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Title: Ariadne
Author: Gréville, Henry
Language: French
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   Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par
   le typographe ont été corrigées.
   L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
   Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.



ARIADNE



L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de
traduction et de reproduction à l'étranger.


Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la
librairie) en janvier 1878.


PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.



    ARIADNE

    PAR

    HENRY GRÉVILLE

    Sixième Édition

    [Logo]

    PARIS

    E. PLON ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS

    RUE GARANCIÈRE, 10.

    1878

    _Tous droits réservés._



ARIADNE



I


La première classe était plongée dans les douceurs de l'étude, comme
d'ailleurs l'institut tout entier. Le lourd soleil d'août brillait
sur les toits de tôle verte et se reflétait dans les vitres des
immenses fenêtres à demi fermées; un souffle d'orage grondant au
loin arrivait par bouffées, et la voix somnolente du professeur
détaillait les causes de la décadence de la maison d'Autriche aux
élèves à moitié endormies. Les trois premières de la classe, les plus
intelligentes, spécialement favorisées du maître, griffonnaient
assidûment les brouillons qui devaient leur valoir des notes
brillantes aux examens de fin d'année,--ceux qui précéderaient
leur sortie de l'institut, et, par conséquent, leur retour dans
la famille. La dame de classe, vieille fille pédante et guindée,
continuait au crochet un interminable couvre-pieds dont personne dans
l'établissement n'avait vu le commencement, et, de temps à autre, son
œil vigilant et soupçonneux parcourait les rangs de son troupeau
juvénile.

Soudain, dans ce milieu somnolent, correct et routinier, il arriva
un événement extraordinaire, dont n'avaient jamais été témoins les
murailles de l'institut de demoiselles placé sous le patronage de S.
A. I. madame la grande-duchesse X... Le professeur resta bouche bée,
les élèves pouffèrent de rire, et la dame de la classe se leva de
toute sa hauteur, surprise et indignée... pendant que les dernières
vibrations d'une gamme chromatique, filée avec une douceur exquise
par une belle voix de contralto, allaient s'éteindre sur les cartes
murales frissonnantes d'indignation entre leurs rouleaux de bois
noir.

--Ranine! tonna la dame de classe.

La jeune fille ainsi interpellée par son nom de famille, suivant
l'usage des instituts, se tint debout, la tête basse, prête à
recevoir sa mercuriale.

--Venez ici, Ranine, dit la dame de classe;--ici,--son index menaçant
indiquait la chaire en bois verni où trônait d'un air ahuri le
professeur encore mal revenu de sa stupéfaction,--venez ici et faites
vos excuses à M. le professeur.

La délinquante s'approcha à tout petits pas, les bras pendants, la
tête baissée, écrasée, pour ainsi dire, sous le poids non de sa
honte, mais de son opulente chevelure blond cendré, aux reflets dorés
comme les épis lors de la moisson.

--Pourquoi vous permettez-vous de chanter pendant l'heure de la
leçon? interrogea la dame de classe, sans attendre même que la
coupable fût arrivée auprès d'elle.

Celle-ci fit encore deux pas, s'arrêta devant la chaire, leva
timidement ses yeux gris foncé sur le professeur, et sans répondre
directement:

--Je vous prie, monsieur, dit-elle d'une riche voix de contralto,
je vous prie sincèrement d'agréer mes excuses. Je ne voulais pas
troubler la leçon, je ne l'ai pas fait exprès.

La classe entière avait attendu la fin de cette phrase dans le
recueillement de la malignité qui espère,--recueillement auquel rien
ne peut se comparer. Le dernier mot provoqua une tempête de fou rire,
fort heureusement contenue par la présence de la redoutable dame de
classe.

--Comment! pas exprès! s'écria celle-ci au comble de l'indignation.
Est-ce qu'il arrive de ne pas chanter exprès? Vous vous moquez de vos
supérieurs, Ranine, cela vous coûtera cher.

La jeune fille secoua légèrement ses épaules nues qu'encadrait à
merveille la robe brune très-décolletée, uniforme des instituts de
Russie.

--Je n'y peux rien, dit-elle; je regrette, mademoiselle et monsieur,
d'avoir causé du scandale, mais ce n'est pas ma faute; quand j'ai
envie de chanter, cela me fait mal ici,--elle porta la main à son
cou rond et blanc comme de la crème,--et il faut que je chante; sans
cela, j'étouffe.

Le professeur, de plus en plus ahuri, regarda la dame de classe comme
pour s'assurer de la lucidité d'esprit de mademoiselle Ranine; mais
la dame de classe avait fourré héroïquement son crochet au cœur
de sa pelote de coton, indice des plus grandes colères, et s'était
croisé les bras par-dessus le couvre-pieds.

--C'est bien, mademoiselle, nous en reparlerons, proféra-t-elle
majestueusement. Retournez à votre place.

Ariadne Ranine, en retournant à sa place, la dernière et la plus
mauvaise, récolta sur son passage bon nombre de quolibets charitables.

--Je vous disais donc, mesdemoiselles, reprit le professeur en
ajustant sur son nez camus un pince-nez récalcitrant, que, parmi les
causes de la décadence de la maison d'Autriche, il faut mettre en
première ligne...

Mais cette gamme chromatique, inopinément survenue au milieu des
malheurs de la maison d'Autriche, l'avait si fort bouleversé,
qu'il oublia deux causes importantes de cette fatale décadence; il
s'en aperçut, pataugea, fit une leçon déplorable et mit un zéro à
mademoiselle Ranine;--or, le zéro et «très-mal», c'est absolument
la même chose. La pauvre fille n'avait pourtant pas ouvert la
bouche,--hormis pour chanter.



II


La leçon terminée, la classe tout entière s'envola dans les vastes
corridors qui servent de promenoirs, et, naturellement, la gamme
chromatique fut le sujet de tous les entretiens. Ariadne, pour la
première fois depuis sept ans qu'elle habitait l'institut, se vit
entourée et pressée de questions.

--Pourquoi as-tu chanté? Tu voulais lui faire niche, dis? Est-ce que
tu avais parié que tu chanterais?

--Non, répondit une grande brune aux yeux moqueurs; c'était pour
séduire le maître par les accents enchanteurs de sa voix.

Ariadne secoua négativement la tête.

--Je ne veux séduire personne, moi. Je sais très-bien que je n'ai
rien de séduisant, mais j'aime à chanter, cela me fait du bien, et,
quand l'envie m'en prend, c'est plus fort que moi, il faut que je
chante.

--Quelle poseuse! crièrent en chœur les compagnes charitables. Tu
sais que cela ne va pas passer comme cela. La Grabinof est allée
faire son rapport à madame l'inspectrice; tu peux t'attendre à être
mandée chez madame la directrice! On va peut-être te renvoyer!

--Je n'y peux rien! répéta la jeune fille avec son indifférence
stoïque. Elles me renverront si elles veulent; je ne puis pas les
obliger à me garder!

Ariadne Ranine n'était pas intéressante, du moment où il n'y avait ni
révolte ni parti pris dans son fait. On lui tourna le dos, et elle se
retrouva bientôt dans son délaissement habituel.

Pendant ce temps, la Grabinof, comme disaient irrévérencieusement les
demoiselles de l'institut, avait été faire son petit cancan,--dans
les maisons d'éducation cela s'appelle un rapport, ailleurs aussi,
je crois bien. Madame l'inspectrice, après s'être bien et dûment
indignée, avait pris clopin-clopant le chemin de l'appartement de
madame la directrice. Elle avait les jambes enflées; d'aucunes
prétendaient que la nature se vengeait ainsi de la torture des
brodequins à laquelle la bonne dame soumettait ses pieds depuis sa
tendre enfance.

La grande-duchesse protectrice titulaire de l'institut de N... était
représentée, fort à son détriment, par madame Batourof, veuve d'un
général aide de camp de l'empereur, mort au service, des suites de
ses blessures. Ces titres à la reconnaissance du souverain avaient
valu à la veuve le poste éminemment enviable et envié de directrice
d'un des plus beaux instituts de Russie.

Ce poste n'était pas seulement honorifique: il rapportait d'abord
de fort beaux émoluments, un logement magnifique au centre de la
ville, une voiture et des chevaux entretenus aux frais de l'État;
puis la nourriture, le bois, l'huile, le service obséquieux et
absolument gratuit d'une valetaille nombreuse, assez payée de ce
qu'elle pouvait voler pour ne pas chicaner les maigres appointements
que donne le gouvernement. De plus, la directrice avait le droit
de contrôle et de révision absolu et sans appel sur les comptes
présentés chaque mois par l'économe de l'établissement... Honni
soit qui mal y pense! D'ailleurs, depuis vingt-sept ans qu'elle
administrait l'institut,--les économes n'avaient pas la vie si dure,
et il en était mort plusieurs pendant ce laps de temps,--depuis
vingt-sept ans, jamais ce fonctionnaire et la directrice n'avaient
eu maille à partir ensemble. La directrice, dépourvue de toute
fortune personnelle, avait élevé, doté et marié trois filles; quatre
fils étaient entrés au service militaire: il faut croire qu'ils
émargeaient convenablement, car chacun d'eux avait chevaux et
équipages; de nombreuses nichées d'enfants avaient trouvé à se caser
convenablement. Où était le mal?

A vrai dire, on eût pu trouver un revers à ce brillant tableau. Les
demoiselles de l'institut étaient toutes de bonne famille, presque
toutes placées dans l'établissement par la munificence impériale, ou
tout au moins admises sur une haute recommandation, en échange d'une
belle et bonne pension; ces jeunes filles devaient avoir contracté
dans le giron maternel les habitudes de friandise et de goinfrerie
les plus révoltantes, car on les entendait se plaindre le plus
souvent possible de la mauvaise qualité et de la piètre quantité des
aliments.

On les amenait roses et potelées; sept ou huit ans après,--car la
règle de l'établissement leur interdisait le retour dans leur famille
pendant les vacances,--on les rendait aux mères étonnées, maigres,
émaciées, anémiques, douées d'appétits bizarres pour la craie ou les
pelures de concombres.

--Ce sont les fortes études, disaient les dames de classe souriantes:
ces chères enfants ont tant travaillé pour passer de brillants
examens! Elles ont outre-passé leurs forces!

En réalité, les jeunes filles n'avaient ni plus ni moins travaillé
que d'autres, mais elles avaient si peu mangé à l'époque de la
croissance que deux ou trois années ne suffisaient pas toujours à
faire disparaître les teints de cire et les yeux cernés des jeunes
«institutes». Par contre, la Providence étendait visiblement sa
main sur la famille de madame la directrice: onze petits enfants,
joufflus et superbes, venaient le dimanche lui apporter leurs
hommages et s'asseoir à sa table somptueusement servie.

La Grabinof et l'inspectrice trouvèrent madame la directrice dans
son cabinet, à la place où depuis vingt-sept ans elle écoutait les
doléances de ses subordonnées. La même placidité régnait sur son
visage grassouillet, où la ruse avait creusé un cercle de fines rides
alentour des yeux; le regard avait cette invariable expression de
bienveillance banale et voulue, derrière laquelle on trouvait, sans
beaucoup creuser, la plus froide indifférence, le cynisme du _moi_ le
plus effroyable; mais, parmi ceux qui avaient l'honneur de fréquenter
madame la directrice, bien peu étaient capables de déchiffrer son
regard, et moins encore auraient osé le faire.

--Eh bien! ma chère, que me voulez-vous? proféra madame Batourof de
sa voix grasseyante et un peu enrouée, aussitôt qu'elle aperçut la
Grabinof. Quelles nouvelles de notre première classe?

L'essaim de dames de classe en robes bleues qui entourait le fauteuil
directorial s'entr'ouvrit pour laisser passer la nouvelle venue et
se referma sur elle.

--Un incident fâcheux a marqué cette après-midi la leçon du
professeur d'histoire. Ranine s'est mise à chanter tout à coup. Vous
jugez le scandale, Votre Excellence! C'était inouï!

Un murmure d'horreur, respectueusement contenu par la présence
auguste de la directrice, accueillit cette étrange nouvelle.

--Asseyez-vous donc, ma chère, fit madame Batourof en indiquant
seulement alors un siége à l'inspectrice, qui souffrait le martyre
sur ses pieds gonflés et serrés.

--Elle a chanté? reprit-elle en s'adressant à la Grabinof. Et
qu'est-ce qu'elle a chanté? Des paroles inconvenantes?

--Non, Votre Excellence; une gamme seulement.

Les assistantes en robes bleues, toutes debout, toutes coiffées de
bonnets à rubans bleus, levèrent les yeux au ciel. Le ciel ne sembla
point s'en émouvoir.

--Une gamme? répéta la directrice; une simple gamme?

--Chromatique, Votre Excellence, rectifia la Grabinof.

Les mains des dames de classe se levèrent presque toutes d'un commun
accord vers les astres absents, puis retombèrent avec l'expression du
désespoir.

--Que donne-t-elle pour raison? demanda la directrice après avoir
réfléchi un moment.

--Elle dit que ce n'est pas sa faute, et qu'une impulsion
irrésistible la pousse à chanter... C'est une très-mauvaise élève,
Votre Excellence.

--Oui, je sais, dit l'Excellence lentement, en réfléchissant; une
fille pauvre, orpheline; pas de famille, pas d'aptitudes... Elle est
jolie, blonde?

--Oui, Votre Excellence, blonde; pour jolie... je ne sais pas, je
ne la trouve pas jolie; nous avons dans la première classe des
demoiselles qui sont véritablement des beautés de premier ordre:
Rozof, Naoumof, Orline...

--Oui, je sais, interrompit la directrice avec un sourire caustique,
les représentantes de nos plus grandes familles sont des beautés
parfaites; mais parmi les demoiselles pauvres il y a aussi de jolies
personnes. Il est même bon qu'il y en ait. Ranine est jolie. Une voix
superbe?

--Oui, Votre Excellence, dit obséquieusement la Grabinof, qui n'osait
plus contredire.

--Elle chante à la chapelle et participe aux leçons de chant?

--Oui, Excellence.

Madame Batourof réfléchit un moment, puis, congédiant du geste la
dame de classe ébahie:

--Vous me l'enverrez après le thé, dit-elle. Je veux lui parler
moi-même.

La Grabinof sortit; si une telle expression n'était pas absolument
bannie du langage bienséant, nous dirions qu'elle était totalement
interloquée.



III


Ariadne était plongée dans la méditation, ou plutôt ne pensait à
rien, en attendant l'arrêt qui ne pouvait manquer de la frapper;
les punitions ne lui faisaient pas peur; elle avait goûté de toutes
et ne s'en était pas trouvée beaucoup plus mal, à tout prendre.
Quelques travaux de plus, des réprimandes, quelques récréations de
moins, tout cela importait peu à son esprit paresseux. Ariadne était
ce qu'on appelle une mauvaise élève; elle n'aimait la science ni
pour elle-même ni pour les avantages qu'elle confère. A voir les
récompenses tomber toujours sur les têtes privilégiées des élues de
la fortune et de la naissance, elle avait pris en dédain le labeur
patient de ses compagnes de rang plus humble qui travaillaient pour
apprendre. De tout l'institut, Ariadne était la plus pauvre et la
plus obscure; il n'est donc pas étonnant qu'elle n'eût pas beaucoup
d'estime pour les avantages que procure l'instruction. Pour elle,
l'instruction ne devait et ne pouvait avoir que des épines.

Elle n'aimait au monde que deux choses: la leçon de chant et les
stations à la chapelle de l'institut. La leçon avait bien aussi ses
mécomptes; mais, si partiale que fût la maîtresse de chant, elle ne
pouvait s'empêcher de rendre justice à la voix magnifique, au goût
inné de mademoiselle Ranine. Cependant, toujours louer cette élève
eût été faire tort aux autres, moins bien douées par la nature, et il
fallait bien trouver quelque chose à blâmer.

--Vous êtes ridicule, Ranine; vous chantez cela comme si vous jouiez
l'opéra, dit-elle un jour à Ariadne.

Les jeunes filles étudiaient, pour quelque solennité domestique, un
chant à quatre parties dont les paroles, certes, ne justifiaient pas
le sentiment profond que mettait Ariadne à l'exécution de son solo.

--C'est qu'elle aspire à l'Opéra, madame, répondit une belle
jeune fille qui chantait irréprochablement faux. Ranine veut être
cantatrice.

--Elle fera bien, en ce cas, d'apprendre à écrire plus correctement
le français, répliqua la maîtresse de chant, de sa voix la plus
sèche. Allons, mesdemoiselles, recommençons, et un peu moins
d'expression, Ranine, s'il vous plaît.

De ce jour, Ariadne s'efforça de chanter le plus simplement et le
plus froidement possible les exercices de solfége dans lesquels elle
mettait auparavant tant de chaleur et tant de passion. Elle apaisa
les vocalises, diminua l'ampleur des tenues, modéra l'expression des
plates et insignifiantes paroles qu'il lui était permis de chanter,
en un mot se donna toute la peine imaginable pour chanter mal. Elle
ne put y parvenir entièrement, mais au moins elle obtint de récolter
moins de quolibets sur sa vocation dramatique.

A la chapelle, c'était autre chose. Elle aimait passionnément la
chapelle. Cette petite église d'institut, aux murailles peintes
d'un rose pâle extrêmement faux, aux images de saints proprement
encadrées dans l'iconostase de bois très-bien doré, pleine d'ouvrages
en tapisserie, en broderie sur soie, en perles de verre, de toutes
les niaiseries enfin que peut inventer le désœuvrement de quatre
cents jeunes recluses, cette église ouvrait à Ariadne la porte d'un
monde nouveau.

Le chœur liturgique de cette chapelle était formé des belles voix
de l'institut; le diacre et deux chantres veillaient à perfectionner
l'exécution des versets et répons, mais leur tâche était aisée:
l'admission au chœur étant une faveur accordée seulement sur une
demande expresse, on était bien sûr de n'y voir que des élèves de
bonne volonté. Seule, Ariadne avait été désignée d'office depuis
trois ans déjà. La puissance et la sonorité de son contralto
la rendaient indispensable; elle était pour ainsi dire la base
fondamentale du chœur.

Aussitôt que, debout devant la porte fermée du Saint des saints,
le diacre, de sa voix profonde, entamait le premier verset de
l'_Ecténia_ (prière avant l'Offertoire), Ariadne fermait les yeux et
se laissait entraîner vers un monde meilleur. Les cordes les plus
graves de sa voix veloutée soutenaient le quatuor harmonique qui
répétait à chaque verset: «Seigneur, ayez pitié de nous!» Lorsqu'une
de ces modulations étrangement douces qui font relever la tête
aux profanes prolongeait le répons pour laisser ensuite les sons
s'éteindre doucement sur une résolution mineure, triste et vague
comme le son d'une harpe éolienne, la riche voix d'Ariadne prenait un
accent de prière et de supplication.

Pour elle, la liturgie n'était pas un assemblage de mots canoniques,
répété chaque dimanche, chaque fête,--et Dieu sait si les fêtes sont
nombreuses dans le rituel gréco-russe! Elle mettait dans ces accents
de prière toutes les aspirations étouffées durant la longue semaine.
Dans les hymnes qui font partie des offices, elle chantait avec âme
les paroles slavonnes presque dénuées de sens; elle y mettait la
profondeur d'expression d'une martyre qui confesse sa foi; toute la
passion contenue en son être encore imparfaitement développé s'en
allait par là et s'épurait en montant vers la voûte avec l'encens.

Jusqu'au printemps de cette année-là, Ariadne n'avait pas trop
souffert. Toujours la dernière dans ses études, elle avait fini
cependant par arriver à la première classe, celle qui précède la
sortie. Encore un an, elle aurait dix-sept ans et elle serait rendue
à sa famille.

Ce mot «famille» était une cruelle dérision pour mademoiselle Ranine.
Son père et sa mère l'avaient laissée orpheline avant qu'elle sût se
tenir sur ses petits pieds incertains. Une tante accablée d'enfants
l'avait hébergée par charité; puis l'institut lui avait ouvert
ses portes, en rechignant, si l'on en croyait les visages divers,
mais tous semblables d'expression, qui avaient accueilli l'entrée
d'Ariadne. La tante était morte, les cousins étaient dispersés: sept
années d'institut séparent du monde des vivants les filles sans
famille et sans fortune, conséquemment sans amis... Ariadne sortirait
dans un an, pour aller où?

Elle ne l'avait jamais demandé à personne. Son âme fière et sauvage
n'avait jamais connu la douceur des confidences. Si elle avait pleuré
sur son isolement, l'oreiller qu'elle avait mis sur sa bouche pour
étouffer ses pleurs avait été seul à le savoir. Elle sortirait de
l'institut, on l'adresserait sans doute à quelque dame charitable,
avec un peu d'argent donné par la bienfaisance du gouvernement à
une élève sans ressources,--et là, elle verrait comment est fait le
monde, et ce qu'elle pourrait attendre de lui.

Mais tout à coup une soif impérieuse, irrésistible, était née en elle
et lui avait créé un besoin nouveau. Elle voulait chanter, elle avait
besoin de chanter. Soudain, pendant les classes, pendant l'étude, à
la récréation, au réfectoire, la nuit dans le silence du dortoir,
elle sentait un chatouillement à la gorge, et les notes prisonnières
demandaient à s'écouler à flots pressés. La contrainte horrible que
s'imposait Ariadne pour retenir les vocalises, l'effort surhumain
qu'elle devait faire pour clore ses lèvres entr'ouvertes malgré elle,
devint un supplice inconnu probablement jusqu'alors à tout le monde.
Elle maigrit, pâlit sous l'effort; son caractère changea, elle devint
morose. La crainte de faire esclandre un jour ou l'autre et d'attirer
sur elle les foudres du cabinet directorial devint une véritable
obsession.

Heureusement, l'été était venu; la récréation dans le vaste jardin
ombragé de tilleuls séculaires donna à Ariadne un peu de la liberté
sans laquelle elle eût fait une maladie. Presque toujours seule,
elle allait et venait à pas lents dans l'allée la plus écartée, et
chantait à demi-voix tout ce qui lui passait par la fantaisie.

C'étaient des airs sans paroles, sans rhythme, sans mesure. Elle
laissait couler le trop-plein de son âme bien doucement, comme
une colombe captive qui ose à peine roucouler; elle murmurait les
mélodies que lui inspirait son imagination d'écolière ignorante et
recluse. Elle filait les sons les plus ténus, ménageait son haleine
et sa voix pour porter les gammes jusqu'au haut de l'échelle vocale
sans être entendue. Elle passa ainsi trois mois délicieux, pendant
lesquels sa beauté s'épanouit, et son âme oppressée sembla refleurir.

Mais l'automne vint de bonne heure, comme toujours en Russie: avec
le mois d'août on interdit les promenades du soir; quand la journée
était pluvieuse, on supprimait celle du matin. Les oppressions et les
angoisses recommencèrent pour Ariadne et allèrent si loin qu'un jour,
après plusieurs nuits orageuses et plusieurs journées de souffrance,
la jeune fille ne put se contenir et causa le scandale que nous avons
raconté.

La Grabinof trouva donc son élève dans un état d'indifférence qui lui
inspira soudain une colère démesurée.

--Qu'est-ce que vous faites là? dit-elle brusquement de sa voix
retentissante, juste dans l'oreille d'Ariadne, de manière à blesser
son tympan délicat.

La jeune fille tressaillit, regarda sa persécutrice d'un air
dédaigneux et répondit:

--Je ne fais rien.

--Précisément! N'avez-vous pas honte de rester toujours à rien faire?
Si vous aviez un peu de sentiment, vous vous occuperiez à quelque
chose...

--A vous broder des pantoufles, par exemple, comme mademoiselle
Samarine, ou à faire des rangées à votre couvre-pieds, comme
mademoiselle Sérof. Je le voudrais, mademoiselle, mais je n'ai
pas d'argent pour acheter les pantoufles, et vous ne m'aimez pas
assez pour me permettre de travailler auprès de vous à ce cher
couvre-pieds. Ce n'est pas ma faute si vous ne m'aimez pas et si je
n'ai pas d'argent de poche.

Mademoiselle Grabinof blêmit de rage, chercha une réponse acérée et,
ne la trouvant point, s'en alla pleine de fiel.

Après le thé du soir, maigre régal, au moment où les jeunes filles
profitaient de leur dernière récréation, la dame de classe sortit de
sa chambre, ouverte sur le corridor-promenoir.

--Ranine, cria-t-elle de sa voix la plus perçante, vous êtes mandée
chez madame la directrice.

Tous les yeux malins et méchants se tournèrent vers Ariadne, qui se
leva tranquillement, déposa le livre d'étude qu'elle lisait, et prit
lentement le chemin du grand escalier. Les regards la suivirent.

--On va la renvoyer, murmura une voix compatissante.

--Elle n'aurait que ce qu'elle mérite, répliqua sèchement la Grabinof.

--Vilaine bête, la Grabinof, chuchota une indépendante à l'oreille
d'une autre; est-elle assez méchante aujourd'hui! Je voudrais qu'elle
eût sur le nez!

--Cela viendra peut-être, répondit l'autre. Viens-tu dans le
réfectoire cette nuit?

--Chut! fit l'indépendante, qui s'appelait Olga.

Elle regarda autour d'elle et murmura très-bas:

--Pas cette nuit, mais demain soir.

Les deux amies s'en retournèrent du côté de la dame de classe.

--Eh bien, chère mademoiselle Grabinof, dit Olga, ce couvre-pieds, il
y a bien longtemps que je n'y ai fait une petite rangée! Prêtez-moi
votre crochet, chère demoiselle, allons, donnez vite.

--Pas ce soir, ma bonne amie, pas ce soir, il est trop tard; mais
demain si vous voulez, répondit mademoiselle Grabinof en roulant le
précieux ouvrage.

--La vieille momie, elle prend cela pour argent comptant! Tu sais,
dit Olga à l'oreille de sa compagne, ce couvre-pieds, elle l'avait
commencé pour sa noce avec le prince Miravanti-Fioravanti, cet
ambassadeur italien du temps de Pierre le Grand, qu'elle devait
épouser;--mais il avait déjà trois femmes en pays étranger!

Les deux bonnes amies, riant, se poussant, se pinçant, chuchotant,
allèrent rejoindre les autres à la porte du dortoir, où, par une
malice ordinaire et quotidienne, sous prétexte de politesse, elles
se faisaient de grandes révérences et s'empêchaient mutuellement
d'entrer.

Le long des grands escaliers, des grands corridors, au travers des
vastes salles, Ariadne, qui ne se pressait pourtant guère, avait fini
par arriver à l'antichambre de l'appartement directorial. Un soldat
de service, revêtu d'une pseudo-livrée de petite tenue, se leva
devant elle et ouvrit la porte d'un salon d'attente. Là, une femme de
charge, confidente de sa maîtresse, se tenait constamment, refusant
ou livrant le passage. Elle fit signe d'entrer à Ariadne, restée
muette sur le seuil. La jeune fille fit quelques pas, ouvrit un des
battants d'une porte à demi recouverte de grands rideaux de laine,
entra, fit une révérence, referma le battant sur elle, et attendit,
la tête baissée, les mains pendantes le long de son corps jeune et
harmonieux.

--Qui est là? demanda la directrice.

--Ranine! répondit la coupable.

--Approchez! fit la directrice d'une voix moins sévère que ne s'y
attendait Ariadne.

Elle obéit et arriva jusque sous la lumière d'une grande lampe
couverte d'un abat-jour, qui éclairait imparfaitement la vaste pièce
aux tentures lourdes et massives.

Le fond du cabinet était occupé par un grand canapé en bois sculpté,
de couleur foncée, recouvert, comme tous les meubles, d'une étoffe
de damas bleu moyen. Le bleu étant la couleur réglementaire des
instituts, cette couleur se retrouvait partout; là où elle était
commandée, c'était l'uniforme; là où elle ne l'était pas, c'était une
galanterie, une pensée gracieuse, offerte à qui? Au règlement, selon
toute probabilité, car nul ne sait à qui cela pouvait être agréable.
Donc, les rideaux énormes qui cachaient les embrasures des fenêtres,
les portières qui drapaient les portes, tout était bleu, d'un bleu
tolérable le jour, mais qui, le soir, devenait noir et funèbre.

Une autre lampe, ou plutôt un quinquet, de la forme la plus élégante,
mais revêtue d'un réflecteur,--or, les réflecteurs vus de dos
n'ont rien de particulièrement gracieux,--éclairait à merveille
un superbe portrait en pied de la grande-duchesse protectrice de
l'établissement, situé au-dessus du canapé où trônait toujours
madame Batourof. Les mauvaises langues se demandaient en cachette
si les fleurs placées sous le portrait et sans cesse renouvelées
s'adressaient à la directrice fictive ou à la directrice réelle. Deux
autres portraits, ceux de l'empereur et de l'impératrice, également
en pied, se faisaient vis-à-vis sur les deux parois avoisinantes.
Ceux-ci n'avaient pas de quinquet.

En arrivant près de la lampe, Ariadne s'aperçut que madame Batourof
n'était pas seule. Enfoncée dans un grand fauteuil, les mains
placidement croisées sur les genoux, une dame d'environ cinquante
ans fixait sur la jeune fille un regard scrutateur, mais dépourvu de
malveillance. Celui que jetaient sur elle les yeux noirs et perçants
de madame Batourof était aussi plus curieux que réprobateur. Ariadne
reprit intérieurement possession de son impassibilité.

--C'est vous qui avez chanté pendant la classe? demanda la directrice.

--Oui, madame la supérieure, répondit Ariadne.

Ce titre de supérieure est acquis de droit aux directrices de ces
établissements, bien que leurs fonctions soient absolument laïques.

--Quel motif vous a poussée à causer ce scandale? demanda madame
Batourof de sa voix calme et un peu enrouée.

Mademoiselle Ranine baissa la tête, elle ne pouvait répondre. Il eût
fallu raconter ses angoisses, le besoin irrésistible qui la poussait
à chanter... c'était trop long,--et puis à quoi bon? Ne valait-il pas
mieux se laisser punir?

--Répondez! fit la supérieure sans colère.

--J'ai besoin de chanter, je souffre quand je dois me taire,
répondit, bien malgré elle, la délinquante sans lever la tête.

--Où souffrez-vous?

Ariadne indiqua sa gorge.

--Et maintenant, en ce moment, souffrez-vous?

La jeune fille inclina affirmativement la tête.

--Chantez!

Ce mot fut dit tranquillement, comme si c'eût été la chose la plus
simple que de se mettre à chanter ainsi au milieu d'une réprimande
officielle. Ariadne regarda le visage impassible de la directrice.
Elle ne plaisantait pas; la jeune fille voulut faire une question,
mais elle ne trouva pas les mots et resta muette, les yeux grands
ouverts, tout son beau visage étonné tourné vers la lumière et
recevant en plein la clarté presque aveuglante du quinquet.

--Vous chantez à la chapelle? demanda la dame qui n'avait jusque-là
donné aucun signe de vie.

--Oui, madame, répondit Ariadne, mise aussitôt à l'aise par la voix
douce et bienveillante de cette nouvelle interlocutrice.

--Chantez l'hymne à la Vierge.

--Je ne sais que ma partie, répondit doucement mademoiselle Ranine.

--Chantez-la, fit la directrice.

Ariadne ouvrit la bouche, et aussitôt l'appartement se remplit
d'une vibration chaude et sonore. Un frisson parcourut les objets
eux-mêmes; différentes babioles de cristal placées sur des étagères,
les bobèches des candélabres et les cristaux du lustre vibrèrent
d'une trépidation harmonieuse aux sons de cette voix si ample, si
riche, et si douce pourtant qu'elle saisissait le cœur comme dans
une étreinte de chair vivante.

Ariadne chantait lentement sa partie de contralto; ses yeux, perdus
dans le vague, avaient pris une expression de fixité étrange; on eût
dit qu'elle regardait en dedans d'elle-même quelque objet mystérieux,
quelque apparition solennelle, mais non mystique. Ce qu'elle voyait
n'était pas du ciel.

Elle chantait presque sans mouvement des lèvres, la bouche largement
ouverte pour laisser sortir les sons, la tête un peu renversée en
arrière, les bras pendants, calme, immobile et comme en extase.

Quand elle eut fini l'hymne, elle se tut, baissa la tête et attendit.

Le charme de cette voix était si puissant, qu'il avait vaincu la
colère ou la raillerie; la supérieure échangea un regard avec la
visiteuse, et, dans ce regard, il y avait plus que de la surprise:
l'admiration y avait sa bonne part.

--Savez-vous autre chose que la liturgie? demanda la supérieure.

--Je sais les vocalises de l'école de chant.

--Chantez très-lentement une gamme mineure, dit tout à coup la dame
aux cheveux gris. Très-lentement, vous commencerez au _la_ du
diapason.

Ariadne ouvrit de nouveau la bouche. Est-ce la bonté qui vibrait
inconsciemment dans la voix de la vieille dame, qui avait éveillé en
elle une source d'émotions cachée? Elle vocalisa la gamme demandée
avec un tel accent de prière, d'invocation passionnée que, lorsque
sa voix mourut sur le _la_ aigu de l'octave, un frisson passa sur le
corps des deux femmes, comme si elles avaient entendu la plainte d'un
ange.

--Descendez à présent! dit la supérieure.

La voix d'Ariadne, avec l'accent de la colère et du plus sombre
désespoir, descendit encore et s'arrêta avec une vibration lente et
prolongée sur le _mi_ grave.

--C'est prodigieux! murmura la visiteuse en se laissant retomber dans
son fauteuil, d'où l'attention l'avait un instant soulevée.

--Elle a une voix très-remarquable, en effet, corrigea la directrice;
mais ce n'est pas une raison pour troubler les classes. Vous avez
causé un grand scandale.

--J'ai fait mes excuses à notre dame de classe et à notre professeur,
répondit mademoiselle Ranine. Je vous les présente humblement,
madame la supérieure.

Elle avait incliné la tête, mais avec tant de dignité, que la
visiteuse en fut touchée.

--Pour l'amour de moi, dit-elle en italien à la directrice,
faites-lui grâce. Cette enfant sera une grande artiste.

--Pour l'amour de vous, soit! répondit madame Batourof en souriant.

Elle était bien aise de prendre ce prétexte pour une clémence à
laquelle elle était résolue d'avance.

--Vous irez tous les jours, pendant la récréation de midi, à la salle
de musique, et vous chanterez seule, proféra la supérieure de l'air
dont elle eût infligé la plus terrible punition. Allez!

Ariadne, ébahie, regarda les deux femmes; le front de la directrice
indiquait la sévérité. La visiteuse avait souri et semblait heureuse
de ce dénoûment imprévu.

Suivant l'usage, Ariadne s'inclina et baisa la main de la supérieure,
qui se laissa faire; puis, mue par une impulsion passionnée, elle
prit la main de l'autre dame et la porta à ses lèvres. Puis, enfin,
revenant au sentiment des convenances, elle fit une révérence et
se dirigea vers la porte. Au moment où elle allait l'atteindre, la
visiteuse, qui lisait en elle probablement, lui dit:

--Chantez une vocalise!

Ariadne s'arrêta sur place et entonna sur-le-champ la plus brillante
et la plus aérienne de ses vocalises de solfége. Toute sa joie y
passa; les trilles et les arpéges se succédaient pressés et joyeux
comme des oiseaux qui prennent leur volée. Quand elle eut fini, sans
reprendre haleine:

--Je vous remercie, madame, dit-elle.

Aussitôt la porte se referma sur elle, et elle glissa légère et
rapide jusqu'au dortoir, où elle se hâta d'enfouir ses rires et ses
larmes de joie dans le creux de son oreiller, son confident ordinaire.

--Je ne suis pas fâchée, disait au même moment la directrice à son
amie, de vexer un peu mademoiselle Grabinof. Depuis quelque temps
elle se plaint de tout le monde. Cela va lui donner sur le nez!

Ainsi se trouva réalisé le souhait de la belle rieuse brune.



IV


L'étonnement fut grand lorsque, le lendemain, on vit mademoiselle
Ranine se diriger vers la salle de musique, et plus grand encore
lorsque la Grabinof, qui voulait la retenir, reçut en pleine poitrine
cette réponse proférée à haute et intelligible voix:

--C'est par ordre de madame la supérieure, et, d'ailleurs, vous
n'êtes pas de service aujourd'hui, mademoiselle.

Mademoiselle Grabinof faillit tomber à la renverse, mais elle se
redressa pour courir aux informations. Comme, en effet, elle n'était
pas de service, attendu que, dans les instituts, les dames de classe
sont alternativement occupées un jour sur deux, elle eut tout le
temps de chercher et d'obtenir les renseignements qu'elle désirait.
Ariadne n'était pas punie, car il était impossible de considérer
comme un châtiment cette heure de chant tant désirée, qui pouvait
plutôt passer pour une récompense. Il fallait qu'il y eût quelque
chose là-dessous! Aussi mademoiselle Grabinof se promit-elle de
dépenser toute son activité pour arriver à découvrir ce qu'il pouvait
y avoir.

Au moment où les jeunes filles allaient rentrer en classe, dans le
tumulte des cinq dernières minutes, un bruit insaisissable parcourut
le promenoir de la première classe; quatre ou cinq demoiselles, parmi
les plus âgées et les plus belles, coururent au palier du grand
escalier, qui permettait de voir jusque dans le vestibule, et se
penchèrent sur la rampe.

En ce moment, deux jeunes officiers, amis d'un des fils de la
directrice, ôtaient en bas leurs paletots, avant d'entrer, pour
rendre leurs hommages à la vénérable dame.

Des regards se croisèrent, un vague sourire, quelques mouvements des
lèvres furent échangés entre les visiteurs et les jolies curieuses.

--Bonjour, monsieur Michel, cria une voix enfantine, vous êtes
adorable.

Un murmure confus de rires et de reproches enjoués couvrit la voix
de l'effrontée. Le jeune homme ainsi interpellé regarda en l'air et
répondit audacieusement:

--A votre service, mademoiselle!

--Une dame de classe! Ce mot circula dans les groupes, les rieuses
quittèrent l'escalier, mademoiselle Grabinof apparut trop tard, comme
l'autorité elle-même, roide, busquée, pincée, son couvre-pieds sous
le bras.

Au même instant, sur les marches tapissées de drap rouge de
l'escalier, Ariadne apparaissait, son cahier de musique à la main,
pâlie, fatiguée par l'exercice vocal immodéré qu'elle venait de
prendre, mais avec ce regard heureux et comme éclairé d'une flamme
intérieure qui accompagne et suit l'extase.

--Je vous y prends à faire du scandale et à parler avec les jeunes
gens qui viennent voir madame la supérieure! s'écria la Grabinof qui
avait saisi un fragment de mot échappé à une imprudente ou chuchoté
par une délatrice.

Ariadne la regarda d'un air si stupéfait, qui devint aussitôt si
dédaigneux, que la vieille fille tressaillit de rage.

--Si jamais je puis t'attraper, toi, murmura-t-elle. Et elle alla
transporter son couvre-pieds avec ses rancunes chez une autre dame de
classe également libre ce jour-là, qui demeurait au troisième étage,
avec les petites. C'était sa bonne amie, et elles prenaient le café
ensemble chez l'une ou chez l'autre, «les jours blancs», c'est-à-dire
ceux où elles n'étaient point de service.

Le premier soin de mademoiselle Grabinof fut de raconter à sa chère
Annette l'injustice dont elle était victime.

--Figure-toi, ma chère,--ces dames se tutoyaient,--que madame la
supérieure, non-seulement n'a pas puni Ranine, mais encore lui
a donné la permission de chanter pendant une heure toutes les
après-midi.

--C'est affreux! s'écria la chère Annette en ajoutant un morceau de
sucre à son café. Et qu'est-ce que tu as dit?

