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Title: L'Illustration, No. 1584, 5 Juillet 1873
Author: Various
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 1584, 5 Juillet 1873" ***


        L'ILLUSTRATION
        JOURNAL UNIVERSEL

        [Illustration:]

        DIRECTION, RÉDACTION, ADMINISTRATION
        22, RUE DE VERNEUIL, PARIS.

        31e Année.--VOL. LXII--N° 1584
        SAMEDI 5 JUILLET 1873

        SUCCURSALE POUR LA VENTE AU DÉTAIL
        60, RUE DE RICHELIEU, PARIS.

Prix du numéro: 75 centimes La collection mensuelle, 3 fr.; le vol.
semestriel, broché, 18 fr.; relié et doré sur tranches, 23 fr.

Abonnements Paris et départements: 3 mois, 9 fr.;--6 mois, 18 fr.;--un
an, 36; Étranger, le port en sus.



SOMMAIRE

_Texte:_ Histoire de la semaine.--Courrier de Paris.--Nos gravures.--Les
Théâtres.--Variations numériques sur le Salon de 1873 (second
article).--Un quatrième câble transatlantique.--La Cage d'or, nouvelle,
par M. G. de Cherville (suite).--Conquêtes des Russes dans l'Asie
centrale.--Bigarrures anecdotiques, littéraires et
fantaisistes.--Bulletin bibliographique.--Salon de 1873; _Source de
poésie; le président Bonjean_.

Gravures: Exposition universelle de Vienne: pavillon de l'empereur de
Russie.-–Nassr-ed-Din, shah de Perse.--Un autographe du shah de
Perse.--Le shah de Perse dessinant le portrait du commandant
Duhousset.--Salon de 1873: _Choix de paysages_; sculpture: _Source de
poésie_, par M. Guillaume; _le président Bonjean_.--Le Turkestan.--Le
tremblement de terre de San-Salvador (6 gravures).--Rébus.



[Illustration: EXPOSITION UNIVERSELLE DE VIENNE.--Pavillon de l'empereur
de Russie.]



HISTOIRE DE LA SEMAINE

FRANCE.

La question de la mise à l'ordre du jour des projets constitutionnels
élaborés par le précédent gouvernement vient de recevoir une solution.
Sur la proposition de M. Leurent, l'Assemblée a décidé qu'elle ne se
prononcerait sur ces projets que dans le mois qui suivrait sa rentrée.
La discussion de cette grave question, qui avait causé depuis quelques
jours une certaine agitation au sein de la Chambre et dans le public,
est donc ajournée probablement jusqu'au mois de novembre prochain. Le
centre gauche et une partie du centre droit en désiraient la solution
immédiate; la droite, au contraire, en aurait voulu l'ajournement
indéfini, et le gouvernement placé entre ces deux tendances opposées,
engagé dans une certaine mesure par l'attitude prise par M. de Broglie
lorsqu'il lut nommé rapporteur de la commission des Trente, se trouvait
à cet égard dans une situation assez embarrassante et avait fini par se
désintéresser de la question, déclarant laisser l'Assemblée juge.

M. Dufaure a pris le premier la parole pour demander la mise à l'ordre
du jour immédiate; il a rappelé que c'était par ordre de l'Assemblée que
les projets de loi avaient été rédigés, qu'un des membres «qui avaient
le plus puissamment aidé à la constitution du nouveau gouvernement», M.
Target, avait solennellement déclaré, le 24 mai, au nom du groupe qu'il
représentait, qu'il acceptait la solution républicaine résultant des
projets constitutionnels en question. M. Leurent, M. Gambetta, M. le
vice-président du Conseil, et après lui M. Léon Say se sont ensuite
succédé à la tribune, mais malgré les efforts de ce dernier, malgré
l'éloquence acérée de M. Dufaure, l'ajournement a été prononcé.

L'Assemblée nationale a discuté cette semaine, en seconde délibération,
une question qui intéresse au plus haut degré la prospérité de notre
colonie algérienne: nous voulons parler des deux projets de loi ayant
pour objet, l'un de constituer la propriété arabe individuelle et d'en
assurer la transmissibilité, l'autre d'appliquer à la propriété indigène
les règles de notre Code civil. Nous n'entreprendrons pas de résumer
ici, même sommairement, les dispositions assez compliquées contenues
dans les trente-deux articles composant ces projets de loi; rappelons
seulement que d'après la législation, fort confuse du reste, qui régit
la société arabe en matière de propriété foncière, les terres restent
indivises, tantôt entre les membres d'une tribu, tantôt entre ceux d'une
famille, et que les Arabes exercent sur le sol plutôt un droit collectif
de jouissance qu'un droit individuel de propriété. Il résulte de cet
état de choses de nombreux inconvénients que les lois nouvelles auront
pour effet de faire disparaître, il faut l'espérer.

Lorsque ces lignes paraîtront, le shah de Perse sera sur le point de
faire son entrée à Paris. Nous ne pouvons anticiper ici sur le récit des
fêtes qui auront lieu pendant le séjour de Sa Majesté persane dans la
capitale; disons seulement que ces fêtes seront splendides,
contrairement à ce qu'avait pu faire craindre un malencontreux
dissentiment, heureusement dissipé du reste. Le Conseil municipal,
régulièrement consulté, a voté les sommes qui lui étaient demandées à
cet effet; l'Assemblée a accordé à son tour un crédit de 350,000 fr.
pour le même objet, et grâce à ces ressources extraordinaires, la
réception du shah de Perse sera ce qu'elle doit être, digne de la France
et de son hôte.

Russie.

Nous avions raison de signaler la confusion des nouvelles relatives à
l'expédition de Khiwa, et que certains journaux donnent au hasard, sans
avoir une carte sous les yeux, ni la moindre notion sur la marche des
colonnes. Le _Daily-Telegraph_, qui a imaginé il y a plus d'un mois une
prise fantastique de Khiwa, trouve de nombreux imitateurs, et beaucoup
de ses confrères tiennent à donner des nouvelles quotidiennes d'une
expédition dont les chefs ne doivent cependant pas abuser des courriers.

Les feuilles officielles russes ne donnent pas encore de renseignements
certains sur les combats livrés aux abords de l'Amour-Daria par les
colonnes du Djizak, de Kasalinsk, du Caucase et d'Orenbourg; mais en
revanche ils contiennent des détails fort intéressants sur les marches
extraordinaires qu'elles ont exécutées au milieu d'incroyables
difficultés.

Le détachement de Djizak, sous les ordres directs du gouverneur général
de Kaufmann, après avoir gagné assez facilement les puits
d'Aristan-bel-Koudouk, se rabattit à gauche pour gagner le plus vite
possible les rives de l'Amour-Daria. Khala-ata, une oasis située sur la
frontière entre les khanats de Bokhara et de Khiwa, fut donnée comme
point de direction. Cette localité se trouve à 140 verstes (la verste
est de 1,067 mètres) à l'est de la ville d'Qutchoutchak, située
elle-même à 140 verstes sud-est de Khiwa.

La distance à parcourir d'Aristan-bel-Koudouk à Khala-ata est de 175
verstes à travers un steppe aride et sablonneux. La colonne du général
Kaufmann, divisée en deux échelons, mit onze jours pour franchir ces 40
lieues, du 23 avril au 3 mai; les 26 et 30 avril furent consacrés, au
repos. Sans le concours de l'émir de Bokhara, il est probable que le
détachement du Turkestan aurait éprouvé le sort de celui de Krasnowodsk;
le biscuit fabriqué à Samarkande n'était pas mangeable et l'émir y
suppléa par un envoi des plus opportuns de 1,500 pouds (le poud pèse 16
kilos 38) de farine de gruau et de blé, avec défense à ses employés d'en
accepter le payement. Un marchand russe, nommé Gronow, parvint, avec le
concours des autorités de Bokhara, à transporter à Khala-ata 2,400 pouds
de farine et 1,000 pouds de gruau..

La subsistance des hommes était ainsi largement assurée; mais on éprouva
plus de difficultés pour se procurer de l'eau et des fourrages pour les
animaux. Les machines à forer permirent toujours de se procurer une
suffisante quantité d'eau; quant aux fourrages, ils manquèrent
absolument sur plusieurs points, et l'on dut envoyer les chevaux et les
chameaux brouter une herbe rare et maigre à plusieurs verstes du
bivouac.

Fait digne de remarque et de nature à nous étonner, les chevaux ont
mieux supporté les privations que les chameaux, dont beaucoup périrent
en route, principalement dans la marche du 28 avril, entre les bivouacs
de Tchourk-Koudouk et de Sultan-Bibi. L'état sanitaire de la colonne
resta satisfaisant en dépit de la fatigue, des sables et des vents
soufflant en tempête. Presque tous les jours on sonnait le réveil à 3
heures du matin; à 5 heures, la tête de colonne se mettait en route, et
bien souvent l'arrière-garde, avec son convoi enfoncé dans un sol
mouvant, arrivait à destination après minuit. Ceux qui ont fait la
guerre et qui ont vu le thermomètre marquer 29 degrés Réaumur à l'ombre,
savent ce que souffre une colonne obligée de marcher en plein soleil
avec des animaux épuisés et des voitures engagées jusqu'au moyeu dans la
vase ou dans le sable.

Le 6 mai, trois jours après son arrivée à Khala-ata, le général de
Kaufmann fut rejoint par la colonne de Kasalinsk. On fit l'inauguration
solennelle du fort Saint-Georges, dans lequel on installa de suite un
dépôt d'artillerie et de génie, ainsi qu'une ambulance pour trente
malades.

Les Russes aperçurent autour du fort une trentaine de cavaliers khiwiens
qui s'empressèrent de disparaître. Néanmoins, il n'était pas aisé de
gagner l'Amour-Daria, distant de moins de trente-cinq lieues. Les dix
premières lieues, jusqu'au puits d'Adam-Krilgan, ne présentaient aucun
obstacle sérieux; mais de la Outch-Outchak, sur l'Amour, on avait la
presque certitude de ne pas trouver d'eau et d'avoir à traverser de
véritables mers d'un sable profond.

A cinq lieues de Saint-Georges, une pointe d'avant-garde avec laquelle
marchaient les lieutenants-colonels Ivanow, de l'artillerie, et
Tichmenew, de l'état-major, fut attaquée par 150 cavaliers kirghiz.
Grâce à son énergie et au secours des troupes de soutien, cette petite
troupe de quinze hommes parvint à se dégager, non sans avoir eu neuf
blessés, dont les deux officiers supérieurs. Cela se passait le 9 mai;
des télégrammes postérieurs et dont nous avons donné connaissance dans
le numéro du 28 juin, annoncent que le général Kaufmann a pu gagner
l'Amour-Daria, et remporter le 23 mai une victoire décisive sur
l'ennemi, qui voulait disputer le passage du fleuve. Des télégrammes
plus récents annoncent que le mouvement sur Khauki a parfaitement
réussi, et que Mohammed-Rachin a livré sa capitale aux Russes; mais
aucun rapport officiel n'est encore arrivé; donc les détails dont on
assaisonne les dépêches laconiques transmises par le fil électrique ne
sont que des variations exécutées par des nouvellistes à imagination.

Voici maintenant des détails sur ia marche des colonnes d'Orenbourg et
de Kinderli, dont il a été question dans notre dernier numéro.
L'_Invalide_ vient de publier un télégramme du général en chef de
l'armée du Caucase, ainsi conçu: «Le colonel Lomakine annonce de son
camp de Kitaj, à 65 verstes au nord de Khiwa, qu'avec d'immenses
difficultés et par une chaleur épouvantable, son détachement a traversé
la steppe d'Oust-Ourt, que l'on supposait infranchissable par une troupe
de quelque importance, et opéré, le 26 mai, sa jonction avec la colonne
d'Orenbourg aux environs de Kungrad, ville ruinée depuis quinze ans dans
une des guerres civiles qui désolent sans cesse ces contrées.

«Le 27 mai, les deux colonnes réunies s'emparèrent de Khodjeili, après
avoir battu 6,000 Khiwiens, moyennant une perte insignifiante de deux
blessés. Avant le combat, beaucoup d'habitants notables s'étaient rendus
au camp russe pour faire leur soumission. Les villes de Kunia-Urgentch,
Porsu, Koktchèje et Kisil-Tahir ouvrirent leurs portes.

«Le 1er juin, un violent combat fut livré à l'ennemi, fort de 3,000
hommes avec trois canons, sous les murs de la forteresse de Mangijt.
Nous avons perdu 15 hommes, tués ou blessés. _La ville a été prise,
incendiée et détruite_ (sic). L'état sanitaire de la colonne est
excellent; nous n'avons que peu de malades.»

