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Title: Le 13e Hussards, types, profils, esquisses et croquis militaires... á pied et á cheval
Author: Gaboriau, Emile
Language: French
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                          LE 13e HUSSARDS

           TYPES, PROFILS ESQUISSES ET CROQUIS MILITAIRES...

                          A PIED ET A CHEVAL

                                  PAR

                            ÉMILE GABORIAU

                        VINGT-TROISIÈME ÉDITION

                       [Illustration: colophon]

                                 PARIS

                           E. DENTU, ÉDITEUR

  LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES PALAIS-ROYAL, 17 ET 19,
                           GALERIE D’ORLÉANS

                                 1879

           Droits de traduction et de reproduction réservés



                          LE 13e HUSSARDS



I


--Mille millions de tonnerres! s’écria le hussard Gédéon Flambert, j’y
vois clair à la fin. Moi qui m’étais engagé pour servir glorieusement ma
patrie, je suis tout simplement entré au service d’un cheval--de mon
cheval.

Encore, ai-je bien le droit de l’appeler mon cheval, et n’est-ce pas
lui, qui, à plus juste titre, pourrait dire: mon cavalier?

Le hussard Gédéon, de garde d’écurie ce soir-là était alors à demi
couché sur une botte de paille. Pour la première fois, depuis cinq mois
qu’il était soldat, il trouvait un instant pour réfléchir.

--Oui, continua-t-il, tout pour mon cheval, impossible de sortir de là.
C’est, ma parole d’honneur, à en être jaloux. Je lui appartiens comme
l’ombre au corps, ma vie est à lui, il l’absorbe, il la dévore. Car
enfin, à quoi se passent mes jours, qu’ai-je fait aujourd’hui?

Ce matin, à cinq heures, bien avant le jour, j’ai été éveillé par les
éclats enragés des trompettes.--Premier déjeuner et toilette de mon
cheval.

Nouveau coup de trompette à six heures; pansage.--Cinq quarts d’heure
durant j’ai étrillé, brossé, bouchonné, épongé, peigné mon cheval.

A neuf heures, promenade de mon cheval.

A midi, autre repas de mon cheval.

A deux heures, second pansage de mon cheval, nouveaux soins, autre
repas.

A sept heures enfin, souper de mon cheval.

Et encore et toujours mon cheval! Pour lui on a remis en vigueur le
cérémonial décrété par Caligula à l’usage de celui dont il fit un
consul.

Cependant mon cheval est en bonne santé. Que serait-ce, grand Dieu!
s’il était au régime. Je tremble à la seule pensée qu’il peut tomber
malade et qu’alors je deviendrais son infirmier.

Mes journées ne lui suffisent pas, il lui faut mes nuits. Ainsi, à cette
heure, lorsque je serais si aise de reposer dans mon lit, je suis ici de
garde d’écurie, c’est-à-dire que je vais passer la nuit à veiller sur le
sommeil de mon cheval, et du cheval de mon brigadier, et des chevaux de
tous mes camarades...

--Garde d’écurie! cria une voix formidable, garde d’écurie!

D’un bond, Gédéon fut sur pied et en présence du brigadier de semaine
qui faisait une ronde.

--Je présuppose que vous dormiez, dit sévèrement le brigadier; vous
aurez le plaisir de me faire celui de deux jours de consigne.

--Brigadier, je vous assure...

--Silence dans le rrrang ou je réitère. Que je sais que les chevaux ils
se plaignent que vos ronflements ils les empêchent de dormir.

Il n’y avait rien à répondre. Le brigadier s’éloigna en amortissant le
bruit de ses pas, afin de surprendre quelque autre délinquant.

--Évidemment, se dit Gédéon, je suis dans mon tort. Je songerai une
autre fois à ne plus réfléchir, mieux vaut dormir maintenant et tâcher
de mériter ma punition. Mais pourquoi diable me suis-je engagé! Pourquoi
ai-je été précisément choisir la cavalerie?

Pourquoi?



II


Il n’y a pas de cela longues années, le jeune Gédéon Flambert jouissait
en paix de la réputation du plus détestable garnement de la ville de
Mortagne, une de ces agréables sous-préfectures de quinze mille âmes, où
chacun a le droit incontestable et sacré de vivre tranquille comme
Baptiste, heureux comme le poisson dans l’eau et libre comme l’air, à la
seule et bien simple condition d’accepter sans révoltes ni murmures la
surveillance et le contrôle de ses quatorze mille neuf cent
quatre-vingt-dix-neuf concitoyens.

Les fredaines--à Mortagne, on disait les débordements--de Gédéon étaient
un des aliments les plus piquants et les plus vifs de toutes les
conversations de la ville, et certes on pouvait parler longtemps sans
tarir.

A dix-huit ans qu’il avait à peine, ce déplorable sujet--la désolation
de sa famille--avait déjà contracté des dettes au Café militaire, inséré
des vers dans _l’Écho Mortagnais_, et écorné, à dire d’experts, la vertu
et la réputation de trois ou quatre grisettes sentimentales et
romanesques.

Sans compter qu’il avait déjà tous les instincts du spadassin.

Une nuit, au bal travesti que donne tous les ans le théâtre, pour la
mi-carême, il s’était pris de querelle avec un jeune homme des environs,
l’avait conduit presque de force sur le pré et là, avait échangé avec
lui des explications qui s’étaient terminées par un dîner trop largement
arrosé.

C’en était trop. Aussi, tous les gens sensés n’avaient qu’une voix pour
flétrir une semblable conduite, et même un soir, au Cercle littéraire,
M. Narrault, juge de paix, homme sévère mais juste, n’avait pas hésité à
comparer Gédéon à Faublas pour les aventures scandaleuses, et à
Lacenaire à cause de son goût pour la poésie.

On trouva généralement la comparaison exagérée, mais les pères de
famille prudents n’en défendirent pas moins à leurs fils la
fréquentation d’un si précoce mauvais sujet.

Gédéon, presque fier de cet interdit, se souciait infiniment peu des
bavardages de Mortagne; malheureusement il en était pas de même de son
père.

L’excellent M. Flambert, qui du matin au soir avait les oreilles ahuries
de compliments de condoléance sur les frasques de l’héritier de son nom,
croyait voir sa considération sérieusement menacée par l’inconduite de
son fils. Déjà plusieurs fois il avait songé sérieusement à prendre le
parti de mourir de chagrin, lorsque M. Narrault, le juge de paix, homme
sévère mais juste, lui conseilla «de destiner son Gédéon à la carrière
des armes,» ou, en d’autres termes, de le faire soldat bon gré mal gré.



III


Or, cette idée est des plus naturelles aujourd’hui; elle est presque un
système.

Prudhomme, que nous avons vu jadis flétrir les excès d’une _soldatesque
effrénée_ et tracer en rougissant une peinture énergique de la _licence
des camps_, Prudhomme est complètement revenu de ses injustes
préventions.

Pour lui, l’armée n’est plus qu’un lycée correctionnel, fondé à la seule
fin de tirer de peine les papas embarrassés de leurs mauvais sujets de
fils, un gymnase orthopédique moral qui se charge gratis du redressement
des caractères vicieux et des instincts mauvais. C’est pour quoi il y
envoie bravement ses héritiers manger de la vache enragée.

C’est un pis-aller honorable, commode, et surtout fort économique; où
trouver mieux?

L’armée, à ce système, doit chaque année quelques centaines de chenapans
et de cerveaux brûlés qui viennent d’un air décidé essayer l’uniforme,
et qui huit jours après donneraient tout au monde pour s’en aller.

Les sept dixièmes tournent mal; et si les familles ne se hâtent de les
faire remplacer--ce qui coûte de l’argent--bon nombre vont en Afrique
prendre l’air des compagnies de discipline, ou, pour parler comme au
régiment, _rouler la brouette à biribi_.

