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Title: L'Illustration, No. 0058, 6 Avril 1844
Author: Various
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0058, 6 Avril 1844" ***


L'ILLUSTRATION,
JOURNAL UNIVERSEL.

Nº 58. Vol. III.--SAMEDI 6 AVRIL 1844.
Bureaux, rue de Seine, 33.

Ab. pour Paris.--3 mois, 6 fr,--6 mois, 16 fr.--Un an. 30 fr.
Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br, 2 fr. 75.

Ab. pour les Dep.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr.
pour l'Étranger.         --     10         --        30       --       40



SOMMAIRE.

Histoire de la Semaine. _Paysan et Brigand calabrais: Vue de Corenza
(Calabre)_.--Observation météorologique. Mars 1844.--Courrier de Paris.
_La Foire aux jambons sur le boulevard Bourdon._--Salon de 1844. (3e
article.) _Portrait de S. A. R. Monseigneur le duc d'Orléans, par M. A.
Dedreux; sujet tiré d'André de George Sand, par M. Tony Johannot;
Notre-Dame-des-Neiges, par M. Ziegler._--Théâtres. Opéra. Le Lazzarone.
_Scène du 2º acte_. Odéon. Jane Grey.--. Le Dernier des Commis
Voyageurs. Roman par M ***, Chapitre II. La place Saint-Nizier.--La
Semaine Sainte à Rome. _Bénédiction du pape le jeudi Saint; Portrait de
SS. Grégoire XVI; Le Pape à la loge de la bénédiction. Pétards tirée par
le peuple le samedi Saint_.--Réforme dans les Prisons.--Recherches sur
un petit Animal très-curieux. (2e article.) _Vingt Gravures_--Bulletin
bibliographique.--Correspondance.--Annonces.--Modes,
_Gravure_.--Caricatures. Par Cham. _Longchamps en 1843. Avant et après
le Carême._--Amusement des Sciences.--Rébus.



Histoire de la Semaine.

Les débats parlementaires ne semblent plus, pour un certain temps,
devoir remettre en question les existences ministérielles; la chambre
des députés se livre uniquement à la discussion de propositions et de
projets qui ne sont pas de nature à retarder de beaucoup la discussion
du budget vers laquelle tous s'acheminent, les uns, pour plus de sûreté,
les autres par conviction que la lutte doit nécessairement être
ajournée. De son côté, la chambre des pairs paraît avoir résolu, nous ne
savons par quelles inspirations, de ne s'occuper du projet de loi sur
l'enseignement secondaire que quand sera passé le moment où il pourrait
encore être porté utilement au palais Bourbon.--L'attention publique ne
se concentre pas, elle ne s'alimente plus à l'intérieur, et les yeux de
la France se portent autour d'elle. Les événements dont Cosenza et
plusieurs autres points de cette partie de l'Italie ont été le théâtre,
ont vivement préoccupé les esprits, comme ils auront éveillé la
sollicitude de la diplomatie européenne.

[Illustration: Brigand calabrais.]

[Illustration: Vue de la ville de Cosenza, Calabre.]

[Illustration: Paysan calabrais.]

Mais l'Angleterre, de son côté, a attiré bien des regards. Le cabinet de
sir Robert Peel qui avait su résister aux attaques de ses adversaires
politiques, voit aujourd'hui son existence compromise par les scrupules
de philanthropes sincères, de méthodistes persévérants, auxquels, bien
entendu, l'opposition n'a pas fait défaut. Le ministère a déclaré faire
une question de cabinet, non-seulement du rejet de la proposition de
lord Ashley, qui veut que les jeunes personnes au-dessous de dix-huit
ans ne soient tenues qu'à un travail de dix heures par jour dans les
manufactures, mais même de celui de toute proposition qui, bien que
moins restrictive, abaisserait cependant au-dessous de douze heures la
durée du travail de cette classe d'ouvrières, ainsi fixée par le projet
ministériel. Ce n'est qu'après les vacances de Pâques que s'engagera
cette lutte nouvelle. Lord Ashley lui-même, qui s'est vu vainqueur dans
une première rencontre, ne se flatte pas d'un succès final. La haute
aristocratie a trop de capitaux engagés dans l'industrie pour que toute
tentative afin de limiter le travail ne lui donne pas des inquiétudes
sur leur produit, et ne la détermine pas à user de toute son influence
dans le but de conjurer ce résultat. Elle a fait observer que quand on
limite le travail des enfants, on n'agit que très-indirectement sur le
travail des hommes, les ouvriers des filatures pouvant employer pendant
la journée, pour les seconder dans leur lâche, deux relais d'enfants;
mais les jeunes personnes du quatorze à dix-huit ans sont déjà des
ouvrières faites, les unes conduisent des mull-jennys, les autres
surveillent métiers à tisser, d'autres encore sont employées à carder ou
à préparer le coton. Pour elles, la durée du travail est nécessairement
la même que pour les hommes; car la vapeur donne le mouvement à toutes
les machines, et appelle le concours de tous les ouvriers à la fois.
Régler le travail des femmes dans les manufactures, à une époque où l'on
compte autant de femmes que d'hommes employés, c'est limiter la durée du
travail pour la population laborieuse tout entière; c'est intervenir de
la manière la plus directe dans la liberté des transactions, c'est
interdire au manufacturier d'exercer son industrie comme il l'entend, et
priver l'ouvrier adulte de donner à son travail, qui est son unique
propriété, la valeur ainsi que l'efficacité qu'il pouvait avoir. Les
partisans du _statu quo_, ou tout au moins de la latitude laissée par le
bill de sir James Graham, ajoutent que l'Angleterre, en imposant de
pareilles restrictions à ses manufactures, leur rendrait la concurrence
plus difficile avec les peuples étrangers, et que cette considération
doit être d'un grand poids dans une contrée où les industries qu'il
s'agit de réglementer exportent annuellement une valeur de 35 millions
sterling sur 44 millions sterling représentant l'exportation des
produits fabriqués. Enfin, selon eux, si l'on restreint la liberté des
manufacturiers, on sera forcément amené à mettre des bornes à la
puissance paternelle; et à la place de cette indépendance dont jouissait
l'industrie dans ses transactions, on aura l'intervention universelle de
l'État, à qui cette tutelle imposera une effrayante responsabilité.
Cette responsabilité, lord Ashley et ses amis estiment qu'un État ne
doit pas l'envisager avec effroi, mais comme un devoir, toutes les lois
qu'il s'agit de défendre les générations à venir contre les infirmités,
les maladies qui affligent et atrophient les populations des grands
centres manufacturiers de l'Angleterre.--Après Pâques, viendra également
le développement et la discussion d'une motion de lord Palmerston, qui
n'est pas moins dirigée contre la France que faite dans le but
d'augmenter les embarras du cabinet anglais. En voici le texte: «Une
humble adresse devra être soumise à la reine pour lui représenter que la
chambre, partageant l'horreur profonde du peuple anglais pour la traite
des noirs, prie très-instamment Sa Majesté de ne consentir à aucune
altération ni modification des traités maintenant en vigueur entre Sa
Majesté et les États étrangers, pour la suppression de la traite,
altérations ou modifications qui, en affaiblissant les moyens tirés de,
ces traités pour empêcher les actes de piraterie, pourraient tendre à
faciliter la perpétration de ce crime détestable.» Lord Palmerston a
calculé que le parti philanthropique et le parti religieux ayant avec le
ministère le démêlé que nous venons d'exposer, et devant bien
probablement être amenés à lui céder sur ce point, se montreraient plus
exigeants sur un autre, si on le leur fournissait, et que lord Aberdeen
recevrait d'eux l'injonction formelle de maintenir intacts les traités
contre lesquels les chambres françaises protestent, et dont elles
demandent la révision.

O'Connell vient de retourner à Dublin après avoir vu les meetings
succéder aux banquets et les ovations aux triomphes. La population
libérale de Liverpool notamment lui a témoigné avec enthousiasme,
combien elle sympathisait à la cause de l'Irlande et condamnait les
procédés employés dans le dernier procès d'État. L'habile orateur a
très-adroitement exposé la conduite nouvelle que lui imposaient ces
dispositions bienveillantes d'une aussi grande partie de la population
anglaise envers son pays, et proclamé, que la confiance dans un prochain
avenir viendrait désormais prendre dans le coeur de ses compatriotes la
place du désespoir.--C'est vers le 15 de ce mois que la sentence doit
être prononcée dans le procès de l'Association. S'il y a condamnation,
O'Connell en appellera à la chambre des lords, ce qui sera pour le
ministère un embarras nouveau, et ce qui fera naître la délicate
question de savoir si l'on devra regarder cet appel comme suspensif.
Cela n'a lieu d'ordinaire que pour la peine de mort; mais on aura à se
demander s'il n'y a pas plus d'inconvénient encore à exécuter la loi et
la sentence, qu'à laisser sommeiller l'une et il ajourner l'autre.--Des
nouvelles de Cardigan annoncent que Rébecca et ses filles viennent de
nouveau de donner signe de vie, et que, dans une sortie, elles ont
démoli complètement une barrière d'Aberystwith.

La constitution que la Grèce s'est donnée a, comme nous l'avons déjà
fait voir, emprunté quelques-uns de ses articles à notre Charte de 1830;
mais dans quelques autres elle a fait revivre des souvenirs de
l'ancienne Grèce, et adopté des usages que beaucoup voudraient voir
établir chez nous. Ainsi elle a consacré pour chacun le droit de
publier, même par voie de harangue, ses opinions. C'est une restauration
du _Forum_. Les bornes pourront devenir des tribunes, et faire
concurrence à la presse. En limitant à trois années la durée du mandat
législatif, elle a aussi établi que les députés recevraient, pendant la
durée des sessions, une indemnité mensuelle de 250 drachmes. Le 16 mars,
cette constitution a été acceptée par le roi.

En Espagne, Carthagène s'est rendue à discrétion, s'en remettant à
l'humanité de la reine. Malheureusement, Roncali en a jusqu'ici été le
ministre, et l'on sait comme il l'a pratiquée.--A Barcelone, les
autorités ont fait trêve aux exécutions pour assister en grande pompe à
l'exhumation des restes de S. A. R. le prince de Bourbon-Conti, que S.
M. Louis-Philippe a désiré voir transférer dans les caveaux de Dreux. Le
cercueil a été remis, après la cérémonie religieuse, sur le bateau à
vapeur le _Lavoisier_, dont les batteries ont fait entendre des salves
répétées par les autres navires.--A Madrid, où l'on a fait, courir des
bruits d'amnistie et de révocation des mesures exceptionnelles, bruits
accueillis jusqu'ici avec une incrédulité que le passé ne justifie que
trop, la mort de M. Arguelles est venue donner lieu à une manifestation
assez significative, M. Arguelles, qui était, âgé de soixante-dix ans,
était, on le sait, un des auteurs de la constitution de 1812. C'était un
homme d'une grande érudition, d'une parfaite intégrité, auquel ses
adversaires ne reprochaient guère que son inébranlable fixité dans les
principes qu'il avait adoptés dès le commencement de sa carrière. Une
seule fois il avait rempli des fonctions ministérielles; c'était à
l'époque constitutionnelle de 1820 à 1823. Depuis 1836, il avait été,
aux cortès, un des chefs du parti progressiste, et sous la régence
d'Espartero, il a occupé la première charge du palais, celle de tuteur
de la reine. Enfin, aux dernières élections de la province de Madrid, il
avait été élu en concurrence et à l'exclusion de M. Mariniez de la Rosa.
Son convoi, qui a eu lieu quelques jours après l'entrée de la reine
Christine, qu'on s'était arrangé pour rendre triomphale, avait attiré un
grand concours de citoyens. Les cris de _Vive la constitution!_ se sont
fait entendre avec énergie et ensemble, et la troupe, qu'on avait mise,
sous les armes et qui se tenait prête, ayant de son côté fait entendre
le cri de _Vive la reine!_ le cortège a répondu par celui de _Vive la
reine constitutionnelle!_ Cette circonstance a pu prouver aux dictateurs
que l'esprit public n'était ni éteint ni bien profondément endormi, et
qu'il y aurait encore beaucoup à faire si l'on comptait sur les
fusillades pour en finir avec lui.

Notre chambre des députés a continué à discuter successivement les
propositions dont elle avait été saisie et que nous avions fait
connaître. La proposition de M. de Saint-Priest, relative à une réforme
postale, est venue la première et a été prise en considération à une
grande majorité, bien que M. le ministre des finances l'ait combattue
avec vivacité, prétendant que la question n'était pas suffisamment
étudiée. Nous avons dit que nous reviendrions avec détails sur ce
sujet.--La Chambre a mené à fin et a voté, en lui faisant subir des
amendements, la proposition de MM. Mauguin, Tesnière et Lasalle,
relative à la falsification des vins. Elle a décidé que le simple
mélange de l'eau avec le vin, quand il ne serait point pratiqué sur la
demande expresse de l'acheteur, serait considéré comme falsification, et
que, dans ce cas, les vins saisis seraient attribués aux hospices et
bureaux de bienfaisance. Cette proposition, adoptée, va être portée à la
chambre des pairs, et pourra devenir loi cette année. Ce sera fort bien
sans doute, mais restera la partie la moins facile de la besogne: la
vigilante surveillance à exercer de la part de l'administration et la
sévère exécution des prescriptions de cette loi.--M. le ministre des
finances, qui avait déclaré la question de la réduction de la taxe des
lettres insuffisamment étudiée, a combattu la proposition du
remboursement ou de la conversion de la rente 5%, faite par M.
Garnier-Pagès, en la présentant comme une mesure inopportune. Plus
heureux en cette nouvelle fin de non-recevoir qu'en la précédente, M.
Lacave-Laplagne a eu, en faveur de son dire, une majorité de quatre
voix. C'est un assez singulier triomphe pour lui et pour M. Duchâtel,
qui en d'autres temps ont si hautement proclamé le droit et l'urgence de
cette opération. Mais, dira-t-on, les temps ont pu changer, et
l'à-propos n'être plus le même. M. Gouin a parfaitement répondu à cette
objection et a démontré très-clairement que, soit que le gouvernement
ait besoin, soit qu'il n'ait pas besoin de réaliser l'emprunt volé, il a
intérêt à ce que les valeurs qui sont sur le marché soient à leur
véritable prix, et que la situation dans laquelle on laisse le cinq pour
cent empêche le trois pour cent d'atteindre son taux, nous dirons en
quelque sorte logique, et qu'elle rendrait un emprunt beaucoup plus
onéreux pour le trésor, s'il avait à y recourir; car au lieu de placer
son trois pour cent au pair, où il devrait être, il ne trouverait
preneur, dans l'état actuel des choses, qu'entre 80 et 85%, différence
énorme. Encore une question laissée sans solution, et qui se
représentera pour être enfin adoptée dans des circonstances peut-être
moins favorables.--La proposition de M. Chapuys de Montlaville, relative
à la suppression du timbre des journaux et feuilles périodiques, est
venue ensuite à discussion sur la question préalable de savoir si la
Chambre la prendrait ou non en considération. Nous avons dit déjà
l'intérêt, l'utilité, l'importance de cette mesure; nous avons dit
aussi, ce que personne ne doit se dissimuler, que la concurrence qu'elle
ferait naître lancerait les feuilles existant aujourd'hui dans une
carrière où l'on n'entrevoit que l'inconnu. Cette situation n'a
néanmoins nullement ralenti le zèle des enchérisseurs dans deux
adjudications qui viennent d'être récemment faites de deux des plus
anciens organes de la presse quotidienne, le _Constitutionnel_ et le
_Commerce_. Le premier, qui ne comptait guère plus de 5,000 abonnés, a
été adjugé, moyennant 452,500 fr., à une société nouvelle dans laquelle
entrent les deux tiers des anciens propriétaires. Ce journal conserve la
ligne politique qu'il a précédemment suivie, et des améliorations
intelligentes apportées par son habile directeur à la variété de sa
rédaction, élargiront à coup sûr sa publicité. Quant au _Commerce_ il a
été vendu 517,000 fr. à une société étrangère à celle qui le possédait
antérieurement. Un publiciste qui était, il y a peu de mois, rédacteur
d'une feuille ultraministérielle, en devient le rédacteur en chef.
Toutefois, une des convictions de ce nouveau directeur paraît être qu'en
commençant du moins, il faut chercher une transaction entre l'opinion de
ses abonnés et les siennes propres. C'est un traité de commerce que
ceux-ci pourront bien ne pas ratifier, et avant peu sans doute le
rédacteur reprendra la franchise de son ministérialisme, comme les
lecteurs auront pris le chemin de quelque autre bureau de journal
quotidien. Mais revenons à la proposition. Elle a été développée avec
netteté par son auteur, qui a fait valoir les nombreuses considérations
qui plaident en sa faveur. M. Lacave-Laplagne, qui se trouve en ce
moment appelé à faire la chouette à toutes les réformes demandées, a
combattu celle-ci dans l'intérêt du trésor, argument qui était prévu, et
aussi dans l'intérêt de la presse départementale, qui ne s'attendait
sans doute pas à avoir M. le ministre pour défenseur, et qui ne paraît
pas, aux hommes qui connaissent bien la matière, moins intéressée que la
presse parisienne à ce que les entraves à toute publication périodique
soient diminuées. M. de Lamartine a prononcé, en réponse au ministre, un
discours qui a produit beaucoup d'effet. Toutefois, l'excellence de la
cause et l'habileté de ses avocats n'ont valu à la question qu'une bien
étroite majorité: 146 voix contre 140.

Le ministère a senti que ses adversaires pourraient donner pour une
preuve de son insuffisance le parti que prenaient des députés de toutes
les fractions de la Chambre, de venir, sur une foule de questions
importantes, suppléer à son inaction et à son silence, par une
initiative dont l'exercice ne doit nas dispenser le gouvernement du
soin, du devoir d'user de la sienne. M. le ministre du commerce a donc
présenté un projet qui intéresse toutes les industries, un projet de loi
de douanes. Il l'a fait précéder d'un exposé statistique de notre
commerce extérieur et de son mouvement depuis un certain nombre
d'années. Il faut le dire, M. Cunin-Gridaine n'est pas arrivé à rendre
acceptable pour tout homme sérieux que les résultats commerciaux obtenus
soient satisfaisants pour la France. Pour dissimuler une diminution de
116 millions survenue dans nos exportations dans l'exercice de 1842
comparé à 1841, M. le ministre fait observer que cette année 1842 est
encore supérieure à la moyenne des années précédentes. Cela est
incontestable; mais avec une population qui s'accroît, avec une
industrie qui redouble d'efforts, avec des marchandises dont les prix
baissent tous les jours, il n'y a pas vanité à tirer de la comparaison
du présent au passé; il y a à déplorer au contraire que la France n'ait
pas vu ses exportations s'accroître dans la proportion qu'ont atteinte
toutes les autres puissances de l'Europe.--La France a des traités de
commerce ou de navigation avec quinze nations indépendantes: deux dans
le Levant, sept en Amérique, et six en Europe. Pour prouver que nous
avons retiré un grand profit de ces traités. M. le ministre du commerce
établit d'une part que les États avec lesquels nous avons des
conventions commerciales n'ayant qu'une population de 105 millions
d'habitants, nous apportent 529 millions de leurs produits, en reçoivent
357 millions des nôtres, et donnent lieu à un mouvement maritime de
1,600,000 tonnes; tandis que, d'autre part, les pays avec lesquels nous
n'avons aucun traité, bien que comprenant une population de 531 millions
d'habitants, ne nous offrent que pour 243 millions de leurs produits, ne
consomment des nôtres que pour 172 millions et n'alimentent qu'un
mouvement maritime de 745,000 tonneaux. Pour faire crouler tout ce
raisonnement de M. Cunin-Gridaine, pour montrer ce que valent ces
chiffres, il suffit de dire qu'on comprend, dans ces 551 millions
d'habitants, les 360 millions qui peuplent le céleste empire. Le
rapprochement fait par le ministre sert uniquement à prouver que nous
avons traité avec les peuples les plus riches, avec ceux que la nature
même des choses appelait à commercer avec nous; mais cela ne prouve pas
que les traités passés l'aient été avec une véritable entente de nos
intérêts commerciaux, et qu'ils nous assurent des avantages égaux à ceux
qu'ils offrent aux autres nations contractantes. Le contraire est
malheureusement démontré par le mouvement de nos exportations, qui ne
s'est accru que de 6% seulement depuis douze ans, tandis que leurs
importations chez, nous ont augmenté de 114 pour 100. Quelque large que
soit la part que l'on voudra faire aux matières premières, il demeurera
toujours une énorme disproportion. Les résultats ne nous ont pas été
moins désavantageux sous le rapport de la marine: notre navigation, dans
nos relations avec les pays auxquels nous sommés liés, n'a augmenté,
pendant la dernière période de douze ans, que de 36 pour cent, tandis
qu'ils ont triplé la leur; au contraire, notre navigation, avec les
autres pays, a augmenté de 46 pour 100, tandis que la navigation rivale
a augmenté de 36 pour 100 seulement. C'est surtout dans nos relations
avec l'Angleterre et les États-Unis, auxquels nous sommes liés par un
traité de réciprocité, que l'infériorité de notre pavillon ressort de la
manière la plus fâcheuse pour un des principaux éléments de notre force
nationale. Du reste, tout ceci n'est que la critique des actes
précédents et de l'exposé qui, maladroitement, les glorifie. Quant au
projet en lui-même et à ses dispositions, nous aurons l'occasion de
l'examiner, si tant est que, comme la loi sur l'enseignement secondaire,
il n'ait pas été présenté uniquement pour faire prendre patience à des
réclamations sur lesquelles on craint de prononcer.

M. le ministre des travaux publics mène de front la présentation de
projets de chemins de fer à la chambre des députés, et la discussion à
la chambre des pairs d'une loi sur la police de ces grandes voies de
communication. Le ministère avait présenté un projet, la commission du
Luxembourg en avait substitué un autre; la Chambre en vote en ce moment
un troisième. Nous désirons vivement que de ce conflit sorte une loi qui
ne laisse pas l'État à la merci des compagnies.--Des souscriptions sont
ouvertes de tous côtés pour la formation de sociétés pour l'exploitation
des lignes proposées ou qui restent à proposer. Nous ne savons pas si
ces réunions capitalistes et d'actionnaires accepteront le _sine qua
non_ de M. Dumon, ou s'il aura à recourir à la faculté qu'il avait
inscrite dans chaque projet d'achever, aux frais de l'État, les lignes
votées. Nous le verrions, sans regret aucun, amené à cette nécessité.

La chambre des pairs a voté la loi sur la chasse. Nous signalerons
quelques-unes des modifications qu'elle a introduites. Elle a restitué à
la caille son droit et son titre d'oiseau de passage que la chambre des
députés lui avait contestés, malgré l'autorité de Buffon.--La chasse à
la chanterelle a été mise hors la loi.--Enfin, ce qui est plus grave,
par l'espèce de conflit qui se trouve élevé avec la chambre des députés,
les forêts de la couronne qui avaient été soumises comme toutes les
autres, par cette dernière assemblé, aux prohibitions de chasse en
certaines saisons, en ont été exceptées au Luxembourg. La loi va donc
être rapportée au palais Bourbon, où elle fera naître probablement une
discussion assez vive.

Quelques mesures émanant du ministère de la guerre ont paru depuis
quelque temps peu politiques et ont été du moins peu sympathiques au
sentiment national. Comment la sage réflexion qui l'a porté à ne pas
faire de l'obtention du brevet de bachelier une condition comme il se
proposait de l'exiger, mais seulement un titre pour l'admission à
l'École polytechnique, comment l'esprit qui lui a dicté cette concession
bien entendue aux réclamations de la tribune et de la presse ne l'a-t-il
pas détourné d'autres actes d'un effet tout contraire? Nous ne voudrions
pas croire, bien qu'on nous le garantisse cependant, que les inspecteurs
généraux ont reçu l'ordre de ne plus présenter pour la sous-lieutenance
aucun sous-officier ayant atteint trente-cinq ans, ce qui rendrait par
le fait l'épaulette presque inabordable à quiconque n'aurait pas passé
par l'École militaire. Mais la mesure qui est venue frapper le
lieutenant général de Piré, mais celle qui a infligé un traitement
inhumain à un jeune caporal, fils d'un brave officier, qui n'a eu que le
tort de prendre part à la souscription de l'amiral Dupetit-Thouars, et
cela avant le premier ordre du jour de son colonel; la dégradation de ce
jeune militaire à la tête de son régiment, non pas pour avoir contrevenu
aux ordres de son chef, qui n'avait, encore rien défendu, mais pour
n'avoir pas voulu faire amende honorable; son envoi sur une charrette,
escortée par la gendarmerie jusqu'à la Méditerranée, où il sera embarqué
pour aller faire partie d'une compagnie disciplinaire de l'Algérie, tout
cela rapproché du style des ordres du jour de M. Lefrançois, de ses
menaces contre quiconque _plaindra_ le caporal Hach, et cela est bien
impolitique, bien peu de notre temps, et portera à faire croire à toutes
les fautes qu'on voudra prêter à cette administration.

