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Title: L'expédition de la Jeannette au pôle Nord racontée par tous les membres de l'expédition - volume 1 - ouvrage composé des documents reçus par le "New-York Herald" - de 1878 à 1882
Author: Various
Language: French
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   Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par
   le typographe ont été corrigées.
   L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
   Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.



    L'EXPÉDITION
    DE
    LA JEANNETTE
    AU POLE NORD

    RACONTÉE PAR TOUS LES MEMBRES DE L'EXPÉDITION

    OUVRAGE COMPOSÉ
    Des documents reçus par le "New-York Herald" de 1878 à 1882

    TRADUITS, CLASSÉS, JUXTAPOSÉS
    PAR
    JULES GESLIN

    TOME PREMIER

    [Logo]

    PARIS
    MAURICE DREYFOUS, ÉDITEUR
    13, RUE DU FAUBOURG-MONTMARTRE, 13

    Tous droits réservés.



    L'EXPÉDITION
    DE
    LA JEANNETTE
    AU POLE NORD



    L'EXPÉDITION
    DE
    LA JEANNETTE
    AU POLE NORD

    RACONTÉE PAR TOUS LES MEMBRES DE L'EXPÉDITION

    OUVRAGE COMPOSÉ
    Des documents reçus par le "New-York Herald" de 1878 à 1882

    TRADUITS, CLASSÉS, JUXTAPOSÉS
    PAR
    JULES GESLIN

    TOME PREMIER

    [Logo]

    PARIS
    MAURICE DREYFOUS, ÉDITEUR
    13, RUE DU FAUBOURG-MONTMARTRE, 13

    Tous droits réservés.



A

JAMES GORDON BENNETT

Propriétaire et Directeur du "NEW-YORK HERALD"

PAR AUTORISATION

CE LIVRE EST DÉDIÉ


    MONSIEUR,

_De tous les noms que les États-Unis envoient à la France, le plus
sympathique et le plus populaire est certes le vôtre. En le mettant à
la première page de ce récit, où vivent et meurent tant d'hommes que
chacun va apprendre à aimer, à respecter, à admirer, nous ne faisons
que devancer le vœu du public français._

_Il lui semblerait pénible, en effet, qu'à l'entrée de ce livre, dont
vous êtes l'âme, de ce livre qui est votre œuvre et où vous êtes
chez vous, il ne vous rencontrât point tout d'abord, comme un ami,
pour vous serrer la main et pour vous remercier._

    L'AUTEUR      L'ÉDITEUR

    Décembre 1882.



PREMIÈRE PARTIE

LE VOYAGE DE «LA JEANNETTE»



    L'EXPÉDITION
    DE
    LA JEANNETTE
    AU POLE NORD



PREMIÈRE PARTIE

LE VOYAGE DE «LA JEANNETTE»



CHAPITRE PRÉLIMINAIRE.

Le baptême de «la Jeannette».

  M. James Gordon Bennett.--Son caractère dépeint par le
    _Figaro_.--Après l'exploration de l'Afrique centrale, la
    découverte du pôle nord.--Plan général de cette dernière
    expédition.--De Long.--Baptême de _la Jeannette_.


Bien que nous ne devions commencer la relation du voyage au pôle
nord, entrepris par le lieutenant de Long, qu'au moment où celui-ci
quittera le port de San Francisco, il est cependant un épisode
antérieur à la date du départ, et se rattachant à l'expédition, que
nous croyons ne pouvoir passer sous silence. Cet épisode est celui du
baptême de _la Jeannette_. Il ne sera pas indifférent, en effet, pour
nos lecteurs, de savoir que c'est dans un de nos ports, au Havre, que
la _Pandora_ échangea, le 4 juillet 1878, son nom contre celui si
éminemment français de _Jeannette_.

Mais avant d'arriver aux détails de la cérémonie du baptême, avant
également d'exposer, en quelques mots, l'idée qui a présidé à
l'organisation de l'expédition arctique à laquelle était destinée _la
Jeannette_, nous ne pouvons nous dispenser de parler du promoteur
de cette entreprise, car, connaissant l'homme, on s'expliquera plus
facilement la hardiesse du projet. L'expédition de _la Jeannette_, en
effet, n'a point, comme toutes les expéditions du même genre qu'on
avait vues jusqu'alors, été équipée aux frais d'un gouvernement, ou
à l'aide de souscriptions publiques, comme celle que projetait notre
infortuné compatriote M. Lambert, lorsqu'éclata la guerre de 1870,
pendant laquelle il périt victime de son dévouement à la patrie, mais
elle est entièrement due à l'initiative d'un simple journaliste; ce
journaliste est, il est vrai, M. James Gordon Bennett, qui, dit-on,
possède une fortune de quarante millions. Mais, comme nous n'avons
point l'honneur de connaître personnellement M. Bennett, nous
laisserons à d'autres le soin de peindre le caractère de cet homme
aux idées grandes et généreuses.

«Ce James Gordon Bennett est une figure singulièrement originale
et sympathique, dit le rédacteur du _Figaro_, envoyé au Havre pour
assister au baptême de _la Jeannette_. A vingt-trois ou vingt-quatre
ans, il était déjà à la tête du plus grand journal du monde entier,
fondé par le premier Bennett, son frère. Celui-ci, en mourant,
laissait au jeune homme une fortune de quarante millions, avec la
propriété d'une feuille qui rapportait environ trois millions par
an. Cela n'aura rien d'étonnant quand j'aurai dit qu'un jour j'ai
compté, dans un seul numéro du _New-York Herald_, jusqu'à trois
mille six cents annonces. La direction de cette feuille est un
véritable gouvernement. M. Bennett le mène à grandes guides, soit
à New-York, soit à Londres, soit à Paris, avec une audace et une
énergie surprenantes. Il passe sa journée à recevoir et à envoyer
des dépêches. Si M. Bennett était obligé de vivre loin d'un bureau
de télégraphe, cela équivaudrait pour lui à la prison. Avec cela,
chasseur, cavalier, sportman infatigable, grâce à une constitution
physique résistante comme l'acier.»

Voici un côté du caractère de cet homme riche et entreprenant; mais
l'esquisse serait bien incomplète si nous nous bornions à reproduire
ce qu'a dit de lui le _Figaro_. Nous ne connaissons point M. Bennett
personnellement, nous l'avons déjà dit, mais nous connaissons au
moins une de ses entreprises, et cette entreprise suffirait, à elle
seule, pour exciter notre admiration. Tout le monde connaît, en
effet, les suites de sa fameuse question: «Où est Livingstone?»

Mais il ne pouvait suffire à M. Bennett que Stanley, envoyé par lui,
eût retrouvé Livingstone, et qu'après la mort de ce dernier, il eût
repris son œuvre inachevée et l'eût menée à bonne fin en traversant
l'Afrique de part en part. Il est un autre problème qui, depuis
des siècles, préoccupe l'humanité: la découverte du pôle ou, du
moins, de ce passage à travers les mers polaires qui, s'il existe,
mettrait en communication l'Océan Atlantique et l'Océan Pacifique.
Entrevoyant quelles seraient, non-seulement au point de vue de la
science géographique, mais aussi au point de vue des relations
commerciales des deux mondes, les conséquences de la découverte
de ce passage, s'il venait à s'ouvrir, M. Bennett, confiant dans
son heureuse étoile, s'est demandé pourquoi il n'essaierait pas de
résoudre ce problème comme il avait résolu, grâce à Stanley, celui de
l'exploration de l'Afrique centrale.

Pour lui, se poser la question, c'était la résoudre. Il commença donc
par acheter, de ses propres deniers, un joli petit navire à vapeur de
construction anglaise, la _Pandora_, qui avait déjà tâté des glaces
du pôle sous le commandement de son ancien propriétaire, le capitaine
Allan Young. Ce navire lui coûta deux cent mille francs, plus une
centaine de mille francs de réparations en Angleterre. Il le fit
venir au Havre pour l'expédier ensuite à San Francisco, se proposant
de dire au gouvernement des États-Unis: «Je vous fais cadeau de
ce navire et je me charge de toutes les dépenses qu'entraînera
son voyage au pôle nord, quelle qu'en soit la durée; vous n'avez
plus qu'à choisir dans votre marine les hommes qui composeront son
équipage.»

Suivant les prévisions d'alors, le séjour du navire dans les mers
arctiques devait être de deux ans, et on estimait les dépenses de
l'expédition à cinq ou six cent mille francs. Avec le prix d'achat
c'était donc un million de francs que M. Bennett se préparait à tirer
de sa poche pour rendre un service à la science et augmenter le
prestige du nom américain. Mais lorsque le navire fut arrivé à San
Francisco, de nouvelles réparations furent jugées nécessaires, et il
fut envoyé à Mare Island sur les chantiers de constructions navales
de l'État. M. Bennett, alors, donna carte blanche aux ingénieurs du
gouvernement pour faire à _la Jeannette_ toutes les réparations et
toutes les améliorations qu'ils jugeraient nécessaires, s'engageant
à payer toutes les dépenses, de sorte qu'au moment où ce navire
sortit des docks de la marine de l'État on put dire «que les ouvriers
s'étaient arrêtés faute de réparations ou d'améliorations à faire.»
Ensuite le navire fut approvisionné pour trois ans au lieu de deux.
Mais, d'après l'estimation d'un journal américain, M. Bennett avait
dépensé environ deux millions de francs.

Toutefois, chez M. Bennett, l'audace n'exclut point l'esprit
pratique. Avant de commencer cette entreprise, il avait longuement
étudié la question du pôle nord, que tant de hardis navigateurs
ont vainement tenté de résoudre. Après avoir examiné la cause
des désastres qui ont coûté tant d'argent et tant de vies à
l'Angleterre et à l'Amérique en particulier, il s'est dit: Il y
a deux façons d'aborder le pôle nord, l'une en venant de l'Océan
Atlantique, l'autre en remontant le Pacifique. Jusqu'à présent les
expéditions--et elles ont toutes échoué--ont pris le chemin de
l'Atlantique; arrivées dans la région des glaces, elles ont eu à
lutter contre un courant venant évidemment du côté du Pacifique; il
nous faut donc prendre l'autre voie.

Au reste, laissons M. Bennett expliquer lui-même son plan, comme il
l'a fait devant quelques-uns de ses invités, le jour du baptême de
_la Jeannette_.

--Notre idée à nous, dit-il, est d'aller au rebours de nos
prédécesseurs; nous arriverons du Pacifique au détroit de Behring, et
là, puisqu'il y a un courant, au lieu de l'avoir contre nous, nous
l'aurons avec nous, et nous tâcherons de sortir de ce côté-ci de
l'Océan Atlantique.

--Cette méthode, ajoutait-il philosophiquement, a un avantage: c'est
que _la Jeannette_, une fois engagée dans le courant, ne pourra
revenir sur ses pas.

--Et si elle n'avance pas, lui interjeta-t-on?

--Eh bien! elle y restera. C'est là ce qu'il s'agit précisément de
savoir. Tout naturellement, le commandant de _la Jeannette_ est fixé
sur ce point... aussi bien que moi!

Paroles tristement prophétiques, qui malheureusement ne devaient que
trop se réaliser. Mais n'anticipons pas et revenons à la cérémonie du
baptême.

Ce fut le jeudi 4 juillet 1878, jour anniversaire de l'indépendance
américaine, que choisit M. Bennett pour le baptême de _la Jeannette_.
Ce fut une fête intime, à laquelle assistaient une vingtaine
d'amis particuliers. M. Ryan, le sympathique directeur du bureau
du _New-York Herald_ à Paris, sept ou huit journalistes anglais ou
français, et, parmi ces derniers, un rédacteur du _Figaro_ et M.
Charles Bigot, du _XIXe Siècle_.

C'est à ces derniers que nous avons emprunté la plus grande partie
des détails qui précèdent et ceux qui vont suivre.

Un train spécial emmena de Paris au Havre tous ces invités. Parmi
eux se trouvaient une douzaine de misses américaines jolies et
distinguées; car pour les américains il n'est point de fête si la
plus belle moitié de l'humanité ne vient l'embellir. On y voyait
aussi M. Stanley, qui, quelques jours auparavant, était venu à Paris
recevoir la grande médaille de la Société de géographie qu'il a si
bien méritée.

Grâce à cette heureuse coïncidence, ces deux hommes, Stanley et de
Long, dont les noms sont destinés à passer à la postérité, ont pu se
trouver réunis.

«Quand on a vu M. Stanley, dit M. Charles Bigot, on ne s'étonne plus
de son succès. Ses cheveux noirs ont pu blanchir avant l'âge, mais le
corps est toujours d'une santé et d'une vigueur admirables. A voir
ses larges épaules en cette taille plus petite que grande et ses
jambes solides, ses muscles robustes, on s'explique qu'il ait résisté
où tant d'autres explorateurs ont succombé. L'œil verdâtre est d'une
énergie et d'une clairvoyance singulière. J'imagine bien qu'il sait à
part lui ce qu'il vaut; mais je vous défierais de trouver soit dans
son langage, soit dans son allure le moindre signe de vanité: il
revient d'Afrique, absolument comme l'un de nous, avant-hier soir,
revenait du Havre, aussi simple que s'il eût fait la chose la plus
naturelle du monde et la plus aisée. Ce Yankee eût fait plaisir à
voir aux vieux Romains.»

Qu'on nous permette, puisque nous parlons de M. Stanley de rapporter,
d'après le _Figaro_, une petite anecdote racontée par lui-même et
qui, nous en sommes sûr, fera plaisir à tous les cœurs français.
Comme on le sait M. Stanley était parti, pour son grand voyage en
Afrique, avant la guerre de 1870. Pendant plus d'un an il resta
sans recevoir absolument aucune nouvelle d'Europe. Un soir, dans un
désert, au campement, il était avec Livingstone, qu'il avait déjà
retrouvé, lorsqu'on lui apporta des lettres d'Europe et entre autres
une dépêche venue par le télégraphe jusqu'à Zanzibar, laquelle
lui annonçait brutalement en une vingtaine de mots, Sedan, Metz,
l'empereur prisonnier, Paris en flammes, Bismarck à Versailles,
c'est-à-dire l'effondrement de la France tout entière.

Stanley et Livingstone se regardèrent sans se dire un mot, puis ils
se mirent à pleurer de rage; tous les deux, en effet, aimaient la
France.

Nous ne nous arrêterons point à noter tous les incidents du voyage
et de la journée, nous arriverons tout de suite à la cérémonie du
baptême, qui, au reste, fut des plus simples.

«Après le déjeuner, dit le rédacteur du _Figaro_, nous traversons
le pont pour nous rendre sur _la Jeannette_.--La rade est en fête,
joyeusement illuminée par le soleil, et pavoisée de drapeaux, comme
une rue de Paris à la fête du 30 juin. (1878).

»Nous grimpons sur le pont du navire, qui paraît bien petit à côté
de trois frégates américaines qui l'avoisinent. Une heure se passe
à regarder les régates organisées par les équipages de ces trois
frégates.--Car c'était jeudi, 4 juillet, fête nationale pour les
États-Unis, anniversaire de la proclamation de leur indépendance.
Les matelots, tous en blanc, veste et béret, poussent des hurrahs
frénétiques pour saluer les vainqueurs de chaque course.

»Enfin, à cinq heures, a lieu la cérémonie du baptême. Elle est aussi
courte que peu compliquée.

»Une dame de la société s'avance, et brise, sur le mât de beaupré,
une bouteille de champagne ornée de rubans multicolores.

»Et voilà l'ancienne _Pandora_ baptisée du gracieux nom de
_Jeannette_.»

Cette cérémonie fut suivie d'un lunch auquel assistèrent tous les
invités de M. Bennett. Plusieurs toasts furent portés. M. Bennett but
d'abord à M. Stanley, qui, à son tour, porta un toast à son émule
M. de Long, futur commandant de l'expédition au pôle Nord. Celui-ci
blond, grand, teint délicat, aux yeux doux mais spirituels et pleins
de malice abrités derrière un lorgnon, forme avec M. Stanley un
véritable contraste. On ne se douterait guère rencontrer dans cet
homme le loup de mer sur lequel on compte pour une expédition aussi
hardie. On s'étonnerait aussi en voyant la gaieté et l'entrain tout
français de ce futur héros de trente-trois ans, si l'on n'ignorait
qu'il a du sang français dans les veines et que son aïeul quitta
Bordeaux au temps de la révocation de l'édit de Nantes. Cette gaieté
et cet entrain s'allient cependant chez M. de Long à la simplicité et
au calme, qui sont comme le fond du tempérament américain. Sa réponse
à M. Stanley fut d'une simplicité noble que chacun sentait sincère.
«Vous êtes, Monsieur, lui dit-il, l'homme qui a fait ses preuves; je
suis l'homme qui a ses preuves à faire.»

«Il les fera, n'en doutez pas, ajoute M. Bigot; celui qui l'a choisi
se connaît en hommes. Il sait que le lieutenant de Long est à trente
ans un marin éprouvé, un homme d'un caractère résolu et patient,
capable de garder son sang-froid au milieu des plus redoutables
périls et de s'arrêter là seulement où l'énergie humaine aura donné
son suprême effort. Bonne chance au lieutenant de Long et hurrah
pour _la Jeannette_. Puisse la fortune, cette maîtresse jalouse des
destinées humaines, leur sourire à tous deux!

«Il va quitter, ce brave marin, quitter pour deux longues années
entières, sa jeune et charmante femme, sa petite fille qui a six
ans à peine. Elle était là avant-hier, cette femme, tandis que
l'on baptisait _la Jeannette_; elle était là cette fillette, avec
ses grands cheveux blonds lui tombant sur le cou, avec son chapeau
de paille sur lequel était écrit le nom de _la Jeannette_; je
n'oublierai pas de longtemps comme elle souriait de toutes ses dents
au bruit des bouchons de champagne, croquant de beaux abricots. Elle
ne voyait qu'une fête, l'heureuse innocente, dans cette compagnie
assemblée, dans ces discours et ces bravos où le nom de son père
était à chaque instant répété. Elle ne sait rien des rigueurs du
pôle, des îles de glaces flottantes, des dangers que son père va
courir. Mais sa mère!... elle ne les ignore pas, celle-là, et la
séparation va être pour elle une terrible épreuve. Elle gardait
pourtant son calme et sa sérénité, son regard aimable. Elle trouvait
la force de sourire, elle aussi. Elle sait que l'homme est ici-bas
non pour se contenter du bonheur, mais pour agir, pour exécuter
résolûment les grands desseins qu'il est capable de former. Ses
yeux, pendant deux années, verseront plus d'une larme; plus d'une
inquiétude poignante déchirera son cœur; mais elle a confiance dans
un courage qui lui est connu; elle aussi a pris un cœur viril; elle
admire l'homme qu'elle a préféré, d'être prêt à tout affronter pour
illustrer un nom dont elle a fait le sien.»



CHAPITRE II.[1]

«La Jeannette».--Son équipage

  Portrait de _la Jeannette_.--Réparations qu'elle
    subit avant d'entreprendre son voyage.--De
    Long.--Chipp.--Danenhower.--Ambler.--Collins.--
    Newcomb.--Dunbar.--Les hommes de l'équipage.

  [1] Extrait de divers articles du _New-York Herald_.


Le navire.

Avant de présenter au lecteur les différents membres de l'expédition
arctique projetée par M. Bennett, nous devons lui faire faire
connaissance avec le navire destiné à leur servir de demeure pendant
les longs mois qu'ils seront sans doute condamnés à passer au milieu
des glaces polaires.

_La Jeannette_ est un navire mixte, gréé en barque. C'est un navire
bas et élancé, qui a été construit pour le compte du gouvernement
anglais. Il était primitivement destiné à servir d'aviso et de
transport pour l'escadre de la Méditerranée. Mais quand il fut
achevé, la marine de Sa Majesté britannique n'en ayant plus besoin,
le fit mettre en vente. Il fut acheté par le capitaine Allan Young,
yachtman anglais distingué qui avait déjà pris part à l'heureuse
expédition de sir Léopold Mac Clinctock, à la recherche des restes
de Franklin. Son nouveau propriétaire, après un court voyage dans
les mers arctiques, le vendit à M. Bennett, qui le destinait à
l'usage que nous savons. C'est ce qu'on appelle un navire haut sur
quille,--c'est-à-dire dont la quille s'en va en forme de coin,--de
sorte qu'on peut espérer, s'il vient à être pris dans les glaces,
qu'il sera soulevé par leur pression, au lieu d'être écrasé,
comme il arrive d'ordinaire aux navires à fond aplati ou à flancs
perpendiculaires.

Après la cérémonie du baptême, _la Jeannette_ ne tarda pas à prendre
le chemin de l'Amérique, emportant à son bord le capitaine de Long
et sa famille. Nous ne nous arrêterons point aux quelques petits
incidents qui purent survenir pendant la traversée du Havre à San
Francisco; d'ailleurs, aucun de ces incidents ne mérite de fixer
notre attention. Nous dirons seulement que le voyage dura cinq mois
et demie et que le capitaine de Long choisit la route du détroit de
Magellan au lieu de celle du cap Horn.

Comme nous l'avons dit, M. Bennett avait acheté _la Jeannette_ afin
de l'offrir au gouvernement des États-Unis, pour une expédition au
pôle nord.

Par acte du 27 février 1879, le Congrès accepta cette offre et
autorisa le secrétaire de la marine à se charger de l'armement du
navire. Ce dernier avait, à la vérité, fait ses preuves dans les mers
arctiques, pendant le voyage exécuté par le capitaine Allan Young;
néanmoins on crut nécessaire de le remettre au dock pour le réparer.

_La Jeannette_ fut donc, dès son arrivée à San Francisco, envoyée
à Mare Island, où le secrétaire de la marine était autorisé à
prendre, dans les arsenaux de l'État, tous les matériaux nécessaires
pour la mettre en état d'affronter les périls de l'expédition à
laquelle on la destinait. La seule restriction apportée à cette
autorisation était qu'aucune des dépenses pour les réparations ou
les améliorations faites au navire ne devait rester à la charge du
département de la marine. Il était, en outre, enjoint au secrétaire,
par l'acte du Congrès, de faire vérifier, avant d'en prendre charge,
si le navire était réellement approprié à un voyage d'exploration
dans les mers polaires. A Mare Island, _la Jeannette_ subit donc une
inspection minutieuse, après laquelle les ingénieurs déclarèrent
que, vu les dangers du voyage qu'elle allait entreprendre, il était
prudent de la renforcer, pour qu'elle pût supporter plus facilement
la pression des glaces. Ce n'était là, toutefois, qu'une mesure de
précaution, puisque ce navire était d'une excellente construction et
possédait la force ordinaire des navires de ce tonnage. De grands
travaux furent néanmoins entrepris pour satisfaire au desideratum
des ingénieurs, et M. Bennett en paya tous les frais. On changea
les anciennes chaudières de _la Jeannette_, qu'on remplaça par
des neuves, et on mit tout en œuvre pour qu'elle fût dans les
meilleures conditions possibles au moment de son départ: des barreaux
de fer furent placés à l'avant et à l'arrière des chaudières pour
soutenir les flancs du navire. Son extrême-avant fut, jusqu'à une
dizaine de pieds du faux-pont, rempli de solides madriers bien
calfatés. Des hiloires additionnelles et des madriers de six pouces
d'épaisseur furent ajoutés à la charpente ordinaire pour renforcer
son petit-fond. En outre, le fond fut réparé partout où il en avait
besoin. Toutes ces réparations et améliorations furent faites avec
tant de soin, qu'on pouvait raisonnablement croire que _la Jeannette_
était en état de surmonter tous les périls ordinaires qu'on est
accoutumé à rencontrer dans la navigation des mers polaires.

Après avoir donné à nos lecteurs la description de l'instrument, il
nous reste à leur présenter ceux qui étaient destinés à s'en servir.


Le lieutenant de Long, commandant de l'expédition.

De Long est né à New-York, dans le courant de l'année 1844, d'une
famille d'origine française, comme nous l'avons déjà dit, et comme
son nom, au reste, le ferait deviner. Nous avons fort peu de détails
sur sa famille, de même que sur les années de son enfance, jusqu'à
l'âge de seize ans, époque où il fut admis à l'Académie navale, sur
la présentation d'un membre du Congrès, M. Benjamin Wood. Grâce à ses
facultés naturelles et à son assiduité, il s'y distingua bientôt,
et en sortit le dixième sur cinquante, avec le grade d'aspirant de
marine. Le 1er décembre 1866, il était promu à celui d'enseigne et
devenait successivement maître en mars 1868, et lieutenant en mars
1869.

Ce fut vers cette époque qu'étant envoyé rejoindre l'escadre
américaine qui croisait dans les mers d'Europe, il fit la
connaissance de miss Emma Wotton, qui fut plus tard mistress de Long.
Le père de cette jeune fille, le capitaine Wotton, habitait le Havre,
où il était à la tête de l'agence de la _Compagnie des Paquebots
du Havre à New-York_. Le capitaine Wotton tenait généreusement sa
maison ouverte à tous ses compatriotes, et particulièrement aux
officiers de la flotte. Ce fut grâce à cette circonstance que les
deux jeunes gens se rencontrèrent et s'éprirent l'un de l'autre.
De Long demanda au capitaine la main de sa fille; mais, avant de
l'obtenir, il fut rappelé à New-York. Peu de temps après, M. Wotton
étant allé lui-même faire un voyage en Amérique, de Long réitéra ses
instances auprès de lui et en obtint cette réponse: «Partez pour
votre croisière dans les mers du sud de l'Amérique, et si, quand
vous reviendrez, dans un an, vos sentiments, pas plus que ceux de ma
fille, n'ont changé, elle sera votre femme.» Joyeux de cette réponse,
de Long partit rejoindre son navire, le _Lancaster_, qui l'attendait
à Norfolk. Un peu avant son départ, de Long reçut la nouvelle de la
mort de sa mère, avec laquelle il vivait à Williamsbourg; son père
était mort quelques années auparavant. Il dut donc revenir pour les
obsèques, auxquelles assista M. Wotton, qui conduisit le deuil avec
lui. Immédiatement après cette triste cérémonie, de Long repartit
pour le sud. Mais comme deux des côtés les plus saillants de son
caractère étaient l'énergie et la persévérance, il revint à New-York
aussitôt sa croisière terminée, et se rendit directement chez le
frère de sa fiancée, à qui il se présenta en lui adressant gaiement
ces paroles: «Eh bien, Jack, me voici; le temps est passé, je m'en
vais la chercher.» A la vérité, l'année fixée par M. Wotton n'était
pas encore complétement écoulée, quand de Long arriva au Havre et
se présenta dans les bureaux de l'agence des _Paquebots du Havre
à New-York_; néanmoins le capitaine donna son consentement, et le
mariage fut célébré à bord du navire de guerre _Shanenhoah_, car on
était alors au milieu de l'hiver 1870-71, époque pendant laquelle, on
se le rappelle, tout mariage célébré en France était déclaré nul.

En 1873, de Long prit part, en qualité de second à bord de
la _Juniata_, qui était commandée par le capitaine Braine, à
l'expédition envoyée à la recherche du _Polaris_. Ce voyage lui
fournit l'occasion de se distinguer par une entreprise des plus
hardies, qui, sans doute plus tard, lui valut l'honneur d'être choisi
pour commander _la Jeannette_. La _Juniata_ se trouvant bloquée par
les glaces, dans le port d'Upernavick, sur la côte occidentale du
Groënland, il obtint de son commandant l'autorisation d'équiper une
petite chaloupe à vapeur pour tenter de continuer les recherches plus
au nord. Il surveilla lui-même l'armement de ce petit bâtiment, qui
n'avait que trente-cinq pieds de long, et qui reçut le nom de _Petite
Juniata_, et partit, avec un équipage d'élite, à la recherche du
navire disparu et de l'équipage du capitaine Buddington. Il essaya
d'abord de remonter la baie de Melville, en longeant la côte, pour
traverser cette baie à la hauteur du cap York, qui était le but de
son expédition; mais craignant d'être pris dans les glaces, il dut
renoncer à ce plan et chercher à trouver un passage au milieu des
îles de glaces flottantes. Ces premières tentatives furent inutiles;
plusieurs fois même il fut obligé de rétrograder. Enfin, ayant eu la
bonne fortune de trouver un passage ouvert, il s'avança droit dans
la direction du cap York. Cinq jours après son départ, la _Petite
Juniata_ fut assaillie par une épouvantable tempête, à un moment où,
pour économiser le combustible, toutes ses voiles étaient dehors.
Pendant trente heures, il lui fallut lutter contre cette tempête
arctique, mille fois plus terrible que celles des basses latitudes:
à chaque instant, elle était menacée d'être écrasée au milieu des
centaines d'icebergs qui l'entouraient, ou d'être ensevelie sous les
débris de ces montagnes de glace, qui, se heurtant les unes contre
les autres, s'abîmaient en projetant au loin leurs éclats. Enfin, la
tempête s'apaisa et la mer se calma. A ce moment, le cap York était
en vue, à huit milles environ. De Long désirait ardemment y parvenir,
mais il était inabordable par terre à cause des glaces qui bordaient
le rivage. D'un autre côté, la _Petite Juniata_ ne pouvait prolonger
son voyage, faute de combustible, car le capitaine Braine avait donné
l'ordre formel à de Long de regagner le port d'Upernavick dès qu'il
aurait épuisé la moitié de sa provision de charbon. L'ordre de virer
de bord fut donc donné, malgré le regret de de Long d'abandonner
l'entreprise au moment où il touchait le but qu'il s'était proposé
d'atteindre, et après tant de dangers courus. De retour à Upernavick,
il trouva dans le port de cette station le navire la _Tigress_, qui,
lui aussi, venait dans ces parages pour participer à la recherche
du _Polaris_ et de son équipage. De Long, désireux de poursuivre
l'œuvre qu'il avait commencée, demanda au capitaine Grœr, qui
commandait le navire, de l'accepter à son bord avec les gens qui
l'avaient accompagné dans sa première tentative; mais celui-ci,
voulant se réserver en entier l'honneur de l'entreprise, lui refusa.
Ce refus, toutefois, ne découragea point le jeune lieutenant; il
essaya de reprendre une seconde fois le chemin du nord avec sa
chaloupe, et ne fut arrêté que par le manque de charbon.

D'après un dicton du sud: «Quiconque a bu des eaux du Rio Grande y
reviendra avant de mourir», mais on pourrait dire, avec non moins
de raison, pour le nord: «Quiconque a vu les glaces éternelles de
l'Arctique voudra les revoir.» De Long n'avait point échappé à
l'influence fascinatrice de ces régions: le premier voyage dont
nous venons de retracer un des épisodes avait fait naître en lui un
véritable enthousiasme pour tout ce qui a trait aux régions polaires:
de retour dans sa patrie, il se mit à étudier avec ardeur tous les
ouvrages écrits sur le pôle nord, et à lire les relations des hardis
marins qui, au péril de leur vie, se sont aventurés dans ces régions
mystérieuses. Le tableau de leurs misères et de leurs infortunes,
loin de ralentir son ardeur, ne faisait que l'exciter; et comme
l'enthousiasme est contagieux, il savait inspirer aux autres les
propres sentiments qui l'animaient. D'ailleurs, personne plus que lui
ne déploya de persévérance et de réflexion dans les préparatifs de
l'expédition de _la Jeannette_.

De Long est un homme d'un physique superbe et d'une constitution
vigoureuse; il a six pieds de haut et des formes véritablement
athlétiques. Ceux qui ont vécu dans son intimité le dépeignent
comme un homme d'excellentes manières; conteur agréable et
spirituel. C'est, en outre, un observateur clairvoyant des hommes
comme des choses, à qui ses voyages ont fourni un fond sérieux de
connaissances. Il aime sa profession avec fierté.


Charles W. Chipp, premier lieutenant.

Le lieutenant Chipp, qui part en qualité d'officier exécutif à
bord de _la Jeannette_, n'en est pas non plus à ses débuts dans
la navigation des mers arctiques: lui aussi était à bord de la
_Juniata_, dans son voyage à la recherche du _Polaris_, pendant
lequel il fut toujours le premier à s'offrir comme volontaire dès
qu'une mission périlleuse se présenta. C'est ainsi qu'il accompagnait
de Long dans sa dangereuse expédition à bord de la _Petite Juniata_.

Le lieutenant Chipp est né à Kingston, dans l'état de New-York,
en 1848. Il entra à l'Académie navale en 1863. Il passa ses
premières années de service maritime en qualité d'aspirant à bord
du _Contocook_, de l'escadre des Indes occidentales, en 1868; du
_Franklin_, dans l'escadre d'Europe, et du _Guard_. Il s'embarqua
ensuite, comme enseigne, à bord de l'_Alaska_, de l'escadre d'Asie,
à laquelle il resta attaché pendant trois ans, avec le même grade.
Cette croisière, tout en lui fournissant l'occasion d'acquérir de
l'expérience, lui permit aussi d'étudier les sujets les plus variés
et les plus intéressants. Le 12 juillet 1870, il fut promu au grade
de master et envoyé ensuite en Corée, où il prit part à l'attaque des
forts de la rivière Sallé. Étant à bord du _Monocacy_, il participa
aux combats du 1er, du 9, du 10 et du 11 juin 1871, et prit le
commandement de la compagnie de Mokee, quand ce brave officier fut
tué à l'assaut du fort du Condi.

Plus tard, il assista avec ses collègues à une grande fête donnée en
leur honneur par la cour de Siam à Bankok. Ce fut au mois de février
1873, qu'il se rendit à bord de la _Juniata_. Après son retour, il
fut envoyé à Santiago de Cuba pour arrêter le massacre des derniers
prisonniers du _Virginius_, et ramener ceux-ci aux États-Unis. En
1874, il retourna à bord de la _Juniata_ qui se rendait à Key-West,
rendez-vous d'où elle fut envoyée rejoindre l'escadre d'Europe, et
croisa depuis les côtes de Norwège jusqu'à celles du Levant. Attaché
au mois de mai 1876 au service des torpilles à Newport, il passait,
au mois de septembre de la même année, à bord de l'_Ashuelot_, qui
faisait partie de l'escadre d'Asie. Il y resta jusqu'en mars 1879,
époque où il reçut l'ordre de rejoindre _la Jeannette_. Il a donc eu
neuf ans et huit mois de service effectif à la mer. Sous tous les
rapports, c'est un marin instruit et pratique, et son choix a reçu
l'approbation de tous les marins.


John Wilson Danenhower, deuxième lieutenant.

Maître Danenhower, qui occupe le troisième rang hiérarchique à bord
de _la Jeannette_, est né à Chicago, dans l'Illinois, le 30 septembre
1849. Il est entré à l'Académie de marine en 1866. En 1870, il était
à bord du _Plymouth_ en qualité d'aspirant, qu'il conserva pendant
deux ans soit à bord de ce navire, soit à bord de la _Juniata_, qui,
tous les deux, faisaient partie de l'escadre d'Europe. Il fut ensuite
promu au grade d'enseigne après un examen au concours et servit sur
le _Portsmouth_ pendant les voyages d'exploration et d'hydrographie
faits par ce navire de 1871 à 1874. Il fut alors invité à passer
l'examen de master, à la suite duquel il reçut sa commission. En
1874, il fut attaché à l'observatoire naval de Washington, d'où
il passa au service des signaux, dirigé par le commodore Parker.
Il s'embarqua plus tard sur le _Vandalia_, où il resta jusqu'en
juillet 1878, époque où il reçut l'ordre d'aller au Havre rejoindre
_la Jeannette_. Maître Danenhower est un jeune homme d'un mérite
supérieur à celui de la moyenne des officiers distingués de la marine
des États-Unis, qui se font d'ordinaire remarquer par leurs qualités
professionnelles et leur savoir. Depuis qu'il est entré dans la
marine, il a des états de service effectif plus chargés qu'aucun des
officiers de sa promotion. Pendant l'expédition de _la Jeannette_, il
remplira le rôle d'hydrographe en même temps que celui de lieutenant
en second.


Georges W. Melville, sous-ingénieur de la marine.

Les glaces des mers arctiques ne sont point inconnues non plus au
sous-ingénieur Melville, qui remplissait les fonctions d'ingénieur
en chef à bord de la _Tigress_, pendant le voyage de celle-ci, dont
nous avons parlé. Ses services furent tellement appréciés, pendant
le cours de cette expédition, que le commandant de la _Tigress_ en
fit l'éloge le plus flatteur dans le rapport qu'il adressa, après son
retour, au secrétaire de la marine. D'ailleurs, M. Melville possède
la confiance entière de son commandant actuel, le lieutenant de Long.
A bord de _la Jeannette_, outre son service professionnel, il sera
chargé de plusieurs branches des travaux scientifiques que doivent
entreprendre les membres de l'expédition, probablement de la partie
minéralogique et de la partie zoologique.

L'ingénieur Melville est né à New-York, le 19 janvier 1841, et
suivit les cours d'une école publique de cette ville. Après avoir
fait tout son stage d'ingénieur, il entra dans la marine en 1861,
avec le grade de sous-ingénieur de 3e classe. Pendant la guerre
de sécession, il servit à bord des navires de guerre _Michigan_,
_Dakota_ et _Wachusett_; il passa ensuite dans le service des
torpilles de l'escadre de blocus du Nord et de l'Atlantique, où il
fut élevé au grade de sous-ingénieur de 2e classe en 1862. Après
la guerre, il fut nommé sous-ingénieur de 1re classe et s'embarqua
sur le _Chattonoaga_. Il fut ensuite envoyé successivement à bord
du _Tacony_, du _Penobscot_, du _Lancaster_ et du _Portsmouth_.
Il quitta ce dernier navire et entra aux chantiers de la marine à
Boston, puis à New-York et enfin à Philadelphie. Appelé de nouveau à
la mer en 1873, il s'embarqua sur la _Tigress_ qu'il quitta pour le
_Tennessee_. Il venait de passer son examen pour le grade d'ingénieur
en chef, dans lequel il avait obtenu le 5e rang sur la liste, quand
il fut appelé à bord de _la Jeannette_. M. Melville a douze ans et
neuf mois de mer; c'est un homme d'une taille colossale et dans la
force de l'âge.


Le docteur James Markam Marshal Ambler, chirurgien de «la Jeannette».

Le docteur Ambler, fils du docteur Carey Ambler, est né dans le
comté de Fauquier, État de Virginie, le 30 décembre 1848. Il a fait
ses premières études à Washington et à Lee College, dans son pays
natal. Il se rendit ensuite à l'Université du Maryland, où il prit
ses différents grades. Après l'obtention de son diplôme de docteur,
il pratiqua la médecine, pendant trois ans, à Baltimore. Il quitta
ensuite la médecine civile en 1874, pour entrer dans la marine en
qualité d'aide-chirurgien. Il fut d'abord attaché à l'Académie de
marine, d'où il passa à bord de la corvette _Kansas_, et fit, avec
celle-ci, une croisière dans les Antilles. Il fut ensuite envoyé
à bord du vaisseau amiral _Minnesota_, qui resta pendant deux ans
stationné dans le port de New-York. De là, il entra à l'hôpital de la
marine. Enfin, en 1877, il fut promu au grade de chirurgien.

C'est un homme de six pieds, fortement constitué et d'un physique
agréable. Comme médecin, il est entièrement dévoué à son art, et
fera, nous en sommes sûrs, tout ce qui sera en son pouvoir pour
remplir noblement sa mission humanitaire.


Jérôme J. Collins, météorologiste, correspondant du _New-York Herald_.

Jérôme J. Collins est né à Cork, en Irlande, le 17 octobre 1841, son
frère était négociant et manufacturier, et, pendant vingt-deux ans,
c'est-à-dire jusqu'en 1863, fit partie du conseil de la ville. Le
jeune Jérôme Collins fit ses études à l'école de Mansion-House, qui
était dirigée par les frères de saint Vincent. De très bonne heure,
son goût pour les sciences exactes se dessina. A l'âge de seize ans
à peine, il devenait l'élève de sir John Benson, ingénieur du port
de la ville de Cork. Sous l'habile direction de ce maître, le jeune
élève fit de rapides progrès dans son art, et fut bientôt nommé
sous-ingénieur de la ville. En cette qualité il fut chargé d'un grand
nombre de travaux importants, sur la rivière ou dans le port; mais
celui qui lui fit le plus d'honneur est la construction du pont de
North-Gate, sur lequel son nom a été gravé, et qui lui valut les
félicitations de ses concitoyens.

Voyant que son pays natal ne pouvait offrir un champ assez vaste pour
son activité, il se rendit en Angleterre. La crise financière de 1866
étant survenue, il se décida à passer dans le Nouveau-Monde, où il ne
tarda pas à se créer une place honorable par les travaux remarquables
dont il dirigea l'exécution.

Toutefois ce n'est point comme ingénieur, mais comme météorologiste,
que M. Collins a surtout sa renommée, car ce n'est point par un
novice que les variations atmosphériques doivent être observées à
bord de _la Jeannette_; M. Collins a, en effet, droit à l'éternelle
reconnaissance de ses contemporains et des générations à venir,
pour sa belle découverte des lois qui président au développement et
à la transmission des tempêtes à travers l'Océan Atlantique, lois
qui permettent de prédire plusieurs jours à l'avance l'arrivée des
tempêtes sur les côtes d'Europe. Cette seule découverte le place
certainement au rang des premiers savants de notre époque.

Mais, à côté du savant, existe l'homme honnête, courageux,
affectionné, gai et tendre qui laisse derrière lui un souvenir cher à
tous ceux qui ont ressenti le charme qu'il sait exercer sur tous ceux
qui l'entourent.


Raymond L. Newcomb, naturaliste taxidermiste de l'expédition.

M. Raymond L. Newcomb est né à Salem, dans le Massachusetts,
en janvier 1849; c'est un des descendants de Newcomb qui se
distinguèrent pendant la Révolution de 1776. Son grand-père prit part
à la bataille de Lexington et servit, pendant toute la durée de la
guerre, dans une compagnie d'artillerie. Son père est encore dans le
commerce à Salem.

Comme taxidermiste et comme ornithologiste, il jouit de l'estime
des sociétés savantes. D'ailleurs, c'est à la recommandation du
professeur Baird, du Smithsonian-Institute, qu'il doit la place qu'il
occupe à bord de _la Jeannette_. En 1878, il avait déjà été envoyé,
par ce corps savant, sur les bancs de Terre-Neuve, pour y recueillir
des spécimens d'histoire naturelle. Il est certain que les travaux
qu'il accomplira à bord de _la Jeannette_, lorsqu'ils viendront au
jour, seront accueillis avec une vive reconnaissance par le monde
savant, dont il sera le seul représentant dans cette exploration des
mers polaires[2].

  [2] M. Newcomb a été assez heureux pour sauver les notes et
  les croquis pris par lui dans l'Océan arctique, de sorte qu'il
  n'a point à regretter, en ce qui concerne ses travaux, la
  perte des rapports officiels de l'expédition. Ces notes et ces
  croquis au crayon sont très complets. Les premières sont écrites
  très fin, mais lisiblement néanmoins; tandis que les secondes
  portent le cachet d'un ouvrage sérieux et d'un talent artistique
  incontestable.

  En outre des études pour lesquelles il avait été spécialement
  attaché à l'expédition, il a trouvé le temps de recueillir
  des notes sur maints incidents intéressants, survenus pendant
  le voyage, que nous aurons, au reste, l'occasion de mettre à
  contribution un peu plus tard. Jeune et enthousiaste, il a
  rapporté une description vivante des scènes qui se sont passées
  sous ses yeux pendant le voyage et raconté maintes particularités
  de la vie à bord d'un navire explorateur qui sont dignes d'être
  conservées. Sa description des îles Jeannette, Henrietta et
  Bennett sont intéressantes et les croquis qu'il a faits de ces
  îles peuvent, quand à présent, tenir lieu de cartes. (Extrait
  d'une des lettres de M. Jackson.)


Le capitaine Dunbar, pilote des glaces.

Le poste de pilote des glaces est de ceux qui demandent une longue
expérience de la navigation dans les mers polaires, jointe aussi à
beaucoup de prudence; aussi a-t-on choisi, pour remplir ce poste
important à bord de _la Jeannette_, un homme qui fréquente les mers
glaciales depuis trente-cinq années.

Le capitaine Dunbar est né en 1834 à New-London, dans le Connecticut.
Depuis sa jeunesse, sauf dans les quatre années qui viennent de
s'écouler, pendant lesquelles il a été engagé à la chasse du phoque
et de l'éléphant de mer, il a toujours navigué à bord de navires
baleiniers. Pendant sa longue carrière de marin, il a fait la pêche
dans l'Océan Atlantique aussi bien que dans l'Océan Pacifique, et
dans les mers arctiques comme dans les mers antarctiques. Homme d'un
esprit inventif et plein d'inspirations subites dans les moments
difficiles, il peut rendre les plus grands services à une expédition
dans les mers polaires, où il faut toujours compter avec l'imprévu.

M. Dunbar termine la liste des membres de l'expédition que nous
pouvons considérer comme formant l'état-major. Il nous reste donc
maintenant à donner la liste des hommes d'élite choisis par le
lieutenant de Long pour composer l'équipage de _la Jeannette_.
Nombre d'entre eux mériteraient certes, une mention spéciale pour
leurs états de services et leur conduite héroïque dans certaines
circonstances de cette terrible expédition; mais la suite du récit
mettra en lumière, nous l'espérons, les mérites respectifs de chacun.
Au reste, nous aurons à revenir sur quelques-uns d'entre eux.


LISTE DES HOMMES DE L'ÉQUIPAGE.

    Jack COLE, maître d'équipage.
    Alfred SWEETMAN, maître charpentier.
    William NINDERMAN, charpentier.
    George-Washington BOYD, charpentier.
    Walter LEE, machiniste.
    George LANDERTACK, chauffeur.
    Louis-Philipp NOROS, matelot.
    Herbert-Wood LEACH, matelot.
    James H. BARTLETT, matelot.
    Henri-David WARREN, matelot.
    George-Stephenson MANSON, matelot.
    Adolf DRESSLER, matelot.
    Carl-August GORTZ, matelot.
    Peter-Edward JOHNSON, matelot.
    Henry WILSON, matelot.
    Edward STAR, matelot.
    Hans ERICKSON, matelot.
    Henry-Hansen KNACK, matelot.
    Nelse IVERSON, matelot.
    Albert-George KUEHNE, matelot.
    Ah SAM, cuisinier, (chinois).
    Long SING, boulanger, (chinois).
    ALEXIS, chasseur indien.
    ANEQUIN, chasseur indien.



CHAPITRE III.

Départ de San Francisco[3].

  Triste état de l'atmosphère pendant les jours qui précèdent le
    départ de _la Jeannette_.--Baie de San Francisco.--Aspect
    du port et des jetées au moment du départ.--Ce qui se passe
    à bord du navire.--Adieux du capitaine de Long et de sa
    femme.--Courage de cette dernière.

  [3] Lettre de M. Collins.


Depuis plusieurs jours le temps est inconstant et désagréable.
Dimanche les vents fixés à l'ouest soufflaient avec une extrême
violence: des nuages d'une poussière aveuglante rendaient presque
impossible toute promenade, au dehors aussi bien que dans les rues
de San Francisco, et les habiles prédisaient une période de mauvais
temps. Hier, cependant, le vent s'est modéré, mais vers le soir, un
gros nuage sombre s'est élevé de la mer et une pluie fine s'est mise
à tomber. «_La Jeannette_ aura vilain temps pour partir demain»,
se répétaient les flâneurs autour de la Bourse des marchandises;
«quelles ténèbres du diable elle aura pour quitter la côte!»
ajoutaient d'autres augures de malheur. Ce matin, le ciel était
encore très chargé; cependant quelques changements favorables se sont
opérés peu à peu, et vers midi, le soleil se hasarda à se montrer de
temps en temps entre de gros nuages. D'un autre côté les embarcations
qui rentraient au port, rapportaient qu'au dehors une brise légère
soufflait du sud-ouest, c'est-à-dire dans une direction favorable
à _la Jeannette_. Or, comme le désir est le père de la pensée, on
prétendait que la nature s'était apaisée et avait imposé silence aux
éléments pour favoriser le départ de l'expédition.

La baie de San Francisco, si belle dans ses proportions, n'a pas
d'égale parmi tous les ports de l'univers sous le rapport de la
hardiesse et du pittoresque des collines qui forment son enceinte; et
celui qui, du sommet des collines étagées qui forment Telegraph-Hill,
(nom si cher aux premiers Californiens), eût plongé ses regards dans
la baie qui s'étend à ses pieds eût joui d'un de ces spectacles qu'on
n'oublie jamais.

_La Jeannette_ reposait sur ses ancres à moité chemin, entre la
terre ferme et l'île Yerba Buena. On voyait les matelots se promener
nonchalamment et avec insouciance sur le pont ou accoudés sur la
lisse, portant leurs regards du côté de la ville de la richesse et
du plaisir dont peut-être ils ne parcourront plus jamais les rues.
Ils étaient presque muets. Le silence qui précède ordinairement le
bruit et l'agitation du moment des adieux régnait alors sur le pont
du navire. Tout était prêt pour le départ et on n'attendait plus
que le capitaine. Tous les bateaux de plaisance de la flottille du
Yacht-Club de San Francisco étaient là autour de _la Jeannette_
silencieuse, allant et venant au milieu d'une multitude d'autres
embarcations de tous genres et de toutes dimensions, depuis le
schooner coquet avec toutes ses voiles dehors jusqu'à l'impertinent
petit you-you.

A la vérité je m'attendais à traverser une foule nombreuse,
rassemblée le long des jetées pour assister au départ de _la
Jeannette_, mais je ne pensais pas rencontrer une foule si
enthousiaste et si avide de voir le capitaine de Long au moment où il
quitterait la rive. Le moment du départ est fixé pour trois heures,
et si le capitaine n'était pas encore à bord, du moins il arrivait
sur le port.

Quels «Cheers» et quels «Good-Bye» sortirent alors comme une
explosion de la poitrine de tous les gens rassemblés sur le port
et sur les jetées! Le capitaine arrivait en compagnie de mistress
de Long et de M. Jérôme Collins. En fendant la foule ces messieurs
levèrent leurs chapeaux pour répondre aux acclamations dont ils
étaient l'objet. L'enthousiasme était alors à son comble aussi
bien parmi les simples marins qui encombraient la jetée, que chez
le millionnaire qui était venu là pour honorer l'intelligence et
le courage. Sur tous les points d'où l'on pouvait apercevoir _la
Jeannette_, depuis les quais et les jetées jusqu'au sommet de
Telegraph-Hill, on ne voyait qu'une foule grouillante, agitée,
qui, depuis des heures, attendait le départ du navire. La jetée
Mieg elle-même, qui se trouve au nord de la ville, était encombrée
de trois fois plus de monde qu'elle n'en pouvait porter; mais la
police était impuissante à contenir la foule. Bon nombre de voitures
n'avaient pu arriver jusqu'au port, et les personnes qui s'y
trouvaient avaient été obligées de descendre pour s'approcher et
contempler une dernière fois _la Jeannette_, au moment où celle-ci
levant ses ancres faisait ses préparatifs de départ. Réellement
le spectacle que présentait la baie tenait plus de la féerie que
de la réalité. Partout on distinguait les blanches voiles du
Yacht-Club sillonnant rapidement la baie sous l'impulsion d'une
brise fraîche et donnant un air animé à la surface des flots. Avec
ma jumelle, il m'était impossible de lire les noms de toutes ces
embarcations, mais je pouvais cependant reconnaître le _Frolie_,
au commodore Harrison, le _Consuelo_, le _Cornelius O'Connor_,
l'_Azaba_, le _Starled-Fanon_, le _Clara_, le _Magic_, l'_Ida_, le
_Sappho-Livvely_, le _Virgeis_, le _Laura_, le _Queen of the Bay_, le
_Tivilight_, le _Meryflower_, l'_Enserata_, etc.

Maintenant laissons, pour quelques instants, la parole à M. Collins:
«L'ancre est levée, dit-il, le propulseur se meut lentement, poussant
_la Jeannette_ en avant, juste assez pour nous faire comprendre que
nous sommes en route. Les chapeaux et les mouchoirs que l'on agite
sur les jetées d'embarquement et même, de tous les points de San
Francisco d'où l'on peut nous voir, nous disent assez que les bons
habitants de cette ville nous accompagnent de leurs vœux, quoique
nous ne puissions les entendre. Le capitaine et le premier lieutenant
sont sur le pont: l'ordre de pousser trois cheers est donné; les
matelots grimpent dans les agrès; le sifflet de la machine donne
le signal: Hurrah! hurrah! nous sommes définitivement partis. La
flottille du Yacht-Club, sous les ordres du commodore Harrison, nous
accompagne. Avec quelle grâce ces jolies embarcations, comme autant
de mouettes aux ailes blanches, effleurent la surface des flots, à
côté de notre navire qui s'avance majestueusement vers le goulet.
Elles ne nous quitteront qu'à la barre.

»Pendant ce temps-là, mistress de Long était dans la cabine avec
son mari, M. William Bradford, l'artiste qui a représenté avec
tant de bonheur les scènes arctiques, et M. Brooks, de l'Académie
des sciences. Elle se montrait pleine d'espérance et prédisait à
l'expédition un véritable succès. Aimable et charmante femme! tout
le monde avait appris à la respecter, elle avait été la vie de
notre famille de _la Jeannette_, depuis que cette famille avait été
organisée. Si nous désirions acheter quelque objet pour notre usage,
nous ne le faisions jamais sans la consulter.

»Cependant le moment suprême de la séparation approche, _la
Jeannette_ a passé la Porte-d'Or. Boum! boum! c'est le canon qui
salue _la Jeannette_. La batterie vomit des nuages de fumée blanche
et épaisse qui s'en vont en roulant sur la mer. Nous entendons les
acclamations de la garnison et nous y répondons. C'est l'armée
qui salue la marine: _Blood is thicker than water_. Adieu, braves
soldats, puissent toujours vos canons saluer ainsi vos amis et
devenir la terreur de nos ennemis! A ce moment les embarcations
de plaisance, encombrées de spectateurs qui forment des vœux
pour le succès de notre entreprise, se rangent sur l'arrière de
_la Jeannette_, et baissent leurs pavillons en signe d'adieux. De
notre côté, nous agitons nos chapeaux et nos mouchoirs; mais le
navire trace toujours son sillon dans les flots sous l'impulsion
d'une légère brise. Nous voici arrivés au niveau des deux pointes
de la baie; _la Jeannette_ va franchir le seuil de l'immense Océan
Pacifique pour s'éloigner vers l'ouest, afin d'éviter les vents
contraires du nord-ouest qui règnent le long de la côte. Les petits
remorqueurs qui couraient devant nous commencent à ressentir l'effet
de la houle. Le commandant de Long fait un signal au commodore
Harrison de s'approcher avec le _Frolie_ pour prendre mistress de
Long et quelques amis restés à bord et les ramener à terre. Le
_Frolie_ s'avance; un canot de _la Jeannette_ est descendu à la mer.
C'est l'heure des adieux, l'heure où le mari et la femme vont se
séparer. En ce moment cruel, bien des femmes eussent faibli. Mistress
de Long, avec un courage vraiment héroïque, tendit la main à chacun
des officiers, et leur adressant quelques paroles d'espérance, leur
dit: «Au revoir!» Plus d'un spectateur désintéressé de cette scène
émouvante, eût pu taxer cette femme d'indifférence, car c'était
l'heure où son mari, plus de la moitié d'elle-même, allait se séparer
d'elle pour affronter les dangers d'une mer inconnue, et quelle mer,
l'Océan glacial! Cependant il eût pu aussi distinguer les larmes
qui roulaient dans tous les yeux. «Enfin, dit M. Bradford qui nous
a raconté cette scène, de Long se tournant vers moi, me dit: «Il
est temps». Il descendit alors avec sa femme dans le canot, où je
les suivis. Quand tout fut prêt: «Nage, dit-il aux rameurs en leur
désignant le _Frolie_ de la main.» Il est impossible de dépeindre le
silence poignant, oppressé qui régna dans le canot pendant ce trajet.
Pas un mot ne fut échangé; les coups secs des avirons contre les
tolets, et le clapotis des lames à l'avant du bateau étaient les
seuls bruits qui frappaient nos oreilles. Quand nous fûmes rangés
le long du petit yacht, de Long pressa sa femme dans ses bras, et
leurs lèvres se rencontrèrent; puis, lui serrant une dernière fois
la main, il lui dit simplement: «Au revoir!» Alors, mistress de Long
monta sur le yacht, où, se penchant sur la lisse pour considérer
encore une fois son mari, elle le contemplait avec des yeux où il
était facile de reconnaître à quelles terribles angoisses elle était
en proie, tandis que du fond de son cœur une ardente prière montait
au ciel, pour amener la bénédiction de l'Éternel sur son voyage. Les
regards et l'attitude de sa femme parurent faire hésiter de Long;
mais, reprenant aussitôt de l'empire sur lui-même, il se retourna
vers les matelots, et d'une voix forte leur dit: «Nagez, mes amis».
Ceux-ci se courbèrent à l'instant sur leurs avirons, et quelques
minutes plus tard le canot abordait _la Jeannette_. Nous suivions
chacun de ses mouvements; nous vîmes de Long gravir les degrés de
l'échelle, et, aussitôt qu'il fut à bord, _la Jeannette_ s'éloigna.
Nous restâmes sur le pont du _Frolie_ et, sans échanger une parole,
nous suivions des yeux _la Jeannette_ qui se confondait peu à peu
avec l'horizon. Quand elle eut disparu, mistress de Long me dit:
«Nous descendrons à l'intérieur, si vous le voulez bien, car je sens
le besoin d'être seule.» Je me rendis aussitôt à son désir. Mais
dès que nous fûmes descendus, tel était l'empire que cette femme
possédait sur elle-même, peut-être aussi aidée par la confiance
inébranlable qu'elle avait dans l'entreprise de son mari, elle
reprit complétement ses sens et entama la conversation. Jamais je
n'ai vu, et je n'espère plus voir une seconde fois chez une femme, un
courage semblable à celui dont mistress de Long me donna l'exemple
en cette circonstance.»



CHAPITRE IV.

Traversée de San Francisco à Oonalachka.

  État des esprits à bord de _la Jeannette_ quand on eut perdu
    de vue les forts de San Francisco.--Le mal de mer.--Le
    calme.--Superbes couchers de soleil.--Occupations du
    naturaliste.--Les Albatros.--Aménagement à bord.--La
    cabane de M. Collins.--Ah Sam, le chef chinois, et ses
    talents culinaires.--Le Steward.--Long Sing.--Qualités
    et défauts de _la Jeannette_.--La vie à bord.--Les
    attributions de chacun.--Un courant.--Les brouillards.--L'île
    d'Ougalgo.--Description de cette île par MM. Collins et
    Newcomb.--Illiouliouk à Oonalachka.


Ce fut le soir seulement, en nous avançant de plus en plus sur
l'Océan Pacifique, que nous comprîmes enfin que notre voyage était
commencé. Nous pûmes alors envisager l'avenir et songer à toutes
les éventualités qu'il nous réservait peut-être. A ce moment pas un
de nous ne laissa échapper un mot faisant allusion au but de notre
voyage; mais il était facile de comprendre, en voyant nos fronts
soucieux, qu'un même objet absorbait toutes nos pensées. Quant
arriva l'heure du dîner--c'était notre premier repas à bord--la
conversation roula uniquement sur les mets qui nous furent servis.
Il était évident qu'un accord tacite régnait entre nous, pour ne
point amener la conversation sur le sujet qui nous préoccupait tous;
chacun préférant rester livré à ses propres réflexions. Naturellement
des liens invisibles et difficiles à rompre rattachaient encore le
cœur d'un bon nombre d'entre nous à cette terre que nous venions
d'abandonner.

Le départ d'amis et de parents qu'on venait de quitter; la
séparation toujours triste d'un mari et de sa femme dans de telles
circonstances, étaient des motifs suffisants pour imposer le silence
au plus loquace d'entre nous, n'eût-il été que simple spectateur de
ces adieux touchants.

Au reste nous sentions tous qu'il fallait deux ou trois jours
pour nous accoutumer complétement à notre nouvelle existence, et
reléguer au fond de notre mémoire, à l'état de simple souvenir, notre
attachement pour la terre ferme.

Pour ma part j'étais animé des meilleures intentions et parfaitement
prêt à me plier à toutes les exigences de la situation, et peut-être
y serais-je parvenu, si un certain mouvement phénoménal, proportionné
naturellement à la force des vagues, n'était venu me convaincre que
pour être réellement philosophe, un homme doit rester à terre. Les
anciennes, mais toujours renaissantes sensations du mal de mer furent
poussées, chez moi, à un degré d'intensité que je n'avais jamais,
ou du moins que j'avais rarement éprouvé: tous les plaisirs de la
table me devinrent indifférents pendant deux jours environ, et me
firent préférer la position horizontale. Eût-on laissé tout le pont
à ma disposition, on ne m'eût pas décidé à monter l'échelle; non, on
ne m'eût pas même décidé à mettre le pied sur le premier échelon.
Quoique chargée autant qu'elle pouvait l'être, sans dépasser les
limites de la prudence, _la Jeannette_ faisait preuve d'une trop
grande mobilité et produisait, en effet, sur un pauvre homme de
terre, des désastres si graves et si pénibles que, je l'avoue, je
ne ménageai pas les expressions les moins flatteuses à l'égard des
marins en général, mais surtout à l'égard du constructeur de notre
navire, en particulier.

D'autres, au reste, partageaient ma misère. Je pouvais entendre,
en effet, des bruits non équivoques qui annonçaient assez que les
propriétaires de certaines autres cabines du carré avaient gravement
à se plaindre et payaient religieusement le tribut d'usage au dieu
de la mer. Je ne veux citer aucun nom, mais le nombre des malades
était grand, malgré les efforts de certains d'entre nous pour cacher
leur détresse. Efforts en vérité trop héroïques dans une circonstance
aussi dénuée de poésie, surtout quand les preuves les plus palpables
attestaient que le tyran, la mer, les tenait dans ses griffes et
les secouait sans merci; mieux valait reconnaître franchement sa
faiblesse. Il est des gens qui ne veulent jamais l'avouer, d'autres
qui sont trop francs. Notre pilote de glaces, le capitaine Dunbar,
qui, pendant trente-cinq ans, a navigué à bord des baleiniers, m'a
dit qu'il était toujours pris du mal de mer, lorsqu'il s'embarquait
après plusieurs mois de séjour à terre. Quand un vieux loup de mer
comme celui-là est malade, comment des gens appelés par vocation
à vivre sur l'élément solide ne se ressentiraient-ils pas des
hauts et des bas pendant les premiers jours qu'ils passent à bord.
Néanmoins, comme avec le temps on triomphe de tous les obstacles,
au bout de quelques jours nous étions habitués aux mouvements du
navire et avions acquis le pied marin. A partir de ce moment la vie
redevint charmante, car à bord d'un navire, pouvoir modeler ses
mouvements sur ceux du roulis et du tangage, n'est rien moins qu'un
immense progrès; et devenir capable de conserver son déjeuner, en
est incontestablement un plus immense encore; mais venir se mettre à
table et manger avec appétit est le plus immense qu'on puisse faire.
Personne ne me contredira.

Le temps était extrêmement agréable, je parle, bien entendu, au point
de vue du voyageur; aux yeux du marin il en était tout autrement:
un calme délicieux, une mer tranquille, à peine ridée par quelques
lames arrondies berçait notre navire. Quelquefois même la surface
de l'Océan était aussi unie que celle d'un étang. Rarement les
vagues étaient assez fortes pour incommoder même un petit canot de
plaisance. De temps en temps une légère brise plissait l'eau, qui
se confondait avec l'horizon, et la faisait miroiter aux rayons du
soleil. Pendant les douze premiers jours de notre voyage, la mer
avait une teinte bleu-indigo superbe, mais si foncée qu'il eût été
difficile d'imaginer que ses eaux étaient transparentes; on eût dit
plutôt une immense nappe de mercure ou d'huile, tant ses mouvements
étaient lents et paresseux.

De grands rideaux de cumulus apparaissaient à l'horizon, s'élevaient
vers le zénith, puis, quelques heures après, couvraient toute la
voûte céleste. Mais bientôt la brise les chassait, laissant derrière
eux un bleu intense, ou traînant quelques cirrhus floconneux,
ressemblant à autant d'icebergs charriés par les courants de l'Océan.
Parfois ces nuages prenaient les formes les plus fantastiques.
Un soir, c'était un splendide coucher de soleil voilé par un
rideau sombre aussi noir que l'encre, tranchant sur un fond doré
resplendissant dont les teintes allaient en s'atténuant pour tourner
au jaune et au vert. Souvent, au contraire, l'auréole du soleil
rayonnait sur un fond noir de nuages sombres: dans ce cas, les
effets étaient renversés, les ombres se détachaient sur un fond de
lumière superbe et donnaient au tableau une splendeur extraordinaire.
Trop beaux pour durer quelques minutes, ces tableaux grandioses me
laissaient juste le temps de retracer sur le papier leurs principaux
caractères et la relation de leurs différentes parties et de noter
quelques-unes de leurs teintes. Plus tard, je recommençais mon
dessin avec plus de soin afin d'aider notre artiste à reproduire
sur la toile les scènes sublimes que le créateur peignait pour nous
dans le ciel. Jour par jour, ces scènes d'une admirable beauté se
succédaient avec une merveilleuse variété surtout vers le coucher
du soleil. Pour moi l'étude de la forme des nuages offre un intérêt
particulier au point de vue de la connaissance du temps à venir. Bien
que nous fussions isolés et réduits à nos propres observations, nous
avons généralement prévu les changements de temps avec une grande
exactitude pendant la première période de notre voyage vers le nord.
Depuis notre départ, le 8 juillet, la température de l'eau a peu
varié, à la surface de la mer, pendant les douze premiers jours de
notre traversée. Aussitôt qu'elle baissa nous pûmes observer un
changement marqué dans sa couleur qui, du bleu foncé, passa au vert
sale. Cette brusque variation fut pour nous l'indice de l'existence
d'un courant qui nous eût entraînés au sud-sud-ouest si nous
n'avions chauffé à haute pression. Mais son influence ne se fit pas
longtemps sentir, et le 24 nous voguions dans des eaux tranquilles
et de couleur bleu pâle dont la température allait en s'élevant à
mesure que nous avancions. Comme cette température était notée à
chaque heure, notre livre de loch porte une série de renseignements
qui pourront être utiles à ceux qui voudront étudier les caractères
physiques de l'Océan Pacifique.

Au sud du 50° de latitude nord, le règne animal semblait limité aux
oiseaux de mer, à leurs parasites et aux tortues.

Les occupations de notre naturaliste se bornèrent jusque-là à
conserver, au moyen de composés arsenicaux, les dépouilles de
quelques albatros voraces et confiants, qui persistaient à suivre le
sillage du navire et à s'élancer sur tous les détritus d'aliments
qu'on jetait par dessus le bord. Mais quelques-uns de ces détritus
cachaient un hameçon attaché à une ligne pendant à l'arrière. Quand
un albatros avalait un de ces appétissants morceaux, il comprenait
vite de quoi il s'agissait. Alors commençait un combat qui finissait
toujours par la capture du pauvre volatile, lequel, tiré hors de son
élément, venait échouer sur le pont. L'albatros, avec ses immenses
ailes et ses pieds palmés, est dans l'impossibilité de s'échapper,
car il ne peut prendre essor sur une surface plane et rigide. Ils se
bornait donc à battre des ailes, et restait prisonnier, promenant,
avec un étonnement mêlé de frayeur, ses grands yeux de gazelle sur
les gens de l'équipage et sur les agrès du navire.

Les albatros communs à queue courte, dont nous avons pris un bon
nombre, mesurent de sept à huit pieds d'envergure. Leur hauteur,
quand ils se tiennent droits, dépasse trente pouces. Chose étrange,
ces oiseaux qui vivent constamment sur la surface de l'Océan et qui
dorment sur les vagues, ont le mal de mer comme le plus vulgaire
_terrien_ dès qu'ils sont sur le pont d'un navire. Tous ceux que nous
avons pris chancelaient pendant un instant et expectoraient sur le
pont tout le contenu de leur estomac. J'attribuai d'abord ce résultat
à la frayeur, mais je remarquai ensuite que plusieurs de ces oiseaux,
une heure après leur capture laissaient tomber de leur bec une espèce
de liquide ressemblant à une sécrétion analogue à la salive produite
sous l'influence du mal de mer lorsque celui-ci est au paroxysme de
son intensité. Bien qu'ils n'aient pas l'air méchant, ces oiseaux
vous frapperaient fort bien aux jambes ou vous briseraient un ou deux
doigts, s'ils en trouvaient l'occasion. Pour se poser sur les flots,
ils replient leurs longues ailes, véritables voiles triangulaires,
d'un air aussi gauche et aussi embarrassé que possible. Lorsqu'ils
veulent s'élever, on dirait qu'ils ont besoin d'emmagasiner de l'air
sous eux, car ils s'ébattent rapidement avant de prendre leur essor.
Au moment où ils s'abaissent pour prendre du repos, ils élèvent très
haut l'extrémité de leurs ailes, de sorte que celles-ci forment un
plan incliné; arrivés près de la vague, ils allongent leurs pieds
en avant comme pour prendre l'eau et s'arrêter. De cette façon ils
peuvent descendre au milieu d'une mer très grosse sans être couverts
par les vagues.

Tout le plumage, mais surtout les grandes plumes de ces oiseaux,
donnent asile à une multitude de curieux parasites. Parmi ces
derniers, il en est qui ont jusqu'à 3/16 de pouce de long avec une
grosseur proportionnée.

Pendant que nous étions au sud du 40° de latitude, nous apercevions
de temps en temps des tortues qui flottaient à la surface de la mer,
quand celle-ci était calme. Cependant nous n'essayâmes d'en prendre
aucune, ces amphibies ne valant pas à nos yeux la peine qu'on se
dérangeât pour les capturer. D'ailleurs, les tortues, en général, ne
méritent nullement la réputation que leur a faite Bardwell Slote.
Aussi les laissâmes-nous dormir en paix et même ronfler, si tel était
leur bon plaisir. Sous cette latitude, nous voyions aussi quelques
poulets de la mère Carey et des pétrels tournoyer autour du navire.
Plus au nord, les puffins, les goëlands, les guillemots et quelques
autres espèces, firent leur apparition; mais toutes se tenaient, pour
chercher leur nourriture, à une distance qui les mettait à l'abri des
séductions du lard et des autres morceaux délicats et alléchants que
nous avions l'attention de jeter à la mer, et qui eussent suffi pour
entraîner la perte d'oiseaux moins défiants.

Vous ayant entretenu de la mer, du ciel et des oiseaux qui planent
dans les airs, il n'est peut-être que temps d'appeler maintenant
votre attention sur notre navire, de vous en dépeindre les qualités;
car c'est en lui que, pour un temps, se résumera notre univers.

