Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Le Ventre de Paris
Author: Zola, Émile
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le Ventre de Paris" ***


Sutherland, Charles Franks and the Online Distributed


LES ROUGON-MACQUART

HISTOIRE NATURELLE ET SOCIALE D'UNE FAMILLE SOUS LE SECOND EMPIRE



LE VENTRE DE PARIS

PAR

ÉMILE ZOLA



I


Au milieu du grand silence, et dans le désert de l'avenue, les
voitures de maraîchers montaient vers Paris, avec les cahots rhythmés
de leurs roues, dont les échos battaient les façades des maisons,
endormies aux deux bords, derrière les lignes confuses des ormes. Un
tombereau de choux et un tombereau de pois, au pont de Neuilly,
s'étaient joints aux huit voitures de navets et de carottes qui
descendaient de Nanterre; et les chevaux allaient tout seuls, la tête
basse, de leur allure continue et paresseuse, que la montée
ralentissait encore. En haut, sur la charge des légumes, allongés à
plat ventre, couverts de leur limousine à petites raies noires et
grises, les charretiers sommeillaient, les guides aux poignets. Un bec
de gaz, au sortir d'une nappe d'ombre, éclairait les clous d'un
soulier, la manche bleue d'une blouse, le bout d'une casquette,
entrevus dans cette floraison énorme des bouquets rouges des carottes,
des bouquets blancs des navets, des verdures débordantes des pois et
des choux. Et, sur la route, sur les routes voisines, en avant et en
arrière, des ronflements lointains de charrois annonçaient des convois
pareils, tout un arrivage traversant les ténèbres et le gros sommeil
de deux heures du matin, berçant la ville noire du bruit de cette
nourriture qui passait.

Balthazar, le cheval de madame François, une bête trop grasse, tenait
la tête de la file. Il marchait, dormant à demi, dodelinant des
oreilles, lorsque, à la hauteur de la rue de Longchamp, un sursaut de
peur le planta net sur ses quatre pieds. Les autres bêtes vinrent
donner de la tête contre le cul des voitures, et la file s'arrêta,
avec la secousse des ferrailles, au milieu des jurements des
charretiers réveillés. Madame François, adossée à une planchette
contre ses légumes, regardait, ne voyait rien, dans la maigre lueur
jetée à gauche par la petite lanterne carrée, qui n'éclairait guère
qu'un des flancs luisants de Balthazar.

-- Eh! la mère, avançons! cria un des hommes, qui s'était mis à genoux
sur ses navets... C'est quelque cochon d'ivrogne.

Elle s'était penchée, elle avait aperçu, à droite, presque sous les
pieds du cheval, une masse noire qui barrait la roule.

-- On n'écrase pas le monde, dit-elle, en sautant à terre.

C'était un homme vautré tout de son long, les bras étendus, tombé la
face dans la poussière. Il paraissait d'une longueur extraordinaire,
maigre comme une branche sèche; le miracle était que Balthazar ne
l'eût pas cassé en deux d'un coup de sabot. Madame François le crut
mort; elle s'accroupit devant lui, lui prit une main, et vit qu'elle
était chaude.

-- Eh! l'homme! dit-elle doucement.

Mais les charretiers s'impatientaient. Celui qui était agenouillé dans
ses légumes, reprit de sa voix enrouée:

-- Fouettez donc, la mère!... Il en a plein son sac, le sacré porc!
Poussez-moi ça dans le ruisseau! Cependant, l'homme avait ouvert les
yeux. Il regardait madame François d'un air effaré, sans bouger. Elle
pensa qu'il devait être ivre, en effet.

-- Il ne faut pas rester là, vous allez vous faire écraser, lui
dit-elle... Où alliez-vous?

-- Je ne sais pas..., répondit-il d'une voix très-basse. Puis, avec
effort, et le regard inquiet:

-- J'allais à Paris, je suis tombé, je ne sais pas...

Elle le voyait mieux, et il était lamentable, avec son pantalon noir,
sa redingote noire, tout effiloqués, montrant les sécheresses des os.
Sa casquette, de gros drap noir, rabattue peureusement sur les
sourcils, découvrait deux grands yeux bruns, d'une singulière douceur,
dans un visage dur et tourmenté. Madame François pensa qu'il était
vraiment trop maigre pour avoir bu.

-- Et où alliez-vous, dans Paris? demanda-t-elle de nouveau.

Il ne répondit pas tout de suite; cet interrogatoire le gênait. Il
parut se consulter; puis, en hésitant:

-- Par là, du côté des Halles.

Il s'était mis debout, avec des peines infinies, et il faisait mine de
vouloir continuer son chemin. La maraîchère le vit qui s'appuyait en
chancelant sur le brancard de la voiture.

-- Vous êtes las?

-- Oui, bien las, murmura-t-il.

Alors, elle prit une voix brusque et comme mécontente. Elle le poussa,
en disant:

-- Allons, vite, montez dans ma voiture! Vous nous faites perdre un
temps, là!... Je vais aux Halles, je vous déballerai avec mes légumes.

Et, comme il refusait, elle le hissa presque, de ses gros bras, le
jeta sur les carottes et les navets, tout à fait fâchée, criant:

-- A la fin, voulez-vous nous ficher la paix! Vous m'embêtez, mon
brave... Puisque je vous dis que je vais aux Halles! Dormez, je vous
réveillerai.

Elle remonta, s'adossa contre la planchette, assise de biais, tenant
les guides de Balthazar, qui se remit en marche, se rendormant,
dodelinant des oreilles. Les autres voitures suivirent, la file reprit
son allure lente dans le noir, battant de nouveau du cahot des roues
les façades endormies. Les charretiers recommencèrent leur somme sous
leurs limousines. Celui qui avait interpellé la maraîchère,
s'allongea, en grondant:

-- Ah! malheur! s'il fallait ramasser les ivrognes!... Vous avez de la
constance, vous, la mère!

Les voitures roulaient, les chevaux allaient tout seuls, la tête
basse. L'homme que madame François venait de recueillir, couché sur le
ventre, avait ses longues jambes perdues dans le tas des navets qui
emplissaient le cul de la voiture; sa face s'enfonçait au beau milieu
des carottes, dont les bottes montaient et s'épanouissaient; et, les
bras élargis, exténué, embrassant la charge énorme des légumes, de
peur d'être jeté à terre par un cahot, il regardait, devant lui, les
deux lignes interminables des becs de gaz qui se rapprochaient et se
confondaient, tout là-haut, dans un pullulement d'autres lumières. À
l'horizon, une grande fumée blanche flottait, mettait Paris dormant
dans la buée lumineuse de toutes ces flammes.

-- Je suis de Nanterre, je me nomme madame François, dit la
maraîchère, au bout d'un instant. Depuis que j'ai perdu mon pauvre
homme, je vais tous les matins aux Halles. C'est dur, allez!... Et
vous?

-- Je me nomme Florent, je viens de loin..., répondit l'inconnu avec
embarras. Je vous demande excuse; je suis si fatigué, que cela m'est
pénible de parler.

Il ne voulait pas causer. Alors, elle se tut, lâchant un peu les
guides sur l'échine de Balthazar, qui suivait son chemin en bête
connaissant chaque pavé. Florent, les yeux sur l'immense lueur de
Paris, songeait à cette histoire qu'il cachait. Échappé de Cayenne, où
les journées de décembre l'avaient jeté, rôdant depuis deux ans dans
la Guyane holandaise, avec l'envie folle du retour et la peur de la
police impériale, il avait enfin devant lui la chère grande ville,
tant regrettée, tant désirée. Il s'y cacherait, il y vivrait de sa vie
paisible d'autrefois. La police n'en saurait rien. D'ailleurs, il
serait mort, là-bas. Et il se rappelait son arrivée au Havre,
lorsqu'il ne trouva plus que quinze francs dans le coin de son
mouchoir. Jusqu'à Rouen, il put prendre la voiture. De Rouen, comme il
lui restait à peine trente sous, il repartit à pied. Mais, à Vernon,
il acheta ses deux derniers sous de pain. Puis, il ne savait plus. Il
croyait avoir dormi plusieurs heures dans un fossé. Il avait dû
montrer à un gendarme les papiers dont il s'était pourvu. Tout cela
dansait dans sa tête. Il était venu de Vernon sans manger, avec des
rages et des désespoirs brusques qui le poussaient à mâcher les
feuilles des haies qu'il longeait; et il continuait à marcher, pris de
crampes et de souleurs, le ventre plié, la vue troublée, les pieds
comme tirés, sans qu'il en eût conscience, par cette image de Paris,
au loin, très-loin, derrière l'horizon, qui l'appelait, qui
l'attendait. Quand il arriva à Courbevoie, la nuit était très-sombre.
Paris, pareil à un pan de ciel étoilé tombé sur un coin de la terre
noire, lui apparut sévère et comme fâché de son retour. Alors, il eut
une faiblesse, il descendit la côte, les jambes cassées. En traversant
le pont de Neuilly, il s'appuyait au parapet, il se penchait sur la
Seine roulant des flots d'encre, entre les masses épaissies des rives;
un fanal rouge, sur l'eau, le suivait d'un oeil saignant. Maintenant,
il lui fallait monter, atteindre Paris, tout en haut. L'avenue lui
paraissait démesurée. Les centaines de lieues qu'il venait de faire
n'étaient rien; ce bout de route le désespérait, jamais il
n'arriverait à ce sommet, couronné de ces lumières. L'avenue plate
s'étendait, avec ses lignes de grands arbres et de maisons basses, ses
larges trottoirs grisâtres, tachés de l'ombre des branches, les trous
sombres des rues transversales, tout son silence et toutes ses
ténèbres; et les becs de gaz, droits, espacés régulièrement, mettaient
seuls la vie de leurs courtes flammes jaunes, dans ce désert de mort.
Florent n'avançait plus, l'avenue s'allongeait toujours, reculait
Paris au fond de la nuit. Il lui sembla que les becs de gaz, avec leur
oeil unique, couraient à droite et à gauche, en emportant la route; il
trébucha, dans ce tournoiement; il s'affaissa comme une masse sur les
pavés.

À présent, il roulait doucement sur cette couche de verdure, qu'il
trouvait d'une mollesse de plume. Il avait levé un peu le menton, pour
voir la buée lumineuse qui grandissait, au-dessus des toits noirs
devinés à l'horizon. Il arrivait, il était porté, il n'avait qu'à
s'abandonner aux secousses ralenties de la voiture; et cette approche
sans fatigue ne le laissait plus souffrir que de la faim. La faim
s'était réveillée, intolérable, atroce. Ses membres dormaient; il ne
sentait en lui que son estomac, tordu, tenaillé comme par un fer
rouge. L'odeur fraîche des légumes dans lesquels il était enfoncé,
cette senteur pénétrante des carottes, le troublait jusqu'à
l'évanouissement. Il appuyait de toutes ses forces sa poitrine contre
ce lit profond de nourriture, pour se serrer l'estomac, pour
l'empêcher de crier. Et, derrière, les neuf autres tombereaux, avec
leurs montagnes de choux, leurs montagnes de pois, leurs entassements
d'artichauts, de salades, de céleris, de poireaux, semblaient rouler
lentement sur lui et vouloir l'ensevelir, dans l'agonie de sa faim,
sous un éboulement de mangeaille. Il y eut un arrêt, un bruit de
grosses voix; c'était la barrière, les douaniers sondaient les
voitures. Puis, Florent entra dans Paris, évanoui, les dents serrées,
sur les carottes.

-- Eh! l'homme, là-haut! cria brusquement madame François.

Et, comme il ne bougeait pas, elle monta, le secoua. Alors, Florent se
mit sur son séant. Il avait dormi, il ne sentait plus sa faim; il
était tout hébété. La maraîchère le fit descendre, en lui disant:

-- Vous allez m'aider à décharger, hein?

Il l'aida. Un gros homme, avec une canne et un chapeau de feutre, qui
portait une plaque au revers gauche de son paletot, se fâchait, tapait
du bout de sa canne sur le trottoir.

-- Allons donc, allons donc, plus vite que ça! Faites avancer la
voiture... Combien avez-vous de mètres? Quatre, n'est-ce pas?

Il délivra un bulletin à madame François, qui sortit des gros sous
d'un petit sac de toile. Et il alla se fâcher et taper de sa canne un
peu plus loin. La maraîchère avait pris Balthazar par la bride, le
poussant, acculant la voiture, les roues contre le trottoir. Puis, la
planche de derrière enlevée, après avoir marqué ses quatre mètres sur
le trottoir avec des bouchons de paille, elle pria Florent de lui
passer les légumes, bottes par bottes. Elle les rangea méthodiquement
sur le carreau, parant la marchandise, disposant les fanes de façon à
encadrer les tas d'un filet de verdure, dressant avec une singulière
promptitude tout un étalage, qui ressemblait, dans l'ombre, à une
tapisserie aux couleurs symétriques. Quand Florent lui eut donné une
énorme brassée de persil, qu'il trouva au fond, elle lui demanda
encore un service.

-- Vous seriez bien gentil de garder ma marchandise, pendant que je
vais remiser la voiture.... C'est à deux pas, rue Montorgueil, au
Compas d'or.

Il lui assura qu'elle pouvait être tranquille. Le mouvement ne lui
valait rien; il sentait sa faim se réveiller, depuis qu'il se remuait.
Il s'assit contre un tas de choux, à côté de la marchandise de madame
François, en se disant qu'il était bien là, qu'il ne bougerait plus,
qu'il attendrait. Sa tête lui paraissait toute vide, et il ne
s'expliquait pas nettement où il se trouvait. Dès les premiers jours
de septembre, les matinées sont toutes noires. Des lanternes, autour
de lui, filaient doucement, s'arrêtaient dans les ténèbres. Il était
au bord d'une large rue, qu'il ne reconnaissait pas. Elle s'enfonçait
en pleine nuit, très-loin. Lui, ne distinguait guère que la
marchandise qu'il gardait. Au delà, confusément, le long du carreau,
des amoncellements vagues moutonnaient. Au milieu de la chaussée, de
grands profils grisâtres de tombereaux barraient la rue; et, d'un bout
à l'autre, un souffle qui passait faisait deviner une file de bêtes
attelées qu'on ne voyait point. Des appels, le bruit d'une pièce de
bois ou d'une chaîne de fer tombant sur le pavé, l'éboulement sourd
d'une charretée de légumes, le dernier ébranlement d'une voiture
buttant contre la bordure d'un trottoir, mettaient dans l'air encore
endormi le murmure doux de quelque retentissant et formidable réveil,
dont on sentait l'approche, au fond de toute cette ombre frémissante.
Florent, en tournant la tête, aperçut, de l'autre côté de ses choux,
un homme qui ronflait, roulé comme un paquet dans une limousine, la
tête sur des paniers de prunes. Plus près, à gauche, il reconnut un
enfant d'une dizaine d'années, assoupi avec un sourire d'ange, dans le
creux de deux montagnes de chicorées. Et, au ras du trottoir, il n'y
avait encore de bien éveillé que les lanternes dansant au bout de bras
invisibles, enjambant d'un saut le sommeil qui traînait là, gens et
légumes en tas, attendant le jour. Mais ce qui le surprenait, c'était,
aux deux bords de la rue, de gigantesques pavillons, dont les toits
superposés lui semblaient grandir, s'étendre, se perdre, au fond d'un
poudroiement de lueurs. Il rêvait, l'esprit affaibli, à une suite de
palais, énormes et réguliers, d'une légèreté de cristal, allumant sur
leurs façades les mille raies de flamme de personnes continues et sans
fin. Entre les arêtes fines des piliers, ces minces barres jaunes
mettaient des échelles de lumière, qui montaient jusqu'à la ligne
sombre des premiers toits, qui gravissaient l'entassement des toits
supérieurs, posant dans leur carrure les grandes carcasses à jour de
salles immenses, où traînaient, sous le jaunissement du gaz, un
pêle-mêle de formes grises, effacées et dormantes. Il tourna la tête,
fâché d'ignorer où il était, inquiété par cette vision colossale et
fragile; et, comme il levait les yeux, il aperçut le cadran lumineux
de Saint-Eustache, avec la masse grise de l'église. Cela l'étonna
profondément. Il était à la pointe Saint-Eustache.

Cependant, madame François était revenue. Elle discutait violemment
avec un homme qui portait un sac sur l'épaule, et qui voulait lui
payer ses carottes un sou la botte.

-- Tenez, vous n'êtes pas raisonnable, Lacaille..... Vous les revendez
quatre et cinq sous aux Parisiens, ne dites pas non... À deux sous, si
vous voulez.

Et, comme l'homme s'en allait:

-- Les gens croient que ça pousse tout seul, vraiment... Il peut en
chercher, des carottes à un sou, cet ivrogne de Lacaille... Vous
verrez qu'il reviendra.

Elle s'adressait à Florent. Puis, s'asseyant près de lui:

-- Dites donc, s'il y a longtemps que vous êtes absent de Paris, vous
ne connaissez peut-être pas les nouvelles Halles? Voici cinq ans au
plus que c'est bâti... Là, tenez, le pavillon qui est à côté de nous,
c'est le pavillon aux fruits et aux fleurs; plus loin, la marée, la
volaille, et, derrière, les gros légumes, le beurre, le fromage... Il
y a six pavillons, de ce côté-là; puis, de l'autre côté, en face, il y
en a encore quatre: la viande, la triperie, la Vallée... C'est
très-grand, mais il y fait rudement froid, l'hiver. On dit qu'on
bâtira encore deux pavillons, en démolissant les maisons, autour de la
Halle au blé. Est-ce que vous connaissiez tout ça?

-- Non, répondit Florent, j'étais à l'étranger... Et cette grande rue,
celle qui est devant nous, comment la nomme-t-on?

-- C'est une rue nouvelle, la rue du Pont-Neuf, qui part de la Seine
et qui arrive jusqu'ici, à la rue Montmartre et à la rue
Montorgueil... S'il avait fait jour, vous vous seriez tout de suite
reconnu.

Elle se leva, en voyant une femme penchée sur ses navets.

-- C'est vous, mère Chantemesse? dit-elle amicalement.

Florent regardait le bas de la rue Montorgueil. C'était là qu'une
bande de sergents de ville l'avait pris, dans la nuit du 4 décembre.
Il suivait le boulevard Montmartre, vers deux heures, marchant
doucement au milieu de la foule, souriant de tous ces soldats que
l'Élysée promenait sur le pavé pour se faire prendre au sérieux,
lorsque les soldats avaient balayé les trottoirs, à bout portant,
pendant un quart d'heure. Lui, poussé, jeté à terre, tomba au coin de
la rue Vivienne; et il ne savait plus, la foule affolée passait sur
son corps, avec l'horreur affreuse des coups de feu. Quand il
n'entendit plus rien, il voulut se relever. Il avait sur lui une jeune
femme, en chapeau rose, dont le châle glissait, découvrant une guimpe
plissée à petits plis. Au-dessus de la gorge, dans la guimpe, deux
balles étaient entrées; et, lorsqu'il repoussa doucement la jeune
femme, pour dégager ses jambes, deux filets de sang coulèrent des
trous sur ses mains. Alors, il se releva d'un bond, il s'en alla, fou,
sans chapeau, les mains humides. Jusqu'au soir, il rôda, la tête
perdue, voyant toujours la jeune femme, en travers sur ses jambes,
avec sa face toute pâle, ses grands yeux bleus ouverts, ses lèvres
souffrantes, son étonnement d'être morte, là, si vite. Il était
timide; à trente ans, il n'osait regarder en face les visages de
femme, et il avait celui-là, pour la vie, dans sa mémoire et dans son
coeur. C'était comme une femme à lui qu'il aurait perdue. Le soir,
sans savoir comment, encore dans l'ébranlement des scènes horribles de
l'après-midi, il se trouva rue Montorgueil, chez un marchand de vin,
où des hommes buvaient en parlant de faire des barricades. Il les
accompagna, les aida à arracher quelques pavés, s'assit sur la
barricade, las de sa course dans les rues, se disant qu'il se
battrait, lorsque les soldats allaient venir. Il n'avait pas même un
couteau sur lui; il était toujours nu-tête. Vers onze heures, il
s'assoupit; il voyait les deux trous de la guimpe blanche à petits
plis, qui le regardaient comme deux yeux rouges de larmes et de sang.
Lorsqu'il se réveilla, il était tenu par quatre sergents de ville qui
le bourraient de coups de poings. Les hommes de la barricade avaient
pris la fuite. Mais les sergents de ville devinrent furieux et
faillirent l'étrangler, quand ils s'aperçurent qu'il avait du sang aux
mains. C'était le sang de la jeune femme.

Florent, plein de ces souvenirs, levait les yeux sur le cadran
lumineux de Saint-Eustache, sans même voir les aiguilles. Il était
près de quatre heures. Les Halles dormaient toujours. Madame François
causait avec la mère Chantemesse, debout, discutant le prix de la
botte de navets. Et Florent se rappelait qu'on avait manqué le
fusiller là, contre le mur de Saint-Eustache. Un peloton de gendarmes
venait d'y casser la tête à cinq malheureux, pris à une barricade de
la rue Grenéta. Les cinq cadavres traînaient sur le trottoir, à un
endroit où il croyait apercevoir aujourd'hui des tas de radis roses.
Lui, échappa aux fusils, parce que les sergents de ville n'avaient que
des épées. On le conduisit à un poste voisin, en laissant au chef du
poste cette ligne écrite au crayon sur un chiffon de papier: « Pris
les mains couvertes de sang. Très-dangereux. » Jusqu'au matin, il fut
traîné de poste en poste. Le chiffon de papier l'accompagnait. On lui
avait mis les menottes, on le gardait comme un fou furieux. Au poste
de la rue de la Lingerie, des soldats ivres voulurent le fusiller; ils
avaient déjà allumé le falot, quand l'ordre vint de conduire les
prisonniers au Dépôt de la préfecture de police. Le surlendemain, il
était dans une casemate du fort de Bicêtre. C'était depuis ce jour
qu'il souffrait de la faim; il avait eu faim dans la casemate, et la
faim ne l'avait plus quitté. Ils se trouvaient une centaine parqués au
fond de cette cave, sans air, dévorant les quelques bouchées de pain
qu'on leur jetait, ainsi qu'à des bêtes enfermées. Lorsqu'il parut
devant un juge d'instruction, sans témoins d'aucune sorte, sans
défenseur, il fut accusé de faire partie d'une société secrète; et,
comme il jurait que ce n'était pas vrai, le juge tira de son dossier
le chiffon de papier: « Pris les mains couvertes de sang.
Très-dangereux. » Cela suffit. On le condamna à la déportation. Au
bout de six semaines, en janvier, un geôlier le réveilla, une nuit,
l'enferma dans une cour, avec quatre cents et quelques autres
prisonniers. Une heure plus tard, ce premier convoi partait pour les
pontons et l'exil, les menottes aux poignets, entre deux files de
gendarmes, fusils chargés. Ils traversèrent le pont d'Austerlitz,
suivirent la ligne des boulevards, arrivèrent à la gare du Havre.
C'était une nuit heureuse de carnaval; les fenêtres des restaurants du
boulevard luisaient; à la hauteur de la rue Vivienne, à l'endroit où
il voyait toujours la morte inconnue dont il emportait l'image,
Florent aperçut, au fond d'une grande calèche, des femmes masquées,
les épaules nues, la voix rieuse, se fâchant de ne pouvoir passer,
faisant les dégoûtées devant « ces forçats qui n'en finissaient
plus. » De Paris au Havre, les prisonniers n'eurent pas une bouchée de
pain, pas un verre d'eau; on avait oublié de leur distribuer des
rations avant le départ. Ils ne mangèrent que trente-six heures plus
tard, quand on les eut entassés dans la cale de la frégate _le
Canada_.

Non, la faim ne l'avait plus quitté. Il fouillait ses souvenirs, ne se
rappelait pas une heure de plénitude. Il était devenu sec, l'estomac
rétréci, la peau collée aux os. Et il retrouvait Paris, gras, superbe,
débordant de nourriture, au fond des ténèbres; il y rentrait, sur un
lit de légumes: il y roulait, dans un inconnu de mangeailles, qu'il
sentait pulluler autour de lui et qui l'inquiétait. La nuit heureuse
de carnaval avait donc continué pendant sept ans. Il revoyait les
fenêtres luisantes des boulevards, les femmes rieuses, la ville
gourmande qu'il avait laissée par cette lointaine nuit de janvier; et
il lui semblait que tout cela avait grandi, s'était épanoui dans cette
énormité des Halles, dont il commençait à entendre le souffle
colossal, épais encore de l'indigestion de la veille.

La mère Chantemesse s'était décidée à acheter douze bottes de navets.
Elle les tenait dans son tablier, sur son ventre, ce qui arrondissait
encore sa large taille; et elle restait là, causant toujours, de sa
voix traînante. Quand elle fut partie, madame François vint se
rasseoir à coté de Florent, en disant:

-- Cette pauvre mère Chantemesse, elle a au moins soixante-douze ans.
J'étais gamine, qu'elle achetait déjà ses navets à mon père. Et pas un
parent avec ça, rien qu'une coureuse qu'elle a ramassée je ne sais où,
et qui la fait damner... Eh bien, elle vivote, elle vend au petit tas,
elle se fait encore ses quarante sous par jour... Moi, je ne pourrais
pas rester dans ce diable de Paris, toute la journée, sur un trottoir.
Si l'on y avait quelques parents, au moins!

Et, comme Florent ne causait guère:

-- Vous avez de la famille à Paris, n'est-ce pas? demanda-t-elle.

Il parut ne pas entendre. Sa méfiance revenait. Il avait la tête
pleine d'histoires de police, d'agents guettant à chaque coin de rue,
de femmes vendant les secrets qu'elles arrachaient aux pauvres
diables. Elle était tout près de lui, elle lui semblait pourtant bien
honnête, avec sa grande figure calme, serrée au front par un foulard
noir et jaune. Elle pouvait avoir trente-cinq ans, un peu forte, belle
de sa vie en plein air et de sa virilité adoucie par des yeux noirs
d'une tendresse charitable. Elle était certainement très-curieuse,
mais d'une curiosité qui devait être toute bonne.

Elle reprit, sans s'offenser du silence de Florent:

-- Moi, j'ai eu un neveu à Paris. Il a mal tourné, il s'est engagé...
Enfin, c'est heureux quand on sait où descendre. Vos parents,
peut-être, vont être bien surpris de vous voir. Et c'est une joie
quand on revient, n'est-ce pas?

Tout en parlant, elle ne le quittait pas des yeux, apitoyée sans doute
par son extrême maigreur, sentant que c'était un « monsieur, » sous sa
lamentable défroque noire, n'osant lui mettre une pièce blanche dans
la main.

Enfin, timidement:

-- Si, en attendant, murmura-t-elle, vous aviez besoin de quelque
chose...

Mais il refusa avec une fierté inquiète; il dit qu'il avait tout ce
qu'il lui fallait, qu'il savait où aller. Elle parut heureuse, elle
répéta plusieurs fois, comme pour se rassurer elle-même sur son sort:

-- Ah! bien, alors, vous n'avez qu'à attendre le jour.

Une grosse cloche, au-dessus de la tête de Florent, au coin du
pavillon des fruits, se mit à sonner. Les coups, lents et réguliers,
semblaient éveiller de proche en proche le sommeil traînant sur le
carreau. Les voitures arrivaient toujours; les cris des charretiers,
les coups de fouet, les écrasements du pavé sous le fer des roues et
le sabot des bêtes, grandissaient; et les voitures n'avançaient plus
que par secousses, prenant la file, s'étendant au delà des regards,
dans des profondeurs grises, d'où montait un brouhaha confus. Tout le
long de la rue du Pont-Neuf, on déchargeait, les tombereaux acculés
aux ruisseaux, les chevaux immobiles et serrés, rangés comme dans une
foire. Florent s'intéressa à une énorme voiture de boueux, pleine de
choux superbes, qu'on avait eu grand'peine à faire reculer jusqu'au
trottoir; la charge dépassait un grand diable de bec de gaz planté à
côté, éclairant en plein l'entassement des larges feuilles, qui se
rabattaient comme des pans de velours gros vert, découpé et gaufré.
Une petite paysanne de seize ans, en casaquin et en bonnet de toile
bleue, montée dans le tombereau, ayant des choux jusqu'aux épaules,
les prenait un à un, les lançait à quelqu'un que l'ombre cachait, en
bas. La petite, par moments, perdue, noyée, glissait, disparaissait
sous un éboulement; puis, son nez rose reparaissait au milieu des
verdures épaisses; elle riait, et les choux se remettaient à voler, à
passer entre le bec de gaz et Florent. Il les comptait machinalement.
Quand le tombereau fut vide, cela l'ennuya.

Sur le carreau, les tas déchargés s'étendaient maintenant jusqu'à la
chaussée. Entre chaque tas, les maraîchers ménageaient un étroit
sentier pour que le monde pût circuler. Tout le large trottoir,
couvert d'un bout à l'autre, s'allongeait, avec les bosses sombres des
légumes. On ne voyait encore, dans la clarté brusque et tournante des
lanternes, que l'épanouissement charnu d'un paquet d'artichauts, les
verts délicats des salades, le corail rose des carottes, l'ivoire mat
des navets; et ces éclairs de couleurs intenses filaient le long des
tas, avec les lanternes. Le trottoir s'était peuplé; une foule
s'éveillait, allait entre les marchandises, s'arrêtant, causant,
appelant. Une voix forte, au loin, criait: « Eh! la chicorée! » On
venait d'ouvrir les grilles du pavillon aux gros légumes; les
revendeuses de ce pavillon, en bonnets blancs, avec un fichu noué sur
leur caraco noir, et les jupes relevées par des épingles pour ne pas
se salir, faisaient leur provision du jour, chargeaient de leurs
achats les grandes hottes des porteurs posées à terre. Du pavillon à
la chaussée, le va-et-vient des hottes s'animait, au milieu des têtes
cognées, des mots gras, du tapage des voix s'enrouant à discuter un
quart d'heure pour un sou. Et Florent s'étonnait du calme des
maraîchères, avec leurs madras et leur teint hâlé, dans ce chipotage
bavard des Halles.

Derrière lui, sur le carreau de la rue Rambuteau, on vendait les
fruits. Des rangées de bourriches, de paniers bas, s'alignaient,
couverts de toile ou de paille; et une odeur de mirabelles trop mûres
traînait. Une voix douce et lente, qu'il entendait depuis longtemps,
lui fit tourner la tête. Il vit une adorable petite femme brune,
assise par terre, qui marchandait.

-- Dis donc, Marcel, vends-tu pour cent sous, dis?

L'homme, enfoui dans une limousine, ne répondait pas, et la jeune
femme, au bout de cinq grandes minutes, reprenait:

-- Dis, Marcel, cent sous ce panier-là, et quatre francs l'autre, ça
fait-il neuf francs qu'il faut le donner?

Un nouveau silence se fit:

-- Alors qu'est-ce qu'il faut te donner?

-- Eh! dix francs, tu le sais bien, je te l'ai dit... Et ton Jules,
qu'est-ce que tu en fais, la Sarriette?

La jeune femme se mit à rire, en tirant une grosse poignée de monnaie.

-- Ah bien! reprit-elle, Jules dort sa grasse matinée... Il prétend
que les hommes, ce n'est pas fait pour travailler.

Elle paya, elle emporta les deux paniers dans le pavillon aux fruits
qu'on venait d'ouvrir. Les Halles gardaient leur légèreté noire, avec
les mille raies de flamme des persiennes; sous les grandes rues
couvertes, du monde passait, tandis que les pavillons, au loin,
restaient déserts, au milieu du grouillement grandissant de leurs
trottoirs. À la pointe Saint-Eustache, les boulangers et les marchands
de vins ôtaient leurs volets; les boutiques rouges, avec leurs becs de
gaz allumés, trouaient les ténèbres, le long des maisons grises.
Florent regardait une boulangerie, rue Montorgueil, à gauche, toute
pleine et toute dorée de la dernière cuisson, et il croyait sentir la
bonne odeur du pain chaud. Il était quatre heures et demie.

Cependant, madame François s'était débarrassée de sa marchandise. Il
lui restait quelques bottes de carottes, quand Lacaille reparut, avec
son sac.

-- Eh bien, ça va-t-il à un sou? dit-il.

-- J'étais bien sûre de vous revoir, vous, répondit tranquillement la
maraîchère. Voyons, prenez mon reste. Il y a dix-sept bottes.

-- Ça fait dix-sept sous.

-- Non, trente-quatre.

Ils tombèrent d'accord à vingt-cinq. Madame François était pressée de
s'en aller. Lorsque Lacaille se fut éloigné, avec ses carottes dans
son sac:

-- Voyez-vous, il me guettait, dit-elle à Florent. Ce vieux-là _râle_
sur tout le marché; il attend quelquefois le dernier coup de cloche,
pour acheter quatre sous de marchandise... Ah! ces Parisiens! ça se
chamaille pour deux liards, et ça va boire le fond de sa bourse chez
le marchand de vin.

Quand madame François parlait de Paris, elle était pleine d'ironie et
de dédain; elle le traitait en ville très-éloignée, tout à fait
ridicule et méprisable, dans laquelle elle ne consentait à mettre les
pieds que la nuit.

-- À présent, je puis m'en aller, reprit-elle en s'asseyant de nouveau
près de Florent, sur les légumes d'une voisine.

Florent baissait la tête, il venait de commettre un vol. Quand
Lacaille s'en était allé, il avait aperçu une carotte par terre. Il
l'avait ramassée, il la tenait serrée dans sa main droite. Derrière
lui, des paquets de céleris, des tas de persil mettaient des odeurs
irritantes qui le prenaient à la gorge.

-- Je vais m'en aller, répéta madame François.

Elle s'intéressait à cet inconnu, elle le sentait souffrir, sur ce
trottoir, dont il n'avait pas remué. Elle lui fit de nouvelles offres
de service; mais il refusa encore, avec une fierté plus âpre. Il se
leva même, se tint debout, pour prouver qu'il était gaillard. Et,
comme elle tournait la tête, il mit la carotte dans sa bouche. Mais il
dut la garder un instant, malgré l'envie terrible qu'il avait de
serrer les dents; elle le regardait de nouveau en face, elle
l'interrogeait, avec sa curiosité de brave femme. Lui, pour ne pas
parler, répondait par des signes de tête. Puis, doucement, lentement,
il mangea la carotte.

La maraîchère allait décidément partir, lorsqu'une voix forte dit tout
à côté d'elle:

-- Bonjour, madame François.

C'était un garçon maigre, avec de gros os, une grosse tête, barbu, le
nez très-fin, les yeux minces et clairs. Il portait un chapeau de
feutre noir, roussi, déformé, et se boutonnait au fond d'un immense
paletot, jadis marron tendre, que les pluies avaient déteint en larges
traînées verdâtres. Un peu courbé, agité d'un frisson d'inquiétude
nerveuse qui devait lui être habituel, il restait planté dans ses gros
souliers lacés; et son pantalon trop court montrait ses bas bleus.

-- Bonjour, monsieur Claude, répondit gaiement la maraîchère. Vous
savez, je vous ai attendu, lundi; et comme vous n'êtes pas venu, j'ai
garé votre toile; je l'ai accrochée à un clou, dans ma chambre.

-- Vous êtes trop bonne, madame François, j'irai terminer mon étude,
un de ces jours... Lundi, je n'ai pas pu... Est-ce que votre grand
prunier a encore toutes ses feuilles?

-- Certainement.

-- C'est que, voyez-vous, je le mettrai dans un coin du tableau. Il
fera bien, à gauche du poulailler. J'ai réfléchi à ça toute la
semaine... Hein! les beaux légumes, ce matin je suis descendu de bonne
heure, me doutant qu'il y aurait un lever de soleil superbe sur ces
gredins de choux.

Il montrait du geste toute la longueur du carreau. La maraîchère
reprit:

-- Eh bien, je m'en vais. Adieu... À bientôt, monsieur Claude!

Et comme elle partait, présentant Florent au jeune peintre:

-- Tenez, voilà monsieur qui revient de loin, paraît-il. Il ne se
reconnaît plus dans votre gueux de Paris. Vous pourriez peut-être lui
donner un bon renseignement.

Elle s'en alla enfin, heureuse de laisser les deux hommes ensemble.
Claude regardait Florent avec intérêt; cette longue figure, mince et
flottante, lui semblait originale. La présentation de madame François
suffisait; et, avec la familiarité d'un flâneur habitué à toutes les
rencontres de hasard, il lui dit tranquillement:

-- Je vous accompagne. Où allez-vous?

Florent resta gêné. Il se livrait moins vite; mais, depuis son
arrivée, il avait une question sur les lèvres. Il se risqua, il
demanda, avec la peur d'une réponse fâcheuse:

-- Est-ce que la rue Pirouette existe toujours?

-- Mais oui, dit le peintre. Un coin bien curieux du vieux Paris,
cette rue-là! Elle tourne comme une danseuse, et les maisons y ont des
ventres de femme grosse... J'en ai fait une eau-forte pas trop
mauvaise. Quand vous viendrez chez moi, je vous la montrerai... C'est
là que vous allez?

Florent, soulagé, ragaillardi par la nouvelle que la rue Pirouette
existait, jura que non, assura qu'il n'avait nulle part à aller. Toute
sa méfiance se réveillait devant l'insistance de Claude.

-- Ça ne fait rien, dit celui-ci, allons tout de même rue Pirouette.
La nuit, elle est d'une couleur!... Venez donc, c'est à deux pas.

Il dut le suivre. Ils marchaient côte à côte, comme deux camarades,
enjambant les paniers et les légumes. Sur le carreau de la rue
Rambuteau, il y avait des tas gigantesques de choux-fleurs, rangés en
piles comme des boulets, avec une régularité surprenante. Les chairs
blanches et tendres des choux s'épanouissaient, pareilles à d'énormes
roses, au milieu des grosses feuilles vertes, et les tas ressemblaient
à des bouquets de mariée, alignés dans des jardinières colossales.
Claude s'était arrêté, en poussant de petits cris d'admiration.

Puis, en face, rue Pirouette, il montra, expliqua chaque maison. Un
seul bec de gaz brûlait dans un coin. Les maisons, tassées, renflées,
avançaient leurs auvents comme « des ventres de femme grosse, » selon
l'expression du peintre, penchaient leurs pignons en arrière,
s'appuyaient aux épaules les unes des autres. Trois ou quatre, au
contraire, au fond de trous d'ombre, semblaient près de tomber sur le
nez. Le bec de gaz en éclairait une, très-blanche, badigeonnée à neuf,
avec sa taille de vieille femme cassée et avachie, toute poudrée à
blanc, peinturlurée comme une jeunesse. Puis la file bossuée des
autres s'en allait, s'enfonçant en plein noir, lézardée, verdie par
les écoulements des pluies, dans une débandade de couleurs et
d'attitudes telle, que Claude en riait d'aise. Florent s'était arrêté
au coin de la rue de Mondétour, en face de l'avant-dernière maison, à
gauche. Les trois étages dormaient, avec leurs deux fenêtres sans
persiennes, leurs petits rideaux blancs bien tirés derrière les
vitres; en haut, sur les rideaux de l'étroite fenêtre du pignon, une
lumière allait et venait. Mais la boutique, sous l'auvent, paraissait
lui causer une émotion extraordinaire. Elle s'ouvrait. C'était un
marchand d'herbes cuites; au fond, des bassines luisaient; sur la
table d'étalage, des pâtés d'épinards et de chicorée, dans des
terrines, s'arrondissaient, se terminaient en pointe, coupés,
derrière, par de petites pelles, dont on ne voyait que le manche de
métal blanc. Cette vue clouait Florent de surprise; il devait ne pas
reconnaître la boutique; il lut le nom du marchand, _Godeboeuf_, sur
une enseigne rouge, et resta consterné. Les bras ballants, il
examinait les pâtés d'épinards, de l'air désespéré d'un homme auquel
il arrive quelque malheur suprême.

Cependant, la fenêtre du pignon s'était ouverte, une petite vieille se
penchait, regardait le ciel, puis les Halles, au loin.

-- Tiens! mademoiselle Saget est matinale, dit Claude qui avait levé
la tête.

Et il ajouta, en se tournant vers son compagnon:

-- J'ai eu une tante, dans cette maison-là. C'est une boîte à
cancans... Ah! voilà les Méhudin qui se remuent; il y a de la lumière
au second.

Florent allait le questionner, mais il le trouva inquiétant, dans son
grand paletot déteint; il le suivit, sans mot dire, tandis que l'autre
lui parlait des Méhudin. C'étaient des poissonnières; l'aînée était
superbe; la petite, qui vendait du poisson d'eau douce, ressemblait à
une vierge de Murillo, toute blonde au milieu de ses carpes et de ses
anguilles. Et il en vint à dire, en se fâchant, que Murillo peignait
comme un polisson. Puis, brusquement, s'arrêtant au milieu de la vue:

-- Voyons, où allez-vous, à la fin!

-- Je ne vais nulle part, à présent, dit Florent accablé. Allons où
vous voudrez.

Comme il sortait de la rue Pirouette, une voix appela Claude, du fond
de la boutique d'un marchand de vin, qui faisait le coin. Claude
entra, traînant Florent à sa suite. Il n'y avait qu'un côté des volets
enlevé. Le gaz brûlait dans l'air encore endormi de la salle; un
torchon oublié, les cartes de la veille, traînaient sur les tables, et
le courant d'air de la porte grande ouverte mettait sa pointe fraîche
au milieu de l'odeur chaude et renfermée du vin. Le patron, monsieur
Lebigre servait les clients, en gilet à manches, son collier de barbe
tout chiffonné, sa grosse figure régulière toute blanche de sommeil.
Des hommes, debout, par groupes, buvaient devant le comptoir,
toussant, crachant, les yeux battus, achevant de s'éveiller dans le
vin blanc et dans l'eau-de-vie. Florent reconnut Lacaille, dont le
sac, à cette heure, débordait de légumes. Il en était à la troisième
tournée, avec un camarade, qui racontait longuement l'achat d'un
panier de pommes de terre. Quand il eut vidé son verre, il alla causer
avec monsieur Lebigre, dans un petit cabinet vitré, au fond, où le gaz
n'était pas allumé.

-- Que voulez-vous prendre? demanda Claude à Florent.

En entrant, il avait serré la main de l'homme qui l'invitait. C'était
un fort, un beau garçon de vingt-deux ans au plus, rasé, ne portant
que de petites moustaches, l'air gaillard, avec son vaste chapeau
enduit de craie et son colletin de tapisserie, dont les bretelles
serraient son bourgeron bleu. Claude l'appelait Alexandre, lui tapait
sur les bras, lui demandait quand ils iraient à Charentonneau. Et ils
parlaient d'une grande partie qu'ils avaient faite ensemble, en canot,
sur la Marne. Le soir, ils avaient mangé un lapin.

-- Voyons, que prenez-vous? répéta Claude.

Florent regardait le comptoir, très-embarrassé. Au bout, des théières
de punch et de vin chaud, cerclées de cuivre, chauffaient sur les
courtes flammes bleues et roses d'un appareil à gaz. Il confessa enfin
qu'il prendrait volontiers quelque chose de chaud. Monsieur Lebigre
servit trois verres de punch. Il y avait, près des théières, dans une
corbeille, des petits pains au beurre qu'on venait d'apporter et qui
fumaient. Mais les autres n'en prirent pas, et Florent but son verre
de punch; il le sentit qui tombait dans son estomac vide, comme un
filet de plomb fondu. Ce fut Alexandre qui paya.

-- Un bon garçon, cet Alexandre, dit Claude, quand ils se retrouvèrent
tous les deux sur le trottoir de la rue Rambuteau. Il est très-amusant
à la campagne; il fait des tours de force; puis, il est superbe, le
gredin; je l'ai vu nu, et s'il voulait me poser des académies, en
plein air... Maintenant, si cela vous plaît, nous allons faire un tour
dans les Halles.

Florent le suivait, s'abandonnait. Une lueur claire, au fond de la rue
Rambuteau, annonçait le jour. La grande voix des Halles grondait plus
haut; par instants, des volées de cloche, dans un pavillon éloigné,
coupaient cette clameur roulante et montante. Ils entrèrent sous une
des rues couvertes, entre le pavillon de la marée et le pavillon de la
volaille. Florent levait les yeux, regardait la haute voûte, dont les
boiseries intérieures luisaient, entre les dentelles noires des
charpentes de fonte. Quand il déboucha dans la grande rue du milieu,
il songea à quelque ville étrange, avec ses quartiers distincts, ses
faubourgs, ses villages, ses promenades et ses routes, ses places et
ses carrefours, mise tout entière sous un hangar, un jour de pluie,
par quelque caprice gigantesque. L'ombre, sommeillant dans les creux
des toitures, multipliait la forêt des piliers, élargissait à l'infini
les nervures délicates, les galeries découpées, les persiennes
transparentes; et c'était, au-dessus de la ville, jusqu'au fond des
ténèbres, toute une végétation, toute une floraison, monstrueux
épanouissement de métal, dont les tiges qui montaient en fusée, les
branches qui se tordaient et se nouaient, couvraient un monde avec les
légèretés de feuillage d'une futaie séculaire. Des quartiers dormaient
encore, clos de leurs grilles. Les pavillons du beurre et de la
volaille alignaient leurs petites boutiques treillagées, allongeaient
leurs ruelles désertes sous les files des becs de gaz. Le pavillon de
la marée venait d'être ouvert; des femmes traversaient les rangées de
pierres blanches, tachées de l'ombre des paniers et des linges
oubliés. Aux gros légumes, aux fleurs et aux fruits, le vacarme allait
grandissant. De proche en proche, le réveil gagnait la ville, du
quartier populeux où les choux s'entassent dès quatre heures du matin,
au quartier paresseux et riche qui n'accroche des poulardes et des
faisans à ses maisons que vers les huit heures.

Mais, dans les grandes rues couvertes, la vie affluait. Le long des
trottoirs, aux deux bords, des maraîchers étaient encore là, de petits
cultivateurs, venus des environs de Paris, étalant sur des paniers
leur récolte de la veille au soir, bottes de légumes, poignées de
fruits. Au milieu du va-et-vient incessant de la foule, des voitures
entraient sous les voûtes, en ralentissant le trot sonnant de leurs
chevaux. Deux de ces voitures, laissées en travers, barraient la rue.
Florent, pour passer, dut s'appuyer contre un des sacs grisâtres,
pareils à des sacs de charbon, et dont l'énorme charge faisait plier
les essieux; les sacs, mouillés, avaient une odeur fraîche d'algues
marines; un d'eux, crevé par un bout, laissait couler un tas noir de
grosses moules. À tous les pas, maintenant, ils devaient s'arrêter. La
marée arrivait, les camions se succédaient, charriant les hautes cages
de bois pleines de bourriches, que les chemins de fer apportent toutes
chargées de l'Océan. Et, pour se garer des camions de la marée de plus
en plus pressés et inquiétants, ils se jetaient sous les roues des
camions du beurre, des oeufs et des fromages, de grands chariots
jaunes, à quatre chevaux, à lanternes de couleur; des forts enlevaient
les caisses d'oeufs, les paniers de fromages et de beurre, qu'ils
portaient dans le pavillon de la criée, où des employés en casquette
écrivaient sur des calepins, à la lueur du gaz. Claude était ravi de
ce tumulte; il s'oubliait à un effet de lumière, à un groupe de
blouses, au déchargement d'une voiture. Enfin, ils se dégagèrent.
Comme ils longeaient toujours la grande rue, ils marchèrent dans une
odeur exquise qui traînait autour d'eux et semblait les suivre. Ils
étaient au milieu du marché des fleurs coupées. Sur le carreau, à
droite et à gauche, des femmes assises avaient devant elles des
corbeilles carrées, pleines de bottes de roses, de violettes, de
dahlias, de marguerites. Les bottes s'assombrissaient, pareilles à des
taches de sang, pâlissaient doucement avec des gris argentés d'une
grande délicatesse. Près d'une corbeille, une bougie allumée mettait
là, sur tout le noir d'alentour, une chanson aiguë de couleur, les
panachures vives des marguerites, le rouge saignant des dahlias, le
bleuissement des violettes, les chairs vivantes des roses. Et rien
n'était plus doux ni plus printanier que les tendresses de ce parfum
rencontrées sur un trottoir, au sortir des souffles âpres de la marée
et de la senteur pestilentielle des beurres et des fromages.

Claude et Florent revinrent sur leurs pas, flânant, s'attardant au
milieu des fleurs. Ils s'arrêtèrent curieusement devant des femmes qui
vendaient des bottes de fougère et des paquets de feuilles de vigne,
bien réguliers, attachés par quarterons. Puis ils tournèrent dans un
bout de rue couverte, presque désert, où leurs pas sonnaient comme
sous la voûte d'une église. Ils y trouvèrent, attelé à une voiture
grande comme une brouette, un tout petit âne qui s'ennuyait sans
doute, et qui se mit à braire en les voyant, d'un ronflement si fort
et si prolongé, que les vastes toitures des Halles en tremblaient. Des
hennissements de chevaux répondirent; il y eut des piétinements, tout
un vacarme au loin, qui grandit, roula, alla se perdre. Cependant, en
face d'eux, rue Berger, les boutiques nues des commissionnaires,
grandes ouvertes, montraient, sous la clarté vive du gaz, des amas de
paniers et de fruits, entre les trois murs sales couverts d'additions
au crayon. Et comme ils étaient là, ils aperçurent une dame bien mise,
pelotonnée d'un air de lassitude heureuse dans le coin d'un fiacre,
perdu au milieu de l'encombrement de la chaussée, et filant
sournoisement.

-- C'est Cendrillon qui rentre sans pantoufles, dit Claude avec un
sourire.

Ils causaient maintenant, en retournant sous les Halles. Claude, les
mains dans les poches, sifflant, racontait son grand amour pour ce
débordement de nourriture, qui monte au beau milieu de Paris, chaque
matin. Il rôdait sur le carreau des nuits entières, rêvant des natures
mortes colossales, des tableaux extraordinaires. Il en avait même
commencé un; il avait fait poser son ami Marjolin et cette gueuse de
Cadine; mais c'était dur, c'était trop beau, ces diables de légumes,
et les fruits, et les poissons, et la viande! Florent écoutait, le
ventre serré, cet enthousiasme d'artiste. Et il était évident que
Claude, en ce moment-là, ne songeait même pas que ces belles choses se
mangeaient. Il les aimait pour leur couleur. Brusquement, il se tut,
serra d'un mouvement qui lui était habituel la longue ceinture rouge
qu'il portait sous son paletot verdâtre, et reprit d'un air fin:

-- Puis, je déjeune ici, par les yeux au moins, et cela vaut encore
mieux que de ne rien prendre. Quelquefois, quand j'oublie de dîner, la
veille, je me donne une indigestion, le lendemain, à regarder arriver
toutes sortes de bonnes choses. Ces matins-là, j'ai encore plus de
tendresses pour mes légumes... Non, tenez, ce qui est exaspérant, ce
qui n'est pas juste, c'est que ces gredins de bourgeois mangent tout
ça!

Il raconta un souper qu'un ami lui avait payé chez Baratte, un jour de
splendeur; ils avaient eu des huîtres, du poisson, du gibier. Mais
Baratte était bien tombé; tout le carnaval de l'ancien marché des
Innocents se trouvait enterré, à cette heure; on en était aux Halles
centrales, à ce colosse de fonte, à cette ville nouvelle, si
originale. Les imbéciles avaient beau dire, toute l'époque était là.
Et Florent ne savait plus s'il condamnait le côté pittoresque ou la
bonne chère de Baratte. Puis, Claude déblatéra contre le romantisme;
il préférait ses tas de choux aux guenilles du moyen âge. Il finit par
s'accuser de son eau-forte de la rue Pirouette comme d'une faiblesse.
On devait flanquer les vieilles cambuses par terre et faire du
moderne.

-- Tenez, dit-il en s'arrêtant, regardez, au coin du trottoir.
N'est-ce pas un tableau tout fait, et qui serait plus humain que leurs
sacrées peintures poitrinaires?

Le long de la rue couverte, maintenant, des femmes vendaient du café,
de la soupe. Au coin du trottoir, un large rond de consommateurs
s'était formé autour d'une marchande de soupe aux choux. Le seau de
fer-blanc étamé, plein de bouillon, fumait sur le petit réchaud bas,
dont les trous jetaient une lueur pâle de braise, La femme, armée
d'une cuiller à pot, prenant de minces tranches de pain au fond d'une
corbeille garnie d'un linge, trempait la soupe dans des tasses jaunes.
Il y avait là des marchandes très-propres, des maraîchers en blouse,
des porteurs sales, le paletot gras des charges de nourriture qui
avaient traîné sur les épaules, de pauvres diables déguenillés, toutes
les faims matinales des Halles, mangeant, se brûlant, écartant un peu
le menton pour ne pas se tacher de la bavure des cuillers. Et le
peintre ravi clignait les yeux, cherchait le point de vue, afin de
composer le tableau dans un bon ensemble. Mais cette diablesse de
soupe aux choux avait une odeur terrible. Florent tournait la tête,
gêné par ces tasses pleines, que les consommateurs vidaient sans mot
dire, avec un regard de côté d'animaux méfiants. Alors, comme la femme
servait un nouvel arrivé, Claude lui-même fut attendri par la vapeur
forte d'une cuillerée qu'il reçut en plein visage.

Il serra sa ceinture, souriant, fâché; puis, se remettant à marcher,
faisant allusion au verre de punch d'Alexandre, il dit à Florent d'une
voix un peu basse:

-- C'est drôle, vous avez dû remarquer cela, vous?... On trouve
toujours quelqu'un pour vous payer à boire, on ne rencontre jamais
personne qui vous paye à manger.

Le jour se levait. Au bout de la rue de la Cossonnerie, les maisons du
boulevard Sébastopol étaient toutes noires; et, au-dessus de la ligne
nette des ardoises, le cintre élevé de la grande rue couverte
taillait, dans le bleu pâle, une demi-lune de clarté. Claude, qui
s'était penché au-dessus de certains regards, garnis de grilles,
s'ouvrant, au ras du trottoir, sur des profondeurs de cave où
brûlaient des lueurs louches de gaz, regardait en l'air maintenant,
entre les hauts piliers, cherchant sur les toits bleuis, au bord du
ciel clair. Il finit par s'arrêter encore, les yeux levés sur une des
minces échelles de fer qui relient les deux étages de toitures et
permettent de les parcourir. Florent lui demanda ce qu'il voyait
là-haut.

-- C'est ce diable de Marjolin, dit le peintre sans répondre. Il est,
pour sûr, dans quelque gouttière, à moins qu'il n'ait passé la nuit
avec les bêtes de la cave aux volailles... J'ai besoin de lui pour une
étude.

Et il raconta que son ami Marjolin fut trouvé, un matin, par une
marchande, dans un tas de choux, et qu'il poussa sur le carreau,
librement. Quand on voulut l'envoyer à l'école, il tomba malade, il
fallut le ramener aux Halles. Il en connaissait les moindres recoins,
les aimait d'une tendresse de fils, vivait avec des agilités
d'écureuil, au milieu de cette forêt de fonte. Ils faisaient un joli
couple, lui et cette gueuse de Cadine, que la mère Chantemesse avait
ramassée, un soir, au coin de l'ancien marché des Innocents. Lui,
était splendide, ce grand bêta, doré comme un Rubens, avec un duvet
roussâtre qui accrochait le jour; elle, la petite, futée et mince,
avait un drôle de museau, sous la broussaille noire de ses cheveux
crépus.

Claude, tout en causant, hâtait le pas. Il ramena son compagnon à la
pointe Saint-Eustache. Celui-ci se laissa tomber sur un banc, près du
bureau des omnibus, les jambes cassées de nouveau. L'air fraîchissait.
Au fond de la rue Rambuteau, des lueurs roses marbraient le ciel
laiteux, sabré, plus haut, par de grandes déchirures grises. Cette
aube avait une odeur si balsamique, que Florent se crut un instant en
pleine campagne, sur quelque colline. Mais Claude lui montra, de
l'autre côté du banc, le marché aux aromates. Le long du carreau de la
triperie, on eût dit des champs de thym, de lavande, d'ail,
d'échalote; et les marchandes avaient enlacé, autour des jeunes
platanes du trottoir, de hautes branches de laurier qui faisaient des
trophées de verdure. C'était l'odeur puissante du laurier qui
dominait.

Le cadran lumineux de Saint-Eustache pâlissait, agonisait, pareil à
une veilleuse surprise par le matin. Chez les marchands de vin, au
fond des rues voisines, les becs de gaz s'éteignaient un à un, comme
des étoiles tombant dans de la lumière. Et Florent regardait les
grandes Halles sortir de l'ombre, sortir du rêve, où il les avait
vues, allongeant à l'infini leurs palais à jour. Elles se
solidifiaient, d'un gris verdâtre, plus géantes encore, avec leur
mâture prodigieuse, supportant les nappes sans fin de leurs toits.
Elles entassaient leurs masses géométriques; et, quand toutes les
clartés intérieures furent éteintes, qu'elles baignèrent dans le jour
levant, carrées, uniformes, elles apparurent comme une machine
moderne, hors de toute mesure, quelque machine à vapeur, quelque
chaudière destinée à la digestion d'un peuple, gigantesque ventre de
métal, boulonné, rivé, fait de bois, de verre et de fonte, d'une
élégance et d'une puissance de moteur mécanique, fonctionnant là, avec
la chaleur du chauffage, l'étourdissement, le branle furieux des
roues.

Mais Claude était monté debout sur le banc, d'enthousiasme. Il força
son compagnon à admirer le jour se levant sur les légumes. C'était une
mer. Elle s'étendait de la pointe Saint-Eustache à la rue des Halles,
entre les deux groupes de pavillons. Et, aux deux bouts, dans les deux
carrefours, le flot grandissait encore, les légumes submergeaient les
pavés. Le jour se levait lentement, d'un gris très-doux, lavant toutes
choses d'une teinte claire d'aquarelle. Ces tas moutonnants comme des
flots pressés, ce fleuve de verdure qui semblait couler dans
l'encaissement de la chaussée, pareil à la débâcle des pluies
d'automne, prenaient des ombres délicates et perlées, des violets
attendris, des roses teintées de lait, des verts noyés dans des
jaunes, toutes les pâleurs qui font du ciel une soie changeante au
lever du soleil; et, à mesure que l'incendie du matin montait en jets
de flammes au fond de la rue Rambuteau, les légumes s'éveillaient
davantage, sortaient du grand bleuissement traînant à terre. Les
salades, les laitues, les scaroles, les chicorées, ouvertes et grasses
encore de terreau, montraient leurs coeurs éclatants; les paquets
d'épinards, les paquets d'oseille, les bouquets d'artichauts, les
entassements de haricots et de pois, les empilements de romaines,
liées d'un brin de paille, chantaient toute la gamme du vert, de la
laque verte des cosses au gros vert des feuilles; gamme soutenue qui
allait en se mourant, jusqu'aux panachures des pieds de céleris et des
bottes de poireaux. Mais les notes aiguës, ce qui chantait plus haut,
c'étaient toujours les taches vives des carottes, les taches pures des
navets, semées en quantité prodigieuse le long du marché, l'éclairant
du bariolage de leurs deux couleurs. Au carrefour de la rue des
Halles, les choux faisaient des montagnes; les énormes choux blancs,
serrés et durs comme des boulets de métal pâle; les choux frisés, dont
les grandes feuilles ressemblaient à des vasques de bronze; les choux
rouges, que l'aube changeait en des floraisons superbes, lie de vin,
avec des meurtrissures de carmin et de pourpre sombre. À l'autre bout,
au carrefour de la pointe Saint-Eustache, l'ouverture de la rue
Rambuteau était barrée par une barricade de potirons orangés, sur deux
rangs, s'étalant, élargissant leurs ventres. Et le vernis mordoré d'un
panier d'oignons, le rouge saignant d'un tas de tomates, l'effacement
jaunâtre d'un lot de concombres, le violet sombre d'une grappe
d'aubergines, çà et là, s'allumaient; pendant que de gros radis noirs,
rangés en nappes de deuil, laissaient encore quelques trous de
ténèbres au milieu des joies vibrantes du réveil.

Claude battait des mains, à ce spectacle. Il trouvait « ces gredins de
légumes » extravagants, fous, sublimes. Et il soutenait qu'ils
n'étaient pas morts, qu'arrachés de la veille, ils attendaient le
soleil du lendemain pour lui dire adieu sur le pavé des Halles. Il les
voyait vivre, ouvrir leurs feuilles, comme s'ils eussent encore les
pieds tranquilles et chauds dans le fumier. Il disait entendre là le
râle de tous les potagers de la banlieue. Cependant, la foule des
bonnets blancs, des caracos noirs, des blouses bleues, emplissait les
étroits sentiers, entre les tas. C'était toute une campagne
bourdonnante. Les grandes hottes des porteurs filaient lourdement
au-dessus des têtes. Les revendeuses, les marchands des quatre
saisons, les fruitiers, achetaient, se hâtaient. Il y avait des
caporaux et des bandes de religieuses autour des montagnes de choux;
tandis que des cuisiniers de collège flairaient, cherchant les bonnes
aubaines. On déchargeait toujours; des tombereaux jetaient leur charge
à terre, comme une charge de pavés, ajoutant un flot aux autres flots,
qui venaient maintenant battre le trottoir opposé. Et, du fond de la
rue du Pont-Neuf, des files de voitures arrivaient, éternellement.

-- C'est crânement beau tout de même, murmurait Claude en extase.

Florent souffrait. Il croyait à quelque tentation surhumaine. Il ne
voulait plus voir, il regardait Saint-Eustache, posé de biais, comme
lavé à la sépia sur le bleu du ciel, avec ses rosaces, ses larges
fenêtres cintrées, son clocheton, ses toits d'ardoises. Il s'arrêtait
à l'enfoncement sombre de la rue Montorgueil, où éclataient des bouts
d'enseignes violentes, au pan coupé de la rue Montmartre, dont les
balcons luisaient, chargés de lettres d'or. Et, quand il revenait au
carrefour, il était sollicité par d'autres enseignes, des _Droguerie
et pharmacie_, des _Farines et légumes secs_, aux grosses majuscules
rouges ou noires, sur des fonds déteints. Les maisons des angles, à
fenêtres étroites, s'éveillaient, mettaient, dans l'air large de la
nouvelle rue du Pont-Neuf, quelques jaunes et bonnes vieilles façades
de l'ancien Paris. Au coin de la rue Rambuteau, debout au milieu des
vitrines vides du grand magasin de nouveautés, des commis bien mis, en
gilet, avec leur pantalon collant et leurs larges manchettes
éblouissantes, faisaient l'étalage. Plus loin, la maison Guillout,
sévère comme une caserne, étalait délicatement, derrière ses glaces,
des paquets dorés de biscuits et des compotiers pleins de
petits-fours. Toutes les boutiques s'étaient ouvertes. Des ouvriers en
blouses blanches, tenant leurs outils sous le bras, pressaient le pas,
traversaient la chaussée.

Claude n'était pas descendu de son banc. Il se grandissait, pour voir
jusqu'au fond des rues. Brusquement, il aperçut, dans la foule qu'il
dominait, une tête blonde aux larges cheveux, suivie d'une petite tête
noire, toute crépue et ébouriffée.

-- Eh! Marjolin! eh! Cadine! cria-t-il.

Et, comme sa voix se perdait au milieu du brouhaha, il sauta à terre,
il prit sa course. Puis, il songea qu'il oubliait Florent; il revint
d'un saut; il dit rapidement:

-- Vous savez, au fond de l'impasse des Bourdonnais... Mon nom est
écrit à la craie sur la porte, Claude Lantier... Venez voir
l'eau-forte de la rue Pirouette.

Il disparut. Il ignorait le nom de Florent; il le quittait comme il
l'avait pris, au bord d'un trottoir, après lui avoir expliqué ses
préférences artistiques.

Florent était seul. Il fut d'abord heureux de cette solitude. Depuis
que madame François l'avait recueilli, dans l'avenue de Neuilly, il
marchait au milieu d'une somnolence et d'une souffrance qui lui
ôtaient l'idée exacte des choses. Il était libre enfin, il voulut se
secouer, secouer ce rêve intolérable de nourritures gigantesques dont
il se sentait poursuivi. Mais sa tête restait vide, il n'arriva qu'à
retrouver au fond de lui une peur sourde. Le jour grandissait, ou
pouvait le voir maintenant; et il regardait son pantalon et sa
redingote lamentables. Il boutonna la redingote, épousseta le
pantalon, essaya un bout de toilette, croyant entendre ces loques
noires dire tout haut d'où il venait. Il était assis au milieu du
banc, à côté de pauvres diables, de rôdeurs échoués là, en attendant
le soleil. Les nuits des Halles sont douces pour les vagabonds. Deux
sergents de ville, encore en tenue de nuit, avec la capote et le képi,
marchant côte à côte, les mains derrière le dos, allaient et venaient
le long du trottoir; chaque fois qu'ils passaient devant le banc, ils
jetaient un coup d'oeil sur le gibier qu'ils y flairaient. Florent
s'imagina qu'ils le reconnaissaient, qu'ils se consultaient pour
l'arrêter. Alors l'angoisse le prit. Il eut une envie folle de se
lever, de courir. Mais il n'osait plus, il ne savait de quelle façon
s'en aller. Et les coups d'oeil réguliers des sergents de ville, cet
examen lent et froid de la police, le mettait au supplice. Enfin, il
quitta le banc, se retenant pour ne pas fuir de toute la longueur de
ses grandes jambes, s'éloignant pas à pas, serrant les épaules, avec
l'horreur de sentir les mains rudes des sergents de ville le prendre
au collet, par derrière.

Il n'eut plus qu'une pensée, qu'un besoin, s'éloigner des Halles. Il
attendrait, il chercherait encore, plus tard, quand le carreau serait
libre. Les trois rues du carrefour, la rue Montmartre, la rue
Montorgueil, la rue Turbigo, l'inquiétèrent: elles étaient encombrées
de voitures de toutes sortes; des légumes couvraient les trottoirs.
Alors, il alla devant lui, jusqu'à la rue Pierre-Lescot, où le marché
au cresson et le marché aux pommes de terre lui parurent
infranchissables. Il préféra suivre la rue Rambuteau. Mais, an
boulevard Sébastopol, il se heurta contre un tel embarras de
tapissières, de charrettes, de chars à bancs, qu'il revint prendre la
rue Saint-Denis. Là, il rentra dans les légumes. Aux deux bords, les
marchands forains venaient d'installer leurs étalages, des planches
posées sur de hauts paniers, et le déluge de choux, de carottes, de
navets, recommençaient. Les Halles débordaient. Il essaya de sortir de
ce flot qui l'atteignait dans sa fuite; il tenta la rue de la
Cossonnerie, la rue Berger, le square des Innocents, la rue de la
Ferronnerie, la rue des Halles. Et il s'arrêta, découragé, effaré, ne
pouvant se dégager de cette infernale ronde d'herbes qui finissaient
par tourner autour de lui en le liant aux jambes de leurs minces
verdures. Au loin, jusqu'à la rue de Rivoli, jusqu'à la place de
l'Hôtel-de-Ville, les éternelles files de roues et de bêtes attelées
se perdaient dans le pêle-mêle des marchandises qu'on chargeaient; de
grandes tapissières emportaient les lots des fruitiers de tout un
quartier; des chars à bancs dont les flancs craquaient, partaient pour
la banlieue. Rue du Pont-Neuf, il s'égara tout à fait; il vint
trébucher au milieu d'une remise de voitures à bras; des marchands des
quatre saisons y paraient leur étalage roulant. Parmi eux, il reconnut
Lacaille, qui prit la rue Saint-Honoré, en poussant devant lui une
brouettée de carottes et de choux-fleurs. Il le suivit, espérant qu'il
l'aiderait à sortir de la cohue. Le pavé était devenu gras, bien que
le temps fût sec: des tas de queues d'artichauts, des feuilles et des
fanes, rendaient la chaussée périlleuse. Il butait à chaque pas. Il
perdit Lacaille rue Vauvilliers. Du côté de la Halle-aux-Blé, les
bouts de rue se barricadaient d'un nouvel obstacle de charrettes et de
tombereaux. Il ne tenta plus de lutter, il était repris par les
Halles, le flot le ramenait. Il revint lentement, il se retrouva à la
pointe Saint-Eustache.

Maintenant il entendait le long roulement qui partait des Halles.
Paris mâchait les bouchées à ses deux millions d'habitants. C'était
comme un grand organe central battant furieusement, jetant le sang de
la vie dans toutes les veines. Bruit de mâchoires colossales, vacarme
fait du tapage de l'approvisionnement, depuis les coups de fouet des
gros revendeurs partant pour les marchés de quartier, jusqu'aux
savates traînantes des pauvres femmes qui vont de porte en porte
offrir des salades, dans des paniers.

Il entra sous une rue couverte, à gauche, dans le groupe des quatre
pavillons, dont il avait remarqué la grande ombre silencieuse pendant
la nuit. Il espérait s'y réfugier, y trouver quelque trou. Mais, à
cette heure, ils s'étaient éveillés comme les autres. Il alla jusqu'au
bout de la rue. Des camions arrivaient au trot, encombrant le marché
de la Vallée de cageaux pleins de volailles vivantes, et de paniers
carrés où des volailles mortes étaient rangées par lits profonds. Sur
le trottoir opposé, d'autres camions déchargeaient des veaux entiers,
emmaillottés d'une nappe, couchés tout du long, comme des enfants,
dans des mannes qui ne laissaient passer que les quatre moignons,
écartés et saignants. Il y avait aussi des moutons entiers, des
quartiers de boeuf, des cuisseaux, des épaules. Les bouchers, avec de
grands tabliers blancs, marquaient la viande d'un timbre, la
voituraient, la pesaient, l'accrochaient aux barres de la criée;
tandis que, le visage collé aux grilles, il regardait ces files de
corps pendus, les boeufs et les moutons rouges, les veaux plus pâles,
tachés de jaune par la graisse et les tendons, le ventre ouvert. Il
passa au carreau de la triperie, parmi les têtes et les pieds de veau
blafards, les tripes proprement roulées en paquets dans des boîtes,
les cervelles rangées délicatement sur des paniers plats, les foies
saignants, les rognons violâtres. Il s'arrêta aux longues charrettes à
deux roues, couvertes d'une bâche ronde, qui apportent des moitiés de
cochon, accrochées des deux côtés aux ridelles, au-dessus d'un lit de
paille; les culs des charrettes ouverts montraient des chapelles
ardentes, des enfoncements de tabernacle, dans les lueurs flambantes
de ces chairs régulières et nues; et, sur le lit de paille, il y avait
des boîtes de fer-blanc, pleines du sang des cochons. Alors Florent
fut pris d'une rage sourde; l'odeur fade de la boucherie, l'odeur acre
de la triperie, l'exaspéraient. Il sortit de la rue couverte, il
préféra revenir une fois encore sur le trottoir de la rue du
Pont-Neuf.

C'était l'agonie. Le frisson du matin le prenait; il claquait des
dents, il avait peur de tomber là et de rester par terre. Il chercha,
ne trouva pas un coin sur un banc; il y aurait dormi, quitte à être
réveillé par les sergents de ville. Puis, comme un éblouissement
l'aveuglait, il s'adossa à un arbre, les yeux fermés, les oreilles
bourdonnantes. La carotte crue qu'il avait avalée, sans presque la
mâcher, lui déchirait l'estomac, et le verre de punch l'avait grisé.
Il était gris de misère, de lassitude, de faim. Un feu ardent le
brûlait de nouveau au creux de la poitrine; il y portait les deux
mains, par moments, comme pour boucher un trou par lequel il croyait
sentir tout son être s'en aller. Le trottoir avait un large
balancement; sa souffrance devenait si intolérable, qu'il voulut
marcher encore pour la faire taire. Il marcha devant lui, entra dans
les légumes. Il s'y perdit. Il prit un étroit sentier, tourna dans un
autre, dut revenir sur ses pas, se trompa, se trouva au milieu des
verdures. Certains tas étaient si haut, que les gens circulaient entre
deux murailles, bâties de paquets et de bottes. Les têtes dépassaient
un peu; on les voyait filer avec la tache blanche ou noire de la
coiffure; et les grandes hottes, balancées, ressemblaient, au ras des
feuilles, à des nacelles d'osier nageant sur un lac de mousse. Florent
se heurtait à mille obstacles, à des porteurs qui se chargeaient, à
des marchandes qui discutaient de leurs voix rudes; il glissait sur le
lit épais d'épluchures et de trognons qui couvrait la chaussée, il
étouffait dans l'odeur puissante des feuilles écrasées. Alors,
stupide, il s'arrêta, il s'abandonna aux poussées des uns, aux injures
des autres; il ne fut plus qu'une chose battue, roulée, au fond de la
mer montante.

Une grande lâcheté l'envahissait. Il aurait mendié. Sa sotte fierté de
la nuit l'exaspérait. S'il avait accepté l'aumône de madame François,
s'il n'avait point eu peur de Claude comme un imbécile, il ne se
trouverait pas là, à râler parmi ces choux. Et il s'irritait surtout
de ne pas avoir questionné le peintre, rue Pirouette. À cette heure,
il était seul, il pouvait crever, sur le pavé, comme un chien perdu.

Il leva une dernière fois les yeux, il regarda les Halles. Elles
flambaient dans le soleil. Un grand rayon entrait par le bout de la
rue couverte, au fond, trouant la masse des pavillons d'un portique de
lumière; et, battant la nappe des toitures, une pluie ardente tombait.
L'énorme charpente de fonte se noyait, bleuissait, n'était plus qu'un
profil sombre sur les flammes d'incendie du levant. En haut, une vitre
s'allumait, une goutte de clarté roulait jusqu'aux gouttières, le long
de la pente des larges plaques de zinc. Ce fut alors une cité
tumultueuse dans une poussière d'or volante. Le réveil avait grandi,
du ronflement des maraîchers, couchés sous leurs limousines, au
roulement plus vif des arrivages. Maintenant, la ville entière
repliait ses grilles; les carreaux bourdonnaient, les pavillons
grondaient; toutes les voix donnaient, et l'on eût dit l'épanouissement
magistral de cette phrase que Florent, depuis quatre heures du matin,
entendait se traîner et se grossir dans l'ombre. À droite, à gauche,
de tous côtés, des glapissements de criée mettaient des notes aiguës
de petite flûte, au milieu des basses sourdes de la foule. C'était la
marée, c'étaient les beurres, c'était la volaille, c'était la viande.
Des volées de cloche passaient, secouant derrière elles le murmure des
marchés qui s'ouvraient. Autour de lui, le soleil enflammait les
légumes. Il ne reconnaissait plus l'aquarelle tendre des pâleurs de
l'aube. Les coeurs élargis des salades brûlaient, la gamme du vert
éclatait en vigueurs superbes, les carottes saignaient, les navets
devenaient incandescents, dans ce brasier triomphal. À sa gauche, des
tombereaux de choux s'éboulaient encore. Il tourna les yeux, il vit,
au loin, des camions qui débouchaient toujours de la rue Turbigo. La
mer continuait à monter. Il l'avait sentie à ses chevilles, puis à son
ventre; elle menaçait, à cette heure, de passer par-dessus sa tête.
Aveuglé, noyé, les oreilles sonnantes, l'estomac écrasé par tout ce
qu'il avait vu, devinant de nouvelles et incessantes profondeurs de
nourriture, il demanda grâce, et une douleur folle le prit, de mourir
ainsi de faim, dans Paris gorgé, dans ce réveil fulgurant des Halles.
De grosses larmes chaudes jaillirent de ses yeux.

Il était arrivé à une allée plus large. Deux femmes, une petite
vieille et une grande sèche, passèrent devant lui, causant, se
dirigeant vers les pavillons.

-- Et vous êtes venue faire vos provisions, mademoiselle Saget?
demanda la grande sèche.

-- Oh! madame Lecoeur, si on peut dire... Vous savez, une femme seule.
Je vis de rien... J'aurais voulu un petit chou-fleur, mais tout est si
cher... Et le beurre, à combien, aujourd'hui?

-- Trente-quatre sous... J'en ai du bien bon. Si vous voulez venir me
voir...

-- Oui, oui, je ne sais pas, j'ai encore un peu de graisse...

Florent, faisant un effort suprême, suivait les deux femmes. Il se
souvenait d'avoir entendu nommer la petite vieille par Claude, rue
Pirouette; il se disait qu'il la questionnerait, quand elle aurait
quitté la grande sèche.

-- Et votre nièce? demanda mademoiselle Saget.

-- La Sarriette fait ce qu'il lui plaît, répondit aigrement madame
Lecoeur. Elle a voulu s'établir. Ça ne me regarde plus. Quand les
hommes l'auront grugée, ce n'est pas moi qui lui donnerai un morceau
de pain.

-- Vous étiez si bonne pour elle... Elle devrait gagner de l'argent;
les fruits sont avantageux, cette année... Et votre beau-frère?

-- Oh! lui...

Madame Lecoeur pinça les lèvres et parut ne pas vouloir en dire
davantage.

-- Toujours le même, hein? continua mademoiselle Saget. C'est un bien
brave homme... Je me suis laissé dire qu'il mangeait son argent d'une
façon...

-- Est-ce qu'on sait s'il mange son argent! dit brutalement madame
Lecoeur. C'est un cachotier, c'est un ladre, c'est un homme,
voyez-vous, mademoiselle, qui me laisserait crever plutôt que de me
prêter cent sous... Il sait parfaitement que les beurres, pas plus que
les fromages et les oeufs, n'ont marché cette saison. Lui, vend toute
la volaille qu'il veut... Eh bien, pas une fois, non, pas une fois, il
ne m'aurait offert ses services. Je suis bien trop fière pour
accepter, vous comprenez, mais ça m'aurait fait plaisir.

-- Eh! le voilà, votre beau-frère, reprit mademoiselle Saget, en
  baissant la voix.

Les deux femmes se tournèrent, regardèrent quelqu'un qui traversait la
chaussée pour entrer sous la grande rue couverte.

-- Je suis pressée, murmura madame Lecoeur, j'ai laissé ma boutique
toute seule. Puis, je ne veux pas lui parler.

Florent s'était aussi retourné, machinalement. Il vit un petit homme,
carré, l'air heureux, les cheveux gris et taillés en brosse, qui
tenait sous chacun de ses bras une oie grasse, dont la tête pendait et
lui tapait sur les cuisses. Et, brusquement, il eut un geste de joie;
il courut derrière cet homme, oubliant sa fatigue. Quand il l'eut
rejoint:

-- Gavard! dit-il, en lui frappant sur l'épaule.

L'autre leva la tête, examina d'un air surpris cette longue figure
noire qu'il ne reconnaissait pas. Puis, tout d'un coup:

-- Vous! vous! s'écria-t-il au comble de la stupéfaction. Comment,
c'est vous!

Il manqua laisser tomber ses oies grasses. Il ne se calmait pas. Mais,
ayant aperçu sa belle-soeur et mademoiselle Saget, qui assistaient
curieusement de loin à leur rencontre, il se remit à marcher, en
disant:

-- Ne restons pas là, venez... Il y a des yeux et des langues de trop.

Et, sous la rue couverte, ils causèrent. Florent raconta qu'il était
allé rue Pirouette. Gavard trouva cela très-drôle; il rit beaucoup, il
lui apprit que son frère Quenu avait déménagé et rouvert sa
charcuterie à deux pas, rue Rambuteau, en face des Halles. Ce qui
l'amusa encore prodigieusement, ce fut d'entendre que Florent s'était
promené tout le matin avec Claude Lantier, un drôle de corps, qui
était justement le neveu de madame Quenu. Il allait le conduire à la
charcuterie. Puis, quand il sut qu'il était rentré en France avec de
faux papiers, il prit toutes sortes d'airs mystérieux et graves. Il
voulut marcher devant lui, à cinq pas de distance, pour ne pas
éveiller l'attention. Après avoir passé par le pavillon de la
volaille, où il accrocha ses deux oies à son étalage, il traversa la
rue Rambuteau, toujours suivi par Florent. Là, au milieu de la
chaussée, du coin de l'oeil, il lui désigna une grande et belle
boutique de charcuterie.

Le soleil enfilait obliquement la rue Rambuteau, allumant les façades,
an milieu desquelles l'ouverture de la rue Pirouette faisait un trou
noir. À l'autre bout, le grand vaisseau de Saint-Eustache était tout
doré dans la poussière du soleil, comme une immense châsse. Et, au
milieu de la cohue, du fond du carrefour, une armée de balayeurs
s'avançait, sur une ligne, à coups réguliers de balai; tandis que des
boueux jetaient les ordures à la fourche dans des tombereaux qui
s'arrêtaient, tous les vingt pas, avec des bruits de vaisselles
cassées. Mais Florent n'avait d'attention que pour la grande
charcuterie, ouverte et flambante au soleil levant.

Elle faisait presque le coin de la rue Pirouette. Elle était une joie
pour le regard. Elle riait, toute claire, avec des pointes de couleurs
vives qui chantaient au milieu de la blancheur de ses marbres.
L'enseigne, où le nom de QUENU-GRADELLE luisait en grosses lettres
d'or, dans un encadrement de branches et de feuilles, dessiné sur un
fond tendre, était faite d'une peinture recouverte d'une glace. Les
deux panneaux latéraux de la devanture, également peints et sous
verre, représentaient de petits Amours joufflus, jouant au milieu de
hures, de côtelettes de porc, de guirlandes de saucisses; et ces
natures mortes, ornées d'enroulements et de rosaces, avaient une telle
tendresse d'aquarelle, que les viandes crues y prenaient des tons
roses de confitures. Puis, dans ce cadre aimable, l'étalage montait.
Il était posé sur un lit de fines rognures de papier bleu; par
endroits, des feuilles de fougère, délicatement rangées, changeaient
certaines assiettes en bouquets entourés de verdure. C'était un monde
de bonnes choses, de choses fondantes, de choses grasses. D'abord,
tout en bas, contre la glace, il y avait une rangée de pots de
rillettes, entremêlés de pots de moutarde. Les jambonneaux désossés
venaient au-dessus, avec leur bonne figure ronde, jaune de chapelure,
leur manche terminé par un pompon vert. Ensuite arrivaient les grands
plats: les langues fourrées de Strasbourg, rouges et vernies,
saignantes à côté de la pâleur des saucisses et des pieds de cochon;
les boudins, noirs, roulés comme des couleuvres bonnes filles; les
andouilles, empilées deux à deux, crevant de santé; les saucissons,
pareils à des échines de chantre, dans leurs chapes d'argent; les
pâtés, tout chauds, portant les petits drapeaux de leurs étiquettes;
les gros jambons, les grosses pièces de veau et de porc, glacées, et
dont la gelée avait des limpidités de sucre candi. Il y avait encore
de larges terrines au fond desquelles dormaient des viandes et des
hachis, dans des lacs de graisse figée. Entre les assiettes, entre les
plats, sur le lit de rognures bleues, se trouvaient jetés des bocaux
d'aschards, de coulis, de truffes conservées, des terrines de foies
gras, des boîtes moirées de thon et de sardines. Une caisse de
fromages laiteux, et une autre caisse, pleine d'escargots bourrés de
beurre persillé, étaient posées aux deux coins, négligemment. Enfin,
tout en haut, tombant d'une barre à dents de loup, des colliers de
saucisses, de saucissons, de cervelas, pendaient, symétriques,
semblables à des cordons et à des glands de tentures riches; tandis
que, derrière, des lambeaux de crépine mettaient leur dentelle, leur
fond de guipure blanche et charnue. Et là, sur le dernier gradin de
cette chapelle du ventre, au milieu des bouts de la crépine, entre
deux bouquets de glaïeuls pourpres, le reposoir se couronnait d'un
aquarium carré, garni de rocailles, où deux poissons rouges nageaient,
continuellement.

Florent sentit un frisson à fleur de peau; et il aperçut une femme,
sur le seuil de la boutique, dans le soleil. Elle mettait un bonheur
de plus, une plénitude solide et heureuse, au milieu de toutes ces
gaietés grasses. C'était une belle femme. Elle tenait la largeur de la
porte, point trop-grosse pourtant, forte de la gorge, dans la maturité
de la trentaine. Elle venait de se lever, et déjà ses cheveux, lissés,
collés et comme vernis, lui descendaient en petits bandeaux plats sur
les tempes. Cela la rendait très-propre. Sa chairpaisible, avait cette
blancheur transparente, cette peau fine et robée des personnes qui
vivent d'ordinaire dans les graisses et les viandes crues. Elle était
sérieuse plutôt, très-calme et très-lente, s'égayant du regard, les
lèvres graves. Son col de linge empesé bridant sur son cou, ses
manches blanches qui lui montaient jusqu'aux coudes, son tablier blanc
cachant la pointe de ses souliers, ne laissaient voir que des bouts de
la robe de cachemire noir, les épaules rondes, le corsage plein, dont
le corset tendait l'étoffe, extrêmement. Dans tout ce blanc, le soleil
brûlait. Mais, trempée de clarté, les cheveux bleus, la chair rose,
les manches et la jupe éclatantes, elle ne clignait pas les paupières,
elle prenait en toute tranquillité béate son bain de lumière matinale,
les yeux doux, riant aux Halles débordantes. Elle avait un air de
grande honnêteté.

-- C'est la femme de votre frère, votre belle-soeur Lisa, dit Gavard à
Florent.

Il l'avait saluée d'un léger signe de tête. Puis, il s'enfonça dans
l'allée, continuant à prendre des précautions minutieuses, ne voulant
pas que Florent entrât par la boutique qui était vide pourtant. Il
était évidemment très-heureux de se mettre dans une aventure qu'il
croyait compromettante.

-- Attendez, dit-il, je vais voir si votre frère est seul... Vous
entrerez, quand je taperai dans mes mains.

Il poussa une porte, au fond de l'allée. Mais, lorsque Florent
entendit la voix de son frère, derrière cette porte, il entra d'un
bond. Quenu, qui l'adorait, se jeta à son cou. Ils s'embrassaient
comme des enfants.

-- Ah! saperlotte, ah! c'est toi, balbutiait Quenu, si je m'attendais,
par exemple!... Je t'ai cru mort, je le disais hier encore à Lisa:
« Ce pauvre Florent... »

Il s'arrêta, il cria, en penchant la tête dans la boutique:

-- Eh! Lisa!... Lisa!...

Puis, se tournant vers une petite fille qui s'était réfugiée dans un
coin:

-- Pauline, va donc chercher ta mère.

Mais la petite ne bougea pas. C'était une superbe enfant de cinq ans,
ayant une grosse figure ronde, d'une grande ressemblance avec la belle
charcutière. Elle tenait, entre ses bras, un énorme chat jaune, qui
s'abandonnait d'aise, les pattes pendantes; et elle le serrait de ses
petites mains, pliant sous la charge, comme si elle eût craint que ce
monsieur si mal habillé ne le lui volât.

Lisa arriva lentement.

-- C'est Florent, c'est mon frère, répétait Quenu.

Elle l'appela « monsieur, » fut très-bonne. Elle le regardait
paisiblement, de la tête aux pieds, sans montrer aucune surprise
malhonnête. Ses lèvres seules avaient un léger pli. Et elle resta
debout, finissant par sourire des embrassades de son mari. Celui-ci
pourtant parut se calmer. Alors il vit la maigreur, la misère de
Florent.

-- Ah! mon pauvre ami, dit-il, tu n'as pas embelli, là bas... Moi,
j'ai engraissé, que veux-tu!

Il était gras, en effet, trop gras pour ses trente ans. Il débordait
dans sa chemise, dans son tablier, dans ses linges blancs qui
l'emmaillotaient comme un énorme poupon. Sa face rasée s'était
allongée, avait pris à la longue une lointaine ressemblance avec le
groin de ces cochons, de cette viande, où ses mains s'enfonçaient et
vivaient, la journée entière. Florent le reconnaissait à peine. Il
s'était assis, il passait de son frère à la belle Lisa, à la petite
Pauline. Ils suaient la santé; ils étaient superbes, carrés, luisants;
ils le regardaient avec l'étonnement de gens très-gras pris d'une
vague inquiétude en face d'un maigre. Et le chat lui-même, dont la
peau pétait de graisse, arrondissait ses yeux jaunes, l'examinait d'un
air défiant.

-- Tu attendras le déjeuner, n'est-ce pas? demanda Quenu. Nous
mangeons de bonne heure, à dix heures.

Une odeur forte de cuisine traînait. Florent revit sa nuit terrible,
son arrivée dans les légumes, son agonie au milieu des Halles, cet
éboulement continu de nourriture auquel il venait d'échapper. Alors,
il dit à voix basse, avec un sourire doux:

-- Non, j'ai faim, vois-tu.



II


Florent venait de commencer son droit à Paris, lorsque sa mère mourut.
Elle habitait le Vigan, dans le Gard. Elle avait épousé en secondes
noces un Normand, un Quenu, d'Yvetot, qu'un sous-préfet avait amené et
oublié dans le Midi. Il était resté employé à la sous-préfecture,
trouvant le pays charmant, le vin bon, les femmes aimables. Une
indigestion, trois ans après le mariage, l'emporta. Il laissait pour
tout héritage à sa femme un gros garçon qui lui ressemblait. La mère
payait déjà très-difficilement les mois de collège de son aîné,
Florent, l'enfant du premier lit. Il lui donnait de grandes
satisfactions: il était très-doux, travaillait avec ardeur, remportait
les premiers prix. Ce fut sur lui qu'elle mit toutes ses tendresses,
tous ses espoirs. Peut-être préférait-elle, dans ce garçon pâle et
mince, son premier mari, un de ces Provençaux d'une mollesse
caressante, qui l'avait aimée à en mourir. Peut-être Quenu, dont la
bonne humeur l'avait d'abord séduite, s'était-il montré trop gras,
trop satisfait, trop certain de tirer de lui-même ses meilleures
joies. Elle décida que son dernier né, le cadet, celui que les
familles méridionales sacrifient souvent encore, ne ferait jamais rien
de bon; elle se contenta de l'envoyer à l'école, chez une vieille
fille sa voisine, où le petit n'apprit guère qu'à galopiner. Les deux
frères grandirent loin l'un de l'autre, en étrangers.

