petit reculer. Mais avant qu'ils puissent aborder ensemble,
il y eut moult de Franchois blessés et navrés par le traict des
Anglois; et quand ils furent venus, comme dit est, jusques à eux, ils
estoient si pressés l'un de l'autre qu'ils ne povoient lever leurs
bras pour férir sur leurs ennemis, sinon aucuns qui estoient au front
devant, lesquels les boutoient de leurs lances qu'ils avoient coppéés
par le milieu, pour estre plus fortes et plus roides, afin qu'ils
pussent approcher de plus près leurs ennemis. Et avoient fait les
Franchois, le connestable et le mareschal, une ordonnance de mille à
douze cens hommes d'armes, dont la moitié d'eux devoient aller par le
costé d'Azincourt, et l'autre par devers Tramecourt, afin de rompre
les ailes des archers Anglois, mais quand ce vint à l'approcher, ils
n'y trouvèrent pas huit vingts hommes d'armes. Là estoit messire
Clignet de Brabant, qui en espécial avoit la charge de ce faire. Lors
messire Guillaume de Saveuse, un très vaillant chevalier, lui
troisiesme, s'avança devant les autres, et estoit du lez d'Azincourt,
et bien trois cens lances; lesquels se férirent dedans les archers
Anglois qui avoient leurs peuchons aiguisés mis et affichés devant
eux. Mais la terre étoit si molle que lesdits peuchons chéoient; et
retournèrent tous, excepté trois hommes d'armes, dont messire
Guillaume en estoit l'un. Si leur mésadvint que leurs chevaux chéirent
entre les peuchons; si tombèrent par terre entre les archers, lesquels
furent tantost occis. Les autres, ou la plus grand partie, atout leurs
chevaux, pour la force et doute du traict, retournèrent parmi
l'avant-garde des Franchois, auxquels ils firent de grans
empeschemens, et les dérompirent et ouvrirent en plusieurs lieux, et
les firent reculer en terre nouvelle semée; car leurs chevaux estoient
tellement navrés du traict qu'ils ne les povoient tenir ni gouverner.

Et ainsi, par iceux fut l'avant-garde désordonnée, et commencèrent à
cheoir hommes d'armes sans nombre; et leurs chevaux se mirent à fuir
arrière de leurs ennemis, à l'exemple desquels se partirent et mirent
en fuite grand partie des Franchois. Et tantost après, les archers
anglois voyant ceste rompture et division en l'avant-garde, tous
ensemble issirent hors de leurs peuchons, et jetèrent jus arcs et
flesches, en prenant leurs espées, hasches et autres armures et
bastons. Si se boutèrent par les lieux où ils voyoient les romptures.
Là abattoient et occisoient Franchois, et tant, que finablement
ruèrent jus l'avant-garde, qui peu ou néant s'estoient combattus. Et
tant alloient Anglois, frappant à dextre et à sénestre, qu'ils
vindrent à la seconde bataille, qui estoit derrière l'avant-garde.
Lors se férirent dedans, et le roy d'Angleterre en personne avec ses
gens d'armes. Alors survint le duc Antoine de Brabant, qui avoit esté
mandé de par le roy de France; lequel y arriva moult hastivement et à
peu de compagnie, car ses gens ne le purent suivre, pour le désir que
il avoit de soy y trouver. Si ne les voulut attendre, de haste que il
avoit; et print une des bannières de ses trompettes, et y fit un
pertuis par le milieu, dont il fit cotte d'armes. Jà si tost n'y fut
descendu, que tantost et incontinent par les Anglois fut mis à mort.
Lors commença la bataille et occision moult grande sur les Franchois,
qui petitement se défendirent; car à la cause des gens de cheval, la
bataille des Franchois fut rompue. Lors les Anglois envahirent de plus
en plus les Franchois, en desrompant les deux premières batailles; et
en plusieurs lieux abattant et occisant cruellement sans mercy. Et
entre temps les aucuns se relevèrent par l'aide des varlets, qui les
menèrent hors de la bataille; car les Anglois estoient attentifs et
occupés à combattre, occire et prendre prisonniers; pourquoy ils ne
chassoient ne poursuivoient nully[148]. Et lors toute l'arrière-garde
estant encore à cheval, véant les deux batailles premières avoir le
pieur[149], se mirent à fuir, excepté aucuns des chefs et conduiseurs
d'icelles. Si est assavoir que, entre temps que la bataille duroit,
les Anglois, qui estoient au-dessus, avoient prins plusieurs
prisonniers Franchois, et lors vindrent nouvelles au roy d'Angleterre
que les Franchois assailloient par derrière, et qu'ils avoient desjà
prins ses sommiers et autres bagues; laquelle chose estoit véritable;
car un nommé Robinet de Bournonville, Riflart de Plamasse, Yzambart
d'Azincourt, et aucuns hommes d'armes, accompaigniés d'aucuns paysans,
environ six cens, allèrent au bagage du roy d'Angleterre et prinrent
les bagues et autres choses, avec grand nombre de chevaux anglois, en
tant que les gardes d'iceux estoient occupés en la bataille, pour
laquelle destrousse le roy d'Angleterre fut moult troublé. Lors
derechef, en poursuivant sa victoire et voyant ses ennemis déconfits,
et voyant que plus ne povoient résister allencontre de lui,
encommencèrent à prendre prisonniers à tous costés, dont ils cuidèrent
estre tous riches; et à la vérité aussi estoient-ils; car tous
estoient grands seigneurs qui estoient à ladite bataille. Et quand
iceux Franchois furent prins, ceux qui les avoient prisonniers les
désarmoient de la teste. Lors leur survint une moult grand fortune,
car une grand assemblée de l'arrière-garde, en laquelle il y avoit
plusieurs Franchois, Bretons, Gascons, Poitevins et autres, qui
s'estoient mis en fuite, avoient avec eux grand foison d'étendarts et
d'enseignes, eux monstrant signe vouloir combattre; et de faict
marchèrent en ordonnance. Quand les Anglois perçurent iceux ensemble
en telle manière, il fut ordonné, de par le roy d'Angleterre, que
chacun tuast son prisonnier; mais ceux qui les avoient prins ne les
vouloient tuer, pour ce qu'il n'y avoit celui qui ne s'attendist d'en
avoir grand finance. Lors, quand le roy d'Angleterre fut adverti que
nul ne vouloit tuer son prisonnier, ordonna un gentilhomme avec deux
cens archers et lui commanda que tous prisonniers fussent tués. Si
accomplit ledit escuyer le commandement du roy, qui fut moult
pitoyable chose; car de froid sang toute celle noblesse franchoise
furent là tués et découpés, testes et visages, qui estoit une
merveilleuse chose à voir. Ceste maudite compagnie de Franchois, qui
aussi firent mourir celle noble chevalerie, quand ils virent que les
Anglois estoient prests de les recevoir et combattre, tous se mirent à
fuir subit et à eux sauver, qui sauver se put; et se sauvèrent la
plupart de ceux qui estoient à cheval; mais de ceux de pied, en y eut
plusieurs morts. Quand le roy d'Angleterre vit et aperçut clairement
avoir obtenu la victoire contre ses adversaires, il remercia Nostre
Seigneur de bon cœur; et bien y avoit cause, car de ses gens ne
furent morts sur la place que environ seize cens hommes de tous
estats, entre lesquels y mourut le duc d'York, son grand-oncle, et le
comte d'Oxenfort. Et pour vérité, la journée durant qu'ils
s'assemblassent en bataille, y eut faict cinq cens chevaliers ou plus.

  [148] Personne.

  [149] Pire.


   Comment le roy d'Angleterre, après la bataille d'Azincourt, tint
   son chemin vers Guisnes, et de là à Calais et à Londres, avec ses
   prisonniers, entre lesquels estoit le duc d'Orléans, qui fut
   trouvé entre les morts; et comment il fut reçu en son royaume
   d'Angleterre.

En après, le roy d'Angleterre se voyant demeuré victorieux sur le
champ, comme dit est, tous les Franchois départis, sinon ceux qui
estoient demeurés prisonniers ou morts en la place, il appela avec lui
aucuns princes au champ où la bataille avoit esté. Quand il eut
regardé la place, il demanda comment avoit nom le chastel qu'il véoit
assez près de lui? On lui répondit qu'il avoit nom Azincourt. Lors le
roy d'Angleterre dit: «Pourtant que toutes batailles doivent porter le
nom de la prochaine forteresse où elles sont faites, ceste-ci
maintenant et pardurablement aura nom la bataille d'Azincourt.» Puis,
quand le roy et ses princes eurent esté là une espasse, et que nuls
Franchois ne se monstroient pour lui porter dommage, et qu'il vit que
sur le champ il y avoit esté bien quatre heures, et aussi véant qu'il
plouvoit et que le vespre approchoit, se tira en son logis de
Maisoncelles. Et là archers ne firent depuis la desconfiture que
deschausser gens morts et désarmer, sous lesquels trouvèrent plusieurs
prisonniers en vie; entre lesquels le duc d'Orléans en fut un, et
plusieurs autres. Iceux Anglois portèrent les harnois des morts en
leur logis par chevaliers; et aussi emportèrent les Anglois morts en
la bataille, entre lesquels y fut porté le duc d'York et le comte
d'Oxenfort, qui morts avoient esté en la bataille; et à la vérité les
Anglois n'y firent pas grand perte, sinon de ces deux là. Quand ce
vint au soir, le roy d'Angleterre fut adverti et sut que tant de
harnois on avoit apporté en son logis, fit crier en son ost que nul ne
se chargeast néant plus qu'il en falloit pour son corps, et qu'encore
n'estoit pas hors des dangers du roy de France. On fit bouillir le
corps du duc d'York et du comte d'Oxenfort, afin d'emporter leurs os
au royaume d'Angleterre. Lors le roi d'Angleterre commanda que tout le
harnois qui seroit outre et pardessus ce que ses gens emporteroient
avecques les corps d'aucuns Anglois qui morts estoient en la bataille,
fussent boutés en une maison ou grange, où là on fit tout ardoir, et
ainsi en fut fait. Lendemain, qui fut samedi, les Anglois se
deslogèrent très matin de Maisoncelles; et, atout leurs prisonniers,
derechef allèrent sur les champs et sur le champ où avoit esté la
bataille; et ce qu'ils trouvèrent de Franchois encore en vie, les
firent prisonniers ou occirent. Le roy d'Angleterre s'arresta sur le
champ en regardant les morts; et là estoit pitoyable chose à voir la
grand noblesse qui là avoit esté occise pour leur souverain seigneur,
lesquels estoient désjà tout nuds comme ceux qui naissent.

