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Title: Les casseurs de bois
Author: Corday, Michel
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les casseurs de bois" ***


Note de transcription

Les mots en italiques ont été _soulignés_. Merci de regarder les
autres notes à la fin de cet ouvrage.



LES CASSEURS DE BOIS



OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


   DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
   à 3 fr. 50 le volume.

       Vénus ou les deux risques           1 vol.
       Les Embrasés                        1 vol.
       Sésame ou la Maternité consentie    1 vol.
       Les Frères Jolidan                  1 vol.
       Les Demi-Fous                       1 vol.
       La Mémoire du cœur                  1 vol.
       Monsieur, Madame et l'Auto          1 vol.
       Mariage de demain                   1 vol.
       Plaisirs d'Auto                     1 vol.
       Les Révélées                        1 vol.


   CHEZ GARNIER FRÈRES

       Mariés jeunes.
       Confession d'un Enfant du Siège.
       Scènes de la Vie conjugale.
       Scènes de la Vie d'officier.


   IL A ÉTÉ TIRÉ DU PRÉSENT OUVRAGE:
   _Cinq exemplaires, numérotés à la presse, sur papier de Hollande._

   Paris--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.--5243.



   MICHEL CORDAY


   LES CASSEURS DE BOIS


   QUATRIÈME MILLE


   PARIS

   LIBRAIRIE CHARPENTIER ET FASQUELLE
   EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
   11, RUE DE GRENELLE, 11

   1910
   Tous droits réservés.



LES CASSEURS DE BOIS



I

LE CHOIX D'UN MARI


Popette se planta devant moi et, décisive:

--Cher ami, je veux épouser un aviateur.

C'était au premier soir de la Quinzaine d'Anjou, qui s'ouvrait
dans la douceur de l'automne. L'essor simultané d'une douzaine
d'aéroplanes sur un couchant de nacre avait transporté la foule. Les
cris et l'enthousiasme montaient jusqu'aux grands oiseaux de toile.
On communiait dans la stupeur et le charme. Il semblait advenir à
tous un même grand bonheur. Une flamme aux joues, une larme aux
yeux, Popette répétait d'une voix ardente et rapide:

--Je veux épouser un aviateur.

Un vague cousinage et une vraie sympathie m'unissent à Popette.
Elle a vingt-quatre ans. Son père, un céramiste de valeur mort
prématurément, a laissé aux siens une solide aisance. Grandie en
plein milieu artiste, Popette mène une libre existence. Tantôt on
la rencontre suivie de loin par une maman spirituelle et débonnaire
qui s'essouffle, lève des bras courts, soupire: «Oh! cette enfant!»
et s'assoit. Tantôt elle est chaperonnée par son jeune frère Loulou,
dont les douze ans se dépensent en galopades de poulain échappé.

Saine et pure, Popette a toutes les audaces de l'ignorance. Ses
dehors délurés enveloppent une petite âme de romance. Elle s'exprime
avec une volubilité dont elle cherche vainement à se guérir. Elle a
bien essayé de sucer des cailloux. Mais elle les avale.

Sa beauté gamine a la frappe nette d'une monnaie neuve. Popette est
de petite taille et s'en félicite:

--Une petite femme, dit-elle, ça doit être plus facile à prendre dans
ses bras qu'une grande.

Depuis qu'elle a l'âge du mariage, Popette le déclare à tout venant:
elle n'épousera que l'homme qui saura lui plaire. Elle l'espère et
l'attend sans impatience apparente. Jusqu'ici, je ne lui ai connu
que des emballements sans consistance ni durée, qu'elle appelle
négligemment des amitiés tendres. Mais, cette fois, elle paraît bien
décidée à fixer son choix.

Et comme je m'effraie un peu d'une passion si prompte, Popette
s'indigne. Il y a belle lurette qu'elle et son frère ne rêvent
qu'aviation. C'est inimaginable ce que Loulou a déjà construit
d'aéroplanes en chambre, ce qu'il a déjà consommé de cannes à pêche,
de torsades de caoutchouc, d'hélices en carton et de mouchoirs de
batiste. Et il est arrivé à des résultats. Ses appareils volent.
Même qu'ils ont démoli la suspension, brisé une glace, cassé deux
potiches.

Puis, les cils baissés, le bout du petit nez frémissant de malice,
Popette me révèle un culte plus secret. Dans un lieu retiré, qu'il
est convenu de ne pas désigner par son nom, où les regards inoccupés
errent au long de la muraille, Loulou s'est avisé de coller tous les
portraits d'hommes volants, découpés dans les journaux. Panthéon
modeste, autel caché, où l'on se recueille devant ces traits
illustres. Pressé d'obéir à la nature et contraint de ne le point
avouer tout droit, on dit maintenant chez Popette «qu'on va voir les
aviateurs».

Tant de ferveur ébranle mon scepticisme. Cependant, je risque encore
une objection:

--Cela ne vous effraierait pas, Popette, d'avoir un mari qui s'expose
sans cesse au danger? Vous n'ignorez pas que les aviateurs brisent
souvent leurs appareils. Ils ont même forgé une locution pour
désigner ce genre d'accident. Faire une chute, pour eux, c'est
«casser du bois». Ils disent même, plus brièvement encore: «Il y a du
bois». Et dame, il ne faut pas oublier qu'à force de casser du bois,
on peut finir par se casser les os. Vrai, ça ne vous ferait pas peur,
d'épouser un de ces casseurs de bois?

Mais Popette a la foi. Et, dans un crâne et preste roulis d'épaules:

--Ça vaut mieux que de casser du sucre. En somme, ce n'est pas plus
dangereux que l'auto. Il y en a qui sont mariés, n'est-ce pas? Osez
donc dire qu'on n'envie pas leur femme. Vous voyez bien que vous
n'osez pas le dire. Oh! vous ne m'en ferez pas démordre. Et mieux,
vous m'aiderez.

--Comment cela?

--Vous connaissez Lucien Chatel?

En effet, je connais Lucien Chatel, le précoce inventeur dont, en ce
moment même, dans l'ombre croissante qui monte de la plaine, trois
appareils tiennent le ciel. C'est précisément pour applaudir de plus
près à son succès que j'ai résolu de suivre la Grande Quinzaine.
Mais du diable si je m'attendais à tremper les mains dans un mariage.
J'avoue:

--Oui, je connais Chatel. Eh bien?

--Eh bien, vous allez me le présenter. Par lui, de proche en proche,
je connaîtrai les autres. Et je choisirai.

--Et voilà. C'est très simple...

--C'est génial, appuie Popette. Songez donc. Une jeune fille qui
voudrait découvrir son compagnon de vie devrait le chercher parmi des
millions d'hommes. Pour moi, le terrain est déblayé, la sélection est
faite. Je n'hésite plus que devant deux douzaines d'échantillons.
J'opère sur le fin du fin, la crème de la crème. Car vous conviendrez
bien que ce ne sont pas des individus ordinaires, qu'ils dépassent,
au propre comme au figuré, le niveau commun?

Cette Popette a le don de subjuguer ses adversaires. Cette fois, je
me rends:

--J'en conviens, Popette. Tous ces héros, si j'en crois mon ami
Chatel, diffèrent autant par leurs origines--les gentlemen y
coudoient les mécaniciens--que par le but poursuivi: l'émotion
sportive, la prompte notoriété, le vulgaire profit. Mais ils ont des
traits communs. D'abord la ténacité, l'obstination dans l'effort, que
rien ne rebute, que rien n'abat. Puis la décision lucide, prompte,
ferme, active. Enfin le courage. Ils symbolisent l'énergie sous ses
trois faces: la patience, la résolution, l'audace. Soyez persuadée,
petite Popette, qu'ils ont leurs travers et leurs faiblesses. Mais en
même temps ils ont cultivé et poussé à leurs bornes extrêmes les plus
belles facultés dont se puisse ennoblir notre nature. D'un mot, ce
sont des hommes...

--J'y compte bien, dit Popette.



II

HANGARVILLE


A la grande Quinzaine d'Anjou, les hangars d'aéroplanes forment une
ville, plutôt une place forte, défendue contre l'invasion avec des
précautions féodales, une méfiance moyenâgeuse. Elle est entourée
d'une sorte de chemin de ronde que borde sur ses deux rives une
palissade aiguë et serrée et que parcourent sans cesse des piquets
de fantassins et des patrouilles de cavaliers. Les rares issues
pratiquées sur la piste ne livrent passage qu'aux appareils. Et une
âpre sentinelle, rigide comme une consigne en marche, bat son quart
devant ces brèches à la clôture.

Quant à la porte ouverte sur l'enceinte des tribunes, elle est
gardée par une troupe de toutes armes et de tous grades, en même
temps que par ces gardiens hargneux, ces fonctionnaires couronnés de
casquettes, qui sont les innombrables rois d'une République.

A vrai dire, ce n'est pas trop d'une telle force pour résister à la
foule qui se rue à l'assaut en masses profondes. Car Hangarville est
très recherché, étant très défendu. Chaque assaillant brandit une
arme: une carte, un brassard, un prétexte définitif. Mais l'homme à
la casquette veille. Il veille tellement bien qu'il refuse l'entrée
à Labarbette, le constructeur pourtant reconnaissable des aéroplanes
«Victorine». Par contre, il s'efface, subjugué, devant deux quidams
hauts en faux-col, dont le premier dit impérieusement, en montrant le
second: «Laissez passer monsieur».

Grâce au «Sésame», signé de l'aviateur Lucien Chatel, Popette et son
jeune frère Loulou parviennent à franchir le seuil sacré. La maman
de Popette, lasse d'une journée d'enthousiasme et de piétinement, a
préféré, au mystère des hangars, le confortable velours des tribunes.
Popette a pris la mine fervente et recueillie d'une dévote qui
pénètre dans le temple. Loulou, éperdu d'orgueil et de satisfaction,
arrondit des yeux comme des objectifs.

Avec ses murailles de bois, son style uniforme, ses avenues
rectilignes creusées d'ornières, ses carrefours où l'herbe pousse
encore, Hangarville ressemble à ces jeunes cités américaines qui
sortent du sol en une saison. Et l'illusion devient frappante du
point où le regard embrasse la cabine du téléphone et son réseau de
fils, le hangar de l'aviateur américain Hopkins et son drapeau étoilé.

On s'attend à voir le pionnier botté, le rifle à l'épaule, coiffé
de feutre et ceint de la cartouchière. Mais personne ne sort des
maisons de bois. La ville est déserte. Les nids sont vides. C'est
que l'impatiente Popette n'a pas voulu attendre au lendemain. Elle
parcourt Hangarville le jour même de son arrivée, dans le calme du
crépuscule, à l'heure propice où les grands oiseaux de toile sont
sortis et montent au-devant du soir qui tombe... Les aviateurs sont
épars dans l'air ou sur la piste, terrain plus interdit, plus sacré
que celui des hangars, presque aussi inaccessible que l'espace même.

Ni appareils, ni pilotes. Et nous errons au long des bâtiments vides.
Popette penche à chaque seuil ouvert son petit nez curieux et son
buste charmant. Elle s'extasie devant les installations sommaires qui
trahissent pourtant le goût et la personnalité de chaque aviateur.
Ici le désordre. Là des établis dressés. Ailleurs des sièges en
cercle, une esquisse de salon.

Mais de grandes caisses, soigneusement abritées, intriguent Popette.
Qu'est-ce qu'il y a dedans? Hautes d'un étage, bâties en voliges
et garnies de papier-goudron, elles ont servi au transport des
appareils. Maintenant, l'ingéniosité des ouvriers en a fait des
chambres. On y trouve des lits, des chaises, et parfois même le luxe
d'une toilette. Popette demande, émue:

--Est-ce qu'ils habitent ici?

«Ils», naturellement, ce sont les aviateurs. Non. Ces logis
improvisés abritent des mécaniciens ou des gardiens de nuit. La
plupart des pilotes regagnent au soir la ville dans leur auto.
Cependant, certains couchent sur le terrain. C'est le cas de Lucien
Chatel. Et c'est une des grosses attractions de la Quinzaine que de
visiter ce campement, ces six tentes alignées au long du hangar, où
dorment l'inventeur, ses pilotes, son ingénieur et ses ouvriers.

Popette ne voudrait pour rien au monde manquer ce pèlerinage. Se
glissant à travers le réseau des cordes d'arrimage, elle admire
l'ameublement, la couchette, la chaise, la bougie fichée dans une
bouteille, le broc et la cuvette émaillée. Toute rose, elle sort de
la tente vide de Chatel:

--Vous avez vu? Il a un pyjama!

Le hangar proche sert de cuisine et de salle à manger. Les casseroles
brillent au-dessus du fourneau. Trente couverts s'alignent sur la
longue table, garnie d'une nappe, s'il vous plaît. Et les bancs sont
faits de madriers posés sur des caisses à essence.

Mais que disait-on, qu'il n'y avait pas d'appareils? En voici un, qui
étend ses larges ailes. Et monté, qui plus est. Hélas! il est monté
par un gros cuisinier vêtu de blanc qui, profitant de l'absence de
ses maîtres, s'est hissé à grand'peine au banc du pilote et se fait
photographier au volant, dans une posture de héros...

Cette alerte a secoué Popette. L'heure approche où les vrais
aviateurs rentreront. Elle va prendre le fameux contact. Son émotion
grandit à mesure que le jour décroît. Elle m'entraîne, abandonne
Loulou, béant d'admiration et torturé de basse envie devant le
glorieux cuisinier au volant. Oppressée, elle préambule:

--Vous allez me trouver bien bête. Promettez-moi que vous ne vous
moquerez pas de moi.

Je promets. La grande crainte de Popette, c'est de paraître
ridicule. On n'est jamais ridicule, quand on est jolie. Afin que je
ne la raille pas, elle prend les devants et se raille elle-même.
Elle rit. Elle a l'art de rire et de parler en même temps, comme un
ruisseau qui court tout en gazouillant. Et cela lui donne une voix
tintante, argentine, où les mots dansent dans le rire:

--Eh bien, voilà. Vous comprenez, je ne veux pas paraître sotte
devant _eux_. Vous êtes mon ami. Dites-moi vite: quelle différence y
a-t-il entre un biplan et un monoplan?

Pauvre Popette! Voilà donc ce qui la tourmentait... J'explique de
mon mieux, le plus clairement et le plus brièvement possible. Et
comme elle reste confuse de n'avoir pas pénétré un si simple mystère,
comme elle s'effraie de son ignorance future devant _eux_, je la
rassure:

--Mais vous avez eu parfaitement raison de m'interroger. Il n'y a
pas de honte. Bien des gens en savent moins long que vous et n'ont
pas votre modestie charmante. Tenez. Je sais un homme très haut
placé, très expert en son art, à qui l'on expliqua minutieusement le
mécanisme du biplan placé devant ses yeux. Il réfléchit, hocha la
tête, ferma les paupières et demanda enfin: «Mais, où est le gaz?»



III

PREMIER CONTACT


--Racontez-moi Lucien Chatel, ordonne Popette.

Nous sommes tous trois, elle, son frère et moi, incrustés dans les
baquets d'une auto de course qui stationne devant les hangars Chatel.
Ce sont les seuls sièges que nous ayons trouvés. De temps en temps,
Popette se penche et jette un regard inquiet vers les lointaines
tribunes où sa maman l'attend. Déjà leur fronton s'illumine de
grosses perles électriques qui répandent une clarté crue sur les
banquettes désertées. Mais, à aucun prix, Popette ne voudrait manquer
le retour des aviateurs.

--Lucien Chatel? Ah! Je vous préviens avant tout que vous ne pouvez
pas l'inscrire sur votre liste de prétendants. Il ne peut figurer que
dans la catégorie hors concours. Il est marié.

--La veinarde! dit Popette.

--Lucien Chatel, c'est l'homme d'une idée. Il l'a suivie et elle
le conduit loin. Sa vie est une ligne droite qui part de rien et
qui mène à tout. Son idée, c'est d'être constructeur d'aéroplanes.
Vous savez qu'aujourd'hui tous les enfants naissent avec un petit
biplan dans la cervelle. Chatel était en avance d'une génération.
Et il se trouvait alors presque seul de son espèce. Ses biographes
vous diront qu'il a quelque peu flirté avec les Beaux-Arts. Mais
l'École des Beaux-Arts a été la couveuse artificielle des premiers
hommes-volants. Choper fut peintre et Saquefin sculpteur. Et c'est
logique. Car l'aviation nous séduit précisément parce qu'elle est
à la fois esthétique et savante. Je reviens à Chatel. Au sortir de
la caserne, il dessina de-ci, s'associa de-là. Mais son idée ne le
lâchait pas. Et il ouvrit des ateliers d'aviation juste au moment où
tout le vieux continent niait l'aviation... C'est vous dire qu'il
eut des commencements plutôt abrupts. Aujourd'hui, ses usines de
Vincennes emploient trois cents ouvriers et douze appareils de sa
marque sont engagés dans la Grande Quinzaine.

--Est-ce qu'il vole? demanda Popette.

--Il a plané. Il a cassé du bois à une époque où ce n'était ni un
sport, ni la mode. Ce garçon de trente ans est déjà mort deux fois.

--Comment?

--J'entends qu'on l'a deux fois laissé pour mort. Une première fois
il se défonça la poitrine dans les Landes. La seconde fois, au lac
Daumesnil, son planeur, remorqué par un canot automobile, resta
sous l'eau pendant deux bonnes minutes avec son passager. Un autre
y fût resté. Mais Chatel avait son idée: il voulait construire des
aéroplanes; donc il fallait vivre. Voyez-vous, il n'y a rien comme
une idée pour ressusciter un homme. Et maintenant qu'il a fait ses
preuves, il laisse aux autres le soin de fabriquer des allumettes. Ne
cherchez pas et n'écarquillez pas vos jolis yeux, Popette. C'est une
variante de: casser du bois.

--Il est bien?

Les femmes prêtent à cette magique formule «être bien» un sens
si vaste et si fluide, si complexe et si complet, que je n'ose
m'aventurer ni répondre fermement. Biaisons.

--Ils sont tous bien, Popette. Vous jugerez vous-même.

--Et au moral?

Au diable Popette et ses questions! Peu lui importe que Chatel ait
les qualités et les défauts d'un bel animal de race, qu'il soit à la
fois violent et sensible, fougueux et doux, rude et tendre, brusque
et bon, qu'il prodigue sa jeunesse au travail sans la refuser au
plaisir, bref qu'il ait le cœur sur la main, la tête près du bonnet
et le pied près des chausses d'autrui.

Heureusement, un grondement de moteur proche vient interrompre
l'interrogatoire. Ce sont eux! La nuit rabat les oiseaux vers le nid.
Vite, nous nous arrachons à nos baquets.

Les aéroplanes roulent sur le sol comme d'énormes automobiles ailées.
Des hommes maintiennent et guident l'arrière. Pour éviter une allure
trop rapide, les pilotes coupent et reprennent leur élan, apaisent et
raniment tour à tour le moteur. Derrière eux, dans leur dos, l'hélice
tournoyante dessine un cercle de métal, un pavois impalpable et
terrible. Et, haut juchés sur leur siège, casqués jusqu'aux oreilles,
encadrés des toiles toutes blanches dans la pénombre comme d'autant
de bannières, ils font songer à des paladins rentrant de la croisade
et dont le bouclier ferait une auréole...

Au passage, je les nomme à Popette:

--Regardez. Celui-là, avec son amusant bonnet d'Auvergnat, son
sourire malicieux qui lui creuse deux fines rides précoces au
coin des lèvres... C'est Piéril, avant-hier petit sergent, hier
mécanicien, aujourd'hui roi de l'altitude...

Popette m'interrompt:

--Marié?

--Ah! dame, oui.

--Encore! s'écrie Popette. Ah! çà, ils sont donc tous mariés?

--Mais non. Mais non. Tenez, en voilà un qui ne l'est pas. Savournin.
Celui qui est si joliment cravaté. Le plus galant des cadets
de Gascogne. Un Méridional qui gagnait chaque année, en course
automobile, le Circuit du Nord.

--Il est bien, juge Popette.

--Je vous le disais, qu'ils étaient tous bien. Tenez, regardez
cette juvénile figure qui brille pour ainsi dire dans la nuit, tout
illuminée d'extase et de triomphe. C'est Pajou, le Benjamin des
aviateurs...

--Celui-là n'est pas marié, au moins?

--Vous ne voudriez pas, Popette! Son papa vient de lui payer un
aéroplane pour son bachot!

Cependant le gros cuisinier blanc s'avance au seuil du hangar qui
sert de cuisine et de salle à manger. Il crie:

--A table!

Ce que les mécaniciens traduisent en joyeux échos:

--A la croûte! A la croûte!

Une file de bougies fichées dans des bouteilles illumine la longue
table. Leurs flammes vacillent dans l'air frais du soir où se mêle la
bonne odeur du fricot.

Popette ne se tient pas de joie. Tout l'intéresse et tout l'amuse.
Mais soudain elle sursaute. Près d'elle, un svelte jeune homme, vêtu
de la cotte et du bourgeron bleus, la casquette houleuse et le pied
martelant le sol, harangue énergiquement l'équipe:

--Bon Dieu, qu'est-ce qui m'en a laissé encore un dehors? Mais
grouillez-vous donc, tonnerre! Qu'est-ce que vous foutez là, vous
autres? Allons, plus vite que ça. Faut qu'on se démène.

Je ne suis pas bien sûr du dernier mot. Il me semble qu'il rimait
plus richement avec la glorieuse réplique de Cambronne...

Popette, que cette apostrophe étouffe un peu, se rapproche de moi:

--Mais, où est donc M. Chatel?

Alors je saisis le jeune homme en bleu, au langage enflammé:

--Cher ami, permettez-moi de vous présenter Mlle Popette, qui tient
absolument à épouser un aviateur.

Déjà Chatel a recouvré son calme et son aisance. Et, se découvrant
largement, il dit en riant:

--Ah! mademoiselle, comme vous avez raison!

Mais Popette goûte mal ma méchante plaisanterie. Et pour cacher sa
confusion et couvrir sa retraite, elle s'écrie en se frappant le
front:

--Ah! mon Dieu! Et moi qui ai oublié maman dans les tribunes!



IV

RÉMY PARNELL


C'est autour d'une table à thé, dans cette tribune-buffet fleurie,
festonnée, animée de musique, qui fut l'étincelante trouvaille,
le joyau au front de la Grande Quinzaine, où les yeux, le palais,
l'oreille--trois sens sur cinq--trouvaient ensemble leur satisfaction.

Depuis une heure, Rémy Parnell, sur monoplan Victorine, domine
l'espace. Malgré la grande hauteur, on distingue jusqu'à la ceinture
sa silhouette assise et courbée. Il fait vraiment corps avec son
appareil. Ils se complètent. Sa trajectoire est tellement inflexible
et tendue, droite et pure, qu'il semble fuir à la surface étale d'un
lac aérien. Et son vol somptueux, d'une impériale majesté d'aigle aux
ailes toutes grandes, écrase les autres essais, les aplatit à ras de
terre. On ne voit que Rémy Parnell dans le ciel. Il règne.

Popette le suit, les yeux agrandis, la gorge sèche, la tasse de thé
en arrêt, entre la soucoupe et les lèvres. Sa mère reste décidément
à la ville. Elle prétend qu'à regarder ces casseurs de bois, elle
se casse la barre du cou. Et elle a confié sa fille à la tutelle de
Loulou. Mais le petit frère de Popette se soucie bien de son rôle! Il
éclate d'orgueil d'être attablé près de Lucien Chatel et de ses amis,
parmi la curiosité de la foule qui se montre le jeune inventeur.
Cependant Popette, extatique, dit à Chatel en désignant du menton le
glorieux appareil:

--N'est-ce pas, que c'est beau?

Bien que d'une école opposée à celle des «Victorine», Chatel est
trop intelligent pour être injuste:

--Oui, dit-il, je comprends qu'il séduise. C'est un idéal réalisé.
Nos yeux y retrouvent des formes familières et jolies, la carène et
les ailes. Puisqu'il se proposait d'imiter l'oiseau, il touche à son
but. Il atteint sa perfection. Il ne peut plus s'améliorer qu'en
vitesse.

--Et le biplan? interroge gravement Popette, initiée de la veille et
fière de sa science toute fraîche.

--Le cellulaire est dans l'enfance. Non seulement il n'a pas dit
son dernier mot, mais il parle à peine. Il balbutie. Ses formes se
modifieront très rapidement. Soyez persuadée que l'an prochain nous
verrons ici même des silhouettes nouvelles.

Et comme Popette esquisse un hochement de tête satisfait:

--Oh! poursuit Chatel, je sais bien qu'actuellement il n'est guère
joli. Je n'ignore pas les noms dont on l'accable: la caisse, la
voiture de déménagement, la cabane-bambou. Ce ne sont pas des noms
d'oiseaux! Mais c'est qu'aussi nous ne sommes pas habitués à ses
lignes. Nous devrons nous y accoutumer pour en découvrir la beauté.
Question de temps. C'est ainsi que les enfants d'aujourd'hui sentent
tout naturellement la splendeur d'une locomotive...

Mais le charmant et clair visage de Popette se ternit de mélancolie.
Elle s'intéresse, décidément, plus aux aviateurs qu'à l'aviation.
Elle ne connaît Rémy Parnell que par les journaux, par les portraits,
les interviews publiés à l'occasion de téméraires et retentissants
insuccès qui l'ont paré d'une auréole de héros malheureux. Avide de
détails avérés, elle met la tablée à contribution. Il y a là Letipe,
l'ingénieur de Chatel, et l'enthousiaste correspondant d'une grande
feuille sportive. Popette stimule leurs confidences.

Et peu à peu la figure de Rémy Parnell se dégage, une de ces figures
diverses et contradictoires que sculpte la causerie: figures
vivantes, figures ressemblantes cependant, car ne sommes-nous pas
nous-mêmes divers et contradictoires?

On tombe d'accord que Rémy Parnell est un gentleman au sens que le
mot a pris en passant le détroit et qui évoque, dans la forme et dans
le fond, une élégance naturelle, une correction aisée, une parole et
un vêtement qui tombent juste et bien.

Puis quelqu'un déplore qu'il manque de technique, qu'il prenne son
appareil des mains du mécanicien comme un jockey qui monte en course
reçoit son cheval des mains d'un lad. Avantage, risquent les uns.
Inconvénient, répliquent les autres. Par contre, à l'unanimité, on
salue en Rémy Parnell un merveilleux pilote.

Popette et Loulou écoutent de toutes leurs oreilles. La jeune fille
s'émeut surtout de la légende dont se pare déjà la courte vie de
l'aviateur. On raconte que, se croyant gravement malade--hantise
commune à beaucoup de jeunes gens--il résolut de vivre au moins une
existence intense et riche en émotions. Il chassa, des régions
polaires aux forêts africaines. Puis l'aviation vint. Il cassa du
bois avec frénésie et recouvra, au vif de l'air, une santé d'acier.

Par exemple, on discute ferme la question de savoir si Rémy Parnell
a gardé des façons simples ou si sa gloire rapide l'a quelque peu
grisé. Ses détracteurs aiguisent leurs traits et sortent leurs
preuves. Ainsi, la veille, après avoir tenu, à la tombée du jour,
l'espace pendant plus de deux heures, Rémy Parnell atterrit enfin;
on l'entoure et on l'acclame. Mais il écarte les enthousiastes,
prend par le bras un de ses amis, l'entraîne et lui demande:
«Connaissez-vous les résultats d'Auteuil?». A quoi ses partisans de
répliquer que Parnell s'intéresse aux courses et qu'ayant vécu loin
du monde pendant toute la fin de la journée, il a bien le droit, en
retombant sur terre, de s'enquérir des événements survenus en son
absence.

