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Title: L'Illustration, No. 2520, 13 Juin 1891
Author: Various
Language: French
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L'ILLUSTRATION

_Prix du Numéro: 75 cent._

SAMEDI 13 JUIN 1891

_49e Année.--Nº 2520_



[Illustration: LA DÉCORATION DU PANTHÉON.--Maquette du groupe de «la
Révolution» par M. Falguière.]



[Illustration: COURRIER DE PARIS]

La _Grande semaine!_ Elle a commencé, elle a brillé, elle est finie. Son
existence est bien remplie.

D'abord, revue printanière au cercle de la rue Boissy-D'Anglas. Puis, le
Grand-Prix. Émotions du jeu et émotions barométriques mêlées. Qui
gagnera la course? Pleuvra-t-il? Ne pleuvra-t-il pas? _Garden-party_ et
réception du soir à l'ambassade d'Angleterre. Dîners un peu partout,
représentations à peu près partout. Comédie chez M. Anisson du Perron.
Comédie chez lady Lytton, Coquelin ici, Mlle Reichenberg là. Bal
diplomatique et mondain chez M. Ribot, au ministère des affaires
étrangères. Sans compter la fameuse _répétition générale_ au cirque
Molier et la revue improvisée par le _Figaro_--une vraie revue pimpante
et amusante--pour la fin de ses réceptions hebdomadaires.

Si un Parisien _dans le train_ n'a pas un peu de migraine à la fin de la
semaine, c'est qu'il a la tête solide. Rien de plus divertissant, du
reste, que ces revues lestement enlevées et qui ne sentent ni l'huile ni
la pose. On les joue avec entrain, comme elles ont été écrites, et
vraiment le marquis de Massa est tout à fait dans le ton. Il tourne le
couplet avec grâce et lui seul peut encore évoquer dans un rondeau,
devant le tout Paris élégant et peu _gobeur_, la figure paterne du bon
Béranger.

--Béranger! Ah! cet ancêtre! dirait l'étonnante Lavigne.

On avait annoncé que le prince de Galles ferait tout exprès le voyage de
Londres à Paris: 1° pour assister au Grand-Prix; 2° pour applaudir les
couplets de M. de Massa et les interprètes de _Floréal_. Des politiques
très profonds voyaient déjà dans ce voyage une petite protestation--très
platonique--contre la quadruple alliance:

«La preuve que l'Angleterre n'est pas défavorable à la France, c'est que
le prince de Galles vient écouter Mme Simon-Girard. C'est concluant.»

Point du tout. Il n'est pas venu. Il ne devait pas venir. Le
_Baccara-Case_, l'affaire de sir Gordon Cumming,--le gros scandale
britannique--absorbait l'attention du prince. On a couru à Longchamps et
on a représenté _Floréal_ sans Son Altesse.

Pendant ce temps, on rendait les derniers devoirs au brave général
Sumpt, le gouverneur des Invalides, une figure militaire dans le genre
du vieux Rantzau, celui à qui Mars n'avait rien laissé d'entier que le
coeur. Le général Sumpt, avec ses deux poignets emportés, trouvait
encore moyen de manier son chapeau et de conserver le geste du
commandement.

Il était superbe avec son visage énergique et ses mains de bois
mécaniques. C'est d'une entorse devenue gangréneuse qu'il meurt. A aucun
prix il n'avait voulu se faire opérer:

--Non, disait-il, les deux mains emportées c'est bien assez. Un pied
coupé, ce serait trop. Je vais aller rejoindre mes poignets.

Il les avait laissés à Sedan. Un obus les lui avait tranchés net, comme
avec un couteau. Et, depuis ce temps, le général sans bras commandait à
des soldats sans jambes, à ces pauvres vieux qui finissent là-bas,
inconnus et oubliés, après avoir bien servi leur patrie.

Ah! ils ne s'inquiétaient pas du Grand-Prix, dimanche, ces boiteux et
ces manchots. Mais, en regardant le calendrier, ils se disaient
pourtant:

--C'est demain seulement la Saint-Médard. Aujourd'hui c'est la
Saint-Sébastien. Saint Sébastien sera clément!

Quel est le statisticien qui calculera combien de petites mains ont--de
dix heures du matin à une heure de l'après-midi--soulevé le rideau blanc
pour interroger le temps, combien d'yeux se sont levés vers le ciel d'un
gris blanc où passait d'ailleurs, comme une rassurante promesse, une
hirondelle?

Et si elle n'annonçait point le soleil, cette hirondelle, du moins elle
nous donnait l'espoir, réalisé, d'une journée grise, un peu hésitante,
assez fraîche, au total fort agréable. Un Grand-Prix mouillé, c'est
atroce. Mais un Grand-Prix rôti, c'est terrible. Le Grand-Prix de 1891,
maintenant tombé dans le domaine de l'histoire, aura été un Grand-Prix
mixte, un Grand-Prix sans rayons, mais sans ondée. Et _Clamart_ a
triomphé dans une atmosphère tiède et sous un ciel d'un ton de perle.
Vive _Clamart!_

Et vive aussi Tom Lane! Et vive encore le double vainqueur M. Edmond
Blanc!

C'est tout à fait curieux, la popularité du personnel de ce monde
hippique. La foule connaît les noms des éleveurs et des jockeys comme à
la veille d'une guerre elle connaîtrait ceux des généraux qui
commanderaient nos corps d'armée. Tel bon bourgeois qui passe tient pour
l'écurie de M. Henri Delamarre et tel autre pour celle du baron
Schickler.

J'écoutais, samedi dernier, des gamins causer devant un bureau
d'omnibus.

--Moi, disait l'un, mon jockey, c'est Tom Lane!

--Moi, c'est Madge! disait l'autre.

Et le troisième:

--Non, le plus _chic_, c'est Franck!

Madge, Lane, Franck. Ils les connaissaient sur le bout du doigt. On les
eût plus embarrassés si on leur eût demandé ce que c'est que cet Octave
Feuillet dont on va vendre la propriété littéraire en deux lots, dans
quelques jours.

Octave Feuillet? Est-ce qu'il court contre Storr ou contre Kearney?

Elles sont entrées dans le sang du peuple français, ces courses. Elles
deviennent un plaisir national. Qui y touchera s'en repentira. Je
n'approuve ni ne désapprouve, je constate.

Il est juste de reconnaître que l'incertitude du temps a, dimanche
dernier, dépouillé la journée d'une petite note d'art et de couleur. On
a volontiers fait l'économie de la toilette commandée pour ce jour-là.
Les robes ont manqué d'éclat. De malencontreux waterproofs semblaient
rappeler, çà et là, les menaces des nuages, ces gêneurs, comme les
avait, la veille, appelés un astronome qui ne pouvait apercevoir
l'éclipse de soleil.

Ces waterproofs apportaient là une variante au mot des trappistes:

--Frères, il peut pleuvoir!

D'ailleurs, le retour a été superbe. On s'étonnait volontiers de
l'insuccès d'_Ermak_, le grand favori, et on racontait une histoire
assez romanesque, fort improbable, mais bien moderne. Ermak aurait été
paralysé par une toute petite piqûre, une piqûre de morphine quasi
invisible, et qu'on attribuait tout naturellement à la malveillance.
Fable pure, j'en suis certain, et dont il n'y pas lieu de tenir compte,
mais qui prouve combien la confiance en _Ermak_ était ancrée dans la
tête de bien des gens.

Les waterproofs peuvent encore servir pour Paris et, au besoin, pour les
bains de mer, car voici le moment des départs. Je crois que la saison,
pour la campagne, est à peu près finie, et que la mer et la plage
attireront beaucoup plus les Parisiens que ces environs de Paris, où
l'hiver a fait tant de ravages (Oh! les rosiers perdus! oh! les rosiers
sans roses!) et où les feuilles vont roussir avant d'avoir été vraiment
vertes.

On peut facilement s'éloigner de Paris et suivre ses affaires et donner
ses ordres par le téléphone. Il n'y a plus de distance pour la voix
humaine. Mais M. Edison vient de la supprimer, cette distance, pour la
vue même. Le téléphone et le phonographe, ce n'était pas assez pour lui:
il a inventé le _kinétographe_, et le kinétographe emmagasine les
mouvements de l'homme, le geste, les attitudes, comme le phonographe
emmagasine les paroles. Le kinétographe, dont je ne me chargerai pas
d'expliquer le mécanisme, me fait l'effet d'une chambre noire dont les
images se trouvent fixées sur un rouleau qui peut ensuite les reproduire
indéfiniment. Cela tient du miracle tout cela, et M. Papus, et M.
Péladan, les deux mages modernes, sont moins magiques cent fois que
l'Américain Edison.

Le kinétographe! Quand on pense que nous pourrons _voir_ le geste que
faisait à telle date, à telle heure, telle personne causant à deux mille
lieues de nous! Et le vêtement qu'elle portait, et la mine qu'elle
avait! Est-ce croyable? C'est plus que croyable, c'est certain. Il faut
nous attendre à tout avec ces inventeurs, et les prodiges d'adresse d'un
Robert Houdin ne seront bientôt plus rien, comparés aux découvertes
mathématiquement prouvées par des savants.

L'an prochain, le théâtrophone, par exemple, fonctionnera de Paris à
Bruxelles. Lorsque le théâtre de la Monnaie donnera la représentation
d'un opéra de Wagner inconnu du boulevard, on en pourra suivre les actes
du fond d'un salon de l'Hôtel Continental ou d'un fumoir du faubourg
Saint-Honoré. De même, lorsque la Patti chantera à Londres.

Boulevard Malesherbes, au dessert, on pourra dire:

--Tiens, la Patti est--ou n'est pas--en voix ce soir!

Toutes ces choses paraissent à présent très simples; il n'en est pas
moins vrai que ce sont là purement des merveilles qui, il n'y a pas
beaucoup plus d'un siècle, eussent mené leurs inventeurs au bûcher, tout
simplement.

Aujourd'hui, cela mène à la statue. On va, à ce propos, en élever une à
Beaumarchais, dans le quartier de Paris qu'il habita, et de grandes
affiches blanches, à signatures officielles, annoncent que le concours
est ouvert.

Toujours le concours! C'est le principe qui semble le plus juste:
_Offert à tous. Donné ait plus digne!_ Mais, en réalité, le Concours
éloigne bien des artistes, et les plus hauts, les plus admirables, qui
ne veulent pas s'exposer à un échec. De telle sorte que les statues sont
d'ordinaire l'oeuvre de sculpteurs de second plan qui peuplent nos
villes d'images contestables, quand elles ne sont pas détestables.

Je sais une ville où l'on a chanté à l'inauguration d'une statue
d'écrivain célèbre un couplet composé sur l'air de la _Boiteuse_:

        Boitant par devant,
        Affreux par derrière.
        Comme il est mal,
        Il serait mieux à cheval!

Et l'insolente chanson n'était pas tout à fait calomnieuse. Dans un
temps où Falguière, Merciè, Saint-Marceaux, Paul Dubois, Barrias et tant
d'autres gardent si fièrement le renom de la sculpture française,
comment se risquer à voir Tartempion ou Galuchet élever des statues à
nos grands hommes?

Le pauvre Chapu ne verra pas l'inauguration de son Balzac que l'on rêve
de voir élever en pleine avenue de l'Opéra. L'Institut va donner comme
successeur à Chapu l'auteur de la _Jeunesse au tombeau de Regnault_,
Antonin Mercié, le maître de _Gloria Victis_, inspiré par cette même
mort du peintre Regnault. Mercié était encore élève de Rome lorsqu'il
exposa ce groupe admirable et M. Thiers lui fit envoyer le ruban rouge
qu'on apporta au jeune maître pendant un dîner de la villa Médicis.

Un Toulousain, Mercié, comme Falguière, comme Jean-Paul Laurens, et
parti de ce cloître exquis où il semble qu'on soit dans un coin de
couvent athénien, avec de beaux arbres, un beau ciel et des débris
exquis de marbres antiques! Deux de nos ministres, MM. Constans et
Fallières, doivent se rappeler certains soirs d'été où ils écoutaient là
la belle voix de M. Gailhard chantant aux étoiles des chansons de
Toulouse--en Toulousane!

Vraiment Toulouse est comme une Athènes française et le succès d'Antonin
Mercié va réjouir les alentours du Capitole. Mais en attendant Paris
reste Paris et les _premières_ vont continuer, même en été.
L'Opéra-Comique ne répète-t-il point le _Rêve_ tiré du roman de Zola?

--Qu'est-ce que le _Rêve_ de Zola? demandait-on à un jeune naturaliste.

--Le Rêve de Zola? c'est l'Académie, répondit avec mépris le jeune
naturaliste qui, du reste, sera peut-être un jour académicien.

Rastignac.



AMIS ET ENNEMIS

Dans une réunion où je me trouvais dernièrement, l'entretien était venu
à tomber sur cette question: «A qui, d'un homme ou d'une femme, vaut-il
mieux confier un secret?» Entre autres réponses, quelqu'un a fait
celle-ci:--«A personne, parce qu'un secret qu'on a confié n'est plus un
secret.» Autant avouer tout de suite que ce quelqu'un c'était moi. Pour
que l'aveu soit complet, je dois ajouter qu'on s'est écrié en choeur que
c'était un mot, mais non pas une raison, et que je n'avais pas le sens
commun. J'en ai été toute décontenancée; aussi est-ce seulement en
descendant l'escalier que j'ai trouvé ce qu'il y avait à répondre. Cette
mésaventure arrive quelquefois: on appelle cela «l'esprit du palier».
Pour que ce ne soit pas perdu, je prends la liberté de l'écrire,
espérant que ce sera lu par quelques-uns de mes interlocuteurs trop
facilement triomphants.

D'abord, qu'est-ce que cette rage qui tient tant de gens--les femmes en
particulier--de conter au tiers et au quart leurs affaires intimes? Sous
le sceau du secret, bien entendu. Mais les personnes affligées de la
manie confidentielle livrent habituellement leur prétendu secret à vingt
autres. Dans le nombre il ne peut manquer de s'en trouver une pour le
trahir, ne fût-ce que par étourderie. Dès lors le pauvre secret, devenu
celui de Polichinelle, fait le tour de Paris, terre d'élection où
fleurit et fructifie le potin, et il arrive qu'au bout d'un certain
temps le premier informé l'apprend de n'importe qui.--«Mais d'où
sortez-vous donc? lui dit-on ironiquement. Tout le monde le sait.» Et
invariablement l'imprudent qui a semé son secret aux quatre vents s'en
prend à celui précisément de ses confidents qui a su se taire. C'est,
avec la réputation de tomber de la lune, tout le prix que celui-ci
empoche pour sa discrétion.

Mais, ô bavards inconsidérés, vous êtes-vous jamais demandé à quoi cela
pouvait bien vous servir, de raconter aux gens vos petites affaires?
Vous prétendez ne vous adresse? qu'à vos amis?... Que voilà un mot dont
on abuse! Dès qu'on ne l'emploie pas au singulier, on en dénature le
sens. L'amitié a plus de rapports qu'on ne croit avec l'amour et ne
saurait se disperser sur plusieurs objets à la fois. Fort peu de
personnes d'ailleurs, même des plus aimables, peuvent se flatter de
posséder vraiment l'ami unique. On se l'imagine un moment, quand on est
de complexion romanesque, et puis un beau jour ça craque, tout comme
l'amour. Des philosophes affirment qu'entre femmes l'amitié est
impossible. D'autres soutiennent que d'un sexe à l'autre elle l'est plus
encore, par la faute d'un élément étranger qui la panache fatalement et
la transforme en un sentiment hybride, dit par d'ingénieux néologistes
«amouritié», lequel aussi finit d'habitude par se décartonner
complètement. Quant à Castor et Pollux, c'est de la mythologie. Et qui
sait si, quelque jour, des documents inédits ne démontreront pas que ces
deux demi-dieux de l'amitié se sont brouillés au couteau à propos d'une
femme? Même à l'âge d'or ces choses se passaient, soyez-en sûrs. Depuis
Ève inclusivement, n'est-ce pas par les femmes que tous les malheurs
arrivent? Et là où se trouve une poule, a-t-on jamais vu deux coqs vivre
en bonne intelligence?

Quoi qu'il en soit, en notre âge de fer «l'âme-soeur» ressort
exclusivement du domaine de la poésie; même en amour, elle est aussi
rare, pour ne pas dire aussi introuvable, que le trèfle à quatre
feuilles.

Quant à avoir des amis, au pluriel, qu'est-ce que cela veut dire?
Considérez la foule des gens que vous connaissez peu ou prou, que vous
frôlez dans la vie, que vous «brossez» au passage, comme disent les
Anglais. D'abord il faut en extraire vos ennemis. De vrais ennemis,
c'est plus flatteur à avoir que de vrais amis--l'inimitié ayant sa
source dans l'envie et la jalousie, rien ne serait aussi humiliant que
de n'en pas susciter autour de soi. Et puis, sans le vouloir, on
contrarie bien des gens, qui ont le tort de vous en garder rancune:
rivalités passionnelles, conflits d'intérêts, froissements de vanité ou
de coquetterie. Mais les pires ennemis sont encore ceux à qui on n'a
jamais rien fait.--«Pourquoi baves-tu sur moi? demande le ver luisant au
crapaud.--Parce que tu brilles! répond celui-ci». La raison est
excellente. Aussi, quoi qu'on fasse ou qu'on ne fasse pas, on a toujours
des ennemis. Il faudrait être bien déshérité de la nature pour ne pas
être le ver luisant de quelque crapaud.