Après ces choses faictes, le roy d'Angleterre passa outre et print
chemin vers Calais. Si advint que, à une reposée qu'il fit en son
chemin, il fit apporter du pain et du vin, et l'envoya au duc
d'Orléans, mais il ne vollut ne boire ne manger; ce qui fut rapporté
au roy d'Angleterre; et le roy cuidant que par desplaisance le duc
d'Orléans ne voulsist ne boire ne mangier, tira devers lui, disant:
«Beau cousin, comment vous va?» Et le duc d'Orléans respondit: «Bien,
monseigneur.» Lors le roy lui demanda: «D'où vient ce que ne voulez ne
boire ne manger?» Il respondit que à la vérité il jusnoit. Si lui dit
adonc le roy d'Angleterre: «Beau cousin, faites bonne chière; je
connois que Dieu m'a donné la grâce d'avoir eu la victoire sur les
Franchois, non pas que je le vaille; mais je crois certainement que
Dieu les a vollu punir. Et s'il est vray ce que j'en ai ouy dire, ce
n'est de merveilles; car on dit que oncques plus grand desroy ne
désordonnance de voluptés, de péchés et de mauvais vices, ne fut vu,
qui règnent en France aujourd'hui, et est pitié de l'ouyr recorder, et
horreur aux escoutans. Et si Dieu en est courrouché, ce n'est pas de
merveilles, et nul ne s'en doibt esbahir.» Plusieurs devises et
entrevalles eurent le roy d'Angleterre et le duc d'Orléans; et
tousjours exploitoient chemin de chevaucher en très belle ordonnance,
ainsi que tousjours avoient faict, excepté que, après la bataille, ne
portèrent plus cottes d'armes en chevauchant, comme par avant avoient
fait. Tant exploitèrent qu'ils arrivèrent à Guisnes, où le roy fut du
capitaine de la place reçu en grand honneur et révérence. Si sçachez
que tousjours il faisoit chevaucher et mettre les prisonniers
Franchois entre l'avant-garde et bataille.

Le roy d'Angleterre se logea dedans le chastel de Guisnes; mais la
grosse flotte des gens d'armes tirèrent vers Calais, moult las et
travaillés, et chargés de prisonniers et de proyes, excepté les ducs,
comtes et hauts barons de France, que le roy d'Angleterre retint avec
lui. Mais quand iceux gens d'armes arrivèrent à Calais, où ils
cuidèrent bien entrer, pour eux refaire et aisier, comme bien mestier
en avoient, car la pluspart d'eux tous avoient esté par l'espace de
huit jours ou dix sans manger pain, mais d'autres vivres, chairs,
beurres, œufs, fromages, tousjours quelque peu en avoient finé; si
eussent alors voulu donner pour en avoir plus que on ne sauroit vous
dire, car si grand disette avoient de pain qu'il ne leur chaloit qu'il
en coustast, mais qu'ils en eussent. Si est assez à penser que les
povres prisonniers Franchois, dont le plus estoient navrés et blessés,
estoient en grand destresse, car bien cuidèrent entrer tous dedans
Calais; mais ceux de la ville ne les vouldrent laisser entrer,
exceptés aucuns seigneurs d'Angleterre; et le faisoient afin que
vivres ne leur faulsissent, et que la ville, qui estoit en frontière,
demourast tousjours bien garnie. Et par ainsi gens d'armes et archers
qui estoient chargés de bagues et de prisonniers, la pluspart d'eux,
pour avoir argent, vendoient à ceux de la ville de leurs bagues et
assez de leurs prisonniers; et ne leur chaloit, mais qu'ils eussent
argent et fussent en Angleterre. Et d'autre part, en y ot assez qui
mirent leurs prisonniers à courtoise rançon; et les recevoient sur
leur foy et donnoient à ce jour ce qui valoit dix nobles pour quatre,
et ne leur chaloit, mais qu'ils eussent du pain pour manger, ou qu'ils
pussent estre passés en Angleterre. Le roy d'Angleterre, qui estoit à
Guisnes, sut et fut adverti en quelle disette ses gens estoient, et il
y pourvéy tantost; car, à grand diligence, il commanda que pourvéance
de bateaux fust faicte; sur lesquels gens d'armes, archers et leurs
prisonniers passèrent en Angleterre, les uns à Douvres, les autres à
Sandvich, où moult joyeux furent quand là se trouvèrent, et aussi pour
la belle victoire qu'ils avoient eue contre les Franchois. Si se
partirent et allèrent chacun en son lieu. Après, le roy, quand il eut
séjourné aucuns jours à Guisnes, s'en alla à Calais; et en allant se
print à deviser avec les princes Franchois, en les réconfortant
amiablement, comme celui qui bien le sçavoit faire; et tant
chevauchèrent qu'ils vindrent à Calais, où le roy d'Angleterre fut
reçu du capitaine et de ceux de la ville, lesquels lui vindrent
au-devant jusques au plus près de Guisnes; et d'autre part les
prestres et clercs, tous revestus, avec les croix et fanons de toutes
les églises de la ville, en chantant: _Te Deum laudamus_. Hommes et
femmes s'esjouissoient, et petits enfants, à sa venue, disant: «Bien
venu soit le roy nostre souverain seigneur.» Et ainsi en grand gloire
et triomphe entra dedans la ville de Calais, et là séjourna le roy
aucuns jours. Si y tint la feste de Tous-les-Saincts; et tantost après
fit apprester ses navires pour passer en Angleterre, qui furent prests
de partir le onze de novembre; mais avant son département vindrent
par-devers lui les prisonniers de Harfleur, comme ils avoient promis.
Le roy d'Angleterre fit faire voiles. Tantost qu'ils furent eslongiés
de terre et entrés en mer, un moult grand vent s'esleva; et fut la mer
très fort troublée, et tant que deux des vaisseaux du seigneur de
Cornouailles périrent en mer et tous ceux qui dedans estoient, que
oncques un seul ne s'en eschappa, que tous ne fussent péris et noyés;
et mesmement aucuns povres prisonniers allèrent arriver en Zélande, au
port de Zerixée. Toutefois le roy d'Angleterre arriva sain et sauf en
Angleterre, et prit terre à Douvres. Le roy d'Angleterre, pour la
belle victoire de sa bataille d'Azincourt, et aussi pour la conqueste
d'un si noble port comme de Harfleur, fut très grandement loé et
gracié du clergié et peuple de son royaume, comme bien y avoit raison.
De Douvres alla à Cantorbie. Si lui vint au-devant de lui
l'archevesque, l'abbé et tous les religieux de ses églises, comme
raison estoit. Puis pour abréger, quand eut là séjourné une espasse,
il se mit à chemin pour tirer à Londres, où il fut honorablement reçu;
et vindrent au-devant de lui à croix et gonfanons, avec toutes les
reliques des corps saints. Quand il vint vers Sainct-Pol, il descendit
de son cheval; si baisa les reliques et fit son offrande, puis se
départit et entra en un batel sur la Thamise, et vint descendre en son
palais de Wesmouster, lequel estoit moult richement paré et tendu,
comme bien appartenoit à sa personne, et aussi pour l'honneur des
princes de France ses prisonniers.


3. _Récit du Religieux de Saint-Denis._

(Traduction de M. Bellaguet.)

   Comment les Français furent vaincus par les Anglais.

Afin d'appeler la faveur du ciel sur l'expédition du roi, on faisait
partout, depuis son départ de Paris, des processions d'église en
église, on adressait à Dieu des prières publiques et on chantait des
messes solennelles. A Paris, un grand nombre de prélats, vêtus de
leurs habits pontificaux, et accompagnés de tout le clergé et de la
vénérable Université, prirent part avec beaucoup d'empressement à ces
dévotions, et pour redoubler par une pompe extraordinaire le zèle de
la foule immense d'hommes et de femmes qui les suivaient, ils
portaient tous à la main des cierges allumés. On se flattait de
l'espoir que la Providence avait exaucé ces ferventes prières; car le
bruit s'était déjà partout répandu que l'ennemi, épuisé de faim et de
froid, était presque hors d'état de se défendre, et que l'armée
française le serrait de si près, que, si elle n'eût pas quitté sa
position, elle en eût triomphé facilement et sans effusion de sang.
Mais tout à coup, sur les ordres de quelques chefs dont j'ignore les
noms, les Français opérèrent un mouvement, et allèrent s'établir
ailleurs. Ils n'obéirent pas sans regret, prévoyant bien que ce
mouvement était favorable à l'ennemi. En effet les Anglais passèrent
aussitôt la Somme sans obstacle, et se dirigèrent lentement et pour la
plupart à pied sur Calais. Mais arrivés à trois lieues au delà de
Hesdin, et n'étant plus qu'à neuf lieues de Calais, ils rencontrèrent
encore les Picards, qui les empêchèrent d'aller plus loin et les
forcèrent de s'arrêter.

Le roi d'Angleterre, alarmé de tant de difficultés, tint conseil avec
les principaux chefs de son armée sur le parti qu'il y avait à
prendre. Ils furent d'abord tous d'avis qu'il fallait s'ouvrir un
passage les armes à la main, et tenter les chances d'une bataille; ils
recommandèrent en même temps aux ecclésiastiques qui étaient à leur
suite d'adresser, selon la coutume, des prières au Seigneur pendant
l'office divin pour lui demander la victoire. Mais quand ils virent
qu'il fallait combattre contre des troupes quatre fois plus nombreuses
que les leurs et commandées par les principaux ducs, comtes et barons
de France, ils envoyèrent des députés auxdits seigneurs, le 24
octobre, pour leur offrir la réparation de tous les dommages qu'ils
avaient causés et la restitution de tout ce qu'ils avaient pris, à
condition qu'on s'engagerait à les laisser retourner librement dans
leur pays.

Les annales des règnes précédents devaient avoir appris aux seigneurs
de France qu'on s'était souvent repenti d'avoir rejeté des conditions
raisonnables. Ils en avaient même un exemple récent dans la personne
de l'illustre roi de France Jean, qui, pour avoir attaqué les Anglais
en pareille circonstance, avait été vaincu et fait prisonnier. Mais
présumant trop de leurs forces et entraînés par les mauvais conseils
de quelques-uns d'entre eux, ils repoussèrent toute proposition de
paix, et firent répondre au roi d'Angleterre qu'ils livreraient la
bataille le lendemain. Le roi communiqua cette réponse à toute son
armée: «Braves compagnons d'armes, leur dit-il, et vous tous, mes
fidèles sujets, nous voici réduits à tenter les chances d'un combat
plein de hasards. Espérons en l'assistance de Dieu, qui sait que les
offres que nous avons faites étaient raisonnables, et que nos
adversaires les ont rejetées avec orgueil, par un excès de confiance
en leur nombre, sans songer que Dieu aime la paix, et qu'il donne
aussi souvent la victoire à une poignée d'hommes qu'aux armées les
plus redoutables.» Après avoir prononcé ces paroles, il fit avancer
son armée environ la portée d'un arc, et se voyant dans une vaste
plaine, il ajouta: «Il faut nous arrêter ici, recueillir tout notre
courage et attendre l'ennemi de pied ferme, en bataillons serrés, sans
diviser nos forces. Nos douze mille archers se rangeront en cercle
autour de nous, pour soutenir au besoin le choc de l'ennemi.
Souvenez-vous donc de la valeur dont firent preuve vos ancêtres,
lorsqu'ils mirent en fuite le roi Philippe de Valois, lorsqu'ils
vainquirent et firent prisonnier le roi Jean, son successeur; lorsque
plus tard ils traversèrent six fois la France sans obstacle. C'est
maintenant qu'il faut déployer toute votre intrépidité. La nécessité
doit augmenter votre courage. Loin de vous effrayer d'avoir affaire à
tant de princes et de barons, ayez la ferme espérance que leur grand
nombre tournera, comme jadis, à leur honte et à leur éternelle
confusion.»

