Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: La Belgique héroïque et martyre
Author: Various
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La Belgique héroïque et martyre" ***


produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



  Au lecteur

  Cette version électronique reproduit dans son intégralité la version
  originale, à l'exception des deux pages de "publicité" à la fin du
  livre.

  La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
  mineures.

  Les mots en gras dans l'original sont entourés par des =.


  =======================================================================
  |                        L'ART ET LES ARTISTES                        |
  |                                                                     |
  |                 _Directeur-Fondateur_: ARMAND DAYOT                 |
  |                                                                     |
  | ABONNEMENT D'UN AN:                               ---_Secrétaire_---|
  |FRANCE.        20 fr.                               ADOLPHE THALASSO |
  |ÉTRANGER.      25 fr.                              ------------------|
  |                                                                     |
  |                                                                     |
  |       PRIX DU Nº SPÉCIAL «=LA BELGIQUE HÉROÏQUE ET MARTYRE=»:       |
  |                                                                     |
  |_Sans le bois original «=_CONSUMMATUM EST_=» de_ Pierre GUSMAN, _sur |
  |Japon Impérial_, =3 fr. 50= pour la France; =4 fr.= pour l'Étranger. |
  |                                                                     |
  |_Avec le bois original de_ Pierre GUSMAN, _sur Japon Impérial_,      |
  | =8 fr. 50= pour la France; =9 fr.= pour l'Étranger.                 |
  |                                                                     |
  |Tout abonné ancien ou nouveau à _L'Art et les Artistes_ recevra une  |
  |épreuve de la magnifique gravure sur bois du maître graveur Pierre   |
  |GUSMAN, «CONSUMMATUM EST», exécutée spécialement pour la Revue et    |
  |tirée sur Japon Impérial.                                            |
  |                                                                     |
  |_De plus, il a été fait de cet ouvrage un tirage de grand luxe de 50 |
  |exemplaires numérotés, sur papier de la Manufacture Impériale du     |
  |Japon. Ces exemplaires renferment chacun une épreuve avant la lettre,|
  |sur Japon Impérial également, du bois «CONSUMMATUM EST»_ de Pierre   |
  |GUSMAN.                                                              |
  |                                                                     |
  |PRIX DE L'EXEMPLAIRE DE LUXE: 25 francs pour la France; 26 francs    |
  |pour l'Etranger.                                                     |
  |                                                                     |
  |=====================================================================|
  |                                                                     |
  |                      SOMMAIRE DU NUMÉRO SPÉCIAL                     |
  |                                                                     |
  |                 «_LA BELGIQUE HÉROÏQUE ET MARTYRE_»                 |
  |                                                                     |
  |                                                                     |
  |                                TEXTES                               |
  |                                                                     |
  |=AVANT-PROPOS=                                    ARMAND DAYOT       |
  |=POUR LA BELGIQUE=                                MAURICE MAETERLINCK|
  |=PARMI LES CENDRES=                               ÉMILE VERHAEREN    |
  |=LIÉGE=                                           MAURICE WILMOTTE   |
  |=VILLES ET VILLAGES SACCAGÉS PAR LES VANDALES=:                      |
  |_Dinant_, _Malines_, _Termonde_, _etc. etc._      L. DUMONT-WILDEN   |
  |=LE CRIME DE LOUVAIN=                             P. DELANNOY        |
  |=YPRES=                                           PAUL LAMBOTTE      |
  |=NIEUPORT, FURNES, DIXMUDE=                       PIERRE NOTHOMB     |
  |=LAMPERNISSE=                                     JEAN DE MOT        |
  |=LES CRIMINELS AU PILORI.=                                           |
  |                                                                     |
  |                                                                     |
  |                            ILLUSTRATIONS                            |
  |                                                                     |
  |=QUATRE-VINGT-CINQ ILLUSTRATIONS= d'après des peintures, aquarelles  |
  | et eaux-fortes originales et des documents photographiques avant    |
  | et aprèsl'invasion.                                                 |
  |                                                                     |
  |                                                                     |
  |   =ÉPREUVE D'ART=: _Intérieur de l'Église Saint-Martin, à Ypres_.   |
  |                                                                     |
  |=====================================================================|
  |Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés  |
  |pour tous pays.                                                      |
  |=====================================================================|
  |                          J. ALLARD & Cie                            |
  |                                                                     |
  |o            _Galerie des Tableaux des Maîtres Modernes_            o|
  |                      20, Rue des Capucines, 20                      |
  |=====================================================================|
  |                                                                     |
  |Copyright by _L'Art et les Artistes_, 1915.                          |
  |                                L'administrateur-gérant: Ch. PEYRARD.|
  =======================================================================


[Illustration:
_Ph. E. Van Hammée._ (Histoire de la Belgique dans la guerre des Nations).
Copyright.

INTÉRIEUR DE LA CATHÉDRALE SAINT-MARTIN, A YPRES]



_AVANT-PROPOS_

  «_Périsse la Belgique plutôt que l'honneur!_»

  _Le Roi ALBERT à son Armée,
  (1er septembre 1914)._

  «_La Belgique est punie comme jamais peuple ne le fut, pour avoir fait
  son devoir comme jamais peuple ne le fit._»

  _Maurice MAETERLINCK._


_Il n'est pas, dans l'histoire de la royauté, un geste comparable à
celui d'Albert Ier résistant de toute la hauteur de son courage et de sa
loyauté à la honteuse violation de son royaume par les armées
allemandes; il n'est pas dans l'histoire de l'humanité un mouvement plus
héroïque que celui du peuple belge se groupant autour de son souverain,
pour défendre au prix de son sang, au prix de son existence, le droit
des nations à la liberté et à la vie. Et cela sans songer même aux
prochaines représailles du vainqueur--du vainqueur d'un jour--et sans se
soucier de la stupeur décourageante des états neutres qui, dans leur
impardonnable oubli des conventions internationales, code sacré
aujourd'hui détruit, se regardaient en tremblant, le doigt sur les
lèvres._

_Le souvenir exemplaire de ce geste souverain et de cet élan national,
confondus dans le plus douloureux et le plus absolu des sacrifices,
traversera désormais les siècles avec une sorte de rayonnement
légendaire amplifié de jour en jour par la pieuse admiration des
hommes._

_Dans la mesure de ses moyens, la revue l'_Art et les Artistes _veut
contribuer à fixer ce mémorable événement, à propager son prestige
aussi, et à défendre contre le pardon et contre l'oubli l'odieuse
conduite des soldats allemands et des chefs qui les conduisaient au
pillage, au vol, aux incendies, aux massacres des femmes et des enfants
et aux barbares et inutiles destructions des œuvres d'art et des
monuments du passé. «Oublier c'est permettre au crime de se préparer
dans l'ombre, c'est permettre au guet-apens de s'organiser de nouveau.»_

_Il faut que l'infamie du bourreau reste liée éternellement dans
l'histoire à la noblesse de l'héroïque victime pour apparaître, en
pleine lumière des faits indiscutables, toujours plus hideuse et
toujours plus méprisable. A côté de l'œuvre d'art dans toute sa suprême
beauté, dans tout l'épanouissement de sa gloire, il faut montrer
l'écroulement final et la désolation des ruines où, dans les gravats,
dans les poussières et dans les cendres, rien ne subsiste plus du génie
des hommes; à côté des restes des innocentes victimes, il faut produire
sans cesse la brute triomphante et cruelle._

_Mieux que les plus éloquents discours, mieux que les écrits les plus
documentés, dont l'effet salutaire peut être, parfois, troublé ou même
paralysé par l'action empoisonnée de subtils mensonges, la simple image
du crime, éclaire l'histoire d'une lumière sans ombre. C'est la preuve
irréfutable._

_Ce que nous avons fait pour la_ Cathédrale de Reims, _nous voulons le
faire aujourd'hui pour la_ Belgique héroïque et martyre.

_Le lecteur verra passer devant ses yeux, d'après des documents d'une
émouvante sincérité, le douloureux cortège des villes et des villettes
détruites, des campagnes saccagées et aussi quelques-uns de ces coins
calmes et tranquilles particuliers à ce bon pays de Flandre, si calmes
et si tranquilles au bord du sombre miroir de leurs canaux silencieux,
que les douces âmes mystiques, les plus éprises de solitude et de
recueillement, s'y réfugiaient, tremblantes colombes, comme dans un nid
de consolant repos._

_Que sont devenus ces tendres asiles de prière, d'extase et de paix?_

_La rédaction et l'illustration de ce numéro spécial, où la sèche
précision photographique, alterne avec des reproductions d'œuvres d'art
de premier ordre, ne pouvaient être confiées qu'à des Belges. Nous ne
saurions trop remercier de leur précieux et inappréciable concours les
écrivains et les artistes dont chacun aura contribué au succès de ce
recueil mélancolique et glorieux que la revue l'_Art et les Artistes
_est heureuse et fière de dédier à la Belgique héroïque et à son
héroïque souverain._

  _ARMAND DAYOT._


Illustrations:

VISÉ--UNE VUE SUR L'HOTEL DE VILLE
(commencement du XVIIe siècle) (détruit)


VUE GÉNÉRALE DE LIÉGE (d'après une gravure du XVIIe siècle)
_App. à M. Moreau._


LIÉGE--AU FOND, UN DES FORTS DOMINANT LA VILLE


RUINES DE L'ÉGLISE DE VISÉ
_Ph. Belgica._


L'HOTEL CURTIUS A LIÉGE


DINANT--VUE GÉNÉRALE PRISE DE LA MONTAGNE SAINT-NICOLAS
_Phot. N D._



POUR LA BELGIQUE


La Belgique est punie comme jamais peuple ne le fut, pour avoir fait son
devoir comme jamais peuple ne le fit. Elle a sauvé le monde, tout en
sachant qu'elle ne pouvait pas être sauvée. Elle l'a sauvé en se jetant
en travers de la ruée barbare, en se laissant piétiner jusqu'à la mort,
pour donner aux défenseurs de la justice le temps, non point de la
secourir, car elle n'ignorait point qu'elle ne pouvait plus être
secourue à temps, mais de rassembler les forces nécessaires pour
arracher au plus grand péril qui l'ait menacée, la civilisation latine.
Elle a ainsi rendu à cette civilisation, qui est la seule où la plupart
des hommes veuillent et puissent vivre, un service exactement pareil à
celui que la Grèce, lors des grandes invasions asiatiques, avait rendu à
la mère de cette civilisation. Mais si le service est pareil, l'acte
passe toute comparaison. On a beau regarder dans l'histoire, on n'y
découvre rien qui monte à sa hauteur. Le magnifique sacrifice des
Thermopyles, qui est peut-être ce que nous trouvons de plus fier dans
les annales de la guerre, s'éclaire d'une lumière aussi héroïque mais
moins idéale, parce qu'il était moins désintéressé et moins immatériel.
Léonidas et ses trois cents Spartiates défendaient en effet leurs
foyers, leurs femmes, leurs enfants, toutes les réalités qu'ils venaient
de quitter. Le roi Albert et ses Belges, au contraire, n'ignoraient
point qu'en barrant la route à l'envahisseur, ils sacrifiaient
inévitablement leurs foyers, leurs femmes et leurs enfants. Loin d'avoir
comme les héros de Sparte un intérêt impérieux et vital à combattre, ils
avaient tout à gagner à ne combattre point, et rien à perdre,--sauf
l'honneur. Il y avait en balance, d'un côté les pillages, les incendies,
la ruine, les massacres et l'immense désastre que nous voyons; et de
l'autre, ce petit mot d'honneur qui représente aussi d'immenses choses;
mais des choses qu'on ne voit point, ou qu'il faut être très pur et très
grand pour apercevoir avec une clarté suffisante. Qu'un homme plus haut
que les autres aperçoive ce que représente ce mot et sacrifie sa vie et
celle de ceux qu'il aime à ce qu'il aperçoit, cela s'est vu çà et là
dans l'histoire, et l'on a voué non sans raison à ces hommes une sorte
de culte qui les met presque au rang des dieux. Mais que tout un peuple,
grands et petits, riches et pauvres, savants et ignorants, se soit à ce
point délibérément immolé à une chose qu'on ne voit point, je l'affirme
sans craindre qu'en fouillant dans la mémoire des hommes on trouve de
quoi me contredire, cela ne s'était pas encore vu.

Et remarquez qu'il ne s'agit pas d'une de ces résolutions héroïques
prises dans une heure d'enthousiasme où l'homme se dépasse facilement
soi-même et qu'il n'a pas à soutenir, lorsque son ivresse oubliée, il
retombe le lendemain au niveau de sa vie quotidienne. Il s'agit d'une
résolution qu'il faut prendre et soutenir chaque matin, depuis près de
quatre mois, au sein d'une détresse et d'un désastre qui croissent
chaque jour. Et non seulement cette résolution n'a pas fléchi d'une
ligne, mais elle s'élève du même pas que le malheur; et aujourd'hui que
ce malheur atteint son comble, elle atteint elle aussi son sommet. J'ai
vu un grand nombre de mes compatriotes réfugiés: les uns avaient été
riches et avaient tout perdu; les autres étaient pauvres avant la guerre
et maintenant ne possédaient même plus ce que possède le plus pauvre.
J'ai reçu un grand nombre de lettres venues de tous les coins de
l'Europe où les exilés du devoir avaient cherché un instant de repos.
J'y ai trouvé des plaintes trop naturelles, mais pas un reproche, pas un
regret, pas une récrimination. Je n'y ai pas surpris une seule fois
cette phrase découragée mais excusable, qui devrait naître si
facilement, semble-t-il, sur des lèvres désespérées: «Si notre roi
n'avait pas fait ce qu'il a fait, nous ne souffririons pas ce que nous
souffrons aujourd'hui.» Ils n'y songent même pas. On dirait que cette
pensée n'est plus de celles qui puissent vivre dans l'atmosphère
purifiée par leur malheur. Ils ne sont pas résignés, car se résigner
c'est renoncer et ne plus tendre son courage. Ils sont heureux et fiers
dans leur détresse. Ils sentent obscurément que cette détresse va les
régénérer comme un baptême de confiance et de gloire et les ennoblir à
jamais dans la mémoire des hommes. Un souffle inattendu, venu des
réserves secrètes de la race et des sommets du cœur humain, a passé
tout à coup sur leur vie et leur a donné une seule âme formée de la même
substance héroïque que celle de leur grand roi.

Ils ont fait ce qu'on n'avait pas encore fait; et il faut espérer pour
le bonheur des hommes qu'aucun peuple n'aura plus à refaire pareil
sacrifice. Mais cet exemple admirable ne sera pas perdu, même s'il n'y a
plus lieu de l'imiter. A l'heure où sous le poids d'un long bien être et
de réalités trop égoïstes, la conscience universelle allait subir je ne
sais quel fléchissement, il a élevé de plusieurs degrés ce qu'on
pourrait appeler la morale politique du monde et l'a portée d'un coup à
une hauteur qu'elle n'avait pas encore atteinte et d'où elle ne pourra
plus redescendre, car il est des actes si éclatants et qui prennent une
telle place dans la mémoire, qu'ils fondent une sorte de religion
nouvelle et fixent définitivement le niveau de la conscience, de la
loyauté et du courage humains.

