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Title: L'Illustration, No. 2503, 14 février 1891
Author: Various
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 2503, 14 février 1891" ***


L'ILLUSTRATION
Prix du Numéro: 75 centimes.

SAMEDI 14 FÉVRIER 1891
49e Année--N° 2503.

[Illustration.
LE MARQUIS DI RUDINI
PRÉSIDENT DU NOUVEAU CONSEIL DES MINISTRES, EN ITALIE.
Photographie Le Lieure.]



[Illustration: COURRIER DE PARIS.]

ON nous avait promis le _Boeuf gras_ pour cette année, le classique et
comique Boeuf gras de notre enfance, l'héritier du boeuf Apis promené
triomphalement à travers les rues entre quatre mousquetaires de carnaval
et cinq ou six bouchers costumés en Hercules--nous n'avons pas eu le
Boeuf gras. Pourquoi?

Peut-être tout simplement parce qu'il avait été décidé qu'on
l'appellerait _Thermidor_. Il paraît que tout ce qui rappelle les plus
mauvais jours de notre histoire littéraire doit être prudemment
proscrit. Pas de _Thermidor_ au théâtre, pas de boeuf _Thermidor_ dans
la rue.

Je plains le ruminant, qui y perd un jour de triomphe sans y avoir gagné
un jour de répit, car il est assommé maintenant, dépecé, débité, avalé
et même digéré. L'autre jour, à la porte d'un grand boucher des environs
de l'Opéra, je voyais, arrêté et tenu par un licol, un gros et gras
animal, un boeuf de couleur café au lait que les passants admiraient,
attaché ainsi sous un écriteau portant ces mots: «Concours d'animaux.
Lauréat. 3e prix. Acheté par...» Et le nom du boucher.

Il était là, ce triomphateur destiné à l'abattoir, flairant de son
mufle étonné la paille jaune qu'on lui donnait pour litière, en pleine
rue, et le pauvre animal semblait chercher dans cette paille sèche un
peu de l'herbe verte et fraîche de ses prairies. Il ne comprenait pas
pourquoi on l'avait promené de son étable à l'exposition, de
l'exposition à cette boucherie, et pourtant je ne sais quelle
instinctive et vague inquiétude passait dans ses bons gros yeux las. Et
je songeais à l'admirable page qu'écrivait naguère Pierre Loti, _Viande
de Boucherie_, en parlant des boeufs que l'on abat, pour nourrir les
marins, au fond du navire.

Peut-être pensent-ils, ces êtres. La brute a aussi ses mélancolies, et
le Boeuf gras promené parmi les multitudes, avec ses cornes dorées et
son caparaçon de velours, a peut-être, dans les fanfares et les cornets
à bouquin, le sentiment de ce qui l'attend au bout de la route: le coup
de maillet du sacrificateur. Oh! le plaisant divertissement! Un boeuf
qu'on promène et qu'on va tuer!

La vie, après tout, est si monotone qu'on peut bien lui demander de
petites distractions pittoresques, fût-ce la promenade d'un boeuf le
long de nos boulevards. Ah! le malheureux carnaval! Il est passe et il
n'a pas existé! Il se réveillera à moitié dans peu de jours pour la
mi-carême et ce sera tout. Ce mot de Carnaval n'en a pas moins un tel
attrait, une telle sonorité de grelots et de gaîté, que les Romains
l'ont exploité jusque chez nous et que de gigantesques affiches avec une
pittoresque image de Marchetti attiraient les yeux rue Vivienne et
faisaient scintiller ces mots: _Carnaval de Rome!_

Et quelle envie de partir, de jeter et de recevoir des _mocoli_ le long
du Corso et de revoir l'Italie qui n'est plus ou ne semble plus l'Italie
de M. Crispi, mais qui est celle de M. di Rudini! Il faudrait ne pas
avoir lu Monte-Cristo pour n'avoir pas la tentation folle d'assister au
carnaval de Rome. Hélas! cette tentation, j'y ai résisté malgré moi et
malgré la belle affiche-image de la rue Vivienne. Je suis resté à Paris
et j'ai vu défiler les quatorze ou quinze gavroches qui constituent la
mascarade annuelle de la population parisienne.

Gavroches éternels qui auraient sifflé _Lohengrin_ si on l'avait joué à
l'Eden et qui, fort heureusement, ne se trouvaient pas à Rouen samedi
lorsque le Théâtre des Arts a monté l'oeuvre de Wagner. Et n'est-ce pas
admirable et abominable à la fois que je doive prendre le train du Havre
si je veux écouter _Lohengrin_ et qu'il ne me soit pas permis, de par la
volonté des fameux marmitons révoltés, qu'il me soit interdit de voir
cet opéra rue Boudreau ou ailleurs? Mais pourquoi joue-t-on Meyerbeer à
l'Opéra? Il est, et il était foncièrement allemand. Moralité: La bêtise
est décidément très bête et il n'y a rien à faire avec elle.

Donc, Wagner à Paris insulte le patriotisme et il ne l'insulte pas à
Rouen. Bien plus, à Paris même il ne l'insulte pas dans une salle de
concert et il l'insulterait dans un théâtre. C'est un imbroglio des plus
singuliers. On s'y perd.

Du reste, Paris est très bien sans _Lohengrin_. Il danse, Paris. Il
dîne, Paris. Le bal de l'Hôtel-de-Ville a été brillant, l'autre soir, et
Mac-Nab, feu Mac-Nab n'aurait pas eu à railler les invités. Et puis,
nous avons des amazones du Dahomey au jardin d'Acclimatation.

Ces fameuses amazones qui se ruaient sur nos tirailleurs, là-bas, et qui
dansaient autour des prisonniers, à Wydah, nous allons les voir de près
et leur donner de petits sous, pacifiquement. Au lieu de la danse de
Mort, les amazones danseront la danse du Ventre et l'exhibition de toute
cette chair noire va nous sembler comme un _post-scriptum_ de
l'Exposition.

Il paraît que ces amazones font l'exercice du fusil comme de vieux
grognards. Présentez _harmes! Harmes_ bras! En outre, elles sont
escortées de _féticheurs_ dont les tours d'adresse ressemblent fort à
ceux des Aïssaouas qui faisaient trembler les âmes sensibles et
fouettaient les nerfs des Parisiennes en sortant leurs yeux de leurs
orbites et en avalant des serpents.

--Avaler des couleuvres, ce n'est pas bien malin, disait A. B. il n'y a
pas besoin d'être Aïssaoua; il suffit d'être un homme public pour ça!

Les féticheurs du Dahomey n'avalent peut-être pas des couleuvres, mais
ils s'enfoncent des pointes d'ivoire dans les narines, et ils se
tailladent les bras avec des rasoirs. Le sang coule, et ils ne souffrent
pas. Tour de passe-passe, insensibilisation morbide, peu importe; le
fait est là.

--Ce sont des fils du Dahomey fin de siècle, s'écriait un reporter en
les voyant.

Fin de siècle! On abuse du mot, vraiment. On le retrouve partout.

Le chanteur en habit rouge, Kam-Hill, qui s'appellerait Camille s'il
n'était pas fin de siècle, est le chansonnettier «fin de siècle» comme
Yvette Guibert en est la chanteuse. Celle-ci se lève décidément sur
Paris comme une étoile grandissante. On court l'entendre chez Bodinier,
commentée par M. Hugues Le Roux, comme s'il s'agissait de M. Bellaigue
lui-même, le favori du public _select_ des Conférences d'Application.
Chéret popularise l'image d'Yvette, et tapisse Paris d'une affiche où,
blonde, mince, blanche, avec de longs gants noirs sur ses bras de
marbre, Mlle Guilbert apparaît, à la fois attirante et inquiétante, dans
une apothéose polychrome.

C'est son flegme, sa grâce étrange, un peu morbide, qui fait le succès
d'Yvette Guilbert chantant les chansons de Xanrof, les _Quatre
étudiants_, ou encore le _Sergent de Sarah Bernhardt_, faubourg
Saint-Denis, chez Bodinier ou au Nouveau-Cirque. Car elle est ubiquiste,
la chanteuse fin de siècle.

Elle a son public, elle aura bientôt ses poètes. Connaissez-vous
Aristide Bruant, le chansonnier du Mirliton, un de ces cabarets
littéraires qui imitent le _Chat Noir?_ Ce Bruant s'est fait le chantre
populaire des petits, des pauvres, des souffrants, des pelés et des
galeux de la vie parisienne. Talent âpre, dur, terrible, d'une ironie à
la Vallès. Il décrit les mélancolies tachées de sang des rôdeurs, les
sommeils haineux des meurt-de-faim. Telle de ses chansons, intitulée
_Heureux_, est poignante comme la déposition d'un vagabond devant une
cour d'assises.

_Heureux!_ Le pauvre diable sans logis dont Aristide Bruant raconte
l'odyssée est heureux parce qu'il s'endort l'hiver dans un tuyau
d'égout.

        Y a les tuyaux ousque l'on couche.
        Pour pas s'enrhumer, on les bouche
        En pendant un sac à chaque bout;
        Fait chaud là-dedans comm' dans un' cave!

On dirait que ce Parisien de 1891 a retrouvé, en le rendant plus
cruellement tragique, un écho des refrains de Villon. Il s'endort, le
hère, il rêve, le gueux errant, dans le tuyau qui l'abrite contre la
neige, la bise, l'onglée, la pneumonie:

        On ronfle, on fait son tuyau d'orgue,
        Et l'tuyau ronfle encor' plus fort...
        Alors on sent comme un' caresse,
        On s'allong' comme dans un bon pieu...
        Et l'on rêve qu'on est à la messe
        Où qu' dans 1' temps on priait 1' bon Dieu!

Je songeais à ces chansons terribles de Bruant--dont je vous ai déjà
parlé, je crois--ces temps derniers, alors que le froid poussait, de
tous ses aiguillons, les pauvres diables transis vers les asiles.

C'est aussi le _Courrier de Paris_, le courrier de la misère. Yvette
Guilbert ne va pas jusqu'à ces refrains ultra-réalistes; elle les
côtoie.

Mais on doit les chanter--ou en chanter d'approchant--dans ce cabaret de
la rue des Anglais, qu'il a été de mode parmi nos élégantes et nos
curieuses, de visiter à l'égal du _Chat Noir_, le cabaret du Père
Lunette! Une des verrues et des étrangetés de Paris. L'antre des
alcooliques et des névrosés, on y va pour toucher du doigt les plaies
sociales. Des êtres hâves, hypnotisés par un rêve d'absinthe ou
d'eau-de-vie, regardent à travers un brouillard opaque. Il y a des
charbonnages grossiers sur les murs. Un poète du lieu chante des
chansons à ces clients bizarres qui écoutent et n'entendent pas. Ah! ce
cabaret de la rue des Anglais! Un coin de maladrerie parisienne, une
antichambre de l'hospice et de la prison. On l'appelle le _Père Lunette_
je ne sais pourquoi; peut-être tout simplement parce qu'il y a sur la
porte vitrée qui sert d'entrée une paire de lunettes peintes. Le père
Lunette, le patron, s'est d'ailleurs retiré ou il est mort, et c'est sa
fille qui tient l'établissement. L'autre soir, le sang y a coulé. Un
forcené s'est jeté avec un tranchet sur la patronne, il l'a frappée,
puis, ça et là, dans le tas, il a cogné, fendant les chairs, ouvrant les
crânes. Une boucherie dans une fosse aux bêtes brutes. Un garçon de
l'établissement a assommé le meurtrier d'un coup de carafe et--chose
sinistre--une fille, une fille hébétée, regardait tout cela, cette
cohue, cette tuerie, en riant d'un rire bête. Alors le forcené l'a
frappée. Elle n'a pas bronché. Blessée, elle riait toujours. On l'a
emportée à l'hôpital à demi-morte. En vérité, je ne sais rien de plus
effrayant dans la vie sauvage. Les impassibles féticheurs du Dahomey ne
sont pas plus insensibles que ces être abrutis par l'alcool. Et c'est
Paris! Et c'est un coin de Paris qu'on peut voir, à vingt minutes du
boulevard des Italiens, en voiture. Ah! elle est factice, en réalité,
notre civilisation! Grattez le policé, vous trouverez le gibier de
police.

Il y a loin du cabaret du Père Lunette aux _petits salons_ que nous
offrent tous les ans les peintres, ceux-là, rue Royale, à l'_Épatant_,
ceux-là, rue Volney, au Cercle Volney. C'est un peu toujours la même
chose, mais c'est toujours intéressant. On entend à peu près les mêmes
propos, à un an de distance, mais ils font toujours plaisir--aux
peintres.

--Avez-vous vu le Carolus?... Et le Détaille?... Où sont les Bonnat?...
Tiens, Gérôme s'est peint lui-même. Il s'est peint sculptant; il se
sculptera peignant, et nous y gagnerons un joli tableau et une jolie
statue.

Au fond, ces exhibitions rassurent. Les maîtres meurent, mais les
générations poussent, et l'art français reste solide. Les jeunes,
Gervex, Friant, Muenier (a-t-il exposé, Muenier?) Doucet, donnent des
oeuvres hors de pair et promettent des chefs-d'oeuvre. Jules Lefebvre
nous charme toujours par ses féminités délicates, ce Jules Lefebvre qui
remplacera Meissonier à l'Institut, si on ne lui préfère pas Puvis de
Chavannes.--Et tandis que les petits salons de peinture s'ouvrent, les
salons où l'on cause s'illuminent. On y a beaucoup parlé de la saisie
des bagages de la Patti à Berlin. On a perdu un lundi gras chez la
marquise de Blocqueville, prise par l'_influenza_; mais, ce même jour,
Mme Anaïs Ségalas avait l'idée de faire jouer chez elle le _Pater de
Coppée_. A quand _Thermidor?_ De Nice, les dépêches les plus fleuries
nous arrivent, constatant le succès des _Troyens_ de Berlioz et du
carnaval méditerranéen. Ah! que j'aurais volontiers applaudi cette
_Chute de Troie_ et cette fête des roses! Mais ne quitte point Paris qui
veut. Et je m'en console.

Rastignac.



ROME CAPITALE

--«Ah! si vous aviez vu Rachel!» ont accoutumé de s'écrier les barbons
qu'on rencontre au Théâtre-Français un soir de belle première. «Eh! non,
nous ne l'avons pas vue, étant nés trop tard, fort heureusement,
ripostons-nous avec impertinence. Mais aussi, nous pourrons dire à nos
neveux: «Ah! si vous aviez vu Sarah Bernhardt!»