--Que veux-tu que j'aie dit! Je n'ai rien dit du tout, d'autant plus
que personne ne m'a rien fait savoir. C'est par cette horrible fille
elle-même que j'ai appris les ordres de madame la supérieure.

--On ne t'a rien fait dire? insista l'amie étonnée.

Mademoiselle Grabinof sentit la nécessité de faire une petite
rectification.

--L'inspectrice m'a communiqué la décision de madame la supérieure.
Sans cela, crois-tu que j'aurais laissé cette grande filasse aller à
la salle de musique tantôt?

La chère Annette savait de longue main qu'il ne fallait pas prendre
absolument au pied de la lettre les assertions de son amie; aussi
n'insista-t-elle point sur cette légère erreur.

--Et, continua la bonne âme, figure-toi qu'en revenant de sa musique
elle a eu le temps d'échanger des œillades et des compliments avec
les deux Mirsky.

--Quels Mirsky?

--Les frères Mirsky; ils venaient faire visite à madame la supérieure.

La chère Annette garda un instant le silence, puis elle finit sa
tasse de café et la reposa sur la soucoupe. Au moment où elle
saisissait le manche de la cafetière pour s'en offrir une seconde,
elle leva sur son amie des yeux très-intelligents, bien que
légèrement éraillés.

--Les Mirsky viennent toujours pendant la récréation. As-tu remarqué
cela?

La Grabinof tressaillit et regarda aussi fixement son amie que si
celle-ci eût été une réduction efficace de la tête de Méduse.

--Non, fit-elle lentement, je n'avais pas remarqué; mais c'est vrai.

--Eh bien! ma chère, fais attention à cela et à beaucoup d'autres
choses.

La dame de classe fut si frappée par le ton dont son amie avait
prononcé ces paroles énigmatiques, qu'elle oublia de sucrer sa
seconde tasse de café et fit la grimace en le goûtant.

--C'est très-sérieux, reprit Annette piquée au jeu par cette grimace;
vous n'avez pas l'œil assez ouvert dans votre classe, et pourtant
vous avez là un lot de jolies filles qui ne demandent qu'à faire des
sottises.

--Ranine? fit mademoiselle Grabinof, ramenée à son idée fixe.

Annette haussa les épaules.

--Ranine n'a pas le sou et ne connaît personne. Ce ne sont pas les
filles pauvres qui font des sottises à l'institut. J'ai été aussi
dame de classe de première, et j'en ai vu de toutes les couleurs.
Mais je crois bien que tes demoiselles sont en train de t'en faire
voir de plus belles que tout ce que j'ai jamais connu.

--Madame Banz est une oie! dit mademoiselle Grabinof, caractérisant
ainsi d'un mot le caractère querelleur et bruyant, mais superficiel,
de la dame de service qui partageait avec elle l'honneur périlleux de
mener à bien la première classe.

--Ce n'est pas uniquement la faute de madame Banz. Tu as bien ta
petite responsabilité. Comment! grâce à l'excellent système de nos
instituts qui fait monter les dames de classe avec leurs élèves, tu
as vu grandir toutes tes péronnelles, tu les connais depuis l'âge de
dix ans, et tu ne sais pas reconnaître celles qui sont capables de te
jouer un mauvais tour?

--Mais, balbutia la Grabinof bouleversée de cette accusation
directe, sauf Ranine qui ne vaut absolument rien, ce sont toutes des
demoiselles bien élevées, aimables...

--Sais-tu ce qui va t'arriver un de ces quatre matins? dit Annette
impatientée. Non? Eh bien! tu perdras tes vingt-deux ans de service
et tu seras mise à la retraite avec une demi-pension!

--Pourquoi, seigneur Dieu? s'écria la malheureuse Grabinof, qui
sentit ses cheveux se dresser sous son bonnet.

--Parce que tu ne veux ou ne sais rien voir, car, en vérité, je me
demande si tu n'y mets pas de la bonne volonté, à voir le mal qu'il
faut se donner pour t'expliquer...

--Mais que se passe-t-il donc? cria la Grabinof folle de terreur, en
agitant ses bras comme un télégraphe du bon vieux temps.

Annette regarda sa chère amie, et ce coup d'œil la convainquit de
la bonne foi de la malheureuse. Alors, se penchant à son oreille,
elle lui chuchota une petite phrase très-courte, dont l'effet fut
foudroyant. Mademoiselle Grabinof se laissa retomber sur sa chaise,
aussi verte qu'un jeune concombre encore mal mûr.

--Dans ma classe, mon Dieu! fit-elle à voix basse. Dans ma classe? Et
leurs noms?

--Leurs noms! Mais c'est toi qui devrais me les dire!

Mademoiselle Grabinof se tordit les mains avec un geste tragique.

--Comment as-tu appris cela? dit-elle lorsqu'elle eut recouvré un
peu--très-peu--de sang-froid.

--Par ma femme de chambre (chaque dame de classe a sa femme de
chambre qu'elle choisit et paye, et l'on peut s'imaginer quelle
variété d'éléments haineux cette disposition introduit dans les
instituts). Févronia est au mieux avec un des soldats qui sont
chargés de veiller au service de propreté des réfectoires; elle
prétend même qu'il a l'intention de l'épouser. En attendant, il n'a
pas de secrets pour elle, et tous deux ont fait leurs gorges chaudes.
On peut dire que voilà des demoiselles bien gardées!

Mademoiselle Grabinof poussa un long soupir.

--Comment savoir leurs noms?

--Ceux des jeunes gens? Mais suppose que ce soient les deux frères
Mirsky. C'est assez plausible.

--N'y en a-t-il que deux?

Annette se mit à rire.

--Permets-moi de te faire observer encore une fois que tu intervertis
les rôles, et que c'est toi qui devrais me renseigner. Je crois
néanmoins qu'ils sont trois.

--Qui les laisse entrer?

--Tout le monde. Avec la clef d'or, tu sais!...

Elles soupirèrent ensemble, cette fois. Jamais aucune clef, ni d'or
ni d'argent, n'avait essayé d'ouvrir les grilles qui abritaient la
vertu de ces pauvres déshéritées,--déshéritées vraiment, car il leur
manquait même ce dernier charme de la femme: la bonté.

--Que faire? gémit la Grabinof. Je vais aller raconter cela à madame
la supérieure, car un tel opprobre...

Annette haussa les épaules d'un air de commisération.

--Ma pauvre amie, dit-elle avec douceur, ton malheur te fait perdre
la tête, ou bien tu n'es pas pratique. Ce système ne t'a pas assez
bien réussi avec mademoiselle Ranine pour que tu l'appliques une
seconde fois! Suppose qu'on ne veuille pas que ce soit arrivé... Que
feras-tu?

Mademoiselle Grabinof n'essaya pas de trouver ce qu'elle ferait
en pareille circonstance: elle joignit ses mains osseuses et
suppliantes, et les allongea au bout de ses bras velus jusque auprès
du cœur de son amie.

--Conseille-moi, ma chère Annette, je m'incline devant ta sagesse
supérieure à la mienne. Je ferai ce que tu me diras.

L'amie triomphante commença une série d'exhortations et de conseils
qui se prolongea jusqu'à la fin des classes.

--Et maintenant, conclut Annette au moment où un grand brouhaha,
s'élevant de partout à la fois, annonçait le départ des professeurs,
va lever les plans de bataille.

Les deux bonnes amies s'étreignirent avec la confiance et la
tendresse de deux belles âmes liguées pour une grande cause, et
mademoiselle Grabinof, semblable à une biche effarée, se hâta de
descendre vers l'étage inférieur.



V


Le dortoir de la première classe était plongé dans le calme du
premier sommeil. Les lits blancs sans rideaux, drapés dans leurs
housses immaculées, s'allongeaient à la file dans la haute salle
éclairée aux deux extrémités par des lampes-veilleuses suspendues
devant les images saintes. Les corps souples et gracieux des jeunes
filles se dessinaient à peine sous les couvertures, et les têtes
brunes ou blondes, recevant toutes la même clarté indécise, perdaient
leur personnalité dans ce vague crépuscule.

La dame de classe dormait aussi, derrière un paravent, à l'entrée
du dortoir, dans une petite chambre assez semblable à la niche de
Cerbère. Ce système devait lui permettre de surveiller les entrées
et les sorties; mais vingt ans de surveillance émoussent bien des
facultés!

Onze heures venaient de sonner à la grosse horloge placée au-dessus
de l'escalier, et le son retentissant du timbre se prolongeait
encore sous les arceaux des grands corridors voûtés; une des jeunes
dormeuses se mit sur son séant, puis posa ses pieds nus à terre,
chaussa ses pantoufles, enfila sa robe de chambre, et, sans trop se
préoccuper du bruit qu'elle pouvait faire, s'en alla délibérément à
travers le dortoir jusqu'à la porte qui donnait sur le promenoir.
C'était Olga.

A son passage, elle frappa légèrement sur l'épaule d'une de ses
compagnes endormies, qui suivit son exemple et ne tarda pas à se
trouver debout près d'elle; une troisième les attendait et les
joignit.

Toutes trois alors, payant d'audace, ouvrirent la porte dont les
gonds bien huilés ne produisirent pas le plus léger son, et elles se
trouvèrent dans le corridor.

Un léger frisson, froid ou crainte, passa sur les trois
indépendantes, car elles se rapprochèrent instinctivement et se
prirent par la main. La clarté diminuée des grandes lampes suspendues
éclairait tristement les énormes promenoirs, le tapis de lisière
extrêmement épais éteignait le bruit des pas; cependant un léger
frôlement, comme un grignotement de souris, les fit s'arrêter plus
d'une fois pendant qu'elles se dirigeaient vers le grand escalier.

Il fallait descendre un étage, parcourir en sens inverse un autre
promenoir et entrer dans le réfectoire situé à l'extrémité du vaste
bâtiment. Tout cela fut accompli avec une précision et une assurance
qui dénotaient une certaine habitude de cette promenade.

Les trois espiègles entrèrent dans le réfectoire, et là elles
trouvèrent trois charmants garçons, tous les trois officiers de la
garde, âgés au plus de vingt ans et disposés à rire de leur mieux du
bon tour joué aux duègnes. Ils avaient couru moins de risques pour
entrer que les jeunes filles pour arriver là. Une petite porte du
réfectoire communiquait avec les cuisines, les cuisines avec la cour,
et la cour avec une grande porte cochère donnant sur la rue. Cette
porte ne fermant qu'à onze heures, et jusque-là chacun étant libre
d'aller et de venir pour rendre visite au nombreux personnel d'un tel
établissement, rien n'était plus simple que d'entrer. Pour sortir,
quelques précautions de plus étaient nécessaires; mais, en payant
bien le soldat sans armes qui gardait la porte, que n'eût-on pas
obtenu?

Chacune des trois jeunes rôdeuses avait donc son amoureux plus ou
moins bien reçu. Le réfectoire était très-peu éclairé, car toute la
lumière venait d'une lanterne sourde cachée sous un banc et tournée
du côté de la muraille; mais les couples amis n'avaient pas besoin
d'un somptueux éclairage pour s'entendre. Ils s'assirent sur des
bancs, les uns en face des autres, et la conversation commença.

On parla de bien des choses: d'abord des dames de classe, qu'on
arrangea comme il convient, puis du scandale causé par cette grande
sotte de Ranine.

--Tiens, c'est une idée, dit un des jeunes gens. Comment est-elle
faite, cette Ranine? Je serais curieux de la voir.

Cette curiosité saugrenue fut punie par une petite bouderie et une
querelle d'amoureux. Les autres jeunes filles ayant insisté sur
la nécessité d'une réconciliation, la belle offensée permit à son
chevalier de baiser sa main généreuse qui daignait pardonner, et tout
alla pour le mieux.

Les conversations tendaient à devenir plus intimes, les couples
s'étaient rapprochés, et pourtant on continuait à causer des choses
de l'institut; de quoi ces jeunes filles eussent-elles pu parler? Et
quel sujet plus bizarre et plus curieux pouvaient-elles trouver pour
alimenter la causerie?

--C'est donc bien bon, la craie? demandait un jeune homme avec un
certain dégoût mêlé de curiosité.

--C'est excellent, quand ça croque sous la dent, vous savez? Nous
prenons toujours les morceaux qui restent après la leçon, et l'on
se les partage. Nous avons bien soin de les entourer avec de belles
manchettes en papier doré découpé. Les maîtres se figurent que c'est
par politesse pour eux! Pas du tout, c'est pour que leurs vilains
doigts sales ne touchent pas à la craie, puisque nous voulons la
manger.

--Oh! vous ne me ferez pas croire, interrompit un autre officier,
que vous n'avez pas un petit faible pour quelqu'un de vos maîtres, un
joli garçon comme le professeur de chimie, par exemple...

--Lui? repartit vivement la perverse innocente, non, pas lui, il est
trop timide; mais notre maître d'allemand! on l'adore, celui-là: il
a reçu au moins dix-huit déclarations l'hiver dernier. C'était une
coqueluche! toute la classe y a passé!

--Ah! Et vous aussi sans doute? repartit l'amoureux d'un ton de belle
humeur.

Il reçut pour sa peine un petit soufflet,--pas trop petit,--et de ce
côté-là il fallut aussi faire la paix.

--Et vous? demanda à voix basse le troisième visiteur à son amie
qui croquait à belles dents un sac entier de pralines. Inutile de
dire que nos jeunes gens n'étaient pas venus les mains vides; une
grande corbeille pleine de provisions de toute espèce avait fait son
apparition dès le commencement et gisait presque vide aux pieds des
causeurs.

--Moi? quoi, moi?

--Avez-vous adoré quelque professeur de musique?

--Non, répondit la jeune gourmande; j'ai adoré notre diacre l'année
dernière; il était si beau avec ses longs cheveux châtains bien ondés
sur ses épaules! il ressemblait au Christ qui est sur la porte de
l'iconostase, vous savez! Et puis il avait une manière si imposante
de dire à la messe: «Priez le Seigneur!» Ça me résonnait là!

La jeune fille mit la main, non sur son cœur, mais sur ce qu'on
appelle vulgairement le creux de l'estomac. C'est peut-être là
que, toute sa vie, elle était appelée à ressentir les plus fortes
impressions.

--Et maintenant? continua l'amoureux, non sans un peu de jalousie.

--Maintenant, naturellement, c'est vous que j'adore!

Une semblable assertion en un pareil moment méritait bien quelques
paroles de tendresse qui ne se firent pas attendre.

Cependant, ces jeunes gens dont le plus âgé n'avait pas vingt ans,
avons-nous dit, ces jeunes filles que leur genre de vie livrait pieds
et poings liés à la séduction, ne franchissaient pas les limites
d'une gaminerie un peu forte. Ils étaient amenés là non par un
amour idéal, non même par un entraînement moins pur, mais simplement
par révolte contre la loi, la règle, par amour du fruit défendu,
par plaisir de tromper qui de droit. C'était le triomphe de la
perversité, mais de la perversité enfantine.

--Il est temps de remonter, dit Olga; c'est l'heure où madame Banz
éternue.

Il fallut expliquer comment madame Banz éternuait,--ce qui prit
quelques minutes,--puis on se fit des adieux, plus légers que
tendres. Les jeunes filles bâillaient sans se gêner, la politesse
seule empêchait les messieurs d'en faire autant.

--Que faut-il vous apporter la prochaine fois?

--Des harengs salés et des oignons,--beaucoup d'oignons. Et puis,
douchka[1], apportez-nous du champagne.

   [1] Expression caressante qui signifie mot à mot: «petite âme.»

--C'est cela, du champagne et un pâté de foies gras; nous souperons
ensemble.

Sur cette noble résolution, le groupe se sépara.

En remontant à leur dortoir, les jeunes filles, fatiguées par le
manque de sommeil, n'étaient pas aussi légères qu'à leur premier
passage. L'une d'elles se heurta dans l'escalier, et la croix de
baptême en or qu'elle portait sur sa poitrine, au bout d'une chaîne
assez longue, suivant l'usage, heurta la rampe.

A ce bruit, la tête longue et menue de la Grabinof se glissa à
l'étage supérieur.

Elle avait aussi passé la nuit hors de son lit, mais nul motif
attrayant n'avait écarté le sommeil de ses yeux, et elle s'était
endormie sur la marche de l'escalier. A la lueur de la lampe, elle
reconnut les trois coupables, et un tressaillement d'horreur la
secoua de la tête aux pieds.

--Les trois meilleures, se dit-elle, les trois plus jolies, les trois
plus nobles et plus riches. Seigneur, où allons-nous?

Sans attendre la réponse du Seigneur, elle alla se coucher dans son
propre lit, où elle jouit d'une insomnie affreuse, fruit de ses
tristes pensées. Hâtons-nous d'ajouter qu'elle ne souffrit pas autant
qu'on aurait pu le craindre, soutenue par deux éléments divers: le
petit à-compte sur sa nuit qu'elle avait pris sur l'escalier, et la
joie qu'elle éprouverait à dévoiler à tous la stupidité de madame
Banz.



VI


Le lendemain matin, ou, pour mieux dire, le même jour, mademoiselle
Grabinof reprenait son service dès l'aube; les nuits agitées ne
l'embellissaient pas, car elle avait une de ces physionomies qui ne
gagnent rien aux émotions vives. Aussi, dès la première faim calmée,
à l'heure du thé national, les jeunes filles s'empressèrent-elles de
s'informer avec tendresse de la santé de leur chère dame de classe.
Comme on peut s'y attendre, ce fut une des promeneuses nocturnes qui
entama ce chapitre.

--Vous avez l'air fatigué, chère mademoiselle, lui dit Olga.
Auriez-vous passé une mauvaise nuit? Vous n'étiez cependant pas de
service!

Tant d'astuce, tant d'aplomb, et tant de naïveté feinte, de candeur
dans le ton de la voix! Mademoiselle Grabinof se sentit tressaillir
de colère.

--Vous êtes toute jaune ce matin, reprit une autre. Vous serait-il
arrivé quelque désagrément?

Ariadne, qui mangeait silencieusement son petit pain blanc, leva les
yeux sur mademoiselle Grabinof. Elle avait bien la conscience d'avoir
causé du désagrément à la dame de classe; mais de là à l'avoir fait
devenir toute jaune, il devait y avoir quelque différence! Pour juger
à quel point l'aimable demoiselle était jaune, la jeune fille se
hasarda à lever les yeux. Elle rencontra un regard plein de haine
concentrée qui la fit pâlir.

--Oui, proféra l'irascible Grabinof, on m'a fait du désagrément, mais
il y a une justice en ce monde, en attendant l'autre.

Tous les yeux se portèrent vers Ariadne, qui sentit bouillonner en
elle un sentiment de colère et de mépris pour la sottise humaine. Ce
sentiment, hélas! n'était pas nouveau pour elle, et chaque fois il
revenait plus amer et plus fort. Mais elle ne pouvait que se taire
et patienter; c'est ce qu'elle fit.

La matinée se passa sans encombre. Les trois jeunes criminelles
avaient l'air bien endormi; la leçon de géographie leur parut longue,
et leurs réponses ne furent pas des plus brillantes; mais ces
défaillances n'étaient pas rares, et le professeur n'en fut point
offusqué.

La récréation et le dîner étant survenus par là-dessus, tout
semblait devoir aller pour le mieux dans le meilleur des mondes,
lorsque Ariadne, qui s'en allait à son heure de chant, heurta avec
le coin de son portefeuille à musique le dossier d'une chaise sur
laquelle reposait, grande ouverte, la boîte à ouvrage de mademoiselle
Grabinof, au milieu du corridor. La boîte tomba avec son contenu
de menue mercerie, et, pour comble de calamités, le précieux
couvre-pieds s'entortilla si bien autour des pieds de la chaise, que
plusieurs mailles du crochet furent défaites, et le peloton de fil
s'en alla rouler à quelques pas.

--Vous l'avez fait exprès! s'écria la Grabinof en bondissant vers son
couvre-pieds qu'elle prit sur son cœur, ainsi qu'une tendre mère
étreint son enfant ravi à la dent dévorante d'un animal féroce.

--Vous savez bien que non! dit tranquillement Ariadne, qui, à genoux
sur le parquet, remettait méthodiquement en ordre le contenu de la
boîte.

--Un démenti! Votre conduite mérite d'être punie, mademoiselle! C'est
trop d'insubordination! Je vous prive pour aujourd'hui de votre heure
de chant!

Ariadne, toujours à genoux, la tête baissée, avait écouté sans
broncher la verte semonce de la dame de classe; mais au dernier mot
elle se releva et déposa sur la chaise la boîte fatale.

--Mon heure de chant, dit-elle d'une voix où la colère mettait des
vibrations passionnées, c'est une punition infligée par madame la
supérieure. Elle seule peut la lever. Le moment est venu d'obéir à
ses ordres, je vais à la salle de musique. Si madame la supérieure
lève ma punition, vous aurez la bonté de me le faire savoir.

Et, sans plus s'inquiéter de la rage qu'elle laissait derrière elle,
Ariadne s'en alla d'un pas tranquille jusqu'au bout du corridor.
Lorsqu'elle eut franchi la porte et qu'elle se vit seule, elle
courut jusqu'à la salle de musique, s'enferma, et, serrant dans ses
bras le piano à queue près duquel elle s'était laissée glisser à
genoux, elle coula des larmes amères, larmes de fierté blessée, de
bons sentiments froissés, larmes de colère autant que de douleur.

--Méchante, méchante fille! répétait-elle en sanglotant. Pourquoi
tout le monde me veut-il du mal, à moi qui ne fais de mal à personne?
C'est parce que je suis pauvre!

Elle ne pleura pas longtemps: la colère l'oppressait et étouffait
la douleur. Elle s'assit devant l'instrument, plaqua trois accords
fermes et prolongés, puis entama l'éternel solfége... L'éternel
solfége lui parut écœurant jusqu'au dégoût. Elle s'arrêta, ferma le
livre et laissa tomber ses mains inertes. Voilà qu'elle n'aimait plus
le chant à présent? Parviendrait-on à la dégoûter même de la musique,
sa seule consolation?

--Il y a autre chose que le solfége, se dit Ariadne, et ses doigts
encore inhabiles, errant sur les touches, retrouvèrent bientôt
l'harmonie bizarre et solennelle des hymnes religieuses qu'elle
chantait à la chapelle, et sa voix les accompagna.

Puis elle continua à chanter sans paroles de vagues mélodies nées de
son émotion.

Elle ne savait rien de la musique profane, rien de ce qui se chantait
au dehors; aussi son inspiration, née en dehors de toutes les formes
connues, avait-elle quelque chose d'étrange et d'extatique.

Elle chantait; sa voix grave et puissante jetait des appels
passionnés au ciel qui ne voulait pas d'elle, au monde qui la
dédaignait; à tout ce qu'elle aurait pu aimer et bénir; aux
maîtres qui l'avaient laissée à l'écart, lui jetant à peine les
bribes de la science qu'ils distillaient avec tant de soin pour
les élèves du premier banc; à la supérieure, que les jeunes filles
appelaient «maman», et qui n'avait eu de bienveillance pour elle
que l'avant-veille, depuis sept années qu'Ariadne la regardait avec
tendresse et vénération; à ses compagnes où elle n'avait trouvé que
moqueries cruelles; à tout, tout, tout ce qu'on aime et qu'on implore!

Oui, Ariadne aurait aimé et vénéré tout ce qui s'aime et se
vénère; elle avait reçu à sa naissance--don plus précieux que
ceux des fées--un cœur tendre, une imagination enthousiaste,
une âme d'artiste, en un mot. Elle avait aimé, hélas! tout ce qui
l'entourait, et tout s'était refusé à sa tendresse. Qui pouvait
avoir besoin de sa tendresse? Chacun n'avait-il pas d'autres soins,
d'autres amitiés, d'autres soucis? Dieu seul n'avait rien refusé.
Mais Dieu était loin, les amertumes de la terre étaient proches, et
c'est à tout ce qu'on peut aimer sur la terre qu'Ariadne adressait
son invocation ardente.

Elle chanta, chanta encore; une émotion irrésistible la prit à la
gorge et jeta un flot de pleurs dans ses yeux brûlants; elle chanta
pourtant, la voix brisée par les sanglots, et un torrent de mélodie
poignante, désespérée, roula sous la voûte retentissante de la salle
de musique.

Ses larmes coulaient de ses joues pâlies jusque sur le clavier, et
elle chantait toujours, s'accompagnant au hasard, et ce qu'elle
chanta ce jour-là fut sublime. Mais elle ne s'en souvint jamais.

A la fin, brisée, anéantie, elle laissa mourir les accords sous
ses doigts, et pencha sa tête alanguie sur le pupitre. A son grand
étonnement, une paix profonde, bien supérieure au calme qu'elle
avait connu jusque-là, avait passé dans son âme. Elle se sentait
soudain prête à tout affronter, à tout subir. D'élève, elle venait de
passer maître.

Sentant vaguement qu'elle était là depuis bien longtemps, elle reprit
son cahier et regagna le corridor. O surprise! le corridor était
vide! Dans les classes fermées on entendait la voix des professeurs
qui péroraient à cœur-joie. Stupéfaite et pleine de frayeur, Ariadne
courut à l'escalier pour voir l'heure... Avant qu'elle eût atteint
les degrés, l'horloge sonna lentement trois heures.

Trois heures! c'est-à-dire que la leçon, commencée depuis une heure,
devait durer encore vingt minutes. Impossible d'entrer dans la classe
sous l'œil curieux et moqueur de ses compagnes, sous le regard
cruel de mademoiselle Grabinof, sous l'interrogation méticuleuse
du professeur pédant. Avouer qu'elle avait chanté à en perdre le
sentiment de l'heure, montrer à ces gens bêtes ou méchants son visage
pâli par l'extase récente? Impossible. Mieux valait courir tous les
risques. Elle s'assit sur une marche du grand escalier et attendit.

Maintes fois d'autres jeunes filles avaient dépassé le terme fixé
en jouant du piano pendant les récréations; mais celles-là avaient
des amies: au dernier moment une compagne arrivait en courant, dire:
On sonne! La dame de classe elle-même réparait cet oubli et faisait
prévenir la musicienne trop zélée.

Mais pour cela il fallait avoir une amie, ou tout au moins n'être
pas mal avec la dame de classe... Ariadne n'avait rien à attendre de
personne.

Cet oubli, que mademoiselle Grabinof eût dû prévenir, parut à la
jeune fille gros de menaces terribles.

--Elle a comploté quelque chose contre moi, se dit-elle; elle veut me
faire renvoyer, c'est certain.

Le renvoi de l'institut, pour Ariadne, c'était quelque chose d'à peu
près semblable à l'exposition d'un nouveau-né sous une porte cochère.
Elle se trouvait également sans ressources, sans vêtements, sans
asile... C'était la Néva en perspective, après deux ou trois jours
consacrés à ressentir les horreurs de la faim et du froid. Ariadne
n'envisageait pas et ne pouvait pas envisager d'autre terme à ses
souffrances.

Au lieu de se sentir abattue, elle éprouva de nouveau ce grand calme
qui était tombé sur elle dans la salle de musique, et qui l'avait
quittée devant la porte de sa classe. Une illumination subite se fit
en elle.

--Je chanterai! se dit l'orpheline sans fortune. Et son cœur fut
soudain plein de confiance. Elle avait un ami, un protecteur: l'art,
qui venait de lui apparaître dans l'extase de son rêve éveillé.



VII


Pendant qu'Ariadne s'oubliait dans la salle de musique, mademoiselle
Grabinof n'avait pas perdu son temps. Ramassant son cher
couvre-pieds, elle avait transporté dans sa chambre, qui ouvrait sur
le promenoir, tous les menus objets dispersés dans l'accident, puis,
parcourant le vaste corridor de son œil d'aigle, elle attendit qu'un
joli groupe, surnommé les Trois Grâces, fût à portée de la voix.

Les Trois Grâces marchaient en se donnant le bras, car la règle des
instituts de Russie n'interdit point ces gracieuses familiarités, si
naturelles et si douces, qu'un esprit brutal proscrit cruellement
dans les établissements de France. Au moment où, passant devant le
cerbère, elles baissaient la voix, comme de juste, le cerbère les
appela sans affectation.

--Venez ici, belles demoiselles!

Les belles demoiselles levèrent la tête avec un ensemble parfait et
virent dans les yeux du cerbère qu'on ne passerait point, même en
jetant un gâteau, c'est-à-dire un compliment. Elles entrèrent toutes
trois dans la chambre de la dame de classe, et celle-ci referma
doucement la porte sur ses prisonnières.

C'était une jolie chambre, haute de plafond. Les murs étaient
couverts de portraits. Chez madame la supérieure, c'est la
grande-duchesse qui avait la place d'honneur; chez les dames de
classe, c'était madame la supérieure. Admirons ici les effets de la
hiérarchie. La femme de chambre de la dame de classe mettait à son
tour en évidence la carte photographique de sa maîtresse. Rien de
plus juste en effet.

Les chaises, le canapé, les tables étaient couverts de menus objets,
fruits des heures oisives des jeunes filles, plutôt que de leur
enthousiasme. La lumière entrait à flots par une énorme fenêtre
cintrée; l'appui de cette fenêtre était orné de plantes à feuillage
vivace; tout était gai et avenant dans l'antre du cerbère, et
cependant les Trois Grâces sentirent un petit frisson leur passer
dans le dos lorsque la porte se referma si doucement sur elles.
Mademoiselle Grabinof fermait rarement sa porte quand elle était de
service, et celles qui avaient joui de l'honneur du tête-à-tête ne se
montraient pas pressées de raconter l'entrevue.

La dame de classe revint auprès de ses chères élèves et les regarda
tranquillement, puis dit d'une voix douce:

--J'ai passé la nuit sur le grand escalier.

Deux des coupables rougirent soudain de la tête aux pieds. Leurs bras
et leurs épaules, mal couverts par la pèlerine de percale, devinrent
d'une couleur à faire envie aux fraises des bois. La troisième, la
plus résolue,--c'était Olga, naturellement,--regarda mademoiselle
Grabinof d'un air étonné et lui dit avec assurance:

--Quelle drôle d'idée avez-vous eue de passer la nuit sur l'escalier?

Intérieurement, la vieille fille ne put s'empêcher d'admirer le
sang-froid de son élève, et s'avoua à elle-même qu'elle n'en aurait
pas eu autant à sa place; mais l'occasion n'était pas favorable pour
lui faire des compliments.

--Je vous ai vue sortir, ma chère, dit-elle, et je vous ai vue
rentrer.

--Où allions-nous? demanda la jeune indomptée.

--Au grand réfectoire, où trois messieurs vous attendaient.

--Chère demoiselle, dit la coupable du ton le plus persuasif,
vous avez fait un mauvais rêve et vous aurez pris froid, bien
certainement; c'est pour cela que vous vous figurez avoir passé la
nuit sur l'escalier.

Mademoiselle Grabinof secoua la tête négativement sans se départir de
son calme.

--Non, ma chère; je n'ai rien rêvé, et je m'en vais de ce pas
prévenir madame la supérieure. D'ici là, vous resterez dans ma
chambre, dont je mettrai la clef dans ma poche, et l'on vous
empêchera de prévenir vos complices, de sorte que nous prendrons ces
messieurs lors de leur prochaine visite.

La jeune fille avait pâli au nom de la supérieure, mais son orgueil
indomptable lui fit prendre le dessus. Elle descendait d'une race
illustre; sûre de son nom, de son titre et de sa fortune, elle ne
craignait pas grand'chose en ce monde.

--Et vous, chère mademoiselle Grabinof, vous tomberez dans la
disgrâce de madame la supérieure pour n'avoir pas eu plus tôt l'idée
de passer la nuit sur l'escalier.

A cette réplique malsonnante, la dame de classe perdit le calme
qu'elle s'était fabriqué de pièces et de morceaux, et son emportement
naturel reprit le dessus.

--Malheureuses que vous êtes! s'écria-t-elle, vous me bravez ici
même! Je puis vous faire chasser honteusement de cet établissement,
asile des vertus, que vous déshonorez par vos intrigues
scandaleuses...

La jeune fille redressa fièrement la tête.

--Nous ne déshonorons rien, dit-elle avec hauteur. Une espièglerie
sans conséquence n'est pas un déshonneur, même pour l'établissement
qu'honorent vos vertus, mademoiselle. Vous ne pouvez pas supposer
qu'une descendante des Rurik ait pu déshonorer quoi que ce soit,
surtout elle-même.

Ce n'était plus la duplicité maligne de son langage ordinaire,
c'était une insolence de haut parage, qui sentait sa véracité d'une
lieue. En se voyant si bien soutenues, les deux compagnes, plus
timides, reprirent courage et firent bonne contenance.

--Espièglerie si vous voulez, repartit la dame de classe qui sentit
le besoin de céder un peu; toujours est-il que de semblables
espiègleries ternissent la réputation des jeunes demoiselles. Vous ne
vous seriez pas permis de pareilles espiègleries dans vos familles...

--Dans nos familles on nous laisserait libres de voir les jeunes gens
et de causer avec eux; ici l'on s'ennuie à périr, rétorqua la jeune
fille.

--Vous êtes à l'institut, répliqua la Grabinof impatientée,
et, pendant que vous y êtes, vous êtes tenue d'en observer les
règlements. Je vais porter plainte à madame la supérieure, de votre
conduite d'abord, et de votre insolence ensuite.

--Et moi, fit la révoltée en frappant du pied, si l'on veut me
renvoyer, j'adresserai une supplique à l'empereur, qui est mon
parrain, et je lui dirai que notre seul but, en recevant ces
messieurs, était d'obtenir un peu de nourriture qu'ils nous
apportaient en cachette, parce que nos portions, que la bonté
impériale a faites amples et généreuses, sont réduites à rien par le
grapillage de nos supérieurs! C'est pour manger, mademoiselle, que
nous allions au réfectoire, conclut la jeune fille en regardant la
Grabinof dans le blanc des yeux. C'est pour manger! Oui. Voyons, dis,
toi, fit-elle, en s'adressant à la plus gourmande des trois, est-ce
que ce n'était pas pour manger?

--Oh! si, soupira le pauvre estomac mal content.

--Voilà, mademoiselle, faites ce qu'il vous plaira. Cependant,
j'avoue que notre imprudence pourrait nous causer des ennuis, et
à vous aussi, chère mademoiselle. Je crois qu'il vaudrait mieux
vous abstenir de scandale. Nous sommes assez punies par votre
réprimande et par le mal que nous vous avons causé; veuillez, chère
mademoiselle, laisser dormir cette affaire, et comptez que nous vous
serons pour toujours soumises et... reconnaissantes.

Ce mot fut souligné, juste assez pour porter, assez peu pour paraître
naturellement amené. La paix ne fut pas longue à conclure. Les
coupables écoutèrent une interminable mercuriale que mademoiselle
Grabinof prolongea tant qu'elle put trouver dans sa mémoire des
expressions appropriées à la circonstance. Il fut convenu qu'on
ne retournerait plus au réfectoire la nuit; que les jeunes gens
apprendraient, par celui qui les laissait entrer, qu'il fallait
renoncer à leurs expéditions secrètes, et que désormais les Trois
Grâces soutiendraient envers et contre tous l'excellente dame de
classe qui voulait bien leur épargner la honte d'un scandale public
orné de toutes ses conséquences. Cette dernière clause fut présentée
en termes moins précis, mais elle n'en fut pas moins bien établie
entre les parties contractantes.

--Et maintenant, conclut la Grabinof, vous allez me dire le nom de
ces messieurs...

Un haussement d'épaules, qui signifiait le plus clairement du monde
un: Allons donc! des moins respectueux, fut la réponse de la belle
insoumise.

--... Et le nom du soldat qui les laisse entrer? insista la vieille
fille.

Elle obtint la même réponse muette et éloquente.

Mademoiselle Grabinof éprouva une forte tentation d'aller trouver
la supérieure; mais son orgueilleuse élève produisit aussitôt un
revirement dans cette âme moins fortement trempée que celles des
Romains d'autrefois.

--Vous ne voudriez pas, mademoiselle Grabinof, exiger de nous une
délation qui serait une lâcheté! Ce n'est pas _vous_ qui pourriez
nous demander cela. Cette question était une épreuve, je le vois
bien, malgré votre air sévère, et vous êtes fière que nous ayons
résisté... Acceptez ce petit rien comme l'hommage d'une élève
respectueuse qui sent ce qu'elle vous doit, et aussi comme un gage
des bons sentiments que vos paroles ont fait naître dans son cœur.

La cloche sonnait, la noble délinquante serra vigoureusement dans
ses bras la Grabinof stupéfaite, lui passa au poignet un cercle d'or
qu'elle venait de détacher de son bras, et, dans sa précipitation,
ne manqua point de pincer dans le fermoir un peu de la peau sèche et
flasque de la dame de classe. Un petit cri de douleur, un autre petit
cri d'effroi, des excuses, des baisers, quelques promesses, et, avec
une précipitation fiévreuse, toutes les demoiselles s'élancèrent dans
le promenoir, où le professeur, chauve et majestueux, apparaissait
déjà, prêt à franchir le seuil de la classe.

--Ranine, où est Ranine? Elle a oublié l'heure, crièrent quelques
voix compatissantes.

La Grabinof jeta un coup d'œil autour d'elle, s'aperçut qu'Ariadne
manquait, et resta un quart de seconde la main sur la poignée de la
porte. Fallait-il l'envoyer chercher? Son regard indécis tomba sur le
bracelet d'or, symbole de fidélité et de vasselage. On ne sait quelle
pensée diabolique traversa le cerveau de la vieille fille, mais elle
poussa la porte et alla s'asseoir tranquillement à sa place, avec
l'inévitable couvre-pieds qui gagna très-vite quelques rangées de
plus.

Pendant que le professeur faisait au tableau une démonstration
compliquée, la plus jeune des Grâces dit à l'oreille d'Olga:

--Est-ce que tu vas leur faire dire de ne pas venir?

--Mon Dieu, que tu es bête! fut toute la réponse qu'elle put obtenir.

--Adieu le champagne! soupira la seconde, qui aimait les douceurs.

--Pourquoi donc? répondit fièrement l'aînée: nous irons demain soir.
Madame Banz dort comme une marmotte; et elle ronfle, encore!

--Je n'irai pas! murmura la faible jeune fille.

--Sotte! répondit son aînée. J'irai, moi!

Le professeur l'ayant appelée au tableau, la belle insoumise fut
forcée d'en rester là et d'aller prendre des mains du maître la craie
emmaillottée de papier doré. Mais son explication du problème ne fut
pas brillante, on peut le croire.



VIII


La soirée du lendemain fut fertile en événements: depuis bien
des années, sauf les visites de l'empereur et de l'impératrice,
l'institut n'avait pas été témoin de tant de choses extraordinaires.

D'abord, Ariadne fut mandée chez la supérieure, pour avoir manqué
sans excuse valable à la classe de mathématiques. Cette fois,
l'insoumission était flagrante; on ne peut pas s'attarder au point
de venir plus d'une heure en retard! Et la Grabinof, en faisant
son rapport, avait eu soin d'appuyer sur la déclaration d'Ariadne
elle-même, qui avait avoué n'être revenue qu'à trois heures.

La jeune fille trouva chez la supérieure la même dame en cheveux
gris qui avait été témoin de sa première réprimande.

Madame Sékourof était la voisine plus que l'amie de la directrice;
mais une longue habitude l'amenait là dans la soirée plutôt par ennui
de son foyer solitaire que par sympathie bien vive pour la vieille
supérieure.

De son côté, madame Batourof éprouvait une estime très-sincère et
presque respectueuse pour son amie qui, sans grande fortune, trouvait
le moyen de faire beaucoup de bien; elle avait une foi illimitée dans
son jugement et prenait toujours ses conseils dans les occasions
difficiles. Elle les suivait rarement, devons-nous ajouter; mais elle
le disait elle-même avec un soupir:

--La théorie de la vie et la pratique font deux, ma chère!