Ils ont réellement, comme je l'ai dit et comme l'histoire l'établira
quelque jour avec plus d'éloquence et plus d'autorité, sauvé la
civilisation latine. Ils se trouvaient depuis des siècles au confluent
de deux cultures puissantes et ennemies. Ils avaient à choisir. Ils
n'ont pas hésité. Et leur choix est d'autant plus significatif, d'autant
plus lourd d'enseignements, que nul n'avait autant qu'eux qualité pour
choisir en connaissance de cause. Vous n'ignorez pas, en effet, que plus
de la moitié de la Belgique est de souche germanique. Elle était donc,
par ses affinités de race, mieux à même que quiconque de comprendre
cette culture qu'on lui offrait avec la théorie du déshonneur qui s'y
trouvait incluse. Elle l'a si bien comprise, elle la connaît si bien,
qu'elle l'a rejetée avec une horreur, un dégoût d'une violence sans
égale, spontané, unanime, irrésistible, portant ainsi une sentence sans
appel et donnant au monde une leçon péremptoire scellée de tout son
sang.

  Maurice MAETERLINCK.


Illustrations:

DINANT--VUE SUR LA CITADELLE ET L'ÉGLISE NOTRE-DAME
_Ph. ND._


DINANT--LA GRAND'-RUE APRÈS L'INVASION
_Ph. Belgica._


VICTOR GILSOUL--SOIR A MALINES (PEINTURE)
_Ph. Paul Becker._                    _App. à M. Spievogel._


LA HALLE AUX DRAPS DE MALINES
_Ph. des Monuments Historiques._


VICTOR GILSOUL--NOTRE-DAME DE LA DYLE A MALINES (PEINTURE)
_Ph. Paul Becker._                     _App. à M. Watremez._


VICTOR GILSOUL--MALINES SOUS LA NEIGE (PEINTURE)
_App. à M. Jules Melotte._


LA CATHÉDRALE DE MALINES AVANT LE BOMBARDEMENT
_Ph. des Monuments Historiques._


LA CATHÉDRALE DE MALINES APRÈS LE BOMBARDEMENT
_Ph. J. Courcier._



PARMI LES CENDRES


Je ne veux pas que ces lignes soient comme le texte d'une épitaphe pour
nos villes gisantes à terre. La vie demeure sous leur cendre comme le
printemps circule, descend et remonte à fleur de sol, sous l'hiver.

La Flandre et la Wallonie ont connu des jours aussi sombres que ceux
qu'elles traversent. La Bourgogne, l'Espagne, l'Autriche les ont tour à
tour mordues et dépecées. Elles n'en sont pas mortes; elles sont faites
pour ressusciter toujours. Mais si l'Espoir nous demeure et s'il protège
contre le vent fatal la lampe de l'éveil au bout de l'avenue, il n'en
est pas moins vrai que l'heure qui sonne est étrangement douloureuse et
terrible.

Pour nous réduire, l'Allemagne ne s'est point contentée de dépêcher ses
hommes au feu, elle les a envoyés à l'incendie; elle ne s'est point
bornée à faire la guerre au soldat qui combat, elle l'a faite à la mère
qui engendre et à l'enfant qui grandit. C'est notre race entière qu'elle
a visée. Elle a voulu l'atteindre non seulement en son avenir, mais en
son passé. Sa haine fut complète.

Notre avenir c'est notre espoir; il ne s'est point encore réalisé, bien
qu'il soit brûlant de ferveur et de confiance. Il se cache en notre âme.
On ne le peut toucher, ni voir. Pourtant il est aussi réel que notre
présence sur la terre.

Notre passé tout au contraire est visible et palpable. Il s'est fait
pierre en nos demeures et en nos monuments. Depuis le XIe ou le XIIe
siècle, nous symbolisons par les constructions cruciales de nos églises
et notre idéal et notre foi. Nous ornons nos temples d'une décoration à
la fois réaliste et pieuse, pour dévoiler et nuancer ainsi toute notre
pensée. Dès le treizième siècle, notre fierté civique s'est affirmée et
consolidée dans mille beffrois. Ils se dressent dominant nos maisons
privées et nos places publiques pour que l'on sache que cette fierté
doit être plus haute que nos intérêts particuliers et nos rivalités
sociales. Nous avons créé nos béguinages pour y satisfaire notre désir
de méditation et de silence. Nos halles, qu'elles fussent aux mains de
nos foulons, de nos bouchers, de nos drapiers, indiquaient notre ardeur
de travail, de négoce et d'industrie. Nous les avons créées imposantes
et belles. Nous en fîmes des chefs-d'œuvre. Toute notre vie historique
fut ardente et personnelle. Elle différait de celle des autres peuples.
A deux reprises, au XVe et au XVIe siècles, nous avons donné au monde,
grâce à nos peintres, une leçon d'art. Hier encore, notre école
littéraire déjà illustre quoiqu'à peine née, jetait vers les Renommées
attentives les noms de nos grands écrivains. L'Europe et l'Amérique les
connaissent. Elles les vénèrent et les célèbrent. Le plus haut de tous
est mis au rang des Carlyle et des Emerson. Ces floraisons esthétiques
ont été, chaque fois, le résultat d'une prospérité matérielle large et
sûre. Après l'Angleterre, l'Allemagne, la France, c'est la petite
Belgique qui prend rang dans les luttes commerciales de l'Occident.

C'est donc avec autorité que nous pouvons nous réclamer de nos mérites.
Nous sommes dignes d'être et de rester indépendants et libres, puisque
nous possédons des qualités ethniques qui nous sont propres et qui
servent à la force variée et à la beauté du monde.

Il nous manquait peut-être quelque gloire guerrière. Et voici que grâce
à nos ennemis eux-mêmes nous l'avons conquise. Certes--mais il ne faut
pas trop le redire--nous avons été par notre résistance acharnée de
quelque secours et à la France et à l'Angleterre. Nous leur avons donné
le temps de s'organiser et de s'armer, derrière nous. Nous avons retardé
l'heure de la dangereuse et formidable surprise.

Mais faisant cela, nous avons fait chose plus importante encore.

Nous avons eu l'honneur--oh certes sans le savoir--de défendre les
premiers tout un passé de splendeur et de civilisation. La Grèce et Rome
étaient à nos côtés, invisibles. A Liége, dans le ciel nocturne,
circulaient les grandes ailes de Pallas Athéné, pendant que sous elle
rôdaient les Zeppelins monstrueux. Aucun de nos petits soldats flamands
ou wallons ne s'en doutait et nous-mêmes nous l'ignorions. Nous ne
l'avons su que plus tard, quand la signification morale de cette guerre
nous est apparue. Les théoriciens allemands nous ont confessé leur rêve
de civilisation asiatique où les peuples tiennent sous le joug d'autres
peuples. Les temps des Darius, des Xerxès et des Nabuchodonosor étaient
évoqués comme des temps qui pourraient revenir. La liberté claire et
l'oppression organisée étaient à nouveau l'enjeu de la lutte et
c'étaient nous, les Belges, qui l'engagions.

Si dans l'immense malheur qui s'étend sur nous, il peut nous rester à
côté de l'indéfectible espoir, quelque motif de haute exaltation et même
de joie, c'est de songer que notre courage, notre ferveur et notre
acharnement ont servi la plus grande des causes humaines. Disons encore
que pendant ces heures tragiques des premiers jours d'août, nous avons
aimé, haï, voulu, crié, chanté, pleuré, avec une intensité telle que
toute notre existence nationale passée ne vaut pas cette minute soudaine
et superbe vécue sous la foudre. Étions-nous vraiment un peuple, avant
cet instant magnifique? Nous nous dépensions en minimes querelles; nous
n'étions guère aimantés vers les hautes réalités; nous nous complaisions
à nous reprocher nos origines, soit flamandes, soit wallonnes; nous
tâchions d'être avocats, boutiquiers, fonctionnaires, avant d'être des
citoyens. Le péril a rassemblé nos forces éparses en un seul et lumineux
faisceau. Nous le dressons sur nos villes détruites, sur nos plaines
rasées, sur l'immense champ de bataille qu'est aujourd'hui notre terre
et, avec déjà de la victoire dans le cœur, nous attendons.

  Émile VERHAEREN.


Illustrations:

TERMONDE--HOTEL DE VILLE DU XVIe SIÈCLE
incendié par les Allemands
_Ph. Belgica._


ANSÉREMME--L'ANCIEN PRIEURÉ
_Ph. ND._


PANORAMA DE LOUVAIN--VUE PRISE DU MONT-CÉSAR
_Ph. ND._


L'UNIVERSITÉ DE LOUVAIN (ANCIENNE HALLE)(détruite)
_Ph. des Monuments Historiques._


TH. BOUTS--LA CÈNE (ÉGLISE SAINT-PIERRE A LOUVAIN)
_Ph. ND._

L'incendie, par miracle, n'a fait qu'effleurer ce chef-d'œuvre que des
mains pieuses, semble-t-il, ont réussi à sauver.


CRYPTE DE L'UNIVERSITÉ DE LOUVAIN (HALLE AUX DRAPS) (détruite)
_Ph. des Monuments Historiques._


UNE DES GRANDES SALLES DE LA BIBLIOTHÈQUE DE L'UNIVERSITÉ DE LOUVAIN
(détruite)
_Ph. N D._



LIÉGE

  _Liége et Dînant, notre brave petite France de Meuse..._
  (MICHELET).


Elle est la gardienne. L'éperon de ses collines verdoyantes ferme la
grande plaine des batailles, à l'ouest, et son fleuve dresse une
barrière presqu'infranchissable de l'autre côté. Sa vieille citadelle,
aujourd'hui démantelée, résume une défensive séculaire; ses forts,
éventrés par les obus allemands, ont tenu pendant douze jours contre la
plus puissante armée du monde. En brisant net l'élan germanique, ils
nous ont peut-être sauvés de la barbarie.

Les journées d'août resteront inoubliables. Dans quelle fièvre
vivions-nous, comptant les heures, anxieux des nouvelles que la presse
du matin, de midi et du soir nous dispensait avec une parcimonie
obligée! Ç'avait d'abord été la surprise de l'attaque brusquée, puis le
sursaut joyeux de l'échec humiliant infligé à nos ennemis; puis l'espoir
d'une intervention française; puis encore l'abandon des intervalles,
livrant la cité sans ses forts, qui tenaient, tenaient bon. Enfin
l'accalmie se fit; l'occupation devint calme et régulière; on respira,
faiblement sans doute; on vécut. Au moment où je trace ces lignes,
Liége, morne et muette, garde toute sa fierté et tous ses espoirs; elle
n'ignore rien de notre avance et de la démoralisation progressive de
l'ennemi; une haine vengeresse couve dans sa banlieue ouvrière et
jusqu'au plus humble de ses foyers.

La vieille cité a connu, plus d'une fois, de telles amertumes. Son
histoire porte plus d'un crêpe. Aucune invasion ne l'a épargnée. Elle
n'était qu'une médiocre bourgade avant Charlemagne; déjà les Normands la
ravagèrent. Puis ce fut le tour des vassaux turbulents que la féodalité
émancipa sur les rives de la Meuse comme sur celles du Rhin. Notker fut
le premier prince qui affermit chez elle une autorité régulière et
victorieuse. Après lui elle goûta des jours de paix et de grandeur
civique, jours troublés par les luttes intestines, par la jalousie de
ses voisins, par le contre-coup de conflits plus vastes où elle se vit
impliquée. Au XVe siècle elle entendra le claquement des étendards de
Charles le Téméraire, elle subira le châtiment le plus terrible pour
avoir résisté à ce prince, qui la traita comme les Allemands ont, en
août et septembre passés, traité Louvain. L'écho des guerres de religion
parviendra jusqu'à elle au siècle suivant, et plus tard, le piaffement
des coursiers de Mansfeld jettera la terreur dans ses faubourgs. Enfin,
dans la crise révolutionnaire, sous Napoléon et à la veille de Waterloo,
aucune douleur ne lui fut épargnée. Nos grands-pères y chantaient
encore, il y a vingt ans, les couplets d'une satire où les Prussiens
étaient comparés à l'animal impur dont se nourrissent leurs
petits-fils.

Tout cela est de l'histoire... Et pourtant jamais les Liégeois ne
s'avouèrent vaincus. Jamais ils ne perdirent cette belle humeur qui est
faite de confiance, de bravoure et de fierté. D'une ténacité sans égale,
impatients de n'importe quel joug, juste assez insouciants pour ignorer
les longs abattements, mais point oublieux de leurs devoirs, de leurs
droits, des iniquités subies et des revanches possibles, on les vit sans
cesse relever le front après la tempête; leur silence obligé était
ironique; il n'était ni accablé ni obséquieux. Comme nos ouvriers
d'usine refusent le travail aux Allemands de 1915, leurs ancêtres
refusaient le salut à leurs maîtres occasionnels et verrouillaient leurs
portes. Si leur logis était abattu, ils se réfugiaient dans la forêt
prochaine, et puis ils profitaient de la moindre éclaircie pour rebâtir
leur toit, reprendre l'outil, revendiquer leurs franchises. O
l'admirable peuple, et combien les maîtres actuels de la vieille cité
s'illusionnent s'ils croient l'avoir matée en quelques mois! Malheur à
eux, comme aux tyrannies d'antan, si un retour de fortune rendait leur
occupation précaire! Ils sentiraient tôt le souffle de haine qu'exhalent
les milliers de bouches scellées maintenant; des mains pesantes
s'abattraient sur des nuques devenues débiles; les pics des mineurs
achèveraient la besogne des marteaux de nos forgerons et des limes de
nos armuriers.

Mais regardez donc cette ville! Elle semble créée pour être l'asile de
toutes les libertés. On n'y arrive qu'en traversant la puissante
ceinture de ses fumées industrielles. Cent cheminées lancent des gaz
plus asphyxiants que ceux dont la malignité prussienne inonde nos
tranchées; cent hauts-fourneaux crachent, dans la nuit, des spirales de
feu qui sont comme l'expectoration effroyable d'un monstre infernal; on
dirait du cercle magique que le héros de la légende essaie en vain de
franchir. Le fleuve qui serpente à travers sa vallée est assez large, si
on le délestait de ses ponts, pour couper toute retraite. Dans les plis
de ses vallons que d'embuscades meurtrières!