Soit. Mais lorsqu'une jolie jeune femme le supplie d'apposer sa
signature sur une carte postale, comment excusera-t-on Parnell de
témoigner de l'impatience et de déclarer sèchement: «Seulement les
initiales...»? Parbleu! La réponse est facile. Pour le juger,
il faut se mettre à sa place, imaginer les milliers de demandes
pareilles dont il est assailli, submergé. Et puis, la morgue, c'est
souvent le masque glacé de la timidité.

Cependant, le monoplan Victorine fuit toujours de son allure sûre et
tendue, décrit ses grands cercles sur sa piste invisible, comme s'il
dessinait dans l'air autant de prodigieuses couronnes ajoutées à la
gloire de son pilote.

Popette regarde, Popette écoute. Secrètement, elle est du côté de
ceux qui défendent Rémy Parnell. Sera-ce lui, le gentleman-volant,
sera-ce lui qui fixera le petit cœur de Popette? Elle se penche vers
Chatel:

--Vous me ferez signer une carte par lui, n'est-ce pas, quand il sera
descendu?

Chatel promet et tient parole. Il emmène Popette aux hangars, où une
véritable foule assaille le héros, le presse contre la palissade, le
bloque, lui met le stylo sous la gorge. Ah! comme on comprend qu'il
ne signe que les initiales!

Popette tend timidement la carte qui reproduit le portrait de Rémy
Parnell. Et il faut voir le séduisant, l'audacieux, l'ingénu sourire
dont elle pare sa figure charmante, tandis que Chatel présente sa
requête... Rémy Parnell regarde, écrit, rend le carton. Et Popette,
ivre de joie, d'orgueil, éblouie d'un présage de victoire:

--Il a mis son nom tout entier!



V

UN ACCIDENT


C'est le deuxième jour du prix de la Durée, le plus important de la
Quinzaine. La veille, Choper a établi un formidable record. Et Piéril
se propose de le battre.

Pour lui, l'entreprise est capitale. La victoire lui assurerait
tout ensemble la gloire universelle et la forte somme. Et ses amis
s'y intéressent presque autant que lui. Car ils forment, autour du
pilote, une petite association. Piéril apporta le châssis et la
voilure, gagnés dans un concours de modèles réduits. Un journaliste,
un ingénieur, un banquier se cotisèrent afin d'acheter le moteur. Et,
désormais, tous quatre partagent les frais et les gains de chaque
campagne.

Aussi les trois associés s'empressent-ils, plus émus en apparence
que Piéril lui-même, autour de l'appareil. C'est, tout au fond de la
piste, dans l'espace réservé à l'essor des aéroplanes. Le soleil de
midi, large épanoui, promet une belle journée. Et toutes les faces
brillent d'espoir.

Popette assiste au départ. Au bras de Lucien Chatel et redressant
sa petite tête charmante sous la toque de laine, elle a franchi les
derniers barrages. Elle foule la terre promise. Et le spectacle des
suprêmes préparatifs la passionne et l'absorbe.

Piéril, debout dans l'armature de son appareil, fait son plein
d'essence. Ce n'est pas un bidon qu'il emporte, c'est un baril, un
tonneau. Condition nécessaire au succès. Car, sauf incident, son vol
durera autant que sa provision d'essence. Mais quelle surcharge!
Aussi, pour la compenser, Piéril s'allège-t-il autant qu'il peut.
Il a quitté souliers, jambières, montre, portefeuille. Ah! dans ces
moments-là, les aviateurs deviennent fous. Il y en a qui brossent
leurs souliers pour en détacher la boue. Pour un peu, ils se
confesseraient, afin de se débarrasser du poids de leurs péchés.

Mais Popette s'intéresse à Mme Piéril presque autant qu'au pilote
lui-même. Elle l'admire, elle l'envie. Ah! la brave petite compagne,
accorte, éveillée, ronde et potelée comme une fine caille de vigne.
Que c'est crâne, et courageux, de suivre son mari tout au long de
l'épreuve, de darder, de projeter ses vœux et son énergie vers le
petit point blanc suspendu dans le ciel...

On élance l'hélice. Le bruit du moteur éclate et ronfle. Des hommes,
dont le bourgeron claque au vent, s'agrippent à la cellule arrière.
Piéril lève la main. Il s'ébranle.

Mais s'enlèvera-t-il? Tout est là. Une fois qu'il aura quitté
la terre, il ne retombera plus. Même, au fur et à mesure qu'il
consommera son essence, il s'allègera et n'en marchera que mieux. La
casquette de Lucien Chatel tangue sur son front agité. Généralement,
quand ses appareils jouent une grosse partie, il se terre et va
cacher son émotion dans quelque coin ignoré.

L'aéroplane de Piéril roule sur le sol, où ses pneus creusent
un sillon. Comme il est lourd! Et tous les cœurs, au fond des
poitrines, sont aussi lourds que lui.

Enfin, il se décolle! Le voilà parti. Ah! maintenant, il va pouvoir
rester des heures en l'air, toute la journée... C'est la victoire
avec ses lauriers et ses fruits d'or.

On respire. Les gorges se débrident, les visages s'éclairent. Popette
observe Mme Piéril, toute droite, la bouche entr'ouverte, le souffle
court et la lèvre sèche. Pour un peu, Popette irait lui prendre les
mains, à la brave petite femme, afin de mieux communier dans la joie.
Lucien Chatel s'est éclipsé. Quant aux associés de Piéril, ils ne
quittent pas des yeux le grand oiseau blanc qui lentement s'élève,
leur espoir ailé.

Mais que se passe t-il? Un monoplan, rentrant au port, arrive droit
sur le biplan de Piéril. Il le domine et fond sur lui. On croit
assister à l'effroyable bataille des deux écoles rivales. Tous deux
marchant à soixante à l'heure. Sûrement ils vont se pulvériser,
s'anéantir...

Non. Piéril a vu. De deux dangers, il choisit le moindre. Et comme
un homme menacé de recevoir un bolide sur la tête serre les épaules
et tend le dos, il se rabat au sol. Son appareil le touche et s'y
accroche.

Sera-ce l'accident? Pendant un interminable instant, on espère
encore. Puis c'est le stupide écrasement, l'énorme et jolie
architecture aérienne, si rigide, si tendue, qui s'écroule et
s'aplatit.

Au même pas de course, dans la même angoisse, les amis de l'aviateur
s'élancent vers lui. Le souvenir des chutes tragiques traverse les
mémoires. Si Piéril était pris sous le moteur? Popette suit Mme
Piéril. Ah! les atroces minutes pour la brave petite femme!... Et
Popette, tout en courant, balbutie, sans bien savoir ce qu'elle dit:

--Il n'a rien, n'est-ce pas, madame, il n'a rien?

En effet, il n'a rien. On le voit se dégager de l'amas de débris.
On l'entoure. En chaussettes dans l'herbe humide, il se croise les
bras, furieux contre le maladroit qui le contraignit d'atterrir et
désolé de la partie perdue. C'est fini, maintenant, il n'aura pas
le prix de la Durée. Choper le gardera. Que d'espoirs, de projets,
soudain réduits en miettes!... Ses associés consternés contemplent et
mesurent le désastre...

Mais Mme Piéril a rejoint son mari. D'un seul regard, elle
l'enveloppe, l'examine:

--Tu n'es pas blessé?

--Mais non, mais non.

Ah! dans ce moment-là, le reste lui est bien égal, à elle, le prix
de la Durée, et la victoire, et lauriers, et les fruits d'or.
Penser qu'il aurait pu se tuer... Pourtant, il a du chagrin, son
homme. Alors elle l'entraîne un peu à l'écart et, sans souci des
photographes et du cinéma, lui jette un bras autour du cou, se
hausse, l'attire et lui plante un gros baiser sur la joue.

Popette m'a saisi la main. Ses beaux yeux bruns sont humides. Et, de
sa voix rapide qui tremble et rit:

--Vous avez vu?... Vous avez vu?... Voilà à quoi ça sert, d'être la
femme d'un aviateur. Ah! ce que c'est chic, de pouvoir consoler un
homme rien qu'en lui tendant le bec...



VI

DÉJEUNER AU HANGAR


Midi. Trente couverts s'alignent aux deux côtés de la longue table
dressée sous le hangar. Mme Chatel n'accompagnant pas son mari, il
n'y a pas, parmi les convives, d'autre femme que celle de l'ingénieur
Letipe. Aussi, quand Chatel l'invite à s'asseoir près de lui sur le
banc, Popette se sent-elle très intimidée, sous son petit air crâne.
Deux femmes pour vingt-huit hommes, c'est impressionnant.

Et puis, le décor est si nouveau. Cette halle aux murs de bois,
ouverte d'un côté sur le jour cru de la piste et cachant de l'autre,
dans ses profondeurs sombres, mille sujets hétéroclites: des
couchettes, un moteur et des morceaux d'aéroplane, des caisses et des
sacs de provision, des barils. Et ces cuisiniers qui s'agitent devant
leurs fourneaux, dans un grand bruit de casseroles et de friture.

Elle a beau se répéter qu'elle n'est pas seule, que son petit frère
Loulou est assis à ses côtés, Popette est un peu dépaysée, perdue:
Elle regrette presque d'avoir accepté l'invitation de Chatel. Mais,
dame, elle a voulu voir de près des aviateurs. Et, à ce point de
vue-là, elle est servie. Ils sont trois, attablés devant elle:
Savournin, Pajou, Lerenard. Et qui plus est, trois célibataires.

A leur suite, s'alignent les mécaniciens, ajusteurs, monteurs, toute
l'équipe. Sans compter quelques transfuges des maisons voisines que
Chatel accueille généreusement. Est-ce la présence de cette jolie
petite femme inconnue? Est-ce plutôt la faim aiguë de gaillards qui
ont trotté toute la matinée derrière les appareils? Quoi qu'il en
soit, le repas commence dans le recueillement, dans un silence actif
où l'on entend cette réflexion, coulée à mi-voix par un ouvrier: «Si
on avait tous une sonnette au menton, quel carillon!»

Mais Savournin ne sait pas rester longtemps muet ni grave. Rien ne
peut ternir sa fine gaîté. Toute sa face rase, ouverte et franche,
respire la belle humeur: ses yeux bleus, d'une eau scintillante
et claire; ses dents éclatantes, d'une fraîcheur, d'une pureté
enfantine, et dont son rire fréquent ouvre tout grand l'écrin.
Jusqu'à sa cravate, qui lui ressemble et le complète, désinvolte,
coquette, envolée aux deux pointes, en ailes d'oiseau.

Évoque-t-il l'aventure d'auto où il pensa trouver la mort, du temps
où il montait en courses? Dépeint-il la guigne persistante de ses
débuts d'aviateur? Il conte, de jet, sans faconde, avec la même
inaltérable gaîté, que pimente une pointe d'accent méridional.

Il faut l'entendre rappeler son premier accident d'aéroplane...
Emporté par un tourbillon soudain, il sort de la piste, franchit une
ligne d'arbres, atterrit au premier espace libre. Aussitôt, le bruit
se répand qu'il a fait deux victimes. Brancardiers, ambulances. Ah!
Vaï. Elles étaient jolies, les deux victimes. Une dame enceinte qui
s'est évanouie d'émotion à cinquante pas de l'appareil et un monsieur
qui s'est tourné le pied en courant voir l'accident!

Mais la guigne n'a pas duré. Il l'a lassée avec le sourire. Et c'est
justice. Personne comme Savournin pour «gratter» sur son appareil,
pour le mettre au point à patients coups de lime. A quatre heures,
chaque matin de la Quinzaine, il arrive de la ville en auto. Depuis
quelques mois, il vole de succès en succès. Il étonne l'Europe: Et
sans rien perdre de son cordial humour, de son ardeur riante, sa
jolie grâce d'oiseau qui jase et qui brille.

Pajou, le benjamin des aviateurs--dix-huit ans--écoute, un coude sur
la table et le menton dans la main. Sur son visage juvénile et précis
de Bonaparte à Brienne, on lit l'ambition d'égaler, de dépasser les
exploits des grands virtuoses. Il n'en mange plus. Et il ne sort de
son rêve que pour demander à Chatel, le front anxieux et la voix
inspirée:

--Dites, Monsieur Chatel, si je partais à pleins gaz?

Quant à Lerenard, c'est un timide. Ancien contremaître chez
Victorine, admirable mécanicien, récemment promu au rang de pilote,
sa fortune soudaine l'éblouit. Son col le gêne et ses mains
l'embarrassent. Et pareil à l'autruche qui fuit le péril en se
cachant la tête, il voile son trouble en s'enfouissant le nez dans
son verre.

Du côté des ouvriers, le ton monte à mesure que le repas s'avance.
On commente passionnément les essais du matin. On s'y montre sans
pitié pour les concurrents malheureux. Parlant de l'aéroplane qui
s'est brisé dans l'atterrissage, une voix blagueuse prononce--et
c'est toute l'oraison funèbre du pauvre appareil pulvérisé, aplati en
flaque:

--Mon vieux, on l'a ramassé avec une cuiller et du buvard!

Mais un grand diable dégingandé, suivi d'un aide, surgit dans le
vide de la baie. L'homme du cinéma! Ses jambes, longues et grêles,
écartées en compas, ressemblent aux pieds de son appareil. Plein
d'assurance et de bagout, il sollicite l'honneur de prendre sur son
_film_ le déjeuner au hangar. Et pour s'attirer la bienveillance
générale, il certifie que la bande se déroulera dès le lendemain soir
dans un grand music-hall parisien.

Popette s'effare. Quoi? Elle va figurer sur une scène de
café-concert? Ah! vous avez voulu voir des aviateurs en liberté,
Popette. Ce sont les inconvénients du métier. A la face de Paris,
vous allez être un petit peu compromise en compagnie du brillant
Savournin.

L'homme en compas stimule les convives. Est-ce la vieille habitude de
poser devant l'objectif? Rien n'est plus difficile à dégeler que des
gens devant un cinéma.

--Voyons, Monsieur Savournin, s'écrie-t-il, portez un toast!

Excellente idée. Et pendant qu'avec une agilité merveilleuse
l'homme tourne d'une main son moulin à café et de l'autre en change
la direction, Savournin se lève, salue, improvise un speech où son
heureuse fantaisie mousse et déborde.

Les visages s'animent, s'éclairent. Les verres tintent. Savournin
heurte le sien à celui de Popette, s'incline et découvre son joli
sourire perlé... Ah! certes, parmi les célibataires, Rémy Parnell,
le gentleman-volant, apparaît bien séduisant, mais aussi bien
lointain. Mais ce Savournin serait un bon compagnon de vie, plein
d'entrain, de vaillance, de gaîté... Et l'homme du cinéma, jambes
écartées, tournant éperdument ses deux manivelles, ne se doute pas
qu'il immortalise les perplexités d'une petite Popette que guette
vaguement l'embarras du choix.



VII

LE BRASSARD


Loulou, le frère de Popette, a un brassard. Mais oui, un vrai
brassard. Même qu'il l'a trouvé par terre, près d'un hangar. Un
brassard violet, frappé de lettres d'or. Avoir un brassard à douze
ans... Ça suffit à vous griser. Ça grise bien les grandes personnes.

Et Loulou est ivre d'orgueil. Il en titube. Songez donc. Passer sous
le nez des gardiens, sous le nez des fantassins et des cavaliers,
sous le nez des gendarmes, passer sous tous ces pifs-là librement,
légèrement, la tête haute, l'air distrait, la démarche affairée.
Avoir de l'autorité sur l'autorité. Je vous dis que c'est enivrant.

Ah! dans ces moments-là, on excuse et on comprend le goût bien
français du brassard. Oui, quand on est un quidam quelconque
perdu dans la foule, on blague. On se gausse, par exemple, des
petits messieurs qui, pour organiser le plus modeste concours de
cerfs-volants sur la plus minuscule des plages, commencent par
s'affubler d'un énorme brassard. Mais quand on en porte un soi-même
au biceps, c'est une autre paire de manches. On devient un autre
homme, avec une autre cervelle. Alors on conçoit l'allure désinvolte
et supérieure de ceux qui revêtent le sacré symbole. On la conçoit,
car on l'adopte.

Pour atteindre au sommet de sa gloire, Loulou s'est rué sur la piste,
sur l'inaccessible piste. Ah! la sentinelle a été rudement épatée.
Mais elle l'a laissé passer, grâce au brassard. Et maintenant, il la
foule, la terre promise, dans un galop effréné. Cent mille regards
le contemplent, cent mille curieux l'envient, lui, Loulou.

Saoul de puissance, il lance des mots et des cris que le vent de la
course cueille sur ses lèvres. Des aéroplanes ronflent au-dessus de
sa tête. Bah! Qu'est-ce qu'un aéroplane? Un cerf-volant qui marche
tout seul. Loulou est blasé. N'est-il pas l'égal des aviateurs, avec
son brassard?

Il pourrait même passer pour un pilote, aux yeux du public. Un pilote
qui aurait eu son aéroplane en cadeau de première communion. Pajou
a bien reçu le sien pour son bachot. Non, décidément, Loulou ne
souhaite pas d'être pris pour un pilote. C'est banal. Sous l'aile
des biplans de Lucien Chatel, il en éclôt chaque mois des couvées
entières.

Le chic, ce serait d'être pris pour un commissaire... Quelle idée!
Il va se donner à lui-même la comédie. Et, par le miracle de la
griserie, voilà Loulou promu commissaire. Son imagination bouillonne.
Il s'aide de ses souvenirs personnels et des propos doucement
ironiques de Lucien Chatel. Il est Poitrinas, le commissaire le plus
gonflé de son omnipotence. Le thorax bombé, la voix creuse et grasse,
il lance et distribue de haut des «Bonjour, cher!» essentiels et
protecteurs comme des bénédictions papales. Puis, s'irritant sans
cause, il tonne, clame, engueule, sans abandonner sa majesté ni sa
superbe de pontife.

Puis Loulou se transforme en Laridan de la Poline, sans qui les
concours ne seraient plus des concours. Son regard étincelle en
briquet. Piaffant sec sur de hauts talons, il coupe, taille, rogne,
tranche, avec la précision métallique et définitive d'une paire de
ciseaux.

Plus haut encore! Loulou est le duc de Molinon, président de la
Quinzaine et grand vigneron de son métier. Ses gestes prennent une
grâce nonchalante et flexible. Son coude s'écarte en anse d'amphore
comme s'il offrait le bras à la femme de l'Exécutif. Il avance sur
les pointes, modeste sous la rafale du succès comme un danseur de
corde dans la tempête des bravos, heureux d'avoir, en un juste
équilibre, également favorisé l'essor de l'aviation et le renom des
vins d'Anjou.

Plus haut, plus haut toujours. Loulou devient Coquard, le banquier
Coquard qui, dans la coulisse, tient les fils des marionnettes et les
cordons de la bourse. L'œil narquois, le menton aiguisé d'un rictus,
les mains enfoncées dans les poches jusqu'aux genoux, il contemple
la plaine, dénombre la foule et soupèse le gain de la journée. C'est
pour lui qu'un million d'êtres humains s'est rué vers l'Anjou. C'est
pour lui que des pionniers téméraires luttent contre l'espace. Il est
le prodigieux croupier de ce tapis vert où tournent les chevaux ailés.

Fou de grandeur, Loulou voudrait monter encore. N'y a-t-il donc plus
rien, au-dessus de cet homme, pour qui les uns versent leur argent,
pour qui les autres risquent leur peau?

Y a-t-il un souverain plus obéi, un potentat le plus absolu? Oui.
Il y a le gendarme. Le gendarme dont l'autorité ne connaît pas de
borne, le gendarme qui ne pense pas, qui ne réfléchit pas, qui n'a
rien d'autre dans l'esprit, derrière son front, que sa puissance, qui
en est plein comme une cruche est pleine d'eau, le gendarme qui n'est
qu'un bloc de pouvoir, coulé dans des bottes.

Et Loulou est le gendarme. Il crie, il hurle: «On ne passe pas!»
Du diable s'il sait pourquoi on ne passe pas. Mais voilà justement
l'ivresse culminante, le paroxysme de la jubilation. C'est d'embêter
les gens sans raison. C'est d'arrêter la foule, les cyclistes, les
voitures, avec un geste, avec un doigt, c'est de faire aux autos
signe de ralentir même quand elles calent. Et tout cela sans savoir
pourquoi, pour le plaisir. Pourquoi? Mais il s'en fout, il s'en fout
éperdument...

Or, Loulou, dans sa démence orgueilleuse, s'est rapproché des
barrières. Un gardien le hèle: «Pssitt!», le happe:

--Dites donc, mon petit ami, où avez-vous trouvé ce brassard-là? Il
est faux. On vend les pareils dix sous au bazar de la ville. Vous
allez me quitter ça tout de suite. Et si je vous y repince, gare à
vous...

Et Loulou s'effondre, s'anéantit, soudain précipité du faîte des
grandeurs.



VIII

RIVALITÉ


Le dirigeable _Albatros_ concourait pour la Coupe des Aéronats, sur
dix tours. Mais, soit qu'il fût seul de son espèce et qu'ainsi la
course perdît de son intérêt aux yeux de la foule, soit que l'allure
de son hélice et de sa marche semblât trop lente aux regards blasés,
il évoluait dans l'indifférence. Il apparaissait déjà comme un
anachronisme, une diligence défilant devant les tribunes au beau
milieu d'une course d'autos.

Dans le garage en plein air contigu au pesage, un mécanicien assis au
volant dit à l'un de ses camarades:

--Y a seulement deux ans, on se serait dévissé le ciboulot, pour
regarder ça... Au jour d'aujourd'hui, on s'en bat l'œil.

Popette, accoudée à la barrière du pesage, cueillit le propos au vol.
Elle en éprouva quelque dépit. Ces chauffeurs ne se doutaient donc
pas qu'un de ses soupirants, là-haut, dirigeait l'aéronat?

Mais oui, un soupirant. Et non point un de ces candidats--tels le
gai Savournin ou l'élégant Parnell--que sa petite sagesse tenait en
observation et qui ne se doutaient même pas de leur bonheur possible.
Non, non, un vrai candidat, qui posait sa candidature.

Depuis le début de la Quinzaine, le dirigeable, arrivé par le train
et gonflé sur place, se balançait sous son hangar, en lisière de
l'aérodrome. Il craignait le vent. Mais, en attendant de tourner
autour de la piste, son pilote tournait autour de Popette.

Ah! ça n'avait pas traîné. Ce Barral se trouvait être un ami de
Chatel. Dès le second jour, il s'était fait présenter à Popette.
Et, depuis, il s'empressait, faisait les honneurs de son dirigeable
toujours prisonnier, de la nacelle, du moteur, offrait le thé au
buffet, promettait à la jeune fille, dès le meeting terminé, une
promenade aérienne...

Indice plus grave, il courtisait la maman de Popette. La bonne dame
revenait, en effet, de temps en temps aux tribunes, depuis qu'elle
savait sa fille résolue à rester jusqu'au bout de la Quinzaine. Elle
avait levé au ciel ses petits bras courts: «Ah! cette enfant». Et,
rencognée au dernier rang des banquettes, contre le mur du fond,
à l'abri des courants d'air, elle tricotait avec résignation des
chaussons de grosse laine grise pour les pauvres. C'est là-haut que
Barral montait parfois la saluer et lui tenir compagnie, prodiguait
ces frais d'amabilité que les gendres font plus tard payer si cher à
leur belle-mère.

Évidemment, il avait du goût pour Popette. Mais lui-même n'était
pas déplaisant. Un amateur, un gentilhomme, racé de traits et de
silhouette. Un type dans le genre de Rémy Parnell, en somme. Un
passionné de ciel, qui ne comptait plus ses ascensions. Et qui, aux
qualités professionnelles, ajoutait des dons précieux de courtoisie,
d'entrain, d'enjouement et d'esprit.

Qu'avait donc cette foule à négliger le dirigeable, à lui préférer
nettement l'aéroplane? Les deux sports, hélas! ne comportaient-ils
pas des risques équivalents? N'était-il pas gracieux, ce grand
squale doré qui nageait dans l'azur? Et Popette enrageait. Mais,
en descendant tout au fond de sa pensée, elle enrageait un peu
contre elle-même, car elle n'était pas bien sûre de ne pas partager
l'opinion générale.

A ce moment, le jeune Loulou rejoignit sa sœur. Ce jour-là, il
remplaçait la maman de Popette. Il désirait assister au départ de
Savournin. Et, depuis la fatale aventure du brassard, où il avait
senti sur son épaule la lourde main de la justice, il n'osait
plus s'aventurer tout seul sur la piste. Popette consentit à
l'accompagner. Une fois de plus, l'inaltérable bonne grâce de Lucien
Chatel leur fit franchir le seuil de la terre promise.

Tandis qu'un mécanicien, debout parmi l'enchevêtrement des haubans,
achevait le plein d'essence, Savournin, au milieu d'un groupe,
contait gaîment quelque aventure. De fines molletières épousaient
étroitement le galbe de sa jambe. Un maillot lui moulait le torse.
Sur son col immaculé, sa cravate aux pointes envolées répandait des
couleurs délicates et vives de fleur ou de papillon. Et dans la
pénombre projetée sur son visage par la visière de sa casquette, à
chaque éclat de rire, ses dents brillaient, toutes blanches. Dès
qu'il aperçut Popette il vint à elle, se découvrit largement et lui
fit bel accueil. Ils devenaient de très bons amis.

Mais on entendit un sourd bourdonnement. Une ombre rapide, allongée,
courut sur le sol. Presque au zénith, l'_Albatros_ passait. Un
ouvrier goguenarda:

--Tiens, v'là la saucisse...

C'est ainsi qu'ils avaient dédaigneusement baptisé le dirigeable.
Popette s'irrita mais ne put s'empêcher de sourire.

Cependant, les préparatifs de départ étaient achevés. Savournin prit
congé de Popette, s'élança lestement à son poste. Une minute après il
était en plein vol.

On l'eût dit lancé à la poursuite du dirigeable. Il le gagnait
sensiblement de vitesse. Il planait à la même altitude. Et le
spectacle était nouveau, de cette course entre le plus lourd et le
plus léger que l'air, de cette rivalité tangible entre les deux
principes.

Mais l'aéronat avait une forte avance sur l'aéroplane. Et ce fut
seulement après un tour de piste, juste à hauteur du champ d'essor,
qu'ils se rejoignirent. D'un élan irrésistible, l'oiseau blanc
dépassa le poisson doré. Alors, un ouvrier, enthousiasmé, s'écria:

--T'as vu, mon vieux, t'as vu s'il a bouffé la saucisse!!

Une heure après, les deux héros avaient atterri. Barral, seul
concurrent, avait gagné la Coupe des Aéronats. Auréolé de son
exploit, il vint chercher la louange de Popette. Bonne personne, elle
ne la lui marchanda pas. Alors, encouragé, il lui dit:

--Voulez-vous me permettre de vous reconduire à la ville avec votre
frère dans mon auto?

C'était la première fois qu'il risquait cette invitation. Le plus
souvent, Popette rentrait dans la fine voiture de Savournin, qu'il
conduisait avec sa virtuosité d'ancien coureur de vitesse. Justement,
le gai pilote s'avançait, poursuivi jusqu'aux hangars par les
ovations de la foule. Une seconde, Popette hésita. Puis

--J'ai, dit-elle, promis à M. Savournin.