Quand Florent arriva au Vigan, sa mère était enterrée. Elle avait
exigé qu'on lui cachât sa maladie jusqu'au dernier moment, pour ne pas
le déranger dans ses études. Il trouva le petit Quenu, qui avait douze
ans, sanglotant tout seul au milieu de la cuisine, assis sur une
table. Un marchand de meubles, un voisin, lui conta l'agonie de la
malheureuse mère. Elle en était à ses dernières ressources, elle
s'était tuée au travail pour que son fils pût faire son droit. À un
petit commerce de rubans d'un médiocre rapport, elle avait dû joindre
d'autres métiers qui l'occupaient fort tard. L'idée fixe de voir son
Florent avocat, bien posé dans la ville, finissait par la rendre dure,
avare, impitoyable pour elle-même et pour les autres. Le petit Quenu
allait avec des culottes percées, des blouses dont les manches
s'effiloquaient; il ne se servait jamais à table, il attendait que sa
mère lui eût coupé sa part de pain. Elle se taillait des tranches tout
aussi mince. C'était à ce régime qu'elle avait succombé, avec le
désespoir immense de ne pas achever sa tâche.

Cette histoire fit une impression terrible sur le caractère tendre de
Florent. Les larmes l'étouffaient. Il prit son frère dans ses bras, le
tint serré, le baisa comme pour lui rendre l'affection dont il l'avait
privé. Et il regardait ses pauvres souliers crevés, ses coudes troués,
ses mains sales, toute cette misère d'enfant abandonné. Il lui
répétait qu'il allait l'emmener, qu'il serait heureux avec lui. Le
lendemain, quand il examina la situation, il eut peur de ne pouvoir
même réserver la somme nécessaire pour retourner à Paris. À aucun
prix, il ne voulait rester au Vigan. Il céda heureusement la petite
boutique de rubans, ce qui lui permit de payer les dettes que sa mère,
très-rigide sur les questions d'argent, s'était pourtant laissée peu à
peu entraîner à contracter. Et comme il ne lui restait rien, le
voisin, le marchand de meubles, lui offrit cinq cents francs du
mobilier et du linge de la défunte. Il faisait une bonne affaire. Le
jeune homme le remercia, les larmes aux yeux. Il habilla son frère à
neuf, l'emmena, le soir même.

À Paris, il ne pouvait plus être question de suivre les cours de
l'École de droit. Florent remit à plus tard toute ambition. Il trouva
quelques leçons, s'installa avec Quenu, rue Royer-Collard, au coin de
la rue Saint-Jacques, dans une grande chambre qu'il meubla de deux
lits de fer, d'une armoire, d'une table et de quatre chaises. Dès
lors, il eut un enfant. Sa paternité le charmait. Dans les premiers
temps, le soir, quand il rentrait, il essayait de donner des leçons au
petit; mais celui-ci n'écoutait guère; il avait la tête dure, refusait
d'apprendre, sanglotant, regrettant l'époque où sa mère le laissait
courir les rues. Florent, désespéré, cessait la leçon, le consolait,
lui promettait des vacances indéfinies. Et pour s'excuser de sa
faiblesse, il se disait qu'il n'avait pas pris le cher enfant avec lui
dans le but de le contrarier. Ce fut sa règle de conduite, le regarder
grandir en joie. Il l'adorait, était ravi de ses rires, goûtait des
douceurs infinies à le sentir autour de lui, bien portant, ignorant de
tout souci. Florent restait mince dans ses paletots noirs rapés, et
son visage commençait à jaunir, au milieu des taquineries cruelles de
l'enseignement. Quenu devenait un petit bonhomme tout rond, un peu
bêta, sachant à peine lire et écrire, mais d'une belle humeur
inaltérable qui emplissait de gaieté la grande chambre sombre de la
rue Royer-Collard.

Cependant, les années passaient. Florent, qui avait hérité des
dévouements de sa mère, gardait Quenu au logis comme une grande fille
paresseuse. Il lui évitait jusqu'aux menus soins de l'intérieur;
c'était lui qui allait chercher les provisions, qui faisait le ménage
et la cuisine. Cela, disait-il, le tirait de ses mauvaises pensées. Il
était sombre d'ordinaire, se croyait méchant. Le soir, quand il
rentrait, crotté, la tête basse de la haine des enfants des autres, il
était tout attendri par l'embrassade de ce gros et grand garçon, qu'il
trouvait en train de jouer à la toupie, sur le carreau de la chambre.
Quenu riait de sa maladresse à faire les omelettes et de la façon
sérieuse dont il mettait le pot-au-feu. La lampe éteinte, Florent
redevenait triste, parfois, dans son lit. Il songeait à reprendre ses
études de droit, il s'ingéniait pour disposer son temps de façon à
suivre les cours de la Faculté. Il y parvint, fut parfaitement
heureux. Mais une petite fièvre qui le retint huit jours à la maison,
creusa un tel trou dans leur budget et l'inquiéta à un tel point,
qu'il abandonna toute idée de terminer ses études. Son enfant
grandissait. Il entra comme professeur dans une pension de la rue de
l'Estrapade, aux appointements de dix-huit cents francs. C'était une
fortune. Avec de l'économie, il allait mettre de l'argent de côté pour
établir Quenu. À dix-huit ans, il le traitait encore en demoiselle
qu'il faut doter.

Pendant la courte maladie de son frère, Quenu, lui aussi, avait fait
des réflexions. Un matin, il déclara qu'il voulait travailler, qu'il
était assez grand pour gagner sa vie. Florent fut profondément touché.
Il v avait, en face d'eux, de l'autre côté de la rue, un horloger en
chambre que l'enfant voyait toute la journée, dans la clarté crue de
là fenêtre, penché sur sa petite table, maniant des choses délicates,
les regardant à la loupe, patiemment. Il fut séduit, il prétendit
qu'il avait du goût pour l'horlogerie. Mais, au bout de quinze jours,
il devint inquiet, il pleura comme un garçon de dix ans, trouvant que
c'était trop compliqué, que jamais il ne saurait « toutes les petites
bêtises qui entrent dans une montre. » Maintenant, il préférerait être
serrurier. La serrurerie le fatigua. En deux années, il tenta plus de
dix métiers. Florent pensait qu'il avait raison, qu'il ne faut pas se
mettre dans un état à contre-coeur. Seulement, le beau dévouement de
Queuu, qui voulait gagner sa vie, coûtait cher au ménage des deux
jeunes gens. Depuis qu'il courait les ateliers, c'était sans cesse des
dépenses nouvelles, des frais de vêtements, de nourriture prise au
dehors, de bienvenue payée aux camarades. Les dix-huit cents francs de
Florent ne suffisaient plus. Il avait dû prendre deux leçons qu'il
donnait le soir. Pendant huit ans, il porta la même redingote.

Les deux frères s'étaient fait un ami. La maison avait une façade sur
la rue Saint-Jacques, et là s'ouvrait une grande rôtisserie, tenue par
un digne homme nommé Gavard, dont la femme se mourait de la poitrine,
au milieu de l'odeur grasse des volailles. Quand Florent rentrait trop
tard pour faire cuire quelque bout de viande, il achetait en bas un
morceau de dinde ou un morceau d'oie de douze sous. C'était des jours
de grand régal. Gavard finit par s'intéresser à ce garçon maigre, il
connut son histoire, il attira le petit. Et bientôt Quenu ne quitta
plus la rôtisserie. Dès que son frère partait, il descendait, il
s'installait au fond de la boutique, ravi des quatre broches
gigantesques qui tournaient avec un bruit doux, devant les hautes
flammes claires.

Les larges cuivres de la cheminée luisaient, les volailles fumaient,
la graisse chantait dans la lèchefrite, les broches finissaient par
causer entre elles, par adresser des mots aimables à Quenu, qui, une
longue cuiller à la main, arrosait dévotement les ventres dorés des
oies rondes et des grandes dindes. Il restait des heures, tout rouge
des clarté dansantes de la flambée, un peu abêti, riant vaguement aux
grosses bêtes qui cuisaient; et il ne se réveillait que lorsqu'on
débrochait. Les volailles tombaient dans les plats; les broches
sortaient des ventres, toutes fumantes; les ventres se vidaient,
laissant couler le jus par les trous du derrière et de la gorge,
emplissant la boutique d'une odeur forte de rôti. Alors, l'enfant,
debout, suivant des yeux l'opération, battait des mains, parlait aux
volailles, leur disait qu'elles étaient bien bonnes, qu'on les
mangerait, que les chats n'auraient que les os. Et il tressautait,
quand Gavard lui donnait une tartine de pain, qu'il mettait mijoter
dans la lèche-frite, pendant une demi-heure.

Ce fut là sans doute que Quenu prit l'amour de la cuisine. Plus tard,
après avoir essayé de tous les métiers, il revint fatalement aux bêtes
qu'on débroche, aux jus qui forcent à se lécher les doigts. Il
craignait d'abord de contrarier son frère, petit mangeur parlant des
bonnes choses avec un dédain d'homme ignorant. Puis, voyant Florent
l'écouter, lorsqu'il lui expliquait quelque plat très compliqué, il
lui avoua sa vocation, il entra dans un grand restaurant. Dès lors, la
vie des deux frères fut réglée. Ils continuèrent à habiter la chambre
de la rue Royer-Collard, où ils se retrouvaient chaque soir: l'un, la
face réjouie par ses fourneaux; l'autre, le visage battu de sa misère
de professeur crotté. Florent gardait sa défroque noire, s'oubliait
sur les devoirs de ses élèves, tandis que Quenu, pour se mettre à
l'aise, reprenait son tablier, sa veste blanche et son bonnet blanc de
marmiton, tournant autour du poêle, s'amusant à quelque friandise
cuite au four. Et parfois ils souriaient de se voir ainsi, l'un tout
blanc, l'autre tout noir. La vaste pièce semblait moitié fâchée,
moitié joyeuse, de ce deuil et de cette gaieté. Jamais ménage plus
disparate ne s'entendit mieux. L'aîné avait beau maigrir, brûlé par
les ardeurs de son père; le cadet avait beau engraisser, en digne fils
de Normand; ils s'aimaient dans leur mère commune, dans cette femme
qui n'était que tendresse.

Ils avaient un parent, à Paris, un frère de leur mère, un Gradelle,
établi charcutier, rue Pirouette, dans le quartier des Halles. C'était
un gros avare, un homme brutal, qui les reçut comme des meurt-de-faim,
la première fois qu'ils se présentèrent chez lui. Ils y retournèrent
rarement. Le jour de la fête du bonhomme, Quenu lui portait un
bouquet, et en recevait une pièce de dix sous. Florent, d'une fierté
maladive, souffrait, lorsque Gradelle examinait sa redingote mince, de
l'oeil inquiet et soupçonneux d'un ladre qui flaire la demande d'un
dîner ou d'une pièce de cent sous. Il eut la naïveté, un jour, de
changer chez son oncle un billet de cent francs. L'oncle eut moins
peur, en voyant venir les petits, comme il les appelait. Mais les
amitiés en restèrent là. Ces années furent pour Florent un long rêve
doux et triste. Il goûta toutes les joies amères du dévouement. Au
logis, il n'avait que des tendresses. Dehors, dans les humiliations de
ses élèves, dans le coudoiement des trottoirs, il se sentait devenir
mauvais. Ses ambitions mortes s'aigrissaient. Il lui fallut de longs
mois pour plier les épaules et accepter ses souffrances d'homme laid,
médiocre et pauvre. Voulant échapper aux tentations de méchanceté, il
se jeta en pleine bonté idéale, il se créa un refuge de justice et de
vérité absolues. Ce fut alors qu'il devint républicain; il entra dans
la république comme les filles désespérées entrent au couvent. Et ne
trouvant pas une république assez tiède, assez silencieuse, pour
endormir ses maux, il s'en créa une. Les livres lui déplaisaient; tout
ce papier noirci, au milieu duquel il vivait, lui rappelait la classe
puante, les boulettes de papier mâché des gamins, la torture des
longues heures stériles. Puis, les livres ne lui parlaient que de
révolte, le poussaient à l'orgueil, et c'était d'oubli et de paix dont
il se sentait l'impérieux besoin. Se bercer, s'endormir, rêver qu'il
était parfaitement heureux, que le monde allait le devenir, bâtir la
cité républicaine où il aurait voulu vivre: telle fut sa récréation,
l'oeuvre éternellement reprise de ses heures libres. Il ne lisait
plus, en dehors des nécessités de l'enseignement; il remontait la rue
Saint-Jacques, jusqu'aux boulevards extérieurs, faisait une grande
course parfois, revenait par la barrière d'Italie; et, tout le long de
la route, les yeux sur le quartier Mouffetard étalé à ses pieds, il
arrangeait des mesures morales, des projets de loi humanitaires, qui
auraient changé cette ville souffrante en une ville de béatitude.
Quand les journées de février ensanglantèrent Paris, il fut navré, il
courut les clubs, demandant le rachat de ce sang « par le baiser
fraternel des républicains du monde entier. » Il devint un de ces
orateurs illuminés qui prêchèrent la révolution comme une religion
nouvelle, toute de douceur et de rédemption. Il fallut les journées de
décembre pour le tirer de sa tendresse universelle. Il était désarmé.
Il se laissa prendre comme un mouton, et fut traité en loup. Quand il
s'éveilla de son sermon sur la fraternité, il crevait la faim sur la
dalle froide d'une casemate de Bicêtre.

Quenu, qui avait alors vingt-deux ans, fut pris d'une angoisse
mortelle, en ne voyant pas rentrer son frère. Le lendemain, il alla
chercher, au cimetière Montmartre, parmi les morts du boulevard, qu'on
avait alignés sous de la paille; les têtes passaient, affreuses. Le
coeur lui manquait, les larmes l'aveuglaient, il dut revenir à deux
reprises, le long de la file. Enfin, à la préfecture de police, au
bout de huit grands jours, il apprit que son frère était prisonnier.
Il ne put le voir. Comme il insistait, on le menaça de l'arrêter
lui-même. Il courut alors chez l'oncle Gradelle, qui était un
personnage pour lui, espérant le déterminer à sauver Florent. Mais
l'oncle Gradelle s'emporta, prétendit que c'était bien fait, que ce
grand imbécile n'avait pas besoin de se fourrer avec ces canailles de
républicains; il ajouta même que Florent devait mal tourner, que cela
était écrit sur sa figure. Quenu pleurait toutes les larmes de son
corps. Il restait là, suffoquant. L'oncle, un peu honteux, sentant
qu'il devait faire quelque chose pour ce pauvre garçon, lui offrit de
le prendre avec lui. Il le savait bon cuisinier, et avait besoin d'un
aide. Quenu redoutait tellement de rentrer seul dans la grande chambre
de la rue Royer-Collard, qu'il accepta. Il coucha chez son oncle, le
soir même, tout en haut, au fond d'un trou noir où il pouvait à peine
s'allonger. Il y pleura moins qu'il n'aurait pleuré en face du lit
vide de son frère.

Il réussit enfin à voir Florent. Mais, en revenant de Bicêtre, il dut
se coucher; une fièvre le tint pendant près de trois semaines dans une
somnolence hébétée. Ce fut sa première et sa seule maladie. Gradelle
envoyait son républicain de neveu à tous les diables. Quand il connut
son départ pour Cayenne, un matin, il tapa dans les mains de Quenu,
l'éveilla, lui annonça brutalement cette nouvelle, provoqua une telle
crise, que le lendemain le jeune homme était debout. Sa douleur se
fondit; ses chairs molles semblèrent boire ses dernières larmes. Un
mois plus tard, il riait, s'irritait, tout triste d'avoir ri; puis la
belle humeur l'emportait, et il riait sans savoir.

Il apprit la charcuterie. Il y goûtait plus de jouissances encore que
dans la cuisine. Mais l'oncle Gradelle lui disait qu'il ne devait pas
trop négliger ses casseroles, qu'un charcutier bon cuisinier était
rare, que c'était une chance d'avoir passé par un restaurant avant
d'entrer chez lui. Il utilisait ses talents, d'ailleurs; il lui
faisait faire des dîners pour la ville, le chargeait particulièrement
des grillades et des côtelettes de porc aux cornichons. Comme le jeune
homme lui rendait de réels services, il l'aima à sa manière, lui
pinçant les bras, les jours de belle humeur. Il avait vendu le pauvre
mobilier de la rue Royer-Collard, et en gardait l'argent, quarante et
quelques francs, pour que ce farceur de Quenu, disait-il, ne le jetât
pas par les fenêtres. Il finit pourtant par lui donner chaque mois six
francs pour ses menus plaisirs.

Quenu, serré d'argent, brutalisé parfois, était parfaitement heureux.
Il aimait qu'on lui mâchât sa vie. Florent l'avait trop élevé en fille
paresseuse. Puis, il s'était fait une amie chez l'oncle Gradelle.
Quand celui-ci perdit sa femme, il dut prendre une fille, pour le
comptoir. Il la choisit bien portante, appétissante, sachant que cela
égaye le client et fait honneur aux viandes cuites, il connaissait,
rue Cuvier, près du Jardin des Plantes, une dame veuve, dont le mari
avait eu la direction des postes à Plassans, une sous-préfecture du
Midi. Cette dame, qui vivait d'une petite rente viagère,
très-modestement, avait amené de cette ville une grosse et belle
enfant, qu'elle traitait comme sa propre fille. Lisa la soignait d'un
air placide, avec une humeur égale, un peu sérieuse, tout à fait belle
quand elle souriait. Son grand charme venait de la façon exquise dont
elle plaçait son rare sourire. Alors, son regard était une caresse, sa
gravité ordinaire donnait un prix inestimable à cette science soudaine
de séduction. La vieille dame disait souvent qu'un sourire de Lisa la
conduirait en enfer. Lorsqu'un asthme l'emporta, elle laissa à sa
fille d'adoption toutes ses économies, une dizaine de mille francs.
Lisa resta huit jours seule dans le logement de la rue Cuvier; ce fut
là que Gradelle vint la chercher. Il la connaissait pour l'avoir
souvent vue avec sa maîtresse, quand cette dernière lui rendait
visite, rue Pirouette. Mais, à l'enterrement, elle lui parut si
embellie, si solidement bâtie, qu'il alla jusqu'au cimetière. Pendant
qu'on descendait le cercueil, il réfléchissait qu'elle serait superbe
dans la charcuterie. Il se tâtait, se disait qu'il lui offrirait bien
trente francs par mois, avec le logement et la nourriture. Lorsqu'il
lui fit des propositions, elle demanda vingt-quatre heures pour lui
rendre réponse. Puis, un matin, elle arriva avec son petit paquet, et
ses dix mille francs, dans son corsage. Un mois plus tard, la maison
lui appartenait, Gradelle, Quenu, jusqu'au dernier des marmitons.
Quenu, surtout, se serait haché les doigts pour elle.

Quand elle venait à sourire, il restait là, riant d'aise lui-même à la
regarder.

Lisa, qui était la fille aînée des Macquart, de Plassans, avait encore
son père. Elle le disait à l'étranger, ne lui écrivait jamais.
Parfois, elle laissait seulement échapper que sa mère était, de son
vivant, une rude travailleuse, et qu'elle tenait d'elle. Elle se
montrait, en effet, très-patiente au travail. Mais elle ajoutait que
la brave femme avait eu une belle constance de se tuer pour faire
aller le ménage. Elle parlait alors des devoirs de la femme et des
devoirs du mari, très-sagement, d'une façon honnête, qui ravissait
Quenu. Il lui affirmait qu'il avait absolument ses idées. Les idées de
Lisa étaient que tout le monde doit travailler pour manger; que chacun
est chargé de son propre bonheur; qu'on fait le mal en encourageant la
paresse; enfin, que, s'il y a des malheureux, c'est tant pis pour les
fainéants. C'était là une condamnation très-nette de l'ivrognerie, des
flâneries légendaires du vieux Macquart. Et, à son insu, Macquart
parlait haut en elle; elle n'était qu'une Macquart rangée,
raisonnable, logique avec ses besoins de bien-être, ayant compris que
la meilleure façon de s'endormir dans une tiédeur heureuse est encore
de se faire soi-même un lit de béatitude. Elle donnait à cette couche
moelleuse toutes ses heures, toutes ses pensées. Dès l'âge de six ans,
elle consentait à rester bien sage sur sa petite chaise, la journée
entière, à la condition qu'on la récompenserait d'un gâteau le soir.

Chez le charcutier Gradelle, Lisa continua sa vie calme, régulière,
éclairée par ses beaux sourires. Elle n'avait pas accepté l'offre du
bonhomme à l'aventure; elle savait trouver en lui un chaperon, elle
pressentait peut-être, dans cette boutique sombre de la rue Pirouette,
avec le flair des personnes chanceuses, l'avenir solide qu'elle
rêvait, une vie de jouissances saines, un travail sans fatigue, dont
chaque heure amenât la récompense. Elle soigna son comptoir avec les
soins tranquilles qu'elle avait donnés à la veuve du directeur des
postes. Bientôt la propreté des tabliers de Lisa fut proverbiale dans
le quartier. L'oncle Gradelle était si content de cette belle fille,
qu'il disait parfois à Quenu, en ficelant ses saucissons:

-- Si je n'avais pas soixante ans passés, ma parole d'honneur, je
ferais la bêtise de l'épouser... C'est de l'or en barre, mon garçon,
une femme comme ça dans le commerce.

Quenu renchérissait. Il rit pourtant à belles dents, un jour qu'un
voisin l'accusa d'être amoureux de Lisa. Cela ne le tourmentait guère.
Ils étaient très-bons amis. Le soir, ils montaient ensemble se
coucher. Lisa occupait, à côté du trou noir où s'allongeait le jeune
homme, une petite chambre qu'elle avait rendue toute claire, en
l'ornant partout de rideaux de mousseline. Ils restaient là, un
instant, sur le palier, leur bougeoir à la main, causant, mettant la
clef dans la serrure. Et ils refermaient leur porte, disant
amicalement:

-- Bonsoir, mademoiselle Lisa.

-- Bonsoir, monsieur Quenu.

Quenu se mettait au lit en écoutant Lisa faire son petit ménage. La
cloison était si mince, qu'il pouvait suivre chacun de ses mouvements.
Il pensait: « Tiens, elle tire les rideaux de sa fenêtre. Qu'est-ce
qu'elle peut bien faire devant sa commode? La voilà qui s'asseoit et
qui ôte ses bottines. Ma foi, bonsoir, elle a soufflé sa bougie.
Dormons. » Et, s'il entendait craquer le lit, il murmurait en riant:
« Fichtre! elle n'est pas légère, mademoiselle Lisa. » Cette idée
l'égayait; il finissait par s'endormir, en songeant aux jambons et aux
bandes de petit salé qu'il devait préparer le lendemain.

Cela dura un an, sans une rougeur de Lisa, sans un embarras de Quenu.
Le matin, au fort du travail, lorsque la jeune fille venait à la
cuisine, leurs mains se rencontraient au milieu des hachis. Elle
l'aidait parfois, elle tenait les boyaux de ses doigts potelés,
pendant qu'il les bourrait de viandes et de lardons. Ou bien ils
goûtaient ensemble la chair crue des saucisses, du bout de la langue,
pour voir si elle était convenablement épicée. Elle était de bon
conseil, connaissait des recettes du Midi, qu'il expérimenta avec
succès. Souvent, il la sentait derrière son épaule, regardant au fond
des marmites, s'approchant si près, qu'il avait sa forte gorge dans le
dos. Elle lui passait une cuiller, un plat. Le grand feu leur mettait
le sang sous la peau. Lui, pour rien au monde, n'aurait cessé de
tourner les bouillies grasses qui s'épaississaient sur le fourneau;
tandis que, toute grave, elle discutait le degré de cuisson.
L'après-midi, lorsque la boutique se vidait, ils causaient
tranquillement, pendant des heures. Elle restait dans son comptoir, un
peu renversée, tricotant d'une façon douce et régulière. Il s'asseyait
sur un billot, les jambes ballantes, tapant des talons contre le bloc
de chêne. Et ils s'entendaient à merveille; ils parlaient de tout, le
plus ordinairement de cuisine, et puis de l'oncle Gradelle, et encore
du quartier. Elle lui racontait des histoires comme à un enfant; elle
en savait de très-jolies, des légendes miraculeuses, pleines d'agneaux
et de petits anges, qu'elle disait d'une voix flûtée, avec son grand
air sérieux. Si quelque cliente entrait, pour ne pas se déranger, elle
demandait au jeune homme le pot du saindoux ou la boîte des escargots.
À onze heures, ils remontaient se coucher, lentement, comme la veille.
Puis, en refermant leur porte, de leur voix calme:

-- Bonsoir, mademoiselle Lisa.

-- Bonsoir, monsieur Quenu.

Un matin, l'oncle Gradelle fut foudroyé par une attaque d'apoplexie,
en préparant une galantine. Il tomba le nez sur la table à hacher.
Lisa ne perdit pas son sang-froid. Elle dit qu'il ne faillait pas
laisser le mort au beau milieu de la cuisine; elle le fit porter au
fond, dans un cabinet où l'oncle couchait. Puis, elle arrangea une
histoire avec les garçons; l'oncle devait être mort dans son lit, si
l'on ne voulait pas dégoûter le quartier et perdre la clientèle. Quenu
aida à porter le mort, stupide, très-étonné de ne pas trouver de
larmes. Plus tard, Lisa et lui pleurèrent ensemble. Il était seul
héritier, avec son frère Florent. Les commères des rues voisines
donnaient au vieux Gradelle une fortune considérable. La vérité fut
qu'on ne découvrit pas un écu d'argent sonnant. Lisa resta inquiète.
Quenu la voyait réfléchir, regarder autour d'elle du matin au soir,
comme si elle avait perdu quelque chose. Enfin, elle décida un grand
nettoyage, prétendant qu'on jasait, que l'histoire de la mort du vieux
courait, qu'il fallait montrer une grande propreté. Une après-midi,
comme elle était depuis deux heures à la cave, où elle lavait
elle-même les cuves à saler, elle reparut, tenant quelque chose dans
son tablier. Quenu hachait des foies de cochon. Elle attendit qu'il
eût fini, causant avec lui d'une voix indifférente. Mais ses yeux
avaient un éclat extraordinaire, elle sourit de son beau sourire, en
lui disant qu'elle voulait lui parler. Elle monta l'escalier,
péniblement, les cuisses gênées par la chose qu'elle portait, et qui
tendait son tablier à le crever. Au troisième étage, elle soufflait,
elle dut s'appuyer un instant contre la rampe. Quenu, étonné, la
suivit sans mot dire, jusque dans sa chambre. C'était la première fois
qu'elle l'invitait à y entrer. Elle ferma la porte; et, lâchant les
coins du tablier que ses doigts roidis ne pouvaient plus tenir, elle
laissa rouler doucement sur son lit une pluie de pièces d'argent et de
pièces d'or. Elle avait trouvé, au fond d'un saloir, le trésor de
l'oncle Gradelle. Le tas fit un grand trou, dans ce lit délicat et
moelleux de jeune fille.

La joie de Lisa et de Quenu fut recueillie. Ils s'assirent sur le bord
du lit, Lisa à la tête, Quenu au pied, aux deux côtés du tas; et ils
comptèrent l'argent sur la couverture, pour ne pas faire de bruit. Il
y avait quarante mille francs d'or, trois mille francs d'argent, et,
dans un étui de fer-blanc, quarante-deux mille francs en billets de
Banque. Ils mirent deux bonnes heures pour additionner tout cela. Les
mains de Quenu tremblaient un peu. Ce fut Lisa qui fit le plus de
besogne. Ils rangeaient les piles d'or sur l'oreiller, laissant
l'argent dans le trou de la couverture. Quand ils eurent trouvé le
chiffre, énorme pour eux, de quatre-vingt-cinq mille francs, ils
causèrent. Naturellement, ils parlèrent de l'avenir, de leur mariage,
sans qu'il eût jamais été question d'amour entre eux. Cet argent
semblait leur délier la langue. Ils s'étaient enfoncés davantage,
s'adossant au mur de la ruelle, sous les rideaux de mousseline
blanche, les jambes un peu allongées: et comme, en bavardant, leurs
mains fouillaient l'argent, elles s'y étaient rencontrées, s'oubliant
l'une dans l'autre, au milieu des pièces de cent sous. Le crépuscule
les surprit. Alors seulement Lisa rougit de se voir à côté de ce
garçon. Ils avaient bouleversé le lit, les draps pendaient, l'or, sur
l'oreiller qui les séparait, faisait des creux, comme si des têtes s'y
étaient roulées, chaudes de passion.

Ils se levèrent gênés, de l'air confus de deux amoureux qui viennent
de commettre une première faute. Ce lit défait, avec tout cet argent,
les accusait d'une joie défendue, qu'ils avaient goûtée, la porte
close. Ce fut leur chute, à eux. Lisa, qui rattachait ses vêtements
comme si elle avait fait le mal, alla chercher ses dix mille francs.
Queuu voulut qu'elle les mît avec les quatre-vingt-cinq mille francs
de l'oncle; il mêla les deux sommes en riant, en disant que l'argent,
lui aussi, devait se fiancer; et il fut convenu que ce serait Lisa qui
garderait « le magot » dans sa commode. Quand elle l'eut serré et
qu'elle eut refait le lit, ils descendirent paisiblement. Ils étaient
mari et femme.

Le mariage eut lieu le mois suivant. Le quartier le trouva naturel,
tout à fait convenable. On connaissait vaguement l'histoire du trésor,
la probité de Lisa était un sujet d'éloges sans fin; après tout, elle
pouvait ne rien dire à Quenu, garder les écus pour elle; si elle avait
parlé, c'était par honnêteté pure, puisque personne ne l'avait vue.
Elle méritait bien que Quenu l'épousât. Ce Quenu avait de la chance,
il n'était pas beau, et il trouvait une belle femme qui lui déterrait
une fortune. L'admiration alla si loin, qu'on finit par dire tout bas
que « Lisa était vraiment bête d'avoir fait ce qu'elle avait fait. »
Lisa souriait, quand on lui parlait de ces choses à mots couverts.
Elle et son mari vivaient comme auparavant, dans une bonne amitié,
dans une paix heureuse. Elle l'aidait, rencontrait ses mains au milieu
des hachis, se penchait au-dessus de son épaule pour visiter d'un coup
d'oeil les marmites. Et ce n'était toujours que le grand feu de la
cuisine qui leur mettait le sang sous la peau.

Cependant, Lisa était une femme intelligente qui comprit vite la
sottise de laisser dormir leurs quatre-vingt quinze mille francs dans
le tiroir de la commode. Quenu les aurait volontiers remis au fond du
saloir, en attendant d'en avoir gagné autant; ils se seraient alors
retirés à Suresnes, un coin de la banlieue qu'ils aimaient. Mais elle
avait d'autres ambitions. La rue Pirouette blessait ses idées de
propreté, son besoin d'air, de lumière, de santé robuste. La boutique,
où l'oncle Gradelle avait amassé son trésor, sou à sou, était une
sorte de boyau noir, une de ces charcuteries douteuses des vieux
quartiers, dont les dalles usées gardent l'odeur forte des viandes,
malgré les lavages; et la jeune femme rêvait une de ces claires
boutiques modernes, d'une richesse de salon, mettant la limpidité de
leurs glaces sur le trottoir d'une large rue. Ce n'était pas,
d'ailleurs, l'envie mesquine de faire la dame, derrière un comptoir;
elle avait une conscience très-nette des nécessités luxueuses du
nouveau commerce. Quenu fut effrayé, la première fois, quand elle lui
parla de déménager et de dépenser une partie de leur argent à décorer
un magasin. Elle haussait doucement les épaules, en souriant.

Un jour, comme la nuit tombait et que la charcuterie était noire, les
deux époux entendirent, devant leur porte, une femme du quartier qui
disait à une autre:

-- Ah bien! non, je ne me fournis plus chez eux, je ne leur prendrais
pas un bout de boudin, voyez-vous, ma chère... Il y a eu un mort dans
leur cuisine.

Quenu en pleura. Cette histoire d'un mort dans sa cuisine faisait du
chemin. Il finissait par rougir devant les clients, quand il les
voyait flairer de trop près sa marchandise. Ce fut lui qui reparla à
sa femme de son idée de déménagement. Elle s'était occupée, sans rien
dire, de la nouvelle boutique; elle en avait trouvé une, à deux pas,
rue Rambuteau, située merveilleusement. Les Halles centrales qu'on
ouvrait en face, tripleraient la clientèle, feraient connaître la
maison des quatre coins de Paris. Quenu se laissa entraîner à des
dépenses folles; il mit plus de trente mille francs en marbres, en
glaces et en dorures. Lisa passait des heures avec les ouvriers,
donnait son avis sur les plus minces détails. Quand elle put enfin
s'installer dans son comptoir, on vint en procession acheter chez eux,
uniquement pour voir la boutique. Le revêtement des murs était tout en
marbre blanc; au plafond, une immense glace carrée s'encadrait dans un
large lambris doré et très-orne, laissant pendre, au milieu, un lustre
à quatre branches; et, derrière le comptoir, tenant le panneau entier,
à gauche encore, et au fond, d'autres glaces, prises entre les plaques
de marbre, mettaient des lacs de clarté, des portes qui semblaient
s'ouvrir sur d'autres salles, à l'infini, toutes emplies des viandes
étalées. À droite, le comptoir, très-grand, fut surtout trouvé d'un
beau travail; des losanges de marbre rose y dessinaient des médaillons
symétriques. À terre, il y avait, comme dallage, des carreaux blancs
et roses, alternés, avec une grecque rouge sombre pour bordure. Le
quartier fut fier de sa charcuterie, personne ne songea plus à parler
de la cuisine de la rue Pirouette, où il y avait eu un mort. Pendant
un mois, les voisines s'arrêtèrent sur le trottoir, pour regarder
Lisa, à travers les cervelas et les crépines de l'étalage. On
s'émerveillait de sa chair blanche et rosée, autant que des marbres.
Elle parut l'âme, la clarté vivante, l'idole saine et solide de la
charcuterie; et on ne la nomma plus que la belle Lisa.

À droite de la boutique, se trouvait la salle à manger, une pièce
très-propre, avec un buffet, une table et des chaises cannées de chêne
clair. La natte qui couvrait le parquet, le papier jaune tendre. La
toile cirée imitant le chêne, la rendaient un peu froide, égayée
seulement par les luisants d'une suspension de cuivre tombant du
plafond, élargissant, au-dessus de la table, son grand abat-jour de
porcelaine transparente. Une porte de là salle à manger donnait dans
la vaste cuisine carrée. Et, au bout de celle-ci, il y avait une
petite cour dallée, qui servait de débarras, encombrée de terrines, de
tonneaux, d'ustensiles hors d'usage; à gauche de la fontaine, les pots
de fleurs fanées de l'étalage achevaient d'agoniser, le long de la
gargouille où l'on jetait les eaux grasses.

Les affaires furent excellentes. Quenu, que les avances avaient
épouvanté, éprouvait presque du respect pour sa femme, qui, selon lui,
« était une forte tête. » Au bout de cinq ans, ils avaient près de
quatre-vingt mille francs placés en bonnes rentes. Lisa expliquait
qu'ils n'étaient pas ambitieux, qu'ils ne tenaient pas à entasser trop
vite; sans cela, elle aurait fait gagner à son mari « des mille et des
cents, » en le poussant dans le commerce en gros des cochons. Ils
étaient jeunes encore, ils avaient du temps devant eux; puis, ils
n'aimaient pas le travail salopé, ils voulaient travailler à leur
aise, sans se maigrir de soucis, en bonnes gens qui tiennent bien à
vivre.

-- Tenez, ajoutait Lisa, dans ses heures d'expansion, j'ai un cousin à
Paris... Je ne le vois pas, les deux familles sont brouillées. Il a
pris le nom de Saccard, pour faire oublier certaines choses... Eh
bien, ce cousin, m'a-t-on dit, gagne des millions. Ça ne vit pas, ça
se brûle le sang, c'est toujours par voies et par chemins, au milieu
de trafics d'enfer. Il est impossible, n'est-ce pas? que ça mange
tranquillement son dîner, le soir. Nous autres, nous savons au moins
ce que nous mangeons, nous n'avons pas ces tracasseries. On n'aime
l'argent que parce qu'il en faut pour vivre. On tient au bien-être,
c'est naturel. Quant à gagner pour gagner, à se donner plus de mal
qu'on ne goûtera ensuite de plaisir, ma parole, j'aimerais mieux me
croiser les bras... Et puis, je voudrais bien les voir ses millions, à
mon cousin. Je ne crois pas aux millions comme ça. Je l'ai aperçu,
l'autre jour, en voiture; il était tout jaune, il avait l'air joliment
sournois. Un homme qui gagne de l'argent n'a pas une mine de cette
couleur-là. Enfin, ça le regarde... Nous préférons ne gagner que cent
sous, et profiter des cent sous.

Le ménage profitait, en effet. Ils avaient eu une fille, dès la
première année de leur mariage. À eux trois, ils réjouissaient les
yeux. La maison allait largement, heureusement, sans trop de fatigue,
comme le voulait Lisa. Elle avait soigneusement écarté toutes les
causes possibles de trouble, laissant couler les journées au milieu de
cet air gras, de cette prospérité alourdie. C'était un coin de bonheur
raisonné, une mangeoire confortable, où la mère, le père et la fille
s'étaient mis à l'engrais. Quenu seul avait des tristesses parfois,
quand il songeait à son pauvre Florent. Jusqu'en 1856, il reçut des
lettres de lui, de loin en loin. Puis, les lettres cessèrent; il
apprît par un journal que trois déportés avaient voulu s'évader du
l'île du Diable et s'étaient noyés avant d'atteindre la côte. À la
préfecture de police, on ne put lui donner de renseignements précis;
son frère devait être mort. Il conserva pourtant quelque espoir; mais
les mois se passèrent. Florent, qui battait la Guyane hollandaise, se
gardait d'écrire, espérant toujours rentrer en France. Quenu finit par
le pleurer comme un mort auquel on n'a pu dire adieu. Lisa ne
connaissait pas Florent. Elle trouvait de très-bonnes paroles toutes
les fois que son mari se désespérait devant elle; elle le laissait lui
raconter pour la centième fois des histoires de jeunesse, la grande
chambre de la rue Royer-Collard, les trente-six métiers qu'il avait
appris, les friandises qu'il faisait cuire dans le poêle, tout habillé
de blanc, tandis que Florent était tout habillé de noir. Elle
l'écoutait tranquillement, avec des complaisances infinies.

Ce fut au milieu de ces joies sagement cultivées et mûries que Florent
tomba, un matin de septembre, à l'heure où Lisa prenait son bain de
soleil matinal, et où Quenu, les yeux gros encore de sommeil, mettait
paresseusement les doigts dans les graisses figées de la veille. La
charcuterie fut toute bouleversée. Gavard voulut qu'on cachât « le
proscrit, » comme il le nommait, en gonflant un peu les joues. Lisa,
plus pâle et plus grave que d'ordinaire, le fit enfin monter au
cinquième, où elle lui donna la chambre de sa fille de boutique. Quenu
avait coupé du pain et du jambon. Mais Florent put à peine manger; il
était pris de vertiges et de nausées; il se coucha, resta cinq jours
au lit, avec un gros délire, un commencement de fièvre cérébrale, qui
fut heureusement combattu avec énergie. Quand il revint à lui, il
aperçut Lisa à son chevet, remuant sans bruit une cuiller dans une
tasse. Comme il voulait la remercier, elle lui dit qu'il devait se
tenir tranquille, qu'on causerait plus tard. Au bout de trois jours,
le malade fut sur pied. Alors, un matin, Quenu monta le chercher en
lui disant que Lisa les attendait, au premier, dans sa chambre.

Ils occupaient là un petit appartement, trois pièces et un cabinet. Il
fallait traverser une pièce nue, où il n'y avait que des chaises, puis
un petit salon, dont le meuble, caché sous des housses blanches,
dormait discrètement dans le demi-jour des persiennes toujours tirées,
pour que la clarté trop vive ne mangeât pas le bleu tendre du reps, et
l'on arrivait à la chambre à coucher, la seule pièce habitée, meublée
d'acajou, très-confortable. Le lit surtout était surprenant, avec ses
quatre matelas, ses quatre oreillers, ses épaisseurs de couvertures,
son édredon, son assoupissement ventru au fond de l'alcôve moite.
C'était un lit fait pour dormir. L'armoire à glace, la toilette-commode,
 le guéridon couvert d'une dentelle au crochet, les chaises protégées
par des carrés de guipure, mettaient là un luxe bourgeois net et
solide. Contre le mur de gauche, aux deux côtés de la cheminée, garnie
de vases à paysages montés sur cuivre, et d'une pendule représentant
un Gutenberg pensif, tout doré, le doigt appuyé sur un livre, étaient
pendus les portraits à l'huile de Quenu et de Lisa, dans des cadres
ovales, très-chargés d'ornements. Quenu souriait; Lisa avait l'air
comme il faut; tous deux en noir, la figure lavée, délayée, d'un rose
fluide et d'un dessin flatteur. Une moquette où des rosaces
compliquées se mêlaient à des étoiles cachait le parquet. Devant le
lit, s'allongeait un de ces tapis de mousse, fait de longs brins de
laine frisés, oeuvre de patience que la belle charcutière avait
tricotée dans sou comptoir. Mais ce qui étonnait, au milieu de ces
choses neuves, c'était, adossé au mur de droite, un grand secrétaire,
carré, trapu, qu'on avait fait revernir, sans pouvoir réparer les
ébréchures du marbre, ni cacher les éraflures de l'acajou noir de
vieillesse. Lisa avait voulu conserver ce meuble, dont l'oncle
Gradelle s'était servi pendant plus de quarante ans; elle disait qu'il
leur porterait bonheur. À la vérité, il avait des ferrures terribles,
une serrure de prison, et il était si lourd qu'on ne pouvait le bouger
de place.

Lorsque Florent et Quenu entrèrent, Lisa, assise devant le tablier
baissé du secrétaire, écrivait, alignait des chiffres, d'une grosse
écriture ronde, très-lisible. Elle fit un signe pour qu'on ne la
dérangeât pas. Les deux hommes s'assirent. Florent, surpris, regardait
la chambre, les deux portraits, la pendule, le lit.

-- Voici, dit enfin Lisa, après avoir vérifié posément toute une page
de calculs. Écoutez-moi... Nous avons des comptes à vous rendre, mon
cher Florent.

C'était la première fois qu'elle le nommait ainsi. Elle prit la page
de calculs et continua:

-- Votre oncle Gradelle est mort sans testament; vous étiez, vous et
votre frère, les deux seuls héritiers... Aujourd'hui, nous devons vous
donner votre part.

-- Mais je ne demande rien, s'écria Florent, je ne veux rien!

Quenu devait ignorer les intentions de sa femme. Il était devenu un
peu pâle, il la regardait d'un air fâché. Vraiment, il aimait bien son
frère; mais il était inutile de lui jeter ainsi l'héritage de l'oncle
à la tête. On aurait vu plus tard.

-- Je sais bien, mon cher Florent, reprit Lisa, que vous n'êtes pas
revenu pour nous réclamer ce qui vous appartient. Seulement, les
affaires sont les affaires; il vaut mieux en finir tout de suite...
Les économies de votre oncle se montaient à quatre-vingt-cinq mille
francs. J'ai donc porté à votre compte quarante-deux mille cinq cents
francs. Les voici.

Elle lui montra le chiffre sur la feuille de papier.

-- Il n'est pas aussi facile malheureusement d'évaluer la boutique,
matériel, marchandises, clientèle. Je n'ai pu mettre que des sommes
approximatives; mais je crois avoir compté tout, très-largement... Je
suis arrivée au total de quinze mille trois cent dix francs, ce qui
fait pour vous sept mille six cent cinquante-cinq francs, et en tout
cinquante mille cent cinquante-cinq francs... Vous vérifierez,
n'est-ce pas?

Elle avait épelé les chiffres d'une voix nette, et elle lui tendit la
feuille de papier, qu'il dut prendre.

-- Mais, cria Quenu, jamais la charcuterie du vieux n'a valu quinze
mille francs! Je n'en aurais pas donné dix mille, moi!

Sa femme l'exaspérait, à la fin. On ne pousse pas l'honnêteté à ce
point. Est-ce que Florent lui parlait de la charcuterie? D'ailleurs,
il ne voulait rien, il l'avait dit.

-- La charcuterie valait quinze mille trois cent dix francs, répéta
tranquillement Lisa... Vous comprenez, mon cher Florent, il est
inutile de mettre un notaire là-dedans. C'est à nous de faire notre
partage, puisque vous ressuscitez... Dès votre arrivée, j'ai
nécessairement songé à cela, et pendant que vous aviez la fièvre,
là-haut, j'ai tâché de dresser ce bout d'inventaire tant bien que
mal... Vous voyez, tout y est détaillé. J'ai fouillé nos anciens
livres, j'ai fait appel à mes souvenirs. Lisez à voix haute, je vous
donnerai les renseignements que vous pourriez désirer.

Florent avait fini par sourire. Il était ému de cette probité aisée et
comme naturelle. Il posa la page de calculs sur les genoux de la jeune
femme; puis, lui prenant la main:

-- Ma chère Lisa, dit-il, je suis heureux de voir que vous faites de
bonnes affaires; mais je ne veux pas de votre argent. L'héritage est à
mon frère et à vous, qui avez soigné l'oncle jusqu'à la fin... Je n'ai
besoin de rien, je n'entends pas vous déranger dans votre commerce.

Elle insista, se fâcha même, tandis que, sans parler, se contenant,
Quenu mordait ses pouces.

-- Eh! reprit Florent en riant, si l'oncle Gradelle vous entendait, il
serait capable de venir vous reprendre l'argent... Il ne m'aimait
guère, l'oncle Gradelle.

-- Ah! pour ça, non, il ne t'aimait guère, murmura Quenu à bout de
forces.

Mais Lisa discutait encore. Elle disait qu'elle ne voulait pas avoir
dans son secrétaire de l'argent qui ne fût pas à elle, que cela la
troublerait, qu'elle n'allait plus vivre tranquille avec cette pensée.
Alors Florent, continuant à plaisanter, lui offrit de placer son
argent chez elle, dans sa charcuterie. D'ailleurs, il ne refusait pas
leurs services; il ne trouverait sans doute pas du travail tout de
suite; puis, il n'était guère présentable, il lui faudrait un
habillement complet.

-- Pardieu! s'écria Quenu, tu coucheras chez nous, tu mangeras chez
nous, et nous allons t'acheter le nécessaire. C'est une affaire
entendue... Tu sais bien que nous ne te laisserons pas sur le pavé,
que diable!

Il était tout attendri. Il avait même quelque honte d'avoir eu peur de
donner une grosse somme, en un coup. Il trouva des plaisanteries; il
dit à son frère qu'il se chargeait de le rendre gras. Celui-ci hocha
doucement la tête. Cependant, Lisa pliait la page de calculs. Elle la
mit dans un tiroir du secrétaire.

-- Vous avez tort, dit-elle, comme pour conclure. J'ai fait ce que je
devais faire. Maintenant, ce sera comme vous voudrez... Moi,
voyez-vous, je n'aurais pas vécu en paix. Les mauvaises pensées me
dérangent trop.

Ils parlèrent d'autre chose. Il fallait expliquer la présence de
Florent, en évitant de donner l'éveil à la police. Il leur apprit
qu'il était rentré en France, grâce aux papiers d'un pauvre diable,
mort entre ses bras de la fièvre jaune, à Surinam. Par une rencontre
singulière, ce garçon se nommait également Florent, mais de son
prénom. Florent Laquerrière n'avait laissé qu'une cousine à Paris,
dont on lui avait écrit la mort en Amérique; rien n'était plus facile
que de jouer son rôle. Lisa s'offrit d'elle-même pour être la cousine.
Il fut entendu qu'on raconterait une histoire de cousin revenu de
l'étranger, à la suite de tentatives malheureuses, et recueilli par
les Quenu-Gradelle, comme on nommait le ménage dans le quartier, en
attendant qu'il pût trouver une position. Quand tout fut réglé, Quenu
voulut que son frère visitât le logement; il ne lui fit pas grâce du
moindre tabouret. Dans la pièce nue, où il n'y avait que des chaises,
Lisa poussa une porte, lui montra un cabinet, en disant que la fille
de boutique coucherait là, et que lui garderait la chambre du
cinquième.

Le soir, Florent était tout habillé de neuf. Il s'était entêté à
prendre encore un paletot et un pantalon noirs, malgré les conseils de
Quenu, que cette couleur attristait. On ne le cacha plus, Lisa conta à
qui voulut l'entendre l'histoire du cousin. Il vivait dans la
charcuterie, s'oubliait sur une chaise de la cuisine, revenait
s'adosser contre les marbres de la boutique. À table, Quenu le
bourrait de nourriture, se fâchait parce qu'il était petit mangeur et
qu'il laissait la moitié des viandes dont on lui emplissait son
assiette. Lisa avait repris ses allures lentes et béates; elle le
tolérait, même le matin, quand il gênait le service; elle l'oubliait,
puis, lorsqu'elle le rencontrait, noir devant elle, elle avait un
léger sursaut, et elle trouvait un de ses beaux sourires pourtant,
afin de ne point le blesser. Le désintéressement de cet homme maigre
l'avait frappée; elle éprouvait pour lui une sorte de respect, mêlé
d'une peur vague. Florent ne sentait qu'une grande affection autour de
lui.

À l'heure du coucher, il montait, un peu las de sa journée vide, avec
les deux garçons de la charcuterie, qui occupaient des mansardes
voisines de la sienne. L'apprenti, Léon n'avait guère plus de quinze
ans; c'était un enfant, mince, l'air très-doux, qui volait les entames
de jambon et les bouts de saucissons oubliés; il les cachait sous son
oreiller, les mangeait, la nuit, sans pain. Plusieurs fois, Florent
crut comprendre que Léon donnait à souper, vers une heure du matin;
des voix contenues chuchotaient, puis venaient des bruits de
mâchoires, des froissements de papier, et il y avait un rire perlé, un
rire de gamine qui ressemblait à un trille adouci de flageolet, dans
le grand silence de la maison endormie. L'autre garçon, Auguste
Landois, était de Troyes; gras d'une mauvaise graisse, la tête trop
grosse, et chauve déjà, il n'avait que vingt-huit ans. Le premier
soir, en montant, il conta sou histoire à Florent, d'une façon longue
et confuse. Il n'était d'abord venu à Paris que pour se perfectionner
et retourner ouvrir une charcuterie à Troyes, où sa cousine germaine,
Augustine Landois, l'attendait. Ils avaient eu le même parrain, ils
portaient le même prénom. Puis l'ambition le prit, il rêva de
s'établir à Paris avec l'héritage de sa mère qu'il avait déposé chez
un notaire, avant de quitter la Champagne. Là, comme ils étaient
arrivés au cinquième, Auguste retint Florent, en lui disant beaucoup
de bien de madame Quenu. Elle avait consenti à faire venir Augustine
Landois, pour remplacer une fille de boutique qui avait mal tourné.
Lui, savait son métier à présent; elle, achevait d'apprendre le
commerce. Dans un an, dix-huit mois, ils s'épouseraient; ils auraient
une charcuterie, sans doute à Plaisance, à quelque bout populeux de
Paris. Ils n'étaient pas pressés de se marier, parce que les lards ne
valaient rien, cette année-là. Il raconta encore qu'ils s'étaient fait
photographier ensemble, à une fête de Saint-Ouen. Alors, il entra dans
la mansarde, désireux de revoir la photographie qu'elle n'avait pas
cru devoir enlever de la cheminée, pour que le cousin de madame Quenu
eût une jolie chambre. Il s'oublia un instant, blafard dans la lueur
jaune de son bougeoir, regardant la pièce encore toute pleine de la
jeune fille, s'approchant du lit, demandant à Florent s'il était bien
couché. Elle, Augustine, couchait en bas, maintenant; elle serait
mieux, les mansardes étaient très-froides, l'hiver. Enfin, il s'en
alla, laissant Florent seul avec le lit et en face de la photographie.
Auguste était un Quenu blême; Augustine, une Lisa pas mûre.

Florent, ami des garçons, gâté par son frère, accepté par Lisa, finit
par s'ennuyer terriblement. Il avait cherché des leçons sans pouvoir
en trouver. Il évitait, d'ailleurs, d'aller dans le quartier des
Écoles, où il craignait d'être reconnu. Lisa, doucement, lui disait
qu'il ferait bien de s'adresser aux maisons de commerce; il pouvait
faire la correspondance, tenir les écritures. Elle revenait toujours à
cette idée, et finit par s'offrir pour lui trouver une place. Elle
s'irritait peu à peu de le rencontrer sans cesse dans ses jambes,
oisif, ne sachant que faire de son corps. D'abord, ce ne fut qu'une
haine raisonnée des gens qui se croisent les bras et qui mangent, sans
qu'elle songeât encore à lui reprocher de manger chez elle. Elle lui
disait:

-- Moi, je ne pourrais pas vivre à rêvasser toute la journée. Vous ne
devez pas avoir faim, le soir... Il faut vous fatiguer, voyez-vous.

Gavard, de son côté, cherchait une place pour Florent. Mais il
cherchait d'une façon extraordinaire et tout à fait souterraine. Il
aurait voulu trouver quelque emploi dramatique ou simplement d'une
ironie amère, qui convint à « un proscrit. » Gavard était un homme
d'opposition. Il venait de dépasser la cinquantaine, et se vantait
d'avoir déjà dit leur fait à quatre gouvernements. Charles X, les
prêtres, les nobles, toute cette racaille qu'il avait flanquée à la
porte, lui faisaient encore hausser les épaules; Louis-Philippe était
un imbécile, avec ses bourgeois, et il racontait l'histoire des bas de
laine, dans lesquels le roi citoyen cachait ses gros sous; quant à la
république de 48, c'était une farce, les ouvriers l'avaient trompé;
mais il n'avouait plus qu'il avait applaudi au Deux-Décembre, parce
que, maintenant, il regardait Napoléon III comme son ennemi personnel,
une canaille qui s'enfermait avec de Morny et les autres, pour faire
des « gueuletons. » Sur ce chapitre, il ne tarissait pas; il baissait
un peu la voix, il affirmait que, tous les soirs, des voitures fermées
amenaient des femmes aux Tuileries, et que lui, lui qui vous parlait,
avait, une nuit, de la place du Carrousel, entendu le bruit de
l'orgie. La religion de Gavard était d'être le plus désagréable
possible au gouvernement. Il lui faisait des farces atroces, dont il
riait en dessous pendant des mois. D'abord, il votait pour le candidat
qui devait « embêter les ministres » au Corps législatif. Puis, s'il
pouvait voler le fisc, mettre la police en déroute, amener quelque
échauffourée, il travaillait à rendre l'aventure très-insurrectionnelle.
Il mentait, d'ailleurs, se posait eu homme dangereux, parlait comme si
la « séquelle des Tuileries » l'eût connu et eût tremblé devant lui,
disait qu'il fallait guillotiner la moitié de ces gredins et déporter
l'autre moitié « au prochain coup de chien. » Toute sa politique
bavarde et violente se nourrissait de la sorte de hâbleries, de contes
à dormir debout, de ce besoin goguenard de tapage et de drôleries qui
pousse un boutiquier parisien à ouvrir ses volets, un jour de
barricades, pour voir les morts. Aussi, quand Florent revint de
Cayenne, flaira-t-il un tour abominable, cherchant de quelle façon,
particulièrement spirituelle, il allait pouvoir se moquer de
l'empereur, du ministère, des hommes en place, jusqu'au dernier des
sergents de ville.

L'attitude de Gavard devant Florent était pleine d'une joie défendue.
Il le couvait avec des clignements d'yeux, lui parlait bas pour lui
dire les choses les plus simples du monde, mettait dans ses poignées
de main des confidences maçonniques. Enfin, il avait donc rencontré
une aventure; il tenait un camarade réellement compromis; il pouvait,
sans trop mentir, parler des dangers qu'il courait. Il éprouvait
certainement une peur inavouée, en face de ce garçon qui revenait du
bagne, et dont la maigreur disait les longues souffrances; mais cette
peur délicieuse le grandissait lui-même, lui persuadait qu'il faisait
un acte très-étonnant, eu accueillant en ami un homme des plus
dangereux. Florent devint sacré; il ne jura que par Florent; il
nommait Florent, quand les arguments lui manquaient, et qu'il voulait
écraser le gouvernement une fois pour toutes.

Gavard avait perdu sa femme, rue Saint-Jacques, quelques mois après le
coup d'État. Il garda la rôtisserie jusqu'en 1856. À cette époque, le
bruit courut qu'il avait gagné des sommes considérables en s'associant
avec un épicier son voisin, chargé d'une fourniture de légumes secs
pour l'armée d'Orient. La vérité fut qu'après avoir vendu la
rôtisserie, il vécut de ses rentes pendant un an. Mais il n'aimait pas
parler de l'origine de sa fortune; cela le gênait, l'empêchait de dire
tout net son opinion sur la guerre de Crimée, qu'il traitait
d'expédition aventureuse, « faite uniquement pour consolider le trône
et emplir certaines poches. » Au bout d'un an, il s'ennuya
mortellement dans son logement de garçon. Comme il rendait visite aux
Quenu-Gradelle presque journellement, il se rapprocha d'eux, vint
habiter rue de la Cossonnerie. Ce fut là que les Halles le
séduisirent, avec leur vacarme, leurs commérages énormes. Il se décida
à louer une place au pavillon de la volaille, uniquement pour se
distraire, pour occuper ses journées vides des cancans du marché.
Alors, il vécut dans des jacasseries sans fin, au courant des plus
minces scandales du quartier, la tête bourdonnante du continuel
glapissement de voix qui l'entourait. Il y goûtait mille joies
chatouillantes, béat, ayant trouvé son élément, s'y enfonçant avec des
voluptés de carpe nageant au soleil. Florent allait parfois lui serrer
la main, à sa boutique. Les après-midi étaient encore très-chaudes. Le
long des allées étroites, les femmes, assises, plumaient. Des raies de
soleil tombaient entre les tentes relevées, les plumes volaient sous
les doigts, pareilles à une neige dansante, dans l'air ardent, dans la
poussière d'or des rayons. Des appels, toute une traînée d'offres et
de caresses, suivaient Florent. « Un beau canard, monsieur?... Venez
me voir... J'ai de bien jolis poulets gras... Monsieur, monsieur,
achetez moi cette paire de pigeons... » Il se dégageait, gêné,
assourdi. Les femmes continuaient à plumer en se le disputant, et des
vols de fin duvet s'abattaient, le suffoquaient d'une fumée, comme
chauffée et épaissie encore par l'odeur forte des volailles. Enfin, au
milieu de l'allée, près des fontaines, il trouvait Gavard, en manches
de chemise, les bras croisés sur la bavette de son tablier bleu,
pérorant devant sa boutique. Là, Gavard régnait, avec des mines de bon
prince, au milieu d'un groupe de dix à douze femmes. Il était le seul
homme du marché. Il avait la langue tellement longue, qu'après s'être
fâché avec les cinq ou six filles qu'il prit successivement pour tenir
sa boutique, il se décida à vendre sa marchandise lui-même, disant
naïvement que ces pécores passaient leur sainte journée à cancaner, et
qu'il ne pouvait en venir à bout. Comme il fallait pourtant que
quelqu'un gardât sa place, lorsqu'il s'absentait, il recueillit
Marjolin qui battait le pavé, après avoir tenté tous les menus métiers
des Halles. Et Florent restait parfois une heure avec Gavard,
émerveillé de son intarissable commérage, de sa carrure et de son
aisance parmi tous ses jupons, coupant la parole à l'une, se
querellant avec une autre, à dix boutiques de distance, arrachant un
client à une troisième, faisant plus de bruit à lui seul que les cent
et quelques bavardes ses voisines, dont la clameur secouait les
plaques de fonte du pavillon d'un frisson sonore de tam-tam.

Le marchand de volailles, pour toute famille, n'avait plus qu'une
belle-soeur et une nièce. Quand sa femme mourut, la soeur aînée de
celle-ci, madame Lecoeur, qui était veuve depuis un an, la pleura
d'une façon exagérée, en allant presque chaque soir porter ses
consolations au malheureux mari. Elle dut nourrir, à cette époque, le
projet de lui plaire et de prendre la place encore chaude de la morte.
Mais Gavard détestait les femmes maigres; il disait que cela lui
faisait de la peine de sentir les os sous la peau; il ne caressait
jamais que les chats et les chiens très-gras, goûtant une satisfaction
personnelle aux échines rondes et nourries. Madame Lecoeur, blessée,
furieuse de voir les pièces de cent sous du rôtisseur lui échapper,
amassa une rancune mortelle. Son beau-frère fut l'ennemi dont elle
occupa toutes ses heures. Lorsqu'elle le vit s'établir aux Halles, à
deux pas du pavillon où elle vendait du beurre, des fromages et des
oeufs, elle l'accusa d'avoir « inventé ça pour la taquiner et lui
porter mauvaise chance. » Dès lors, elle se lamenta, jaunit encore, se
frappa tellement l'esprit, qu'elle finit réellement par perdre sa
clientèle et faire de mauvaises affaires. Elle avait gardé longtemps
avec elle la fille d'une de ses soeurs, une paysanne qui lui envoya la
petite, sans plus s'en occuper. L'enfant grandit au milieu des Halles.
Comme elle se nommait Sarriet de son nom de famille, on ne l'appela
bientôt que la Sarriette. À seize ans, la Sarriette était une jeune
coquine si délurée, que des messieurs venaient acheter des fromages
uniquement pour la voir. Elle ne voulut pas des messieurs, elle était
populacière, avec son visage pâle de vierge brune et ses yeux qui
brûlaient comme des tisons. Ce fut un porteur qu'elle choisit, un
garçon de Ménilmontant qui faisait les commissions de sa tante.
Lorsque, à vingt ans, elle s'établit marchande de fruits, avec
quelques avances dont on ne connut jamais bien la source, son amant,
qu'on appelait monsieur Jules, se soigna les mains, ne porta plus que
des blouses propres et une casquette de velours, vint seulement aux
Halles l'après-midi, en pantoufles. Ils logeaient ensemble, rue
Vauvilliers, au troisième étage d'une grande maison, dont un café
borgne occupait le rez-de-chaussée. L'ingratitude de la Sarriette
acheva d'aigrir madame Lecoeur, qui la traitait avec une furie de
paroles ordurières. Elles se fâchèrent, la tante exaspérée, la nièce
inventant avec monsieur Jules des histoires qu'il allait raconter dans
le pavillon aux beurres. Gavard trouvait la Sarriette drôle; il se
montrait plein d'indulgence pour elle, il lui tapait sur les joues,
quand il la rencontrait: elle était dodue et exquise de chair.

Une après-midi, comme Florent était assis dans la charcuterie, fatigué
de courses vaines qu'il avait faites le matin à la recherche d'un
emploi, Marjolin entra. Ce grand garçon, d'une épaisseur et d'une
douceur flamandes, était le protégé de Lisa. Elle le disait pas
méchant, un peu bêta, d'une force de cheval, tout à fait intéressant,
d'ailleurs, puisqu'on ne lui connaissait ni père, ni mère. C'était
elle qui l'avait placé chez Gavard.

Lisa était au comptoir, agacée par les souliers crottés de Florent,
qui tachaient le dallage blanc et rose; deux fois déjà elle s'était
levée pour jeter de la sciure dans la boutique. Elle sourit à
Marjolin.

-- Monsieur Gavard, dit le jeune homme, m'envoie pour vous demander...

Il s'arrêta, regarda autour de lui, et baissant la voix:

-- Il m'a bien recommandé d'attendre qu'il n'y eût personne et de vous
répéter ces paroles, qu'il m'a fait apprendre par coeur:
« Demande-leur s'il n'y a aucun danger, et si je puis aller causer
avec eux de ce qu'ils savent. »

-- Dis à monsieur Gavard que nous l'attendons, répondit Lisa, habituée
aux allures mystérieuses du marchand de volailles.

Mais Marjolin ne s'en alla pas; il restait en extase devant la belle
charcutière, d'un air de soumission câline. Comme touchée de cette
adoration muette, elle reprit:

-- Te plais-tu chez monsieur Gavard? Ce n'est pas un méchant homme, tu
feras bien de le contenter.

-- Oui, madame Lisa.

-- Seulement, tu n'es pas raisonnable, je t'ai encore vu sur les toits
des Halles, hier; puis, tu fréquentes un tas de gueux et de gueuses.
Te voilà homme, maintenant; il faut pourtant que tu songes à l'avenir.

-- Oui, madame Lisa.

Elle dut répondre à une dame qui venait commander une livre de
côtelettes aux cornichons. Elle quitta le comptoir, alla devant le
billot, au fond de la boutique. Là, avec un couteau mince, elle sépara
trois côtelettes d'un carré de porc; et, levant un couperet, de son
poignet nu et solide, elle donna trois coups secs. Derrière, à chaque
coup, sa robe de mérinos noir se levait légèrement; tandis que les
baleines de son corset marquaient sur l'étoffe tendue du corsage. Elle
avait un grand sérieux, les lèvres pincées, les yeux clairs, ramassant
les côtelettes et les pesant d'une main lente.

Quand la dame fut partie et qu'elle aperçut Marjolin ravi de lui avoir
vu donner ces trois coups de couperet, si nets et si roides:

-- Comment! tu es encore là? cria-t-elle.

Et il allait sortir de la boutique, lorsqu'elle le retint.

-- Écoute, lui dit-elle, si je te revois avec ce petit torchon de
Cadine... Ne dis pas non. Ce matin, vous étiez encore ensemble à la
triperie, à regarder casser des tètes de mouton... Je ne comprends pas
comment un bel homme comme toi puisse se plaire avec cette traînée,
cette sauterelle..... Allons, va, dis à monsieur Gavard qu'il vienne
tout de suite, pendant qu'il n'y a personne.

Marjolin s'en alla confus, l'air désespéré, sans répondre.

La belle Lisa resta debout dans son comptoir, la tête un peu tournée
du côté des Halles; et Florent la contemplait, muet, étonné de la
trouver si belle. Il l'avait mal vue jusque-là, il ne savait pas
regarder les femmes. Elle lui apparaissait, au-dessus des viandes du
comptoir. Devant elle, s'étalaient, dans des plats de porcelaine
blanche, les saucissons d'Arles et de Lyon entamés, les langues et les
morceaux de petit salé cuits à l'eau, la tête de cochon noyée de
gelée, un pot de rillettes ouvert et une boîte de sardines dont le
métal crevé montrait un lac d'huile; puis, à droite et à gauche, sur
des planches, des pains de fromage d'Italie et de fromage de cochon,
un jambon ordinaire d'un rose pâle, un jambon d'York à la chair
saignante, sous une large bande de graisse. Et il y avait encore des
plats ronds et ovales, les plats de la langue fourrée, de la galantine
truffée, de la hure aux pistaches; tandis que, tout près d'elle, sous
sa main, étaient le veau piqué, le pâté de foie, le pâté de lièvre,
dans des terrines jaunes. Comme Gavard ne venait pas, elle rangea le
lard de poitrine sur la petite étagère de marbre, au bout du comptoir;
elle aligna le pot de saindoux et le pot de graisse de rôti, essuya
les plateaux des deux balances de melchior, tâta l'étuve dont le
réchaud mourait; et, silencieuse, elle tourna la tête de nouveau, elle
se remit à regarder au fond des Halles. Le fumet des viandes montait,
elle était comme prise, dans sa paix lourde, par l'odeur des truffes.
Ce jour-là, elle avait une fraîcheur superbe; la blancheur de son
tablier et de ses manches continuait la blancheur des plats, jusqu'à
son cou gras, à ses joues rosées, où revivaient les tons tendres des
jambons et les pâleurs des graisses transparentes. Intimidé à mesure
qu'il la regardait, inquiété par cette carrure correcte, Florent finit
par l'examiner à la dérobée, dans les glaces, autour de la boutique.
Elle s'y reflétait de dos, de face, de côté; même au plafond, il la
retrouvait, la tête eu bas, avec son chignon serré, ses minces
bandeaux, collés sur les tempes. C'était toute une foule de Lisa,
montrant la largeur des épaules, l'emmanchement puissant des bras, la
poitrine arrondie, si muette et si tendue, qu'elle n'éveillait aucune
pensée charnelle et qu'elle ressemblait à un ventre. Il s'arrêta, il
se plut surtout à un de ses profils, qu'il avait dans une glace, à
côté de lui, entre deux moitiés de porcs. Tout le long des marbres et
des glaces, accrochés aux barres à dents de loup, des porcs et des
bandes de lard à piquer pendaient; et le profil de Lisa, avec sa forte
encolure, ses lignes rondes, sa gorge qui avançait, mettait une
effigie de reine empâtée, au milieu de ce lard et de ces chairs crues.
Puis, la belle charcutière se pencha, sourit d'une façon amicale aux
deux poissons rouges qui nageaient dans l'aquarium de l'étalage,
continuellement.

Gavard entrait. Il alla chercher Quenu dans la cuisine, l'air
important. Quand il se fut assis de biais sur une petite table de
marbre, laissant Florent sur sa chaise, Lisa dans son comptoir, et
Quenu adossé contre un demi-porc, il annonça enfin qu'il avait trouvé
une place pour Florent, et qu'on allait rire, et que le gouvernement
serait joliment pincé!

Mais il s'interrompit brusquement, en voyant entrer mademoiselle
Saget, qui avait poussé la porte de la boutique, après avoir aperçu de
la chaussée la nombreuse société causant chez les Quenu-Gradelle. La
petite vieille, en robe déteinte, accompagnée de l'éternel cabas noir
qu'elle portait au bras, coiffée du chapeau de paille noire, sans
rubans, qui mettait sa face blanche au fond d'une ombre sournoise, eut
un léger salut pour les hommes et un sourire pointu pour Lisa. C'était
une connaissance; elle habitait encore la maison de la rue Pirouette,
où elle vivait depuis quarante ans, sans doute d'une petite rente dont
elle ne parlait pas. Un jour, pourtant, elle avait nommé Cherbourg, en
ajoutant qu'elle y était née. On n'en sut jamais davantage. Elle ne
causait que des autres, racontait leur vie jusqu'à dire le nombre de
chemises qu'ils faisaient blanchir par mois, poussait le besoin de
pénétrer dans l'existence des voisins, au point d'écouter aux portes
et de décacheter les lettres. Sa langue était redoutée, de la rue
Saint-Denis à la rue Jean-Jacques Rousseau, et de la rue Saint-Honoré
à la rue Mauconseil. Tout le long du jour, elle s'en allait avec son
cabas vide, sous le prétexte de faire des provisions, n'achetant rien,
colportant des nouvelles, se tenant au courant des plus minces faits,
arrivant ainsi à loger dans sa tête l'histoire complète des maisons,
des étages, des gens du quartier. Quenu l'avait toujours accusée
d'avoir ébruité la mort de l'oncle Gradelle sur la planche à hacher;
depuis ce temps, il lui tenait rancune. Elle était très-ferrée,
d'ailleurs, sur l'oncle Gradelle et sur les Quenu; elle les
détaillait, les prenait par tous les bouts, les savait « par coeur. »
Mais depuis une quinzaine de jours, l'arrivée de Florent la
désorientait, la brûlait d'une véritable fièvre de curiosité. Elle
tombait malade, quand il se produisait quelque trou imprévu dans ses
notes. Et pourtant elle jurait qu'elle avait déjà vu ce grand
escogriffe quelque part.

Elle resta devant le comptoir, regardant les plats, les uns après les
autres, disant de sa voix fluette:

-- On ne sait plus que manger. Quand l'après-midi arrive, je suis
comme une âme en peine pour mon dîner... Puis, je n'ai envie de
rien... Est-ce qu'il vous reste des côtelettes panées, madame Quenu?

Sans attendre la réponse, elle souleva un des couvercles de l'étuve de
melchior. C'était le côté des andouilles, des saucisses et des
boudins. Le réchaud était froid, il n'y avait plus qu'une saucisse
plate, oubliée sur la grille.

-- Voyez de l'autre côté, mademoiselle Saget, dit la charcutière. Je
crois qu'il reste une côtelette.

-- Non, ça ne me dit pas, murmura la petite vieille, qui glissa
toutefois son nez sous le second couvercle. J'avais un caprice, mais
les côtelettes panées, le soir, c'est trop lourd... J'aime mieux
quelque chose que je ne sois pas même obligée de faire chauffer.

Elle s'était tournée du côté de Florent, elle le regardait, elle
regardait Gavard, qui battait la retraite du bout de ses doigts, sur
la table de marbre; et elle les invitait d'un sourire à continuer la
conversation.

-- Pourquoi n'achetez-vous pas un morceau de petit salé? demanda Lisa.

-- Un morceau de petit salé, oui, tout de même...

Elle prit la fourchette à manche de métal blanc posée au bord du plat,
chipotant, piquant chaque morceau de petit salé. Elle donnait de
légers coups sur les os pour juger de leur épaisseur, les retournait,
examinait les quelques lambeaux de viande rose, en répétant:

-- Non, non, ça ne me dit pas.

-- Alors, prenez une langue, un morceau de tête de cochon, une tranche
de veau piqué, dit la charcutière patiemment.

Mais mademoiselle Saget branlait la tête. Elle resta là encore un
instant, faisant des mines dégoûtées au-dessus des plats; puis, voyant
que décidément on se taisait et qu'elle ne saurait rien, elle s'en
alla, en disant:

-- Non, voyez-vous, j'avais envie d'une côtelette panée, mais celle
qui vous reste est trop grasse... Ce sera pour une autre fois.

Lisa se pencha pour la suivre du regard, entre les crépines de
l'étalage. Elle la vit traverser la chaussée et entrer dans le
pavillon aux fruits.

-- La vieille bique! grogna Gavard.

Et, comme ils étaient seuls, il raconta quelle place il avait trouvée
pour Florent. Ce fut toute une histoire. Un de ses amis, monsieur
Verlaque, inspecteur à la marée, était tellement souffrant, qu'il se
trouvait forcé de prendre un congé. Le matin même le pauvre homme lui
disait qu'il serait bien aise de proposer lui-même son remplaçant,
pour se ménager la place, s'il venait à guérir.

-- Vous comprenez, ajouta Gavard, Verlaque n'en a pas pour six mois.
Florent gardera la place. C'est une jolie situation... Et nous mettons
la police dedans! La place dépend de la préfecture. Hein! sera-ce
assez amusant, quand Florent ira toucher l'argent de ces argousins!

Il riait d'aise, il trouvait cela profondément comique.

-- Je ne veux pas de cette place, dit nettement Florent. Je me suis
juré de ne rien accepter de l'empire. Je crèverais de faim, que je
n'entrerais pas à la préfecture. C'est impossible, entendez-vous,
Gavard!

Gavard entendait et restait un peu gêné. Quenu avait baissé la tête.
Mais Lisa s'était tournée, regardait fixement Florent, le cou gonflé,
la gorge crevant le corsage. Elle allait ouvrir la bouche, quand la
Sarriette entra, il y eut un nouveau silence.

-- Ah bien! s'écria la Sarriette avec son rire tendre, j'allais
oublier d'acheter du lard... Madame Quenu, coupez-moi douze bardes,
mais bien minces, n'est-ce pas? pour des alouettes... C'est Jules qui
a voulu manger des alouettes... Tiens, vous allez bien, mon oncle?

Elle emplissait la boutique de ses jupes folles. Elle souriait à tout
le monde, d'une fraîcheur de lait, décoiffée d'un côté par le veut des
Halles. Gavard lui avait pris les mains; et elle, avec son
effronterie:

-- Je parie que vous parliez de moi, quand je suis entrée Qu'est-ce
que vous disiez donc, mon oncle?

Lisa l'appela.

-- Voyez, est-ce assez mince comme cela?

Sur un bout de planche, devant elle, elle coupait des bardes,
délicatement. Puis, en les enveloppant:

-- Il ne vous faut rien autre chose?

-- Ma foi, puisque je me suis dérangée, dit la Sarriette, donnez-moi
une livre de saindoux... Moi, j'adore les pommes de terre frites, je
fais un déjeuner avec deux sous de pommes de terre frites et une botte
de radis... Oui, une livre de saindoux, madame Quenu.

La charcutière avait mis une feuille de papier fort sur une balance.
Elle prenait le saindoux dans le pot, sous l'étagère, avec une spatule
de buis, augmentant à petits coups, d'une main douce, le tas de
graisse qui s'étalait un peu. Quand la balance tomba, elle enleva le
papier, le plia, le corna vivement, du bout des doigts.

-- C'est vingt-quatre sous, dit-elle, et six sous de bardes, ça fait
trente sous... Il ne vous faut rien autre chose?

La Sarriette dit que non. Elle paya, riant toujours, montrant ses
dents, regardant les hommes en face, avec sa jupe grise qui avait
tourné, son fichu rouge mal attaché, qui laissait voir une ligne
blanche de sa gorge, au milieu. Avant de sortir, elle alla menacer
Gavard en répétant:

-- Alors vous ne voulez pas me dire ce que vous racontiez quand je
suis entrée? Je vous ai vu rire, du milieu de la rue... Oh! le
sournois. Tenez, je ne vous aime plus.

Elle quitta la boutique, elle traversa la rue en courant. La belle
Lisa dit sèchement:

-- C'est mademoiselle Saget qui nous l'a envoyée.

Puis le silence continua. Gavard était consterné de l'accueil que
Florent faisait à sa proposition. Ce fut la charcutière qui reprit la
première, d'une voix très-amicale:

-- Vous avez tort, Florent, de refuser cette place d'inspecteur à la
marée... Vous savez combien les emplois sont pénibles à trouver. Vous
êtes dans une position à ne pas vous montrer difficile.

-- J'ai dit mes raisons, répondit-il.

Elle haussa les épaules.

-- Voyons, ce n'est pas sérieux... Je comprends à la rigueur que vous
n'aimiez pas le gouvernement. Mais ça n'empêche pas de gagner son
pain, ce serait trop bête... Et puis, l'empereur n'est pas un méchant
homme, mon cher. Je vous laisse dire quand vous racontez vos
souffrances. Est-ce qu'il le savait seulement, lui, si vous mangiez du
pain moisi et de la viande gâtée? Il ne peut pas être à tout, cet
homme... Vous voyez que, nous autres, il ne nous a pas empêchés de
faire nos affaires... Vous n'êtes pas juste, non, pas juste du tout.

Gavard était de plus en plus gêné. Il ne pouvait tolérer devant lui
ces éloges de l'empereur.

-- Ah! non, non, madame Quenu, murmura-t-il, vous allez trop loin.
C'est tout de la canaille...

-- Oh! vous, interrompit la belle Lisa en s'animant, vous ne serez
content que le jour où vous vous serez fait voler et massacrer avec
vos histoires. Ne parlons pas politique, parce que ça me mettrait en
colère... Il ne s'agit que de Florent, n'est-ce pas? Eh bien, je dis
qu'il doit absolument accepter la place d'inspecteur. Ce n'est pas ton
avis, Quenu?

Quenu, qui ne soufflait mot, fut très-ennuyé de la question brusque de
sa femme.

-- C'est une bonne place, dit-il sans se compromettre.

Et, comme un nouveau silence embarrassé se faisait:

-- Je vous en prie, laissons cela, reprit Florent. Ma résolution est
bien arrêtée. J'attendrai.

-- Vous attendrez! s'écria Lisa perdant patience.

Deux flammes roses étaient montées à ses joues. Les hanches élargies,
plantée debout dans son tablier blanc, elle se contenait pour ne pas
laisser échapper une mauvaise parole. Une nouvelle personne entra, qui
détourna sa colère. C'était madame Lecoeur.

-- Pourriez-vous me donner une assiette assortie d'une demi-livre, à
cinquante sous la livre? demanda-t-elle.

Elle feignit d'abord de ne pas voir son beau-frère; puis, elle le
salua d'un signe de tête, sans parler. Elle examinait les trois hommes
de la tête aux pieds, espérant sans doute surprendre leur secret, à la
façon dont ils attendaient qu'elle ne fût plus là. Elle sentait
qu'elle les dérangeait; cela la rendait plus anguleuse, plus aigre,
dans ses jupes tombantes, avec ses grands bras d'araignée, ses mains
nouées qu'elle tenait sous son tablier. Comme elle avait une légère
toux:

-- Est-ce que vous êtes enrhumée? dit Gavard gêné par le silence.

Elle répondit un non bien sec. Aux endroits où les os perçaient son
visage, la peau, tendue, était d'un rouge brique, et la flamme sourde
qui brûlait ses paupières, annonçait quelque maladie de foie, couvant
dans ses aigreurs jalouses. Elle se retourna vers le comptoir, suivit
chaque geste de Lisa qui la servait, de cet oeil méfiant d'une cliente
persuadée qu'on va la voler.

-- Ne me donnez pas de cervelas, dit-elle, je n'aime pas ça.

Lisa avait pris un couteau mince et coupait des tranches de saucisson.
Elle passa au jambon fumé et au jambon ordinaire, détachant des filets
délicats, un peu courbée, les yeux sur le couteau. Ses mains potelées,
d'un rose vif, qui touchaient aux viandes avec des légèretés molles,
en gardaient une sorte de souplesse grasse, des doigts ventrus aux
phalanges. Elle avança une terrine, en demandant:

-- Vous voulez du veau piqué, n'est-ce pas?

Madame Lecoeur parut se consulter longuement; puis elle accepta. La
charcutière coupait maintenant dans des terrines. Elle prenait sur le
bout d'un couteau à large lame des tranches de veau piqué et de pâté
de lièvre. Et elle posait chaque tranche au milieu de la feuille de
papier, sur les balances.

-- Vous ne me donnez pas de la hure aux pistaches? fit remarquer
madame Lecoeur, de sa voix mauvaise.

Elle dut donner de la hure aux pistaches. Mais la marchande de beurre
devenait exigeante. Elle voulut deux tranches de galantine; elle
aimait ça. Lisa, irritée déjà, jouant d'impatience avec le manche des
couteaux, eut beau lui dire que la galantine était truffée, qu'elle ne
pouvait en mettre que dans les assiettes assorties à trois francs la
livre. L'autre continuait à fouiller les plats, cherchant ce qu'elle
allait demander encore. Quand l'assiette assortie fut pesée, il fallut
que la charcutière ajoutât de la gelée et des cornichons. Le bloc de
gelée, qui avait la forme d'un gâteau de Savoie, au milieu d'une
plaque de porcelaine, trembla sous sa main brutale de colère; et elle
fit jaillir le vinaigre, en prenant, du bout des doigts, deux gros
cornichons dans le pot, derrière l'étuve.

-- C'est vingt-cinq sous, n'est-ce pas? dit madame Lecoeur, sans se
presser.

Elle voyait parfaitement la sourde irritation de Lisa. Elle en
jouissait, tirant sa monnaie avec lenteur, comme perdue dans les gros
sous de sa poche. Elle regardait Gavard en dessous, goûtait le silence
embarrassé que sa présence prolongeait, jurant qu'elle ne s'en irait
pas, puisqu'on faisait « des cachoteries » avec elle. La charcutière
lui mit enfin son paquet dans la main, et elle dut se retirer. Elle
s'en alla, sans dire un mot, avec un long regard, tout autour de la
boutique.

Quand elle ne fut plus là, Lisa éclata.

-- C'est encore la Saget qui nous l'a envoyée, celle-là! Est-ce que
cette vieille gueuse va faire défiler toutes les Halles ici, pour
savoir ce que nous disons!... Et comme elles sont malignes! A-t-on
jamais vu acheter des côtelettes panées et des assiettes assorties à
cinq heures du soir! Elles se donneraient des indigestions, plutôt que
de ne pas savoir... Par exemple, si la Saget m'en renvoie une autre,
vous allez voir comme je la recevrai. Ce serait ma soeur, que je la
flanquerais à la porte.

Devant la colère de Lisa, les trois hommes se taisaient.

Gavard était venu s'accouder sur la balustrade de l'étalage, à rampe
de cuivre; il s'absorbait, faisait tourner un des balustres de cristal
taillé, détaché de sa tringle de laiton. Puis, levant la tête:

-- Moi, dit-il, j'avais regardé ça comme une farce.

-- Quoi donc? demanda Lisa encore toute secouée.

-- La place d'inspecteur à la marée.

Elle leva les mains, regarda Florent une dernière fois, s'assit sur la
banquette rembourrée du comptoir, ne desserra plus les dents. Gavard
expliquait tout au long son idée: le plus attrapé, en somme, ça serait
le gouvernement qui donnerait ses écus. Il répétait avec complaisance:

-- Mon cher, ces gueux-là vous ont laissé crever de faim, n'est-ce
pas? Eh bien, il faut vous faire nourrir par eux, maintenant... C'est
très-fort, ça m'a séduit tout de suite.

Florent souriait, disait toujours non. Quenu, pour faire plaisir à sa
femme, tenta de trouver de bons conseils. Mais celle-ci semblait ne
plus écouter. Depuis un instant, elle regardait avec attention du côté
des Halles. Brusquement, elle se remit debout, en s'écriant:

-- Ah! c'est la Normande qu'on envoie maintenant. Tant pis! la
Normande payera pour les autres.

Une grande brune poussait la porte de la boutique. C'était la belle
poissonnière, Louise Méhudin, dite la Normande. Elle avait une beauté
hardie, très-blanche et délicate de peau, presque aussi forte que
Lisa, mais d'oeil plus effronté et de poitrine plus vivante. Elle
entra, cavalière, avec sa chaîne d'or sonnant sur son tablier, ses
cheveux nus peignés à la mode, son noeud de gorge, un noeud de
dentelle qui faisait d'elle une des reines coquettes des Halles. Elle
portait une vague odeur de marée; et, sur une de ses mains, près du
petit doigt, il y avait une écaille de hareng, qui mettait là une
mouche de nacre. Les deux femmes, ayant habité la même maison, rue
Pirouette, étaient des amies intimes, très-liées par une pointe de
rivalité qui les faisait s'occuper l'une de l'autre, continuellement.
Dans le quartier, on disait la belle Normande, comme on disait la
belle Lisa. Cela les opposait, les comparait, les forçait à soutenir
chacune sa renommée de beauté. En se penchant un peu, la charcutière,
de son comptoir, apercevait dans le pavillon, en face, la
poissonnière, au milieu de ses saumons et de ses turbots. Elles se
surveillaient toutes deux. La belle Lisa se serrait davantage dans ses
corsets. La belle Normande ajoutait des bagues à ses doigts et des
noeuds à ses épaules. Quand elles se rencontraient, elles étaient
très-douces, très-complimenteuses, l'oeil furtif sous la paupière à
demi close, cherchant les défauts. Elles affectaient de se servir
l'une chez l'autre et de s'aimer beaucoup.

-- Dites, c'est bien demain soir que vous faites le boudin? demanda la
Normande de son air riant.

Lisa resta froide. La colère, très-rare chez elle, était tenace et
implacable. Elle répondit oui, sèchement, du bout des lèvres.

-- C'est que, voyez-vous, j'adore le boudin chaud, quand il sort de la
marmite... Je viendrai vous en chercher.

Elle avait conscience du mauvais accueil de sa rivale. Elle regarda
Florent, qui semblait l'intéresser: puis, comme elle ne voulait pas
s'en aller sans dire quelque chose, sans avoir le dernier mot, elle
eut l'imprudence d'ajouter:

-- Je vous en ai acheté avant-hier, du boudin... Il n'était pas bien
frais.

-- Pas bien frais! répéta la charcutière, toute blanche, les lèvres
tremblantes.

Elle se serait peut-être contenue encore, pour que la Normande ne crût
pas qu'elle prenait du dépit, à cause de son noeud de dentelle. Mais
on ne se contentait pas de l'espionner, on venait l'insulter, cela
dépassait la mesure. Elle se courba, les poings sur son comptoir; et,
d'une voix un peu rauque:

-- Dites donc, la semaine dernière, quand vous m'avez vendu cette
paire de soles, vous savez, est-ce que je suis allée vous dire
qu'elles étaient pourries devant le monde!

-- Pourries!... mes soles pourries!... s'écria la poissonnière, la
face empourprée.

Elles restèrent un instant suffoquées, muettes et terribles, au-dessus
des viandes. Toute leur belle amitié s'en allait; un mot avait suffi
pour montrer les dents aiguës sous le sourire.

-- Vous êtes une grossière, dit la belle Normande. Si jamais je remets
les pieds ici, par exemple!

-- Allez donc, allez donc, dit la belle Lisa. On sait bien à qui on a
affaire.