Voilà les aspects redoutables de la vieille cité. Et maintenant, voici
son sourire. Le cercle franchi, derrière ce rideau sinistre, dans la
paix d'un crépuscule heureux, elle apparaît, telle une enchanteresse.
C'est d'abord l'ensemble charmeur de ses collines aux lignes molles et
capricieuses. C'est la dégringolade de ses maisons blanches jusqu'à
cette Meuse française, qui roule ses eaux claires sur un fin gravier.
C'est le son des cloches, qui anime et rend bavardes les tours de ses
églises romanes et gothiques, tandis que le carillon de son vieux palais
épiscopal mêle sa note joyeuse--quasi égrillarde--à ce pieux concert.
Ainsi allait-il dans le passé, où les chanoines tréfonciers de la
cathédrale fredonnaient parfois, devant une table bien servie, des
refrains de danse populaire. C'est, enfin, l'animation surprenante des
rues, digne d'une plus grande cité, et la jovialité des promeneurs qui,
vrais Méridionaux du Nord, échangent des saluts, des sourires et des
quolibets d'un trottoir à l'autre. Terrible et plaisant, le caractère
liégeois n'a guère varié depuis les Eburons de César jusqu'aujourd'hui,
et ma petite patrie restera, dans la Belgique de demain, comme une
république aimable, d'un loyalisme parfait.

  Maurice WILMOTTE,

  Professeur à l'Université de Liége,
  agréé à l'Université de Paris.


Illustrations:

A. DELAUNOIS--CHAPELLE DE L'ÉGLISE SAINT-PIERRE À LOUVAIN (AQUARELLE)
 _Musée de Brighton._


LOUVAIN--LES STALLES DU CHŒUR DE L'ÉGLISE SAINTE-GERTRUDE
_Ph. N D._


L'ÉGLISE DE SAINT-PIERRE, À LOUVAIN (détruite)
_Ph. des Monuments Historiques._


LE JUBÉ DE L'ÉGLISE SAINT-PIERRE, A LOUVAIN
_Ph. N D._


TH. BOUTS--LE MARTYRE DE SAINT ERASME (TRIPTYQUE)
(ÉGLISE SAINT-PIERRE, A LOUVAIN)
_Ph. N D._

Quoique frôlé par les flammes, ce merveilleux triptyque a, paraît-il, pu
être sauvé et placé en lieu sûr


BRUXELLES--MAISONS DES CORPORATIONS (PLACE DE L'HOTEL-DE-VILLE)
_Ph. N D._


L'HOTEL DE VILLE DE BRUXELLES
_Ph. N D._

Ce monument date de 1402.--La tour a été achevée en 1454


LA MAISON DU ROI (PLACE DE L'HOTEL DE VILLE)
_Ph. N D._

Cet édifice élevé par ordre de Charles-Quint était dénommé autrefois
_Broodhuys_ (Halle au pain)



Villes et Villages saccagés par les Vandales
DINANT, MALINES, TERMONDE, etc., etc.


On ne flétrira jamais assez énergiquement la destruction de tant de
monuments du passé, de tant de souvenirs d'art et d'histoire ordonnés,
généralement sans aucune nécessité militaire, par les chefs de l'armée
allemande partout où ils ont passé. Mais à côté de ce vandalisme
éclatant, il est des ruines qui paraîtront tout aussi douloureuses à
ceux qui aiment leur pays: ce sont les ruines de tant de villages, et de
tant de petites villes sans gloire mais charmantes.

Bien plus encore que la ville, c'est le village en effet qui donne à un
pays sa physionomie. Quelles que soient les différences que l'on
constate de région à région, du Nord au Sud et de l'Est à l'Ouest de la
France, les villages, sauf dans les départements où la grande industrie
a brusquement modifié l'aspect du pays, ont partout une physionomie qui
s'apparente. Bourgs normands perdus dans les arbres, hameaux bretons
dont les maisonnettes de pierre grise sont tapies dans une anfractuosité
du roc, villages du Valois ou du Parisis, gracieux et champêtres comme
une bergerette du XVIIIe siècle ou un conte de Gérard de Nerval,
bourgades méridionales aux maisons blanches bien rangées autour du mail,
le forum de l'ancien municipe, villages lorrains serrés autour de leurs
clochers pointus comme pour mieux résister aux invasions, villages de
montagne encadrés dans la combe profonde, villages de la plaine fertile
où tout respire l'abondance et la paix, villages forestiers, villages
maritimes, tous les villages français racontent avec une discrète
éloquence l'histoire intime d'une vieille civilisation agricole et
policée, et d'un pays où depuis longtemps, l'homme des champs aussi est
un homme libre. Et partout ou presque partout, on y trouve dans la
disposition des plus humbles maisons, dans leur architecture, dans un
goût traditionnel pour les arbres, les fleurs et les pampres, la preuve
du goût instinctif d'une race née pour l'art.

A quelques nuances près, c'est une impression analogue qu'on éprouvait
dans les villages de Belgique. Tant en Flandre qu'en Wallonie, il y
avait, avant la guerre, dans ces belles provinces qui semblaient avoir
pour jamais oublié la guerre, quantité de bourgades si heureusement
disposées, si bien patinées par les siècles et si soigneusement
entretenues par les hommes qu'elles apparaissaient comme de véritables
œuvres d'art.

Elles apparaissaient! Il faut, hélas! pour des régions entières, parler
au passé, car presque partout où l'armée allemande passa, il y a
quelques mois, il ne reste plus que des ruines.

On peut vraiment suivre l'invasion à la trace sanglante et charbonneuse
qu'elle a laissée. Partout des massacres, partout des pillages et des
destructions, partout des incendies.

Elle entre en Belgique par Verviers et le plateau de Herve, haute plaine
agricole dont les gras pâturages sont renommés et où les grandes fermes
et les gros bourgs abondent. Verviers, ville ouverte, ne résiste pas: on
la respecte, on se contente de brûler une usine pour l'exemple; dans les
campagnes on fusille quelques otages, on détruit quelques fermes sous
divers prétextes, mais ce ne sont là que de menues gentillesses, sans
importance. A Visé, près de la frontière hollandaise où une division de
l'armée belge tente courageusement de disputer le passage de la Meuse,
les généraux de l'empereur allemand montreront mieux leur savoir-faire.
Visé prise sera plus qu'à moitié détruite. Mais c'est après la reddition
de Liége que la dévastation systématique commença. A la formidable
invasion qui se préparait, toutes les routes de la Belgique étaient
nécessaires; les routes classiques, la Meuse et la Sambre, les routes
plus difficiles des Ardennes; toutes ont presque également souffert du
passage de la horde dévastatrice...

La Vallée de la Meuse! Beaucoup de soldats y ont passé jadis. Henri II
après le sac de Thérouanne par Charles-Quint y entreprit une sorte
d'expédition punitive; les bandes du duc de Nevers n'y allèrent pas de
main morte et avant 1914 on disait dans les livres d'histoire que jamais
on n'avait fait la guerre d'une manière aussi cruelle qu'en ce XVIe
siècle sanglant et passionné. Mais les soldats du Roi de France, pas
plus que les reîtres de l'empereur ne se prétendaient les représentants
de la Culture et aucune conférence de La Haye n'était venue codifier les
lois de la guerre. Les armées de Louis XIV, celles de Guillaume
d'Orange, roi d'Angleterre, celles de la Révolution, qui, elles aussi
passèrent par ces belles vallées, ne firent la guerre qu'aux soldats, et
si quelques châteaux du pays furent brûlés par ces dernières, ce fut
avec la complicité des habitants que les haines sociales égaraient.

Mais ces souvenirs, au printemps dernier, appartenaient à l'histoire,
à une très lointaine histoire, et l'on ne pouvait rien imaginer de plus
paisible que ces rives de la Meuse, qui ressemblaient à un immense parc.
Sur les bords de l'eau, au pied des collines boisées, une quantité de
villas opulentes ou coquettes, s'élevaient dans les jardins et mariaient
heureusement leur rusticité artificielle et bourgeoise avec le charme
des vieux villages de pierre grise. C'était un pays de villégiature, un
pays de repos, de confort, d'opulence, où la prospérité belge s'étalait
avec une complaisance joyeuse. Les villes elles-mêmes avaient toutes un
aspect accueillant de villes d'eaux. Namur riait à l'étranger dans sa
ceinture de forts, et avait converti en parc sa vieille citadelle;
Dinant, qui s'allongeait voluptueusement au pied du rocher autour de sa
vieille église dont l'étrange et charmant clocher bulbeux accrochait le
regard, avait l'air d'une capitale d'opérette. Andenne, Huy, Hastières,
Yvoir, Freyr, Godinne, tous les villages, toutes les villettes de la
contrée avaient le même aspect de gaîté tranquille et saine, de gaîté
wallonne. Ce n'étaient pas précisément des villes d'art, des
villes-musées,--bien que, dans quelques-unes d'entre elles, à Huy, à
Dinant, à Hastières il y eût de fort belles églises, très anciennes et
très curieuses,--mais c'étaient cependant des œuvres d'art en ce sens
que, malgré les erreurs inévitables de la construction moderne, elles
portaient l'empreinte d'une tradition architecturale mosane, qui a
beaucoup de charme et d'originalité...


Illustrations:

ANVERS--FAÇADE D'UNE MAISON BOMBARDÉE, RUE DES TROIS-ROIS
_Ph. Express._


ANVERS--BERCHEM.--(QUARTIERS BURNTED)
_Ph. Express._


GAND--MAISON DES BATELIERS
_Ph. N D._


GAND--L'HOTEL DE VILLE
_Ph. N D._


Toutes, ou presque toutes, ont subi les stigmates de l'invasion. Namur,
qui fut défendue, Namur, qui fut bombardée et prise après un siège en
règle, a relativement peu souffert. Ce sont les villes ouvertes, les
villes où les Allemands sont entrés sans coup férir ou après des
batailles gagnées, qu'ils ont pillées et brûlées. A Dinant où les
Allemands, vaillamment attaqués par une avant-garde française avaient
d'abord subi un sanglant échec, sur quatorze cents maisons que
comptaient la ville et ses faubourgs deux cents à peine sont encore
debout. Près de l'église dont les débris calcinés sont éclaboussés d'une
boue sanglante, cent vingt hommes ont été mitraillés sous les yeux de
leurs femmes; à l'autre extrémité de la place, quatre-vingt-quatre
autres ont été fusillés. Pour qu'ils fussent atteints plus sûrement on
les avaient massés en carré contre un mur: les pelotons allemands
tiraient dans le tas. Suivant le rapport officiel belge, la liste des
victimes civiles de Dinant se monte à huit cents noms et là où s'élevait
une des plus jolies villes de la Meuse il ne reste plus que des ruines
désertes, un fantôme, un squelette de ville.

Andenne, moins pittoresque que Dinant, mais agréablement située sur le
bord de la Meuse entre Liége et Huy et qui n'en était pas moins une
accorte et charmante petite cité wallonne a eu à peu près le même sort.
Et ici le drame est encore plus inexplicable car les Allemands n'avaient
pas eu à se battre autour d'Andenne comme ils avaient eu à se battre
autour de Dinant. «Après deux jours d'une occupation plus ou moins
pacifique, raconte M. Pierre Nothomb dans son terrible livre: _Les
Barbares en Belgique_, le jeudi 20 août à 6 heures du soir, une vive
fusillade éclata de divers côtés à la fois et une douzaine de maisons
entre la Meuse et la gare se mirent à flamber. Les habitants réfugiés
dans leurs caves et qui avaient cru d'abord à une arrivée des alliés sur
la ville virent bientôt que la fusillade était dirigée contre eux. Ceux
qui allèrent à leur seuil pour voir ce qui se passait furent tués. Le
bourgmestre, M. Camus, remonté de sa cave pour fermer sa porte fut
blessé d'une balle égarée; son corps fut aussitôt criblé de vingt coups
de baïonnettes. De véritables feux de salve furent dirigés vers les
caves et les soupiraux.»

Trois cent vingt bourgeois furent ainsi assassinés, la plupart sous les
yeux de leur femme et de leurs enfants, et trois cents maisons furent
brûlées. L'officier qui présida à ce beau fait de guerre s'appelle
Schœnman. Mais le général von Bülow s'empressa d'en prendre la
responsabilité:

  «C'est avec mon consentement, déclara ce noble homme de guerre, que le
  général en chef a fait brûler toute la localité d'Andenne et que cent
  personnes environ ont été fusillées». Il trouvait apparemment que son
  subordonné avait un peu exagéré en en tuant plus de trois cents...

Huy fut moins cruellement traitée: on y a fusillé quelques otages, brûlé
et pillé quelques maisons, mais c'est peu de chose, relativement à ce
qui fut fait ailleurs.

Quant aux villages des rives de la Meuse ou des plateaux voisins, quant
aux villas et aux châteaux qui peuplaient les bois à flanc de coteau,
tous ont été pillés.

Mais certaines régions des Ardennes ont peut être souffert davantage.
L'offensive française s'y porta d'abord, et si nos troupes finalement
durent battre en retraite, ce ne fut qu'après de durs combats où les
Allemands perdirent beaucoup de monde.

C'est un pays de bois, de plateaux arides, coupé de vallées profondes,
un pays qui se prêterait merveilleusement à la guerre de partisans. On
sait que les Allemands en ont une peur affreuse: le franc-tireur est
leur cauchemar. Aussi, quand les Français qui avaient à défendre le pays
pied à pied, profitèrent de la disposition du sol pour tendre
d'heureuses embuscades, les attribuèrent-ils aux habitants. Ce fut le
prétexte d'affreuses représailles, massacres, fusillades, incendies,
bombardements qui n'étaient pas tout à fait, du reste, sans effets
militaires, car plus d'une fois nos troupes hésitèrent à défendre un
village ou une ferme sans absolue nécessité dans la certitude où elles
étaient que leur défense causerait la mort ou la ruine des habitants.
Longtemps, on n'a rien su de ce qui s'était passé dans ce malheureux
pays qui fut vraiment isolé du reste du monde. On sait aujourd'hui que
ses villages furent détruits par centaines, et ses habitants
littéralement décimés.

C'étaient aussi de beaux villages, moins riants, moins opulents que ceux
de la Meuse, mais d'un pittoresque délicieux: maisons de pierre grise
aux toits d'ardoise, clochers pointus, moulins à eau, heureusement
situés au bord des claires rivières.

Petits hameaux agrestes et paisibles suspendus au flanc d'une colline,
petites villes agricoles et forestières tassées aux carrefours des
grand'routes, Rossignol, Maissin, Neufchâteau, Etalle, Paliseul,
Herbeumont, Suxy, nous savons que vous aussi vous avez souffert durement
de la guerre; et quand nous pourrons à nouveau parcourir ces hauts
plateaux de l'Ardenne d'où l'on découvre d'immenses paysages pareils à
des fonds de tableaux gothiques, et ces profondes vallées, où tant de
fois, dans la paix des choses, nous avons cru qu'on pourrait oublier le
monde, nous retrouverons bien des ruines. Mais le pays que vos jolis
noms évoquent ne nous en sera que plus cher. Il n'aura rien perdu de son
charme qu'il doit à la nature même, à la configuration de son rude sol,
à la beauté de son ciel changeant plus qu'à l'effort des hommes, et
d'avoir souffert du passage des Barbares il ne nous paraîtra que plus
émouvant.

