Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: L'Illustration, No. 2509, 28 Mars 1891
Author: Various
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 2509, 28 Mars 1891" ***


L'ILLUSTRATION
Prix du Numéro: 75 cent.

SAMEDI 28 MARS 1891
49e Année--Nº 2509.

[Illustration: GRASSE.--Vue du Grand-Hôtel, habité par la reine
d'Angleterre.]

[Illustration: LE SÉJOUR EN FRANCE DE LA REINE D'ANGLETERRE.--Vue
générale de Grasse.--D'après des photographies de M. Giletta.]



[Illustration: COURRIER DE PARIS]

J'éviterai les phrases attendues sur la semaine sainte. Je les
éviterai d'autant plus qu'elle est passée et que nous voici à Pâques. Il
faut pourtant bien noter que le printemps cette année s'est signalé par
une froide grêle et que Paris s'est tout verdi de rameaux frais pendant
que voltigeaient des flocons de neige.

Cette semaine, les théâtres ont donné leurs pièces d'arrière-saison,
puis ont fait relâche. Mme Jane Hading joue _Faustine_ à la
Porte-Saint-Martin et on nous présente et représente la Vierge sur le
Théâtre-d'Application. Plaisir sacré, paraît-il. On eût été fort mal
venu, durant les jours saints, à aller écouter les petits couplets de
miss Helyett, mais il a semblé décent d'aller entendre la _Passion_,
cette _Passion_ de M. Haraucourt qui, interprétée par Sarah Bernhardt
l'an dernier, donna lieu à un beau tapage, s'il m'en souvient bien.

Est-ce que Paris aurait son petit coin d'Oberammergau là? Rien n'est
plus curieux que ce goût du merveilleux et du mysticisme, cet amour du
religieux dans l'art, qui s'empare des Parisiens. Le mystère de M.
Bouchor, la _Nativité_, que l'on a vu tout cet hiver galerie Vivienne,
est, en ce sens, un véritable symptôme. On est _fin de siècle_, mais on
se tourne vers le moment unique où s'ouvrit l'ère des siècles nouveaux.
Et c'est ainsi qu'on en revient aux oeuvres d'art d'une poétique naïveté
qui charmaient et qui consolaient les candeurs et les douleurs du
moyen-âge.

Oui, nous en sommes aux mystères, aux spectacles sacrés, aux drames de
la foi. La _Passion_ rue Saint-Lazare, c'est un spectacle inattendu, et
je ne suis pas certain que la simple annonce ou la constatation de ce
fait ne fera pas se signer avec horreur quelqu'une de ces bonnes tantes
dévotes que nous avons tous encore au fond de notre province.
Rassurez-vous, tante Annette, les poètes ne touchent qu'avec respect à
ces sources d'éternelle poésie, et les marionnettes de M. Signoret
disant des vers de M. Bouchor par la bouche de M. Richepin ont ramené au
bercail d'où vous n'êtes jamais sortie, ô tante Annette, plus d'un
gouailleur irréductible et plus d'un boulevardier impénitent.

Et, pendant ces jours fériés qui donnent à nos collégiens l'illusion des
grandes vacances, les Chambres sont parties, députés et sénateurs
prennent un repos bien gagné.

Pourtant la politique ne chôme pas. Elle ne chôme jamais, la politique.
Elle s'est affirmée à propos d'un banquet présidé par M. Jules Ferry à
l'Elysée-Montmartre.

M. Jules Ferry rentre en scène décidément, et je remarque avec un
étonnement facilement calmé que chaque fois que M. Ferry parle ou écrit,
il arrive de mauvaises nouvelles du Tonkin.

--Vous savez, me disait il y a trois mois un ami, que Jules Ferry est
élu sénateur?

--Je le sais et je vous parie qu'il va nous arriver de mauvaises
nouvelles du Tonkin.

--Pourquoi donc?

--Parce que c'est ainsi. Dès que Ferry montre le bout de son nez, crac,
il arrive du Tonkin un renseignement désagréable. Ah! le télégraphe
n'aime pas Ferry!

--Voulez-vous dire, mon cher, qu'on songe à étouffer toute manifestation
de M. Jules Ferry sous une dépêche alarmante?

--Je ne dis rien, je ne dis rien du tout. Je dis simplement que dès que
Ferry parle--c'est extraordinaire--il arrive une mauvaise nouvelle du
Tonkin!... Voilà!

Ce banquet de l'Elysée-Montmartre a donc eu lieu et M. Ferry a parlé.
Les sergents de ville attendaient, du potage au dessert, prêts à faire
respecter la liberté des dîneurs. Un banquet a, de la sorte, bien des
aspects divers selon qu'on le déguste ou qu'on le protège. C'est comme
une représentation à l'Opéra, qui doit paraître très différente à
l'abonné qui l'écoute de son fauteuil ou au garde municipal à cheval qui
y assiste du haut de sa monture, la botte dans l'étrier. Ah! les
impressions du garde à cheval, attendant, le collet de son manteau
relevé contre le vent froid! Il n'est pas un opéra, fût-ce un
chef-d'oeuvre, qui n'ait paru trop long à ce brave! Et dans les
querelles d'écoles il ne voit que ça: que ce soit _Lohengrin_ ou
_Faust_, Gounod ou Wagner--il est en selle.

Demandez-lui, à ce cavalier dont le casque à crinière se dore sous la
lumière électrique, demandez-lui quel est, à l'Opéra, le candidat de ses
rêves.

--Celui, répondra-t-il, qui fera les représentations moins longues!

Les musiciens ont fait parler d'eux, non pas seulement par leurs cartels
comme M. Massenet, mais par leurs élections officielles. On ne laisse
pas longtemps les places vides à l'Académie des Beaux-Arts. Voilà le
pauvre Delibes déjà remplacé. Son fauteuil de membre de l'Institut sera
occupé par M. Guiraud. Un très aimable homme, M. Guiraud, et un homme de
talent. Il a fait _Piccolino_, qui est une oeuvre charmante; il a écrit
le _Kobald_, il a composé des suites d'orchestre tout à fait
remarquables, délicieuses vraiment, et bien françaises.

Le talent, c'est beaucoup. Ce devrait être tout pour l'Institut. Mais
les qualités personnelles jouent toujours un rôle dans une élection, et
c'est fort naturel. Or, Guiraud est non pas seulement un compositeur
applaudi, c'est un camarade très aimé. Il est de ceux qui se donnent
tout entiers à leurs amis. Il a passé des nuits à orchestrer les oeuvres
inachevées de musiciens disparus. Est-ce pour Bizet ou pour Offenbach
qu'il l'a fait? Je ne m'en souviens plus. Il l'a fait, cela est certain,
et sans demander aucune récompense.

Non, c'est un plaisir de se dévouer à la mémoire de ceux qu'on a aimés!
Il le dit et il le pense. Distrait comme La Fontaine, il a la bonté du
fablier. Il arrive à l'Institut jeune encore, et quand il a devant lui
des années fécondes pour nous donner de belles oeuvres nouvelles. A
bientôt! Et comme nous serons heureux de l'applaudir!

Le comte Stanislas Rzewuski, l'auteur de _Faustine_, est un peu l'ami
des autres, comme M. Guiraud. Ce grand seigneur polonais est une figure
parisienne. Neveu de Balzac, le comte Rzewuski, auteur d'un Comte
_Wilold_, joué chez Antoine, est un lecteur extraordinaire. Il lit
toujours, il lit partout. Je l'ai vu, pendant un entr'acte de la revue
des Variétés, tirer un volume de sa poche, le couper et le lire. C'était
le _Bonheur de vivre_, de sir John Lubbock. Un spectateur qui lit
Lubbock et qui lirait Schopenhauer entre deux chansons de Baron ou de
Mlle Lender, c'est un original ou je ne m'y connais pas.

L'auteur de _Faustine_ aime les cartes, comme il aime les livres, avec
cette différence qu'il adore ceux-ci et qu'il méprise un peu celles-là.
Il apporte, au cercle, un flegme admirable dans la partie, et il est
beau joueur, car il sait perdre avec bonne grâce et gagner avec
froideur. C'est un gentil homme et c'est un gentleman.

Il a remis à la scène cette _Faustine_ que Louis Bouilhet avait jadis
montrée à la Porte-Saint-Martin même, mais il en a fait la coquine
qu'était cette créature séduisante, aux cheveux doucement ondulés. Je
suis certain qu'il est allé au feu de la rampe comme il irait à la
bataille, simplement, un sourire doux sur sa figure pensive et jeune.
Bonne chance aussi à ce lettré aux séductions de Slave, trempées dans
l'esprit parisien!

Figure parisienne, dirais-je. C'était une figure de ce genre que celle
de M. Verdier, qui disparaît en même temps que M. Potel, de la maison
Potel et Chabot. _Verdier, de la Maison d'Or!_ Cela résonnait comme un
titre et c'est une noblesse comme une autre, celle du travail, celle de
l'argent. Notez que ces noms spéciaux, Potel ou Verdier, sont aussi
connus du monde entier que ceux de nos romanciers ou de nos poètes. A la
nouvelle de la mort de Verdier, combien de généraux autrichiens ou
russes hocheront la tête au souvenir de leur jeunesse et se reverront
jeunes, souriants, avec le grade de porte-enseigne, pensant à l'avenir
et à autre chose encore dans quelque cabinet de la Maison d'Or!

--Ah! Verdier! La _Maison d'Or!_ Toute notre jeunesse!

Potel était moins spécial: il expédiait les _harnais de gueule_, comme
eût dit Rabelais, à domicile. Cet homme, qui meurt à quatre-vingt-deux
ans, fut jusqu'à la fin le grand ordonnateur des banquets et des fêtes
où l'on mange. Il n'y a pas de cérémonie publique ou privée à laquelle
ne se trouve associé ce double nom, qui n'en fait qu'un: Potel et
Chabot, comme s'il s'écrivait Potéléchabot. Le chef-d'oeuvre de la maison
devait être, du reste, ce gigantesque banquet des maires où toutes les
municipalités de France représentées par leurs premiers magistrats
avalèrent, en un soir, de quoi nourrir un département tout entier. La
Fédération des estomacs!

Paris apprit, ce jour-là, que les maires avaient absorbé une quantité de
nourritures diverses qui eussent fait reculer Gamache ou Gargantua. Plus
d'un pauvre se dit même, après avoir lu le compte-rendu de ce repas
monstre: «J'aurais volontiers dîné de quelques miettes du festin!» Mais
les pauvres lisent-ils les journaux? Je ne le leur conseille pas. Même
les feuilles les plus démocratiques seraient pour eux pleines de
déceptions.

Voilà, par exemple, un journal populaire qui fait part à ses lecteurs du
très récent calcul d'un statisticien. Ces statisticiens sont bien
extraordinaires. Labiche en avait connu un qui avait compté le nombre de
femmes veuves qui traversent le Pont-Neuf, en une année. Le statisticien
du jour a calculé qu'un Parisien consomme en moyenne, dans son existence
(ici, ouvrez les oreilles et aussi les yeux!), 9,000 kilos de pain,
5,000 kilos de viande, 900 douzaines d'oeufs, 800 kilos de poisson,
10,000 kilos de légumes. En moyenne encore--oh! les moyennes!--le
Parisien avale 3 chevreaux, 6 cailles, 6 grives, 6 lièvres, 9 dindes, 18
perdreaux,--je ne compte pas les pigeons, les oies, les canards, les
alouettes--et 210 poules.

Voyez-vous le pauvre diable de souffreteux, lisant par hasard le calcul
du statisticien? Une caille, du chevreau, des perdreaux, il n'en a
jamais goûté, le malheureux, durant sa pénible vie. Il a souffert de la
faim, comme il a souffert du froid, mais la statistique le console.

--En moyenne, un Parisien absorbe 9,000 kilos de pain. Tu fais partie de
la moyenne, pauvre affamé que tu es! Ne te plains pas! D'autres avalent
le surplus de la part qui te manque.

On tomberait bien vite, en y songeant, non pas dans le socialisme, qui
évoque l'idée de la révolte, mais dans le _tolstoïsme_, qui implique
l'idée de charité. Toujours est-il que si Potel et Verdier sont des noms
populaires dans le monde qui fait la fête, combien ne savent même pas ce
que c'est dans le monde qui fait le _gros ouvrage_ de notre société.

Puisque j'en suis aux restaurants, il faut signaler la pétition des
garçons de café à la chambre syndicale des restaurateurs et limonadiers.
Les garçons réclament le port facultatif de la barbe. Ils trouvent que
les astreindre à porter des favoris attente à la dignité du citoyen qui
repousse avec horreur le joug du caprice et de l'arbitraire.

La moustache n'étant plus, disent-ils, le signe d'un caractère
belliqueux, ils demandent à la porter.

Mais alors que deviendra l'axiome de ce voyageur plein d'expérience:
«Les hôtels se divisent en deux sortes: ceux où l'on est servi par des
garçons à favoris, ceux où l'on est servi par des garçons à moustaches.
Fréquentez les premiers, fuyez les seconds.»

Les garçons feront peut-être mentir l'observation et l'on dira sans
doute: Du côté de la barbe est la toute politesse. Mais le coupable est
encore M. Jules Ferry qui a coupé ses légendaires favoris et laissé
pousser ses moustaches...

Rastignac.



LETTRES D'ITALIE

LA MESSE DU PAPE

Il n'est pas d'usage à Rome de se lever de bonne heure, non plus que de
se coucher tard.

La vie est longue et les affaires sont brèves, sous ce beau ciel chargé
d'indolence. Aussi l'étranger à qui prendrait la fantaisie de se
promener par la ville vers sept heures du matin ne rencontrerait-il dans
les rues silencieuses que quelques voitures de maraîchers se dirigeant
nonchalamment vers le marché du Campo di Fiore, devant le palais
Farnèse, où loge superbement l'ambassade de France près le Quirinal.
Bien amusantes, ces charrettes contadines, longues, plates et étroites,
peintes en bleu vif, avec, accrochée de biais sur le brancard gauche,
une hotte faite de cercles de tonneau recouverts de peaux de chèvre,
doublée d'oripeaux qui seraient éclatants s'ils n'étaient moins
crasseux. C'est le cabriolet où s'assied le conducteur dans son costume
de modèle pour tableaux romantiques, veste et culotte de drap gros bleu,
ceinture de laine rouge ou jaune, feutre pointu, foulard d'un vert à
faire grincer les yeux, les jambes entortillées de bandes de toile
blanche, par-dessus lesquelles s'entrecroisent les cothurnes de la
sandale en peau de vache.

Puis, si c'est dimanche, l'étranger pourrait croiser des hommes cravatés
de blanc, et sous le pardessus de qui se devine l'habit noir. A Paris,
ce serait des gens qui vont se mettre au lit; mais à Rome pareille
dissipation est invraisemblable. La capitale du monde n'eût-elle
d'ailleurs pas les moeurs paisibles d'une sous-préfecture, on verrait à
leur mine grave qu'il ne s'agit point là de fêtards attardés. Si les
funérailles se faisaient à pareille heure, on croirait plutôt qu'ils se
disposent à tenir les cordons de quelque poêle. Puis, dans cette voiture
qui passe, la seule assurément déjà attelée à Rome, voilà des femmes
coiffées d'une mantille de dentelles, ce qui leur donnerait assez l'air
de sortir du bal, si l'ensemble de leur toilette n'était si uniformément
noir. Ces fracs prématurés et ces mantilles insolites se rendent à la
messe du pape.

                                                *
                                              * *

Depuis que Rome est découronnée de la tiare apostolique, c'en est fini
des fastueuses «fonctions» qui la remplissaient de splendeurs mystiques,
et auxquelles le pontife suprême apportait la majesté de sa présence.
Plus d'office pontifical dans la basilique vaticane les jours de Pâques
et de Noël, avec de formidables fanfares de trombone sonnant du haut de
la coupole la naissance du divin _bambino_. Plus de bénédiction _urbi et
orbi_ quatre fois l'an, du haut de la loggia de Saint-Pierre, de
Saint-Jean de Latran et de Sainte-Marie-Majeure. Plus de procession du
pape et du Sacré-Collège le jour de la Fête-Dieu; plus de prière du
Saint-Père chaque vendredi de carême dans la «confession» du prince des
apôtres. Plus de lavement des pieds du jeudi-saint par le vicaire de
Jésus-Christ et Son Eminence le grand pénitencier, avec repas servi sous
le portique de Saint-Pierre à douze vieillards pauvres. Plus de baptême
solennel des juifs et païens convertis, au baptistère constantinien de
Latran, le samedi-saint.