La poissonnière sortit, sur un gros mot qui laissa la charcutière
toute tremblante. La scène s'était passée si rapidement, que les trois
hommes, abasourdis, n'avaient pas eu le temps d'intervenir. Lisa se
remit bientôt. Elle reprenait la conversation, sans faire aucune
allusion à ce qui venait de se passer, lorsque Augustine, la fille de
boutique, rentra de course. Alors, elle dit à Gavard, en le prenant en
particulier, de ne pas rendre réponse à monsieur Verlaque; elle se
chargeait de décider son beau-fière, elle demandait deux jours, au
plus. Quenu retourna à la cuisine. Comme Gavard emmenait Florent, et
qu'ils entraient prendre un vermout chez monsieur Lebigre, il lui
montra trois femmes, sous la rue couverte, entre le pavillon de la
marée et le pavillon de la volaille.

-- Elles en débitent! murmura-t-il, d'un air envieux.

Les Halles se vidaient, et il y avait là, en effet, mademoiselle
Saget, madame Lecoeur et la Sarriette, au bord du trottoir. La vieille
fille pérorait.

-- Quand je vous le disais, madame Lecoeur, votre beau-frère est
toujours fourré dans leur boutique... Vous l'avez vu, n'est-ce pas?

-- Oh! de mes yeux vu! Il était assis sur une table. Il semblait chez
lui.

-- Moi, interrompit la Sarriette, je n'ai rien entendu de mal... Je ne
sais pas pourquoi vous vous montez la tête.

Mademoiselle Saget haussa les épaules.

-- Ah! bien, reprit-elle, vous êtes encore d'une bonne pâte, vous, ma
belle!... Vous ne voyez donc pas pourquoi les Quenu attirent monsieur
Gavard?... Je parie, moi, qu'il laissera tout ce qu'il possède à la
petite Pauline.

-- Vous croyez cela! s'écria madame Lecoeur, blême de fureur.

Puis, elle reprit d'une voix dolente, comme si elle venait de recevoir
un grand coup:

-- Je suis toute seule, je n'ai pas de défense, il peut bien faire ce
qu'il voudra, cet homme... Vous avez entendu, sa nièce est pour lui.
Elle a oublié ce qu'elle m'a coûté, elle me livrerait pieds et poings
liés.

-- Mais non, ma tante, dit la Sarriette, c'est vous qui n'avez jamais
eu que de vilaines paroles pour moi.

Elles se réconcilièrent sur-le-champ, elles s'embrassèrent. La nièce
promit de ne plus être taquine; la tante jura, sur ce qu'elle avait de
plus sacré, qu'elle regardait la Sarriette comme sa propre fille.
Alors mademoiselle Saget leur donna des conseils sur la façon dont
elles devaient se conduire pour forcer Gavard à ne pas gaspiller son
bien. Il fut convenu que les Quenu-Gradelle étaient des pas
grand'chose, et qu'on les surveillerait.

-- Je ne sais quel mic-mac il y a chez eux, dit la vieille fille, mais
ça ne sent pas bon... Ce Florent, ce cousin de madame Quenu, qu'est-ce
que vous en pensez, vous autres?

Les trois femmes se rapprochèrent, baissant la voix.

-- Vous savez bien, reprit madame Lecoeur, que nous l'avons vu, un
matin, les souliers percés, les habits couverts de poussière, avec
l'air d'un voleur qui a fait un mauvais coup... Il me fait peur, ce
garçon-là.

-- Non, il est maigre, mais il n'est pas vilain homme, murmura la
Sarriette.

Mademoiselle Saget réfléchissait. Elle pensait tout haut:

-- Je cherche depuis quinze jours, je donne ma langue aux chiens...
monsieur Gavard le connaît certainement... J'ai dû le rencontrer
quelque part, je me souviens plus...

Elle fouillait encore sa mémoire, quand la Normande arriva comme une
tempête. Elle sortait de la charcuterie.

-- Elle est polie, cette grande bête de Quenu! s'écria-t-elle,
heureuse de se soulager. Est-ce qu'elle ne vient pas de me dire que je
ne vendais que du poisson pourri! Ah! je vous l'ai arrangée!... En
voilà une baraque, avec leurs cochonneries gâtées qui empoisonnent le
monde!

-- Qu'est-ce que vous lui aviez donc dit? demanda la vieille, toute
frétillante, enchantée d'apprendre que les deux femmes s'étaient
disputées.

-- Moi! mais rien du tout! pas ça, tenez!... J'étais entrée
très-poliment la prévenir que je prendrais du boudin demain soir, et
alors elle m'a agonie de sottises... Fichue hypocrite, va, avec ses
airs d'honnêteté! Elle payera ça plus cher qu'elle ne pense.

Les trois femmes sentaient que la Normande ne disait pas la vérité;
mais elles n'en épousèrent pas moins sa querelle avec un flot de
paroles mauvaises. Elles se tournaient du côté de la rue Rambuteau,
insultantes, inventant des histoires sur la saleté de la cuisine des
Quenu, trouvant des accusations vraiment prodigieuses. Ils auraient
vendu de la chair humaine que l'explosion de leur colère n'aurait pas
été plus menaçante. Il fallut que la poissonnière recommençât trois
fois son récit.

-- Et le cousin, qu'est-ce qu'il a dit? demanda méchamment
mademoiselle Saget.

-- Le cousin! répondit la Normande d'une voix aiguë, vous croyez au
cousin, vous!... Quelque amoureux, ce grand dadais!

Les trois autres commères se récrièrent. L'honnêteté de Lisa était un
des actes de foi du quartier.

-- Laissez donc! est-ce qu'on sait jamais, avec ces grosses sainte n'y
touche, qui ne sont que graisse? Je voudrais bien la voir sans
chemise, sa vertu!... Elle a un mari trop serin pour ne pas le faire
cocu.

Mademoiselle Saget hochait la tête, comme pour dire qu'elle n'était
pas éloignée de se ranger à cette opinion. Elle reprit doucement:

-- D'autant plus que le cousin est tombé on ne sait d'où, et que
l'histoire racontée par les Quenu est bien louche.

-- Eh! c'est l'amant de la grosse! affirma de nouveau la poissonnière.
Quelque vaurien, quelque rouleur qu'elle aura ramassé dans la rue. Ça
se voit bien.

-- Les hommes maigres sont de rudes hommes, déclara la Sarriette d'un
air convaincu.

-- Elle l'a habillé tout à neuf, fit remarquer madame Lecoeur. Il doit
lui coûter bon.

-- Oui, oui, vous pourriez avoir raison, murmura la vieille
demoiselle. Il faudra savoir...

Alors, elles s'engagèrent à se tenir au courant de ce qui se passerait
dans la baraque des Quenu-Gradelle. La marchande de beurre prétendait
qu'elle voulait ouvrir les yeux de son beau-frère sur les maisons
qu'il fréquentait. Cependant, la Normande s'était un peu calmée; elle
s'en alla, bonne fille au fond, lassée d'en avoir trop conté. Quand
elle ne fut plus là, madame Lecoeur dit sournoisement:

-- Je suis sûre que la Normande aura été insolente, c'est son
habitude... Elle ferait bien de ne pas parler des cousins qui tombent
du ciel, elle qui a trouvé un enfant dans sa boutique à poissons.

Elles se regardèrent en riant toutes les trois. Puis, lorsque madame
Lecoeur se fut éloignée à son tour:

-- Ma tante a tort de s'occuper de ces histoires, ça la maigrit,
reprit la Sarriette. Elle me battait quand les hommes me regardaient.
Allez, elle peut chercher, elle ne trouvera pas de mioche sous son
traversin, ma tante.

Mademoiselle Saget eut un nouveau rire. Et quand elle fut seule, comme
elle retournait rue Pirouette, elle pensa que « ces trois pécores » ne
valaient pas la corde pour les pendre. D'ailleurs, on avait pu la
voir, il serait très-mauvais de se brouiller avec les Quenu-Gradelle,
des gens riches et estimés après tout. Elle fit un détour, alla rue
Turbigo, à la boulangerie Taboureau, la plus belle boulangerie du
quartier. Madame Taboureau, qui était une amie intime de Lisa, avait,
sur toutes choses, une autorité incontestée. Quand on disait: « Madame
Taboureau a dit ceci, madame Taboureau a dit cela, » il n'y avait plus
qu'à s'incliner. La vieille demoiselle, sous prétexte, ce jour-là, de
savoir à quelle heure le four était chaud, pour apporter un plat de
poires, dit le plus grand bien de la charcutière, se répandit en
éloges sur la propreté et sur l'excellence de son boudin. Puis,
contente de cet alibi moral, enchantée d'avoir soufflé sur l'ardente
bataille qu'elle flairait, sans s'être fâchée avec personne, elle
rentra décidément, l'esprit plus libre, retournant cent fois dans sa
mémoire l'image du cousin de madame Quenu.

Ce même jour, le soir, après le dîner, Florent sortit, se promena
quelque temps, sous une des rues couvertes des Halles. Un fin
brouillard montait, les pavillons vides avaient une tristesse grise,
piquée des larmes jaunes du gaz. Pour la première fois, Florent se
sentait importun; il avait conscience de la façon malapprise dont il
était tombé au milieu de ce monde gras, en maigre naïf; il s'avouait
nettement qu'il dérangeait tout le quartier, qu'il devenait une gêne
pour les Quenu, un cousin de contrebande, de mine par trop
compromettante. Ces réflexions le rendaient fort triste, non pas qu'il
eût remarqué chez son frère ou chez Lisa la moindre dureté; il
souffrait de leur bonté même; il s'accusait de manquer de délicatesse
en s'installant ainsi chez eux. Des doutes lui venaient. Le souvenir
de la conversation dans la boutique, l'après-midi, lui causait un
malaise vague. Il était comme envahi par cette odeur des viandes du
comptoir, il se sentait glisser à une lâcheté molle et repue.
Peut-être avait-il eu tort de refuser cette place d'inspecteur qu'on
lui offrait. Cette pensée mettait en lui une grande lutte; il fallait
qu'il se secouât pour retrouver ses roideurs de conscience. Mais un
vent humide s'était levé, soufflant sous la rue couverte. Il reprit
quelque calme et quelque certitude, lorsqu'il fut obligé de boutonner
sa redingote. Le vent emportait de ses vêtements cette senteur grasse
de la charcuterie, dont il était tout alangui.

Il rentrait, quand il rencontra Claude Lantier. Le peintre, renfermé
au fond de son paletot verdâtre, avait la voix sourde, pleine de
colère. Il s'emporta contre la peinture, dit que c'était un métier de
chien, jura qu'il ne toucherait de sa vie à un pinceau. L'après-midi,
il avait crevé d'un coup de pied une tête d'étude qu'il faisait
d'après cette gueuse de Cadine. Il était sujet à ces emportements
d'artiste impuissant en face des oeuvres solides et vivantes qu'il
rêvait. Alors, rien n'existait plus pour lui, il battait les rues,
voyait noir, attendait le lendemain comme une résurrection.
D'ordinaire, il disait qu'il se sentait gai le matin et horriblement
malheureux le soir; chacune de ses journées était un long effort
désespéré. Florent eut peine à reconnaître le flâneur insouciant des
nuits de la Halle. Ils s'étaient déjà retrouvés à la charcuterie.
Claude, qui connaissait l'histoire du déporté, lui avait serré la
main, en lui disant qu'il était un brave homme. Il allait, d'ailleurs,
très-rarement chez les Quenu.

-- Vous êtes toujours chez ma tante? dit Claude. Je ne sais pas
comment vous faites pour rester au milieu de cette cuisine. Ça pue là
dedans. Quand j'y passe une heure, il me semble que j'ai assez mangé
pour trois jours. J'ai eu tort d'y entrer ce matin; c'est ça qui m'a
fait manquer mon étude.

Et, au bout de quelques pas faits en silence:

-- Ah! les braves gens! reprit-il. Ils me font de la peine, tant ils
se portent bien. J'avais songé à faire leurs portraits, mais je n'ai
jamais su dessiner ces figures rondes où il n'y a pas d'os... Allez,
ce n'est pas ma tante Lisa qui donnerait des coups de pied dans ses
casseroles. Suis-je assez bête d'avoir crevé la tête de Cadine!
Maintenant, quand j'y songe, elle n'était peut-être pas mal.

Alors, ils causèrent de la tante Lisa. Claude dit que sa mère ne
voyait plus la charcutière depuis longtemps. Il donna à entendre que
celle-ci avait quelque honte de sa soeur mariée à un ouvrier;
d'ailleurs, elle n'aimait pas les gens malheureux. Quant à lui, il
raconta qu'un brave homme s'était imaginé de l'envoyer au collège,
séduit par les ânes et les bonnes femmes qu'il dessinait, dès l'âge de
huit ans; le brave homme était mort, en lui laissant mille francs de
rente, ce qui l'empêchait de mourir de faim.

-- N'importe, continua-t-il, j'aurais mieux aimé être un ouvrier...
Tenez, menuisier, par exemple. Ils sont très-heureux, les menuisiers.
Ils ont une table à faire, n'est-ce pas? ils la font, et ils se
couchent, heureux d'avoir fini leur table, absolument satisfaits...
Moi, je ne dors guère la nuit. Toutes ces sacrées études que je ne
peux achever me trottent dans la tête. Je n'ai jamais fini, jamais,
jamais.

Sa voix se brisait presque dans des sanglots. Puis, il essaya de rire.
Il jurait, cherchait des mots orduriers, s'abîmait en pleine boue,
avec la rage froide d'un esprit tendre et exquis qui doute de lui et
qui rêve de se salir. Il finit par s'accroupir devant un des regards
donnant sur les caves des Halles, où le gaz brûle éternellement. Là,
dans ces profondeurs, il montra à Florent, Marjolin et Cadine qui
soupaient tranquillement, assis sur une des pierres d'abatage des
resserres aux volailles. Les gamins avaient des moyens à eux pour se
cacher et habiter les caves, après la fermeture des grilles.

-- Hein! quelle brute, quelle belle brute! répétait Claude en parlant
de Marjolin avec une admiration envieuse. Et dire que cet animal-là
est heureux!... Quand ils vont avoir achevé leurs pommes, ils se
coucheront ensemble dans un de ces grands paniers pleins de plumes.
C'est une vie ça, au moins!... Ma foi, vous avez raison de rester dans
la charcuterie; peut-être que ça vous engraissera.

Il partit brusquement. Florent remonta à sa mansarde, troublé par ces
inquiétudes nerveuses qui réveillaient ses propres incertitudes. Il
évita, le lendemain, de passer la matinée à la charcuterie; il fit une
grande promenade le long des quais. Mais, au déjeuner, il fut repris
par la douceur fondante de Lisa. Elle lui reparla de la place
d'inspecteur à la marée, sans trop insister, comme d'une chose qui
méritait réflexion. Il l'écoutait, l'assiette pleine, gagné malgré lui
par la propreté dévote de la salle à manger; la natte mettait une
mollesse sous ses pieds; les luisants de la suspension de cuivre, le
jaune tendre du papier peint et du chêne clair des meubles, le
pénétraient d'un sentiment d'honnêteté dans le bien-être, qui
troublait ses idées du faux et du vrai. Il eut cependant la force de
refuser encore, en répétant ses raisons, tout en ayant conscience du
mauvais goût qu'il y avait à faire un étalage brutal de ses
entêtements et de ses rancunes, eu un pareil lieu, Lisa ne se fâcha
pas; elle souriait au contraire, d'un beau sourire qui embarrassait
plus Florent que la sourde irritation de la veille. Au dîner, on ne
causa que des grandes salaisons d'hiver, qui allaient tenir tout le
personnel de la charcuterie sur pied.

Les soirées devenaient froides. Dès qu'on avait dîné, on passait dans
la cuisine. Il y faisait très-chaud. Elle était si vaste, d'ailleurs,
que plusieurs personnes y tenaient à l'aise, sans gêner le service,
autour d'une table carrée, placée au milieu. Les murs de la pièce
éclairée au gaz étaient recouverts de plaques de faïence blanches et
bleues, à hauteur d'homme. À gauche, se trouvait le grand fourneau de
fonte, percé de trois trous, dans lesquels trois marmites trapues
enfonçaient leurs culs noirs de la suie du charbon de terre; au bout,
une petite cheminée, montée sur un four et garnie d'un fumoir, servait
pour les grillades; et, au-dessus du fourneau, plus haut que les
écumoires, les cuillers, les fourchettes à longs manches, dans une
rangée de tiroirs numérotés, s'alignaient les chapelures, la fine et
la grosse, les mies de pain pour paner, les épices, le girofle, la
muscade, les poivres. À droite, la table à hacher, énorme bloc de
chêne appuyé contre la muraille, s'appesantissait, toute couturée et
toute creusée; tandis que plusieurs appareils, fixés sur le bloc, une
pompe à injecter, une machine à pousser, une hacheuse mécanique,
mettaient là, avec leurs rouages et leurs manivelles, l'idée
mystérieuse et inquiétante de quelque cuisine de l'enfer. Puis, tout
autour des murs, sur des planches, et jusque sous les tables,
s'entassaient des pots, des terrines, des seaux, des plats, des
ustensiles de fer-blanc, une batterie de casseroles profondes,
d'entonnoirs élargis, des râteliers de couteaux et de couperets, des
files de lardoires et d'aiguilles, tout un monde noyé dans la graisse.
La graisse débordait, malgré la propreté excessive, suintait entre les
plaques de faïence, cirait les carreaux rouges du sol, donnait un
reflet grisâtre à la fonte du fourneau, polissait les bords de la
table à hacher d'un luisant et d'une transparence de chêne verni. Et,
au milieu de cette buée amassée goutte à goutte, de cette évaporation
continue des trois marmites, où fondaient les cochons, il n'était
certainement pas, du plancher au plafond, un clou qui ne pissât la
graisse.

Les Quenu-Gradelle fabriquaient tout chez eux. Ils ne faisaient guère
venir du dehors que les terrines des maisons renommées, les rillettes,
les bocaux de conserve, les sardines, les fromages, les escargots.
Aussi, dès septembre, s'agissait-il de remplir la cave, vidée pendant
l'été. Les veillées se prolongeaient même après la fermeture de la
boutique. Quenu, aidé d'Auguste et de Léon, emballait les saucissons,
préparait les jambons, fondait les saindoux, faisait les lards de
poitrine, les lards maigres, les lards à piquer. C'était un bruit
formidable de marmites et de hachoirs, des odeurs de cuisine qui
montaient dans la maison entière. Cela sans préjudice de la
charcuterie courante, de la charcuterie fraîche, les pâtés de foie et
de lièvre, les galantines, les saucisses et les boudins.

Ce soir-là, vers onze heures, Quenu, qui avait mis en train deux
marmites de saindoux, dut s'occuper du boudin. Auguste l'aida. À un
coin de la table carrée, Lisa et Augustine raccommodaient du linge;
tandis que, devant elles, de l'autre côté de la table, Florent était
assis, la face tournée vers le fourneau, souriant à la petite Pauline
qui, montée sur ses pieds, voulait qu'il la fit « sauter en l'air. »
Derrière eux, Léon hachait de la chair à saucisse, sur le bloc de
chêne, à coups lents et réguliers.

Auguste alla d'abord chercher dans la cour deux brocs pleins de sang
de cochon. C'était lui qui saignait à l'abattoir. Il prenait le sang
et l'intérieur des bêtes, laissant aux garçons d'échaudoir le soin
d'apporter, l'après-midi, les porcs tout préparés dans leur voiture.
Quenu prétendait qu'Auguste saignait comme pas un garçon charcutier de
Paris.

La vérité était qu'Auguste se connaissait à merveille à la qualité du
sang; le boudin était bon, toutes les fois qu'il disait: « Le boudin
sera bon. »

-- Eh bien, aurons-nous du bon boudin? demanda Lisa. Il déposa ses
deux brocs, et, lentement:

-- Je le crois, madame Quenu, oui, je le crois... Je vois d'abord ça à
la façon dont le sang coule. Quand je retire le couteau, si le sang
part trop doucement, ce n'est pas un bon signe, ça prouve qu'il est
pauvre...

-- Mais interrompit Quenu, c'est aussi selon comme le couteau a été
enfoncé.

La face blême d'Auguste eut un sourire.

-- Non, non, répondit-il, j'enfonce toujours quatre doigts du couteau;
c'est la mesure... Mais, voyez-vous, le meilleur signe, c'est encore
lorsque le sang coule et que je le reçois en le battant avec la main,
dans le seau. Il faut qu'il soit d'une bonne chaleur, crémeux, sans
être trop épais.

Augustine avait laissé son aiguille. Les yeux levés, elle regardait
Auguste. Sa figure rougeaude, aux durs cheveux châtains, prenait un
air d'attention profonde. D'ailleurs, Lisa, et la petite Pauline
elle-même, écoutaient également avec un grand intérêt.

-- Je bats, je bats, je bats, n'est-ce pas? continua le garçon, en
faisant aller sa main dans le vide, comme s'il fouettait une crème. Eh
bien, quand je retire ma main et que je la regarde, il faut qu'elle
soit comme graissée par le sang, de façon à ce que le gant rouge soit
bien du même rouge partout... Alors, on peut dire sans se tromper:
« Le boudin sera bon, »

Il resta un instant la main en l'air, complaisamment, l'attitude
molle; cette main qui vivait dans des seaux de sang était toute rosé,
avec des ongles vifs, au bout de la manche blanche. Quenu avait
approuvé de la tête. Il y eut un silence. Léon hachait toujours.
Pauline, qui était restée songeuse, remonta sur les pieds de son
cousin, en criant de sa voix claire:

-- Dis, cousin, raconte-moi l'histoire du monsieur qui a été mangé par
les bêtes.

Sans doute, dans cette tête de gamine, l'idée du sang des cochons
avait éveillé celle « du monsieur mangé par les bêtes. » Florent ne
comprenait pas, demandait quel monsieur. Lisa se mit à rire.

-- Elle demande l'histoire de ce malheureux, vous savez, cette
histoire que vous avez dite un soir à Gavard. Elle l'aura entendue.

Florent était devenu tout grave. La petite alla prendre dans ses bras
le gros chat jaune, l'apporta sur les genoux du cousin, en disant que
Mouton, lui aussi, voulait écouter l'histoire. Mais Mouton sauta sur
la table. Il resta là, assis, le dos arrondi, contemplant ce grand
garçon maigre qui, depuis quinze jours, semblait être pour lui un
continuel sujet de profondes réflexions. Cependant, Pauline se
fâchait, elle tapait des pieds, elle voulait l'histoire. Comme elle
était vraiment insupportable:

-- Eh! racontez-lui donc ce qu'elle demande, dit Lisa à Florent, elle
nous laissera tranquille.

Florent garda le silence un instant encore. Il avait les yeux à terre.
Puis, levant la tête lentement, il s'arrêta aux deux femmes qui
tiraient leurs aiguilles, regarda Quenu et Auguste qui préparaient la
marmite pour le boudin. Le gaz brûlait tranquille, la chaleur du
fourneau était très-douce, toute la graisse de la cuisine luisait dans
un bien-être de digestion large. Alors, il posa la petite Pauline sur
l'un de ses genoux, et, souriant d'un sourire triste, s'adressant à
l'enfant:

-- Il était une fois un pauvre homme. On l'envoya très-loin,
très-loin, de l'autre côté de la mer... Sur le bateau qui l'emportait,
il y avait quatre cents forçats avec lesquels on le jeta. Il dut vivre
cinq semaines au milieu de ces bandits, vêtu comme eux de toile à
voile, mangeant à leur gamelle. De gros poux le dévoraient, des sueurs
terribles le laissaient sans force. La cuisine, la boulangerie, la
machine du bateau, chauffaient tellement les faux-ponts, que dix des
forçats moururent de chaleur. Dans la journée, on les faisait monter
cinquante à la fois, pour leur permettre de prendre l'air de la mer;
et, comme on avait peur d'eux, deux canons étaient braqués sur
l'étroit plancher où ils se promenaient. Le pauvre homme était bien
content, quand arrivait son tour. Ses sueurs se calmaient un peu. Il
ne mangeait plus, il était très-malade. La nuit, lorsqu'on l'avait
remis aux fers, et que le gros temps le roulait entre ses deux
voisins, il se sentait lâche, il pleurait, heureux de pleurer sans
être vu...

Pauline écoutait, les yeux agrandis, ses deux petites mains croisées
dévotement.

-- Mais, interrompit-elle, ce n'est pas l'histoire du monsieur qui a
été mangé par les bêtes... C'est une autre histoire, dis, mon cousin?

-- Attends, tu verras, répondit doucement Florent. J'y arriverai, à
l'histoire du monsieur... Je te raconte l'histoire tout entière.

-- Ah! bien, murmura l'enfant d'un air heureux.

Pourtant elle resta pensive, visiblement préoccupée par quelque grosse
difficulté qu'elle ne pouvait résoudre. Enfin, elle se décida.

-- Qu'est-ce qu'il avait donc fait, le pauvre homme, demanda-t-elle,
pour qu'on le renvoyât et qu'on le mit dans le bateau?

Lisa et Augustine eurent un sourire. L'esprit de l'enfant les
ravissait. Et Lisa, sans répondre directement, profita du la
circonstance pour lui faire la morale; elle la frappa beaucoup, en lui
disant qu'on mettait aussi dans le bateau les enfants qui n'étaient
pas sages.

-- Alors, fit remarquer judicieusement Pauline, c'était bien fait, si
le pauvre homme de mon cousin pleurait la nuit.

Lisa reprit sa couture, en baissant les épaules. Quenu n'avait pas
entendu. Il venait de couper dans la marmite des rondelles d'oignon
qui prenaient, sur le feu, des petites voix claires et aiguës de
cigales pâmées de chaleur. Ça sentait très-bon. La marmite, lorsque
Quenu y plongeait sa grande cuiller de bois, chantait plus fort,
emplissant la cuisine de l'odeur pénétrante de l'oignon cuit. Auguste
préparait, dans un plat, des gras de lard. Et le hachoir de Léon
allait à coups plus vifs, raclant la table par moments pour ramener la
chair à saucisse qui commençait à se mettre en pâte.

-- Quand on fut arrivé, continua Florent, on conduisit l'homme dans
une île nommée l'île du Diable. Il était là avec d'autres camarades
qu'on avait aussi chassés de leur pays. Tous furent très-malheureux.
On les obligea d'abord à travailler comme des forçats. Le gendarme qui
les gardait les comptait trois fois par jour, pour être bien sûr qu'il
ne manquait personne. Plus tard, on les laissa libres de faire ce
qu'ils voulaient; on les enfermait seulement la nuit, dans une grande
cabane de bois, où ils dormaient sur des hamacs tendus entre deux
barres. Au bout d'un an, ils allaient nu-pieds, et leurs vêtements
étaient si déchirés, qu'ils montraient leur peau. Ils s'étaient
construit des huttes avec des troncs d'arbre, pour s'abriter contre le
soleil, dont la flamme brûle tout dans ce pays-là; mais les huttes ne
pouvaient les préserver des moustiques qui, la nuit, les couvraient de
boutons et d'enflures. Il en mourut plusieurs; les autres devinrent
tout jaunes, si secs, si abandonnés, avec leurs grandes barbes, qu'ils
faisaient pitié...

-- Auguste, donnez-moi les gras, cria Quenu.

Et lorsqu'il tint le plat, il fit glisser doucement dans la marmite
les gras de lard, en les délayant du bout de la cuiller. Les gras
fondaient. Une vapeur plus épaisse monta du fourneau.

-- Qu'est ce qu'on leur donnait à manger? demanda la petite Pauline
profondément intéressée.

-- On leur donnait du riz plein de vers et de la viande qui sentait
mauvais, répondit Florent, dont la voix s'assourdissait. Il fallait
enlever les vers pour manger le riz. La viande, rôtie et très-cuite,
s'avalait encore; mais bouillie, elle puait tellement, qu'elle donnait
souvent des coliques.

-- Moi, j'aime mieux être au pain sec, dit l'enfant après s'être
consultée.

Léon, ayant fini de hacher, apporta la chair à saucisse dans un plat,
sur la table carrée. Mouton, qui était resté assis, les yeux sur
Florent, comme extrêmement surpris par l'histoire, dut se reculer un
peu, ce qu'il fit de très-mauvaise grâce. Il se pelotonna, ronronnant,
le nez sur la chair à saucisse. Cependant, Lisa paraissait ne pouvoir
cacher son étonnement ni son dégoût; le riz plein de vers et la viande
qui sentait mauvais lui semblaient sûrement des saletés à peine
croyables, tout à fait déshonorantes pour celui qui les avait mangées.
Et, sur son beau visage calme, dans le gonflement de son cou, il y
avait une vague épouvante, eu face de cet homme nourri de choses
immondes.

-- Non, ce n'était pas un lieu de délices, reprit-il, oubliant la
petite Pauline, les yeux vagues sur la marmite qui fumait. Chaque jour
des vexations nouvelles, un écrasement continu, une violation de toute
justice, un mépris de la charité humaine, qui exaspéraient les
prisonniers et les brûlaient lentement d'une fièvre de rancune
maladive. On vivait en bête, avec le fouet éternellement levé sur les
épaules. Ces misérables voulaient tuer l'homme... On ne peut pas
oublier, non ce n'est pas possible. Ces souffrances crieront vengeance
un jour.

Il avait baissé la voix, et les lardons qui sifflaient joyeusement
dans la marmite la couvraient de leur bruit de friture bouillante.
Mais Lisa l'entendait, effrayée de l'expression implacable que son
visage avait prise brusquement. Elle le jugea hypocrite, avec cet air
doux qu'il savait feindre.

Le ton sourd de Florent avait mis le comble au plaisir de Pauline.
Elle s'agitait sur le genou du cousin, enchantée de l'histoire.

-- Et l'homme, et l'homme? murmurait-elle.

Florent regarda la petite Pauline, parut se souvenir, retrouva son
sourire triste.

-- L'homme, dit-il, n'était pas content d'être dans l'île. Il n'avait
qu'une idée, s'en aller, traverser la mer pour atteindre la côte, dont
on voyait, par les beaux temps, la ligne blanche à l'horizon. Mais ce
n'était pas commode. Il fallait construire un radeau. Comme des
prisonniers s'étaient sauvés déjà, on avait abattu tous les arbres de
l'île, afin que les autres ne pussent se procurer du bois. L'île était
toute pelée, si nue, si aride sous les grands soleils, que le séjour
en devenait plus dangereux et plus affreux encore. Alors l'homme eut
l'idée, avec deux de ses camarades, de se servir des troncs d'arbres
de leurs huttes. Un soir, ils partirent sur quelques mauvaises poutres
qu'ils avaient liées avec des branches sèches. Le vent les portait
vers la côte. Le jour allait paraître, quand leur radeau échoua sur un
banc de sable, avec une telle violence, que les troncs d'arbres
détachés furent emportés par les vagues. Les trois malheureux
faillirent rester dans le sable; ils enfonçaient jusqu'à la ceinture;
même il y en eut un qui disparut jusqu'au menton, et que les deux
autres durent retirer. Enfin ils atteignirent un rocher, où ils
avaient à peine assez de place pour s'asseoir. Quand le soleil se
leva, ils aperçurent en face d'eux la côte, une barre de falaises
grises tenant tout un côté de l'horizon. Deux, qui savaient nager, se
décidèrent à gagner ces falaises. Ils aimaient mieux risquer de se
noyer tout de suite que de mourir lentement de faim sur leur écueil.
Ils promirent à leur compagnon de venir le chercher, lorsqu'ils
auraient touché terre et qu'ils se seraient procuré une barque.

----Ah! voilà, je sais maintenant! cria la petite Pauline, tapant de
joie dans ses mains. C'est l'histoire du monsieur qui a été mangé par
les bêtes.

-- Ils purent atteindre la côte, poursuivit Florent; mais elle était
déserte, ils ne trouvèrent une barque qu'au bout de quatre jours...
Quand ils revinrent à recueil, ils virent leur compagnon étendu sur le
dos, les pieds et les mains dévorés, la face rongée, le ventre plein
d'un grouillement de crabes qui agitaient la peau des flancs, comme si
un râle furieux eût traversé ce cadavre à moitié mangé et frais
encore.

Un murmure de répugnance échappa à Lisa et à Augustine. Léon, qui
préparait des boyaux de porc pour le boudin, fit une grimace. Quenu
s'arrêta dans son travail, regarda Auguste pris de nausées. Et il n'y
avait que Pauline qui riait. Ce ventre, plein d'un grouillement de
crabes, s'étalait étrangement au milieu de la cuisine, mêlait des
odeurs suspectes aux parfums du lard et de l'oignon.

-- Passez-moi le sang! cria Quenu, qui, d'ailleurs, ne suivait pas
l'histoire.

Auguste apporta les deux brocs. Et, lentement, il versa le sang dans
la marmite, par minces filets rouges, tandis que Quenu le recevait, en
tournant furieusement la bouillie qui s'épaississait. Lorsque les
brocs furent vides, ce dernier, atteignant un à un les tiroirs,
au-dessus du fourneau, prit des pincées d'épices. Il poivra surtout
fortement.

-- Ils le laissèrent là, n'est-ce pas? demanda Lisa. Ils revinrent
sans danger?

-- Comme ils revenaient, répondit Florent, le vent tourna, ils furent
poussés en pleine mer. Une vague leur enleva une rame, et l'eau
entrait à chaque souffle, si furieusement, qu'ils n'étaient occupés
qu'à vider la barque avec leurs mains. Ils roulèrent, ainsi en face
des côtes, emportés par une rafale, ramenés par la marée, ayant achevé
leurs quelques provisions, sans une bouchée de pain. Cela dura trois
jours.

-- Trois jours! s'écria la charcutière stupéfaite, trois jours sans
manger!

-- Oui, trois jours sans manger. Quand le vent d'est les poussa enfin
à terre, l'un d'eux était si affaibli, qu'il resta sur le sable toute
une matinée. Il mourut le soir. Son compagnon avait vainement essayé
de lui faire mâcher des feuilles d'arbre.

À cet endroit, Augustine eut un léger rire; puis, confuse d'avoir ri,
ne voulant pas qu'on pût croire qu'elle manquait de coeur:

-- Non, non, balbutia-t-elle, ce n'est pas de ça que je ris. C'est de
Mouton... Regardez donc Mouton, madame.

Lisa, à son tour, s'égaya. Mouton, qui avait toujours sous le nez le
plat de chair à saucisse, se trouvait probablement incommodé et
dégoûté par toute cette viande. Il s'était levé, grattant la table de
la patte, comme pour couvrir le plat, avec la hâte des chats qui
veulent enterrer leurs ordures. Puis il tourna le dos au plat, il
s'allongea sur le flanc, en s'étirant, les yeux demi-clos, la tête
roulée dans une caresse béate. Alors tout le monde complimenta Mouton;
on affirma que jamais il ne volait, qu'on pouvait laisser la viande à
sa portée. Pauline racontait très-confusément qu'il lui léchait les
doigts et qu'il la débarbouillait, après le dîner, sans la mordre.

Mais Lisa revint à la question de savoir si l'on peut rester trois
jours sans manger. Ce n'était pas possible.

-Non! dit-elle, je ne crois pas ça... D'ailleurs, il n'y a personne
qui soit resté trois jours sans manger. Quand on dit: « Un tel crève
de faim, » c'est une façon de parler. On mange toujours, plus ou
moins... Il faudrait des misérables tout à fait abandonnés, des gens
perdus.

Elle allait dire sans doute « des canailles sans aveu; » mais elle se
retint, en regardant Florent. Et la moue méprisante de ses lèvres, son
regard clair avouaient carrément que les gredins seuls jeûnaient de
cette façon désordonnée. Un homme capable d'être resté trois jours
sans manger était pour elle un être absolument dangereux. Car, enfin,
jamais les honnêtes gens ne se mettent dans des positions pareilles.

Florent étouffait maintenant. En face de lui, le fourneau, dans lequel
Léon venait de jeter plusieurs pelletées de charbon, ronflait comme un
chantre dormant au soleil. La chaleur devenait très-forte. Auguste,
qui s'était chargé des marmites de saindoux, les surveillait, tout en
sueur; tandis que, s'épongeant le front avec sa manche, Quenu
attendait que le sang se fût bien délayé. Un assoupissement de
nourriture, un air chargé d'indigestion flottait.

-- Quand l'homme eut enterré son camarade dans le sable, reprit
Florent lentement, il s'en alla seul, droit devant lui. La Guyane
hollandaise, où il se trouvait, est un pays de forêts, coupé de
fleuves et de marécages. L'homme marcha pendant plus de huit jours,
sans rencontrer une habitation. Tout autour de lui, il sentait la mort
qui l'attendait. Souvent, l'estomac tenaillé par la faim, il n'osait
mordre aux fruits éclatants qui pendaient des arbres; il avait peur de
ces baies aux reflets métalliques, dont les bosses noueuses suaient le
poison. Pendant des journées entières, il marchait sous des voûtes de
branches épaisses, sans apercevoir un coin de ciel, au milieu d'une
ombre verdâtre, toute pleine d'une horreur vivante. De grands oiseaux
s'envolaient sur sa tête, avec un bruit d'ailes terrible et des cris
subits qui ressemblaient à des râles de mort; des sauts de singes, des
galops de bêtes traversaient les fourrés, devant lui, pliant les
tiges, faisant tomber une pluie de feuilles, comme sous un coup de
vent; et c'était surtout les serpents qui le glaçaient, quand il
posait le pied sur le sol mouvant de feuilles sèches, et qu'il voyait
des tètes minces filer entre les enlacements monstrueux des racines.
Certains coins, les coins d'ombre humide, grouillaient d'un
pullulement de reptiles, noirs, jaunes, violacés, zébrés, tigrés,
pareils à des herbes mortes, brusquement réveillées et fuyantes.
Alors, il s'arrêtait, il cherchait une pierre pour sortir de cette
terre molle où il enfonçait; il restait là des heures, avec
l'épouvante de quelque boa, entrevu au fond d'une clairière, la queue
roulée, la tête droite, se balançant comme un tronc énorme, taché de
plaques d'or. La nuit, il dormait sur les arbres, inquiété par le
moindre frôlement, croyant entendre des écailles sans fin glisser dans
les ténèbres. Il étouffait sous ces feuillages interminable; l'ombre y
prenait une chaleur renfermée de fournaise, une moiteur d'humidité,
une sueur pestilentielle, chargée des arômes rudes des bois odorants
et des fleurs puantes. Puis, lorsqu'il se dégageait enfin, lorsque, au
bout de longues heures de marche, il revoyait le ciel, l'homme se
trouvait en face de larges rivières qui lui barraient la route; il les
descendait, surveillant les échines grises des caïmans, fouillant du
regard les herbes charriées, passant à la nage, quand il avait trouvé
des eaux plus rassurantes. Au delà, les forêts recommençaient.
D'autres fois, c'était de vastes plaines grasses, des lieues couvertes
d'une végétation drue, bleuies de loin en loin du miroir clair d'un
petit lac. Alors, l'homme faisait un grand détour, il n'avançait plus
qu'en tâtant le terrain, ayant failli mourir, enseveli sous une de ces
plaines riantes qu'il entendait craquer à chaque pas. L'herbe géante,
nourrie par l'humus amassé, recouvre des marécages empestés, des
profondeurs de boue liquide; et il n'y a, parmi les nappes de verdure,
s'allongeant sur l'immensité glauque, jusqu'au bord de l'horizon, que
d'étroites jetées de terre ferme, qu'il faut connaître si l'on ne veut
pas disparaître à jamais. L'homme, un soir, s'était enfoncé jusqu'au
ventre. À chaque secousse qu'il tentait pour se dégager, la boue
semblait monter à sa bouche. Il resta tranquille pendant près de deux
heures. Comme la lune se levait, il put heureusement saisir une
branche d'arbre, au-dessus de sa tête. Le jour où il arriva à une
habitation, ses pieds et ses mains saignaient, meurtris, gonflés par
des piqûres mauvaises. Il était si pitoyable, si affamé, qu'on eut
peur de lui. On lui jeta à manger à cinquante pas de la maison,
pendant que le maître gardait sa porte avec un fusil.

Florent se tut, la voix coupée, les regards au loin. Il semblait ne
plus parler que pour lui. La petite Pauline, que le sommeil prenait,
s'abandonnait, la tête renversée, faisant des efforts pour tenir
ouverts ses yeux émerveillés. Et Quenu se fâchait.

-- Mais, animal! criait-t-il à Léon, tu ne sais donc pas tenir un
boyau... Quand tu me regarderas! Ce n'est pas moi qu'il faut regarder,
c'est le boyau... Là, comme cela. Ne bouge plus, maintenant.

Léon, de la main droite, soulevait un long bout de boyau vide, dans
l'extrémité duquel un entonnoir très-évasé était adapté; et, de la
main gauche, il enroulait le boudin autour d'un bassin, d'un plat rond
de métal, à mesure que le charcutier emplissait l'entonnoir à grandes
cuillerées. La bouillie coulait, toute noire et toute fumante,
gonflant peu à peu le boyau, qui retombait ventru, avec des courbes
molles. Comme Quenu avait retiré la marmite du feu, ils apparaissaient
tous deux, lui et Léon, l'enfant, d'un profil mince, lui, d'une face
large, dans l'ardente lueur du brasier, qui chauffait leurs visages
pâles et leurs vêtements blancs d'un ton rose.

Lisa et Augustine s'intéressaient à l'opération, Lisa surtout, qui
gronda à son tour Léon, parce qu'il pinçait trop le boyau avec les
doigts, ce qui produisait des noeuds, disait-elle. Quand le boudin fut
emballé, Quenu le glissa doucement dans une marmite d'eau bouillante.
Il parut tout soulagé, il n'avait plus qu'à le laisser cuire.

-- Et l'homme, et l'homme? murmura de nouveau Pauline, rouvrant les
yeux, surprise de ne plus entendre le cousin parler.

Florent la berçait sur son genou, ralentissant encore son récit, le
murmurant comme un chant de nourrice.

-- L'homme, dit-il, parvint à une grande ville. On le prit d'abord
pour un forçat évadé; il fut retenu plusieurs mois en prison... Puis
on le relâcha, il fit toutes sortes de métiers, tint des comptes,
apprit à lire aux enfants; un jour même, il entra, comme homme de
peine, dans des travaux de terrassement... L'homme rêvait toujours de
revenir dans son pays. Il avait économisé l'argent nécessaire,
lorsqu'il eut la fièvre jaune. On le crut mort, on s'était partagé ses
habits; et quand il en réchappa, il ne retrouva pas même une
chemise... Il fallut recommencer. L'homme était très-malade. Il avait
peur de rester là-bas... Enfin, l'homme put partir, l'homme revint.

La voix avait baissé de plus en plus. Elle mourut, dans un dernier
frisson des lèvres. La petite Pauline dormait, ensommeillée par la fin
de l'histoire, la tête abandonnée sur l'épaule du cousin. Il la
soutenait du bras, il la berçait encore du genou, insensiblement,
d'une façon douce. Et, comme on ne faisait plus attention à lui, il
resta là, sans bouger, avec cette enfant endormie.

C'était le grand coup de feu, comme disait Quenu. Il retirait le
boudin de la marmite. Pour ne point crever ni nouer les bouts
ensemble, il les prenait avec un bâton, les enroulait, les portait
dans la cour, où ils devaient sécher rapidement sur des claies. Léon
l'aidait, soutenait les bouts trop longs. Ces guirlandes de boudin,
qui traversaient la cuisine, toutes suantes, laissaient des traînées
d'une fumée forte qui achevaient d'épaissir l'air. Auguste, donnant un
dernier coup d'oeil à la fonte du saindoux, avait, de son côté,
découvert les deux marmites, où les graisses bouillaient lourdement,
en laissant échapper, de chacun de leurs bouillons crevés, une légère
explosion d'âcre vapeur. Le flot gras avait monté depuis le
commencement de la veillée; maintenant il noyait le gaz, emplissait la
pièce, coulait partout, mettant dans un brouillard les blancheurs
roussies de Quenu et de ses deux garçons. Lisa et Augustine s'étaient
levées. Tous soufflaient comme s'ils venaient de trop manger.

Augustine monta sur ses bras Pauline endormie. Quenu, qui aimait à
fermer lui-même la cuisine, congédia Auguste et Léon, en disant qu'il
rentrerait le boudin. L'apprenti se retira très-rouge; il avait glissé
dans sa chemise près d'un mètre de boudin, qui devait le griller.
Puis, les Quenu et Florent, restés seuls, gardèrent le silence. Lisa,
debout, mangeait un morceau de boudin tout chaud, qu'elle mordait à
petits coups de dents, écartant ses belles lèvres pour ne pas les
brûler; et le bout noir s'en allait peu à peu dans tout ce rose.

-- Ah bien! dit-elle, la Normande a eu tort d'être mal polie... Il est
bon, aujourd'hui, le boudin.

On frappa à la porte de l'allée, Gavard entra. Il restait tous les
soirs chez monsieur Lebigre jusqu'à minuit. Il venait pour avoir une
réponse définitive, au sujet de la place d'inspecteur à la marée.

-- Vous comprenez, expliqua-t-il, monsieur Verlaque ne peut attendre
davantage, il est vraiment trop malade... Il faut que Florent se
décide. J'ai promis de donner une réponse demain, à la première heure.

-- Mais Florent accepte, répondit tranquillement Lisa, en donnant un
non veau coup de dents dans son boudin.

Florent, qui n'avait pas quitté sa chaise, pris d'un étrange
accablement, essaya vainement de se lever et de protester.

-- Non, non, reprit la charcutière, c'est chose entendue... Voyons,
mon cher Florent, vous avez assez souffert. Ça fait frémir, ce que
vous racontiez tout à l'heure. Il est temps que vous vous rangiez.
Vous appartenez à une famille honorable, vous avez reçu de
l'éducation, et c'est peu convenable vraiment, de courir les chemins,
en véritable gueux... À votre âge, les enfantillages ne sont plus
permis... Vous avez fait des folies, eh bien, on les oubliera, on vous
les pardonnera. Vous rentrerez dans votre classe, dans la classe des
honnêtes gens, vous vivrez comme tout le monde, enfin.

Florent l'écoutait, étonné, ne trouvant pas une parole. Elle avait
raison, sans doute. Elle était si saine, si tranquille, qu'elle ne
pouvait vouloir le mal. C'était lui, le maigre, le profil noir et
louche, qui devait être mauvais et rêver des choses inavouables. Il ne
savait plus pourquoi il avait résisté jusque-là.

Mais elle continua, abondamment, le gourmandant comme un petit garçon
qui a fait des fautes et qu'on menace des gendarmes. Elle était
très-maternelle, elle trouvait des raisons très-convaincantes. Puis,
comme dernier argument:

-- Faites-le pour nous, Florent, dit-elle. Nous tenons une certaine
position dans le quartier, qui nous force à beaucoup de
ménagements...J'ai peur qu'on ne jase, la, entre nous. Cette place
arrangera tout, vous serez quelqu'un, même vous nous ferez honneur.

Elle devenait caressante. Une plénitude emplissait Florent; il était
comme pénétré par cette odeur de la cuisine, qui le nourrissait de
toute la nourriture dont l'air était chargé; il glissait à la lâcheté
heureuse de cette digestion continue du milieu gras où il vivait
depuis quinze jours. C'était, à fleur de peau, mille chatouillements
de graisse naissante, un lent envahissement de l'être entier, une
douceur molle et boutiquière. À cette heure avancée de la nuit, dans
la chaleur de cette pièce, ses âpretés, ses volontés se fondaient en
lui; il se sentait si alangui par cette soirée calme, par les parfums
du boudin et du saindoux, par cette grosse Pauline endormie sur ses
genoux, qu'il se surprit à vouloir passer d'autres soirées semblables,
des soirées sans fin, qui l'engraisseraient. Mais ce fut surtout
Mouton qui le détermina. Mouton dormait profondément, le ventre en
l'air, une patte sur son nez, la queue ramenée contre ses flancs comme
pour lui servir d'édredon; et il donnait avec un tel bonheur de chat,
que Florent murmura, en le regardant:

-- Non! c'est trop bête, à la fin... J'accepte. Dites que j'accepte,
Gavard.

Alors, Lisa acheva son boudin, s'essuyant les doigts, doucement, au
bord de son tablier. Elle voulut préparer le bougeoir de son
beau-frère, pendant que Gavard et Quenu le félicitaient de sa
détermination. Il fallait faire une fin après tout; les casse-cou de
la politique ne nourrissent pas. Et elle, debout, le bougeoir allumé,
regardait Florent d'un air satisfait, avec sa belle face tranquille de
vache sacrée.



III


Trois jours plus tard, les formalités étaient faites, la préfecture
acceptait Florent des mains de monsieur Verlaque, presque les yeux
fermés, à simple titre de remplaçant, d'ailleurs. Gavard avait voulu
les accompagner. Quand il se retrouva seul avec Florent, sur le
trottoir, il lui donna des coups de coude dans les côtes, riant sans
rien dire, avec des clignements d'yeux goguenards. Les sergents de
ville qu'il rencontra sur le quai de l'Horloge lui parurent sans doute
très-ridicules; car, en passant devant eux, il eut un léger renflement
de dos, une moue d'homme qui se retient pour ne pas éclater au nez des
gens.

Dès le lendemain, monsieur Verlaque commença à mettre le nouvel
inspecteur au courant de la besogne. Il devait, pendant quelques
matinées, le guider au milieu du monde turbulent qu'il allait avoir à
surveiller. Ce pauvre Verlaque, comme le nommait Gavard, était un
petit homme pâle, toussant beaucoup, emmaillotté de flanelle, de
foulards, de cache nez, se promenant dans l'humidité fraîche et dans
les eaux courantes de la poissonnerie, avec des jambes maigres
d'enfant maladif.

Le premier matin, lorsque Florent arriva à sept heures, il se trouva
perdu, les yeux effarés, la tête cassée. Autour des neuf bancs de
criée, rôdaient déjà des revendeuses, tandis que les employés
arrivaient avec leurs registres, et que les agents des expéditeurs,
portant en sautoir des gibecières de cuir, attendaient la recette,
assis sur des chaises renversées, contre les bureaux de vente. On
déchargeait, on déballait la marée, dans l'enceinte fermée des bancs,
et jusque sur les trottoirs. C'était, le long du carreau, des
amoncellements de petites bourriches, un arrivage continu de caisses
et de paniers, des sacs de moules empilés laissant couler des rigoles
d'eau. Les compteurs-verseurs, très-affairés, enjambant les tas,
arrachaient d'une poignée la paille des bourriches, les vidaient, les
jetaient, vivement; et, sur les larges mannes rondes, en un seul de
coup de main, ils distribuaient les lots, leur donnaient une tournure
avantageuse. Quand les mannes s'étalèrent, Florent put croire qu'un
banc de poissons venait d'échouer là, sur ce trottoir, râlant encore,
avec les nacres rosés, les coraux saignants, les perles laiteuses,
toutes les moires et toutes les pâleurs glauques de l'Océan.

Pêle-mêle, au hasard du coup de filet, les algues profondes, où dort
la vie mystérieuse des grandes eaux, avaient tout livré: les
cabillauds, les aigrefins, les carrelets, les plies, les limandes,
bêtes communes, d'un gris sale, aux taches blanchâtres; les congres,
ces grosses couleuvres d'un bleu de vase, aux minces yeux noirs, si
gluantes qu'elles semblent ramper, vivantes encore; les raies
élargies, à ventre pâle bordé de rouge tendre, dont les dos superbes,
allongeant les noeuds saillants de l'échine, se marbrent, jusqu'aux
baleines tendues des nageoires, de plaques de cinabre coupées par des
zébrures de bronze florentin, d'une bigarrure assombrie de crapaud et
de fleur malsaine; les chiens de mer, horribles, avec leurs têtes
rondes, leurs bouches largement fendues d'idoles chinoises, leurs
courtes ailes de chauves-souris charnues, monstres qui doivent garder
de leurs abois les trésors des grottes marines. Puis, venaient les
beaux poissons, isolés, un sur chaque plateau d'osier: les saumons,
d'argent guilloché, dont chaque écaille semble un coup de burin dans
le poli du métal; les mulets, d'écailles plus fortes, de ciselures
plus grossières; les grands turbots, les grandes barbues, d'un grain
serré et blanc comme du lait caillé; les thons, lisses et vernis,
pareils à des sacs de cuir noirâtre; les bars arrondis, ouvrant une
bouche énorme, faisant songer à quelque âme trop grosse, rendue à
pleine gorge, dans la stupéfaction de l'agonie. Et, de toutes parts,
les soles, par paires, grises ou blondes, pullulaient; les équilles
minces, raidies, ressemblaient à des rognures d'étain; les harengs,
légèrement tordus, montraient tous, sur leurs robes lamées, la
meurtrissure de leurs ouïes saignantes; les dorades grasses se
teintaient d'une pointe de carmin, tandis que les maquereaux, dorés,
le dos strié de brunissures verdâtres, faisaient luire la nacre
changeante de leurs flancs, et que les grondins roses, à ventres
blancs, les têtes rangées au centre des mannes, les queues
rayonnantes, épanouissaient d'étranges floraisons, panachées de blanc
de perle et de vermillon vif. Il y avait encore des rougets de roche,
à la chair exquise, du rouge enluminé des cyprins, des caisses de
merlans aux reflets d'opale, des paniers d'éperlans, de petits paniers
propres, jolis comme des paniers de fraises, qui laissaient échapper
une odeur puissante de violette. Cependant, les crevettes roses, les
crevettes grises, dans des bourriches, mettaient, au milieu de la
douceur effacée de leurs tas, les imperceptibles boutons de jais de
leurs milliers d'yeux; les langoustes épineuses, les homards tigrés de
noir, vivants encore, se traînant sur leurs pattes cassées,
craquaient.

Florent écoutait mal les explications de monsieur Verlaque, Une barre
de soleil, tombant du haut vitrage de la rue couverte, vint allumer
ces couleurs précieuses, lavées et attendries par la vague, irisées et
fondues dans les tons de chair des coquillages, l'opale des merlans,
la nacre des maquereaux, l'or des rougets, la robe lamée des harengs,
les grandes pièces l'argenterie des saumons. C'était comme les écrins,
vidés à terre, de quelque fille des eaux, des parures inouïes et
bizarres, un ruissellement, un entassement de colliers, de bracelets
monstrueux, de broches gigantesques, de bijoux barbares, dont l'usage
échappait. Sur le dos des raies et des chiens de mer, de grosses
pierres sombres, violâtres, verdâtres, s'enchâssaient dans un métal
noirci; et les minces barres des équilles, les queues et les nageoires
des éperlans, avaient des délicatesses de bijouterie fine.

Mais ce qui montait à la face de Florent, c'était un souffle frais, un
vent de mer qu'il reconnaissait, amer et salé. Il se souvenait des
côtes de la Guyane, des beaux temps de la traversée. Il lui semblait
qu'une baie était là, quand l'eau se retire et que les algues fument
au soleil; les roches mises à nu s'essuient, le gravier exhale une
haleine forte de marée. Autour de lui, le poisson, d'une grande
fraîcheur, avait un bon parfum, ce parfum un peu âpre et irritant qui
déprave l'appétit.

Monsieur Verlaque toussa. L'humidité le pénétrait, il se serrait plus
étroitement dans son cache-nez.

-- Maintenant, dit-il, nous allons passer au poisson d'eau douce.

Là, du côté du pavillon aux fruits, et le dernier vers la rue
Rambuteau, le banc de la criée est entouré de deux viviers
circulaires, séparés en cases distinctes par des grilles de fonte. Des
robinets de cuivre, à col de cygne, jettent de minces filets d'eau.
Dans chaque case, il y a des grouillements confus d'écrevisses, des
nappes mouvantes de dos noirâtres de carpes, des noeuds vagues
d'anguilles, sans cesse dénoués et renoués. Monsieur Verlaque fut
repris d'une toux opiniâtre. L'humidité était plus fade, une odeur
molle de rivière, d'eau tiède endormie sur le sable.

L'arrivage des écrevisses d'Allemagne, en boîtes et en paniers, était
très-fort ce matin-là. Les poissons blancs de Hollande et d'Angleterre
encombraient aussi le marché. On déballait les carpes du Rhin,
mordorées, si belles avec leurs roussissures métalliques, et dont les
plaques d'écailles ressemblent à des émaux cloisonnés et bronzés; les
grands brochets, allongeant leurs becs féroces, brigands des eaux,
rudes, d'un gris de fer; les tanches, sombres et magnifiques,
pareilles à du cuivre rouge taché de vert-de-gris. Au milieu de ces
dorures sévères, les mannes de goujons et de perches, les lots de
truites, les tas d'ablettes communes, de poissons plats pêchés à
l'épervier, prenaient des blancheurs vives, des échines bleuâtres
d'acier peu à peu amollies dans la douceur transparente des ventres;
et de gros barbillons, d'un blanc de neige, étaient la note aiguë de
lumière de cette colossale nature morte. Doucement, dans les viviers,
on versait des sacs de jeunes carpes; les carpes tournaient sur
elles-mêmes, restaient un instant à plat, puis filaient, se perdaient.
Des paniers de petites anguilles se vidaient d'un bloc, tombaient au
fond des cases comme un seul noeud de serpents; tandis que les
grosses, celles qui avaient l'épaisseur d'un bras d'enfant, levant la
tête, se glissaient d'elles-mêmes sous l'eau, du jet souple des
couleuvres qui se cachent dans un buisson. Et couchés sur l'osier sali
des mannes, des poissons dont le râle durait depuis le matin,
achevaient longuement de mourir, au milieu du tapage des criées; ils
ouvraient la bouche, les flancs serrés, comme pour boire l'humidité de
l'air, et ces hoquets silencieux, toutes les trois secondes,
bâillaient démesurément.

Cependant monsieur Verlaque avait ramené Florent aux bancs de la
marée. Il le promenait, lui donnait des détails très-compliqués. Aux
trois côtés intérieurs du pavillon, autour des neuf bureaux, des flots
de foule s'étaient massés, qui faisaient sur chaque bord des tas de
têtes moutonnantes, dominées par des employés, assis et haut perchés,
écrivant sur des registres.

-- Mais, demanda Florent, est-ce que ces employés appartiennent tous
aux facteurs?

Alors, monsieur Verlaque, faisant le tour par le trottoir, l'amena
dans l'enceinte d'un des bancs de criée. Il lui expliqua les cases et
le personnel du grand bureau de bois jaune, puant le poisson, maculé
parles éclaboussures des mannes. Tout en haut, dans la cabine vitrée,
l'agent des perceptions municipales prenait les chiffres des enchères.
Plus bas, sur des chaises élevées, les poignets appuyés à d'étroits
pupitres, étaient assises les deux femmes qui tenaient les tablettes
de vente pour le compte du facteur. Le banc est double; de chaque
côté, à un bout de la table de pierre qui s'allonge devant le bureau,
un crieur posait les mannes, mettait à prix les lots et les grosses
pièces; tandis que la tablettière, au-dessus de lui, la plume aux
doigts, attendait l'adjudication. Et il lui montra, en dehors de
l'enceinte, en face, dans une autre cabine de bois jaune, la
caissière, une vieille et énorme femme, qui rangeait des piles de sous
et de pièces de cinq francs.

-- Il y a deux contrôles, disait-il, celui de la préfecture de la
Seine et celui de la préfecture de police. Cette dernière, qui nomme
les facteurs, prétend avoir la charge de les surveiller.
L'administration de la Ville, de son côté, entend assister à des
transactions qu'elle frappe d'une taxe.

Il continua de sa petite voix froide, racontant tout au long la
querelle des deux préfectures. Florent ne l'écoutait guère. Il
regardait la tablettière qu'il avait en face de lui, sur une des
hautes chaises. C'était une grande fille brune, de trente ans, avec de
gros yeux noirs, l'air très-posé; elle écrivait, les doigts allongés,
en demoiselle qui a reçu de l'instruction.

Mais son attention fut détournée par le glapissement du crieur, qui
mettait un magnifique turbot aux enchères.

-- Il y a marchand à trente francs!... à trente francs! à trente
francs!

Il répétait ce chiffre sur tous les tons, montant une gamme étrange,
pleine de soubresauts. Il était bossu, la face de travers, les cheveux
ébouriffés, avec un grand tablier bleu à bavette. Et le bras tendu,
violemment, les yeux jetant des flammes:

-- Trente-un! trente-deux! trente-trois! trente-trois cinquante!...
  trente-trois cinquante!...

Il reprit haleine, tournant la manne, l'avançant sur la table de
pierre, tandis que des poissonnières se penchaient, touchaient le
turbot, légèrement, du bout du doigt. Puis, il repartit, avec une
furie nouvelle, jetant un chiffre de la main à chaque enchérisseur,
surprenant les moindres signes, les doigts levés, les haussements de
sourcils, les avancements de lèvres, les clignements d'yeux; et cela
avec une telle rapidité, un tel bredouillement, que Florent, qui ne
pouvait le suivre, resta déconcerté quand le bossu, d'une voix plus
chantante, psalmodia d'un ton de chantre qui achève un verset:

-- Quarante-deux! quarante-deux!... à quarante-deux francs le turbot!

C'était la belle Normande qui avait mis la dernière enchère. Florent
la reconnut, sur la ligne des poissonnières, rangées contre les
tringles de fer qui fermaient l'enceinte de la criée. La matinée était
fraîche. Il y avait là une file de palatines, un étalage de grands
tabliers blancs, arrondissant des ventres, des gorges, des épaules
énormes. Le chignon haut, tout garni de frisons, la chair blanche et
délicate, la belle Normande montrait son noeud de dentelle, au milieu
des tignasses crépues, coiffées d'un foulard, des nez d'ivrognesses,
des bouches insolemment fendues, des faces égueulées comme des pots
cassés. Elle aussi reconnut le cousin de madame Quenu, surprise de le
voir là, au point d'en chuchoter avec ses voisines.

Le vacarme des voix devenait tel, que monsieur Verlaque renonça à ses
explications. Sur le carreau, des hommes annonçaient les grands
poissons, avec des cris prolongés qui semblaient sortir de porte-voix
gigantesques; un surtout qui hurlait: « La moule! la moule! » d'une
clameur rauque et brisée, dont les toitures des Halles tremblaient.
Les sacs de moules, renversés, coulaient dans des paniers; on en
vidait d'autres à la pelle. Les mannes défilaient, les raies, les
soles, les maquereaux, les congres, les saumons, apportés et remportés
par les compteurs-verseurs, au milieu des bredouillements qui
redoublaient, et de l'écrasement des poissonnières qui faisaient
craquer les barres de fer. Le crieur, le bossu, allumé, battant l'air
de ses bras maigres, tendait les mâchoires en avant. À la fin, il
monta sur un escabeau, fouetté par les chapelets de chiffres qu'il
lançait à toute volée, la bouche tordue, les cheveux en coup de vent,
n'arrachant plus à son gosier séché qu'un sifflement inintelligible.
En haut, l'employé des perceptions municipales, un petit vieux tout
emmitouflé dans un collet de faux astrakan, ne montrait que son nez,
sous sa calotte de velours noir; et la grande tablettière brune, sur
sa haute chaise de bois, écrivait paisiblement, les yeux calmes dans
sa face un peu rougie par le froid, sans seulement battre des
paupières, aux bruits de crécelle du bossu, qui montaient le long de
ses jupes.

-- Ce Logre est superbe, murmura monsieur Verlaque en souriant. C'est
le meilleur crieur du marché... Il vendrait des semelles de bottes
pour des paires de soles.

Il revint avec Florent dans le pavillon. En passant de nouveau devant
la criée du poisson d'eau douce, où les enchères étaient plus froides,
il lui dit que cette vente baissait, que la pêche fluviale en France
se trouvait fort compromise. Un crieur, de mine blonde et chafouine,
sans un geste, adjugeait d'une voix monotone des lots d'anguilles et
d'écrevisses; tandis que, le long des viviers, les compteurs-verseurs
allaient, pêchant avec des filets à manches courts.

Cependant, la cohue augmentait autour des bureaux de vente. Monsieur
Verlaque remplissait en toute conscience son rôle d'instructeur,
s'ouvrant un passage à coups de coude, continuant à promener son
successeur au plus épais des enchères. Les grandes revendeuses étaient
là, paisibles, attendant les belles pièces, chargeant sur les épaules
des porteurs les thons, les turbots, les saumons. À terre, les
marchandes des rues se partageaient des mannes de harengs et de
petites limandes, achetées en commun. Il y avait encore des bourgeois,
quelques rentiers des quartiers lointains, venus à quatre heures du
matin pour faire l'emplette d'un poisson frais, et qui finissaient par
se laisser adjuger tout un lot énorme, quarante à cinquante francs de
marée, qu'ils mettaient ensuite la journée entière à céder aux
personnes de leurs connaissances. Des poussées enfonçaient brusquement
des coins de foule. Une poissonnière trop serrée, se dégagea, les
poings levés, le cou gonflé d'ordures. Puis, des murs compactes se
formaient. Alors, Florent qui étouffait, déclara qu'il avait assez vu,
qu'il avait compris.

Comme monsieur Verlaque l'aidait à se dégager, ils se trouvèrent face
à face avec la belle Normande. Elle resta plantée devant eux; et, de
son air de reine:

-- Est-ce que c'est bien décidé, monsieur Verlaque, vous nous quittez?

-- Oui, oui, répondit le petit homme. Je vais me reposer à la
campagne, à Clamart. Il paraît que l'odeur du poisson me fait mal...
Tenez, voici monsieur qui me remplace.

Il s'était tourné, en montrant Florent. La belle Normande fut
suffoquée. Et comme Florent s'éloignait, il crut l'entendre murmurer à
l'oreille de ses voisines, avec des rires étouffés: « Ah bien! nous
allons nous amuser, alors! »

Les poissonnières faisaient leur étalage. Sur tous les bancs de
marbre, les robinets des angles coulaient à la fois, à grande eau.
C'était un bruit d'averse, un ruissellement de jets roides qui
sonnaient et rejaillissaient; et du bord des bancs inclinés, de
grosses gouttes filaient, tombant avec un murmure adouci de source,
s'éclaboussant dans les allées, où de petits ruisseaux couraient,
emplissaient d'un lac certains trous, puis repartaient en mille
branches, descendaient la pente, vers la rue Rambuteau. Une buée
d'humidité montait, une poussière de pluie, qui soufflait au visage de
Florent cette haleine fraîche, ce vent de mer qu'il reconnaissait,
amer et salé; tandis qu'il retrouvait, dans les premiers poissons
étalés, les nacres roses, les coraux saignants, les perles laiteuses,
toutes les moires et toutes les pâleurs glauques de l'Océan.

Cette première matinée le laissa très-hésitant. Il regrettait d'avoir
cédé à Lisa. Dès le lendemain, échappé à la somnolence grasse de la
cuisine, il s'était accusé de lâcheté avec une violence qui avait
presque mis des larmes dans ses yeux. Mais il n'osa revenir sur sa
parole, Lisa l'effrayait un peu; il voyait le pli de ses lèvres, le
reproche muet de son beau visage. Il la traitait en femme trop
sérieuse et trop satisfaite pour être contrariée. Gavard,
heureusement, lui inspira une idée qui le consola. Il le prit à part,
le soir même du jour où monsieur Verlaque l'avait promené au milieu
des criées, lui expliquant, avec beaucoup de réticences, que « ce
pauvre diable » n'était pas heureux. Puis, après d'autres
considérations sur ce gredin de gouvernement qui tuait ses employés à
la peine, sans leur assurer seulement de quoi mourir, il se décida à
faire entendre qu'il serait charitable d'abandonner une partie des
appointements à l'ancien inspecteur. Florent accueillit cette idée
avec joie.

C'était trop juste, il se considérait comme le remplaçant intérimaire
de monsieur Verlaque; d'ailleurs, lui, n'avait besoin de rien,
puisqu'il couchait et qu'il mangeait chez son frère. Gavard ajouta
que, sur les cent cinquante francs mensuels, un abandon de cinquante
francs lui paraissait très-joli; et, en baissant la voix, il fit
remarquer que ça ne durerait pas longtemps, car le malheureux était
vraiment poitrinaire jusqu'aux os. Il fut convenu que Florent verrait
la femme, s'entendrait avec elle, pour ne pas blesser le mari. Cette
bonne action le soulageait, il acceptait maintenant l'emploi avec une
pensée de dévouement, il restait dans le rôle de toute sa vie.
Seulement, il fit jurer au marchand de volailles de ne parler à
personne de cet arrangement. Comme celui-ci avait aussi une vague
terreur de Lisa, il garda le secret, chose très-méritoire.

Alors, toute la charcuterie fut heureuse. La belle Lisa se montrait
très-amicale pour son beau-frère; elle l'envoyait se coucher de bonne
heure, afin qu'il pût se lever matin; elle lui tenait son déjeuner
bien chaud; elle n'avait plus honte de causer avec lui sur le
trottoir, maintenant qu'il portait une casquette galonnée. Quenu, ravi
de ces bonnes dispositions, ne s'était jamais si carrément attablé, le
soir, entre son frère et sa femme. Le dîner se prolongeait souvent
jusqu'à neuf heures, pendant qu'Augustine restait au comptoir. C'était
une longue digestion, coupée des histoires du quartier, des jugements
positifs portés par la charcutière sur la politique. Florent devait
dire comment avait marché la vente de la marée. Il s'abandonnait peu à
peu, arrivait à goûter la béatitude de cette vie réglée. La salle à
manger jaune clair avait une netteté et une tiédeur bourgeoises qui
l'amollissaient dès le seuil. Les bons soins de la belle Lisa
mettaient autour de lui un duvet chaud, où tous ses membres
enfonçaient. Ce fut une heure d'estime et de bonne entente absolues.

Mais Gavard jugeait l'intérieur des Quenu-Gradelle trop endormi. Il
pardonnait à Lisa ses tendresses pour l'empereur, parce que,
disait-il, il ne faut jamais causer politique avec les femmes, et que
la belle charcutière était, après tout, une femme très-honnête qui
faisait aller joliment son commerce. Seulement, par goût, il préférait
passer ses soirées chez monsieur Lebigre, où il retrouvait tout un
petit groupe d'amis qui avaient ses opinions. Quand Florent fut nommé
inspecteur de la marée, il le débaucha, il l'emmena pendant des
heures, le poussant à vivre en garçon, maintenant qu'il avait une
place.

Monsieur Lebigre tenait un fort bel établissement, d'un luxe tout
moderne. Placé à l'encoignure droite de la rue Pirouette, sur la rue
Rambuteau, flanqué de quatre petits pins de Norwége dans des caisses
peintes en vert, il faisait un digne pendant à la grande charcuterie
des Quenu-Gradelle. Les glaces claires laissaient voir la salle, ornée
de guirlandes de feuillages, de pampres et de grappes, sur un fond
vert tendre. Le dallage était blanc et noir, à grands carreaux. Au
fond, le trou béant de la cave s'ouvrait sous l'escalier tournant, à
draperie rouge, qui menait au billard du premier étage. Mais le
comptoir surtout, à droite, était très riche, avec son large reflet
d'argent poli. Le zinc retombant sur le soubassement de marbre blanc
et rouge, en une haute bordure gondolée, l'entourait d'une moire,
d'une nappe de métal, comme un maître-autel chargé de ses broderies. À
l'un des bouts, les théières de porcelaine pour le vin chaud et le
punch, cerclées de cuivre, dormaient sur le fourneau à gaz; à l'autre
bout, une fontaine de marbre, très-élevée, très-sculptée, laissait
tomber perpétuellement dans une cuvette un fil d'eau si continu, qu'il
semblait immobile; et, au milieu, au centre des trois pentes du zinc,
se creusait un bassin à rafraîchir et à rincer, où des litres entamés
alignaient leurs cols verdâtres. Puis, l'armée des verres, rangée par
bandes, occupait les deux côtés: les petits verres pour l'eau-de-vie,
les gobelets épais pour les canons, les coupes pour les fruits, les
verres à absinthe, les choppes, les grands verres à pied, tous
renversés, le cul en l'air, reflétant dans leur pâleur les luisants du
comptoir. Il y avait encore, à gauche, une urne de melchior montée sur
un pied qui servait de tronc; tandis que, à droite, une urne semblable
se hérissait d'un éventail de petites cuillers.

D'ordinaire, monsieur Lebigre trônait derrière le comptoir, assis sur
une banquette de cuir rouge capitonné. Il avait sous la main les
liqueurs, des flacons de cristal taillé, à moitié enfoncés dans les
trous d'une console; et il appuyait son dos rond à une immense glace
tenant tout le panneau, traversée par deux étagères, deux lames de
verre qui supportaient des bocaux et des bouteilles. Sur l'une, les
bocaux de fruits, les cerises, les prunes, les pêches, mettaient leurs
taches assombries; sur l'autre, entre des paquets de biscuits
symétriques, des fioles claires, vert tendre, rouge tendre, jaune
tendre, faisaient rêver à des liqueurs inconnues, à des extraits de
fleurs d'une limpidité exquise. Il semblait que ces fioles fussent
suspendues en l'air, éclatantes et comme allumées, dans la grande
lueur blanche de la glace.

Pour donner à son établissement un air de café, monsieur Lebigre avait
placé, en face du comptoir, contre le mur, deux petites table de fonte
vernie, avec quatre chaises. Un lustre à cinq becs et à globes dépolis
pendait du plafond. L'oeil-de-boeuf, une horloge toute dorée, était à
gauche, au-dessus d'un tourniquet scellé dans la muraille. Puis, au
fond, il y avait le cabinet particulier, un coin de la boutique que
séparait une cloison, aux vitres blanchies par un dessin à petits
carreaux; pendant le jour, une fenêtre qui s'ouvrait sur la rue
Pirouette, l'éclairait d'une clarté louche; le soir, un bec de gaz y
brûlait, au-dessus de deux tables peintes en faux marbre. C'était là
que Gavard et ses amis politiques se réunissaient après leur diner,
chaque soir. Ils s'y regardaient comme chez eux, ils avaient habitué
le patron à leur réserver la place. Quand le dernier venu avait tiré
la porte de la cloison vitrée, ils se savaient si bien gardés, qu'ils
parlaient très-carrément « du grand coup de balai. » Pas un
consommateur n'aurait osé entrer.

Le premier jour, Gavard donna à Florent quelques détails sur monsieur
Lebigre. C'était un brave homme qui venait parfois prendre son café
avec eux. On ne se gênait pas devant lui, parce qu'il avait dit un
jour qu'il s'était battu en 48. Il causait peu, paraissait bêta. En
passant, avant d'entrer dans le cabinet, chacun de ces messieurs lui
donnait une poignée de main silencieuse, par-dessus les verres et les
bouteilles. Le plus souvent, il avait à côté de lui, sur la banquette
de cuir rouge, une petite femme blonde, une fille qu'il avait prise
pour le service du comptoir, outre le garçon à tablier blanc qui
s'occupait des tables et du billard. Elle se nommait Rose, était
très-douce, très-soumise. Gavard, clignant de l'oeil, raconta à
Florent qu'elle poussait la soumission fort loin avec le patron.
D'ailleurs, ces messieurs se faisaient servir par Rose, qui entrait et
qui sortait, de son air humble et heureux, au milieu des plus
orageuses discussions politiques.

Le jour où le marchand de volailles présenta Florent à ses amis, ils
ne trouvèrent, en entrant dans le cabinet vitré, qu'un monsieur d'une
cinquantaine d'années, à l'air pensif et doux, avec un chapeau douteux
et un grand pardessus marron. Le menton appuyé sur la pomme d'ivoire
d'un gros jonc, en face d'une chope pleine, il avait la bouche
tellement perdue au fond d'une forte barbe, que sa face semblait
muette et sans lèvres.

-- Comment va, Robine? demanda Gavard.

Robine allongea silencieusement une poignée de main, sans répondre,
les yeux adoucis encore par un vague sourire de salut; puis, il remit
le menton sur la pomme de sa canne, et regarda Florent par-dessus sa
chope. Celui-ci avait fait jurer à Gavard de ne pas conter son
histoire, pour éviter les indiscrétions dangereuses; il ne lui déplut
pas de voir quelque méfiance dans l'attitude prudente de ce monsieur à
forte barbe. Mais il se trompait. Jamais Robine ne parlait davantage.
Il arrivait toujours le premier, au coup de huit heures, s'asseyait
dans le même coin, sans lâcher sa canne, sans ôter ni son chapeau, ni
son pardessus; personne n'avait vu Robine sans chapeau sur la tête. Il
restait là, à écouter les autres, jusqu'à minuit, mettant quatre
heures à vider sa chope, regardant successivement ceux qui parlaient,
comme s'il eût entendu avec les yeux. Quand Florent, plus tard,
questionna Gavard sur Robine, celui-ci parut en faire un grand cas;
c'était un homme très-fort; sans pouvoir dire nettement où il avait
fait ses preuves; il le donna comme un des hommes d'opposition les
plus redoutés du gouvernement. Il habitait, rue Saint-Denis, un
logement où personne ne pénétrait. Le marchand de volailles racontait
pourtant y être allé une fois. Les parquets cirés étaient garantis par
des chemins de toile verte; il y avait des housses et une pendule
d'albâtre à colonnes. Madame Robine, qu'il croyait avoir vue de dos,
entre deux portes, devait être une vieille dame très comme il faut,
coiffée avec des anglaises, sans qu'il pût pourtant l'affirmer. On
ignorait pourquoi le ménage était venu se loger dans le tapage d'un
quartier commerçant; le mari ne faisait absolument rien, passait ses
journées on ne savait où, vivait d'on ne savait quoi, et apparaissait
chaque soir, comme las et ravi d'un voyage sur les sommets de la haute
politique.

-- Eh bien, et ce discours du trône, vous l'avez lu? demanda Gavard,
en prenant un journal sur la table.

Robine haussa les épaules. Mais la porte de la cloison vitrée claqua
violemment, un bossu parut. Florent reconnut le bossu de la criée, les
mains lavées, proprement mis, avec un grand cache-nez rouge, dont un
bout pendait sur sa bosse, comme le pan d'un manteau vénitien.

-- Ah! voici Logre, reprit le marchand de volailles. Il va nous dire
ce qu'il pense du discours du trône, lui.

Mais Logre était furieux. Il faillit arracher la patère en accrochant
son chapeau et son cache-nez. Il s'assit violemment, donna un coup de
poing sur la table, rejeta le journal, en disant:

-- Est-ce que je lis ça, moi, leurs sacrés mensonges!

Puis il éclata.

-- A-t-on jamais vu des patrons se ficher du monde comme ça! Il y a
deux heures que j'attends mes appointements. Nous étions une dizaine
dans le bureau. Ah bien, oui! faites le pied de grue, mes agneaux...
Monsieur Manoury est enfin arrivé, en voiture, de chez quelque gueuse,
bien sûr. Ces facteurs, ça vole, ça se goberge... Et encore, il m'a
tout donné en grosse monnaie, ce cochon-là.

Robine épousait la querelle de Logre, d'un léger mouvement de
paupières. Le bossu, brusquement, trouva une victime.

-- Rose! Rose! appela-t il, en se penchant hors du cabinet.

Et, quand la jeune femme fut en face de lui, toute tremblante:

-- Eh bien, quoi! quand vous me regarderez!... Vous me voyez entrer et
vous ne m'apportez pas mon mazagran!

Gavard commanda deux autres mazagrans. Rose se hâta de servir les
trois consommations, sous les yeux sévères de Logre, qui semblait
étudier les verres et les petits plateaux de sucre. Il but une gorgée,
il se calma un peu.

-- C'est Charvet, dit-il au bout d'un instant, qui doit en avoir
assez... Il attend Clémence sur le trottoir.

Mais Charvet entra, suivi de Clémence. C'était un grand garçon osseux,
soigneusement rasé, avec un nez maigre et des lèvres minces, qui
demeurait rue Vavin, derrière le Luxembourg. Il se disait professeur
libre. En politique, il était hébertiste. Les cheveux longs et
arrondis, les revers de sa redingote râpée extrêmement rabattus, il
jouait d'ordinaire au conventionnel, avec un flot de paroles aigres,
une érudition si étrangement hautaine, qu'il battait d'ordinaire ses
adversaires. Gavard en avait peur, sans l'avouer; il déclarait, quand
Charvet n'était pas là, qu'il allait véritablement trop loin. Robine
approuvait tout, des paupières. Logre seul tenait quelquefois tête à
Charvet, sur la question des salaires. Mais Charvet restait le
desposte du groupe, étant le plus autoritaire et le plus instruit.
Depuis plus de dix ans, Clémence et lui vivaient maritalement, sur des
bases débattues, selon un contrat strictement observé de part et
d'autre. Florent, qui regardait la jeune femme avec quelque
étonnement, se rappela enfin où il l'avait vue; elle n'était autre que
la grande tablettière brune qui écrivait, les doigts très-allongés, en
demoiselle ayant reçu de l'instruction.

Rose parut sur les talons des deux nouveaux venus; elle posa, sans
rien dire, une chope devant Charvet, et un plateau devant Clémence,
qui se mit à préparer posément son grog, versant l'eau chaude sur le
citron, qu'elle écrasait à coups de cuiller, sucrant, mettant le rhum
en consultant le carafon, pour ne pas dépasser le petit verre
réglementaire. Alors, Gavard présenta Florent à ces messieurs,
particulièrement à Charvet. Il les donna l'un à l'autre comme des
professeurs, des hommes très-capables, qui s'entendraient. Mais il
était à croire qu'il avait déjà commis quelque indiscrétion, car tous
échangèrent des poignées de main, en se serrant les doigts fortement,
d'une façon maçonnique, Charvet lui-même fut presque aimable. On
évita, d'ailleurs, de faire aucune allusion.

-- Est-ce que Manoury vous a payée en monnaie? demanda Logre à
Clémence.

Elle répondit oui, elle sortit des rouleaux de pièces d'un franc et de
deux francs, qu'elle déplia. Charvet la regardait; il suivait les
rouleaux qu'elle remettait un à un dans sa poche, après en avoir
vérifié le contenu.

-- Il faudra faire nos comptes, dit-il à demi-voix.

-- Certainement, ce soir, murmura-t-elle. D'ailleurs, ça doit se
balancer. J'ai déjeuné avec toi quatre fois, n'est-ce pas? mais je
t'ai prêté cent sous, la semaine dernière.

Florent, surpris, tourna la tête pour ne pas être indiscret. Et, comme
Clémence avait fait disparaître le dernier rouleau, elle but une
gorgée de grog, s'adossa à la cloison vitrée, et écouta tranquillement
les hommes qui parlaient politique. Gavard avait repris le journal,
lisant, d'une voix qu'il cherchait à rendre comique, des lambeaux du
discours du trône prononcé le matin, à l'ouverture des Chambres. Alors
Charvet eut beau jeu, avec cette phraséologie officielle; il n'en
laissa pas une ligne debout. Une phrase surtout les amusa énormément:
« Nous avons la confiance, messieurs, qu'appuyé sur vos lumières et
sur les sentiments conservateurs du pays, nous arriverons à augmenter
de jour en jour la prospérité publique. » Logre, debout, déclama cette
phrase; il imitait très bien avec le nez la voix pâteuse de
l'empereur.

-- Elle est belle, sa prospérité, dit Charvet. Tout le monde crève la
faim.

-- Le commerce va très-mal, affirma Gavard.

-- Et puis qu'est-ce que c'est que ça, un monsieur « appuyé sur des
lumières? » reprit Clémence, qui se piquait de littérature.

Robine lui-même laissa échapper un petit rire, du fond de sa barbe. La
conversation s'échauffait. On en vint an corps législatif, qu'on
traita très-mal. Logre ne décolérait pas, Florent retrouvait en lui le
beau crieur du pavillon de la marée, la mâchoire en avant, les mains
jetant les mots dans le vide, l'attitude ramassée et aboyante; il
causait ordinairement politique de l'air furibond dont il mettait une
manne de soles aux enchères. Charvet, lui, devenait plus froid, dans
la buée des pipes et du gaz, dont s'emplissait l'étroit cabinet; sa
voix prenait des sécheresses de couperet, pendant que Robine
dodelinait doucement de la tête, sans que son menton quittât l'ivoire
de sa canne. Puis, sur un mot de Gavard, on arriva à parler des
femmes.

-- La femme, déclara nettement Charvet, est l'égale de l'homme; et, à
ce titre, elle ne doit pas le gêner dans la vie. Le mariage est une
association... Tout par moitié, n'est ce pas, Clémence?

-- Évidemment, répondit la jeune femme, la tête contre la cloison, les
yeux en l'air.

Mais Florent vit entrer le marchand des quatre saisons, Lacaille, et
Alexandre, le fort, l'ami de Claude Lantier. Ces deux hommes étaient
longtemps restés à l'autre table du cabinet; ils n'appartenaient pas
au même monde que ces messieurs. Puis, la politique aidant, leurs
chaises se rapprochèrent, ils firent partie de la société. Charvet,
aux yeux duquel ils représentaient le peuple, les endoctrina
fortement, tandis que Gavard faisait le boutiquier sans préjugés en
trinquant avec eux. Alexandre avait une belle gaieté ronde de colosse,
un air de grand enfant heureux. Lacaille, aigri, grisonnant déjà,
courbaturé chaque soir par son éternel voyage dans les rues de Paris,
regardait parfois d'un oeil louche la placidité bourgeoise, les bons
souliers et le gros paletot de Robine. Ils se firent servir chacun un
petit verre, et la conversation continua, plus tumultueuse et plus
chaude, maintenant que la société était au complet.

Ce soir-là, Florent par la porte entre-bâillée de la cloison, aperçut
encore mademoiselle Saget, debout devant le comptoir. Elle avait tiré
une bouteille de dessous son tablier, elle regardait Rose, qui
remplissait d'une grande mesure de cassis et d'une mesure
d'eau-de-vie, plus petite. Puis, la bouteille disparut de nouveau sous
le tablier; et, les mains cachées, mademoiselle Saget causa, dans le
large reflet blanc du comptoir, en face de la glace, où les bocaux et
les bouteilles de liqueur semblaient accrocher des files de lanternes
vénitiennes. Le soir, l'établissement surchauffé s'allumait de tout
son métal et de tous ses cristaux. La vieille fille, avec ses jupes
noires, faisait une étrange tache d'insecte, au milieu de ces clartés
crues, Florent, en voyant qu'elle tentait de faire parler Rose, se
douta qu'elle l'avait aperçu par l'entre-bâillement de la porte.
Depuis qu'il était entré aux Halles, il la rencontrait à chaque pas,
arrêtée sous les rues couvertes, le plus souvent en compagnie de
madame Lecoeur et de la Sarriette, l'examinant toutes trois à la
dérobée, paraissant profondément surprises de sa nouvelle position
d'inspecteur. Rose sans doute resta lente de paroles, car mademoiselle
Saget tourna un instant, parut vouloir s'approcher de monsieur
Lebigre, qui faisait un piquet avec un consommateur, sur une des
tables de fonte vernie. Doucement, elle avait fini par se placer
contre la cloison, lorsque Gavard la reconnut. Il la détestait.

-- Fermez donc la porte, Florent, dit-il brutalement. On ne peut pas
être chez soi.

À minuit, en sortant, Lacaille échangea quelques mots à voix basse
avec monsieur Lebigre. Celui-ci, dans une poignée de mains, lui glissa
quatre pièces de cinq francs, que personne ne vit, en murmurant à son
oreille:

-- Vous savez, c'est vingt-deux francs pour demain. La personne qui
prête ne veut plus à moins... N'oubliez pas aussi que vous devez trois
jours de voiture. Il faudra tout payer.

Monsieur Lebigre souhaita le bonsoir à ces messieurs. Il allait bien
dormir, disait-il; et il bâillait légèrement, en montrant de fortes
dents, taudis que Rose le contemplait, de son air de servante soumise.
Il la bouscula, il lui commanda d'aller éteindre le gaz, dans le
cabinet.

Sur le trottoir, Gavard trébucha, faillit tomber. Comme il était en
veine d'esprit:

-- Fichtre! dit-il, je ne suis pas appuyé sur des lumières, moi!

Cela parut très-drôle, et l'on se sépara. Florent revint, s'acoquina à
ce cabinet vitré, dans les silences de Robine, les emportements de
Logre, les haines froides de Charvet. Le soir, en rentrant, il ne se
couchait pas tout de suite. Il aimait son grenier, cette chambre de
jeune fille, où Augustine avait laissé des bouts de chiffon, des
choses tendres et niaises de femme, qui traînaient. Sur la cheminée,
il y avait encore des épingles à cheveux, des boîtes de carton doré
pleines de boutons et de pastilles, des images découpées, des pots de
pommade vides sentant toujours le jasmin; dans le tiroir de la table,
une méchante table de bois blanc, étaient restés du fil, des
aiguilles, un paroissien, à côté d'un exemplaire maculé de la _Clef
des songes_; et une robe d'été, blanche, à pois jaunes, pendait,
oubliée à un clou, tandis que, sur la planche qui servait de toilette,
derrière le pot à eau, un flacon de bandoline renversé avait laissé
une grande tache. Florent eût souffert dans une alcôve de femme; mais,
de toute la pièce, de l'étroit lit de fer, des deux chaises de paille,
jusque du papier peint, d'un gris effacé, ne montait qu'une odeur de
bêtise naïve, une odeur de grosse fille puérile. Et il était heureux
de cette pureté des rideaux, de cet enfantillage des boîtes dorées et
de la _Clef des songes_, de cette coquetterie maladroite qui tachait
les murs. Cela le rafraîchissait, le ramenait à des rêves de jeunesse.
Il aurait voulu ne pas connaître Augustine, aux durs cheveux châtains,
croire qu'il était chez une soeur, chez une brave fille, mettant
autour de lui, dans les moindres choses, sa grâce de femme naissante.