Croyez, excellent monsieur Prudhomme, qu’il m’en coûte de vous arracher
une de vos dernières illusions, mais cependant retenez bien ceci:

1º Le régiment ne corrige rien du tout, et votre fils, au bout de deux
ans, vous reviendra exactement le même, sinon pire.

2º Au régiment--en temps de paix--on n’adore pas les engagés
volontaires. Oh! mais là, pas du tout.

Je sais des colonels qui les ont en horreur. Il en est un--je l’ai connu
particulièrement--qui toutes les fois que, selon l’usage, on lui
présentait un engagé volontaire nouvellement arrivé au corps, lui
adressait la phrase sacramentelle que voici:

--Vous êtes engagé?

--Oui, mon colonel.

--Ah! très-bien. Mais, dites-moi, vous n’aviez donc aucun moyen d’aller
vous faire pendre ailleurs?

L’accueil n’est pas encourageant, c’est un fait, mais les colonels ne
sont pas des marchands de soupe, et la conscription donne tous les ans à
l’armée assez de _sujets_ pour la dispenser de recourir au _fils de
famille_.

M. Veuillot, il est vrai, assure quelque part que «l’épée est un moyen
de moralisation.» Mais parole de M. Veuillot n’est pas parole
d’Évangile, et peut-être prétend-il parler des zouaves du saint-père.

Je sais bien, monsieur Prudhomme, que vous avez dans votre sac une foule
d’exemples à me citer, vous allez me conter l’histoire de ce général
qui...

De grâce, arrêtez, vos exemples ne sont que des exceptions. Il y en a.
Bon nombre d’engagés volontaires arrivent, mais ceux-là ont un bien
autre courage que monsieur votre fils et que tous ces étourneaux qui
s’engagent pour faire pièce à leur famille ou parce qu’ils ont été
séduits par la pompe de l’uniforme et par les éclats de la musique.

Avec un peu de courage vous pouviez faire de votre fils un médiocre
parfait-notaire ou un très-honnête commerçant, vous en avez fait un
mauvais soldat; et encore, il vous reviendra, soyez-en sûr, avant
dix-huit mois et sans avoir, à l’exception de la charge en douze temps,
appris «sous les drapeaux» autre chose qu’à jurer et à boire
militairement la goutte.



IV


Le conseil du juge de paix fut un vrai trait de lumière pour le digne M.
Flambert.

--Comment, se dit-il, n’avais-je pas eu cette idée! Gédéon ne me semble
bon à rien, il aime la flânerie, le café, le vin et le reste, donc il
est né pour faire un excellent militaire. Il sera soldat, c’est dit.

Cette détermination arrêtée, il ressentit aussitôt cette douce et
secrète satisfaction qui inonde le cœur d’un père le jour où, à force
de sacrifices, il assure le bonheur et l’avenir de son enfant.

Excusons-le. Il n’avait pu méditer le chapitre qui précède, et ses
notions sur l’armée étaient des plus fantaisistes. Il les avait puisées
aux sources mélodieuses de l’Opéra-Comique, et ne connaissait d’autres
militaires que ceux qui servaient sous les ordres de feu le général
Scribe, héros aimables, toujours colonels à trente ans, et dont les
marquises et les baronnes, les plus riches et les plus belles, se
disputaient la main.

De ce jour, avec un art infini, avec une adresse dont il se fût cru
lui-même incapable, M. Flambert s’efforça de prouver à son fils qu’il
avait toujours eu pour la carrière des armes une vocation irrésistible.

Il réussit au delà de ses espérances, et un beau matin, à la suite d’une
explication orageuse, motivée par une nouvelle fredaine, Gédéon déclara
tout net qu’il voulait s’engager--pour être libre!!...

Il n’eut pas besoin de le déclarer deux fois.

M. Flambert, dont le principe était qu’il faut battre le fer tandis
qu’il est chaud, conduisit séance tenante son fils chez un médecin qui
le déclara «bon pour le service,» et de là à la mairie, où en moins de
rien on lui libella le contrat.

Gédéon n’hésita pas une minute, et d’un trait de plume il s’engagea à
servir l’État pendant sept ans--à cheval.



V


Les engagés volontaires ayant le droit de désigner le corps où ils
veulent servir, tous--je ne parle pas de ceux qui savent ce qu’ils
font--se décident pour la cavalerie; sans doute parce que le service y
est plus pénible et qu’on y a infiniment moins de chances d’avancement.

Gédéon fit comme tous les autres, et crut faire un coup de maître en
choisissant le 13e hussards, ce magnifique régiment, chamarré d’or
sur toutes les coutures, et dont les officiers lancent des gerbes
d’étincelles, lorsqu’aux rayons du soleil ils font caracoler leurs
chevaux sur le front de leurs escadrons.

En échange de sa signature, Gédéon reçut une feuille de route pour
rejoindre son corps.

L’État, qu’il servait désormais, lui allouait vingt sous par étape, et
un billet de logement avec place au feu et à la chandelle.

Ainsi Gédéon fut soldat sans jamais en avoir eu l’idée.

Que l’engagé volontaire dont ce n’est pas un peu l’histoire lui jette la
première pierre!



VI


--Comme tu feras la route en chemin de fer, dit M. Flambert à son fils
au moment où ils sortaient de la mairie, tu as au moins huit jours
devant toi; profites-en pour t’amuser.

Et généreusement il sortit quelques louis de sa poche.

Gédéon était trop bon fils pour ne pas obéir scrupuleusement. Il ne
songea donc qu’à enterrer le plus joyeusement du monde sa vie de
bourgeois. On but en l’honneur du nouveau héros beaucoup de punch et de
vin chaud au Café militaire et à l’estaminet de la ville. Un vieux
commandant du premier Empire, M. de Tamballery, dont tout Mortagne
admira longtemps la tenue et les cols-carcan, crut devoir lui donner de
précieuses instructions, mais il abusa de ses avantages pour lui
raconter toutes ses campagnes et lui faire une description infinie de la
bataille de Lutzen, où il avait été blessé.

Enfin, le moment de la séparation arriva.

--Souviens-toi, mon fils, dit M. Flambert à Gédéon, que tu as ton avenir
entre les mains. Tu as tout ce qu’il faut pour parvenir. Conduis-toi
bien, et «reviens-moi avec l’épaulette.»

--Je ne reviendrai qu’avec deux épaulettes, dit Gédéon.

Il partit.

Alors seulement M. Flambert eut quelques doutes sur l’excellence du
parti qu’il venait de faire prendre à son fils. Ah! s’il n’eût dû lui en
coûter qu’un billet de cinq cents francs, avec quel bonheur il eût dit à
l’enfant prodigue:

--Reste, ne me quitte pas.

Mais, à moins de deux mille francs, on ne trouve guère de remplaçant.

Et encore, d’aucuns estiment que ce n’est pas cher.



VII


Deux jours après, le nouveau hussard, descendu de voiture à six heures
du matin, se promenait tristement dans les rues désertes de
Saint-Urbain, où le 13e tenait alors garnison.

Saint-Urbain est une petite ville bien triste, bien tranquille, qui dort
paresseusement au milieu du plus beau pays du monde, sur les bords de la
Serpole, jolie rivière aux eaux bleues, qui l’entoure et l’étreint du
triple rang de ses capricieux méandres.

Saint-Urbain, depuis deux siècles au moins, n’a pas changé de
physionomie; on dirait une relique du passé, amoureusement conservée à
quelques pas du château enchanté de la Belle au bois dormant.

A peine depuis deux ans y a-t-on installé des réverbères, et cette
innovation est due aux plaintes d’un colonel et aux intrigues d’un jeune
avocat nouvellement arrivé de Paris.

Le chemin de fer passe à huit lieues à peine, et cependant les
communications étaient restées des plus difficiles, lorsque
l’administration se décida à suppléer au peu d’industrie des habitants
en organisant un service d’omnibus.