Vous savez qu'à notre départ de San Francisco, le navire était
chargé jusqu'à couler bas, c'est-à-dire depuis la ligne du pont
presque jusqu'à la quille. Il en résultait que son tirant d'eau
était considérablement augmenté, et qu'avec une mer un peu houleuse,
le pont était toujours humide et dépourvu de confort. Mais comme
notre provision de charbon diminuait à raison de cinq tonnes par
jour, _la Jeannette_ se releva de bonne heure et nous eûmes alors
les pieds secs. Cependant on ne pourrait employer un steamer très
rapide pour les expéditions arctiques, à cause de l'énorme quantité
de charbon qu'il faudrait emporter. Avec la vitesse qu'elle possède,
_la Jeannette_ pourra rendre tous les services qu'on peut attendre
d'elle au milieu de la banquise, car, en employant simultanément les
voiles et la vapeur, elle pourra acquérir une vitesse suffisante pour
profiter d'une occasion favorable....

Toutes voiles dehors, _la Jeannette_ porte: une grand'voile, un
hunier et une voile de perroquet sur son grand mât; une trinquette,
une voile carrée ou hunier et une voile de perroquet sur son mât de
misaine; enfin une voile d'étai, un foc et un clin-foc sur son mât
d'artimon; en outre, un foc-ballon.

Toutes ces voiles neuves ont été confectionnées avec le plus grand
soin à Mare Island. En outre, nous avons deux autres jeux de voiles
de réserve prêts à servir, et dont l'un est complétement neuf. Les
manœuvres courantes sont également neuves, et le mât de misaine,
ainsi que le grand mât, sont pourvus de vergues, de flèches mobiles,
qu'on peut manœuvrer du pont, ce qui évite aux matelots de grimper
au sommet des mâts pour ferler les voiles. La mâture est solidement
construite, avec l'inclinaison prononcée qu'on retrouve dans tout
navire construit en Angleterre. Tout le monde se rappelle ce
schooner long, bas, aux allures déhanchées, qui apparaît toujours
dans les romans maritimes, juste au moment où le héros va dire ou
faire quelque chose d'important. Eh bien, si _la Jeannette_ était
un schooner, au lieu d'être armée en barque, elle ressemblerait à
ce fameux bâtiment. Le gaillard d'arrière commence entre le grand
mât et le mât d'artimon, et sert de plafond à notre salle à manger.
Dans cette dernière, se trouvent une table percée au centre par
le mât d'artimon, un harmonium et une bibliothèque. Nous avons
juste l'espace nécessaire pour mettre nos chaises entre la table
et la cloison qui sépare la salle à manger de la salle des cartes.
Celle-ci est divisée en trois parties par des lignes imaginaires, qui
séparent le domaine du chirurgien, avec ses appareils au sinistre
aspect et ses files de flacons rangés en bataille, de celui de
notre naturaliste, orné de tout un attirail de peaux et d'autres
échantillons d'histoire naturelle. C'est dans cette dernière partie
que se trouvent aussi mes «bébés», c'est-à-dire les boîtes renfermant
mes instruments scientifiques. A tribord, c'est-à-dire à main
droite de la chambre des cartes, se trouvent aussi la principale
bibliothèque du navire, les petits instruments scientifiques, les
instruments d'optique, et différents autres objets du même genre,
faisant le complément de ce que doit emporter un bâtiment qui va
explorer les régions arctiques. Derrière la cabine, se trouve un
autre compartiment, que traverse la tige du gouvernail, et qui porte
le nom de ce dernier, où sont emmagasinés nos lampes, quelques
provisions additionnelles et des sacs de pommes de terre, qui, je
dois le dire, marchent grand train sur la voie de la démoralisation.
Au dessous, dans le carré, se trouvent six hamacs, dont quatre dans
des cabines séparées; des rideaux seulement protègent les deux
autres. Des manches à air et quelques autres inventions du même genre
donnent un peu d'air pur dans cette espèce de cachot maritime; mais,
si les vents tombent, l'atmosphère y devient assez désagréable pour
nous faire préférer le gaillard d'arrière, où Dieu nous prodigue son
oxygène.

Quelle bizarre collection d'objets, contient cet espace, long de
six pieds, large de quatre et haut de cinq pieds six pouces, qui
constitue ma cabine! Un petit sabord de huit pouces de diamètre,
soigneusement lutté avec du blanc de céruse et de la graisse, quand
le navire est à la mer, mais qui, au besoin, peut s'ouvrir pour
ventiler la pièce, est la seule ouverture par où l'air pénètre chez
moi. Au fond, et au-dessus de mon hamac, une pile de vêtements de
flanelle, bien enroulés et bien empaquetés pour les protéger contre
l'humidité. Une petite bibliothèque encombrée de livres traitant
des sujets les plus divers; une cuvette; une petite glace terne;
plusieurs sachets et petits sacs, présents de quelques jeunes
charmantes femmes de San Francisco, ornent mon réduit et me servent
de vide-poche. Ma panoplie est composée d'un fusil à deux coups,
d'une carabine Winchester à sept coups, de deux carabines Remington,
modèle de la marine, et d'une paire de revolvers Remington. Ce
formidable arsenal constitue ma part d'armes à feu, abstraction faite
de celles rangées sur les rateliers de la cabine et qui appartiennent
presque toutes au système Snyders. Une fois que je suis entré dans ma
cabine, ma tête touche le plafond, il n'y a plus place pour personne,
et même si je veux bâiller en étendant les bras, il me faut monter
sur le pont. Cependant, j'espère vivre plus ou moins confortablement
dans ce réduit, pendant la durée de notre expédition; et si la
fortune de la guerre venait nous contraindre à l'abandonner pour
établir nos quartiers sur la glace, je regretterais les agréments de
ce petit palais.

Le docteur Ambler, l'ingénieur en chef Melville, le second lieutenant
Danenhower, le naturaliste Newcomb, et le pilote de glaces Dunbar,
partagent avec moi l'obscurité du carré. Quand viendra le temps
froid, nous aurons un poêle au milieu de notre poste. Nous avons
une ample provision d'excellentes couvertures, qui, jointes à nos
fourrures et à du combustible, nous permettront de braver l'intensité
du froid, quelle qu'elle soit. De leur côté, les hommes sont très
confortablement installés dans le poste de l'avant. C'est une pièce
allongée, qui sert de dortoir et de réfectoire aux vingt-quatre
hommes de l'équipage, y compris les trois Chinois. Quand nous aurons
pris nos quartiers d'hiver, on installera pour eux, sur le pont,
une cabane qui pourra les contenir tous. Ils trouveront là un abri
contre le froid, et ils auront de l'air, avantages qu'ils n'eussent
point trouvés réunis dans l'entre-pont. Entre les carrés, se trouve
la cuisine, où sont préparés, dans la même marmite, le repas des
officiers et celui des matelots. Car la nourriture est exactement
la même pour tous, et je crois que le seul privilège dont nous
jouissions dans la cabine est de pouvoir sucrer notre thé et notre
café avec du sucre en pierre, tandis que les matelots n'ont que de la
cassonade demi-blanche, qui, d'ailleurs, est souvent bien préférable
pour cet usage.

Le département de la cuisine est sous la haute direction de notre
chef chinois, dont souvent les théories sont superbes, mais dont
la pratique est malheureusement plus que médiocre. Il est animé,
néanmoins, des meilleures intentions; aussi se perfectionnera-t-il,
j'espère; toutefois, pour l'instant, nous buvons un café détestable.
Il y a quelques jours, à la demande générale, je me rendis à la
cuisine pour enseigner pratiquement à Sam l'art de faire le café. Le
drôle, avec ses petits yeux disposés en forme de croissant, et un
sourire naïf et enfantin, me regardait manipuler le moka parfumé,
et suivait avec intérêt les progrès de la décoction; mais, hélas,
après deux ou trois jours, il retombait dans sa routine; j'étais
réduit, pour la seconde fois, à recommencer mes démonstrations sur
le même sujet, autant dans mon propre intérêt que pour ménager les
susceptibilités gastronomiques de mes camarades. Puisque me voici
arrivé sur le chapitre de la nourriture en général, il m'est bien
permis d'ajouter que Sam nous a tous surpris par le nombre de modes
variés qu'on peut apporter dans la confection d'un hachis. Un
hachis, pour lui, est le sublime de l'art culinaire, et parvenir à
le réussir semble être le but vers lequel tend toute son ambition;
malheureusement, ses efforts, pour y exceller, deviennent un peu
monotones, et je n'ai que trop de raisons de craindre que tant que
durera notre provision de pommes de terre fraîches, il nous faille
supporter cette monomanie; heureusement, quand nous en aurons vu la
fin, ainsi que celle de nos carottes et de nos navets, Sam retombera
en notre pouvoir. Je puis bien reconnaître quelques-uns des éléments
d'un hachis, mais, au delà, tout est incertitude pour moi: après le
bœuf, le mouton, le porc, mélangés en certaines proportions avec des
carottes, des pommes de terre, des oignons, et Dieu seul sait quoi
encore, et qui font la base de ce mets, toutes les idées spéculatives
chancellent devant la masse mystérieuse qui en résulte, et il ne
reste à la malheureuse victime à laquelle elle est destinée, qu'à
l'avaler, si elle se sent encore un peu d'appétit, ou à se résigner
à sortir de table avec un peu de pain et de beurre dans l'estomac.
Pour ma part, je me résigne et j'avale ma ration, sans me plaindre,
songeant qu'un jour, peut-être, ce plat mystérieux pourra être
considéré comme un mets de luxe, à côté d'autres mets plus grossiers
dont on ne reconnaîtra que trop la nature.

Malgré cela, notre navire possède un superbe approvisionnement: des
viandes conservées, des potages de nature variée, des légumes en
boîtes de toutes sortes, des fruits secs ou en bocaux, de la farine,
des condiments, etc. Deux fois par jour nous recevons du pain
frais qu'on nous distribue d'une main généreuse. Le pain est d'une
qualité bien supérieure à celui qu'on mange dans certaines villes
qui, cependant, se piquent de leurs ressources alimentaires. Notre
steward, un Anglo-Chinois, mais ayant plutôt le type Chinois, est
un véritable maître dans l'art de fabriquer le pain, les gâteaux
et les puddings; c'est, d'ailleurs, un garçon d'une intelligence
peu commune. Charley Long-Sing est son nom; il a déjà servi sur
plusieurs navires et steamers, et il se sent chez lui. Quant à notre
garçon de cabine, Ah Sing, c'est l'être le plus déshérité de la race
mongole, que j'aie jamais rencontré. Quand à bord tout le monde avait
déjà, depuis plusieurs jours, repris possession de soi-même tant au
physique qu'au moral, ce malheureux restait enroulé sur lui-même,
comme un animal, dans quelque coin du navire, et refusait toute
espèce de nourriture. Sa faiblesse était devenue telle que nous
commencions à craindre pour ses jours. Il fallut même avoir recours
à la science du docteur Ambler pour le tirer de là; celui-ci lui fit
prendre de l'extrait de Liebig, et alors l'estomac restauré d'Ah
Sing put supporter un peu de nourriture; pendant plusieurs jours,
le pauvre garçon avait l'air d'un spectre et faisait véritablement
peur à voir. Aujourd'hui il est suffisamment rétabli pour faire son
service, qui consiste à aider le steward, et à nettoyer l'intérieur
du navire, du haut en bas. Pas un d'entre nous ne désire aussi
ardemment qu'Ah Sing arriver dans l'Océan Arctique. A la vérité,
il ne se fait pas la moindre idée de la nature de ces régions, car
malgré toutes les explications que nous et ses compatriotes, qui
sont à bord, avons pu lui donner, il n'est pas parvenu à se former
une idée définie du but de l'expédition de _la Jeannette_. Sa seule
question est celle-ci: Sommes-nous bientôt rendus?

Aujourd'hui, le train de vie à bord est devenu parfaitement régulier,
et, à moins d'événements imprévus, il est invraisemblable qu'on y
change quelque chose. Sur le pont, les hommes de quart sont relevés
avec une régularité absolue toutes les quatre heures; près des
machines, au contraire, les mécaniciens ne se relèvent que toutes les
six heures. Tout ce qui touche à la machinerie du navire est placé
sous la haute direction de notre ingénieur en chef, M. Melville,
qui, au point du vue social, aussi bien que sous le rapport physique
ou professionnel, est le plus charmant camarade que j'aie jamais
rencontré. Les machines de _la Jeannette_, qui ne sont pas du dernier
modèle, sont un peu grandes pour la capacité de ses nouvelles
chaudières. Ce sont des machines à basse pression et à condensation,
la pression de la vapeur dans le cylindre étant ordinairement de
dix livres. Le condensateur est aussi d'un vieux modèle. Il produit
un vide égal seulement aux 23/30 du maximum; mais cette proportion
n'est pas encore toujours atteinte, ce qui entraîne naturellement
une déperdition de force motrice. Le propulseur est une hélice à
deux ailes, qu'on peut remonter sur le pont en cas de nécessité.
Le pas de l'hélice est de quatorze pieds et son diamètre de neuf.
On peut attribuer les causes de notre peu de vitesse relative à
la disproportion entre la puissance de l'hélice et la section
immergée du navire, ainsi qu'au poids mort à mouvoir. L'espèce de
cuirasse en planches de trois pouces dont on a doublé la coque de
_la Jeannette_, a augmenté considérablement l'aire de sa section
immergée. Mais ce renforcement était nécessaire pour augmenter
sa force de résistance à la pression des glaces. En employant
conjointement les voiles et la vapeur, _la Jeannette_ pourrait, avec
un vent favorable, faire sept nœuds à l'heure, et par un grand frais
atteindrait peut-être jusqu'à huit nœuds ou huit nœuds et demie.
Dans son voyage du Havre à San Francisco, qui a duré 165 jours,
elle a parcouru environ 15,000 milles avec une vitesse moyenne de
90 milles 9 par jour, soit 3 milles 7 à l'heure. Dans notre voyage
actuel, il nous a fallu 25 jours pour faire 2,100 milles. Comme notre
consommation journalière de charbon est de cinq tonnes et que nos
soutes n'en contiennent que cent trente-cinq, nous n'avons réellement
de combustible que pour vingt-sept jours. Aussi vous pouvez vous
imaginer si la plus stricte économie de charbon règne à bord.

Quant à notre mâture et à nos agrès, ils ne laissent absolument
rien à désirer sous le rapport de la quantité et de la qualité. Les
voiles sont maniées par équipes de six hommes sous les ordres du
quartier-maître ou du maître d'équipage de service; et les manœuvres
sont admirablement faites. Toutes voiles dehors, _la Jeannette_
marche mieux qu'avec la vapeur, quand le vent est favorable, et
quand on peut employer les voiles conjointement avec la vapeur,
le propulseur s'en trouve visiblement soulagé; mais, jusqu'ici,
les vents ont été presque constamment entre le sud-ouest et le
nord-ouest; ils ont aussi passé quelquefois au nord pour retourner
au sud; mais, dans ces différentes directions, ils ne pouvaient que
nous être contraires ou de peu de secours, puisque nous marchions
directement au nord-ouest de San Francisco.

Le lieutenant Chipp est un marin accompli. D'ordinaire, il est chargé
de la surveillance du navire, de ses voiles, de sa mâture, des
provisions, etc. C'est l'officier exécutif du bord, celui à qui le
capitaine remet ses ordres.

Les observations et les calculs astronomiques sont confiés au
lieutenant Danenhower, qui s'acquitte de ses fonctions avec une rare
habileté. C'est lui qui tient en ordre les chronomètres et surveille
leur marche journalière. Il a, en outre, à contrôler la distribution
des vivres de chaque jour, à tenir le livre de loch et les autres
livres du bord.

Les attributions du docteur Ambler, notre chirurgien, sont
naturellement bien faciles à définir; à lui incombe le soin de
veiller sur l'état sanitaire de l'équipage, qui, jusqu'ici, ne lui a
pas donné grand tracas, car la santé de tous les hommes est restée
excellente depuis notre départ. Nous avons fait ensemble quelques
études sur la ventilation du navire; cubé le volume d'air respirable
qui peut se trouver entre les ponts; j'ai mesuré avec un petit
anémomètre de poche, la vitesse des courants qui pénètrent par les
écoutilles dans les chambres à coucher; cela est autant de données
qui peuvent être utiles pour entretenir la santé générale à bord.

M. Dunbar, notre pilote de glaces, est un vieux marin à qui les mers
du Sud ne sont pas plus inconnues que celles du Nord. Quand nous
serons dans les glaces, il aura pour mission de se tenir constamment
dans le _nid_, au sommet du grand mât, pour éclairer notre marche au
milieu ou autour des îles de glace. Le nid est un abri de forme de
tonneau long et étroit, attaché au sommet du mât; une trappe existe
au fond, pour permettre à l'homme de vigie d'y pénétrer. Un capuchon
mobile, qu'il place dans la direction du vent, le protège contre ses
morsures. Notre nid ne sera mis en position qu'au moment d'entrer
dans les glaces; en ce moment, il est relégué dans un des coins du
pont, et rempli de pommes de terre.

Notre naturaliste, taxidermiste, M. Newcomb, est déjà entré en
fonctions et sa collection s'est enrichie de quelques peaux encore
en préparation, qu'il conserve au moyen de compositions arsenicales.
C'est un jeune homme intelligent et actif, qui promet beaucoup,
et, j'en suis sûr, s'acquittera remarquablement de sa mission de
collectionneur.

Le lieutenant de Long, notre commandant, exerce naturellement la
haute surveillance sur l'ensemble du navire; c'est lui qui dirige
notre course et règle tout en dernier ressort. A son bord, il a
réussi à faire que chacun se trouve comme chez soi. C'est un charmant
compagnon, à la table commune, comme autour du poêle. Chaque soir,
quand il fait, avec le lieutenant Chipp, sa partie de _Cribbage_,
qui est son jeu favori, il insiste toujours pour que je torture
l'harmonium, et fasse résonner la cabine de ses accords lugubres. Le
dimanche, il préside au service divin sur l'arrière du navire et lit
la Bible. Un bon nombre des gens de l'équipage y assistent, mais
personne n'y est contraint. Je crois que le service est célébré dans
le rite épiscopal. Avant notre départ de San Francisco, nous eûmes à
bord, la visite d'un bon nombre de ministres de cette secte, ainsi
que ceux d'autres sectes protestantes, qui ne négligèrent ni les
compliments ni les prières pour faire accepter leurs livres d'hymnes
et leurs bibles par les gens de l'équipage. Ces livres étaient
imprimés en allemand, en danois et en anglais, pour satisfaire à tous
les goûts. C'est ainsi que notre bibliothèque s'enrichit de plusieurs
exemplaires des recueils d'hymnes en musique, de Moody et de Stankey,
qui, sans doute, pourront, un jour ou l'autre, devenir fort utiles
pour nous distraire.

Le capitaine, ayant, il y a une quinzaine de jours, réuni tout son
équipage sur le pont, afin de connaître de chaque matelot le nom de
la personne à qui devait retourner sa solde au cas où il viendrait
à mourir pendant l'expédition, nous fûmes témoins de l'incident
suivant: deux pauvres garçons vinrent déclarer qu'ils n'avaient pas
d'héritiers, et qu'ils étaient complétement seuls au monde. Ainsi
ces infortunés ont pu partir complétement libres, et sans laisser
d'affection derrière eux. Quand vint le tour de notre cuisinier
chinois, il n'a pu se rappeler le nom de sa mère; cette pauvre femme
court donc de grands risques, si son fils vient à mourir, de ne
pas recueillir son héritage, lors même qu'il le lui léguerait par
testament.

Mais j'en reviens à la relation de notre voyage. Au nord du 50°
de latitude, une énorme baleine vint nous montrer son large dos,
et, dans ses ébats, faire jaillir l'eau près du navire, apportant
ainsi une diversion à la monotonie de notre traversée. Cependant la
vue la plus intéressante que nous ayons eue jusqu'ici, c'est celle
d'une île, la première terre qui soit apparue à nos yeux depuis San
Francisco. A la vérité, ce ne fut point une surprise pour nous, car,
étant partis le 8 juillet, comme nous étions alors au 1er août,
nous devions nous trouver dans les parages de la passe d'Akantan,
c'est-à-dire un peu à l'est d'Oonalachka. Mais depuis le 28 juillet,
les brouillards intenses nous enveloppaient, et nous empêchaient
de faire le point; nous étions donc obligés de nous baser sur nos
calculs pour fixer notre position. La certitude du voisinage de la
terre nous forçait à faire un emploi constant de la sonde, et à nous
tenir toujours aux aguets pour la découvrir. Le nombre croissant
des oiseaux de mer que nous apercevions, et parmi lesquels se
trouvaient des espèces que nous savions ne jamais s'éloigner beaucoup
du rivage, ne faisaient que corroborer notre opinion. D'un autre
côté, des plantes marines accumulées et enchevêtrées les unes dans
les autres passaient près du navire indiquant un courant, ainsi
qu'une terre, dans la direction d'où elles venaient. Du reste, la
mer était presque aussi unie qu'une glace; nous n'avions donc aucune
inquiétude; mais ce brouillard persistant qui nous enveloppait de
toute part, nous couvrant comme d'un voile, nous impatientait. Le 1er
août, le capitaine changea de route pour porter sur l'est, et après
quelques milles dans cette direction, ordonna de laisser tomber les
ancres, tout en restant en pression, prêt à profiter de la première
éclaircie. Celle-ci ne se fit pas trop attendre. Au bout de six
heures, le brouillard se leva, nous laissant apercevoir la terre à
treize milles. L'ordre de lever les ancres fut aussitôt donné et «en
avant». Nous marchâmes pendant deux heures environ, et le brouillard,
reprenant le dessus, les ancres retombèrent de nouveau. De tribord
nous venait un bourdonnement monotone, malgré les cris stridents des
oiseaux de mer. Quelques minutes d'attention me firent facilement
reconnaître pour ce bourdonnement le bruit des vagues, brisant sur un
rocher ou sur une plage de galets. Nous étions donc près de la terre.

La baleinière fut mise à flot, et le lieutenant Chipp reçut l'ordre
d'en prendre le commandement et d'aller reconnaître cette terre,
que nous ne pouvions voir au milieu de la brume. Je m'empressai
de saisir un aviron et de prendre place dans l'embarcation. Notre
naturaliste, M. Newcomb, en fit autant et se mit à ramer comme un
vieux marin. Une minute après, la légère embarcation fendait les
flots avec rapidité, au milieu d'une nuée d'oiseaux qui tournoyaient
autour de nous en faisant un bruit infernal. Quelques coups de fusils
de notre naturaliste et de M. Chipp, tirés au hasard, en firent
tomber plusieurs raide morts autour de nous. Pendant ce temps-là,
nous continuions de ramer vigoureusement. Tout à coup, comme si un
rideau se fût levé devant nos yeux, nous aperçûmes le profil hardi et
rocheux d'Ougalgan, à un demi-mille du point où le navire avait jeté
l'ancre, et près des rochers découverts par Cook en 1778 et qui ont
reçu son nom. La mer formait un léger ressac le long de la plage et
des falaises, qui servaient d'asile à une multitude d'oiseaux.

Nous nous disposâmes à débarquer dans une petite anse où la mer était
si limpide que nous en voyions le fond à trois brasses de profondeur.
M. Newcomb et moi sautâmes les premiers sur la grève, qui, en cet
endroit, était couverte de galets et de blocs arrondis de granit de
dimensions fort variables. Les uns n'étaient pas plus gros qu'une
pomme de terre, tandis que d'autres atteignaient la taille d'une
citrouille. En face de nous, les falaises presque à pic s'élevaient à
trois cents pieds, ne nous présentant d'autre sentier, pour arriver à
leur sommet, qu'une espèce de sillon couvert de pierres détachées et
de terre et faisant saillie le long de leurs parois. Mais, en avant!
Et mon fusil dans une main, tandis que, de l'autre, je m'accrochais
aux aspérités du rocher, je me mis à grimper comme je pus, le long de
cette espèce de sentier escarpé. J'arrivai ainsi jusqu'à la hauteur
de deux cent cinquante pieds environ; mais il fallut m'arrêter là; la
pente était devenue plus raide, les cailloux se dérobaient sous mes
pieds, et les longues herbes auxquelles je m'accrochais cédaient sous
le poids de mon corps; j'avoue même qu'il m'arriva de glisser et de
dégringoler pendant une cinquantaine de pieds, pour me relever avec
une forte couleur d'argile, qui n'ajoutait aucun lustre nouveau à mon
exploit.

Ougalgan est une île de formation volcanique, composée en majeure
partie de granit basaltique disposé en couches perpendiculaires.
Nous y rencontrâmes, parmi les galets de la plage, une quantité
considérable de scories.

Dès que nous fûmes à bord, _la Jeannette_ reprit sa route, et, après
une navigation assez dangereuse le long d'un canal fort tortueux,
pendant laquelle le capitaine surveilla lui-même les manœuvres et
dirigea le navire avec une grande habileté, nous finîmes, malgré le
brouillard, par doubler le cap ou plutôt la pointe Kaleghta, dans
l'île d'Oonalachka, et par atteindre, le 2 août, la bouée que nous
cherchions. Nous allâmes jeter l'ancre en face d'Illiouliouk, où se
trouvaient déjà plusieurs autres navires, entre autres le steamer
_Saint-Paul_, capitaine Eskine, de la Compagnie commerciale de
l'Alaska, et le cutter de l'État, _Rush_, commandé par le capitaine
Bailey.



CHAPITRE V.

Illiouliouk[4].

  Arrivée à Illiouliouk.--Description de cette station.--Les
    magasins de la Compagnie commerciale de l'Alaska.--Ce qu'ils
    contiennent.--M. Greenbaum.--Le député collecteur Smith;
    ses attributions.--Trafic du whisky dans l'Alaska et les
    îles Aléoutiennes.--Un bal à Illiouliouk.--Le pope et sa
    famille.--Les mariages.--Baie d'Oonalachka et ses environs.

  [4] Deuxième lettre de M. Collins.


    Port d'Illiouliouk, Oonalachka, 6 août 1879.

Notre arrivée à Illiouliouk eut pour effet de réveiller un peu les
énergies assoupies de ce petit coin de terre, si retiré de la route
ordinaire des navires. Comme nous n'approchions que lentement, la
population tout entière avait eu le temps d'accourir pour nous voir
arriver. Avant que nous eussions tourné à angle droit le récif qui
cache l'entrée du port, tous les habitants étaient déjà descendus
sur la plage. Nos ancres n'avaient pas encore touché le fond que
le commandant du cutter _Rush_ fit mettre son canot à la mer et
s'empressa de venir nous faire sa visite officielle. Il s'était
mis en grande tenue de cérémonie, portant le cordon doré auquel
lui donne droit sa qualité de lieutenant commandant d'un navire de
l'État. Nos officiers, de leur côté, avaient revêtu leurs uniformes
de gala. La réception eut lieu dans la cabine, avec tout le
cérémonial d'usage.

Nous eûmes ensuite la visite officielle des autorités civiles,
représentées par M. Greenbaum, l'agent de la Compagnie de l'Alaska,
et M. Smith, le député collecteur du port d'Illiouliouk. Le premier
est chargé, par sa Compagnie, de fonctions assez importantes, car
Illiouliouk est le centre d'où partent les provisions de toute
espèce, destinées aux stations secondaires; c'est aussi l'entrepôt où
viennent se réunir les fourrures et les autres produits du pays qui
doivent être expédiés à San Francisco. En un mot, Illiouliouk est le
quartier général de la Compagnie commerciale de l'Alaska, pour les
îles Aléoutiennes, les territoires de l'Alaska et les îles du Phoque.
C'est de ce point que le schooner _Saint-George_ transporte les
vivres, les vêtements et autres objets, aux stations de Saint-Paul,
de Saint-Georges, de Saint-Michel et autres stations de chasse
échelonnées à l'ouest, sur toute la chaîne des îles Aléoutiennes. On
y trouve la loutre de mer, si recherchée par sa précieuse fourrure.
M. Greenbaum est toujours largement approvisionné, et la demeure
confortable qu'il occupe ici, montre suffisamment que la compagnie
qui l'emploie n'oublie aucun de ses besoins. Les marchandises
confiées à sa garde sont entassées dans trois vastes bâtiments.
En face, existe un _wharf_ commode, construit sur des pieux assez
profonds pour permettre aux navires de mille tonneaux de venir, sans
danger, se mettre à quai.

On trouve, dans ces magasins, une étrange collection d'objets qui
peuvent se classer sous les rubriques: charbons, huiles, viandes,
étoffes, bottes, souliers, poterie, coutellerie, (haches, couteaux,
et autres instruments tranchants), quincaillerie (serrures,
sonnettes, clous, vis, etc.), objets de fantaisie (pipes et maints
autres objets capables d'exciter le caprice des indigènes),
instruments de musique (orgues de Barbarie, boîtes à musique, flûtes,
violons, et _hoc genus omne_), armes (carabines, fusils de chasse
des modèles les plus divers; tous destinés aux échanges). Outre les
objets que je viens d'énumérer, il en existe encore, je crois, une
infinité d'autres que je n'ai pas eu le temps d'examiner.

Vous vous demanderez peut-être de quel usage peuvent être les orgues
de Barbarie dans le commence d'échange que font les agents de la
Compagnie. Eh bien, afin de vous éviter la peine de chercher, je vous
dirai que ces instruments se vendent ici comme des petits pâtés;
et qu'il existe, dans ces îles lointaines, telles familles qui ont
sacrifié tout leur avoir, s'élevant quelquefois à plusieurs centaines
de dollars, à la vanité de posséder un orgue de Barbarie avec de
nombreux cylindres. Je peux même affirmer que l'orgue auquel fut
décerné la médaille d'or, à l'exposition de Vienne, pour le fini de
sa construction, la justesse de ses accords et pour ses accessoires,
est, aujourd'hui, la propriété d'un ivrogne aléoutien, qui l'a,
dit-on, payé plusieurs centaines de dollars. Quand cet homme
s'enivre, il frappe à coups redoublés sur ce pauvre instrument, ou
se met à tourner la manivelle pour faire de la musique, selon que le
génie du mal ou celui de l'harmonie s'empare de lui.

Naturellement, M. Greenbaum est un maître dans tout ce qui concerne
le genre de commerce qu'il fait au nom de la Compagnie, et celle-ci
n'a qu'à se louer de son zèle et de son habilité; mais je dois
ajouter que c'est un homme aimable et hospitalier, digne d'être
recommandé à tous ceux qui visitent ces contrées.

Les attributions du député collecteur, M. Smith, sont également
plus importantes qu'on ne pourrait se l'imaginer en visitant ces
contrées lointaines. On ignore, en effet, assez généralement, que la
plaie de ces parages, est le commerce de contrebande qu'y font les
marchands de whisky. L'introduction de ce poison dans l'Alaska, aussi
bien que dans les îles Aléoutiennes, est interdite par la loi; mais
cette prohibition n'empêche pas, chaque année, des navires équipés
en apparence pour la pêche à la baleine, mais en réalité chargés de
whisky, de quitter le port de San Francisco, ou celui de Honolulu,
aux îles Sandwich, pour se rendre au détroit de Behring, où ils
échangent leur cargaison contre les fourrures que leur apportent
les chasseurs indigènes, qui habitent les stations établies sur les
côtes de l'Alaska, de la Sibérie, et sur les îles Aléoutiennes. Ces
Indiens, comme du reste tous les Peaux-Rouges, sous quelle latitude
qu'ils habitent, se dépouillent de ce qu'ils ont de plus précieux
pour se procurer cette drogue. Le seul mot anglais connu de la
plupart d'entre eux est celui de «whisky», qu'ils vous lancent à la
tête, en portant le pied sur le pont du navire; et telle est leur
passion pour cette liqueur, qu'ils se mettraient à genoux devant vous
pour en obtenir. Les contrebandiers font leur profit de ce penchant
bien connu des Indiens pour les spiritueux; ils se procurent du
whisky au plus bas prix possible, c'est-à-dire de la plus mauvaise
qualité, et, chaque année, viennent visiter les stations échelonnées
le long des côtes qui avoisinent le détroit de Behring, semant
ainsi, au milieu des Indiens, une cause de vol, de meurtre et de
toutes sortes d'abominations. Pour empêcher ce trafic déshonnête, le
gouvernement entretient ici un petit bâtiment, le cutter _Rush_, et
un certain nombre d'agents du Trésor, au nombre desquels se trouve
M. Smith, dont nous venons de parler. Dès qu'un navire est rencontré
le long de la côte, il est soumis à une inspection rigoureuse s'il
est suspecté, et confisqué s'il est trouvé nanti de marchandises
prohibées. Il se trouve, en ce moment, à Illiouliouk, environ
seize cents gallons d'eau-de-vie de contrebande, provenant des
confiscations récentes. On raconte que dernièrement, un navire, qu'on
savait faire ce genre de commerce prohibé, ayant fait naufrage sur
l'île de Nounivak, le capitaine fut obligé, par mesure de prudence,
dès qu'il eut perdu tout espoir de le sauver, de détruire tout le
stock de marchandises qu'il savait à bord, car si des indigènes,
en visitant l'épave, y avaient découvert leur liqueur favorite,
ils n'eussent pas manqué de convier toute la peuplade à une orgie
nationale, et, dans ce cas, tous les gens de l'équipage eussent été
infailliblement massacrés par ces sauvages devenus fous-furieux sous
l'empire de la boisson alcoolique. On voit donc quels services peut
rendre un officier compétent pour contrôler et surveiller le commerce
qui se fait sur ces côtes et sur les îles voisines, et je dois dire
que M. Smith s'acquitte avec beaucoup de zèle et beaucoup de succès
de la tâche difficile qui lui est confiée. Au reste, avant d'occuper
son poste actuel, il était déjà familiarisé, depuis de longues
années, avec les mœurs et les coutumes des tribus de l'Alaska.
Autrefois, en effet, il fit partie d'une expédition envoyée dans
l'Alaska, par la _Western Union Telegraph company_, qui se proposait
de relier les lignes télégraphiques de l'Amérique septentrionale avec
celles de Sibérie, projet qui, après la réussite du premier câble
transatlantique, dut être abandonné, il est vrai; mais bon nombre
des membres de l'expédition, connaissant les habitudes des peuplades
de ces régions, et s'étant familiarisés avec le genre de commerce
qui s'y faisait, revinrent dans l'Alaska; M. Smith fut de ce nombre.
C'est ainsi qu'avant d'être nommé au poste de député collecteur, il
avait parcouru toute la contrée qui se trouve au nord et le long des
rives de la rivière Yukon.

Après l'agent de la Compagnie et le collecteur, vient, comme
importance, le prêtre russe, qui veille aux besoins spirituels d'un
petit troupeau d'indigènes établis sur l'île d'Oonalachka. Bien que
ces gens appartiennent au rite grec tel qu'il se pratique en Russie,
je dois dire que la petite église qu'on trouve ici, de même que la
maison du pasteur, font grand honneur à celui-ci aussi bien qu'à ses
ouailles. Ce prêtre, issu du mariage d'un Russe avec une Aléoutienne,
est marié avec une belle matrone, également d'origine métisse, et
dont les manières annoncent une éducation au-dessus de l'ordinaire.
Il y a plusieurs garçons et plusieurs jeunes filles charmantes et
fort au courant des différentes figures du quadrille et de la valse.

Pendant notre relâche à Illiouliouk, M. Greenbaum donna une petite
soirée dansante, pour laquelle il emprunta à _la Jeannette_, au
_Rush_ et au _Saint-Paul_, tous leurs cavaliers. Quant aux dames,
elles furent fournies par l'aristocratie de la localité. Cette soirée
fut extrêmement agréable; on dansa au son des instruments du pays,
et, comme rafraîchissements, on servit le thé à la Russe, du jus de
limon, etc., etc. Enfin, la fête se termina par un souper délicieux.
Les cavaliers déployèrent en cette circonstance, vis-à-vis de leurs
dames, au teint un peu brun, toute la galanterie dont ils étaient
capables; aussi cette soirée fera-t-elle époque dans les fastes
d'Illiouliouk. Je dois dire que les reines de la soirée furent
les filles du pasteur de l'endroit et une jeune dame, parente par
alliance, dit-on, du professeur Elliot, de Washington.

Mon service me retint malheureusement à bord ce soir-là, et je ne
pus assister à cette fête. Je perdis ainsi l'occasion de recueillir
maints détails qui eussent sans doute intéressé vos lecteurs. La
seule chose que je puisse donc ajouter, c'est que tout se passa de la
façon la plus agréable, sous l'œil maternel de la femme du pope.

La Compagnie commerciale de l'Alaska n'est pas la seule qui existe
ici. La Compagnie américaine pour le commerce des fourrures et des
échanges y possède aussi un petit comptoir, dont la direction est
confiée à M. King, chez lequel habitaient plusieurs d'entre nous;
mais, jusqu'à présent, les affaires de cette Compagnie ne paraissent
pas avoir pris un grand développement.

En outre, le village d'Illiouliouk possède une demi-douzaine
d'ouvriers blancs et environ une centaine d'indigènes, tous
Aléoutiens.

Vu de la mer ou plutôt de la baie qui lui sert de port, Illiouliouk
présente un coup d'œil plus imposant que du côté opposé. Ce village
s'étend du nord-ouest au sud-est, au pied de hautes collines
parallèles à la côte. La baie semble enfermée au milieu des terres;
tout autour court une grève couverte de sable et fortement inclinée,
où les kayaks des indigènes peuvent aborder facilement. Les canots
des navires vont, au contraire, se ranger le long de la jetée de la
Compagnie de l'Alaska pour débarquer. Cette jetée est située vers
l'extrémité nord-ouest du village, et, comme nous l'avons dit, en
face des magasins de la Compagnie. Un peu plus au sud, on remarque
la maison de M. Greenbaum. C'est un édifice bâti tout en bois, où
ne manquent ni l'espace ni le confort. Vient ensuite la maison du
pope, située près de la petite chapelle, toutes les deux peintes
en une couleur assez gaie, et qui réjouit l'œil. La maison est
proprement entretenue et parfaitement garnie. On nous dit que ce
pasteur était salarié par le gouvernement russe et par les autorités
ecclésiastiques de l'empire. Son salaire, joint à son casuel, peut
s'élever, paraît-il, à la somme annuelle de quatre mille dollars.
Cette somme peut paraître élevée, mais, à la vérité, elle ne l'est
pas trop pour décider un homme d'une certaine éducation à quitter
les plaisirs d'une vie civilisée pour venir se confiner dans cette
localité lointaine, au milieu des peuplades encore à demi-sauvages.

A propos du casuel de ce digne pope, je dois vous raconter que le
lendemain de notre arrivée, nous assistâmes, dans la petite église
russe, à un double mariage, et je tiens à vous donner quelques
détails sur les mariages de cette contrée. Les deux jeunes fiancés
que nous vîmes étaient arrivés de l'île Saint-Paul par le dernier
steamer, avec l'intention de se marier avec une femme quelconque
de la station d'Illiouliouk; peu leur importait, du reste, la
femme qu'ils épouseraient; ils s'en reposaient, pour le choix,
sur la sagacité de quelque vieille femme du village qui s'occupe
ordinairement d'assortir les couples. Sous le rite de l'Église russe,
les empêchements au mariage, pour cause de parenté, s'étendent,
en effet, aux cousins les plus éloignés, et comme les gens de ces
stations voisines sont tous parents ou alliés à des degrés plus ou
moins rapprochés, il est fort difficile, pour un jeune homme qui
désire se marier, de trouver une femme qu'il puisse épouser. Il doit
donc avoir recours aux services de quelqu'une des vieilles femmes
du pays, qui connaissent l'arbre généalogique de chaque famille, et
celle-ci lui choisit, parmi les filles de la contrée, une personne
qui ne soit pas au degré prohibé. Il est rare que l'homme ne ratifie
pas ce choix, bien qu'il ne connaisse souvent celle qui doit devenir
sa femme qu'au moment où ils se rencontrent tous les deux au pied de
l'autel.

--Avec qui allez-vous vous marier? demandâmes-nous à l'un des futurs
époux.

--Je ne sais pas, nous répondit-il, je n'ai pas encore vu la femme.

Cette manière de procéder est, pour ainsi dire, une règle parmi ces
peuplades, et tant pis pour ceux qui regrettent l'affaire quand elle
se conclut; car les avocats du divorce n'ont rien à faire dans ce
pays.

La cérémonie fut célébrée d'après le rite adopté par l'Église russe,
avec cierges et couronnes. Elle fut d'une longueur démesurée; mais
comme les deux couples intéressés n'avaient pas l'air de s'en
plaindre, nous n'avions pas le droit, nous-mêmes, de dire quelque
chose.

Étant allé dans la soirée me promener le long de la côte avec le
docteur Ambler, nous rencontrâmes l'un des deux couples qui profitait
d'un superbe coucher de soleil pour s'abandonner tout en entier aux
douceurs de la lune de miel. L'homme avait l'air assez niais, mais
la femme paraissait aussi gaie que le comportait la circonstance.
Ayant gravi quelques collines couvertes de neige nous atteignîmes un
point d'où nous jouissions d'une vue superbe. Notre œil embrassait
d'un seul coup un ensemble de terre, d'eau et de ciel vert, bleu
et gris, formant une mosaïque admirable, surtout au moment où le
soleil couchant teintait le paysage d'une délicate nuance pourpre,
adoucissant les ombres et mettant en relief certains profils hardis
qui donnaient au tableau un caractère tranché. Pour mieux jouir de ce
spectacle, nous nous assîmes sur le flanc d'une colline qui allait
s'inclinant doucement vers la mer. Nous y restâmes pendant une
heure songeant aux amis restés derrière nous, et nous demandant ce
qu'ils faisaient à ce moment, car pour nous c'était l'heure du soleil
couchant, tandis que pour vous c'était celle où l'astre du jour
apparaît sur l'horizon. Mon imagination me retraçait, à ce moment
le tableau de New-York s'éveillant pour reprendre sa vie affairée,
tandis que mes yeux, plongeant dans le brouillard, distinguaient ce
petit village isolé et tranquille où chacun se disposait à aller
se livrer au sommeil. Ce ne fut qu'avec peine que nous pûmes nous
arracher à ce site charmant.

Je serais injuste si j'omettais de parler des prévenances et des
attentions dont nous fûmes l'objet de la part de tous les habitants
de cette station, et en particulier de l'empressement avec lequel
M. Greenbaum allait au-devant de nos besoins. En partant de San
Francisco, le capitaine avait apporté avec lui des lettres du général
Miller, directeur de la Compagnie commerciale de l'Alaska, dans
lesquelles celui-ci invitait tous les agents de cette Compagnie à
nous fournir tous les objets dont nous pourrions avoir besoin. Or,
il arriva que le dépôt de charbon, entretenu ici par le département
de la marine, et sur lequel nous comptions pour remplir nos soutes
avait été presque entièrement épuisé par le _Rush_. En outre, ce
qui restait de combustible était de si mauvaise qualité, que le
capitaine préféra recourir aux magasins de la Compagnie, que lui
ouvrit gracieusement M. Greenbaum, pour renouveler sa provision.
Nous pûmes aussi nous procurer un superbe lot de peaux de rennes,
pour confectionner nos vêtements de fourrures, et maintes autres
provisions dont nous avions besoin. Pour les menus objets, tels
que mitaines, bas, etc., dont les officiers, aussi bien que les
matelots étaient encore dépourvus, M. Greenbaum ne voulut accepter
aucun paiement, de sorte qu'en quittant ce port hospitalier, nous
étions tous collectivement et individuellement les obligés de cette
généreuse Compagnie qu'il représente.

Un des caractères distinctifs de la baie d'Illiouliouk sont les
deux énormes promontoires à pic qui en forment l'entrée. Chacune
avec ses masses rocheuses pourrait servir d'assiette à un nouveau
Gibraltar; et si elles étaient placées à l'entrée de quelques-uns
de nos ports de l'Occident ou de l'Orient, elles en feraient une
forteresse imprenable. Le flanc des collines qui environnent la baie
est couvert de gazon d'un vert luxuriant, tandis qu'à leur pied
fleurissent des plantes des espèces les plus variées; plus loin,
sur les sommets des collines qui sont au second plan, apparaissent
les bruyères, et enfin les mousses de montagne couvrent les étages
supérieurs. Nous fîmes aussi complétement que les circonstances nous
le permettaient, une collection de ces divers végétaux, que nous
desséchâmes afin de pouvoir les étudier et les classer plus tard.
Au point de vue géologique, l'île est formée en majeure partie de
gneiss et de granit entremêlés de veines basaltiques qui viennent
affleurer à la surface sur les flancs des collines qui bordent
le rivage. On rencontre aussi des couches calcaires au nord du
village et dans le travers du mouillage de la baie. Ces dernières
présentent ceci de remarquable qu'on y rencontre sur quelques
points des cristallisations considérables. J'ai fait le croquis de
quelques rochers isolés présentant une forme extraordinaire qu'on
remarque en avant des falaises du cap Kaleghta. Les proportions
données par la nature à ces structures gigantesques, trompent l'œil
inexpérimenté. Ce qui apparaissait de loin et à première vue comme
un galet ou la pointe d'un rocher, prend, à mesure qu'on approche,
les dimensions d'une cathédrale, tandis que les falaises qui forment
le fond du tableau semblent s'élever jusqu'aux cieux et cacher leur
crête au milieu des nuages en mouvement. En outre, on y remarque un
enfoncement de la côte qu'on eût pris d'abord pour une baie large
et profonde, mais qui, quand on l'examine, présente les caractères
indiscutables d'un ancien cratère: c'est une vaste coupe dont une
partie des bords s'est écroulée, laissant un libre accès à l'œil du
marin pour scruter les aspérités de sa paroi intérieure. C'est en
vain qu'on voudrait se défendre d'un certain sentiment de respect en
face des bouleversements opérés par les forces de la nature dans ces
régions presque inconnues, mais pleines de tant d'attraits pour le
géologue comme pour le peintre.

Dès que notre charbon fut embarqué, nous nous préparâmes à quitter le
port d'Illiouliouk, et le lendemain matin nous partions pour l'île
Saint-Michel, sur la côte de l'Alaska. En évitant de nous rendre à
l'île Saint-Paul, comme le capitaine se l'était d'abord proposé,
nous gagnions au moins deux jours, car le temps, à cette époque, est
extrêmement variable dans ces régions. Au reste, ayant trouvé les
fourrures dont nous avions besoin à Oonalachka, nous n'avions plus de
raisons sérieuses pour relâcher à cette île.



CHAPITRE VI.

Saint-Michel de l'Alaska[5]

  Départ d'Illiouliouk.--Traversée de ce port à Saint-Michel,
    sur la côte d'Alaska.--Commencement des observations
    météorologiques.--Arrivée à Saint-Michel.--Description
    de cette station.--Son commerce.--Nous y trouvons nos
    chiens.--Caractère de ces animaux.--Un chef indien menace
    le fort de Saint-Michel.--Un baril de whisky est cause
    de sa mort.--Description géologique des environs de
    Saint-Michel.--Une chasse aux canards.--La chaloupe en
    danger de sombrer.--Les bains russes à Saint-Michel de
    l'Alaska.--Arrivée de la goëlette _Fanny A. Hyde_ avec un
    supplément de provisions pour _la Jeannette_.--Départ de
    Saint-Michel.--Les chiens à bord.--Les Indiens Alexis et
    Anequin, nos conducteurs de chiens.--Les adieux d'Alexis
    et de sa femme.--Entrée dans la mer de Behring.--Une
    tempête.--Arrivée à la baie Saint-Laurent.--Premières nouvelles
    de Nordenskjold.--Plan de l'expédition de _la Jeannette_.

  [5] Troisième lettre de M. Collins.


Baie de Saint-Laurent, près du détroit de Behring (Sibérie orientale).

    27 août 1879.

Malgré le séjour agréable que nous avions fait à Oonalachka pendant
notre courte relâche, personne, à bord de _la Jeannette_, ne témoigna
le moindre regret quand arriva le moment de lever l'ancre pour nous
engager dans la mer de Behring.

Néanmoins, tous les nouveaux amis que nous laissions à Illiouliouk
voulurent nous donner une dernière preuve de leur sympathie, et,
au moment où _la Jeannette_ quittait la jetée, elle fut saluée par
toute l'artillerie de la place et par celle de la goëlette le _Rush_,
qui se trouvait sur la baie. Les canons qui défendent cette station
ne sont point, à la vérité, des engins bien formidables, mais il
peuvent, néanmoins, faire assez de bruit, dans cette enceinte de
collines et de montagnes, pour satisfaire les plus exigeants. Les
pavillons furent hissés, et les mille démonstrations qu'on nous fit
sur le rivage purent nous convaincre que la brave _Jeannette_, en
s'enfonçant vers le nord, emportait les vœux les plus sincères des
résidents d'Illiouliouk.

Nous étions à peine sortis du port, où les eaux sont toujours
parfaitement tranquilles, que les effets de la houle, qui règne à
l'extérieur, se firent sentir d'une façon fort marquée. Quand nous
fûmes dans le travers du cap Kaleghta, poursuivant notre route vers
l'est afin de passer au nord de Nounivak, notre navire commença,
sous l'influence du roulis et du tangage, à gambader d'une façon
tellement désordonnée que la marche devint difficile ailleurs que
dans la cabine, où nous pouvions nous appuyer d'un côté à la table et
de l'autre à la muraille. Le vent, cependant, nous était favorable,
c'est-à-dire qu'il soufflait du sud, de sorte que nous marchions à
pleine vapeur avec toutes nos voiles dehors. Aussi, ce jour-là, _la
Jeannette_ nous émerveilla en filant régulièrement ses cinq nœuds
à l'heure. Le second jour, ce fut encore mieux, car, vers le point
du jour, le vent se mit à souffler presque en tempête et toujours
dans la même direction, si bien que nous franchîmes un espace de
173 milles en vingt-quatre heures; ce dont nous nous félicitions
déjà, espérant que la traversée serait plus courte que nous ne
l'avions supposé. D'un autre côté, le charbon que nous avions pris à
Oonalachka, tout en brûlant comme de la paille, produisait rapidement
de la vapeur, et notre machine, que M. Melville avait inspectée dans
tous ses organes pendant notre séjour dans le port d'Illiouliouk,
fonctionnait à merveille; tout nous présageait donc que nous serions
bientôt à Saint-Michel, et que si la goëlette _Fanny A. Hyde_, qui
devait nous amener de San Francisco un supplément de vivres et
de charbon, ne se faisait point attendre, dans peu de jours nous
voguerions vers l'Océan Arctique. Mais sous ces latitudes, les vents
sont extrêmement variables pendant l'été; aussi, le troisième jour,
nous reprîmes notre ancienne vitesse de quatre noeuds à l'heure; et
ce ne fut que six jours juste après avoir doublé le cap Kaleghta que
nous atteignîmes l'île Stuart dans la baie Norton.

Pendant cette traversée, la nécessité de déterminer la nature du fond
de la mer, à mesure que nous avancions, nous obligeait à nous arrêter
chaque jour pour jeter la sonde. Chaque jour également, lorsque
l'état de la mer le permettait, nous traînions la drague.

Les sondes obtenues dans ce trajet descendirent de quatre-vingts
brasses à cinq. Le fond se montra partout composé de beau sable
gris et de vase; il était recouvert de végétations ayant beaucoup
d'analogie avec la mousse, et dans lesquelles pullulait une multitude
d'êtres marins d'espèces extrêmement variées. Nous nous occupions
aussi de déterminer la température et la densité de l'eau de la mer à
diverses profondeurs. Je pus constater que les thermomètres dont nous
nous servions pour obtenir les degrés de température, fonctionnaient
à merveille, étant donné que nos hommes étaient encore un peu gauches
à manier les lignes; mais ils se perfectionnèrent rapidement.

Des observations météorologiques furent aussi faites pendant
ce temps, à chaque heure et tous les jours, avec une parfaite
régularité. Afin de faciliter cette besogne, nous avions divisé le
temps en veilles ou quarts (j'entends en quarts météorologiques).
Ainsi je commençais mon quart à midi pour finir à six heures du soir.
A ce moment, M. Chipp venait me relever, et notait les observations
faites à sept et huit heures. A son tour, le docteur Ambler faisait
celles de neuf, dix et onze heures. Puis je reprenais le poste
de minuit à quatre heures du matin; notre second lieutenant, M.
Danenhower venait alors me remplacer. A sept heures le lieutenant
Chipp lui succédait, pour céder lui-même la place au docteur à
neuf heures. Quand arrivait midi, je recommençais la série comme
la veille. Le nombre des heures d'observation était donc de quatre
pour le lieutenant Chipp; de deux seulement pour le lieutenant
Danenhower, à cause de ses nombreuses occupations; de huit pour le
docteur Ambler, et de dix pour moi. En outre, je tenais un registre
où je notais régulièrement les différentes températures observées
à la surface de la mer et à diverses profondeurs, ainsi que les
différentes densités Ajoutez à cela la rédaction de mon journal, et
vous pourrez vous convaincre qu'il ne nous restait guère de loisirs à
bord.

Ce fut le 11, au soir, que nous vîmes la terre à tribord c'est-à-dire
à l'est du navire. C'était une côte basse, qu'une éminence ou petite
colline qui apparaissait un peu au-dessus de l'horizon nous fit
reconnaître. Nous fûmes alors obligés de sonder à chaque instant pour
éclairer notre marche, et pendant la nuit nous n'avançâmes qu'avec
une extrême lenteur. Enfin, le lendemain, 11, à dix heures du matin,
nous laissions tomber nos ancres en face du fortin qui touche la
petite station à laquelle les Russes donnent le nom de Michoelovski,
et que nous appelons Saint-Michel. Quelques instants plus tard,
l'agent de la Compagnie commerciale de l'Alaska, M. Newman, vint
nous offrir l'hospitalité chez lui, et, en outre, mettre à notre
disposition toutes les provisions que les magasins de la Compagnie
pourraient nous fournir.

Peu après, je me rendis à terre pour visiter le fort, où je trouvai
un curieux assemblage de bâtiments en bois, formant un rectangle, aux
angles duquel s'élevaient quatre petits blokhaus, lesquels, du temps
de la domination russe, étaient armés de canons. Mais aujourd'hui,
ce point stratégique n'a plus aucune importance pour la défense du
pays. En pénétrant dans l'enceinte, on voit, en face de soi, les
magasins de la Compagnie et les maisons d'habitation. Ces dernières
sont habitées par M. Newman, agent de la Compagnie; M. Nelson, qui
a été envoyé comme naturaliste par l'Institut Smithsonien, et qui
est en même temps attaché au service des signaux comme observateur;
et enfin par quelques ouvriers russes et quelques Indiens qui
travaillent au fort. Les habitations de l'agent de la Compagnie et du
naturaliste de l'Institut Smithsonien sont propres et confortablement
meublées. Il est clair, d'ailleurs, que ces messieurs sont assez
philosophes pour se contenter d'un confortable relatif dans ce coin
de terre isolé.

A notre arrivée, nous trouvâmes réunis à Saint-Michel tous les chiens
que nous devions prendre à bord, pour le service de nos traîneaux,
quand nous serions au milieu des glaces, ou sur la Terre de Wrangell.
Ils formaient ensemble une meute d'assez bonne apparence, mais
semblaient d'humeur fort querelleuse, et enclins à se battre sans
le moindre motif. On les voyait couchés nonchalamment, en tirant la
langue, le long du mur d'enceinte, ou sur la pointe des rochers qui
avoisinent le fort; de temps en temps, ils poussaient un hurlement
particulier, qu'on eût pris, surtout la nuit, pour la trompette de
Satan appelant ses acolytes en conseil général. Au moment de leur
repas, ils recevaient leur pitance journalière de poisson sec;
mais c'était aussi le moment où sonnait le branle-bas du combat;
d'ailleurs, le vent de la guerre soufflait en permanence, car, règle
générale, le chien des Esquimaux est enclin à se battre, et souvent
on peut se demander pourquoi la bataille est commencée. Tous les
chiens se promènent tranquillement, ou sont nonchalamment couchés
au soleil, paraissant paisibles; quand l'un d'eux se précipite
sur un de ses compagnons, alors c'est une charge générale sur le
pauvre animal. Nous avons perdu, de cette façon, neuf des chiens
que la Compagnie de l'Alaska avait fait réunir pour nous. Tous ont
été tués par leurs semblables. Nous avons donc été obligés de nous
procurer de nouvelles recrues pour en emmener quarante avec nous.
Naturellement, nous avons aussi emmené des Indiens pour conduire ces
bêtes indisciplinées, et nous servir en même temps de chasseurs.

On trouve dans les magasins de la Compagnie, à Saint-Michel, les
mêmes marchandises que celles que nous avons vues à Oonalachka.
Toutefois, la liste n'en est pas aussi nombreuse et ces marchandises
y sont en moins grande quantité. Les fourrures qui sont apportées
ici viennent de la contrée qui avoisine le bas Yukon et des côtes
adjacentes. Ce sont les Indiens eux-mêmes qui les apportent au fort,
où ils arrivent par villages entiers, conduits par leur chef, qui
dirige les négociations et les échanges. C'est par ce moyen que
l'agent de la Compagnie se procure des peaux de renard, d'ours, de
zibeline, de loup et d'écureuil; en retour, il donne du café, du
sucre, du tabac, de la poudre, du plomb (en grains ou en balles),
des fusils à baguette, des vêtements, etc. Il reçoit aussi des os de
baleine, pour garnir les patins des traîneaux; mais ces os viennent
de la côte septentrionale de la Sibérie et sont regardés comme une
marchandise d'un prix élevé. On y achète aussi quelquefois des
chiens, comme pour nous, par exemple, mais les Indiens ne les cèdent
qu'en échange de fusils; le prix moyen d'un bon chien est de sept
dollars. Les chiens véritablement supérieurs atteignent parfois
le prix de quinze dollars; mais c'est un prix extrême, qu'on ne
donne que pour un chien de tête d'attelage, parfaitement dressé et
discipliné.

Aussitôt que les Indiens ont terminé leurs échanges, ils regagnent
leur village, où ils vont jouir à loisir de leurs nouvelles
acquisitions, et le petit fort redevient triste et morne jusqu'à ce
qu'un nouveau parti d'indigènes n'arrive. Jusqu'à présent, l'agent et
les résidents blancs qui habitent le fort n'ont pas eu à se plaindre
des gens du pays, mais il arrive quelquefois que ceux-ci s'agitent
et montrent des propensions à la guerre. L'année dernière, un chef
qui résidait à une soixantaine de milles au nord de Saint-Michel,
menaça, à plusieurs reprises, de venir purger le fort de la présence
des étrangers. Le fort fut aussitôt mis en bon état de défense, et
M. Newman fit tous ses préparatifs pour donner à ce chef et à ses
Indiens, la chaleureuse réception qu'ils méritaient. Mais ceux-ci
ne se présentèrent jamais. Ce chef belliqueux étant parvenu à se
procurer d'un contrebandier, deux barils de whisky, ce fut, pour le
village tout entier, l'occasion d'une orgie, au milieu de laquelle,
lui et son fils eurent la tête fendue à coups de hache par son propre
beau-frère. Depuis le jour où ce drame de famille eut lieu, une année
s'est écoulée, et les habitants du fort n'ont plus entendu parler
de guerre, ni de menaces, et aujourd'hui ils jouissent d'une paix
profonde. Car les parents survivants du chef, imputant la mort de
ce guerrier valeureux à la possession des deux barils de whisky, en
vinrent sagement à conclure que cette liqueur était la cause unique
de leur deuil, et défoncèrent les deux barils, dont ils laissèrent
couler le contenu. Cette sage détermination empêcha probablement la
tribu entière d'être décimée de la main de ses propres enfants.

La contrée qui environne la station de Saint-Michel est entièrement
volcanique. Toutes les éminences qu'on y rencontre sont des
cônes de volcans éteints aujourd'hui. Tous les rochers du
voisinage appartiennent à d'anciennes coulées de lave, qui, en se
refroidissant, se sont fendues en colonnes de structure grossière,
qui ont dû, sur divers points, supporter une pression considérable, à
en juger par l'enchevêtrement de la surface et certaines déviations
anormales. Leur face supérieure, ainsi que le bord des fentes,
exposés à l'air, présentent un aspect poreux, absolument comme
un rayon de miel, qu'on doit sans doute attribuer à l'effet du
refroidissement. Le sable de la plage est également formé de débris
de lave. D'ailleurs cette substance entre, pour une large proportion,
dans la composition du sable que nous avons trouvé au fond de la mer
depuis Oonalachka jusqu'à Saint-Michel. Tout près de cette dernière
station, on peut visiter un lac superbe qui occupe aujourd'hui la
place d'un ancien cratère. L'intérieur du pays, également, doit être
volcanique, car j'ai en ma possession plusieurs échantillons de
lave, que je destine à ma collection minéralogique et qui m'ont été
apportés du milieu des terres. On voit aussi, le long des rivages
de la baie Norton et sur les côtes de l'île Stuart, d'immenses amas
de bois flotté, qui y sont apportés principalement par la rivière
Yukon, laquelle vient se décharger par plusieurs branches dans la
mer de Behring. Son embouchure est située un peu au sud de l'île
Stuart. Comme le cours de cette rivière est navigable pendant plus de
dix-huit cents milles à partir de son embouchure et que la surface
qu'elle dérive est extrêmement boisée, la quantité de bois qu'elle
emporte chaque année à la mer est immense. Celle-ci s'en débarrasse
en le rejetant dans les baies et les golfes qui se trouvent au
nord, où les Indiens vont enlever les plus fortes pièces qu'ils
réunissent en tas sur le rivage, à une distance suffisante pour
les mettre à l'abri des plus hautes marées. Ces bois leur servent
ensuite de combustible quand ils sont secs. On voit ces piles de bois
échelonnées, à une centaine de mètres de la plage, tout autour de la
baie.

La couche de sol qui recouvre la lave est généralement tourbeuse
et ressemble beaucoup à celles de même nature qu'on rencontre
ailleurs; elle ne s'en distingue que par sa beauté et la variété de
la végétation dont elle est partout revêtue. Toutefois, on n'y voit
aucun arbre, mais elle est couverte d'arbrisseaux peu élevés, de
graminées, de fleurs et de mousses superbes; ces dernières surtout
offrent une variété de coloris que je n'ai rencontré nulle part
ailleurs.

Le canal qui sépare l'île de Saint-Michel de la terre ferme est bordé
de marais et d'étangs salés, où les canards et les oies sauvages, les
bécassines et maintes autres espèces d'oiseaux aquatiques, viennent
faire leurs nids. Voulant profiter de cette circonstance, afin
d'apporter quelque changement à notre régime de viandes conservées,
quelques-uns d'entre nous prirent le parti d'aller, avec la chaloupe
à vapeur, faire une excursion cynégétique le long de ce canal. Nous
emportions avec nous une tente et deux jours de vivres, et, en outre,
nos fusils, des munitions, des couvertures, etc., etc. Au point
de vue du gibier, nous eûmes peu à nous louer des faveurs de la
fortune: la fumée de notre machine effrayait les oiseaux, qui ne nous
laissaient point approcher; de sorte que nous ne tuâmes que quinze
canards et une trentaine de bécassines. Cependant nous étions guidés
par un chasseur indien, mais le pauvre homme était dans un tel état
de santé, qu'il montra une bien moins grande résistance à la fatigue
que n'importe lequel d'entre nous.

Le soir du premier jour, nous établîmes notre campement sur la
lisière d'un marais; mais, pendant la nuit, la pluie tomba par tels
torrents, qu'elle détrempa le sol et nous mit, même sous notre tente,
où nous nous tenions entassés, dans le plus pitoyable état où jamais
chasseurs se soient trouvés. Le lendemain, le temps continuant à
être mauvais, et notre Indien se trouvant en proie à un violent
accès de fièvre, qui le faisait frissonner de tous ses membres,
nous jugeâmes prudent de reprendre le chemin du navire. Mais, en
franchissant la barre qui ferme l'embouchure du canal, la mer était
si houleuse, que la chaloupe embarquait de l'eau à chaque lame, si
bien qu'elle s'emplissait rapidement, et que nous faillîmes être
noyés. Quand nous arrivâmes au navire, après plusieurs heures d'une
lutte terrible pour sauver notre existence, nous avions retiré tous
nos vêtements extérieurs et nos bottes, nous tenant prêts à nous
jeter à la mer pour aborder à la nage. Dès que nous fûmes grimpés
sur le pont, on nous servit un déjeuner chaud, qui, avec le feu
de la cabine, fut extrêmement goûté par tous les membres de notre
petite troupe. Ce serait une ingratitude de ma part de ne pas ajouter
que nous dûmes tous notre salut à M. Melville, notre ingénieur en
chef, et à M. Dunbar, notre pilote de glace. Le premier s'était
mis à la machine qu'il surveillait, tandis que le second tenait la
barre du gouvernail, et, par leurs efforts combinés, réussirent à
nous tirer du mauvais pas où nous nous trouvions, car nos signaux
répétés avaient été mal interprétés à bord de _la Jeannette_, et ce
ne fut qu'au moment où nous n'en étions plus qu'à une centaine de
mètres, que nos compagnons songèrent à mettre une embarcation à la
mer pour venir à notre secours. A ce moment, notre chaloupe était à
moitié remplie d'eau, et les feux de la chaudière étaient éteints.
Pour donner une idée de la portée des sens des naturels de la côte
près de laquelle nous étions mouillés, je dois signaler ce fait, que
pendant la lutte désespérée que nous eûmes à soutenir contre la mer
pour nous maintenir à flots, ils avaient aperçu nos efforts, et se
rendant compte de notre position, ils étaient allés immédiatement au
fort prévenir les habitants du danger que nous courions, tandis que
du navire, qui était d'un mille au moins plus rapproché de nous que
le village, on n'avait absolument rien aperçu, malgré les efforts
du docteur Ambler, qui, pendant plus d'une heure, agita sa jaquette
attachée au haut de la gaffe de la chaloupe.

La baie peu profonde où _la Jeannette_ avait jeté l'ancre nous
fournissait du poisson frais en abondance, et, en particulier,
d'excellent saumon. Nous prenions aussi, avec des filets apportés de
San Francisco, que nous jetions chaque jour, une quantité énorme de
superbes carrelets et d'autres poissons d'une taille moindre, qui,
à l'éclat des couleurs, joignaient une chair fort délicate; mais
ceux-là seuls qui, pendant un mois, ont été privés de mets savoureux
et recherchés, peuvent apprécier la saveur du carrelet ou du saumon
bouilli, lorsqu'il est assaisonné d'un bon appétit et arrosé d'un
large bol de thé. Pour un disciple d'Épicure, ces aliments et cette
boisson paraîtraient sans doute manquer de saveur et être indignes
de son palais; mais que celui-là s'abstienne d'entreprendre une
expédition comme la nôtre, sinon je lui prédis bien des déboires.

Pour nous, nous étions satisfaits de manger ou de boire tout ce qui
se présentait, et nous bénissions la Providence quand elle nous
envoyait l'occasion de varier notre ordinaire.

Notre relâche, en cette baie, nous fournit encore l'occasion de nous
procurer une jouissance d'un nouveau genre. Pour nous remettre de
nos fatigues après l'aventure de chasse que j'ai racontée, M. Newman
nous invita à prendre un bain russe au fort. C'est là un des derniers
vestiges qui soit resté de la domination russe dans ces contrées. La
salle de bain, où l'on nous introduisit, se trouve dans un bâtiment
carré de forme allongée, qui est divisé en deux compartiments
concentriques. Dans celui du milieu, qui est la véritable salle de
bain, se trouve une espèce de foyer ou poêle, destiné à recevoir
des pierres rougies au feu. Quant tout est prêt, la personne qui
doit prendre un bain entre dans la pièce; la porte est fermée et
calfeutrée avec des peaux; le tuyau de la cheminée est également
fermé, et le domestique attaché à la salle jette sur les pierres de
l'eau qui siffle en se transformant en vapeur. Alors la température
s'élève subitement à un tel degré, que le sang bout presque dans les
veines, la respiration devient pénible; mais les pores de la peau
se dilatent, et alors le baigneur ressent les effets particuliers
du bain russe. Il reste aussi longtemps qu'il peut résister, puis,
après s'être plongé dans un bassin plein d'eau, il en sort pour se
précipiter dans la chambre extérieure où on l'éponge de la tête aux
pieds pour le refroidir; quand il a repris sa température normale, on
lui permet de s'habiller, alors seulement. Le charme des sensations
qu'on éprouve au sortir d'un bain russe, se trouve singulièrement
atténué par le souvenir du supplice qu'on est obligé de s'imposer;
mais les effets de ce bain sont réellement bienfaisants pour
l'organisme, quand il est pris avec précaution. En terminant, je ne
dois pas oublier de parler du cigare et du verre de thé russe, qui
sont les compléments obligés du bain, si l'on veut en ressentir tous
les bienfaits. A la vérité, la salle du fort Saint-Michel n'a pas
l'aspect le plus engageant qu'on puisse rêver; mais elle remplit
néanmoins admirablement le but pour lequel elle a été créée; ce qui
prouve qu'on ne doit pas toujours juger les choses d'après leurs
apparences.

Le 18, la goëlette _Fanny A. Hyde_ fut enfin signalée de l'île
Stuart, et bientôt après, nous l'aperçûmes qui se dirigeait sur le
port pour y jeter l'ancre. Nous attendions avec impatience ce petit
navire, à bord duquel se trouvait notre complément de vivres et de
charbon. Jamais navire ne fut donc mieux accueilli que celui-là,
lorsqu'après avoir doublé la pointe Saint-Michel, il vint, à midi,
se ranger le long du flanc de _la Jeannette_. Son capitaine monta
aussitôt à notre bord et nous le conduisîmes dans la cabine, où il
nous expliqua les causes de son retard. Les calmes, les brouillards,
les vents contraires, etc., étaient des excuses suffisantes pour
faire comprendre comment une des goëlettes les plus rapides de San
Francisco avait dépensé quarante jours pour faire la traversée de ce
port à Saint-Michel. Au reste, _la Jeannette_, un navire à vapeur,
n'avait-elle pas souffert elle-même de ces contre-temps? Mais la
_Fanny A. Hyde_ était arrivée; c'était assez; nous allions donc
pouvoir reprendre notre route dans quelques jours, c'est-à-dire
dès que son chargement serait à bord de notre navire. Nous avions
besoin d'anthracite, car le charbon que nous avions n'eût pas duré
longtemps, si nous l'avions brûlé seul, et justement la goëlette nous
en apportait. Pour ne pas perdre de temps, nous laissâmes une bonne
partie du charbon sur le pont, tout en remplissant nos soutes, et
_la Jeannette_ fut encore une fois chargée à couler bas. Aussitôt
que tout fut arrivé à bord, nous nous mîmes en route pour la baie
Saint-Laurent, qui se trouve sur la côte de Sibérie, à une trentaine
de milles au sud du cap oriental. Toute la cargaison de la _Fanny
A. Hyde_ n'ayant pu trouver place à bord de _la Jeannette_, son
capitaine reçut l'ordre de nous suivre.