Nous avons raison, parce qu'il n'y a pas d'hommes, et encore moins de
comédiens nécessaires. Faute d'un moine, le couvent ne chôme pas. Mais
quand les gens qui ont vécu dans la Rome Pontificale disent aux
nouveaux-venus:--«Que ne l'avez-vous connue il y a vingt ans!» c'est
autre chose, et il n'y a pas de quoi rire. Rome est une ville unique,
qui ne peut pas être remplacée. Ce n'est même pas une ville: c'est la
ville, l'_Urbs._

«Rome n'appartient pas à l'Italie, me disait l'autre jour un grand
artiste qui a la religion de la Ville Éternelle, et que je ne nommerai
pas, crainte que l'odieuse politique s'empare de ce propos pour en
dénaturer le sens; elle appartient au monde.» Ce caractère
extra-national et super-humain, elle le conservait intact sous la grande
ombre du Saint-Siège, abstraction spirituelle, universelle et sacrée.
Elle l'a perdu le jour où, en entrant par la brèche de la porte Pie dans
la capitale de l'Occident, berceau du monde moderne nourri avec les deux
jumeaux par la louve du Palatin, les bersagliers piémontais en ont fait
la vulgaire capitale d'une monarchie constitutionnelle.

C'était sans doute fatal, mais c'est triste. En s'emparant de Rome, dans
leur ambition après tout légitime de se mettre cette couronne au front,
qu'en ont fait les Italiens? Ou, plutôt, que sont-ils en train d'en
faire, car ce n'est pas en moins d'un quart de siècle qu'on bouleverse
une ville édifiée sur les ruines superposées depuis trois mille ans des
rois et de la République, des césars et des barbares, du moyen-âge
féodal et de la Renaissance princière, du paganisme effondré dans les
magnifiques corruptions d'une décadence monstrueuse, et de la splendeur
apostolique née du sang des martyrs.

La psychologie de l'impression première donnée par Rome est curieusement
compliquée. On a beau s'efforcer de tout oublier pour devenir l'être
purement sensationnel que doit être le voyageur sincère, comment
réussirait-on à s'affranchir absolument de l'obsession des souvenirs
classiques, de la tyrannie de l'idée littéraire, préconçue et
impersonnelle, imposée par les lectures, de la violence exercée sur
l'esprit par l'éducation artistique? Qu'est-ce qui vaudrait le mieux,
être très naïf ou très raffiné? Je ne crois guère à la justesse
d'impression de l'innocence intellectuelle; d'autre part, une
préparation trop complète entrave la liberté du jugement. Le mieux,
j'imagine, est encore l'extrême raffinement,--ce raffinement excessif
que les sages appellent de la perversité d'esprit--car c'est l'état
d'âme qui est le plus susceptible de naïveté intelligente.

Seulement on est très malheureux. Quand, arrivant à Rome de l'intérieur
de l'Italie, au sortir de la montagne où l'on a longé le Tibre encaissé
entre des pentes escarpées couronnées de vieilles villas semblables à
des bastilles, on débouche brusquement dans l'immense plaine aride et
déserte, coupée de marécages, déroulant indéfiniment vers la mer son
tapis jaune et brun, vaguement marbré de vert-de-gris par des haies de
pâles roseaux et des bouquets de grêles eucalyptus, et qu'on aperçoit
vers l'horizon très clair la coupole de Saint-Pierre trouant le grand
ciel bleu, on se sent positivement ému. Est-ce factice, est-ce sincère,
_chi lo sa?_

A coup sûr, on est remué dans ses entrailles intellectuelles, et si bien
remué que les horreurs d'une gare ne parviennent pas à faire baisser le
baromètre de l'exaltation. On roule enfin dans Rome, les yeux ouverts
comme des portes cochères--et jusqu'à destination on ne voit que de
larges voies «à l'instar», traversées par de petites rues noires et fort
laides, et partout des plâtras tout frais, des briques s'amoncelant
jusqu'aux nues, des moellons sur lesquels grincent les outils du
tailleur de pierres, des crépis blafards, des badigeons jaunâtres, des
enduits jus de carotte ou chocolat--un vaste chantier de constructions.

Sans doute, puisque la population augmente, il faut bien lui bâtir des
maisons. Mais pourquoi augmente-t-elle? Les Italiens ne pouvaient-ils
laisser Rome aux Romains? Être Romain n'est pas être citoyen d'une
ville, mais d'une nation. Appelée au tableau noir de l'école primaire
pour y écrire son nom, une petite Transtévérine de six ans traça
orgueilleusement ces mots significatifs: «Clélia, Romana». Que viennent
faire ici ces envahisseurs étrangers, terrassiers du Piémont et maçons
de Lombardie, marchands florentins, journalistes et politiciens
napolitains et siciliens? L'enceinte de Rome, ce vieux mur du pape
Honorius, en briques sanglantes égratignées de crevasses, avec ses
portes couronnées d'inoffensifs créneaux en ruines, enserre un espace
qui suffirait à une population de deux millions et demi d'habitants. Ils
y sont 330,000, une centaine de mille de plus qu'en la dernière année du
pouvoir temporel. C'est déjà trop.

Cette incomparable majesté, cette personnalité superbement impérieuse,
ce charme subtil qui conquiert les coeurs les plus rebelles, Rome, en
effet, les doit pour une forte part aux aspects solennellement
mélancoliques des collines désertes de l'Aventin et du Célius, du sommet
du Janicule, des pentes du Vatican, où, dans une paix mystique et un
hautain silence, des allées solitaires fuient entre les hautes murailles
hérissées de cactus des vignes et des jardins, des couvents et des
hospices, que dominent un palmier isolé, planté des mains de saint
Dominique, le dôme vert intense d'un grand pin parasol, ou un groupe
funèbre de noirs cyprès.

De place en place se dresse un de ces beaux campaniles romains, svelte
tour carrée en briques où s'enchâssent des fragments antiques ou bien
des plaques de marbres de couleur, ajourée de plusieurs étages d'arcades
en plein cintre s'appuyant sur de frêles colonnettes accouplées. C'est
une église, dont la chétive façade nue, accostée d'un porche indigent,
cache une nef fastueuse et vénérable, où les papes Anaclet et Symmaque
ont tenu des consistoires. Devant l'antique autel où l'impératrice
Eudoxie et sainte Hélène, mère de Constantin, ont reçu la communion,
prient au pied d'une naïve madone ombrienne ou d'un christ byzantin à la
face brune, quelques _popolane_ aux yeux brillants sous le mouchoir
jaune ou rouge qui recouvre leur lourde chevelure d'un noir bleu, tordue
en noeud sur la nuque, et des gaillards trapus, nerveux, basanés, à mine
de forbans, agenouillés dans leur feutre pointu.

                               *
                              * *

Si l'on en sort à l'heure infiniment douce du crépuscule, quand l'Ave
Maria sonne aux 365 clochers de Rome, sans qu'aucune autre rumeur de la
ville parvienne en ces retraites, hantées seulement par les rares ombres
enfroquées de quelques moines bruns, blancs ou noirs, qui regagnent
leurs cellules, tandis qu'à l'extrémité d'un _vircolo_ poudreux, un pan
de ciel s'allume aux lueurs du soleil couchant--alors on respire bien
l'atmosphère conventuelle et méditative de la cité pontificale, on est
transporté aux temps évanouis de la grandeur apostolique, on est à Rome
enfin. Le jour où ces adorables églises primitives, demi-dévotes,
demi-païennes, seraient encastrées dans les alignements bêtes d'une
ville moderne et bourgeoise, leur charme serait dissipé, leur parfum
évaporé. Elles ne seraient plus que des musées de bibelots sacrés.

Le délire embellisseur a déjà fait bien du mal. Naguère, une grande
place herbue et ombragée de yeuses tortues s'étendait, déserte et
superbe, devant la basilique constantinienne de Saint-Jean de Latran, en
descendant vers les imposants fragments des aqueducs de Claude enclavés
dans des jardins, la porte Asinaria et l'église Sainte-Croix de
Jérusalem, sanctuaire de précieuses reliques, derrière laquelle
s'arrondit l'immense anneau de briques de l'antique amphithéâtre
Castrense. Aujourd'hui la perspective en est coupée brutalement par un
énorme «bloc» à l'américaine d'affreuses maisons à six étages, lavées de
jaune sale, récemment construites sur les terrains de la villa Massini,
à côté de l'annexe du palais pontifical de Latran où est renfermée la
_Scala Santa_, vingt-huit degrés de marbre du palais de Pilate à
Jérusalem, qu'en souvenir du Sauveur qui les a gravis, on ne monte que
sur les genoux.

Et au pied du palais Vatican, déshonorant la cité Léonine, le saint des
saints du domaine pontifical, ce beau quartier tout battant neuf,
disposé bien géométriquement dans les anciens _Prati del Castello_, qui
jadis verdoyaient le long du Tibre, sous la grande ombre rébarbative du
château Saint-Ange. Et ces travaux de régularisation du fleuve
inconstant qui, en expiation de ses débordements passés, roule
maintenant ses eaux glauques dans un lit élargi de moitié, entre les
plus belles murailles blanches et lisses, aux ravalements
irréprochables, dont jamais entrepreneur de bâtisses ait eu à se
glorifier. Encore cette substitution d'un honnête canal aux berges
plates, à un fleuve tumultueux baignant les noires substructions du
vieux _borgo_ riverain de Ripetta, se justifie-t-elle par des
préoccupations humanitaires. Mais pourquoi balafrer le Tibre de nouveaux
ponts Garibaldi et Umberto, d'un style si déplorablement vulgaire?
Pourquoi une passerelle tubulaire étale-t-elle son vilain profil au pied
du môle d'Adrien? Elle est provisoire, soit, mais le pont de pierre
neuve destiné à la remplacer est-il bien nécessaire, car personne n'y
passe? Et là-bas, près de l'Ile San Bartolommeo, les vieux hermès à
double face du pont Quattre Capi, qu'on n'a pas encore démoli, font la
grimace à la belle voûte blanche dont on a coiffé la noire embouchure de
la Cloaca Maxima de Tarquin.

C'est une belle chose que le pittoresque, disent les Romains; mais nous
avons nos affaires et nos plaisirs, et nous voulons circuler à l'aise
chez nous. D'accord. Toutefois ces affaires sont peu de chose, et la
parlotte du soir sur la place Colonna, au café Aragno ou au pied de la
colonne Antonine, suffit à y pourvoir. Aussi n'ont-ils pas encore osé
mettre à exécution le projet d'un pont jeté par-dessus le Forum pour
faire communiquer le Capitole avec l'Esquilin, afin que Jupiter
Capitolin sans doute puisse aller visiter la Notre-Dame-des-Neiges à
Sainte-Marie-Majeure. Une municipalité qui timbre jusqu'à ses tombereaux
de boueurs du chiffre superbe S. P. Q. R. devrait pourtant respecter le
berceau du sénat et du peuple romains. C'est trop qu'elle ait râclé le
Colisée comme une carotte, dépouillant le colossal squelette fauve de sa
flore légendaire, qui habillait si gentiment l'austère travertin rougi
du sang versé en ce lieu cruel.

Il y aussi l'hygiène, au nom de laquelle se commettent bien des crimes.
Cette fameuse fièvre dont on parle toujours et qu'on n'a presque jamais,
on espère la chasser en perçant de larges voies comme la Via Nazionale
et le Corso Vittorio Emmanuele, où l'âpre soleil pénètre si librement
que les passants y grillent tout vifs et que personne ne veut habiter
ces fournaises. Ils l'auront quand même, leur spectre morbide qui plane
tout à l'entour, sortant du tuf spongieux des plaines du Latium et des
Maremmes, où croupit et se corrompt l'eau des pluies, du fleuve, des
infiltrations empoisonnées des marais Pontins. Pensent-ils que cela lui
fasse peur, qu'on ait rasé le Ghetto, ce soi-disant foyer d'infection où
l'on ne se portait pas plus mal qu'ailleurs? Il est vrai qu'on est
moderne et libéral, et qu'on veut effacer jusqu'aux vestiges matériels
de l'injuste et tyrannique servitude qui pesait sur le peuple d'Israël,
et, après tout, ce sont seulement quelques motifs de moins pour les
peintres. Le pauvre portique d'Octavie toutefois, qui se présentait si
bien, enclavé dans de vieilles constructions encrassées et incohérentes,
semble aujourd'hui une épave ridicule, ainsi nu et isolé dans un grand
espace de terre jaune toute bossuée.

                               *
                              * *

Jusqu'où ira cette rage destructive? Il faudrait tout jeter bas pour
faire de Rome quelque chose comme une de nos belles préfectures de
première classe. Supprimera-t-on ces amusants boyaux sombres et
tortueux, comme celui au nom significatif de rue des Boutiques-Obscures,
aux alentours du Panthéon, où des vaches ruminent dans la fraîcheur
d'étables ouvertes, devant lesquelles passent au pas les modernes
omnibus? Puis, à un tournant, on se trouve en présence de superbes
morceaux antiques comme les _colonacce_ du temple de Minerve, sous le
fastueux entablement desquelles un boulanger cuit son pain, comme
l'_arco de Pantani_, pratiqué dans le formidable mur en péperin gris du
temple de Mars Ultor, débris du forum d'Auguste, comme les arcades plus
noires que la suie et à demi-enfouies sous les dalles du pavé du théâtre
de Marcellus, dont les voûtes surbaissées sont occupées par des
savetiers, des chaudronniers et des _osterie_ basques. Ou bien on
trébuche sur des souvenirs tels que la roche Tarpéienne et la prison
Mamertine, ou bien encore sur des fragments du mur de Servius Tullius,
dont les rudes et indestructibles assises de blocs de tuf sans ciment se
retrouvent par tronçons en maints points de la ville. Démolira-t-on le
palais à façade couturée et lépreuse de Lucrèce Borgia, près le palmier
du couvent des Maronites, et celui, sanglant et lugubre, de la triste
Béatrice de Cenci? Non, car les Romains tiennent aux débris de leur
passé, et ceux qui n'y tiendraient pas n'oseraient l'avouer, crainte du
mépris des étrangers. Alors quelle figure ferait tout cela au milieu des
rues de Rivoli et des boulevards Malesherbes que, d'ailleurs, ils n'ont
pas d'argent pour construire?