Nous avons annoncé plus haut la mort de M. Arguelles.--La chambre des
pairs a perdu M. le marquis de Louvois, qui était en même temps membre
de la commission administrative du Conservatoire royal de musique et des
théâtres nationaux.--Enfin une nouvelle qui aura un grand retentissement
dans l'Europe artistique est venue exciter les regrets tous les amis des
beaux-arts: le célèbre sculpteur danois Torwaldsen est mort subitement à
Copenhague. Il était allé, bien portant, au Théâtre-Royal, pour assister
à une première présentation. Au lever du rideau, il a été frappé dune
attaque d'apoplexie foudroyante dans la stalle où il était assis.

Une réunion des principaux éditeurs de Paris a donné lieu, jeudi
dernier, à un projet qui n'était pas dans le programme de la séance,
mais qui est cependant le résultat naturel d'une question toujours
agitée dans les réunions de la librairie. On dit que les annonces, qui
sont le moyen d'existence de presque tous les journaux et la source
unique des bénéfices de ceux qui prospèrent, pèsent en grande partie sur
cette industrie, obligée de faire appel ou public par ce moyen ruineux
pour écouler ses produits. Un des éditeurs a proposé à ses confrères la
fondation d'un journal politique quotidien, à 30 fr. par an, dans le
format des journaux actuels, pour lequel il serait créé un capital de
500,000 fr., à la condition que tous les éditeurs de Paris
s'engageraient à donner exclusivement à ce journal toutes leurs
annonces. La combinaison qui sert de fondement à cette opération est
ingénieuse et présente des chances certaines de succès. Il n'est pas
jusqu'à la couleur politique du nouveau journal qui ne réponde
parfaitement à toutes les conditions d'une immense publicité.

La proposition a paru réunir tous les suffrages des éditeurs présents,
et son auteur a été invité à en arrêter les bases et à les soumettre à
la librairie. Nous tiendrons nos lecteurs au courant de ce projet,
destiné à opérer une nouvelle révolution dans la presse périodique, même
avant que la suppression prévue du droit de timbre, suppression qui,
pour le dire en passant, permettrait au nouveau journal de réduire
encore son prix, ne vienne changer toutes les conditions d'existence des
journaux actuels.



Courrier de Paris.

Dieu merci! nous voici délivrés des noirs brouillards et des jours
sombres; l'hiver est mort, l'hiver est enterré! Le 1er avril a lui avec
le premier rayon de soleil; Paris, tout à l'heure si lugubre, est
illuminé de lumière; il s'éveille dans l'azur, dans le jour éclatant,
dans l'air vif et limpide; il se couche à la lueur argentée d'un beau
ciel: allons! mes chers Parisiens, ouvrez vos fenêtres! laissez pénétrer
ce premier sourire du printemps dans vos maisons longtemps closes; que
cet air pur et vivifiant vous ranime et dissipe l'atmosphère énervante
de vos soirées et de vos fêtes; les promenades du soir, sous les frais
ombrages, vont bientôt remplacer les longues nuits abandonnées au whist
et au lansquenet; et les blancs lilas qui bourgeonnent détrôneront la
polka.

Et vous, très-chères Parisiennes, visitez votre couturière et votre
marchande de modes; dites à ces artistes de préparer leurs coiffures les
plus fraîches et leurs robes les plus tendres; le moment est venu des
coquetteries printanières; quittez ces lourds manteaux de velours, ces
pelisses envieuses, ces chapeaux jaloux qui vous cachaient aux regards
en vous barricadant contre les jours maussades; enfin, nous allons vous
revoir; non plus seulement à la lueur des bougies et des lustres dans
votre robe de bal; non plus seulement au coin du feu, dans le négligé
coquet du boudoir, mais par les beaux jours et les belles soirées de
printemps, effleurant légèrement l'asphalte du boulevard de votre pied
leste, glissant sur le sable des Tuileries comme des ombres légères, et
animant de votre regard et de votre sourire les grandes allées du bois
de Boulogne et des Champs-Elysées. La Parisienne est adorée dans
l'hiver; mais elle est surtout adorable au printemps; elle est adorable
quand elle se fie à ces premiers jours étincelants, d'un air encore
indécis et soupçonneux; elle est adorable quand elle se pare des modes
nouvelles de la riante saison, pâle encore des fatigues et des plaisirs
de l'hiver.

Pâques et Longchamps, voilà les deux limites où l'hiver s'arrête et
expire; au moment où nous écrivons, Pâques suspend aux murs des temples
saints et au chevet des âmes pieuses, ses rosaires et ses feuilles de
buis bénit, tandis que Longchamps range en bataille ses escadrons de
cavaliers et la longue multitude des voitures armoriées que la citadine,
le fiacre et le cabriolet de place viennent diaprer démocratiquement.
Mais Longchamps est bien déchu de son ancienne magnificence; c'est un
grand seigneur, autrefois célèbre par ses prodigalités et le luxe
insolent de ses équipages, et qui, peu à peu, par le fait des
révolutions et le croisement des races, se contente de faire vie de
riche bourgeois, c'est-à-dire vie qui dure. Longchamps est arrivé à
l'âge de l'économie et de la sagesse, après avoir été si follement
prodigue. Vous verrez qu'il finira par n'être plus qu'un vieux ladre et
un fesse-mathieu, comme dit Molière.

A l'arrivée de Pâques, le Carême bat en retraite, et les gourmands qui
avaient des scrupules et se mortifiaient, rentrent en pleine possession
de leur appétit et de leur liberté; ils peuvent indistinctement promener
leur fourchette du gras au maigre, de la poularde onctueuse au simple
oeuf à la coque, sans que monseigneur l'archevêque intervienne; telle
est la situation actuelle de la cuisine parisienne; le maigre est
détrôné dans les maisons les plus pieuses, et le gras recommence son
règne sur les plats et sur les assiettes.

Il y a, à Paris, une espèce de solennité traditionnelle! qui indique le
moment de ce détrônement du maigre et de cette restauration du gras;
j'éprouve quelque embarras à vous dire le nom sous lequel on la désigne;
ce nom n'est pas noble; ce nom n'est pas très-galant; il n'est rien
moins qu'épique, rien moins qu'anacréontique; cependant la chose est
beaucoup moins terrible et moins odieuse à nommer que la peste, que La
Fontaine se résignait cependant à _appeler par son nom_. Soyons donc
aussi brave que La Fontaine, et, faute de la peste, parlons de la foire
aux jambons; voilà le mot lâché!

Si vous voulez assister à la foire aux jambons, gagnez la Bastille et,
de là, prenez le boulevard qui côtoie d'une part le canal de l'Ourcq, de
l'autre les greniers d'abondance et les murs solitaires du quartier de
l'Arsenal. Ce boulevard, dont la queue se perd dans la rue Saint-Antoine
et la tête se mire dans la Seine, s'appelle le boulevard Bourdon, c'est
là que la foire aux jambons élit, tous les ans, domicile, ou, pour mieux
dire, c'est là qu'elle plante sa tente; de tous côtés, en effet, se
dressent, en un clin-d'oeil, des cabanes de bois à peu près semblables
aux huttes qui abritent, chemin faisant, les peuplades nomades; leur
nombre s'élève à deux ou trois cents; tout à côté, des chariots ou vides
ou encore chargés de bagages, annoncent que l'armée a résolu de faire
sur ce terrain une halte sérieuse; cependant, si vous allez regarder
sous ces tentes, pour voir quelles armes et quels soldats y reposent,
vous trouverez, au lieu de Cosaques féroces ou d'Arabes cuivrés, au lieu
de lances, de cimeterres, de pistolets ou de yatagans, de bonnes grosses
commères réjouies ou des gaillards à large poitrine entourés de jambons,
de saucissons, de saucisses, de langues fourrées et de boudins en
faisceaux; Arles, Troyes. Lyon, Bayonne, toutes les villes, mères
fécondes des jambons célèbres, envoient là leurs enfants; le laurier sur
leur front s'entrelace au persil et forme leur couronne.

Il faut voir l'affluence qui se presse autour de ces boutiques en plein
vent, pour se convaincre que parmi tant de cultes défunts et de
croyances perdues, l'amour du jambon a survécu. Le culte du jambon
fleurit comme aux temps des plus prospères, quand Rabelais le
recommandait à Panurge par la bouche de Gargantua, comme un bon
compagnon et cher ami de la dive bouteille.

La foire aux jambons dure trois jours; elle commence le mardi de la
semaine sainte et finit le vendredi exclusivement. Pendant ces trois
jours, on n'imagine pas ce qui se débite de cette marchandise salée,
produit populaire dû à l'animal nourrissant mais peu coquet, que la
pudeur m'empêche de nommer. Il est vrai que l'habileté des marchandes ne
contribue pas moins que le goût de la marchandise à exciter l'appétit
des acheteurs. Elles mettent une vivacité dans leur appel à la
gourmandise du prochain, et une verve piquante qui vaut bien le sel de
leurs jambons. Chacun donc emporte son saucisson dans sa poche, ou son
jambon sous le bras, ou son pied... de cochon dans sa main. Quelques-uns
de ceux qui pratiquent la philosophie de l'à-propos et du moment,
satisfont leur appétit séance tenante; plus d'un _Jean-Jean_ dévore sa
saucisse à brûle-pourpoint; plus d'un Tortillard fait rôtir son boudin
au nez du fabricant qui vient de le lui vendre; quant aux gourmets qui
se respectent et aux hommes de traditions, quant aux adorateurs discrets
des dieux lares, ils emportent pieusement le bienheureux jambon, fruit
de leur pèlerinage, et le suspendent au foyer domestique jusqu'au jour
où ils convient un ami ou un voisin, quand la chose est fumée à point,
pour la dépecer, la découper par fine tranche et l'arroser du vin de
l'amour ou de l'amitié, selon le sexe des convives; «Un peu de sel par
ici, par là, dit un noël de La Monnoie, ne gâte rien à l'affaire...»
Mais laissons là les jambons et la foire aux jambons; je meurs de soif
rien que d'en avoir parlé. O Hébé!

        Verse ton pur nectar dans ma coupe brûlante!

--Nous allons avoir incessamment, non loin de la foire aux jambons, un
petit intermède électoral, en attendant la grande comédie de l'élection
générale, que nous attendrons bien encore un an ou deux; le neuvième
arrondissement attenant par un côté au boulevard Bourdon, est veuf de
son député; M. Galis a donné sa démission: il s'agit de le remplacer; la
liste des prétendants à sa succession, que les journaux publient, prouve
que le goût de la députation augmente d'année en année, bien loin de
diminuer. Dans la dernière élection dont M. Galis était sorti
victorieux, le neuvième arrondissement n'avait eu à se prononcer
qu'entre trois candidats; aujourd'hui, il a affaire à plus de quinze
aspirants plus ou moins politiques; dans les quinze, il y en a au moins
dix parfaitement inconnus; qui sont-ils? que veulent-ils? d'où
viennent-ils? Voilà ce qu'on se demande en lisant leurs noms. Si vous
les interrogez sur leurs vertus et leur mérite, ils vous répondront
comme cette fameuse circulaire d'un candidat dont le souvenir nous est
encore présent: «Messieurs, il y a cinquante ans que j'habite votre
quartier de père en fils. Mes enfants ont joué avec les vôtres; mes
petits-enfants feront de même: je m'y engage; et vous savez si j'ai
jamais manqué à ma parole.» Mais le pauvre homme eut beau dire, les
électeurs ne firent pas l'enfantillage de le nommer.

Un des électeurs les plus influents de ce collège qui doit choisir le
successeur de M. Galis, vient précisément, la veille de la bataille, de
mourir d'une façon tragique; c'était un homme excellent, d'humeur
affable et riante, très-aimé pour l'agrément de son esprit, très-estimé
pour la sûreté de ses relations et de ses sentiments. Il y a deux jours,
M. *** a été trouvé mort dans son lit. On crut d'abord à un suicide;
mais quelle apparence qu'un tel homme, riche, considéré, entouré d'une
famille prospère, se fut porté à une pareille extrémité? Les médecins
sont venus et ont conclu à l'apoplexie. Or, M. *** avait promis son
influence et sa voix à un des quinze candidats dont nous parlions tout à
l'heure. Celui-ci, apprenant sa mort subite; «Mais c'est indigne,
s'est-il écrié; on ne se conduit pas ainsi: qu'il meure, rien de mieux;
mais qu'il m'enlève une voix, voilà l'horreur: il aurait dû au moins
attendre au lendemain de l'élection!» N'est-ce pas là un bon trait de
moeurs électorales?

--Il vient d'être question, devant les tribunaux, de la succession de la
fameuse mademoiselle Thevenin: cette demoiselle Thevenin avait été
danseuse à l'Opéra, danseuse très-prodigue de toutes choses et
très-courtisée. Le temps de la jeunesse et des entrechats passé, la
prodigue mademoiselle Thevenin tomba dans l'avarice sordide; retirée à
Fontainebleau elle passait pour pauvre: à la voir courbée et presque en
haillons, vous lui eussiez donné le denier de l'aumône, et probablement
elle l'eût accepté. A sa mort, on a trouvé sous son chevet une
inscription de 75,000 fr. de rentes 5 pour 100. Cette riche proie allait
retourner à l'État, faute d'héritiers connus; mais le bruit s'en
répandit, et il arriva des Thevenin de tous côtés; celui-ci se disait
cousin. Celui-là arrière-petit-neveu, cet autre remontait de Thevenin en
Thevenin jusqu'à la côte d'Adam, c'est d'un de ces Thevenin que la
justice s'occupait l'autre jour: ce Thevenin fournissait un acte de
naissance qui tendait à prouver qu'il descendait d'un certain
arrière-cousin germain de la danseuse; tout allait bien, lorsqu'on
découvrit que l'acte était faux; le prétendu Thevenin avait si
maladroitement fait ses calculs que, vérification faite à l'état civil,
il se trouva qu'il était né trois ans après la mort du père Thevenin
qu'il s'attribuait.

La succession Thevenin est comme la succession de certains empires; elle
fait naître des faux Smerlis, des faux Édouard, des faux Louis XVII, des
faux Démétrius; mais en ce temps-ci les faux Démétrius, au lieu de
courir les champs de bataille, vont tout droit en police
correctionnelle. Avis aux Thevenin qui ne sont pas de bon aloi.

[Illustration: La Foire aux jambons sur le boulevard Bourdon.]

Finissons par des images consolantes; à côté du crime, les bonnes
actions; à côté de l'avance, la bienfaisance. Tandis que les mauvais
instincts poussent des malheureux aux bagnes et à l'échafaud, il y a des
associations philanthropiques qui s'inquiètent de détourner jeunes
filles sans guide de la voie perverse; tandis que Harpagon enfouit ses
trésors stériles, il y a des mains charitables qui sèment l'aumône; tel
est le but de la société de patronage des jeunes garçons pauvres fondée
à Petit-Bourg.--Des femmes du haut monde,--et quel meilleur usage
peuvent-elles faire de leur influence, de leurs loisirs et de leur
fortune?--ont eu l'honorable pensée de donner un concert au profit de
cet établissement si utile et si digne d'être encouragé. Ce concert aura
lieu à l'Hôtel-de-Ville, le 14 avril. Le prix des billets est de 10
francs, l'_Illustration_ y sera.

Madame la comtesse Portalis, madame de l'Espinasse, madame la vicomtesse
d'Haussonville, madame la comtesse Merlin, madame de Rambuteau, madame
de Rigny, madame de Valry, madame de Ségur-L'amoignon patronnent de leur
nom et de leur dévouement cette oeuvre charitable.

Chantez pour les enfants et pour les pauvres; ce sont des chansons que
Dieu bénira!



Salon de 1844.

Troisième article.--Voir t. III, p. 33 et 71.

Nous connaissions à M. Alfred Dedreux un talent tout spécial, une
habileté extraordinaire pour peindre les chevaux, une touche
fashionable, un laisser-aller charmant, lorsqu'il lui arrive de traiter
les portraits de genre. Le _Portrait, équestre de M. le duc d'Orléans_
nous a fort agréablement étonné, car nous avons compris aussitôt que M.
Alfred Dedreux pouvait être un peintre de style dans l'occasion. En
effet, sans parler de la ressemblance, chose assez facile lorsqu'il
s'agit d'un prince, aussi souvent _pourtraicté_ que le fut le duc
d'Orléans, nous avons retrouvé la toile de M. Dedreux une vérité
d'expression peu commune. C'est le prince dans son port, dans sa
prestance, dans sa manière de se tenir à cheval. Jamais portrait ne
rappela mieux une personne qui n'est plus. Ce tableau de M. Dedreux
possède d'ailleurs toutes les qualités qui distinguent notre habile
peintre des chevaux; rien n'y est cherché, rien n'y sent le travail
pénible, et çà et là même nous voudrions que M. Dedreux eût terminé
davantage certains détails. Un autre _Portrait équestre de mademoiselle
M..._ est aussi beau que celui de M. le duc d'Orléans; si le cheval qui
porte la jeune fille a peu de vie, le chien couché sur le premier plan
est de tous points admirable. Deux autres toiles de M. Dedreux, _Cheval
abandonné sur un champ de bataille_, et _Portrait de M. le comte M....,_
sont remarquables. Avec quelques études encore,--études sérieuses,--M.
Alfred Dedreux occupera la plus belle place parmi nos peintres de
chevaux.

[Illustration: Portrait équestre de S. A. R. Mgr le duc d'Orléans, par
M. Alfred Dedreux.]

Loin de nous la pensée d'établir une comparaison entre l'oeuvre de M.
Alfred Dedreux et celle de M. de Lansac. En art, comparer est
rigoureusement impossible, lors même que les sujets sont tout à fait
semblables. M. de Lansac a exposé, lui aussi, un _Portrait équestre de
M. le duc d'Orléans_, tableau consciencieusement fait, mais où nous
voudrions trouver plus de vérité dans la pose du duc, et surtout plus
d'ampleur dans toute la toile.

Quel gracieux peintre de genre que M. Tony Johannot!

Combien de sujets divers il a traités, toujours avec la même
supériorité, toujours avec la même poésie! Cette année, il a une riche
exposition; ses tableaux sont petits, mais nombreux, et ses _sujets
tirés de l'Évangile_, ses _sujets tirés de l'Imitation de Jésus-Christ_,
sont comme un musée à part dans le Musée. Nous n'avions vu jusqu'alors
que les gravures de ces compositions religieuses, qui sont empreintes du
bon goût et du charme par lesquels ce peintre se distingue. Les deux
séries de tableaux exposés par M. Tony Johannot appartiennent à M. le
duc de Montpensier ainsi que le sujet tiré de Tony Johannot d'_André_,
de George Sand. Cette dernière toile est un petit chef-d'oeuvre de grâce
et de sentiment; les deux personnages,--poétique création de George
Sand,--sont poétiquement rendus; les fleurs éparpillées dans la jolie
chambre de Geneviève, le soleil pénétrant par la croisée, tout est
lumineux et délicat dans ce petit tableau.

Pour cette fois. M. Ziegler a donné à la religion des allures mondaines;
il l'a poétisée, ainsi que l'ont fait plusieurs écrivains. Par bonheur,
sous prétexte de poésie, il n'en est pas venu au matérialisme, et il
s'est tenu dans de justes limites. Son exposition est brillante selon la
stricte acception du mot. Et quoi de plus brillant, en effet, que
_Notre-Dame des Neiges_? Lorsque M. Ziegler exposa _Daniel dans la Fosse
aux lions_, ou lui reprocha une certaine lourdeur dans le faire, on lui
conseilla d'avoir la touche plus légère, toutes les fois qu'il lui
arriverait de peindre des saints, des anges, ou une vierge.
Notre-Dame-des-Neiges, c'est-à-dire «la Vierge aux frimas,» est la mise
en pratique des conseils qui lui ont été donnés. Il ne se peut rien
trouver de plus délicatement rendu; et les chairs, principalement, ont
une transparence unique.

[Illustration: Sujet tiré d'_André_, de George Sand, par Tony Johannot.]

[Illustration: _Notre-Dame-des-Neiges_, tableau, par M. Ziegler.]

--_La rosée répand ses perles sur les fleurs_. Voilà une charmante
allégorie où la volupté ne saurait manquer, où la grâce s'inspire du
sujet même. La pose de la rosée, personnifiée dans une belle jeune fille
aux formes divines, est pleine de grâce et de distinction. S'il y avait
un peu plus de modelé dans les chairs, ce serait un tableau parfait, et
tel qu'il est, il fait honneur au talent de M. Ziegler. Son troisième
tableau, _une Vénitienne_, a des qualités d'harmonie très-supérieures.



Théâtres.

Académie Royale de Musique.--_Le Lazzarone_, opéra en deux actes,
paroles de M. de Saint-Georges, musique de M. F. Halévy.

Il y a à cet opéra un second titre: c'est _le bien vient en dormant_.
D'où l'on a le droit de conclure que son but est d'enseigner que pour
s'enrichir et prospérer, dormir est le moyen le plus sûr. En effet, le
héros de M. de Saint-Georges, Beppo _le lazzarone_, semble avoir pris
pour modèle Jean de La Fontaine:

        Quant à son temps, bien sut le dépenser:
        Deux parts en fit dont il soulait passer,
        L'une à dormir, et l'autre  à ne rien faire.

Écoutez plus tôt ce philosophique jeune homme,--nous demandons pardon à
Jean de La Fontaine de citer après ses vers ceux du _lazzarone_ Beppo:

        --Je dors.--Mais on fait pauvre mine
        A ce regime-là, quand arrive la faim.
        --Je vis de peu de chose, et puis souvent, enfin,
        Pour l'apaiser, je rêve que je dîne.
        ........................... Ami, crois-moi.
        Fuyant celui qui l'importune,
        On voit la bizarre fortune
        Venir à qui l'attend chez soi.
        --Et tu l'attends?--Tranquillement.
        --Sur ton grabat?--En sommeillant.

Cela est clair; Beppo n'est pas oisif parce qu'il manque d'ouvrage ou
qu'il est paresseux, mais bien par calcul et pour enrichir. C'est un
système qu'il a inventé; c'est un plan, fruit de son génie, qu'il a
mûrement médité, et qu'il exécute avec cette constance opiniâtre à
laquelle on reconnaît les grands hommes. Et comme, au dénouement, tous
ses projets réussissent, qu'il épouse la jeune fille dont il était
amoureux, et que cette jeune fille est une riche héritière, on ne petit
douter que l'auteur, profond moraliste, n'ait voulu donner une bonne
leçon à cette multitude de niais qui passent leur vie courbés sur un
établi, sur un métier, sur nue enclume, flétrissent leur jeunesse avant
le temps et n'obtiennent pour récompense d'un travail excessif, qu'une
mort prématurée, Tant pis pour eux! c'est leur faute. Que ne font-ils
plutôt comme Beppo le lazzarone? Chacun d'eux épouserait une riche
héritière, et deviendrait grand seigneur.

[Illustration: Une scène du _Lazzarone_--2e acte: Beppo, Mme
Stoltz.--Baptista, Mme Durus.--Mirobolante, Barroithet.--Corvo,
Levasseur.]

L'espèce humaine étant divisée en deux classes, l'une laborieuse et
l'autre oisive, il est évident que la première travaille pour la
seconde. Ainsi arrive-t-il à Mirobolante, l'improvisateur. C'est un bien
mauvais poète que ce Mirobolante, si l'on juge son talent par
l'échantillon que M. de Saint-Georges en a donné; mais, en revanche,
c'est le drôle le plus effronté et l'intrigant le plus actif du royaume
de Naples. Il se vante d'avoir fait tous les métiers. Voilà un homme qui
a dû travailler! Eh bien! il est dans une profonde misère. Preuve
évidente de la sagesse du système de Beppo!

L'un de ces métiers est celui de médecin... médecin avec malades, bien
entendu. Nous avons déjà dit que Mirobolante est un travailleur. Parmi
ses malades est un mendiant _qu'il aide doucement à quitter cette vie_.
En échange d'un aussi important service, le moribond lui révèle un
secret.

Il fut jadis chargé de faire disparaître une jeune fille au berceau,
appelée Baptista, nièce et pupille d'un riche capitaliste, lequel a nom
Josué Corvo. Cet honnête personnage l'avait payé pour cela, comme de
raison, mais il l'avait mal payé... Se peut-il que, dans une semblable
opération, ou cherche à faire des économies? Cela n'est pas ordinaire,
et nous aurions de la peine à le croire, si M. de Saint-Georges ne
l'affirmait. Au surplus, ce Corvo n'est qu'un sot de la tête aux pieds,
car, en remettant au bandit la petite fille, il lui a laissé une croix
d'or qu'elle avait au cou et où se trouvait gravé le nom de sa mère. Le
hasard voulut que ce bandit fût le plus honnête homme du monde. Un autre
aurait vendu à son profit ce bijou qui valait de l'argent. Mais tel
n'est pas le caractère des scélérats de M. de Saint-Georges. Fi donc!
pour qui le prenez-vous? Baptista a gardé à son cou la précieuse relique
destinée à la faire reconnaître en temps et lieu par Josué, à lui faire
restituer son état social et son héritage. C'est ce qui arrive en effet.
Baptista devient tout à coup grande dame, de bouquetière qu'elle était,
et partage sa fortune avec Beppo, son amoureux. Mais, comme Mirobolante,
trop pressé de recueillir le fruit de ses peines, s'est efforcé
d'évincer son ami Beppo par des moyens peu délicats, Beppo ne partage
rien avec Mirobolante, qui reste Gros-Jean, c'est-à-dire improvisateur,
comme devant. Juste châtiment de son excessive activité!