Et, blottie dans son baquet de course, elle songeait malicieusement
au mot de l'ouvrier une fois de plus, l'aéroplane avait bouffé la
saucisse.



IX

LERENARD


Rappelé pour deux jours à Paris pendant la Quinzaine d'Anjou, j'avais
pris le train du soir et je me disposais à fumer une cigarette dans
le couloir du wagon, quand je me heurtai à Lerenard.

D'abord ouvrier, puis contremaître aux ateliers Victorine, Lerenard
est aussi sûr comme pilote que comme mécanicien. Phénomène peut-être
unique, il a, sans clairon ni grosse caisse, promené un appareil à
travers l'Europe, réussi à chaque escale de belles envolées, et
cela, seul, tout seul, sans le plus petit mécano, sans autre aide que
celle des soldats mis dans chaque pays à sa disposition et dont il ne
comprenait même pas la langue.

Malgré ses exploits et ses succès, Lerenard est resté simple et
modeste, semblable à lui-même. Le cas est rare. Combien peu, parmi
les aviateurs, résistent à cette soudaine montée de gloire qui les
arrache au cadre de leur vie, les soulève, les hausse au pinacle et
fait, de l'inconnu de la veille, un grand homme!

Tout se conjure pour les griser. Leurs traits, leur passé, leurs
intentions, leurs performances, leurs paroles sont instantanément
répandus par les journaux sur toute la surface du globe. A peine
sont-ils au volant de direction que crépite autour d'eux la petite
fusillade des déclics d'instantanés. Mettent-ils leurs lunettes ou se
grattent-ils la tête? Aussitôt l'homme au cinéma, jambes écartées,
braque avidement vers eux son moulin à café, afin d'immortaliser ces
gestes héroïques. De jolies femmes, avec un sourire charmeur, des
yeux câlins et des façons de chatte, leur arrachent des signatures
sur cartes postales, programmes, albums ou éventails. Entrent-ils
déjeuner au buffet des tribunes? D'abord ils marchent dans un
bruissement de célébrité. Les convives, cessant de manger, chuchotent
le nom fameux. Puis l'ovation éclate, la foule se lève, les
serviettes s'agitent et les tziganes attaquent _La Marseillaise_. Ah!
cela vous change un gaillard qui, le mois précédent, se restaurait
au Duval ou chez le bistro du coin. Et ces grands personnages,
ministres, princes, chefs d'États, qui vous font visite, vous
félicitent, vous serrent la main et boivent vos paroles. Et aussi
ce brusque afflux d'argent, ces primes offertes, ces prix décrochés
en un tour de piste, l'existence devenue du jour au lendemain large
et facile, les grands hôtels et la bonne auto, «la vie de château,
quoi!» comme dit gaiement Savournin. Convenez qu'il faut avoir le
cerveau rudement solide pour résister à cette ivresse-là et pour ne
pas se sentir autour de la tête un rayonnement d'auréole.

Eh bien, l'ancien ajusteur Lerenard, que les beaux bras dorés de
la Gloire ont aussi caressé, qui a causé familièrement un quart
d'heure avec le roi de Scandinavie, l'ancien ajusteur Lerenard n'a
pas changé. En voilà un qui n'est pas blasé sur la vie de château!
Ce soir-là, le simple petit extra du dîner au wagon-restaurant et du
gros cigare à bague, qu'il tire en creusant les joues, suffit à lui
enluminer le teint et à le rendre d'humeur expansive.

--Vous allez à Paris? lui demandai-je.

Il me répondit d'un air comiquement désespéré:

--Je ne sais pas où je vais!

--Comment?

Ravi de conter son histoire et de prendre son auditeur pour juge,
il s'épancha. Il s'était presque engagé pour deux prochaines
exhibitions, l'une en Écosse, l'autre sur la Côte d'Azur. De part et
d'autre, on lui avait arraché une demi-promesse. Et voilà que les
deux meetings tombaient à la même date! Lequel choisir? Question
d'autant plus pressante que les représentants des deux comités
l'attendaient sur le quai de la gare, au saut du train.

Littéralement, on se l'arrachait. On l'écartelait. De ses poches
bourrées, Lerenard tirait des liasses de télégrammes, les ouvrait
de ses doigts durcis par l'outil. Jamais il n'avait reçu tant de
dépêches de sa vie. A la fois inquiet et flatté, un brin narquois, il
me lisait les phrases d'adjuration véhémente.

Dans les deux camps, on déployait la même ardeur, sous des
armes différentes. C'était un groupe financier, propriétaire
d'un aéroplane, qui tentait d'entraîner Lerenard en Écosse. Les
actionnaires, gens titrés pour la plupart, faisaient sonner aux
oreilles du malheureux pilote des formules retentissantes: on
comptait absolument qu'il ferait honneur à sa promesse; un homme
d'honneur ne manque pas à sa parole; il y allait de son honneur, etc.
Jamais non plus on n'avait tant parlé à Lerenard de son honneur.

Les arguments de la Côte d'Azur, pour être moins nobles, n'en étaient
pas moins émouvants. Là, toute une cité se traînait aux pieds de
l'ancien ajusteur. Sans lui, tout croulait. C'en était fait du succès
du meeting et de la saison entière. Le comité, en suspens, vivait
dans l'angoisse. On s'abordait en ville d'une phrase haletante: «Y en
a-t-il un?» Tantôt on signalait en gare un aviateur sans appareil, ou
un appareil sans aviateur. Le président était prêt à signer n'importe
quoi, sa propre condamnation à mort, pour décrocher un aviateur avec
un appareil. Une telle situation apitoierait Lerenard. Il ne se
refuserait pas à jouer ce rôle de sauveur...

J'interrogeai:

--Mais vous? Votre préférence?

Lerenard m'avoua qu'il craignait beaucoup ces messieurs de la
noblesse et leurs grands mots. Si, vraiment, il allait abîmer son
honneur? Mais il avait pour la Côte d'Azur un secret penchant. Là, il
serait son maître. Il n'aurait personne sur le dos. Le patelin le
tentait. Et puis, dame, on payait large: plus de billets de mille que
de jours dans la semaine...

Et, tout à coup, comme pour excuser ce petit mouvement intéressé, il
s'ouvrit à fond, me dévoila ses joies intimes à palper les premiers
fafiots, à pouvoir répandre un peu de plaisir, un peu de bonheur,
enfin à faire du bien autour de lui.

Ainsi, il avait sa maman à sa charge. Et il fallait entendre la
jolie façon touchante dont ce grand diable de Lerenard prononçait
ce mot-là: «Maman». Une veuve d'ouvrier, ça n'a pas gros. Aussi, il
avait été rudement content, quand il avait pu lui donner un peu de
bien-être, des choses dont elle avait eu envie toute son existence:
de la fourrure, du foie gras, un petit voyage, et puis même une
gentille somme au cas où il se ferait casser la gueule... Ah! dame,
ça peut arriver, ces affaires-là. Mais c'est égal, ça vous a du chic,
de pouvoir décrocher tous ces petits bonheurs en voltigeant, en
faisant l'oiseau.

Ah! du coup, je n'hésitai plus:

--Mais sacrebleu, prenez-moi votre Côte d'Azur, puisqu'elle vous
tente! Et faites-moi le plaisir de lâcher vos champions d'honneur
qui, s'ils risquent un peu d'argent, ne risquent pas leur peau.

--Vous croyez? fit Lerenard.

--Bien sûr. Et tenez ferme.

Nous arrivions à Paris. Devant moi, Lerenard fut simultanément happé
par deux groupes, l'un très pur et l'autre provincial. Ah! certes, le
bon Lerenard dut avaler là une minute embêtante. Mais j'étais bien
tranquille sur l'issue de la mêlée: il penserait à «Maman».



X

«PARNELL S'EST TUÉ...»


--Quand j'étais jeune fille, nous déjeunions souvent, maman et moi,
dans un petit restaurant du boulevard Montparnasse. A une table
voisine de la nôtre venait s'asseoir un long jeune homme triste. Il
avait des yeux bleus, doux et mélancoliques, une moustache blonde
et tombante de chef gaulois. Nous l'avions surnommé entre nous
Vercingétorix. Il paraissait timide et réservé. Cependant il nous
saluait en passant devant nous. Puis un jour, nous échangeâmes
quelques mots de table à table, à propos d'un rôti brûlé qu'on nous
avait servi. La glace était rompue. Dorénavant, nous nous signalions
les plats réussis ou ratés. Peu à peu, dans les intervalles du
service, nous faisions connaissance. J'appris que Vercingétorix
suivait les cours de l'École des Mines, qu'il souhaitait, une fois
ingénieur, de réaliser de grandes inventions. Et c'est ainsi, mêlant
nos vues sur nous-mêmes à des impressions sur le menu, que nous en
vînmes à nous aimer.

«Un an après, j'épousai Vercingétorix, de son vrai nom Paul Ravier.
Les débuts de notre mariage furent extrêmement heureux. Paul avait
pris la direction d'une usine de pièces détachées pour l'automobile.
Il réussissait. Nous étions libres, indépendants, sans souci et très
amoureux.

«Mais peu à peu mon mari changea. Il devint taciturne, irritable. Il
cessa de me confier ses projets. A table, il avalait à grand bruit
les plats en deux temps. Qu'ils étaient loin, nos gentils repas de
fiancés au petit restaurant du Montparnasse! Enfin, j'appris qu'il
construisait un aéroplane. Tout s'expliquait.

«D'abord inquiète sur ses projets, je le devins sur sa vie.
Autant d'essais, autant de chutes. Puis ses affaires, négligées,
périclitèrent. Il engagea dans ses tentatives des sommes
considérables. A tous mes soucis, s'ajoutèrent les embarras d'argent.
Ah! on envie les femmes d'aviateurs. Elles ont de jolies minutes,
mais aussi de bien vilains moments...»

Ainsi Mme Ravier se confiait à Popette. Elles s'étaient prises
d'amitié sur la piste, dans ces instants pathétiques où l'aéroplane
s'arrache au sol, où l'on communie dans l'émotion, où tous les
assistants n'ont plus qu'un cœur.

Popette se félicitait d'être admise dans l'intimité d'une telle
femme, de connaître les joies et les angoisses réservées aux
compagnes de ces héros.

--Enfin, poursuivit Mme Ravier, vinrent les premières envolées,
les premiers succès. Oui, c'est délicieux, pour nous, de partager
l'apothéose, bouquets, banquets, réceptions, ovations... Mais que
d'alertes, aussi! Quand, au début d'un grand vol, on perd l'appareil
de vue, quand on se sent là, impuissante, clouée au sol, quand on
épie le tic-tac du télégraphe, quand on voit revenir très vite un
cavalier, une auto, une vedette, quand on se demande: «Qu'est-ce
qu'ils vont m'annoncer? La panne, la chute, l'incendie, la mort?»

«Aussi, voyez-vous, je crois que, nous autres, nous aimons notre
compagnon, notre homme, d'une tendresse plus violente, plus farouche
que celle des autres femmes... Tenez. Un souvenir. C'était
au moment de cette fameuse traversée des Vosges en aéroplane,
Épinal-Strasbourg. Ils étaient deux rivaux en ligne: mon mari et Rémy
Parnell. Ils avaient eu, simultanément, l'idée de la tentative. Mais
Parnell tenait la corde. Installé à demeure à Épinal, il s'entraînait
chaque jour, guettait le moment propice. Tandis que mon mari, retenu
par ses affaires, ne pouvait pas résider là-bas. Il devait attendre
une période de temps calme, accourir au signal de ses amis.

«Moi, je souhaitais passionnément le succès de mon Paul. C'était
pour lui la gloire consacrée, la fortune définitivement relevée.
L'attention du monde entier était concentrée sur cette tentative dont
le caractère et la portée frappaient tous les esprits. Pourvu que
Parnell ne réussît pas avant lui!

«Or, un soir, j'allais à pied à notre usine de Grenelle, afin de
rejoindre mon mari, quand, croisant deux ouvriers dans la rue,
j'entendis l'un qui disait à l'autre: «Parnell s'est tué.»

«Je m'arrêtai, étourdie, à croire que j'allais tomber. Vous savez si
la pensée va vite. J'imaginai ce qui avait dû se passer. Cet homme
avait appris la nouvelle, annoncée d'un coup de téléphone, à son
garage ou son atelier. Je voulus rejoindre ces deux ouvriers, les
interroger. Mais ils avaient disparu.

«Je courus donc à l'usine, où l'on me renseignerait. Mais si vous
saviez les idées qui me tourbillonnaient dans la tête, pendant la
route! Ah! je vous l'ai dit, on devient terrible, sauvage, enragée.
J'avais épousé, si étroitement, la cause de mon mari que, dans la
première minute, j'eus un affreux mouvement de joie à savoir mon Paul
délivré de son concurrent! Je ne voulais pas penser que ce jeune
Parnell laissait une mère, des amis, des êtres chers dont il serait
pleuré, je ne voulais pas m'apitoyer. Non, non, Paul passerait les
Vosges le premier, le seul. Voilà ce qui m'importait!

«Puis, le remords me vint, d'une allégresse si féroce, si impie.
Paul, lui aussi, pourrait trouver la mort dans cette traversée. Car
Parnell était habile. Qui sait si je n'allais pas porter malheur à
mon mari, en me réjouissant de la disparition de son rival?

«Et malgré mes craintes, mes remords, mes superstitions, malgré tout,
chaque fois que sonnait dans ma mémoire la petite phrase: «Parnell
s'est tué», je retrouvais dans ma poitrine cet atroce et délicieux
sentiment de débarras. Je courais, en pleine rue, au point d'attirer
l'attention des passants, pour échapper à l'obsession de la phrase:
«Parnell s'est tué», à l'abominable joie qu'elle éveillait en moi.

«J'arrivai enfin à l'usine. Parnell n'avait fait qu'une chute sans
gravité. Il avait simplement cassé du bois. Ah! mon amie, quel
soulagement tout de même! Je respirai, allégée, purifiée, libérée.
J'étais heureuse de savoir que la tentative n'était pas tellement
dangereuse, qu'elle n'avait pas entraîné d'accident mortel. Mais je
l'étais surtout de me sentir délivrée de ma mauvaise joie, de ma
cruauté impitoyable, presque criminelle... Et entraînant mon mari
à l'écart, je me jetai dans ses bras. Il me semblait qu'il venait
d'échapper à un grand danger... et moi à une petite infamie.»



XI

AUGUSTE


--Eh bien, demandai-je à Popette, où en sont vos petites affaires de
cœur? Vous avez décidé, en arrivant ici, d'épouser un homme volant.
Nous sommes à la moitié de la Quinzaine. Votre choix se dessine-t-il?

Popette répliqua prestement:

--Je balance encore. Vous comprenez, ils me plaisent tous, en
général, justement parce qu'ils sont aviateurs. Et chacun me plaît,
en particulier, par ses qualités personnelles. Rémy Parnell est si
élégant, Lerenard est si bon, Savournin est si gai, et Barral si
galant. C'est très embarrassant.

Nous nous étions assis face à la piste sur un banc improvisé: une
volige posée sur deux tréteaux et recouverte avec de vieux numéros de
_L'Auto_. Car le signe caractéristique d'un hangar d'aviation, c'est
de manquer de sièges. La planche était flexible et Popette ne sait
pas rester en place; aussi nous dansions comme bouchons sur l'eau.
C'était assez désagréable et cependant nous inspirions de l'envie aux
passants obligés de rester debout.

Au moment même où Popette me confiait sa perplexité, une jeune femme
accosta devant nous un gentleman guêtré de cuir et coiffé de feutre.
Un porte-plume et un album à la main, elle lui demandait évidemment
un autographe. L'air flatté, le torse avantageux, l'homme aux guêtres
signa. Aussitôt la dame plia la feuille en deux. C'était la mode,
d'écraser tout vif le paraphe des aviateurs et d'examiner ensuite
les arborescences fantaisistes que l'encre fraîche avait jetées sur
le papier.

Le héros de l'aventure ne m'était pas inconnu. Je dis à Popette en
manière de plaisanterie:

--Voulez-vous que je vous tire d'embarras?

--Oui.

--Épousez Monsieur Auguste.

--Qui ça, Auguste?

--Monsieur Auguste, c'est le surnom que l'on donne au brillant
aviateur dont on vient d'écraser devant vous la signature. Mais
c'est vrai, vous ne pouvez pas comprendre. Vous êtes trop jeune.
Il y a une vingtaine d'années, chaque cirque avait son Monsieur
Auguste. Son rôle consistait à singer maladroitement les autres. Il
était vêtu d'un habit trop vaste, d'un pantalon trop court, d'un
chapeau trop petit, d'une cravate trop large et de gants trop longs.
Il avait le nez rouge et le toupet pointu. Prétendait-il imiter un
tour d'adresse? Il le ratait. Un tour de force? Il s'aplatissait.
Courait-il offrir la main à l'écuyère? Il s'étalait. Par sa
désopilante gaucherie, il soulignait l'habileté de ses camarades.
Bref, une mouche du coche qui ne saurait même pas voler. Eh bien! la
troupe des aviateurs possède son Monsieur Auguste. Vous l'avez vu.
C'est Dubisson, l'homme à l'album.

Popette remarqua:

--Mais il n'a ni vêtements trop courts, ni gants trop longs. Il est
même très bien habillé.

--Évidemment, il n'a pas le costume de M. Auguste. Mais il en a
la manière. J'entends qu'il imite ses concurrents d'une façon
maladroite, affairée, inutile et comique. Il est de tous les
meetings. Plein de zèle, il s'installe aux hangars avant tous les
autres. C'est même la seule circonstance où son appareil arrive le
premier... Puis la réunion s'ouvre. Chaque après-midi, M. Auguste
sort son aéroplane. Il l'amarre à son hangar à grand renfort de
câbles. La face inspirée, le torse en bataille, il prend place au
volant. On met le moteur en marche. La foule accourt au tintamarre.
L'hélice tire si fort que, semble-t-il, l'appareil va entraîner le
hangar comme un cheval emporte une voiture. C'est superbe. Alors, M.
Auguste coupe l'allumage et descend, imperturbable et satisfait. La
séance est terminée.

«Cependant, parfois, à la tombée du jour, il se hasarde sur la piste,
en aéroplane. Il la parcourt, inlassablement, sans jamais quitter le
sol. Les mauvaises langues affirment qu'il a entrepris à forfait le
labourage du terrain. Il lui arrive même de varier ses exercices. Il
défonce une barrière, éventre une tente ou bien pique du nez et reste
la queue en l'air. Jamais personne ne l'a vu se décoller du sol.

«Et, pourtant, il garde sa confiance sereine. Quand de grands
personnages visitent les hangars, il leur décrit son appareil avec
une complaisance minutieuse. Il excelle à ces démonstrations au point
fixe. C'est son triomphe. La foi l'illumine. Il croit vraiment que
c'est arrivé. Et vous voyez qu'il distribue les autographes sans
embarras ni confusion, tout comme un roi de l'altitude ou de la
distance. Pour être un homme volant, il ne lui manque que de voler.»

Popette hausse les épaules et s'éloigne. Sans doute, elle m'en veut
de l'avoir si longuement entretenue de ce fantoche...

Mais qui peut se flatter de connaître le cœur des femmes? Le
lendemain soir, elle m'accoste, la toque agressive sur son petit
front têtu:

--Vous savez, j'ai fait parler M. Chatel, et tous les autres,
sur Dubisson. Eh bien, mon cher, vous avez absolument tort de le
blaguer. C'est un énergique, un persévérant. S'il ne réussit pas,
c'est peut-être qu'il n'a pas la veine, ou qu'il n'est pas au point.
Tous les aviateurs ont passé par là. Au début, est-ce que Ravier ne
tombait pas à chaque sortie? Est-ce qu'on ne se moquait pas de lui?
Mais depuis qu'il a franchi les Vosges, on admire, justement, la
patience qu'il a déployée dans ses essais. Qui vous dit qu'un jour
votre M. Auguste ne va pas prendre son essor, étonner le monde? Vous
le trouvez ridicule? Moi, je le trouve touchant. Chaque fois que
je le vois parcourir la piste, maintenant, j'ai envie de pleurer.
Je voudrais l'encourager, le consoler, lui crier: «Bravo! Hardi!
Tenez bon!» Est-ce qu'on sait? Un petit mot tendre, ça lui donnerait
peut-être le coup d'aile...



XII

CLIENTS


--J'ai trois rendez-vous de clients ce matin, me dit Chatel. Voilà
des gens qui intéresseraient votre jeune amie, Mlle Popette,
puisqu'elle veut connaître des hommes-volants. Dommage qu'elle ne
vienne que l'après-midi. Car enfin, l'acheteur d'aujourd'hui, c'est
l'aviateur de demain. Il y en a, parmi ces gaillards-là, qui vont se
couvrir de gloire. Ils représentent l'inconnu, la surprise. Dame,
dans le tas, il faudrait choisir un peu à la devine. Mais ils ont,
sur les héros de la Quinzaine, l'avantage d'être moins recherchés,
moins «en scène», et aussi d'être plus nombreux...

--Vraiment, demandai-je, en dehors des professionnels, l'amateur, le
simple amateur vient à l'aéroplane?

--Je vous crois, qu'il y vient, et terriblement. Il existe, le bon
bourgeois qui s'offre un biplan comme une auto, et qui trépide, et
qui en veut. Bien sûr, il y a, dans le nombre, des loufoques et des
fumistes, comme partout. Mais ce ne sont pas les plus ennuyeux.
D'ailleurs, vous allez voir.

Le premier client qui se présenta semblait découpé dans un catalogue
de bon tailleur, tant il était verni, soigné, impeccable. Tenue de
pesage, gants de renne, noble visage, barbe blonde grisonnante à
point. Bref, le monsieur sérieux.

Après avoir fourni, devant un biplan, les explications
d'usage,--que le gentilhomme écouta avec une attention correcte et
soutenue,--Chatel indiqua le prix de l'appareil tout nu voilure et
châssis. Le noble amateur acquiesça d'un signe de tête. Le moteur
était au choix du client. Chatel énuméra les différentes marques,
avec leur valeur. Le monsieur sérieux choisit la plus chère. Quant
aux conditions de paiement, à la commande et à la livraison, il
les accepta d'un battement de paupière. Enfin, Chatel crut devoir
signaler un très récent perfectionnement, qui entraînait une assez
forte majoration de prix. L'impeccable client l'adopta sans balancer.

Et tandis que les deux hommes échangeaient une poignée de main et
prenaient rendez-vous pour le soir même, afin de conclure l'affaire,
j'admirais, par devers moi, la force de l'attrait et de la tentation.
Avec quelle docilité cet homme avait-il accepté les prix et les
conditions de la vente!

--Eh bien, dis-je à Chatel, bon début de journée... L'affaire est
dans le sac.

Il me répondit froidement:

--On ne le reverra pas.

--Comment?

--Eh oui! Celui pour qui rien n'est trop cher est décidé à ne rien
acheter. Il accepte tout, parce qu'en fin de compte il repoussera
tout. Il s'est simplement offert le luxe de voir un appareil de près
et de se le faire expliquer.

Chatel fut interrompu par l'arrivée d'un deuxième client. Moins
élégant que le premier, il semblait cependant confortable et cossu.
Un gros industriel, sans doute. Mais j'étais en défiance. Il se
recommanda d'un ami commun, refusa des explications qu'il prétendit
connaître et aborda aussitôt la question de prix. Dès qu'il entendit
celui de l'appareil, il leva les bras et les regards au plafond.
Quoi? Si cher! De la toile et du bois? Il y en avait juste pour cent
francs! Il voulut une diminution. Et les moteurs... Ils étaient
donc en platine, en or, pour valoir de pareilles sommes? Il criait
comme un volé. Les conditions de vente comblèrent son indignation. Il
suffoquait, littéralement. Quand il entendit parler d'une majoration
possible, il crut qu'on se moquait de lui, haussa les épaules et s'en
fut.

--Encore un que vous ne reverrez pas, dis-je à Chatel.

--C'est ce qui vous trompe, me répondit-il. Il a l'hameçon dans
le bec. Il plonge. Mais il reviendra à la surface. S'il défend sa
bourse, c'est qu'il est prêt à l'ouvrir. Le client sérieux, c'est
celui qui marchande.

Je décidais en moi-même de ne plus risquer de pronostic, quand le
troisième client se présenta. C'était un petit homme agité, nerveux,
déjà guêtré de bandes molletières et coiffé d'un bonnet d'aviateur,
bref, paré pour prendre son vol. Il s'exprimait d'une voix saccadée:

--Monsieur, voilà. Je veux absolument un aéroplane. Ma femme me
traite de fou. Mes enfants se pendent à mes basques. Mais peu
m'importe. Il m'en faut un. J'en perds l'appétit, le sommeil. Alors
j'ai vendu mon fonds. Je suis coiffeur, monsieur. Je l'ai vendu
20.000 francs. Je les ai touchés hier. J'ai pris le train. Je vous
les apporte. Vendez-moi un aéroplane.

Et, tirant son portefeuille, il brandit une liasse de bank-notes.
Chatel lui demanda:

--Alors, il ne vous restera plus rien.

--Non.

--Comment vivrez-vous?

--Je ferai des exhibitions.

--Et si vous ne réussissez pas?

--Je réussirai. Prenez mes vingt mille francs et donnez-moi un
aéroplane.

La casquette de Chatel dansait sur son front. C'est le signe, chez
lui, d'une agitation intérieure. Je devinais un rapide combat entre
sa générosité et son intérêt. Enfin il repoussa du geste la liasse
que brandissait le petit homme:

--Eh non! Monsieur, gardez votre argent. Je n'en veux pas. Il ne
sera pas dit que je vous aurai mis sur la paille pour vous refiler
un appareil. Vous êtes des tas à croire que l'aviation mène à la
fortune, et qu'il n'y a qu'à grimper dans un aéroplane pour décrocher
le gros lot. Ce n'est pas si facile que ça. Voulez-vous me permettre
de vous donner un conseil, Monsieur. Allez tailler des barbes et
couper des cheveux. C'est plus sûr...

Le petit homme rempocha ses billets. Il dit sèchement:

--C'est bien. J'irai ailleurs.

Déjà il s'éloignait. Pris de pitié pour ce loufoque, je craignais
qu'en effet il ne rencontrât pas ailleurs les mêmes scrupules.
Choper, par exemple, n'hésiterait pas à lui vendre un appareil.

Mais à ce moment un sémillant jeune homme s'approcha de notre groupe.
Et avisant le bonnet du coiffeur:

--Monsieur est sans doute aviateur? dit-il.

Et comme l'autre asquiesçait d'un geste rageur, il tira de sa poche
une petite trousse, l'ouvrit:

--Alors, Monsieur, veuillez accepter ce modeste souvenir. Oh! à titre
purement gracieux. C'est de la publicité. C'est ce que nous appelons
la trousse des premiers secours. Vous y trouverez le taffetas anglais
pour les écorchures, coupures, déchirures. La gaze salolée pour les
plaies plus profondes. Des sels pour prévenir l'évanouissement. La
pince pour extirper des chairs les éclats de bois. Un peu de sublimé
pour éviter l'infection, car de la terre dans une blessure suffit à
développer la gangrène...

Je crois que ce discours, complétant celui de Chatel, acheva de
décourager le petit coiffeur. Car il accepta «les premiers secours»
de l'air glacé d'un monsieur résolu à n'en avoir jamais besoin.
Cependant le gracieux jeune homme, lancé, poursuivait:

--Et si Monsieur est content de notre trousse après son premier
accident, Monsieur voudra bien se souvenir de notre maison...