                                *
                               * *

En pays flamand, au contraire, les ravages sont irréparables. Là, la
guerre n'a pas seulement causé des ruines et semé des deuils, elle a
modifié tout l'aspect d'un pays. En quelques semaines, elle a détruit
l'effort patient de plusieurs siècles.


Illustrations:

F. WILLAERTS--RENTRÉE DU BÉGUINAGE--GAND (PEINTURE)
_Cl. Braun et Cie._                   _Musée du Luxembourg._


FRANK BRANGWYN--VIEILLES MAISONS A GAND (EAU-FORTE)
_Ph. Vizzavona._


A. BOERTSOEN--LE DÉGEL (PEINTURE)
Aspect d'un vieux quartier de Gand sous la neige
_Cl. Braun et Cie._                   _Musée du Luxembourg._


C. HOUSSARD--HÔTEL DE VILLE D'ALOST (EAU-FORTE)


C. HOUSSARD--LE BEFFROI DE BRUGES (EAU-FORTE)


VICTOR GILSOUL--SOIR A BRUGES--LE QUAI DE LA POTERIE (PEINTURE)
_Ph. Paul Becker._                   _App. à M. Delbrugère._


VICTOR GILSOUL--LE BÉGUINAGE (PEINTURE)
_Ph. Vizzavona._


BRUGES--LA PLACE VAN-EYCK
_Ph. N D._


BRUGES--LE LAC D'AMOUR
_Ph. N D._


Après la chute de Liége, tandis qu'une armée allemande, poursuivant ses
avantages sur la rive droite de la Meuse, repoussait les Français jusque
sur leur territoire, une autre entreprenait l'invasion de la Belgique
sur un vaste front qui allait du Nord au Sud, poussant devant elle la
petite armée belge qui, héroïquement, défendait le terrain pied à pied.
Partout, elle commit les mêmes ravages, les mêmes horreurs. D'autres que
moi raconteront le martyre d'Aerschot et de Louvain, de Tongres, de
Diest, de quantité de bourgs et de villages, de ce gras pays brabançon
qui semblait aménagé pour les fêtes, les ripailles et les kermesses, et
non pour la guerre. Malines, sœur pensive de Bruges et de Louvain, fut
prise et reprise. Plusieurs fois, les Allemands la bombardèrent, visant
toujours avec obstination cette noble tour de Saint-Rombaut, qui se
dresse dans la plaine flamande comme un flambeau. Mais une fois la ville
prise, elle ne fut pas incendiée, ni systématiquement détruite, et si
l'opulent pays qui s'étend entre Bruxelles et Anvers a été converti en
désert, du moins les Allemands peuvent-ils alléguer qu'on s'y est
durement battu, que l'armée belge, retirée dans Anvers, a fait plusieurs
sorties qui inquiétaient gravement les derrières de l'armée d'invasion.
Mais pour la destruction de Termonde, ils ne sauraient invoquer aucune
excuse. C'est après qu'elle eût été évacuée par les dernières troupes
belges, que la ville fut systématiquement détruite. Comme elle avait
déjà souffert d'un premier bombardement, et qu'elle semblait
définitivement acquise à l'armée d'invasion, le bourgmestre vient
trouver en suppliant le général von Sommerfeld--tous ces noms sont à
retenir--tranquillement assis sur une chaise, devant un café sur la
Grand'Place. Il parle, il prie, il pleure, il est au moment de
s'agenouiller devant le bourreau de sa ville; mais celui-ci le regarde
froidement, répond ces simples mots: «Nein! razieren», et fait signe aux
pionniers de commencer.

Il ne reste plus aujourd'hui de Termonde que quelques petits tas de
décombres au bord de l'Escaut.

La jolie ville que c'était! De pittoresques remparts à la Vauban
l'entouraient, de larges douves communiquant avec l'Escaut, lui
faisaient une gracieuse ceinture d'eau qui ajoutait à son charme intime
et accueillant. C'était comme un vieux petit port accroupi le long du
grand fleuve, et soigneusement gardé à la façon d'autrefois contre les
intrus et les indésirables. Pour entrer à Termonde, on passait des ponts
et des ponts encore, et tout à coup, l'on arrivait dans quelque rue
multicolore dont les maisons luisantes de peinture alignaient leurs
façades comme des jouets de Nuremberg. Un bout de canal, un bras de
rivière reflétait les fenêtres garnies de rideaux à guipure et décorées
de vases remplis de fleurs artificielles. Aucune animation, du reste,
sauf sur les quais, du côté des fabriques. Aucun bruit, sauf l'aigre
sonnerie des clairons de la garnison. Sur la Grand'Place, à certaines
heures, il ne passait pas trois personnes. Par moments, la porte d'un
café s'abattait avec un bruit sourd. Un officier traînait lentement ses
pas vers le cercle militaire, puis tout retombait à la solitude, au
silence. Mais cette solitude n'avait rien d'hostile ni de triste. Elle
était souriante et confortable. Les gens de Termonde y étaient habitués
depuis si longtemps qu'ils semblaient ne pas supposer qu'il pût y avoir
une autre vie. Ils s'ennuyaient confortablement et paraissaient heureux
de s'ennuyer.

Mais Termonde, outre le charme de ses rues multicolores, intéressait le
voyageur par la coquetterie caractéristique de son hôtel de ville. Il
avait subi, au cours des siècles, beaucoup de retouches, mais toutes les
variations de son architecture s'étaient très heureusement harmonisées.
Une partie avait été restaurée selon les dessins de Maestertuis dans un
gothique très pur et très simple, tandis que l'aile gauche s'ornait d'un
pignon contourné dans le goût de la Renaissance. Au milieu de l'édifice,
la tour se dressait d'un jet hardi, couronnée de quatre tourelles qui
s'effilaient autour d'une lanterne finissant en flèche bulbeuse. Certes,
ce monument n'avait rien de l'imposante solennité du beffroi de Bruges,
ni de la fière énergie du beffroi d'Ypres, ni de la grâce légère de
l'hôtel de ville d'Audenarde, mais sa silhouette avait de la grâce et de
la fierté et il faisait, somme toute, très bonne figure parmi les
édifices civils de la Flandre. A l'intérieur, la municipalité avait
réuni les tableaux qu'elle possédait, et qui, presque tous, étaient dûs
à des peintres du terroir, car Termonde a marqué dans l'histoire
artistique de la Belgique contemporaine: c'est le lieu de naissance du
grand paysagiste Courtens. On y trouvait, du reste, aussi quelques
tableaux anciens de grande valeur. A Notre-Dame, la vieille collégiale
sombre dont la masse trapue s'élevait au-dessus de l'ancien cimetière,
on voyait, parmi l'or et le marbre des chapelles, un remarquable tableau
de Gaspard de Crayer et deux Van Dyck excellents: une _Adoration des
Bergers_ et un _Crucifiement_.

Ces précieuses toiles ont-elles été sauvées? je ne sais; mais les
charmants édifices qui leur servaient de cadre ont disparu à jamais.
Sans doute Termonde se relèvera de ses ruines, mais ce sera une autre
ville, une ville neuve sans rien du charme discret et recueilli de la
cité détruite.

                                *
                               * *

Hélas! il en est ainsi de presque toute la Flandre. Rien ne nous rendra
son tranquille et placide visage. Elle pansera ses blessures, elle
réparera ses désastres avec cette patiente énergie qu'elle a toujours
montrée au cours des siècles, mais ses paysages silencieux et pensifs
comme des jardins de béguines, ses villages riants, paisibles et
vieillots ont disparu à jamais.

Peut-être reverrons-nous la tour des halles d'Ypres se dresser fièrement
au milieu de la plaine reconquise, car on pourra la reconstruire
pieusement, telle qu'elle était, mais nous ne reverrons jamais la
vieille petite place, la charmante église de Loo, si artistement patinée
par le temps; nous ne reverrons jamais le tendre béguinage de Dixmude,
son vieux pont de l'Yser, ses maisonnettes multicolores, on ne refera
pas ces quais ombragés de vieux arbres. Et de même Nieuport. Aucun
archéologue, aucun architecte, ne nous restituera la vieille église de
brique et son clocher bulbeux, le modeste hôtel de ville, avec son
perron solennel, ni la Halle-aux-Drapiers, avec sa gracieuse tour
carrée.

A quoi bon chercher à reconstituer ces humbles monuments? Ce n'étaient
rien moins que des modèles d'architecture et leur beauté était faite de
leur parfaite convenance au cadre qui les entourait, de la couleur dont
les siècles les avaient revêtus, de l'harmonie qui s'était établie entre
eux, et les arbres et le ciel. Les arbres de Nieuport ont été rasés par
les obus, et le vétusté petit port qui s'endormait si voluptueusement
dans ses souvenirs, le long de l'Yser vaseux, n'est plus qu'un tas de
briques et de plâtras.

Nieuport, Ypres, Dixmude, Termonde, rien ne me donne comme ces noms
l'affreuse sensation de l'irréparable...

  L. DUMONT-WILDEN.


Illustrations:

VICTOR GILSOUL--LE TOURNANT DU CANAL DE BRUGES (PEINTURE)
_Ph. Paul Becker._                  _App. à M. Max Wolfers._


VICTOR GILSOUL--SOIR A LOO--FLANDRES (PEINTURE)


VICTOR GILSOUL--PAYSAGE DU LITTORAL BELGE (PEINTURE)
                           _App. à S. M. le Roi des Belges._


VICTOR GILSOUL--ASPECT D'UN VIEUX VILLAGE FLAMAND (PEINTURE)
_Ph. Paul Becker._                     _Musée de Barcelone._


LES HALLES D'YPRES (détruites)
_Ph. N D._


LA HALLE A LA BOUCHERIE D'YPRES (détruite)
_Ph. des Monuments Historiques._



LE CRIME DE LOUVAIN


Le crime de Louvain, n'est pas seulement un crime contre la Vie: c'est
un crime contre l'Esprit, écrivait récemment Pierre Nothomb. Et de fait
on ne pouvait évoquer le nom de Louvain, sans songer au centre
intellectuel, de réputation célèbre, dont la fondation remonte à 1425;
on ne pouvait traverser les rues étroites et tortueuses de la vieille
cité brabançonne, sans admirer l'une ou l'autre façade artistique des
quarante-trois collèges de l'ancienne université! Depuis quelques années
des monuments nouveaux, laboratoires, instituts, pédagogies, s'élevaient
un peu partout, garants de la prospérité féconde de l'école.

Louvain était au moyen âge une ville commerciale, puissante et prospère.
Les draps écarlates, les tapis, les futaines, les bougrans, les
passements d'or, d'argent et de soie, tissés à Louvain, étaient renommés
dans toute l'Europe. Pour abriter les métiers et les échoppes des
drapiers, les magistrats firent construire en 1317 une Halle, d'aspect
sombre et sévère, d'une grande sobriété et d'une parfaite pureté de
style.

Des deux salles du rez-de-chaussée, une seule subsistait de nos jours à
peu près intacte, divisée en deux nefs par une longue épine de colonnes,
à chapiteaux ornés de feuillages et de fruits; d'harmonieuses arcades en
plein cintre, vigoureusement moulurées, s'appuyaient sur les colonnes.
De magnifiques culs-de-lampe soutenaient les poutres en chêne du
plafond; les sujets qu'ils représentaient étaient des plus variés:
feuillages, scènes burlesques, êtres fantastiques ou hybrides. Plusieurs
de ces culs-de-lampe constituaient des spécimens originaux, qu'on
rencontre rarement à la même époque dans le reste de notre pays; tous
étaient d'un modelé ferme et rude, formant contraste avec les ciselures
plus fines et plus gracieuses de l'époque postérieure. On a reproduit
souvent les deux bustes de chevaliers, revêtus de la cotte de maille et
séparés par deux écus. «Ce morceau d'un modelé très ferme et d'un très
bon style, dit J. Destrée, démontrerait à défaut d'autre témoignage la
place distinguée que la sculpture occupait déjà dans nos contrées dès le
début du XIVe siècle.»

La Halle aux draps de Louvain ne connut pas longtemps la grouillante
animation des marchés et des célèbres foires de septembre; dès la
seconde moitié du XIVe siècle une lutte féroce entre patriciens et
plébéiens ruina le commerce et força les drapiers à émigrer en Hollande
et en Angleterre.

La grande cité brabançonne allait déchoir de son rang, elle était vouée
à la ruine, lorsque, au commencement du XVe siècle, une occasion unique
s'offrit à elle de connaître à nouveau des jours prospères. Les
conseillers du duc de Brabant venaient de décider la fondation dans les
Pays-Bas d'un établissement d'études supérieures, afin de retenir dans
nos frontières la jeunesse avide de savoir et obligée de fréquenter les
universités étrangères. Les magistrats de la ville de Louvain ne
ménagèrent ni les démarches, ni les plaidoyers habiles pour déterminer
le duc à fixer chez eux le siège de la nouvelle académie; ils obtinrent
gain de cause.

Aucune autre ville de nos provinces ne pouvait se prévaloir des
avantages précieux que possédait Louvain pour devenir un centre
d'études: de vastes locaux abandonnés par le commerce ruiné, des
habitants dont le contact continu avec l'étranger et les habitudes
commerciales avaient façonné et adouci les mœurs, un climat salubre,
doux et tempéré, tant vanté par les historiens, de vastes jardins
prêtant leurs ombrages aux promenades solitaires des savants, des rues
silencieuses et tranquilles, une paix éternelle où rien ne devait
troubler les travaux de l'esprit, les méditations profondes et
abstraites: _nusquam studetur quietius_, écrivait Erasme.

Avec la jeune Alma Mater, la ville de Louvain se reprit à la vie et à
l'espérance. Consciente de sa dignité et du rôle important qu'elle était
appelée à jouer, elle voulut se parer de joyaux artistiques
incomparables. L'année même de la fondation de l'université on
commençait, sous la direction de l'architecte Sulpice Van Vorst, de
Diest, la construction de la collégiale Saint-Pierre; le chœur était
achevé en 1434, mais les travaux de l'église durèrent jusqu'au
commencement du XVIe siècle. De magnifiques tours de style flamboyant
devaient couronner l'édifice et lui donner l'envolée des plus belles
cathédrales; des écroulements successifs firent abandonner ces projets
et le monument conserva toujours l'aspect d'une œuvre inachevée.
L'intérieur présentait un ensemble impressionnant par l'élancement des
voûtes, l'élégance des proportions, la pureté des lignes; sept chapelles
polygonales entouraient l'abside du chœur.

La collégiale de Louvain renfermait des trésors artistiques. D'après un
dessin de Mathieu de Layens, on exécuta, en 1450, pour l'église
Saint-Pierre, un tabernacle en pierres d'Avennes: c'était une gracieuse
et légère tourelle pyramidale, fourmillant des sculptures les plus
fines. A l'entrée du chœur on admirait un jubé dont les trois arcades
ogivales, portées par de sveltes colonnes, soutenaient des myriades de
statuettes. Citons encore la chaire en bois sculpté et le remarquable
porche de la Renaissance, tout orné de dentelles, de festons, de
guirlandes, de médaillons.