Enfin, un dernier télégramme du général de Kaufmann annonce qu'à la date
du 4 juin, les colonnes du Caucase et d'Orenbourg, sous les ordres du
lieutenant-général Werewdine, étaient arrivées à Novyi-Urgentch, à 15
verstes au nord-ouest de Kanki et à une vingtaine de verstes de Khiwa.
La nouvelle que Mohammed-Rachin s'est rendu à merci ne saurait donc être
révoquée en doute, et il ne nous reste plus qu'à attendre le rapport
officiel sur ce fait d'armes important, qui commence à préoccuper
sérieusement l'Angleterre. Le péril n'est pas immédiat; cependant le
gouvernement britannique suit attentivement les progrès des Russes dans
l'Asie centrale. Les relations parlent souvent de trois ou quatre
officiers anglais détachés à Khiwa, et qui auraient aidé le khan de
leurs conseils.



COURRIER DE PARIS

Si vous êtes un homme de goût, vous allez vous récrier, j'en suis sûr.
Comment! encore le shah! Eh oui, encore. Tout a été dit pourtant sur
notre visiteur. Depuis quinze jours, il n'y a pas autre chose. On ne
parle que du personnage, de sa suite, de ses diamants, de son âge, de
ses lunettes. Beaucoup ont célébré ses mots. Tant qu'il vous plaira,
mais c'est à recommencer. Voilà bien notre pays. En dehors du sujet à la
mode, taisez-vous. Je sais des délicats qui se sont sauvés pour échapper
à cette _scie_. Y réussiront-ils? La chose est douteuse. Le shah
ressemble au souci dont parle Horace, qui s'assied en croupe sur le
cheval du cavalier et galope avec lui. Il va avec la vapeur, les wagons
répandent le shah un peu partout. Nulle différence entre le shah et la
coqueluche.

Ne nous plaignons pas trop, puisque le roi des rois contribue à
réveiller Paris de sa torpeur et qu'il devient l'occasion de fêtes
fécondes. Mais, d'ailleurs, ce Nassr-ed-Din n'est pas aussi barbare
qu'on aurait été tenté de le croire. Je vous ai déjà dit qu'il aimait la
France. Il fait mieux que d'avoir du goût pour elle; il recherche son
patronage; il veut lui ressembler. Il a visité les capitales des autres
grands pays d'Europe; eh bien il n'y a que Paris qu'il prenne pour
modèle. A peine a-t-il eu mis le pied chez nous qu'il a demandé à ceux
qui le recevaient de mettre à sa disposition des ingénieurs, des
savants, des artistes et des ouvriers. Et comme un membre du corps
diplomatique, un étranger soulignait devant lui l'expression de cette
préférence, le shah lui répondit avec une finesse toute orientale:

--Je fais aujourd'hui pour la Perse ce que Pierre le Grand a fait
autrefois pour la Russie.

Dès l'origine, on nous avait présenté le voyageur comme une manière de
butor couronné et de grossier voluptueux. Il paraît qu'il faut en
rabattre. Nassr-ed-Din est un lettré. Il aurait été formé avec une
argile semblable à celle d'où a été tiré Saadi. On assure qu'il est
ferré sur la chimie sur la physique, plus spécialement encore sur la
géographie. Mais vous venez de le voir, il est homme d'esprit aussi.

--Voulez-vous qu'on vous présente aux membres de l'Académie française?
lui a demandé le docteur Tholozan, son médecin ordinaire.

--Oui, s'ils consentent à me donner l'un de leurs cuisiniers.

Le mot est presque d'un Français. Chez nos voisins d'outre-mer
Nassr-ed-Din en a prodigué du même genre. A Londres, il avait accepté
pour cicérone la jeune et jolie princesse de Galles.

--Il est bien regrettable, dit-il, qu'il n'y ait pas deux exemplaires de
mon _Guide en Angleterre_, car j'aurais pu en emporter un avec moi.

On dira peut-être: Ce sont des madrigaux soufflés. Soit, c'est du moins
soufflé avec à propos.

Écoutez les Russes, le refrain change. Ce vieillard qui passe en grand
apparat à travers l'Europe n'est plus un Dorat en aigrette, mais bien le
plus désagréable des touristes. Le shah titube en marchant, mâchonne en
parlant, louche en regardant, gloutonne en mangeant. Il porte des
lunettes bleues, circonstance bien propre à gâter l'idée qu'on pourrait
se faire d'un successeur de Cyrus. Se mouchant de dix minutes en dix
minutes, il prend plaisir, comme le don Salluste de Victor Hugo, à faire
tomber à tout moment son mouchoir à ses pieds pour le faire ramasser par
son premier ministre, qui serait ainsi son valet de chambre en service
extraordinaire. Autre trait à ne point passer sous silence. Il est d'une
si belle lésine qu'il ne s'entend jamais à donner de pourboire aux lieux
où il séjourne. A Moscou, il n'a laissé qu'un don insignifiant pour les
pauvres, et encore s'imaginait-il que la somme s'était partagée entre
tous les gens de cour qui l'entouraient. A propos des femmes, on ne sait
trop que dire. Les prend-il pour des êtres pensants? On a quelque raison
d'en douter. En arrivant à Saint-Pétersbourg, au sortir de son Orient,
il se hâtait d'emballer les siennes et il lorgnait à peine les grandes
dames dont la czarine est environnée.

«On pourrait le comparer à un chasseur du Caucase jetant un rapide coup
d'oeil aux sujets de sa meute,» dit un chroniqueur de là-bas. Il paraît
même que le beau sexe des bords de la Newa a considéré les marques de ce
royal dédain comme une insulte. A la vérité, en Angleterre, le voyageur
a changé d'allures. Il a daigné aller au bal. Il s'est mêlé aux belles
et aristocratiques ladies; il a passé en revue les jolies miss aux yeux
bleu de mer qui sont un des enchantements de Londres. Bien mieux, il
s'est montré galant envers la princesse de Galles à laquelle il a donné
le bras pendant trois soirées consécutives. Ici, disons tout. On pense
que la politique est de la partie. Plus d'une fois déjà, en ces derniers
temps, la Grande-Bretagne et la Perse ont fait un échange de coups de
canon et, en définitive, ça toujours été au shah à payer la poudre
brûlée. Peut-être cet empressement auprès d'une souveraine de l'avenir
n'est-il, au fond, qu'un calcul diplomatique d'un ennemi qui ne veut
plus rien débourser. Mais passons là-dessus et ne cherchons pas à
diminuer le mérite de l'altesse royale. Dans la société britannique on
raconte que, valeureuse jusqu'à l'héroïsme, la future reine d'Angleterre
aurait fait la gageure d'opérer la conversion du rude et inélégant
oriental.--Nassr-ed-Din est-il réellement apprivoisé? Paris jugera.

Grand bruit au milieu de la commission du budget et dans le monde des
arts. Il s'agit de la fameuse fresque de Raphaël que M. Thiers a achetée
pour le compte de l'État deux ou trois jours avant de tomber du pouvoir.
Qu'est-ce que cette fresque? Un très-beau morceau en cul-de-four, deux
pages provenant de la Magliana, ancienne résidence papale des environs
de Rome. En 1869, un ingénieur, M. Oudry, qui voyageait en Italie,
acheta cette oeuvre, il la fit venir en France; il l'installa à Paris,
dans son hôtel, quai de Billy. Les amateurs furent bien vite prévenus.
En dépit des événements politiques, on allait visiter la fresque. M. L.
Vitet, si compétent en pareille matière, ne fut pas des derniers à faire
ce pèlerinage. Il examina, il étudia, il se recueillit et finalement il
écrivit dans la _Revue des deux mondes_ un article dans lequel il disait
que ces deux pages, si belles, étaient un Raphaël incontestable et
incontesté. Incontesté pour lui, d'accord; non pour la critique qui veut
tout voir de près. Il y eut des érudits pour remuer les vieux lires
touchant ce palais des papes qu'on appelait jadis la Magliana. Il y eut
des journalistes pour improviser une façon d'enquête.

En premier lieu, on apprit de Rome que deux Allemands, Platner et
Grimer, qui se piquent d'être des connaisseurs, avaient fait faire en
chromolithographie une reproduction de ladite fresque en l'accompagnant
d'une dissertation. Ce travail date de 1847. Pleins de défiance comme
tous ceux de leur race, les deux Germains avaient écrit en marge de leur
reproduction: _Raphaël invenit_ et non pas _Raphaël pinxit_. Raphaël a
inventé et n'a pas peint.

Il paraît que trois historiens considérables de l'art italien
considèrent la fresque de la Magliana comme étant un Raphaël peu
authentique. C'est Passavant, le biographe du grand artiste; ce sont
Crowe et Cavalcoselle, deux autres autorités. Mais il reste le
témoignage de M. L. Vitet. Qui a tort là-dedans? Qui a raison?

Tout récemment, M. Oudry étant mort, on a porté la fresque rue Rossini,
à l'Hôtel des Ventes, et elle a été mise aux enchères; M. Thiers l'a
fait acheter pour la France au prix de 206 000 francs. Avec les frais,
le double décime de guerre et la construction d'un musée propre à la
mettre en évidence, la double page de Raphaël reviendrait, dit-on, à 250
000 francs. Est-ce trop pour un chef-d'oeuvre?--Mais le débat roule
précisément sur ce point délicat.--Chef-d'oeuvre, le mot est bientôt
dit. Est-ce un Raphaël d'abord?

Messieurs les honorables qui font partie de la commission du budget sont
d'excellents comptables, très-ménagers des deniers publics. Ils rognent
le plus qu'ils peuvent afin d'alléger ce pauvre peuple de France auquel
les désastres de la guerre font suer en ce moment tant de monceaux d'or.
Mais l'amour de l'économie doit-il être mené jusqu'à nous faire
repousser un Raphaël, s'il est vrai que la fresque de la Magliana en
soit un? Toute la question est là.--Suivant les dernières nouvelles
venues de Versailles, on ne contesterait pas l'authenticité de
l'oeuvre.--On demandera les 250,000 francs. Reste à savoir si
l'Assemblée nationale les votera, puisque c'est un legs de M. Thiers. En
attendant, que d'encre il va couler à propos des deux pages!

Parlez-nous de l'art actuel pour être acheté d'emblée, sans, phrases! De
nos jours un caprice, un rien auquel l'artiste n'attache pas la moindre
importance fixe l'attention d'un amateur ou exalte l'imagination d'un
critique. Vous savez _le Cheval du trompette_, de Géricault. Un brin
d'herbe se détache sur le sabot du cheval. Gustave Planche ne tarissait
pas là-dessus. Ah! ce brin d'herbe, c'est tout un poème! Que de
choses dans ce brin d'herbe! Pour les connaisseurs vulgaires, pour le
troupeau des acheteurs, c'est bien autre chose. Le détail le plus puéril
devient le prétexte d'engouements à n'en plus finir.

S***, peintre de talent, a dû, ces jours-ci, l'achat d'un tableau,
excellent du reste, à un accessoire des plus insignifiants. Depuis trois
années, cette oeuvre faisait tapisserie dans l'atelier, malgré de
notables qualités de dessin et de couleur.

S***, l'autre jour, rencontre un de ses amis.

--J'ai enfin vendu mon grand tableau, dit-il d'un air tout joyeux.

--Tout le inonde savait bien que tu finirais par trouver un vrai
connaisseur.

--Tu n'y es pas. Qui a pu, suivant toi, décider l'acheteur?

--Mon Dieu, tout.

--Non, une seule chose!

--Laquelle donc?

--Mon amateur a un enfant de dix ans. Ce moutard a vu le tableau: Adam
et Ève dans l'Eden. Il a voulu avoir le papillon jaune et bleu que
j'avais placé, en m'amusant, sur un buisson. «Le papillon! le papillon!»
a-t-il dit. Or, comme le millionnaire raffole de son fils, la toile a
été achetée sur l'heure, et voilà tout.

Puisque nous en sommes aux fantaisies d'amateur, laissez-moi placer ici
ce qui est arrivé tout récemment à L*** L***, un portraitiste bien
connu.

On le fait venir chez une des notabilités de la finance.

Mme T*** veut avoir son portrait.

--Je désire, monsieur, être représentée assise sur un banc, au milieu de
mon parc, à Meudon.

--Soit, madame.

On convient alors du prix. Ce sera 6,000 francs.

--Six mille francs, c'est une somme, ajoute la dame; mais je ne regarde
pas à l'argent. Seulement, reprend-elle, vous ferez ma petite Jenny,
jouant à côté de moi. Ce sera par dessus le marché.

