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Title: Les Heures du Soir - Précédées de les Heures claires, Les Heures d'après-midi
Author: Verhaeren, Emile
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les Heures du Soir - Précédées de les Heures claires, Les Heures d'après-midi" ***


(Images generously made available by Gallica, Bibliothèque
nationale de France)



ÉMILE VERHAEREN


Les Heures du Soir

PRÉCÉDÉES DE

Les Heures claires

Les Heures d'après-midi


DOUZIÈME ÉDITION

PARIS.

MERCVRE DE FRANCE

XXVI, RUE DE CONDÉ, XVI

MCMXXII



A CELLE QUI VIT A MES COTÉS



LES HEURES CLAIRES



                                  I.



                     O la splendeur de notre joie
                   Tissée en or dans l'air de soie!

              Voici la maison douce et son pignon léger,
                      Et le jardin et le verger.

                   Voici le banc, sous les pommiers
                 D'où s'effeuille le printemps blanc,
                     A pétales frôlants et lents.

                  Voici des vols de lumineux ramiers
                   Planant, ainsi que des présages,
                    Dans le ciel clair du paysage.

             Voici, pareils à des baisers tombés sur terre
                      De la bouche du frôle azur,
                  Deux bleus étangs simples et purs,
               Bordés naïvement de fleurs involontaires.

            O la splendeur de notre joie et de nous-mêmes,
             En ce jardin où nous vivons de nos emblèmes.



                                  II

            Quoique nous le voyions fleurir devant nos yeux
              Ce jardin clair où nous passons silencieux,
                C'est plus encor en nous que se féconde
               Le plus candide et doux jardin du monde.

                  Car nous vivons toutes les fleurs,
                 Toutes les herbes, toutes les palmes
                     En nos rires et en nos pleurs
                       Le bonheur pur et calme.

               Car nous vivons toutes les transparences
               De l'étang bleu qui reflète l'exubérance
              Des roses d'or, et des grands lys vermeils,
                     Bouches et lèvres de soleil.

                     Car nous vivons toute la joie
                Dardée en cris de fête et de printemps,
                     En nos aveux, où se côtoient
                    Les mots fervents et exaltants.

              Oh! dis, c'est bien en nous que se féconde
                Le plus joyeux et doux jardin du monde.



                                  III

           Ce chapiteau barbare, où des monstres se tordent,
           Soudés entre eux, à coups de griffes et de dents,
              En un tumulte fou de sang, de cris ardents,
            De blessures et de gueules qui s'entre-mordent,
           C'était moi-même, avant que tu fusses la mienne,
                   O toi la neuve, ô toi l'ancienne!
                Qui vins à moi, du fond de ton éternité
             Avec, entre les mains, l'ardeur et la bonté.

            Je sens en toi les mêmes choses très profondes
                        Qu'en moi-même dormir,
                       Et notre soif de souvenir
             Boire l'écho, où nos passés se correspondent.

               Nos yeux ont dû pleurer aux mêmes heures
                  Sans le savoir, pendant l'enfance;
                 Avoir mêmes effrois, mêmes bonheurs,
                      Mêmes éclairs de confiance;
                   Car je te suis lié par l'inconnu
               Qui me fixait, jadis, au fond des avenues
                  Par où passait ma vie aventurière;
                 Et, certes, si j'avais regardé mieux,
                  J'aurais pu voir s'ouvrir tes yeux
                  Depuis longtemps, en ses paupières.



                                  IV

                     Le ciel en nuit s'est déplié
                       Et la lune semble veiller
                        Sur le silence endormi.

                       Tout est si pur et clair,
                 Tout est si pur et si pâle dans l'air
                    Et sur les lacs du paysage ami,
                   Qu'elle angoisse, la goutte d'eau
                         Qui tombe d'un roseau
                 Et tinte, et puis se tait dans l'eau.

                 Mais j'ai tes mains entre les miennes
                 Et tes yeux sûrs, qui me retiennent,
                   De leurs ferveurs, si doucement;
             Et je te sens si bien en paix de toute chose
           Que rien, pas même un fugitif soupçon de crainte,
                    Ne troublera, fût-ce un moment,
                          La confiance sainte
               Qui dort en nous comme un enfant repose.



                                   V

                 Chaque heure, où je songe à ta bonté
                        Si simplement profonde,
                  Je me confonds en prières vers toi.

                         Je suis venu si tard
                    Vers la douceur de ton regard,
              Et de si loin vers tes deux mains tendues,
              Tranquillement, par à travers les étendues!

                 J'avais en moi tant de rouille tenace
                   Qui me rongeait, à dents rapaces,
                             La confiance.

                   J'étais si lourd, j'étais si las,
                     j'étais si vieux de méfiance,
                   J'étais si lourd, j'étais si las
                    Du vain chemin de tous mes pas.

                Je méritais si peu la merveilleuse joie
                 De voir tes pieds illuminer ma voie,
         Que j'en reste tremblant encore et presque en pleurs
             Et humble, à tout jamais, en face du bonheur.



                                  VI

                Tu arbores parfois cette grâce bénigne
                Du matinal jardin tranquille et sinueux
            Qui déroule, là-bas, parmi les lointains bleus,
              Ses doux chemins courbés en cols de cygne.

              Et, d'autres fois, lu m'es le frisson clair
                      Du vent rapide et exaltant
                 Qui passe, avec ses doigts d'éclair,
                Dans les crins d'eau de l'étang blanc.

                   Au bon toucher de tes deux mains
                      Je sens comme des feuilles
                         Me doucement frôler;
                       Que midi brûle le jardin,
                   Les ombres, aussitôt, recueillent
              Les paroles chères dont ton être a tremblé.

                 Chaque moment me semble, grâce à toi,
                   Passer ainsi, divinement en moi;
             Aussi, quand l'heure vient de la nuit blême,
                      Où tu te cèles en toi-même
                        En refermant les yeux,
                  Sens-tu mon doux regard dévotieux,
                  Plus humble et long qu'une prière,
             Remercier le tien sous tes closes paupières.



                                  VII

                     Oh! laisse frapper à la porte
              La main qui passe avec ses doigts futiles;
          Notre heure est si unique, et le reste qu'importe,
                   Le reste avec ses doigts futiles,

                     Laisse passer, par le chemin,
                     La triste et fatigante joie,
                      Avec ses crécelles en main.

                     Laisse monter, laisse bruire
                        Et s'en aller le rire;
            Laisse passer la foule et ses milliers de voix.

                   L'instant est si beau de lumière,
                    Dans le jardin, autour de nous;
              L'instant est si rare de lumière première,
                   Dans notre cœur, au fond de nous;

               Tout nous prêche de n'attendre plus rien
                       De ce qui vient ou passe,
                       Avec des chansons lasses
                   Et des bras las par les chemins,

             Et de rester les doux qui bénissons le jour,
                Même devant la nuit d'ombre barricadée,
                Aimant en nous, par-dessus tout, l'idée
           Que, bellement, nous nous faisons de notre amour.



                                 VIII

             Comme aux âges naïfs, je t'ai donné mon cœur,
                       Ainsi qu'une ample fleur,
            Qui s'ouvre pure et belle aux heures de rosée;
            Entre ses plis mouillés ma bouche s'est posée.

          La fleur, je la cueillis avec des doigts de flamme;
          Ne lui dis rien: car tous les mots sont hasardeux:
          C'est à travers les yeux que l'âme écoute une âme.

                La fleur qui est mon cœur et mon aveu,
                 Tout simplement, à tes lèvres confie
        Qu'elle est loyale et claire et bonne, et qu'on se fie
           Au vierge amour, comme un enfants se fie à Dieu.

              Laissons l'esprit fleurir sur les collines
                  En de capricieux chemins de vanité,
               Et faisons simple accueil à la sincérité
       Qui tient nos deux cœurs vrais en ses mains cristallines;
            Et rien n'est beau comme une confession d'âmes
              Lune à l'autre, le soir, lorsque la flamme
                       Des incomptables diamants
                       Brûle comme autant d'yeux
                              Silencieux
                      Le silence des firmaments.



                                  IX

                    Le printemps jeune et bénévole
                      Qui vêt le jardin de beauté
                    Élucide nos voix et nos paroles
                   Et les trempe dans sa limpidité.

                  La brise et les lèvres des feuilles
                  Babillent, et lentement effeuillent
                 En nous les syllabes de leur clarté.

                   Mais le meilleur de nous se gare
                      Et fuit les mots matériels;
                      Un simple et doux élan muet
                      Mieux que tout verbe amarre

                    Notre bonheur à son vrai ciel:
                   Celui de ton âme, à deux genoux,
                  Tout simplement, devant la mienne,
                     Et de mon âme, à deux genoux,
                   Très doucement, devant la tienne.



                                   X

                       Viens lentement t'asseoir
                     Près du parterre dont le soir
                Ferme les fleurs de tranquille lumière,
                 Laisse filtrer la grande nuit en toi:
           Nous sommes trop heureux pour que sa mer d'effroi
                         trouble notre prière.

            Là-haut, le pur cristal des étoiles s'éclaire:
              Voici le firmament plus net et translucide
              Qu'un étang bleu ou qu'un vitrail d'abside;
             Et puis voici le ciel qui regarde à travers.

                  Les mille voix de l'énorme mystère
                        Parlent autour de toi,
                  Les mille lois de la nature entière
                        Bougent autour de toi,
                   Les arcs d'argent de l'invisible
              Prennent ton âme et sa ferveur pour cible,
                  Mais tu n'as peur, oh! simple cœur,
                   Mais tu n'as peur, puisque ta foi
                   Est que toute la terre collabore
                      A cet amour que fit éclore
                     La vie et son mystère en toi.

                  Joins donc les mains tranquillement
                          Et doucement adore;
                      Un grand conseil de pureté
                   Flotte, comme une étrange aurore,
                    Sous les minuits du firmament.



                                  XI


                   Combien elle est facilement ravie
                     Avec ses yeux d'extase ignée;
                      Elle, la douce et résignée
                     Si simplement devant la vie.

            Ce soir, comme un regard la surprenait fervente
                    Et comme un mot la transportait
                 Au pur jardin de joie, où elle était
                   Tout à la fois reine et servante.

                 Humble d'elle, mais ardente de nous,
               C'était à qui ploierait les deux genoux,
                Pour recueillir le merveilleux bonheur
                 Qui, mutuel, nous débordait du cœur.

             Nous écoutions se taire, en nous, la violence
            De l'exaltant amour qu'emprisonnaient nos bras
                         Et le vivant silence
                Dire des mots que nous ne savions pas.



                                  XII

               Au temps où longuement j'avais souffert,
                  Où les heures m'étaient des pièges,
                  Tu m'apparus l'accueillante lumière
                   Qui luit, aux fenêtres, l'hiver,
                  Au fond des soirs, sur de la neige.

                     Ta clarté d'âme hospitalière
                   Frôla, sans le blesser, mon cœur,
                 Comme une main de tranquille chaleur.

                     Puis vint la bonne confiance,
            Et la franchise, et la tendresse, et l'alliance
                    Enfin de nos deux mains amies,
            Un soir de claire entente et de douce accalmie.

              Depuis, bien que l'été ait succédé au gel,
                    En nous-mêmes, et sous le ciel,
                      Dont les flammes éternisées
            Pavoisent d'or tous les chemins de nos pensées,
              Et que l'amour soit devenu la fleur immense
                        Naissant du fier désir
               Qui sans cesse, pour mieux encor grandir,
                     En notre cœur se recommence,
                Je regarde toujours, la petite lumière
                    Qui me fut douce, la première.