«Où peut-on voir le Pape?» interrogent anxieusement au débotté tous les
Américains. Quand on leur répond: «Nulle part», ils sont consternés.
Pour un peu ils demanderaient à Cook de leur rendre l'argent. Comme ils
ne sauraient pourtant ignorer la réclusion volontaire du Saint-Père dans
l'enceinte de son palais, ils s'imaginent, sans doute, qu'on a ménagé
aux fenêtres des musées vaticans quelques vues sur son allée favorite,
voire sur sa salle à manger, moyennant vingt sous au custode.

Il est fort difficile d'être admis auprès du Saint-Père. Cela s'explique
assez par le nombre considérable des demandes dont sont assaillis le
majordome de Sa Sainteté et son maître de la chambre. Si Mgr Macchi et
Mgr délia Volpe ont la réputation de ne pas être toujours aimables,
c'est en raison des innombrables refus auxquels les oblige leur devoir.
La bonne grâce traditionnelle des prélats romains s'arrête où commence
la nécessité pour Léon XIII de se défendre contre des envahissements qui
n'ont pas toujours pour motif l'unique piété.

En outre des audiences particulières, tantôt chaque dimanche, tantôt
tous les quinze jours, selon l'état de santé du Saint-Père et ses
dispositions à la sociabilité, se distribuent les précieuses cartes
d'admission à sa messe. Elles portent au bas l'indication du costume de
rigueur, frac et toilette noire, avec la mantille pour les femmes. On
sait en effet que celles-ci ne sont pas admises nu-tête au lieu saint,
débris de l'ancien rituel hébraïque conservé par le christianisme, et,
d'autre part, les fantaisies souvent étranges que la mode leur impose
sous forme de couvre-chef risqueraient de frapper une note bien mondaine
dans l'austère solennité de la cérémonie. Et puis, c'est la tradition,
et, en matière d'étiquette pontificale, cette raison dispense d'en
chercher aucune autre.

Tous les étrangers connaissent l'entrée du Vatican, le _Portone di
Bronzo_, à l'extrémité du demi-cercle de droite de la colonnade du
Bernin, ce colossal anneau de granit dont Saint-Pierre est le chaton. En
passant devant le poste des gardes-suisses, dont le costume de
lansquenet du XVIe siècle est une des curiosités de Rome, on déplore que
le progrès des temps les ait armés d'un vulgaire fusil Winchester, en
remplacement de la hallebarde d'antan, qu'ils ne portent plus que dans
leurs factions aux portes des appartements intérieurs. Ils sont encore
bien pittoresques, avec leur culotte bouffante de drap écarlate,
recouverte de lanières tailladées alternativement noires et jaunes, le
pourpoint pareil bordé d'un galon aux armes du pontife régnant, bas
rayés de jaune et de noir et souliers plats, avec, en grande tenue de
service, la cuirasse d'acier poli à épaulières et brassards, et le
casque ombragé d'un ample panache blanc. Une fraise tuyautée et une
rapière à fourreau de cuir fauve complètent cet uniforme attardé. Avec
leur robuste carrure germanique, leur teint coloré, leurs longues
moustaches rousses pendantes, ces pacifiques soldats de parade semblent
échappés d'une compagnie de condottieres gibelins.

Sur une petite place triangulaire qui se trouve au pied de la haute et
massive muraille contre-buttée de la chapelle Sixtine, entre l'enceinte
des jardins pontificaux et le colossal bas-côté de Saint-Pierre, il y a
un corps-de-garde suisse à la porte du Vatican par laquelle, au
printemps dernier, Léon XIII a fait cette fameuse sortie qui n'en était
pas une. En face, le long d'une rampe qui conduit à la Monnaie, un
fantassin italien monte la garde au nom du roi Humbert. C'est
l'irréconciliabilité des deux principes mis en présence à vingt pas l'un
de l'autre.

Quand on se rend chez le pape, au lieu de suivre la longue galerie
voûtée qui mène à l'escalier royal, on monte à droite par la _Scala Pia_
à la cour Saint-Damase, entourée à la hauteur d'un bon dixième étage des
galeries vitrées des loges de Raphaël. Ceux qui se représentaient le
Vatican comme un imposant palais de style ne sont pas peu déconcertés
par cet énorme assemblage incohérent de constructions jaunâtres,
irrégulières par l'élévation comme par la forme, d'une ligne peu
architecturale, et dont l'ensemble n'a d'autre apparence extérieure que
celle de l'immensité. Lorsqu'on y a pénétré, on est ébloui par la
magnificence intérieure de cet édifice, fait, en effet, de pièces et de
morceaux rapportés, depuis le pape Symmaque jusqu'à Pie IX. Si vaste
qu'il paraisse, le chiffre de onze mille auquel est évalué le nombre de
salles qu'elle renferme doit être exagéré. Mais qui en a pu faire le
compte? Le préfet même des sacrés palais apostoliques ne s'y
reconnaîtrait pas.

Bien que les appartements privés du pape n'en occupent qu'une très
petite partie, on s'y perdrait sans peine, si l'on n'était guidé par les
gardes suisses, postés de distance en distance, ou par les gendarmes
habillés à la française, en culotte de peau et bottes fortes, bonnet à
poil en tête, un sabre formidable au côté, et des éperons longs comme
ça, qui partagent avec eux la garde du vicaire de Jésus-Christ.
Instinctivement, on baisse la voix au diapason d'église, en traversant
cette interminable enfilade de salles et galeries désertes, froides et
nues, aux hauts plafonds à caissons carrés ou décorés à fresque par
Jules Romain et Daniel de Volterre, Vasari, les Zuccari et autres
fabricants de peinture d'apparat. Le faible bruit des pas sur les dalles
de marbre en trouble seul le silence mélancolique, en soulevant la
légère poussière des lieux délaissés. On dirait d'un cadre fastueux dont
serait absente la peinture qui l'animait.

Enfin, l'on parvient dans la salle des gardes nobles, où des camériers
en culotte courte et simarre de damas rouge, bas de soie et jabot Louis
XV, vous débarrassent de votre pardessus, puis vous introduisent
silencieusement dans le sanctuaire. Ce n'est rien qui ressemble à une
chapelle, mais un salon de médiocre dimension, tendu de lampas groseille
d'un fort vilain ton, au milieu duquel une trentaine de chaises de soie
sont rangées cinq par cinq dans le prolongement d'une ouverture déporté
à deux battants. Au fond, dans la pénombre d'une petite pièce dont les
fenêtres sont voilées de stores, les cierges allumés d'un autel. Ce
mystère, ce silence, ce demi-jour, cet appareil rendu plus solennel par
sa simplicité même, le noir dont sont drapées les femmes, quelques frocs
de moines dans l'assistance, la marche discrète des monsignors en
soutane violette qui passent comme des ombres, font songer vaguement à
la célébration du saint sacrifice dans les catacombes des premiers
chrétiens.

                                                *
                                              * *

Ce ne sont généralement pas des mécréants qui obtiennent l'honneur
d'entendre la messe du pape. Mais s'en glissât-il un par aventure dans
la chapelle privée, je ne crois pas que son endurcissement pût résister
à un passage d'émotion quand paraît devant le premier rang des fidèles,
brusquement prosternés à cette vue, une frêle silhouette en robe
blanche, qui fait sur les têtes inclinées le geste de la bénédiction.
Léon XIII a accompli sa quatre-vingtième année, et, en émaciant encore
son corps d'ascète, l'âge lui a donné comme une transparence mystique et
super terrestre qui sied mieux à son rôle sacré de pontife suprême que la
rondeur bonne enfant de son prédécesseur. Elle sied surtout au premier
Pape à qui soit échu la tiare découronnée de son fleuron de souverain;
elle lui donne l'aspect d'un saint plutôt que l'allure d'un roi. C'est
une image si banale qu'on ose à peine l'évoquer, celle du contraste
matériel entre la personne de ce chétif vieillard et l'immense majesté
de l'abstraction qu'il incarne, l'incommensurable grandeur du passé dont
il est le 264e héritier. Mais dans certains cas il n'y a que la banalité
qui serve, faute de pouvoir mieux dire que ce qui a été dit. Quant aux
esprits forts qui jugent puérile cette double tendance de l'imagination
à concrétiser l'idée abstraite en même temps qu'on idéalise l'être
concret, je leur répondrai que c'est tant pis pour eux s'ils ne sont pas
restés l'enfant qui vit d'images, car ils sont privés des plus vives
jouissances, qui sont les jouissances sensationnelles.

                                                *
                                              * *

Léon XIII dit longuement sa messe, avec des mouvements lents de
vieillard, la voix douce et très faible s'entrecoupant de défaillances,
la taille voûtée sous le poids des ans écrasée encore par la lourde
magnificence de riches ornements sacerdotaux. Son aspect profondément
vénérable est accentué par la vigoureuse maturité de trois prélats
domestiques qui l'assistent à l'autel, avec leur visage à reflets bleus,
aux robustes méplats de médaille romaine, et leur abondante chevelure
frisée débordant la tonsure. Mais cette vieillesse n'est pas de la
décrépitude. On s'en aperçoit quand, l'office terminé, après une seconde
messe dite par un chapelain de la famille pontificale et que le
Saint-Père écoute avec autant de ferveur qu'il en a mis à dire la
sienne, commence le défilé des présentations.

Lorsque le pape en a décidé ainsi, il prend place dans un fauteuil au
pied de l'autel et chacun des assistants à son tour, nommé par un maître
des cérémonies qui auparavant l'a discrètement interrogé sur les
particularités de nature à intéresser Sa Sainteté, a l'honneur de
s'entretenir quelques instants avec elle. On voit alors que la vivacité
d'esprit de Léon XIII, son affabilité italienne, sa paternelle bonté de
pontife, n'ont nullement souffert des atteintes de l'âge. Prenant vos
mains dans les siennes, blanches, fines et souples comme celles d'une
femme, il vous parle en un français impeccable--c'est la langue qu'il
emploie avec tous les étrangers--et si ces cérémonies lui causent
quelque fatigue et quelque ennui, personne ne s'en peut douter, tant il
y apporte de bonne grâce d'homme du monde, élargie et exaltée par la
majesté religieuse et souveraine du vicaire de Jésus-Christ. Un neveu de
Léon XIII, le comte Pecci, élevé par lui et admis dans son intimité
journalière, dit que jamais il ne l'a vu rire. Mais cette gravité
méditative et mélancolique n'est pas de l'humeur morose. Pour s'en
convaincre, on n'a qu'à observer ce que contient d'aimable la finesse de
son sourire.

L'impression de grandeur qui s'exhale de la bénédiction avec laquelle le
Pape vous congédie frappe les âmes jusqu'à accabler celles qu'anime la
ferveur des simples. J'ai vu une jeune femme espagnole fondre en larmes
aux pieds du Saint-Père, suffoquée par l'émotion au point de ne pas
pouvoir se relever après avoir baisé son anneau de pasteur des peuples
et la croix d'or brodée sur sa mule de velours rouge. L'extrême douceur
et l'aimable bonté avec laquelle il s'efforçait de la calmer ont eu
peine à avoir raison de son trouble éperdu. Ce vif et touchant hommage
rendu à la splendeur de la foi aurait désarmé les plus sceptiques. En
sortant de la messe du Pape, on est tout au triomphe de l'idée sur la
matière, et cette pensée consolante n'est chassée de l'esprit par aucun
des détails temporels de la fin, ni les _rinfreschi_ servis dans une
salle voisine aux privilégiés familiers du Vatican--les glaces et
granits de rigueur en Italie, même quand il y fait froid--ni la pièce
blanche à l'effigie de l'usurpateur, discrètement glissée au départ dans
la main des imposants camériers en damas écarlate. A n'y regarder qu'au
point de vue abstrait, qui plus qu'on ne le croit gouverne encore le
monde, elles sont toujours vraies, les paroles superbes inscrites à la
voûte de la _Scala Regia: Ambulabunt gentes in lumine tuo, et reges in
splendore._

Marie Anne de Bovet.



[Illustration: CATASTROPHE DU STEAMER ANGLAIS «L'UTOPIA» DEVANT
GIBRALTAR.--Sauvetage des naufragés par le cuirassé «Anson».]


[Illustration: THÉÂTRE DE LA PORTE-SAINT-MARTIN.--«L'Impératrice
Faustine», drame historique en cinq actes, du comte Stanislas Rzewuski.
Le centurion Aper livré par Marc-Aurèle aux fureurs de la populace, en
présence de l'impératrice Faustine (4e acte).]



QUESTIONNAIRE.

Nº 12. Athènes et Paris.

_Si un Sage de la Grèce revenait au milieu d'une société de Paris, que
ferait-il, que dirait-il?_

(16 novembre 1889.)

RÉPONSES

On trouverait l'étoffe d'un ouvrage humoristique. _Lettres athéniennes_,
imité des _Lettres persanes_, dans les Réponses de cette question
ajournée. Le cadre du Questionnaire ne comportant pas de développement,
nous avons adopté celui d'un Interwiew du Sage de la Grèce par un
Reporter de Paris, qui permettra de résumer les communications de nos
Correspondants, dont nous groupons les noms en tête de ce dialogue:

Adolphe Flachs.--André M.--Aspasie du Moulin rouge.--Athénienne du
Quartier latin.--Briséis.--Docteur B.--E. G.--Giocanna.--Hirondelle du
Temple de Diane.--Lady Love.--Léonie d'As.--Mlle Phryné.--Mimi.--Miss
Tenflûte.--Parisienne de la rue d'Athènes.--Pierrette.--Platonicienne.--
Roméo et Juliette.--Tête folle.--Véra.---Xantippe.

PERSONNAGES.--Pantophile, Sage de la Grèce.--Un Reporter.

La scène se passe sur la terrasse d'un café, après déjeuner.

Le Reporter prend des notes en causant:

Pantophile.--En deux heures, au moyen de la langue universelle, le geste
et l'or, ma vie était organisée dans un Terminus; comme le soldat et le
colimaçon, le philosophe porte tout avec lui, et je me suis mêlé à votre
peuple d'écureuils.

Le Reporter.--C'est noté, marchons comme ça.

--Nous avions de ces entretiens et de ces dialogues avec Platon, dans
les Jardins d'Académus, et avec Aristote sous les Galeries du Portique.

--Ainsi, depuis les trois mille ans qui ont passé sur la cendre
d'Homère, vous n'avez rien trouvé de nouveau, aucune différence entre
Athènes et Paris?

--Dans le fond, non; dans la forme, si. Aristophane dirait que le monde
est un théâtre où on joue toujours la même pièce avec les mêmes
comédiens, dont on modifie les décors, le costume et le langage. Les
hommes sont partout les mêmes, Athéniens je les ai laissés, Parisiens je
les retrouve; j'étais un Parisien d'Athènes, il n'y a rien de changé, il
n'y a qu'un Athénien de Paris de plus.

--Quelle est la chose qui vous a le plus étonné à Paris?

--C'est d'abord de m'y voir, ensuite que personne ne m'ait encore dit:
«_Monsieur est un Sage de la Grèce, comment peut-on être du Siècle de
Périclès?_» Ou bien encore qu'une demoiselle classique ne se soit pas
écriée:

Un Grec, ô ciel! ma soeur, un Grec, un Sage grec!

Je l'aurais embrassée. Cependant on m'a montré ma photographie
instantanée, où j'ai l'air de la Statue du Commandeur invité à souper
avec des cocottes, buvant du vin de Champagne et fumant un cigare.

--Ah! ah! très bien. Et les petites femmes?

--Elles sont plus habillées ou plus déshabillées que les Athéniennes,
et, bien qu'elles n'aient pas le nez grec, elles n'en sont que plus
jolies. Mais vous avez inventé l'amour artificiel, l'Hypocrisie a des
temples; la Beauté, qui est une religion, n'est qu'une enseigne, et il
n'y a plus que vos hétaïres qui aient conservé les traditions des
nôtres: «Tu veux des diamants, des festins, des esclaves, cela s'achète;
tu demandes du plaisir, cela se paie. Tu n'as plus d'or? Va-t'en, et
apprends à te passer de ce qui ne se donne pas».

--Quoi encore?