Si les Persans de Montesquieu vivaient encore ils manifesteraient pour
sûr un grand étonnement de voir qu'il y eût en ce moment un seul malade
dans Paris. Tous les murs de la ville sont tapissés d'affiches qui
s'engagent à rendre la santé à quiconque ne l'a pas reçue en naissant ou
à ceux qui l'ont perdue. Il suffit d'aller vider quelques verres d'eau
aux stations thermales. Ah! l'eau chaude qui sort des Alpes, des Vosges
ou des Pyrénées, l'eau sulfureuse qui vient de n'importe où, que de
prodiges elles accomplissent,--sur les prospectus. Ne parlez plus de la
Faculté de médecine ni de ses 20,000 docteurs à diplômes, l'eau suffit
et au delà pour guérir. On cite même certains ruisselets ayant assez de
vertu pour redresser les boiteux, pour aplanir les bossus, pour rendre
l'ouïe aux sourds et la parole aux muets. Aux sources, ajoutez les bains
de mer. Dès lors vous ne comprendrez plus comment l'homme moderne n'a
pas la santé de Mathusalem et la beauté d'Alcibiade.

On va aux eaux d'Auvergne, à celles du Jura ou des Pyrénées; on va aux
bains de mer. Au temps où nous voilà, le superflu ayant décidément pris
le pas sur le nécessaire, il n'y a pas de Parisienne, un peu bien
située, qui s'exempte de s'absenter trois mois pour se refaire des fêtes
et des bals en allant se baigner ou boire une eau cataloguée. Le bain,
c'est bien; le verre vidé, c'est pour le mieux; oui, mais le chapitre de
la toilette est ce qu'il y a surtout à considérer. Une femme ne va
plutôt pas se rajeunir si elle n'a point derrière elle vingt colis de
robes, de chapeaux, d'écharpes et de colifichets. Tout mari moderne,
digne de ce nom, doit consacrer à ce pèlerinage le tiers de ses revenus,
ou bien il sera destitué de toute réputation de galant homme. Attrape!

Les philosophes seuls vont redemander la santé à l'air pur, au fond des
terres, sous les arbres, suivant la recette indiquée par H. de Balzac:
«Aux coeurs blessés l'ombre et le silence.» Mais le silence et la paix
ne sont pas déjà si faciles à rencontrer. On rencontre un peu partout
aujourd'hui un farceur et un Calino qui se chargent de vous rappeler les
moeurs et le langage de la grande ville.

Il y a quinze jours, E*** A*** s'était enfoncé, loin des sentiers
battus, en pleine basse-Bretagne. Il s'applaudissait de respirer enfin
dans un village primitif.

Un matin, il est attiré par le bruit d'un colloque; c'était un
commis-voyageur qui était en train de _blaguer_ monsieur le maire.

Le commis-voyageur.--Méfiez-vous. L'agent-voyer m'a dit qu'il allait
faire passer un rouleau sur votre route.

M. le maire.--Le rouleau, et pourquoi ça?

Le commis-voyageur.--Pardi! c'est pour aplatir la route, donc! Cette
opération va l'allonger d'un bon tiers.

M. le maire.--Oh! mais c'est qu'elle est déjà bien assez longue comme
ça. Il faut que j'en écrive au préfet.

Il paraît que la lettre a été écrite.

Philibert Auderrand.



[Illustration: NASSR-ED-DIN.--Shah de Perse.]

[Illustration.]



NOS GRAVURES

Un autographe du shah de Perse

AU DIRECTEUR

«Puisque vous pensez qu'un autographe du shah de Perse aura de l'intérêt
pour le public, en mettant ce dessin à votre disposition, je crois
nécessaire de vous donner quelques détails sur ce qui me valut l'honneur
d'avoir mon portrait tracé par la main même du roi des rois, qui a bien
voulu faire l'auguste faveur d'entrer en réciprocité artistique avec
votre serviteur.

«Le souverain de l'Iran, qui m'avait donné la haute direction du champ
de manoeuvres et de l'instruction de ses troupes, savait que pendant mes
trois années de séjour dans son royaume, j'étais chargé par le ministre
de l'instruction publique d'un travail qui occupait très-sérieusement le
temps qui me restait en dehors de ma mission militaire. Je profitai de
l'intérêt que le monarque persan parut accorder à la vue de la première
partie de mes recherches, qui contenait déjà plus de deux cents types de
ses sujets, pour lui demander l'autorisation de placer son portrait en
tête de ce recueil.

«Je fus mandé dans ce but par Sa Majesté Nassr-ed-Din, qui n'était pas
en représentation, et voulut bien m'accueillir dans son intimité.

«Le shah se prêta très-gracieusement à mon désir, me fit signe de
m'asseoir comme lui, par terre, ce qui était déjà une faveur
exceptionnelle, et prenant une plume en fer ainsi que du papier à
lettre, déclara qu'il allait esquisser mon portrait pendant que je
ferais le sien.

«On peut se figurer de quel oeil étonné les trois fonctionnaires de
distinction, dans une attitude respectueuse et témoins muets de cette
scène, regardaient leur souverain livrer ses traits au _Frangui_ dont il
daignait lui-même retracer l'image.

«Ce croquis fut fait très-vite; je n'ai pas besoin de décrire
l'enthousiasme et les éloges des spectateurs en voyant surtout le mot de
_Duhosé_ écrit en français. Les grands personnages présents apposèrent
leurs cachets et affirmèrent la haute faveur dont je venais d'être
l'objet. J'en exprimai respectueusement ma reconnaissance.

[Illustration: Un autographe du shah de Perse.--Croquis original
communiqué par M. le commandant Duhousset.]

«En même temps que je vous envoie ce portrait, fait par le shah, je vous
adresse aussi celui que je fis de lui dans la circonstance que je viens
de vous relater.

«Recevez, etc.

Duhousset,

«Lieutenant-colonel en retraite.»



S. M. Nassr-ed-Din, shah de Perse

Au moment où Sa Majesté le shah de Perse vient visiter la France, nous
pensons bien faire de donner ici son portrait et une petite biographie
de son auguste personne.

Nassr-ed-Din shah est né en 1830, et conséquemment âgé de quarante-trois
ans; il est fils de Mohammed shah, auquel il succéda le 10 septembre
1848, et petit-fils du célèbre Abbas-Mirza, lequel mourut héritier
présomptif de Feth-Ali shah, en 1834. Sa Majesté est donc le quatrième
souverain de Perse issu de la dynastie des Cadjars, dont
Aga-Mohammed-Khan fut le fondateur, couronné en 1796.

Jeune encore, le prince Nassr-ed-Din montra les plus heureuses
dispositions; il aimait les études intellectuelles et ne cherchait une
distraction à celles-ci que dans les exercices corporels; infatigable à
la chasse, le prince devenu roi est encore aujourd'hui le meilleur
chasseur de la Perse; il en est le plus intrépide cavalier, comme il en
est également l'un des hommes les plus instruits et lettrés.

Comme prince héritier, il apprit les affaires de l'État par la pratique,
car il fut pendant plusieurs années gouverneur général de la province de
l'Azerbaidjan, et demeurait en cette qualité à Tauris, où il se faisait
rendre compte des moindres détails de l'administration placée sous ses
ordres.

Aimant les Européens et aimé d'eux, le roi actuel est le prince le moins
fanatique qui ait régné sur la Perse. Ses sujets l'aiment à l'adoration,
parce qu'ils savent qu'ils sont aimés de lui; d'un caractère extrêmement
doux, il a toujours été juste envers tous; sa douceur va même jusqu'à
une certaine timidité naturelle que Sa Majesté cherche à cacher en
parlant toujours très-vite et d'une manière un peu brusque.

[Illustration: Le shah de Perse dessinant le portrait du commandant
Duhousset.]

Nassr-ed-Din shah est shahynshah, c'est-à-dire roi des rois, khan des
khans, chef des chefs, fils du soleil, cousin de la lune, etc., etc.; à
ces titres tout à fait orientaux viennent s'en ajouter bien d'autres
très-connus, étant répétés dans toutes les pièces officielles échangées
avec les puissances étrangères.

C'est un homme très-éclairé et d'un esprit extrêmement fin; il comprend
plusieurs langues, qu'il a apprises par lui-même, et entre autres le
français; si Sa Majesté ne fait pas souvent usage de cette dernière,
elle ne la possède pas moins dans la perfection. Sa Majesté reçoit
plusieurs journaux européens, qu'elle lit avec intérêt, et si parfois un
détail lui échappe, elle se fait donner des explications par les
Européens qui l'entourent.

Le voyage que fait en Europe Sa Majesté le shah est un voyage
exclusivement instructif, qu'elle aurait voulu faire depuis longtemps et
qu'elle n'a retardé jusqu'à présent qu'à cause des difficultés
intérieures sans nombre contre lesquelles elle avait à lutter
continuellement; c'est la première fois qu'un souverain persan sort de
ses États, et lorsqu'on songe que c'est pour aller visiter les pays
infidèles, on comprendra facilement combien il a fallu à Sa Majesté de
force et de volonté pour pouvoir quitter son pays. Mais il est vrai que
la Perse est à une époque de réformes que l'on ne pouvait plus guère
espérer d'elle, et cette régénération est due, non-seulement à Sa
Majesté, mais aussi principalement à Son Altesse
Mirza-Mohammed-Hussein-Khan, le grand-vizir actuel, qui est infatigable
dans son zèle pour amener sa patrie sur un pied d'égalité avec les pays
européens les plus avancés. Le grand vizir tenait à faire voir à son
auguste maître la civilisation européenne de près, certain qu'est Son
Altesse que lorsque Sa Majesté aura vu l'Europe, elle voudra que la
Perse marche sur ses traces. Le roi connaît déjà l'Europe par les
nombreuses relations qu'il en a lues et par ce qu'il en a entendu dire;
aujourd'hui il va la visiter en détail. Avec un tel roi et un tel
premier ministre, nul doute que la Perse va se secouer de la torpeur
dans laquelle elle était tombée, et va marcher dans une voie de progrès
qui lui procurera bientôt le bien-être matériel de la civilisation.

Son Altesse Mirza-Mohammed-Hussein-Khan, le grand-vizir (sadrazam), est
un homme très-connu en Europe, du moins de réputation. Fils d'un membre
de la haute cour de justice de Perse, dès sa plus tendre jeunesse
Mohammed-Hussein-Khan s'adonna à des études sérieuses, qui devaient
appeler sur lui un jour l'attention du chef de l'État. Il y a dix-neuf
ans environ, Mirza-Mohammed-Hussein-Khan fut nommé consul de Perse à
Bombay, poste très-difficile à cette époque, par suite des différends
qui existaient entre la Perse et l'Angleterre. Bientôt la guerre éclata
entre ces deux puissances, le consul persan rendit à son gouvernement
des services immenses, surtout en faisant donner indirectement à l'armée
anglaise des renseignements entièrement erronés sur la Perse et sur le
chemin par lequel elle devait y pénétrer. Lorsque les hostilités eurent
commencé, le jeune consul fut obligé de quitter son poste de Bombay;
mais le gouvernement persan comprit que nul homme mieux que lui pouvait
être chargé, dans ce moment critique, d'une mission délicate en Russie;
il s'agissait en effet d'amener la Russie et la France à intervenir
auprès de l'Angleterre, et d'assurer non-seulement l'intégrité du
territoire persan, mais aussi de ne pas permettre la ruine de la Perse,
en empêchant l'Angleterre de demander une forte contribution de guerre.
Mirza-Hussein-Khan fut donc nommé consul de Perse à Tifflis, siège du
gouvernement du Caucase, où la Russie traite toutes les affaires
relatives à la Perse; le nouveau consul alla lui-même à
Saint-Pétersbourg pour prendre son exéquature, et profita de la
circonstance pour poser habilement les bases d'un traité secret qui
assurait l'avenir de la Perse.

Un homme aussi capable, une fois les difficultés du moment passées,
était appelé à une position plus élevée que celle de consul à Tifflis;
en juillet 1839, il fut nommé ministre et plus tard ambassadeur à
Constantinople, poste qu'il occupa pendant environ dix années, et où il
sut s'acquérir la sympathie de tous ceux qui le connurent.

Rappelé à Téhéran, pour faire partie du cabinet, d'abord comme ministre
de la justice, ensuite comme ministre de la guerre, il fut nommé
sadrazam (_alter ego du roi_) il y a quinze mois environ.--Sa nomination
au sadrazamat devint le signal d'un changement complet dans
l'administration du pays; avec lui arrivèrent les réformes de tous
genres et le voyage que le grand vizir a engagé le roi d'entreprendre en
Europe, doit avoir pour résultat de rendre ces réformes plus sensibles
encore.