Mais, le soir, un grand soulagement pour lui était encore de
s'accouder à la fenêtre de sa mansarde. Cette fenêtre taillait dans le
toit un étroit balcon, à haute rampe de fer, où Augustine soignait un
grenadier en caisse. Florent, depuis que les nuits devenaient froides,
faisait coucher le grenadier dans la chambre, au pied de son lit. Il
restait là quelques minutes, aspirant fortement l'air frais qui lui
venait de la Seine, par-dessus les maisons de la rue de Rivoli. En
bas, confusément, les toitures des Halles étalaient leurs nappes
grises. C'était comme des lacs endormis, au milieu desquels le reflet
furtif de quelque vitre allumait la lueur argentée d'un flot. Au loin,
les toits des pavillons de la boucherie et de la Vallée
s'assombrissaient encore, n'étaient plus que des entassements de
ténèbres reculant l'horizon. Il jouissait du grand morceau de ciel
qu'il avait en face de lui, de cet immense développement des Halles,
qui lui donnait, au milieu des rues étranglées de Paris, la vision
vague d'un bord de mer, avec les eaux mortes et ardoisées d'une baie,
à peine frissonnantes du roulement lointain de la houle. Il
s'oubliait, il rêvait chaque soir une côte nouvelle. Cela le rendait
très-triste et très-heureux à la fois, de retourner dans ces huit
années de désespoir qu'il avait passées hors de France. Puis, tout
frissonnant, il refermait la fenêtre. Souvent, lorsqu'il était son
faux-col devant la cheminée, la photographie d'Auguste et d'Augustine
l'inquiétait; ils le regardaient se déshabiller, de leur sourire
blême, la main dans la main.

Les premières semaines que Florent passa au pavillon de la marée
furent très-pénibles. Il avait trouvé dans les Méhudin une hostilité
ouverte qui le mit en lutte avec le marché entier. La belle Normande
entendait se venger de la belle Lisa, et le cousin était une victime
toute trouvée.

Les Méhudin venaient de Rouen. La mère de Louise racontait encore
comment elle était arrivée à Paris, avec des anguilles dans un panier.
Elle ne quitta plus la poissonnerie. Elle y épousa un employé de
l'octroi, qui mourut en lui laissant deux petites filles. Ce fut elle,
jadis, qui mérita, par ses larges hanches et sa fraîcheur superbe, ce
surnom de la belle Normande, dont sa fille aînée avait hérité.
Aujourd'hui, tassée, avachie, elle portait ses soixante-cinq ans en
matrone dont la marée humide avait enroué la voix et bleui la peau,
Elle était énorme de vie sédentaire, la taille débordante, la tête
rejetée en arrière par la force de la gorge et le flot montant de la
graisse. Jamais, d'ailleurs, elle ne voulut renoncer aux modes de son
temps; elle conserva la robe à ramages, le fichu jaune, la marmotte
des poissonnières classiques, avec la voix haute, le geste prompt, les
poings aux côtes, l'engueulade du catéchisme poissard coulant des
lèvres. Elle regrettait le marché des Innocents, parlait des anciens
droits des dames de la Halle, mêlait à des histoires de coups de
poings échangés avec des inspecteurs de police, des récits de visite à
la cour, du temps de Charles X et de Louis-Philippe, en toilette de
soie, et de gros bouquets à la main. La mère Méhudin, comme on la
nommait, était longtemps restée porte-bannière de la confrérie de la
Vierge, à Saint-Leu. Aux processions, dans l'église, elle avait une
robe et un bonnet de tulle, à rubans de satin, tenant très-haut, de
ses doigts enflés, le bâton doré de l'étendard de soie à frange riche,
où était brodée une Mère de Dieu.

La mère Méhudin, selon les commérages du quartier, devait avoir fait
une grosse fortune. Il n'y paraissait guère qu'aux bijoux d'or massif
dont elle se chargeait le cou, les bras et la taille, dans les grands
jours. Plus tard, ses deux filles ne s'entendirent pas. La cadette,
Claire, une blonde paresseuse, se plaignait des brutalités de Louise,
disait de sa voix lente qu'elle ne serait jamais la bonne de sa soeur.
Comme elles auraient certainement fini par se battre, la mère les
sépara. Elle céda à Louise son banc de marée. Claire, que l'odeur des
raies et des harengs faisait tousser, s'installa à un banc de poissons
d'eau douce. Et, tout en ayant juré de se retirer, la mère allait d'un
banc à l'autre, se mêlant encore de la vente, causant de continuels
ennuis à ses filles par ses insolences trop grasses.

Claire était une créature fantasque, très-douce, et en continuelle
querelle. Elle n'en faisait jamais qu'à sa tête, disait-on. Elle
avait, avec sa figure rêveuse de vierge, un entêtement muet, un esprit
d'indépendance qui la poussait à vivre à part, n'acceptant rien comme
les autres, d'une droiture absolue un jour, d'une injustice révoltante
le lendemain. À son banc, elle révolutionnait parfois le marché,
haussant ou baissant les prix, sans qu'on s'expliquât pourquoi. Vers
la trentaine, sa finesse de nature, sa peau mince que l'eau des
viviers rafraîchissait éternellement, sa petite face d'un dessin noyé,
ses membres souples, devaient s'épaissir, tomber à l'avachissement
d'une sainte de vitrail, encanaillée dans les Halles. Mais, à
vingt-deux ans, elle restait un Murillo, au milieu de ses carpes et de
ses anguilles, selon le mot de Claude Lantier, un Murillo décoiffé
souvent, avec de gros souliers, des robes taillées à coups de hache
qui l'habillaient comme une planche. Elle n'était pas coquette; elle
se montrait très-méprisante, quand Louise, étalant ses noeuds de
ruban, la plaisantait sur ses fichus noués de travers. On racontait
que le fils d'un riche boutiquier du quartier voyageait de rage,
n'ayant pu obtenir d'elle une bonne parole.

Louise, la belle Normande, s'était montrée plus tendre. Son mariage se
trouvait arrêté avec un employé de la Halle au blé, lorsque le
malheureux garçon eut les reins cassés par la chute d'un sac de
farine. Elle n'en accoucha pas moins sept mois plus tard d'un gros
enfant. Dans l'entourage des Méhudin, on considérait la belle Normande
comme veuve. La vieille poissonnière disait parfois: « Quand mon
gendre vivait... »

Les Méhudin étaient une puissance. Lorsque monsieur Verlaque acheva de
mettre Florent au courant de ses nouvelles occupations, il lui
recommanda de ménager certaines marchandes, s'il ne voulait se rendre
la vie impossible; il poussa même la sympathie jusqu'à lui apprendre
les petits secrets du métier, les tolérances nécessaires, les
sévérités de comédie, les cadeaux acceptables. Un inspecteur est à la
fois un commissaire de police, et un juge de paix, veillant à la bonne
tenue du marché, conciliant les différends entre l'acheteur et le
vendeur. Florent, de caractère faible, se roidissait, dépassait le
but, toutes les fois qu'il devait faire acte d'autorité; et il avait
de plus contre lui l'amertume de ses longues souffrances, sa face
sombre de paria.

La tactique de la belle Normande fut de l'attirer dans quelque
querelle. Elle avait juré qu'il ne garderait pas sa place quinze
jours.

-- Ah! bien, dit-elle à madame Lecoeur qu'elle rencontra un matin, si
la grosse Lisa croit que nous voulons de ses restes!.... Nous avons
plus de goût qu'elle. Il est affreux, son homme!

Après les criées, lorsque Florent commençait son tour d'inspection, à
petits pas, le long des allées ruisselantes d'eau, il voyait
parfaitement la belle Normande qui le suivait d'un rire effronté. Son
banc, à la deuxième rangée, à gauche, près des bancs de poissons d'eau
douce, faisait face à la rue Rambuteau. Elle se tournait, ne quittant
pas sa victime des yeux, se moquant avec des voisines. Puis, quand il
passait devant elle, examinant lentement les pierres, elle affectait
une gaieté immodérée, tapait les poissons, ouvrait son robinet tout
grand, inondait l'allée. Florent restait impassible.

Mais, un matin, fatalement, la guerre éclata. Ce jour-là, Florent, en
arrivant devant le banc de la belle Normande, sentit une puanteur
insupportable. Il y avait là, sur le marbre, un saumon superbe,
entamé, montrant la blondeur rose de sa chair; des turbots d'une
blancheur de crème; des congres, piqués de l'épingle noire qui sert à
marquer les tranches; des paires de soles, des rougets, des bars, tout
un étalage frais. Et, au milieu de ces poissons à l'oeil vif, dont les
ouïes saignaient encore, s'étalait une grande raie, rougeâtre, marbrée
de taches sombres, magnifique de tons étranges; la grande raie était
pourrie, la queue tombait, les baleines des nageoires perçaient la
peau rude.

-- Il faut jeter cette raie, dit Florent en s'approchant.

La belle Normande eut un petit rire. Il leva les yeux, il l'aperçut
debout, appuyée au poteau de bronze des deux becs de gaz qui éclairent
les quatre places de chaque banc. Elle lui parut très-grande, montée
sur quelque caisse, pour protéger ses pieds de l'humidité. Elle
pinçait les lèvres, plus belle encore que de coutume, coiffée avec des
frisons, la tête sournoise, un peu basse, les mains trop roses dans la
blancheur du grand tablier. Jamais il ne lui avait tant vu de bijoux:
elle portait de longues boucles d'oreilles, une chaîne de cou, une
broche, des enfilades de bagues à deux doigts de la main gauche et à
un doigt de la main droite.

Comme elle continuait à le regarder en dessous, sans répondre, il
reprit:

-- Vous entendez, faites disparaître cette raie.

Mais il n'avait pas remarqué la mère Méhudin, assise sur une chaise,
tassée dans un coin. Elle se leva, avec les cornes de sa marmote; et,
s'appuyant des poings à la table de marbre:

-- Tiens! dit-elle insolemment, pourquoi donc qu'elle la jetterait, sa
raie!... Ce n'est pas vous qui la lui payerez, peut-être!

Alors, Florent comprit. Les autres marchandes ricanaient. Il sentait,
autour de lui, une révolte sourde qui attendait un mot pour éclater.
Il se contint, tira lui-même, de dessous le banc, le seau aux vidures,
y fit tomber la raie. La mère Méhudin mettait déjà les poings sur les
hanches; mais la belle Normande, qui n'avait pas desserré les lèvres,
eut de nouveau un petit rire de méchanceté, et Florent s'en alla au
milieu des huées, l'air sévère, feignant de ne pas entendre.

Chaque jour, ce fut une invention nouvelle. L'inspecteur ne suivait
plus les allées que l'oeil aux aguets, comme en pays ennemi. Il
attrapait les éclaboussures des éponges, manquait de tomber sur des
vidures étalées sous ses pieds, recevait les mannes des porteurs dans
la nuque. Même, un matin, comme deux marchandes se querellaient, et
qu'il était accouru, afin d'empêcher la bataille, il dut se baisser
pour éviter d'être souffleté sur les deux joues par une pluie de
petites limandes, qui volèrent au-dessus de sa tête; on rit beaucoup,
il crut toujours que les deux marchandes étaient de la conspiration
des Méhudin. Son ancien métier de professeur crotté l'armait d'une
patience angélique; il savait garder une froideur magistrale, lorsque
la colère montait en lui, et que tout son être saignait d'humiliation.
Mais jamais les gamins de la rue de l'Estrapade n'avaient eu cette
férocité des dames de la Halle, cet acharnement de femmes énormes,
dont les ventres et les gorges sautaient d'une joie géante, quand il
se laissait prendre à quelque piège. Les faces rouges le
dévisageaient. Dans les inflexions canailles des voix, dans les
hanches hautes, les cous gonflés, les dandinements des cuisses, les
abandons des mains, il devinait à son adresse tout un flot d'ordures.
Gavard, au milieu de ces jupes impudentes et fortes d'odeur, se serait
pâmé d'aise, quitte à fesser à droite et à gauche, si elles l'avaient
serré de trop près. Florent, que les femmes intimidaient toujours, se
sentait peu à peu perdu dans un cauchemar de filles aux appas
prodigieux, qui l'entouraient d'une ronde inquiétante, avec leur
enrouement et leurs gros bras nus de lutteuses.

Parmi ces femelles lâchées, il avait pourtant une amie. Claire
déclarait nettement que le nouvel inspecteur était un brave homme.
Quand il passait, dans les gros mots de ses voisines, elle lui
souriait. Elle était là, avec des mèches de cheveux blonds dans le cou
et sur les tempes, la robe agrafée de travers, nonchalante derrière
son banc. Plus souvent, il la voyait debout, les mains au fond de ses
viviers, changeant les poissons de bassins, se plaisant à tourner les
petits dauphins de cuivre, qui jettent un fil d'eau par la gueule. Ce
ruissellement lui donnait une grâce frissonnante de baigneuse, au bord
d'une source, les vêtements mal rattachés encore.

Un matin, surtout, elle fut très-aimable. Elle appela l'inspecteur
pour lui montrer une grosse anguille qui avait fait l'étonnement du
marché, à la criée. Elle ouvrit la grille, qu'elle avait prudemment
refermée sur le bassin, au fond duquel l'anguille semblait dormir.

-- Attendez, dit-elle, vous allez voir.

Elle entra doucement dans l'eau son bras nu, un bras un peu maigre,
dont la peau de soie montrait le bleuissement tendre des veines. Quand
l'anguille se sentit touchée, elle se roula sur elle-même, en noeuds
rapides, emplissant l'auge étroite de la moire verdâtre de ses
anneaux. Et, dès qu'elle se rendormait, Claire s'amusait à l'irriter
de nouveau, du bout des ongles.

-- Elle est énorme, crut devoir dire Florent. J'en ai rarement vu
d'aussi belle.

Alors, elle lui avoua que, dans les commencements, elle avait eu peur
des anguilles. Maintenant, elle savait comment il faut serrer la main,
pour qu'elles ne puissent pas glisser. Et, à côté, elle en prit une,
plus petite. L'anguille, aux deux bouts de son poing fermé, se
tordait. Cela la faisait rire. Elle la rejetta, en saisit une autre,
fouilla le bassin, remua ce tas de serpents de ses doigts minces.

Puis, elle resta là un instant à causer de la vente qui n'allait pas.
Les marchands forains, sur le carreau de la rue couverte, leur
faisaient beaucoup de tort. Son bras nu, qu'elle n'avait pas essuyé,
ruisselait, frais de la fraîcheur de l'eau. De chaque doigt, de
grosses gouttes tombaient.

-- Ah! dit-elle brusquement, il faut que je vous fasse voir aussi mes
carpes.

Elle ouvrit une troisième grille; et, à deux mains, elle ramena une
carpe qui tapait de la queue en râlant. Mais elle en chercha un moins
grosse; celle-là, elle put la tenir d'une seule main, que le souffle
des flancs ouvrait un peu, à chaque râle. Elle imagina d'introduire
son pouce dans un des bâillements de la bouche.

-- Ça ne mord pas, murmurait-elle avec son doux rire, ça n'est pas
méchant... C'est comme les écrevisses, moi je ne les crains pas.

Elle avait déjà replongé son bras, elle ramenait, d'une case, pleine
d'un grouillement confus, une écrevisse, qui lui avait pris le petit
doigt entre ses pinces. Elle la secoua un instant; mais l'écrevisse la
serra sans doute trop rudement, car elle devint très-rouge et lui
cassa la patte, d'un geste prompt de rage, sans cesser de sourire.

-- Par exemple, dit-elle pour cacher son émotion, je ne me fierais pas
à un brochet. Il me couperait les doigts comme avec un couteau.

Et elle montrait, sur des planches lessivées, d'une propreté
excessive, de grand brochets étalés par rang de taille, à côté de
tanches bronzées et de lots de goujons en petits tas. Maintenant, elle
avait les mains toutes grasses du suint des carpes; elles les
écartait, debout dans l'humidité des viviers, au-dessus des poissons
mouillés de l'étalage. On l'eût dite enveloppée d'une odeur de frai,
d'une de ces odeurs épaisses qui montent des joncs et des nénuphars
vaseux, quand les oeufs font éclater les ventres des poissons, pâmés
d'amour au soleil. Elle s'essuya les mains à son tablier, souriant
toujours, de son air tranquille de grande fille au sang glacé, dans ce
frisson des voluptés froides et affadies des rivières.

Cette sympathie de Claire était une mince consolation pour Florent.
Elle lui attirait des plaisanteries plus sales, quand il s'arrêtait à
causer avec la jeune fille. Celle-ci haussait les épaules, disait que
sa mère était une vieille coquine et que sa soeur ne valait pas grand
chose. L'injustice du marché envers l'inspecteur l'outrait de colère.
La guerre, cependant, continuait, plus cruelle chaque jour. Florent
songeait à quitter la place; il n'y serait pas resté vingt-quatre
heures, s'il n'avait craint de paraître lâche devant Lisa. Il
s'inquiétait de ce qu'elle dirait, de ce qu'elle penserait. Elle était
forcément au courant du grand combat des poissonnières et de leur
inspecteur, dont le bruit emplissait les Halles sonores, et dont le
quartier jugeait chaque coup nouveau avec des commentaires sans fin.

-- Ah! bien, disait-elle souvent, le soir, après le dîner, c'est moi
qui me chargerais de les ramener à la raison! Toutes, des femmes que
je ne voudrais pas toucher du bout des doigts, de la canaille, de la
saloperie! Cette Normande est la dernière des dernières... Tenez, je
la mettrais à pied, moi! Il n'y a encore que l'autorité,
entendez-vous, Florent. Vous avez tort, avec vos idées. Faites un coup
de force, vous verrez comme tout le monde sera sage.

La dernière crise fut terrible. Un matin, la bonne de madame
Taboureau, la boulangère, cherchait une barbue, à la poissonnerie. La
belle Normande, qui la voyait tourner autour d'elle depuis quelques
minutes, lui fit des avances, des cajoleries.

-- Venez donc me voir, je vous arrangerai... Voulez-vous une paire de
soles, un beau turbot?

Et, comme elle s'approchait enfin, et qu'elle flairait une barbue,
avec la moue rechignée que prennent les clientes pour payer moins
cher:

-- Pesez-moi ça, continua la belle Normande, en lui posant sur la main
ouverte la barbue enveloppée d'une feuille de gros papier jaune.

La bonne, une petite Auvergnate toute dolente, soupesait la barbue,
lui ouvrait les ouïes, toujours avec sa grimace, sans rien dire. Puis,
comme à regret:

-- Et combien?

-- Quinze francs, répondit la poissonnière.

Alors l'autre remit vite le poisson sur le marbre. Elle parut se
sauver. Mais la belle Normande la retint.

-- Voyons, dites votre prix.

-- Non, non, c'est trop cher.

-- Dites toujours.

-- Si vous voulez huit francs?

La mère Méhudin, qui sembla s'éveiller, eut un rire inquiétant. On
croyait donc qu'elles volaient la marchandise.

-- Huit francs, une barbue de cette grosseur! on t'en donnera, ma
petite, pour te tenir la peau fraîche, la nuit. La belle Normande,
d'un air offensé, tournait la tête. Mais la bonne revint deux fois,
offrit neuf francs, alla jusqu'à dix francs. Puis, comme elle partait
pour tout de bon:

-- Allons, venez, lui cria la poissonnière, donnez-moi de l'argent.

La bonne se planta devant le banc, causant amicalement avec, la mère
Méhudin. Madame Taboureau se montrait si exigeante! Elle avait du
monde à dîner, le soir; des cousins de Blois, un notaire avec sa dame.
La famille de madame Taboureau était très comme il faut; elle-même,
bien que boulangère, avait reçu une belle éducation.

-- Videz-la-moi bien, n'est-ce pas? dit-elle en s'interrompant.

La belle Normande, d'un coup de doigt avait vidé la barbue et jeté la
vidure dans le seau. Elle glissa un coin de son tablier sous les
ouïes, pour enlever quelques grains de sable. Puis, mettant elle-même
le poisson dans le panier de l'Auvergnate:

-- La, ma belle, vous m'en ferez des compliments.

Mais, au bout d'un quart d'heure, la bonne accourut toute rouge; elle
avait pleuré, sa petite personne tremblait de colère. Elle jeta la
barbue sur le marbre, montrant, du côté du ventre, une large déchirure
qui entamait la chair jusqu'à l'arête. Un flot de paroles entrecoupées
sortit de sa gorge serrée encore par les larmes.

-- Madame Taboureau n'en veut pas. Elle dit qu'elle ne peut pas la
servir. Et elle m'a dit encore que j'étais une imbécile, que je me
laissais voler par tout le monde... Vous voyez bien qu'elle est
abîmée. Moi, je ne l'ai pas retournée, j'ai eu confiance... Rendez-moi
mes dix francs.

-- On regarde la marchandise, répondit tranquillement la belle
Normande.

Et, comme l'autre haussait la voix, la mère Méhudin se leva.

-- Vous allez nous ficher la paix, n'est-ce pas? On ne reprend pas un
poisson qui a traîné chez les gens. Est-ce qu'on sait où vous l'avez
laissé tomber, pour le mettre dans cet état?

-- Moi! moi!

Elle suffoquait. Puis, éclatant en sanglots:

-- Vous êtes deux voleuses, oui, deux voleuses! Madame Taboureau me
l'a bien dit.

Alors, ce fut formidable. La mère et la fille, furibondes, les poings
en avant, se soulagèrent. La petite bonne, ahurie, prise entre cette
voix rauque et cette voix flûtée, qui se la renvoyaient comme une
balle, sanglotait plus fort.

-- Va donc! ta madame Taboureau est moins fraîche que ça; faudrait la
raccommoder pour la servir.

-- Un poisson complet pour dix francs, ah! bien, merci, je n'en tiens
pas!

-- Et tes boucles d'oreilles, combien qu'elles coûtent?... On voit que
tu gagnes ça sur le dos.

-- Pardi! elle fait son quart au coin de la rue de Mondétour.

Florent, que le gardien du marché était allé chercher, arriva au plus
fort de la querelle. Le pavillon s'insurgeait décidément. Les
marchandes, qui se jalousent terriblement entre elles, quand il s'agit
de vendre un hareng de deux sous, s'entendent à merveille contre les
clients. Elle chantaient! « La boulangère a des écus qui ne lui
coûtent guère; » elles tapaient des pieds, excitaient les Méhudin,
comme des bêtes qu'on pousse à mordre; et il y en avait, à l'autre
bout de l'allée, qui se jetaient hors de leurs bancs, comme pour
sauter au chignon de la petite bonne, perdue, noyée, roulée, dans
cette énormité des injures.

-- Rendez les dix francs à mademoiselle, dit sévèrement Florent, mis
au courant de l'affaire.

Mais la mère Méhudin était lancée.

-- Toi, mon petit, je t'en.... et, tiens! voilà comme je rends les dix
francs!

Et, à toute volée, elle lança la barbue à la tête de l'Auvergnate, qui
la reçut en pleine face. Le sang partit du nez, la barbue se décolla,
tomba à terre, où elle s'écrasa avec un bruit de torchon mouillé.
Cette brutalité jeta Florent hors de lui. La belle Normande eut peur,
recula, pendant qu'il s'écriait:

-- Je vous mets à pied pour huit jours! Je vous ferai retirer votre
permission, entendez-vous!

Et, comme on huait derrière lui, il se retourna d'un air si menaçant,
que les poissonnières domptées firent les innocentes. Quand les
Méhudin eurent rendu les dix francs, il les obligea à cesser la vente
immédiatement. La vieille étouffait de rage. La fille restait muette,
toute blanche. Elle, la belle Normande, chassée de son banc! Glaire
dit de sa voix tranquille que c'était bien fait, ce qui faillit, le
soir, faire prendre les deux soeurs aux cheveux, chez elles, rue
Pirouette. Au bout des huit jours, quand les Méhudin revinrent, elle,
restèrent sages, très-pincées, très-brèves, avec une colère froide.
D'ailleurs, elles retrouvèrent le pavillon calmé, rentré dans l'ordre.
La belle Normande, à partir de ce jour, dut nourrir une pensée de
vengeance terrible. Elle sentait que le coup venait de la belle Lisa;
elle l'avait rencontrée, le lendemain de la bataille, la tête si
haute, qu'elle jurait de lui faire payer cher son regard de triomphe,
il y eut, dans les coins des Halles, d'interminables conciliabules
avec mademoiselle Saget, madame Lecoeur et la Sarriette; mais, quand
elles étaient lasses d'histoires à dormir debout, sur les
dévergondages de Lisa avec le cousin et sur les cheveux qu'on trouvait
dans les andouilles de Quenu, cela ne pouvait aller plus loin, ni ne
la soulageait guère. Elle cherchait quelque chose de très-méchant, qui
frappât sa rivale au coeur.

Son enfant grandissait librement au milieu de la poissonnerie. Dès
l'âge de trois ans, il restait assis sur un bout de chiffon, en plein
dans la marée. Il dormait fraternellement à côté des grands thons, il
s'éveillait parmi les maquereaux et les merlans. Le garnement sentait
la caque à faire croire qu'il sortait du ventre de quelque gros
poisson. Son jeu favori fut longtemps, quand sa mère avait le dos
tourné, de bâtir des murs et des maisons avec des harengs; il jouait
aussi à la bataille, sur la table de marbre, alignait des grondins en
face les uns des autres, les poussait, leur cognait la tête, imitait
avec les lèvres la trompette et le tambour, et finalement les
remettait en tas, en disant qu'ils étaient morts. Plus tard, il alla
rôder autour de sa tante Claire, pour avoir les vessies des carpes et
des brochets qu'elle vidait; il les posait par terre, les faisait
péter; cela l'enthousiasmait. À sept ans, il courait les allées, se
fourrait sous les bancs, parmi les caisses de bois garnies de zinc,
était le galopin gâté des poissonnières. Quand elles lui montraient
quelque objet nouveau qui le ravissait, il joignait les mains,
balbutiant d'extase: « Oh! c'est rien muche! » Et le nom de Muche lui
était resté. Muche par-ci, Muche par-là. Toutes l'appelaient. On le
retrouvait partout, au fond des bureaux des criées, dans les tas de
bourriches, entre les seaux des vidures. Il était là comme un jeune
barbillon, d'une blancheur rose, frétillant, se coulant, lâché en
pleine eau. Il avait pour les eaux ruisselantes des tendresses de
petit poisson. Il se traînait dans les mares des allées, recevait
l'égouttement des tables. Souvent, il ouvrait sournoisement un
robinet, heureux de l'éclaboussement du jet. Mais c'était surtout aux
fontaines, au-dessus de l'escalier des caves, que sa mère, le soir,
allait le prendre; elle l'en ramenait trempé, les mains bleues, avec
de l'eau dans les souliers et jusque dans les poches.

Muche, à sept ans, était un petit bonhomme joli comme un ange et
grossier comme un roulier. Il avait des cheveux châtains crépus, de
beaux yeux tendres, une bouche pure qui sacrait, qui disait des mots
gros à écorcher un gosier de gendarme. Élevé dans les ordures des
Halles, il épelait le catéchisme poissard, se mettait un poing sur la
hanche, faisait la maman Méhudin, quand elle était en colère. Alors
les « salopes, » les « catins, » les « va donc moucher ton homme, »
les « combien qu'on te la paye, ta peau? » passaient dans le filet de
cristal de sa voix d'enfant de choeur. Et il voulait grasseyer, il
encanaillait son enfance exquise de bambin souriant sur les genoux
d'une Vierge. Les poissonnières riaient aux larmes. Lui, encouragé, ne
plaçait plus deux mots sans mettre un « nom de Dieu! » au bout. Mais
il restait adorable, ignorant de ces saletés, tenu en santé par les
souffles frais et les odeurs fortes de la marée, récitant son chapelet
d'injures graveleuses d'un air ravi, comme il aurait dit ses prières.

L'hiver venait; Muche fut frileux, cette année-là. Dès les premiers
froids, il se prit d'une vive curiosité pour le bureau de
l'inspecteur. Le bureau de Florent se trouvait à l'encoignure de
gauche du pavillon, du côté de la rue Rambuteau. Il était meublé d'une
table, d'un casier, d'un fauteuil, de deux chaises et d'un poêle.
C'était de ce poêle dont Muche rêvait. Florent adorait les enfants.
Quand il vit ce petit, les jambes trempées, qui regardait à travers
les vitres, il le fit entrer. La première conversation de Muche
l'étonna profondément. Il s'était assis devant le poêle, il disait de
sa voix tranquille:

-- Je vais me rôtir un brin les quilles, tu comprends?... Il fait un
froid du tonnerre de Dieu.

Puis, il avait des rires perlés, en ajoutant:

-- C'est ma tante Claire qui a l'air d'une carne ce matin... Dis,
monsieur, est-ce que c'est vrai que tu vas lui chauffer les pieds, la
nuit?

Florent, consterné, se prit d'un étrange intérêt pour ce gamin. La
belle Normande restait pincée, laissait son enfant aller chez lui,
sans dire un mot. Alors, il se crut autorisé à le recevoir; il
l'attira, l'après-midi, peu à peu conduit à l'idée d'en faire un petit
bon homme bien sage. Il lui semblait que son frère Quenu rapetissait,
qu'ils se trouvaient encore tous les deux dans la grande chambre de la
rue Royer-Collard. Sa joie, son rêve secret de dévouement, était de
vivre toujours en compagnie d'un être jeune, qui ne grandirait pas,
qu'il instruirait sans cesse, dans l'innocence duquel il aimerait les
hommes. Dès le troisième jour, il apporta un alphabet. Muche le ravit
par son intelligence. Il apprit ses lettres avec la verve parisienne
d'un enfant des rues. Les images de l'alphabet l'amusaient
extraordinairement. Puis, dans l'étroit bureau, il prenait des
récréations formidables, le poêle demeurait son grand ami, un sujet de
plaisirs sans fin. Il y fit cuire d'abord des pommes du terre et des
châtaignes; mais cela lui parut fade. Il vola alors à la tante Claire
des goujons qu'il mit rôtir un à un, au bout d'un fil, devant la
bouche ardente; il les mangeait avec délices, sans pain. Un jour même,
il apporta une carpe; elle ne voulut jamais cuire, elle empesta le
bureau, au point qu'il fallut ouvrir porte et fenêtre. Florent, quand
l'odeur de toute cette cuisine devenait trop forte, jetait les
poissons à la rue. Le plus souvent, il riait. Muche, au bout de deux
mois, commençait à lire couramment, et ses cahiers d'écriture étaient
très-propres.

Cependant, le soir, le gamin cassait la tête de sa mère avec des
histoires sur son bon ami Florent. Le bon ami Florent avait dessiné
des arbres et des hommes dans des cabanes. Le bon ami Florent avait un
geste, comme ça, en disant que les hommes seraient meilleurs, s'ils
savaient tous lire. Si bien que la Normande vivait dans l'intimité de
l'homme qu'elle rêvait d'étrangler. Elle enferma un jour Muche à la
maison, pour qu'il n'allât pas chez l'inspecteur; mais il pleura
tellement, qu'elle lui rendit la liberté le lendemain. Elle était
très-faible, avec sa carrure et son air hardi. Lorsque l'enfant lui
racontait qu'il avait eu bien chaud, lorsqu'il lui revenait les
vêtements secs, elle éprouvait une reconnaissance vague, un
contentement de le savoir à l'abri, les pieds devant le feu. Plus
tard, elle fut très attendrie, quand il lut devant elle un bout de
journal maculé qui enveloppait une tranche de congre. Peu à peu, elle
en arriva ainsi à penser, sans le dire, que Florent n'était peut-être
pas un méchant homme; elle eut le respect de son instruction, mêlé à
une curiosité croissante de le voir de plus près, de pénétrer dans sa
vie. Puis, brusquement, elle se donna un prétexte, elle se persuada
qu'elle tenait sa vengeance: il fallait être aimable pour le cousin,
le brouiller avec la grosse Lisa; ce serait plus drôle.

-- Est-ce que ton bon ami Florent te parle de moi? demanda-t-elle un
matin à Muche, en l'habillant.

-- Ah! non, répondit l'enfant. Nous nous amusons.

-- Eh bien, dis-lui que je ne lui en veux plus et que je le remercie
de t'apprendre à lire.

Dès lors, l'enfant, chaque jour, eut une commission. Il allait de sa
mère à l'inspecteur, et de l'inspecteur à sa mère, chargé de mots
aimables, de demandes et de réponses, qu'il répétait sans savoir; on
lui aurait fait dire les choses les plus énormes. Mais la belle
Normande eut peur de paraître timide; elle vint un jour elle-même,
s'assit sur la seconde chaise, pendant que Muche prenait sa leçon
d'écriture. Elle fut très-douce, très-complimenteuse. Florent resta
plus embarrassé qu'elle. Ils ne parlèrent que de l'enfant. Comme il
témoignait la crainte de ne pouvoir continuer les leçons dans le
bureau, elle lui offrit de venir chez eux, le soir. Puis, elle parla
d'argent. Lui, rougit, déclara qu'il n'irait pas, s'il était question
de cela. Alors, elle se promit de le payer en cadeaux, avec de beaux
poissons.

Ce fut la paix. La belle Normande prit même Florent sous sa
protection. L'inspecteur finissait, d'ailleurs, par être accepté; les
poissonnières le trouvaient meilleur homme que monsieur Verlaque,
malgré ses mauvais yeux. La mère Méhudin seule haussait les épaules;
elle gardait rancune au « grand maigre, » comme elle le nommait d'une
façon méprisante. Et, un matin que Florent s'arrêta avec un sourire
devant les viviers de Claire, la jeune fille, lâchant une anguille
qu'elle tenait, lui tourna le dos, furieuse, toute gonflée et toute
empourprée. Il en fut tellement surpris, qu'il en parla à la Normande.

-- Laissez donc! dit celle-ci, c'est une toquée... Elle n'est jamais
de l'avis des antres. C'est pour me faire enrager, ce qu'elle a fait
là.

Elle triomphait, elle se carrait à son banc, plus coquette, avec des
coiffures extrêmement compliquées. Ayant rencontré la belle Lisa, elle
lui rendit son regard de dédain; elle lui éclata même de rire en plein
visage. La certitude qu'elle allait désespérer la charcutière, en
attirant le cousin, lui donnait un beau rire sonore, un rire de gorge,
dont son cou gras et blanc montrait le frisson. À ce moment, elle eut
l'idée d'habiller Muche très-joliment, avec une petite veste écossaise
et une toque de velours. Muche n'était jamais allé qu'en blouse
débraillée. Or, il arriva que précisément à cette époque, Muche fut
repris d'une grande tendresse pour les fontaines. La glace avait
tondu, le temps était tiède. Il fit prendre un bain à la veste
écossaise, laissant couler l'eau à plein robinet, depuis son coude
jusqu'à sa main, ce qu'il appelait jouer à la gouttière. Sa mère le
surprit en compagnie de deux autres galopins, regardant nager, dans la
toque de velours remplie d'eau, deux petits poissons blancs qu'il
avait volés à la tante Claire.

Florent vécut près de huit mois dans les Halles, comme pris d'un
continuel besoin de sommeil. Au sortir de ses sept années de
souffrances, il tombait dans un tel calme, dans une vie si bien
réglée, qu'il se sentait à peine exister. Il s'abandonnait, la tête un
peu vide, continuellement surpris de se retrouver chaque matin sur le
même fauteuil, dans l'étroit bureau. Cette pièce lui plaisait, avec sa
nudité, sa petitesse de cabine. Il s'y réfugiait, loin du monde, au
milieu du grondement continu des Halles, qui le faisait rêver à
quelque grande mer, dont la nappe l'aurait entouré et isolé de toute
part. Mais, peu à peu, une inquiétude sourde le désespéra; il était
mécontent, s'accusait de fautes qu'il ne précisait pas, se révoltait
contre ces vides qui lui semblaient se creuser de plus en plus dans sa
tête et dans sa poitrine. Puis, des souffles puants, des haleines de
marée gâtée, passèrent sur lui avec de grandes nausées. Ce fut un
détraquement lent, un ennui vague qui tourna à une vive surexcitation
nerveuse.

Toutes ses journées se ressemblaient. Il marchait dans les mêmes
bruits, dans les mêmes odeurs. Le matin, les bourdonnements des criées
l'assourdissaient d'une lointaine sonnerie de cloches; et, souvent,
selon la lenteur des arrivages, les criées ne finissaient que
très-tard. Alors, il restait dans le pavillon jusqu'à midi, dérangé à
toute minute par des contestations, des querelles, au milieu
desquelles il s'efforçait de se montrer très-juste. Il lui fallait des
heures pour sortir de quelque misérable histoire qui révolutionnait le
marché. Il se promenait au milieu de la cohue et du tapage de la
vente, suivait les allées à petits pas, s'arrêtait parfois devant les
poissonnières dont les bancs bordent la rue Rambuteau. Elles ont de
grands tas roses de crevettes, des paniers rouges de langoustes
cuites, liées, la queue arrondie; tandis que des langoustes vivantes
se meurent, aplaties sur le marbre. Là, il regardait marchander des
messieurs, en chapeau et en gants noirs, qui finissaient par emporter
une langouste cuite, enveloppée d'un journal, dans une poche de leur
redingote. Plus loin, devant les tables volantes où se vend le poisson
commun, il reconnaissait les femmes du quartier, venant à la même
heure, les cheveux nus. Parfois, il s'intéressait à quelque dame bien
mise, traînant ses dentelles le long des pierres mouillées, suivie
d'une bonne en tablier blanc; celle-là, il l'accompagnait à quelque
distance, en voyant les épaules se hausser derrière ses mines
dégoûtées. Ce tohu-bohu de paniers, de sacs de cuir, de corbeilles,
toutes ces jupes filant dans le ruissellement des allées,
l'occupaient, le menaient jusqu'au déjeuner, heureux de l'eau qui
coulait, de la fraîcheur qui soufflait, passant de l'âpreté marine des
coquillages au fumet amer de la saline. C'était toujours par la saline
qu'il terminait son inspection; les caisses de harengs saurs, les
sardines de Nantes sur des lits de feuilles, la morue roulée,
s'étalant devant de grosses, marchandes fades, le faisaient songer à
un départ, à un voyage, au milieu de barils de salaisons. Puis,
l'après-midi, les Halles se calmaient, s'endormaient. Il s'enfermait
dans son bureau, mettait au net ses écritures, goûtait ses meilleures
heures. S'il sortait, s'il traversait la poissonnerie, il la trouvait
presque déserte. Ce n'était plus l'écrasement, les poussées, le
brouhaha de dix heures. Les poissonnières, assises derrière leurs
tables vides, tricotaient, le dos renversé; et de rares ménagères
attardées, tournaient, regardant de côté, avec ce regard lent, ces
lèvres pincées des femmes qui calculent à un sou près le prix du
dîner. Le crépuscule tombait, il y avait un bruit de caisses remuées,
le poisson était couché pour la nuit sur des lits de glace. Alors,
Florent, après avoir assisté à la fermeture des grilles, emportait
avec lui la poissonnerie dans ses vêtements, dans sa barbe, dans ses
cheveux.

Les premiers mois, il ne souffrit pas trop de cette odeur pénétrante.
L'hiver était rude; le verglas changeait les allées en miroirs, les
glaçons mettaient des guipures blanches aux tables de marbre et aux
fontaines. Le matin, il fallait allumer de petits réchauds sous les
robinets pour obtenir un filet d'eau. Les poissons, gelés, la queue
tordue, ternes et rudes comme des métaux dépolis, sonnaient avec un
bruit cassant de fonte pâle. Jusqu'en février, le pavillon resta
lamentable, hérissé, désolé, dans son linceul de glace. Mais vinrent
les dégels, les temps mous, les brouillards et les pluies de mars.
Alors, les poissons s'amollirent, se noyèrent; des senteurs de chairs
tournées se mêlèrent aux souffles fades de boue qui venaient des rues
voisines. Puanteur vague encore, douceur écoeurante d'humidité,
traînant au ras du sol. Puis, dans les après-midi ardentes de juin, la
puanteur monta, alourdit l'air d'une buée pestilentielle. On ouvrait
les fenêtres supérieures, de grands stores de toile grise pendaient
sous le ciel brûlant, une pluie de feu tombait sur les Halles, les
chauffait comme un four de tôle; et pas un vent ne balayait cette
vapeur de marée pourrie. Les lianes de vent fumaient.

Florent souffrit alors de cet entassement de nourriture, au milieu
duquel il vivait. Les dégoûts de la charcuterie lui revinrent, plus
intolérables. Il avait supporté des puanteurs aussi terribles; mais
elles ne venaient pas du ventre. Son estomac étroit d'homme maigre se
révoltait, en passant devant ces étalages de poissons mouillés à
grande eau, qu'un coup de chaleur gâtait. Ils le nourrissaient de
leurs senteurs fortes, le suffoquaient, comme s'il avait eu une
indigestion d'odeurs. Lorsqu'il s'enfermait dans son bureau,
l'écoeurement le suivait, pénétrant par les boiseries mal jointes de
la porte et de la fenêtre. Les jours de ciel gris, la petite pièce
restait toute noire; c'était comme un long crépuscule, au fond d'un
marais nauséabond. Souvent, pris d'anxiétés nerveuses, il avait un
besoin de marcher, il descendait aux caves, par le large escalier qui
se creuse au milieu du pavillon. Là, dans l'air renfermé, dans le
demi-jour des quelques becs de gaz, il retrouvait la fraîcheur de
l'eau pure. Il s'arrêtait devant le grand vivier, où les poissons
vivants sont tenus en réserve; il écoutait la chanson continue des
quatre filets d'eau tombant des quatre angles de l'urne centrale,
coulant en nappe sous les grilles des bassins fermés à clef, avec le
bruit doux d'un courant perpétuel. Cette source souterraine, ce
ruisseau causant dans l'ombre, le calmait. Il se plaisait aussi, le
soir, aux beaux couchers de soleil qui découpaient en noir les fines
dentelles des Halles, sur les lueurs rouges du ciel; la lumière de
cinq heures, la poussière volante des derniers rayons, entrait par
toutes les baies, par toutes les raies des persiennes; c'était comme
un transparent lumineux et dépoli, où se dessinaient les arêtes minces
des piliers, les courbes élégantes des pentes, les figures
géométriques des toitures. Il s'emplissait les yeux du cette immense
épure lavée à l'encre de Chine sur un vélin phosphorescent, reprenant
son rêve de quelque machine colossale, avec ses roues, ses leviers,
ses balanciers, entrevue dans la pourpre sombre du charbon flambant
sous la chaudière. À chaque heure, les jeux de lumière changeaient
ainsi les profils des Halles, depuis les bleuissements du matin et les
ombres noires de midi, jusqu'à l'incendie du soleil couchant,
s'éteignant dans la cendre grise du crépuscule. Mais, par les soirées
de flamme, quand les puanteurs montaient, traversant d'un frisson les
grands rayons jaunes, comme des fumées chaudes, les nausées le
secouaient de nouveau, son rêve s'égarait, à s'imaginer des étuves
géantes, des cuves infectes d'équarisseur où fondait la mauvaise
graisse d'un peuple.

Il souffrait encore de ce milieu grossier, dont les paroles et les
gestes semblaient avoir pris de l'odeur. Il était bon enfant pourtant,
ne s'effarouchait guère. Les femmes seules le gênaient. Il ne se
sentait à l'aise qu'avec madame François, qu'il avait revue. Elle
témoigna une si belle joie de le savoir placé, heureux, tiré de peine,
comme elle disait, qu'il en fut tout attendri. Lisa, la Normande, les
autres, l'inquiétaient avec leurs rires. À elle, il aurait tout conté.
Elle ne riait pas pour se moquer; elle avait un rire de femme heureuse
de la joie d'autrui. Puis, c'était une vaillante; elle faisait un dur
métier, l'hiver, les jours de gelée; les temps de pluie étaient plus
pénibles encore. Florent la vit certains matins, par de terribles
averses, par des pluies qui tombaient depuis la veille, lentes et
froides. Les roues de la voiture, de Nanterre à Paris, étaient entrées
dans la boue jusqu'aux moyeux. Balthazar avait de la crotte jusqu'au
ventre. Et elle le plaignait, elle s'apitoyait, en l'essuyant avec de
vieux tabliers.

-- Ces bêtes, disait-elle c'est très-douillet; ça prend des coliques
pour un rien... Ah! mon pauvre vieux Balthazar! Quand nous avons passé
sur le pont de Neuilly, j'ai cru que nous étions descendus dans la
Seine, tant il pleuvait.

Balthazar allait à l'auberge. Elle, restait sous l'averse, pour vendre
ses légumes. Le carreau se changeait en une mare de boue liquide. Les
choux, les carottes, les navets, battus par l'eau grise, se noyaient
dans cette coulée de torrent fangeux, roulant à pleine chaussée. Ce
n'était plus les verdures superbes des claires matinées. Les
maraîchers, au fond de leur limousine, gonflaient le dos, sacrant
contre l'administration qui, après enquête, a déclaré que la pluie ne
fait pas de mal aux légumes, et qu'il n'y a pas lieu d'établir des
abris.

Alors, les matinées pluvieuses désespérèrent Florent. Il songeait à
madame François. Il s'échappait, allait causer un instant avec elle.
Mais il ne la trouvait jamais triste. Elle se secouait comme un
caniche, disait qu'elle en avait bien vu d'autres, qu'elle n'était pas
en sucre, pour fondre comme ça, aux premières gouttes d'eau. Il la
forçait à entrer quelques minutes sous une rue couverte; plusieurs
fois même il la mena jusque chez monsieur Lebigre, où ils burent du
vin chaud. Pendant qu'elle le regardait amicalement, de sa face
tranquille, il était tout heureux de cette odeur saine des champs
qu'elle lui apportait, dans les mauvaises haleines des Halles. Elle
sentait la terre, le foin, le grand air, le grand ciel.

-- Il faudra venir à Nanterre, mon garçon, disait-elle. Vous verrez
mon potager; j'ai mis des bordures de thym partout... Ça pue, dans
votre gueux de Paris!

Et elle s'en allait, ruisselante. Florent était tout rafraîchi, quand
il la quittait. Il tenta aussi le travail, pour combattre les
angoisses nerveuses dont il souffrait. C'était un esprit méthodique
qui poussait parfois le strict emploi de ses heures jusqu'à la manie.
Il s'enferma deux soirs par semaine, afin d'écrire un grand ouvrage
sur Cayenne. Sa chambre de pensionnaire était excellente, pensait-il,
pour le calmer et le disposer au travail. Il allumait son feu, voyait
si le grenadier, au pied de son lit, se portait bien; puis, il
approchait la petite table, il restait à travailler jusqu'à minuit. Il
avait repoussé le paroissien et _la Clef des songes_ au fond du
tiroir, qui peu à peu s'emplit de notes, de feuilles volantes, de
manuscrits de toutes sortes. L'ouvrage sur Cayenne n'avançait guère,
coupé par d'autres projets, des plans de travaux gigantesques, dont il
jetait l'esquisse en quelques lignes. Successivement, il ébaucha une
réforme absolue du système administratif des Halles, une
transformation des octrois en taxes sur les transactions, une
répartition nouvelle de l'approvisionnement dans les quartiers
pauvres, enfin une loi humanitaire, encore très confuse, qui
emmagasinait en commun les arrivages et assurait chaque jour un
minimum de provisions à tous les ménages de Paris. L'échine pliée,
perdu dans des choses graves, il mettait sa grande ombre noire au
milieu de la douceur effacée de la mansarde. Et, parfois, un pinson
qu'il avait ramassé dans les Halles, par un temps de neige, se
trompait en voyant la lumière, jetait son cri dans le silence que
troublait seul le bruit de la plume courant sur le papier.

Fatalement, Florent revint à la politique. Il avait trop souffert par
elle, pour ne pas en faire l'occupation chère de sa vie. Il fût
devenu, sans le milieu et les circonstances, un bon professeur de
province, heureux de la paix de sa petite ville. Mais on l'avait
traité en loup, il se trouvait maintenant comme marqué par l'exil pour
quelque besogne de combat. Son malaise nerveux n'était que le réveil
des longues songeries de Cayenne, de ses amertumes en face de
souffrances imméritées, de ses serments de venger un jour l'humanité
traitée à coups de fouet et la justice foulée aux pieds. Les Halles
géantes, les nourritures débordantes et fortes, avaient hâté la crise.
Elles lui semblaient la bête satisfaite et digérant, Paris
entripaillé, cuvant sa graisse, appuyant sourdement l'empire. Elles
mettaient autour de lui des gorges énormes, des reins monstrueux, des
faces rondes, comme de continuels arguments contre sa maigreur de
martyr, son visage jaune de mécontent. C'était le ventre boutiquier,
le ventre de l'honnêteté moyenne, se ballonnant, heureux, luisant au
soleil, trouvant que tout allait pour le mieux, que jamais les gens de
moeurs paisibles n'avaient engraissé si bellement. Alors, il se sentit
les poings serrés, prêt à une lutte, plus irrité par la pensée de son
exil, qu'il ne l'était en rentrant en France. La haine le reprit tout
entier. Souvent, il laissait tomber sa plume, il rêvait. Le feu
mourant tachait sa face d'une grande flamme; la lampe charbonneuse
filait, pendant que le pinson, la tête sous l'aile, se rendormait sur
une patte.

Quelquefois, à onze heures, Auguste, voyant de la lumière sous la
porte, frappait, avant d'aller se coucher. Florent lui ouvrait avec
quelque impatience. Le garçon charcutier s'asseyait, restait devant le
feu, parlant peu, n'expliquant jamais pourquoi il venait. Tout le
temps, il regardait la photographie qui les représentait, Augustine et
lui, la main dans la main, endimanchés. Florent crut finir par
comprendre qu'il se plaisait d'une façon particulière dans cette
chambre où la jeune fille avait logé. Un soir, en souriant, il lui
demanda s'il avait deviné juste.

-- Peut-être bien, répondit Auguste très-surpris de la découverte
qu'il faisait lui-même. Je n'avais jamais songé à cela. Je venais vous
voir sans savoir... Ah bien! si je disais ça à Augustine, c'est elle
qui rirait... Quand on doit se marier, on ne songe guère aux bêtises.

Lorsqu'il se montrait bavard, c'était pour revenir éternellement à la
charcuterie qu'il ouvrirait à Plaisance, avec Augustine. Il semblait
si parfaitement sûr d'arranger sa vie à sa guise, que Florent finit
par éprouver pour lui une sorte de respect mêlé d'irritation. En
somme, ce garçon était très fort, tout bête qu'il paraissait; il
allait droit à un but, il l'atteindrait sans secousses, dans une
béatitude parfaite. Ces soirs-là, Florent ne pouvait se remettre au
travail; il se couchait mécontent, ne retrouvant son équilibre que
lorsqu'il venait à penser: « Mais cet Auguste est une brute! »

Chaque mois, il allait à Clamart voir monsieur Verlaque. C'était
presque une joie pour lui. Le pauvre homme traînait, au grand
étonnement de Gavard, qui ne lui avait pas donné plus de six mois. À
chaque visite de Florent, le malade lui disait qu'il se sentait mieux,
qu'il avait un bien grand désir de reprendre son travail. Mais les
jours se passaient, des rechutes se produisaient. Florent s'asseyait à
côté du lit, causant de la poissonnerie, tâchant d'apporter un peu de
gaieté. Il mettait sur la table de nuit les cinquante francs qu'il
abandonnait à l'inspecteur en titre; et celui-ci, bien que ce fût une
affaire convenue, se fâchait chaque fois, ne voulant pas de l'argent.
Puis, on parlait d'autre chose, l'argent restait sur la table. Quand
Florent partait, madame Verlaque l'accompagnait jusqu'à la porte de la
rue. Elle était petite, molle, très-larmoyante. Elle ne parlait que de
la dépense occasionnée par la maladie de son mari, du bouillon de
poulet, des viandes saignantes, du bordeaux, et du pharmacien, et du
médecin. Cette conversation dolente gênait beaucoup Florent. Les
premières fois, il ne comprit pas, Enfin, comme la pauvre dame
pleurait toujours, en disant que, jadis, ils étaient heureux avec les
dix-huit cents francs de la place d'inspecteur, il lui offrit
timidement de lui remettre quelque chose, en cachette de son mari.
Elle se défendit, et sans transition, d'elle-même, elle assura que
cinquante francs lui suffiraient. Mais, dans le courant du mois, elle
écrivait souvent à celui qu'elle nommait leur sauveur; elle avait une
petite anglaise fine, des phrases faciles et humbles, dont elle
emplissait juste trois pages, pour demander dix francs; si bien que
les cent cinquante francs de l'employé passaient entièrement au ménage
Verlaque. Le mari l'ignorait sans doute, la femme lui baisait les
mains. Cette bonne action était sa grande jouissance; il la cachait
comme un plaisir défendu qu'il prenait en égoïste.

-- Ce diable de Verlaque se moque de vous, disait parfois Gavard. Il
se dorlote, maintenant que vous lui faites des rentes.

Il finit par répondre, un jour:

-- C'est arrangé, je ne lui abandonne plus que vingt-cinq francs.

D'ailleurs, Florent n'avait aucun besoin. Les Quenu lui donnaient
toujours la table et le coucher. Les quelques francs qui lui restaient
suffisaient à payer sa consommation, le soir, chez monsieur Lebigre.
Peu à peu, sa vie s'était réglée comme une horloge: il travaillait
dans sa chambre; continuait ses leçons au petit Muche, deux fois par
semaine, de huit à neuf heures; accordait une soirée à la belle Lisa,
pour ne pas la lâcher; et passait le reste de son temps dans le
cabinet vitré, en compagnie de Gavard et de ses amis.

Chez les Méhudin, il arrivait avec sa douceur un peu roide de
professeur. Le vieux logis lui plaisait. En bas, il passait dans les
odeurs fades du marchand d'herbes cuites; des bassines d'épinards, des
terrines d'oseille, refroidissaient, au fond d'une petite cour. Puis,
il montait l'escalier tournant, gras d'humidité, dont les marches,
tassées et creusées, penchaient d'une façon inquiétante. Les Méhudin
occupaient tout le second étage. Jamais la mère n'avait voulu
déménager, lorsque l'aisance était venue, malgré les supplications des
deux filles, qui rêvaient d'habiter une maison neuve, dans une rue
large. La vieille s'entêtait, disait qu'elle avait vécu là, qu'elle
mourrait là. D'ailleurs, elle se contentait d'un cabinet noir,
laissant les chambres à Claire et à la Normande. Celle-ci, avec son
autorité d'aînée, s'était emparée de la pièce qui donnait sur la rue;
c'était la grande chambre, la belle chambre. Claire en fut si vexée,
qu'elle refusa la pièce voisine, dont la fenêtre ouvrait sur la cour;
elle voulut aller coucher, de l'autre côté du palier, dans une sorte
de galetas qu'elle ne fit pas même blanchir à la chaux. Elle avait sa
clef, elle était libre; à la moindre contrariété, elle s'enfermait
chez elle.

Quand Florent se présentait, les Méhudin achevaient de dîner. Muche
lui sautait au cou. Il restait un instant assis, avec l'enfant
bavardant entre les jambes. Puis, lorsque la toile cirée était
essuyée, la leçon commençait, sur un coin de la table. La belle
Normande lui faisait un bon accueil. Elle tricotait ou raccommodait du
linge, approchant sa chaise, travaillant à la même lampe; souvent,
elle laissait l'aiguille pour écouter la leçon, qui la surprenait.
Elle eut bientôt une grande estime pour ce garçon si savant, qui
paraissait doux comme une femme en parlant au petit, et qui avait une
patience angélique à répéter toujours les mêmes conseils. Elle ne le
trouvait plus laid du tout. Si bien qu'elle devint comme jalouse de la
belle Lisa. Elle avançait sa chaise davantage, regardait Florent d'un
sourire embarrassant.

-- Mais, maman, tu me pousses le coude, tu m'empêches d'écrire! disait
Muche en colère. Tiens! voilà un pâté, maintenant! Recule-toi donc!

Peu à peu, elle en vint à dire beaucoup de mal de la belle Lisa. Elle
prétendait qu'elle cachait son âge, qu'elle se serrait à étouffer dans
ses corsets; si, dès la matin, la charcutière descendait, sanglée,
vernie, sans qu'un cheveu dépassât l'autre, c'était qu'elle devait
être affreuse en déshabillé. Alors, elle levait un peu les bras, en
montrant qu'elle, dans son intérieur, ne portait pas de corset; et
elle gardait son sourire, développant son torse superbe, qu'on sentait
rouler et vivre, sous sa mince camisole mal attachée. La leçon était
interrompue. Muche, intéressé, regardait sa mère lever les bras.

Florent écoutait, riait même, avec l'idée que les femmes étaient bien
drôles. La rivalité de la belle Normande et de la belle Lisa
l'amusait.

Muche, cependant, achevait sa page d'écriture. Florent, qui avait une
belle main, préparait des modèles, des bandes de papier, sur
lesquelles il écrivait, en gros et en demi-gros, les mots très-longs,
tenant toute la ligne. Il affectionnait les mots « tyranniquement,
liberticide, anticonstitutionnel, révolutionnaire; » ou bien, il
faisait copier à l'enfant des phrases comme celles-ci: « Le jour de la
justice viendra... La souffrance du juste est la condamnation du
pervers... Quand l'heure sonnera, le coupable tombera. » Il obéissait
très-naïvement, en écrivant les modèles d'écriture, aux idées qui lui
hantaient le cerveau; il oubliait Muche, la belle Normande, tout ce
qui l'entourait. Muche aurait copié _le Contrat social_. Il alignait,
pendant des pages entières, des « tyranniquement » et des
« anticonstitutionnel, » en dessinant chaque lettre.

Jusqu'au départ du professeur, la mère Méhudin tournait autour de la
table, en grondant. Elle continuait à nourrir contre Florent une
rancune terrible. Selon elle, il n'y avait pas de bon sens à faire
travailler ainsi le petit, le soir, à l'heure où les enfants doivent
dormir. Elle aurait certainement jeté « le grand maigre » à la porte,
si la belle Normande, après une explication très-orageuse, ne lui
avait nettement déclaré qu'elle s'en irait loger ailleurs, si elle
n'était pas maîtresse de recevoir chez elle qui bon lui semblait.
D'ailleurs, chaque soir, la querelle recommençait.

-- Tu as beau dire, répétait la vieille, il a l'oeil faux... Puis, les
maigres, je m'en défie. Un homme maigre, c'est capable de tout. Jamais
je n'en ai rencontré un de bon... Le ventre lui est tombé dans les
fesses à celui-là, pour sûr; car il est plat comme une planche... Et
pas beau avec ça! Moi qui ai soixante-cinq ans passés, je n'en
voudrais pas dans ma table de nuit.

Elle disait cela, parce qu'elle voyait bien comment tournaient les
choses. Et elle parlait avec admiration de monsieur Lebigre, qui se
montrait très-galant, en effet, pour la belle Normande; outre qu'il
flairait là une grosse dot, il pensait que la jeune femme serait
superbe au comptoir. La vieille ne tarissait pas: au moins celui-là
n'était pas efflanqué; il devait être fort comme un Turc; elle allait
jusqu'à s'enthousiasmer sur ses mollets, qu'il avait très-gros. Mais
la Normande haussait les épaules, en répondant aigrement:

-- Je m'en moque pas mal, de ses mollets; je n'ai besoin des mollets
de personne... Je fais ce qu'il me plaît.

Et, si la mère voulait continuer et devenait trop nette:

-- Eh bien, quoi! criait la fille, ça ne vous regarde pas... Ce n'est
pas vrai, d'ailleurs. Puis, si c'était vrai, je ne vous en demanderais
pas la permission, n'est-ce pas? Fichez-moi la paix.

Elle rentrait dans sa chambre en faisant claquer la porte. Elle avait
pris dans la maison un pouvoir dont elle abusait. La vieille, la nuit,
quand elle croyait surprendre quelque bruit, se levait, nu-pieds, pour
écouter à la porte de sa fille si Florent n'était pas venu la
retrouver. Mais celui-ci avait encore chez les Méhudin une ennemie
plus rude. Dès qu'il arrivait, Claire se levait sans dire un mot,
prenait un bougeoir, rentrait chez elle, de l'autre côté du palier. On
l'entendait donner les deux tours à la serrure, avec une rage froide.
Un soir que sa soeur invita le professeur à dîner, elle fit sa cuisine
sur le carré et mangea dans sa chambre. Souvent, elle s'enfermait si
étroitement, qu'on ne la voyait pas d'une semaine. Elle restait molle
toujours, avec des caprices de fer, des regards de bête méfiante, sous
sa toison fauve pâle. La mère Méhudin, qui crut pouvoir se soulager
avec elle, la rendit furieuse en lui parlant de Florent. Alors, La
vieille, exaspérée, cria partout qu'elle s'en irait, si elle n'avait
pas peur de laisser ses deux filles se manger entre elles.

Comme Florent se retirait, un soir, il passa devant la porte de
Claire, restée grande ouverte. Il la vit très-rouge, qui le regardait.
L'attitude hostile de la jeune fille le chagrinait; sa timidité avec
les femmes l'empêchait seule de provoquer une explication. Ce soir-là,
il serait certainement entré dans sa chambre, s'il n'avait aperçu, à
l'étage supérieur, la petite face blanche de mademoiselle Saget,
penchée sur la rampe. Il passa, et il n'avait pas descendu dix
marches, que la porte de Claire, violemment refermée derrière son dos,
ébranla toute la cage de l'escalier. Ce fut en cette occasion que
mademoiselle Saget se convainquit que le cousin de madame Quenu
couchait avec les deux Méhudin. Florent ne songeait guère à ces belles
filles. Il traitait d'ordinaire les femmes en homme qui n'a point de
succès auprès d'elles. Puis, il dépensait en rêve trop de sa virilité.
Il en vint à éprouver une véritable amitié pour la Normande; elle
avait un bon coeur, quand elle ne se montait pas la tête. Mais jamais
il n'alla plus loin. Le soir, sous la lampe, tandis qu'elle approchait
sa chaise, comme pour se pencher sur la page d'écriture de Muche, il
sentait même son corps puissant et tiède à côté de lui avec un certain
malaise. Elle lui semblait colossale, très-lourde, presque
inquiétante, avec sa gorge de géante; il reculait ses coudes aigus,
ses épaules sèches, pris de la peur vague d'enfoncer dans cette chair.
Ses os de maigre avaient une angoisse, au contact des poitrines
grasses. Il baissait la tête, s'amincissait encore, incommodé par le
souffle fort qui montait d'elle. Quand sa camisole s'entre-bâillait,
il croyait voir sortir, entre deux blancheurs, une fumée de vie, une
haleine de santé qui lui passait sur la face, chaude encore, comme
relevée d'une pointe de la puanteur des Halles, par les ardentes
soirées de juillet. C'était un parfum persistant, attaché à la peau
d'une finesse de soie, un suint de marée coulant des seins superbes,
des bras royaux, de la taille souple, mettant un arôme rude dans son
odeur de femme. Elle avait tenté toutes les huiles aromatiques; elle
se lavait à grande eau; mais dès que la fraîcheur du bain s'en allait,
le sang ramenait jusqu'au bout des membres la fadeur des saumons, la
violette musquée des éperlans, les âcretés des harengs et des raies.
Alors, le balancement de ses jupes dégageait une buée; elle marchai au
milieu d'une évaporation d'algues vaseuses; elle était, avec son grand
corps de déesse, sa pureté et sa pâleur admirables, comme un beau
marbre ancien roulé par la mer et ramené à la côte dans le coup de
filet d'un pêcheur de sardines. Florent souffrait; il ne la désirait
point, les sens révoltés par les après-midi de la poissonnerie; il la
trouvait irritante, trop salée, trop amère, d'une beauté trop large et
d'un relent trop fort.

Mademoiselle Saget, quant à elle, jurait ses grands dieux qu'il était
son amant. Elle s'était fâchée avec la belle Normande, pour une
limande de dix sous. Depuis cette brouille, elle témoignait une grande
amitié à la belle Lisa. Elle espérait arriver plus vite à connaître
ainsi ce qu'elle appelait « le micmac des Quenu. » Florent continuant
à lui échapper, elle était un corps sans âme, comme elle le disait
elle-même, sans avouer la cause de ses doléances. Une jeune fille
courant après les culottes d'un garçon n'aurait pas été plus désolée
que cette terrible vieille, en sentant le secret du cousin lui glisser
entre les doigts. Elle guettait le cousin, le suivait, le
déshabillait, le regardait partout, avec une rage furieuse de ce que
sa curiosité en rut ne parvenait pas à le posséder. Depuis qu'il
venait chez les Méhudin, elle ne quittait plus la rampe de l'escalier.
Puis, elle comprit que la belle Lisa était très-irritée de voir
Florent fréquenter « ces femmes. » Tous les matins, elle lui donna
alors des nouvelles de la rue Pirouette. Elle entrait à la
charcuterie, les jours de froid, ratatinée, rapetissée par la gelée;
elle posait ses mains bleuies sur l'étuve de melchior, se chauffant
les doigts. debout devant le comptoir, n'achetant rien, répétant de sa
voix fluette:

-- Il était encore hier chez elles, il n'en sort plus... La Normande
l'a appelé « mon chéri » dans l'escalier.

Elle mentait un peu pour rester et se chauffer les mains plus
longtemps. Le lendemain du jour où elle crut voir sortir Florent de la
chambre de Claire, elle accourut et fit durer l'histoire une bonne
demi-heure. C'était une honte; maintenant, le cousin allait d'un lit à
l'autre.

-- Je l'ai vu, dit-elle. Quand il en a assez avec la Normande, il va
trouver la petite blonde sur la pointe des pieds. Hier, il quittait la
blonde, et il retournait sans doute auprès de la grande brune, quand
il m'a aperçue, ce qui lui a fait rebrousser chemin. Toute la nuit,
j'entends les deux portes, ça ne finit pas... Et cette vieille Méhudin
qui couche dans un cabinet entre les chambres de ses filles!

Lisa faisait une moue de mépris. Elle parlait peu, n'encourageant les
bavardages de mademoiselle Saget que par son silence. Elle écoutait
profondément. Quand les détails devenaient par trop scabreux:

-- Non, non, murmurait-elle, ce n'est pas permis... Se peut-il qu'il y
ait des femmes comme ça!

Alors, mademoiselle Saget lui répondait que, dame! toutes les femmes
n'étaient pas honnêtes comme elle. Ensuite, elle se faisait
très-tolérante pour le cousin. Un homme, ça court après chaque jupon
qui passe, puis, il n'était pas marié, peut-être. Et elle posait des
questions sans en avoir l'air. Mais Lisa ne jugeait jamais le cousin,
haussait les épaules, pinçait les lèvres. Quand mademoiselle Saget
était partie, elle regardait, l'air écoeuré, le couvercle de l'étuve,
où la vieille avait laissé, sur le luisant du métal, la salissure
terne de ses deux petites mains.

-- Augustine, criait-elle, apportez donc un torchon pour essuyer
l'étuve. C'est dégoûtant.

La rivalité de la belle Lisa et de la belle Normande devint alors
formidable. La belle Normande était persuadée qu'elle avait enlevé un
amant à son ennemie, et la belle Lisa se sentait furieuse contre cette
pas grand'chose qui finirait par les compromettre, en attirant ce
sournois de Florent chez elle. Chacune apportait son tempérament dans
leur hostilité; l'une, tranquille, méprisante, avec des mines de femme
qui relève ses jupes pour ne pas se crotter; l'autre, plus effrontée,
éclatant d'une gaieté insolente, prenant toute la largeur du trottoir,
avec la crânerie d'un duelliste cherchant une affaire. Une de leurs
rencontres occupait la poissonnerie pendant une journée. La belle
Normande, quand elle voyait la belle Lisa sur le seuil de la
charcuterie, faisait un détour pour passer devant elle, pour la frôler
de son tablier; alors, leurs regards noirs se croisaient comme des
épées, avec l'éclair et la pointe rapides de l'acier. De son côté,
lorsque la belle Lisa venait à la poissonnerie, elle affectait une
grimace de dégoût, en approchant du banc de la belle Normande; elle
prenait quelque grosse pièce, un turbot; un saumon, à une poissonnière
voisine, étalant son argent sur le marbre, ayant remarque que cela
touchait au coeur « la pas grand'chose, » qui cessait de rire.
D'ailleurs, les deux rivales, à les entendre, ne vendaient que du
poisson pourri et de la charcuterie gâtée. Mais leur poste de combat
était surtout, la belle Normande à son banc, la belle Lisa à son
comptoir, se foudroyant à travers la rue Rambuteau. Elles trônaient
alors, dans leurs grands tabliers blancs, avec leurs toilettes et
leurs bijoux. Dès le matin, la bataille commençait.

-- Tiens! la grosse vache est levée! criait la belle Normande. Elle se
ficelle comme ses saucissons, cette femme-là... Ah bien! elle a remis
son col de samedi, et elle porte encore sa robe de popeline!

Au même instant, de l'autre côté de la rue, la belle Lisa disait à sa
fille de boutique:

-- Voyez donc, Augustine, cette créature qui nous dévisage, là-bas.
Elle est toute déformée, avec la vie qu'elle mène.... Est-ce que vous
apercevez ses boucles d'oreilles? Je crois qu'elle a ses grandes
poires, n'est-ce pas? Ça fait pitié, des brillants, à des filles comme
ça.

-- Pour ce que ça lui coûte! répondait complaisamment Augustine.

Quand l'une d'elles avait un bijou nouveau, c'était une victoire;
l'autre crevait de dépit. Toute la matinée, elles se jalousaient leurs
clients, se montraient très-maussades, si elles s'imaginaient que la
vente allait mieux chez « la grande bringue d'en face. » Puis, venait
l'espionnage du déjeuner; elles savaient ce qu'elles mangeaient,
épiaient jusqu'à leur digestion. L'après-midi, assises l'une dans ses
viandes cuites, l'autre dans ses poissons, elles posaient, faisaient
les belles, se donnaient un mal infini. C'était l'heure qui décidait
du succès de la journée. La belle Normande brodait, choisissait des
travaux d'aiguille très-délicats, ce qui exaspérait la belle Lisa.

-- Elle ferait mieux, disait-elle, de raccommoder les bas de son
garçon, qui va nu-pieds... Voyez-vous cette demoiselle, avec ses mains
rouges puant le poisson!

Elle, tricotait, d'ordinaire.

-- Elle en est toujours à la même chaussette, remarquait l'autre; elle
dort sur l'ouvrage, elle mange trop... Si son cocu attend ça pour
avoir chaud aux pieds!

Jusqu'au soir, elles restaient implacables, commentant chaque visite,
l'oeil si prompt, qu'elles saisissaient les plus minces détails de
leur personne, lorsque d'autres femmes, à cette distance, déclaraient
ne rien apercevoir du tout. Mademoiselle Saget fut dans l'admiration
des bons yeux de madame Quenu, un jour que celle-ci distingua une
égratignure sur la joue gauche de la poissonnière.--Avec des yeux
comme ça, disait-elle, on verrait à travers les portes. La nuit
tombait, et souvent la victoire était indécise; parfois, l'une
demeurait sur le carreau; mais, le lendemain, elle prenait sa
revanche. Dans le quartier, on ouvrait des paris pour la belle Lisa ou
pour la belle Normande.

Elles en vinrent à défendre à leurs enfants de se parler. Pauline et
Muche étaient bons amis, auparavant; Pauline, avec ses jupes raides de
demoiselle comme il faut; Muche, débraillé, jurant, tapant, jouant à
merveille au charretier. Quand ils s'amusaient ensemble sur le large
trottoir, devant le pavillon de la marée, Pauline faisait la
charrette. Mais un jour que Muche alla la chercher, tout naïvement, la
belle Lisa le mit à la porte, en le traitant de galopin.

-- Est-ce qu'on sait, dit-elle, avec ces enfants mal élevés!...
Celui-ci a de si mauvais exemples sous les yeux, que je ne suis pas
tranquille, quand il est avec ma fille.

L'enfant avait sept ans. Mademoiselle Saget, qui se trouvait là,
ajouta:

-- Vous avez bien raison. Il est toujours fourré avec les petites du
quartier, ce garnement... On l'a trouvé dans une cave, avec la fille
du charbonnier.

La belle Normande, quand Muche vint en pleurant lui raconter
l'aventure, entra dans une colère terrible. Elle voulait aller tout
casser chez les Quenu-Gradelle. Puis, elle se contenta de donner le
fouet à Muche.

-- Si tu y retournes jamais, cria-t-elle, furieuse, tu auras affaire à
moi!

Mais la véritable victime des deux femmes était Florent. Au fond, lui
seul les avait mises sur ce pied de guerre, elles ne se battaient que
pour lui. Depuis son arrivée, tout allait de mal en pis; il
compromettait, fâchait, troublait ce monde qui avait vécu jusque-là
dans une paix si grasse. La belle Normande l'aurait volontiers griffé,
quand elle le voyait s'oublier trop longtemps chez les Quenu; c'était
pour beaucoup l'ardeur de la lutte qui la poussait au désir de cet
homme. La belle Lisa gardait une attitude de juge, devant la mauvaise
conduite de son beau-frère, dont les rapports avec les deux Méhudin
faisaient le scandale du quartier. Elle était horriblement vexée; elle
s'efforçait de ne pas montrer sa jalousie, une jalousie particulière,
qui, malgré son dédain de Florent et sa froideur de femme honnête,
l'exaspérait, chaque fois qu'il quittait la charcuterie pour aller rue
Pirouette, et qu'elle s'imaginait les plaisirs défendus qu'il devait y
goûter.

Le dîner, le soir, chez les Quenu, devenait moins cordial. La netteté
de la salle à manger prenait un caractère aigu et cassant. Florent
sentait un reproche, une sorte de condamnation dans le chêne clair, la
lampe trop propre, la natte trop neuve. Il n'osait presque plus
manger, de peur de laisser tomber des miettes de pain et de salir son
assiette. Cependant, il avait une belle simplicité qui l'empêchait de
voir. Partout il vantait la douceur de Lisa. Elle restait très douce,
en effet. Elle lui disait, avec un sourire, comme en plaisantant:

-- C'est singulier, vous ne mangez pas mal, maintenant, et pourtant
vous ne devenez pas gras... Ça ne vous profite pas.

Quenu riait plus haut, tapait sur le ventre de son frère, en
prétendant que toute la charcuterie y passerait, sans seulement
laisser épais de graisse comme une pièce de deux sous. Mais, dans
l'insistance de Lisa, il y avait cette haine, cette méfiance des
maigres que la mère Méhudin témoignait plus brutalement; il y avait
aussi une allusion détournée à la vie de débordements que Florent
menait. Jamais, d'ailleurs, elle ne parlait devant lui de la belle
Normande. Quenu ayant fait une plaisanterie, un soir, elle était
devenue si glaciale, que le digne homme ne recommença pas. Après le
dessert, ils demeuraient là un instant. Florent, qui avait remarqué
l'humeur de sa belle-soeur, quand il partait trop vite, cherchait un
bout de conversation. Elle était tout près de lui. Il ne la trouvait
pas tiède et vivante, comme la poissonnière; elle n'avait pas, non
plus, la même odeur de marée, pimentée et de haut goût; elle sentait
la graisse, la fadeur des belles viandes. Pas un frisson ne faisait
faire un pli à son corsage tendu. Le contact trop ferme de la belle
Lisa inquiétait plus encore ses os de maigre que l'approche tendre de
la belle Normande. Gavard lui dit une fois, en grande confidence, que
madame Quenu était certainement une belle femme, mais qu'il les aimait
« moins blindées que cela. »

Lisa évitait de parler de Florent à Quenu. Elle faisait, d'habitude,
grand étalage de patience. Puis, elle croyait honnête de ne pas se
mettre entre les deux frères, sans avoir de bien sérieux motifs. Comme
elle le disait, elle était très-bonne, mais il ne fallait pas la
pousser à bout. Elle en était à la période de tolérance, le visage
muet, la politesse stricte, l'indifférence affectée, évitant encore
avec soin tout ce qui aurait pu faire comprendre à l'employé qu'il
couchait et qu'il mangeait chez eux, sans que jamais on vît son
argent; non pas qu'elle eût accepté un payement quelconque, elle était
au-dessus de cela; seulement, il aurait pu, vraiment, déjeuner au
moins dehors. Elle fit remarquer un jour à Quenu:

-- On n'est plus seuls. Quand nous voulons nous parler, maintenant, il
faut attendre que nous soyons couchés, le soir.

Et, un soir, elle lui dit, sur l'oreiller:

-- Il gagne cent cinquante francs, n'est-ce pas? ton frère... C'est
singulier qu'il ne puisse pas mettre quelque chose de côté pour
s'acheter du linge. J'ai encore été obligée de lui donner trois
vieilles chemises à toi.

----Bah! ça ne fait rien, répondit Quenu, il n'est pas difficile, mon
frère... Il faut lui laisser son argent.

-- Oh! bien sûr, murmura Lisa, sans insister davantage, je ne dis pas
ça pour ça... Qu'il le dépense bien ou mal, ce n'est pas notre
affaire.

Elle était persuadée qu'il mangeait ses appointements chez les
Méhudin. Elle ne sortit qu'une fois de son attitude calme, de cette
réserve de tempérament et de calcul. La belle Normande avait fait
cadeau à Florent d'un saumon superbe. Celui-ci, très embarrassé de son
saumon, n'ayant pas osé le refuser, l'apporta à la belle Lisa.

-- Vous en ferez un pâté, dit-il ingénument.

Elle le regardait fixement, les lèvres blanches; puis, d'une voix
qu'elle tâchait de contenir:

-- Est-ce que vous croyez que nous avons besoin de nourriture, par
exemple! Dieu merci! il y a assez à manger ici!... Remportez-le!

-- Mais faites-le-moi cuire, au moins, reprit Florent, étonné de sa
colère; je le mangerai.

Alors elle éclata.

-- La maison n'est pas une auberge, peut-être! Dites aux personnes qui
vous l'ont donné de le faire cuire, si elles veulent. Moi, je n'ai pas
envie d'empester mes casseroles... Remportez-le, entendez-vous!

Elle l'aurait pris et jeté à la rue. Il le porta chez monsieur
Lebigre, où Rose reçut l'ordre d'en faire un pâté. Et, un soir, dans
le cabinet vitré, on mangea le pâté. Gavard paya des huîtres. Florent,
peu à peu, venait davantage, ne quittait plus le cabinet. Il y
trouvait un milieu surchauffé, où ses fièvres politiques battaient à
l'aise. Parfois, maintenant, quand il s'enfermait dans sa mansarde
pour travailler, la douceur de la pièce l'impatientait, la recherche
théorique de la liberté ne lui suffisait plus, il fallait qu'il
descendît, qu'il allât se contenter dans les axiomes tranchants de
Charvet et dans les emportements de Logre. Les premiers soirs, ce
tapage, ce flot de paroles l'avait gêné; il en sentait encore le vide,
mais il éprouvait un besoin de s'étourdir, de se fouetter, d'être
poussé à quelque résolution extrême qui calmât ses inquiétudes
d'esprit. L'odeur du cabinet, cette odeur liquoreuse, chaude de la
fumée du tabac, le grisait, lui donnait une béatitude particulière, un
abandon de lui-même, dont le bercement lui faisait accepter sans
difficulté des choses très-grosses. Il en vint à aimer les figures qui
étaient là, à les retrouver, à s'attarder à elles avec le plaisir de
l'habitude. La face douce et barbue du Robine, le profil sérieux de
Clémence, la maigreur blême de Charvet, la bosse de Logre, et Gavard,
et Alexandre, et Lacaille, entraient dans sa vie, y prenaient une
place de plus en plus grande. C'était pour lui comme une jouissance
toute sensuelle. Lorsqu'il posait la main sur le bouton de cuivre du
cabinet, il lui semblait sentir ce bouton vivre, lui chauffer les
doigts, tourner de lui-même; il n'eût pas éprouvé une sensation plus
vive, en prenant le poignet souple d'une femme.

À la vérité, il se passait des choses très-graves dans le cabinet. Un
soir, Logre, après avoir tempêté avec plus de violence que de coutume,
donna des coups de poing sur la table, en déclarant que si l'on était
des hommes, on flanquerait le gouvernement par terre. Et il ajouta
qu'il fallait s'entendre tout de suite, si l'on voulait être prêt,
quand la débâcle arriverait. Puis, les têtes rapprochées, à voix plus
basse, on convint de former un petit groupe prêt à toutes les
éventualités. Gavard, à partir de ce jour, fut persuadé qu'il faisait
partie d'une société secrète et qu'il conspirait. Le cercle ne
s'étendit pas, mais Logre promit de l'aboucher avec d'autres réunions
qu'il connaissait. À un moment, quand on tiendrait tout Paris dans la
main, on ferait danser les Tuileries. Alors, ce furent des discussions
sans fin qui durèrent plusieurs mois: questions d'organisation,
questions de but et de moyens, questions de stratégie et de
gouvernement futur. Dès que Rose avait apporté le grog de Clémence,
les chopes de Charvet et de Robine, les mazagrans de Logre, de Gavard
et de Florent, et les petits verres de Lacaille et d'Alexandre, le
cabinet était soigneusement barricadé, la séance était ouverte.

Charvet et Florent restaient naturellement les voix les plus écoutées.
Gavard n'avait pu tenir sa langue, contant peu à peu toute l'histoire
de Cayenne, ce qui mettait Florent dans une gloire de martyr. Ses
paroles devenaient des actes de foi. Un soir, le marchand de
volailles, vexé d'entendre attaquer son ami qui était absent, s'écria:

-- Ne touchez pas à Florent, il est allé à Cayenne!

Mais Charvet se trouvait très-piqué de cet avantage.

-- Cayenne, Cayenne, murmurait-il entre ses dents, on n'y était pas si
mal que ça, après tout!

Et il tentait de prouver que l'exil n'est rien, que la grande
souffrance consiste à rester dans son pays opprimé, la bouche
bâillonnée, en face du despotisme triomphant. Si, d'ailleurs, on ne
l'avait pas arrête, au 2 décembre, ce n'était pas sa faute. Il
laissait même entendre que ceux qui se font prendre sont des
imbéciles. Cette jalousie sourde en fit l'adversaire systématique de
Florent. Les discussions finissaient toujours par se circonscrire
entre eux deux. Et ils parlaient encore pendant des heures, au milieu
du silence des autres, sans que jamais l'un deux se confessât battu.

Une des questions les plus caressées était celle de la réorganisation
du pays, au lendemain de la victoire.

-- Nous sommes vainqueurs, n'est-ce pas?... commençait Gavard.

Et, le triomphe une fois bien entendu, chacun donnait son avis. Il y
avait deux camps. Charvet, qui professait l'hébertisme, avait avec lui
Logre et Robine. Florent, toujours perdu dans son rêve humanitaire, se
prétendait socialiste et s'appuyait sur Alexandre et sur Lacaille.
Quant à Gavard, il ne répugnait pas aux idées violentes; mais, comme
on lui reprochait quelquefois sa fortune, avec d'aigres plaisanteries
qui l'émotionnaient, il était communiste.

-- Il faudra faire table rase, disait Charvet de son ton bref, comme
s'il eût donné un coup de hache. Le tronc est pourri, on doit
l'abattre.

-- Oui! oui! reprenait Logre, se mettant debout pour être plus grand,
ébranlant la cloison sous les bonds de sa bosse. Tout sera fichu par
terre, c'est moi qui vous le dis... Après, on verra.

Robine approuvait de la barbe. Son silence jouissait, quand les
propositions devenaient tout à fait révolutionnaires. Ses jeux
prenaient une grande douceur au mot de guillotine; il les fermait à
demi, comme s'il voyait la chose, et qu'elle l'eût attendri; et,
alors, il grattait légèrement son menton sur la pomme de sa canne,
avec un sourd ronronnement de satisfaction.

-- Cependant, disait à son tour Florent, dont la voix gardait un son
lointain de tristesse, cependant si vous abattez l'arbre, il sera
nécessaire de garder des semences... Je crois, au contraire, qu'il
faut conserver l'arbre pour greffer sur lui la vie nouvelle... La
révolution politique est faite, voyez-vous; il faut aujourd'hui songer
au travailleur, à l'ouvrier; notre mouvement devra être tout social.
Et je vous défie bien d'arrêter cette revendication du peuple. Le
peuple est las, il veut sa part.

Ces paroles enthousiasmaient Alexandre. Il affirmait, avec sa bonne
figure réjouie, que c'était vrai, que le peuple était las.

-- Et nous voulons notre part, ajoutait Lacaille, d'un air plus
menaçant. Toutes les révolutions, c'est pour les bourgeois. Il y en a
assez, à la fin. À la première, ce sera pour nous.

Alors, on ne s'entendait plus. Gavard offrait de partager. Logre
refusait, en jurant qu'il ne tenait pas à l'argent. Puis, peu à peu,
Charvet, dominant le tumulte, continuait tout seul:

-- L'égoïsme des classes est un des soutiens les plus fermes de la
tyrannie. Il est mauvais que le peuple soit égoïste. S'il nous aide,
il aura sa part... Pourquoi voulez-vous que je me batte pour
l'ouvrier, si l'ouvrier refuse de se battre pour moi?... Puis, la
question n'est pas là. Il faut dix ans de dictature révolutionnaire,
si l'on veut habituer un pays comme la France à l'exercice de la
liberté.

-- D'autant plus, disait nettement Clémence, que l'ouvrier n'est pas
mûr et qu'il doit être dirigé.

Elle parlait rarement. Cette grande fille grave, perdue au milieu de
tous ces hommes, avait une façon professorale d'écouter parler
politique. Elle se renversait contre la cloison, buvait son grog à
petits coups, en regardant les interlocuteurs, avec des froncements de
sourcils, des gonflements de narines, toute une approbation ou une
désapprobation muettes, qui prouvaient qu'elle comprenait, qu'elle
avait des idées très-arrêtées sur les matières les plus compliquées.
Parfois, elle roulait une cigarette, soufflait du coin des lèvres des
jets de fumée minces, devenait plus attentive. Il semblait que le
débat eût lieu devant elle, et qu'elle dût distribuer des prix à la
fin. Elle croyait certainement garder sa place de femme, en réservant
son avis, en ne s'emportant pas comme les hommes. Seulement, au fort
des discussions, elle lançait une phrase, elle concluait d'un mot,
elle « rivait le clou » à Charvet lui-même, selon l'expression de
Gavard. Au fond, elle se croyait beaucoup plus forte que ces
messieurs. Elle n'avait de respect que pour Robine, dont elle couvait
le silence de ses grands yeux noirs.

Florent, pas plus que les autres, ne faisait attention à Clémence.
C'était un homme pour eux. On lui donnait des poignées de mains à lui
démancher le bras. Un soir, Florent assista aux fameux comptes. Comme
la jeune femme venait de toucher son argent, Charvet voulut lui
emprunter dix francs. Mais elle dit que non, qu'il fallait savoir où
ils en étaient auparavant. Ils vivaient sur la base du mariage libre
et de la fortune libre; chacun d'eux payait ses dépenses, strictement;
comme ça, disaient-ils, ils ne se devaient rien, ils n'étaient pas
esclaves. Le loyer, la nourriture, le blanchissage, les menus
plaisirs, tout se trouvait écrit, noté, additionné. Ce soir-là,
Clémence, vérification faite, prouva à Charvet qu'il lui devait déjà
cinq francs. Elle lui remit ensuite les dix francs, en lui disant:

-- Marques que tu m'en dois quinze, maintenant... Tu me les rendras le
5, sur les leçons du petit Léhudier.

Quand on appelait Rose pour payer, ils tiraient chacun de leur poche
les quelques sous de leur consommation. Charvet traitait même en riant
Clémence d'aristocrate, parce qu'elle prenait un grog; il disait
qu'elle voulait l'humilier, lui faire sentir qu'il gagnait moins
qu'elle, ce qui était vrai; et il y avait, au fond de son rire, une
protestation contre ce gain plus élevé, qui le rabaissait, malgré sa
théorie de l'égalité des sexes.

Si les discussions n'aboutissaient guère, elles tenaient ces messieurs
en haleine. Il sortait un bruit formidable du cabinet; les vitres
dépolies vibraient comme des peaux de tambour. Parfois, le bruit
devenait si fort que Rose, avec sa langueur, versant au comptoir un
canon à quelque blouse, tournait la tête d'inquiétude.

-- Ah bien! merci, ils se cognent là dedans, disait la blouse, en
reposant le verre sur le zinc, et en se torchant la bouche d'un revers
de main.

-- Pas de danger, répondait tranquillement monsieur Lebigre; ce sont
des messieurs qui causent.