--Paris est la ville la plus inconnue des Parisiens, comme la France le
pays le plus inconnu des Français, et la République le gouvernement le
plus inconnu des républicains.

--Un grand peuple ne se gouverne pas comme un petit.

--Vous appelez la Grèce un petit peuple; sur quoi repose donc la
grandeur? Mesurez-vous un livre à son épaisseur, un tableau à l'ampleur
de la toile, une statue à sa hauteur, un monument à sa masse, un peuple
à l'étendue de son territoire et au nombre de ses habitants? Quelle
place tenez-vous sur cette boule, dont les trois-quarts sont couverts
d'eau salée et l'autre quart couvert de boue? Votre population est
inférieure à celle de presque tous les autres peuples; l'Europe entière
danserait la Pyrrhique sur l'herbe de la Prairie américaine; vos fleuves
sont des ruisseaux, vos lacs des mares, vos Montagnes des taupinières,
excepté le Mont-Blanc, que vous finirez par consommer en carafes
frappées. Connaissez-vous la Grèce?

--Je suis bachelier.

--Mon compliment. Un géographe démontrerait, le compas à la main, que la
superficie de l'Attique n'est pas égale à la moitié du plus petit de vos
départements français, et d'après les chiffres de la statistique, que le
nombre de ses habitants est inférieur à celui d'un chef-lieu de
province. C'est là qu'une phalange de citoyens libres, marchant au
soleil, drapés dans un lambeau d'étoffe, a laissé sa trace éternelle et
dominé l'univers qui relève encore de lui.

L'activité de cette légion d'hommes a couvert de villes, comme votre
Marseille, les rivages de la Méditerranée, elle a dispersé des flottes
de cent mille vaisseaux, chassé des armées de trois millions d'hommes.
Elle a inventé les méthodes de toutes les sciences, les formules de la
philosophie, les principes de la politique, les règles de l'éloquence,
du barreau et de la tribune. La Grèce régnait sur le monde par son génie
et ses artistes, par les armes et le commerce.

Et voilà ce que vous appelez un Petit peuple? C'est votre maître, vous
lui devez tout, et vous ne savez même pas l'imiter.

Nous avions une aristocratie élective d'hommes supérieurs: Périclès aux
affaires, Thémistocle à la guerre, Alcibiade aux vaisseaux, Platon et
Socrate à la philosophie, Eschyle, Euripide et Aristophane au théâtre,
Démosthène à la tribune, Phidias et Praxitèle au marbre, Apelles aux
couleurs, Lysicrate à la musique. Vous n'avez qu'une démocratie
ombrageuse et jalouse, qui abat et repousse tout ce qui n'est pas
médiocre comme elle. Votre Panthéon est peuplé de martyrs: _Aux grands
hommes la Patrie reconnaissante_, quand ils sont morts de faim, de
dégoût et de désespoir.

Vous ne savez pas ce que c'est que la liberté; vous étouffez la
jeunesse, corps, intelligence et âme; vous êtes façonnés à la tutelle
comme des oiseaux qui sont nés dans une cage; vous vivez prisonniers,
dans un perpétuel esclavage, de l'école à la caserne, et de la caserne
dans un compartiment numéroté.

--Mais nous avons aussi des Lettres, des Arts et des Sciences, une
Religion et une Philosophie, un Code, une Flotte, une Armée.

--Il faut être juste; l'art est une langue universelle que la Grèce a
créée sans autre règle que le sens du Beau, qui met l'homme en
communication directe avec la nature; c'était sa religion; vous en avez
fait le culte du Joli, qui est une agréable expression du Laid. Quoi!
vous appelez le grec une langue morte? c'est la vôtre, qui, à travers le
latin, n'en est qu'une corruption grossière, après lui avoir emprunté
son alphabet, et si je parlais grec à un helléniste, il traduirait les
mots, sans en comprendre le sens. Nos poèmes, tragédies, comédies,
histoires, discours, n'ont pas été surpassés. Vous n'avez pas un poème
épique comme l'_Iliade._ Je suis étonné que vous n'ayez pas même une
littérature vraiment française. A l'Odéon, on se croirait dans un
théâtre anglais. Qui vous délivrera des Grecs et des Romains? La
Comédie-Française est le temple de Racine et de Corneille, où on dit la
messe le mardi pour les sourds, et les autres jours pour ceux qui ont
les oreilles de Midas. Si encore vous aviez des imitateurs
d'Aristophane; mais Molière ne pouvait mettre en scène un Courtisan.

--Allez toujours.

--L'oreille fut le seul guide des musiciens pour trouver les sept notes
de la gamme, pour inventer la lyre, la flûte, la trompette et d'autres
instruments. Trois mille ans plus tard, vous avez découvert qu'un son
est formé de trente-deux vibrations, et que le goût des Grecs était
d'accord avec les lois de la physique. Vous ne connaissez que cinq
fragments de leur musique; je n'en connais pas plus de la vôtre, puisque
l'Opéra ne joue guère que de la musique allemande et italienne, ou des
imitations. Par exemple, la décoration est merveilleuse, magique, et les
ballets m'ont enchanté; c'est dommage que les danseuses ne soient pas de
marbre, je veux dire le marbre rose du Péloponnèse. Quant à vos cirques,
ce sont des parodies des Jeux olympiques.

--Je ne comparerai pas nos sculpteurs et nos architectes aux artistes
grecs, mais nous avons des Écoles de peinture.

--Les peintres grecs se contentaient de trois couleurs, quatre au plus;
mais leur dessin était pur, et ils avaient le talent des vôtres sans
avoir leurs ressources. Le génie a toujours été rare, bien qu'il ne soit
qu'un peu de phosphore dans une boîte qui n'est pas même en ivoire. Le
mécanisme des arts s'est perfectionné par des procédés qui en font une
industrie. Vous élevez, sur vos places publiques, une population morose
de bronze et de marbre qui fait ressembler vos grands hommes à des
ramoneurs ou à des pierrots. Ce sont des caricatures, affublées de la
défroque moderne, qu'il faudrait compléter en les coiffant d'un chapeau
haute-forme.

--Et l'architecture, la voilà: la Tour Eiffel!

--L'architecture moderne a atteint les dernières limites de la laideur.
Vous ne savez même pas copier; si la Bourse est un monument grec, c'est
en dedans. La Madeleine ne vaut pas mieux. C'est une erreur de croire
que notre architecture est géométrique: la frise du Parthénon n'est pas
une ligne droite, c'est une courbe; l'espace entre les colonnes est
inégal, rectifié par la perspective de la lumière du ciel et de l'ombre
des façades. Les Romains étaient des maçons au cordeau. Les barbares,
eux, se contentaient de détruire les chefs-d'oeuvre, ils ne les
déshonoraient pas.

--Enfin, les Sciences sont modernes.

--La Grèce a inventé toutes les méthodes, mathématiques, géométrie,
mécanique, astronomie, médecine, législation, stratégie, même le jeu
d'Échecs. Les sciences ne sont que les étiquettes pompeuses de
l'ignorance humaine, et il suffit d'un insecte pour humilier toutes les
académies. Le monde est une horloge dont nous regardons marcher les
aiguilles sans en comprendre le mécanisme. Là, il y a des conquêtes
acquises: la locomotive, le bateau à vapeur et le ballon, le télégraphe
et le téléphone, la poudre et l'imprimerie. Je sais bien qu'un cheval
rapide ne court pas longtemps, que la voile va moins vite que le vent,
que les signaux aériens et les phares n'ont pas une longue portée, que
les armes blanches sont primitives et les tablettes fragiles; mais cela
a suffi à la Grèce, et les seuls monuments indestructibles sont bâtis
sur du papier. Les Romains nous ont emprunté les lois que vous avez
adoptées. Vous avez remplacé la ciguë par la décapitation, ce qui est
moins décent. Nous avions quatre mille dieux, et vous n'en avez plus,
une philosophie lumineuse que vos systèmes ont obscurcie. Quant à la
politique, elle se résume en une formule simple: mille pauvres contre un
riche, et la pire des tyrannies sera celle qui donnera au peuple le
bien-être matériel.

--Une dernière question: Pourquoi Alcibiade a-t-il coupé la queue à son
chien?

--C'était une sorte d'énigme proposée aux Athéniens, un moyen ingénieux
pour détourner pendant quelques heures leur attention dans une
conjoncture difficile. Les gouvernants usent souvent de ce moyen pour
amuser le peuple, enclin à contrecarrer la manoeuvre des affaires
publiques; le prétexte change, mais c'est toujours le Chien d'Alcibiade.

--Conclusion?

--Eh bien, ce que vous appelez le Progrès de la civilisation est un
cercle vicieux. Un seul exemple: les aliments, l'air, la lumière, sont
les trois premières conditions de l'existence; tout ce que vous mangez
est frelaté, on ne trouverait pas un verre d'eau pure; l'air est infesté
et vous vivez à la lumière artificielle, sous des ruches où les abeilles
sont à l'étroit dans leurs alvéoles et dont la reine est une portière.
Nous avions des mets simples, un abri commode, la vie au soleil et la
liberté. Il faut si peu pour l'homme et pour si peu de temps. Si l'âge
d'or est devant nous, c'est dans le sens métallique de la fin de ce
siècle d'argent, _Alpha, Oméga._

--Tout ça, c'est un thème grec.

Charles Joliet.



NOTES ET IMPRESSIONS

Les hommes ne font jamais ni tout ce qu'ils veulent ni tout ce qu'ils
peuvent.

Voltaire.

                                                *
                                              * *

La bonne nature a d'étranges compensations: moins elle nous a donné de
qualités, plus elle nous a doté de présomption et d'orgueil.

Goethe.

                                                *
                                              * *

Il y a dans le coeur d'un petit enfant le même sentiment de profonde
justice que dans l'âme d'une grande nation.

Octave Feuillet.

                                                *
                                              * *

Le charme mystérieux qui nous séduit et nous attire vers ces deux
grandes armes, le livre et l'épée, est de ceux qui se sentent bien mieux
qu'ils ne s'expriment.

Eugène Piot.

                                                *
                                              * *

Pour bien connaître l'amour, il faut, après s'être trompé une fois,
pouvoir réparer son erreur.

Léon Tolstoï.

                                                *
                                              * *

Un malheur de notre siècle de progrès électriques, c'est de ne savoir
attendre.

                                                *
                                              * *

Deux choses ont facilement raison de notre pessimisme: le sourire d'un
ciel de printemps et un rayon d'amour dans le coeur.

G.-M. Valtour.



[Partition musicale]

LES CLOCHES

Paroles et musique de MAURICE ROLLINAT

Les cloches de nos basiliques
S'esquivent tous les jeudis saints,
Et vont à Rome par essaims
Taciturnes et symboliques.
Quand leurs battants, à coups obliques
Ont sonné de pieux tocsins,
Les cloches de nos basiliques
S'esquivent tous les jeudis saints,
Et dans leurs robes métalliques
A l'abri des regards malsains,
En rang, comme des capucins
Elles s'en vont, mélancoliques
Les cloches de nos basiliques.



[L'INSPIRATION Tableau de Fragonard, appartenant au musée du Louvre
(galerie Lacaze) D'après une photographie de la maison Braun.]



[Illustration: HISTOIRE DE LA SEMAINE]

La semaine parlementaire.--Les Chambres ont pris leurs vacances de
Pâques, ajournant au 27 avril leur prochaine séance. Toutefois, avant la
clôture de la session, un certain nombre de résolutions importantes ont
été prises.

D'abord la loi relative à l'avancement des sous-lieutenants, loi votée
par le Sénat. En vertu des nouvelles dispositions, l'avancement sera
garanti dans toutes les armes au bout de deux ans de grade, alors que
jusqu'ici ce privilège était réservé à certaines armes spéciales.

--A la Chambre, vote en première lecture du projet de loi autorisant le
Mont-de-Piété de Paris à faire des avances sur valeurs mobilières au
porteur.

--Est venue ensuite la discussion de la loi relative à l'exercice de la
médecine, discussion à laquelle le docteur Brouardel a pris une part
active, en qualité de commissaire désigné par le gouvernement. Ce qui
caractérise cette loi, c'est qu'elle supprime, à l'avenir, le grade
d'officier de santé et celui de docteur en chirurgie, pour ne laisser
subsister que celui de docteur en médecine. Elle établit en même temps
que les dentistes devront être munis d'un diplôme spécial.

--Le ministre de l'intérieur a déposé sur les bureaux de la Chambre la
demande d'un crédit de 600,000 francs pour combattre l'invasion des
sauterelles en Algérie. Il est probable d'ailleurs que ce crédit sera
insuffisant, car les nouvelles reçues depuis font prévoir que, cette
année, les désastres causés par ce fléau seront encore plus
considérables que les années précédentes.

--Les événements qui se sont produits au Tonkin, et dont le récit a été
apporté par le dernier courrier de Chine, ne pouvaient laisser le
parlement indifférent. Les faits étaient connus, puisqu'ils avaient été
annoncés par le télégraphe, mais, à la lecture des correspondances qui
les racontaient en détail et des commentaires qui les accompagnaient
dans les journaux locaux, on a jugé que la situation était plus grave
qu'on ne l'avait supposé d'abord.

M. de Montfort a donc pris l'initiative d'interroger le gouvernement à
ce sujet. Il s'est surtout appliqué, dans son discours, à développer
cette idée «qu'on s'était trop hâté de présenter comme terminées les
opérations militaires et de déclarer qu'il restait seulement à accomplir
au Tonkin une opération de gendarmerie, besogne pour laquelle les
troupes indigènes étaient suffisantes.» La conclusion de M. de Montfort
est que, pour rétablir l'ordre au Tonkin, il faut avoir la franchise
d'en appeler de nouveau à l'armée régulière.

M. Etienne a répondu qu'on avait fort exagéré les faits et que l'oeuvre
de pacification se poursuit. Il a rappelé que les Anglais ont rencontré
aux Indes des difficultés autrement sérieuses, devant lesquelles
cependant ils n'ont pas reculé: «Il en sera de même au Tonkin, a ajouté
le sous-secrétaire d'État, si nous savons déployer les mêmes qualités de
constance et d'énergie.»

Après une courte réplique de M. de Montfort, qui a reproché à M. Etienne
de n'avoir pas précisé, au nom du gouvernement, les mesures qu'il
comptait prendre, l'incident a été clos.

Les courses et les paris.--Cette question fastidieuse reste à l'ordre du
jour, car les chambres se sont séparées sans arriver à trouver une
solution. Les choses resteront donc en l'état pendant les vacances, ce
qui veut dire que l'autorité continuera à prendre les mesures
nécessaires pour empêcher les paris sur les champs de course, sauf, bien
entendu, les paris entre particuliers, que la loi reconnaît.

Quant, à la commission chargée d'examiner le projet de loi déposé par le
gouvernement, elle a tenu une dernière séance dans laquelle elle a
rédigé un texte définitif. Aux termes de ce projet, dont nous avons
indiqué l'économie générale dans notre dernier numéro, tous les paris
sont interdits, sauf le pari mutuel. Il y a donc une différence sensible
entre le texte proposé par le gouvernement et celui de la commission. Le
gouvernement voulait laisser aux sociétés sportives la police des
hippodromes, c'est-à-dire la faculté d'organiser les paris à leurs
risques et périls; la commission, au contraire, supprime le jeu sous
toutes les formes, mais en faisant une exception pour le pari mutuel,
qui fonctionnerait désormais d'une façon légale.

M. Riotteau, qui réunit les fonctions de président et de rapporteur de
la commission, rédigera son rapport pendant les vacances.

Après avoir terminé la délibération, les membres de la commission ont
décidé, hors séance, de consulter les conseils généraux sur la solution
à donner à la question et ont engagé les assemblées départementales à
l'examiner au cours de la session prochaine qui va s'ouvrir le 6 avril.
Cette consultation sera intéressante, car la question des courses
passionne la province presque autant que Paris.

La question de Terre-Neuve.--Les longues négociations poursuivies par
notre gouvernement avec le cabinet de Londres ont abouti à la
constitution d'une commission d'arbitrage qui sera chargée de régler le
différend. Bien entendu, il ne s'agit ici que du point spécial qui
concerne «la pèche du homard et sa préparation sur la partie des côtes
de Terre-Neuve comprise entre le cap Saint-Jean et le cap Raye.» Nos
droits sur le French Shore ne sauraient, en effet, être mis en question.