Plus nombreux que les ennemis sont les gens simplement malveillants, et
infiniment plus dangereux, parce qu'on ne s'en méfie pas. Le hasard ou
la nécessité vous mettent en commerce sans qu'il y ait sympathie, et ils
en profitent pour prendre barre sur vous. Ayant accès dans votre maison,
ils y recherchent curieusement le squelette caché au fond de l'armoire
la plus secrète, ils soulèvent le couvercle de votre marmite pour voir
ce qu'il y a dedans, ils inventent ce qu'ils ne devinent pas; bref, ils
font au public les honneurs de votre personne dans un sens généralement
aussi saugrenu que désobligeant. Témoin cette charmante femme qui, après
avoir raconté cent horreurs d'une «amie», ajoute, afin de donner plus de
créance à ses propos;--«Je suis bien placée pour savoir cela: nous
sommes très liées, et je la vois tous les jours.»

Le reste, c'est un flot d'indifférents vaguement amicaux, plus ou moins
intimes selon le hasard des circonstances, des milieux, des intérêts, le
rapprochement de convenances, d'alliances, de goûts, d'habitudes,
d'occupations ou de plaisirs. On peut se trouver en termes de
familiarité étroite sans aucune intimité d'âme--quelque chose comme les
rapports fraternels de caractère banal--tandis qu'au contraire on se
livre parfois au premier contact à des gens qu'on ne reverra plus.
Ceux-ci pourraient peut-être devenir des amis, ceux-là ne sont jamais
que des familiers.

Familiers ou amis, d'ailleurs, qu'importe? Alors qu'on voit tant de bons
fils et de filles convenablement affectionnées se consoler si vite de la
mort de leurs parents, quand il n'y avait entre eux que les liens du
sang et de l'habitude, sans ce que les théologiens appellent dilection
particulière, quelle place pensez-vous tenir dans la vie de ces
indifférents bienveillants, mais occupés, qui ont leurs affaires, leurs
soucis, leurs chagrins, leurs plaisirs, leurs amours? Si en sortant de
chez eux vous êtes écrasé par un omnibus, ils s'écrieront avec
attendrissement:--«Pauvre Un-Tel!», peut-être bien en ajoutant:--«On est
si imprudent quand on traverse!...» S'ils n'ont rien à faire de plus
pressant ou de plus intéressant, ils iront à votre enterrement--et le
soir au bal. Et lorsqu'ils recevront une convocation au service de bout
de l'an, ils diront avec humeur:--«Est-ce qu'on va nous déranger comme
ça tout le temps qu'il sera mort!» Quoi de plus naturel, quand on y
songe? Faudrait-il donc qu'ils en mourussent eux-mêmes?

Peu importe, au surplus, car c'est de notre vivant qu'il nous est utile
ou agréable d'avoir des amis, ou de prétendus tels. Ils nous rendent
quelques petits services, en tant que cela ne les gêne pas trop. Quand
notre cuisinière est malade, nous allons leur demander à dîner, et à
déjeuner si nous avons affaire le matin dans leur quartier. La pluie
nous surprend-elle à leur porte, nous entrons leur emprunter un
parapluie, ou cent sous au cas où nous aurions oublié notre
porte-monnaie. Au besoin ils nous prêtent le livre nouveau, une
partition qui nous manque. Lorsqu'il leur arrive une loge, ils nous
invitent par un petit bleu à venir les rejoindre--c'est si ennuyeux
d'être au théâtre seul ou en famille! A charge de revanche d'ailleurs,
et c'est ce petit échange de politesses qui--non pas entretient
l'amitié, comme on dit couramment, mais qui la constitue.

Et puis il faut bien avoir quelqu'un à qui parler de temps en temps.
L'homme est fait pour vivre en troupe comme les canards sauvages. Et
parce qu'on est assez familier avec certaines personnes pour entrer chez
elles à n'importe quelle heure, pour y allumer une cigarette ou y
rajuster sa coiffure, pour y mettre ses coudes sur la table au dessert
et pour y dire tout ce qui vous passe par la tête, on s'imagine qu'on
est comme les deux doigts de la main. Douce illusion qui nous aide à
vivre. Mais c'est justement parce que nous ne pouvons nous passer de
cette illusion bienfaisante, que nous nous garderions bien de demander à
ces aimables gens le plus mince sacrifice, voire une légère peine qui ne
coûterait rien à leurs intérêts, à leurs affections, à leurs commodités.
Nous savons trop ce qui nous attendrait et nous préférons les tenir pour
nos amis sans les mettre à l'épreuve. C'est comme le «à la disposicion
de usted» des Espagnols. Imaginez la tête du plus courtois des hidalgos
si, prenant au pied de la lettre cette formule engageante, vous vous
installiez dans ses meubles, ou vous faisiez main basse sur sa bourse,
son cheval, sa femme ou son argenterie.

Eh bien! alors, pourquoi aller jeter nos confidences dans ces oreilles
distraites?

Vous savez, dans le monde, le fameux dialogue: _Avec le plus vif
empressement_:--«Monsieur votre père est en bonne santé?--Mais non,
justement, il me donne beaucoup de souci... il souffre tellement de ses
névralgies!--_D'un air pénétré_: Allons! tant mieux, tant mieux!» Ne
riez pas, on vous l'a faite souvent, et vous l'avez faite aussi aux
autres, sans vous en apercevoir. Et encore cette formule saugrenue: A un
mari que n'accompagne point sa femme:--«Mme X... est souffrante? _(avec
toutes les marques de la plus profonde inquiétude)_ Rien de grave au
moins?--

«C'est à croire, puisque je suis au bal», pourrait répondre le mari.
Mais à quoi bon? On a parlé sans même savoir ce qu'on disait; on
n'écoute pas une réponse d'ailleurs tout aussi machinale, et la
politesse est faite. Eh bien! quand vous vous épanchez dans le sein d'un
ami, c'est à peu près comme cela qu'il est à votre affaire. Ou si, par
aventure, quelque personne marque un intérêt sincère à ce qui vous
touche, il y a fort à parier que c'est parce qu'elle en tirera matière à
des ragots plus ou moins malfaisants. Les autres n'en prennent pas souci
et vous écoutent comme on entend tomber la pluie, ou comme on feint de
prêter l'oreille au morceau de piano joué par la demoiselle de la
maison.

Pour en revenir à ce qui faisait l'objet de la querelle, en matière de
secret le plus sûr est de le garder pour soi, crainte qu'il se perde. Si
vous ne pouvez pas tenir votre langue sur vos propres affaires, comment
raisonnablement espérer que les autres seront plus discrets que
vous-même? Et quant aux confidences, alors que tous les pauvres mortels
sont accablés de soucis personnels, quelle naïveté de croire qu'ils vont
encore s'encombrer des vôtres par-dessus le marché. Ainsi, votre notaire
a levé le pied. Si l'ami à qui vous contez cette mésaventure vient de
régler de grasses différences chez son agent de change, pensez-vous
qu'il va s'apitoyer sur votre sort? Au contraire, cela le réjouira de
n'être pas seul dans le pétrin. Que si tout au rebours il a justement
fait un héritage, il se réjouira également de se sentir à sec pendant
que vous barbotez. Il ne faut pas lui en vouloir, vous en feriez autant
à sa place. Quand il vous plaindrait, d'ailleurs, ses larmes de
crocodile vous rendraient-elles vos fonds, et vous donnera-t-il
seulement trente centimes pour prendre l'omnibus? En matière
sentimentale les confidences sont non moins oiseuses, et, qui plus est,
déplacées. Quelle satisfaction peut éprouver une femme à déverser le
secret de ses infortunes conjugales et autres dans le sein d'une amie
qui file le parfait amour? Quant à chanter son bonheur aux oreilles de
ceux dont le coeur se trouve précisément en mauvais point, c'est une
indiscrétion qui frise l'insolence. Non, je ne vois guère de choses
qu'on doive confier secrètement que celles à qui l'on veut faire un sort
sans avoir l'air d'y toucher. Et dans ce cas, il est bien évident que ce
n'est pas la vérité que vous devez dire, mais ce que vous désirez qu'on
croie, en vertu du principe qu'il vaut mieux faire envie que pitié. Pour
n'être pas de Confucius, elle n'en est pas moins fort sage, cette maxime
d'un mauvais plaisant: «S'il vous arrive quelque chose d'agréable,
dites-le à vos ennemis, parce que cela leur fera de la peine, et si
c'est quelque chose de désagréable, ne le dites pas à vos amis, parce
que cela leur ferait plaisir.»

Marie Anne de Bovet.



NOTES ET IMPRESSIONS

En temps de révolution, tout ce qui est ancien est ennemi.

Mignet.

                                           *
                                         * *

Les traditions sont des puissances.

L'abbé de Madaune.

                                           *
                                         * *

Il n'y a pas d'écoles, ou plutôt il ne doit pas y en avoir: il n'y a que
des oeuvres, bonnes ou mauvaises.

Alphonse Daudet.

                                           *
                                         * *

Si la vie a des heures mauvaises, elle a aussi du bon: il faut que le
romancier montre les deux côtés de l'existence, pleine d'antithèses, de
contrastes, qui doivent se heurter continuellement dans une oeuvre
impartiale.

Georges Ohnet.

                                           *
                                         * *

On ne discute pas avec le succès.

Ch. de Mazade.

                                           *
                                         * *

Dans le corps des mots qui composent une langue, les siècles ont incarné
une âme, un trésor de sentiments, de pensées, de vérités; ces mots
tombent dans les esprits comme des semences de belles et bonnes actions.

E.-M. de Vogué.

                                           *
                                         * *

Il est bien rare que ceux dont l'état est d'obéir ne se montrent pas
arrogants quand l'occasion se présente d'abaisser ceux qu'ils sont
forcés de subir.

Adrien Chahut.

                                           *
                                         * *

L'hypocrisie du respect est un des ingrédients du sérieux moderne.

Fr. Sarcey.

                                           *
                                         * *

Les idées fausses ont moins de prise qu'on ne pense sur les sentiments
vrais: l'enfant qui croit avoir été trouvé sous un chou n'en chérit pas
moins les «auteurs de ses jours».

                                           *
                                         * *

Le mensonge a pour prime d'encouragement la crédulité.

G.-M. Valtour.



[Illustration: VOYAGE DE LA REINE DE HOLLANDE A ROTTERDAM. 1. La
flottille royale arrivant en vue de Rotterdam.--2. La reine
Wilhelmine.--3. La promenade dans les rues de Rotterdam.--4. La reine
Emma.--5. Le quai de Vlaardingen au passage de Leurs Majestés.--6.
L'arrivée au débarcadère de Rotterdam.--D'après des photographies de MM.
Jurrianse, Meyer et Mensen, communiquées à «l'Illustration» par M.
Bazendijk.]

[Illustration: LE COLONEL LEBEL.--Photographie Bois Guillot.]

[Illustration: LE GÉRNÉRAL SUMPT.--Photographie Pirou.]

[Illustration: M. Georges Schrimft (Lyon). M. Vaucamps (Paris). M. Jules
Auchier (Bordeaux). M. Barthelnié (Marseille). M. Blanquart de Bailleul
(Rouen). Les délégués des Chambres de commerce françaises au Congo.]



LA MENDICITÉ A PARIS

[Illustration: M. Paulian.]

[Illustration: M. Paulian en joueur d'orgue.]

On a beaucoup parlé ces jours-ci d'une expérience à laquelle je me livre
depuis longtemps, et que j'avais jusqu'à ce jour tenue à peu près
secrète. On a raconté à ce sujet beaucoup de choses exactes, mais aussi
pas mal d'erreurs.

L'_Illustration_ m'invite à faire connaître à ses lecteurs ce qu'il y a
de vrai et ce qu'il y a de faux dans les articles parus dans les
journaux de Paris. Je défère volontiers à cette invitation.

Il y a douze ans, mettant en pratique un conseil souvent donné par M.
Jules Simon, je me suis mis en tête de faire le relevé des sommes
diverses qui, sous une forme quelconque, sont dépensées chaque année à
Paris par les gens charitables pour venir au secours des malheureux ou
de ceux que l'on croit être des malheureux. Je n'ai jamais pu terminer
cette opération, par la bonne raison qu'il ne se passe pas de jours où
l'on ne me signale une oeuvre nouvelle et, par conséquent, un chiffre
nouveau à ajouter à mon addition.

On peut, sans rien exagérer, affirmer que ce total représente un nombre
considérable de millions qui, chaque année, volontairement, viennent
s'ajouter aux dizaines de millions qui alimentent déjà le budget de
l'assistance publique officielle.

Il semble qu'avec des sommes aussi colossales il ne devrait plus se
produire à Paris une seule misère qui ne trouvât immédiatement le
secours qui lui est dû. Et, cependant, tout le monde sait que le nombre
des mendiants qui tendent la main dans la rue ou exhibent leurs
infirmités n'a jamais été plus considérable qu'aujourd'hui. Au fur et à
mesure que la charité se développe, le nombre de ceux qui font appel à
cette charité augmente. Cette observation prouve qu'il y a évidemment un
mal dans notre organisation. Il s'est produit dans le canal de la
charité une fuite considérable dans laquelle, si nous n'y prenons garde,
toutes les ressources destinées à soulager la misère menacent de
s'engloutir.

Cette fuite est représentée par le faux malheureux, par le mendiant de
profession qui absorbe aujourd'hui les 4/5 des sommes destinées aux
misérables. C'est ce mendiant professionnel que, depuis une douzaine
d'années, je me suis donné pour mission d'étudier. Après avoir consulté
les hommes compétents en la matière, les administrateurs de bureaux de
bienfaisance, les officiers de paix, les dames patronesses d'oeuvres
charitables, les curés, les pasteurs et les rabbins, désireux de
poursuivre mon expérience jusqu'au bout et de me procurer des documents
certains, irréfutables, pris sur le vif, je me suis décidé à me faire
moi-même mendiant afin de pouvoir étudier à mon aise ces voleurs des
pauvres, qui vivent de ce que M. Abraham Dreyfus a appelé la
paupériculture.

Grâce à de hautes protections, et grâce aussi à une bonne dose
d'entêtement pour ne pas dire de volonté, j'ai réussi à m'enrôler dans
la corporation des mendiants. Tour à tour cul-de-jatte, aveugle,
manchot, ouvrier sans travail, professeur sans emploi, ouvreur de
portières, j'ai exploité tous les genres de mendicité, et j'ai étudié
tous les types de mendiants professionnels. Ces mendiants, je les ai
étudiés non seulement dans la rue, mais encore chez eux, à la maison, au
cabaret, au dépôt de la préfecture, en prison, à la sortie de prison, au
lit de mort, et je suis arrivé à cette conviction que lorsqu'on fait
l'aumône dans la rue, neuf fois sur dix on est volé.

Pour tromper le public et apitoyer le passant, les faux mendiants ont
recours aux subterfuges les plus comiques et quelquefois les plus
cruels.

Tout d'abord, le mendiant se fait une tête, et se donne le type de
l'emploi. Ce type est toujours le même pour chaque genre de mendicité.
Dès qu'un type nouveau est créé, s'il réussit, il est imité. Des
professeurs s'installent, les élèves arrivent, et, dès que l'éducation
est terminée, une nouvelle promotion prend son essor.

Oui, la mendicité est une profession, et quand on a quelque expérience
des moeurs de ce monde étrange, on peut, en considérant un mendiant,
reconnaître l'école de laquelle il sort, de même que le critique d'art,
en examinant un tableau, vous dira auprès de quel maître a travaillé
l'artiste qui a peint le tableau. Chaque maître a son cachet, et, comme
ici le maître c'est le mendiant qui a réussi, chaque élève le copie
servilement.

Prenez les chanteuses des rues: elles ont toutes le même répertoire,
mêmes paroles, même musique. Dans chaque cour, à chaque station, elles
chantent le même nombre de couplets et en ajoutent le même nombre quand
elles ont reçu quelques sous.

L'attitude, la posture, le costume, varient suivant le genre qu'on
exploite. La femme qui mendie devant la porte du pâtissier achalandé a
toujours faim; celle qui vous tend la main sous la porte de l'église
égrène son chapelet; la jeune fille qui sollicite votre aumône à la
sortie des Folies-Bergères vous offre des fleurs.

Sans doute, dans cette question, le physique joue un rôle important,
mais avec quel art, après quelques bonnes leçons, le mendiant tire parti
de la moindre infirmité! Un enfant est-il rachitique ou scrofuleux?
Quelle aubaine! cet enfant servira à apitoyer les visiteurs et à faire
affluer, à la maison les bouteilles de bon vin et les morceaux de
viande.

La femme est-elle particulièrement maigre et ridée? Elle se livrera à la
mendicité en omnibus.

Un jour j'étais dans l'omnibus «place Saint-Michel gare Saint-Lazare»
lorsqu'une femme du peuple fort misérablement vêtue et dans une
situation... digne d'intérêt s'installa dans la voiture.