Ce n'est pas chose facile que de régénérer un pays tel que la Perse, car
là tout est à faire, et ce qui pis est, c'est qu'il s'agit avant tout
d'extirper des abus invétérés depuis longtemps et contre lesquels le
sadrazam est seul à lutter. S. A. Mirza Mohammed-Hussein Khan a donc eu,
et a encore, continuellement à combattre un parti rétrograde que
l'intérêt personnel ou le fanatisme retient dans les errements du passé,
et il faut avoir toute l'énergie et le patriotisme qu'il a pour arriver
aux résultats qu'il a déjà obtenus et qui deviendront plus sensibles
encore après le retour d'Europe.

Avant de terminer ces quelques lignes, nous donnerons ici le nom des
personnages qui forment la suite immédiate qui accompagne Sa Majesté le
shah. Savoir:

1. S. A. Mirza Mohammed-Hussein Khan (sadrazam), grand vizir et ministre
de la guerre.

2. S. A. le prince Ali-Guli Mirza, ministre de l'instruction publique.

3. S. A. le prince Sultan-Murad Mirza, gouverneur général de la province
du Khorassan.

4. S. A. le prince Firuz Mirza.

5. S. A. le prince Iman-Guli Mirza.

6. S. E. Allah-Guli Khan Il Khani.

7. S. E. Yakia Khan, gouverneur général du Guilan et du Mazendéran
(frère de S. A. le grand vizir), etc.

8. S. E. Ali-Riza Khan, grand échanson.

9. S. E. Hassan-Ali Khan, ministre des travaux publics.

10. S. E. Mohammed-Rahim Khan, grand maître des cérémonies.

11. Sa Grâce Mirza Abdul Wahah, grand prêtre.

12. Mirza Ali Khan, secrétaire particulier du shah.

13. Le docteur Tholozan, médecin du shah.

14. Rahemet-Allah Khan, chef de la garde royale.

15. Mustapha-Guli Khan, grand veneur.

10. Ibrahim Khan, écuyer.

        17. Prince Sultan-Oweis Mirza,  |
        18. Ali-Guli Khan,                     | généraux aides
        19. Albert Gasteiger Khan,        | de camp du shah.
        20. Ali-Hassan Khan,                |
        21. Mohammed-Ali Khan,         |
                                                               | traducteurs,
        22. S. E. Mehemet-Hussein Khan,     | interprètes et
        23. S. E. Mirza-Ali Nakhi,                 | maîtres des
                                                               | cérémonies.

Plus vingt-sept autres personnages, chambellans, officiers, secrétaires,
chef des cuisines, grand cafetier, etc., etc.

Baron L. de N.



L'Exposition de Vienne

LE PAVILLON RUSSE

Le pavillon russe s'élève dans le parc à peu de distance du pavillon
égyptien et du pavillon turc, comme dans le palais sont voisines les
expositions de ces trois pays.

L'aspect du pavillon russe est tout à fait grandiose.

L'entrée en est précédée d'un porche à quatre arcades, dont la quatrième
engagée dans la construction encadre la porte d'entrée. Le
rez-de-chaussée, éclairé par des haies à plein cintre très-ornées et
séparées entre elles par des demi-colonnes engagées, est couvert en
terrasse. Du jardin, un escalier en bois décoré d'une rampe massive
très-travaillée conduit à cette terrasse qu'ombragent de grands arbres
et qu'entoure une balustrade en tout semblable à la rampe de l'escalier,
qu'elle continue.

Ce rez-de-chaussée est surmonté d'un étage en retrait, composé de deux
parties. C'est d'abord une tour, carrée à sa base, puis octogonale, se
terminant par une flèche aiguë, à la pointe de laquelle, ailes
déployées, se dresse l'aigle impériale à deux têtes. Cette tour s'appuie
sur le vestibule du rez-de-chaussée. Puis, derrière la tour et adossé
contre elle, vient un bâtiment carré percé sur trois faces de cinq baies
accolées et coiffé d'un dôme à bulbe à quatre pans, sur le haut duquel
court de bout en bout une arête finement découpée.

Tel est ce pavillon d'un très-grand aspect et bien digne de figurer dans
ce coin du parc consacré à l'Orient, auquel il se rattache, et où l'on
voit, entre les coupoles du pavillon turc et de la fontaine d'Achmet,
pointer dans le ciel les minarets du pavillon égyptien.

L. C.



Le paysage au Salon

Notre collaborateur Francion a vivement insisté, dans sa revue du Salon,
sur le manque d'unité qui caractérise l'école contemporaine; il a montré
nos artistes marchant, chacun à sa guise, vers le but où les poussent
leurs tendances et leurs goûts personnels, nos paysagistes, entre
autres, n'obéissant qu'à leur inspiration individuelle et laissant de
côté principes et théories pour étudier de plus près la nature et la
rendre, comme ils la comprennent, sous les divers aspects où elle leur
apparaît.

De là une grande variété d'oeuvres riches de talent, riches avant tout
de sincérité: on en pourra juger par la gravure que nous publions
aujourd'hui, et où nous avons réuni un certain nombre de paysages,
choisis parmi ceux qui figuraient au dernier Salon; la place nous
manquerait pour les apprécier en détail les uns après les autres; nous
nous bornerons donc à une énumération rapide, afin de rappeler seulement
les sujets des tableaux et les noms des peintres à ceux de nos lecteurs
qui les connaissent déjà, afin surtout de rendre notre gravure
intéressante pour ceux qui n'ont pas visité l'exposition.

C'est d'abord, en commençant par le nº 748, placé le premier en haut, à
gauche, une gracieuse étude de M. Huberti, intitulée _Saules au bord de
l'eau_, puis à côté, le _Souvenir de la forêt d'Eu_, de M. Daliphard,
bel effet de neige que la couleur faisait paraître plus saisissant
encore, avec les teintes rougeâtres du soleil couchant entrevues à
travers les interstices de la haute futaie; et plus loin, la fraîche
_Matinée d'automne_, de M. Allongé, où les fonds de verdure paraissent
encore si pleins et si puissants, tout enveloppés qu'ils sont de la
brume matinale.

Avec M. de Groiseilliez, dont le _Soir au bord de la mer_ (n° 680)
commence la ligne suivante, le spectacle s'agrandit, l'horizon s'étend,
plus profond et plus vaste; nous nous sentons en face de l'infini; les
_Bords de la Loire après les grandes eaux_, par M. Defaux, nous ramènent
à des aspects moins grandioses; mais cette nature d'où n'ont pas encore
disparu les traces de l'inondation, ces terrains décolorés ont quelque
chose de triste qui va à l'âme, et que vient heureusement effacer
l'impression plus douce du _Crépuscule_ de M. Japy; l'oeil se repose
agréablement sur ce coin de campagne où des arbres séculaires reflètent
dans une mare leur ombre diffuse, tandis qu'au ciel apparaît la lune
avec son croissant d'argent.

Descendons à la ligne suivante: voici l'une au-dessus de l'autre des
vues de la froide Angleterre et de l'aimable Belgique, _la Tamise près
de London-Bridge_ (n° 727), par M. Héreau, avec un morceau de son quai
si animé, et le _Canal des Brasseurs, à Anvers_, avec ses maisons
proprettes, régulièrement alignées à droite et à gauche, et ses navires
qui encombrent le port; puis, s'élevant au centre de la page, le _Chêne
de Voulliers_, de M. Imer, qui fait songer à l'yeuse antique, chère aux
poètes, reine altière des forêts; près du géant au tronc robuste, aux
rameaux puissants, les _Dernières feuilles_, de M. Charles Busson,
semblent appartenir à une autre nature, plus pauvre et plus maigre,
tandis que la _Musette_, de Mlle Muraton, riche amas d'objets divers,
entassés au hasard, achève de nous éloigner du mouvement et de la vie.

Il est vrai que l'exquise _Rivière sous bois_ (n° 431), de M. César de
Cork, nous y ramène bien vite, ainsi que. les _Récifs de Kilvouarn_, de
M. Lansyer, qui aime à peindre les flots écumants de la baie de
Douarnenez; l'impression redevient plus douce et plus intime, en quelque
sorte, en face du _Chèvrefeuille_, de M. Hanobeau, aux plans d'ombre et
de lumière si savamment ménagés; on aimerait à s'égarer dans ces allées
profondes au bout desquelles s'entrevoient des trouées de lumière, on
voudrait s'arrêter sur la lisière de ce bois touffu pour contempler de
loin la _Fenaison_, de M. Dubourg, spectacle simple et gai des joies de
la campagne.

Dans les _Bords du Loir_ (n° 1050), de M. Mesgrigny, ce qui nous séduit,
ce n'est plus l'ombre de la feuillée, ni le soleil éclatant de la
prairie, c'est la grâce de la composition, la limpidité de l'eau, la
transparence de l'air, la fraîcheur des petits cottages si joliment
posés le long de la rivière, un je ne sais quoi d'heureux et
d'ensoleillé qui charme et qui réjouit. L'_Embarquement d'huîtres au
parc de Cancale_, de M. Delpy, nous distrait de nouveau de ces sites
enchanteurs pour nous conduire, presque sans transition, au _Rocher
d'Yport_, de M. Vernier, battu par le choc incessant de la vague: ciel
d'orage, aux tons menaçants, calme apparent de la mer onduleuse, quel
contraste avec la tranquillité sereine du _Passeur_, de M. Corot, qui
pousse doucement son bateau vers l'autre, bord de la rivière! Comme ici
tout est paisible et silencieux, comme ces arbres touffus tamisent
finement la lumière, comme ces coteaux en pente encadrent bien l'eau
courante qui baigne leurs pieds; comme on se sent pénétré, et pour ainsi
dire, doucement enivré de campagne, à l'aspect de ce petit tableau,
d'une harmonie si vraie et si profonde! C'est que M. Corot porte
allègrement le poids de sa verte vieillesse: sa main n'a pas plus faibli
que son amour de la nature, et nous ne pouvions mieux couronner cette
courte revue du paysage contemporain qu'en prononçant le nom de son
maître vénéré.



L'expédition de Khiwa

Khiwa, paraît-il, a succombé, et le khan est, dit-on, en fuite. Si les
Russes sont entrés dans cette ville, ce n'aura été qu'après avoir
surmonté les plus grandes difficultés, éprouvé les rigueurs d'un froid
tel que les habitants disent n'en avoir pas ressenti de pareil depuis
cent ans, et les atteintes d'une chaleur dévorante. Nous n'avons pas à
nous occuper ici de la marche des colonnes russes, dont nous parlons
ailleurs; nous voulons seulement donner quelques explications sur les
divers croquis qui composent la page que nous publions dans ce numéro.

Le dessin central représente l'entrée des Russes à Samarkande, la
seconde ville de la Boukharie. Cette place est bâtie sur le mont Kobak,
près du Sogd ou Zer Afchan, à cinquante lieues de Boukhara. Elle est à
moitié ruinée. Parmi ses monuments, le plus curieux, sans contredit, est
le tombeau en jaspe de Tamerlan, qui avait fait de Samarkande la
capitale des Tartares et l'une des plus belles et des plus riches villes
d'Asie.

Les croquis qui entourent ce dessin sont des types d'officiers russes,
tenue de l'armée du Caucase, de Cosaques, d'hommes et de femmes du
Turkestan, Turcomans, Boukhariens, Khiwiens, peuples aussi avares
qu'avides, qui vivent plus encore de pillage que du commerce qu'ils font
par caravanes avec l'Afghanistan, la Perse, Astrakan et Orenbourg. Le
croquis que l'on voit au bas de la page, à côté du camp des Khiwiens et
qui porte pour légende: «Tant par tête,» rappelle une coutume barbare
des guerriers des divers khanats du Turkestan. Ils coupent pendant et
après le combat le plus de têtes qu'ils peuvent, et, après les avoir
enveloppées, ils les rapportent à la ville, suspendues à la selle de
leurs montures. Ils ont à cela un intérêt autre que celui du Peau-Rouge,
qui suspend dans son wigwam les chevelures qu'il a scalpées sur le crâne
de son ennemi. Pour celui-ci, c'est un trophée; pour l'autre c'est une
marchandise, que le gouvernement du khanat paye, non en argent, mais en
vêtements. Ces vêtements sont plus ou moins luxueux, suivant le prix,
c'est-à-dire suivant le nombre des têtes. Il y a des vêtements de deux
têtes, c'est misérable; mais de huit ou dix têtes, à la bonne heure!
C'est affaire aux élégants.