Dépendance autrefois de communautés religieuses riches et puissantes,
Saint-Urbain a conservé un aspect austère et presque monacal. Les
maisons sont hautes et noires, les rues étroites et mornes, bordées en
certains endroits de cloîtres humides et sans jour. A chaque pas on
rencontre de grands bâtiments sombres, aux fenêtres étroites et
allongées, antiques couvents aujourd’hui déserts.

Des quatre églises, jadis à peine suffisantes à la dévotion des fidèles,
deux seulement ont été conservées; les autres ont été converties en
magasins à fourrages et en ateliers de fournitures militaires. Mais les
quatre clochers, remarquables constructions du treizième siècle, sont
restés debout, entourés des clochetons plus humbles des communautés
abandonnées, et de loin prêtent à Saint-Urbain les apparences d’une
grande cité.

Seule la garnison donne un peu de vie et de mouvement à cette
nécropole. Aussi le gouvernement y entretient-il en tout temps deux
régiments, l’un d’infanterie, l’autre de cavalerie, bien que pour cette
dernière arme la situation soit assez défavorable.

Ces régiments sont la principale, l’unique source de la richesse du
pays. Grâce à eux, bon nombre de petits industriels peuvent réaliser
quelques économies, plus d’un bourgeois vit tranquillement du produit
des chambres qu’il loue meublées à des officiers, enfin on cite quatre
ou cinq limonadiers qui auront fait une fortune considérable, lorsqu’ils
auront réussi à recouvrer toutes leurs créances.

Mais Saint-Urbain doit bien d’autres avantages encore à la garnison.
D’abord, la reconstruction presque totale de la rue du Marché, la plus
belle de la ville, où l’on a installé deux magnifiques cafés ornés de
billards et de divans, luxe inouï! et la fondation d’un nouveau
faubourg, où prospèrent cinq ou six bals publics et au moins autant de
guinguettes.

On ne peut guère parler du théâtre, les habitants ayant une sainte
horreur pour ce passe-temps profane.

Le triste directeur doit aux seuls officiers les quelques recettes qui
lui permettent de faire chaque année une banqueroute honorable.

Mais il ne faut pas oublier la musique.

Jeudis et dimanches, dans l’après-midi, lorsqu’il fait beau, et même
lorsqu’il fait mauvais, les musiques des deux régiments viennent à tour
de rôle donner un concert gratuit sur la promenade.

Les jours de musique sont jours de fête pour Saint-Urbain, toute la
ville se donne rendez-vous sur le cours des Ormes; les dames de la
société y étalent leurs belles toilettes, et les grisettes leurs frais
minois et leurs robes de guingamp.

Eh bien, malgré tous ces avantages--et encore nous passons sous silence
les revues et les grandes manœuvres--les Urbinois ne professent pas
pour les militaires le faible et l’admiration des cités de l’Alsace et
du Nord.

Les vieux maris de jeunes femmes prétendent--non sans raison--que leur
sécurité est toujours menacée, et les parents des ouvrières gentilles
assurent que leurs filles sont infiniment plus difficiles à garder.

Quant aux officiers qui ont tenu garnison à Saint-Urbain, ils bâillent
au seul souvenir de cette charmante cité.



VIII


Pendant plus d’une heure Gédéon erra sans but à travers les rues de
Saint-Urbain. Se présenter à ce régiment qu’il avait choisi avec joie
lui semblait maintenant au-dessus de ses forces. Le cœur serré par
une horrible angoisse, il marchait la tête basse, essuyant de temps à
autre une larme que lui arrachait la conscience de son isolement,
l’anxiété de l’avenir, et le regret de sa vie passée, dont les souvenirs
charmants se présentaient en foule à son esprit.

Enfin à force de raisonnements, il parvint à surmonter ce qu’il appelait
un accès de lâcheté indigne d’un homme. Apercevant un hussard de l’autre
côté de la rue, il marcha vers lui, et d’une voix qu’il essayait de
rendre assurée:

--Camarade, lui demanda-t-il, voudriez-vous m’enseigner le chemin de la
caserne de votre régiment?

Le hussard, à ces mots, regarda le bourgeois de travers; il semblait
tout prêt à se fâcher.

--Mon régiment, répondit-il enfin, d’un ton blessé, il ne loge pas dans
une caserne, c’est bon pour de l’infanterie.

Gédéon fit un geste de surprise.

--Les hussards, vous devriez être susceptible de le savoir, ils logent
dans un quartier, comme toute cavalerie; à preuve que c’est comme qui
dirait une distinction qui les différencie ensemble et séparément du
fantassin. Donc le quartier il est là, devant vous.

Gédéon leva les yeux, et, en effet, à peu de distance, au fond d’une
impasse très-étroite, il aperçut une grande porte cintrée s’ouvrant sur
une voûte assez obscure.

Au-dessus de la porte, un drapeau noirci par la pluie et effiloqué par
le vent, pendait tristement le long de sa hampe retenue par un crampon
de fer enfoncé dans la muraille.

Au-dessous du drapeau, et pour que nul n’ignorât la destination du
bâtiment, on avait écrit en lettres d’un demi-pied:

                        QUARTIER DE CAVALERIE.

Devant la voûte, un factionnaire se promenait, le sabre au poing; sur le
côté, à demi couché sur une des larges bornes de la porte, un
sous-officier suivait d’un air distrait la fumée de sa cigarette; sous
la voûte, deux soldats à cheval sur un banc battaient attentivement des
cartes crasseuses.

--Allons, du courage, se dit Gédéon,--et d’un pas assez ferme il se
dirigea vers la voûte.

Une première et cruelle déception l’attendait sur le seuil.

C’était l’heure des corvées du régiment. De tous côtés, le long des
bâtiments et des écuries, des hommes allaient et venaient, les uns
chargés de bottes de fourrage, les autres pliant sous le faix de lourdes
civières de fumier, ou poussant devant eux des brouettes malpropres. Bon
nombre, armés de balais de bouleau, faisaient la toilette des cours.

Tous ces hussards étaient en tenue d’écurie: un pantalon de toile écrue,
et une petite veste écourtée. Quelques-uns étaient en manches de
chemise, et quelles chemises! à rendre en noirceur des points aux
_Mystères d’Udolphe_.

Pour coiffure, ils portaient d’atroces petites calottes d’un gris sale,
bordées d’un galon vert. Tous avaient les pieds nus dans d’énormes
sabots--_escarpins en cuir de brouette_--douillettement capitonnés de
paille. Du reste, la plus grande activité.

Immobile, pétrifié sous la voûte d’entrée, Gédéon contemplait d’un
œil morne ce spectacle qui renversait l’édifice de ses illusions.

--Eh quoi! se disait-il, ce sont là ces brillants hussards du 13e, si
fiers sur leurs beaux chevaux! Quelle existence est la leur! Serai-je
donc ainsi demain?

Il était sur le point de s’enfuir, lorsque le maréchal des logis, assis
devant la porte, lui demanda poliment s’il attendait quelqu’un.

Gédéon aurait bien voulu répondre, mais il comprit que, s’il l’essayait,
les sanglots qui l’étouffaient depuis un moment lui auraient vite coupé
la parole.--Alors, Dieu sait, se dit-il, ce que pensera de moi ce
militaire qui est mon supérieur. Un soldat pleurer! je serais déshonoré
à tout jamais.

Sans mot dire il tira sa feuille de route et la présenta au
sous-officier.

Gédéon crut s’apercevoir que la physionomie du maréchal des logis
changeait soudainement d’expression; que d’insoucieusement joyeuse, elle
devenait froide et méchante.

--Ah! vous êtes engagé volontaire, dit-il en ricanant; eh bien, vous
pouvez vous flatter d’avoir une fière chance.

Puis avisant un fourrier qui sortait:

--Ohé! lui cria-t-il, voilà un hussard tout neuf, qui n’a jamais servi;
dis-lui donc ce qu’il doit faire. Et poussant Gédéon: Allez donc, lui
dit-il, vous présenter à l’intendance.