L'omnibus était à peine parti que la femme se met à gémir et à donner
tous les signes d'une souffrance que tout le monde devinait. Une dame se
penche vers elle et l'interroge: «Oh! c'est épouvantable une femme dans
une pareille situation... Les cahotements de la voiture vont vous faire
du mal... Mon Dieu, quelle misère... pauvre créature...» Bref, on fait
une quête, moi seul n'y ai pas contribué, mais sur les instances de
toutes ces dames charitables j'ai dû aider la pauvre future mère à
monter dans un fiacre; j'ai fait plus, je me suis installé dans le
fiacre et j'ai offert à la pauvre femme de la conduire soit à la
Maternité, soit à son domicile. Elle a refusé d'aller à la Maternité et
n'a jamais voulu m'indiquer son domicile. J'ai quitté la voiture et la
femme a disparu. Mais huit jours plus tard je la retrouve sur le
boulevard Maillot en train de recommencer sa comédie devant l'hôtel
d'une personne très charitable et très exploitée. Je m'approche d'elle:
«Dites donc, ma brave femme, l'autre jour je vous ai proposé de vous
conduire à la Maternité, vous avez refusé. Je vous ai proposé de vous
conduire à votre domicile, vous avez encore refusé. Si je vous
conduisais à la préfecture de police?»

A ces mots la femme se relève, d'un mouvement rapide elle prend son...
giron, le pousse vers la gauche et avec la légèreté d'une gazelle
s'enfuit dans le Bois de Boulogne. Le giron... il était en carton.

Que d'autres supercheries que je pourrais citer!

Je connais une mendiante qui, depuis plus de vingt ans, stationne dans
la rue avec un baby sur les bras. C'est en vain que la femme a vieilli.
Le baby a toujours six mois, voilà vingt ans qu'il tète ou qu'il fait
semblant de téter. C'est que la présence de ce petit être qui souffre et
qui pleure constitue un moyen certain de faire affluer les sous dans
l'escarcelle. Au bout de trois mois l'enfant meurt. C'est un détail.
Pour trente sous par jour on peut en louer un autre et grâce à la
présence de cet enfant on gagnera d'autant plus que la température sera
plus inclémente.

Il y a des mendiants qui à force de se tenir au même endroit et dans la
même situation sont devenus, pour ainsi dire, immeubles par destination.
Ceux-ci ont leur clientèle et peuvent faire d'avance leur budget. La
femme aux jambes de bois et le fakir appartiennent à cette catégorie.

La femme aux jambes de bois est estropiée de naissance. Cela ne l'a pas
empêchée de se marier et d'avoir dix-huit enfants! Elle est âgée de
soixante-huit ans et voilà soixante ans qu'elle stationne au même
endroit. En face d'elle une femme vend des journaux, arrive de grand
matin à son kiosque et en repart bien tard dans la journée.

La femme aux jambes de bois se contente de regarder le kiosque. L'une
travaille, l'autre contemple, et toutes deux vivent. La plus malheureuse
des deux n'est peut-être pas celle qu'on pense.

Le fakir, lui, vend des crayons dans la rue Auber. Regardez-le, il se
tient immobile comme un modèle. Le fakir n'est pas un mendiant «car,
dit-il, j'offre ma marchandise. Si le client qui me donne deux sous n'en
veut pas, ce n'est pas ma faute.»

Le fakir, qui, de son nom, s'appelle Petit, est un philosophe. Il
s'assoit sur sa béquille, parce que «cela fait bien dans le tableau et
cela préserve de l'humidité.»

Quand il pleut trop fort, il reste chez lui et lit ses auteurs préférés:
Sénèque et Paul de Kock.

La femme aux jambes de bois et le fakir appartiennent au service
sédentaire. Il y a des mendiants qui aiment mieux faire leur carrière
dans le service actif.

Le service actif exige plus d'intelligence, car, au lieu d'attendre le
client sur son passage, il faut aller le chercher où il se trouve, mais
aussi quelles recettes on réalise quand on a du talent! Il y a des
mendiants qui, à force d'intrigues, de mensonges et de simulations,
réussissent à gagner des sommes considérables. Rien de plus curieux que
le budget d'un de ces voleurs des pauvres. Le bureau de bienfaisance
fournit le pain, le curé ou le pasteur donne le pot au feu, la caisse
des écoles habille les enfants, le dispensaire approvisionne le ménage
de linge, la société des loyers paye le terme, les bonnes soeurs se
chargent des petites douceurs; les familles aisées du quartier, les
élèves des lycées, les polytechniciens, les membres de la conférence
Saint-Vincent-de-Paul, le maire, les députés, etc., donnent des subsides
en argent.

Ces mendiants-là trafiquent de tout. Ils se font rapatrier trois fois
par an et revendent leur billet; ils communient à toutes les églises et,
sous prétexte de se présenter décemment à l'autel, se font vêtir à neuf
de la tête aux pieds. Ils connaissent toutes les oeuvres charitables
publiques ou privées. Aujourd'hui catholiques, demain protestants,
après-demain israélites ou francs-maçons, vous les voyez partout, au
temple aussi bien qu'à la synagogue, dans l'antichambre des ministres
comme à la salle d'attente de la Chambre des députés. Ils sont inscrits
à tous les budgets, et touchent à tous.

[Illustration: Le «fakir».]

[Illustration: La femme aux jambes de bois.]

C'est qu'en effet il n'existe pas au monde de ville plus généreuse que
Paris. Il n'y a pas de misère à côté de laquelle on ne puisse signaler
une oeuvre ayant pour objet de la soulager. Si ces oeuvres sont
insuffisantes, c'est que leurs ressources, au lieu d'aller aux
véritables malheureux, sont absorbées par les faux pauvres. Ce sont ces
faux pauvres que je dénonce; je n'ai jamais, comme on m'en a accusé,
critiqué l'aumône. Je n'ai jamais dit:

«Ne donnez plus»; je dis: «Donnez autrement». Tous ceux qui sont en état
de travailler doivent être assistés par le travail. Le jour où le
mendiant valide qui a horreur du travail ne trouvera plus dans la
mendicité le moyen de vivre largement, il faudra bien qu'il se soumette
à la règle commune.

Pourquoi une femme travaillerait-elle pendant douze heures pour gagner
vingt ou trente sous, alors qu'en restant pendant trois heures sous le
porche d'une église elle peut gagner trois francs?

Dimanche 24 mai, j'en ai fait la preuve. J'ai mendié sur les marches de
Saint-Germain-des-Prés. En quatorze minutes, j'ai reçu treize sous. Mon
expérience a été arrêtée par un brave représentant de la force publique,
l'agent n° 244 qui, sous ma perruque et ma barbe blanche, a flairé un
malfaiteur. «Monsieur, m'a-t-il dit quelques instants après, marquait si
mal; il avait l'air d'un bandit!»

Quelques instants de plus et j'aurais probablement aussi bien réussi que
mes voisines, dont l'une avait fait cinquante-neuf sous et l'autre trois
francs deux sous et la grand'messe n'était pas commencée!

Allons, ayons le courage de le reconnaître. Nous sommes volés,
indignement volés. Continuons cependant à ouvrir nos porte-monnaies,
alimentons le canal de la charité; mais, vite, vite, bouchons la fuite,
sinon tout y passera.

Louis Paulian.



[Illustration: INAUGURATION DE LA BASILIQUE DU SACRÉ-COEUR A MONTMARTRE,
bénédiction solennelle de l'église donnée par Mgr Richard,
cardinal-archevêque de Paris.]



[Illustration: Carte du territoire contesté de la Guyane.]

LA DÉLIMITATION DE LA GUYANE FRANÇAISE

Le conflit qui s'était élevé entre la France et les Pays-Bas au sujet de
la délimitation des territoires que ces deux nations possèdent dans la
Guyane vient de se terminer. Et dans notre dernier numéro, notre
_Histoire de la semaine_ a donné le résumé de la sentence rendue par
l'empereur de Russie, à l'arbitrage duquel les deux gouvernements
avaient décidé de s'en remettre.

La sentence du tsar a pour effet d'enlever à la France un territoire
assez considérable puisque sa superficie équivaut à celle d'environ dix
de nos départements: le lecteur s'en rendra compte en jetant un coup
d'oeil sur la carte que nous publions, et qui représente une partie de
la Guyane hollandaise, une assez grande étendue du Nord du Brésil, et
entre les deux la Guyane française tout entière.

Comme on le voit, la frontière du Brésil est nettement dessinée. D'une
part, le fleuve Oyapock court du Nord au Sud depuis le Cap Orange,
séparant la Guyane française d'une étendue de terrain qui a eu aussi son
heure de célébrité et qui tire son nom du fleuve Counani; d'autre part,
les monts Tumuc-Humac délimitent la frontière franco-brésilienne au Sud.

Il n'en est pas de même du côté de la Guyane hollandaise.

Si on se reporte à la région qui sépare les deux possessions française
et hollandaise, on voit qu'elle est traversée par un fleuve assez
important à son embouchure, le Maroni, dont le cours est perpendiculaire
à la mer pendant les 160 premiers kilomètres de son trajet dans
l'intérieur des terres.

Après avoir arrosé les territoires des nègres Paramakas, puis celui des
Poligoudoux, le Maroni se divise en deux branches principales: l'une
appelée Tapanahoni qui semble continuer la direction primitive
perpendiculaire à la mer, l'autre connue sous le nom d'Aoua qui bientôt
se subdivise elle-même en affluents moins importants, tels que l'Itany
et l'Araoua. L'ensemble de l'Aoua et de ses affluents se détache du
Maroni suivant un angle ouvert au Sud.

Cette disposition géographique que nous montre très bien la carte fait
qu'il existe entre le Tapanahoni d'une part, l'Aoua et ses affluents de
l'autre, un espace triangulaire dont ces deux fleuves forment les côtés,
les monts Tumuc-Humac la base, et dont le sommet se trouve au confluent
des deux fleuves. Cette sorte de presqu'île est habitée par les nègres
Youcas, les Oyacoulets, les Bonis, et c'est elle qui est l'objet du
différend que le tsar vient de trancher.

Nous pouvons, maintenant que la géographie de la région nous est connue,
raconter très brièvement l'origine et les phases du différend.

Lorsque, vers la fin du dix-septième siècle, les Hollandais se fixèrent
en Guyane, la France y était déjà établie depuis plus d'un demi-siècle.

Un traité intervenu en 1668 délimita les possessions respectives et
choisit le fleuve Maroni comme frontière commune à cause même de la
particularité que nous avons signalée plus haut, son cours
perpendiculaire à la mer, ce qui égalisait le partage. Plus tard, on le
sait, la Guyane fut prise à la France par le Portugal et lui fut
restituée en 1817. Ce sont ces événements auxquels la décision du tsar
fait allusion et sur lesquels elle s'appuie.

A cette époque, la région était peu connue, l'intérieur peu exploré, et
ce n'est que bien plus tard que l'on découvrit la bifurcation du fleuve.
Lequel des deux bras allait déterminer la frontière?

Il semblait tout naturellement que ce dût être le Tapanahoni qui,
prolongeant presque directement le Maroni, maintenait cette égalité de
division établie dès l'origine. Et de fait la chose ne fut tout d'abord
pas sérieusement contestée, la géographie de l'époque en fait foi.
Toutes les cartes, en effet, publiées soit en France; soit en Hollande,
de 1739 à 1750 et jusqu'à nos jours, placent le territoire situé entre
l'Aoua et le Tapanahoni dans la Guyane française.

Tout à coup, cependant, les Hollandais commencèrent à élever leur
prétentions.

En 1801, une commission composée de quatre ingénieurs français et de
trois hollandais fut nommée avec mission d'explorer la région.

Les Hollandais appuyaient leurs réclamations sur ce fait que, dans une
délimitation qui comprend plusieurs fleuves, c'est le plus important de
tous qui doit servir de frontière. Or il fut, paraît-il, établi que
l'Aoua débitait 35,900 mètres cubes d'eau par minute, alors que le
Tapanahoni n'en débitait dans le même espace de temps que 20,291.

Les conclusions de la commission donnent donc raison aux Hollandais.
Mais elles furent contestées comme n'ayant pu être appuyées sur des
recherches assez sérieuses, ayant été rendues difficiles par la nature
même du sol, l'époque de l'année, la saison sèche, etc., etc.

La question en était là, et la région en litige serait peut-être, malgré
son étendue et son importance, restée longtemps encore indivise,
lorsqu'un facteur intervint, qui en doubla l'importance et la valeur. Ce
facteur c'est l'or, dont la présence y fut révélée en 1870.

On voit sur notre carte qu'une grande partie du triangle contesté est
occupée par les Bonis, riverains de l'Aoua et de l'Araoua. C'est
précisément dans cette partie que sur les indications du grand chef des
Bonis des recherches amenèrent en 1870 et 1877 la découverte des
terrains exceptionnellement riches. Dans les premiers trous de sondage,
le lavage des bâtées avait en effet donné jusqu'à 100 francs d'or avec
pépites, et l'on avait pu recueillir dans un très court espace de temps
et par des moyens tout à fait primitifs jusqu'à 50 et 80 kilos d'or.

La nouvelle ne tarda pas à s'en répandre et bientôt, de tous côtés, les
chercheurs d'or accoururent. Ce fut une véritable invasion. Les nouveaux
venus, sachant le territoire indivis, s'y installèrent comme chez eux,
sans demander d'autorisation. Personne n'essaya d'y mettre obstacle, on
les laissa faire, si bien qu'à un moment donné, le nombre des arrivants
augmentant sans cesse, l'espace à exploiter se trouva trop petit.

De là des rivalités et des disputes quotidiennes qui ne tardèrent pas,
grâce aux armes dont étaient munis les chercheurs d'or, à dégénérer en
véritables batailles.

C'est alors seulement que les deux gouvernements français et hollandais
crurent devoir intervenir. Des colonnes de troupes appartenant aux deux
nations sillonnèrent le pays et en expulsèrent par la force les intrus,
puis y établirent des postes de surveillance et d'occupation.

La question dès lors se posait d'elle-même, sérieusement cette fois: à
qui appartenait en fait le territoire contesté?

D'un commun accord les deux gouvernements résolurent d'en référer à un
arbitre. On sait le reste.

Le triangle compris entre les deux affluents du Maroni appartient donc
aujourd'hui sans contestation à la Hollande et la frontière définitive
suit depuis la mer le cours du Maroni jusqu'au territoire des
Poligoudoux. Là elle abandonne le Tapanahoni, désormais en pays
hollandais, pour descendre avec I'Aoua d'abord, l'Araoua ensuite,
jusqu'à la source de ces deux affluents dans les monts Tumuc-Humac.
Toutes ces parties sont teintées sur notre carte.

La sentence prononcée est naturellement sans appel. Elle donne raison,
du reste, aux conclusions de la commission de 1861 au sein de laquelle,
on s'en souvient, siégeaient quatre Français contre trois Hollandais.

Ce qui est plus piquant encore, c'est que l'étude approfondie de la
question aurait été faite par le tsar, à ce que l'on assure, sur des
documents que la Société hollandaise de Géographie lui a soumis,
documents fournis à cette dernière par notre Société de Géographie de
Paris qui ne pouvait les refuser, aux termes de son règlement.

La France a donc été condamnée deux fois par des Français.

La décision que l'empereur de Russie a rendue dans sa haute impartialité
a été accueillie sans la moindre récrimination et n'a diminué en rien
les sympathies réciproques des deux peuples.

Il y a là un précédent qui montre combien souvent des questions de
nature à diviser les nations pourraient être réglées à l'amiable et sans
laisser place à aucun ressentiment. Certes, l'arbitrage entre deux
grandes puissances qui prétendent l'une et l'autre au premier rang est
une utopie quand à présent irréalisable, mais ne devrait-il pas être la
règle entre deux nations de forces inégales? La réponse n'est pas
douteuse, du moins lorsque la solution du litige n'apparaît pas d'une
façon absolument claire et précise.

La semaine parlementaire.--La discussion sur les tarifs douaniers
continue à la Chambre et forme le fond de ses débats. Nous la laisserons
se poursuivre, en attendant le résultat final, car, en somme, les divers
orateurs qui se succèdent à la tribune reproduisent invariablement, pour
chaque article, les mêmes arguments, selon qu'ils sont libre-échangistes
ou protectionnistes. Il est à noter seulement que les protectionnistes
les plus ardents comprennent qu'il leur faut abandonner quelque chose de
l'absolutisme de leurs théories, quand il s'agit des matières premières.
Sur ce point la commission et le gouvernement sont le plus souvent
d'accord, et on peut espérer que, sous prétexte de venir en aide aux
intérêts agricoles, on ne sacrifiera pas trop nos intérêts industriels.

Cette étude approfondie de la question économique laisse place de temps
à autre à des intermèdes parlementaires, dans lesquels, le plus souvent,
la question ouvrière, celle qui décidément tient à coeur tout le monde,
joue le principal rôle.

C'est ainsi que nous avons eu un débat assez important et assez
mouvementé sur l'interpellation de M. Basly, relative «aux entraves
apportées par les compagnies industrielles au fonctionnement de la loi
sur les syndicats ouvriers». D'après l'interpellateur, la qualité de
membre d'un syndicat n'avait pas été reconnue à certains ouvriers, sous
prétexte qu'ils avaient cessé de faire partie de la corporation qui, à
l'origine, les avait délégués pour les représenter.