Des personnes dignes de foi, auprès desquelles je me suis enquis
soigneusement de l'état et des habitudes des ennemis, m'ont assuré que
jusqu'à ce moment ils avaient fait maigre chère, et qu'ils avaient
grand peine à se procurer des vivres; qu'ils avaient considéré comme
un crime presque impardonnable d'avoir dans leur camp des femmes de
mauvaise vie; qu'ils montraient plus d'égards que les Français
eux-mêmes pour les habitants qui se déclaraient en leur faveur; qu'ils
observaient sévèrement les règles de la discipline militaire et qu'ils
obéissaient scrupuleusement aux ordres de leur roi. Aussi ses paroles
furent-elles accueillies avec enthousiasme; et non-seulement les
principaux chefs, mais encore les gens de pied et les autres troupes
légères qui formaient comme de coutume l'avant-garde, promirent de
combattre jusqu'à la mort.

En l'absence du roi de France et de messeigneurs les ducs de Guienne,
de Berri, de Bretagne et de Bourgogne, les autres princes s'étaient
chargés de la conduite de cette guerre. Il n'est pas douteux qu'ils ne
l'eussent terminée heureusement, s'ils n'avaient pas dédaigné le petit
nombre des ennemis, et s'ils n'avaient pas engagé brusquement la
bataille, malgré l'avis des chevaliers les plus recommandables par
leur âge et par leur expérience. Telle fut, vous le savez, ô Jésus,
notre souverain juge, qui lisez au fond des cœurs, telle fut la cause
première de ce malheur, auquel je ne puis songer sans verser des
larmes, et qui couvrit la France et ses habitants de honte et de
confusion. Je m'acquitterai cependant de mon devoir d'historien,
quelque pénible qu'il me soit, et je transmettrai à la postérité le
récit de cette triste journée, pour qu'elle évite avec soin de
pareilles fautes. Lorsqu'il fut question, comme il est toujours
d'usage avant d'en venir aux mains, de mettre l'armée en bataille,
chacun des chefs revendiqua pour lui l'honneur de conduire
l'avant-garde; il en résulta des contestations, et pour se mettre
d'accord, ils convinrent malheureusement qu'ils se placeraient tous
en première ligne. Presque tout le monde dans le camp se flattait d'un
vain espoir, surtout les jeunes gens, qui n'écoutaient que leur
bouillante ardeur. Comme s'ils pouvaient gouverner au gré de leurs
désirs la fortune inconstante, ils se persuadaient que la vue de tant
de princes frapperait les ennemis de terreur et leur ferait perdre
courage, et que pour remporter la victoire il ne fallait qu'une charge
exécutée avec promptitude et hardiesse. Les principaux seigneurs
oublièrent en cette occasion que, quelque confiance que puisse
inspirer l'ardeur de la jeunesse, l'expérience et l'autorité de la
vieillesse doivent prévaloir dans les conseils. Adoptant l'avis le
moins sage, ils formèrent deux autres corps d'armée, qui devaient
suivre le leur, et décidèrent qu'ils se porteraient en avant et
s'approcheraient de l'ennemi d'environ deux milles, mouvement dans
lequel ils eurent à surmonter des difficultés de toutes sortes.
Était-ce ignorance, ou le conseil fut-il donné par quelques traîtres?
Je l'ignore; mais il leur fallut camper dans un terrain d'une étendue
considérable, fraîchement labouré, que des torrents de pluie avaient
inondé et converti en une espèce de marais fangeux; il leur fallut
passer la nuit sans dormir, et attendre le jour, en marchant, à leur
grand déplaisir, au milieu de la boue où ils enfonçaient jusqu'aux
chevilles. Aussi étaient-ils déjà harassés de fatigue, lorsqu'ils
s'avancèrent contre l'ennemi, et ils ne tardèrent pas à apprendre à
leurs dépens que les chances des combats dépendent non des forces
humaines, mais de la fortune, ou, pour mieux dire, du souverain
arbitre de la fortune. Quatre mille de leurs meilleurs arbalétriers,
qui devaient marcher en avant et commencer l'attaque, ne se trouvèrent
pas à leur poste, au moment de l'action, et l'on assure qu'ils
avaient été congédiés par des seigneurs de l'armée, sous prétexte
qu'on n'avait pas besoin de leur secours.

Entre neuf et dix heures du matin on chargea l'amiral de France
messire Clignet de Brabant, Louis Bourdon et le sire de Gaule d'aller,
avec mille hommes d'armes d'élite et des mieux montés, disperser les
archers anglais qui avaient déjà engagé le combat. Mais à la première
volée de flèches que l'on fit pleuvoir sur eux, ils lâchèrent pied à
leur éternelle honte, laissèrent leurs chefs seuls au milieu du danger
avec un petit nombre de braves, se replièrent en toute hâte sur le
centre de l'armée, comme s'ils eussent fui devant la foudre et la
tempête, et répandirent l'effroi et l'épouvante parmi leurs
compagnons. Cependant les Anglais, à la faveur du désordre occasionné
par leurs archers, dont les traits, aussi pressés que la grêle,
obscurcissaient le ciel et blessaient un grand nombre de leurs
adversaires, s'étaient mis en ligne de bataille devant le front de
l'armée royale, et sans s'effrayer de la multitude des Français, comme
l'avaient prédit nos jeunes présomptueux, ils marchèrent résolûment
sur eux, déterminés à tenter les chances d'un combat, et s'exhortant
les uns les autres à se défendre vaillamment jusqu'à la mort, ainsi
qu'ils en avaient fait le serment.

A peu près au même instant, les illustres ducs et comtes de France,
après avoir invoqué l'assistance du ciel et avoir fait le signe de la
croix, se dirent adieu les uns aux autres et s'embrassèrent
affectueusement; puis ils s'avancèrent contre l'ennemi à la tête de
leurs hommes d'armes; avec une contenance hardie et en criant
gaiement: _Mont-joie! mont-joie!_ O aveuglement et imprévoyance des
mortels! ils ne pensaient guère qu'à cette joie présomptueuse allaient
bientôt succéder le deuil et la tristesse. J'ai appris de source
certaine qu'on se battit de part et d'autre jusqu'au milieu du jour
avec acharnement, en faisant usage de toutes sortes d'armes, mais que
les Français étaient fort gênés et embarrassés dans leurs mouvements.
Leur avant-garde, qui se composait de près de cinq mille hommes, se
trouva d'abord si serrée, que ceux qui étaient au troisième rang
pouvaient à peine se servir de leurs épées; cela leur apprit que si le
grand nombre des combattants est quelquefois un avantage, il y a des
occasions où il devient un embarras. Ils étaient déjà fatigués par une
longue marche et succombaient sous le poids de leurs armes. Ils eurent
aussi la douleur de voir que les deux illustres chevaliers qui
commandaient les ailes de l'avant-garde, le comte de Vendôme, cousin
du roi et grand maître de sa maison, et messire Guichard Dauphin, non
moins renommés pour leur prudence que pour leur valeur et leur
fidélité, étaient forcés de reculer devant les archers ennemis, après
avoir perdu plusieurs des plus braves de leurs gens.

Ce fut précisément ce qui devait, dans l'opinion des Français, nuire
le plus à leurs ennemis qui assura la victoire des Anglais, surtout la
continuité avec laquelle ils firent pleuvoir sur nos troupes une
effroyable grêle de traits. Comme ils étaient légèrement armés et que
leurs rangs n'étaient pas trop pressés, ils avaient toute la liberté
de leurs mouvements et pouvaient porter à leur aise des coups mortels.
En outre, ils avaient adopté pour la plupart une espèce d'arme
jusqu'alors inusitée: c'étaient des massues de plomb, dont un seul
coup appliqué sur la tête tuait un homme ou l'étendait à terre privé
de sentiment. Ils se maintinrent ainsi avec avantage au milieu de
cette sanglante mêlée, non sans perdre beaucoup des leurs, mais
combattant avec d'autant plus d'ardeur, qu'ils savaient qu'il y
allait pour eux de la vie. Ils rompirent enfin par un effort désespéré
la ligne de bataille des Français, et s'ouvrirent un passage sur
plusieurs points. Alors la noblesse de France fut faite prisonnière et
mise à rançon, comme un vil troupeau d'esclaves, ou elle périt sous
les coups d'une obscure soldatesque. O déshonneur éternel! ô désastre
à jamais déplorable! si c'est ordinairement une consolation pour les
hommes de cœur et un adoucissement à leur douleur de penser qu'ils
ont été vaincus par des adversaires de noble origine et d'une valeur
reconnue, c'est au contraire une double honte, une double ignominie,
que de se laisser battre par des gens sans mérite et sans naissance.

Cette défaite inattendue jeta l'épouvante dans les deux corps d'armée
qui restaient. Au lieu de marcher au secours de leurs compagnons qui
pliaient, ils n'écoutèrent que leur frayeur, n'ayant plus de chef pour
les conduire, et ils abandonnèrent lâchement le champ de bataille.
Cette fuite ignominieuse les couvrit d'un opprobre éternel. Il arriva
qu'au même instant un corps nombreux de gens d'armes, qui se trouvait
à l'extrémité de l'avant-garde, fit un mouvement en arrière pour se
soustraire à la fureur aveugle des vainqueurs. Le roi d'Angleterre,
croyant qu'ils voulaient revenir à la charge, ordonna qu'on tuât tous
les prisonniers. Cet ordre fut aussitôt exécuté, et le carnage dura
jusqu'à ce qu'il eût reconnu et vu de ses propres yeux que tous ces
gens-là songeaient plutôt à fuir qu'à continuer le combat......


   De ce qui suivit la victoire des Anglais.

Je reprends la suite de mon récit. Après cette sanglante bataille, le
roi d'Angleterre et les nobles de son armée achetèrent aux simples
soldats, ainsi qu'aux gens des métiers et du menu peuple, les plus
marquants des seigneurs de France, afin de les mettre à rançon et d'en
tirer de fortes sommes d'argent. Les Anglais rançonnèrent aussi sans
pitié tous les autres, même ceux qui gisant à terre parmi les morts
respiraient encore et donnaient quelques signes de vie. Le roi,
s'éloignant ensuite à quelque distance du champ de bataille, assembla
ses troupes victorieuses, et après avoir fait signe de la main qu'on
lui prêtât silence, il remercia tous les siens d'avoir si bravement
exposé leur vie pour son service, et les engagea à se souvenir de ce
brillant succès, comme d'un témoignage évident de la justice de sa
cause et des efforts qu'il faisait pour recouvrer les domaines de ses
ancêtres injustement usurpés. Toutefois il leur recommanda
particulièrement de ne point se laisser aveugler par l'orgueil et de
ne pas attribuer leur victoire à leurs prouesses, mais d'en rapporter
tout le mérite à une grâce spéciale de la Providence, qui avait livré
à leurs faibles bras une armée si nombreuse et si redoutable, et
humilié l'insolence et l'orgueil des Français. Il ajouta qu'il fallait
remercier Dieu de ce que presque aucun de leurs chevaliers n'était
resté sur le champ de bataille; qu'il avait horreur de tant de sang
répandu et qu'il compatissait vivement à la mort de tous, et
principalement à celle de ses compagnons d'armes. Il leur fit rendre
les derniers devoirs et ordonna qu'on les enterrât, pour qu'ils ne
restassent pas exposés aux injures du temps et qu'ils ne fussent pas
dévorés par les bêtes féroces et les oiseaux de proie. Il permit aussi
qu'on rendit les mêmes devoirs aux Français, et que l'évêque de
Térouanne bénît, à cette occasion, le lieu profane qui leur servit de
cimetière. Il accorda cette faveur aux prières des princes du sang de
France, qu'il traita comme ses bien aimés cousins, cherchant à les
consoler, et les exhortant à supporter avec résignation ce coup de la
fortune, qui par un de ses caprices accoutumés avait fait aboutir à un
revers les plus belles espérances de succès: résultat qu'ils devaient
attribuer surtout aux mauvaises dispositions qu'ils avaient prises.