Gédéon suivit le fourrier, et, grâce à lui, eut bientôt terminé toutes
les formalités de son admission au régiment.

Mais il était si troublé, qu’il n’entendit absolument rien de ce que lui
dirent l’intendant, le chirurgien-major, un capitaine et un maréchal des
logis chef, auxquels il fut successivement présenté.

En rentrant au quartier, et lorsque seulement il commençait à se
remettre un peu, le complaisant fourrier fut obligé de lui répéter que
désormais il faisait partie du 4e peloton du 1er escadron.

Gédéon et son guide traversaient alors un grand corridor étroit et
sombre, aux murs horriblement maculés. Le fourrier ouvrit une porte, et
poussant le nouveau hussard:

--Entrez, lui dit-il, voilà votre chambre.



IX


Il faut avoir visité une chambrée de cavalerie--avant midi--pour s’en
faire une juste idée.

Là, dans un espace relativement étroit, vivent, mangent, boivent,
dorment, de quinze à quarante hommes.

Des lits, placés autour de la salle, la tête au mur, à un demi-mètre
environ les uns des autres, une table massive, deux bancs grossiers, une
cruche de grès, une large planche suspendue au plafond, dite la _planche
à pain_, voilà pour l’ameublement.

Dans l’après-midi, aux heures de revues, les armes du cavalier et le
harnachement du cheval, symétriquement disposés à leurs râteliers le
long des murailles, deviennent un ornement d’un bel effet. Mais tout
cet attirail, le matin, lorsque le régiment descend de cheval, par un
mauvais temps, donne à la chambrée une certaine analogie avec le chaos.

C’est alors un pêle-mêle horrible de selles et de brides boueuses,
d’armes maculées de fange, de gibernes, de sabretaches, de buffleteries,
inextricable confusion dont il semble invraisemblable que l’on puisse
sortir.

Une incroyable activité règne au milieu de ce désordre. On cire, on
polit, on astique, on brûle[A] avec fureur. Le blanc et le cirage
coulent à flots.

 [A] BRULER--frotter ou brosser un objet jusqu’à le rendre brûlant.

Quant à l’atmosphère, elle est à défier toutes les analyses, à faire
pâlir le plus habile chimiste. Toutes les odeurs s’y mêlent, s’y
amalgament, s’y confondent, et arrivent à former cette abominable et
indescriptible exhalaison que Stendhal appelle le parfum du bivac.--Il
est d’ailleurs avéré qu’on s’y habitue très-bien.



X


Brusquement introduit dans la chambre du 4e peloton, Gédéon ne put
faire plus de deux pas, saisi à la gorge par l’émotion et l’atmosphère.

L’entrée d’un jeune homme élégamment vêtu faisait sensation. Toutes les
brosses s’arrêtèrent. Il y eut une pause de plus d’une minute.

Enfin, comme le silence du nouveau venu ne paraissait pas près de finir,
un des cavaliers lui adressa la parole.

--Vous venez visiter le quartier? demanda-t-il.

--Non, dit Gédéon, je suis engagé.

Il y eut une explosion de cris et de ricanements.

--Il n’y avait donc plus de pain chez vous, ni d’ouvrage dans votre
pays? la marmite était donc renversée? lui cria un des plus jeunes....

Il faut l’avouer, hélas! pour les ouvriers, les pauvres paysans qui
composent la masse de l’armée française, et dont la jeunesse a été
troublée par le fantôme de la conscription, se faire soldat par goût,
sans une nécessité absolue, impitoyable, est un trait de si insigne
folie qu’ils peuvent à peine y croire, et qu’en tout cas ils ne le
comprennent pas.

Passe encore de se vendre comme remplaçant, ne fût-ce que pour posséder,
au moins une heure en sa vie, mille francs à la fois--mille francs à
manger en noces et bombances.

Toute la chambrée riait aux larmes de l’air décontenancé de Gédéon,
lorsqu’un brigadier entra, l’air fort affairé.

--Où est le _bleu_? demanda-t-il.

Tous les yeux lui désignèrent le nouvel arrivant.

--On va lui donner un lit, continua le brigadier, il est désigné pour le
peloton. Et vous, jeune homme, demi-tour, en avant, _arche_, suivez
votre supérieur.

Gédéon obéit. Le brigadier s’arrêta devant un corps de garde:

--June homme, dit-il à l’engagé volontaire, votre paletot est l’insigne
d’une bonne inducation; aureriez-vous étudié la peinture?

--Moi! jamais, répondit Gédéon surpris.

--Alors, que vous pourrez vous vanter que le brigadier Goblot il vous
aura mis au port d’armes de cet art: voilà le pinceau.

Et il lui présenta un balai.



XI


Tout en se livrant, en compagnie d’une douzaine de hussards, au noble
exercice du pinceau--suivant la pittoresque expression du
brigadier--Gédéon se creusait la cervelle pour inventer un moyen à la
fois adroit et respectueux d’adresser la parole à ce supérieur, dont les
galons et l’importance lui imposaient beaucoup, lorsque familièrement
celui-ci vint lui taper sur l’épaule.

--Vous savez, june homme, que si ce genre d’exercice n’est pas de votre
goût, il vous est comme qui dirait loisible d’offrir la goutte à votre
supérieur.

--Oh! avec le plus grand plaisir, brigadier, dit Gédéon.

--Alors, bas les armes, posez le bouleau, et au trot à la cantine.



XII


On dit comme ça, au 13e hussards, que la goutte est le lien des
cœurs et le ciment de l’amitié.

Cet axiome est flamboyant de vérité, mais il ne dit pas toute la vérité.

Au 13e, la goutte est une puissance, une séduction irrésistible, un
magique talisman qui, plus d’une fois, a fait fléchir l’inflexible
discipline.

Pour elle, des brigadiers, des maréchaux des logis même, ont compromis
et risqué leurs galons.

Pour elle, on a vu des brigadiers--c’est un grade si altéré--emboîter[B]
avec préméditation leurs subalternes, des conscrits naïfs, les flagorner
audacieusement, les admettre sans vergogne aux épanchements si doux de
l’amitié, et le verre à peine vide, les lèvres humides encore, les
coller impitoyablement au clou, pour la plus grande gloire du service
intérieur.

 [B] EMBOITER--circonvenir. L’armée a aussi sa _langue
 verte_.

Rien de plus figuré d’ailleurs que l’expression. La mesure de la goutte
n’a d’autres limites que la fantaisie. Tel qui a mis à sec une
bouteille, prétend et soutient qu’il n’a bu qu’une simple goutte.

Cependant la mesure généralement adoptée est _le quart_, si bien que les
deux mots quart et goutte sont devenus synonymes.

Quant au liquide, c’est toujours de l’eau-de-vie, prononcez _schnick_,
d’où le verbe _schniquer_ et le substantif _schniqueur_.

La goutte se boit à toute heure de la journée, depuis le réveil jusqu’à
_l’extinction des feux_, avant ou après la soupe. Mais de préférence on
la boit le matin, au saut du lit.

Rien de meilleur pour éveiller son homme, de plus apéritif pour
l’estomac, de plus sain pour dissiper le brouillard.

Sombre et mélancolique est le hussard qui n’a pas, dès l’aurore, son
demi-quart au moins dans le fusil. Toute la journée s’en ressent, aussi
assure-t-on que qui ne boit goutte n’y voit goutte.

Tous les militaires sont, dit-on, égaux devant la goutte parce qu’elle
met dedans avec la même impartialité l’adjudant-major aussi bien que le
dernier trompette.

N’est-ce pas le maréchal Bugeaud qui disait un jour: Le soldat s’agite,
la goutte le mène.

Malheureusement, au 13e, on abuse souvent du schnick. Mais qui donc y
trouverait à redire, si le service n’en souffre pas? Et chacun sait que
le cavalier porte sans chanceler une ration qui anéantirait trois
pékins, débiles buveurs de petits verres.