Le gouvernement, par la voix de M. Fallières et ensuite par celle de M.
de Freycinet, a déclaré que la loi sur les syndicats permettait aux
compagnies industrielles d'agir comme elles l'ont fait dans les cas qui
ont été rapportés à la tribune; mais les deux ministres ont ajouté qu'il
y avait peut-être avantage à modifier la loi elle-même, de façon à
autoriser une interprétation plus large. Cette concession faite par le
ministère n'a pas été du goût de certains députés du centre et le mot de
«faiblesse» a été prononcé par un des membres qui composent ce groupe,
M. de Choiseul. Sans entrer dans la question de savoir si le cabinet a
eu raison ou non de donner une satisfaction aussi immédiate à
l'interpellateur et au groupe radical au nom duquel il parlait, il est
permis de constater une fois de plus, avec quelque regret, la facilité
avec laquelle le parlement fait ou modifie les lois, en s'inspirant, non
d'idées générales et bien assises, mais de circonstances particulières
ou locales. Une loi n'a pas six mois d'existence, qu'elle revient soit à
la Chambre, soit au Sénat, sous prétexte quelle a donné lieu à un
incident non prévu, et en un tour de main la loi est supprimée,
remplacée ou transformée de fond en comble. Cette manière de procéder
est de nature à faire naître quelques doutes sur la solidité de la
législation que nous crée le parlement pour l'avenir. Jadis les lois
étaient inscrites sur le marbre et leur puissance venait de ce qu'elles
passaient pour immuables. Cette tradition ne va pas avec les idées de
perfectibilité qui dominent de nos jours et il ne faut pas s'en
plaindre. Mais il ne faudrait pas non plus que l'on en arrivât à
remplacer le marbre par du sable. A la loi éternelle, qui n'est plus de
notre temps, il est dangereux de substituer la loi au jour le jour,
c'est-à-dire sans lendemain, alors surtout que les projets soumis au
parlement tendent à modifier du tout au tout notre organisation sociale.

--Toujours dans le même esprit, la Chambre a voté une loi proposée par
M. Lagrange et un certain nombre de ses collègues dans le but d'étendre
aux employés des entreprises de transport en commun l'article premier de
la loi du 9 septembre 1818, limitant à douze heures la durée du travail
dans les manufactures.

--Enfin, autre débat, intéressant également la classe ouvrière. Il
s'agit de l'interpellation de MM. Dumay et Dreyfus sur les mesures
prises par la compagnie du chemin de fer d'Orléans contre certains
ouvriers, membres du syndicat professionnel. M. Yves Guyot, ministre des
travaux publics, a fourni à ce sujet des explications desquelles il
résulte que si la Compagnie a prononcé quelques révocations, elles
étaient motivées par le manque de travail, mais qu'en somme, dans une
pensée de conciliation, elle était disposée à reprendre les employés et
ouvriers congédiés.

Cette affaire a donné lieu à une agitation assez vive, même en dehors du
parlement, et un instant l'opinion publique a été vivement émue, car des
bruits de grève ont circulé et on imagine quelle crise effroyable ferait
naître un arrêt de la circulation sur les voies ferrées. Heureusement on
n'en est pas arrivé à cette extrémité et après de nombreuses réunions
dans lesquelles la question a été examinée par les intéressés avec un
grand sang-froid, il faut le reconnaître--cette crise dangereuse a été
évitée au pays. Mais il reste du débat cette impression que les
syndicats ouvriers tendent à devenir plus que jamais une véritable
puissance dans l'État: raison de plus pour déplorer que la loi
définissant leurs attributions soit assez peu précise pour donner lieu à
des difficultés d'interprétation qui, à un moment de surexcitation
populaire, peuvent constituer un danger.

--M. Constans a déposé sur le bureau de la Chambre l'important projet de
loi qu'il a préparé sur les retraites ouvrières. Nous en parlons plus
loin et nous nous bornons à constater ici, encore une fois, que la
question sociale domine toutes les autres dans les débats
parlementaires. L'urgence a été déclarée, à la suite d'un incident
violent, qui a failli amener l'exclusion temporaire de M. Déroulède.
Mais, cette mesure de rigueur ayant donné lieu à trois votes consécutifs
et reconnus douteux tous les trois, M. Déroulède a pu rester à son banc.

--Une proposition de M. Berger, tendant à concéder temporairement à la
Société de l'Union des arts décoratifs l'emplacement du palais de la
Cour des Comptes, a été renvoyée à la commission du budget. En vertu de
cette proposition, il est entendu que le musée construit sur cet
emplacement reviendra à l'État au bout de quinze ans.

La loi sur les retraites ouvrières.--La loi préparée par M. le ministre
de l'intérieur a pour but de déterminer l'ouvrier, par les avantages
qu'elle lui concède, à s'imposer volontairement des prélèvements sur son
salaire, en vue de la constitution à une pension de retraite. Ces
avantages sont relativement considérables: en effet, par le seul fait
que l'ouvrier aura consenti à abandonner une somme minime sur sa recette
que tienne, il obligera son patron et l'état à verser également à son
profit une somme déterminée.

Voici l'économie générale de la loi:

L'ouvrier est admis à faire un versement quotidien de cinq centimes au
minimum et de dix centimes au maximum. Si ce versement est effectué
régulièrement depuis l'âge de vingt-cinq ans, âge initial fixé par le
projet, pendant une période de trente années, le patron est tenu de
faire au profit de l'ouvrier un versement égal à celui de ce dernier.
Enfin l'État s'engage à compléter ce versement par une subvention égale
aux deux tiers de celles de l'ouvrier et du patron réunies.

En vertu de cette combinaison, l'ouvrier aura droit, après trente ans, à
une pension de trois cents francs, s'il a versé cinq centimes, et de six
cents francs, s'il en a versé dix.

L'ouvrier qui, par chômage, maladie, ou toute autre cause légitime,
aurait suspendu ses versements pendant cinq ans, sera admis à les
reprendre sans être déchu du droit à la pension, mais à la condition que
le service de cette pension sera reporté à cinq années plus tard.

La loi donne en outre à l'ouvrier la faculté de s'assurer, en vertu de
certaines dispositions spéciales, de façon à garantir, en cas de décès,
une pension déterminée à ses ayants droit.

En cas de maladie, l'ouvrier bénéficierait d'une pension de secours,
dont le service serait couvert par le produit des pensions en
déshérence, des dons et des legs, et enfin d'une contribution imposée
aux patrons, à raison de dix centimes par jour et par ouvrier de
nationalité étrangère employé.

Cette institution, si elle est consacrée par le parlement, imposera à
l'État une charge assez lourde. D'après les calculs approximatifs
auxquels s'est livré le ministre de l'intérieur, on peut prévoir que
lorsque la loi sera en plein fonctionnement, c'est-à-dire trente ans
après qu'elle sera devenue exécutoire, et en supposant que le nombre des
titulaires de la pension soit de cinq millions et demi, la contribution
de l'État sera de cent millions environ par année.

C'est là, on le voit, un vaste projet qui crée une innovation de grande
importance, car il engage à la fois l'État et les particuliers.
Maintenant qu'on reconnaît la nécessité d'aborder de front les questions
qui intéressent la classe des travailleurs, il est bon que le
gouvernement lui-même prenne l'initiative des lois qui doivent en
assurer la solution. M. Constans à qui personne ne conteste les qualités
de l'homme d'État s'est rendu compte de cette nécessité, et, comme il
est en même temps jurisconsulte, il a tous les titres voulus pour
défendre son projet devant le parlement.

L'Angleterre et la triple alliance.--L'opinion, vivement émue à la suite
des révélations faites par M. Millevoye sur un accord de l'Angleterre et
de l'Italie, n'est pas encore calmée. M. Millevoye, dans la lettre qu'il
a adressée au Figaro et qui avait l'accent le plus évident de la
sincérité, a rapporté, à ce sujet, une conversation qu'il avait eue avec
le prince Napoléon et qui ne laisse aucun doute sur un fait historique,
déjà connu d'ailleurs et signalé à plusieurs reprises, depuis quelques
années. Le prince Napoléon a affirmé qu'il tenait de la bouche du roi
d'Italie en personne que l'Italie était assurée du concours de la flotte
anglaise, dans le cas où ses côtes seraient sous la menace d'une
opération maritime.

Interrogé sur ce point à la Chambre des communes, sir James Fergusson,
sous-secrétaire d'État aux affaires étrangères, a attesté qu'il n'y
avait pas d'engagement ferme entre l'Angleterre et l'Italie. Et cela se
comprend; en vertu du régime constitutionnel en vigueur de l'autre côté
du détroit, le Cabinet ne pouvait signer un traité sans en saisir le
parlement. Mais sir Fergusson a profité de l'occasion qui lui était
offerte pour formuler des déclarations qui pouvaient elles-mêmes passer
pour un engagement, tout au moins moral, et, en somme, les traités
d'alliance peuvent-ils constituer, même quand ils sont signés, autre
chose qu'un engagement moral? Or qu'a dit le leader du gouvernement en
cette circonstance?

Ceci: «L'Angleterre veut le _statu quo_ dans le bassin de la
Méditerranée et elle est convaincue que l'Italie est sur ce point
d'accord avec l'Angleterre; l'Angleterre croit fermement que l'Italie
pourrait être attaquée par ses voisins, et dès lors le devoir de
l'Angleterre serait de venir au secours de l'Italie, au cas où celle-ci
se trouverait attaquée, particulièrement par mer.»

Il résulte de ce langage que les deux nations ont ou croient avoir des
intérêts communs, d'où une entente tacite, sinon écrite.

Toutefois, il faut mentionner une note publiée par les organes officieux
de Rome, et dans laquelle il est dit: «Les journaux ont reproduit une
lettre de M. Millevoye sur les rapports italo-anglais, dans laquelle
sont rapportées des communications qui auraient été faites à M.
Millevoye par le prince Napoléon. Nous sommes autorisé à déclarer que
ces communications, si tant est qu'elles aient été exactement entendues,
ne représenteraient que des suppositions gratuites et personnelles du
feu prince auquel elles sont attribuées.»

M. Millevoye n'a pas accepté ce démenti et, par une nouvelle lettre au
Figaro, il a maintenu de la façon la plus formelle que le prince
Napoléon tenait de la bouche même du roi les révélations qui font le
sujet du débat.

Les événements du Chili.--Nous disions naguère que la guerre qui a
éclaté au Chili entre les parlementaires et les partisans du président
Balmaceda avait eu pour effet de créer dans ce pays deux gouvernements,
en quelque sorte réguliers, ayant chacun son autonomie, sa constitution,
son fonctionnement. Ce n'est plus la guerre civile, on dirait une guerre
entre deux peuples différents.

On n'en peut trouver de meilleure preuve que le décret récemment rendu
par le président de la république de Bolivie, et qui mérite d'être cité,
car il constitue un document d'une réelle originalité.

«Considérant, dit ce décret, que, dans la guerre civile qui a lieu dans
la république voisine du Chili, se trouvent organisés et constitués deux
gouvernements en possession des hauts pouvoirs publics ainsi que de la
force armée de terre et de mer, percevant et dépensant les revenus de
l'État;

«Que les relations du gouvernement de Bolivie avec la Junte du
gouvernement établi à Iquique sont rigoureusement nécessaires;

«Que le gouvernement de Bolivie doit sauvegarder les intérêts fiscaux et
commerciaux de la nation, sans que cela affecte ni altère la stricte
observation de la neutralité;

«Entendu le conseil des ministres, décrétons:

«Le gouvernement de Bolivie reconnaît comme belligérant
l'excellentissime Junte de gouvernement, qui agit au nom et en
représentation du pouvoir législatif du Chili, dans la guerre que
celui-ci soutient avec le gouvernement de l'Excellentissime président de
la république, qui agit au nom et en représentation du pouvoir
exécutif.»

Voilà ce qui s'appelle tenir la balance égale.

Nécrologie.--M. Fréry, sénateur du territoire de Belfort.

M. Gaspard de Montaignac, administrateur en Cochinchine.

Le célèbre médecin homéopathe Frédéric Love.

M. Émile Templier, le plus ancien des associés de la librairie Hachette.

Le général de brigade en retraite Stefani.

Le général de brigade d'infanterie de marine Chanu.

Le général Sumpt, commandant l'hôtel des Invalides.

Le colonel Lebel.

Mme P. Magne, veuve de l'ancien ministre des finances.

M. Ellisen, consul général de Turquie à Paris.



[Illustration: INAUGURATION DE LA BASILIQUE DU SACRÉ COEUR.--Bénédiction
solennelle donnée du haut du porche de l'église par Mgr Rotelli.]

[Illustration: «Clamart», gagnant du Grand-Prix de Paris de 1891.]

[Illustration: LYON.--Projet de pont monumental destine à relier les
deux collines de Fourvière et de la Croix-Rousse. D'après des documents
communiqués à «l'Illustration» par M. Myot.]



[Illustration: LES THÉÂTRES]

Salle du Trocadéro: _Israël en Égypte_, oratorio de
Haendel.--Théâtre-d'Application: _Bien gardée_, de Mme de Bovet.

La Société des grandes auditions musicales poursuit son oeuvre
importante. Elle veut nous faire connaître les ouvrages que ni les
concerts ni les scènes lyriques ne peuvent nous faire entendre. L'année
dernière elle jouait à l'Odéon l'opéra-comique de Berlioz, _Béatrice et
Bénédict_. S'il faut le dire, ces représentations n'eurent pas grand
succès; la partition était connue. Un duo et un trio restés célèbres ne
parvinrent pas à sauver la soirée de l'indifférence du public. Je sais
des gens assez mal intentionnés peut-être, que cette mésaventure ne
chagrine pas outre mesure. Il y a dans ces soi-disant revendications une
certaine attaque contre le passé, accusé d'ignorance ou d'injustice dans
ses jugements sur ses contemporains; le passé n'est pas trop admis à se
défendre.

Pourtant, il ne serait pas mauvais qu'on dit de temps à autre la vérité
à son sujet. On veut qu'il ait été ingrat envers Berlioz: Berlioz le lui
a assez reproché sans se souvenir du succès qu'il dut aux auditeurs de
son temps. Que _Benvenuto Cellini_ n'ait eu que quelques
représentations, soit! que la _Damnation de Faust_ ait été entendue
d'une oreille distraite, je n'en disconviens pas; que les _Troyens_
aient fourni une carrière des plus limitées, je l'avoue encore. Mais
l'_Enfance du Christ_ acclamée au Conservatoire prouve assez que le
parti pris contre le compositeur disparaissait devant l'oeuvre quand
l'oeuvre ne se séparait pas trop volontairement du goût du public
d'alors. Je me souviens du succès que remportèrent les _Troyens_ dans
des belles pages qui soulevèrent toute la salle. J'avais eu, pour ma
part, l'espérance qu'on lui répondrait et j'aurais voulu savoir enfin
qui avait raison du public d'alors ou de celui d'aujourd'hui. La Société
des grandes auditions, à qui revenait cette tâche, a craint
d'entreprendre la révision de ce procès. Les _Troyens_ restent donc à
l'état de chose jugée. Très beaux en quelques-unes de leurs parties,
fort ennuyeux dans leur ensemble. Notre éducation musicale a besoin
d'être dirigée quelque temps encore vers l'ennui pour que nous puissions
adopter cet ouvrage.

En attendant nous revenons aux anciens maîtres, et on nous ramène à cent
cinquante ans en arrière, avec l'oratorio de Haendel, _Israël en
Égypte_. Je ne voudrais pas désobliger la Société des grandes auditions
dont l'entreprise, des plus louables, mérite de tout point d'être
encouragée, mais, vraiment, je ne crois pas le public parisien fait pour
subir ces grandes démonstrations de l'art. Que quelques amateurs se
passionnent pour ces grands ouvrages, des plus curieux par leur
archaïsme, je le comprends, je l'admets, et je suis avec eux en théorie;
mais la foule! mais cette masse de spectateurs, qui demande non à être
instruite, mais à être intéressée, passionnée! il faut prendre conseil
de ses instincts et de ses goûts. Je ne voyais l'autre jour, au sortir
du Trocadéro, que gens assez inquiets sur leurs jugements, et se tirant
d'affaire par cette phrase banale: «C'est très intéressant!» Vous
n'auriez pu les faire sortir de cette formule de politesse envers
Haendel, dont il faut respecter le grand nom, la grande autorité. Je
sais bien ce que chacun pensait à part soi, et ce que chacun n'osait
dire; je le pense de même et je ne le dirai pas, mais je prie le lecteur
de croire que mon silence ne lui cache pas ma pensée.

Voilà plus d'un siècle et demi qu'_Israël en Égypte_ a été exécuté pour
la première fois. Si le _Messie_, si _Judas Macchabée_, dégagent dans
des morceaux superbes, dans des élans magnifiques, les formules lourdes,
monotones, du maître dans un passé si lointain, l'oratorio d'_Israël en
Égypte_ n'a pas de ces bonheurs, de ces puissances, il reste dans
l'uniformité des fugues, des imitations, des canons et des
contre-points. L'école le tue; le génie pourrait le sauver, mais il
l'abandonne. Et pas une flamme ne réchauffe cette atmosphère grise et
froide. Il ne faut pas être injuste pourtant: de ces trente morceaux
dont se compose l'oratorio émergent quelques belles pages, comme celles
de l'air: «Alors de ces marais s'échappent les grenouilles, comme le duo
des deux hommes: «Lui seul est le grand vainqueur»; comme le charmant
duo des deux femmes: «Il est ma joie et ma félicité»; mais est-ce
vraiment assez pour racheter les longueurs d'une telle séance?