Deux chefs-d'œuvre célèbres de Thierry Bouts éclipsaient les autres
toiles, remarquables cependant, qui ornaient l'église Saint-Pierre.
C'étaient la Cène, une des perles les plus pures de l'école flamande, où
parmi les spectateurs on remarquait le portrait du peintre, et le
Martyre de saint Erasme, tryptique dont les volets représentaient saint
Jérôme et saint Bernard, œuvre au coloris brillant et poli.

Les barbares ont livré aux flammes la superbe Collégiale de Louvain; il
n'en reste qu'une carcasse vide et décharnée... Les vieilles tapisseries
flamandes ont été brûlées; le magnifique tabernacle est en ruines. Par
miracle les chapelles qui entourent le chœur où se trouvaient les
chefs-d'œuvre de Thierry Bouts ont été préservées de l'incendie. Les
deux toiles ont échappé aux flammes qui les ont frôlées; les mains
pieuses d'un de mes collègues de l'Université les ont placées en lieu
sûr.


Illustrations:

LES HALLES D'YPRES EN FEU
_Ph. E. Van Hammée._ (Histoire de la Belgique dans la guerre des Nations).
Copyright.


INCENDIE DES HALLES D'YPRES
_Ph. Antony._


LES RUINES D'YPRES--LA BIBLIOTHÈQUE
_Ph. Antony._


YPRES APRÈS LE PREMIER BOMBARDEMENT
_Ph. E. Van Hammée._ (Histoire de la Belgique dans la guerre des Nations).
Copyright.


L'hôtel de ville de Bruxelles venait d'être achevé, lorsque les
magistrats de Louvain, pris d'une ardente émulation, décidèrent de
construire un édifice, qui le surpasserait en richesse et en élégance.
Ils s'adressèrent à un jeune architecte, dont le chef-d'œuvre a
immortalisé le nom: Mathieu de Layens. La première pierre de l'hôtel de
ville fut posée en 1448; les travaux étaient achevés en 1463. Tout le
monde connaît ce monument incomparable, ses ciselures fines et délicates
comme la plus belle des dentelles, ses façades au millier de sculptures
légères; une harmonie parfaite préside à l'enchevêtrement des
balustrades, des pinacles, des colonnettes, des clochetons et des
tourelles qui s'élancent et se dessinent dans l'azur avec une hardiesse
étonnante. L'hôtel de ville de Louvain semble l'œuvre d'un imagier du
moyen âge, quelque tabernacle précieux, démesurément grandi, à placer
dans un sanctuaire à l'abri des intempéries trop rudes de notre climat.

Les lourds et épais buveurs de bière ont-ils ressenti tout à coup un
frisson d'émotion artistique devant ce «Palais de fées» si
délicieusement orné? Ils prétendent l'avoir sauvé des flammes au péril
de leur vie! Hélas! Le «Palais de fées» reste seul debout au milieu de
la dévastation générale; il semble pleurer les joyaux précieux qui
l'entouraient comme d'une couronne: la Collégiale, née du même élan
artistique et pour ainsi dire du même souffle créateur, et toutes les
maisons anciennes aux pignons étroits, aux façades ornées
d'inscriptions, de médaillons, de moulures dorées!

Si l'hôtel de ville de Louvain obtint grâce devant les barbares, la
Halle ne fut pas jugée digne de semblable faveur; devenue depuis des
siècles un foyer d'études et de patriotisme, elle méritait en première
ligne les coups des disciples de la haute culture.

Dès 1432, la ville de Louvain offrait à l'université un local dans la
Halle aux draps pour l'enseignement de la Théologie et l'année suivante
on y aménageait des locaux pour les Facultés de droit et de médecine. En
1676, l'Université acheta la Halle à la ville; quelques années plus tard
on suréleva tout l'édifice d'un vaste étage et en 1723 on y ajouta un
bâtiment perpendiculaire.

De nos jours, toute la Halle était occupée par la bibliothèque
universitaire.

L'immense salle de lecture, dite «salle des portraits», renfermait une
collection unique, dont la perte est irréparable. On y avait réuni les
toiles représentant les traits des professeurs les plus illustres et des
bienfaiteurs insignes de l'ancienne université, toiles d'une valeur
artistique bien différente, mais toutes d'un puissant intérêt
historique. Devant cette galerie de penseurs, aux traits durs et
austères, on se sentait pénétré d'un sentiment profond de respect envers
l'étude et la science; l'activité fiévreuse et toujours hâtive, dont une
salle de lecture et de recherches est un ardent foyer, formait un
contraste frappant avec l'attitude calme et méditative de nos anciens
maîtres.

Dans la principale salle de livres, aux dimensions énormes, une
magnifique boiserie en chêne, disposée en portiques à colonnes,
supportait des dais qui renfermaient les statues des grands philosophes
et écrivains de l'antiquité.

La salle de travail des professeurs était un bijou de la plus belle
architecture de la Renaissance; nous venions d'y mettre à jour, il y a
un an, des voûtes délicates, des boiseries en chêne d'une exécution très
fine.

Les séances solennelles des promotions et des doctorats se déroulaient,
avec toute la splendeur du protocole académique, dans l'ancien
auditoire de médecine, conservé avec ses bancs, ses stalles, ses
tribunes, ses tableaux.

La fondation de la Bibliothèque universitaire de Louvain remonte à 1636;
de nombreux fonds de vieux livres et manuscrits, légués par des
particuliers, vinrent enrichir considérablement le dépôt et lui donner
une importance de premier ordre. Le nombre de nos manuscrits s'élevait
environ à 500; le plus célèbre était un petit manuscrit écrit de la main
de Thomas a Kempis. Nous possédions également plusieurs livres d'heures
ornés d'enluminures très riches et de belles miniatures.

Parmi les trésors innombrables, renfermés dans de grandes armoires
d'exposition, on pouvait remarquer: la bulle d'érection du Studium de
Louvain, concédée par le pontife Martin V en 1425; le fameux ouvrage
d'André Vésale, _De humani corporis fabrica_, exemplaire sur vélin donné
par Charles-Quint à l'Université; un très beau choix de reliures
flamandes du XVIe et du XVIIe siècles; les souvenirs de l'ancienne
Université, sceaux des Facultés, médailles, diplômes, etc.; des
curiosités typographiques, des raretés bibliographiques de tout genre.

La Bibliothèque de Louvain renfermait plus de 250,000 volumes. Sa
principale richesse consistait dans les fonds des vieux imprimés et des
incunables. Les 800 à 1,000 incunables de Louvain formaient une des
collections les plus précieuses de l'Europe; on y rencontrait des
éditions très rares, des exemplaires uniques. Les nombreux fonds, cédés
par des spécialistes à notre Bibliothèque, contenaient bon nombre des
ouvrages réputés, sortis des presses installées dans la ville
universitaire dès les débuts de l'imprimerie, alors que l'école de
Louvain jouait un rôle si important dans le mouvement de l'humanisme.

Qui ne connaît la part active prise par la Faculté de théologie de
Louvain dans les grandes querelles doctrinales? Des mains pieuses
avaient réuni en volumes les pièces, les pamphlets, les lettres, les
placards relatifs à la Réforme dans les Pays-Bas, au Baïanisme et au
Jansénisme. La reconstitution d'un ensemble aussi complet de documents
historiques est impossible.

Les Halles de Louvain ont toujours été le centre d'une vie universitaire
intense. On semblait voir se dessiner sur ces murs épais et noircis les
ombres d'André Vésale et de Juste-Lipse; dans ces vastes locaux,
imprégnés de souvenirs précieux et touchants, on songeait à l'ancienne
école de Louvain, illuminée des rayons les plus chauds de la
Renaissance; on revoyait en esprit ces professeurs «patriotes»,
défenseurs de nos libertés sacrées, que les soldats autrichiens, sabre
au clair, retenaient enfermés dans les Halles universitaires, dans
l'espoir de vaincre par la faim leur héroïque résistance.

J'ai vu les ruines de Louvain; j'ai vu se consumer lentement les trésors
accumulés par des siècles de labeur fécond et de recherches patientes.
Des Halles universitaires il ne reste que des tronçons de colonnes, un
amoncellement impraticable de briques, de pierres, de poutres; dans les
rues de l'antique cité dévastée, sur les ruines qui couvrent tous les
quartiers les plus riches, et, plus loin dans la campagne, des feuillets
de manuscrits et de livres à moitié consumés voltigent au gré du vent...

  P. DELANNOY,

  Professeur et bibliothécaire
  à l'Université de Louvain.


Illustrations:

L. HUYGENS--LES HALLES D'YPRES EN FEU (PEINTURE)

_Ph. Vizzavona._


LE BEFFROI DES HALLES D'YPRES (avant sa destruction)
_Ph. des Monuments Historiques._


LE BEFFROI DES HALLES D'YPRES (après le bombardement et l'incendie)
_Ph. E. Van Hammée._ (Histoire de la Belgique dans la guerre des Nations).
Copyright.


RUINES A YPRES
_Ph. E. Van Hammée._ (Histoire de la Belgique dans la guerre des Nations).
Copyright.


EFFET D'UNE BOMBE A FURNES
_Ph. Capit. Gérard._



YPRES


La destruction systématique des monuments d'Ypres par l'armée allemande,
destruction nullement justifiée ou seulement explicable par quelque
nécessité stratégique, fournit une marque nouvelle de cet état d'esprit
germanique qui veut la guerre non seulement contre les hommes mais aussi
contre les idées.

La première manifestation éclatante de cette mentalité de barbares fut
l'incendie et le sac de Louvain.

La seconde fut le bombardement de la cathédrale de Reims.

Une troisième, à n'en pas douter, résulte de l'acharnement obstinément
déployé contre le beffroi et les halles d'Ypres.

Louvain c'est le centre de culture et de diffusion de la science
catholique. L'Université de Louvain, l'_Alma Mater_, c'est par essence
la citadelle spirituelle de la science en harmonie avec la foi. C'est
contre elle que le crime, froidement prémédité et accompli, était
préparé. L'incendie et le pillage de la célèbre bibliothèque, la
dévastation de la cathédrale le proclament nettement.

Les persécutions et les fusillades dont furent victimes tant de prélats,
de moines et de prêtres en Belgique, le bombardement oiseux de la
cathédrale de Malines, furent suscités par les mêmes mobiles, par la
même haine sectaire de l'empereur protestant qui, tel un enfant gâté,
croit annihiler une tradition ou une doctrine en jetant bas un édifice
qu'elle avait inspiré.

Reims, c'est en quelque sorte le Palladium de la France historique,
croyante ou traditionaliste. L'Allemagne a voulu l'abolir.

C'est le symbole insigne d'une histoire nationale glorieuse et
magnifique que l'armée envahissante a atteint et tenté de supprimer.
L'attentat dirigé contre la chaumière et la chapelle de Domrémy fut
inspiré par la même frénésie.

_Ypres_, d'autre part, c'est le symbole éclatant de la persistance de
l'esprit des anciens communiers, de la survivance de ce particularisme
local qui depuis le plus lointain moyen-âge a opposé, en Belgique,
l'hôtel de ville au palais du suzerain ou de son délégué.

L'autocrate féru des principes du militarisme prussien, imbu des
préjugés que doit engendrer l'étroite discipline de l'armée étendue à
toute la nation, ne pouvait manquer de s'attaquer au monument type qui,
dans cette ville morte, par ses dimensions imposantes et par sa
somptuosité, portait le témoignage irrécusable des victoires de la
commune bourgeoise, des gildes d'artisans, au cours des siècles, sur le
pouvoir central représenté par le suzerain ou son vassal, par le
monarque ou par son gouverneur.

Cet esprit communal survécut à la féodalité et à tous les régimes
postérieurs. Il conserve encore en Belgique sa tenace influence.

Le Beffroi et les Halles d'Ypres furent bombardés et brûlés par ordre du
même vouloir despotique et brutal qui exigea l'arrestation et
l'incarcération du bourgmestre Max.

Ces édifices, c'était la matérialisation figurée, cet homme, c'était
l'incarnation audacieuse du même esprit autochtone de résistance
irréductible que l'impérialisme d'un Guillaume II ne peut tolérer sur
les routes où il n'a pas craint de jeter ses hordes serviles.

Voilà le sens de l'acte de vandalisme commis, acte qui appauvrit une
fois de plus le patrimoine du monde entier en lui ôtant un de ses plus
significatifs chefs-d'œuvre.

                                *
                               * *

Le Beffroi et les Halles d'Ypres, ce n'est pas seulement de
l'architecture qui disparaît. Les édifices, dans leur structure
générale, se peuvent restaurer. Leur survivance ne s'obtient qu'au prix
de réfections renouvelées. C'est de l'art, des souvenirs précieux, de
l'histoire qui sombre et meurt.

Oui, de l'histoire était écrite par les peintres sur les murailles, par
les sculpteurs dans la pierre des mausolées et des statues, par les
artisans d'art en mille ouvrages. La physionomie et l'âme de la vieille
cité sont brutalement supprimées. Ces pertes-là, comme celles des
manuscrits et des livres inestimables de Louvain, comme celles des
sculptures anciennes sur les façades de Reims, rien ne peut les réparer.
Elles sont définitives.

Ypres, ville léthargique, s'étend dans la plaine basse des Flandres,
dominant de ses tours et de ses pignons les débris de ses anciens
remparts, démantelés en 1856. Elle se mire dans les eaux des fossés et
des étangs alimentés par le cours paresseux de l'Yperlée.

Éloignée des centres, écartée du chemin banal des touristes, Ypres
valait une visite fervente. Depuis la vulgarisation de l'automobile,
elle était très à la mode. Réduite peu à peu, depuis le XIIIe siècle,
d'une population de deux cent mille âmes à une population actuelle qui
n'atteignait plus le dixième de ce chiffre, elle étalait encore partout
les traces de sa splendeur ancienne et de sa longue prospérité. Telle
une aïeule, elle tenait du charme désuet et morbide du passé, un
prestige touchant.

Jadis les foulons et les drapiers mettaient en mouvement à Ypres quatre
mille métiers. C'est aux frais de leurs corporations que furent érigées
les gigantesques Halles aux draps dont la construction dura plus d'un
siècle. Maintenant seules, quelques vieilles dentellières aux doigts
agiles, le coussin et les fuseaux sur les genoux, enchevêtrent les
réseaux des légères «Valenciennes» au seuil des logis branlants.....

L'éloquence du passé était tellement persuasive à Ypres! La Grand'Place
longue et large à la mesure d'un peuple d'habitants, le beffroi géant,
les halles démesurées, la cathédrale immense, parlaient au moins
sensible. Et les habitations jadis somptueuses partout debout
proclamaient l'évolution des styles dans l'art de bâtir, depuis la
façade de la rue de Lille, la Boucherie gothique et l'antique «Gasthuys»
Belle, jusqu'aux logis datant des règnes de Louis XV et de Louis XVI
attestant au milieu des vicissitudes, la persistance d'une vie locale
florissante.