                                 XIII

           Et qu'importent et les pourquois et les raisons
           Et qui nous fûmes et qui nous sommes:
           Tout doute est mort, en ce jardin de floraisons
           Qui s'ouvre en nous et hors de nous, si loin des hommes.

           Je ne raisonne pas, et ne veux pas savoir
           Et rien ne troublera ce qui n'est que mystère
           Et qu'élans doux et que ferveur involontaire
           Et que tranquille essor vers nos parvis d'espoir.

           Je te sens claire, avant de te comprendre telle;
                     Et c'est ma joie, infiniment,
                   De m'éprouver si doucement aimant
               Sans demander pourquoi ta voix m'appelle.

                Soyons simples et bons--et que le jour
                Nous soit tendresse et lumière servies,
                      Et laissons dire que la vie
                N'est point faite pour un pareil amour.



                                  XIV

                 A ces reines qui lentement descendent
             Les escaliers en ors et fleurs de la légende,
                 Dans mon rêve, parfois, je t'apparie;
                  Jeté donne des noms qui se marient
               A la beauté, à la splendeur et à la joie,
                   Et bruissent en syllabes de soie,
               Au long des vers bâtis comme une estrade
            Pour la danse des mots et leurs belles parades.

                 Mais combien vite on se lasse du jeu,
                 A te voir douce et profonde et si peu
                 Celle dont on enjolive les attitudes,
           Ton front si clair et pur et blanc de certitude,

           Tes douces mains d'enfant en paix sur tes genoux,
           Tes seins se soulevant au rythme de ton pouls
           Qui bat comme ton cœur immense et ingénu,
           Oh! combien tout, hormis cela et ta prière,
           Oh! comme tout est pauvre et vain, hors la lumière
           Qui me regarde et qui m'accueille en tes yeux nus.



                                  XV

                 Je dédie à tes pleurs, à ton sourire,
                       Mes plus douces pensées,
                  Celles que je te dis, celles aussi
                       Qui demeurent imprécisées
                   Et trop profondes pour les dire.

                 Je dédie à tes pleurs, à ton sourire,
                       A toute ton âme, mon âme,
                    Avec ses pleurs et ses sourires
                            Et son baiser.

           Vois-tu, l'aube blanchit le sol, couleur de lie;
                  Des liens d'ombre semblent glisser
                    Et s'en aller, avec mélancolie;
            L'eau des étangs s'éclaire et tamise son bruit,
             L'herbe rayonne et les corolles se déplient,
           Et les bois d'or s'affranchissent de toute nuit.

                      Oh! dis, pouvoir, un jour,
                 Entrer ainsi dans la pleine lumière;
                      Oh! dis, pouvoir, un jour,
            Avec des cris vainqueurs et de hautes prières,
                    Sans plus aucun voile sur nous,
                   Sans plus aucun remords en nous,
                       Oh! dis, pouvoir un jour
                Entrer à deux dans le lucide amour!...



                                  XVI

             Je noie en tes deux yeux mon âme tout entière
                  Et l'élan fou de cette âme éperdue,
           Pour que, plongée en leur douceur et leur prière,
          Plus claire et mieux trempée, elle me soit rendue.

                      S'unir pour épurer son être
              Comme deux vitraux d'or en une même abside
               Croisent leurs feux différemment lucides
                           Et se pénètrent!

                   Je suis parfois si lourd, si las,
                     D'être celui qui ne sait pas
                    Etre parfait, comme il le veut!
                   Mon cœur se bat contre ses vœux,
                 Mon cœur dont les plantes mauvaises,
                     Entre des rocs d'entêtement,
                       Dressent, sournoisement,
                  Leurs fleurs d'encre ou de braise;
             Mon cœur si faux, si vrai, selon les jours,
                       Mon cœur contradictoire,
                       Mon cœur exagéré toujours
              De joie immense ou de crainte attentatoire.



                                 XVII

                       Pour nous aimer des yeux,
                    Lavons nos deux regards de ceux
           Que nous avons croisés, par milliers, dans la vie
                         Mauvaise et asservie.

                    L'aube est en fleur et en rosée
                         Et en lumière tamisée
                              Très douce;
                   On croirait voir de molles plumes
               D'argent et de soleil, à travers brumes,
           Frôler et caresser, dans le jardin, les mousses.
                    Nos bleus et merveilleux étangs
                Tremblent et s'animent d'or miroitant;
            Des vols éméraudés, sous les arbres, circulent;
          Et la clarté, hors de chemins, des clos, des haies,
                                Balaie
           La cendre humide, où traîne encor le crépuscule.



                                 XVIII

              Au clos de notre amour, l'été se continue:
              Un paon d'or, là-bas, traverse une avenue;
                         Des pétales pavoisent
                   --Perles, émeraudes, turquoises--
                 L'uniforme sommeil des gazons verts.
                  Nos étangs bleus luisent, couverts
                Du baiser blanc des nénuphars de neige;
          Aux quinconces, nos groseilliers font des cortèges;
             Un insecte de prisme irrite un cœur de fleur;
            De merveilleux sous bois se jaspent de lueurs;
             Et, comme des bulles légères, mille abeilles
        Sur des grappes d'argent vibrent au long des treilles.

               L'air est si beau qu'il paraît chatoyant;
                  Sous les midis profonds et radiants
              On dirait qu'il remue en roses de lumière;
               Tandis qu'au loin, les routes coutumières
           Telles de lents gestes qui s'allongent vermeils,
              A l'horizon nacré, montent vers le soleil.

                Certes, la robe en diamants du bel été
               Ne vêt aucun jardin d'aussi pure clarté.
           Et c'est la joie unique éclose en nos deux âmes,
           Qui reconnaît sa vie en ces bouquets de flammes.



                                  XIX

                 Que tes yeux clairs, tes yeux d'été,
                         Me soient, sur terre,
                        Les images de la bonté.

                      Laissons nos âmes embrasées
              Revêtir d'or chaque flamme de nos pensées.

                  Que mes deux mains contre ton cœur
                         Te soient, sur terre,
                      Les emblèmes de la douceur.

                Vivons pareils à deux prières éperdues
              L'une vers l'autre, à toute heure, tendues.

                Que nos baisers sur nos bouches ravies
                         Nous soient sur terre
                      Les symboles de notre vie.



                                  XX

               Dis-moi, ma simple et ma tranquille amie,
                Dis, combien l'absence, même d'un jour,
                      Attriste et attise l'amour
              Et le réveille, en ses brûlures endormies?

                    Je m'en vais au-devant de ceux
               Qui reviennent des lointains merveilleux
                     Où, dès l'aube, tu es allée;
           Je m'assieds sous un arbre, au détour de l'allée;
                 Et, sur la route, épiant leur venue,
            Je regarde et regarde, avec ferveur, leurs yeux
                     Encor clairs de t'avoir vue.

         Et je voudrais baiser leurs doigts qui t'ont touchée,
         Et leur crier des mots qu'ils ne comprendraient pas,
              Et j'écoute longtemps se cadencer leur pas
       Vers l'ombre où les vieux soirs tiennent la nuit penchée.



                                  XXI

                  En ces heures où nous sommes perdus
             Si loin de tout ce qui n'est pas nous-mêmes,
                   Quel sang lustral ou quel baptême
              Baigne nos cœurs vers tout l'amour tendus?

                Joignant les mains, sans que l'on prie,
                 Tendant les bras, sans que l'on crie,
                     Mais adorant on ne sait quoi
               De plus lointain et de plus pur que soi,
                      L'esprit fervent et ingénu,
        Dites, comme on se fond, comme on se vit dans l'inconnu.

                    Comme on s'abîme en la présence
                  De ces heures de suprême existence,
                    Comme l'âme voudrait des cieux
                  Pour y chercher de nouveaux dieux,
                Oh! l'angoissante et merveilleuse joie
                       Et l'espérance audacieuse
           D'être, un jour, à travers la mort même, la proie
                      De ces affres silencieuses.



                                 XXII

                            Oh! ce bonheur
                      Si rare et si frôle parfois
                         Qu'il nous fait peur!

                    Nous avons beau taire nos voix
                    Et nous faire comme une tente,
                       Avec toute ta chevelure,
                     Pour nous créer un abri sûr,
               Souvent l'angoisse en nos âmes fermente.

             Mais notre amour étant comme un ange à genoux
                            Prie et supplie
                Que l'avenir donne à d'autres que nous
                      Même tendresse et même vie,
          Pour que leur sort, de notre sort, ne soit jaloux.

          Et puis, aux jours mauvais, quand les grands soirs
              Illimitent, jusques au ciel, le désespoir,
            Nous demandons pardon à la nuit qui s'enflamme
                      De la douceur de notre âme.



                                 XXIII

               Vivons, dans notre amour et notre ardeur,
              Vivons si hardiment nos plus belles pensées
                  Qu'elles s'entrelacent harmonisées
               A l'extase suprême et l'entière ferveur.

                    Parce qu'en nos âmes pareilles,
                 Quelque chose de plus sacré que nous
              Et de plus pur, et de plus grand s'éveille,
           Joignons les mains pour l'adorer à travers nous.

           Il n'importe que nous n'ayons que cris ou larmes
                      Pour humblement le définir
           Et que si rare et si puissant en soit le charme,
          Qu'à le goûter nos cœurs soient près de défaillir.

            Restons quand même, et pour toujours, les fous
                   De cet amour presque implacable,
                    Et les fervents, à deux genoux,
                  Du Dieu soudain qui règne en nous,
                    Si violent et si ardemment doux
                 Qu'il nous fait mal et nous accable.



                                 XXIV

                  Sitôt que nos bouches se touchent,
           Nous nous sentons tant plus clairs de nous-mêmes
                Que l'on dirait des Dieux qui s'aiment
                   Et qui s'unissent en nous-mêmes;

             Nous nous sentons le cœur si divinement frais
                   Et si renouvelé par leur lumière
                               Première
            Que l'univers, sous leur clarté, nous apparaît.

            La joie est à nos yeux le seul ferment du monde
                      Qui se mûrit et se féconde,
                 Innombrable, sur nos routes d'en bas;
                        Comme là-haut, par tas,
             Parmi des lacs de soie où voyagent des voiles
             Naissent les fleurs myriadaires des étoiles.

            L'ordre nous éblouit, comme les feux la cendre,
              Tout nous éclaire et nous paraît flambeau:
                 Nos simples mots ont un sens si beau
          Que nous les répétons pour les sans cesse entendre.

                  Nous sommes les victorieux sublimes
                      Qui conquérons l'éternité.
           Sans nul orgueil, et sans songer au temps minime,
            Et notre amour nous semble avoir toujours été.



                                  XXV

        Pour que rien de nous deux n'échappe à notre étreinte.
                   Si profonde qu'elle en est sainte
          Et qu'à travers le corps même, l'amour soit clair;
            Nous descendons ensemble au jardin de la chair.

              Tes seins sont là ainsi que des offrandes,
                  Et tes deux mains me sont tendues;
                   Et rien ne vaut la naïve provende
                    Des paroles dites et entendues.

                   L'ombre des rameaux blancs voyage
                     Parmi ta gorge et ton visage
                Et tes cheveux dénouent leur floraison,
                    En guirlandes, sur les gazons.

                   La nuit est toute d'argent bleu,
                  La nuit est un beau lit silencieux,
            La nuit douce, dont les brises vont, une à une,
          Effeuiller les grands lys dardés au clair de lune.