A son entrée, Ariadne rencontra le regard clairvoyant de ces yeux
bons et intelligents, et se sentit soudain fortifiée. De son côté,
la vieille dame devina aussitôt que, si la jeune fille comparaissait
pour la seconde fois en si peu de temps devant son juge, ce n'était
pour aucune faute vraiment répréhensible. Le regard honnête d'Ariadne
ne bravait pas la censure et ne payait pas d'audace; mais il était
de ceux qui ne se baissent pas sous l'outrage immérité.

--C'est encore vous, mademoiselle? proféra la supérieure avec
sévérité. Vous êtes donc incorrigible?

--Je me suis oubliée, madame, répondit Ariadne, je vous fais mes
excuses. Personne n'est venu me chercher, et je n'ai pas de montre.

--Vous chantiez donc bien haut que vous n'avez pas entendu sonner
l'heure de la classe?

--Je n'ai pas entendu.

Au souvenir de son extase, les yeux d'Ariadne avaient repris cette
fixité qui la rendait si étrange. Il lui semblait entendre encore les
sons de cette musique céleste, née d'elle-même, qui l'avait emportée
au delà du réel.

--Eh bien! mademoiselle, puisque vous oubliez l'heure, vous n'irez
plus chanter: nous trouverons une autre punition pour vous. Allez!

Ariadne s'inclina en silence et se dirigea vers la porte. A
mi-chemin, une impulsion irrésistible lui fit tourner la tête
vers madame Sékourof; celle-ci, qui la suivait de l'œil avec un
air attristé, lui fit un petit signe amical. Ariadne, on ne sait
pourquoi, se sentit le cœur moins oppressé et retourna d'un pas
moins tardif à l'éternel promenoir où la Grabinof triomphante
l'attendait à la façon de l'araignée qui attend une mouche.

Quand les deux dames furent seules, madame Sékourof garda pendant un
moment le silence.

--C'est une fille bien extraordinaire, dit-elle très-doucement afin
de ne pas rompre le fil des pensées de sa voisine, si par hasard
celle-ci pensait à autre chose.

--Oui, répondit la directrice avec une promptitude qui prouva qu'elle
avait suivi un cours d'idées analogue. Seulement, elle a une chose
contre elle: sa pauvreté. Chez une fille de grande maison, cette
originalité serait un grand charme; chez une fille sans fortune,
c'est un tort grave.

--N'a-t-elle absolument rien?

--Rien.

--Mais où ira-t-elle en sortant d'ici?

La supérieure fit un geste vague qui signifiait: n'importe où.

--Je suis sûre, insista madame Sékourof, que, si on lui donnait un
bon maître, elle ferait une artiste de premier ordre; elle a une
voix extraordinaire, et avec cela une chaleur concentrée qui la
rendraient, je crois, très-propice à la scène.

--Vous voilà bien avec votre marotte de théâtre! Vous vendriez vos
dernières robes pour un opéra nouveau! dit en souriant la directrice.

--Pas absolument. Mais cette jeune fille m'étonne. Est-elle d'un
caractère difficile?

--Jusqu'ici l'on ne s'était jamais plaint d'elle. Mais vous savez,
cette dernière classe nous donne parfois bien du tourment... C'est
l'âge des révoltes et autres choses...

La supérieure se tut et réprima un soupir.

Depuis quelques jours, avant même l'entretien de la Grabinof avec
sa chère Annette, des rumeurs insaisissables étaient venues se
concentrer dans cette espèce de cornet acoustique qu'on appelait
le cabinet directorial. On avait reparlé d'une vieille histoire,
désormais oubliée, qui avait failli coûter à la supérieure sa place
et ses ressources; l'histoire était vieille de vingt ans au moins.
Pourquoi l'avait-on tirée de l'oubli?

Et puis, voilà que de sottes femmes de chambre s'étaient mises aussi
à parler d'ombres qui se promenaient dans les salles de service. On
prétendait que le portier était toujours ivre depuis quelque temps;
tout cela en soi était peu de chose, et pourtant la directrice,
qui connaissait toutes les épines de son métier, n'avait pas l'âme
tranquille.

--Ranine est exaltée, reprit-elle, car il importait de ne pas laisser
lire dans son âme, même à une ancienne et fidèle amie, même à la
plus discrète des femmes; ces filles exaltées finissent mal pour la
plupart.

--Oui, quand on ne leur donne pas les moyens de tourner leur
exaltation vers les sommets de l'idéal. La Malibran aussi était
exaltée, et toutes celles qui se sont fait un nom dans les arts.

--Voyons, ma bonne, on ne peut pourtant pas fonder des bourses au
Conservatoire pour toutes les filles qui se prennent d'idée de
chanter!

--Pour toutes, non; mais cela existe pour quelques-unes. Heureuses
celles qui les obtiennent! Voudriez-vous me laisser causer avec cette
jeune fille?

--Volontiers! Mais attendez quelques jours si vous avez l'intention
de la gâter. Je ne voudrais pas que ce fût immédiatement après mes
réprimandes.

--C'est trop juste, répondit madame Sékourof. Je vous en reparlerai
dans quelque temps.

La conversation effleura quelques sujets, mais sans se fixer. Chacune
des deux dames avait l'esprit ailleurs, et elles se séparèrent
bientôt. Madame Sékourof emporta dans sa bonne âme libérale et
enthousiaste la pensée de faire une artiste d'Ariadne, et la
directrice s'enferma dans les souvenirs de cette vieille histoire
qu'on lui avait rappelée si mal à propos les jours derniers. C'était
dans le réfectoire qu'on avait surpris les coupables... Ce réfectoire
n'était vraiment pas gardé! Mais qui pouvait s'imaginer que le démon
de la perversité pousserait une jeune fille à sortir du dortoir,
à tromper la surveillance d'une dame de classe et à traverser cet
énorme bâtiment?... Il fallait que le génie du mal fût bien fort.
Cependant les faits étaient là! Il avait fallu renvoyer la jeune
fille.

Onze heures sonnèrent; la directrice, mue par une inquiétude secrète,
se leva péniblement de sa bergère. Elle avait soixante-six ans
révolus, et ses jambes engourdies par sa vie sédentaire n'aimaient
pas les longues promenades. Elle sortit cependant de son salon et
trouva dans sa salle d'attente sa fidèle femme de charge, aussi
rigide, aussi refrognée que jamais.

--Vous, madame! s'écria-t-elle, vous n'avez pas sonné pourtant?

--Non, viens avec moi, Groucha, prends une lampe: nous allons faire
une ronde.

Groucha, effrayée, regarda sa maîtresse. Une ronde! voilà quinze ans
qu'on n'en faisait plus! Dans les années qui avaient suivi le fâcheux
événement récemment tiré de l'oubli, la supérieure avait prodigué
les rondes et les inspections; mais, depuis, la surveillance s'était
ralentie: la sécurité est un bien bon oreiller; et deux ou trois ans
s'étaient écoulés sans que l'idée de faire une ronde eût seulement
effleuré la pensée de la directrice.

--Oui, Groucha, je dis bien: une ronde. Allons!

Groucha, revenue au sentiment de ses devoirs, prit une lampe d'une
main, offrit l'autre bras comme appui à sa maîtresse, après lui avoir
jeté un châle sur les épaules, et les deux femmes entrèrent dans le
grand vestibule.

Tout était calme. Les lampes brûlaient paisiblement; les marches du
grand escalier, tapissées de drap écarlate, s'enfonçaient dans une
demi-obscurité, mais sans mystère; la grande horloge battait la fuite
du temps à coups égaux, et les soldats de service,--car les instituts
sont desservis et gardés par des soldats en congé illimité,--les
soldats ronflaient, tranquillement couchés sur les bancs de bois
qui garnissaient le péristyle. Le suisse, solennel le jour avec son
uniforme écarlate galonné d'aigles noirs et blancs sur fond jaune,
dormait dans sa chambre, voisine du grand tambour qui garantit la
porte d'entrée. Nul ne veillait sur l'institut; mais n'était-il pas
capable de se garder tout seul? Les bonnes serrures, les portes
de chêne et les épaisses murailles ne constituaient-elles pas une
défense suffisante?

--Voilà comment nous sommes gardées! soupira la supérieure. Allons,
Groucha, par ici.

Au lieu de se diriger vers les dortoirs, comme elle s'y attendait,
la suivante vit avec étonnement sa maîtresse prendre le chemin du
réfectoire. Se rappelant qu'en effet c'était là que, vingt ans
auparavant, on avait appris la vérité, elle reconnut en son for
intérieur le bon sens de sa maîtresse. Groucha croyait bien qu'il
y avait quelque chose, et, comme elle détestait également toutes
les dames de classe, elle n'était pas fâchée de prévoir quelques
désagréments pour au moins l'une d'entre elles.

Elles avançaient lentement; la supérieure s'arrêtait devant chaque
porte ouvrant sur le vaste corridor et constatait d'un coup
d'œil qu'aucun filet de lumière ne passait à travers les joints.
L'appartement de l'inspectrice était ouvert, suivant le règlement,
mais tout le monde y dormait du meilleur sommeil.

Enfin les deux femmes s'arrêtèrent devant le réfectoire; la
supérieure prêta l'oreille avec une sorte de crainte superstitieuse.
Allait-elle ou non entendre des voix comme alors? Non, rien. Plus
rassurée, elle ouvrit la porte, et, dans la pénombre, elle vit devant
elles trois belles têtes intelligentes et effarées, trois jeunes
officiers qui se levèrent brusquement à son apparition et restèrent
cloués à leur place.

Le silence le plus effrayant régna un moment. Le visage de la vieille
femme avait pris une expression d'indignation et de fureur qui la
rendait terrible.

--Vous ici, messieurs! dit-elle enfin en foudroyant les Mirsky de son
regard. Vous, que j'accueillais avec confiance, à qui j'offrais le
pain et le sel! Vous! des voleurs d'honneur, qui vous introduisez la
nuit dans cet asile pour débaucher les enfants que Dieu et le Tsar
m'ont confiées! Vous! Ah! messieurs!

En ce moment, elle ne jouait pas un rôle; tout sentiment mesquin
était loin de son cœur. Elle se détourna avec un geste de dégoût si
auguste et si grand, que les jeunes gens ne purent que baisser la
tête et murmurer:

--Pardon!

Les yeux de la vieille dame tombèrent sur le panier de victuailles,
d'où sortaient les goulots des bouteilles de champagne promises, et
elle haussa les épaules avec un geste de mépris.

--Certes, reprit-elle, mes filles sont coupables, bien coupables,
et je ne chercherai point à les excuser; mais ce n'est pas elles
qui sont entrées nuitamment chez vous, trompant la surveillance
et corrompant les gardiens! Qu'espériez-vous, messieurs? Êtes-vous
venus au moins dans le but de consacrer par le mariage des promesses
obtenues? Mais elles, ces enfants, savent-elles seulement ce que vous
êtes? Leurs positions, leurs fortunes sont-elles en rapport avec les
vôtres?

--Nous ne sommes point guidés par l'intérêt, ma tante, dit le
troisième officier qui s'était tenu jusque-là dans l'ombre, et,
d'ailleurs, seul, je venais pour une jeune fille; mes camarades ne
faisaient que m'accompagner.

--Vous, mon neveu! Ah! c'en est trop, fit la tante indignée. Quel est
le nom de celle que vous attiriez ici?

--Je ne puis vous le dire, ma tante. Vous le saurez sans doute
facilement, mais ce n'est pas ma bouche qui doit le proférer.

Madame Batourof resta silencieuse un moment, puis prit rapidement son
parti.

--Venez, messieurs, il ne faut pas que le règlement soit violé plus
longtemps. C'est moi qui vais vous faire ouvrir la porte, car on ne
doit pas croire ici que la supérieure peut être trompée. Elle ouvre
et ferme les yeux quand il lui plaît.

Se dirigeant aussitôt vers la porte qui reliait le réfectoire aux
communs, elle appela d'une voix forte:

--Quelqu'un!

Le soldat de garde se présenta aussitôt, défait, blême et tremblant.

--Reconduis ces messieurs, dit la supérieure, et viens me parler
demain matin. Messieurs, vous voudrez bien rester au régiment comme
si vous gardiez les arrêts, jusqu'au moment où je vous ferai savoir
ce que j'aurai décidé.

Les trois officiers s'inclinèrent profondément devant madame
Batourof, qui leur répondit par un bref signe de tête, puis ils
sortirent, et elle resta seule avec Groucha au milieu de la salle.

--Dieu m'a épargnée pour cette fois, dit-elle en faisant le signe
de la croix; au moins n'ai-je pas vu mes filles dans leur honte.
Groucha, il faut que je sache leurs noms demain matin. Informe-toi!

La supérieure, soutenue par sa servante, parcourut encore une fois
les corridors, gravit l'escalier et se livra à des investigations
prudentes dans les dortoirs. Tout était dans un ordre parfait.
Une odeur d'éther assez prononcée régnait aux abords de la chambre
de mademoiselle Grabinof, mais les dames de classe sont souvent
nerveuses, et cette odeur n'avait rien d'insolite à l'institut. La
supérieure passa outre et rentra chez elle, l'esprit chagrin.



IX


Mademoiselle Grabinof n'avait pas eu besoin d'éther pour elle-même
cependant, bien que ses nerfs eussent été soumis à une assez forte
alerte. Elle était certainement pleine de confiance dans la bonne
foi de ses élèves, et leur promesse de ne point s'échapper la nuit
du dortoir la rassurait pleinement; aussi nul ne pourrait expliquer
pourquoi, au lieu de se coucher tranquillement comme tout le monde,
puisqu'elle n'était pas de service ce jour-là, elle se mit en
embuscade derrière la porte de sa chambre qui donnait en face du
dortoir.

Elle se reprochait cette veille, car elle était très-lasse des deux
mauvaises nuits précédentes, et cependant un intérêt secret la
retenait: elle avait presque la certitude de voir quelque chose cette
nuit-là.

En effet, peu après onze heures, elle entendit ouvrir doucement la
porte, bien doucement la porte du dortoir, et Olga, l'aînée des
Grâces, apparut, un peu inquiète, sa jolie tête tendue, l'oreille
aux aguets, pour s'assurer de l'impunité... Elle n'avait pas fait
trois pas, que mademoiselle Grabinof se plaça devant elle, muette et
menaçante, comme l'ange qui gardait le Paradis terrestre. La jeune
fille tressaillit, mais avec une présence d'esprit extraordinaire:

--Chère mademoiselle, vous n'êtes pas couchée? Tant mieux, je venais
vous demander des gouttes. J'ai un accès d'étranglement nerveux, je
souffre horriblement. Donnez-moi des gouttes, je vous en prie!

Elle se frottait le cou avec tant de grâce, avec un geste si naturel,
que mademoiselle Grabinof, bien persuadée au fond que tout cela
n'était qu'un affreux mensonge, ne put faire autrement que de
l'emmener dans sa chambre et de lui préparer un verre d'eau sucrée.

--Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée à madame Banz? demanda la
dame de classe soupçonneuse, tout en faisant fondre le sucre avec une
petite cuiller. C'est votre dame de service, et votre devoir était de
la réveiller au lieu de sortir du dortoir.

--Chère petite mademoiselle, repartit la friponne, est-ce que madame
Banz a un cœur? Elle a une écrevisse cuite à la place, bien sûr!
D'abord, elle ronfle si fort qu'il n'y a point moyen de la réveiller,
elle prend tout ce qu'on lui dit pour ses propres ronflements; et
puis, elle n'a ni bonté, ni complaisance! Ce n'est pas comme vous,
ma chérie! Et puis encore, vous savez bien que nous sommes liées
d'amitié à présent. Je ne veux plus rien devoir qu'à vous.

Madame Grabinof lui présenta un verre avec quelques gouttes d'éther
et la reconduisit jusqu'à son lit, la prévenant que, si elle se
sentait encore malade, elle n'avait qu'à venir la trouver, attendu
qu'elle laisserait sa porte ouverte toute la nuit et serait sur pied
au moindre bruit. Cet avertissement charitable fut le meilleur de
tous les calmants pour mademoiselle Olga, car, à peine seule au
milieu du dortoir endormi, elle se mit à rire en pensant à la sotte
figure que devaient faire les trois jeunes gens en bas. Ses deux
compagnes furent bientôt auprès de son lit pour obtenir des détails
de son escapade; elle leur raconta sa déconvenue.

--De sorte qu'il n'y a rien à manger, soupira l'estomac sensible; tu
avais promis de nous apporter quelque chose!

--Si tu veux que j'aille te chercher des gouttes calmantes, répondit
Olga, il y en a encore dans le flacon de mademoiselle Grabinof!

Dix minutes après, tout le monde dormait dans le dortoir, excepté
Ariadne, qui réfléchissait à son triste avenir. Ces petites scènes
nocturnes ne la troublaient pas; il y avait bien longtemps qu'elle
avait pris l'habitude d'être le témoin impassible et muet.



X


Le lendemain matin, en s'éveillant, l'institut tout entier apprit
qu'on avait trouvé «du monde» au réfectoire, la nuit.

Le panier de gourmandises était resté à l'abandon, et le premier qui
l'avait trouvé se l'était approprié, non sans se demander d'où il
venait. Le soldat de service, sûr d'être renvoyé et puni par-dessus
le marché, avait réclamé au moins quelque petite consolation sous
forme de victuailles, et l'avait obtenue. Aussi, quand la directrice
se souvint de cette pièce de conviction et l'envoya demander, il
se trouva qu'il n'était jamais entré de panier semblable dans
l'institut; au moins, personne ne l'avait vu.

Qui parla le premier de cette aventure? Comment le bruit courut-il de
couloir en couloir? Nul ne saurait le dire, mais, à sept heures du
matin, les Trois Grâces savaient à n'en point douter que leur secret
était découvert.

--Bah! j'avais toujours pensé que cela finirait par là! dit
philosophiquement Olga, en réponse aux lamentations de ses compagnes.

--Mais nous allons être renvoyées!

--On n'avoue pas! proféra la jeune fille en peignant, sans se
presser, les nattes merveilleuses de ses cheveux moirés qui lui
tombaient plus bas que le genou. On n'avoue jamais! Ce sont les
imbéciles qui avouent!

--Mais, alors, on punira toute la classe!

--On ne renvoie pas toute une classe, c'est ça qui ferait du
scandale! Sois tranquille, madame la supérieure est plus en peine que
nous de la manière dont tout cela va finir!

Cette jeune personne, profondément versée dans la science du cœur
humain, se trouvait avoir parfaitement raison: la supérieure eût
donné beaucoup pour que nul, hormis elle, n'eût eu connaissance de
l'affaire. Elle alla même jusqu'à regretter l'inspiration qui l'avait
conduite au réfectoire, et, dans son inquiétude, elle se décida à
envoyer chercher madame Sékourof, dont les conseils étaient toujours
si excellents au fond et si impraticables dans la forme.

--Il y a donc du nouveau chez vous? dit celle-ci en entrant.

--Comment! fit la directrice, tombant des nues; vous savez?

--Je l'ai appris en me levant. Voyons, est-ce toute une classe
séduite par tout un régiment, ou bien n'est-ce qu'une abominable
plaisanterie?

Madame Batourof mit son amie au fait, sans rien lui déguiser, car
c'était une conscience avec laquelle il fallait parler clair.

--Et vous ne savez pas le nom des demoiselles? demanda madame
Sékourof quand elle eut tout entendu.

La supérieure réfléchit un moment.

--Je me demande, dit-elle ensuite, si je ne ferais pas mieux de ne
pas le savoir.

--Il faut le savoir à tout prix; la chose est trop connue, grâce
à ce monde de rapporteurs et de cancanières qui grouille autour de
vous. Il faudra une satisfaction à l'opinion publique.

--On la lui donnera! soupira madame Batourof.

Cinq minutes après, Groucha apparut à la porte. Sa maîtresse devina
qu'elle avait quelque chose à lui apprendre, et sortit un instant.
Elle revint, la figure tellement bouleversée que madame Sékourof en
fut effrayée.

--Qu'y a-t-il? un nouveau malheur?

--Non, non, ma chère amie; mais je suis bouleversée! je viens
d'apprendre leurs noms.

--Eh bien!

--Impossible de les dire, même à vous. Jugez de ma position!

--Mais est-ce bien certain?

--Absolument sûr. La femme de chambre de ce dortoir-là savait tout
depuis la rentrée des classes, et ce matin, prise de frayeur, elle
est venue se confesser à Groucha.

--Ce sont de grandes familles?

La supérieure fit un signe affirmatif.

--Conseillez-moi, reprit-elle.

--Je ne puis rien vous conseiller; il est des circonstances où le
plus grand service qu'on puisse rendre à un ami est de ne lui rien
dire, afin qu'il ne se repente pas de vous avoir écouté.

Madame Sékourof s'en retourna chez elle, et la supérieure fit venir
l'inspectrice.

Celle-ci arriva aussi consternée que ses plus chers ennemis eussent
pu le désirer; elle aussi savait les noms des jeunes filles, et
certes, si l'Esprit malin s'en fût mêlé, il eût précisément choisi
ces trois-là, «la fleur de notre institut», comme disaient avec
complaisance les autorités de ce lieu lors des visites impériales.

--Je ne vous ferai pas de reproches en ce moment, commença la
supérieure, de son air le plus gourmé; nous en reparlerons plus tard.
Actuellement, il faut aviser. Peut-on punir ces trois jeunes filles?
Croyez-vous possible de faire un éclat?

L'inspectrice répondit par un signe négatif.

--Cependant, reprit madame Batourof, le bruit en est répandu
partout; impossible de l'étouffer à présent, d'autant plus que
très-probablement les jeunes gens auront parlé à leurs compagnons
d'armes... Mon Dieu, mon Dieu! quel embarras! A quoi pensaient les
dames de classe? Et vous-même... Mais je ne veux pas aborder ce sujet
à présent. Comment faire?

La supérieure s'assit dans le coin le plus éloigné de la porte, et
l'inspectrice se rapprochant, elles se mirent à chuchoter ensemble.
La conversation dura une bonne demi-heure, après quoi madame Batourof
se leva et fit le signe de la croix, en disant:

--Que le Seigneur me soit en aide! Il est des nécessités cruelles, et
le cœur me saigne en pensant... Mais, vous l'avez dit, un éclat est
impossible! Envoyez-moi mademoiselle Grabinof.



XI


Mademoiselle Grabinof ne tarda point à paraître. A vrai dire, elle
n'était pas plus grosse qu'un rat, tant elle se faisait petite et
menue. L'orage qu'elle attendait n'éclata point,--en entier du moins,
car elle reçut la foudre dans un regard, mais le tonnerre ne gronda
pas, ce qui ne laissa pas de la surprendre.

--Vous avez une élève gravement compromise, mademoiselle! proféra la
supérieure.

Mademoiselle Grabinof crut avoir mal entendu, car elle regarda la
directrice pour comprendre.

--Ne feignez pas l'ignorance et n'aggravez pas votre situation par
quelque maladresse. Une de vos élèves est compromise dans une sotte
histoire de rendez-vous. On a prétendu dans l'institut que c'était
l'une des plus nobles et des riches...

--C'est faux, Votre Excellence! interrompit la Grabinof, fidèle à son
pacte d'alliance.

--Je sais bien que c'est faux, reprit la directrice, mais ne
m'interrompez pas, je vous prie. J'aurais désiré que tous ces bruits
fussent réduits à néant; malheureusement, ils ont déjà pris trop de
consistance, et la calomnie va toujours en grossissant. Si nous ne
donnons pas satisfaction à la morale publique, on dira que l'institut
entier se livre au dévergondage le plus affreux. Il faut me livrer le
nom de l'élève qui a manqué à ses devoirs.

La Grabinof baissa la tête. Bien que très-vive, son intelligence se
refusait à admettre ce qu'on demandait d'elle.

--Excellence, murmura-t-elle, je vous assure que les noms qu'on
a mis en avant sont une pure invention, une calomnie abominable;
j'ai constaté moi-même combien les jeunes filles qu'on accuse sont
au-dessus de ces mensonges odieux...

--Et madame Banz, qu'a-t-elle constaté? interrompit la supérieure,
qui n'avait pas une opinion très-haute de ladite dame.

--Elle n'a rien constaté du tout, Excellence; c'est pendant son
service que les désordres se produisaient. Jamais, pendant que je
surveillais les jeunes filles, pareil scandale n'a pu se produire.
Mais elle a le sommeil si lourd, elle est si épaisse...

--Vous avouez donc les désordres, fit madame Batourof avec une
vivacité qui prouva combien elle était satisfaite d'avoir, comme on
dit, «trouvé le joint».

--Sans doute, Excellence, je ne puis nier...

--Eh bien! trouvez-moi la coupable. Il faut une coupable: vous
connaissez vos élèves, c'est à vous de la trouver. Revenez dans une
demi-heure avec tous les éclaircissements désirables.

La supérieure congédia du geste sa dame de classe, qui s'en alla à
peu près aussi abasourdie que si l'institut lui fût tombé sur la tête.

Il fallait une victime à l'opinion publique! Elle ne devait être
ni riche, ni de famille illustre ou seulement notable; il fallait
qu'elle n'eût ni parents, ni amis capables de se révolter et de
provoquer une enquête. Laquelle, parmi ses élèves, réunissait ces
conditions assez rares dans les instituts? Qui? Eh mais! Ranine,
l'odieuse, la malfaisante Ranine, que le destin semblait avoir
désignée d'avance en préparant son renvoi par des châtiments réitérés!

Ranine! elle allait donc se débarrasser de Ranine!

Elle eut beaucoup de peine à se contenir durant la demi-heure
accordée par la directrice pour chercher l'agneau qu'on devait
immoler. Vingt fois elle regarda à sa montre et fut contrainte
d'attendre; mais, au moment où elle sonnait la demie, elle se
présenta à l'audience.

--Eh bien! fit la supérieure en la voyant, vous avez découvert?

--Oui, Excellence, et ce ne pouvait être une autre que l'élève qui
s'est fait remarquer dernièrement par son insubordination et sa
paresse.

--Vous la nommez?

--Ranine.

Ce mot fut proféré sans honte, sans hésitation; on eût dit le
sang-froid d'un boucher qui égorge un chevreau. La supérieure regarda
attentivement sa dame de classe.

--Vous êtes bien sûre que c'est elle? Songez que vous êtes
responsable devant Dieu et devant les hommes.

--C'est elle-même, Excellence. Et quelle autre?

Cette réplique atteignit la supérieure entre les deux yeux, et elle
détourna la tête sans affectation.

--Comme elles ont dû la payer cher! pensa-t-elle aussitôt.

Elle se trompait. La Grabinof était plus méchante qu'intéressée.
Si quelqu'un fût venu lui proposer pour de l'argent le trafic
qu'elle faisait sans remords, elle eût probablement refusé. Mais
se débarrasser d'une élève haïe et s'attacher les autres par les
liens de la reconnaissance, c'était beaucoup plus facile et plus
acceptable, surtout pour une conscience calleuse.

--Ranine avoue-t-elle sa faute? demanda la supérieure.

--Avouer? Oh! Excellence, vous ne la connaissez pas! C'est l'orgueil
incarné, elle n'avouera jamais!

--Est-elle prévenue?

--Elle ignore tout, Excellence. Elle ne se croit pas découverte.

--C'est bien: allez et gardez le silence!

La Grabinof sortit, le cœur rempli de joie. Sa mission périlleuse
s'était accomplie avec une facilité dont elle était surprise; mais
c'était fait. Quel bon débarras!

On envoya aussitôt chercher madame Sékourof, qui ne se fit pas
attendre plus que la première fois. Mais, en présence de son amie, la
directrice se troubla; devant cette conscience droite, elle n'osait
lever les yeux. Cependant, comme vingt-sept années de gouvernement
despotique l'avaient bronzée sur la dissimulation, elle essaya de
faire bonne contenance, et réussit.

--Nous avons trouvé une coupable, dit-elle, cela suffira, je pense.

--Vous allez la renvoyer?

--Immédiatement.

--Alors, vous pouvez me la faire connaître?

Ici la directrice hésita encore une fois; puis, se reprochant cette
faiblesse, elle dit d'une voix à peu près assurée:

--C'est mademoiselle Ranine.

--Celle qui chantait l'autre jour?

--Elle-même.

Madame Sékourof s'assit, posa ses mains jointes sur ses genoux, et
dit tranquillement:

--Cela ne se peut pas.

--Ceux qui sont en mesure de le savoir me l'ont affirmé.

--On vous trompe, vous dis-je. Cette fille ignore tout ce qu'il
faut savoir pour se lancer dans une aventure pareille. Il faut pour
cela des lectures frivoles, une curiosité malsaine, un dédain des
formes reçues; cette enfant est incapable d'avoir fait ce dont vous
l'accusez. C'est faux, vous dis-je.

La supérieure se tut un moment.

--Il faut bien que ce soit quelqu'un, dit-elle lentement, et elle est
la seule sur qui puissent se porter les soupçons.

--Ah! fit madame Sékourof qui n'ajouta rien.

Elle avait compris: la raison d'État existe pour les instituts comme
pour les empires. La famille la plus modeste et la plus ignorée a
aussi sa petite raison d'État à laquelle on sacrifie parfois des
existences.

--Et vous allez comme cela la jeter sur le pavé?

La supérieure haussa les épaules comme pour dire: Cela ne change pas
beaucoup sa destinée.

--Et elle est, m'avez-vous dit, absolument sans ressources?

--Oui, fit à regret l'autocrate féminin.

--Ne ferez-vous rien pour elle?

--La manière dont elle nous quitte m'interdit de lui offrir aucun
secours ostensiblement, mais je dispose d'un fonds secret pour
certaines charités... nous prendrons dessus de quoi lui faire un
petit trousseau.

--Elle refusera, soyez-en certaine. Vous la déshonorerez...

--Je le regretterais beaucoup, mais...

--Chargez-moi d'employer de l'argent pour elle, voulez-vous?

--Ah! de grand cœur! s'écria madame Batourof, qui vit une issue à la
situation.

--Est-elle informée de ce qui l'attend?

--Non.

--Eh bien! envoyez-la-moi. Je voudrais l'avoir vue avant le coup qui
va la frapper. Vous n'avez pas l'âme tendre, vous, ma chère, mais ces
jeunes filles ont parfois le cerveau délicat; si elle allait devenir
folle en se voyant injustement chassée pour une faute qui n'est pas
la sienne!

Un geste de la supérieure fit sourire la bonne dame.

--Oui, reprit-elle avec amertume, c'est sa faute évidemment, puisque
vous la renvoyez pour cela! L'autorité supérieure ne se trompe pas.
Voulez-vous me la faire voir?

--Soit!

La directrice sonna et donna l'ordre de faire venir Ariadne. Pendant
qu'on allait la chercher:

--Vous reculez l'exécution de mes projets, dit-elle; il faut qu'il
s'écoule un peu de temps entre ce que vous allez lui dire et ce que
je lui dirai; mais je n'ai rien à vous refuser.

Là-dessus, la directrice quitta le salon, et, quelques instants
après, Ariadne entra, le front serein, le regard franc.

--Vous me connaissez, mademoiselle, dit madame Sékourof en admirant
la pureté de ce beau visage honnête.

--Je crois, madame, vous avoir vue ici... C'est vous qui m'avez fait
chanter?

--Précisément. Seriez-vous bien aise, mademoiselle, de vous consacrer
exclusivement au chant avec un bon maître?

--Oh! madame! fit Ariadne en joignant les mains.

Elle leva les yeux sur la bonne dame, et resta muette de joie...

--Je ne suis pas riche, et je puis peu de chose pour vous; mais si
vous voulez vous contenter d'une existence très-modeste, vivre de
peu, vous priver absolument de toilettes et de plaisirs, je puis vous
mettre à même d'apprendre l'art du chant, avec des maîtres capables,
qui vous prépareront pour le théâtre si vous avez des aptitudes
suffisantes.

--Le théâtre! répéta Ariadne, le chant! Madame, vous ne plaisantez
pas?

--Je parle sérieusement. Si vous n'êtes pas capable d'atteindre
ce but, il faudra vous résigner à gagner votre vie, à donner des
leçons...

--Oh! madame, je ferai tout ce qu'on voudra, pourvu que je puisse
chanter!

--Eh bien! c'est entendu. Vous vivrez avec moi; il y a une petite
chambre auprès de la mienne, très-petite et très-simple: celle de mon
ancienne femme de chambre, qui m'a servie trente ans et qui s'est
retirée dans un asile pour les vieillards. Vous l'habiterez; ma femme
de chambre actuelle partage la chambre de la cuisinière. Vous ne
sortirez que pour vos leçons; je ne puis vous mener dans le monde,
que je ne fréquente plus; vous serez ma petite amie...

Madame Sékourof devenait de plus en plus affectueuse à mesure
qu'elle voyait une joie plus intense et plus profonde remplir les
yeux d'Ariadne. En terminant sa phrase, elle s'était rapprochée de
la jeune fille et l'attirait à elle pour l'embrasser; mais celle-ci
glissa entre ses bras et se trouva à genoux devant elle, pleurant et
riant à la fois.

--Ma mère, disait-elle, ma seconde mère! bénissez-moi, que je sente
votre protection sur moi!

Elle restait prosternée; la vieille dame, émue elle-même jusqu'aux
larmes, fit le signe de la croix sur la tête blonde, et releva
Ariadne dans ses bras.

--Quand vous quitterez l'institut, dit-elle, vous m'entendez, _quand_
vous quitterez l'institut, ma maison sera prête à vous recevoir. Vous
ne serez pas une heure sans asile ni sans amitié!

--Ah! soupira Ariadne, votre amitié est la seule que j'aie connue
depuis la mort de ma tante.

--Quoi! pas d'amies ici, pas de parents au dehors?

--Personne! Il y a cinq ans que je n'ai reçu de lettres.

--Pauvre enfant! Tant mieux, vous ne regretterez rien en quittant
l'institut.

--C'est si loin encore, dit tristement Ariadne, jusqu'au mois de juin!

Madame Sékourof n'eut pas le courage de répondre directement.

--Allons, mon enfant, dit-elle, aujourd'hui comme demain, ma maison
vous attend. Pensez-y dans vos moments d'épreuve, et, quoi qu'il
puisse vous arriver de triste ou même d'affreux, songez à ce que je
vous ai promis.

Ariadne ne songeait guère aux tristesses de la vie. Elle courut au
piano et l'ouvrit d'un geste rapide.

--Voulez-vous que je vous chante quelque chose? dit-elle à sa
bienfaitrice.

C'était tout ce qu'elle avait à lui offrir, et elle le lui offrait de
si bonne grâce!

--Non, non, le moment serait mal choisi. Retournez à la classe, mon
enfant; à bientôt!

Comme une fille soumise aux ordres de sa mère, Ariadne referma le
piano et baisa la main qui la tirait de la misère la plus horrible,
en reconnaissance d'un bienfait dont elle ne soupçonnait pas
l'étendue, et rejoignit ses compagnes. Rien d'insolite ne se passait
au promenoir ni dans les salles d'étude. Le jour s'acheva sans
encombre, et les classes se terminèrent dans l'ordre accoutumé.



XII


Le lendemain, au réveil, les élèves furent prévenues qu'il y aurait
messe à la chapelle. Ce cas arrivait assez fréquemment en dehors
des jours fériés, et personne n'y fit grande attention. Cependant
l'entrée des dames de classe avec leurs plus beaux bonnets, et la
présence de quelques fonctionnaires attachés à l'établissement,
firent chuchoter les jeunes filles.

--En l'honneur de quel saint nous fait-on grâce de la leçon du matin?
demanda Olga à sa cousine.

Celle-ci, peu satisfaite de voir reculer le déjeuner, ne répondit
pas, et la messe s'acheva comme à l'ordinaire.

Après les dernières prières, le prêtre sortit du tabernacle et
présenta la croix à baiser à l'assistance. Le défilé processionnel
s'accomplit comme de coutume; une certaine gêne cependant commençait
à régner sur la foule renfermée dans l'étroite chapelle. Les élèves,
petites et grandes, se demandaient pourquoi cette solennité en un
jour que rien ne distinguait des autres.

Un effroi soudain serra tous ces jeunes cœurs au moment où la
supérieure s'avança au milieu de la chapelle, faisant face aux
fidèles et tournant le dos au tabernacle dont la porte s'était fermée
et dont le rideau de soie rouge venait de se déplier lentement.

--Mes filles, dit la supérieure, dont les lèvres étaient aussi pâles
que ses mains de cire, mon cœur maternel a été blessé dans toutes
ses fibres; une de vous s'est rendue indigne des bienfaits du Tsar,
elle a enfreint les règlements de cette maison, elle a manqué à ses
devoirs...

Un silence horrible régnait dans la multitude épouvantée; on entendit
la directrice reprendre péniblement haleine; avant d'achever sa
phrase, elle sentait le besoin de ramasser toutes ses forces;
peut-être aussi son âme pieuse, mais égarée, invoquait-elle le pardon
d'en haut avant de frapper consciemment une innocente. Elle reprit:

--Cette brebis ne peut plus se joindre à notre troupeau. Qu'elle
aille dans la paix et l'obscurité faire pénitence de la faute qui
l'exclut aujourd'hui de notre sein! Ariadne Ranine ne fait plus
partie de l'institut.

Un faible cri répondit à cette sentence, et Olga, pâle de colère
et d'indignation, les lèvres comprimées pour retenir ses paroles,
se précipita et reçut dans ses bras sa compagne qui venait de
s'affaisser sur le sol.

On fit évacuer la chapelle, les demoiselles sortirent sous la garde
de leurs dames de classe, dans le plus grand silence. Chacune sentait
qu'un arrêt inique venait d'être rendu.

--Laissez cette jeune personne, dit la Grabinof à Olga qui, à genoux,
supportait la tête d'Ariadne sur son bras. Laissez-la, elle ne fait
plus partie de la classe...

Olga jeta sur la vieille fille un regard qui la rendit muette, et,
sans daigner lui répondre, continua à retirer les épingles qui
retenaient la magnifique chevelure de sa compagne. La supérieure
s'était approchée du groupe, et un large passage s'était ouvert
devant elle; le regard d'Olga rencontra le sien; ce n'est pas dans
celui de la directrice qu'il y avait le plus de colère. Les yeux
noirs indignés de la jeune fille affrontèrent le reproche muet de
madame Batourof, et c'est celle-ci qui fut contrainte de baisser la
tête.

--Je la soignerai jusqu'au moment où elle nous quittera, dit Olga,
sans élever la voix.

--Ce moment ne tardera pas, répliqua la supérieure. Dans une
demi-heure elle aura quitté l'établissement.

Elle passa outre, mais le souvenir du regard d'Olga fit monter à son
vieux visage la rougeur de la honte bien longtemps après que tous
semblaient avoir oublié cette scène.

Ariadne ouvrit bientôt les yeux, et la première personne qu'elle vit
fut madame Sékourof, debout au pied du lit d'infirmerie où on l'avait
portée. Le sentiment de la honte qui venait de lui être publiquement
infligée lui fit détourner la tête, mais la vieille dame vint à son
côté et pencha sur elle son visage compatissant.

--Ma maison vous attend, dit-elle; venez, mon enfant.

Ariadne sentit un flot de larmes inonder soudain son visage, sans
qu'elle pût savoir comment elles étaient montées à ses yeux.

--Ma pauvre enfant! répéta madame Sékourof, dépêchons-nous, le plus
tôt sera le mieux.

Ariadne voulut se mettre sur son séant, mais la tête lui tournait;
elle étendit instinctivement la main pour chercher un appui; une main
brûlante saisit la sienne, et un bras vigoureux la soutint; surprise,
elle tourna la tête.