Il est entendu entre les deux gouvernements que chacune des deux
puissances s'engage, en ce qui la concerne, à exécuter les décisions de
la commission arbitrale.

Celle-ci se compose de trois spécialistes ou jurisconsultes, désignés
d'un commun accord par les deux gouvernements, et de deux délégués de
chaque pays, qui seront les intermédiaires autorisés entre leurs
gouvernements et les autres arbitres.

Les trois arbitres désignés sont:

M. Martens, professeur de droit des gens à l'Université de
Saint-Pétersbourg;

M. Rivier, consul général de Suisse à Bruxelles, président de l'Institut
de droit international;

M. Gram, ancien membre de la cour suprême de Norvège.

La commission, composée ainsi de sept membres, statuera à la majorité
des voix et sans appel.

Le gouvernement britannique, qui a agi en cette circonstance avec une
grande loyauté, semble parfaitement décidé à faire respecter les
décisions de la commission arbitrale. Mais, d'autre part, le
gouvernement de Terre-Neuve paraît tout aussi résolu à n'en tenir aucun
compte. La preuve en est que la Cour de justice de la colonie vient de
condamner un capitaine de vaisseau anglais, coupable d'avoir forcé un
pêcheur terre-neuvien à se conformer aux stipulations du _modus vivendi_
anglo-français de 1890. C'est donc la lutte déclarée avec la métropole.

Le gouvernement anglais est-il désarmé vis-à-vis de sa colonie?
Nullement. Mais, pour faire disparaître toute espèce de doute sur la
question, lord Knutsford, ministre des colonies, a déposé un projet de
loi attribuant au gouvernement de la reine les pouvoirs nécessaires pour
mettre à la raison les sujets de l'empire colonial qui se laisseraient
emporter par l'esprit de révolte. Mais ici se présente une réelle
difficulté, difficulté de fait, sinon de droit. Le parlement
métropolitain a-t-il pouvoir de légiférer pour tout l'empire et de
passer outre aux votes contraires des parlements locaux qui fonctionnent
dans toutes les colonies britanniques? En principe, la réponse n'est pas
douteuse; mais dans la pratique c'est autre chose. Nous avons signalé
dernièrement le mouvement d'indépendance qui se produit dans les grandes
colonies anglaises, et notamment en Australie. L'Angleterre, qui sera
probablement obligée de laisser faire en Océanie, voudra-t-elle résister
jusqu'au bout à Terre-Neuve? Il faut le croire, car en réalité la
situation n'est pas tout à fait la même dans les deux cas. En proclamant
son indépendance, l'Australie ne violerait aucun traité international
consenti par la métropole et c'est ce qui arriverait à Terre-Neuve si le
parlement de cette dernière colonie refusait de reconnaître les
conventions passées avec nous par le cabinet de Londres.

On voit donc que la «question des homards» est grosse de conséquences,
car, en fait, elle met en jeu les principes qui gouvernent les relations
de l'Angleterre avec tout son empire colonial.

La loi du lynch en Amérique.--Certaines sociétés secrètes, qui
existaient en Italie sous les noms de la «Maffia», de la «Camorra», se
sont transportées en Amérique avec les émigrants. A la Nouvelle-Orléans,
notamment, les affiliés de l'une de ces sociétés étaient soupçonnés
d'avoir commis des crimes de toutes sortes. Le chef de la police, M.
Hennessy, se voua à la recherche et au châtiment des coupables, mais il
tomba lui-même victime de son zèle sous les balles d'assassins aux gages
de la Maffia. Des arrestations furent opérées. L'affaire fut instruite,
et l'opinion prévoyait une répression éclatante. Quelle ne fut pas la
déception universelle quand on apprit que le jury avait purement et
simplement acquitté la plupart des prévenus, se contentant d'infliger
des peines légères à ceux qui paraissaient avoir la plus lourde
responsabilité!

En présence de cette décision, la foule s'émut; des meetings furent
organisés, et, à la suite de discours violents qui portèrent au dernier
degré la surexcitation populaire, un certain nombre d'habitants
dévalisèrent les boutiques d'armuriers et se rendirent ensuite à la
prison où se trouvaient les accusés. Les portes furent enfoncées, et
onze des malheureux qui y étaient enfermés--et qui en somme devaient
être présumés innocents en vertu du verdict du jury--en furent extraits
et mis à mort, l'un après l'autre, sous les yeux d'une sorte de tribunal
révolutionnaire.

Le gouvernement italien s'est naturellement ému de cet acte inouï, qui
rappelle une époque que l'on croyait oubliée de l'histoire américaine.
Il a fait remettre à M. Blaine une note énergique, mais ici on se trouve
en présence d'une situation assez bizarre créée par la constitution
américaine. En vertu de cette constitution, le gouvernement de
Washington peut se désintéresser de la question, en objectant que les
États confédérés sont indépendants; mais d'autre part, si, dans
l'espèce, l'Italie voulait pousser les choses jusqu'au bout et émettait
la prétention d'exiger par la force de la Louisiane la réparation
qu'elle se croirait en droit de réclamer, le pouvoir central, toujours
en vertu de la constitution, pourrait intervenir et mettre à la
disposition de l'État confédéré son armée et ses escadres.

On n'en arrivera pas--cela est évident--à cette extrémité, mais il sera
curieux de voir comment sera résolu ce point spécial du droit des gens.

La Révolution au Chili.--Les nouvelles reçues du Chili, par voie de
Buenos-Ayres, disent qu'une bataille décisive a eu lieu entre les
insurgés et les troupes du gouvernement. Celles-ci auraient essuyé un
désastre complet. Le colonel Robles qui les commandait a été tué.

D'après le Times, qui a reçu des dépêches privées sur cette sanglante
affaire, le colonel Robles, à court d'approvisionnements, avait du
abandonner soudainement la forte position du mont Sébastopol. Il avait,
avec lui 1,200 hommes d'infanterie, 25 cavaliers et quelques canons. Le
6 de ce mois, il attaqua les insurgés, au nombre de 2,500. Au moment
décisif, il fut trompé par un stratagème de l'ennemi qui, arborant le
drapeau parlementaire, l'amena à entrer en pourparlers; mais les troupes
révolutionnaires reprirent brusquement le feu, qui produisit des effets
épouvantables parmi les troupes du gouvernement. Celles-ci furent
complètement défaites, perdant, en tués et blessés, les deux tiers de
leur effectif.

Le colonel Robles, atteint dès le début de l'action, n'avait été porté
que plus tard dans une ambulance. Cette ambulance prise, le commandant
des insurgés menaça de faire fusiller tout le monde si on ne lui
indiquait pas le colonel. Un infirmier dénonça le malheureux qui fut
aussitôt criblé de balles. Les insurgés procédèrent ensuite au massacre
des officiers blessés.

De son côté la légation du Chili à Paris a reçu de son gouvernement une
dépêche disant que le massacre dans les ambulances du colonel Robles et
de nombreux officiers blessés a produit une consternation générale.

La dépêche ajoute que la révolution dispose seulement des ports de
Taltal, Iquique et Pisagua. Les forces du gouvernement se concentrent
près de la province de Tarapaca.

Il en résulte donc que l'insurrection n'est pas générale et que, dans
l'état actuel des choses, il est impossible de se prononcer sur l'issue
de la lutte engagée par une partie de l'escadre. Mais ce qu'on ne peut
nier, c'est que les révoltés disposent de ressources suffisantes pour
tenir la campagne, peut-être pendant de longs mois.


Nécrologie.--M. Louis Frémy, ancien gouverneur du Crédit foncier de
France.

M. Ernest Hoschedé, l'un des fondateurs et directeurs de la _Gazette des
Beaux-Arts_, auteur de plusieurs volumes de critique d'art.

M. René Fache, sculpteur.

Le docteur Emile Bergeon, ancien sénateur républicain des Deux-Sèvres.

M. Ravaut, grand industriel, ancien membre du conseil général de la
Seine.

M. Barthélémy Saint-Marc Girardin, fils du célèbre critique.

M. Charles Verdier, propriétaire de la Maison Dorée, qui comptait de
nombreuses amitiés dans le monde artistique et littéraire.

Mme Henry de Montaut, veuve du dessinateur qui collabora longtemps à la
_Vie parisienne._

M. de Pradelle, ancien préfet de l'Oise.

M. Cahours, de l'Académie des sciences.



[Le phare du cap Fréhel (Côtes-du-Nord).]

LES PHARES

L'homme de barre vient de piquer six sur la cloche de la passerelle et à
la grosse cloche du bossoir l'homme de veille a piqué six à son tour: il
est onze heures du soir.

Le bâtiment roule bord sur bord; depuis quatre jours le gros temps d'Est
règne au large soulevant une mer énorme en longue houle qui embarque par
l'arrière; le vent souffle par rafales mélangées de pluie; il fait noir
comme dans un four; de la passerelle on ne distingue pas l'avant.

Depuis quatre jours aussi, on est sans point et l'on navigue à l'estime;
mais Dieu sait où les courants et la dérive ont pu porter le navire! et
la terre est là, devant, droit debout, la terre malsaine, c'est-à-dire
bordée d'écueils, hérissée de récifs, de rochers, de cailloux.

Et cependant, suivant l'expression consacrée, il faut l'attaquer et de
toute façon sortir de là. Que faire? Stopper? mais alors ce sera la nuit
entière à passer dans une lutte avec l'ouragan. Marcher en avant, sans
savoir où l'on est? mais c'est aller au plein fatalement, c'est le
naufrage, et peut-être à l'entrée du port.

Comment s'y retrouver, avec ce temps, par cette nuit? Le commandant est
monté sur la passerelle près de l'officier de quart; tous deux, abrités
sous le vent du kiosque, veillent devant, et fouillent l'horizon de
leurs jumelles.

Rien.--Si ce n'est la masse profonde des ténèbres. Et les rafales
redoublent de violence, la houle se fait plus dure maintenant, la pluie
fouette au visage, embrumant tout dans la nuit.

Que faire? Cependant le vent fraîchit encore, et la tempête se dessine
(le baromètre commence à baisser doucement), elle sera très violente et
longue, car elle a mis longtemps à s'établir.

Dans ces conditions il n'y a plus d'hésitation possible, il faut, avant
tout, fuir la terre inconnue, où le danger se présente immédiat,
menaçant.

Le commandant a vite pris sa décision: ce sera la lutte avec l'ouragan.

Tribord la barre, dit-il--et l'on entend la chaîne grincer dans les
poulies, le bâtiment évolue lentement:--là, gouvernez comme cela,
ajoute-t-il, debout au vent, attention à prendre la mer en belle et
maintenant à la grâce de Dieu!

Mais il n'a pas achevé que dans une rafale d'une violence peu commune le
rideau de nuages accumulés à l'horizon s'est subitement déchiré:
aussitôt un roulement de cloche joyeux a retenti au bossoir: là, en
haut, dans le ciel à travers la déchirure, comme une étoile d'un
brillant incomparable une lumière scintille en une série de petits
éclats.

La vision n'a eu que la durée d'un éclair et tout est retombé dans les
ténèbres, le rideau de nuages impénétrable s'est refermé. Mais cet
éclair a suffi, le phare a brillé, il n'y a pas à en douter, c'est lui!

Dès lors, il n'y a plus ni tempêtes, ni ténèbres, ni côte à craindre:
l'homme est maintenant maître des éléments, il sait où il est, où il va,
dans une heure il sera dans le port.

Dans son langage spécial le phare lui a parlé. Aussi, la route
rectifiée, le bâtiment file, assailli de tous côtés par la mer avec une
dernière furie, comme si elle sentait une proie depuis quatre jours
convoitée, tout à l'heure presque certaine, lui échapper, et il longe la
côte sans crainte, à bonne distance, sachant d'avance ce qu'il va
trouver.

Voici que tout à coup, en effet, une seconde fois l'horizon s'illumine;
un éclat doux cette fois, de lumière fixe, continue, blanche, un peu
floue sous la pluie, brille; c'est le second phare de l'entrée du golfe.
Quelques tours d'hélice encore, et l'on sera tout à fait à l'abri sous
la terre; puis, à bâbord, un gros feu rouge roule, constamment en
mouvement, c'est le feu flottant du grand banc, et là-bas, à deux milles
à peine, des feux rouges, verts, blancs, scintillent dans le calme du
plus profond de la baie, indiquant les passes de l'entrée du port.

Une heure s'est à peine écoulée, et du plus grand danger le navire a
passé à la sécurité la plus absolue, et pour cela un seul feu a suffi,
un instant seulement aperçu.

Le lecteur comprend à présent le rôle d'un phare et se rend compte de
son utilité. En suivant la marche du navire tout à l'heure, il a aussi
compris que le système d'éclairage des côtes consiste à les entourer de
trois cercles de lumières.

Le premier est composé de phares à grande portée ou de grand atterrage,
construits sur des caps, des îles ou des rochers en pleine mer, et
espacés entre eux de telle façon qu'il est impossible d'arriver près de
terre sans avoir au moins l'un d'eux en vue.

Lorsqu'il a franchi cette première ligne de lumières, le navigateur
rencontre un second cercle de feux composé de phares de second et de
troisième ordre qui lui désignent les alignements à prendre et les
écueils à éviter, les bancs de sable à doubler; enfin, un quatrième
ordre lui montre les passes et l'entrée du port.

Là où le phare est impossible, il est remplacé par le bateau-feu.
Décrivons-le immédiatement: ni bateau ni phare, les deux réunis, il
forme un type curieux dans la série. Tandis que le phare est fixe, et
que le navire marche et évolue, lui il flotte, retenu au fond par de
fortes chaînes. Regardez-le: comme l'ours dans sa cage, il roule et
tangue sur place, dans l'étroite liberté que lui laissent ses entraves,
sous la boule la plus légère comme dans les plus forts coups de vent,
entraînant les hommes qui le montent dans un mouvement giratoire d'un
balancement lent, continu, énervant.

C'est le galérien de la mer, il a quitté la légère et coquette parure du
navire pour en prendre la défroque, ses mâts épais et courts sont dénués
de vergues et de voiles, et couronnés de grosses boules désignées sous
le nom de voyants. Lourd, ramassé, les murailles élevées, la cale
profonde, peint en rouge ou en noir avec son nom en grosses lettres
blanches sur les flancs, tel se présente à première vue le bateau-feu.

Dans l'étroit espace, un mois entier, séparés du reste du monde, dix
hommes vivent, dont l'unique préoccupation, le souci constant est les
lanternes que l'on voit hissées à mi-mât, et dans lesquelles des lampes
sont fixées.

Surveillance et entretien du feu sacré, dont les bâtiments au large
suivent les silencieux mais éloquents conseils, tout a été disposé à
bord dans ce but. Au mât, une cabine spéciale reçoit les lanternes et
les met à couvert dans la journée où les hommes peuvent les nettoyer et
les éclairer.

Qu'il fasse calme ou que la tempête mugisse, toute l'année, depuis le
coucher du soleil jusqu'au jour, le feu doit être allumé et surveillé
par ces hommes avec l'écrasante monotonie de la même discipline et des
mêmes scènes, sans autre perspective que l'horizon rond autour d'eux, et
la mer qui les roule dans une écume perpétuelle.

Tous les mois un vapeur des ponts-et-chaussées dit de _relève_ vient
changer l'équipage, apporter des vivres frais et des fournitures.

Expliquons maintenant de quoi se compose un phare et comment il se
construit: le lecteur n'a qu'à suivre sur nos dessins.

[Illustration: LES PHARES.--1. Un bateau-feu.--2. En observation.--3.
Bouée à cloche.--4. Bateau des ponts-et-chaussées servant à «la relève»
des bateaux-feu.]

[Illustration: Phare du Four, dans le Finistère.]

Un phare est constitué par une tour surmontée d'une plate-forme sur un
soubassement de laquelle est située la lanterne. Le diamètre de la tour
n'est jamais inférieur à celui de cette dernière, et son diamètre varie
de 3 m. 50 à 5 mètres. Sa forme, nos dessins l'indiquent, est en général
ronde, ainsi que la plate-forme, de façon à offrir moins de prise à la
mer et au vent. _Ar-men_, le _Four_ et les _Jardins_, que nous
reproduisons, sont ainsi faits. La forme octogonale réalise cependant
les mêmes avantages et paraît plus élégante.