                                 XXVI

                        Bien que déjà, ce soir
                               L'automne
                    Laisse aux sentes et aux orées,
                        Comme des mains dorées,
                      Lentes, les feuilles choir,
                       Bien que déjà l'automne,
                    Ce soir, avec ses bras de vent,
                              Moissonne,
                       Sur les rosiers fervents
                      Les pétales et leur pâleur,
                   Ne laissons rien de nos deux âmes
                    Tomber soudain avec ces fleurs.

                Mais tous les deux, autour des flammes
                     De l'âtre en or de souvenir,
                 Mais tous les deux, blottissons-nous,
                    Les mains au feu et les genoux.

                Contre les deuils cachés dans l'avenir,
            Contre le temps qui fixe à toute ardeur sa fin,
            Contre notre terreur, contre nous-mêmes enfin,
                   Blottissons-nous, près du foyer,
                Que la mémoire en nous fait flamboyer.

                         Et si l'automne obère
              A grands pans d'ombre et d'orages planants,
                 Les bois, les pelouses et les étangs,
                   Que sa douleur du moins n'altère
                   L'intérieur jardin tranquillisé,
                    Où s'unissent, dans la lumière,
                     Les pas égaux de nos pensées.



                                 XXVII

              Le don du corps, lorsque l'âme est donnée,
                    N'est rien que l'aboutissement
                     De deux tendresses entraînées
                    L'une vers l'autre, éperdûment.

                     Tu n'es heureuse de ta chair,
                   Si belle en sa fraîcheur natale,
                  Que pour, avec ferveur, m'en faire
                 L'offre complète et l'aumône totale.

                 Et je me donne à toi, ne sachant rien
                 Sinon que je m'exalte à te connaître,
             Toujours meilleure, et plus pure, peut-être,
           Depuis que ton doux corps offrit sa fête au mien.

             L'amour, oh! qu'il nous soit la clairvoyance
                  Unique, et l'unique raison du cœur,
                   A nous, dont le plus fol bonheur
                     Est d'être fous de confiance.



                                XXVIII

                  Fut-il en nous une seule tendresse,
                  Une pensée, une joie, une promesse,
             Que nous n'ayons semée au-devant de nos pas?

                 Fut-il une prière en secret entendue,
               Dont nous n'ayons serré les mains tendues
                     Avec douceur sur notre sein?

                Fut-il un seul appel, un seul dessein,
                     Un vœu tranquille ou violent
                  Dont nous n'ayons accéléré l'élan?

                        Et, nous aimant ainsi,
             Nos cœurs s'en sont allés, tels des apôtres,
                Vers les doux cœurs timides et transis
                              Des autres.
                  Ils les ont conviés, par la pensée,
                    A se sentir aux nôtres fiancés,
            A proclamer l'amour avec des ardeurs franches,
            Comme un peuple de fleurs aime la même branche,
              Qui le suspend et le baigne dans le soleil;
              Et notre âme, comme agrandie, en cet éveil,
                S'est mise à célébrer tout ce qui aime,
                 Magnifiant l'amour pour l'amour même,
               Et à chérir, divinement, d'un désir fou,
                Le monde entier qui se résume en nous.



                                 XXIX

                   Le beau jardin fleuri de flammes
               Qui nous semblait le double ou le miroir
             Du jardin clair que nous portions dans l'âme
                 Se cristallise en gel et or, ce soif.

             Un grand silence blanc est descendu s'asseoir
                    Là-bas, aux horizons de marbre,
              Vers où s'en vont, par défilés, les arbres
                   Avec leur ombre immense et bleue
                      Et régulière, à côté d'eux.

                Aucun souffle de vent, aucune haleine.
                      Les grands voiles du froid
                Se déplient seuls, de plaine en plaine,
            Sur des marais d'argent ou des routes en croix.

                     Les étoiles paraissent vivre.
                    Comme l'acier, brille le givre,
                 A travers l'air translucide et glacé.
                      De clairs métaux pulvérisés
                      A l'infini semblent neiger
                  De la pâleur d'une lune de cuivre.
               Tout est scintillement dans l'immobilité.

            Et c'est l'heure divine, où l'esprit est hanté
             Par ces mille regards que projette sur terre,
                 Vers les hasards de l'humaine misère,
              La bonne et pure et inchangeable éternité.



                                  XXX

                          S'il arrive jamais
                   Que nous soyons, sans le savoir,
                   Souffrance ou peine ou désespoir
                  L'un pour l'autre; s'il se faisait
                  Que la fatigue ou le banal plaisir
            Détendissent en nous l'arc d'or du haut désir;
                    Si le cristal de la pure pensée
                Doit en nos cœurs tomber et se briser;
                     Si malgré tout, je me sentais
                      Vaincu pour n'avoir pas été
                 Assez en proie à la divine immensité
                             De la bonté;
           Alors, oh! serrons-nous comme deux fous sublimes
         Qui, sous les cieux cassés, se cramponnent aux cimes
                  Quand même--et, d'un unique essor,
               L'âme en soleil, s'exaltent dans la mort.



                        LES HEURES D'APRÈS-MIDI



                                  I.

                L'âge est venu, pas à pas, jour à jour,
            Poser ses mains sur le front nu de notre amour
               Et, de ses yeux moins vifs, l'a regardé.

              Et, dans le beau jardin que Juillet a ridé,
           Les fleurs, les bosquets et les feuilles vivantes
            Ont laissé choir un peu de leur force fervente
               Sur l'étang pâle et sur les chemins doux.
              Parfois, le soleil marque, âpre et jaloux,
                 Une ombre dure, autour de sa lumière.

           Pourtant, voici toujours les floraisons trémières
            Qui persistent à se darder vers leur splendeur,
             Et les saisons ont beau peser sur notre vie,
                 Toutes les racines de nos deux cœurs
                 Plus que jamais plongent inassouvies,
            Et se crispent et s'enfoncent, dans le bonheur.

             Oh! ces heures d'après-midi ceintes de roses
             Qui s'enlacent autour du temps et se reposent
           La joue en fleur et feu, contre son flanc transi!

           Et rien, rien n'est meilleur que se sentir ainsi,
           Heureux et, clairs encor, après combien d'années!
               Mais si tout autre avait été la destinée
             Et que, tous deux, nous eussions dû souffrir,
           --Quand même!--oh! j'eusse aimé vivre et mourir,
                Sans me plaindre, d'une amour obstinée.



                                  II

                 Roses de Juin, vous les plus belles,
                 Avec vos cœurs de soleil transpercés;
               Roses violentes et tranquilles, et telles
           Qu'un vol léger d'oiseaux sur les branches posés;
            Roses de Juin et de Juillet, droites et neuves,
              Bouches, baisers qui tout à coup s'émeuvent
                Ou s'apaisent, au va et vient du vent,
            Caresse d'ombre et d'or, sur le jardin mouvant;
              Roses d'ardeur muette et de volonté douce,
               Roses de volupté en vos gaines de mousse,
                Vous qui passez les jours du plein été
                     A vous aimer, dans la clarté;
         Roses vives, fraîches, magnifiques, toutes nos roses
             Oh! que pareils à vous nos multiples désirs,
             Dans la chère fatigue ou le tremblant plaisir
               S'entr'aiment, s'exaltent et se reposent!



                                  III

                 Si d'autres fleurs décorent la maison
                      Et la splendeur du paysage,
            Les étangs purs luisent toujours dans le gazon,
          Avec les grands yeux d'eau de leur mouvant visage.

             Dites de quels lointains profonds et inconnus
               Tant de nouveaux oiseaux sont-ils venus,
                    Avec du soleil sur leurs ailes?

                Juillet a remplacé Avril dans le jardin
          Et les tons bleus par les grands tons incarnadins,
                 L'espace est chaud et le vent frêle;
           Mille insectes brillent dans l'air, joyeusement,
                Et l'été passe, en sa robe de diamants
                           Et d'étincelles.



                                  IV

               L'ombre est lustrale et l'aurore irisée.
                 De la branche, d'où s'envole là-haut
                               L'oiseau,
                     Tombent des gouttes de rosée.

                      Une pureté lucide et frêle
                        Orne le matin si clair
             Que des prismes semblent briller dans l'air.
           On écoute une source; on entend un bruit d'ailes.

          Oh! que tes yeux sont beaux, à cette heure première
            Où nos étangs d'argent luisent dans la lumière
               Et reflètent le jour qui se lève là-bas.
               Ton front est radieux et ton artère bat.

              La vie intense et bonne et sa force divine
            Entrent si pleinement, tel un battant bonheur,
                            En ta poitrine,
             Que pour en contenir l'angoisse et la fureur,
                 Tes mains soudain prennent mes mains
                   Et les appuyent comme avec peur,
                           Contre ton cœur.



          V

          Je t'apporte, ce soir, comme offrande, ma joie
          D'avoir plongé mon corps dans l'or et dans la soie
          Du vent joyeux et franc et du soleil superbe:
          Mes pieds sont clairs d'avoir marché parmi les herbes,
          Mes mains douces d'avoir touché le cœur des fleurs,
          Mes yeux brillants d'avoir soudain senti les pleurs
          Naître, sourdre et monter, autour de mes prunelles,
          Devant la terre en fête et sa force éternelle.

          L'espace entre ses bras de bougeante clarté,
          Ivre et fervent et sanglotant, m'a emporté,
          Et j'ai passé je ne sais où, très loin, là-bas,
          Avec des cris captifs que délivraient mes pas.

          Je t'apporte la vie et la beauté des plaines;
          Respire-les sur moi à franche et bonne haleine,
          Les origans ont caressé mes doigts, et l'air
          Et sa lumière et ses parfums sont dans ma chair.



                                  VI

                Asseyons-nous tous deux près du chemin,
                Sur le vieux banc rongé de moisissures,
             Et que je laisse, entre tes deux mains sûres,
                    Longtemps s'abandonner ma main.

                Avec ma main qui longtemps s'abandonne
               A la douceur de se sentir sur tes genoux,
               Mon cœur aussi, mon cœur fervent et doux
            Semble se reposer, entre tes deux mains bonnes

           Et c'est la joie intense et c'est l'amour profond
           Que nous goûtons à nous sentir si bien ensemble,
       Sans qu'un seul mot trop fort sur nos lèvres ne tremble,
            Ni même qu'un baiser n'aille brûler ton front.

             Et nous prolongerions l'ardeur de ce silence
                 Et l'immobilité de nos muets désirs,
              N'était que tout à coup à les sentir frémir
        Je n'étreigne, sans le vouloir, tes mains qui pensent;

              Tes mains, où mon bonheur entier reste celé
                  Et qui jamais, pour rien au monde,
                N'attenteraient à ces choses profondes
               Dont nous vivons, sans en devoir parler.



                                  VII

                Très doucement, plus doucement encore,
                     Berce ma tête entre tes bras,
                  Mon front fiévreux et mes yeux las;
                Très doucement, plus doucement encore.
                     Baise mes lèvres, et dis-moi
                  Ces mots plus doux à chaque aurore,
                       Quand me les dit ta voix,
            Et que tu t'es donnée, et que je t'aime encore.

               Le joug surgit maussade et lourd; la nuit
                     Fut de gros rêves traversée;
            La pluie et ses cheveux fouettent notre croisée
               Et l'horizon est noir de nuages d'ennui.