XIII

LA PETITE VILLE


Popette, la lèvre grave et le menton tendu, examine les cartes
postales illustrées, à l'éventaire d'un de ces kiosques pimpants qui
éclosent parmi des verdures à l'ombre des tribunes.

Une vraie petite ville a poussé là. Elle a son bureau de poste, de
télégraphe et de téléphone, son marchand de tabac, sa fleuriste et
son libraire. Rien n'y manque: ni la chambre noire où développer les
photographies, ni même le coiffeur de Paris. Des buvettes l'égayent.
Une infirmerie la protège de sa croix de Genève. Et les salons du
comité de la Quinzaine représentent la demeure officielle, la maison
de ville de cette cité en miniature.

Elle est si bien au point, cette cité, si complète, vivante, qu'elle
semble avoir toujours existé et qu'on ne peut pas croire à sa mort
subite et prochaine. Pourtant, dans cinq jours, la fête s'achèvera
brusquement un soir, et la petite ville aura vécu...

Peut-être ce mélancolique avertissement a-t-il poussé Popette vers
ces portraits d'aviateurs exposés en cartes postales. Peut-être lui
a-t-il suggéré de contempler d'ensemble ces figures notoires parmi
lesquelles elle a souhaité de faire un choix qui devient pressant.

D'un doigt léger, elle feuillette les volets mobiles qui supportent
les paquets de cartes. Ici, le portrait fait médaillon dans un coin,
à la façon d'un timbre. Là, le héros s'est laissé prendre au volant
de direction. Ailleurs, l'objectif l'a surpris debout parmi les
haubans de l'armature.

Et Popette fait comparaître tous ces muets témoins avant de porter
un jugement définitif. Qui sait si la physionomie ainsi prise au
vol, instantanément, puis fixée à jamais, ne révèle et ne trahit pas
mieux la nature d'un être que ne saurait le faire cet être lui-même?
Au lieu de se fier à la réalité, dans le prestige de la vie et parmi
l'enthousiasme de la foule, qui sait s'il ne vaut pas mieux choisir
sur cette carte d'échantillons?

Puis l'éventaire fournit à Popette des appréciations nouvelles. Au
nombre des cartes vendues, elle mesure la vogue de chaque aviateur.
Plus le paquet est mince, plus la demande est forte, plus le héros
est célèbre. Et que de jugements, portés dans l'emballement de la
course, se trouvent ainsi rectifiés par le bon sens et la sagesse
réfléchie de l'acheteur!

Enfin, l'attentive inspection des cartes illustrées révèle à Popette
un grand nombre de visages et de noms inconnus: des aviateurs,
pourtant engagés dans la Quinzaine, mais qu'elle n'a jamais vus,
dont elle n'a même jamais entendu parler. Peut-être y a-t-il là
un héros ignoré, qui va surgir, qui mérite la bienveillance et
l'encouragement de Popette?

Déjà elle brûle d'être renseignée. Justement, une troupe jeune et
gaie approche de l'éventaire et salue Popette. Ce sont des ingénieurs
d'hier, des aviateurs de demain, tous ardents, passionnés pour la
science nouvelle et trépidant de prendre leur vol. Dans ce milieu-là,
Popette est populaire, depuis dix jours qu'on la voit sur la piste
aux côtés de Chatel et de ses amis. Sans tarder, elle interroge.
Quels sont ces illustres inconnus? Et toute la bande aussitôt de
s'esbaudir. Puis on s'explique.

En effet, le Belge Treuben est bien engagé dans le meeting et
pourtant on ne l'a jamais vu. Parbleu! voilà dix jours qu'il
n'est pas sorti de son hangar. Et pour cause. S'il quittait cet
asile inviolable, deux huissiers, qui le guettent à la porte, le
saisiraient aussitôt... S'il avait le malheur de s'envoler, ils le
happeraient comme une araignée prend une mouche.

En effet, Sarigue est engagé et pourtant on ne le voit point. C'est
bien simple. Cet homme éternellement hésitant passe d'une marque à
l'autre sans se fixer jamais. Il a toujours le derrière entre deux
appareils. Quand le meeting arrive, il a vendu l'un et ne sait pas
encore conduire l'autre.

Et la verve des jeunes gens se donne carrière devant les petits
portraits comme devant un jeu de massacre. C'est à qui placera son
mot, décochera sa pointe. Ah! oui, nous sommes bien dans une petite
ville, où l'on vit trop les uns sur les autres, où l'on ne s'ignore
point assez, où l'air s'intoxique comme dans une chambrée trop
étroite et trop nombreuse, devient une sorte de bouillon de culture
où se développent la médisance et le commérage.

On parle sans s'assurer même de la véracité de ses dires. On dénonce
le pilote qui cherche dans des piqûres d'éther un stimulant devenu
un besoin. On raille celui qu'un trac incoercible cloue à son siège
au moment de l'essor. On blâme la cupidité de celui qui vendrait
sa chance, s'effacerait volontairement devant un rival, pour un peu
d'argent. On conspue celui qui s'envole seulement au crépuscule, en
chauve-souris, et près du sol à le toucher.

L'épigramme n'épargne personne. Le flot monte toujours. Et c'est
comme une gargouille qui dégorgerait tous ces ragots, tous ces
potins, tous ces propos pourris...

Popette écoute, effarée. Tous ses beaux projets en sont ébranlés,
presque déracinés. Quoi? Les aviateurs sont donc des hommes comme les
autres? Il lui faudra donc abandonner toutes ses illusions, tous ses
rêves? Et une grosse envie de pleurer lui pique la paupière et lui
noue la gorge.

Mais le ronflement d'un moteur éclate. Tout le soleil dans ses
toiles, un aéroplane apparaît au-dessus des tribunes. D'un vol
ardent, capricieux, joli, il évolue, papillonne, brode l'air, dessine
en bas de la robe du ciel une dentelle audacieuse. Et soudain tous
les fronts se sont levés, toutes les lèvres se sont closes.

Allons, ne pleurez pas, petite Popette. C'est la vie. C'est toute
la vie. A ras de terre grouillent les ridicules, les bassesses, les
travers et les vices. Mais soudain le regard s'élève et la pensée
s'épure. C'est qu'au-dessus de la faiblesse humaine l'idée passe,
l'œuvre plane, comme un étendard qui vole...



XIV

UN APOTRE


Nul n'ignore que M. Quatrepin est un des pères de l'aviation. Car
la jeune science, pareille à certaines petites filles poussées dans
des milieux de mœurs faciles, la jeune science a plusieurs papas.
Ils sont tout un petit groupe à pincer le menton de l'enfant, à
caresser ses beaux cheveux flottant au vent, à contempler sa petite
face fière, à murmurer d'un air profond et satisfait: «Tout de même,
voilà, mon œuvre... Comme elle me ressemble!» Et ils ont raison.
Peu ou prou, ils ont tous collaboré à sa conception, ils lui ont
donné la vie. Seulement chacun se croit le seul.

Popette fondait un grand espoir sur l'entretien qu'on lui avait
ménagé avec M. Quatrepin. Elle attendait ses paroles comme un
cordial. Elle en avait besoin. Depuis quelques jours, sa foi dans les
aviateurs fléchissait. Lucien Chatel s'était exprimé devant elle sur
ces messieurs avec amertume et sévérité, à certaines heures où les
choses n'allaient point à son gré du côté des clients, du côté des
appareils ou du côté de son estomac qu'il avait délicat.

Et plus récemment encore, en présence de Popette, une bande de jeunes
ingénieurs--des fervents, cependant--ne s'étaient-ils pas offert la
tête des héros, devant leurs cartes postales, dévoilant à l'envi
leurs ridicules, leurs travers et leurs faiblesses?

Et Popette en arrivait à se demander si ces aviateurs n'étaient pas
des hommes comme les autres, si l'engouement de la foule, après les
avoir portés aux nues, ne les laisserait pas bientôt choir, enfin
si elle ne s'était pas trompée en cherchant un compagnon de vie
uniquement dans leur petite pléiade. Elle doutait. Elle avait besoin
d'être rassurée, réconfortée. Aussi avait-elle hâte d'entendre M.
Quatrepin. Pour elle, un apôtre était en même temps un prophète.
L'homme qui avait aidé l'aviation à naître ne devait rien ignorer de
ses destinées. Il raffermirait sa confiance, son enthousiasme, sa foi
dans l'avenir.

On lui présenta M. Quatrepin au pesage, où il n'apparut qu'aux
derniers jours du meeting. Il promenait dans la foule sa haute
taille, son profil accidenté de Don Quichotte, et un certain air
rêveur, distrait, détaché des joies de ce monde. Cependant, comme
il avait la vue et l'oreille fine, il était bien obligé de saisir
les regards de curiosité qui s'allumaient à son passage, les coups
de coude que des gens s'envoyaient en l'apercevant, le chuchotis
flatteur: «Quatrepin... Quatrepin... C'est M. Quatrepin». Mais il
respirait cet encens d'une narine désabusée.

Popette lui tourna d'une voix émue, preste, cahotée, comme si elle
l'improvisait, le petit compliment qu'elle avait mûrement médité.
Elle lui montra qu'elle n'ignorait rien du grand rôle qu'il avait
joué, de ses essais personnels aux temps héroïques, des prix qu'il
avait fondés, de la société aérienne dont il avait jeté les bases,
des conférences où il avait éclairé l'opinion.

Il écouta les yeux à demi clos, en protestant du geste avec modestie.
Il se défendit d'avoir pris vraiment une part si considérable au
développement de la science nouvelle. Non, non. Il ne fallait rien
exagérer. Puis, peu à peu--car ce galant homme était timide--il
s'apprivoisa. Il s'émut aux souvenirs lointains, concéda qu'en
effet il avait beaucoup travaillé, beaucoup agi. Il avoua que sans
ses essais, sans ses prix, sans ses conférences, sans sa ligue,
l'aviation n'aurait pas encore pris son essor.

Puis, afin de donner plus de solidité aux connaissances vraiment un
peu superficielles de Popette, il tint à préciser le rôle de ses
rivaux. Rondement, sans aigreur, il montra le but que chacun s'était
proposé d'atteindre. Un bout de ruban, une chaire, une présidence,
une notoriété profitable. Ainsi, d'un coup d'épaule bon enfant, il
les jetait bas, les uns après les autres.

Et Popette ne pouvait s'empêcher d'admirer combien cet homme devait
aimer son œuvre. Non seulement pour elle il avait risqué sa vie,
donné son argent, sacrifié son temps. Mais encore il la couvrait
d'une passion si jalouse qu'il immolait froidement à coups de pointes
quiconque tentait de lui porter ombrage auprès d'elle... D'un grand
élan, la jeune fille s'écria:

--Ah! comme on sent que vous l'adorez, votre aviation! N'est-ce pas,
que c'est une belle et grande chose?

Il s'arrêta, la regarda de haut, dressant sa fière silhouette:

--L'aviation? Mais elle est flambée. Elle est cuite. Elle est morte.
L'aviation? Elle n'existe plus. Ces jeunes gens ne feront guère mieux
qu'ils ne font. Ils iront un peu plus haut, un peu plus vite, un peu
plus loin. Et puis? Ce sera tout. Les meetings sont trop nombreux,
trop serrés. D'ici peu ils mourront d'étouffement. Les courses
d'aéroplanes disparaîtront comme les courses d'autos. Mais au lieu
de vivre dix ans, elles vivront deux ans. Quant aux appareils, ils
ne peuvent plus s'améliorer. Nous nous sommes trompés de route. Nous
nous sommes engagés dans une impasse. Nous n'avancerons plus.

Et Quatrepin, à grand renfort de termes techniques, démontra à
Popette abasourdie que des aéroplanes incapables de voler sans
marcher vite sont condamnés à mort. L'emploi de tels appareils
retarderait les progrès de l'aviation. Car on s'efforcerait de les
perfectionner, au lieu de chercher l'aéroplane de l'avenir, celui
qui se soutiendra sans avancer. De même que le sphérique a retardé
la cause aérienne, parce qu'on a cherché à le diriger au lieu de
travailler tout droit au plus lourd que l'air.

Et Popette se demandait si elle était bien éveillée. Quoi? C'était
donc là cet apôtre? Voilà qu'il reniait sa foi. Un mécompte l'avait
donc découragé? Son zèle restait-il donc désormais sans emploi? Mais
Quatrepin concluait:

--Non, voyez-vous, mademoiselle, il y a mieux à faire qu'à consacrer
sa vie, ses efforts, son argent, à des cerfs-volants à hélice.
Bien des questions autrement graves nous requièrent. Tenez. La
repopulation. A la bonne heure! Voilà un problème!...

Ainsi, le vent avait tourné. Quatrepin s'orientait vers de nouveaux
horizons. Et Popette, qui cherchait à renforcer près d'un apôtre sa
foi dans l'aviation, vit le moment où il allait l'enrôler parmi les
disciples actifs de la repopulation.



XV

LE VENT


Le chef de l'État s'est assis dans son fauteuil doré, au premier rang
des tribunes. A ses côtés s'alignent ses ministres et les grands
prêtres de la quinzaine. Derrière lui s'entasse et se presse la foule
de ses invités et des personnalités régionales. Mais les visages,
au lieu de briller de joie et de curiosité, expriment l'angoisse,
la désolation ou l'ironie. C'est qu'il souffle un vent à ne pas
mettre un aéroplane dehors. C'est qu'on est menacé de ce scandaleux
désastre: le Président et sa suite attirés en Anjou pour contempler
une plaine vide.

Ah! le vent, le vent détesté, voilà l'ennemi, voilà l'empêcheur
de voler en rond. On voudrait pouvoir l'arrêter, l'emprisonner,
l'abattre comme un fauve échappé de sa cage. Mais il se rit des
haines et des menaces.

Dans l'impossibilité de le vaincre, n'a-t-on pas été, au cours de
précédents petits meetings, jusqu'à tenter de ruser avec lui? Que ne
ferait-on pas, pour décider les aviateurs à s'envoler? N'a-t-on pas
vu les organisateurs d'une réunion, dans une ville maritime, truquer
les dépêches du sémaphore pour diminuer, au moins sur le papier, la
vitesse du vent? N'en a-t-on pas vu d'autres coudre des balles de
plomb au bas des oriflammes afin de les faire pendre au long des mâts
dans la bourrasque comme par un temps calme? Ailleurs, n'a-t-on pas
remplacé les étendards d'étoffe par des drapeaux de zinc, afin qu'ils
restent impassibles dans la tempête? Ailleurs encore, désespéré de ne
pouvoir vaincre la répugnance des aviateurs à partir dans la rafale,
un commissaire ne s'écria-t-il pas, tout en crispant sa main à son
chapeau qui menaçait de s'envoler: «Mais enfin, messieurs, il ne fait
pas de vent!»

Mais, à la grande Quinzaine d'Anjou, les dirigeants ne se laissent
point entraîner à de si regrettables aberrations. Non. Leur désespoir
est morne et vaste comme la plaine qui s'étend sous leurs yeux. Ils
attendent. Ils attendent un miracle. L'accalmie brusque, un bon
mouvement de la Nature, soudain fléchie par l'auguste présence du
Président. Ou bien le sauveur prodigieux qui bravera la tempête et
métamorphosera la déroute en triomphe....

Popette, dans une tribune voisine des gradins officiels, attend
aussi, le menton haut, la frimousse aux aguets. Sa maman, à côté
d'elle, en a lâché son tricot de grosse laine grise. C'est que toute
la foule communie dans la consternation. La piste va-t-elle rester
vide pour la première fois, juste cet après-midi de gala?

Et soudain un frémissement passe sur les tribunes. Là-bas, devant les
hangars, on vient de sortir un appareil. Puis, d'un ton de ferveur,
d'action de grâce, du ton dont les naufragés crient: «Terre!» on
prononce un nom: Rémy Parnell...

Comme un lutteur qui jette son gros gant dans la foule, le vent a
lancé sa bourrasque à la face des aviateurs. Seul, Rémy Parnell a
relevé le défi.

C'est bien une lutte qu'il accepte. A peine a-t-il quitté le sol,
qu'on a le sentiment de voir deux ennemis sauvagement aux prises.
Chacun veut réduire l'autre à merci. L'aéroplane roule, tangue, sous
des assauts formidables. Ses toiles se tendent à craquer. Ses haubans
résonnent de la fureur du vent. Et cependant, il avance, il monte.

Le spectacle est unique. Les autres jours de la Quinzaine, on voyait
l'homme vaincre l'inertie de la nature. Aujourd'hui, il triomphe de
son hostilité. Le marin sur la mer démontée, l'explorateur aux pays
de glace ou de feu, n'affrontent pas, par des moyens si nouveaux, un
péril si continu. En ce pilote, dont la silhouette tenace se découpe
sur la déroute des nuages, toutes les bravoures s'ajoutent. C'est
toujours la lutte éternelle entre l'homme et l'élément, mais dans sa
splendeur complète, absolue.

On ne cesse pas de se demander si l'audacieux ne va pas être rejeté,
précipité sur le sol. Ni l'angoisse, ni la tempête ne s'apaisent un
instant. On a plus peur pour lui que lui-même. Popette, le cœur
serré, voudrait s'enfuir, ne plus assister à l'admirable folie. Et
cependant, ses regards ne peuvent pas quitter le frêle oiseau blanc
qui s'élève dans la rafale.

Ah! qu'ils sont loin, qu'ils sont oubliés, tous ces ragots de
hangars, tous ces potins de petite ville qui commençaient à la
troubler! Comme elle s'est vite envolée d'un grand souffle, cette
poussière de désillusions qu'avait soulevée sa curiosité! Quoi?
L'inventeur qui conçut l'appareil est grossier? Le constructeur
qui le vend est cupide? L'apôtre qui le prône est vaniteux? C'est
possible. C'est possible... Mais qu'importe, puisque leur œuvre
vole dans la tempête!

Et maintenant Popette est presque tentée de bénir le vent, le rude
vent qui lui éclaircit l'esprit comme il balaie la plaine et nettoie
l'horizon. Le vent qui l'exalte, le vent qui la soulève au-dessus des
travers et des faiblesses de ceux qu'elle a voulu connaître. Le vent
qui purifie, le vent qui emporte les pailles et qui laisse la graine.
Le vent qui avive les choses comme un coup de lime, leur enlève les
scories de surface et révèle leur éclat profond. Les petits défauts
de Rémy Parnell disparaissent. Mais ses qualités étincellent.

Son audace, sa ténacité, son sang-froid, Popette ne les a jamais si
bien dégagés, compris, estimés, qu'en ce moment, dans la rafale,
parmi l'angoisse haletante de la foule. Le vent l'a désigné, le vent
l'a choisi entre tous, l'a élu. Maintenant qu'à hauteur des nuages il
domine l'ouragan, il lui apparaît comme le héros unique, une statue
idéale qui aurait pour socle la tempête.

Et quand, coupant l'allumage, Rémy Parnell fond en vol plané vers les
tribunes, parmi l'enthousiasme, la gratitude, le délire universels,
il semble à Popette qu'il lui descend dans le cœur...



XVI

LE DERNIER REPAS


Popette a gardé du festin ce souvenir indécis et charmé que laisse
une ivresse légère. Dans sa mémoire, le décor lui-même reste brillant
et flou. Que de lumières! Un rang de grosses perles électriques
festonne le fronton du velum tendu sur le buffet. Des petits
abat-jour de toutes les couleurs fleurissent les tables. Et quelle
foule aussi! Au dernier jour de la Quinzaine, tous ses fervents ont
tenu à en célébrer l'éclatant succès. Par groupes sympathiques, ils
se sont réunis pour ce suprême repas. Et c'est une ruée vers les
gérants affolés, un mascaret de dîneurs que dominent les plats portés
à bras levés par les garçons.

Du diable si Popette parvient à se rappeler le nom de tous les
convives attablés avec elle. Heureusement qu'elle a fait circuler
son menu, avec prière de signer à la ronde. Au besoin, ce document
rafraîchira ses souvenirs... Le certain, c'est que Lucien Chatel
avait invité là ses pilotes et ses amis. Qui donc Popette avait-elle
à sa gauche? Un monsieur qui écrit dans les journaux. Elle revoit
bien sa figure. Impossible de mettre un nom dessus. Et pourtant, elle
ne connaît que ça. Oh! par exemple, elle sait bien qu'elle avait Rémy
Parnell à sa droite. Elle a déployé assez de ruses et de diplomatie
pour s'assurer ce voisin-là!

Tout de suite, la musique s'en est mêlée. Les tziganes étaient de
la fête. Ah! ces valses qui vous câlinent, qui vous emportent, ces
violons qui vous jouent sur les nerfs... Il n'en fallait pas plus
à Popette pour perdre un brin la tête. Pas besoin du mousseux vin
d'Anjou, si léger, si cordial qu'on le boit comme on respire.

Très vite aussi, l'atmosphère s'est échauffée jusqu'à l'enthousiasme.
On accueille chaque pilote glorieux par des ovations. Quand paraît
Ravier, le héros de la traversée des Vosges, qui traîne la jambe et
porte le bras en écharpe depuis un accident récent, toute la foule
se lève, les serviettes s'agitent et les tziganes attaquent _La
Marseillaise_. Et quand, à son tour, Rémy Parnell gagne sa place,
salué par la même musique et par le même délire, Popette, grimpée sur
sa chaise, voudrait crier bien haut: «C'est lui que j'ai choisi...»

Mais sait-il qu'elle l'a choisi? Voilà ce que Popette se demandait
quand, dans la chaude rumeur, Rémy Parnell s'est assis à ses côtés.
Il y a si peu de temps qu'elle l'a élu entre tous, le jour où,
devant le chef de l'État, il a volé seul dans le vent, le jour du
Président, ainsi que le désigne Popette lorsqu'elle songe à cette
date mémorable.

Mais elle n'ignore pas la mystérieuse contagion de l'amour. La
tendresse monte, comme un parfum, de celle qui l'éprouve vers celui
qui l'inspire. On aime, bien souvent, ce dont on est aimé. Une
femme, même sans se départir de sa réserve ni de sa modestie, peut,
à d'imperceptibles signes, laisser deviner sa préférence et, par là,
plaire à qui lui plaît.

Malgré ses allures crânes et délurées, Popette est femme, très
femme. Elle met jusqu'à ses travers au service de sa séduction.
Ainsi, sa voix trop rapide et trop preste paraît tendre dès qu'elle
se ralentit. On dirait alors que ses paroles viennent de plus loin,
d'une source plus profonde, qu'elles montent du cœur.

Popette n'est même pas bien sûre de n'avoir pas mis la jalousie dans
son jeu. Barral, le pilote de dirigeable, la courtise assidûment.
Peut-être, au début du fameux dîner, a-t-elle encouragé la galanterie
de cet aéronaute infortuné pour exciter celle de son favori.

Toujours est-il que l'entretien, d'abord un peu épars et confus,
s'est soudain affermi et concentré. Là, les souvenirs de Popette sont
très précis. Quelqu'un--c'était justement ce monsieur qui écrit dans
les journaux et dont le nom lui échappe--quelqu'un a proposé aux
aviateurs cette question: «A quoi pensez-vous en plein vol?» A quoi
s'occupait leur esprit, pendant les heures entières où ils tournaient
loin de terre au-dessus de la piste?

Là-dessus, chacun des intéressés de donner son sentiment. Pajou
déclara qu'il écoutait uniquement son moteur. Lerenard guettait les
mouchoirs que ses amis étendaient sur l'herbe, au pied d'un pilône,
pour lui signaler le nombre de tours accomplis. Savournin avoua
gaîment qu'il ne pensait à rien. Piéril luttait contre la fatigue en
chantant et en supputant les bénéfices de ses victoires. Barral se
reconnut des pensées vagues, isolées, qui défilaient dans son esprit
comme des nuées dans le ciel, imprévues et disparates de couleur et
de forme, depuis les plus nobles soucis jusqu'aux plus triviales
préoccupations.

Et c'est alors que Rémy Parnell, se penchant vers Popette, lui a
soufflé tout bas le mot qu'elle attendait:

--Maintenant je pense à vous...

Elle revoit le moment où il a prononcé la phrase espérée. Sa mémoire
a cliché le site que contemplaient ses yeux. La plaine envahie par
la nuit, une usine dont les lumières scintillaient comme celles
d'une ville allongée sur une rive lointaine, de rares feux d'autos
qui naviguaient, cahotantes, dans l'immensité grise. Une vision de
casino, le soir, au bord de la mer.

Ensuite?... Ensuite, les souvenirs de Popette se noient dans une
brume heureuse. Il lui semble bien que Rémy Parnell lui a offert
de l'emmener comme passagère, une fois la Quinzaine achevée. Même
qu'un paternel ami l'a avertie: «Faites attention, Popette: le plus
dangereux, dans cette aventure-là, c'est que vous devrez montrer vos
jambes pour grimper dans l'appareil.»

A quoi Popette croit avoir répondu: «Ça m'est égal, elles sont bien
faites.»

Mais le vin d'Anjou, la musique, l'enthousiasme, l'amour, la
victoire, ont troublé la mémoire de Popette. Elle n'est plus
bien sûre de cette fin de repas. Et elle en arrive à douter du
commencement. Le bonheur est si rare, que l'on craint de rêver dès
qu'on se sent heureux.



XVII

L'ESSOR


La veille, la Quinzaine s'était achevée dans une apothéose.

A la fin de la soirée, au buffet, Popette, très excitée, m'avait pris
à part. Rémy Parnell lui avait promis de l'emmener comme passagère,
avant que ses appareils ne fussent démontés. Transportée d'orgueil
et de joie, elle m'avait invité à contempler son triomphe. Elle me
devait de connaître les aviateurs. Je ne pouvais donc pas faire moins
que d'assister, en manière de parrain, à son baptême de l'air. Et
c'est ainsi qu'arrivé le premier au rendez-vous, j'errais le matin au
long des hangars, devant la piste désertée.

Les tribunes, la plaine, tout était vide, tout exhalait cette
mélancolie des sites naguère animés et d'où la vie s'est retirée.
Plus de gardiens ni de sentinelles devant les issues. Et on en venait
à les regretter, comme le prisonnier, dit-on, regrette sa cellule.

Pauvre piste, désormais historique, témoin de tant de hauts faits...
Bientôt les paysans laboureraient leurs terres reconquises.
Ils allaient retrouver des débris d'appareils dans les herbages:
pales d'hélices, petites roues porteuses, lambeaux de toile. Les
garderaient-ils pieusement, comme autant de souvenirs du pacifique
champ de bataille? Ah! sans doute ils ne partageaient pas le
fétichisme des fervents d'aviation. N'avais-je pas vu de belles
dames, dans l'ombre d'un hangar, découper un morceau de «surface»
où Piéril avait laissé le sang d'une égratignure? Des Américains
n'avaient-ils pas offert deux mille dollars de la canne de Ravière,
une canne taillée dans la hampe du drapeau qui l'avait accompagné
dans sa traversée des Vosges?

Mais Popette sautait du landau qui l'avait amenée de la ville avec
sa mère et son frère Loulou. Elle avait tenu à ce qu'une certaine
solennité présidât à son essor.

Très vite, je m'aperçus que l'événement lui semblait mondial. Elle
s'attendait à ce que la terre tremblât de la quitter, à ce que
le ciel s'illuminât de la recevoir. Au surplus--et c'était d'une
crânerie charmante--nulle appréhension du danger. Elle était toute à
la gloire de son prochain exploit et aussi à la joie de l'accomplir
aux côtés de Rémy Parnell.