Monsieur Lebigre, très-rude pour les autres consommateurs, les
laissait crier à leur aise, sans jamais leur faire la moindre
observation. Il restait des heures sur la banquette du comptoir, en
gilet à manches, sa grosse tête ensommeillée appuyée contre la glace,
suivant du regard Rose qui débouchait des bouteilles ou qui donnait
des coups de torchon. Les jours de belle humeur, quand elle était
devant lui, plongeant des verres dans le bassin aux rinçures, les
poignets nus, il la pinçait fortement, au gras des jambes, sans qu'on
pût le voir, ce qu'elle acceptait avec un sourire d'aise. Elle ne
trahissait même pas cette familiarité par un sursaut; lorsqu'il
l'avait pincée au sang, elle disait qu'elle n'était pas chatouilleuse.
Cependant, monsieur Lebigre, dans l'odeur devin et le ruissellement de
clartés chaudes qui l'assoupissaient, tendait l'oreille aux bruits du
cabinet. Il se levait quand les voix montaient, allait s'adosser à la
cloison; ou même il poussait la porte, il entrait, s'asseyait un
instant, en donnant une tape sur la cuisse de Gavard. Là, il
approuvait tout de la tête. Le marchand de volailles disait que, si ce
diable de Lebigre n'avait guère l'étoffe d'un orateur, on pouvait
compter sur lui « le jour du grabuge. »

Mais Florent, un matin, aux Halles, dans une querelle affreuse qui
éclata entre Rose et une poissonnière, à propos d'une bourriche de
harengs que celle-ci avait fait tomber d'un coup de coude, sans le
vouloir, l'entendit traiter de « panier à mouchard » et de « torchon
de la préfecture. » Quand il eut rétabli la paix, ou lui en dégoisa
long sur monsieur Lebigre: il était de la police; tout le quartier le
savait bien; mademoiselle Saget, avant de se servir chez lui, disait
l'avoir rencontré une fois allant au rapport; puis, c'était un homme
d'argent, un usurier qui prêtait à la journée aux marchands des quatre
saisons, et qui leur louait des voitures, en exigeant un intérêt
scandaleux. Florent fut très-ému. Le soir même, en étouffant la voix,
il crut devoir répéter ces choses à ces messieurs. Ils haussèrent les
épaules, rirent beaucoup de ses inquiétudes.

-- Ce pauvre Florent! dit méchamment Charvet, parce qu'il est allé à
Cayenne, il s'imagine que toute la police est à ses trousses.

Gavard donna sa parole d'honneur que Lebigre était « un bon, un pur. »
Mais ce fut surtout Logre qui se fâcha. Sa chaise craquait; il
déblatérait, il déclarait que ce n'était pas possible de continuer
comme cela, que si l'on accusait tout le monde d'être de la police, il
aimait mieux rester chez lui et ne plus s'occuper de politique. Est-ce
qu'on n'avait pas osé dire qu'il en était, lui, Logre! lui qui s'était
battu en 48 et en 51, qui avait failli être transporté deux fois! Et,
en criant cela, il regardait les autres, la mâchoire en avant, comme
s'il eût voulu leur clouer violemment et quand même la conviction
qu'il « n'en était pas. » Sous ses regards furibonds, les autres
protestèrent du geste. Cependant, Lacaille, en entendant traiter
monsieur Lebigre d'usurier, avait baissé la tête.

Les discussions noyèrent cet incident. Monsieur Lebigre, depuis que
Logre avait lancé l'idée d'un complot, donnait des poignées de mains
plus rudes aux habitués du cabinet. À la vérité, leur clientèle devait
être d'un maigre profit; ils ne renouvelaient jamais leurs
consommations. À l'heure du départ, ils buvaient la dernière goutte de
leur verre, sagement ménagé pendant les ardeurs des théories
politiques et sociales. Le départ, dans le froid humide de la nuit,
était tout frissonnant, ils restaient un instant sur le trottoir, les
yeux brûlés, les oreilles assourdies, comme surpris par le silence
noir de la rue. Derrière eux, Rose mettait les boulons des volets.
Puis, quand ils s'étaient serré les mains, épuisés, ne trouvant plus
un mot, ils se séparaient, mâchant encore des arguments, avec le
regret de ne pouvoir s'enfoncer mutuellement leur conviction dans la
gorge. Le dos rond de Robine moutonnait, disparaissait du côté de la
rue Rambuteau; tandis que Charvet et Clémence s'en allaient par les
Halles, jusqu'au Luxembourg, côte à côte, faisant sonner militairement
leurs talons, en discutant encore quelque point de politique ou de
philosophie, sans jamais se donner le bras.

Le complot mûrissait lentement. Au commencement de l'été, il n'était
toujours question que de la nécessité de « tenter le coup. » Florent,
qui, dans les premiers temps, éprouvait une sorte de méfiance, finit
par croire à la possibilité d'un mouvement révolutionnaire. Il s'en
occupait très-sérieusement, prenant des notes, faisant des plans
écrits. Les autres parlaient toujours. Lui, peu à peu, concentra sa
vie dans l'idée fixe dont il se battait le crâne chaque soir, au point
qu'il mena son frère Quenu chez monsieur Lebigre, naturellement, sans
songer à mal. Il le traitait toujours un peu comme son élève, il dut
même penser qu'il avait le devoir de le lancer dans la bonne voie.
Quenu était absolument neuf en politique. Mais au bout de cinq ou six
soirées, il se trouva à l'unisson. Il montrait une grande docilité,
une sorte de respect pour les conseils de son frère, quand la belle
Lisa n'était pas là. D'ailleurs, ce qui le séduisit, avant tout, ce
fut la débauche bourgeoise de quitter sa charcuterie, de venir
s'enfermer dans ce cabinet où l'on criait si fort, et où la présence
de Clémence mettait pour lui une pointe d'odeur suspecte et
délicieuse. Aussi bâclait-il ses andouilles maintenant, afin
d'accourir plus vite, ne voulant pas perdre un mot de ces discussions
qui lui semblaient très-fortes, sans qu'il pût souvent les suivre
jusqu'au bout. La belle Lisa s'apercevait très bien de sa hâte à s'en
aller. Elle ne disait encore rien. Quand Florent l'emmenait, elle
venait sur le seuil de la porte les voir entrer chez monsieur Lebigre,
un peu pâle, les yeux sévères.

Mademoiselle Saget, un soir, reconnut de sa lucarne l'ombre de Quenu
sur les vitres dépolies de la grande fenêtre du cabinet donnant rue
Pirouette. Elle avait trouvé là un poste d'observation excellent, en
face de cette sorte de transparent laiteux, où se dessinaient les
silhouettes de ces messieurs, avec des nez subits, des mâchoires
tendues qui jaillissaient, des bras énormes qui s'allongeaient
brusquement, sans qu'on aperçût les corps. Ce démanchement surprenant
de membres, ces profils muets et furibonds trahissant au dehors les
discussions ardentes du cabinet, la tenaient derrière ses rideaux de
mousseline jusqu'à ce que le transparent devînt noir. Elle flairait là
« un coup de mistoufle. » Elle avait fini par connaître les ombres,
aux mains, aux cheveux, aux vêtements. Dans ce pêle-mêle de poings
fermés, de têtes coléreuses, d'épaules gonflées, qui semblaient se
décoller et rouler les unes sur les autres, elle disait nettement:
« Ça, c'est le grand dadais de cousin; ça, c'est ce vieux grigou de
Gavard, et voilà le bossu, et voilà cette perche de Clémence. » Puis,
lorsque les silhouettes s'échauffaient, devenaient absolument
désordonnées, elle était prise d'un besoin irrésistible de descendre,
d'aller voir. Elle achetait son cassis le soir, sous le prétexte
qu'elle se sentait « toute chose, » le matin; il le lui fallait,
disait-elle, au saut du lit. Le jour où elle vit la tête lourde de
Quenu, barrée à coups nerveux par le mince poignet de Charvet, elle
arriva chez monsieur Lebigre très-essoufflée, elle fit rincer sa
petite bouteille par Rose, afin de gagner du temps. Cependant, elle
allait remonter chez elle, lorsqu'elle entendit la voix du charcutier
dire avec une netteté enfantine:

-- Non, il n'en faut plus... On leur donnera un coup de torchon
solide, à ce tas de farceurs de députés et de ministres, à tout le
tremblement, enfin!

Le lendemain, dès huit heures, mademoiselle Saget était à la
charcuterie. Elle y trouva madame Lecoeur et la Sarriette, qui
plongeaient le nez dans l'étuve, achetant des saucisses chaudes pour
leur déjeuner. Comme la vieille fille les avait entraînées dans sa
querelle contre la belle Normande, à propos de la limande de dix sous,
elles s'étaient du coup remises toutes deux avec la belle Lisa.
Maintenant la poissonnière ne valait pas gros comme ça de beurre. Et
elles tapaient sur les Méhudin, des filles de rien qui n'en voulaient
qu'à l'argent des hommes. La vérité était que mademoiselle Saget avait
laissé entendre à madame Lecoeur que Florent repassait parfois une des
deux soeurs à Gavard, et qu'à eux quatre, ils faisaient des parties à
crever chez Baratte, bien entendu avec les pièces de cent sous du
marchand de volailles. Madame Lecoeur en resta dolente, les yeux
jaunes de bile.

Ce matin-là, c'était à madame Quenu que la vieille fille voulait
porter un coup. Elle tourna devant le comptoir; puis, de sa voix la
plus douce:

-- J'ai vu monsieur Quenu hier soir, dit-elle. Ah bien! allez, ils
s'amusent, dans ce cabinet, où ils font tant de bruit.

Lisa s'était tournée du côté de la rue, l'oreille très-attentive, mais
ne voulant sans doute pas écouter de face. Mademoiselle Saget fit une
pause, espérant qu'on la questionnerait. Elle ajouta plus bas:

-- Ils ont une femme avec eux... Oh! pas monsieur Quenu, je ne dis pas
ça, je ne sais pas...

-- C'est Clémence, interrompit la Sarriette, une grande sèche, qui
fait la dinde, parce qu'elle est allée en pension. Elle est avec un
professeur râpé... Je les ai vus ensemble; ils ont toujours l'air de
se conduire au poste.

-- Je sais, je sais, reprit la vieille, qui connaissait son Charvet et
sa Clémence à merveille, et qui parlait uniquement pour inquiéter la
charcutière.

Celle-ci ne bronchait pas. Elle avait l'air de regarder quelque chose
de très-intéressant, dans les Halles. Alors, l'autre employa les
grands moyens. Elle s'adressa à madame Lecoeur:

-- Je voulais vous dire, vous feriez bien de conseiller à votre
beau-frère d'être prudent. Ils crient des choses à faire trembler,
dans ce cabinet. Les hommes, vraiment, ça n'est pas raisonnable, avec
leur politique. Si on les entendait, n'est-ce pas? ça pourrait
très-mal tourner pour eux.

-- Gavard fait ce qui lui plaît, soupira madame Lecoeur. Il ne manque
plus que ça. L'inquiétude m'achèvera, s'il se fait jamais jeter en
prison.

Et une lueur parut dans ses yeux brouillés. Mais la Sarriette riait,
secouant sa petite figure toute fraîche de l'air du matin.

-- C'est Jules, dit-elle, qui les arrange, ceux qui disent du mal de
l'empire... Il faudrait les flanquer tous à la Seine, parce que, comme
il me l'a expliqué, il n'y a pas avec eux un seul homme comme il faut.

-- Oh! continua mademoiselle Saget, ce n'est pas un grand mal, tant
que les imprudences tombent dans les oreilles d'une personne comme
moi. Vous savez, je me laisserais plutôt couper la main... Ainsi, hier
soir, monsieur Quenu disait...

Elle s'arrêta encore. Lisa avait eu un léger mouvement.

-- Monsieur Quenu disait qu'il fallait fusiller les ministres, les
députés, et tout le tremblement.

Cette fois, la charcutière se tourna brusquement, toute blanche, les
mains serrées sur son tablier.

-- Quenu a dit ça? demanda-t-elle d'une voix brève.

-- Et d'autres choses encore dont je ne me souviens pas. Vous
comprenez, c'est moi qui l'ai entendu.... Ne vous tourmentez donc pas
comme ça, madame Quenu. Vous savez qu'avec moi, rien ne sort; je suis
assez grande fille pour peser ce qui conduirait un homme trop loin...
C'est entre nous.

Lisa s'était remise. Elle avait l'orgueil de la paix honnête de son
ménage, elle n'avouait pas le moindre nuage entre elle et son mari.
Aussi finit-elle par hausser les épaules, en murmurant, avec un
sourire:

-- C'est des bêtises à faire rire les enfants.

Quand les trois femmes furent sur le trottoir, elles convinrent que la
belle Lisa avait fait une drôle de mine. Tout ça, le cousin, les
Méhudin, Gavard, le Quenu, avec leurs histoires auxquelles personne ne
comprenait rien, ça finirait mal. Madame Lecoeur demanda ce qu'on
faisait des gens arrêtés « pour la politique. » Mademoiselle Saget
savait seulement qu'ils ne paraissaient plus, plus jamais; ce qui
poussa la Sarriette à dire qu'on les jetait peut-être à la Seine,
comme Jules le demandait.

La charcutière, au déjeuner et au dîner, évita toute allusion. Le
soir, quand Florent et Quenu s'en allèrent chez monsieur Lebigre, elle
ne parut pas avoir plus de sévérité dans les yeux. Mais justement, ce
soir-là, la question de la prochaine constitution fut débattue, et il
était une heure du matin, lorsque ces messieurs se décidèrent à
quitter le cabinet; les volets étaient mis, ils durent passer par la
petite porte, un à un, en arrondissant l'échine. Quenu rentra, la
conscience inquiète. Il ouvrit les trois ou quatre portes du logement,
le plus doucement possible, marchant sur la pointe des pieds,
traversant le salon, les bras tendus, pour ne pas heurter les meubles.
Tout dormait. Dans la chambre, il fut très-contrarié de voir que Lisa
avait laissé la bougie allumée; cette bougie brûlait au milieu du
grand silence, avec une flamme haute et triste. Comme il ôtait ses
souliers et les posait sur un coin du tapis, la pendule sonna une
heure et demie, d'un timbre si clair, qu'il se retourna consterné,
redoutant de faire un mouvement, regardant d'un air de furieux
reproche le Gutenberg doré qui luisait, le doigt sur un livre. Il ne
voyait que le dos de Lisa, avec sa tête enfouie dans l'oreiller; mais
il sentait bien qu'elle ne dormait pas, qu'elle devait avoir les yeux
tout grands ouverts, sur le mur. Ce dos énorme, très-gras aux épaules,
était blême, d'une colère contenue; il se renflait, gardait
l'immobilité et le poids d'une accusation sans réplique. Quenu, tout à
fait décontenancé par l'extrême sévérité de ce dos qui semblait
l'examiner avec la face épaisse d'un juge, se coula sous les
couvertures, souffla la bougie, se tint sage. Il était resté sur le
bord, pour ne point toucher sa femme. Elle ne dormait toujours pas, il
l'aurait juré. Puis, il céda au sommeil, désespéré de ce qu'elle ne
parlait point, n'osant lui dire bonsoir, se trouvant sans force contre
cette masse implacable qui barrait le lit à ses soumissions.

Le lendemain, il dormit tard. Quand il s'éveilla, l'édredon au menton,
vautré au milieu du lit, il vit Lisa, assise devant le secrétaire, qui
mettait des papiers en ordre; elle s'était levée, sans qu'il s'en
aperçût, dans le gros sommeil de son dévergondage de la veille. Il
prit courage, il lui dit, du fond de l'alcôve:

-- Tiens! pourquoi ne m'as-tu pas réveillé?... Qu'est-ce que tu fais
là?

-- Je range ces tiroirs, répondit-elle, très-calme, de sa voix
ordinaire.

Il se sentit soulagé. Mais elle ajouta:

-- On ne sait pas ce qui peut arriver; si la police venait...

-- Comment, la police?

-- Certainement, puisque tu t'occupes de politique, maintenant.

Il s'assit sur son séant, hors de lui, frappé en pleine poitrine par
cette attaque rude et imprévue.

-- Je m'occupe de politique, je m'occupe de politique, répétait-il; la
police n'a rien à voir là dedans, je ne me compromets pas.

-- Non, reprit Lisa avec un haussement d'épaules, tu parles simplement
de faire fusiller tout le monde.

-- Moi! moi!

-- Et tu cries cela chez un marchand de vin... Mademoiselle Saget t'a
entendu. Tout le quartier, à cette heure sait que tu es un rouge.

Du coup, il se recoucha. Il n'était pas encore bien éveillé. Les
paroles de Lisa retentissaient, comme s'il eût déjà entendu les fortes
bottes des gendarmes, à la porte de la chambre. Il la regardait,
coiffée, serrée dans son corset, sur son pied de toilette habituel, et
il s'ahurissait davantage, à la trouver si correcte dans cette
circonstance dramatique.

-- Tu le sais, je te laisse absolument libre, reprit-elle après un
silence, tout en continuant à classer les papiers; je ne veux pas
porter les culottes, comme on dit... Tu es le maître, tu peux risquer
ta situation, compromettre notre crédit, ruiner la maison... Moi, je
n'aurai plus tard qu'à sauvegarder les intérêts de Pauline.

Il protesta, mais elle le fit taire du geste, en ajoutant:

-- Non, ne dis rien, ce n'est pas une querelle, pas même une
explication, que je provoque... Ah! si tu m'avais demandé conseil, si
nous avions causé de ça ensemble, je ne dis pas! On a tort de croire
que les femmes n'entendent rien à la politique... Veux-tu que je te la
dise, ma politique, à moi?

Elle s'était levée, elle allait du lit à la fenêtre, enlevant du doigt
les grains de poussière qu'elle apercevait sur l'acajou luisant de
l'armoire à glace et de la toilette-commode.

-- C'est la politique des honnêtes gens... Je suis reconnaissante au
gouvernement, quand mon commerce va bien, quand je mange ma soupe
tranquille, et que je dors sans être réveillée par des coups de
fusil... C'était du propre, n'est-ce pas, en 48? L'oncle Gradelle, un
digne homme, nous a montré ses livres de ce temps-là. Il a perdu plus
de six mille francs... Maintenant que nous avons l'empire, tout
marche, tout se vend. Tu ne peux pas dire le contraire... Alors,
qu'est-ce que vous voulez? qu'est-ce que vous aurez de plus, quand
vous aurez fusillé tout le monde?

Elle se planta devant la table de nuit, les mains croisées, en face de
Quenu, qui disparaissait sous l'édredon. Il essaya d'expliquer ce que
ces messieurs voulaient; mais il s'embarrassait dans les systèmes
politiques et sociaux de Charvet et de Florent; il parlait des
principes méconnus, de l'avènement de la démocratie, de la
régénération des sociétés, mêlant le tout d'une si étrange façon, que
Lisa haussa les épaules, sans comprendre. Enfin, il se sauva en tapant
sur l'empire: c'était le règne de la débauche, des affaires véreuses,
du vol à main armée.

-- Vois-tu, dit-il en se souvenant d'une phrase de Logre, nous sommes
la proie d'une bande d'aventuriers qui pillent, qui violent, qui
assassinent la France... Il n'en faut plus!

Lisa haussait toujours les épaules.

-- C'est tout ce que tu as à dire? demanda-t-elle avec son beau
sang-froid. Qu'est-ce que ça me fait, ce que tu racontes là? Quand ce
serait vrai, après?... Est-ce que je te conseille d'être un malhonnête
homme, moi? Est-ce que je te pousse à ne pas payer tes billets, à
tromper les clients, à entasser trop vite des pièces de cent sous mal
acquises?... Tu me ferais mettre en colère, à la fin! Nous sommes de
braves gens, nous autres, qui ne pillons et qui n'assassinons
personne. Cela suffit. Les autres, ça ne me regarde pas; qu'ils soient
des canailles, s'ils veulent!

Elle était superbe et triomphante. Elle se remit à marcher, le buste
haut, continuant:

-- Pour faire plaisir à ceux qui n'ont rien, il faudrait alors ne pas
gagner sa vie... Certainement que je profite du bon moment et que je
soutiens le gouvernement qui fait aller le commerce. S'il commet de
vilaines choses, je ne veux pas le savoir. Moi, je sais que je n'en
commets pas, je ne crains point qu'on me montre au doigt dans le
quartier. Ce serait trop bête de se battre contre des moulins à
vent... Tu te souviens, aux élections, Gavard disait que le candidat
de l'empereur était un homme qui avait fait faillite, qui se trouvait
compromis dans de sales histoires. Ça pouvait être vrai, je ne dis pas
non. Tu n'en as pas moins très-sagement agi en votant pour lui, parce
que la question n'était pas là, qu'on ne te demandait pas de prêter de
l'argent, ni de faire des affaires avec ce monsieur, mais de montrer
au gouvernement que tu étais satisfait de voir prospérer la
charcuterie.

Cependant Quenu se rappelait une phrase de Charvet, cette fois, qui
déclarait que « ces bourgeois empâtés, ces boutiquiers engraissés,
prêtant leur soutien à un gouvernement d'indigestion générale,
devaient être jetés les premiers au cloaque. » C'était grâce à eux,
grâce à leur égoïsme du ventre, que le despotisme s'imposait et
rongeait une nation. Il lâchait d'aller jusqu'au bout de la phrase,
quand Lisa lui coupa la parole, emportée par l'indignation.

-- Laisse donc! ma conscience ne me reproche rien. Je ne dois pas un
sou, je ne suis dans aucun tripotage, j'achète et je vends de bonne
marchandise, je ne fais pas payer plus cher que le voisin... C'est bon
pour nos cousins, les Saccard, ce que tu dis là. Ils font semblant de
ne pas même savoir que je suis à Paris; mais je suis plus fière
qu'eux, je me moque pas mal de leurs millions. On dit que Saccard
trafique dans les démolitions, qu'il vole tout le monde. Ça ne
m'étonne pas, il partait pour ça. Il aime l'argent à se rouler dessus,
pour le jeter ensuite par les fenêtres, comme un imbécile... Qu'on
mette en cause les hommes de sa trempe, qui réalisent des fortunes
trop grosses, je le comprends. Moi, si tu veux le savoir, je n'estime
pas Saccard... Mais nous, nous qui vivons si tranquilles, qui mettrons
quinze ans à amasser une aisance, nous qui ne nous occupons pas de
politique, dont tout le souci est d'élever notre fille et de mener à
bien notre barque! allons donc, tu veux rire, nous sommes d'honnêtes
gens!

Elle vint s'asseoir au bord du lit. Quenu était ébranlé.

-- Écoute-moi bien, reprit-elle d'une voix plus profonde. Tu ne veux
pas, je pense, qu'on vienne piller ta boutique, vider ta cave, voler
ton argent? Si ces hommes de chez monsieur Lebigre triomphaient,
crois-tu que le lendemain, tu serais chaudement couché comme tu es là?
et quand tu descendrais à la cuisine, crois-tu que tu te mettrais
paisiblement à tes galantines, comme tu le feras tout à l'heure? Non,
n'est-ce pas?... Alors, pourquoi parles-tu de renverser le
gouvernement, qui te protège et te permet de faire des économies? Tu
as une femme, tu as une fille, tu te dois à elles avant tout. Tu
serais coupable, si tu risquais leur bonheur. Il n'y a que les gens
sans feu ni lieu, n'ayant rien à perdre, qui veulent des coups de
fusil. Tu n'entends pas être le dindon de la farce, peut-être! Reste
donc chez toi, grande bête, dors bien, mange bien, gagne de l'argent,
aie la conscience tranquille, dis-toi que la France se débarbouillera
toute seule, si l'empire la tracasse. Elle n'a pas besoin de toi, la
France!

Elle riait de son beau rire, Quenu était tout à fait convaincu. Elle
avait raison, après tout; et c'était une belle femme, sur le bord du
lit, peignée de si bonne heure, si propre et si fraîche, avec son
linge éblouissant. En écoutant Lisa, il regardait leurs portraits, aux
deux côtés de la cheminée; certainement, ils étaient des gens
honnêtes, ils avaient l'air très comme il faut, habillés de noir, dans
les cadres dorés. La chambre, elle aussi, lui parut une chambre de
personnes distinguées; les carrés de guipure mettaient une sorte de
probité sur les chaises; le tapis, les rideaux, les vases de
porcelaine à paysages, disaient leur travail et leur goût du
confortable. Alors, il s'enfonça davantage sous l'édredon, où il
cuisait doucement, dans une chaleur de baignoire. Il lui sembla qu'il
avait failli perdre tout cela chez monsieur Lebigre, son lit énorme,
sa chambre si bien close, sa charcuterie, à laquelle il songeait
maintenant avec des remords attendris. Et, de Lisa, des meubles, de
ces choses douces qui l'entouraient, montait un bien-être qui
l'étouffait un peu, d'une façon délicieuse.

-- Bêta, lui dit sa femme en le voyant vaincu, tu avais pris un beau
chemin. Mais, vois-tu, il aurait fallu nous passer sur le corps à
Pauline et à moi... Et ne te mêle plus de juger le gouvernement,
n'est-ce pas? Tous les gouvernements sont les mêmes, d'abord. On
soutient celui-là, on en soutiendrait un autre, c'est nécessaire. Le
tout, quand on est vieux, est de manger ses rentes en paix, avec la
certitude de les avoir bien gagnées.

Quenu approuvait de la tête. Il voulut commencer une justification.

-- C'est Gavard..., murmura-t-il.

Mais elle devint sérieuse, elle l'interrompit avec brusquerie.

-- Non, ce n'est pas Gavard... Je sais qui c'est. Celui-là ferait bien
de songer à sa propre sûreté, avant de compromettre les autres.

-- C'est de Florent que tu veux parler? demanda timidement Quenu,
après un silence.

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle se leva, retourna au
secrétaire, comme faisant effort pour se contenir. Puis, d'une voix
nette:

-- Oui, de Florent... Tu sais combien je suis patiente. Pour rien au
monde, je ne voudrais me mettre entre ton frère et toi. Les liens de
famille, c'est sacré. Mais la mesure est comble, à la fin. Depuis que
ton frère est ici, tout va de mal en pis... D'ailleurs, non, je ne
veux rien dire, ça vaudra mieux.

Il y eut un nouveau silence. Et, comme son mari regardait le plafond
de l'alcôve, l'air embarrassé, elle reprit avec plus de violence:

-- Enfin, on ne peut pas dire, il ne semble pas même comprendre ce que
nous faisons pour lui. Nous nous sommes gênés, nous lui avons donné la
chambre d'Augustine, et la pauvre fille couche sans se plaindre dans
un cabinet où elle manque d'air. Nous le nourrissons matin et soir,
nous sommes aux petits soins... Rien. Il accepte cela naturellement.
Il gagne de l'argent, et on ne sait seulement pas où ça passe, ou
plutôt on ne le sait que trop.

-- Il y a l'héritage, hasarda Quenu, qui souffrait d'entendre accuser
son frère.

Lisa resta toute droite, comme étourdie. Sa colère tomba.

-- Tu as raison, il y a l'héritage... Voilà le compte, dans ce tiroir.
Il n'en a pas voulu, tu étais là, tu te souviens? Cela prouve que
c'est un garçon sans cervelle et sans conduite. S'il avait la moindre
idée, il aurait déjà fait quelque chose avec cet argent... Moi, je
voudrais bien ne plus l'avoir, ça nous débarrasserait... Je lui en ai
déjà parlé deux fois; mais il refuse de m'écouter. Tu devrais le
décider à le prendre, toi... Tâche d'en causer avec lui, n'est-ce pas?

Quenu répondit par un grognement, Lisa évita d'insister, ayant mis,
croyait-elle, toute l'honnêteté de son côté.

-- Non, ce n'est pas un garçon comme un autre, recommença-t-elle. Il
n'est pas rassurant, que veux-tu! Je le dis ça, parce que nous en
causons... Je ne m'occupe pas de sa conduite, qui fait déjà beaucoup
jaser sur nous dans le quartier. Qu'il mange, qu'il couche, qu'il nous
gêne, on peut le tolérer. Seulement, ce que je ne lui permettrai pas,
c'est de nous fourrer dans sa politique. S'il le monte encore la tête,
s'il nous compromet le moins du monde, je t'avertis que je me
débarrasserai de lui carrément... Je t'avertis, tu comprends!

Florent était condamné. Elle faisait un véritable effort pour ne pas
se soulager, laisser couler le flot de rancune amassée qu'elle avait
sur le coeur. Il heurtait tous ses instincts, la blessait,
l'épouvantait, la rendait véritablement malheureuse. Elle murmura
encore:

-- Un homme qui a eu les plus vilaines aventures, qui n'a pas su se
créer seulement un chez lui... je comprends qu'il veuille des coups de
fusil. Qu'il aille en recevoir, s'il les aime; mais qu'il laisse les
braves gens à leur famille... Puis il ne me plaît pas, voilà! Il sent
le poisson, le soir, à table. Ça m'empêche de manger. Lui, n'en perd
pas une bouchée; et pour ce que ça lui profite! Il ne peut pas
seulement engraisser, le malheureux, tant il est rongé de méchanceté.

Elle s'était approchée de la fenêtre. Elle vit Florent qui traversait
la rue Rambuteau, pour se rendre à la poissonnerie. L'arrivage de la
marée débordait, ce matin-là; les mannes avaient de grandes moires
d'argent, les criées grondaient. Lisa suivit les épaules pointues de
son beau-frère entrant dans les odeurs fortes des Halles, l'échine
pliée, avec cette nausée de l'estomac qui lui montait aux tempes; et
le regard dont elle l'accompagnait était celui d'une combattante,
d'une femme résolue au triomphe.

Quand elle se retourna, Quenu se levait. En chemise, les pieds dans la
douceur du tapis de mousse, encore tout chaud de la bonne chaleur de
l'édredon, il était blême, affligé de la mésintelligence de son frère
et de sa femme. Mais Lisa eut un de ses beaux sourires. Elle le toucha
beaucoup en lui donnant ses chaussettes.



IV


Marjolin fut trouvé au marché des Innocents, dans un tas de choux,
sous un chou blanc, énorme, et dont une des grandes feuilles rabattues
cachait son visage rose d'enfant endormi. On ignora toujours quelle
main misérable l'avait posé là. C'était déjà un petit bonhomme de deux
à trois ans, très-gras, très-heureux de vivre, mais si peu précoce, si
empâté, qu'il bredouillait à peine quelque mots, ne sachant que
sourire. Quand une marchande de légumes le découvrit sous le grand
chou blanc, elle poussa un tel cri de surprise, que les voisines
accoururent, émerveillées; et lui, il tendait les mains, encore en
robe, roulé dans un morceau de couverture. Il ne put dire qui était sa
mère. Il avait dos yeux étonnés, en se serrant contre l'épaule d'une
grosse tripière qui l'avait pris entre les bras. Jusqu'au soir, il
occupa le marché. Il s'était rassuré, il mangeait des tartines, il
riait à toutes les femmes. La grosse tripière le garda; puis, il passa
à une voisine; un mois plus tard, il couchait chez une troisième.
Lorsqu'on lui demandait: « Où est ta mère? » il avait un geste
adorable: sa main faisait le tour, montrant les marchandes toutes à la
fois. Il fut l'enfant des Halles, suivant les jupes de l'une ou de
l'autre, trouvant toujours un coin dans un lit, mangeant la soupe un
peu partout, habillé à la grâce de Dieu, et ayant quand même des sous
au fond de ses poches percées. Une belle fille rousse, qui vendait des
plantes officinales, l'avait appelé Marjolin, sans qu'on sût pourquoi.

Marjolin allait avoir quatre ans, lorsque la mère Chantemesse fit à
son tour la trouvaille d'une petite fille, sur le trottoir de la rue
Saint-Denis, au coin du marché. La petite pouvait avoir deux ans, mais
elle bavardait déjà comme une pie, écorchant les mots dans son babil
d'enfant; si bien que la mère Chantemesse crut comprendre qu'elle
s'appelait Cadine, et que sa mère, la veille au soir, l'avait assise
sous une porte, en lui disant de l'attendre. L'enfant avait dormi là;
elle ne pleurait pas, elle racontait qu'on la battait. Puis, elle
suivit la mère Chantemesse, bien contente, enchantée de cette grande
place, où il y avait tant de monde et tant de légumes. La mère
Chantemesse, qui vendait au petit tas, était une digne femme,
très-bourrue, touchant déjà à la soixantaine; elle adorait les
enfants, ayant perdu trois garçons au berceau. Elle pensa que « cette
roulure-là semblait une trop mauvaise gale pour crever, » et elle
adopta Cadine.

Mais, un soir, comme la mère Chantemesse s'en allait, tenant Cadine
delà main droite, Marjolin lui prit sans façon la main gauche.

-- Eh! mon garçon, dit la vieille en s'arrêtant, la place est
donnée... Tu n'es donc plus avec la grande Thérèse! Tu es un fameux
coureur, sais-tu?

Il la regardait, avec son rire, sans la lâcher. Elle ne put rester
grondeuse, tant il était joli et bouclé. Elle murmura:

-- Allons, venez, marmaille... Je vous coucherai ensemble.

Et elle arriva rue au Lard, où elle demeurait, avec un enfant de
chaque main. Marjolin s'oublia chez la mère Chantemesse. Quand ils
faisaient par trop de tapage, elle leur allongeait quelques taloches,
heureuse de pouvoir crier, de se fâcher, de les débarbouiller, de les
fourrer sous la même couverture. Elle leur avait installé un petit
lit, dans une vieille voiture de marchand des quatre saisons, dont les
roues et les brancards manquaient. C'était comme un large berceau, un
peu dur, encore tout odorant des légumes qu'elle y avait longtemps
tenus frais sous des linges mouillés. Cadine et Marjolin dormirent là,
à quatre ans, aux bras l'un de l'autre.

Alors, ils grandirent ensemble, on les vit toujours les mains à la
taille. La nuit, la mère Chantemesse les entendait qui bavardaient
doucement. La voix flûtée de Cadine, pendant des heures, racontait des
choses sans fin, que Marjolin écoutait avec des étonnements plus
sourds. Elle était très-méchante, elle inventait des histoires pour
lui faire peur, lui disait que, l'antre nuit, elle avait vu un homme
tout blanc, au pied de leur lit, qui les regardait, en tirant une
grande langue rouge. Marjolin suait d'angoisse, lui demandait des
détails; et elle se moquait de lui, elle finissait par l'appeler
« grosse bête. » D'autres fois, ils n'étaient pas sages, ils se
donnaient des coups de pieds, sous les couvertures; Cadine repliait
les jambes, étouffait ses rires, quand Marjolin, de toutes ses forces,
la manquait et allait taper dans le mur. Il fallait, ces fois-là, que
la mère Chantemesse se levât pour border les couvertures; elle les
endormait tous les deux d'une calotte, sur l'oreiller. Le lit fut
longtemps ainsi pour eux un lieu de récréation; ils y emportaient
leurs joujoux, ils y mangeaient des carottes et des navets volés;
chaque matin, leur mère adoptive était toute surprise d'y trouver des
objets étranges, des cailloux, des feuilles, des trognons de pommes,
des poupées faites avec des bouts de chiffon. Et, les jours de grands
froids, elle les laissait là, endormis, la tignasse noire de Cadine
mêlée aux boucles blondes de Marjolin, les bouches si près l'une de
l'autre, qu'ils semblaient se réchauffer de leur haleine.

Cette chambre de la rue au Lard était un grand galetas, délabré,
qu'une seule fenêtre, aux vitres dépolies par les pluies, éclairait.
Les enfants y jouaient à cache-cache, dans la haute armoire de noyer
et sous le lit colossal de la mère Chantemesse. Il y avait encore deux
ou trois tables, sous lesquelles ils marchaient à quatre pattes.
C'était charmant, parce qu'il n'y faisait pas clair, et que des
légumes traînaient dans les coins noirs. La rue au Lard, elle aussi,
était bien amusante, étroite, peu fréquentée, avec sa large arcade qui
s'ouvre sur la rue de la Lingerie. La porte de la maison se trouvait à
côté même de l'arcade, une porte basse, dont le battant ne s'ouvrait
qu'à demi sur les marches grasses d'un escalier tournant. Cette
maison, à auvent, qui se renflait, toute sombre d'humidité, avec la
caisse verdie des plombs, à chaque étage, devenait, elle aussi, un
grand joujou. Cadine et Marjolin passaient leurs matinées à jeter d'en
bas des pierres, de façon à les lancer dans les plombs; les pierres
descendaient alors le long des tuyaux de descente, en faisant un
tapage très-réjouissant. Mais ils cassèrent deux vitres, et ils
emplirent les tuyaux de cailloux, à tel point que la mère Chantemesse,
qui habitait la maison depuis quarante-trois ans, faillit recevoir
congé.

Cadine et Marjolin s'attaquèrent alors aux tapissières, aux baquets,
aux camions, qui stationnaient dans la rue déserte. Ils montaient sur
les roues, se balançaient aux bouts de chaîne, escaladaient les
caisses, les paniers entassés. Les arrière-magasins des
commissionnaires de la rue de la Poterie ouvraient là de vastes salles
sombres, qui s'emplissaient et se vidaient en un jour, ménageant à
chaque heure de nouveaux trous charmants, des cachettes, ou les gamins
s'oubliaient dans l'odeur des fruits secs, des oranges, des pommes
fraîches. Puis, ils se lassaient, ils allaient retrouver la mère
Chantemesse, sur le carreau des Innocents. Ils y arrivaient, bras
dessus, bras dessous, traversant les rues avec des rires, au milieu
des voitures, sans avoir peur d'être écrasés. Ils connaissaient le
pavé, enfonçant leurs petites jambes jusqu'aux genoux dans les fanes
de légumes; ils ne glissaient pas, ils se moquaient, quand quelque
roulier, aux souliers lourds, s'étalait les quatre fers en l'air, pour
avoir marché sur une queue d'artichaut. Ils étaient les diables roses
et familiers de ces rues grasses. On ne voyait qu'eux. Par les temps
de pluie, ils se promenaient gravement, sous un immense parasol tout
en loques, dont la marchande au petit tas avait abrité son éventaire
pendant vingt ans; ils le plantaient gravement dans un coin du marché,
ils appelaient ça « leur maison. » Les jours de soleil, ils
galopinaient, à ne plus pouvoir remuer le soir; ils prenaient des
bains de pieds dans la fontaine, faisaient des écluses en barrant les
ruisseaux, se cachaient sous des tas de légumes, restaient là, au
frais, à bavarder, comme la nuit, dans leur lit. On entendait souvent
sortir, en passant à côté d'une montagne de laitues ou de romaines, un
caquetage étouffé. Lorsqu'on écartait les salades, on les apercevait,
allongés côte à côte, sur leur couche de feuilles, l'oeil vif,
inquiets comme des oiseaux découverts au fond d'un buisson.
Maintenant, Cadine ne pouvait se passer de Marjolin, et Marjolin
pleurait, quand il perdait Cadine. S'ils venaient à être séparés, ils
se cherchaient derrière toutes les jupes des Halles, dans les caisses,
sous les choux. Ce fut surtout sous les choux qu'ils grandirent et
qu'ils s'aimèrent.

Marjolin allait avoir huit ans, et Cadine six, quand la mère
Chantemesse leur fit honte de leur paresse. Elle leur dit qu'elle les
associait à sa vente au petit tas; elle leur promit un sou par jour,
s'ils voulaient l'aider à éplucher ses légumes. Les premiers jours,
les enfants eurent un beau zèle. Ils s'établissaient aux deux côtés de
l'éventaire, avec des couteaux étroits, très attentifs à la besogne.
La mère Chantemesse avait la spécialité des légumes épluchés; elle
tenait, sur sa table tendue d'un bout de lainage noir mouillé, des
alignements de pommes de terre, de navets, de carottes, d'oignons
blancs, rangés quatre par quatre, en pyramide, trois pour la base, un
pour la pointe, tout prêts à être mis dans les casseroles des
ménagères attardées. Elle avait aussi des paquets ficelés pour le
pot-au-feu, quatre poireaux, trois carottes, un panais, deux navets,
deux brins de céleri; sans parler de la julienne fraîche coupée très
fine sur des feuilles de papier, des choux taillés en quatre, des tas
de tomates et des tranches de potiron qui mettaient des étoiles rouges
et des croissants d'or dans la blancheur des autres légumes lavés à
grande eau. Cadine se montra beaucoup plus habile que Marjolin, bien
qu'elle fût plus jeune; elle enlevait aux pommes de terre une pelure
si mince, qu'on voyait le jour à travers; elle ficelait les paquets
pour le pot-au-feu d'une si gentille façon, qu'ils ressemblaient à des
bouquets; enfin, elle savait faire des petits tas qui paraissaient
très-gros, rien qu'avec trois carottes ou trois navets. Les passants
s'arrêtaient en riant, quand elle criait de sa voix pointue de gamine:

-- Madame, madame, venez me voir... À deux sous, mon petit tas!

Elle avait des pratiques, ses petits tas étaient très-connus. La mère
Chantemesse, assise entre les deux enfants, riait d'un rire intérieur,
qui lui faisait monter la gorge au menton, à les voir si sérieux à la
besogne. Elle leur donnait religieusement leur sou par jour. Mais les
petits tas finirent par les ennuyer. Ils prenaient de l'âge, ils
rêvaient des commerces plus lucratifs. Marjolin restait enfant
très-tard, ce qui impatientait Cadine. Il n'avait pas plus d'idée
qu'un chou, disait-elle. Et, à la vérité, elle avait beau inventer
pour lui des moyens de gagner de l'argent, il n'en gagnait point, il
ne savait pas même faire une commission. Elle, était très-rouée. À
huit ans, elle se fit enrôler par une de ces marchandes qui s'assoient
sur un banc, autour des Halles avec un panier de citrons, que toute
une bande de gamines vendent sous leurs ordres; elle offrait les
citrons dans sa main, deux pour trois sous, courant après les
passants, poussant sa marchandise sous le nez des femmes, retournant
s'approvisionner, quand elle avait la main vide; elle touchait deux
sous par douzaine de citrons, ce qui mettait ses journées jusqu'à cinq
et six sous, dans les bons temps. L'année suivante, elle plaça des
bonnets à neuf sous; le gain était plus fort; seulement, il fallait
avoir l'oeil vif, car ces commerces en plein vent sont défendus; elle
flairait les sergents de ville à cent pas, les bonnets disparaissaient
sous ses jupes, tandis qu'elle croquait une pomme, d'un air innocent.
Puis, elle tint des gâteaux, des galettes, des tartes aux cerises, des
croquets, des biscuits de maïs, épais et jaunes, sur des claies
d'osier; mais Marjolin lui mangea son fonds. Enfin, à onze ans, elle
réalisa une grande idée qui la tourmentait depuis longtemps. Elle
économisa quatre francs en deux mois, fit l'emplette d'une petite
hotte, et se mit marchande de mouron.

C'était toute une grosse affaire. Elle se levait de bon matin,
achetait aux vendeurs en gros sa provision de mouron, de millet en
branche, d'échaudés; puis elle partait, passait l'eau, courait le
quartier Latin, de la rue Saint-Jacques à la rue Dauphine, et jusqu'au
Luxembourg. Marjolin l'accompagnait. Elle ne voulait pas même qu'il
portât la hotte; elle disait qu'il n'était bon qu'à crier; et il
criait sur un ton gras et traînant:

-- Mouron pour les p'tits oiseaux!

Et elle reprenait, avec des notes de flûte, sur une étrange phrase,
musicale qui finissait par un son pur et filé, très haut:

-- Mouron pour les p'tits oiseaux!

Ils allaient chacun sur un trottoir, regardant en l'air. À cette
époque, Marjolin avait un grand gilet rouge qui lui descendait
jusqu'aux genoux, le gilet du défunt père Chantemesse, ancien cocher
de fiacre; Cadine portait une robe à carreaux bleus et blancs, taillée
dans un tartan usé de la mère Chantemesse. Les serins de toutes les
mansardes du quartier Latin les connaissaient. Quand ils passaient,
répétant leur phrase, se jetant l'écho de leur cri, les cages
chantaient.

Cadine vendit aussi du cresson. « A deux sous la botte! à deux sous la
botte! » Et c'était Marjolin qui entrait dans les boutiques pour
offrir « le beau cresson de fontaine, la santé du corps! » Mais les
Halles centrales venaient d'être construites; la petite restait en
extase devant l'allée aux fleurs qui traverse le pavillon des fruits.
Là, tout le long, les bancs de vente, comme des plates-bandes aux deux
bords d'un sentier, fleurissent, épanouissent de gros bouquets; c'est
une moisson odorante, deux haies épaisses de roses, entre lesquelles
les filles du quartier aiment à passer, souriantes, un peu étouffées
par la senteur trop forte; et, en haut des étalages, il y a des fleurs
artificielles, des feuillages de papier où des gouttes de gomme font
des gouttes de rosée, des couronnes de cimetière en perles noires et
blanches qui se moirent de reflets bleus. Cadine ouvrait son nez rose
avec des sensualités de chatte; elle s'arrêtait dans cette fraîcheur
douce, emportait tout ce qu'elle pouvait de parfum. Quand elle mettait
son chignon sous le nez de Marjolin, il disait que ça sentait
l'oeillet. Elle jurait qu'elle ne se servait plus de pommade, qu'il
suffisait de passer dans l'allée. Puis, elle intrigua tellement,
qu'elle entra au service d'une des marchandes. Alors, Marjolin trouva
qu'elle sentait bon des pieds à la tête. Elle vivait dans les roses,
dans les lilas, dans les giroflées, dans les muguets. Lui, flairant sa
jupe, longuement, en manière de jeu, semblait chercher, finissait par
dire: « Ça sent le muguet. » Il montait à la taille, au corsage,
reniflait plus fort: « Ça sent la giroflée. » Et aux manches, à la
jointure des poignets: « Ça sent le lilas. » Et à la nuque, tout
autour du cou, sur les joues, sur les lèvres: « Ça sent la rose. »
Cadine riait, l'appelait « bêta, » lui criait de finir, parce qu'il
lui faisait des chatouilles avec le bout de son nez. Elle avait une
haleine de jasmin. Elle était un bouquet tiède et vivant.

Maintenant, la petite se levait à quatre heures, pour aider sa
patronne dans ses achats. C'était, chaque matin, des brassées de
fleurs achetées aux horticulteurs de la banlieue, des paquets de
mousse, des paquets de feuilles de fougère et de pervenche, pour
entourer les bouquets. Cadine restait émerveillée devant les brillants
et les valenciennes que portaient les filles des grands jardiniers de
Montreuil, venues au milieu de leurs roses. Les jours de Sainte Marie,
de Saint Pierre, de Saint Joseph, des saints patronymiques très-fêtés,
la vente commençait à deux heures; il se vendait, sur le carreau, pour
plus de cent mille francs de fleurs coupées; des revendeuses gagnaient
jusqu'à deux cents francs en quelques heures. Ces jours-là, Cadine ne
montrait plus que les mèches frisées de ses cheveux au-dessus des
bottes de pensées, de réséda, de marguerites; elle était noyée, perdue
sous les fleurs; elle montait toute la journée des bouquets sur des
brins de jonc. En quelques semaines, elle avait acquis de l'habileté
et une grâce originale. Ses bouquets ne plaisait pas à tout le monde;
ils faisaient sourire, et ils inquiétaient, par un côté de naïveté
cruelle. Les rouges y dominaient, coupés de tons violents, de bleus,
de jaunes, de violets, d'un charme barbare. Les matins où elle pinçait
Marjolin, où elle le taquinait à le faire pleurer, elle avait des
bouquets féroces, des bouquets de fille en colère, aux parfums rudes,
aux couleurs irritées. D'autres matins, quand elle était attendrie par
quelque peine ou par quelque joie, elle trouvait des bouquets d'un
gris d'argent, très-doux, voilés, d'une odeur discrète. Puis,
c'étaient des roses, saignantes comme des coeurs ouverts, dans des
lacs d'oeillets blancs; des glaïeuls fauves, montant en panaches de
flammes parmi des verdures effarées; des tapisseries de Smyrne, aux
dessins compliqués, faites fleur à fleur, ainsi que sur un canevas;
des éventails moirés, s'élargissant avec des douceurs de dentelle; des
puretés adorables, des tailles épaissies, des rêves à mettre dans les
mains des harengères ou des marquises, des maladresses de vierge et
des ardeurs sensuelles de fille, toute la fantaisie exquise d'une
gamine de douze ans, dans laquelle la femme s'éveillait.

Cadine n'avait plus que deux respects: le respect du lilas blanc, dont
la botte de huit à dix branches coûte, l'hiver, de quinze à vingt
francs; et le respect des camélias, plus chers encore, qui arrivent
par douzaine, dans des boîtes, couchés sur un lit de mousse,
recouverts d'une feuille d'ouate. Elle les prenait, comme elle aurait
pris des bijoux, délicatement, sans respirer, de peur de les gâter
d'un souffle; puis, c'était avec de précautions infinies qu'elle
attachait sur des brins de jonc leurs queues courtes. Elle parlait
d'eux sérieusement. Elle disait à Marjolin qu'un beau camélia blanc,
sans piqûre de rouille, était une chose rare, tout à fait belle. Comme
elle lui en faisait admirer un, il s'écria, un jour:

-- Oui, c'est gentil, mais j'aime mieux le dessous de ton menton, là,
à cette place; c'est joliment plus doux et plus transparent que ton
camélia... Il y a des petites veines bleues et roses qui ressemblent à
des veines de fleur.

Il la caressait du bout des doigts; puis il approcha le nez,
murmurant:

-- Tiens, tu sens l'oranger, aujourd'hui.

Cadine avait un très-mauvais caractère. Elle ne s'accommodait pas du
rôle de servante. Aussi finit-elle par s'établir pour son compte.
Comme elle était alors âgée de treize ans, et qu'elle ne pouvait rêver
le grand commerce, un banc de vente de l'allée aux fleurs, elle vendit
des bouquets de violettes d'un sou, piqués dans un lit de mousse, sur
un éventaire d'osier pendu à son cou. Elle rôdait toute la journée
dans les Halles, autour des Halles, promenant son bout de pelouse.
C'était là sa joie, cette flânerie continuelle, qui lui dégourdissait
les jambes, qui la tirait des longues heures passées à faire des
bouquets, les genous pliés, sur une chaise basse. Maintenant, elle
tournait ses violettes en marchant, elle les tournait comme des
fuseaux, avec une merveilleuse légèreté de doigts; elle comptait six à
huit fleurs, selon la saison, pliait en deux un brin de jonc, ajoutait
une feuille, roulait un fil mouillé; et, entre ses dents de jeune
loup, elle cassait le fil. Les petits bouquets semblaient pousser tout
seuls dans la mousse de l'éventaire, tant elle les y plantait vite. Le
long des trottoirs, au milieu des coudoiements de la rue, ses doigts
rapides fleurissaient, sans qu'elle les regardât, la mine effrontément
levée, occupée des boutiques et des passants. Puis, elle se reposait
un instant dans le creux d'une porte; elle mettait au bord des
ruisseaux, gras des eaux de vaisselle, un coin de printemps, une
lisière de bois aux herbes bleuies. Ses bouquets gardaient ses
méchantes humeurs et ses attendrissements; il y en avait de hérissés,
de terribles, qui ne décoléraient pas dans leur cornet chiffonné; il y
en avait d'autres, paisibles, amoureux, souriant au fond de leur
collerette propre. Quand elle passait, elle laissait une odeur douce.
Marjolin la suivait béatement. Des pieds à la tête, elle ne sentait
plus qu'un parfum. Lorsqu'il la prenait, qu'il allait de ses jupes à
son corsage, de ses mains à sa face, il disait qu'elle n'était que
violette, qu'une grande violette. Il enfonçait sa tête, il répétait:

-- Tu te rappelles, le jour où nous sommes allés à Romainville? C'est
tout à fait ça, là surtout, dans ta manche... Ne change plus. Tu sens
trop bon.

Elle ne changea plus. Ce fut son dernier métier. Mais les deux enfants
grandissaient, souvent elle oubliait son éventaire pour courir le
quartier. La construction des Halles centrales fut pour eux un
continuel sujet d'escapades. Ils pénétraient au beau milieu des
chantiers, par quelque fente des clôtures de planches; ils
descendaient dans les fondations, grimpaient aux premières colonnes de
fonte. Ce fut alors qu'ils mirent un peu d'eux, de leurs jeux, de
leurs batteries, dans chaque trou, dans chaque charpente. Les
pavillons s'élevèrent sous leurs petites mains. De là vinrent les
tendresses qu'ils eurent pour les grandes Halles, et les tendresses
que les grandes Halles leur rendirent. Ils étaient familiers avec ce
vaisseau gigantesque, en vieux amis qui en avaient vu poser les
moindres boulons. Ils n'avaient pas peur du monstre, tapaient de leur
poing maigre sur son énormité, le traitaient en bon enfant, eu
camarade avec lequel on ne se gêne pas. Et les Halles semblaient
sourire de ces deux gamins qui étaient la chanson libre, l'idylle
effrontée de leur ventre géant.

Cadine et Marjolin ne couchaient plus ensemble, chez la mère
Chantemesse, dans la voilure de marchand des quatre saisons. La
vieille, qui les entendait toujours bavarder la nuit, fit un lit à
part pour le petit, par terre, devant l'armoire; mais, le lendemain
matin, elle le retrouva au cou de la petite sous la même couverture.
Alors elle le coucha chez une voisine. Cela rendit les enfants
très-malheureux. Dans le jour, quand la mère Chantemesse n'était pas
là, ils s'éprenaient tout habillés entre les bras l'un de l'autre, ils
s'allongeaient sur le carreau, comme sur un lit; et cela les amusait
beaucoup. Plus tard, ils polissonnèrent, ils cherchèrent les coins
noirs de la chambre, ils se cachèrent plus souvent au fond des
magasins de la rue au Lard, derrière les tas de pommes et les caisses
d'oranges. Ils étaient libres et sans honte, comme les moineaux qui
s'accouplent au bord d'un toit.

Ce fut dans la cave du pavillon aux volailles qu'ils trouvèrent moyen
de coucher encore ensemble. C'était une habitude douce, une sensation
de bonne chaleur, une façon de s'endormir l'un contre l'autre, qu'ils
ne pouvaient perdre. Il y avait là, près des tables d'abatage, de
grands paniers de plume dans lesquels ils tenaient à l'aise. Dès la
nuit tombée, ils descendaient, ils restaient toute la soirée, à se
tenir chaud, heureux des mollesses de cette couche, avec du duvet
par-dessus les yeux. Ils traînaient d'ordinaire leur panier loin du
gaz; ils étaient seuls, dans les odeurs fortes des volailles, tenus
éveillés par de brusques chants de coq qui sortaient de l'ombre. Et
ils riaient, ils s'embrassaient, pleins d'une amitié vive qu'ils ne
savaient comment se témoigner. Marjolin était très bête. Cadine le
battait, prise de colère contre lui, sans savoir pourquoi. Elle le
dégourdissait par sa crânerie de fille des rues. Lentement, dans les
paniers de plumes, ils en surent long. C'était un jeu. Les poules et
les coqs qui couchaient à côté d'eux, n'avaient pas une plus belle
innocence.

Plus tard, ils emplirent les grandes Halles de leurs amours de
moineaux insouciants. Ils vivaient en jeunes bêtes heureuses,
abandonnées à l'instinct, satisfaisant leurs appétits au milieu de ces
entassements de nourriture, dans lesquels ils avaient poussé comme des
plantes tout en chair. Cadine à seize ans, était une fille échappée,
une bohémienne noire du pavé, très gourmande, très sensuelle.
Marjolin, à dix-huit ans, avait l'adolescence déjà ventrue d'un gros
homme, l'intelligence nulle, vivant par les sens. Elle découchait
souvent pour passer la nuit avec lui dans la cave aux volailles; elle
riait hardiment au nez de la mère Chantemesse, le lendemain, se
sauvant sous le balai dont la vieille tapait à tort et à travers dans
la chambre, sans jamais atteindre la vaurienne, qui se moquait avec
une effronterie rare, disant qu'elle avait veillé « pour voir s'il
poussait des cornes à la lune. » Lui, vagabondait; les nuits où Cadine
le laissait seul, il restait avec le planton des forts de garde dans
les pavillons; il dormait sur des sacs, sur des caisses, au fond du
premier coin venu. Ils en vinrent tous deux à ne plus quitter les
Halles. Ce fut leur volière, leur étable, la mangeoire colossale où
ils dormaient, s'aimaient, vivaient, sur un lit immense de viandes, de
beurres et de légumes.

Mais ils eurent toujours une amitié particulière pour les grands
paniers de plumes. Ils revenaient là, les nuits de tendresse. Les
plumes n'étaient pas triées. Il y avait de longues plumes noires de
dinde et des plumes d'oie, blanches et lisses, qui les chatouillaient
aux oreilles, quand ils se retournaient; puis, c'était du duvet de
canard, où ils s'enfonçaient comme dans de l'ouate, des plumes légères
de poules, dorées, bigarrées, dont ils faisaient monter un vol à
chaque souffle, pareil à un vol de mouches ronflant au soleil. En
hiver, ils couchaient aussi dans la pourpre des faisans, dans la
cendre grise des alouettes, dans la soie mouchetée des perdrix, des
cailles et des grives. Les plumes étaient vivantes encore, tièdes
d'odeur. Elles mettaient des frissons d'ailes, des chaleurs de nid,
entre leurs lèvres. Elles leur semblaient un large dos d'oiseau, sur
lequel ils s'allongeaient, et qui les emportait, pâmés aux bras l'un
de l'autre. Le matin, Marjolin cherchait Cadine, perdue au fond du
panier, comme s'il avait neigé sur elle. Elle se levait ébouriffée, se
secouait, sortait d'un nuage, avec son chignon où restait toujours
planté quelque panache de coq.

Ils trouvèrent un autre lieu de délices, dans le pavillon de la vente
en gros des beurres, des oeufs et des fromages. Il s'entasse là,
chaque matin, des murs énormes de paniers vides. Tous deux se
glissaient, trouaient ce mur, se creusaient une cachette. Puis, quand
ils avaient pratiqué une chambre dans le tas, ils ramenaient un
panier, ils s'enfermaient. Alors, ils étaient chez eux, ils avaient
une maison. Ils s'embrassaient impunément. Ce qui les faisait se
moquer du monde, c'était que de minces cloisons d'osier les séparaient
seules de la foule des Halles, dont ils entendaient autour d'eux la
voix haute. Souvent, ils pouffaient de rire, lorsque des gens
s'arrêtaient à deux pas, sans les soupçonner là; ils ouvraient des
meurtrières, hasardaient un oeil; Cadine, à l'époque des cerises,
lançait des noyaux dans le nez de toutes les vieilles femmes qui
passaient, ce qui les amusait d'autant plus, que les vieilles,
effarées, ne devinaient jamais d'où partait cette grêle de noyaux. Ils
rôdaient aussi au fond des caves, en connaissaient les trous d'ombre,
savaient traverser les grilles les mieux fermées. Une de leurs grandes
parties était de pénétrer sur la voie du chemin de fer souterrain,
établi dans le sous-sol, et que des lignes projetées devaient relier
aux différentes gares; des tronçons de cette voie passent sous les
rues couvertes, séparant les caves de chaque pavillon; même, à tous
les carrefours, des plaques tournantes sont posées, prêtes à
fonctionner. Cadine et Marjolin avaient fini par découvrir, dans la
barrière de madriers qui défend la voie, une pièce de bois moins
solide qu'ils avaient rendue mobile; si bien qu'ils entraient là, tout
à l'aise. Ils y étaient séparés du monde, avec le continu piétinement
de Paris, en haut, sur le carreau. La voie étendait ses avenues, ses
galeries désertes, tachées de jour, sous les regards à grilles de
fonte; dans les bouts noirs, des gaz brûlaient. Ils se promenaient
comme au fond d'un château à eux, certains que personne ne les
dérangerait, heureux de ce silence bourdonnant, de ces lueurs louches,
de cette discrétion de souterrain, où leurs amours d'enfants
gouailleurs avaient des frissons de mélodrame. Des caves voisines, à
travers les madriers, toutes sortes d'odeurs leur arrivaient: la
fadeur des légumes, l'âpreté de la marée, la rudesse pestilentielle
des fromages, la chaleur vivante des volailles. C'étaient de
continuels souffles nourrissants qu'ils aspiraient entre leurs
baisers, dans l'alcôve d'ombre où ils s'oubliaient, couchés en travers
sur les rails. Puis, d'autres fois, par les belles nuits, par les
aubes claires, ils grimpaient sur les toits, ils montaient l'escalier
roide des tourelles, placées aux angles des pavillons. En haut,
s'élargissaient des champs de zinc, des promenades, des places, toute
une campagne accidentée dont ils étaient les maîtres. Ils faisaient le
tour des toitures carrées des pavillons, suivaient les toitures
allongées des rues couvertes, gravissaient et descendaient les pentes,
se perdaient dans des voyages sans fin. Lorsqu'ils se trouvaient las
des terres basses, ils allaient encore plus haut, ils se risquaient le
long des échelles de fer, où les jupes de Cadine flottaient comme des
drapeaux. Alors, ils couraient le second étage de toits, en plein
ciel. Au dessus d'eux, il n'y avait plus que les étoiles. Des rameurs
s'élevaient du fond des Halles sonores, des bruits roulants, une
tempête au loin, entendue la nuit. À cette hauteur, le vent matinal
balayait les odeurs gâtées, les mauvaises haleines du réveil des
marchés. Dans le jour levant, au bord des gouttières, ils se
becquetaient, ainsi que font des oiseaux, polissonnant sous les
tuiles. Ils étaient tout roses, aux premières rougeurs du soleil.
Cadine riait d'être en l'air, la gorge moirée, pareille à celle d'une
colombe; Marjolin se penchait pour voir les rues encore pleines de
ténèbres, les mains serrées au zinc, comme des pattes de ramier. Quand
ils redescendaient, avec la joie du grand air, souriant en amoureux
qui sortent chiffonnés d'une pièce de blé, ils disaient qu'ils
revenaient de la campagne.

Ce fut à la triperie qu'ils firent connaissance de Claude Lantier. Ils
y allaient chaque jour, avec le goût du sang, avec la cruauté de
galopins s'amusant à voir des têtes coupées. Autour du pavillon, les
ruisseaux coulent rouges; ils y trempaient le bout du pied, y
poussaient des tas de feuilles qui les barraient, étalant des mares
sanglantes. L'arrivage des abats dans des carrioles qui puent et qu'on
lave à grande eau les intéressait. Ils regardaient déballer les
paquets de pieds de moutons qu'on empile à terre comme des pavés
sales, les grandes langues roidies montrant les déchirements saignants
de la gorge, les coeurs de boeuf solides et décrochés comme des
cloches muettes. Mais ce qui leur donnait surtout un frisson à fleur
de peau, c'étaient les grands paniers qui suent le sang, pleins de
têtes de moutons, les cornes grasses, le museau noir, laissant pendre
encore aux chairs vives des lambeaux de peau laineuse; ils rêvaient à
quelque guillotine jetant dans ces paniers les têtes de troupeaux
interminables. Ils les suivaient jusqu'au fond de la cave, le long des
rails posés sur les marches de l'escalier, écoutant le cri des
roulettes de ces wagons d'osier, qui avaient un sifflement de scie. En
bas, c'était une horreur exquise. Ils entraient dans une odeur de
charnier, ils marchaient au milieu de flaques sombres, où semblaient
s'allumer par instants des yeux de pourpre; leurs semelles se
collaient, ils clapotaient, inquiets, ravis de cette boue horrible.
Les becs de gaz avaient une flamme courte, une paupière sanguinolente
qui battait. Autour des fontaines, sous le jour pâle des soupiraux,
ils s'approchaient des étaux. Là, ils jouissaient, à voir les
tripiers, le tablier roidi par les éclaboussures, casser une à une les
têtes de mouton, d'un coup de maillet. Et ils restaient pendant des
heures à attendre que les paniers fussent vides, retenus par le
craquement des os, voulant voir jusqu'à la fin arracher les langues et
dégager les cervelles des éclats des crânes. Parfois, un cantonnier
passait derrière eux, lavant la cave à la lance; des nappes
ruisselaient avec un bruit d'écluse, le jet rude de la lance écorchait
les dalles, sans pouvoir emporter la rouille ni la puanteur du sang.

Vers le soir, entre quatre et cinq heures, Cadine et Marjolin étaient
sûrs de rencontrer Claude à la vente en gros des mous de boeuf. Il
était là, au milieu des voitures des tripiers acculées aux trottoirs,
dans la foule des hommes en bourgerons bleus et en tabliers blancs,
bousculé, les oreilles cassées par les offres faites à voix haute;
mais il ne sentait pas même les coups de coude, il demeurait eu
extase, en face des grands mous pendus aux crocs de la criée. Il
expliqua souvent à Cadine et à Marjolin que rien n'était plus beau.
Les mous étaient d'un rose tendre, s'accentuant peu à peu, bordé, en
bas, de carmin vif; et il les disait en satin moiré, ne trouvant pas
de mot pour peindre cette douceur soyeuse, ces longues allées
fraîches, ces chairs légères qui retombaient à larges plis, comme des
jupes accrochées de danseuses. Il parlait de gaze, de dentelle
laissant voir la hanche d'une jolie femme. Quand un coup de soleil,
tombant sur les grands mous, leur mettait une ceinture d'or, Claude,
l'oeil pâmé, était plus heureux que s'il eût vu défiler les nudités
des déesses grecques et les robes de brocart des châtelaines
romantiques.

Le peintre devint le grand ami des deux gamins. Il avait l'amour des
belles brutes. Il rêva longtemps un tableau colossal, Cadine et
Marjolin s'aimant au milieu des Halles centrales, dans les légumes,
dans la marée, dans la viande. Il les aurait assis sur leur lit de
nourriture, les bras à la taille, échangeant le baiser idyllique. Et
il voyait là un manifeste artistique, le positivisme de l'art, l'art
moderne tout expérimental et tout matérialiste; il y voyait encore une
satire de la peinture à idées, un soufflet donné aux vieilles écoles.
Mais pendant près de deux ans, il recommença les esquisses, sans
pouvoir trouver la note juste. Il creva une quinzaine de toiles. Il
s'en garda une grande rancune, continuant à vivre avec ses deux
modèles, par une sorte d'amour sans espoir pour son tableau manqué.
Souvent l'après-midi, quand il les rencontrait rôdant, il battait le
quartier des Halles, flânant, les mains an fond des poches, intéressé
profondément par la vie des rues.

Tous trois s'en allaient, traînant les talons sur les trottoirs,
tenant la largeur, forçant les gens à descendre. Ils humaient les
odeurs de Paris, le nez en l'air. Ils auraient reconnu chaque coin,
les yeux fermés, rien qu'aux haleines liquoreuses sortant des
marchands de vin, aux souffles chauds des boulangeries et des
pâtisseries, aux étalages fades des fruitières. C'étaient de grandes
tournées. Ils se plaisaient à traverser la rotonde de la Halle au blé,
l'énorme et lourde cage de pierre, au milieu des empilements de sacs
blancs de farine, écoutant le bruit de leurs pas dans le silence de la
voûte sonore. Ils aimaient les bouts de rue voisins, devenus déserts,
noirs et tristes comme un coin de ville abandonné, la rue Babille, la
rue Sauval, la rue des Deux-Écus, la rue de Viarmes, blême du
voisinage des meuniers, et où grouille à quatre heures la bourse aux
grains. D'ordinaire, ils partaient de là. Lentement, ils suivaient la
rue Vauvilliers, s'arrêtant aux carreaux des gargotes louches, se
montrant du coin de l'oeil, avec des rires, le gros numéro jaune d'une
maison aux persiennes fermées. Dans l'étranglement de la rue des
Prouvaires, Claude clignait les yeux, regardait, en face, au bout de
la rue couverte, encadré sous ce vaisseau immense de gare moderne, un
portail latéral de Saint-Eustache, avec sa rosace et ses deux étages
de fenêtres à plein cintre; il disait, par manière de défi, que tout
le moyen âge et toute la renaissance tiendraient sous les Halles
centrales. Puis, en longeant les larges rues neuves, la rue du
Pont-Neuf et la rue des Halles, il expliquait aux deux gamins la vie
nouvelle, les trottoirs superbes, les hautes maisons, le luxe des
magasins; il annonçait un art original qu'il sentait venir, disait-il,
et qu'il se rongeait les poings de ne pouvoir révéler. Mais Cadine et
Marjolin préféraient la paix provinciale de la rue des Bourdonnais, où
l'on peut jouer aux billes, sans craindre d'être écrasé; la petite
faisait la belle, en passant devant les bonneteries et les ganteries
en gros, tandis que, sur chaque porte, des commis en cheveux, la plume
à l'oreille, la suivaient du regard, d'un air ennuyé. Ils préféraient
encore les tronçons du vieux Paris restés debout, les rues de la
Poterie et de la Lingerie, avec leurs maisons ventrues, leurs
boutiques de beurre, d'oeufs et de fromages; les rues de la
Ferronnerie et de l'Aiguillerie, les belles rues d'autrefois, aux
étroits magasins obscurs; surtout la rue Courtalon, une ruelle noire,
sordide, qui va de la place Sainte-Opportune à la rue Saint-Denis,
trouée d'allées puantes, au fond desquelles ils avaient polissonné,
étant plus jeunes. Rue Saint-Denis, ils entraient dans la gourmandise;
ils souriaient aux pommes tapées, au bois de réglisse, aux pruneaux,
au sucre candi des épiciers et des droguistes. Leurs flâneries
aboutissaient chaque fois à des idées de bonnes choses, à des envies
de manger les étalages des yeux. Le quartier était pour eux une grande
table toujours servie, un dessert éternel, dans lequel ils auraient
bien voulu allonger les doigts. Ils visitaient à peine un instant
l'autre pâté de masures branlantes, les rues Pirouette, de Mondétour,
de la Petite-Truanderie, de la Grande-Truanderie, intéressés
médiocrement par les dépôts d'escargots, les marchands d'herbes
cuites, les bouges des tripiers et des liquoristes; il y avait
cependant, rue de la Grande-Truanderie, une fabrique de savon,
très-douce au milieu des puanteurs voisines, qui arrêtait Marjolin,
attendant que quelqu'un entrât ou sortît, pour recevoir au visage
l'haleine de la porte. Et ils revenaient vite rue Pierre-Lescot et rue
Rambuteau. Cadine adorait les salaisons, elle restait en admiration
devant les paquets de harengs saurs, les barils d'anchois et de
câpres, les tonneaux de cornichons et d'olives, où des cuillers de
bois trempaient; l'odeur du vinaigre la grattait délicieusement à la
gorge; l'âpreté des morues roulées, des saumons fumés, des lards et
des jambons, la pointe aigrelette des corbeilles de citrons, lui
mettaient au bord des lèvres un petit bout de langue, humide
d'appétit; et elle aimait aussi à voir les tas de boîtes de sardines,
qui font, au milieu des sacs et des caisses, des colonnes ouvragées de
métal. Rue Montorgueil, rue Montmartre, il y avait encore de bien
belles épiceries, des restaurants dont les soupiraux sentaient bon,
des étalages de volailles et de gibier très-réjouissants, des
marchands de conserves, à la porte desquels des barriques défoncées
débordaient d'une choucroute jaune, déchiquetée comme de la vieille
guipure. Mais, rue Coquillière, ils s'oubliaient dans l'odeur des
truffes. Là, se trouve un grand magasin de comestibles qui souffle
jusque sur le trottoir un tel parfum, que Cadine et Marjolin fermaient
les yeux, s'imaginant avaler des choses exquises. Claude était
troublé; il disait que cela le creusait; il allait revoir la Halle au
blé, par la rue Oblin, étudiant les marchandes de salades, sous les
portes, et les faïences communes, étalées sur les trottoirs, laissant
« les deux brutes » achever leur flânerie dans ce fumet de truffes, le
fumet le plus aigu du quartier.

C'étaient là les grandes tournées. Cadine, lorsqu'elle promenait toute
seule ses bouquets de violettes, poussait des pointes, rendait
particulièrement visite à certains magasins qu'elle aimait. Elle avait
surtout une vive tendresse pour la boulangerie Taboureau, où toute une
vitrine était réservée à la pâtisserie; elle suivait la rue Turbigo,
revenait dix fois, pour passer devant les gâteaux aux amandes, les
saint-honoré, les savarins, les flans, les tartes aux fruits, les
assiettes de babas, d'éclairs, de choux à la crème; et elle était
encore attendrie par les bocaux pleins de gâteaux secs, de macarons et
de madeleines. La boulangerie, très-claire, avec ses larges glaces,
ses marbres, ses dorures, ses casiers à pains de fer ouvragé, son
autre vitrine, où des pains longs et vernis s'inclinaient, la pointe
sur une tablette de cristal. retenus plus haut par une tringle de
laiton, avait une bonne tiédeur de pâte cuite, qui l'épanouissait,
lorsque cédant à la tentation, elle entrait acheter une brioche de
deux sous. Une autre boutique, en face du square des Innocents, lui
donnait des curiosités gourmandes, toute une ardeur de désirs
inassouvis. C'était une spécialité de godiveaux. Elle s'arrêtait dans
la contemplation des godiveaux ordinaires, des godiveaux de brochet,
des godiveaux de foies gras truffés; et elle restait là, rêvant, se
disant qu'il faudrait bien qu'elle finît par en manger un jour. Cadine
avait aussi ses heures de coquetterie. Elle s'achetait alors des
toilettes superbes à l'étalage des Fabriques de France, qui
pavoisaient la pointe Saint-Eustache d'immenses pièces d'étoffe,
pendues et flottant de l'entresol jusqu'au trottoir. Un peu gênée par
son éventaire, au milieu des femmes des Halles, en tabliers sales
devant ces toilettes des dimanches futurs, elle touchait les lainages,
les flanelles, les cotonnades, pour s'assurer du grain et de la
souplesse de l'étoffe. Elle se promettait quelque robe de flanelle
voyante, de cotonnade à ramages ou de popeline écarlate. Parfois même,
elle choisissait dans les vitrines, parmi les coupons plissés et
avantagés par la main des commis, une soie tendre, bleu ciel ou vert
pomme, qu'elle rêvait de porter avec des rubans roses. Le soir, elle
allait recevoir à la face l'éblouissement des grands bijoutiers de la
rue Montmartre. Cette terrible rue l'assourdissait de ses files
interminables de voitures, la coudoyait de son flot continu de foule,
sans qu'elle quittât la place, les yeux emplis de cette splendeur
flambante, sous la ligne des réverbères accrochés en dehors à la
devanture du magasin. D'abord, c'étaient les blancheurs mates, les
luisants aigus de l'argent, les montres alignées, les chaînes pendues,
les couverts en croix, et les timbales, les tabatières, les ronds de
serviette, les peignes, posés sur les étagères; mais elle avait une
affection pour les dés d'argent, bossuant les gradins de porcelaine,
que recouvrait un globe. Puis, de l'autre côté, la lueur fauve de l'or
jaunissait les glaces. Une nappe de chaînes longues glissait de haut,
moirée d'éclairs rouges; les petites montres de femme, retournées du
côté du boîtier, avaient des rondeurs scintillantes d'étoiles tombées;
les alliances s'enfilaient dans des tringles minces; les bracelets,
les broches, les bijoux chers luisaient sur le velours noir des
écrins; les bagues allumaient de courtes flammes bleues, vertes,
jaunes, violettes, dans les grands baguiers carrés; tandis que, à
toutes les étagères, sur deux et trois rangs, des rangées de boucles
d'oreilles, de croix, de médaillons, mettaient au bord du cristal des
tablettes, des franges riches de tabernacle. Le reflet de tout cet or
éclairait la rue d'un coup de soleil, jusqu'au milieu de la chaussée.
Et Cadine croyait entrer dans quelque chose de saint, dans les trésors
de l'empereur. Elle examinait longuement cette forte bijouterie de
poissonnières, lisant avec soin les étiquettes à gros chiffres qui
accompagnaient chaque bijou. Elle se décidait pour des boucles
d'oreilles, pour des poires de faux corail, accrochées à des roses
d'or.

Un matin, Claude la surprit en extase devant un coiffeur de la rue
Saint-Honoré. Elle regardait les cheveux d'un air de profonde envie.
En haut, c'était un ruissellement de crinières, des queues molles, des
nattes dénouées, des frisons en pluie, des cache-peignes à trois
étages, tout un flot de crins et de soies, avec des mèches rouges qui
flambaient, des épaisseurs noires, des pâleurs blondes, jusqu'à des
chevelures blanches pour les amoureuses de soixante ans. En bas, les
tours discrets, les anglaises toutes frisées, les chignons pommadés et
peignés, dormaient dans des boîtes de carton. Et, au milieu de ce
cadre, au fond d'une sorte de chapelle, sous les pointes effiloquées
des cheveux accrochés, un buste de femme tournait. La femme portait
une écharpe de satin cerise, qu'une broche de cuivre fixait dans le
creux des seins; elle avait une coiffure de mariée très haute, relevée
de brins d'oranger, souriant de sa bouche de poupée, les yeux clairs,
les cils plantés roides et trop longs, les joues de cire, les épaules
de cire comme cuites et enfumées par le gaz. Cadine attendait qu'elle
revînt, avec son sourire; alors, elle était heureuse, à mesure que le
profil s'accentuait et que la belle femme, lentement, passait de
gauche à droite. Claude fut indigné. Il secoua Cadine, en lui
demandant ce qu'elle faisait là, devant cette ordure, « cette fille
crevée ramassée à la Morgue. » Il s'emportait contre cette nudité de
cadavre, cette laideur du joli, en disant qu'on ne peignait plus que
des femmes comme ça. La petite ne fut pas convaincue; elle trouvait la
femme bien belle. Puis, résistant au peintre qui la tirait par un
bras, grattant d'ennui sa tignasse noire, elle lui montra une queue
rousse, énorme, arrachée à la forte carrure de quelque jument, en lui
avouant qu'elle voudrait avoir ces cheveux-là.

Et, dans les grandes tournées, lorsque tous trois, Claude, Cadine et
Marjolin, rôdaient autour des Halles, ils apercevaient, par chaque
bout de rue, un coin du géant de fonte. C'étaient des échappées
brusques, des architectures imprévues, le même horizon s'offrant sans
cesse sous des aspects divers. Claude se retournait, surtout rue
Montmartre, après avoir passé l'église. Au loin, les Halles, vues de
biais, l'enthousiasmaient: une grande arcade, une porte haute, béante,
s'ouvrait; puis les pavillons s'entassaient, avec leurs deux étages de
toits, leurs persiennes continues, leurs stores immenses; on eût dit
des profils de maisons et de palais superposés, une babylone de métal,
d'une légèreté hindoue, traversée par des terrasses suspendues, des
couloirs aériens, des ponts volants jetés sur le vide. Ils revenaient
toujours là, à cette ville autour de laquelle ils flânaient, sans
pouvoir la quitter de plus de cent pas. Ils rentraient dans les
après-midi tièdes des Halles. En haut, les persiennes sont fermées,
les stores baissés. Sous les rues couvertes, l'air s'endort, d'un gris
de cendre coupé de barres jaunes par les taches de soleil qui tombent
des longs vitrails. Des murmures adoucis sortent des marchés; les pas
des rares passants affairés sonnent sur les trottoirs; tandis que des
porteurs, avec leur médaille, sont assis à la file sur les rebords de
pierre, aux coins des pavillons, ôtant leurs gros souliers, soignant
leurs pieds endoloris. C'est une paix de colosse au repos, dans
laquelle monte parfois un chant de coq, du fond de la cave aux
volailles. Souvent ils allaient alors voir charger les paniers vides
sur les camions, qui, chaque après-midi, viennent les reprendre, pour
les retourner aux expéditeurs. Les paniers étiquetés de lettres et de
chiffres noirs, faisaient des montagnes, devant les magasins de
commission de la rue Berger. Pile par pile, symétriquement, des hommes
les rangeaient. Mais quand le tas, sur le camion, atteignait la
hauteur d'un premier étage, il fallait que l'homme, resté en bas,
balançant la pile de paniers, prit un élan pour la jeter à son
camarade, perché en haut, les bras en avant. Claude, qui aimait la
force et l'adresse, restait des heures à suivre le vol de ces masses
d'osier, riant lorsqu'un élan trop vigoureux les enlevait, les
lançaient par-dessus le tas, au milieu de la chaussée. Il adorait
aussi le trottoir de la rue Rambuteau et celui de la rue du Pont-Neuf,
au coin du pavillon des fruits, à l'endroit où se tiennent les
marchandes au petit tas. Les légumes en plein air le ravissaient, sur
les tables recouvertes de chiffons noirs mouillés. À quatre heures, le
soleil allumait tout ce coin de verdure. Il suivait les allées,
curieux des têtes colorées des marchandes; les jeunes, les cheveux
retenus dans un filet, déjà brûlées par leur vie rude; les vieilles,
cassées, ratatinées, la face rouge, sous le foulard jaune de leur
marmotte. Cadine et Marjolin refusaient de le suivre, en reconnaissant
de loin la mère Chantemesse qui leur montrait le poing, furieuse de
les voir polissonner ensemble. Il les rejoignait sur l'autre trottoir.
Là, à travers la rue, il trouvait un superbe sujet de tableau: les
marchandes au petit tas sous leurs grands parasols déteints, les
rouges, les bleus, les violets, attachés à des bâtons, bossuant le
marché, mettant leurs rondeurs vigoureuses dans l'incendie du
couchant, qui se mourait sur les carottes et les navets. Une
marchande, une vieille guenipe de cent ans, abritait trois salades
maigres sous une ombrelle de soie rose, crevée et lamentable.

Cependant, Cadine et Marjolin avaient fait connaissance de Léon,
l'apprenti charcutier des Quenu-Gradelle, un jour qu'il portait une
tourte dans le voisinage. Ils le virent qui soulevait le couvercle de
la casserole, au fond d'un angle obscur de la rue de Mondétour, et qui
prenait un godiveau avec les doigts, délicatement. Ils se sourirent,
cela leur donna une grande idée du gamin. Cadine conçut le projet de
contenter enfin une de ses envies les plus chaudes; lorsqu'elle
rencontra de nouveau le petit, avec sa casserole, elle fut
très-aimable, elle se fit offrir un godiveau, riant, se léchant les
doigts. Mais elle eut quelque désillusion, elle croyait que c'était
meilleur que ça. Le petit, pourtant, lui parut drôle, tout en blanc
comme une fille qui va communier, le museau rusé et gourmand. Elle
l'invita à un déjeuner monstre, qu'elle donna dans les paniers de la
criée aux beurres. Ils s'enfermèrent tous trois, elle, Marjolin et
Léon, entre les quatre murs d'osier, loin du monde. La table fut mise
sur un large panier plat. Il y avait des poires, des noix, du fromage
blanc, des crevettes, des pommes de terre frites et des radis. Le
fromage blanc venait d'une fruitière de la rue de la Cossonnerie;
c'était un cadeau. Un friteur de la rue de la Grande-Truanderie avait
vendu à crédit les deux sous de pommes de terre frites. Le reste, les
poires, les noix, les crevettes, les radis, était volé aux quatre
coins des Halles. Ce fut un régal exquis. Léon ne voulut pas rester à
court d'amabilité, il rendit le déjeuner par un souper, à une heure du
matin, dans sa chambre. Il servit du boudin froid, des ronds de
saucisson, un morceau de petit salé, des cornichons et de la graisse
d'oie. La charcuterie des Quenu-Gradelle avait tout fourni. Et cela ne
finit plus, les soupers fins succédèrent aux déjeuners délicats, les
invitations suivirent les invitations. Trois fois par semaine, il y
eut des fêtes intimes dans le trou aux paniers et dans cette mansarde,
où Florent, les nuits d'insomnie, entendait des bruits étouffés de
mâchoires et des rires de flageolet jusqu'au petit jour.

Alors, les amours de Cadine et de Marjolin s'étalèrent encore. Ils
furent parfaitement heureux. Il faisait le galant, la menait en cabinet
particulier, pour croquer des pommes crues ou des coeurs de céleri,
dans quelque coin noir des caves. Il vola un jour un hareng saur qu'ils
mangèrent délicieusement, sur le toit du pavillon de la marée, au bord
des gouttières. Les Halles n'avaient pas un trou d'ombre où ils
n'allaient cacher leurs régals tendres d'amoureux. Le quartier, ces
files de boutiques ouvertes, pleines de fruits, de gâteaux, de
conserves, ne fut plus un paradis fermé, devant lequel rôdait leur faim
de gourmands, avec des envies sourdes. Ils allongeaient la main en
passant le long des étalages, chipant un pruneau, une poignée de
cerises, un bout de morue. Ils s'approvisionnaient également aux
Halles, surveillant les allées des marchés, ramassant tout ce qui
tombait, aidant même souvent à tomber, d'un coup d'épaule, les paniers
de marchandises. Malgré cette maraude, des notes terribles montaient
chez le friteur de la rue de la Grande-Truanderie. Ce friteur, dont
l'échoppe était appuyée contre une maison branlante, soutenue par de
gros madriers verts de mousse, tenait des moules cuites nageant dans
une eau claire, au fond de grands saladiers de faïence, des plats de
petites limandes jaunes et roidies, sous leur couche trop épaisse de
pâte, des carrés de gras-double mijotant au cul de la poêle, des
harengs grillés, noirs, charbonnés, si durs, qu'ils sonnaient comme du
bois. Cadine, certaines semaines, devait jusqu'à vingt sous; cette
dette l'écrasait, il lui fallait vendre un nombre incalculable de
bouquets de violettes, car elle n'avait pas à compter du tout sur
Marjolin. D'ailleurs, elle était bien forcée de rendre à Léon ses
politesses; elle se sentait même un peu honteuse de ne jamais avoir le
moindre plat de viande. Lui, finissait par prendre des jambons entiers.
D'habitude, il cachait tout dans sa chemise. Quand il montait de la
charcuterie, le soir, il tirait de sa poitrine des bouts de saucisse,
des tranches de pâté de foie, des paquets de couennes. Le pain
manquait, et l'on ne buvait pas. Marjolin aperçut Léon embrassant
Cadine, une nuit, entre deux bouchées. Cela le fit rire. Il aurait
assommé le petit d'un coup de poing; mais il n'était point jaloux de
Cadine, il la traitait en bonne amie qu'on a depuis longtemps.

Claude n'assistait pas à ces festins. Ayant surpris la bouquetière
volant une betterave, dans un petit panier garni de foin, il lui avait
tiré les oreilles, en la traitant de vaurienne. Cela la complétait,
disait-il. Et il éprouvait, malgré lui, comme une admiration pour ces
bêtes sensuelles, chipeuses et gloutonnes, lâchées dans la jouissance
de tout ce qui traînait, ramassant les miettes tombées de la desserte
d'un géant.

Marjolin était entré chez Gavard, heureux de n'avoir rien à faire qu'à
écouter les histoires sans fin de son patron. Cadine vendait ses
bouquets, habituée aux gronderies de la mère Chantemesse. Ils
continuaient leur enfance, sans honte, allant à leurs appétits, avec
des vices tout naïfs. Ils étaient les végétations de ce pavé gras du
quartier des Halles, où même par les beaux temps, la boue reste notre
et poissante. La fille à seize ans, le garçon à dix-huit, gardaient la
belle impudence des bambins qui se retroussent au coin des bornes.
Cependant, il poussait dans Cadine des rêveries inquiètes, lorsqu'elle
marchait sur les trottoirs, tournant les queues des violettes comme
des fuseaux. Et Marjolin, lui aussi, avait un malaise qu'il ne
s'expliquait pas. Il quittait parfois la petite, s'échappait d'une
flânerie, manquait un régal, pour aller voir madame Quenu, à travers
les glaces de la charcuterie. Elle était si belle, si grosse, si
ronde, qu'elle lui faisait du bien. Il éprouvait, devant elle, une
plénitude, comme s'il eût mangé ou bu quelque chose de bon. Quand il
s'en allait, il emportait une faim et une soif de la revoir. Cela
durait depuis des mois. Il avait eu d'abord pour elle les regards
respectueux qu'il donnait aux étalages des épiciers et des marchands
de salaisons. Puis, lorsque vinrent les jours de grande maraude, il
rêva, en la voyant, d'allonger les mains sur sa forte taille, sur ses
gros bras, ainsi qu'il les enfonçait dans les barils d'olives et dans
les caisses de pommes tapées.

Depuis quelque temps, Marjolin voyait la belle Lisa chaque jour, le
matin. Elle passait devant la boutique de Gavard, s'arrêtait un
instant, causait avec le marchand de volailles. Elle faisait son
marché elle-même, disait-elle, pour qu'on la volât moins. La vérité
était qu'elle tâchait de provoquer les confidences de Gavard; à la
charcuterie, il se méfiait; dans sa boutique, il pérorait, racontait
tout ce qu'on voulait. Elle s'était dit qu'elle saurait par lui ce qui
ce passait au juste chez monsieur Lebigre; car elle tenait
mademoiselle Saget, sa police secrète, en médiocre confiance. Elle
apprit ainsi du terrible bavard des choses confuses qui l'effrayèrent
beaucoup. Deux jours après l'explication qu'elle avait eue avec Quenu,
elle rentra du marché, très pâle. Elle fit signe à son mari de la
suivre dans la salle à manger. Là, après avoir fermé les portes:

-- Ton frère veut donc nous envoyer à l'échafaud!... Pourquoi m'as-tu
caché ce que tu sais?

Quenu jura qu'il ne savait rien. Il fit un grand serment, affirmant
qu'il n'était plus retourné chez monsieur Lebigre et qu'il n'y
retournerait jamais. Elle haussa les épaules, en reprenant:

-- Tu feras bien, à moins que tu ne désires y laisser ta peau...
Florent est de quelque mauvais coup, je le sens. Je viens d'en
apprendre assez pour deviner où il va... Il retourne au bagne,
entends-tu?

Puis, au bout d'un silence, elle continua d'une voix plus calme:

-- Ah! le malheureux!... Il était ici comme un coq en pâte, il pouvait
redevenir honnête, il n'avait que de bons exemples. Non, c'est dans le
sang; il se cassera le cou, avec sa politique... Je veux que ça
finisse, tu entends, Quenu? Je t'avais averti.