Le 13e hussards montre avec orgueil un vieux brigadier--cocardier à
trois brisques--qui ne commence à voir clair dans ce qu’il appelle un
peu fastueusement peut-être ses idées, qu’entre la troisième et la
quatrième goutte.

Ce brave calculait un jour que, depuis son entrée au service,
c’est-à-dire en vingt-deux ans, il avait absorbé trente-six mille cinq
cent quarante quarts, encore devait-il se tromper en moins, n’ayant pas
tenu compte des années bissextiles.

C’est le même qui, se trouvant indisposé, un matin qu’il avait schniqué
plus que de coutume, s’écriait d’un air convaincu:

--C’est tout de même vrai, comme dit c’t autre, que quand le vase est
déjà plein, faut qu’une goutte pour le faire déborder.



XIII


Devant la cantine, le brigadier Goblot arrêta Gédéon, et d’une voix tout
à la fois sévère et paternelle:

--Ouvrez l’œil et l’oreille, june homme, dit-il; tant que vous et moi
boirons insensiblement, je condescends à ce que tu oublies mes galons.
Il n’y aura plus un brigadier et un simple hussard, mais deux camarades
et collègues. Qu’ainsi tu peux sans crainte être facétieux et familier,
et même me tutoyer, ainsi que je t’en donne l’exemple.

--Croyez, brigadier, commença Gédéon...

--Silence dans le rang! Une fois dehors, par exemple, _garde à vos_! je
ne te connais plus que pour te flanquer à l’ours. Et maintenant, place,
repos!

On s’assit, et le brigadier Goblot, trouvant dans Gédéon un merveilleux
auditeur, devint lui-même facétieux et communicatif.

--C’est pour te dire, june homme, qu’il ne faut pas te fâcher si je t’ai
appelé _bleu_. Les nouveaux soldats ont ainsi une foule de surnoms,
comme qui dirait pour marquer leur ignorance militaire; ainsi les pékins
disent des _conscrits_, ce qui est une insulte.

--Vous croyez, brigadier?

--Du moment que je te le dis, moi ton supérieur, c’est que c’est vrai
comme la théorie: tu comprends Bien que puisque les conscrits sont plus
que les pékins, les pékins sont dans leur tort en les appelant
conscrits.

Le colonel, dans les rapports, et quand il parle au régiment, les
appelle _jeunes soldats_.

Le capitaine instructeur dit: des _recrues_.

Les fantassins ils leur donnent le nom de _grivets_.

Mais nous autres, hussards, nous disons des _bleus_, des _blaireaux_ ou
des _bleus sous le ventre_.

--Parbleu, dit Gédéon, je voudrais bien savoir pourquoi?

--Cela, june homme, est au-dessus de ta compétence. Quant aux engagés
volontaires, qui arrivent mis en mylords, comme qui dirait toi, on les
appelle _Parisiens à gros bec_; Parisiens, à cause de leur tenue
soignée, et à gros bec, vu leur inducation et qu’ils savent causer.

--Parole d’honneur, s’écria le nouveau hussard, je la trouve superbe,
votre étymologie.

--Suffit, dit le brigadier visiblement flatté, les femmes elles m’en ont
toujours fait compliment. Mais pour en revenir aux bleus, il faut avouer
qu’en commençant ils ont du trimage, vu qu’il est de leur compétence de
faire toutes les corvées qui manquent d’agrément: on leur fait ainsi
mordre au métier par le bout le plus dur. Donc, si j’étais de toi, je
tâcherais de travailler chez le chef.

--Quel chef, brigadier?

--Le marchef, donc.

--Je vous avouerai que je ne comprends pas de qui vous parlez.

--Et vous avez été éduqué! mais allez donc demander ça au premier enfant
de troupe venu! Le chef, mais c’est le maréchal des logis chef;
seulement, pour économiser la salive, on dit le _marchichef_ ou le
_marchef_, ou simplement _le chef_. De même qu’on ne dit pas un maréchal
des logis, mais un _marchegis_ ou un _marchis_. Et maintenant, assez
causé, vu que je suis de semaine.

Mais comment n’avoir pas pitié de l’ignorance d’un bleu! Sur les
instances de Gédéon, le brigadier lui expliqua que, chaque semaine, à
tour de rôle, un lieutenant, un maréchal des logis et un brigadier par
escadron sont plus spécialement chargés de tous les détails du service.

Sur le dernier grade retombe naturellement le plus lourd du fardeau.

Le brigadier de semaine est donc l’homme le plus à plaindre du régiment.
Il doit tout voir, tout entendre, tout savoir, faire exécuter les
ordres, prévoir au besoin.

Hommes et chevaux sont sous sa responsabilité. Aux uns il fait donner
l’avoine, aux autres distribuer la soupe. Couché le dernier, il doit
être le premier debout.

--Ainsi moi, conclut le brigadier Goblot, j’ai pris l’habitude, afin
d’être plus vite prêt, de ne pas me déshabiller tant que je suis de
semaine. Tel que vous me voyez, il y a cinq jours que je n’ai tiré mes
bottes. Ah! les premiers galons coûtent cher.

Et il sortit en courant, laissant Gédéon assez refroidi par cette
confidence.



XIV


Comme Gédéon venait de regagner, non sans peine, sa chambre, on le
prévint qu’on allait lui donner un lit, et qu’il eût à venir le
chercher.

Ce fut bientôt fait. Le lit du troupier, bien que suffisant, est des
plus simples.

Soit: deux tréteaux de fer, trois planches, un matelas, une paillasse,
un traversin, une couverture, et des draps.

Ce meuble primitif peut se déménager dix fois en une demi-heure.

Gédéon le trouva singulièrement étroit.--Si j’ai, se dit-il, le malheur
de m’endormir, je ne songerai plus à me tenir en équilibre, et
certainement je tomberai.

Si encore on dormait avec un balancier!

Le lit monté, il s’agissait de le faire; c’est à quoi s’escrimait
Gédéon, lorsqu’un hussard, son voisin, lui expliqua qu’il s’y prenait on
ne peut pas plus mal. Il le disposait en effet, ô simplicité! comme s’il
eût dû se coucher dedans.

Mais au 13e hussards, on ne se couche pas le soir comme on fait son
lit le matin, tant s’en faut.

Le matin on dispose son lit pour l’œil, pour l’apparat; le soir
seulement on l’arrange pour la nuit. Un lit bien fait, pour une revue,
doit être plat et carré comme une table. On obtient ce résultat en
pliant les draps et la couverture d’une certaine façon, mais on n’y
arrive pas du premier coup, ainsi que s’en aperçut le nouveau hussard.

Son lit terminé, tant bien que mal, avec l’aide d’un camarade, Gédéon se
hasarda à demander au brigadier si on lui donnerait bientôt un uniforme.

--Vous pouvez être tranquille, june homme, lui fut-il répondu, on a
écrit au tailleur, qui est à Paris, de venir vous prendre mesure; mais
en attendant il faut vous mettre à l’ordonnance. Ohé, le bourreau!

Un hussard, les mains pleines de cirage, s’avança brandissant d’énormes
ciseaux.

Gédéon comprit qu’il avait affaire au perruquier de l’escadron. Il
trembla. Ses cheveux étaient soignés, il avait la faiblesse d’y tenir;
il voulut dire quelques mots pour les défendre, mais le brigadier lui
ordonna de se taire et de s’asseoir; il obéit.

--Au moins, dit-il au perruquier, vous devriez bien vous laver un peu
les mains.

--Ah! tu m’insultes, méchant bleu, grogna l’artiste militaire, attends,
attends, je vais te mettre à l’ordonnance.

Il fit plus, car l’ordonnance dit: cheveux en brosse, et Gédéon fut
tondu comme un œuf.

--Subsidiairement qu’on le rase, dit le brigadier; qu’on le rase.