Elle ne me cacha d'ailleurs pas ses progrès sensibles dans la
conquête de l'heureux élu. Au dîner de la veille, il lui avait
clairement laissé entendre qu'il la payait de retour. Mais l'idylle
s'achèverait-elle avec la Quinzaine, ou bien serait-elle le premier
chapitre d'un heureux roman? Il y a de ces galants, au cœur de
papillon, qui tournent des compliments à leur voisine de table et qui
les oublient, dès le rince-bouche. Au fond, la pauvrette en tremblait
d'angoisse. Je crus devoir la rassurer. Alors elle me répliqua
prestement, avec l'aplomb de l'ignorance:

--Oh! avec les hommes, on ne sait jamais.

Notre promenade au long des hangars nous ramena devant le landau. La
maman de Popette n'en était pas descendue. Elle semblait au comble
de l'effarement. Non seulement sa fille l'avait entraînée à la
Quinzaine, l'avait condamnée à tricoter pendant deux semaines dans
le courant d'air des tribunes, mais voilà que la folle s'avisait de
couronner l'aventure en montant en aéroplane! Elle levait vers le
ciel ses petits bras courts:

--Ah! ces enfants...

Quant au jeune Loulou, il rayonnait en reflet de la gloire
fraternelle. Avoir une sœur aviatrice, c'est presque être aviateur.
Et son regard interrogeait le hangar des «Victorine» où dormait
l'appareil de Rémy Parnell. Son oreille épiait le bruit de la
voiturette du héros. Mais les façades de bois restaient closes et
l'air calme ne retentissait que de rares coups de marteau.

L'élégant pilote aurait-il oublié sa promesse? Impossible. Ou bien
aurait-il renoncé à la tenir? Il en aurait averti. Popette commençait
à trépider.

--Sûrement, me dit-elle, il va arriver quelque chose, un contretemps,
un empêchement. Vous verrez que je ne monterai pas.

Son impatience et son désir étaient si vifs qu'elle imaginait la
nature et le destin ligués contre elle, suscitant un cataclysme pour
empêcher Popette de monter en aéroplane.

Déjà, du fond de son landau, la maman de Popette parlait de s'en
retourner à la ville où l'attendait la corvée des malles à remplir.
Le mobile visage de Loulou exprimait la plus âpre désillusion. Mais
la voiturette de Rémy Parnell surgit sur la piste.

Popette courut à lui. Il la salua, puis au lieu de se diriger droit
vers les hangars, il l'entraîna au large. Ils avançaient lentement,
au hasard, à travers les prés. De loin, je ne distinguais pas leur
mimique. Mais l'entretien semblait à la fois animé et cordial. Rémy
Parnell s'excusait-il de son retard près de Popette? L'armait-il
de suprêmes recommandations? Près du landau, nous agitions ces
hypothèses.

Et tout à coup, retroussant sa jupe comme si elle s'apercevait
seulement alors que l'herbe était trempée de rosée, Popette piqua
droit sur nous. Elle exultait, elle éclatait, elle était lumineuse de
bonheur. Et elle nous cria d'une voix de triomphe:

--Je ne monte pas!... Je ne monte pas en aéroplane!

Perdait-elle la tête? Je lui demandai:

--Qu'est-ce que vous dites?

Elle passa rapidement sa langue sur ses lèvres, selon sa coutume au
moment des déclarations capitales. Et, haletante de joie et d'émotion:

--Eh bien, voilà... Rémy Parnell est décidé... Moi aussi. Il va
demander ma main à maman. Seulement, il refuse de m'emmener en
aéroplane. Quand j'étais une petite personne quelconque, ça lui
était bien égal. Mais maintenant que je vais devenir sa femme, vous
comprenez, il ne veut pas que je me casse quelque chose!

Admirant comme il convient cette logique de mari, je félicitai
Popette, puis sa maman, qui, répandue dans son landau et levant les
bras au ciel, dépassait les sommets de l'effarement:

--Ah! ces enfants...

Loulou trahissait une joie mêlée d'amertume. Il ne verrait pas planer
sa sœur... Je le consolai en affirmant que son beau-frère ne
pourrait pas lui refuser de l'emmener lui-même un jour.

Seule, Popette ne regrettait rien. N'allait-elle pas, tout de
même, prendre un radieux essor? Que de fois, pendant la triomphale
Quinzaine, les envolées des grands oiseaux blancs m'avaient paru à
l'image de l'aventure amoureuse!... Les unes sont brèves comme des
caprices et ne s'arrachent à la terre que pour y retomber. D'autres
durent un peu plus, mais dans la lutte et la difficulté. D'autres,
enfin, les plus rares, règnent en plein ciel, d'une allure égale et
forte, d'une course qui ne fléchit point, et s'achèvent seulement
quand le cœur qui les anime a cessé de battre...



LES AILES DE FLAMME



LES AILES DE FLAMME



I


D'une courte lancée, l'aéroplane prit son vol. Et, tout de suite
remise du premier émoi, Claire, assise sur le siège étroit près de
Lucien Chatel, goûta les délices de la sensation inconnue. Adieu les
cahots du chemin, la trépidation du rail, le tangage et le roulis de
la mer, le clapotis du fleuve. La fuite même du patin sur la glace
apparaissait rude et grossière à côté de la course aérienne. Surpris
et dompté par la brusque attaque des ailes étendues, l'air devenait
l'esclave le plus sûr. Et il emportait l'énorme engin, d'une allure
plane et tendue, sur les routes innombrables du ciel. Pénétrée de
confiance, de bien-être et d'orgueil, Claire aurait voulu crier sa
joie d'échapper à la terre.

Elle se sentait affranchie. Et cette allégresse d'évasion se
confondait en elle avec la certitude d'échapper à l'homme odieux dont
elle avait dû, pendant cinq années, porter le nom. La loi même lui
rendait la liberté reconquise en fait, rompait la dernière chaîne par
un jugement de divorce en sa faveur. Libre, libre, elle était libre!
Et l'essor en plein azur symbolisait sa délivrance. Il lui semblait
se porter au-devant de la vie, marcher dans l'avenir.

L'avenir... Pour elle, il était aux mains de celui-là même qui
l'entraînait d'un si prodigieux essor. Elle allait oublier le mauvais
rêve, recommencer sa vie aux côtés du cher compagnon d'adolescence
enfin retrouvé. Elle serait sa femme... Elle contempla, sous le
léger feutre rabattu que ses portraits, depuis un an, avaient rendu
légendaire, ses yeux pleins d'espace et son profil tenace. Chaque
fois qu'elle criait d'un mot son ravissement, il s'éclairait d'un
joli sourire, juvénile et charmant. Elle songea: «Tout me plaît de
lui.» Le grand volant d'acajou prenait, sous ses doigts nerveux,
une majesté de sceptre. N'était-il pas le jeune souverain reconnu,
acclamé, du royaume de l'air, sur ce char triomphal qu'il semblait
conduire vers quelque apothéose? Ah! comme elle l'aimait, comme elle
l'aimait!...

Il s'élevait en décrivant au-dessus du champ d'essor une large
spirale. En se penchant, Claire distinguait les toits de verre des
ateliers Chatel scintillants au soleil et les frondaisons du Bois
de Vincennes, répandu comme un géant tapis de mousse. Ils montaient
toujours. Le calme grandissait à ces hauteurs. On n'entendait plus
que le bruissement soyeux de l'hélice et, de temps en temps, quelque
écho de la vie, la trompe d'une auto, le coup de feu d'une fête
foraine, un aboiement de chien... Et de réaliser ainsi le rêve le
plus ancien des hommes, d'échapper aux lois de la nature et aux
rumeurs de la terre, de monter en spire glorieuse vers l'infini
bleu, dans cet air de cristal et d'or, parmi cette paix solennelle,
de se sentir seule aux côtés de l'être adoré, le jour même où elle
pouvait se promettre à lui, c'étaient pour Claire des fiançailles
inouïes, éperdues, en plein ciel.


Au moment où ils touchaient le sol, la foule, débordant ses
barrières, accourue de toutes parts, les entoura, dans une clameur
confuse, d'un cercle de mains tendues, d'objectifs braqués, de
bouches ouvertes, de fronts levés. Et soudain, parmi tous ces
visages, Claire ne vit plus qu'un visage: celui de Villeret, son
ancien mari...

Elle frissonna. Ses pires souvenirs se dressaient devant elle.
Derrière cette barbe lisse et correcte, elle devinait la mâchoire
de squale, énorme, mauvaise, pleine d'injures. Elle savait comme
ces yeux caressants s'embuaient vite de haine et se chargeaient de
cruauté, comme la voix mielleuse s'aigrissait vite.

Avait-elle souffert avant de le démasquer! On le lui avait présenté
comme un ingénieur écouté, un administrateur de grandes sociétés
industrielles. Et elle lui avait découvert peu à peu, mais trop tard,
tout un passé d'expédients, ballotté des mines du Cap à celles du
Caucase, en cent entreprises louches, à la recherche de l'argent
nécessaire à ses vices. Marié, il avait continué de glisser sur la
pente, jusqu'à la chute: une vilaine histoire de poudre d'or mêlée à
du sable, pour fausser le rendement aurifère d'un gisement africain.
Ce jour-là, Claire dut acheter de sa fortune le silence des dupes de
son mari.

Sans doute, si Villeret n'avait été qu'un pauvre être désarmé contre
la tentation, lui eût-elle continué son aide, par pitié. Mais il
était aussi brutal que lâche, aussi jaloux que débauché, aussi
cruel que fourbe, et sans qu'un peu d'amour excusât ses violences.
Au lendemain du scandale, elle s'était séparée de lui, résolue à
gagner sa vie. Elle dessinait avec un goût très vif. Elle aimait
surtout à peindre les oiseaux. Elle composa donc des tableautins de
genre qui, peu à peu, trouvaient preneur. Villeret la relançait. Le
plus souvent, sa mise était sordide. Parfois, il était impeccable
et magnifique. Il la pressait de reprendre la vie commune. Elle ne
démêlait pas dans quelle mesure la jalousie, la misère, un obscur
besoin de tyrannie le poussaient à ces tentatives. Mais elle refusait
obstinément, s'en débarrassait avec quelque argent.

Cette vie ambiguë durait depuis un an, lorsque Claire retrouva Lucien
Chatel. Ils s'étaient connus, aimés, dans l'adolescence. Mais il ne
pouvait pas être question de mariage entre eux. Unit-on des enfants
de même âge, surtout quand leurs fortunes sont inégales? On lui avait
préféré Villeret. Seulement, ces puériles amours sont pareilles à
ces initiales gravées dans l'écorce des jeunes arbres. Les années,
loin de les effacer, élargissent et creusent leur trace. Et quand,
déjà célèbre avant la trentaine, Lucien retrouva Claire seule et
malheureuse, ils s'aperçurent que leur cœur n'avait pas changé.
Leur vie reprit où ils l'avaient laissée...

Dès lors, Chatel supplia sans cesse son amie de reconquérir toute sa
liberté. Elle céda. Villeret avait trop de torts envers elle pour
oser lui résister. En effet, étouffant sa rage, il laissa engager
sans protestation la procédure de divorce. Depuis deux mois, elle ne
l'avait pas revu. Que lui voulait-il?


Ah! l'envolée en plein ciel, la trêve bleue n'avait pas duré.
Aussitôt qu'elle touchait terre, elle retrouvait le souci. Villeret
la guettait fixement. Dès que leurs regards se croisèrent, il
esquissa un bref signe d'appel. Soit. Elle consentait. D'autant
qu'elle craignait un conflit entre les deux hommes, qui se
connaissaient de vue. Elle aurait avec Villeret une explication
décisive. Ce serait la dernière. En somme, il ne lui était plus rien.

Anxieuse, elle gagna la lisière du Bois, s'engagea dans une avenue
voûtée de verdure où bientôt Villeret la rejoignit. Tout de suite
elle attaqua:

--Que voulez-vous?

Il railla, la voix aimable:

--Mais j'ai voulu vous féliciter. C'est charmant, cette échappée à
deux... La vie des abeilles... le vol nuptial. Car vous l'épousez,
naturellement?

--Oui.

Villeret s'arrêta. Son masque était tombé. Hideux de haine, il cria,
les poings serrés:

--Eh bien, je ne veux pas, tu entends, je ne veux pas!

Elle haussa les épaules, forte du courage que verse l'amour. Lui
s'exaspérait:

--Oui, oui, je sais bien, je n'ai pas le droit de m'opposer à ce
mariage. Tu m'as contraint de divorcer. Aujourd'hui c'est chose
faite. Et tu triomphes. Mais moi, je m'en moque, de la loi, je m'en...

Elle coupa, ironique, d'une allusion à ses louches tripotages:

--Oh! je sais.

Mais il ne l'écoutait pas:

--Avoue, poursuivit-il, que tu n'as jamais cessé de voir cet homme,
que vous m'avez laissé m'enfoncer, me perdre, pour mieux vous
débarrasser de moi?...

Elle se révolta:

--Je vous jure que je n'ai jamais revu Lucien pendant notre mariage.

--En tous cas, vous en êtes arrivés à vos fins, tous les deux. Vous
êtes libres, vous vous croyez libres. Mais moi je te répète que je
ne veux pas que vous profitiez de votre liberté. Écoute. J'ai voulu
voir... ce vol... J'étais dans la foule. J'entendais tout ce qu'on
disait de lui, de toi, de vous deux. Ah! ce que j'ai souffert... Ce
que j'ai eu envie d'étrangler des gens autour de moi... Alors, je
ne veux pas que ça continue... Je ne veux pas assister toute la vie
à votre apothéose. Ce n'est pas possible. Je vous empêcherai de vous
... Renonce, Claire, crois-moi, tu feras bien. Renonce.

Il respirait tellement la cruauté, la perfidie, la souffrance,
qu'elle eut peur. Que pouvait-il contre eux? Un meurtre? Non. Il
était trop lâche. Une trahison sournoise? Mais Lucien, prévenu, se
tiendrait sur ses gardes. Si pourtant il parvenait à réaliser ses
menaces? Alors quoi? Faudrait-il donc, pour éviter tout danger,
renoncer au cher avenir? Non. Ils souffriraient trop, tous les deux.
Elle agita la tête:

--Il n'y a plus rien de commun entre nous maintenant. Je ne vous
obéirai pas. Laissez-moi, une fois pour toutes.

Déjà, elle rebroussait chemin vers les ateliers. Il la toucha à
l'épaule, d'une main agitée et brûlante:

--Vous ne serez pas à un autre. Vous n'épouserez pas cet homme.

Elle déclara fermement:

--Nous sommes fiancés d'aujourd'hui même. Je l'épouserai.

Alors, décomposé de rage, il grinça:

--C'est bien. J'ai voulu vous prévenir. J'ai voulu éviter un malheur.
Ne vous en prenez qu'à vous de ce qui arrivera.



II


On annonçait de toutes parts que, le prochain dimanche, Lucien Chatel
traverserait Paris, à grande hauteur, du bois de Vincennes au bois de
Boulogne. Il se proposait de s'élancer droit et haut, de tracer un
invisible arc-en-ciel au-dessus de la ville. Il ne se doutait guère,
en décidant cette expérience, qu'il signait son arrêt de mort.

Car Villeret était résolu. Cette traversée de Paris lui apparaissait
comme une indication du Destin. Ce jour-là, Lucien Chatel devait
périr. Dans ce cerveau dégradé par le vice et rongé par la haine,
l'idée du meurtre peu à peu avait germé, s'était affirmée, épanouie.
Maintenant elle l'envahissait tout entier...

Ayant condamné son rival à mort, Villeret préparait l'exécution avec
un soin féroce. Il lui fallait, la veille de la tentative, travailler
secrètement pendant une heure sur l'appareil qui enlèverait le héros.
Et toute son ingéniosité, toute sa ruse se concentraient vers ce but.

Qui veillait, le soir venu, sur l'annexe des ateliers où reposaient
les grands oiseaux blancs? Villeret eut tôt fait de découvrir le
gardien en qui Chatel avait placé sa confiance. Un homme amenait-il à
lui seul--besogne d'hercule--un aéroplane sur le champ de manœuvre?
C'était Lanoix. Qui donc apportait au trot le bidon d'essence,
l'arrosoir d'eau, l'outil nécessaire? Encore Lanoix. Qui donc
excellait à refouler sans phrases les curieux derrière la barrière?
Toujours Lanoix. A tout instant, on entendait la voix ferme de Lucien
Chatel, la voix plutôt émue des clients assis pour la première fois
au volant: «Lanoix! Lanoix!»

C'était, tout ensemble, le chien de garde et le chien de berger. Mais
quel molosse! Un géant, haut, large, massif, le buste moulé dans
un maillot rayé blanc et bleu, les jambes perdues dans un immense
pantalon de velours brun, les genoux, les poings, le menton toujours
portés en avant, comme prêts à la lutte. Et avec cela, des yeux
clairs, de bonnes grosses lèvres où fumottait, sous la moustache
hirsute, une éternelle cigarette.

Le patron d'une guinguette voisine acheva de renseigner Villeret.
Lanoix était un ancien ravageur de la Marne. Dans ce temps-là, quand
il avait bu, il était terrible. A la suite d'une rixe--peut-être
avait-il pris une absinthe de trop--il avait attrapé un an de prison.
A sa sortie, M. Chatel avait eu la bizarre idée de se l'attacher.
Il l'avait apprivoisé, rendu doux comme une demoiselle. Lanoix ne
buvait plus. Ça durerait ce que ça durerait. Au fond, le cabaretier
restait sceptique, quelque peu méprisant, à l'endroit de cet homme
qui refusait un petit verre. Mais M. Chatel, lui, avait la foi. La
preuve, c'est qu'il avait confié à Lanoix la garde des appareils.
L'ancien ravageur s'était construit, dans un angle du garage, une
sorte de cabine où il mangeait, où il couchait, un gros revolver à
portée de sa main. Ah! il ne ferait pas bon s'y frotter. Car Lanoix
avait le coup de feu facile.


Le vendredi qui précédait la traversée de Paris, Villeret attendit le
moment où, les appareils rentrés et Chatel parti, la foule commença
de se disperser. Accostant Lanoix qui fermait les portes de la cour:

--Rude journée, mon brave. Pas fâché de vous reposer, hein? Vous
accepterez bien de prendre quelque chose auparavant, un petit
apéritif, là, tout près?

Et il montrait le cabaret proche. Ému, Lanoix cracha sa cigarette,
avala sa salive. Mais s'il fut agité d'un désir, il l'étouffa vite.
Car secouant la tête, il refusa net.

Villeret craignit de se démasquer par trop d'insistance. Il rompit,
chercha une autre ligne d'attaque:

--Il est trop tard pour visiter les ateliers aujourd'hui, n'est-ce
pas?

Lanoix trancha l'air de sa main énorme, en couperet de guillotine:

--Fermé.

Pas prolixe, le ravageur. Villeret regretta:

--C'est dommage. Je suis un ami, un admirateur de M. Chatel.

Ah! certes, M. Chatel n'avait pas de plus fervent admirateur que
Lanoix lui-même. C'était son dieu. Pourtant, le gardien resta
inflexible. D'un seul coup de sa paume glissée sur sa cuisse, il
roula une cigarette:

--Parlez-y.

Et il poussa la porte. Villeret haussa les épaules. Il ne pourrait
pas avoir raison de cette brute en l'attaquant de front. Il fallait
ruser et ruser vite, car le temps pressait.

Et le lendemain samedi, veille de l'expérience, tandis que tous les
regards étaient tournés vers Lucien Chatel qui s'entraînait à grande
hauteur, Villeret, payant d'audace, entra délibérément dans la cour,
pénétra dans le garage désert.

Là, il stoppa une seconde. Le long du mur, s'alignaient d'immenses
caisses à claires-voies, à demi couvertes de bâches, et qui servaient
à expédier au loin les aéroplanes. Villeret se jeta dans cette
cachette... Une heure après, les essais achevés, Lanoix bouclait la
porte. Il enfermait l'ennemi dans la place.

Par les interstices des bâches, Villeret avait épié la rentrée
des grands oiseaux blancs. Surtout il avait minutieusement repéré
l'appareil de Chatel. Il ne le quittait pas des yeux. Diable! Il ne
s'agissait pas de se tromper. Mais aucune erreur n'était possible.
Le jeune inventeur l'avait encore inspecté en tous ses détails
après l'avoir fait rentrer. C'était bien celui qu'il emploierait le
lendemain.

Maintenant, Villeret restait seul dans l'immense halle. Sans doute,
Lanoix allait chercher son repas à la guinguette voisine. Il fallait
profiter de son absence. Villeret eut vite découvert, dans l'angle
opposé à sa cachette, la cabine du gardien. Il y courut, l'inventoria
d'un regard: un petit lit à couverture brune dans un cadre de sapin,
une étroite table de chevet où traînaient un vieux magazine, une
bougie dans un chandelier, un énorme revolver chargé.

Rapidement, il tira d'une de ses poches une bouteille colletée de
papier d'argent, écussonnée de la croix de Genève, la plaça bien en
vue sur la planche et regagna son abri au pas de course. Deux minutes
après, Lanoix rentra.

Des heures, dans la nuit, Villeret attendit. Oh! il avait bien
réfléchi, rejeté bien des solutions. Évidemment, il aurait pu limer
l'arbre de l'hélice, ou quelque pièce du moteur. Mais chacun savait
que l'appareil Chatel, privé de ses moyens de propulsion, glissait
doucement sur les couches aériennes, atterrissait sans choc. Non. Il
fallait que l'étoffe des ailes, la toile tendue qui seule soutenait
l'engin dans l'air, disparût, s'anéantît soudain... Alors, il ne
resterait plus qu'une lourde carcasse, cinq cents kilos de métal,
qui s'effondreraient, s'abîmeraient sur le sol...

Parbleu! Ce n'était pas sorcier. Il suffisait d'y penser. Il allait
enduire les toiles d'une dissolution phosphorique de sa façon.
Au repos, elle resterait bien sage. Rien ne le trahirait. Mais
quand l'air frapperait les ailes à cent kilomètres à l'heure, elle
s'évaporerait et, sous ce furieux coup de briquet, le phosphore
prendrait feu. Dans le souffle de la vitesse, l'étoffe caoutchoutée,
vernie, flamberait d'une lampée, comme une pièce d'artifice.

Mais pour mener à bien sa besogne, Villeret avait besoin que Lanoix
fût endormi, assommé par l'ivresse. Viderait-il ce flacon d'absinthe
placé sous ses yeux, en tentation? Après sa longue abstinence,
allait-il se jeter sur le poison délicieux?

Soudain, la porte s'ouvrit et le géant parut, la face éclairée en
dessous par le flambeau qu'il tenait d'une main. De l'autre, il
étreignait son revolver. Dès le seuil, il buta lourdement. Puis il
sortit en titubant. Il était ivre.

Mais sans doute un instinct surnageait dans la débâcle: selon sa
coutume, Lanoix faisait sa ronde. Terrifiant spectacle... Le pas
mou, la tête et les épaules balancées d'un mouvement de roulis,
son revolver dans une main, sa lumière dans l'autre, le colosse
avançait parmi les grands oiseaux blancs. Tantôt son ombre mouvante
se projetait nette sur une toile tendue, tantôt elle se répandait,
énorme, sur les murailles ou le plafond. Il donnait du front dans les
haubans, s'empêtrait dans des tendeurs. Une morne fureur creusait
sa face. Par moments, il poursuivait d'indicibles injures un ennemi
imaginaire. A d'autres, il hoquetait d'ignobles refrains. Puis le
silence.

Un instant, il frôla Villeret, tapi, réduit à rien derrière ses
bâches. Mais déjà il était passé, éructant de vagues paroles,
butant de-ci, cognant de-là, toujours son arme et sa bougie aux
poings. C'était miracle qu'il ne mît pas le feu. Mais l'instinct le
guidait. Et, à mesure qu'il poursuivait sa marche, devant lui, les
grandes ailes blanches se levaient dans la nuit, les fuselages se
dressaient en squelettes antédiluviens, tout un troupeau fantastique
s'éveillait, dont les ombres mobiles se mêlaient sur les murs à celle
du gardien...

Puis, un dernier juron éclata, la lumière s'éteignit. La brute se
terrait au gîte pour cuver son ivresse. Cinq minutes après, dans le
calme absolu, Villeret perçut un souffle profond et régulier, la
respiration du sommeil.

Alors, refoulant sa terreur, mais le cœur lui sautant jusqu'à la
gorge, les mains en avant dans la nuit, le pas feutré, Villeret se
dirigea avec d'infinies précautions vers l'aéroplane de Chatel. Et
quand il l'eut enfin reconnu, palpé, il entreprit, à petits gestes
soigneux et caressants, la besogne de mort.



III


La foule a couvert l'ancien Polygone. Et, par toute la ville, des
millions de regards vont suivre l'aéroplane, le soutenir dans sa
course. Le temps resplendit. Le ciel, palpitant et soyeux, semble un
grand velum accroché au clou d'or du soleil et tendu sur la fête.

Claire suit de loin tous les mouvements de son fiancé. Elle a peur.
Les menaces de Villeret la hantent. Si elle osait, elle irait à
Lucien, elle le supplierait: «Ne partez pas». Mais elle n'ose pas. Et
puis, Paris attend.

Le feutre rabattu sur les yeux, Chatel serre des mains, se laisse
accaparer par un journaliste, par un ami, surveille le ciel, revient
à son appareil, examine encore les tendeurs, l'hélice. Il tire sa
montre. L'heure approche.

Lucien se dirige vers Claire. Devant la foule, par respect humain,
ils se contentent de se serrer la main. Mais qui dira tout le
réconfort, tout l'espoir, tout l'amour qui peuvent passer entre deux
mains qui s'étreignent...

Déjà, Chatel est au volant. Il lève le bras, afin qu'on s'écarte. Le
moteur part, l'hélice tourne. Et tandis que, d'un geste coutumier, le
pilote assure son feutre sur son front, déjà l'oiseau fuit, rase le
sol, quitte terre et, brusquement, prend son essor.

D'instinct, la foule s'est ruée derrière lui. Mais Claire est
incapable d'avancer. Et la voilà seule. Toute sa vie est là-haut.
Elle sent en elle un grand vide douloureux. Elle respire mal. Comme
il monte vite. Il lui faut un quart d'heure, pour décrire sa courbe
au-dessus de Paris. Que c'est long, un quart d'heure!...

Soudain, un ricanement éclate derrière elle. Elle se retourne.
Villeret... Encore lui! Et une telle joie mauvaise le transfigure,
qu'aussitôt l'appréhension de Claire fait prise, se bloque. Elle est
sûre d'un malheur. Quel piège a-t-il tendu? Tout son être interroge.


Oh! Villeret ne se contiendra pas. Il veut tout son plaisir. Et le
meilleur de sa vengeance, ce n'est pas la mort brusque de Chatel.
C'est la torture de Claire, qui va savoir, qui va attendre, qui va
vivre là des secondes d'horreur sans pareille.

En dix mots, il lâche son secret. Et c'est en effet une torture
sans nom. Quiconque n'a pas aimé ne peut pas la comprendre. Ainsi,
peut-être dans un instant, peut-être dans cinq interminables minutes,
cette petite chose blanche, là-haut, qui emporte sa vie, va flamber,
s'effondrer, s'abîmer, comme une pierre qui tombe. Lucien! Lucien!

Et elle ne peut rien. C'est surtout son impuissance qui l'affole. Ne
rien pouvoir... Elle voudrait crier, hurler, elle voudrait que sa
voix portât jusqu'à ce petit point brillant au loin dans le soleil:
«Redescends, redescends vite!» Et elle ne peut rien...