La construction d'un phare sur terre ferme est facile, mais il n'en est
pas de même lorsqu'on a dû l'élever sur des rochers plus ou moins
submergés sous les flots. _Ar-Men_ réalise la plus audacieuse
construction qu'on ait jamais entreprise à cet égard.

Regardez: le rocher d'_Ar-Men_, sur lequel ce phare est bâti, ne s'élève
pas à plus d'un mètre au-dessus des plus basses mers, et sa superficie,
comme nous le montre le dessin, est juste suffisante pour l'assiette
d'un grand phare. Il a semblé longtemps impossible d'y descendre, si
favorable que pût se montrer l'état de la mer, il le fallait cependant
et l'on a réussi l'impossible.

[Illustration: Phare des Grands-Jardins, en face de Saint-Malo.]

[Illustration: Le bateau des ponts-et-chaussées ravitaillant le phare
d'Ar-Men.]

Pour percer dans la roche les trous destinés à fixer la maçonnerie, les
ouvriers de l'ile de Sein, munis d'une ceinture de liège, se couchaient
au ras de l'eau, se cramponnaient d'une main au granit et levaient de
l'autre le fleuret ou le marteau. Et, à chaque instant, l'un d'eux était
entraîné par les lames, puis ramené au travail par les marins qui, dans
de petits bateaux de pêché, veillaient aussi près que possible du récif
pour secourir leurs camarades. Pendant la première année, on put
accoster sept fois le rocher et l'on perça quinze trous; la construction
des assises seules a duré cinq ans.

Inutile d'insister pour faire comprendre les difficultés de ces
gigantesques travaux.

(_A suivre._)

Hacks.



[Illustration: LES THÉÂTRES]

Comédie-Française: _Un Mariage blanc_, drame en trois actes, par M.
Jules Lemaitre.

Au lendemain de l'aventure de _Thermidor_, le Théâtre-Français songea à
parer le coup qui l'atteignait si profondément. Il fallait d'abord
présenter au public, et dans le plus bref délai, une affiche nouvelle.
Parmi les pièces reçues par elle, la Comédie compte des manuscrits sur
lesquels elle a droit de fonder de sérieuses espérances, mais des
difficultés de distribution, de rôles, d'interprétation, forçaient
l'administration à les remettre à un autre moment. M. Dumas n'était pas
prêt encore avec le _Chemin de Thèbes_, M. Pailleron mettait la dernière
main à sa pièce. Le temps pressait, lorsque M. Jules Lemaitre se
présenta sa comédie à la main. Il y avait là une planche de salut
probable. M. Jules Lemaitre est un homme d'esprit, en passe à l'heure
qu'il est de très grande réputation. Le public est avec lui, non pour
ses oeuvres de théâtre, car _Révoltée_, à l'Odéon, et le _Député
Leveau_, au Vaudeville, ne sont allés qu'à moitié chemin du succès, mais
il a pris en adoption, et bien a-t-il fait, cet esprit délicat,
primesautier, original, cet écrivain de race qui tient une des premières
places dans le journalisme parisien. Dans la circonstance, une comédie
de M. Jules Lemaitre était une bonne fortune. La pièce, lue sur l'heure,
fut rapidement répétée et prête en quelques semaines; malheureusement
elle n'a pas eu le succès espéré, et, tout en saluant les qualités
supérieures de l'écrivain, le public est resté indifférent à ces trois
actes, et comme un peu étonné dans ses déceptions.

M. Jules Lemaitre subissait la peine d'une erreur initiale; le sujet
même de la pièce était réfractaire à l'intérêt et tout le talent
imaginable ne pouvait racheter ce défaut d'origine. Le _Mariage blanc_
était triste; mais il cherchait l'émotion sans la trouver, et il
arrivait à ce singulier effet, d'exciter l'angoisse, d'irriter les
nerfs, sans appeler les larmes. La scène est à Menton, une villa adossée
à la montagne regarde la mer, et dans le jardin une jeune malade est
assise. Cette enfant si pâle sous ses cheveux blonds avec ses grands
yeux bleus a nom Simone Aubert. Sa mère s'agite autour d'elle, inquiète
de ses mouvements, inquiète de son immobilité même, écoutant avec effroi
cette toux déchirante des poitrinaires qui vivent leurs derniers jours.
Simone est condamnée; elle ne l'ignore pas, la pauvre enfant; aux
tendresses rassurantes qui l'entourent, aux mots d'espoir qu'elle entend
autour d'elle, elle sourit comme reconnaissante de ces pieux mensonges,
car elle sait qu'elle va mourir et elle retrouve dans les paroles du
docteur, et dans ce qu'on lui dit, ce quelle disait elle-même lorsque,
garde-malade, elle endormait les souffrances de son père et de son jeune
frère qui l'ont l'un et l'autre devancée dans la tombe.

Des avertissements plus cruels encore lui ont révélé sa destinée. Que de
fois des hommes séduits par sa beauté se sont approchés d'elle, pour
s'éloigner bientôt, écartés par un obstacle infranchissable, et la
laissant à ce désespoir de ne pouvoir être aimée! Aussi, quand la brise
apporte à la pauvre enfant l'écho des musiques gaies qui l'entourent,
quand elle sent autour d'elle par les contractes la vie des autres et sa
fin à elle, Simone baisse la tête sur sa poitrine, et semble répéter ce
mot adorable de Mme d'Houdetot qui, se sentant mourir à sa vingtième
année, disait les larmes aux yeux à son amie, lui demandant ce quelle
avait: «Je me regrette.»

Près de Simone, vit une soeur d'un premier lit, et qui ne subit pas
comme elle le mal héréditaire de la phtisie. Marthe est fort bien
portante, au contraire, dans une de ces beautés luxuriantes de santé et
de jeunesse. Comme une soeur de charité, elle a passé pourtant une
partie de sa vie auprès de cette mourante. Dans son égoïsme maternel,
Mme Aubert a oublié sa fille aînée pour cette enfant dont les soins
réclament tous ses instants et tout son coeur. Inconsciente de son
devoir envers Marthe, elle l'a appelée dans un sacrifice de chaque jour,
à ce point de la rendre jalouse de tant d'affection. Marthe s'est
soumise; mais c'était trop demander peut-être au dévouement filial. Dans
le silence de son âme, Marthe fait mentalement ses restrictions et a ses
reprises, mais vienne l'amour, et alors éclateront les orages
concentrés, l'amour, la passion dominatrice entre toutes, et qui a pour
devise «chacun pour soi.» Le voici.

Dans une villa voisine de celle qu'habite la famille Aubert, vit le
comte Jacques de Thièvres. Il n'a pas à demander la santé au climat de
Provence. Si le comte est à Menton, c'est que la mode conduit là toute
la population élégante. Jacques de Thièvres a un grand nom, une grande
fortune, cent cinquante mille livres de rentes. Il est dégoûté des
femmes, du plaisir, de tout le reste; c'est un blasé. Il a lu et appris
par coeur Mardoche; il est fait sur ce modèle des héros des romans
d'amour de 1830, avec ses quarante ans bien mal employés jusque-là. Il a
pour principe l'indifférence, pour mal le scepticisme. Pourtant, si le
bien se présente, il ne se refuse pas à le faire, il n'est pas, à ce
point, réfractaire, malgré ses théories, à toute bonne action; l'esprit
de charité humaine ne l'agite pas, mais s'il l'entraîne par hasard, ce
comte est prêt à se reprendre. Personnage peu sympathique dans ses
hésitations et qui tient plus du raisonnement que de la nature. Il perd
dans un seul mot tout le bénéfice d'une bonne action: on ne croit pas à
lui plus qu'il ne croit en lui-même. Peut-être aurait-il regret qu'il en
fût autrement.

Eh bien, soit. Sa physionomie est indéfinie, il portera la peine de
cette hésitation troublante pour le spectateur qui ne sait au juste à
quel homme il a à faire, qui accepterait peut-être dans un roman, ou
dans une nouvelle, ce personnage mis en oeuvre avec toute l'autorité
d'un écrivain de premier ordre, mais qui, au théâtre, ne peut l'admettre
dans ses contradictions. Cette famille Aubert intéresse comme une
curiosité Jacques de Thièvres dont la théorie morale est de ne
s'intéresser à rien. Marthe est belle, mais la beauté, c'est chose bien
banale, et, à l'âge où il est, le comte n'est pas homme à se laisser
prendre à cette considération, bonne pour les naïfs de l'amour.

Ses yeux s'attachent sur Simone, il y a là un cas particulier. La malade
lit un volume de Hugo; aux marques qu'elle a faites dans les pages du
poète, aux passages qu'elle a soulignés, il est facile de voir que la
pauvre enfant a senti l'arrêt cruel qui la condamne à quitter la vie
sans avoir senti les joies de l'amour et de la maternité. Elle pleure la
vie; dès lors, il entre dans la partie du comte de faire à cette enfant
la charité des bonheurs rêvés et inconnus, mais la charité blanche, pour
me servir de l'adjectif du titre. M. de Thièvres prendra des bras de sa
mère cette enfant, qu'il rendra enfant à la tombe quand l'heure de la
mort aura sonné; ces choses-là sont charmantes et dites par l'auteur
d'une façon exquise dans une scène qui est à coup sur la meilleure de
l'ouvrage, la scène dans laquelle le comte fait à Mme Aubert sa de mande
en mariage, mais je ne saurais dire dans quel état de malaise se trouve
l'esprit des spectateurs.

M. Jules Lemaitre a prévu cette impression; car à la demande du comte
Jacques Mme Aubert répond que le sentiment qui le conduit à un désir si
extraordinaire lui semble bien obscur. Il est, en effet, obscur ce
sentiment, et il pèse si terriblement sur la pièce, que le public,
inquiet de la sincérité du dévouement, doute de la sincérité du
sacrifice. Au théâtre, l'ingéniosité est pleine de séductions, mais
aussi pleine de dangers.

La soeur, Marthe, qui aime Jacques et qui a conçu l'espérance d'être la
comtesse de Thièvres avec cent cinquante mille livres de rente, n'est
pas peu étonnée d'apprendre ce mariage qui fait le bonheur de Simone:
car, en voyant quelle est aimée, Simone croit à la vie. On prend à
Marthe toutes ses espérances, elle éclate en reproches; ce roman de la
phtisie, cette mourante qu'on marie, cette fiancée _in extremis_, tout
cela lui parait ridicule, criminel même. Le mariage s'est accompli
pourtant malgré ces grandes colères. Simone va mieux, on le croit du
moins, le comte l'entoure de soins. Auprès de cette pauvre créature
couchée sur sa chaise longue, dans son élégante toilette, à cette
dernière heure du jour où Simone dans les bras de son mari contemple la
mer et le ciel, le comte s'oublie et lui donne un baiser, et voilà
Simone enivrée et croyant à l'amour et à la maternité.

Je ne sais de quelle protection le public avait entouré cette enfant,
toujours est-il que ce baiser l'a offensé dans sa pudeur. Il s'est
irrité plus encore dans la scène suivante. Après des reproches sanglants
adressés à sa soeur, Marthe, restée seule avec son beau-frère, s'en
prend résolument à lui; elle lui avoue qu'elle l'aimait, qu'elle l'aime
encore; le comte, un peu surpris d'un aveu aussi franc, veut imposer
silence à Marthe; mais Marthe est si belle dans sa colère que Jacques de
Thièvres faiblit peu à peu, qu'il consent à un rendez-vous que Marthe
lui donne pour la nuit avant son départ, et que le comte, qui prend des
arrhes, lui baise la main. Simone, qui est entrée sans bruit et qui a
tout entendu, tombe et meurt. Personne dans la salle ne doutait de ce
dénouement.

La pièce est jouée à merveille. C'est M. Febvre qui fait le comte
Jacques avec une aisance, une distinction parfaites. Je ne vous donne
pas ce rôle comme un des plus faciles au théâtre, aussi a-t-il fallu
toute l'habileté de ce comédien hors ligne pour en sauver les dangers.
M. Laroche donne au docteur Doliveux une excellente physionomie. Mlle
Reichemberg est exquise dans Simone; Mlle Pierson nous a ému jusqu'aux
larmes dans le personnage de Mme Aubert; le rôle de Marthe est défendu
par le talent et par la beauté de Mlle Marsy. Vous voyez que la Comédie
ne s'est pas épargné et a livré bataille avec ses meilleures troupes.

M. Savigny.



LES LIVRES NOUVEAUX

_Rome pendant la semaine sainte_, avec 52 dessins de Renouard, un
magnifique volume in-4°, luxueusement édité par la maison Boussod et
Valadon. (Prix, broché: 40 francs; relié en vélin blanc, avec fers
spéciaux: 60 francs. Exemplaires de luxe sur Japon: 100 francs.)

Rome, la Rome de 1890, papale encore aux trois quarts, italianisée
pourtant par des côtés, demeurée si profondément catholique et se
sentant néanmoins des efforts des libres-penseurs, offre un spectacle si
intéressant et si particulier qu'il semblait étrange que nul artiste
n'eut encore été tenté de renouveler pour la Rome contemporaine ce
qu'avaient si bien fait Thomas pour la Rome de 1820 et Henry Regnault
pour la Rome de 1868. C'est cette oeuvre qu'a entreprise le peintre le
plus amoureux de la vérité, le plus chercheur de la forme
caractéristique des êtres, le plus désireux d'en donner une
représentation exacte et vivante, un peintre dont le nom n'est plus à
faire après les admirables dessins qu'il a exposés en Angleterre et en
France: M. Paul Renouard.

Le texte, écrit avec une passion raisonnée et une connaissance
approfondie de Rome, de son passé et de son présent, avec un souci
d'exactitude égal à celui que le peintre a apporté à ses dessins,
traduit sans périphrases l'impression qu'éprouve un catholique dans la
Rome modernisée, recueille en passant sur l'histoire des institutions
françaises à Rome des documents d'un intérêt supérieur et constitue, à
côté des dessins si sincères de M. Paul Renouard, une enquête dont le
mérite ne saurait passer inaperçu et dont l'orthodoxie ne peut être
suspectée.

_Mélanges oratoires_ de Mgr d'Hulst, 2 vol. in-8°. Paris,
Poussielgue.--Voici un écho les conférences de Notre-Dame. Non que les
discours réunis ici par Mgr d'Hulst soient ceux qu'il prononce en ce
moment dans la chaire de Lacordaire et de Monsabré. Mais le ton est le
même. Les catholiques qui habitent la province auront là une idée d'un
génie d'éloquence chez lequel la sécheresse et la froideur ont la valeur
d'un ornement.

Il y a, en effet, des orateurs plus chaleureux que Mgr d'Hulst, et
vraiment c'est facile. Il y en a peu qui soient plus convaincants et
plus satisfaisants pour des philosophes et des raisonneurs, et ce n'est
pas un petit mérite aujourd'hui. Le recteur de l'université catholique
est, en somme, un conférencier plutôt qu'un orateur, et un écrivain
plutôt qu'un conférencier. Cet écrivain n'est point à dédaigner. Mgr
d'Hulst parle un français très souple, très pur et toujours remarquable
par la simplicité du tour et l'absolue justesse de l'expression.

Bref, ces _Mélanges_ seront lus. Nous recommandons aux curieux tout le
second volume. Ils y trouveront un historique de l'Institut catholique
de Paris avec d'intéressants plaidoyers _pro domo_.

_Souvenirs Chinois_, par Léon Caubert, 1 vol. in-4°, avec dix-sept
planches hors texte, 10 fr. (Librairie des Bibliophiles. 7, rue de
Lille.)--La Chine, comme tout le reste, s'en va. La faute en est à la
facilité de plus en plus grande des communications, qui, par la
suppression des distances, tend à rendre le monde de plus en plus
uniforme avec la perspective finale de l'universel ennui. Nous n'en
sommes pas encore là, mais cela viendra. En attendant cette Chine de
l'avenir, M. Léon Caubert, ancien élève de l'École des langues
orientales, membre de la mission extraordinaire envoyée à Pékin pour
réviser le traité Cogordan, nous parle de l'autre, celle du présent et
du passé, qu'il n'a pas la prétention d'avoir découverte, mais qu'il a
vue de près et dont il a rapporté des leçons d'expérience utiles et de
fort intéressants souvenirs.

L'_Obstacle_, par Alphonse Daudet, vient de paraître chez l'éditeur E.
Flammarion dans la collection Guillaume, illustrée. L'ouvrage continue
cette brillante série de volumes in-18 si appréciée des amateurs.