La belle voix de Mme Deschamps-Jéhin a fait merveille dans cette vaste
salle du Trocadéro qu'elle remplit tout entière. Mme Krauss et Mlle
Boidin-Puisais ont été fort applaudies, bien que les morceaux qu'elles
avaient à chanter fussent assez ingrats, mais ce public a bon goût dans
la distribution de ses applaudissements. MM. Auguez et Manoury ont fait
de leur mieux dans un duo rempli de vocalises surannées. Le ténor
Lafarge s'est tiré sain et sauf d'un morceau qui par son style démodé
aurait compromis le chanteur le plus sûr de lui-même. Quant aux masses
chorales, elles s'agitent un peu inquiètes, et l'orchestre les conduit
un peu hésitant. Il faut le dire aussi, les grandes machines musicales
sont d'une exécution des plus difficiles et des plus dangereuses. Je ne
crois donc pas qu'_Israël en Égypte_ trouve chez nous le succès que le
public lui fait en Angleterre. Je n'accuse pas nos voisins
d'Outre-Manche, mais il faut avoir été initié de bonne heure à ces
oeuvres-là.

Voici la saison d'été venue, pour les théâtres du moins, bien que la
pluie et le froid témoignent du contraire. Les salles de spectacle se
ferment une à une. Les Folies-Dramatiques protestent contre cette
abstention et donnent la _Plantation Thomassin_ de M. Maurice Ordonneau
qui a réussi grâce au jeu éternel du quiproquo. Nous ne parlons pas des
théâtres comme les Bouffes qui, eux, ne fermeront probablement pas,
_Miss Helyett_ étant parvenue à deux cent-cinquantième représentation
sans que le public paraisse fatigué de cette jolie pièce, si pimpante et
si gaie, si réussie de tous points, musique et livret, et si gentiment
jouée.

Le Théâtre-d'Application s'inscrit lui aussi contre cette grève. Il joue
une chinoiserie en vers de M. Louis Artus: _Clématite_: une comédie en
prose de M. Guy-Dopartz, la _Butte_, et un acte en vers de Mme de Bovet:
l'acte a pour titre: _Bien gardée_. La pièce est ingénieuse, elle a le
bon ton, l'élégance du dix-huitième siècle dans lequel le sujet se
développe entre Lisette, le marquis, le chevalier et le vicomte; quant
aux vers que débitent ces personnages poudrés, musqués, il est alerte et
pimpant, cousin germain de cette fine prose bien connue des lecteurs de
l'_Illustration_.

M. Savigny.



LES LIVRES NOUVEAUX

_Oreilles fendues_, par Gustave Guesviller l vol. in-12. 3 fr. 50
(Calmann-Lévy). Nous avons eu déjà l'occasion de signaler aux lecteurs
de l'_Illustration_, qui ont pu d'ailleurs les constater par eux-mêmes,
la franchise et l'agrément d'un recueil de nouvelles de M. Guesviller;
nous retrouvons dans celui-ci les mêmes qualités que dans son aîné.
C'est le monde militaire, mais ce monde très particulier du militaire
rendu à la vie civile, du retraité, qui a fourni à l'auteur le thème de
ses observations; nous y trouvons de la finesse, de l'ingéniosité, une
gaieté de bon aloi, et, s'il faut le dire, pas trop de psychologie: cela
repose.

_La Mandoline_, par Jean Sigaux. 1 vol. in-12, 3 fr. (Marpon et
Flammarion, éditeurs).--Un joli titre sur de jolies nouvelles, et M.
Jean Sigaux nous conte plaisamment l'histoire du choix qu'il en a fait.
N'a-t-il pas là, dans son recueil, réunies et tendues sous sa main, la
corde sentimentale, la corde héroïque, la corde philosophique? Rien de
plus vrai, n'est-ce pas? Et ne les fait-il pas vibrer à sa fantaisie? Eh
bien, voilà, et c'est à nous d'ajouter que, sous son doigt fort habile,
le petit instrument, qu'on pourrait croire légèrement démodé parce qu'il
est ancien, n'est pas sans charme, tant s'en faut, et qu'on s'arrête
volontiers pour l'entendre. Qu'on écoute, ou qu'on lise en particulier
_Joanny_, une trouvaille d'ironie comique, _Vengeance de femme_, un
drame de passion des plus corsés, ma foi! le _Paysan_, un terrible appel
aux souvenirs de la guerre, d'autres encore, le reste enfin: c'est une
heure charmante à passer avec le plus aimable conteur.

L. P.

_Poésies d'Hippolyte Lucas_, avec une préface de M. Jules Simon et une
notice historique. 4 fr. (Librairie des Bibliophiles).--D'Hippolyte
Lucas, on connaissait plutôt le critique, le romancier, l'auteur
dramatique que le poète, bien que son volume de vers _Heures d'amour_
eût obtenu du succès. C'est que, nous dit M. Jules Simon, il faisait du
théâtre, des romans, des nouvelles, des articles, dans les conditions
communes, pour répandre ses idées, pour goûter le plaisir de partager
ses jouissances avec les gens d'esprit et pour gagner de la réputation,
tandis qu'il faisait des vers pour se donner à lui-même la joie
d'exprimer ce qu'il sentait dans un langage qui donnait plus de charme à
ses sentiments... C'est assez dire que ce fut un sincère. Ce fut aussi
un tendre et un délicat. Ses oeuvres, poétiques bien entendu, sont nées
véritablement de son coeur. Les ciseleurs y trouveraient peut-être à
reprendre, mais ils n'en contesteraient pas le sentiment vrai auquel
elles doivent d'avoir conservé le charme et le parfum de la jeunesse.

_Arrière-saison_, par Paul Gué. 1 vol. in-12, 3 fr. 50
(Firmin-Didot).--Ce petit livre appartient à la Bibliothèque des mères
de famille, c'est assez pour le recommander. Deux mots pourtant de sa
philosophie, qui n'est pas sans portée, à savoir que l'homme le mieux
doué de la terre, ayant du coeur et de l'intelligence, une conscience
délicate, mais rêvant l'idéal et nourri de chimères et d'illusions, par
cela seul qu'il manque d'une qualité bien humble, bien modeste, sans
aucun éclat, le sens pratique, ne recueillera dans la vie aucune espèce
de bonheur. Conclusion: prendre la vie telle qu'elle est, et savoir
l'aimer comme elle est, sous peine d'avoir à se contenter, la vieillesse
venue, des fleurs de la sagesse, fleurs d'_arrière-saison_. Bienheureux
encore si cette consolation vous est réservée!

_Au Plat d'Étain_, par François Deschamps. 3 fr. 50 (Paul
Ollendorff).--Une évocation du vieux Paris, aux entours de la rue
Saint-Denis et de la grande Truanderie, où brillent aux yeux des
passants les enseignes rivales du _Coq d'or_, du _Plat de cuivre_ et du
_Plat d'Étain_. Si le cadre nous reporte aux temps anciens, le tableau
n'en a que plus de fraîcheur, et la printanière idylle entre Flore et
son fiancé, la reconnaissance dramatique entre la mère et la fille, nous
font passer par des émotions douces dont le charme contraste avec la
familiarité des scènes bourgeoises qui se déroulent avec esprit sous la
plume de l'auteur.

_Remarié_, par Jacques de Garches. 1 vol. in-12, 3 fr. 50 (Dentu,
éditeur.) Ah! qu'on ne nous parle pas des seconds mariages!

L'amour qui les fait faire se couvre les yeux d'un triple bandeau et le
mort ou la morte, du fond de son tombeau, appelle sur eux toutes les
vengeances de son amour oublié. C'est ce qui arrive à ce malheureux
Pierre Dorny qui, veuf, avec une jeune fille de dix-huit ans, s'éprend
d'une jeune femme--un ange, bien entendu,--et l'épouse. L'ange était une
aventurière qu'il surprend un jour avec son complice et chasse de sa
maison. Cela pourrait être tout, mais ne voilà-t-il pas que, sur son
chemin, l'horrible créature rencontre et subjugue à son tour, sans être
connue de lui, le propre neveu de Pierre, qui oublie dans ses bras son
adorable cousine à laquelle il était fiancé. Heureusement, Pierre
veille, et justice sera faite, et les deux jeunes gens, débarrassés de
ce démon de l'enfer, pourront s'épouser. On lira cette charmante
nouvelle, une oeuvre de début, croyons-nous, mais pleine de promesses.

_Oeuvres choisies du chevalier de Bonnard_, publiées avec une
introduction, par Alexandre Piedagnel. 3 fr. 50 (librairie des
Bibliophiles).--Appartient à la collection des _Petits chefs-d'oeuvre_.
Petits, en effet, mais chefs-d'oeuvre tout de même: témoin cette
première épître au chevalier de Boufflers que tout le monde connaît, qui
fit sa réputation et qui la conserve encore. Heureux temps ou cinquante
petits vers suffisaient à faire la réputation d'un poète! Il en faut
davantage aujourd'hui. Dirons-nous qu'il en faut de meilleurs? Ou
n'est-ce pas plutôt que l'on y cherche des qualités de pureté, de
délicatesse, de grâce, d'élégance, dans lesquelles notre race aime à se
reconnaître et qu'elle ne s'y retrouve pas?

_Question d'hygiène sociale_, par le docteur Jules Rochard, membre de
l'Académie de médecine. 1 vol. In-16. 3 fr. 50 (Machette).--Recueil des
articles parus depuis quatre ans dans la _Revue des Deux-Mondes_: six en
tout: 1° l'Alcool, son rôle dans les sociétés modernes; 2°
l'Acclimatement dans les colonies françaises; 3° l'Hygiène des villes et
les budgets municipaux; la Maison de l'ouvrier; la Douleur; la
Crémation. Envisagés au point de vue de l'hygiène et de l'économie
sociale, ces articles n'ont rien perdu de leur actualité et retrouveront
dans ce volume le succès qu'ils ont obtenu dans la Revue.

Les _Morts pour la patrie_, tombes militaires et monuments élevés à la
mémoire des soldats tués pendant la guerre, chronologie historique des
événements de 1870-1871 (l vol. chez l'auteur, 139, faubourg
Saint-Honoré). Sous ce titre, M. de Lacroix, chef de bureau au ministère
de l'Intérieur, Administrateur de la Société du Souvenir Français, vient
de publier une brochure qui rappelle tout ce que le Gouvernement de la
République, les départements et les communes ont entrepris pour honorer
la mémoire des victimes de la guerre.

Ce patriotique travail constitue un résumé complet des événements
militaires et politiques de 1870; on y trouve l'historique des tombes en
France et en Allemagne, la description des monuments importants élevés
dans les villes et sur les principaux champs de bataille, avec 16
photogravures qui en donnent l'exacte reproduction.

Cette publication, qui a été recommandée aux Préfets et aux Maires par
circulaire ministérielle, a sa place marquée dans les bibliothèques
municipales et scolaires; elle forme un recueil illustré qui peut être
distribué comme prix aux élèves des écoles. Elle intéresse tous les
Français et particulièrement ceux qui ont participé à la défense du
pays.

_Pauvre adorée_, par Félicien Max (Alphonse Lemerre, éditeur, 23, 31,
passage Choiseul).

Deux caractères de jeune fille absolument différents l'un de l'autre
sont la trame sur laquelle est brodée: _Pauvre adorée._

L'une d'elles, chaste, honnête, aimante, devient la victime de l'autre
dont tous les mauvais instincts latents se dévoilent tout à coup. Le
roman nous montre la chute de cette dernière.

La librairie Firmin-Didot vient d'inaugurer pour les _Enfants_, une
heureuse innovation sous la forme d'un charmant recueil illustré
paraissant toutes les semaines. Toutes les familles, en demandant un
spécimen, tiendront à juger par elles-mêmes de cette nouveauté et à
l'offrir à leurs enfants. Cette publication, à la fois volume et revue
en miniature, se nomme la _Bibliothèque de ma fille et de mon petit
garçon._

_Une élève de seize ans_, par Ernest Legouvé, de l'Académie française. 1
vol. in-18, 3 fr. (J. Hetzel et Cie, éditeur).--L'instruction n'est pas
l'éducation. Les lycées de jeunes filles, comme toutes les institutions
qui s'adressent au grand nombre, à des tempéraments de tendances et de
niveaux divers, ne peuvent donner que l'instruction. L'on y apprend
beaucoup, trop peut-être; mais, comme le dit excellemment M. Legouvé,
«on ne s'instruit pas avec ce que l'on apprend, mais avec ce qu'on
s'assimile, et on ne s'assimile que ce qui est en rapport avec notre
nature». Aujourd'hui, que le monde est si vieux, il est des choses qu'il
faut savoir, pour la seule raison qu'on ne peut décemment les ignorer;
quand il vous les a apprises, l'enseignement a accompli son office;
l'_instruction_ est faite, l'_éducation_ reste à faire. Il ne s'agit
pas, en effet, de savoir pour savoir, car un fait par lui seul, quoi
qu'il soit, est d'un intérêt nul; il faut apprendre à penser, à sentir,
à juger. L'émotion elle-même s'enseigne. Voilà ce qu'a compris M.
Legouvé, voilà la lacune qu'il a voulu combler. Un livre de 100 pages ne
peut certes tout dire, mais il peut indiquer un chemin, fixer une
méthode; quelques exemples suffisent pour cela; M. Legouvé les a, dans
ces avenantes causeries écrites dont il a le don et le secret, demandés
à l'histoire, à la littérature, à la géographie; ce ne sont là que des
indications de la voie à suivre; mais (pour parler la langue du jour)
combien suggestives! quelles ingénieuses excitations il sait donner à la
pensée par le développement de ce que renferme un mot, une phrase, une
idée! Avec un tel maître on resterait élève à tout âge, toute la vie on
apprendrait.

Dans notre dernier numéro, notre _Histoire de la semaine_ a attribué par
erreur à M. Pierre Laffitte la paternité d'un article sur Léon XIII et
la question sociale, dont l'auteur est M. Paul Laffitte.



[Illustration: NOS GRAVURES]


LA DÉCORATION DU PANTHÉON

La tâche la plus considérable et la plus difficile que l'administration
des Beaux-Arts ait assumée depuis cinquante ans est la décoration
picturale et sculpturale du Panthéon. La première, entreprise sous la
direction de M. de Chennevières, touche à sa fin; la seconde entreprise
par la direction actuelle commence à peine.

L'ensemble des groupes qui décoreront le célèbre monument a été arrêté
par une commission spécialement nommée par le ministre. Il comprendra un
groupe colossal occupant le fond de la nef et représentant la
_Révolution_, et quatre groupes pyramidaux, adossés aux quatre pieds
droits qui soutiennent la coupole et qui personnifieront le Moyen-Age
par la _Foi_, la Renaissance par les _Arts_, le dix-septième siècle par
la _Littérature_, et le dix-huitième par la _Philosophie_. Dans le
transept de droite s'élèvera le monument de _Mirabeau_, précédant celui
des généraux de la Révolution; dans le transept de gauche, le monument
de _Victor Hugo_, et derrière, celui des grands orateurs politiques de
notre siècle.

Jusqu'à présent cinq de ces monuments ont été commandés: le _Mirabeau_,
à M. Injalbert; le _Victor Hugo_ à M. Rodin; le monument des généraux à
M. A. Mercié, celui des grands orateurs à M. Chapu, enfin l'_Autel de la
Révolution_ à M. Falguière. C'est relativement à celui-ci que la
commission des travaux d'art avait à se prononcer mardi dernier. Après
l'avoir accepté en principe, sur le vu de la maquette, la commission
avait demandé qu'il fut exécuté en trompe-l'oeil à sa taille projetée et
mis en place afin qu'on put se rendre un compte à peu près exact de son
effet définitif. Notre gravure, représentant cette curieuse exhibition
d'un jour, permettra à nos lecteurs de connaître par anticipation la
grande allure de ce beau groupe et le souffle puissant qui l'anime.

Nous croyons savoir, toutefois, que la commission n'a accepté cette
belle oeuvre qu'avec des corrections. Jugeant l'échelle des personnages
trop considérable, elle a demandé à l'éminent artiste d'en réduire la
taille, sans toutefois que le monument perdit de son ampleur. Elle a, en
outre, indiqué à M. Falguière quelques remaniements dans les lignes
architecturales. Celui-ci a reconnu la justesse de ces observations et
promis d'en tenir compte. Il va donc pouvoir se mettre à l'oeuvre et
Paris comptera, avant peu, un magnifique monument de plus.

C. N.


VOYAGE DE LA REINE DE HOLLANDE

La petite reine des Pays-Bas, héritière de feu Guillaume III,
accompagnée de sa mère, la reine-régente Emma, a visité, le mois
dernier, la ville de Rotterdam. Nos gravures reproduisent le portrait
des deux reines et les principales phases de ce voyage. La jeune reine
Wilhelmine n'a que dix ans à peine. Cette promenade sur la rivière, au
milieu des coups de canon et des acclamations de la foule, l'a
infiniment amusée, et sa joie radieuse lui a gagné les coeurs de tous
ses sujets.