Car c'est là qu'on trouve de quoi espérer. Comme tout le trop neuf
royaume d'Italie, la jeune Rome a eu plus grands yeux que grand ventre.
Si sobres qu'ils soient, nos voisins ultramontains commencent à être las
de s'arracher les morceaux de la bouche pour des dépenses de parade.
L'aspect lamentable de certains quartiers en ruines avant d'être
achevés, comme celui qui borde les murs entre les portes Pia et Salara,
donne à penser que le mouvement funeste est enrayé. Que ceux qui n'ont
pas encore fait le voyage profitent de cette trêve pour voir encore
l'ombre de la Rome de Goethe, de Chateaubriand et de Mme de Staël.

Marie-Anne de Bovet.



[Illustration: M. LÉON DAUDET D'après une photographie de la maison
Tourtin.]

[Illustration: Mlle JEANNE HUGO D'après une photographie de la maison
Nadar.]

[Illustration: THÉÂTRE DE L'OPÉRA-COMIQUE.--Célébration du centenaire
d'Hérold: le couronnement du buste.]

[Illustration: L'accident de Montigny, sur la ligne de Saint-Just à
Péronne, chemin de fer du Nord.--D'après une photographie de M.
Souillard, de Péronne.]



[Illustration: Carte de nos possessions du Congo.]

EXPLORATION DES RIVIÈRES SANGHA ET N'GOKO DANS LE CONGO FRANÇAIS

Au mois de décembre 1889, M. Cholet, administrateur colonial, recevait à
Brazzaville l'ordre d'aller faire un voyage d'exploration dans la
rivière Sangha, affluent du Congo.

J'étais alors à Comba, sur le point de rentrer en France, quand je reçus
de M. Cholet une lettre dans laquelle il me demandait de l'accompagner
dans ce voyage, et de pousser une reconnaissance vers Manyanga, en me
rendant à Brazzaville.

Malgré mon vif désir de revoir les miens que j'avais quittés depuis près
de quatre ans, cette proposition me souriait tant, j'étais si sûr de
réussir avec un chef,--je devrais dire un ami--si énergique et si
vaillant, que je me hâtais d'accepter.

Je quittai Comba le 6 janvier. Le 10 j'étais à Manyanga et le 22 à
Brazzaville.

Des retards imprévus, un accident survenu à l'un de nos bateaux, dans la
tempête du 9 janvier, les préparatifs d'un voyage dont on ne pouvait
connaître la durée, ne permirent à l'expédition de quitter Brazzaville
que le 19 février.

Ce jour-là, nous serrions avec effusion la main de MM. Gaillard et
Thiriet, et, accompagnés de leurs voeux de succès, nous commencions
notre voyage qui devait durer quatre mois.

Pendant quatre mois, nous devions vivre à bord d'une chaloupe à vapeur
de 9 mètres de long sur deux de large, et partager cet espace si
restreint avec les 9 hommes qui composaient notre équipage, et auxquels
nous adjoignîmes, quelques jours plus tard, trois indigènes Bafourous
qui devaient nous servir de guides et d'interprètes.

Après un court séjour à Lizzanga, poste situé au confluent de l'Oubangui
et du Congo, et à Bonga, ancien poste de l'ouest africain, à
l'embouchure de la Sangha, actuellement occupé par une factorerie
française, nous partions à l'aventure dans cette rivière Sangha--citée
par Jacques de Brazza, relevée pendant quelques milles par M. le
capitaine de frégate Rouvier en 1886--par conséquent inconnue, mais
soupçonnée devoir être un centre commercial des plus importants.

La Sangha, qui remonte constamment au nord, est large d'au moins 1
kilomètre pendant la plus grande partie de son cours. Elle est encombrée
d'îles et de bancs de sable; ses rives sont peu élevées. Les villages,
dans la partie basse, ne sont point situés sur les rives, mais assez
loin dans l'intérieur, sur des ruisselets ou marigots, que les indigènes
remontent en pirogues, au milieu d'un fouillis presque inextricable
d'arbres renversés, de lianes et d'herbes assez épaisses pour ne laisser
à leurs embarcations que la place strictement nécessaire à leur passage.

Ce besoin de se mettre à l'abri et de profiter des défenses que la
nature leur a généreusement fournies, a été suggéré aux indigènes par
les fréquentes incursions de leurs peu loyaux voisins, les gens de
Bouga, d'Irebou et de Vigombé, qui plusieurs fois sont venus brûler les
villages, détruire les plantations, et faire des razzias d'hommes et de
troupeaux.

Ces indigènes sont d'un naturel paisible, beaucoup plus commerçants que
guerriers, et nous n'avons jamais eu à nous plaindre de nos rapports
avec eux.

A peine avions-nous dépassé le point atteint par M. Bouvier, que nous
nous crûmes arrivés au terme de notre exploration.

A un tournant de la rivière, nous la vîmes complètement barrée par des
masses noirâtres, que nous primes de loin pour un long banc de roches.

Heureusement la crainte était plus grande que le mal, et, cette fois
encore, notre pavillon devait flotter plus haut, sur cette terre
d'Afrique, où tant de hardis et dévoués pionniers sont morts, victimes
du devoir et jalons précieux d'une civilisation que la France tiendra à
honneur de porter toujours plus loin.

Quand nous fûmes plus rapprochés de ces prétendus écueils, le bruit de
l'hélice et de la machine les réveillèrent tout à coup. C'était un
troupeau d'hippopotames, faisant la sieste sur les bancs de sable, au
beau soleil de midi.

Un millier de ces pachydermes, surpris dans leur sommeil par des
visiteurs inconnus, montrèrent plus d'étonnement que de crainte, et la
prudence seule nous empêcha de leur envoyer quelques balles: car mis en
fureur ils eussent bientôt fait de chavirer notre frêle embarcation.

Peu à peu ils se décidèrent à nous céder la place, et nous pûmes enfin
doubler ce bancs de roches vivantes.

Quelques jours plus tard, notre bateau mouillé à la rive, je partis en
pirogue pour en chasser une troupe moins nombreuse, que nous avions vue
à notre passage, et je fus assez heureux pour en tuer un d'une taille
des plus respectables.

Notre équipage fut ravi de cette aubaine, car le noir, friand de tout ce
qui se mange, est surtout gourmand de viande, et, quand il peut s'en
procurer, il préfère se rendre malade que d'en perdre un morceau.

Le soir, de grandes claies avaient été établies, du bois coupé, la bête
dépecée, et nos hommes, accroupis autour des feux, surveillaient la
viande qui fumait lentement, en racontant leurs éternelles histoires, où
la femme, cette cause de toute querelle--chez eux--joue toujours le plus
grand rôle.

Peu à peu les villages se rapprochèrent du bord de la rivière, sur les
limites du pays des Bousindés et dans celui des Basanghas.

Chez ces derniers, les villages sont même presque tous construits dans
des îles.

Les habitants sont toujours en pirogues, leurs plantations étant situées
sur la terre ferme et, en général, peu éloignées des rives.

Partout nous reçûmes un accueil des plus empressés.

C'était à qui nous apporterait des vivres et objets de toute sorte pour
recevoir en échange nos tissus, perles et boutons en porcelaine bleue ou
blanche, qui avaient un succès étonnant.

Tous les chefs de village se hâtaient de venir à notre rencontre, et,
désireux d'entrer en relations commerciales directes avec les Européens,
afin de ne plus être exploités par leurs intermédiaires, nous
demandaient de venir fonder des postes chez eux.

Nous leur expliquions alors le but de notre visite; nous leur lisions le
traité qui devait nous engager réciproquement, et, confiants dans notre
bonne foi, ils apposaient avec joie sur le papier un paraphe plus ou
moins quelconque qui devait représenter leur signature.

Une fois cependant, au village Gaukassa, le chef Mangoundou, remarquable
par sa corpulence, qui n'a d'égale que sa bêtise, refusa de signer le
traité, bien qu'enchanté des bons rapports qu'il savait devoir en
résulter.

Pour lui, toucher la plume était fétiche, et rien ne put le décider à
signer, persuadé que s'il le faisait il ne tarderait pas à mourir; et il
fallut que son frère, plus intelligent et moins peureux que lui, le
remplaçât en cette affaire.

Quelques jours plus tard, nous arrivions au village Ouosso, qui devait
être le terme de notre voyage dans la Sangha.

Il nous fut en effet impossible de monter plus haut, l'état des eaux ne
permettant pas même à notre légère embarcation de franchir les nombreux
bancs de sable qui semblaient se multiplier à mesure que nous avancions.

Force fut donc de nous arrêter.

Ouosso est un grand village, bâti dans une île complètement découverte,
où nous avons rencontré les plus belles et les plus grandes
constructions qu'il nous ait été donné de voir en Afrique.

La case du chef Minganga ne mesure pas moins de quarante mètres de
longueur sur vingt-cinq mètres de largeur et sept à huit de hauteur.

Deux portes s'ouvrent aux deux extrémités; les bas-côtés sont disposés
en forme de loges dans toute la longueur de la case.

Chacune de ces loges est habitée par un ou plusieurs membres de la
famille du chef qui, lors de notre passage, possédait à lui seul
soixante-trois femmes.

Au milieu de cette grande case s'en élève une autre plus petite, dont la
ressemblance avec les baraques de saltimbanques m'a vivement frappé.

Tout cela est sculpté, peint, agrémenté de dessins de toutes sortes, de
couleurs assez variées, et ne rappelle en rien les ignobles huttes de
certaines peuplades qui ne sauraient vivre, paraît-il, sans vermine et
sans fumier.

[Illustration: La navigation du «Ballay» sur la Sangha.]

Deux jours après notre arrivée à Ouosso, nous étions les meilleurs amis
du chef Minganga et de son frère Mondobéka, avec lesquels nous eûmes de
longues conférences.

Minganga est un chef influent et respecté bien qu'il soit le plus grand
ivrogne qu'on puisse voir. Son village est le centre d'un commerce
d'ivoire considérable. Malheureusement ce commerce est accaparé par les
gens de Bouga et de Bolobo, qui viennent en pirogues acheter l'ivoire
dans ces parages, pour aller le revendre sur le Congo, d'où il prend, en
majeure partie, la route de l'État indépendant.

Il est donc à souhaiter qu'on établisse le plus tôt possible des postes
en ce pays, de façon que les commerçants puissent traiter directement
avec les Barangas et profiter du gain que, jusqu'à ce jour, ont fait sur
eux tous les traitants auxquels ils sont forcés de s'adresser.

Une industrie qui paraît primer toutes les autres au village Ouosso est
la fabrication de bracelets en cuivre qui servent presque exclusivement
de monnaie d'échange.

Minganga, ayant à sa solde plusieurs forgerons, les emploie à ce travail
qui doit être pour lui la source d'un assez beau revenu.

[Illustration: LE CONGO FRANÇAIS.--1. L'équipage du «Ballay».--2.
Intérieur du village de Bassangha.]

C'est avec les barrettes de laiton que les Européens leur vendent que
les indigènes fabriquent ces bracelets.

Pour cela, ils fondent dans un creuset en terre une assez grande
quantité de ces barrettes, font un moule dans le sable au moyen d'une
baguette qu'ils y appliquent et en retirent aussi délicatement que
possible, puis coupent le métal dans cette rainure qui peut avoir
environ 60 centimètres de longueur.

[Illustration: 1. La Sangha barrée par les hippopotames.--2. Chasse à
l'éléphant.--3. Dépeçage et séchage de la viande.--4. Décapitation de
l'éléphant.]

Évidemment, le métal ainsi fondu est plein de bavures, mais, à force de
le marteler, les ouvriers arrivent à obtenir une tige parfaitement
polie, pointue à ses extrémités allant en grossissant graduellement
jusqu'en son milieu.

Il ne leur reste plus alors qu'à rouler cette tige en trois tours
environ pour terminer leur travail.

D'autres industries occupent d'autres ouvriers du grand chef. Les uns
fabriquent des pagaies pour la flotte de pirogues qui entoure le
village; les autres vont chercher le vin de palme dont Minganga est si
friand et dont il boit de telles quantités qu'il est dans un état
d'ivresse absolue pendant les trois quarts de la journée.

Ceux que ces travaux n'emploient pas s'en vont de temps à autre à la
pêche ou à la chasse, pendant que les ménagères, portant leurs enfants
attachés sur le dos, vaquent aux soins intérieurs ou s'en vont
travailler dans les plantations.

Pauvres ménagères! leur vie ne me fait pas l'effet d'avoir beaucoup
d'attraits, et leur sort est certainement des moins enviables. A part
quelque sultane favorite, toutes travaillent comme des bêtes de somme,
sans penser sans doute à la veille ni au lendemain, sans manifestation
extérieure de peine ou de plaisir. Mais qu'importe!

[Illustration: Type de guerrier.]

Ignorant un autre genre de vie que celui qu'elles mènent, elles vivent
comme ont vécu leurs mères, comme vivront leurs filles, si la
civilisation ne vient pas, en leur créant d'autres besoins, leur relever
le moral et leur développer l'intelligence.

Les gamins du village, négrillons de trois à dix ans, alléchés par les
petits cadeaux de perles, boutons, clous dorés, que nous leur donnions,
devinrent bientôt très familiers.

Un jour, voulant sans doute nous remercier de nos attentions délicates à
leur endroit, ils dansèrent devant nous la danse des enfants.

Nous voilà donc, assis sous une paillote, entourés d'une foule énorme
admirant ce jeune corps de ballet.

Les danseurs, rangés sur une seule ligne, sans jupes de gaze ni
falbalas, sautant d'un pied sur l'autre, bien en mesure, et avec autant
de bruit que possible, chantent un refrain plus ou moins monotone,
alterné de quelques couplets hurlés par le plus brillant soprano de la
troupe.

A chaque couplet ils accompagnent leur chant du bruit que font leurs
mains frappées sur le haut de leurs cuisses, ce qui produit, tant pour
l'ouïe que pour la vue, le plus singulier effet.

Je ne dirai pas que cette danse soit le divertissement le plus moral
qu'on puisse rêver pour des enfants, mais on a tant prêché inutilement
chez nous contre la valse qui--paraît-il--n'est pas morale, que l'on
peut bien laisser de jeunes sauvages danser à leur guise leurs pas
accoutumés.

Le dimanche 4 mai, après une tentative infructueuse pour continuer notre
voyage dans la Sangha, nous nous décidâmes à explorer la N'Goko, un de
ses affluents dérivé droite, qui paraissait se diriger plus à l'ouest.