                Très doucement, plus doucement encore,
                     Berce ma tête entre tes bras,
                  Mon front fiévreux et mes yeux las;
                  C'est toi qui m'es la bonne aurore,
                   Dont la caresse est dans ta main
                 Et la lumière en tes paroles douces:
            Voici que je renais, sans mal et sans secousse,
            Au quotidien travail qui trace, en mon chemin,
                              Son signe,
                  Et me fait vivre, avec la volonté,
                D'être une arme de force et de beauté,
                  Aux poings d'or d'une vie insigne.



                                 VIII

            Dans la maison où notre amour a voulu naître,
            Avec les meubles chers peuplant l'ombre et les coins,
            Où nous vivons à deux, ayant pour seuls témoins
            Les roses qui nous regardent par les fenêtres.

            Il est des jours choisis, d'un si doux réconfort,
            Et des heures d'été, si belles de silence,
            Que j'arrête parfois le temps qui se balance,
            Dans l'horloge de chêne, avec son disque d'or.

            Alors l'heure, le jour, la nuit est si bien nôtre
            Que le bonheur qui nous frôle n'entend plus rien,
            Sinon les battements de ton cœur et du mien
            Qu'une étreinte soudaine approche l'un de l'autre.



                                  IX

                   Le bon travail, fenêtre ouverte,
                   Avec l'ombre des feuilles vertes
                        Et le voyage du soleil
                        Sur le papier vermeil,
                      Maintient la douce violence
                            De son silence,
                   En notre bonne et pensive maison.

                  Et vivement les fleurs se penchent
         Et les grands fruits luisent, de branche en branche,
            Et les merles et les bouvreuils et les pinsons
                         Chantent et chantent
                      Pour que mes vers éclatent
                    Clairs et frais, purs et vrais,
                       Ainsi que leurs chansons,
             Leur chair dorée et leurs pétales écarlates.

             Et je te vois passer dans le jardin, là-bas,
                 Parfois à l'ombre et au soleil mêlée;
                   Mais ta tête ne se retourne pas,
                   Pour que l'heure ne soit troublée
                Où je travaille, avec mon cœur jaloux,
                     A ces poèmes francs et doux.



                                   X

            Toute croyance habite au fond de notre amour.
            On lie une pensée ardente aux moindres choses:
            A l'éveil d'un bourgeon, au déclin d'une rose,
            Au vol d'un frêle et bel oiseau qui, tour à tour,
            Arrive ou disparaît, dans l'ombre ou la lumière.
            Un nid, qui se disjoint au bord moussu d'un toit
            Et que le vent saccage, emplit l'esprit d'effroi.
            Un insecte qui mord le cœur des fleurs trémières
            Epouvante: tout est crainte, tout est espoir.

            Que la raison, avec sa neige âpre et calmante,
            Refroidisse soudain ces angoisses charmantes,
                Qu'importe, acceptons-les sans trop savoir
            Le faux, le vrai, le mal, le bien qu'elles présagent;
                Soyons heureux de nous sentir, enfants,
            Pour croire à leur pouvoir fatal ou triomphant;
            Et gardons-nous, volets fermés, des gens trop sages.



                                  XI

            L'aube, l'ombre, le soir, l'espace et les étoiles;
            Ce que la nuit recèle ou montre entre ses voiles,
            Se mêle à la ferveur de notre être exalté.
            Ceux qui vivent d'amour vivent d'éternité.

            Il n'importe que leur raison adhère ou railla
            Et leur tende, debout, sur ses hautes murailles,
            Au long des quais et des havres ses flambeaux clairs;
            Eux, sont les voyageurs d'au delà de la mer.

            Ils regardent le jour luire de plage en plage,
            Très loin, plus loin que l'océan et ses flots noirs;
            La fixe certitude et le tremblant espoir
            Pour leurs regards ardents ont le même visage.

            Heureux et clairs, ils croient, avec avidité;
            Leur âme est la profonde et soudaine clarté
            Dont ils brûlent le front des plus hautains problèmes;
            Et pour savoir le monde, ils ne scrutent qu'eux-mêmes.

            Ils vont, par des chemins lointains, choisis par eux;
            Vivant des vérités que renferment leurs yeux
            Simples et nus, profonds et doux comme l'aurore;
            Et pour eux seuls, les paradis chantent encore.



                                  XII

              C'est la bonne heure, où la lampe s'allume:
               Tout est si calme et consolant, ce soir,
           Et le silence est tel, que l'on entendrait choir
                              Des plumes.

                  C'est la bonne heure où, doucement,
                       S'en vient la bien-aimée,
                      Comme la brise ou la fumée,
                    Tout doucement, tout lentement.
               Elle ne dit rien d'abord--et je l'écoute;
                   Et son âme, que j'entends toute,
                   Je la surprends luire et jaillir
                     Et je la baise sur ses yeux.

              C'est la bonne heure, où la lampe s'allume,
                             Où les aveux
                    De s'être aimés le jour durant,
              Du fond du cœur profond, mais transparent,
                              S'exhument.

                  Et l'on se dit les simples choses:
               Le fruit qu'on a cueilli dans le jardin;
                      La fleur qui s'est ouverte,
                      D'entre les mousses vertes;
              Et la pensée éclose, en des émois soudains,
                Au souvenir d'un mot de tendresse fanée
                  Surpris au fond d'un vieux tiroir,
                    Sur un billet de l'autre année.



                                 XIII

                 Les baisers morts des défuntes années
                  Ont mis leur sceau sur ton visage,
              Et, sous le vent morne et rugueux de l'âge,
           Bien des roses, parmi tes traits, se sont fanées.

             Je ne vois plus ta bouche et tes grands yeux
                    Luire, comme un matin de fête,
                  Ni, lentement, se repeser ta tête,
             Dans le jardin massif et noir de tes cheveux,

               Tes mains chères qui demeurent si douces
                   Ne viennent plus comme autrefois,
                Avec de la lumière au bout des doigts,
           Me caresser le front, comme une aube les mousses.

                   Ta chair jeune et belle, ta chair
                     Que je parais de mes pensées,
                 N'a plus sa fraîcheur pure de rosée,
         Et tes bras ne sont plus pareils aux rameaux clairs.

               Tout tombe, hélas, et se fane sans cesse;
                    Tout est changé, même ta voix,
               Ton corps s'est affaissé comme un pavois,
           Pour laisser choir les victoires de la jeunesse.

           Mais néanmoins, mon cœur ferme et fervent te dit:
             Que m'importent les ans jour à jour alourdis,
                   Puisque je sais que rien au monde
                 Ne troublera jamais notre être exalté
                  Et que notre âme est trop profonde
             Pour que l'amour dépende encor de la beauté.



                                  XIV


          Voici quinze ans déjà que nous pensons d'accord;
          Que notre ardeur claire et belle vainc l'habitude,
          Mégère à lourde voix, dont les lentes mains rudes
          Usent l'amour le plus tenace et le plus fort.

          Je te regarde, et tous les jours je te découvre,
          Tant est intime ou ta douceur ou ta fierté:
          Le temps, certe, obscurcit les yeux de ta beauté,

          Mais exalte ton cœur dont le fond d'or s'entr'ouvre.
          Tu te laisses naïvement approfondir,
          Et ton âme, toujours, paraît fraîche et nouvelle;
          Les mâts au clair, comme une ardente caravelle,
          Notre bonheur parcourt les mers de nos désirs.

          C'est en nous seuls que nous ancrons notre croyance,
          A la franchise nue et la simple bonté;
          Nous agissons et nous vivons dans la clarté
          D'une joyeuse et translucide confiance.

          Ta force est d'être frêle et pure infiniment;
          De traverser, le cœur en feu, tous chemins sombres,
          Et d'avoir conservé, malgré la brume ou l'ombre,
          Tous les rayons de l'aube en ton âme d'enfant.



                                  XV

          J'ai cru à tout jamais notre joie engourdie
          Comme un soleil fané avant qu'il ne fût nuit,
          Le jour qu'avec ses bras de plomb, la maladie
          M'a lourdement traîné vers son fauteuil d'ennui.

          Les fleurs et le jardin m'étaient crainte ou fallace;
          Mes yeux souffraient à voir flamber les midis blancs,
          Et mes deux mains, mes mains, semblaient déjà trop lasses
          Pour retenir captif notre bonheur tremblant.

          Mes désirs n'étaient plus que des plantes mauvaises,
          Ils se mordaient entre eux comme au vent les chardons,
          Je me sentais le cœur à la fois glace et braise
          Et tout à coup aride et rebelle aux pardons.

          Mais tu me dis le mot qui bellement console
          Sans le chercher ailleurs que dans l'immense amour;
          Et je vivais avec le feu de ta parole
          Et m'y chauffais, la nuit, jusqu'au lever du jour.

          L'homme diminué que je me sentais être,
          Pour moi-même et pour tous, n'existait par pour toi;
          Tu me cueillais des fleurs au bord de la fenêtre,
          Et je croyais en la santé, avec ta foi.

          Et tu me rapportais, dans les plis de ta robe,
          L'air vivace, le vent des champs et des forêts,
          Et les parfums du soir ou les odeurs de l'aube,
          Et le soleil, en tes baisers profonds et frais.



                                  XVI

                    Tout ce qui vit autour de nous,
                   Sous la douce et fragile lumière,
           Herbes frêles, rameaux tendres, roses trémières,
           Et l'ombre qui les frêle et le vent qui les noue,
                Et les chantants et sautillants oiseaux
                      Qui follement s'essaiment,
                      Comme des grappes de joyaux
                            Dans le soleil,
                Tout ce qui vit au beau jardin vermeil,
                        Ingénument, nous aime;
                               Et nous,
                           Nous aimons tout.

              Nous adorons le lys que nous voyons grandir
           Et les hauts tournesols plus clairs que le Nadir
             --Cercles environnés de pétales de flammes--
               Brûlent, à travers leur ardeur, nos âmes.

         Les fleurs les plus simples, les phlox et les lilas,
               Au long des murs, parmi les pariétaires,
               Croissent, pour être proches de nos pas;
                     Et les herbes involontaires,
                  Dans le gazon où nous avons passé,
               Ouvrent les jeux mouillés de leur rosée.

           Et nous vivons ainsi avec les fleurs et l'herbe,
                 Simples et purs, ardents et exaltés,
         Perdus dans notre amour comme, dans l'or, les gerbes,
                Et fièrement, laissant l'impérieux été
              Trouer et traverser de ses pleines clartés
             Nos chairs, nos cœurs, et nos deux volontés.



                                 XVII

             Avec mes sens, avec mon cœur et mon cerveau,
             Avec mon être entier tendu comme un flambeau
                   Vers ta bonté et vers ta charité
                        Sans cesse inassouvies,
               Je t'aime et te louange et je te remercie
                 D'être venue, un jour, si simplement,
                    Par les chemins du dévouement,
             Prendre, en tes mains bienfaisantes, ma vie.

                            Depuis ce jour,
                        Je sais, oh! quel amour
                  Candide et clair ainsi que la rosée
                Tombe de toi sur mon âme tranquillisée.

             Je me sens tien, par tous les liens brûlants
              Qui rattachent à leur brasier les flammes;
                    Toute ma chair, toute mon âme
                 Monte vers toi, d'un inlassable élan;
                 Je ne cesse de longuement me souvenir
               De ta ferveur profonde et de ton charme,
         Si bien que, tout à coup, je sens mes yeux s'emplir,
                Délicieusement, d'inoubliables larmes.