   Des Français faits prisonniers et tués dans la bataille.

Dès que la nouvelle de ce triste événement fut connue du roi et de ses
sujets, la consternation fut générale; chacun ressentit une amère
douleur, en songeant que le royaume était ainsi privé de tant
d'illustres défenseurs, et que le trésor, appauvri déjà par la solde
des troupes, allait être complétement ruiné par la rançon des
prisonniers. Mais ce qui leur fut le plus sensible, ce fut de penser
que ce revers allait rendre la France la fable et la risée des nations
étrangères. Le roi ayant demandé aux porteurs de cette triste nouvelle
quel était le nombre des morts, ils lui répondirent que sept de ses
cousins germains avaient succombé en faisant des prodiges de valeur,
savoir: l'illustre duc de Bar[150], un de ses frères[151], leur neveu
Robert de Marle, le comte de Nevers[152], messire Charles d'Albret,
connétable de France, le duc de Brabant, Antoine, frère du duc de
Bourgogne, jeune prince généralement aimé, sur qui l'on fondait de
grandes espérances pour le bien du royaume, s'il eût vécu, et qui,
abandonnant la conduite des troupes placées sous son commandement pour
se distinguer par quelque prouesse, était allé se joindre à
quelques-uns des principaux barons qui s'étaient portés en avant avec
une imprudente précipitation; enfin le duc d'Alençon[153], qui
l'emportait sur les autres princes par les agréments de sa personne et
par ses immenses richesses, et qui jusqu'alors avait joui d'une grande
réputation de prudence; mais emporté par une folle ardeur et par un
désir insensé de combattre, il avait quitté le principal corps d'armée
qu'il était chargé, dit-on, de conduire, et s'était jeté témérairement
au milieu de la mêlée.

  [150] Édouard.

  [151] Henri.

  [152] Philippe.

  [153] Jean Ier.

«Outre ces princes, ajoutèrent les messagers qui apportaient ces
tristes détails, on a aussi à regretter le grand-maître des
arbalétriers de France, le sire de Bacqueville, garde de l'oriflamme,
Guichard Dauphin, plusieurs de vos baillis et sénéchaux, de vieux
chevaliers renommés par leur naissance et par leurs longs services, et
dont les sages conseils aidaient au gouvernement du royaume. Ils sont
tous d'autant plus à plaindre, qu'ils s'étaient constamment opposés à
ce qu'on livrât bataille, et que pourtant ils aimèrent mieux affronter
tous les hasards de la mêlée que de se déshonorer en retournant chez
eux.» Ils indiquèrent les noms de chacun d'eux (puissent ces noms
mériter d'être écrits dans le livre de vie!), et ils firent remarquer
que parmi les ecclésiastiques un seul, messire de Montaigu, archevêque
de Sens, avait osé prendre part à cette sanglante bataille, et que
tandis qu'il frappait vaillamment l'ennemi de droite et de gauche, il
avait enfin, comme les autres, payé de sa vie son entreprise
téméraire, avec son neveu le vidame de Laon. Tel fut aussi le sort
d'un très-grand nombre de chevaliers, d'écuyers et de braves
bourgeois, qui avaient engagé la meilleure partie de leurs biens pour
venir en pompeux équipage se ranger sous les bannières desdits
seigneurs et chercher l'occasion de se signaler par quelque action
d'éclat. Les messagers citèrent encore comme très-regrettable la perte
de beaucoup de nobles étrangers, qui s'étaient joints aux seigneurs de
France en cette occasion, et notamment de plusieurs chevaliers, fameux
du Hainaut, entre autres du sénéchal de ce pays, qui par sa vaillance
éprouvée et par ses exploits dans diverses contrées avait mérité
d'être appelé la fleur des braves.

«Sérénissime prince, dirent-ils en finissant, il serait difficile
d'indiquer d'une manière certaine le nombre des morts. Cependant, s'il
faut en croire le bruit commun, plus de quatre mille des meilleurs
hommes d'armes de votre royaume ont péri en combattant avec courage,
et il ne reste plus qu'à adresser pour eux au ciel de ferventes
prières, afin qu'ils partagent avec les saints la béatitude éternelle.
Vos bien aimés cousins les ducs d'Orléans et de Bourbon, les comtes de
Vendôme et de Richemont, et quatorze cents chevaliers et écuyers ont
été faits prisonniers et mis à rançon; d'autres, en beaucoup plus
grand nombre, ont cédé à la peur et se sont couverts d'une éternelle
infamie en fuyant sans être poursuivis.»


   Le roi est vivement affligé de la défaite de son armée, que bien
     des gens imputent aux fautes des Français.

En entendant ce triste récit, le roi et les ducs de Guienne et de
Berri furent frappés d'une vive douleur et tombèrent dans un profond
abattement. Ils ne purent s'empêcher de témoigner leur affliction et
leur désespoir par des gémissements et des larmes. Les seigneurs de la
cour et tous les habitants du royaume, hommes et femmes, en méditant
sur ce cruel malheur, regardaient leur siècle comme à jamais flétri et
déshonoré aux yeux de la postérité: «En quels mauvais jours
sommes-nous venus au monde, disaient-ils, puisque nous sommes témoins
de tant de confusion et de honte!» Partout les nobles dames et
demoiselles changeaient leurs vêtements tissus d'or et de soie en
habits de deuil. C'était un spectacle à arracher des larmes à tous les
yeux que de voir les unes pleurant amèrement la perte de leurs époux,
les autres inconsolables de la mort de leurs enfants et de leurs plus
proches parents, mais surtout de ceux qui en succombant ainsi sans
gloire avaient emporté avec eux dans la tombe les noms fameux de leurs
ancêtres, ces noms si souvent illustrés dans les combats.

Il y en eut qui, dans l'amertume de leur douleur, accusaient la
Providence divine et demandaient pourquoi elle avait permis que la
France, qui lui était autrefois si chère, éprouvât une pareille
infortune. J'ai entendu quelques personnages de savoir et d'expérience
répondre à ce propos que ce malheur avait été attiré sur le royaume
par les iniquités de ses habitants, et que s'ils avaient mérité que
Dieu leur fût propice, il était vraisemblable qu'ils auraient pu
facilement détruire les forces de leurs ennemis et humilier leur
orgueil excessif. Ils disaient encore à l'appui de leur raisonnement:
«Les Français d'autrefois, qui étaient de vrais catholiques, vivant
dans la crainte de Dieu, sont remplacés par des fils corrompus, des
fils criminels, qui méprisent la foi chrétienne et se plongent sans
pudeur ni retenue dans toutes sortes de vices, suivant le mal et
évitant le bien, semblables à ceux qui ont dit au Seigneur leur Dieu:
_Retire-toi de nous, nous ne voulons pas connaître tes voies_. Et le
Seigneur, justement irrité, leur a retiré sa grâce.»

J'inclinerais volontiers à partager l'opinion de ces gens sages; car
en voyant les mœurs corrompues des Français, on peut dire que jamais
peuple n'a été plus adonné à la bonne chère. On pourrait les mettre au
nombre de ceux qui n'ont d'autre dieu que leur ventre; la débauche
règne si souverainement parmi eux, que les liens du mariage ne sont
plus respectés, même entre alliés et parents, et que la fraude, la
ruse et l'intrigue se rencontrent partout. L'avarice, qui, selon
l'expression de l'Apôtre, est la servitude des idoles, exerce un tel
empire, qu'il n'est aucun subterfuge auquel les petites gens n'aient
recours, soit dans le payement des dîmes ecclésiastiques, soit dans
leurs transactions commerciales. Ils blasphèment continuellement dans
leurs discours le nom du Seigneur. Mais peut-être dira-t-on: «Pourquoi
Dieu, qui jadis aurait épargné un peuple entier de coupables, s'il
s'était trouvé seulement dix justes dans le nombre, n'a-t-il pas
épargné notre royaume, dans lequel il y a des clercs, des prélats et
des religieux qui le servent assidûment?» J'avoue que cette objection
n'est pas sans fondement. Ce sont eux en effet que Dieu a
principalement institués pour donner l'exemple de l'obéissance à ses
commandements, pour être le miroir de l'honneur, le modèle de la
chasteté et de l'abstinence, la règle de l'humilité et de la patience,
la consolation des pauvres et des affligés; voulant qu'ils fuient les
passions, qu'ils repoussent l'ambition, qu'ils vaquent à la prière, et
consacrent leur temps à de pieuses lectures. Mais ils n'observent rien
de tout cela; ils se précipitent dans le vice sans pudeur ni retenue.
Les évêques, oublieux de leurs devoirs, sont devenus comme des chiens
sans voix, qui ne peuvent plus aboyer; ils font acception des
personnes, ils oignent leur tête de l'huile du pécheur, et
abandonnent, comme des mercenaires, aux loups ravissants les brebis
qui leur sont confiées; ils n'ont point horreur de l'hérésie
simoniaque; ils vivent dans la corruption, et sont tout couverts de
taches et de souillures. Ils ne détestent ni l'avarice ni les
présents; ils n'attaquent pas les impies en prêchant librement la
vérité; et au lieu de conseiller la sainteté aux princes de la terre,
il les flattent et les caressent. En considérant tant de vices et tant
d'indifférence pour ce qui est saint, juste, raisonnable et honnête,
nous pouvons dire avec le divin Psalmiste: «Nous sommes tous vraiment
bien déchus; nous sommes devenus inutiles. Il n'est personne qui fasse
le bien, personne sans exception.»

Je laisse toutefois aux hommes d'expérience et de savoir le soin de
décider s'il faut attribuer la ruine du royaume aux désordres de la
noblesse française, qui est, comme chacun sait, toute plongée dans les
délices, toute livrée aux passions et aux vanités du monde, au point
qu'il n'y a plus personne parmi elle qui suive les traces de ses
ancêtres. Les chevaliers et les écuyers n'ont pas oublié que naguère
les ducs et princes du royaume, poussés par le diable, ennemi de la
paix, ont dépouillé leurs sentiments d'affection réciproque, à
l'occasion de la déplorable mort du duc d'Orléans, se sont voué une
haine mortelle et ont enfreint à plusieurs reprises les traités jurés;
qu'ils ont ainsi fourni à ceux qui combattaient sous leurs ordres
l'occasion de mettre tout à feu et à sang; que ces détestables
ministres de leurs fureurs, dignes de l'animadversion de Dieu et des
hommes, n'ont épargné ni les biens des églises ni ceux des monastères
et n'ont respecté aucun des priviléges accordés par la piété des
princes à ces asiles inviolables; qu'ils ont forcé les sanctuaires,
dérobé les vases sacrés et porté leurs mains sacriléges sur les
choses saintes comme sur les choses profanes. Il est notoire pour tous
les Français que ce sont les divisions obstinées des princes qui ont
inspiré à nos ennemis l'audace d'envahir le royaume; que c'est contre
l'avis des chevaliers les plus expérimentés qu'on a livré bataille, et
que pendant ce temps des gens de guerre, qui se prétendaient enrôlés
sous leurs bannières, exerçaient des brigandages intolérables dans
presque toutes les provinces de France, sous prétexte qu'ils n'étaient
pas suffisamment payés de leurs services.