Les illustrations sont de Bieler, Gambard, Marold et Montégut.



[Illustration: M. CAHOURS Membre de l'Académie des Sciences, récemment
décédé.--Photo. Gerschel.]



NOS GRAVURES

GRASSE

La reine d'Angleterre est arrivée cette semaine à Grasse où elle va
pendant un mois goûter les effets bienfaisants de notre température
méditerranéenne. Sans vanité chauvine, on peut dire que la reine
d'Angleterre aurait été bien en peine de mieux choisir, si elle
cherchait un climat tempéré, une station bien abritée contre les retours
offensifs du froid qui troublent les premières journées du printemps.

Grasse est située à souhait pour satisfaire aux désirs des santés les
plus débiles, des convalescences les plus délicates, ou simplement des
oisivetés les plus dorées et les plus exigeantes. A treize kilomètres de
la mer bleue, au penchant d'une douce colline que peuplent de fleurs et
de fruits les champs de roses et d'oliviers, au milieu d'un site
délicieux s'étagent les villas princières qui entourent Grasse.

Jamais les vents d'est, si redoutables sur la côte, jamais l'humidité
que le crépuscule répand sur bien des points du littoral, ne viennent
troubler la sérénité de l'atmosphère. Les vents froids de la mer
s'arrêtent avant d'atteindre le rivage.

De la terrasse du Grand-Hôtel on jouit d'une vue panoramique admirable,
et l'on peut, du milieu du boulevard Thiers, apercevoir: à l'ouest, la
ville, dont les maisons en plein midi sont ensoleillées toute la
journée, les montagnes des Maures et de l'Esterel; en face, au sud, une
plaine immense, qui a comme horizon la Méditerranée; à l'est, les
villages voisins, dont les clochers émergent de toutes parts au milieu
des champs de fleurs, puis les phares d'Antibes et de Villefranche, et,
tout au fond, le groupe des Alpes couvertes d'un blanc manteau de neige.


LE NAUFRAGE DE «L'UTOPIA»

On ne sait pas ce que feront, en temps de guerre, les navires colosses
qui composent les escadres modernes. L'expérience n'en a pas été faite,
et quelques-uns d'entre eux sont nés, ont vécu et ont disparu, usés ou
démodés, des listes de la flotte, ayant épuisé leur existence en pleine
paix. Mais, si l'on en juge par les désastres que cause leur
attouchement seul, on peut prévoir que la guerre sur mer, à l'avenir,
sera la dernière expression de la puissance destructive. Voici un grand
paquebot, l'_Utopia_, qui heurte à peine l'éperon du cuirassé _Anson_,
et, en quelques minutes, le premier coule à pic.

Mardi de la semaine dernière, à sept heures du soir, le steamer anglais
_Utopia_, de l'Anchor Line, venant de Naples et se rendant à New-York
avec 830 passagers, la plupart des émigrants, arrivait devant Gibraltar.
Le temps était assez clair, avec très grand vent du sud-ouest et mer
assez forte. Faisant route à petite vitesse vers le mouillage des
navires du commerce, l'_Utopia_ devait passer sur l'avant de plusieurs
bâtiments de guerre. C'est alors qu'eut lieu la catastrophe. Le cuirassé
l'_Anson_ était au mouillage: c'est un bâtiment à avant-bras et à
puissant éperon, que l'on voit à droite sur notre dessin. C'est un des
cuirassés les plus puissants de la marine anglaise qui soient à flot,
car on met seulement aujourd'hui en chantier ceux qui doivent jauger
14,000 tonneaux. L'_Anson_ a 10,600 tonneaux. Il mesure 100 mètres de
longueur sur 21 mètres de largeur.

L'_Utopia_ doubla la partie visible du cuirassé, mais, poussée par le
vent et le courant, elle l'aborda et frappa du flanc l'éperon qui était
invisible. Aussitôt l'eau s'engouffra dans la brèche qui venait de se
produire, le steamer donna une bande énorme et commença à s'enfoncer.

Le capitaine était, sur la passerelle; il fit aussitôt manoeuvrer les
signaux de détresse avec son sifflet à vapeur, mais en moins de cinq
minutes, l'eau s'étant introduite dans la machine et les chaufferies,
les signaux cessèrent de fonctionner et l'on n'entendit plus que les
cris des malheureux passagers, dont les appels se perdaient dans la
mugissement du vent.

Dès que l'escadre anglaise, qui était ancrée à Gibraltar, put se rendre
compte de ce qui se passait, elle dirigea toutes ses embarcations sur le
lieu du sinistre; mais, par suite de l'état de la mer, la mise à l'eau
de ces embarcations était déjà une opération difficile: quant à aller
accoster l'_Utopia_, c'était chose presque impossible pour elles, car
elles étaient exposées à être brisées au premier choc. En même temps les
cuirassés faisaient fonctionner leurs projecteurs électriques, éclairant
la scène pittoresque dans son horreur que présentait la mer, couverte de
malheureux se débattant au milieu des lames, se cramponnant aux
embarcations des sauveteurs, faisant chavirer deux d'entre elles, car au
nombre des victimes, qui atteint le chiffre de 576, il faut compter deux
courageux marins qui s'étaient voués au secours de leurs semblables.

C'est ce drame terrible que représente notre dessin. Rien de saisissant
comme l'aspect de ce cuirassé, immobile au milieu des lames qui
déferlent, impassible en quelque sorte dans sa majestueuse puissance, à
côté de ces malheureux dont il a causé involontairement la perte. En
quelques minutes, il a créé autour de lui une scène de désolation qui
semble être, en pleine paix, un épisode d'une terrible guerre navale.


«L'IMPÉRATRICE FAUSTINE»

Sous ce titre: l'_Impératrice Faustine_, le théâtre de la
Porte-Saint-Martin a joué un drame historique un peu vide en ses deux
premiers actes, mais qui contient de très belles situations dans les
deux actes suivants. Avidius Cassius, amoureux de Faustine, et honteux
des débordements de l'impératrice, pardonné une première fois par
l'empereur Marc-Aurèle, sachant que l'impératrice a organisé le soir
même un souper dans sa maison sur le Tibre, jure de tuer cette femme
éhontée. Désarmé par un regard de Faustine, il se jette à ses pieds, et
l'impératrice lui propose alors de régner avec lui. Il soulèvera les
provinces contre l'empereur, il le battra, et il partagera avec elle le
pouvoir suprême. Cassius obéit: une bataille a lieu en Orient entre lui
et Marc-Aurèle.

Le bruit court que l'empereur a été vaincu et que l'armée triomphante
marche sur Rome: l'impératrice soulève la populace contre Marc-Aurèle,
ce philosophe incapable de régner. Mais, au lieu de Cassius qu'elle
attendait, c'est Marc-Aurèle qui entre triomphant dans la ville, tenant
Cassius captif. L'effet de cette très belle scène a été des plus grands,
et l'oeuvre de M. Stanislas Kzewuski a été chaleureusement applaudie
malgré quelques défaillances. MM. Pierre Berton et Fabrègues ont joué
fort convenablement ce drame historique, mais les honneurs de la soirée
ont été pour Mme Jane Hading, très jolie dans ce rôle de Faustine un peu
trop complexe et trop puissant pour ses moyens dramatiques.

La gravure que nous donnons du quatrième acte de l'_Impératrice
Faustine_ nous transporte en plein Forum.

Un arc immense, qui, dans l'esprit de l'auteur, est sans doute l'arc dit
des Fabiens, s'élève sur la gauche. On sait que l'arc des Fabiens était
à cheval sur la voie sacrée. La statue équestre de l'un des empereurs se
voit auprès de l'arc triomphal. Un dais immense la protège contre les
rigueurs des saisons; tout autour, des colonnes se dressent toutes de
marbre ou de porphyre, dans l'ordre corinthien... Au fond, l'on voit se
profiler les monuments de l'un des côtés du Forum... Les temples, les
basiliques, les fontaines, les palais, s'étagent les uns au-dessus des
autres et montent vers le temple de Jupiter Capitolin.

C'est sur le Forum que se place la scène maîtresse de l'Impératrice,
Faustine. La foule se presse, réclamant une victime... Marc-Aurèle
arrive vainqueur et des barbares et des traîtres qui, conseillés par
Faustine, voulaient le détrôner... Les licteurs le précèdent; les
légions le suivent. La garde prétorienne attend ses ordres...
L'empereur, dont la patience a été mise à de dures épreuves et est à
bout, se venge, non sans un certain raffinement, de l'infidèle
impératrice... C'est par elle qu'il fait prononcer devant le peuple la
condamnation des coupables... Alors Marc-Aurèle livre à la foule lâche
et féroce le centurion Aper, le complice d'Avidius Cassius dans sa
révolte... Bientôt c'est la scène même que représente notre gravure; la
foule ramène Aper ensanglanté, déchiré par les mains de la populace...
L'impératrice Faustine assiste à ce spectacle avec effroi et horreur...
Car c'est le même supplice, elle le sait, qui est réservé à son complice
et amant Avidius Cassius, que les prétoriens gardent enchaîné...
Marc-Aurèle reste impassible, en vrai philosophe...

Il y a, dans toute cette scène, un effet large et puissant... Il est
rendu plus saisissant encore par le rôle qu'y joue la populace romaine,
sanguinaire et cruelle autant que lâche, comme toutes les foules.



L'INSPIRATION

Le beau tableau de Fragonard, que nous reproduisons dans notre double
page et que le grand artiste a appelé l'_Inspiration_, est un des
trésors les plus précieux de la collection Lacaze, au musée du Louvre.
Quel est celui de ses contemporains que Fragonard a choisi pour
personnifier l'Inspiration? Serait-ce Diderot, comme quelques-uns le
croient? Peut-être, bien que les portraitistes du philosophe lui donnent
un nez busqué que nous ne retrouvons point là. En tous cas, cette
physionomie si sagace et si vivante, ces yeux à la fois tendres et
passionnés, ces lèvres qu'entr'ouvre un sourire malicieux et bon tout à
la fois, évoquent moins l'image d'un philosophe songeant au néant des
choses humaines que celle d'un poète rêvant de l'amour. Il est vrai que
Diderot fut tout cela, et que le père de l'_Encyclopédie_ ne faisait
aucun tort à l'écrivain si fantaisiste et si profond du _Neveu de
Rameau_, à l'amant si passionné des _Lettres à Mlle Volant_.

Fragonard, l'incomparable artiste à qui nous devons ce chef-d'oeuvre,
était mieux que quiconque apte à comprendre l'angoisse spéciale de son
héros; sa peinture, d'une si alerte et si gaie vivacité, a fréquemment
l'allure d'un coquet billet d'amour. Mais elle a, en outre, quelque
chose de robuste et d'énergique qui, chez nos peintres du dix-huitième
siècle, était une qualité assez rare. De plus, il fut, jusqu'à la
Révolution française, un joyeux et spirituel viveur. Il avait un goût
admirable, pour le luxe, et l'on assure que l'intérieur de sa maîtresse,
Mlle Guimard, était l'un des plus merveilleux du temps. Hélas! les
bouleversements politiques l'avaient ruiné. Mais qu'importe! Il laissait
derrière lui un si glorieux rêve! Il avait montré dans tant d'admirables
toiles des êtres délicieux, heureux de vivre et de s'aimer! Leur
souvenir, sans doute, l'accompagna jusqu'à la fin de ses jours. Et cela
lui constituait une sorte de richesse plus véritable que l'autre, la
sympathie de cette joyeuse et saine réunion de belles créatures, dont
les sourires avaient inspiré ses chefs-d'oeuvres!



M. CAMOURS

La science a perdu cette semaine un de ces serviteurs consciencieux et
méritants que la renommée bruyante ne poursuit pas au fond de leurs
laboratoires, mais qui conservent, pour tous les esprits éclairés, une
gloire d'autant plus pure. Il s'agit de M. Auguste-Thomas Cahours,
membre de l'Académie des sciences, commandeur de la Légion d'honneur,
décédé à l'âge de soixante-dix-huit ans.

Il avait été élève de l'École polytechnique, mais ses prédispositions
pour l'étude de la science pure, de la science théorique, l'engagèrent à
quitter le corps d'état-major où il était classé à sa sortie de l'école.
Démissionnaire, il se consacra exclusivement à l'étude de la chimie et
surtout de la chimie organique.

Il devint professeur à l'École centrale, puis répétiteur de chimie à
l'École polytechnique, enfin essayeur à la Monnaie. Il fut un des
premiers chimistes qui établirent le transport des radicaux moléculaires
en chimie organique, et, par suite, un des créateurs des formules de
constitution aujourd'hui adoptées par tous les savants.

C'est en 1868 qu'Auguste-Thomas Cahours entra à l'Académie des sciences
où il remplaçait, dans la section de chimie, le savant J.-B. Dumas,
nommé secrétaire perpétuel.



[Illustration]

ANIE

Roman nouveau, par HECTOR MALOT

Illustrations d'ÉMILE BAYARD

Suite.--Voir nos numéros depuis le 21 février 1891.

Jusque-là Anie n'avait rien dit, mais comme toujours, lorsqu'un
différend s'élevait entre son père et sa mère, elle essaya d'intervenir:

--Je demande qu'il ne soit pas question de mon mariage, dit-elle, et
qu'on ne s'en préoccupe pas; ce que cet héritage inespéré a de bon pour
moi, c'est de me rendre ma liberté; maintenant je peux me marier quand
je voudrai, avec qui je voudrai, et même ne pas me marier du tout, si je
ne trouve pas le mari qui doit réaliser certaines idées autres
aujourd'hui que celles que j'avais il y a un mois.

--Ce n'est pas dans ce pays perdu que tu le trouveras, ce mari.

--Je te répondrais comme papa: Pourquoi pas? si je devais tenir une
place quelconque dans vos préoccupations, mais justement je vous demande
de ne me compter pour rien.

--Tu accepterais de vivre à Ourteau!

--Très bien.

--Tu es folle.

--Quand on était résignée à vivre rue de l'Abreuvoir, on accepte tout...
ce qui n'est pas Montmartre, et d'autant plus volontiers que ce tout
consiste en un château, dans un beau pays...

--Tu ne le connais pas.

--Je suis dedans.

Comme sa fille l'avait secouru il voulut lui venir en aide:

--Et ce que je désire pour nous ce n'est pas une existence monotone de
propriétaire campagnard qui n'a d'autres distractions que celles qu'on
trouve dans l'engourdissement du bien-être, sans soucis comme sans
pensées. Quand je disais tout à l'heure qu'on pouvait faire rendre à la
propriété un revenu de dix pour cent au moins, ce n'est pas en se
croisant les bras pendant que les récoltes qu'elle peut produire
poussent au hasard de la routine, c'est en s'occupant d'elle, en lui
donnant ses soins, son intelligence, son temps. Par suite de causes
diverses Gaston laissait aller les choses, et, ses vignes ayant été
malades, il les avait abandonnées, de sorte qu'une partie des terres
sont en friche et ne rapportent rien.

--Tu veux guérir ces vignes?

--Je veux les arracher et les transformer en prairies. Grâce au climat à
la fois humide et chaud, grâce aussi à la nature du sol, nous sommes ici
dans le pays de l'herbe, tout aussi bien que dans les cantons les plus
riches de la Normandie. Il n'y a qu'à en tirer parti, organiser en grand
le pâturage; faire du beurre qui sera de première qualité; et avec le
lait écrémé engraisser des porcs; mes plans sont étudiés...

--Nous sommes perdues! s'écria Mme Barincq.

--Pourquoi perdus?

--Parce que tu vas te lancer dans des idées nouvelles qui dévoreront
l'héritage de ton frère; certainement je ne veux pas te faire de
reproches, mais je sais par expérience comme une fortune fond, si grosse
qu'elle soit, quand elle doit alimenter une invention.

--Il ne s'agit pas d'inventions.

--Je sais ce que c'est: on commence par une dépense de vingt francs, on
n'a pas fini à cent mille.

L'arrivée au haut de la côte empêcha la discussion de s'engager à fond
et de continuer; sans répondre à sa femme, Barincq commanda au cocher de
mettre la voiture en travers de la route, puis étendant la main avec un
large geste en regardant sa fille:

--Voilà les Pyrénées, dit-il; de ce dernier pic à gauche, celui d'Anie,
jusqu'à ces sommets à droite, ceux de la Rhune et des Trois-Couronnes,
c'est le pays basque--le nôtre.