Les deux croquis qui se trouvent en haut de la page, à droite et à
gauche, et celui qui en occupe le bas, au milieu, représentent divers
campements. Les deux premiers sont des campements russes, l'un sur la
frontière de Chan-Diert-Kul, l'autre près du fort Emba. Les tentes du
premier sont des tentes russes fort insuffisantes contre les rigueurs de
la température; celles du second sont des espèces de huttes en boue,
présentant un meilleur abri. Mais les unes et les autres ne sont pas à
comparer à celles des Khiwiens, que les Russes ont, dit-on, fini par
adopter. Ces tentes se composent d'un fort tissu tendu sur une charpente
en bois. Suivant un voyageur hongrois qui, déguisé en derviche, a
parcouru tout le Turkestan, ces tentes sont tout à fait confortables,
fraîches en été, chaudes en hiver, et elles peuvent lutter
victorieusement contre les rafales qui, de temps à autre, passent en
hurlant à travers les steppes.

L. C.



Le tremblement de terre de San-Salvador

Santa-Tecla, 30 avril.

AU DIRECTEUR

«Enfin, cher monsieur et ami, je puis donc vous écrire sans craindre que
la maison ne nous tombe sur le dos, de Santa-Tecla, où nous sommes
provisoirement installés.

«Comme cette ville assez importante n'est qu'à trois lieues de la
capitale, du côté du port, et qu'elle a peu souffert, la plus grande
partie des négociants et de la population aisée de San-Salvador s'y est
réfugiée, d'aucuns se sont sauvés jusqu'à Sonsonate, San-Miguel, etc.
Dieu sait où.

«Pressé par le temps, sans abri et fatigué par de longues nuits
d'insomnies à surveiller, le révolver au poing, les ruines de notre
magasin, je n'ai pu vous donner de détails sur les événements qui ont
suivi la catastrophe, les dégâts occasionnés et enfin sur l'avenir de
cette capitale écroulée mais non anéantie; je reprends donc:

«Au premier moment de terreur succéda un abattement profond, une
prostration complète, l'oeil se promenait hébété sur cette immense
ruine, l'imagination engourdie se refusait à croire à la réalité d'un
atroce cauchemar.

«Il fallut bien cependant se rendre à l'évidence, mais que faire? Rester
au milieu de ces pans de mur menaçant de nous écraser à la première
secousse, au premier souffle de veut, c'était s'exposer à un danger
certain; se sauver de la ville c'était l'abandonner au pillage, et puis
où aller? Argent, effets, provisions, étaient enfouis sous les
décombres; nous ignorions d'abord le sort des villes voisines. Ce fut un
terrible moment à passer, et les horreurs du tremblement de terre ne
sont rien auprès du désespoir, de l'anxiété et des souffrances morales
qui s'ensuivirent et nous accablèrent pendant plusieurs jours, que,
dis-je? plusieurs siècles.

«Heureusement qu'il se trouva à la tête du gouvernement une volonté
énergique qui fut à la hauteur de sa tâche.

«Sous sa fiévreuse impulsion, les blessés sont vite secourus, les
prisonniers mis en lieu sûr, les rues sont occupées militairement,
l'ordre est établi, les esprits se rassurent et les méfaits sont
réprimés sans pitié ni merci.

Le jour, tout individu nanti d'objets dont il ne peut prouver la
provenance est fusillé sur-le-champ; la nuit, la circulation est
interdite, les sentinelles font feu sur les rôdeurs, et nous-mêmes,
embusqués à l'une des encoignures du parc, nous montions la garde à tour
de rôle, les yeux fixés sur le Bazar. Plusieurs jours se passèrent
ainsi, logeant en plein vent, sous une chaleur torride, vivant de
conserves en boites; il fallut prendre enfin une décision. Après avoir,
au risque de nous faire ensevelir à chaque instant sous la toiture
chancelante, déterré nos marchandises, nous les fîmes charger sur des
charrettes et conduire à Santa-Tecla. Inutile de vous dire que le
charroi en a été suffisamment coûteux. Je vous envoie par ce courrier
quelques vues que l'on vient de prendre, elles vous donneront une idée
suffisante du désastre qui nous a frappés, et quand on pense que le
fléau s'est étendu sur un quadrilatère de dix-huit lieues, renversant ou
endommageant plus de vingt bourgades indiennes (_pueblos_), c'est
affreux!

«Une mission d'ingénieurs a été organisée pour étudier et déterminer le
phénomène qui s'est produit, son origine, sa marche et ses effets; je
vous communiquerai le résultat de leurs recherches, car il s'est produit
de ces faits qui surpassent l'imagination et dont il est presque
impossible de se rendre compte. C'est ainsi qu'une énorme cloche s'est
retournée et est restée la bouche en haut; les bancs du parc ont été
transportés à une distance considérable, et ce qui est. le plus
inexplicable c'est qu'une maison s'est complètement retournée, la
toiture fichée en terre et les poutres qui la soutenaient avaient suivi
ce mouvement de conversion, de sorte qu'elle ressemblait à un grand
quadrupède mort sur le dos, les pattes roidies en l'air.

«A côté de ces détails navrants, je suis bien heureux de pouvoir vous
citer l'empressement fraternel des villes qui n'avaient pas souffert à
venir au secours de leurs voisines dans la détresse; un navire de guerre
anglais, le _Reindeer_, capitaine Kennedy, qui se trouvait à la Union,
se dirigea sur la Libertad, où il débarqua toutes les provisions dont il
pouvait disposer; la ville de San Miguel nous envoya aussi un convoi de
vivres; tous ces dons en nature ou en argent permirent d'amoindrir les
privations et d'en conjurer les terribles conséquences. Après avoir paré
au plus pressé, le président a songé à l'avenir, et avec cette force de
caractère particulière au continent américain, il a décrété, le 21 mars,
que la ville serait reconstruite sur le même emplacement, et a fait
mettre immédiatement le décret en exécution. Déjà le toit du palais et
du théâtre sont remis en place, les lignes télégraphiques sont relevées,
le service divin assuré, les soldats ont déjà un abri ainsi que leurs
munitions, l'eau va circuler, en un mot les services publics vont
reprendre leur cours ordinaire. Quant à la population, encore un peu
sous l'empire des dernières impressions, elle est bien divisée à droite
et à gauche.

«On a accordé toutes espèces d'immunités pour l'entrée et le transport
des matériaux de construction; on fait venir des maisons de bois de
Californie; seront-elles suffisantes, résisteront-elles aux pluies, à la
chaleur? c'est ce que l'expérience va nous apprendre. Quant à nous,
étrangers, qui jouissons ici de l'hospitalité la plus large et la plus
libérale, nous ne pouvons que souhaiter succès aux efforts du brave
maréchal Gonzalez.»



LES THÉÂTRES

Théâtre-Français.--_L'Été de la Saint-Martin_. Comédie en un acte de MM.
II. Meilhac et L. Halévy.

Était-ce bien là le titre qu'il fallait? Quant à moi, j'en aurais
préféré un autre; par exemple, _la Nièce d'Amérique_, ou quelque chose
d'approchant. Mais au fond, peu importe l'étiquette qu'on met sur le
flacon; voyons ce qu'est la liqueur servie.

Un vieux bonhomme d'oncle a quitté Paris. Il s'est retiré dans la calme
et verte Touraine, en compagnie d'une servante plus que mûre, passant
son temps à maugréer contre un coquin de neveu auquel il jure de ne
jamais pardonner ses méfaits. Au moment même où le vieillard lui avait
arrangé un mariage, l'éventé ne s'est-il pas avisé de prendre une femme
autre que celle qu'on lui destinait? Celle-là même est la fille d'un
tapissier! Le seul fait d'une telle mésalliance met le vieillard dans
une fureur qui ne sait pas finir. Sur ces entrefaites arrive tout à coup
une étrangère. Pour le barbon, c'est la fille de sa propre gouvernante.
Pour le public, qui ne tarde pas à voir clair dans l'agencement d'un
quiproquo pas assez ménagé, c'est la fille du tapissier elle-même, c'est
la jeune femme rejetée.

En très-peu d'instants la belle personne parvient à faire dans le
cottage la pluie et le beau temps. On en fait la dame de compagnie du
bonhomme. Elle le charme par son caquetage. Avant tout, elle s'entend à
le captiver en lui faisant la lecture des romans d'Alexandre Dumas,
notamment celle des _Trois Mousquetaires_, «D'Artagnan, resté seul avec
Mme Bonassieux...» Jugez tout ce qu'il peut y avoir de séduction dans le
jeu de l'inconnue, quand vous saurez qu'elle n'est autre que Mlle
Croizette, cent fois plus gracieuse, mille fois plus jolie que nous l'a
montrée M. Carolus Duran, dans son portrait équestre du dernier Salon.

Il ne faut donc pas longtemps pour que la nouvelle venue soit l'âme de
la maison. Un matin, le bonhomme déclare net qu'il ne saurait plus vivre
sans elle. A son insu, il est tombé sous le charme qu'elle porte en
elle. De quelle façon l'aime-t-il? Croyez bien qu'il ne cherche même pas
à se rendre compte de la nature du sentiment; il éprouve pour elle une
tendresse invincible, et c'est tout. S'il avait à lui faire un reproche,
ce serait de la voir plaider tour à tour en faveur de son neveu et de
cette fille de tapissier qu'il n'a pas rougi d'épouser. En dehors de ce
travers, il trouve que c'est une perfection. Mais quant à ceux qu'elle
défend, quant à l'autre couple, il renouvelle son serment d'Annibal.
Jamais, au grand jamais il ne pardonnera.

Voilà que, comme à point nommé, le neveu proscrit se fait annoncer.--Je
ne le recevrai pas.--La belle personne demande grâce pour lui.--Eh bien,
je ne le recevrai que si vous dites que vous le voulez.

--Je le veux, répond-elle.--Le neveu entre donc, et vous devinez déjà
les trois ou quatre scènes qui vont pousser au dénouement.--Retournez,
monsieur, avec votre tapissière. Je ne la verrai de ma vie.

--Le cher oncle apprend alors que cette maudite est sous ses yeux depuis
quinze jours et qu'il ne jure que par elle. Vous comprenez qu'il finit
par tout pardonner et que le rideau tombe sur la scène devant laquelle
il s'était levé: La reprise de la lecture des _Trois mousquetaires_.

En passant, notons un mouvement, le plus scénique et le mieux traité de
la pièce, celui où l'on annonce que l'étrangère, venue d'Amérique, va y
retourner, appelée par un engagement antérieur. Ici le vieillard, qui la
croit libre, s'emporte dans un accès de lyrisme juvénile. Qu'a-t-il
donc? Qu'éprouve-t-il? C'est le soleil de la Saint-Martin. Il aime.
«Rassurez-vous,» lui dit-on, ça réchauffe, mais ça ne brûle pas.»

Telle est la pièce. Est-ce une comédie? Je dirais plutôt que c'est un
proverbe, et un proverbe qui n'est pas sans défauts. La trame de
l'intrigue n'est qu'une toile d'araignée; le quiproquo, trop vite
deviné, traîne en longueur. D'ailleurs le tout n'est pas sans quelque
ressemblance avec une bluette de M. Scribe intitulée: _Haine aux
femmes_; mais tel qu'il est, l'ouvrage fourmille de détails agréables.
Tout y est de bon goût; l'esprit y abonde, la gaieté aussi. Ce qu'il
faut dire par-dessus tout, c'est que c'est joué avec une rondeur et un
bon ton merveilleux, surtout par Thiron et par Mlle Croizette, fort
applaudis d'un bout à d'autre, et à bon droit.

Philibert Auderrand.



[Illustration: CHOIX DE PAYSAGES (Pour la description des sujets, voy.
l'article, page 6.)]



VARIATIONS NUMÉRIQUES SUR LE SALON

SECOND ARTICLE (1)

Et d'abord complétons les indications données par notre premier article
sur l'élection des divers jurys du Salon de 1873.

Quatre cent soixante quinze artistes français, antérieurement
récompensés avaient envoyé, une oeuvre à tout le moins, au palais des
Champs-Élysées, avant le 26 mars dernier. Ils se trouvaient, par suite,
électeurs de fait. Or la moitié d'entre eux s'est abstenue de prendre
part au scrutin.

Voici, du reste, pour chacune des quatre sections déterminées par le
règlement, des chiffrer authentiques.

                                       I       II       III      IV       *
        Électeurs               321     98      13      43      475
        Votants                 149     54        7      28      238
        Soit: %               46.42    55.1    53.8    65.1    50.1

        [Écrit verticalement dans la première rangée du tableau.]

        I: Peint., etc.
        II: Sculpt., etc.
        III: Archit.
        IV: Grav., etc.
        *: Ensemble.

Il en est, on le voit, de même en art qu'en politique. Beaucoup se
fâchent du résultat d'une élection, à qui il aurait suffi, pour en
changer le caractère, d'exercer leur droit de vote.