--Ah! par exemple! s’écria Gédéon exaspéré, ce serait assez difficile,
je n’ai pas sur la figure un traître poil, et il montrait ses joues.

--Hein! déjà de l’insubordination!

Gédéon s’exécuta en soupirant.

Le perruquier ne put lui couper la barbe, et pour cause; mais il trouva
moyen de lui faire deux ou trois balafres.

Tondu et rasé, Gédéon cherchait autour de la chambre une fontaine, un
réservoir, un peu d’eau enfin, pour se tremper la tête, mais il ne
voyait que la cruche de grès.

Alors on lui apprit à se servir du lavabo naturel en usage au 13e
hussards.

On prend dans la bouche une gorgée d’eau aussi copieuse que possible;
puis, se penchant en avant, on laisse tomber l’eau peu à peu, et avec
les mains on s’en lave aisément le visage.

C’est aussi simple que cela.

Diogène eût cassé sa cuvette, Gédéon fut simplement saisi d’admiration.



XV


Enfin elle finit, cette première journée d’épreuves.

Depuis une demi-heure la retraite était sonnée. On avait fait l’appel du
soir.

Les hommes causaient çà et là dans la chambre, éclairée par une mince
chandelle, car on peut veiller jusqu’à l’extinction des feux,
c’est-à-dire jusqu’à dix heures.

D’autres étaient couchés; Gédéon pensa qu’il pouvait faire comme eux, et
avec mille précautions pour ne pas choir, il se glissa sous sa
couverture.

Il allait s’endormir lorsque tout à coup on le découvrit brusquement.

Cinq ou six de ses nouveaux camarades, bizarrement costumés, étaient
autour de son lit, armés de pinceaux à cirage et d’éponges à blanc.

Alors un vieux soldat, le plus ancien, lui expliqua que, conformément à
l’usage, on allait le baptiser hussard, en noir ou en blanc à son choix.

Gédéon ne savait s’il devait rire ou se fâcher, lorsqu’un mot prononcé
près de lui l’éclaira.

--Camarades, arrêtez! s’écria-t-il, je suis dans mon tort; je n’ai pas
encore payé ma bienvenue, mais je veux réparer mon oubli.

Brosses et pinceaux se retirèrent.

--Je vous invite tous, poursuivit Gédéon, à me suivre à la cantine.

L’invitation fut acceptée, et, de mémoire de hussard, jamais réception
n’avait été aussi belle: la dépense s’éleva à près de trente francs.

Au moment le plus brillant de la fête, une discussion extrêmement grave
faillit troubler la gaieté générale. Deux vieux hussards se disputaient
à qui serait le camarade de lit d’un bleu qui faisait si bien les
choses.

Ce mot effraya Gédéon, il pensait à la largeur de la couchette.

Mais on lui expliqua que ce nom de camarade de lit, vrai dans toute son
acception lorsque les soldats couchaient deux à deux, n’a plus
aujourd’hui que la signification de copin. Les soldats, en effet, ont
conservé l’habitude de s’associer deux par deux, et cette dualité offre
des avantages réels.

Deux camarades de lit doivent être inséparables, presque solidaires; ils
s’entr’aident, se prêtent la main, mettent tout en commun, répondent
enfin l’un pour l’autre.

Autant que possible, à chaque conscrit, on donne pour camarade de lit un
vieux soldat, qui devient, en quelque sorte, son répétiteur, et l’initie
aux détails intimes du service.

Le plus vieux doit aide et protection au plus jeune. Le bleu doit
obéissance et la goutte à son ancien.

Avoir un bon camarade de lit est pour un engagé volontaire un vrai quine
à la loterie, une chance d’avancement. On raconta même à Gédéon des
choses prodigieuses à ce sujet; comme, par exemple, que le général D***
a toujours pour brosseur son premier camarade de lit, et que jamais il
n’a manqué de l’inviter, tous les matins, à boire avec lui un petit
verre de vieille.

Cependant, les deux compétiteurs n’ayant pu s’entendre, sommèrent
Gédéon de choisir entre eux. Il était dans le plus grand embarras,
lorsque le brigadier intervint et désigna un vieux hussard maigre et
tanné presque célèbre au 13e sous le nom de La Pinte.

Fort de cette décision, La Pinte déclara que le premier qui embêterait
_son_ bleu aurait affaire à lui, La Pinte, connu pour n’avoir pas froid
aux yeux.



XVI


Le réveil venait de sonner, Gédéon s’habillait en toute hâte, lorsque le
brigadier Goblot entra dans la chambre.

--Hussard Flambert, dit-il, vous êtes de cuisine.

--Ciel! vous n’y pensez pas, brigadier, je n’ai pas la moindre notion de
cet art, je ferai des choses horribles.

--Que vous croyez peut-être qu’un blaireau comme vous va être cuisinier
en pied? Vous êtes commandé pour aider. Allons, à cheval!

A l’aspect de la cuisine, Gédéon fut saisi d’effroi.--O Hercule
nettoyeur, murmura-t-il, sois-moi propice et viens à mon aide.

Près d’un vaste fourneau, un grand diable vêtu d’une indescriptible
blouse fumait tranquillement sa pipe.

--Allons, blaireau, dit-il à Gédéon, dépêchons-nous; et pour commencer
tu vas astiquer toute cette vaisselle de fer-blanc. Et il montrait un
énorme tas de gamelles.

Tristement Gédéon se mit à l’œuvre. Évidemment, se disait-il, je ne
suis que le marmiton, cet autre est le cuisinier en chef.

Un homme important, le cuisinier en pied--il y en a un par
escadron--presque un personnage!

Aussi ne l’est pas qui veut. Longue est la liste des conditions
requises: il faut avoir fait très-peu de punitions, être un propre
soldat, connaître à fond le métier de cavalier, et avoir sa masse
complète.

Quant à des connaissances culinaires préalables, pas n’en est besoin. A
quoi bon d’ailleurs? Tout l’art du cuisinier consiste à mettre, à une
certaine heure, dans la marmite, de l’eau, du bœuf et des légumes, à
faire bon feu dessous; puis, à une autre heure, à retirer le tout, pour
le distribuer également dans un certain nombre de gamelles, et cela,
deux fois par jour.

Le cuisinier sortant explique à son successeur les autres détails,
comme, par exemple, qu’il est bon, sinon indispensable, d’éplucher les
légumes.

Et cependant le 13e a eu ses illustrations culinaires. On y parle
encore d’un Provençal qui n’avait pas son pareil pour le _rata_ au lard
et aux pommes de terre; et il est avéré que certain soir, ayant un grand
dîner, le capitaine de l’escadron envoya chercher plein une soupière de
cette délicieuse tamponne, pour en faire goûter à ses convives,--lesquels
s’en léchèrent les doigts.

Ce poste de cuisinier est des plus convoités; mais aussi, que
d’avantages! On assure qu’un cuisinier adroit fait sur la graisse, les
os et les épluchures des bénéfices considérables, et qu’il met de
l’argent de côté.

Ne va-t-on pas jusqu’à dire qu’il s’entend avec le brigadier
d’ordinaire, qui lui gargarise le gosier et ne le laisse jamais manquer
de tabac? Enfin, il est accusé de trafiquer avec une cantinière, et de
lui livrer--meilleur marché que le boucher--les plus fins morceaux
adroitement escamotés.

Mais cette dernière imputation est si formidable et peut conduire si
loin les coupables, que mieux vaut ne pas approfondir.

Un cuisinier et un aide suffisent très-bien à préparer l’ordinaire d’un
escadron; la chère est, il est vrai, des plus élémentaires: la soupe et
le bœuf deux fois par jour, parfois, pour varier, un _rata_ de
pommes de terre et de lard ou de veau et de haricots.

Avec cela, un pain de trois livres tous les deux jours; et le soldat se
porte comme un charme.

Gédéon avait beaucoup moins nettoyé sa porcelaine de fer-blanc que sali
ses doigts, lorsqu’on lui commanda de tailler la soupe.