Outre ce que nous avions pris à bord de ce navire, nous avions aussi
embarqué notre meute, composée d'une quarantaine de chiens, qui, à
peu près tous les quarts d'heure, se livraient entre eux des assauts
formidables, malgré l'espace restreint qu'on leur avait laissé sur
notre pont déjà encombré. Je crois que si nous leur avions laissé
la place suffisante pour se battre, ils se seraient étranglés les
uns les autres jusqu'au dernier, et le combat n'eût cessé que faute
de combattants. Ces guerres entre chiens nous montraient d'une
façon amusante combien la force armée peut avoir de poids si elle
intervient au moment opportun. En effet, quand l'acharnement des
belligérants était à son comble, un matelot, armé d'un bout de câble,
s'avançait vers le champ de bataille et frappait alors de toute la
vigueur de son bras, et, je dois le dire, avec la plus parfaite
impartialité, sur les combattants: le moyen était infaillible, car
il s'ensuivait toujours une trêve, qui, malheureusement, n'était
que temporaire. Les parties se retiraient chacune dans un coin et
semblaient conférer; mais, comme à Constantinople, ces conférences et
ces échanges de notes diplomatiques ne semblaient qu'envenimer les
choses, car soudain la trompette guerrière retentissait dans un coin,
et le bout de câble recommençait à faire de nouvelles merveilles.

En quittant la baie Norton, nous avons emmené avec nous deux Indiens
du district de Saint-Michel, qui doivent nous accompagner pendant
notre voyage dans l'Océan Arctique. L'un d'eux, du nom d'Alexis,
parle un peu l'anglais; c'est un homme intelligent, qui pourra
nous être utile, comme chasseur et comme conducteur de traîneaux.
L'autre, plus jeune, nommé Anequin, ne parle pas l'anglais; mais,
avec le concours de son camarade, qui lui sert d'interprète, il se
tire néanmoins parfaitement d'affaire. C'est un jeune homme à la
figure large, aux traits enfantins, avec une mine éveillée et une
physionomie agréable. Le capitaine a passé avec ces deux Indiens des
contrats réguliers, par lesquels il s'engage à les ramener tous les
deux dans leur patrie, et se charge, en outre, de nourrir la femme
d'Alexis et la mère d'Anequin. De plus, il leur paiera des gages
chaque mois et remettra au premier une carabine Winchester, avec une
certaine quantité de munitions, quand l'équipage de _la Jeannette_
pourra se passer de ses services. Comme ces deux Indiens sont adroits
et fort experts dans l'art de conduire les chiens, ils pourront nous
rendre de grands services; aussi leur a-t-on offert, je crois, des
conditions très avantageuses.

Madame Alexis est une jeune femme à la figure un peu bouffie,
timide, mais tout en ayant l'air jovial. Avant le départ, elle vint
à bord pour voir son mari. Dans une circonstance aussi triste, elle
eut une tenue fort décente. Quant à son mari, quoiqu'en général
un Esquimau n'ait pas l'habitude de se répandre en pleurs et en
lamentations, lorsqu'il se sépara de celle à laquelle il était uni
pour la vie, il montra un certain stoïcisme, tempéré cependant par
les marques d'affection qu'il témoignait à sa femme. Tous les deux
allèrent s'asseoir, en se donnant la main, sur un sac de pommes
de terre, près de la porte de la cabine, et là, échangèrent sans
doute des promesses de fidélité éternelle. Je fus vivement ému en
voyant ce tableau. Je montai sur le pont avec mon album, sur lequel
je crayonnai le portrait de ces deux bons Indiens. A la vérité,
il me fallut les esquisser dans la position où ils se trouvaient,
c'est-à-dire pendant qu'ils me tournaient le dos, car madame Alexis
était trop modeste pour se laisser portraiturer de face. Au moment
où elle allait quitter _la Jeannette_, le capitaine de Long lui fit
présent d'une tasse et d'une soucoupe ornées de lettres dorées. Elle
eut peine d'abord à contenir l'émotion et la joie que lui causait la
possession de tels trésors, mais elle les enfouit bientôt dans les
vastes replis, ou plutôt dans les magasins que formaient les plis de
sa longue robe de fourrure, et s'en alla.

Ce fut le 21 août, au soir, que nous quittâmes la baie Saint-Michel.
_La Jeannette_ fut saluée par toute l'artillerie du fort et celle
de l'établissement de la _Western fur and trading Company_, comme
elle l'avait été à Illiouliouk, au moment de son départ. Quand nous
fûmes sortis de la baie, nous trouvâmes la mer unie comme une glace;
au reste, le ciel était presque pur. Il n'est d'ailleurs pas rare,
à l'époque de la belle saison, de jouir d'un temps pareil dans la
baie Norton; mais, malheureusement, trop souvent, un temps si calme
et si serein n'est que l'avant-coureur d'une tempête venant du nord.
Le 23 au matin, quand nous eûmes dépassé l'île du Traîneau, pour
traverser le détroit de Behring, nous eûmes l'occasion d'en faire
l'expérience. Au moment où je faisais le quart (météorologique), de
une heure à quatre heures du matin, je commençai à remarquer des
rides à la surface de la mer, qui allaient en s'accentuant; en outre,
le vent avait tourné au nord. C'était pour nous un indice certain
d'un changement de temps. Peu à peu, la mer monta et atteignit de
grandes hauteurs, dans le courant de la journée. Les vagues lavèrent
le pont du navire et entraînèrent même quelques ustensiles du bord.
Le poste des matelots fut inondé; une lame brisa la passerelle et,
du même coup, défonça la fenêtre de la chambre du capitaine, qui
fut inondée. Pendant une partie de la journée, nous avions de l'eau
jusqu'aux genoux, dès que nous nous aventurions sur le pont. Le
vent continua de mugir pendant plusieurs heures, emportant la crête
des vagues. L'embrun passait entre les ponts comme une volée de
mitraille. Sous l'effort de la tempête _la Jeannette_ dévia un peu de
sa route, mais fit aussi bonne contenance qu'on pouvait l'espérer,
chargée comme elle l'était. La tempête s'étant enfin apaisée, nous
reprîmes notre route, et le 25, quand nous arrivâmes ici, le temps
était superbe. Dès notre arrivée, nous reçûmes la visite de quelques
tchouktchis qui, prenant _la Jeannette_ pour un navire marchand,
vinrent avec leurs _baidaras_ ou canots faits de peaux, se ranger
le long du navire. Ces sauvages sont vêtus de peaux de bête; leur
aspect est sale et repoussant. Ce sont eux qui nous apprirent que
le navire du professeur Nordenskjold avait franchi le détroit de
Behring environ trois mois auparavant, se dirigeant vers le sud.
Cette nouvelle nous fut apportée par un de leurs chefs qui parlait un
peu l'anglais. Il monta à bord de _la Jeannette_, où le capitaine le
fit descendre dans la cabine, où il le questionna. J'étais présent
à l'entretien. Ce chef raconta que, pendant l'hiver dernier, il
avait vu, et même était allé à bord d'un navire à vapeur qui était
resté, pendant toute cette saison, pris dans les glaces de la baie
Kolioutchine, sur la côte arctique de la Sibérie orientale. Il ajouta
que ce navire était _swiss_, voulant probablement dire _swedish_
(suédois). Le capitaine était un vieillard à barbe blanche, et deux
des officiers parlaient anglais; un autre qui était russe et nommé
Horpish (pour Nordquist), lui avait parlé en langue tchouktchise,
dans laquelle il s'expliquait couramment. L'équipage entier, y
compris les officiers, était composé de trente-cinq hommes, dont
aucun n'avait de vêtements de fourrures; aussi, quand ces hommes
montaient sur le pont, le froid les faisait grelotter. Ils lui dirent
qu'ils se disposaient à retourner chez eux. Leur navire était aussi
un navire à vapeur, mais moins grand que _la Jeannette_. Il ajouta
qu'après avoir doublé le cap Oriental et passé le détroit de Behring,
ce navire était venu mouiller dans la baie Saint-Laurent, où il
n'était resté qu'un jour; mais, qu'étant monté lui-même à bord, il
avait parfaitement reconnu les mêmes hommes qu'il avait vus dans
la baie Kolioutchine; qu'ensuite ce navire s'était rendu aux îles
Diomèdes, dans la partie la plus resserrée du détroit. Il y était
resté pendant une demi-journée et avait repris la route du sud, dans
la direction du Kamtchatka. Ce chef qui, comme je l'ai dit, parle un
peu l'anglais, comprend parfaitement les cartes.

Je le questionnai pour savoir quel chemin lui et ses compagnons
suivaient pour se rendre à la baie Kolioutchine. Il me traça alors
sur la carte une route qui longeait presque constamment la côte, me
faisant comprendre qu'il leur fallait quatre jours pour faire ce
voyage, en m'indiquant quatre villages où ils s'arrêtent. Lui ayant
ensuite demandé pourquoi ils ne suivaient pas la ligne droite, il me
répondit: «Non, trop long»; voulant dire par là qu'on ne trouvait
point sur cette route de village où s'arrêter.

Le capitaine de Long questionna soigneusement ce tchouktchi, afin
de voir s'il ne le trouverait point en contradiction avec lui-même,
mais celui-ci répéta toujours la même chose, ne faisant que quelques
variantes insignifiantes. Il est donc probable que le professeur
Nordenskjold est parti comme il nous l'a raconté, et que, se trouvant
sans doute à court de charbon, il n'a relâché dans aucun port russe
ou japonais, d'où il aurait pu télégraphier de ses nouvelles avant
le départ de _la Jeannette_ de San Francisco, car il aurait pu
télégraphier de Vladivostock ou de Yokohama, par la voie de Chine, de
Singapore et d'Aden.

Notre goëlette est arrivée hier, 26, avec le charbon que nous
n'avions pu prendre à Saint-Michel. Mais je crois aussi que le
capitaine n'était pas fâché de l'avoir pour conserve jusqu'ici, afin
d'avoir sous la main un moyen d'envoyer de ses nouvelles d'un point
aussi reculé que possible, et en même temps de faire connaître ce
que nous aurions pu apprendre du professeur Nordenskjold.

_La Jeannette_ part ce soir pour l'Océan Arctique. Nous nous
rendrons directement au cap Serdze-Kamea, où nous questionnerons
les indigènes, afin d'obtenir quelques détails sur l'expédition
de Nordenskjold, et sur le navire qui a passé l'hiver au milieu
des glaces de la baie Kolioutchine. Si les renseignements obtenus
corroborent ce que nous avons appris ici, nous aurons alors lieu
de croire que l'expédition suédoise est partie. Sinon, nous nous
rendrons nous-mêmes à la baie Kolioutchine, afin d'obtenir des
détails plus circonstanciés sur le navire en question. Mais si nous
pouvons nous abstenir d'aller à la recherche de Nordenskjold, il
est probable que nous nous dirigerons immédiatement sur la Terre
de Wrangell, où, croyons-nous, jamais homme blanc n'a encore posé
le pied. Tout, maintenant, est donc pour nous sujet d'incertitude,
quant à l'avenir; mais, dans le cas où les circonstances tourneraient
au pire, et si nous ne pouvions atteindre la Terre de Wrangell,
pendant cette saison, nous pourrions hiverner sur la côte de Sibérie,
et atteindre cette terre mystérieuse au printemps prochain. J'ai,
d'ailleurs, bon espoir que nous y parviendrons cette année, car
tous les pronostics nous font présager une saison ouverte dans les
mers arctiques. D'un autre côté, nous sommes abondamment pourvus
de vêtements de fourrures et de provisions de toutes sortes; nous
pourrons donc nous nourrir suffisamment et nous tenir chaudement
pendant longtemps, quels que soient les événements. Nos chiens nous
fourniront le moyen de faire des explorations, et de nous éloigner
à des distances considérables du point où le navire aura pris ses
quartiers, et nous pourrons ainsi étudier la nature et le caractère
de la contrée où nous aborderons. Maintenant, sûrs d'avoir la
sympathie de tous ceux que nous laissons derrière nous, nous nous
enfonçons dans le nord, confiants dans la protection de Dieu et dans
notre bonne fortune. Adieu.



CHAPITRE VII.

Dernières nouvelles de «la Jeannette»[6].

  _La Jeannette_ quitte la baie Saint-Laurent pour continuer sa
    route au nord.--Dernières nouvelles de l'expédition.--Elle est
    rencontrée par la _Sea Breeze_.--Rapport du capitaine de ce
    navire sur l'état de la mer glaciale à cette époque.--Le _Mount
    Wollaston_ et _le Vigilant_ sont pris dans les glaces peu de
    jours après la disparition de _la Jeannette_

  [6] Renseignements fournis par le capitaine Jesperson, de la
  goëlette _Fanny A. Hyde_, et le capitaine Barnes, de la _Sea
  Breeze_.


_La Jeannette_ partit en effet, le soir même, de la baie
Saint-Laurent, remorquant la _Fanny A. Hyde_, qui, faute de vent, ne
pouvait appareiller. A sept ou huit milles du mouillage, les deux
navires se séparèrent: l'un prit la direction du nord vers le détroit
de Behring, tandis que l'autre faisait voile au sud pour regagner San
Francisco. Naturellement, les dernières paroles échangées entre les
deux équipages furent des souhaits mutuels de réussite dans leurs
voyages respectifs. «Au moment de prendre congé du capitaine de Long,
racontait le capitaine Jesperson, comme je lui exprimais l'espoir que
nous nous reverrions bientôt, il me répondit:--«Moi aussi, j'ai cet
espoir, et n'ai pas même le moindre doute sur sa réalisation.»--«Au
reste, ajoutait le capitaine Jesperson, tous les membres de
l'expédition avaient la même espérance.» Toutefois, le Chinois qui
devait remplir les fonctions de garçon de cabine et qui avait été
malade pendant toute la durée de la traversée, avait obtenu son congé
à Saint-Michel, avec l'autorisation de s'en retourner à San Francisco.

En revenant à San Francisco, le capitaine Jesperson rapportait le
courrier de _la Jeannette_. C'était la dernière occasion que les
gens de l'expédition devaient avoir, pendant de longs mois, pour
communiquer avec ceux qu'ils laissaient derrière eux. Néanmoins, tous
ceux qui s'intéressaient au sort de _la Jeannette_ devaient encore
recevoir de ses nouvelles, avant qu'elle ne disparût au milieu des
brouillards et des glaces.

En effet, comme nous le raconterons plus tard en reprenant la suite
de notre récit, forcément interrompu ici, _la Jeannette_, après avoir
franchi le détroit de Behring, se dirigea vers le cap Serdze, pour
recueillir quelques détails sur l'expédition de Nordenskjold, et sur
le navire enfermé dans les glaces de la baie Kolioutchine, mit le cap
droit au nord sur l'extrémité méridionale de la Terre de Wrangell.
Ici, nous n'examinerons point les causes qui l'ont empêchée d'aborder
à cette dernière terre, nous réservant de les faire connaître plus
tard. Nous dirons seulement que pendant cette partie de son voyage,
elle fut aperçue par quelques-uns des navires baleiniers américains,
qui, chaque année, fréquentent ces parages, et nous laisserons la
parole au capitaine Barnes, de la _Sea Breeze_, qui s'en approcha
le plus près. Le brave marin nous donnera, sur l'état des glaces et
de la mer, quelques renseignements qui pourront peut-être servir à
expliquer la série des événements que nous raconterons par la suite.
«Pendant l'été de l'année 1879, dit-il, la banquise qui longe la côte
américaine de l'Océan Arctique, descendit beaucoup plus bas que de
coutume, et souvent s'étendit jusqu'au cap des glaces. En outre, des
vents violents du nord prévalurent pendant tout le mois d'août, ce
qui empêcha le courant qui, d'ordinaire, porte au nord-est, de se
faire sentir; nous pûmes même remarquer que les glaces flottantes
étaient chassées au sud-ouest et atteignaient presque la latitude du
cap Lisburne. A la fin du mois, toute la flottille de baleiniers se
trouvait encore dans les parages du cap des glaces, lorsque la _Sea
Breeze_ quitta la côte orientale pour mettre le cap à l'ouest. Elle
se dirigea vers l'île Herald, en longeant la bordure des glaces qui
avoisinaient cette île. Au sud de la ligne que nous suivions, la mer
était presque complétement libre; néanmoins, les glaces s'avançaient
beaucoup plus au sud que d'ordinaire. Arrivés au 178° 40' de
longit. ouest, nous remarquâmes que les glaces s'infléchissaient
au nord-ouest; un vent frais du sud-sud-est nous favorisant, nous
gouvernâmes aussitôt dans cette direction, que nous suivîmes jusqu'à
la nuit. A neuf heures du soir, nous aperçûmes le sommet des mâts
d'un navire, que nous avions à l'ouest, et qui semblait se diriger
droit au nord. La nuit étant survenue, nous fûmes obligés de mettre
en panne pour attendre le jour et reprendre notre route vers le
nord-nord-ouest. Dès l'aube, c'est-à-dire à trois heures et demie du
matin, le navire que nous avions vu la veille ne se trouvait plus
qu'à quelques milles en avant de nous. Il nous fut alors facile
de reconnaître un steamer, marchant en même temps à la vapeur et
toutes voiles dehors dans la direction du nord. Le temps, qui avait
été beau jusque-là, devint brumeux, et la neige se mit à tomber en
flocons si serrés, que nous entrâmes, sans nous en apercevoir, dans
une échancrure de la nappe de glace, où nous fûmes bientôt entourés
de glaçons flottants. Le lendemain matin, le temps étant toujours
brumeux, nous lofâmes au vent presqu'à sec de toile en attendant
une éclaircie. Quand celle-ci se produisit, nous avions le steamer
au nord, à environ six milles; mais le brouillard, s'abaissant de
nouveau, nous le cacha tout à fait pour un moment. Un peu plus tard,
nous l'aperçûmes encore.

»Dans l'après-midi, le brouillard s'épaissit de nouveau et persista
pendant vingt-quatre heures. Pendant tout ce temps nous avions
gouverné vers l'ouest. Le lendemain, nous trouvant juste en face de
la banquise, je fis virer de bord pour prendre la direction opposée,
et bientôt nous eûmes un temps clair, mais le steamer était hors de
vue. Sans doute il avait eu l'éclaircie quelques heures avant nous.
Au moment où nous le vîmes pour la dernière fois, il était environ
onze heures du matin. C'était le 3 septembre, et je n'ai nul doute
que ce ne fût _la Jeannette_. Elle se trouvait à environ cinquante
milles dans le sud-ouest de l'île Hérald.

»Pendant les deux jours qui suivirent, les baleiniers que nous avions
laissés aux environs du cap des Glaces, commencèrent à arriver dans
nos parages. Quelques-uns se rapprochèrent autant que possible
de l'île Herald, qui alors se trouvait parfaitement en vue. Deux
d'entre eux au moins, crurent apercevoir la fumée d'un steamer dans
la direction du nord. Peu après, les glaces que nous avions à l'est
commencèrent à se rapprocher du banc qui se trouvait à l'ouest et
couvrirent l'espace resté libre jusque-là. Quant à nous, il nous
fallut nous diriger vers le sud et vers l'est, où les baleines
commençaient à se montrer, de sorte que nous ne nous rapprochâmes
pas de l'île Herald jusqu'à la fin de septembre. Pendant tout ce
temps, nous ressentîmes de violents courants dans la direction du
nord-nord-est. Dans les premiers jours d'octobre, la mer était
presque complétement libre au sud de l'île Hérald...

»Pendant la durée du mois de septembre, la masse de glaces solides
avait reculé d'une cinquantaine de milles vers le nord, tandis
que les amas de glaçons flottants avaient été poussés au sud, et
couvraient presque toute la partie méridionale de l'Océan Arctique,
jusqu'au cap Hope. Il est donc peu probable que _la Jeannette_ ait pu
suivre les côtes de Sibérie, et qu'au moment où nous la vîmes venir
de cette direction, en suivant la bordure des glaces et se dirigeant
vers le nord, elle attendait une éclaircie pour aborder soit à la
Terre de Wrangell, soit à l'île Herald. A ce moment, la nappe de
glace n'était pas encore complétement fermée dans cette direction,
et je ne doute pas le moins du monde qu'elle ait pu aborder à la
Terre de Wrangell. Mais si, au contraire, elle s'est trouvée prise au
moment où les deux banquises se sont rapprochées, elle a dû y rester
emprisonnée, et, sans espoir de pouvoir être secourue, se laisser
entraîner, à la dérive, à la merci des courants; ce qui, d'ailleurs,
pourrait arriver à tout navire envoyé à sa recherche.»

Telles furent les dernières nouvelles précises reçues touchant _la
Jeannette_. Tel était, aussi, l'état des glaces dans l'Arctique au
commencement d'octobre de l'année 1879. Mais celles-ci changèrent
promptement. A peine une semaine plus tard, quatre baleiniers
américains, _le Vigilant_, le _Mount Wollaston_, le _Mercury_,
l'_Helen Mar_, confiants dans l'état de la mer, s'étaient avancés
assez loin au nord. Mais le 10 octobre, pendant que les deux
premiers, se trouvant à 70 milles au nord-est du point où _la
Jeannette_ avait été aperçue pour la dernière fois, se dirigeaient
vers le nord-ouest, le vent du nord s'éleva et produisit une brusque
variation de température. L'effet fut si subit, qu'en douze heures la
surface de la mer fut couverte d'une couche de glace de six pouces
d'épaisseur. Heureusement le _Mercury_ et l'_Helen Mar_ s'aperçurent
à temps du danger qui les menaçait. Néanmoins, l'équipage du premier
n'eut que le temps de l'abandonner, pour se réfugier à bord du
second, qui était plus neuf et mieux en état de naviguer. Toutefois,
ce ne fut pas sans des peines inouïes que l'_Helen Mar_ parvint à se
dégager et à gagner la mer libre, en se frayant un chemin à travers
la glace pendant l'espace de plus de soixante milles. A partir de ce
jour, on n'a plus revu le _Mercury_.

Le _Mount Wollaston_ et _le Vigilant_ portaient ensemble soixante
hommes d'équipage. On n'a plus jamais entendu parler du premier;
quant au second, les Tchouktchis prétendent avoir vu son épave, mais
jusqu'à ce jour, on n'a rien de certain à ce sujet. Sans doute, les
glaces se sont refermées sur eux. Ils n'auront pu se dégager et se
sont trouvés perdus corps et biens.

Tels furent les derniers événements qui parvinrent à la compagnie
maritime en l'année 1879. Les renseignements météorologiques
rapportés de ces parages, n'étaient pas de meilleur augure; on
savait que de violentes tempêtes s'y étaient succédé à de courts
intervalles, rendant fort périlleuse la situation des navires qui, se
trouvant loin d'un port, avaient été surpris et emprisonnés dans les
glaces.



DEUXIÈME PARTIE

«LA JEANNETTE» EST PERDUE



DEUXIÈME PARTIE

«LA JEANNETTE» EST PERDUE



CHAPITRE VIII.

Plans de recherches[7].

  Quiétude du gouvernement des États-Unis au sujet de _la
    Jeannette_ pendant la première année qui suivit le départ de
    ce navire.--Le _Corwin_ est envoyé à la Terre de Wrangell en
    1880.--Inutilité de ses recherches.--Plan du voyage de de Long,
    d'après ses lettres.--L'opinion publique s'émeut de ne pas
    recevoir la moindre nouvelle.--La Société de géographie charge
    son président de s'adresser au gouvernement pour demander qu'on
    envoie un navire sur les traces de _la Jeannette_.--Adresse
    de M. Daily au président des États-Unis.--Les Chambres
    votent un premier crédit de 175,000 dollars.--Achat du
    _Rodgers_.--Seconde expédition du _Corwin_ à la Terre de
    Wrangell.--Il arrive à accoster cette terre, où personne
    n'avait encore mis le pied.--Équipement du _Rodgers_.--Son
    départ de San Francisco.--Sa croisière.--Immenses résultats de
    celle-ci.--_L'Alliance_ part le même jour de Newport pour le
    nord de l'Atlantique.--Voyage de ce navire.--L'_Eira_ et le
    _Barentz_.--Le _Proteus_.--La station du cap Barrow.--Immensité
    du plan de recherches.--Résultats nuls au point de vue de _la
    Jeannette_.--Fausses nouvelles.--Nouveaux préparatifs.--Plan du
    lieutenant Hogaard.--Une prophétie.--Melville et treize autres
    marins de _la Jeannette_ à l'embouchure de la Léna.

  [7] Extrait d'une série d'articles du _New-York Herald_.


La perte probable du _Mount Wollaston_ et du _Vigilant_, pas plus que
les dernières nouvelles de l'état atmosphérique de l'Océan Arctique
au nord du détroit de Behring, à la fin de l'été 1879, ne suffirent à
faire concevoir des craintes sur le sort de _la Jeannette_. On avait
confiance dans la solidité de ce navire; en outre, on le savait monté
par un équipage d'élite. De plus, il était abondamment approvisionné
pour trois ans. Seul le charbon aurait pu lui faire défaut; mais le
capitaine de Long connaissait le gisement du cap Beaufort, au nord
du détroit de Behring; il aurait pu y renouveler sa provision de
combustible, si le besoin s'en était fait sentir. Dans l'opinion du
gouvernement, aussi bien que dans l'opinion publique, les hommes
de _la Jeannette_ n'avaient donc à redouter ni la disette, ni les
atteintes du froid.

L'hiver 1879-1880 et le printemps suivant se passèrent sans qu'on
ressentît la moindre appréhension sur le sort de l'expédition;
d'ailleurs on espérait que les baleiniers, qui, chaque année, se
rendent au détroit de Behring, rapporteraient de ses nouvelles en
revenant des parages où _la Jeannette_ avait été aperçue pour la
dernière fois.

Toutefois, le gouvernement ne voulut pas s'en remettre complétement
à cette source d'informations. Connaissant les habitudes des
baleiniers, il savait qu'on pouvait peu compter sur eux pour faire
la moindre recherche qui les aurait détournés de leur lieu de pêche
et peut-être forcés d'aborder sur des terres d'un accès difficile.
Il jugea donc prudent d'envoyer le capitaine Hooper, commandant du
_Corwin_, à la Terre de Wrangell, pour visiter les cairns que de
Long avait dû y construire. Le _Corwin_, dont nous aurons bientôt
l'occasion de parler de nouveau, était un navire appartenant à la
marine de l'État, chargé par le gouvernement de croiser sur les
côtes de l'Alaska, pour empêcher l'introduction du whisky et des
armes à feu dans l'étendue de ce territoire et sur les îles voisines
appartenant aux États-Unis.

Aussitôt chargé de cette mission, le capitaine Hooper mit le cap
sur la Terre de Wrangell; mais là, il rencontra des difficultés
que ni son énergie ni son courage ne purent lui faire surmonter;
à cinq reprises différentes, il tenta d'aborder; mais, à chaque
fois il dut y renoncer vu l'état de la mer et de la banquise contre
laquelle il venait se heurter. Il revint donc à San Francisco sans
aucune nouvelle de _la Jeannette_. Les baleiniers restèrent aussi
successivement à leurs ports d'attache, mais pas un n'était à même de
fournir le moindre renseignement sur l'expédition au pôle nord.

Après cette campagne la question de la recherche de _la Jeannette_
n'avait pas avancé d'un pas.

Cette absence absolue de nouvelles commença à susciter quelques
appréhensions; au reste les nouvelles apportées de l'Arctique étaient
loin d'être rassurantes, on s'étonnait qu'un aussi grand nombre de
navires eussent pu visiter les parages de la Terre de Wrangell sans
trouver le moindre indice du passage de de Long et de ses compagnons,
quand on tenait pour certain qu'ils avaient dû aborder sur terre,
puisque de Long disait, dans des lettres écrites à sa femme avant son
départ:

«Alors, si la saison est encore favorable pour avancer vers le nord,
j'irai à la Terre de Kellett (Wrangell), dont je suivrai la côte
orientale aussi loin que possible.

»Si la position de Nordenskjold n'inspire aucune inquiétude et que
j'apprenne qu'il n'est pas nécessaire pour nous d'aller à la baie
Saint-Laurent, je pousserai immédiatement à travers le détroit
de Behring et me dirigerai de suite vers la Terre de Kellett. Je
suivrai, aussi loin qu'il me sera possible, la côte orientale, afin
d'atteindre la plus haute latitude où notre navire pourra arriver
avant de prendre mes quartiers d'hiver.

»Si rien ne vient entraver notre marche, je me bornerai à toucher
à la pointe méridionale de la Terre de Kellett, où je construirai
un cairn sous lequel je déposerai une relation de notre voyage
jusqu'à la date à laquelle nous serons arrivés. Mon intention est
d'en faire autant tous les vingt-cinq milles marins et de donner
les renseignements utiles pour faire connaître les progrès de notre
marche. Mais si nous venions à rencontrer des obstacles sur notre
route, nos descentes à terre seraient plus fréquentes et les cairns
plus nombreux. Toutefois, comme nous ignorons quelles difficultés
peuvent nous attendre, il est impossible de tracer d'avance un plan
défini de nos opérations.

»Comme peut-être, dans le courant de l'année prochaine, on enverra
un navire à notre recherche, je dois, pour lui faciliter la tâche
vous donner des indications générales sur le plan de campagne que je
compte suivre si nous parvenons à trouver, sur la côte de la Terre
de Kellett, un port convenable pour y établir nos quartiers d'hiver.
Je ferai, pendant l'automne prochain et le printemps suivant, tous
mes efforts pour remonter aussi loin que possible vers le nord, avec
les traîneaux; et pendant l'été 1880, dès que l'état des glaces me le
permettra, je prendrai la route du pôle avec mon navire pour aller
hiverner... où Dieu nous conduira. Mais si, au contraire, notre
mauvaise fortune voulait que nous ne rencontrassions point de port,
et qu'il nous fallût passer l'hiver au milieu des glaces, nul ne peut
dire où nous serons dans un an, ni où on devra nous chercher.

»Dans le cas où quelque désastre viendrait à fondre sur notre navire,
nous opérerions notre retraite vers les établissements de la côte de
Sibérie, ou vers les lieux habités par les tribus du cap oriental, où
nous attendrions une occasion propice pour retourner à notre dépôt de
Saint-Michel.

»Si on envoie un navire uniquement pour obtenir de nos nouvelles,
qu'il aille en chercher sur les côtes de la Terre de Kellett et sur
celles de l'île Herald; au contraire, s'il avait pour mission de nous
suivre, il pourra, après avoir trouvé les dernières notes laissées
par nous sur ces côtes, tenir pour certain, à moins d'un avis opposé,
que nous avons été entraînés à l'est. Or, si malgré mes efforts pour
marcher droit au nord je m'aperçois que nous sommes emportés dans la
direction de l'est, j'essayerai de gagner l'Atlantique en tournant
la pointe septentrionale du Groënland, si nous sommes arrivés à une
latitude assez élevée; dans le cas contraire, je prendrai la voie du
détroit de Lancastre pour venir déboucher dans la baie de Melville.»

Les indications contenues dans ces lettres étaient assez précises.
De Long voulait aborder à la Terre de Wrangell: mais l'avait-il
pu? N'avait-il pas, comme il semblait le craindre lui-même, été
pris au milieu des glaces? Les deux champs de glace signalés par le
capitaine de la _Sea Breeze_ ne s'étaient-ils pas refermés sur lui et
ne le tenaient-ils point emprisonné, l'emportant dans une direction
inconnue? Telles étaient les questions que s'adressaient ses amis et
ceux de ses compagnons, ainsi que toute personne qui s'intéressait à
l'expédition. D'ailleurs n'avait-il pas, pour ainsi dire, exprimé le
désir qu'on envoyât un navire à sa recherche?

D'un autre côté, le souvenir de Franklin et de ses infortunés
compagnons, ainsi que l'histoire plus récente du _Tegethoff_, étaient
encore trop présents à la mémoire de tous pour qu'on restât plus
longtemps inactif. Comme l'enthousiasme, la crainte est contagieuse,
et la crainte de quelques individus isolés d'abord, s'empara du
public en général. Les sociétés scientifiques s'émurent à leur tour
et résolurent de s'adresser au gouvernement pour obtenir l'envoi d'un
navire à la recherche de _la Jeannette_ et de son équipage.

Ce fut la Société de géographie qui en prit l'initiative. A la suite
d'un vote émis à l'unanimité par le conseil, son président, M. Daily,
fut chargé de présenter une adresse au président des États-Unis, pour
demander la présentation aux Chambres d'un projet de loi autorisant
le secrétaire de la marine à envoyer un navire de l'État à la
recherche de _la Jeannette_, et lui accordant les fonds nécessaires
pour couvrir les frais de l'expédition.

«Il est vrai, dit en substance cette adresse, que _la Jeannette_ est
la propriété de M. Bennett; elle a été achetée et approvisionnée à
ses frais; mais, du jour où le Congrès a autorisé le secrétaire de
la marine à en prendre charge et à lui donner un équipage choisi
parmi les officiers et les matelots de la marine de l'État, ce
navire doit être assimilé aux autres navires de l'État. Or, qui
se permettrait de supposer, si un de nos navires de guerre était
dans une position périlleuse, que le secrétaire de la marine pût
hésiter un seul instant à employer tous les moyens en son pouvoir
pour lui porter secours? Eh bien, _la Jeannette_ est peut-être
en danger. Avant de partir, ce navire avait été, à la vérité,
renforcé de façon à pouvoir résister à la pression des glaces;
son équipage avait été approvisionné de trois ans de vivres, de
vêtements, de fourrures, d'une tente de pont, où il pouvait se
mettre à l'abri tout en respirant l'air pur; mais _la Jeannette_
ne pouvait porter que cent tonnes de charbon, et la consommation
journalière d'un steamer est d'environ huit tonnes. Le lieutenant
de Long a renouvelé, il est vrai, sa provision à Saint-Michel,
dans l'Alaska, et pouvait, après avoir traversé le détroit de
Behring, en faire autant au cap Beaufort, où se trouve un gisement
d'excellent charbon qu'il connaissait. Mais, a-t-il pu le faire? En
outre, si ses approvisionnements étaient au complet et d'excellente
qualité au départ, il n'en a pas été de même partout: les chiens
qu'il a pris à Saint-Michel étaient d'une qualité inférieure,
d'après M. Yvan Petroff, et les traîneaux construits en Californie,
qu'il a emportés avec lui, étaient loin de valoir les _nartas_
des Russes. J'ajouterai même, d'après la même personne, qu'à
Saint-Michel on considérait l'équipement de l'expédition comme fort
loin de correspondre aux difficultés qu'elle devait rencontrer
dans l'Arctique. En vain nous opposerait-on les rapports faits
par quelques baleiniers sur l'état des mers arctiques à la fin de
1879, qui, à leur avis, était favorable au lieutenant de Long et au
succès de l'expédition. Ces rapports ne reposent que sur de simples
appréciations, et l'expérience du passé nous force à nous défier
des conjectures en tout ce qui concerne les voyages d'explorations
polaires: le gouvernement ne peut s'y arrêter, ni baser ses décisions
sur des hypothèses qui ont souvent été démenties par les événements.
Malgré l'espérance qu'on peut conserver, de voir le lieutenant
de Long revenir dans le cours de l'été prochain, on doit, à tout
prix, éviter le risque de le laisser passer un troisième hiver
dans l'Arctique; car, pour quiconque connaît les mers polaires, un
troisième hiver passé dans les glaces équivaut à un arrêt de mort.
Non-seulement l'invasion du scorbut est alors à craindre, mais
l'étiolement physique et la prostration morale deviennent tels,
que les malheureux qui y seraient exposés se trouveraient dans
l'impossibilité d'opérer leur retraite, soit par terre, soit par mer.

»Nous prions donc le gouvernement de ne pas imiter l'exemple que lui
a donné le gouvernement anglais, quand il s'est agi de Franklin. Il
est probable, en effet, que si un navire se fût porté au secours de
l'_Erebus_ et de la _Terror_, dès que sir Ross en fit la demande,
les débris de cette malheureuse expédition eussent été sauvés. Mais
le gouvernement anglais, se reposant sur le fait qu'aucun désastre
n'était survenu, depuis de longues années, aux nombreux vaisseaux qui
avaient fréquenté les mers arctiques, et sachant que les deux navires
étaient approvisionnés pour trois ans, attendit presque l'expiration
de ce délai. Aussi, quand arrivèrent les secours qu'il expédia,
Franklin était mort; les deux navires avaient été abandonnés, et
les cent neuf hommes qui avaient survécu à leur chef, après avoir
tenté de s'ouvrir un chemin à travers les déserts de neige, sous la
conduite du capitaine Crozier, étaient morts aussi.»

L'élan était donné. D'autres compagnies savantes, imitant l'exemple
de la Société de géographie, adressèrent des pétitions aux Chambres
et au gouvernement. Celui-ci, de son côté, ne resta pas inactif;
sur la demande du président Garfield, un projet de loi fut présenté
aux Chambres, et, à l'unanimité presque absolue, et sans autres
discussions que des discussions de forme, un crédit de 175,000
dollars fut voté pour l'achat et l'équipement d'un navire. Quelque
temps plus tard, un second crédit de 25,000 dollars fut voté pour
l'appropriation d'un navire de l'État, qu'on destinait à aller
croiser sur la limite des glaces, entre le Groënland et le Spitzberg.
En outre, le _Corwin_, que nous avons déjà vu, en 1880, faire de
vaines tentatives pour aborder à la Terre de Wrangell, reçut l'ordre
de recommencer ses recherches dans les mêmes parages. Enfin, deux
autres expéditions, qui, à la vérité, n'avaient pas pour objectif
principal de retrouver _la Jeannette_ ou les gens de son équipage,
mais fonder des stations météorologiques dans l'extrême nord, furent
chargées d'opérer des reconnaissances dans le voisinage des points
où elles s'établiraient, et aussi loin que le permettraient les
moyens dont elles pourraient disposer. La première, sous les ordres
du lieutenant Greely, devait aller s'installer à la baie de lady
Franklin, sur le détroit de Smith; tandis que la seconde, commandée
par le lieutenant Ray, était destinée au cap Barrow, au nord de
l'Alaska.

Ce furent donc cinq expéditions que le gouvernement des États-Unis
mit sur pied, et qui, dans l'espace de deux ou trois mois,
quittèrent les bords du Pacifique ou de l'Atlantique, pour se mettre
à la recherche de _la Jeannette_. Nous n'entrerons naturellement
point dans de grands détails sur chacune d'elles, bien que toutes
mériteraient, à plus d'un titre, les honneurs d'une relation
particulière. Nous passerons même sous silence les deux dernières,
qui, comme nous l'avons dit, n'étaient pas, à proprement parler, des
expéditions de recherches, mais nous reprendrons, dans leur ordre
chronologique, d'après la date de leur départ, les trois premières,
pour en dire quelques mots.

Comme on pouvait le deviner, le _Corwin_, spécialement construit
pour naviguer dans les mers polaires, fut le premier prêt. Il
partit de San Francisco le 1er mai 1881, et, le 27 du même mois,
jeta l'ancre dans le port d'Illiouliouk, à Oonalachka. Ne prenant
que le temps nécessaire pour renouveler son charbon et compléter
ses autres provisions, il en repartit presque aussitôt pour la baie
Saint-Laurent, traversa le détroit de Behring. Là, il débarqua une
petite troupe au cap Serdze-Kamea, sous les ordres du lieutenant
Herring, avec mission d'explorer la côte jusqu'à Tapkau, avec des
traîneaux attelés de chiens, qu'on s'était procurés en passant le
long de la côte d'Amérique. Le commandant du _Corwin_ retourna
ensuite sur la côte d'Amérique, d'où il revint peu après reprendre
le lieutenant Herring et ses compagnons, pour se rendre à l'île
Herald. Quittant cette île presque aussitôt, il mit le cap sur la
Terre de Wrangell, où il finit par aborder, le 12 août 1881, après
maintes difficultés. C'est donc à lui que revient l'honneur d'avoir,
le premier, mis le pied sur cette terre, qui joue un si grand
rôle dans tout le cours de cette histoire, et d'en avoir exploré
la partie la plus méridionale; car on ne peut guère reconnaître à
Kellett l'honneur de l'avoir devancé, puisque celui-ci, après y être
descendu, renonça à gravir la barrière de falaises qui s'élevait
devant lui. Après avoir pris possession de cette terre au nom des
États-Unis, et avoir cherché en vain des traces de _la Jeannette_,
le capitaine Hooper, sans aborder une seconde fois à l'île Herald,
comme il se l'était proposé, retourna à bord du _Corwin_ pour se
rendre au cap Barrow, où l'appelaient les nécessités de son service.
Revenant ensuite, après avoir sauvé une partie de l'équipage de
Daniel Webster, qui s'était trouvé pris dans les glaces, il tenta
d'aborder une seconde fois, le 30 août, à la Terre de Wrangell, où
il espérait rencontrer le _Rodgers_; mais des tempêtes accompagnées
de brouillard, qui se succédèrent le 30, le 31, et les 1er, 2, 3 et
4 septembre, le forcèrent à abandonner ce projet. Il reprit donc le
chemin de Saint-Michel, d'où il partit le 14 septembre, pour revenir
à San Francisco, et arriver dans ce port le 21 octobre.

Le _Rodgers_ dont nous venons de parler, était le navire pour l'achat
et l'équipement duquel les Chambres américaines avaient voté un
crédit de 175,000 dollars. Ce fut aussi celui dont le voyage eut les
résultats les plus importants. Originairement, il avait été construit
pour la pêche à la baleine et avait été acheté par le gouvernement
américain dans le but spécial de l'envoyer à la recherche de _la
Jeannette_ et des équipages du _Mount-Wollaston_ et du _Vigilant_,
les deux baleiniers disparus dont nous avons déjà parlé. Aussitôt
après avoir subi à Mare-Island les réparations nécessaires et avoir
été approprié pour l'usage auquel on le destinait, le _Rodgers_,
commandé par le lieutenant Berry, quitta le port de San Francisco le
16 juin 1881. Il se rendit d'abord à Petropaulowsk, sur la côte du
Kamtchatka. Là, il rencontra le _Strelock_, navire de guerre russe,
dont le capitaine Livrau se mit à la disposition du lieutenant
Berry, son commandant, pour lui fournir tout ce qui pouvait lui
manquer, et lui annonça que la veille il avait reçu de son propre
gouvernement l'ordre de l'aider par tous les moyens en son pouvoir;
il devait lui-même faire des recherches le long de la côte de
Sibérie, et aller aussi loin que les exigences de son service et la
sûreté de son navire le permettraient.

Le lieutenant Berry profita de son séjour à Petropaulowsk pour se
procurer plusieurs attelages de chiens et des traîneaux, puis reprit
la mer pour se rendre à la baie Saint-Laurent.

C'est de ce point que le 11 août il partit définitivement pour
l'Océan Arctique. Deux mois s'écoulèrent sans que personne sût au
juste sa position. Enfin, au bout de ce laps de temps, il rencontra
un navire baleinier, le _Belvidere_ auquel il confia ses dépêches.
Mais ce ne fut le 7 novembre seulement, quand ce dernier arriva à San
Francisco, qu'on apprit que le lieutenant Berry s'était assuré que la
Terre de Wrangell était une île et en avait fait faire le tour.

On apprit aussi par les lettres apportées par le _Belvidere_ ce
que le lieutenant Berry avait fait depuis son arrivée dans l'Océan
glacial. En quittant le détroit de Behring, il s'était rendu au
cap Serdze-Kamea, où devait l'attendre le _Strelock_; mais n'y
rencontrant point ce navire il s'était immédiatement dirigé sur
l'île Herald où il était arrivé le 24 août. Après des recherches
minutieuses, n'y ayant rencontré aucun des cairns, que le capitaine
de Long avait promis d'y laisser, il y avait déposé lui-même une
lettre dans un cairn qu'il avait construit, pour attester son
passage, et pris le chemin de la Terre de Wrangell. La traversée
avait été difficile: le _Rodgers_ avait dû se frayer un chemin à
travers des glaces brisées, pendant une douzaine de milles. Enfin,
arrivé près de l'extrémité méridionale, il avait rencontré un port
commode où il était entré. De là les explorateurs étaient partis en
différentes directions: les uns étaient remontés au nord en suivant
la côte orientale, sous la direction de maître H. S. Waring; les
seconds commandés par l'enseigne de vaisseau Hunt, avaient longé
d'abord la côte méridionale et avaient ensuite remonté la côte
occidentale aussi loin que possible; enfin le lieutenant Berry, à la
tête des troisièmes s'était enfoncé à l'intérieur des terres où il
était arrivé au pied d'une haute montagne qu'il avait gravie jusqu'à
son sommet, élevé de 2,500 pieds. De ce lieu élevé on découvrait
la mer sur tous les points de l'horizon, sauf à l'ouest-sud-ouest,
où une chaîne de hautes montagnes, interceptant la vue, semblait
terminer la terre de ce côté.

Maître Waring après avoir rencontré la côte orientale, pendant un
certain nombre de milles, avait trouvé que celle-ci s'infléchissait à
l'ouest et l'avait suivie dans cette direction, mais s'était trouvé
subitement emprisonné par les glaces. Après trois jours d'attente il
avait dû se décider à abandonner son embarcation, pour revenir par
terre au point où le navire était à l'ancre. Plus heureux l'enseigne
Hunt, avait contourné la pointe sud, et remontant la côte occidentale
ne s'était arrêté que devant le banc de glace qui tenait bloqués
Waring et ses compagnons, dont il avait aperçu la situation sans
pouvoir parvenir jusqu'à eux. La Terre de Wrangell n'était donc
qu'une île, et une île de peu d'importance, dont on avait fait le
tour. C'était là une découverte importante, mais, néanmoins, le but
principal de l'expédition n'était point atteint, car aucun des trois
groupes n'avait trouvé les cairns annoncés par de Long, ni aucun
vestige de l'expédition de _la Jeannette_, car la seule trace que
cette île eût été jamais visitée était le cairn construit par le
capitaine Hooper, le 11 août précédent.

Trompé dans ses espérances, le lieutenant Berry avait résolu de
pousser ses recherches plus au nord pour y découvrir une terre dont
les baleiniers lui avaient affirmé l'existence. Il était donc remonté
jusqu'au 73° 44' de latitude nord, mais s'était toujours heurté à la
nappe de glace, à l'est aussi bien qu'à l'ouest, sans rien découvrir.
Voyant alors l'inutilité de ses tentatives réitérées, il avait
repris la direction du sud. Ayant abordé une seconde fois à l'île
Herald, il en était reparti pour explorer la côte septentrionale de
la Sibérie, d'où il était retourné à la baie de Saint-Laurent, après
avoir débarqué quelques-uns de ses gens dans une île voisine du cap
Serdze-Kamea. Ceux-ci devaient, avec les chiens et les traîneaux
qu'il leur laissa, pousser leurs explorations par terre jusqu'au cap
Jakan. Arrivé à la baie Saint-Laurent, il s'était occupé d'établir
son navire dans les quartiers d'hiver, d'où il espérait reprendre ses
recherches l'année suivante.

Mais qu'on nous permette ici d'anticiper un peu sur les faits et de
dire que la campagne du _Rodgers_ devait finir par une catastrophe,
car ce navire brûla au milieu des glaces le 30 novembre suivant.

Pendant que le _Corwin_ et le _Rodgers_ faisaient ainsi de vains
efforts au nord du détroit de Behring pour retrouver leurs
compatriotes disparus, _l'Alliance_ croisait dans les parages du
Spitzberg.

Ce navire, qui appartenait à la marine militaire des États-Unis,
était parti d'un des ports de l'Atlantique le même jour que le
_Rodgers_ quittait San Francisco sur le Pacifique, c'est-à-dire
le 16 juin. Avant de se rendre directement sur le lieu de sa
croisière, il fit escale à Saint-Jean-de-Terre-Neuve, d'où il
partit pour Reykjavik, sur la côte méridionale de l'Islande. Le
capitaine Wadleigh, qui le commandait, espérait trouver dans cette
île des pilotes norwégiens qui pourraient le conduire à Hammerfest,
au nord de leur pays, où il devait s'arrêter avant de gagner le
Spitzberg. Trompé dans cette espérance, il quitta l'Islande aussitôt
et prit le chemin d'Hammerfest, où il arriva le 25 juillet. Ayant
trouvé dans cette ville le pilote des glaces qu'il cherchait, il
appareilla, aussitôt ses derniers préparatifs terminés, pour la
côte du Spitzberg, et le 24 août, il était à Green-Harbour. Nous
n'entreprendrons point de le suivre dans les différentes allées et
venues qu'il opéra le long des côtes de cet archipel; qu'il nous
suffise de dire que _l'Alliance_ dépassa le 80° nord, atteignant
ainsi un degré de latitude que deux navires seulement ont dépassé;
mais ce qui est plus surprenant, c'est qu'elle ait pu le faire
sans aucun des appareils protecteurs dont sont toujours munis les
vaisseaux qui doivent affronter le choc des glaces. _L'Alliance_,
en effet, n'avait reçu son ordre de départ que dix jours avant
d'appareiller.

Après un voyage de quatre mois et demi elle rentrait à Halifax, le
1er novembre, sans avoir obtenu plus de succès relativement à _la
Jeannette_ que le _Corwin_ et le _Rodgers_ et que les deux autres
expéditions dont nous avons parlé antérieurement.

Avant de quitter _l'Alliance_, nous croyons utile d'expliquer la
théorie sur laquelle s'est appuyé, pour l'envoyer dans les parages
du Spitzberg, le comité institué pour étudier les moyens les plus
propres pour faire parvenir sûrement des secours à _la Jeannette_,
théorie qui, jusqu'ici, n'a point été rendue publique par le moyen
de la presse:--Au moment du départ de _l'Alliance_ la théorie de
Petermann n'avait point encore été renversée par les découvertes du
lieutenant Berry et l'on se disait: si de Long a débarqué sur la
Terre de Wrangell et continué en traîneau sa route vers le pôle,
pour revenir il a eu deux voies ouvertes devant lui: le détroit de
Smith et le Spitzberg, sur lesquelles il est assuré, ou du moins
il a plus de chance de rencontrer des baleiniers et des chasseurs
de morses, qu'en revenant à la pointe méridionale de la Terre de
Wrangell; car c'est le seul point de cette dernière terre où il
peut espérer rencontrer des baleiniers pour revenir avec eux par le
Pacifique. Mais ce point est éloigné de onze cents milles du pôle,
tandis que l'extrémité septentrionale du Spitzberg n'en est qu'à
cinq cent quatre-vingt-cinq environ. En admettant qu'après avoir
quitté son navire il ait gagné le pôle avec ses traîneaux, sa route
scientifique a été celle du Spitzberg. Tels sont les motifs qui ont
fait envoyer _l'Alliance_ dans cette direction. Et si le voyage de
ce navire n'a pas eu d'autres résultats, il a prouvé du moins que
de Long n'avait pas pris cette route, et mis fin à une source de
nombreuses conjectures.

D'après ce qui précède, jamais plan de secours n'avait été combiné
sur une aussi vaste échelle; néanmoins, on ne s'en était pas tenu là.
Le secrétaire de la marine des États-Unis, voulant qu'aucun point de
la circonférence du cercle arctique ne demeurât inexploré et comptant
avec raison sur le bon vouloir de la Russie, dont le vaste empire
borde près d'un tiers de l'Océan glacial, avait, à la date du 28 mai
1881, télégraphié au ministre américain à Saint-Pétersbourg:

«Priez gouvernement russe d'inviter tous les navires portant son
pavillon et visitant les côtes de la Sibérie de vouloir bien veiller
sur le steamer _la Jeannette_, équipé pour une exploration arctique
par la munificence de M. James Gordon Bennett. Bien qu'on n'ait
encore signalé aucun désastre arrivé à ce navire, notre gouvernement
croit prendre une sage précaution en provoquant l'attention de
gouvernements amis, à son sujet.

    »BLAINE, secrétaire de la marine.»

Mais le peuple américain n'était pas seul à s'intéresser au salut
de la phalange héroïque partie à bord de _la Jeannette_. En effet,
comme pour associer le nom de l'Angleterre à celui de l'Amérique, qui
déjà s'étaient donné la main dans une autre circonstance semblable
demeurée célèbre, M. Leigh Smith, le hardi explorateur de la Terre
de François-Joseph, avait aussi promis son concours. En 1880, M.
Leigh Smith, avec son yacht de 360 tonneaux l'_Eira_, avait réussi,
le premier après Payer et Weyprecht, à toucher à cette vaste terre
encore inconnue en 1873, et, après en avoir exploré les côtes sur une
centaine de milles, était revenu en Angleterre.

Au mois de juin 1881, il était reparti pour continuer son œuvre, se
chargeant, en même temps, de faire tout ce qui serait en son pouvoir
pour découvrir des traces de _la Jeannette_ et sauver son équipage,
si celui-ci avait abordé sur la Terre de François-Joseph.

Pendant longtemps, on a pu se demander s'il ne faudrait point ajouter
le nom de M. Smith au martyrologe des explorations arctiques. On
savait qu'il n'avait emporté que pour quatorze mois de vivres, et
ce laps de temps était écoulé, quand, au mois d'août dernier, M.
Smith avec son équipages a été rencontré par le _Hope_, envoyé à sa
recherche. Quant à l'_Eira_, elle avait subi le sort du _Tegethoff_
et tant d'autres. Elle avait été écrasée par les glaces l'année
précédente.

Enfin, en terminant, citons encore le _Barentz_, que le gouvernement
hollandais envoie depuis quelques années pour étudier le mouvement
et l'état des glaces dans la partie de l'Océan glacial, qui s'étend
de la Nouvelle-Zemble, à l'est, au Spitzberg, à l'ouest, et à la
Terre de François-Joseph, au nord, et qu'on désigne aussi sous le
nom de mer de Barentz. Au moment de partir, le commandant de ce
navire avait aussi reçu pour instruction de recueillir tous les
renseignements et tous les indices de nature à le mettre sur les
traces de _la Jeannette_.

Malgré cet immense déploiement de moyens, la question de _la
Jeannette_ restait à peu près aussi avancée pendant l'automne 1881
qu'au commencement de la même année.

A la vérité, on racontait que des Esquimaux prétendaient avoir vu
quatre hommes blancs se diriger vers l'embouchure de la rivière
Mackenzie, mais l'exactitude de ce fait était révoquée en doute.

En outre, on avait reçu, au _New-York Herald_, une dépêche du bureau
de ce journal, à Londres, ainsi conçue:

    «Londres, 14 octobre, 2 heures matin.

»Je viens de recevoir un télégramme du professeur Nordenskjold daté
de cette nuit et ainsi conçu:

«Capitaine Johanneser, commandant la _Léna_ pendant l'expédition
Nordenskjold, vient d'arriver à Yakoutsk. Il rapporte qu'un Yakoute
du village de Boulouni raconte avoir vu, le 13 septembre 1879
(nouveau style), un steamer à l'embouchure de la Léna. On suppose que
c'est _la Jeannette_.

»Le steamer _Louise_, arrivé le 19 septembre à Tromso, rapporte que
les Samoyèdes de l'embouchure de l'Yenisséi ont trouvé, pendant
l'hiver dernier, les cadavres de deux Européens, ayant une bouteille
de whisky. Cette nouvelle mérite attention, vu qu'on ne signale la
perte d'aucun navire européen, dans ces parages, pendant le cours de
l'année dernière.

    »NORDENSKJOLD.»

Le télégramme de Londres ajoute:

«Ceci est la copie exacte du télégramme dans lequel l'année 1879 est
nettement indiquée.»

Malgré sa précision, et le nom du professeur Nordenskjold apposé au
bas, ce télégramme n'inspira guère plus de confiance que les rumeurs
qui circulaient parmi les Esquimaux. Il donna naissance à un plan de
secours combiné avec une rare sagacité par un jeune officier de la
marine danoise, le lieutenant de vaisseau Hogaard.[8]

  [8] Le lieutenant Hogaard, qui accompagnait Nordenskjold à bord
  de la Vega, est aujourd'hui parti à la tête d'une nouvelle
  expédition au pôle nord.

Pour défendre son plan, résultat de l'induction et du raisonnement,
le lieutenant Hogaard disait:

«Puisqu'un Yakoute prétend avoir vu la fumée d'un steamer en face
de l'embouchure de la Léna, cette fumée doit être celle de _la
Jeannette_, si cet homme dit la vérité. Certes, il n'est point
inadmissible que de Long, après avoir essayé en vain de remonter au
nord, le long des côtes orientales et occidentales de la Terre de
Wrangell, se soit décidé à pousser de plus en plus à l'ouest. En
second lieu, on retrouve des traces de l'expédition à l'embouchure de
l'Yenisséi, où des Samoyèdes prétendent avoir trouvé les cadavres de
deux Européens, ayant une bouteille de whisky. Si ce second fait est
vrai, nous avons là une autre trace certaine de _la Jeannette_, et,
dans ce cas, je pense que le lieutenant de Long a constamment suivi
la côte de Sibérie vers l'ouest, sans pouvoir se frayer un chemin
au milieu des champs de glace qui circonscrivent au nord la partie
libre des eaux qui l'avoisinent. De cette façon, il est arrivé vers
la partie la plus septentrionale de l'Asie. Me rappelant aujourd'hui
les paroles qu'un de ses amis prononçait devant moi à Yokohama:--«Ou
il atteindra le pôle, ou nous ne le reverrons jamais»,--je pense
qu'il a dû se tenir le raisonnement suivant: «Jusqu'à présent il m'a
été impossible de m'approcher du pôle; si je continue d'aller vers
l'ouest, j'arriverai à la Terre de François-Joseph, où les chances
ne sont pas meilleures; alors ici ou jamais!» Puis il a mis le cap
au nord. La raison qui me fait croire--en me basant sur les deux
rumeurs dont je viens de parler et dont je ne veux point garantir
l'authenticité--qu'il est venu aussi loin vers l'ouest, c'est la
présence de ces deux cadavres à l'embouchure de l'Yenisséi; c'est là
une preuve certaine que _la Jeannette_ a été écrasée, ou, comme le
_Tegethoff_, emprisonnée par les glaces sur la côte de quelque terre
polaire inconnue, et qu'une partie au moins de son équipage a tenté
de revenir en traîneau vers les régions habitées. Et ces cadavres
sont ceux des deux infortunés qui sont allés le plus loin. _Si_ la
Jeannette _a été abandonnée loin de l'est du cap Tscheliouskine, il
eût été bien plus naturel d'aller chercher des contrées habitées à
l'embouchure de la Léna; c'est pourquoi je pense que si son équipage
a pu aborder quelque part, c'est dans le voisinage de cette rivière_.»

L'exposé des motifs qui avaient présidé à la conception du plan du
lieutenant Hogaard nous dispense d'entrer dans de longs détails sur
ce plan lui-même. Bornons-nous donc à dire que la suite montrera
jusqu'à quel point ses prévisions furent justifiées.

A la fin de l'automne 1881, après le retour du _Corwin_ et de
_l'Alliance_ dans leurs ports respectifs, aucune nouvelle précise de
_la Jeannette_ n'avait encore franchi les limites du monde civilisé;
les recherches étaient donc pour ainsi dire à recommencer et à
recommencer sur un plus vaste plan encore: Le _Rodgers_ était resté à
la baie Saint-Laurent, prêt à repartir pour le nord, dès la rupture
des glaces; le lieutenant Ray et le lieutenant Greely veillaient, de
leur côté, l'un au cap Barrow, l'autre à la baie de Lady Franklin. M.
Leigh Smith, avec l'_Eira_, n'était point encore revenu de la Terre
François-Joseph, mais entre ces différentes stations existaient de
vastes lacunes. Il fallait en compléter le réseau. Les Anglais se
souvenant de l'aide que lui avaient fourni les États-Unis pour les
recherches de Franklin, proposaient de faire surveiller les abords
de la baie d'Hudson et les parages de la rivière Mackenzie; en
outre, l'opinion publique, en Angleterre, réclamait du gouvernement
de la reine qu'on envoyât à la recherche de l'_Eira_ un navire qui
pourrait, en même temps, secourir _la Jeannette_ ou son équipage.
Les États-Unis, de leur côté, se préparaient à équiper un nouveau
navire dans le même but. Enfin, le lieutenant Hogaard proposait de
mettre à exécution le plan qu'il avait formé, d'explorer le nord de
l'Asie jusqu'au cap Tscheliouskine vers l'est, et, au nord, jusques
où les glaces lui permettraient d'avancer. Le réseau allait donc
être presque complet. Cependant on semblait n'avoir pas pris garde
aux dernières paroles prononcées par le lieutenant Hogaard devant la
Société Royale de géographie de Londres. «Si _la Jeannette_ a été
abandonnée loin de l'est du cap Tscheliouskine, il eût été bien
plus naturel d'aller chercher des contrées habitées à l'embouchure
de la Léna; c'est pourquoi je pense que si son équipage a pu aborder
quelque part, c'est dans le voisinage de cette rivière.» Lui-même,
pensant que de Long avait pénétré plus à l'ouest, avait l'intention
de ne pas dépasser le cap Tscheliouskine. En Angleterre comme en
Amérique, les meetings se succédaient pour activer les préparatifs
et étudier les plans de secours, lorsqu'une nouvelle soudaine vint
couper court à tout et jeter la joie et l'espérance dans le cœur de
ceux qui s'intéressaient au sort des gens de _la Jeannette_.

Le 20 décembre le directeur du _New-York Herald_ recevait de
Washington la dépêche suivante du secrétaire d'État:

«On vient de recevoir un télégramme ainsi conçu de M. Hoffman, notre
chargé d'affaires à Saint-Pétersbourg:

«_Jeannette_ écrasée dans les glaces, 11 juin, par 77° de latitude
nord et 157° longitude est. Équipage, embarqué sur trois canots,
dispersé par vents et brouillards.--Canot no 3, avec onze hommes,
commandé par ingénieur Melville, arrivé embouchure de la Léna le 19
septembre. Canot no 1, avec capitaine de Long, Dr Ambler et douze
matelots, arrivé ensuite à la Léna dans un état pitoyable.--Prompts
secours envoyés.--Pas de nouvelles du canot no 2.

    »P.-T. Frelinghuysen,
    »Département de l'État.»

Le même jour (20 décembre 1881), le directeur du _New-York Herald_ à
Londres télégraphiait à New-York:

«Le correspondant du _Central News_ à Londres est venu au bureau du
_Herald_ pour nous remettre une copie d'un télégramme en français
ainsi conçu:

«Gouverneur Sibérie orientale annonce bateau polaire américain
_Jeannette_ trouvé, équipage secouru.»

Aussitôt que le président des États-Unis eut connaissance de la
première de ces dépêches, il chargea le secrétaire d'État (ministre
de l'intérieur) d'adresser au chargé d'affaires des États-Unis à
Saint-Pétersbourg, M. Hoffman, le télégramme suivant:

    «Département de l'État.

    »Washington, 20 décembre 1881.

»Hoffman, chargé d'affaires, Saint-Pétersbourg.

»Présentez les sincères remercîments du président à toutes les
autorités ou personnes qui, par quelque moyen, ont aidé à secourir
les infortunés survivants de _la Jeannette_, ou fourni renseignements
à notre gouvernement.»

En même temps que ces dépêches arrivaient à New-York, le
correspondant du _New-York Herald_ à Paris en télégraphiait une autre
plus explicite:

    «Paris, 20 décembre 1881.

»Notre correspondant de Saint-Pétersbourg nous annonce par le
télégraphe que le général Ignatieff a reçu ce matin la dépêche
suivante, que je transcris littéralement:

    «Irkoutsk, 19 décembre, 6 h. 25, soir.

»Le gouverneur d'Yakoutsk écrit que le 14 septembre, trois habitants
de Hagan-Oulouss-de-Zigane, localité près du cap Barhay, ont
découvert un grand canot contenant onze survivants de l'équipage du
steamer naufragé _la Jeannette_, au cap Barhay, à 140 verstes au
nord du cap Bikoff. Ces gens avaient beaucoup souffert. L'adjoint au
chef du district a reçu aussitôt l'ordre de se rendre auprès d'eux,
avec un médecin et des médicaments, pour leur donner les soins que
réclamaient leur état, et de se mettre à la recherche du reste de
l'équipage naufragé. Cinq cents roubles ont été aussitôt mis à sa
disposition pour faire face aux dépenses urgentes.

»L'ingénieur Melville a expédié trois dépêches identiques: une au
directeur du bureau du _Herald_ à Londres; une seconde au secrétaire
de la marine à Washington, et une troisième au ministre des
États-Unis à Saint-Pétersbourg. Les pauvres malheureux arrivés ici
ont tout perdu. L'ingénieur Melville raconte que _la Jeannette_ était
emprisonnée dans les glaces et fut écrasée par elles le 23(?) juin,
par 77° de latitude nord et 157° de longitude est. L'équipage est
parti dans trois bateaux. A cinquante milles de l'embouchure de la
Léna, ils se sont perdus de vue mutuellement, pendant une violente
tempête et au milieu d'un brouillard intense. Le canot no 3, sous
le commandement de l'ingénieur Melville, est arrivé à l'embouchure
du bras oriental de la Léna le 29 septembre, et fut arrêté pur
des icebergs près du hameau d'Idolaciro-Idolatre; le 29 octobre,
Ninderman et Noros, du canot no 1, sont aussi arrivés à Bolonenga
(Boulouni). Ils apportaient la nouvelle que le lieutenant de Long,
le Dr Ambler et une douzaine d'autres naufragés, avaient abordé à
l'embouchure la plus septentrionale de la Léna, où ils se trouvent
actuellement, dans la plus affreuse détresse. Bon nombre ont les
pieds gelés. Des gens sont immédiatement partis de Bolonenga, pour
s'occuper activement de retrouver ces malheureux, qui sont en danger
de périr. Aucune nouvelle n'a encore été reçue du canot no 2. Dans
sa dépêche à M. Bennett, Melville le prie d'envoyer immédiatement,
par télégraphe, de l'argent à Yakoutsk ainsi qu'à Irkoutsk. Je vous
prie de demander instamment que 6,000 roubles soient mis de suite à
la disposition du gouverneur d'Yakoutsk, afin qu'on puisse aller à
la recherche des morts et porter secours et assistance aux autres
naufragés, qu'on veut faire venir dans la maison du gouverneur. Là,
ils trouveront un médecin qui leur prodiguera tous les soins que la
science pourra lui suggérer.

    »_Signé_: Président PÉDACHENKO.

    «_Contre-signé par le ministre de
    l'intérieur_: OBRESKOFF.»



CHAPITRE IX.

  Dépêche adressée d'Irkoutsk au bureau du _New-York Herald_, de
    Londres, le 21 décembre, et signée Melville.--M. Melville
    demande de l'argent.--Réponse télégraphique de M. Bennett,
    contenant une dépêche du général Ignatieff annonçant envoi de
    fonds.--Réponse du secrétaire d'État des États-Unis.--Réponse
    du secrétaire de la marine.--De tous côtés on envoie de
    l'argent.

  Nouvelle dépêche de M. Bennett.--Où ont été trouvés M. Melville
    et ses compagnons?--Par qui?

  Par quelle route les canots de _la Jeannette_ sont-ils arrivés
    à l'embouchure de la Léna?--La _tundra_.--Fausses nouvelles
    démenties aussitôt.--Dépêche du général Anoutchine.--Danenhower
    et Melville reçoivent l'ordre de rester à l'embouchure de la
    Léna.--Résumé succinct du voyage de _la Jeannette_.--Arrivée
    du canot no 3 à l'embouchure de la Léna.--Il entre dans un des
    bras latéraux du fleuve.--Difficultés qu'il rencontre.

  Envoi de Kusmah à Boulouni.--Nouvelles que ce dernier en
    rapporte.--M. Melville part pour cette localité.--Il croise
    en route Bieshoff, le commandant de la place.--Noros et
    Ninderman.--Ninderman, le héros de l'expédition.


_New-York Herald_, 22 décembre 1881.

    «Londres, 21 décembre, 3 heures matin.

»La dépêche suivante a été reçue ce matin, à minuit 20, au bureau du
journal à Londres:

    «Irkoutsk, 21 décembre, 2 h. 05, soir.

»_Jeannette_ écrasée par les glaces par 77° 15' latitude nord 157°
longitude est. Bateaux et traîneaux arrivés heureusement jusqu'à
cinquante milles au nord de la Léna, où les bateaux furent séparés
par une tempête. La baleinière, commandée par l'ingénieur en chef
Melville, entra dans l'embouchure orientale de la Léna le 17
septembre. Elle fut arrêtée par les glaces dans la rivière. Nous
trouvâmes un village indigène, et aussitôt que le fleuve fut pris,
je me mis en communication avec le commandant de Bolonenga. Le 29
octobre, j'appris que le premier canot, portant le lieutenant de
Long, le docteur Ambler et douze autres hommes de l'équipage avait
abordé à l'embouchure septentrionale de la Léna. Le commandant de
Bolonenga envoya immédiatement du secours aux gens de la baleinière.
Nous sommes tous bien. Ninderman et Noros arrivés à Bolonenga le 29
octobre, cherchèrent du secours pour l'équipage du premier canot.
Tous ceux qui le composent sont dans une triste condition et en
danger de mourir de faim; tous ont cruellement souffert du froid.
Le commandant de Bolonenga a dépêché des éclaireurs indigènes et va
poursuivre courageusement les recherches jusqu'à ce qu'il les ait
trouvés. Encore aucune nouvelle du second canot. Envoyez argent pour
besoins urgents à Irkoutsk et à Yakoutsk. Voici la liste des gens qui
montent les bateaux:


»_Premier canot_ (sauvé).

    »Lieutenant George W. DE LONG.
    »Dr James M. AMBLER.
    »Jérôme J. COLLINS.
    »William NINDERMAN.
    »Louis NOROS.
    »Hans ERICKSON.
    »Henry KNACK.
    »Adolf DRESSLER.
    »Carl GORTZ.
    »Walter LEE.
    »Nelse IVERSON.
    »George BOYD.
    »ALEXIS.
    »Ah SAM.


»_Second canot_ (manquant).

    »Lieutenant Charles W. CHIPP.
    »Captain William DUNBAR.
    »Alfred SWEETMAN.
    »Henry WARREN.
    »Peter JOHNSON.
    »Edward STAR.
    »SHAWELL.
    »Albert KUEHNE.


»_Baleinière_ (sauvée).

    »Ingénieur George W. MELVILLE.
    »Lieutenant J.-W. DANENHOWER.
    »Jack COLE.
    »James BARTLETT.
    »Raymond NEWCOMB.
    »Herbert LEACH.
    »George LANDERTACK.
    »Henry WILSON.
    »MANSON.
    »ANEQUIN.
    »Long SING.

    »_Signé_: MELVILLE.»

Cette dépêche ne resta pas longtemps sans réponse. De tous côtés, à
Saint-Pétersbourg, à Washington et à Paris, on semblait rivaliser
d'ardeur pour porter secours aux naufragés, et les dépêches se
succédaient rapidement.

Celle de Melville était datée du 21 décembre, 2 h. 05, à Irkoutsk;
le même jour, M. Bennett télégraphiait de Paris, à M. Frelinghuysen,
secrétaire d'État à Washington:

«A la réception du télégramme de mon correspondant de
Saint-Pétersbourg, m'apportant les premières nouvelles de _la
Jeannette_ et m'annonçant qu'une somme de 6,000 roubles était
nécessaire, j'ai expédié télégraphiquement cette somme, par
l'entremise de MM. de Rothschild, au général Ignatieff, à
Saint-Pétersbourg, en le priant de tirer sur moi pour toutes autres
sommes qui seraient jugées nécessaires afin d'assurer le salut et le
bien-être de de Long et de ses compagnons.--J'ai reçu aujourd'hui
le télégramme suivant du général Ignatieff:--«Je me suis hâté de
communiquer à votre correspondant les nouvelles reçues d'Irkoutsk.
J'ai donné ordre au gouverneur de prendre les mesures les plus
promptes pour qu'on porte secours à l'équipage naufragé; en même
temps je l'ai autorisé à faire toutes les dépenses nécessaires, dont
je lui ai promis le remboursement.