Disons tout de suite que sur ces 475 électeurs, cinquante seulement
auraient pu, ultérieurement, faire acte de présence à l'exposition dite
des _Refusés_; soit 42 _peintres_, 5 _sculpteurs_, 2 _architectes_, et 1
_graveur._

                                                   *
                                                  * *

Maintenant résumons les opérations des jurys ainsi élus; opérations sur
lesquelles, s'il a été beaucoup épilogué, il n'a été jusqu'à présent
fourni aucune donnée précise.

                                     REFUSÉS             ADMIS (2)
                                 Artistes   Oeuvres  Artistes   Oeuvres
        I. Peint., etc.        1953      2059       1066     1491
        II. Sculpt., etc.      121        137         312       419
        III. Archit.               21         22           41         43
        IV. Grav., etc..        56         66          143       189
        Ensemble...          2151     2884        1562     2142

Il convient de constater que sur le total des artistes déposants, il
s'en est trouvé deux cent quatre-vingt-neuf qui, de deux ouvrages
présentés, ont eu l'un refusé, l'autre admis.--Étant tenu compte de ce
détail, on trouve qu'il a été envoyé à l'examen des jurés:

        1re     Sect...  4150 tableaux  par     2771  artistes
        2e      Sect...  556 sujets        --        409      -
        3e      Sect...  65 ouvrages     --          58      -
        4e      Sect...  255 cadres       --        186      -
             Soit.       5026 envois      par     3424  artistes

dont un sixième environ fait partie du sexe auquel nous devons Mlle
Nélie Jacquemart.

Le rapport des admis aux refusés a donc été, pour les artistes, de 45,61
%, et, pour les oeuvres, de 42,62 %.

Cela dit, revenons au _Catalogue officiel_.

Ses indiscrétions nous permettront d'établir d'abord, quant aux lieux de
naissance des 1502 exposants qu'il comporte, l'état sommaire ci-dessous:

        I.     Paris   354;  Province: 579;   Etranger: 133
        II.      --        95      --         196        --          21
        III.     --       20       --          19       --             2
        IV.     --       60       --          71       --           12
        Totaux.      529                 865                   168

(1) Voyez notre numéro du 3 mai dernier.

(2) Ces nouveaux chiffres rectifient les quelques erreurs--sans
importance du reste--qui se sont glissées dans notre premier
article.--J. D.

Ainsi se trouve corroborée notre observation de l'an dernier:--Paris
engendre, à lui tout seul, les deux cinquièmes des artistes français, y
compris les originaires de l'Alsace-Lorraine dont nous n'avons pas
encore eu le courage de démembrer la France artiste.

Autre remarque:--En ne considérant que les admis, la proportion du «sexe
faible» au «sexe fort» s'abaisse à 11%.

                                                   *
                                                  * *

Le total des artistes hors concours,--c'est-à-dire n'ayant plus droit à
aucune autre des récompenses décernées par le jury, que la médaille
d'honneur,--est, au livret de 1878, réparti comme suit:

        Section I. Exposants: 150; Oeuvres      243
           --      II        --          55         --           89
           --     III.       --           6         --             6
           --     IV.       --         17         --            27
        Ensemble:  Exposants: 228  Oeuvres    365

Soit:--Étrangers: 12; 21 oeuvres.--Provinciaux: 131; 213
oeuvres.--Parisiens: 85; 131 oeuvres.

Notez qu'il n'y a, parmi les artistes hors concours, que deux femmes:
elles sont de Paris toutes deux.

                                                   *
                                                  * *

Veut-on se rendre compte de l'importance numérique du Salon de 1873, par
groupements de genres? Il suffira de jeter un coup d'oeil sur la rapide
nomenclature que voici;

PREMIÈRE ET DEUXIÈME SECTIONS.

aaaa. Les portraits ont sévi avec plus d'intensité encore que l'an
dernier. La _peinture_ en comptait 285, et la _sculpture_ 241. Soit en
tout: cinq cent vingt-six, dont 266 masculins et 260 féminins.

Si bien que, dans cette course de vanité, l'homme a distancé la femme de
_six_ longueurs de tête!

aaaa. Moins nombreux que les portraits pris isolément étaient les
Paysages, Marines et Animaux pris en bloc:--ce groupement ne comprenait,
en effet, que cinq cent dix ouvrages.

aaaa. Les épisodes d'histoire, profane ou sacrée; la Mythologie,
l'Allégorie et l'Archéologie ont fourni deux cent trente-six sujets.

Parmi lesquels l'oeil le plus exercé n'eut pu découvrir un uniforme
militaire quelconque que dans trente-quatre oeuvres. Tant la minute
présente est peu aux enthousiasmes guerriers!

aaaa. Nous avons compté cent trente-deux Natures mortes, ainsi
subdivisées:--fleurs, fruits, légumes; 90; gibier, poisson, volaille:
22; ustensiles, vases et bibelots: 20.

Ajoutons à celte catégorie quatorze Intérieurs sans figures.

aaaa. La Littérature dramatique, le Roman, la Légende, et la Fable ont
servi de texte ou de prétexte à une vingtaine d'interprétations
artistiques.

aaaa. Les Scènes de la Vie privée ou publique, et les Études antiques et
modernes qui ne sauraient être rangées dans aucune des catégories
ci-dessus, formaient un ensemble de quatre cent trente-deux ouvrages.

aaaa. Reste les filles d'Ève représentées par la peinture dans le costume
de leur mère avant la pomme. Nous les avons systématiquement écartées
des classifications précédentes, où la plupart auraient pu trouver
place,--comme leurs soeurs de la statuaire,--pour leur réserver une
mention spéciale.

En somme, assises, couchées ou debout; endormies, souriantes ou
grimaçantes; blanches, roses, grises ou vertes; en groupes ou isolées,
c'est à peine s'il leur a suffi de quarante toiles, grande largeur, pour
épuiser la série de leurs provocations ondoyantes et diverses!

TROISIÈME SECTION.

aaaa. Quant à l'exposition d'architecture, on ne peut guère en subdiviser
l'ensemble autrement que comme suit:

Églises et temples: 12 oeuvres.--Monuments funèbres: 7.--Hôtel de Ville
de Paris: 4, et mairies 2.--Palais et châteaux: 5. Établissements
privés: 5.--Halles, caserne, hospice, bourse: 4.--Écoles: 2.--Théâtre:
1--Divers: 1.--_Ensemble_; 13 oeuvres.

QUATRIÈME SECTION.

aaaa. Les cent quatre-vingt-neuf cadres formant la section de _gravure et
lithographie_ échappent, par le nombre et la diversité des épreuves
collées sous un même verre, à tout groupement particulier.

Contentons-nous donc de les ajouter en bloc à tous les chiffres
précédents, pour parfaire le total des 2142 numéros inscrits au
Catalogue.

                                                   *
                                                  * *

Nous en avons fini avec les principales combinaisons numériques
auxquelles se prêtaient les artistes exposants et les oeuvres exposées.
Voyons maintenant quels ont été les résultats matériels du Salon de
1873.

Ouvert le 5 mai dernier, il a été fermé provisoirement, pour travaux
intérieurs, les mardi, mercredi et jeudi, 3, 4 et 5 juin, puis clos
définitivement le 25 du même mois. Soit quarante-neuf jours d'exposition
effective; dont six jeudis et sept dimanches, c'est-à-dire treize jours
d'entrée gratuite. Reste trente-six jours pendant lesquels il a été
perçu un franc par visiteur.

De ce chef, le produit total a été de 154 796 fr.

Soit une moyenne de 4300 visiteurs par jour.

D'un autre côté, la vente du Catalogue, à raison de un franc
l'exemplaire, a fourni une somme de 43,344 fr.

Soit une moyenne de 884 fr. 57 c. par jour. A ces chiffres enfin, il
convient d'ajouter le prix de location du buffet, 6,000 fr.

Et l'on obtient un total de recette de 204,140 fr.

Mais, de ce total, il faut retrancher, suivant les usages établis, le
montant des entrées perçues, pendant les cinq jours d'exposition
horticole, au seul profit de cette dernière entreprise,
soit............................................................................24,266 fr.

Reste ......................................................................179,874 fr.

En estimant, avec quelque raison, ce semble, les frais d'organisation et
les dépenses du Catalogue à une somme de. 145,000 fr. on arrive à
conclure que cette affaire se solde, pour l'administration, par un boni
approximatif de......................................................... 34,874 fr.

                                                   *
                                                  * *

Le nombre total des visiteurs ayant passé aux tourniquets, pendant les
treize jours d'entrée gratuite, s'est élevé à.................. 280,259

Soit une moyenne de 21,558 par jour gratuit.

Non compris les porteurs de cartes de faveur, bien entendu, dont le
nombre, n'étant soumis d'ailleurs à aucun moyen de contrôle, ne peut
figurer ici que pour.................................................. _mémoire_.

Si l'on ajoute, au chiffre ci-dessus, le public payant, ci 154,796 on
trouve que le total général des visiteurs du Salon de 1873 a atteint un
minimum de 435,055.

Ce qui permet d'évaluer la vente du Catalogue à UN EXEMPLAIRE
par CHAQUE DIZAINE de visiteurs.

Jules Dementhe.



UN QUATRIÈME CABLE TRANSATLANTIQUE

Le 15 juin dernier, le _Great-Eastern_ quittait le port de Valentia,
point extrême de l'Irlande, ayant à sa suite une escadrille de puissants
steamers qui, s'ils n'eussent fait partie du cortège du roi des mers,
auraient excité l'admiration des spectateurs. Douze jours après, le
navire géant moins entouré, car son escorte semblait avoir été
éparpillée par la tempête dont elle portait encore les traces, jetait
l'ancre en vue de l'île de Terre-Neuve au bruit des applaudissements de
l'équipage.

Nuit et jour, pendant toute la durée de la traversée, on avait entendu
un bruit de poulies et de chaînes sortir de l'arrière du steamer,
dominer la voix de ses machines et même le grondement des orages.

Dès que le profil de la plus orientale des terres américaines se détache
vers l'Occident, ce bruit cesse comme par enchantement, les roues et
l'hélice même s'arrêtent comme soudainement paralysées; elles ne font
plus que quelques tours nécessaires aux manoeuvres. Un puissant jet de
vapeur sort de toutes les chaudières; alors on descend lentement,
majestueusement du haut du pont immense une de ces prodigieuses bouées
en fer qui ressemblent à des phares. Bientôt elle est fixée au fond de
l'Océan qui n'a que quelques centaines de mètres de profondeur, à l'aide
d'une ancre formidable reliée par une chaîne que les Cyclopes du vieux
Vulcain n'auraient pu forger dans les cavernes de Polyphème.

En s'éloignant des mers européennes, le navire géant laissait sur les
vagues un sillage d'une longueur peu ordinaire; il était, en effet,
continué par une immense chaînette pendant gracieusement à l'arriére et
s'approchant par degrés insensibles de l'Océan, où elle ne disparaissait
qu'à un grand nombre d'encâblures de distance. Tantôt le point où ce fil
se soudait avec les vagues s'approchait du _Great-Eastern_, qui fuyait
vers l'Occident avec une vitesse moindre que son allure ordinaire, mais
encore supérieure à celle du commun des navires. Tantôt cette boucle
inclinée semblait au contraire s'écarter et se tendre comme si elle
avait rencontrée quelque résistance imprévue dans le fond des Océans,
comme si les dieux inconnus de l'abîme cherchaient à s'y accrocher, pour
arrêter le mouvement du vapeur immense.

Mais ces oscillations semblaient prévues, car le _Great-Eastern_
modifiait son allure. On eut dit un cavalier qui, tout en courant, rend
de la bride et donne de l'éperon à son cheval quand il se ralentit, ou
qui tempère son ardeur en serrant fortement sur les rênes. Sans point
d'arrêt, sans lacune, le navire glissait vers le couchant et le câble
sortant de ses cales se précipitait dans la mer avec une vitesse de
trois à quatre mètres par seconde.

Lorsque la bouée fut fixée dans le fond de la mer et que le câble y fut
attaché, l'Europe et l'Amérique étaient virtuellement réunies par un
quatrième câble. Car il suffisait pour terminer l'opération de réunir le
câble des mers profondes à celui du rivage. C'était l'oeuvre d'un des
navires de l'escadrille. Le _Great-Eastern_ avait terminé sa tâche.

Jamais expédition télégraphique n'eut lieu avec une régularité aussi
merveilleuse. Trois tempêtes n'eurent pas la force de l'interrompre ni
même de la ralentir. Car les hésitations apparentes du navire ne
tenaient qu'aux dépressions souvent brusques, et aux redressements
quelquefois abruptes du fond de la nier.