Voilà, on en conviendra, une histoire originale, et où brille d'un vif
éclat la fertile imagination de l'auteur. Qui jamais, au théâtre, a
entendu parler de tuteurs infidèles, d'enfants perdus ou volés, de croix
d'or, etc., etc.? Des idées si neuves méritent qu'on les exploite. Nous
les recommandons à MM. les fabricants de mélodrames, ainsi qu'au jury de
l'exposition des produits de l'industrie française.

La partition de M. Halévy brille par les qualités habituelles de cet
académicien. A la vérité, c'est une partition _bouffe_, et, depuis
l'Éclair, on n'a guère eu l'occasion d'envisager M. Halévy que sous son
aspect le plus grave et le plus mélancolique. Dans _Charles VI_, dans
_la Reine de Chypre_, dans _Guido et Ginevra_, dans _la Juive_, il n'y a
pas le plus petit mot pour rire. Dans _le Lazzarone_, au contraire, il y
a beaucoup de mots qui désirent être plaisants, et la musique y est
parfaitement en harmonie avec les paroles.

Les morceaux les plus remarquables sont deux trios, l'un chanté par
Beppo, Mirobolante et Josué Corvo, l'autre par ces deux derniers
personnages et Baptista. Le premier est très-bien fait, les voix y sont
habilement disposées; il y a de la mélodie; le chant y est rythmé et
offre un sens clair et précis. L'accompagnement ne l'étouffe pas. Le
second duo a d'autres qualités: il renferme un canon très-original; la
coupe en est complètement neuve, et l'auteur y a imaginé des effets de
vocalisation qui n'avaient jamais été même soupçonnés par aucun des
maîtres qui l'ont précédé dans la carrière de l'opéra bouffe.

Barroithet, Levasseur, madame Dorus et madame Stoltz déploient dans cet
ouvrage, comme acteurs et comme chanteurs, le talent qu'on leur connaît.

Une tarentelle, dansée par madame Dorus et madame Stoltz avec un peu
trop de verve peut-être, a failli, à la première représentation,
compromettre un moment le succès de l'ouvrage: mais la tempête s'est
promptement apaisée, et, après le dénoûment, les noms des auteurs ont
été proclamés au bruit d'applaudissements frénétiques. Après quoi, le
lazzarone Beppo et Baptista la bouquetière ont été redemandés et
inondés d'une pluie de bouquets. L'eau va toujours à la rivière.

On aurait bien dû, ce nous semble, profiter de l'occasion pour donner à
MM. Diéterle, Séchan et Despléchin leur part d'applaudissements. Les
trois décorations du _Lazzarone_ sont charmantes. Nous n'osons garantir
quelles soient vraies, n'ayant jamais vu Naples. D'autres que nous
décideront la question. «Mais, disent les Italiens, _se non è vero, è
ben trovato_.» Cela s'applique surtout à la porte de Capoue, qui sert de
fond au premier acte. Si elle n'est pas telle que M. Diéterle, ou M.
Séchan, ou M. Despléchin l'a représentée, elle a tort, car on ne saurait
imaginer un ciel, un terrain, une architecture, une végétation plus
parfaitement napolitaine. Cela est encore plus vrai, peut-être, du
troisième tableau, où l'oeil embrasse de profil le port de Naples et son
admirable rade. L'air y est d'une transparence incomparable, la lumière
d'une vivacité merveilleuse, et l'illusion est si complète que vous
croyez sentir d'aplomb sur votre tête le puissant soleil du Midi.

Second Théâtre-Français.--_Jane Grey_, tragédie en cinq actes et en
vers, de M. Alexandre Soumet et de madame d'Altenheim.

Tout le monde connaît l'histoire de Jane Grey, de cette belle et
touchante fille de la race des Suffolk, comme l'appelle Young, qui paya
d'une mort prématurée, à seize ans et sur un échafaud, une royauté de
neuf jours qu'elle n'avait pas voulue. L'ambition de sa mère, de son
mari, de son père, le duc de Suffolk, de Dudley, duc de Nurthumberland,
la fit reine malgré elle. Ce que demandait Jane Grey, ce qu'elle
préférait à toutes les grandeurs de la terre, c'était la liberté,
c'était la solitude, les douces affections du coeur, les charmantes
occupations de l'esprit, la pratique désintéressée et pure des livres
pieux, l'étude des philosophes et des poètes.--La sombre politique vint
l'arracher à ces travaux paisibles, à ces heures innocentes; l'oeil
enflammé, agitant dans sa main le glaive des guerres civiles, elle lui
dit: «Suis-moi! voici un trône!--Non, dit la jeune fille pâle et douce,
non!» Et elle rejeta d'abord, d'un geste plein d'effroi, la couronne
fatale, la couronne qui devait lui donner la mort; mais les prières d'un
époux adoré, mais l'autorité d'une mère inflexible, mais l'ascendant de
Dudley soumirent, sans le convaincre, ce jeune coeur naïf et dédaigneux
des grandeurs: Jane devint reine d'Angleterre, reine d'une semaine! Le
neuvième jour de cette royauté éphémère, Jane était précipitée du trône
dans un abîme profond. Abandonnée de ceux-là mêmes qui l'avaient poussée
le plus violemment à l'entreprise, elle tomba aux mains de Marie Tudor,
sa rivale, la reine véritable.--L'inexorable Marie, la fille sanglante
de Henri VIII, affecta d'abord la clémence et le pardon. Jane Grey,
prisonnière, vécut quelque temps encore: il semblait qu'on voulût lui
faire grâce de la vie; mais à la première émotion politique où le nom de
l'infortunée se trouva mêlé, Marie Tudor livra Jane Grey au bourreau. Sa
mort fut pieuse et héroïque: Jane offrit sa tête à la hache
courageusement, chrétiennement, sans faiblesse comme sans forfanterie,
avec la sérénité et la douceur qui avaient été les deux grâces de sa
personne.

Telle est l'héroïne de la tragédie de M. Soumet et de madame
d'Altenheim. Une rapide analyse suffira pour donner une idée de celle
oeuvre mêlée de bien et de mal, de beaux et de mauvais vers, sifflée et
applaudie tout à la fois, par un fait bien entendu de justice
distributive.

L'ambition de Dudley rêve, dès le premier acte, la royauté pour Jane
Grey: cette jeune reine de dix-huit ans ne sera qu'un fantôme de
souveraine, Dudley gouvernera sous son nom; tel est du moins le but
qu'il caresse et le but qu'il se propose. Pour être plus sûrement roi
sous le nom de Jane, Dudley décide de faire entrer la jeune fille dans
sa famille, et de lui donner pour époux son fils lord Guilfort: Jane, et
Guilfort s'aiment tendrement; les projets de Dudley ne rencontrent donc
aucun obstacle de ce côté; Dudley ne demande qu'une chose: c'est que le
mariage des deux jeunes amants se fasse secrètement; par ce mystère,
Dudley évitera d'éveiller les soupçons de Marie Tudor, héritière
présomptive d'Édouard VI, roi faible et voisin de la tombe.

Ce mariage secret est la base sur laquelle toute la tragédie repose, la
cause qui excite les passions et produit les péripéties.

Marie Tudor, en effet, est éprise de Guilfort. L'âpre Marie, dont M.
Soumet fait une Marie sentimentale, pousse la passion jusqu'à vouloir
faire de Guilfort son mari, et un roi d'Angleterre, après le prochain
trépas d'Édouard VI. Ce rêve de son coeur, Marie le confie à Jane Grey,
tout à l'heure fiancée et unie secrètement à Guilfort. Malgré elle, Jane
rougit et tressaille; et aussitôt la jalousie de Marie Tudor s'éveille;
l'aimerait-elle? Quelques vers amoureux adressés à Guilfort par Jane
tombent sous les yeux de Marie et ne permettent plus le doute à ses
soupçons. Marie éclate; elle menace Jane et l'insulte; c'est alors que
Guilfort, plutôt que de laisser soupçonner la vertu de sa Jane
bien-aimée, s'écrie: «Elle est ma femme!» Vous jugez de la fureur de
Marie. La scène est très-dramatique et très-belle.

Cependant Édouard VI meurt; Dudley a arraché à son agonie un testament
qui déclare Marie Tudor déchue du droit au trône et transporte ce droit
à Jane Grey. Dudley, Guilfort, le duc de Suffolk, viennent presser Jane
de ceindre la couronne; Jane refuse: «C'est Marie qui doit être reine;
le bon droit est du côté de Marie; et d'ailleurs, à quoi bon un trône!»
Ainsi parle Jane Grey; puis, de guerre lasse, vaincue, comme l'histoire
le raconte, par sa tendresse conjugale et par l'autorité de Dudley, elle
se laisse faire et accepté la couronne en pleurant.

Marie, qui ne soupçonne pas l'usurpation, entre chez Jane au moment où
elle vient de monter sur le trône et d'être saluée reine par ses
partisans. «Qu'on arrête cette femme!» s'écrie Dudley en désignant
Marie; mais Jane répond: «Qu'on lui laisse la liberté!» Marie Tudor
sort, en effet, libre mais pleine de ressentiment et méditant la
vengeance.

Jane Grey ne tarde pas à payer chèrement sa générosité; les deux armées
rivales se rencontrent; l'armée de Jane est vaincue; maintenant c'est
Marie Tudor qui règne, et c'est Jane qui est prisonnière avec Guilfort
son mari.

A ce moment suprême, la tendresse des deux époux s'exalte jusqu'à
l'héroïsme, et la muse métaphorique de M. Soumet prête à cet amour
exalté tout l'éclat de sa pompe sonore. C'est un des moments les plus
poétiques de la tragédie.

Que médite cependant Marie Tudor? Va-t-elle immoler sa rivale sans
pitié? Non; l'amour qu'elle ressent pour Guilfort lui inspire une autre
pensée; que Jane et Guilfort se séparent et signent un acte de divorce,
et Marie leur fera grâce de la vie! Marie espère ainsi que Guilfort,
après avoir brisé les liens qui l'unissent à Jane, reviendra peu à peu à
Marie et se laissera gagner par l'ambition et la splendeur de la
royauté.

«Plutôt mourir que de perdre Guilfort,» dit Jane, repoussant l'acte de
divorce avec horreur. Guilfort cependant a signé. Est-ce que Guilfort
trahirait Jane? Non; il veut seulement lui sauver la vie en
accomplissant la condition que Marie a mise au salut de cette jeune
femme infortunée. Quant à Marie Tudor, Guilfort a pris ses précautions
contre son amour; il s'est empoisonné! Au moment donc où Marie croit
tenir sa proie, Guilfort expire entre cette cruelle Marie et la pauvre
Jane désespérée. Mais Jane ne lui survivra pas; Jane ne profilera pas du
bénéfice de la vie que son Guilfort a payé de son trépas! D'ailleurs,
Marie Tudor a requis toute son ardeur de sang et de vengeance, et Jane
Grey n'a plus qu'à marcher à l'échafaud; elle y va d'un pas ferme et
d'un visage paisible, tandis que Marie se livre au désespoir et aux
remords.

Un tableau final représente l'exécution de Jane Grey, d'après l'ouvrage
célèbre de M. Paul Delaroche. La poésie et la peinture sont soeurs.

Le caractère de Jane Grey est tracé avec goût et délicatesse; Marie
Tudor, bien que visant à la grandeur tragique, touche au fracas et à
l'exagération du mélodrame. Après ces deux personnages, le reste a peu
de valeur et d'originalité. Guilfort ne trouve qu'un beau mouvement de
tendresse, et nous l'avons signalé en passant; Northumberland n'est
qu'un conspirateur taillé sur l'aune ordinaire.

Nous reprocherons à M. Soumet de noyer les hommes et les choses dans un
océan de vers toujours brillants, beaux de temps en temps, vides plus
souvent encore. Le spectateur succombe sous le luxe effrayant de ces
mille hémistiches, tous orgueilleux, tous pompeusement parés, tous
pleins de recherche et de bruit, et faisant résonner, à chaque vers, la
trompette de leurs épithètes sonores. Mais la poésie de M. Soumet n'a
pas d'autres allures; elle se donne à tout propos les grands airs
d'Encelade escaladant les cieux; heureusement que M. Soumet a les
qualités de ses défauts, et que dans cet entassement de Pélion sur Ossa,
il rencontre plus d'un effet d'une véritable grandeur. Dans cette
dernière oeuvre, M. Alexandre Soumet s'est associé sa fille, madame
d'Altenheim, femme d'imagination et de talent, qui tient de son père le
don de chanter sans fin des vers mélodieux.

Mademoiselle Georges, dans le rôle de Marie, a toute la grandeur et
toute la majesté d'une reine; cependant la sèche et gauche Marie Tudor
s'étonnerait de se voir si royalement majestueuse et parée.

Une jeune et jolie actrice, mademoiselle Naptal, a montré de la
sensibilité et de l'intelligence dans le rôle de Jane Grey; il ne lui a
manqué qu'un peu plus de poésie et de douceur.

Que vous dirai-je? Sauf quelques murmures qui ont troublé le troisième
acte, le succès a été complet et s'est terminé par une ovation générale
du poète et des acteurs.



Le dernier des Commis Voyageurs.

(Voir t. III, p. 70.)

II

LA PLACE SAINT-NIZIER.

Ce qui frappe le plus vivement l'oeil de l'observateur, quand il
parcourt la ville de Lyon, c'est le soin avec lequel on y a ménagé et
employé l'espace. A peine çà et là aperçoit-on quelques grands
découverts comme les places des Terreaux et de Bellecour; partout
ailleurs ce n'est qu'un entassement confus de maisons si hautes que le
jour en est presque intercepté. On chercherait vainement, hors de la
ligne des quais, une perspective régulière, une de ces rues largement
ouvertes où la lumière et l'air se jouent librement. Le coeur de la
cité, qui va de la rue des Capucins à la rue Saint-Dominique, est
sillonné de ruelles qui se brisent d'une manière inégale, et forment un
labyrinthe presque toujours obscurci par le voile des brouillards et un
épais nuage de fumée.

Cette disposition de la seconde ville du royaume s'explique par son
assiette même. Les deux grands cours d'eau sur lesquels elle est située
s'y resserrent de telle façon qu'il a fallu tirer le plus de parti
possible de l'étroite langue de terre qui les sépare. La presqu'île de
Perrache, qui offre aujourd'hui un précieux moyen d'agrandissement; la
vaste plaine qui s'étend des Brotteaux à la Guillotière, et où s'élève
une cité nouvelle, n'étaient autrefois que des marécages ou tout au
moins des terrains d'alluvion sur lesquels il eut été dangereux de
bâtir. Il ne restait donc qu'une superficie fort restreinte, encaissée
d'un côté par les hauteurs de la Croix-Rousse, de l'autre par les
escarpements de Saint-Just et de Fourvières. De là cette nécessité de
resserrer et d'exhausser les habitations, en même temps que l'on
réduisait outre mesure l'espace abandonné à la circulation et à la voie
publique. Aussi un genre de luxe que possèdent toutes les villes de
province, et auquel Paris lui-même ne renonce que peu à peu et à regret,
celui des cours et des jardins, est-il absolument ignoré à Lyon. La
végétation y est pour ainsi dire supprimée, et les vides intérieurs
ménagés dans les constructions sont à peine suffisants pour les éclairer
et les aérer de manière à les rendre habitables. Nulle part les maisons
ne ressemblent davantage à des niches, et le bourdonnement sans fin qui
s'élève de cette enceinte affairée rend cette ressemblance plus
frappante et plus juste encore.

La place Saint-Nizier forme, au centre de Lyon, l'un des rares espaces
que l'on a pu ménager dans l'intérêt de la salubrité publique. Une
magnifique église, dont le style tient du gothique et du lombard, en
occupe le centre, et tout autour de l'édifice religieux s'est établi un
bazar qui témoigne en faveur de la tolérance de nos ancêtres, ou tout au
moins de l'esprit industrieux qui anima toujours la capitale du
Lyonnais. Un marché, garni d'échoppes, couvre le reste de la place, et
le bruit des cloches s'y mêle incessamment aux cris des marchands et aux
mille plaintes des animaux exposés en vente. Rien n'est plus bizarre et
plus choquant que l'aspect de ce chef-d'oeuvre de l'architecture du
moyen âge terminé par des étalages de fripiers, de crémiers, de bouchers
et d'herboristes, qui lui font une espèce de soubassement. Aucune
profanation ne saurait affliger davantage l'artiste et troubler autant
son admiration.

Au sixième étage d'une maison qui borde cette place, on pouvait
remarquer, il y a peu d'années, deux croisées qu'unissait entre elles
une végétation extérieure. Des tiges de capucines et de pois de senteur,
partant des impostes et grimpant le long de la façade sur des soutiens
invisibles, décrivaient un arc régulier et se paraient d'une foule de
fleurs qui ressemblaient de loin à autant de clochettes. A diverses
reprises, dans le courant de la journée, on voyait s'avancer timidement,
dans ce cadre de verdure, une tête blonde, un visage charmant quoiqu'un
peu pâle. C'est là que le père Potard avait son domicile légal. Quelle
était cette fée du logis? En garçon qui sait calculer, et à qui
l'habitude des affaires a inspiré une défiance incurable, Potard n'avait
jamais voulu se marier. Absent pendant dix mois de l'année, il craignait
les suites de ce délaissement forcé, et n'entendait pas donner prise à
la raillerie. Il avait donc, à diverses reprises, refusé des partis
avantageux.

Mais quelle était alors la jeune fille qu'on voyait chaque matin
paraître à cette croisée de la place Saint-Nizier, semblable à une fleur
détachée du sein du feuillage? Pour peu qu'on la suivit dans ses
habitudes, il était facile de voir qu'elle agissait en maîtresse de la
maison. Absent dès le matin, le troubadour ne faisait chez lui que des
stations fort courtes, et il rentrait le soir, sans bruit, à une heure
assez avancée. Les amis de Potard l'avaient souvent plaisanté à ce
sujet, en célébrant sa conquête et lui faisant compliment d'une aussi
bonne fortune; mais il entrait alors dans de telles colères, et
repoussait si énergiquement les allusions et suppositions graveleuses,
qu'on s'était accordé à tirer un voile sur ce mystère de sa vie et à
l'oublier complètement. En ce qui concernait ce détail, le troubadour
était intraitable: il dérogeait il tout, à son humeur, à son caractère,
à ses habitudes. Lui, si ouvert, si communicatif, s'enveloppait alors
d'un voile sombre et ne se laissait pas pénétrer. Au café, en voyage,
sur la place publique, il était toujours le facétieux. Potard, Potard le
troubadour; mais son domicile était muré pour les curieux, et même pour
ses amis les plus intimes. Personne ne pouvait se flatter d'y avoir mis
les pieds.

Comme le romancier a des privilèges surnaturels, et que les portes les
mieux closes s'ouvrent devant lui, nous allons pourtant soulever le
voile qui couvre cet intérieur, dût le père Potard s'en formaliser. Il
est neuf heures du soir, et nous voici dans une petite salle à manger
dont la propreté fait tout le luxe. Les maisons de Lyon offrent, en
général, un contraste qui affecte fort désagréablement le regard.
L'escalier tout en pierres massives, mal équarries et d'un parement
grossier, s'ouvre sur des couloirs sombres, garnis d'aspérités boueuses
que les pieds des passants tendent à exhausser peu à peu, et se
développe, sur une hauteur de huit étages, par une cage enfumée, informe
et dont les parois salpêtrées sont dans un état de suintement perpétuel.
Jamais le soleil n'arrive jusque sur ces noirs paliers et ces degrés
sans fin qui sont voués à l'humidité et aux ténèbres. Le badigeon, qui
pourrait leur rendre quelque clarté, semble ignoré à Lyon, et la ville
qui confectionne des tissus si brillants et si délicats semble se plaire
dans une robe de suie et de moisissure. Mais quand on quitte l'escalier
pour entrer dans les appartements, à l'instant la perspective change.
Tous les murs intérieurs portent un revêtement en boiserie, orné de
quelques moulures et recouverts d'une peinture gris-clair que relève un
vernis brillant. C'est la tapisserie à l'usage de la ville, et les
marchands de papiers peints doivent s'en trouver fort lésés.

Le logement du père Potard était une espèce de bonbonnière de ce genre,
et tout y attestait la présence de mains soigneuses et attentives. Rien
qui ne fût brillant et lustré, rien qui ne fût empreint d'un certain
goût et d'une élégance naturelle. Les couleurs des meubles et des
rideaux étaient parfaitement assorties, la petite cheminée à tablier
avait les proportions et l'harmonie désirables; partout des trumeaux et
des corniches, des parquets bien cirés et des boiseries bien jointes.
Les femmes seules savent créer et entretenir ces détails du bien-être
intérieur. Aussi en voyait-on deux dans la pièce où nous venons
d'entrer; l'une assise près d'une lampe à réflecteur et travaillant à un
ouvrage d'aiguille, l'autre achevant de mettre le couvert et de pourvoir
aux préparatifs du repas. L'argenterie est sur la table, les assiettes
de porcelaine aussi; tout cela indique l'aisance et même quelque
raffinement. De temps en temps la jeune fille quitte son siège pour
aller vers la porte d'entrée et prêter l'oreille aux bruits qui viennent
du dehors, puis elle se rassied en laissant échapper un petit geste
d'impatience. Il n'y a pas à s'y tromper, c'est le visage qui se montre
chaque jour à la croisée de la place Saint-Nizier, entre les pois de
senteur et les campanules rouges des capucines. L'expression en est
douce et touchante; les traits d'une finesse achevée portent cependant
ce caractère de souffrance commun aux populations à qui l'air et
l'espace sont mesurés d'une manière avare. Un sentiment de mélancolie
s'y laisse voir; on dirait un ange qui se souvient d'une patrie
meilleure, une Mignon de Goethe se rattachant par la pensée aux rayons
du soleil natal et aux horizons de cette contrée heureuse que couvrent
des orangers en fleur. L'autre femme est une vieille Bourguignonne qui
porte le costume de sa province; alerte malgré ses rides, elle va et
vient, donne l'oeil à tout, surveille ses fourneaux en même temps
qu'elle s'occupe du service, et de loin en loin jette sur la jeune
fille, assise dans l'angle de la pièce, un regard furtif et presque
maternel.

«Marguerite, dit enfin celle-ci en laissant échapper un soupir, il me
semble qu'il se fait tard. Quelle heure est-il donc?

--Neuf heures et cinq minutes à la pendule de la chambre, mam'selle
Jenny. Il n'y a pas encore grand mal.

--Bon ami devrait être ici depuis demi-heure au moins, Marguerite. Tu
sais qu'il est très-exact pour le souper.

--N'y a pas de quoi s'inquiéter, mam'selle. Les Grabeausée l'auront
retenu; c'est l'époque de l'inventaire. Faut que le bourgeois soit là
pour la chose d'aider ces messieurs du magasin. Un petit coup de
collier, quoi!

--Tu as raison, Marguerite, je suis un enfant. Mais je ne sais! les
larmes me viennent aux yeux malgré moi. J'ai l'idée qu'il nous arrivera
quelque malheur. Mon Dieu! mon Dieu! Il y a des moments ou je voudrais
être morte.

--Sainte Vierge! que dites-vous? s'écria la vieille servante en faisant
un signe de la croix. Ne parlez donc pas comme çà, mam'selle; vous allez
offenser Dieu.

--C'est qu'aussi on n'est pas malheureuse comme je le suis. Huit jours
sans le voir; huit jours entiers, Marguerite!

--Comment, huit jours? Il a dîné ici ce matin, le bourgeois. Votre
mémoire déménage, mam'selle; à cette preuve qu'il vous a porté un joli
châle boiteux, comme il dit. Tenez, celui qui est là, sur cette chaise.

--Ce n'est pas de bon ami que je parle, Marguerite.

--Et de qui donc?

--Tu sais bien! De qui pourrait-ce être? C'est de lui.

--Ah! de lui? Vous y pensez encore? ajouta la Bourguignonne en prenant
un ton presque sévère. Je croyais que c'était rompu.

--Rompu, oh! j'en mourrais! Marguerite, que je souffre! Dieu, que je
souffre!»

En effet, la figure de la jeune fille exprimait un sentiment d'angoisse
profonde: son teint avait pris des tons mats de la cire, son regard
était fixe et terne, ses traits avaient quelque chose de contracté qui
touchait à l'égarement. La vieille servante se sentit désarmée par cette
crise:

«Mam'selle, dit-elle à sa maîtresse; ne vous mettez donc pas dans ces
états-là! Vrai, vous me fendez le coeur. Avez pitié de votre pauvre
Marguerite qui vous a nourrie, élevée et ne vous a pas quittée depuis
seize ans. Il reviendra, croyez-le, il reviendra.

--Tu crois, répliqua la jeune fille en poussant un long sanglot; tu
crois, ma bonne? Que le ciel t'entende!»