           Et je m'en viens vers toi, heureux et recueilli,
               Avec le désir fier d'être à jamais celui
             Qui t'est et te sera la plus sûre des joies.
            Toute notre tendresse autour de nous flamboie;
               Tout écho de mon être à ton appel répond;
               L'heure est unique et d'extase solennisée
      Et mes doigts sont tremblants, rien qu'à frôler ton front,
            Comme s'ils y touchaient l'aile de tes pensées.



                                 XVIII

               Les jours de fraîche et tranquille santé,
            Lorsque la vie est belle ainsi qu'une conquête,
                Le bon travail prend place à mes côtés,
                       Comme un ami qu'on fête.

                 Il vient des pays doux et rayonnants,
               Avec des mots plus clairs que les rosées,
                   Pour y sertir, en les illuminant,
                    Nos sentiments et nos pensées.

                Il saisit l'être en un tourbillon fou;
              Il érige l'esprit, sur de géants pilastres;
            Il lui verse le feu qui fait vivre les astres;
              Il apporte le don d'être Dieu tout à coup.

          Et les transports fiévreux et les affres profondes,
                    Tout sert à sa tragique volonté
                   De rajeunir le sang de la beauté,
                       Dans les veines du monde.

             Je suis à sa merci, comme une ardente proie.

           Aussi, quand je reviens, bien que lassé et lourd,
                      Vers le repos de ton amour,
              Avec les feux de mon idée ample et suprême,
                  Me semble-t-il--oh! qu'un instant--
                Que je t'apporte, en mon cœur haletant,
              Le battement de cœur de l'univers lui-même.



                                  XIX

                Je suis sorti des bosquets du sommeil,
                  Morose un peu de l'avoir délaissée
             Sous leurs branches et leurs ombres tressées,
                   Loin du joyeux et matinal soleil.

            Déjà luisent les phlox et les roses trémières;
                Et je m'en vais par le jardin, songeant
               A des vers clairs de cristal et d'argent
                   Qui tinteraient, dans la lumière.

              Puis tout à coup, je m'en reviens vers toi,
                  Avec tant de ferveur et tant d'émoi
                     Qu'il me semble que ma pensée
                 De loin, subitement, a déjà traversé,
                 Pour provoquer ta joie et ton réveil,
             Toute l'ombre feuillue et lourde du sommeil.

            Et quand je te rejoins dans notre maison tiède
              Que l'ombre et le silence encore possèdent,
                Mes baisers francs, mes baisers clairs,
          Sonnent, comme une aubade, aux vallons de ta chair.



                                  XX

                 Hélas! lorsque le plomb des maladies,
                    Avec mon sang torpide et lourd,
                     Avec mon sang de jour en jour
                      Plus torpide et plus lourd,
                 Coulait, parmi mes veines engourdies;

                  Lorsque mes yeux, mes pauvres yeux,
                      Sur mes longues mains pâles
            Suivaient, avec hargne, les empreintes fatales
                           Du mal insidieux;

               Lorsque ma peau séchait comme une écorce,
                Que je n'avais plus même assez de force
            Pour imprimer ma bouche en feu contre ton cœur,
                     Et baiser, là, notre bonheur;

                Lorsque les jours mornes et identiques
                   Rongeaient ma via avec morosité,
               Jamais je n'aurais pu trouver la volonté
                  Et la force de me dresser stoïque,

             Si tu n'avais versé dans mon corps quotidien,
              Avec tes mains patientes, douces, sereine,
                A chaque heure des si longues semaines,
              L'héroïsme secret qui coulait dans le tien.



                                  XXI

                    Le clair jardin c'est la santé.

                     Il la prodigue, en sa clarté,
               Au va et vient de ses milliers de mains,
                       De palmes et de feuilles.

                  Et la bonne ombre, où il accueille,
                        Après de longs chemins,
                               Nos pas,
                       Verse, à nos membres las,
                       Une force vivace et douce
                          Comme ses mousses.

             Quand l'étang joue avec lèvent et le soleil,
                            Un cœur vermeil
                    Semble habiter au fond de l'eau
               Et battre, ardent et jeune, avec le flot;
            Et les glaïeuls dardés et les roses ferventes,
                   Qui dans leur splendeur bougent,
               Tendent, du bout de leurs tiges vivantes,
                  Leurs coupes d'or et de sang rouge.

                    Le jardin clair c'est la santé.



                                 XXII

                   C'était en juin, dans le jardin,
                  C'était notre heure et notre jour;
              Et nos jeux regardaient, avec un tel amour,
                              Les choses,
             Qu'il nous semblait que doucement s'ouvraient
                   Et nous voyaient et nous aimaient
                              Les roses.

            Le ciel était plus pur qu'il ne le fut jamais:
                      Les insectes et les oiseaux
                  Volaient dans l'or et dans la joie
                     D'un air frêle comme la soie;
                    Et nos baisers étaient si beaux
            Qu'ils exaltaient et la lumière et les oiseaux.

             On eût dit un bonheur qui tout à coup s'azure
                Et veut le ciel entier pour resplendir;
             Toute la vie entrait, par de douces brisures,
                   Dans notre être, pour le grandir.

                Et ce n'étaient que cris invocatoires,
                   Et fous élans et prières et vœux,
             Et le besoin, soudain, de recréer des dieux,
                            Afin de croire.



                                 XXIII

            Et te donner ne suffit plus, tu te prodigues:
            L'élan qui t'emporte à nous aimer plus fort, toujours.
            Bondit et rebondit, sans cesse et sans fatigue,
            Toujours plus haut vers le grand ciel du plein amour.

            Un serrement de mains, un regard doux t'enfièvre;
            Et ton cœur m'apparaît si soudainement beau
            Que j'ai crainte, parfois, de tes yeux et tes lèvres,
            Et que j'en sois indigne et que tu m'aimes trop.

            Ah! ces claires ardeurs de tendresse trop haute
            Pour le pauvre être humain qui n'a qu'un pauvre cœur
            Tout mouillé de regrets, tout épineux de fautes,
            Pour les sentir passer et se résoudre en pleurs.



                                 XXIV

               O le calme jardin d'été où rien ne bouge!
                     Sinon là-bas, vers le milieu
                     De l'étang clair et radieux,
                     Pareils à des langues de feu,
                         Des poissons rouges.

              Ce sont nos souvenirs jouant en nos pensées
                          Calmes et apaisées
                      Et lucides--comme cette eau
                       De confiance et de repos.

             Et l'eau s'éclaire et les poissons sautillent
                   Au brusque et merveilleux soleil,
           Non loin des iris verts et des blanches coquilles
                       Et des pierres, immobiles
                      Autour des bords vermeils.

             Et c'est doux de les voir aller, venir ainsi,
                   Dans la fraîcheur et la splendeur
                           Qui les effleure,
                  Sans crainte aucune et sans souci,
                Qu'ils ramènent, du fond à la surface,
               D'autres regrets que des regrets fugaces.



                                  XXV

                Comme à d'autres, l'heure et l'humeur:
                  L'heure morose ou l'humeur malévole
           Nous ont, de leurs sceaux noirs, marqué le cœur;
                       Mais, néanmoins, jamais,
                   Même les soirs des jours mauvais,
             Nos cœurs ne se sont dit les fatales paroles.

               La sincérité claire, ardente, illuminée,
                       Nous fut joie et conseil,
                   Si bien que notre âme passionnée
           Toujours s'y retrempa, comme en un flux vermeil.

           Et nous nous sommes dit nos plus pauvres misères,
                  Les égrenant comme un âpre rosaire,

              L'un devant l'autre, en sanglotant d'amour;
                      Et doucement et tour à tour
           Sur nos lèvres qui les disaient d'une voix haute
         Nos deux bouches, à chaque aveu, baisaient nos fautes

                                Ainsi,
           Très simplement, sans lâcheté ni sans blasphème,
          Nous nous sommes sauvés du monde et de nous-mêmes,
          Nous épargnant les deuils et les rongeants soucis,
                   Et regardant notre âme renaître,
                     Comme renaît après la pluie,
           Quand le soleil la chauffe et doucement l'essuie,
               La pureté de verre et d'or d'une fenêtre.



                                 XXVI

                    Les barques d'or du bel été
                    Qui partirent, folles d'espace,
                    S'en reviennent mornes et lasses
                    Des horizons ensanglantés.

                    A coups de rames monotones,
                    Elles s'avancent sur les eaux;
                    On les prendrait pour des berceaux
                    Où dormiraient des fleurs d'automne

                    Tiges de lys au beau front d'or,
                    Toutes vous gisez abattues;
                    Seules, les roses s évertuent
                    A vivre, au delà de la mort.

                    Qu'importe à leur beauté plénière
                    Qu'Octobre luise ou bien Avril:
                    Leur désir simple et puéril
                    Boit, jusqu'au sang, toute lumière.

                    Même aux jours noirs, quand meurt le ciel,
                    Sous la nuée âpre et hagarde,
                    Sitôt qu'une clarté se darde
                    Elles s'exaltent vers Noël.

                    Vous, nos âmes, faites comme elles;
                    Elles n'ont pas l'orgueil des lys,
                    Mais détiennent, entre leurs plis,
                    L'ardeur sacrée et immortelle.



                                 XXVII

            Ardeur des sens, ardeur des cœurs, ardeur des âmes,
            Vainsmots créés par ceux qui diminuent l'amour;
            Soleil, tu ne distingues pas d'entre tes flammes
            Celles du soir, de l'aube ou du midi des jours.

            Tu marches aveuglé par ta propre lumière,
            Dans le torride azur, sous les grands cieux cintrés,
            Ne sachant rien, sinon que ta force est plénière
            Et que ton feu travaille aux mystères sacrés.

            Car aimer, c'est agir et s'exalter sans trève;
            O toi, dont la douceur baigne mon cœur altier,
            A quoi bon soupeser l'or pur de notre rêve?
            Je t'aime tout entière, avec mon être entier.



                                XXVIII

                           L'immobile beauté
                           Des soirs d'été,
                   Sur les gazons où ils s'éploient,
                         Nous offre le symbole
                   Sans geste vain, ni sans parole,
                        Du repos dans la joie.

                    Le matin jeune et ses surprises
                   S'en sont allés, avec les brises;
                 Midi lui-même et les pans de velours
               De ses vents chauds, de ses vents lourds
                 Ne tombe plus sur la plaine torride;
               Et voici l'heure où, lentement, le soir,
           Sais que bouge la branche ou que l'étang se ride,
       S'en vient, du haut des monts, dans le jardin, s'asseoir.

                O la planité d'or à l'infini des eaux,
            Et les arbres et leurs ombres sur les roseaux,
                Et le tranquille et somptueux silence,
                        Dont nous goûtons alors
                                Si fort
                         L'immuable présence,
            Que notre vœu serait d'en vivre ou d'en mourir
                           Et d'en revivre,
                Comme deux cœurs, inlassablement ivres
                  De lumières, qui ne peuvent périr!



                                 XXIX

            Vous m'avez dit, tel soir, des paroles si belles
            Que sans doute les fleurs, qui se penchaient vers nous,
            Soudain nous ont aimés et que l'une d'entre elles,
            Pour nous toucher tous deux, tomba sur nos genoux.

            Vous me parliez des temps prochains où nos années,
            Comme des fruits trop murs, se laisseraient cueillir;
            Comment éclaterait le glas des destinées,
            Et comme on s'aimerait, en se sentant vieillir.