                                *
                               * *

Que retrouverons-nous de ces trésors!

Déjà des photographies nous ont révélé les dégâts irrémédiables. Les
Halles effondrées et brûlées, l'Hôtel de Ville écroulé, la tour du
beffroi renversée, la cathédrale Saint-Martin saccagée, les places et
les rues de la ville ravagées par les obus et par les flammes.

Les Halles étaient décorées de peintures murales importantes. Les unes
dataient du XIVe et du XVe siècles. Elles avaient été indiscrètement
restaurées. Les autres avaient été exécutées au cours du siècle
dernier.


Illustrations:

FRANK BRANGWYN--ABSIDE DE L'ÉGLISE SAINTE-WALBURGE, A FURNES
(EAU-FORTE)
_Ph. Vizzavona._


LUCIEN FRANK--LA PANNE (PEINTURE)
Dernière résidence du Roi des Belges
_Ph. Vizzavona._                      _Musée du Luxembourg._


FURNES--L'HÔTEL DE VILLE, LE PALAIS DE JUSICE, LE BEFFROI ET L'ÉGLISE DE
SAINTE-WALBURGE
_Ph. Morez de Croo._


VISION DE RUINES A TRAVERS UNE OUVERTURE FAITE PAR UN OBUS
_Ph. E. Van Hammée._ (Histoire de la Belgique dans la guerre des Nations).
Copyright.


Guffens, Swerts, Pauwels, et plus magistral, Delbecke y avaient tracé de
grandes compositions rappelant les fastes de la ville.

Delbecke, dans ces fresques d'Ypres, avait donné toute la mesure d'un
talent personnel et curieux. Nulle part ailleurs, il n'existe une œuvre
importante de lui. Il mourut jeune, relativement, laissant presque
achevé ce significatif ensemble. A cette heure, il ne reste rien de
Delbecke, sauf quelques esquisses et petits tableaux sans importance. Ce
peintre, qui méritait d'occuper une place éminente dans l'école belge
moderne est pour jamais rentré dans le néant. Quand on songe à l'intérêt
que suscite le moindre bout de fresque retrouvé de nos jours, on réalise
l'admiration qui dans l'avenir eût consacré l'ensemble harmonieux de ces
peintures sauvagement supprimées.

Pauvre ville! Retrouverons-nous après la guerre, dans le curieux hôpital
Belle, le triptyque de Melchior Brœderlam, peintre officiel de Philippe
le Hardi, duc de Bourgogne, de 1382 à 1401? C'est un document du plus
haut intérêt artistique que l'œuvre de ce prédécesseur des Van Eyck, de
cet ancêtre Yprois de l'Ecole Brugeoise. Avec une naïveté déjà servie
par des moyens techniques habiles, Brœderlam a peint la Vierge et
l'Enfant entre les donateurs accompagnés de leurs Saints Patrons.

La Vierge-Reine, couronnée d'or, douce et fine, est vêtue de brocart
rouge et or. Salomon Belle et ses fils, assistés d'un saint Georges en
bizarre armure, lance en mains, Christine de Guines et ses filles avec
sainte Catherine sont demeurés ainsi, depuis le XIVe siècle dans
l'hôpital qu'ils ont fondé, à travers d'autres guerres et d'autres
vicissitudes..... Quel sort leur fut-il réservé?

Et dans l'église Saint-Martin qu'est devenu le monument gothique fleuri
érigé à la mémoire de Louise de Laye, veuve d'Hugonet, chancelier de
Bourgogne? Et le tombeau d'Antoine de Henin? Et la dalle qui recouvre la
dépouille de Jansénius, évêque d'Ypres, l'austère fondateur du
jansénisme!

La magnifique verrière en forme de rose est assurément en miettes, et
l'arche triomphale, construite en 1600 par Urban Taillebert renversée!
Et le jubé aux statuettes d'albâtre, la chaire aux sculptures
exubérantes, les stalles du chœur et les tableaux si harmonieux dans
l'ombre des voûtes, incendiés sans aucun doute.

Hélas, Ypres, douloureuse martyre, ton écrin d'édifices a-t-il perdu son
doux vieux cloître aux ogives flamboyantes? sa curieuse «conciergerie»
bâtie au XVIIe siècle dans le goût--partout ailleurs démodé--de la
Renaissance? son charmant «ouvroir des sœurs» à l'hospice Saint-Jean?
ses façades à pignons de l'ancienne abbaye de Thérouanne? sa tour de
Saint-Nicolas? l'hôtel Merghelynck, abritant un musée de meubles et de
bibelots du XVIIIe siècle? et les églises, et les portes anciennes de la
cité? et les vieilles maisons? et tous les témoins émouvants et
pittoresques du passé?

Quoiqu'il en subsiste parmi les ruines et les débris, jamais les
meurtrissures et les outrages infligés par l'ennemi à la ville-aïeule ne
seront effaçables.

De l'art, de l'histoire, de la tradition, de la légende avaient fleuri
là et sont abolis.

Le crime de ceux qui ont voulu cet anéantissement ne saurait invoquer
d'excuse.

  PAUL LAMBOTTE,

  _Directeur des Beaux-Arts
  de la Belgique_.



NIEUPORT, FURNES, DIXMUDE


Parmi les prairies humides de la Flandre maritime les petites villes
ressemblaient à des sanctuaires. Elles surgissaient du Passé, sans
orgueil et sans péché. Très vieilles, très recueillies, leur beauté ne
saisissait pas le passant; il fallait pour les voir, commencer par les
aimer, pour les entendre, savoir écouter le silence. Le charme qui
émanait d'elles, on ne savait si c'était le charme de la mort ou celui
de la vie éternelle.

Nieuport n'est plus aujourd'hui qu'un monceau de décombres. Mais
l'ennemi toujours s'acharne sur cette morte. Quand, titubant d'horreur,
sous le fracas des obus on cherche à s'orienter dans ce qui fut la
ville, l'affreuse monotonie des ruines empêche tout d'abord de découvrir
l'emplacement de l'église, de l'hôpital, des halles. Un soldat vous
guide par ce désert et, en longeant ce qui reste des ruelles, on se
trouve bientôt sur la place.

On se souvient. Elle était calme, rectangulaire, toujours vide. L'air
mouillé des pâtures s'y mêlait à l'odeur salée des bassins. Des cabarets
paisibles et des maisons carrées se regardaient placidement; au fond,
flanqué d'une curieuse tour, un bâtiment très ancien s'allongeait, les
Halles, vestige d'une splendeur éteinte, d'une vie puissante abolie.
Derrière ces baies ogivales, dans les salles où jadis se nouaient les
trafics des marchands, dormaient les tableaux naïfs, les souvenirs, les
vénérables archives. En face, des rues trop larges allaient au port,
bordées l'une de maisons basses et jaunes, gîtes enfumés des pêcheurs de
crevettes, l'autre de vieilles demeures grisâtres, sans âge, dont les
lignes avaient été sculptées jadis par d'humbles artisans, joyeux
d'orner de lignes musicales les pignons pointus ou de surmonter les
fenêtres de belles coquilles doucement creusées... C'est l'hospice et
son humble tourelle, c'est le curieux _Hôtel de l'Espérance_, c'est le
_Dunnehuus_ aux légers meneaux de pierre, où habitèrent Isabelle et
Albert, c'est la vieille prison dont les basses croisées sont défendues
par de lourds barreaux.


Illustrations:

GRAND'PLACE DE FURNES AVANT LE BOMBARDEMENT--UNE REVUE PASSÉE PAR LE ROI
ALBERT
_Ph. E. Van Hammée._ (Histoire de la Belgique dans la guerre des Nations).
--Copyright.


FURNES--LA VILLE ABANDONNÉE
_Ph. Capit. Gérard._


INTÉRIEUR DE L'ÉGLISE DE DIXMUDE APRÈS LE BOMBARDEMENT
_Ph. E. Van Hammée._ (Histoire de la Belgique dans la guerre des Nations).
--Copyright.


VUE DE MAISONS DÉTRUITES A NIEUPORT
_Ph. E. Van Hammée._ (Histoire de la Belgique dans la guerre des Nations).
Copyright.


VICTOR GILSOUL--BASSIN A NIEUPORT PRÈS DE L'ANCIEN PHARE (PEINTURE)
_Ph. Paul Becker._


LÉON CASSEL--LA BÉGUINE AU PUITS--BÉGUINAGE DE DIXMUDE
(PEINTURE)


VICTOR GILSOUL--NIEUPORT--SOIR SUR LE CHENAL (PEINTURE)
_Ph. Paul Becker._                      _App. à M. Lembrée._


VICTOR GILSOUL--L'ENTRÉE DU VILLAGE DE MANNEKENSVÈRE SITUÉ SUR L'YSER
ENTRE NIEUPORT ET FURNES (PEINTURE)


VICTOR GILSOUL--ARBRES DE LA CÔTE FLAMANDE (PEINTURE)
_Ph. Paul Becker._                 _App. à M. Michielssens._


Tout près de la Grand'Place, au bord de la ville, l'église s'enfonçait
dans la terre; un terre-plein ombragé de grands arbres précédait son
portail obscur où brûlait, au soir tombant, dans une lanterne carrée une
pauvre flamme dansante, sur laquelle se guidaient les saintes femmes aux
mantes noires. L'église avait une large tour, si large qu'elle en
paraissait basse. On la voyait pourtant de loin, du fond des prairies de
l'Yser, du haut des sables moutonnants, de la plage parfois, par une
échancrure des dunes. Les autres tours de la côte étaient des phares ou
des vigies; batailleuses et obstinées, elles symbolisaient la résistance
à la tempête: on pressentait en celle-ci un refuge aimant. Puissante et
vieillie, elle semblait s'être tassée avec le temps, et, dans le soir,
elle était pareille à une de ces dévotes maternelles qui aurait
entrouvert sa mante d'ombre pour mieux accueillir ses enfants.

Elle avait été jadis à la bouche du calme Yser le centre d'un bourg
prospère et fiévreux, elle l'avait vu s'entourer de murailles et devenir
au bord des flots une fière place de guerre, elle avait sonné l'alarme
et la victoire au jour béni où l'archiduc Albert avait battu sous ses
remparts Maurice de Nassau et ses reîtres. Un tableau conservé au petit
musée voisin perpétuait le souvenir de cette journée. On y voyait tracé
un plan animé de Nieuport, en l'année 1600, agrémenté de figures et de
légendes explicatives. Sur le chenal un pont était jeté par l'ennemi:
_Hier is de brug van de vyand_--mais les nôtres le faisaient brûler.
L'ennemi passait la rivière, mais de Saint-Georges et de Ramscapelle
arrivait ventre à terre un escadron de renfort: _Hier is het sercours!_
L'ennemi portait alors son effort au bord des flots malgré la ligne des
navires qui le canonnaient, impitoyables. Mais il était bientôt écrasé
par les flamands victorieux: _De vyand loopt naar de zee_: l'ennemi est
jeté à la mer! Et c'était la préfigure émouvante de la bataille où
l'autre Albert devait lutter--et devait vaincre.

A l'église le souvenir de l'époque espagnole s'exprimait autrement que
par cet humble tableau de Folklore. Du fond des obscures voûtes, à
travers le lourd jubé de la renaissance, des trésors se devinaient sur
l'autel et autour de l'autel. Des tombeaux somptueux, de pompeuses
inscriptions, immortalisaient d'illustres capitaines, d'éclatants
chevaliers, des gouverneurs au nom sonore. On entendait encore dans le
silence retentir leur pas éperonné. Parmi les portraits mélangés des
saints et des rois on les revoyait se prosternant dans la chapelle
d'Espagne, leurs pourpoints luisaient quand ils passaient sous les
ogives flamboyantes... Ils étaient le beau passé, ils restaient un peu
le présent de la petite ville endormie. On songeait à eux invinciblement
quand on allait, à travers la paix des ruelles, vers le petit port
immobile.

La mer tout doucement depuis leur temps s'était retirée. Les sables
peuplés d'argousiers avaient entouré, comme un flot nouveau, les
murailles. Les murailles s'étaient écroulées; le phare pointu du comte
Guy bâti de briques pâles était resté, au bord du chenal, délaissé comme
un témoin pensif, et le chenal s'était prolongé à travers les dunes,
mélancolique et têtu, bordé d'une file d'arbres obliques. Du port on les
voyait accourir, poursuivis par le vent, et remonter le cours des canaux
et des rivières qui, du fond des bassins, vont au cœur de la Flandre.
Le quai restait désert. Une odeur de marée y flottait aux heures de
flux... Et la voici qui flotte encore malgré tout, avec le vent de deuil
et le vent de gloire, à cette heure où le voyageur imprudent s'attarde
sur les cendres de cette ville--de cette ville où il n'y avait pas de
chef-d'œuvre, mais qui était elle-même un poème gris et or, un
cimetière mélancolique.

                                *
                               * *

Le charme de Dixmude était tout différent. Dès l'abord une bouffée de
fraîcheur vous y montait à l'âme. Cette petite ville, un peu élevée sur
la berge de l'Yser, et d'où jaillissaient, autour du haut clocher, de
minces tourelles d'ardoises, semblait légère comme une âme. Et du petit
Béguinage fleuri, aux confins de la ville où elle suivait doucement,
pour les abandonner bientôt dans les campagnes molles, les petits canaux
déserts, cette fraîcheur errait comme un baiser de jeune fille. Elle
était pourtant si vieille, la petite ville, si repliée sur elle-même, si
tendrement silencieuse, elle qui sortie de la nuit des âges semblait en
aimer mieux la lumière du printemps. Partout le paradoxe sous mille
formes se répétait: les hôtels aux murs lézardés avaient des rideaux
fraîchement blanchis derrière les vitres bien lavées, des glycines
débordaient des jardins centenaires, et l'herbe qui poussait entre les
pavés des ruelles ne semblait point la marque persistante de l'ennui,
mais l'obstination de la vie.

Sauf de rares édifices aux pignons à redans--ces pignons qu'on nomme
espagnols en Flandre et flamands en Espagne--les maisons n'avaient pas
de style, elles étaient simples et carrées, avec des portes
hospitalières et des toits rouges, brunis par le temps. Mais elles
s'étaient si bien fondues à l'ensemble, penchées l'une vers l'autre,
que, patinées par l'atmosphère de brume et de soleil mouillé, elles
semblaient avoir toujours été. Le miracle de cette fusion était si
insensible et si doux à Dixmude que l'hôtel de ville gothique, bâti il y
a moins d'un demi-siècle sur la grand'place, paraissait à peu près le
contemporain de la vénérable église qui se haussait derrière lui pour
mieux surveiller la ville.