--Olga! dit-elle, toi, ici, près de moi! mais je suis chassée!

Sans répondre, Olga continua de la soutenir. Quand elle fut assise
au bord du lit, les pieds pendants, elle vit avec une surprise
croissante la hautaine Olga lui défaire ses souliers d'uniforme.

--Laisse cela! voulut-elle dire.

Toujours silencieuse, Olga retint le pied qui s'échappait et continua
à le déchausser. Quand il fut nu, une larme brûlante tomba dessus.
Ariadne regarda sa compagne.

--Tu pleures? Tu me regrettes? Je croyais que personne ne m'aimait,
toi surtout!

Olga continuait à déshabiller Ariadne, qui ne devait rien emporter
de ce qui appartenait à l'institut. On lui mit une robe noire
très-simple, achetée toute faite; le reste de son costume, bien
modeste aussi, avait été apporté par les soins de madame Sékourof.

Quand la toilette fut terminée, celle-ci prit la main d'Ariadne.

--Allons, dit-elle, encore une épreuve, ce sera la dernière. Madame
la supérieure vous attend; il faut prendre congé d'elle.

--A quoi bon? dit Ariadne, elle me renvoie. Je l'ai peut-être mérité,
mais je ne me croyais pas si coupable. J'aimerais bien ne pas la voir.

--Attends un peu, dit Olga, qui descendit en courant l'escalier rouge.

Elle frappa chez la supérieure et fut admise. Le cabinet était plein
de monde; professeurs et fonctionnaires étaient venus rendre leurs
devoirs à madame Batourof et protester de leur attachement. L'entrée
d'Olga frappa la vieille femme d'étonnement, car c'était un acte
inouï d'audace, surtout dans les circonstances particulièrement
délicates où elles se trouvaient vis-à-vis l'une de l'autre.

--Que désirez-vous? demanda la directrice.

--J'ai une grâce à vous demander, «maman», dit avec douceur la jeune
patricienne, et ses yeux intelligents se fixèrent sur «maman» avec
une expression fort en désaccord avec cette soumission apparente.

La supérieure lut tant de menaces d'orage dans ce regard, que,
redoutant de voir perdu par une imprudence le fruit de ses calculs,
elle emmena Olga dans la pièce voisine, au grand ébahissement des
assistants.

--Elle fait ce qu'elle veut, expliqua le prêtre à ses ouailles
interdites; elle est de si grande famille! Et Sa Majesté a daigné la
tenir sur les fonts de baptême!

Dans le petit salon voisin, Olga regardait la directrice bien en
face, et, malgré son grand âge et sa dignité, celle-ci éprouvait un
malaise terrible.

--Ranine désirerait beaucoup ne pas vous voir; ne pourriez-vous,
Votre Excellence, lui épargner cette nouvelle secousse?

--Il faut qu'elle subisse la réprimande qu'elle a méritée, dit la
directrice en regardant par la fenêtre.

--Elle est hors d'état de la supporter. Puis-je lui annoncer que vous
lui permettez de partir tout de suite?

La supérieure sentait du mépris, de la colère, de l'autorité dans
le timbre juvénile de la voix qui lui parlait avec les formes du
respect. Elle ne put se contenir.

--Vous demandez bien des choses, mademoiselle, dit-elle en français;
il me semble pourtant que vos dernières notes ne vous donnent pas le
droit d'espérer beaucoup de ma bonté.

--Je conviens que je suis étourdie et dissipée, répondit Olga sans
baisser les yeux; mais dorénavant je ferai mieux, et d'ailleurs...

--Quoi, d'ailleurs? dit durement la supérieure.

Olga leva fièrement sa belle tête arrogante.

--Nul de nous n'est sans péché, dit-elle avec hauteur. Dites,
«maman», vous me permettez de dire à Ranine qu'elle est libre?

--Allez! répondit la supérieure en tournant le dos à cette élève par
trop incommode.

Olga lui fit une profonde révérence et courut au promenoir, où
chacune glosait sur ces terribles événements.

--Pour une bonne œuvre, mesdames! dit-elle, accourant essoufflée et
tendant son tablier blanc. Pour une bonne œuvre, donnez toutes ce
que vous avez.

--Mais, dit madame Banz, il faut savoir quelle bonne œuvre.

La Grabinof n'était pas loin.

--Je ne vous demande rien à vous, chère, dit l'impitoyable Olga; les
bonnes œuvres ne courent pas après vous. Pardon! je voulais dire
qu'étant la perfection même, tout ce que vous faites est une bonne
œuvre. Mais vous, chères dames qui n'êtes point parfaites, vite,
chacune une bagatelle, la plus belle et la plus précieuse possible.

Sans répondre aux questions réitérées de l'obtuse madame Banz, Olga
courut à la cachette de chacune de ses bonnes amies et dévalisa sans
pitié les deux Grâces restantes. Menus bijoux, objets précieux,
tout y passa. Elles voulaient résister. Leur vaillante compagne les
regarda, comme on dit, dans le blanc des yeux, et elles n'osèrent
plus souffler mot.

--Où allez-vous? cria la Grabinof en voyant Olga reprendre son vol
avec son tablier plein.

--Consoler les affligés, cria celle-ci dans le corridor. C'est une
des sept œuvres de charité.

Et elle disparut.

--Voici les adieux de l'institut, dit-elle à Ariadne qui pleurait
silencieusement appuyée sur l'épaule de madame Sékourof, et la
supérieure te fait dire que tu peux ne pas te présenter devant elle.

La vieille dame regarda attentivement Olga et devina le drame intime
qui se passait dans son cœur.

--Adieu! dit Ariadne; tu remercieras bien ces demoiselles de ma part;
et toi, je te remercie, ajouta-t-elle en prenant la main d'Olga. Je
t'accusais d'être fière et méchante; je me trompais, tu t'es montrée
mon amie dans le malheur...

--Adieu! interrompit Olga en l'embrassant. Va-t'en vite, cette maison
n'a pas été bonne pour toi.

Ariadne jeta un coup d'œil sur les murs nus et froids de
l'infirmerie... En vérité, cette maison n'avait pas été bonne pour
elle. Elle descendit l'escalier, appuyée d'un côté sur madame
Sékourof, et de l'autre sur Olga, car ses pas étaient encore bien
incertains.

Les jeunes filles accoururent auprès de l'escalier pour la voir. Un
renvoi officiel était une chose si rare, que la terreur planait sur
l'institut pour plusieurs générations d'élèves. On ne disait rien en
voyant passer la malheureuse enfant; un vague sentiment de répulsion
faisait imperceptiblement reculer le premier rang des curieuses, mais
c'était la seule marque de désapprobation qu'on osât donner.

Parvenue au premier palier, à celui de sa classe, Ariadne sortit
de sa torpeur; ses compagnes étaient toutes là; ces yeux qui
l'avaient tant de fois poursuivie de leurs railleries allaient-ils
encore lui jeter le sarcasme? Elle leva la tête: on la plaignait
visiblement, toutes savaient que ce n'était pas elle qui allait la
nuit au réfectoire, et, sous son regard, les visages se tournèrent
instinctivement vers la Grabinof.

Elle avait osé venir pour assister au départ de l'élève maudite et
détestée; elle n'avait pas reculé devant le spectacle de son œuvre
d'infamie.

--Soyez heureuse, mademoiselle, lui dit Ariadne qui s'arrêta un
instant; puis, se tournant vers ses compagnes: Pardonnez-moi mes
offenses, volontaires ou involontaires, pour que je m'en aille en
paix.

--Que Dieu te pardonne! murmurèrent gravement les jeunes filles,
selon la formule consacrée.

Ariadne descendit les dernières marches, le cœur serré, et toucha le
sol du vestibule. La porte était ouverte devant elle. Olga quitta son
bras, l'embrassa trois fois, et Ariadne n'eut plus à son côté que la
vieille dame.

--Adieu! dit-elle à sa compagne.

Celle-ci prit la main d'Ariadne inerte à son côté, la serra à la
briser, et l'élève chassée sentit sur cette main un baiser furtif qui
semblait demander grâce. C'était la coupable qui s'humiliait devant
l'innocente. Deux pas de plus, et la porte se referma sur Ariadne
Ranine, chassée de l'institut pour infractions graves au règlement.



XIII


C'est une impression bien étrange que celle du pavé sous le pied
des recluses qui abandonnent leur asile. L'air frais, le mouvement
du dehors, le bruit des voitures ne frappent peut-être pas aussi
vivement l'esprit que ce contact brutal des pieds qui n'ont connu que
les dalles unies ou les parquets cirés, avec la pierre anguleuse des
rues.

Ariadne marchait avec peine, et ses pieds délicats souffraient à
chaque pas; c'était l'emblème de son existence: elle devait ainsi se
heurter à toutes les aspérités de la vie.

Ses premiers jours chez madame Sékourof furent cependant pour elle
un bien-être inexprimable. Elle s'y sentait entourée d'une compassion
réelle et efficace; et puis le chant, le chant divin, inépuisable,
lui ouvrait le ciel pendant de longues heures, si bien que sa
protectrice fut obligée de lui défendre de chanter au delà d'un
certain temps prescrit.

Au fond de son âme, Ariadne n'était pas malheureuse; elle était bien
loin de soupçonner la trame abominable qui avait fait d'elle une
victime expiatoire; elle se croyait renvoyée pour avoir manqué la
classe le jour qu'elle avait trop chanté, et se trouvait beaucoup
trop punie relativement à l'importance de sa faute. Elle attribuait
cette sévérité aux machinations de la Grabinof; mais, depuis qu'elle
vivait avec sa vieille amie, de la vie la plus retirée et la mieux
employée, elle était presque tentée de remercier la méchante dame de
classe qui lui avait ainsi épargné huit mois de misères.

Elle avait fait part de ses idées à madame Sékourof, et celle-ci,
tout en sentant qu'il faudrait bien instruire Ariadne du motif
qu'on avait donné à son expulsion, n'avait pas le courage de
souffler sitôt sur la pureté native et l'ignorance de la jeune
fille. Il serait toujours temps de lui apprendre de quoi le monde la
soupçonnait.

Ariadne n'allait pas au Conservatoire; la manière dont elle avait
quitté l'institut lui fermait la porte de tous les établissements
publics. Il fallait donc trouver un professeur de chant qui voulût se
charger de cette éducation musicale.

Il ne manque pas, dans le monde, de professeurs prêts à entreprendre
une semblable tâche; mais on ne peut pas confier une jeune fille à un
maître sans discernement, et la situation exceptionnelle d'Ariadne
rendait le choix de ce maître encore plus difficile.

Madame Sékourof trouva cependant un artiste de premier ordre, d'une
moralité irréprochable, assez honnête homme pour qu'aucune mère ne
craignît de lui confier son enfant. Ce phénix s'était plusieurs
fois embarqué dans l'entreprise ingrate de préparer pour la scène
de superbes voix, sans rétribution aucune pendant la durée des
études, mais en stipulant une récompense lorsque les études terminées
auraient donné des résultats pécuniaires.

Ce mode de règlement,--très-généreux en réalité, puisque, sur
tant de beaux talents qu'on présente au public chaque année dans
les conservatoires, il en reste si peu dont le nom se fasse
connaître,--avait eu, à ce qu'il paraît, des résultats peu avantageux
pour le professeur, car il avait juré de ne plus s'y laisser prendre.

Aux premières paroles de madame Sékourof, il éclata.

--Une belle voix! Eh, parbleu! il y en a douze douzaines de douzaines
de belles voix! Vous êtes-vous figuré que c'était rare? Et quelles
péronnelles que ces demoiselles à belles voix! J'en ai assez! C'est
tant le cachet, et n'en parlons plus.

--Mais, cher maître, écoutez-la seulement! insista madame Sékourof;
quand vous l'aurez entendue, vous serez convaincu.

--C'est pardieu bien possible! Je suis si bête! Voilà précisément
pourquoi je ne veux pas l'entendre. Est-elle jolie?

--Ravissante, plutôt belle que jolie, et faite à point pour la scène.

--Encore mieux! Vos jolies belles voix sont insupportables; il n'y a
que les femmes laides à qui l'on puisse faire entendre raison! Je
n'en veux pas, vous dis-je. Comment s'appelle-t-elle?

--Ariadne, un joli nom, n'est-ce pas? et qui ferait bien sur une
affiche.

--Une affiche! Déjà! Comme vous y allez! Est-elle grande?

--Très-grande et élégante.

--Quelle calamité que ces belles femmes! grommela le vieux
professeur; elles sont vaniteuses comme des paons. Quel âge a-t-elle?

--Dix-sept ans.

--Dix-sept ans! S'il y a du bon sens à commencer le chant à dix-sept
ans!

--Trop tôt?

--Trop tard! Que voulez-vous que je fasse avec une voix qui, sans
doute, a pris de mauvaises habitudes?...

--Cher maître, mais elle n'a jamais chanté que la liturgie!

--Une bégueule, alors, et vous me parlez de la faire entrer au
théâtre?

Madame Sékourof se mit à rire.

--Allons, dit-elle, décidément vous n'en voulez pas; au moins,
n'en dites pas tant de mal sans la connaître; il est convenu que
lorsqu'on veut tuer son chien...

--Alors, grommela le professeur, un mezzo-soprano, avez-vous dit?

--Un contralto.

--Tout en est plein, de contraltos, en Russie! Il n'y a que cela! Je
n'en veux pas.

--Quel jour faut-il que je vous l'amène? demanda la bonne dame qui
voyait combien le maître grillait d'entendre Ariadne.

--Eh bien, demain, à onze heures. Et surtout, tâchez de ne pas être
en retard; ces jolies filles n'en finissent pas avec leur toilette.

Radieuse, madame Sékourof apporta la bonne nouvelle à sa protégée.

--Vous allez être admise à chanter devant Morini, dit-elle. C'est le
premier professeur de chant du monde entier. Si vous lui plaisez, je
ne doute pas qu'il ne se charge de vous; mais il est quinteux. Soyez
aussi simple que possible, il aime la simplicité, et n'ayez pas peur,
car cela vous ferait chanter moins bien.

Ariadne se soumit à tous les conseils, et, à l'heure dite, elle se
présenta chez le maître.

C'était la première fois qu'elle se trouvait en présence d'un
étranger, car depuis sa sortie de l'institut elle n'avait vu les
hommes que dans les rues. Le premier professeur de l'Europe devait
être quelque chose de fulgurant et d'idéal. Grande fut sa surprise
en trouvant un vieux petit homme qui ressemblait assez à un singe,
mais un singe qui aurait eu des yeux noirs énormes, vivants, limpides
et pleins d'expressions changeantes. Cet illustre professeur portait
dans l'appartement un paletot d'été en drap noisette, éraillé sur les
bords, auquel il manquait plusieurs boutons, et des pantoufles en
tapisserie, avec des têtes de nègre au petit point,--présent, sans
doute, d'une élève bien intentionnée, mais peu experte en esthétique.

--Chantez! dit péremptoirement le maître, qui s'accota dans son
fauteuil, croisa les jambes et prit son maigre genou gauche dans sa
main droite.

Aux premiers sons il se redressa, lâcha son genou, saisit les bras
de son fauteuil et fixa ses yeux sur Ariadne. Mais elle ne le voyait
déjà plus. «Elle était partie», comme disait en souriant madame
Sékourof. Son esprit était bien loin, bien haut au-dessus du petit
salon de musique, si loin et si haut, qu'elle n'avait plus peur.

--Chantez autre chose! dit le maître lorsqu'elle eut terminé sa
vocalise.

Ariadne chanta l'hymne de l'offertoire; les sons emplissaient la
petite pièce, le piano vibrait en écho. Madame Sékourof écoutait, les
mains jointes, sous l'empire irrésistible de cette voix merveilleuse;
soudain le vieux professeur bondit de son fauteuil qui s'en alla
frapper la muraille, prit la tête d'Ariadne dans ses mains et
l'embrassa au front avec une sorte de rage.

--Quelle artiste, mon Dieu! quelle artiste! Mais elle ne sait pas
chanter du tout! Tout est à faire. Et tant mieux! Au moins elle
n'aura rien à oublier. Tu auras ta leçon trois fois par semaine,
ma fille, dit-il à Ariadne stupéfaite, et tu seras une grande
cantatrice. Tiens, écoute-moi ça!

Il bouscula Ariadne qui ne lui faisait pas place assez vite; et, avec
un art consommé, avec un goût irréprochable, il chanta de sa belle
voix de baryton, trop affaiblie pour la scène, mais puissante et
riche dans l'appartement, un air tiré d'un oratorio de Hændel, _la
Fête d'Alexandre_.

--Hein! qu'en dis-tu? fit le maître en quittant le piano.

Ariadne écoutait encore et sembla revenir avec peine à la réalité.

--Je chanterai cela? dit-elle enfin.

Le maître se mit à rire.

--Non pas cela, c'est un air pour les messieurs, mais tu en verras
bien d'autres! Seulement, pas à présent. Tu en as pour deux ans à
chanter oh! ah! ah! sur tous les tons.

--Vous voulez donc bien de moi? murmura la jeune fille qui ne
comprenait pas encore.

--Parbleu! Est-elle sotte! Si je ne voulais pas de toi, est-ce que
je me serais donné la peine de t'ébahir! Et puis, je ne tutoie que
mes élèves,--mais je les tutoie toutes! C'est plus commode. Petit
serpent, va! En a-t-elle, du talent! Quelle ingrate cela me fera!
Enfin, le monde est fait comme ça!

Madame Sékourof ramena Ariadne encore éblouie et comme stupéfiée. Les
leçons commencèrent le lendemain.

La jeune fille travailla avec une ardeur concentrée qui ne se
traduisait point en ces excès de travail toujours suivis de
découragements qui sont en réalité un véritable gaspillage de
temps et de forces. Elle progressait d'une manière lente et sûre;
l'exaltation de ses premiers essais avait fait place à une résolution
sérieuse. Elle comprenait parfaitement que ses études lui faisaient
contracter une dette qu'elle seule pouvait payer, et c'est avec
l'effort sérieux d'une conscience honnête qu'elle suivait les leçons
et se les appropriait. D'ailleurs, les gammes et les exercices de
technique pure que lui faisait chanter son maître ne favorisaient
point le développement de ses rêveries enthousiastes.



XIV


Six mois s'écoulèrent ainsi. Le carnaval était venu; c'est en Russie
plus que partout ailleurs une époque de distractions et de plaisirs
mondains. On s'amuse partout, quitte à s'ennuyer pendant les sept
semaines qui suivent. Madame Sékourof ne pouvait pas procurer de
grands plaisirs à Ariadne; son peu de fortune s'y opposait, aussi
bien que ses goûts presque monastiques. Cependant, elle aurait voulu
la conduire à l'Opéra, mais le maître de chant s'y était opposé.

--Pas encore, avait-il dit. Quelle mouche vous pique! quel diable
vous presse! Elle aura le temps de se gâter le goût! Vous avez la
chance d'avoir une pupille qui n'a rien vu de mauvais ou même
de médiocre, et il faut que vous alliez lui pervertir le sens!
Voulez-vous qu'elle se mette à roucouler comme les sopranos italiens?

Madame Sékourof prit la bourrade du maître pour ce qu'elle valait,
c'est-à-dire pour un excellent conseil, et Ariadne n'alla point à
l'Opéra.

En échange, l'excellente femme voulut lui procurer un divertissement
moins périlleux et plus populaire. Le dernier samedi du carnaval,
elle emmena la jeune fille voir les «Balaganes». On appelle Balaganes
des théâtres et des jeux forains établis pour cette époque sur la
longue place de l'Amirauté, qui s'étendait entre le Palais d'hiver
et le Sénat lorsqu'un square récemment planté ne la diminuait pas
de moitié. Depuis les nouveaux embellissements, les Balaganes ont
été transportés au Champ de Mars, et le coup d'œil pittoresque que
présentait la longue suite de bâtisses en bois ornées de découpures
et de peintures a beaucoup perdu de son piquant.

Dans le bon vieux temps, qui est celui dont nous parlons, les
théâtres-pantomimes, cirques, ménageries, balançoires, chevaux
de bois, montagnes russes, formaient un chapelet non interrompu
de plaisirs populaires; les «phénomènes» et les somnambules n'y
faisaient pas défaut. L'originalité de ces spectacles n'était donc
point dans leur essence même, mais dans le goût qui portait les gens
du meilleur monde à en partager les plaisirs grossiers. Il était de
bon ton pour la jeunesse élégante d'avoir été dans un ou plusieurs
de ces édifices éphémères. Les dames n'y pénétraient guère, à moins
que ce ne fût pour satisfaire un caprice de leurs maris ou de leurs
enfants; mais les équipages de l'aristocratie pétersbourgeoise
défilaient pendant toute l'après-midi, suivant deux courbes
concentriques parallèles et très-rapprochées, autour de cette rangée
de constructions qui mesurait plus d'un demi-kilomètre de long.

Les rangs étaient contrariés, c'est-à-dire que les deux files
d'équipages allaient en sens inverse l'une de l'autre. De là une
grande multiplicité de rencontres, pour peu qu'on restât une heure ou
deux dans cette procession.

Cette disposition permettait à bien des amoureux d'échanger des
signes, à bien des coquettes d'ébaucher des passions; aucune mère
prudente, aucune directrice intelligente n'eût dû y conduire
ses filles. Cependant, un usage aussi ancien que la fondation
des instituts y envoyait les demoiselles les plus méritantes, en
plusieurs voitures de gala pompeusement traînées par quatre chevaux
et ornées chacune de deux grands laquais vêtus de rouge, sans compter
un cocher tout pareil.

Ces équipages magnifiques, tirés, pour la circonstance, des remises
de la Cour, allaient prendre les demoiselles à l'institut. On en
entassait sept ou huit dans chacune de ces immenses berlines, avec
une dame de classe, et le convoi se dirigeait au grand trot vers la
place de l'Amirauté. Là, les voitures prenaient leurs rangs dans la
file, et pendant une heure ou deux les jeunes recluses jouissaient
du spectacle le plus mondain et le moins délicat qu'il fût possible
d'imaginer.

Ce n'est pas que le pittoresque y fît défaut. Le plus bizarre
véhicule avait le droit de prendre son rang, et nul ne se fût avisé
de contester sa place au traîneau bas, traîné par un petit cheval
trapu et têtu que remplissait une famille esthonienne non moins
trapue et tout aussi têtue.

Puis venaient des officiers de la garde galopant et caracolant de
leur mieux sur leurs magnifiques chevaux, des calèches de famille
contenant des nichées de bébés blonds et bruns, sérieux comme il
convient quand on est dehors; des jeunes filles rieuses, des mamans
maussades et enrhumées par ce temps humide de dégel, et cependant
accomplissant héroïquement le devoir de montrer leur progéniture aux
allants et venants; de riches marchandes vêtues de lourdes étoffes
de soie aux couleurs vives, coiffées d'un fichu de soie en pointe
attaché d'une épingle sous le menton, qui dessinait strictement
l'ovale arrondi de leur visage: celles-ci étaient assises droites
comme des cierges dans de superbes voitures à la dernière mode,
attelées des plus beaux chevaux qu'on pût rêver, et certes rien
n'était plus étrange que le contraste de ces costumes antiques et
démodés avec les magnificences du luxe le plus récent.

C'est tout cela et mille détails encore qu'Ariadne contemplait avec
curiosité; cette foire aux vanités lui paraissait aussi amusante et
aussi peu réelle que ce qu'on voit dans un kaléidoscope. Tout à coup,
une apparition vint protester de la réalité du spectacle offert à ses
yeux.

Le défilé des voitures de l'institut, débouchant au grand trot sur
la place, se joignit au cercle mouvant, qui fut forcé d'interrompre
un instant sa marche pour laisser s'introduire ce nouvel élément;
après un court arrêt, les voitures se remirent au pas, et les jeunes
«institutes» se penchèrent aux portières ouvertes pour mieux savourer
le plaisir qui leur était si parcimonieusement refusé.

Malgré les efforts des dames de classe, les jolies têtes curieuses
s'avançaient à tout moment, cherchant dans la foule quelque visage de
connaissance. Les trois premières voitures contenaient des fillettes,
véritables enfants, qui battaient des mains à la vue des grandes
affiches collées aux murs des théâtres forains; mais la quatrième
voiturait les demoiselles de la classe sortante,--et parmi elles la
jolie Olga.

Celle-ci, assise à la portière de gauche, regardait curieusement,
mais avec un certain dédain, les plaisirs de la populace; son regard
hautain parcourait les équipages qui venaient en sens inverse, et
parfois répondait au salut de quelque dame, amie de sa mère, qu'elle
avait vue au parloir. Tout à coup elle aperçut Ariadne, modestement
assise auprès de sa bienfaitrice dans une petite voiture de louage;
elle rougit de honte, et aussi de joie, se pencha vivement à la
portière et cria:

--Ranine!

Étonnée d'entendre son nom en public, Ariadne se dressa et aperçut
son ancienne compagne. Olga, se voyant reconnue, lui jeta une
poignée de baisers, malgré les mouvements désespérés de la Grabinof,
qui la tirait par ses jupes avec l'acharnement du désespoir. Pour
se débarrasser d'elle, Olga rentra sa tête et lui jeta quelque
apostrophe fort dure probablement, car son beau visage n'exprimait
rien de respectueux; puis elle se remit à la portière et ne cessa
de faire des signes affectueux à Ariadne que lorsqu'il lui fut
impossible de l'apercevoir.

Au moment où elle allait reprendre sa place, son regard rencontra
celui du jeune Batourof, le neveu de la supérieure, qui montait
un cheval anglais de toute beauté et se donnait le plaisir de
le taquiner un peu. Le jeune homme cherchait depuis un instant
à rencontrer le regard d'Olga, car il lui en coûtait de laisser
inachevé le joli roman qu'il avait espéré clore par un mariage. Il
guettait donc la jeune fille, et lui décocha le plus tendre regard
que jamais un officier de cavalerie eût trouvé dans son arsenal.
Mais, ô surprise! les yeux d'Olga, si doux tout à l'heure quand elle
saluait Ariadne, prirent une expression de mépris indicible. Elle
regarda Batourof en clignant un peu comme une personne myope qui
cherche à reconnaître un visage peu connu, et elle détourna la tête
avec l'indifférence d'une demoiselle bien élevée qui ne veut pas
s'apercevoir qu'on la trouve jolie.

Le jeune homme fut si stupéfait de cet accueil, qu'il faillit se
laisser désarçonner par un écart; s'étant un peu remis, il alla chez
lui méditer sur sa mésaventure, pendant qu'Olga et ses compagnes
poursuivaient leur promenade. La jeune patricienne venait de
comprendre alors seulement l'étendue de son imprudence. Jusqu'alors
elle n'avait vu dans ces rendez-vous nocturnes qu'une espièglerie
répréhensible: en recevant le regard de cet homme auquel elle avait
donné le droit de lui parler ce langage muet, elle comprit qu'elle
avait joué son honneur, et sa pitié pour Ariadne, chargée de sa
faute, en devint plus douce et plus tendre.

Trois mois plus tard, par une belle matinée de juin, Ariadne,
toujours accompagnée de madame Sékourof, qui avait véritablement
entrepris la tâche d'une mère, passait devant la porte de l'institut
en se rendant à sa leçon de chant. Elle vit nombre de voitures de
maître qui attendaient le long du trottoir.

--Que se passe-t-il donc à l'institut? demanda-t-elle à sa mère
adoptive.

--C'est la sortie, répondit celle-ci, tout en regrettant de n'avoir
pas été informée à temps pour épargner à Ariadne une émotion
peut-être pénible. Depuis l'événement qui avait jeté l'orpheline à
son foyer, elle n'avait plus eu avec la supérieure que des rapports
distants et superficiels. Toute sympathie avait disparu entre les
deux femmes à partir du jour où l'innocente avait payé pour les
coupables. Madame Sékourof jugeait sévèrement la supérieure, et
celle-ci, se sentant blâmée, n'aimait pas la présence ni même le
souvenir de son ancienne amie.

Une voiture, qui attendait devant la porte qu'on eût fini de monter,
partit au grand trot de deux chevaux de race, et, assise auprès d'une
belle personne d'environ trente-six ans, sa mère, Ariadne aperçut
Olga.

C'était elle, méconnaissable pourtant, car le costume élégant d'une
jeune fille du grand monde avait remplacé l'uniforme de l'institut;
vêtue d'une robe de soie rose pâle, coiffée d'un chapeau de paille
orné de roses, drapée dans des flots de mousseline brodée, Olga
n'était plus que bien peu semblable à elle-même, mais elle était plus
belle que jamais.

--Mon Dieu! qu'elle est jolie! s'écria Ariadne.

Madame Sékourof reporta ses regards de l'une à l'autre des jeunes
filles. Dans sa robe de laine grise, avec son petit chapeau de paille
noire, Ariadne était encore plus jolie que la princesse Olga,--car
désormais c'est ainsi qu'on devait la désigner.

Tout cela s'était passé bien vite, car, avant que la voiture eût
dépassé les promeneuses, Olga avait aperçu Ariadne. Sa main fine,
gantée de gris perle, se posa sur le bord de la portière, et elle
salua en souriant sa compagne déshéritée.

--Elle a bon cœur! soupira Ariadne; c'est bien à elle de se souvenir
de moi après ce qui s'est passé!

Madame Sékourof étouffa encore le désir d'éclairer la jeune fille sur
sa véritable situation. A quoi bon mettre dans cette jeune âme une
semence de rancune et de haine?

La voiture s'éloigna rapidement; plusieurs autres la suivirent,
dépassant les deux modestes piétonnes; mais personne ne songea plus à
saluer Ariadne.

--Je serais sortie aussi aujourd'hui, dit celle-ci en montant
l'escalier de son maître.

C'était sa première parole depuis l'apparition d'Olga.

--Le regrettez-vous? demanda madame Sékourof, au moment où sa
protégée tirait le bouton de la sonnette.

--Non, certes! Ce que j'ai vaut mieux que tout ce que j'aurais
pu avoir, répondit la jeune fille, et j'ai gagné huit mois
d'études...--et de tendresse, ajouta-t-elle en regardant sa seconde
mère avant de passer sous la porte qui venait de s'ouvrir.



XV


Dix-huit mois s'écoulèrent encore, pendant lesquels mademoiselle
Ranine passa par tous les degrés difficiles de l'art du chant. Son
vieux maître, qui avait fini par se passionner pour cette belle voix,
n'épargnait ni son temps ni sa peine pour l'amener à la perfection,
et ses conseils, rudes parfois, préservèrent Ariadne de l'orgueil,
écueil naturel des talents en germe.

Il ne lui avait fait chanter encore que des exercices, et la jeune
fille n'avait jamais demandé autre chose. Un beau matin,--elle
était venue seule, car la santé de madame Sékourof, toujours
délicate, demandait des soins de plus en plus minutieux,--il lui dit
brusquement:

--Pourrais-tu chanter ça?

Il lui présentait l'air d'Alice au premier acte de _Robert le Diable_.

Ariadne prit le morceau, déchiffra le chant d'un coup d'œil, lut
les paroles à voix basse et commença en hésitant; puis sa voix se
raffermit, elle oublia le reste du monde, et avec un sentiment
profond, une expression extraordinaire, elle acheva:

    Fuis les conseils audacieux
    Du séducteur qui m'a perdue.

--Où diable as-tu appris à chanter comme ça? s'écria le vieil Italien
en se plantant devant elle.

--Où? ici, avec vous? répondit Ariadne abasourdie.

--Ce n'est pas vrai! Je ne t'ai pas appris à chanter l'opéra! C'est
toi qui trouves ça toute seule? Mais tu l'avais appris d'avance!

--Je vous jure que non, répliqua vivement la jeune fille un peu
blessée de ce soupçon.

Sans répondre, Morini tira d'un cahier un autre morceau, le présenta
à son élève, et, se remettant au piano, entama soudainement
l'_arioso_ du _Prophète_, qui a fait verser tant de larmes. Il
espérait surprendre sur le visage de son élève quelque mouvement qui
indiquât l'habitude de le chanter, car il n'est pas de contralto qui
ne se soit essayé dans cet air si simple et si périlleux. Le visage
d'Ariadne garda son expression étonnée, et elle manqua son attaque.

--Mais va donc! cria le maître: c'est à toi!

--Il faut que je chante? demanda innocemment Ariadne.

Le maître haussa les épaules.

--Tâche de compter les mesures, cette fois-ci. Vocalise!

Elle obéit, et, à mesure que le sentiment de cette invocation suprême
entrait en elle, son beau visage se transfigurait, ses yeux lançaient
des flammes, et ses mains qui tenaient le papier tombaient malgré
elle, avec les lambeaux de phrases passionnées; puis elle s'anima,
son corps aux lignes nobles et pures sembla grandir, et elle acheva
tout émue, toute vibrante.

--Recommence! Les paroles! dit le vieux maître presque aussi ému
qu'elle. Joue-le!

Elle recommença. Le premier mot: O mon fils! sembla sortir d'une
âme désespérée; le second cri, plein d'espoir et de tendresse,
jaillit de ses lèvres comme une prière; elle se laissa enlever par
le rôle; ses yeux se dilatèrent, elle posa sur le piano le papier
pour en suivre des yeux les paroles, et tendit vers le ciel ses bras
magnifiques:

«Sois béni!» chanta-t-elle, et des larmes, de vraies larmes
inondèrent son visage.

Morini quitta le piano, courut à elle comme pour l'embrasser; mais,
saisi de respect, il s'arrêta, prit la main glacée par l'émotion de
la jeune cantatrice restée pâle et tremblante, et la baisa comme
celle d'une reine.

--Tu es une grande artiste, dit-il; le monde est à toi maintenant.
Tu donneras un concert le mois prochain, car je n'ai plus rien à
t'apprendre que ce que tu trouverais seule. Tu joues de nature, cela
vaut mieux que toutes les leçons.

--C'est arrivé, n'est-ce pas? lui répondit Ariadne.

--Qu'est-ce qui est arrivé?

--Cette mère qui bénit son fils, ce fils qui a aimé sa mère, mieux
que son amour? C'est arrivé? C'est si beau!

--Parbleu, si c'est arrivé! répondit Morini transporté, tout est
arrivé! Tiens, voilà la partition; lis, travaille, trouve des rôles,
lis les pièces, crois que tout est arrivé, sublime naïve! Et tu feras
pleurer l'univers, parce que ça sera arrivé!

Revenant à sa prudence, don de l'étude et des années, le professeur
se reprit:

--Lis tout, mais pas à la fois; cherche un rôle et travaille-le. Il
ne faut pas gâcher son bien, et la vie est longue.

Six semaines après, les affiches annonçaient le premier concert
d'Ariadne; mais elle avait pris pour affronter le public un nom de
guerre: Ariadne Mellini. Le maître l'avait conseillé, et madame
Sékourof l'avait exigé.



XVI


Le concert eut lieu dans la salle des Chantres de la Cour, petite
salle qui a la primeur de tout ce qui se fait de bonne musique à
Pétersbourg. Dès les premières notes, le public comprit que ce
n'était pas une femme ordinaire qui se présentait devant lui; il y
avait là une dignité qui ne s'apprend pas. Ariadne était une artiste
de race et ne pouvait rien faire de vulgaire ou de médiocre.

Le maître avait choisi le public; les billets, tous placés par
lui,--car Ariadne ne connaissait personne,--avaient été répandus dans
cette société presque exclusivement mélomane qui ne manque ni un
début d'artiste, ni une séance de musique de chambre. Il y a ainsi,
à Pétersbourg, un noyau de trois à quatre cents personnes qui ne
craignent pas de dépenser une part appréciable de leur revenu pour
l'encouragement des jeunes talents et pour la jouissance des plaisirs
fins et délicats que donne la bonne musique irréprochablement
exécutée. C'est ce noyau de gens sensés qui fait de Pétersbourg une
des capitales du monde musical.

Ariadne eut un grand succès et fut rappelée plusieurs fois par les
dilettanti idolâtres. Sa beauté sculpturale ne nuisait certes pas à
l'ovation qui lui était faite, mais il serait injuste de prétendre
qu'elle y entrât pour la plus grande part.

Où cette jeune fille timide, élevée loin de la foule, trouva-t-elle
le talent de marcher avec grâce, de saluer sans embarras, de chanter
sans gêne? Elle était née cantatrice; du moins, c'est ce que répondit
son maître quand il fut interrogé là-dessus.

Pendant que, après le concert, Ariadne recevait les compliments de
quelques amateurs, amis ou élèves de son maître, elle sentit une
petite main gantée frapper familièrement sur son épaule nue. Elle se
retourna et vit Olga devant elle.

--J'ai dit à maman que tu étais une ancienne compagne; elle est
enchantée de toi; tiens, voilà notre adresse, viens nous voir demain.

Tout en débitant ce petit discours, Olga fourrait dans la main
d'Ariadne un morceau de papier arraché à un programme où elle
venait de griffonner quelques mots. La princesse Orline, la «maman»
d'Olga, ajouta quelques paroles bienveillantes avec ce beau sourire
tranquille d'une femme du monde qui veut être aimable et bonne; puis
la mère et la fille, presque aussi jolies et aussi jeunes l'une que
l'autre, s'en allèrent avec un froufrou et un ondoiement moelleux de
leurs jupes de soie blanche sur le parquet.

Ariadne rentra chez sa bienfaitrice, le cœur débordant d'émotion, et
madame Sékourof, qui se sentait mourir lentement, éprouva peut-être
plus de joie que la jeune artiste elle-même en lui entendant raconter
son succès dans les moindres détails.

--Quand je n'y serai plus, pensa-t-elle, Ariadne aura, pour se
consoler de son abandon, la vie de l'art, si exigeante, si
absorbante, qu'elle lui fera oublier le chagrin de ma perte.

Ce fut elle aussi qui conseilla à l'orpheline d'aller voir la
princesse Orline dès le lendemain.

--Cela peut être utile, disait-elle, et le talent est souvent mieux
servi par les relations que par son propre mérite.

Ainsi conseillée, Ariadne se rendit chez son ancienne compagne. Un
luxe dont l'institut n'avait pu lui donner l'idée régnait dès la
première marche de l'escalier, orné de fleurs rares dans des vases
plus rares encore. Deux dragons japonais en bronze gardaient le
vestibule, et deux laquais anglais, aussi immobiles et beaucoup plus
roides que les dragons, leur faisaient pendant sur les banquettes.

La petite robe de soie noire que portait Ariadne n'était guère
d'accord avec ces splendeurs; aussi la jeune fille attendit-elle
assez longtemps avant que la noble valetaille daignât se déranger
pour transmettre son nom. Mais à peine une sonnerie de timbre
mystérieuse avait-elle retenti au premier étage, qu'Ariadne vit
accourir par l'escalier somptueux son ancienne compagne, aussi
belle, aussi fantasque, mais plus gracieuse encore qu'autrefois.
Elle sauta au cou d'Ariadne, la prit par la taille et la fit monter
en courant jusqu'au premier. Une vaste salle tapissée de damas jaune
s'ouvrait devant elle; là, debout, leur tournant le dos, la princesse
Orline arrangeait des fleurs dans une jardinière.

--Maman! s'écria Olga, la voilà!

La princesse tendit la main à Ariadne avec quelques mots de
bienvenue, adressa à sa fille un coup d'œil plein d'avertissements
muets et passa dans une autre pièce. Olga se hâta d'emmener Ariadne
dans sa chambre.

--Voyons! dit-elle lorsqu'elles se furent assises sur une mignonne
causeuse à deux places en lampas blanc et rose, vis-à-vis d'une glace
immense qui les reflétait toutes deux en pied; voyons, raconte-moi
tes affaires. Qu'as-tu fait, que fais-tu, que feras-tu?