Cette rivière, le plus important tributaire de la Sangha, coule d'un
cours assez rapide entre des rives généralement élevées et distantes
d'environ deux cents mètres.

Ce n'est plus le pays uniformément plat, les rives sablonneuses et
basses de la Sangha. Les rochers succèdent au sable et les montagnes aux
plaines. Quelques-unes de ces collines atteignent jusqu'à trois et
quatre cents mètres d'élévation et leur chaîne paraît suivre une ligne
sensiblement parallèle au cours de la rivière.

De temps en temps on rencontre sur les bords de petites plaines
herbeuses et marécageuses, séjour favori des hippopotames et rendez-vous
des éléphants, boeufs, antilopes et autres animaux qui peuplent ces
solitudes.

Car, à l'exception de trois villages, dépendant du chef Minganga et
situés dans des îles du bas de la rivière, le pays, jusqu'au point
extrême que nous avons pu atteindre, est complètement inhabité.

Mais quel merveilleux pays de chasse pour des amateurs moins pressés que
nous de mener à bonne fin la tâche qui nous avait été confiée!

[Illustration: Types de femme et d'enfant.]

Le 13 mai, vers onze heures, après qu'un énorme caïman eût donné la
chasse à notre chaloupe pendant deux ou trois minutes, nous aperçûmes un
troupeau d'éléphants, surpris dans une île, qui se mettait à la nage
pour regagner la terre terme.

L'un de ces animaux, plus rapproché de nous que les autres, devint notre
point de mire, et, au moment où il essayait en vain de remonter à la
rive, une balle le frappant derrière l'oreille lui traversa la cervelle
et le renversa foudroyé dans la rivière.

[Illustration: LE CONGO FRANÇAIS.--Une caravane de porteurs d'ivoire.]

Nous eûmes toutes les peines du monde à le sortir de l'eau, pour lui
couper la tête et prendre les défenses, qui malheureusement ne pesaient
chacune qu'environ douze kilogrammes.

Deux jours après, au même endroit, nous donnions la chasse à deux autres
éléphants qui, criblés de balles, se réfugièrent dans l'île. Nous nous
mîmes à leur poursuite.

Les arbres, le sentier, les herbes où nous passions étaient couverts de
sang, et nos vêtements blancs, au bout de quelques instants, étaient
devenus complètement rouges.

Par intervalles nous rencontrions un grand espace où l'herbe était
foulée et comme écrasée et où des arbustes jonchaient la terre,
violemment arrachés; là, les énormes pachydermes avaient dû, dans leur
fuite, s'arrêter un instant ou tomber de lassitude et de faiblesse
occasionnées par la douleur et la perte de sang; de grandes flaques en
effet se voyaient piétinées et ayant éclaboussé les herbes tout autour;
puis la fuite reprenait reconnaissable à de larges trouées dans la
végétation, formant des zig-zags, des allées et venues au hasard.

Évidemment les éléphants avaient été sérieusement blessés et cette idée
activait l'ardeur de notre poursuite.

En dehors, en effet, du plaisir et des émotions que procure cette sorte
de chasse, on y trouverait certainement un grand intérêt à cause des
défenses de l'animal qui, suivant son âge et la qualité de l'ivoire qui
les forme, sont quelquefois d'un très grand prix.

[Illustration: Réception dans une case, à Ouosso.]

Chemin faisant nous nous rappelions toutes les histoires de chasses
d'éléphants que nous avions lues ou dont nous avions entendu parler et
des visions d'animaux blessés nous traversaient la tête, qui devenus
furieux par la poursuite se retournaient contre les chasseurs, les
foulant aux pieds, les saisissant avec leur trompe, les lançant en l'air
et les déchirant avec leurs défenses.

Mais nous en fûmes ici quittes pour la vision, nos blessés s'étaient
cette fois pour tout de bon enfuis, se dérobant à nos poursuites, si
bien que, lassés enfin et fatigués de notre course, nous les
abandonnâmes sans chercher à les rejoindre.

Ce fut à regret, bien entendu, mais en définitive nous n'étions pas
venus pour chasser, et cet agréable passe-temps nous retardait sans
profit pour nos recherches et pour notre voyage. D'ailleurs,
l'observation nous montra que les eaux paraissaient baisser et
menaçaient de nous fermer la voie du retour; les vivres, par l'absence
de villages, devenaient impossibles à se procurer,--car la viande seule
ne suffit pas--aussi nous décidâmes-nous, bien à regret toutefois, à
revenir sur nos pas.

Le jeudi 15 mai, nous commencions notre descente et abandonnions ce pays
où j'espère bien retourner un jour poursuivre l'oeuvre commencée.

Entraînés par le courant rapide de la rivière, nous étions de retour au
village Ouosso dans la soirée du 19.

Enfin, après avoir encore tenté inutilement de remonter la Sangha, nous
partîmes le 25 mai pour revenir à Brazzaville, laissant dans ce pays des
indigènes heureux de nous avoir vus et nous faisant promettre de revenir
bientôt.

Le 11 juin, après une navigation fort difficile dans le Congo, nous
arrivâmes à Brazzaville, où nous fûmes reçus avec toute l'amabilité et
l'affectueuse obligeance que nous devions attendre des bons amis que
nous y avions laissés.

Quatre mois après nous étions de retour en France, après plus de quatre
ans d'absence.

Puisse un nouvel effort, auquel je m'associerai encore avec joie, nous
ouvrir définitivement un pays dont nous n'avons fait qu'entrevoir les
richesses, et qui me paraît la route la plus sûre ouverte à un vaste
champ d'exploration dans le nord!

R. Pottier.

[Illustration: LE CONGO FRANÇAIS--Arrivée au village d'Ouosso.]



[Illustration.]

LA MODE

La toilette de la jeune fille, pour les fêtes du soir, diffère très
essentiellement de celle des jeunes femmes, surtout depuis quelques
années, la note simple s'affirmant de plus en plus, et la jeunesse se
faisant gloire de revenir à la «sainte mousseline», et à «la robe
légère, d'une entière blancheur», parure de leurs aïeules.

De la gaze de l'Inde, du crêpe, du tulle: telles sont les étoffes
consacrées. Parfois de la faille ou du crêpe de Chine, le tout très
sobrement garni, jamais la véritable robe lourde, d'étoffe somptueuse,
apanage des jeunes femmes et dont les premières tiennent place dans la
corbeille de noces.

Je ne parle, bien entendu, que des jeunes filles au-dessous de vingt
ans. C'est-à-dire jusqu'à vingt-deux ou vingt-trois ans, les années de
rajeunissement auxquelles a droit toute fille à marier s'effaçant,
naturellement, de son acte de naissance. Passé cet âge, l'indécision
devenant impossible, filles ou femmes s'habillent de même et toute
distinction devient superflue.

La robe de jeune fille, donc, presque droite, selon la mode actuelle,
est la plus modeste du monde. J'entends d'apparence, car la moindre robe
de bal, pour une jeune fille élégante, coûte aujourd'hui cinq ou six
cents francs. C'est-à-dire ce que leurs grand'mères payaient pour leurs
plus riches toilettes!... La jupe est unie, froncée à la ceinture et
faite de voiles superposés; ou bien drapée, au-dessus de l'ourlet, par
des noeuds de rubans. Quelques touffes de fleurs rattrapant l'étoffe
sont encore admises. Mais alors des fleurs très «jeunes», comme la
primevère, l'églantier, le myosotis, la bruyère, le muguet, le lilas
blanc, la marguerite ou le bouton de roses. Quant au corsage il se fait
«à la Vierge», de même tissu avec grande ceinture nouée et manche
bouillonnée; ou tout plat, en satin, avec gorgerette et manche assorties
à la jupe. Dans les cheveux un simple ruban ou une touffe fleurie, selon
que le corsage est ornementé.

Mais, pour le corsage même, point de guirlandes, ni de traînes, ni de
demi-guirlandes. Des piquets aux épaules, un bouquet à la ceinture, une
branche sur le côté, enchâssée dans les neiges de la gorgerette, rien de
plus. La coiffure, des plus sobres, presque une coiffure de matin, afin
de laisser au visage toute sa jeunesse. En aucun cas, aucun bijou, sauf,
aux oreilles, des boutons de perles pas trop gros, aux poignets des
bracelets sans valeur, au cou, des perles très petites: plusieurs rangs,
par exemple, en collier de chien, si l'on est par trop maigre et qu'il
faille, à toute force, rompre la ligne.

Combien préférable, cependant, même quand un peu de sécheresse accentue
les contours, cette absence de tout bijou qui laisse pure et gracieuse
l'harmonieuse tombée des épaules, au-dessous de la nuque, sur laquelle
les légers frissons, un peu dorés, jettent leur ombre claire, illuminant
le satin de la peau bien mieux que les plus éclatantes pierreries. Cela
va si bien à la jeunesse, la simplicité de la parure! Tout ornement
exagéré l'écrase, et lui est une flagrante antithèse, partant ne lui
sied en aucune façon.

D'ailleurs, si la maigreur de la jeune fille est un obstacle à la grâce
du corsage décolleté, cet obstacle s'atténue tout naturellement à la
réduction de l'échancrure qui doit se borner aux limites les plus
chastes. Autant chez une jeune femme l'étalage d'une poitrine
marmoréenne ou de riches épaules semble admis par les plus rigides,
autant chez une jeune fille, qui jusqu'à son mariage doit demeurer en
quelque sorte enveloppée de mystère, il devient une chose choquante et
réprouvée.

Seules, dans un bal blanc, de jeunes rastaquouères oseront exhiber la
«grande peau»; seules aussi elles porteront des robes trop riches, des
bijoux prétentieux, perdant à cette exhibition de somptuosités toute la
distinction native et l'élégance instinctive de leur juvénilité.

Le soir seulement de la signature du contrat de mariage, une jeune fille
du monde revêt, avec la toilette pâle qui fait presque partie de la
corbeille, un corsage plus ornementé et plus décolleté, agrafant à son
cou et à ses oreilles des perles d'une valeur sérieuse, choisies parmi
les cadeaux du fiancé. La toilette de contrat, en effet, moins
essentiellement virginale que la toilette de mariée, est en quelque
sorte la transition entre la toilette de jeune fille et la toilette de
femme. Elle est généralement de couleur rose, le blanc étant réservé
pour le mariage à l'église, le bleu pour la mairie. D'étoffe légère le
plus souvent, telle que le crêpe ou la gaze. Cependant, en hiver,
quelques jeunes filles portent au contrat de la faille, du satin, du
crêpe de Chine ou toutes autres étoffes relativement peu épaisses.
Jamais le velours ni le brocart. Rien de plus gracieux, pour une
fiancée, que de la faille rose, garnie autour des épaules et au bord de
la jupe d'un épais marabout de roses effeuillées. Ou bien des plumes ou
une ruche déchiquetée, qui, moins coûteuses, remplissent presque le même
effet. Des perles au cou. Dans les cheveux un pouff de roses ou une
aigrette nouée de rubans.

Violette.



NOTES ET IMPRESSIONS

Il n'y a que les enfants et les imbéciles qui ne pensent qu'au présent.

Voltaire.

                               *
                              * *

L'humanité ne peut arriver à la liberté que par une haute culture de
l'esprit et à cette culture que par la liberté.

Jean-Paul Richter.

                               *
                              * *

Nous devrions apprendre à mépriser ce qui passe par le peu de cas que
nous faisons de ce qui est passé.

G. Tournade.

                               *
                              * *

On juge mieux les gens d'après le choix de leurs loisirs que d'après
leurs occupations.

Paul Masson.

                               *
                              * *

L'incognito, fausse modestie des gens de ce petit monde, n'est qu'un
moyen de se faire annoncer davantage.

E. Vivier.

                               *
                              * *

Nous ne dévorons plus les livres, nous les grignotons; et c'est surtout
la faute de ceux qui nous font la cuisine.

Augustin Filon.

                               *
                              * *

Il y a, de l'esprit d'une femme à celui d'un homme, la différence du
rose au rouge.

Saint-Fox.

                               *
                              * *

La «raison du plus fort» est le vrai type de ces maximes que chacun
flétrit et devant lesquelles tout le monde s'incline.

***

Il est dans le tempérament du Français de se moquer des femmes et dans
sa destinée d'en être dupe.

G.-M. Valtour.



[Illustration: Buste d'enfant.]

[Illustration: Femme couchée.]

[Illustration: Ariane.]

[Illustration: Minerve (fragment).]

[Illustration: Hercule étouffant entre ses bras le sanglier d'Érymanthe
(fragment).]

[Illustration: Tête d'Auguste.]

[Illustration: NOUVELLES DÉCOUVERTES ARCHÉOLOGIQUES FAITES A
MARTRES-TOLOSANE.--Aspect actuel des fouilles. D'après les photographies
de M. Régnault, membre de la Société archéologique.]



[Illustration: AU CIRQUE D'HIVER 1-5. Les chiens savants.--6. Danseuse
égyptienne.--7. Mort de Cléopâtre.--8. Antoine.--9. Pantomime
anglaise.--10. Départ de Cléopâtre et d'Antoine.]



[Illustration: HISTOIRE DE LA SEMAINE.]

La semaine parlementaire.-Les dernières séances qu'a tenues la Chambre
avant de se séparer pour les vacances du carnaval ont été consacrées à
l'examen de la loi sur le travail des femmes et des enfants dans les
manufactures. Dans cette discussion, qui touche à une question sur
laquelle tout le monde est d'accord, celle de la protection à accorder
aux faibles, on a pu voir combien il était peu aisé de trancher, par des
articles de loi, les difficultés que soulève la réglementation du
travail. Certes, il n'y avait là aucun parti pris puisque on a vu l'un
des orateurs les mieux écoutés de la droite, M. de Mun, apporter le
concours de son éloquence au projet présenté par le parti républicain
dans un intérêt démocratique et social. Mais, si l'entente était
générale quand il s'agissait de poser les principes d'humanité qui
doivent présider à l'organisation d'une société civilisée, certaines
objections, venues des membres de la gauche même, ont montré que, dans
la pratique, l'application de la loi ira souvent à l'encontre de son
but. Empêcher le surmenage, interdire dans certains cas le travail de
nuit, c'est oeuvre de charité, mais n'arrivera-t-il pas souvent que
telle femme, contrainte par la nécessité de nourrir sa famille,
demandera elle-même, comme une faveur, ce travail que la loi juge
excessif pour elle? Il en résultera que ceux-là mêmes pour qui le
parlement vient de légiférer chercheront à tromper les inspecteurs
chargés de la surveillance des manufactures et feront tout leur possible
pour échapper à la protection qu'on leur accorde comme un bienfait.