Jordaens régnait dans cette église. Au-dessus du maître autel ses
couleurs les plus éclatantes se mêlaient à l'azur vague de l'encens.
Qu'est devenue cette Adoration des Mages? A-t-elle été déchirée par le
fer ou tordue par les flammes? Gît-elle encore écrasée sous les pierres
croulées de l'autel, sous les débris du tabernacle qui se levait au bord
du chœur dans sa grâce élancée et frêle, sous les restes amoncelés de
ce jubé de pierre blanche transparent à force d'avoir été fouillé par le
ciseau le plus hardi, et qui, dressé à l'entrée de la nef, semblait un
léger voile tendu pour tamiser la flamme brûlante du tableau célèbre?

Des bords de l'Yser où sont nos tranchées, quelle silhouette tragique
est celle de Dixmude découronnée, mutilée, calcinée! On songe au canal
d'Handzaeme qui glissait le long de l'auberge du Perroquet pour caresser
ensuite le charmant hôtel des gouverneurs castillans, et dont Gilsoul a
peint la douce vie! On se demande ce qui subsiste de la curieuse prison
dont la façade ressemblait à celle d'un calme couvent, et ce qu'est
devenue au Béguinage la maison blanche de la _Grande Demoiselle_ et la
petite église posée de guingois au fond de la cour, parmi les lilas et
les roses.


Illustrations:

LÉON CASSEL--LA MAISON DU PASSEUR, SUR L'YSER ET L'YPERLÉE
MAISON HISTORIQUE (PEINTURE)


RUINES DE LA MAISON DU PASSEUR


VICTOR GILSOUL--L'YSER A DIXMUDE (PEINTURE)
               _App. à S. A. R. Mme la Comtesse de Flandre._


VICTOR GILSOUL--VIEILLES MAISONS A DIXMUDE, QUARTIER COMPLÉTEMENT
DÉTRUIT (PEINTURE)
_Ph. Paul Becker._                  _App. à Mme Le Marinel._


L'expert allemand qui suit méthodiquement l'incendiaire et qui fait son
rapport sur les œuvres d'art détruites certifiera qu'en dehors du
Jordaens, chef-d'œuvre dûment catalogué, il n'y a rien à regretter à
Dixmude, ville que les professeurs d'architecture n'ont pas classée,
et dont les monuments ne sont pas figurés par des numéros dans des
manuels! Malheureux qui n'a compris la beauté que sur fiches! La grâce
propre d'une petite ville, son émouvant visage, son silence, le parfait
accord de ses pierres et de son âme, la ligne traditionnelle de ses
maisons, ses œuvres d'art montées naturellement du sol et qui sont
devenues nécessaires dans un ensemble harmonieux, tout cela lui échappe.
Et, de même, lui échappera autour de la cité à jamais détruite la grave
beauté des grandes fermes de la Renaissance, avec leurs vastes granges,
leur forme traditionnelle, leur corps de logis surélevé--ces belles
fermes dont le spécimen le plus parfait est la ferme de Bogaerde, si
largement assise là-bas, entre la dune et les prairies, non loin de
Furnes.

                                *
                               * *

Au moins, sur la grand'place de Furnes, l'archéologue, même allemand, ne
pouvait s'empêcher d'admirer. Avant l'insulte des bombes elle formait un
des plus beaux ensembles architecturaux du monde. Il n'y avait là qu'une
ou deux maisons qui ne fussent pas célèbres. Ce n'était pas la grâce
altière et dorée de la grand'place de Bruxelles, ni la magnificence--à
la fois orgueilleuse et tendre--d'Ypres, la sublime déchue, ni le grand
poème mélancolique de Bruges, c'était quelque chose de plus intime qui
ne détonnait point dans une villette exigüe et modeste, qui l'achevait
au contraire, la faisait complète et parfaite et sans rien lui ôter de
sa simplicité. Imaginez un vaste carré bordé de boutiques de briques
grises s'achevant en pignons étagés, avec, autour des croisées, des
colonnettes et des guirlandes. Des monuments d'une exquise élégance
faisaient à droite et à gauche le coin des rues. Et tout près, par
dessus les toits, deux églises se regardaient, Saint-Nicolas, à la tour
carrée, Sainte-Walburge qui n'était guère qu'un chœur gothique levé
vers le ciel comme une châsse.

Au pied de celle-ci, sous un beffroi charmant, le palais de justice bâti
en 1613 par Sylvanus Boulin contenait la chapelle de la Chatellenie et
son beau jubé de chêne sculpté. Un beau portrait de Louis XIV surmontait
dans la salle des Pas-Perdus la grande cheminée de Jérôme Stalpaert. Une
vieille porte reliait cette salle aux salons de l'hôtel de ville,
tapissés de cuir de Cordoue.

Cet hôtel de ville, complétant avec le palais de justice un des angles
de la place, ouvrait sa porte d'ombre sur un gracieux perron à colonne.
Construit en 1596 il ne se composait que d'un seul pignon; on en ajouta
un second à peu près semblable vingt ans plus tard, et une inscription
spirituelle, _coronabor augendo_, répondit du faîte du nouveau bâtiment
au pompeux _finis coronat opus_ qui couronnait la façade primitive. Avec
les dessins capricieux taillés dans ses murs de briques jaunes, avec sa
tourelle terminée par un léger bulbe d'ardoises, avec son porche ouvert
sur une cour pittoresque où les paysans, aux jours de marché, dételaient
leurs carrioles, ce monument sans prétentions avait une grâce
inimitable. Il en était de même, à l'autre bout de la place, de
l'ancienne auberge de la _Pomme d'Or_ qui devint au XVIIe siècle la
maison des officiers espagnols, et de _l'Hôtel de la Noble Rose_ (la
première maison qu'atteignirent les bombes) qui n'avait pas perdu sa
destination primitive, et où déjà l'archiduchesse Isabelle avait dîné
sous le manteau d'une séculaire cheminée. La Halle aux viandes, le
pittoresque corps de garde, en face de l'hôtel de ville, à l'angle du
marché aux pommes, la belle maison du Pélican aux délicats meneaux de
briques... il faudrait nommer l'une après l'une, décrire l'une après
l'une avec amour, toutes les maisons de cette place, bâties sans plan
d'ensemble et si proches parentes dans leur spontanéité naïve.

Il faudrait relire surtout, avec piété et avec délices, le roman curieux
et frais où Camille Lemonnier a raconté par le menu l'histoire mystique
de la ville. _Le Petit Homme de Dieu_ était le meilleur guide pour le
poète passant là-bas. Il le reste pour le rêveur qui veut évoquer
aujourd'hui l'humble et glorieuse cité. Avec lui ressuscitent et se
précisent tous les détails du beau décor. L'ayant lu, on ne pourra
baiser les pierres sacrées des ruines sans sentir sous ses lèvres
sourdre une âme adorable et claire.

Ceux qui n'ont pas connu Furnes douce et vivante, ceux qui n'ont pas,
quittant l'ombre de Saint-Nicolas, erré dans les ruelles désertes, le
long des petits couvents et des grands jardins, et des placettes où
quelque chose d'indéfinissable semblait, dans le silence, toujours
mourir, ceux qui n'ont pas fait le tour des vieux boulevards bordés de
canaux et de haies, ceux qui ne se sont pas arrêtés sous les porches, à
l'entrée des cours d'auberge, aux carrefours mystérieux, n'ont pas connu
dans toute sa déchirante beauté cette petite ville innocente. Du bord
des faubourgs, des fenêtres des cabarets, des chemins champêtres, des
impasses, de partout l'on voyait groupées différemment, encadrées
autrement, éclairées d'une autre lumière les trois tours de la
grand'place, dont l'une était carrée comme la foi, l'autre légère comme
l'amour, la troisième élancée comme l'espérance.

Dresse-t-elle encore, celle-ci, sa pointe aigüe sur le chœur de
Sainte-Walburge, n'a-t-elle pas, à travers la toiture d'ardoise fine,
chu dans l'église bombardée, parmi les stalles d'Urbain Taillebert, les
statues de la Renaissance, le Christ de la confrérie auquel le jour de
leur admission les jeunes gens de Furnes se liaient symboliquement à
l'aide d'une corde vénérable. Et que sont-elles devenues les naïves
_stations_ sculptées représentant la vie du Christ, que des pénitents en
cagoule brune promenaient encore à travers les rues le 29 juillet
dernier, au cours de la procession traditionnelle, tandis que roulaient
déjà, sur les chemins d'Allemagne, les canons sacrilèges qui allaient à
distance tuer ce qui ne devait pas mourir.

  Pierre NOTHOMB.


Illustrations:

RUINES DU VILLAGE DE RAMSCAPPELLE GARDÉES PAR NOS FUSILIERS MARINS
(AQUARELLE)

CH. FOUQUERAY


RUINES DE L'ÉGLISE DE PERVYSE (AQUARELLE)
CH. FOUQUERAY


TOUR DE L'ÉGLISE DE DIXMUDE APRÈS LE PREMIER BOMBARDEMENT


NIEUPORT--RUINES DE L'ÉGLISE
_Ph. Commandant Lauwers._


RENINGHE--INTÉRIEUR DE L'ÉGLISE EN RUINES

_Ph. Capit. Gérard._


RENINGHE TOUT CE QUI RESTE DE L'ÉGLISE
_Ph. Capit. Gérard._



LAMPERNISSE


A un coude de la route, dont les grands arbres sont courbés par le vent
de la mer, la tour de Lampernisse apparaît ramassée et farouche.

On dirait d'une sentinelle avancée à l'entrée du champ de bataille. Par
delà, c'est la plaine infinie de l'Yser avec des tas de décombres, d'où
émerge parfois la silhouette déchiquetée d'un clocher. Jadis ce furent
des villes et des villages, Nieuport et Dixmude, Pervyse, Ramscappelle,
Oostkerke,--noms inconnus hier, illustres aujourd'hui. Les toits rouges
et les murs blancs des fermes tranchent sur le vert émeraude des
prairies. Les rangées d'arbres, décimées et appauvries, conduisent les
routes vers le pays occupé. Le miroir des inondations brille au loin,
bleu ou gris selon les aspects changeants du ciel immense. Constamment
les fumées blanches ou noires des obus picotent le paysage de taches
mouvantes. Le canon gronde, assourdi ou proche. Et cependant, dans les
pâturages humides, les vaches, paisiblement, ruminent.

Devant son église éventrée, au milieu du cimetière dévasté, parmi les
pauvres maisons ruinées du hameau, la tour de Lampernisse évoque l'image
de la Niobé, debout encore et menaçante parmi les cadavres de ses
enfants.

Seule elle est restée, presqu'intacte, à peine écornée par la mitraille
qui fait perpétuellement rage autour d'elle.

Elle est représentative du type de ces vieilles tours en briques de la
région maritime, flanquée de contreforts massifs, accostée de la
tourelle d'un escalier en pas de vis, percée de hautes fenêtres en ogive
et couronnée d'un clocher d'ardoises, entre de minuscules poivrières.

C'est l'expression rustique de cette altière architecture dont les
Halles d'Ypres étaient, naguère, le plus admirable spécimen et qui
rappelle, dans les constructions civiles et religieuses, le caractère
guerrier de la grande époque communale.

Tour guerrière, elle semblait prédestinée aux assauts qu'elle a subis.

Ses abords sont d'un tragique intense. La désolation du petit cimetière
est sans nom. On enjambe des gravats et des troncs d'arbres. Pêle-mêle,
dans les énormes entonnoirs creusés par les obus de vingt et un, les
humbles croix brisées voisinent avec les ossements et les bières
déchiquetées.

Près des sépultures villageoises, des tombes fraîches de soldats tombés
au champ d'honneur sont ornées avec un soin touchant de fleurs et de
dessins faits de cailloutis et de bricaillons.

L'une d'elles ne réunit pas moins de quarante-deux chasseurs alpins,
tués par un même obus, lancé traîtreusement, par une nuit obscure de
décembre, dans la nef latérale de l'église.

L'on pénètre sous la tour par une haute porte en ogive. Les nervures de
la voûte, qui forment un narthex, où débouchent l'escalier de la tour et
la logette du baptistaire, s'amortissent sur des culs-de-lampe ornés de
têtes naïves. L'une, un jeune homme imberbe aux cheveux bouclés, est
d'un style excellent qui rappelle celui de ces admirables talons de
poutres du XVe siècle, provenant d'Ypres, que l'on pouvait voir à
l'Exposition d'art ancien, à Gand, en 1913.

Le narthex s'ouvre directement sur l'église par un arc élevé, barré par
le jubé et les orgues datant du XVIIIe siècle.

Le vaisseau, accosté de bas côtés étroits, se prolonge en trois nefs
égales, plus hautes et plus claires, débordant latéralement, à la façon
d'un transept. Il se produit ainsi une alternance de pénombre et de
lumière plus saisissante encore dans l'état actuel de délabrement de
l'église.

Les arcs des travées sont supportés par des colonnes de pierre,
massives, aux chapiteaux frustes d'un galbe écrasé, qui en font remonter
la construction au XIVe siècle.

Les voûtes sont en bois apparent, portées par des corbeaux naïvement
historiés. Tandis que les nefs latérales se terminent carrément, à la
nef centrale s'ajoute une abside polygonale, entre les deux sacristies.

A l'obus fatal de Décembre, qui éventra la nef de droite et renversa
l'un des piliers, en ont succédé d'autres, crevant la toiture, faisant
éclater les vitraux, arrachant des murailles les boiseries et les
confessionnaux.

Tout cela formait un fouillis pathétique sur le dallage jonché d'une
paille souillée du sang des victimes et des débris de leurs
équipements... Seule la petite chaire de vérité, sauvée depuis de
désastres futurs, se dressait comme un défi ironique à la barbarie
teutonne, la chaire d'où si souvent étaient tombées des paroles de paix
et de fraternité universelle...

En dépit des restaurateurs qui n'avaient pas manqué de peinturlurer les
voûtes et d'orner le chœur d'un autel de style néo-gothique et de
quelques abominables statues polychromes, la nef avait gardé ce
caractère si sympathique des vieilles églises des Flandres.

La tourmente du XVIe siècle, dont les horreurs pâlissent à coté de
celles de la guerre actuelle, avait dépouillé celles-ci de la plupart de
leurs ornements et de leur mobilier. Il fallut bien les remplacer et les
générations qui suivirent s'employèrent, de leur mieux, à rendre aux
temples leur splendeur primitive.

Il en résulta un disparate pittoresque, naïf et touchant qui fait
horreur aux architectes officiels, épris de l'unité de style, mais qui
réjouit les artistes et les poètes. L'église apparaît bien comme la
maison de tous et de tous les âges et la foi s'y manifeste vivante et
continue.

Ainsi, à mon sens, à la sévérité grêle du gothique, la redondance des
autels de style baroque, avec leurs lourdes colonnes, leurs chapiteaux
surchargés, leurs draperies héroïques, se marie parfaitement. Des Rubens
de village les ont ornés, mais comme les autels éclatants d'Anvers et
de Gand, ils célèbrent, sur un ton plus humble, le catholicisme
triomphant et théâtral qui, manié magistralement par les Jésuites,
s'employa, au XVIIe siècle, à oindre les plaies vives et à engourdir les
espérances déçues.