Un torrent de larmes s'échappa de ses yeux et procura quelque
soulagement à cette douleur contenue. Quand Marguerite la vit plus
calme, elle ajouta:

«Écoutez, mam'selle; rien n'est plus aisé que de tromper une pauvre
vieille femme qui a son marché à faire, une maison à tenir en état, de
mauvais yeux et des oreilles pas trop bonnes. Vous êtes votre maîtresse
absolue; à seize ans, c'est beaucoup. M. Potard ne peut pas être là.
Dam! le pauvre cher homme! son métier est de battre les grandes routes;
faut bien faire venir l'eau au moulin. On ne manque de rien ici, mais
pourquoi? Parce qu'il est en tournée pour les Grabeausée. S'il restait à
surveiller sa maison, adieu le métier, adieu les profits! La misère
entrerait par cette porte. Plus de nappe blanche, plus d'argenterie,
plus de châles, plus de linge dans les armoires; tout filerait peu à peu
comme çà est venu. Et la misère, si vous saviez comme c'est triste!

--Bah! quand le coeur est heureux!

--Ne parlons pas ainsi, mam'selle: vous n'y avez pas passé comme nous
autres villageoises. Il n'y a pas d'amour qui y résiste. C'est pour vous
dire qu'il faut bénir ce bon M. Potard à toute heure de votre vie. Et
penser que nous lui préparons du chagrin, à ce pauvre cher homme! Dieu!
s'il allait s'en apercevoir! Vous, mam'selle, vous n'avez rien à
craindre; mais moi, il me tuerait! et, faut être juste, je l'aurais bien
mérité.

--Huit jours sans donner signe de vie! songes-y donc, Marguerite, reprit
Jenny, dont la pensée suivait une autre direction que celle de la
vieille servante.

--Allons, voilà que sa marotte la reprend.

--J'ai regardé de tous les côtés, Marguerite; sur la place, dans la rue,
à la croisée de son petit logement de derrière; personne, personne! Huit
jours ainsi, quelle agonie!»

Les deux femmes en étaient là de leur entretien quand un bruit soudain
et étrange se fit entendre sur le palier de l'appartement; ou entendait
des pas rapides résonner sur les marches de l'escalier, comme si
plusieurs personnes se fussent poursuivies; cette course bruyante était
entrecoupée d'exclamations confuses dont le sens ne parvenait pas
jusqu'aux oreilles de la jeune fille. Enfin, après quelques minutes de
ce manège, il se fit un moment de calme, et un violent coup de sonnette
retentit à la porte.

«Sainte Vierge! s'écria Marguerite, qui peut sonner ainsi?

--Ouvrez donc,» dit une voix, en accompagnant cet ordre d'un énergique
juron.

Marguerite reconnut son maître, et obéit. Le père Potard se précipita
chez lui avec l'impétuosité d'un ouragan, et alla se jeter, hors
d'haleine, sur un grand fauteuil qui garnissait la salle à manger. Toute
sa personne respirait le plus beau désordre: chacun de ses cheveux, plus
hérissés que d'ordinaire, semblait porter une goutte de sueur; le noeud
de sa cravate avait exécuté un mouvement de conversion, et ne se
présentait plus qu'en silhouette; les boutons du gilet avaient cédé à un
effort trop brusque, et les pans de la redingote étaient bouleversés
comme par un coup de vent. Étendu sur son fauteuil, le troubadour ne
semblait plus avoir de force que pour souffler et s'essuyer le visage
avec un foulard.

«Ouf! dit-il enfin... En voilà un qui a voulu me faire gagner le
souper.. Quelle partie de barres!... Sacripant, va!... tu es heureux que
le pied m'ait glissé... Figure-toi, ma petite Jenny, ajouta-t-il quand
les voies respiratoires eurent repris chez lui un mouvement plus
régulier, figure-toi qu'en rentrant j'ai failli mettre la main sur un
malfaiteur.

--Un malfaiteur! s'écrièrent à la fois les deux femmes.

--Oui, un malfaiteur; vous allez voir. Marguerite, un petit verre de
n'importe quoi pour me refaire: j'ai la voix dans les talons.»

Quand il se fut garni l'estomac de ce cordial, le père Potard reprit:

«Voici la chose; je venais souper comme de coutume, lorsqu'en ouvrant
l'allée de la maison, je vis se glisser à mes côtés une espèce d'ombre
qui prit de l'avance sur moi et enfila l'escalier. C'est bien; je n'y
prends pas garde: Probablement, me dis-je, c'est un locataire qui
regagne son appartement. Au premier étage, même manoeuvre: au moment où
je tourne la rampe, le sylphe s'échappe et monte un étage plus haut; au
second, au troisième, au quatrième, même cérémonie. Alors, je me ravise
et réfléchis: Cet homme, pensai-je en moi-même, doit exercer quelque
industrie non autorisée par les lois; il prend chasse jusqu'à ce que je
me sois remisé quelque part, et puis il continuera son commerce. C'est
bien, opposons stratégie à stratégie. Au lieu de monter, alors que
fais-je? Je me livre à une halte savante, afin de tromper l'ennemi, et
puis je m'achemine vers notre sixième à pas de loup. Arrivé à mi-chemin,
j'aperçois, dans une chambre située sur le derrière, une lumière qui se
déplace vivement.

--De quel côté? dit Jenny, interrompant le père Potard avec une vivacité
inquiète.

--Là, sur la cour, ma petite, vis-à-vis de notre cuisine. Mais
laisse-moi achever, la lumière s'éteint, et je m'efface de nouveau.
Alors, je vois déboucher nom drôle sur notre palier; il avait
probablement un paquet de fausses clefs à la main, car je l'entends
ferrailler comme s'il crochetait une porte. Oh! alors je ne me contiens
plus; je me précipite sur lui afin de le livrer à la police; mais mon
gaillard se met à jouer des jambes avec une supériorité à laquelle je
suis forcé de rendre hommage. Il me trompe par une feinte, m'éloigne par
une poussée, et descend les escaliers huit à huit. De malfaiteur doit
être de première force sur la gymnastique; dans son genre d'industrie,
on a l'emploi de ce talent. Bref, j'ai eu beau courir, il m'a glissé
entre les doigts. Mais c'est égal, je le repincerai; il n'a qu'à bien se
tenir.»

Pendant que le père Potard poursuivait le récit de son aventure, la
jeune fille semblait en proie à une émotion que trahissait le jeu de sa
physionomie. Le dénoûment sembla pourtant la rassurer et, elle dit:

«C'est une fausse alerte, bon ami; il faut oublier cela.

--Non, saprelotte, j'ai mon idée; ou ne fait pas aller le père Potard.
Après le souper, j'irai chez le commissaire.»

On se mit à table, et le repas fut triste. Le troubadour, qui se
chargeait ordinairement de l'égayer, obéissait malgré lui à une certaine
préoccupation, et Jenny était retombée dans sa mélancolie habituelle. La
vieille Marguerite ne songeait qu'au service. Avant le dessert, Potard
se leva, embrassa la jeune fille sur le front, prit son chapeau et se
disposa à sortir.

«Où allez-vous donc, bon ami? lui dit celle-ci avec anxiété.

--Sois sans crainte, mon enfant, tout se passera bien; j'y veillerai.
Mon drôle n'en aura pas le dernier mot.»

Sans s'expliquer davantage, il ouvrit la porte, prit son passe-partout
et disparut. Mais au lieu de descendre l'escalier, il se blottit dans
une encoignure sombre et garda le plus profond silence. Une heure
s'écoula ainsi, et déjà Potard désespérait de prendre sa revanche, quand
des pas mesurés résonnèrent dans l'allée de la maison. C'était la marche
d'un homme qui prenait évidemment quelques précautions et amortissait à
dessin le bruit de ses mouvements. Un pressentiment annonça au
troubadour que c'était là son ennemi; il retint son haleine et prêta une
attention profonde. Le son régulier des pas se rapprochait toujours, et
l'inconnu s'arrêta au sixième étage, précisément devant la porte de
Potard. Déjà même il se penchait vers la serrure, quand une main
terrible le saisit au collet en même temps qu'une voix de stentor
retentissait à son oreille.

«Ah! je te tiens enfin! ah! chenapan! ah! gibier de potence, tu ne
m'échapperas pas cette fois! ah! scélérat! ah! pendard! nous allons
enfin savoir qui tu es.»

En même temps le troubadour ouvrait sa porte, et contenant l'inconnu à
l'aide d'une vigoureuse étreinte, il le poussait dans son appartement.

(La suite à un prochain numéro.)



La Semaine sainte à Rome.

C'est le dimanche des Rameaux que commencent, dans la métropole du monde
chrétien ces cérémonies fameuses de la semaine sainte qui y attirent un
si grand nombre d'étrangers et qui ont dû se célébrer cette semaine
même, telles que nous avons eu le bonheur de les voir il y a deux ans,
telles que nous allons essayer de les décrire; car depuis des siècles
elles n'ont subi aucun changement important.

L'Église prend le deuil le matin du _dimanche des Rameaux_: les autels,
les croix, les nuages sont recouverts de voiles violets; les célébrants
portent des vêtements de même couleur. Ce deuil se prolonge jusqu'au
_Gloria in excelsis_ de la messe du samedi saint.

La première de toutes les cérémonies de la semaine sainte est celle de
la bénédiction et de la distribution des palmes, faites par le pape à la
chapelle Sixtine ou à Saint-Pierre.

Lorsque Sixte V éleva sur la place de Saint-Pierre l'obélisque qui la
décore, il défendit expressément à qui que ce fût de dire un mot sous
peine de mort, de peur que les exclamations de la foule ne troublassent
les ingénieurs ou n'empêchassent les ordres des chefs d'arriver
jusqu'aux ouvriers. Cependant, à un certain moment, les cordes se
relâchent, elles s'étirent, elles vont se rompre, et l'obélisque, en
tombant, va se briser sur le pavé. «De l'eau sur les cordes», s'écrie
une voix dans la foule; et cette heureuse idée, donnée par un jeune
marin, est un trait de lumière; les cordes sont mouillées, elles se
raffermissent, et l'obélisque est assis pour des siècles sur sa base de
granit.

Ce marin s'appelait Bresca; il était de San-Rémo (États sardes).--Le
pape, l'ayant fait appeler, lui demanda quelle récompense il voulait:
«Je ne désire, répond il Bresca, que le droit de fournir seul des palmes
à la ville de Rome le jour des Rameaux.» Depuis ce temps, lui et ses
descendants ont toujours gardé ce privilège. Pie VII conféra de plus à
perpétuité le grade de capitaine de marine au chef de la famille Bresca,
et remplaça par une rente annuelle de 120 écus romains (642 fr.) le
droit qu'ils avaient de faire entrer à Rome des bateaux de marchandises
affranchies de tout tribut, ce qui avait fini par entraîner des abus
sans nombre.

Le dimanche des Rameaux, à vingt et une heures et demie, le grand
pénitencier se rend à son tribunal de pénitence, à Saint-Jean de Latran.
Assis sans chape, et coiffé du bonnet carré de cardinal, il tient une
longue baguette dont il frappe légèrement sur la tête, d'abord les
prélats, puis les assistants accourus pour gagner l'indulgence de cent
jours accordée à cet acte d'humilité. Si personne ne se présente ensuite
à son confessionnal, il se retire en remerciant les prélats qui l'ont
suivi... Le mercredi saint, la même cérémonie a lieu à
Sainte-Marie-Majeure; le jeudi saint, à Saint-Pierre.

Le lundi et le mardi saints ressemblent à Rome, comme partout ailleurs,
aux autres jours de l'année; seulement les églises sont plus
fréquentées.

[Illustration: Bénédiction du pape le jeudi saint.]

Les grandes cérémonies ne commencent donc que le mercredi saint aux
_Cendres_, qui se chantent à la chapelle Sixtine, à vingt-deux heures,
deux heures avant le coucher du soleil. Ce jour-là, le pape porte la
chape de drap d'or rouge et la mitre d'argent; les, cardinaux sont en
soutanes et en chapes violettes. Pendant le Benedictus, on éteint
successivement douze des treize cierges allumés sur l'autel; et on place
le treizième derrière l'autel, en commémoration de la défection des
douze apôtres et de la fidélité de la Vierge. On chante ensuite le
_Miserere_, qui est suivi de l'oraison dont les premiers mots sont
_Respice, quæ sumus_. Le célébrant, toujours à genoux et la tête
découverte, de même que les ministres, récite tout haut cette prière
jusqu'au _qui tecum_, etc. Alors il baisse entièrement la voix.

«A peine la prière est-elle achevée qu'on entend, dit un ancien auteur,
le bruit des baguettes qui frappent sur les sièges et sur les bancs,
pour figurer l'ensevelissement du Seigneur. Souvent les poings se
mettent de la partie; les enfants augmentent le carillon; et le peuple,
dont la dévotion est presque toujours opposée aux lumières de bon sens,
prend assez de goût à ce bruit pour ne pas le finir sitôt. Un acolyte
l'arrête, en montrant le cierge qu'il avait caché sous l'autel. C'est le
signal du silence.»

Cédons un moment la parole à un écrivain contemporain (1) qui nous fera
le récit d'un épisode curieux des cérémonies du jeudi saint dans lequel
il a joué un rôle.

[Note 1: _Rome et l'Italie méridionale_; promenades et pèlerinages; par
M. de. Sivry. 1 vol. in-8 orné de 16 belles gravures sur acier. Paris,
1844. Belin-Leprieur.]

«Le jeudi saint, au matin, dit M. de Sivry, je me présentai à
Saint-Marcel au Corso, église bâtie sur l'emplacement de la maison d'une
pieuse dame romaine, nommée Lucine, près du temple d'isis Exorata.
C'était ma paroisse à Rome, et je tenais à y remplir le devoir pascal.
J'y communiai sans messe, comme c'est assez l'usage en Italie;
d'ailleurs il n'y a, le jeudi saint, qu'une seule messe, c'est la messe
chantée qui se dit vers dix heures.

«Si je n'avais pas été prévenu d'avance, j'aurais été fort surpris de
voir, après ma communion, un sacristain déposer auprès de moi, sur la
balustrade où j'étais agenouillé, un petit billet imprimé ainsi conçu:

        _Inceni quem diligit anima mea,
        tenui eum, nec dimittam._
        (Cant. Cant., cap. III, v. 4.)
        Commun. Romæ Paschatis tempore,
        in Ven. Ecclesia Parochiali S. Marcelli.
        Ann. Domini 1844.
        _Fr. Philippus Mareschi, parachus._

        «J'ai trouvé celui que mon coeur aime, je l'ai saisi,
        et je ne le laisserai point s'échapper.»
        (Cant. des Cant., ch. III, v. 4.)
        «Communié à Rome, au temps de Pâques, dans la
        vénérable église de Saint-Marcel.
        L'an du Seigneur 1844.
        F. Philippe Mareschi, curé.»

[Illustration: SS. Grégoire XVI, le pape actuel.]

«Or, voici l'utilité de, ces billets. A Rome, où le pouvoir civil et la
religion se prêtent un mutuel secours, il n'est pas rare de voir les
peines ecclésiastiques appliquées souvent comme peines de police, et par
contre coup la force publique venir au secours du prêtre qui ne peut
parvenir à convaincre ses ouailles par l'ascendant de sa parole. Si
l'excommunication frappe le gendarme qui ne fait pas bien son devoir,
qui, par exemple, arrêterait un brigand dans un lieu d'asile, la prison
menace de ses châtiments corporels celui qui, sans empêchement légitime
et authentique, laisserait s'écouler les fêtes de Pâques sans satisfaire
au commandement de l'Église. Voici à ce sujet comment les choses se
passent: quelques jours avant le temps pascal, les curés s'en vont dans
chacune des maisons particulières qui sont sous leur juridiction, pour
avertir leurs paroissiens que le grand jour approche, et pour inscrire
sur un registre les noms de quiconque est en âge de communier. Cet avis
donné, et cette formalité remplie, chacun se conduit comme il l'entend;
mais une ou deux semaines après la quinzaine de Pâques, les mêmes curés
repassent dans les mêmes maisons et se font donner les billets de
communion de tous ceux dont ils ont enregistré les noms. Alors malheur à
qui n'a pas le sien (2)! il subit d'abord une vigoureuse réprimande, et
son nom est affiché aux portes de l'église. A partir de ce moment, il
est traité par ses amis et ses proches comme un excommunié; chacun
refuse de partager avec lui le feu et l'eau; et si un employé du
gouvernement se rendait coupable de cette faute, il serait immédiatement
destitué. Cependant on lui laisse quelques semaines pour réparer sa
faute. Si, après ce temps, il n'a point accompli le précepte, on
l'emmène en prison, où il est éloigné de toutes les occasions du péché,
et peut méditer à son aise sur la nécessité de rentrer en grâce avec
l'Église. Ensuite on le conduit dans la maison des Exercices spirituels,
où des prêtres zélés l'exhortent, le prêchent, le catéchisent, et il
n'en sort enfin que bien et dûment confessé et communié.»

[Note 2: Quoique ce billet ne soit pas nominal, le même ne peut servir à
plusieurs, parce qu'il faut que chacun représente et comme le sien
propre, et que d'ailleurs il y a peine d'excommunication pour celui qui
ferait la fraude à cet égard.]

Cependant la messe est terminée, la foule des fidèles accourue pour
l'entendre sort en désordre des églises et se précipite pèle-mêle du
côté de la place Saint-Pierre! Un seul cri s'échappe de toutes les
bouches: La bénédiction! la bénédiction! Déjà les soldats du pape,
cavalerie et infanterie, sont rangés en bataille sur la place; au-dessus
de la colonnade servant d'avenue à Saint-Pierre, se pressent les
étrangers curieux ou les Romains qui ont obtenu des entrées de faveur.
Le peuple s'entasse agenouillé sur les marches de la basilique. Le bruit
et le désordre augmentent avec la foule. Tout à coup un silence profond
succède à ce tumulte; un murmure, une acclamation, un mouvement général
annoncent que le pape approche. Porté sur son trône de velours par douze
palefreniers vêtus de rouge, placé sous un dais magnifique, entouré des
cardinaux la mitre en tête, précédé des évêques et des prélats mitrés,
escorté des suisses et de ses gardes nobles en grande tenue, le
souverain pontife traverse lentement la ville immense qui s'étend
au-dessus du vestibule de la basilique, et s'avance ainsi jusqu'au bord
de la fenêtre vaste, cintrée, ouverte au milieu de la façade et appelée
la loge de la bénédiction. Là, toujours assis, la tiare en tête, il lit
à haute voix la formule d'absoute qui précède la bénédiction; puis se
levant et tendant les bras au ciel, il répand avec profusion sur la
ville et sur le monde, _urbi et orbi_, les trésors de la grâce divine.
_Benedicat vos omnipotens Deus, Pater et Filius et Spiritus Sanctus_. «A
ces mots le canon tonne au château Saint-Ange, les trompettes, les
tambours, les cloches éclatent à la fois, et par mille voix de la foule
immobile et agenouillée s'élève vers le Seigneur, dit un voyageur,
l'_amen_ universel du monde.»

Autrefois, avant de donner bénédiction _urbi et orbi_, le pape
excommuniait solennellement les hérétiques et les impénitents.
L'excommunication du jeudi saint était appelée vulgairement la
publication de la bulle _in cæna Domini._ Le sous-diacre, qui était à la
gauche de Sa Sainteté, faisait, enfin, la lecture de la bulle; le
diacre, placé à sa droite, la lisait ensuite en italien. Alors on
allumait des cierges, et chacun prenait le sien. L'excommunication
publiée et les morceaux de la bulle jetés au vent, le saint-père et les
cardinaux éteignaient leurs cierges et les jetaient sur le peuple. Cette
cérémonie ne se pratique plus aujourd'hui.

La bénédiction donnée, Sa Sainteté jette au peuple, non pas des
indulgences, comme le dit tort M. Simond, mais la bulle que deux
cardinaux-diacres eut lue en latin et en italien, et qui accorde une
indulgence plénière aux assistants.

Ces cérémonies sont suivies lavement des pieds et de cène, où le pape en
personne lave les pieds des treize pèlerins ou apôtres, et les sert
suite à table.

Le soir du jeudi saint on chante encore le _Miserere_ dans chapelle
Sixtine. Pendant l'office des ténèbres, le trône du pape est dégarni et
sans baldaquin; les voiles de la croix de l'autel sont noirs, les
cierges sont de cire jaune. Dès que la nuit arrive, l'intérieur la
basilique de Saint Pierre est éclairé par une grande croix en lames de
cuivre, de dix mètres environ, brillante de cent vingt-six lumières, et
suspendue en l'air au-devant du grand autel. Depuis le jeudi midi
jusqu'au _Gloria in excelsis_ de la messe samedi saint, Rome tout
entière paraît plongée dans une profonde affliction. Les cloches se
taisent, même pour sonner les heures aux horloges publiques; ce sont des
enfants qui vont l'annoncer dans les rues avec une espèce de crécelle.
Il n'y a plus d'eau bénite dans les églises, plus de cierges blancs sur
les autels, plus d'encens, on ne fait plus signe de la croix, le pape ne
donne plus bénédiction; les tambours détendus rendent un bruit sourd et
lugubre.

Le vendredi saint, dans la matinée, le pape, les cardinaux, les évêques
et les prélats adorent la croix à la chapelle Sixtine. Pendant cette
cérémonie, on chante l'_Improperium_ de Palestrina, et l'hymne _pange_,
si précieuse dans l'histoire de la musique; car c'est le seul morceau
qui nous reste du plain chant rythmique des anciens... Le soir, aux
ténèbres, on chante, à la chapelle Sixtine, le célèbre _Miserere_
d'Allegri. Il faut aller à Rome exprès pour entendre, à genoux, cette
musique divine; le pape, revêtu de ses habits ordinaires, suivi sacré
collège et escorté des gardes nobles des Suisses, descend dans la
basilique de Saint-Pierre pour y vénérer les reliques de la croix, de la
lance et du saint suaire (santo vollo), que les chanoines exposent à la
piété des fidèles, du haut d'une tribune pratiquée dans l'un des gros
piliers du choeur. Le pape est à son prie-Dieu, à l'extrémité de la grande
nef, devant la croix illuminée suspendue, comme la veille, au-dessus de
la Confession de saint Pierre; on éteint alors toutes les autres
lumières, même les cent lampes de la Confession, qui restent allumées
pendant le reste de l'année; derrière le pape, mais à quelque distance,
les cardinaux sont agenouillés devant des bancs de bois; lorsque le
saint-père et le sacré collège ont quitté l'église, elle se change en un
lieu de promenade, où la foule circule en tous sens, surtout pour y
admirer les divers effets de lumière produits par la grande-croix
illuminée.

[Illustration: Le pape à la loge de la bénédiction.]

[Illustration: Pétards tirés par le peuple, le samedi saint.]

La nuit du vendredi saint, les boutiques de viandes salées et de porc
frais, dont les étalages annoncent la fin prochaine du carême, sont
mieux éclairées que de coutume; des guirlandes de feuillages,
entrelacées de rubans garnis de bandes de clinquant d'or, en ornent la
devanture et l'intérieur; enfin la petite _madona_ porte déjà la parure
des grandes fêtes.

Le samedi saint, deux cérémonies importantes ont lieu aux deux
extrémités de la ville, le baptême et la confirmation des nouveaux
convertis à Saint-Jean-de-Latran, et la messe du pape Marcel à la
chapelle Sixtine. Cette messe, chef-d'oeuvre de Palestrina, ne se chante
que ce jour-là dans toute l'année; elle est à six voix et produit un
effet extraordinaire. Le samedi saint, comme le jeudi, on ne dit pas
d'autres messes que la grand'messe, et encore, seulement dans les
églises paroissiales. Au _Gloria in excelsis_, les cloches, muettes
depuis trois jours, sonnent à toute volée, les canons du château
Saint-Ange mêlent leurs explosions retentissantes au bruit soudain qui
éclate au même instant dans toutes les rues. Le long des maisons, les
laquais et les gens du peuple rangent des vases de terre, des cruches,
des marmites hors d'état de servir et que l'on réserve pour ce jour-là;
sous la poterie renversée ils placent des marrons de poudre qui la fait
voler en éclats; à ces détonations répondent les cris de joie de la
foule, et des coups de fusil tirés des fenêtres.

«Dans la journée du samedi saint, on fait bénir dans chaque famille, dit
M. de Sivry, le déjeuner de Pâques, qui se compose invariablement d'une
soupe aux oeufs, qu'on ne mange guère qu'en cette occasion, d'un gâteau
composé d'une pâte très-épaisse au beurre et au fromage, gâteau énorme
sur lequel toute la maison peut vivre pendant huit jours, et d'un
chevreau rôti en souvenir de l'agneau pascal.

«Le curé de la paroisse vient exprès dans chaque maison faire cette
bénédiction, à laquelle sont appliquées des indulgences. Les humains
sont tellement attachés à cette pratique, que les pauvres, s'en vont
demander à la porte des monastères de quoi préparer ce déjeuner: ils
s'adressent de préférence aux capucins, qui leur donnent des oeufs, un
morceau d'agneau et de _salame_ (saucisson) avec deux ou trois verres de
vin.