Tous ces crimes et d'autres pires encore, pour le dire en un mot, ont
excité à si juste titre la colère de Dieu contre les grands du
royaume, qu'il leur a ôté la force de vaincre leurs ennemis et même de
leur résister. Et qu'on n'attribue pas ce malheur à la conjonction de
certains astres ou à l'influence de certaines planètes, comme l'ont
publié quelques charlatans dans leurs assertions mensongères et
extravagantes. C'est le Tout-Puissant, dis-je, qui, poussé à bout par
les péchés des habitants, a inspiré aux uns l'audace d'envahir le
royaume et aux autres la pensée de fuir. Je ne crois pas que depuis
cinquante ans la France ait éprouvé un désastre plus grand et qui
doive avoir, à mon avis, de plus funestes conséquences. Car le roi
d'Angleterre est retourné dans ses États avec la ferme résolution de
lever de nouvelles troupes en plus grand nombre, pour attaquer une
seconde fois la France, dès les premiers jours du printemps, et il a
répété plus d'une fois aux seigneurs ses prisonniers: «C'est vous, mes
chers cousins, qui payerez, je l'espère bien, tous les frais de la
guerre.»


FIN.



GLOSSAIRE.


    A.

    A, avec.

    A CE QUE, lorsque.

    A TOUT, avec.

    A VAL, en bas.

    ABSCONS, cachés (_absconditus_).

    ACCOMPTER.
      --_Ils n'accomptoient mais rien à..._ Ils ne faisaient aucun
           compte, aucun cas, ni de...
      --_Accompté_, p. 73, traité comme s'il était.

    ACCORD.--_Trouver accord_, s'accorder, faire la paix.

    ACERTENÉ, assuré.

    ACERTES, certainement.

    ACERTIFIER, attester, certifier.

    ACHARIER, charrier, voiturer.

    ACHOISON, occasion, motif.

    ACONVOYÉE, escortée.

    ACQUITTER, p. 101, délivrer.

    ACQUITTER (S'), faire son devoir, payer de sa personne.

    ADEXTRER, escorter, accompagner.

    ADMIRATION, étonnement.

    ADONC, alors, lorsque.

    ADORNÉ, orné.

    ADRESSE, direction.

    ADRESSER (S'), se diriger.
      --_S'adressèrent leurs bannières_, retournèrent leurs bannières.

    ADUISANT, convenable.

    AFFERMER, décider, affirmer, p. 133.

    AFFINITÉ, alliance par mariage.

    AGMODÉRÉ, modéré.

    AHATIS, empressés, ayant hâte de.

    AIDABLE, dont on peut s'aider, qui peut aider.

    AIDES, impôts sur les denrées et les marchandises.

    AILE, voyez ELE.

    AINÇOIS, AINS, AINSOIS, mais, au contraire.

    AINÇOIS QUE, avant que.
      --AINS, p. 127, avant.

    AISEMENS, dispositions, ustensiles, tout ce qu'il y a.

    AISER (SE), AISIER, se mettre à l'aise.

    AIST.
      --_Si Dieu m'aist_, ou mieux: _si Dieu m'aïst_, si Dieu m'aide.

    AMANANDÉ, habité.

    AMAS, rassemblement.

    AMENDÉ, puni.

    AMENRIR, diminuer, amoindrir.

    AMOUR, amitié.

    ANAVIER, mener en bateau.

    ANCESSEURS, ancêtres.

    ANCIENNABLETÉ, ancienneté, primogéniture.

    AORNÉ, AOURNÉ, orné.
      --_Aornement_, ornement.

    APPAREILLÉ, prêt à.

    APPERT, adroit, habile.
      --_Appertise_, exploit.

    APPRESSÉ, serré de près.

    APRÈS.
      --_En après_, après.

    ARDANT, brûlant.

    ARDIRENT, brûlèrent (de _ardre_).

    ARDOIR, ARDRE, brûler (_ardere_).

    ARGU, finesse, argutie.
      --_Mauvais argu_, mauvaises raisons.

    ARRÉÉ, hanarché.

    ARRÉÉMENT, en arroi, en bon ordre.

    ARRÊTÉ, placé.
      --_Arrêtés sur leur avantage_, placés, postés en une position
          avantageuse.

    ARROUTER (S'), se réunir, se mettre en _route_, c'est-à-dire en
      troupe.

    ARROY, ARROI, ordre, arrangement.

    ARS, brûlé (de _ardre_).

    ASSÉGURANCE, assurance.
      --_Asséguré_, assuré.

    ASSEMBLER À, engager le combat avec.
      --P. 462, _Devant qu'ils s'assemblassent à la bataille_, avant
         de commencer le combat.

    ASSENT, avis, assentiment, consentement.

    ASSENTIR, consentir.

    ASSEURÉE, p. 122, ayant le respect.

    ASSIETTE.
      --_Assiette de la table_, ensemble du service, état de la table.
      --_Assiette_, place fixée.

    ATANT, alors.

    ATARGÉ, retenu, arrêté.

    ATOUT, avec.

    ATRAHYT, attira.

    ATREMENT, couleur noire. (D'où _âtre_.)

    ATTARGATION, retard.

    ATTARGÉE.
      --_Fut la besogne attargée_, toute cette affaire fut traînée en
          longueur.

    ATTEMPRANCE, règlement, modération, arrangement.

    ATTRAIRE, attirer.

    ATTREMPÉ, retenu, réservé, modéré, doux.

    AUCUNS, quelques-uns.

    AUQUES, aussi.

    AUTELLE (D'), de même.

    AVAL, en bas.

    AVALER, abaisser, descendre.
      --_Étoit avalé jus_, était descendu.
      --_Leurs chausses avalées_, leurs chausses tombant, parce
          qu'elles ne sont pas attachées.

    AVANCER.
      --_Qui désiroient leurs corps à avancer_, qui désiraient
          s'exercer aux armes.

    AVENUE, événement.

    AVISÉ, remarqué.
      --_S'avisa_, p. 31, se ravisa.

    AVISÉMENT, d'une manière avisée.


    B.

    BACHINET, voyez BASSINET.

    BADELAIRE, coutelas.

    BAGUES, bagages, équipages.

    BAILLE, porte (baye).

    BAN, cri public, ordre, publication, avertissement.

    BARETIERRE et mieux BARATIERRE, traître, trompeur.

    BASCLE, bâtard.

    BASSINET, BACINET, armure de tête, au figuré, hommes d'armes.
      --_Bachinet de cerveil_, armure de tête.

    BATAILLE, corps d'armée.

    BAUDEMENT, hardiment.

    BAUDEQUIN, drap d'or et de soie.

    BEL (AU PLUS), au mieux, le mieux.

    BELLEMENT, bien, doucement.

    BÉNIVOLENT, bienveillant.

    BESOGNE, affaire.

    BIÈVRE, castor.

    BOUGE, cuisine.

    BOURDE, moquerie, mensonge.

    BOUTER, mettre.
      --_Bouté_, poussé.

    BOUTIS, poussée.

    BRAIES, culottes.

    BRANLENT OU OUVRENT, sont enfoncées ou ouvertes.

    BRASSÉ, machiné, ourdi.

    BRIEF, p. 103, dans peu de temps.

    BRIGANDS, soldats à pied recouverts d'une espèce de cotte de
      mailles appelée _brigandine_.

    BROCHER, piquer de l'éperon.


    C.

    CALENGE, défi, réclamation.

    CANONIAUX (JOURS), jours de fête.

    CAP, tête.

    CAPPELINE, armure de tête, espèce de casque.

    CAPTION, action de prendre.

    CAROLER, danser, se réjouir.

    CARREAU, flèche.
      --_Carreau empenné d'airain_, flèche ayant des palettes
          d'airain au lieu de palettes de plume.

    CAUTELLE, ruse.

    CEL, CELLE, cet, cette.

    CENDAL, étoffe de soie.

    CERCHIER, parcourir.
      --_Cerchié_, cherché.

    CESTUI, celui, ce.

    CETTE, cette chose, cela.

    CHALENGER, réclamer.

    CHALOIT (IL NE LEUR), il ne leur importait pas.

    CHAMBRE, grand coffre, cabinet.

    CHAPELET, petit chapeau.

    CHARNEURE, peau.

    CHAUSSE, vêtement de la jambe, espèce de bas, de jambière en
      étoffe.

    CHEF, tête.
      --_Chef du dois_, tête du dais; place d'honneur.

    CHENU, tout blanc.

    CHOIR, tomber.
      --_Chet_, _chiet_, tombe.
      --_Chéent_, tombent.
      --_Chéy_, tomba, arriva.
      --_Chéirent_, tombèrent.
      --_Chéit_, _chéist_, tombât.
      --_Chéoit_, tombait.
      --_Cherroient_, p. 144, seraient abolis.
      --_Chéut,_ tomba.
      --_Chéurent_, tombèrent.
      --_Chu_, tombé.

    CHERCHER, parcourir, fouiller.

    CHÈRE, CHIÈRE, visage, mine.
      --_Grand chère_, _grand chière_, grand accueil.

    CHÈREMENT, affectueusement.

    CHEVANCE, bien, richesse, propriété.

    CHEVAUCHÉE, service militaire dû par un vassal à son suzerain.
      Voy. OST.
      --_Chevauchée_, compagnie.

    CHEVERONNÉ (terme de blason), chargé de chevrons.
      --_Chevron_, assemblage de deux pièces plates dont la pointe
          est tournée en haut.

    CHEVETAINE, capitaine (de _chef_, tête; _caput_).

    CHEVIR, venir à bout, se défendre.

    CHIÈRE, p. 119, pour chère.
      --La vertu d'ordre était chère au roi.

    CIL, ce, cet, celui.

    CLAMER, appeler.

    Claret, espèce de vin.

    CLERC, savant.
      --_Clercs solemnels_, savants qui ont leurs degrés et ont passé
          par les solennités des réceptions universitaires.

    CLORROIENT, enfermeraient, entoureraient, cerneraient.

    CLOUIT (SE), se ferma.

    COIEMENT, COYEMENT, tranquillement.

    COIS, tranquilles.

    COMMUNAUTÉS, communes.

    COMPAIN, compagnon.

    COMPARÉE, réparée.

    COMPÉTEMMENT, convenablement, dûment.

    COMPTE, p. 188, mauvaise forme de comte.

    CONFORTER, soutenir.

    CONJONCTIONS, liaisons, relations.

    CONJOY, affectionné.

    CONNILS, lapins.

    CONNOISSANCE, aveu.

    CONQUISTRENT, conquirent.

    CONROI, ordre, rang.

    CONSAUX, CONSAULX, conseils, conseillers.

    CONTEMNANT, méprisant.

    CONTEMPLE.
      --_En ce contemple_, en ce même temps.

    CONTENDRE, s'efforcer.

    CONTESTER, attester.

    CONTREMONT, en l'air, en haut.

    CONTRESTANT.
      --_Non contrestant_, nonobstant.

    CONTRESTER, s'opposer.

    CONVENANT, convention, engagement, disposition.

    CONVENIR, venir aux mains.
      --P. 42, revenir en se rassemblant.
      --P. 222, se réunir (chacun de leur côté).
      --_Convenir en mon office_, remplir mon office.

    CONVENT, couvent.

    CONVERSER, habiter.
      --Se réunir, se diriger.

    CONVINE, projet.
      --_En bon convine_, en bon ordre.

    CORON, coin.

    CORSAGE, corps.

    CORUSCANT, s'agitant.

    COULETTIERS, culottiers.