Puis les huchiers rustiques s'efforcèrent d'habiller les froides
murailles de boiseries et de confessionnaux de chêne. Sous le ciseau du
paysan flamand l'élégance des rinceaux français a pris une physionomie à
la fois robuste et colorée, qui n'est pas sans charmes. Aux piliers
s'accrochent des torchères de bois doré et des obits en losange des
seigneurs de l'endroit. L'éclat des cierges et des fleurs en papier doré
entoure de gloire la Vierge resplendissante sous son lourd manteau de
velours broché et son voile de dentelle arachnéenne...

Agenouillez sur les chaises de paille, quelques femmes en mante noire,
et vous aurez l'image mystique et paisible que présentait, aux jours
heureux, l'église, aujourd'hui ravagée, de Lampernisse.

Celle-ci s'enorgueillissait d'un Christ célèbre, que j'espère sauvé du
désastre, et qui sans doute figura au Petit Palais, avec les reliques du
pays de l'Yser.

Dans un des bas côtés, un monument conçu en pseudo-gothique, d'il y a
une cinquantaine d'années, évoque le souvenir glorieux du poissonnier
Zannekin, tombé en héros, au Mont Cassel, le 23 août 1328, à la tête des
milices communales. Ce cénotaphe sanctifie par son voisinage les tombes
proches des humbles soldats morts, pour la patrie, aux champs de l'Yser.

A Lampernisse, petit village au nom sonore et doux, Charles de Coster a
placé l'épilogue de son livre épique, si cher à nous autres Belges, et
qui, évoquant nos luttes sanglantes du XVIe siècle, nous sera dorénavant
plus cher encore.

Le curé, le bedeau, l'échevin, le notaire, le fossoyeur, toutes les
autorités religieuses et civiles de Lampernisse, trouvent, un beau jour,
étendus dans une prairie voisine, les corps nus et inanimés
d'Uylenspiegel, l'incarnation de la résistance des Flandres à la
tyrannie espagnole, et de Nèle, sa petite amie.

Ils s'apprêtent à les ensevelir en terre bénie. Or, le héros reprend ses
sens et leur lance cette fière apostrophe:

«Est-ce qu'on enterre Nèle, le cœur, Uylenspiegel, l'esprit de la mère
Flandre!...»

Il ne nous reste de la Flandre maternelle qu'un petit lambeau de terre
ravagée. Ses bourgs et ses villages ne sont plus que des ruines
fumantes, et pourtant beaucoup d'habitants s'y terrent avec ténacité, ne
pouvant se résoudre à les quitter. Face à l'ennemi, nos soldats
regardent éperdûment vers l'Est, par delà leurs tranchées, par delà
l'Yser... la mère Flandre captive, qui attend d'eux la délivrance.

  En Flandre, mai 1915.

  Jean DE MOT.

  _Conservateur du Musée
  du Cinquantenaire de Bruxelles._



LES CRIMINELS AU PILORI


_Dans un livre remarquable qui vient de paraître, sous le titre_: Les
Cruautés allemandes, _M. Maccas, docteur en droit de l'Université
d'Athènes, après avoir énuméré, d'après les témoignages et les documents
officiels, les attentats commis en Belgique et en France, par les
troupes allemandes, dresse la liste déjà longue des chefs qui doivent en
être tenus pour responsables. Cette nomenclature était nécessaire. Les
criminels au pilori! C'est une première satisfaction aux impérieuses
exigences de la conscience universelle_.

  _Journal des Débats_ (23 mai 1915).


La préface de =Les Cruautés allemandes=[1] est de M. Paul Girard, de
l'Institut. L'éminent professeur de la Faculté des Lettres nous présente
l'ouvrage en ces termes: «Ce nouveau livre sur la façon dont l'Allemagne
entend et pratique la guerre est l'œuvre d'un neutre, et cela seul
suffirait à lui assurer nos sympathies. Mais il est de plus composé avec
méthode, documenté, sobre et d'une bonne foi évidente, et ce sont là de
trop sérieuses qualités pour ne pas forcer l'estime, non seulement du
public français, mais de tous ceux, à quelque nationalité qu'ils
appartiennent, qui auront la curiosité de le lire, ou seulement de le
parcourir d'un œil non prévenu.»

  [1] _Les Cruautés allemandes_, par LÉON MACCAS, docteur en droit de
  l'Université d'Athènes. Nouvelle Librairie Nationale, 11, rue de
  Médicis, Paris, 1 vol. in-12. 3 fr. 50.

En ces heures tragiques, la lecture du réquisitoire de M. Maccas
s'impose.

Le lecteur se rendra compte, par des faits indiscutables, combien, avec
raison, le préfacier s'élève contre les Allemands qui, à l'heure
actuelle, «ont introduit dans la guerre un droit nouveau, une morale
nouvelle, droit et morale manifestement contraires aux idées que
l'humanité se faisait jusqu'ici de ces grandes choses, et aux tendances
qui la portaient, qui la portent encore à chercher des atténuations aux
souffrances et aux horreurs légales qu'entraîne la guerre entre nations
civilisées»; contre des ennemis qui «semblent avoir pris à tâche de
pratiquer partout, sous des formes diverses, l'abus de la force»; contre
une nation qui a signé certaines déclarations tendant à adoucir, dans la
mesure du possible, les rigueurs de la guerre, et qui, devenue
belligérante, «ne tient plus aucun compte de ces mêmes déclarations».
Devant de pareils actes, incontestablement prouvés, il comprendra
combien légitime est la véhémente conclusion de M. Girard s'écriant:

«De tout ceci ne peut naître que de la haine, une haine tenace,
inlassable, que la paix n'éteindra pas, ni la victoire.....

                                *
                               * *

«Si la haine subsiste, pieusement entretenue, attisée au feu sacré du
souvenir, il n'y a pas pour celui qui en est l'objet, de sécurité
possible; elle est la paille qui menace silencieusement de destruction
soudaine l'acier dont on est le plus sûr.

«Malheur au peuple qui s'est fait haïr!»


Illustrations:

L'INTÉRIEUR DE L'ÉGLISE DE PERVYSE, APRÈS LE BOMBARDEMENT
_Ph. Meurisse._


RUINES DE L'ÉGLISE D'OUDEKAPPELLE
_Ph. H. de Hemptine._


LA TOUR DE LAMPERNISSE, AVANT SA DESTRUCTION
_Ph. H. de Hemptine._


INTÉRIEUR DE L'ÉGLISE DE LAMPERNISSE
_Ph. Capit. Gérard._


Des seize chapitres de cet ouvrage, nous ne nous arrêterons aujourd'hui
que sur celui des _Responsabilités_. Dans ce chapitre, M. Maccas porte
l'accusation que dans la guerre actuelle l'officier allemand a montré
une âme essentiellement criminelle. «Nos recherches», écrit-il, «et
l'étude approfondie que nous avons faite du sujet, nous permettent de
donner entièrement raison à la commission d'enquête française quand elle
affirme que le _commandement, jusque dans ses personnifications les plus
hautes, portera devant l'humanité la responsabilité écrasante_ des
crimes commis par l'armée allemande.

A cette affirmation fait suite une liste de cinquante-six noms, hauts et
bas gradés de l'armée teutonne, coupables de crimes de droit commun.
Nous donnons à cette place le nom des inculpés dont l'action scélérate
s'est exercée _sur le territoire de la Belgique seulement_, en plaçant
en tête, suivant l'ordre adopté par M. Maccas, le prince au nom duquel
«tant d'excès auront été commis»:

1. =L'Empereur GUILLAUME II=[2].--Dans une allocution adressée à ses
troupes, la veille de la bataille de la Vistule, l'empereur Guillaume
lui-même a lancé ces paroles, qui constituent comme le farouche
programme de toutes les atrocités commises: «Malheur aux vaincus! Le
vainqueur ne connaît pas de grâce.»

  [2] Les numéros précédant les noms sont ceux de livre de M. Léon
  Maccas.

3. =Le prince EITEL-FRÉDÉRIC, fils de l'empereur d'Allemagne.=--Le
prince a séjourné huit jours dans un château près de Liége. Le
propriétaire était présent. Sous les yeux de ses hôtes, le prince fit
emballer toutes les robes qu'il put trouver dans les armoires de la
maîtresse de maison et de ses filles.

4. =Le duc de BRUNSWICK.=--Le prince a participé au pillage du même
château, près de Liége.

6. =Le maréchal von der GOLTZ=, gouverneur militaire de Belgique.--Dans
un arrêté signé de lui et affiché le 5 octobre 1914 à Bruxelles, le
maréchal a édicté la peine de mort contre les habitants, coupables ou
non, des endroits près desquels le télégraphe aurait été coupé ou le
chemin de fer détruit.

7. =Le général de BÜLOW=, commandant en chef la deuxième armée
allemande.--Ce général a ordonné le premier bombardement de Reims; le 22
août, après le sac d'Andenne, il a fait afficher ceci: «_C'est avec mon
consentement que le général en chef a fait brûler toute la localité et
que cent personnes environ ont été fusillées_.» Le 25 août, à Namur,
autre proclamation de sa main, où on lisait: «Les soldats belges et
français doivent être livrés comme prisonniers de guerre avant quatre
heures, devant la prison. Les citoyens qui n'obéiront pas, seront
condamnés aux travaux forcés à perpétuité en Allemagne. L'inspection
sévère des immeubles commencera à quatre heures. _Tout soldat trouvé
sera immédiatement fusillé._ Armes, poudre, dynamite, doivent être remis
à quatre heures. Peine: fusillade. Toutes les rues seront occupées par
une garde allemande, qui prendra dix otages dans chaque rue. _Si un
attentat se produit dans la rue, les dix otages seront fusillés._»

19. =Le général SIXTUS D'ARNIM=, commandant le quatrième corps d'armée
allemand.--Il frappe la ville de Bruxelles et la province de Brabant de
la monstrueuse contribution de guerre de 500 millions de francs.

20. =Le général von BISSING=, commandant le septième corps d'armée
allemand.--Dans une proclamation adressée à ses troupes en Belgique, il
leur dit que «lorsque les civils se permettent de tirer sur nous, _les
innocents doivent périr avec les coupables_»; que «les autorités
allemandes ont dit à différentes reprises dans leurs communications aux
troupes _que l'on ne devait pas épargner des vies humaines dans la
répression de ces faits_»; que «sans doute il est regrettable que des
maisons, des villages florissants, même des villes entières soient
détruits, mais _cela ne peut nous laisser entraîner à des sentiments de
pitié déplacée. Tout cela ne vaut pas la vie d'un seul soldat
allemand_.»

21. =Le général de DOEHM=, commandant le IXe corps d'armée
allemand.--Comme un journaliste américain, du _World_, lui disait avoir
vu, ainsi que M. Gibson, secrétaire de la légation des États-Unis à
Bruxelles, des cadavres de femmes et d'enfants mutilés à Louvain, ce
général a répondu que de tels faits étaient «_inévitables dans les
combats de rues_» Le journaliste américain observa qu'un cadavre de
femme avait les pieds et les mains coupés, que celui d'un vieillard
montrait vingt-deux coups de baïonnette au visage, que celui d'un
vieillard avait été trouvé pendu par les mains aux poutres de sa maison,
et qu'on l'avait brûlé vivant en allumant le feu par dessous. Le général
de Doehm s'est borné à répondre qu'il n'en était pas responsable.

22. =Le baron de MIRBACH.=--Il participa, avec le prince Eitel et le duc
de Brunswick, au pillage d'un château, près de Liége.

23. =Le duc de GRONAU.=--Après que le château de Villers-Notre-Dame en
Belgique eut été occupé par son état-major, lui-même y fit saisir 146
couverts, 236 cuillers de vermeil, 3 montres en or, 62 poules, 32
canards, des habits de soirée, des œuvres d'art et quantité de linge
d'enfant, qui furent emmenés en Allemagne.

36. =Le lieutenant-colonel BLEGEN.=--Il ordonna les massacres et le sac
de Dinant.

37. =Le major BOTZWITZ.=--Il ordonna à ses troupes l'achèvement des
blessés et le meurtre des prisonniers de guerre.

38. =Le major MANTEUFFEL.=--Il ordonna la destruction de Louvain et les
horribles atrocités qui y furent commises.

39. =Le major SOMMERFELD.=--Il ordonna la destruction de Termonde.

43. =Le major de BÜLOW.=--Il ordonna les massacres et la destruction
d'Aerschot.

44. =Le major DIECKMANN.=--Dans une proclamation datant du 6 septembre
(Grivegnée, Belgique) il déclara qu' «_il y va de la vie des otages, à
ce que la population se tienne paisible en toute circonstance_», et que,
si les premiers otages ne sont pas remplacés dans les quarante-huit
heures par d'autres, «_l'otage encourt la peine de mort_», et que
«_quiconque n'obtempère pas au commandement: Levez les bras! est
passible de la peine de mort_.»

54. =L'officier allemand WALTER BLOEM.=--Il fut chargé de faire une
enquête en Belgique (voir la _Gazette de Cologne_ du 10 février 1915) et
il avoua sans honte que tout ce qui y fut commis fait partie d'un
système ayant pour principe que «_la collectivité entière à laquelle il_
(le coupable) _appartient doit expier_» et que, si les coupables ne
peuvent être désignés, «_les innocents doivent expier à leur place, non
pas parce qu'un crime a été commis, mais pour qu'un crime ne soit plus
commis dans la suite_.»

La presse entière des Nations alliées ne devrait-elle pas demander la
nomination immédiate d'un tribunal international pour juger et condamner
par contumace--ainsi que le réclame le «Figaro» (27 mai)--tous ces
criminels de droit commun.

                                *
                               * *

Nous ne pouvons mieux faire, en terminant cette liste, que de citer la
conclusion du réquisitoire de M. Léon Maccas.

«Donc, la _responsabilité théorique_ des cruautés allemandes»,
affirme-t-il dans cette conclusion, «appartient: directement aux
écrivains militaires de l'Allemagne; plus profondément et dans leurs
causes, à ses professeurs, à ses historiens, à ses philosophes. Au
premier rang des exécuteurs viennent ensuite les chefs militaires.

«Mais le _verdict général_ porte sur toute l'Allemagne, car tous ses
citoyens, du premier jusqu'au dernier, se présentent aux yeux du monde,
étonné au début, révolté ensuite, comme solidaires dans l'œuvre de
dévastation, de meurtre, de pillage et de lâcheté, qui signalera aux
yeux de l'histoire la guerre que l'Allemagne a déchaînée.

«Nous, du moins, neutre de nationalité, impartial de jugement, nous les
solidarisons tous, dans le sentiment de mépris et de dégoût qu'ils
inspirent à notre cœur indigné, et dans le jugement sévère mais juste
qu'ils ont mérité de notre raison déçue».





*** End of this LibraryBlog Digital Book "La Belgique héroïque et martyre" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home