Elle resta assez longtemps silencieuse, les yeux perdus dans ces
profondeurs vagues, puis les abaissant sur son père:

--A ne connaître rien, dit-elle, il y a au moins cet avantage que la
première chose grande et belle que je voie est notre pays; je t'assure
que l'impression que j'en emporterai sera assez forte pour ne pas
s'effacer.

--N'est-ce pas que c'est beau? dit-il tout fier de l'émotion de sa
fille.

Mais Mme Barincq coupa court à cette effusion:

--Tiens, voilà notre château, dit-elle en montrant la vallée au bas de
la colline, au bord de ce ruban argenté qui est le Gave, cette longue
façade blanche et rouge.

--Mais il a grand air, vraiment?

--De loin, dit-elle dédaigneuse.

--Et de près aussi, tu vas voir, répondit Barincq.

--Je voudrais bien voir le plus tôt possible, dit Mme Barincq, j'ai
faim.

La côte fut vivement descendue, et quand après avoir traversé le village
où l'on s'était mis sur les portes, la calèche arriva devant la grille
du château grande ouverte, la concierge annonça son entrée par une
vigoureuse sonnerie de cloche.

--Comment! on sonne? s'écria Anie.

--Mais oui, c'était l'usage du temps de mon père et de Gaston, je n'y ai
rien changé.

C'était aussi l'usage que Manuel répondît à cette sonnerie en se
trouvant sur le perron pour recevoir ses maîtres, et, quand la calèche
s'arrêta, il s'avança respectueusement pour ouvrir la portière.

--Voulez-vous déjeuner tout de suite? demanda Barincq.

--Je crois bien, je meurs de faim, répondit Mme Barincq.

Quand Anie entra dans la vaste salle à manger dallée de carreaux de
marbre blanc et rose, lambrissée de boiseries sculptées, et qu'elle vit
la table couverte d'un admirable linge de Pau damassé sur lequel
étincelaient les cristaux taillés, les salières, les huiliers, les
saucières en argent, elle eut pour la première fois l'impression du luxe
dans le bien-être; et, se penchant vers son père, elle lui dit en
soufflant ses paroles:

--C'est très joli, la richesse.

Ce qui fut joli aussi et surtout agréable, ce fut de manger
tranquillement des choses excellentes, sans avoir à quitter sa chaise
pour aller, comme dans la bicoque de Montmartre, chercher à la cuisine
un plat ou une assiette, ou remplir à la fontaine la carafe vide. En
habit noir, ganté, Manuel faisait le service de la table,
silencieusement, sans hâte comme sans retard, et si correctement qu'il
n'y avait rien à lui demander.

Pour la première fois aussi lui fut révélé le plaisir qu'on peut trouver
à table, non dans la gourmandise, mais dans un enchaînement de petites
jouissances qu'elle ne soupçonnait même pas.

--J'ai voulu, dit son père, ne vous donner, à ce premier déjeuner que
vous faites au château, que des produits de la propriété: les artichauts
viennent du potager, les oeufs de la basse-cour; ce saumon a été pris
dans notre pêcherie; le poulet qu'on va nous servir en blanquette a été
élevé ici, le beurre et la crème de sa sauce ont été donnés par nos
vaches; ce pain provient de blé cultivé sur nos terres, moulu dans notre
moulin, cuit dans notre four; ce vin a été récolté quand nos vignes
rapportaient encore; ces belles fraises si fraîches ont mûri dans nos
serres...

--Mais c'est la vie patriarcale cela! interrompit Anie.

--La seule logique; et, sous le règne de la chimie où nous sommes
entrés, la seule saine.

XIV

Après le déjeuner, il proposa un tour dans les jardins et dans le parc,
mais Mme Barincq se déclara fatiguée par la nuit passée en chemin de
fer; d'ailleurs elle les connaissait, ces jardins, et les longues
promenades qu'elle y avait faites autrefois en compagnie de son
beau-frère, quand elle lui demandait son intervention contre leurs
créanciers, ne lui avaient laissé que de mauvais souvenirs.

--Moi, je ne suis pas fatiguée, dit Anie.

--Surtout, n'encourage pas ton père dans ses folies, et ne te mets pas
avec lui contre moi.

--Veux-tu que nous commencions par les communs? dit-il en sortant.

--Puisque nous allons tout voir, commençons par où tu voudras.

Ils étaient considérables, ces communs; ayant été bâtis à une époque où
l'on construisait à bas prix, on avait fait grand, et les écuries, les
remises, les établis, les granges, auraient suffi à trois ou quatre
terres comme celles d'Ourteau; tout cela, bien que n'étant guère
utilisé, en très bon état de conservation et d'entretien.

En sortant des cours qui entourent ces bâtiments, ils traversèrent les
jardins et descendirent aux prairies. Pour les protéger contre les
érosions du Gave dont le cours change à chaque inondation, on ne coupe
jamais les arbres de leurs rives, et toutes les plantes aquatiques,
joncs, laiches, roseaux, massettes, sagittaires, les grandes herbes, les
buissons, les taillis d'osiers et de coudriers, se mêlent sous le
couvert des saules, des peupliers, des trembles, des aulnes, en une
végétation foisonnante au milieu de laquelle les forts étouffent les
faibles dans la lutte pour l'air et le soleil. Malgré la solidité de
leurs racines, beaucoup de ces hauts arbres arrachés par les grandes
crues qui, avec leurs eaux furieuses, roulent souvent des torrents de
galets, se sont penchés ou se sont abattus de côtés et d'autres, jetant
ainsi des ponts de verdure qui relient les rives aux îlots entre
lesquels se divisent les petits bras de la rivière. C'est à une certaine
distance seulement de cette lisière sauvage que commence la prairie
cultivée, et encore nulle part n'a-t-on coupé les arbres de peur d'un
assaut des eaux, toujours à craindre; dans ces terres d'alluvion
profondes et humides, ils ont poussé avec une vigueur extraordinaire, au
hasard, là où une graine est tombée, où un rejeton s'est développé, sans
ordre, sans alignement, sans aucune taille, branchus de la base au
sommet, et, en suivant les contours sinueux du Gave, ils forment une
sorte de forêt vierge, avec de vastes clairières d'herbes grasses.

--Le beau Corot! s'écria Anie, que c'est frais, vert, poétique! est-il
possible vraiment de deviner ainsi la nature avec la seule intuition du
génie! certainement, Corot n'est jamais venu ici, et il a fait ce
tableau cent fois.

--Cela te plaît?

--Dis que je suis saisie d'admiration; tout y est, jusqu'à la teinte
grise des lointains, dans une atmosphère limpide, jusqu'aux nuances
délicates de l'ensemble, jusqu'à cette beauté légère qui donne des
envolées à l'esprit. C'est audacieux à moi, mais dès demain matin je
commence une étude.

--Alors tu n'entends pas renoncer à la peinture?

--Maintenant? jamais de la vie. C'était à Paris que dans des heures de
découragement je pouvais avoir l'idée de renoncer à la peinture, quand
je me demandais si j'aurais jamais du talent, ou au moins la moyenne de
talent qu'il faut pour plaire à ceux-ci ou à ceux-là, aux maîtres, à la
critique, aux camarades, aux ennemis, au public. Mais, maintenant, que
m'importe de plaire ou de ne pas plaire, pourvu que je me satisfasse
moi-même! C'est quand on travaille en vue du public qu'on s'inquiète de
cette moyenne; pour soi, il est bien certain qu'on n'en a jamais assez;
alors, il n'y a pas à s'inquiéter du plus ou du moins; on va de l'avant;
on travaille pour soi, et c'est peut-être la seule manière d'avoir de
l'originalité ou de la personnalité. Qu'est-ce que ça nous fait, à cette
heure, que mes croûtes tapissent les murs incommensurables du château!
ça n'est plus du tout la même chose que si elles s'entassaient dans mon
petit atelier de Montmartre sans trouver d'acheteurs.

Elle prit le bras de son père, et se serrant contre lui tendrement:

--C'est comme si je ne trouvais pas de mari; maintenant, qu'est-ce que
cela nous ferait? Tu penses bien qu'en fait de mariage, je ne pense plus
aujourd'hui comme le jour de notre soirée, où tu as été si étonné, si
peiné, en me voyant décidée à accepter n'importe qui, pourvu que je me
marie. Te souviens-tu que je te disais qu'à vingt ans, une fille sans
dot était une vieille fille, tandis qu'à vingt-quatre ou vingt-cinq ans,
celle qui avait de la fortune était une jeune fille? Puisque me voilà
rajeunie, et pour longtemps, par un coup de baguette magique, je n'ai
pas à me presser. Il y a un mois, c'était au mariage seul que je
m'attachais; désormais, ce sera le mari seul que je considérerai pour
ses qualités personnelles, pour ce qu'il sera réellement, et s'il me
plaît, si je rencontre en lui un peu du prince charmant auquel j'ai rêvé
autrefois, je te le demanderai quel qu'il soit.

--Et je te le donnerai, confiant dans ton choix.

--Voilà donc une affaire arrangée qui, de mon côté, te laisse toute
liberté. Habitons ici, rentrons à Paris, il en sera comme tu voudras.
Mais maman? Imagine-toi que, depuis que l'héritage est assuré, nous
avons passé notre temps à chercher des appartements.

--Quel enfantillage!

--S'il n'y en a pas un d'arrêté boulevard des Italiens, c'est parce
qu'elle hésite entre celui-là et un autre rue Royale; et permets-moi de
te dire que je ne trouve pas du tout, en me plaçant au point de vue de
maman, que ce soit un enfantillage. Elle est Parisienne et n'aime que
Paris, comme toi, né dans un village, tu n'aimes que la campagne; rien
n'est plus agréable pour toi que ces prairies, ces champs, ces horizons
et la vie tranquille du propriétaire campagnard; rien n'est plus doux
pour maman que la vue du boulevard et la vie mondaine; tu étouffes dans
un appartement, elle ne respire qu'avec un plafond bas sur la tête; tu
veux te coucher à neuf heures du soir, elle voudrait ne rentrer qu'au
soleil levant.

--Mais en vous proposant d'habiter Ourteau, je ne prétends pas vous
priver entièrement de Paris. Si nous restons ici huit ou neuf mois, nous
pouvons très bien en passer trois ou quatre à Paris. Cette vie est celle
de gens qui nous valent bien, qui s'en contentent, s'en trouvent heureux
et ne passent pas pour des imbéciles. Tu me rendras cette justice, mon
enfant, que, depuis que tu as des yeux pour voir et des oreilles pour
écouter, tu ne m'as jamais entendu me plaindre, ni de la destinée, ni de
l'injustice des choses, ni de personne.

--C'est bien vrai.

--Mais je puis le dire aujourd'hui, depuis longtemps à bout de forces,
je me demandais si je ne tomberais pas en chemin: ces vingt dernières
années de vie parisienne, de travail à outrance, de soucis, de
privations, sans un jour de repos, sans une minute de détente, m'ont
épuisé; cependant j'allais simplement parce qu'il fallait aller, pour
vous; parce qu'avant de penser à soi, on pense aux siens. C'est ici que
j'ai senti mon écrasement, par ma renaissance. Il faut donc que vous
donniez à ma vieillesse la vie naturelle qui a manqué à mon âge viril,
et c'est elle que je vous demande.

--Et tu ne doutes pas de la réponse, n'est-ce pas?

--D'ailleurs, cette raison n'est pas la seule qui me retienne ici, j'en
ai d'autres qui, précisément parce qu'elles ne sont pas personnelles,
n'en sont que plus fortes. J'ai toujours pensé que la richesse impose
des devoirs à ceux qui la détiennent, et qu'on n'a pas le droit d'être
riche rien que pour soi, pour son bien-être ou son plaisir. Sans avoir
rien fait pour la mériter, du jour au lendemain, la fortune m'est tombée
dans les mains; eh bien, maintenant il faut que je la gagne, et, pour
cela, j'estime que le mieux est que je l'emploie à améliorer le sort des
gens de ce pays, que j'aime, parce que j'y suis né.

Cette proposition lui fit regarder son père avec un étonnement où se
mêlait une assez vive inquiétude: qu'entendait-il donc par employer la
fortune qui lui tombait aux mains à l'amélioration du sort des paysans
d'Ourteau?

Ce n'est pas impunément que dans une famille on s'habitue à voir
critiquer le chef, discuter ses idées, mettre en doute son
infaillibilité, contester son autorité, et le rendre responsable de tout
ce qui va mal dans la vie: le cas était le sien. Que de fois, depuis son
enfance, avait-elle entendu sa mère prendre son père en pitié:
«Certainement je ne te fais pas de reproches, mon ami». Que de fois
aussi, sa mère, s'adressant à elle, lui avait-elle dit: «Ton pauvre
père!» Cette compassion pas plus que ces blâmes discrets n'avaient
amoindri sa tendresse pour lui; elle le chérissait, elle l'aimait,
«pauvre père», d'un sentiment aussi ardent, aussi profond, que si elle
avait été élevée dans des idées d'admiration respectueuse pour lui: mais
enfin, ce respect précisément manquait à son amour qui ressemblait plus
à celui d'une mère pour son fils, «pauvre enfant», qu'à celui d'une
fille pour son père: en adoration devant lui, non en admiration: pleine
d'indulgence, disposée à le plaindre, à le consoler, toujours à
l'excuser, mais par cela même à le juger.

Dans quelle aventure nouvelle voulait-il s'embarquer?

Il répondit au regard inquiet qu'elle attachait sur lui.

--Ton oncle, dit-il, s'était peu à peu désintéressé de cette terre par
toutes sortes de raison: maladies des vignes, exigences des ouvriers
ensuite, voleries des colons aussi, de sorte que dans l'état d'abandon
où il la laissait, après l'avoir reprise entièrement entre ses mains,
elle ne lui rapportait pas deux pour cent, et encore n'était-ce que dans
les très bonnes années. Vous seriez les premières, ta mère et toi, à me
blâmer, si je continuais de pareils errements.

--T'ai-je jamais blâmé?

--Je sais que tu es une trop bonne fille pour cela: mais enfin, il n'en
est pas moins vrai que vous seriez en droit de trouver mauvaise la
continuation d'une pareille exploitation.

--Tu veux arracher les vignes malades?

--Je veux transformer en prairies artificielles toutes les terres
propres à donner de bonnes récoltes d'herbe. Le foin qui, il y a
quelques années, se vendait vingt-cinq sous les cinquante kilos, se vend
aujourd'hui cinq francs, et avec le haut prix qu'a atteint la
main-d'oeuvre pour le travail de la vigne et du maïs, alors que les
ouvriers exigent par jour deux francs de salaire, une livre de pain et
trois litres de vin, il est certain qu'il y a tout avantage à produire,
au lieu de vin médiocre, de l'herbe excellente; ce que je veux obtenir,
non pour vendre mon foin, mais pour nourrir des vaches, faire du beurre
et engraisser des porcs avec le lait doux écrémé.

De nouveau il vit le regard inquiet qu'il avait déjà remarqué se fixer
sur lui.

--Décidément, dit-il, il faut que je t'explique mon plan en détail, sans
quoi tu vas t'imaginer que l'héritage de ton oncle pourrait bien se
trouver compromis. Allons jusqu'à ce petit promontoire qui domine le
cours du Gave; là tu comprendras mieux mes explications.

Ils ne tardèrent pas à arriver à ce mouvement de terrain qui coupait la
prairie et la rattachait par une pente douce aux collines.

--Tu remarqueras, dit-il, que cette éminence se trouve à l'abri des
inondations les plus furieuses du Gave, et qu'un canal de dérivation qui
la longe à sa base produit ici une chute d'eau autrefois utilisée,
maintenant abandonnée depuis longtemps déjà, mais qui peut être
facilement remise en état. Cela observé, je reprends mon explication. Je
t'ai dit que je commençais par arracher toutes les vignes qui ne
produisent plus rien; mais comme pour transformer une terre défrichée en
une bonne prairie il ne faut pas moins de trois ans, des engrais
chimiques pour lui rendre sa fertilité épuisée et des cultures
préparatoires en avoine, en luzerne, en sainfoin, ce n'est pas un
travail d'un jour, tu le vois. En même temps que je dois changer
l'exploitation de ces terres, je dois aussi changer le bétail qui
consommera leurs produits. Ton oncle pouvait, avec le système adopté par
lui, se contenter de la race du pays, qui est la race basquaise plus ou
moins dégénérée, de petite taille nerveuse, sobre, à la robe couleur
grain de blé, aux cornes longues et déliées, comme tu peux le voir avec
les vaches qui paissent au-dessous de nous; cette race, d'une vivacité
et d'une résistance extraordinaire au travail, est malheureusement
mauvaise laitière; or, comme ce que je demanderai à mes vaches ce sera
du lait, non du travail, je ne peux pas la conserver.