Ah! Villeret a bien choisi son moment pour parler. Assez tôt pour
guetter l'inévitable. Trop tard pour l'empêcher.

Claire balbutie de pauvres mots sans suite. Il lui semble qu'elle se
rétrécit, qu'elle redevient une toute petite fille. Elle voudrait
pleurer, tomber à genoux, ne plus voir, mourir. Ses regards se
troublent. Des étincelles dansent devant ses yeux. Est-ce le petit
point blanc qui s'enflamme? Oui? Non. Pas encore. Et rester là,
rester là...

Soudain, derrière elle, une grande clameur monte. Ah! cette fois,
c'est la fin. Mais Villeret crache un juron de rage. Elle tourne la
tête. Spectacle de rêve... Devant les ateliers, un homme, tout seul,
un colosse tire derrière lui un aéroplane en feu, s'élance sur le
champ de manœuvre. Le vent de sa course prodigieuse avive l'incendie
et déploie dans son dos d'immenses ailes de flammes.

Il s'arrête. Claire n'ose pas espérer encore. Mais Villeret s'est
déjà ressaisi. S'est-il trompé d'appareil, dans le trouble et dans
la nuit? Chatel, méfiant, en a-t-il pris un autre au dernier moment?
Qu'importe. C'est à recommencer.

Sauvé! Lucien est sauvé! Et tandis que, là-bas, le petit point blanc
incline déjà vers le couchant sa courbe glorieuse, Claire pense
défaillir dans la détente exquise, le brusque passage de l'agonie à
la résurrection.

Cependant, le géant abandonne l'aéroplane qui achève de se consumer.
Il a rompu le cercle des curieux. Il s'approche. Ses cheveux et sa
moustache sont brûlés. Sa face noircie est gonflée de fureur. On
dirait qu'il cherche quelqu'un.

Il a reconnu Villeret... Et des paquets de mots se heurtent dans sa
bouche encore empâtée d'ivresse, s'échappent de ses lèvres brûlées...
C'est lui, c'est cet homme-là qui a voulu l'acheter. C'est
lui qui a mis cette bouteille d'absinthe dans sa cabine. Il s'en
doutait. S'il n'avait pas, à peine éveillé, encore ivre, jeté sa
cigarette allumée sur les toiles d'un appareil, il n'aurait jamais
rien su. Mais, maintenant, il comprend tout. Ce bandit-là voulait
tuer M. Chatel, le flamber en pleine course. Canaille!... Tuer M.
Chatel, son dieu! Mais il est pris, le gredin... Il ne recommencera
pas!...

Et, avant qu'on ait pu l'empêcher, Lanoix, furieux d'absinthe, fou
d'indignation, sort son revolver de la poche de son vaste pantalon et
par six fois tire sur Villeret, l'abat comme une bête nuisible.



LE FISTAUD



I

LE BRACONNIER


--Bouge pas, ou je tire!

A vingt pas, le garde tenait Charoux au bout de son fusil.

Le braconnier, ramassé, aplati contre le sol, hésita une seconde.
Soudain, il se détendit, d'un élan formidable. Un coup de feu éclata.
Manqué! Charoux bondit à travers bois. Gare au second coup. Il
entendit la détonation. En même temps, un atroce coup de fouet lui
gifla l'oreille. Il buta, crut tomber. Il porta la main à sa nuque,
la retira rouge et chaude de sang. Des plombs, heureusement. Mais le
garde accourait, criant:

--Rends-toi! Rends-toi! Ou je recommence.

Alors, Charoux trouva la force de fuir. Et la poursuite reprit,
féroce. Le garde, tout en courant, armait à nouveau son fusil. Le
braconnier laissait de son sang aux feuilles du taillis. Mais, plus
agile, éperonné par la volonté d'échapper à la loi, il augmentait
entre eux la distance.

Cependant, il s'épuisait. Il ne s'orientait plus. Bientôt, il
tomberait. Et le garde n'aurait plus qu'à le ramasser. L'éclaircie
d'une route apparut à travers les arbres. D'un saut, il franchit le
fossé. Puis il s'arrêta, fauché par cet effort suprême, envahi d'un
vertige où la forêt tournoyait autour de lui.

Mais, dans la perspective droite, une auto approchait. Charoux
n'hésita pas. Elle lui apportait la dernière chance de salut.
Titubant, il s'avança vers elle, au milieu de la chaussée, les bras
étendus, comme pour lui barrer le chemin.

Le conducteur était seul dans sa voiture. Il ralentit, s'arrêta. A la
fois suppliant et farouche, le braconnier lui cria, la voix rauque,
sans abandonner un perpétuel tutoiement:

--Emmène-moi... Emmène-moi, mon fistaud. Je t'expliquerai...

Il n'attendit pas la réponse, sauta dans la place libre:

--Vite, vite. Démarre. Filons...

Subjugué ou consentant, le chauffeur obéit. L'auto prit rapidement
une allure tendue. Puis, sans mot dire, les deux hommes se
dévisagèrent, d'un regard en coin.

Le conducteur avait une trentaine d'années. La tête était fine et
soignée, la casquette et le manteau confortables. C'était, à coup
sûr, le propriétaire de la voiture.

En sens inverse, l'examen dut être moins favorable. Avec ses
vêtements en loques et sa figure en sang, Charoux, subitement surgi
de la forêt, évoquait quelque homme des bois ou des cavernes,
l'ancêtre primitif dont il gardait la forte mâchoire, les lourdes
épaules en voûte, les mains emmanchées, comme des outils formidables,
au bout des bras trop longs, le regard animal, à la fois violent et
doux de bête traquée.


Cependant, le braconnier posait sa patte énorme sur le genou du
conducteur. Et, de sa voix éraillée de solitaire:

--T'es un frère. Sans toi, il m'avait, le gâfier...

--Le gâfier?...

--Ben oui, quoi, le garde... le garde à M. Chatel. Crois-tu, mon
fistaud, qu'il m'a envoyé un coup de clarinette dans la tronche, et
tout ça pour un loustracot?

Et, narquois, remis de sa chaude alerte maintenant que l'auto
l'emportait loin du garde, Charoux sortit de la poche de son ample
pantalon de velours le loustracot, un petit lapin de garenne pris au
collet.

Imperceptiblement, le chauffeur sourit. Alors, encouragé,
reconnaissant aussi, le braconnier dit la longue rivalité, la vieille
haine recuite entre lui et le garde de M. Chatel, leurs tours, leurs
ruses à tous deux, les alternatives de victoires et de défaites.

Parbleu, il avait été pincé plus d'une fois. Ce qu'il en avait
entassé, des amendes. Ce qu'il en devait... Ça se comptait par
milliers de francs, dont il n'avait pas le premier sou. Il l'avouait
avec une pointe d'orgueil, comme un capitaliste parle de ses fonds.

Seulement, dame, cette fois-ci, ça lui aurait coûté plus cher. On
l'aurait salé. Parce qu'ils s'étaient un peu cognés, le garde et lui;
ils avaient «fait des armes» au moment où le gâfier l'avait surpris à
visiter ses collets.

Tout de même, il retournerait dans les bois de M. Chatel. Il ne
pouvait pas travailler ailleurs. Il était là comme chez lui. Le
propriétaire n'y chassait pas trois fois par an. C'était un gros
monsieur de Paris, qui avait acheté tout le patelin et qui ne
connaissait même pas au juste son domaine. Vraiment, ça ne lui
faisait pas de tort, à ce M. Chatel, qu'on lui emprunte quelque
gibier par-ci, par-là.

Et soudain, Charoux s'arrêta, frappé comme d'un nouveau coup de feu.
Il exhala sa stupeur dans le plus gros juron. Devant ses yeux, sur la
petite plaque de cuivre où doit s'inscrire le nom du propriétaire de
l'auto, il venait de lire: «_Lucien Chatel..._»

Il se tourna vers le conducteur, et, la voix plus enrouée que jamais:

--Comment? Comment?... C'est toi, M. Chatel?

Son compagnon acquiesça d'un signe de tête. Alors, l'air piteux comme
un fauve pris au piège, Charoux se lamenta. Non, vraiment, ce n'était
pas chic de le laisser jaspiner, raconter ses histoires, au lieu de
l'arrêter tout de suite.


Pas un instant, la tentation ne l'effleura d'user de violence, de
menacer le conducteur, de le jeter bas, ou de s'enfuir. Non. En
dehors de l'action, de la lutte, il était très doux. Puisqu'il était
pincé, tant pis, il se rendait. Il dit, presque à voix basse:

--Alors, où que tu me mènes? A la ville? A la gendarmerie? Chez le
garde?

Mais le jeune homme secoua la tête:

--Je suis le fils de ce M. Chatel chez qui vous braconnez...

Charoux l'interrompit. Et, avec une nuance de regret:

--Alors, t'es aussi proprio?

Lucien Chatel sourit:

--Mon père est industriel à Paris. Je m'occupe d'aviation.

--Les caisses qui volent?

--Oui. Je pourrais, en effet, vous conduire à la ville. Mais vous
vous êtes fié à moi et je ne veux pas en abuser. Vous êtes libre.

Il stoppa. Stupéfait, Charoux restait assis auprès de lui. Enfin, le
braconnier reprit haleine:

--Vrai? Vrai?

Lucien Chatel lui dit doucement:

--Mais oui. Seulement, essayez de profiter de la leçon, de travailler
au lieu de braconner.

Mais Charoux n'était pas revenu de sa surprise. Il dit, en sautant
sur la route:

--Ah! ben... Ah! ben!... Tu peux dire que t'es un bon fieu, toi.

Et l'auto repartait que, planté dans l'herbe du bas-côté, il criait
encore:

--Tu sais, mon fistaud, je te revaudrai ça. J'ai du cœur dans le
ventre, moi, sans en avoir l'air. Si jamais t'as besoin d'un gars
fortiche, je serai là.



II

SERVICE DE NUIT


Lucien Chatel atterrit sans encombre. Il avait à peu près atteint
le point qu'il s'était fixé pour sa première escale. Parti de ses
ateliers de Vincennes, vers cinq heures du soir, il s'arrêtait, deux
heures plus tard, en pleine Touraine. Il aurait voulu descendre
exactement au Chesnaye, dans le domaine de famille. Mais son oreille
exercée discernait, depuis peu, un bruit anormal dans la marche de
l'appareil. Quelque organe devait chauffer. Ç'eût été folie que de
compromettre le sort de la randonnée finale, de Paris à Bordeaux,
pour la puérile satisfaction de descendre sur ses terres. Sagement,
il avait donc stoppé à une vingtaine de kilomètres du Chesnaye.

Il était seul. Il avait atterri à la lisière d'un bois, dans une
sorte d'enclave dérobée aux regards, d'où, cependant, il apercevait
la route, entre ses deux rangs de peupliers. Bien que les jours
fussent longs, les paysans avaient déjà dû regagner les villages. Son
mécanicien devait bien essayer de le suivre en auto. Il avait même
pris de l'avance. Mais quand parviendrait-il à le rejoindre? Il ne
fallait pas oublier que son appareil avait presque atteint le cent à
l'heure.

Secouant la mélancolie de la solitude et du soir, Chatel se mit à la
besogne. Il avait hâte de connaître le dommage. Hélas! ses prévisions
étaient dépassées. Un grippage était à craindre. Continuer sa route
dans ces conditions, c'était compromettre le succès de l'entreprise.
Une substitution s'imposait. Mais la pièce de rechange était à
l'usine. Il voulait la choisir lui-même. Et cette voiture qui
n'arrivait pas...

Un moment, il s'abandonna au découragement. Il jouait une partie
suprême. Véritable précurseur, il avait longtemps tenu le premier
rang parmi les héros de l'aviation. Mais la chance avait tourné.
D'autres aéroplanes s'affirmaient supérieurs aux siens. Alors,
d'un sursaut d'énergie, il avait créé, d'après des conceptions
toutes neuves, un appareil destiné, dans sa pensée, à rétablir sa
souveraineté. Ses essais étaient demeurés ignorés de ses concurrents.
Enfin, sûr de lui, il avait entrepris dans le mystère cette randonnée
de Paris à Bordeaux avec une seule escale, dans un temps réduit à
l'extrême. Devrait-il donc rester à mi-chemin? Ses rivaux auraient
bientôt fait de connaître et de répandre son insuccès.


Dans le crépuscule, il sonda la route. Un nuage de poussière monta
entre les deux lignes de peupliers. Chatel reconnut de loin sa
voiture, où, dans l'un des deux baquets, s'incrustait son mécanicien.
De son côté, le chauffeur l'avait découvert. Très vite, il le mit au
courant de l'incident. Il s'agissait de rebrousser chemin ensemble,
de rapporter au plus tôt la pièce indispensable. Une nuit blanche sur
la route noire? Il en avait connu bien d'autres.

Mais qui garderait l'aéroplane? Il ne pouvait pas l'abandonner seul,
dans la nuit, en pleins champs? Exaspéré par de récentes trahisons,
il en était arrivé à un tel état de défiance qu'il redoutait tout
de ses adversaires. La lutte lui apparaissait sans merci. Qui sait
si on ne l'avait pas dépisté; s'il ne retrouverait pas son appareil
sournoisement détérioré; si tout au moins on n'en aurait pas surpris
le secret?

De nouveau, Chatel sentit le sort contraire. Mais, dans la pénombre,
un homme jaillit du bois. Formidable, déguenillé, il bondit jusqu'au
jeune inventeur et le dévisagea rapidement. Puis il prononça,
essoufflé:

--Ah! c'est bien toi, mon fistaud. Je t'ai vu tomber, de loin. Une
heure que je cours. Ce que j'en ai mis. Tu t'es pas fait mal? T'as
pas besoin de moi?

Chatel se souvenait de l'avoir vu. Mais où? Quand? Il prononça:

--Qui êtes-vous?

L'homme leva vers le ciel des mains énormes. Puis il les laissa
bruyamment retomber sur ses genoux repliés:

--Comment! tu ne me reconnais pas? Tu sais bien, il y a six mois...
Ton gâfier, ton garde, me courait après, à cause que je bricolais
dans tes bois. Alors, j'ai sauté juste dans ta bagnole, qui passait
sur la route. Et toi, au lieu de me ficher dedans, tu m'as laissé
partir, à quelques lieues de là. Ah! c'est moi qui n'oublierai jamais
ça. Je te l'ai dit, que je te le revaudrais. T'as bien quelque chose
à me commander. Tu sais, j'ai tâté un peu de tous les métiers. Je
suis bon à tout.

Chatel se rappelait maintenant l'aventure. Oui, un braconnier
redoutable, qui s'était pris au piège, en effet, dans sa fuite, et
qu'il avait eu la faiblesse de rendre à la liberté. Il s'inquiétait
de voir ce louche individu rôder autour de son appareil. Il lui dit:

--Non. Je vous remercie. Je n'ai pas besoin de vous.

Mais l'autre insistait, tenace, ses grands traits hâves allongés de
réel chagrin:

--Ah! mon fistaud, c'est pas bien, ce que tu fais là. T'as pas
confiance en moi, t'as tort. Tu comprends, moi, je veux ma revanche.
Juste, je te vois tomber du ciel. Je me dis: «Chouette! c'est M.
Chatel. Je vais pouvoir y donner un coup de main». Je galope, je
galope à m'en crever. Et puis, v'là que tu me renvoies. Faut-y qu'on
aille te chercher du monde? Je peux encore courir. Dans une heure, je
t'aurais ramené des gens. Ou bien des fois qu'y faudrait te garder
ton cerf-volant, on serait là, tu sais.


Chatel haussa les épaules. Talonné par l'heure, il avait bien pensé
à confier son appareil au premier venu. Mais quoi? S'en remettre à
ce braconnier qui ne saurait pas résister à la tentation, à l'appât
d'une pièce d'or? Non, non, ce serait folie. Il répéta:

--Je vous remercie.

Le braconnier fit un pas en arrière, roula ses épaules formidables:

--Allons, tant pis. Je m'en vais. Mais c'est dommage. Parce que,
vois-tu, mon fistaud, ça m'aurait fait plaisir de te servir. Et
puis, ça m'aurait peut-être porté chance. Justement, je voulais
acheter une conduite. Depuis que je t'ai vu, j'ai fait quatre mois de
prison, sans que ça paraisse. Oui, oui, tu ne t'occupes pas de ces
affaires-là. Mais, enfin, ton gâfier a fini par m'avoir. Et, comme
on s'était un peu cogné, on m'a salé. Alors, j'ai réfléchi, entre
mes quatre murs. J'ai soupé du truc. Je voudrais devenir comme les
autres. Et des fois que tu m'aurais employé, ça m'aurait peut-être
montré la route... Allons, bonsoir la compagnie.

Déjà, il s'enfonçait dans l'ombre. Alors, d'une brusque impulsion,
Chatel le rappela:

--C'est sérieux, que vous voulez devenir un honnête homme?

--Ah! mon fistaud, vrai comme je te parle.

--Eh bien, soit. Vous allez garder l'appareil jusqu'à ce que je
revienne. Je vous le confie. Vous n'en laisserez approcher personne,
absolument personne...

Le braconnier, ardent et joyeux, étendit la main:

--Ah! pour ça, tu peux être tranquille. Le premier qui s'amène, je le
casse.

Chatel ne put s'empêcher de sourire:

--Je n'en demande pas tant. Il vous suffira de l'éloigner. Alors,
c'est entendu: je peux compter sur vous? Vous ne vous endormirez pas?

--Moi? Dormir la nuit! Tu ne me connais pas. C'est le jour que je
rouffionne!


Le lendemain, dans la matinée, Chatel retrouva le braconnier à son
poste. Quelques paysans regardaient l'appareil, mais à longue
portée. Le gardien les éloignait, d'un poing formidable. Épanoui,
il rendit compte de sa mission: tout s'était bien passé. Mais quand
Chatel, la main au gousset, voulut lui régler son salaire, il
s'assombrit soudain. Et, abandonnant son tutoiement, pour la première
fois, tant il était indigné:

--Non, mais des fois. Monsieur Chatel, vous ne m'avez pas regardé.
Est-ce que je passe pas toujours mes nuits dehors? Ça ne me change
pas. Et même, c'est moi qui vous redois. Car c'est décidément moins
amusant de prendre un lièvre au collet que de garder un aéroplane...



III

LE CHIEN DE GARDE


Comment peindre le bonheur du braconnier Lanoix, dit le Fistaud, le
jour où l'aviateur Lucien Chatel l'attacha décidément à son service?
Depuis la nuit où, dans les plaines de Touraine, il avait monté la
garde autour de l'appareil de Chatel, il brûlait de s'arracher à sa
vie ancienne et de se dévouer au jeune inventeur. Et voilà que ce
rêve de rédemption se réalisait. On le prenait comme homme de peine.
Quelle joie!

Mais un fauve ne s'apprivoise pas en un jour. Le Fistaud gardait ses
habitudes de sauvagerie. Il obtint de coucher dans un coin du vaste
hangar où s'abritaient les aéroplanes, à la lisière du plateau de
Gravelle. D'oreille subtile et de sommeil léger, il excellait à ce
métier de veilleur de nuit. Puis, le jour levé, il devenait l'homme à
tout faire.

En réalité, il n'avait jamais su que tendre des collets aux lapins
et prendre des perdrix dans les fines mailles des «panneaux». Mais
sa force, son ingéniosité, son bon vouloir ne connaissaient pas de
bornes. Et il n'était heureux que quand Lucien Chatel les employait.
Rôdant sans cesse autour de son maître, il épiait ses regards,
devinait ses désirs. Il n'avait pas son pareil pour abattre en trois
coups de hachette le taillis qui gênerait l'essor, pour arracher du
sol le quartier de roc où s'accrocheraient les roues du châssis, pour
repousser, avec des gestes véhéments et des harangues brèves, la
foule envahissante.

Dans la cour de l'atelier, il multipliait ses exploits. Son
formidable coup d'épaule valait le plus formidable levier. A lui
seul, il roulait dehors un appareil, dégageait le camion embourbé,
transportait les pièces massives des machines-outils, les lourdes
billes de bois d'où on tirait l'armature des aéroplanes.

Mais où il se montrait le plus touchant, le plus surprenant, vraiment
unique, c'était dans son zèle farouche, dans sa fervente gratitude
envers le patron.

Après un beau vol de Chatel, l'enthousiasme du Fistaud éclatait
en tonnerre, dépassait celui de la foule. Il se lançait dans des
louanges toutes gonflées de lyrisme, déclarait à qui voulait
l'entendre--et même à qui ne voulait pas l'entendre--que «M. Chatel
avait bien mérité son succès, parce qu'il avait du cœur dans le
ventre et de l'âme dans le cœur».

Le jour où il apprit la décoration de Chatel, il fut foudroyé de
joie, comme si l'événement tombait sur lui-même. Et pour montrer à
son maître combien l'émotion l'avait bouleversé, il lui dit:

--Ah! mon fistaud, j'en faisais des larmes...

Par exemple, il détestait les rivaux et les concurrents de Chatel.

L'ardeur de sa rancune lui inspirait même parfois une sorte
d'éloquence et de poésie. Pour blâmer la tactique de Choper, qui rase
toujours prudemment le sol, au point qu'il le toucherait sans qu'on
s'en aperçût, le Fistaud ricanait:

--Il va pleuvoir demain, les hirondelles volent près de terre.

Parmi les dates mémorables de l'histoire du Fistaud, il convient de
rappeler celle où on lui confia, pour la première fois, la direction
d'un camion automobile, d'une de ces voitures rudes et rapides qui
transportent jusqu'aux champs d'aviation l'aéroplane démonté.

Il avait très vite appris à conduire. Cela lui plaisait, ces marches
forcées où l'on roulait des nuits entières, à travers la campagne et
les bois, pour livrer à temps la cellule ou le fuselage attendus. Et
puis, il montait en grade.

L'orgueil de sa fonction, le sens de sa responsabilité nouvelle
hâtaient sa métamorphose. Il avait pris, dans sa dure et cahotante
existence, le goût de la boisson. Or, peu à peu, il renonçait à
l'alcool. Bon sang, il ne s'agissait pas de conduire de travers et
d'entrer dans du monde!

Le jour ne vint-il pas où Lanoix eut un livret de Caisse d'Épargne à
son nom? Le Fistaud capitaliste! Il en rigolait lui-même.

Parfois, cependant, sous ce vernis bourgeois, la sauvagerie
reparaissait. Jamais le Fistaud, par exemple, ne parvint à
abandonner son tutoiement universel. Cela n'allait pas sans quelque
inconvénient. Un riche client anglais, auquel Lanoix, du haut de son
camion, avait livré un appareil, dit à Chatel, quelques jours plus
tard, d'un air choqué:

--Oh! Quel est cet homme que vous m'avez envoyé et qui m'a tutoyé
tout le temps?

Malgré ces à-coups inévitables, le Fistaud semblait s'adapter à sa
nouvelle vie. Elle lui révélait d'agréables sensations. C'est ainsi
que, livrant un aéroplane à Calais, il découvrit la mer. Arrivé à
dix heures du soir, il s'était levé avant le jour, tant l'impatience
l'agitait. Dans l'obscurité, il avait marché sur la plage, jusqu'à
rencontrer le flot. Et là, les pieds dans l'eau, il avait attendu
l'aurore.

C'est vers la même époque que Lanoix fut initié aux joies du théâtre.
Son patron lui avait donné un billet pour une féerie à grand
spectacle. Dès quatre heures de l'après-midi, le Fistaud, luisant
de pommade, partit à pied de Vincennes pour le Châtelet. Il avait
peur d'arriver en retard. Ce fut une merveilleuse soirée. Sûr que ce
n'était pas du riflot. Malheureusement, elle ne se passa pas sans
heurt. Des spectateurs jacassant dans une loge voisine, le Fistaud
prétendit leur imposer silence en brandissant un poing formidable.
Un peu plus tard, il faillit se faire expulser. Le héros enlevait
l'héroïne en aéroplane. Et comme l'appareil glissait au long d'un fil
d'acier, le Fistaud, soudain dressé, protesta avec véhémence:

--Y triche! Y triche!... Y a une ficelle!

Qui sait ce qu'aurait duré cette vie de délices? Mais le Fistaud
pécha par excès de zèle. Un jour, rôdant autour des ateliers, il
tomba en arrêt devant un ouvrier endormi sur un tas de copeaux. Le
malheureux avait travaillé la nuit précédente, et le sommeil l'avait
terrassé. Mais Lanoix n'entrait pas dans ces détails-là. Qu'on pût
dérober à M. Chatel des heures d'atelier, des heures payées, voilà
ce qu'il ne pouvait admettre. Indigné, il réveilla le camarade d'un
coup de botte. L'autre goûta mal la leçon. On en vint aux arguments
frappants. La victoire resta au Fistaud qui, d'un coup de barre de
fer, décolla presque l'oreille du dormeur.

L'atelier ne sut pas estimer cet exploit. On trouva que le chien de
garde dépassait son rôle. Et l'on jugea sa présence intolérable.
Lucien Chatel le comprit. Mais, n'osant pas rejeter Lanoix à sa
louche existence d'autrefois, il se proposa de l'attacher à son
service personnel.

Une circonstance dramatique devait d'ailleurs, bientôt après, hâter
sa résolution. Décidément partisan d'une justice expéditive, le
Fistaud exécuta froidement, d'un coup de revolver, l'auteur d'une
tentative criminelle, heureusement avortée, dont le jeune aviateur
devait être la victime. Lanoix fut acquitté devant la Cour d'assises.
Mais Chatel, qui venait précisément de se marier, saisit cette
occasion d'attacher au logis son redoutable chien de garde.

Le Fistaud accepta. Dans la petite maison de Saint-Mandé, où habitait
Chatel, il déploya son ardeur et son industrie. Il jardina, frotta,
astiqua, donna la main aux gros ouvrages, courut aux commissions pour
la cuisinière.

Pénétré de respect pour l'asile de son dieu, il circulait à pas
feutrés de cambrioleur.

Cela dura tout un hiver. Puis, le Fistaud devint languissant. Ses
soupirs ébranlaient les cloisons. Enfin, un matin de printemps, il se
confessa devant Chatel, oubliant, dans cette circonstance solennelle,
de le tutoyer:

--Écoutez, Monsieur Chatel, je peux plus durer. Je manque d'air, ici.
C'est pas ma faute. La maison est chaude. La table est bonne. Je
roule sur l'or. Mais enfin, j'étouffe. Je pèse six cents kilos. Je
peux plus être frottisseur. Ce goût d'encaustique, ça me donne mal
au cœur. J'ai besoin de passer des nuits dehors, de rouler, d'être
libre. C'est plus fort que moi. Alors, faut que je parte. Faut que je
retourne là-bas, en Touraine, par chez vous. J'oublierai jamais comme
vous avez été bon pour moi, Monsieur Chatel. Aussi je vous promets
que j'irai jamais plus braconner sur vos terres. Non, ça, jamais. Je
bricolerai chez les voisins...



LE NID



LE NID


Cette fois, c'était bien décidé. On tentait le grand coup. Depuis
trois semaines que l'on était prêt, le vent et la pluie n'avaient pas
discontinué. Enfin, le beau temps semblait s'établir. On allait vite
en profiter. Car on n'est jamais sûr de rien, dans ce changeant mois
de mai.

Donc, la veille au soir, on était parti en auto pour Bourges, où
l'aéroplane était garé en bordure du polygone. Toute une escouade
à bord: l'inventeur Chatel et sa charmante femme; Belot, auquel on
devait le moteur; le peintre Aussard, passionné d'aviation; le
mécanicien Boulon et son fidèle acolyte Rocat.