«Ce jour-là encore, on lave toutes les maisons de haut en bas; il semble
qu'on laisse, comme Jésus, toute la dépouille du vieil homme pour
renaître à une vie nouvelle.»

La cérémonie la plus imposante du jour de _Pâques_ à Rome est la messe
de Saint-Pierre, célébrée par le pape au grand autel de la Confession.
S. S. arrive à travers la vénérable basilique, enveloppé de la chape
pontificale, couronné de la triple couronne, et porté sur son trône au
milieu du silence et de l'avide curiosité de la foule. Un grand nombre
de cardinaux, vêtus de chapes, de chasubles ou de dalmatiques de drap
d'argent brodé d'or; les patriarches étrangers, toute la prélature
romaine et les hauts dignitaires civils, le sénateur, le conservateur,
la garde noble en uniforme, le président, et l'auguste cortège arrivent
ainsi jusqu'à la tribune, environnés de toute la pompe du culte
catholique.

Après la messe, S. S. donne, comme le jeudi saint, la bénédiction
pontificale sur le grand balcon de la basilique.

Empruntons maintenant à un autre écrivain la description de la dernière
cérémonie de la semaine sainte.

«Les curieux furent ensuite dîner en hâte, dit M. Simond, et se préparer
pour l'illumination et le feu d'artifice qui terminent la semaine
sainte. A la nuit, tombante, toute la façade de Saint-Pierre se trouva
couverte de voltigeurs suspendus à des cordes, qu'on voyait passer comme
des oiseaux, d'un chapiteau de colonne à l'autre, monter et descendre en
tous sens, courir le long des corniches, grimper par les côtés saillants
de la coupole et par la lanterne jusque sur la boule dorée, se mettre
enfin à cheval sur la croix qui termine l'édifice. Un assure que ces
hommes entendent la messe, se confessent et reçoivent l'absolution,
enfin mettent leur conscience en règle avant de commencer une opération
qui présente de si grands dangers. Toute la façade de Saint-Pierre et
toute la colonnade qui y aboutit brilla bientôt de la douce lumière de
cinquante mille lanternes de papier; mais, en moins d'une heure et à un
certain signal, l'édifice entier parut tout à coup en flammes, au moyen
d'un très-grand nombre de vases pleins de copeaux et de térébenthine, et
distribués sur toutes les parties de l'édifice, auxquels on met le feu
simultanément; l'effet en est prodigieux, mais de courte durée. Ce coup
de théâtre était à peine fini, que la foule s'est portée sur le pont du
château Saint-Ange, afin d'occuper le quai de l'autre côté du Tibre; et
ce ne fut pas sans difficulté que nous atteignîmes la maison où nous
avions des fenêtres. Rien de comparable certainement ne s'était jamais
offert à nos regards. On ne saurait décrire la variété, la force,
l'étendue et la durée du feu qui enveloppait le château Saint-Ange, et
s'élançait à une hauteur prodigieuse; l'artillerie du château tonnait
sans cesse au milieu de ces torrents de flammes, et le Tibre lui-même
semblait rouler du feu. Après que tout fut fini, on revit Saint-Pierre,
oublié momentanément, paraître, au sein de la nuit obscure, comme une
constellation nouvelle à son lever.»

Le pape actuel, S. S. Grégoire XVI, achève aujourd'hui sa
soixante-dix-neuvième année; il est né le 18 septembre 1705, à Belline,
dans l'État vénitien. Entré, dès sa jeunesse, chez les bénédictins
camaldules; il s'y distingua par ses talents et par sa piété. Sa
_Dissertation sur le triomphe du Saint-Siège et de l'Église, ou les
Novateurs battus par leurs propres armes_, obtint surtout un grand
succès. En 1800, Pie VII le nomma membre de l'_Académie de la religion
catholique_, qu'il avait fondée. A dater de cette époque, le P. Maur
Cappellari (tel était son nom de famille) publia presque chaque année un
Mémoire, qui attira l'attention de l'Église. Lors de l'enlèvement de Pie
VII, il se retira à Saint-Michel de Murano, dans l'État vénitien; et, en
1814, s'étant rendu à Padoue, il y apprit la délivrance du souverain
pontife. «Cet événement bien heureux, dit un de ses biographes, lui
inspira un nouvel écrit sur le _concours extraordinaire de tant de
prodiges considérés comme motifs de foi._» Quelque temps après il revint
à Rome, où il fut successivement nommé abbé procureur général,
consulteur de l'inquisition, de la propagande et des affaires
ecclésiastiques, examinateur des candidats aux évêchés, consulteur de la
correction des livres de l'Église orientale, vicaire général des
camaldules, et enfin préfet de la propagande. Dans la nuit du 30
novembre au 1er décembre 1830, mourut Pie VII, après vingt mois de
pontificat. Le 2 février 1831, le cardinal Maur Cappellari fut élu pour
le remplacer, et prit le nom de Grégoire XVI. Il ne nous appartient pas
de faire dans ce journal l'histoire des treize années de son pontificat.
Nous terminerons cette courte notice biographique par l'anecdote
suivante, empruntée à M. de Geramb: «Celui dont le chef auguste est
ceint de la triple couronne de Benoit XII, et dont l'autorité s'étend
sur toutes les nations, couche à côté d'un lit magnifique sur une pauvre
couchette où il n'y a qu'une paillasse; sa vie est celle d'un
gentilhomme peu fortuné. On raconte que, quand il fut nommé pape, son
maître d'hôtel étant venu lut demander de quelle manière il voulait que
sa table fût servie; «Crois-tu, lui dit-il, que mon estomac soit
changé?» Ajoutons, toutefois, ce que M. de Geramb a oublié de nous
apprendre, c'est que S. S. Grégoire XVI est de tous les chrétiens celui
qui fait le mieux le café.



Questions actuelles.--Réforme des Prisons.

PROBLÈME A RÉSOUDRE

Une société étant donnée où la fortune et les jouissances qu'elle
procure sont le but, le rêve, la religion de la plupart des hommes, où
l'éducation morale n'est pas encore le droit de tous, où le travail
lui-même n'est pas toujours assuré aux travailleurs, où la vie est une
course au clocher dont le prix appartient souvent au plus habile et
rarement au plus honnête; en un mot, dans une société qui développe tous
les appétits sensuels, le goût du luxe, l'amour de l'oisiveté, et où
rien n'est organisé pour assurer aux populations, en échange de leurs
travaux, un minimum de bien-être matériel et moral; dans une société
semblable, trouver le moyen, non de faire que chaque Tantale ait un
fruit pour sa faim et une goutte d'eau pour sa soif, mais que chaque
coupable soit emprisonné de façon qu'en rentrant dans le monde il se
contente de peu ou de rien, et ne soit plus tenté de porter sa main vers
les fruits défendus incessamment offerts à sa convoitise. Telle est,
dans toute sa vérité et dépouillée de tout prestige et de tout ornement
philanthropique, la question difficile que les nations de l'Amérique et
de l'Europe se sont posée depuis un demi-siècle, et qu'elles sont loin
encore d'avoir résolue. La difficulté est grande en effet, et d'autant
plus grande, qu'on n'ose pas ou qu'on ne peut pas attaquer le mal à sa
source, en combattre les causes. Tant qu'il en sera ainsi, on diminuera
les effets du mal peut-être, mais on ne le guérira pas, et les sociétés
impuissantes se condamneront elles-mêmes à l'un de ces tourments que
l'antiquité a symbolisés dans le rocher de Sisyphe ou le tonneau des
Danaïdes.

On ne se demande pas sérieusement quelles modifications, quelles
réformes il conviendrait de faire subir à l'état social pour qu'il
produisît moins de désordres; mais ces désordres étant produits, la
société en ayant découvert et saisi les auteurs, on se demande comment
on parviendra à moraliser les ennemis de la chose publique et des
intérêts privés, à leur inspirer des goûts honnêtes, le respect de la
propriété, l'amour du travail, pour je Jour où ils rentreront dans la
société.

Hâtons-nous de le dire: tant qu'il sera posé dans ces termes, ce
problème sera presque insoluble. Dans un pays où le nombre total des
accusés et des prévenus, qui était en 1827 de 65,226 s'est élevé
progressivement jusqu'en 1840 au chiffre de 98,336, on ne peut
considérer comme le plus puissant remède à cette démoralisation
croissante, le mode d'emprisonnement des coupables.

Il faut du reste rendre à nos législateurs cette justice, qu'ils ne se
dissimulent ni la gravité du mal, ni l'insuffisance du remède qu'ils
proposent. «Ce serait envisager une si grande question d'une manière
bien étroite, dit M. de Tocqueville, rapporteur de la commission chargée
d'examiner le projet de loi sur les prisons (3), que de prétendre qu'un
si considérable accroissement des crimes n'est dû qu'au mauvais état des
prisons. La commission n'est pas tombée dans cette erreur. Elle sait que
le développement plus ou moins rapide de l'industrie et de la richesse
mobilière, les lois pénales, l'état des moeurs et surtout
l'affermissement ou la décadence des croyances religieuses, sont les
principales causes auxquelles il faut toujours recourir pour expliquer
la diminution ou l'augmentation des crimes chez un peuple. Il ne faut
donc pas attribuer _uniquement_, ni même _principalement_ à l'état de
nos prisons l'accroissement du nombre des criminels parmi nous.» Cela
est évident, cela frappe tous les yeux; et le gouvernement qui constate
lui-même, par ses documents et ses relevés officiels, la profondeur du
mal, se borne cependant à proposer comme remède, l'amélioration de
l'état actuel des prisons qui n'est «ni la cause _unique_, ni même la
cause _principale_ de l'accroissement du nombre des criminels parmi
nous.»

[Note 3: Séance du 5 juin 1843.]

Mais alors pourquoi ne pas rechercher cette cause unique et principale?
pourquoi ne pas porter votre scalpel là où est le siège de la maladie?
Pourquoi? La réponse pourrait être longue et trop vive.

Restons dans les faits. Un fait officiel peut suffire à prouver que
quand les masses se passionnent pour quelque grande chose, les natures
perverties subissent elles-mêmes cette heureuse influence, et
s'abstiennent du mal pour participer au bien.

Le nombre des accusés et prévenus qui, ainsi que nous l'avons dit était
en 1827 de 65,220, s'était élevé en 1829 au chiffre de 69,350.

1830 arrive avec ses agitations, ses passions politiques, «année
exceptionnelle» dit M. de Tocqueville, «année glorieuse,» ajoutons-nous.
Qu'arrive-t-il? Dans ce conflit universel, dans ce bouleversement, dans
cette révolution qui ferme les ateliers et jette le peuple sur la place
publique, sans doute la propriété va recevoir de plus nombreuses
atteintes, les crimes et les délits vont se multiplier? Non; une grande
passion enthousiasme ce peuple, il lutte, et ce n'est pas pour ses
droits, il n'en a pas; pour ses biens: il est pauvre; mais pour les
biens et les droits de la bourgeoisie, et sous l'influence de cette
passion généreuse, les mauvais instincts sont comprimés, Paris voit à
ses barricades des hommes qu'en d'autres temps la misère eut peut-être
poussés en Cour d'assises, et le chiffre de 1820, 69,350, descend en
1830 à celui de 62,544. Dix ans plus tard, en 1840, il s'élevait à
98,336.

Ce fait est significatif, et nous le proposons comme sujet de méditation
aux hommes que préoccupe d'une façon absolue la question de la réforme
pénitentiaire.

En résumé, nous ne nions pas l'importance de l'amélioration que l'on
propose de faire subir à notre système pénitentiaire; elle est
certainement, parmi les choses immédiatement possibles, la plus
praticable et la plus facile. Mais par cela seul que, suivant
l'expression de M. de Tocqueville, l'état des prisons n'est pas la cause
unique, ni même la cause principale du désordre profond que signalent
les documents officiels, il convenait de rechercher cette cause unique
et principale. C'était le plus pressé, c'était ce qui devait attirer
toute la sollicitude des hommes d'État; ce n'était pas trop pour cela
que de faire un appel à toutes les lumières de la religion et de la
science moderne; mais on n'est pas allé au plus pressé, ou est allé au
plus facile.

Le problème de la réforme pénitentiaire embrasse les plus grandes
réformes sociales. Nous ne nous dissimulons pas l'immense difficulté des
moyens que l'on a indiqués jusqu'ici, maison nous accordera que si les
gouvernements ne devaient entreprendre que des choses faciles, la
science politique ne constituerait plus le plus haut degré de
l'enseignement humain, et c'est peut-être parce que depuis longtemps les
pouvoirs publics n'osent pas aborder la solution des difficultés
sociales, que tant d'hommes médiocres se croient appelés à devenir des
hommes d'État.

Nous avons taché d'agrandir la question et de lui restituer sa haute
importance sociale; mais il est évident que pour cela, nous avons dû
sortir un moment du terrain pratique dans les limites duquel on a
restreint la réforme pénitentiaire; du moins nous avons conscience de
n'être pas sorti des limites du possible, et ce qui paraît utopie
aujourd'hui pourra être réalisé demain par une administration active,
intelligente et dévouée.

Hâtons-nous, toutefois, de rentrer dans le mouvement actuel, dans le
cercle des améliorations qui sont sur le point d'être adoptées, et
étudions la question du point de vue actuellement pratique.

BUT PROPOSÉ.--ÉTAT DES PRISONS.--DIFFÉRENTS SYSTÈMES.

Jusqu'ici l'emprisonnement des criminels avait été, de la part de la
société, surtout un acte de vindicte publique; la prison était un enfer
avec ses divers degrés de supplice: le cachot, le secret, la gêne, les
fers, la paille humide, le défaut de nourriture. Les prisonniers vivant
en commun, dans un horrible désordre, se livrant aux plus hideux excès,
se corrompaient mutuellement par leur contact, et s'encourageaient aux
vices les plus détestables. Chaque prison était une école de crime, de
cynisme et d'effronterie, et aujourd'hui encore nos bagnes témoignent de
l'état barbare de notre vieux système pénitentiaire. Les nations
tendent, depuis longtemps, à effacer de leurs codes et de leur sol ces
vestiges honteux de cruauté et de barbarie; mais les améliorations
s'opèrent lentement, elles sont l'oeuvre des siècles. Il faut le croire,
car, en vérité, si les grands problèmes sociaux devaient tous être
abordés, comme celui de la réforme pénitentiaire, aussi lentement et
aussi indirectement surtout, ce serait à désespérer! de tout progrès, de
toute création généreuse et populaire.

Aujourd'hui, la société veut que l'expiation qu'elle inflige ait le
double but de châtier et de moraliser; elle veut que la prison cesse
d'être un lieu d'orgie, de corruption et de débauche; elle veut en
faire, non un lieu de délices, tant s'en faut! mais un asile de silence,
de solitude, de travail et de méditation. Cette pensée est belle et
grande. Voyons quels sont les moyens de la réaliser.

Deux systèmes, essayés tous deux en Amérique, sont en présence: l'un,
connu sous le nom de système d'_Auburn_, consiste à séparer les
prisonniers pendant la nuit, en les enfermant chacun dans une cellule,
et à les réunir pendant le jour dans un atelier et pour un travail
commun, en leur imposant la loi du silence absolu.

Le second, connu sous le nom de système de _Philadelphie_, consiste à
emprisonner le condamné pendant toute la durée de sa peine dans une
cellule, d'où il ne sort ni nuit ni jour, où il n'est jamais un contact
avec aucun prisonnier, et où il ne reçoit d'autre visite que celle des
gardiens, du directeur, de l'aumônier, de l'instituteur, etc.

Le système d'_Auburn_, qui compte aujourd'hui vingt-cinq ans
d'expérience, en réunissant les prisonniers pendant le jour, a
l'avantage de ne pas enfermer l'homme vivant dans un tombeau, de ne pas
le priver de la vue de ses semblables. La loi du silence, qui l'empêche
de communiquer avec les prisonniers, est un obstacle à la corruption, a
contribué à étendre et à maintenir les habitudes de réflexion et
d'obéissance. Mais que d'inconvénients!

L'une des causes les plus fréquentes de récidive jusqu'ici pour les
réclusionnaires libérés, est la rencontre d'un ancien compagnon
d'infortune, qui ébranle les résolutions honnêtes, réveille les mauvais
penchants, menace, domine par la crainte d'une révélation, et entraîne
au crime l'homme qui était le plus près de s'en éloigner pour toujours.
Que d'histoires touchantes ont été racontées à ce sujet! Vous
rappelez-vous celle-ci?

Un malheureux jeune homme, sorti de la maison centrale de Clairvaux, où
il venait d'expier un coupable entraînement plutôt qu'un crime, arrive à
Paris avec quelques économies, et trouve sa vieille mère mourante de
misère et de chagrin. Une jeune fille, à qui le prisonnier avait été
fiancé avant sa faute, était seule auprès du chevet de la pauvre femme.
L'ouvrier prodigue ses soins à sa mère, et dépense son petit pécule; il
veut travailler, l'ouvrage manque; un atelier s'ouvre enfin, et, en
travaillant rudement pendant tout le jour et une partie de la nuit, le
pauvre jeune homme subvient aux besoins du pauvre ménage. L'espoir
ranime les forces de la vieille mère; elle revient à la vie, elle bénit
son fils et l'ange tutélaire qui l'a soignée. Au premier rayon du
bonheur, les doux projets d'union, les beaux rêves d'amour reviennent
dans le coeur des jeunes gens; ils vivront pauvres et obscurs; le
mariage est arrêté. Un dimanche, en sortant de la mairie du onzième
arrondissement, où il était allé faire publier les bans, notre amoureux
rencontra un des prisonniers qu'il avait connus à Clairvaux. Il se
trouble, il fuit; l'autre suit ses pas, et le rejoint sur le seuil de la
porte. Pâle et fondant en larmes, l'ouvrier monte dans sa mansarde; les
caresses de son amie, les baisers de sa mère, ne peuvent le rendre à
lui-même. Le lendemain il se présente à l'atelier, le maître le repousse
brutalement, en lui disant qu'il ne veut pas de voleur chez lui. Plus de
travail! La misère arrive plus effrayante que jamais; on veut
l'entraîner au crime, il résiste, il résiste sans cesse; n'a-t-il pas
deux anges qui veillent sur lui? La mère retombe malade et meurt;
l'ouvrier cherche partout de l'ouvrage, partout il est repoussé avec
mépris. Fallait-il voler? fallait-il que sa fiancée se prostituât? Un
jour ils sortent tous deux, souriant, l'oeil animé par la fièvre; ils
vont, ils vont... et le lendemain on rapportait à la Morgue leurs deux
cadavres étroitement liés ensemble.

Cet écueil de toutes les anciennes prisons se retrouve dans le système
d'_Auburn_. Et puis, quelle cruauté dans cette loi rigoureuse du
silence, imposée par la force à des hommes constamment placés les uns
auprès des autres! A quelle tentation ces malheureux sont incessamment
soumis! Les prisonniers doivent travailler les yeux baissés, et ne
correspondre entre eux de quelque manière que ce soit: un geste, un
regard, un instant de distraction, sont autant de crimes. Les gardiens,
chargés de surveiller les prisonniers et de faire observer la loi sévère
de l'établissement, sont armés d'un nerf de boeuf, et la moindre
infraction est instantanément punie d'un certain nombre de coups, que le
gardien applique suivant sa fantaisie et son humeur, sans qu'il ait
besoin d'en référer à une autorité supérieure à la sienne.

On comprend à quels révoltants abus un pareil état de choses doit donner
lieu. Les rapports officiels adressés à plusieurs reprises à la
législature de New-York, par diverses commissions chargées de constater
l'état du pénitencier d'_Auburn_, sont pleins de faits révoltants. Un
condamné, nommé Beeman, fait un signe, il reçoit huit coups de fouet; on
acquiert un instant après la conviction que le malheureux n'avait fait
un signe que pour avoir un outil dont il avait besoin. Un autre, nommé
Clark, parce qu'il ne sortait pas assez tôt de sa cellule, est renversé
d'un coup de bâton et foulé aux pieds par le gardien. Une femme
enceinte, Rachel Welsh, à la suite d'un châtiment barbare que nous ne
pourrions décrire ici, meurt peu de temps après dans les douleurs de
l'enfantement; et on appelle cela une réforme pénitentiaire!

Tel est le système d'_Auburn_. Isolement pendant la nuit, travail en
commun pendant le jour, et en silence; répression arbitraire et
immédiate de toute infraction par le nerf de boeuf du gardien.

Le système de _Philadelphie_ est plus rationnel; il n'expose pas du
moins le condamné à une tentation continuelle. Ce système consiste à
renfermer, nuit et jour, le prisonnier dans une cellule solitaire où
n'arrive aucun bruit du dehors, où le condamné ignore même si d'autres
malheureux vivent sous le même toit que lui, où il ne voit d'autre
visage que celui du gardien qui lui apporte du travail, celui de
l'inspecteur et de quelques autres personnages officiels. Des ouvertures
pratiquées dans la cellule permettent aux regards du gardien d'y
pénétrer à chaque instant sans que le prisonnier s'en doute.

Ce système, poussé d'abord jusqu'à ses dernières rigueurs, avait produit
des résultats déplorables. La solitude absolue avait engendré la folie
et la mort. Aujourd'hui, les modifications apportées au régime de
l'emprisonnement individuel ont éloigné d'aussi tristes effets. Le
dernier rapport du pénitencier de Philadelphie constate que la santé des
détenus s'y établit plutôt qu'elle ne se détériore. Dans la prison de
Glasgow, en Écosse; dans celle de la Roquette, à Paris, où
emprisonnement individuel est en vigueur, l'état sanitaire est
satisfaisant.

C'est donc à ce dernier système que le gouvernement et la commission de
la chambre des députés ont donné la préférence.

Le plus important résultat de l'emprisonnement cellulaire, sans
contredit, sera d'éviter la corruption morale que les condamnés se
communiquaient entre eux comme une gangrène et d'empêcher toutes les
relations criminelles que le contact mutuel engendrait. Mais de deux
choses l'une: ou le condamné s'amendera et deviendra un citoyen honnête
et actif quand vous le rendrez à la société, et pour cela il faudra que
votre sollicitude veille sur lui, que vous lui assuriez du travail,
toutes choses que vous ne faites pas pour l'ouvrier honnête, et qui, si
vous les eussiez faites plus tôt pour le criminel, eussent peut-être
empêché défaillir; ou il ne s'amendera pas, et la mort, lui paraissant
préférable au supplice de l'isolement, de voleur il deviendra assassin.
Alors peut-être la société se sera obligée d'abolir la peine de mort,
mais la cause principale de l'accroissement des crimes n'en subsistera
pas moins, et c'est là qu'il faudra inévitablement remonter un jour, car
c'est là qu'est la vraie réforme pénitentiaire.

PROJET DE LOI SUR LES PRISONS.

Le projet de loi nous promet une amélioration impatiemment attendue par
l'opinion publique: les bagnes seront supprimés. Les frais de
construction et d'appropriation pour 17,000 cellules nécessaires au
service du nouveau régime pénitentiaire, s'élèveront à la somme énorme
de 69,223,430 fr., c'est-à-dire qu'en moyenne la cellule de chaque
prisonnier coûtera 2,750 fr. Qu'on se demande combien d'entre eux,
combien de pères de famille, avec le dixième de cette somme, eussent pu
être arrachés au crime et devenir de bons citoyens! Sans doute, avec ces
69 millions, vous ferez une bonne oeuvre, nous l'espérons mais, encore
une fois pourquoi, puisque vous reconnaissez vous-même que vous
n'attaquez ainsi ni la cause unique, ni la cause principale du mal,
pourquoi hésitez-vous, quand il s'agit d'employer les fonds de ceux des
départements et des communes, à des créations qui auraient pour objet de
remonter à cette cause, et de porter au désordre que vous signalez
vous-même un remède efficace? Chaque commune de France n'a pas encore un
desservant et son instituteur, et partout ces fonctionnaires
éminemment utiles sont si faiblement rétribués qu'ils ont peine à vivre.
Les salles d'asile, les ouvroirs, sont un luxe des grandes villes; les
hôpitaux ne suffisent pas à contenir nos malades indigents, vous n'avez
pas une école professionnelle pour les enfants du peuple! Avez donc le
coeur de demander aux pouvoirs publics quelques millions aussi pour
commencer cette réforme positive, charitable, vraiment chrétienne, en
même temps que vous demandez 69 millions pour une réforme négative et
douteuse, et vous aurez fait vraiment alors oeuvre de philanthropie et
de bonne politique.

Entre autres améliorations introduites par le projet de loi, nos
signalerons celle-ci; la surveillance immédiate des prisons ou quartiers
affectés aux femmes, sera exercée par des personnes de leur sexe. Les
prisons seront divisées en trois catégories: maisons de travaux forcés,
maisons de réclusion, maisons d'emprisonnement. Un ministre appartenant
à l'un les cultes non catholiques sera attaché au service de la maison
lorsque les besoins l'exigeront. Deux heures au moins par jour seront
réservées aux condamnés pour l'école, les visites et la lecture de
livres, dont une commission de surveillance déterminera le choix. Les
condamnés âgés de soixante-dix ans et ceux qui auront subi pendant douze
ans la peine le l'emprisonnement cellulaire, continueront à être séparés
pendant la nuit, mais ils travailleront en commun et en silence pendant
le jour. La bastonnade, en vigueur encore dans nos bagnes, sera
supprimée; les punitions que le préposé en chef de chaque prison pourra
infliger sont celles-ci: la cellule obscure, la privation du travail, la
mise au pain et à l'eau, une retenue sur la part qui aurait été allouée
au condamné sur ses travaux.