Quoi qu'il en soit, et par un sentiment qu'en somme on ne saurait
blâmer, la Chambre a voté l'ensemble de la loi par 383 voix contre 74.

--Au Sénat, on a eu une interpellation de M. Fresneau «sur les
usurpations commises par le conseil municipal de Paris.» En réalité,
l'orateur, au lieu de s'en tenir à la question purement municipale, a
fait une longue digression historique qui remontait jusqu'à la
révolution, car aujourd'hui il n'est guère de discussion parlementaire
où l'on ne parle des personnages de la révolution, comme s'ils étaient
revenus au monde pour diriger la politique moderne, en sorte qu'on en
arrive à voter, non pour ou contre le cabinet, mais pour ou contre
Robespierre. Aussi le ministre de l'intérieur a-t-il eu beau jeu pour
répondre à l'interpellation, et quand il a déclaré «qu'il s'en
rapportait au Sénat, pour la conclusion à donner à ce débat dont il ne
comprenait pas tout à fait l'objet», il était assuré du résultat final,
c'est à dire du vote de l'ordre du jour pur et simple qu'acceptait le
gouvernement.

--M. Jules Ferry a été nommé président de la commission des douanes, et
à cette occasion il a prononcé un discours dans lequel il s'est efforcé
de se garder de toute allusion politique. Toutefois ce discours, bien
que purement économique, n'est pas passé et ne pouvait passer inaperçu.
L'ancien président du conseil a joué un rôle politique trop important
pour que l'opinion admette facilement que, rentrant dans la vie
parlementaire, il se renferme strictement dans les questions techniques.

La réunion royaliste de Nîmes.--Depuis quelque temps, les royalistes
avaient annoncé qu'ils allaient organiser à Nîmes une grande réunion
dans laquelle M. le comte d'Haussonville prendrait la parole et
tracerait le programme du parti.

Cette réunion a eu lieu dimanche dernier, 8 février. Il faisait à Nîmes
un temps exceptionnellement mauvais; la neige tombait et le froid était
vif. Malgré cela les délégués des départements étaient venus en grand
nombre, et l'assistance était tellement compacte qu'on avait peine à
pénétrer dans la salle.

M. Roux-Larcy, qui présidait la réunion, a donné la parole à l'orateur
annoncé par ces mots, dont on peut apprécier la portée: «Le titre
principal de M. le comte d'Haussonville à la confiance de cette
assemblée, c'est d'être le confident de celui qui représente la
tradition nationale héréditaire de la France.»

Il est impossible de donner ici même une analyse du long discours
prononcé par M. le comte d'Haussonville, discours destiné à
contrebalancer l'effet produit par les adhésions d'une partie de
l'épiscopat français au gouvernement établi, et à prêcher la résistance.

M. le comte d'Haussonville a exprimé, en terminant, l'espoir que la
France, «lassée des divisions des républicains, écoeurée de leurs
scandales, révolté de leurs injustices, se tournera vers la seule forme
de gouvernement qui ne l'ait jamais trahie ni trompée; et pour cela, a
ajouté l'orateur, il faut attendre et ne pas désarmer, car il n'y a
qu'un seul jour où il soit permis de déposer les armes, c'est au
lendemain de la victoire.»

Il sera curieux de voir si le cardinal Lavigerie jugera devoir répondre
à une déclaration aussi nette et quelle sera sa réponse.

Italie: la crise ministérielle.--Après des négociations assez
laborieuses, M. di Rudini a été chargé par le roi Humbert de constituer
le nouveau ministère, qui a été ainsi composé:

M. di Rudini, président du conseil avec le portefeuille des Affaires
étrangères; M. Nicotera, Intérieur; M. Colombo, Finances; M. Luzzatti,
Trésor; M. Branca, Travaux publics; M. Ferraris, Grâces et Justice;
Villari, Instruction publique; M. Chimirri, Agriculture et Commerce;
général Pelloux, Guerre; M. Saint-Bon est désigné pour la Marine, dont
l'intérim a été confié au président du conseil.

Espagne: les élections générales.--Les élections générales qui ont eu
lieu en Espagne le 1er février étaient faites pour la première fois sous
l'empire de la nouvelle loi instituant le suffrage universel.

La Chambre se compose de 443 députés, élus pour cinq ans. D'après la loi
du 26 juin 1690, le droit de vote est accordé à tous les Espagnols, âgés
de vingt-cinq ans, jouissant de leurs droits civils et ayant deux ans de
résidence dans la même commune. Chaque bulletin ne peut contenir qu'un
nom dans les districts qui n'ont qu'un député, deux dans ceux qui en ont
trois, trois dans ceux qui en ont quatre ou cinq, cinq dans ceux qui en
ont sept et sept dans ceux qui en ont huit.

Sont élus ceux qui ont obtenu le plus de voix, la loi ne fixant pas de
majorité absolue. Il ne peut donc y avoir ballottage que dans le cas où
deux députés auraient obtenu le même nombre de voix dans un district où
l'on ne doit élire qu'un seul député. Dans ces conditions, on comprend
que si les partis d'opposition sont divisés et présentent chacun un
candidat, toute coalition étant impossible, le candidat du gouvernement
obtient facilement la victoire.

Le parti républicain, bien qu'il ait remporté, sur l'ensemble du
territoire, un assez grand nombre de suffrages, n'a réussi à faire
entrer à la Chambre qu'un très petit nombre de représentants. Par la
raison que nous venons de dire, les tentatives de coalition qu'ils ont
essayé de faire sur certains points avec les libéraux ont complètement
échoué. D'ailleurs, M. Sagasta, désireux de réserver l'avenir et de se
montrer, dans ce but, aussi bon monarchiste que M. Canovas del Castillo,
a refusé systématiquement de s'y prêter. Républicains et libéraux ont
donc fait campagne chacun de leur côté. Les premiers y ont sans doute un
peu perdu, mais les seconds y ont gagné; en effet, leur alliance avec
les républicains leur aurait certainement fait perdre, dans plus d'une
circonscription, le bénéfice de cette tolérance officielle à laquelle
ils ont dû la plus grande part de leur succès.

Les élections ont donné, en conséquence, les résultats prévus en faveur
du gouvernement. D'après la proclamation officielle, la Chambre
comprendra 151 membres de l'opposition, parmi lesquels il est peu
d'irréconciliables, et 289 ministériels.

Allemagne.--_Le général Waldersee._--L'empereur d'Allemagne ne perd pas
une occasion d'affirmer la volonté inébranlable de gouverner seul, et,
pour cela, de congédier successivement tous ceux qui peuvent prétendre à
exercer une action sérieuse et personnelle dans la direction des
affaires publiques. On sait avec quel éclat il s'est séparé de son
chancelier; c'est aujourd'hui le tour du chef d'état-major général, le
général de Waldersee.

Par une lettre rendue publique, et d'ailleurs conçue dans les termes les
plus flatteurs et même les plus tendres, Guillaume II a annoncé au
général qu'il était relevé de ses fonctions, et qu'il recevait, en
échange, le commandement du 9e corps d'arme: «Ce commandement, dit
l'empereur qui se plaît souvent à faire intervenir ses sentiments de
famille dans les affaires de l'État, se trouve dans le pays natal de ma
femme bien-aimée. C'est une distinction que je suis heureux de pouvoir
vous conférer.»

Le successeur du général de Waldersee est le général comte Alfred de
Schlieffen, qui, en 1866, était attaché militaire à l'ambassade
d'Allemagne à Paris. Pendant la guerre de 1870, il était le chef
d'état-major de l'armée du grand-duc de Mecklembourg, qui opérait sur la
Loire. En dernier lieu, il était le plus ancien en grade des
quartiers-maîtres généraux, c'est-à-dire le premier des auxiliaires du
comte Waldersee. Il est permis d'en conclure que le remplacement de ce
dernier est motivé par des causes toutes personnelles, car si l'empereur
avait eu en vue un changement de système, il n'aurait pas choisi le
collaborateur immédiat de celui qu'il éloigne de sa personne, en lui
donnant un commandement qui ressemble fort à un exil.

Angleterre et Irlande.--_L'intolérance anglicane._--On accepte
facilement en France, comme chose indiscutable, que l'Angleterre est par
excellence le pays de la liberté et de la tolérance. Malheureusement
pour nos voisins, les faits viennent démontrer de temps à autre que
cette réputation est quelque peu usurpée. En voici une nouvelle preuve.

A une des dernières séances de la Chambre des communies, M. Gladstone a
déposé une proposition tendant à l'abrogation d'une loi d'exception en
vertu de laquelle les postes de lord-lieutenant ou de gouverneur de
l'Irlande et de chancelier du Royaume-Uni sont interdits aux
catholiques. Il fallait l'initiative du «Grand libéral» pour rappeler au
monde que ce dernier vestige de la persécution si longtemps dirigée
contre les catholiques subsistait encore et que par conséquent l'égalité
religieuse commandée par les progrès de l'esprit moderne n'existait pas
en Angleterre. A-t-il suffi au moins que la question fût posée pour
quelle fût tranchée dans le sens libéral, comme on avait le droit de s'y
attendre de la part d'une nation qui, sous ce rapport, se vante de
donner des leçons à toutes les autres? Nullement; le cabinet a combattu
la proposition de M. Gladstone qui a été repoussée par 256 voix contre
223. L'affaire en soi n'a pas grande importance, mais elle est typique
dans un pays où l'on tient des meetings retentissants, pour protester
contre la situation faite aux juifs dans l'empire russe.

Nécrologie.--M. Rozat de Mandres, inspecteur général des Ponts et
Chaussées en retraite.

Rosine Bloch, cantatrice.

Mme Stevens, femme du peintre Alfred Stevens.

M. Georges Perrier, caissier général de la Caisse des Dépôts et
consignations.

L'aéronaute Paul Jovis.

M. l'abbé Laine, officier de la Légion d'honneur, ancien vicaire général
de la grande aumônerie, ancien chapelain des Tuileries.

M. Eugène Lisbonne, sénateur de l'Hérault.

M. Jean Benonville, artiste-peintre.

M. Lepel-Cointet, agent de change.



M. Julien Tiersot vient de publier au _Ménestrel_ la deuxième série des
_Mélodies populaires de France_ qu'il a recueillies et harmonisées.
Cette deuxième série, qui contient la _Mort du roi Renaud, C'est le vent
frivolant, Les Répliques de Marion, La Mort du mari_ etc., n'est pas
inférieure la première, qui a eu tant de succès. Il y a une saveur et
une poésie toutes particulières dans les chansons de nos campagnes qu'on
dédaignait trop jusqu'ici. On y vient, et on est tout étonné d'y trouver
tant de plaisir.--Chez les mêmes éditeur? viennent de paraître le
quatrième et nouveau volume des Mélodies de Faure, qui ont toujours tant
de vogue, les délicieuse _Rondes et Chansons d'avril_, de Blanc et
Dauphin, sur des paroles de Georges Auriol, l'amusante partition des
_Douze femmes de Japhet_, les danses les plus populaires du vieux
«Strauss de Paris» réunies en un élégant volume orné du portrait de
l'auteur, et enfin une nouvelle édition divisée en cinq cahiers de la
belle méthode de Marmontel, l'_Enseignement progressif et rationnel du
piano_. Voilà de la variété.

Le bal annuel de l'Association amicale des anciens élèves de l'École
centrale des Arts et Manufactures aura lieu le samedi 28 février
courant, dans les salons de l'Hôtel Continental.

Ce bal, qui réunira toutes les notabilités du commerce et de
l'Industrie, s'annonce comme une des plus brillantes fêtes de la saison.



NOS GRAVURES

LE MARQUIS DI RUDINI

Après huit jours de gestation un peu laborieuse, le marquis di Rudini
est parvenu à former un nouveau ministère avec le concours de M.
Nicotera. Le marquis di Rudini est le chef de la droite et M. Nicotera
un des principaux représentants de la gauche. En France, cette alliance
peut étonner, parce que les principes professés à droite sont
diamétralement opposés à ceux qui guident les hommes de la gauche. En
Italie, il n'en est rien. La divergence ne portant pas sur la forme de
gouvernement, mais seulement sur la façon d'appliquer certaines lois, il
est arrivé bien souvent que les deux côtés de la Chambre ont voté
ensemble dans un accord parfait. De plus, avec M. Depretis d'abord et M.
Crispi ensuite, la distinction est devenue de moins en moins sensible,
et M. di Rudini pouvait déclarer à Vérone au mois de décembre dernier
que les vieux partis historiques avaient cessé d'exister. A droite aussi
bien qu'à gauche, on est monarchiste. L'extrême-gauche, qui est
républicaine, compte pour le moment d'adorateurs zélés à peine un petit
nombre, et a déjà déclaré qu'elle ne ferait aucune opposition au nouveau
ministère.

Comme M. Crispi, le nouveau président du conseil est Sicilien. Il a de
commun avec lui l'énergie et la ferme volonté d'arriver, mais il diffère
essentiellement de son prédécesseur par les manières, qui sont celles
d'un parfait gentilhomme. Autant le premier est cassant, autoritaire,
autant le second est aimable, complaisant, distingué. Il est à peine âgé
de cinquante-deux ans. De taille élevée, fort, robuste, avec une superbe
barbe blonde qu'il promène avec complaisance, il a la démarche franche,
décidée, un peu martiale, d'un colonel qui a pris sa retraite avant
l'âge.

Il n'avait pas vingt-sept ans quand ses concitoyens de Palerme le
choisirent pour leur maire. Dans l'exercice de ces fonctions il eut
l'occasion de déployer un courage et une énergie dont les Palermitains
ont conservé le souvenir. C'était en 1860, une insurrection éclata à
Palerme. Les Siciliens mécontents de l'obligation du service militaire
et peu disposés à être gouvernés par des Piémontais, encouragés aussi
par les partisans du gouvernement déchu, se soulevèrent pour reconquérir
leur liberté. Des bandes d'insurgés se formèrent aux portes de Palerme,
firent irruption dans la ville au cri de: Vive la République, mirent au
pillage les maisons, le feu à quelques édifices, et massacrèrent ceux
qui tentaient d'opposer de la résistance. Les quelques gardes nationaux
qui répondirent à l'appel du préfet et du syndic, M. di Rudini,
s'enfermèrent à l'Hôtel-de-Ville attendant les insurgés pendant que la
troupe était répandue dans l'île pour lutter contre le brigandage. Le
marquis di Rudini, attaqua à l'Hôtel-de-Ville, opposa une résistance des
plus énergiques, s'exposant là où le danger était le plus considérable.
Cette attitude sauva la situation.