    »IGNATIEFF.»

«Vous pouvez voir, par cette dépêche, que le gouvernement russe
fait tout ce qui est en son pouvoir pour assurer le salut et le
prompt retour du capitaine de Long et de ses hommes. Si vous, ou le
secrétaire de la marine, avez quelques instructions à me donner,
je ferai mon possible pour les suivre. J'ai l'intention d'envoyer
un correspondant spécial au-devant des naufragés, qui prendra la
route que ceux-ci doivent suivre pour venir ici. Comme il s'écoulera
quelques jours avant son départ, peut-être vous ou le secrétaire de
la marine, désirerez-vous profiter de l'occasion pour envoyer aux
gens de l'équipage des lettres de leurs parents et de leurs amis.

»Mon correspondant de Saint-Pétersbourg me télégraphie que la
distance à parcourir, pour arriver au lieu où se trouvent les
naufragés, est de 4,000 milles; distance que, seul, un voyageur
muni d'un _papier de faveur_, mettrait au moins un mois à
franchir. J'apprends aussi de Saint-Pétersbourg que l'empereur a
personnellement donné l'ordre que les vêtements, les provisions,
l'argent ou les moyens de transport nécessaires soient mis à la
disposition du personnel de _la Jeannette_, ce qui est pour nous
une sûre garantie que tout sera mis en œuvre pour procurer aide et
confort aux gens de l'équipage.

    »James GORDON BENNETT.»


_Réponse du secrétaire Frelinghuysen._

    «Département de l'État.

    »Washington, 21 décembre 1881.

    »James Gordon Bennett, Paris.

»Télégramme annonçant votre généreuse provision reçu. Avant
réception, avais envoyé dépêche suivante à Hoffman:

«Le président désire que vous fassiez provision afin de procurer
immédiatement assistance aux officiers et matelots de _la Jeannette_
et d'assurer leur retour. Télégraphiez promptement le montant de la
somme que vous désirez et il y sera pourvu par le secrétaire de la
marine et par moi. Télégraphiez aussi les mesures à prendre par le
gouvernement pour sauver l'équipage du canot manquant.

    »FRELINGHUYSEN, secrétaire.»

De son côté, le secrétaire de la marine télégraphiait à M. Melville,
à Irkoutsk:

«Faites tous vos efforts et n'épargnez aucune dépense pour assurer
le salut du canot no 2. Faites donner tous les soins aux malades et
aux hommes gelés déjà trouvés, et aussitôt que possible faites-les
transporter dans un climat plus doux. Département fournira fonds
nécessaires.»

Dans ces diverses dépêches, il n'est encore question que des
préparatifs de recherches et des moyens d'arriver à rendre celles-ci
fructueuses; de tous côtés l'argent nécessaire arrive, et on peut
être assuré qu'il ne fera pas défaut. Mais l'action va se suivre
de près. M. Bennett télégraphiait, en effet, le 23 décembre, au
secrétaire d'État à Washington:

    «Paris, 23 décembre 1881.

    »Honorable Frederick T. FRELINGHUYSEN,
    »Secrétaire d'État, Washington.

»Je viens de recevoir de mon correspondant de Saint-Pétersbourg le
télégramme suivant:

«Général Ignatieff a envoyé à Yakoutsk l'ordre de faire partir deux
nouvelles expéditions d'explorateurs à la recherche de l'équipage
naufragé; il veut que tout soit mis en œuvre pour retrouver le canot
no 2.

«Ainsi qu'on a déjà dit, Melville et les dix hommes qui
l'accompagnent ont été rencontrés par trois Yakoutes. Les Yakoutes
sont des nomades d'un caractère doux; ils sont, en outre, experts
dans l'art de soigner les accidents et les maladies, causés par le
froid. Les naufragés ne pouvaient donc tomber entre de meilleures
mains. On doit, néanmoins, se rappeler que de Barchoï, où ils ont
été rencontrés, à Yakoutsk, la distance est de 2,000 verstes, soit
environ 1,400 milles, et qu'il n'existe aucun moyen régulier de
transport. Vingt jours au moins sont nécessaires pour franchir cette
distance. Les gens envoyés à leur secours étant partis depuis trois
jours, mettront deux mois environ pour aller les joindre et les
ramener à Yakoutsk.

»Il ne faut pas perdre de vue que tout ce qui concerne Melville et
ses compagnons est à peu près connu, mais qu'on ne sait absolument
rien touchant le sort de de Long et de sa troupe, qui se composait
encore de treize personnes après le départ de Ninderman et de Noros.
Il faudra beaucoup de temps pour arriver jusqu'à eux dans une contrée
dépourvue de chemins. La distance de Yakoutsk à Irkoutsk est de 2,818
verstes. Le service postal établi entre ces deux villes étant fort
défectueux, quinze jours au moins seront nécessaires pour transporter
vingt-quatre personnes.

»Dans huit jours, le générai Tchernaieff, gouverneur d'Yakoutsk--non
le général Tchernaieff de Serbie,--recevra du gouvernement, par
un courrier extraordinaire, les instructions nécessaires pour
envoyer deux expéditions à l'embouchure de la Léna. La ligne
télégraphique s'arrêtant à Irkoutsk, on ne recevra pas avant trois
mois de nouvelles directes des naufragés. Le voyage d'Irkoutsk à
Saint-Pétersbourg devant durer probablement un mois, même en faisant
la plus grande diligence, les gens de l'équipage n'arriveront pas
dans cette dernière ville avant le mois d'avril, et à New-York avant
le mois de mai.

»Telles sont les informations que j'ai reçues jusqu'à ce jour. Si
le gouvernement désirait communiquer directement avec les hommes de
_la Jeannette_, je prends la liberté de lui faire connaître que le
général Anoutchine, gouverneur de la Sibérie orientale, est en ce
moment à Saint-Pétersbourg, mais qu'il peut correspondre directement
avec le général Pédashenko, qui le remplace pendant son absence. Si
je reçois d'autres nouvelles, je vous en informerai à l'instant.

    »James GORDON BENNETT.»

Laissons un instant, si vous le voulez, l'équipage de _la Jeannette_
pour nous demander par quel chemin elle est arrivée à l'embouchure
de la Léna, et quelle est le caractère du pays où doit se trouver la
troupe de de Long, jusqu'à ce que des nouvelles plus précises nous
renseignent exactement à ce sujet.

Une dépêche de Saint-Pétersbourg, datée du 26 décembre, à laquelle
nous ajouterons quelques détails, éclairera le lecteur sur ces deux
points.

«Pour arriver à l'embouchure de la Léna, dit cette dépêche, les
canots de _la Jeannette_ ont passé entre la Nouvelle-Sibérie et l'île
de Fadievskoï, qui n'est habitée que pendant l'été. Des peuplades
nomades s'y rendent avec leurs traîneaux attelés de chiens et s'en
reviennent à la fin de la belle saison. Les canots ont ensuite trouvé
sur leur route l'île Petite et l'île de Stolbovoï. La distance
entre le lieu où _la Jeannette_ a été écrasée par les glaces et
l'embouchure de la Léna est d'environ cinq cents milles. L'embouchure
de cette rivière est située dans cette partie aride et désolée de la
côte septentrionale de la Sibérie à laquelle on a donné le nom de
_tundra_.

»La côte septentrionale de la Sibérie entre le cap Chelivuskine et le
détroit de Behring, dit M. Kennan, est probablement la partie la plus
stérile et la plus inhospitalière de tout l'empire russe. Sur des
centaines de milles au sud de l'Océan Arctique, cette région ne forme
presque partout que d'immenses steppes inhabitables et impropres
à toute espèce de culture. Les Russes la désignent sous le nom de
_tundra_. En été, cet espace ne présente à l'œil qu'un immense tapis
de lichens gris-brunâtre, saturés d'eau, où le voyageur rencontre
difficilement un point solide pour y poser le pied; tandis qu'en
hiver ces déserts sont couverts d'un linceul de neige apportée par
les vents du pôle et amoncelée en long et minces sillons semblables
aux vagues de l'Océan.

»La _tundra_ diffère sous maints rapports des autres déserts sans
arbres comme sans verdure. D'abord le sol de cette immense zone
reste constamment glacé. Pendant l'hiver le sol de la partie qui
borde la Léna, depuis Yakoutsk jusqu'à son embouchure, n'est qu'une
couche de glace de plusieurs centaines de pieds d'épaisseur et dont
la surface, pendant l'été, a environ vingt ou trente pouces de
profondeur. Alors une végétation chétive apparaît sur ce sol dégelé,
où elle puise sa nourriture dans la mince couche d'humus que supporte
un substratum de glace de cinq ou six cents pieds d'épaisseur et
constamment imperméable. Il en résulte qu'à la fonte des neiges,
l'eau sature le sol, et, grâce à la lumière continuelle du jour de
juin et juillet, la mousse prend un rapide développement. Cette
mousse forme alors un coussin souple et flexible où le voyageur qui
ose s'y aventurer enfonce jusqu'au genou, sans rencontrer une base
solide. C'est ainsi qu'année par année, depuis des siècles, les
couches de mousse se succédant et laissant à l'hiver leurs détritus
pour alimenter celles qui les suivront, ont fini par former, à la
surface de la _tundra_ une immense éponge de milliers de milles
carrés. Pour les autres végétaux, il en existe peu ou point. Un
buisson de groseilliers rabougris, une maigre touffe d'herbe des
marais, un bouquet de kerovnik, bravant le froid et les tempêtes,
apparaîtra peut-être çà et là tranchant, par sa couleur verte, sur la
teinte brunâtre du reste de la plaine, mais d'ordinaire, l'œil du
voyageur pourra scruter tout l'horizon, sans y rien découvrir que le
ciel et la mousse.

»En hiver, cet aspect est bien autrement lugubre; et l'observateur
qui pourrait, de la nacelle d'un ballon, plonger son regard sur
cette région désolée, s'imaginerait facilement planer au-dessus de
la mer glaciale. Rien, en effet, de près comme de loin, ne viendrait
lui rappeler qu'il se trouve au-dessus d'un continent, si ce n'est
peut-être la blanche silhouette d'une chaîne de montagnes couverte
de neige et stérile, se profilant dans l'espace, ou la ligne sombre
et sinueuse de buissons malingres, rabougris, et de pins s'étendant
à travers le linceul blanc qui recouvre cette zone d'un point à
l'autre de l'horizon, comme pour lui dire que là existe quelque
rivière glacée, tributaire de l'Océan Arctique. Pendant cette saison,
la _tundra_ présente un tableau d'une inexprimable horreur, même en
plein midi, quand sa surface, qui ne peut être comparée qu'à celle
d'un océan de neige, est balayée par la tempête, et emprunte une
teinte rougeâtre aux tristes rayons de soleil, qui émerge à peine
au-dessus de l'horizon. On se sent le cœur et l'imagination glacés
à l'aspect effrayant et sinistre de ces solitudes incommensurables.
Mais pendant la nuit, quand l'œil ne peut plus distinguer les
limites vagues et confuses de l'horizon, quand tous les objets n'ont
plus que des formes indécises et qu'alors les franges vert-pâle de
l'aurore boréale commencent à envahir de leurs replis sinueux tout
ce segment de cercle du côté du nord, éclairant de leurs lueurs
fantastiques et fugitives l'immense linceul de neige qui enveloppe
toute la nature, alors nul ne saurait dépeindre l'horreur des
ténèbres et du silence qui règnent dans cette région maudite, ni son
aspect de désolation indicible et presque infernale, qui terrifie et
cependant fascine l'imagination.

»En toute saison, en toute circonstance, que la _tundra_ soit
couverte de mousse ou qu'elle soit couverte de neige, la zone qu'elle
embrasse semble une véritable terre de malédiction. En été, on dirait
que la couche de mousse saturée d'humidité, qui croît sur l'eau qui
recouvre le sol, n'est là que pour recevoir les averses qui tombent
par intervalle et la fouettent impitoyablement de leurs ondes glacées
jusqu'à ce que, disparaissant, elle fasse place à un manteau de
neige. En hiver, les terribles rafales du nord, désignées par les
Russes sous le nom de _poorgas_, après avoir balayé les plaines de
glace de la mer arctique, viennent aplanir sa surface neigeuse et
y creuser de longs sillons, que dans leur souffle impétueux, elles
finissent par durcir et polir.

»Tel est le climat et l'aspect de l'immense _tundra_ qui borde la
mer glaciale et sur laquelle la fortune a jeté les survivants de _la
Jeannette_.

»Toute cette côte fut visitée pour la dernière fois et décrite par
le lieutenant Pierre Anjou, en 1823. Antérieurement elle avait été
explorée, en 1735 et 1736, par le lieutenant Prontschischeff. Elle
fut également visitée en 1739, dans la partie la plus septentrionale,
par le lieutenant Dimitri Lapteff. L'endroit où les gens du canot
no 3 ont abordé se trouve situé entre le lieu où fut enseveli, en
1735, le lieutenant Lassénius, qui périt là avec ses trente-cinq
compagnons, et celui où, pendant l'année 1736, périrent le lieutenant
Prontschischeff et sa femme. La distance de ce point à Yakoutsk est
de plus d'un millier de milles, qu'il faut parcourir à travers une
contrée complétement dépourvue de population.»

Jusqu'au 11 janvier, c'est-à-dire pendant seize jours, on ne reçut
plus aucune nouvelle importante de _la Jeannette_.

Cependant, le 9, le _Central News_ publiait une dépêche en français,
qu'il avait reçue de son correspondant de Saint-Pétersbourg. Elle
était ainsi conçue:

    «Irkoutsk, 7-1.

»Soulkowski quitta 28 juillet _Rodgers_, qui partit Terre Herald.
Jusque-là étaient ensemble. Baie Providence arriva autre goëlette
américaine dont l'équipage raconta avoir vu Herald bateau brisé
avec passagers morts, cuillers trouvées avec initiales _Jeannette_.
_Rodgers_ hivernera Herald, d'où enverra nouvelles par Chine.»

Mais la véracité de cette dépêche fut aussitôt révoquée en doute. Le
correspondant du _Herald_ à Saint-Pétersbourg télégraphiait le même
jour à son journal:--«N'attachez aucune importance aux _canards_
expédiés de Saint-Pétersbourg à une agence de nouvelles, relatifs à
la prétendue découverte d'un canot contenant des cadavres et quelques
cuillers portant les initiales de _la Jeannette_. Cette découverte
aurait eu lieu le 10 août. Absolument aucune nouvelle concernant _la
Jeannette_ n'a été reçue, soit par le gouvernement russe, soit par
le général Anoutchine. Ce dernier a télégraphié de nouveau que les
détails les plus minimes d'information, au sujet du navire ou des
naufragés, lui soient envoyés sans retard. On lui a répondu qu'il
avait reçu tout ce qu'on avait pu recueillir de nouvelles jusqu'à ce
moment.»

Au reste, aucun renseignement important ne devait arriver de sitôt.

Le 11 janvier, le correspondant, à Saint-Pétersbourg, télégraphiait
au _New-York Herald_:

«Les premières nouvelles reçues d'Yakoutsk, depuis le 20 décembre,
sont arrivées ce matin, en réponse aux ordres donnés, soit par
l'empereur, soit par le comte Ignatieff, soit par le général
Anoutchine. On doit se rappeler que la ligne télégraphique se termine
à Irkoutsk, et que, de cette ville à Yakoutsk, la distance est de
2,118 verstes, c'est-à-dire plus de 1,800 milles. C'est donc un
voyage de 3,600 milles, aller et retour, qu'il faut faire au milieu
des neiges, et qui demande vingt jours.

»Voici ce que le général Anoutchine me transmet par le télégraphe:

«Aucune nouvelle directe de _la Jeannette_. En vertu des instructions
que j'ai télégraphiées, les habitants du littoral des gouvernements
d'Yakoutsk et d'Yénisséï ont été informés du naufrage et invités à
rechercher, avec toute l'activité possible, les naufragés qui n'ont
pas encore été trouvés.

    »Général ANOUTCHINE.»


A partir de ce moment, une série de dépêches assez peu importantes se
sont succédé à des intervalles rapprochés; nous ne croyons pas devoir
les reproduire en entier, d'autant plus qu'elles ne font souvent que
se répéter l'une l'autre, et nous nous bornerons à les analyser pour
donner un peu de suite à notre récit.

Le 12 janvier, on annonçait, à Saint-Pétersbourg, l'arrivée à
Yakoutsk du lieutenant Danenhower et de cinq de ses compagnons, qui
avaient atteint cette ville le 18 décembre précédent. A cette époque,
on y attendait aussi Melville, avec le reste de la troupe, pour les
jours suivants. Mais, d'après les dernières nouvelles de Boulouni,
qui remontaient jusqu'au 16 novembre, à midi, on n'avait encore
aucune nouvelle du capitaine de Long et de la troupe du canot no 1.

Dès que le secrétaire de la marine apprit l'arrivée de Danenhower à
Yakoutsk, il lui envoya une dépêche pour lui enjoindre, ainsi qu'à
Melville, de rester sur les lieux, afin de participer aux recherches
entreprises pour retrouver leurs compagnons. On ignorait, en effet,
en Amérique, que Danenhower avait presque perdu la vue. On ignorait
également que Melville, dès qu'il avait appris l'arrivée de de Long
et de ses compagnons à l'embouchure de la Léna, s'était rendu à
Boulouni, d'où il était parti à leur recherche, tandis que Danenhower
prenait le chemin de Yakoutsk, avec le reste des hommes du canot no
3. Ces derniers, à l'exception de Bartlett, étaient même partis de
Yakoutsk, pour se rendre à Irkoutsk, quand arriva la dépêche.

Mais laissons Melville s'enfoncer dans le nord à la recherche de
de Long, et Danenhower continuer sa route vers Irkoutsk, pour dire
quelques mots du voyage de _la Jeannette_, dont, pour ainsi dire,
les dépêches n'ont pas fait mention. Une lettre de M. Melville
au _New-York Herald_ nous fournira les détails que, sans elle,
nous serions obligés d'aller puiser dans une foule de dépêches
plus ou moins exactes et souvent contradictoires. Nous éviterions
même de donner tous ces détails sur le séjour de _la Jeannette_
dans les glaces, s'ils ne nous paraissaient indispensables pour
faire comprendre ce qui va suivre, car ils nous amèneront tout
naturellement aux premières recherches de M. Melville dans le delta
de la Léna.

Ayant déjà donné, avec les lettres de M. Collins, la relation du
commencement de l'expédition, nous n'y reviendrons naturellement
point, et ne reprendrons le récit qu'au moment du départ de _la
Jeannette_ de la baie Saint-Laurent.


«Le 27 août, dit M. Melville, après avoir embarqué le reste de la
cargaison de notre goëlette (la _Fanny A. Hyde_), nous prîmes la
route du détroit de Behring et des îles Kolioutchine. Notre but,
en faisant ce détour, était, avant de nous enfoncer vers le nord,
d'avoir des nouvelles précises de Nordenskjold. Nous arrivâmes à la
baie Kolioutchine le 31 août. Nous étant convaincus par nos propres
yeux que l'expédition suédoise était partie, nous mîmes aussitôt le
cap sur la Terre de Wrangell.

»Le 3 septembre, nous rencontrâmes les premières glaces. Le 4, nous
étions en vue de l'île Herald. Jusqu'au 6, nous pûmes nous frayer un
chemin à travers les glaçons; mais, ce jour-là, nous fûmes arrêtés et
restâmes emprisonnés dans la banquise.

»Quelques jours plus tard, le 14, plusieurs membres de l'expédition
firent une tentative pour aborder l'île Herald, qu'ils se proposèrent
de visiter, mais ils échouèrent. C'est à partir de ce moment que les
glaces commencèrent à nous entraîner vers le nord-ouest.

»Le 21 octobre, nous étions en vue de la Terre de Wrangell, qui nous
restait au sud.

»Nous restâmes encastrés dans notre berceau de glace jusqu'au
25 novembre. Le navire subissait alors une pression terrible,
qui menaçait de l'écraser. Ce jour-là, les deux glaçons qui
l'étreignaient s'écartèrent et le laissèrent flotter en eau libre,
sans que, néanmoins, il lui fût possible de manœuvrer. Mais, dans la
soirée du même jour, les glaces se rapprochèrent, et notre immobilité
recommença, pour durer jusqu'au 12 juin 1881, jour où _la Jeannette_
coula à fond.....»

Toutefois, ce long laps de plus de vingt et un mois ne s'écoula point
sans quelques autres incidents. Mais ce n'est point ici le moment
de les raconter en détail; nous y reviendrons plus tard. Nous nous
bornerons donc à signaler les principaux.

Le 19 janvier 1880, les glaces exercèrent une pression si effrayante
sur les flancs du navire, qu'une voie d'eau se déclara. On parvint à
s'en rendre maître, mais jamais complétement, de sorte que pendant
le reste du temps, soit dix-huit mois environ, on fut obligé de
manœuvrer les pompes. L'accident avait cependant paru tellement
grave, que tous les préparatifs étaient faits pour débarquer sur la
Terre de Wrangell.

Néanmoins, le mouvement de dérive vers le nord-ouest continuait
toujours, entraînant le navire dans cette direction. La Terre de
Wrangell finit donc par disparaître, au mois de mars 1880.

Le navire resta ainsi pendant quatorze mois, sans qu'aucune autre
terre apparût dans son horizon. Enfin, le 17 mai 1881, une terre fut
signalée.

«Nous étions alors, dit M. Melville, par 76° 43' 20" de latitude
nord, et 161° de longitude est. Aucune terre n'étant indiquée sur
nos cartes, dans ces parages, nous en conclûmes que celle que nous
voyions était nouvelle. Comme c'était une île, nous lui donnâmes le
nom de Jeannette, mais nous n'y abordâmes point.

»Notre mouvement de dérive était alors fort rapide, et toujours dans
la même direction. Le 24 mai, nous aperçûmes une nouvelle terre,
juste dans la direction où les glaces nous emportaient. Celles-ci
étaient alors extrêmement morcelées, et présentaient l'aspect d'un
véritable chaos, qui nous causait de vives inquiétudes.»

Le 1er juin, une troupe de six hommes fut envoyée pour aborder sur la
terre découverte; elle en revint le 6 juin, après l'avoir visitée.
C'était une île, qui reçut le nom de Henrietta. Elle est située par
77° 8' de latitude nord et 157° 43' de longitude est.

Dans la nuit du 10 au 11, on ressentit, à bord de _la Jeannette_,
les premiers chocs, précurseurs de la rupture générale des glaces
et de la crise fatale. Pendant la journée du 11, la pression fut
effrayante, et il devint évident que le navire ne pouvait résister
longtemps. On commença donc à l'évacuer, afin de ne pas se laisser
surprendre par l'événement sinistre qu'on ne prévoyait que trop. Le
12 au soir, _la Jeannette_ fut abandonnée, et le 13, vers quatre
heures du matin, elle sombrait.

Les préparatifs de la retraite durèrent six jours, pendant lesquels
les naufragés continuèrent d'être entraînés au nord-ouest, jusqu'à
77° 42' de latitude.

Pendant leur marche vers le sud, ils découvrirent une île, à
laquelle ils abordèrent avec beaucoup de difficultés, le 29 juillet.
Ils lui donnèrent le nom d'île Bennett. Elle gît par 76° 38' de
latitude nord et 150° 30' de longitude est. Ils en repartirent le
6 août et, sur leur chemin, rencontrèrent l'île de Fadievski, qui
appartient à l'archipel de la Nouvelle-Sibérie. Ils y abordèrent le
31. Ils passèrent ensuite successivement à Katelnoï, Stolbovoï et
Sensenovski, où ils abordèrent le 10 septembre. C'est de là qu'ils
partirent dans leurs canots, le 12, pour gagner l'embouchure de la
Léna, où Barkin était fixé comme lieu de rendez-vous.

Reprenons ici la lettre de M. Melville.

«Dans la nuit, continue-t-il, nous fûmes séparés par une violente
tempête. Notre canot arriva de la côte au sud de Barkin dans la
matinée du 14.

«Le 16, nous entrâmes dans l'embouchure du bras oriental de la Léna,
sur la rive duquel nous rencontrâmes une hutte abandonnée dans
laquelle nous nous arrêtâmes. Après deux jours de marche en avant,
nous rencontrâmes trois indigènes qui refusèrent de nous piloter
jusqu'à un village.

«Le 20, nous tentâmes de remonter la rivière, mais les bas-fonds
nous barrant le passage, nous fûmes obligés de reprendre le chemin
de la cabane où nous avions passé la nuit précédente. Enfin nous
trouvâmes Bushiell Kooll Gow qui s'offrit pour nous piloter jusqu'à
Boulouni; mais, après trois jours d'un travail horriblement pénible,
nous nous arrêtâmes chez Spéridow. Nous en repartîmes le lendemain
et poursuivîmes notre voyage jusque chez Nicholaï Chagra, où nous
arrivâmes le 26.

«Dans la matinée du 27, nous partîmes pour Boulouni, pilotés par
Chagra et l'exilé Euphème. Mais le mauvais temps et la glace nous
forcèrent de retourner sur nos pas et de rentrer chez Nicholaï
Chagra. Là on nous dit qu'il faudrait attendre quinze jours avant
que la glace soit assez prise pour nous permettre de continuer notre
voyage en traîneau.

«J'envoyai alors un autre exilé, nommé Kusmah, pour prévenir le
commandant de Boulouni de notre arrivée et de la triste condition,
dans laquelle nous nous trouvions. Kusmah partit le 16 octobre mais
ne revint que le 29. Il nous apportait du pain et quelques autres
provisions. En route il avait rencontré, à Bulcour, deux membres de
la troupe de de Long qui lui avaient donné une lettre. Il me remit
aussi une lettre de Bieshoff commandant de Boulouni dans laquelle
celui-ci m'annonçait son arrivée avec des traîneaux attelés de rennes
pour nous emmener. Il devait, en même temps, nous apporter des vivres
et des vêtements.

«Dans l'espoir de le rencontrer en chemin, je quittai la demeure
de Nicholaï Chagra le 30 octobre, me dirigeant sur Boulouni, où
je voulais me hâter de préparer, de concert avec Bieshoff, une
expédition pour l'embouchure septentrionale de la Léna, afin de
porter du secours à de Long et à ses hommes. Le 2 novembre, à mon
arrivée à Boulouni, j'appris que j'avais pris un autre chemin que
Bieshoff, que, par conséquent, je n'avais pu rencontrer en route.»

Mais en arrivant à Boulouni, M. Melville rencontra... Noros et
Ninderman, les deux hommes de la troupe de de Long, ceux-ci avaient
remis à Bieshoff, un long mémoire contenant le récit de ce qui était
arrivé à la troupe du capitaine depuis le moment de la séparation des
trois canots, en le priant de faire parvenir ce mémoire au ministre
des États-Unis à Saint-Pétersbourg. Bieshoff, au lieu de l'expédier
à son adresse, l'emporta en partant pour rejoindre Melville, afin de
le remettre à celui-ci. Melville était déjà parti, lorsqu'il arriva à
Simowyelak. Bieshoff remit le mémoire à Danenhower. Ce dernier était,
en effet, comme nous le verrons plus tard, resté à la tête des hommes
du canot no 3 qu'il devait ramener à Boulouni et conduire ensuite
à Yakoutsk dans le plus bref délai possible; mais avant de partir
lui-même, il s'empressa de faire parvenir ce mémoire à Melville sur
les traces duquel il expédia aussitôt Bartlett.

Ce mémoire, ainsi que les renseignements obtenus de vive voix par
M. Jackson, de Ninderman et de Noros, et plus tard, de l'ingénieur
Melville, vont nous permettre de retracer la suite des événements
survenus à de Long et à ses hommes, depuis le jour où ils perdirent
de vue leurs compagnons, et, en même temps, nous servir à faire
connaître au lecteur dans quelles circonstances M. Melville entreprit
ses premières recherches que nous raconterons ensuite.

Avant d'entreprendre ce récit, laissons M. Jackson lui-même exprimer
son opinion sur le compte de Ninderman, l'un des héros de cette
histoire:

«Personne peut-être, dit M. Jackson, n'a autant contribué que
William Ninderman à amener la troupe du capitaine de Long aussi
loin qu'elle est arrivée. Dans le journal de de Long, on peut, jour
après jour, voir le supplément de travail imposé à cet homme ou
que lui-même entreprenait de son propre gré, toutes les fois qu'il
en trouvait l'occasion. Avec l'Indien Alexis il était toujours en
tête à la recherche des meilleurs chemins et des endroits les plus
propices pour établir le campement en sondant la glace afin de
trouver un passage sûr pour ceux qui le suivaient. Sur la nappe de
glace de la mer polaire, lui et Bartlett marchaient toujours en tête
de l'escouade du plus lourd traîneau, ou aidaient à faire passer
aux autres, au moyen de radeaux de glace, les crevasses qui leur
barraient le passage.

Dans le canot, quand le temps était mauvais, c'était encore lui
qui, avec Erickson, servaient de pilotes. Et durant la nuit de la
dernière tempête, pendant laquelle Erickson eut les pieds gelés si
affreusement, Ninderman resta au gouvernail. Peut-être si Erickson
eût écouté les conseils que celui-ci ne cessait de lui donner, de
remuer les jambes et de frapper des pieds, n'eût-il point éprouvé ce
malheur. Cette terrible retraite n'était point, au reste, la première
épreuve de Ninderman dans les mers arctiques, car il avait, comme
nous l'avons déjà dit, fait partie de l'équipage du _Polaris_, et
fait cette terrible traversée de 196 jours sur un glaçon, depuis les
quartiers d'hiver de ce navire dans le détroit de Smith jusqu'aux
environs de Terre-Neuve. Accoutumé au danger et au froid dans les
plus terribles circonstances, son expérience était grande, et on
verra, dans la dernière note de de Long, quelle confiance celui-ci
avait dans son adresse et dans son jugement. Ce fut lui qui fit les
béquilles pour le malheureux Erickson et qui construisit les radeaux
sur lesquels ses compagnons traversèrent les rivières libres de glace
du delta. Ce fut Ninderman, enfin, que de Long choisit pour l'envoyer
en avant, quand il n'avait plus d'espoir que dans le secours des
indigènes de Kumah-Surka.



CHAPITRE X.

  Histoire du parti du lieutenant de Long jusqu'à l'envoi de
    Ninderman et de Noros à la recherche de secours.--Voyage
    de ces derniers.--Arrivée de M. Melville à Boulouni.--Ce
    qui arriva au canot no 1 après la séparation des trois
    embarcations.--Arrivée sur la côte de Sibérie.--Efforts de de
    Long pour y aborder.--Il y parvient enfin, mais dans quelles
    conditions.--Marche vers le sud.--Détresse des naufragés.--Mort
    d'Erickson.--De Long se décide à envoyer chercher des
    secours.--Ses instructions à Ninderman.--Il lui donne l'ordre
    de partir avec Noros.--Scène des adieux.--Départ.--Noros
    et Ninderman aperçoivent un troupeau de rennes.--Tentative
    inutile pour tuer un de ces animaux.--Une cavité dans le flanc
    d'un monticule leur sert d'abri pour la première nuit.--Ils
    se croient dans l'île Titary.--Leur erreur.--Une effroyable
    bourrasque.--Une nuit dans la neige.--La hutte de Matoch.---
    Accès de désespoir.--Hutte des Deux-Croix.--Deux jours dans
    cette hutte.--Noros et Ninderman continuent leur marche vers
    le Sud.--Ni feu ni abri.--Une infusion d'écorce de _saule
    arctique_ et des morceaux de peau de phoque pour nourriture
    pendant plusieurs jours.--Faiblesse des voyageurs.--Leur
    courage.--Distance parcourue.--Arrivée à Bulcour.--Cette
    station est déserte, mais ils y trouvent du poisson.--Arrivée
    d'un Tongouse.--Ils se sentent sauvés.--Le Tongouse part
    chercher du renfort.--Regret de Ninderman de l'avoir laissé
    partir.--Les deux voyageurs sont emmenés à un campement de
    Tongouses nomades.--Ninderman essaie de faire comprendre à ses
    hôtes que le capitaine et leurs camarades sont restés plus au
    nord, et meurent de faim.--Il ne peut décider les Tongouses à
    le suivre.--Son désespoir.--Kumah-Surka.--Arrivée de l'exilé
    Kusmah.--Ninderman le prend pour le commandant de Boulouni et
    cherche à lui faire comprendre la situation de de Long.--Kusmah
    confond de Long avec Melville.--Ninderman lui donne une dépêche
    pour le ministre des États-Unis à Saint-Pétersbourg.--Kusmah
    l'emporte à Melville.--Les Tongouses conduisent les deux
    voyageurs à Boulouni.--Arrivée de Melville.--Son entrevue avec
    Noros et Ninderman.--Ce qu'il fait pour eux avant de partir à
    la recherche de de Long.


La tempête du 12 septembre qui sépara les trois canots, désempara
pour ainsi dire celui du capitaine, en lui enlevant, pendant la nuit,
son mât et ses voiles. Quand le jour vint, de Long, n'apercevant
plus les deux autres embarcations, ne songea qu'à mettre lui-même en
pratique les instructions qu'il avait données au lieutenant Chipp et
à l'ingénieur Melville; et, sans perdre de temps, il se dirigea vers
la côte de Sibérie.

Le vent continuant à souffler avec violence pendant toute la journée
du 13, son canot, qui était très chargé, embarquait des lames à
chaque instant; il se trouvait continuellement à demi submergé.
Pendant toute la journée une partie des hommes fut donc occupée à
épuiser l'eau. A l'approche de la nuit, estimant que la côte ne
pouvait être éloignée, le lieutenant de Long fit installer une
semelle, pour éviter d'être poussé contre les glaces qui pouvaient
border le rivage. La nuit se passa dans ces conditions. Le jour
suivant, la tempête s'apaisa enfin, et la mer se calma peu à
peu; mais tous les gens du canot avaient les pieds et les mains
cruellement maltraités par le froid, et lorsqu'on arriva en vue de
terre, de Long lui-même ne pouvait presque plus faire usage de ses
membres.

On ne tarda pas à découvrir l'embouchure d'une petite rivière où
l'on essaya en vain d'entrer, à cause du peu de profondeur de l'eau
et de la glace qui commençait à s'y former. Il fallut donc retourner
en arrière. Pendant deux jours, on rangea la côte à distance sans
trouver un point où aborder. A la fin, le capitaine voulant à tout
prix arriver à terre, fit gouverner droit au rivage; mais on en
était encore à deux milles quand le canot toucha. Alors tous les
hommes en état de marcher reçurent l'ordre de sortir du canot afin de
l'alléger, et de le haler vers la terre. On réussit ainsi à le faire
avancer d'un mille, mais il fut impossible de le traîner plus loin.
Il ne restait donc qu'à le décharger et à transporter à dos, jusqu'au
rivage, les objets qu'il contenait.

On était alors au 16 septembre. Aussitôt arrivés sur la côte, les
naufragés se réunirent autour d'un grand feu, que M. Collins, sorti
un des premiers du canot, était venu allumer pour réchauffer leurs
membres engourdis, remettant au lendemain le déchargement du canot.
Cette opération prit la plus grande partie de la journée du 17.

La petite troupe, qui se composait du commandant, le lieutenant
de Long, du docteur Ambler, de M. Collins et de onze hommes de
l'équipage, Ninderman, Noros, Erickson, Knack, Boyd, Gortz, Dressler,
Lee, Iverson, Alexis et Ah Sam, resta encore pendant deux jours sur
le rivage, pour se reposer et se remettre des terribles atteintes du
froid qu'elle avait eues à endurer. Le docteur Ambler, seul, était
relativement en bon état. Parmi les hommes, Noros et Ninderman se
trouvaient les deux plus solides.

Après ce délai, les livres de loch du navire, et différents
autres objets, que les gens de la troupe étaient hors d'état de
porter, furent renfermés dans une cache, et de Long donna l'ordre
du départ dans la direction du sud. Les fardeaux avaient été
répartis aussi également qu'on l'avait pu entre tous les hommes
valides; le capitaine portait lui-même sa couchette et quelques
papiers. Cependant, quelques hommes se plaignaient de leur charge
et demandèrent à l'abandonner; mais le capitaine insista pour que
le tout fût emporté. Les naufragés avaient des provisions pour
cinq jours, non compris un chien, le dernier des quarante pris à
Saint-Michel, lequel pouvait, au besoin, leur servir de nourriture.

Erickson, dont les deux pieds étaient complétement gelés, marcha
d'abord avec des béquilles, mais ses compagnons construisirent un
traîneau, sur lequel ils l'emmenèrent. La petite troupe marcha ainsi
pendant cinq jours. L'Indien Alexis ayant réussi à tuer deux rennes,
on s'arrêta pour se restaurer, et faire un bon repas, «car, dit
Noros, la maxime du capitaine était de bien se nourrir tant qu'on
avait des provisions.» On se remit ensuite en marche.

Pendant les dix premiers jours, les naufragés franchirent une
distance de vingt milles environ, et atteignirent un point voisin
de celui désigné sur les cartes, sous le nom de Tcholbogoje, mais
où n'existe qu'une seule hutte. Les quatre jours suivants les
amenèrent à l'extrémité d'une langue de terre, où ils furent obligés
de s'arrêter pour attendre qu'une rivière, large d'environ cinq
cents mètres, qui leur barrait le passage, fût prise par les glaces.
Pendant ce temps-là, ils tuèrent un autre renne. Ce fut vers cette
époque qu'Erickson subit l'amputation de tous les doigts de pied.

Dès qu'il devint possible de traverser la rivière, le capitaine donna
donc l'ordre du départ; son intention était de se rendre à Sagasta.
Pendant la nuit, Erickson ayant quitté ses gants, une de ses mains
gela, et, dès lors, son état empira, car la circulation ne put être
rétablie.

«Le 6 octobre, dit Ninderman, l'état d'Erickson ne permettait
plus d'espérer sa guérison, et nous craignions même de ne pouvoir
l'emmener plus loin. Sa mort étant inévitable, M. Collins proposa
de demeurer seul auprès de lui, pendant que le reste de la troupe
continuerait sa marche en avant; mais le capitaine n'y voulut point
consentir et dit que tout le monde resterait auprès du moribond.

»A un moment où je me trouvais seul dans la hutte avec le capitaine,
continue Ninderman, il me demanda si je me sentais la force d'aller
à Kumah-Surka, qu'il ne croyait éloigné que de vingt-cinq milles.
Il pensait qu'en partant en compagnie de quelqu'un, je pourrais
faire ce voyage en quatre jours. Il ajouta que si nous ne trouvions
personne à cette station, nous n'aurions qu'à pousser plus au sud,
jusqu'à Agaket, qui, d'après lui, devait se trouver à quarante-cinq
milles plus loin. «Si vous trouvez quelqu'un, me dit-il, revenez
aussi vite que possible, en apportant assez de vivres pour que
nous puissions arriver à cette station.» Il me demanda ensuite
qui je voudrais prendre pour compagnon. Je lui désignai Noros. «Ne
feriez-vous pas mieux de prendre Iverson? répliqua-t-il.» «Non, lui
répondis-je; pendant quelques jours, Iverson s'est plaint de douleurs
aux pieds.» Alors il accepta mon choix. Puis, m'adressant de nouveau
la parole: «Ninderman, me dit-il, vous savez que nous n'avons plus
rien à manger; que je ne puis vous donner, pour faire votre voyage,
d'autres vivres que votre portion de chien.» Pendant que nous nous
entretenions de ce sujet, le docteur, s'étant approché d'Erickson,
se releva en disant: «Il est mort!» Cette nouvelle nous remplit tous
de tristesse. Les premiers moments d'émotion passés, le capitaine,
se retournant vers moi, me dit: «Ninderman, nous continuerons tous
ensemble notre route vers le sud.»

»Il était environ neuf heures quand Erickson expira. Le capitaine
m'ayant demandé où nous pourrions trouver une place pour l'enterrer:
«La gelée, lui répondis-je, a rendu la terre trop dure pour que
nous puissions lui creuser une fosse; d'ailleurs, nous n'avons
aucun instrument convenable pour la faire; il ne nous reste donc
qu'à faire un trou dans la glace de la rivière, pour y déposer son
corps.» «Oui, me dit-il; vous avez raison», et il chargea Noros et
Boyd d'envelopper le corps dans un morceau de toile à voile de la
tente. A midi, tout était prêt pour les funérailles, et le pavillon
fut planté près du cadavre; quand nous eûmes bu le peu d'alcool
mélangé d'eau chaude que nous avions pour notre dîner, le capitaine
nous dit: «Mes amis, nous allons rendre les derniers devoirs à notre
ancien compagnon.» Le plus profond silence régnait alors parmi
nous; le capitaine nous adressa quelques paroles; puis, quand il
eut fini, nous prîmes le corps d'Erickson et le portâmes sur le
bord de la rivière. Là, nous creusâmes un trou dans la glace avec
une hachette; le capitaine lut ensuite le service des morts, et le
corps fut descendu dans le trou, d'où le courant l'entraîna sous nos
yeux. Trois coups de fusils furent alors tirés sur sa tombe, et nous
reprîmes le chemin de la hutte.

«Le temps était extrêmement mauvais; le vent soufflait avec violence,
et la neige tombait par rafales effrayantes. Nous rentrâmes sous la
hutte, plongés dans nos tristes pensées; nous avions peu de choses à
nous dire, et nous gardions le silence. Le capitaine me pria d'aller
voir si le temps ne s'était pas assez amélioré pour nous permettre
de partir. Je sortis, mais le temps était encore si mauvais et la
neige tombait en flocons si serrés que j'en fus aveuglé. Il nous eût
été impossible de nous conduire. Cette journée me rappelait celle où
nous avions enterré le capitaine Hall. En rentrant, j'invitai donc
le capitaine à différer le départ: «Eh bien! dit-il, nous attendrons
jusqu'à demain».

«Le soir, à l'heure du souper, le capitaine nous dit en nous faisant
distribuer notre dernière portion de chien: «Voici le reste de nos
provisions, mais j'espère que nous en aurons d'autres.» Le repas
achevé, chacun de nous alla se coucher dans l'espoir de prendre un
peu de repos.

»Le lendemain, à notre réveil, le vent soufflait encore avec force,
et la neige continuait à tomber par rafales. Nous fîmes néanmoins nos
préparatifs de départ. En quittant la hutte, nous y laissâmes une
carabine à répétition, quelques munitions et une note indiquant notre
passage. Notre bagage se composait uniquement de quelques papiers,
du journal particulier du capitaine et de deux carabines, en outre
des vêtements que nous portions sur nous. Comme je suggérais au
lieutenant de Long l'idée de laisser tous les papiers dans la hutte,
lui promettant de revenir les chercher dès que nous serions arrivés à
une station habitée: «Ninderman, me répondit-il, tant que je vivrai,
ces papiers me suivront.»

»Nous nous dirigeâmes vers le sud-est à travers des terrains
sablonneux. Nous remontâmes ensuite la rive occidentale d'un cours
d'eau, venant du sud, que nous rencontrâmes sur notre gauche; nous
inclinâmes ensuite au sud-est jusqu'au bord d'une autre rivière,
dont le lit était complétement à sec; après l'avoir traversée,
nous reprîmes la direction du sud, puis celle de l'est. Enfin nous
arrivâmes au bord d'un large cours d'eau, que le capitaine supposa
être celui de la Léna. «Croyez-vous, me dit-il, que la glace soit
assez forte pour nous porter?» «Je vais essayer, lui répondis-je.»
Je m'avançai aussitôt sur la glace, mais j'étais à peine à quelques
pas du bord, qu'elle se rompit sous moi, et je passai à travers. Je
me relevai aussi prestement que possible, de sorte que je fus à peine
mouillé. Mais en me retournant, je vis, derrière moi, le capitaine
plongé dans l'eau jusqu'aux épaules. Je m'empressai d'aller à son
secours, et nous regagnâmes la berge en toute hâte pour y allumer
du feu et sécher nos vêtements. Comme il était l'heure de midi, nous
profitâmes de cette halte pour prendre un peu d'alcool et d'eau
chaude.»

Ainsi que nous l'avons vu, la mort d'Erickson avait fait naître chez
le capitaine de Long l'espérance de pouvoir marcher plus rapidement
vers le sud. Mais, hélas! cette espérance ne devait être que de
courte durée! Pendant les deux jours qui suivirent, tous les gens de
la troupe n'ayant que quelques onces d'alcool pour se soutenir, se
sentirent bientôt défaillir. Il fallut donc s'arrêter.

De Long revint alors à son premier projet, et le 9 octobre, qui était
un dimanche, après avoir rassemblé tous ses hommes sur la berge du
fleuve et leur avoir lu le service divin, il fit venir Ninderman et
Noros, pour leur répéter les instructions qu'il avait données au
premier avant la mort d'Erickson. Voici en quels termes Ninderman
raconte cette entrevue: «Le capitaine, dit-il, en me remettant une
copie de la petite carte du cours de la Léna, m'adressa ces paroles:
«C'est tout ce que je peux vous donner pour vous guider dans le
voyage que vous allez entreprendre; quant aux renseignements sur
le pays ou sur la rivière, je ne peux vous en fournir aucun, que
vous ne possédiez aussi bien que moi. Dirigez-vous donc vers le sud
avec Noros, que je mets sous vos ordres; allez jusqu'à Kumah-Surka.
Si vous ne rencontrez personne à cette station, poursuivez votre
route jusqu'à Agaket, qui se trouve à quarante-cinq milles plus au
sud; si Agaket était également désert, continuez jusqu'à Boulouni,
qui est encore à vingt-cinq milles plus loin qu'Agaket; en un
mot, allez jusqu'à ce que vous trouviez une station habitée; mais
j'espère que vous trouverez quelqu'un à Kumah-Surka.» Puis il
ajouta: «Si vous étiez assez heureux pour tuer un renne à moins
de deux jours de marche, revenez nous en prévenir aussitôt.»
Ensuite, il nous recommanda de ne pas quitter la rive occidentale
du fleuve, car disait-il, l'autre rive est absolument déserte, et
nous n'y trouverions point de bois flotté. «Je ne vous remets aucune
instruction écrite, continua-t-il, car vous ne rencontrerez personne
capable de la lire, j'aime donc mieux m'en rapporter à votre sagacité
pour diriger votre propre conduite. Cependant, je vous recommande
expressément de ne pas vous aventurer à essayer de passer les cours
d'eau à gué. Adieu donc, ajouta-t-il en terminant, nous vous suivrons
d'aussi près que nous le pourrons.»

Après cet entretien, Ninderman et Noros se disposèrent immédiatement
à partir. On leur remit une carabine, cinquante cartouches, et trois
onces d'alcool pour toutes provisions.

«Au moment du départ, dit Noros, tous nos compagnons vinrent les uns
après les autres nous faire leurs adieux; la plupart avaient les
larmes aux yeux. M. Collins vint le dernier; en me serrant la main,
il se borna à me dire: «Noros, souvenez-vous de moi quand vous serez
à New-York.»

«Nous leur promîmes de faire tout ce qui serait en notre pouvoir
pour leur ramener des secours, et nous nous mîmes en route. Bien que
tous parussent avoir à peu près perdu l'espérance, ils poussèrent
néanmoins trois hurrahs au moment où nous nous éloignions.

»Au lieu de suivre les sinuosités du fleuve, continue Noros, nous
coupâmes directement à travers les terres, vers une chaîne de
montagnes qui s'élevait en face de nous, et au pied de laquelle nous
étions sûrs que celui-ci passait, car nous étions dans une île formée
par divers bras. Revenus sur la rive, nous côtoyâmes la rivière
pendant cinq ou six milles, puis nous nous arrêtâmes pour prendre
un peu d'alcool et d'eau chaude, car il était midi. Nous reprîmes
ensuite notre route, qui nous conduisit au sommet d'une pointe de
terre escarpée, où nous aperçûmes, perché sur une petite barque
abandonnée, un ptarmigan, que Ninderman tira sans le tuer. Cependant
le coup avait porté, car, en s'envolant, l'oiseau perdit quelques
plumes de la queue.

»La marche étant moins pénible sur le bord du fleuve que sur la
colline, nous y redescendîmes; mais, au bout d'un mille environ,
l'idée nous vint de remonter sur la hauteur, afin d'inspecter la
contrée environnante, et de chercher à y découvrir du gibier. A
peine étions-nous arrivés au sommet, que Ninderman, se retournant
brusquement vers moi: «Des rennes, me dit-il, donne-moi la carabine.»
En effet, du point où nous étions, il était facile de distinguer, à
un demi-mille au milieu de la plaine couverte de neige, un troupeau
d'une douzaine de ces animaux. Tous étaient couchés, à l'exception de
deux ou trois, qui paissaient en faisant le guet. Malheureusement
ils étaient presque sous le vent. Ninderman se dépouilla aussitôt de
ses vêtements, et prit la carabine. En lui remettant les cartouches,
je lui dis: «Ninderman, prends ton temps; ne tire qu'à coup sûr, et
songe qu'en tuant un de ces animaux tu peux nous sauver tous.»--«Je
ferai de mon mieux, me répondit-il» et il se mit à ramper en traçant
un sillon dans la neige. La réverbération de la lumière m'aveuglait
presque, et j'avais peine à distinguer les objets; néanmoins, je
suivais avec la plus profonde anxiété chacun de ses mouvements,
notant ses progrès, partagé entre la crainte et l'espérance.
Ninderman n'était déjà plus qu'à deux ou trois cents mètres du
troupeau, lorsqu'il fut aperçu ou éventé par une des sentinelles,
qui donna l'alarme. Aussitôt toute la bande fut sur pied et prit la
fuite précipitamment. Ninderman, se relevant alors, envoya deux ou
trois balles au hasard dans la direction du troupeau, comptant sur
la fortune pour abattre un de ces animaux; mais aucun de ses coups
ne porta. Les rennes disparurent et Ninderman revint complétement
découragé. «Je n'ai pu les empêcher, me dit-il; j'ai fait de mon
mieux.» Il fallut donc se résigner.

Après cette nuit sans repos, nos deux hommes se remirent en marche
le lendemain matin. Ils se croyaient alors à l'extrémité méridionale
de l'île Titary, ne pouvant reconnaître, sur la carte que leur avait
remise de Long, les différents points par lesquels ils passaient. Un
simple coup d'œil sur cette carte suffit pour comprendre combien
cette erreur était facile. Si, en réalité, ils s'étaient trouvés
sur l'île Titary, ils n'avaient pas d'autre direction à prendre que
celle qu'ils suivaient; mais ils n'étaient encore qu'à l'extrémité
de la pointe de terre qui se trouve juste au nord de Stolboï, et
dont ils ne connaissaient point la véritable position. A leurs
pieds coulait la branche de la Léna connue sous le nom de «Bras de
Bykoff», laquelle se dirige vers l'est. A cet endroit, le fleuve
était couvert de glaces flottantes; de larges glaçons emportés par le
courant passaient rapidement devant eux. Ce jour-là, leur marche fut
contrariée par une violente tempête du sud-ouest, qui leur soufflait
avec tant de force la neige et le sable au visage que souvent ils ne
pouvaient avancer. Afin de se soustraire à ces terribles effets, ils
se décidèrent à se diriger vers le nord-ouest. «Nous étions obligés,
dit Noros, de marcher dans la direction du vent, c'est-à-dire vers
le nord-ouest; mais ce jour de marche nous écarta tellement de notre
route que nous mîmes deux jours à revenir au côté opposé de la terre
où la tempête nous avait surpris, et alors, bien que celle-ci ne
fût pas complétement apaisée, nous poursuivîmes notre route vers le
sud, en dépit du vent et des tourbillons de neige et de sable. Quand
arriva la nuit, il nous fut impossible de trouver un abri sur la
rive du fleuve, et nous dûmes nous résigner à creuser un trou dans
la neige pour nous protéger contre la violence du vent. Ce travail
nous prit trois ou quatre heures, car nous n'avions pour l'exécuter
que nos mains et nos couteaux. A la fin, néanmoins, nous parvînmes à
creuser une cavité assez large et assez profonde pour nous contenir
tous les deux, et nous nous y blottîmes. Mais nous n'étions pas
à bout de nos peines, car, pendant la nuit, le vent amoncela une
telle quantité de neige devant l'ouverture de notre retraite, que ce
ne fut qu'au prix de longs efforts que nous pûmes nous en arracher
le lendemain matin. Nous en sortîmes cependant et reprîmes notre
marche, sans avoir touché à notre petite provision d'alcool, que nous
économisions autant que nous pouvions.»

La journée fut encore pénible pour les deux voyageurs, car la tempête
continuait de faire rage, chassant devant elle des tourbillons de
neige qui venaient leur fouetter le visage et les aveuglaient.
Cependant, vers le soir, ils eurent la joie d'apercevoir, dans la
direction du sud-est, une hutte qui leur promettait un abri pour la
nuit. Ils s'y rendirent en toute hâte et trouvèrent une petite hutte
en bois, avec un foyer au milieu. Leur premier soin fut d'y allumer
du feu, qu'ils entretinrent aux dépens des bancs qu'ils trouvèrent
attachés sur tout le pourtour de la hutte.

«Ce ne fut qu'à regret, dit Noros, que nous nous décidâmes à quitter
cette hutte, la première que nous eussions rencontrée depuis notre
départ. Néanmoins, nous regagnâmes le lit de la rivière. Le vent
du sud soufflait encore avec tant de force que nous avions peine à
marcher à l'encontre. Chaque pas que nous faisions était suivi d'un
moment d'arrêt, car nous avions besoin de nous affermir pour porter
l'autre pied en avant. En face de tant de misères, le désespoir
commença à s'emparer de nous et nous fûmes sur le point de retourner
en arrière, à la hutte que nous venions de quitter, pour y attendre
que la mort vînt nous délivrer de tant de souffrances.

»Nous nous remîmes en marche et fîmes ensuite une longue étape.
Enfin, nous sentant épuisés, nous songeâmes à chercher un abri pour
la nuit. L'endroit le plus favorable que nous pûmes trouver fut une
anfractuosité dans le flanc d'un monticule élevé, où s'était produit
un éboulement. Nous allumâmes du feu à l'entrée, et, après avoir bu
notre ration d'alcool, nous nous y installâmes de notre mieux pour
passer la nuit; mais l'intensité du froid nous empêcha de dormir; il
nous fallait, en outre, nous relever à chaque instant pour entretenir
notre feu.»

Néanmoins, l'idée du devoir et le souvenir de la promesse qu'ils
avaient faite à leurs compagnons restés derrière eux, soutinrent ces
deux hommes, qui, malgré le manque absolu de nourriture, continuèrent
leur marche fatigante. Dans l'après-midi, ils aperçurent en face
d'eux une chaîne de montagnes et crurent distinguer une hutte au
pied de l'une d'elles. Toutefois, pour y arriver, il leur fallait
traverser à gué une rivière peu profonde qui les en séparait. Noros,
sans s'inquiéter de son compagnon, qu'il croyait derrière lui, partit
seul et, en arrivant sur la rive opposée, put se convaincre que ses
yeux ne l'avaient pas trompé. Il se trouvait, en effet, en face d'une
petite _palatka_, c'est-à-dire d'une hutte conique comme une tente,
construite en clayonnage et enduite extérieurement d'une couche de
boue. Il y entra, mais elle était complétement délabrée. Ce fut
alors seulement qu'il s'aperçut de l'absence de Ninderman. Il se mit
aussitôt à sa recherche. Celui-ci au lieu de suivre Noros, était
remonté un mille plus haut pour traverser la rivière et, de son côté,
avait trouvé une seconde hutte, plus petite encore que la première,
et près de laquelle les indigènes avaient planté deux croix, pour
indiquer le lieu où deux des leurs étaient ensevelis. Noros l'y
rejoignit.

Cette hutte leur servit d'abri pendant un jour et demi. Ils avaient
la bonne fortune d'y trouver deux poissons et une anguille, fort
avancés, il est vrai, mais qu'ils mangèrent jusqu'à la dernière
bribe, et cette nourriture, quoique de mauvaise qualité, leur rendit
un peu de vigueur. Trouvant que la distance qu'ils avaient parcourue
correspondait assez bien à celle que leur avait indiquée de Long au
moment de leur départ, ils s'imaginèrent être à Kumah-Surka. N'y
trouvant personne, ils se décidèrent à se hâter d'atteindre Agaket ou
Boulouni, dès qu'ils se sentiraient reposés.

Dès le 15 au matin, ils se remirent donc en marche; mais il semble
que les événements étaient conjurés contre eux: le vent du sud-est
leur soufflait, avec tant de rage, la neige et le sable dans les
yeux, qu'ils étaient obligés de les tenir presque constamment fermés.
Aussi firent-ils peu de chemin ce jour-là. Le soir, ils ne trouvèrent
pour abri qu'une grotte, creusée par les eaux dans la berge du
fleuve. C'était une espèce de conduit souterrain, long de quinze
mètres, large de deux pieds et haut de sept, avec une ouverture à
chaque extrémité. Ils y passèrent la nuit.

Le lendemain, ils durent se contenter, pour déjeuner, d'avaler
une infusion d'écorce de saule arctique et de mâcher des morceaux
du pantalon de peau de phoque de Noros. Le temps était devenu
horriblement froid; ils se remirent néanmoins en marche, et, pendant
toute la journée, eurent à traverser un terrain entrecoupé de bancs
de sable et de petits cours d'eau couverts de glace. Vers le soir,
ils arrivèrent sur le bord de la Léna proprement dite, à un endroit
où les montagnes de la rive occidentale viennent plonger leur pied
jusque dans les eaux du fleuve. Il était également glacé, et nos
deux voyageurs, espérant trouver du gibier sur la rive opposée, se
hasardèrent à le traverser. Mais cette rive était presque aussi
montagneuse que l'autre, et, quand arriva le soir, ils durent se
résigner à passer la nuit à la belle étoile, au fond d'un ravin
creusé dans le flanc d'une montagne. Ce fut pour eux une des plus
affreuses nuits qu'ils eussent jamais passées.

Le jour suivant, ils s'empressèrent de repasser sur la rive
occidentale; heureusement pour eux, tous les cours d'eau étaient
glacés, de sorte qu'ils n'avaient plus à les passer à gué; mais la
nuit ne fut guère meilleure que la nuit précédente. Ils durent se
blottir sous une saillie de la berge et rester là, sans feu, jusqu'au
lendemain, car ils ne purent pas se procurer de bois, et, pour comble
de misère, ils n'avaient rien à manger et rien pour se couvrir.

Néanmoins, le jour suivant, qui était le 19, ils réussirent à se
procurer une infusion d'écorce de saule arctique, et, après avoir
mâché quelques morceaux de peau de phoque, reprirent la direction
du sud, en suivant le lit du fleuve; mais ils n'avançaient plus que
lentement, tant leur faiblesse était extrême. «Nous ne pouvions
presque plus marcher, dit Ninderman; quand nous avions fait quelques
pas, nous nous laissions tomber sur la glace pour nous reposer.»

Cependant, malgré l'extrémité à laquelle ils étaient réduits, ces
deux hommes ne s'arrêtèrent point; déterminés à aller jusqu'au bout,
«ils étaient, comme ils l'ont dit plus tard, décidés à ramper sur
la glace quand ils ne pourraient plus marcher», et nul doute qu'ils
ne l'eussent fait. Qu'on nous permette, en effet, de supputer ici
la longueur du chemin qu'ils ont parcouru à pied, sans nourriture,
par un froid intense, et l'on reconnaîtra qu'ils ont accompli une
tâche véritablement surhumaine. Du point où ils laissèrent leurs
compagnons, jusqu'à celui où ils trouvèrent le canot abandonné,
la distance est de quinze milles; de ce point à Matvaïh, elle
est de quinze à dix-huit milles en ligne droite; mais on doit se
rappeler qu'ils ont fait un détour de trente-cinq milles; de Matvaïh
à Bulcour, où ils sont arrivés, elle est, d'après les chiffres
officiels, de cent dix verstes, soit un peu plus de soixante-dix
milles: c'est donc cent vingt milles en chiffres ronds (48 lieues)
qu'ils ont parcourus dans les conditions où ils se trouvaient.

Heureusement, les secours ne se feront plus guère attendre. Dans
la soirée de ce même jour, 19 octobre, Noros, ayant pris un peu
d'avance sur Ninderman, aperçut, à un détour du fleuve, une hutte
carrée, bâtie au fond d'un ravin, entre deux montagnes de la rive
occidentale. Puis, s'approchant, il remarqua deux autres huttes
coniques, construites en clayonnage et recouvertes d'un enduit de
boue. Appelant aussitôt Ninderman, il lui fit part de sa découverte,
et tous deux se dirigèrent vers ces huttes, avec l'espoir d'y trouver
au moins un abri pour la nuit.

C'était la station de Bulcour, qui devait leur fournir plus qu'un
abri, car ils trouvèrent bientôt, près de ces huttes, un magasin
contenant une quinzaine de livres de poisson, de l'espèce _Blue
moulded fish_. Ils prirent cette station pour celle d'Agaket, et se
décidèrent à y rester deux jours.

Mais, au bout de ce délai, quand ils se disposèrent à partir pour
Boulouni, que leur carte indiquait comme la place désormais la plus
rapprochée, leurs forces les trahirent. Tant qu'ils étaient restés
assis ou couchés, ils s'étaient crus en état de continuer leur
route; mais, dès qu'ils voulurent marcher, leurs jambes fléchirent
sous eux. Ils se décidèrent alors à prolonger encore leur séjour
de vingt-quatre heures. Ce retard les sauva, car, de Bulcour à
Kumah-Surka, il leur restait encore cinquante verstes ou trente-trois
milles à parcourir, et, dans l'état où ils se trouvaient, il leur
était impossible de franchir cette distance. Or, pendant que Noros et
Ninderman préparaient leur dîner, ils entendirent, à l'extérieur de
la hutte, un bruit qui leur rappela celui d'un vol d'oies sauvages.
Ninderman s'approcha aussitôt de la porte, et, regardant à travers
les fentes: «Des rennes», dit-il à Noros, et, sans perdre de temps,
se traîna pour prendre sa carabine, déposée à l'autre extrémité
de la hutte. Mais, pendant qu'il revenait vers la porte, celle-ci
s'ouvrit brusquement, et un Tongouse apparut sur le seuil. Celui-ci,
aussi surpris que nos deux hommes, et voyant un fusil entre les
mains de Ninderman, tomba à genoux, implorant miséricorde. Noros
et Ninderman, revenus de leur surprise, essayèrent de le rassurer,
et Ninderman jeta sa carabine dans un coin de la cabane, pour lui
montrer qu'il n'avait aucune intention de lui faire le moindre mal.
Mais le Tongouse fut longtemps avant de revenir de sa frayeur. A
la fin, il sortit pour attacher les rennes de son traîneau, car
c'étaient eux que Ninderman avait vus à travers la porte, et revint
dans la hutte. «Alors, dit Ninderman, il nous adressa quelques
paroles que nous ne pûmes comprendre. De notre côté, nous cherchâmes
à lui expliquer que nous voulions aller à Boulouni. Sa vue seule nous
avait rendus si heureux, que nous l'eussions presque embrassé, car
nous nous sentions sauvés. En vain cherchâmes-nous, en lui montrant
la direction du nord, à lui expliquer que nous avions laissé nos
compagnons derrière nous. Il ne comprit rien à nos signes. Il examina
mes vêtements, puis, retournant à son traîneau, il en revint avec une
paire de bottes et une peau de renne qu'il nous remit. Levant ensuite
trois doigts, il nous fit signe qu'il allait s'en aller et qu'il
reviendrait bientôt. Nous comprîmes d'abord qu'il reviendrait dans
trois jours.

»Ma première pensée fut de l'empêcher de partir, mais Noros m'en
dissuada, me disant qu'il valait mieux le laisser agir à sa guise.
Cet homme nous laissait, en effet, suffisamment d'objets pour
nous montrer que son intention était de nous secourir. En outre,
ne pouvions-nous pas le rejoindre, en suivant les traces de son
traîneau, s'il venait à manquer à sa parole? Telles furent les
raisons que Noros me donnait pour me détourner de mon projet. Nous
le laissâmes donc partir, et le suivîmes même jusqu'à son traîneau,
où nous trouvâmes quatre rennes au lieu de deux, car cet homme
venait pour chercher un autre traîneau qu'il avait laissé, trois
jours auparavant, près de la hutte où nous nous trouvions; mais nous
l'avions brisé pour entretenir notre feu.

»Nous le suivîmes des yeux jusqu'au bas du ravin, qu'il descendait
lentement, puis nous rentrâmes dans notre hutte, attendant le sort
que la fortune nous réservait. Mais nous ne vîmes point revenir le
Tongouse; nous commençâmes à craindre qu'il manquât à sa parole, et
je regrettai amèrement de l'avoir laissé partir.

»La nuit était déjà close depuis longtemps, et nous nous préparions
à nous mettre en route, malgré les ténèbres, quand, enfin, nous
entendîmes un bruit de traîneaux. C'était notre Tongouse, avec deux
autres indigènes. Ils amenaient avec eux cinq traîneaux attelés de
rennes. Dès qu'ils furent à la porte, le premier sauta hors de son
traîneau et se précipita à l'intérieur de la hutte, avec des poissons
gelés, des vêtements de fourrure et des bottes. Nous mangeâmes les
poissons, pendant que le Tongouse emportait dans un traîneau le
peu de bagages que nous avions, et, dès que nous eûmes endossé les
vêtements et chaussé les bottes qu'il nous apportait, il nous fit
monter en traîneau, et nous nous mîmes en marche. Il était à peu près
minuit. Après une quinzaine de milles, nous arrivâmes à la porte de
deux vastes tentes, tout entourées de traîneaux, mais nous ne pûmes
apercevoir un seul renne. Les indigènes nous présentèrent alors de
l'eau pour nous laver la figure et les mains, et nous firent entrer
dans l'une des tentes. Une vaste marmite, remplie de viande de renne,
bouillait sur le feu; elle fut retirée, et l'on nous invita à nous
restaurer. On nous donna ensuite un peu de thé, puis le maître de la
maison, ayant étendu des peaux de renne par terre, nous fit signe
d'aller nous y coucher. Ce fut notre première nuit confortable depuis
notre départ.»

Le Tongouse qui avait rencontré les deux voyageurs à Bulcour, et qui
appartenait à une peuplade nomade, les avait amenés à son campement.
Ces gens, après avoir passé l'été dans une contrée située plus au
nord, revenaient à Kumah-Surka pour y passer l'hiver. Leur caravane
se composait de sept hommes, de trois femmes et de soixante-quinze
rennes. Ces derniers formaient les attelages de trente traîneaux.

Le lendemain, cette caravane se remit en route, emmenant Noros et
Ninderman. Ce ne fut que le surlendemain, 24 octobre, qu'on arriva à
Kumah-Surka, vers quatre heures de l'après-midi. Dans cette localité,
les voyageurs furent confiés aux soins de deux Tongouses, qui en
emmenèrent chacun un dans leur demeure respective.

Pendant le trajet, à quelques verstes de Bulcour, l'un des Tongouses,
nommé Alexis, fit signe à Ninderman de le suivre et le conduisit
vers une colline qui s'élevait à quelque distance de la route.
Quand ils furent arrivés au sommet, l'indigène parut questionner
son compagnon, en lui indiquant l'île de Stobowy, pour savoir si
ce n'était pas là qu'il avait laissé ses camarades. Ninderman lui
répondit affirmativement et chercha à lui faire entendre qu'il
désirait des traîneaux pour y retourner et porter des vivres à la
troupe du capitaine. Mais le Tongouse ne parut pas le comprendre,
car il descendit de la colline et continua sa route vers le sud.
On arriva à Kumah-Surka dans la soirée. Les indigènes s'occupèrent
aussitôt de préparer de la nourriture pour toute la caravane et de
trouver un abri pour leurs hôtes. Ninderman ne put donc pas leur
faire part de sa mission ce soir-là. Le lendemain, après le repas
du matin, l'occasion se présenta d'elle-même, et il s'empressa de
la saisir. Un Tongouse ayant apporté un modèle de bateau yakoute,
que chez eux on appelle «parahut» (par corruption du nom de bateau à
vapeur en russe), lui demanda si son «parahut» était comme celui-là.
Alors, Ninderman, se servant de baguettes pour figurer les mâts, lui
représenta un navire et s'efforça de lui expliquer que le sien était
mû par la vapeur. Tous parurent le comprendre parfaitement, et lui
demandèrent où et comment il l'avait perdu.

Indiquant alors le nord, Ninderman leur dit que c'était très loin
dans cette direction, et, prenant deux morceaux de glace, leur montra
comment le navire avait été écrasé et ensuite avait sombré. Taillant
ensuite trois petits modèles de bateaux, il y planta des petits bouts
de bois pour représenter des hommes, et leur expliqua, autant qu'il
le pouvait, comment, avec des traîneaux, des chiens et des bateaux,
ils avaient traversé l'océan, tantôt sur la glace, tantôt avec leurs
canots, et qu'enfin ils avaient suivi la côte.

Pour leur faire comprendre comment le canot du capitaine avait
abordé, il traça, sur un morceau de papier, la ligne des côtes et
leur représenta la scène du débarquement. Indiquant ensuite le cours
de la rivière, il leur montra, sur la rive droite, le chemin suivi
par les naufragés, dans leur marche vers le sud, en désignant les
points où ils avaient rencontré des huttes. Afin d'indiquer le nombre
de jours qu'avait duré cette marche, il penchait la tête en fermant
les yeux comme pour dormir et comptait les nuits sur ses doigts.
Enfin il leur expliqua que le capitaine, étant trop faible pour aller
plus loin et mourant de faim, l'avait envoyé avec Noros pour chercher
des vêtements et des vivres. Arrivant ensuite à son propre voyage, il
leur dit que depuis seize jours lui et Noros avaient quitté la troupe
du capitaine; qu'au moment de leur départ, celui-ci et ses compagnons
n'avaient rien mangé depuis deux jours. En un mot, il employa tous
les moyens que pouvait lui suggérer son devoir d'être utile à ses
compagnons, pour déterminer ces indigènes, qui l'avaient lui-même si
bien accueilli, à leur porter secours. Mais tous ses efforts furent
inutiles. Par instant, les Tongouses semblaient comprendre ce qu'il
leur disait; mais, une minute plus tard, il s'apercevait qu'ils
n'avaient rien compris du tout.