Il y a, dans ce projet de loi, un mélange des deux systèmes sur la
valeur duquel il est impossible de se prononcer; l'expérience seule
pourra démontrer ses avantages et ses inconvénients. Mais s'il est vrai
que le plus grave reproche adressé au système d'_Auburn_ soit le contact
des condamnés et la funeste influence qu'ils pourront exercer l'un sur
l'autre en rentrant dans le monde, pourquoi y exposer précisément les
plus grands coupables? Si la loi du silence est si difficile à faire
observer, même à l'aide des répressions immédiates et corporelles, sur
quels moyens compte-t-on pour y soumettre des hommes, chez lesquels la
tentation de parler, la curiosité seront d'autant plus éveillées, que
leur séquestration aura été plus longue?

Mais ne faisons pas de probabilités, elles sont inutiles. Le projet de
loi adopte un système d'emprisonnement tellement rigoureux, qu'il faut y
renoncer après douze ans de pratique. Pour appliquer ce système, une
somme immense est demandée. Nous ne voulons pas rechercher si, en
éveillant chez les prisonniers les sentiments de l'honneur et du devoir;
si, en distribuant des médailles de bonne conduite, comme le faisait M.
Marquet-Vapelot quand il dirigeait la prison centrale de Loos; si, en
passionnant les condamnés pour le devoir, comme le fit M Elam-Lynds,
directeur du pénitencier d'_Auburn_, qui fait bâtir, sur les bords de
l'Hudson, la vaste prison de Sing-Sing par les prisonniers eux-mêmes,
qui devaient y être renfermes; si, par un système de sociabilité enfin,
plutôt que par un système contraire, il eût été possible de moraliser
les criminels; ce serait là, en tout cas, une chose fort difficile, et
on ne se soucie guère d'aborder de pareilles difficultés. Mais le
système du gouvernement et de la commission une fois adopté, nous
demandons si l'heure n'est pas venue de commencer en même temps la
réforme pénitentiaire par les améliorations sociales, et si après s'être
occupé, tant bien que mal, de l'homme qui a failli, il ne faut pas
s'occuper enfin de celui qui est sur le point de faillir, il est beau
sans doute de s'efforcer de faire du criminel un honnête homme, mais il
serait mieux encore d'empêcher l'homme encore honnête de devenir
criminel.



Nouvelles Recherches sur un petit Animal très-curieux.

(2e article.--Voir tome III, page 43.)

Nous avons fait connaître que, de toutes les particularités de
l'histoire naturelle de l'hydre, celle qui a d'abord fixé à juste titre
et plus spécialement l'attention de l'auteur de ces nouvelles
recherches, était la reproduction de cet animal qui se fait
naturellement ou expérimentalement de trois manières, c'est-à-dire par
bourgeonnement, par division et par production de véritables oeufs. Les
corps reproducteurs de ce zoophyte sont donc, de même que chez beaucoup
d'autres animaux inférieurs rapprochés des plantes, sont, disons-nous,
des bourgeons ou gemmes, des fragments ou boutures, et des oeufs
auxquels les physiologistes donnent actuellement le nom d'_ovules_, pour
des raisons très-valables que nous devrons mentionner, en parlant
bientôt des oeufs des hydres.

Nous avons déjà constaté que les bourgeons étudiés à leur première
apparition ne présentent aucun indice d'un genre spécial distinct
analogue à l'utricule primordiale des végétaux, ou au germe qu'on a
découvert dans ces derniers temps dans l'oeuf de la plupart des animaux
même les plus élevés et dans celui même encore de l'espèce humaine Nous
savons enfin que le bourgeon de l'hydre est, dès son origine première,
un embryon formé par une extension vitale du sac stomacal de la mère. Il
n'en est pas de même à l'égard de l'un des plus petits fragments de cet
animal, susceptible de devenir un nouvel individu, puisque ce fragment,
si petit qu'il soit, mais encore reproductif, étant tout à fait séparé
du corps de l'hydre mère, ne peut recevoir d'elle aucun suc nutritif
propre à favoriser son développement. Le fragment ou cette bouture qui
se présente, dit l'auteur, sous forme d'une sorte d'oeuf bouturaire,
diffère cependant d'un oeuf véritable, parce qu'il germe de suite,
tandis que la germination de l'oeuf n'a lieu qu'à la fin de l'hiver et
au commencement du printemps. Aussi le fragment ou la bouture
très-petite de l'hydre a-t-il été considéré comme étant, dès le premier
jour même, un véritable _embryon bouturaire_, et c'est sous ce rapport
qu'il ressemble à l'embryon gemmulaire, c'est-à-dire provenant d'un
bourgeon ou gemme.--Les individus entiers qui proviennent d'une bouture
ou d'un bourgeon n'ont donc point passé par l'état d'oeuf. Ils sont de
suite embryons, et, aussitôt que ce développement embryonnaire est
complet, ils fonctionnent dans leur espèce comme des animaux plus ou
moins parfaits dans leur nature après la naissance.

Abordons maintenant l'histoire de l'oeuf de l'hydre et du polype qui en
provient. Ce corps reproducteur, déjà trouvé et décrit par Bernard de
Jussieu en 1743, par Tremblay en 1744, et par Roesel en 1755, avait été
méconnu par ces trois observateurs. Pallas l'avait bien caractérisé et
décrit de nouveau en 1766. Le docteur Wagler de Brunswick en avait
recueilli plusieurs qui étaient collés soigneusement sur divers corps
fluviatiles, et les avait figurés en 1777. Schrank et Schveigger, l'un
en 1803 et l'autre en 1820, doutèrent de la réalité de cet oeuf, parce
que l'hydre n'a pas d'organes sexuels. Enfin M. Ehrenberg, reprenant
tous les travaux de ses prédécesseurs, les décrivit plus exactement et
en donna des figures excellentes qui ne concordent pas cependant avec
celles de Wagler ni avec celles de l'auteur des nouvelles recherches.

Nonobstant l'exactitude des observations et des déterminations
scientifiques de naturalistes aussi recommandables que Pallas, Wagler et
M. Ehrenberg, quelques zoologistes qui s'occupent en France de l'étude
des organismes inférieurs du règne animal, doutaient encore de la
réalité de l'oeuf de l'hydre et se refusaient à admettre comme certains
les résultats des recherches nombreuses et très-consciencieuses de M.
Laurent. Les trois objections qui lui étaient faites étaient ainsi
formulées: selon les uns, l'oeuf de l'hydre n'était autre chose qu'un
gemmule ou bourgeon hibernal. Les autres, contrairement à ses
déterminations, soutenaient que l'oeuf de l'hydre, pour qu'on fût fondé
à le considérer comme un véritable oeuf, devait être composé comme celui
de la très-grande majorité et même de la totalité des animaux. Enfin les
troisièmes avançaient que les oeufs d'hydre qui sont réellement épineux
ou dépourvus d'épines devaient appartenir à deux espèces différentes.
Ces trois objections ont ainsi provoqué des réponses péremptoires, sous
le titre de _Remarques sur trois questions encore agitées de nos jours
relativement à l'oeuf de l'hydre_. Voici les principaux arguments de
l'auteur des recherches nouvelles, que présentait à leur appui les
preuves matérielles des faits qu'il confirmait et de ceux qu'il
découvrait: «Nous nous déterminons, dit-il, à présenter ces remarques
sur des questions, les unes en partie résolues par nos prédécesseurs,
les autres non encore attaquées avec des principes, en raison de leur
importance, lorsqu'on les rattache aux sciences zoologiques,
c'est-à-dire à l'anatomie, à la physiologie comparée et à l'histoire
naturelle des animaux.»

_Question de l'existence ou de la réalité de l'oeuf de l'hydre_.--«Le
principe au moyen duquel ou eût pu résoudre de suite cette première
question est certainement que dans la très-grande majorité des animaux
plus ou moins connus, lors même qu'ils se reproduisent par des bourgeons
et par des boutures, ils doivent encore se propager par de véritables
oeufs; ce qui se réduit à dire avec Harvey, et dans un sens plus
explicite; _Tout être vivant se reproduit par oeuf._

«L'hydre, déjà reconnue comme animal gemmipare et fissipare, aurait été
trouvée de suite ovipare, et il n'eut jamais dû y avoir le moindre doute
à cet égard, si tous les auteurs, qui ont émis des opinions diverses sur
ce sujet, eussent procédé comme on le doit dans des sciences
d'observation.

«Pour bien constater la réalité des oeufs de l'hydre, il fallait éviter
de les confondre: 1º avec les boutures, ce qui était facile; 2° avec les
bourgeons, ce qui présentait quelques difficultés en raison de ce que
ces deux sortes de corps reproducteurs, qui se forment dans les mêmes
endroits du corps, pouvaient être considérés comme deux sortes de
bourgeons, l'un estival et l'autre hibernal. Dans ces derniers temps,
les personnes qui ont adopté, sans examen préalable, la théorie
ovologique de H. Wagner (4), et auxquelles nous démontrions que l'oeuf
de l'hydre est une ovule simple et univésiculaire, opposaient à cette
détermination que ce prétendu oeuf n'est autre chose qu'un bourgeon ou
gemmule hibernal.

[Note 4: Dans cette théorie, incomplète parce qu'elle ne groupe pas tous
les faits actuellement connus, tout ovule animal, ou oeuf pris dans
l'ovaire, est composé d'un premier noyau appelé tache germinative et
contenu dans une vésicule très-petite dite du germe, qui est elle-même
renfermée dans une autre vésicule plus grande et remplie de jaune.]

«Le doute sur la réalité de l'existence de ce véritable oeuf doit être
attribué à plusieurs causes qui sont; 1° la rareté des occasions qu'on a
eues jusqu'à ce jour de se les procurer; 2º les empêchements que les
observateurs ont éprouvés, alors qu'il s'agissait de compléter leurs
recherches sur ce point, et 3º la préoccupation de ceux qui niaient les
oeufs parce que l'hydre n'a pas d'organes sexuels, ou parce que ces
oeufs ne sont pas composés comme ceux des autres animaux.

«En constatant que ces trois causes réunies ont pu retarder _pendant un
siècle_ une détermination scientifique, qui n'offre pas cependant de
difficultés trop grandes, on est naturellement conduit à penser qu'il
n'y avait qu'à savoir mieux recueillir les oeufs, qu'à compléter les
observations et faire des expériences, et enfin qu'à savoir interpréter
les faits à l'aide de principes certains, pour résoudre cette première
question.»

C'est ce que l'auteur a dû faire et en quoi il nous semble avoir réussi.
«Au reste, ajoute-t-il, la question de l'existence de l'oeuf de l'hydre,
déjà résolue affirmativement par Pallas et par Wagler, a été tellement
éclairée par M. Ehrenberg en 1737, qu'on a peine à croire qu'il se soit
encore trouvé en 1839, zoologistes qui aient voulu les considérer comme
des bourgeons hibernaux.»

_Question de la composition de l'oeuf de l'hydre_.--Cet oeuf sera-t-il
composé comme celui d'une poule et comme ceux d'un très-grand nombre
d'animaux? c'est-à-dire, aura-t-il, en faisant abstraction du blanc, un
jaune renfermant une vésicule et une tache du gemme? ce dévrait être
aussi d'après les vues théoriques de R. Wagner et de ceux qui les ont
adoptées.

Mais en cherchant à vérifier ou à appliquer ces vues théoriques à
l'étude de la composition des oeufs des hydres, observés depuis leur
première apparition jusqu'à leur sortie du corps de la mère, on peut
démontrer directement par l'observation et par l'expérience: 1º que les
oeufs des hydres sont de véritables corps ovoformes composés d'une
substance plastique renfermée dans une coque; 2º que ces oeufs sont
univesiculaires et n'offrent point à leur centre une vésicule et une
tache germinative, 3º que la substance plastique qu'ils renferment est
elle-même germinative et non entourée d'une substance et d'une enveloppe
vitelline ou d'un jaune; 4º qu'aucun fait ne permet jusqu'à présent de
regarder ces oeufs d'un animal très-inférieur comme offrant quelque
analogie avec les gemmes libres des plantes, et 5° que la composition
univésiculaire des oeufs des hydres, de ceux des spongilles, de ceux
encore de plusieurs vers intestinaux dépourvus d'organes sexuels, et
probablement de beaucoup d'autres animaux très-inférieurs, ne permettent
plus d'accepter comme valable la théorie ovologique de R. Wagner.

La solution de cette deuxième question est d'une très-grande importance,
lorsqu'on étudie comparativement, comme on le fait de nos jours, tous
les oeufs des animaux depuis l'homme jusqu'à l'éponge, c'est-à-dire en
examinant sous le rapport de leur composition les oeufs des vertébrés,
ceux des articulés, et enfin ceux des mollusques et des animaux rayonnes
ou zoophytes. Nous verrons bientôt comment doit, être faite cette
démonstration de la simplicité de l'oeuf de l'hydre.

_Question de la spinosité de l'oeuf de l'hydre_.--Il ne reste plus à
résoudre que la troisième question, celle de la forme épineuse ou non
épineuse de cet oeuf. Le lecteur aura bientôt sous les yeux les figures
des deux aspects principaux de l'extérieur de cet oeuf, tels que les
observateurs les ont constatés et décrits. Cette question, encore
pendante en novembre 1842, paraissait susceptible d'une solution
prochaine. En effet, dès le printemps de 1843, une étude comparative
d'oeufs épineux recueillis à Rennes, et de ceux non épineux recueillis
dans les environs de Paris, avait donné les moyens de constater la
réalité de ces deux formes. Il ne s'agissait plus que de déterminer si
elles appartenaient à deux espèces différentes. En redoublant
d'attention, l'auteur des nouvelles recherches croit enfin être parvenu
à bien reconnaître que les hydres qui, à Rennes, pondent des oeufs
épineux, en font aussi qui ne le sont nullement, et que les hydres des
environs de Paris, dont les oeufs se montrent le plus souvent dépourvus
d'épines, ont cependant quelquefois une spinosité plus ou moins
prononcée, ce qui porte à croire que les individus appartenant à une
seule et même espèce font des oeufs dont l'aspect extérieur varie depuis
l'état presque lisse de la surface, jusqu'à la forme épineuse la mieux
caractérisée.

On peut juger très-facilement, par cet exposé très-succinct des
questions attaquées et résolues, combien l'étude de la reproduction du
polype d'eau douce, qui présentait encore un grand nombre de points très
obscurs, avait besoin d'être reprise en sous-oeuvre et d'être traitée
avec toutes les précautions convenables. Ces précautions, on doit bien
le penser, devaient être non-seulement un très-grand nombre
d'observations directes, mais encore des expériences nouvelles et bien
instituées; et il fallait encore que l'esprit de l'investigateur, à
l'abri de toute préoccupation, fût familiarisé avec les vrais principes
qui permettent de bien interpréter les faits considérés d'abord
isolément, et ensuite dans leurs rapports avec tous les autres faits
collatéraux du même ordre.

Après avoir étudié minutieusement à part chaque sorte de corps
reproducteur, il fallait procéder à leur examen comparatif, en
multipliant les observations et les expériences, jusqu'à ce que les
résultats de cet examen pussent être considérés comme des faits généraux
et constants. C'est ce qui devait être tenté, et c'est en effet ce qui a
été exécuté. Nous ne pourrons indiquer ici que les principaux détails de
ces observations, qui ont demandé une patience et une persévérance
extrêmes, et surtout des expériences ingénieuses auxquelles il fallait
avoir recours; mais nous signalerons à nos lecteurs le principe qui a
dominé ce travail, parce qu'il est à la fois très-philosophique et
éminemment pratique. Ce principe repose sur le fait généralement connu,
qu'au fur et à mesure que des organes chargés de fournir des corps
reproducteurs se compliquent ou se simplifient, ces corps doivent se
compliquer ou se simplifier eux-mêmes. Ce fait, que les botanistes et
les horticulteurs ont si bien démontré en étudiant comparativement les
diverses sortes de fruits ou graines depuis les plus compliqués dans la
série des plantes phanérogames, jusqu'aux plus simples, qui sont les
spores ou séminoles des végétaux cryptogames, ce fait si généralement
connu devait faire soupçonner que les oeufs des animaux, qui ont à peu
près la même composition dans la très-grande majorité des espèces,
pourraient cependant être plus simples dans les organismes inférieurs du
règne animal, qu'on sait parfaitement, de nos jours, être
très-rapprochés des végétaux les plus inférieurs. Pourtant les
ovologistes modernes, qui ne devaient et ne pouvaient ignorer ce fait si
usuellement connu, le passaient sous silence et se laissaient aller à
des vues générales incomplètes, parce qu'elles n'embrassaient pas la
généralité des diverses sortes de corps reproducteurs des animaux
(oeufs, bourgeons et boutures) qu'il fallait pourtant savoir grouper
systématiquement pour en avoir une première conception générale.

Les réflexions que nous venons d'exposer à nos lecteurs sont sans doute
suffisantes pour leur faire comprendre toute l'importance de l'étude
approfondie de l'oeuf du polype d'eau douce que l'on avait d'abord pris
pour une plante.

[Illustration.]

Les principaux traits de cette étude approfondie sont exprimés par une
série de figures dont l'explication simplifiera et facilitera
considérablement l'intelligence des faits nombreux et pleins d'intérêt
qu'elle embrasse.

Le premier individu figuré à côté porte en même temps un oeuf qui
commence à se former à la base du pied, et un bourgeon naissant situé un
peu plus haut; l'oeuf est toujours jaune, même au premier moment de son
apparition. La substance globulineuse qui s'agglomère sur ce point est
située outre les deux peaux. Elle produit une tumeur d'abord peu
saillante et à base élargie, qui ne communique point avec la cavité de
l'estomac. On distingue ainsi facilement, à la vue simple, et encore
mieux à la loupe, cette première différence bien tranchée entre l'oeuf
et le bourgeon.

La deuxième figure représente une deuxième hydre qui ne porte encore
qu'un seul oeuf, toujours à la base du pied, et en même temps un
bourgeon exceptionnel. Cet oeuf et le bourgeon sont un peu plus avancés
dans leur développement, et saillent davantage au-dessus du niveau de la
peau externe.

[Illustration.]

Dans le troisième individu, on voit toujours sur le même endroit du
corps un bourgeon très-avancé dans son développement, et un seul oeuf
qui forme une tumeur encore plus saillante. Cette tumeur distend
beaucoup la peau externe de l'animal, qui sera bientôt déchirée et
ouverte pour laisser sortir l'oeuf.

[Illustration.]

La quatrième hydre, qui avait été colorée en rouge, porte en même temps
deux oeufs, qui se sont encore formés à la base du pied. L'un de ces
oeufs, soulève encore la peau de l'animal, dont la déchirure est
imminente, tandis que l'autre, qui s'est formé sur le point du corps de
la mère, diamétralement opposé au premier oeuf, ne s'est montré qu'après
lui, et n'est encore arrivé qu'au tiers de sa formation.

La cinquième figure représente un fragment de tige de ceratophyllum
(plante fluviatile) sur laquelle sont posées trois hydres, dont la plus
grande porte autour de la base du pied quatre oeufs disposés en croix.
Trois de ces oeufs peuvent être vus, et l'on reconnaît que celui de
droite a déjà déchiré la peau de la mère, qui, s'étant retirée et
contractée, forme, au-dessous de cet oeuf encore continu, un bourrelet,
auquel Roesel donnait le nom de piédestal de l'enflure. Cet observateur
considérait cet oeuf comme une maladie du polype. Une deuxième hydre,
vue en dessus, dont on ne distingue plus les bras, se meurt entourée des
quatre oeufs qu'elle a pondus et agglutinés autour d'elle. La troisième
hydre, fixée sur la lige de ceratophyllum, est vue de profil; ses bras
sont très-raccourcis; elle n'a autour d'elle que deux oeufs, qu'elle a
agglutinés sur la plante. A côté de la grande hydre est encore
représenté un petit fragment de tige de ceratophyllum, auquel était
agglutiné un seul oeuf.

Cette série des cinq premières figures est destinée à exprimer les
aspects divers sous lesquels se présentent les hydres qu'on recueille à
la campagne sur la fin d'octobre et dans le courant de novembre, et qui
se reproduisent régulièrement à cette époque de l'année par des oeufs
toujours formés successivement à la base du pied, autour de laquelle ils
adhèrent plus ou moins longtemps. Ces oeufs ne se sont point montrés
épineux sur les hydres des environs de Paris. Quelquefois ils se
détachent, du corps de la mère et tombent au fond de l'eau, ou bien
l'hydre qui les a pondus les agglutine autour de son corps par un
procédé que nous décrirons bientôt.

Nous avons vu précédemment qu'une nourriture très-abondante avait
produit sur les hydres, qu'on élève dans des vases chez soi, une
exubérance de bourgeonnement qui s'effectuait sur tous les points de
leur corps. Il était naturel de penser que la même cause pourrait
déterminer une exubérance de production d'oeufs également formés sur
tous les points du corps des hydres qui ont déjà bourgeonné pendant la
belle saison.

Cette expérience eut le plus grand succès, et elle a fourni des
résultats de la plus grande importance pour l'anatomie et la physiologie
comparée.

Le corps des hydres très-abondamment nourries pendant toute la belle
saison se recouvrit, sur la fin d'octobre et en novembre, d'un
très-grand nombre de tumeurs qui ne ressemblaient point toutes
exactement à celles qu'on observe sur les hydres recueillies à la
campagne à la même époque, et qui donnent des oeufs en général tous
féconds. L'expérimentateur croit, au premier abord, que toutes les
tumeurs qui recouvrent à cette époque de l'année le corps des hydres
élevées chez lui sont toutes de véritables oeufs, ce qui n'est vrai
qu'en partie, il y a, le plus souvent, deux phénomènes, qui, se
produisant en même temps, jettent l'observateur dans un grand embarras.
Il faut, dans ce cas, une observation très-attentive et des précautions
minutieuses pour bien distinguer les deux faits qui sont entremêlés et
qui semblent se compliquer réciproquement par leur coexistence.

[Illustration.]

Voici comment on parvient à cette distinction: il faut se rappeler que
le corps des hydres, exposé aux premiers froids, se recouvre souvent de
tumeurs pustuliformes, qui sont, en général, claires et acuminées,
tandis que les tumeurs qui deviendront des oeufs, sont jaunes ou
jaunâtres depuis le premier moment de leur apparition. L'individu figuré
à côté est un de ceux qui portent seulement des oeufs qui sont encore à
l'état naissant. Cet individu avait été coloré en rouge. Un bourgeon,
qu'il porte en outre des oeufs, offrait la même couleur que le corps de
sa mère, tandis que les oeufs étaient jaunes.

Le cas le plus embarrassant est celui dans lequel les hydres portent en
même temps des pustules qui deviennent jaunâtres au moment on elles vont
crever, et des tumeurs jaunes qui sont de véritables oeufs. La figure
placée ici représente un de ces individus couvert en même temps d'oeufs
et de pustules et figuré au moment ou deux de ces pustules viennent de
crever. On voit sortir de chacune d'elles des corpuscules en mouvement.
Ces corpuscules nageant dans un fluide constituent-ils le moyen par
lequel les oeufs sont rendus féconds? Dans ce cas, les tumeurs
pustuliformes devaient être considérées non plus comme une maladie, mais
bien comme une sorte d'organe mâle transitoire. Telle était la question
qu'il fallait poser et résoudre, et pour la solution de laquelle les
expériences nouvelles instituées par l'auteur fournissaient tous les
éléments nécessaires.

[Illustration.]

L'isolement et l'observation attentive d'un très grand nombre
d'individus recouverts de tumeurs, et leur distribution en trois
catégories ont fourni les résultats suivants, qui donnent la solution
satisfaisante de la question importante relative à l'existence des deux
sexes chez le polype d'eau douce:

1º Les hydres isolées, qui ne portaient que des tumeurs jaunes sur tout
le corps, ont produit un grand nombre d'oeufs qui, dans un très-grand
nombre de cas, étaient tous féconds;

[Illustration.]

2° Celles qui n'avaient que des pustules n'ont rien produit, et n'ont
point cherché à se rapprocher de celles qui ne portaient que des tumeurs
jaunes destinées à devenir des oeufs féconds. Un peut produire à
volonté, dans toutes les saisons, le développement des pustules, qui
sont réellement une maladie des hydres, dont elles guérissent presque
toujours. Un individu figuré à côté porte de ces pustules en voie de
guérison. L'une de ces tumeurs va se transformer en bourgeon. Chez
l'individu dont la figure suit, la guérison des pustules est encore plus
avancée. L'auteur n'a jamais vu des oeufs se former sur le lieu même de
ces pustules en voie de guérison;

3º Les hydres, qui portaient en même temps des pustules et des oeufs, se
sont comportées comme des mères atteintes d'une maladie qui ne les
empêche pas de produire des oeufs moins nombreux seulement, qui même,
dans plusieurs cas, n'étaient pas féconds. L'auteur a mis le plus grand
soin à s'assurer qu'aucune de ces tumeurs ne réunissait en même temps le
fluide corpusculifère des pustules et la substance jaune qui constitue
les oeufs, ce qui ne permet pas de croire que le point du corps d'une
hydre qui produit un oeuf serait en quelque sorte hermaphrodite,
c'est-à-dire une sorte d'organe bisexuel transitoire.