Les rebelles ne pouvant s'emparer du palais municipal se répandirent
dans la ville continuant le pillage et pour se venger de la résistance
opiniâtre du marquis di Rudini incendièrent son palais. Le jeune syndic,
qui sur ces entrefaites avait reçu quelques renforts, se porta contre
les insurgés, et, à la tête des siens, il réussit après trois jours de
combat acharné à les déloger de partout et à les mettre en fuite. Chaque
maison dut être prise d'assaut. On raconte que dans cette circonstance
on vit des généraux refuser d'endosser l'uniforme militaire. Le
gouvernement, reconnaissant au marquis di Rudini de sa courageuse
conduite, le nomma aussitôt préfet de Palerme. De sorte que, après avoir
dompté l'insurrection, ce fut lui qui fut chargé du châtiment. Il se
montra inflexible.

En 1869, le général Menabrea, qui était alors président du conseil des
ministres, ayant besoin d'un ministre de l'intérieur qui en imposât, lui
confia ce portefeuille. Le marquis di Rudini accepta à contre-coeur
parce qu'il n'était pas encore député et qu'il n'avait jamais assisté à
une séance de la Chambre. Le nouveau ministre fut attaqué violemment par
la gauche dès les premières séances. Il se défendit avec orgueil, avec
dureté, déclarant qu'il acceptait la responsabilité de tous les actes
commis pour la répression de l'insurrection, et pour le châtiment qui
devait servir d'exemple. Mais il manqua de sang-froid, son discours ne
fut pas heureux. Il répéta plusieurs fois le même mot, s'interrompit, et
prouva que comme orateur son éducation était encore à faire. Il donna sa
démission et se tint à l'écart des luttes parlementaires pour faire
oublier la mauvaise impression de son premier début.

Aujourd'hui, sans être un brillant orateur, il est un de ceux qui savent
se faire écouter. Tant que vécurent Minghetti, Sella et Lauza, les chefs
reconnus de la droite, il resta au second plan; mais, eux disparus, il
prit leur place et s'affirma bientôt comme chef du parti. Depuis, il n'a
songé qu'à saisir le pouvoir et il y est parvenu. Disposant d'une
fortune considérable, il s'est livré tout entier à la politique. Il n'a
pas d'autre passion.

M. LÉON DAUDET ET Mlle JEANNE HUGO

L'attention et la curiosité sympathiques de Paris ont fait cortège cette
semaine à M. Léon Daudet, fils de M. Alphonse Daudet, épousant Mlle
Jeanne Hugo, petite-fille du grand poète. C'est que l'aristocratie du
talent a ses grands mariages, comme l'autre. Et les contemporains ont
raison de rendre aux fils et aux petits-fils de ceux qui honorent leur
pays un peu de la gloire que leurs pères ou leur grands-pères ont fait
rejaillir sur leur époque.

On sait que M. Léon Daudet, le fiancé, poursuit depuis deux ou trois ans
ses études médicales: il se préparait récemment encore aux concours de
l'internat. Quant à Mlle Jeanne Hugo, le rayonnement de la popularité de
son aïeul a illuminé son berceau. De la même plume qui fustigeait
l'insolence des grands et consolait l'humilité des petits, Victor Hugo a
chanté les douces émotions de l'enfance.

Son oeuvre si vaste et si grandiose renferme de véritables bijoux
poétiques où se reflète la joie des caresses enfantines, comme un écrin
magnifique aux proportions colossales cache un joyau fragile aux fines
ciselures. Les morceaux consacrés aux enfants sont même en si grand
nombre que l'on a pu en composer tout un volume avec ce titre: _Les
Enfants_. Avons-nous enfin besoin de citer _l'Art d'être grand-père_,
qui est tout entier à la gloire de Jeanne et de son frère Georges.
Georges est l'aîné et il est homme: à lui le grand-père voue une
affection plus virile, dégagée des mignardises qui sont réservées: à
Jeanne, si frêle et si douce en son berceau, dans l'auréole de ses
blonds cheveux encadrant le doux visage aux grands yeux étonnés, au
sourire ingénu:

O Jeanne! Georges! voix dont j'ai le coeur saisi.

Jeanne a grandi: la «petite reine» est devenue jeune fille et la grâce
ne l'a pas abandonnée, s'est épanouie en elle. L'heure prévue et prédite
dans _l'Art d'être, grand-père_ est enfin venue, l'heure où la jeune
fille quitte la maison où elle fut adorée, pour une nouvelle famille qui
devient la sienne. Il n'a manqué à la fête de l'autre jour que la
présence de l'aïeul; et, l'on ne peut pas dire pourtant qu'il en fût
tout à fait absent.

C'est à lui, avant tout, qu'on rendait hommage, quand le couple nuptial
entrait dans la grande salle des fêtes de la mairie du XVIe
arrondissement parmi les fleurs prodiguées. C'est en son souvenir que
l'orchestre de Lamoureux jouait l'ouverture de _Ruy Blas_ de Mendelssohn
et l'_Hymne_ que Saint-Saens a composée pour les funérailles solennelles
offertes il y a six ans par la France à l'illustre poète, comme un
dernier adieu.

La présence de Mme Carnot, des ministres et de leurs familles, de tout
ce que Paris compte d'illustrations ou de simples notabilités, attestait
la vénération affectueuse qui entoure si justement le nom que portait
hier encore la nouvelle épousée et celui qu'elle porte depuis quelques
heures.

LE CENTENAIRE D'HÉROLD

L'Opéra-Comique a célébré devant une salle comble le centenaire
d'Hérold, l'immortel auteur du _Pré aux Clercs_. Le spectacle se
composait du premier acte de _Zampa_ et du _Pré aux Clercs_, dont on
donnait, ce soir-là, la 1,482e représentation. Entre le second et le
troisième acte, le rideau s'est levé et le buste d'Hérold est apparu. A
côté se tenait Mlle Adeline Dudlay, de la Comédie-Française, qui,
personnifiant la France, a récité des stances de M. Lucien Paté, pleines
d'une éloquence communicative. Autour de Mlle Dudlay, côté cour et côté
jardin, comme on dit au théâtre, les interprètes qui avaient chanté
_Zampa_ et ceux qui chantaient le _Pré aux Clercs_ étaient groupés dans
leurs costumes respectifs...

Après avoir dit les beaux vers de M. Paté, Mlle Dudlay a posé sur le
buste la palme qu'elle tenait en main et tous les artistes ont défilé
devant l'image de l'illustre compositeur, à qui la France se glorifie
d'avoir donné le jour, de l'artiste de génie autant que modeste, qui, un
mois après avoir donné le _Pré aux Clercs_, cette partition exquise,
s'écriait au moment où il fermait les yeux pour toujours; «Quel malheur
de mourir! Je commençais à comprendre la musique qui convient au
théâtre».

Ad. Ad.



L'ACCIDENT DE MONTIGNY

A la suite des gelées prolongées et des mouvements de terrain survenus
au moment du dégel, des déraillements se sont produits sur un grand
nombre de voies ferrées, entre autres sur le réseau du Nord.

A Montigny, notamment, dans le département de la Somme, un train mixte,
composé de deux machines, d'une quinzaine de voitures et de quelques
fourgons, dont un contenant dix vaches, a déraillé le 2 février, à 3 h.
15 de l'après-midi. Plusieurs wagons ont été culbutés et précipités en
bas du remblai élevé en cet endroit de 1 à 5 mètres. Trente-cinq
voyageurs ont été blessés, sur lesquels quinze assez grièvement. Quant
au personnel du train, sauf le conducteur Dubois, qui a été contusionné,
il n'a eu aucun mal. La cause de ce déraillement, nous l'avons dit, est
le dégel; mais le cahotement du wagon de queue dans lequel étaient
renfermées les bêtes n'y est pas étranger.

Il s'est même produit, un incident curieux.

Sept des vaches se sont trouvées projetées en dehors de la voiture et
prises sous les décombres, d'où elles n'ont pu être retirées que pendant
la nuit: quatre étaient mortes et trois grièvement blessées. Il a donc
fallu les abattre immédiatement, opération qui a dû naturellement être
effectuée sur place par un boucher requis à cet effet.

LES FOUILLES DE MARTRES-TOLOSANE

Des fouilles d'une importance considérable au point de vue archéologique
sont pratiquées ou plutôt reprises en ce moment sur le terrain de la
commune de Martres-Tolosane, dans la Haute-Garonne. Des bustes, des
statues, des bas-reliefs, sont découverts chaque jour et le musées
improvisé qui les recueille, en attendant leur transport à l'Institut,
renferme à cette heure des pièces d'une grande valeur artistique. Nous
devons à l'obligeance de M. F. Régnault, membre de la société
archéologique, de pouvoir donner aujourd'hui une reproduction de
quelques-unes de ces pièces, choisies parmi les plus intéressantes, et
quant aux fouilles elles-mêmes, M. Lebègue, qui en est l'heureux
initiateur, a bien voulu nous fournir les intéressants renseignements
qui suivent:

«La petite ville de Martres-Tolosane couronne le sommet d'une colline
dominée par les contreforts des Pyrénées. Devant elle, au nord, s'étend
et s'élargit la plaine de la Garonne. Au pied de sa vieille église,
assez imposante, elle étage les débris en partie conservés de ses
remparts circulaires. Quelques fabriques de poterie, encore florissantes
depuis le moyen-âge, s'élèvent sur la pente qui descend vers le fleuve.
Elles en sont séparées par des champs cultivés où l'on voyait autrefois
quelques murs d'une ville gallo-romaine, inconnue à l'histoire. Le nom
lui-même en a-t-il été conservé? d'après le témoignage douteux des actes
de Saint-Vidian, elle se serait appelée Angonia.»

Pourtant au dix-septième siècle on y découvrit des fragments
d'architecture et des statues, quelques-unes fort belles, qui furent
transportées à l'évêché de Rieux. En 1826 le hasard fit trouver dans le
champ d'arbres antiques, et des fouilles continuées à cette place
jusqu'en 1830 par l'archéologue Dumége enrichirent le musée de Toulouse
de la plus intéressante collection de sculptures qu'ait jamais livrées
le sol de la France.

Les unes viennent de la Grèce: telle cette charmante tête d'Ariane,
délicate et fine, aux yeux légèrement bridés.

Mais de la Grèce nous passons à Rome; voici une nombreuse collection de
bustes d'empereurs. L'un d'eux serait pour Rome elle-même une fort
heureuse trouvaille; c'est un Auguste dont les proportions rappellent
avec une exactitude parfaite les répliques déjà possédées par Florence
et par le Vatican.

Les nouvelles fouilles que j'ai entreprises avec le concours de M. Ferré
sont à peine commencées et déjà le résultat dépasse nos espérances. Nous
possédons plus de cent vingt débris antiques.

Parmi toutes ces richesses, il faut mettre à part une Minerve que nous
reproduisons et dont la tête malheureusement n'a pas été retrouvée; elle
est digne de figurer dans un beau musée d'antiques; les draperies, très
soignées, sont sculptées avec un art exquis. Puis une tête d'enfant,
dont la physionomie est d'une douceur charmante.

Voici le sanglier d'Érymanthe, que les bras énormes d'Hercule enserrent
dans une étreinte toute-puissante. C'est enfin une femme couchée d'un
mouvement gracieux.

Tout nous porte à croire que nous marchons vers de nouvelles
découvertes. Mais déjà nous pouvons affirmer une théorie qui ne sera
plus contestée: il y eut en Gaule au troisième siècle une école de
sculpture, imitatrice des anciens et qui eut cependant son originalité
propre.

Parmi tous ces marbres, nous n'avons presque pas trouvé de débris
d'architecture. Ils n'auraient donc pas appartenu à un édifice, à un
temple, à un palais, à une villa. Proviennent-ils d'un atelier? Nous
espérons que la fouille, en continuant, nous permettra de résoudre le
problème.»

Albert Lebègue.



AU CIRQUE D'HIVER

Il n'y a plus de cirque sans eau. Le Cirque-d'Hiver, lui aussi, a voulu
avoir sa pantomime nautique. Il fallait pour cela transformer la piste
où tout à l'heure débattaient les chevaux, les écuyères, et les jolis
chiens savants que l'on peut voir en tête de notre page de gravure, en
un véritable lac. Je n'entreprendrai pas de vous décrire par le menu le
système employé.

Il est, en tout cas, d'une rapidité d'exécution exemplaire. Deux toiles
goudronnées enveloppent complètement la piste et remontent vers une
estrade sur laquelle se passent les scènes comiques de la parodie et qui
permet aux artistes de plonger dans l'eau: celle-ci, grâce à une
ingénieuse combinaison de conduite, arrive en quelques secondes, et nous
sommes ainsi tout d'un coup transportés en plein océan.

La pantomime commence. Notre gravure en donne les principaux incidents.
Elle commence par une parodie de Cléopâtre: l'aspic célèbre est remplacé
par un gigantesque serpent long de quinze pieds... Nous voyons aussi
Antoine et Cléopâtre débarquer; Octave les poursuit, il les rejoint,
mais, dans sa lutte avec Antoine, il est précipité dans l'eau par le
farouche triumvir... La pantomime n'a pas oublié la vie «inimitable» que
menaient les deux amants: ainsi des suivantes de Cléopâtre dansant
devant nous une danse du ventre très expressive.

Viennent ensuite des scènes d'un autre ordre, celle d'un ivrogne, dont
l'idée fixe est de prendre un bain, celle du vol en bateau, que
représente une de nos gravures... Un ménage bourgeois est attaqué par
des voleurs, des pirates, qu'arrêtent à la fin de non moins aquatiques
policemens... Tout cela est gai et amusant.

_Port Tarascon_, par Alphonse Daudet, paraît aujourd'hui dans le format
in-18 à 3 fr. 50, chez l'éditeur E. Flammarion.

Les «dernières aventures de l'illustre Tartarin», complètent cette
trilogie célèbre de la collection Guillaume, illustrée: _Tartarin de
Tarascon, Tartarin sur Alpes_ et _Port Tarascon._



[Illustration.]

AUX PETITES SOEURS

Par RENÉ BAZIN

Suite et fin.--Voir nos deux derniers numéros.