--J'ai travaillé, répondit Ariadne, je travaille et je travaillerai.

--Tout le contraire de moi! s'écria joyeusement Olga. Je n'ai jamais
rien fait qui vaille, et j'ai l'intention de continuer ainsi toute
ma vie!

Ariadne sourit; un tel programme était bon pour l'héritière d'un
demi-million de revenu, mais il ne convenait guère à la chanteuse
pauvre.

--Quel succès tu as eu hier, hein! C'est ça qui est beau! J'aurais
bien voulu être à ta place. Comme on t'a applaudie!... Ça te fait
plaisir quand on t'applaudit?

--Cela m'a fait grand plaisir hier, mais je ne sais pas si cela me
ferait plaisir tous les jours; je suppose que oui, cependant.

--Personne ne m'applaudira jamais! soupira mélancoliquement Olga.
Pourtant, j'aurais bien aimé en essayer! Il faudra que je joue la
comédie de société, pour voir; mais ce sont des amis qui écoutent,
et l'on vous applaudit par politesse, tandis que toi... Donneras-tu
bientôt un second concert?

--Le mois prochain, répondit Ariadne. Je vais être deux ans sans me
faire entendre. Mon maître veut que je travaille cinq rôles avant
de débuter au théâtre. Il y a un mois, je n'avais pas ouvert une
partition!

--Tu débuteras au théâtre! Que ce sera beau! Tu as une voix unique,
inouïe!

Ariadne sourit. Oui, elle savait que sa voix était inouïe.

--Et d'ici là, que vas-tu faire?

--Travailler! Quatre heures de chant par jour, deux heures de piano,
et le reste du temps se trouve vite passé en travaux de ménage et en
lectures avec madame Sékourof.

--Tu travailles au ménage! Mais une créature comme toi devrait planer
au-dessus de ce monde et n'y descendre que pour charmer nos oreilles,
à nous autres mortels! Tu n'es pas une mortelle, toi, tu es une
déesse!

--Il faut travailler cependant, reprit doucement Ariadne.

Olga réfléchissait; son beau visage avait pris une expression de
douceur et de regret qui l'embellissait encore.

--Dis-moi, fit-elle, non sans hésitation, n'as-tu jamais eu de
désagréments pour cette sotte histoire,--ta sortie de l'institut?

--Des désagréments? Pourquoi? Personne ne m'aimait assez pour me
gronder de m'être fait renvoyer avant la fin de mes études... qui
donc eût pu me faire des désagréments?

Olga regarda sa compagne; elle parlait de l'air le plus innocent.

--Alors, continua-t-elle, personne ne t'en a jamais parlé?

--Je ne vois personne que mon maître et madame Sékourof, et puis
une élève renvoyée pour cause d'insubordination; ce n'est pas si
intéressant pour qu'on s'en souvienne.

Olga garda le silence.

--Tu peux compter sur moi, dit-elle au bout d'un moment, je te suis
plus attachée que tu ne crois: si jamais tu es dans la peine, viens
me trouver ou écris-moi. Tu ne m'appelleras pas en vain.

Ariadne voulait se retirer. Son amie la garda pour lui faire voir les
mille bagatelles coûteuses et charmantes de son appartement, et ne la
laissa enfin partir que comblée de présents et d'amitiés.

En revenant chez sa protectrice, Ariadne ne put s'empêcher de lui
faire part de l'étonnement croissant que lui causait l'affection
d'Olga.

--Qui eût cru, disait-elle, que cette riche princesse, si dure
parfois avec moi à l'institut, deviendrait mon amie dans l'infortune?

--Conservez son amitié, lui dit madame Sékourof. Après moi, ce sera
la seule qui vous reste, et je sens que je ne durerai pas longtemps.

En effet, la bonne dame s'affaiblissait de jour en jour. Elle n'avait
pas pu chaperonner Ariadne lors de son premier concert. Le second fut
annoncé, et elle sentit d'avance qu'elle n'irait pas non plus.

Après avoir surveillé la toilette d'Ariadne, après avoir posé
elle-même sur son front la couronne de jasmin blanc qu'elle avait
choisie, elle l'embrassa tendrement et s'étendit sur son lit, pendant
que sa fille d'adoption partait avec Morini. L'oppression dont elle
souffrait toujours disparaissait peu à peu; elle se sentait devenir
de plus en plus légère, mais sa tête devenait aussi plus vide et plus
faible. Une autre eût cru à un changement en mieux, mais elle avait
vu mourir trop de fois pour se méprendre sur son état.

--Pourvu, se dit-elle, que je vive assez pour donner encore quelques
conseils à cette pauvre enfant!

Une langueur la saisit; elle voulait lutter contre le sommeil,
mais elle n'eut pas la force de résister longtemps, et ses yeux se
fermèrent sous la lumière adoucie de la lampe, voilée par un épais
abat-jour.



XVII


Le concert d'Ariadne battait son plein; un jeune violoniste, d'un
talent inégal, mais incontestable, venait d'enlever la salle avec une
polonaise nouvelle d'un brio extraordinaire; les applaudissements,
éteints à grand'peine pour lui, venaient de reprendre avec furie pour
l'entrée d'Ariadne, qui devait exécuter un duo avec un ténor alors en
vogue, et qui ne chantait jamais ailleurs qu'à l'Opéra. L'exception
qu'il faisait en faveur de la jeune élève de Morini avait redoublé
l'attention et la curiosité des assistants, et tous les yeux étaient
braqués sur l'estrade.

Ariadne, pâle comme toujours quand elle chantait, attendait le
moment de son entrée, pendant une longue ritournelle au piano; son
partenaire, sûr de lui-même, scrutait paisiblement les rangs du
public et cherchait des visages connus auxquels il répondait par un
petit signe et par un sourire, lorsqu'une voix, tout près d'Ariadne,
au premier rang des fauteuils contre l'estrade, prononça une courte
phrase, qui fit tressaillir la jeune fille:

--Son vrai nom est Ranine; elle a été renvoyée de l'institut pour une
intrigue avec un jeune homme...

--Pas possible!... fit une seconde voix.

--C'est comme je vous le dis. Elle est fort belle, mais cela
n'empêche rien, au contraire.

Un murmure de désappointement parcourut la salle: Ariadne avait
manqué son entrée.

--Eh bien! lui dit le ténor, qu'avez-vous? A quoi songez-vous?

Ariadne se cramponna machinalement à ce qu'elle rencontra, et c'était
la main que le ténor avait étendue en la voyant chanceler.

Un grand brouhaha se produisit: la cantatrice se trouvait mal! Tout
le monde se leva, et quelques-uns montèrent sur leurs chaises.

Mais l'alarme fut de courte durée.

Ariadne, victime d'un moment de vertige, n'avait même pas perdu
connaissance; il lui avait suffi de sentir un appui pour retrouver
son sang-froid.

--Je ne m'appartiens pas, se dit-elle, j'appartiens au public, qui a
payé pour m'entendre. Je penserai après.

Elle fit un signe à l'accompagnateur, qui reprit les huit dernières
mesures, et chanta avec une voix, une âme, un désespoir que personne
n'avait encore soupçonnés. La dernière vibration du duo courait
encore dans l'air, que toute la salle s'était levée et trépignait en
criant: Bravo!

--Ah! mademoiselle, dit le ténor en la ramenant pour la cinquième
fois au public enthousiaste, si j'étais femme, je serais jalouse de
votre succès!

Elle devait chanter encore deux morceaux; on voulut lui faire bisser
le premier; mais, au lieu d'obéir aux _bis_ réitérés qui partaient de
tous les coins de la salle, elle chanta une chanson petite-russienne
d'une gaieté exquise, et son triomphe en fut doublé.

La ritournelle du second morceau était assez longue; elle en profita
pour chercher des yeux et trouver sans peine celui qui avait proféré
sa condamnation en si peu de mots.

C'était un de ces hommes qu'on appelle de bons vivants, probablement
parce qu'ils mènent la plus mauvaise vie qui se puisse imaginer.
L'œil était insolent, le cou gras; les cheveux, rares, étaient
coupés courts, sans doute pour faire illusion sur leur nombre; un
visage plein, orné de petites moustaches, contribuait à l'air bon
enfant de ce personnage; mais ceux qui le connaissaient l'appelaient
mauvais sujet en riant, et parfois sans rire. Une brochette de
décorations certifiait de sa noblesse et de ses services: c'était le
général Frémof.

Celui-ci examinait la jeune fille comme il eût examiné un beau
cheval; aussi fut-il tant soit peu surpris de recevoir le regard
plein de mépris et d'indignation que celle-ci lui accorda en échange
du sien; il essaya de riposter par un air malin, mais sa peine fut
perdue, car Ariadne chantait, et, quand elle chantait, le monde
n'existait plus pour elle.

Prétextant son indisposition, elle se hâta de se dérober aux
compliments de ceux qui l'attendaient au salon des artistes; après
avoir remercié vivement Morini qui l'avait reconduite en voiture, et
qu'elle n'engagea pas à monter, elle entra dans la chambre de madame
Sékourof avec moins de précaution que de coutume.

La vieille dame ouvrit les yeux au bruit de sa robe de soie, et
essaya de faire un mouvement, mais elle ne put.

--Approchez-vous, mon enfant, dit-elle à Ariadne effrayée du rapide
changement de ce visage si placide quelques heures auparavant et
maintenant ravagé par les approches de la mort; approchez-vous. Vous
êtes contente?

--Très-contente! dit Ariadne pensant au concert.

--Je suis fâchée de troubler votre joie, mais mes heures sont
comptées, continua madame Sékourof, d'une voix étrangement voilée.
Vous trouverez mes derniers conseils et le dernier présent que je
puisse vous offrir dans ma cassette sur la table... Soyez une
honnête femme comme vous avez été une honnête fille.....

--Ma seconde mère, s'écria Ariadne au désespoir, ma bienfaitrice, mon
seul secours! Il s'est trouvé un homme pour dire que j'avais eu une
intrigue à l'institut, que j'en avais été chassée pour cela... Il a
menti, vous le savez bien, vous!

Les yeux de madame Sékourof s'assombrirent, et deux larmes coulèrent
lentement sur ses joues blanchies.

--Je sais que ce n'est pas vrai... mais le monde le croit; on vous a
renvoyée de l'institut sous prétexte d'intrigues.

--Ah! s'écria Ariadne, je comprends maintenant pourquoi nous vivons
dans l'obscurité. Je suis déshonorée!

Madame Sékourof agita faiblement sa main déjà glacée.

--Vous n'êtes pas déshonorée puisque vous n'avez rien fait de mal...
Je savais tout, continua-t-elle; c'est pour cela...

--Pour cela que vous m'avez recueillie, interrompit Ariadne en
tombant à genoux près de sa bienfaitrice. Dieu vous doit le paradis,
car vous êtes une sainte.

Elle pleurait amèrement sur elle comme sur celle qu'elle allait
perdre.

--Dieu vous le doit aussi, dit la mourante en posant sa main sur
la tête blonde encore couronnée de fleurs. Vous aussi, vous avez
souffert en ce monde! La vie sera dure pour vous, Ariadne; soyez
patiente, soyez généreuse.

Ariadne appela du secours,--mais que faire contre la mort? Quand vint
l'aube, elle n'avait plus de protectrice. La main qui l'avait ramenée
à ce foyer béni devait lui donner encore quelque chose, car, par son
testament, madame Sékourof, qui vivait d'une pension, avait placé sur
la tête de sa protégée une petite somme bien minime qui lui assurait
annuellement deux cents roubles de revenu.

«C'est bien peu de chose, portait une lettre jointe à l'inscription,
c'est à peine du pain, littéralement; mais c'est tout ce que je
possède, et c'est assez pour vous sauvegarder contre la tentation.
Avec cela et le travail que vous pouvez faire, vous terminerez vos
études et vous entrerez au théâtre. Ma bénédiction reposera sur vous
partout, parce que vous avez une âme honnête qui ne saurait faillir.»

Ariadne se trouva donc, trois jours après la mort de madame Sékourof,
dans un appartement qui n'était plus loué que pour deux semaines,
et dont les meubles étaient réclamés par des héritiers mécontents
qu'on les eût frustrés d'un peu d'argent au profit d'une étrangère.
Heureusement, le concert lui avait rapporté quelque chose: elle s'en
servit pour payer sa toilette blanche et se faire faire un costume
de deuil. Quand tout fut réglé, un matin, en prenant le thé, elle
consulta sa bourse: il lui restait cent trente-deux roubles de
capital, et seize roubles et demi de revenu à dépenser chaque mois.



XVIII


L'examen de ses ressources n'était pas fait pour inspirer à Ariadne
une confiance aveugle dans l'avenir: elle alla trouver son maître
pour le supplier de lui permettre de débuter un peu plus tôt. Morini
fut inflexible.

--Depuis dix ans, dit-il, j'ai eu dix élèves qui toutes avaient du
talent, qui toutes avaient fait de bonnes études, et qui ont voulu
débuter avant d'être suffisamment préparées; où sont-elles à présent?
Qui sait leurs noms? Elles ont pourtant chanté, les unes un hiver,
les autres deux fois, et pour finir leur histoire à toutes en un mot,
_fiasco_ complet. Pourquoi? parce qu'elles n'étaient pas préparées!
Elles croyaient qu'on arrive comme ça devant le public,--le vieux
maître marcha par la chambre les bras ballants et vint se planter
devant Ariadne en ouvrant une bouche énorme,--elles ouvraient la
bouche, et qu'est-ce qui en sortait? un _couac_ abominable, parce
qu'elles avaient peur, ou qu'elles ne savaient pas jouer, ou qu'elles
n'avaient pas appris suffisamment leur rôle... Et tu veux faire comme
elles?

--Mais, cher maître, je travaillerai double! supplia Ariadne les
mains jointes et les yeux pleins de larmes.

--Tu travailleras huit heures par jour pour te casser la voix!
C'est une belle idée que tu as là! Rappelle-toi, ma fille, pour ta
gouverne, que le travail acquis lentement, par un exercice modéré,
est tout; que la précipitation ne fait rien de bon, et pour en finir,
que diable! j'ai bien aussi mon intérêt à ce que tu deviennes une
vraie artiste, une cantatrice sérieuse! tu n'as pas l'air de t'en
souvenir!

Ariadne baissa la tête. Son maître avait raison; elle lui devait de
faire tout ce qui était nécessaire pour arriver à l'apogée de son
talent; c'était une dette sacrée. Elle se soumit et rentra chez elle
en se demandant comment elle s'y prendrait pour vivre avec seize
roubles et demi par mois,--un peu plus de cinquante francs. Et il
lui fallait des chaussures, des chapeaux, des gants; il fallait tout
ce qu'emploie une femme du monde, si modeste et si économe qu'elle
puisse être!

--Et les leçons! s'écria Ariadne tout à coup, les leçons! J'avais
oublié cela! Je donnerai des leçons de piano.

Elle retourna aussitôt chez son maître pour le prier de lui permettre
de donner des leçons. Non-seulement Morini, qui se repentait de sa
réponse cruelle, lui octroya la permission demandée, mais il promit
de lui chercher des élèves.

Il fallait se loger cependant. Ariadne fit insérer dans les journaux
qu'une demoiselle, élève de Morini, cherchait la table et le logement
en échange de quelques leçons:--on vint plusieurs fois; à différentes
reprises tout paraissait arrangé, puis, le lendemain, Ariadne
recevait un petit billet bien sec, dans lequel on avait changé
d'avis...

Elle fut quelque temps avant de comprendre la cause de ces
changements d'avis. A la troisième ou quatrième tentative, elle
devina: on lui demandait toujours où elle avait fait son éducation;
elle indiquait l'institut, naturellement. En sortant de chez elle, on
allait à l'institut, on apprenait comment elle avait été renvoyée,
et, dès lors, on la fuyait comme une pestiférée.

--On a raison, se dit Ariadne, on ne peut pas m'admettre, dans les
familles, auprès de jeunes filles innocentes; on se méfie de moi. Je
ferais de même à leur place; mais quelle injustice du sort!

Elle était si loin de croire au mal que, dans ses accès de colère
intérieure les plus violents, elle n'accusait jamais que la Grabinof.
Elle n'eût pu croire qu'on avait fait d'elle le bouc émissaire d'une
faute constatée, et dont les coupables étaient connues. Il valait
mieux pour elle, d'ailleurs, qu'elle ne le sût pas, car, dans le
découragement où elle était plongée, cette découverte l'eût peut-être
amenée à la dernière limite du désespoir.

Elle était une après-midi à son piano, faisant des vocalises pour
se consoler, lorsqu'elle entendit sonner. La femme de chambre de
madame Sékourof, qu'elle gardait en attendant une solution à ses
incertitudes, alla ouvrir; mais avant qu'elle eût eu le temps
d'annoncer la visiteuse, Olga entra rapidement dans le petit salon.

--Ma pauvre Ariadne! dit la jeune princesse, quel malheur que le
tien! Mais tu n'es pas venue me le dire; je ne le sais que d'hier;
c'est très-mal, très-mal!

--A quoi bon? murmura Ariadne; cela ne pouvait servir à rien. Qui te
l'a dit?

--Je ne sais pas. Quelqu'un l'a répété hier chez nous. Eh bien, que
vas-tu faire? Quand débutes-tu?

--Dans deux ans, dit tristement la jeune artiste.

--Deux ans! Mon Dieu! que c'est long! Et que vas-tu faire d'ici là?

--Travailler, répondit Ariadne avec résignation.

--Travailler! c'est très-bien, mais il faut vivre. As-tu de la
fortune?

Ariadne secoua négativement la tête.

--De quoi vis-tu?

--Des bienfaits d'une protectrice qui m'a accueillie quand tout le
monde me repoussait... Pardon, toi aussi tu as été bonne pour moi au
moment où j'étais un objet de honte, et d'horreur pour les autres.

Olga avait baissé les yeux. Un sentiment de pudeur insurmontable la
prenait toujours au souvenir de ce moment pénible.

--Je vis, continua Ariadne avec une sorte de tendresse contenue
dans la voix, je vis de ce que m'a laissé cette femme de bien, qui
m'a recueillie, nourrie, vêtue, qui m'a donné les moyens de devenir
quelque chose, et dont je n'ai connu la sublime bonté qu'au moment
où il était trop tard et où je ne pouvais plus rien faire pour lui
témoigner ma reconnaissance.

--Comment! trop tard? dit Olga, non sans une certaine inquiétude.

--Oui, j'ai appris quelques heures avant sa mort que j'avais été, non
pas, comme je croyais, renvoyée de l'institut pour insubordination,
mais chassée pour cause de mauvaise conduite; chassée pour avoir reçu
un jeune homme...

--Ah! fit Olga avec un douloureux soupir.

--Ma honte est si bien connue qu'on en parlait l'autre jour au
concert, et pourtant tu sais, toi, si j'ai jamais pensé à autre
chose qu'à Dieu et à la musique!

--Ah! certes! fit involontairement Olga, si quelqu'un a jamais eu une
mauvaise pensée, ce n'est pas à toi qu'il fallait l'imputer!

--N'importe, continua Ariadne qui laissait déborder le trop-plein de
son âme blessée, je suis jugée, condamnée... On me laissera mourir de
faim, car je ne puis trouver d'asile... Heureusement, ma bienfaitrice
ne me croyait pas coupable, elle; elle savait bien que j'étais
innocente de tout; elle m'a laissé ce qu'elle possédait...

--Combien?

--Seize roubles et demi de pension par mois. C'est du pain, comme
elle l'a dit. O ma bienfaitrice vénérée, vous m'avez recommandé de ne
pas faillir... certes, je ne tromperai pas votre attente! Ce serait
une trop noire ingratitude!

Ariadne pleurait amèrement, la tête dans ses mains; elle venait
de révéler le secret de ses méditations depuis la perte de madame
Sékourof. Dans l'angoisse de son abandon, elle s'était juré de rester
honnête fille, quoi qu'elle pût souffrir, afin de faire honneur
à celle qui l'avait couverte de sa protection lorsqu'elle était
calomniée.

Olga laissa pleurer pendant quelque temps l'orpheline désespérée; ses
yeux à elle-même étaient humides, mais un remords cuisant l'empêchait
de mêler ses larmes à celles d'Ariadne. Elle n'osait ni ne pouvait
rien dire à cette innocente qui portait le fardeau de sa faute à elle.

--Ah! si j'avais su! pensa la princesse Olga, si j'avais su le mal
que je faisais à une autre!...

Sa pensée se détourna avec dégoût du souvenir de ces scènes au
réfectoire qui avaient coûté si cher à sa compagne. Elle eût donné
toute sa fortune pour être innocente et pouvoir se rappeler sans
rougir les années écoulées.

--Je n'ai pourtant rien fait de mal! murmurait l'orgueil indompté.

--Et pourtant, vois ce que tu lui as fait souffrir, répondait la
conscience.

--Où logeras-tu? dit doucement Olga, quand elle vit les larmes
d'Ariadne à peu près épuisées.

Depuis un moment la tête de son amie reposait sur son épaule.

--Nulle part! dit l'abandonnée. Personne ne veut de moi. Mes
antécédents m'empêcheront de trouver un asile honorable.

--Tu ne peux pas donner des leçons? suggéra timidement la riche
héritière.

--Personne ne veut de mes leçons! s'écria Ariadne en se levant
brusquement. Mais comprends donc que je suis déshonorée! que pas une
mère ne me laissera parler à sa fille, que je ne puis trouver un
logement que dans une maison où l'on ne se soucie pas de l'honnêteté
des femmes; qu'enfin je suis perdue! Perdue jusqu'au jour où je
monterai sur la scène. Je n'en serai pas moins perdue, mais au moins
j'aurai du pain! On n'est pas difficile sur les mœurs, au théâtre!

Elle se détourna avec amertume.

--Écoute, Olga, dit-elle, ta place n'est pas ici; tu te fais du
tort en venant me voir; on ne vient pas me voir, moi,--je ne suis
pas une personne qu'on puisse fréquenter. Laisse-moi te remercier
pour l'amitié que tu m'as montrée; elle date de mon malheur, et par
conséquent elle n'en est que plus noble et plus généreuse, mais elle
te serait fatale. Adieu, embrasse-moi et ne reviens plus ici.

--Viens me voir! dit humblement Olga qui se sentait bien petite
devant l'infortune de sa compagne.

--Non, je ne dois pas aller te voir; d'ailleurs, ta mère ne le
permettrait pas.

Olga s'était levée; elle restait debout, indécise, et semblait
écouter une voix qui lui parlait intérieurement...

--Au revoir! dit-elle brusquement.

Elle embrassa son amie et disparut.

Ariadne entendit au bout d'un moment le bruit des roues de son
équipage.

--Je n'ai plus personne au monde! dit-elle tout haut.

Le ton de sa voix l'effraya; elle était déjà accoutumée à la solitude.

Elle fit quelques tours dans l'appartement désert dont presque tous
les meubles avaient été enlevés par les héritiers avides, et, sentant
l'amertume grandir et bouillonner au dedans d'elle-même, elle allait
lui donner cours en larmes et en paroles véhémentes, lorsqu'elle
baissa la tête avec soumission, comme devant une main invisible.

--Sois patiente, sois généreuse! murmura-t-elle; ce sont ses
derniers ordres. Je serai patiente et généreuse.

Elle se remit au piano, et peu à peu la paix, la grande paix que lui
donnait l'art, descendit sur son âme fatiguée.



XIX


Olga, en rentrant, trouva sa mère absente, ce qui arrivait souvent.
Congédiant alors la femme de charge qui l'avait accompagnée dans
son expédition, elle alla se plonger dans les méditations les moins
réjouissantes, au fond d'une petite serre contiguë au salon jaune. Ce
qu'elle pensa et résolut alors communiqua à son visage une expression
si nouvelle de courage et de fermeté, que sa mère, à son retour, la
regarda à deux fois.

--Mon Dieu! dit-elle, quelle figure! D'où viens-tu avec cet air
revêche?

--J'ai quelque chose à vous dire, maman, répondit évasivement la
jeune fille. Puis-je vous parler en particulier?

La princesse regarda sa fille avec une stupéfaction profonde.

--Pourvu, pensa-t-elle, qu'elle n'ait point commis quelque grosse
sottise!--Venez dans mon cabinet de toilette, dit-elle d'un air
sérieux; nous causerons pendant que je m'habillerai pour le dîner.

Elle passa devant, et sa fille la suivit jusque dans la grande pièce
fraîche et parfumée qui lui servait de cabinet de toilette. Une femme
de chambre, ramenée tout exprès de la Petite-Russie, pour plus de
certitude qu'elle ne savait pas le français, s'approcha pour aider
la princesse, et Olga s'assit sur un petit canapé bas, en face de sa
mère qui se tenait devant un grand miroir.

--Maman, dit-elle, on m'a raconté une histoire bien singulière
aujourd'hui; je voudrais vous en faire part.

Enchantée d'apprendre que l'état d'esprit extraordinaire où se
trouvait sa fille provenait simplement d'une histoire romanesque, la
princesse acquiesça d'un signe de tête pendant qu'on lui ôtait sa
robe.

--Figurez-vous, maman, commença la jeune fille, que dans un institut
de demoiselles il est arrivé, il y a longtemps déjà, une chose bien
étrange: plusieurs élèves de la classe sortante avaient imaginé de
s'amuser en cachette des dames de classe, et, comme on ne s'amuse
pas beaucoup dans les instituts, où les moyens de se distraire sont
rares, elles inventèrent un divertissement assez dangereux.

La princesse souriait d'un air distrait, tout en s'occupant de sa
toilette. Olga continua.

--Parmi les jeunes gens que recevait madame la supérieure,--car elle
avait une nombreuse famille et connaissait beaucoup de monde,--il
y en avait deux qui s'étaient plus d'une fois arrêtés à causer
un instant avec les demoiselles qui allaient et venaient dans
l'escalier; un troisième, qui avait ses entrées chez la directrice,
imagina de proposer à quelques-unes de ces élèves de souper un soir
dans le réfectoire quand tout le monde serait couché. Il y avait une
jeune fille très-gourmande parmi celles-là;--enfin, elles acceptèrent.

--Quelles sornettes me contez-vous là? fit la princesse en fronçant
ses sourcils olympiens.

--C'est la pure vérité, maman, je vous assure. Les élèves--il y en
avait trois--sortaient du dortoir à onze heures, passaient devant
la dame de classe qui ronflait comme un tuyau d'orgue, descendaient
au réfectoire, et là, les jeunes gens, qui avaient apporté des
provisions, soupaient avec elles en secret.

--On ne les a pas surpris dans cette belle occupation? demanda la
princesse que cela commençait à amuser.

--Précisément, ma chère maman, la directrice les surprit un jour;
mais, ce jour-là, les demoiselles n'étaient pas venues,--supposons
qu'on les en avait empêchées par une surveillance plus active,--et la
supérieure ne trouva que les messieurs.

--Eh bien! je suppose qu'elle ne les a pas mis en pénitence? dit la
princesse, riant malgré elle à l'idée de la figure des trois jeunes
gens en présence de la vieille dame.

--Non, maman, probablement même il ne serait rien arrivé du tout
si une femme de chambre n'avait pas bavardé. Mais, le lendemain,
tout l'institut savait l'histoire, il fallait faire un exemple.
Vous comprenez, maman, ajouta Olga avec amertume, on ne pouvait pas
laisser impunie une telle violation des règlements...

--Je connais cette histoire, dit la princesse en cherchant dans son
esprit un souvenir qui n'avait guère laissé de traces.

Cette aventure d'institut avait passé de sa mémoire depuis bien
longtemps. Une fois assurée que la coupable était d'extraction
obscure, elle n'avait plus de motifs pour s'en souvenir.

--Je crois que oui, maman; du moins on vous l'a probablement racontée
dans le temps.

--On a renvoyé la jeune fille, fit la princesse.

Olga chercha péniblement quelques mots, puis elle se leva les joues
brûlantes, les yeux pleins de feu.

--Ce que vous ne sauriez vous imaginer, maman, continua-t-elle en
regardant sa mère bien en face, c'est que le règlement, qui exigeait
une victime, pouvait ne pas exiger que cette victime fût une
coupable. On renvoya une jeune fille en effet, et cette jeune fille
était innocente.

--Comment! fit la princesse en levant les yeux.

Elle s'arrêta pétrifiée, tant le regard qu'elle reçut de sa fille
révélait de sentiments nouveaux et inconnus.

--Oui, ma mère, elle était innocente, et, à l'heure présente, elle
ne peut gagner sa vie parce qu'on la croit coupable: elle n'a qu'à
se laisser mourir de faim, pendant que les véritables coupables sont
tranquilles et heureuses, estimées de tous. N'est-ce pas que c'est
horrible?

--Horrible en effet, murmura la princesse; mais n'est-ce pas une
invention de la demoiselle pour se rendre intéressante?

--Mère! s'écria Olga pâle d'indignation.

--Car enfin, continua la grande dame, à quel propos aurait-on puni
une innocente? Cela supposerait des combinaisons atroces... Je ne
crois pas un mot de cette histoire. Qui vous l'a racontée?

--Mère! cria une seconde fois la jeune fille indignée, la victime
innocente est Ariadne Ranine, et l'une des coupables... c'était moi.

Olga regarda sa mère en face, non pour la braver, mais pour affirmer
la vérité de ses paroles.

--Vous! vous! répéta la princesse, qui crut sa fille folle.

--Moi! Et j'ai eu la lâcheté de laisser renvoyer Ariadne, quand
le premier de mes devoirs était de me proclamer coupable. Je l'ai
vue tomber sans connaissance. J'ai entendu ses plaintes, je l'ai
accompagnée jusqu'à la porte, et je n'ai rien dit. Mais si je n'ai
pas parlé, ma mère, c'est qu'en ce moment-là je ne me doutais pas
qu'une innocente serait déshonorée pour toute sa vie; je croyais
qu'on n'y penserait plus au bout de trois mois. A ce moment, je
songeais à vous, ma mère, et à mon père; je pensais au nom que je
porte, et je me disais que, si votre fille était ainsi chassée, vous
en mourriez tous deux de honte,--et Ariadne n'avait ni père ni mère.

Olga se tut. La princesse avait reculé de quelques pas. Toute cette
scène avait eu lieu en français, et la femme de chambre, «voyant
qu'on se querellait», avait pris le parti de sortir quelques instants
auparavant et de ne plus rentrer.

--Vous, une Orline! répéta la princesse. Vous avez eu des
rendez-vous! Vous avez soupé la nuit!...

--Au réfectoire, fit observer doucement la coupable.

--Est-il possible que vous ayez oublié à ce point ce que vous vous
deviez?

--Je suis coupable, ma mère, dit Olga, et je m'accuse; mais on ne
m'a jamais appris ce que je me devais. A l'institut, on nous a
donné des règles banales et pédantes, bonnes pour tout le monde
et pour personne; de plus, on m'a toujours répété qu'Olga Orline
pouvait faire tout ce qui lui passerait par la tête. Je voyais mes
désobéissances impunies; mes malices passaient inaperçues, non parce
qu'on n'en avait pas connaissance, mais parce qu'on ne voulait pas me
punir. C'est ici seulement, près de vous, ma mère, depuis que j'ai
le bonheur de vivre sous votre égide, que j'ai appris mes devoirs et
que j'ai rougi de ma faute... C'est aujourd'hui seulement, en voyant
le mal que j'avais causé à une innocente, que j'ai compris que mon
silence était plus qu'une faute: c'est un crime.

--Un crime! Vous n'allez pas vous dénoncer, je suppose, fit la
princesse avec tout l'orgueil d'une grande dame qui méprise une
plébéienne.

--S'il n'y a que ce moyen de réhabiliter Ariadne, il faudra pourtant
le faire, répondit bravement Olga.

Le silence se fit.

La princesse regarda autour d'elle, vit qu'il était tard et sonna sa
femme de chambre.

--Allez vous habiller, dit-elle à sa fille, nous en parlerons plus
tard.

--Ma mère me pardonne-t-elle? demanda doucement Olga avec toute
la soumission, toute la grâce qu'elle savait si bien déployer à
l'occasion.

La princesse ne put lui tenir rigueur; il y avait si longtemps
d'ailleurs! Qui se souvenait de cette histoire? Elle sourit et laissa
baiser par sa fille la main que celle-ci caressait tendrement.

--Nous verrons, dit-elle.

Mais elle avait déjà pardonné.



XX


Si la princesse était absolument gâtée par sa vie de femme heureuse
et frivole, elle avait le cœur généreux, et son jugement, faussé
dans les circonstances ordinaires par l'habitude d'une longue
domination despotique sur son entourage, se retrouvait intact dans
les occasions graves.

Pendant le dîner et les heures qui suivirent, tout en causant avec
ceux qui se trouvaient présents, elle se fit un plan de conduite, et
lorsque sa fille vint la trouver à sa toilette, vers minuit, elle
avait préparé une solution.

--Si je vous ai bien comprise, dit-elle, vous vous reconnaissez
coupable d'un dommage causé à cette jeune fille dont vous m'avez
parlé, et vous désirez le réparer.

Olga, pour toute réponse, se jeta au cou de sa mère et l'embrassa à
l'étouffer.

Cette marque de tendresse amollit encore le cœur déjà bien disposé
de la princesse.

--Mais d'abord, racontez-moi comment vous avez appris les suites de
ce malheureux événement.

En quelques mots, Olga mit sa mère au courant de l'existence
d'Ariadne depuis son renvoi de l'institut.

--Si vous l'aviez vue, maman, dit-elle en terminant, si vous saviez
avec quelle noblesse elle porte son infortune! Et quand on pense
qu'elle n'a plus d'asile!...

--J'ai pensé, dit la princesse, que si nous lui faisions une dot
convenable, avec le capital, elle pourrait se marier, et avec le
revenu, en attendant, elle aurait de quoi vivre...

--Et où voulez-vous, ma chère maman, répliqua Olga, que cette pauvre
fille trouve un mari, si elle ne voit pas une société honnête? Les
maris n'iront pas la chercher dans une maison autre que convenable,
et on ne veut la loger nulle part!

La princesse gardait le silence. En effet, la situation était
embarrassante.

--Savez-vous, ma chère maman, reprit la jeune fille, ce qu'il faut
faire pour me mettre en paix avec ma conscience?--car ma conscience
me fait depuis longtemps tous les reproches que votre bonté
m'épargne,--il faut ouvrir votre maison à Ariadne.

--Qu'elle vienne! dit la princesse, je serai très-contente de lui
témoigner les sentiments qu'elle mérite. Sait-elle que c'est vous qui
êtes la cause involontaire...?

--Non, maman, elle ne sait rien du tout; à peine a-t-elle appris
depuis peu de temps de quoi elle était soupçonnée. Mais, maman, lui
faire une dot, c'est précisément lui apprendre la vérité,--et moi qui
la connais, je puis vous certifier qu'elle refusera vos bienfaits
quand elle saura... Savez-vous, ma chère maman, ce qu'il faudrait
faire pour être une vraie Orline, grande et généreuse comme tous ceux
de notre race? Il faudrait prendre Ariadne chez vous, ici, dans la
maison.

--Chez nous! se récria la princesse.

--Chez nous, ma chère maman. Aux yeux du monde, ce serait pour
me donner des leçons de musique... Oh! ne craignez rien, je n'en
prendrai guère, ajouta la jeune fille;--la princesse n'aimait pas
la musique chez elle, en revanche elle l'adorait chez les autres,
où elle n'entendait pas les études préliminaires.--Ariadne est une
grande artiste, sa musique ne peut vous gêner; elle est si douce,
si bien élevée! Je suis souvent seule, il me faudrait une dame de
compagnie... Et puis, maman, si elle n'a pas d'asile, c'est ma
faute... Si vous m'aimez et si vous m'avez vraiment pardonné, vous
ferez ce que je vous demande!

Olga était à genoux et entourait la princesse de ses bras... Quelle
mère eût refusé? Ce n'était pas celle-là, qui sentait au fond combien
la dette de sa fille envers l'orpheline était lourde et sacrée.

--Soit! dit-elle. Tu iras la chercher demain.

Olga regarda sa montre avec regret; il était vraiment trop tard pour
y aller le soir, ou plutôt la nuit même.

Elle couvrit sa mère de caresses reconnaissantes et emporta sa joie
dans sa chambre, où elle eut peine à trouver le sommeil.



XXI


Ariadne était installée depuis huit jours dans la maison Orline,
qu'il lui semblait encore faire un rêve. Elle avait reçu tant de
preuves d'estime et d'amitié de la part de la princesse, Olga la
traitait avec tant de délicatesse, que l'orpheline ne pouvait croire
à une si belle réalité.

Cependant, elle se fit bien vite à sa nouvelle position, car ses
instincts la portaient vers tout ce qui était élégant et riche.

La seule chose pénible pour elle fut de quitter le deuil de sa
bienfaitrice, sur une prière réitérée d'Olga.

La princesse, comme la plupart des dames russes de son temps,
n'aimait pas qu'on portât le deuil dans sa maison, et il fallut céder
sur ce chapitre.

Si douce que fût l'existence d'Ariadne, comparée avec ce qu'elle
avait pu craindre, le cœur de la pauvre enfant était cruellement
éprouvé par des scrupules chimériques. Elle craignait de faire tort à
Olga par sa présence, et finit par le dire à sa compagne.

La princesse rassura l'orpheline, mais d'une manière qui fit une
autre plaie à son cœur tant de fois blessé.

--Aucun doute, dit la grande dame, ne peut effleurer celle que je
protége de mon hospitalité. Vous êtes saine et sauve chez moi,
mademoiselle.

Ariadne remercia, mais le cœur gros. Il lui en coûtait de ne pas
être estimée pour elle-même! Il fallait bien se faire à cette idée
cependant, car rien ne pouvait réparer l'outrage du passé.

La princesse avait exigé d'Olga qu'elle ne révélerait pas le passé à
son amie: c'était la seule condition qu'elle avait mise à l'admission
d'Ariadne chez elle.

La maison Orline était grandiosement ouverte et fort bien fréquentée;
on y donnait à dîner tous les mardis, on y dansait deux fois par
mois pendant l'hiver; une loge aux Italiens employait un autre jour;
cette loge fut pour Ariadne une source de joies indescriptibles.

La princesse s'en servait peu; elle y envoya sa fille avec Ariadne et
un chaperon quelconque, choisi parmi les nombreuses parentes laides,
pauvres et âgées auxquelles elle cherchait charitablement à faire
plaisir de temps en temps. Là, Ariadne apprit tout ce que la musique
peut donner d'extases à une âme vraiment faite pour la sentir, et son
talent y prit plus de force et de maturité.

Elle était chez la princesse depuis deux mois environ, lorsqu'un
lundi, à l'opéra Italien, elle remarqua, braquée sur elle, une
jumelle obstinée qui semblait vouloir attirer son attention.

Elle feignit d'abord de ne point l'apercevoir, mais les deux verres
entêtés la suivaient avec tant de persistance qu'elle prit le seul
parti en pareil cas: elle s'arma à son tour de son binocle, promena
un regard distrait dans la salle, le laissa tomber dédaigneux et
froid sur la jumelle insolente, et revint à son indifférence.

La jumelle disparut, et, au lieu des deux gros verres ronds dans leur
gaîne noire, Ariadne aperçut les yeux non moins gros, ronds et noirs,
du général Frémof.

La jeune femme ne put réprimer un mouvement; elle n'avait vu le
général qu'une fois, à son second concert, mais le souvenir de la
plus vive douleur de sa vie était lié à ce visage de viveur, et elle
ne pouvait plus l'oublier.

En vain voulut-elle penser à autre chose, s'absorber dans la musique,
s'isoler dans des pensées sereines et généreuses, elle ne le put; le
regard de cet homme et le souvenir de ses paroles la poursuivirent
sans pitié jusqu'au matin, durant les longues heures d'une insomnie
fiévreuse.