La deuxième série des quatre figures que nous venons d'expliquer suffit
pour indiquer toute l'importance de l'expérience qui fait recouvrir tout
le corps des hydres des deux sortes de tumeurs au moment de leur
reproduction par oeufs, et l'importance plus grande encore de la
solution des questions curieuses que cette expérience a dû soulever.

Voici maintenant comment une hydre mère, non atteinte de la maladie
pustuleuse, et dont tout le corps recouvert en novembre d'un très-grand
nombre d'oeufs de diverses grandeurs, se conduit pour les déposer et les
agglutiner aux divers corps sous-fluviatiles sur lesquels elle est
placée au moment de la ponte.

[Illustration.]

La première figure placée ci-dessous représente une de ces mères
recouverte d'oeufs depuis la base du pied jusqu'au haut du corps, qui,
observée pendant que son corps est encore allongé, montre neuf oeufs
visibles dans cette position, encore espacés et éloignés du lieu sur
lequel ils seront déposés.

Le deuxième individu qui suit, qui avait été coloré en rouge, est encore
une mère couverte d'oeufs qui sont déjà moins espacés et moins éloignés
du sol, parce qu'elle commence à se contracter et à se baisser pour les
déposer.

[Illustration.]

Les trois autres figures qui suivent expriment trois principaux aspects
de ces hydres-mères, qui, contractant de plus en plus leurs bras et
leurs corps, élargissent en même temps leur pied, sou la substance
agglutinante et brune auquel sont déposés les oeufs de moins en moins
espacés et tous ramenés à peu près au même niveau. Dans deux de ces
figures les hydres mères sont vues de profil. La troisième représente
une vue en dessus. Ces hydres-mères ne tardent pas à mourir ainsi
entourées d'un cercle d'oeufs agglutinés autour d'elles.

Il arrive pourtant quelquefois, lorsque le nombre des oeufs pondus n'est
pas trop considérable, il arrive, dit auteur, que l'épuisement produit
par ce genre de reproduction ne détermine pas immédiatement la mort de
l'hydre mère, et il a eu l'occasion d'en observer quelques-unes qui,
après avoir pondu deux, trois, quatre ou cinq oeufs, se sont encore
relevées et ont été se placer dans un autre lieu non éloigné.

[Illustration.]

Les deux figures placées à côté représentent des hydres mères de
grandeur naturelle, dont l'une, encore placée autour de ses oeufs, s'est
relevée en allongeant son corps et ses bras, tandis que l'autre, après
s'être allongée, s'est un peu éloignée de son entourage d'oeufs.
Celle-ci offre une particularité remarquable en ce qu'elle a poussé au
bas du corps un bourgeon qui s'est transformé en un deuxième pied aussi
long que le premier. Ces deux hydres mères ont vécu encore plusieurs
jours, mais elles ont fini par mourir.

D'après un très-grand nombre d'observations, les oeufs toujours
jusqu'ici non épineux, qui ont été fournis par les hydres recueillis aux
environs de Paris, ont dû être distingués, comme les bourgeons, en oeufs
normaux, c'est-à-dire formés à la base du pied, et en oeufs
exceptionnels qui se forment sur tous les points du corps, depuis sa
base jusqu'aux environs de la bouche. L'auteur n'a jamais vu des oeufs
exceptionnels succédant à des pustules et correspondant aux bourgeons
exceptionnels développés sur le siège même de chacune des tumeurs
pustuliformes après leur guérison.

Pour compléter cette histoire si intéressante de l'oeuf du polype d'eau
douce, il faut avoir égard aux formes véritablement épineuses qui ont
été bien constatées par Roesel, qui a donné des figures de ces oeufs
recouverts d'épines droites, il par M. Ehrenberg, qui les représente
comme étant recouverts d'épines bifurquées à leur sommet. Ces deux
sortes le formes épineuses des oeufs de l'hydre sont exprimées par les
figures de ces deux auteurs, qui sont ici à l'appui du texte.

[Illustration.]

Lorsqu'un oeuf non épineux, fraîchement pondu, est observé sous le
microscope, il se présente sous forme d'une substance plastique
globulineuse, enveloppée d'une pellicule fine. Dans le cas où l'un de
ces oeufs non épineux se montre, plusieurs jours après la ponte, revêtu
d'une coque brune jaunâtre par la condensation de sa pellicule
extérieure, et lorsqu'on le fait crever sous le microscope, on en voit
sortir la substance globulineuse translucide qu'il contient.

[Illustration.]

Les figures à côté expriment l'aspect de l'oeuf fraîchement sorti de la
peau, et celui d'un autre oeuf pondu depuis quelques jours et écrasé
pour en étudier la coque et le contenu.

Mais, de toutes les parties de l'histoire de l'oeuf du polype d'eau
douce, celle qui nous a paru la plus intéressante est sans contredit
l'élude microscopique de cet oeuf, qui, dès le premier moment de son
apparition, n'est qu'un petit amas de substance plastique étendue en
nappe entre les deux peaux, et qui ne forme une tumeur hémisphérique (V.
la figure) que lorsque cet amas de substance plastique a acquis environ
le quart ou le tiers de la grosseur qu'il aura plus tard. Cet oeuf est
donc primitivement sans forme, et ne devient graduellement sphérique
(Voyez la 2e figure à côté) qu'en s'approchant du moment de la ponte.
C'est en observant bien attentivement sous le microscope cet oeuf depuis
le premier moment de sa formation jusqu'à celui de son expulsion du
corps de la mère, qu'il fallait démêler l'existence d'une vésicule
primordiale contenant la tache du germe et entourée d'une autre
substance; mais l'observation la plus attentive et réglée un très-grand
nombre de fois n'ayant pu permettre de voir qu'une seule substance
homogène et globulineuse, l'auteur des nouvelles recherches s'est cru
fondé à en conclure que toute cette substance est elle-même le véritable
germe qui n'a pas besoin d'une deuxième et d'une troisième substances
pour son développement. L'aspect de l'oeuf, étudié microscopiquement,
est ici rapproché de celui d'une tumeur pustuliforme dont la base est
toujours large, et dont le sommet percé laisse sortir les corpuscules en
mouvement; on peut ainsi bien reconnaître les différences qui existent
entre les oeufs et les pustules.

[Illustration.]

Il n'est pas possible de préciser rigoureusement le premier moment du
travail embryonnaire qui convertira le contenu de ces oeufs en nouveaux
individus. Ce travail ou le développement des embryons formés dans ces
oeufs diffère de celui du développement des bourgeons, qui sont des
embryons nus, mais il ressemble au développement des boutures
très-petites qui, après s'être arrondies, prennent l'aspect d'un oeuf
sans coque. L'embryon bouturaire, de même que l'embryon ovulaire,
c'est-à-dire développé sous la coque de l'oeuf, ne devant être autre
chose qu'un sac stomacal d'abord sans bouche et sans bras, il a fallu
porter ces embryons sous le microscope pour découvrir le mécanisme
physiologique de la formation de ce sac stomacal, qui constitue à lui
seul tout l'animal; mais la coque de l'oeuf, d'un brun jaunâtre, n'est
que très-peu translucide; il a donc fallu comprimer les oeufs en voie de
développement pour les rendre un peu transparents, et se déterminer à en
ouvrir un très-grand nombre et les comparer aux embryons bouturaires.
Ces observations microscopiques ont montré que l'intérieur de la
substance homogène contenue dans l'oeuf se résout en un certain nombre
de grandes vésicules qui, venant à crever en dedans, laissent une cavité
qui sera l'estomac, pendant que toute la substance plastique qui
circonscrit cette cavité stomacale se transforme en tissu charnu
très-mou qui forme les deux peaux des parois du sac stomacal.

[Illustration.]

Trois figures placées ici sous les yeux présentent les trois principaux
aspects du travail embryonnaire des petites hydres formées dans un oeuf.
Ces trois principaux aspects ont été déduits d'un très-grand nombre
d'observations d'oeufs sacrifiés pour cette étude. Deux de ces figures
montrent, en outre du noyau formé par les vésicules intérieures, les
rudiments des bras qui, malgré l'étroitesse de l'espace, ont commencé à
pousser lorsque l'embryon est encore dans l'oeuf, ce qui est mis en
évidence lorsqu'on assiste à l'éclosion de l'oeuf. Il est probable que
l'embryon arrivé à terme exerce des mouvements d'expansion qui font
éclater l'oeuf, et la fente qui en résulte devient l'ouverture par
laquelle les petits peuvent sortir, en présentant tantôt et le plus
souvent la bouche entourée de ses bras, et tantôt l'extrémité, opposée,
qu'on pourrait confondre avec une bouche non encore pourvue de ses bras.

[Illustration.]

La figure mise sous les yeux représente cinq oeufs fixés sur des tiges
de ceratophyllum, desquels on voit sortir les petits, dont l'un (le plus
à droite) présente le pied, tandis que les autres se montrent au dehors
ayant leur bouche garnie de bras plus ou moins allongés.

Le coup d'oeil rapide que nous venons de jeter sur l'histoire de la
reproduction de l'hydre suffit pour démontrer bien clairement qu'il
existe des animaux véritablement rapprochés des plantes, à cause de la
multiplicité et de la diversité de leur propagation. Nonobstant leur
ressemblance très-grande avec les végétaux, les polypes, dont l'hydre ou
polype d'eau douce est citée ici comme type ou modèle de ce degré de
l'animalité, n'en sont pas moins, sous tous les autres rapports, de
véritables animaux, et ne doivent point être rangés dans un prétendu
règne intermédiaire à ceux-ci et aux véritables plantes. Sans nul doute,
la véritable limite entre l'animalité et la végétabilité ne peut encore,
dans l'état actuel des sciences naturelles, être déterminée d'une
manière rigoureuse, parce qu'à ce point de contact des deux règnes
organiques de la nature, un voile épais couvre le grand mystère de la
vie réduite à son expression la plus simple. Les physiologistes et les
naturalistes, doués, du génie de l'investigation, ne pourront
probablement attaquer cette grande question, restée jusqu'à ce jour
problématique, que lorsque les progrès de la physique des corps
organisés auront permis de formuler la loi générale des phénomènes de
l'électricité, du magnétisme, de la chaleur et de la lumière surtout qui
nous fournit le calque des formes. Déjà les physiciens et les chimistes
sont disposés à diriger tous leurs efforts vers la découverte de cette
loi générale des grands phénomènes qui semblent présider à toutes les
manifestations de la vie, et nous devons espérer que tous les pas faits
dans cette direction, quelque petits qu'ils soient, feront avancer
lentement et sûrement l'esprit humain qui ose, de nos jours, s'aventurer
dans l'explication spéculative de l'universalité des phénomènes
naturels.

Mais hâtons-nous de revenir à notre animal-plante, à notre polype d'eau
douce, qui, par la simplicité de son organisation, nous a entraînés dans
un coup d'oeil sur la question très-complexe de la subordination du
phénomène mystérieux de la vie, aux quatre agents universels que les
physiciens veulent ramener à l'unité.

Cette petite digression, que nos lecteurs voudront bien nous pardonner,
n'en est point une à la rigueur, car nous aurons à leur parler un jour
de la manière dont le polype d'eau douce est affecté par la lumière, et
à examiner comment on a pu croire qu'il voyait, en quelque sorte, sans
yeux. Cet autre point de l'histoire de l'hydre n'a point encore été
approfondi, et mériterait bien de l'être. L'auteur des nouvelles
recherches nous paraît l'avoir négligé complètement, on peut-être a-t-il
été forcé de passer sous silence les observations qu'il a recueillies,
parce qu'elles n'ont point encore fourni des résultats satisfaisants. Il
nous semble qu'il aurait dû s'appesantir davantage sur un certain nombre
de faits qu'il n'a considéré que comme accessoires à ses recherches, et
qui pourtant, considérés chacun à part et en eux-mêmes, doivent avoir
une très-grande importance en physiologie comparée.

Ces faits, que nous ne devons point passer sons silence, et sur lesquels
l'auteur n'a présenté qu'une notice, dans laquelle sont résumés les
résultats de ses expériences, sont relatifs à la coloration, aux
monstruosités, aux greffes et à la production de la maladie pustuleuse
de l'hydre. Les détails que ce premier expose de résultats nous promet
seront, sans nul doute, publiés plus ou moins prochainement, et nous en
rendrons compte à nos abonnés en temps opportun. Quoique la notice sur
cette partie de l'histoire naturelle du polype d'eau douce soit
très-succincte, nous ne la donnerons point, et nous nous réservons de la
publier lorsque les principaux détails des expériences faites à ce sujet
auront été représentés par des figures qui abrègent toujours et
simplifient considérablement la conception et la démonstration des
faits. Mais tout en faisant les réserves que nous venons de motiver,
nous pensons qu'il convient, dès à présent, de faire pressentir toute
l'importance que réclame l'étude des monstruosités et des greffes du
polype d'eau douce, qui aura peut-être encore, sous ce double rapport,
de nouveaux traits de ressemblance avec les végétaux. On sait en général
que l'art de la culture produit et perpétue les monstruosités végétales,
et que les greffes des plantes sont un point de physiologie végétale sur
lequel les botanistes les plus célèbres ne sont pas encore d'accord.
L'étude expérimentale des greffes animales pourra peut-être apporter
quelques lumières sur ce point litigieux, qui nous semble, au reste,
devoir être éclairci lorsque la discussion entre deux savants
académiciens, MM. Mirbel et Gaudichand, sera vidée.

Nous ne devons plus dire qu'un seul mot à l'égard du pressentiment de
l'importance qu'il conviendra d'attacher à la production expérimentale
des monstruosités du polype d'eau douce. Cette importance serait énorme
si l'on pouvait parvenir à produire de cette manière la transformation
d'une espère en une autre; aussi l'auteur des nouvelles recherches
semble avoir eu en vue d'étudier cette question, qui fait partie de
l'histoire du développement complet des corps organisés. Mais toutes les
monstruosités viables qu'il a provoquées ou produites par division ou
par greffe n'ont pas pu encore être propagées par voie de génération; et
en observant attentivement pendant plusieurs mois les diverses sortes de
monstruosités de l'hydre, il les a vues revenir lentement à l'état
régulier d'une manière fort curieuse, puisque le polype monstre devient
un seul individu normal par l'atrophie et la disparition des portions
d'hydre qui auraient dû se compléter et s'en séparer, ou bien se
transforme en plusieurs polypes nouveaux, qui développent graduellement
et lentement, sans cesser d'être continus, et qui finissent par, se
séparer, et constituer ainsi des individus régulièrement formés et
isolés. Jusqu'à ce jour, les monstruosités obtenues expérimentalement
sur le polype d'eau douce ou l'hydre, n'ont pu l'être qu'au moyen du
bourgeonnement, des boutures et surtout des greffes. Les individus
sortant des oeufs étaient tous régulièrement formés.

Nous bornons la l'exposé succinct de ce qui nous a paru le plus
susceptible de piquer et de satisfaire la curiosité des gens du monde,
au sujet de l'histoire du curieux animal qui, depuis cent ans, a donné
lieu à un très-grand nombre de travaux bien faits pour mériter, à ceux
qui ont le courage de les poursuivre dans une direction philosophique,
la reconnaissance des grands corps scientifiques.

Mais nous aurons encore à rendre compte à nos lecteurs des recherches
sur un autre animal très-commun dans les environs de Paris, et dont
l'étude, plus difficile et plus curieuse encore, fait partie du même
travail couronné par l'Académie.



Bulletin bibliographique.

_Voyages de la Commission du Nord en Scandinavie, en Laponie, au
Spitzberg et aux Féroe, pendant les années 1838, 1839 et 1840.--Arthus
Bertrand_, éditeur.

_L'Illustration_ avait déjà annoncé (t. I. p. 62) l'apparition des
premières livraisons de cet ouvrage; depuis cette époque deux nouveaux
volumes du texte et seize livraisons de planches ont paru. L'un des
volumes est consacré à une partie du magnétisme terrestre, _la variation
diurne de l'aiguille aimantée_. On sait qu'une aiguille magnétique,
librement suspendue, se dévie tantôt à l'est, tantôt à l'ouest. L'étude
de ces variations horaires sur différents points du globe est un élément
important pour arriver à la connaissance des changements qui s'opèrent
en un même lieu dans la direction des forces magnétiques. MM. Lottin et
Bravais ont rédigé les observations originales faites par la commission
à Drontheim, capitale de la Norvège, du 28 juin au 2 juillet 1838; à
Bellsound (Spitzberg), Lat. 70° 30', du 2 au 3 août, et enfin la longue
série de Bossekop, en Laponie, du 1 septembre 1838 au 30 avril 1839. La
publication de ces intéressants matériaux est un service rendu à la
physique du globe; car les observations ont été faites avec un soin et
une intelligence tels que les météorologistes pourront y puiser avec
confiance les éléments de leurs déductions ou de leurs théories.
Jusqu'ici l'on ne possédait pas de longue série faite sous une latitude
aussi élevée, où les perturbations magnétiques sont beaucoup plus fortes
que dans les contrées plus méridionales. Ce volume est précédé d'une
introduction de M. Bravais, dans laquelle ce jeune et savant astronome
fait une exposition aussi simple que lucide de l'action des forces
magnétiques; exposition complètement indépendante des théories par
lesquelles on cherche à les expliquer. En les ramenant au système des
couples imagine par M. Poinsot, il a singulièrement facilité la
démonstration, et nous recommandons la lecture de cette introduction de
vingt-cinq pages à toutes les personnes qui voudront se former une idée
juste et nette de l'action des forces magnétiques sur le barreau
aimanté.

La troisième livraison de texte est consacrée à la géographie physique.
Elle contient d'abord un rapport de M. Elie de Beaumont sur un mémoire
de M. Bravais, ayant pour sujet _les Lignes d'ancien niveau de la mer
dans le Finmark_, puis le mémoire lui-même. Ces lignes d'ancien niveau
étaient d'autant plus intéressantes qu'elles existent aussi en Écosse,
où elles avaient été le sujet de nombreux travaux de la part de MM.
MacCuloch, Lauder-Dick et Darwin Voici comment notre compatriote a été
conduit à faire cette étude.

Près de Hammerfest, en Laponie, il avait remarqué, sur les pentes des
montagnes, deux lignes de ressaut parallèles et horizontales. A ne
considérer que leur forme, elles ressemblaient aux berges d'un canal, et
leur position à mi-côte rappelait les banquettes des ouvrages de
fortification. Un lac, situé dans le voisinage, était entouré de berges
semblables fort élevées au-dessus de son niveau, et mille indices trop
longs à énumérer montraient clairement que ce lac était autrefois une
baie, tandis que maintenant ses eaux se jettent dans la mer en formant
une cascade élevée de cinq mètres environ. La première pensée de M.
Bravais fut de mesurer la hauteur de ces berges singulières au-dessus du
niveau du l'Océan; mais, pour y réussir, il fallait un point de départ
qui ne changeât pas. Or, sans être aussi fortes que sur les côtes de
Normandie, les marées de la mer Glaciale font varier son niveau de deux
à quatre mètres, suivant les heures de la journée. Déterminer le niveau
moyen de la mer dans chaque point du fiord, ou golfe profond et sinueux
qui s'étend de Hammerfest à Bossekop, était chose impossible; mais pour
celui qui n'est point parqué dans une étroite spécialité, toutes les
sciences se prêtent un mutuel appui, et dans cette circonstance, la
botanique a fourni les moyens de résoudre une difficulté de géométrie
pratique. Tous les contours des fiords de la Norvège sont tapissés par
une algue ou plante marine pourvue de petites vessies remplies d'air,
qui la font surnager à la surface de l'eau; c'est le _fucus vesiculosus_
des botanistes. Or, l'existence de ces fucus est subordonnée à la
condition de rester chaque jour plongés dans l'eau pendant un temps
suffisant; il en résulté qu'ils doivent former une ligue invariable et
parallèle à la surface des eaux. Au-dessus de cette ligue, la mer ne
séjourne pas assez longtemps pour que la plante puisse végéter, et
l'algue s'arrête brusquement à une limite parfaitement tranchée. Des
mesures rigoureuses, faites à Hammerfest et à Bossekop, prouvèrent que
cette ligne est élevée de six décimètres au-dessus du niveau moyen de la
mer.

Le point de départ une fois déterminé, il était facile de mesurer la
hauteur des berges anciennes au-dessus de la ligue des fucus, à l'aide
du baromètre ou d'un niveau. En longeant, dans une embarcation, les
sinuosités du fiord, M. Bravais ne tarda pas à reconnaître des berges
semblables à celles de Hammerfest. Mais dans les parties rentrantes du
rivage, au fond des anses, à l'embouchure des ruisseaux ou des rivières,
ces berges, au lieu de simples banquettes, se présentaient sous la forme
de terrasses terminées supérieurement par un plan horizontal, et
antérieurement par un talus régulier qui plongeait vers la mer. Ce talus
était quelquefois interrompu par des gradins parallèles semblables à
ceux dont nous avons parlé. Composées d'un sable fin et homogène, ces
grandes terrasses offrent une telle régularité, qu'on est tenté de lus
prendre pour de véritables redoutes, pour des ouvrages de fortification
destines à défendre l'entrée des vallées qu'elles ferment complètement
du côté de la mer. Quand la côte est formée par des falaises escarpées,
alors l'on y découvre souvent des lignes noires, parallèles entre elles,
et en s'élevant du rivage vers ces lignes, on reconnaît qu'elles
correspondent à une entaille plus ou moins profonde, à une érosion plus
ou moins marquée qui creuse le rocher. Les lignes d'érosion sont les
traces d'un ancien rivage émergé par suite du soulèvement de la côte.
L'usure des rochers, les cavités, les cavernes formées par l'action des
vagues, l'aspect arrondi des surfaces, tout rappelle le rivage actuel
qui se trouve souvent à trente mètres au-dessous. Les terrasses et les
banquettes sont aussi des marques de l'ancien niveau des eaux: on les
retrouve en France, sur les bords des canaux et des lacs dont le niveau
varie en se maintenant pendant quelque temps à des hauteurs déterminées.

C'est un fait connu depuis longtemps que les côtes de Norvège et de
Suède sont sujettes à des oscillations dont quelques-unes remontent aux
époques historiques. Quelquefois la côte s'abaisse; le plus souvent elle
s'élève, non par des secousses brusques, mais d'une manière tellement
lente, que la différence de niveau ne devient sensible qu'au bout d'un
grand nombre d'années. Ainsi donc, la mer avait laissé, le long du fiord
d'Alten, des traces de son séjour. L'apparence de ces traces varie
suivant la forme de la rôle et la nature de la roche: à l'entrée des
vallées et au fond des anses, des terrasses de sable; sur le penchant
des montagnes, des berges ou banquettes horizontales; le long des
rochers, des lignes d'érosion parallèles.

Ces traces sont-elles continues, ou, en d'autres termes, forment-elles
une ou plusieurs lignes que l'on puisse suivre sans interruption, depuis
l'entrée du fiord jusqu'à son extrémité? M. Bravais s'est assuré qu'il
en était ainsi, et qu'on pouvait distinguer deux lignes qui, partant de
Hammerfest, aboutissaient à Bossekop, et coïncidaient avec les
banquettes, les terrasses et les ligues d'érosion. Ces traces sont-elles
parallèles à la surface de l'Océan? Quand on navigue entre les deux
rives du fiord, et qu'on regarde ces lignes d'ancien niveau de la mer
elles semblent rigoureusement horizontales dans tout l'espace que l'on
peut embrasser; mais la longueur totale du fiord étant de huit
myriamètres environ, il était impossible de savoir si ces lignes sont
parallèles, dans toute leur longueur, à la surface de la mer, ou, en
d'autres termes, si elles sont horizontales. Heureusement le soin qu'on
a pris de mesurer de distance en distance la hauteur de ces ligues
au-dessus du rivage nous donne immédiatement la solution du problème.
Près de Hammerfest, la berge supérieure était à 29 m., l'inférieure à 19
m. au-dessus de la mer. Dans le milieu du golfe, les bailleurs
deviennent plus considérables, et au fond du fiord elles sont de 77 m.
pour la ligne supérieure; de 28 m. pour l'inférieure. Ainsi donc; 1° ces
lignes ne sont point horizontales; 2º elles ne sont point parfaitement
parallèles entre elles; 3° elles ne sont pas même rectilignes, et vers
le milieu du fiord la ligne qui part de Hammerfest fait un angle avec
celle qui se termine près de Bossekop.