Toute la journée se passa ainsi, et le lendemain, Ninderman
recommença encore ses explications, employant tantôt les signes,
tantôt les dessins, afin de rendre sa pensée plus facile à saisir.
Comme la veille, il crut, à plusieurs reprises que ses hôtes
l'avaient compris; et quand il les entendait soupirer et voyait
leur figure consternée devant le tableau qu'il s'efforçait de leur
faire des souffrances et des tortures de ceux qui étaient restés
dans le delta, il sentait renaître l'espérance. Mais cette illusion
était bientôt dissipée: les Tongouses ne voulaient ou ne pouvaient
le comprendre. En effet, dès qu'il les pressait de partir au
secours de de Long, leur visage se revêtait comme d'un masque, et
devenait totalement dépourvu d'expression. Cependant, il ne leur
demandait pas de partir seuls; il les priait seulement de consentir à
l'accompagner. Car bien qu'épuisé par la faim, la dyssenterie et les
fatigues de plusieurs semaines passées sans abri, il n'était guère en
état d'entreprendre un pareil voyage; son inquiétude était si grande,
qu'il s'y sentait contraint. Mais tous ses efforts furent inutiles.
Alors l'image de ses infortunés compagnons morts ou mourants, et
n'ayant plus d'espérance qu'en Noros et en lui, lui passa devant les
yeux. Voyant l'impuissance à laquelle il était réduit pendant que
tant de gens soupiraient après son retour, qui, seul, pouvait les
sauver, il sentit que l'épreuve était trop rude pour lui. Cet homme
si fort et si courageux, qui maintes fois avait vu la mort face à
face sans sourciller, et qui avait enduré les plus terribles misères
sans faiblir, s'affaissa dans un coin de la hutte et se mit à pleurer
comme un enfant. Une vieille femme, celle du chef de la hutte, en
le voyant sangloter, s'approcha de lui pour lui témoigner toute sa
compassion. Les indigènes eux-mêmes se rassemblèrent et tinrent
conseil pendant longtemps, puis vinrent essayer de le consoler.
Ils s'approchaient de lui, et lui mettant la main sur l'épaule et
le regardant avec compassion, lui disaient que le lendemain ils le
conduiraient à Boulouni. Ninderman, espérant trouver dans cette
localité quelqu'un capable de le comprendre, avait, en effet, demandé
à s'y rendre, et les Tongouses attribuaient sa douleur à l'impatience
qu'il avait d'y arriver.

Quand, le lendemain, il leur rappela cette promesse, ils lui
répondirent qu'on avait déjà envoyé chercher le commandant de
Boulouni, et que cet officier arriverait dans quelques heures.

Pendant la soirée, l'exilé Kusmah, dont nous reparlerons plus tard,
arriva à Kumah-Surka. Ninderman s'empressa de lui demander s'il
était le commandant de Boulouni, et crut que cet homme lui avait
répondu affirmativement. Une question de Kusmah, ayant fait croire
à Ninderman que le gouvernement de Saint-Pétersbourg, supposant que
_la Jeannette_ arriverait sur les côtes de Sibérie, avait donné
des ordres pour qu'on recherchât l'équipage, raconta de son mieux
l'histoire tout entière de la perte du navire, ainsi que celle de la
retraite, cherchant à se faire comprendre, en se servant de sa petite
carte et de dessins. Néanmoins, il s'aperçut bientôt que Kusmah ne
comprenait rien, ni à la carte, ni à son récit; alors il lui dit
que pendant le voyage un des hommes était mort, et qu'il en restait
onze encore. Kusmah parut alors comprendre parfaitement et se mit
à faire des signes d'assentiment, mais il comprenait, à son tour,
que Ninderman faisait allusion à Melville et à tous les gens de sa
troupe, qui étaient aussi au nombre de onze. Il répétait sans cesse:
«Capitan, oui; deux capitans, premier capitan, second capitan»,
désignant par là Melville et Danenhower. Ninderman comprit qu'il lui
disait ne pouvoir rien faire avant que l'un ou l'autre de ces deux
capitans n'ait télégraphié à Saint-Pétersbourg pour demander des
instructions. Il se mit alors en devoir d'écrire une dépêche qu'il
destinait au ministre américain à Saint-Pétersbourg, dépêche dans
laquelle il proposait de raconter exactement ce qui s'était passé,
et d'ajouter que le capitaine et sa troupe mouraient d'inanition,
manquant de vivres et de vêtements; et pendant qu'il adressait la
parole à Kusmah, celui-ci lui arracha presque sa dépêche avant
qu'elle ne fût finie, à sa grande surprise, car il ne s'attendait
nullement à cette manière d'agir, supposant toujours avoir affaire au
commandant de Boulouni. Trois jours plus tard, Kusmah remettait cette
dépêche entre les mains de Melville, à Symowyelak.

Ici s'arrête le récit de Noros et de Ninderman.

De Kumah-Surka on les conduisit à Boulouni, où ils arrivèrent le 29
octobre. En apprenant leur arrivée, le commandant de la place les
envoya chercher, et leur donna l'hospitalité pour la journée. Le
lendemain, il les fit conduire chez le vicaire, qui, à son tour,
se déchargea au plus vite, sur une de ses ouailles, des devoirs que
lui imposait l'hospitalité. Deux jours plus tard, en effet, Noros et
Ninderman logeaient chez un indigène, dont ils n'eurent nullement
à se louer. D'ailleurs, règle générale, les habitants de Boulouni
ne se montrèrent pas dignes de tous éloges en cette circonstance.
Heureusement, M. Melville arriva. Dès que Kusmah lui eut remis la
dépêche dont nous venons de parler, il se mit en route pour Boulouni,
et, le 2 novembre, atteignit cette localité. Son premier soin fut de
se rendre près de ses deux anciens compagnons et de pourvoir à leurs
besoins, en forçant les gens de la localité à leur fournir toute la
nourriture nécessaire.

Nous lui laisserons le soin de raconter lui-même ce qui se passa
alors. «Le 2 novembre, en arrivant à Boulouni, j'y rencontrai,
dit-il, Noros et Ninderman, les deux envoyés de de Long. Ils
étaient l'un et l'autre, dans l'abattement le plus complet; et bien
qu'ils souffrissent de la diarrhée et qu'ils fussent minés par la
fièvre, c'est dans la _Stanzia_, espèce de caravansérail réservé
aux voyageurs indigènes, que je les trouvai. Quand ils voulurent
me parler de leurs compagnons et me raconter leur voyage, le
courage leur manqua complétement, et ils éclatèrent en sanglots.
Cependant, au milieu de leurs phrases entrecoupées, je parvins à
recueillir quelques détails sur le chemin qu'ils avaient suivi et
une description, aussi exacte qu'ils pouvaient me la faire, de
l'endroit où ils avaient laissé le capitaine. Ils se plaignaient de
la nourriture qu'on leur donnait. En effet, depuis qu'ils avaient
quitté la maison du commandant, ils n'avaient eu à manger que du
poisson gâté, dont un homme en bonne santé n'eût pas voulu faire sa
nourriture, et, à plus forte raison, des malades privés d'appétit.
En outre, ils avaient cruellement souffert du froid, car on ne leur
faisait du feu que deux fois par jour, le matin et le soir.

»Ne trouvant dans le village aucun fonctionnaire à qui adresser
mes réclamations, et comme Noros et Ninderman avaient fait la
connaissance du pasteur «du pope Malinki», je me rendis chez celui-ci
et lui fis comprendre qu'on devait prendre plus de soin de ces deux
hommes. Il me répondit que, n'ayant aucune autorité, il ne pouvait
rien faire de plus; je lui fis alors remarquer qu'il existait deux
ou trois maisons vacantes dans le village, et que j'entendais que
mes compatriotes y fussent installés le lendemain. Il me le promit
bien qu'à contrecœur. J'allais alors passer la nuit avec Noros et
Ninderman dans l'espèce de hall où on les avait relégués.

»Le pope revint le lendemain; mais, sentant qu'il avait outrepassé
ses pouvoirs, il ne me parut plus disposé à remplir sa promesse.
Voyant son mauvais vouloir, je lui dis que puisqu'il n'existait
aucun représentant de l'autorité dans le village, je prendrais sur
moi de m'installer où bon me semblerait, et, joignant l'action à la
parole, j'allai visiter toutes les maisons vides, et, choisissant la
meilleure, j'en pris possession, malgré les criailleries d'un certain
nombre d'habitants, attroupés autour de moi et du pope Malinki en
particulier, et j'allai chercher Noros et Ninderman.

»Mais je ne m'arrêtai pas là. Retournant trouver le pope Malinki, je
lui déclarai que je comptais sur lui pour fournir aux deux malades
toute la viande de renne et tout le pain dont ils auraient besoin,
ajoutant: «Je suis officier de la marine des États-Unis, et jamais
le général Tchernaieff, gouverneur de ce district, ne souffrira que
des gens de ma nation, jetés par la tempête sur la côte de Sibérie,
soient maltraités par ses administrés.» Cette déclaration fit
réfléchir le pope, ainsi que les Russes et les indigènes présents à
notre entretien, quelques instants plus tard, en effet, on m'apporta
un sac de farine et un quartier de renne. Le pope lui-même m'envoya
un renne vivant, des bougies, du sucre et du thé pour mes deux
compagnons.»

Il fallut un long laps de temps à Noros et à Ninderman pour se
remettre, de sorte qu'au départ de M. Melville ils ne purent
l'accompagner. Noros fut le premier rétabli, et même fût parti
volontiers avec M. Melville, pour lui indiquer la route qu'il avait
suivie avec son compagnon, mais celui-ci préféra aller seul à la
recherche de de Long, croyant arriver à son but, avec les indications
que lui avait fournies Ninderman. Nous verrons bientôt son erreur.

D'ailleurs, Noros et Ninderman étaient convaincus que leurs
compagnons étaient déjà morts le jour où eux-mêmes furent recueillis
par les Tongouses. Cependant, si le 22, jour de la rencontre, ils
étaient partis avec des traîneaux de Bulcour où ils se trouvaient,
ils seraient arrivés à temps pour sauver de Long et la plupart de
ses camarades. Le trajet n'eût pas, en effet, demandé plus de
deux jours, et s'ils étaient arrivés juste au point où se trouvait
alors la troupe, ils y auraient rencontré de Long, le Dr Ambler, M.
Collins, Gortz, Dressler, Boyd, Iverson et Ah Sam encore vivants.
Mais ils l'ignoraient, et ils ne purent se faire comprendre.

Cependant, ces deux hommes, en entreprenant le terrible trajet
qu'ils venaient d'accomplir, n'avaient point en vue uniquement leur
salut personnel. Ils étaient partis pour aller chercher des secours,
et trouver leurs compagnons restés derrière eux. Aussi l'un et
l'autre ont-ils fait tout ce qui était en leur pouvoir pour remplir
dignement leur mission, et de Long, en les choisissant, ne pouvait
mieux placer sa confiance. Quand, il est vrai, arriva en Amérique la
première nouvelle que deux hommes de la troupe de de Long, avaient
échappé au triste sort de leurs camarades, il se trouva des gens qui
pensèrent que ces deux hommes avaient abandonné leurs compagnons
affaiblis, pour ne songer qu'à leur propre sûreté. Heureusement, la
découverte du dernier journal de de Long, est venue, comme nous le
verrons, venger ces deux hommes courageux d'une pareille imputation.
Aujourd'hui, aucun blâme ne peut leur être adressé; on sait qu'ils
ont fait, non-seulement ce qu'on pouvait demander d'eux, mais encore
qu'ils ont déployé une plus grande somme de résistance physique
et beaucoup plus de persévérance qu'on en pouvait attendre de la
généralité des hommes. Si de Long, en expédiant Ninderman, lui eût
remis des ordres écrits, tout eût été régulier; mais, lui-même
n'avait pas la moindre idée de l'étendue de la tâche qu'il lui
imposait, ni des difficultés qu'il devait rencontrer. Au moment
de son départ, il se croyait, en effet, à vingt-cinq milles de la
station de Kumah-Surka, et s'attendait à le voir de retour au bout
de deux ou trois jours. En lui disant adieu, il lui expliqua qu'il
ne lui donnait pas d'ordres écrits, parce que, vraisemblablement,
il ne trouverait personne pour les lire; il se borna donc à dire à
Ninderman: «Allez et faites de votre mieux.» Et on peut dire que
celui-ci s'acquitta fidèlement de sa mission. Kumah-Surka ne fut
atteint que le 24 octobre, et Boulouni la veille seulement du jour où
de Long inscrivit sa dernière note sur son carnet.

Arrêtons-nous à cette dépêche, qui vient brutalement, en deux mots,
nous donner le dénoûment fatal de l'expédition de _la Jeannette_:

«J'ai trouvé le lieutenant de Long et ses compagnons tous morts.»

Cette dépêche est datée du 24 mars 1882 dans le delta de la Léna.

Mais comment, où et quand sont-ils morts?

Comment les a-t-on trouvés?

L'ingénieur Melville est parti d'Yakoutsk vers la fin de janvier;
plus de deux mois se sont écoulés depuis son départ. Qu'a-t-il fait
depuis ce temps? Ce sont autant de questions auxquelles seules
répondront les lettres de M. Jackson, dont nous voyons deux dépêches
précéder celle de l'ingénieur Melville. Ce M. Jackson est le chef du
bureau du _New-York Herald_ à Londres, que M. Bennett a expédié comme
correspondant spécial de son journal à la recherche des survivants de
_la Jeannette_. C'est de lui que ce dernier télégraphiait: «J'envoie
moi-même un de mes correspondants sur lequel on peut compter, et qui
fera tout ce qu'il est humainement possible de faire», lorsqu'il
voulait dissuader le secrétaire de la marine des États-Unis d'envoyer
des officiers de la flotte à la recherche de l'équipage de _la
Jeannette_, parce qu'à son avis ces derniers ne pouvaient arriver en
temps utile à l'embouchure de la Léna.

Ce sont donc les lettres de M. Jackson que nous allons reproduire
maintenant, car c'est à lui que nous devons les détails
circonstanciés publiés dans le _New-York Herald_ sur tout ce qui a
trait au voyage et à la perte de _la Jeannette_, à la retraite de
l'équipage et à l'arrivée des survivants sur la côte de Sibérie, au
second voyage de recherches de M. Melville et aux derniers moments
des gens de la troupe de de Long. Ces détails, il les tient de la
bouche de M. Weiscomb, du lieutenant Danenhower ou de l'ingénieur
Melville, ou bien il les a puisés dans le journal de poche de
l'infortuné capitaine de Long.

Ce qui précède sera plus que suffisant, nous l'espérons, pour
expliquer les motifs qui nous font donner ici la relation du
voyage de M. Jackson, qui, en fait, est le véritable historien
de l'expédition, à laquelle il a, pour ainsi dire, participé en
assistant au dénoûment.



CHAPITRE XI.

Premières recherches de M. Melville.

  Mémoire remis par Ninderman à Bieshoff, commandant de Boulouni
    pour le ministre américain à Saint-Pétersbourg.--Bieshoff
    emporte le mémoire à Semenouvelak pour le remettre à
    Melville.--Celui-ci étant parti, Bieshoff remet le mémoire à
    Danenhower, qui l'expédie immédiatement à Melville.--Arrivée
    de Bartlett à Boulouni et départ de Melville.--Entrevue de
    ce dernier avec Bieshoff à Burulak.--Son départ définitif
    pour le delta.--Kumah-Surka.--Bulcour.--Matvaïh.--Melville
    se croit sur les traces de de Long.--Plus de vivres.--Départ
    pour Upper-Boulouni.--On apporte à Melville trois notes de de
    Long.--Voyage à Bellock.--Première _cache_.--Son contenu.--Plus
    de vivres.--Nouvelles recherches.--Osoktock.--Usterda.--On
    perd les traces de de Long.--Les indigènes refusent
    d'avancer.--Retour.--Bulcour.--Boulouni.--Melville y
    rencontre encore une partie de sa troupe.--Il part pour
    Yakoutsk.--Extraits de son rapport au secrétaire de la
    marine des États-Unis.--Éloge de Danenhower, de Bartlett
    et de Leach.--Records de de Long.--Dépêche de Melville
    au secrétaire de la marine.--Melville commence ses
    préparatifs pour une seconde campagne.--Ses instructions
    à l'ispravnik de Verchoyansk.--Son nouveau plan de
    recherches.--Départ.--Dépêches annonçant la découverte de de
    Long et du reste de sa troupe.--Tous morts.


En arrivant à Boulouni, Ninderman, reconnaissant son erreur sur le
compte de Kusmah, qu'il avait pris jusqu'alors pour le commandant
de cette place, s'empressa de tenter un nouvel effort pour faire
parvenir des nouvelles de _la Jeannette_ et de son équipage au
ministre américain à Saint-Pétersbourg. Il rédigea donc un long
mémoire dans lequel il racontait les principaux événements du voyage,
la perte du navire, la retraite à travers les champs de glace de
l'Océan Arctique, etc., insistant sur le danger que de Long et
le reste de sa troupe couraient de mourir de faim dans le delta.
Il remit ensuite ce mémoire à Bieshoff, véritable commandant de
Boulouni, qui lui promit de le faire parvenir à destination. Celui-ci
emporta le mémoire à Semenovyelak pour le remettre à Melville. Nous
savons déjà comment il se fit que ces deux hommes ne se rencontrèrent
point. Bieshoff remit donc le mémoire à Danenhower, resté, après le
départ de Melville, à la tête de la troupe du canot no 3. Danenhower,
appréciant la valeur des renseignements contenus dans l'écrit de
Ninderman, s'empressa d'expédier Bartlett sur les traces de Melville
pour le lui remettre. De son côté, Bieshoff, profitant de l'occasion
qui lui était offerte, envoya une lettre à son subordonné, à
Boulouni, dans laquelle il lui recommandait de favoriser, par tous
les moyens en son pouvoir, les préparatifs de Melville pour son
voyage au delta; il faisait, en outre, savoir à ce dernier qu'il se
trouverait lui-même à Burulak le 5 novembre avec Danenhower et le
reste de la troupe.

L'arrivée de ce courrier ne fit naturellement que hâter le départ
de Melville, qui prit immédiatement ses dispositions pour se
trouver à Burulak en même temps que Bieshoff. Celui-ci fut exact au
rendez-vous. Melville eut une entrevue avec lui et profita de sa
rencontre avec Danenhower pour lui donner verbalement des ordres sur
la conduite qu'il avait à suivre, ordres qu'au reste il lui avait
laissés par écrit à Boulouni. Nous laisserons M. Melville parler
lui-même:

«Je fis comprendre à Bieshoff que toutes les dépenses faites par
moi seraient payées: «Je n'ai pas d'argent, lui dis-je, mais mon
gouvernement, aussi bien que les autorités russes, sanctionneront
tout ce que j'aurai dit ou fait.» Je lui dis ensuite que j'avais
besoin de dix jours de vivres pour moi-même et pour les hommes que
j'emmenais avec moi. Il me fallait aussi de la nourriture pour les
chiens. Bieshoff me fit donner tout ce dont j'avais besoin. Je pris,
dans l'après-midi du 5, congé de lui et de mes anciens compagnons, et
allai passer la nuit à Kumah-Surka.

»J'emportai, pour me guider dans mes recherches, une description de
l'endroit où Noros et Ninderman avaient laissé de Long et le reste du
parti. J'emmenai en outre de Burulak deux Tongouses, Vasili-Kulgar et
Tomat Constantine, avec deux traîneaux attelés de chiens. L'un de mes
conducteurs, Tomat Constantine, est un des trois Tongouses qui ont
secouru Ninderman et Noros à Bulcour.

»Le lendemain, je fis cinquante verstes et m'arrêtai à Bulcour, où
je passai la nuit dans une des huttes de cette station. C'est à
partir de là seulement qu'ont véritablement commencé mes recherches.
Pendant la nuit, une tempête de neige s'étant élevée, mes deux
compagnons refusèrent de se mettre en route le lendemain matin.
Souffrant encore des atteintes du froid que j'avais enduré, et ne
pouvant presque faire usage de mes pieds ni de mes mains, je dus m'en
remettre à la prudence des deux indigènes, et il fut décidé que nous
resterions à Bulcour jusqu'à ce que la tempête fût apaisée. Nous y
passâmes donc la journée et la nuit suivante.

»Enfin, le 8 au matin, le temps étant redevenu assez calme, nous nous
préparâmes à remonter en traîneau. La distance de Bulcour à la hutte
de Matvaïh, la prochaine station que nous devions rencontrer, est
d'environ cent trente verstes. Avant de partir, mes conducteurs me
prévinrent que nous serions obligés de coucher dans la neige à moitié
route, me faisant remarquer que si nous étions surpris par le mauvais
temps, nous avions, hommes et chiens, tout à redouter; mais surtout
que l'épreuve serait terrible pour moi, vu mon extrême faiblesse.
Nous partîmes néanmoins, et, chemin faisant, nous visitâmes, à vingt
verstes au nord de Bulcour, une petite hutte où Noros et Ninderman
avaient passé une nuit. Cette hutte était destinée à servir de remise
aux traîneaux des Tongouses. Nous y trouvâmes des traces évidentes du
passage de Noros et Ninderman. Ceux-ci, faute de nourriture, avaient
été réduits à mâcher des morceaux de cuir arrachés à leurs bottes,
et, pour se chauffer, avaient brisé les traîneaux qui se trouvaient
là. Nous ne nous y arrêtâmes point, et allâmes passer la nuit plus
loin, dans un trou creusé dans la neige.

»Le lendemain, nous visitâmes l'endroit désigné, dans le récit de
Noros et Ninderman, sous le nom de hutte des Deux-Croix, mais dont
le nom véritable est Karulach. J'y trouvai encore des traces de
leur séjour. Nous nous remîmes en route et nous arrivâmes enfin le
soir, à minuit, à Matvaïh, où nous passâmes la nuit. Le lendemain
matin, au moment du départ, je trouvai un ceinturon que je reconnus
pour avoir été fait à bord de _la Jeannette_. Cependant Noros et
Ninderman ne m'avaient nullement parlé de la hutte de Matvaïh; ils
l'avaient complétement oubliée, et ce ne fut que plus tard, quand ils
la visitèrent une seconde fois, qu'ils se rappelèrent y avoir fait
halte. Cependant, outre le ceinturon, j'avais encore trouvé d'autres
indices certains qu'un ou deux hommes au moins de la troupe de de
Long s'étaient arrêtés dans cette hutte. Je me croyais donc sur les
traces du capitaine.

»Mais cette journée me réservait une désagréable surprise. Quel
ne fut pas, en effet, mon étonnement, quand, au moment de partir,
mes conducteurs me déclarèrent qu'il ne nous restait plus de
vivres. J'en avais pris pour dix jours en partant de Burulak, et
nous étions en route depuis cinq jours seulement. Je leur demandai
alors à quelle distance était le village le plus rapproché. Ils
m'indiquèrent Upper-Boulouni (Boulouni du nord), à environ cent
trente verstes dans la direction du nord-ouest. Je leur ordonnai
de m'y conduire immédiatement. Nous partîmes et allâmes coucher à
Khaskata. Le lendemain, nous poursuivîmes notre voyage et arrivâmes à
Upper-Boulouni vers minuit. En route, nous avions visité la station
de chasse de Cath-Couta, ainsi que huit autres huttes qui toutes
étaient désertes. A Cath-Couta, néanmoins, nous avions trouvé une
abondante provision de poisson et de viande de renne, mais pas la
moindre trace de de Long.

»En arrivant à Upper-Boulouni, je fus frappé de l'importance de cette
station, qui pouvait compter une centaine d'habitants. Le lendemain,
un de ces derniers vint m'apporter un papier. Il me fit comprendre
qu'il l'avait trouvé dans une hutte à cinquante verstes à l'est
d'Upper-Boulouni. J'examinai ce papier: c'était un des _records_ de
de Long. On m'informa ensuite que deux autres papiers du même genre
et un fusil avaient été trouvés dans les environs; on me promit de
me les apporter le lendemain. En effet, le lendemain, on me remit le
fusil et deux autres _records_. L'un d'eux, le plus important, avait
couru grand risque d'être perdu. Il avait été remis à une femme qui,
après l'avoir porté pendant quelque temps sous ses vêtements, l'avait
jeté quand elle avait vu que l'écriture en était presque effacée. On
eut donc beaucoup de peine à le retrouver.

»Ces _records_ portaient les dates du 22 et du 25 septembre et celle
du 1er octobre. J'y trouvai indiqués les points où de Long s'était
arrêté, et par là j'appris qu'il avait continué sa marche vers le sud.

»Je fis venir les deux indigènes qui avaient trouvé ces notes pour
les prier de m'indiquer la hutte où avait été rencontrée la première,
et de m'y conduire. J'appris que cette hutte portait le nom de
Bellock, et que la date de la découverte de ces papiers remontait à
une douzaine de jours. Enfin, je sus aussi par ces indigènes que les
trois _records_ avaient été trouvés dans trois huttes différentes,
distantes les unes des autres.

»Pendant la journée du 12, le temps fut si mauvais qu'il était
impossible de songer à se mettre en route. Le lendemain, le temps
était meilleur; mais, quand je me disposai à partir, j'éprouvai de
sérieuses difficultés à me procurer des vivres pour mes hommes et
pour mes attelages. Néanmoins, je parvins à faire comprendre aux
habitants qu'il m'en fallait absolument. Comme il n'y avait dans le
village que du poisson gelé, je fis ma provision personnelle, prenant
un poisson pour chacun des vingt jours pendant lesquels je comptais
rester absent, et dis à mes hommes d'en prendre le double pour eux
et ensuite de se munir d'une quantité suffisante de nourriture pour
leurs chiens. La question des vivres semblait donc tranchée, et je
ne m'en occupai plus; or, quand il s'agit de charger les traîneaux,
mes deux conducteurs y placèrent bien les vingt poissons que j'avais
choisis, mais ils n'en prirent qu'un fort petit nombre pour eux et
pas un seul pour les chiens. Je sus plus tard que les gens du village
n'avaient réellement pas de vivres et m'avaient donné tout ce qu'ils
avaient pu retrancher de leur provision. A ce moment, je l'ignorais
complétement. Nous partîmes pour Bellock, où nous arrivâmes pendant
la nuit. Le lendemain matin, au point du jour, me guidant sur les
indications du _record_, je suivis la branche principale de la Léna
septentrionale, en restant sur la rive droite jusqu'à la mer.

«Alors, marchant en toute hâte, je suivis la côte pendant cinq ou
six milles, et, au grand étonnement de mes deux guides, je leur
indiquai la hampe de pavillon que de Long avait plantée pour indiquer
sa première _cache_. Ils furent encore plus surpris quand je leur
dis ce que contenait cette cache. J'y trouvai le tout parfaitement
installé sur un lit de broussailles, pour empêcher que les différents
objets ne touchassent la terre, et recouvert d'un vieux sac-lit de
chiffons et de lambeaux de toile à voile; mais le vent avait enlevé
une partie de la couverture, que la neige avait remplacée. Je pris
tous les objets qui se trouvaient là et les plaçai sur les traîneaux,
à l'exception d'un aviron

»Voici le contenu de cette cache:

»Une caisse contenant des rebuts, une certaine quantité de
médicaments;

»Une boîte pleine de menus objets (épices);

»Une caisse contenant des livres de marine et un sextant;

»Une boîte avec un chronomètre;

»Deux serviettes en cuir renfermant quatre livres de bord;

»Deux poêles de cuisine;

»Deux bouts de corde;

»Sept vieux hamacs usés;

»Un paquet de vieux habits;

»Une carabine Winchester, une carabine à répétition, toutes les deux
brisées;

»Une boîte d'échantillons minéralogiques de l'île Bennett.

»Examinant ensuite les environs de cette cache, je remarquai que
des glaçons étaient venus s'échouer à quelques mètres seulement. Je
continuai à explorer la plage sur une longueur de cinq à six milles
et jusqu'à un mille ou un mille et demi du bord pour retrouver le
canot. Mais ce fut en vain, et la nuit arriva. Le vent commençait à
souffler avec force; je pris le parti de retourner à Bellock avec
tous les objets que j'avais trouvés. En y arrivant je fus fort étonné
d'apprendre, de la bouche de mes conducteurs, qu'encore une fois ils
n'avaient plus qu'un jour de vivres pour eux et pour leurs chiens.
Force me fut donc de reprendre la route d'Upper-Boulouni pour prendre
de nouvelles provisions et emmener les objets que j'avais trouvés.
Arrivé là, je fis un choix de tous les objets de quelque valeur et
je jetai les vieux sacs-lits, les vêtements, les bottes, en un mot
tout ce qui ne valait pas la peine d'être emporté. Le lendemain le
vent soufflait avec rage. Néanmoins je fis mes préparatifs pour
partir, mais quand ils furent terminés, tous les conducteurs sauf un
me déclarèrent qu'il était impossible de se mettre en route par un
vent pareil. Leur ayant déclaré de mon côté que je partirais avec
ou sans eux, ils consentirent tous à me suivre, et nous partîmes
pour Osoktock, la _pavarna_ ou hutte-abri la plus rapprochée de
Bellock. De là je me rendis à Usterda, où avait été déposé le dernier
des _records_ de de Long que je possédais, et dans lequel celui-ci
annonçait son intention de traverser le fleuve pour suivre ensuite la
rive occidentale jusqu'à ce qu'il eût trouvé une station.

»Après avoir visité Usterda je me rendis à Okasché qui se trouve à
un mille plus au sud, et j'y passai la nuit dans une hutte près de
laquelle s'en trouvaient d'autres remplies de neige. Le lendemain
je traversai le fleuve comme de Long l'avait fait et suivis la
rive occidentale dans la direction du sud, d'après les indications
fournies par le _record_. Noros et Ninderman m'ayant parlé de
différentes huttes dans lesquelles le capitaine s'était arrêté avec
sa troupe, et en particulier de celle où Erickson était mort je
prévins les indigènes que je devais visiter toutes celles que nous
rencontrerions depuis Usterda jusqu'à Matvaïh. Poussant ensuite au
sud aussi loin que je supposai que la troupe du capitaine avait pu
aller, je traversai de nouveau le fleuve pour visiter une vieille
hutte délabrée et correspondant à la description que m'avaient
faite Noros et Ninderman de celle où Erickson avait expiré. Je la
visitai minutieusement sans y trouver le moindre indice qui révélât
le passage de de Long et de ses gens. Je continuai donc ma route
vers le sud en suivant la berge orientale du fleuve, sur laquelle je
trouvai une seconde hutte en bon état. Je l'examinai encore avec soin
à l'intérieur et à l'extérieur mais sans y trouver aucun vestige du
passage de ceux que je cherchais.

»Le vent se mit ensuite à souffler avec fureur; mes compagnons me
dirent alors qu'il était absolument nécessaire que nous nous mettions
en quête d'un abri ou _pavarna_. Le plus rapproché était Sistergenek
où nous passâmes la nuit. Le lendemain le vent soufflait avec la
même rage, aussi mes compagnons étaient peu disposés à se mettre
en route. Mais comme nous étions presque à court de provisions et
qu'ils me disaient que ces tempêtes de vent duraient quelquefois dix
jours de suite, je les pressai de partir. Ils me répondirent qu'ils
iraient jusqu'à Kovino, hutte qui se trouvait à quarante milles plus
loin. Arrivé en cet endroit je visitai soigneusement la hutte et ses
abords, mais encore sans y trouver la moindre trace de mes compagnons
disparus. Je commençai alors à comprendre que j'avais perdu leur
piste.

»A cette époque je n'avais plus que trois ou quatre heures de lumière
par jour pour faire mes recherches. En outre, je n'avais point à
compter sur les gens du pays pour me fournir des vivres. Malgré
l'incapacité où je me trouvais de me tenir sur les jambes, je pouvais
néanmoins, quoiqu'à moitié désemparé, résister au froid et désirais
poursuivre les recherches; mais les Tongouses qui m'accompagnaient
refusèrent d'affronter plus longtemps la tempête. Ils m'assurèrent
que si nous continuions de marcher en avant nous finirions
infailliblement par périr de froid, eux et moi.

»Il me fallut alors céder et prendre le parti de retourner à
Boulouni. Le temps était si mauvais que mes conducteurs refusèrent
de quitter Kovino ce jour-là; je fus donc obligé d'y rester la nuit.
Pendant la nuit, la tempête s'étant apaisée, nous eûmes une belle
journée le lendemain. J'en profitai pour reprendre immédiatement la
direction du sud avec l'intention de m'arrêter à Matvaïh. Le temps
continuant à être beau, nous passâmes cette station sans nous y
arrêter et poursuivîmes notre chemin pour aller camper plus loin.
Nous nous arrêtâmes vers onze heures du soir. N'ayant point de tente
nous creusâmes un trou dans la neige, où nous nous couchâmes pour
dormir. Mais pendant la nuit s'éleva une terrible tempête accompagnée
d'une neige épaisse, qui dura quarante-huit heures. Pendant tout
ce temps nous n'eûmes pour nourriture que du poisson gelé et cru.
Aussitôt que la tempête fut un peu calmée, nous nous remîmes en route
pour Bulcour, distant de quatre-vingts verstes, et nous n'y arrivâmes
qu'après dix-huit heures de marche.

»Pendant ce temps la tempête avait repris avec tant de violence que
les chiens, ne pouvant avancer, se couchaient et poussaient des
gémissements.

»En outre les traîneaux étaient si chargés avec les objets que
j'avais trouvés dans la cache de Bellock, que les conducteurs furent
obligés de faire le chemin à pied, tandis que moi-même, étant hors
d'état de marcher, je restai sur l'un des traîneaux. Pour comble de
malheur, à une vingtaine de verstes de Bulcour, nos deux traîneaux se
brisèrent successivement. Nous étions alors au milieu des ténèbres de
la nuit, ce qui fit perdre beaucoup de temps pour les réparer, et le
jour allait poindre lorsque nous arrivâmes à Bulcour.

»Pour ne pas entraver notre marche plus longtemps, je pris le
parti de laisser à cette station la majeure partie des objets que
j'emmenais avec moi et de continuer notre route jusqu'à Kumah-Surka,
d'où je renverrais mes compagnons chercher ce qui était resté en
arrière. La distance entre ces deux localités est de cinquante
verstes, que nous franchîmes en quatorze heures. Le lendemain je
me rendis à Burulak par une route exécrable, et le surlendemain
j'arrivai à minuit à Boulouni, après une absence de vingt-trois jours.

»En y arrivant j'y rencontrai encore Bartlett, Ninderman, Noros,
Manson, Landertack et Anequin; l'impossibilité de se procurer
des moyens de transport ayant empêché Danenhower de prendre plus
de cinq hommes avec lui pour se rendre à Yakoutsk, il avait
naturellement choisi les plus faibles et s'était mis en route avec
eux immédiatement. Je pris donc des mesures pour le rejoindre avec
ceux qui restaient et je quittai Boulouni le 1er décembre. Le 6
j'arrivai à Verchoyansk en même temps que l'ispravnik Ipatieff. Je
comptais pouvoir y monter une seconde expédition pour reprendre mes
recherches, mais n'ayant pu m'y procurer de provisions, et l'époque
de l'année à laquelle nous étions ne permettant pas de faire de
nouvelles tentatives; en outre, n'ayant que les 500 roubles que
le général Tchernaieff m'avait envoyés, je me décidai à me rendre
moi-même à Yakoutsk d'où, à tous les points de vue, je pourrais
entrer plus facilement en communications télégraphiques avec le
département de la marine. Toutefois je dois ajouter qu'avant de
quitter Boulouni, j'avais promis au Cosaque commandant cette localité
que s'il consentait à continuer les recherches et parvenait à trouver
de Long et à rapporter les livres et les papiers de ce dernier,
avant mon retour, non-seulement je lui rembourserais tous ses
frais, mais je lui assurais encore une récompense de mille roubles.
Je lui réitérai cette promesse par écrit à Verchoyansk, où je la
fis traduire par l'exilé Léon; et la lui envoyai à Boulouni par
l'ispravnik, en même temps qu'une carte et toutes les instructions
que je pouvais lui donner.»

Ici s'arrête le récit fait par M. Melville à M. Jackson en ce qui
concerne ses premières recherches. Pour le compléter, nous allons
emprunter ce qui suit au rapport qu'il adressa au secrétaire de la
marine dès son arrivée à Yakoutsk.

«La connaissance que j'ai acquise du pays, dit-il dans ce rapport,
et les renseignements que m'ont fournis Noros et Ninderman ont fait
naître en moi la quasi-certitude que de Long et ses compagnons se
trouvent à l'ouest de la Léna, entre Sisteraneck et Bulcour. Ces deux
localités sont séparées par une région nue et désolée, n'offrant
au voyageur aucun moyen de subsistance sur une longueur de cent
cinquante verstes. Pour organiser une expédition et explorer une
région aussi étendue, il me fallait un personnel nombreux et l'appui
spécial des autorités russes pour me faire obéir. C'est pourquoi je
me suis décidé à venir jusqu'à Yakoutsk, afin de pouvoir envoyer des
dépêches aux États-Unis et préparer, avec le concours des autorités
russes, une nouvelle expédition pour repartir vers le nord.


»Par le prochain courrier je vous transmettrai des détails
circonstanciés sur l'organisation de cette expédition et sur les
plans que j'aurai adoptés. Arrivés à Boulouni, M. Danenhower
n'ayant trouvé de moyens de transport que pour six personnes, prit
avec lui les cinq hommes les plus faibles de sa troupe et arriva
ici le 17 décembre. Les six autres sont arrivés avec moi hier
soir, 5 janvier. Tous sont très bien portants à l'exception de M.
Danenhower, qui souffre beaucoup des yeux, du timonier Jack Cole,
atteint d'aliénation mentale, et du matelot Herbert Leach, qui a
un gros doigt de pied gelé. Demain matin, M. Danenhower partira
avec neuf hommes pour se rendre à Irkoutsk, d'où il gagnera les
bords de l'Atlantique. Je garde avec moi H. Bartlett, mécanicien de
première classe, et le maître d'équipage Ninderman. M. Danenhower
emporte aux États-Unis les notes et les objets trouvés dans les
différentes caches que j'ai visitées: je vous ai expédié aujourd'hui
un télégramme pour vous en prévenir.

»En terminant, je dois signaler à l'attention du département la
conduite ferme et courageuse du lieutenant Danenhower, qui, dans les
moments les plus critiques, s'est prodigué pour sauver l'embarcation,
et, dans maintes circonstances, m'a aidé de ses connaissances
techniques. D'ailleurs, malgré la malheureuse circonstance qui l'a
privé de son commandement légitime, l'accord le plus parfait a
continué d'exister entre nous.

»La conduite de Joseph H. Bartlett, mécanicien de première
classe, mérite aussi une mention spéciale. Son intelligence plus
qu'ordinaire, sa bonne volonté à toute épreuve et son énergie, le
rendent grandement recommandable.

»Enfin je signalerai le matelot Herbert Leach, qui, le jour de la
tempête, est resté à la barre pendant onze heures consécutives, et
qui ensuite, bien qu'ayant les pieds gelés et souffrant de douleurs
atroces, s'est tenu à son aviron comme les autres, sans proférer un
seul murmure.»

Au rapport de M. Melville était jointe la copie des différents
_records_ laissés par le lieutenant de Long, que nous allons
reproduire ici.

Le premier de ces _records_ a été trouvé par M. Melville, près du
point où aborda la troupe de de Long, en abandonnant son embarcation:


«EXPÉDITION DU STEAMER ARCTIQUE «LA JEANNETTE.»

    »Delta de la Léna, lundi 19 septembre 1881.

»_La Jeannette_, écrasée par les glaces, a sombré, le 12 juin 1881,
par 77° 15' de latitude nord et 155° de longitude est. Les quatorze
personnes ci-dessous dénommées faisaient partie de son équipage.
Elles ont abordé ici le 17 courant. Dans le cours de l'après-midi,
nous allons nous mettre en marche pour essayer d'atteindre une des
stations situées sur les bords de la Léna.

    »George W. DE LONG,
    Lieutenant commandant.


    1 Lieutenant DE LONG.
    2 Chirurgien AMBLER.
    3 M. COLLINS.
    4 W.-P.-C. NINDERMAN.
    5 A. GORTZ.
    6 Ah SAM.
    7 ALEXIS.
    8 H.-H. ERICKSON.
    9 H.-H. KNACK.
    10 C.-W. BOYD.
    11 W. LEE.
    12 N. IVERSON.
    13 L.-P. NOROS.
    14 A. DRESSLER.

»Quiconque trouvera cette note est prié de l'envoyer au secrétaire
de la marine, avec une indication du temps et du lieu où il l'aura
trouvée.»

(Suivait la traduction de cette note en cinq ou six langues
différentes.)

Le _record_ continuait:

«Un autre _record_ a été déposé à environ un demi-mille au nord de
l'extrémité méridionale de l'île Semenovski. Un poteau en indique la
place. Au nombre de trente-trois personnes, officiers ou matelots,
composant l'équipage de _la Jeannette_, nous avons quitté cette île,
dans trois embarcations, le 12 courant (il y a une semaine). Dans la
nuit qui suivit, nos embarcations furent séparées par un ouragan,
et depuis nous n'avons plus revu les deux autres. En prévision d'un
tel accident, les deux autres canots avaient reçu l'ordre de faire,
chacun de leur côté, tous leurs efforts pour atteindre une des
stations de la Léna, avant d'attendre les autres. Mon embarcation
toucha terre le 16 courant au matin. Je suppose que nous sommes
dans le delta de la Léna. Depuis notre départ de l'île Semenovski,
je n'ai pas eu une seule occasion de vérifier notre position. Après
deux jours d'essais infructueux pour atteindre le rivage ou pour
entrer dans l'un des bras du fleuve, j'ai abandonné mon canot, et
nous avons gagné la terre, en marchant à gué pendant l'espace d'un
mille et demi, emportant avec nous nos provisions et tous nos effets.
Nous allons maintenant, avec l'aide de Dieu, essayer de gagner par
terre l'une des stations du bord du fleuve, qui se trouve, je crois,
à quatre-vingt-quinze milles. Nous sommes tous bien portants; nous
avons pour quatre jours de provisions, des armes et des munitions;
nous n'emportons, en outre, que le livre du navire, des papiers, des
couvertures, des tentes, et quelques médicaments; nous avons donc des
chances de nous en tirer.

    »George W. DE LONG,
    Lieutenant de la marine des États-Unis.»


«Le second _record_ fut trouvé, dans une hutte, par un chasseur
yakoute, qui me le remit à Upper-Boulouni.

    »George MELVILLE,
    Aide-ingénieur de la marine des États-Unis.


RECORD No 2

    «Dans une hutte du delta de la Léna,
    à environ douze milles de la pointe du delta.

    »Lundi, 26 septembre 1881.

»Quatorze hommes, officiers ou matelots, du steamer arctique _la
Jeannette_, appartenant à la marine des États-Unis, sont arrivés ici
hier soir, et vont continuer leur route vers le sud ce matin. On
trouvera un _record_ plus détaillé dans une boîte en fer-blanc, que
nous avons suspendue dans une cabane située sur la rive droite du
bras le plus large de la Léna, à quinze milles au nord d'ici.

    »George W. DE LONG,
    Lieutenant commandant.


    L'aide-chirurgien AMBLER.
    M. J.-J. COLLINS.
    A. GORTZ.
    W.-F.-C. NINDERMAN.
    A. DRESSLER.
    H.-H. ERICKSON.
    Ah SAM.
    H.-H. KNACK.
    ALEXIS.
    G.-H. BOYD.
    L.-P. NOROS.
    W. LEE.
    N. IVERSON».


«Le troisième _record_ a été trouvé dans une hutte par un chasseur
yakoute, qui me l'a remis à Upper-Boulouni.

    »George MELVILLE,
    Aide-ingénieur de la marine des États-Unis.»


RECORD No 3.

«EXPÉDITION ARCTIQUE DU STEAMER «LA JEANNETTE.»

    »Dans une hutte du delta de la Léna,
    supposée voisine de Tchobogolje.

    »Jeudi, 22 septembre 1881.

»Les noms suivants sont ceux de quatorze personnes ayant appartenu
comme officiers ou matelots à l'équipage de _la Jeannette_; elles
sont arrivées ici hier, dans l'après-midi, en venant à pied de
l'Océan Arctique.

    »Geo. W. DE LONG,

    »Commandant de l'expédition, lieutenant de
    la marine des États-Unis.

»Quiconque trouvera cette note est prié de l'envoyer au secrétaire de
la marine des États-Unis, en y joignant l'indication de l'époque et
de l'endroit où il l'a trouvée. (La même note était traduite en six
langues.)


    Lieutenant DE LONG.
    L'aide-chirurgien AMBLER.
    M. COLLINS.
    W.-F. NINDERMAN.
    H.-H. ERICKSON.
    A. GORTZ.
    G.-H. BOYD.
    N. IVERSON.
    A. DRESSLER.
    H.-H. KNACK.
    L.-P. NOROS.
    W. LEE.
    Ah SAM.
    ALEXIS.

»_La Jeannette_ fut écrasée par les glaces et sombra le 12 juin
1881, par 77° 15' de latitude nord et 155° de longitude est, après
vingt-deux mois de dérive à travers l'océan, au milieu d'une
immense plaine de glace. Les trente-trois hommes, officiers et
matelots, composant son équipage, ont traîné trois bateaux et
leurs provisions, sur la nappe de glace, jusqu'au 76° degré 38'
de latitude nord et 150° 30' de longitude est, où ils ont abordé
sur une île nouvelle--l'île Bennett--le 19 juillet. De là, ils se
sont dirigés vers le sud, tantôt dans leurs embarcations, tantôt en
traînant celles-ci sur la glace, jusqu'au 10 septembre. Ce jour-là,
ils abordèrent à l'île Semenovski, qui se trouve à quatre-vingt-dix
milles au nord de ce delta. Le 12 septembre, ils en partirent
ensemble avec leurs embarcations; mais pendant la nuit suivante,
ils furent séparés par un ouragan. Depuis je n'ai revu ni l'un
ni l'autre des deux autres bateaux, ni aucun des hommes qui les
montaient. Ces derniers sont divisés comme suit:

»Le canot no 2 porte: le lieutenant Chipp, M. Dunbar, A. Sweetman,
W.-S. Hornell, R. Star, H. D. Warren, A. P. Kuehne et P. Johnson.

»La baleinière: l'aide-ingénieur Melville, le lieutenant Danenhower,
M. Newcomb, J. Cole, J. H. Bartlett, H. Wilson, S. Landertack, F.
Manson, Charles Long Sing, Anequin et H. W. Leach.

»Mon embarcation ayant résisté à l'ouragan, découvrit la terre dans
la matinée du 16 courant. Après deux jours de tentatives inutiles
pour aborder, à cause des bas-fonds, nous abandonnâmes le canot
pour nous rendre à gué jusqu'au rivage, en emportant nos armes, nos
provisions et nos notes à douze milles environ du nord-est de ce
point. Nous avons tous un peu souffert du froid, de l'humidité et du
manque d'abri, et trois des hommes sont devenus boiteux; mais comme
il ne nous restait que pour quatre jours de vivres, nous avons été
obligés de nous rationner et de marcher quand même vers le sud. Le
lundi 19 septembre, nous avons abandonné sur le rivage une partie de
nos effets, que nous avons amoncelés au pied d'un poteau où on les
trouvera. Les plus précieux sont un chronomètre, deux années du livre
de loch du navire, une tente, etc., que nous étions complétement
incapables de porter. Il nous a fallu quarante-huit heures pour
franchir ces douze milles, à cause de nos malades. Ces deux huttes
m'avaient paru une place convenable pour nous arrêter, pendant que
j'enverrais le chirurgien et Ninderman en avant, pour nous chercher
du secours. Mais la nuit dernière, nous avons tué deux rennes, qui
nous donnent de la nourriture en abondance pour le moment, et nous en
avons vu un si grand nombre d'autres, que nous sommes sans inquiétude
pour l'avenir. Aussitôt que nos trois malades seront guéris, nous
reprendrons notre route à la recherche d'une des stations de la Léna.»

    «Samedi, 24 septembre, 8 h. du matin.

»Nos trois boiteux étant en état de marcher, nous allons reprendre
notre voyage, avec des rations de chair de renne pour deux jours,
autant de pemmican et trois livres de thé.

    »George W. DE LONG,
    Lieutenant commandant.»

«Le quatrième _record_ a été trouvé dans une hutte, par un chasseur
yakoute, qui me l'a donné à Upper-Boulouni.

    »George MELVILLE,
    Aide-ingénieur de la marine des États-Unis.»


    «Samedi, 1er octobre 1881.

»Quatorze hommes, officiers ou matelots, appartenant au steamer
arctique de _la Jeannette_, de la marine des États-Unis, sont arrivés
à cette hutte le mercredi 28 septembre. Ayant été forcés d'attendre
que le fleuve soit pris par les glaces, ils se préparent à le
traverser ce matin, pour gagner la rive occidentale et poursuivre
leur voyage à la recherche d'une des stations de la Léna.

»Nous avons deux jours de vivres; mais comme jusqu'ici nous avons été
assez heureux pour nous procurer du gibier, pour suffire à nos plus
pressants besoins, nous envisageons l'avenir sans crainte.

»Tous les hommes de notre troupe sont bien portants à l'exception
d'Erickson, à qui on a enlevé les orteils qu'il avait gelés. On
trouvera d'autres _records_ dans diverses huttes, sur la rive
orientale de ce cours, que nous avons suivi en venant du nord.

    »George W. DE LONG,
    Lieutenant de la marine des États-Unis,
    commandant de l'expédition.»


Enfin, comme dernière annexe à son rapport, M. Melville y avait joint
le commencement de dépêche que Kusmah, on se le rappelle, avait pour
ainsi dire arrachée des mains de Ninderman à Kumah-Surka. Voici en
quels termes M. Melville l'annonce au secrétaire de la marine:

«Ce papier est une copie de la note donnée à Kusmah, qui l'a apportée
à Boukouff, où il me l'a remise. C'est la première nouvelle que j'ai
reçue du canot no 1.

    »George MELVILLE,
    Aide-ingénieur.»


    «6 novembre.

«Steamer arctique _Jeannette_ perdu le 11 juin. Abordés sur la côte
de Sibérie le 25 septembre environ. Désirons secours pour retourner
près du capitaine, du docteur et de neuf autres de nos compagnons.

    »William C.-F. NINDERMAN,
    Louis P. NOROS.»

Aussitôt son arrivée à Yakoutsk, M. Melville s'empressa d'expédier
via Irkoutsk le télégramme suivant au secrétaire de la marine à
Washington, qui le reçut le 20 janvier:

«Ordres pour rester avec deux hommes, afin de recommencer les
recherches en mars et pour que Danenhower et les neuf autres
survivants retournent aux États-Unis. Danenhower a en partie recouvré
la vue.

    »MELVILLE.»

Le secrétaire Hunt s'empressa de faire parvenir à Melville les ordres
que celui-ci demandait.

En même temps que l'ingénieur Melville envoyait cette dépêche au
secrétaire de la marine, et sans attendre la réponse de ce dernier,
qui, nécessairement, ne pouvait lui parvenir de sitôt, il se mit
activement à faire les préparatifs de sa seconde expédition. D'un
autre côté, il s'adressait aux autorités russes, pour que des
recherches fussent faites pendant l'hiver. Nous l'avons déjà vu
donner des instructions écrites au Cosaque qui commandait à Boulouni,
et lui promettre une forte récompense s'il trouvait de Long et ses
compagnons; de même il expédia à l'ispravnik de Verchoyansk les
instructions qui suivent et dont une copie fut envoyée par lui aux
États-Unis, en même temps que son rapport et par le même courrier
qui emportait sa dépêche à Irkoutsk.

Voici ces instructions:

«Je désire et c'est également le souhait du gouvernement des
États-Unis d'Amérique et des promoteurs de l'expédition, que des
recherches actives et incessantes soient faites pour retrouver mes
compagnons des deux canots disparus. Le lieutenant de Long et ceux
qui l'accompagnent, formant ensemble une troupe de douze personnes,
seront rencontrés sur la rive occidentale de la Léna.

»Ils sont au sud de la petite station de chasse située à l'ouest de
la hutte connue des Yakoutes sous le nom de Qu Vina.

»Ces hommes étaient dans l'impossibilité de venir aussi loin que
Bulcour. J'ai déjà traversé cette région, mais en suivant la rive du
fleuve. Il est donc nécessaire d'explorer plus attentivement et sur
une certaine largeur les terrains élevés qui se trouvent en retrait
du fleuve, aussi bien que la rive elle-même.

»J'ai déjà visité bon nombre de huttes et de cabanes; peut-être
cependant, ne les ai-je pas toutes visitées: c'est pourquoi il est
indispensable que toutes, grandes et petites soient fouillées pour y
rechercher les livres, les papiers, et les corps des gens de cette
troupe. Des hommes privés de vivres et mal vêtus auront naturellement
cherché un abri dans les huttes qu'ils auront rencontrées sur leur
chemin, et, s'ils sont épuisés, peut-être les rencontrera-t-on dans
l'une d'elles.

S'ils se sont sentis incapables de porter plus loin leurs livres et
leurs papiers, ils les auront laissés dans une hutte. Mais s'ils
sont parvenus à les transporter au sud de la contrée qui s'étend
de Matvaïh à Bulcour, on trouvera ceux-ci réunis en tas au pied de
quelque objet placé de façon à attirer l'attention des gens envoyés
à la recherche. Un mât ou une pile de bois aura été établi à côté ou
au-dessus. Dans le cas où ces livres et ces papiers viendraient à
être découverts, on devra les expédier au ministre américain résidant
à Saint-Pétersbourg; cependant, s'ils étaient trouvés à une époque où
l'on pût me les faire parvenir avant mon départ, je désire qu'ils me
soient adressés.

»Quant aux cadavres qui viendraient à être découverts, je désire
qu'il soient transportés sur un point central, et aussi près que
possible de Boulouni. On les déposera côte à côte à l'intérieur d'une
hutte pour qu'ils puissent être reconnus plus tard; ensuite la hutte
devra être fermée soigneusement et recouverte d'une épaisse couche
de terre ou de neige et rester dans cet état jusqu'à ce que des
personnes envoyées d'Amérique arrivent avec les pouvoirs nécessaires
pour prendre des dispositions définitives à leur égard. En recouvrant
la hutte de terre ou de neige on devra le faire de telle façon que
les animaux féroces ne puissent pénétrer jusqu'aux cadavres et les
détruire.

»Les recherches pour le petit canot qui contenait huit hommes devront
être faites depuis l'embouchure occidentale de la Léna jusqu'à celle
de la rivière Jana et même au-delà de celle-ci. Jusqu'à ce jour on
n'a reçu aucune nouvelle de cette embarcation. Mais comme les trois
canots devaient se rendre à Barkin pour gagner ensuite l'embouchure
de la Léna, il est naturel de supposer que le lieutenant Chipp,
s'il a pu résister à l'ouragan, s'est dirigé sur ce point. Mais si,
pour une cause quelconque, il n'a pu trouver une des embouchures de
la Léna, il aura continué à longer, soit à l'ouest de Barkin, pour
pénétrer dans le bras septentrional du fleuve, soit au sud, pour
prendre une des entrées latérales de celui-ci. Si ce plan ne lui a
pas réussi, il peut, chassé par le mauvais temps ou pour quelque
autre cause, avoir été forcé de suivre la côte vers l'embouchure de
la Jana.

»Des recherches actives et persistantes doivent commencer
immédiatement pour être continuées jusqu'à ce que les hommes, les
livres et les papiers soient retrouvés. On devra prendre un soin
particulier à ce qu'une exploration minutieuse soit faite de la
contrée où se trouve de Long et ses compagnons, dès le début du
printemps, au moment où la neige commence à disparaître et avant la
crue du fleuve. Un ou plusieurs officiers américains viendront, selon
toute probabilité, à Boulouni pour participer aux recherches; mais
les recherches dont il est question dans ces instructions devront
être conduites indépendamment de toutes autres et faites sous la
direction des autorités russes compétentes.

    »George W. MELVILLE.»


Quelques jours plus tard, le 10 janvier, Melville écrivit encore au
secrétaire de la marine à Washington pour lui faire connaître le plan
de la nouvelle campagne qu'il se proposait d'entreprendre:

Voici la lettre qu'il lui adressait.

    «Yakoutsk, 10 janvier 1882.

    »A l'honorable secrétaire de la marine, Washington.

    »Monsieur,

»J'ai l'honneur de vous soumettre le plan de campagne suivant, que
je me propose d'adopter, pour la recherche des hommes disparus des
canots no 1 et no 2. Je vous adresse en même temps l'état des vivres
et la liste des effets et autres objets qui nous seront nécessaires
pour une absence de six mois. Toutefois, si nous étions forcés
d'attendre dans le delta que le fleuve soit pris par les glaces pour
revenir à Yakoutsk, ces provisions devraient être renouvelées par les
autorités russes de cette dernière ville. Il est peut-être bon de
vous prévenir en ce moment que toutes les provisions pour Boulouni et
le delta y sont amenées à dos de cheval ou dans des traîneaux attelés
de rennes, et que le trajet de 2,000 verstes qui sépare Boulouni
d'Yakoutsk ne peut s'effectuer que pendant l'hiver; il serait donc
possible que nous fussions obligés de rester à Boulouni ou dans les
environs jusqu'au mois de novembre prochain.

»Les opérations de la recherche seront effectuées par trois
partis. En voici le plan: Je me propose d'établir à Boulouni le
dépôt de toutes nos provisions. Le centre de nos opérations sera
aux Deux-Croix, près du mont Jai. L'un des partis se rendra à
Sisteraneck, au nord, pour revenir en explorant le pays jusqu'aux
Deux-Croix; le second explorera, en marchant vers le sud, la moitié
du chemin entre les Deux-Croix et Bulcour; enfin le troisième partira
de ce dernier point dans la direction du nord pour se rendre aux
Deux-Croix. Ces trois partis peuvent explorer toute la contrée entre
Sisteraneck et Bulcour dans les vingt jours qui suivront leur départ
du dépôt. Cette exploration terminée, le dépôt sera transporté à
Cathcontee, entre Sisteraneck et Ouvina; un des partis explorera
le bras septentrional et le bras occidental de la Léna jusqu'à la
rivière Olenek; le second descendra le bras nord-ouest, visitant
la contrée jusqu'à Upper-Boulouni; enfin le troisième partira
d'Upper-Boulouni, sur la côte nord-ouest, se dirigeant au sud-ouest
à la rencontre du second parti. Les recherches pour de Long et Chipp
seront alors terminées à l'ouest jusqu'au bas Olenek.

»Cette contrée explorée nous transporterons notre dépôt à Provarnia
no 6, d'où deux partis se dirigeront au nord, l'un en explorant le
bras septentrional de la Léna, l'autre en suivant la ligne des côtes
est et ouest jusqu'à ce qu'il rencontre le premier, et tous les
deux reviendront à travers les terres jusqu'à Provarnia, d'où ils
transporteront le dépôt au no 18.

»De là un des partis fera le tour complet de l'île portant le no
18, se dirigeant d'abord au sud-est, puis au nord, pour tourner au
sud-ouest et reprendre la direction de l'est afin de revenir à son
point de départ; les deux autres exploreront la côte jusqu'à Barkin,
et, à l'ouest, jusqu'au bras se dirigeant au sud-ouest vers Usterda,
puis transporteront le dépôt à Bikoff pour explorer la ligne de côte
au sud-est de ce point jusqu'au fond de la baie. Là les trois partis
se partageront la besogne comme suit: deux d'entre eux se rendront
en ligne directe jusqu'à la côte qui se trouve en face de Bikoff,
de l'autre côté de la baie, où ils se sépareront pour opérer, l'un
en remontant au nord et à l'est jusqu'au cap nord (cap Burkia) et
revenir ensuite à Bikoff, l'autre en descendant vers le fond de la
baie, où il rencontrera le troisième venant le long de la côte; après
leur rencontre, ces deux partis reviendront également à Bikoff.

»Toutes ces explorations peuvent être achevées avant les inondations
qui suivent la fonte des neiges; mais il sera nécessaire d'attendre
la disparition des glaces avant d'essayer d'explorer en canot la
partie de la côte qui s'étend jusqu'à la rivière Jana. En considérant
la position qu'occupaient les trois embarcations avant que l'ouragan
ne souffle du nord-est, il semble impossible que le second canot ait
été porté par les courants à l'est de la Jana.

»Sur l'avis et du consentement du général P. Tscheniroff (?), j'ai
engagé comme auxiliaires Buhokoff et un sergent cosaque du nom de
Peter Kolenkin, le premier à raison de 100 roubles par mois, et le
second à raison de 50; je dois, en outre, leur fournir les vivres
et les vêtements pendant le temps des recherches. De plus, j'ai
télégraphié à M. Sibiriakoff, le propriétaire du steamer la _Léna_,
pour le prier de m'adjoindre M. Guenbeck, capitaine de ce navire,
pour m'accompagner au delta, et m'aider dans les recherches. Les
trois partis seront composés comme suit:

»Premier parti: L'aide-ingénieur Melville et le capitaine Guenbeck.

»Second parti: William C.-F. Ninderman et M. Buhokoff.

»Troisième parti: James H. Bartlett et le sergent Kolenkin.

»Chaque parti aura, en outre, un Yakoute pour conduire les chiens.

»Pendant l'été on peut se procurer de la chair de renne et du poisson
dans le delta de la Léna. Je serai à Boulouni vers le 15 février, et
je commencerai les recherches vers le 1er mars, c'est-à-dire aussitôt
que les tempêtes du printemps le permettront.

»Vous trouverez ci-inclus la liste de nos provisions de bouche et la
carte du delta de la Léna, sur laquelle sont marqués les points où
nous établirons nos dépôts, etc.

»Le général Tchernaieff m'a promis que toutes nos provisions seraient
rendues à Boulouni le 15 février. Nous partirons aussitôt que
possible, comptant pour vivre sur les ressources de la contrée.

    »J'ai l'honneur d'être, etc.
    »George W. MELVILLE,
    »Aide-ingénieur de la marine des États-Unis».


Après l'envoi de ce plan de campagne, les préparatifs de l'ingénieur
Melville ne furent pas de longue durée. En effet, le 27 janvier, il
télégraphiait de Yakoutsk au secrétaire de la marine à Washington:

«J'ai l'honneur de vous informer que j'ai terminé aujourd'hui mes
préparatifs et complété mes provisions de toute nature. Je quitterai
Boulouni dans la journée pour me rendre dans le delta et poursuivre
mes recherches. Notre convoi de vivres est parti depuis quatre jours,
et, à moins de circonstances imprévues, je serai à l'embouchure du
fleuve avant le 1er mars. Du 8 mars au mois d'octobre, aucun service
postal régulier n'existant entre Boulouni et Yakoutsk, vous ne
devrez pas vous inquiéter de moi ni de mes compagnons, si vous ne
recevez pas de nouvelles pendant ce laps de temps. D'ailleurs, je
vous tiendrai au courant de mes mouvements aussi souvent que je le
pourrai.»

En effet, on ne devait pas recevoir de si tôt des nouvelles de
Melville, et les mois de février, de mars et d'avril s'étaient
successivement écoulés, lorsqu'enfin, le 5 mai, le télégraphe apporta
les trois dépêches suivantes:


PREMIÈRE DÉPÊCHE.

    «Station du Renne-Kenurack, district de Verchoyansk,
    »10 avril 1882.

»Le bruit court, parmi les Tongouses, que cinq hommes ont été trouvés
par les indigènes à l'embouchure de la Léna.

»Ils en dépeignent un comme portant un uniforme brodé d'or.

»Noros me dit que le capitaine de Long portait son uniforme sous son
ulster au moment où il a débarqué.

»Je ne vous donne ceci que comme une rumeur, mais on doit se rappeler
que les nouvelles se répandent avec une extrême rapidité parmi les
Tongouses.

    »JACKSON.»


DEUXIÈME DÉPÊCHE.

    «40 milles au-delà de Kenurack, 12 avril 1882.

»Une estafette cosaque vient d'arriver, apportant des dépêches
annonçant que le corps du capitaine de Long et ceux de dix de ses
hommes ont été trouvés réunis dans un même endroit.

»Cette estafette emporte des dépêches cachetées, que vous recevrez en
même temps que celles-ci.

    »JACKSON.»


Ces dépêches cachetées, que contenaient-elles? Hélas, la confirmation
pure et simple de la précédente. L'une était adressée au _New-York
Herald_, et l'autre au secrétaire de la marine des États-Unis. Toutes
les deux étaient identiques; en voici la teneur:

    «Delta de la Léna, 24 mars 1882.

»J'ai trouvé le lieutenant de Long et ses compagnons tous morts.

»Tous les livres et tous les papiers ont été retrouvés.

»Je reste pour continuer à chercher la troupe commandée par le
lieutenant Chipp.

    »MELVILLE.»



CHAPITRE XII.

Voyage de M. Jackson,
_Correspondant du_ New-York Herald.

  Départ de Londres.--Arrivée à Saint-Pétersbourg.--Visite au
    général Ignatieff.--Visite au général Anoutchine, gouverneur
    général de la Sibérie orientale--Une _podoroschnaya de
    la couronne_.--Témoignages de bienveillance du général
    Anoutchine.--M. Hoffman, notre chargé d'affaires à
    Saint-Pétersbourg.--Départ de Saint-Pétersbourg pour Moscou
    et Orenbourg.--Les chemins de fer russes.--Arrivée à
    Orenbourg.--Le propriétaire de l'hôtel de l'Europe.--Visite au
    gouverneur d'Orenbourg.--Le général Anoutchine a mis son propre
    traîneau à ma disposition pour faire le voyage jusqu'à Irkoutsk.


Conformément à vos instructions, je suis parti de Londres le 7
janvier, pour aller au-devant des survivants de _la Jeannette_ dont
quelques-uns ont déjà quitté l'embouchure de la Léna, pour retourner
en Amérique. Après les avoir rencontrés je poursuivrai mon voyage
jusqu'à Yakoutsk, et, au besoin, jusqu'à l'embouchure de la Léna.
Dans ce dernier cas je me joindrai aux autorités russes, à qui je
prêterai mon concours pour les aider dans l'accomplissement du devoir
de courtoisie internationale que le czar a lui-même imposée à ses
représentants de la partie nord-est de son vaste empire. Arrivé à
Paris le lendemain 7, j'ai pris les nombreuses lettres adressées
aux gens de _la Jeannette_. Le jour suivant j'étais en route pour
Saint-Pétersbourg. J'ai dû m'arrêter pendant une demi-journée à
Berlin pour y faire viser mon passeport à l'ambassade russe, de sorte
que je n'arrivai que le 12, à 6 heures du soir, dans la capitale de
l'empire russe, c'est-à-dire la veille du nouvel an.

Le moment était mal choisi pour un homme pressé; il me fallait, en
effet, rendre visite au général Ignatieff, ministre de l'intérieur,
et le jour du nouvel an est un jour de repos pendant lequel toutes
les affaires publiques et officielles sont religieusement suspendues.
Je devais, en outre, voir le général Anoutchine, gouverneur de la
Sibérie orientale, alors à Saint-Pétersbourg et enfin m'occuper de
tous les préparatifs nécessaires pour un voyage aussi long que celui
que j'allais entreprendre au milieu des rigueurs de l'hiver.

Heureusement les excellences et les hauts dignitaires de l'empire
se contentèrent d'un jour de congé. Dès le samedi matin, quelques
minutes après dix heures, je pus donc rendre ma visite au général
Ignatieff, qui me reçut de la façon la plus courtoise. C'est à peine
si j'eus quelques minutes à attendre. Le général se souvenait de
moi. Nous nous étions, en effet, rencontrés fréquemment pendant la
campagne de Bulgarie, et ce fut sur cette guerre que roula d'abord la
conversation, puis, naturellement, celle-ci tomba sur le voyage de
_la Jeannette_ et sur l'arrivée, à Saint-Pétersbourg, de la nouvelle
du naufrage et de ses suites.

Le 14 janvier, si vous vous rappelez, on n'avait encore de nouvelles
précises que du canot no 3, arrivé à l'embouchure de la Léna avec
l'ingénieur Melville, le lieutenant Danenhower et neuf matelots.
On savait aussi que deux matelots du canot no 1, dans lequel se
trouvaient le capitaine de Long, M. Jérôme Collins, correspondant du
_Herald_, le docteur Ambler et douze marins, étaient arrivés seuls
à Boulouni. Ces deux hommes, Ninderman et Noros, venaient annoncer
l'arrivée de la troupe du capitaine dans le delta, et en même temps
chercher des secours. Quant au canot no 2, commandé par le lieutenant
Chipp, on n'en avait absolument aucune nouvelle. Le général Ignatieff
n'en savait pas davantage, car la nouvelle publiée par les journaux
de Saint-Pétersbourg, qu'on avait découvert un canot contenant quatre
cadavres, lui paraissait dénuée de tout fondement, absolument comme
celle publiée dans les journaux de Moscou, que le canot no 3 avait
été découvert par les gens envoyés à la recherche des naufragés, et
qui n'avaient trouvé que des cadavres.

Le général me donna l'assurance qu'il m'aiderait de tout son pouvoir.
Il me conseilla d'aller trouver le gouverneur général de la Sibérie
orientale, et me remit une lettre pour le directeur des postes.
Dans cette lettre, il priait ce fonctionnaire de me procurer un
interprète. Il me fit ensuite le récit de quelques-uns de ses voyages
en Sibérie, pendant l'hiver. Sa conversation fut fort intéressante,
car le général est un beau conteur, qui s'entretient volontiers avec
les correspondants de journaux sur toutes sortes de sujets autres
que ceux qui touchent à la politique. Il me raconta que dans une
circonstance il avait fait le trajet d'Irkoutsk à Orenbourg en
quatorze jours, soit cent soixante dix milles par jour. Il est vrai
que dans cette occasion il était mandé par le czar, pour affaires
urgentes, et qu'il voyagea jour et nuit sans s'arrêter autrement que
pour renouveler son attelage.

J'eus à m'applaudir de m'être rendu chez le général Ignatieff dès la
première heure, car avant onze heures, les salons d'attente étaient
encombrés d'officiers aux brillants uniformes, et de députations
envoyées de villes éloignées, qui attendaient patiemment leur tour
d'audience.

Ma seconde visite fut pour le général Anoutchine, gouverneur
général de la Sibérie orientale. Celui-ci doit passer l'hiver à
Saint-Pétersbourg, et n'a l'intention de retourner à Irkoutsk,
siège de son gouvernement, qu'au mois de mai. Le but de ma visite
était d'obtenir une _podoroschnaya_, ou laisser-passer pour la
route d'Orenbourg à Irkoutsk et de demander au général, quelques
indications pour la suite de mon voyage. Après avoir lu le récit
captivant des aventures de Michel Strogoff, dans le roman de Jules
Verne, qui, j'ai le regret de l'avouer, est le guide le plus connu
et le plus suivi des voyageurs en Sibérie, je m'étais imaginé
qu'Ekaterinbourg, tête de ligne du chemin de fer qui traverse
l'Oural, était le point de départ ordinaire de ceux qui visitent la
Russie d'Asie. Ce qui venait encore corroborer cette idée; je savais
que la mission géographique, envoyée récemment de Saint-Pétersbourg
pour étudier le cours de la Léna, suivait cette route. Mais le
général Anoutchine m'apprit que cette voie n'était d'ordinaire
suivie qu'en été. On laisse alors le chemin de fer à Nijni Novgorod
pour prendre le bateau à vapeur jusqu'à Perm; là, on reprend la ligne
ferrée d'Ekaterinbourg. En hiver, les voyageurs sont obligés de faire
en traîneau la route de Kazan à Perm, et de suivre le lit du fleuve,
ce dernier étant toujours glacé en cette saison. La voie ferrée qui
doit relier ces deux villes et que les cartes portent indiquée par
des lignes pointées n'est pas encore terminée. Le général Anoutchine
m'expliqua en outre, que la mission géographique avait pris la
ligne d'Ekaterinbourg de préférence à celle d'Orenbourg uniquement
parce qu'elle devait rencontrer à Nijni Novgorod des facilités pour
se procurer les traîneaux dont elle avait besoin pour transporter
ses nombreux bagages, qu'elle n'eût pas rencontrés ailleurs. Il
me conseilla donc de me faire préparer, pour le lundi suivant, un
laisser-passer et tous les papiers dont je pouvais avoir besoin.
Fidèle à sa promesse, il tenait à ma disposition, un passeport avec
le sceau de la couronne, et quand j'y retournai le lundi, il me
remit, en outre, une lettre dans laquelle il me recommandait aux
autorités de toutes les stations que je devais traverser; enfin, il
me dit qu'il avait télégraphié aux gouverneurs d'Orenbourg, de Tomsk
et de Tobolsk pour les prévenir du jour probable de mon arrivée,
et pour les prier d'inviter leurs subalternes à me rendre tous les
services que je pourrais leur demander. Mais sa bienveillance ne
devait pas s'arrêter là, comme vous le verrez tout à l'heure.