--Pourvu, se disait-elle, que je ne le revoie jamais!

Elle n'osait l'espérer; pourtant, c'était quelque chose que d'avoir
passé deux mois sans rencontrer cet homme qui lui était odieux.

Elle ne fut pas si longtemps avant de le revoir.

Le jeudi suivant, c'était jour de soirée dansante, il arriva de bonne
heure, en homme qui veut profiter d'un bon moment de causerie avant
l'arrivée des importuns.

--On a été longtemps sans vous voir, général! dit la princesse en lui
indiquant un siége auprès d'elle.

--J'ai été faire un tour dans mes terres, répliqua le général,
je suis parti le lendemain d'un fort beau concert à la salle des
Chantres...

Ses yeux glissaient du côté d'Ariadne, la princesse s'en aperçut.

--Celui de mademoiselle probablement, dit-elle avec un petit geste de
son éventail.

Le général profita d'une nouvelle arrivée pour rapprocher son siége
de la chaise d'Ariadne.

--Je suis déjà, dit-il, un de vos plus chauds admirateurs,
mademoiselle, et--il baissa imperceptiblement la voix--il ne tiendra
qu'à vous que je le devienne davantage.

Ariadne sentit l'insulte et rougit de la tête aux pieds. Ses épaules
superbes se rosèrent tout à coup, et le général les contempla avec
l'air d'un amateur devant un tableau de maître.

Les arrivants entouraient la princesse; la jeune fille se recula pour
leur faire place, mais le général n'était pas homme à se laisser
décontenancer.

--Inscrivez-moi, au moins, dit-il plus bas encore; si votre cœur est
pris pour le moment, souvenez-vous que j'ai retenu mon tour.

--Monsieur! dit Ariadne entre ses dents serrées, vous êtes un lâche!

La princesse se retourna vivement. Seule de tout le groupe elle avait
entendu non la provocation, mais la réponse; le regard que le général
avait jeté sur Ariadne l'avait sans doute mise en défiance.

--Général, dit-elle, on joue là-bas, et vous ne dansez pas que je
sache; faites place aux danseurs.

Le général s'éloigna en se dandinant, non sans ajouter une œillade
assassine au bagage de sottises qu'il venait de déposer aux pieds
d'Ariadne.

Le seul moyen d'excuser sa conduite est d'avouer qu'il professait
la plus mauvaise opinion de toutes les femmes en général et en
particulier; c'était un de ces hommes trop faibles pour avoir un
caractère, qui en empruntent un tout fait, et qui le plus souvent
le choisissent fort mal. Il était tellement sûr de la perversité
féminine, qu'il avait calomnié Ariadne exactement comme il eût avalé
un verre d'eau; il venait à présent de l'insulter avec la même
facilité; il lui croyait un nombre indéfini d'aventures depuis la
première; quoi de plus naturel que de rappeler à une jolie femme, pas
cruelle, qu'il tenait ses hommages à sa disposition?

La princesse avait vu le mouvement d'Ariadne, elle avait entendu ses
paroles; craignant quelque accident, elle essaya une diversion qui
réussit.

--Monsieur Constantin Ladof, dit-elle en poussant un jeune homme qui
lui parlait devant Ariadne encore pâle; mademoiselle Ranine.

--Mademoiselle, voulez-vous me faire l'honneur de m'accorder la
première contredanse? dit la voix musicale de Constantin Ladof.

Ariadne pâlit, rougit, s'inclina machinalement, passa son bras sous
celui du cavalier et respira plus à l'aise en se trouvant admise dans
les rangs du quadrille.

--Ah! mademoiselle, lui dit son danseur, si vous saviez le mal que je
me suis donné pour arriver à vous connaître! Votre voix m'avait fait
une telle impression, que je suis resté deux nuits sans dormir. Ce
sont les anges qui vous ont appris à chanter de la sorte! Savez-vous
que,--c'est bête de l'avouer, ici surtout, pendant qu'on danse,--mais
vous m'avez fait pleurer!

Ariadne regarda celui qui lui parlait. Les yeux bleus du jeune homme
étaient aussi sincères, aussi honnêtes que ses paroles. Elle sourit
et répondit de bonne grâce. Celui-là au moins ne la méprisait pas.

Vers la fin de la soirée, comme on se retirait, le général Frémof,
toujours content de lui, s'approcha de la maîtresse du logis pour
prendre congé, et reçut un compliment fort inattendu.

--Vous êtes un mauvais sujet, général, dit la princesse à demi-voix
d'un air de reproche; c'est fort gentil les mauvais sujets, mais
entre célibataires, ou bien chez les vieilles femmes qui ne craignent
plus rien; moi, j'ai des demoiselles à marier; vous reviendrez me
voir quand il n'y aura plus de jeunes filles dans la maison.

--Entendre, c'est obéir! dit galamment Frémof en baisant la main qui
le mettait à la porte. Tâchez que ce soit bientôt, princesse.

La princesse ne put s'empêcher de rire. Cependant Ariadne ne devait
pas se remettre de cet affront.



XXII


--On peut me parler ainsi! pensait la jeune cantatrice assise sur le
petit canapé de sa chambre dans l'état de découragement qui suit les
grandes indignations; il y a des hommes qui croient avoir le droit de
m'insulter, froidement, de propos délibéré! Comment me justifier? Qui
me sauvera? Qui leur criera à la face: Vous mentez lâchement!

Ariadne n'attendait de secours de personne; aussi prit-elle dès
lors la résolution de se retirer de plus en plus du monde au milieu
duquel elle vivait. Le sacrifice fut accompli sans apparat, sans
retours amers, et même sans regrets. Ce monde n'était pas fait pour
elle, elle n'y pouvait rencontrer aucune sympathie sérieuse; elle
le traverserait comme un oiseau de passage parcourt les pays qui
le séparent du nid. L'art était sa vraie patrie, c'est dans l'art
qu'elle trouverait les joies qui la récompenseraient de tant de
peines.

Cette résolution lui inspira ce grand calme qui se posait sur elle de
temps en temps à la fin de ses luttes intérieures.

Deux années la séparaient encore du terme fixé par elle pour ses
peines; elle en prévit la fin sans efforts et sans impatience.

Le lendemain de ce bal, la princesse parut au déjeuner avec l'air
affable et courtois qui faisait partie de son visage; cette sérénité
qui ne se démentait jamais n'était pas jouée, car la princesse,
suivant une expression vulgaire, n'était pas de ceux qui se laissent
démonter; les calamités n'avaient pas épargné sa tête aristocratique;
elle avait aimé et pleuré un mari jeune; mais, avec les années,
elle s'était fait une sorte de philosophie résignée, que son visage
annonçait à ceux qui n'étaient pas admis à partager ses pensées
secrètes. Disons que le nombre de ceux à qui elle communiquait ses
idées était extrêmement restreint.

Ce fut donc avec un visage souriant qu'elle déjeuna en compagnie des
deux jeunes filles. En se levant de table, après avoir écarté sa
fille sous un prétexte insignifiant, elle passa dans la serre pour y
prendre le café, comme d'habitude, et tout en marchant, elle dit à
Ariadne de sa voix mélodieuse:

--Le général Frémof s'est permis, je crois, avec vous, quelque
plaisanterie peu convenable?

La jeune artiste pâlit et réprima un frisson, mais elle devait
répondre et répondit:

--Oui, princesse.

--Eh bien! fit la grande dame en s'asseyant, il ne reviendra plus. Je
vous dis ceci, mon enfant, pour que vous compreniez combien j'ai à
cœur de vous défendre contre toute impertinence. Vous ne serez point
offensée si je vous demande, de votre côté, d'être aussi prudente que
possible. Sur ce point, d'ailleurs, je n'ai point d'inquiétude.

Elle sourit; ce sourire congédiait Ariadne, qui murmura quelques
paroles de remercîment et se retira plus loin.

C'était une protection, celle-là, et bien inespérée; pourtant, la
jeune fille se sentit froissée; la princesse aurait dû comprendre
qu'elle n'avait pas besoin de lui conseiller la prudence. Cependant,
Ariadne fit taire ce regret et s'imposa de ne penser qu'au bienfait.

L'hiver s'écoula de la sorte. Rien ne dérangea l'ordre des soirées
des théâtres, des réceptions de toute espèce, jusqu'au carême.

Ariadne apparaissait aux bals de la princesse, dansant avec quelques
jeunes gens insignifiants quand on manquait de vis-à-vis, et se
renfermait dans une atmosphère de glace si elle voyait s'approcher
quelque cavalier plus brillant.

Cette sage conduite lui valut en mainte circonstance les éloges de
la princesse, qui ne pouvait s'empêcher d'admirer tant de retenue
et de discrétion. A plusieurs reprises elle lui exprima toute la
satisfaction qu'elle ressentait à la trouver digne de son estime et
de sa confiance. Par là Ariadne se fit une amie, et la princesse
n'était pas femme à donner facilement son amitié.

Parmi les jeunes gens insignifiants avec lesquels Ariadne dansait
parfois se trouvait Constantin Ladof. Il était de bonne famille;
autrement, la porte de la noble maison ne se fût pas ouverte devant
lui. Il possédait quelques milliers de roubles de revenu, mais
c'était peu de chose dans un milieu où le luxe le plus extravagant
était considéré comme une des premières conditions de l'existence. Il
avait pour lui un grand avantage: c'était de n'avoir aucune parenté
et d'être absolument libre de ses actions; mais qu'importait cet
avantage à des gens accoutumés à chercher, dans les familles des gens
qui les entouraient, des leviers ou des marchepieds vers une fortune
plus rapide ou plus considérable?

Constantin Ladof était donc un jeune homme aimable et sans
conséquence. De plus, au lieu de revêtir l'habit militaire, qui donne
tant de grâces et qui conduit rapidement aux places en vue, il avait
eu la malencontreuse idée de prendre du service dans un ministère.
Or, un fonctionnaire civil est à cent piques, comme prestige,
au-dessous d'un militaire. Officier de la garde, Ladof eût été un
brillant jeune homme; employé dans un ministère, il n'était plus
qu'un gentil garçon, ce qui n'était pas du tout la même chose.

Les mères russes laissent trop volontiers voltiger autour de
leurs filles ces jeunes gens sans conséquence qu'elles ont vu
grandir, qu'elles tutoient souvent; ils leur paraissent aussi
insignifiants que les insectes des soirs d'été; peut-être elles-mêmes
trouvent-elles une jouissance secrète d'amour-propre à se voir
courtisées, adorées par ces gamins aimables. Elles sont pour eux
moins que des mères, presque des tantes; avec l'âge, l'enthousiasme
juvénile disparaît; mais l'amitié, la confiance, l'estime réciproque
restent presque toujours. C'est là ce qui explique la grande quantité
de jeunes gens de vingt-cinq à trente-cinq ans qu'on rencontre dans
les salons des femmes d'environ quarante ans, qui ont renoncé à la
coquetterie, mais non au délicat plaisir d'être flattées et encensées.

Malheureusement, ce beau tableau a son côté sombre. Les jeunes filles
qui grandissent dans cette atmosphère de déférence courtoise et
chevaleresque y prennent l'habitude de la coquetterie journalière,
passée presque à l'état de nécessité. Maman est si belle et rit si
bien avec les jeunes gens! Pourquoi sa fille n'en ferait-elle pas
autant?

Mais «maman», si elle le voyait, gronderait sévèrement sa fille;
aussi la jeune demoiselle se garde-t-elle bien d'employer son petit
arsenal de gentillesses et de ruses sous les yeux de sa mère; elle
fait la coquette dans les petits coins, en présidant au thé qu'elle
fait servir dans le grand salon, pendant qu'elle-même retient autour
de la table, couverte de friandises, les jeunes gens encore en
disponibilité, ou bien qui sont relayés dans leur office de cavaliers
servants auprès de la châtelaine par les nouveaux arrivés.

Constantin Ladof papillonnait donc à l'aise chez la princesse Orline,
et celle-ci lui accordait autant d'attention et de bienveillance
qu'à quelque beau chien de race habitué à venir manger du sucre dans
sa main. Ladof étant sans conséquence, rien ne l'empêchait d'aller
et de venir, l'après-midi ou le soir, d'apporter de la musique,
d'accompagner Ariadne quand on la priait de chanter, de jouer à
quatre mains avec Olga quand celle-ci était contrainte de se mettre
au piano, ce qui lui arrivait le plus rarement possible; c'était
Ladof qui se chargeait de procurer des billets de concert ou de
spectacle; c'était lui encore qu'on envoyait chercher des glaces
quand on avait trop soif; mais ce n'était pas lui qui les payait, la
princesse ayant déclaré une fois pour toutes qu'elle n'acceptait rien
de personne, excepté les attentions et les politesses.

Ariadne savait que Ladof était un jeune homme sans conséquence; la
princesse s'était librement expliquée à ce sujet, un jour qu'Olga
s'étendait un peu trop longuement sur les mérites de cet aimable
garçon; aussi s'était-elle permis de causer quelquefois avec lui, et
même de lui donner une sorte de clef de son âme.

Constantin Ladof, seul au monde, savait à quoi pensait Ariadne
lorsque ses yeux étranges semblaient se retirer du monde des vivants
pour regarder un rêve intérieur. Il le savait pour l'avoir demandé.

--A quoi donc pensez-vous, mademoiselle, quand vous ne voyez plus
personne?

Ariadne l'avait regardé un instant, et avait répondu de sa voix grave:

--J'entends quelque chose qui chante en dedans de moi.

Constantin l'avait regardée à son tour et n'avait pas répondu. Ce
silence, par lequel elle s'était vue comprise, avait ouvert le cœur
d'Ariadne; avec Ladof, elle pouvait parler d'art, car il aimait
passionnément la musique; avec lui, elle se sentait estimée et
honorée.

Un jour, s'enhardissant à parler pendant que tout son être était
glacé de terreur à la pensée de la réponse qu'il pouvait lui faire,
elle lui avait demandé:

--Savez-vous, monsieur Constantin, qu'on a dit beaucoup de mal de moi?

A quoi le jeune homme, qui avait entendu en effet répéter ces
calomnies dont Ariadne était victime, avait répondu en haussant les
épaules:

--Les imbéciles! Qu'est-ce que ça fait? Vous êtes bien trop bonne de
vous en souvenir.

A ces paroles, Ariadne avait fermé les yeux pour savourer la joie
chaude et lumineuse qui venait de passer en elle. Elle était donc
estimée de ce jeune homme blond, aux yeux bleus, au visage honnête et
intelligent. Elle avait un ami!

Un autre jour, cet ami, après avoir causé une heure avec elle,--Olga
avait fait tous les frais de leur conversation,--lui dit tout à coup:

--Vous êtes la meilleure créature qu'il y ait au monde! Si j'avais
une sœur, je la voudrais comme vous, ou plutôt je voudrais que ce
fût vous.

--Je ne voudrais pas que vous fussiez mon frère, pensa Ariadne.

Mais elle ne mit aucune amertume à cette pensée, et tendit
amicalement la main à celui qu'elle eût voulu voir lui appartenir par
un lien plus proche et plus intime que la fraternité.

Peu à peu elle s'habitua à laisser Ladof pénétrer dans son cœur;
il eut une place dans ses pensées de chaque heure. Jusqu'alors elle
avait cherché dans les rôles qu'elle étudiait l'expression poétique
et passionnée du sentiment maternel; elle y chercha l'amour et le
trouva. Sa voix magnifique fit frémir les cordes du piano dans des
accents de tendresse exaltée qu'elle n'avait jamais soupçonnée.

--Il y a donc autre chose que l'art! se dit Ariadne vaincue, en
sentant pénétrer en elle la douceur d'un sentiment qui amollissait
les fibres trop tendues de son âme. Je ne m'appartiens plus. S'il le
voulait, je renoncerais au théâtre.

C'était le plus grand sacrifice qu'Ariadne pût faire; elle l'offrit
à Constantin dans le fond de son cœur, mais personne n'en eut
connaissance, car les résolutions d'Ariadne étaient un secret entre
elle et sa conscience.

Constantin était loin de rêver ce sacrifice,--aussi loin de le rêver
que d'en soupçonner la cause. Il allait et venait comme un maître
dans le cœur de l'orpheline sans s'en apercevoir, car il avait dit
l'expression exacte de sa pensée: il l'eût voulue sa sœur, et rien
de plus. Il l'eût voulue sa sœur parce qu'elle aimait Olga, et qu'il
était amoureux fou de la jeune princesse Orline.

Olga, tout en marivaudant pour ne pas perdre ses droits, n'était pas
d'humeur à se laisser entraîner dans une coquetterie réglée; elle
se souvenait encore trop bien de l'institut pour que l'idée de se
compromettre le moindre peu par une parole ou un simple regard ne lui
fît pas éprouver une impression désagréable.

Aussi avait-elle brusqué Ladof dès l'offrande timide de ses premiers
hommages, et brusqué assez pour qu'il crût prudent de se retirer
pendant quelque temps. C'est pendant ce temps où, amoureux timide,
mais résolu, il regardait son idole, qu'il fit mieux connaissance
avec Ariadne et qu'il s'en fit aimer certes sans le vouloir.

L'hiver s'était écoulé, puis le printemps; la princesse avait loué
une magnifique villa à Pavlovsk, car elle aimait la vie mondaine et
se décidait rarement à «aller s'enfouir», selon sa propre expression,
dans ses terres lointaines.

Cet été-là fut plein de jouissances exquises pour Ariadne. Elle ne
savait de la nature que ce que les arbres du jardin de l'institut
avaient pu lui apprendre. Les fleurs, la verdure, les nids et les
ombrages du grand parc de Pavlovsk versèrent à flots dans son âme les
émotions neuves et délicieuses d'un aveugle qui ouvrirait les yeux à
la lumière. Elle ignorait si c'était l'amour naissant ou la beauté
des vieux arbres qui faisait chanter en elle tant de voix inconnues.
Que lui importait? Les voix chantaient, et elle les écoutait en
extase; cela suffisait à la remplir de joie.



XXIII


Un soir de juillet, c'était un lundi, jour aristocratique, une
assemblée de choix écoutait l'orchestre de Johann Strauss, alors
dans le plus fort de sa vogue, et naturellement la princesse Orline,
avec sa fille et la jeune cantatrice, siégeait à l'endroit le plus
commode du jardin, dans l'éclat d'une toilette arrivée la veille
de Paris. Son escorte habituelle, un peu moins nombreuse peut-être
qu'en ville, lui formait une garde d'honneur, et Constantin Ladof,
venu par le train de sept heures et demie, jouissait de la société de
mademoiselle Olga, ce soir-là plus humaine que de coutume. Ariadne
écoutait l'orchestre; elle avait donné son cœur à Ladof; mais quand
l'art parlait, sa voix était encore plus puissante que tout le reste.

--Bah! répondit Olga à une phrase de Ladof, les hommes se répandent
tous en promesses, et, quand on veut les amener à agir, ils reculent
bravement.

--Les livres qui vous ont dit cela vous ont trompée, mademoiselle,
répliqua Constantin, car je puis vous jurer...

--Quoi?

--Que si vous daigniez m'ordonner quelque chose...

Olga regarda dédaigneusement le jeune homme au travers de ses longs
cils à demi baissés.

--Je le ferais! conclut Ladof,--je le ferais au prix de ma vie.

--Quelle idée!... murmura Olga troublée malgré elle par l'accent
chaleureux et le regard sincère de Ladof.

--Mettez-moi à l'épreuve! dit le jeune homme, enhardi par un
crescendo de l'orchestre qui devait continuer quelque temps encore et
finir par un _tutti_ bruyant.

--Pourquoi voulez-vous que je vous mette à l'épreuve? demanda
faiblement Olga, qui entendait la réponse avant qu'elle fût prononcée.

--Parce qu'un pauvre diable comme moi ne peut se permettre d'aimer
une personne telle que vous que s'il a fait quelque chose pour se
rapprocher d'elle. Vous êtes trop riche, mademoiselle, et d'une
famille trop illustre pour que j'ose demander votre main, et pourtant
je vous aime; oui, je vous aime plus que ma vie!

Constantin parlait d'une voix contenue, les yeux baissés, car deux
cents personnes pouvaient se retourner au plus léger bruit, et la
princesse était à deux pas. Mais, en terminant, il leva les yeux sur
la jeune fille et rencontra un regard bien étrange; il y avait là une
interrogation et presque une promesse à la fois.

--Feriez-vous vraiment quelque chose pour moi? demanda Olga en jouant
avec son éventail.

--Tout!

--Eh bien! arrangez-vous pour que ce monsieur quitte Pavlovsk; je ne
puis pas le voir!

Ladof suivit la direction de l'éventail, et aperçut le neveu de
madame Batourof, qui avait fait partie du trio de l'institut.

--Que vous a-t-il fait? demanda ingénument le jeune homme.

--Qu'importe? murmura Olga. Je le hais.

Constantin devint sérieux; une telle parole dans la bouche d'une
jeune fille du grand monde prenait une portée extraordinaire.

--Vous voyez bien, reprit Olga en souriant d'un air railleur, que
j'avais raison de dire: tout se passe en promesses!

--Non, mademoiselle! fit résolûment Ladof; mais un homme que
vous haïssez, que vous avez des raisons pour haïr, doit en effet
disparaître, et disparaîtra. Mais il faudrait savoir...

--Venez demain, dans l'après-midi, dit Olga; nous trouverons un
moment pour causer, et je vous dirai pourquoi je le hais.

Le morceau finissait. Il leur fut impossible d'échanger un mot de
plus. La soirée s'acheva de même.

Olga, rentrée chez elle, se demanda pourquoi elle avait dit une chose
si compromettante à Ladof. Il lui était maintenant bien difficile de
reculer... La vérité est que ce séjour de Pavlovsk, si délicieux
pour Ariadne, était pour la jeune princesse un supplice de tous les
instants.

A tout moment, elle rencontrait Batourof, et celui-ci mettait à
la regarder une affectation de malice sournoise qui réduisait à
la fureur la fière Olga, jusque-là si hautaine. Elle eût voulu
réduire en poudre l'insolent qui lui rappelait le souvenir d'une
sottise qu'elle croyait avoir oubliée. Et quand il la regardait,
non-seulement elle souffrait dans son orgueil de femme, mais elle
sentait peser sur elle l'infortune d'Ariadne, et les aiguillons du
remords et de la honte déchiraient son âme altière.

Batourof n'avait pourtant pas le cœur méchant, mais il était taquin;
il lui plaisait, comme il disait, de «vexer la petite Orline».

Il n'avait pas eu de vues vraiment ambitieuses en visitant
l'institut; aucune parole, aucune action inconvenante n'avait
été commise pendant les visites; Olga n'avait à rougir d'aucune
familiarité malséante de sa part, ces visites ayant été de simples
gamineries; et, s'il avait su combien il irritait la jeune fille,
il eût peut-être renoncé au plaisir de la regarder ainsi; mais, en
attendant, c'était une taquinerie excellente, et il n'avait garde de
s'en priver.

Olga, cependant, était arrivée à un degré de rage concentrée qui la
rendait dangereuse: elle eût tué Batourof sans regret pour le faire
disparaître de ce monde.

En parlant à Ladof, elle avait agi sous l'empire d'une surexcitation
nerveuse, produit de sa longue colère comprimée; le sang-froid lui
revenant, elle eut grande envie de se rétracter; mais elle était
peut-être moins insensible à l'amour de Constantin qu'elle ne
voulait se l'avouer à elle-même. A vrai dire, elle pensait à lui
depuis le jour où sa mère avait arrêté par une réprimande indirecte
l'expression naïve de sa sympathie pour ce jeune homme.

Beaucoup de passions romanesques se sont développées en secret
dans le cœur des jeunes filles parce que leur mère avait réprimé
sévèrement leur première expansion confiante sur le compte d'un
monsieur quelconque.

Olga espérait vaguement que Ladof ne viendrait pas: peine perdue!

A quatre heures, il était sur la terrasse, causant avec la
princesse, d'un air moins indifférent qu'à l'ordinaire, toutefois.

Il n'était pas de ceux qui promettent pour ne pas tenir, et la
conduite d'Olga avait été assez étrange pour lui permettre les
suppositions les plus variées et les moins rassurantes.

Une heure s'écoula avant qu'il pût descendre au jardin; enfin, une
dame invitée pour le dîner ayant fait son apparition, le jeune homme
s'empressa de descendre les quelques marches qui séparaient la
terrasse du jardin: il y trouva Olga qui, depuis une heure au moins,
tournait autour du parterre avec toute la patience et la régularité
d'une jeune lionne en cage.

Cette heure d'attente lui avait fait beaucoup de mal, car, en
commençant sa promenade, elle était décidée à tourner tout en
plaisanterie; mais, vers le second quart d'heure, elle avait vu
passer Batourof qui l'avait saluée en clignant de l'œil, et cette
apparition avait complétement retourné ses idées; elle attendait
désormais Ladof comme un ange libérateur.

--Eh bien! mademoiselle? dit celui-ci en arrivant auprès d'elle.

--Eh bien! monsieur, il faut que M. Batourof meure, ou bien qu'il
cesse la conduite indigne qu'il tient avec moi depuis si longtemps.

Ladof, stupéfait, restait devant elle, pâle d'indignation, n'osant
croire ses oreilles.

--Oui, s'écria Olga; parce que j'ai eu la faiblesse de vouloir rire
un jour à l'institut,--pas seule, monsieur, avec d'autres,--parce
que M. Batourof s'est dit mon amoureux et m'a apporté des bonbons,
il se croit en droit maintenant de me regarder de la façon la plus
offensante... Je le hais, je le hais! répéta Olga en frappant du pied.

Elle fondit en larmes tout à coup. Heureusement les buissons du
parterre les cachaient aux yeux des spectateurs de la terrasse. Ladof
osa l'interroger, et apprit enfin de quoi au juste se composaient les
torts et les griefs de la jeune princesse Orline.

--C'est très-grave, dit-il.

A vingt-trois ans, on trouve ces choses-là très-graves.

--Vous serez obéie, mademoiselle, reprit-il, quoi qu'il puisse
arriver.

Olga se repentit d'avoir parlé. En théorie, il est très-commode de
faire disparaître un homme; mais quand la pratique se compose d'un
duel,--et la jeune fille était assez intelligente pour comprendre
qu'il y aurait un duel,--le point de vue change totalement.

--Monsieur, dit-elle timidement, n'y aurait-il pas moyen?...

--Olga, fit la voix de la princesse, Olga, où donc es-tu?

La jeune fille s'enfuit, non sans avoir offert la main à Ladof, qui
n'eut pas seulement le temps de la baiser.

Pendant la soirée, Olga fut d'une pâleur qui parut de mauvais augure
à la princesse; on l'envoya se coucher à neuf heures, et la pauvre
enfant en fut enchantée, car elle était en proie à des inquiétudes
sans nombre.

Quand elle se fut mise au lit, avec une soumission qui provenait
uniquement de la crainte d'une visite de sa mère, elle appela
Ariadne, dont la chambre était contiguë à la sienne.

--Écoute, Ariadne, fit la jeune enthousiaste, il faut que j'allége ma
conscience; je suis bien coupable envers toi!

Tout en parlant, Olga se demandait à quel propos ce débordement de
confession, mais elle était sur la voie des épanchements; sa nature
honnête, longtemps comprimée, demandait à se redresser.

--Toi! envers moi? fit Ariadne.

--Oui, assieds-toi sur le lit et donne-moi ta main. Et d'abord,
jure-moi que, quoi que je te dise, tu ne cesseras pas de m'aimer.

--Je te le promets! dit Ariadne en souriant.

--Eh bien! vois-tu, quand on t'a si méchamment renvoyée de
l'institut, il y avait des coupables, tu le sais?

Ariadne fit un signe de tête. Il lui coûtait d'entendre rappeler ce
souvenir douloureux.

Olga détourna un moment la tête, mais sa droiture et son courage
reprirent le dessus.

--Il y avait des demoiselles qui avaient fait des sottises, et parmi
elles, il y avait...

--Qui? fit innocemment Ariadne.

--Moi! répondit Olga en s'accoudant sur son oreiller.

--Toi! répéta Ariadne d'un air rêveur, mais moins étonnée que son
amie et elle-même l'auraient pensé. Toi! C'est pour cela que tu as
été si bonne!

--Tu m'en veux beaucoup, dis? fit Olga en lui secouant fortement la
main.

--Non, répliqua lentement Ariadne, non... tu m'as montré beaucoup
d'amitié... et ce n'est pas toi qui m'as fait renvoyer!

--Pour cela, non! s'écria Olga en s'asseyant dans son lit; non
et non! C'est cette horrible Grabinof qui a tout inventé, et la
supérieure, qui ne valait pas mieux, savait très-bien que c'était moi!

Alors la jeune princesse raconta à son humble amie les scènes qui
avaient accompagné son départ, et elles finirent par rire toutes deux
au souvenir des niches sans nombre faites alors à leurs dames de
classe.

Les souvenirs d'enfance, même ceux des plus mauvais jours, ont la
propriété de tourner facilement au comique.

Malgré la gravité de la confession d'Olga, malgré les tristesses de
toute sorte que cette confession remuait dans le cœur d'Ariadne,
la princesse, en venant s'assurer de l'état de sa fille, les trouva
toutes deux en train de rire jusqu'aux larmes.

--Mais vous avez la fièvre, Olga, dit-elle à sa fille. Est-il permis
de s'agiter de la sorte!

Elle arrangea ses couvertures et son oreiller, et se retira quand la
chambre eut pris l'apparence calme et somnifère qui convenait à un
petit accès de fièvre.

En effet, Olga souffrait et devait passer une nuit d'insomnie cruelle.

Il en fut de même pour Ariadne, mais celle-ci se rappelait les
amertumes de sa vie passée, tandis qu'Olga, le cœur allégé par ses
confessions, voyait l'avenir gros de nuages menaçants.



XXIV


Constantin Ladof, bouillant d'une noble colère, se dirigeait vers la
caserne du régiment de Batourof; mais il se rappela fort à propos que
tout le monde était probablement à table, et lui-même se dirigea vers
le restaurant du Vauxhall.

--Que faut-il servir à monsieur? fit le garçon empressé, car il n'y
avait guère de consommateurs.

--Ce que vous aurez de bon, répondit Ladof distrait.

On lui servit un dîner excellent et très-copieux, qu'il mangea par
distraction; sa distraction devait être bien forte, car, en lisant
l'addition, il fit un soubresaut.

--Comment! j'ai mangé tout cela? dit-il au garçon ébahi.

--Mais oui, monsieur, rappelez-vous: le caneton aux petits pois, le...

--Oui, oui, murmura Ladof, je pensais à autre chose, en effet...

Il paya et sortit, stupéfait de voir qu'on peut manger
prodigieusement au moment où les sentiments les plus contradictoires
luttent dans le cœur.

Après avoir pris une tasse de café et fumé un cigare, Ladof se rendit
à la caserne. Batourof venait précisément de rentrer, et changeait de
toilette pour la soirée. Constantin se rendit à sa chambre.

--Tiens, bonjour! s'écria le jeune officier en voyant entrer son
ex-ami, c'est gentil à toi de venir me voir.

--Je ne viens pas te voir, répondit Ladof, que cet accueil cordial
mettait mal à l'aise, c'est-à-dire...

Batourof éclata de rire.

--Si tu n'es pas venu me voir, dit-il, admettons que je rêve. Prends
un cigare pendant que j'achève ma toilette, tu permets? Il y en a
d'excellents dans la boîte en dessous, pas celle de dessus, ceux-là
sont pour les intrus, mais toi, tu es un ami, un vrai! Prends-en un
bien sec, ceux de dessus sont humides.

Machinalement, Constantin étendait la main vers la table; mais il se
souvint qu'il n'était pas venu pour fumer les cigares de Batourof, et
rentra dans son rôle.

--Je désirerais avoir une explication avec toi, dit-il d'un ton
sévère.

--Une explication? Dix explications, mon cher, autant d'explications
que tu voudras. Tiens, passe-moi donc la brosse qui est sous ta main
gauche. Mon animal de brosseur n'a qu'une idée bien vague de ses
devoirs.

Constantin prit la brosse et la tendit à son ex-ami, qui se mit à
brosser son uniforme avec énergie.

--Eh bien! que veux-tu que je t'explique? dit-il tout en travaillant
ferme.

--Ta conduite n'est pas convenable, et je suis venu t'en demander
raison.

Constantin termina cette phrase par un ouf! intérieur. Il ne s'était
pas imaginé qu'il fût si difficile de provoquer un jeune fat.

--Hein? fit Batourof, qui resta la brosse en l'air, l'uniforme
suspendu à sa main gauche, les yeux écarquillés, la bouche ouverte,
tel enfin que, si Ladof l'avait regardé, il aurait probablement
éclaté de rire; mais il regardait ailleurs, dans le vide.

--Tu as bien entendu, reprit le champion de la princesse Olga; je
viens te demander raison de ta conduite.

--Quelle conduite? Quelle raison? Ma parole d'honneur, tu as perdu
l'esprit, Ladof!

Les bras de Batourof retombèrent, et son uniforme aussi; ce que
voyant, il le ramassa, l'endossa, et vint s'asseoir en face de
Constantin d'un air fort grave.

--Tu viens me provoquer en duel? Et pourquoi, s'il vous plaît? Ai-je
marché sur la patte de ton chien, cravaché ton cheval, ou...?

--Trêve de plaisanteries, fit Ladof d'un ton irrité. Tu persistes
lâchement...

--Eh? fit le jeune officier en se levant.

--... Lâchement, répéta Ladof, à insulter par tes railleries une
jeune fille digne de tous les respects; cette conduite est indigne
d'un galant homme.

--J'insulte une jeune fille, moi? dit Batourof en se frottant les
yeux. Mais je rêve! Je rêve, ou tu es fou, Ladof! Je n'ai jamais
insulté de jeune fille.

--Il est inutile de nier. Vous ne faites qu'aggraver vos torts,
répéta Constantin, entré, non sans peine, dans son rôle de
provocateur. Je désire épouser la jeune fille à laquelle vous manquez
journellement de respect...

--Mais nomme-la, ta jeune fille! Du diable, si j'ai manqué de respect
à quelqu'un! du moins, à quelqu'un que tu veuilles épouser, car je ne
suis pas toujours très-respectueux, j'en conviens, mais ce n'est pas
dans un monde où tu irais chercher une fiancée...

--Cessez de railler. La jeune fille qui m'envoie...

--Elle t'envoie, à présent! Eh bien, c'est complet! Puis-je au moins
savoir son nom?

--Toute feinte est inutile, répliqua Constantin d'un ton ferme. Quand
pourrai-je vous envoyer mes témoins?

Batourof regarda son ami, fit un geste d'humeur et s'assit à son
bureau.

--Tout de suite, si tu veux, dit-il d'un ton bourru. S'il faut que
je me batte avec un fou j'aime autant en avoir fini le plus tôt
possible.

Ladof se leva, salua gravement son ami et sortit d'un pas compassé.

Il eut quelque peine à trouver des témoins,--non que la chose en
soi fût difficile,--mais tout le monde était à la musique ou à la
promenade, et il finit par se résigner à aller chercher ceux qui
pouvaient le servir là où il y avait quelque chance de les rencontrer.

C'est au Vauxhall, entre une valse de Strauss et l'ouverture du
_Barbier_, qu'il racola un premier témoin; il put se procurer le
second une demi-heure plus tard, pendant l'exécution du pot pourri
fort en vogue alors et qu'on appelait le _Tour de l'Europe_. La
France y était peu fastueusement représentée par _Malbrough s'en
va-t-en guerre_, et c'est sur cet accompagnement belliqueux que Ladof
expliqua sa querelle à un jeune sous-lieutenant frais émoulu du corps
des porte-enseigne.

Les témoins se rendirent chez Batourof, qui fumait avec rage. Aux
premiers mots, dès que le nom de Ladof fut prononcé:

--L'imbécile! Il m'a fait perdre une soirée, s'écria Batourof, une
soirée superbe, et j'avais rendez-vous...

Il se mordit les lèvres, et se mit plus posément aux ordres des
deux jeunes gens. Il n'avait pas encore de témoins; mais, l'heure
s'avançant, il trouva dans la caserne des amis disposés à le seconder.

Le lieu fut choisi: c'était le fossé du fortin qui défend les
derrières de Pavlovsk; l'arme était le pistolet; vingt-cinq pas de
distance, et le moment, quatre heures du matin, car, dès cinq heures,
il aurait fait trop clair.

Là-dessus, on se sépara, et les deux belligérants passèrent, chacun
de son côté, une nuit détestable.



XXV


Le lendemain, à l'heure dite, dans la clarté grise du petit
jour, un peu avant le moment où les oiseaux s'éveillent, les six
conspirateurs, drapés dans leurs longs manteaux, s'avancèrent à la
rencontre les uns des autres, en deux groupes de trois.

L'herbe était humide, une bonne odeur de verdure montait du fossé,
et les combattants foulaient aux pieds, sans pitié, le plus joli
lacis de perles que jamais rosée eût étendu sur les fines toiles des
araignées d'août. Mais ils avaient en tête bien autre chose que le
ciel gris perle et les bandes roses de l'orient!

La distance fut mesurée; d'un air aussi résigné que possible,
Batourof prit l'arme qu'on lui tendait.

--Permettez, messieurs, dit le plus âgé des témoins, avant de
commettre une action irréparable, une explication n'est-elle pas
possible entre vous?

Batourof haussa les épaules, et, indiquant Ladof du bout de son
pistolet:

--Demandez-lui, dit-il, s'il sait seulement pourquoi il veut se
battre!

Le témoin se tourna vers Ladof, et reçut pour réponse:

--Tout arrangement est impossible entre nous.

Les deux adversaires prirent leurs places respectives, et un profond
silence régna dans l'attente du signal.

Batourof mâchonnait sa moustache et regardait Ladof en dessous. Ses
pensées peuvent se traduire en quelques mots:

--Nigaud, pourquoi veux-tu que je te casse un bras ou une jambe? Tu
viens te planter en face de moi sans savoir le danger que tu cours!
Je tire très-bien, vois-tu, grand imbécile, et, si je le voulais, je
te ferais passer au lit six semaines pour t'apprendre à réfléchir!
Mais je me demande pourquoi je te ferais du mal, car tu es évidemment
poussé par une main étrangère, et tu n'es pas seulement responsable
de ta sottise!

De son côté, Constantin pensa ce qui suit:

--Pauvre Batourof! Il est bien gentil pourtant, et il y a quatorze
ans que je le connais. Je portais encore des chemises de soie rouge
avec des galons d'or sur des pantalons en velours noir quand j'ai
fait sa connaissance chez ma tante, à un arbre de Noël. Mon Dieu!
qu'il y a longtemps! Je ne peux pas tuer un vieux camarade qui a
toujours été parfait pour moi. Vous l'avez voulu, cruelle Olga, je
mourrai pour vous, si le destin le veut.

--Une, deux, trois! fit le témoin en frappant dans ses mains.

Les deux coups partirent, la fumée monta lentement dans l'air humide,
et des deux côtés on entendit s'écrier:

--Il a tiré en l'air!

--Il a tiré en l'air, répétèrent Constantin et Batourof, qui
franchirent en deux bonds la distance qui les séparait, et tombèrent
dans les bras l'un de l'autre en s'appelant: «Mon cher ami!»

Cette effusion terminée, les témoins s'approchèrent, on échangea
une quantité prodigieuse de poignées de main, et, l'honneur étant
satisfait, on prit rendez-vous pour déjeuner, à onze heures, au
restaurant du Chalet; puis les témoins allèrent faire un somme
pour compléter leur nuit écourtée, pendant que les adversaires
réconciliés, plus intimes que jamais, s'en allaient bras dessus bras
dessous faire un tour dans le parc, dont les grilles s'ouvraient aux
premiers rayons du soleil.