    COULON, colombe.

    COUPÉ (terme de blason), divisé en deux parties horizontales.

    COUSTE, couverture de lit.

    CREMEUR, crainte.

    CRÉURENT, augmentèrent (de croître).

    CUER, cœur.

    CUIDER, croire.

    CURE, soin, souci.


    D.

    DARRAINE, dernière.

    DE. Cette préposition, qui marque aujourd'hui le génitif, ne
      s'employait pas autrefois. On disait _le palais le roi_,
      _l'hôtel la reine_, _l'hôtel Dieu_, pour le palais du roi,
      l'hôtel de la reine, l'hôtel de Dieu.

    DÉBILITÉS, faibles, affaiblis.

    DÉBOUTER, repousser, pousser.

    DÉDUIRE, s'amuser.

    DÉDUIT, plaisir.

    DÉFAILLOIENT, manquaient.

    DÉJEUNER (SE), manger pour ne plus être à jeun.

    DÉLAYER, différer. (_Délai._)

    DÉMARCHER, reculer.

    DEMEURANT, reste.

    DÉNUER, mettre à nu.
      --_Dénué_, nu.

    DÉPARTIR, SE DÉPARTIR, partir, se mettre en route.

    DÉPENDRE, dépenser.

    DÉPITOIENT, irritaient.
      --P. 457, qui les irritaient parce qu'ils n'attaquaient pas.

    DÉPORTER, dispenser.
      --P. 186 et 205, épargner.

    DÉPUTÉS, désignés.

    DESBARETÉS, affligés.

    DESCENDRE, accorder.
      --_Descendrai_, condescendrai.

    DESCHIET.
      --_Assez deschiet de ce que fol pense_, il tombe toujours
          beaucoup de ce que pense, de ce que veut un fou.

    DESCLORRE, ouvrir.

    DÉSEMPARER, démolir, détruire.

    DESPENDRE, dépenser.

    DESRÉER, rompre les rangs.

    DESROYS, désordres.

    DESSERTE, mérite.

    DESSEVRER, séparer.

    DESTOURBER, troubler, déranger.

    DESTRE, droite.
      --_En destre_, à droite.

    DESTRIER, cheval de combat (gros cheval flamand ou danois.)

    DESTROIT (A), à l'étroit.
      --DESTROIT, détresse.

    DESVÉÉ, méconnu.
      --P. 211, lisez: _Connétable, je ne dis pas que on vous ait en
          rien desvéé, que..._ Connétable, je ne dis pas que on vous
          ait en rien méconnu, mis hors de votre place, que...

    DÉTRANCHÉ, blessé à mort.

    DÉTRIER, arrêter, différer, faire perdre du temps.

    DÉTROIT, détresse.

    DÉTROITEMENT, formellement.

    DÉTROUSSE, pillage. (_Détrousser._)

    DEVANT, avant.

    DEVISES, conversations.

    DEXTRE.
      --_Sur dextre_, à droite.

    DISPENSER, dépenser.

    DISSENCE, dissension.

    DOBT, doit (_Debet_).

    DOIE, doive.

    DOINT, donne.

    DOUBTE, DOUTE, crainte.
      --DOUBTÉ, craint, redouté.

    DOUTER, craindre, redouter.

    DRAP.
      --_Drap de haute lice_, tapisserie, tenture.

    DROITEMENT, exactement.

    DROITURE, droit, légitimité.
      --_Droitures_, p. 50, hommage.

    DUIT, au pluriel DUIS, habile, expérimenté.

    DUREMENT, beaucoup.


    E.

    ÉBATTEMENT, plaisir, ébats.

    ÉCARTELÉ (terme de blason), partagé en quatre.

    ÉCHEOIR, tomber.

    ÉCHIQUETÉ (terme de blason), divisé en carrés.

    ÉCU, bouclier.

    EFFICACE.
      --_Mots efficaces_, mots ayant de la portée.

    EFFORT.
      --_Venir à effort_, venir en aide, au secours.

    EFFROI, bruit.

    ELE, aile, côté, flanc.
      --Corps volant, réserve.

    EMBESOGNER (S'), travailler, s'occuper.

    EMBLÉS, échappés.

    EMMY, dans.

    EMPAINTE, attaque, choc.

    EMPRÈS, PAR EMPRÈS, auprès de.

    EMPRISE, entreprise.

    EN.
      --P. 42, à partir de ce moment.

    ENCHERRA, tombera dans, viendra.

    ENCLOUIRENT, entourèrent.

    ENCONTRE, attaque, résistance.

    ENCOURTINÉ, tapissé, tendu.

    ENDITTER, informer.

    ENFÉLONNIT (S'), s'irrita.

    ENFÉS, enfant.

    ENGIGNEUR, ingénieur, machiniste, qui fait des engins.

    ENHORTER, exhorter.

    EN-MY, dans, au milieu (_in medio_).

    ENNEMI (L'), le diable.

    ENNORT, conseil.

    ENS, dedans.
      --_Ens ès_, dedans les.

    ENSEIGNE, cri d'armes.

    ENSOIGNÉ, embarrassé.
      --_S'ensoigna_, s'occupa.

    ENSONNIER, occuper, employer.

    EN SUR QUE TOUT, surtout, par-dessus tout.

    ENTENDRE, s'occuper, donner son attention, travailler, faire.
      --_Chacun y entendoit ainsi que pour lui_, chacun y travaillait
          comme pour soi.

    ENTENTIEUX, appliqués à.

    ENTOUR, environ.

    ENTREMENTES, pendant.

    ENTRETANT, ENTRETEMPS, pendant ce temps-là.

    ENTREVALLES, entrevues.

    ENTRUES, pendant ce temps-là.

    ENVIS, malgré lui.

    ÉPARS, dispersés.
      --_En l'éparse_, p. 452, disséminés.

    ÈS, dans les.

    ESBANOIÉ, égayé.

    ESCHÉIRENT, tombèrent.
      --_Tu eschiés_, tu tombes.

    ESCHEVER, éviter, esquiver.

    ESCLOS, traces.

    ESCOURCIR, abréger.

    ESCRIPSIT, écrivit (_scripsit_).
      --_Escrisoit_, écrivait.

    ESHIDÉ, effrayé.

    ESLISEURS, électeurs (p. 111). Les évêques étaient alors élus par
      les fidèles.

    ESLONGIÉ, éloigné.

    ESPARDIRENT (S'), se répandirent.

    ESPACE, ESPASSE.
      --_Une espasse_, quelque temps.
      --_Grand espace_, longtemps.

    ESPESSE, épaisse.

    ESPIE, espion.

    ESPIRITUAULTÉ, spiritualité, ce qui regarde l'âme, l'esprit.

    ESPOIR, peut-être.

    ESSAULCIER, élever.

    ESSEULA (SE), s'isola.

    ESTANT (ÊTRE EN), être debout.

    ESTAT, maison, train de maison.

    ESTELLÉ, étoilé.

    ESTEUF, éteuf, balle pour jouer à la paume.

    ESTOREMENS, objets pour le service de....... (Service de la table
      ou autre.)

    ESTRAINDIT, serra, pressa, étreignit.

    ESTRANGE, étranger.

    ESTRE (L'), l'état.

    ESTREMIR, jouer. (Jouer du couteau ou de l'épée.)

    ESTRIF, lutte, combat.

    ESTUPER, étouffer.

    ÉTAT.
      --_En état que_, pendant que.
      --_Sur un état que_, sur la question de savoir si...

    EVVOUS, voici.

    EXERCITE, armée.

    EXERCITOIT, s'occupait, employait son temps.

    EXPLOITER, se hâter, marcher.

    EXILLER, ravager.

    EXPOSITION.
      --P. 143, perte.


    F.

    FAILLIR, manquer.

    FAINTEMENT, FEINTEMENT, par ruse, par feinte.

    FAISSÉ, qui a des faisses (terme de blason).

    FAISSE ou FASCE (Terme de blason), bande.
      --Espèce de bande ou de règle qui occupe le milieu de l'écu et
          va d'un côté à l'autre.

    FAIT.
      --_A point de fait ni deffense_, n'ayant ni moyens d'action, ni
          de défense.

    FAITICEMENT, bien arrangé, arrangé avec art.

    FAIX.
      --_Tous à un faix_, tous en masse.

    FAME, renommée.

    FAULDROIT, manquerait (de _faillir_).

    FAULSISSENT, manquassent.

    FÉAL, loyal.
      --_Féalement_, loyalement.
      --_Féautés_, serments de fidélité.

    FÉLONNIE, colère.

    FÉRIR, frapper.
      --_Férit_, frappa; _férant_, frappant; _féru_, frappé.

    FERMILLET, petit fermoir.

    FEURE, FEURRE, paillasse.

    FEURE, p. 282, fourreau.

    FIANCE, foi, confiance.

    FIANCÉ PRISONNIER, prisonnier sur parole.

    FIERT, frappa.

    FINÉES, finies, achevées.

    FINER, trouver.

    FLOTTE, quantité, grand nombre.

    FORAIN (A), en dehors des cordes de la lice.

    FORFAIRE, compromettre, exposer à une peine.
      --_Forfaire_, p. 204, faire quelque chose contre.

    FORFAIT, manque de parole, violation d'un traité, d'un serment.

    FORFAITS, trompés.

    FORFIT (SE), se trompa.

    FORHÂTER, trop hâter.

    FORS, excepté.

    FORT, position.

    FOURNIER, boulanger.

    FRANCHEMENT, en liberté.

    FREIN, bride.
      --P. 182, ceux qui conduisaient son cheval.

    FROISSIS, mêlée, combat acharné.


    G.

    GARANT.
      --_A sauf garant_, pour se garantir.

    GENTILLESSE, noblesse.

    GÉSIR, être couché, être placé, coucher.

    GESTE, race, lignée.

    GÉU, participe passé de GÉSIR.

    GONNE, robe.

    GRACIÉ, remercié, félicité.

    GREIGNEUR, plus grand.

    GREVER, faire du mal.
      --_Grevé_, accablé.

    GROSSÉE, expédiée en grosse écriture et délivrée en forme
      exécutoire.

    GUERREDON, récompense.


    H.

    HABILLÉS, équipés.

    HABILLEMENS DE GUERRE, équipements, objets d'armement, machines.

    HAIE, p. 455, retranchement.

    HAMETTE, espèce de capeline.

    HARDEMENT, courage.

    HARDOYER, harceler.

    HARNOIS, équipages, bagages, objets d'équipement et d'armement.

    HARO, bruit, bagarre.

    HART, corde.

    HAUBERGEON, HAUBERT, cotte de mailles.

    HAUQUETON, HOQUETON, casaque, vêtement pour mettre par dessus
      l'armure.

    HÉAUME, casque.

    HÉOIT, haïssait.

    HÉRIER, maltraiter.

    HOIR, héritier.

    HONNEUR.
      --_Qui de honneur sceut moult_, qui était très-honorable.

    HOST, hôte.

    HÔTEL, maison.

    HOUÈTE, pic.

    HOURD, échafaud.

    HOUZÉ (ÊTRE), avoir ses bottes de cheval, de voyage, ses houseaux.

    HUÉE, cri.

    HUI, HUY, aujourd'hui (_hodie_).
      --_Mais-huy_, _mes-huy_, à présent, désormais.

    HUIS, porte.

    HUTIN, combat.


    I.

    IDOINE, propre à.

    IL, lui.

    ILLEC, alors.