--Si jolies, les basquaises!

--En obéissant à la théorie, je les remplacerais par des normandes qui,
avec nos herbes de première qualité, me donneraient une moyenne
supérieure à dix-huit cents litres de lait; mais, comme je ne veux pas
courir d'aventures, je me contenterai de la race de Lourdes qui a le
grand avantage d'être du pays, ce qui est à considérer avant tout, car
il vaut mieux conserver une race indigène avec ses imperfections, mais
aussi avec sa sobriété, sa facilité d'élevage et son acclimatation
parfaite, que de tenter des améliorations radicales qui aboutissent
quelquefois à des désastres. Me voilà donc, quand la transformation du
sol est opérée, à la tête d'un troupeau de trois cents vaches que le
domaine peut nourrir.

--Trois cents vaches!

--Qui me donnent une moyenne de quatre cent cinquante mille litres de
lait par an, ou douze à treize cents litres par jour.

--Et qu'en fais-tu de cette mer de lait?

--Du beurre. C'est précisément pour que tu te rendes compte de mon
projet que je t'ai amenée ici. Pour loger mes vaches, au moins quand
elles ne sont pas encore très nombreuses, j'ai les bâtiments
d'exploitation qui, dans le commencement, me suffisent, mais je n'ai pas
de laiterie pour emmagasiner mon lait et faire mon beurre; c'est ici que
je le construis, sur ce terrain à l'abri des inondations et à proximité
d'une chute d'eau, ce qui m'est indispensable. En effet, je n'ai pas
l'intention de suivre les vieux procédés de fabrication pour le beurre,
c'est-à-dire d'attendre que la crème ait monté dans des terrines et de
la battre alors à l'ancienne mode; aussitôt trait, le lait est versé
dans des écrémeuses mécaniques qui, tournant à la vitesse de 7,000 tours
à la minute, en extraient instantanément la crème; on la bat aussitôt
avec des barrattes danoises; des délaiteuses prennent ce beurre ainsi
fait pour le purger de son petit lait; des malaxeurs rotatifs lui
enlèvent son eau; enfin des machines à mouler le compriment et le
mettent en pain. Tout cela se passe, tu le vois, sans l'intervention de
la main d'ouvriers plus ou moins propres. Ce beurre obtenu, je le vends
à Bordeaux, à Toulouse; l'été dans les stations d'eaux: Biarritz,
Cauterets, Luchon; l'hiver je l'expédie jusqu'à Paris. Mais le beurre
n'est pas le seul produit utilisable que me donnent mes vaches.

Elle le regarda avec un sourire tendre.

--Il me semble, dit-elle, que tu récites la fable de Laitière et le pot
au lait.

--Précisément, et nous arrivons, en effet, au cochon.

           Le porc à s'engraisser coûtera peu de son,

et même il n'en coûtera pas du tout. Après la séparation de la crème et
du lait, il me reste au moins douze cents litres de lait écrémé doux
avec lequel j'engraisse des porcs installés dans une porcherie que je
fais construire au bout de cette prairie le long de la grande route, où
elle est isolée. Pour ces porcs, je procède à peu près comme pour mes
vaches, c'est-à-dire qu'au lieu d'envoyer des porcs anglais du Yorhshire
ou du Berkshire, je croise ces races avec notre race béarnaise et
j'obtiens des bêtes qui joignent la rusticité à la précocité. Tu connais
la réputation des jambons de Bayonne; à Orthez se fait en grand le
commerce des salaisons; je ne serai donc pas embarrassé pour me
débarrasser dans de bonnes conditions de mes cochons, qui, engraissés
avec du lait doux, seront d'une qualité supérieure. Voilà comment, avec
mon beurre, mes veaux, et mes porcs, je compte obtenir de cette
propriété un revenu de plus de trois cent mille francs, au lieu de
quarante qu'elle donne depuis un certain nombre d'années. Mes calculs
sont établis, et, comme j'ai eu à étudier une affaire de ce genre à
l'_Office cosmopolitain_, ils reposent sur des chiffres certains. Que de
fois, en dessinant des plans pour cette affaire, ai-je rêvé à sa
réalisation, et me suis-je dit: «Si c'était pour moi!» Voilà que ce rêve
peut devenir réalité, et qu'il n'y a qu'à vouloir pour qu'il soit le
notre.

--Mais l'argent?

--Il y a dans la succession des valeurs qu'on peut vendre pour les frais
de premier établissement, qui, d'ailleurs, ne sont pas considérables:
trois cents vaches à 450 francs l'une coûtent 135,000 francs; les
constructions de la laiterie et de la porcherie, ainsi que
l'appropriation des étables, n'absorberont pas soixante mille francs,
les défrichements cinquante mille; mettons cinquante mille pour
l'imprévu, nous arrivons à deux cent quarante-cinq mille francs,
c'est-à-dire à peu près le revenu que ces améliorations, ces révolutions
si tu veux, nous donneront. Crois-tu que cela vaille la peine de les
entreprendre? Le crois-tu?

Elle avait si souvent vu son père jongler avec les chiffres qu'elle
n'osait reprendre, cependant elle était troublée...

--Certainement, dit-elle enfin, si tu es sûr de tes chiffres, ils sont
tentants.

--J'en suis sûr; il n'est pas un détail qui ait été laissé de côté:
dépenses, produits, tout a été établi sur des bases solides qui ne
permettent aucun aléa; les dépenses forcées, les produits abaissés,
plutôt que grossis. Mais ce n'est pas seulement pour nous que ces
chiffres sont tentants comme tu dis; ils peuvent aussi le devenir pour
ceux qui nous entourent, pour les gens de ce pays; et c'est à eux que je
pensais en parlant tout à l'heure des devoirs des riches. Jusqu'à
présent nos paysans n'ont tiré qu'un médiocre produit du lait de leurs
vaches; aussitôt que mes machines fonctionneront et que mes débouchés
seront assurés, je leur achèterai tout celui qu'ils pourront me vendre
et le paierai sans faire aucun bénéfice sur eux. Ainsi je verserai dans
le pays deux cents, trois cent mille francs par an, qui non seulement
seront une source de bien-être pour tout le monde, mais encore qui peu à
peu changeront les vieilles méthodes de culture en usage ici. Sur notre
route depuis Puyoô tu as rencontré à chaque instant des champs de
bruyères, et de fougères, d'ajoncs, c'est ce qu'on appelle des _touyas_,
et on les conserve ainsi à l'état sauvage pour couper ces bruyères et en
faire un engrais plus que médiocre. Quand le nombre des vaches aura
augmenté par le seul fait de mes achats de lait, la quantité de fumiers
produite augmentera en proportion, et en proportion aussi les touyas
diminueront d'étendue; on les mettra en culture parce qu'on pourra les
fumer; de sorte qu'en enrichissant d'abord le petit paysan je ne
tarderai pas à enrichir le pays lui-même. Tu vois la transformation et
tu comprends comment en faisant notre fortune nous ferons celle des gens
qui nous entourent; n'est-ce pas quelque chose, cela?

Elle s'était rapprochée de lui à mesure qu'il avançait dans ses
explications, et lui avait pris la main; quand il se tut, elle se haussa
et lui passant un bras autour des épaules elle l'embrassa:

--Tu me pardonnes? dit-elle.

--Te pardonner? Que veux-tu que je te pardonne? demanda-t-il en la
regardant tout surpris.

--Si je te le disais, tu ne me pardonnerais pas.

--Alors?

--Donne-moi l'absolution quand même.

--Tu ne voulais pas habiter Ourteau?

--Donne-moi l'absolution.

--Je te la donne.

-Maintenant sois tranquille, je te promets que ce sera maman elle-même
qui te demandera à rester ici.


                                              Deuxième Partie

I

Fidèle à sa promesse, Anie avait amené sa mère à demander elle-même de
ne pas vendre le château.

Dans le monde qui se respecte on passe maintenant la plus grande partie
de l'année à la campagne, et l'on ne quitte ses terres qu'au printemps,
quand Paris est dans la splendeur de sa saison comme Londres. Pourquoi
ne pas se conformer à cet usage qui pour eux n'avait que des avantages?
Rester à Paris, n'était-ce pas se condamner à continuer d'anciennes
habitudes qui n'étaient plus en rapport avec leur nouvelle position, et
des relations qui, n'ayant jamais eu rien d'agréable, deviendraient tout
à fait gênantes? acceptables rue de l'Abreuvoir, certaines visites
seraient plus qu'embarrassantes boulevard Haussmann.

[Illustration.]

Ces raisons, exposées une à une avec prudence, avaient convaincu Mme
Barincq, qui, après un premier mouvement de révolte, commençait
d'ailleurs à se dire, et sans aucune suggestion, que la vie de château
avait des agréments: d'autant plus chic de se faire conduire à la messe
en landau que l'église était à deux pas du château, plus chic encore de
trôner à l'église dans le banc d'honneur; très amusant de pouvoir
envoyer à ses amis de Paris un saumon de sa pêcherie, un gigot de ses
agneaux de lait, des artichauts de son potager, des fleurs de ses
serres. Si, au temps de sa plus grande détresse, elle s'était toujours
ingéniée à trouver le moyen de faire autour d'elle des petits cadeaux:
un oeuf de ses poules, des violettes, une branche de lilas de son
jardinet, un ouvrage de femme, qui témoignaient de son besoin de donner;
maintenant qu'elle n'avait qu'à prendre autour d'elle, elle pouvait se
faire des surprises à elle-même qui la flattaient et la rendaient toute
glorieuse.

Quel triomphe en recevant les réponses à ses envois! et quelle fierté,
quand on lui écrivait qu'avant de manger son gigot, on ne savait
vraiment pas ce que c'était que de l'agneau: par là, cette propriété qui
produisait ces agneaux et donnait ces saumons lui devenait plus chère.

Son consentement obtenu, les travaux avaient commencé partout à la fois:
dans les vignes, que les charrues tirées par quatre forts boeufs du
Limousin défrichaient; dans les écuries, qu'on transformait en étables;
enfin dans la prairie, où les maçons, les charpentiers, les couvreurs,
construisaient la laiterie et la porcherie.

Bien que la vigne de ce pays n'ait jamais donné que d'assez mauvais vin,
c'est elle qui, dans le coeur du paysan, passe la première: avoir une
vigne est l'ambition de ceux qui possèdent quelque argent; travailler
chez un propriétaire et boire son vin, celle des tâcherons qui n'ont que
leur pain quotidien. Quand on vit commencer les défrichements, ce fut un
étonnement et une douleur: sans doute ces vignes ne rapportaient plus
rien, mais ne pouvaient-elles pas guérir un jour, par hasard, par
miracle? il n'y avait qu'à attendre.

Et l'on s'était dit que le frère aîné n'avait pas tort quand il accusait
son cadet d'être un détraqué. Ne fallait-il pas avoir la cervelle malade
pour s'imaginer qu'on peut faire du beurre avec du lait sortant de la
mamelle de la vache? si cela n'était pas de la folie, qu'était-ce donc?
Or, les folies coûtent cher en agriculture, tout le monde sait cela.

Aussi tout le monde était-il convaincu qu'il ne se passerait pas
beaucoup d'années avant que le domaine ne fût mis en vente.

Et alors? Dame alors chacun pourrait en avoir un morceau, et dans les
terres régénérées par la culture les vignes qu'on replanterait feraient
merveille.

II

Pour le père, occupé du matin au soir par la surveillance de ses
travaux, défrichements, bâtisse, montage des machines; pour la mère,
affairée par ses envois et sa correspondance; pour la fille, toute à sa
peinture, le temps avait passé vite, avril, mai, juin, sans qu'ils
eussent bien conscience des jours écoulés. Quelquefois, cependant, le
père revenait à l'engagement, pris par lui au moment de leur arrivée, de
conduire Anie à Biarritz, mais c'était toujours pour en retarder
l'exécution. A la fin, Mme Barincq se fâcha.

--Quand je pense qu'à son âge ma fille n'a pas encore vu la mer, et que
depuis que nous sommes ici on ne trouve pas quelques jours de liberté
pour lui faire ce plaisir, je suis outrée.

--Est-ce ma faute? Anie, je te fais juge.

Et Anie rendit son jugement en faveur de son père:

--Puisque j'ai bien attendu jusqu'à cet âge avancé, quelques semaines de
plus ou de moins sont maintenant insignifiantes.

--Mais c'est un voyage d'une heure et demie à peine.

Il fut décidé qu'en attendant la saison on partirait le dimanche pour
revenir le lundi: pendant quelques heures les travaux pourraient bien,
sans doute, se passer de l'oeil du maître: et pour empêcher de nouvelles
remises Mme Barincq déclara à son mari que, s'il ne pouvait pas venir,
elle conduirait seule sa fille à Biarritz.

--Tu ne ferais pas cela.

--Parce que?

--Parce que tu ne voudrais pas me priver du plaisir de jouir du plaisir
d'Anie: s'associer à la joie de ceux qu'on aime, n'est-ce pas le
meilleur de la vie?

--Si tu tiens tant à jouir de la joie d'Anie, que ne te hâtes-tu de la
lui donner!

--Dimanche, ou plutôt samedi.

En effet, le samedi, par une belle après-midi douce et vaporeuse, ils
arrivaient à Biarritz et Anie au bras de son père descendait la pelouse
plantée de tamaris qui aboutit à la grande plage; puis, après un temps
d'arrêt pour se reconnaître, ils allaient, tous les trois, s'asseoir sur
la grève que la marée baissante commençait à découvrir.

C'était l'heure du bain, et entre les cabines et la mer il y avait un
continuel va-et-vient de femmes et d'enfants, en costumes multicolores,
au milieu des curieux qui les passaient en revue, et offraient
eux-mêmes, par leurs physionomies exotiques, leurs toilettes élégantes
ou négligées, tapageuses ou ridicules, un spectacle aussi intéressant
que celui auquel ils assistaient; tout cela formant la cohue, le
tohu-bohu, le grouillement, le tapage d'une foire que coupait à
intervalles régulièrement rythmés l'écroulement de la vague sur le
sable.

Ils étaient installés depuis quelques minutes à peine, quand deux jeunes
gens passèrent devant eux, en promenant sur la confusion des toilettes
claires et des ombrelles un regard distrait; l'un, de taille bien prise,
beau garçon, à la tournure militaire; l'autre, grand, aux épaules
larges, portant sur un torse développé une petite tête fine qui
contrastait avec sa puissante musculature et le faisait ressembler à un
athlète grec habillé à la mode du jour.

Quand ils se furent éloignés de deux ou trois pas, Barincq se pencha
vers sa femme et sa fille:

--Le capitaine Sixte, dit-il.

--Où?

Il le désigna le mieux qu'il put.

--Lequel? demanda Mme Barincq.

--Celui qui a l'air d'un officier; n'est-ce pas qu'il est bien?

--J'aime mieux l'autre, répondit Mme Barincq.

--Et toi, Anie, comment le trouves-tu?

--Je ne l'ai pas remarqué; mais la tournure est jolie.

--Pourquoi n'est-il pas en tenue? demanda Mme Barincq.

--Comment veux-tu que je te le dise?

--Tu sais qu'il ne ressemble pas du tout à ton frère.

--Cela n'est pas certain; s'il est blond de barbe, il est noir de
cheveux.

--Pourquoi ne t'a-t-il pas salué? demanda Barincq.

--Il ne m'a pas vu.

--Dis qu'il n'a pas voulu nous voir.

--Tu sais, maman, qu'on ne regarde pas volontiers les femmes en deuil,
dit Anie.

--C'est justement notre noir qui l'aura exaspéré, en lui rappelant la
perte de la fortune qu'il comptait bien nous enlever.

--Les voici, interrompit Anie.

_(A suivre.)_

Hector Malot.

[Illustration.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 2509, 28 Mars 1891" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home