Le bateau qui portait les deux illustres passagères était suivi d'une
flottille d'environ soixante navires. L'effet produit par cette
flottille, à respectueuse distance du navire royal, sur cette magnifique
rivière de la Meuse dont les bords, éternellement verts, se mirent dans
ses eaux, était à la fois gracieux et imposant. Sur le quai de
Vlaardingen, notamment, se pressait, une foule énorme et enthousiaste.
L'arrivée au débarcadère de Rotterdam a été saluée par de frénétiques
hourrahs. Une calèche attelée à quatre était destinée aux reines. Dans
les autres landaus avaient pris place les officiers et dignitaires. Le
spectacle de la ville en fête était des plus curieux: tous les habitants
dans la rue, ou suspendus, en grappes, aux balcons des maisons et sur
les toits; peu ou point de troupes; une simple escorte de cavalerie qui
galopait derrière et de chaque côté du cortège.

Une cérémonie touchante a marqué ce voyage à Rotterdam. La reine
Wilhelmine a placé la première pierre d'un monument commémoratif élevé
pour perpétuer le souvenir de cette visite.


LE GÉNÉRAL SUMPT

C'était une curieuse figure, et des plus connues de notre armée, que
celle du général Sumpt, commandant de l'hôtel des Invalides où il est
mort dimanche matin.

Il devait cette sorte de célébrité aux affreuses blessures qu'il avait
reçues à Sedan. Un obus lui avait fracassé les deux poignets. Sa robuste
constitution lui avait permis de résister à l'amputation des deux
avant-bras, et, ne voulant pas prendre sa retraite, il s'était fait
ajuster deux mains mécaniques dont il se servait avec une adresse
merveilleuse, mettant même une sorte d'amour-propre à monter de
préférence des chevaux un peu vifs, qu'il faisait caracoler d'une façon
toute juvénile quand il défilait à la tête de sa brigade.

Louis-Joseph Sumpt était né à Nancy, le 13 novembre 1816, sur cette
terre de Lorraine, de tout temps bonne nourricière de gens de guerre au
service de la France.

Elève de Saint-Cyr, Louis Sumpt en était sorti, en 1839, dans le corps
de l'état-major; il avait été nommé chef d'escadron en 1856, après la
campagne de Crimée, ou il s'était brillamment conduit;
lieutenant-colonel en 1864. En 1870, il avait été attaché, avec ce
grade, à l'État major de la division Conseil-Dumesnil, qui combattit à
Woerth avec le 1er corps d'armée sous les ordres du maréchal Mac-Mahon.
Il avait été nommé colonel le 20 août 1870.

Après sa blessure, le colonel Sumpt, relevé sur le champ de bataille,
avait été transporté à Bruxelles, ou il avait été soigné et opéré. A sa
rentrée en France il fut nommé général de brigade. Une bien touchante
consolation l'attendait sur le sol natal. Au moment de la déclaration de
guerre, il allait se marier; son départ avait empêché le mariage, et, au
retour, le pauvre blessé, rougissant de sa défaite et de son infirmité,
avait voulu rendre sa parole à sa fiancée. Mais le coeur de celle-ci
n'avait pas changé, la jeune fille voulut épouser le vaincu: elle seule
pouvait payer au soldat mutilé la dette de la patrie!

Le corps du général a été déposé dans le caveau de l'hôtel des Invalides
réservé aux anciens gouverneurs.

Louis d'Hurcourt.


LE COLONEL LEBEL

Le colonel Lebel est mort dimanche dernier à Vitré, à 53 ans. Sorti de
Saint-Cyr en 1855, capitaine en 1869, lieutenant-colonel en 1883, il
avait pris sa retraite en 1890, avant l'âge, sa santé étant entièrement
détruite par une maladie de coeur. Bien que sa carrière n'ait été
marquée par aucun fait d'armes éclatant, peu de militaires auront laissé
un nom plus célèbre, attaché qu'il est, conjointement avec celui de
Tramond, à l'adoption du nouveau fusil à répétition de l'armée
française.

Les essais et les tâtonnements qui ont précédé la création de ce nouveau
fusil sont intéressants à rappeler.

En 1883, le général Campenon, alors ministre de la guerre, demanda qu'il
fût créé un fusil à répétition pour le Tonkin. On se mit au travail, et
en 1881 commença la transformation dans ce sens de l'arme existante, qui
devint alors le modèle 1885. En 1886, nouvelle modification due au
colonel Bonnet. Le colonel Tramond était à ce moment président de la
commission supérieure pour l'étude des armes à répétition, et le colonel
Lebel président de l'école normale de tir établie au camp de Châlon.

Sans vouloir diminuer la part qui revient au colonel Lebel dans
l'adoption de l'arme à laquelle il a attaché son nom, nous devons dire
que, sur la réclamation d'un membre de la commission supérieure, cette
dernière a décidé--et c'est la conclusion de son rapport--que ce fusil
est une oeuvre absolument impersonnelle et le produit d'efforts communs
qui ne permettent pas d'en attribuer la gloire à un seul. Les
expériences, du reste, se faisaient en même temps à l'école normale de
tir et à l'école de Versailles, et la commission supérieure ne tenait
compte que des résultats constatés par les deux commissions.


LA MISSION COMMERCIALE
DU CONGO FRANÇAIS

Il y a quelques mois, M. de Brazza, commissaire-général du Congo
français, demandait à chacune de nos grandes chambres de commerce
d'envoyer un délégué spécial dans cette colonie. Les délégués réunis
devaient former une commission dont le but serait d'étudier, de concert
avec l'administration locale, les moyens les plus propres à faciliter et
à développer le commerce d'importation et d'exportation entre la
métropole et l'une de nos plus importantes possessions africaines.

Les chambres de commerce ont répondu à l'appel qui leur a été fait.
Celle de Paris a nommé M. Vaucamps; celle de Lyon, M. Georges Schrimft,
M. Barthelnié représente Marseille; M. Blanquart de Bailleul, Rouen;
enfin, M. Jules Auchier, Bordeaux. Ces messieurs se sont immédiatement
mis en route: notre correspondant de Dakar au Sénégal nous signale leur
passage dans cette ville, à la date du 19 mai dernier, à bord du
paquebot-poste la _Ville de Macéio_ de la Compagnie des Chargeurs
réunis, capitaine Tanquerez, et pendant l'escale de quelques heures il a
pu photographier en groupe les cinq délégués.

Nous ne doutons pas que le succès ne couronne les efforts de la
commission. Déjà les communications avec nos colonies de cette partie du
globe sont assurées avec régularité. Indépendamment, en effet, de la
_Ville de Macéio_, la Compagnie des Chargeurs réunis a désigné pour
faire le service mensuel de cette ligne trois de ses beaux steamers:
_Ville de Pernambuco. Ville de Ceara, Ville de Maranhao._

Une autre compagnie de navigation, la Compagnie Fraissinet de Marseille,
dessert les mêmes parages, et y montre avec honneur le pavillon
français.

Le Havre, Nantes, Bordeaux, Marseille, c'est-à-dire nos quatre grands
ports maritimes, sont donc en communication directe avec le Congo
français. C'est par nos bâtiments que le fret transitera maintenant,
abandonnant les navires allemands, portugais et anglais, dont jusqu'ici
il avait été tributaire.


L'ÉGLISE DU SACRÉ-COEUR

Les fêtes de la consécration de l'église du Sacré-Coeur ont commencé
vendredi et n'ont pris fin que dimanche. Le cardinal-archevêque de
Paris, Mgr Richard, les présidait, assisté du pro-nonce apostolique, Mgr
Rotelli, du cardinal Foulon, archevêque de Lyon, d'une dizaine
d'archevêques ou évêques, et d'une foule nombreuse de prêtres des
diocèses parisiens.

La basilique, dont le gros oeuvre seul est à peu près terminé, n'était
pas assez vaste pour contenir tous les fidèles et les curieux qui,
pendant les trois jours, ont, pour assister aux fêtes religieuses,
escaladé la butte.

Nos gravures représentent les deux cérémonies principales du vendredi.
Dans celle que reproduit notre double page, le cardinal Richard, au
milieu de l'enclos qui s'étend devant la façade principale, portant la
chape d'or et la mitre, lit les paroles sacramentelles avant de bénir
l'extérieur du monument; dans l'autre. Mgr Rotelli, debout sous le
porche, présente, tête nue, selon le rituel romain qui interdit aux
prélats de garder la mitre devant l'ostensoir, le Saint-Sacrement qu'il
élève en face de lui, puis à droite et à gauche, au-dessus des têtes
inclinées de la foule. De ces hauteurs la vue est admirable, et nul
doute que dans cette position, unique au monde, le pèlerinage du
Sacré-Coeur ne devienne bientôt le plus célèbre de l'univers. La
procession pontificale a eu lieu après le discours du Père Monsabré, et
a clos le programme de la première journée. Le lendemain, les
pèlerinages des paroisses de la capitale ont commencé et se continueront
pendant le mois de juin.

L'extérieur de la basilique était orné d'oriflammes aux couleurs
françaises et papales, jaune et rouge. A l'intérieur, des plantes vertes
et des fleurs, à profusion: la chaire, le banc d'oeuvre, les trônes des
cardinaux, les sièges des dignitaires de l'Église, disposés autour du
sanctuaire, étaient tendus de lourdes draperies rouges à crépines d'or.


LE GAGNANT DU GRAND-PRIX

Un temps maussade, des toilettes sombres, des parapluies, une foule
énorme, une course intéressante, tel est le bilan du Grand-Prix de Paris
de 1891. Peu à peu, cette épreuve a perdu le caractère international
qui, à l'origine en avait assuré le succès; elle n'en attire pas moins
chaque année une foule énorme à Longchamps.

Donc, cohue; sur l'hippodrome, toutefois, il se trouve, en cette journée
bruyante, un coin solitaire: c'est le paddock ou les chevaux sont
promenés en mains avant la course. A part quelques habitués, toujours
curieux de s'assurer de l'état des chevaux, on n'y voit personne en
dehors des propriétaires, entraîneurs ou jockeys. C'est peut-être la
partie la plus intéressante de tout l'hippodrome, c'est celle qui attire
le moins.

_Clamart_, qui en est à sa cinquième victoire, a gagné facilement, tout
le monde le sait, battant son camarade d'écurie _Récirend, Clément_ et
neuf autres, parmi lesquels _Gouverneur_ et _Ermak_, le vainqueur du
dernier derby français. Il est né au haras de la Chapelle, près Sées,
chez le vicomte Dauger, l'éleveur de _Plaisanterie_. Son père, _Saumur_
(par _Dollar_), a été élevé chez M. Lupin, et a été acheté par M. Edmond
Blanc à la vente des chevaux du comte de l'Aigle. Sa mère, Princesse
Catherine, une remarquable poulinière, est née en Angleterre et a été
importée en 1881 par le vicomte Dauger. Elle a donné précédemment
_Catharina_ et, _Clover_, gagnant du prix du Jockey-Club en 1889. Elle
appartient aujourd'hui à son gendre, le comte de Chénelette.

M. Edmond Blanc, qui a fait des sacrifices considérables pour aménager
le haras de la Celle-Saint-Cloud, où il a importé _Energy_, puis
_Retreat_, avait déjà gagné le Grand-Prix de Paris de 1879 avec
_Nubienne_. Tom Lane, qui montait _Clamart_, a remporté dimanche sa
troisième victoire dans notre grande course internationale.

Epilogue: la recette a dépassé 350,000 fr. et il a été fait pour
2,300,000 francs de paris au totalisateur.

S.-F. T.


PROJET DE PONT
RELIANT FOURVIÈRE A LA CROIX-ROUSSE

Lorsqu'on examine un plan de la ville de Lyon, on voit que deux des
quartiers les plus populeux sont bâtis l'un sur la colline de Fourvière,
l'autre sur celle de la Croix-Rousse, séparées par la vallée de la
Saône. Les relations entre ces deux points sont assez pénibles. Du haut
de la colline de Fourvière, on voudrait pouvoir prendre son vol pour
aller se poser sur sa voisine, si proche à vol d'oiseau, si loin pour le
piéton.

Bien des imaginations ont été mises en éveil, bien des projets hardis
ont été faits pour relier ces deux points par un pont s'élançant
au-dessus de la vallée de la Saône. Mais, jusqu'à présent, aucun n'avait
abouti. Celui de M. Clavenad, ingénieur des Ponts-et-chaussées,
directeur des travaux de la ville de Lyon, vient d'avoir plus de succès,
et a été adopté par le conseil municipal et par le conseil général. Une
fois les fonds votés, le travail pourra marcher rapidement, car, après
les merveilles accomplies par la métallurgie moderne, rien ne s'oppose à
l'exécution d'un semblable projet.

Le pont projeté entre les deux collines lyonnaises aura une longueur
totale de 543 mètres, s'appuyant sur un arc de 214 mètres, à une hauteur
de 80 mètres au-dessus du lit de la Saône. Le viaduc constitué par deux
poutres droites de 5 mètres de hauteur supportera deux voies
superposées, l'une supérieure pour voitures et piétons, l'autre,
inférieure, pour l'établissement d'un chemin de fer.

Cet ouvrage n'est pas destiné uniquement à faciliter les relations entre
les deux plateaux populeux de la cité lyonnaise, il doit opérer en même
temps le raccordement de la ligne de Bourg avec Saint-Étienne et mettre
directement en communication Lyon, l'Ain, le Jura et la Suisse avec les
régions industrielles et agricoles de la Loire. Il présente, en outre,
une grande importance militaire tant au point de vue de la mobilisation
que pour la défense même de la place.

Le projet élaboré par M. Clavenad constitue une oeuvre des plus
remarquables, la haute personnalité de l'auteur qui s'est fait une place
de premier ordre dans le monde des ingénieurs est un sûr garant de la
réussite de l'entreprise.



CHARGE D'ÂME

Roman nouveau, par Mme JEANNE MAIRET

Illustrations d'ADRIEN MOREAU


Trois femmes, debout sur le perron du château, échangeaient des adieux
qui se prolongeaient, chacune ayant un dernier mot à dire.

--Puisque vous êtes venue à pied, chère madame, je vais

vous accompagner jusqu'au bout du parc. Viens-tu aussi, tante?

--Peste!... un bon kilomètre et demi, par cette chaleur, merci! on voit
bien que tu pèses une soixantaine de kilos seulement, et que tu as
toujours tes jambes de seize ans.

--Avec pas mal d'années en plus, dit la jeune fille en riant.

--Faites-lui de la morale, baronne, ce sera oeuvre pie. Elle vous
écoutera peut-être. Moi, je suis au bout de mon latin. Puis, elle ne m'a
jamais prise au sérieux; je ne sais pas comment cela se fait, par
exemple!

--Parce que tu es plus jeune que moi, tante Rélie, et que, toute petite,
tu as pris l'habitude de rire de tout.

--De peur d'en pleurer, comme dit l'autre.

--Sur quoi dois-je la prêcher, madame Despois? dit en souriant la
baronne, donnant une dernière poignée de main à la petite femme
grassouillette et vive qui répondait au nom d'Aurélie Despois, autrement
«tante Rélie».

--Sur le mariage, parbleu! Une belle et bonne fille comme ça qui boude
le mariage, ça n'a pas le sens commun. Ah! ce n'est pas que ce soit pour
son plaisir qu'on se marie--j'en sais quelque chose--et elle a eu raison
de prolonger l'état de jeune fille un peu au-delà des limites
ordinaires. Mais enfin, il faut bien y venir. C'est un devoir
patriotique, civique, que sais-je? Ça devrait s'enseigner dans les
recueils de morale républicaine à l'usage des jeunes filles. C'est comme
qui dirait le service obligatoire féminin.

--C'est cela, je la prêcherai. Non pas peut-être au point de vue civique
et républicain, mais le sermon n'en sera que meilleur!

Le joyeux soleil de juin, assez ardent ce jour-là, donnait de la vie, de
la gaieté au vieux château, une masse assez imposante de pierre
grisâtre, flanquée de deux énormes tours aux meurtrières étroites et
longues. Ce château, haut perché sur la colline, prenait souvent un
aspect rébarbatif avec sa façade nue irrégulièrement percée de fenêtres
aux petites vitres. Mais rien ne résiste à la marche du soleil, et la
baronne, jetant un dernier regard qui embrassait l'habitation, le jardin
un peu maigrement pourvu de fleurs, puis l'immense étendue de bois tout
autour, enfin la vue merveilleuse de la mer au loin, s'écria:

--Que j'aime donc votre solitude, ma chère Marthe!

Marthe Levasseur sourit et dit tranquillement:

--Je ne suis heureuse qu'ici. Je suis une sauvage, j'adore mes bois.
L'odeur des taillis, le bruit des feuilles mortes sous mes pas, me
poursuivent dans ma vie de mondaine. Les trois mois de Paris, qui
semblent si ridiculement insuffisants à ma tante, sont pour moi un temps
d'exil. Elle n'y comprend rien, la pauvre femme; elle ne sait pas que,
lorsque je passe des heures au milieu de mes arbres, je n'y suis jamais
seule, que les branches me connaissent, que les oiseaux gazouillent pour
moi, que le ciel aperçu à travers la feuillée est plus beau que le ciel
à découvert, si radieux soit-il. Voyez comme je suis faite pour la vie
ordinaire des femmes--voyez comme je suis disposée à écouter les
conseils de tante Rélie!...