Le général Anoutchine semble, en vérité, avoir diminué de moitié
les fatigues et les ennuis de mon voyage. Son télégramme à mis à mon
service une véritable armée de hauts fonctionnaires et sa lettre
finira d'aplanir la majeure partie des difficultés que je peux
rencontrer dans mon voyage au delà d'Irkoutsk.

En face de tant de prévenances, vis-à-vis de moi, simple représentant
du _Herald_, de la part du général Anoutchine, vous seriez sans doute
tentés de croire que celui-ci aurait pu s'en prévaloir pour exiger
de moi un tribut quelconque de reconnaissance; cependant il n'en fut
rien, car il me déclara qu'en agissant ainsi il ne faisait qu'aller
au-devant des désirs du czar, son maître. Le czar avait, en effet,
donné l'exemple, car aussitôt l'arrivée de la nouvelle du désastre de
_la Jeannette_, il avait fait télégraphier à Irkoutsk, et à Yakoutsk
pour que tout soit mis en œuvre, afin de porter secours aux gens de
l'équipage.

Peut-être me saura-t-on gré, de dire quelques mots du passeport
ou _podoroschnaya_, qui me fut remis par le général et d'en
donner la traduction. D'abord, je dirai qu'il y a trois sortes de
_podoroschnaya_: la _podoroschnaya_ des courriers, la _podoroschnaya_
de la couronne avec deux sceaux, et la _podoroschnaya_ ordinaire avec
un sceau unique. Celle qui me fut remise, était une _podoroschnaya_
de la couronne, c'est-à-dire avec deux sceaux; c'est celle qu'on
donne aux hauts fonctionnaires qui voyagent sur les routes postales
de l'Empire. Cette pièce m'octroyait le droit d'exiger des chevaux
et d'en obtenir de préférence à tous autres voyageurs; sauf, bien
entendu, les courriers du czar et les hauts fonctionnaires appelés
à Saint-Pétersbourg pour affaires urgentes, comme dans le cas du
général Ignatieff, cité plus haut. Ce passeport me permet donc
d'exiger des chevaux dans toutes les stations de poste, et, au
besoin, d'imiter l'exemple d'Ivan Ogareff, en faisant dételer ceux
des traîneaux de personne n'ayant qu'un laisser-passer de troisième
classe. Au nombre des avantages multiples attachés à ce précieux
papier, se trouve, je crois, celui de réduire de moitié les frais
de transport, réduction dont jouissent tous les heureux possesseurs
d'une _podoroschnaya_ de la couronne et les employés du gouvernement.

Voici maintenant la traduction de cet inestimable document:


PODOROSCHNAYA DE LA COURONNE

    »Au nom de Sa Majesté impériale le czar
    Alexandre Alexandrovitch, souverain de toutes
    les Russies, etc., etc., etc.

»De Saint-Pétersbourg à Irkoutsk, on fournira, sans le moindre délai,
à M. ***, correspondant spécial du _New-York Herald_, les chevaux
dont il aura besoin, jusqu'au nombre maximum de cinq, pour lesquels
il paiera le prix porté au tarif.

»Fait à Saint-Pétersbourg, le 4 janvier (16 janvier) 1882.

    »Pour le chef de chancellerie et le gouvernement
    d'Irkoutsk,
    »GOREW.»

Je joins à cette pièce la copie de la lettre que me remit le
gouverneur général:

«Le porteur de la présente, M. ***, quitte Saint-Pétersbourg pour
se rendre dans la Sibérie orientale, où il va secourir des gens de
l'équipage du navire envoyé à la découverte du pôle, le steamer
_Jeannette_, naufragé dans l'Océan Arctique.

»En conséquence, toutes autorités locales de la Sibérie orientale
sont invitées à fournir, dans les limites de la loi et de leurs
attributions, toute l'aide dont M. *** peut avoir besoin; elles
devront spécialement faciliter, par tous les moyens, la rapidité de
son voyage aller et retour; elles devront, en outre, satisfaire à
tous ses désirs légitimes dans les conditions ci-dessus énoncées.

    »Saint-Pétersbourg, 4 janvier 1882.

    »Le gouverneur général de la Sibérie orientale,
    membre du conseil de l'état-major impérial,

    »Général-lieutenant ANOUTCHINE.

    »Contre-signé: A. URSAFF, membre du conseil impérial
    et chef de la chancellerie des voyages.»


L'espace me manque pour vous donner la traduction d'une autre pièce
que je crus aussi m'être absolument nécessaire pour acheter des
armes à Saint-Pétersbourg. Depuis l'apparition du nihilisme, il est
obligatoire d'avoir une permission spéciale du chef de la police
pour acheter, se servir ou porter des armes. En sortant de chez
le général Anoutchine, je me rendis donc, avec sa lettre, chez le
général Kotsoff, qui occupe actuellement le poste de chef de la
police. Celui-ci fut un peu surpris de se voir déranger ce jour-là,
qui était un jour de fête, celui de la bénédiction des eaux de la
Néva. Mais, au premier coup d'œil jeté sur ma lettre, il s'empressa
de désigner un employé pour libeller le permis de port d'armes que je
sollicitais. C'est en vertu de ce permis que je pus devenir l'heureux
possesseur de deux revolvers, l'un pour moi et l'autre pour mon
interprète; d'un fusil de chasse, pour le cas où je me trouverais en
péril de mourir de faim, et d'une carabine à répétition Winchester,
spécialement destinée à recevoir les loups affamés en quête de leur
pâture ou les maraudeurs Kirghiz, si ces derniers s'avisaient de
jouer le rôle de détrousseurs de grand chemin sur notre passage.

Je n'ai point encore parlé des mille attentions dont je fus
l'objet de la part de M. Hoffman, notre chargé d'affaires à
Saint-Pétersbourg. Il avait déjà expédié des lettres adressées aux
gens de _la Jeannette_, en les recommandant au gouverneur intérimaire
d'Irkoutsk; il m'en remit encore un paquet qui m'était expédié de
Paris, ainsi que d'autres, et des télégrammes adressés à de Long, à
Collins, etc. M. Hoffman a toujours montré le plus vif intérêt pour
tout ce qui concerne _la Jeannette_. C'est par son intermédiaire
qu'est entretenue l'active correspondance télégraphique, relative
aux naufragés de ce navire, qui existe entre Saint-Pétersbourg
et Washington. D'un autre côté, les autorités russes, m'a dit
M. Hoffman, ont, en toutes circonstances et par tous les moyens
possibles, montré les sentiments les plus cordiaux et la plus grande
courtoisie dans tout ce qu'elles ont fait pour l'équipage de _la
Jeannette_.

Lord Loftus était venu personnellement m'inviter à l'aller voir avant
mon départ pour la Sibérie; mais, au milieu de la confusion causée
par mes préparatifs, je n'ai pu, malheureusement, me rendre à cette
aimable invitation.

J'ai reçu également la visite du chevalier Obreskoff, chef du cabinet
particulier du général Ignatieff, qui venait, au nom du général et au
sien, me souhaiter un heureux voyage.

M. Alexandre Weikoff, un des membres les plus connus de la Société
impériale de géographie russe, est aussi venu à l'hôtel pour me
donner de précieux renseignements sur la route que j'allais suivre et
me remettre une lettre de recommandation pour ses confrères envoyés
par le gouvernement pour étudier, au point de vue topographique, le
cours de la Léna.

Je devais, pensait-il, rejoindre ces messieurs à Irkoutsk, et, à son
avis, j'aurais pu continuer mon voyage en leur compagnie et descendre
avec eux, en suivant le cours de la Léna, jusqu'à l'embouchure de ce
fleuve. Mais je crains que ces savants ne marchent trop lentement.
D'ailleurs, avant d'arriver à Irkoutsk, je ne peux dire ce que je
ferai. Pour établir un plan, il me faut d'abord connaître le sort de
la troupe du lieutenant de Long, que Noros et Ninderman ont laissé
derrière eux; et ensuite il me faut également avoir un entretien
avec Danenhower. D'après une dépêche que j'ai reçue aujourd'hui de
Saint-Pétersbourg, celui-ci est attendu à Irkoutsk pour mercredi
prochain. Il ramène avec lui neuf des survivants de _la Jeannette_.
Comme je partirai mercredi également d'Orenbourg, il est probable
que je rencontrerai le lieutenant Danenhower à Tomsk. Je lui ai
d'ailleurs déjà télégraphié dans cette ville.

Enfin, je dois vous signaler la bienveillance des directeurs de la
Banque privée de commerce de Saint-Pétersbourg. Ces messieurs ont
bien voulu m'ouvrir des crédits dans leurs succursales d'Irkoutsk et
d'Yakoutsk.

Le jour de la bénédiction des eaux de la Néva étant un jour de fête
pendant lequel toutes les affaires sont suspendues, je fus obligé de
surseoir à mes préparatifs pendant cette journée, qui fut presque
entièrement perdue pour moi; je ne partis donc que le 19 au soir de
Saint-Pétersbourg pour me rendre à Moscou. La distance entre ces deux
villes est de 403 milles; comme nous étions partis à sept heures un
quart du soir et que nous ne sommes arrivés qu'à dix heures du matin;
nous avons donc mis quinze heures pour faire ce trajet. Le train pour
Orenbourg part de Moscou à trois heures de l'après-midi; mais, bien
que la distance entre ces deux dernières villes n'est que le double
de la première, nous ne sommes arrivés que le lundi matin à une
heure. Il est vrai, nous fûmes un peu retardés par la neige, mais le
trajet aurait dû néanmoins être beaucoup moins long, et quarante-huit
heures eussent suffi; mais les directeurs des chemins de fer russes,
bien qu'ils aient adopté dans une certaine mesure le système
des wagons américains, ne se rendent pas compte des avantages
d'une marche rapide. Cependant, quelques-unes des modifications
apportées par eux à l'agencement des wagons-lits sont excellentes
et mériteraient d'être imitées, même en Amérique. Le fait que les
Compagnies ne fournissent de garniture de lit autre que les matelas,
ne mérite certes pas qu'on s'en plaigne, dans ces régions limitrophes
de l'Asie, domicile et paradis des mouches et de la vermine que les
marchands soignent amoureusement et emportent partout où ils vont. En
vertu de cette sage mesure, chaque voyageur est donc forcé d'emporter
sa garniture de lit; or, comme entre Moscou et Orenbourg les voitures
sont chauffées à une température presque insupportable, on n'a guère
besoin d'autre couverture qu'un shawl ou une couverture de voyage. Le
plus grand désagrément qu'on rencontre sur cette ligne est d'avoir
affaire à environ une demi-douzaine de compagnies différentes, de
sorte que l'infortuné voyageur est obligé de changer de voiture à
peu près toutes les huit ou neuf heures, assez souvent au milieu de
la nuit, au moment où, dormant du sommeil du juste, son imagination
l'emportait au milieu de rêves dorés. La chaleur est souvent
tropicale dans les voitures, 17° Réaumur étant la température qu'on
y entretient d'ordinaire, sans se préoccuper de celle du dehors, et
justement la température est extraordinairement basse en Russie en
ce moment: pendant tout le temps du voyage, le thermomètre était à
peine au-dessus de 0°; cependant nous avons eu un léger commencement
de dégel. Il est vrai qu'il a tombé beaucoup de neige, mais l'hiver a
été exceptionnellement doux. A Saint-Pétersbourg, tout le monde se
plaignait de ne pouvoir aller en traîneau. Les nouvelles venues du
nord de la Sibérie y signalent également un hiver très doux.

En arrivant à Orenbourg, je me rendis, avec mon interprète, à l'hôtel
de l'Europe, que je trouvai illuminé comme s'il n'eût été que neuf
heures du soir. Le cuisinier était encore debout, et le propriétaire
avait eu soin de faire chauffer ses meilleures chambres à la
température réglementaire en Russie. Celui-ci, après avoir gourmandé
ses garçons, qui, à son gré, ne montraient pas assez de diligence
dans le service, vint nous donner quelques détails confidentiels
sur son origine et sur les raisons qui l'ont amené à s'établir dans
une ville comme Orenbourg. Il nous énuméra ensuite les nombreux
avantages que présentait son hôtel sur un établissement rival, et
tout cela, j'en suis certain, pour arriver à me faire accepter un
bain qu'il me proposa pour le lendemain matin. J'acceptai volontiers
sa proposition, mais quand arriva le matin, je n'avais pas encore
terminé ma toilette que je fus surpris de voir entrer dans ma chambre
un personnage ayant belle prestance et la tournure militaire. Après
la courbette réglementaire, il s'annonça comme le maître de police,
Ustimovitch,--c'est le chef de la police d'Orenbourg,--ajoutant qu'il
avait reçu l'ordre de Son Excellence le gouverneur de se tenir à mes
ordres et de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour me rendre
agréable mon séjour en cette ville. Il me dit, en outre, que la
veille au soir il s'était rendu à la gare pour me recevoir et m'y
avait attendu pendant une heure. Je dois dire tout de suite que le
colonel Ustimovitch ne cessa de me combler d'attentions, et que plus
tard, pendant la journée, il nous accompagna (en personne) dans les
différents magasins où nous désirions acheter des vêtements et des
fourrures pour le voyage. Après le départ du colonel, on m'annonça
un second visiteur: c'était un officier subalterne de la police
militaire qui était placé à ma disposition. A onze heures, je me fis
conduire chez le gouverneur afin de lui présenter mes hommages.

Je fus à l'instant introduit dans le cabinet particulier du général
Ostiafaff, qui me souhaita cordialement la bienvenue. Il me dit qu'il
avait reçu le télégramme du gouverneur général, et qu'il serait
heureux de me rendre tous les services dont j'aurais besoin. Il me
demanda si je désirais une podoroschnaya; mais, comme vous le savez,
j'en avais une que m'avait remise le gouverneur général lui-même.
Nous nous entretînmes quelques instants du sort de l'infortunée
_Jeannette_, puis je fus fort surpris d'apprendre que le gouverneur
général mettait à ma disposition, pour faire le voyage d'Irkoutsk,
son propre traîneau, qu'il avait laissé à Orenbourg, et qu'il avait
écrit au général Ostafiaff à ce sujet. Je m'empressai naturellement
d'accepter cette offre. Ce traîneau, comme je pus m'en convaincre
plus tard, était un spacieux et confortable véhicule construit avec
soin et parfaitement aménagé pour nous protéger contre les atteintes
du froid rigoureux que nous devions sans doute rencontrer. De plus,
nous pouvions nous y étendre complétement pour dormir à notre aise
pendant la nuit. Il eût été impossible de trouver un pareil traîneau
à acheter à Orenbourg, et ceux que nous aurions pu trouver, quoique
bien inférieurs, nous auraient coûté au moins de 200 à 400 roubles.
Certes, les faveurs du gouverneur général ne s'arrêtaient pas aux
paroles aimables ou aux lettres de recommandation. Au moment où
j'allai prendre congé de lui, le gouverneur m'exprima le désir d'être
tenu au courant des progrès de mon voyage, afin de me faire parvenir
les lettres ou télégrammes à mon adresse qui pourraient arriver après
mon départ.

J'ai télégraphié aujourd'hui au lieutenant Danenhower, à Irkoutsk,
pour lui annoncer mon arrivée ici et le jour probable de mon départ.
Je l'ai prévenu en même temps que je le rencontrerais probablement à
Krasnoyarsk, qui se trouve à deux mille cinq cents verstes environ
d'Orenbourg et à mille verstes d'Irkoutsk. Comme il a une troupe
nombreuse avec lui, il ne voyagera sans doute que pendant la journée,
tandis que, seul avec mon compagnon, je voyagerai jour et nuit; nous
nous rencontrerons donc vraisemblablement au point que j'indique.
J'espère qu'il ne me faudra guère plus de trois semaines pour arriver
à Irkoutsk, et de seize jours, à raison d'environ deux cents verstes
par jour, pour atteindre Krasnoyarsk. En mesures anglaises, la
distance à franchir entre Orenbourg et Irkoutsk est approximativement
de 2,300 milles. Si je dois me rendre à Yakoutsk, la distance
totale entre Orenbourg et cette dernière ville est d'environ 4,500
milles; un autre millier de milles me conduirait aux bords de
l'Océan Pacifique. J'emporte avec moi, outre des télégrammes et
des communications confidentielles pour le capitaine de Long et le
correspondant du _Herald_, les lettres suivantes:

        _Noms des destinataires._                _Lieux d'envoi._

    Lieutenant DE LONG,                Rondant.
    Jérôme J. COLLINS,                 New-York.
    Lieutenant CHIPP,                  Brooklyn, Kingston, New-York (2).
    Lieutenant DANENHOWER,             New-York, Washington (2), Carlisle,
                                        P. A; Georgetown, D. C.
    Raymond L. NEWCOMB,                Salem (8), Boston (3), East,
                                        Glouces, Nenbury port.
    Dr AMBLER,                         Baltimore.
    Capitaine DUNBAR,                  New London com. (2).
    Herbert LEACH,                     Boston, Penobscot (7).
    James BARTLETT,                    Laona, New-York.
    Henry D. WARREN,                   Philadelphia.
    Louis NOROS,                       New-York (3).
    Henry WILSON,                      New-York.
    Ingénieur MELVILLE.                New-York, Phil. (2), Washington.



CHAPITRE XIII.

Suite du voyage de M. Jackson.--De Orenbourg à Omsk[9].

  Arrivée à Omsk.--Nourriture des voyageurs pendant le
    trajet.--Équipement d'un voyageur partant pour la
    Sibérie.--Provisions de bouche.--Attelage du traîneau.--Les
    petits chevaux sibériens.--Les routes sibériennes au mois de
    janvier.--La goëlette des steppes.--Ses allures.--Les traîneaux
    russes.--Leurs qualités.--Cinq heures d'immobilité au milieu
    des neiges sur la crête de l'Oural.--Efforts de notre attelage
    pour nous tirer de là.--Des loups, vrais ou imaginaires.--De la
    prétendue férocité des loups sibériens.--Notre mésaventure sur
    le sommet de l'Oural, n'est que le premier de trois châtiments
    que nous devions subir pour être partis un vendredi.--Second
    châtiment.--Les médecins tartares.--Cure merveilleuse.--Plaisir
    d'un voyage au milieu des steppes.--Curieux effets de
    neige.--Le roi Burran, dieu des tempêtes en Sibérie.--Malices
    de ce dieu.--L'époque des mariages.--Les maîtres de poste.--Une
    station d'hiver Kirghize.--La maison d'école.--Omsk et ses
    habitants.

  [9] Deuxième lettre de M. Jackson.


    Omsk (Sibérie occidentale), 6 février 1882.

Nous sommes arrivés hier à Omsk, capitale de la Sibérie occidentale,
à huit heures quelques minutes. Notre voyage a duré deux cent
vingt-huit heures consécutives, pendant lesquelles nous avons marché
nuit et jour et franchi 1,540 verstes, soit environ 1,000 milles,
sur les 2,700 qui marquent la distance entre Orenbourg et Irkoutsk.
Ce long voyage, vu sa nouveauté, n'a nullement manqué d'intérêt
pour moi. Le traîneau du général Anoutchine, bien que massif comme
un brick hollandais, est un véhicule extrêmement confortable dans
lequel, enveloppé de fourrures comme je l'étais, je n'ai nullement
souffert de l'intensité du froid. Cependant, je crois que je n'aurais
pu aller beaucoup plus loin sans prendre un peu de repos ou sans
prendre quelque chaude boisson. Un homme peut supporter les froids
les plus rigoureux lorsqu'il a une quantité suffisante de bonne
nourriture pour entretenir la température interne, des vêtements
chauds et de bonnes fourrures pour empêcher la déperdition de la
chaleur créée et entretenue dans son propre corps. Mais pendant ce
long voyage, nous n'avons trouvé que par exception des aliments
fortifiants; depuis notre départ d'Orenbourg, nous n'avons guère
mangé que de la soupe aux choux avec des tranches de viande bouillie
qui avaient servi à la faire, du thé, du pain noir, et, de temps en
temps, du lait bouilli pour notre déjeuner. Nous n'avons guère touché
à ma provision de potages conservés, de beefsteaks froids et de
sauces glacées. L'unique raison en est qu'il faut trop de temps pour
les réchauffer; en outre, l'opération est souverainement ennuyeuse;
de plus, nous n'avons, à la vérité, jamais été très affamés. Je
préférais donc faire une ou deux étapes de plus avec une assiette de
soupe aux choux ou un bol de lait chaud, plutôt que de perdre cinq
ou six heures à étudier l'art de faire la cuisine en campagne. Si
j'avais à faire un second voyage comme celui-ci, je crois que je
serais tenté de toujours expédier en avant mon courrier accompagné
d'un cuisinier français, et de me faire précéder ainsi d'une étape,
d'abord, afin d'éviter l'insupportable ennui de me réveiller et de
sortir de mon traîneau toutes les deux ou trois heures pour présenter
ma podoroschnaya au maître de poste et lui payer d'avance le loyer
de quatre chevaux pour l'étape suivante, et, en second lieu, pour
trouver à manger le long de la route. Imaginez-vous, si vous le
pouvez, que vous faites un voyage de neuf jours et de neuf nuits
pendant lequel vous êtes forcé, à chaque station, d'abandonner le nid
bien chaud que vous vous êtes fait dans vos fourrures, de sortir de
votre traîneau, et, au milieu du froid intense d'une nuit glaciale,
d'attendre pendant cinq ou dix minutes avant de pouvoir arracher le
maître de poste à un sommeil de plomb, tout cela uniquement pour lui
payer le prix de la course de ses chevaux que vous prenez pour un
trajet de quinze ou vingt milles. Bien que cette désagréable corvée
ne m'incombe pas à moi-même, je ressens une certaine commisération
pour mon compagnon de plume, qui s'imposait cette pénible mission
parce qu'il connaissait la langue russe et l'art de voyager en
Sibérie. Mais, sauf ces misères inhérentes à un voyage dans cette
contrée, notre route s'est faite jusqu'ici sans dangers et sans
difficultés. La principale mésaventure qui nous soit arrivée est un
arrêt forcé de cinq heures dans les amas de neige de l'Oural, et
le seul contre-temps qui en soit survenu s'est borné à une couple
d'oreilles et de joues gelées, et qui, heureusement, appartenaient
à un de nos conducteurs, ou yemschiks, qui était sur le siège du
traîneau.

Un coup d'œil sur le tableau des distances que nous avons parcourues
entre Orenbourg et Omsk pourra vous donner une idée du côté le plus
désagréable d'un voyage en Sibérie, et vous faire concevoir les
souffrances qui attendent encore le lieutenant Danenhower et les
neuf hommes qui l'accompagnent avant d'atteindre la première station
de chemin de fer sur la frontière européenne. En vérité, quand je
songe à la longueur du voyage que ces braves gens font en ce moment,
je suis presque tenté d'en rester là de mon récit. Il n'est guère
possible qu'ils puissent trouver des traîneaux aussi chauds et
aussi confortables que celui mis si gracieusement à ma disposition
par le gouverneur général; or, à moins qu'ils ne soient munis de
bonnes fourrures, j'ai tout lieu de craindre qu'ils aient beaucoup
à souffrir du froid, peu importe qu'ils voyagent pendant le jour ou
pendant la nuit. Mais ce n'est que dans une prochaine lettre, lorsque
j'aurai vu le lieutenant et ses hommes, et qu'ils m'auront fait le
récit de leur expédition sur l'Océan Arctique et de leur voyage à
travers la Sibérie, que je pourrai vous entretenir plus longuement à
ce sujet.

Omsk se trouve à 1,000 milles ou 1,540 verstes d'Orenbourg, soit
un peu plus du tiers de la distance de cette dernière ville à
Irkoutsk. Nous avons fait en moyenne 150 verstes ou 100 milles par
vingt-quatre heures: mais, dans les trois derniers jours, notre
voyage a été beaucoup plus rapide que dans les cinq ou six premiers.
Il faut attribuer la lenteur relative de notre marche, non pas tant
aux amas de neige ou au mauvais état des chemins que nous avons
rencontrés, qu'au temps consacré à préparer nos repas. Une heure
perdue pour préparer notre déjeuner, une heure pour notre dîner et
une heure pour notre souper nous donnaient un total de trois heures
par jour ou l'équivalent de 30 milles. Je me suis donc vite décidé
à laisser de côté les provisions et les friandises que nous avions
apportées pour m'en remettre à la fortune du pot tout le reste de la
route. Ensuite, par une distribution judicieuse de pourboires aux
conducteurs, je suis parvenu également à réduire au minimum le temps
passé aux stations, de sorte que le troisième ou le quatrième jour,
nous avons fait 200 verstes par jour, et dans les vingt-quatre heures
qui ont précédé notre arrivée à Omsk, nous avons franchi 235 verstes
ou 150 milles, ce qui est une bonne allure, même en Sibérie. Dans
les endroits où la route était bonne, nous avons souvent fait une
verste en quatre minutes ou un mille en six, tout en conservant cette
allure pendant quinze ou vingt milles consécutifs. Dans le district
d'Orenbourg, c'est-à-dire d'Orenbourg à Troïsk, j'ai payé quatre
kopecks, ou à peu près deux _cents_, par cheval et par verste; sur la
route postale ordinaire, de Troïsk à Omsk, je n'ai plus payé qu'un
kopeck et demi par mille et par cheval. Nous avions d'ordinaire cinq
chevaux, à cause de l'épaisseur de la couche de neige qui couvrait la
route. Quelquefois ce nombre a été réduit à quatre, mais fréquemment
nous l'avons porté à six, et dans l'Oural nous en avons même eu
jusqu'à huit pour nous tirer des amas de neige.

Les quelques jours que j'ai passés à Orenbourg ont été sérieusement
employés à équiper le traîneau du gouverneur général. Nous avons
eu, en outre, à faire l'achat de fourrures pour le voyage. Pendant
tout ce temps, l'empressement à nous être agréable du chef de la
police ne s'est pas démenti un seul instant. Quant à vous faire
connaître les objets qui sont nécessaires à un voyageur s'embarquant
pour la Sibérie, je n'ai pas de meilleur moyen que de vous faire
l'énumération de mes emplettes.

Se tenir les pieds chauds étant le grand desideratum pendant un
voyage en traîneau, j'avais acheté trois paires de chaussettes en
laine pour protéger mes extrémités inférieures, qui, jointes à
deux caleçons très chauds, des inexpressibles fort épais, et trois
chemises en flanelle, devaient constituer la première enveloppe
protectrice de mon corps. Une longue paire de bottes montant
jusqu'aux cuisses, recouvertes elles-mêmes de bottes en feutre épais
atteignant aux genoux, formaient le reste de mon équipement par en
bas. Une longue redingote russe doublée de fourrure pour mettre
sur la première enveloppe, et un large surtout en peau de renne
garnie de ses poils à l'intérieur et à l'extérieur, complétaient
l'accoutrement. Le surtout, bien que le moins cher, est le plus
nécessaire de tous ces vêtements; avec lui, on peut braver les plus
basses températures, car, étant imperméable à la chaleur, il empêche
le corps de perdre la sienne propre, tout en opposant une barrière
impénétrable au froid. Il est nécessaire de se protéger le cou et la
tête autant qu'on le peut; j'avais donc acheté un cache-nez en laine
d'Orenbourg pour me couvrir la gorge et les oreilles, ainsi qu'un
bonnet très chaud comme coiffure, sur lequel je devais mettre un
capuchon en poil de chameau tissé, tel qu'en fabriquent les Kirghiz.
Ce dernier, auquel on donne le nom de _baschlik_, est hautement
recommandé par le docteur Nordenskjold; au reste, il est en usage
dans l'armée russe. C'est une coiffure chaude dont le bord antérieur
peut, quand on veut dormir, être ramené sur la face, qu'il couvre
en partie et préserve efficacement contre les morsures du froid le
plus vif. Si j'ajoute à ce qui précède une couple de paires de gants
bien chauds, j'en aurai fini avec la description de mon accoutrement,
et je puis dire qu'ainsi cuirassé, je ne ressentis pas la moindre
atteinte du froid pendant les quatre premiers jours du voyage, malgré
que le traîneau restât ouvert. Par la suite, le nez fut la seule
partie de mon corps qui eut à en souffrir, car cet utile appendice,
qui fait l'ornement de notre visage, est très difficile à protéger, à
moins de rendre la respiration difficile et embarrassée. Je fus, en
outre, obligé d'acheter un grand tapis en peau pour couvrir le fond
du traîneau, et toute une collection de coussins pour amortir les
chocs et les soubresauts qu'on est toujours exposé à ressentir avec
un véhicule de l'espèce du nôtre.

Comme provision de bouche, je m'étais muni d'une centaine de boîtes
de potage conservé qu'il suffisait de faire dégeler et de chauffer;
de quarante ou cinquante beefsteaks tout cuits; d'un petit flacon
de cognac pouvant servir au besoin de thermomètre, si le mercure
venait à se solidifier; d'un peu de beurre, de fromage, de quelques
condiments, d'une poêle à frire, d'un pot à soupe, de couteaux,
de fourchettes, etc. Nos provisions se congelèrent immédiatement,
et, dans cette condition, pouvaient se conserver indéfiniment. Le
fromage glacé et les condiments furent pour nous des ressources
inappréciables dans les misérables stations de poste qu'on rencontre
le long de la route. Nous n'avions ni vin ni bière; de l'eau froide
ou du thé pendant toute la durée du voyage et, de temps à autre, du
lait délicieux et des œufs frais furent les seules boissons que nous
pûmes nous procurer.

Ainsi approvisionnés, nous partîmes, après que notre chargement eût
été scientifiquement arrimé dans notre vaisseau des steppes par le
propriétaire de l'hôtel de l'Europe, un Allemand des bords de la
Baltique dont la maison peut être recommandée aux voyageurs qui se
dirigent sur Orenbourg pour aller, soit en Sibérie, soit dans l'Asie
centrale, car c'est de cette ville que partent les routes postales
dans un grand nombre de directions. Orenbourg est aussi le centre des
communications régulières avec Tashkend, dont la route est tout aussi
fréquentée que celle d'Irkoutsk.

Nos préparatifs terminés, nous partîmes le vendredi matin. Cinq
petits chevaux vigoureux étaient attelés à notre traîneau, un
dans les brancards, deux autres à ses côtés (c'est l'attelage des
_troïkas_) et deux de volée. Sur l'un de ces derniers était grimpé
un petit garçon dont on n'apercevait que le manteau en peau de
mouton et le capuchon de fourrure. Tout étant prêt, le conducteur,
ou yemschik, monta sur le siège, tandis que deux cosaques à cheval
nous attendaient pour nous escorter jusqu'à la sortie de la ville.
Dès que le chef de la police nous eut fait ses adieux et nous eut
souhaité bon voyage, le yemschik et le postillon firent retentir
l'air de leurs cris. A ce signal, nos petits chevaux à la crinière
hérissée baissèrent leurs naseaux jusqu'à terre et partirent à
fond de train, enlevant le traîneau et nous emportant, au bruit du
tintement joyeux de leurs grelots, jusqu'à la première station,
éloignée de seize verstes. Leur ardeur ne se ralentit pas un seul
instant. Ces vigoureux petits chevaux ne connaissent pas le trot; ils
partent au galop, et si quelqu'un les active de temps en temps, le
bout de l'étape est atteint en quelques minutes. Ce sont de braves
et courageuses petites bêtes, au long poil, aux membres gros, laides
à voir, mais souples comme des chats, rapides comme des cerfs, et
d'une force surprenante. Avec elles, le fouet est inutile; il suffit
ordinairement au yemschik, pour piquer leur susceptibilité, de faire
entendre un juron amical ou de vanter, par des cris d'admiration,
leur résistance à la fatigue et leur vitesse. Alors, ils bondissent
et ne laissent guère voir qu'ils sentent le poids d'un traîneau quand
la route est bonne.

N'allez pas cependant vous imaginer qu'un voyage en traîneau sur
la neige des routes asiatiques ou sibériennes soit tout à fait
aussi agréable qu'une promenade d'hiver sur la Cinquième Avenue ou
à Central Park. Au début de la saison des neiges et des frimas,
de petits trous se sont formés dans les routes des steppes; ces
trous étaient insignifiants au commencement, c'étaient au plus de
simples dépressions de niveau sur lesquelles les traîneaux passaient
sans secousses bien sensibles. Mais l'hiver est la grande saison
des voyages pour les caravanes de l'Asie centrale, et c'est à
cette époque que des centaines de traîneaux, attelés de paisibles
chameaux ou d'infatigables petits chevaux à long poil, de la plaine,
s'alignent sur les routes qui conduisent à Orenbourg. En ce moment,
ces traîneaux, lourdement chargés, ont passé en files interminables
le long de ces routes, et quand le premier a rencontré une de ces
ornières sur son passage, tous les autres l'ont suivi l'un après
l'autre, de sorte que les petits trous de cet été sont aujourd'hui de
véritables fondrières où les traîneaux plongent avec une impitoyable
énergie. Les routes au-delà d'Orenbourg sont ainsi coupées par des
ornières profondes pendant un grand nombre de milles, ce qui fait que
votre traîneau subit le roulis et le tangage exactement comme entre
Douvres et Calais.

Mais votre traîneau, cette goëlette des steppes, peut soutenir
la gageure contre n'importe quel paquebot du Canal pour toutes
espèces d'allures, et encore lui rendre des points pour un certain
nombre de poses d'équilibre instable. Placez-vous à l'intérieur et
comptez-les. Il y a d'abord le trou en avant, que vous reconnaissez
quand votre traîneau s'élève comme les steamers du Canal et fait un
plongeon furieux pour avoir le plaisir de se relever triomphalement,
la seconde d'après, sur la crête de la vague suivante. D'autres
plongeons moins hardis succèdent au plongeon désespéré que vous venez
de faire avec votre véhicule, et vous finissez par vous imaginer que
vous êtes revenu en terrain droit. Mais, pendant l'été, il s'est
formé des ornières profondes comme des cavernes qui, vous pouvez en
être sûr, n'ont point disparu de la surface du monde avec l'hiver,
quoique la neige les ait recouvertes et nivelées. Soudain, comme
si une vague d'une hauteur immense vous eût pris par le travers,
vous roulez sur votre compagnon de voyage; vous vous imaginez
alors être ignominieusement versé sur le côté de la route: pur
effet d'imagination. Votre traîneau, après avoir fait une douzaine
de mètres au plus sur le côté, reprend de lui-même sa position
verticale et vous replace, avec un rude soubresaut, dans le sens de
la perpendiculaire. Car si la construction des traîneaux russes est
particulière, elle est cependant faite de manière à les empêcher de
verser, sauf par un miracle, par un fossé ou par un précipice. Le
traîneau proprement dit, sur lequel repose le corps du véhicule, est
bâti entièrement en bois; les différentes parties sont assemblées
entre elles par des joints bien faits et à grand renfort de cordes.
Les patins, sans ferrure, sont très rapprochés,--à une distance de
deux pieds et demi au plus. Mais ces traîneaux ont un appareil de
sûreté, espèce de balustrade placée tout autour à environ un pied de
terre, qui empêche tout accident. Le yemschik aura beau faire, il
ne peut vous verser, et aucune collision sérieuse ne peut survenir
pendant la route. Pendant la nuit, cette disposition présente des
avantages spéciaux: vous rencontrez des caravanes sans fin; les
conducteurs, depuis le premier jusqu'au dernier, sont tous endormis,
tandis que votre yemschik, fier de son rang et ne tenant nullement
à suivre, avec son traîneau, un des côtés de la route, continue à
suivre la ligne droite, renverse tous les obstacles qui se trouvent
sur son passage, et se maintient triomphant au milieu du chemin.
Quelquefois les conducteurs de caravanes sont terriblement obstinés,
mais il leur faut se résigner à voir leurs traîneaux lourdement
chargés versés sur le côté de la route, au grand divertissement du
yemschik, et sans trop de chagrin pour ces Asiatiques indolents,
qui sont parfaitement accoutumés aux mauvais traitements que leur
infligent les lords des routes postales.

Dans l'après-midi de notre second jour de voyage, nous atteignîmes
la chaîne des monts Oural, ou, pour être plus exact, les derniers
échelons de cette chaîne avant qu'elle ne s'abaisse pour disparaître
presque complètement autour de la mer Caspienne et du lac Aral,
non que je prétende par là qu'on doit faire fi des montagnes qu'on
rencontre entre Orenbourg et Omsk, car elles s'élèvent encore à un
millier de pieds au-dessus du niveau de la mer, mais leurs flancs
arrondis, sans être entrecoupés de précipices, n'en sont pas moins
assez dangereux pour les traîneaux. De routes, sur le penchant de ces
montagnes, il est inutile d'en chercher; les caravanes de marchands,
seules, y ont tracé des sentiers que le voyageur est forcé de suivre.
De temps en temps, ces sentiers traversent la steppe, puis soudain
font un détour à droite ou à gauche pour suivre le cours d'une
rivière glacée, ou pour arriver plus loin au pied des montagnes.
Juste en face de vous s'élève une colline insignifiante qui n'a pas
plus de cent pieds d'élévation; les cris du yemschik vous préviennent
que votre attelage va monter; celui-ci prend son élan, et les cinq ou
six vigoureuses petites bêtes piquent une course sur le flanc de la
colline et arrivent ainsi au milieu de la pente; mais il leur reste
à atteindre le faîte. C'est alors que l'agilité et la sûreté de pied
des petits chevaux sibériens se montrent dans tout leur jour, et que
vous pouvez vous figurer que l'attelage qui vous traîne est composé
de gros chats plutôt que de chevaux, car ils grimpent véritablement
sur la pente inclinée. Après une heure ou deux de cet exercice, ils
atteignent enfin la crête. L'heure du danger approche: la route
contourne à mi-pente les flancs largement arrondis de la montagne;
au moment où vous passez, elle est unie comme une glace, car une
vingtaine de caravanes vous ont déjà précédé ce jour-là sur cette
route. Soudain votre traîneau glisse rapidement sur le plan incliné
où il est placé, et vous vous imaginez que le poids du véhicule va
entraîner traîneau, attelage et tout le reste au bas de la pente.
Rien de tout cela. Vos petits chevaux tournent brusquement leur tête
vers le sommet, arrêtent le mouvement et reprennent leur route.
Souvent il leur faut franchir plus d'un mille le long de la montagne
en répétant nombre de fois cette manœuvre. Si, par hasard, les
harnais étaient vieux et usés et venaient à se rompre, vous en seriez
quitte pour une jambe ou un bras brisé, mais vous perdriez rarement
la vie. Votre traîneau pourra glisser sur la pente et aller jusqu'au
bas de la colline avec une vitesse vertigineuse, toutefois il ne sera
jamais renversé.

Nous ne devions toutefois pas franchir les derniers échelons de
l'Oural sans quelque aventure. Nous quittâmes la station, au pied
de la chaîne, à cinq heures du soir, avec cinq chevaux attelés à
notre traîneau. Le maître de poste jugeait ce nombre suffisant.
Néanmoins, par précaution, il nous avait donné un postillon de
renfort pour conduire la seconde paire de chevaux, car on avait
changé la disposition de notre attelage, le cheval de brancards ayant
été privé de ses deux acolytes, placés en avant. Le vent s'était
élevé dans l'après-midi et soufflait avec violence au moment du
départ. Nous nous trouvions alors en compagnie de deux marchands
juifs qui, n'ayant aucun bagage dans leur traîneau, avaient réussi
à nous suivre pendant une partie de l'après-midi. Il avait même été
convenu que nous continuerions de marcher de conserve pour franchir
le dernier chaînon de montagnes. Cette étape était, en effet, une
des plus longues et la plus difficile de la journée: nous avions une
vingtaine de milles à faire en plein pays de montagnes, et il nous
fallait franchir la crête la plus élevée de la chaîne. Heureusement
la nuit n'était pas sombre,--d'ailleurs, elle ne l'est jamais,
dans ces régions couvertes de neige,--mais le vent commença à
soulever toute cette neige, ce qui rendit l'air aussi opaque qu'un
brouillard de Terre-Neuve. Ne pouvant plus rien distinguer le long
de la route, nous nous installâmes commodément au fond de notre
traîneau, ne laissant qu'une toute petite ouverture pour avoir un
peu d'air pur; puis, semblables aux passagers qui, au milieu de la
tempête, se réfugient dans leurs cabines, comptant sur l'habileté
du capitaine pour les mener au port, nous abandonnâmes le soin de
notre propre sûreté à l'adresse de nos yemschiks, et nous laissâmes
conduire sans nous inquiéter des dangers que nous pouvions courir.
Les mugissements de la tempête et le sifflement aigu de l'air qui
pénétrait à l'intérieur du traîneau par la petite ouverture dont
je viens de parler, couvraient tous les bruits du dehors, sauf le
tintement des grelots et les cris répétés de notre yemschik en
chef, qui encourageait son attelage, et ceux des postillons qui lui
répondaient. C'était pour nous la seule preuve que nos conducteurs
étaient toujours à leur poste. Vers huit heures, la température
tomba presque subitement à 20° Réaumur au-dessous de zéro. De son
côté, le vent redoubla de violence et semblait vouloir emporter
le traîneau. Le son clair des grelots attachés aux harnais, qui
jusque-là avait bercé nos oreilles de son agréable monotonie, se
faisait bien entendre encore, mais ce n'était plus ce carillon
joyeux et continu auquel nous nous étions habitués dans la plaine.
De temps en temps, un amas de neige interrompait notre marche, mais
nos courageuses petites bêtes repartaient après quelques minutes
d'arrêt. Cependant ces échappées devinrent peu à peu de plus en
plus rares, et finalement, juste au moment où nous allions atteindre
la large crête de la montagne, les chevaux s'arrêtèrent net sans
pouvoir avancer d'un pouce. Le conducteur descendit alors de son
siège et vint nous prévenir que notre attelage était incapable de
faire avancer le traîneau d'un pas de plus. Nous descendîmes, dans
l'espoir qu'en l'allégeant de notre poids les chevaux pourraient
le tirer de ce mauvais pas. La couche de neige qui couvrait le sol
autour de nous avait trois pieds d'épaisseur et augmentait presque
à vue d'œil. Quand le traîneau fut ainsi allégé, le yemschik se
décida à faire une nouvelle tentative; peine inutile: les chevaux,
quoique épuisés de lassitude, répondirent cependant avec courage
à la voix de leur guide, et, comme s'ils comprenaient qu'on leur
demandait un dernier effort, ils bondirent de toute la longueur de
leurs traits; mais le traîneau resta immobile comme un terme. Les
pauvres animaux enfonçaient dans la neige jusqu'au poitrail. Après
plusieurs efforts simultanés, le désordre commença: chaque cheval se
mit à faire des efforts individuels désespérés; tous tombaient les
uns après les autres, mais se relevaient aussitôt pour recommencer,
et semblaient décidés à succomber à la tâche plutôt que d'y renoncer.
Mais, à la fin, le cheval des brancards tomba complétement épuisé et
resta étendu dans la neige. Pendant tout ce temps, les conducteurs,
connaissant bien leurs animaux, ne firent pas une seule fois usage du
fouet; ils savent, en effet, que lorsque leurs chevaux renoncent à
la besogne, malgré leurs cris et leurs encouragements, c'est qu'ils
n'en peuvent plus.

C'est ainsi que le jeudi, à dix heures du soir, nous nous trouvâmes
arrêtés sur la croupe la plus élevée de l'Oural, à dix milles de la
station du versant opposé la plus voisine, au moment où une violente
tempête déchargeait sur nous toute sa fureur. Dans cette position,
il ne nous restait qu'à envoyer au village voisin chercher des
hommes et des chevaux de renfort. Nous ordonnâmes donc à deux des
postillons de s'y rendre à cheval et de revenir avec du secours dans
le plus bref délai. Mais en voyant partir ses deux collègues, notre
yemschik en chef parut pris d'une véritable terreur de rester seul
avec les chevaux, et insista beaucoup pour obtenir l'autorisation
de se joindre à eux. Peut-être eut-il raison. On savait, en effet,
que des troupes nombreuses de loups rôdaient dans les montagnes, et
des chevaux épuisés devaient certainement être un appât suffisant
pour les attirer. Nous le laissâmes donc partir, et bientôt après
nous vîmes disparaître chevaux et cavaliers derrière la crête de
la montagne. Peu à peu, nous cessâmes d'entendre le tintement des
grelots, et nous nous trouvâmes seuls pour veiller à notre propre
conservation et à celle du traîneau du gouverneur. D'étranges idées
remplissent l'esprit de gens laissés en pareille situation. Nous
ignorions combien de temps il nous faudrait attendre du secours. Les
hommes partis pour l'aller chercher ne rencontreraient-ils point des
amas de neige plus considérables qui les empêcheraient de revenir
nous porter assistance? Malgré ces pensées peu encourageantes, nous
résolûmes de prendre patience et de nous tenir sur nos gardes.
Nous tirâmes nos armes, bien déterminés, si les loups venaient à
se montrer, à faire bonne contenance, et, s'ils nous attaquaient,
à grimper sur le haut du traîneau pour nous y défendre jusqu'à
la dernière extrémité. Comme le bruit du vent couvrait tous les
autres, nous ne pouvions espérer entendre les hurlements de ces
bêtes féroces s'ils venaient à s'approcher; nous devions nous tenir
aux aguets. Tout à coup, nous aperçûmes, à travers le brouillard et
à cent cinquante ou deux cents mètres, un petit point noir auquel
notre imagination pouvait prêter n'importe quelle forme. Bientôt
après, nous en distinguâmes un second que nous n'avions certainement
point encore remarqué; puis plusieurs autres: c'étaient donc des
loups, ou bien encore quelque buisson dont le vent avait enlevé la
neige. Nous les surveillâmes attentivement; mais ils semblaient se
mouvoir. Nous nous décidâmes alors à leur envoyer nos balles. Nous
fîmes feu; mais les points noirs restèrent immobiles, soit que nos
coups eussent porté juste,--ce qui est fort improbable,--soit que ces
points ne fussent que de simples buissons plantés là pour indiquer
aux conducteurs de traîneaux leur chemin au milieu de cette vaste
nappe de neige. Lequel des deux était-ce? Il m'est impossible de
le dire, quoique mon compagnon, qui a résidé pendant trois ans en
Sibérie, soutînt mordicus que nous avions eu affaire à des loups.
Malgré cette alerte, nous sentant fatigués à la longue et à moitié
gelés, nous rentrâmes dans notre traîneau et nous nous ensevelîmes
dans nos fourrures, pour attendre notre délivrance, sans plus nous
préoccuper des loups que s'ils n'existaient pas. L'attente fut
longue et pénible, car cinq heures s'étaient écoulées avant que
nous entendissions le tintement des grelots dans le lointain. Peu
de temps après, nous distinguâmes enfin, à travers le brouillard,
un petit troupeau de chevaux traçant leur route au milieu du
manteau blanc dont la montagne était recouverte, et les cris et
les clameurs de nos hommes nous annoncèrent que nous allions être
tirés de notre situation peu enviable. Une bande de paysans armés
de larges pelles en bois suivaient nos libérateurs et venaient pour
ouvrir une tranchée dans l'amas de neige où nous étions restés en
détresse. Dix minutes d'un travail opiniâtre, et le terrain était
déblayé devant nous. Nos postillons enfourchèrent leurs chevaux, et
bientôt après on eût pu nous voir, dans notre véhicule, monter et
descendre en bondissant sur le flanc de la montagne. Enfin, vers
quatre heures du matin, nous atteignîmes la station voisine. C'était
le dimanche. En arrivant, nous trouvâmes nos deux bons amis de la
veille, les deux juifs asiatiques, endormis et ronflant bruyamment
sur les deux seuls bancs inoccupés de la salle de la station. Ils
nous avaient suivis, avec leur léger traîneau, jusqu'au moment
où nous étions restés en détresse, puis, profitant des ténèbres,
s'étaient dérobés tranquillement à notre vue; ils n'avaient pas même
eu l'obligeance d'avertir le maître de poste de la situation critique
où nous nous trouvions. Révoltés d'une semblable conduite, nous fîmes
immédiatement changer nos chevaux, et nous les laissâmes là en leur
souhaitant charitablement d'être bientôt pris dans un amas de neige
et de n'en jamais sortir.

Maintenant revenons aux loups. Je suis forcé, malgré moi, d'admettre
que ceux de Sibérie, ou plutôt de la Sibérie méridionale et de la
province d'Orenbourg, n'ont pas l'habitude d'attaquer les voyageurs
sur les routes.

Fieffés poltrons, ils peuvent hurler et suivre les gens isolés,
mais en règle générale ils se bornent à attaquer pendant la nuit
les basses-cours des fermes dans les villages, pendant le jour,
à guetter un jeune poulain, un mouton écarté de son troupeau ou
échappé à l'œil vigilant du pasteur nomade. Pendant toute la durée
de nos longs voyages de nuit, nous n'avons aperçu que treize loups,
non compris nos loups imaginaires de l'Oural. Trois jours après
l'aventure que je viens de raconter, sur les sept heures du soir,
pendant que nous étions occupés à admirer le paysage de neige au
clair de la lune, mon compagnon s'écria: «En voilà!» Je regardai, et
je vis onze de ces animaux, gros comme des renards arrivés à toute
leur taille, qui traversaient tranquillement la route. Quand nous
fûmes passés, ils s'arrêtèrent pour nous regarder sans témoigner la
moindre crainte. Nous fîmes arrêter notre attelage, et, sortant du
traîneau, nous eûmes le temps de prendre nos armes, de les charger et
de faire feu avant qu'ils bougeassent, comme s'ils étaient indécis
sur ce qu'ils avaient de mieux à faire: rester à portée de nos
balles, où ils étaient relativement en sûreté, ou continuer leur
chemin, peut-être au risque de se faire tuer. Plus tard nous en
vîmes deux autres qui, après avoir traversé la route devant nous,
attendirent que nous eussions fait feu sur eux, pour prendre leur
course vers un endroit moins périlleux. Pour montrer combien les
loups sont peu dangereux en Sibérie, j'ajouterai que rarement les
conducteurs de traîneaux signalent leur présence. Le genre de chasse
que leur font les paysans des contrées que nous avons traversées
en est une autre preuve: quand ceux-ci désirent se débarrasser des
rapines et des brigandages commis par ces carnassiers dans leurs
basses-cours ou dans leurs troupeaux, ils s'arment d'un gros bâton
puis montent sur leurs rapides petits chevaux, et s'en vont les
assommer dans les steppes. Ceci est facile quand la neige est encore
molle et n'a qu'un pied environ d'épaisseur, car le loup, bientôt
épuisé, finit par perdre la respiration et s'assied sur la neige,
où il attend tranquillement le chasseur, qui l'assomme avec son
bâton. Quant à poursuivre les traîneaux, je suis porté à croire que
les loups ne le font jamais sur les grandes routes suivies par les
courriers. Le thème favori sur lequel un voyageur en Sibérie aime
à broder est cependant de dépeindre la course échevelée qu'il a
été obligé de faire, poursuivi par une bande de loups affamés; de
raconter comment il a tué celui qui approchait son traîneau de plus
près, et comment aussi (en dépit du proverbe) ces voraces carnassiers
ont dévoré leur compagnon et leur guide, tandis que son yemschik,
frappant à coups redoublés sur ses chevaux, leur faisait atteindre
une vitesse vertigineuse, et à la fin déposait son voyageur en sûreté
à la station voisine. Je sais que la relation d'un voyage en traîneau
à travers la Sibérie manquerait de son principal attrait, s'il ne
contenait le récit d'une pareille aventure; mais je sais aussi que
les loups ne sont pas nombreux sur les routes postales de ce pays,
ou, s'ils sont nombreux, ce sont des animaux assez poltrons pour ne
pas faire courir au voyageur plus de danger que n'en offriraient des
renards. Je suis même porté à croire que plus d'un chien inoffensif
a péri, sacrifié à l'ambition de voyageurs avides d'avoir à raconter
quelque aventure émouvante. A chaque station de poste, en effet, on
trouve un certain nombre de ces bonnes bêtes, qui ressemblent assez à
des loups. Ces animaux appartiennent à la station et sont peut-être
les favoris des yemschiks eux-mêmes; ils aiment à suivre leur maître
véritable ou d'adoption jusqu'à la station voisine et à revenir avec
lui. Très souvent il peut arriver qu'un couple de ces chiens, n'ayant
rien de mieux à faire ici-bas, se fourre dans la tête de vous servir
d'escorte en galopant paisiblement le long du traîneau. Ils courent
alors un grand risque de payer de leur vie cette innocente fantaisie.
Gare à eux, en effet, si le voyageur vient à les apercevoir pendant
la nuit, car à la vérité, la mort d'un chien ne peut-elle pas, tout
aussi bien que celle d'un loup, servir de thème à une imagination
fertile pour broder sa petite histoire émouvante? Pour moi, je vous
dépeins les loups tels que je les ai vus jusqu'à présent. Si plus
tard, je viens à rencontrer sur ma route quelques-uns de ces colosses
décharnés décrits par certains voyageurs, alors peut-être aurai-je à
changer complétement de langage à leur sujet.

Aux yeux de mon compagnon de voyage, la mésaventure qui nous était
survenue sur le sommet de l'Oural n'était que le juste châtiment
de l'acte sacrilège que nous avions commis en partant un vendredi.
Cette révélation ne laissa point d'exciter mon hilarité. «Attendez et
vous verrez, continua-t-il en souriant à son tour, nous aurons trois
accidents au moins avant d'obtenir le pardon de cette faute.»

L'incident suivant parut lui donner raison, car le second châtiment
ne devait pas se faire attendre. Nous étions au dimanche; ce jour-là
nous arrivâmes vers midi à Bamsaja, qui est la première station
après Orsk. Étant pressés par la faim nous nous y arrêtâmes avec
l'intention de dîner. Comme le maître de poste n'avait rien à nous
donner, nous nous décidâmes à puiser dans nos provisions, où je
pris une boîte de potage préparé, et, pendant que mes compagnons
s'occupaient de la vaisselle et de la batterie de cuisine, je
me mis en devoir d'ouvrir cette boîte. J'avais fait à Orenbourg
l'acquisition d'un instrument spécial pour ce genre d'opération.
L'instrument, il est vrai, était des plus primitifs, et je n'avais
jamais fait d'apprentissage; mais je dus cependant m'y prendre
avec une maladresse peu ordinaire, car, en finissant de détacher
le couvercle de la boîte, je me l'enfonçai jusqu'aux articulations
des deux doigts de la main droite. Cette blessure fort douloureuse
laissait échapper beaucoup de sang. L'hémorrhagie devint même si
abondante, que je commençai à craindre de perdre pour longtemps
l'usage de mes deux doigts, d'où serait résultée pour moi
l'impossibilité d'écrire. «Allons, me dit mon compagnon, je ne
connais qu'une chose à faire en cette circonstance. Voulez-vous que
j'envoie chercher le médecin tartare du village? Ces gens font des
cures réellement remarquables. Étant à Irkoutsk, j'ai moi-même été
guéri d'érysipèles aux pieds, par un de ces médecins, lorsque tous
les docteurs m'avaient abandonné.»--«Très bien, lui répondis-je,
appelez qui vous voudrez, homme ou femme, peu m'importe, dès lors
qu'il pourra arrêter le sang.»

Ce sont d'étranges personnages, ces docteurs de village,
ordinairement d'origine tartare, chez qui l'art de guérir se transmet
de génération en génération d'une façon toute particulière. Un
homme, par exemple, ne révèle point son secret ni ses formules, à
ses enfants mâles, mais à ses filles; et celles-ci, à leur tour,
ne les transmettent qu'à leur descendance masculine. Le docteur
fut trouvé plus promptement que nous ne l'avions espéré, le maître
de poste nous ayant dit que le yemschik qui devait nous conduire à
la station voisine, s'était rendu fameux par ses cures. On le fit
appeler; c'était un homme encore jeune, vêtu de peaux de moutons
grossières, mais d'un abord et d'un aspect agréables. Il entra dans
la salle, examina mes blessures pendant un moment, puis demanda
à mon compagnon mon nom et celui de mon père: «Ivan Ivanovitch,
c'est-à-dire Jean fils de Jean, lui répondit celui-ci, ajoutant que
j'espérais être complétement guéri dans deux jours.» Ainsi renseigné
sur mon nom et sur ma parenté, le paysan posa un de ses doigts sur
l'extrémité de mes doigts blessés. Il leva les yeux au plafond,
murmura à demi-voix une prière ou formule mystérieuse, dans un jargon
tartare, auquel je ne compris naturellement rien. Je pus cependant
distinguer les deux noms Ivan Ivanovitch, ce fut tout. Il ajouta
seulement que mes blessures seraient guéries dans le délai fixé.
Je jetai les yeux sur mes deux doigts, dont le sang avait coulé
jusque-là avec tant d'abondance, qu'il s'en était formé une petite
flaque sur le plancher, et je fus fort étonné de voir l'hémorrhagie
arrêtée comme par un effet magique. Une ligne rouge de sang s'était
déjà formée entre les lèvres des deux coupures. J'étais stupéfait,
mais le fait était là. «Rien de plus?» demandai-je. «Rien du tout»,
me répondit le paysan; tenez votre main tranquille et les blessures
vont se fermer. Je pris cependant la précaution de placer une petite
pièce de coton-laine sur les coupures et d'envelopper mes doigts dans
un mouchoir. Deux jours après, les lèvres des deux plaies étaient
presque complétement reprises, et je pouvais recommencer à me servir
de mes doigts pour inscrire mes notes sur mon carnet. Au moment où
j'écris cette lettre, deux petites raies rouges sur les articulations
de mes doigts, indiquent seules que j'ai été coupé en cet endroit.
La guérison a été si parfaite, que mes doigts sont aussi souples
aujourd'hui qu'ils l'étaient huit jours avant que je n'essayasse
d'ouvrir la malheureuse boîte.

Cette petite histoire pourra paraître un peu bizarre et indigne
d'être rapportée; car peut-être est-il ordinaire que des coupures
dans les articulations des doigts se ferment d'elles-mêmes en deux
jours, et d'une manière si complète, qu'on peut se servir de sa
main pour écrire sans ressentir la moindre douleur et sans craindre
de voir la plaie se rouvrir; c'est ce que j'ignore. Cependant, hier,
je montrai les cicatrices de mes doigts à un docteur allemand, qui
habite Omsk, et il ne put s'empêcher de reconnaître que la guérison
s'était opérée avec une rapidité vraiment remarquable, ajoutant que
les déchirures de ce genre sont généralement très gênantes pendant
dix ou quinze jours; au reste, il m'avoua que les praticiens du pays
reconnaissent parfaitement la puissance mystérieuse que possèdent
les médecins indigènes. Naturellement je n'entrerai point dans la
discussion de ce sujet au point de vue psychologique.

Un voyage en traîneau d'un millier de milles à travers les steppes
immenses de la Sibérie n'est point aussi dépourvu de charmes qu'on
pourrait se l'imaginer. D'abord le carillon joyeux des grelots
attachés aux harnais de votre attelage, auquel votre oreille
s'habitue, vous procure un certain sentiment de plaisir; ensuite
quelle jouissance de se sentir emporté dans l'espace avec une
rapidité vertigineuse pendant des jours et des nuits! Il est vrai
que, quand les vents, perdant leur violence furieuse, cessent de
chasser devant eux les nuages de neige à travers les steppes, que
la tempête s'est apaisée et que le soleil brille pendant toute la
journée dans un ciel pur et sans nuages, le jour se passe dans une
lugubre uniformité; vos yeux se fatiguent à se promener sans cesse
sur une plaine de neige d'une blancheur éblouissante, mais votre
imagination n'est jamais oisive. L'immensité de cette nappe blanche
vous semble un vaste océan dont la surface a été glacée subitement
et maintenue avec les milliers d'accidents qu'elle présentait à ce
moment. Les longs sillons qui roulent l'un après l'autre et les lames
à la crête déchiquetée, tout s'y trouve. Une longue file de buissons
ou de végétaux nains, vous représentent la population d'une plage de
bains pendant l'été, et vous pouvez aisément vous figurer pour un
instant, vous trouver en face de Manhattan Beach avec ses nombreux
baigneurs. Quand le soleil disparaît de l'horizon, l'immense mer
de neige, qui se prolonge à l'infini, se trouve, pour un instant,
environnée des teintes les plus vives, et le ciel, depuis l'horizon
jusqu'au zénith, revêt toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Ici,
point de ténèbres, point de nuit. Le soleil a disparu, mais la
couleur de la neige vous permet de voir au loin de tous côtés. Alors
la lune se lève et montre son orbe petit et insignifiant, mais
brillant et froid comme une étincelle électrique. En face d'une telle
lune, le poète a pu dire:

    La lune a suspendu sa lampe au firmament,

car, par rapport à tout ce qui vous entoure, elle ressemble au globe
d'une lampe électrique, suspendu seulement à quelques centaines de
pieds de la surface de la terre, à un demi-mille de distance. Vous
avez peine à reconnaître en elle votre vieille amie la lune, qui,
dans les climats plus chauds, inonde de sa douce lumière les bois
et les vallées, et entoure d'une auréole la tête des amoureux dans
leurs promenades sentimentales au milieu des jardins, des moissons,
ou sur le bord des rivières, des lacs ou de la mer. Ici, elle est
brillante sans éclat, et paraît si près de vous, qu'elle semble
prête à vous tomber du ciel sur la tête. Indifférente aux amours, au
moins pendant le long hiver de la Sibérie, elle éclaire le voyageur
et lui indique sa route. Mais vers le matin, d'épais brouillards
qui semblent s'élever subitement, obscurcissent sa lumière et vous
empêchent de voir à vingt mètres. Ces brouillards, d'un froid
pénétrant, durent jusqu'au lever du soleil, qui les dissipe à mesure
qu'il monte sur l'horizon. Les effets d'optique auxquels on assiste
alors sont réellement curieux: car ces brouillards intenses donnent
aux objets les plus rapprochés une forme et un aspect vraiment
fantastiques. Plus curieuses encore sont les formes bizarres
qu'affectent les petits bouquets de broussailles et de ronces
rachitiques plantés à cinquante mètres de distance les uns des autres
des deux côtés du chemin, entre Orenbourg et Omsk, surtout au moment
du crépuscule. La neige amoncelée au pied des buissons, représente
toutes sortes d'animaux vrais ou fantastiques, qui semblent garder
un air farouche. On dirait les éléphants qui bordent la chaussée
conduisant aux tombeaux des empereurs de Chine. A côté, de petites
touffes d'arbrisseaux affectent la figure de gnomes amis ou ennemis,
tandis que les saules à la taille élancée, vous représentent
les silhouettes les plus fantastiques et les plus ridicules de
personnages efflanqués, et vous retracent les profils de personnes
connues ou dont vous avez vu la caricature. Ainsi ces deux saules qui
se croisent à la moitié de leur hauteur et se courbent en avant sous
le poids de la neige qui surcharge leur tête, vous représentent-ils
autre chose que Henry Irving, vêtu de son costume d'Hamlet? Voyez
comme il marche à grands pas pour vous suivre. Son voisin ne peut
être qu'un garde du corps efflanqué, avec sa coiffure grotesque,
marchant à ses côtés, pour lui servir d'escorte et le protéger.

Curieux aussi sont les phénomènes musicaux d'un traîneau en
mouvement. Ceux-ci vous permettent, surtout pendant la nuit, de
supputer les degrés de la température extérieure. Ne voyageant
pas pour la science, j'ai naturellement négligé de me munir de
baromètres, de thermomètres aussi bien que de chronomètres, et je
ne possède qu'un thermomètre de poche, acheté à Orenbourg, et dont
l'échelle s'arrête à 30° Réaumur au-dessous de 0°. Mais depuis trois
nuits déjà, le mercure nous refuse ses indications au-delà de 30°
au-dessous de zéro; il nous faut attendre la congélation de notre
flacon de cognac, pour recommencer nos observations thermométriques.
Toutefois ce ne sera que vers 40° Réaumur que nous pourrons avoir
quelques indications sûres. Encore ne sera-ce qu'un jour que ces
indications pourront nous être d'une utilité constante. Heureusement,
pour les températures de 12 à 20°, nous avons un thermomètre
naturel, qui marque ses données par des sons et n'en est pas moins
intéressant. Les patins de notre traîneau, en glissant rapidement
sur la surface cassante de la neige, rendent, aussitôt que le
thermomètre est descendu à 12° Réaumur, un son tout particulier.
Quand vous êtes assis dans le traîneau, vous croyez entendre, à un
mille de distance, une meute innombrable qui tient la bête aux abois,
pendant qu'au-dessous de vous, les sons sortent distinctivement.
A la voix plus grave et plus sonore des vieux chiens, se mêlent
les glapissements clairs et flûtés des jeunes chiennes; mais le
tout forme un concert que les sifflements du roi Burran ne peuvent
couvrir. Il vous est facile alors, quand vous êtes chaudement
enveloppé dans vos fourrures, et si vous êtes à moitié assoupi au
fond de votre véhicule, de vous imaginer que toute la meute du Wild
Huntsman d'Odenwald, s'est rassemblée sous vous et tout autour de
votre traîneau pour vous escorter et vous protéger.

Mais arrivons au roi Burran, ce parent éloigné du Blizzard de
l'ouest, et le grand ogre des voyageurs en Sibérie. Ce vent
malfaisant semble se réjouir quand, à son arrivée, il trouve la
terre couverte de légères particules de neige glacée toutes prêtes
à être enlevées et balayées de-ci, de-là, au gré de ses capricieux
désirs. Aussitôt, il révèle sa joie diabolique par tous les méfaits
qu'il peut commettre sans entraves ni conteste. Appelant à son aide
ses compagnons, toute la famille des Burrans s'en mêle. D'abord,
de son souffle puissant, maître Burran promène à son aise, par
toute l'étendue des plaines immenses, les particules de neige qu'il
rencontre, comme s'il se proposait de niveler toute la contrée et
de la couvrir d'un linceul d'une affreuse monotonie. C'est ainsi
qu'il pousse la neige sur les routes postales jusqu'à ce qu'elle y
atteigne le niveau de la plaine environnante, berçant son stupide
esprit de l'illusion que les conducteurs de traîneaux perdront
leur chemin et resteront en détresse dans quelque banc de neige.
Mais la ruse est éventée, et des buissons de broussailles qu'il ne
peut couvrir ont été plantés le long de la route entière, de sorte
qu'en hiver le yemschik peut conduire son traîneau avec autant de
sécurité qu'au milieu de l'été. «Ah! pense en lui-même ce génie du
mal, il existe un endroit auquel ces stupides humains n'ont pas
songé: cette route qui traverse le bois, là-bas, je la bloquerai, et
cet imbécile de yemschik aura un détour de quatre ou cinq verstes à
faire pour reprendre son chemin.» Aussitôt dit, aussitôt fait: la
route est bloquée, et maître Burran court en fredonnant au village
voisin. «Bon! se dit-il, une station de poste. Ah! le voyageur veut
traverser les rues pour aller prendre son relais de chevaux! je les
lui chaufferai!» Et d'amener toute la neige qu'il peut enlever de
la plaine pour la rassembler en monceaux énormes dans les rues du
village et contre les maisons des paysans. «Voyons, si nous faisions
d'une pierre deux coups, nous aurions non-seulement rendu le chemin
difficile pour le voyageur, mais nous aurions aussi donné à ces
misérables paysans quelque chose de mieux à faire que d'aller l'aider
à dépêtrer son traîneau de la neige. D'ailleurs, les troupeaux de
ces braves gens grelottent derrière leur abri de planches. Quarante
degrés Réaumur, n'est-ce pas trop pour ces pauvres bêtes? Nous allons
leur donner une belle couverture blanche qui les tiendra chaud.»
Ainsi dit, ainsi fait. Maître Burran emplit de neige les cours
des fermes, jusqu'à ce que le niveau de celle-ci atteigne le faîte
des maisons, et, le lendemain, les pauvres paysans sont obligés de
retirer leurs bestiaux de dessous la couche de neige, où quelques-uns
sont déjà morts. Ceci fait, maître Burran, content de lui-même,
s'en va, pour passer le temps, amonceler encore quelques bancs de
neige sur la route, puis reprend le chemin du nord et disparaît. Tel
semble être l'esprit qui guide le roi des tempêtes quand il visite la
Sibérie, et malheur au voyageur qui suit de trop près la marche de ce
monarque. Quand vous suivez les routes postales de la Sibérie, vous
ne pouvez vous défendre de croire que le vieux Burran a pour habitude
de jouer à dessein de pareils tours aux paysans, aux yemschiks et aux
voyageurs, tant sa manière de procéder est uniforme. Un bon nombre
des villages que nous avons traversés pendant les deux derniers jours
de notre voyage d'Orenbourg à Omsk étaient littéralement couverts et
au même niveau que les plaines environnantes, les cours des fermes
étant remplies de la neige qui n'avait pu trouver place dans les rues
du village. Nous fûmes cependant assez heureux pour n'arriver qu'un
jour ou deux après son passage, et nous n'eûmes qu'un seul détour à
faire pour éviter des amas de neige accumulés sur la route dans la
forêt. Une seule fois aussi nous fûmes pris dans son piège, et nous
pouvons encore nous flatter d'avoir perdu, en cette circonstance, le
moins de temps possible.