Toute cette jeunesse--Aussard, l'aîné, touchait juste la
trentaine--respirait l'espoir. Pas un qui ne fût convaincu du succès
de la tentative. Aux derniers essais, trois semaines plus tôt, Chatel
n'était-il pas resté trois heures en l'air, sans un raté, sans une
alerte? Il était descendu volontairement. Il lui restait, dans son
réservoir, juste autant d'essence qu'il en avait usé. Donc rien ne
s'opposait à ce qu'il réussît sa randonnée de Bourges à Paris.

Aussi, il fallait les entendre, tandis qu'au point du jour l'auto
les emportait vers le hangar. Ah! le frisson de l'aube n'arrivait
pas à refroidir leur enthousiasme. Tous, depuis la fervente compagne
de l'aviateur jusqu'à l'apprenti Rocat, avaient dans Chatel une foi
absolue. Il triompherait. Et cette randonnée frapperait les esprits,
attirerait définitivement l'attention sur l'appareil de Chatel et
le moteur de Belot, achèverait de consacrer la gloire des deux
inventeurs.

Le mécanicien Boulon ouvrit la petite porte du hangar. Tous y
pénétrèrent à sa suite. Dans la pénombre, l'aéroplane tendait ses
ailes claires. Et tout à coup:

--Oh! voyez donc, s'écria Mme Chatel.

Une hirondelle se heurtait aux cloisons, tournoyait, d'un vol affolé.

--Sûr qu'elle se sera glissée dans le hangar et qu'elle aura fait
son nid dans un coin, grommela Boulon. C'est pas cérémonieux, ces
bêtes-là. Ça s'installe partout.

Elle ne s'échappa que quand les panneaux mobiles eurent démasqué la
grande baie. Mme Chatel, sur le seuil, la suivit des yeux.

Cependant, on activait les préparatifs. Boulon se multipliait,
attentif et dévoué. Il stimulait Rocat: «L'eau, l'essence... allons,
hop!» Belot, méticuleux, le lorgnon pinçant le bout du nez, la pointe
de barbe en arrêt, inspectait en tous points son moteur. Chatel, très
calme, vérifiait les tendeurs et les commandes. Dans un coin, Aussard
crayonnait un croquis sur son bloc-notes.

Quand tout fut prêt, on sortit soigneusement l'appareil. Le ciel
restait pur, l'air calme. Un temps à souhait. Et soudain Mme Chatel
s'écria encore:

--Oh! regardez! L'hirondelle... l'hirondelle du hangar! Elle ne
s'est pas éloignée. Je l'ai bien suivie. Et maintenant elle tourne
autour de l'aéroplane. Que veut-elle donc?

L'apprenti Rocat, subtil et souple, se haussait, se baissait,
fouillait du regard tous les coins et recoins de l'appareil. Et tout
à coup, désignant l'angle de deux surfaces, aile et cloison, il eut
un cri de triomphe:

--Tiens, pardi! Elle a fait son nid dans l'aéroplane...

Le peintre Aussard tendit l'oreille:

--Et le joli, c'est qu'il y a des petits!

Évidemment, c'était tout simple. Comme le mauvais temps avait
suspendu les essais depuis près d'un mois, l'oiseau s'était glissé
dans le hangar, avait appuyé son nid à deux parois de toile, avait
pondu, couvé, et voyait maintenant avec stupeur traîner sa nichée au
grand jour...

Ce n'était rien. Mais le curieux, c'est que ce «rien» prit subitement
une importance capitale. Toujours l'histoire du grain de sable dans
l'organisme et qui peut en suspendre la vie, l'éternel contraste des
petites causes et des grands effets.

Tous les six, le menton levé, les mains oisives, contemplaient le
nid, comptaient les becs ouverts, au moins une demi-douzaine. Un
instant, ils en oubliaient l'audacieuse randonnée et tous les longs
espoirs flottant dans son sillage.

Puis des avis s'affirmèrent, simultanément.

--Faut l'enlever, décida Boulon.

--N'y touchez pas! s'écria Mme Chatel.

--Pauvres petiots! murmura le peintre.

--C'est plutôt la mère, qu'est pas à la noce, dit Rocat.

--A moi le record! sourit Chatel. J'emmène au moins six passagers.

Puis il y eut un moment de stupeur, à voir combien les opinions
différaient et se passionnaient, sur un si minuscule incident.
Qu'allait-on décider? Seul, Belot, homme précis, n'avait pas soufflé
mot. Chatel l'interrogea:

--Et vous, Belot, qu'est-ce que vous en pensez?

L'ingénieur le regarda par-dessus son lorgnon et détacha nettement:

--J'écoute, et je constate que le problème a trois solutions: 1º
partir en détachant le nid; 2º partir en emportant le nid; 3º ne pas
partir...

Et de nouveau, le silence tomba, un vrai silence d'angoisse, tant le
choix apparaissait délicat, difficile.

Pathétique, Mme Chatel rompit la trêve:

--Il ne faut pas le détacher. Il fait corps avec la toile et les
tendeurs. On le briserait. On ne l'aurait qu'en miettes. Et ça
porterait malheur à l'aéroplane, au voyage, à mon mari. Non, non, je
ne veux pas.

--Cependant, dit le peintre, si Chatel emporte ces petits à 80 à
l'heure, ça leur coupera la respiration. Et que deviendra leur mère?

--Elle les suivra, affirma l'apprenti Rocat.

--Quand on pense, gémit Boulon, quand on pense que M. Chatel serait
déjà à cinq lieues d'ici, sans ces sacrées bestioles-là!

--Voyons, voyons, déblaya Chatel, je ne peux tout de même
pas renoncer à partir, à abandonner mon projet, pour un nid
d'hirondelles. Nous sommes là à nous emballer. C'est ridicule...

--Eh bien, alors, résolut Mme Chatel, emmène-les. Le petit a raison:
la mère suivra. Elle les retrouvera à l'arrivée. Et ça te portera
chance, comme ça porte chance au toit qu'elles choisissent.

Son avis l'emporta.

Déjà, malgré l'heure matinale, les curieux commençaient d'accourir.
Chatel fit de brefs adieux, mit en marche, s'assit au volant.
L'aéroplane rasa le sol, prit son essor.

Et les cinq autres, dans l'automobile qui devait essayer de suivre
l'audacieuse randonnée, assistaient au double drame. Le gros oiseau
blanc encore hésitant, encore maladroit, qui tentait son premier
grand vol en ligne droite. Le tout petit oiseau noir, se jouant
de la course, et qui dominait son énorme rival, lui tenait tête,
l'enveloppait de grands cris éperdus et maternels.



VOCATION



VOCATION


Parmi les grands aviateurs de demain, il faut compter Paul Epernon.
Il a étudié et construit un appareil dont les essais sont gros de
promesses et qui marque un progrès sensible sur les types existants.
Epernon a toutes les qualités du pilote: la science et la patience,
le flegme et l'audace. Il est jeune, cultivé, séduisant, aussi bien
renté qu'apparenté. Bref, tout lui prépare un magnifique essor.

Je lui demandais l'autre soir comment il avait été amené à
entreprendre la conquête de l'azur, à se «vouer au bleu», selon sa
propre expression. Il se confessa de très bonne grâce.

--Naturellement, me dit-il, l'aviation m'a attiré dès ses débuts.
Mais j'admirais en spectateur. J'hésitais à me mêler à la lutte. Et
c'est un incident précis qui m'a jeté dans l'arène.

«C'était l'hiver dernier. J'avais été passer quelques jours
à Castagnari, sur le lac Majeur. Ce voyage n'aurait rien
d'héroïque--surtout depuis que la percée du Simplon permet de
l'effectuer en treize heures--s'il n'entraînait, aller et retour,
quatre passages à la douane.

«J'ai la douane en horreur. Je suis stupéfait que notre dignité,
notre respect de nous-même, puissent s'accommoder d'un procédé aussi
barbare. Tenez. Je m'amuse à noter sur un carnet ce que j'appelle
«les étonnements de nos petits-neveux». De même que nous admettons
difficilement l'arrogance des seigneurs qui faisaient battre l'eau
des douves pour imposer silence aux grenouilles, la misère des
paysans réduits en plein XVIIe siècle à manger de la terre, la saleté
physique de la Cour du Grand Roi, de même notre état social actuel
provoquera des surprises chez nos descendants. Eh bien, je suis
certain qu'ils seront spécialement ahuris par notre douane et notre
octroi.

«Mais j'arrive au fait. J'ai donc, pendant ce court voyage au lac
Majeur, goûté et comparé les façons de trois douanes: la suisse,
l'italienne et la française. Il faut l'avouer: les procédés de nos
voisins sont courtois, à côté des nôtres. Ah! cet arrêt au retour, à
Pontarlier, vers une heure du matin, dans la neige et la tourmente!
Le train en tremblait. Déjà, nous avions plus d'une heure de retard.
Mais n'allez pas croire que les opérations de la douane en furent
hâtées d'une seconde. La terre croulerait que ces gens-là ne vous
feraient pas grâce d'une formalité.


«J'étais seul dans mon compartiment. Un premier fonctionnaire passa
et, sans phrase, releva les stores qui voilaient la lumière. Puis
il me demanda si j'avais une malle aux bagages. Je lui répondis
négativement.

Un deuxième employé, dix minutes plus tard, m'ordonna de tenir ma
valise ouverte pour la visite. Vingt autres minutes s'écoulèrent. Je
voyais, à travers la vitre, de pauvres gens, tirés du sommeil, qui
s'acheminaient sous la neige vers la salle des bagages.

«Enfin, un troisième individu parut dans le couloir. Il était vêtu
d'un paletot et coiffé d'une casquette dorée. Il avait un binocle, de
longues moustaches blondes, l'air narquois et souverain. Méthodique,
il s'accota au montant de la porte, se caressa le menton de deux
doigts et me demanda, subtil et satisfait:

«--Qu'est-ce que vous avez à déclarer?

«Admirez l'insidieuse question. Il ne doutait pas: j'avais quelque
chose à déclarer. Je cachais certainement dans ma valise un objet
soumis à la taxe. Il le voyait. Je n'avais plus qu'à le découvrir
bon gré mal gré. C'était canaille, mais c'était habile. Quiconque ne
se serait pas senti la conscience tranquille se fût troublé. Je lui
répondis avec l'accent de la rage et de la vérité:

«--Je n'ai rien à déclarer.

«Alors il se tourna vers un acolyte qui portait le classique uniforme
des douaniers et que je n'avais pas encore aperçu dans le couloir. Il
fit un signe, dit un mot:

«--Fouillez.

«Je bondis:

«--Monsieur, je viens de vous dire que je n'avais rien à déclarer!

«Mais il feignit de ne pas m'entendre et s'éloigna. Ainsi, cet homme
avait le droit de douter de ma parole! Quand je lui crie que je
n'ai rien à déclarer, il peut passer outre et tenir mon affirmation
pour nulle. Dans la vie normale, je souffletterais à tour de bras
l'individu qui se permettrait de me soupçonner de mensonge. Une rixe
ou un duel s'ensuivrait. Ici, je dois m'incliner devant l'injure de
ce bas fonctionnaire. N'est-ce pas odieux et grotesque?

«Cependant l'acolyte se disposait à exécuter l'ordre de son chef. Ses
grosses mains s'abattirent sur mon sac. Elles écartèrent les objets
ingénieusement rangés, se frayèrent un chemin, parvinrent au fond,
remontèrent, palpant tout, bouleversant tout, violant tout.

«Je ne sais pas de spectacle plus révoltant. Nous avons aboli le
cabinet noir. Une lettre, une simple lettre nous est sacrée. Et un
quidam quelconque, au nom de la loi, peut éventrer nos malles et nos
paquets. Y a-t-il cependant rien de plus intime qu'une valise? Nous
y avons entassé des choses qui ont servi à nous vêtir, à nous laver,
des choses si proches de nous qu'elles sont un peu de nous. C'est
notre vie condensée, avec ses souvenirs, ses secrets, ses pauvres
servitudes. Et un inconnu vient tirer tout cela à la lumière!

«Le douanier, n'ayant rien trouvé, se relevait avec un soupir. Je
croyais en avoir fini. Quelle erreur! Il céda la place à un second
sbire qui stationnait dans le couloir. Celui-ci était armé d'une
immense tringle de fer, terminée par un crochet. Et si longue, si
longue, que malgré l'habitude, il la cognait partout, aux cloisons,
aux vitres, s'entravait aux portes, n'avançait qu'à une allure
titubante d'ivrogne. Enfin il parvint à l'introduire dans mon
compartiment, la glissa sous les banquettes, racla les planchers,
sonda les plus obscurs recoins, ramena de vieux chiffons, des pelures
d'orange, toutes sortes de menues ordures oubliées dans l'ombre. Il
tenait à la fois de l'inquisiteur et du ramasseur de mégots.

«Donc, j'étais soupçonné--et le soupçon pesait sur moi seul, puisque
je n'avais pas de voisin--d'avoir caché un objet prohibé sous les
banquettes. J'avais pu, me couchant dans la poussière du plancher,
glisser une boîte de cigares dans cet infect réduit. Peu importait ma
déclaration, ma bonne foi, ma probité... Je pouvais être un menteur,
après tout!

«J'étais indigné. Je suffoquais. Et c'est de cette minute-là que date
ma vocation. Les poings serrés, j'évoquai la folle joie de faire la
nique à ces gardes-chiourme, de hâter la fin de cette barbarie. Je
voulus me joindre à la petite escouade qui prépare les temps futurs,
avancer l'ère où les États devront demander, par la force des choses,
leurs ressources à des moyens moins avilissants.

«Je veux être le premier à franchir, en aéroplane, une frontière.
Avant que--par une réaction dérisoire, mais inévitable--on n'essaie
d'entraver l'irrésistible mouvement par des saisies à l'atterrissage,
je veux donner l'exemple. J'irai m'installer dans la plaine de
Neufchâtel. Je passerai le Jura, précisément au-dessus de Vallorbes
et de Pontarlier. Et dans un instant voluptueux, qui me paiera de mon
labeur et de mes risques, je tiendrai, ahuris et penauds, mon homme
galonné et ses sbires à leur vraie place, sous mon séant...»



L'ARTICLE 552



L'ARTICLE 552


Vers la cinquantaine, M. Gilet, petit boutiquier batignollais,
veuf, sans enfant, hérita une maisonnette au milieu d'un clos,
dans un village bourguignon. Il s'y fixa. Et dès lors, l'instinct
propriétaire, qui couvait en lui, fermenta, se déchaîna avec une
violence furieuse.

Le désir de s'affirmer, de durer, de se prolonger par la possession
est au cœur de l'homme. Mais, dans cette âme étroite et mesquine, il
prit sa forme la plus vile et la plus répugnante.

M. Gilet jouit de son bien avec un égoïsme épais, une jalousie
féroce. Nul ne franchissait son seuil. Il n'avait de tendresse que
pour sa terre, ses fruits et ses légumes. Car il avait proscrit les
fleurs, qui tiennent une place inutile.

Pendant des manœuvres, un paysan voisin tua d'un coup de fusil un
petit soldat harassé qui cueillait des cerises dans son champ, au
bord de la route. M. Gilet l'admira. Et il glorifia dans son cœur
un autre rural qui, pour ne pas perdre de terrain, cultivait, tour à
tour, le blé, la betterave et la luzerne sur la tombe de ses parents.

Bref, séché, racorni, courbé vers la terre, agité pour elle d'une
passion honteuse, il vivait, entre les quatre murs de son enclos,
l'existence la plus bornée, la plus rance et la plus fétide.

Or, un jour, devant le morceau de journal qui enveloppait son hareng
saur quotidien, il tomba en arrêt. Il s'agissait de propriété. A
propos d'aviation, on exhumait l'article 552 du Code: «La propriété
du sol entraîne la propriété du dessous et du dessus.» Suivaient
quelques développements.

M. Gilet relut plusieurs fois le journal. Il possédait le dessous
et le dessus! Cette pensée pénétrait dans son cerveau, gagnait du
terrain, à la façon du sérum injecté qui peu à peu envahit tout
l'organisme.

Il rappela ses souvenirs d'école, lut, se renseigna. Ainsi, il
possédait le sous-sol, jusqu'au centre de la terre. Évidemment,
c'était flatteur. Mais cet invisible, ce noir domaine, si profond
qu'il fût, avait des bornes. Tandis qu'au-dessus de sa tête, son
royaume s'étendait à l'infini. A l'infini! Cela surtout le grisait,
l'étourdissait de vertiges.

Il exigea des précisions, voulut connaître le contour exact de son
empire. C'était une sorte de pyramide renversée, gigantesque, qui
partait du centre du globe, s'appuyait aux limites de son terrain et
qui s'évasait, s'évasait toujours, à mesure qu'elle s'élevait dans le
ciel...

Et, à l'intérieur de ce cornet prodigieux, tout était à lui!...
Oh! le vol des aviateurs ne lui apparaissait que comme une menace
lointaine. Le jour venu, on aviserait. Ce qui le foudroyait, c'était
la révélation, le sens de la possession immédiate, infinie.


Lui qui, depuis des années, vivait penché sur la terre, peu à peu,
relevait la tête. Il découvrait l'espace, son espace.

Ainsi, ils vivaient chez lui, tous ces papillons bariolés, pareils
en s'ébattant à de petits drapeaux qui jalonneraient la marche du
printemps, pareils en s'élevant à des fleurs qui s'envolent.

Ils passaient chez lui, ces oiseaux qui montaient, planaient,
descendaient, qui lançaient des cris d'ivresse éperdue et signaient
leurs grands paraphes sur la page bleue du ciel.

Ils étaient à lui, ces parfums qui voguaient dans l'air, au-dessus
de son clos. Parfum sucré des lilas, parfum chaud des blés mûrs,
fin parfum de la vigne, âmes de fleurs éprises, baisers odorants qui
cherchent où se poser. Et il les respirait avec délices, la face
élargie.

A lui, le beau nuage aux flancs dorés, dont la forme changeante
semble tour à tour imiter en reflet tous les spectacles de la terre,
le troupeau, la montagne, le visage humain, le corps de la femme, la
mer...

A lui, tous les astres qui s'allumaient au zénith. Le cerveau
craquant, il apprit leur vie, leurs mœurs, leur éloignement insensé.
Ainsi, il possédait des mondes, des soleils, des univers, encore plus
loin, toujours plus loin, sans fin... Et pareil au bouquet de fête
dans sa robe de papier blanc, son domaine, s'évasant sans cesse,
jetait à l'infini sa gerbe d'étoiles.

Et M. Gilet, perdu dans sa contemplation, décidément levait le front.
La terre passait au second plan, cessait d'être pour lui l'unique
attrait de la vie.

Les liens étroits qui l'attachaient au sol se détendaient. Il planait
dans son domaine sans bornes. Et il devenait indulgent et magnanime,
comme tous ceux qui regardent de haut la fourmilière humaine.

Son intelligence brisait sa coque dure, s'aérait, suivait le nuage,
les parfums, les oiseaux, montait jusqu'aux étoiles. Les vastes
pensées descendaient en lui, puis l'emportaient d'un coup d'aile.

C'est ainsi qu'en une métamorphose singulière ce petit propriétaire
racorni se redressa, s'éleva, s'élargit, s'accrut, s'épanouit, grâce
au bienfait de l'article 552.



LE ROI



LE ROI


Quand Cagnard reçut l'invitation à déjeuner du roi d'Illyrie, il
plissa le front et se gratta les cheveux sous sa casquette. Il était
très embêté. On peut être roi de l'air sans avoir l'habitude des
cours. Sacrédié de sacrédié... Comment se tirer de là?

Pas moyen de refuser. On était au deuxième jour de la semaine
d'aviation de Numarest, la capitale de l'Illyrie, semaine dont
Cagnard faisait tous les frais. Lisez qu'il en palpait tous les prix.
Non, il ne pouvait pas se défiler, faire une crasse au souverain de
l'endroit.

Mais quelle barbe! On a beau avoir été contremaître dans une usine
d'autos, ce n'est pas en grattant sur un moteur qu'on apprend les
pirouettes et les ronds de jambe. Vrai, à l'école des pilotes, on
devrait vous enseigner les belles manières. C'est très joli, de
savoir décoller vite, virer sec, atterrir dans un mouchoir. Mais
puisqu'on est appelé, par le temps qui court, à fréquenter des
majestés, on devrait aussi s'entraîner à ce métier-là.

Bah! Le mieux était d'y aller gaiement. Il en avait vu bien d'autres.
Bouffer chez un roi, ce n'est pas plus terrible que de couper
l'allumage à mille mètres. Faut un commencement à tout. Et puis, ça
lui servirait: il se ferait la main, sur un monarque de second ordre.
Des fois que, plus tard, le tsar ou le kaiser l'inviterait.


Le moment venu, Cagnard aborda donc crânement l'obstacle. Comment
s'habille-t-on, pour croûter au palais? Il n'avait pas d'habit, pas
de smoking. La belle affaire! Il mettrait ce qu'il avait de mieux,
son veston des dimanches. Par là-dessus, une cravate d'un rouge
éclatant, des croquenots vernis à faire cligner des yeux. Si le roi
n'était pas content!...

Désinvolte, il passa devant la sentinelle qui, le schako sur les
sourcils et le fusil raide au long du corps, montait la garde au
seuil du palais. Mais à peine s'engageait-il sous le porche qu'une
sorte d'amiral tout chamarré bondit d'une loge, comme un chien de sa
niche. Il prononça des paroles impérieuses. Cagnard n'y comprit rien.
Mais il lui fourra son carton sous le nez. Aussitôt l'autre s'apaisa
et requit un soldat du poste afin d'accompagner l'invité du roi.

--Hein? Ça lui en a rodé un clapet, déclara le pilote satisfait.

Au côté de son compagnon, il traversait une immense cour pavée,
chauffée à blanc par le soleil de midi.

--Dis donc, mon vieux, demanda Cagnard, est-ce qu'il fait aussi
chaud que ça tous les jours, dans ton patelin?

Mais le soldat ne pipait pas. Il ne comprenait même pas le français.
Paysan, va!

Au faîte d'un perron, un deuxième pipelet, plus chamarré encore que
le premier, accueillit l'aviateur. Il portait une chaîne d'or au cou
et un sabre au flanc. Drôle d'idée de traîner un bancal pour tirer
le cordon. L'homme à la chaîne lut encore le carton puis, d'un geste
noble, indiqua un escalier, si large qu'on aurait pu le monter en
biplan. Trois grands coups de timbre tombèrent dans le silence.

--Chouette, on annonce bibi, murmura Cagnard.

Il grimpa. Un tapis doux comme de la mousse couvrait les marches de
marbre. Partout des plantes et des statues. Au palier, un troisième
larbin, en gants blancs et culotte courte, salua d'un petit signe
protecteur.

«Celui-là est à la coule», pensa-t-il.

Il le suivit. Ils traversèrent une antichambre blanche, toute en
glaces, comme un café; puis un billard, d'un sérieux et d'un cossu
de cathédrale. Enfin, ils s'arrêtèrent dans un salon. Mais quel
salon! Même au musée, même au théâtre, on ne voyait pas si beau.
Cagnard fit entendre un claquement de langue admiratif. Il voulut
féliciter le larbin du goût de son patron. Mais la culotte courte
avait disparu.


Tant qu'il avait fallu monter à l'assaut, le pilote avait crâné. Mais
maintenant qu'il était dans la place, tout seul, sa belle assurance
le lâchait. Il restait debout, immobile, car, dans cette pièce-là,
les sièges n'étaient pas faits pour s'asseoir, ni les tapis pour
marcher.

Une question surtout le préoccupait. Comment appeler le roi? Il
n'avait pas pu se renseigner. Il ne connaissait personne dans la
ville. Et il n'avait emmené avec lui que son mécano qui, évidemment,
ne pouvait pas lui être d'un grand secours dans la circonstance.
Disait-on Sire, Majesté, Altesse? Si on l'appelait monsieur, il se
froisserait.

Et comment le saluait-on? Révérence, poignée de main? Il lui semblait
bien que le comble de l'élégance consistait à balancer agréablement
le haut du corps, en glissant en même temps la semelle sur le
plancher, à la façon d'un frotteur. Mais il n'en était pas très sûr.

Le roi... Cagnard le reconnut, l'ayant entrevu la veille aux
tribunes. Il était en veston. Bonne affaire. Et puis il parlait
français. On pourrait s'entendre. Dame, tout en complimentant
l'aviateur, il gardait bien des airs de grand chef, de monsieur qui
a des moyens. Mais il ne pouvait pas s'en déshabituer d'un coup, cet
homme. On l'avait élevé comme ça. Et malgré tout, il y aurait du bon,
si l'on déjeunait dans le tête-à-tête.

Le tête-à-tête... Ah! bien oui! On était une douzaine à table. La
reine, d'abord, et des chambellans, et des aides de camp, des tas de
gens pincés, lisses, glacés à frapper les carafes. Le pauvre Cagnard
avait beau se dire que la reine ressemblait à la patronne d'un petit
bistro de Billancourt, il en perdait tout de même la direction.

Sûr, qu'il n'était pas dans son équilibre pendant le repas. Vous
parlez, qu'il avait les grosses sueurs. Et pour tout. De quel couvert
se servait-on, pour les hors-d'œuvre? De la petite fourchette à
deux pointes, du couteau d'argent? Il en avait toute une trousse,
devant lui. Et où replaçait-on son outillage? Sur la nappe, ou dans
l'assiette? Et puis des déveines. Ainsi, les tranches de jambon
étaient mal coupées dans le plat. Elles tenaient ensemble. Quand on
en tirait une, il en venait quatre.

A tout moment il manquait de pain, dont on lui donnait des lichettes
de rien. Et c'était aussi embarrassant d'en redemander que de rester
le couvert en l'air. Autre supplice, de sculpter les os avec la
fourchette et le couteau, au lieu d'y mettre franchement les doigts.
A chaque instant, il tremblait de les faire sauter au milieu de la
table. Puis la reine, sa voisine, s'avisant de lui poser une question
tandis qu'il buvait, il faillit s'étrangler pour lui répondre. Ah!
ce qu'il avait envie de se faire la paire!...

Enfin, on apporta des bols d'eau chaude, où trempaient des violettes.
Chacun fit sa petite toilette. Les mains, la bouche. Pourquoi pas les
pieds? C'était assez dégoûtant, de se laver à table. Mais Cagnard
était vague. L'émotion, la gêne, les vins qu'il avait humés au petit
bonheur dans l'escouade de verres alignés devant lui, tout cela lui
composait une sorte d'ivresse morne et de vertige sans joie.

Quand il quitta la salle à manger, la reine à son bras--c'était
roulant!--une seule idée fixe émergeait de son esprit troublé comme
un pylône dans un brouillard: ouf! c'était fini.


Cependant, une heure plus tard, Cagnard s'élève en lentes spirales
au-dessus de la ville à bord de son biplan. Sa mémoire s'éclaircit au
vif de l'air. Il revoit ses épreuves, sa gaucherie, ses bévues, les
sourires pincés des chambellans, les regards amusés qu'échangent à la
dérobée les souverains. Ce qu'il a dû gaffer. Ce qu'on a dû se payer
sa tête. Bon sang! Il en rougit, rien qu'à se souvenir. Tout de même,
ce n'est pas juste, des différences pareilles, et que les uns soient
élevés dans du coton, et les autres à la dure...