    IMPÉDIMENT, empêchement.

    IMPUGNER, combattre.

    INCLINER, saluer (s'incliner).

    INOBÉDIENT, rebelle.

    IRE, colère.

    ISSIR, sortir.
      --_Issit_, sortit; _issoient_, sortaient; _istroit_, sortirait.


    J.

    JA, jamais.

    JANGLE ou JENGLE, plaisanterie.
      --_Jangler_, plaisanter.

    JA PIÉÇÀ, depuis.

    JASOIT, JAÇOIT QUE, JA SOIT CE QUE, quoique.

    JÉU, voyez GÉU.

    JOLIVETÉS, divertissements, débauches.

    JOURNÉE, rendez-vous, bataille rangée.
      --_Journée arrêtée_, affaire où l'on s'arrête, bataille rangée.

    JOUXTE, auprès.

    JUS, À JUS, à bas, par terre.

    JUSNER, jeûner (_jejunare_).


    L.

    LAIENS, LÉANS, là-dedans. Opposé à _Céans_, ici dedans.

    LAIROIT, LAIRONS, formes de _laisserait_, _laisserons_.

    LAISSER.
      --_Ne se laissèrent-ils point à..._, ne renoncèrent pas à...

    LAMES.
      --P. 449, _fut féru par entre deux lames_, sous-entendu de son
          armure.

    LANCER, combattre avec la lance.

    LÉGÈREMENT, tout de suite.

    LÈS, LEZ, côté.
      --_De lez, à côté de..._

    LI, lui, elle.

    LIE, joyeux.

    LIESSE, joie.

    LIGE, ce qui est à quelqu'un sans réserve.

    LIGNAGE, famille, parenté.

    LISIRENT, lurent.

    LITTERON, petit lit.

    LOÉ, loué.

    LOI, loi religieuse, religion.

    LOS, LOZ, gloire, réputation.

    LUCTER, lutter.


    M.

    MAINSNÉ, plus jeune, cadet, mineur.

    MAIS QUE, pourvu que..., à la condition que...

    MALEMENT, beaucoup.

    MANDEMENT, appel, convocation.

    MARCHE, frontière.

    MAUTALENT, mécontentement.

    MENGS, mets, ce que l'on mange ou _menge_.

    MÉPRENDRE, mal faire.
      --P. 452, _Et sur tant qu'ils pouvoient méprendre envers lui_,
          car en le laissant aller, ils ne pourraient rien faire qui
          le mécontentât davantage.

    MERCERIES, marchandises.

    MERCIER, marchand (_mercator_).

    MÉRITER, récompenser.

    MERRIEN, merrain, bois de charpente, bois de chêne.

    MESCHÉANCE, malechance, malheur.

    MESCHEF, malheur, mésaventure.

    MESCHIET.
      --_Celui à qui il meschiet, chacun lui mésoffre_, celui à qu'il
           arrive malheur, chacun lui fait de mauvaises offres.

    MESCOGNEU.
      --_En estat mescogneu_, déguisé, méconnaissable.

    MESCROIE, de _mescroire_, ne pas croire.

    MESFAIRE.
      --_Sur quant que vous vous pouvez mesfaire envers moi_, quant
          à ce qui se rapporte à votre devoir envers moi.

    MESGNIÉE, MESGNIE, suite.

    MES HUY, désormais.

    MESSAGE, messager, envoyé.

    MESTIER, MÉTIER, besoin.

    MÉTIER, art.

    METTE, limite.

    METTRE.
      --_Mettre à point_, mettre à son aise, soigner.
      --_Se mettre sus_, se mettre en avant.
      --_Quand tant y mettoient_, quand ils restaient si longtemps
          sans rien faire.

    MEURTRI, assassiné.

    MIE, pas.

    MISE, de _miseur_, arbitre, celui qui est chargé d'exécuter une
      affaire.

    MONSTRE, montre, revue.

    MONTEPLIER, multiplier, augmenter.

    MORIGINÉ, p. 117, bien élevé, instruit; p. 115, convenable, décent.

    MOULT, beaucoup.

    MUA, changea.

    MUSSIER, cacher.


    N.

    N'AVOIT GUÈRE, naguère.

    NAVRÉ, blessé.

    NE, ni.

    NÉANT, rien.
      --_Pour néant_, inutilement.

    NEQUEDENT, néanmoins.

    NOISE, bruit.

    NONCIÉ, proclamé.

    NON PLUS, pas plus.

    NOTABLE (PAR), surtout.

    NUL, NULLE, un, une, nul, nulle, quelque.

    NULLUI, personne, qui que ce soit.


    O.

    OBTENIR LA PLACE, gagner le champ de bataille.
      --_Obtenir la besogne_, gagner la partie.

    OCCISANT, tuant.

    OCCISION, tuerie, massacre.

    OCCUPATIONS, p. 138, invasions (de la maladie); p. 462, accusation.

    OÏ, OUÏ, entendu (de _ouïr_).

    OIENT, entendent (de _ouïr_).

    OIL, oui.

    OMBROIER, mettre à l'ombre.

    ONCQUES, ONCQUES MAIS, jamais.

    ONDOYÉES, ondées, à ondes de...

    OR, ORE, maintenant.

    ORREZ, entendrez.
      --ORROIENT, entendraient (de _ouïr_).

    OST, armée.
      --OST et CHEVAUCHÉE. _Chevauchée_ est le service dû par le
        vassal noble à son seigneur. _Ost_ est le service dû par
        les sujets du vassal (hommes de pôte, manants, vilains).
        Le premier est un service militaire, le second est un
        service de goujat et de valet d'armée.

    OT, eut.

    OU, au.

    OUTRAGE, violence, outrecuidance.

    OUTRAGEUX, violent.

    OUTRE, au delà de.

    OUVRER, travailler, agir.

    OUY, entendu (de _ouïr_).

    OYOIENT, entendaient (de _ouïr_).


    P.

    PALEFROI, cheval de dame, cheval qui ne sert pas au combat.

    PANNEL, drap.

    PAR, complète le sens du mot, lui donne de la force.
      --_Parachever_, achever tout à fait.

    PARAGE, noblesse.

    PARÇON, proposition, arrangement.

    PAREMENT, parure, ornement.
      --P. 133, tapisseries, tentures.

    PARLEMENT, conférence, entrevue.

    PARMI, avec, autour, au travers de.
      --_Parmi ce que_, sous condition que, parce que.

    PARMITANT, au moyen de quoi, à condition.

    PAROCCIOIENT (_par occioient_), tuaient tout à fait, achevaient.

    PARPERDRE, perdre entièrement.

    PARROCHIALE, paroissiale.

    PARSEMÉ.
      --_Terres nouvelles parsemées_, terres nouvellement ensemencées.

    PART, côté.

    PARTI, séparé.

    PARTIR (SE), partir.

    PARTUÉ, tué tout à fait.

    PAS, passage.
      --P. 259, marche.
      --_Aller le pas_, avancer, marcher.

    PAVAIS, bouclier.

    PAVILLON, tente.

    PAVOISÉS, couverts.

    PENEUSE, pénitente, de pénitence (_pœnosa_).
      --_La semaine peneuse_, la semaine sainte.

    PENNE, velours.

    PERÇUS, aperçus.

    PERDURABLEMENT, à toujours.

    PETIT, peu.
      --_Si petit non_, pas même un peu.
      --_Un petit_, un peu.

    PHYSICIEN, médecin.

    PIED.
      --_Jà pied_, pas un seul.

    PIETELLÉ, piétiné, foulé.

    PIMENT, vin aromatisé.

    PLACE, cour.

    PLAIN, plaine.

    PLAIT, querelle.

    PLANÇON, épieu.

    PLAT PAYS (LE), la campagne.

    PLATE, armure.
      --P. 201, métal.
      --_Argent en plate_, argent en lingot, en barre.

    PLENTÉ ou PLANTÉ, grande quantité, en abondance.

    PLOMBÉE, masse de plomb.

    POIGNIS, mêlée, empoigne.

    POINDRE.
      --_Poindre à bons éperons_, attaquer par sa chevalerie.

    POLLICIE, administration, police.

    POLS, pouces.

    PORTER, supporter.

    POU, peu.

    POUDRIÈRE, poussière.

    POURPOINT, vêtement qui couvrait le corps, depuis le cou jusqu'à
      la ceinture.

    POURVEY (SE), se pourvut.

    POUVOIR (A SON), quand on peut faire autrement.

    POVOIENT, pouvaient.

    PREMIER, d'abord, premièrement.

    PRENDOIENT, prenaient.

    PRENDRE.
      --_Et se prenoient près de bien faire_, allaient jusqu'au point
          de... faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour...

    PRENSIST, prît.

    PRINDRENT, prirent.

    PRINS, pris.

    PROCÈS, p. 124, succès.

    PROIE, PROYE, butin, dépouilles.

    PROISMETÉ, parenté.

    PROMU, excité.

    PROPOSER, raconter.

    PROVIDENCE, prévoyance.

    PUISSANCE.
      --_De leur puissance_, autant qu'ils pouvaient le faire.

    PURE.
      --_Toute pure_, tout entière.


    Q.

    QUANQUE, autant que (_quantum_).

    QUANTS, autant que (_quantos_).

    QUANT QUE, tout ce que.

    QUARTE, quatrième.

    QUATI, caché.
      --_Quatit_ (_Se_), se reposa, se cacha.

    QUERRE, forme de _querir_, chercher.

    QUIERS (JE), je cherche.

    QUINT, QUINTE, cinquième.

    QUINTAINE, exercice militaire.

    QUIS, cherché ou cherchés (de _querir_).
      --_Quist_, cherchât.

    QUITTER, tenir quitte.


    R.

    RADRECIER, redresser.

    RAIS, rayons.

    RAMENTEVOIR, rappeler.

    RASSIS, calme, mûri par la réflexion.

    RAVISER, reconnaître.

    RAYANT, rayonnant.

    REBOUTER, repousser, remettre.

    RECHOIT, reçoit.

    RECLOUY, refermai.

    RÉCOMPENSATION, dédommagement.

    RÉCOMPENSER, dédommager.

    RECORD, récit.

    RECORDER, raconter, rappeler.

    RECOUVERT, recouvré, repris.

    RECOUVRER, ressource.

    RECOUVRER, réparer.
      --P. 190, trouver, reprendre.

    RECRU, mis en liberté.
      --_Recrus sur leur foi_, mis en liberté sur parole.

    RECUEILLIR, faire bonne réception, accueillir.
      --_Recueillir eux_, se réunir, se reformer.
      --_Recueillis_, rassemblés, réunis.

    REDEVABLE, dû, qui est de devoir.

    REDONDÈRENT, rebondirent, se rejetèrent.

    RÉFECTION, repas.

    REGARD, inspecteur.

    REIGLÉÉMENT, régulièrement.

    REMANANCE, retard.

    REMONTÉE, midi.

    REMONTRER SERVICE, faire acte de soumission publique.

    REMPARER, réparer.

    REMUA, changea.

    REPAIRER, être placé, demeurer, (_repaire_).

    REPAISSANT.
      --_En eux repaissant_, en mangeant.

    REPOS, berceau.

    REQUÉRIR, chercher, rechercher.

    RESCOURRE, délivrer, secourir, reprendre.

    RESCOUS, délivré.

    RESCOUSSE, délivrance, secours.

    RESPOUS, caché, reposé (_repositus_).

    RESSOIGNER, craindre.