Lorsque l'aïeule fut endormie, la jeune fille s'habilla, jeta une
pèlerine sur ses épaules, sortit de la chambre avec précaution, et,
traversant le pré, fut bientôt sur la route qui montait vers la ville.
Elle hâtait le pas, un peu inquiète d'être seule à cette heure déjà
tardive. Quelques ouvriers qui la croisaient la regardaient
effrontément. Elle avait peur des renfoncements obscurs des cours. A
chaque moment, il lui semblait qu'on la suivait. Et cependant la pensée
ne lui venait pas de retourner en arrière. Son projet lui donnait
courage et parfois la faisait sourire. Elle allait. Bientôt les rues
devinrent plus éclairées. Des devantures de boutiques étincelèrent à
droite et à gauche. Elle marcha plus tranquille. Les passants la
protégeaient de leur nombre. Enfin, elle s'arrêta devant la porte d'un
grand magasin de nouveautés, qui projetait aux deux angles d'un
boulevard la lumière de ses lampes électriques.

C'était là.

Avec un peu d'hésitation, elle s'élança, éblouie, les yeux à demi
fermés. Il n'y avait pas beaucoup d'acheteurs dans le hall immense. Un
employé vint à elle, et lui demanda, de cet air fat qu'ils prennent
volontiers quand une fille est seule, pauvre et jolie:

--A quel rayon mademoiselle désire-t-elle que je la conduise? soieries,
dentelles, trousseaux, layettes?

Quel rayon? Jamais Désirée n'était entrée dans un grand magasin.

--Oui, répéta-t-il, que demandez-vous?

Alors son secret lui échappa, et elle dit, non pas comme une réponse,
mais se parlant à elle-même d'un ton de rêve et dans la vision d'une
chose lointaine, étrangement douce:

--Je voudrais une ombrelle rose!

Elle n'eut que vingt pas à faire. On lui montra des ombrelles chères,
d'abord, tendues en soie, frangées, montées sur des manches sculptés.
Dans le nombre, il y en avait de roses. Mais Désirée n'avait pas
beaucoup d'argent. Il fallut descendre jusqu'au plus bas prix. Enfin
elle trouva ce qu'elle cherchait: une ombrelle d'étoffe commune, blanche
par-dessus, doublée à l'intérieur de mauve assez vif qui pouvait passer
pour du rose. Le manche en était blanc et recourbé. Désirée l'acheta.
Elle fit encore l'acquisition d'une paire de gants de fil à jour, d'un
dessin léger, ayant remarqué que le dimanche de pauvres filles comme
elle commençaient à ne plus vouloir sortir les mains nues.

Et par les rues elle se remit à marcher vers la banlieue de moins en
moins éclairée et peuplée de passants. Mais maintenant elle n'avait plus
peur.

Elle portait sous son bras l'ombrelle, roulée dans une gaine de papier
gris. Elle n'aurait pas plus joyeusement emporté un trésor. Il
s'agissait bien en effet d'un trésor, puisque c'était pour être plus
belle, pour mieux gagner l'amour de ce jeune meunier, qu'elle avait
dépensé, sans en prévenir sa grand-mère, une grande partie de son gain
de toute la semaine. Comme elle serait élégante demain, lorsque, midi
sonnant, elle s'en irait vers Jeanne Jughan, vers le moulin qui
peut-être aurait encore ouvert sa fenêtre! Elle pensait à cela. La route
du retour lui parut courte.

Elle rentra dans les ténèbres. La grand'mère ne s'était pas réveillée...
Tous les grillons du pré chantaient autour de la maison, sous les épis
du foin haut.

VI

Le lendemain, dans l'après-midi, Désirée se rendit à l'hospice. En si
peu de temps, comme tout avait poussé! Les dalhias de la cour
dépassaient d'un pied leur tuteurs, des roses grimpantes, ouvertes
toutes ensemble au soleil de juin, débordaient, à flots roses et jaunes,
l'arête moussue des murs. En apercevant la visiteuse, son ancienne
maîtresse, le coq de Barbarie, qui jouissait, vu sa petite taille, du
droit de libre parcours, sortit de l'abri d'un fusain, et suivit la
jeune fille, comme si elle eût encore du menu grain dans son tablier.

Désirée, qui était de bonne humeur, se détourna vers lui, et demanda:

--Petit, sais-tu où est le père Le Bolloche?

Il répondit un tel kirikiki, d'un ton si drôle et si décidé, qu'elle ne
put s'empêcher de rire.

--Sorti! reprit-elle, que chantes-tu là? Il est tout au plus dans le
verger, n'est-ce pas, ma soeur?

--Ma foi, mademoiselle, dit la religieuse qui passait, je ne sais trop:
de ce temps-ci, tous nos petits bonshommes sont en l'air.

Le soleil vivifiait, en effet, les pensionnaires de Jeanne Jughan. A
l'exception de quelques-uns, trop fanés pour reverdir, qui les aurait
reconnus? Ils ratissaient les allées, sarclaient des massifs, se
promenaient d'une allure double de celle d'hiver. Plusieurs faisaient
des dessins sur le sable avec leurs béquilles. Il y en avait un qui
cueillait des cerises, à califourchon sur une branche.

Tous portaient une veste claire, faite en chiffons de coutil par des
mains qui ne laissent rien perdre. Jour de trêve, illusion que répand
sur les souffrances humaines la grande lumière douce.

Désirée interrogea celui qui cueillait des cerises.

--Tu demandes le sergent, ma jolie fille?

--Mais oui, le père Le Bolloche.

--A faucher dans le pré.

--Vous dites?

--Je dis qu'il est à faucher dans le pré. Même il commande l'escouade.
C'est qu'il est rudement jeune, lui!

Et, galamment, le bonhomme se laissa glisser à terre pour conduire la
fille d'Étienne Le Bolloche.

--Tu ne sais pas la route, dit-il sérieusement, et nous autres, vois-tu
bien, nous ne sommes pas à l'heure ici; on a toujours le temps de faire
l'ouvrage.

Ils remontèrent la pente, prirent à droite de l'hospice, et, par une
barrière qui coupait le mur d'enceinte, pénétrèrent dans un pré long et
tournant autour de l'enclos. Ce pré formait comme une couronne, comme un
anneau vert enserrant le domaine des soeurs, et confinait, par une haie
vive, au tertre du meunier.

Arrivée là, Désirée vit un spectacle nouveau. Huit vieux, armés de huit
faulx, les manches de chemises retroussées, taillaient en ligne dans
l'herbe haute. Au milieu, Le Bolloche, le plus grand de tous, sa jambe
de bois en avant, travaillait comme un jeune homme. C'était merveille de
voir l'ampleur de l'entaille circulaire qui se creusait devant lui à
chaque coup de sa faulx. Il ne s'arrêtait pas, comme faisaient les
autres qui, sous prétexte de redresser une brèche, tapotaient un petit
quart-d'heure sur leur lame. Il était de corvée, et prenait la chose au
sérieux. Chef d'escouade, songez donc! Il mettait de la vanité à
paraître infatigable, à largement arrondir ses bras, à ne pas se laisser
distraire surtout, non, pas même quand une vieille soeur passait
derrière la ligne des faucheurs, un pichet de cidre à la main, et
disait:

--Allons, mes petits bonshommes, ne travaillez pas trop, buvez un peu,
il fait si chaud!

Désirée s'approcha. Il la regarda d'un air contrarié.

--Tu vois bien, dit-il, que j'ai de la besogne à abattre! Va m'attendre
là-bas. La fauche, mon enfant, c'est comme l'astiquage: ça ne
s'interrompt pas!

Et, disant cela, il était superbe, la tête droite, la main appuyée sur
sa faulx relevée; il se sentait admiré par les camarades, ruines plus
effondrées que lui.

--Là-bas! répéta-t-il.

Désirée gagna la place qu'indiquait le geste du bonhomme, un peu loin
dans le pré, à côté de la haie.

Là elle s'assit dans l'herbe, non sans avoir observé, en elle-même, que
le moulin était proche, et qu'il ne virait pas. La pensée du meunier ne
l'avait guère quittée. Elle l'avait occupée le long du chemin, à présent
elle faisait battre son coeur, plus vite que de coutume, sous sa taille
de coutil à fleurs. Et la pensée qui nous tient, vous le savez, nous
pose et nous modèle à sa guise. La jeune fille ne regardait pas la haie,
sans doute, mais elle la surveillait du coin de ses yeux clairs errant
sur la prairie. Elle attendait quelque chose qui devait venir de là.
Elle se sentait toute voisine d'une heure grave et mystérieuse encore de
sa vie. Pour un souffle d'air dans les ronces, elle tressaillait. La
coulée d'un mulot sur les feuilles mortes du fossé lui paraissait un pas
qui s'approche.

Parfois elle fermait les yeux pour se ressaisir elle-même, pour ne pas
céder à je ne sais quel vertige qui la prenait. Elle avait envie de dire
aux marguerites,--voyez ces idées folles qu'elle n'avait jamais
eues!--«Ne me fixez pas ainsi, toutes ensemble, avec vos yeux d'or. Je
suis une pauvre fille que vous ne regardiez pas d'ordinaire.» Il lui
semblait que ces milliers de témoins observaient son air troublé. Elle
serrait alors, de sa main gantée, l'ombrelle, qui baignait ses joues,
son front, toute sa blonde personne, d'un reflet rose. L'idée que son
ombrelle la rendait plus jolie, qu'elle lui donnait l'air d'une
demoiselle, lui traversait l'esprit. Et, souriante, heureuse et inquiète
à la fois, parmi les herbes qui l'enveloppaient de leurs fleurs ou
semaient sur sa robe le duvet de leurs graines, elle était plus
charmante encore. La grande rayée de deux heures chauffait le pré. Le
parfum du foin s'en élevait comme l'encens de l'été. Et les faucheurs
s'avançaient en balançant leurs bras.

Combien de temps elle demeura ainsi? Elle n'en savait rien. L'amour ne
compte pas la durée de ses rêves.

Tout à coup, sans qu'elle eut perçu le moindre bruit de pas ou de
feuilles remuées, elle entendit une voix qui disait, de l'autre côté de
la haie:

--Désirée!

Tout le sang de ses veines reflua vers son coeur. Elle resta immobile,
pâle comme si elle allait s'évanouir.

A travers l'aubépine, la même voix répéta:

--Désirée!

Alors, elle se leva doucement, et se détourna.

C'était lui. Il était venu, ainsi qu'elle l'avait pressenti. Il la
regardait, à moitié caché par la haie. Et dans ses yeux il y avait
l'aveu de son amour, et la fierté de se sentir aimé. Un brin de genêt
pendait au ruban de son chapeau. Il n'avait pas fait toilette. Il était
accouru en l'apercevant, lui riche, dans ses vêtements de travail, comme
un brave garçon qui ne cherche pas à en imposer.

Chose étrange, ce fut ce contraste entre elle et lui qui frappa d'abord
Désirée, et son trouble s'en augmenta. Elle s'était attifée, elle qui
gagnait à peine sa vie, elle dont les parents, faute de pain, avaient dû
recourir à la charité des soeurs. Son ombrelle et ses gants de fil, deux
luxes qu'elle n'avait jamais eus, lui firent l'effet d'un mensonge. Elle
en fut gênée. Elle eut honte. Sa joie de tout à l'heure, sa gloriole
d'être bien mise, lui parurent ridicules, coupables même.

Elle se prit à se détester. Sans cesser de regarder vers la haie, sans
rien dire, elle enleva ses gants de fil, et les laissa tomber à terre.
L'ombrelle rose échappa à ses mains, et roula sur l'herbe. Puis, quand
elle fut redevenue la simple ouvrière, aux mains nues, les joues
exposées au soleil, dans la robe qu'elle portait depuis longtemps, sans
plus rien d'apprêté, la vraie fille enfin du pailleur de chaises, un
seul mot lui monta aux lèvres, un mot d'amour humble et triste.

--C'est que je suis très pauvre! dit-elle.

Mais lui se prit à sourire, d'un bon sourire tendre. Pauvre? il savait
bien qu'elle l'était. Il la voulait ainsi. Et comme elle demeurait
immobile, toute rouge à présent, dans la joie grandissante de l'amour
accueilli, il écarta les branches, pour la mieux voir, et dit:

--Viens, Désirée!

Elle obéit, comme, s'il eût été en droit de la commander. Elle lui
appartenait déjà.

A quelques mètres de là elle trouva une brèche, il lui tendit la main,
elle passa la haie. Toute une volée de papillons la passa devant elle.
Une fois de l'autre côté, Désirée ne retira pas la main qu'elle avait
donnée, et se tenant ainsi, tous deux, elle et son ami commencèrent
autour du moulin une promenade, la meilleure qu'ils eussent faite l'un
et l'autre.

Cependant Le Bolloche, arrivé à l'endroit du pré qu'il avait désigné à
sa fille, s'arrêta devant l'ombrelle qui n'abritait plus, posée sur son
manche et deux de ses baleines, qu'une touffe de marguerites et de
boutons d'or. Il en conclut naturellement que Désirée n'était pas loin,
chercha dans le pré, n'y trouva rien, regarda par-dessus la haie, et
l'aperçut au bras du meunier.

Il ne s'en émut pas plus que de raison, sachant que sa fille était sage
trouvant à l'autre l'air honnête. Son premier mouvement fut de les
héler.. il y avait trop de monde autour de lui. Il préféra les aller
trouver. Si bien que cinq minutes après, le père Le Bolloche, Désirée et
le meunier causaient tous trois.

Dix minutes plus tard il en était de même. Une heure s'écoula sans que
le sujet, paraît-il, fut épuisé. L'ombre du moulin s'allongeait sur le
tertre. Les sept faucheurs restants se reposaient de plus en plus. Le
chef d'escouade ne rentrait pas. Il fallut qu'une soeur le rappelât en
disant: «Eh bien! père Le Bolloche, ce n'est pas jour de sortie,
aujourd'hui!» Alors le groupe se sépara: le vieux revint vers l'hospice,
Désirée reprit le chemin de la ville, et le meunier monta son
échelle....

Quand la nuit fut arrivée, et que les petits vieux furent couchés, Le
Bolloche, qu'un rayon de lune empêchait de dormir, éveilla son voisin de
lui dire:

--Père Lizourette, je marie ma fille!

--Désirée? avec un zouave?

--Non.

--Avec un cavalier, alors?

--Non.

--Ce n'est qu'un lignard? reprit le voisin avec un air de commisération.
Tu la maries dans la ligne?