--Et pourtant, mon enfant...

--C'est vrai, dit en riant Marthe, vous avez promis de me faire un
sermon en trois points.

La baronne d'Ancel s'arrêta un instant au beau milieu de l'avenue que
suivaient les deux femmes; sa figure un peu maigre et osseuse s'illumina
d'un sourire adorablement bon, qui lui rendit un instant de beauté; sous
ses cheveux gris, ses yeux brillaient.

--Ah! ce n'est pas un sermon que je vous ferai, Marthe. Je ne sais que
dire ce qui monte de mon coeur à mes lèvres--et vous savez bien que je
vous veux pour fille. Je vous aimerais bien--presque autant que j'aime
mon fils unique...

La jeune fille très émue embrassa la vieille femme; mais elle ne dit
rien.

Bientôt, à travers les arbres dont la colline entière était couverte, on
vit la mer. Le château se trouvait maintenant caché, enfoui dans son nid
de beaux grands arbres; le chemin tournait brusquement à droite, et
désormais suivait de loin la côte, qui parfois cependant, grâce à un
détour subit, disparaissait pour reparaître bientôt.

Dans tous ce merveilleux pays normand, aux alentours de Honfleur, il n'y
a peut-être pas de promenade comparable à cette avenue de la
Côte-boisée. Les pieds des deux femmes foulaient une mousse épaisse et
élastique; la forêt s'étalait à droite et à gauche, inculte et sauvage,
égayée par-ci par-là d'épines blanches, d'églantiers en fleurs; à
gauche, l'espace immense de la mer, scintillante sous le soleil, offrait
toutes les teintes, depuis le blanc gris jusqu'au bleu presque noir.
Puis elles apercevaient l'embouchure de la Seine, si vaste, si
imposante, que le Havre semblait une mince ligne noire dominée par ses
deux phares. Quelques vols de mouettes, le panache léger d'un vapeur,
seuls animaient cette immensité. L'impression qui restait dans l'esprit
était l'impression presque solennelle de l'infini, du silence, de
l'horizon perdu là-bas, là-bas, se confondant avec le ciel même.

--Asseyons-nous ici un moment, voulez-vous, chère madame?

Le talus, à cet endroit, avait la hauteur voulue pour un siège. Dans ce
bout de la propriété, les beaux grands arbres de la hauteur avaient fait
place à une plantation de pins; le soleil frappant dru dégageait de ces
pins une forte et délicieuse odeur aromatique et résineuse; à travers
une trouée, on voyait admirablement la mer, très bleue ce jour-là, on
suivait même la ligne capricieuse des longues plages de sable doré. Le
silence absolu de cette délicieuse solitude n'était troublé que par le
bourdonnement des insectes, ou le frôlement rapide d'un vol d'oiseau.
Les chants avaient cessé. Seuls, dans le lointain, deux merles se
répondaient.

La baronne d'Ancel prit la main de la jeune fille et la garda dans la
sienne. Marthe leva vers elle ses yeux, et dans ses yeux la baronne vit
des larmes.

--Je ne voulais pourtant pas vous faire de peine, Marthe!

--Ah! chère madame, vous, me faire de la peine!... Seulement,
voyez-vous, en cet endroit même, il y a plus de vingt ans, j'ai vu
pleurer ma mère. J'étais toute petite, je ne comprenais pas, mais je
sanglotais dans ses bras, en la voyant si triste. Depuis, j'ai compris.
Je ne puis jamais sentir cette odeur des pins, par un beau soleil d'été,
ni voir la courbe de la plage, sans revivre la scène de ce jour-là, et
sans me dire que le mariage, lorsque la femme est seule à aimer, est
bien la chose la plus triste, la plus navrante, qui soit...

--Il n'y a pas que de mauvais mariages, ma pauvre petite désenchantée.

--Il y en a tant!... J'ai vingt-six ans, et déjà j'ai vu plus d'une amie
malheureuse qui, pourtant, avait rêvé le bonheur.

--J'ai soixante ans, Marthe, et j'ai une foi plus robuste que la vôtre.
J'ai connu le bonheur absolu; je l'ai vu autour de moi. Ce que j'ai vu
aussi, c'est que l'on est souvent maître de ses propres destinées, que
le bonheur compromis un instant peut se reconquérir et se garder. Je ne
dis pas cela pour votre pauvre mère, que j'ai beaucoup aimée. Là, il
s'est produit une de ces fatalités terribles comme on n'en voit que
rarement. Votre père avait été comme ensorcelé.

--Oui, maman est morte de son abandon, et lui a été heureux; il a épousé
celle qu'il adorait; il a été mari--et père. Il m'a oubliée, moi.

--Il avait voulu vous prendre avec lui, mais il a respecté les dernières
volontés de votre mère, qui vous donnait à sa soeur. Il vous aimait
pourtant.

--A distance, alors. Mais ne croyez pas, madame, que je sois dure. Il y
a longtemps que j'ai pardonné un abandon qui, au moins, m'a préservée
d'un contact odieux. Seulement, j'aurais bien voulu l'embrasser, mon
pauvre père, avant sa mort. Maintenant, tout cela est bien loin, bien
effacé. Je suis libre de conduire ma vie à ma guise, d'être heureuse à
ma façon. C'est déjà beaucoup.

--Alors... mes espérances à moi, il y faut renoncer? Je ne suis qu'une
vieille rêveuse. Si vous saviez combien de beaux châteaux en Espagne
j'ai bâtis pour y loger mes deux enfants!... Je me disais: Robert est un
garçon très sérieux, un travailleur, un coeur d'or, fait pour apprécier
les rares qualités de ma petite voisine. Ils aiment tous deux la
campagne, les longues journées studieuses, les veillées de famille. Elle
se passionnera pour ses études à lui, elle l'y aidera, ce sera une union
des intelligences comme des coeurs. Ils sont dignes l'un de l'autre.
Tout conspire à les unir, toutes les convenances d'âge, de fortune, de
famille, tout y est, tout.

--Et c'est parce que toutes les convenances y sont, probablement, que ce
mariage ne se fera pas. Nous avons grandi ensemble; Robert n'a jamais vu
en moi qu'une compagne, une sorte de soeur.

--Et cependant, d'après ses lettres, il me semblait que, cet hiver où
vous vous êtes beaucoup vus, la sympathie mutuelle prenait un caractère
plus tendre, que l'idée de ce mariage tant souhaité ne vous effrayait
plus autant. Robert s'est donc, comme sa mère, fait des illusions?

Marthe resta quelques instants silencieuse, très absorbée, très émue
aussi. Enfin elle se retourna et regarda sa vieille amie. Celle-ci fut
très frappée de l'expression douloureuse des yeux sombres.

--Écoutez-moi, comprenez-moi. Je vais vous dire tout, vous faire lire
jusqu'au fond de mon coeur. Mon rêve, celui qu'en secret j'ai caressé
depuis mon enfance, serait d'être la femme de Robert, d'être votre fille
à vous. Mais il ne m'aime pas. Ne vous méprenez pas sur le sens de mes
paroles. Parfois, il croit m'aimer, car il a pour moi une affection
profonde, une estime aussi, très vive. Il voudrait m'épouser, il croit
de bonne foi qu'il serait heureux de cette union. Il se trompe, j'en
suis sûre. Si je me marie, je veux être aimée, adorée de mon mari. Sans
cela je ne veux pas du mariage, il me ferait horreur, j'en mourrais. Et
je suis incapable d'inspirer la passion que je serais, hélas! très
capable de ressentir. Pourquoi? Il me manque quelque chose, un charme,
un attrait, un je ne sais quoi qui fait que des femmes bien plus laides
que moi ont su se faire aimer. J'en souffre, croyez-le. Ce n'est pas
qu'on ne m'ait fait la cour, je suis assez riche, assez intelligente,
assez bien élevée, pour que plus d'un ait songé à moi. Ce sont pourtant
les mères surtout qui m'ont courtisée.

--Comme moi?

--Ah! vous... Si vous saviez comme je voudrais dire «oui» tout de suite,
et me jeter dans vos bras en pleurant de joie!...

--Alors, vous l'aimez, vous?

--Peut-être... Je m'interroge. Il me semble que lorsque l'on aime
réellement, on ne questionne pas, on sait. Voulez-vous que nous fassions
un pacte? Robert va venir passer l'été chez vous; nous sommes voisins,
amis intimes depuis tout temps. Je mettrai un peu plus d'animation dans
notre vie. Je songe même à inviter quelques amis. Cela fera des
occasions naturelles de rencontres sans que nul ne s'en puisse étonner.
Avant l'automne, nous saurons à quoi nous en tenir, Robert et moi.

--Je puis le mettre au courant?

Marthe hésita.

--Oui, si vous le désirez. Seulement qu'il soit bien entendu que nous
sommes libres tous deux, absolument libres; qu'au premier doute, l'un
dise à l'autre en toute loyauté, en toute franchise: «Je ne vous aime
pas comme il faudrait aimer...» Je connais Robert, il est digne de la
confiance que j'ai en lui. Comme moi, il dira: «Tout, plutôt qu'un
mariage qui ne serait pas une union absolue, parfaite.» Et, surtout, que
le secret n'en soit qu'à nous trois. N'en dites rien à ma tante. Elle en
serait tellement heureuse, d'un bonheur si exubérant, qu'elle
m'effaroucherait. Je me connais, je jetterais tout au vent.

--Alors, mon enfant, je serai discrète comme la tombe. Mais j'espère...
j'espère.

Les deux femmes s'étaient remises à marcher. Au tournant de l'avenue
sinueuse, elles rencontrèrent le facteur.

--Avez-vous quelque chose pour nous, père Duval?

--Mais oui, mam'selle, et puisque je vous rencontre je vas vous donner
vos lettres et je descendrai par la ferme; ça m'évitera un fier crochet.

--C'est ça, et dites à la Ferrande de vous donner un bon verre de cidre.

--Merci bien, mam'selle. Serviteur, mesdames.

Et le père Duval dégringola lestement un tout petit sentier qui
conduisait à l'une des fermes du domaine.

Marthe regarda les lettres et les mit dans sa poche.

--Vous ne les lisez pas?

--Oh! j'ai bien le temps. Des lettres d'amies de pension. C'est curieux
comme les jeunes filles et jeunes femmes ont à peu près la même écriture
penchée, régulière et sans expression pour ainsi dire. J'ai là trois
lettres. A moins de les examiner de près, je serais incapable de dire
laquelle est de Lucy, ou de Marie, ou d'Yvonne. Tiens! si je les
invitais toutes trois, avec les parents des unes, le mari de l'autre?
Cela nous ferait une société jeune et gaie. Ce sera à Robert à trouver
les cavaliers, par exemple.

Elles arrivaient à la grande barrière blanche qui sépare en cet endroit
le parc d'un chemin de traverse descendant à la grand'route de Honfleur
à Trouville. La baronne était là presque chez elle. Elle embrassa Marthe
plus tendrement encore que d'habitude. C'était presque une prise de
possession de belle-mère. Instinctivement, Marthe se redressa un peu, sa
sauvagerie se réveillant soudain.

Pour entrer au château, Marthe prit un autre chemin, plus âpre et
rocailleux, moins beau que l'avenue moussue; il grimpait ferme et
conduisait au sommet de la colline. Les taillis de menus arbres,
d'arbustes, les roches chaudes de soleil où voltigeaient les papillons,
firent bientôt place à la vraie forêt, aux arbres magnifiques dont les
branches entrelacées faisaient une ombre épaisse. Le chemin devint
sentier et conduisit la jeune châtelaine à l'endroit le plus élevé de la
propriété, dominé par une grande croix de pierre. Ici les arbres avaient
été abattus de façon à ménager subitement une vue admirable, non
seulement de la mer, mais de tout le pays alentour. C'était, par ce jour
exquis, une véritable féerie.

Marthe s'assit sur une marche ébréchée au pied de la croix, rejeta son
chapeau, et, aspirant largement l'air embaumé, se mit à rêver tout en
regardant au loin la mer striée maintenant de grandes raies sombres.

Avait-elle dit tout, absolument tout, à sa vieille amie? Inquiète, elle
scruta les profondeurs de son coeur. Puis, peu à peu, sans qu'elle
cherchât à démêler pourquoi, une joie immense, une douceur ineffable,
une sensation presque de triomphe remplit son être tout entier, à haute
voix elle dit: «J'aime, ah! Dieu! quel bonheur! J'aime de tout mon
coeur, de toutes mes forces...»

Elle ne songeait pas à rentrer; elle ne s'aperçut pas que l'air avait un
peu fraîchi. Les journées de juin sont délicieusement longues et le
dîner du château aurait pu s'appeler un souper, Marthe aimant à rester
de longues heures dehors. Cependant elle tressaillit en entendant de
loin le son de la première cloche. Elle était donc restée bien longtemps
à rêver ainsi? Elle se leva, puis, se rappelant les lettres de Paris,
elle se rassit pour les lire; elle arriverait toujours avant la seconde
cloche.

Elle prit donc ses lettres. Tout de suite l'une d'elles frappa ses yeux.
Cette écriture assez semblable cependant aux autres, une anglaise
régulière, ne lui était pas familière. Cherchant dans ses souvenirs,
comme lorsqu'une personne que l'on ne reconnaît pas vous accoste, elle
regarda de nouveau cette écriture, le timbre de Paris, la forme de
l'enveloppe, puis, souriant de cette hésitation puérile, elle l'ouvrit
et lut:

«Ma soeur,

«Car vous êtes ma soeur. J'ai trouvé, à la mort de notre père, une
photographie qui ne le quittait pas. Je l'ai prise, je me suis mise à
l'aimer. Elle représente une petite fille aux grands yeux très sérieux;
une de ces petites filles qui ne cassent pas leurs poupées et qui,
lorsqu'elles trouvent un moineau tombé du nid, le prennent, le gardent,
l'élèvent tendrement. Je suis un oisillon tombé du nid, avant que les
ailes aient grandi. Je suis toute seule au monde, et dans ma détresse je
me tourne vers vous, ma soeur, en vous disant: Prenez-moi, aimez-moi. Je
vous aime bien, moi qui ne vous ai jamais vue!

«Ma mère est morte il y a plus d'un an. J'ai un tuteur que je déteste,
et pour qui je suis un embarras. Je suis encore en pension, mais j'ai
dix-huit ans et je m'ennuie tellement!... La famille de ma mère ne
demanderait pas mieux que de me prendre, mais si ma mère était adorable,
sa famille--eh! bien, que vous dirai-je? sa famille touche de très près
au théâtre, et le théâtre n'est pas fait pour Mlle Levasseur. Mon tuteur
voudrait me marier avec quelqu'un que je ne connais pas qui me prendrait
pour ma fortune. Et je ne veux pas, moi...

«Vous êtes mon aînée, vous devez être bonne--car ces yeux-là ne
sauraient mentir--ouvrez vos bras, chère soeur, que je m'y blottisse bien
vite. Je vous en aimerai tant, je vous embrasserai si fort, que vous
finirez par être toute contente d'avoir trouvé,

«Votre petite soeur,

Edmée Levasseur.»


II

Le train de Paris à Honfleur entrait en gare. Deux jeunes gens sautèrent
lestement d'un compartiment, mais restèrent d'un commun accord auprès de
la portière. Une jeune fille, tellement jolie que les voyageurs qui se
bousculaient en courant vers la sortie se retournaient pour la regarder,
s'apprêta à descendre à son tour. Sa jupe s'accrocha, et elle faillit
tomber en sautant. Les deux jeunes gens se précipitèrent pour l'aider.

--Merci, messieurs...

Et les beaux yeux remerciaient aussi, distribuant leurs regards avec une
touchante impartialité.

--Eh bien! Edmée... fit la personne d'âge respectable qui accompagnait
la jeune fille.

--J'allais tomber, madame, et...

Elle n'en dit pas plus long, et, impatiente, se hâta vers la sortie.

--Qui est-elle? où va-t-elle? Je connais mon Honfleur et ses environs
comme ma poche. Jamais je n'avais vu cette petite merveille...

--Suivons-la, nous finirons bien par nous renseigner. C'est une jeune
fille du monde, certes, et cependant, cependant... il y a en elle un je
ne sais quoi qui ne sent pas son couvent.

Celui qui parlait ainsi était un fort beau garçon qui, malgré ses
vêtements bourgeois, se révélait soldat à ne s'y pas tromper. L'oeil
dur, la moustache provocante, les allures un peu brusques, semblaient
indiquer que ce jeune officier n'avait pas le commandement fort doux.
Son compagnon était beaucoup moins bel homme; ses yeux bleus étaient les
yeux d'un rêveur, d'un homme d'étude probablement.

Edmée hâtait le pas. Le cou tendu, le regard ardent, elle cherchait à
reconnaître parmi les personnes qui attendaient les voyageurs celle qui
était venue pour elle; elle savait que de cette première rencontre
dépendaient beaucoup de choses. Elle en oublia tout à fait les deux
jeunes gens dont l'évidente admiration l'avait amusée pendant le voyage.
Cependant l'admiration lui était nécessaire comme l'air qu'elle
respirait.