--Voyons, dit Batourof, à présent qu'il est convenu que tout est
fini, dis-moi pourquoi tu étais si féroce hier soir, car je te jure
que, sans ton secours, je ne saurais jamais pourquoi nous avons
failli nous tuer mutuellement?

--Oh! mon ami, s'écria Ladof, je suis amoureux fou.

Batourof leva les mains au ciel, comme pour le prendre à témoin que
tout était expliqué, puis il reprit le bras de Constantin et le
serra avec énergie sous le sien.

--Raconte-moi ça, fit-il avec la supériorité que donne le service
militaire.

--Vois-tu, reprit Constantin, je suis amoureux d'une étoile; elle est
infiniment plus riche que moi, elle est d'une famille...

--Ce n'est pas une grande-duchesse? interrompit Batourof inquiet.

--Non, non!

--Eh bien, alors, tu peux l'épouser; les Ladof peuvent s'allier à
tout le monde.

--C'est que sa mère est si fière... et, mon ami, après ce qui s'est
passé, j'ai peine à te le dire, mais tu n'es pas gentil avec elle! Je
sais bien qu'elle a été imprudente, mais...

--Mais qui donc? s'écria Batourof, en se plantant au milieu du
sentier; saurai-je enfin mes torts?

--Olga Orline! murmura Ladof assez embarrassé, et plus vexé qu'il ne
voulait le paraître.

--Olga Orline! Ah! je comprends, fit Batourof en riant de si bon
cœur qu'il fut obligé de s'asseoir sur un banc qui se trouvait là
tout à point. Je comprends sa colère, et la tienne... Il n'y a pas
de quoi fouetter un chat, mon cher. Mais d'abord, dis-moi la vérité,
c'est elle qui t'a envoyé pour m'expédier dans l'autre monde?

Ladof, confus, répondit par un signe de tête.

--Peste! c'est une femme qui sait se venger! Eh bien! voici la
vérité, et je te jure que c'est bien la vérité. On ne s'amusait
guère dans le noble institut de ma tante. A son jour de nom, qui se
trouvait être au mois de juillet, j'y allai passer la soirée. Après
les salutations d'usage, ma vénérable tante, qui, entre nous, ne vaut
pas le diable, avait invité ses plus jolies pensionnaires pour servir
le thé et émailler de quelques fleurs le corps enseignant. On causa;
ces demoiselles se plaignirent de mourir de faim; je proposai, par
plaisanterie, de leur apporter à manger,--les Mirsky étaient de la
partie;--la belle princesse, avec ses airs mutins que tu connais,
nous mit au défi de le faire. Je jurai d'avaler ma tante en travers
si elle osait nous en empêcher; un rendez-vous fut pris, un pari
engagé, et nous gagnâmes le pari, car nous étions au rendez-vous
avec des victuailles... C'est une très-bonne fourchette que ta
bien-aimée... elle a un joli appétit!

--Batourof! supplia Constantin.

Son ami sourit et continua:

--Eh bien! si cela te contrarie, je te dirai qu'elle ne mange rien,
c'est un sylphe; toujours est-il que le panier y passa. Tu comprends
bien que c'était une plaisanterie assez bonne pour durer, et elle a
duré,--ce que vivent les roses,--quelques semaines, jusqu'au jour où
ma redoutable tante a été avertie; et ce jour-là, ma foi, je n'ai pas
pu tenir mon imprudente gageure... C'est elle qui nous a mis à la
porte.

Constantin restait soucieux.

Batourof reprit:

--Que veut-elle, ta jolie princesse? Que je cesse de lui faire la
grimace quand je la rencontre? Rien de plus facile! Si j'avais cru
que cela la fâchât, je ne me serais pas aventuré si loin. Si cela
peut te faire plaisir, elle aura mes excuses en ta présence. Est-ce
cela?

--J'avoue, dit Ladof rasséréné, que ce sera pour le mieux.

--Eh bien! c'est entendu; quand tu voudras, je serai à tes ordres;
et maintenant, si nous voulons faire honneur au déjeuner, je crois
qu'il serait sage d'aller dormir une couple d'heures.

Les amis se séparèrent en se serrant la main plus étroitement que
jamais.



XXVI


Le soir de ce même jour si héroïquement commencé, tout le monde
élégant savait qu'un duel avait eu lieu, entre un civil et un
militaire, pour l'honneur d'une demoiselle de l'institut. Comment le
motif du duel avait-il été porté à la connaissance du public? c'est
ce qu'il serait peut-être difficile d'expliquer sans les toasts
répétés qui avaient clos le déjeuner, et parmi lesquels: «A la santé
de l'institut de ma tante!» avait été le plus souvent ramené par
Batourof. A cela près, tout le mystère désirable avait enveloppé
l'affaire.

Quand Ladof, un peu ému,--les mauvaises langues auraient pu prétendre
que c'était par suite des libations d'un déjeuner très-prolongé,
mais au fond il n'en était rien: c'était uniquement la pensée de
l'accueil qu'il allait recevoir d'Olga qui bouleversait l'âme du
jeune homme,--quand Ladof se présenta devant la princesse Orline,
celle-ci, étendue sur sa chaise longue comme à l'ordinaire, le menaça
du doigt en le voyant entrer.

--Arrivez ici, bon sujet, dit-elle en riant; que se passe-t-il donc?
Vous pourfendez nos jeunes hussards pour l'honneur des dames? Quel
don Quichotte!

Olga, très-pâle, assise à quelques pas derrière sa mère, leva sur
Constantin un regard plein de reconnaissance, et peut-être quelque
chose de plus. Le pauvre garçon perdit contenance.

--Mon Dieu, princesse, balbutia-t-il, je ne sais quelle sottise on a
pu vous dire...

--Probablement la même que vous avez faite, répliqua la princesse
avec un sourire qui démentait la sévérité de ses paroles. Voyons,
confessez-vous, preux chevalier; qu'est-il arrivé?

--Je ne saurais vraiment... fit piteusement Constantin.

La princesse leva l'index d'un air de commandement; il chercha un
prétexte et le trouva.

--On a dit entre jeunes gens, reprit-il, que les demoiselles de
l'institut, en général, étaient mal élevées... Je n'ai pu supporter
ce dire, qui m'a semblé une injure pour... pour plusieurs maisons
que... où j'ai l'honneur d'être admis...

--Notamment la mienne, interrompit la princesse avec un signe de tête
approbateur tout à fait grave et digne.

En ce moment, Ariadne entrait sur la terrasse, où avait lieu cette
conversation; elle s'arrêta, surprise de la tenue peu héroïque de
Ladof, qui avait assez l'air d'un chien de chasse attendant une
correction méritée.

--La vôtre, certainement, princesse... et aussi...

--Ainsi, vous avez compromis tout un institut! ajouta gaiement
la princesse. Qui de vous deux est mort? ajouta-t-elle d'un ton
très-calme, ce qui acheva Constantin.

--Mais, princesse, personne, comme vous le voyez...

La princesse éclata de rire, mais si bien que sa fille ne put
résister à la contagion, et cacha son beau visage empourpré dans son
mouchoir.

--Vous vous êtes battu, monsieur? dit Ariadne à Ladof d'une voix un
peu tremblante.

Heureux de se voir arriver du renfort au moment où Olga, l'ingrate!
l'abandonnait si cruellement, Constantin se tourna vers la jeune
fille avec reconnaissance.

--Une bagatelle, mademoiselle... Trop heureux d'avoir pu procurer un
peu de gaieté à la princesse et à mademoiselle Olga...

Celles-ci avaient retrouvé leur sérieux ou à peu près; la princesse
tendit la main à Constantin, qui la baisa d'assez mauvaise grâce.

--Allons, mesdemoiselles, dit madame Orline, donnez vos menottes à
baiser à M. Ladof; c'est bien le moins que vous puissiez faire pour
lui, après ce qu'il a fait pour vous. Mais qu'il ne s'avise pas de
recommencer, sans quoi je le consigne à la porte!

D'un mouvement généreux et irréfléchi, Ariadne tendit la main au
jeune homme, qui la porta respectueusement à ses lèvres. Elle pâlit,
et retira sa main. Ce froid baiser n'était pas ce qu'elle attendait;
mais elle était si ignorante de l'amour qu'au bout d'un moment elle
se reprocha ce sentiment d'injustice envers un homme qui avait
risqué sa vie pour elle.

N'était-ce pas pour elle? Sans doute un propos malséant, dans le
genre de ceux qu'affectionnait le général Frémof, avait frappé les
oreilles de Ladof, et celui-ci l'avait vengée. Quelle meilleure
preuve d'estime et de tendresse! Mais, s'il ne parlait pas, c'est que
sans doute il ne trouvait pas le moment bien choisi; n'était-ce pas à
lui d'être juge? Ariadne se consola de cette idée, mais sans pouvoir
rendre à son âme la paix qu'elle avait possédée auparavant.

Olga n'avait point fait tant de façons; elle avait abandonné sa main
à Constantin, et une imperceptible pression avait récompensé celui-ci
de ses peines.

A l'heure ordinaire des visites, les jeunes gens, comme de coutume,
descendirent dans le jardin. Olga prétexta son malaise de la veille
pour prier Ariadne de lui faire apporter un châle, et, dès que son
amie eut disparu dans la maison, la malicieuse jeune fille prit
rapidement un sentier qui tournoyait derrière les massifs, et ne
s'arrêta que hors de la vue du balcon.

--Eh bien? fit-elle hors d'haleine.

--Eh bien! mademoiselle, _il_ doit être là, derrière la haie. Je lui
ai dit de s'y trouver à cinq heures.

Ils prirent l'allée qui longeait la route, et, en effet, ils
aperçurent le dos de Batourof, en ce moment occupé à promener ses
ennuis le long de la palissade.

--Eh! cria Constantin avec précaution, si tant est qu'on puisse crier
avec précaution.

Batourof se retourna, et vint rapidement à eux.

--Princesse, dit-il à Olga en s'inclinant profondément, toujours de
l'autre côté de la haie, je suis au désespoir d'avoir mérité votre
déplaisir. Veuillez excuser mes gamineries d'écolier mal élevé, et
rester persuadée du profond respect que je n'ai jamais cessé de vous
porter.

Olga répondit par un geste fort noble qui toucha Batourof. Il ne put
cependant retenir un sourire, et ajouta:

--Avouez pourtant, princesse, que c'était bien amusant!

Olga sourit en réponse.

--On ne pense pas à ce qu'on fait, dit-elle ensuite d'un air grave,
et plus tard on est obligé de s'en repentir. Nous voulions nous
amuser, et nous avons fait beaucoup, beaucoup de mal...

La voix d'Ariadne se fit entendre; elle appelait Olga dans le jardin.
Batourof n'avait pas compris; mais Constantin, plus au courant et
d'une intelligence plus prompte, saisit l'allusion. Pendant qu'Olga
regagnait le parterre, il lui dit, tout en prenant sa main qu'elle ne
lui refusa pas:

--Alors, mademoiselle Ranine?...

--Oui, répondit Olga. Elle a supporté son malheur avec un courage
indomptable, et, de plus, elle m'a généreusement pardonné le mal que
je lui avais fait.

--Vous lui avez dit? fit Constantin transporté d'admiration. Que vous
êtes généreuse, princesse! Qui pourrait assez vous aimer?

Ladof, comme il convient à un amoureux bien épris, profita de cette
révélation pour exhausser un peu le piédestal sur lequel il plaçait
son idole. Cependant, il serait injuste de ne pas ajouter qu'il
ressentit pour Ariadne une sympathie plus vive encore à la pensée de
ce qu'elle avait dû supporter d'affronts immérités.

Ladof avait une de ces âmes tendres qui aiment facilement et
fidèlement. Cette tendresse facile et expansive devait continuer à
tromper Ariadne, pendant qu'Olga elle-même se laissait prendre au
charme de cette aimable nature, faible et bonne, qu'elle était sûre
de dominer d'un geste ou d'un coup d'œil.

Ariadne aurait voulu voir un maître dans l'homme quelle aimait; elle
rêvait pour tout bonheur de se mettre tout entière aux pieds de son
époux, et de brûler devant lui le meilleur de son âme, comme un
parfum sur un autel; ce n'était pas le rêve d'Olga, mais chacun a sa
manière de comprendre le bonheur.

Une douce familiarité régna de ce jour-là, plus que jamais, entre
les trois amis. Nombre de jeunes gens papillonnaient autour de la
princesse Orline et de sa charmante fille; aussi les assiduités de
Ladof, d'ailleurs couvertes d'un vernis superficiel d'attentions
adressées à Ariadne, ne furent remarquées de personne.

Olga ne cachait pas à Ladof l'affection qu'elle lui portait; mais
elle avait appris à connaître sa mère, et savait combien ce mariage
rencontrerait d'obstacles. Sans être ambitieuse, la princesse
pouvait rêver pour sa fille une alliance plus brillante que celle-là;
c'est ce que Ladof ne cessait de répéter piteusement à sa fiancée,
qui, de son côté, lui répondait invariablement, en le tutoyant, selon
l'usage des promis russes:

--Mais qu'est-ce que ça peut te faire, puisque je t'aime comme ça? Ce
n'est pas ma mère qui se mariera, c'est moi!

Cependant il fut convenu qu'on attendrait un moment favorable pour
parler de ce projet à la princesse. Si le lecteur veut savoir ce
qu'Olga entendait par «un moment favorable», nous serons contraints
de lui avouer qu'Olga elle-même n'avait que des idées bien vagues
à ce sujet. Peut-être était-ce le moment où un autre prétendant
demanderait sa main: cependant, à tout prendre, ce moment-là ne
serait guère favorable... Mais c'était son affaire, et non la nôtre.



XXVII


Quelques jours après le duel de Batourof, duel qui resta légendaire
chez les hussards, en raison de la façon charmante dont tout le monde
s'était comporté, Morini arriva chez la princesse par le train du
matin, à la grandissime surprise de tout le personnel,--c'est ainsi
qu'on désignait la valetaille,--qui n'avait jamais vu de visiteur si
matinal.

Sans écouter les récriminations des domestiques, il se fit indiquer
par une femme de chambre stupéfaite l'appartement d'Ariadne, et
s'arrêta seulement devant le verrou que celle-ci, éveillée en
sursaut, lui ferma sur le nez, dans l'excès de sa surprise indignée.

--Ah! fit le professeur, en entendant claquer le verrou qui se voyait
fermer pour la première fois depuis qu'il était posé, tu n'es pas
prête? C'est bon, j'attendrai.

Il s'assit sur un coffre à bois, sans vouloir en démordre. Il avait
son idée, et ne s'en laissait pas distraire; il lui fallait Ariadne
tout de suite. Du reste, il la vit bientôt paraître.

Avant qu'elle eût le temps de parler, il la prit par le bras, et elle
le conduisit vers un salon sans qu'il s'en aperçût.

--Tu débutes dans huit jours, dit-il en continuant le fil de sa
pensée, et dans le rôle de Fidès. La Boulkof est tombée malade, et le
théâtre n'a préparé que cela pour la réouverture, de sorte que...

Il aurait continué indéfiniment, si Ariadne ne s'était cramponnée à
son bras de peur de tomber.

--Qu'est-ce que tu as? Ah! oui, je t'aurai réveillée en sursaut! Ces
jeunes filles, pour un oui, pour un non, les voilà qui se trouvent
mal.

--Ce n'est pas cela, fit Ariadne en s'asseyant sur le premier siége
venu, c'est ce que vous dites... répétez donc. Je n'ai pas bien
entendu.

--Le théâtre n'a rien préparé... commençait le professeur.

--Non! non, vous avez dit que je débute?

--Parbleu! sans ça, est-ce que je serais venu si matin?

Ariadne poussa un grand soupir et resta étendue dans le fauteuil, les
yeux fermés, si pâle que le professeur de chant prit peur, et se mit
à lui frapper dans les mains, qu'elle retira aussitôt.

--Je ne me trouve pas mal, cher maître, dit-elle en rouvrant les
yeux, mais vous m'avez annoncé cette nouvelle si brusquement que j'ai
cru sentir la terre manquer sous mes pieds. C'est le rêve de ma vie,
voyez-vous.

--Et de la mienne, donc! s'écria Morini en parcourant à grands pas le
salon, sans pitié pour les chaises et les fauteuils qu'il cognait à
tort et à travers. Une élève que j'ai formée, je puis le dire, avec
tout le soin et tout l'amour d'un père... Mais tu auras un succès! Tu
verras.

--Je ne sais pas le rôle, fit Ariadne en joignant les mains.

--Ça ne fait rien; tu as le feu sacré, et tu sais chanter. On apprend
un rôle en trois jours.

--Et je n'ai jamais mis les pieds sur un théâtre! continua la jeune
fille avec effroi.

--La belle affaire! répliqua l'italien en haussant les épaules. Tout
le monde sait ce que c'est; des planches, et voilà tout! Tu répètes
cette après-midi...

--Déjà! fit Ariadne, qui croyait rêver.

--Si tu veux jouer d'aujourd'hui en huit, il faut bien commencer tout
de suite. Allons, va faire ton petit paquet...

Ariadne eut grand'peine à obtenir du maître qu'il voulût bien lui
laisser attendre le réveil de la princesse. Il retourna sur-le-champ
à Pétersbourg pour annoncer qu'elle acceptait le rôle qu'il était
venu lui proposer, et elle resta seule à mesurer l'espace qui
s'ouvrait devant elle.

C'était un rêve inouï. Après s'être résignée à passer encore dix-huit
mois dans l'obscurité, se voir appelée devant le public d'une façon
si inopinée, et, faveur extrême! un public qui lui tiendrait compte
de sa jeunesse et de son inexpérience comme d'autant de qualités! Un
public disposé à tout accepter d'elle, parce qu'elle arrivait, armée
de sa bonne volonté, pour remplacer une cantatrice empêchée; dans de
telles circonstances, sa bonne volonté seule lui eût tenu lieu de
talent!

Elle pensait à tout cela, et le sentiment de son impuissance
s'estompait peu à peu dans une brume dorée; elle voyait défiler les
splendeurs du _Prophète_; les masses étincelantes de cuirasses et de
drapeaux, les décors vertigineux, tels qu'on les voit de la salle,
flamboyaient pour elle; la puissance des chœurs et de l'orchestre
lui donnait le vertige, et tout à coup, elle se leva, droite, les
yeux perdus dans le vague, où elle voyait, visible pour elle seule,
un guerrier revêtu de laine blanche, qui détournait les yeux et la
repoussait.

--Non! ce n'est pas mon fils!

Ce cri où le désespoir, le mépris et la colère doivent se fondre en
une expression unique, s'échappa de ses lèvres. Ariadne était entrée
dans son rôle.

Quelques heures après, accompagnée des vœux d'Olga, qui jalousait un
peu son bonheur,--paraître sur la scène, être applaudie, chargée de
couronnes peut-être,--Ariadne quitta Pavlovsk pour aller débuter à
Pétersbourg, où elle devait habiter le palais de la princesse, tant
que son avenir ne serait pas décidé.



XXVIII


Pendant les répétitions, Ariadne ne vit rien de ce qui se passait
autour d'elle. Uniquement préoccupée de chanter en mesure avec
l'orchestre et de bien dire, elle ne s'inquiéta pas des étrangetés
qui l'entouraient. Ce n'était pas la scène pour elle, cette grande
halle où pendaient des cordes, où traînaient d'énormes morceaux de
bois peint, où le parquet était semé de trappes et de fentes. Les
acteurs jouaient en costume de ville; l'illusion était nulle, et ce
genre de travail, si nouveau qu'il fût pour la jeune cantatrice,
était du travail et non de l'art;--du moins, ce n'était pas l'art
comme elle l'avait vu dans ses rêves.

Cette semaine s'écoula sans qu'elle parlât à personne au théâtre,
sauf pour les nécessités de la répétition; elle entrevoyait bien dans
les coulisses des gens qui la regardaient,--le plus souvent sans
bienveillance, quelquefois d'un air irrité;--ces figures passaient de
sa mémoire comme les ombres chinoises s'effacent de la toile; elle
n'en gardait aucune impression. Morini, qui l'accompagnait toujours,
la prenait à part dès qu'elle quittait la scène; il avait sans cesse
de nouvelles observations à faire, des conseils à donner. Bref, la
débutante ne vit rien du théâtre pendant ces quelques jours.

--Mais, dit-elle, la veille de la représentation, je ne pourrai
jamais jouer si je n'ai pas vu la salle éclairée. Ce gouffre lumineux
devant moi me fera peur si je ne m'y suis pas accoutumée.

--C'est trop juste, dit le professeur, qui courut aussitôt expliquer
au régisseur la demande d'Ariadne.

Quelques instants après, en entrant en scène, la jeune fille vit le
lustre allumé; la salle lui apparut vide et froide, entourée de ses
housses comme de linceuls, mais illuminée et béante. Elle recula, et
manqua son entrée. Un murmure de désapprobation parcourut les rangs
des choristes, des machinistes, de tout le public qui assiste aux
répétitions.

--Cela arrive à tout le monde la première fois! s'écria Morini, en
roulant à droite et à gauche des regards terribles.

--Silence donc! fit le régisseur.

Ariadne éprouva la même sensation que si tout ce public hostile lui
avait jeté une injure à la face. Avec sa sensibilité exagérée, il lui
parut que tout était perdu, et elle chanta avec un découragement qui
mit la mort dans l'âme de son vieux professeur.

La répétition terminée, il la reconduisit au palais de la princesse,
et là, il commença un sermon en dix-neuf points. Mais, pour la
première fois, il trouva Ariadne insoumise.

--Écoutez, mon cher professeur, dit-elle, si vous voulez que je
chante demain, laissez-moi tranquille aujourd'hui. Les oreilles me
tintent, et je n'entends plus ce que vous me dites.

--Tu as, parbleu! raison, s'écria Morini, et je suis un grand animal.
Dors bien, petite, lève-toi tard, mange peu demain, et surtout ne
crains rien, tous les imbéciles qui t'ont ennuyée aujourd'hui seront
à tes genoux demain soir,--moi tout le premier.

Il s'en alla prestement, et laissa Ariadne avec ses pensées.

Celle-ci resta un moment la tête dans ses mains, puis une idée lui
vint; elle sortit, et s'en alla au tombeau de sa bienfaitrice. Il se
faisait tard, les journées sont courtes au commencement de septembre.
Quand elle arriva, la nuit tombait; le gardien eut quelque peine à
l'admettre dans le cimetière, mais un pourboire leva ses scrupules,
et l'orpheline put aller jusqu'à la croix qu'elle avait fait placer
sur le cercueil de sa seconde mère.

Les arbres perdaient déjà leurs feuilles, les teintes de l'automne
enrichissaient la verdure, et leurs tons chauds semblaient conserver
un peu de la lumière du soleil disparu. Ariadne sut distinguer
dans l'ombre croissante la pierre blanche de la croix; elle s'y
agenouilla un instant sur la terre humide; elle n'avait pas apporté
de fleurs,--sa prière suffisait comme offrande, car elle était aussi
pure et aussi désintéressée que celle d'un tout petit enfant.

Quand Ariadne rentra en ville, les réverbères étaient allumés, et la
ville avait cet air d'animation joyeuse qui signale le retour des
Pétersbourgeois en villégiature. L'Opéra italien jouait ce soir-là,
et les voitures amenaient un flot d'amateurs pressés de ne rien
perdre de la saison. L'Opéra russe, en face, était énorme et désert.

--Demain, se dit Ariadne, ce sera pour moi que les voitures amèneront
le monde! Si j'allais chanter mal!

Elle rentra chez elle, et, suivant le conseil de Morini, se coucha
de bonne heure. Elle s'était dit qu'elle n'aurait aucun succès, et
s'était résignée à tout.

--Je n'ai pas de chance, pensait-elle. Pourquoi réussirais-je cette
fois?

La journée du lendemain passa comme un éclair. La princesse était
venue avec Olga pour le dîner, afin de ne pas manquer le lever du
rideau.

Olga ne se tenait pas de joie; elle embrassait à tout moment son
amie, et lui prédisait le succès le plus étourdissant.

Elle voulait à toute force l'accompagner dans sa loge, et la
princesse dut user d'autorité pour l'en empêcher.

Le _Prophète_ commença; Ariadne, occupée à achever sa toilette, ne
se trouvait pas sur la scène pour le commencement; on l'appela, elle
accourut en hâte, encore embarrassée de son costume, auquel elle
n'avait pas eu le temps de s'accoutumer.

--Allez donc! lui dit le régisseur; il n'est que temps!

L'actrice qui jouait Bertha pour la trentième fois, peut-être, lui
saisit la main et l'entraîna sur la scène.

Ariadne reçut un coup en plein cœur en voyant la salle éclairée,
chaude, peuplée de têtes dont les yeux étaient braqués sur elle; elle
tremblait si fort que Bertha lui dit à l'oreille:

--Regardez la scène; sans cela, vous allez tomber, vous aurez le
vertige.

Elle suivit ce conseil, et eut le temps de se remettre pendant la
romance de Bertha. Au moment où elle chantait la première note, elle
éprouva une impression singulière, comme si sa voix n'était pas à
elle; mais elle avait pris son parti de toutes les étrangetés, et
continua bravement.

L'attention du public était fixée sur elle; sa beauté sculpturale
donnait à son personnage un caractère de grandeur qui faisait
un contraste frappant avec l'actrice petite et ramassée qu'elle
remplaçait dans ce rôle; sa grande taille, noble et svelte, ne
pouvait disparaître entièrement sous le costume de la matrone; elle
eut, dès le premier moment, un grand succès de beauté.

--Eh bien! lui dit son maître quand elle entra dans la coulisse,
c'est fini, tu n'as plus peur?

--Non, répondit Ariadne; mais est-ce que c'est cela, l'opéra?

--Et que voudrais-tu donc que ce fût? demanda l'Italien ébahi.

--Je ne sais pas... Il me semblait que c'était autre chose.

Personne ne lui adressa la parole, sauf le régisseur qui lui dit
quelques mots d'encouragement; on attendait ce qui allait sortir de
cette «nouvelle».

Enfin arriva pour Ariadne le moment de paraître vraiment devant le
public attentif et sérieux.

Dans le décor sombre et simple, elle entra, pâle, roide, d'un
mouvement presque automatique. Les premières notes de l'arioso
frémirent dans l'orchestre.

Ariadne sentit un frissonnement dans tout son être; quelque chose
cria au dedans de son âme que l'art venait de luire pour elle;--elle
mit sa main, devenue tout à coup calme et ferme, sur l'épaule de
Jean, abîmé dans sa douleur.

    O mon fils!

dit-elle plutôt qu'elle ne le chanta,--et un frisson parcourut la
salle. Quelques regards s'échangèrent entre amis et dilettanti. De ce
moment, on espéra tout.

Ariadne ne voyait plus cette salle qui l'avait tant effrayée; elle
chantait avec un sentiment profond jusqu'à en être douloureux cet
arioso qui lui avait révélé la passion dans l'art, là où jusqu'alors
elle n'avait connu que de vagues aspirations. Elle acheva, et soudain
fut comme réveillée de son extase par des battements de mains
enthousiastes. On l'acclamait de partout. D'en bas, d'en haut, des
voix retentissantes criaient: _Bravo!_ et la nommaient par son nom.

--Mais saluez donc! lui dit le ténor, c'est vous qu'on applaudit.

Ariadne, encore mal revenue de son rêve, leva les yeux sur la salle
et s'inclina... _Bis!_ criait-on de toutes parts.

Le chef d'orchestre leva son bâton, et fit un signe à la cantatrice;
les plaintes frémissantes de l'accompagnement avertirent celle-ci
qu'elle devait recommencer, car elle n'avait pas compris. Elle
recommença donc. Mais cette fois, sûre d'elle-même, sûre de
l'auditoire, elle osa se livrer, elle osa être elle-même, et la salle
entendit des accents dont jusque-là jamais rien n'avait approché!

Ce fut un délire: l'orchestre applaudissait en frappant sur
ses pupitres; Ariadne fut rappelée six fois. La représentation
interrompue, les bravos frénétiques, enfin tout ce qui caractérise
les folies musicales des plus beaux jours lui fut offert par le
public, qui ne se connaissait plus; jamais débutante n'avait eu de
semblable ovation.

Quand elle rentra dans la coulisse, tout avait changé: les artistes,
choristes, machinistes, tout le personnel du théâtre, en un mot, se
précipita au-devant d'elle pour l'acclamer.

--Te voilà passée cantatrice, dit Morini en embrassant son élève
tremblante d'émotion; mais ne crois pas un mot de ce qu'ils te
disent. Ils t'en feraient accroire, et tu deviendrais un âne au lieu
d'un rossignol.

Ariadne ne courait aucun risque d'être changée en âne;--du moins,
ce ne seraient pas les louanges de ses camarades qui auraient pu
accomplir ce miracle: elle comparait mentalement la froideur de la
veille aux protestations du moment, et prenait en pitié la faiblesse
et la bassesse humaine.

--C'est comme au premier acte des _Huguenots_, dit-elle à son maître;
dès qu'ils voient quelqu'un en faveur, ils protestent de leur
dévouement. Comment jouer la comédie devant le public ne dégoûte-t-il
pas de la jouer pour eux-mêmes?

--Tu es une petite philosophe! répondit Morini ravi. Repose-toi pour
continuer ton succès, le plus dur n'est pas fait.

Ariadne était sous l'empire d'une surexcitation extraordinaire, rien
ne l'effrayait plus; elle avait pris possession de son rôle et du
public en un moment. Elle joua et chanta la scène de l'anathème avec
une grandeur si poétique, que les vrais amateurs déclarèrent ne rien
avoir entendu de pareil depuis madame Viardot. Les enthousiastes lui
avaient fait faire pendant un entr'acte un énorme bouquet où la date
du jour était écrite en roses blanches; enfin le rideau se baissa sur
un tumulte qui dut faire envie aux échos du Théâtre italien, plus
coutumier des triomphes bruyants.

Olga attendait son amie avec une impatience fébrile dans la voiture
de sa mère, devant le perron des artistes; nombre de curieux avaient
renoncé à la fin de l'opéra pour voir sortir la débutante. Elle
parut coiffée d'un châle de laine blanche posé sur ses beaux cheveux
blonds, pâle encore d'émotion, mais souriant déjà à Olga, dont elle
voyait la tête à la portière.

Mellini! crièrent une cinquantaine de dilettanti ravis, brava! brava!

Ce dernier écho du succès vainquit la fermeté d'Ariadne; des larmes
inondèrent ses yeux; elle fit un signe de tête reconnaissant à cette
foule amie.

--Une fleur de votre bouquet! cria-t-on, une fleur en souvenir!

D'un geste charmant, Ariadne arracha par poignées les violettes de
Parme et les roses, et les lança à la foule. La portière se referma
sur elle, et la voiture partit au grand trot, pendant que les
acclamations remerciaient la gracieuseté de la cantatrice.

--Tu es contente? dit Olga, en serrant son amie dans ses bras pendant
que la princesse faisait à Ariadne des compliments sincères et
chaleureux.

--Je suis heureuse! répondit celle-ci; et quand je pense que madame
Sékourof, à qui je dois tout cela, ne peut pas jouir de son ouvrage!

En entrant dans le salon, Ariadne aperçut Ladof, qui les avait
devancées; il était invité à prendre le thé au sortir du théâtre.
La princesse, qui croyait à un attachement naissant entre lui et
la jeune cantatrice, avait cru favoriser son vœu secret en lui
procurant le moyen de la voir aussitôt. En effet, Constantin,
heureux, ému, complimenta Ariadne avec une chaleur qui aurait
trompé tout le monde. Olga seule savait que c'était pure amitié et
dilettantisme musical; aussi n'en fut-elle point jalouse.

Ariadne, encore imparfaitement revenue aux réalités de la vie, se
laissait complimenter comme elle se laissait verser du thé, d'un
air heureux et distrait; elle revoyait toujours cette salle bien
éclairée, ces visages tendus vers elle, ces bouches ouvertes pour
crier son nom, et un frisson passait sur ses épaules. Elle était
contente et elle avait peur. Comme un enfant qui passerait sa main
sur la tête d'un lion, il lui semblait que cet être énorme qui la
flattait ce soir pourrait bien avoir envie, un jour, de la dévorer.

--Vous devez être bien heureuse! lui dit Ladof, qui s'était assis
près d'elle.

La nature tendre et caressante de ce jeune homme, encore enfant sous
plus d'un rapport, le portait à se rapprocher le plus possible de
ceux vers qui le mouvement passager de son cœur l'entraînait.

--Oui, répondit Ariadne avec son beau sourire vague et rêveur. Et
vous, êtes-vous content?

Elle avait mis dans ce mot toute son âme. Elle offrait à Constantin
le succès de la soirée, comme l'arome de son bouquet, qui était sur
une table à côté.

--Donnez-moi une fleur en souvenir de ce soir, dit le jeune homme en
tendant la main.

--Tout le monde en a eu, dit Ariadne, ils m'en ont demandé dans la
rue... J'aime mieux vous donner autre chose.

Elle déroula un grand ruban blanc qui entourait le pied du bouquet;
mais, au moment de l'offrir à Constantin, elle se rappela qu'ils
n'étaient pas seuls. Prenant sur la table le couteau à couper le
pain, elle sépara le satin en deux parts, dont elle donna une à Olga
et l'autre à Constantin.

--Vous êtes mes deux meilleurs amis, dit-elle, et moi, je me
souviendrai sans cela.

Les deux amoureux échangèrent un regard furtif en recevant les deux
moitiés du ruban... Ce regard tomba sur le cœur d'Ariadne comme un
morceau de glace... Avait-elle si bien vécu jusque-là dans le rêve,
qu'elle eût méconnu la vérité?

Mais Constantin lui baisa la main avec tant de reconnaissance, il mit
tant de chaleur dans l'expression de sa joie, que la jeune fille crut
s'être trompée.

Cependant les ailes de son bonheur étaient tombées et ne repoussèrent
pas.

Le lendemain, avant midi, les restes de son bouquet brillaient sur
la tombe de sa bienfaitrice: les fleurs du succès étaient les seules
qu'Ariadne voulût désormais lui offrir.

Les journaux ne manquèrent pas de signaler le succès de la débutante.
Deux jours après, un journal inconnu au monde éclairé publia sur
Ariadne un article payé, où l'histoire de la pauvre enfant était
racontée de la manière la plus odieuse; l'auteur de l'article avait
eu à cœur de gagner son argent, car il avait traîné Ariadne dans
la boue. Pour qu'elle n'en ignorât, une main soigneuse avait marqué
l'article au crayon rouge, et puis l'avait déposé, sous enveloppe
cachetée, chez le suisse de la princesse.

Ariadne lut ce ramas d'horreurs, non de sang-froid, mais avec
l'apparence du calme. Olga, qui se trouvait là, voulut le lire après
elle. La jeune artiste le lui retira tranquillement des mains.

--Comment! dit Olga piquée de rencontrer de la résistance, tu ne veux
pas que je prenne connaissance des compliments qu'on te fait?

--Ce ne sont pas des compliments, répondit Ariadne, et cela te ferait
de la peine.

--Qu'est-ce donc? demanda Olga.

--C'est le revers de la médaille. Si je n'avais pas d'ennemis, c'est
que je n'aurais pas de talent.

Ariadne savait faire bon visage quand elle était frappée dans son
honneur, mais la plaie restait longtemps sanglante. On ne se priva
guère, d'ailleurs, de la mettre au vif pendant les jours qui
suivirent. L'article émanait, comme on peut le supposer, de l'actrice
qu'Ariadne remplaçait momentanément.

Celle-ci, qui n'avait jamais produit d'effet dans aucun rôle et qui
se contentait de les tenir tous passablement, sentait combien il lui
serait difficile, pour ne pas dire impossible, de jouer le _Prophète_
après la débutante. Aussi s'était-elle arrangée pour la dénigrer par
tous les moyens en son pouvoir.

Il n'était que trop facile d'atteindre Ariadne; celle-ci, dès la
seconde représentation, reçut des mots à double entente et des
sarcasmes qui venaient d'une main très-exercée. Ceux-là même parmi
les artistes qui avaient participé à l'ovation du premier soir,
sentant qu'ils avaient à se faire pardonner leur désertion par
le titulaire de l'emploi, cherchèrent à se rendre désagréables à
Ariadne. Elle apprit alors qu'au théâtre, plus que partout ailleurs,
il faut lutter pour vivre, et que, sauf de rares exceptions, dans un
milieu exceptionnel, les bons sont les victimes des méchants.

Ce fut une persécution sourde. Le ténor lui adressait quelques
plaisanteries avant de lui donner la réplique, et Ariadne, peu au
fait de ce genre de divertissement, se sentait troublée et jouait
froidement. Au moment d'entamer un duo, Bertha lui disait:

--Votre rouge est tombé à gauche; vous avez l'air d'une poupée de
modiste lavée à grande eau.

Une coryphée lui marchait sur sa robe lorsqu'elle s'élançait vers
la rampe. La sonnette de sa loge se trouvait pleine de papier. Qui
accuser?... C'était, en un mot, un système de persécutions dont tout
le monde était complice et où chacun était innocent.

La patience d'Ariadne, déjà fort éprouvée, n'y tint pas; elle alla se
plaindre au régisseur.

--Pouvez-vous, dit-il, me désigner quelqu'un dont vous ayez à vous
plaindre?

--Non, répondit Ariadne; c'est tout le monde et ce n'est personne.

--Eh bien! alors, que voulez-vous que j'y fasse? répondit l'homme
pratique, accoutumé à toutes les plaintes imaginables.

Morini se mit à rire quand Ariadne lui fit ces confidences.

--Tu en verras bien d'autres, dit-il. De mon temps, on se faisait
des farces abominables sur la scène; il y avait une basse dont
j'étais le confident, et qui, tout en chantant sa petite affaire,
le bras sur mon épaule, s'amusait à me faire tomber la visière de
mon casque sur le nez toutes les fois que j'ouvrais la bouche pour
chanter. Il me le faisait dix fois par soirée. Crois-tu que je sois
allé chez le régisseur pour m'en débarrasser? C'est alors que je
n'aurais plus eu de repos!

--Qu'est-ce que vous avez fait?

--Je n'ai rien fait du tout; il s'en est ennuyé et est allé en
tourmenter un autre. Tâche d'être la plus habile ou la plus méchante.
Ça forme le caractère!

Ariadne n'était pas disposée à se former le caractère de cette
façon-là. Toujours en méfiance de quelque mauvais tour, elle devint
inquiète et joua froidement. A la quatrième représentation, on
commença à se demander si l'on ne s'était pas trompé sur le compte de
la débutante. La feuille ennemie s'empara de ce changement dans les
dispositions du public, et s'en servit pour écraser Ariadne.

Le jour de la cinquième représentation, Morini tomba comme un obus
dans le petit salon où son élève travaillait.

--Tu m'as fait passer une nuit blanche, dit-il avec autant de
mauvaise humeur qu'il est possible de l'imaginer; si tu chantes aussi
mal ce soir que mercredi dernier, il n'y a plus qu'à tirer l'échelle.
_Basta!_ plus de Mellini!

--Mais, cher maître, répondit Ariadne, les larmes aux yeux, ce n'est
pas ma faute! Je ne demandais qu'à bien faire: on me paralyse par
tous les moyens! Voilà le chef d'orchestre qui s'est mis à ne plus
m'attendre pour les cadences! C'est tout au plus si je puis chanter
en mesure, en y mettant tous mes soins!

--Eh! s'écria Morini, d'autant plus furieux qu'il sentait qu'Ariadne
avait raison, on lui fait des scènes, au chef d'orchestre! Que
diable! il y a tant de moyens de prendre les gens...