Les conséquences de ces mesures sont importantes pour la géologie, et M.
Elie de Beaumont les a fait ressortir avec soin dans son excellent
rapport sur ce travail. En effet, tant qu'on s'était imaginé, en se
fiant au seul témoignage des yeux, que ces traces d'ancien niveau des
eaux étaient rectilignes et parallèles à la surface de la mer, on
pouvait croire que l'Océan, en s'abaissant, avait laissé ainsi une trace
horizontale sur la côte: on était en droit de supposer qu'en empiétant
sur certains rivages, il se retirait de certains autres, et se déplaçait
ainsi lentement à la surface du globe. Mais les traces d'ancien niveau
n'étant ni horizontales ni parallèles entre elles, cette hypothèse est
inadmissible; car une surface liquide ne peut laisser qu'une trace
horizontale comme elle. Ce n'est donc point la mer qui a baissé, c'est
la côte qui s'est soulevée. Ce soulèvement a été d'autant, plus
considérable qu'on pénètre plus avant dans les terres: il s'est fait par
saccades qui ont été interrompues par deux intervalles de repos. Le plus
fort soulèvement est de quarante mètres à Bossekop, le plus faible de
quatorze à Hammerfest. C'est ainsi que dans une science ou le désir de
généraliser fait souvent négliger l'observation des faits, M. Bravais,
procédant par une méthode rigoureuse, a donné une démonstration du
soulèvement de la côte de Norvège que les voyageurs antérieurs à lui
avaient reconnu sans pouvoir le prouver d'une manière mathématique.

A quelle époque remonte ce soulèvement? C'est une question difficile à
résoudre. En Suède, on a des preuves certaines qu'il continue depuis les
temps historiques. Des anneaux destinés à amarrer des navires ont été
trouves à une grande distance et à une grande hauteur au-dessus du
rivage. En Laponie, où la civilisation a pénétré depuis si peu de temps,
il n'existe point encore de monuments historiques remontant à plus de
deux siècles. Mais les terrasses sont souvent couvertes de pics dont
quelques-uns sont âgés de quatre cents ans et au delà: ainsi donc,
l'émergence de ces terrasses ne saurait être postérieure à cette époque.
Il est probable aussi que le soulèvement de la côte du Finmark est
postérieur aux dernières révolutions du globe, car on trouve, dans
quelques points au-dessus du niveau de la mer, des coquilles qui vivent
encore dans son sein, et appartiennent à l'époque zoologique dont
l'homme fait partie.

Ce Mémoire est suivi d'_Observations sur les glaciers du Spitzberg,
comparés à ceux de la Suisse et de la Norvège_, par M. Ch. Martins.
L'auteur s'est attaché à décrire ces glaciers sous tous les points de
vue, en les comparant à ceux de la Suisse, qu'il avait déjà étudiés dans
quatre voyages antérieurs à celui du Nord. Les résultats principaux
auxquels il est arrive sont les suivants:

1º Les glaciers du Spitzberg correspondent aux glaciers supérieurs de la
Suisse, c'est-à-dire à ceux qui sont au-dessus de la ligne des neiges
éternelles.

2º Ces glaciers sont simples, et non formés par la réunion de plusieurs
glaciers secondaires; il en résulte qu'ils sont dépourvus de moraines
médianes et terminales.

3º Dans leur marche descendante, les glaciers du Spitzberg ne s'arrêtent
pas au bord du rivage, mais s'avancent sur la mer en la surplombant,
parce qu'en été la température des eaux de cette mer est supérieure à
zéro. Il en résulte que ces glaciers n'étant pas soutenus à la marée
basse, s'écroulent sans cesse dans la mer, et donnent naissance à ces
bancs de glaces flottantes qu'on trouve dans les parages du Spitzberg.

4º A cause des faibles chaleurs de l'été, ces glaciers ne fondent pas à
leur surface, comme ceux de la Suisse; aussi voit-on de gros blocs de
pierre enchâssés dans la glace, qui tombent à la mer avec la masse qui
les entoure et sont ensuite charriés au loin. Ces observations
expliquent parfaitement le mode de transport des blocs erratiques par
des glaces flottantes.

Ce volume se termine par deux Mémoires: l'un de. M. Siljestroem, l'autre
de M. Daubrée _sur la Direction des stries que l'on observe sur les
rochers polis de la Norvège_. Dans presque toute la Scandinavie on
remarque souvent que les rochers sont arrondis à leur surface, et
présentent des stries qui, dans un même lieu, affectant une direction
constante. On a observé, en outre, que ces rochers, arrondis d'un côte,
présentaient du côté opposé un escarpement avec des arêtes vives et
tranchantes, il est donc évident que la force qui les a arrondis et
striées n'agissait pas du côté escarpé, mais du côté opposé. Ainsi, si
le côté escarpé était au sud, le côte arrondi au nord, la force,
agissait du nord au sud. On s'était hâté d'expliquer l'origine de ces
stries et de ces rochers polis avant de les étudier avec détail et sur
une grande surface de pays. MM. Siljestroem et Daubrée ont rempli cette
lacune pour la Norvège. On sait maintenant que dans ce pays les stries
qui sillonnent les rochers polis sont perpendiculaires à la ligue de
faîte des chaînes de montagnes, et par conséquent parallèles à la
direction des vallées. Cette loi, qui s'applique aussi aux rochers polis
et striés de la Suède et de la Suisse, prouve que la force qui les a
arrondis agissait dans le sens de l'axe de la vallée et de haut en bas,
et non pas, comme ou l'avait déduit d'observations superficielles et peu
nombreuses, suivant une direction toujours la même, du nord au sud, par
exemple. On reconnaîtra sur la carte qui accompagnera le Mémoire de ces
auteurs, que les flèches qui indiquent la direction et le sens des
stries sont parallèles, en général, au cours des rivières, et dirigées
dans le sens de leur pente.

On voit que la grande publication que nous analysons renferme des
travaux utiles et consciencieux. Espérons que les livraisons du texte se
succéderont désormais avec plus de rapidité; la faute n'en est point aux
auteurs, dont le manuscrit attend souvent l'impression pendant plusieurs
mois. Ceux qui en sont chargés devraient ne pas oublier qu'ils
travaillent à un monument national, et qu'en couvrant leurs frais par
ses souscriptions, le gouvernement a le droit d'exiger que ce monument
soit élevé aussi rapidement que possible. Cette lenteur à publier les
résultats de nos voyages permet presque toujours aux Anglais de nous
devancer en faisant connaître des faits qu'ils ont observés après nous,
imitons leur louable activité et leur sens pratique. Leurs publications
de voyages, moins magnifiques que les nôtres, ne sont point inabordables
au savant modeste par leur prix excessif. Il en résulte que leurs
travaux se popularisent plus vite et qu'on leur attribue souvent des
découvertes que nous avions faites avant eux.

M.

_Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale_; par Louis
Reybaud, auteur des _Études sur les Réformateurs et Socialistes
modernes_.--Troisième édition en un seul volume in-18. 3 fr. 50 c.--Chez
tous les libraires.

M. Louis Reybaud, auquel ses travaux d'économie sociale ont assigné un
rang très-élevé parmi les publicistes et les économistes contemporains,
continue ses publications sérieuses, en attendant que l'Académie des
sciences morales et politiques lui ouvre ses portes à deux battants;
mais il n'est pas tellement absorbé par les questions savantes qui font
l'objet préféré de ses études, qu'il ne trouve encore le temps de se
distraire par des travaux moins graves, par des ouvrages d'imagination
et des études de moeurs qu'il produit sous cette forme piquante, avec
cette verve comique dont les contes de Voltaire ont fourni chez nous les
meilleurs modèles. Si l'anonyme et les pseudonymes de M. Louis Reybaud
n'étaient pas son secret, nous pourrions attacher son nom à plus d'un
belle page de critique littéraire, à plus d'une piquante histoire dont
le feuilleton a tiré gloire et profit. C'est sans nom d'auteur que les
spirituels récits de Jérôme Paturot ont paru d'abord dans le National,
et ensuite dans deux éditions in-8º aujourd'hui épuisées. M. Louis
Reybaud s'est décidé à avouer la troisième édition, et il s'est cru
obligé de s'en justifier dans une préface qu'il a mise en tête de ce
volume; cette justification est superflue; M. Louis Reybaud avait failli
à l'intérêt de sa gloire littéraire en ne signant pas _Jérôme Paturot_;
il a réparé cette faute envers lui-même et envers le public en
l'avouant: il n'y a pas grand courage à faire cet aveu en tête d'une
troisième édition.

_L'Illustration_ a déjà parlé de _Jérôme Paturot_, il ne lui reste rien
a en dire, sinon qu'elle persiste dans le jugement qu'elle en a porté,
jugement que la faveur du public a complètement ratifié.

Z.

_Frithiof_, poème d'Isaïe Tegner, traduit du suédois par MM. M. Desprez
et F. R. 1 vol. in-18.--Paris, 1844. _Challamel_. 3 fr. 50.

Le poème de _Frithiof_ jouit en Suède d'une grande célébrité: en peu
d'années il est devenu populaire, et le temps n'a fait que consolider ce
succès. En le traduisant en français, MM. Desprez et F. R. ont d'abord
voulu mettre leurs compatriotes «en état de juger par eux-mêmes, dans
une de ses meilleures productions, cette poésie du Nord que très-peu
connaissent, que les autres ignorent ou qu'ils n'ont étudiée que sur le
témoignage des savants.» Mais ils ont vu aussi dans leur publication des
intérêts plus généraux: un intérêt de système littéraire et un intérêt
politique. L'étude de ce chef-d'oeuvre littéraire de l'un des principaux
écrivains de l'école romantique prouve, dans leur opinion, que le
romantisme est, sous beaucoup de rapports, un système primitif, et qu'il
ne convient ni à un âge de philosophie tel que le nôtre, ni à un peuple
actif comme nous le sommes et comme tout peuple doit l'être; d'autre
part, les poésies de Tegner leur paraissent pouvoir être considérées,
sous le point de vue politique, comme l'expression même des vraies
dispositions politiques du peuple suédois. S'il chante les anciennes
franchises, les vieilles assemblées des hommes du Nord, l'indépendance
des anciens paysans suédois, les limites du pouvoir royal, la
toute-puissance du mérite personnel, il n'en est pas moins partisan des
institutions monarchiques. Toutes les fois qu'il en trouve l'occasion,
il vante le pouvoir d'un seul, la gloire des rois, la force de la
royauté. «Ici encore, disent les traducteurs de _Frithiof_ éveille un
puissant écho dans les sentiments de la nation; il n'y a point de pays
où l'on manifeste, avec un plus ardent désir de reforme, un penchant
plus prononcé pour le pouvoir royal, un respect plus religieux pour les
traditions. Les Suédois offrent le rare spectacle d'un peuple qui veut
arriver à la liberté à l'aide des lois existantes, et qui ne pense point
que l'égalité dans la société implique la république dans le
gouvernement. Ils ne demandent que le développement de leurs
institutions primitives, et la régénération de cet esprit de justice qui
se trouve àl'origine historique de toutes les nations, mais qui s'est
mieux conservé chez eux que chez tous les autres peuples de l'Europe.

A. J.

_Dictionnaire universel d'Histoire et de Géographie_; par
M. Bouillet, proviseur du collège royal de Bourbon.--Chez _L Hachette_,
rue Pierre-Sarrazin, 12.

Le livre de M. Bouillet en est déjà à sa seconde édition. Ce rapide
succès s'explique facilement par la nature même et la richesse du
nouveau dictionnaire. L'ouvrage, qui se compose de près de 2,000 pages,
contient: _l'Histoire proprement dite, la Biographie universelle, la
Mythologie, la Géographie ancienne et moderne_. Ainsi se trouvent
résumées en un seul volume les vastes collections savantes qu'ont déjà
produites l'étude de l'histoire et celle de la géographie. C'est une
véritable encyclopédie où l'on a rassemblé tous les faits importants
déjà acquis à la science, toutes les notions intéressantes et utiles.

L'auteur de ce dictionnaire, M. Bouillet, était déjà connu dans le monde
savant par un ouvrage analogue d'un incontestable mérite; je veux parler
du _Dictionnaire de l'Antiquité sacrée et profane_, qui est aujourd'hui
au nombre des manuels classiques.

Une critique minutieuse et sévère pourrait relever quelques omissions
dans cet immense travail. Par exemple, on a signalé déjà l'oubli qui
avait été commis par M. Bouillet du nom de plusieurs artistes français,
architectes et sculpteurs, au seizième siècle; on a aussi reproché à
l'auteur une méthode fautive et maintenant abandonnée par les géographes
dans l'étude des bassins, des fleuves et des mers; mais ce ne sont là
que des taches légères qui ne déparent point ce beau travail. Nous nous
empressons donc de recommander à nos lecteurs le nouveau Dictionnaire de
M. Bouillet, qui leur sera d'une utilité de chaque jour, et qu'ils
pourront utilement consulter sur tous les noms et tous les faits connus.
La seconde édition, que nous avons sous les yeux, offre encore
d'importantes améliorations; nous avons surtout remarque un tableau de
la population de la France et de ses colonies dressé d'après le
recensement de 1841 et de 1842, et rédigé en partie sur des documents
tout à fait inédits.--Travailler ainsi à perfectionner son oeuvre, c'est
justifier la confiance du public et payer en même temps une dette de
reconnaissance.

A.

_Histoire de Duguay-Trouin_; par G. de la Landelle, ancien officier de
marine. 1 vol. 3 fr. 50 c.--Paris, 1844. _Sagnier et Bray_,
libraires-éditeurs, rue des Saints-Pères, 44.

M. G. de la Landelle, l'un de nos collaborateurs, vient de publier
l'_Histoire de Duguay-Trouin_, le grand officier de mer dont les
exploits terminèrent si glorieusement l'ère navale de la France sous le
règne de Louis XIV.

Marin lui-même, M. de la Landelle était en position de traiter son sujet
avec une parfaite exactitude de détails; mais il l'a rendu plus
intéressant par une comparaison soutenue de la marine d'autrefois avec
notre marine actuelle. Il s'est surtout appliqué à développer une thèse
d'une haute portée militaire; il appuie constamment, par des exemples
pris dans la vie de son héros, les opinions qu'il émet sur le meilleur
mode à suivre pour placer la France dans une position avantageuse en cas
de guerre navale. Une étude approfondie des questions qui nous touchent
chaque jour, l'énoncé et la démonstration des principes qui peuvent nous
rendre puissants sur les mers, classent l'ouvrage au premier rang parmi
ceux qui doivent éclairer le pays sur les besoins de sa marine.
Plusieurs documents inédits, extraits de manuscrits rares et curieux,
rendront en outre précieuse la nouvelle biographie de Duguay-Trouin,
qui, du reste, est écrite dans le style simple et concis qu'exigeait un
semblable travail.

L.

_L'Almanach du Mois_, publication mensuelle.--Bureaux: rue
Royale-Saint-Honoré, 23.--_Janvier, Février et Mars._

La fortune des petits livres de M. Alphonse Karr a mis les petits livres
à la mode. Les imitations ont eu le sort qu'elles méritaient. Ce n'est
pas nous qui les trouverons à plaindre; ce n'est pas non plus M.
Alphonse Karr. Celui que nous annonçons aujourd'hui ne mérite pas la
disgrâce de ceux qui l'ont précédé. Ce n'est point un livre; d'_humour_,
encore moins une satire mensuelle; c'est tout bonnement un recueil qui
vise plutôt à être utile qu'à être plaisant; une revue qui contient,
outre le récit les faits principaux du mois, des petits nouveaux de
science et de littérature populaires, qui valent mieux que ceux qui
figurent ordinairement dans les almanachs. Si c'est assez pour l'éloge
de l'_Almanach du Mois_, c'est trop peu pour obtenir le succès que nous
souhaitons aux éditeurs à cause de leurs excellentes
intentions.--Puisque nous parlons d'almanachs, nous indiquerons aux
éditeurs de ces sortes d'ouvrages une innovation qui aurait à coup sûr
du succès. Il s'agirait de faire un calendrier qui réunirait sous chaque
jour de l'année les noms de tous les saints dont l'Église célèbre la
fête ce jour-là, et qui, finalement donnerait dans son ensemble la liste
de tous les bienheureux. De cette manière, beaucoup d'honnêtes gens
sauraient quel jour on doit leur souhaiter la fête. Les calendriers
qu'on donne dans les almanachs devraient avoir surtout cette utilité;
mais ils ne l'ont qu'en partie. Saint Pancrace, saint Pantaleon, et tant
d'autres, ne sont plus les patrons de personne; mais la fête de mon
patron tombe peut-être le jour de saint Pancrace. Je demande une place
pour mon patron; saint Pancrace n'en sera point jaloux.

Z.

La nouvelle publication illustrée de l'éditeur des _Animaux peints par
eux-mêmes_, dont nous avions annoncé la mise en vente pour jeudi passé,
_le Diable à Paris_ ne paraîtra que mardi 11.



Correspondance.

_A Madame A. D. N. J. B._--Le sexe n'y fait rien; l'antre sexe nous en
adresse quelquefois qui ne sont pas meilleurs.

_A M. L., à Crécy-sur-Serre_.--Envoyez la solution.

_A M. S. R.,_ à Paris.--Votre lettre est aimable. Ce que vous nous
conseillez n'aurait d'intérêt que pour un petit nombre d'abonnés de
Paris; les départements et l'étranger n'y auraient aucune part. Ces
renseignements se trouvent d'ailleurs facilement.

_A M. G. H_.--Envoyé au dessinateur.

_A M. P. D, à Suette._--A la bonne heure; mais de la place? Il y a
pourtant note à prendre de votre lettre.

_A M. V. de M_.--Envoyez votre souscription et celle de vos amis au
_National_, rue Lepelletier, n. 3.

_A M E. R. T._--Cet enfant a trop d'esprit. Vous savez le proverbe?--Vos
initiales sont bien malheureuses, signez tout au long ou soyez plus
spirituel.

_A M. G., à Viliers._--Nous acceptons l'offre avec reconnaissance.

_A M. F. A. de C., à Paris--L'Illustration_ ne s'est jamais engagée à
donner une table des matières: celle qu'elle publie pour les abonnés qui
conservent la collection, ne se donne pas, puisqu'elle n'est pas due;
mais elle se vend à prix coûtant, et sans autre profit pour les éditeurs
que d'être agréables à ceux qui peuvent tenir à ce complément.

_A. M., à I_.--Il y a des sujets dont l'_Illustration_ doit s'abstenir,
tout en faisant des voeux pour la cause que vous défendez.

_A M. G., à Paris_.--Vous êtes trop habile; il paraît que vous ne seriez
content que si vous ne pouviez pas deviner. Le dernier a dû vous
satisfaire.

_A M. J. C., à Paris._--Permettez-nous de vous dire que c'est une manie
qui passe un peu de mode. Puisque vous savez l'anglais, traduisez-vous
ce passage extrait d'une lettre de Londres:

«Respecting the type, paper, engravings and text, I must say that great
praise is due to the parties who have the direction of the several
departments, since in my opinion the l'Illustration surpasses works of a
similar nature published in this country.»

_A M. V. de M. à Paris_.--Votre explication vaut l'autre, et le fait est
possible.

_A M. L., à M._--On peut vous satisfaire; nous ne demandons pas mieux
que d'être bien avec tout l'Univers.

_A M. T., à Reims._--Bien obligé.

_A M. S., à Paris et à Nantes._--Il sera fait comme vous le desirez.



MODES

Enfin voici passée la semaine de Longchamps, qui, bien qu'elle ait perdu
son ancienne importance, reste toujours une époque de transition des
modes d'hiver aux modes du printemps. Les premiers rayons de soleil ont
fait hâter les toilettes nouvelles; on sait déjà ce qui se porte et ce
qui se portera.

Quelle que soit la rapidité d'improvisation de nos dessinateurs et de
nos graveurs, nous sommes pourtant forcés, pour aujourd'hui, de nous
borner à un dessin qui n'a pas été inspiré par cette solennité de la
mode. La semaine prochaine, nos lecteurs et surtout nos lectrices
trouveront, sur cette page, des spécimen de tout ce que nous venons de
remarquer de plus rare et de mieux inventé dans ce concours du goût et
de la _fashion_ parisienne. Toutefois, nous pourrions dès aujourd'hui
donner comme une préface de nos observations aux promenades de
Longchamps.

Occupons-nous, cependant, des costumes de chambre qui, pour affecter des
airs simples, n'ont pas moins de recherche que les plus brillantes
parures. Ainsi, nous avons les robes de chambre en royale marquise:
étoffe de soie à raies satinées, sur laquelle serpente une guirlande de
fleurs. Ces robes sont doublées de satin; elles sont ouatées et piquées
à petits carreaux; on les borde assez souvent d'un velours large de deux
doigts, de même nuance qu'une des rayures de la robe; les manches
doivent être très-larges du bas, et avoir des sous-manches à bouillons
séparés par des entre-deux; les poches sont indiquées par la même
garniture de velours, qui tourne autour des ouvertures. La même robe se
fait encore en cachemire doublé en soie d'une autre couleur que le
dessus; on la borde d'une passementerie sur les devants, au bord des
manches et des poches; ces dernières sont terminées par un noeud et des
glands en soie, semblables à la cordelière qui serre la taille c'est le
modèle que nous avons choisi pour notre dessin. Avec ce costume du
matin, un bonnet de mousseline garni de dentelles et de rubans est
obligatoire, ainsi qu'un mouchoir brodé à gros pois de couleur en point
de chaînette. Les cols brodés se font tous très-petits, la broderie se
continue sur les devants du fichu, car robes de chambre et robes de
ville se font moins fermées qu'au commencement de l'hiver.

Pour toilette du matin, on adopte assez les redingotes dont les corsages
sont à revers garnis d'un plissé de rubans qui se continue sur le devant
de la jupe. Les foulards ne sont pas seuls en faveur; il y a encore les
pékins _Bragance_, les carreaux _Duchesse_ les taffetas changeants, les
rayures et les barèges.

[Illustration.]

Les écharpes auront toujours un grand succès: elles sont si gracieuses,
accompagnent si bien la taille sans la cacher, qu'on ne saurait y
renoncer; aussi ce n'est partout qu'écharpes de cachemires, écharpes en
soie du Levant aux couleurs variées, qui pour nous séduire se drapent
avec toutes les coquetteries imaginables.

Mais qu'est-ce que la fraîcheur des robes et des écharpes, si on la
compare à celle des chapeaux et des capotes de crêpe: quoi de plus
frais, de plus coquet que ces auréoles de gaze, de rubans et de fleurs
qui entourent le visage? quoi de plus léger et de plus simple que les
pailles cousues, ornées de rubans ponceau, vert, gros bleu ou écossais?

On parle d'un changement dans la forme des chapeaux, ils deviendraient
un peu plus grands et moins fermés; jusqu'ici, ce changement, s'il
existe, est à peine visible. Nous verrons bientôt et qu'Alexandrine en
décidera; elle dictera ses lois, qui sont toujours celles du bon goût,
de la grâce, et d'avance on est disposé a y souscrire sans observation.

_Voitures._--Voici les nouvelles voitures adoptées par la mode, non pour
Longchamps, car la mode interdit de les montrer à cette promenade, mais
tous les jours ou pourra les voir passer dans l'avenue des
Champs-Elysées.

D'abord une élégante calèche à deux fonds égaux, menée à la d'Omont, ou
_Four in Hands_; pour celle-ci, les domestiques doivent être à cheval ou
assis à côté du cocher, mais jamais ils ne montent derrière.

Ensuite une voiture légère, dite _Américaine_, à quatre ou deux places,
qui doit remplacer les cabriolets et les tilburys, tout à fait passés de
mode. Le mérite de l'_Américaine_ consiste dans une grande légèreté, et
c'est en cela seulement qu'elle a du rapport avec les tilburys.

Puis les voitures fermées, à quatre places, en demi-coupé, appelées
_Clarence;_ elles peuvent être commodes, agréables même pour prendre
l'air, parce quelles sont à six places; mais leur aspect n'est pas joli.

Les couleurs des voilures se choisissent toujours dans les émaux des
armoiries, et lorsque cela est possible on prend les mêmes couleurs que
celles des livrées. Souvent cela ne se peut; exemple:--avec une livrée
argent et gueules, on ne saurait avoir un carrosse semblable; alors on
consulte les couleurs de l'écusson. Mais lorsque les livrées et les
voitures peuvent être des mêmes couleurs, les équipages sont plus
complètement aristocratiques.

L'ancien coupé à deux places n'a rien perdu de sa vogue, c'est un
agréable chez-soi; il est d'ailleurs si élégant et si gracieux, que rien
ne saurait le remplacer.



[Illustration: Longchamps en 1843.--Caricature de Cham.]

[Illustration: Avant et après le Carême.--Caricature de Cham.]



Amusements des Sciences.

QUESTIONS A RÉSOUDRE.

I. On donne deux carrés, et on demande de les découper en morceaux d'une
forme telle qu'on puisse en recomposer un nouveau carré égal à la somme
des deux autres.

II. On donne plusieurs miroirs plans, la place de l'oeil et celle d'un
point lumineux. Il s'agit de trouver le chemin du rayon qui ira de
l'objet à l'oeil après une, deux, trois, quatre réflexions.



Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS

Poisson d'Avril.

[Illustration: Nouveau rébus.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0058, 6 Avril 1844" ***

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