Elle appuya nettement sur ces derniers mots. Quenu baissait la tête,
attendant son arrêt.

-- D'abord, dit-elle, il ne mangera plus ici. C'est assez qu'il y
couche. Il gagne de l'argent, qu'il se nourrisse.

Il fit mine de protester, mais elle lui ferma la bouche, en ajoutant
avec force:

-- Alors, choisis entre lui et nous. Je te jure que je m'en vais avec
ma fille, s'il reste davantage. Veux-tu que je te le dise, à la fin:
c'est un homme capable de tout, qui est venu troubler notre ménage.
Mais j'y mettrai bon ordre; je t'assure... Tu as bien entendu: ou lui
ou moi.

Elle laissa son mari muet, elle rentra dans la charcuterie, où elle
servit une demi-livre de pâté de foie, avec son sourire affable de
belle charcutière. Gavard, dans une discussion politique qu'elle avait
amenée habilement, s'était échauffé jusqu'à lui dire qu'elle verrait
bien, qu'on allait tout flanquer par terre, et qu'il suffirait de deux
hommes déterminés comme son beau-frère et lui, pour mettre le feu à la
boutique. C'était le mauvais coup dont elle parlait, quelque
conspiration à laquelle le marchand de volailles faisait des allusions
continuelles, d'un air discret, avec des ricanements qui voulaient en
laisser deviner long. Elle voyait une bande de sergents de ville
envahir la charcuterie, les bâillonner, elle, Quenu et Pauline, et les
jeter tous trois dans une basse-fosse.

Le soir, au dîner, elle fut glaciale; elle ne servit pas Florent, elle
dit à plusieurs reprises:

-- C'est drôle comme nous mangeons du pain, depuis quelque temps.

Florent comprit enfin. Il se sentit traiter en parent qu'on jette à la
porte. Lisa, dans les deux derniers mois, l'habillait avec les vieux
pantalons et les vieilles redingotes de Quenu; et comme il était aussi
sec que son frère était rond, ces vêtements en loques lui allaient le
plus étrangement du monde. Elle lui passait aussi son vieux linge, des
mouchoirs vingt fois reprisés, des serviettes effiloquées, des draps
bon à faire des torchons, des chemises usées, élargies par le ventre
de son frère, et si courtes, qu'elles auraient pu lui servir de
vestes. D'ailleurs, il ne retrouvait plus autour de lui les
bienveillances molles des premiers temps. Toute la maison haussait les
épaules, comme on voyait faire à la belle Lisa; Auguste et Augustine
affectaient de lui tourner le dos, tandis que la petite Pauline avait
des mots cruels d'enfant terrible, sur les taches de ses habits et les
trous de son linge. Les derniers jours, il souffrit surtout à table.
Il n'osait plus manger, en voyant l'enfant et la mère le regarder,
lorsqu'il se coupait du pain. Quenu restait le nez dans son assiette,
évitant de lever les yeux, afin de ne pas se mêler de ce qui se
passait. Alors, ce qui le tortura, ce fut de ne pas savoir comment
quitter la place. Il retourna dans sa tête, pendant près d'une
semaine, sans oser la prononcer, une phrase pour dire qu'il prendrait
désormais ses repas dehors.

Cet esprit tendre vivait dans de telles illusions, qu'il craignait de
blesser son frère et sa belle-soeur en ne mangeant plus chez eux. Il
avait mis plus de deux mois à s'apercevoir de l'hostilité sourde de
Lisa; parfois encore, il craignait de se tromper, il la trouvait
très-bonne à son égard. Le désintéressement, chez lui, était poussé
jusqu'à l'oubli de ses besoins; ce n'était plus une vertu, mais une
indifférence suprême, un manque absolu de personnalité. Jamais il ne
songea, même lorsqu'il se vit chassé peu à peu, à l'héritage du vieux
Gradelle, aux comptes que sa belle-soeur voulait lui rendre. Il avait,
d'ailleurs, arrêté à l'avance tout un projet de budget: avec l'argent
que madame Verlaque lui laissait sur ses appointements, et les trente
francs d'une leçon que la belle Normande lui avait procurée, il
calculait qu'il aurait à dépenser dix-huit sous à son déjeuner et
vingt-six sous à son dîner. C'était très-suffisant. Enfin, un matin,
il se risqua, il profita de la nouvelle leçon qu'il donnait, pour
prétendre qu'il lui était impossible de se trouver à la charcuterie
aux heures des repas. Ce mensonge laborieux le fit rougir. Et il
s'excusait:

-- Il ne faut pas m'en vouloir, l'enfant n'est libre qu'à ces
heures-là... Ça ne fait rien, je mangerai un morceau dehors, je
viendrai vous dire bonsoir dans la soirée.

La belle Lisa restait toute froide, ce qui le troublait davantage.
Elle n'avait pas voulu le congédier, pour ne mettre aucun tort de son
côté, préférant attendre qu'il se lassât. Il partait, c'était un bon
débarras, elle évitait toute démonstration d'amitié qui aurait pu le
retenir. Mais Quenu s'écria, un peu ému:

-- Ne te gêne pas, mange dehors, si cela te convient mieux... Tu sais
que nous ne te renvoyons pas, que diable! Tu viendras manger la soupe
avec nous, quelquefois, le dimanche.

Florent se hâta de sortir. Il avait le coeur gros. Quand il ne fut
plus là, la belle Lisa n'osa pas reprocher à son mari sa faiblesse,
cette invitation pour le dimanche. Elle demeurait victorieuse, elle
respirait à l'aise dans la salle à manger de chêne clair, avec des
envies de brûler du sucre, pour eu chasser l'odeur de maigreur
perverse qu'elle y sentait. D'ailleurs, elle garda la défensive. Même,
au bout d'une semaine, elle eut des inquiétudes plus vives. Elle ne
voyait Florent que rarement, le soir, elle s'imaginait des choses
terribles, une machine infernale fabriquée en haut, dans la chambre
d'Augustine, ou bien des signaux transmis de la terrasse, pour couvrir
le quartier de barricades. Gavard prenait des allures assombries; il
ne répondait que par des branlements de tête, laissait sa boutique à
la garde de Marjolin pendant des journées entières. La belle Lisa
résolut d'en avoir le coeur net. Elle sut que Florent avait un congé,
et qu'il allait le passer avec Claude Lantier chez madame François, à
Nanterre. Comme il devait partir dès le jour, pour ne revenir que dans
la soirée, elle songea à inviter Gavard à dîner; il parlerait à coup
sûr, le ventre à table. Mais, de toute la matinée, elle ne put
rencontrer le marchand de volailles. L'après-midi, elle retourna aux
Halles.

Marjolin était seul à la boutique. Il y sommeillait pendant des
heures, se reposant de ses longues flâneries. D'habitude, il
s'asseyait, allongeait les jambes sur l'autre chaise, la tête appuyée
contre le petit buffet, au fond. L'hiver, les étalages de gibier le
ravissaient: les chevreuils pendus la tête en bas, les pattes de
devant cassées et nouées par-dessus le cou; les colliers d'alouettes
en guirlande autour de la boutique, comme des parures de sauvages; les
grands lièvres roux, les perdrix mouchetées, les *êtes d'eau d'un gris
de bronze, les gélinottes de Russie qui arrivent dans un mélange de
paille d'avoine et de charbon, et les faisans, les faisans
magnifiques, avec leur chaperon écarlate, leur gorgerin de satin vert,
leur manteau d'or niellé, leur queue de flamme traînant comme une robe
de cour. Toutes ces plumes lui rappelaient Cadine, les nuits passées
en bas, dans la mollesse des paniers.

Ce jour-là, la belle Lisa trouva Marjolin au milieu de la volaille.
L'après-midi était tiède, des souffles passaient dans les rues
étroites du pavillon. Elle dut se baisser pour l'apercevoir, vautré au
fond de la boutique, sous les chairs crues de l'étalage. En haut,
accrochées à la barre à dents de loup, des oies grasses pendaient, le
croc enfoncé dans la plaie saignante du cou, le cou long et roidi,
avec la masse énorme du ventre, rougeâtre sous le fin duvet, se
ballonnant ainsi qu'une nudité, au milieu des blancheurs de linge de
la queue et des ailes. Il y avait aussi, tombant de la barre, les
pattes écartées comme pour quelque saut formidable, les oreilles
rabattues, des lapins à l'échiné grise, tâchée par le bouquet de poils
blancs de la queue retroussée, et dont la tête, aux dents aiguës, aux
yeux troubles, riait d'un rire de bête morte. Sur la table d'étalage,
des poulets plumés montraient leur poitrine charnue, tendue par
l'arête du brochet; des pigeons, serrés sur des claies d'osier,
avaient des peaux nues et tendres d'innocents; des canards, de peaux
plus rudes, étalaient les palmes de leurs pattes; trois dindes
superbes, piquées de bleu comme un menton fraîchement rasé, dormaient
sur le dos, la gorge recousue, dans l'éventail noir de leur queue
élargie. À côté, sur des assiettes, étaient posés des abatis, le foie,
le gésier, le cou, les pattes, les ailerons; tandis que, dans un plat
ovale, un lapin écorché et vidé était couché, les quatre membres
écartés, la tête sanguinolente, la peau du ventre fendue, montrant les
deux rognons; un filet de sang avait coulé tout le long du râble
jusqu'à la queue, d'où il avait taché, goutte à goutte, la pâleur de
la porcelaine. Marjolin n'avait pas même essuyé la planche à découper,
près de laquelle les pattes du lapin traînaient encore. Il fermait les
yeux à demi, ayant autour de lui, sur les trois étagères qui
garnissaient intérieurement la boutique, d'autres entassements de
volailles mortes, des volailles dans des cornets de papier comme des
bouquets, des cordons continus de cuisses repliées et de poitrines
bombées, entrevues confusément. Au fond de toute cette nourriture, son
grand corps blond, ses joues, ses mains, son cou puissant, au poil
roussâtre, avaient la chair fine des dindes superbes et la rondeur de
ventre des oies grasses.

Quand il aperçut la belle Lisa, il se leva brusquement, rougissant
d'avoir été surpris, vautré de la sorte. Il était toujours
très-timide, très-gêné devant elle. Et lorsqu'elle lui demanda si
monsieur Gavard était là:

-- Non, je ne sais pas, balbutia-t-il; il était là tout à l'heure,
mais il est reparti.

Elle souriait en le regardant, elle avait une grande amitié pour lui.
Comme elle laissait pendre une main, elle sentit un frôlement tiède,
elle poussa un petit cri. Sous la table d'étalage, dans une caisse,
des lapins vivants allongeaient le cou, flairaient ses jupes.

-- Ah! dit-elle en riant, ce sont tes lapins qui me chatouillent.

Elle se baissa, voulut caresser un lapin blanc qui se réfugia dans un
coin de la caisse. Puis, se relevant:

-- Et rentrera-t-il bientôt, monsieur Gavard?

Marjolin répondit de nouveau qu'il ne savait pas. Ses mains
tremblaient un peu. Il reprit d'une voix hésitante:

-- Peut-être qu'il est à la resserre... Il m'a dit, je crois, qu'il
descendait.

-- J'ai envie de l'attendre, alors, reprit Lisa. On pourrait lui faire
savoir que je suis là... À moins que je ne descende. Tiens! c'est une
idée. Il y cinq ans que je me promets de voir les resserres... Tu vas
me conduire, n'est-ce pas? tu m'expliqueras.

Il était devenu très-rouge. Il sortit précipitamment de la boutique,
marchant devant elle, abandonnant l'étalage, répétant:

-- Certainemeut... Tout ce que vous voudrez, madame Lisa.

Mais, en bas, l'air noir de la cave suffoqua la belle charcutière.
Elle restait sur la dernière marche, levant les yeux, regardant la
voûte, à bandes de briques blanches et rouges, faite d'arceaux
écrasés, pris dans des nervures de fonte et soutenus par des
colonnettes. Ce qui l'arrêtait là, plus encore que l'obscurité,
c'était une odeur chaude, pénétrante, une exhalaison de bêtes
vivantes, dont les alcalis la piquaient au nez et à la gorge.

-- Ça seul très-mauvais, murmura-t-elle. Ce ne serait pas sain, de
vivre ici.

-- Moi, je me porte bien, répondit Marjolin étonné. L'odeur n'est pas
mauvaise, quand on y est habitué. Puis, on a chaud l'hiver; on est
très à son aise.

Elle le suivit, disant que ce fumet violent de volaille la répugnait,
qu'elle ne mangerait certainement pas de poulet de deux mois.
Cependant, les resserres, les étroites cabines, où les marchands
gardent les bêtes vivantes, allongeaient leurs ruelles régulières,
coupées à angles droits. Les becs de gaz étaient rares, les ruelles
dormaient, silencieuses, pareilles à un coin de village, quand la
province est au lit. Marjolin fit toucher à Lisa le grillage à mailles
serrées, tendu sur des cadres de fonte. Et, tout en longeant une rue,
elle lisait les noms des locataires, écrits sur des plaques bleues.

-- Monsieur Gavard est tout an fond, dit le jeune homme, qui marchait
toujours.

Ils tournèrent à gauche, ils arrivèrent dans une impasse, dans un trou
d'ombre, où pas un filet de lumière ne glissait, Gavard n'y était pas.

-- Ça ne fait rien, reprit Marjolin. Je vais tout de même vous montrer
nos bêtes. J'ai une clef de la resserre.

La belle Lisa entra derrière lui dans cette nuit épaisse. Là, elle le
trouva tout à coup au milieu de ses jupes; elle crut qu'elle s'était
trop avancée contre lui, elle se recula; et elle riait, elle disait:

-- Si tu t'imagines que je vais les voir, tes bêtes, dans ce four-là.

Il ne répondit pas tout de suite; puis, il balbutia qu'il y avait
toujours une bougie dans la resserre. Mais il n'en finissait plus, il
ne pouvait trouver le trou de la serrure. Comme elle l'aidait, elle
sentit une haleine chaude sur son cou. Quand il eut ouvert enfin la
porte et allumé la bougie, elle le vit si frissonnant, qu'elle
s'écria:

-- Grand bêta! peut-on se mettre dans un état pareil, parce qu'une
porte ne veut pas s'ouvrir! Tu es une demoiselle, avec tes gros
poings.

Elle entra dans la resserre. Gavard avait loué deux compartiments,
dont i1 avait fait un seul poulailler, en enlevant la cloison. Par
terre, dans le fumier, les grosses bêtes, les oies, les dindons, les
canards, pataugeaient; en haut, sur les trois rangs des étagères, des
boîtes plates à claire-voie contenaient des poules et des lapins. Le
grillage de la resserre était tout poussiéreux, tendu de toiles
d'araignée, à ce point qu'il semblait garni de stores gris; l'urine
des lapins rongeait les panneaux du bas; la fiente de la volaille
tachait les planches d'éclaboussures blanchâtres. Mais Lisa ne voulut
pas désobliger Marjolin, en montrant davantage son dégoût. Elle fourra
les doigts entre les barreaux des boîtes, pleurant sur le sort de ces
malheureuses poules entassées qui ne pouvaient pas même se tenir
debout. Elle caressa un canard accroupi dans un coin, la patte cassée,
tandis que le jeune homme lui disait qu'on le tuerait le soir même, de
peur qu'il ne mourût pendant la nuit.

-- Mais, demanda-t-elle, comment font-ils pour manger?

Alors il lui expliqua que la volaille ne veut pas manger sans lumière.
Les marchands sont obligés d'allumer une bougie et d'attendre là,
jusqu'à ce que les bêtes aient fini.

-- Ça m'amuse, continua-t-il; je les éclaire pendant des heures. Il
faut voir les coups de bec qu'ils donnent. Puis, lorsque je cache la
bougie avec la main, ils restent tous le cou en l'air, comme si le
soleil s'était couché... C'est qu'il est bien défendu de leur laisser
la bougie et de s'en aller. Une marchande, la mère Palette, que vous
connaissez, a failli tout brûler, l'autre jour; une poule avait dû
faire tomber la lumière dans la paille.

-- Eh bien, dit Lisa, elle n'est pas gênée, la volaille, s'il faut lui
allumer les lustres à chaque repas!

Cela le fit rire. Elle était sortie de la resserre, s'essuyant les
pieds, remontant un peu sa robe, pour la garer des ordures. Lui,
souffla la bougie, referma la porte. Elle eut peur de rentrer ainsi
dans la nuit, à côté de ce grand garçon; elle s'en alla en avant, pour
ne pas le sentir de nouveau dans ses jupes. Quand il l'eut rejointe:

-- Je suis contente tout de même d'avoir vu ça. Il y a, sous ces
Halles, des choses qu'on ne soupçonnerait jamais. Je te remercie... Je
vais remonter bien vite; on ne doit plus savoir où je suis passée, à
la boutique. Si monsieur Gavard revient, dis-lui que j'ai à lui parler
tout de suite.

-- Mais, dit Marjolin, il est sans doute aux pierres d'abatage... Nous
pouvons voir, si vous voulez.

Elle ne répondit pas, oppressée par cet air tiède qui lui chauffait le
visage. Elle était toute rose, et son corsage tendu, si mort
d'ordinaire, prenait un frisson. Cela l'inquiéta, lui donna un
malaise, d'entendre derrière elle le pas pressé de Marjolin; qui lui
semblait comme haletant. Elle s'effaça, le laissa passer le premier.
Le village, les ruelles noires dormaient toujours. Lisa s'aperçut que
son compagnon prenait au plus long. Quand ils débouchèrent en face de
la voie ferrée, il lui dit qu'il avait voulu lui montrer le chemin de
fer; et ils restèrent là un instant, regardant à travers les gros
madriers de la palissade. Il offrit de lui faire visiter la voie. Elle
refusa, en disant que ce n'était pas la peine, qu'elle voyait bien ce
que c'était. Comme ils revenaient, ils trouvèrent la mère Palette
devant sa resserre, ôtant les cordes d'un large panier carré, dans
lequel on entendait un bruit furieux d'ailes et de pattes. Lorsqu'elle
eut défait le dernier noeud, brusquement, de grands cous d'oie
parurent, faisant ressort, soulevant le couvercle. Les oies
s'échappèrent, effarouchées, la tête lancée en avant, avec des
sifflements, des claquements de bec qui emplirent l'ombre de la cave
d'une effroyable musique. Lisa ne put s'empêcher de rire, malgré les
lamentations de la marchande de volailles, désespérée, jurant comme un
charretier, ramenant par le cou deux oies qu'elle avait réussi à
rattraper. Marjolin s'était mis à la poursuite d'une troisième oie. On
l'entendit courir le long des rues, dépisté, s'amusant à cette chasse;
puis il y eut un bruit de bataille, tout au fond, et il revint,
portant la bête. La mère Palette, une vieille femme jaune, la prit
entre ses bras, la garda un moment sur son ventre, dans la pose de la
Léda antique.

-- Ah! bien, dit-elle, si tu n'avais pas été là!... L'autre jour, je
me suis battue avec une; j'avais mon couteau, je lui ai coupé le cou.

Marjolin était tout essoufflé. Lorsqu'ils arrivèrent aux pierres
d'abatage, dans la clarté plus vive du gaz, Lisa le vit en sueur, les
yeux luisant d'une flamme qu'elle ne leur connaissait pas.
D'ordinaire, il baissait les paupières devant elle, ainsi qu'une
fille. Elle le trouva très-bel homme comme ça, avec ses larges
épaules, sa grande figure rose, dans les boucles de ses cheveux
blonds. Elle le regardait si complaisamment, de cet air d'admiration
sans danger qu'on peut témoigner aux garçons trop jeunes, qu'une fois
encore il redevint timide.

-- Tu vois bien que monsieur Gavard n'est pas là, dit-elle. Tu me fais
perdre mon temps.

Alors, d'une voix rapide, il lui expliqua l'abatage, les cinq énormes
bancs de pierre, s'allongeant du côté de la rue Rambuteau, sous la
clarté jaune des soupiraux et des becs de gaz. Une femme saignait des
poulets, à un bout; ce qui l'amena à lui faire remarquer que la femme
plumait la volaille presque vivante, parce que c'est plus facile.
Puis, il voulut qu'elle prit des poignées de plumes sur les bancs de
pierre, dans les tas énormes qui traînaient; il lui disait qu'on les
triait et qu'on les vendait, jusqu'à neuf sous la livre, selon la
finesse. Elle dut aussi enfoncer la main au fond des grands paniers
pleins de duvet. Il tourna ensuite les robinets des fontaines, placées
à chaque pilier. Il ne tarissait pas en détails: le sang coulait le
long des bancs, faisait des mares sur les dalles; des cantonniers,
toutes les deux heures, lavaient à grande eau, enlevaient avec des
brosses rudes les taches rouges. Quand Lisa se pencha au-dessus de la
bouche d'égout qui sert à l'écoulement, ce fut encore toute une
histoire; il raconta que, les jours d'orage, l'eau envahissait la cave
par cette bouche; une fois même, elle s'était élevée à trente
centimètres, il avait fallu faire réfugier la volaille à l'autre
extrémité de la cave, qui va en pente. Il riait encore du vacarme de
ces bêtes effarouchées. Cependant, il avait fini, il ne trouvait plus
rien, lorsqu'il se rappela le ventilateur. Il la mena tout au fond,
lui fit lever les yeux, et elle aperçut l'intérieur d'une des
tourelles d'angle, une sorte de large tuyau de dégagement, où l'air
nauséabond des resserres montait.

Marjolin se tut, dans ce coin empesté par l'afflux des odeurs. C'était
une rudesse alcaline de guano. Mais lui, semblait éveillé et fouetté.
Ses narines battirent, il respira fortement, comme retrouvant des
hardiesses d'appétit. Depuis un quart d'heure qu'il était dans le
sous-sol avec la belle Lisa, ce fumet, cette chaleur de bêtes vivantes
le grisait. Maintenant il n'avait plus de timidité, il était plein du
rut qui chauffait le fumier des poulaillers, sous la voûte écrasée,
noire d'ombre.

-- Allons, dit la belle Lisa, tu es un brave enfant, de m'avoir montré
tout ça... Quand tu viendras à la charcuterie, je te donnerai quelque
chose.

Elle lui avait pris le menton, comme elle faisait souvent, sans voir
qu'il avait grandi. Elle était un peu émue, à la vérité; émue par
cette promenade sous terre, d'une émotion très-douce, qu'elle aimait à
goûter, en chose permise et ne tirant pas à conséquence. Elle oublia
peut-être sa main un peu plus longtemps que de coutume, sous ce menton
d'adolescent, si délicat à toucher. Alors, à cette caresse, lui,
cédant à une poussée de l'instinct, s'assurant d'un regard oblique que
personne n'était là, se ramassa, se jeta sur la belle Lisa, avec une
force de taureau. Il l'avait prise par les épaules. Il la culbuta dans
un grand panier de plumes, où elle tomba comme une masse, les jupes
aux genoux. Et il allait la prendre à la taille, ainsi qu'il prenait
Cadine, d'une brutalité d'animal qui vole et qui s'emplit, lorsque,
sans crier, toute pâle de cette attaque brusque, elle sortit du panier
d'un bond. Elle leva le bras, comme elle avait vu faire aux abattoirs,
serra son poing de belle femme, assomma Marjolin d'un seul coup, entre
les deux yeux. Il s'affaissa, sa tête se fendit contre l'angle d'une
pierre d'abatage. À ce moment, un chant de coq, rauque et prolongé,
monta des ténèbres.

La belle Lisa resta toute froide. Ses lèvres s'étaient pincées, sa
gorge avait repris ces rondeurs muettes qui la faisaient rassembler à
un ventre. Sur sa tête, elle entendait le sourd roulement des Halles.
Par les soupiraux de la rue Rambuteau, dans le grand silence étouffé
de la cave, tombaient les bruits du trottoir. Et elle pensait que ces
gros bras seuls l'avaient sauvée. Elle secoua les quelques plumes
collées à ses jupes. Puis, craignant d'être surprise, sans regarder
Marjolin, elle s'en alla. Dans l'escalier, quand elle eut passé la
grille, la clarté du plein jour lui fut un grand soulagement.

Elle rentra à la charcuterie, très-calme, un peu pâle.

-- Tu as été bien longtemps, dit Quenu.

-- Je n'ai pas trouvé Gavard, je l'ai cherché partout, répondit-elle
tranquillement. Nous mangerons notre gigot sans lui.

Elle fit emplir le pot de saindoux qu'elle trouva vide, coupa des
côtelettes pour son amie madame Taboureau, qui lui avait envoyé sa
petite bonne. Les coups de couperet qu'elle donna sur l'étau lui
rappelèrent Marjolin, en bas, dans la cave. Mais elle ne se reprochait
rien. Elle avait agi en femme honnête. Ce n'était pas pour ce gamin
qu'elle irait compromettre sa paix; elle était trop à l'aise, entre
son mari et sa fille. Cependant, elle regarda Quenu; il avait à la
nuque une peau rude, une couenne rougeâtre, et son menton rasé était
d'une rugosité de bois noueux; tandis que la nique et le menton de
l'autre semblaient du velours rosé. Il n'y fallait plus penser, elle
ne le toucherait plus là, puisqu'il songeait à des choses impossibles.
C'était un petit plaisir permis qu'elle regrettait, en se disant que
les enfants grandissent vraiment trop vite.

Comme de légères flammes remontaient à ses joues, Quenu la trouva
« diablement portante. » Il s'était assis un instant auprès d'elle
dans le comptoir, il répétait:

-- Tu devrais sortir plus souvent. Ça te fait du bien... Si tu veux,
nous irons au théâtre, un de ces soirs, à la Gaieté, où madame
Taboureau a vu cette pièce qui est si bien...

Lisa sourit, dit qu'on verrait ça. Puis, elle disparut de nouveau.
Quenu pensa qu'elle était trop bonne de courir ainsi après cet animal
de Gavard. Il ne l'avait pas vue prendre l'escalier. Elle venait de
monter, à la chambre de Florent, dont la clef restait accrochée à un
clou de la cuisine.

Elle espérait savoir quelque chose dans cette chambre, puisqu'elle ne
comptait plus sur le marchand de volailles. Elle fit lentement le
tour, examina le lit, la cheminée, les quatre coins. La fenêtre de la
petite terrasse était ouverte, le grenadier en boutons baignait dans
la poussière d'or du soleil couchant. Alors, il lui sembla que sa
fille de boutique n'avait pas quitté cette pièce, qu'elle y avait
encore couché la nuit précédente; elle n'y sentait pas l'homme. Ce fut
un étonnement, car elle s'attendait à trouver des caisses suspectes,
des meubles à grosses serrures. Elle alla tâter la robe d'été
d'Augustine, toujours pendue à la muraille. Puis, elle s'assit enfin
devant la table, lisant une page commencée où le mot « révolution »
revenait deux fois. Elle fut effrayée, ouvrit le tiroir, qu'elle vit
plein de papiers. Mais son honnêteté se réveilla, en face de ce
secret, si mal gardé par cette méchante table de bois blanc. Elle
restait penchée au-dessus des papiers, essayant de comprendre sans
toucher, très-émue, lorsque le chant aigu du pinson, dont un rayon
oblique frappait la cage, la fit tressaillir. Elle repoussa le tiroir.
C'était très-mal ce qu'elle allait faire là.

Comme elle s'oubliait, près de la fenêtre, à se dire qu'elle devait
prendre conseil de l'abbé Roustan, un homme sage, elle aperçut, en
bas, sur le carreau des Halles, un rassemblement autour, d'une
civière. La nuit tombait; mais elle reconnut parfaitement Cadine qui
pleurait, au milieu du groupe; tandis que Florent et Claude, les pieds
blancs de poussière, causaient vivement, au bord du trottoir. Elle se
hâta de descendre, surprise de leur retour. Elle était à peine au
comptoir, que mademoiselle Saget entra, en disant:

-- C'est ce garnement de Marjolin qu'on vient de trouver dans la cave,
avec la tête fendue... Vous ne venez pas voir, madame Quenu?

Elle traversa la chaussée pour voir Marjolin. Le jeune homme était
étendu, très-pâle, les jeux fermés, avec une mèche de ses cheveux
blonds roidie et souillée de sang. Dans le groupe, on disait que ce ne
serait rien, que c'était sa faute aussi, à ce gamin, qu'il faisait les
cent coups dans les caves; on supposait qu'il avait voulu sauter
par-dessus une des tables d'abatage, un de ses jeux favoris, et qu'il
était tombé le front contre la pierre. Mademoiselle Saget murmurait en
montrant Cadine qui pleurait:

-- Ça doit être cette gueuse qui l'a poussé. Ils sont toujours
  ensemble dans les coins.

Marjolin, ranimé par la fraîcheur de la rue, ouvrit de grands yeux
étonnés. Il examina tout le monde; puis, ayant rencontré le visage de
Lisa penché sur lui, il lui sourit doucement, d'un air humble, avec
une caresse de soumission. Il semblait ne plus se souvenir. Lisa,
tranquillisée, dit qu'il fallait le transporter tout de suite à
l'hospice; elle irait le voir, elle lui porterait des oranges et des
biscuits. La tête de Marjolin était retombée. Quand on emporta la
civière, Cadine la suivit, ayant au cou son éventaire, ses bouquets de
violettes piqués dans une pelouse de mousse, et sur lesquels roulaient
ses larmes chaudes, sans qu'elle songeât le moins du monde aux fleurs
qu'elle brûlait ainsi de son gros chagrin.

Comme Lisa rentrait à la charcuterie, elle entendit Claude qui serrait
la main à Florent et le quittait, en murmurant:

-- Ah! le sacré gamin! il me gâte ma journée... Nous nous étions
crânement amusés, tout de même!

Claude et Florent, en effet, revenaient harassés et heureux. Ils
rapportaient une bonne senteur de plein air. Ce matin-là, avant le
jour, madame François avait déjà vendu ses légumes. Ils allèrent tous
trois chercher la voiture, rue Montorgueil, au _Compas d'or_. Ce fut
comme un avant goût de la campagne, en plein Paris. Derrière le
restaurant Philippe, dont les boiseries dorées montent jusqu'au
premier étage, se trouve une cour de ferme, noire et vivante, grasse
de l'odeur de la paille fraîche et du crottin chaud; des bandes de
poules fouillent du bec la terre molle; des constructions en bois
verdi, des escaliers, des galeries, des toitures crevées, s'adossent
aux vieilles maisons voisines; et, au fond, sous un hangar à grosse
charpente, Balthazar attendait, tout attelé, mangeant son avoine dans
un sac attaché au licou. Il descendit la rue Montorgueil au petit
trot, l'air satisfait de retourner si vite à Nanterre. Mais il ne
repartait pas à vide. La maraîchère avait un marché passé avec la
compagnie chargée du nettoyage des Halles; elle emportait, deux fois
par semaine, une charretée de feuilles, prises à la fourche dans les
tas d'ordures qui encombrent le carreau. C'était un excellent fumier.
En quelques minutes, la voiture déborda. Claude et Florent
s'allongèrent sur ce lit épais de verdure; madame François prit les
guides, et Balthazar s'en alla de son allure lente, la tête un peu
basse d'avoir tant de monde à traîner.

La partie était projetée depuis longtemps. La maraîchère riait d'aise;
elle aimait les deux hommes, elle leur promettait une omelette au lard
comme on n'en mange pas dans « ce gredin de Paris. » Eux, goûtaient la
jouissance de cette journée de paresse et de flânerie dont le soleil
se levait à peine. Au loin, Nanterre était une joie pure dans laquelle
ils allaient entrer.

-- Vous êtes bien, au moins? demanda madame François en prenant la rue
du Pont-Neuf.

Claude jura que « c'était doux comme un matelas de mariée. » Couchés
tous les deux sur le dos, les mains croisées sous la tête, ils
regardaient le ciel pâle, où les étoiles s'éteignaient. Tout le long
de la rue de Rivoli, ils gardèrent le silence, attendant de ne plus
voir de maisons, écoutant la digne femme qui causait avec Balthazar,
en lui disant doucement:

-- Prends-le à ton aise, va, mon vieux... Nous ne sommes pas pressés,
nous arriverons toujours...

Aux Champs-Élysées, comme le peintre n'apercevait plus des deux côtés
que des têtes d'arbres, avec la grande masse verte du jardin des
Tuileries, au fond, il eut un réveil, il se mit à parler, tout seul.
En passant devant la rue du Roule, il avait regardé ce portail latéral
de Saint-Eustache, qu'on voit de loin, par-dessous le hangar géant
d'une rue couverte des Halles. Il y revenait sans cesse, voulait y
trouver un symbole.

-- C'est une curieuse rencontre, disait-il, ce bout d'église encadré
sous cette avenue de fonte... Ceci tuera cela, le fer tuera la pierre,
et les temps sont proches... Est-ce que vous croyez au hasard, vous,
Florent? Je m'imagine que le besoin de l'alignement n'a pas seul mis
de cette façon une rosace de Saint-Eustache au beau milieu des Halles
centrales. Voyez-vous, il y a là tout un manifeste: c'est l'art
moderne, le réalisme, le naturalisme, comme vous voudrez l'appeler,
qui a grandi en face de l'art ancien... Vous n'êtes pas de cet avis?

Florent gardant le silence, il continua:

-- Cette église est d'une architecture bâtarde, d'ailleurs; le
moyen-âge y agonise, et la renaissance y balbutie... Avez-vous
remarqué quelles églises on nous bâtit aujourd'hui? Ça ressemble à
tout ce qu'on veut, à des Bibliothèques, à des Observatoires, à des
Pigeonniers, à des Casernes; mais, sûrement, personne n'est convaincu
que le bon Dieu demeure là-dedans. Les maçons du bon Dieu sont morts,
la grande sagesse serait de ne plus construire ces laides carcasses de
pierre, où nous n'avons personne à loger... Depuis le commencement du
siècle, on n'a bâti qu'un seul monument original, un monument qui ne
soit copié nulle part, qui ait poussé naturellement dans le sol de
l'époque; et ce sont les Halles centrales, entendez-vous, Florent, une
oeuvre crâne, allez, et qui n'est encore qu'une révélation timide du
vingtième siècle... C'est pourquoi Saint-Eustache est enfoncé,
parbleu! Saint-Eustache est là-bas avec sa rosace, vide de son peuple
dévot, tandis que les Halles s'élargissent à côté, toutes
bourdonnantes de vie... Voilà ce que je vois, mon brave!

-- Ah bien! dit en riant madame François, savez-vous, monsieur Claude,
que la femme qui vous a coupé le filet n'a pas volé ses cinq sous?
Balthazar tend les oreilles pour vous écouter... Hue donc, Balthazar!

La voiture montait lentement. À cette heure matinale, l'avenue était
déserte, avec ses chaises de fonte alignées sur les deux trottoirs, et
ses pelouses, coupées de massifs, qui s'enfonçaient sous le
bleuissement des arbres. Au rond-point, un cavalier et une amazone
passèrent au petit trot. Florent, qui s'était fait un oreiller d'un
paquet de feuilles de choux, regardait toujours le ciel, où s'allumait
une grande lueur rose. Par moments, il fermait les yeux pour mieux
sentir la fraîcheur du matin lui couler sur la face, si heureux de
s'éloigner des Halles, d'aller dans l'air pur, qu'il restait sans
voix, n'écoutant même pas ce qu'on disait autour de lui.

-- Ils sont encore bons ceux qui mettent l'art dans une boîte à
joujoux! reprit Claude au bout d'un silence. C'est leur grand mot: on
ne fait pas de l'art avec de la science, l'industrie tue la poésie; et
tous les imbéciles se mettent à pleurer sur les fleurs, comme si
quelqu'un songeait à se mal conduire à l'égard des fleurs... Je suis
agacé, à la fin, positivement. J'ai des envies de répondre à ces
pleurnicheries par des oeuvres de défi. Ça m'amuserait de révolter un
peu ces braves gens... Voulez-vous que je vous dise quelle a été ma
plus belle oeuvre, depuis que je travaille, celle dont le souvenir me
satisfait le plus? C'est toute une histoire... L'année dernière, la
veille de la Noël, comme je me trouvais chez ma tante Lisa, le garçon
de la charcuterie, Auguste, cet idiot, vous savez, était en train de
faire l'étalage. Ah! le misérable! il me poussa à bout par la façon
molle dont il composait son ensemble. Je le priai de s'ôter de là, en
lui disant que j'allais lui peindre ça, un peu proprement. Vous
comprenez, j'avais tous les tons vigoureux, le rouge des langues
fourrées, le jaune des jambonneaux, le bleu des rognures de papier, le
rose des pièces entamées, le vert des feuilles de bruyère, surtout le
noir des boudins, un noir superbe que je n'ai jamais pu retrouver sur
ma palette. Naturellement, la crépine, les saucisses, les andouilles,
les pieds de cochon panés, me donnait des gris d'une grande finesse.
Alors je fis une véritable oeuvre d'art. Je pris les plats, les
assiettes, les terrines, les bocaux; je posai les tons, je dressai une
nature morte étonnante, où éclataient des pétards de couleur, soutenus
par des gammes savantes. Les langues rouges s'allongeaient avec des
gourmandises de flamme, et les boudins noirs, dans le chant clair des
saucisses, mettaient les ténèbres d'une indigestion formidable.
J'avais peint, n'est-ce pas? la gloutonnerie du réveillon, l'heure de
minuit donnée à là mangeaille, la goinfrerie des estomacs vidés par
les cantiques. En haut, une grande dinde montrait sa poitrine blanche,
marbrée, sous la peau, des taches noires des truffes. C'était barbare
et superbe, quelque chose comme un ventre aperçu dans une gloire, mais
avec une cruauté de touche, un emportement de raillerie tels, que la
foule s'attroupa devant la vitrine, inquiétée par cet étalage qui
flambait si rudement... Quand ma tante Lisa revint de la cuisine, elle
eut peur, s'imaginant que j'avais mis le feu aux graisses de la
boutique. La dinde, surtout, lui parut si indécente, qu'elle me
flanqua à la porte, pendant qu'Auguste rétablissait les choses,
étalant sa bêtise. Jamais ces brutes ne comprendront le langage d'une
tache rouge mise à côté d'une tache grise... N'importe, c'est mon chef
d'oeuvre. Je n'ai jamais rien fait de mieux.

I se tut, souriant, recueilli dans ce souvenir. La voiture était
arrivée à l'arc de triomphe. De grands souffles, sur ce sommet,
venaient des avenues ouvertes autour de l'immense place. Florent se
mit sur son séant, aspira fortement ces premières odeurs d'herbe qui
montaient des fortifications. Il se tourna, ne regarda plus Paris,
voulut voir la campagne, au loin. À la hauteur de la rue de Longchamp,
madame François lui montra l'endroit où elle l'avait ramassé. Cela le
rendit tout songeur. Et il la contemplait, si saine et si calme, les
bras un peu tendus, tenant les guides. Elle était plus belle que Lisa,
avec son mouchoir au front, son teint rude, son air de bonté brusque.
Quand elle jetait un léger claquement de langue, Balthazar, dressant
les oreilles, allongeait le pas sur le pavé.

En arrivant à Nanterre, la voiture prit à gauche, entra dans une
ruelle étroite, longea des murailles et vint s'arrêter tout au fond
d'une impasse. C'était au bout du monde, comme disait la maraîchère.
Il fallut décharger les feuilles de choux. Claude et Florent ne
voulurent pas que le garçon jardinier, occupé à planter des salades,
se dérangeât. Ils s'armèrent chacun d'une fourche pour jeter le tas
dans le trou au fumier. Cela les amusa. Claude avait une amitié pour
le fumier. Les épluchures des légumes, les boues des Halles, les
ordures tombées de cette table gigantesque, restaient vivantes,
revenaient où les légumes avaient poussé, pour tenir chaud à d'autres
générations de choux, de navets, de carottes. Elles repoussaient en
fruits superbes, elles retournaient s'étaler sur le carreau. Paris
pourrissait tout, rendait tout à la terre qui, sans jamais se lasser,
réparait la mort.

-- Tenez, dit Claude en donnant son dernier coup de fourche, voilà un
trognon de choux que je reconnais. C'est au moins la dixième fois qu'il
pousse dans ce coin, là-bas, près de l'abricotier.

Ce mot fit rire Florent. Mais il devint grave, il se promena lentement
dans le potager, pendant que Claude faisait une esquisse de l'écurie,
et que madame François préparait le déjeuner. Le potager formait une
longue bande de terrain, séparée au milieu par une allée étroite. Il
montait un peu; et, tout en haut, en levant la tête, on apercevait les
casernes basses du Mont-Valérien. Des haies vives le séparaient
d'autres pièces de terre; ces murs d'aubépines, très-élevés, bornaient
l'horizon d'un rideau vert; si bien que, de tout le pays environnant,
on aurait dit que le Mont-Valérien seul se dressât curieusement pour
regarder dans le clos de madame François. Une grande paix venait de
cette campagne qu'on ne voyait pas. Entre les quatre haies, le long du
potager, le soleil de mai avait comme une pâmoison de tiédeur, un
silence plein d'un bourdonnement d'insectes, une somnolence
d'enfantement heureux. À certains craquements, à certains soupirs
légers, il semblait qu'on entendît naître et pousser les légumes. Les
carrés d'épinards et d'oseille, les bandes de radis, de navets, de
carottes, les grands plants de pommes de terre et de choux, étalaient
leurs nappes régulières, leur terreau noir, verdi par les panaches des
feuilles. Plus loin, les rigoles de salades, les oignons, les
poireaux, les céleris, alignés, plantés au cordeau, semblaient des
soldats de plomb à la parade; tandis que les petits pois et les
haricots commençaient à enrouler leur mince tige dans la forêt
d'échalas, qu'ils devaient, en juin, changer en bois touffu. Pas une
mauvaise herbe ne traînait. On aurait pris le potager pour deux tapis
parallèles aux dessins réguliers, vert sur fond rougeâtre, qu'on
brossait soigneusement chaque matin. Des bordures de thym mettaient
des franges grises aux deux côtés de l'allée.

Florent allait et venait, dans l'odeur du thym que le soleil
chauffait. Il était profondément heureux de la paix et de la propreté
de la terre. Depuis près d'un an, il ne connaissait les légumes que
meurtris par les cahots des tombereaux, arrachés de la veille,
saignants encore. Il se réjouissait, à les trouver là chez eux,
tranquilles dans le terreau, bien portants de tous leurs membres. Les
choux avaient une large figure de prospérité, les carottes étaient
gaies, les salades s'en allaient à la file avec des nonchalances de
fainéantes. Alors, les Halles qu'il avait laissées le matin, lui
parurent un vaste ossuaire, un lieu de mort où ne traînait que le
cadavre des êtres, un charnier de puanteur et de décomposition. Et il
ralentissait le pas, et il se reposait dans le potager de madame
François, comme d'une longue marche au milieu de bruits assourdissant
et de senteurs infectes. Le tapage, l'humidité nauséabonde du pavillon
de la marée s'en allaient de lui; il renaissait à l'air pur. Claude
avait raison, tout agonisait aux Halles. La terre était la vie,
l'éternel berceau, la santé du monde.

-- L'omelette est prête! cria la maraîchère.

Lorsqu'ils furent attablés tous trois dans la cuisine, la porte
ouverte au soleil, ils mangèrent si gaiement, que madame François
émerveillée regardait Florent, en répétant à chaque bouchée:

-- Vous n'êtes plus le même, vous avez dix ans de moins. C'est ce
gueux de Paris qui vous noircit la mine comme ça. Il me semble que
vous avez un coup de soleil dans les yeux, maintenant... Voyez-vous,
ça ne vaut rien les grandes villes; vous devriez venir demeurer ici.

Claude riait, disait que Paris était superbe. Il en défendait
jusqu'aux ruisseaux, tout en gardant une bonne tendresse pour la
campagne. L'après-midi, madame François et Florent se trouvèrent seuls
au bout du potager, dans un coin du terrain planté de quelques arbres
fruitiers. Ils s'étaient assis par terre, ils causaient
raisonnablement. Elle le conseillait avec une grande amitié, à la fois
maternelle et tendre. Elle lui fit mille questions sur sa vie, sur ce
qu'il comptait devenir plus tard, s'offrant à lui simplement, s'il
avait un jour besoin d'elle pour son bonheur. Lui, se sentait
très-touché. Jamais une femme ne lui avait parlé de la sorte. Elle lui
faisait l'effet d'une plante saine et robuste, grandie ainsi que les
légumes dans le terreau du potager; tandis qu'il se souvenait des
Lisa, des Normandes, des belles filles des Halles, comme de chairs
suspectes, parées à l'étalage. Il respira là quelques heures de
bien-être absolu, délivré des odeurs de nourriture au milieu
desquelles il s'affolait, renaissant dans la sève de la campagne,
pareil à ce chou que Claude prétendait avoir vu pousser plus de dix
fois.

Vers cinq heures, ils prirent congé de madame François. Ils voulaient
revenir à pied. La maraîchère les accompagna jusqu'au bout de la
ruelle, et gardant un instant la main de Florent dans la sienne:

-- Venez, si vous avez jamais quelque chagrin, dit-elle doucement.

Pendant un quart d'heure, Florent marcha sans parler, assombri déjà,
se disant qu'il laissait sa santé derrière lui. La route de Courbevoie
était blanche de poussière. Ils aimaient tous deux les grandes
courses, les gros souliers sonnant sur la terre dure. De petites
fumées montaient derrière leurs talons, à chaque pas. Le soleil
oblique prenait l'avenue en écharpe, allongeait leurs deux ombres en
travers de la chaussée, si démesurément, que leurs têtes allaient
jusqu'à l'autre bord, filant sur le trottoir opposé.

Claude, les bras ballants, faisant de grandes enjambées régulières,
regardait complaisamment les deux ombres, heureux et perdu dans le
cadencement de la marche, qu'il exagérait encore en le marquant des
épaules. Puis, comme sortant d'une songerie:

-- Est-ce que vous connaissez la bataille des Gras et des Maigres?
demanda-t-il.

Florent, surpris, dit que non. Alors Claude s'enthousiasma, parla de
cette série d'estampes avec beaucoup d'éloges. Il cita certains
épisodes: les Gras, énormes à crever, préparant la goinfrerie du soir,
tandis que les Maigres, pliés par le jeûne, regardent de la rue avec
la mine d'échalas envieux; et encore les Gras, à table, les joues
débordantes, chassant un Maigre qui a eu l'audace de s'introduire
humblement, et qui ressemble à une quille au milieu d'un peuple de
boules. Il voyait là tout le drame humain; il finit par classer le
hommes en Maigres et en Gras, en deux groupes hostiles dent l'un
dévore l'autre, s'arrondit le ventre et jouit.

-- Pour sûr, dit-il, Caïn était un Gras et Abel un Maigre. Depuis le
premier meurtre, ce sont toujours les grosses faims qui ont sucé le
sang des petits mangeurs... C'est une continuelle ripaille, du plus
faible au plus fort, chacun avalant son voisin et se trouvant avalé à
son tour... Voyez-vous, mon brave, défiez-vous des Gras.

Il se tut un instant, suivant toujours des yeux leurs deux ombres que
le soleil couchant allongeait davantage. Et il murmura:

-- Nous sommes des Maigres, nous autres, vous comprenez... Dites-moi
si, avec des ventres plats comme les nôtres, on tient beaucoup de
place au soleil.

Florent regarda les deux ombres en souriant. Mais Claude se fâchait.
Il criait:

-- Vous avez tort de trouver ça drôle. Moi, je souffre d'être un
Maigre. Si j'étais un Gras, je peindrais tranquillement, j'aurais un
bel atelier, je vendrais mes tableaux au poids de l'or. Au lieu de ça,
je suis un Maigre, je veux dire que je m'extermine le tempérament à
vouloir trouver des machines qui font hausser les épaules des Gras.
J'en mourrai, c'est sûr, la peau collée aux os, si plat qu'on pourra
me mettre entre deux feuillets d'un livre pour m'enterrer... Et vous
donc! vous êtes un Maigre surprenant, le roi des Maigres, ma parole
d'honneur. Vous vous rappelez votre querelle avec les poissonnières;
c'était superbe, ces gorges géantes lâchées contre votre poitrine
étroite; et elles agissaient d instinct, elles chassaient au Maigre,
comme les chattes chassent aux souris... En principe, vous entendez,
un Gras a l'horreur d'un Maigre, si bien qu'il éprouve le besoin de
l'ôter de sa vue, à coups de dents, ou à coups de pieds. C'est
pourquoi, à votre place, je prendrais mes précautions. Les Quenu sont
des Gras, les Méhudins sont des Gras, enfin vous n'avez que des Gras
autour de vous. Moi, ça m'inquiéterait.

-- Et Gavard, et mademoiselle Saget, et votre ami Marjolin? demanda
Florent, qui continuait à sourire.

-- Oh! si vous voulez, répondit Claude, je vais vous classer toutes
nos connaissances. Il y a longtemps que j'ai leurs têtes dans un
carton, à mon atelier, avec l'indication de l'ordre auquel elles
appartiennent. C'est tout un chapitre d'histoire naturelle... Gavard
est un Gras, mais un Gras qui pose pour le Maigre. La variété est
assez commune... Mademoiselle Saget et madame Lecoeur sont des
Maigres: d'ailleurs, variétés très à craindre, Maigres désespérés,
capables de tout pour engraisser... Mon ami Marjolin, la petite
Cadine, la Sarriette, trois Gras, innocents encore, n'ayant que les
faims aimables de la jeunesse. Il est à remarquer que le Gras, tant
qu'il n'a pas vieilli, est un être charmant... Monsieur Lebigre, un
Gras, n'est-ce pas? Quant à vos amis politiques, ce sont généralement
des Maigres, Charvet, Clémence, Logre, Lacaille. Je ne fais une
exception que pour cette grosse bête d'Alexandre et pour le prodigieux
Robine. Celui-ci m'a donné bien du mal.

Le peintre continua sur ce ton, du pont de Neuilly à l'arc de
triomphe. Il revenait, achevait certains portraits d'un trait
caractéristique: Logre était un Maigre qui avait son ventre entre les
deux épaules; la belle Lisa était tout en ventre, et la belle
Normande, tout en poitrine; mademoiselle Saget avait certainement
laissé échapper dans sa vie une occasion d'engraisser, car elle
détestait les Gras, tout en gardant un dédain pour les Maigres; Gavard
compromettait sa graisse, il finirait plat comme une punaise.

-- Eh madame François? dit Florent.

Claude fut très-embarrassé par cette question. Il chercha, balbutia:

-- Madame François, madame François... Non, je ne sais pas, je n'ai
jamais songé à la classer... C'est une brave femme, madame François,
voilà tout. Elle n'est ni dans les Gras ni dans les Maigres, parbleu!

Ils rirent tous les deux. Ils se trouvaient en face de l'arc de
triomphe. Le soleil, au ras des coteaux de Suresnes, était si bas sur
l'horizon, que leurs ombres colossales tâchaient la blancheur du
monument, très-haut, plus haut que les statues énormes des groupes, de
deux barres noires, pareilles à deux traits faits au fusain. Claude
s'égaya davantage, fit aller les bras, se plia; puis, en s'en allant:

-- Avez-vous vu? quand le soleil s'est couché, nos deux têtes sont
allées toucher le ciel.

Mais Florent ne riait plus. Paris le reprenait, Paris qui l'effrayait
maintenant, après lui avoir coûté tant de larmes, à Cayenne. Lorsqu'il
arriva aux Halles, la nuit tombait, les odeurs étaient suffocantes. Il
baissa la tête, en rentrant dans son cauchemar de nourritures
gigantesques, avec le souvenir doux et triste de cette journée de
santé claire, toute parfumée de thym.



V


Le lendemain, vers quatre heures, Lisa se rendit à Saint-Eustache.
Elle avait fait, pour traverser la place, une toilette sérieuse, toute
en soie noire, avec son châle tapis. La belle Normande, qui, de la
poissonnerie, la suivit des yeux jusque sous la porte de l'église, en
resta suffoquée.

-- Ah bien! merci! dit-elle méchamment, la grosse donna dans les
curés, maintenait... Ça la calmera, cette femme, de se tremper le
derrière dans l'eau bénite.

Elle se trompait, Lisa n'était point dévote. Elle ne pratiquait pas,
disait d'ordinaire qu'elle tâchait de rester honnête en toutes choses,
et que cela suffisait. Mais elle n'aimait pas qu'on parlât mal de la
religion devant elle; souvent elle faisait taire Gavard, qui adorait
les histoires de prêtres et de religieuses, les polissonneries de
sacristie. Cela lui semblait tout à fait inconvenant. Il fallait
laisser à chacun sa croyance, respecter les scrupules de tout le
monde. Puis d'ailleurs, les prêtres étaient généralement de braves
gens. Elle connaissait l'abbé Roustan, de Saint-Eustache, un homme
distingué, de bon conseil, dont l'amitié lui paraissait très-sûre. Et
elle finissait, en expliquant la nécessité absolue de la religion,
pour le plus grand nombre; elle la regardait comme une police qui
aidait à maintenir l'ordre, et sans laquelle il n'y avait pas de
gouvernement possible. Quand Gavard poussait les choses un peu trop
loin sur ce chapitre, disant qu'on devrait flanquer les curés dehors
et fermer leurs boutiques, elle haussait les épaules, elle répondait:

-- Vous seriez bien avancé!... on se massacrerait dans les rues, au
bout d'un mois, et l'on se trouverait forcé d'inventer un autre bon
Dieu. En 93, ça c'est passé comme cela... Vous savez, n'est-ce pas?
que moi je ne vis pas avec les curés; mais je dis qu'il en faut, parce
qu'il en faut.

Aussi, lorsque Lisa allait dans une église, elle se montrait
recueillie. Elle avait acheté un beau paroissien, qu'elle n'ouvrait
jamais, pour assister aux enterrements et aux mariages. Elle se
levait, s'agenouillait, aux bons endroits, s'appliquant à garder
l'attitude décente qu'il convenait d'avoir. C'était, pour elle, une
sorte de tenue officielle que les gens honnêtes, les commerçants et
les propriétaires, devaient garder devant la religion.

Ce jour-là, la belle charcutière, en entrant à Saint-Eustache, laissa
doucement retomber la double porte en drap vert déteint, usé par la
main des dévotes. Elle trempa les doigts dans le bénitier, se signa
correctement. Puis, à pas étouffés, elle alla jusqu'à la chapelle de
Sainte-Agnès, où deux femmes agenouillées, la face dans les mains,
attendaient, pendant que la robe bleue d'une troisième débordait du
confessionnal. Elle parut contrariée; et, s'adressant à un bedeau qui
passait, avec sa calotte noire, en traînant les pieds:

-- C'est donc le jour de confession de monsieur l'abbé Roustan?
demanda-t-elle.

Il répondit que monsieur l'abbé n'avait plus que des pénitentes, que
ce ne serait pas long, et que, si elle voulait prendre une chaise, son
tour arriverait tout de suite. Elle remercia, sans dire qu'elle ne
venait pas pour se confesser. Elle résolut d'attendre, marchant à
petits pas sur les dalles, allant jusqu'à la grande porte, d'où elle
regarda la nef toute nue, haute et sévère, entre les bas-côtés peints
de couleurs vives; elle levait un peu le menton, trouvant le
maître-autel trop simple, ne goûtant pas cette grandeur froide de la
pierre, préférant les dorures et les bariolages des chapelles
latérales. Du côté de la rue du Jour, ces chapelles restaient grises,
éclairées par des fenêtres poussiéreuses; tandis que, du côté des
Halles, le coucher du soleil allumait les vitraux des verrières,
égayées de teintes très-tendres, des verts et des jaunes surtout, si
limpides, qu'ils lui rappelaient les bouteilles de liqueur, devant la
glace de monsieur Lebigre. Elle revint de ce côté, qui semblait comme
attiédi par cette lumière de braise, s'intéressa un instant aux
châsses, aux garnitures des autels, aux peintures vues dans des
reflets de prisme. L'église était vide, toute frissonnante du silence
de ses voûtes. Quelques jupes de femmes faisaient des taches sombres
dans l'effacement jaunâtre des chaises; et, des confessionnaux fermés,
un chuchotement sortait. En repassant devant la chapelle de sainte
Agnès, elle vit que la robe bleue était toujours aux pieds de l'abbé
Roustan.

-- Moi, j'aurais fini en dix secondes, si je voulais, pensa-t-elle
avec l'orgueil de son honnêteté.

Elle alla au fond. Derrière le maître-autel, dans l'ombre de la double
rangée des piliers, la chapelle de la Vierge est toute moite de
silence et d'obscurité. Les vitraux, très-sombres, ne détachent que
des robes de saints, à larges pans rouges et violets, brûlant comme
des flammes d'amour mystique dans le recueillement, l'adoration muette
des ténèbres. C'est un coin de mystère, un enfoncement crépusculaire
du paradis, où brillent les étoiles de deux cierges, où quatre lustres
à lampes de métal, tombant de la voûte, à peine entrevus, font songer
aux grands encensoirs d'or que les anges balancent au coucher de
Marie. Entre les piliers, des femmes sont toujours là, pâmées sur des
chaises retournées, abîmées dans cette volupté noire.

Lisa, debout, regardait, très-tranquillement. Elle n'était point
nerveuse. Elle trouvait qu'on avait tort de ne pas allumer les
lustres, que cela serait plus gai avec des lumières. Même il y avait
une indécence dans cette ombre, un jour et un souffle d'alcôve, qui
lui semblaient peu convenables. À côté d'elle, des cierges brûlant sur
une herse lui chauffaient la figure, tandis qu'une vieille femme
grattait avec un gros couteau la cire tombée, figée en larmes pâles.
Et, dans le frisson religieux de la chapelle, dans cette pâmoison
muette d'amour, elle entendait très-bien le roulement des fiacres qui
débouchaient de la rue Montmartre, derrière les saints rouges et
violets des vitraux. Au loin, les Halles grondaient, d'une voix
continue.

Comme elle allait quitter la chapelle, elle vit entrer la cadette des
Méhudin, Claire, la marchande de poissons d'eau douce. Elle fit
allumer un cierge à la herse. Puis, elle vint s'agenouiller derrière
un pilier, les genoux cassés sur la pierre, si pâle dans ses cheveux
blonds mal attachés, qu'elle semblait une morte. Là, se croyant
cachée, elle agonisa, elle pleura à chaudes larmes, avec des ardeurs
de prières qui la pliaient comme sous un grand vent, avec tout un
emportement de femme qui se livre. La belle charcutière resta fort
surprise, car les Méhudin n'étaient guère dévotes; Claire surtout
parlait de la religion et des prêtres, d'ordinaire, d'une façon à
faire dresser les cheveux sur la tête.

-- Qu'est-ce qu'il lui prend donc? se dit-elle en revenant de nouveau
à la chapelle de Sainte-Agnès. Elle aura empoisonné quelque homme,
cette gueuse.

L'abbé Roustan sortait enfin de son confessionnal. C'était un bel
homme, d'une quarantaine d'années, l'air souriant et bon. Quand il
reconnut madame Quenu, il lui serra les mains, l'appela « chère
dame, » l'emmena à la sacristie, où il ôta son surplis, en lui disant
qu'il allait être tout à elle. Ils revinrent, lui en soutane, tête
nue, elle se carrant dans son châle tapis, et ils se promenèrent le
long des chapelles latérales, du côté de la rue du Jour. Ils parlaient
à voix basse. Le soleil se mourait dans les vitraux, l'église devenait
noire, les pas des dernières dévotes avaient un frôlement doux sur les
dalles.

Cependant, Lisa expliqua ses scrupules à l'abbé Roustan. Jamais il
n'était question entre eux de religion. Elle ne se confessait pas,
elle le consultait simplement dans les cas difficiles, à titre d'homme
discret et sage, qu'elle préférait, disait-elle parfois, à ces hommes
d'affaires louches qui sentent le bagne. Lui, se montrait d'une
complaisance inépuisable; il feuilletait le code pour elle, lui
indiquait les bons placements d'argent, résolvait avec tact les
difficultés morales, lui recommandait des fournisseurs, avait une
réponse prête à toutes les demandes, si diverses et si compliquées
qu'elles fussent, le tout naturellement, sans mettre Dieu de
l'affaire, sans chercher à en tirer un bénéfice quelconque à son
profit ou au profit de la religion. Un remerciement et un sourire lui
suffisaient. Il semblait bien aise d'obliger cette belle madame Quenu,
dont sa femme de ménage lui parlait souvent avec respect, comme d'une
personne très-estimée dans le quartier. Ce jour-là, la consultation
fut particulièrement délicate. Il s'agissait de savoir quelle conduite
l'honnêteté l'autorisait à tenir vis-à-vis de son beau-frère; si elle
avait le droit de le surveiller, de l'empêcher de les compromettre,
son mari, sa fille et elle; et encore jusqu'où elle pourrait aller
dans un danger pressant. Elle ne demanda pas brutalement ces choses,
elle posa les questions avec des ménagements si bien choisis, que
l'abbé put disserter sur la matière sans entrer dans les
personnalités. Il fut plein d'arguments contradictoires. En somme, il
jugea qu'une âme juste avait le droit, le devoir même d'empêcher le
mal, quitte à employer les moyens nécessaires au triomphe du bien.

-- Voilà mon opinion, chère dame, dit-il en finissant. La discussion
des moyens est toujours grave. Les moyens sont le grand piège où se
prennent les vertus ordinaires... Mais je connais votre belle
conscience. Pesez chacun de vos actes, et si rien ne proteste en vous,
allez hardiment... Les natures honnêtes ont cette grâce merveilleuse
de mettre de leur honnêteté dans tout ce qu'elles touchent.

Et changeant de voix, il continua:

-- Dites bien à monsieur Quenu que je lui souhaite le bonjour. Quand
je passerai, j'entrerai pour embrasser ma bonne petite Pauline... Au
revoir, chère dame, et tout à votre disposition.

Il rentra dans la sacristie. Lisa, en s'en allant, eut la curiosité de
voir si Claire priait toujours; mais Claire était retournée à ses
carpes et à ses anguilles; il n'y avait plus, devant la chapelle de la
Vierge, où la nuit s'était faite, qu'une débandade de chaises
renversées, culbutées, sous la chaleur dévote des femmes qui s'étaient
agenouillées là.

Quand la belle charcutière traversa de nouveau la place, la Normande,
qui guettait sa sortie, la reconnut dans le crépuscule à la rondeur de
ses jupes.

-- Merci! s'écria-t-elle, elle est restée plus d'une heure. Quand les
curés la vident de ses péchés, celle-là, les enfants de choeur font la
chaîne pour jeter les seaux d'ordures à la rue.

Le lendemain matin, Lisa monta droit à la chambre de Florent. Elle s'y
installa en toute tranquillité, certaine de n'être pas dérangée,
décidée d'ailleurs à mentir, à dire qu'elle venait s'assurer de la
propreté du linge, si Florent remontait. Elle l'avait vu, en bas,
très-occupé, au milieu de la marée. S'asseyant devant la petite table,
elle enleva le tiroir, le mit sur ses genoux, le vida avec de grandes
précautions, en ayant grand soin de replacer les paquets de papiers
dans le même ordre. Elle trouva d'abord les premiers chapitres de
l'ouvrage sur Cayenne, puis les projets, les plans de toutes sortes,
la transformation des octrois en taxes sur les transactions, la
réforme du système administratif des Halles, et les autres. Ces pages
de fine écriture qu'elle s'appliquait à lire, l'ennuyèrent beaucoup;
elle allait remettre le tiroir, convaincue que Florent cachait
ailleurs la preuve de ses mauvais desseins, rêvant déjà de fouiller la
laine des matelas, lorsqu'elle découvrit, dans une enveloppe à lettre,
le portrait de la Normande. La photographie était un peu noire. La
Normande posait debout, le bras droit appuyée sur une colonne
tronquée; et elle avait tous ses bijoux, une robe de soie neuve qui
bouffait, un rire insolent. Lisa oublia son beau-frère, ses terreurs,
ce qu'elle était venue faire là. Elle s'absorba dans une de ces
contemplations de femme dévisageant une autre femme, tout à l'aise,
sans crainte d'être vue. Jamais elle n'avait eu le loisir d'étudier sa
rivale de si près. Elle examina les cheveux, le nez, la bouche,
éloigna la photographie, la rapprocha. Puis, les lèvres pincées, elle
lut sur le revers, écrit en grosses vilaines lettres: « Louise à son
ami Florent. » Cela la scandalisa, c'était un aveu. L'envie lui vint
de prendre cette carte, de la garder comme une arme contre son
ennemie. Elle la remit lentement dans l'enveloppe, en songeant que ce
serait mal, et qu'elle la retrouverait toujours, d'ailleurs.

Alors, feuilletant de nouveau les pages volantes, les rangeant une à
une, elle eut l'idée de regarder au fond, à l'endroit où Florent avait
repoussé le fil et les aiguilles d'Augustine; et là, entre le
paroissien et _la Clef des songes_, elle découvrit ce qu'elle
cherchait, des notes très-compromettantes, simplement défendues par
une chemise de papier gris. L'idée d'une insurrection, du renversement
de l'empire, à l'aide d'un coup de force, avancée un soir par Logre
chez monsieur Lebigre, avait lentement mûri dans l'esprit ardent de
Florent. Il y vit bientôt un devoir, une mission. Ce fut le but enfin
trouvé de son évasion de Cayenne et de son retour à Paris. Croyant
avoir à venger sa maigreur contre cette ville engraissée, pendant que
les défenseurs du droit crevaient la faim en exil, il se fit
justicier, il rêva de se dresser, des Halles mêmes, pour écraser ce
règne de mangeailles et de soûleries. Dans ce tempérament tendre,
l'idée fixe plantait aisément son clou. Tout prenait des
grossissements formidables, les histoires les plus étranges se
bâtissaient, il s'imaginait que les Halles s'étaient emparées de lui,
à son arrivée, pour l'amollir, l'empoisonner de leurs odeurs. Puis,
c'était Lisa qui voulait l'abêtir; il l'évitait pendant des deux et
trois jours, comme un dissolvant qui aurait fondu ses volontés, s'il
l'avait approchée. Ces crises de terreurs puériles, ces emportements
d'homme révolté, aboutissaient toujours à de grandes douceurs, à des
besoins d'aimer, qu'il cachait avec une honte d'enfant. Le soir
surtout, le cerveau de Florent s'embarrassait de fumées mauvaises.
Malheureux de sa journée, les nerfs tendus, refusant le sommeil par
une peur sourde de ce néant, il s'attardait davantage chez monsieur
Lebigre ou chez les Méhudin; et, quand il rentrait, il ne se couchait
encore pas, il écrivait, il préparait la fameuse insurrection.
Lentement, il trouva tout un plan d'organisation. Il partagea Paris en
vingt sections, une par arrondissement ayant chacune un chef, une
sorte de général, qui avait sous ses ordres vingt lieutenants
commandant à vingt compagnie, d'affiliés. Toutes les semaines, il y
aurait un conseil tenu par les chefs, chaque fois dans un local
différent; pour plus de discrétion, d'ailleurs, les affiliés ne
connaîtraient que le lieutenant, qui lui-même s'aboucherait uniquement
avec le chef de sa section; il serait utile aussi que ces compagnies
se crussent toutes chargées de missions imaginaires, ce qui achèverait
de dépister la police. Quant à la mise en oeuvre de ces forces, elle
était des plus simples. On attendrait la formation complète des
cadres; puis on profiterait de la première émotion politique. Comme on
n'aurait sans doute que quelques fusils de chasse, on s'emparerait
d'abord des postes, on désarmerait les pompiers, les gardes de Paris,
les soldats de la ligne, sans livrer bataille autant que possible, en
les invitant à faire cause commune avec le peuple. Ensuite, on
marcherait droit au Corps législatif, pour aller de là à l'Hôtel de
Ville. Ce plan, auquel Florent revenait chaque soir, comme à un
scénario de drame qui soulageait sa surexcitation nerveuse, n'était
encore qu'écrit sur des bouts de papier, raturés, montrant les
tâtonnements de l'auteur, permettant de suivre les phases de cette
conception à la fois enfantine et scientifique. Lorsque Lisa eut
parcouru les notes, sans toutes les comprendre, elle resta tremblante,
n'osant plus toucher à ces papiers, avec la peur de les voir éclater
entre ses mains comme des armes chargées.

Une dernière note l'épouvanta plus encore que les autres. C'était une
demi-feuille, sur laquelle Florent avait dessiné la forme des insignes
qui distingueraient les chefs et les lieutenants; à côté, se
trouvaient également les guidons des compagnies. Même des légendes au
crayon disaient la couleur des guidons pour les vingt arrondissements.
Les insignes des chefs étaient des écharpes rouges; ceux des
lieutenants, des brassards, également rouges. Ce fut, pour Lisa, la
réalisation immédiate de l'émeute; elle vit ces hommes, avec toutes
ces étoffes rouges, passer devant sa charcuterie, envoyer des balles
dans les glaces et dans les marbres, voler les saucisses et les
andouilles de l'étalage. Les infâmes projets de sou beau-frère étaient
un attentat contre elle-même, contre son bonheur. Elle referma le
tiroir, regardant la chambre, se disant que c'était elle pourtant qui
logeait cet homme, qu'il couchait dans ses draps, qu'il usait ses
meubles. Et elle était particulièrement exaspérée par la pensée qu'il
cachait l'abominable machine infernale dans cette petite table de bois
blanc, qui lui avait servi autrefois chez l'oncle Gradelle, avant son
mariage, une table innocente, toute déclouée.

Elle resta debout, songeant à ce qu'elle allait faire. D'abord, il
était inutile d'instruire Quenu. Elle eut l'idée d'avoir une
explication avec Florent, mais elle craignit qu'il ne s'en allât
commettre son crime plus loin, tout en les compromettant, par
méchanceté. Elle se calmait un peu, elle préféra le surveiller. Au
premier danger, elle verrait. En somme, elle avait à présent de quoi
le faire retourner aux galères.

Comme elle rentrait à la boutique, elle vit Augustine tout émotionnée.
La petite Pauline avait disparu depuis une grande demi-heure. Aux
questions inquiètes de Lisa, elle ne put que répondre:

-- Je ne sais pas, madame... Elle était là tout à l'heure, sur le
trottoir, avec un petit garçon... Je les regardais; puis, j'ai entamé
un jambon pour un monsieur, et je ne les ai plus vus.

-- Je parie que c'est Muche, s'écria la charcutière; ah! le gredin
d'enfant!

C'était Muche, en effet. Pauline, qui étrennait justement ce jour-là
une robe neuve, à raies bleues, avait voulu la montrer. Elle se tenait
toute droite, devant la boutique, bien sage, les lèvres pincées par
cette moue grave d'une petite femme de six ans qui craint de se salir.
Ses jupes, très-courtes, très-empesées, bouffaient comme des jupes de
danseuse, montrant ses bas blancs bien tirés, ses bottines vernies,
d'un bleu d'azur; tandis que son grand tablier, qui la décolletait,
avait, aux épaules, un étroit volant brodé, d'où ses bras, adorables
d'enfance, sortaient nus et roses. Elle portait des boutons de
turquoise aux oreilles, une jeannette au cou, un ruban de velours bleu
dans les cheveux, très-bien peignée, avec l'air gras et tendre de sa
mère, la grâce parisienne d'une poupée neuve.

Muche, des Halles, l'avait aperçue. Il mettait dans le ruisseau des
petits poissons morts que l'eau emportait, et qu'il suivait le long du
trottoir, en disant qu'ils nageaient. Mais la vue de Pauline, si
belle, si propre, lui fit traverser la chaussée, sans casquette, la
blouse déchirée, le pantalon tombant et montrant la chemise, dans le
débraillé d'un galopin de sept ans. Sa mère lui avait bien défendu de
jouer jamais avec « cette grosse bête d'enfant que ses parents
bourraient à la faire crever. » Il rôda un instant, s'approcha, voulut
toucher la jolie robe à raies bleues. Pauline, d'abord flattée, eut
une moue de prude, recula, en murmurant d'un ton fâché:

-- Laisse-moi... Maman ne veut pas.

Cela fit rire le petit Muche, qui était très-dégourdi et
très-entreprenant.

-- Ah bien! dit-il, tu es joliment godiche!... Ça ne fait rien que ta
maman ne veuille pas... Nous allons jouer à nous pousser, veux-tu?

Il devait nourrir l'idée mauvaise de salir Pauline. Celle-ci, en le
voyant s'apprêter à lui donner une poussée dans le dos, recula
davantage, fit mine de rentrer. Alors, il fut très doux; il remonta
ses culottes, en homme du monde.

-- Es-tu bête! c'est pour rire... Tu es bien gentille comme ça. Est-ce
que c'est à ta maman, ta petite croix?

Elle se rengorgea; dit que c'était à elle. Lui, doucement, l'amenait
jusqu'au coin de la rue Pirouette; il lui touchait les jupes, en
s'étonnant, en trouvant ça drôlement raide; ce qui causait un plaisir
infini à la petite. Depuis qu'elle faisait la belle sur le trottoir,
elle était très-vexée de voir que personne ne la regardait. Mais,
malgré les compliments de Muche, elle ne voulut pas descendre du
trottoir.

-- Quelle grue! s'écria-t-il, en redevenant grossier. Je vas t'asseoir
sur ton panier aux crottes, tu sais, madame Belles-fesses!

Elle s'effaroucha. Il l'avait prise par la main; et comprenant sa
faute, se montrant de nouveau câlin, fouillant vivement dans sa poche:

-- J'ai un sou, dit-il.

La vue du sou calma Pauline. Il tenait le sou du bout des doigts,
devant elle, si bien qu'elle descendit sur la chaussée, sans y prendre
garde, pour suivre le sou. Décidément, le petit Muche était en bonne
fortune.

-- Qu'est-ce que tu aimes? demanda-t-il.

Elle ne répondit pas tout de suite; elle ne savait pas, elle aimait
trop de choses. Lui, nomma une foule de friandises: de la réglisse, de
la mélasse, des boules de gomme, du sucre en poudre. Le sucre en
poudre fit beaucoup réfléchir la petite; ou trempe un doigt, et on le
suce; c'est très bon. Elle restait toute sérieuse. Puis, se décidant:

-- Non, j'aime bien les cornets.

Alors, il lui prit le bras, il l'emmena, sans qu'elle résistât. Ils
traversèrent la rue Rambuteau, suivirent le large trottoir des Halles,
allèrent jusque chez un épicier de la rue de la Cossonnerie, qui avait
la renommée des cornets. Les cornets sont de minces cornets de papier,
où les épiciers mettent les débris de leur étalage, les dragées
cassées, les marrons glacés tombés en morceaux, les fonds suspects des
bocaux de bonbons. Muche fit les choses galamment; il laissa choisir
le cornet par Pauline, un cornet de papier bleu, ne le lui reprit pas,
donna son sou. Sur le trottoir, elle vida les miettes de toutes sortes
dans les deux poches de son tablier; et ces poches étaient si
étroites, qu'elles furent pleines. Elle croquait doucement, miette par
miette, ravie, mouillant son doigt, pour avoir la poussière trop fine;
si bien que cela fondait les bonbons, et que deux taches brunes
marquaient déjà les deux poches du tablier. Muche avait un rire
sournois. Il la tenait par la taille, la chiffonnant à son aise, lui
faisant tourner le coin de la rue Pierre-Lescot, du côté de la place
des Innocents, en lui disant:

-- Hein? tu veux bien jouer, maintenant?... C'est bon, ce que tu as
dans tes poches. Tu vois que je ne voulais pas te faire de mal, grande
bête.

Et lui-même, il fourrait les doigts au fond des poches. Ils entrèrent
dans le square. C'était là sans doute que le petit Muche rêvait de
conduire sa conquête. Il lui fit les honneurs du square, comme d'un
domaine à lui, très-agréable, où il galopinait pendant des après-midi
entières. Jamais Pauline n'était allée si loin; elle aurait sanglotté
comme une demoiselle enlevée, si elle n'avait pas eu du sucre dans les
poches. La fontaine, au milieu de la pelouse coupée de corbeilles,
coulait, avec la déchirure de ses nappes; et les nymphes de Jean
Goujon, toutes blanches dans le gris de la pierre, penchant leurs
urnes, mettaient leur grâce nue, au milieu de l'air noir du quartier
Saint-Denis. Les enfants firent le tour, regardant l'eau tomber des
six bassins, intéressés par l'herbe, rêvant certainement de traverser
la pelouse centrale, ou de se glisser sous les massifs de houx et de
rhododendrons, dans la plate-bande longeant la grille du square.
Cependant le petit Muche, qui était parvenu à froisser la belle robe,
par derrière, dit, avec son rire en dessous:

-- Nous allons jouer à nous jeter du sable, veux-tu?

Pauline était séduite. Ils se jetèrent du sable, en fermant les yeux.
Le sable entrait par le corsage décolleté de la petite, coulait tout
le long, jusque dans ses bas et ses bottines. Muche s'amusait
beaucoup, à voir le tablier blanc devenir tout jaune. Mais il trouva
sans doute que c'était encore trop propre.

-- Hein? si nous plantions des arbres, demanda-t-il tout à coup. C'est
moi qui sais faire de jolis jardins!

-- Vrai, des jardins! murmura Pauline pleine d'admiration.

Alors, comme le gardien du square n'était pas là, il lui fit creuser
des trous dans une plate bande. Elle était à genoux, au beau milieu de
la terre molle, s'allongeant sur le ventre, enfonçant jusqu'aux coudes
ses adorables bras nus. Lui, cherchait des bouts de bois, cassait des
branches. C'était les arbres du jardin, qu'il plantait dans les trous
de Pauline. Seulement, il ne trouvait jamais les trous assez profonds,
il la traitait en mauvais ouvrier, avec des rudesses de patron. Quand
elle se releva, elle était noire des pieds à la tête; elle avait de la
terre dans les cheveux, toute barbouillée, si drôle avec ses bras de
charbonnier, que Muche tapa dans ses mains, en s'écriant:

-- Maintenant, nous allons les arroser... Tu comprends, ça ne
pousserait pas.

Ce fut le comble. Ils sortaient du square, ramassaient de l'eau au
ruisseau, dans le creux de leurs mains, revenaient en courant arroser
les bouts de bois. En route, Pauline, qui était trop grosse et qui ne
savait pas courir, laissait échapper toute l'eau entre ses doigts, le
long de ses jupes; si bien qu'au sixième voyage, elle semblait s'être
roulée dans le ruisseau. Muche la trouva très-bien, quand elle fut
très-sale. Il la fit asseoir avec lui sous un rhododendron, à côté du
jardin qu'ils avaient planté. Il lui racontait que ça poussait déjà.
Il lui avait pris la main, en l'appelant sa petite femme.

-- Tu ne regrettes pas d'être venue, n'est-ce pas? Au lieu de rester
sur le trottoir, où tu as l'air de l'ennuyer fameusement... Tu verras,
je sais tout plein de jeux, dans les rues. Il faudra revenir,
entends-tu. Seulement, on ne parle pas de ça à sa maman. On ne fait
pas la bête... Si tu dis quelque chose, tu sais, je te tirerai les
cheveux, quand je passerai devant chez toi.

Pauline répondait toujours oui. Lui, par dernière galanterie, lui
remplissait de terre les deux poches de son tablier. Il la serrait de
près, cherchant maintenant à lui faire du mal, par une cruauté de
gamin. Mais elle n'avait plus de sucre, elle ne jouait plus, et elle
devenait inquiète. Comme il s'était mis à la pincer, elle pleura en
disant qu'elle voulait s'en aller. Cela égaya beaucoup Muche, qui se
montra cavalier; il la menaça de ne pas la reconduire chez ses
parents. La petite, tout à fait terrifiée, poussait des soupirs
étouffés, comme une belle à la merci d'un séducteur, au fond d'une
auberge inconnue. Il aurait certainement fini par la battre, pour la
faire taire, lorsqu'une voix aigre, la voix de mademoiselle Saget,
s'écria à côté d'eux:

-- Mais, Dieu me pardonne! c'est Pauline... Veux-tu bien la laisser
tranquille, méchant vaurien!

La vieille fille prit Pauline par la main, en poussant des
exclamations sur l'état pitoyable de sa toilette. Muche ne s'effraya
guère; il les suivit, riant sournoisement de son oeuvre, répétant que
c'était elle qui avait voulu venir, et qu'elle s'était laissée tomber
par terre. Mademoiselle Saget était une habituée du square des
Innocents. Chaque après-midi, elle y passait une bonne heure, pour se
tenir au courant des bavardages du menu peuple. Là, aux deux côtés, il
y a une longue file demi-circulaire de bancs mis bout à bout. Les
pauvres gens qui étouffent dans les taudis des étroites rues voisines
s'y entassent: les vieilles, desséchées, l'air frileux, en bonnet
fripé; les jeunes en camisole, les jupes mal attachées, les cheveux
nus, éreintées, fanées déjà de misère; quelques hommes aussi, des
vieillards proprets, des porteurs aux vestes grasses, des messieurs
suspects à chapeau noir; tandis que, dans l'allée, la marmaille se
roule, traîne des voitures sans roues, emplit des seaux de sable,
pleure et se mord, une marmaille terrible, déguenillée, mal mouchée,
qui pullule au soleil comme une vermine. Mademoiselle Saget était si
mince, qu'elle trouvait toujours à se glisser sur un banc. Elle
écoutait, elle entamait la conversation avec une voisine, quelque
femme d'ouvrier toute jaune, raccommodant du linge, tirant d'un petit
panier, réparé avec des ficelles, des mouchoirs et des bas troués
comme des cribles. D'ailleurs, elle avait des connaissances. Au milieu
des piaillements intolérables de la marmaille et du roulement continu
des voitures, derrière, dans la rue Saint-Denis, c'étaient des cancans
sans fin, des histoires sur les fournisseurs, les épiciers, les
boulangers, les bouchers, toute une gazette du quartier, enfiélée par
les refus de crédit et l'envie sourde du pauvre. Elle apprenait,
surtout, parmi ces malheureuses, les choses inavouables, ce qui
descendait des garnis louches, ce qui sortait des loges noires des
concierges, les saletés de la médisance, dont elle relevait, comme
d'une pointe de piment, ses appétits de curiosité. Puis, devant elle,
la face tournée du côté des Halles, elle avait la place, les trois
pans de maisons, percées de leurs fenêtres, dans lesquelles elle
cherchait à entrer du regard; elle semblait se hausser, aller le long
des étages, ainsi qu'à des trous de verre, jusqu'aux oeils-de-boeuf
des mansardes; elle dévisageait les rideaux, reconstruisait un drame
sur la simple apparition d'une tête entre deux persiennes, avait fini
par savoir l'histoire des locataires de toutes ces maisons, rien qu'à
en regarder les façades. Le restaurant Baratte l'intéressait d'une
façon particulière, avec sa boutique de marchand de vin, sa marquise
découpée et dorée, formant terrasse, laissant déborder la verdure de
quelques pots de fleurs, ses quatre étages étroits, ornés et
peinturlurés; elle se plaisait au fond bleu tendre, aux colonnes
jaunes, à la stèle surmontée d'une coquille, à cette devanture de
temple de carton, badigeonnée sur la face d'une maison décrépite,
terminée en haut, au bord du toit, par une galerie de zinc passée à la
couleur. Derrière les persiennes flexibles, à bandes rouges, elle
lisait les bons petits déjeuners, les soupers fins, les noces à tout
casser. Et elle mentait même; c'était là que Florent et Gavard
venaient faire des bombances avec ces deux salopes de Méhudin; au
dessert, il se passait des choses abominables.

Cependant, Pauline pleurait plus fort, depuis que la vieille fille la
tenait par la main. Celle-ci se dirigeait vers la porte du square,
lorsqu'elle parut se raviser. Elle s'assit sur le bout d'un banc,
cherchant à faire taire la petite.

-- Voyons, ne pleure plus, les sergents de ville te prendraient... Je
vais te reconduire chez toi. Tu me connais bien, n'est-ce pas? Je suis
« bonne amie, » tu sais... Allons, fais une risette.

Mais les larmes la suffoquaient, elle voulait s'en aller. Alors,
mademoiselle Saget, tranquillement, la laissa sangloter, attendant
qu'elle eût fini. La pauvre enfant était toute grelottante, les jupes
et les bas mouillés; les larmes qu'elle essuyait avec ses poings sales
lui mettaient de la terre jusqu'aux oreilles. Quand elle se fut un peu
calmée, la vieille reprit d'un ton doucereux:

-- Ta maman n'est pas méchante, n'est-ce pas? Elle t'aime bien.

-- Oui, oui, répondit Pauline, le coeur encore très-gros.

-- Et ton papa, il n'est pas méchant non plus, il ne te bat pas, il ne
se dispute pas avec ta maman?... Qu'est-ce qu'ils disent le soir,
quand ils vont se coucher?

-- Ah! je ne sais pas; moi, j'ai chaud dans mon lit.

-- Ils parlent de ton cousin Florent?

-- Je ne sais pas.

Mademoiselle Saget prit un air sévère, en feignant de se lever et de
s'en aller.

-- Tiens! tu n'es qu'une menteuse... Tu sais qu'il ne faut pas
mentir... Je vais te laisser là, si tu mens, et Muche te pincera.

Muche, qui rôdait devant le banc, intervint, disant de son ton décidé
de petit homme:

-- Allez, elle est trop dinde pour savoir... Moi, je sais que mon bon
ami Florent a eu l'air joliment cornichon, hier, quand maman lui a dit
comme ça, en riant, qu'il pouvait l'embrasser, si cela lui faisait
plaisir.

Mais Pauline, menacée d'être abandonnée, s'était remise à pleurer.

-- Tais-toi donc, tais-toi donc, mauvaise gale! murmura la vieille en
la bousculant. La, je ne m'en vais pas, je t'achèterai un sucre
d'orge, hein! un sucre d'orge!... Alors, tu ne l'aimes pas, ton cousin
Florent?

-- Non, maman dit qu'il n'est pas honnête.

-- Ah! tu vois bien que ta maman disait quelque chose.

-- Un soir, dans mon lit, j'avais Mouton, je dormais avec Mouton...
Elle disait à papa: « Ton frère, il ne s'est sauvé du bagne que pour
nous y ramener tous avec lui. »

Mademoiselle Saget poussa un léger cri. Elle s'était mise debout,
toute frémissante. Un trait de lumière venait de la frapper en pleine
face. Elle reprit la main de Pauline, la fit trotter jusqu'à la
charcuterie, sans parler, les lèvres pincées par un sourire intérieur,
les regards pointus d'une joie aiguë. Au coin de la rue Pirouette,
Muche, qui les accompagnait en gambadant, jouissant de voir la petite
courir avec ses bas crottés, disparut prudemment. Lisa était dans une
inquiétude mortelle. Quand elle aperçut sa fille faite comme un
torchon, elle eut un tel saisissement, qu'elle la tourna de tous les
côtés, sans même songer à la battre. La vieille disait de sa voix
mauvaise:

-- C'est le petit Muche... Je vous la ramène, vous comprenez... je les
ai découverts ensemble, sous un arbre du square. Je ne sais pas ce
qu'ils faisaient... À votre place, je regarderais. Il est capable de
tout, cet enfant de gueuse.

Lisa ne trouvait pas une parole. Elle ne savait par quel bout prendre
sa fille, tant les bottines boueuses, les bas tachés, les jupes
déchirées, les mains et la figure noircies, la dégoûtaient. Le velours
bleu, les boutons d'oreille, la jeannette, disparaissaient sous une
couche de crasse. Mais ce qui acheva de l'exaspérer, ce furent les
poches pleines de terre. Elle se pencha, les vida, sans respect pour
le dallage blanc et rose de la boutique. Puis, elle ne put prononcer
qu'un mot, elle entraîna Pauline, en disant:

-- Venez, ordure.

Mademoiselle Saget, qui était toute égayée par cette scène, au fond de
son chapeau noir, traversa vivement la rue Rambuteau. Ses pieds menus
touchaient à peine le pavé; une jouissance la portait, comme un
souffle plein de caresses chatouillantes. Elle savait donc enfin!
Depuis près d'une année qu'elle brûlait, voilà qu'elle possédait
Florent, tout entier, tout d'un coup. C'était un contentement
inespéré, qui la guérissait de quelque maladie; car elle sentait bien
que cet homme-là l'aurait fait mourir à petit feu, en se refusant plus
longtemps à ses ardeurs de curiosité. Maintenant, le quartier des
Halles lui appartenait; il n'y avait plus de lacune dans sa fête; elle
aurait raconté chaque rue, boutique par boutique. Et elle poussait de
petits soupirs pâmés, tout en entrant dans le pavillon aux fruits.

-- Eh! mademoiselle Saget, cria la Sarriette de son banc, qu'est-ce
que vous avez donc à rire toute seule?... Est-ce que vous avez gagné
le gros lot à la loterie?

-- Non, non.... Ah! ma petite, si vous saviez!...

La Sarriette était adorable, au milieu de ses fruits, avec son
débraillé de belle fille. Ses cheveux frisottants lui tombaient sur le
front, comme des pampres. Ses bras nus, son cou nu, tout ce qu'elle
montrait de nu et de rose, avait une fraîcheur de pêche et de cerise.
Elle s'était pendu par gaminerie des guignes aux oreilles, des guignes
noires qui sautaient sur ses joues, quand elle se penchait, toute
sonore de rires. Ce qui s'amusait si fort, c'était qu'elle mangeait
des groseilles, et qu'elle les mangeait à s'en barbouiller la bouche,
jusqu'au menton et jusqu'au nez; elle avait la bouche rouge, une
bouche maquillée, fraîche du jus des groseilles, comme peinte et
parfumée de quelque fard du sérail. Une odeur de prune montait de ses
jupes. Sou fichu mal noué sentait la fraise.