Ariadne regarda fixement son maître qui baissa les yeux.

--Il ne s'agit pas, reprit-il d'un ton plus calme, de faire rien de
répréhensible, mais avec de bonnes paroles on amadoue les uns et les
autres: on sourit, on cause, on se rend agréable... Tu passes à
travers tous ces gens-là comme s'ils ne t'étaient de rien...

--Me sont-ils de quelque chose? demanda Ariadne d'un ton assuré.

Morini haussa les épaules.

--Qu'ils te soient de peu ou de beaucoup, n'importe, dit-il,
l'essentiel est que tu ne te fasses pas haïr. Tu te conduis avec ces
gens-là comme si tu étais la Fodor ou la Malibran; mais, ma chère,
ils se comptent pour aussi bons que toi! Tu les blesses inutilement;
ce n'est pas comme cela que tu te feras une position au théâtre.

--Si ce que j'ai vu jusqu'à présent est le théâtre, dit Ariadne
dégoûtée, je préfère rentrer dans mon obscurité et ne chanter que
pour moi-même.

--Tu en parles bien à ton aise, s'écria Morini exaspéré; ce n'est pas
pour que tu rentres dans l'obscurité que je t'ai donné deux ans et
demi de leçons!

--C'est juste, fit Ariadne en courbant la tête; je ne suis pas libre,
excusez-moi. Je chanterai bien ce soir, je vous le promets.

--Voyons, ma petite fille, dit le vieil Italien, s'apercevant que la
fierté d'Ariadne avait mal interprété son langage, auquel il était
d'ailleurs facile de se méprendre, ne te fâche pas, je n'ai pas eu
la pensée que tu me prêtes; je voulais dire que j'ai fondé sur toi
beaucoup d'espérances, j'ai cru que l'on répéterait ton nom un jour,
en disant que tu avais été mon élève, et que, de la sorte, ton vieux
maître passerait avec toi à la postérité. Tu ne peux pas m'en vouloir
d'une telle pensée, n'est-ce pas?

--Mon cher maître, répondit Ariadne en prenant la main ridée du
professeur, je ne vous en veux de rien. Vous n'êtes pas responsable
du malheur de ma destinée qui m'a fait naître pauvre et dépendante.
Telle que je suis, je serais une ingrate si je n'éprouvais pas de
reconnaissance pour ceux qui ont travaillé à améliorer mon sort.

Elle rassura l'Italien, qui partit plus tranquille.

--D'ailleurs, lui dit-il en s'en allant, c'est la dernière fois que
tu chantes pour le présent; tu vas avoir l'hiver pour te reposer,
et probablement tu débuteras aux Italiens la saison prochaine. Pour
cette unique fois, fais de ton mieux. Je suis curieux cependant de
voir comment le public recevra la Boulkof quand elle reprendra le
rôle après toi. C'est alors que l'on saura ce que tu vaux!

Il sortit, et Ariadne, restée seule, joignit les mains sur sa
poitrine pour comprimer les sanglots qui la gonflaient.

--Non, je ne suis pas libre, dit-elle amèrement; les pauvres ne sont
jamais libres!

La porte s'ouvrit doucement, et Olga entra avec précaution.

Ariadne la regarda, non sans un reste d'amertume. Elle devait à cette
fille riche et heureuse son pain quotidien. Fallait-il qu'elle dût
toujours quelque chose à quelqu'un?

Olga avançait avec un air de modestie et même d'humilité qui ne lui
était pas ordinaire; elle tenait à la main un petit portefeuille si
richement orné, qu'il avait plutôt l'air d'un bijou que d'un objet
utile.

--Ton maître t'a grondée, dit-elle, n'est-ce pas? J'ai entendu, j'ai
même un peu écouté; pardonne-moi, chère Ariadne.

La jeune artiste fit un geste indifférent. Que lui importait? Sa
dépendance n'était un secret pour personne.

--Je ne sais comment t'expliquer ce que j'ai à te dire, reprit
Olga; c'est très-difficile, et ta fierté ne rend pas la tâche plus
aisée. Nous avons préparé, ma mère et moi, un petit souvenir pour te
rappeler le triomphe de ton premier début... nous y avons fait mettre
nos portraits...

Ariadne étendit la main vers l'objet que lui présentait son amie.
Celle-ci le retenait encore avec une sorte de crainte.

--Comprends-moi bien, chère Ariadne, dit-elle; tu sais quelle est
l'étendue de la dette que j'ai contractée envers toi, et tu sais que
je n'espère pas pouvoir la payer jamais. Ce que nous t'offrons ici
n'est donc pas autre chose que le moyen de te libérer en partie du
fardeau qui te pèse, je le sens.

Elle embrassa affectueusement son amie, lui mit le portefeuille dans
la main, et voulut s'enfuir; Ariadne la retint d'un geste impérieux.

--Attends, dit-elle.

Elle ouvrit l'objet, qui contenait, en effet, les portraits de madame
Orline et de sa fille, et dans une poche elle trouva un paquet
de billets de banque pliés dans une enveloppe qui portait pour
suscription: «Prix des leçons de M. Morini.»

Le premier mouvement d'Ariadne fut de repousser l'argent; le second,
de fondre en larmes. Olga l'attira dans ses bras.

--Ne vaut-il pas mieux, dit-elle avec une douceur et une humilité
que personne, hormis sa compagne, n'aurait soupçonnées en elle, ne
vaut-il pas mieux mille fois te sentir libre envers ton maître?
Suppose que tu sois malade ou que la scène te déplaise, tu es libre
désormais de ne plus chanter--tu l'as dit--que pour toi-même, et
peut-être un peu pour tes amis. Dis-moi, aurais-tu le cœur de
refuser?

--Non! dit Ariadne en levant sur son amie ses yeux noyés de larmes
et son beau visage couvert de confusion: je n'ai pas le droit de
refuser. Morini est vieux, pas riche; je lui dois beaucoup. Si, en
effet, je tombais malade, ou si je mourais avant d'avoir payé ma
dette!...

--Veux-tu bien ne pas parler de ces choses-là! s'écria Olga en
mettant la main sur la bouche de la jeune artiste, qui se dégagea.

--Pourquoi pas? La mort n'a rien d'effrayant pour moi; elle est
redoutable pour ceux qui sont riches, heureux, aimés...

--Mais tu seras aimée, dit Olga avec enthousiasme.

--Le crois-tu? fit Ariadne sans oser la regarder.

--J'en suis sûre, répondit Olga; tu es trop belle, trop grande
artiste, pour ne pas être adorée. Qui pourrait ne pas partager
l'amour qu'il t'aurait inspiré?

Olga était sincère. Ariadne avait muré son âme d'une façon si
impénétrable, que jamais son amie n'avait supposé que Ladof eût
produit quelque effet sur elle. D'ailleurs, n'est-ce pas le propre de
ceux qui aiment de ne pas s'apercevoir de l'amour des autres?

Ariadne ne répondit pas; les paroles d'Olga correspondaient trop
aux désirs secrets de son cœur. Elle se raccrocha à l'espérance
qu'on lui présentait, comme à une planche de salut. La vie du
théâtre lui déplaisait, sa dépendance pesait lourdement sur elle;
mais Constantin, s'il l'aimait, la mettrait au-dessus de toutes
ces misères: elle se sentait belle, en effet, et bien digne d'être
aimée... Elle espéra.

--Je te quitte, dit Olga, en voyant les traits d'Ariadne reprendre
leur harmonie et leur douceur accoutumées: tu as besoin de repos,
puisque tu chantes ce soir. Songe au moins que, si tu le veux, tu
peux chanter aujourd'hui pour la dernière fois. Ma mère me charge
de te dire que ta place est auprès de nous, et que tu ne dois point
rêver d'autre asile, aussi longtemps que tu seras heureuse à notre
foyer.

Elle s'échappa sur ces paroles consolantes, et Ariadne resta livrée à
ses méditations.

--Non, pensa-t-elle après un peu de réflexion, je ne donnerai point
cet argent à mon maître, ce serait lui manquer de reconnaissance;
il y avait autre chose que de l'intérêt dans les leçons qu'il m'a
données. Mais s'il m'arrivait un malheur, si je perdais la voix par
exemple...

Elle soupira; son esprit, fatigué d'une lutte incessante avec les
infortunes de la vie, ne lui présageait plus rien que de funèbre.

Le soir venu, elle chanta mieux encore que le jour de ses débuts; la
cabale montée contre elle n'osa souffler mot, tant l'ascendant que la
jeune cantatrice prenait sur le public était puissant: quiconque eût
essayé de lutter contre le succès eût été honni sans pitié.

Couronnes, rappels, cris enthousiastes, tout égala, dépassa même
l'ovation du premier soir, et Ariadne sortit du théâtre consacrée
«étoile» par les deux mille spectateurs enivrés.

--Eh bien! lui dit Morini en la reconduisant, t'es-tu réconciliée
avec le théâtre?

Il se frottait les mains d'un air joyeux; Ariadne ne voulut pas
souffler sur sa joie, et répondit évasivement. En rentrant chez elle,
quand elle fut seule dans le calme de sa chambre de jeune fille, elle
soupesa ce qu'il entre d'amour-propre, d'engouement, de moutonnerie
humaine dans un succès de premier ordre, et elle se dit comme le
sage: Tout n'est que vanité.

--Ah! mon cher grand art, se dit-elle avec le découragement le plus
profond, je t'aimais mieux quand je chantais seule à l'institut, et
quand je pleurais au son de ma propre voix, sans savoir pourquoi!



XXIX


--Vous ne chantez plus cet hiver, Ariadne? demanda la princesse
pendant le déjeuner, le lendemain de ce jour.

--Pas au théâtre, du moins, princesse, répondit Ariadne. Je compte
donner un concert...

--Nous sommes loin de la saison des concerts, interrompit madame
Orline; puisque rien ne vous retient à Pétersbourg, voulez-vous nous
accompagner dans un voyage que nous allons faire à l'étranger?

Olga ouvrit ses yeux tout grands et regarda sa mère d'un air plus
surpris qu'enchanté.

--C'est une surprise que je ménageais à ma fille, reprit madame
Orline; il y a assez longtemps qu'elle me persécute pour faire ce
voyage! J'ai calculé que, la saison des pluies étant très-vilaine ici
et le mois d'octobre très-beau en France, nous aurions tout avantage
à passer six semaines là-bas; nous reviendrons pour le traînage.

--Six semaines, maman! s'écria Olga.

--Eh bien! n'es-tu pas contente?

--Oh! si, je vous remercie, maman, dit la jeune dissimulée, qui
courut embrasser sa mère.

Une heure après, une femme de chambre mettait à la poste un petit
billet ainsi conçu:

«Maman veut partir pour l'étranger, mon cher Constantin; demande un
congé au ministère, et viens annoncer chez nous que ta santé exige ce
voyage; il faut absolument que tu viennes avec nous. Il est hors de
doute que, pendant ce voyage, nous trouverons l'occasion de parler de
nos projets.»

Le message arriva à destination dans le délai convenu, et, le
surlendemain soir, Ladof, en venant passer la soirée, prévint la
princesse de ses projets de voyage.

--Ah! fit la princesse étonnée, nous partons aussi...

--Me permettrez-vous de vous accompagner, aussi longtemps, du moins,
que ma présence ne vous sera pas importune?

La princesse fronça le sourcil et regarda Ariadne. Celle-ci, les
joues couvertes de rougeur, levait sur Constantin des yeux émus et
surpris. Madame Orline sourit; s'il y avait connivence, ce ne pouvait
être que dans un but louable, et d'ailleurs Ariadne avait l'air bien
naturellement étonné.

--Qui vous a prévenu de notre voyage? dit subitement la princesse.

Constantin, décontenancé, faillit rester muet; mais comme il fallait
répondre:

--Ce sont vos gens, dit-il; je suis venu hier dans l'après-midi sans
vous trouver, et j'ai appris que vous partiez...

La princesse, tout à fait rassurée, ne vit plus là qu'une preuve
d'amour de la part de Ladof à l'adresse d'Ariadne.

--Eh bien, soit! dit-elle; tant que votre présence ne sera pas
opportune, ces demoiselles seront bien aises d'avoir quelqu'un à
faire courir pour leurs caprices. Mais vous partirez le premier, mon
cher Constantin. Je ne tiens pas à ce que les méchantes langues
répandent dans Pétersbourg le bruit que je vous enlève.

--Oh! princesse! fit Ladof heureux et confus.

--Mais, certes! je ne suis pas encore assez vieille pour me permettre
de voyager avec un jeune homme.

La princesse se leva avec un sourire, développant sa haute stature,
sa taille élégante et sa beauté encore dans son été. Olga se gardait
bien d'échanger regard ni parole avec Ladof; celui-ci, ne sachant que
faire de sa personne, se rapprocha d'Ariadne.

--Et vous, mademoiselle, me permettez-vous de vous infliger ma
société? dit-il en plaisantant.

--Oui, répondit Ariadne sans lever les yeux.

Le paradis s'ouvrait devant elle.

Huit jours après, les trois dames, en mettant le pied sur le quai
de la gare, à Berlin, se trouvaient abordées par Ladof, heureux et
rougissant, qui leur avait préparé un hôtel, une voiture et tout ce
qui s'ensuit.

--Eh! mais c'est charmant, dit la princesse d'un ton railleur, où
perçait l'amitié qu'elle portait au jeune homme; vous faites les
choses mieux qu'un courrier, et l'on n'a pas besoin de vous gronder
pour vous faire comprendre ce qu'on veut! Je vous attache à ma
personne.

--Trop heureux! murmura Constantin en s'efforçant de lui frayer un
passage.

Il avait reçu d'Olga le plus délicieux sourire; la vie pour lui se
teignait en rose.

Au bout de huit jours, Ariadne ne conservait que bien peu de ses
illusions: elles étaient parties une à une, comme les feuilles
que le vent d'automne arrache aux arbres. Elle avait voulu se
défendre contre la conviction envahissante de sa nullité aux yeux de
Constantin; elle avait lutté avec énergie contre l'évidence, puis
la réaction était venue, apportant son cortége de tristesses et
d'amertumes.

--C'est elle qu'il aime, se disait-elle à tout moment du jour.

Et pourtant, si Ladof s'approchait d'elle, s'il lui prenait son
châle ou son petit sac, elle croyait voir dans cette prévenance une
marque d'affection... De l'affection, oui, certes, le jeune homme en
éprouvait pour elle; mais la réserve qu'il affectait avec Olga était
bien plus éloquente que ces démonstrations de politesse banale.

Au lieu de s'arrêter dans les capitales, et d'y arriver par les
moyens vulgaires, la princesse, au bout de quelques jours de voyage,
avait conçu une idée fantasque, celle de gagner Paris par le
littoral. Elle était allée de Bruxelles à Ostende, et là, l'air de
la mer l'avait saisie et charmée. Ces jours d'octobre ont au bord
de l'Océan une douceur sans pareille; même gris et voilés, sauf les
moments où souffle la bise, ils sont moins des jours d'automne qu'au
sein des terres, et surtout dans les villes.

Là, les falaises ou les dunes se dépouillent moins vite de leur
verdure; si les arbres sont bientôt mis à nu par les rafales
d'équinoxe, le gazon, ras et dru, garde sa fraîcheur; les roches sont
les mêmes en toute saison, et la mer est aussi souriante au soleil de
janvier qu'à celui de juillet.

Le princesse se donna donc le plaisir de voyager à petites journées
de l'embouchure de la Somme à celle de la Seine. Tous ces ports
presque déserts, alors fréquentés seulement par les habitants du lieu
et quelques amateurs de brises salines, eurent sa visite de grande
dame désœuvrée.

Olga s'amusait prodigieusement: dormir sans cesse dans des hôtels
nouveaux, manger à ces tables d'hôtes de province où les notables
célibataires de l'endroit viennent prendre leur repas et causer des
événements de la ville, tout cela avait pour elle l'attrait de la
nouveauté. Elle croyait lire un roman, et sa joie était sans limites.

Ladof, au contraire, était fort mal à son aise. Il sentait que le
malentendu grâce auquel sa présence était tolérée ne pouvait manquer
de s'éclaircir prochainement, et l'idée de ce qui se passerait alors
lui donnait la chair de poule.

Constantin était de ceux qui sont braves devant la gueule d'un canon
et pusillanimes devant la colère d'une femme. Il craignait d'être
malmené par la princesse, et de perdre toute chance d'obtenir la main
d'Olga; mais ce qu'il craignait peut-être plus encore, c'était de se
voir un jour interpellé par Ariadne, lui disant:

--Pourquoi vous êtes-vous joué de moi?

Ce qu'Olga ne voyait pas, en enfant frivole et un peu égoïste qu'elle
était, Ladof le ressentait jusqu'au plus profond de son être; telle
devait, d'ailleurs, être sa destinée, et il ne l'ignorait pas;
leur amour était de ceux où l'un a tous les devoirs, toutes les
charges, et l'autre tous les priviléges, toutes les douceurs; mais, à
l'inverse du sort commun, c'était Olga qui devait dominer son époux
et rester toujours adorée, malgré ses défauts; non parce que le mari
les ignorait, mais parce qu'il l'aimerait telle qu'elle était, avec
ses défauts.

Il est des êtres qui ont besoin de se sacrifier: Ladof était de
ceux-là.

Il sentait bien en lui-même qu'il s'était joué d'Ariadne; sa
conscience lui reprochait mainte prévenance, mainte parole flatteuse
qu'il n'eût pas adressée à la jeune fille sous la présence de la
princesse. En agissant ainsi, il obéissait à un mot d'ordre donné par
Olga.

--Mais si Ariadne s'en aperçoit? avait-il dit un jour, essayant de
résister à la domination adorée qui lui ôtait toutes ses forces.

--S'apercevoir de quoi? Que tu lui fais la cour? Grand malheur! Une
si sage personne, une fille aussi sérieuse ne va pas se soucier d'un
nigaud comme toi. Il n'y a que moi au monde d'assez bête pour t'aimer!

Ainsi morigéné avec accompagnement de petites tapes et de sourires
enchanteurs, Constantin avait étouffé la voix de sa conscience. Mais,
en voyant Ariadne de jour en jour plus pâle, plus élancée, moins
terrestre pour ainsi dire, il avait senti revenir les remords.

Ariadne paraissait le fuir, loin de vouloir lui rien reprocher;
sans affectation, elle se tenait à l'écart, et c'était la princesse
qui l'appelait pour qu'elle se joignît à leur groupe. La princesse
n'était pas contente; le mariage qu'elle avait daigné favoriser
de sa bonté complaisante semblait reculer au lieu d'approcher, et
madame Orline se demandait parfois ce que cela voulait dire. Le
changement visible qui s'opérait en Ariadne avait frappé ses yeux
vigilants; elle voulait une explication, mais la position dépendante
de l'orpheline dans sa maison rendait cette explication si difficile
qu'elle la remettait de jour en jour.



XXX


Un soir, en arrivant à Fécamp, les voyageurs virent annoncé pour le
lendemain un concert d'amateurs, au profit des pauvres.

--Ariadne, s'écria Olga, tu devrais chanter pour ces malheureux!
Il y a longtemps que nous ne t'avons entendue, et je crois que les
naturels du pays n'ont jamais imaginé rien de pareil à ta voix.

--Ce serait une bonne action, mademoiselle Ariadne, dit Ladof, et
vous feriez plaisir à tout le monde!

Ariadne se taisait: la princesse crut qu'elle attendait son avis.

--Si cela vous fait plaisir, mon enfant, dit-elle, je n'y mets pas
opposition.

Ariadne voulut parler, mais un flot de larmes lui monta à la
gorge. Elle essuya d'un geste rapide et violent les pleurs qui
l'aveuglaient, se contraignit à paraître calme, et parvint à dire
d'une voix brisée:

--Je ne peux plus chanter.

--Comment? firent à la fois les trois personnes présentes.

--J'ai perdu la voix depuis plus de quinze jours.

--Tu as perdu la voix, s'écria Olga, et tu n'en as rien dit à
personne!

--A quoi bon parler? fit Ariadne avec un geste de découragement, ça
ne sert à rien du tout. Quand on n'a rien de bon à dire, il vaut
mieux se taire.

Le silence régna. Chacun avait le cœur plein de tristes pensées.

--Vous souffrez, mon enfant? dit doucement la princesse, profondément
émue à la vue du visage décoloré de la jeune artiste.

--Un peu; ce ne sera rien; je vous remercie, madame.

Ariadne fit un effort, et sourit à la princesse, qui lui posa la main
sur la tête. Ce sourire était si douloureux, si navré, que madame
Orline posa un baiser de mère sur le front de l'orpheline.

--Nous irons demain à Étretat, puisque je vous l'ai promis, dit-elle
à sa fille d'un ton sérieux; puis nous retournerons directement à
Paris; j'ai assez de ces pérégrinations. Nous avons tellement fatigué
mademoiselle Ranine, qu'elle n'a plus que le souffle.

La princesse avait parlé avec tant de sévérité, que sa fille se
sentit punie. Olga sortit sans avoir osé chercher à causer avec
Ladof. Celui-ci, de son côté, sentait une montagne lui peser sur les
épaules.

Les deux jeunes filles partageaient la même chambre. Olga, ce
soir-là, fit attention à sa compagne, et fut frappée de la langueur
et de la fatigue que décelaient ses moindres gestes.

--Qu'as-tu? lui dit-elle avec inquiétude, en constatant les yeux
cernés, la respiration courte et les mains brûlantes de son amie.

--Rien, répondit mademoiselle Ranine avec un sourire.

Ce sourire, qui apparaissait sur son visage depuis quelque temps,
avait une expression de douleur contenue qui la rendait plus belle et
plus touchante que jamais.

--Mais on a quelque chose quand on maigrit comme tu le fais...

--Je me guérirai avec le temps, dit Ariadne.

Au bout d'un moment, elle ajouta:

--Si je ne guérissais pas, n'oublie pas mon vieux maître: le prix de
ses leçons est resté dans le portefeuille à Pétersbourg.

--Mais, Ariadne, s'écria Olga effrayée, tu ne vas pas mourir?

--J'espère bien que non! fit la cantatrice en se redressant avec un
retour d'énergie; mais maintenant j'aurai l'esprit plus tranquille;
bonsoir!

Elle se laissa retomber sur l'oreiller, et s'endormit sur-le-champ.

Bientôt sa respiration devint plus régulière, ses mains plus
fraîches, et Olga, penchée sur elle, vit revenir l'expression qui
était familière au beau visage de marbre endormi sous ses yeux.

--Elle a pourtant l'air triste, se dit la jeune princesse; autrefois
elle paraissait plus heureuse... Elle est peut-être affligée de
n'avoir personne à aimer, tandis que moi... Je ne sais pas pourquoi
j'ai fait des cachotteries avec elle... nous aurions bien pu lui dire
tout. C'est peut-être ce manque de confiance qui lui aura fait du
chagrin... elle aura pensé que je ne l'aimais plus! Je le lui dirai
demain, sans faute.

Olga s'endormit sur cette bonne pensée.



XXXI


La journée du lendemain fut claire et superbe; on aurait dit que la
Manche s'était mise en frais pour les voyageurs étrangers qui lui
rendaient leur dernière visite.

La calèche qui contenait la princesse et sa petite famille roulait
rapidement sur la route d'Étretat; mais ceux qui l'occupaient
n'accordaient pas grande attention au joli pays qu'ils traversaient.
Chacun était préoccupé de ses pensées, plus noires que roses, et le
voyage se fit en silence.

La princesse commençait à se demander si depuis plusieurs mois on
ne se moquait pas d'elle, et ses soupçons se portaient non pas sur
Ariadne, ni sur Ladof, mais sur sa propre fille.

L'équipée de cette dernière à l'institut lui était revenue en
mémoire. Elle se disait que le caractère d'Olga la poussant
inévitablement vers tout ce qui était hasardeux, rien n'était plus
plausible qu'un petit complot, arrangé en cachette pour lui faire
accepter Ladof comme gendre.

Mais à quoi bon tant de détours? La princesse avait aimé son mari,
non parce qu'il était prince, mais parce qu'il était à ses yeux le
seul être digne d'être aimé. Elle eût donc consenti, sans trop de
résistance, au mariage de sa fille avec n'importe quel homme du
monde, pourvu qu'il eût les qualités morales qui commandent l'estime,
et les apparences extérieures qui justifient un mariage que les gens
avides appelleraient mal proportionné. Constantin Ladof possédait
à un degré suffisant ces qualités et ces apparences; qu'est-ce qui
pouvait empêcher Olga de dire à sa mère qu'elle le désirait pour
époux?

La princesse regardait le pâle visage d'Ariadne assise auprès d'elle,
et se demandait quelle douleur avait ravagé ses traits harmonieux.

Si elle aimait Ladof, qu'attendait-il pour se déclarer?...

Le résultat de ses réflexions fut qu'il fallait en finir le jour même.

Les voyageurs descendirent la route qui conduit au village d'Étretat.
Cette rampe douce, ornée de maisons superbes, alors désertes, bordée
de fleurs tardives dans les grands jardins en pente, les conduisit
jusqu'au fond de la vallée. Le déjeuner était commandé d'avance; on
s'assit autour de la table, mais personne ne fit honneur au repas.
Quand le dessert fut enlevé, la princesse jeta sa serviette avec un
mouvement d'impatience. Olga frémit. Elle avait appris à connaître
assez sa mère pour savoir qu'un orage terrible les menaçait.

--Allez voir la falaise, puisqu'il paraît que c'est curieux, dit la
princesse, et elle ajouta plus bas en indiquant Ariadne qui était
déjà sur le seuil de la porte: Finissez-en, monsieur Ladof, cette
situation est intolérable.

Les deux coupables sortirent la tête basse. Un moment après, la
princesse les vit partir et tourner à droite, afin de jeter un coup
d'œil d'ensemble sur la falaise opposée, avant d'aller l'examiner
en détail.

Elle ne put retenir un sourire de mère heureuse à la vue de sa fille.

Olga marchait en avant avec son pas délibéré; ses longues nattes,
qu'en voyage elle ne prenait pas la peine de relever avec un peigne,
flottaient jusque bien au delà de sa ceinture. Son pas alerte,
son port agile faisaient un étrange contraste avec l'air alangui
d'Ariadne.

Malgré les quelques mois qu'elle avait de plus, elle paraissait
un oiseau heureux et insouciant, tandis qu'Ariadne avait reçu sur
son visage et sur toute sa personne l'empreinte que la vie laisse
impitoyablement sur ceux pour lesquels elle n'a point de clémence.

--Enfin, pensa la princesse en rentrant dans l'hôtel, quand ils
reviendront, tout sera éclairci.

Constantin avait offert son bras à Ariadne, sur un signe d'Olga;
celle-ci avait accepté avec toute la réserve qu'elle apportait
désormais dans leurs relations; elle avait accepté pour éviter sous
les yeux de la princesse une explication douloureuse et superflue
que son refus n'eût pas manqué de provoquer; mais, aussitôt qu'ils
furent hors de vue, elle retira son bras, en disant qu'elle aimait
mieux marcher seule.

Un guide vint s'offrir, on le refusa; les jeunes gens voulaient
causer librement, et d'ailleurs on leur avait assuré que, de ce côté,
la falaise ne présentait aucun danger.

Ils montèrent en silence, et, une fois arrivés au point culminant,
loin des yeux et des oreilles, sans s'inquiéter du paysage, Olga
tourna le dos à la mer et s'adressa à Ariadne.

--Chère amie, lui dit-elle en lui prenant la main, je suis bien
coupable; j'ai manqué de confiance envers toi; et pourtant, plus que
personne au monde, tu méritais mes confidences. Tu me pardonneras
pourtant, car, avant d'en parler à ma mère, je veux t'apprendre que
Constantin et moi nous sommes fiancés.

Ariadne leva les yeux sur son amie, un léger tressaillement parcourut
son corps, mais elle ne donna point d'autre signe d'émotion.

--Depuis longtemps? dit-elle avec effort.

--Depuis le mois d'août dernier.

La jeune artiste regarda Ladof, qui, lui, contemplait attentivement
la mer sans la voir.

--Je vous souhaite d'être très-heureux, dit-elle doucement.

Ses lèvres avaient blanchi, ses joues étaient devenues livides. Elle
chercha du regard un appui quelconque. Une pierre était à quelques
pas, elle alla s'y asseoir.

--Je suis bien fatiguée, dit-elle; je vous demande pardon
d'accueillir avec cette froideur apparente une nouvelle que... Soyez
assurés tous les deux que je vous souhaite le bonheur du fond de mon
âme.

Elle leur tendit à chacun une main. Olga sauta impétueusement au cou
de son amie et la couvrit de caresses. Ladof prit timidement la main
offerte et la serra; il n'osait la baiser. Ariadne la leva elle-même
jusqu'à ses lèvres.

--C'est la Mellini qui vous complimente, monsieur, dit-elle avec un
faible sourire. Olga ne sera pas jalouse.

--Jalouse, moi? s'écria Olga, jalouse de toi! Jamais pareille idée ne
m'a passé par la tête! Alors tu es contente?

--Très-contente, répondit Ariadne.

Le soleil brillait sur la mer, le gazon était vert et épais, un
vent léger venu du nord agitait avec un bruit joyeux les fleurettes
desséchées du gazon d'Olympe; les amoureux s'assirent à terre. Ils se
trouvaient presque à l'extrémité de la falaise du côté nord; la haute
muraille crayeuse qui continue jusqu'à Dieppe tranchait sur le bleu
du ciel; tout était paix et joie.

--Je suis bien heureuse, reprit Olga.

Son fiancé tenait sa main emprisonnée, et vraiment le visage de la
jeune princesse exprimait le bonheur le plus complet; elle jouissait
pleinement de la vie. Ariadne se leva et fit deux pas en avant du
côté de la mer.

--N'approche pas si près du bord, lui cria Olga, tu me donnes le
vertige. Est-ce très-haut?

--Très-haut! répondit Ariadne de sa voix calme.

--Tu vois la mer?

--Oui.

--Et le fond?

--Le fond est une dalle plate et polie, toute blanche; la vague vient
régulièrement se briser contre la falaise, juste au-dessous de nous.

--Il n'y a pas de cailloux?

--Pas un seul.

--Cela doit être joli! je vais aller voir, dit Olga en voulant se
lever.

--Je t'en supplie, n'y va pas, dit Ladof en la retenant. Si tu allais
tomber!

Ariadne se retourna, c'était la première fois qu'elle les entendait
se tutoyer. Elle les regarda étonnée, puis pensa que c'était bien
naturel, et se remit à regarder le gouffre.

--Mademoiselle Ariadne, vous me faites peur, dit Ladof; venez ici, je
vous en prie!

La jeune fille lui jeta un regard que Constantin se rappela toute sa
vie.

--Que vous importe? disaient les yeux d'Ariadne, mais sans colère, je
ne suis rien pour vous, ce n'est pas moi que vous aimez!

Elle se rapprocha cependant de quelques pas.

--Écoute, Ariadne, reprit Olga, nous sommes dans une position fort
embarrassante, vois-tu. Maman s'est mis dans la tête, je ne sais à
quel propos,--la rougeur qui envahit son visage annonçait pourtant
que sa conscience lui faisait quelques reproches,--que c'est de toi
que Constantin s'occupait. Elle voudrait déjà vous voir mariés.

Ladof n'y tint pas; quittant brusquement la main d'Olga, il se tourna
vers Ariadne.

--J'ai bien mal agi envers vous, mademoiselle, je le sens et j'en
suis désolé. Voulez-vous bien me dire que vous me pardonnez? Sans
cela, je n'oserais...

--Je vous pardonne, dit Ariadne.

Son regard, plein de pitié miséricordieuse, tomba sur le jeune homme
comme un rayon d'en haut; tout l'amour qu'elle avait ressenti s'y
fondit en une expression suprême de tendresse et de pardon.

--Mais ce n'est pas encore assez, reprit Olga; ma mère n'acceptera
jamais l'idée de ce mariage, après s'être figuré que c'était toi la
fiancée. Il faut que tu nous rendes un service, ma bonne Ariadne;
dis-lui, toi, que nous nous aimons, et supplie-la de consentir...
elle ne te le refusera pas: si tu savais quelle confiance elle a en
toi et combien elle t'aime! Veux-tu nous faire ce plaisir?

--Dire à la princesse que vous vous aimez? fit Ariadne lentement.
Pourquoi moi, et non toi?

--Parce qu'elle pensait que c'était toi... elle ne pourra pas se
mettre en colère contre toi, au moins! dit naïvement Olga.

Constantin ne disait rien; il était au supplice. Le visage d'Ariadne,
sur lequel Olga, dans son égoïsme inconscient, ne lisait que la
fatigue, trahissait pour lui les mouvements d'une âme désespérée.

--J'essayerai, dit doucement Ariadne; mais si j'échoue, il ne faudra
pas m'en vouloir.

Elle les quitta et retourna au bord de la falaise.

--Regardez, dit-elle, qu'est-ce que c'est que cela?

Elle indiquait une masse de brouillard blanc qui s'élevait de la mer
comme une fumée. Les fiancés tournèrent la tête; de leur place, ils
voyaient toute la falaise sur une étendue de plusieurs lieues.

La brume venait du nord et flottait lentement en apparence, mais
très-vite en réalité, poussée par une brise rapide. On eût dit les
vapeurs qui s'élèvent d'une chaudière en ébullition, mais plus dense,
plus compacte; la masse venait à eux, s'accrochant à la falaise,
cachant et découvrant par intervalles les sinuosités de la côte;
parfois elle entrait dans les terres, et, après qu'elle avait passé,
des flocons de brouillard semblables à de la laine restaient dans
les arbres des grandes fermes; une barque de caboteur, qui louvoyait
à peu de distance, se trouva prise dans le nuage; elle disparut aux
yeux des spectateurs comme si quelque géant l'avait escamotée, et la
nuée continua de s'avancer vers la pointe.

--C'est bien drôle! continua Olga. Est-ce que le brouillard va venir
ici?

--Sans doute, répondit Constantin; redescendons.

--Non, non, restons; je veux voir comment cela est de près.

Ariadne, toujours debout à l'extrémité de la falaise, détachait sur
le ciel bleu sa silhouette élégante et sévère. Les mains pressées
sur sa poitrine comme pour comprimer sa souffrance, elle regardait
le ciel, la mer, la nuée, et se demandait pourquoi tout est si beau,
si grand, si poétique, lorsqu'un être humain souffre une agonie plus
affreuse que celle de la mort.

--Dis, Ariadne, fit tout à coup Olga, est-il possible que tu aies
perdu la voix?

--Oui, répondit l'artiste sans se retourner.

--Essaye donc!

Ariadne rejeta la tête un peu en arrière, et chanta une gamme
chromatique comme celle qui avait fait scandale à l'institut, deux
ans auparavant.

La voix était aussi pure, aussi veloutée, mais on eût dit l'écho de
l'ancienne voix, tant elle était affaiblie.

--Chante: «O mon fils!» dit Olga.

Ariadne commença la cantilène; mais à la quatrième mesure elle
s'arrêta.

--Regardez le nuage, dit-elle, le voici!

En effet, tout à coup la nuée fondit sur la falaise; le jour disparut
et fut remplacé par une clarté blafarde, comme si l'on appliquait une
couche de ouate sur les vitres d'une fenêtre; un froid humide envahit
les promeneurs, et pénétra jusque sous leurs vêtements.

--Fi! dit Olga, c'est plus joli de loin que de près.

--Ainsi fait la vie, pensa Ariadne.

--Allons-nous-en! fit la voix d'Olga.

Les fiancés ne s'étaient pas quittés, mais ils ne voyaient plus
Ariadne, debout à quelques pas seulement.

--Ne bougeons pas! s'écria Constantin. Nous ne verrions pas où nous
allons; ce serait la mort à coup sûr! La mer est de trois côtés!

--Que c'est ennuyeux d'attendre! Je suis gelée! fit Olga d'un ton
boudeur.

--Mademoiselle Ariadne, ne bougez pas, répéta Ladof. Ce nuage va
passer, c'est l'affaire d'un moment; vous, surtout, vous êtes si près
du bord. M'entendez-vous?

--Oui, répondit Ariadne.

Sa voix semblait venir de très-loin.

Elle pensait:

--Je suis de trop en ce monde, et Olga évidemment a été placée sur
mon chemin pour me l'apprendre; une première fois, j'ai souffert pour
elle; aujourd'hui, l'homme que j'aimais l'a choisie. Je suis un être
inutile... L'art m'a trompée... Je ne puis plus chanter... Quelle
sera ma vie?...

Une idée superstitieuse s'empara d'elle.

--Mon heure est venue. Je vais connaître ma destinée; si je dois
vivre, mon étoile me conduira vers le salut; si je dois mourir...

Elle n'acheva ni sa phrase ni sa pensée. Elle fit deux ou trois pas
dans la brume opaque, les mains en avant, comme pour écarter les
obstacles...

--Ariadne! cria Olga.

Rien ne lui répondit.

Le brouillard s'éclaircissait; on voyait déjà une lueur jaune dans le
ciel qui indiquait l'endroit où brillait le soleil.

--Ariadne! cria la voix plus mâle de Constantin.

La brume s'enleva de terre, légère et molle, en tournoyant sur
elle-même; les deux jeunes gens furent debout en un clin d'œil;
leurs regards se tournèrent vers la place où la silhouette d'Ariadne
se détachait sur le ciel... Il n'y avait plus rien...

Glacé d'horreur, Constantin se traîna, en rampant sur le gazon,
jusqu'au bord de la falaise.

--Va-t'en! va-t'en! cria-t-il à Olga, qui voulait le suivre. Va-t'en!

--Elle est morte! dit celle-ci en se cramponnant à lui.

Constantin recula un peu, s'assit sur le gazon, et, passant sa main
sur ses yeux hagards et ses cheveux hérissés:

--Nous l'avons tuée! dit-il.

La marée baissait; quand les deux jeunes gens eurent atteint l'hôtel,
quand la princesse les eut vus revenir seuls, et que les pêcheurs,
pleins de pitié, eurent fait le tour de la falaise alors presque à
sec, on trouva Ariadne étendue sur la grande dalle blanche et polie
qu'elle avait admirée. La vague pieuse avait rassemblé ses vêtements
autour d'elle, et son visage portait ce sourire navré qu'on avait si
souvent vu sur ses lèvres depuis quelque temps.

La princesse apprit d'un seul coup la catastrophe et l'amour de sa
fille pour Ladof; tout avait jailli ensemble des lèvres d'Olga avec
les sanglots.

--Vous croyez que c'est un accident, vous? dit-elle aux jeunes gens
avec mépris; et je vous dis, moi, que vous l'avez tuée! J'aimerais
mieux avoir eu pour fille celle qui est là morte, que l'enfant
égoïste et sans cœur que Dieu m'a donnée!

Cependant toute mère pardonne, et les deux amoureux revinrent en
Russie, quelques jours après, ostensiblement fiancés.

Ariadne dort dans le petit cimetière d'Étretat. Abandonnée pendant sa
vie, elle devait l'être après sa mort. La princesse paye un jardinier
pour entretenir richement sa tombe; mais il n'y met des fleurs que
pendant la saison des bains. A quoi bon soigner en hiver une tombe
que personne ne visite?

Morini a reçu le prix de ses leçons, et il a juré qu'il ne ferait
plus d'élèves. Il pleure toutes les fois qu'il parle d'Ariadne.

Une si belle voix! dit-il, et tant de talent! Une si belle âme! mais
pas faite pour le théâtre!

De temps en temps Ladof se souvient d'Ariadne. Il est très-heureux
avec Olga, mais il y a des jours où il pense que celle qui est morte
savait mieux aimer.


FIN


   PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.





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