--Pas même. Il n'a fait que deux mois comme fils de veuve. Je sais bien
que ce n'est guère. Mais, que veux-tu, il joue du fifre dans une musique
où il y a beaucoup d'anciens soldats.

--Ah! il joue du fifre!

--Oui.

--Joli instrument!

--Un peu petit, répondit Le Bolloche. Seulement les enfants se
convenaient. J'ai vu ça, et alors....

--T'as bien fait, dit Lizourette sentencieusement, faut pas être dur
avec la jeunesse.

Et les deux vieux braves, satisfaits, ayant épuisé toutes leurs idées,
s'endormirent.

Le rayon de lune qui donnait sur Le Bolloche se promena sur Lizourette,
puis sur les lits voisins dont l'alignement avait l'air d'une rangée de
pierres blanches.

Quand la soeur Dorothée, en tournée d'inspection, passa près de Le
Bolloche:

--Ce bon petit vieux, pensa-t-elle, a-t-il l'air content! Ça fait
plaisir!

A la même heure, le jeune meunier, accoudé à sa fenêtre ronde, songeait,
la tête baignée dans l'air vif qui soufflait de la rivière, et si joyeux
d'être au monde que lui, tranquille et taciturne de nature et pas poète
du tout, il avait envie de chanter. Il regardait au loin, par-dessus la
ville, un point de l'horizon où les petites lumières des becs de gaz,
plus espacées qu'ailleurs, indiquaient le commencement de la campagne.
Là, son coeur lui montrait, radieuse, étendant la paille au soleil, la
fille qu'il avait choisie, celle qui tantôt lui avait donné la main,
celle qui bientôt serait sa femme.

Et cependant il faisait tout nuit, et dans l'enclos Désirée n'éparait
point la paille de seigle.

Elle était debout, près du lit de la grand'mère, qui avait bien voulu se
coucher comme à l'ordinaire, mais qui ne voulait pas dormir.

--Raconte-moi encore quelque chose de lui, disait l'aveugle. Est-ce
qu'il est blond de cheveux?

--Plutôt brun, répondait en riant Désirée.

--Un visage réjoui?

--Assez.

--J'aime ça, reprenait la vieille. Mon défunt était de même. Cause-t-il
beaucoup?

--C'est selon. Avec moi, il ne s'arrêtait guère.

--Voyez-vous, cette petite, comme c'est fier d'être jeune! Et tu dis
qu'il a du bien?

--Oh! beaucoup, grand'mère, bien plus que nous.

--Mais sais-tu que je n'en reviens pas, ma fille! Comment as-tu fait
pour lui plaire?

Désirée riait de tout son coeur, d'un rire qui signifiait: «Dame,
grand'mère, si vous pouviez me voir!»

Et, de fait, elle était belle ainsi, toute rayonnante de joie profonde
et calme, l'humble pailleuse de chaises. Et quand la grand'mère eut
cessé de bavarder, quand elle-même, aux premières heures du matin,
parvint à s'endormir, elle rêva des rêves charmants: que le moulin avait
des ailes neuves, qu'il y avait au bout quatre bouquets d'oranger,
qu'elle se tenait, en beaux habits, sur le seuil de la porte, et qu'en
sortant de l'école les enfants passaient devant elle, et la saluaient,
disant:

--Bonjour, madame!

VII

La grand'mère avait raison de se réjouir, car il avait été convenu, de
convention expresse, sur la demande de Désirée, que le jeune ménage
habiterait la maison du pré. Sa vieillesse allait se trouver bien
abritée entre ces deux mariés qui la soigneraient. Elle aurait
assurément sa part de leur bonheur, comme dans un verger un vieil arbre
étêté, sur qui d'autres pleins de sève laissent tomber leurs fleurs, si
bien qu'on s'imagine encore qu'il a fleuri. Ce meunier du moulin blanc
était un honnête garçon, accommodant et très amoureux, puisqu'il
consentait à faire ainsi, chaque matin et chaque soir, la route qui
séparait son moulin du faubourg.

De ce côté là, tout était rose; il n'y avait point de gens si contents
d'être jeunes que Désirée et son fiancé, ni de vieille femme moins
triste d'être vieille que la grand'mère Le Bolloche.

Mais aux Petites Soeurs un nuage assombrissait l'humeur de l'ancien
sergent. Après quelques jours de parfaite satisfaction, il était tout à
coup tombé dans une mélancolie noire. Qu'avait-il? Du chagrin de quitter
sa fille? Eh non! le sacrifice était consommé. Même il s'habituait de
plus en plus à la vie de l'hospice, aux camarades, au café abondant des
soeurs, à leurs soins, au _far niente_ ensoleillé du champ de seigle.
Son futur gendre l'avait-il offensé? En aucune façon. Le Bolloche
souffrait de ce qui, dans sa vie, avait tenu et tenait encore une si
grande place: du besoin du panache. C'était un glorieux.

Dans sa pensée étroite d'ancien sergent galonné, chevronné, il roulait
maintenant, à toute heure du jour, la même plainte qu'il ne contait à
personne:

«Quelle mine aurai-je, à la noce de Désirée, nippé comme je suis, avec
une veste loqueteuse, mon pantalon trop court, mes sabots, ma chéchia de
zouave usée par plaques et sans fond? Est-ce là une tenue? Je ferai rire
de moi les parents et les amis qu'on invitera en nombre,--car ce sera
une belle fête;--ceux qui m'ont vu il y a vingt ans auront honte de me
connaître, et Désirée elle-même, toute bonne fille qu'elle soit, ne sera
pas flattée, elle, dans sa robe neuve de mariée, d'avoir à côté d'elle
un tel bonhomme de père. Il vaut mieux n'y pas aller. Non, je n'irai
pas!» Et il avait déjà commencé à préparer ses compagnons d'armes et de
dernier asile à cette résolution désespérée. «Je n'irai probablement
pas, leur disait-il. J'ai un diantre de rhumatisme à l'épaule!...»

Mais ils n'en croyaient rien. Un rhumatisme, lui! Allons donc! Quand il
se promenait seul, ils le voyaient, de loin, faire le moulinet avec sa
canne et couper d'un coup sec les têtes des laiterons poussés au bord du
champ. La vigueur seule du moulinet aurait suffi à prouver que Le
Bolloche mentait; elle indiquait aussi un état violent de l'âme que les
soeurs, naturellement, n'étaient pas sans remarquer.

--Je ne sais pas ce qu'a notre petit père Le Bolloche, disait soeur
Dorothée: il mange bien, il boit bien, il dort bien, il a eu, avant-hier
encore, sa provision de tabac. Et il n'a pas l'air heureux!

En effet, d'ordinaire, les petits bonshommes qui ont tous ces biens-là
ne se trouvent pas à plaindre!

Comme elle était femme et très fine,--ce qu'aucun voeu n'empêche,--elle
voulait savoir. Un matin qu'elle habillait un de ses compagnons
d'armes,--car Le Bolloche s'habillait tout seul,--elle pressa celui-ci
de questions adroitement posées. Elle ne lui demanda pas:

--Qu'avez-vous?

Non, mais, soupçonnant bien que la peine avait pour cause le mariage de
Désirée, elle dit:

--J'espère que vous serez content, mon petit père, de voir votre fille
en mariée.

--Sans doute, grogna Le Bolloche.

--Et la noce, où se fera-t-elle? Dans le pré, je parie?

--Oui.

--On dansera?

--Oui.

--Et vous ouvrirez la danse, n'est-ce pas?

Le Bolloche ne se contint plus.

--F... comme ça, oui, n'est-ce pas? s'écria-t-il. Un ancien
sous-officier de zouaves! Plus souvent que j'y danserai... Je n'irai
même pas!

--Oh! mon petit père, dit la soeur en riant, que vous êtes coquet!

Elle qui ne l'avait jamais été!

Le Bolloche prit mal la plaisanterie. Le pli de sa bouche, aux deux
coins, se creusa.

--Je ne suis plus qu'un mendiant ici, dit-il; mon temps est fini, fini;
je ne veux plus paraître en société, et voilà!

Il s'en alla à grands pas, en maugréant.

Soeur Dorothée le suivit des yeux. Un sourire allongeait ses lèvres, un
sourire où il y avait de la pitié et du plaisir d'avoir été fine, et
aussi le rayonnement d'une jolie idée qu'elle venait d'avoir. Elle se
hâta d'habiller le père Lizourette, lui fit un noeud de cravate qu'elle
s'amusa à disposer en ailes de papillon, et dit en lui donnant sa canne:

--Vous êtes beau comme un astre, allez vous promener!

Puis elle quitta la salle et se dirigea vers la chambre de la
supérieure. Le long des grands corridors silencieux, elle glissait
légère, et comme portée sur les ailes de la pensée qui lui était
venue...

Il se passa trois semaines, pendant lesquelles Le Bolloche fut de plus
en plus triste.

Enfin, le jour fixé pour les noces de Désirée arriva.

Ce matin-là, Le Bolloche, qui avait à peine dormi, se leva un peu avant
les autres, et descendit, sous prétexte d'aller bêcher son jardinet.

Mais, à peine dehors, il s'arrêta, il chercha au loin la contrée où son
pauvre esprit avait erré toute la nuit. De la colline de l'hospice, et
ancien comme il était, il ne pouvait apercevoir la maison. Mais dans la
brume bleue du matin il distingua la tache blanche que faisait le
faubourg, et les verdures pâles qui étaient les vergers. Un souffle pur
arrivait de là. Le pauvre vieux se sentit les yeux pleins de larmes. Et
il crut entendre, emportée par le vent, une voix qui disait:

--Allons, père, levez-vous, venez, voici les noces! Grand'mère a une
robe neuve que mon fiancé lui a payée. Moi, je suis belle comme le jour.
J'ai une couronne en fleurs de cire, un châle à dessins et une broche
pour l'attacher, j'ai le coeur en joie surtout, car dans trois heures
nous partirons pour nous aller marier. Venez, je veux vous embrasser
bien fort, pour m'avoir donné la vie, qui est si bonne à présent, la vie
qui s'ouvre comme une fête. Venez me voir heureuse!

Le Bolloche, troublé, l'esprit à moitié égaré, hésita un moment, puis il
reprit ses sens, branla la tête, regarda une dernière fois le faubourg,
et répéta ce qu'il n'avait cessé de dire:

--Non, je n'irai pas!

Il se mit à descendre vers le fond de l'enclos, où était le jardin.

Mais il n'avait pas fait trente pas, que quelqu'un lui frappa sur
l'épaule. Il se retourna.

C'était sa femme.

--Mon homme, dit-elle, viens-t'en avec moi.

--Où donc?

--Viens-t'en au parloir avant d'aller chez nous.

--Il n'y a plus de chez nous.

--Viens-t'en tout de même, tu verras.

D'ordinaire, il ne cédait pas facilement aux demandes de sa femme, mais
il était si abattu, et elle avait l'air de si belle humeur que, moitié
par indifférence et passivité, moitié par l'attrait d'une surprise
entrevue, il la suivit.

Arrivée à la porte du parloir, près de la porterie, la mère Le Bolloche
s'effaça le long du mur, et laissa passer son mari.

[Illustration.]

--Entre, Le Bolloche, dit-elle, et habillons-nous pour les noces!

Le bonhomme entra, et demeura stupéfait.

Il venait de découvrir, bien plié sur le dossier d'une chaise, un
vêtement complet, plus beau qu'il n'en avait jamais porté depuis qu'il
était dans le civil: un pantalon gris encore propre, un gilet, une
redingote noire, une cravate claire à pois bleus et un chapeau de soie
qui avait subi plus d'un coup de fer, mais droit encore sur sa base,
suffisamment noir et d'une forme évasée par le haut, en tout semblable à
celle de l'ancien shako, ce qui ne pouvait manquer de plaire à un vieux
militaire comme Le Bolloche. Celui-ci, sans plus hésiter, commença à
s'habiller. Tout allait bien. On aurait juré qu'un tailleur lui avait
pris mesure. Quand il mit la main dans la poche de son pantalon, il
retira une pièce de monnaie. Quand il croisa sur sa poitrine les larges
ailes de la redingote, sa médaille militaire y brillait au bout d'un
ruban neuf.

Pendant ce temps-là, la petite vieille passait une robe de cotonnade à
grands plis, épinglait sur sa taille un mouchoir jaune à raies brunes,
éclatant et nuancé comme un oeillet d'inde, attachait les brides d'un
bonnet ruché orné de deux coques bleues. Décidément soeur Dorothée
n'avait rien oublié. Pour elle, tant de belles choses représentaient
bien des heures de travail, plusieurs veillées tardives,--puisque les
soeurs n'ont pas de loisir le jour, pour ces gâteries
exceptionnelles.--Le Bolloche se sentit le coeur tout gros en y
songeant. Il se rappela les paroles dures qu'il avait eues bien des
fois. Une larme lui vint aux yeux, et il eut toutes les peines du monde
à la retenir, car un ancien sergent ne pleure pas.

Mais quand ils sortirent du parloir, et qu'il vit dans la cour sa
charrette nouvellement peinte, l'âne attelé, brossé, endimanché lui
aussi, avec des pompons rouges aux oeillères, le pauvre bonhomme n'y put
tenir: la grosse larme roula sur ses joues. Il alla droit vers la soeur
Dorothée, qui se tenait à la tête de l'équipage, et lui prit la main.

[Illustration.]

--Ma soeur! dit-il d'une voix étouffée.

--Quoi donc, mon bon petit vieux?

--Ma soeur, ça, c'est de la religion, et de la bonne! Je m'y connais,
vous pouvez me croire, car j'ai beaucoup voyagé! Eh bien, vrai!...

Il ne put pas achever. Mais la soeur comprit bien. Il monta, fit asseoir
sa femme près de lui, et piqua l'âne.

Au bout de dix pas, avant de sortir de l'hospice, il arrêta la bête, se
retourna, et dit encore, la mine épanouie cette fois:

--Soeur Dorothée, puisque ça avait l'air de vous faire plaisir, je
danserai aux noces de Désirée.

--Soyez sage! répondit la soeur.

Et pendant qu'ils s'éloignaient au trot menu de l'âne, entre les deux
murs de la rue voisine, la soeur avait envie de pleurer elle aussi,
sentant bien quelle avait gagné le coeur du vieux zouave, du plus rude
de ses «petits bonshommes».

René Bazin.

FIN

[Illustration.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 2503, 14 février 1891" ***

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