La pose du nouveau câble, opération considérée il y a six ans à peine
comme excessivement scabreuse, il y a dix ans comme presque impassible,
il y a vingt ans comme chimérique, s'exécute aujourd'hui comme la plus
vulgaire des opérations en usage dans nos grandes manufactures. On ne
fait point passer plus facilement à la filière les sept fils de cuivre
qui forment l'âme du câble, qu'on dépose le câble lui-même au fond des
gouffres océaniques, dans lesquels disparaîtrait le mont Blanc lui-même,
comme l'araignée vagabonde laisse son fil sur les vertes prairies
d'Angleterre.

Un ouragan du sud-ouest agitait inutilement la gigantesque chaînette au
moment décisif qui allait clore cette nouvelle campagne. Le
_Great-Eastern_ fixait la bouée-débarcadère en vue de Terre-Neuve, et
l'Océan vaincu d'une façon définitive, à force de soin, d'argent, de
science et de patience, agitait inutilement sa houle impuissante.

D'autres rêves d'aujourd'hui deviendront la réalité de demain, à
condition qu'on emploie pour amener le succès les procédés qui ont
assuré à l'industrie moderne une si brillante victoire, si brillante en
effet qu'elle ne surprend personne, excepté ceux qui sont capables
d'apprécier les difficultés d'une entreprise demandant soixante millions
de matériel.

La flottille qui a quitté Valentia presque incognito, représentait une
valeur supérieure à celle de la plus riche flotte de galions que
l'Amérique ait jamais envoyée à Cadix. Le shah de Perse, quand bien même
il vendrait tous les diamants qui constellent ses écrins, ne pourrait
recueillir assez de livres sterlings pour s'en rendre acquéreur. On
n'échangerait pas le _Great-Eastern_, vainqueur des Océans, pour la mer
de lumière.

W. de Fonvielle.



LA CAGE D'OR

NOUVELLE

(Suite)

Encore toute troublée, Sacha se dirigeait vers un fauteuil, lorsqu'elle
aperçut sur une table un objet qui jetait des feux scintillants; elle y
porta la main et reconnut dans cet objet la bague qu'elle avait
remarquée au doigt du proscrit.

Elle la prit, la considéra curieusement, s'assit et demeura si longtemps
absorbée dans sa rêverie que le jour commençait à poindre quand elle
songea qu'il était temps de gagner son lit.


VII

Pendant que sa maison était le théâtre de cet étrange incident, Nicolas
Makovlof dans son drowski suivait la route de Kalouga. Il arrivait trois
jours après au domaine de son seigneur, laissait sa voiture dans le
village, et sa valise sous le bras il courait au château, et glissait un
papier de dix roubles dans la main du bailli, expédient, infaillible
pour obtenir du maître qu'il voulut bien recevoir son ancien mougik.

En effet l'audience ne se fit pas attendre: vingt minutes ne s'étaient
pas écoulées que le serf était introduit dans le petit salon, où il
trouvait le vieux Laptioukine couché sur un divan, à moitié enseveli
sous une montagne de coussins et enveloppé de schals de Perse qui le
couvraient de la tête aux pieds.

Ce spectacle lui permettait d'apprécier à leur valeur les vanités des
gloires d'ici-bas. Une tête chenue, une face parcheminée, tannée,
couturée, ridée comme une pomme qui sort du four, voilà tout ce qui
restait du brillant gentilhomme dont avaient rêvé les belles de vingt
lieues aux alentours. L'oeil seul avait conservé quelque chose de sa
vivacité et de son éclat juvéniles, il flamboyait sous ses sourcils
buissonneux lorsque l'ancien bottier s'inclina profondément devant son
seigneur.

--Eh! c'est Nicolas, s'écria le comte en donnant une expression joyeuse
à sa voix chevrotante et cassée, c'est Nicolas, fils de Pierre, je
remercie Michel Archange qui t'a conduit sur le domaine, Nicolas! Ta
présence m'a tout ragaillardi, elle me ramène d'une vingtaine d'années
en arrière, au beau temps où tu fabriquais pour moi de si adorables
chaussures.

La direction que prenaient les souvenirs du comte ne plaisait guère à
Nicolas; aussi se permit-il de l'interrompre avec le geste et l'accent
de la modestie aux abois.

--Père, s'écria-t-il, il y a longtemps que je l'appelais de tous mes
voeux, ce jour où il m'est enfin donné de poser mes lèvres sur la main
du maître de ma race.

--Bon Nicolas! Ta reconnaissance me touche jusqu'aux larmes. Voyons, tu
dois être fatigué de la route; as-tu été te rafraîchir à l'office? Mais
j'y pense, l'hydromel n'est pas la boisson des riches marchands de la
ville sainte; il se vide chez eux plus de vin de France que dans nos
pauvres demeures. Je vais en faire monter une, pour fêter ta bienvenue,
et je trinquerai avec toi. Hélas! du bout des lèvres, car la goutte,
moins volage que tu ne l'as été, n'a point quitté mes pauvres jambes
depuis que tu as abandonné à d'autres le soin de les chausser.

Le mari d'Alexandra flottait entre la crainte et l'espérance. Tracassé
par les importunes réminiscences du vieillard, tranquillisé par la
cordiale bonhomie avec laquelle il les traduisait, il accepta avec
gratitude l'honneur insigne que daignait lui faire son seigneur, et vida
coup sur coup plusieurs verres de champagne qui ne contribuèrent pas peu
à lui rendre son aplomb.

--Sais-tu, reprit le comte, qu'il est beau à toi de ne pas m'avoir
oublié dans ta prospérité et d'avoir entrepris ce long voyage pour
visiter ton vieux maître dans sa retraite, car ce n'est que pour cela
que tu es venu, n'est-ce pas?

--Oh! certainement, seigneur, balbutia Nicolas; pour vous revoir d'abord
et ensuite...

--Ensuite pour autre chose, dit le comte, en achevant la phrase que le
serf avait laissée en suspens. Eh bien! puisque nous avons bu à ton
retour au domaine, passons maintenant aux articles secondaires.

--Comme le seigneur ne l'ignore pas, répondit Nicolas après avoir toussé
pour éclaircir sa voix un peu rebelle, j'ai vaillamment travaillé et mon
saint patron ayant béni mes efforts, je suis parvenu à réunir quelques
roubles. Mais il n'a pas été donné à l'homme d'être satisfait ici-bas.
Celui qui trouve un kopeck à ses pieds fait une verste pour ramasser un
brin de paille. Ainsi de moi; je voudrais agrandir le cercle de mes
affaires en trafiquant avec l'étranger; mais, pour y parvenir, il
faudrait voyager et...

--Eh bien? s'écria le comte Laptioukine de l'air le plus naturel du
inonde, ton idée est excellente; et pourquoi ne voyagerais-tu pas?

Un soupir d'allégement souleva la poitrine du marchand.

--C'est que... c'est que... murmura-t-il, le seigneur aura probablement
oublié que je suis resté serf et que je lui paye l'obrosk en cette
qualité.

--Pas du tout. Mais qui peut s'opposer à ce que de serf que tu es je
fasse de toi un homme libre, lequel aurait le droit d'ouvrir son aile à
tous les vents et de promener sa fantaisie aux quatre coins du monde?.

Nicolas poussa une exclamation de joie, se jeta aux pieds de son maître,
lui prit la main et la baisa avec transport.

--Oh! disait le pauvre marchand, que Dieu vous récompense dans ce monde
et dans l'autre, gracieux seigneur! Je vais lui demander tous les jours
qu'il vous réserve la meilleure place de son paradis. Pardonnez-moi si
je ne vous exprime pas mieux ce que je ressens, mais je succombe à mon
émotion.

--Peste! s'écria le comte avec un accent légèrement railleur, il paraît
que le goût des voyages vous tenait furieusement au coeur, maître
Nicolas! Eh bien, voyons, que comptez-vous m'offrir en échange de votre
liberté?

Lorsqu'il avait quitté Moskow, le serf était décidé à sacrifier s'il le
fallait sa fortune pour donner satisfaction à sa bien-aimée Alexandra;
mais il n'entendait pas moins disputer écu par écu le prix de son
rachat, comme l'exigeaient ses antécédents de commerçant.

--Maître, dit-il, avant de quitter Moskow, j'ai mis vingt mille roubles
dans ce sac; c'est peut-être la moitié de ce que je possède; mais je ne
saurais regretter d'avoir partagé mon bien avec le généreux seigneur qui
de son esclave aura fait un homme.

Le comte Laptioukine haussa les épaules et plissa les lèvres d'un aie
dédaigneux.

--Mais, se hâta de reprendre Nicolas, si le seigneur pense qu'il est
juste que la totalité lui appartienne, je lui abandonnerai les quarante
mille roubles, en ne gardant pour moi que la protection du bienheureux
saint Nicolas qui ne me délaissera pas dans mon indigence.

--Tu m'as bien mal compris, Nicolas, reprit le comte; si j'avais envie
de roubles, je ne t'en aurais pas demandé vingt mille. Mais tu le vois,
mon garçon, je suis arrivé à cette période de l'existence où le plus ou
moins grand nombre de roubles que l'on possède commence à devenir
furieusement indifférent. J'ai rêvé que tu ferais mieux pour moi, que je
te devrais une dernière joie qui adoucirait quelque peu les regrets du
passé, qui paraissent, si amers lorsqu'on touche à la fin.

Nicolas était pâle et haletant.

G. de Cherville.

(_La suite prochainement._)



[Illustration: Turkestan.]



[Illustration: LE TREMBLEMENT DE TERRE DE SAN-SALVADOR.]

[Illustration: Le palais du Gouvernement avant le tremblement de terre.]

[Illustration: Maison du Ministre américain]

[Illustration: Le Consulat français.]

[Illustration: Le Collège militaire.]

[Illustration: Le bazar du Progrès.]

[Illustration: La Maison haute.]



CONQUÊTES DES RUSSES DANS L'ASIE CENTRALE

Nous voulons profiter de l'excellente carte du Turkestan publiée dans un
précédent numéro (3) de l'Illustration, pour donner un historique
succinct des conquêtes des Russes dans ces contrées encore peu connues.

(3) Voy. l'_Illustration_ du 21 mai.

Le Turkestan est le berceau de la race turque, qui se subdivise en un
grand nombre de branches. Celle qui domine dans l'Asie centrale est la
branche des Usbeks, à laquelle appartiennent tous 1er khans, les hauts
fonctionnaires et les habitants riches des villes; les nomades se
composent de bandes kirghiz et turcomanes; les esclaves sont en général
d'origine perse. On divise encore les habitants de l'Asie centrale en
deux grandes races, les Iraniens et les Touraniens. Les Persans,
sédentaires et industrieux, sont Iraniens; les Turkestans, nomades et
pillards, sont Touraniens. Il est facile de voir que ces groupements ne
donnent pas une idée très-nette de la composition de ces peuples qui, en
résumé, forment une mosaïque de races sous la domination des Usbeks.

La première expédition des Russes contre le Turkestan remonte au XVIe
siècle, et fut dirigée, en 1585, par Netchaï, hetman des cosaques de
l'Oural. Les Russes furent défaits par les Khiuriens et obligés de
battre en retraite.

Le projet fut repris en 1715 par Pierre le Grand, qui lança contre Khiwa
le prince Tchakesse Bekeurtch, qu'il avait converti au christianisme,
fait élevé avec beaucoup de soin et nommé officier dans la garde
impériale. La colonne partit du fort d'Alexandrowsk, situé près de la
presqu'île de Margichlak, et fut entièrement détruite à une trentaine de
lieues de Khiwa par les hordes turcomanes, kirghiz et usbeks.

Après ces insuccès, la Russie ajourna ses projets de conquête et se
contenta d'occuper quelques points de la rive orientale de la Caspienne,
et de soumettre à sa domination les tribus kirghiz établies entre le
Wolga et l'Oural.

Dans les derniers mois de 1839, le général Perowski partit d'Orembourg
avec 10,000 hommes pour conquérir Khiwa et les contrées comprises entre
la Caspienne et l'Aral. La colonne russe ne put aller à plus de
cinquante lieues au delà du fort d'Embinsk; assaillie par des tourmentes
de neige, elle dut rebrousser chemin après avoir éprouvé des pertes
énormes.