            Votre voix m'enlaçait comme une chère étreinte,
            Et votre cœur brûlait si tranquillement beau
            Qu'en ce moment j'aurais pu voir s'ouvrir sans crainte
            Les tortueux chemins qui vont vers le tombeau.



                                  XXX

            «Heures du matin clair», «Heures d'après-midi»,
            Heures superbement et doucement élues,
            Dont la ronde s'allonge en nos sentiers tiédis
            Et que nos rosiers d'or au passage saluent;
            Voici l'été qui meurt et l'automne qui naît.

            Heures ceintes de fleurs, reviendrez-vous jamais?

            Pourtant, si le destin, qui tient en mains les astres,
            Nous épargne ses maux, ses coups et ses désastres,
            Peut-être, un jour, reviendrez-vous, devant mes yeux,
            Entrelacer vos pas égaux et radieux;

            Et mêlerais-je, à votre ronde ardente et douce
            Tournant, dans l'ombre et le soleil, sur les pelouses,
            --Tel un suprême, immense et souverain espoir--
            Les pas et les adieux de mes «heures du soir».



                          LES HEURES DU SOIR



                                   I

            Des fleurs fines et mousseuses comme l'écume
                Poussaient au bord de nos chemins;
            Le vent tombait et l'air semblait frôler tes mains
                Et tes cheveux avec des plumes.

            L'ombre était bienveillante à nos pas réunis
                En leur marche, sous le feuillage;
            Une chanson d'enfant nous venait d'un village
                Et remplissait tout l'infini.

            Nos étangs s'étalaient dans leur splendeur d'automne
                Sous la garde des longs roseaux,
            Et le beau front des bois reflétait dans les eaux
                Sa haute et flexible couronne.

            Et tous les deux, sachant que nos cœurs formulaient
                Ensemble une même pensée,
            Nous songions que c'était notre vie apaisée
                Que ce beau soir nous dévoilait.

            Une suprême fois, tu vis le ciel en fête
                Se parer et nous dire adieu;
            Et longtemps et longtemps tu lui donnas tes yeux
                Pleins jusqu'aux bords de tendresses muettes.



                                  II

               S'il était vrai
               Qu'une fleur des jardins ou qu'un arbre des prés
               Pût conserver quelque mémoire
               Des amants d'autrefois qui les ont admirés
               Dans leur fraîcheur ou dans leur gloire,
               Notre amour s'en viendrait
               En cette heure du long regret
               Confier à la rose ou dresser dans le chêne
               Sa douceur ou sa force avant la mort prochaine.

               Il survivrait ainsi,
               Vainqueur du funèbre souci,

               Dans la tranquille apothéose
               Que lui feraient les simples choses;
               Il jouirait encor de la pure clarté,
               Qu'incline sur la vie une aurore d'été,
               Et de la douce pluie aux feuilles suspendue.

               Et si, par un beau soir, du fond de l'étendue
               S'en venait quelque couple en se tenant les mains
               Le chêne allongerait jusque sur leur chemin
               Son ombre large et puissante, telle qu'une aile,
               Et la rose leur enverrait son parfum frêle.



                                  III

              La glycine est fanée et morte est l'aubépine;
              Mais voici la saison de la bruyère en fleur
              Et par ce soir si calme et doux, le vent frôleur
              T'apporte les parfums de la pauvre Campine.

              Aime et respire-les, en songeante son sort:
              Sa terre est nue et rêche et le vent y guerroie;
              La mare y fait ses trous, le sable en fait sa proie
              Et le peu qu'on lui laisse, elle le donné encor.

              En automne, jadis, nous avons vécu d'elle,
              De sa plaine et ses bois, de sa pluie et son ciel,
              Jusqu'en décembre où les anges de la Noël
              Traversaient sa légende avec leurs grands coups d'aile.

              Ton cœur s'y fit plus sûr, plus simple et plus humain;
              Nous y avons aimé les gens des vieux villages,
              Et les femmes qui nous parlaient de leur grand âge
              Et de rouets déchus qu'avaient usés leurs mains.

              Notre calme maison dans la lande brumeuse
              Était claire aux regards et facile à l'accueil,
              Son toit nous était cher et sa porte et son seuil
              Et son âtre noirci parla tourbe fumeuse.

              Quand la nuit étalait sa totale splendeur
              Sur l'innombrable et pâle et vaste somnolence,
              Nous y avons reçu des leçons du silence
              Dont notre âme jamais n'a oublié l'ardeur.

              A nous sentir plus seuls dans la plaine profonde
              Les aubes et les soirs pénétraient plus en nous;
              Nos yeux étaient plus francs, nos cœurs étaient plus doux
              Et remplis jusqu'aux bords de la ferveur du monde.

              Nous trouvions le bonheur en ne l'exigeant pas,
              La tristesse des jours même nous était bonne
              Et le peu de soleil de cette fin d'automne
              Nous charmait d'autant plus qu'il semblait faible et las.

              La glycine est fanée, et morte est l'aubépine;
              Mais voici la saison de la bruyère en fleur.
              Ressouviens-toi, ce soir, et laisse au vent frôleur
              T'apporter les parfums de la pauvre Campine.



                                  IV

              Mets ta chaise près de la mienne
              Et tends les mains vers le foyer
              Pour que je voie entre tes doigts
              La flamme ancienne
              Flamboyer;
              Et regarde le feu
              Tranquillement, avec tes yeux
              Qui n'ont peur d'aucune lumière,
              Pour qu'ils me soient encore plus francs
              Quand un rayon rapide et fulgurant
              Jusques au fond de toi les frappe et les éclaire,

              Oh! que notre heure est belle et jeune encore
              Quand l'horloge résonne avec son timbre d'or
              Et que, me rapprochant, je te frôle et te touche
              Et qu'une lente et douce fièvre,
              Que nul de nous ne désire apaiser,
              Conduit le sûr et merveilleux baiser
              Des mains jusques au front, et du front jusqu'aux lèvres.

              Comme je t'aime alors, ma claire bien-aimée,
              Dans ta chair accueillante et doucement pâmée
              Qui m'entoure à son tour et me fond dans sa joie!
              Tout me devient plus cher, et ta bouche et tes bras
              Et tes seins bienveillants, où mon pauvre front las,
              Après l'instant de plaisir fou que tu m'octroies,
              Tranquillement, près de ton cœur, reposera.

              Car je t'aime encor mieux après l'heure charnelle
              Quand ta bonté encor plus sûre et maternelle
              Fait succéder le repos tendre à l'âpre ardeur
              Et qu'après le désir criant sa violence
              J'entends se rapprocher le régulier bonheur
              Avec des pas si doux qu'ils ne sont que silence.



                                   V

              Sois-nous propice et consolante encor, lumière,
              Pâle clarté d'hiver qui baignera nos fronts,
              Quand, tous les deux, l'après-midi, nous nous rendrons
              Respirer au jardin une tiédeur dernière.

              Nous t'aimâmes, jadis, avec un tel orgueil,
              Avec un tel amour bondissant de notre âme
              Qu'une suprême et douce et bienveillante flamme
              Nous est due à cette heure où nous attend le deuil.

              Tu es celle que nul homme jamais n'oublie
              Du jour que tu frappas ses bras victorieux
              Et que le soir venu tu dormis en ses yeux
              Avec ta splendeur morte et ta force abolie.

              Et tu nous fus toujours la visible ferveur
              Qui partout répandue et partout rayonnante
              En des fièvres d'ardeur profonde et lancinante
              Semblait vers l'infini partir de notre cœur.



                                  VI

              Hélas! les temps sont loin des phlox incarnadins
              Et des roses d'orgueil illuminant ses portes,
              Mais, si fané soit-il et si flétri--qu'importe!--
              Je l'aime encor de tout mon cœur, notre jardin.

              Sa détresse parfois m'est plus chère et plus douce
              Que ne m'était sa joie aux jours brûlants d'été;
              Oh! le dernier parfum lentement éventé
              Par sa dernière fleur sur ses dernières mousses!

              Je me suis égaré, ce soir, en ses détours
              Pour toucher de mes doigts fervents toutes ses plantes;
              Et tombant à genoux, parmi l'herbe tremblante
              J'ai longuement baisé son sol humide et lourd.

              Et maintenant qu'il meure et maintenant que viennent
              Et s'étendent partout et la brume et la nuit;
              Mon être est comme entré dans sa ruine à lui
              Et j'apprendrai ma mort en comprenant la sienne.



                                  VII

              Le soir tombe, la lune est d'or.

              Avant la fin de la journée
              Va-t'en gaîment jusqu'au jardin
              Cueillir avec tes douces mains
              Les quelques fleurs qui n'y sont point encor
              Tristement, vers la terre, inclinées.

              Que leur feuillage soit déjà blême, qu'importe
              Je les admire et tu les aimes,
              Et leurs corolles sont quand même
              Belles, sur les tiges qui les portent.

              Et lu t'en es allée au loin parmi les buis
              Au long d'un chemin monotone

              Et le bouquet que tu cueillis,
              Tremble en ta main et tout à coup frissonne;
              Et voici que tes doigts songeurs,
              Pieusement, rassemblent les lueurs
              De ces roses d'automne
              Et les tressent avec des pleurs
              En une pâle et claire et flexible couronne.

              La dernière lumière a éclairé tes yeux
              Et ton long pas s'est fait triste et silencieux.

              Et lentement, à la vesprée,
              Les mains vides, tu es rentrée,
              Abandonnant non loin de notre porte
              Dans un tertre humide et bas
              Le cercle blanc qu'avaient formé tes doigts.

              Et j'ai compris alors que dans le jardin las
              Où vont passer les vents ainsi que des cohortes
              Tu as voulu fleurir une dernière fois
              Notre jeunesse qui repose là,
              Morte.



                                 VIII

              Lorsque ta main confie, un soir des mois torpides,
              Au cellier odorant les fruits de ton verger,
              Il me semble te voir avec calme ranger
              Nos anciens souvenirs parfumés et sapides.

              Et le goût m'en revient tel qu'il passa jadis
              Dans l'or et le soleil et le vent--sur mes lèvres;
              Et je revis alors mille instants abolis
              Et leur joie et leur rire et leurs cris et leurs fièvres.

              Le passé ressuscite avec un tel désir
              D'être encor le présent et sa vie et sa force,
              Que les feux mal éteints brûlent soudain mon torse,
              Et que mon cœur exulte au point d'en défaillir.

              O beaux fruits lumineux en ces ombres d'automne,
              Joyaux tombés du collier lourd des étés roux,
              Splendeurs illuminant nos heures monotones
              Quel ample et rouge éveil vous suscitez en nous.



                                  IX

            Et maintenant que sont tombés les hauts feuillages
            Qui tenaient le jardin sous leur ombre abrité,
            On voit, à travers le branchage à nu, monter
            Là-bas, vers l'horizon, les toits des vieux villages.

            Tant que l'été darda sa joie, aucun de nous
            Ne les a vus groupés non loin de notre porte
            Mais aujourd'hui que fleurs et que feuilles sont mortes
            Nous y songeons souvent avec des pensers doux.

            D'autres gens vivent là, entre des murs de pierre,
            Derrière un seuil usé que protège un auvent,
            N'ayant pour seuls amis que la pluie et le vent
            Et la lampe dont luit l'amicale lumière.

            Dans l'ombre, au soir tombant, quand s'éveille le feu
            Et que se tait l'horloge où le temps se balance,
            Autant que nous, sans doute, ils aiment le silence
            Pour se sentir penser au travers de leurs jeux.