Mais il se penche. A cinq cents mètres au-dessous de lui, toute la
ville est dehors. Au flanc des collines environnantes, des files
humaines descendent, ruissellent, qui vont grossir la foule et
l'acclamer à l'atterrissage.

Et une pensée l'éclaire et le dilate. Lui aussi, on l'ovationne,
et mieux qu'un souverain! Quand on l'applaudit, ce n'est pas par
habitude, c'est pour lui-même, pour son énergie, pour son sang-froid,
pour son courage. Lui aussi, il a un trône, fait d'un bout de sapin,
c'est vrai, mais un trône qui vole. Son sceptre est son volant. Et
lui, il a vraiment les peuples à ses pieds. Il a le pouvoir. Il
règne... Alors pourquoi se frapper, se croire inférieur, pour quelques
singeries de salon qu'on ne sait pas?

Et, ragaillardi, vengé, Cagnard s'apostrophe gaiement:

--Mais, mon salaud, c'est toi, le vrai roi!



LA RÉVOLTE DES AILES



LA RÉVOLTE DES AILES


Dans l'aube indécise, à la lisière de la forêt où il s'était posé
la veille au soir, le monstre de toile apparut. L'aviateur et son
mécanicien dormaient à l'abri de ses ailes.

Alors, dans le monde des oiseaux et des insectes, où l'on se
lève avec le jour, ce fut bien vite un ramage, un bourdonnement
inusités. Ce géant les intriguait et les inquiétait. Était-il
mort, ou simplement endormi? La curiosité, la peur, hantaient les
cervelles. On s'interpellait, on s'interrogeait. De tous les points
de l'horizon, franchissant les monts et les bois, la gent ailée se
concentrait autour du biplan. Un congrès s'institua dans l'aurore.

Un moineau couleur de poussière, qui avait roulé sa boule à
travers le monde, et qui avait assisté aux premières envolées
d'Issy-les-Moulineaux, donna la clef du mystère. On avait sous les
yeux une sorte d'oiseau construit et monté par les hommes.

Une clameur énorme s'éleva. Par les hommes! Quoi, les hommes
quittaient vraiment la terre, leur domaine? Ils osaient se lancer,
d'un essor définitif, à la conquête des airs?

Les avis s'entre-croisaient, dans un tumulte assourdissant.

Une alouette, que grisait déjà la rosée du matin, s'écria d'une voix
éperdue:

--Ce n'était pas assez de nous fusiller! Ils nous envahissent!

Et, aussitôt, on sortit tous les vieux griefs accumulés contre la
race détestée. Une autruche, accourue du désert, érigea son col nu et
congestionné:

--Ils nous arrachent nos plumes pour les mettre aux chapeaux de leurs
femmes!

Une fauvette se lamenta:

--Leurs enfants détruisent nos nids.

Le paon, superbe de courroux:

--Ils ont fait des plumeaux de mes plumes.

La basse-cour, qui avait perdu dans la servitude l'usage de ses
ailes, s'indignait d'autant plus aigrement contre l'homme volant. Une
poule gloussa, en baissant une pudique paupière:

--A peine attendent-ils que nous ayons pondu pour nous prendre nos
oeufs.

Le coq jeta, le jarret tendu, l'œil sanglant:

--Ils mettent nos crêtes en vol-au-vent.

Le dindon secoua un jabot violacé de fureur:

--Ils ne nous gavent que pour nous manger.

Amer, le chapon précisa ses scabreuses rancunes.


Cependant quelques dissidents penchaient vers l'indulgence. Un pinson
lança gaiement:

--Bah! Ils nous donnent leurs jardins.

--Nous leur donnons nos chants, répliqua fièrement le rossignol.

L'hirondelle risqua:

--Ils fêtent mon retour...

Mais un hibou coupa, très sec:

--Ce n'est pas toi qu'ils saluent, c'est le printemps.

Un papillon balbutia:

--Ils nous laissent les fleurs...

--Ils nous prennent le miel, bourdonna l'abeille.

Une grue rêva, en lissant ses plumes:

--C'est chic, les hommes...

La colombe roucoula:

--Ça doit être joli, de s'envoler à deux, sous la même paire
d'ailes...

Mais ces voix favorables étaient aussitôt couvertes par des cris de
colère.

Un pierrot, assidu des réunions publiques, s'écria:

--Citoyens, on veut nous affamer. Tous ces engins du diable
suppriment le cheval, bon semeur de crottin, qui nous donnait, si
l'on peut dire, la becquée...

Un pigeon voyageur, qui portait sur les ailes l'estampille
officielle, secoua, d'un élan de révolte, le joug hiérarchique:

--Ces machines me dégoûtent à jamais de porter des dépêches. Vive la
grève!

Le pélican, mélancolique, nargua le radiateur:

--Ça, des entrailles? Qu'ils les donnent donc en pitance à leurs
enfants!

Un manchot, jaloux, agita ses moignons inutiles:

--Et ça voudrait voler!

Les becs acérés claquaient de haine. Un vieux corbeau, qui s'était
régalé sur des champs de bataille, décréta:

--L'homme, ça n'est bon que quand c'est mort.

Docte, un gros perroquet ricana:

--Figurez-vous que les hommes passent leur temps à répéter mes
paroles...

Une libellule poussa le coude aigu d'une sauterelle, en lui montrant
l'aéroplane:

--En somme, de la contrefaçon, ma chère.

Les insectes, en essaims pressés, animaient les airs de leur fureur
sonore. Les mouches clamaient qu'on les empoisonnait, qu'on les
embouteillait, que les hommes leur faisaient expier par mille morts
le crime de vivre. Les hannetons racontaient les tortures que leur
faisaient subir les écoliers... Les moustiques, altérés de sang,
criaient que l'heure de la revanche était venue.

Aveuglés de rage, tous chargeaient les hommes des travers et des
vices dont ils étaient eux-mêmes le symbole. La pie les traitait de
voleurs, la linotte d'écervelés, le coucou de paillards...


Soudain, tout se tut. L'aigle planait sur l'assemblée. Ses vastes
ailes répandaient de l'ombre. On eût dit que la nuit revenait, qu'il
avait, sous son fixe regard, contraint le soleil levant à rentrer
sous l'horizon. Il parla:

--Oui, vous avez raison. L'homme est coupable de tous les forfaits
que vous rappelez. Et celui dont il nous menace les dépasse tous.
Il ne faut pas qu'il l'accomplisse. L'espace est à nous. Je ne veux
pas que ces machines humaines viennent nous briser de leur masse ou
dans leurs remous. Je ne veux pas qu'elles violent le ciel, notre
ciel. Sauvons l'empire des ailes. Unissons-nous contre l'envahisseur.
Mettons en œuvre contre lui tous les moyens de défense dont nous
arma la nature. Que tous les becs, que toutes les griffes, lacèrent
les étoffes et crèvent les yeux. Que tous les dards plongent, que
tous les venins empoisonnent. En avant!

Il dit et, suivi de la horde innombrable, fond vers la terre.
Mais tout à coup, de furieuses détonations éclatent et crépitent,
ininterrompues. L'air tremble comme un drapeau dans le vent. Le
moteur est en marche! Et c'est aussitôt, dans le ciel, une soudaine
déroute, la panique des ailes, un gigantesque bouquet d'oiseaux qui
fuse et s'éparpille, tandis que, majestueux, l'aéroplane s'enlève,
auréolé par le soleil...



LE CHAMP D'ESSOR



LE CHAMP D'ESSOR

SOUVENIRS DES PREMIERS ESSAIS


Nous avions déjà le champ de bataille, le champ de manœuvre, le
champ de courses. Grâce à l'aviation, nous avons le champ d'essor.

J'entends par là ces vastes espaces plans et nus qui sont
actuellement nécessaires à la science nouvelle, qu'elle choisit ou va
choisir un peu partout pour ses expériences et ses concours, et dont
Issy et Bagatelle resteront les prototypes.

Quel contraste entre ces deux _champs d'essor_ désormais historiques,
d'où se sont élancés les premiers engins plus lourds que l'air, et
qui virent l'un leur premier vol, l'autre leur premier circuit fermé!

Sinistre, ce terrain d'Issy, ce sol de sable brun martelé par les
pieds des chevaux, dans un cadre d'horizons bas et brumeux, de
remparts et de remblais, de masures et d'usines. Des trains sifflent
et grondent. Une école de clairons lance sans reprendre haleine
ses refrains mélancoliques. Un peloton d'infanterie manœuvre en
bourgeron. Quelques cavaliers sautent des obstacles. Mais les bruits
et les silhouettes s'évaporent dans ce désert noir.

Quelques curieux stationnent sans cesse à la porte de Sèvres, qui
s'ouvre sur le champ d'essor. D'autres s'engagent sur la piste tracée
par les pas à travers ce Sahara de banlieue. De près ou de loin, tous
guettent, à la lisière du terrain, les fameux hangars, solides de
lignes et rudimentaires de façon comme des factoreries de trappeurs.

L'étrange public!... Des «sans travail» qui jouent aux boules
avec des pierres lancées contre une vieille boîte de conserves.
Des gamins, moineaux du faubourg, qui piaillent, s'ébrouent, se
bousculent sur des tas de sable. Et, parmi cette graine de fortifs,
quelques vêtements bourgeois un peu dépaysés, le photographe en
chasse, l'adolescent épris d'aviation. Oh! je t'ai bien reconnu,
jeune néophyte, tout brûlant de ferveur et d'enthousiasme, tout
enfiévré d'attente, d'impatience et d'espoir sous tes dehors timides,
et qui ne pouvais pas t'éloigner de ce hangar clos d'où peut-être
allait enfin sortir le grand oiseau magique...


Et je t'ai retrouvé à Bagatelle, toujours rêveur, toujours errant,
toujours dévoré de belle curiosité. Mais quel changement de décor,
n'est-ce pas? Plus de cheminées noires, de murs croulants, de
remparts pelés. Les blanches architectures de la «Folie» du comte
d'Artois se haussent au-dessus des frondaisons pour épier la
pelouse fraîche. Des enfants soigneux jouent sagement. Limousines et
doubles-phaétons passent dans le bruissement de soie des moteurs.
N'est-ce pas, jeune néophyte, qu'ici l'attente est un plaisir?
Et tiens, justement... Vois sur le pont de Puteaux cet étrange
cortège, ce rigide oiseau blanc qui s'avance, entouré d'une escouade
d'ouvriers et de curieux, d'une allure saccadée de char de carnaval.
C'est un aéroplane... C'en est un!

Abandonnons-nous donc à la volupté de réaliser du désir, d'étreindre
de la certitude. Ne perdons pas un détail du spectacle. Le montage
et le réglage des grandes ailes en voûtes, de la cellule arrière,
toutes sortes de lenteurs nécessaires. La comédie bien humaine qui
se joue autour de l'appareil, les comparses qui se donnent des airs
importants, essentiels, tandis que les vrais artisans de l'œuvre
s'activent, obscurs et modestes.

Un tout petit enfant--trois ans aux roses prochaines--contemple
l'oiseau blanc. Sa maman lui apprend:

--Sais-tu comment on appelle ça? Un a-é-ro-pla-ne.

Et le bambin de répéter: «A-é-ro-plane». Quel signe des temps, ce
tout petit qui balbutie ce mot-là parmi ses premiers mots!

Le mécanicien, coiffé d'un casque de cuir, grimpe à son poste. A
grand'peine la foule est écartée des zones dangereuses.

Quelques ordres brefs, dans le silence solennel. Puis le ronflement
du moteur et de l'hélice éclate, puissant et dru. La veste des
ouvriers qui retiennent l'engin claque comme un drapeau dans le vent.
L'oiseau s'élance, roule, s'élève... Ah! le moment où il quitte
le sol, d'une allure un peu gauche d'échassier qui prend son vol,
cette vision que jamais des yeux humains n'avaient enregistrée avant
ce siècle-ci, voilà, jeune néophyte, voilà qui vous paye et vous
récompense de bien des heures d'attente...

Maintenant, c'est à l'autre bout du champ que l'oiseau va partir.
Il approche, quitte terre, encore hésitant et timide, s'élève, se
dresse, puis, comme effrayé de son essor, plonge trop vite, pique
du nez, heurte brutalement le sol, et, dans un complet panache,
s'immobilise avec un bruit sec, le ventre en l'air...

Une seconde d'angoisse. Mais le mécanicien, à quatre pattes, sort de
sa prison de toile et d'acier. Allons! ce ne sera qu'un incident.
Alors, de tous les points de l'horizon, la foule accourt vers le
grand corps abattu. Elle constate les dégâts, l'hélice pliée comme
un papier de plomb, les roues fauchées, les poutres brisées. On
épilogue. Les railleurs ont beau jeu. Un individu à face mauvaise dit:

--A quoi que ça sert, ces engins-là? A attraper les corbeaux?

Une dame, pincée:

--Ça ne s'enlèvera jamais.

A quoi un ineffable mécano, la cigarette pendante à la lèvre:

--Sûr, c'est pas si facile à enlever qu'une dame!


Et les inventeurs de l'appareil? Vous pensez peut-être qu'ils sont un
instant découragés? Ah! bien oui. Ce serait mal les connaître. Ces
gens-là vous ont des tempéraments de fourmis qui, dès la fourmilière
défoncée d'un coup de talon, réparent les dégâts et sauvent le
reste. Déjà le mécanicien s'est glissé sous son moteur. Déjà des
modifications sont décidées, des essais promis pour la prochaine
semaine...

Un groupe est très entouré. Un groupe d'oracles. Sur chaque face, on
met un nom notoire. Là sont réunis des constructeurs, des inventeurs,
des apôtres. La fleur du plus lourd que l'air, le Tout-Aviation. Ce
sont des concurrents, des rivaux d'hier ou de demain, pour l'aviateur
malheureux. Ils pourraient ricaner, se féliciter sournoisement de la
tape. Eh bien! non, ils sont atterrés.

Et je voudrais, jeune néophyte qui contemplez le désastre éphémère,
je voudrais vous prendre par la main et vous faire méditer sur ces
visages attristés. Voyez. Si ces hommes sont affranchis d'un bas
égoïsme, s'ils se montrent élégamment généreux, c'est qu'ils servent
tous la même noble cause. Ils déplorent au nom de l'Idée, avant de
jubiler pour eux-mêmes. Par là, ils dépassent l'humanité moyenne.
Il n'y a rien de plus fort au monde qu'un commun idéal. Et cette
compassion vraie devant l'échec de l'adversaire possible, c'est le
plus joli spectacle que vous puisse offrir le champ d'essor.



L'IMMENSE SEMAINE



L'IMMENSE SEMAINE

SOUVENIRS DU PREMIER GRAND MEETING DE REIMS


Le caractère de cette semaine d'aviation, c'est d'être immense.
Immenses, ces trente-huit hangars d'aéroplanes où logerait la
population d'une cité moderne. Immense, la piste dont les pylônes
extrêmes blanchissent à l'horizon et qui n'a d'autres bornes en
hauteur que le ciel. Immense, cette plaine où tiendrait un canton,
parcourue d'un réseau souterrain de fils électriques, jalonnée de
postes, entourée de palissades et de tribunes, un coin de la France
remanié.

Immense, l'effort des organisateurs, d'une telle envergure que les
petites taches du tableau se perdent dans son étendue et qu'on n'en
peut qu'admirer la grâce énorme et minutieuse.

Si bien que le zèle des managers, la dimension du décor, l'émotion
du spectacle, tout s'harmonise, tout a même mesure, tout concourt
à laisser cette impression d'une immensité nouvelle dont on aurait
reculé les limites.

Mais un effort caché, non moins immense, répond à cet effort visible.
C'est celui des aviateurs, celui qu'il faut saisir dans cette ville
de hangars dont les cloisons trépident dans le ronflement des essais
au point fixe. Quelle patiente lutte, dès l'aube, contre le moteur
récalcitrant, quelle constance de fourmi prompte à réparer le petit
désastre! Ils ont un mot qui peint admirablement leur obstination.
Ils _grattent_. Toute la journée, jusqu'à ce que l'appareil soit au
point, ils retouchent, ils grattent. Rien ne les lasse dans cette
lutte contre la matière inerte et sourdement hostile. Et qui dira les
nuits blanches, les attentes, les voyages entre Reims et Paris, à la
recherche d'une pièce essentielle? Rien ne les décourage. Un pilote
brise-t-il une aile dans un essai? Il s'écrie gaiement, au seuil du
hangar où il ramène l'oiseau manchot:

--Tiens! C'est plus commode à rentrer.

Avec quelle fièvre, au camp des pilotes, on épie la force du vent!
Tout dépend de lui. Il est encore le maître de l'heure. On voudrait
l'apaiser, le maudit «soufflant», être plus fort que la nature.
Chacun s'efforce de prévoir le temps du soir ou du lendemain.

Un mécano s'écrie, tout chaud de conviction:

--Je te dis qu'il fera beau. Moi, quand il va faire beau, j'ai les
poils du bras qui se mettent à friser.

Du plus humble au plus célèbre, chacun vit dans cette rébellion
obstinée contre les caprices du ciel et de la matière. La ténacité,
le courage, voilà les deux ailes grâce auxquelles ces hommes
s'élèvent au-dessus d'eux-mêmes.


Il y a encore ici quelque chose d'immense, c'est l'ignorance de la
foule qui s'aligne dans les tribunes ou déambule au pesage. Une
ignorance qu'il faut bien se garder de railler, car, en somme, cette
foule, pour quelque cause qu'elle soit là, est venue prendre une
leçon de choses. Mais une ignorance qui, si elle désarme, néanmoins
stupéfie. Car, étant inconsciente d'elle-même, elle s'affirme
avec une naïveté écrasante et sereine. C'est la plus redoutable:
l'ignorance qui s'ignore. Le père enseigne à son fils des erreurs et
des balourdises avec la même certitude que s'il révélait un dogme.
On a beau l'excuser, l'expliquer, cette ignorance, tout de même, à
la fin, on s'en irrite et s'en révolte. Et comme la foule est en
mi-partie composée d'étrangers, on en vient à se féliciter de ne pas
être polyglotte. Autant d'énormités qu'on ne comprendra pas.

Pourtant, elle a bien des qualités, cette foule. Des qualités
immenses, naturellement. Avec quelle application d'écolier qui
déchiffre l'alphabet, elle tente d'interpréter les signaux du
sémaphore, ballonnets rouges, blancs, noirs, cubiques, coniques,
sphériques, toute une géométrie multicolore qui doit lui signifier
les records, la vitesse du vent.

Un peu plus, elle lui demanderait l'âge de l'aviateur.

Et son enthousiasme! Il faut avoir vu le chef de l'État agiter
frénétiquement un ample chapeau melon au passage aérien d'un
recordman pour comprendre l'emballement contagieux qui gagne
alors les plus pondérés. Il faut avoir vu le même héros atterrir,
être pétri d'accolades et de poignées de mains, soulevé dans un
mascaret de bras tendus, jeté aux tribunes par-dessus la barrière
du pesage, emporté dans un cyclone jusqu'au buffet, où éclate _La
Marseillaise_. Et comme si ce n'était pas assez des hymnes et des
hourras, voilà qu'un étrange concert renforce la clameur: toutes les
trompes, toutes les sirènes, tous les rossignols du garage voisin
que déchaînent, dans leur ingénieux enthousiasme, des chauffeurs en
délire.

Le soir, quand la nuit se clôt, quand le ciel et la plaine s'épousent
et se confondent, alors l'immensité se prolonge encore, devient
infinie. Il y a là une heure mélancolique. Deux points de lumière
s'allument seuls dans l'ombre indécise. Au loin, les usines de
Witry-les-Reims, dont les feux scintillent en constellation serrée.
Et, proche, le buffet, véritable joyau lumineux où le rang de
grosses perles électriques du fronton domine le semis bariolé des
petits abat-jour posés sur les tables. Partout ailleurs, l'obscurité
croissante.

Alors, des silhouettes plus sombres que la nuit errent au ras du
sol. Rassemblés, les soldats de faction filent en colonne, les pas
allongés et le corps tiré en avant par l'attrait de la soupe et du
repos, d'une allure de retraite ou de déroute. Puis, derrière un
auto, derrière un cheval, ou poussés à bras d'homme, les aéroplanes
tombés en panne aux lisières extrêmes de la plaine. Ce sont les
glorieux blessés de la journée qui passent, dans la mélancolie du
soir de bataille. Pacifique bataille où les plaies se guérissent, où
les éclopés du jour peuvent le lendemain voler vers la victoire...



LE COUP D'AILE



LE COUP D'AILE


Un violent courant de curiosité, d'intérêt, de sympathie,
d'enthousiasme même, entraîne la foule vers la navigation aérienne.
Des ligues éclosent, des concours s'ouvrent, des meetings
s'organisent partout. On suit passionnément dans les journaux, ou
sur leurs champs d'essor même, les vols des aviateurs. L'heure est
propice à chercher et à rassembler les raisons, toutes les raisons,
de cette irrésistible faveur.

Mais d'abord il faut remarquer que, si des résultats sensibles et
décisifs ont déterminé l'enthousiaste explosion de cette curiosité,
elle vivait chez l'homme à travers les âges. La légende d'Icare
prouve qu'elle remonte à la préhistoire, qu'elle se perd dans la
nuit des temps. Notre ferveur actuelle n'est donc pas un engouement
passager. C'est le réveil actif d'une sorte d'instinct aussi vieux
que l'humanité.

La première idée que nous suggère le spectacle ou le récit des
exploits de nos hommes-volants, c'est qu'ils ont triomphé d'une
difficulté longtemps invaincue, qu'ils ont résolu un problème
longtemps cherché. Nous assistons à un spectacle que d'innombrables
générations avaient rêvé, mais qu'aucun regard n'avait jamais
contemplé.

Puis, à cette vue, nous prenons le sentiment qu'une révolution
commence, qu'il y a désormais quelque chose de changé dans l'ordre de
choses établi. Notre imagination se donne carrière, suit l'aéroplane
dans son essor. La guerre nous apparaît si redoutable qu'elle en
semble menacée dans son existence même. Nous voilà débarrassés
de l'octroi, de l'odieux octroi et de ses barbares procédés
d'inquisition. La suppression de la douane entraîne une métamorphose
profonde du régime économique et--qui sait?--même du principe des
nationalités. Toute barrière devient illusoire et la propriété
elle-même va peut-être évoluer. De nouveau nous abandonnons la route
aux moutons, vaches, charretiers et autres bestiaux. Le plus court
chemin d'un point à l'autre devient enfin la ligne droite. Le toit de
nos maisons se transforme en accueillante terrasse. Nous vivons les
yeux et le front tournés vers le ciel. Nous avons des ailes...


Ce sont là jeux faciles, propos de table. Car il n'est point de dîner
qui se respecte où l'on ne parle aviation. L'aéroplane fait une
redoutable concurrence au théâtre, qui, jusqu'à la saison dernière,
alimentait seul l'entretien, du potage au dessert.

Mais des anticipations de ce genre suffisent-elles à expliquer la
séduction qu'exerce sur nous ce problème? Ce vivace attrait n'a-t-il
pas des racines plus profondes, des raisons plus secrètes?

Cette question s'imposait irrésistiblement à l'esprit de quiconque
assistait aux premiers essais qu'il nous fut permis de suivre. Je
veux parler de ces épreuves historiques d'Issy-les-Moulineaux, comme
celle du kilomètre en circuit fermé. Ah! ce n'est pas bien vieux. Et
il faut un réel effort, pour se rendre compte, tant les événements
ont marché vite, qu'elles datent de quelques années à peine.

Alors, on épiait avec angoisse l'appareil roulant dans le sable ou
la boue. On se demandait, la gorge bloquée: «S'enlèvera-t-il?» Et
quand enfin il quittait le sol, ailes tendues, c'était une détente,
une félicité intérieure, en même temps qu'une jouissance physique, un
délicieux décrochement du cœur.

Quoi? Tant d'émotion pour un aéroplane qui perd pied? Certes. Mais
je conviens que le sentiment d'une difficulté vaincue, d'un sport
supérieur, d'un avenir renouvelé, ne suffisait pas à la justifier.

Non. Il y avait encore autre chose. Il y avait la représentation
matérielle d'un idéal, une aspiration de l'esprit qui prenait corps,
un symbole.


Un symbole. Car nous aussi nous aspirons à nous arracher au sol, à
nous élever au-dessus de nous-mêmes. Il y a en nous deux êtres: l'un
tout plein d'appétits et de concupiscences, vraiment pétri du limon
de la terre; et l'autre, plus délicat, meilleur, qui tend sans cesse
à s'évader, à s'envoler, d'un coup d'aile.

Et ce coup d'aile qui nous ravira à la terre, nous le demandons à
mille sensations, à mille spectacles. Nous le cherchons souvent à
notre insu. Qu'attendons-nous de la musique, du plus banal orchestre
de tziganes, du plus imposant ensemble d'opéra? Que le premier coup
d'archet nous emporte et nous arrache au présent. Il n'est pas
jusqu'au plus grossier chœur de paysans qui n'obéisse à ce besoin
d'idéal: un peu d'eux-mêmes s'élève en même temps que leur voix...
Coup d'aile, la scène pathétique qui fait vibrer toute la salle
de théâtre du même frisson. Coup d'aile, la lutte et le sport qui
tiennent toute l'arène haletante et suspendue aux gestes de ses
héros. Coup d'aile, l'éloquence du tribun qui enchaîne nos pensées à
la sienne. Coups d'aile, le voyage où l'on admire et l'amour où l'on
oublie...

Et si nous cherchons ainsi tout ce que la nature et les hommes
peuvent nous offrir de plus rare, de plus noble, de plus tendre, de
plus beau, c'est parce que de pareils spectacles nous exaltent, nous
transportent, nous haussent vers l'être supérieur que par moment nous
souhaitons de réaliser, et nous font oublier l'être imparfait que
nous sommes.


Voilà, en dehors de tous les espoirs qu'il autorise, de toutes les
imaginations qu'il fait briller, le symbole que représente à nos
yeux l'essor de l'aéroplane. Ce n'est pas seulement un cerf-volant
à moteur et à hélice qui prend son vol. C'est, concrète, réalisée,
vivante, l'image de l'aspiration éternelle des hommes à s'élever
au-dessus d'eux-mêmes, de leur incessant effort de s'arracher à la
terre, d'un coup d'aile.



TABLE DES MATIÈRES


                                     Pages.

LES CASSEURS DE BOIS                      1
        I. Le choix d'un mari             3
       II. Hangarville                   11
      III. Premier contact               19
       IV. Rémy Parnell                  27
        V. Un accident                   35
       VI. Déjeuner au hangar            43
      VII. Le brassard                   51
     VIII. Rivalité                      59
       IX. Lerenard                      67
        X. «Parnell s'est tué...»        75
       XI. Auguste                       83
      XII. Clients                       91
     XIII. La petite ville               99
      XIV. Un apôtre                    107
       XV. Le vent                      115
      XVI. Le dernier repas             123
     XVII. L'essor                      131

LES AILES DE FLAMME                     139

LE FISTAUD                              167
        I. Le braconnier                169
       II. Service de nuit              177
      III. Le chien de garde            187

LE NID                                  197

VOCATION                                207

L'ARTICLE 552                           217

LE ROI                                  225

LA RÉVOLTE DES AILES                    237

LE CHAMP D'ESSOR                        247

L'IMMENSE SEMAINE                       257

LE COUP D'AILE                          267


Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette--5243.



   Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
   à 3 fr. 50 le volume
   EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE


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Note de transcription


Les mots en italiques ont été _soulignés_.

Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées.

L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.





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