A part ces phénomènes remarquables de la nature, il ne reste plus
grand chose à voir pendant ce long trajet à travers les plaines de
la Sibérie; seuls, les misérables villages qui se trouvent échelonnés
tous les dix ou quinze milles le long de la route nous offrent un
spectacle nouveau. Juste à l'époque où nous passions, ces hameaux
présentaient une animation et une vie extraordinaires: cela vient de
ce que les dernières semaines qui précèdent le long jeûne du carême
sont ordinairement choisies par les jeunes gens pour se marier,
et plus il y a de mariages, plus on est gai. Dans une vingtaine
de villages que nous traversâmes, les mariages semblaient être la
seule occupation du moment. Des traîneaux conduits par des paysans
couronnés de guirlandes, surchargés de jeunes filles de tous les
âges, depuis six ans jusqu'à trente, toutes chantant et criant d'une
façon des plus désagréables, montaient ou descendaient les rues ou
faisaient, à la file les uns des autres, le tour de la petite église
de bois. Les gens plus âgés, les parents du marié et de la mariée,
restaient à l'intérieur des maisons, où ils buvaient jusqu'à tomber
ivres-morts, en l'honneur de la circonstance. Dans une station, nous
trouvâmes le maître de poste complétement abruti par la boisson, ce
qui nous causa un retard assez considérable; cependant il n'était
que midi; le soir, sans doute, il aura eu une attaque de _delirium
tremens_, ou quelque voyageur l'aura trouvé couché dans la neige en
quelque endroit du village. Quant aux animaux qui s'y trouvent, vous
les voyez tous, quand le soleil brille, pressés le long des maisons
sur le côté le plus chaud de la rue, se réchauffant de leur mieux.
En hiver, on rencontre fort peu de voyageurs dans les stations
échelonnées le long de la route; cependant chacune d'elles a une
salle séparée pour les voyageurs, qui peuvent s'y reposer et y dormir
pendant la nuit sur des bancs de bois sans que le maître de poste
ait le droit de leur demander le moindre payement. Nous pourrions
compter sur nos doigts les voyageurs que nous avons rencontrés
pendant le millier de milles que nous venons de parcourir. Ce furent
d'abord un officier russe et sa femme, que nous trouvâmes dans une
première station, où ils avaient accaparé les deux sofas de la salle
des étrangers. Dans une autre, nous rencontrâmes une famille entière
qui, après un voyage de six semaines, était arrivée d'Irkoutsk à
Troïsk. Le mari, homme d'une quarantaine d'années, avait rempli
le poste de caissier dans une banque à Irkoutsk; il s'en allait à
Saint-Pétersbourg pour y chercher un climat nouveau et plus sain
pour lui. Il emmenait avec lui sa femme et un petit enfant, confié
aux soins d'une vieille nourrice. Il nous raconta qu'à Krasnoyarsk,
une autre de ses enfants, une petite fille, était tombée malade et
y était morte. Enfin, dans une troisième station, ce fut un vieil
employé du gouvernement, faible et usé, qui avait passé trente
ans à Irkoutsk, et qui, à la fin, avait obtenu d'être rappelé à
Saint-Pétersbourg, où il espérait terminer ses jours au milieu de
ses amis. Il avait l'air profondément triste. En route, il avait eu
le malheur d'être volé par un autre voyageur. Il est bien rare, à la
vérité, qu'un employé subalterne puisse revenir en Europe après avoir
occupé un poste en Sibérie. Il est assez facile d'obtenir un emploi
dans cette contrée, mais à peine un sur mille de ceux qui s'y rendent
peut économiser assez d'argent pour revenir au milieu des siens. On
pourrait avec raison mettre, pour les employés, sur la frontière de
Sibérie, cette inscription terrible:

«Vous tous qui me franchissez, dites pour toujours adieu à
l'espérance et aux amis que vous laissez derrière vous.»

Il y a peu d'éloges à faire des maîtres de poste et des stations
établies sur les routes de la province d'Orenbourg et de la Sibérie
en général; les uns et les autres ne brillent nullement par l'aspect,
et les premiers, quand ils ne sont pas absolument stupides, sont
des coquins. Les meilleurs d'entre eux, cependant, sont les vieux
Cosaques, qui se montrent toujours polis et convenables, et ne
manquent jamais de vous donner une partie de leur lait frais et de
leurs œufs, ou de partager avec vous leur frugal repas. Un des
plus beaux types de ces maîtres de poste cosaques que nous ayons
rencontrés était celui de Kapakulskaya. C'était un beau vieillard de
soixante-dix ans environ, nommé Ponsmarew. Il possédait une vaste
maison et d'immenses troupeaux de moutons, de chevaux et de bœufs,
qu'il entretenait sur les steppes. La rencontre de cet homme, qui
nous représentait réellement un des plus nobles types de sa race, et
avec lequel nous pouvions nous entretenir, nous fit véritablement
plaisir. Il nous présenta ses deux fils, beaux jeunes gens de
dix-neuf et vingt ans, qui, avec leur vieux père, sont les plus
beaux spécimens de l'espèce humaine que nous ayons rencontrés sur
notre route. Ils étaient assez intelligents pour nous fournir maints
renseignements sur leur genre de vie et sur leurs travaux. Au moment
du départ, ils nous offrirent de nous faire visiter un campement
de Kirghiz nomades dont la station d'hiver se trouvait à quelques
verstes seulement de notre route. Naturellement, j'acceptai cette
offre immédiatement. Un des fils attela donc son traîneau et nous y
conduisit, tandis que notre traîneau nous suivait.

Quoique demi-nomades, les Kirghiz de ce district sont à moitié
civilisés et _russifiés_. Pendant l'été, ils errent avec leurs
tentes, ou _kibitka_, sur toute l'étendue des steppes où ils font
paître leurs énormes troupeaux de gros et de menu bétail; mais,
pendant l'hiver, ils reviennent s'établir dans leurs maisons de
bois, construites sur le modèle des maisons russes, et qui sont
plus chaudes que leurs tentes. C'est la saison pendant laquelle ils
s'adonnent à l'élevage des jeunes chèvres, des agneaux et des veaux,
comme aussi celle où ils s'occupent de l'éducation de leurs enfants.
Leurs troupeaux sont enfermés dans de vastes caves creusées dans le
sol et recouvertes de terre presque au niveau de la plaine. Leurs
légères kibitkas sont toujours plantées près de là, mais restent
inhabitées pendant la saison rigoureuse. Quant à la maison de bois
de ceux que nous visitions, nous la trouvâmes chauffée par un de
ces immenses poêles qu'on ne rencontre qu'en Russie, et nous pûmes
nous convaincre que le samovar y joue un rôle important. Contigu
à la maison d'habitation, se trouve un hangar couvert en chaume
et bois, abrité: c'est l'étable réservée aux femelles qui ont des
petits. Un peu plus loin, une petite hutte sombre, grande comme une
cabane irlandaise, mais plus chaude et plus propre, sert de salle
d'école aux enfants du village et aussi de salle de récréation aux
jeunes chevreaux et aux jeunes agneaux. On nous introduisit dans
cette pièce, non sans peine, à la vérité, car une douzaine de chèvres
et de brebis se montrèrent tout à fait disposées à nous disputer
la préséance. Mais quelle scène délicieuse! quel étonnant concert!
On eût dit un essaim d'abeilles; et un troupeau d'agneaux, confiné
dans cette petite cabane faisait chorus. Une demi-douzaine de jeunes
Kirghiz, assis sur le sol avec les jambes croisées, montrant leurs
petites figures brunes aux yeux fendus en amandes, surmontées d'un
bonnet de fourrure, et penchés sur leurs livres, lisant ou plutôt
bourdonnant leur leçon avec une charmante intonation. Au milieu de ce
délicieux bourdonnement d'abeilles, se mêlait par intermittences un
chœur bruyant de voix chevrotantes dont nous fûmes quelques instants
avant de découvrir les exécutants. A la fin, nous les aperçûmes.
C'étaient une vingtaine de jolis petits animaux enfermés dans une
niche déposée dans un des angles de la cabane. Les enfants étaient
naturellement accoutumés à ce bruit, qui, pour nous, paraissait
étrange. Ils chantaient leurs leçons et leurs prières en langue
kirghize, sur un rhythme d'une délicieuse monotonie. C'est une
espèce de récitatif chanté que les prêtres ritualistes pourraient
imiter, au grand avantage de leurs congrégations. Ce chant,
entremêlé et interrompu par le bêlement des chevreaux, auxquels
leurs mères répondaient du dehors, formait un concert scolaire
kirghiz étrangement intéressant. Les enfants étaient tous très
jeunes, leur âge variant de trois à dix ans; aussi ce fut avec une
extrême surprise que nous les entendîmes lire couramment l'écriture
hiéroglyphique de leurs gros livres kirghiz. Le maître, un jeune
homme de dix-sept à dix-huit ans, était armé d'une longue baguette
dont il se servait seulement pour appliquer de temps en temps un
léger coup sur le bonnet de ceux de ses élèves qui se montraient
inattentifs. La durée des classes est trois heures le matin et trois
heures le soir, pendant tout l'hiver, et ce petit monde paraît très
heureux de son existence. Avant de quitter cette scène intéressante,
mon ami en fit un croquis, et, après avoir distribué quelques livres
de gâteaux de miel aux enfants, nous partîmes de cette singulière
salle de classe. Au dehors, une demi-douzaine de Kirghiz, montés sur
leurs petits chevaux poilus et rapides, nous attendaient pour nous
escorter; ils nous suivirent jusqu'à notre traîneau, en marchant
toujours au galop et en poussant des cris de joie.

Nous voici enfin à Omsk, où nous sommes arrivés jeudi soir de bonne
heure, grâce à l'extrême et puissante bienveillance du gouverneur
général de la Sibérie occidentale. Le long de la route, depuis
Troïsk, tous les maîtres de poste avaient été prévenus de mon arrivée
et invités à me tenir des chevaux en réserve. En approchant d'Omsk,
nous traversâmes nombre de stations où se trouvaient des voyageurs
munis de la podoroschnaya ordinaire. Ceux-ci attendaient patiemment
des chevaux, tandis que les nôtres étaient amenés immédiatement
et attelés à notre traîneau. Aussi nous avancions à grandes
journées. Dans plusieurs stations, les trois meilleurs chevaux, qui
sont toujours réservés pour les courriers impériaux et pour les
gouverneurs, nous furent donnés, afin que notre voyage ne souffrît
d'aucun retard. Enfin, à notre arrivée, nous trouvâmes des chambres,
que nous avait fait réserver le chef de la police.

Ma première visite fut naturellement pour le gouverneur général.
Il avait déjà télégraphié mon arrivée au lieutenant Danenhower,
à Irkoutsk. Son Excellence fut extrêmement bienveillante et me
donna beaucoup de conseils au sujet de la meilleure nourriture que
nous pouvions prendre pour la route. Il plaça ensuite un de ses
aides-de-camp à ma disposition pendant tout le temps de mon séjour
à Omsk. En un mot il me témoigna, sous tous les rapports, la plus
complète bienveillance.

Omsk est une ville agréable, possédant de beaux édifices publics,
des boulevards et des rues magnifiques; elle a même un petit bois de
Boulogne à l'extérieur. Cette ville est située sur l'Irtysch et l'Om;
c'est le siège du gouverneur général de la Sibérie occidentale et
du commandement militaire. Elle est fière du nombre de ses écoles,
d'une manufacture de drap appartenant à l'État, d'un corps de cadets
pour la Sibérie, dans lequel cent élèves apprennent l'état militaire
et iront ensuite commander les régiments de ligne ou les régiments
de Cosaques. Le commerce de cette ville avec l'Asie centrale est
considérable et productif, car les marchands paraissent y faire
d'excellentes affaires.

Les plus grands désagréments, pour les habitants de cette ville,
sont la chaleur accablante et la poussière dont ils ont à souffrir
pendant l'été, et, en second lieu, le penchant universel que les
ouvriers et les domestiques montrent pour le vol. Chaque année, cette
ville reçoit d'Europe plusieurs milliers de malfaiteurs qui y sont
envoyés en exil; on les répartit, il est vrai, entre les villages de
la province, mais presque tous trouvent moyen de revenir à Omsk, où
ils forment l'armée des yemschiks, des garçons d'hôtel, des valets de
pied, des manœuvres et des vagabonds; aussi les habitants d'Omsk se
plaignent-ils avec raison de cet état de choses.

Hier, j'acceptai l'invitation d'aller passer la soirée dans une
famille allemande, pour y assister à une partie de billard. Ce fut
pour moi une bonne aubaine, car j'eus ainsi l'occasion d'apprendre un
grand nombre de détails sur les petites misères de la vie dans cette
capitale au petit pied. M. Rosenplaenter et sa femme, mes hôtes, sont
originaires des provinces baltiques; le mari exerce la profession
de pharmacien dans cette ville, où il possède une charmante maison.
Il me raconta quelques-unes des aventures curieuses qui lui sont
arrivées avec les exilés russes.

«Un jour, me dit-il, un ouvrier qui avait été employé par moi,
quelques semaines avant, pour réparer des appareils de chauffage,
vint me trouver pour me demander de l'argent.

»--Pourquoi vous donnerais-je de l'argent? lui demanda-t-il, fort
surpris. Ne vous ai-je pas payé l'ouvrage que vous avez fait pour moi?

»--Oh! j'en conviens, répondit l'ouvrier, mais je vous ai sauvé la
vie.

»--Comment cela?

»--Eh bien, pendant que je réparais votre poêle, j'étais parvenu à
découvrir où était votre argent, et je m'étais entendu avec deux
complices pour vous voler. Les deux autres voulaient vous tuer, vous
et votre femme, afin de faire un bon coup de filet, mais je m'y suis
opposé de toutes mes forces, et, comme vous le savez, nous n'avons pu
vous voler qu'une partie de vos habits de fourrure.

»Je lui donnai cinq roubles pour sa bienveillance, dit M.
Rosenplaenter, heureux d'apprendre que j'avais échappé à un meurtre
et à une mort subite.

»Une autre aventure tout aussi curieuse, ajouta-t-il, m'est encore
arrivée il y a quelques semaines seulement.

»Un officier de la police étant venu me prévenir qu'un prisonnier qui
avait été autrefois à mon service désirait me parler pour me faire
une révélation importante, je demandai qu'on me l'amenât:

»--Eh bien, dis-je à cet homme, quand il fut en ma présence,
qu'avez-vous à me faire savoir?

»--Je demande pardon à Votre Honneur, me répondit-il, mais je
voudrais me débarrasser d'une boîte de drogues et de médicaments que
j'ai volée pendant que j'étais à son service.

»Je lui dis de l'aller chercher, et, quand il revint, je trouvai des
articles d'une valeur d'une couple de cent roubles qui tous avaient
été dérobés chez moi. Il me demandait cinq roubles pour me les
restituer, mais je ne lui en donnai que deux.

»Puis, l'interrogeant sur le motif qui l'avait poussé à commettre ce
larcin:

»--Pourquoi, lui dis-je, aviez-vous volé ces substances dont vous ne
connaissez ni le nom ni l'usage?

»Alors il me répondit avec un aplomb imperturbable:

»--Vous savez bien, monsieur, que j'avais un frère à Omsk; eh bien,
nous nous étions décidés à quitter cette ville pour aller établir
une petite pharmacie dans notre village, qui est près d'ici, et nous
espérions y faire de bonnes affaires; mais mon frère s'en est allé,
et moi j'ai renoncé à me mettre dans le commerce.»



CHAPITRE XIV.

D'Omsk à Krasnoyarsk.

  Omsk.--Coup d'œil sur les environs de cette ville.--Aridité et
    fertilité.--Ce que serait devenue la Sibérie occidentale en
    d'autres mains que celles des Russes.--Les marais de la Baraba,
    d'après M. Jules Verne et Mme de Bourboulon; ce qu'ils sont
    en hiver.--Les caravanes de thé en Sibérie.--Quelle source
    d'ennuis elles sont pour les voyageurs.--Commerce du thé en
    Russie.--Kolyvan.--Le registre aux réclamations.--La condition
    précaire d'un maître de poste.--La Sibérie peinte en quelques
    lignes par une artiste française.--Les forçats en rupture
    de ban.--Arrivée à Tomsk.--Le dimanche du beurre dans cette
    ville.--Opinions diverses sur la ville de Tomsk.--Réflexions
    sur l'avenir des relations commerciales entre l'Europe et
    la Sibérie par la mer de Kara.--De Tomsk à Krasnoyarsk.--M.
    Danenhower reste à Irkoutsk.


    Krasnoyarsk (Sibérie orientale), 17 février 1882.

J'ai quitté Omsk, la belle capitale de la Sibérie occidentale, le 8
février, à neuf heures du matin. Le lieutenant Danenhower m'avait
télégraphié d'Irkoutsk que le secrétaire de la marine lui avait
envoyé l'ordre de quitter immédiatement cette ville pour retourner
aux États-Unis, en emmenant les neuf hommes de son canot sauvés avec
lui. Son intention était, m'annonçait-il, de partir le jeudi suivant.
J'ai donc cru sage de prendre des dispositions pour que nous nous
rencontrions à Krasnoyarsk plutôt que dans n'importe quelle autre des
stations de la route, car ces stations ne possédant pas d'hôtel, il
nous eût été impossible de nous trouver en tête-à-tête.

Pendant les deux jours que je suis resté à Omsk, après mon long
voyage à travers les steppes de la province d'Orenbourg, je n'ai
guère trouvé de temps pour visiter cette ville. Avec ses larges rues,
ses boulevards ombragés, les bords pittoresques de sa rivière, Omsk
doit être, comme Orenbourg, une jolie ville en été. Néanmoins, les
gens qui l'habitent disent préférer les six ou sept mois d'hiver à
la chaleur et à la poussière du reste de l'année. Dans les mois les
plus chauds, les gens riches quittent la ville pour se rendre dans de
charmantes localités sur les bords de l'Irtysch, où ils passent un
mois ou deux sous les tentes khirghizes, qui sont les habitations les
plus agréables qu'on puisse trouver pour cette époque. Avec l'hiver
commencent les fêtes mondaines, car il ne faudrait pas s'imaginer
que les villes sibériennes manquent de toutes sortes d'attractions.
Omsk possède un théâtre où se donnent des représentations dramatiques
deux fois par semaine, un cirque que les Russes aiment surtout à
fréquenter, et de nombreux concerts privés et publics. Ces amusements
servent surtout à rendre la vie agréable pour les habitants de cette
ville. Cependant la neige et les froids continuels de l'hiver, aussi
bien que la poussière et la chaleur de l'été, doivent rendre le
séjour d'Omsk terriblement pénible pour un étranger. Les étrangers,
et principalement les dames employées au télégraphe, m'ont dit
que la première année de séjour en Sibérie est pour eux une année
d'affaissement moral. Ils se sentent entièrement séquestrés du reste
de l'univers; une épouvantable mélancolie s'empare d'eux et les tue;
aussi beaucoup d'entre eux, ne pouvant économiser assez d'argent
pour s'en retourner, se laissent aller au désespoir et se suicident.
Les terribles vents du nord semblent les glacer jusqu'au cœur, sans
que l'été puisse leur ramener la joie. On dirait que ces immenses et
lugubres plaines sans arbres, qui s'étendent pendant des milliers de
verstes autour de la ville, et la nature elle-même, se coalisent pour
leur rendre leur sort plus cruel et plus terrible.

Cependant on ne doit point accuser la nature seule de l'état de
choses qui existe dans cette partie de la Sibérie. L'homme aussi
a contribué largement à développer la monotonie qui règne sur ces
immenses surfaces; il a abattu les grandes forêts qui couvraient
autrefois cette contrée, sans se mettre en peine au moins jusqu'à ces
dernières années, de les remplacer par d'autres. Élargissant ainsi
les limites du désert qui règne autour de lui. Aujourd'hui si les
immenses forêts qui couvrent les flancs de l'Altaï n'existaient pas
pour emmagasiner les eaux qui alimentent les grandes rivières, il
lui serait impossible de soutenir ici le grand combat de la vie. Il
est vrai, la Russie ayant enfin reconnu le mal en même temps que ses
causes, s'efforce, depuis quelques années, d'en atténuer les effets
en entreprenant, mais dans de trop étroites limites, des cultures
forestières. Il faudra bien du temps pour réparer la faute du passé.

Un jour, me tenant sur le pont de l'Irtysch, à Omsk, je cherchais à
découvrir à quelque vingt milles de distance les limites de la plaine
qui entoure la ville; mais aussi loin que l'œil pouvait s'étendre,
je n'apercevais que la surface immense et dénudée de la steppe, qui,
en cette saison, ressemblait à un vaste océan de glace, où j'étais
tenté de chercher la matière de quelque navire arrivant au port. A
mes pieds se trouvaient seuls, un steamer solitaire et trois barques
emprisonnés dans les glaces de la rivière; et ce sont là les seuls
bâtiments par lesquels se fait le transport de presque tous les
produits de la contrée voisine. Cependant le sol, là où il n'a point
été envahi par le sable, est extrêmement fertile, et des flottes de
steamers auraient peine à enlever toutes ses productions s'il était
intelligemment soigné et cultivé. La Sibérie occidentale aurait pu
devenir le Canada de l'Asie et le grenier de toute l'Europe, si le
gouvernement russe avait accordé plus d'attention au développement
intérieur de cette contrée, et s'il avait déversé sur elle les
millions dépensés dans la guerre contre la Turquie. Si, au lieu
de tomber dans les mains de la Russie, la Sibérie fût devenue une
colonie anglaise, ou se fût trouvée l'un des États du Far-West, sa
population serait triplée aujourd'hui.

Il y a quelques années, la Russie fit étudier le tracé d'une ligne
de chemin de fer à travers l'Oural qu'on se proposait de prolonger
jusqu'aux rivages de l'Océan Pacifique, mais l'argent lui fait
défaut, et son papier-monnaie n'a plus que les deux tiers de sa
valeur d'émission; en outre les charges des anciens emprunts pèsent
lourdement sur le pays. Cependant si cette ligne était construite
et si la Russie savait, en poursuivant ses conquêtes au sud de la
Sibérie et dans l'Asie centrale, tirer parti des ressources des pays
conquis, le commerce de la Chine avec l'Europe serait bientôt entre
ses mains, et l'Amérique aurait un terrible rival sur le marché des
céréales. Mais depuis trois siècles qu'elle est en possession de
cette immense contrée, elle n'a su en tirer que des métaux précieux,
ou en faire le lieu d'enterrement de ses condamnés criminels et
politiques.

Je parlais de l'Irtysch tout à l'heure, or ce fut sur ses bords où
la ville d'Omsk étale aujourd'hui sa magnificence que se déroulèrent
les premiers incidents de la lutte qui devait faire tomber sous le
joug moscovite cette immense contrée, qui, depuis, a pris le nom de
Sibérie. Si nous en exceptons la conquête des Indes par les Anglais,
celle de ce pays est peut-être un fait unique dans l'histoire.

Mais ce n'est point ici le lieu de faire l'histoire de la conquête
de la Sibérie par les Russes. Nous ne suivrons donc point M.
Jackson dans la digression qu'il entreprend à ce sujet, renvoyant
les lecteurs désireux de connaître les détails de cette conquête
remarquable à tous les points de vue aux ouvrages d'histoire, où ils
pourront l'étudier plus en détail et sur des données plus précises
que celles que nous pourrions lui fournir en courant. Arrivons donc à
la description des marais de la Baraba.

Chacun a présent à la mémoire le récit émouvant que fait l'auteur
bien connu des _Aventures de Michel Strogoff_, au moment où celui-ci
traverse les marais de la Baraba. L'intrépide courrier quitta Omsk
le 29 juillet, c'est-à-dire au milieu des chaleurs de l'été. Le
lendemain il traversa la station de poste de Touroumoff, pour entrer
dans le district marécageux de la Baraba.

«Le 30 juillet[10], à neuf heures du matin, Michel Strogoff dépassait
la station de Touroumoff et se jetait dans la contrée marécageuse de
la Baraba.

  [10] _Michel Strogoff_, par Jules Verne, 1re partie, ch. XV.
  (Hetzel et Cie, éditeurs.)

»Là, sur un espace de trois cents verstes, les difficultés naturelles
pouvaient être extrêmement grandes. Il le savait, mais il savait
aussi qu'il les surmonterait quand même.

»Ces vastes marais de la Baraba, compris du nord au sud, entre le
soixantième et le cinquante-deuxième parallèle, servent de réservoir
à toutes les eaux pluviales qui ne trouvent d'écoulement ni vers
l'Obi ni vers l'Irtysch. Le sol de cette dépression est entièrement
argileux, par conséquent imperméable, de telle sorte que les eaux y
séjournent et en font une région très difficile à traverser pendant
la saison chaude.

»Là, cependant, passe la route d'Irkoutsk, et c'est au milieu de
mares, d'étangs, de lacs, de marais dont le soleil provoque les
exhalaisons malsaines, qu'elle se développe, pour la plus grande
fatigue et souvent pour le plus grand danger du voyageur.

»En hiver, lorsque le froid a solidifié tout ce qui est liquide,
lorsque la neige a nivelé le sol et condensé les miasmes les
traîneaux peuvent facilement et impunément glisser sur la croûte
durcie de la Baraba. Les chasseurs fréquentent assidûment alors la
giboyeuse contrée à la poursuite des martres, des zibelines et de ces
précieux renards, dont la fourrure est si recherchée. Mais, pendant
l'été, le marais redevient fangeux, pestilentiel, impraticable même,
lorsque le niveau des eaux est trop élevé.

»Michel Strogoff lança son cheval au milieu d'une prairie tourbeuse
que ne revêtait plus ce gazon demi-ras de la steppe, dont les
immenses troupeaux sibériens se nourrissent exclusivement. Ce n'était
plus la prairie sans limite mais une sorte d'immense taillis de
végétaux arborescents.

»Le gazon s'élevait alors à cinq ou six pieds de hauteur. L'herbe
avait fait place aux plantes marécageuses, auxquelles l'humidité,
aidée de la chaleur estivale, donnait des proportions gigantesques.
C'étaient principalement des joncs et des butomes, qui formaient
un réseau inextricable, un impénétrable treillis, parsemé de mille
fleurs, remarquables par la vivacité de leurs couleurs, entre
lesquelles brillaient des lis et des iris, dont les parfums se
mêlaient aux buées chaudes qui s'évaporaient du sol.

»Michel Strogoff, galopant entre ces taillis de joncs, n'était
plus visible des marais qui bordaient la route. Les grandes herbes
montaient plus haut que lui, et son passage n'était marqué que par le
vol d'innombrables oiseaux aquatiques, qui se levaient sur la lisière
du chemin et s'éparpillaient par groupes criards dans les profondeurs
du ciel.

»Cependant, la route était nettement tracée. Ici elle s'allongeait
directement entre l'épais fourré des plantes marécageuses; là, elle
contournait les rives sinueuses de vastes étangs dont quelques-uns,
mesurant plusieurs verstes de longueur et de largeur, ont mérité le
nom de lacs.

»Entre autres endroits il n'avait pas été possible d'éviter les
eaux stagnantes que le chemin traversait, non sur des ponts, mais
sur des plates-formes branlantes, ballastées d'épaisses couches
d'argile, et dont les madriers tremblaient comme une planche trop
faible jetée au-dessus d'un abîme. Quelques-unes de ces plates-formes
se prolongeaient sur un espace de deux ou trois cents pieds, et
plus d'une fois les voyageurs, ou tout au moins les voyageuses des
tarantass, y ont éprouvé un malaise analogue au mal de mer.

»Michel Strogoff, lui, que le sol fût solide ou qu'il fléchît sous
ses pieds, courait toujours sans s'arrêter, sautant les crevasses
qui s'ouvraient entre les madriers pourris; mais, si vite qu'ils
allassent, le cheval et le cavalier ne purent échapper aux piqûres de
ces insectes diptères, qui infestent ce pays marécageux.

»Les voyageurs obligés de traverser la Baraba pendant l'été ont le
soin de se munir de masques de crins, auxquels se rattache une cotte
de mailles en fil de fer très ténu, qui leur couvre les épaules.
Malgré ces précautions, il en est peu qui ne ressortent de ces marais
sans avoir la figure, le cou, les mains criblés de points rouges.

»L'atmosphère semble y être hérissée de fines aiguilles, et on serait
fondé à croire qu'une armure de chevalier ne suffirait pas à protéger
contre le dard de ces diptères. C'est là une funeste région que
l'homme dispute chèrement aux tipules, aux cousins, aux maringouins,
aux taons, et même à des milliards d'insectes microscopiques, qui ne
sont pas visibles à l'œil nu; mais, si on ne les voit pas, on les
sent à leurs intolérables piqûres, auxquelles les chasseurs sibériens
les plus endurcis n'ont jamais pu se faire.»

Telle est la description des marais de la Baraba, empruntée presque
mot pour mot à Mme de Bourboulon, femme du ministre de France en
Chine de 1858 à 1862. Cette dame nous donne une intéressante relation
de son voyage à travers les marais. «Komsk, qui se trouve à 358
verstes d'Omsk, dit-elle, est ravagé annuellement par la fièvre des
marais; en automne cette maladie prend un tel développement que
toutes les gens, qui sont à même de le faire, quittent cette localité
pour Kolyvan ou Omsk. On m'a assuré que les gens qui habitent dans
les villages de ces marais atteignent rarement la cinquantaine. Mais,
s'écrie-t-elle, quelles magnifiques prairies on pourrait faire dans
ces marais abandonnés.»

En terminant la description que M. Jules Verne lui a évidemment
empruntée pour son _Voyage de Michel Strogoff_, elle dit: «La Baraba,
qui a 320 verstes (325 kilomètres) dans sa partie la moins large et
qui s'étend en hauteur du cinquante-deuxième au soixantième degré de
latitude, est peut-être le plus vaste marais du monde. Occupant le
fond d'un immense plateau, situé entre les fleuves Obi et Irtysch,
elle sert de réservoir aux eaux pluviales ainsi qu'à celles qui
proviennent de la fonte des neiges, et, comme le sol argileux en
est imperméable, ces eaux n'y trouvent pas d'écoulement, et y
forment des lacs, des étangs et des marais fétides et croupissants.
Des milliers d'oiseaux aquatiques s'y donnent rendez-vous de la
Haute-Asie et de l'Europe orientale pour y nicher, sachant bien que
c'est là leur empire et que là, l'homme ne viendra pas les déranger.
L'hiver, la neige et la glace recouvrent toute la surface de la
Baraba, qui présente alors le même aspect que les autres contrées de
la Sibérie et qui est sillonnée en tous sens par les traîneaux des
chasseurs de zibelines, de martres et de renards.»

Aussi, en hiver, le voyageur traverse-t-il cette immense et malsaine
contrée, sans ressentir les attaques de la fièvre ou celles des
moustiques. A la vérité, s'il n'était prévenu d'avance, il ne
saurait qu'il passe dans cette région tristement intéressante. La
neige et la glace ont, à cette époque, fait de la Baraba une vaste
plaine blanche et monotone, différant peu du reste des steppes qu'il
a traversées jusque-là. Le seul changement qu'il remarque est la
régularité de la route, et il n'a pas de raisons de s'en plaindre.
Pour nous, la première journée que nous passâmes dans ces marais
fut une de nos meilleures, nous franchîmes deux cent cinquante
milles. Malheureusement nous ne pûmes soutenir cette vitesse dès
que nous rentrâmes sur les routes ordinaires. Nous y rencontrions
des caravanes sans fin de marchands de thé qui nous obstruaient le
passage et nous forçaient de suivre le côté de la route, où nous
attendaient des ornières et des abîmes qui en font un véritable enfer.

Ces caravanes de thé suffisent pour mettre hors de lui le voyageur
le mieux doué. Imaginez-vous, en effet, des centaines de traîneaux
alignés les uns à la suite des autres et dont la ligne se confond
des deux côtés avec les deux points opposés de l'horizon. Ajoutez à
cela que chacun de ces traîneaux est chargé de cinq ou six caisses de
thé, et que tous sont conduits par des lascars qui dorment pendant
toute la nuit, ou s'ils ne dorment pas, se réunissent à cinq ou six
sur un traîneau pour causer et bavarder, tandis que leurs chevaux
vont au gré de leur caprice, barrant le chemin à tout voyageur qui
a le malheur de les rencontrer sur sa route et forçant celui-ci
à chercher au prix de détours incessants à trouver un passage au
milieu d'eux, si mieux il n'aime suivre le côté de la route, remplie
de trous et de fondrières. Il ne faut plus songer ici à s'ouvrir
un chemin de vive force; l'entreprise serait dangereuse, car ces
traîneaux sont lourdement chargés, et votre automédon courrait grand
risque de mettre en pièces véhicule et voyageurs.

Heureusement les paresseux personnages qui conduisent ces
traîneaux ont aussi leurs jours de déboires. Quand les caravanes
qui transportent l'or des mines les rencontrent sur leur passage,
l'escorte de Cosaques qui accompagne ces caravanes a vite fait d'en
nettoyer la voie. Les Cosaques se précipitent au milieu d'eux,
distribuant de droite à gauche des coups de plat de sabre, appuyant
au besoin ce premier avertissement de la pointe de leurs lances. Ce
traitement, tout brutal qu'il est, ne saurait cependant faire naître
chez le voyageur le moindre sentiment de compassion pour ceux qui en
sont l'objet. Quel est l'homme, en effet, si patient qu'il soit, qui
ne deviendrait presque fou de désespoir après s'être senti cahoté
et culbuté pendant toute une nuit pour laisser la voie libre à ces
drôles.

On se demande, en voyant ces immenses caravanes, où les animaux
attelés aux traîneaux et les hommes qui les conduisent peuvent
vivre. Il est vrai, chaque cheval a sa botte de foin sur l'arrière
du traîneau qui le précède, et les conducteurs trouvent sans doute
du pain noir dans les villages qu'ils traversent. Mais les chevaux,
où et quand dorment-ils? Un fois en marche, la caravane ne s'arrête
plus: jour et nuit elle continue sa route; ces pauvres bêtes sont
donc obligées de dormir en marchant, et ce genre d'existence dure
plusieurs mois!

D'Omsk à Tomsk nous avons rencontré au moins six ou sept mille de ces
traîneaux. L'immense quantité de thé qu'ils transportent arrivera
dans un mois environ à la frontière. Mais une quantité plus grande
encore de cette denrée se trouve actuellement à Tomsk, où elle
attend le rétablissement des communications par eau ou par chemin
de fer avec la Russie. Quand on considère l'énorme quantité de thé
importée en Russie chaque année, on est surpris que cette puissance
n'ait pas encore ouvert de meilleures voies de communication entre
ses frontières européennes et celles de la Chine. Jusqu'à présent,
les caravanes sont parties de Kiatcha pour se rendre à Irkoutsk;
de là elles se dirigent vers l'Oural, où elles arrivent après
avoir traversé la Sibérie dans presque la moitié de sa plus grande
longueur. Aujourd'hui il est question de raccourcir ce trajet en
faisant venir les thés par la Mongolie, jusqu'à Blisk. Là on les
embarquerait sur l'Obi pour les amener par eau jusqu'à Tiunsen, en
remontant la rivière Tobol; de Tiunsen, enfin, on les conduirait
par terre à Ekaterinbourg, tête de ligne d'une voie ferrée. Quant
au projet de relier la Chine à la Russie par un chemin de fer à
travers la Sibérie et l'Asie centrale, il n'y faut pas songer d'ici
bien des années. Cependant cette ligne, avec l'appoint du commerce
de la Chine et de l'Asie centrale, joint au transport des produits
agricoles de la Sibérie payerait, en bien peu de temps, les frais de
sa construction. Les produits de la Sibérie ont aujourd'hui bien peu
d'importance à la vérité; et les paysans qui habitent cette contrée
restent apathiques, malgré l'immense étendue de terres arables qu'ils
possèdent; mais il faut en chercher la cause dans le manque de moyens
de transport dont ils souffrent. Si ces gens avaient un chemin de
fer pour conduire leurs céréales sur les marchés européens, ils
secoueraient leur apathie, et, avec l'appoint des émigrants, qui ne
manqueraient pas de venir apporter l'appui de leurs bras, la Sibérie
deviendrait bientôt un des greniers de l'univers.

Six cent cinquante verstes séparent Omsk de Kolyvan. C'est dans
cette dernière localité, suivant Jules Verne (toujours d'après Mme
de Bourboulon), que pendant l'été les officiers et les employés
de Komsk et autres villes voisines, cherchent un refuge contre le
climat malsain de la Baraba. C'est aussi à Kolyvan qu'il place la
scène de rivalité entre les deux reporters français et anglais,
pendant laquelle ce dernier télégraphie des vers, pour rester en
possession du fil télégraphique. Cette localité ne présente rien
d'intéressant; c'est un village trois fois aussi étendu, avec des
maisons trois fois aussi clairsemées que les vingt villages que nous
avons rencontrés dans la steppe. Elle possède quelques beaux édifices
publics, çà et là, comme pour mieux faire ressortir la misère et le
délabrement des autres. Cependant, Kolyvan occupe une place honorable
dans mes souvenirs, car elle possède la seule station de poste, où,
sur un espace de six cents milles, d'Omsk à Tomsk, j'aie pu trouver
autre chose à manger que des choux ou de l'éternel _chai_. Pauvre
vieille femme, comme elle était aux petits soins pour nous! Elle
paraissait seule, cependant, diriger la maison; elle était mariée, il
est vrai, mais son mari était invisible, et je crains fort qu'il ne
fût incapable d'aucun service; ivre peut-être.

Dans chaque station de poste, en Sibérie, les voyageurs ont à leur
disposition un livre sur lequel ils peuvent consigner toutes leurs
réclamations au sujet du service des chevaux ou des extorsions des
maîtres de poste. Les voyageurs russes, d'ailleurs, semblent user
largement du privilège qui leur est accordé de pouvoir divulguer,
dans ces volumes, leurs petits contre-temps et la nature grincheuse
de leur caractère. A Kolyvan, j'ai trouvé plusieurs plaintes de
voyageurs inscrites sur ce livre: les uns tempêtaient parce qu'ils
avaient été obligés d'attendre les chevaux, un autre, parce que le
maître de poste était absent. Cette dernière infraction avait valu à
notre hôte une amende de quatre roubles; même amende lui avait été
également infligée pour avoir fait attendre un relais des chevaux
pendant une heure dix minutes.

Ce n'est certes pas une position absolument enviable, que celle de
maître de poste en Sibérie. Le gouvernement leur alloue, il est
vrai, une somme de 800 roubles par an, pour entretenir une troïka;
mais ils doivent transporter les dépêches à la station suivante,
et tenir constamment trois chevaux à la disposition des courriers.
C'est pourquoi, à moins de pouvoir entretenir une douzaine de
chevaux, leurs revenus sont bien minimes après défalcation de leurs
amendes. Sur la plus grande partie de la route, on leur donne un
kopeck et demi par cheval et par mille; ce qui fait, la moyenne
des relais étant de trois chevaux, moins d'un demi-dollar (2,50)
par vingt verstes. Là-dessus, ils ont à payer les conducteurs ou
yemschiks, dont les gages varient de trente à soixante roubles par
an, non compris leurs pourboires; en outre, du pain et un lit pour se
coucher à la fin de l'année. Les profits du maître de poste sont donc
extrêmement minces.

Mes dépenses pour louage de chevaux d'Omsk à Tomsk, c'est-à-dire sur
une distance de six cents milles, pendant laquelle j'ai toujours
eu cinq chevaux, ne se sont élevées qu'à soixante roubles. Il faut
convenir que ce n'est pas exorbitant, et un prix si peu élevé ne
peut naturellement exister que dans une contrée où la nourriture des
chevaux ne coûte presque rien à leur maître, et où un homme peut
vivre avec cinquante centimes par jour.

A partir de Kolyvan, le pays prend un aspect plus agréable et moins
sauvage. A la longue, je me sentais fatigué de l'extrême monotonie
des steppes et de leur manteau de neige étincelante, de leurs
villages délabrés et de leurs pics solitaires qui vous lorgnent sur
le côté de la route quand vous passez.

En 1853, mourut à Nove-Tcherkask, une artiste française, Mlle Lise
Christiani, que les Suédois, dans leur enthousiasme, avaient nommée
la Sainte-Cécile de France. Pendant treize mois, elle visita la
Sibérie donnant des concerts à Ekaterinbourg, Tobolsk, Omsk, Tomsk,
Irkoutsk, Kiatcha, Yakoutsk, Okhotsk, Petropaulowsk, etc.

Voici ce qu'elle écrivait sur la Sibérie, peu de temps avant de
mourir: «Cet éternel linceul de neige qui m'environne finit par me
donner le frisson au cœur. Je viens de parcourir plus de trois
mille verstes de plaine d'une seule haleine; rien, rien que de la
neige! La neige tombée, la neige qui tombe, la neige à tomber! Des
steppes sans limite, où l'on se perd, où l'on s'enterre! Mon âme a
fini par se laisser envelopper dans ce drap de mort, et il me semble
qu'elle repose glacée dans mon corps, qui la regarde sans avoir la
force de la réchauffer. Je crains, au contraire, que ce ne soit l'âme
ensevelie qui attire bientôt la bête, comme dit Xavier de Maistre.»

Ce sentiment de tristesse désespérante s'empare de vous sur ces
routes de Sibérie, surtout sur celles d'Orenbourg à Kolyvan. Le pays
et la vie vous gèlent le cœur, en dépit de vos chaudes fourrures et
de votre traîneau bien fermé. La terre, sous sa cuirasse neigeuse,
et l'humanité glacée dardent sur vous des rayons étincelants, quand
vous glissez le long de la route. La barbe et les moustaches des
conducteurs sont raidies par la gelée, et leur respiration semble
se transformer en glaçons. Sur ces chemins vous ne rencontrez que
des prisonniers grelottants, et n'entendez que le bruit des chaînes
suspendues à leurs genoux. De-ci de-là, vous voyez encore, sur votre
chemin, un couple de vagabonds aux joues gercées par le froid. Ils
vous tendent la main pour vous demander quelques kopecks que vous
leur donnez; ce sont des forçats en rupture de ban qui essayent de
sortir de Sibérie. Pendant la journée, ils errent le long des routes,
qu'ils abandonnent à l'approche des grandes villes pour chercher un
chemin à travers les marais ou les bois; à la nuit, ils se rendent
dans les villages où se trouve leur nourriture, où chaque paysan met
un morceau de pain à sa porte, pour eux. A la vérité, c'est autant
la crainte que l'humanité ou la commisération qui pousse les paysans
à cet acte de charité. Ces malheureux vagabonds parcourent ainsi des
milliers de verstes dans l'espoir de parvenir à gagner la Russie
d'Europe et de se trouver libres, sans doute pour reprendre leur
existence criminelle. On en cite un qui, après s'être échappé deux
fois de Sakalin, a deux fois fait à pied le long et pénible voyage
jusqu'à la frontière, où il fut arrêté et renvoyé aux mines.

Lorsqu'un de ces vagabonds est pris dans une ville ou dans un village
frontière, il est arrêté par prévention et interrogé sur son nom et
le lieu d'où il vient; s'il refuse de répondre aux questions qui lui
sont posées, ou n'y répond pas d'une façon précise, on le retient
en prison pendant quatre mois, c'est-à-dire jusqu'à ce que la liste
et les signalements des prisonniers évadés soient arrivés des bords
du Pacifique ou des autres lieux de détention. Alors, si un de ces
signalements peut se rapporter à lui, il est renvoyé aux mines;
sinon, il en est quitte pour une condamnation à quelques années de
travaux publics comme vagabond; mais, au bout de sa peine, il a la
joie de se voir libéré et d'échapper ainsi aux longues années d'exil
auxquelles il était d'abord condamné, et peut s'en aller la tête
haute en face de la police. On aurait tort de s'apitoyer outre mesure
sur le sort de ces misérables qui, en général, sont des criminels de
la pire espèce qui ne reviennent au milieu de la société que pour
retourner à leurs anciens vices, et recommencer leurs forfaits. En
règle générale, la Sibérie elle-même est un séjour trop doux pour
eux, car, dans d'autres pays, ils seraient pendus.

Nous approchons enfin de Tomsk. La neige commence à prendre un aspect
moins lugubre dans cette portion favorisée de la Sibérie. Les forêts
se montrent à l'horizon; le pin et le sapin, toujours verts, prennent
la place du bouleau maigre dénudé ou des buissons rabougris; des
collines boisées, entrecoupées de larges et, en apparence, fertiles
vallées, succèdent aux steppes sans limites. La route suit la large
vallée de l'Obi, et, à la fin d'un plateau élevé, nous distinguons
les coupoles arrondies des églises grecques de Tomsk. Ce soir nous
pourrons nous reposer dans la chambre, affreusement sale il est vrai,
mais chaude de ce qu'on appelle un hôtel.

En arrivant j'avais réellement besoin de repos. Avec un aussi joli
paysage que celui que nous avons rencontré pendant les deux cents
dernières verstes, il ne pouvait être question de dormir. En outre,
la route était exécrable: partout des trous semblables à des
fondrières, où le traîneau plongeait à chaque instant; de sorte que
l'existence nous était devenue presque insupportable. Maintenant,
figurez-vous une route où mille par mille, votre traîneau plonge,
butte et craque à chaque instant; où vous croyez à toute minute
que vos chevaux ne pourront vous tirer de l'abîme, et vous ne vous
étonnerez pas d'apprendre que le traîneau du gouverneur général,
qui semblait construit pour durer toute une éternité, commençait
donner à donner des signes de faiblesse, et que nous ayons été
obligés de nous arrêter plusieurs fois pendant le dernier jour pour
lui faire des réparations. Ce fut le dimanche, après midi, que nous
franchîmes le Tom, en passant sur glace, pour gravir, sur l'autre
rive, la pente rapide qui conduit à la ville. Celle-ci, est bâtie
sur un plateau élevé d'où l'œil découvre toute la plaine que nous
venons de traverser. Ce jour-là était un jour de fête pour la jolie
petite ville sibérienne; on était, en effet, au dimanche du Beurre,
qui précède les sept longues semaines de jeûne, imposées à ses
fidèles soumis par une Église intolérante. Ce jour-là, chacun monte
en traîneau pour faire le tour de la ville et parcourir les rues;
c'est la promenade du 1er mai, au Prater, pour les Viennois, ou,
pendant l'été, le Pincio des Romains, et le Rottenrow des citadins de
Londres. Aussi puis-je dire que ce dimanche-là, j'ai vu à Tomsk, au
moins mille traîneaux, conduits par leur propriétaires ou loués pour
la circonstance. Chacun paraissait s'amuser et jouir des rayons du
soleil. Une foule de spectateurs, chaudement vêtus, stationnaient le
long des principales rues, en attendant la procession, ou regardaient
les traîneaux passer sur la glace du fleuve. «Un voyageur, M. Russei
Tillough, nous dit Jules Verne, regarde Tomsk, pendant l'hiver,
non-seulement comme la plus belle ville de Sibérie, mais encore comme
une des plus belles du monde, avec ses maisons ornées de colonnes et
de péristyles, ses trottoirs en bois, ses rues larges et régulières,
ses quinze églises qui reflètent leurs coupoles dans les ondes du
Tom, plus large ici qu'aucun des fleuves de France.» Madame de
Bourboulon, qui visita Tomsk en été, pendant son voyage de Shanghaï à
Moscou, nous l'a dépeint, au contraire, comme une ville maussade. Que
puis-je vous dire, en présence de ces deux opinions diamétralement
opposées, d'une ville que, naturellement, j'eus à peine le temps
de parcourir? D'ailleurs, la beauté d'une ville dépend du point
d'où vous la regardez. Roustchouk, avec ses minarets étincelants et
ses arbres verts, regardé de la rive roumanienne du Danube, semble
un paradis terrestre, tant que vous n'entrez pas à l'intérieur de
ses murs, car alors vous ne trouvez plus qu'un détestable trou.
Bucharest, appelé le Paris de l'Orient par ceux qui n'ont vu que
la Bulgarie, semble, néanmoins, au voyageur qui vient du nord, une
ville fort ordinaire. Tomsk possède une large et belle rue bordée de
superbes maisons, appartenant aux propriétaires des mines d'or ou à
de riches commerçants, et un vaste parc où il y a jardin public avec
cafés, cascades et promenades d'été. C'est une ville gaie (autant
qu'une ville de Sibérie peut l'être), surtout en hiver quand les
commerçants n'ont autre chose à faire que de songer au plaisir, et
que quelques milliers de mineurs viennent s'y installer après les
travaux de la belle saison. Le jour de notre arrivée, on y donnait
un grand bal masqué. Le chef de la police me proposa d'y assister.
«Vous y trouverez, me disait-il, toute la beauté de Tomsk, du grand
comme du demi-monde, et vous aurez occasion de vous y amuser.» Mais
à sept heures du soir, j'étais dans mon lit, et probablement celui
qui eût essayé de me tirer de sous mes couvertures y eût perdu le
reste de ses jours. J'étais complétement épuisé des cahots continuels
des jours précédents; aussi, le lendemain, quand je me réveillai, le
soleil était-il déjà haut sur l'horizon.

Avant de quitter Tomsk, j'eus un entretien avec un Allemand, M.
Edmond Kühn, sur une question à l'ordre du jour dans les capitales
du commerce européen: je veux parler de la possibilité d'établir,
par la mer de Kara, une ligne commerciale entre les ports d'Europe
et ceux de la Sibérie. M. Nordenskjold et autres ont beaucoup écrit
sur ce sujet. Tous, cependant, ont des idées erronées sur l'avenir
des relations qu'on pourrait créer par cette voie entre les marchés
de l'Obi et de l'Yenisséi et ceux d'Europe. Après son voyage de
l'Atlantique au Pacifique par le nord de l'Asie, M. Nordenskjold
a fait beaucoup de bruit pour faire croire à la réalisation de ce
projet. Mais ici, en Sibérie, on ridiculise les idées du professeur
suédois. Si M. Nordenskjold, dit-on, voulait essayer de passer
pendant cinq années consécutives au nord-est, et qu'il y réussit,
il ferait plus pour la cause qu'il soutient qu'on n'a encore fait
jusqu'à ce jour, car le voyage de la _Véga_ n'a fait que confirmer
ce que chaque marin de l'Océan polaire connaissait déjà. Depuis
1874, des vaisseaux sont parvenus à l'embouchure de l'Obi et de
l'Yenisséi, quelquefois il est vrai, avec beaucoup de difficulté.
Depuis 1878, les tentatives faites pour atteindre le nord de la
Sibérie ont été assez heureuses. En 1878, les navires expédiés par
Bartning, de Hambourg, Oswold Cateley, de Saint-Pétersbourg, et celui
du capitaine Wiggins sont arrivés à l'embouchure de l'Obi; en 1879,
ceux de Bartning et Funk, de Bernaul, ceux de Hambourg, ne purent
entrer dans le même fleuve, tandis que la _Louisa_, appartenant à
Knoop, de Brême, entrait dans l'Yenisséi. En 1880, le vaisseau de
Bartning arrivait à l'Obi, tandis que celui de Knoop, ne pouvait
prendre la cargaison qui l'attendait à l'embouchure de l'Yenisséi.
Knoop envoya deux steamers en 1881, qui tous les deux arrivèrent à
destination. La même année, Siriakoff perdait deux navires dans la
mer de Kara et le capitaine Dahlman conduisait le sien sans avaries
à Turkchansk, sur l'Yenisséi. Mais, jusqu'à présent, ceux qui ont
traversé la mer de Kara ont eu à compter avec le hasard, et ces bases
manquent de consistance pour établir une entreprise commerciale. M.
Kühn qui, il y a quatre ans, fut envoyé par une compagnie de commerce
et de colonisation pour étudier les moyens d'établir des relations
commerciales avec la Sibérie, m'a dit qu'il en était arrivé à la
conclusion que le commerce était trop aléatoire pour être profitable.
Il lui est arrivé d'envoyer des chargements à Obdorsk, sur l'Obi,
qu'il a été obligé de revendre à perte parce que les vaisseaux
d'Europe n'ont pu venir les rechercher. Il reconnaît néanmoins que
si la chance favorise un navire, son armateur peut faire d'énormes
profits. «Le blé rouge de Russie, disait-il, me coûtait de 22 à 26
kopecks le poud de 36 livres anglaises; en 1879, de 26 à 36 kopecks;
en 1880, de 30 à 35 et, en 1881, de 35 à 40. Cette dernière année la
récolte avait été bonne, mais les prix élevés s'étaient maintenus,
parce que les réserves étaient épuisées, les années précédentes ayant
été mauvaises. A présent, le prix est de 25 à 30 kopecks le poud.
Ce sont là les prix de Büsk dans l'Altaï, sur l'Obi. Le prix du
transport de ce point à l'embouchure de l'Obi est de 40 kopecks le
poud, soit 70 kopecks ou 35 cents par poud de 35 livres.

Certes la marge laissée aux bénéfices serait assez large si les
navires réussissaient toujours à atteindre les points d'embarquement,
et à en retourner. M. Nordenskjold estime le prix du blé, dans la
Sibérie occidentale, à 12 ou 15 shellings le _quarter_ et les frais
de transport par navire, jusqu'en Angleterre, de 45 ou 50 shellings.
Les navires doivent arriver à l'Obi ou à l'Yenisséi du 1er au 15
août. En outre du blé, la province de Tomsk peut exporter des peaux,
du suif brut, du chanvre, de la graine de lin, de la cire et beaucoup
d'autres produits dont les prix ne sont que nominaux ici.

De terre labourable nous en avons une quantité incommensurable qui
reste en friches. Des centaines et des milliers de milles carrés
d'un sol noir et fertile restent sans culture, les paysans ne
trouvant pas de meilleur moyen d'en tirer parti que de le laisser
envahir par l'herbe des steppes pour faire paître quelques têtes de
bétail et leurs chevaux, mais s'ils avaient un marché où ils pussent
écouler leurs produits, ils ne tarderaient pas, bien qu'ils soient
les plus apathiques des hommes, à sortir de leur léthargie. De plus,
la Sibérie offrirait un superbe débouché aux produits manufacturés
d'Europe, si ceux-ci pouvaient y arriver régulièrement par mer.
D'ailleurs les marchands de Hambourg et de Brême font déjà un
commerce considérable sur les bords de l'Obi et de l'Yenisséi.

J'ignore si ces renseignements intéresseront beaucoup les négociants
et les manufacturiers américains, mais il me semble que dans l'avenir
on pourrait faire un commerce important avec la Sibérie par l'Océan
Pacifique et en remontant la Léna, comme de la Baltique on va
remonter l'Obi et l'Yenisséi. Ce commerce dépendrait toujours, à la
vérité, de l'état des glaces dans les mers polaires, mais le moyen
de trouver une route d'Amérique aux îles sibériennes et à la Léna
(à Yakoutsk), par la Terre de Wrangell, est un problème qui mérite
d'attirer l'attention des commerçants américains et des sociétés de
géographie. M. Kühn est, toutefois, d'avis que la Sibérie ne peut
attendre la prospérité que de la création d'une ligne ferrée, de
Russie aux bords du Pacifique. Mais, au cas où cette ligne serait
construite, les produits manufacturés américains pourraient arriver
sur les marchés de cette contrée à un prix moins élevé que ceux de
l'Europe.

Le trajet de Tomsk à Krasnoyarsk fut pour nous la partie la plus
pénible de tout notre voyage, quoique le paysage, pendant la moitié
de la route, fût agréable en maints endroits, même sous son manteau
d'hiver. Sur une longueur de plus de deux cents milles, la large
route que nous suivions, passait au milieu des forêts de pins, de
sapins, de mélèzes et de bouleaux, qui, en été, doivent la rendre
agréable. On ne voyait de clairières qu'autour des villages,
disséminés çà et là, à une vingtaine de verstes les uns des autres.
En quittant les steppes, nous espérions trouver un chemin plus
facile; la route traversait de charmantes vallées boisées, pour
arriver ensuite au sommet de belles collines, d'où nous jouissions, à
chaque détour, d'un panorama nouveau sur de belles forêts. Le temps
ne laissait rien à désirer; chaque jour, le soleil nous échauffait
de ses rayons, de sorte que nous pouvions tirer complétement les
rideaux du traîneau, et respirer à pleins poumons l'air tiède qui
nous enveloppait. Les nuits seules étaient fraîches. Quand le soleil
était descendu au-dessous de l'horizon, le froid commençait à se
faire sentir et devenait même extrêmement piquant. C'était néanmoins
une véritable surprise pour moi de voir des jours aussi sereins en
Sibérie. Pendant toute une semaine, je n'aperçus pas un seul nuage.
Chaque matin, vers sept heures, le soleil s'élevait radieux au-dessus
des hauteurs boisées qui bordaient la route; la gelée blanche
disparaissait de la barbe et des moustaches de nos conducteurs, et
les clochettes des harnais faisaient entendre leur doux et joyeux
carillon. Toutefois, ce tableau n'a trait qu'à la dernière moitié
du trajet; dans la première, nous fûmes secoués et cahotés d'une
façon diabolique, tant la route avait été défoncée par le passage des
caravanes.

Nous atteignîmes Krasnoyarsk le 16, à dix heures du soir, mais ce ne
fut pas sans quelque difficulté, pendant les trente derniers milles,
la terre étant presque dépourvue de neige, les chevaux avaient
beaucoup de peine à faire glisser notre traîneau. Les grandes forêts
que nous venions de traverser semblaient avoir arrêté la neige et
l'avoir empêchée de tomber dans la plaine qui entoure Krasnoyarsk;
huit chevaux vigoureux étaient donc nécessaires pour tirer notre
traîneau sur le sol glacé. De distance en distance, nous suivions, il
est vrai, le lit de la rivière, mais ce chemin était souvent obstrué
par des glaçons, et il nous fallait reprendre la rive. Une ou deux
fois nous fûmes arrêtés net, mais en plaçant des morceaux de bois
sous les patins du traîneau, nous réussîmes à triompher de toutes les
difficultés de la route. Ce ne fut pas une de mes moindres surprises,
dans ce long voyage à travers la Sibérie, de trouver un espace de
cinquante milles où la route était exempte de neige, après en avoir
rencontré sans interruption pendant deux mille milles.

En arrivant à Krasnoyarsk, je trouvai un télégramme du lieutenant
Danenhower, qui est encore à Irkoutsk; c'est pourquoi je quitte
immédiatement la première de ces villes, pour me rendre dans la
capitale de la Sibérie orientale.



CHAPITRE XV.

De Krasnoyarsk à Irkoutsk.

  Arrivée à Krasnoyarsk.--Déception de n'y pas trouver le
    lieutenant Danenhower et ses hommes.--Difficultés pour se
    procurer des chevaux.--Mauvais tour d'un Yemschik.--Son
    châtiment.--Ressources alimentaires des voyageurs en
    Sibérie pendant le carême.--Stupidité d'un maître de
    poste.--Intelligence des chevaux sibériens.--Anecdotes.--La
    canne magique.--Une caravane chargée d'or.--Les convois de
    transportés.--Arrivée à Irkoutsk.


    Irkoutsk, 24 février 1882.

Ce ne fut pas sans une certaine émotion que je franchis les dernières
étapes qui me séparaient de Krasnoyarsk. En arrivant dans cette
ville, je comptais, en effet, rencontrer le lieutenant Danenhower
et ses hommes; mais, comme je l'ai déjà dit, je n'y trouvai qu'une
dépêche dans laquelle le lieutenant m'annonçait que l'état de ses
yeux l'avait forcé de prolonger son séjour à Irkoutsk. Cette nouvelle
me décida à continuer immédiatement mon voyage pour Irkoutsk.
Toutefois, si notre arrivée à Krasnoyarsk avait été précédée d'une
foule d'ennuis, notre départ de cette «Athènes de la Sibérie», comme
l'appelle ironiquement madame de Bourboulon, ne s'effectua point
sans une véritable série de contre-temps. D'abord, il me fallut
attendre jusqu'au lendemain, à six heures du soir, la réponse à
un télégramme que j'avais adressé au lieutenant Danenhower. En
second lieu, quand nous voulûmes nous assurer des chevaux pour nous
transporter jusqu'à la station voisine, tous les maîtres de poste
nous déclarèrent qu'ils avaient défense de fournir des attelages pour
voyager sur les routes dépourvues de neige, et refusèrent de nous
procurer ceux dont nous avions besoin. Comme il était facile d'en
obtenir ailleurs, je ne jugeai pas à propos de faire usage de la
lettre du général Anoutchine et de faire intervenir les autorités; je
m'entendis avec un loueur ordinaire qui, moyennant quatorze roubles,
devait me transporter à la station voisine, malgré les difficultés de
la route. L'heure du départ était fixée à six heures du soir.

A cette époque, circulaient de sinistres rumeurs: des assassinats
et des vols avaient été commis, disait-on, les jours précédents
sur la route. On racontait même que la veille de mon arrivée, deux
cadavres de voyageurs avaient été trouvés à vingt verstes du chemin
que nous avions suivi, et que ces cadavres avaient été privés de
leurs têtes, et tellement mutilés, qu'il était impossible de les
reconnaître. La police de Krasnoyarsk craignait déjà que les deux
voyageurs assassinés ne fussent votre correspondant et un artiste de
l'_Illustrated London News_, qui, croyait-on, m'accompagnait. Fort
heureusement notre arrivée vint dissiper les doutes à ce sujet. Comme
j'étais préparé à recevoir les voleurs et les assassins sibériens,
ces bruits ne me firent pas songer un instant à retarder mon départ.
Neuf chevaux furent attelés sur notre traîneau, et notre yemschik,
ainsi que son compagnon, durent se tenir prêts à partir. Toutefois
ces deux derniers objectèrent qu'il était bien tard, demandant à
ne partir que le lendemain matin. Je refusai péremptoirement et
rentrai dans ma chambre pour revêtir mes vêtements de fourrure
et prendre mes bottes. Je me disposai à sortir pour monter en
traîneau, lorsque je vis arriver mon yemschik, qui, les traits tout
bouleversés, me raconta que son frère, en revenant de la station où
nous nous rendions, venait de perdre deux de ses chevaux qui avaient
disparus sous la glace. Il me supplia ensuite de remettre le départ
au lendemain, me faisant remarquer que la nuit était fort sombre.
L'idée seule du danger que j'allais affronter sans m'en douter, me
fit frissonner: Je remis donc, quoiqu'à regret, notre départ au jour
suivant, et donnai à mon homme, un rouble pour m'avoir prévenu à
temps, heureux d'en être quitte à si bon compte.

Mais j'avais tout bonnement été dupe de mon yemschik, qui avait
inventé cette petite histoire pour m'en imposer comme j'en eus la
preuve le lendemain.

Au point du jour, en effet, un jeune yemschik, un de ses amis, sans
doute un de ses complices, vint me prévenir que son confrère ne
pouvait remplir son engagement vis-à-vis de moi et s'offrit de le
remplacer si je voulais lui donner vingt roubles pour neuf chevaux.
Je les lui accordai, sûr de me dédommager en faisant infliger une
punition au mauvais drôle qui m'avait ainsi joué. J'écrivis donc au
chef de la police pour lui raconter le tour dont je venais d'être
victime, et son auteur fut condamné à trois jours de prison.

Nous partîmes donc le lendemain à six heures du matin, suivant le
lit de l'Yenisséi pendant six milles. Ce court trajet suffit pour
nous convaincre que notre premier yemschik avait été puni trop
sévèrement. Il était presque impossible, avec nos neuf chevaux, de
se frayer un passage au traîneau à travers les glaçons. Force fut
donc de reprendre la route. Celle-ci étant complétement dépourvue de
neige, c'est à peine si nous pouvions avancer, et maintes fois notre
attelage se trouvait arrêté court. Pour gravir la pente d'une simple
colline il nous fallut trois heures.

Enfin nous recommençâmes à trouver de la neige sur les routes et à
reprendre notre ancienne allure. Ce phénomène de l'absence de neige
sur les routes autour de Krasnoyarsk se renouvelle presque tous les
ans paraît-il. On doit sans doute l'attribuer, comme je l'ai déjà dit
à l'agglomération des forêts qui avoisinent cette ville. Mais cette
douceur relative du climat n'est pas sans inconvénients pour les
habitants de la contrée. Quand vient le dégel, surgissent de partout
les germes de maladies épidémiques que l'hiver n'a pas détruit et
l'on cite certains villages où tous les enfants jusqu'au dernier ont
été enlevés par la diphthérie.

Cinq jours de marche à travers un plateau élevé, couvert presque
partout de forêts, et nous arrivâmes à Irkoutsk. Cette dernière
partie de notre voyage fut la plus agréable. Le paysage devint plus
beau et plus gai; quelquefois même il était assez pittoresque pour
nous faire oublier que nous étions dans les déserts sauvages de la
Sibérie. On se serait plutôt imaginé au milieu des belles vallées de
la Haute-Bavière. Les habitants eux-mêmes avaient l'air plus ouvert
et plus intelligent; leurs villages, situés au milieu des clairières
et protégés de tous côtés par ces bois, étaient mieux bâtis. Tout
respirait, en un mot, un certain air de civilisation.

Nous traversâmes ces belles forêts et ces paysages montagneux pendant
plus de trois cents milles; les jours étaient ensoleillés et chauds;
les oiseaux gazouillaient çà et là dans les forêts et autour des
villages, et si le carême n'avait pas étendu son influence jusque
sur les cuisines des stations de poste, ce trajet eût été pour moi
une véritable partie de plaisir. Mais l'Église grecque, avec ses
idées étroites, défend encore l'usage des aliments gras pendant une
période de sept semaines, alors le paysan sibérien n'a littéralement
à vous offrir que du lait, du pain, une soupe nauséabonde au poisson,
et quelquefois un ou deux œufs. Vous serez peut-être curieux
d'apprendre comment les voyageurs parviennent à se nourrir sur les
routes sibériennes pendant ce temps de jeûne, et à quel prix. Voici
ce que j'extrais de mon carnet de voyage:

8 février.--Lait chaud et pain noir pour souper.

9 février.--Déjeuner: lait, pain; dîner: soupe, thé; souper: pain
noir avec samovar pour préparer le thé.

10 février.--Déjeuner: lait, pain, samovar; dîner: soupe, thé;
souper: lait, pain noir.

11 février.--Déjeuner: lait chaud, pain noir; dîner: (Kolyvan) soupe,
beefsteaks, œufs, thé.

12 février.--Déjeuner: thé, pain, lait; dîner: thé, œufs; souper à
Tomsk, à l'hôtel.

18 février.--Cinq heures du matin: café; dîner au coq de bruyère pris
dans nos provisions, un verre de lait, pain noir; souper: quatre
œufs frits, pain, lait bouilli et samovar.

19 février.--Déjeuner à Komsk, beefsteak, bouteille de bière aussi
épaisse que de l'extrait de Malt, pain noir; à 4 heures, lait chaud,
pain noir; à minuit, lait froid, pain noir.

20 février, etc.

Telle est la carte de nos festins qui nous coûtaient pas un rouble,
c'est-à-dire moins d'un demi-dollar par jour. Heureusement l'espoir
de nous trouver au milieu d'une société civilisée soutenait nos
forces et notre courage pendant que nous traversions ce pays en
traîneau. Plus on s'avance au nord, néanmoins, plus la cuisine
devient maigre, et lieutenant Danenhower m'a raconté qu'entre
Yakoutsk et Irkoutsk on ne trouve que rarement du lait le long de la
route. Il n'est donc pas étonnant qu'à la longue on prenne en horreur
la vue des stations de poste de la Sibérie. C'est en vérité une honte
pour le gouvernement russe de ne pas mieux choisir les maisons où
il établit ses stations de poste, et de ne pas exiger des maîtres
de poste, en les nommant, qu'ils se tiennent en mesure de fournir
aux voyageurs une nourriture substantielle. Mais l'emploi de maître
de poste en Sibérie est, règle générale, un pis-aller. Celui qui
l'occupe est d'ordinaire un être stupide. Pour vous en donner une
idée, je vous raconterai ce qui m'est arrivé à Tomsk.

Peu après midi, j'envoie demander cinq chevaux au maître de poste.
Il me fait répondre qu'il ne peut me les donner avant sept heures du
soir. Alors je louai d'autres chevaux pour aller jusqu'à la station
voisine. J'envoyai un domestique réclamer ma _podoroschnaya_ qu'il
ne m'avait point rendue. Cet homme eut l'audace de refuser de la
rendre sous prétexte qu'elle était fausse, prétendant que je ne
pouvais pas avoir une _podoroschnaya_ datée de Saint-Pétersbourg et
signée par le général Anoutchine, gouverneur général d'Irkoutsk. Je
lui fis répondre qu'il était un _âne_ et un _ivrogne_ et le plus sot
des maîtres de poste que j'eusse encore rencontrés, le menaçant,
s'il ne me renvoyait mon passeport sur l'heure, d'aller moi-même
consigner mes observations à son égard sur son livre de police ou de
le dénoncer au gouverneur comme incapable de tenir son emploi. Après
ces menaces, ma _podoroschnaya_ me fut promptement restituée. Mais
peut-on s'imaginer que cet employé ignorât que le gouverneur général
de la province voisine était à Saint-Pétersbourg?

Les seuls moments où les maîtres de poste sont en règle sont ceux où
ils attendent le passage d'un général ou d'un gouverneur général.
Alors tout est en ordre à la station. Deux jours avant d'arriver à
Irkoutsk, trouvant un de ces établissements nettoyé et paré presque
comme pour un jour de fête, je m'enquis de la raison. C'est qu'on
attend un général inspecteur des prisons, me répondit-on. Quand je
demandai des chevaux, le maître de poste me répondit froidement
qu'il n'en avait point de disponibles, parce qu'il en réservait neuf
pour le général. «A quelle heure l'attendez-vous?» lui demandai-je.
«Demain, midi», me répondit-il.» «Alors, lui répliquai-je en lui
exhibant la lettre du gouverneur général, vite cinq chevaux, si vous
ne voulez avoir à répondre de mon retard.» Les chevaux me furent
amenés sur l'heure. Cette manière d'aplanir les difficultés me plut,
et à partir de ce moment, je n'hésitai plus à prendre même les
chevaux réservés pour le courrier. Grâce à ma lettre, je faisais 260
verstes par jour sans difficulté.

Après le maître de poste, vient le yemschik, pour la bêtise; mais
heureusement on tient ce dernier par le pourboire qu'on proportionne
à la rapidité avec laquelle il vous conduit. Le porteur d'une
podoroschnaya de la couronne peut espérer parcourir dix verstes à
l'heure, tandis qu'un courrier en parcourt douze; mais en promettant
quelques kopecks par verste, on arrive à marcher à la vitesse de
dix-huit ou vingt verstes. Le meilleur moyen est de faire des
économies sur les chevaux pour les reporter sur le conducteur; vous
arrivez ainsi à marcher à l'allure qui vous convient.

Toutefois le plus intelligent animal qu'on rencontre le long de
ces routes de Sibérie, sans en excepter le maître de porte ni le
yemschik, est cet infatigable petit cheval de poste. Jamais il ne
recule devant la peine et marche jusqu'à ce qu'il tombe épuisé.
Ainsi sur cet énorme parcours de 2,700 milles, dix ou douze chevaux
seulement durent être dételés et laissés sur la route. Le yemschik
s'occupe assez peu de ces accidents; il se borne à retirer l'animal
de l'attelage, lui roule ses traits autour du cou, et lui dit de
s'en aller. La fidèle petite bête n'a pas besoin qu'on lui indique
la route; elle retourne seule à son écurie, peu importe la distance,
fût-elle de cinq ou dix milles. Si personne ne l'arrête, le yemschik
est sûr de la retrouver en rentrant. Quand on arrive à un relais,
c'est-à-dire tous les quinze milles environ, le conducteur donne dix
minutes à ses chevaux pour manger un peu de foin et reprendre la
route qu'il vient de suivre. On accorde trois heures de repos à ces
pauvres bêtes quand elles sont de retour à la station, et si un autre
voyageur survient, il leur faut reprendre le harnais et recommencer
le même trajet.