            Rien ne trouble ni pour eux ni pour nous ces heures
            De profonde et tranquille et tendre intimité
            Où l'on bénit l'instant qui fut d'avoir été
            Et dont celle qui vient est toujours la meilleure.

            Dites, comme eux aussi serrent l'ancien bonheur
            Fait de peine et de joie entre leurs mains qui tremblent;
            Ils connaissent leurs corps qui ont vieilli ensemble
            Et leurs regards usés par les mêmes douleurs.

            Les roses de leur vie, ils les aiment fanées
            Avec leur gloire morte et leur dernier parfum
            Et le lourd souvenir de leur éclat défunt
            Se frippant feuille à feuille, au jardin des années.

            Contre le noir hiver ainsi que des reclus
            Ils se tiennent blottis dans leur ferveur humaine
            Et rien ne les abat et rien ne les amène
            A se plaindre des jours qu'ils ne possèdent plus.

            Oh! les tranquilles gens au fond des vieux villages!
            Dites, les sentons-nous voisins de notre cœur!
            Et combien, dans leurs yeux, retrouvons-nous nos pleurs
            Et notre force et notre ardeur dans leur courage!

            Ils sont là, sous leur toit, assis autour des feux
            Ou s'attardant parfois au bord de leur fenêtre,
            Et, par ce soir de vent ample et flottant, peut-être
            Ont-ils pensé de nous ce que nous pensons d'eux.



                                   X

            Quand le ciel étoile couvre notre demeure
              Nous nous taisons durant des heures
              Devant son feu intense et doux
            Pour nous sentir, plus fervemment, émus de nous.

            Les grands astres d'argent tracent là-haut leur roule;
              Sous les flammes et les lueurs
              La nuit étend ses profondeurs
            Et le calme est si grand que l'océan l'écoute!

            Mais qu'importe que se taise même la mer,
              Si dans l'espace immense et clair
              Plein d'invisible violence
            Nos cœurs battent si fort qu'ils font tout le silence!



                                  XI

            Avec le même amour que tu me fus jadis
            Un jardin de splendeur dont les mouvants taillis
            Ombraient les longs gazons et les roses dociles,
            Tu m'es en ces temps noirs un calme et sûr asile.

            Tout s'y concentre, et ta ferveur et ta clarté
            Et tes gestes groupant les fleurs de ta bonté,
            Mais tout y est serré dans une paix profonde
            Contre les vents aigus trouant l'hiver du monde.

            Mon bonheur s'y réchauffe en tes bras repliés;
            Tes jolis mots naïfs, joyeux et familiers,
            Chantent toujours, aussi charmants à mon oreille
            Qu'aux temps des lilas blancs et des rouges groseilles

            Ta bonne humeur allègre et claire, oh! je la sens
            Triompher jour à jour de la douleur des ans;
            Et-tu souris toi-même aux fils d'argent qui glissent
            Leur onduleux réseau parmi les cheveux lisses.

            Quand ta tête s'incline à mon baiser profond,
            Que m'importe que des rides marquent ton front
            Et que tes mains se sillonnent de veines dures
            Alors que je les tiens entre mes deux mains sûres!

            Tu ne te plains jamais et tu crois fermement
            Que rien de vrai ne meurt quand on s'aime dûment,
            Et que le feu vivant dont se nourrit noire âme
            Consume jusqu'au deuil pour en grandir sa flamme.



                                  XII

            Les fleurs du clair accueil au long de la muraille
            Ne nous attendent plus quand nous rentrons chez nous,
            Et nos étangs soyeux dont l'eau plane s'éraille
            Ne se prolongent plus sous les cieux purs et doux.

            Tous les oiseaux ont fui nos plaines monotones
            Et les pâles brouillards flottent sur les marais.
            O ces deux cris: automne, hiver! hiver, automne!
            Entends-tu le bois mort qui choit dans la forêt?

            Notre jardin n'est plus l'époux de la lumière
            D'où l'on voyait les phlox vers leur gloire surgir;
            Nos violents glaïeuls sont mêlés à la terre
            Et longuement s'y sont couchés pour y mourir.

            Tout est sans force et sans beauté; tout est sans flamme
            Et passe et fuit et penche et croule sans soutien;
            Oh! donne-moi tes yeux qu'illumine ton âme
            Pour y chercher quand même un coin du ciel ancien.

            C'est en eux seuls qu'existe encor notre lumière,
            Celle qui recouvrait tout le jardin jadis
            A l'heure où s'exaltait l'orgueil blanc de nos lys
            Et l'ascendante ardeur de nos roses trémières.



                                 XIII

            Lorsque s'épand sur notre seuil la neige fine
                Au grain diamanté,
            J'entends tes pas venir rôder et s'arrêter
                Dans la chambre voisine.

            Tu retires le clair et fragile miroir
                Du bord de la fenêtre,
            Et ton trousseau de clefs balle an long du tiroir
                De l'armoire de hêtre.

            J'écoute et te voici qui tisonnes le feu
                Et réveilles les braises;
            Et qui ranges autour des murs silencieux
                Le silence des chaises.

            Tu enlèves de la corbeille aux pieds étroits
                La fugace poussière,
            Et ta bague se heurte et résonne aux parois
                Frémissantes d'un verre.

            Et je me sens heureux plus que jamais, ce soir,
                De ta présence tendre,
            Et de la sentir proche et de ne pas la voir,
                Et de toujours l'entendre.



                                  XIV

            Si le sort nous sauva des banales erreurs
            Et du mensonge vil et de la triste feinte,
            C'est que toujours nous révolta toute contrainte
            Dont le joug eût ployé notre double ferveur.

            Tu marchas libre et franche et claire sur ta route,
            Mêlant aux fleurs d'amour tes fleurs de volonté,
            Et redressant vers toi doucement sa fierté
            Quand mon front s'inclinait vers la crainte ou le doute.

            Et toujours tu fus bonne et de geste ingénu,
            Sachant qu'elle était tienne à tout jamais mon âme;
            Car si j'aimai--le sais-je encor?--quelque autre femme
            C'est toujours vers ton cœur que je suis revenu.

            Tes jeux étaient si purs alors parmi leurs larmes
            Que mon être se réveillait sincère et vrai,
            Et je te répétais les mots doux et sacrés,
            Et la tristesse et le pardon étaient tes armes.

            Et j'endormais le soir mon front sur tes seins clairs,
            Heureux d'être rentré des lointains faux et blêmes
            Dans le doux renouveau qui régnait en nous-mêmes,
            Et je restais captif entre tes bras ouverts.



                                  XV

            Non, mon âme jamais de toi ne s'est lassée!

            Au temps de juin, jadis, tu me disais:
            «Si je savais, ami, si je savais
            Que ma présence, un jour, dût te peser.
            Avec mon pauvre cœur et ma triste pensée
            Vers n'importe où, je partirais. »
            Et doucement ton front montait vers mon baiser.

            Et tu disais encore:
            «On se déprend de tout et la vie est si pleine!
            Et qu'importe qu'elle soit d'or
            La chaîne
            Qui lie au même anneau d'un port
            Nos deux barques humaines!»
            Et doucement tes pleurs me laissaient voir ta peine.

            Et tu disais,
            Et tu disais encore:
            «Quittons-nous, quittons-nous, avant les jours mauvais.
            Notre existence fut trop haute
            Pour se traîner banalement de faute en faute.»
            Et tu fuyais et tu fuyais
            Et mes deux mains éperdûment te retenaient.

            Non, mon âme jamais de toi ne s'est lassée.



                                  XVI

            Que nous sommes encore heureux et fiers de vivre
            Quand le moindre rayon entr'aperçu là-haut
            Illumine un instant les pauvres fleurs de givre
            Que le gel dur et fin grava sur nos carreaux.

            L'élan bondit en nous et l'espoir nous emporte,
            Et notre vieux jardin nous apparaît encor
            Malgré ses longs chemins jonchés de branches mortes
            Vivant et pur et clair et plein de lueurs d'or.

            Je ne sais quoi de lumineux et d'intrépide
            Se glisse en notre sang et nous réincarnons
            L'immense et plein été dans les baisers rapides
            Qu'avec ardeur, à corps perdu, nous nous donnons.



                                 XVII

            Subirons-nous, hélas! le poids mort des années
            Jusqu'à n'être plus rien que deux tranquilles gens
            Qui se donnent d'inoffensifs baisers d'enfants
            Le soir, quand le feu flambe aux creux des cheminées?

            Nos meubles chers nous verront-ils à pas très lents
            Nous traîner du foyer jusqu'au bahut de hê
            Nous appuyer au mur pour gagner la fenêtre
            Et sur des sièges lourds tasser nos corps branlants?

            Si telle un jour doit s'affirmer notre ruine,
            Et la torpeur dans nos cerveaux et dans nos bras,
            Malgré le sort méchant nous ne nous plaindrons pas
            Et retiendrons nos pleurs captifs en nos poitrines.

            Car nous conserverons quand même encor nos yeux
            Pour regarder le jour dont la nuit est suivie,
            Et l'aube et le soleil illuminer la vie
            Et faire de la terre un objet merveilleux.



                                 XVIII

            Les menus faits, les mille riens,
            Une lettre, une date, un humble anniversaire,
            Un mot que l'on redit comme aux jours de naguère
            Exalte en ces longs soirs ton cœur comme le mien.

            Et nous solennisons pour nous ces simples choses
            Et nous comptons et recomptons nos vieux trésors,
            Pour que le peu de nous qui nous demeure encore
            Reste ferme et vaillant devant l'heure morose.

            Et plus qu'il ne convient, nous nous montrons jaloux
            De ces pauvres, douces et bienveillantes joies
            Qui s'asseyent sur le banc près du feu qui flamboie
            Avec les fleurs d'hiver sur leurs maigres genoux,

            Et prennent dans la huche, où leur bonté le cèle,
            Le pain clair du bonheur qui nous fut partagé,
            Et dont, chez nous, l'amour a si longtemps mangé
            Qu'il en aime jusqu'aux parcelles.



                                  XIX

              Viens jusqu'à notre seuil répandre
              Ta blanche cendre
              O neige pacifique et lentement tombée:
              Le tilleul du jardin tient ses branches courbées
              Et plus ne fuse au ciel la légère calandre.

              O neige,
              Qui réchauffes et qui protèges
              Le blé qui lève à peine

              Avec la mousse, avec la laine
              Que tu répands de plaine en plaine!
              Neige silencieuse et doucement amie
              Des maisons, au matin dans le calme endormies,
              Recouvre notre toit et frôle nos fenêtres
              Et soudain par le seuil et la porte pénètre
              Avec tes flocons purs et tes dansantes flammes,
              O neige lumineuse au travers de notre âme,
              Neige, qui réchauffes encor nos derniers rêves
              Comme du blé qui lève!



                                  XX

            Quand notre jardin clair dardait toutes ses fleurs,
            C'était en des instants de fièvre
            Que le regret d'avoir diminué nos cœurs
            Nous jaillissait des lèvres,
            Et le pardon offert, mais mérité toujours
            Et l'étalage exagéré de nos misères
            Et tant de pleurs, mouillant nos tristes yeux sincères,
            Exaltaient notre amour.

            Mais, en ces mois de lourde pluie
            Où tout se tasse et se réduit,
            Où la clarté même s'ennuie
            A refouler de l'ombre et de la nuit,
            Notre âme n'est plus assez vibrante et haute
            Pour confesser, avec transports, nos fautes.