Comme il se livrait fort attentivement à cette occupation, armé d’un
grand couteau et d’un gros pain blanc, le cuisinier, son chef pour
l’instant, lui ordonna brutalement de siffler.

Pour le coup, se dit Gédéon, voilà de l’arbitraire et du despotisme;
certes, je n’obéirai pas, d’autant que sur la manche de ce cuisinier je
n’aperçois pas l’ombre d’un galon.

--Je n’ai pas la moindre envie de siffler, dit-il, et je ne sifflerai
pas, n’y voyant aucune nécessité.

--Ah! tu ne veux pas! riposta le cuisinier furieux, eh bien, je me
charge de faire régler ton compte.

En effet, un maréchal des logis étant entré, le cuisinier se plaignit
amèrement de l’insubordination de son aide, et réclama pour lui une
punition.

Le maréchal des logis se prit à rire.

--Il faut toujours obéir, dit-il à Gédéon, surtout quand on ne sait
rien. On fait siffler les bleus en taillant la soupe, pour être sûr
qu’ils ne mangent pas le pain blanc. Cet usage évite l’ennui de
surveiller leurs mâchoires, l’expérience ayant démontré qu’il est
impossible de siffler et de manger simultanément.

Pour cette fois je vous épargne la salle de police.



XVII


Gédéon sifflait comme un merle, lorsqu’il fut appelé par le marchef de
son escadron: on allait enfin lui donner le brillant uniforme.

Gédéon suivit le marchef au magasin d’habillement.

Là trône et règne le capitaine d’habillement, un capitaine à part.

Celui du 13e est très-marié et on ne peut plus bourgeois. Il prétend
avoir l’état militaire en horreur, et fera pour ce motif, sans doute,
toutes les démarches imaginables pour reculer l’heure de sa retraite.

Il ne passe pas une heure de la journée sans s’écrier: Chien de métier!
et, dans son exaspération contre le pantalon garance, il a juré que,
dût-il faire acte d’autorité paternelle, son fils ne serait jamais
troupier. Aussi l’a-t-il envoyé à la Flèche, où il pioche l’X en vue de
Saint-Cyr.

C’est un gros homme à la face épanouie; l’habitude qu’il a prise de
toujours gonfler ses joues comme s’il soufflait sur sa soupe, lui donne
un faux air d’ange bouffi. Depuis longtemps d’ailleurs il a renoncé aux
vanités de la fine taille, et son ventre croît en liberté dans les plis
d’un pantalon à ceinture élastique. Il porte des uniformes aisés.

Sa position lui permet de vivre presque en dehors du régiment, et il en
profite, sauf pour ce qui concerne le café.

Sa vie serait donc heureuse, si, de temps à autre, il n’y avait les
grandes revues d’inspection--à cheval. Cette grande revue est le fantôme
de ses nuits.

Ce jour-là, bon gré mal gré, il faut sangler le ceinturon et monter à
cheval.

Monter à cheval! ô terreur! Ce n’est pas qu’une fois en selle il craigne
de tomber, oh! non: il a, dit un mauvais plaisant de lieutenant, un trop
bel aplomb pour cela; mais le difficile est d’arriver en selle.

Tous les hussards du 13e ont contemplé le capitaine d’habillement à
cheval, nul jamais ne l’a vu ni monter ni descendre.

Comment s’y prend-il?

C’est un secret entre Dieu, son brosseur et lui. Et ce secret, nul ne
l’a pénétré; mais il est à peu près établi qu’il emprunte sans façon le
secours d’un escabeau.

Le gros capitaine regarda attentivement Gédéon; il le toisait, il lui
prenait mesure.

--Qu’on apporte des uniformes, dit-il au maître tailleur.

L’essayage commença.

Au 13e hussards, où règne despotiquement la tradition d’élégance,
habiller un bleu est une affaire capitale, le maître tailleur en sait
quelque chose.

Ce n’est pas un de ces régiments où l’on n’admet que les trois tailles
réglementaires, grande, moyenne et petite; où, pour habiller le soldat,
on prend mesure sur sa guérite; où chaque homme peut impunément être
«ficelé comme l’as de pique.»

Non. Le capitaine d’habillement ne lâche un hussard qu’après avoir
trouvé le dolman qui lui donne du chic, ou qui du moins le coupe
agréablement en deux.

On essaye, s’il le faut, cent uniformes: le colonel ne plaisante pas sur
cet article.

Après le dolman, la pelisse et le pantalon, les bottes.

--Celles-ci, dit Gédéon, me vont très-bien, si ce n’est qu’elles me
gênent abominablement et que je ne saurais marcher avec.

--Vous croyez-vous donc dans l’infanterie? répondit le capitaine.

Tandis qu’on donnait à Gédéon ses effets de petit équipement et ses
armes, le capitaine lui demanda s’il avait de l’argent pour verser à sa
masse.

Le marchef prit la peine de lui expliquer que la _masse_ est une
_première mise_ que le gouvernement accorde à chaque soldat lors de son
arrivée au corps. Cette masse varie suivant les armes; pour le 13e
hussards elle est de 75 francs.

Naturellement, le premier équipement épuise presque la masse, et comme
elle ne s’augmente que de quelques centimes chaque jour, il faut un
temps assez long pour qu’elle remonte au chiffre réglementaire; encore
faudrait-il supposer que le soldat n’userait que très-lentement les
effets qu’il paye sur ses fonds.

Or, au 13e hussards, avoir sa masse complète est une excellente note.
Gédéon déclara donc qu’il allait sur l’heure verser l’argent nécessaire.

--A la bonne heure! dit le capitaine, vous arriverez, vous: on va loin
quand on a sa masse complète.

La toquade du capitaine d’habillement du 13e est de vouloir juger les
hussards, seulement d’après l’état de leur masse. Il prétend que c’est
un infaillible thermomètre qui ne l’a jamais induit en erreur.

Enfin Gédéon fut habillé, chaussé, coiffé et armé de pied en cap. On lui
remit un livret, ce _vade-mecum_ du troupier, sur lequel on inscrit ses
dépenses à côté de ses états de service.

A la fin est imprimé un abrégé du code pénal militaire, et l’énumération
des «devoirs du soldat envers ses supérieurs.»

Sur la première page, au-dessous de son nom écrit en grosses lettres,
Gédéon aperçut son numéro matricule. Il était immatriculé sous le nº
1313, et il retrouva ce chiffre sur tous ses effets, depuis les tiges de
ses bottes jusqu’au fond de son schako.

Comme il descendait l’escalier, chargé de tout son attirail, le marchef
le rappela:

--Vous oubliez vos musettes, lui criait-il.

Gédéon remonta bien vite.--Quels peuvent être ces instruments? se
demandait-il.

On lui remit deux sacs de toile, renfermant toute sorte de brosses,
d’éponges, de peignes et d’étrilles.--Ce sont là, évidemment, se dit-il,
les nécessaires de toilette de l’homme et du cheval; mais pourquoi ce
singulier nom de musettes?



XVIII


Gédéon, cependant, brûlait du désir d’essayer ce brillant uniforme qui
avait décidé son choix, et de se pavaner par les rues de Saint-Urbain.

Il se trouvait seul à la chambrée, le régiment étant retenu près des
chevaux, il pensa que son désir était des plus simples à satisfaire.

Alors, comme la triste chrysalide, lorsqu’arrive l’heure de sa
transformation, il commença à dépouiller les sombres vêtements du pékin
pour revêtir la fulgurante tenue des hussards du 13e:--le papillon
allait prendre son vol.

Mais bientôt un obstacle imprévu l’arrêta. Là, sous sa main, étaient une
foule d’objets dont il ne pouvait comprendre ni l’usage ni la
destination.

Son embarras était au comble, lorsque heureusement arriva son camarade
de lit, qui s’empressa de présider à sa toilette.