    RETAINDUS, rattrapés.

    RESTORÉS, rétablis.

    RESTREIGNIRENT (SE), se resserrèrent.

    RETRAIRE, retirer, se retirer, battre en retraite, revenir.
      --_Retrayons-nous_, retirons-nous.
      --_Se retrayoient_, se retiraient.
      --_Se retraist_, se retira.

    REVEL, fête.
      --Au pluriel, _revaux_.

    REVELER, faire des fêtes.

    RÉVÉRENCE, respect.

    RIBAUDEQUIN, sorte de canon.

    RIEN, chose.

    RIEUS, ruisseaux.

    RIOTE, désordre, combat.

    RONFLER, faire du bruit par les narines.
      --Se dit d'un cheval qui a peur.

    ROUTER, parcourir, aller partout.

    RUER JUS, renverser, jeter par terre.
      --_Rué_, jeté, renversé.


    S.

    S', pour _sa_, devant une voyelle.
      --_S'âme_, son âme.

    SAGETTE, flèche.

    SAISINE (PRENDRE LA), se saisir.

    SAMIS, velours, étoffe de soie.

    SAQUEMENS, bandits, brigands.

    SAUVETÉ, sûreté.
      --_Mener à sauveté_, mettre en sûreté.

    SE, si.

    SENESTRE, gauche.

    SÉOIT, était placé (_sedebat_).

    SERCHIER, chercher.

    SEURETÉ (A), avec sécurité, avec garantie.

    SI, jusqu'à ce que.

    SIED, est placé (_sedet_).

    SIEUTE, suite.

    SIGNÉS, marqués.

    SIGNIFIER, faire signe, prévenir.

    SIMULATION, ruse, dissimulation.

    SINGULIÈRE, particulière.

    SOIE, soit.

    SOLCAIER, divertir, procurer du soulas.

    SOLIER, grenier, soupente.

    SOMMIER, malle, ce que portent les bêtes de somme, bagages.

    SORTE (D'UNE), à la fois, ensemble, tout d'un coup.

    SOUEF, doucement.

    SOULAS, divertissement.

    SOULOIENT, avaient coutume (_solebant_).

    SOUTIVETÉ, subtilité, ruse.

    SUBTILLA, raisonna subtilement, faussement.

    SUIR, SUYR, suivre.

    SUPPÉDITER, soumettre, fouler aux pieds.

    SUPELLATIF, premier, très-distingué.

    SURCOT, surtout, manteau.

    SUR TANT, autant.


    T.

    TAILLER, faire payer la taille, l'impôt féodal, sur le roturier et
      ses biens.

    TAILLÉES.
      --_Étoient taillées de_, étaient faites pour (p. 429).

    TARGE, petit bouclier.

    TEMPREMENT, bientôt.

    TENISSENT, tinssent.
      --_Tenist_, tint.

    TÉNU, fin, mince.

    TIERS, TIERCE, troisième.

    TOLLIR, enlever, prendre.
      --_Tollit_, enleva.
      --_Tollirent_, enlevèrent.
      --_Tolloient_, enlevaient.
      --_Tollu_, enlevé, pris.

    TOUAILLE, toile.

    TOUDIS, toujours.

    TOUILLIS, bagarre.

    TOURNEZ.
      --P. 83, _Ne de ce ne tournez rien à conquerre encontre nous_, et
           si je le faisais sans vous en parler, vous n'auriez rien à
           dire ni à gagner contre notre volonté.

    TRAIRE, aller, venir.
      --P. 231, passer.
      --P. 458, tirer.
      --_Se traioit_, allait.
      --_Se traït_, alla.
      --_Se traïrent_, allèrent.
      --_Se traïssent_, allassent.

    TRAITEUR, négociateur, celui qui traite.

    TRAITEURS, p. 286, traîtres.

    TRAITOUR, trahison.

    TRANSLATER, traduire.

    TRAVAILLÉ, fatigué.

    TREMPOIR, vase à mettre de l'eau. (_Tremper son vin_).

    TRESPASSER, TRÉPASSER, dépasser, aller au delà de.
      --_En trespassant_, en traversant.

    TRESPERCER, transpercer.
      --_Trespercé_, transporté.

    TREUVER, trouver.

    TROUSSER, chargé sur un cheval (_détrousser_).

    TRUPHE, plaisanterie, moquerie.


    U.

    UNI.
      --_Mettre à uni_, mettre à ras, à bas.

    UNITÉ, union.

    USER, faire.
      --_User des besognes_, faire les affaires.

    UYS, porte.


    V.

    VAGUE, désert.

    VAIR.
      --_Yeux vairs_, yeux bleus mélangés de vert et de jaune
          (_varius_).

    VALSIST, VAULSIST, valût.

    VARIEMENT, changement.

    VARLET, valet.

    VASSALEMENT, bravement.

    VASSELAGE, bravoure.

    VÉEZ-CI, voici.
      --_Véez là_, voilà.

    VÉIST, vît.
      --P. 36, qu'il voyait.

    VELVET, velours.

    VENISSENT, vinssent.

    VENOIT.
      --_Il ne venoit mie à chacun à bel_, chacun le trouvait mauvais.

    VENROIENT, viendraient.

    VÉOIT, VÉOIENT, voyait, voyaient.

    VERDOÏER, provoquer, tâter.

    VERT, feuilles, verdure.

    VESPRE (LE), le soir.

    VIAIRE, visage.

    VIGILE, veille.

    VINDICATION, vengeance.

    VIRETON, trait d'arbalète.

    VIRRIERS, vitriers.

    VITAILLES, vivres.

    VOIE, route, passage.

    VOIR, vrai.
      --_Au voir dire_, à dire vrai.

    VOISE (QUE IL NE), qu'il n'aille.

    VOCABLE, dicton, proverbe.

    VOIRE, même.

    VOLÉE, enlevée.

    VOLER, chasser au vol, avec le faucon.

    VOULDRENT, voulurent.

    VOULSISSENT, voulussent.
      --_Voulsist_, voulût.


    Y.

    YSSIT, sortit.



TABLE

DES MATIÈRES DU QUATRIÈME VOLUME.


                                                                  Pages.

    _Règne de Charles V._

  Bataille de Cocherel, 1364.--(_Froissart._)                          1
  Bataille d'Auray, 1364.--(_Froissart._)                             22
  Du Guesclin est nommé connétable de France, 1370.--(_Froissart._)   53
  Bataille de Pontvalain, 1370.--(_Froissart._)                       56
  Bataille de Chizey, 1373.--(_Froissart._)                           60
  Le connétable Bertrand du Guesclin.--(_Chronique de sire Bertrand
    du Guesclin._)                                                    69
  La filleule de du Guesclin.--(_Chant breton, traduit par M. de la
    Villemarqué._)                                                   107
  Faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V.--(_Christine de
    Pisan._)                                                         113


    _Règne de Charles VI._

  Avénement de Charles VI, 1380.--(_Monstrelet._)                    138
  Révolte de la Flandre, de Paris et de Rouen, 1381-1382.            141

    1. Révolte de la Flandre.--(_Juvénal des Ursins._)               142
    2. Les Maillotins.--(_Juvénal des Ursins._)                      145
    3. Bataille de Rosebèque.--(_Juvénal des Ursins._)               152
    4. Suite de l'histoire des Maillotins.--(_Juvénal des
       Ursins._)                                                     165
    5. Soulèvement des Parisiens et des Rouennais à l'occasion
       des impôts.--(_Le Religieux de Saint-Denis, traduit par
    M. Bellaguet._)                                                  179
    6. Les Rouennais sont punis de leurs méfaits.--(_Le Religieux
       de Saint-Denis._)                                             179
    7. Le roi pardonne aux Parisiens leur offense.--(_Le Religieux
    de Saint-Denis._)                                                171
    8. Affaires de Flandre.--(_Froissart._)                          181
    9. Bataille de Rosebèque.--(_Le Religieux de Saint-Denis._)      223
   10. Charles VI rentre victorieux à Paris et soumet les
       Parisiens.--(_Le Religieux de Saint-Denis._)                  231

  Révolte des Tuchins, 1384                                          240

    1. Récit du Religieux de Saint-Denis.                            240
    2. Récit de Juvénal des Ursins.                                  244

  Mariage de Charles VI, 1385.--(_Le Religieux de Saint-Denis._)     245
  Projet de débarquement en Angleterre, 1386.--(_Le Religieux de
    Saint-Denis._)                                                   247
  Majorité et caractère de Charles VI, 1388.--(_Le Religieux
    de Saint-Denis._)                                                255
  Entrée de la reine Isabeau à Paris, 1389.--(_Froissart._)          256
  Assassinat du connétable de Clisson, 1392.                         274

    1. Récit de Froissart                                            275
    2. Récit du Religieux de Saint-Denis.                            293

  Démence de Charles VI, 1392.--(_Le Religieux de Saint-Denis._)     298
  Des seigneurs sont brûlés dans une mascarade, 1393.                301

    1. Récit du Religieux de Saint-Denis.                            301
    2. Récit de Froissart.                                           306

  Maladie du roi. Prières publiques pour son rétablissement,
  1395.--(_Le Religieux de Saint-Denis._)                            313

  Mariage d'Isabelle, fille de Charles VI, et paix avec
    l'Angleterre, 1396.--(_Juvénal des Ursins._)                     317

  Bataille de Nicopolis, 1396.--(_Le Religieux de Saint-Denis._)     326

  Prédication faite en présence du roi et de la reine sur la
    réforme des mœurs de la cour, 1405.--(_Le Religieux de
    Saint-Denis._)                                                   337

  On prie le roi de veiller à ce que les affaires du royaume soient
    conduites avec plus de prudence.--(_Le Religieux de
    Saint-Denis._)                                                   342

  Le droit de prise, 1407.--(_Le Religieux de Saint-Denis._)         343
  Assassinat du duc d'Orléans, 1407.                                 345

  1. Récit de Monstrelet.                                            345
  2. Récit du Religieux de Saint-Denis.                              357

  Guerre des Armagnacs et des Bourguignons, 1411.--(_Le Religieux
    de Saint-Denis._)                                                375

  Les Cabochiens, 1413.--(_Le Religieux de Saint-Denis._)            388
  Fin du règne des Cabochiens, 1413.--(_Le Religieux de
    Saint-Denis._)                                                   421
  Bataille d'Azincourt, 1415.                                        437

    1. Récit de Monstrelet.                                          437
    2. Récit de Saint-Rémy.                                          469
    3. Récit du Religieux de Saint-Denis.                            482

  GLOSSAIRE                                                          499

  TABLE DES MATIÈRES                                                 513

  Errata                                                             516


FIN DE LA TABLE DU QUATRIÈME VOLUME.



ERRATA.


   Page 49, ligne 13: qui nuit et jour y jetoient, _lisez_: qui nuit
   et jour y étoient.

   Page 56, ligne 15: 1730, _lisez_: 1370.

   Page 123, à la note 1, où l'on a mis la traduction donnée par M.
   Buchon du mot _mengs_, _lisez_: au lieu de _maison_, les mets, ce
   que l'on mange.

   Page 124, aux notes 1 et 3, remplacez les traductions données par
   M. Buchon des mots _assiette_ et _estoremens_.--_Assiette_, tout
   ce qui est nécessaire au service de la table, l'ensemble du
   service. _Estoremens_, objets pour le service de la table.

   Page 184, ligne 11: _airement_, _lisez_: Atrement.





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