            Nous les disons à lente voix
            Certes, avec tendresse encore,
            Mais c'est au soir tombant et non plus à l'aurore,
            Parfois même, nous les comptons sur nos dix doigts
            Comme des choses qu'on dénombre
            Et qu'on range dans la maison,
            Et pour diminuer leur folie ou leur nombre,
            Nous raisonnons.



                                  XXI

            Avec mes vieilles mains de ton front rapprochées
            J'écarte tes cheveux et je baise, ce soir,
            Pendant ton bref sommeil au bord de l'âtre noir
            La ferveur de tes yeux, sous tes longs cils cachée.

            Oh! la bonne tendresse en cette fin de jour!
            Mes yeux suivent les ans dont l'existence est faite
            Et tout à coup ta vie y paraît si parfaite
            Qu'un émouvant respect attendrit mon amour.

            Et comme au temps où tu m'étais la fiancée
            L'ardeur me vient encor de tomber à genoux
            Et de toucher la place où bat ton cœur si doux
            Avec des doigts aussi chastes que mes pensées.



                                 XXII

            Si nos cœurs ont brûlé en des jours exaltants
                D'une amour claire autant que haute,
            L'âge aujourd'hui nous fait lâches et indulgents
                Et paisibles devant nos fautes.

            Tu ne nous grandis plus, ô jeune volonté,
                Par ton ardeur non asservie,
            Et c'est de calme doux et de pâle bonté
                Que se colore notre vie.

            Nous sommes au couchant de ton soleil, amour,
                Et nous masquons notre faiblesse
            Avec les mots banals et les pauvres discours
                D'une vaine et lente sagesse.

            Oh! que nous serait triste et honteux l'avenir,
                Si dans notre hiver et nos brumes
            N'éclatait point, tel un flambeau, le souvenir
                Des âmes fières que nous fûmes.



                                 XXIII

            En ce rugueux hiver où le soleil flottant
            S'échoue à l'horizon comme une lourde épave,
            J'aime à dire ton nom au timbre lent et grave
            Quand l'horloge résonne aux coups profonds du temps.

            Et plus je le redis, plus ma voix est ravie
            Si bien que de ma lèvre, il descend dans mon cœur,
            Et qu'il réveille en moi un plus ardent bonheur
            Que les mots les plus doux que j'ai dits dans la vie.

            Et devant l'aube neuve ou le soir qui s'endort
            Je le répète avec ma voix toujours la même
            Mais, dites, avec quelle ardeur forte et suprême
            Je le prononcerai à l'heure de la mort!



                                 XXIV

            Peut-être,
            Lorsque mon dernier jour viendra,
            Peut-être
            Qu'à ma fenêtre,
            Ne fût-ce qu'un instant,
            Un soleil frêle et tremblotant
            Se penchera.

            Mes mains alors, mes pauvres mains décolorées
            Seront quand même encor par sa gloire dorées;
            Il glissera son baiser lent, clair et profond
            Une dernière fois, sur ma bouche et mon front,
            Et les fleurs de mes yeux, pâles, mais encore fières
            Avant de se fermer lui rendront sa lumière.

            Soleil, ai-je adoré ta force et ta clarté!
            Mon art torride et doux, de son geste suprême,
            T'a retenu captif au cœur de mes poèmes;
            Comme un champ de blé mûr qui houle au vent d'été,
            Telle page t'anime et t'exalte en mes livres,
            O toi, soleil qui fais éclore et qui délivres,
            O toi, l'immense ami dont l'orgueil a besoin,
            Fais qu'à cette heure grave, impérieuse et neuve
            Où mon vieux cœur humain sera lourd sous l'épreuve,
            Tu sois encor son visiteur et son témoin.



                                  XXV

            Oh! tes si douces mains et leur lente caresse
            Se nouant à mon cou et glissant sur mon torse
            Quand je te dis, au soir tombant, combien ma force
            S'alourdit, jour à jour, du plomb de ma faiblesse!

            Tu ne veux pas que je devienne ombre et ruine
            Comme ceux qui s'en vont du côté des ténèbres,
            Fût-ce avec un laurier entre leurs mains funèbres
            Et la gloire endormie en leurs creuse poitrine.

            Oh! que la loi du temps m'est par toi adoucie,
            Et que m'est généreux et consolant ton songe.
            Pour la première fois tu berces d'un mensonge
            Mon cœur qui t'en excuse et qui t'en remercie;

            Mais qui sait bien pourtant que toute ardeur est vaine
            Contre tout ce qui est et tout ce qui doit être,
            Et qu'un profond bonheur se rencontre peut-être
            A finir en tes yeux ma belle vie humaine.



                                 XXVI

             Lorsque tu fermeras mes yeux à la lumière,
             Baise-les longuement, car ils t'auront donné
             Tout ce qui peut tenir d'amour passionné
             Dans le dernier regard de leur ferveur dernière.

             Sous l'immobile éclat du funèbre flambeau,
             Penche vers leur adieu ton triste et beau visage
             Pour que s'imprime et dure en eux la seule image
             Qu'ils garderont dans le tombeau.

             Et que je sente, avant que le cercueil se cloue,
             Sur le lit pur et blanc se rejoindre nos mains
             Et que près de mon front sur les pâles coussins,
             Une suprême fois se repose ta joue.

             Et qu'après je m'en aille au loin avec mon cœur,
             Qui te conservera une flamme si forte
             Que même à travers la terre compacte et morte
             Les autres morts en sentiront l'ardeur!



TABLE


_LES HEURES CLAIRES

O LA SPLENDEUR DE NOTRE JOIE
QUOIQUE NOUS LE VOYIONS FLEURIR DEVANT NOS YEUX
CE CHAPITEAU BARBARE OU DES MONSTRES SE TORDENT
LE CIEL EN NUIT S'EST DÉPLIÉ
CHAQUE HEURE OU JE SONGE A TA BONTÉ
TU ARBORES PARFOIS CETTE GRACE BÉNIGNE
OH! LAISSE FRAPPER A LA PORTE
COMME AUX AGES NAIFS JE T'AI DONNÉ MON CŒUR
LE PRINTEMPS JEUNE ET BÉNÉVOLE
VIENS LENTEMENT T'ASSEOIR
COMBIEN ELLE EST FACILEMENT RAVIE
AU TEMPS OU LONGUEMENT J'AVAIS SOUFFERT
ET QU'IMPORTENT ET LES POURQUOIS ET LES RAISONS
A CES REINES QUI LENTEMENT DESCENDENT
JE DÉDIE A TES PLEURS, A TON SOURIRE
JE NOIE EN TES DEUX YEUX MON AME TOUT ENTIÈRE
POUR NOUS AIMER DES YEUX
AU CLOS DE NOTRE AMOUR. L'ÉTÉ SE CONTINUE
QUE TES YEUX CLAIRS, TES YEUX D'ÉTÉ
DIS-MOI MA SIMPLE ET MA TRANQUILLE AMI
EN CES HEURES OU NOUS SOMMES PERDUS
OH! CE BONHEUR
VIVONS DANS NOTRE AMOUR ET NOTRE ARDEUR
SITOT QUE NOS BOUCHES SE TOUCHENT
POUR QUE BIEN DE NOUS DEUX N'ÉCHAPPE A NOTRE ÉTREINTE
BIEN QUE DÉJÀ CE SOIR
LE DON DU CORPS, LORSQUE L'AME EST DONNÉE
FUT IL EN NOUS UNE SEULE TENDRESSE
LE BEAU JARDIN FLEURI DE FLAMMES
S'IL ARRIVE JAMAIS


_LES HEURES D'APRÈS MIDI_

L'AGE EST VENU, PAS A PAS, JOUR A JOUR
ROSES DE JUIN, VOUS LES PLUS BELLES
SI D'AUTRES FLEURS DÉCORENT LA MAISON
L'OMBRE EST LUSTRALE ET L'AURORE IRISÉE
JE T'APPORTE CE SOIR COMME OFFRANDE MA JOIE
ASSEYONS-NOUS TOUS DEUX PRÈS DU CHEMIN
TRÈS DOUCEMENT, PLUS DOUCEMENT ENCORE
DANS LA MAISON OU NOTRE AMOUR A VOULU NAITRE
LE BON TRAVAIL, FENÊTRE OUVERTE
TOUTE CROYANCE HABITE AU FOND DE NOTRE AMOUR
L'AUBE, L'OMBRE, LE SOIR, L'ESPACE ET LES ÉTOILES
C'EST LA BONNE HEURE OU LA LAMPE S'ALLUME
LES BAISERS MORTS DES DÉFUNTES ANNÉES
VOICI QUINZE ANS DÉJÀ QUE NOUS PENSONS D'ACCORD
J'AI CRU A TOUT JAMAIS NOTRE JOIE ENGOURDIE
TOUT CE QUI VIT AUTOUR DE NOUS
AVEC MES SENS, AVEC MON CŒUR ET MON CERVEAU
LES JOURS DE FRAICHE ET TRANQUILLE SANTÉ
JE SUIS SORTI DES BOSQUETS DU SOMMEIL
HÉLAS! LORSQUE LE PLOMB DES MALADIES
LE CLAIR JARDIN, C'EST LA SANTÉ
C'ÉTAIT EN JUIN, DANS LE JARDIN
ET TE DONNER NE SUFFIT PLUS, TU TE PRODIGUES
O LE CALME JARDIN OU RIEN NE BOUGE
COMME A D'AUTRES L'HEURE ET L'HUMEUR
LES BARQUES D'OR DU BEL ÉTÉ
ARDEUR DES SENS, ARDEUR DES CŒURS, ARDEUR DES AMES
L'IMMOBILE BEAUTÉ
VOUS M'AVEZ DIT TEL SOIR DES PAROLES SI BELLES
«HEURES DU MATIN CLAIR», «HEURES D'APRÈS-MIDI»


_LES HEURES DU SOIR_

DES FLEURS FINES ET MOUSSEUSES
S'IL ÉTAIT VRAI
LA GLYCINE EST FANÉE ET MORTE EST L'AUBÉPINE
METS TA CHAISE PRÈS DE LA MIENNE
SOIS-MOI PROPICE ET CONSOLANTE
HÉLAS! LES TEMPS SONT LOIN
LE SOIR TOMBE, LA LUNE EST D'OR
LORSQUE TA MAIN CONFIE
ET MAINTENANT QUE SONT TOMBÉS
QUAND LE CIEL ÉTOILE COUVRE NOTRE DEMEURE
AVEC LE MÊME AMOUR QUE TU ME FUS JADIS
LES FLEURS DU CLAIR ACCUEIL
LORSQUE S'ÉPAND SUR NOTRE SEUIL
SI LE SORT NOUS SAUVA DES BANALES ERREURS
NON, MON AME JAMAIS DE TOI NE S'EST LASSÉE
QUE NOUS SOMMES ENCORE HEUREUX
SUBIRONS-NOUS, HÉLAS! LE POIDS MORT DES ANNÉES
LES MENUS FAITS, LES MILLE RIENS
VIENS JUSQU'A NOTRE SEUIL RÉPANDRE.
QUAND NOTRE JARDIN CLAIR
AVEC MES VIEILLES MAINS
SI NOS CŒURS ONT BRÛLÉ EN DES JOURS EXALTANTS
ET CE RUGUEUX HIVER OU LE SOLEIL FLOTTANT
PEUT-ÊTRE
OH! TES SI DOUCES MAINS
LORSQUE TU FERMERAS MES YEUX A LA LUMIÈRE





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