De même que les Français en Algérie, les Russes ne manquaient pas de
prétextes pour reprendre les hostilités à la première occasion. Leurs
caravanes de marchands étaient souvent pillées et les rives de l'Oural
insultées par les hordes nomades aussi insoumises et indisciplinées que
celles de nos frontières du Maroc. L'ordre d'avancer fut donné, en 1846,
par l'empereur Nicolas, mais cette fois, au lieu de s'engager
aveuglément dans les déserts situés à l'ouest de la mer d'Aral, les
généraux russes d'Orenbourg se dirigèrent plus à l'Est de façon à gagner
cette mer intérieure et le Syr-Daria. On procéda méthodiquement et des
forts solides, protégèrent les lignes de communication; trois bâtiments
à voiles, deux vapeurs en fer furent expédiés à grands frais dans la mer
d'Aral. En 1853, les Russes, solidement établis sur le bas Syr-Daria,
entre les forts d'Aralsk et le fort n° 2, résolurent de frapper un grand
coup contre le khanat de Khokand. Une colonne commandée par le même
général Perowski s'avança de cent lieues en remontant le Syr-Daria et se
rendit maîtresse de la forteresse d'Ak-Mesdjed, à laquelle ils donnèrent
le nom de leur général en chef, Perowski, en y laissant une garnison de
1000 hommes.

Au mois de décembre de la même année 1853, les Kokandiens, au nombre de
15000 hommes, avec 70 canons, essayèrent de reprendre la forteresse et
furent repoussés avec des pertes sérieuses. Les soulèvements des
Kirghiz, qui gênaient les communications entre l'Oural et le Syr-Daria,
arrêtèrent pendant plusieurs années les progrès des Russes au Sud;
cependant ceux-ci purent s'étendre à plusieurs centaines de lieues vers
l'Est, sur les confins de la Tartarie chinoise. A la même époque, la
guerre de Crimée obligea l'empereur Nicolas à suspendre les expéditions
projetées dans l'Asie centrale.

L'émir de Bokhara, Mozaffar, personnage ambitieux et remuant, profita de
l'affaiblissement de la Russie pour étendre sa domination sur le khanat
de Khokand: sa position de chef de la religion dans le Turkestan lui
permit d'atteindre son but.

Son triomphe, dont les journaux anglais et russes entretinrent
longuement le public, fut de courte durée, car, en 1864, le général
Tchernaïeff, successeur de Perowski, fut chargé de châtier les khans de
Khokand et de Bokhara. A la tête d'une petite armée composée de six
bataillons de ligne, quatorze régiments cosaques, trente canons et d'une
batterie de fuséens, il s'empara successivement des importantes villes
de Turkestan, de Tchemkent et, en mai 1855, il faisait son entrée dans
Taschkent, grande et riche cité de 100,000 âmes. Un ukase de l'empereur
Alexandre décréta territoires russes la province de Turkestan, qui
devint désormais le gouvernement général du Turkestan en dépit des
réclamations de l'Angleterre et contrairement à un manifeste du prince
Gortschakoff. La nouvelle frontière moscovite allait jusqu'à Tachinas et
suivait la ligne tracée sur la carte de l'_Illustration_, sauf le
district de Kuldja et quelques autres districts à l'est de Samarkande,
qui ne furent annexés qu'en 1870 et 1871.

L'émir Mozaffar, excité par le parti musulman, protesta contre l'ukase
impérial et signifia aux Russes d'avoir à évacuer la riche province de
Taschkent. Il eut même l'audace de faire emprisonner une mission de
trois officiers dont le chef était le colonel Struwe. Pour toute
réponse, le général Tchernaïeff sortit de Taschkent, le 30 janvier 1866,
avec une colonne de 2,000 hommes, avec seize canons, et marcha droit sur
Samarkande.

Ce mouvement mal préparé à travers une steppe dépourvue d'eau et de
fourrages devait fatalement échouer. Arrivée à Djizak, la colonne russe
se vit obligée de battre en retraite. Tchernaïeff disgracié dut remettre
le commandement au général Romanowski dans des circonstances difficiles.
Mozaffar, exalté par la retraite de l'ennemi, s'avançait sur Taschkent
avec 5,000 soldats réguliers, 35,000 kirghiz et vingt-et-un canons.

Romanowski, qui n'avait que 2,800 hommes et vingt canons, marcha
résolument à la rencontre des Bokares et leur livra bataille, le 20 mai
1866, dans la plaine d'Irdjar, à une dizaine de lieues au sud de
Taschkent. Grâce à leur discipline, à leur artillerie rayée et à une
bravoure remarquable, les Russes remportèrent une victoire complète.
Mozaffar s'enfuit à tire d'aile jusqu'à Samarkande, tandis que son
heureux adversaire, sans perdre un instant, s'emparait du fort de Naou
et se présentait le 29 mai devant Khodjent, grande et belle ville de
60,000 âmes, située à l'intersection de cinq routes, le point le plus
central des relations commerciales entre la Perse, l'Afghanistan, la
Russie, l'Inde et la Chine. Le 5 juin, la ville était emportée d'assaut
malgré la résistance désespérée des Khokandiens.

Le général Romanowski organisa avec un soin minutieux sa base
d'opérations sur le Syr-Daria et marcha au sud aussitôt après les
chaleurs. Le 5 octobre il assiégeait la forteresse d'Oratupa, qui
succombait le 14. Déjà il avait atteint Djizak, à trois marches de
Samarkande, lorsqu'il fut informé que l'émir s'était enfin décidé à
remettre le colonel Struwe en liberté et implorait la paix aux
conditions fixées par le vainqueur. Ce n'était qu'une feinte pour gagner
du temps; Mozaffar avait bien relâché les prisonniers, tout en
continuant ses préparatifs de guerre. Néanmoins, les Russes ne
poussèrent pas plus loin, car, mis sur leurs gardes par l'échec du
général Tchernaïeff, ils sentaient qu'il fallait ne s'engager qu'avec
une extrême prudence dans un pays riche, peuplé et en proie au fanatisme
musulman. Aussi, pendant toute l'année 1867, les hostilités se
réduisirent-elles à quelques combats heureux aux environs de
Yani-Kourgane, qui condamnèrent l'émir à s'enfermer dans Samarkande. Le
gouvernement russe profita de l'abattement et de l'inaction de Mozaffar
pour semer la discorde dans son camp et soulever contre lui ses
principaux lieutenants, toujours enclins, comme tous les Asiatiques, à
se rendre indépendants de leur suzerain.

Un ukase du 11 juillet 1867 décréta la division du Turkestan russe en
deux gouvernements distincts placés sous la haute direction d'un
gouverneur général. Ce poste important échut à l'aide-de-camp général
Kaufmann, qui l'occupe encore aujourd'hui et dont la résidence est
définitivement fixée à Taschkent, au milieu d'une contrée superbe,
jouissant d'un climat tempéré et d'une extraordinaire fertilité.

Il nous reste à parler des événements accomplis de 1868 à 1873, et qui
sont de beaucoup les plus intéressants.

A. Wachter.



BIGARRURES ANECDOTIQUES
LITTERAIRES ET FANTAISISTES.

L'ESPRIT DE PARTI.

(Suite.)


LES CANCANS: 1831-1833.

** Le juste-milieu consent à tout, hormis à s'en aller.

** C'est une charge que leur ordre public.

** Nouvelle prière à l'usage des propriétaires: _Que Dieu soit loué
ainsi que toutes nos boutiques...!_

** En 1793, on avait honte de passer pour orléaniste: aujourd'hui
encore, on s'avoue franchement républicain ou légitimiste. Mais les gens
du juste-milieu ne sont partisans que de la tranquillité publique; tous
reculent devant l'épithète d'orléaniste. Preuve de moralité!

** Une requête a été présentée pour que les de Broglie (dont le nom,
d'origine piémontaise, est Broglio) prissent désormais le nom
d'Imbroglio.

** Il y a trop de perruques dans la Chambre haute, il nous faut
maintenant des pairs verts.

** Le gouvernement aliène les forêts de l'État;--nous savons bien de
quel bois il se chauffe.

** Les plus incrédules croient toujours à la faim du monde.

/*
        ** En démasquant partout C... le directeur,
           Tu crois donc, pauvre sot, lui faire ôter sa place?
           Au temps où nous vivons, c'est le mettre en faveur:
           Dis-en beaucoup de bien, si tu veux qu'on le chasse!
*/

** On désarme à force.--Qui donc? La garde nationale.

** Le juste-milieu a donné l'ordre de faire arrêter toute la France
comme suspecte.

** Le baume que le juste-milieu promettait de verser sur la plaie des
ouvriers lyonnais était du baume d'acier.

** M. Persil commence toutes ses lettres par ces mots: «Je _saisis_ avec
empressement...»

** Les républicains n'en veulent plus, les bonapartistes en veulent un
autre, les royalistes n'en voudraient jamais...

Resté seul contre trois, que voudriez-vous qu'il fit?--Qu'il mourut.

** La France a beau rouler dans l'abîme; il y a toujours quelqu'un qui
dit: _fouette cocher._

** Pourquoi diable aussi n'avez-vous pas récusé les plus mauvais
jurés?--Eh! mon ami, il aurait fallu les récuser tous.

** Le juste-milieu ayant résolu de faire quelque chose de nouveau, ne
fit pas de bêtises.

** J'entends tous les jours dire; «la Francs fera ci, la France fera
ça»; moi, je suis persuadé que la France ne peut rien faire de son chef.

** Je pose le trône; j'additionne la liste civile; je fais une
soustraction de gloire, une multiplication de misère et une division
nationale.



SALON DE 1873

Source de poésie

PAR M. GUILLAUME

Comme on l'écrivait ici la semaine dernière, M. Guillaume est un de ces
artistes d'élite à qui la perfection de l'exécution ne ferait jamais
oublier la nécessité de la pensée. Pour lui, nymphes et déesses doivent
être plus que des créatures aux belles formes; la muse qu'il exposait au
Salon sous le titre de _Source de poésie_ en est une preuve nouvelle.

Majestueusement assise, la tête couronnée du laurier sacré, l'oeil
tourné vers les cimes célestes, elle s'appuie d'une main sur la lyre
antique, primitivement faite d'une écaille de tortue, tandis que de
l'autre elle tient l'urne sainte d'où découle l'eau castalide, boisson
pure des poètes. Une foule de petits génies viennent s'y abreuver; leurs
ailes font songer involontairement au mot de Platon: _Le poète est chose
légère et ailée._

Jamais l'immortelle inspiration du grand et du beau n'a été mieux
représentée que par cette muse au regard calme et profond, au visage
noble et fier, à l'attitude pleine de dignité. Femme par un je ne sais
quoi de doux et d'attachant, elle est déesse par la sérénité de son
profil olympien; la passion, avec ses désordres et ses entraînements,
n'a jamais pu l'atteindre; elle la domine de toute la hauteur de son
rocher, inaccessible aux profanes; seuls, les initiés peuvent s'élever
jusqu'à elle, et on sent qu'en s'abreuvant de son onde pure, ils
perdront le goût et le souvenir des choses périssables pour ne plus
songer qu'aux jouissances éternelles de l'art.

[Illustration: SALON DE 1873.--Sculpture.--_Source de poésie_, par M.
Guillaume.]

SALON DE 1873

_Le président Bonjean_

BUSTE EN PLATRE PAR M. SOLLIER

Le nom de M. le président Bonjean, connu et estimé de tous pendant sa
vie, est devenu aujourd'hui celui d'un martyr. Personne n'a oublié sa
courageuse attitude pendant le siège de Paris et tors des événements qui
suivirent; averti du danger qu'il courait en restant dans la capitale
abandonnée aux mains d'une révolution sans but, il refusa de fuir, ne
pouvant croire que son honorabilité et sa qualité de magistrat étaient
des titres suffisants pour le désigner à la vengeance des soldats de la
Commune. Arrêté comme otage avec Monseigneur Darboy, enfermé à Mazas et
lâchement assassiné au moment de l'entrée des troupes de Versailles dans
Paris, il ne cessa d'étonner ses compagnons et ses gardiens eux-mêmes
par sa fermeté et sa résignation.

Homme de bien, savant magistrat, citoyen dévoué, sa mort a excité dans
la France entière un frémissement d'horreur, et sa mémoire a laissé
d'universels regrets. En reproduisant ici son buste, qui figurait à
l'Exposition, nous ne faisons que rendre un légitime hommage à ce
martyr, victime innocente des brutales férocités de la guerre civile.

M. Sollier l'a représenté avec le manteau d'hermine; sans doute le buste
y gagne du caractère, au point de vue officiel; mais il faut bien
reconnaître que les épaules, ainsi couvertes, acquièrent une largeur
quelque peu exagérée qui gâte les proportions de l'oeuvre et en
compromet jusqu'à un certain point l'harmonie: la tête paraît trop
petite. Nous ne doutons pas que l'artiste n'atténue ce léger défaut,
lors de l'exécution en marbre.

[Illustration: SALON DE 1873.--Buste du président Bonjean, par M.
Sollier,]



RÉBUS

Explication du dernier rébus:

Si tu n'as pas d'esclave, tu n'es l'esclave de personne.

[Illustration: Nouveau rébus.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 1584, 5 Juillet 1873" ***

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