Et, dans l'étroite boutique, autour d'elle, les fruits s'entassaient.
Derrière, le long des étagères, il y avait des files de melons, des
cantaloups couturés de verrues, des maraîchers aux guipures grises,
des culs de singe avec leurs bosses nues. À l'étalage, les beaux
fruits, délicatement parés dans des paniers, avaient des rondeurs de
joues qui se cachent, des faces de belles enfants entrevues à demi
sous un rideau de feuilles; les pêches surtout, les Montreuil
rougissantes, de peau fine et claire comme des filles du Nord, et les
pêches du Midi, jaunes et brûlées, ayant le hâle des filles de
Provence. Les abricots prenaient sur la mousse des tons d'ambre, ces
chaleurs de coucher de soleil qui chauffent la nuque des brunes, à
l'endroit où frisent de petits cheveux. Les cerises, rangées une à
une, ressemblaient à des lèvres trop étroites de Chinoise qui
souriaient: les Montmorency, lèvres trapues de femme grasse; les
Anglaises, plus allongées et plus graves; les guignes, chair commune,
noire, meurtrie de baisers; les bigarreaux, tachés de blanc et de
rose, au rire à la fois joyeux et fâché. Les pommes, les poires
s'empilaient, avec des régularités d'architecture, faisant des
pyramides, montrant des rougeurs de seins naissants, des épaules et
des hanches dorées, toute une nudité discrète, au milieu des brins de
fougère; elles étaient de peaux différentes, les pommes d'api au
berceau, les rambourg avachies, les calville en robe blanche, les
canada sanguines, les châtaignier couperosées, les reinettes blondes,
piquées de rousseur; puis, les variétés des poires, la blanquette,
l'angleterre, les beurrés, les messire-jean, les duchesses, trapues,
allongées, avec des cous de cygne ou des épaules apoplectiques, les
ventres jaunes et verts, relevés d'une pointe de carmin. À côté, les
prunes transparentes montraient des douceurs chlorotiques de vierge;
les reine-Claude, les prunes de monsieur, étaient pâlies d'une fleur
d'innocence; les mirabelles s'égrenaient comme les perles d'or d'un
rosaire, oublié dans une boîte avec des bâtons de vanille. Et les
fraises, elles aussi, exhalaient un parfum frais, un parfum de
jeunesse, les petites surtout, celle qu'on cueille dans les bois, plus
encore que les grosses fraises de jardin, qui sentent la fadeur des
arrosoirs. Les framboises ajoutaient un bouquet à cette odeur pure.
Les groseilles, les cassis, les noisettes, riaient avec des mines
délurées; pendant que des corbeilles de raisins, des grippes lourdes,
chargées d'ivresse, se pâmaient au bord de l'osier, en laissant
retomber leurs grains roussis par les voluptés trop chaudes du soleil.

La Sarriette vivait là, comme dans un verger, avec des griseries
d'odeurs. Les fruits à bas prix, les cerises, les prunes, les fraises,
entassés devant elle sur des paniers plats, garnis de papier, se
meurtrissaient, tachaient l'étalage de jus, d'un jus fort qui fumait
dans la chaleur. Elle sentait aussi la tête lui tourner, en juillet,
par les après-midi brûlantes, lorsque les melons l'entouraient d'une
puissante vapeur de musc. Alors, ivre, montrant plus de chair sous son
fichu, à peine mûre et toute fraîche de printemps, elle tentait la
bouche, elle inspirait des envies de maraude. C'était elle, c'étaient
ses bras, c'était son cou, qui donnaient à ses fruits cette vie
amoureuse, cette tiédeur satinée de femme. Sur le banc de vente, à
côte, une vieille marchande, une ivrognesse affreuse, n'étalait que
des pommes ridées, des poires pendantes comme des seins vides, des
abricots cadavéreux, d'un jaune infâme de sorcière. Mais, elle,
faisait de son étalage une grande volupté nue. Ses lèvres avaient posé
là une à une les cerises, des baisers rouges; elle laissait tomber de
son corsage les pêches soyeuses; elle fournissait aux prunes sa peau
la plus tendre, la peau de ses tempes, celle de son menton, celle des
coins de sa bouche; elle laissait couler un peu de son sang rouge dans
les veines des groseilles Ses ardeurs de belle fille mettaient en rut
ces fruits de la terre, toutes ces semences, dont les amours
s'achevaient sur un lit de feuilles, au fond des alcôves tendues de
mousse des petits paniers. Derrière sa boutique, l'allée aux fleurs
avait une senteur fade, auprès de l'arome de vie qui sortait de ses
corbeilles entamées et de ses vêtements défaits.

Cependant, la Sarriette, ce jour-là, était toute grise d'un arrivage
de mirabelles, qui encombrait le marché. Elle vit bien que
mademoiselle Saget avait quelque grosse nouvelle, et elle voulut la
faire causer; mais la vieille, en piétinant d'impatience:

-- Non, non, je n'ai pas le temps... Je cours voir madame Lecoeur. Ah!
j'en sais de belles!... Venez, si vous voulez.

À la vérité, elle ne traversait le pavillon aux fruits que pour
racoler la Sarriette. Celle-ci ne put résister à la tentation.
Monsieur Jules était là, se dandinant sur une chaise retournée, rasé
et frais comme un chérubin.

-- Garde un instant la boutique, n'est-ce pas? lui dit-elle. Je
reviens tout de suite.

Mais lui, se leva, lui cria de sa voix grasse, comme elle tournait
l'allée:

-- Eh! pas de ça, Lisette! Tu sais, je file, moi... Je ne veux pas
attendre une heure comme l'autre jour... Avec ça que tes prunes me
donnent mal à la tête.

Il s'en alla tranquillement, les mains dans les poches. La boutique
resta seule. Mademoiselle Saget faisait courir la Sarriette. Au
pavillon du beurre, une voisine leur dit que madame Lecoeur était à la
cave. La Sarriette descendit la chercher, pendant que la vieille
s'installait au milieu des fromages.

En bas, la cave est très-sombre; le long des ruelles, les resserres
sont tendues d'une toile métallique à mailles fines, par crainte des
incendies; les becs de gaz, fort rares, font des taches jaunes sans
rayons, dans la buée nauséabonde, qui s'alourdit sous l'écrasement de
la voûte. Mais, madame Lecoeur travaillait le beurre, sur une des
tables placées le long de la rue Berger. Les soupiraux laissent tomber
un jour pâle. Les tables, continuellement lavées à grande eau par des
robinets, ont des blancheurs de tables neuves. Tournant le dos à la
pompe du fond, la marchande pétrissait « la maniotte, » au milieu
d'une boîte de chêne. Elle prenait, à côté d'elle, les échantillons
des différents beurres, les mêlait, les corrigeait l'un par l'autre,
ainsi qu'on procède pour le coupage des vins. Pliée en deux, les
épaules pointues, les bras maigres et noueux, comme des échalas, nus
jusqu'aux épaules, elle enfonçait furieusement les poings dans cette
pâte grasse qui prenait un aspect blanchâtre et crayeux. Elle suait,
elle poussait un soupir à chaque effort.

-- C'est mademoiselle Saget qui voudrait vous parler, ma tante, dit la
Sarriette.

Madame Lecoeur s'arrêta, ramena son bonnet sur ses cheveux, de ses
doigts pleins de beurre, sans paraître avoir peur des taches.

-- J'ai fini; qu'elle attende un instant, répondit-elle.

-- Elle a quelque chose de très-intéressant à vous dire.

-- Rien qu'une minute, ma petite.

Elle avait replongé les bras. Le beurre lui montait jusqu'aux coudes.
Amolli préalablement dans l'eau tiède, il huilait sa chair de
parchemin, faisant ressortir les grosses veines violettes qui lui
couturaient la peau, pareilles à des chapelets de varices éclatées. La
Sarriette était toute dégoûtée par ces vilains bras, s'acharnant au
milieu de cette masse fondante. Mais elle se rappelait le métier;
autrefois, elle mettait, elle aussi, ses petites mains adorables dans
le beurre, pendant des après-midi entières; même c'était là sa pâte
d'amande, un onguent qui lui conservait la peau blanche, les ongles
roses, et dont ses doigts déliés semblaient avoir garder la souplesse.
Aussi, au bout d'un silence, reprit-elle:

-- Elle ne sera pas fameuse, votre maniotte, ma tante... Vous avez là
des beurres trop forts.

-- Je le sais bien, dit madame Lecoeur entre deux gémissements, mais
que veux-tu? il faut tout faire passer... Il y a des gens qui veulent
payer bon marché; on leur fait du bon marché... Va, c'est toujours
trop bon pour les clients.

La Sarriette pensait qu'elle n'en mangerait pas volontiers, du beurre
travaillé par les bras de sa tante. Elle regarda dans un petit pot
plein d'une sorte de teinture rouge.

-- Il est trop clair, votre raucourt, murmura-t-elle.

Le raucourt sert à rendre à la maniotte une belle couleur jaune. Les
marchandes croient garder religieusement le secret de cette teinture,
qui provient simplement de la graine du rocouyer; il est vrai qu'elles
en fabriquent avec des carottes et des fleurs de soucis.

-- A la fin, venez-vous! dit la jeune femme qui s'impatientait et qui
n'était plus habituée à l'odeur infecte de la cave. Mademoiselle Saget
est peut-être déjà partie... Elle doit savoir des choses très-graves
sur mon oncle Gavard.

Madame Lecoeur, du coup, ne continua pas. Elle laissa la maniotte et
le raucourt. Elle ne s'essuya pas même les bras. D'une légère tape,
elle ramena de nouveau son bonnet, marchant sur les talons de sa
nièce, remontant l'escalier, en répétant avec inquiétude:

-- Tu crois qu'elle ne nous aura pas attendues?

Mais elle se rassura, en apercevant mademoiselle Saget, au milieu des
fromages. Elle n'avait eu garde de s'en aller. Les trois femmes
s'assirent au fond de l'étroite boutique. Elles y étaient les unes sur
les autres, se parlant le nez dans la face. Mademoiselle Saget garda
le silence pendant deux bonnes minutes; puis, quand elle vit les deux
antres toutes brûlantes de curiosité, d'une voix pointue:

-- Vous savez, ce Florent?... Eh bien, je peux vous dire d'où il
vient, maintenant.

Et elle les laissa un instant encore suspendues à ses lèvres.

-- Il vient du bagne, dit-elle enfin, en assourdissant terriblement sa
voix.

Autour d'elles, les fromages puaient. Sur les deux étagères de la
boutique, au fond, s'alignaient des mottes de beurre énormes; les
beurres de Bretagne, dans des paniers, débordaient; les beurres de
Normandie, enveloppés de toile, ressemblaient à des ébauches de
ventres, sur lesquelles un sculpteur aurait jeté des linges mouillés;
d'autres mottes, entamées, taillées par les larges couteaux en rochers
à pic, pleines de vallons et de cassures, étaient comme des cimes
éboulées, dorées par la pâleur d'un soir d'automne. Sous la table
d'étalage, de marbre rouge veiné de gris, des paniers d'oeufs
mettaient une blancheur de craie; et, dans des caisses, sur des
clayons de paille, des bondons posés bout à bout, des gournay rangés à
plat comme des médailles, faisaient des nappes plus sombres, tachées
de tons verdâtres. Mais c'était surtout sur la table que les fromages
s'empilaient. Là, à côte des pains de beurre à la livre, dans des
feuilles de poirée, s'élargissait un cantal géant, comme fendu à coups
de hache; puis venaient un chester, couleur d'or, un gruyère, pareil à
une roue tombée de quelque char barbare, des hollande, ronds comme des
têtes coupées, barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crâne
vide qui les fait nommer tètes-de-mort. Un parmesan, au milieu de
cette lourdeur de pâte cuite, ajoutait sa pointe d'odeur aromatique.
Trois brie, sur des planches rondes, avaient des mélancolies de lunes
éteintes; deux, très-secs, étaient dans leur plein; le troisième, dans
son deuxième quartier, coulait, se vidait d'une crème blanche, étalée
en lac, ravageant les minces planchettes, à l'aide desquelles on avait
vainement essayé de le contenir. Des port-salut, semblables à des
disques antiques, montraient en exergue le nom imprimé des fabricants.
Un romantour, vêtu de son papier d'argent, donnait le rêve d'une barre
de nougat, d'un fromage sucré, égaré parmi ces fermentations âcres.
Les roquefort, eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des
mines princières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et de
jaune, comme attaqués d'une maladie honteuse de gens riches qui ont
trop mangé de truffes; tandis que, dans un plat, à côté, des fromages
de chèvre, gros comme un poing d'enfant, durs et grisâtres,
rappelaient les cailloux que les boucs, menant leur troupeau, font
rouler aux coudes des sentiers pierreux. Alors, commençaient les
puanteurs: les mont-d'or, jaune clair, puant une odeur douceâtre; les
troyes, très-épais, meurtris sur les bords, d'âpreté déjà plus forte,
ajoutant une fétidité de cave humide; les camembert, d'un fumet de
gibier trop faisandé; les neufchâtel, les limbourg, les marolles, les
pont-l'évêque, carrés, mettant chacun leur note aiguë et particulière
dans cette phrase rude jusqu'à la nausée; les livarot, teintes de
rouge, terribles à la gorge comme une vapeur de soufre; puis enfin,
par-dessus tous les autres, les olivet, enveloppés de feuilles de
noyer, ainsi que ces charognes que les paysans couvrent de branches,
au bord d'un champ, fumantes au soleil. La chaude après-midi avait
amolli les fromages; les moisissures des croûtes fondaient, se
vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris,
semblables à des blessures mal fermées; sous les feuilles de chêne, un
souffle soulevait la peau des olivet, qui battait comme une poitrine,
d'une haleine lente et grosse d'homme endormi; un flot de vie avait
troué un livarot, accouchant par cette entaille d'un peuple de vers.
Et, derrière les balances, dans sa boîte mince, un géromé anisé
répandait une infection telle, que des mouches étaient tombées autour
de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris.

Mademoiselle Saget avait ce géromé presque sous le nez. Elle se
recula, appuya la tête contre les grandes feuilles de papier jaunes et
blanches, accrochées par un coin, au fond de la boutique.

-- Oui, répéta-t-elle avec une grimace de dégoût, il vient du bagne...
Hein! ils n'ont pas besoin de faire les fiers, les Quenu-Gradelle!

Mais madame Lecoeur et la Sarriette poussaient des exclamations
d'étonnement. Ce n'était pas possible. Qu'avait-il donc commis pour
aller au bagne? aurait-on jamais soupçonné cette madame Quenu, cette
vertu qui faisait la gloire du quartier, de choisir un amant au bagne?

-- Eh! non, vous n'y êtes pas, s'écria la vieille impatientée.
Écoutez-moi donc... Je savais bien que j'avais déjà vu ce grand
escogriffe quelque part.

Elle leur conta l'histoire de Florent. Maintenant, elle se souvenait
d'un bruit vague qui avait couru dans le temps, d'un neveu du vieux
Gradelle envoyé à Cayenne, pour avoir tué six gendarmes sur une
barricade; elle l'avait même aperçu une fois, rue Pirouette. C'était
bien lui, c'était le faux cousin. Et elle se lamentait, en ajoutant
qu'elle perdait la mémoire, qu'elle était finie, que bientôt elle ne
saurait plus rien. Elle pleurait cette mort de sa mémoire, comme un
érudit qui verrait s'envoler au vent les notes amassées par le travail
de toute une existence.

-- Six gendarmes! murmura la Sarriette avec admiration; il doit avoir
une poigne solide, cet homme-là.

-- Et il eu a bien fait d'autres, ajouta mademoiselle Saget. Je ne
vous conseille pas de le rencontrer à minuit.

-- Quel gredin! balbutia madame Lecoeur, tout à fait épouvantée.

Le soleil oblique entrait sous le pavillon, les fromages puaient plus
fort. À ce moment, c'était surtout le marolles qui dominait; il jetait
des bouffées puissantes, une senteur de vieille litière, dans la
fadeur des mottes de beurre. Puis, le veut parut tourner; brusquement,
des râles de limbourg arrivèrent entre les trois femmes, aigres et
amers, comme soufflés par des gorges de mourants.

-- Mais, reprit madame Lecoeur, il est le beau-frère de la grosse
Lisa, alors... Il n'a pas couché avec...

Elles se regardèrent, surprises par ce côté du nouveau cas de Florent.
Cela les ennuyait de lâcher leur première version. La vieille
demoiselle hasarda, en haussant les épaules:

-- Ça n'empêcherait pas... quoique, à vrai dire, ça me paraîtrait
vraiment raide... Enfin, je n'en mettrais pas ma main au feu.

-- D'ailleurs, fit remarquer la Sarriette, ce serait ancien, il n'y
coucherait toujours plus, puisque vous l'avez vu avec les deux
Méhudin.

-- Certainement, comme je vous vois, ma belle, s'écria mademoiselle
Saget, piquée, croyant qu'on doutait. Il y est tous les soirs, dans
les jupes des Méhudin... Puis, ça nous est égal. Qu'il ait couché avec
qui il voudra, n'est-ce pas? Nous sommes d'honnêtes femmes, nous...
C'est un fier coquin!

-- Bien sûr, conclurent les deux autres. C'est un scélérat fini.

En somme, l'histoire tournait au tragique; elles se consolaient
d'épargner la belle Lisa, en comptant sur quelque épouvantable
catastrophe amenée par Florent. Évidemment, il avait de mauvais
desseins; ces gens-là ne s'échappent que pour mettre le feu partout;
puis, un homme pareil ne pouvait être entré aux Halles sans
« manigancer quelque coup. » Alors, ce furent des suppositions
prodigieuses. Les deux marchandes déclarèrent qu'elles allaient
ajouter un cadenas à leur resserre; même la Sarriette se rappela que,
l'autre semaine, on lui avait volé un panier de pêches. Mais
mademoiselle Saget les terrifia, en leur apprenant que les « rouges »
ne procédaient pas comme cela; ils se moquaient bien d'un panier de
pêches; ils se mettaient à deux ou trois cents pour tuer tout le
monde, piller à leur aise. Ça, c'était de la politique, disait-elle
avec la supériorité d'une personne instruite. Madame Lecoeur en fut
malade; elle voyait les Halles flamber, une nuit que Florent et ses
complices se seraient cachés au fond des caves, pour s'élancer de là
sur Paris.

-- Eh! j'y songe, dit tout à coup la vieille, il y a l'héritage du
vieux Gradelle... Tiens! tiens! ce sont les Quenu qui ne doivent pas
rire.

Elle était toute réjouie. Les commérages tournèrent. On tomba sur les
Quenu, quand elle eut raconté l'histoire du trésor dans le saloir,
qu'elle savait jusqu'aux plus minces détails. Elle disait même le
chiffre de quatre-vingt-cinq mille francs, sans que Lisa ni son mari
se rappelassent l'avoir confié à âme qui vive. N'importe, les Quenu
n'avaient pas donné sa part « au grand maigre. » Il était trop mal
habillé pour ça. Peut-être qu'il ne connaissait seulement pas
l'histoire du saloir. Tous voleurs, ces gens-là. Puis, elles
rapprochèrent leur tête, baissant la voix, décidant qu'il serait
peut-être dangereux de s'attaquer à la belle Lisa, mais qu'il fallait
« faire son affaire au rouge, » pour qu'il ne mangeât plus l'argent de
ce pauvre monsieur Gavard.

Au nom de Gavard, il se fit un silence. Elles se regardèrent toutes
trois, d'un air prudent. Et, comme elles soufflaient un peu, ce fut le
camembert qu'elles sentirent surtout. Le camembert, de son fumet de
venaison, avait vaincu les odeurs plus sourdes du marolles et du
limbourg; il élargissait ses exhalaisons, étouffait les autres
senteurs sous une abondance surprenante d'haleines gâtées. Cependant,
au milieu de cette phrase vigoureuse, le parmesan jetait par moments
un filet mince de flûte champêtre; tandis que les brie y mettaient des
douceurs fades de tambourins humides. Il y eut une reprise suffoquante
du livarot. Et cette symphonie se tint un moment sur une note aiguë du
géromé anisé, prolongée en point d'orgue.

-- J'ai vu madame Léonce, reprit mademoiselle Saget, avec un coup
d'oeil significatif.

Alors, les deux autres furent très-attentives. Madame Léonce était la
concierge de Gavard, rue de la Cossonnerie. Il habitait là une vieille
maison, un peu en retrait, occupée au rez-de-chaussée par un
entrepositaire de citrons et d'oranges, qui avait fait badigeonner la
façade en bleu, jusqu'au deuxième étage. Madame Léonce faisait son
ménage, gardait les clés des armoires, lui montait de la tisane
lorsqu'il était enrhumé. C'était une femme sévère, de cinquante et
quelques années, parlant lentement, d'une façon interminable; elle
s'était fâchée un jour, parce que Gavard lui avait pincé la taille; ce
qui ne l'empêcha pas de lui poser des sangsues, à un endroit délicat,
à la suite d'une chute qu'il avait faite. Mademoiselle Saget qui, tous
les mercredis soirs, allait prendre le café dans sa loge, lia avec
elle une amitié encore plus étroite, quand le marchand de volailles
vint habiter la maison. Elles causaient ensemble du digne homme
pendant des heures entières; elles l'aimaient beaucoup; elles
voulaient son bonheur.

-- Oui, j'ai vu madame Léonce, répéta la vieille; nous avons pris le
café, hier... Je l'ai trouvée très-peinée. Il paraît que monsieur
Gavard ne rentre plus avant une heure. Dimanche, elle lui a monté du
bouillon, parce qu'elle lui avait vu le visage tout à l'envers.

-- Elle sait bien ce qu'elle fait, allez, dit madame Lecoeur, que ces
soins de la concierge inquiétaient.

Mademoiselle Saget crut devoir défendre son amie.

-- Pas du tout, vous vous trompez... Madame Léonce est au-dessus de sa
position. C'est une femme très comme il faut... Ah bien! si elle
voulait s'emplir les mains, chez monsieur Gavard, il y a longtemps
qu'elle n'aurait eu qu'à se baisser. Il paraît qu'il laisse tout
traîner... C'est justement à propos de cela que je veux vous parler.
Mais, silence, n'est-ce pas? Je vous dis ça sous le sceau du secret.

Elles jurèrent leurs grands dieux qu'elles seraient muettes. Elles
avançaient le cou. Alors l'autre, solennellement:

-- Vous saurez donc que monsieur Gavard est tout chose depuis quelque
temps... Il a acheté des armes, un grand pistolet qui tourne, vous
savez. Madame Léonce dit que c'est une horreur, que ce pistolet est
toujours sur la cheminée ou sur la table, et qu'elle n'ose plus
essuyer... Et ce n'est rien encore. Son argent...

-- Son argent, répéta madame Lecoeur, dont les joues brûlaient.

-- Eh bien, il n'a plus d'actions, il a tout vendu, il a maintenant
dans une armoire un tas d'or...

-- Un tas d'or, dit la Sarriette ravie.

-- Oui, un gros tas d'or. Il y en a plein sur une planche. Ça éblouit.
Madame Léonce m'a raconté qu'il avait ouvert l'armoire un matin devant
elle, et que ça lui a fait mal aux yeux, tant ça brillait.

Il y eut un nouveau silence. Les paupières des trois femmes battaient,
comme si elles avaient vu le tas d'or. La Sarriette se mit à rire la
première, en murmurant:

-- Moi, si mon oncle me donnait ça, je m'amuserais joliment avec
Jules... Nous ne nous lèverions plus, nous ferions monter de bonnes
choses du restaurant.

Madame Lecoeur restait comme écrasée sous cette révélation, sous cet
or qu'elle ne pouvait maintenant chasser de sa vue. L'envie
l'étreignait aux flancs. Enfin elle leva ses bras maigres, ses mains
sèches, dont les ongles débordaient de beurre figé; et elle ne put que
balbutier, d'un ton plein d'angoisse:

-- Il n'y faut pas penser, ça fait trop de mal.

-- Eh! ce serait votre bien, si un accident arrivait, dit mademoiselle
Saget. Moi, à votre place, je veillerais à mes intérêts... Vous
comprenez, ce pistolet ne dit rien de bon. Monsieur Gavard est mal
conseillé. Tout ça finira mal.

Elles en revinrent à Florent. Elles le déchirèrent avec plus de fureur
encore. Puis, posément, elles calculèrent où ces mauvaises histoires
pouvaient les mener, lui et Gavard. Très-loin, à coup sûr, si l'on
avait la langue trop longue. Alors, elles jurèrent, quant à elles, de
ne pas ouvrir la bouche, non que cette canaille de Florent méritât le
moindre ménagement, mais parce qu'il fallait éviter à tout prix que le
digne monsieur Gavard fût compromis. Elles s'étaient levées, et comme
mademoiselle Saget s'en allait:

-- Pourtant, dans le cas d'un accident, demanda la marchande de
beurre, croyez-vous qu'on pourrait se fier à madame Léonce?... C'est
elle peut-être qui a la clef de l'armoire?

-- Vous m'en demandez trop long, répondit la vieille. Je la crois
très-honnête femme; mais, après tout, je ne sais pas; il y a des
circonstances... Enfin, je vous ai prévenues toutes les deux; c'est
votre affaire.

Elles restaient debout, se saluant, dans le bouquet final des
fromages. Tous, à cette heure, donnaient à la fois. C'était une
cacophonie de souffles infects, depuis les lourdeurs molles des pâtes
cuites, du gruyère et du hollande, jusqu'aux pointes alcalines de
l'olivet. Il y avait des ronflements sourds du cantal, du chester, des
fromages de chèvre, pareils à un chant large de basse, sur lesquels se
détachaient, en notes piquées, les petites fumées brusques des
neufchâtel, des troyes et des mont-d'or. Puis les odeurs s'effaraient,
roulaient les unes sur les autres, s'épaississaient des bouffées du
port-salut, du limbourg, du géromé, du marolles, du livarot, du
pont-l'évêque, peu à peu confondues, épanouies en une seule explosion
de puanteurs. Cela s'épandait, se soutenait, au milieu du vibrement
général, n'ayant plus de parfums distincts, d'un vertige continu de
nausée et d'une force terrible d'asphyxie. Cependant, il semblait que
c'étaient les paroles mauvaises de madame Lecoeur et de mademoiselle
Saget qui puaient si fort.

-- Je vous remercie bien, dit la marchande de beurre. Allez! si je
suis jamais riche, je vous récompenserai.

Mais la vieille ne s'en allait pas. Elle prit un bondon, le retourna,
le remit sur la table de marbre. Puis, elle demanda combien ça
coûtait.

-- Pour moi? ajouta-t-elle avec un sourire.

-- Pour vous, rien, répondit madame Lecoeur. Je vous le donne.

Et elle répéta:

-- Ah! si j'étais riche!

Alors, mademoiselle Saget lui dit que ça viendrait un jour. Le bondon
avait déjà disparu dans le cabas. La marchande de beurre redescendit à
la cave, tandis que la vieille demoiselle reconduisait la Sarriette
jusqu'à sa boutique. Là, elles causèrent un instant de monsieur Jules.
Les fruits, autour d'elles, avaient leur odeur fraîche de printemps.

-- Ça sent meilleur chez vous que chez votre tante, dit la vieille.
J'en avais mal au coeur, tout à l'heure. Comment fait-elle pour vivre
là dedans?... Au moins, ici, c'est doux, c'est bon. Cela vous rend
toute rose, ma belle.

La Sarriette se mit à rire. Elle aimait les compliments. Puis, elle
vendit une livre de mirabelles à une dame, en disant que c'était un
sucre.

-- J'en achèterais bien, des mirabelles, murmura mademoiselle Saget,
quand la dame fut partie; seulement il m'en faut si peu... Une femme
seule, vous comprenez...?

-- Prenez-en donc une poignée, s'écria la jolie brune. Ce n'est pas ça
qui me ruinera... Envoyez-moi Jules, n'est-ce pas? si vous le voyez.
Il doit fumer son cigare, sur le premier banc, en sortant de la grande
rue, à droite.

Mademoiselle Saget avait élargi les doigts pour prendre la poignée de
mirabelles, qui alla rejoindre le bondon dans le cabas. Elle feignit
de vouloir sortir de Halles; mais elle fit un détour par une des rues
couvertes, marchant lentement, songeant que des mirabelles et un
bonbon composaient un dîner pas trop maigre. D'ordinaire, après sa
tournée de l'après-midi, lorsqu'elle n'avait pas réussi à faire emplir
son cabas par les marchandes, qu'elle comblait de cajoleries et
d'histoires, elle en était réduite aux rogatons. Elle retourna
sournoisement au pavillon du beurre. Là, du coté de la rue Berger,
derrière les bureaux des facteurs aux huîtres, se trouvent les bancs
de viandes cuites. Chaque matin, de petites voitures fermées, en forme
de caisses, doublées de zinc et garnies de soupiraux, s'arrêtent aux
portes des grandes cuisines, rapportent pêle-mêle la desserte des
restaurants, des ambassades, des ministères. Le triage a lieu dans la
cave. Dès neuf heures, les assiettes s'étalent, parées, à trois sous
et à cinq sous, morceaux de viande, filets de gibier, tètes ou queues
de poissons, légumes, charcuterie, jusqu'à du dessert, des gâteaux à
peine entamés et des bonbons presque entiers. Les, meurt-de-faim, les
petits employés, les femmes grelottant la fièvre, font queue; et
parfois les gamins huent des ladres blêmes, qui achètent avec des
regards sournois, guettant si personne ne les voit. Mademoiselle Saget
se glissa devant une boutique, dont la marchande affichait la
prétention de ne vendre que des reliefs sortis des Tuileries. Un jour,
elle lui avait même fait prendre une tranche de gigot, en lui
affirmant qu'elle venait de l'assiette de l'empereur. Cette tranche de
gigot, mangée avec quelque fierté, restait comme une consolation pour
la vanité de la vieille demoiselle. Si elle se cachait, c'était
d'ailleurs pour se ménager l'entrée des magasins du quartier, où elle
rôdait sans jamais rien acheter. Sa tactique était de se fâcher avec
les fournisseurs, dès qu'elle savait leur histoire; elle allait chez
d'autres, les quittait, se raccommodait, faisait le tour des Halles;
de façon qu'elle finissait par s'installer dans toutes les boutiques.
On aurait cru à des provisions formidables, lorsqu'en réalité elle
vivait de cadeaux et de rogatons payés de son argent, en désespoir de
cause.

Ce soir-là, il n'y avait qu'un grand vieillard devant la boutique. Il
flairait une assiette, poisson et viande mêlés. Mademoiselle Saget
flaira de son côté un lot de friture froide. C'était à trois sous.
Elle marchanda, l'obtint à deux sous. La friture froide s'engouffra
dans le cabas. Mais d'autres acheteurs arrivaient, les nez
s'approchaient des assiettes, d'un mouvement uniforme. L'odeur de
l'étalage était nauséabonde, une odeur de vaisselle grasse et d'évier
mal lavé.

-- Venez me voir demain, dit la marchande à la vieille. Je vous
mettrai de côté quelque chose de bon... Il y a un grand dîner aux
Tuileries, ce soir.

Mademoiselle Saget promettait de venir, lorsque, en se retournant,
elle aperçut Gavard qui avait entendu et qui la la regardait. Elle
devint très-rouge, serra ses épaules maigres, s'en alla sans paraître
le reconnaître, Mais il la suivit un instant, haussant les épaules,
marmottant que la méchanceté de cette pie-grièche ne l'étonnait plus,
« du moment qu'elle s'empoisonnait des saletés sur lesquelles on avait
roté aux Tuileries. »

Dès le lendemain, une rumeur sourde courut dans les Halles. Madame
Lecoeur et la Sarriette tenaient leurs grands serments de discrétion.
En cette circonstance, mademoiselle Saget se montra particulièrement
habile: elle se tut, laissant aux deux autres le soin de répandre
l'histoire de Florent. Ce fut d'abord un récit écourté, de simples
mots qui se colportaient tout bas; puis, les versions diverses se
fondirent, les épisodes s'allongèrent, une légende se forma, dans
laquelle Florent jouait un rôle de Croquemitaine. Il avait tué dix
gendarmes, à la barricade de la rue Grenéta; il était revenu sur un
bateau de pirates qui massacraient tout en mer; depuis son arrivée, on
le voyait rôder la nuit avec des hommes suspects, dont il devait être
le chef. Là, l'imagination des marchandes se lançait librement, rêvait
les choses les plus dramatiques, une bande de contrebandiers en plein
Paris, ou bien une vaste association qui centralisait les vols commis
dans les Halles. On plaignit beaucoup les Quenu-Gradelle, tout en
parlant méchamment de l'héritage. Cet héritage passionna. L'opinion
générale fut que Florent était revenu pour prendre sa part du trésor.
Seulement, comme il était peu explicable que le partage ne fût pas
encore fait, on inventa qu'il attendait une bonne occasion pour tout
empocher. Un jour, on trouverait certainement les Quenu-Gradelle
massacrés. On racontait que déjà, chaque soir, il y avait des
querelles épouvantables entre les deux frères et la belle Lisa.

Lorsque ces contes arrivèrent aux oreilles de la belle Normande, elle
haussa les épaules en riant.

-- Allez donc, dit-elle, vous ne le connaissez pas... Il est doux
comme un mouton, le cher homme.

Elle venait de refuser nettement la main de monsieur Lebigre, qui
avait tenté une démarche officielle. Depuis deux mois, tous les
dimanches, il donnait aux Méhudin une bouteille de liqueur. C'était
Rose qui apportait la bouteille, de son air soumis. Elle se trouvait
toujours chargée d'un compliment pour la Normande, d'une phrase
aimable qu'elle répétait fidèlement, sans paraître le moins du monde
ennuyée de cette étrange commission. Quand monsieur Lebigre se vit
congédié, pour montrer qu'il n'était pas fâché, et qu'il gardait de
l'espoir, il enroba Rose, le dimanche suivant, avec deux bouteilles de
Champagne et un gros bouquet. Ce fut justement à la belle poissonnière
qu'elle remit le tout, en récitant d'une haleine ce madrigal de
marchand de vin:

-Monsieur Lebigre vous prie de boire ceci à sa santé qui a été
beaucoup ébranlée par ce que vous savez. Il espère que vous voudrez
bien un jour le guérir, en étant pour lui aussi belle et aussi bonne
que ces fleurs.

La Normande s'amusa de la mine ravie de la servante. Elle l'embarrassa
en lui parlant de son maître, qui était très exigeant, disait-on. Elle
lui demanda si elle l'aimait beaucoup, s'il portait des bretelles,
s'il ronflait la nuit. Puis, elle lui fit remporter le Champagne et le
bouquet.

-Dites à monsieur Lebigre qu'il ne vous renvoie plus... Vous êtes trop
bonne, ma petite. Ça m'irrite de vous voir si douce, avec vos
bouteilles sous vos bras. Vous ne pouvez donc pas le griffer, votre
monsieur?

-- Dame! il veut que je vienne, répondit Rose en s'en allant. Vous
avez tort de lui faire de la peine, vous... Il est bien bel homme.

La Normande était conquise par le caractère tendre de Florent. Elle
continuait à suivre les leçons de Muche, le soir, sous la lampe,
rêvant qu'elle épousait ce garçon si bon pour les enfants; elle
gardait son banc de poissonnière, il arrivait à un poste élevé dans
l'administration des Halles. Mais ce rêve se heurtait au respect que
le professeur lui témoignait; il la saluait, se tenait à distance,
lorsqu'elle aurait voulu rire avec lui, se laisser chatouiller, aimer
enfin comme elle savait aimer. Cette résistance sourde fut justement
ce qui lui fit caresser l'idée de mariage, à toute heure. Elle
s'imaginait de grandes jouissances d'amour-propre. Florent vivait
ailleurs, plus haut et plus loin. Il aurait peut-être cédé, s'il ne
s'était pas attaché au petit Muche; puis, cette pensée d'avoir une
maîtresse, dans cette maison, à côté de la mère et de la soeur, le
répugnait.

La Normande apprit l'histoire de son amoureux avec une grande
surprise. Jamais il n'avait ouvert la bouche de ces choses. Elle le
querella. Ces aventures extraordinaires mirent dans ses tendresses
pour lui un piment de plus. Alors, pendant des soirées, il fallut
qu'il racontât tout ce qui lui était arrivé. Elle tremblait que la
police ne finît par le découvrir; mais lui, la rassurait, disait que
c'était trop vieux, que la police, maintenant, ne se dérangerait plus.
Un soir, il lui parla de la femme du boulevard Montmartre, de cette
dame en capote rose, dont la poitrine trouée avait saigné sur ses
mains. Il pensait à elle souvent encore; il avait promené son souvenir
navré dans les nuits claires de la Guyane; il était rentré en France,
avec la songerie folle de la retrouver sur un trottoir, par un beau
soleil, bien qu'il sentît toujours sa lourdeur de morte en travers de
ses jambes. Peut-être qu'elle s'était relevée, pourtant. Parfois dans
les rues, il avait reçu un coup dans la poitrine, en croyant la
reconnaître. Il suivait les capotes roses, les châles tombant sur les
épaules, avec des frissons au coeur. Quand il fermait les yeux, il la
voyait marcher, venir à lui; mais elle laissait glisser son châle,
elle montrait les deux taches rouges de sa guimpe, elle lui
apparaissait d'une blancheur de cire, avec des yeux vides, des lèvres
douloureuses. Sa grande souffrance fut longtemps de ne pas savoir son
nom, de n'avoir d'elle qu'une ombre, qu'il nommait d'un regret.
Lorsque l'idée de femme se levait en lui, c'était elle qui se
dressait, qui s'offrait comme la seule bonne, la seule pure. Il se
surprit bien des fois à rêver qu'elle le cherchait sur ce boulevard où
elle était restée, qu'elle lui aurait donné toute une vie de joie, si
elle l'avait rencontré quelques secondes plus tôt. Et il ne voulait
plus d'autre femme, il n'en existait plus pour lui. Sa voix tremblait
tellement en parlant d'elle, que la Normande comprit, avec son
instinct de fille amoureuse, et qu'elle fut jalouse.

-- Pardi, murmura-t-elle méchamment, il vaut mieux que vous ne la
revoyiez pas. Elle ne doit pas être belle, à cette heure.

Florent resta tout pâle, avec l'horreur de l'image évoquée par la
poissonnière. Son souvenir d'amour tombait au charnier. Il ne lui
pardonna pas cette brutalité atroce, qui mit, dès lors, dans
l'adorable capote de soie, la mâchoire saillante, les yeux béants d'un
squelette. Quand la Normande le plaisantait sur cette dame « qui avait
couché avec lui, au coin de la rue Vivienne, » il devenait brutal, il
la faisait taire d'un mot presque grossier.

Mais ce qui frappa surtout la belle Normande dans ces révélations, ce
fut qu'elle s'était trompée en croyant enlever un amoureux à la belle
Lisa. Cela diminuait son triomphe, si bien qu'elle en aima moins
Florent pendant huit jours. Elle se consola avec l'histoire de
l'héritage. La belle Lisa ne fut plus une bégueule, elle fut une
voleuse qui gardait le bien de son beau-frère, avec des mines
hypocrites pour tromper le monde. Chaque soir, maintenant, pendant que
Muche copiait les modèles d'écriture, la conversation tombait sur le
trésor du vieux Gradelle.

-- A-t-on jamais vu l'idée du vieux! disait la poissonnière en riant.
Il voulait donc le saler son argent, qu'il l'avait mis dans un
saloir!... Quatre-vingt-cinq mille francs, c'est une jolie somme,
d'autant plus que les Quenu ont sans doute menti; il y avait peut-être
le double, le triple... Ah bien, c'est moi qui exigerais ma part, et
vite!

-- Je n'ai besoin de rien, répétait toujours Florent. Je le saurais
seulement pas où le mettre, cet argent.

Alors elle s'emportait:

-- Tenez, vous n'êtes pas un homme. Ça fait pitié... Vous ne comprenez
donc pas que les Quenu se moquent de vous. La grosse vous passe le
vieux linge et les vieux habits de son mari. Je ne dis pas cela pour
vous blesser, mais enfin tout le monde s'en aperçoit... Vous avez là
un pantalon, raide de graisse, que le quartier a vu au derrière de
votre frère pendant trois ans... Moi, à votre place, je leur jetterais
leurs guenilles à la figure, et je ferais mon compte. C'est
quarante-deux mille cinq cents francs, n'est-ce pas? Je ne sortirais
pas sans mes quarante-deux mille cinq cents francs.

Florent avait beau lui expliquer que sa belle-soeur lui offrait sa
part, qu'elle la tenait à sa disposition, que c'était lui qui n'en
voulait pas. Il entrait dans les plus petits détails, tâchait de la
convaincre de l'honnêteté des Quenu.

-- Va-t-en voir s'ils viennent, Jean! chantait-elle d'une voix
ironique. Je la connais, leur honnêteté. La grosse la plie tous les
matins dans son armoire à glace, pour ne pas la salir.... Vrai, mon
pauvre ami, vous me faites de la peine. C'est plaisir que de vous
dindonner, au moins. Vous n'y voyez pas plus clair qu'un enfant de
cinq ans... Elle vous le mettra, un jour, dans la poche, votre argent,
et elle vous le reprendra. Le tour n'est pas plus malin à jouer.
Voulez-vous que j'aille réclamer votre dû, pour voir? Ça serait drôle,
je vous en réponds. J'aurais le magot ou je casserais tout chez eux,
ma parole d'honneur.

-- Non, non, vous ne seriez pas à votre place, se hâtait de dire
Florent effrayé. Je verrai, j'aurai peut-être besoin d'argent bientôt.

Elle doutait, elle haussait les épaules, en murmurant qu'il était bien
trop mou. Sa continuelle préoccupation fut ainsi de le jeter sur les
Quenu-Gradelle, employant toutes les armes, la colère, la raillerie,
la tendresse. Puis, elle nourrit un autre projet. Quand elle aurait
épousé Florent, ce serait elle qui irait gifler la belle Lisa, si elle
ne rendait pas l'héritage. Le soir, dans son lit, elle en rêvait tout
éveillée: elle entrait chez la charcutière, s'asseyait au beau milieu
de la boutique, à l'heure de la vente, faisait une scène épouvantable.
Elle caressa tellement ce projet, il finit par la séduire à un tel
point, qu'elle se serait mariée uniquement pour aller réclamer les
quarante-deux mille cinq cents francs du vieux Gradelle.

La mère Méhudin, exaspérée par le congé donné à monsieur Lebigre,
criait partout que sa fille était folle, que « le grand maigre » avait
dû lui faire manger quelque sale drogue. Quand elle connut l'histoire
de Cayenne, elle fut terrible, le traita de galérien, d'assassin, dit
que ce n'était pas étonnant, s'il restait si plat de coquinerie. Dans
le quartier, c'était elle qui racontait les versions les plus atroces
de l'histoire. Mais, au logis, elle se contentait de gronder,
affectant de fermer le tiroir à l'argenterie, dès que Florent
arrivait. Un jour, à la suite d'une querelle avec sa fille aînée, elle
s'écria:

-- Ça ne peut pas durer, c'est cette canaille d'homme, n'est-ce pas,
qui te détourne de moi? Ne me pousse pas à bout, car j'irais le
dénoncer à la préfecture, aussi vrai qu'il fait jour!

-- Vous iriez le dénoncer, répéta la Normande toute tremblante, les
poings serrés. Ne faites pas ce malheur... Ah! si vous n'étiez pas ma
mère...

Claire, témoin de la querelle, se mit à rire, d'un, rire nerveux qui
lui déchirait la gorge. Depuis quelque temps, elle était plus sombre,
plus fantasque, les yeux rougis, la figure toute blanche,

-- Eh bien, quoi? demanda-t-elle, tu la battrais ... Est-ce que tu me
battrais aussi, moi, qui suis ta soeur? Tu sais, ça finira par là. Je
débarrasserai la maison, j'irai à la préfecture pour éviter la course
à maman.

Et comme la Normande étouffait, balbutiant des menaces, elle ajouta:

-- Tu n'auras pas la peine de me battre, moi... Je me jetterai à
l'eau, en repassant sur le pont.

De grosses larmes roulaient de ses yeux. Elle s'enfuit dans sa
chambre, fermant les portes avec violence. La mère Méhudin ne reparla
plus de dénoncer Florent. Seulement, Muche rapporta à sa mère qu'il la
rencontrait causant avec monsieur Lebigre, dans tous les coins du
quartier.

La rivalité de la belle Normande et de la belle Lisa prit alors un
caractère plus muet et plus inquiétant. L'après-midi, quand la tente
de la charcuterie, de coutil gris à bandes roses, se trouvait baissée,
la poissonnière criait que la grosse avait peur, qu'elle se cachait.
Il y avait aussi le store de la vitrine, qui l'exaspérait, lorsqu'il
était tiré; il représentait, au milieu d'une clairière, un déjeuner de
chasse, avec des messieurs en habit noir et des dames décolletées, qui
mangeaient, sur l'herbe jaune, un pâté rouge aussi grand qu'eux.
Certes, la belle Lisa n'avait pas peur. Dès que le soleil s'en allait,
elle remontait le store; elle regardait tranquillement, de son
comptoir, en tricotant, le carreau des Halles planté de platanes,
plein d'un grouillement de vauriens qui fouillaient la terre, sous les
grilles des arbres; le long des bancs, des porteurs fumaient leur
pipe; aux deux bouts du trottoir, deux colonnes d'affichage étaient
comme vêtues d'un habit d'arlequin par les carrés verts, jaunes,
rouges, bleus, des affiches de théâtre. Elle surveillait parfaitement
la belle Normande, tout en ayant l'air de s'intéresser aux voitures
qui passaient. Parfois, elle feignait de se pencher, de suivre,
jusqu'à la station de la pointe Sainte-Eustache, l'omnibus allant de
la Bastille à la place Wagram; c'était pour mieux voir la
poissonnière, qui se vengeait du store en mettant à son tour de larges
feuilles de papier gris sur sa tête et sur sa marchandise, sous le
prétexte de se protéger contre le soleil couchant. Mais l'avantage
restait maintenant à la belle Lisa. Elle se montrait très-calme à
l'approche du coup décisif, tandis que l'autre, malgré ses efforts
pour avoir ce grand air distingué, se laissait toujours aller à
quelque insolence trop grosse qu'elle regrettait ensuite. L'ambition
de la Normande était de paraître « comme il faut. » Rien ne la
touchait davantage que d'entendre vanter les bonnes manières de sa
rivale. La mère Méhudin avait remarqué ce point faible. Aussi
n'attaquait-elle plus sa fille que par là.

-- J'ai vu madame Quenu sur sa porte, disait-elle parfois, le soir.
C'est étonnant comme cette femme-là se conserve. Et propre avec ça, et
l'air d'une vraie dame!... C'est le comptoir, vois-tu. Le comptoir, ça
vous maintient une femme, ça la rend distinguée.

Il y avait là une allusion détournée aux propositions de monsieur
Lebigre. La belle Normande ne répondait pas, restait un instant
soucieuse. Elle se voyait à l'autre coin de la rue Pirouette, dans le
comptoir du marchand de vin, faisant pendant à la belle Lisa. Ce fut
un premier ébranlement dans ses tendresses pour Florent.

Florent, à la vérité, devenait terriblement difficile à défendre. Le
quartier entier se ruait sur lui. Il semblait que chacun eût un
intérêt immédiat à l'exterminer. Aux Halles, maintenant, les uns
juraient qu'il s'était vendu à la police; les autres affirmaient qu'on
l'avait vu dans la cave aux beurres, cherchant à trouer les toiles
métalliques des resserres, pour jeter des allumettes enflammées.
C'était un grossissement de calomnies, un torrent d'injures, dont la
source avait grandi, sans qu'on sût au juste d'où elle sortait. Le
pavillon de la marée fut le dernier à se mettre en insurrection. Les
poissonnières aimaient Florent pour sa douceur. Elles le défendirent
quelque temps; puis, travaillées par des marchandes qui venaient du
pavillon aux beurres et du pavillon aux fruits, elles cédèrent. Alors,
recommença, contre ce maigre, la lutte des ventres énormes, des gorges
prodigieuses. Il fut perdu de nouveau dans les jupes, dans les
corsages pleins à crever, qui roulaient furieusement autour de ses
épaules pointues. Lui, ne voyait rien, marchait droit à son idée fixe.

Maintenant, à toute heure, dans tous les coins, le chapeau noir de
mademoiselle Saget apparaissait, au milieu de ce déchaînement. Sa
petite face pâle semblait se multiplier. Elle avait juré une rancune
terrible à la société qui se réunissait dans le cabinet vitré de
monsieur Lebigre. Elle accusait ces messieurs d'avoir répandu
l'histoire des rogatons. La vérité était que Gavard, un soir, raconta
que « cette vieille bique, » qui venait les espionner, se nourrissait
des saletés dont la clique bonapartiste ne voulait plus. Clémence eut
une nausée. Robine avala vite un doigt de bière, comme pour se laver
le gosier. Cependant le marchand de volailles répétait son mot:

-- Les Tuileries ont roté dessus.

Il disait cela avec une grimace abominable. Ces tranches de viande
ramassées sur l'assiette de l'empereur, étaient pour lui des ordures
sans nom, une déjection politique, un reste gâté de toutes les
cochonneries du règne. Alors, chez monsieur Lebigre, on ne prit plus
mademoiselle Saget qu'avec des pincettes; elle devint un fumier
vivant, une bête immonde nourrie de pourritures dont les chiens
eux-mêmes n'auraient pas voulu. Clémence et Gavard colportèrent
l'histoire dans les Halles, si bien que la vieille demoiselle en
souffrit beaucoup dans ses bons rapports avec les marchandes. Quand
elle chipotait, bavardant sans rien acheter, on la renvoyait aux
rogatons. Cela coupa la source de ses renseignements. Certains jours,
elle ne savait même pas ce qui se passait. Elle en pleurait de rage.
Ce fut à cette occasion qu'elle dit crûment à la Sarriette et à madame
Lecoeur:

-- Vous n'avez plus besoin de me pousser, allez, mes petites... Je lui
ferai son affaire, à votre Gavard.

Les deux autres restèrent un peu interdites; mais elles ne
protestèrent pas. Le lendemain, d'ailleurs, mademoiselle Saget, plus
calme, s'attendrit de nouveau sur ce pauvre monsieur Gavard, qui était
si mal conseillé, et qui décidément courait à sa perte.

Gavard, en effet, se compromettait beaucoup. Depuis que la
conspiration mûrissait, il traînait partout dans sa poche le revolver
qui effrayait tant sa concierge, madame Léonce. C'était un grand
diable de revolver, qu'il avait acheté chez le meilleur armurier de
Paris, avec des allures très-mystérieuses. Le lendemain, il le
montrait à toutes les femmes du pavillon aux volailles, comme un
collégien qui cache un roman défendu dans son pupitre. Lui, laissait
passer le canon au bord de sa poche; il le faisait voir, d'un
clignement d'yeux; puis, il avait des réticences, des demi-aveux,
toute la comédie d'un homme qui feint délicieusement d'avoir peur. Ce
pistolet lui donnait une importance énorme; il le rangeait
définitivement parmi les gens dangereux. Parfois, au fond de sa
boutique, il consentait à le sortir tout à fait de sa poche, pour le
montrer à deux ou trois femmes. Il voulait que les femmes se missent
devant lui, afin, disait-il, de le cacher avec leurs jupes. Alors, il
l'armait, le manoeuvrait, ajustait une oie ou une dinde pendues à
l'étalage. L'effroi des femmes le ravissait; il finissait par les
rassurer, en leur disant qu'il n'était pas chargé. Mais il avait aussi
des cartouches sur lui, dans une boîte qu'il ouvrait avec des
précautions infinies. Quand on avait pesé les cartouches, il se
décidait enfin à rentrer son arsenal. Et, les bras croisés, jubilant,
pérorant pendant des heures:

-- Un homme est un homme avec ça, disait-il d'un air de vantardise.
Maintenant, je me moque des argousins... Dimanche, je suis allé
l'essayer avec un ami, dans la plaine Saint-Denis. Vous comprenez, on
ne dit pas à tout le monde qu'on a de ces joujoux-là... Ah! mes
pauvres petites, nous tirions dans un arbre et, chaque fois, paf!
l'arbre était touché... Vous verrez, vous verrez; dans quelque temps,
vous entendrez parler d'Anatole.

C'était son revolver qu'il avait appelé Anatole. Il fit si bien que le
pavillon, au bout de huit jours, connut le pistolet et les cartouches.
Sa camaraderie avec Florent, d'ailleurs, paraissait louche. Il était
trop riche, trop gras, pour qu'on le confondît dans la même haine.
Mais il perdit l'estime des gens habiles, il réussit même à effrayer
les peureux. Dès lors, il fut enchanté.

-- C'est imprudent de porter des armes sur soi, disait mademoiselle
Saget. Ça lui jouera un mauvais tour.

Chez monsieur Lebigre, Gavard triomphait. Depuis qu'il ne mangeait
plus chez les Quenu, Florent vivait-là, dans le cabinet vitré. Il y
déjeunait, y dînait, venait à chaque heure s'y enfermer. Il en avait
fait une sorte de chambre à lui, un bureau où il laissait traîner de
vieilles redingotes, des livres, des papiers. Monsieur Lebigre
tolérait cette prise de possession; il avait même enlevé l'une des
deux tables, pour meubler l'étroite pièce d'une banquette rembourrée,
sur laquelle, à l'occasion, Florent aurait pu dormir. Quand celui-ci
éprouvait quelques scrupules, le patron le priait de ne point se gêner
et mettait la maison entière à sa disposition. Logre également lui
témoignait une grande amitié. Il s'était fait son lieutenant. À toute
heure, il l'entretenait de « l'affaire, » pour lui rendre compte de
ses démarches et lui donner les noms des nouveaux affiliés. Dans la
besogne, il avait pris le rôle d'organisateur; c'était lui qui devait
aboucher les gens, créer les sections, préparer chaque maille du vaste
filet où Paris tomberait à un signal donné. Florent restait le chef,
l'âme du complot. D'ailleurs, le bossu paraissait suer sang et eau,
sans arriver à des résultats appréciables; bien qu'il eût juré
connaître dans chaque quartier deux ou trois groupes d'hommes solides,
pareils au groupe qui se réunissait chez monsieur Lebigre, il n'avait
jusque-là fourni aucuns renseignements précis, jetant des noms en
l'air, racontant des courses sans fin, au milieu de l'enthousiasme du
peuple. Ce qu'il rapportait de plus clair, c'était des poignées de
main; un tel, qu'il tutoyait, lui avait serré la main en lui disant
« qu'il en serait; » au Gros-Caillou, un grand diable, qui ferait un
chef de section superbe, lui avait démanché le bras; rue Popincourt,
tout un groupe d'ouvriers l'avait embrassé. À l'entendre, du jour au
lendemain, on réunirait cent mille hommes. Quand il arrivait, l'air
exténué, se laissant tomber sur la banquette du cabinet, variant ses
histoires, Florent prenait des notes, s'en remettait à lui pour la
réalisation de ses promesses. Bientôt dans la poche de ce dernier, le
complot vécut; les notes devinrent des réalités, des données
indiscutables, sur lesquelles le plan s'échafauda tout entier; il n'y
avait plus qu'une bonne occasion à attendre. Logre disait, avec ses
gestes passionnés, que tout irait sur des roulettes.

À cette époque, Florent fut parfaitement heureux. Il ne marchait plus
à terre, comme soulevé par cette idée intense de se faire le justicier
des maux qu'il avait vu souffrir. Il était d'une crédulité d'enfant et
d'une confiance de héros. Logre lui aurait conté que le génie de la
colonne de Juillet allait descendre pour se mettre à leur tête, sans
le surprendre. Chez monsieur Lebigre, le soir, il avait des effusions,
il parlait de la prochaine bataille comme d'une fête à laquelle tous
les braves gens seraient conviés. Mais si Gavard ravi jouait alors
avec son revolver, Charvet devenait plus aigre, ricanait en haussant
les épaules. L'attitude de chef de complot prise par son rival, le
mettait hors de lui, le dégoûtait de la politique. Un soir que, venu
de bonne heure, il se trouvait seul avec Logre et monsieur Lebigre, il
se soulagea.

-- Un garçon, dit-il, qui n'a pas deux idées en politique, qui aurait
mieux fait d'entrer comme professeur d'écriture dans un pensionnat de
demoiselles... Ce serait un malheur, s'il réussissait, car il nous
mettrait ses sacrés ouvriers sur les bras, avec ses rêvasseries
sociales. Voyez-vous, c'est ça qui perd le parti. Il n'en faut plus,
des pleurnicheurs, des poètes humanitaires, des gens qui s'embrassent
à la moindre égratignure... Mais il ne réussira pas. Il se fera
coffrer, voilà tout.

Logre et le marchand de vin ne bronchèrent pas. Ils laissaient aller
Charvet.

-- Et il y a longtemps, continua-t-il, qu'il le serait, coffré, s'il
était aussi dangereux qu'il veut le faire croire. Vous savez, avec ses
airs retour de Cayenne... Ça fait pitié. Je vous dis que la police,
dès le premier jour, a su qu'il était à Paris. Si elle l'a laissé
tranquille, c'est qu'elle se moque de lui.

Logre eut un léger tressaillement.

-- Moi, on me file depuis quinze ans, reprit l'hébertiste avec une
pointe d'orgueil. Je ne vais pourtant pas crier cela sur les toits...
Seulement, je n'en serai pas de sa bagarre. Je ne veux point me
laisser pincer comme un imbécile... Peut-être a-t-il une demi-douzaine
de mouchards à ses trousses, qui vous le prendront au collet, le jour
où la préfecture aura besoin de lui...

-- Oh! non, quelle idée! dit monsieur Lebigre qui ne parlait jamais.

Il était un peu pâle, il regardait Logre dont la bosse roulait
doucement contre la cloison vitrée.

-- Ce sont des suppositions, murmura le bossu.

-- Des suppositions, si vous voulez, répondit le professeur libre. Je
sais comment ça se pratique... En tous cas, ce n'est pas encore cette
fois que les argousins me prendront. Vous ferez ce que vous voudrez,
vous autres; mais si vous m'écoutiez, vous surtout, monsieur Lebigre,
vous ne compromettriez pas votre établissement, qu'on vous fera
fermer.

Logre ne put retenir un sourire. Charvet leur parla plusieurs fois
dans ce sens; il devait nourrir le projet de détacher les deux hommes
de Florent en les effrayant. Il les trouva toujours d'un calme et
d'une confiance qui le surprirent fort. Cependant, il venait encore
assez régulièrement le soir, avec Clémence. La grande brune n'était
plus tablettière à la poissonnerie. Monsieur Manoury l'avait
congédiée.

-- Ces facteurs, tous des gueux, grognait Logre.

Clémence, renversée contre la cloison, roulant une cigarette entre ses
longs doigts minces, répondait de sa voix nette:

-- Eh! c'est de bonne guerre... Nous n'avions point les mêmes opinions
politiques, n'est-ce pas? Ce Manoury, qui gagne de l'argent gros comme
lui, lécherait les bottes de l'empereur. Moi, si j'avais un bureau, je
ne le garderais pas vingt-quatre heures pour employé.

La vérité était qu'elle avait la plaisanterie très-lourde, et qu'elle
s'était amusée, un jour, à mettre, sur les tablettes de vente, en face
des limandes, des raies, des maquereaux adjugés, les noms des dames et
des messieurs les plus connus de la cour. Ces surnoms de poissons
donnés à de hauts dignitaires, ces adjudications de comtesses et de
baronnes, vendues à trente sous pièce, avaient profondément effrayé
monsieur Manoury. Gavard en riait encore.

-- N'importe, disait-il en tapant sur les bras de Clémence, vous êtes
un homme, vous!

Clémence avait trouvé une nouvelle façon de faire le grog. Elle
emplissait d'abord le verre d'eau chaude; puis, après avoir sucré,
elle versait, sur la tranche de citron qui nageait, le rhum goutte à
goutte, de façon à ne pas le mélanger avec l'eau; et elle l'allumait,
le regardait brûler, très-sérieuse, fumant lentement, le visage verdi
par la haute flamme de l'alcool. Mais c'était là une consommation
chère qu'elle ne put continuer à prendre, quand elle eut perdu sa
place. Charvet lui faisait remarquer avec un rire pincé qu'elle
n'était plus riche, maintenant. Elle vivait d'une leçon de français
qu'elle donnait, en haut de la rue Miromesnil, de très-bonne heure, à
une jeune personne qui perfectionnait son instruction, en cachette
même de sa femme de chambre. Alors, elle ne demanda plus qu'une chope,
le soir. Elle la buvait, d'ailleurs, en toute philosophie.

Les soirées du cabinet vitré n'étaient plus si bruyantes. Charvet se
taisait brusquement, blême d'une rage froide, lorsqu'on le délaissait
pour écouter son rival. La pensée qu'il avait régné là, qu'avant
l'arrivée de l'autre, il gouvernait le groupe en despote, lui mettait
au coeur le cancer d'un roi dépossédé. S'il venait encore, c'était
qu'il avait la nostalgie de ce coin étroit, où il se rappelait de si
douces heures de tyrannie sur Gavard et sur Robine; la bosse de Logre
lui-même, alors, lui appartenait, ainsi que les gros bras d'Alexandre
et la figure sombre de Lacaille; d'un mot, il les pliait, leur entrait
son opinion dans la gorge, leur cassait son sceptre sur les épaules.
Mais, aujourd'hui, il souffrait trop, il finissait par ne plus parler,
gonflant le dos, sifflant d'un air de dédain, ne daignant pas
combattre les sottises débitées devant lui. Ce qui le désespérait
surtout, c'était d'avoir été évincé peu à peu, sans qu'il s'en
aperçût. Il ne s'expliquait pas la supériorité de Florent. Il disait
souvent, après l'avoir entendu parler de sa voix douce, un peu triste,
pendant des heures:

-- Mais c'est un curé, ce garçon-là. Il ne lui manque qu'une calotte.

Les autres semblaient boire ses paroles. Charvet qui rencontrait des
vêtements de Florent à toutes les patères, feignait de ne plus savoir
où accrocher son chapeau, de peur de le salir. Il repoussait les
papiers qui traînaient, disait qu'on n'était plus chez soi, depuis que
"ce monsieur" faisait tout dans le cabinet. Il se plaignit même au
marchand de vin, en lui demandant si le cabinet appartenait à un seul
consommateur ou à la société. Cette invasion de ses États fut le coup
de grâce. Les hommes étaient des brutes. Il prenait l'humanité en
grand mépris, lorsqu'il voyait Logre et monsieur Lebigre couver
Florent des yeux. Gavard l'exaspérait avec son revolver. Robine, qui
restait silencieux derrière sa chope, lui parut décidément l'homme le
plus fort de la bande; celui-là devait juger les gens à leur valeur,
il ne se payait pas de mots. Quant à Lacaille et à Alexandre, ils le
confirmaient dans son idée que le peuple est trop bête, qu'il a besoin
d'une dictature révolutionnaire de dix ans pour apprendre à se
conduire.

Cependant, Logre affirmait que les sections seraient bientôt
complètement organisées. Florent commençait à distribuer les rôles.
Alors, un soir, après une dernière discussion où il eut le dessous,
Charvet se leva, prit son chapeau, en disant:

-- Bien le bonsoir, et faites-vous casser la tête, si cela vous
amuse... Moi, je n'en suis pas, vous entendez. Je n'ai jamais
travaillé pour l'ambition de personne.

Clémence qui mettait son châle, ajouta froidement:

-- Le plan est inepte.

Et comme Robine les regardait sortir d'un oeil très-doux, Charvet lui
demanda s'il ne s'en allait pas avec eux. Robine, ayant encore trois
doigts de bière dans sa chope, se contenta d'allonger une poignée de
main. Le couple ne revint plus. Lacaille apprit un jour à la société
que Charvet et Clémence fréquentaient maintenant une brasserie de la
rue Serpente; il les avait vus, par un carreau, gesticulant beaucoup,
au milieu d'un groupe attentif de très-jeunes gens.

Jamais Florent ne put enrégimenter Claude. Il rêva un instant de lui
donner ses idées en politique, d'en faire un disciple qui l'eût aidé
dans sa tâche révolutionnaire. Pour l'initier, il l'amena un soir chez
monsieur Lebigre. Mais Claude passa la soirée à faire un croquis de
Robine, avec le chapeau et le paletot marron, la barbe appuyée sur la
pomme de la canne. Puis, en sortant avec Florent:

-- Non, voyez-vous, dit-il, ça ne m'intéresse pas, tout ce que vous
racontez là-dedans. Ça peut être très-fort, mais ça m'échappe... Ah!
par exemple, vous avez un monsieur superbe, ce sacré Robine. Il est
profond comme un puits, cet homme... J'y retournerai, seulement pas
pour la politique. J'irai prendre un croquis de Logre et un croquis de
Gavard, afin de les mettre avec Robine dans un tableau splendide,
auquel je songeais, pendant que vous discutiez la question... comment
dites vous ça? la question des deux Chambres, n'est-ce pas?... Hein!
vous imaginez-vous Gavard, Logre et Robine causant politique,
embusqués derrière leurs chopes? Ce serait le succès du Salon, mon
cher, un succès à tout casser, un vrai tableau moderne celui-là.

Florent fut chagrin de son scepticisme politique. Il le fit monter
chez lui, le retint jusqu'à deux heures du matin sur l'étroite
terrasse, en face du grand bleuissement des Halles. Il le catéchisait,
lui disait qu'il n'était pas un homme, s'il se montrait si insouciant
du bonheur de son pays. Le peintre secouait la tête, en répondant:

-- Vous avez peut-être raison. Je suis un égoïste. Je ne peux pas même
dire que je fais de la peinture pour mon pays, parce que d'abord mes
ébauches épouvantent tout le monde, et qu'ensuite, lorsque je peins,
je songe uniquement à mon plaisir personnel. C'est comme si je me
chatouillais moi-même, quand je peins: ça me fait rire par tout le
corps... Que voulez-vous, on est bâti de cette façon, on ne peut
pourtant pas aller se jeter à l'eau... Puis, la France n'a pas besoin
de moi, ainsi que dit ma tante Lisa... Et me permettez-vous d'être
franc? Eh bien! si je vous aime, vous, c'est que vous m'avez l'air de
faire de la politique absolument comme je fais de la peinture. Vous
vous chatouillez, mon cher.

Et comme l'autre protestait:

-- Laissez donc! vous êtes un artiste dans votre genre, vous rêvez
politique; je parie que vous passez des soirées ici, à regarder les
étoiles, en les prenant pour les bulletins de vote de l'infini...
Enfin, vous vous chatouillez avec vos idées de justice et de vérité.
Cela est si vrai que vos idées, de même que mes ébauches, font une
peur atroce aux bourgeois... Puis là, entre nous, si vous étiez
Robine, croyez-vous que je m'amuserais à être votre ami... Ah! grand
poëte que vous êtes!

Ensuite, il plaisanta, disant que la politique ne le gênait pas, qu'il
avait fini par s'y accoutumer, dans les brasseries et dans les
ateliers. À ce propos, il parla d'un café de la rue Vauvilliers, le
café qui se trouvait au rez-de-chaussée de la maison habitée par la
Sarriette. Cette salle fumeuse, aux banquettes de velours éraillé, aux
tables de marbre jaunies par les bavures des glorias, était le lieu de
réunion habituel de la belle jeunesse des Halles. Là, monsieur Jules
régnait sur une bande de porteurs, de garçons de boutique, de
messieurs à blouses blanches, à casquettes de velours. Lui, portait, à
la naissance des favoris, deux mèches de poils collées contre les
joues en accroche-coeur. Chaque samedi, il se faisait arrondir les
cheveux au rasoir, pour avoir le cou blanc, chez un coiffeur de la rue
des Deux-Écus, où il était abonné au mois. Aussi, donnait-il le ton à
ces messieurs, lorsqu'il jouait au billard, avec des grâces étudiées,
développant ses hanches, arrondissant les bras et les jambes, se
couchant à demi sur le tapis, dans une pose cambrée qui donnait à ses
reins toute leur valeur. La partie finie, on causait. La bande était
très-réactionnaire, très-mondaine. Monsieur Jules lisait les journaux
aimables. Il connaissait le personnel des petits théâtres, tutoyait
les célébrités du jour, savait la chute ou le succès de la pièce jouée
la veille. Mais il avait un faible pour la politique. Son idéal était
Morny, comme il le nommait tout court. Il lisait les séances du Corps
législatif, en riant d'aise aux moindres mots de Morny. C'était Morny
qui se moquait de ces gueux de républicains! Et il partait de là pour
dire que la crapule seule détestait l'empereur, parce que l'empereur
voulait le plaisir de tous les gens comme il faut.

-- Je suis allé quelquefois dans leur café, dit Claude à Florent. Ils
sont bien drôles aussi, ceux-là, avec leurs pipes, lorsqu'ils parlent
des bals de la cour, comme s'ils y étaient invités... Le petit qui est
avec la Sarriette, vous savez, s'est joliment moqué de Gavard, l'autre
soir. Il l'appelle mon oncle... Quand la Sarriette est descendue pour
le venir chercher, il a fallu qu'elle payât; et elle en a eu pour six
francs, parce qu'il avait perdu les consommations au billard... Une
jolie fille, hein! cette Sarriette,

-- Vous menez une belle vie, murmura Florent en souriant. Cadine, la
Sarriette, et les autres, n'est-ce pas?

Le peintre haussa les épaules.

-- Ah bien! vous vous trompez, répondit-il. Il ne me faut pas de
femmes à moi, ça me dérangerait trop. Je ne sais seulement pas à quoi
ça sert, une femme; j'ai toujours eu peur d'essayer.. Bonsoir, dormez
bien. Si vous êtes ministre, un jour, je vous donnerai des idées pour
les embellissements de Paris.

Florent dut renoncer à en faire un disciple docile. Cela le chagrina;
car, malgré son bel aveuglement de fanatique, il finissait par sentir
autour de lui l'hostilité qui grandissait à chaque heure. Même chez
les Méhudin, il trouvait un accueil plus froid; la vieille avait des
rires en dessous, Muche n'obéissait plus, la belle Normande le
regardait avec de brusques impatiences, quand elle approchait sa
chaise près de la sienne, sans pouvoir le tirer de sa froideur. Elle
lui dit une fois qu'il avait l'air d'être dégoûté d'elle, et il ne
trouva qu'un sourire embarrassé, tandis qu'elle allait s'asseoir
rudement, de l'autre côté de la table. Il avait également perdu
l'amitié d'Auguste. Le garçon charcutier n'entrait plus dans sa
chambre, quand il montait se coucher. Il était très-effrayé par les
bruits qui couraient sur cet homme, avec lequel il osait auparavant
s'enfermer jusqu'à minuit. Augustine lui disait jurer de ne plus
commettre une pareille imprudence. Mais Lisa acheva de les fâcher, en
les priant de retarder leur mariage, tant que le cousin n'aurait pas
rendu la chambre du haut; elle ne voulait pas donner à sa nouvelle
fille de boutique le cabinet du premier étage. Dès lors, Auguste
souhaita qu'on « emballât le galérien. » Il avait trouvé la
charcuterie rêvée, pas à Plaisance, un peu plus loin, à Montrouge; les
lards devenaient avantageux, Augustine disait qu'elle était prête, en
riant de son rire de grosse fille puérile. Aussi chaque nuit, au
moindre bruit qui le réveillait, éprouvait-il une fausse joie, en
croyant que la police empoignait Florent.

Chez les Quenu-Gradelle, on ne parlait point de ces choses. Une
entente tacite du personnel de la charcuterie avait fait le silence
autour de Quenu. Celui-ci, un peu triste de la brouille de son frère
et de sa femme, se consolait eu ficelant ses saucissons et en salant
ses bandes de lard. Il venait parfois sur le seuil de la boutique
étaler sa couenne rouge, qui riait dans la blancheur du tablier tendu
par son ventre, sans se douter du redoublement de commérages que son
apparition faisait naître au fond des Halles. On le plaignait, on le
trouvait moins gras, bien qu'il fût énorme; d'autres, au contraire,
l'accusaient de ne pas assez maigrir de la honte d'avoir un frère
comme le sien. Lui, pareil aux maris trompés, qui sont les derniers à
connaître leur accident, avait une belle ignorance, une gaieté
attendrie, quand il arrêtait quelque voisine sur le trottoir, pour lui
demander des nouvelles de son fromage d'Italie ou de sa tête de porc à
la gelée. La voisine prenait une figure apitoyée, semblait lui
présenter ses condoléances, comme si tous les cochons de la
charcuterie avaient eu la jaunisse.

-- Qu'ont-elles donc toutes, à me regarder d'un air d'enterrement?
demanda-t-il un jour à Lisa. Est-ce que tu me trouves mauvaise mine,
toi?

Elle le rassura, lui dit qu'il était frais comme une rose; car il
avait une peur atroce des maladies, geignant, mettant tout en l'air
chez lui, lorsqu'il souffrait de la moindre indisposition. Mais la
vérité était que la grande charcuterie des Quenu-Gradelle devenait
sombre: les glaces pâlissaient, les marbres avaient des blancheurs
glacées, les viandes cuites du comptoir dormaient dans des graisses
jaunies, dans des lacs de gelée trouble. Claude entra même un jour
pour dire à sa tante que son étalage avait l'air "tout embêté."
C'était vrai. Sur le lit de fines rognures bleues, les langues
fourrées de Strasbourg prenaient des mélancolies blanchâtres de
langues malades, tandis que les bonnes figures jaunes des jambonneaux,
toutes malingres, étaient surmontées de pompons verts désolés.
D'ailleurs, dans la boutique, les pratiques ne demandaient plus un
bout de boudin, dix sous de lard, une demi-livre de saindoux, sans
baisser leur voix navrée, comme dans la chambre d'un moribond. Il y
avait toujours deux ou trois jupes pleurardes plantées devant l'étuve
refroidie. La belle Lisa menait le deuil de la charcuterie avec une
dignité muette. Elle laissait retomber ses tabliers blancs d'une façon
plus correcte sur sa robe noire. Ses mains propres, serrées aux
poignets par les grandes manches, sa figure, qu'une tristesse de
convenance embellissait encore, disaient nettement à tout le quartier,
à toutes les curieuses défilant du matin au soir, qu'ils subissaient
un malheur immérité, mais qu'elle en connaissait les causes et qu'elle
saurait en triompher. Et parfois elle se baissait, elle promettait du
regard des jours meilleurs aux deux poissons rouges, inquiets eux
aussi, nageant dans l'aquarium de l'étalage, languissamment.

La belle Lisa ne se permettait plus qu'un régal. Elle donnait sans
peur des tapes sous le menton satiné de Marjolin. Il venait de sortir
de l'hospice, le crâne raccommodé, aussi gras, aussi réjoui
qu'auparavant, mais bête, plus bête encore, tout à fait idiot. La
fente avait dû aller jusqu'à la cervelle. C'était une brute. Il avait
une puérilité d'enfant de cinq ans dans un corps de colosse. Il riait,
zézayait, ne pouvait plus prononcer les mots, obéissait avec une
douceur de mouton. Cadine le reprit tout entier, étonnée d'abord, puis
très-heureuse de cet animal superbe dont elle faisait ce qu'elle
voulait; elle le couchait dans les paniers de plumes, l'emmenait
galopiner, s'en servait à sa guise, le traitait en chien, en poupée,
en amoureux. Il était à elle, comme une friandise, un coin engraissé
des Halles, une chair blonde dont elle usait avec des raffinements de
rouée. Mais, bien que la petite obtînt tout de lui et le traînât à ses
talons en géant soumis, elle ne pouvait l'empêcher de retourner chez
madame Quenu. Elle l'avait battu de ses poings nerveux, sans qu'il
parût même le sentir. Dès qu'elle avait mis à son cou son éventaire,
promenant ses violettes rue du Pont-Neuf ou rue de Turbigo, il allait
rôder devant la charcuterie.

-- Entre donc! lui criait Lisa.

Elle lui donnait des cornichons, le plus souvent. Il les adorait, les
mangeait avec son rire d'innocent, devant le comptoir. La vue de la
belle charcutière le ravissait, le faisait taper de joie dans ses
mains. Puis, il sautait, poussait de petits cris, comme un gamin mis
en face d'une bonne chose. Elle, les premiers jours, avait eu peur
qu'il ne se souvînt.

-- Est-ce que la tête te fait toujours mal? lui demanda-t-elle.

Il répondit non, par un balancement de tout le corps, éclatant d'une
gaieté plus vive. Elle reprit doucement:

-- Alors, tu étais tombé?

-- Oui, tombé, tombé, tombé, se mit-il à chanter sur un ton de
satisfaction parfaite, en se donnant des claques sur le crâne.

Puis, sérieusement, en extase, il répétait, en la regardant, les mots
« belle, belle, belle, » sur un air plus ralenti. Cela touchait
beaucoup Lisa. Elle avait exigé de Gavard qu'il le gardât. C'était
lorsqu'il lui avait chanté son air de tendresse humble, qu'elle le
caressait sous le menton, en lui disant qu'il était un brave enfant.
Sa main s'oubliait là, tiède d'une joie discrète; cette caresse était
redevenue un plaisir permis, une marque d'amitié que le colosse
recevait en tout enfantillage. Il gonflait un peu le cou, fermait les
yeux de jouissance, comme une bête que l'on flatte. La belle
charcutière, pour s'excuser à ses propres yeux du plaisir honnête
qu'elle prenait avec lui, se disait qu'elle compensait ainsi le coup
de poing dont elle l'avait assommé, dans la cave aux volailles.

Cependant, la charcuterie restait chagrine. Florent s'y hasardait
quelquefois encore, serrant la main de son frère, dans le silence
glacial de Lisa. Il y venait même dîner de loin en loin, le dimanche.
Quenu faisait alors de grands efforts de gaieté, sans pouvoir
échauffer le repas. Il mangeait mal, finissait par se fâcher. Un soir,
en sortant d'une de ces froides réunions de famille, il dit à sa
femme, presque en pleurant:

-- Mais qu'est-ce que j'ai donc! Bien vrai, je ne suis pas malade, tu
ne me trouves pas changé?... C'est comme si j'avais un poids quelque
part. Et triste avec ça, sans savoir pourquoi, ma parole d'honneur...
Tu ne sais pas, toi?

-- Une mauvaise disposition, sans doute, répondit Lisa.

-- Non, non, ça dure depuis trop longtemps, ça m'étouffe... Pourtant,
nos affaires ne vont pas mal, je n'ai pas de gros chagrin, je vais mon
train-train habituel... Et toi aussi, ma bonne, tu n'es pas bien, tu
sembles prise de tristesse... Si ça continue, je ferai venir le
médecin.

La belle charcutière le regardait gravement.

-- Il n'y a pas besoin de médecin, dit-elle. Ça passera... Vois-tu,
c'est un mauvais air qui souffle en ce moment. Tout le monde est
malade dans le quartier...

Puis, comme cédant à une tendresse maternelle:

-- Ne t'inquiète pas, mon gros... Je ne veux pas que tu tombes malade.
Ce serait le comble.

Elle le renvoyait d'ordinaire à la cuisine, sachant que le bruit des
hachoirs, la chanson des graisses, le tapage des marmites,
l'égayaient. D'ailleurs, elle évitait ainsi les indiscrétions de
mademoiselle Saget, qui, maintenant, passait les matinées entières à
la charcuterie. La vieille avait pris à tâche d'épouvanter Lisa, de la
pousser à quelque résolution extrême. D'abord, elle obtint ses
confidences.

-- Ah! qu'il y a de méchantes gens! dit-elle, des gens qui feraient
bien mieux de s'occuper de leurs propres affaires... Si vous saviez,
ma chère madame Quenu... Non, jamais je n'oserai vous répéter cela.

Comme la charcutière lui affirmait que ça ne pouvait pas la toucher,
qu'elle était au-dessus des mauvaises langues, elle lui murmura à
l'oreille, par-dessus les viandes du comptoir:

-- Eh bien! on dit que monsieur Florent n'est pas votre cousin...

Et, petit à petit, elle montra qu'elle savait tout. Ce n'était qu'une
façon de tenir Lisa à sa merci. Lorsque celle-ci confessa la vérité,
par tactique également, pour avoir sous la main une personne qui la
tînt au courant des bavardages du quartier, la vieille demoiselle jura
qu'elle serait muette comme un poisson, qu'elle nierait la chose le
cou sur le billot. Alors, elle jouit profondément de ce drame. Elle
grossissait chaque jour les nouvelles inquiétantes.

-- Vous devriez prendre vos précautions, murmurait-elle. J'ai encore
entendu à la triperie deux femmes qui causaient de ce que vous savez.
Je ne puis pas dire aux gens qu'ils en ont menti, vous comprenez. Je
semblerais drôle... Ça court, ça court. On ne l'arrêtera plus. Il
faudra que ça crève.

Quelques jours plus tard, elle donna enfin le véritable assaut. Elle
arriva tout effarée, attendit avec des gestes d'impatience qu'il n'y
eût personne dans la boutique, et la voix sifflante:

-- Vous savez ce qu'on raconte... Ces hommes qui se réunissent chez
monsieur Lebigre, eh bien! ils ont tous des fusils, et ils attendent
pour recommencer comme en 48. Si ce n'est pas malheureux de voir
monsieur Gavard, un digne homme, celui-là, riche, bien posé, se mettre
avec des gueux!... J'ai voulu vous avertir, à cause de votre
beau-frère.

-- C'est des bêtises, ce n'est pas sérieux, dit, Lisa pour
l'aiguillonner.

----Pas sérieux, merci! Le soir, quand on passe rue Pirouette, on les
entend qui poussent des cris affreux. Ils ne se gênent pas, allez.
Vous vous rappelez bien qu'ils ont essayé de débaucher votre mari...
Et les cartouches que je les vois fabriquer de ma fenêtre, est-ce des
bêtises?... Après tout, je vous dis ça dans votre intérêt.

-- Bien sûr, je vous remercie. Seulement, on invente tant de choses.

-- Ah! non, ce n'est pas inventé, malheureusement... Tout le quartier
en parle, d'ailleurs. On dit que, si la police les découvre, il y aura
beaucoup de personnes compromises. Ainsi, monsieur Gavard...

Mais la charcutière haussa les épaules, comme pour dire que monsieur
Gavard était un vieux fou, et que ce serait bien fait.

-- Je parle de monsieur Gavard comme je parlerais des autres, de votre
beau-frère, par exemple, reprit sournoisement la vieille. Il est le
chef, votre beau-frère, à ce qu'il paraît... C'est très-fâcheux pour
vous. Je vous plains beaucoup; car enfin, si la police descendait ici,
elle pourrait très-bien prendre aussi monsieur Quenu. Deux frères,
c'est comme les deux doigts de la main.

La belle Lisa se récria. Mais elle était toute blanche. Mademoiselle
Saget venait de la toucher au vif de ses inquiétudes. À partir de ce
jour, elle n'apporta plus que des histoires de gens innocents jetés en
prison pour avoir hébergé des scélérats. Le soir, en allant prendre
son cassis chez le marchand de vin, elle se composait un petit dossier
pour le lendemain matin. Rose n'était pourtant guère bavarde. La
vieille comptait sur ses oreilles et sur ses yeux. Elle avait
parfaitement remarqué la tendresse de monsieur Lebigre pour Florent,
son soin à le retenir chez lui, ses complaisances si peu payées par la
dépense que ce garçon faisait dans la maison. Cela la surprenait
d'autant plus, qu'elle n'ignorait pas la situation des deux hommes, en
face de la belle Normande.

-- On dirait, pensait-elle, qu'il l'élève à la becquée... À qui
peut-il vouloir le vendre?

Un soir, comme elle était dans la boutique, elle vit Logre se jeter
sur la banquette du cabinet, on parlant de ses courses à travers les
faubourgs, en se disant mort de fatigue. Elle lui regarda vivement les
pieds. Les souliers de Logre n'avaient pas un grain de poussière.
Alors, elle eut un sourire discret, elle emporta son cassis, les
lèvres pincées.

C'était ensuite à sa fenêtre qu'elle complétait son dossier Cette
fenêtre, très-élevée, dominant les maisons voisines, lui procurait des
jouissances sans fin. Elle s'y installait, à chaque heure de la
journée, comme à un observatoire, d'où elle guettait le quartier
entier. D'abord, toutes les chambres, en face, à droite, à gauche, lui
étaient familières, jusqu'aux meubles les plus minces; elle aurait
raconté, sans passer un détail, les habitudes des locataires, s'ils
étaient bien ou mal en ménage, comment ils se débarbouillaient, ce
qu'ils mangeaient à leur dîner; elle connaissait même les personnes
qui venaient les voir. Puis, elle avait une échappée sur les Halles,
de façon que pas une femme du quartier ne pouvait traverser la rue
Rambuteau, sans qu'elle l'aperçût; elle disait, sans se tromper, d'où
la femme venait, où elle allait, ce qu'elle portait dans son panier,
et son histoire, et son mari, et ses toilettes, ses enfants, sa
fortune. Ça, c'est madame Loret, elle fait donner une belle éducation
à son fils; ça, c'est madame Hulin, une pauvre petite femme que son
mari néglige; ça, c'est mademoiselle Cécile, la fille au boucher, une
enfant impossible à marier parce qu'elle a des humeurs froides. Et
elle aurait continué pendant des journées, enfilant les phrases vides,
s'amusant extraordinairement à des faits coupés menus, sans aucun
intérêt. Mais, dès huit heures, elle n'avait plus d'yeux que pour la
fenêtre, aux vitres dépolies, où se dessinaient les ombres noires des
consommateurs du cabinet. Elle y constata la scission de Charvet et de
Clémence, en ne retrouvant plus sur le transparent laiteux leurs
silhouettes sèches. Pas un événement ne se passait là, sans qu'elle
finît par le deviner, à certaines révélations brusques de ces bras et
de ces têtes qui surgissaient silencieusement. Elle devint très-forte,
interpréta les nez allongés, les doigts écartés, les bouches fendues,
les épaules dédaigneuses, suivit de la sorte la conspiration pas à
pas, à ce point qu'elle aurait pu dire chaque jour où en étaient les
choses. Un soir, le dénoûment brutal lui apparut. Elle aperçut l'ombre
du pistolet de Gavard, un profil énorme de revolver, tout noir dans la
pâleur des vitres, la gueule tendue. Le pistolet allait, venait, se
multipliait. C'était les armes dont elle avait parlé à madame Quenu.
Puis, un autre soir, elle ne comprit plus, elle s'imagina qu'on
fabriquait des cartouches, en voyant s'allonger des bandes d'étoffe
interminables. Le lendemain, elle descendit à onze heures, sous le
prétexte de demander à Rose si elle n'avait pas une bougie à lui
céder; et, du coin de l'oeil, elle entrevit, sur la table du cabinet,
un tas de linges rouges qui lui sembla très-effrayant. Son dossier du
lendemain eut une gravité décisive.

-- Je ne voudrais pas vous effrayer, madame Quenu, dit-elle; mais ça
devient trop terrible... J'ai peur, ma parole! Pour rien au monde, ne
répétez ce que je vais vous confier. Ils me couperaient le cou, s'ils
savaient.

Alors, quand la charcutière lui eut juré de ne pas la compromettre,
elle lui parla des linges rouges.

-- Je ne sais pas ce que ça peut être. Il y en avait un gros tas. On
aurait dit des chiffons trempés dans du sang... Logre, vous savez, le
bossu, s'en était mis un sur les épaules. Il avait l'air du
bourreau... Pour sûr, c'est encore quelque manigance.

Lisa ne répondait pas, semblait réfléchir, les yeux baissés, jouant
avec le manche d'une fourchette, arrangeant les morceaux de petit-salé
dans leur plat. Mademoiselle Saget reprit doucement:

-- Moi, si j'étais, vous, je ne resterais pas tranquille, je voudrais
savoir... Pourquoi ne montez-vous pas regarder dans la chambre de
votre beau-frère?

Alors, Lisa eut un léger tressaillement. Elle lâcha la fourchette,
examina la vieille d'un oeil inquiet, croyant qu'elle pénétrait ses
intentions. Mais celle-ci continua:

-- C'est permis, après tout... Votre beau-frère vous mènerait trop
loin, si vous le laissiez faire... Hier, on causait de vous, chez
madame Taboureau. Vous avez là une amie bien dévouée. Madame Taboureau
disait que vous étiez trop bonne, qu'à votre place elle aurait mis
ordre à tout ça depuis longtemps.

-- Madame Taboureau a dit cela, murmura la charcutière, songeuse.

-- Certainement, et madame Taboureau est une femme que l'on peut
écouter... Tâchez donc de savoir ce que c'est que les linges rouges.
Vous me le direz ensuite, n'est-ce pas?

Mais Lisa ne l'écoulait plus. Elle regardait vaguement les petits
Gervais et les escargots, à travers les guirlandes de saucisses de
l'étalage. Elle semblait perdue dans une lutte intérieure, qui
creusait de deux minces rides son visage muet. Cependant, la vieille
demoiselle avait mis son nez au-dessus des plats du comptoir. Elle
murmurait, comme se parlant à elle-même:

-- Tiens! il y a du saucisson coupé... Ça doit sécher, du saucisson
coupé à l'avance... Et ce boudin qui est crevé. Il a reçu un coup de
fourchette, bien sûr. Il faudrait l'enlever, il salit le plat.