Marthe Levasseur, dès qu'elle aperçut le visage de cette jeune fille
tout vibrant d'émotion, ne douta pas un instant. Elle s'avança
résolument, un peu pâle seulement, et dit:

--Vous vous nommez Edmée Levasseur, n'est-il pas vrai?

Edmée, très troublée, émue à en pleurer, se blottit, par un mouvement
d'une grâce féline, dans les bras de son aînée.

--Ma soeur... murmura-t-elle.

Marthe embrassa la jeune fille le plus cordialement du monde. Ce baiser
scellait un pacte, auquel Marthe n'avait consenti qu'après mainte
révolte.

--Sais-tu que je trouve en toi une soeur adorablement jolie--tout
simplement délicieuse?

--Je voudrais tant vous plaire...

--Alors, commence par me tutoyer, ma petite Edmée, puisque nous sommes
soeurs.

Les deux jeunes gens avaient été témoins de cette scène, Marthe s'en
aperçut. Jusque-là elle n'avait vu que sa nouvelle soeur. Son visage
très pâle se colora subitement.

--Vous, Robert?... Votre mère ne vous attendait que la semaine
prochaine.

--C'est une surprise que je lui fais.

--Je vous enlève alors, car vous ne trouveriez pas de voiture, et nous
passons devant votre porte.

Puis, voyant qu'il regardait Edmée avec curiosité, elle dit, non sans un
petit effort:

--Ma soeur, Mlle Edmée Levasseur. M. le baron d'Ancel.

Le jeune homme salua profondément.

Il y eut un peu de confusion. Il fallait s'occuper de la sous-maîtresse
qui avait accompagné Edmée, et qui demandait à rentrer à Paris par le
premier train. Robert déploya un zèle peut-être un peu exagéré. Enfin,
il prit place dans le landau, en face des deux jeunes filles. Alors
seulement il aperçut son ami qu'il avait complètement oublié, et dont il
surprit un regard courroucé et envieux. Comme il passait tout près de la
voiture, Robert l'appela d'un geste.

--Marthe, voulez-vous me permettre de vous présenter un camarade de
collège qui vient passer son congé de convalescence à Trouville? Le
capitaine Bertrand, à qui j'ai promis de le présenter à mes amis, sera
une recrue précieuse pour les fêtes que vous préparez, à ce que m'a dit
ma mère. Bertrand, Mlles Levasseur.

Puis le landau s'ébranla. Le capitaine resta un moment immobile,
regardant les trois jeunes gens, dont les rires arrivaient jusqu'à lui.
Il se sentait, méconnu, sans savoir pourquoi--car enfin, Robert l'avait
présenté. Edmée, cependant, en lui rendant son salut, l'avait regardé un
peu longuement. De nouveau, il lui sembla que ce regard n'avait rien à
voir avec l'éducation du couvent. Après tout, elle n'avait probablement
pas été élevée au couvent. C'était bien la plus jolie fille qu'il eut
jamais vue, avec ses grands yeux noirs--les yeux de sa soeur au fait--sa
carnation et ses cheveux de blonde! Cela faisait un contraste
merveilleusement piquant. Marthe, au contraire, était franchement brune,
le teint mat, les cheveux presque noirs portés en bandeaux luisants.
Elle était plutôt bien que mal, cette grande jeune fille sérieuse, mais
qui songerait à la regarder une seconde fois, tant qu'elle serait à côté
de la petite merveille?

Lorsque Robert eut quitté les deux jeunes filles, Edmée prit la main de
sa soeur.

--Que je suis contente... si vous saviez... si tu savais!

Marthe lui sourit; elle était conquise par le charme de cette enfant qui
semblait lui demander son affection, réclamer sa protection, qui se
faisait petite auprès d'elle, qui était vraiment touchante dans sa
naïveté à demi consciente. Elle comprit vaguement que cette façon douce
et charmeuse de demander aide et protection devait, auprès des hommes,
être un attrait absolument irrésistible. La mère d'Edmée avait peut-être
regardé son père comme Edmée la regardait. Mais cette pensée ne fit que
traverser son esprit, comme une douleur lancinante fait vibrer un nerf
malade. Elle se laissa aller à la joie d'avoir trouvé un être plus
faible qu'elle à aimer, à dorloter, à choyer de toutes les façons.
Lorsque Marthe donnait son coeur, elle ne le reprenait pas. Son premier
instinct avait été de repousser la fille de l'étrangère. Elle l'avait
accueillie, au contraire; maintenant elle l'avait adoptée, loyalement,
absolument.

--Écoute-moi, Edmée. Dans la lettre que je t'ai écrite, je n'ai pas pu
tout dire. Une tante, la soeur de ma mère, Mme Despois, qui m'a élevée,
que j'aime de tout mon coeur, vit avec moi. Il te faudra faire sa
conquête, car--il vaut mieux que tu le saches--elle s'est opposée de
toutes ses forces à ton arrivée auprès de moi.

--C'est trop naturel. Elle ne voit en moi que la fille de ma pauvre
maman. Je ferai ce que je pourrai pour que, bientôt, elle ne voie en moi
que ta soeur.

--Comme tu es raisonnable et sensée! s'écria Marthe avec admiration.

Edmée se mit à rire d'un joli rire perlé.

--C'est élémentaire. En se faisant aimer on obtient tout ce que l'on
veut.

Cette profession de foi fit ouvrir de grands yeux à la soeur aînée. Mais
ce fut dit si simplement, comme si la chose ne pouvait admettre
discussion, ce fut suivi d'un si joli bavardage sur la beauté du pays,
sur les joies qu'elle se promettait en pleine campagne,--elle qui ne
connaissait, en fait de verdure, que celle du bois de Boulogne--que
Marthe oublia bientôt l'impression reçue. Lorsque la voiture s'engagea
dans l'avenue merveilleuse menant au château, que l'on n'apercevait pas
encore, Edmée devint presque songeuse:

--Et c'est à toi, tout cela, ces bois immenses?

--Mais oui, dit en souriant Marthe, on peut se promener des heures dans
la propriété; pour prendre de l'exercice, on n'a guère besoin d'en
sortir.

--Alors, tu es très, très riche?

--Pas extraordinairement. Les propriétés comme celles-ci coûtent cher,
quoique je ne me donne pas grand'peine pour l'entretenir, comme tu vois,
j'aime mieux les bois qu'un parc--et ne rapportent guère. C'est un luxe
de sauvage fort à mon goût. La fortune de mon... de notre père a été
partagée en deux. Cette propriété me vient de ma mère. D'après ce que
j'ai cru comprendre, tu dois être plutôt plus riche que moi.

--C'est possible. Papa a spéculé avec de l'argent de maman et l'a
décuplé, à ce que mon tuteur m'a dit. En tout cas, nous ne mourrons de
faim ni l'une ni l'autre. Ce doit être horrible d'être pauvre.

--Qui sait? Gagner ma vie ne m'aurait pas fait peur, du moins je
l'espère.

Edmée eut un frisson d'horreur. Gagner sa vie, travailler comme les
malheureuses sous-maîtresses de la pension qu'elle venait de quitter! Ce
petit animal de luxe en eût été bien incapable.

La voiture s'engagea à gauche dans une nouvelle avenue plus large que la
première, ombragée de grands hêtres. Tout d'un coup on découvrit la
masse grise du château, adossée à la forêt, avec sa large pelouse égayée
de corbeilles de fleurs, semée de quelques arbres seulement, et d'où la
vue s'étendait au loin.

--Mais... c'est que c'est très imposant, on dirait un château de roman.
Est-ce que, par hasard, il y aurait des revenants?

Tout d'un coup, Marthe songea un peu tristement que le revenant qui
allait hanter le château, c'était le passé, sous la forme d'Edmée, la
fille de cette femme qui avait tant fait pleurer sa mère. Elle se
demanda si la morte ne lui reprochait pas cette entrée triomphante,
cette prise de possession. Les paroles passionnées de sa tante lui
tintèrent à l'oreille: «Tu verras--le malheur entrera ici avec la fille
de l'actrice!...» Mais, résolument, Marthe écarta ces pensées, et, se
baissant, elle embrassa de nouveau sa soeur.

--Non, ma chérie, il n'y a pas de revenants chez moi. S'il y en avait,
la joie de tes dix-huit ans les chasserait. Sois la bienvenue. Si je
peux te donner le bonheur, tu seras heureuse, j'en prends l'engagement.

Edmée, très touchée, un peu effrayée aussi des paroles sérieuses de sa
grande soeur, la regarda, et ses beaux yeux d'enfant étaient pleins de
larmes. Elle dit, avec un élan très sincère:

--Je t'avais devinée, bonne Marthe, sans cela je n'aurais jamais osé
t'écrire. Papa m'avait bien dit: «Si jamais tu as besoin d'aide et de
protection, ma petite Edmée, adresse-toi à ta soeur; ce ne sera pas en
vain, j'en suis sur...» Et que de fois j'ai songé à ces paroles!...
Seulement--comment te dire cela?--ne me prends pas trop au sérieux, je
t'en supplie. Je ne suis pas méchante, mais je ne sais pas si je suis
bonne. Il me semble qu'en vivant avec toi, je pourrais le devenir...
C'est à cela surtout qu'il faudrait m'aider... Jusqu'à présent, vois-tu,
j'ai surtout songé à tirer le plus de joie possible des choses de la
vie. C'est peut-être insuffisant comme idéal--dis?...

Elle riait, à moitié sincère dans sa confession, mais ne voulant pas
être prise cependant au pied de la lettre. Elle tenait à être bien vue
de sa soeur. Celle-ci sourit. «Je te trouve bien comme tu es. Pourvu que
tu restes toujours franche et loyale, c'est tout ce que je te demande.

On arrivait. Les domestiques, curieux de la nouvelle «demoiselle»,
s'étaient assemblés sur le perron pour la recevoir. Edmée répondit à
leurs saluts très gentiment, et fut votée de suite «charmante, jolie à
croquer et pas fière.»

Quant à Mme Despois, il fallut aller la chercher jusqu'au fond d'un
boudoir, où elle brodait, un énorme métier cachant à demi sa rondelette
petite personne.

--Tante Rélie, voici ma soeur, Edmée.

Marthe dit ces mots avec une intonation un peu particulière. Elle aimait
beaucoup sa tante, mais enfin, c'était elle qui était maîtresse au
château; à l'occasion elle n'hésitait pas à le faire sentir. La tante se
trouva subitement les mains si encombrées de soies et de laines qu'elle
ne put donner à la nouvelle arrivée qu'un seul doigt; alors, elle se
dissimula à demi derrière son métier, sans daigner s'apercevoir de la
mine un peu déconfite du joli visage.

--Bonjour, mademoiselle. Vous avez fait bon voyage? Un peu de poussière,
n'est-ce pas? Moi, j'ai l'horreur du chemin de fer...

--Tout s'est bien passé, merci, madame. Mais... je vous en prie... je
m'appelle Edmée... Edmée tout court, et Marthe veut bien me tutoyer.

--Mon Dieu! Marthe fait ce qui lui plaît. C'est elle qui vous invite;
elle prétend que vous êtes sa soeur. Moi, je ne demande pas mieux.
Seulement, si je suis sa tante, je ne suis pas la vôtre. Sa mère était
ma soeur, une soeur que j'adorais...

--Je le sais, madame. Vous ne désirez pas ma présence, c'est si naturel!
Mais si vous vouliez bien me regarder une bonne fois dans les
yeux--comme cela, tenez!--vous verriez bien que je ne suis pas mauvaise,
que je serais désolée d'être la cause d'un instant de froid entre ma
grande soeur et vous, et... et que je ferai de mon mieux pour qu'un jour
vous me pardonniez d'être... la fille de ma mère.

Alors, énervée par toutes les émotions de la journée, par cette première
résistance, prévue pourtant, Edmée éclata en sanglots, des sanglots
violents d'enfant qui ne sait pas se contraindre et qui veut qu'on la
console. Très ennuyée de cette scène, Mme Despois sortit précipitamment
de derrière son métier.

--Voyons, mademoiselle, voyons... Edmée!...

--Pardon, madame, balbutia Edmée entre deux sanglots, se laissant
câliner par sa soeur, c'est pas exprès, c'est plus fort que moi... C'est
fini maintenant.

--Alors, il faut que je vous embrasse pour faire la paix?

--Ah!... si vous vouliez bien ne pas me détester!

--Mais je ne vous déteste pas, vous: c'est le passé que je déteste.
Allons! n'en parlons plus. Là, êtes-vous contente?

Et la tante Rélie l'embrassa au front, un peu bien contre son gré, mais
ne résistant pas aux regards suppliants de Marthe.

L'orage passa comme il était venu. Edmée riait, en pleurant encore, et
remerciait Mme Despois en petites phrases entrecoupées de sanglots.

Marthe l'emmena au plus vite pour l'installer. En voyant les deux jeunes
filles, le bras de l'aînée autour de la cadette qui semblait toute
petite et mignonne à côté de la jeune châtelaine, tante Rélie murmurait:
«Eh bien, si l'on m'avait, prédit que je l'embrasserais, celle-là!...
Mais, avec ces yeux-là, elle fera ce qu'elle voudra de tous ceux qui
l'approcheront. Quant à Marthe, elle est ensorcelée, cela se voit. Bah!
on mariera la petite en deux temps trois mouvements; ce n'est pas elle
qui boudera le mariage... puis nous serons tranquilles de nouveau. Elle
est délicieuse, il n'y à pas à dire...»

L'appartement particulier de Marthe se composait d'une grande chambre
donnant sur le jardin et d'un boudoir aménagé dans la grosse tour de
droite. Ce boudoir rond était un réduit délicieux. Le mur était si
épais, que dans sa profondeur, à chaque étroite fenêtre, renfoncement
offrait deux sièges bien fournis de coussins, d'où l'on jouissait
admirablement de la vue. Un petit escalier tournant, également pratiqué
dans l'épaisseur du mur, menait au jardin par une petite porte qui ne
servait guère qu'à Marthe. L'étage supérieur était également desservi
par le petit escalier, mais les appartements en haut étaient rarement
habités. A côté de la chambre à coucher, et communiquant avec elle, se
trouvait une autre pièce très vaste, très gaie.

--Voici ta chambre, Edmée, du moins si elle te plaît. Si tu le préfères,
je te ferai arranger l'appartement juste au-dessus, avec un salon
également dans la grosse tour. Mais il m'a semblé que--surtout si tu as
peur des revenants--tu aimerais à être sous mon aile. Mon boudoir sera
le tien; tu vois, il y a un piano, des livres, un bureau, et il est
assez grand pour que nous ne nous gênions pas mutuellement.

--Laisse-moi être près de toi, Marthe, toujours près de toi. J'y suis si
bien! Et quelle jolie chambre tu m'as donnée, quelle vue! Ah! que nous
allons être heureuses, toutes deux!

Elle ne tenait pas en place, un peu fiévreuse, un peu surexcitée; elle
voulut de suite visiter le château, tandis que la femme de chambre
ouvrait ses malles et mettait en ordre tous ses effets.

L'arrière du château, très irrégulier, coupé de tourelles en éteignoirs,
de corps de bâtiments en retrait, puis en saillie, de petites cours
intérieures pavées de grands blocs de pierre, tout cela bâti à diverses
reprises, selon les besoins du moment, jurait un peu avec la façade
sévère et nue. Plus loin, on découvrait les écuries, les communs, une
basse-cour, puis un grand verger et un potager. Au-delà, les grands bois
silencieux s'étendaient au loin de tous côtés...

Edmée, petite Parisienne en rupture de ban, se grisait de toute cette
vie nouvelle de pleine campagne qui avait le charme de l'imprévu et de
la nouveauté. Elle comptait s'amuser infiniment à jouer à la fermière.
Mais les idées dans ce petit cerveau s'entre-choquaient à la diable.

--Et tu vas recevoir, donner des fêtes? Quel bonheur!... C'est ce
monsieur... comment s'appelle-t-il donc?... qui l'a dit. Tu le connais
depuis longtemps? C'est drôle qu'il n'ait pas songé à t'épouser, puisque
vous êtes voisins de campagne. La campagne, ça doit donner envie de se
marier...

--Tu vois bien que non, puisque, pour moi, ce n'est pas encore fait!

--Ça viendra. Il me plaît beaucoup ce monsieur, quoiqu'il ait les
épaules un peu rondes; il doit écrire beaucoup, penché sur sa table...
L'autre aussi, tu sais, le militaire, est charmant. Nous avons voyagé
dans le même compartiment, ces deux messieurs et nous, je ne te l'ai pas
dit? Je me suis amusée!... Ils me regardaient tous deux beaucoup, et je
faisais exprès de laisser tomber mon livre ou mon mouchoir, pour les
voir se disputer à qui le ramasserait le plus vite. Une fois ils se sont
heurtés l'un contre l'autre. J'ai failli éclater. Puis en descendant
j'ai été sur le point de tomber. Tous deux sont accourus; chacun a eu un
de mes meilleurs sourires; comme cela je n'ai pas fait de jaloux!

Ce bavardage enfantin ne plut qu'à demi à Marthe.

--J'espère pourtant, ma petite Edmée, que tu n'es pas coquette?

--Je n'en sais rien; mais je croirais pourtant que si. Puisque je t'ai
confessé que j'avais un tas de défauts!...

(_A suivre._)

Jeanne Mairet.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 2520, 13 Juin 1891" ***

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