En hiver, ce métier n'est pas trop dur pour eux, mais en été, où
les voyageurs sont plus nombreux, on les fait travailler jusqu'à
extinction, et il est rare qu'ils résistent plus de deux ans à une
pareille besogne. Mais on les achète à bon marché, et leur nourriture
ne coûte presque rien à leur propriétaire, sauf en hiver et dans la
période la plus rigoureuse.

On cite une foule d'anecdotes qui montrent l'intelligence de ces
animaux; en voici une: Un jour, un paysan de la circonscription
de Krasnoyarsk, étant allé à un mariage dans un village situé à
une quarantaine de verstes au-delà de l'Yenisséi, but tellement de
_kwas_ et de _wodka_, qu'en revenant il s'endormit dans sa kibitka,
laissant ses chevaux se guider eux-mêmes; ceux-ci, heureusement,
connaissaient aussi bien la route que leur maître quand il était à
jeun; ils reprirent donc le chemin de l'écurie et arrivèrent sans
encombre jusqu'au bord de l'Yenisséi. Là, néanmoins, la position
s'embrouilla, car le passeur du bac se trouvait de l'autre côté du
fleuve, et lui aussi était endormi. Fatigués d'attendre le réveil
de leur maître, après avoir mesuré la largeur du fleuve qui, en
cet endroit, est d'un demi-mille, ainsi que leurs propres forces,
ils se jetèrent bravement à l'eau avec la kibitka et se mirent en
devoir de traverser à la nage. Éveillé en sursaut et se voyant à
moitié submergé, le paysan eut bientôt repris ses sens; mais se
voyant arrivé heureusement à moitié du fleuve, il laissa ses chevaux
continuer leur route, et ceux-ci gagnèrent l'autre rive, sans qu'on
leur adressât une seule parole.

«On peut s'imaginer, dit Mme de Bourboulon, la surprise des habitants
de Krasnoyarsk, en voyant au point du jour ce nouveau Neptune, traîné
dans son char, s'approcher de leur ville par une voie aussi inusitée.»

Mme de Bourboulon raconte encore l'aventure de deux officiers russes,
qui, complétement désarmés, se promenaient en troïka, lorsqu'ils
furent attaqués et poursuivis par une troupe de loups. Le traîneau
ayant versé, les loups se jetèrent sur un des chevaux qu'ils
commençaient à déchirer à belles dents. Les officiers coupèrent
alors les traits pour permettre aux autres chevaux de fuir, et se
blottirent eux-mêmes sous le véhicule, attendant qu'on vînt les
délivrer. Toutefois, leur surprise fut grande de voir les chevaux
au lieu de fuir, fondre hardiment sur les loups et jouer avec tant
de vigueur de leurs pieds de derrière que ces carnassiers prirent la
fuite. Mme de Bourboulon dit avoir entendu raconter encore une foule
d'autres anecdotes sur le compte de ces animaux, mais qu'elle ne peut
garantir l'authenticité que des deux précédentes. Pour ma part, j'ai
entendu raconter à un habitant d'Irkoutsk le fait suivant, dont il
a été lui-même témoin oculaire. Un jour, en traversant l'Angara sur
le bac, un paysan, à moitié ivre, se plaçant devant son cheval, se
mit à le frapper du poing sur les naseaux. A plusieurs reprises il
recommença cet acte brutal malgré la désapprobation des passagers. A
la fin, après un coup plus violent que les autres le cheval voulut
se venger, il saisit entre ses dents, le bonnet et les cheveux de
son maître, le traîna sur le bord du bac; puis, après l'avoir tenu
suspendu au-dessus de l'eau, le secoua avec fureur et le laissa
tomber dans le fleuve, d'où l'on eut beaucoup de peine à le retirer.
Mais c'est assez sur ce sujet; je m'arrête.

Pendant les deux premiers jours qui suivirent notre départ de
Krasnoyarsk, nous ne fîmes pas plus de cent milles par jour. J'ai
déjà parlé des interminables caravanes de thé; j'ai dit comment elles
défoncent les routes et forcent le voyageur à des arrêts continuels,
parce que les conducteurs stupides, ivres ou endormis laissent leurs
chevaux prendre toute la largeur du chemin, de sorte que le premier
se trouve en face de ce dilemme: se frayer un chemin au milieu des
amas de neige ou de passer sur le côté de la route. Ce n'est qu'avec
un puissant attelage et un traîneau en fer qu'on pourrait ordonner à
votre yemschik de charger ces caravanes et vous ouvrir un passage de
vive force; avec le nôtre, nous n'y pouvions songer.

Heureusement surgit une idée lumineuse dans l'esprit de mon
compagnon. Avant de quitter Paris, un de mes amis m'avait fait cadeau
d'une superbe canne plombée, surmontée d'une belle pomme en argent,
qui pouvait au besoin me servir d'arme, si j'avais maille à partir
avec les ours ou les loups, ou quelque autre animal imaginaire; mais
revenons à l'idée de mon compagnon: Fatigué de trouver la route
sans cesse obstruée par des caravanes sans fin, il imagina d'élever
la canne au-dessus du traîneau et dit au yemschik d'enjoindre aux
conducteurs de la caravane d'avoir à nous laisser le passage libre.
L'effet fut magique. Tous les conducteurs rangèrent aussitôt leurs
traîneaux, qu'ils poussaient jusque dans les amas de neige qui
bordaient la route et se tenaient respectueusement, leur coiffure
à la main, pendant que nous passions, s'imaginant sans doute que
j'étais l'empereur en personne ou au moins quelque gouverneur général.

Je vis cinq caravanes ainsi rangées sur le côté de la route, dans
l'espace d'un demi-mille. J'avais donc ma revanche. Quand les
caravanes d'or rencontrent de tels embarras sur leur route, elles
jettent une grande confusion parmi les conducteurs de caravane de
thé. Si ces derniers ne sont pas assez prompts à se ranger, les
Cosaques sautent en bas de leurs sièges et tombent à coups redoublés
de plat ou de dos de sabre sur les retardataires. Ceux-ci reçoivent
ces mauvais traitements comme chose due, et se bornent à protéger
leur tête avec leur vaste manteau pour tâcher d'amortir les coups. Je
ne rencontrai qu'une seule caravane d'or, c'était près de Tomsk. Elle
se composait d'une douzaine de traîneaux couverts et escortés par un
officier et une dizaine de soldats, qui marchaient en avant ou en
arrière. Cette caravane transportait pour une valeur de 6,000,000 de
roubles d'or. Chaque coffre contenant le précieux métal était placé
dans le corps même d'un traîneau, où il était solidement scellé avec
des crampons de fer rivés dans la charpente. Chaque traîneau était
attelé de cinq ou six chevaux. Quelquefois, les autorités permettent
à certaines personnes de prendre passage sur ces traîneaux, pour
faire le voyage d'Irkoutsk et Saint-Pétersbourg. Cette faveur est en
général réservée aux familles des fonctionnaires ou des officiers qui
sont incapables de payer les frais d'un si long voyage.

De temps en temps, nous rencontrions sur notre route des bandes de
criminels qui se rendaient au lieu d'exil qui leur était assigné,
probablement aux mines du Trans-Baïkal. Quand vous rencontrez ces
bandes de malheureux, votre attention est d'abord attirée par le
cliquetis des chaînes que quelques-uns d'entre eux portent, rivées
au-dessus du genou. Ces chaînes leur laissent la liberté de marcher,
mais non celle de courir. On ne prend cette précaution que contre les
criminels de la pire espèce. Ces convois sont précédés d'une escouade
de soldats avec leurs fusils chargés et la baïonnette au bout, et
derrière viennent des traîneaux pour les malades, et ceux qui sont
trop faibles ou trop épuisés pour continuer leur route, enchaînés
ou non. Un de ces convois était accompagné de femmes, de petits
garçons et de petites filles qui marchaient en liberté le long de la
route. C'étaient les femmes et les enfants de quelques exilés. Les
premières étaient évidemment des femmes de la campagne: elles avaient
des traits repoussants et peu propres à inspirer la pitié. Quant aux
hommes, quelques-uns avaient un aspect sinistre. C'étaient évidemment
des assassins pour qui le bannissement ne me semblait pas une peine
suffisante. Je n'aperçus aucun condamné politique.

Je n'arrivai à Irkoutsk qu'après la tombée de la nuit, fort
désappointé de ne pas jouir de l'agréable coup d'œil qu'offre cette
ville, si souvent décrite, avec ses nombreux clochers, au lever
du soleil, ou au moins en plein jour. Et, comme jusqu'à présent
je ne suis pas encore sorti de la maison à la lumière du jour, je
suis forcé de remettre toute description de la ville, à une date
postérieure.



CHAPITRE XVI.

Irkoutsk et ses curiosités

  Idées préconçues du voyageur qui arrive à Irkoutsk.--Tableau de
    l'animation de cette ville, par Mme de Bourboulon.--Aspect
    extérieur de la ville.--.Quand un marchand sibérien est
    devenu vieux et riche, il se fait ermite.--Pourquoi tant
    d'églises à Irkoutsk? Irkoutsk d'aujourd'hui et Irkoutsk avant
    l'incendie de 1879.--Ravages causés par cet incendie.--Comment
    il éclata.--Organisation des sapeurs-pompiers en
    Sibérie.--Krasnoyarsk et son abîme.--Irkoutsk et sa
    rivière.--L'Angara.--Le lac Baïkal.--Sources thermales
    des bords de ce fleuve.--Leurs vertus.--Kïakhta et
    Maimatchin.--Maimatchin, la ville interdite aux femmes.--Visite
    de deux dames russes à cette ville.--L'arc-de-triomphe
    d'Irkoutsk.--La chapelle miraculeuse.--La châsse de saint
    Innocent.--Vie de ce saint homme.--Le dernier saint russe.--Les
    médailles et les crucifix de saint Innocent.--Stock d'objets
    d'échanges pour descendre le cours de la Léna.--Prix des
    denrées alimentaires à Irkoutsk.--Le vin de Champagne à
    Irkoutsk.--Friponnerie de commis de magasin.--Les exilés.--Les
    exilés polonais en Sibérie.--Triste sort de ces infortunés.--Un
    dentiste américain dans la capitale de la Sibérie
    orientale.--M. Ledyard et ses ancêtres.--Impression générale
    produite sur M. Jackson par la ville d'Irkoutsk.--L'hiver sur
    les bords de l'Angara.


On a beaucoup écrit pour vanter Irkoutsk, la capitale de la Sibérie
orientale. Chaque voyageur qui a visité ces régions s'est cru,
pour ainsi dire, obligé de tomber en extase devant cette ville, et
devant la rivière Angara qui baigne ses faubourgs. On arrive donc
à Irkoutsk avec des idées préconçues; on s'attend à y rencontrer de
longues et larges rues bordées, d'un bout à l'autre, de superbes
maisons, véritables hôtels princiers, appartenant aux propriétaires
des mines d'or et toute une pléiade d'églises grecques, sans rivales
pour la splendeur. Naturellement, M. Jules Verne, dans son récit des
_Merveilleuses aventures de Michel Strogoff_, ne pouvait omettre
de dire quelques mots de cette ville, et--toujours d'après Mme de
Bourboulon--de nous la dépeindre comme une apparition enchanteresse
sur laquelle vient se reposer l'œil surpris du voyageur qui, pendant
des milliers de verstes, depuis Ekaterinbourg jusqu'à l'Angara, n'a
rencontré que des steppes sans limite, des forêts ou des marais.
C'est Mme de Bourboulon, à la vérité, qu'il faut rendre responsable
de l'extravagance de ces descriptions des villes sibériennes, elle
qui a décoré du titre pompeux d'Athènes de la Sibérie, cette vulgaire
bourgade qu'on désigne sous le nom de Krasnoyarsk et qui nous
présente Irkoutsk sous un jour qui le ferait prendre pour un Paris en
miniature.

Au reste, voici ses propres expressions:

«En entrant dans la ville, après quarante jours de voyage à
travers les déserts de la Mongolie, nous sommes surpris de trouver
l'animation et le mouvement d'une grande ville. Ici on trouve un
grand mouvement de voitures: tarantass, telegas, droschkies et les
petits coupés de nos fabricants de Paris. Bon nombre de maisons sont
à deux ou trois étages. La grande rue contient un certain nombre de
beaux magasins avec glaces et enseignes, en russe et en français».
Il est vrai qu'Irkoutsk était une bien plus jolie ville avant
l'incendie de 1879; mais on doit reconnaître encore aujourd'hui que,
vue du dehors et spécialement d'une certaine distance, elle est fort
jolie, ayant de larges rues, beaucoup de belles maison, un palais où
habite le gouverneur, quelques grands édifices publics ou militaires
et environ vingt mille habitants. Mais la gloire d'Irkoutsk et
la cause de sa renommée, sont ses églises au nombre de vingt ou
vingt-cinq. Ces églises lui donnent un certain cachet religieux et
respectable qui prévient en sa faveur. Irkoutsk, en un mot, est un
vrai Brooklyn pour les églises.

L'ensemble de ces édifices surmontés chacun de cinq dômes grecs,
produit un effet imposant. De plus, le nombre de ces monuments donne
une preuve de la richesse de cette cité; ce doit être pour le cœur
des gens bien pensants un indice consolant de régénération morale.
Dès qu'un fripon quelconque a fait fortune en Sibérie soit dans les
mines, soit dans l'épicerie en vendant des marchandises frelatées à
un prix exorbitant ou du vin pétillant à raison de sept roubles la
bouteille, et qui n'a de champagne que le nom, soit encore dans le
commerce des boutons de cuivre et des anneaux ayant pour acheteurs
les pauvres Yakoutes et les Tongouses qui habitent les bords de
la rivière; aussitôt, dis-je, qu'un de ces coquins si communs à
Irkoutsk s'est enrichi par un commerce malhonnête et s'est retiré
des affaires, il jette un coup d'œil en arrière, il voit qu'il est
temps de faire pénitence. C'est alors qu'il songe à accomplir un acte
d'expiation dont le souvenir passera à la postérité. Il n'oublie
pas d'ailleurs les distinctions terrestres telle que la nomination
dans l'ordre de Sainte-Anne ou la croix de Vladimir qui doivent être
sa récompense ici-bas, il consacre alors une partie de sa fortune à
construire une église. C'est à la vérité à peu près la seule voie qui
lui reste pour obtenir les honneurs qu'il convoite en ce monde et
assurer le salut de son âme dans l'autre.

Telle est l'origine des superbes monuments religieux dont Irkoutsk
est littéralement encombré et qui lui ont valu sa renommée de beauté
que plus d'une ville pourrait lui envier avec d'au moins autant
de raison, que la réputation de sainteté de ses riches citoyens
repentants _in extremis_. Mais ôtez-lui ses églises et je crois que
les voyageurs ne lui trouveront rien de plus attrayant qu'à Tomsk,
Omsk où n'importe quelle autre des villes sibériennes qui sont toutes
stéréotypées sur le même modèle. Toutefois j'ai lieu de croire que
le nombre des constructions religieuses ne diminuera pas de sitôt,
car vraiment si le nombre des commerçants continue à croître et si
ceux-ci persistent à s'enrichir par les procédés qu'ils emploient
actuellement, l'enceinte de la ville ne tardera pas à devenir trop
étroite pour la multitude d'églises qui restent encore à bâtir
comme témoignages matériels de l'aveu des iniquités commises. C'est
donc à tort, il me semble, que Mme de Bourboulon a fait croire aux
habitants d'Irkoutsk, que leur ville était un petit Paris sibérien,
tandis qu'ils n'ont emprunté à la grande capitale que ses vices sans
acquérir aucune de ses nombreuses qualités.

Je dois dire qu'aujourd'hui Irkoutsk n'a plus que le reflet de sa
splendeur d'avant 1879. L'incendie qui éclata le 7 juin 1879, brûla
les trois quarts de la ville, et aujourd'hui c'est à peine si la
moitié des maisons détruites alors sont reconstruites. Nombre de
propriétaires qui se sont trouvés dépouillés par cette catastrophe
de leur demeure et de tout leur avoir, n'ont pu faire rebâtir leurs
maisons dont les ruines noircies, attestent encore aujourd'hui les
ravages du feu. Pendant longtemps le souvenir de ce sinistre occupera
une place marquée dans la mémoire des habitants d'Irkoutsk. Je me
rappelle encore la dépêche annonçant à New-York la nouvelle de cet
événement. Si ma mémoire est fidèle, cette dépêche était ainsi
conçue: «Irkoutsk, la capitale de la Sibérie orientale, a été presque
entièrement détruite par le feu.»--Cette nouvelle ne causa aucune
émotion. Les gens qui lurent la dépêche hochèrent tout simplement
de la tête en se disant: «Irkoutsk, c'est la première fois que j'en
entends parler», et on n'y songea plus.

Cet incendie fut néanmoins une épouvantable catastrophe: le feu
consuma au moins cent édifices en pierre; trois mille maisons en
bois, six églises grecques, deux synagogues, deux temples catholiques
ou luthériens, les bâtiments de la douane et la halle aux viandes.
La valeur des propriétés détruites a été estimée à 35 millions de
dollars. Sur les trente-six mille habitants que comptait la ville,
vingt mille purent être considérés comme sans asile; huit mille
des habitants qui eurent à souffrir du feu étaient dans l'aisance;
deux mille étaient militaires; mille, employés du gouvernement;
mais on fut obligé de fournir du blé à prix réduit à six mille;
deux mille cinq cents employés du gouvernement furent remerciés à
la suite de cette catastrophe, en un mot quatorze mille restèrent
sans emploi. Avant l'incendie, le gouvernement possédait à Irkoutsk
nombre d'établissements importants: un gymnase, où l'on enseignait le
chinois et le japonais; un séminaire; une école militaire; une école
de navigation; un théâtre, et, en outre, plusieurs manufactures; tous
ont été reconstruits.

Il faut faire remonter l'origine de cet incendie à une cause assez
insignifiante et qui, partout ailleurs, n'eût pas eu les proportions
désastreuses que prit cette catastrophe. Une pauvre femme eut le
malheur de renverser une lampe de pétrole qui communiqua le feu à sa
maison construite en bois; un vent violent soufflait alors, de sorte
que les flammes gagnèrent les maisons voisines également construites
en bois, et en fort peu de temps, l'incendie s'étendit par toute la
ville. Irkoutsk n'est plus, comme je l'ai déjà dit, qu'une partie
de lui-même, mais comme toutes les autres villes de la Sibérie, il
est menacé d'être de nouveau réduit en cendres, les conditions où
il se trouvait avant 1879 restant les mêmes aujourd'hui. J'ai eu
l'occasion de me rendre compte de l'organisation et de la manière
de procéder du corps des sapeurs-pompiers de cette ville. Deux
jours avant mon départ, un incendie éclata dans un établissement de
bains. Je me rendis aussitôt sur le lieu du sinistre en compagnie
du lieutenant Danenhower et de Jack Cole, afin de voir la manière
dont on chercherait à se rendre maître du fléau. Mais dans quelques
instants, la maison fut réduite en cendres. Le pauvre Jack Cole
était indigné et exhalait librement sa colère. Heureusement il
s'exprimait en anglais. Il s'efforça inutilement d'expliquer à ceux
qui l'entouraient, la manière simple et rapide par laquelle lui et
ses camarades eussent en un instant réglé cette petite affaire.

Le corps des sapeurs-pompiers sibériens possède une organisation fort
curieuse. Dans un village, à une centaine de verstes d'Irkoutsk,
ayant eu à attendre mes chevaux pendant une heure environ, j'en
profitai pour visiter la localité. Mon attention fut attirée par de
grossières peintures en blanc sur fond noir, que je vis à l'entrée
de chacune des maisons. Une de ces peintures représentait un
clairon, une autre une hache, une troisième un cheval attelé à un
traîneau sur lequel était un tonneau, d'autres étaient de simples
numéros. Ces signes, hiéroglyphiques pour moi, avaient cependant
une signification, dont j'eus l'explication plus tard; ces tableaux
étaient destinés à rappeler les devoirs incombant à chaque villageois
en cas d'incendie. Ainsi le tableau représentant un cheval attelé
à un traîneau chargé d'un tonneau, signifie que le propriétaire de
la maison où se trouvait ce tableau, doit se rendre sur le lieu du
sinistre avec un tonneau plein d'eau, et ainsi chacun doit arriver
pour combattre le fléau avec les instruments ou ustensiles indiqués
sur le tableau placé sur sa maison. Quant à ceux dont les maisons
portent seulement des numéros, ils n'ont qu'à se joindre aux pompiers
dans le plus bref délai possible en emportant un seau avec eux. A
Irkoutsk, dès qu'un incendie vient à éclater, les habitants en sont
aussitôt avertis: pendant le jour au moyen de ballons placés sur
une tour élevée; pendant la nuit, ces ballons sont remplacés par des
lanternes à verres de couleur. Quant aux pompes à incendie, c'est une
chose extravagante, encore inconnue dans ces régions.

Pour le voyageur, Irkoutsk a ses curiosités, tout comme une ville
ordinaire. Krasnoyarsk par exemple, se vante d'avoir au milieu des
montagnes qui l'avoisinent, un abîme dont on n'a pu encore trouver
le fond. D'après ce que rapportent les habitants, on a pu laisser
descendre un plomb attaché au bout d'une ligne jusqu'à une profondeur
de cinq ou six milles, sans rencontrer d'obstacle. On eut poussé
l'expérience plus loin, mais la corde fit défaut et avant que celle
qu'on avait demandé à Saint-Pétersbourg n'arrivât, l'ancienne ligne
se brisa, de sorte qu'on en resta là, et depuis on n'a fait aucune
nouvelle tentative pour mesurer la profondeur du gouffre. D'un autre
côté, si Krasnoyarsk a son abîme, Irkoutsk a sa rivière l'Angara, qui
circonscrit les deux tiers de la ville, et qui, pour les habitants,
est la plus froide, la plus rapide et la plus belle du monde. Mais
la grande curiosité d'Irkoutsk, celle qu'aucun voyageur qui vient
en cette ville en été, ne peut se dispenser de visiter, est le lac
Baïkal. Celui-ci est environ à quatre-vingt dix verstes d'Irkoutsk,
et c'est en réalité le plus froid, le plus profond et en même temps
l'un des plus beaux lacs du monde. Les auteurs allemands l'ont nommé
le lac de Constance de la Sibérie, et comme il alimente l'Angara,
celle-ci doit naturellement être le Rhin de la Sibérie. Les chutes de
Schaffhouse y sont représentées par les rapides que forme l'Angara
en sortant du lac. Sur ces rapides, l'eau se précipite avec une telle
impétuosité, qu'elle ne gèle jamais, lors même que la glace atteint
six pieds d'épaisseur sur le lac. C'est à cinq milles environ du lac,
au milieu d'un paysage montagneux plein de majesté, que se trouvent
ces rapides. En cet endroit, la rivière est large de plus d'un
mille, et l'énorme volume de ses eaux se précipite en bouillonnant
sur un plan incliné de quatre milles environ de longueur. A la tête
des rapides et au milieu du courant, existe une masse énorme de
rochers qu'on nomme Shaman Karmen, parce que c'est sur ces rochers
qu'autrefois, à l'époque où le Shamanisme florissait dans ces
contrées, on faisait des sacrifices humains; les victimes étaient
ensuite précipitées dans les eaux du torrent qui gronde au-dessous.

L'Angara est la seule rivière qui sorte du Baïkal. Les beautés
de cette rivière ont servi, je crois, de thème à un jeune exilé
russe, le comte Tohtaï pour écrire un poëme; de même, un des
nombreux employés de télégraphe envoyés par la compagnie danoise,
et resté ensuite au service de la Russie pour transmettre les
dépêches anglaises à destination du Japon et de la Chine, un jeune
Danois, M. Larsen, a composé, pendant son séjour à Irkoutsk, une
valse entraînante, intitulée «Angara», dont la czarine régnante
a gracieusement accepté la dédicace. C'est sans doute la seule
composition musicale qu'ait inspiré la Sibérie; car la musique
caractéristique de cette contrée est le grincement lugubre des
chaînes attachées aux pieds des prisonniers, que la police russe
traîne à travers la neige, pendant des milliers de milles le long des
routes sans fin de la Sibérie.

Pendant l'été, les eaux de l'Angara sont froides comme la glace,
et quiconque tenterait de s'y baigner serait assuré d'y contracter
une maladie; en hiver également, ceux qui voyagent sur la glace
qui recouvre son lit peuvent constater que la température y est de
quelques degrés inférieure à celle qui règne sur ses rives. On doit
attribuer la cause de ce phénomène à ce que les eaux de l'Angara
saillent des profondeurs insondables du Baïkal où les cinq mois de
l'été ont à peine le temps de les dégeler. En hiver, ce lac présente
la miniature fidèle de l'Océan Arctique avec ses monticules de
glaçons superposés et ses immenses crevasses. Là aussi les caravanes
de traîneaux s'en vont à la dérive sur d'énormes glaçons comme elles
pourraient le faire au-delà du cercle arctique. La couche d'air
qui recouvre cette vaste nappe d'eau est si froide que les oiseaux
de passage qui veulent la traverser en hiver, tombent quelquefois
asphyxiés sur la glace. Quelques auteurs ont prétendu qu'on y
rencontrait des phoques présentant les mêmes caractères spécifiques
que ceux de l'Océan glacial: toutefois je n'ai aucune preuve de ce
fait.

En hiver, dès que les eaux du Baïkal sont glacées, sa surface donne
passage aux nombreuses caravanes qui se rendent de Russie en Chine et
_vice versa_. Pour faciliter l'immense trafic qui se fait par cette
voie, l'administration des postes de Russie entretenait autrefois
en hiver, au milieu même du lac, une station où les voyageurs
trouvaient les relais de chevaux dont ils avaient besoin. Mais
il arriva une année, où, à la suite d'un dégel subit, la station
entière: chevaux, yemschiks et constructions disparurent sous la
glace sans que depuis on ait pu en retrouver la moindre trace. Cette
catastrophe fut cause de la suppression de cette station. En été,
quand le temps est calme, un vieux bateau à vapeur portant le nom
de «Général Korsakoff» fait le service du lac, mais ce bâtiment ne
peut affronter les tempêtes violentes et les rafales qui s'y élèvent
quelquefois. Il existe à Irkoutsk un dicton d'après lequel ce n'est
que sur le Baïkal et dans une vieille embarcation qu'un homme apprend
véritablement à prier du fond de son cœur.

Le lac Baïkal est l'objet d'un culte superstitieux parmi les
indigènes; ils lui donnent le nom de Svyatoe More, c'est-à-dire
Mer-Sainte. La légende dit que jamais le corps d'un chrétien n'est
perdu dans ses eaux; car si quelqu'un vient à s'y noyer, ses flots
ont toujours soin de le rapporter sur le bord. Ce lac est la plus
vaste nappe d'eau douce de l'ancien monde, et en Asie elle ne le
cède en étendue qu'à la mer Caspienne et à la mer d'Aral. Ses rives
sont élevées et accidentées et souvent fort pittoresques; sur divers
points elles atteignent jusqu'à mille pieds d'élévation... Les
chasseurs d'Irkoutsk peuvent trouver dans les forêts qui couvrent
ses rives, les animaux sauvages de toutes les tailles; les ours, les
cerfs, les renards, les loups, les élans y abondent. On rencontre
aussi, dans le voisinage, des sources d'eaux minérales qui jouissent
d'une grande réputation parmi les gens habitants d'Irkoutsk.
Celles de Yurka sur la Selinga, à 200 verstes de Verchare Zdevisk
et à quelques milles seulement de la rive orientale du lac Baïkal,
constituent une station thermale affectionnée aussi bien des Russes
que des Bouriaites. L'eau de ces sources a une température de 48°
Réaumur et contient une forte proportion de soufre... D'après les
savants de l'endroit, une cure doit s'effectuer dans les vingt et
un jours, si non le patient doit y revenir l'année suivante. On
raconte l'histoire d'un Bouriaite dont le traitement et la guérison
méritent d'être rapportés. Cet homme, étant complétement perclus, fut
apporté à la station, car il ne pouvait se tenir à cheval. Chaque
jour on le portait dans la piscine où on le laissait jusqu'à ce qu'il
s'évanouit. Alors on le retirait et on le couvrait de neige de la
tête aux pieds, et enfin on le conduisait dans une chambre chauffée
à une température presque intenable, on l'y maintenait enveloppé de
fourrures. Au bout d'une semaine de ce traitement, dit-on, le patient
était déjà capable d'aller seul au bain, et au bout de vingt et un
jours il s'en retournait complétement guéri. Un pareil traitement ne
pourrait néanmoins être supporté par un autre que par un Bouriaite.

Après le Baïkal et l'Angara, Irkoutsk se vante encore du voisinage de
Kiakhta et de Mainsatchine, les deux villes frontières de la Russie
et de la Chine, deux places dignes d'être visitées. La distance qui
la sépare de ces deux villes, est de six à sept cents verstes, ou un
peu plus de quatre cents milles. Avec une voiture ou un traîneau,
on peut faire ce voyage, aller et retour, en six jours; et les
voyageurs qui visitent Irkoutsk se dispensent rarement de faire ce
voyage afin de pouvoir dire qu'ils ont mis le pied sur le sol du
Céleste-Empire. Tout le commerce par terre entre la Russie et la
Chine se fait à Mainsatchine, et c'est pour cette raison que les deux
villes de Mainsatchine et Kiakhta, ont été fondées. Mainsatchine
compte environ deux mille habitants, tous Chinois, appartenant au
sexe masculin, car la présence des femmes dans cette ville et dans
la circonférence de cinq cents verstes tout autour, a été interdite
lors de la signature du traité de commerce de Kiakhta. En outre, des
thés et des lanternes de diverses couleurs, les marchands chinois
de Mainsatchine fournissent encore à l'Europe, une grande quantité
d'objets et de peintures d'un caractère qui n'est pas précisément
de nature à orner les murs de votre salon. On raconte même, à ce
sujet, l'histoire d'un fonctionnaire russe, qui, étant allé visiter
Kiakhta avec sa femme et sa fille, ne put dissuader celles-ci de se
rendre à Mainsatchine. Elles ne voulurent entendre parler à aucun
prix de retourner sur les bords de l'Angara sans avoir pénétré dans
la ville prohibée du Céleste-Empire. Le fonctionnaire dut donc céder.
Et les deux dames, ayant revêtu des uniformes militaires, toute la
famille se fit conduire à Mainsatchine. Mais ces païens de Chinois
eurent bien vite reconnu leur supercherie et vu que deux de leurs
visiteurs appartenaient à un autre sexe que celui dont ils portaient
le costume, néanmoins, ils n'en laissèrent rien voir, et, agissant
absolument comme s'ils n'eussent pas éventé la ruse, conduisirent
de la façon la plus naturelle du monde les trois visiteurs dans une
maison spécialement consacrée à la vente de ces sortes d'objets,
qui, disions-nous, tout à l'heure, ne seraient pas précisément à
leur place le long d'un mur d'un séminaire ou d'un pensionnat de
jeunes filles. Les deux dames durent se résigner à examiner sans
sourciller les divers objets qu'on exhiba devant elles, mais se
promirent bien de ne jamais plus revenir à Mainsatchine. Toutefois,
les femmes peuvent visiter cette ville, pourvu que l'un des riches
marchands chinois de cette place veuille bien favoriser leur entrée
et le recevoir chez lui. C'est ainsi que Mme de Bourboulon visita
Mainsatchine. On est même surpris que M. Jules Verne n'y ait point
conduit son héros, après l'avoir amené sur les bords de Baïkal, qui
se trouve à une si faible distance.

Quand aux objets dignes d'être vus que possède Irkoutsk à l'intérieur
de ses murs ou dans ses environs immédiats, on peut citer un arc
de triomphe, élevé pour perpétuer le souvenir de l'annexion des
territoires de l'Amour à la Russie; et une jolie petite chapelle
située au milieu de la ville. Cette chapelle échappa miraculeusement,
dit-on, à l'incendie de 1879. Mais la vraie curiosité d'Irkoutsk
est la châsse du grand Innocent, un saint dont le corps est encore
aussi frais que le jour de sa sépulture. Cette précieuse relique
est conservée dans le monastère de Vosnesenati, qui est bâti sur
l'Angara elle-même. Le corps de ce saint repose dans un sarcophage
enrichi d'or et d'argent et surmonté d'un dais de superbes étoffes
admirablement brodées. Mais de tout le corps on ne laisse voir
au public qu'une main desséchée sur laquelle les dévots viennent
appliquer respectueusement leurs lèvres. Pendant les premiers temps
de son apostolat, Innocent se voua au service des missions. En 1721,
il fut envoyé par le synode de l'Église grecque pour évangéliser
les Chinois. Mais, trouvant les barrières de la Chine fermées,
il revint à Irkoutsk, où il se fixa. Là il consacra son temps et
sa fortune aux pauvres. Il allait presque sans vêtements, car il
donnait tous ceux qu'il possédait aux malheureux qu'il rencontrait
grelottant le long de son chemin. Cet homme de bien étant mort, son
souvenir resta cher à tous ceux au milieu desquels il avait vécu et
travaillé. Or, il arriva que quelque cinquante ans après sa mort
des fouilles furent pratiquées dans le sol du monastère où il avait
été enterré et que son corps fut retrouvé intact. La nouvelle se
répandit aussitôt par toute la ville qu'un miracle s'était opéré;
et bientôt toutes les églises de la Sibérie orientale retentirent
des louanges du saint homme qui avait été l'objet d'une telle faveur
de la part du Très-Haut. Les pèlerins arrivèrent de toute part pour
voir la châsse où le corps d'Innocent avait été déposé; les portraits
du saint furent vendus par milliers; et l'on attribua aux crucifix
d'Innocent des vertus merveilleuses pour guérir les maladies et les
infirmes, et, en outre, celle de réconforter ceux dont le cœur était
las de ce monde et de ses misères. Enfin le clergé déclara hautement
qu'Innocent avait été un saint pendant sa vie.

Mais alors quelques mauvais plaisants, comme il n'en manque pas à
Irkoutsk, surgirent et voulurent savoir pourquoi le corps d'un
certain haut fonctionnaire russe, notoirement connu pour avoir
été un fieffé voleur pendant tout le temps qu'il avait occupé son
emploi, ne recevait point aussi les honneurs réservés aux saints,
puisque son corps, exhumé en même temps que celui d'Innocent, avait
présenté le même état de parfaite conservation. Ces mécréants
allèrent même jusqu'à prétendre que le corps du saint homme, ayant
été inhumé dans un endroit où le sol ne dégèle jamais à quatre pieds
de profondeur pourrait bien ne s'être ainsi conservé que parce qu'il
ne pouvait faire autrement. Mais on imposa silence à ces personnages
irrévérencieux, et le corps de pauvre fonctionnaire fut voué à
l'oubli pendant que la renommée d'Innocent grandissait tous les
jours, sans que rien pût lui porter atteinte. Elle prit même un tel
développement à Irkoutsk que pas une femme vertueuse, condamnée à
garder le lit, n'eût voulu se dispenser d'avoir sous son oreiller
un crucifix d'Innocent auquel, naturellement, on s'empressait
d'attribuer sa guérison quand elle se relevait. Aujourd'hui encore on
cite de ces guérisons.

Une fois la réputation de thaumaturge octroyée à Innocent bien ancrée
dans l'esprit des habitants d'Irkoutsk, le clergé du monastère prit
le soin d'établir les statuts légaux et ecclésiastiques nécessaires
pour lui assurer une place dans le calendrier. On s'adressa donc au
czar pour obtenir de lui, en sa qualité de chef spirituel de l'Église
grecque, le droit pour Innocent, quoique mort, de vivre en esprit
au plus haut rang de la gloire spirituelle. Le czar se rendit aux
sollicitations de son clergé, et un beau jour arriva, au monastère
de Wosnesenati, un courrier spécial, apportant un ukase impérial,
octroyant au moine défunt le droit d'avoir une auréole autour de la
tête sur ses images; mais déclarant en même temps qu'il serait le
dernier saint qu'on pourrait découvrir dans les limites de l'empire
russe. Et voilà comment Innocent est resté le dernier sur la liste
des saints de race russe.

La réputation de saint Innocent est fort grande, dit-on, parmi
les habitants de la basse Léna. Aussi étais-je déterminé à
m'approvisionner assez largement, en quittant Irkoutsk, de médaillons
et d'images de ce saint, dont j'espérais tirer parti pour me procurer
les nécessités de la vie dans les régions septentrionales où les
roubles papier ou les kopecks de métal n'ont pas le quart de la
valeur des boutons de cuivre, des anneaux du même métal, ou des
mouchoirs de poche aux couleurs voyantes. Ces derniers forment une
portion assez considérable du stock d'articles d'échange que j'ai
achetée à Irkoutsk. Il me seront, d'ailleurs, aussi nécessaires sur
la basse Léna, que des articles similaires le sont par le voyageur
de l'Afrique centrale. J'ai acheté aussi une certaine quantité de
boutons de cuivre, d'anneaux, de têtes de tabac, de tissus communs
et de velours, et, en somme, j'emmène avec moi le chargement d'une
voiture de colporteur. Ce fut une bonne fortune pour moi d'avoir
fait mes achats à Irkoutsk, car à Yakoutsk, on ne peut guère trouver
que des briques de thé et du tabac, sauf pendant la foire annuelle
du printemps. Mais, outre cet avantage, j'ai eu celui de me rendre
compte des profits énormes que prélèvent les marchands de ces
contrées, et de voir à quel point ces gens sont enclins à vous
voler quand il le peuvent. Aussi combien les marchands américains
me semblent-ils peu soucieux de leurs intérêts en ne tournant pas
leurs efforts du côté de ces districts du Trans-Baïkal, et en
laissant leurs confrères russes et anglais récolter tout le profit
que fournit le commerce de ces contrées, quand ils pourraient amener,
sur les mêmes marchés, des marchandises similaires à celle de leurs
concurrents, mais dont les frais de transport seraient moins élevés
des deux tiers. Du reste il sera peut-être intéressant pour eux
d'avoir un aperçu du prix que j'ai payé certains objets. Les sommes
exprimées par les roubles-papier[11] et les kopecks devraient être
divisées par deux afin d'avoir le cours actuel équivalent au dollar
d'Amérique.

  [11] L'équivalent en monnaie française serait 2 fr. 50 par
  rouble-papier.

Un petit fromage de Hollande, fort mauvais, d'ailleurs, 1 rouble 20
kopecks la livre;

Une boîte de pruneaux de France, 4 roubles;

Une bouteille de légumes conservés au vinaigre (_pickles_), 2 roubles
25 kopecks;

Un petit flacon de sauce Worcester, 1 rouble 30 kopecks;

Du sucre, 40 kopecks la livre;

Du café, 1 rouble 30 kopecks;

Du thé, 2 roubles;

Une livre d'extrait de Liebig, 2 roubles 80 kopecks;

Une terrine de pâté de foie gras de Strasbourg, 5 roubles;

Des fruits conservés en flacons, 2 roubles 1/2 la pièce, et le
détaillant se plaint parce que le flacon lui coûte un rouble de
transport pour venir de Saint-Pétersbourg.

De fruits conservés, de provenance américaine, je n'en ai pu trouver
nulle part. Des couteaux fort ordinaires, avec un manche en os, sans
nom de fabricant, ou des couverts en fer, à manche d'os également,
se vendent à raison de 15 francs la douzaine. Les seuls articles
de fabrique américaine que j'aie rencontrés à Irkoutsk sont des
machines à coudre; encore ne pourrais-je pas affirmer que ces
machines n'auraient point été construites en Allemagne et vendues
avec l'étiquette d'une maison américaine. Toute la coutellerie qu'on
trouve ici semble provenir de Solingen, en Allemagne; elle est,
d'ailleurs, d'un prix modéré et d'excellente qualité; les fabricants
de lames de Sheffield n'auraient donc guère de chance ici. Tous les
instruments, tels que: haches, scies, etc., portent des noms de
fabricants allemands ou russes. Les vins portent d'ordinaire une
belle étiquette française, mais viennent à peu près tous du Caucase
ou de la Crimée. Là, ils sont payés à raison d'un franc la bouteille;
mais à Irkoutsk, on les vend 3 ou 4 roubles. Un champagne très doux
et très mauvais, qui cependant n'a jamais traversé l'Oural, est
coté 7 roubles la bouteille. Je peux affirmer qu'il y aurait ici
un débouché important pour les vins de Californie, pourvu qu'ils
portassent une étiquette française; autrement ils ne seraient pas
acceptés du public. Le _porter_ anglais coûte 4 roubles le quart
de bouteille, et passe aux yeux des dandys irkoutskiens comme le
breuvage du high life.

En outre des prix exorbitants que le voyageur est obligé de
payer pour tous les objets dont il a besoin, celui-ci se trouve
continuellement exposé à être victime des escroqueries et des vols
les plus éhontés. Le lendemain de mon arrivée à Irkoutsk, j'eus à
me rendre dans deux des plus grands magasins de la ville. Dans le
premier, je voulais m'approvisionner de plumes, d'encre, de crayons,
etc. J'y fis pour neuf roubles d'achat, que je soldai en remettant
un billet de cent roubles. Quand on me rendit la monnaie, on ne me
remit que quatre-vingt-un roubles. Quand l'employé me vit compter
ma monnaie, il me présenta un billet de dix roubles, s'excusant
de s'être trompé. Dans un autre magasin, j'allai pour acheter une
demi-douzaine de cigares; là encore, le garçon voulut faire un
petit profit en retenant vingt kopecks sur la monnaie qu'il devait
me rendre, et il attendit que je lui fasse remarquer son erreur.
Il me semble que ce genre de tromperie est assez en usage parmi
les employés des magasins d'Irkoutsk. Mais comment pourrait-il en
être autrement, au milieu d'une population formée, dans de larges
proportions, de gens déportés dans cette contrée pour des crimes
qu'ils ont commis en Europe? Une telle multitude de malfaiteurs ne
suffirait-elle pas pour gangréner la population la plus probe et la
plus vertueuse? A plus forte raison, elle ne peut que démoraliser
celle d'Irkoutsk.

J'ignore à combien d'exilés Irkoutsk peut donner asile, mais je crois
pouvoir affirmer, sans crainte d'être démenti, que les exilés forment
au moins un cinquième de la population de cette ville. Les auteurs
admettent, en général, que le nombre des exilés politiques est à
celui des exilés pour crimes de droit commun comme 1 est à 10; or,
on compte, au moment où j'écris, deux cent soixante-dix-neuf exilés
politiques en cette ville. Si la proportion est juste, il est facile
d'en déduire le nombre des exilés qui se trouvent dans la capitale de
la Sibérie orientale. Presque tous ces exilés politiques et autres
vont en liberté dans l'enceinte de la ville. Ils sont néanmoins
soumis à une rigoureuse surveillance de la police.

Mon but n'est point de faire ici de la statistique au sujet des
exilés envoyés en Sibérie par le gouvernement russe; ce n'est point,
en effet, le motif qui m'amène dans cette contrée; toutefois, je
me sens forcé, pour ainsi dire, d'appeler l'attention du public
sur les renseignements absurdes publiés sur cette matière par le
pasteur anglais Landrell, dans un livre intitulé _Through Siberia_.
D'après cet auteur, quatre-vingts prisonniers politiques seulement
ont été envoyés en Sibérie dans le courant de l'année 1880. Cette
assertion est fort erronée, car les nihilistes déportés sont presque
tous rangés dans la classe des exilés politiques, et ils sont fort
nombreux. Des deux cent soixante-dix-neuf prisonniers politiques dont
j'ai parlé, je crois pouvoir affirmer que les deux tiers sont des
Polonais, qui ont vieilli en exil et qui ont fini, pour la plupart,
par s'adonner au commerce et se créer des positions lucratives.

Les Polonais forment l'aristocratie des exilés: ce sont les hommes
les plus instruits du pays, et tous sont dignes de sympathie.
Plusieurs groupes de ces infortunés prenaient leurs repas à l'hôtel
où j'étais descendu: ce sont de beaux spécimens de leur race, mais
tous vieillis et cassés. Ils ont renoncé à tout jamais à l'espoir
de retourner dans leur patrie, non pas parce qu'ils n'en pourraient
obtenir la permission, mais parce qu'ils manquent des moyens de
transport nécessaires. Ces vieux patriotes songent toujours à la
grandeur future de la Pologne, mais avec le désespoir de se sentir
aussi inoffensifs que des enfants, et incapables de travailler
à cette grande œuvre. L'arrêt qui a frappé ces hommes, qui les
a arrachés à la patrie et au foyer qu'ils chérissaient, et pour
lesquels ils ont vaillamment combattu, les a condamnés à une vie plus
qu'inutile au milieu des solitudes de la Sibérie, semble terriblement
cruel. Personne ne peut saisir l'exacte, mais terrible signification
des mots: exil en Sibérie, à moins d'avoir vu ces hommes devenus
vieux et désespérés dans ces régions lointaines, ou d'avoir considéré
leurs corps usés et desséchés par la douleur de se sentir à des
milliers de milles du lieu où ils ont laissé leur cœur et leur âme.
Ah! je maudirais le ciel et la terre, si j'étais condamné à finir
mes jours dans ce pays de la mort, loin de tout ce qui est beau, de
ce qui est bon, de ce qui est sain dans l'univers; loin du monde où
la tendresse et l'amour règnent en douces maîtresses près du foyer
domestique.

Cependant il n'existe point d'autres portes pour sortir de ce pays
maudit que le pardon, qui souvent vient trop tard, ou la mort qui, le
plus souvent, délivre l'exilé de ses maux, et, en échange, lui donne
une tombe dans un sol glacé qui ne dégèle jamais.

Telles sont les pensées qui assaillent mon esprit, quand je songe au
sort des exilés Polonais qui restent encore dans ce pays.

Je n'ai aucune sympathie pour les criminels ordinaires, pas plus
que pour les nihilistes, et me borne à plaindre toute une contrée,
quelque inhospitalière qu'elle soit, mais cependant digne d'un avenir
meilleur, de se sentir souillée par leur présence. Cependant chaque
jour ici on peut voir, le long des routes, des convois de criminels
qui se rendent à l'endroit qui leur a été assigné comme lieu d'exil.
Le 6 mars, le fameux docteur Weimar, qui s'est trouvé impliqué dans
les complots des nihilistes contre la vie du dernier czar, passa
à Irkoutsk se rendant dans quelque localité encore plus reculée,
mais dont je ne pus savoir le nom. Sans doute on le conduisait dans
quelque village perdu de la province d'Amour, où il pourra faire
d'intéressantes études au milieu des populations pourries de cette
contrée.

Un des plus intéressants parmi les exilés que j'aie rencontrés à
Irkoutsk, est, vous serez surpris en l'apprenant, un Américain,
mais celui-là, est un exilé volontaire, c'est un dentiste du nom de
Ledyard, qui est venu s'établir en cette ville, amenant avec lui
sa femme et son enfant. Il y a deux mois seulement que le docteur
Ledyard est venu de Chine pour s'installer ici et chercher fortune
dans la Sibérie orientale. Je crains bien que cet exilé d'un nouveau
genre ne reste pas longtemps sur les bords de l'Angara, car il a
hérité de ses ancêtres d'un goût trop prononcé pour les voyages pour
songer à s'installer à poste fixe dans un endroit quelconque. Le
docteur Ledyard, originaire des bords du Pacifique, de San-José,
je crois, est, en effet, un petit-fils de John Ledyard, l'un des
officiers du capitaine Cook, lequel professa pendant toute sa vie un
tel amour pour les aventures que sous ce rapport il ne fut surpassé
par aucun de ses contemporains.

Ayant conçu le projet de traverser à pied l'Europe, l'Asie et
l'Amérique, et d'aller en un mot aussi loin qu'il lui serait
possible, il partit de Londres avec cinquante livres sterling
(1,250 francs) dans sa poche. Il arriva ainsi jusqu'à Yakoutsk, où
il rencontra le capitaine Billings, autre voyageur anglais, qui,
après avoir, comme lui, navigué sous les ordres de Cook, était entré
au service de l'impératrice Catherine II, laquelle l'avait envoyé
explorer le nord-est de la Sibérie et les îles de l'Océan oriental,
afin d'y faire des découvertes au nom de la Russie. Cette rencontre
n'empêcha point cependant Ledyard d'être arrêté à Yakoutsk comme
espion français et ensuite renvoyé sous escorte jusqu'en Europe.
Plus tard il fut envoyé en Afrique par la Société de géographie
de Londres, qui le chargea d'explorer cette contrée. Le docteur
Ledyard, son descendant est aussi un vrai nomade, et j'ai bon espoir
d'apprendre un jour qu'avant de quitter la Sibérie il a descendu la
Léna jusqu'à Yakoutsk pour y étudier la merveilleuse dentition des
Yakoutes, dont il sera question plus tard...

Je ne crois pas, continue M. Jackson, qu'il me reste beaucoup à dire
sur Irkoutsk et sur ses habitants, car mes observations n'ont pu
nécessairement être complètes, la majeure partie du temps que j'ai
passé dans cette ville ayant été consacrée au lieutenant Danenhower
et aux autres survivants de _la Jeannette_. Pour faire comprendre
l'impression générale produite sur moi par Irkoutsk, je ne peux mieux
faire que de la comparer à un homme qui serait mû par une machine qui
pourrait vivre, marcher et parler, mais auquel manquerait la chose la
plus essentielle, l'âme. Pour moi, cette ville n'est qu'un assemblage
de maisons admirablement alignées. Elles sont habitées; mais quelque
chose semble manquer à leurs habitants; ils paraissent soupirer
après le jour où commencera leur développement moral, intellectuel
et commercial. Ils aspirent après le moment où la contrée où ils
vivent aura ouvert ses portes au développement qui s'achemine vers
eux à travers le Pacifique et où toutes les barrières naturelles
et artificielles qui se trouvent sur le chemin de celui-ci auront
disparu. Leur rêve, en un mot, est de voir s'ouvrir la grande ère
qui leur a été prophétisée à l'époque de l'annexion des territoires
de l'Amour, dont leur arc de triomphe est chargé de perpétuer le
souvenir, c'est-à-dire de voir le temps où le Pacifique sera comme
une autre Méditerranée.

Cependant il existe à Irkoutsk des gens qui aiment cette ville;
témoin cette belle irkoutskienne dont un auteur allemand raconte la
légende. On lui demandait si elle n'était pas fatiguée de la ville
de l'Angara: «Il me plairait beaucoup, répondit-elle, de visiter les
cités historiques de l'Europe; cependant je ne pourrais jamais être
complétement heureuse que dans la capitale de la Sibérie orientale.»

A mon avis, la seule chose digne d'être vantée à Irkoutsk c'est
l'hiver. A la vérité il m'est impossible de parler du printemps sur
les bords de l'Angara; cependant je ne peux admettre que cette saison
y soit bien agréable, quand, en été, on y est encore importuné par la
pluie, les tempêtes et la boue. Alors la nation semble se réveiller;
mais au bout de quelques semaines surviennent les terribles chaleurs
du mois d'août, le seul mois agréable de l'été sibérien. En septembre
les nuits deviennent froides, et il faut abandonner le jardin d'été.
Avec octobre commence l'hiver. Pendant un mois il fait un froid
rigoureux et la neige tombe continuellement. Enfin, à cette période
désagréable, succède le véritable hiver, saison qu'à New-York même
on considérerait comme délicieuse. C'est l'époque des promenades en
traîneau et de tout le cortège des distractions de l'hiver. Ajoutez
à cela que jour par jour le soleil apparaît dans un ciel sans nuage.
Ici point de ces vents qui vous glacent jusqu'à la moelle des os,
point de ces tempêtes furieuses qui se succèdent dans les contrées
plus méridionales; non, l'hiver sibérien, sur les bords de l'Angara,
est une saison réellement délicieuse.



TABLE DES MATIÈRES


    AVANT-PROPOS.

    PREMIÈRE PARTIE.

    Le Voyage de «la Jeannette».


    CHAPITRE PRÉLIMINAIRE.

    LE BAPTÊME DE «LA JEANNETTE».

    M. James Gordon Bennett.--Son caractère dépeint par le
      _Figaro_.--Après l'exploration de l'Afrique centrale, la
      découverte du pôle nord.--Plan général de cette dernière
      expédition.--De Long.--Baptême de _la Jeannette_.             1


    CHAPITRE II.

    «LA JEANNETTE».--SON ÉQUIPAGE.

    Portrait de _la Jeannette_.--Réparations qu'elle subit
      avant d'entreprendre son voyage.--De Long.--Chipp.--
      Melville.--Danenhower.--Ambler.--Collins.--Newcomb.--
      Dunbar.--Les hommes de l'équipage.                            15


    CHAPITRE III.

    DÉPART DE SAN FRANCISCO.

    Triste état de l'atmosphère pendant les jours qui précèdent le
      départ de _la Jeannette_.--Baie de San Francisco.--Aspect
      du port et des jetées au moment du départ.--Ce qui se passe
      à bord du navire.--Adieux du capitaine de Long et de sa
      femme.--Courage de cette dernière.                            33


    CHAPITRE IV.

    TRAVERSÉE DE SAN FRANCISCO A OONALACHKA.

    État des esprits à bord de _la Jeannette_ quand on eut perdu de
      vue les forts de San Francisco.--Le mal de mer.--Le
      calme.--Superbes couchers de soleil.--Occupations du
      naturaliste.--Les Albatros.--Aménagement à bord.--La
      cabane de M. Collins.--Ah Sam, le chef chinois, et ses
      talents culinaires.--Le steward.--Long Sing.--Qualités
      et défauts de _la Jeannette_.--La vie à bord.--Les
      attributions de chacun.--Un courant.--Les brouillards.--L'île
      d'Ougalgo.--Description de cette île par MM. Collins et
      Newcomb.--Illiouliouk à Oonalachka.                           41


    CHAPITRE V.

    ILLIOULIOUK.

    Arrivée à Illiouliouk.--Description de cette station.--Les
      magasins de la Compagnie commerciale de l'Alaska.--Ce qu'ils
      contiennent.--M. Greenbaum.--Le député collecteur Smith;
      ses attributions.--Trafic du whisky dans l'Alaska et les
      îles Aléoutiennes.--Un bal à Illiouliouk.--Le pope et sa
      famille.--Les mariages.--Baie d'Oonalachka et ses
      environs.                                                     65


    CHAPITRE VI.

    SAINT-MICHEL DE L'ALASKA.

    Départ d'Illiouliouk.--Traversée de ce port à Saint-Michel, sur
      la côte d'Alaska.--Commencement des observations
      météorologiques.--Arrivée à Saint-Michel.--Description
      de cette station.--Son commerce.--Nous y trouvons nos
      chiens.--Caractère de ces animaux.--Un chef indien menace
      le fort de Saint-Michel.--Un baril de whisky est cause
      de sa mort.--Description géologique des environs de
      Saint-Michel.--Une chasse aux canards.--La chaloupe en
      danger de sombrer.--Les bains russes à Saint-Michel de
      l'Alaska.--Arrivée de la goëlette _Fanny A. Hyde_ avec un
      supplément de provisions pour _la Jeannette_.--Départ de
      Saint-Michel.--Les chiens à bord.--Les Indiens Alexis et
      Anequin, nos conducteurs de chiens.--Les adieux d'Alexis
      et de sa femme.--Entrée dans la mer de Behring.--Une
      tempête.--Arrivée à la baie Saint-Laurent.--Premières
      nouvelles de Nordenskjold.--Plan de l'expédition de _la
      Jeannette_.                                                   79


    CHAPITRE VII.

    DERNIÈRES NOUVELLES DE «LA JEANNETTE».

    _La Jeannette_ quitte la baie Saint-Laurent pour continuer sa
      route au nord.--Dernières nouvelles de l'expédition.--Elle
      est rencontrée par la _Sea Breeze_.--Rapport du capitaine de
      ce navire sur l'état de la mer glaciale à cette époque.--Le
      _Mount Wollaston_ et _le Vigilant_ sont pris dans les glaces
      peu de jours après la disparition de _la Jeannette_.         103


    DEUXIÈME PARTIE.

    «La Jeannette» est perdue.


    CHAPITRE VIII.

    PLANS DE RECHERCHES.

    Quiétude du gouvernement des États-Unis au sujet de _la
      Jeannette_ pendant la première année qui suivit le départ
      de ce navire.--Le _Corwin_ est envoyé à la Terre de
      Wrangell en 1880.--Inutilité de ses recherches.--Plan du
      voyage de de Long, d'après ses lettres.--L'opinion publique
      s'émeut de ne pas recevoir la moindre nouvelle.--La
      Société de géographie charge son président de s'adresser
      au gouvernement pour demander qu'on envoie un navire sur
      les traces de _la Jeannette_.--Adresse de M. Daily au
      président des États-Unis.--Les Chambres votent un premier
      crédit de 175,000 dollars.--Achat du _Rodgers_.--Seconde
      expédition du _Corwin_ à la Terre de Wrangell.--Il arrive
      à accoster cette terre, où personne n'avait encore
      mis le pied.--Équipement du _Rodgers_.--Son départ de
      San Francisco.--Sa croisière.--Immenses résultats de
      celle-ci.--_L'Alliance_ part le même jour de Newport pour
      le nord de l'Atlantique.--Voyage de ce navire.--L'_Eira_
      et le _Barentz_.--Le _Proteus_.--La station du cap
      Barrow.--Immensité du plan de recherches.--Résultats
      nuls au point de vue de _la Jeannette_.--Fausses
      nouvelles.--Nouveaux préparatifs.--Plan du lieutenant
      Hogaard.--Une prophétie.--Melville et treize autres marins de
      _la Jeannette_ à l'embouchure de la Léna.                    113


    CHAPITRE IX.

    Dépêche adressée d'Irkoutsk au bureau du _New-York Herald_, de
       Londres, le 21 décembre, et signée Melville.--M.
      Melville demande de l'argent.--Réponse télégraphique de
      M. Bennett, contenant une dépêche du général Ignatieff
      annonçant envoi de fonds.--Réponse du secrétaire d'État
      des États-Unis.--Réponse du secrétaire de la marine.--De
      tous côtés on envoie de l'argent.--Nouvelle dépêche
      de M. Bennett.--Où ont été trouvés M. Melville et ses
      compagnons?--Par qui?--Par quelle route les canots de _la
      Jeannette_ sont-ils arrivés à l'embouchure de la Léna?--La
      _tundra_.--Fausses nouvelles démenties aussitôt.--Dépêche
      du général Anoutchine.--Danenhower et Melville reçoivent
      l'ordre de rester à l'embouchure de la Léna.--Résumé succinct
      du voyage de _la Jeannette_.--Arrivée du canot no 3 à
      l'embouchure de la Léna.--Il entre dans un des bras latéraux
      du fleuve.--Difficultés qu'il rencontre.--Envoi de Kusmah à
      Boulouni.--Nouvelles que ce dernier en rapporte.--M. Melville
      part pour cette localité.--Il croise en route Bieshoff, le
      commandant de la place.--Noros et Ninderman.--Ninderman, le
      héros de l'expédition.                                       141


    CHAPITRE X.

    Histoire du parti du lieutenant de Long jusqu'à l'envoi de
      Ninderman et de Noros à la recherche de secours.--Voyage
      de ces derniers.--Arrivée de M. Melville à Boulouni.--Ce
      qui arriva au canot no 1 après la séparation des trois
      embarcations.--Arrivée sur la côte de Sibérie.--Efforts de
      de Long pour y aborder.--Il y parvient enfin, mais dans
      quelles conditions.--Marche vers le sud.--Détresse des
      naufragés.--Mort d'Erickson.--De Long se décide à envoyer
      chercher des secours.--Ses instructions à Ninderman.--Il
      lui donne l'ordre de partir avec Noros.--Scène des
      adieux.--Départ.--Noros et Ninderman aperçoivent un
      troupeau de rennes.--Tentative inutile pour tuer un de ces
      animaux.--Une cavité dans le flanc d'un monticule leur sert
      d'abri pour la première nuit.--Ils se croient dans l'île
      Titary.--Leur erreur.--Une effroyable bourrasque.--Une
      nuit dans la neige.--La hutte de Matoch.--Accès de
      désespoir.--Hutte des Deux-Croix.--Deux jours dans cette
      hutte.--Noros et Ninderman continuent leur marche vers le
      Sud.--Ni feu ni abri.--Une infusion d'écorce de _saule
      arctique_ et des morceaux de peau de phoque pour nourriture
      pendant plusieurs jours.--Faiblesse des voyageurs.--Leur
      courage.--Distance parcourue.--Arrivée à Bulcour.--Cette
      station est déserte, mais ils y trouvent du poisson.--Arrivée
      d'un Tongouse.--Ils se sentent sauvés.--Le Tongouse part
      chercher du renfort.--Regret de Ninderman de l'avoir laissé
      partir.--Les deux voyageurs sont emmenés à un campement de
      Tongouses nomades.--Ninderman essaie de faire comprendre à
      ses hôtes que le capitaine et leurs camarades sont restés
      plus au nord, et meurent de faim.--Il ne peut décider les
      Tongouses à le suivre.--Son désespoir.--Kumah-Surka.--Arrivée
      de l'exilé Kusmah.--Ninderman le prend pour le commandant de
      Boulouni et cherche à lui faire comprendre la situation de
      de Long.--Kusmah confond de Long avec Melville.--Ninderman
      lui donne une dépêche pour le ministre des États-Unis
      à Saint-Pétersbourg.--Kusmah la porte à Melville.--Les
      Tongouses conduisent les deux voyageurs à Boulouni.--Arrivée
      de Melville.--Son entrevue avec Noros et Ninderman.--Ce qu'il
      fait pour eux avant de partir à la recherche de de
      Long.                                                        165


    CHAPITRE XI.

    PREMIÈRES RECHERCHES DE M. MELVILLE.

    Mémoire remis par Ninderman à Bieshoff, commandant de Boulouni
      pour le ministre américain à Saint-Pétersbourg.--Bieshoff
      emporte le mémoire à Semenowelak pour le remettre à
      Melville.--Celui-ci étant parti, Bieshoff remet le mémoire à
      Danenhower, qui l'expédie immédiatement à Melville.--Arrivée
      de Bartlett à Boulouni et départ de Melville.--Entrevue de
      ce dernier avec Bieshoff à Burulak.--Son départ définitif
      pour le delta.--Kumah-Surka.--Bulcour.--Matvaïh.--Melville
      se croit sur les traces de de Long.--Plus de
      vivres.--Départ pour Upper-Boulouni.--On apporte
      à Melville trois notes de de Long.--Voyage à
      Bellock.--Première _cache_.--Son contenu.--Plus de
      vivres.--Nouvelles recherches.--Osoktock.--Usterda.--On
      perd les traces de de Long.--Les indigènes refusent
      d'avancer.--Retour.--Bulcour.--Boulouni.--Melville y
      rencontre encore une partie de sa troupe.--Il part pour
      Yakoutsk.--Extraits de son rapport au secrétaire de la
      marine des États-Unis.--Éloge de Danenhower, de Bartlett
      et de Leach.--_Records_ de de Long.--Dépêche de Melville
      au secrétaire de la marine.--Melville commence ses
      préparatifs pour une seconde campagne.--Ses instructions
      à l'ispravnik de Verchoyansk.--Son nouveau plan de
      recherches.--Départ.--Dépêches annonçant la découverte de de
      Long et du reste de sa troupe.--Tous morts.                  199


TROISIÈME PARTIE.

    Premières recherches.


    CHAPITRE XII.

    VOYAGE DE M. JACKSON,
    _Correspondant_ du New-York Herald.

    Départ de Londres.--Arrivée à Saint-Pétersbourg.--Visite au
      général Ignatieff.--Visite au général Anoutchine, gouverneur
      général de la Sibérie orientale.--Une _podoroschnaya de
      la couronne_.--Témoignages de bienveillance du général
      Anoutchine.--M. Hoffman, notre chargé d'affaires à
      Saint-Pétersbourg.--Départ de Saint-Pétersbourg pour Moscou
      et Orenbourg.--Les chemins de fer russes.--Arrivée à
      Orenbourg.--Le propriétaire de l'hôtel de l'Europe.--Visite
      au gouverneur d'Orenbourg.--Le général Anoutchine a mis son
      propre traîneau à ma disposition pour faire le voyage jusqu'à
      Irkoutsk.                                                    233


    CHAPITRE XIII.

    SUITE DU VOYAGE DE M. JACKSON.

    DE ORENBOURG A OMSK.

    Arrivée à Omsk.--Nourriture des voyageurs pendant le
      trajet.--Équipement d'un voyageur partant pour la
      Sibérie.--Provisions de bouche.--Attelage du traîneau.--Les
      petits chevaux sibériens.--Les routes sibériennes au mois
      de janvier.--La goëlette des steppes.--Ses allures.--Les
      traîneaux russes.--Leurs qualités.--Cinq heures d'immobilité
      au milieu des neiges sur la crête de l'Oural.--Efforts
      de notre attelage pour nous tirer de là.--Des loups,
      vrais ou imaginaires.--De la prétendue férocité des loups
      sibériens.--Notre mésaventure sur le sommet de l'Oural
      n'est que le premier de trois châtiments que nous devions
      subir pour être partis un vendredi.--Second châtiment.--Les
      médecins tartares.--Cure merveilleuse.--Plaisir d'un voyage
      au milieu des steppes.--Curieux effets de neige.--Le roi
      Burran, dieu des tempêtes en Sibérie.--Malices de ce
      dieu.--L'époque des mariages.--Les maîtres de poste.--Une
      station d'hiver kirghize.--La maison d'école.--Omsk et ses
      habitants.                                                   249


    CHAPITRE XIV.

    D'OMSK A KRASNOYARSK.

    Omsk.--Coup d'œil sur les environs de cette ville.--Aridité et
      fertilité.--Ce que serait devenue la Sibérie occidentale
      en d'autres mains que celles des Russes.--Les marais de
      la Baraba, d'après M. Jules Verne et Mme de Bourboulon;
      ce qu'ils sont en hiver.--Les caravanes de thé en
      Sibérie.--Quelle source d'ennuis elles sont pour les
      voyageurs.--Commerce du thé en Russie.--Kolyvan.--Le registre
      aux réclamations.--La condition précaire d'un maître de
      poste.--La Sibérie peinte en quelques lignes par une artiste
      française.--Les forçats en rupture de ban.--Arrivée à
      Tomsk.--Le dimanche du beurre dans cette ville.--Opinions
      diverses sur la ville de Tomsk.--Réflexions sur l'avenir des
      relations commerciales entre l'Europe et la Sibérie par la
      mer de Kara.--De Tomsk à Krasnoyarsk.--M. Danenhower reste à
      Irkoutsk.                                                    287


    CHAPITRE XV.

    DE KRASNOYARSK A IRKOUTSK.

    Arrivée à Krasnoyarsk.--Déception de n'y pas trouver le
      lieutenant Danenhower et ses hommes.--Difficultés pour se
      procurer des chevaux.--Mauvais tour d'un yemschik.--Son
      châtiment.--Ressources alimentaires des voyageurs en
      Sibérie pendant le carême.--Stupidité d'un maître de
      poste.--Intelligence des chevaux sibériens.--Anecdotes.--La
      canne magique.--Une caravane chargée d'or.--Les convois de
      transportés.--Arrivée à Irkoutsk.                            317


    CHAPITRE XVI.

    IRKOUTSK ET SES CURIOSITÉS.

    Idées préconçues du voyageur qui arrive à Irkoutsk.--Tableau
      de l'animation de cette ville, par Mme de Bourboulon.--Aspect
      extérieur de la ville.--Quand un marchand sibérien est
      devenu vieux et riche, il se fait ermite.--Pourquoi
      tant d'églises à Irkoutsk? Irkoutsk aujourd'hui et
      Irkoutsk avant l'incendie de 1879.--Ravages causés
      par cet incendie.--Comment il éclata.--Organisation
      des sapeurs-pompiers en Sibérie.--Krasnoyarsk et son
      abîme.--Irkoutsk et sa rivière.--L'Angara.--Le lac
      Baïkal.--Sources thermales des bords de ce fleuve.--Leurs
      vertus.--Kïakhta et Maimatchin.--Maimatchin, la ville
      interdite aux femmes.--Visite de deux dames russes à
      cette ville.--L'arc-de-triomphe d'Irkoutsk.--La chapelle
      miraculeuse.--La châsse de saint Innocent.--Vie de ce saint
      homme.--Le dernier saint russe.--Les médailles et les
      crucifix de saint Innocent.--Stock d'objets d'échanges pour
      descendre le cours de la Léna.--Prix des denrées alimentaires
      à Irkoutsk.--Le vin de Champagne à Irkoutsk.--Friponnerie
      de commis de magasin.--Les exilés.--Les exilés polonais
      en Sibérie.--Triste sort de ces infortunés.--Un dentiste
      américain dans la capitale de la Sibérie orientale.--M.
      Ledyard et ses ancêtres.--Impression générale produite sur M.
      Jackson par la ville d'Irkoutsk.--L'hiver sur les bords de
      l'Angara.                                                    331


FIN DU TOME PREMIER



    MAURICE DREYFOUS, Éditeur

    13, RUE DU FAUBOURG-MONTMARTRE, A PARIS.

    ÉDITION DE LUXE

    L'EXPÉDITION
    DE
    LA JEANNETTE
    AU POLE NORD
    RACONTÉE PAR TOUS LES MEMBRES DE L'EXPÉDITION

    OUVRAGE COMPOSÉ

    Des Documents reçus par le «NEW-YORK HERALD», de 1878 à 1882

    TRADUITS, CLASSÉS, JUXTAPOSÉS PAR JULES GESLIN


    INDICATIONS SOMMAIRES

    AVANT-PROPOS

    _Spécial à cette Édition_

    TEXTE

    Lettres.--Carnets.--Notes.--Journaux de bord.--Rapports, etc.,
      etc., des officiers, des savants, des marins de _la
      Jeannette_.--Résumé des divers voyages faits par mer
      pour retrouver _la Jeannette_.--Voyage de M. Jackson
      (correspondant du _New-York Herald_), par voie de terre,
      ses lettres.--Les renseignements que les indigènes lui
      fournissent.--Dépêches, lettres, rapports.--Récits des
      derniers survivants.

    SOIXANTE-QUINZE ILLUSTRATIONS HORS TEXTE

    _Fac-simile_ des cartes de tous les lieux parcourus.--Cartes
      des dérivations de _la Jeannette_.--Les bouches de la Léna,
      etc., etc.--Autographes.--Plans, croquis et divers documents
      graphiques originaux envoyés par les officiers ou savants,
      ou retrouvés parmi les épaves.--Portraits des divers membres
      de l'expédition.--Scènes, vues, dessins du navire à diverses
      époques.--_Nombreuses gravures_ d'après les dessins exécutés
      par les divers artistes anglais et américains ayant participé
      aux voyages de recherches.

    DEUX VOLUMES IN-OCTAVO

    =Prix: 20 Francs.=

    _Il existe quelques exemplaires reliés avec fers spéciaux.
    Prix =25= fr_.

    Il a été tiré 25 exemplaires numérotés sur papier de Hollande
    Van Gelder, avec gravures sur papier teinté.--Prix, =40= fr.

    Paris, imp. Tolmer et Cie.--Succursale à Poitiers.--616.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'expédition de la Jeannette au pôle Nord racontée par tous les membres de l'expédition - volume 1 - ouvrage composé des documents reçus par le "New-York Herald" - de 1878 à 1882" ***

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