Lisa, toute distraite encore, lui donna le boudin et les ronds de
saucisson, en disant:

-- C'est pour vous, si ça vous fait plaisir.

Le tout disparut dans le cabas. Mademoiselle Saget était si bien
habituée aux cadeaux, qu'elle ne remerciait même plus. Chaque matin,
elle emportait toutes les rognures de la charcuterie. Elle s'en alla,
avec l'intention de trouver son dessert chez la Sarriette et chez
madame Lecoeur, en leur parlant de Gavard.

Quand elle fut seule, la charcutière s'assit sur la banquette du
comptoir, comme pour prendre une meilleure décision, en se mettant à
l'aise. Depuis huit jours, elle était très-inquiète. Un soir, Florent
avait demandé cinq cents francs à Quenu, naturellement, en homme qui a
un compte ouvert. Quenu le renvoya à sa femme. Cela l'ennuya, et il
tremblait un peu en s'adressant à la belle Lisa. Mais, celle-ci, sans
prononcer une parole, sans chercher à connaître la destination de la
somme, monta à sa chambre, lui remit les cinq cents francs. Elle lui
dit seulement qu'elle les avait inscrits sur le compte de l'héritage.
Trois jours plus tard, il prit mille francs.

-- Ce n'était pas la peine de faire l'homme désintéressé, dit Lisa à
Quenu, le soir, en se couchant. Tu vois que j'ai bien fait de garder
ce compte... Attends, je n'ai pas pris note des mille francs
d'aujourd'hui.

Elle s'assit devant le secrétaire, relut la page de calculs. Puis,
elle ajouta:

-- J'ai eu raison de laisser du blanc. Je marquerai les à-compte en
marge... Maintenant, il va tout gaspiller ainsi par petits morceaux...
Il y a longtemps que j'attends ça.

Quenu ne dit rien, se coucha de très-mauvaise humeur. Toutes les fois
que sa femme ouvrait le secrétaire, le tablier jetait un cri de
tristesse qui lui déchirait l'âme. Il se promit même de faire des
remontrances à son frère, de l'empêcher de se ruiner avec la Méhudin;
mais il n'osa pas. Florent, en deux jours, demanda encore quinze cents
francs. Logre avait dit un soir que, si l'on trouvait de l'argent, les
choses iraient bien plus vite. Le lendemain, il fut ravi de voir cette
parole jetée en l'air retomber dans ses mains en un petit rouleau
d'or, qu'il empocha, ricanant, la bosse sautant de joie. Alors, ce
furent de continuels besoins: telle section demandait à louer un
local; telle autre devait soutenir des patriotes malheureux; et il y
avait encore les achats d'armes et de munitions, les embauchements,
les frais de police. Florent aurait tout donné. Il s'était rappelé
l'héritage, les conseils de la Normande. Il puisait dans le secrétaire
de Lisa, retenu seulement par la peur sourde qu'il avait de son visage
grave. Jamais, selon lui, il ne dépenserait son argent pour une cause
plus sainte. Logre, enthousiasmé, portait des cravates roses
étonnantes et des bottines vernies, dont la vue assombrissait
Lacaille.

-- Ça fait trois mille francs en sept jours, raconta Lisa à Quenu.
Qu'en dis-tu? C'est joli, n'est-ce pas?... S'il y va de ce train-là,
ses cinquante mille francs lui feront au plus quatre mois... Et le
vieux Gradelle, qui avait mis quarante ans à amasser son magot!

-- Tant pis pour toi! s'écria Quenu. Tu n'avais pas besoin de lui
  parler de l'héritage.

Mais elle le regarda sévèrement, en disant:

-- C'est son bien, il peut tout prendre... Ce n'est pas de lui donner
cet argent qui me contrarie; c'est de savoir le mauvais emploi qu'il
doit en faire... Je te le dis depuis assez longtemps: il faudra que ça
finisse.

-- Agis comme tu voudras, ce n'est pas moi qui t'en empêche, finit par
déclarer le charcutier, que l'avarice torturait.

Il aimait bien son frère pourtant; mais l'idée des cinquante mille
francs mangés en quatre mois lui était insupportable. Lisa, d'après
les bavardages de mademoiselle Saget, devinait où allait l'argent. La
vieille s'étant permis une allusion à l'héritage, elle profita même de
l'occasion pour faire savoir au quartier que Florent prenait sa part
et la mangeait comme bon lui semblait. Ce fut le lendemain que
l'histoire des linges rouges la décida. Elle resta quelques instants,
luttant encore, regardant autour d'elle la mine chagrine de la
charcuterie; les cochons pendaient d'un air maussade; Mouton, assis
près d'un pot de graisse, avait le poil ébouriffé, l'oeil morne d'un
chat qui ne digère plus en paix. Alors, elle appela Augustine pour
tenir le comptoir, elle monta à la chambre de Florent.

En haut, elle eut un saisissement, en entrant dans la chambre. La
douceur enfantine du lit était toute tachée d'un paquet d'écharpes
rouges qui pendaient jusqu'à terre. Sur la cheminée, entre les boîtes
dorées et les vieux pots de pommade, des brassards rouges traînaient,
avec des paquets de cocardes qui faisaient d'énormes gouttes de sang
élargies. Puis, à tous les clous, sur le gris effacé du papier peint,
des pans d'étoffe pavoisaient les murs, des drapeaux carrés, jaunes,
bleus, verts, noirs, dans lesquels la charcutière reconnut les guidons
des vingt sections. La puérilité de la pièce semblait tout effarée de
cette décoration révolutionnaire. La grosse bêtise naïve que la fille
de boutique avait laissée là, cet air blanc des rideaux et des
meubles, prenait un reflet d'incendie; tandis que la photographie
d'Auguste et d'Augustine semblait toute blême d'épouvante. Lisa fit le
tour, examina les guidons, les brassards, les écharpes, sans toucher à
rien, comme si elle eût craint que ces affreuses loques ne l'eussent
brûlée. Elle songeait qu'elle ne s'était pas trompée, que l'argent
passait à ces choses. C'était là, pour elle, une abomination, un fait
à peine croyable qui soulevait tout son être. Son argent, cet argent
gagné si honnêtement, servant à organiser et à payer l'émeute! Elle
restait debout, voyant les fleurs ouvertes du grenadier de la
terrasse, pareilles à d'autres cocardes saignantes, écoutant le chant
du pinson, ainsi qu'un écho lointain de la fusillade. Alors, l'idée
lui vint que l'insurrection devait éclater le lendemain, le soir
peut-être. Les guidons flottaient, les écharpes défilaient, un brusque
roulement de tambour éclatait à ses oreilles. Et elle descendit
vivement, sans même s'attarder à lire les papiers étalés sur la table.
Elle s'arrêta au premier étage, elle s'habilla.

À cette heure grave, la belle Lisa se coiffa soigneusement, d'une main
calme. Elle était très-résolue, sans un frisson, avec une sévérité
plus grande dans les yeux. Tandis qu'elle agrafait sa robe de soie
noire, en tendant l'étoffe de toute la force de ses gros poignets,
elle se rappelait les paroles de l'abbé Roustan. Elle s'interrogeait,
et sa conscience lui répondait qu'elle allait accomplir un devoir.
Quand elle mit sur ses larges épaules son châle tapis, elle sentit
qu'elle faisait un acte de haute honnêteté. Elle se ganta de violet
sombre, attacha à son chapeau une épaisse voilette. Avant de sortir,
elle ferma le secrétaire à double tour, d'un air d'espoir, comme pour
lui dire qu'il allait enfin pouvoir dormir tranquille.

Quenu étalait son ventre blanc sur le seuil de la charcuterie. Il fut
surpris de la voir sortir en grande toilette, à dix heures du matin.

-- Tiens, où vas-tu donc? lui demanda-t-il.

Elle inventa une course avec madame Taboureau. Elle ajouta qu'elle
passerait au théâtre de la Gaîté, pour louer des places. Quenu courut,
la rappela, lui recommanda de prendre des places de face, pour mieux
voir. Puis, comme il rentrait, elle se rendit à la station de
voitures, le long de Saint-Eustache, monta dans un fiacre, dont elle
baissa les stores, en disant au cocher de la conduire au théâtre de la
Gaîté. Elle craignait d'être suivie. Quand elle eut son coupon, elle
se fit mener au Palais-de-Justice. Là, devant la grille, elle paya et
congédia la voiture. Et, doucement, à travers les salles et les
couloirs, elle arriva à la préfecture de police.

Comme elle s'était perdue au milieu d'un tohu-bohu de sergents de
ville et de messieurs en grandes redingotes, elle donna dix sous à un
homme, qui la guida jusqu'au cabinet du préfet. Mais une lettre
d'audience était nécessaire pour pénétrer auprès du préfet. On
l'introduisit dans une pièce étroite, d'un luxe d'hôtel garni, où un
personnage gros et chauve, tout en noir, la reçut avec une froideur
maussade. Elle pouvait parler. Alors, relevant sa voilette, elle dit
son nom, raconta tout, carrément, d'un seul trait. Le personnage
chauve l'écoutait, sans l'interrompre, de son air las. Quand elle eut
fini, il demanda simplement:

-- Vous êtes la belle-soeur de cet homme, n'est-ce pas?

-- Oui, répondit nettement Lisa. Nous sommes d'honnêtes gens... Je ne
  veux pas que mon mari se trouve compromis.

Il haussa les épaules, comme pour dire que tout cela était bien
ennuyeux. Puis d'un air d'impatience:

-- Voyez-vous, c'est qu'on m'assomme depuis plus d'un an avec cette
affaire-là. On me fait dénonciation sur dénonciation, on me pousse, on
me presse. Vous comprenez que si je n'agis pas, c'est que je préfère
attendre. Nous avons nos raisons... Tenez, voici le dossier. Je puis
vous le montrer.

Il mit devant elle un énorme paquet de papiers, dans une chemise
bleue. Elle feuilleta les pièces. C'était comme les chapitres détachés
de l'histoire qu'elle venait de conter. Les commissaires de police du
Havre, de Rouen, de Vernon, annonçaient l'arrivée de Florent. Ensuite,
venait un rapport qui constatait son installation chez les
Quenu-Gradelle. Puis, son entrée aux Halles, sa vie, ses soirées chez
monsieur Lebigre, pas un détail n'était passé. Lisa, abasourdie,
remarqua que les rapports étaient doubles, qu'ils avaient dû avoir
deux sources différentes. Enfin, elle trouva un tas de lettres, des
lettres anonymes de tous les formats et de toutes les écritures. Ce
fut le comble. Elle reconnut une écriture de chat, l'écriture de
mademoiselle Saget, dénonçant la société du cabinet vitré. Elle
reconnut une grande feuille de papier graisseuse, toute tachée des
gros bâtons de madame Lecoeur, et une page glacée, ornée d'une pensée
jaune, couverte du griffonnage de la Sarriette et de monsieur Jules;
les deux lettres avertissaient le gouvernement de prendre garde à
Gavard. Elle reconnut encore le style ordurier de la mère Méhudin, qui
répétait, en quatre pages presque indéchiffrables, les histoires à
dormir debout qui couraient dans les Halles sur le compte de Florent.
Mais elle fut surtout émue par une facture de sa maison, portant en
tête les mots: _Charcuterie Quenu-Gradelle_, et sur le dos de laquelle
Auguste avait vendu l'homme qu'il regardait comme un obstacle à son
mariage.

L'agent avait obéi à une pensée secrète en lui plaçant le dossier sous
les yeux.

-- Vous ne reconnaissez aucune de ces écritures? lui demanda-t-il.

Elle balbutia que non. Elle s'était levée. Elle restait toute
suffoquée par ce qu'elle venait d'apprendre, la voilette baissée de
nouveau, cachant la vague confusion qu'elle sentait monter à ses
joues. Sa robe de soie craquait; ses gants sombres disparaissaient
sous le grand châle. L'homme chauve eut un faible sourire, en disant:

-- Vous voyez, madame, que vos renseignements viennent un peu tard...
Mais on tiendra compte de votre démarche, je vous le promets. Surtout,
recommandez à votre mari de ne point bouger... Certaines circonstances
peuvent se produire...

Il n'acheva pas, salua légèrement, en se levant à demi de son
fauteuil. C'était un congé. Elle s'en alla. Dans l'antichambre, elle
aperçut Logre et monsieur Lebigre qui se tournèrent vivement. Mais
elle était plus troublée qu'eux. Elle traversait des salles, enfilait
des corridors, était comme prise par ce monde de la police, où elle se
persuadait, à cette heure, qu'on voyait, qu'on savait tout. Enfin,
elle sortit par la place Dauphine. Sur le quai de l'Horloge, elle
marcha lentement, rafraîchie par les souffles de la Seine.

Ce qu'elle sentait de plus net, c'était l'inutilité de sa démarche.
Son mari ne courait aucun danger. Cela la soulageait, tout en lui
laissant un remords. Elle était irritée contre cet Auguste et ces
femmes qui venaient de la mettre dans une position ridicule. Elle
ralentit encore le pas, regardant la Seine couler; des chalands, noirs
d'une poussière de charbon, descendaient sur l'eau verte, tandis que,
le long de la berge, des pêcheurs jetaient leurs lignes. En somme, ce
n'était pas elle qui avait livré Florent. Cette pensée qui lui vint
brusquement, l'étonna. Aurait-elle donc commis une méchante action, si
elle l'avait livré? Elle resta perplexe, surprise d'avoir pu être
trompée par sa conscience. Les lettres anonymes lui semblaient à coup
sûr une vilaine chose. Elle, au contraire, allait carrément, se
nommait, sauvait tout le monde. Comme elle songeait brusquement à
l'héritage du vieux Gradelle, elle s'interrogea, se trouva prête à
jeter cet argent à la rivière, s'il le fallait, pour guérir la
charcuterie de son malaise. Non, elle n'était pas avare, l'argent ne
l'avait pas poussée. En traversant le pont au Change, elle se
tranquillisa tout à fait, reprit son bel équilibre. Ça valait mieux
que les autres l'eussent devancée à la préfecture: elle n'aurait pas à
tromper Quenu, elle en dormirait mieux.

-- Est-ce que tu as les places? lui demanda Quenu, lorsqu'elle rentra.

Il voulut les voir, se fit expliquer à quel endroit du balcon elles se
trouvaient an juste. Lisa avait cru que la police accourrait, dès
qu'elle l'aurait prévenue, et son projet d'aller au théâtre n'était
qu'une façon habile d'éloigner son mari, pendant qu'on arrêterait
Florent. Elle comptait, l'après-midi, le pousser à une promenade, à un
de ces congés qu'ils prenaient parfois; ils allaient au Bois de
Boulogne, en fiacre, mangeaient au restaurant, s'oubliaient dans
quelque café concert. Mais elle jugea inutile de sortir. Elle passa la
journée comme d'habitude dans son comptoir, la mine rose, plus gaie et
plus amicale, comme au sortir d'une convalescence.

-- Quand je te dis que l'air te fait du bien! lui répéta Quenu. Tu
vois, ta course de la matinée t'a toute ragaillardie.

-- Eh non! finit-elle par répondre, en reprenant son air sévère. Les
rues de Paris ne sont pas si bonnes pour la santé.

Le soir, à la Gaîté, ils virent jouer la _Grâce de Dieu_. Quenu, en
redingote, ganté de gris, peigné avec soin, n'était occupé qu'à
chercher dans le programme les noms des acteurs. Lisa restait superbe,
le corsage nu, appuyant sur le velours rouge du balcon ses poignets
que bridaient des gants blancs trop étroits. Ils furent tous les deux
très-touchés par les infortunes de Marie; le commandeur était vraiment
un vilain homme, et Pierrot les faisait rire, dès qu'il entrait en
scène. La charcutière pleura. Le départ de l'enfant, la priera dans la
chambre virginale, le retour de la pauvre folle, mouillèrent ses beaux
yeux de larmes discrètes, qu'elle essuyait d'une petite tape avec son
mouchoir. Mais cette soirée devint un véritable triomphe pour elle,
lorsque, en levant la tête, elle aperçut la Normande et sa mère à la
deuxième galerie. Alors, elle se gonfla encore, envoya Quenu lui
chercher une boîte de caramels au buffet, joua de l'éventail, un
éventail de nacre, très-doré. La poissonnière était vaincue; elle
baissait la tête, en écoutant sa mère qui lui parlait bas. Quand elles
sortirent, la belle Lisa et la belle Normande se rencontrèrent dans le
vestibule, avec un vague sourire.

Ce jour-là, Florent avait dîné de bonne heure chez monsieur Lebigre.
Il attendait Logre qui devait lui présenter un ancien sergent, homme
capable, avec lequel on causerait du plan d'attaque contre le
Palais-Bourbon et l'Hôtel-de-Ville. La nuit venait, une pluie fine,
qui s'était mise à tomber dans l'après-midi, noyait de gris les
grandes Halles. Elles se détachaient en noir sur les fumées rousses du
ciel, tandis que des torchons de nuages sales couraient, presque au
ras des toitures, comme accrochés et déchirés à la pointe des
paratonnerres. Florent était attristé par le gâchis du pavé, par ce
ruissellement d'eau jaune qui semblait charrier et éteindre le
crépuscule dans la boue. Il regardait le monde réfugié sur les
trottoirs des rues couvertes, les parapluies filant sous l'averse, les
fiacres qui passaient plus rapides et plus sonores, au milieu de la
chaussée vide. Une éclaircie se fit. Une lueur rouge monta au
couchant. Alors, toute une armée de balayeurs parut à l'entrée de la
rue Montmartre, poussant à coups de brosse un lac de fange liquide.

Logre n'amena pas le sergent. Gavard était allé dîner chez des amis,
aux Batignolles. Florent en fut réduit à passer la soirée en tête à
tête avec Robine. Il parla tout le temps, finit par se rendre
très-triste; l'autre hochait doucement la barbe, n'allongeait le bras,
à chaque quart d'heure, que pour avaler une gorgée de bière. Florent,
ennuyé, monta se coucher. Mais Robine, resté seul, ne s'en alla pas,
le front pensif sous le chapeau, regardant sa chope. Rose et le
garçon, qui comptaient fermer de meilleure heure, puisque la société
du cabinet n'était pas là, attendirent pendant près d'une grande
demi-heure qu'il voulût bien se retirer.

Florent, dans sa chambre, eut peur de se mettre au lit. Il était pris
d'un de ces malaises nerveux qui le traînaient parfois, durant des
nuits entières, au milieu de cauchemars sans fin. La veille, à
Clamart, il avait enterré monsieur Verlaque, qui était mort après une
agonie affreuse. Il se sentait encore tout attristé par cette bière
étroite, descendue dans la terre. Il ne pouvait surtout chasser
l'image de madame Verlaque, la voix larmoyante, sans une larme aux
yeux; elle le suivait, parlait du cercueil qui n'était pas payé, du
convoi qu'elle ne savait de quelle façon commander, n'ayant plus un
sou chez elle, parce que, la veille, le pharmacien avait exigé le
montant de sa note, en apprenant la mort du malade. Florent dut
avancer l'argent du cercueil et du convoi; il donna même le pourboire
aux croque-mort. Comme il allait partir, madame Verlaque le regarda
d'un air si navré, qu'il lui laissa vingt francs.

À cette heure, cette mort le contrariait. Elle remettait en question
sa situation d'inspecteur. On le dérangerait, on songerait à le nommer
titulaire. C'étaient là des complications fâcheuses qui pouvaient
donner l'éveil à la police. Il aurait voulu que le mouvement
insurrectionnel éclatât le lendemain, pour jeter à la rue sa casquette
galonnée. La tête pleine de ces inquiétudes, il monta sur la terrasse,
le front brûlant, demandant un souffle d'air à la nuit chaude.
L'averse avait fait tomber le vent. Une chaleur d'orage emplissait
encore le ciel, d'un bleu sombre, sans un nuage. Les Halles essuyées
étendaient sous lui leur masse énorme, de la couleur du ciel, piquée
comme lui d'étoiles jaunes, par les flammes vives du gaz.

Accoudé à la rampe de fer, Florent songeait qu'il serait puni tôt ou
tard d'avoir consenti à prendre cette place d'inspecteur. C'était
comme une tache dans sa vie. Il avait émargé au budget de la
préfecture, se parjurant, servant l'empire, malgré les serments faits
tant de fois en exil. Le désir de contenter Lisa, l'emploi charitable
des appointements touchés, la façon honnête dont il s'était efforcé de
remplir ses fonctions, ne lui semblaient plus des arguments assez
forts pour l'excuser de sa lâcheté. S'il souffrait de ce milieu gras
et trop nourri, il méritait cette souffrance. Et il revit l'année
mauvaise qu'il venait de passer, la persécution des poissonnières, les
nausées des journées humides, l'indigestion continue de son estomac de
maigre, la sourde hostilité qu'il sentait grandir autour de lui.
Toutes ces choses, il les acceptait en châtiment. Ce sourd grondement
de rancune dont la cause lui échappait, annonçait quelque catastrophe
vague, sous laquelle il pliait d'avance les épaules, avec la honte
d'une faute à expier. Puis, il s'emporta contre lui-même, à la pensée
du mouvement populaire qu'il préparait; il se dit qu'il n'était plus
assez pur pour le succès.

Que de rêves il avait fait, à cette hauteur, les yeux perdus sur les
toitures élargies des pavillons! Le plus souvent, il les voyait comme
des mers grises, qui lui parlaient de contrées lointaines. Par les
nuits sans lune, elles s'assombrissaient, devenaient des lacs morts,
des eaux noires, empestées et croupies. Les nuits limpides les
changeaient en fontaines de lumière; les rayons coulaient sur les deux
étages de toits, mouillant les grandes plaques de zinc, débordant et
retombant du bord de ces immenses vasques superposées. Les temps
froids les roidissaient, les gelaient, ainsi que des baies de Norwége,
où glissent des patineurs; tandis que les chaleurs de juin les
endormaient d'un sommeil lourd. Un soir de décembre, en ouvrant sa
fenêtre, il les avait trouvées toutes blanches de neige, d'une
blancheur vierge qui éclairait le ciel couleur de rouille; elles
s'étendaient sans la souillure d'un pas, pareilles à des plaines du
Nord, à des solitudes respectées des traîneaux; elles avaient un beau
silence, une douceur de colosse innocent. Et lui, à chaque aspect de
cet horizon changeant, s'abandonnait à des songeries tendres ou
cruelles; la neige le calmait, l'immense drap blanc lui semblait un
voile de pureté jeté sur les ordures des Halles; les nuits limpides,
les ruissellements de lune, l'emportaient dans le pays féerique des
contes. Il ne souffrait que par les nuits noires, les nuits brûlantes
de juin, qui étalaient le marais nauséabond, l'eau dormante d'une mer
maudite. Et toujours le même cauchemar revenait.

Elles étaient sans cesse là. Il ne pouvait ouvrir la fenêtre,
s'accouder à la rampe, sans les avoir devant lui, emplissant
l'horizon. Il quittait les pavillons, le soir, pour retrouver à son
coucher les toitures sans fin. Elles lui barraient Paris, lui
imposaient leur énormité, entraient dans sa vie de chaque heure. Cette
nuit-là, son cauchemar s'effara encore, grossi par les inquiétudes
sourdes qui l'agitaient. La pluie de l'après-midi avait empli les
Halles d'une humidité infecte. Elles lui soufflaient à la face toutes
leurs mauvaises baleines, roulées au milieu de la ville comme un
ivrogne sous la table, à la dernière bouteille. Il lui semblait que,
de chaque pavillon, montait une vapeur épaisse. Au loin, c'étaient la
boucherie et la triperie qui fumaient, d'une fumée fade de sang. Puis,
les marchés aux légumes et aux fruits exhalaient des odeurs de choux
aigres, de pommes pourries, de verdures jetées au fumier. Les beurres
empestaient, la poissonnerie avait une fraîcheur poivrée. Et il voyait
surtout, à ses pieds, le pavillon aux volailles dégager, par la
tourelle de son ventilateur, un air chaud, une puanteur qui roulait
comme une suie d'usine. Le nuage de toutes ces baleines s'amassait
au-dessus des toitures, gagnait les maisons voisines, s'élargissait en
nuée lourde sur Paris entier. C'étaient les Halles crevant dans leur
ceinture de fonte trop étroite, et chauffant du trop-plein de leur
indigestion du soir le sommeil de la ville gorgée.

En bas, sur le trottoir, il entendit un bruit de voix, un rire de gens
heureux. La porte de l'allée fut refermée bruyamment. Quenu et Lisa
rentraient du théâtre. Alors, Florent, étourdi, comme ivre de l'air
qu'il respirait, quitta la terrasse, avec l'angoisse nerveuse de cet
orage qu'il sentait sur sa tête. Son malheur était là, dans ces Halles
chaudes de la journée, il poussa violemment la fenêtre, les laissa
vautrées au fond de l'ombre, toutes nues, en sueur encore,
dépoitraillées, montrant leur ventre ballonné et se soulageant sous
les étoiles.



VI


Huit jours plus tard, Florent crut qu'il allait enfin pouvoir passer à
l'action. Une occasion suffisante de mécontentement se présentait pour
lancer dans Paris les bandes insurrectionnelles. Le Corps législatif,
qu'une loi de dotation avait divisé, discutait maintenant un projet
d'impôt très-impopulaire, qui faisait gronder les faubourgs. Le
ministère, redoutant un échec, luttait de toute sa puissance. De
longtemps peut-être un meilleur prétexte ne s'offrirait.

Un matin, au petit jour, Florent alla rôder autour du Palais-Bourbon,
il y oublia sa besogne d'inspecteur, resta à examiner les lieux
jusqu'à huit heures, sans songer seulement que son absence devait
révolutionner le pavillon de la marée. Il visita chaque rue, la rue de
Lille, la rue de l'Université, la rue de Bourgogne, la rue
Saint-Dominique; il poussa jusqu'à l'esplanade des Invalides,
s'arrêtant à certains carrefours, mesurant les distances en marchant à
grandes enjambées. Puis, de retour sur le quai d'Orsay, assis sur le
parapet, il décida que l'attaque serait donnée de tous les côtés à la
fois: les bandes du Gros-Caillou arriveraient par le Champ-de-Mars;
les sections du nord de Paris descendraient par la Madeleine; celles
de l'ouest et du sud suivraient les quais ou s'engageraient par petits
groupes dans les rues du faubourg Saint-Germain. Mais, sur l'autre
rive, les Champs-Élysées l'inquiétaient, avec leurs avenues
découvertes; il prévoyait qu'on mettrait là du canon pour balayer les
quais. Alors, il modifia plusieurs détails du plan, marquant la place
de combat des sections, sur un carnet qu'il tenait à la main. La
véritable attaque aurait décidément lieu par la rue de Bourgogne et la
rue de l'Université, tandis qu'une diversion serait faite du côté de
la Seine. Le soleil de huit heures qui lui chauffait la nuque, avait
des gaietés blondes sur les larges trottoirs et dorait les colonnes du
grand monument, en face de lui. Et il voyait déjà la bataille, des
grappes d'hommes pendues à ces colonnes, les grilles crevées, le
péristyle envahi, puis tout en haut, brusquement, des bras maigres qui
plantaient un drapeau.

Il revint lentement, la tête basse. Un roucoulement la lui fit
relever. Il s'aperçut qu'il traversait le jardin des Tuileries. Sur
une pelouse, une bande de ramiers marchait, avec des dandinements de
gorge. Il s'adossa un instant à la caisse d'un oranger, regardant
l'herbe et les ramiers baignés de soleil. En face, l'ombre des
marronniers était toute noire. Un silence chaud tombait, coupé par des
roulements continus, au loin, derrière la grille de la rue de Rivoli.
L'odeur des verdures l'attendrit beaucoup, en le faisant songer à
madame François. Une petite fille qui passa, courant derrière un
cerceau, effraya les ramiers. Ils s'envolèrent, allèrent se poser à la
file sur le bras de marbre d'un lutteur antique, au milieu de la
pelouse, roucoulant et se rengorgeant d'une façon plus douce.

Comme Florent rentrait aux Halles par la rue Vauvilliers, il entendit
la voix de Claude Lantier qui l'appelait. Le peintre descendait dans
le sous-sol du pavillon de la Vallée.

-- Eh! venez-vous avec moi, cria-t-il. Je cherche cette brute de
Marjolin.

Florent le suivit, pour s'oublier un instant encore, pour retarder de
quelques minutes son retour à la poissonnerie. Claude disait que,
maintenant, son ami Marjolin n'avait plus rien à désirer; il était une
bête. Il nourrissait le projet de le faire poser à quatre pattes, avec
son rire d'innocent. Quand il avait crevé de rage une ébauche, il
passait des heures en compagnie de l'idiot, sans parler, tâchant
d'avoir son rire.

-- Il doit gaver ses pigeons, murmura-t-il. Seulement, je ne sais pas
où est la resserre de monsieur Gavard.

Ils fouillèrent toute la cave. Au centre, dans l'ombre pâle, deux
fontaines coulent. Les resserres sont exclusivement réservées aux
pigeons. Le long des treillages, c'est un éternel gazouillement
plaintif, un chant discret d'oiseaux sous les feuilles, quand tombe le
jour. Claude se mit à rire, en entendant cette musique. Il dit à son
compagnon:

-- Si l'on ne jurerait pas que tous les amoureux de Paris s'embrassent
là-dedans!

Cependant, pas une resserre n'était ouverte, il commençait à croire
que Marjolin ne se trouvait pas dans la cave, lorsqu'un bruit de
baisers, mais de baisers sonores, l'arrêta net devant une porte
entrebâillée. Il l'ouvrit, il aperçut cet animal de Marjolin que
Cadine avait fait agenouiller par terre, sur la paille, de façon à ce
que le visage du garçon arrivât juste à la hauteur de ses lèvres. Elle
l'embrassait doucement, partout. Elle écartait ses longs cheveux
blonds allait derrière les oreilles, sous le menton, le long de la
nuque, revenait sur les yeux et sur la bouche, sans se presser,
mangeant ce visage à petites caresses, ainsi qu'une bonne chose à
elle, dont elle disposait à son gré. Lui, complaisamment, restait
comme elle le posait. Il ne savait plus. Il tendait la chair, sans
même craindre les chatouilles.

-- Eh bien! c'est ça, dit Claude, ne vous gênez pas!... Tu n'as pas
honte, grande vaurienne, de le tourmenter dans cette saleté. Il a des
ordures plein les genoux.

-- Tiens! dit Cadine effrontément, ça ne le tourmente pas. Il aime
bien qu'on l'embrasse, parce qu'il a peur, maintenant, dans les
endroits où il ne fait pas clair...N'est-ce pas, que tu as peur?

Elle l'avait relevé; il passait les mains sur son visage, ayant l'air
de chercher les baisers que la petite venait d'y mettre. Il balbutia
qu'il avait peur, tandis qu'elle reprenait:

-- D'ailleurs, j'étais venue l'aider; je gavais ses pigeons.

Florent regardait les pauvres bêtes. Sur des planches, autour de la
resserre, étaient rangés des coffres sans couvercle, dans lesquels les
pigeons, serrés les uns contre les autres, les pattes roidies,
mettaient la bigarrure blanche et noire de leur plumage. Par moments,
un frisson courait sur cette nappe mouvante; puis, les corps se
tassaient, on n'entendait plus qu'un caquetage confus. Cadine avait
près d'elle une casserole, pleine d'eau et de grains; elle
s'emplissait la bouche, prenait les pigeons un à un, leur soufflait
une gorgée dans le bec. Et eux, se débattaient, étouffant, retombant
au fond des coffres, l'oeil blanc, ivres de cette nourriture avalée de
force.

-- Ces innocents! murmura Claude.

-- Tant pis pour eux! dit Cadine, qui avait fini. Ils sont meilleurs,
quand on les a bien gavés... Voyez-vous, dans deux heures, on leur
fera avaler de l'eau salée, à ceux-là. Ça leur donne la chair blanche
et délicate. Deux heures après, on les saigne... Mais, si vous voulez
voir saigner, il y en a là de tout prêts, auxquels Marjolin va faire
leur affaire.

Marjolin emportait un demi-cent de pigeons dans un des coffres. Claude
et Florent le suivirent. Il s'établit près d'une fontaine, par terre,
posant le coffre à côté de lui, plaçant sur une sorte de caisse en
zinc un cadre de bois grillé de traverses minces. Puis, il saigna.
Rapidement, le couteau jouant entre les doigts, il saisissait les
pigeons par les ailes, leur donnait sur la tête un coup de manche qui
les étourdissait, leur entrait la pointe dans la gorge. Les pigeons
avaient un court frisson, les plumes chiffonnées, tandis qu'il les
rangeait à la file, la tête entre les barreaux du cadre de bois,
au-dessus de la caisse de zinc, où le sang tombait goutte à goutte. Et
cela d'un mouvement régulier, avec le tic-tac du manche sur les crânes
qui se brisaient, le geste balancé de la main prenant, d'un côté, les
bêtes vivantes et les couchant mortes, de l'autre côté. Peu à peu,
cependant, Marjolin allait plus vite, s'égayait à ce massacre, les
yeux luisants, accroupi comme un énorme dogue mis en joie. Il finit
par éclater de rire, par chanter: « Tic-tac, tic-tac, tic-tac, »
accompagnant la cadence du couteau d'un claquement de langue, faisant
un bruit de moulin écrasant des têtes. Les pigeons pendaient comme des
linges de soie.

-- Hein! ça t'amuse, grande bête, dit Cadine qui riait aussi. Ils sont
drôles, les pigeons, quand ils rentrent la tête, comme ça, entre les
épaules, pour qu'on ne leur trouve pas le cou... Allez, ce n'est pas
bon, ces animaux-là; ça vous pincerait, si ça pouvait.

Et, riant plus haut de la hâte de plus en plus fiévreuse de Marjolin,
elle ajouta:

-- J'ai essayé, mais je ne vais pas si vite que lui... Un jour, il en
a saigné cent en dix minutes.

Le cadre de bois s'emplissait; on entendait les gouttes de sang tomber
dans la caisse. Alors Claude, en se tournant, vit Florent tellement
pâle, qu'il se hâta de l'emmener. En haut, il le fit asseoir sur une
marche de l'escalier.

-- Eh bien, quoi donc! dit-il en lui tapant dans les mains. Voilà que
vous vous évanouissez comme une femme.

-- C'est l'odeur de la cave, murmura Florent un peu honteux.

Ces pigeons, auxquels on fait avaler du grain et de l'eau salée, qu'on
assomme et qu'on égorge, lui avaient rappelé les ramiers des
Tuilleries, marchant avec leurs robes de satin changeant dans l'herbe
jaune de soleil. Il les voyait roucoulant sur le bras de marbre du
lutteur antique, au milieu du grand silence du jardin, tandis que,
sous l'ombre noire des marronniers, des petites filles jouent au
cerceau. Et c'était alors que cette grosse brute blonde faisant son
massacre, tapant du manche et trouant de la pointe, au fond de cette
cave nauséabonde, lui avait donné froid dans les os; il s'était senti
tomber, les jambes molles, les paupières battantes.

-- Diable! reprit Claude quand il fut remis, vous ne feriez pas un bon
soldat... Ah bien! ceux qui vous ont envoyé à Cayenne, sont encore de
jolis messieurs, d'avoir eu peur de vous. Mais, mon brave, si vous
vous mettez jamais d'une émeute, vous n'oserez pas tirer un coup de
pistolet; vous aurez trop peur de tuer quelqu'un.

Florent se leva, sans répondre. Il était devenu très-sombre, avec des
rides désespérées qui lui coupaient la face. Il s'en alla, laissant
Claude redescendre dans la cave; et, en se rendant à la poissonnerie,
il songeait de nouveau au plan d'attaque, aux bandes armées qui
envahiraient le Palais-Bourbon. Dans les Champs-Élysées, le canon
gronderait; les grilles seraient brisées; il y aurait du sang sur les
marches, des éclaboussures de cervelle contre les colonnes. Ce fut une
vision rapide de bataille. Lui, au milieu, très-pâle, ne pouvait
regarder, se cachait la figure entre les mains.

Comme il traversait la rue du Pont-Neuf, il crut apercevoir, au coin
du pavillon aux fruits, la face blême d'Auguste qui tendait le cou. Il
devait guetter quelqu'un, les yeux arrondis par une émotion
extraordinaire d'imbécile. Il disparut brusquement, il rentra en
courant à la charcuterie.

-- Qu'a-t-il donc? pensa Florent. Est-ce que je lui fais peur?

Dans cette matinée, il s'était passé de très-graves événements chez
les Quenu-Gradelle. Au point du jour, Auguste accourut tout effaré
réveiller la patronne, en lui disant que la police venait prendre
monsieur Florent. Puis, balbutiant davantage, il lui conta confusément
que celui-ci était sorti, qu'il avait dû se sauver. La belle Lisa, en
camisole, sans corset, se moquant du monde, monta vivement à la
chambre de son beau-frère, où elle prit la photographie de la
Normande, après avoir regardé si rien ne les compromettait. Elle
redescendait, lorsqu'elle rencontra les agents de police au second
étage. Le commissaire la pria de les accompagner. Il l'entretint un
instant à voix basse, s'installant avec ses hommes dans la chambre,
lui recommandant d'ouvrir la boutique comme d'habitude, de façon à ne
donner l'éveil à personne. Une souricière était tendue.

Le seul souci de la belle Lisa, en cette aventure, était le coup que
le pauvre Quenu allait recevoir. Elle craignait, en outre, qu'il fit
tout manquer par ses larmes, s'il apprenait que la police se trouvait
là. Aussi exigea-t-elle d'Auguste le serment le plus absolu de
silence. Elle revint mettre son corset, conta à Quenu endormi une
histoire. Une demi-heure plus tard, elle était sur le seuil de la
charcuterie, peignée, sanglée, vernie, la face rose. Auguste faisait
tranquillement l'étalage. Quenu parut un instant sur le trottoir,
bâillant légèrement, achevant de s'éveiller dans l'air frais du matin.
Rien n'indiquait le drame qui se nouait en, haut.

Mais le commissaire donna lui-même l'éveil au quartier, en allant
faire une visite domiciliaire chez les Méhudin, rue Pirouette. Il
avait les notes les plus précises. Dans les lettres anonymes reçues à
la préfecture, on affirmait que Florent couchait le plus souvent avec
la belle Normande.

Peut-être s'était-il réfugié là. Le commissaire, accompagné de deux
hommes vint secouer la porte, au nom de la loi. Les Méhudin se
levaient à peine. La vieille ouvrit, furieuse, puis subitement calmée
et ricanant, lorsqu'elle sut de quoi il s'agissait. Elle s'était
assise, rattachant ses vêtements, disant à ces messieurs:

-- Nous sommes d'honnêtes gens, nous n'avons rien à craindre, vous
pouvez chercher.

Comme la Normande n'ouvrait pas assez vite la porte de sa chambre, le
commissaire la fit enfoncer. Elle s'habillait, la gorge libre,
montrant ses épaules superbes, un jupon entre les dents. Cette entrée
brutale, qu'elle ne s'expliquait pas, l'exaspéra; elle lâcha le jupon,
voulut se jeter sur les hommes, en chemise, plus rouge de colère que
de honte. Le commissaire, en face de cette grande femme nue,
s'avançait, protégeant ses hommes, répétant de sa voix froide:

-- Au nom de la loi! au nom de la loi!

Alors, elle tomba dans un fauteuil, sanglottante, secouée par une
crise, à se sentir trop faible, à ne pas comprendre ce qu'on voulait
d'elle. Ses cheveux s'étaient dénoués, sa chemise ne lui venait pas
aux genoux, les agents avaient des regards de côté pour la voir. Le
commissaire de police lui jeta un châle qu'il trouva pendu au mur.
Elle ne s'en enveloppa même pas; elle pleurait plus fort, en regardant
les hommes fouiller brutalement dans son lit, tâter de la main les
oreillers, visiter les draps.

-- Mais qu'est-ce que j'ai fait? finit-elle par bégayer. Qu'est-ce que
vous cherchez donc dans mon lit?

Le commissaire prononça le nom de Florent, et comme la vieille Méhudin
était restée sur le seuil de la chambre;

-- Ah! la coquine, c'est elle! s'écria la jeune femme, en voulant
s'élancer sur sa mère.

Elle l'aurait battue. On la retint, on l'enveloppa de force dans le
châle. Elle se débattait, elle disait d'une voix suffoquée:

-- Pour qui donc me prend-on!..... Ce Florent n'est jamais entré ici,
entendez-vous. Il n'y a rien eu entre nous. On cherche à me faire du
tort dans le quartier, mais qu'on vienne me dire quelque chose en
face, vous verrez. On me mettra en prison, après; ça m'est égal... Ah
bien! Florent, j'ai mieux que lui! Je peux épouser qui je veux, je les
ferai crever de rage, celles qui vous envoient.

Ce flot de paroles la calmait. Sa fureur se tournait contre Florent,
qui était la cause de tout. Elle s'adressa au commissaire, se
justifiant:

-- Je ne savais pas, monsieur. Il avait l'air très-doux, il nous a
trompées. Je n'ai pas voulu écouter ce qu'on disait, parce qu'on est
si méchant... Il venait donner des leçons au petit, puis il s'en
allait. Je le nourrissais, je lui faisais souvent cadeau d'un beau
poisson. C'est tout... Ah! non, par exemple, on ne me reprendra plus à
être bonne comme ça!

-- Mais, demanda le commissaire, il a dû vous donner des papiers à
garder?

-- Non, je vous jure que non... Moi, ça me serait égal, je vous les
remettrais, ces papiers. J'en ai assez, n'est-ce pas? Ça ne m'amuse
guère de vous voir tout fouiller... Allez, c'est bien inutile.

Les agents, qui avaient visité chaque meuble, voulurent alors pénétrer
dans le cabinet où Muche couchait. Depuis un instant, on entendait
l'enfant, réveillé par le bruit, qui pleurait à chaudes larmes, en
croyant sans doute qu'on allait venir l'égorger.

-- C'est la chambre du petit, dit la Normande en ouvrant la porte.

Muche, tout nu, courut se pendre à son cou. Elle le consola, le coucha
dans son propre lit. Les agents ressortirent presque aussitôt du
cabinet, et le commissaire se décidait à se retirer, lorsque l'enfant,
encore tout éploré, murmura à l'oreille de sa mère:

-- Ils vont prendre mes cahiers... Ne leur donne pas mes cahiers...

-- Ah! c'est vrai, s'écria la Normande, il y a les cahiers...
Attendez, messieurs, je vais vous remettre ça. Je veux vous montrer
que je m'en moque... Tenez, vous trouverez de son écriture, là-dedans.
On peut bien le pendre, ce n'est pas moi qui irai le décrocher.

Elle donna les cahiers de Muche et les modèles d'écriture, Mais le
petit, furieux, se leva de nouveau, mordant et égratignant sa mère,
qui le recoucha d'une calotte. Alors, il se mit à hurler. Sur le seuil
de la chambre, dans le vacarme, mademoiselle Saget allongeait le cou;
elle était entrée, trouvant toutes les portes ouvertes, offrant ses
services à la mère Méhudin. Elle regardait, elle écoutait, en
plaignant beaucoup ces pauvres dames, qui n'avaient personne pour les
défendre. Cependant, le commissaire lisait les modèles d'écriture,
d'un air sérieux. Les « tyranniquement, » les « liberticide, » les
« anticonstitutionnel, » Ses « révolutionnaire, » lui faisaient
froncer les sourcils. Lorsqu'il lut la phrase: « Quand l'heure
sonnera, le coupable tombera, » il donna de petites tapes sur les
papiers, en disant:

-- C'est très-grave, très-grave,

Il remit le paquet à un de ses agents, il s'en alla. Claire, qui
n'avait pas encore paru, ouvrit sa porte, regardant ces hommes
descendre. Puis, elle vint dans la chambre de sa soeur, où elle
n'était pas entrée depuis un an. Mademoiselle Saget paraissait au
mieux avec la Normande; elle s'attendrissait sur elle, ramenait les
bouts du châle pour la mieux couvrir, recevait avec des mines
apitoyées les premiers aveux de sa colère.

-- Tu es bien lâche, dit Claire en se plantant devant sa

Celle-ci se leva, terrible, laissant glisser le châle.

-- Tu mouchardes donc! cria-t-elle. Répète donc un peu ce que tu viens
de dire.

-- Tu es bien lâche, répéta la jeune fille d'une voix plus insultante.

Alors, la Normande, à toute volée, donna un soufflet à Claire, qui
pâlit affreusement et qui sauta sur elle, en lui enfonçant les ongles
dans le cou. Elles luttèrent un instant, s'arrachant les cheveux,
cherchant à s'étrangler. La cadette, avec une force surhumaine, toute
frêle qu'elle était, poussa l'aînée si violemment, qu'elles allèrent
l'une et l'autre tomber dans l'armoire, dont la glace se fendit. Muche
sanglotait, la vieille Méhudin criait à mademoiselle Saget de l'aider
à les séparer. Mais Claire se dégagea, en disant:

-- Lâche, lâche... Je vais aller le prévenir, ce malheureux que tu as
vendu.

Sa mère lui barra la porte. La Normande se jeta sur elle par derrière.
Et, mademoiselle Saget aidant, à elles trois, elles la poussèrent dans
sa chambre, où elles l'enfermèrent à double tour, malgré sa résistance
affolée. Elle donnait des coups de pied dans la porte, cassait tout
chez elle. Puis, on n'entendit plus qu'un grattement furieux, un bruit
de fer égratignant le plâtre. Elle descellait les gonds avec la pointe
de ses ciseaux.

-- Elle m'aurait tuée, si elle avait eu un couteau, dit la Normande,
en cherchant ses vêtements pour s'habiller. Vous verrez qu'elle finira
par faire un mauvais coup, avec sa jalousie... Surtout, qu'on ne lui
ouvre pas la porte. Elle ameuterait le quartier contre nous.

Mademoiselle Saget s'était empressée de descendre. Elle arriva au coin
de la rue Pirouette juste au moment où le commissaire rentrait dans
l'allée des Quenu-Gradelle. Elle comprit, elle entra à la charcuterie,
les yeux si brillants, que Lisa lui recommanda le silence d'un geste,
en lui montrant Quenu qui accrochait des bandes de petit-salé. Quand
il fut retourné à la cuisine, la vieille conta à demi-voix le drame
qui venait de se passer chez les Méhudin. La charcutière, penchée
au-dessus du comptoir, la main sur la terrine du veau piqué, écoulait,
avec la mine heureuse d'une femme qui triomphe. Puis, comme une
cliente demandait deux pieds de cochon, elle les enveloppa d'un air
songeur.

-- Moi, je n'en veux pas à la Normande, dit-elle enfin à mademoiselle
Saget, lorsqu'elles furent seules de nouveau, Je l'aimais beaucoup,
j'ai regretté qu'on nous eût fâchées ensemble... Tenez, la preuve que
je ne suis pas méchante, c'est que j'ai sauvé ça des mains de la
police, et que je suis toute prête à le lui rendre, si elle vient me
le demander elle-même.

Elle sortit de sa poche le portrait-carte. Mademoiselle Saget le
flaira, ricana en lisant: « Louise à son bon ami Florent; » puis, de
sa voix pointue:

-- Vous avez peut-être tort. Vous devriez garder ça.

-- Non, non, interrompit Lisa, je veux que tous les cancans finissent.
Aujourd'hui, c'est le jour de la réconciliation. Il y en a assez, le
quartier doit redevenir tranquille.

-- Eh bien! voulez-vous que j'aille dire à la Normande que vous
l'attendez? demanda la vieille.

-- Oui, vous me ferez plaisir.

Mademoiselle Saget retourna rue Pirouette, effraya beaucoup la
poissonnière, eu lui disant qu'elle venait de voir son portrait dans
la poche de Lisa. Mais elle ne put la décider tout de suite à la
démarche que sa rivale exigeait. La Normande fit ses conditions; elle
irait, seulement la charcutière s'avancerait pour la recevoir jusqu'au
seuil de la boutique. La vieille dut faire encore deux voyages, de
l'une à l'autre, pour bien régler les points de l'entrevue. Enfin,
elle eut la joie de négocier ce raccommodement qui allait faire tant
de bruit. Comme elle repassait une dernière fois devant la porte de
Claire, elle entendit toujours le bruit des ciseaux, dans le plâtre.

Puis, après avoir rendu une réponse définitive à la charcutière, elle
se hâta d'aller chercher madame Lecoeur et la Sarriette. Elles
s'établirent toutes trois au coin du pavillon de la marée, sur le
trottoir, en face de la charcuterie. Là, elles ne pouvaient rien
perdre de l'entrevue. Elles s'impatientaient, feignant de causer entre
elles, guettant la rue Pirouette, d'où la Normande devait sortir. Dans
les Halles, le bruit de la réconciliation courait déjà; les
marchandes, droites à leur banc, se haussant, cherchaient à voir;
d'autres, plus curieuses, quittant leur place, vinrent même se planter
sous la rue couverte. Tous les yeux des Halles se tournaient vers la
charcuterie. Le quartier était dans l'attente.

Ce fut solennel. Quand la Normande déboucha de la rue Pirouette, les
respirations restèrent coupées.

-- Elle a ses brillants, murmura la Sarriette.

-- Voyez donc comme elle marche, ajouta madame Lecoeur; elle est trop
effrontée.

La belle Normande, à la vérité, marchait en reine qui daignait
accepter la paix. Elle avait fait une toilette soignée, coiffée avec
ses cheveux frisés, relevant un coin de son tablier pour montrer sa
jupe de cachemire; elle étrennait même un noeud de dentelle d'une
grande richesse. Comme elle sentait les Halles la dévisager, elle se
rengorgea encore en approchant de la charcuterie. Elle s'arrêta devant
la porte.

-- Maintenant, c'est au tour de la belle Lisa, dit mademoiselle Saget.
Regardez bien.

La belle Lisa quitta son comptoir en souriant. Elle traversa la
boutique sans se presser, vint tendre la main à la belle Normande.
Elle était également très comme il faut, avec son linge éblouissant,
son grand air de propreté. Un murmure courut la poissonnerie; toutes
les têtes, sur le trottoir, se rapprochèrent, causant vivement. Les
deux femmes étaient dans la boutique, et les crépines de l'étalage
empêchaient de les bien voir. Elles semblaient causer affectueusement,
s'adressaient de petits saluts, se complimentaient sans doute.

-- Tiens! reprit mademoiselle Saget, la belle Normande achète quelque
chose... Qu'est-ce donc qu'elle achète? C'est une andouille, je
crois... Ah! voilà! Vous n'avez pas vu, vous autres? La belle Lisa
vient de lui rendre la photographie, en lui mettant l'andouille dans
la main.

Puis, il y eut encore des salutations. La belle Lisa, dépassant même
les amabilités réglées à l'avance, voulut accompagner la belle
Normande jusque sur le trottoir. Là, elles rirent toutes les deux, se
montrèrent au quartier en bonnes amies. Ce fut une véritable joie pour
les Halles; les marchandes revinrent à leur banc, en déclarant que
tout s'était très-bien passé.

Mais mademoiselle Saget retint madame Lecoeur et la Sarriette. Le
drame se nouait à peine. Elles couvaient toutes trois des yeux la
maison d'en face, avec une âpreté de curiosité qui cherchait à voir à
travers les pierres. Pour patienter, elles causèrent encore de la
belle Normande.

-- La voilà sans homme, dit madame Lecoeur.

-- Elle a monsieur Lebigre, fit remarquer la Sarriette, qui se mit à
rire.

-- Oh! monsieur Lebigre, il ne voudra plus.

Mademoiselle Saget haussa les épaules, en murmurant:

-- Vous ne le connaissez guère. Il se moque pas mal de tout ça. C'est
un homme qui sait faire ses affaires, et la Normande est riche. Dans
deux mois, ils seront ensemble, vous verrez. Il y a longtemps que la
mère Méhudin travaille à ce mariage.

-- N'importe, reprit la marchande de beurre, le commissaire ne l'en a
  pas moins trouvée couchée avec ce Florent

-- Mais non, je ne vous ai pas dit ça... Le grand maigre venait de
partir. J'étais là, quand on a regardé dans le lit. Le commissaire a
tâté avec la main. Il y avait deux places toutes chaudes...

La vieille reprit haleine, et d'une voix indignée:

-- Ah! voyez-vous, ce qui m'a fait le plus de mal, c'est d'entendre
toutes les horreurs que ce gueux apprenait au petit Muche. Non, vous
ne pouvez pas croire... Il y en avait un gros paquet.

-- Quelles horreurs? demanda la Sarriette alléchée.

-- Est-ce qu'on sait! Des saletés, des cochonneries. Le commissaire a
dit que ça suffisait pour le faire pendre ... C'est un monstre, cet
homme-là. Aller s'attaquer à un enfant, s'il est permis! Le petit
Muche ne vaut pas grand'chose mais ce n'est pas une raison pour le
fourrer avec les rouges, ce marmot, n'est-ce pas?

-- Bien sûr, répondirent les deux autres.

-- Enfin, on est en train de mettre bon ordre à tout ce micmac. Je
vous le disais, vous vous rappelez: « Il y a un micmac chez les Quenu
qui ne sent pas bon. » Vous voyez si j'avais le nez fin ... Dieu
merci, le quartier va pouvoir respirer un peu. Ça demandait un fier
coup de balai; car, ma parole d'honneur, on finissait par avoir peur
d'être assassiné en plein jour. On ne vivait plus. C'étaient des
cancans, des fâcheries, des tueries. Et ça pour un seul homme, pour ce
Florent... Voilà la belle Lisa et la belle Normande remises; c'est
très-bien de leur part, elles devaient ça à la tranquillité de tous.
Maintenant, le reste marchera bon train, vous allez voir ... Tiens, ce
pauvre monsieur Quenu qui rit là-bas.

Quenu, en effet, était de nouveau sur le trottoir, débordant dans son
tablier blanc, plaisantant avec la petite bonne de madame Taboureau.
Il était très-gaillard, ce matin-là. Il pressait les mains de la
petite bonne, lui cassait les poignets à la faire crier, dans sa belle
humeur de charcutier. Lisa avait toutes les peines du monde à le
renvoyer à la cuisine. Elle marchait d'impatience dans la boutique,
craignant que Florent n'arrivât, appelant son mari pour éviter une
rencontre.

-- Elle se fait du mauvais sang, dit mademoiselle Saget. Ce pauvre
monsieur Quenu ne sait rien. Rit-il comme un innocent!... Vous savez
que madame Taboureau disait qu'elle se fâcherait avec les Quenu, s'ils
se déconsidéraient davantage en gardant leur Florent chez eux.

-- En attendant, ils gardent l'héritage, fit remarquer madame Lecoeur.

-- Eh! non, ma bonne... L'autre a eu sa part.

-- Vrai... Comment le savez-vous?

-- Pardieu! ça se voit, reprit la vieille, après une courte
hésitation, et sans donner d'autre preuve. Il a même pris plus que sa
part. Les Quenu en seront pour plusieurs milliers de francs... Il faut
dire qu'avec des vices, ça va vite... Ah! vous ignorez, peut-être: il
avait une autre femme...

-- Ça ne m'étonne pas, interrompit la Sarriette; ces hommes maigres
sont de fiers hommes.

-- Oui, et pas jeune encore, cette femme. Vous savez, quand un homme
en veut, il en veut; il en ramasserait par terre... Madame Verlaque,
la femme de l'ancien inspecteur, vous la connaissez bien, cette dame
toute jaune...

Mais les deux autres se récrièrent. Ce n'était pas possible. Madame
Verlaque était abominable. Alors mademoiselle Saget s'emporta.

-- Quand je vous le dis! Accusez-moi de mentir, n'est-ce pas?... On a
des preuves, on a trouvé des lettres de cette femme, tout un paquet de
lettres, dans lesquelles elle lui demandait de l'argent, des dix et
vingt francs à la fois. C'est clair, enfin... À eux deux, ils auront
fait mourir le mari.

La Sarriette et madame Lecoeur furent convaincues. Mais elles
perdaient patience. Il y avait plus d'une heure qu'elles attendaient
sur le trottoir. Elles disaient que, pendant ce temps, on les volait
peut-être, à leurs bancs. Alors, ma demoiselle Saget les retenait avec
une nouvelle histoire Florent ne pouvait pas s'être sauvé; il allait
revenir; ce serait très-intéressant, de le voir arrêter. Et elle
donnait des détails minutieux sur la souricière, tandis que la
marchande de beurre et la marchande de fruits continuaient à examiner
la maison de haut en bas, épiant chaque ouverture, s'attendant à voir
des chapeaux de sergents de ville à toutes les fentes. La maison,
calme et muette, baignait béatement dans le soleil du matin.

-- Si l'on dirait que c'est plein de police! murmura madame Lecoeur.

-- Ils sont dans la mansarde, là-haut, dit la vieille. Voyez-vous, ils
ont laissé la fenêtre comme ils l'ont trouvée... Ah! regardez, il y en
a un, je crois, caché derrière le grenadier, sur la terrasse.

Elles tendirent le cou, elles ne virent rien.

-- Non, c'est l'ombre, expliqua la Sarriette. Les petits rideaux
eux-mêmes ne remuent pas. Ils ont dû s'asseoir tous dans la chambre et
ne plus bouger.

À ce moment, elles aperçurent Gavard qui sortait du pavillon de la
marée, l'air préoccupé. Elles se regardèrent avec des yeux luisants,
sans parler. Elles s'étaient rapprochées, droites dans leurs jupes
tombantes. Le marchand de volailles vint à elles.

-- Est-ce que vous avez vu passer Florent? demanda-t-il. Elles ne
répondirent pas.

-- J'ai besoin de lui parler tout de suite, continua Gavard. Il n'est
pas à la poissonnerie. Il doit être remonté chez lui... Vous l'auriez
vu, pourtant.

Les trois femmes étaient un peu pâles. Elles se regardaient toujours,
d'un air profond, avec de légers tressaillements aux coins des lèvres.
Comme son beau-frère hésitait:

-- Il n'y a pas cinq minutes que nous sommes là, dit nettement madame
Lecoeur. Il aura passé auparavant.

-- Alors, je monte, je risque les cinq étages, reprit Gavard en riant.

La Sarriette fit un mouvement, comme pour l'arrêter; mais sa tante lui
prit le bras, la ramena, en lui soufflant à l'oreille:

-- Laisse donc, grande bête! C'est bien fait pour lui. Ça lui
apprendra à nous marcher dessus.

-- Il n'ira plus dire que je mange de la viande gâtée, murmura plus
bas encore mademoiselle Saget.

Puis, elles n'ajoutèrent rien. La Sarriette était très-rouge; les deux
autres restaient toutes jaunes. Elles tournaient la tête maintenant,
gênées par leurs regards, embarrassées de leurs mains, qu'elles
cachèrent sous leurs tabliers. Leurs yeux finirent par se lever
instinctivement sur la maison, suivant Gavard à travers les pierres,
le voyant monter les cinq étages. Quand elles le crurent dans la
chambre, elles s'examinèrent de nouveau, avec des coups d'oeil de
côté. La Sarriette eut un rire nerveux. Il leur sembla un instant que
les rideaux de la fenêtre remuaient, ce qui les fit croire à quelque
lutte. Mais la façade de la maison gardait sa tranquillité tiède; un
quart d'heure s'écoula, d'une paix absolue, pendant lequel une émotion
croissante les prit à la gorge. Elles défaillaient, lorsqu'un homme,
sortant de l'allée, courut enfin chercher un fiacre. Cinq minutes plus
tard, Gavard descendait, suivi de deux agents. Lisa, qui était venue
sur le trottoir, en apercevant le fiacre, se hâta de rentrer dans la
charcuterie.

Gavard était blême. En haut, on l'avait fouillé, on avait trouvé sur
lui son pistolet et sa boîte de cartouches. À la rudesse du
commissaire, au mouvement qu'il venait de faire en entendant son nom,
il se jugeait perdu. C'était un dénoûment terrible, auquel il n'avait
jamais nettement songé. Les Tuileries ne lui pardonneraient pas. Ses
jambes fléchissaient, comme si le peloton d'exécution l'eût attendu.
Lorsqu'il vit la rue, pourtant, il trouva assez de force dans sa
vantardise pour marcher droit. Il eut même un dernier sourire, en
pensant que les Halles le voyaient et qu'il mourrait bravement.

Cependant, la Sarriette et madame Lecoeur étaient accourues. Quand
elles eurent demandé une explication, la marchande de beurre se mit à
sangloter, tandis que la nièce, très-émue, embrassait son oncle. Il la
tint serrée entre ses bras, en lui remettant une clef et en lui
murmurant à l'oreille:

-- Prends tout, et brûle les papiers.

Il monta en fiacre, de l'air dont il serait monté sur l'échafaud.
Quand la voiture eut disparu au coin de la rue Pierre-Lescot, madame
Lecoeur aperçut la Sarriette qui cherchait à cacher la clef dans sa
poche.

-- C'est inutile, ma petite, lui dit-elle les dents serrées, j'ai vu
qu'il te la mettait dans la main... Aussi vrai qu'il n'y a qu'un Dieu,
j'irai tout lui dire à la prison, si tu n'es pas gentille avec moi.

-- Mais ma tante, je suis gentille, répondit la Sarriette avec un
sourire embarrassé.

-- Allons tout de suite chez lui, alors. Ce n'est pas la peine de
laisser aux argousins le temps de mettre leurs pattes dans ses
armoires.

Mademoiselle Saget qui avait écouté, avec des regards flamboyants, les
suivit, courut derrière elles, de toute la longueur de ses petites
jambes. Elle se moquait bien d'attendre Florent, maintenant. De la rue
Rambuteau à la rue de la Cossonnerie, elle se fit très-humble; elle
était pleine d'obligeance, elle offrait de parler la première à la
portière, madame Léonce.

-- Nous verrons, nous verrons, répétait brièvement la marchande de
beurre.

Il fallut en effet parlementer. Madame Léonce ne voulait pas laisser
monter ces dames à l'appartement de son locataire. Elle avait la mine
très-austère, choquée par le fichu mal noué de la Sarriette.. Mais
quand la vieille demoiselle lui eut dit quelques mots tout bas, et
qu'on lui eut montré la clef, elle se décida. En haut, elle ne livra
les pièces qu'une à une, exaspérée, le coeur saignant comme si elle
avait dû indiquer elle-même à des voleurs l'endroit où son argent se
trouvait caché.

-- Allez, prenez tout, s'écria-t-elle, en se jetant dans un fauteuil.

La Sarriette essayait déjà la clef à toutes les armoires. Madame
Lecoeur, d'un air soupçonneux, la suivait de si près, était tellement
sur elle, qu'elle lui dit:

-- Mais, ma tante, vous me gênez. Laissez-moi les bras libres, au
moins.

Enfin, une armoire s'ouvrit, en face de la fenêtre, entre la cheminée
et le lit. Les quatre femmes poussèrent un soupir. Sur la planche du
milieu, il y avait une dizaine de mille francs en pièces d'or,
méthodiquement rangées par petites piles. Gavard, dont la fortune
était prudemment déposée chez un notaire, gardait cette somme en
réserve pour « le coup de chien. » Comme il le disait avec solennité,
il tenait prêt son apport dans la révolution. Il avait vendu quelques
titres, goûtant une jouissance particulière à regarder les dix mille
francs chaque soir, les couvant des yeux, en leur trouvant la mine
gaillarde et insurrectionnelle. La nuit, il rêvait qu'on se battait
dans son armoire; il y entendait des coups de fusil, des pavés
arrachés et roulant, des voix de vacarme et de triomphe: c'était son
argent qui faisait de l'opposition.

La Sarriette avait tendu les mains, avec un cri de joie.

-- Bas les griffes! ma petite, dit madame Lecoeur d'une vois rauque.

Elle était plus jaune encore, dans le reflet de l'or, la face marbrée
par la bile, les yeux brûlés par la maladie de foie qui la minait
sourdement. Derrière elle, mademoiselle Saget se haussait sur la
pointe des pieds, en extase, regardant jusqu'au fond de l'armoire.
Madame Léonce, elle aussi, s'était levée, mâchant des paroles sourdes.

-- Mon oncle m'a dit de tout prendre, reprit nettement la jeune femme.

-- Et moi qui l'ai soigné, cet homme, je n'aurai rien, alors, s'écria
la portière.

Madame Lecoeur étouffait; elle les repoussa, se cramponna à l'armoire,
en bégayant:

-- C'est mon bien, je suis sa plus proche parente, vous êtes des
voleuses, entendez-vous... J'aimerais mieux tout jeter par la fenêtre.

Il y eut un silence, pendant lequel elles se regardèrent toutes les
quatre avec des regards louches. Le foulard de la Sarriette s'était
tout à fait dénoué; elle montrait la gorge, adorable de vie, la bouche
humide, les narines roses. Madame Lecoeur s'assombrit encore en la
voyant si belle de désir.

-- Écoute, lui dit-elle d'une voix plus sourde, ne nous battons pas...
Tu es sa nièce, je veux bien partager... Nous allons prendre une pile,
chacune à notre tour.

Alors, elles écartèrent les deux autres. Ce fut la marchande de beurre
qui commença. La pile disparut dans ses jupes. Puis, la Sarriette prit
une pile également. Elles se surveillaient, prêtes à se donner des
tapes sur les mains. Leurs doigts s'allongeaient régulièrement, des
doigts horribles et noueux, des doigts blancs et d'une souplesse de
soie. Elles s'emplirent les poches. Lorsqu'il ne resta plus qu'une
pile, la jeune femme ne voulut pas que sa tante l'eût, puisque c'était
elle qui avait commencé. Elle la partagea brusquement entre
mademoiselle Saget et madame Léonce, qui les avaient regardées
empocher l'or avec des piétinements de fièvre.

-- Merci, gronda la portière, cinquante francs, pour l'avoir dorloté
avec de la tisane et du bouillon! Il disait qu'il n'avait pas de
famille, ce vieil enjôleur.

Madame Lecoeur, avant de fermer l'armoire, voulut la visiter de haut
en bas. Elle contenait tous les livres politiques défendus à la
frontière, les pamphlets de Bruxelles, les histoires scandaleuses des
Bonaparte, les caricatures étrangères ridiculisant l'empereur. Un des
grands régals de Gavard était de s'enfermer parfois avec un ami pour
lui montrer ces choses compromettantes.

-- Il m'a bien recommandé de brûler les papiers, fit remarquer la
Sarriette.

-- Bah! nous n'avons pas de feu, ça serait trop long... Je flaire la
police. Il faut déguerpir.

Et elles s'en allèrent toutes quatre. Elles n'étaient pas au bas de
l'escalier, que la police se présenta. Madame Léonce dut remonter,
pour accompagner ces messieurs. Les trois autres, serrant les épaules,
se hâtèrent de gagner la rue. Elles marchaient vite, à la file, la
tante et la nièce gênées par le poids de leurs poches pleines. La
Sarriette qui allait la première, se retourna, en remontant sur le
trottoir de la rue Rambuteau, et dit avec son rire tendre:

-- Ça me bat contre les cuisses.

Et madame Lecoeur lâcha une obscénité, qui les amusa.

Elles goûtaient une jouissance à sentir ce poids qui leur tirait les
jupes, qui se pendait à elles comme des mains chaudes de caresses.
Mademoiselle Saget avait gardé les cinquante francs dans son poing
fermé. Elle restait sérieuse, bâtissait un plan pour tirer encore
quelque chose de ces grosses poches qu'elle suivait. Comme elles se
retrouvaient au coin de la poissonnerie:

-- Tiens! dit la vieille, nous revenons au bon moment, voilà le
Florent qui va se faire pincer.

Florent, en effet, rentrait de sa longue course. Il alla changer de
paletot dans son bureau, se mit à sa besogne quotidienne, surveillant
le lavage des pierres, se promenant lentement le long des allées. Il
lui sembla qu'on le regardait singulièrement; les poissonnières
chuchotaient sur son passage, baissaient le nez, avec des yeux
sournois. Il crut à quelque nouvelle vexation. Depuis quelque temps,
ces grosses et terribles femmes ne lui laissaient pas une matinée de
repos. Mais comme il passait devant le banc des Méhudin, il fut
très-surpris d'entendre la mère lui dire d'une voix doucereuse:

-- Monsieur Florent, il y a quelqu'un qui est venu vous demander tout
à l'heure. C'est un monsieur d'un certain âge. Il est monté vous
attendre dans votre chambre.

La vieille poissonnière, tassée sur une chaise, goûtait, à dire ces
choses, un raffinement de vengeance qui agitait d'un tremblement sa
masse énorme. Florent, doutant encore, regarda la belle Normande.
Celle-ci, remise complètement avec sa mère, ouvrait son robinet,
tapait ses poissons, paraissait ne pas entendre.

-- Vous êtes bien sûre? demanda-t-il.

-- Oh! tout à fait sûre, n'est-ce pas, Louise? reprit la vieille d'une
voix plus aiguë.

Il pensa que c'était sans doute pour la grande affaire, et il se
décida à monter. Il allait sortir du pavillon, lorsque, en se
retournant machinalement, il aperçut la belle Normande qui le suivait
des yeux, la face toute grave. Il passa à côté des trois commères.

-- Vous avez remarqué, murmura mademoiselle Saget, la charcuterie est
vide. La belle Lisa n'est pas une femme à se compromettre.

C'était vrai, la charcuterie était vide. La maison gardait sa façade
ensoleillée, son air béat de bonne maison se chauffant honnêtement le
ventre aux premiers rayons. En haut, sur la terrasse, le grenadier
était tout fleuri. Comme Florent traversait la chaussée, il fit un
signe de tête amical à Logre et à monsieur Lebigre, qui paraissaient
prendre l'air sur le seuil de l'établissement de ce dernier. Ces
messieurs lui sourirent. Il allait s'enfoncer dans l'allée, lorsqu'il
crut apercevoir, au bout de ce couloir étroit et sombre, la face pâle
d'Auguste qui s'évanouit brusquement. Alors, il revint, jeta un coup
d'oeil dans la charcuterie, pour s'assurer que le monsieur d'un
certain âge ne s'était pas arrêté là. Mais il ne vit que Mouton, assis
sur un billot, le contemplant de ses deux gros yeux jaunes, avec son
double menton et ses grandes moustaches hérissées de chat défiant.
Quand il se fut décidé à entrer dans l'allée, le visage de la belle
Lisa se montra au fond, derrière le petit rideau d'une porte vitrée.

Il y eut comme un silence dans la poissonnerie. Les ventres et les
gorges énormes retenaient leur haleine, attendait qu'il eût disparu.
Puis tout déborda, les gorges s'étalèrent, les ventres crevèrent d'une
joie mauvaise. La farce avait réussi. Rien n'était plus drôle. La
vieille Méhudin riait avec des secousses sourdes, comme une outre
pleine que l'on vide. Son histoire du monsieur d'un certain âge
faisait le tour du marché, paraissait à ces dames extrêmement drôle.
Enfin, le grand maigre était emballé, on n'aurait plus toujours là sa
fichue mine, ses yeux de forçat. Et toutes lui souhaitaient bon
voyage, en comptant sur un inspecteur qui fut bel homme. Elles
couraient d'un banc à l'autre, elles auraient dansé autour de leurs
pierres comme des filles échappées. La belle Normande regardait cette
joie, toute droite, n'osant bouger de peur de pleurer, les mains sur
une grande raie pour calmer sa fièvre.

-- Voyez-vous ces Méhudin qui le lâchent, quand il n'a plus le sou,
dit madame Lecoeur.

-- Tiens! elles ont raison, répondit mademoiselle Saget. Puis, ma
chère, c'est la fin, n'est-ce pas? Il ne faut plus se manger... Vous
êtes contente, vous. Laissez les autres arranger leurs affaires.

-- Il n'y a que les vieilles qui rient, fit remarquer la Sarriette. La
Normande n'a pas l'air gai.

Cependant, dans la chambre, Florent se laissait prendre comme un
mouton. Les agents se jetèrent sur lui avec rudesse, croyant sans
doute à une résistance désespérée. Il les pria doucement de le lâcher.
Puis, il s'assit, pendant que les hommes emballaient les papiers, les
écharpes rouges, les brassards et les guidons. Ce dénoûment ne
semblait pas le surprendre; il était un soulagement pour lui, sans
qu'il voulût se le confesser nettement. Mais il souffrait, à la pensée
de la haine qui venait de le pousser dans cette chambre. Il revoyait
la face blême d'Auguste, les nez baissés des poissonnières; il se
rappelait les paroles de la mère Méhudin, le silence de la Normande,
la charcuterie vide; et il se disait que les Halles étaient complices,
que c'était le quartier entier qui le livrait. Autour de lui, montait
la boue de ces rues grasses.

Lorsque, au milieu de ces faces rondes qui passaient dans un éclair,
il évoqua tout d'un coup l'image de Quenu, il fut pris au coeur d'une
angoisse mortelle.

-- Allons, descendez, dit brutalement un agent.

Il se leva, il descendit. Au troisième étage, il demanda à remonter;
il prétendait avoir oublié quelque chose. Les hommes ne voulurent pas,
le poussèrent. Lui, se fit suppliant. Il leur offrit même quelque
argent qu'il avait sur lui. Deux consentirent enfin à le reconduire à
la chambre, en le menaçant de lui casser la tête, s'il essayait de
leur jouer un mauvais tour. Ils sortirent leurs revolvers de leur
poche. Dans la chambre, il alla droit à la cage du pinson, prit
l'oiseau, le baisa entre les deux ailes, lui donna la volée. Et il le
regarda, dans le soleil, se poser sur le toit de la poissonnerie,
comme étourdi, puis, d'un autre vol, disparaître par-dessus les
Halles, du côté du square des Innocents. Il resta encore un instant en
face du ciel, du ciel libre; il songeait aux ramiers roucoulants des
Tuileries, aux pigeons des resserres, la gorge crevée par Marjolin.
Alors, tout se brisa en lui, il suivit les agents qui remettaient
leurs revolvers dans la poche, en haussant les épaules.

Au bas de l'escalier, Florent s'arrêta devant la porte qui ouvrait sur
la cuisine de la charcuterie. Le commissaire, qui l'attendait là,
presque touché par sa douceur obéissante, lui demanda:

-- Voulez-vous dire adieu à votre frère?

Il hésita un instant. Il regardait la porte. Un bruit terrible de
hachoirs et de marmites venait de la cuisine. Lisa, pour occuper son
mari, avait imaginé de lui faire emballer dans la matinée le boudin
qu'il ne fabriquait d'ordinaire que le soir. L'oignon chantait sur le
feu. Florent entendit la voix joyeuse de Quenu qui dominait le
vacarme, disant:

-- Ah! sapristi, le boudin sera bon... Auguste, passez-moi les gras!

Et Florent remercia le commissaire, avec la peur de rentrer dans cette
cuisine chaude, pleine de l'odeur forte de l'oignon cuit. Il passa
devant la porte, heureux de croire que son frère ne savait rien,
hâtant le pas pour éviter un dernier chagrin à la charcuterie. Mais,
en recevant au visage le grand soleil de la rue, il eut honte, il
monta dans le fiacre, l'échine pliée, la figure terreuse. Il sentait
en face de lui la poissonnerie triomphante, il lui semblait que tout
le quartier était là qui jouissait.

-- Hein! la fichue mine, dit Mademoiselle Saget.

-- Une vraie mine de forçat pincé la main dans le sac, ajouta madame
Lecoeur.

-- Moi, reprit la Sarriette en montrant ses dents blanches, j'ai vu
guillotiner un homme qui avait tout à fait cette figure-là.

Elles s'étaient approchées, elles allongeaient le cou, pour voir
encore, dans le fiacre. Au moment où la voiture s'ébranlait, la
vieille demoiselle tira vivement les jupes des deux autres, en leur
montrant Claire qui débouchait de la rue Pirouette, affolée, les
cheveux dénoués, les ongles saignants. Elle avait descellé sa porte.
Quand elle comprit qu'elle arrivait trop tard, qu'on emmenait Florent,
elle s'élança derrière le fiacre, s'arrêta presque aussitôt avec un
geste de rage impuissante, montra le poing aux roues qui fuyaient.
Puis, toute rouge sous la fine poussière de plâtre qui la couvrait,
elle rentra en courant rue Pirouette.

-- Est-ce qu'il lui avait promis le mariage! s'écria la Sarriette en
riant. Elle est toquée, cette grande bête!

Le quartier se calma. Des groupes, jusqu'à la fermeture des pavillons,
causèrent des événements de la matinée. On regardait curieusement dans
la charcuterie. Lisa évita de paraître, laissant Augustine au
comptoir. L'après-midi, elle crût devoir enfin tout dire à Quenu, de
peur que quelque bavarde ne lui portât le coup trop rudement. Elle
attendit d'être seule avec lui dans la cuisine, sachant qu'il s'y
plaisait, qu'il y pleurerait moins. Elle procéda, d'ailleurs, avec des
ménagements maternels. Mais quand il connut la vérité, il tomba sur la
planche à hacher, il fondit en larmes comme un veau.

-- Voyons, mon pauvre gros, ne te désespère pas comme cela, tu vas te
faire du mal, lui dit Lisa en le prenant dans ses bras.

Ses yeux coulaient sur son tablier blanc, sa masse inerte avait des
remous de douleur. Il se tassait, se fondait. Quand il put parler:

-- Non, balbutia-t-il, tu ne sais pas combien il était bon pour moi,
lorsque nous habitions rue Royer-Collard. C'était lui qui balayait,
qui faisait la cuisine... Il m'aimait comme son enfant, vois-tu; il
revenait crotté, las à ne plus remuer; et moi, je mangeais bien,
j'avais chaud, à la maison... Maintenant, voilà qu'on va le fusiller.

Lisa se récria, dit qu'on ne le fusillerait pas. Mais il secouait la
tête. Il continua:

-- Ça ne fait rien, je ne l'ai pas assez aimé. Je puis bien dire ça, à
cette heure. J'ai eu mauvais coeur, j'ai hésité à lui rendre sa part
de l'héritage...

-- Eh! je la lui ai offerte plus de dix fois, s'écria-t-elle. Nous
n'avons rien à nous reprocher.

-- Oh! toi, je sais bien, tu es bonne, tu lui aurais tout donné...
Moi, ça me faisait quelque chose, que veux-tu! Ce sera le chagrin de
toute ma vie. Je penserai toujours que si j'avais partagé avec lui, il
n'aurait pas mal tourné une seconde fois... C'est ma faute, c'est moi
qui l'ai livré.

Elle se fit plus douce, lui dit qu'il ne fallait pas se frapper
l'esprit. Elle plaignait même Florent. D'ailleurs, il était
très-coupable. S'il avait eu plus d'argent, peut-être qu'il aurait
fait davantage de bêtises. Peu à peu, elle arrivait à laisser entendre
que ça ne pouvait pas finir autrement, que tout le monde allait se
mieux porter. Quenu pleurait toujours, s'essuyait les joues avec son
tablier, étouffant ses sanglots pour l'écouter, puis éclatant bientôt
en larmes plus abondantes, il avait machinalement mis les doigts dans
un tas de chair à saucisse qui se trouvait sur la planche à hacher; il
y faisait des trous, la pétrissait rudement.

-- Tu te rappelles, tu ne te sentais pas bien, continua Lisa. C'est
que nous n'avions plus nos habitudes. J'étais très-inquiète, sans le
le dire; je voyais bien que tu baissais.

-- N'est-ce pas? murmura-t-il, en cessant un instant de sangloter.

-- Et la maison, non plus, n'a pas marché cette année. C'était comme
un sort... Va, ne pleure pas, tu verras comme tout reprendra. Il faut
pourtant que tu te conserves pour moi et pour ta fille. Tu as aussi
des devoirs à remplir envers nous.

Il pétrissait plus doucement la chair à saucisse. L'émotion le
reprenait, mais une émotion attendrie qui mettait déjà un sourire
vague sur sa face navrée. Lisa le sentit convaincu. Elle appela vite
Pauline qui jouait dans la boutique, la lui mit sur les genoux, en
disant:

-- Pauline, n'est-ce pas que ton père doit être raisonnable?
Demande-lui gentiment de ne plus nous faire de la peine.

L'enfant le demanda gentiment. Ils se regardèrent, serrés dans la même
embrassade, énormes, débordants, déjà convalescents de ce malaise
d'une année dont ils sortaient à peine; et ils se sourirent, de leurs
larges figures rondes, tandis que la charcutière répétait:

-- Après tout, il n'y a que nous trois, mon gros, il n'y a a que nous
trois.

Deux mois plus tard, Florent était de nouveau condamné à la
déportation. L'affaire fit un bruit énorme. Les journaux s'emparèrent
des moindres détails, donnèrent les portraits des accusés, les dessins
des guidons et des écharpes, les plans des lieux où la bande se
réunissait. Pendant quinze jours, il ne fut question dans Paris que du
complot des Halles. La police lançait des notes de plus en plus
inquiétantes; on finissait par dire que tout le quartier Montmartre
était miné. Au Corps législatif, l'émotion fut si grande, que le
centre et la droite oublièrent cette malencontreuse loi de dotation
qui les avait un instant divisés, et se réconcilièrent, en votant à
une majorité écrasante le projet d'impôt impopulaire, dont les
faubourgs eux-mêmes n'osaient plus se plaindre, dans la panique qui
soufflait sur la ville. Le procès dura toute une semaine. Florent se
trouva profondément surpris du nombre considérable de complices qu'on
lui donna. Il en connaissait au plus six ou sept sur les vingt et
quelques, assis au banc des prévenus. Après la lecture de l'arrêt, il
crut apercevoir le chapeau et le dos innocent de Robine s'en allant
doucement au milieu de la foule. Logre était acquitté, ainsi que
Lacaille. Alexandre avait deux ans de prison pour s'être compromis en
grand enfant. Quant à Gavard, il était, comme Florent, condamné à la
déportation. Ce fut un coup de massue qui l'écrasa dans ses dernières
jouissances, au bout de ces longs débats qu'il avait réussi à emplir
de sa personne. Il payait cher sa verve opposante de boutiquier
parisien. Deux grosses larmes coulèrent sur sa face effarée de gamin
en cheveux blancs.

Et, un matin d'août, au milieu du réveil des Halles, Claude Lantier,
qui promenait sa flânerie dans l'arrivage des légumes, le ventre serré
par sa ceinture rouge, vint toucher la main de madame François, à la
pointe Saint-Eustache. Elle était là, avec sa grande figure triste,
assise sur ses navets et ses carottes. Le peintre restait sombre,
malgré le clair soleil qui attendrissait déjà le velours gros vert des
montagnes de choux.

-- Eh bien! c'est fini, dit-il. Ils le renvoient là bas... Je crois
qu'ils l'ont déjà expédié à Brest.

La maraîchère eut un geste de douleur muette. Elle promena la main
lentement autour d'elle, elle murmura d'une voix sourde:

-- C'est Paris, c'est ce gueux de Paris.

-- Non, je sais qui c'est, ce sont des misérables, reprit Claude dont
les poings se serraient. Imaginez-vous, madame François, qu'il n'y a
pas de bêtises qu'ils n'aient dites, au tribunal... Est-ce qu'ils ne
sont pas allés jusqu'à fouiller les cahiers de devoirs d'un enfant! Ce
grand imbécile de procureur a fait là-dessus une tartine, le respect
de l'enfance par-ci, l'éducation démagogique par-là... J'en suis
malade.

Il fut pris d'un frisson nerveux; il continua, en renfonçant les
épaules dans son paletot verdâtre:

-- Un garçon doux comme une fille, que j'ai vu se trouver mal en
regardant saigner des pigeons... Ça m'a fait rire de pitié, quand je
l'ai aperçu entre deux gendarmes. Allez, nous ne le verrons plus, il
restera là-bas, cette fois.

-- Il aurait dû m'écouter, dit la maraîchère au bout d'un silence,
venir à Nanterre, vivre là, avec mes poules et mes lapins... Je
l'aimais bien, voyez-vous, parce que j'avais compris qu'il était bon.
Ou aurait pu être heureux... C'est un grand chagrin... Consolez-vous,
n'est-ce pas? monsieur Claude. Je vous attends, pour manger une
omelette, un de ces matins.

Elle avait des larmes dans les yeux. Elle se leva, en femme vaillante
qui porte rudement la peine.

-- Tiens! reprit-elle, voilà la mère Chantemesse qui vient m'acheter
des navets. Toujours gaillarde, cette grosse mère Chantemesse...

Claude s'en alla, rôdant sur le carreau. Le jour, en gerbe blanche,
avait monté du fond de la rue Rambuteau. Le soleil, au ras des toits,
mettait des rayons roses, des nappes tombantes qui touchaient déjà les
pavés. Et Claude sentait un réveil de gaieté dans les grandes Halles
sonores, dans le quartier empli de nourritures entassées. C'était
comme une joie de guérison, un tapage plus haut de gens soulagés enfin
d'un poids qui leur gênait l'estomac. Il vit la Sarriette, avec une
montre d'or, chantant au milieu de ses prunes et de ses fraises,
tirant les petites moustaches de monsieur Jules, vêtu d'un veston de
velours. Il aperçut madame Lecoeur et mademoiselle Saget qui passaient
sous une rue couverte, moins jaunes, les joues presques roses, en
bonnes amies amusées par quelque histoire. Dans la poissonnerie, la
mère Méhudin, qui avait repris son banc, tapait ses poissons,
engueulait le monde, clouait le bec du nouvel inspecteur, un jeune
homme auquel elle avait juré de donner le fouet; tandis que Claire,
plus molle, plus paresseuse, ramenait, de ses mains bleuies par l'eau
des viviers, un tas énorme d'escargots que la have moirait de fils
d'argent. À la triperie, Auguste et Augustine venaient acheter des
pieds de cochon, avec leur mine tendre de nouveaux mariés, et
repartaient en carriole pour leur charcuterie de Montrouge. Puis,
comme il était huit heures, qu'il faisait déjà chaud, il trouva, en
revenant rue Rambuteau, Muche et Pauline jouant au cheval: Muche
marchait à quatre pattes, pendant que Pauline, assise sur son dos, se
tenait à ses cheveux pour ne pas tomber. Et, sur les toits des Halles,
au bord des gouttières, une ombre qui passa lui fit lever la tête:
c'étaient Cadine et Marjolin riant et s'embrassant, brûlant dans le
soleil, dominant le quartier de leurs amours de bêtes heureuses.

Alors, Claude leur montra le poing. Il était exaspéré par cette fête
du pavé et du ciel. Il injuriait les Gras, il disait que les Gras
avaient vaincu. Autour de lui, il ne voyait plus que des Gras,
s'arrondissant, crevant de santé, saluant un nouveau jour de belle
digestion. Comme il s'arrêtait en face de la rue Pirouette, le
spectacle qu'il eut à sa droite et à sa gauche, lui porta le dernier
coup.

À sa droits, la belle Normande, la belle madame Lebigre, comme on la
nommait maintenant, était debout sur le seuil de sa boutique. Son mari
avait enfin obtenu de joindre à son commerce de vin un bureau de
tabac, rêve depuis longtemps caressé, et qui s'était enfin réalisé,
grâce à de grands services rendus. La belle madame Lebigre lui parut
superbe, en robe de soie, les cheveux frisés, prête à s'asseoir dans
son comptoir, où tous les messieurs du quartier venaient lui acheter
leurs cigares et leurs paquets de tabac. Elle était devenue
distinguée, tout à fait dame. Derrière elle, la salle, repeinte, avait
des pampres fraîches, sur un fond tendre; le zinc du comptoir luisait;
tandis que les fioles de liqueur allumaient dans la glace des feux
plus vifs. Elle riait à la claire matinée.

À sa gauche, la belle Lisa, au seuil de la charcuterie, tenait toute
la largeur de la porte. Jamais son linge n'avait eu une telle
blancheur; jamais sa chair reposée, sa face rose, ne s'était encadrée
dans des bandeaux mieux lissés. Elle montrait un grand calme repu, une
tranquillité énorme, que rien ne troublait, pas même un sourire.
C'était l'apaisement absolu, une félicité complète, sans secousse,
sans vie, baignant dans l'air chaud. Son corsage tendu digérait encore
le bonheur de la veille; ses mains potelées, perdues dans le tablier,
ne se tendaient même pas pour prendre le bonheur de la journée,
certaines qu'il viendrait à elles. Et, à côté, l'étalage avait une
félicité pareille; il était guéri, les langues fourrées s'allongeaient
plus rouges et plus saines, les jambonneaux reprenaient leurs bonnes
figures jaunes, les guirlandes de saucisses n'avaient plus cet air
désespéré qui navrait Quenu. Un gros rire sonnait au fond, dans la
cuisine, accompagné d'un tintamarre réjouissant de casseroles. La
charcuterie suait de nouveau la santé, une santé grasse. Les bandes de
lard entrevues, les moitiés de cochon pendues contre les marbres,
mettaient là des rondeurs de ventre, tout un triomphe du ventre,
tandis que Lisa, immobile, avec sa carrure digne, donnait aux Halles
le bonjour matinal, de ses grands yeux de forte mangeuse.

Puis, toutes deux se penchèrent. La belle madame Lebigre et la belle
madame Quenu échangèrent un salut d'amitié.

Et Claude, qui avait certainement oublié de dîner la veille, pris de
colère à les voir si bien portantes, si comme il faut, avec leurs
grosses gorges, serra sa ceinture, en grondant d'une voix fâchée:

-- Quels gredins que les honnêtes gens!





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Le Ventre de Paris" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home