--Mais à quoi diable cela peut-il servir? demandait Gédéon à chaque
nouvel ornement dont se surchargeait sa tenue.

Et invariablement le camarade de lit répondait:

--A rien.

A rien, si ce n’est à gêner prodigieusement le hussard, et aussi à
donner à sa tenue cette pompe un peu théâtrale qui saisit l’œil.

Il est convenu que la cavalerie française doit être brillante, et le
13e hussards est le plus brillant des régiments.

Presque tous les accessoires, d’ailleurs, aujourd’hui parfaitement
inutiles, ont eu jadis leur raison d’être; seul le temps les a détournés
de leur objet primitif.

Ainsi la fourragère d’or, dont le but avoué est de retenir le schako,
fut autrefois une simple corde à fourrage; la ceinture de soie, qui fait
huit fois le tour de la taille, a dû être une grossière courroie; la
sabretache enfin n’est qu’une réminiscence--très-revue et
très-augmentée--de l’aumônière de peau de daim que portaient au côté
les hussards hongrois de Louis XIV.

Au 13e, la sabretache sert à renfermer la pipe, le tabac et le
mouchoir de poche du cavalier. Le brigadier y met son calepin, et le
fourrier les billets doux de sa maîtresse. A la rigueur, elle pourrait
encore servir de porte-monnaie. C’est sans doute pour lui conserver ces
importantes destinations que les pantalons des hussards n’ont pas de
poches.

Il faut, par exemple, convenir que cet incommode portefeuille de cuir,
qui bat disgracieusement les mollets des troupiers, leur donne une
déplorable démarche. Au bout de deux ans de service, ils prennent
l’habitude, même lorsqu’ils sont privés de cet ornement, de traîner la
jambe comme des tambours, lesquels la traînent comme ces infortunés
auxquels la justice humaine attache par précaution un boulet au pied.

Gédéon ne put s’empêcher de faire ces diverses remarques, mais à la
dernière on lui répondit que les hussards du 13e ne vont à pied
qu’accidentellement.

Quant à la ceinture--qui fait huit fois le tour du corps, et qu’il est à
peu près impossible de mettre seul,--on lui apprit qu’elle tient le
ventre très-chaud, ce qui est on ne peut pas plus hygiénique.

--Voilà qui est enfin terminé, dit à Gédéon son camarade de lit, en lui
bouclant le ceinturon de son sabre. Êtes-vous à votre aise?

--Mais oui, répondit Gédéon.

En réalité, le malheureux se sentait plus serré qu’une momie sous ses
bandelettes; son dolman l’étranglait, sa ceinture l’étouffait, ses
bottes le meurtrissaient, son sabre et sa sabretache le gênaient au
possible; il eût repris avec transport le costume dédaigné des
bourgeois.

L’amour-propre le retint. Puis il sentit la nécessité de s’habituer;
enfin, il avait invité son camarade de lit La Pinte à venir dîner en
ville: reculer était impossible. Il partit en essayant, sans y réussir,
de se donner la démarche crâne et gracieusement déhanchée d’un vieux
troupier.

Par malheur, il avait tout à fait oublié les éperons vissés à ses
bottes; si bien qu’à peine engagé dans l’escalier, il accrocha une
marche, perdit pied, et décrivant un magnifique arc de cercle, faillit
faire un plongeon à l’étage inférieur.

Comme il se relevait passablement meurtri:

--Ceci, camarade, lui dit La Pinte, est comme qui dirait une théorie
préparatoire pour t’apprendre une autre fois à conserver tes distances.
L’éperon est le signe distinctif du cavalier, c’est pourquoi qu’il se
porte au talon. Il sert à piquer les flancs du poulet-dinde, comme aussi
à faire dégringoler les bleus dans les escaliers.



XIX


L’idée agréable de l’effet qu’il ne pouvait manquer de produire sur les
belles Saint-Urbinoises consolait un peu Gédéon. Mais cette dernière
illusion devait, hélas! rejoindre les autres, à tire d’aile.

Vainement le nouveau hussard laissait traîner son sabre sur le pavé,
vainement il faisait sonner ses éperons, les femmes passaient sans même
avoir l’air, les ingrates, de se douter que le 13e comptait un
hussard de plus.

Seule, une bonne d’enfants, assise sur un banc du cours des Ormes, parut
faire attention aux deux troupiers.

--Si tu n’es pas sage, dit-elle à une petite fille qui jouait près
d’elle, j’appellerai les militaires qui te mangeront.

--Horreur! s’écria Gédéon; suis-je donc passé à l’état de croquemitaine,
d’épouvantail à enfants?

La Pinte le consola en lui expliquant que si les hussards ne mangent pas
les enfants, ils ne se font aucun scrupule de croquer les bonnes, qui
s’y prêtent assez volontiers.

Le moment de dîner venu, Gédéon se mit à table, mais, bien que mourant
de faim, c’est à peine s’il osa toucher aux mets qui lui furent servis.
Comme il déployait sa serviette, il avait été arrêté tout net par cette
réflexion, pleine à la fois de justesse et de sens:

Sanglé comme je le suis, il faut de toute nécessité, si je veux manger
au gré de mon estomac, desserrer mon ceinturon; or, si je commets cette
imprudence, il me sera impossible de le remettre après dîner.

Et il s’était abstenu. Mais il eut la douce satisfaction de voir son
camarade de lit besogner comme deux, avec un appétit digne d’avoir
soixante-quatre dents à son service.



XX


Du matin au soir, et presque à chaque instant de la journée, Gédéon,
depuis son arrivée au régiment, entendait la trompette retentir dans les
cours.

C’étaient des ordres, évidemment. Les hussards allaient et venaient,
obéissant sans hésitation et sans erreur aux commandements de ce
porte-voix de la discipline.

Gédéon enrageait de n’y rien comprendre. Pour lui, tous les timbres se
ressemblaient. Il sentait pourtant la nécessité de s’initier à ces
ordres mystérieux, surtout dans un état où entendre c’est obéir. Il
demandait une explication, un instant après il avait oublié le timbre.

Il désespérait presque, au bout de trois jours, de retenir jamais les
sonneries si multipliées, lorsqu’un brigadier avec lequel il avait fait
à la cantine commerce d’amitié le tira d’embarras.

--La trompette, lui dit le brigadier, est, à ce que prétend l’adjudant,
le tambour de la cavalerie; c’est peut-être vrai, mais elle lui est bien
supérieure, vu qu’il est impossible de mettre des paroles sur des _ra_
et des _fla_.

Alors il expliqua à Gédéon qu’à presque toutes les sonneries
d’ordonnance, un nommé La Tradition, troupier fini, a adapté des
«couplets» de haute fantaisie. Ils manquent peut-être de la pointe chère
à M. Clairville, le directeur des Bouffes-Parisiens les repousserait
probablement, mais tels qu’ils sont ils ont semblé jusqu’ici assez
suffisants pour qu’on ne s’embarrassât pas d’en composer d’autres.

--Ainsi, continua le brigadier, nonobstant mes galons, et considérant la
chose comme affaire de service, je suis susceptible de condescendre à
vous communiquer les paroles des sonneries les plus utiles à un bleu.

C’est d’abord _la soupe_. Un air facile à retenir, au bout de trois
jours l’estomac du bleu le plus endurci le connaît admirablement. Et le
brigadier se mit à chanter:

    Ratatouille de pommes de terre,
    Ratatouille de pommes de choux.

Ensuite, _la botte_, qui est au cheval ce que la soupe est au cavalier:

    La botte à coco,
    La botte à coco.

Puis, la sonnerie des _classes_, qui appelle les recrues à l’exercice:

    Ah! les maladroits,
      Les maladroits,
      Les maladroits...

--Il me semble, brigadier, dit Gédéon, que je retiendrai facilement ces
couplets, comme vous les appelez.

--Attention, continua le brigadier, à une sonnerie importante,
_l’appel_:

    As-tu pas vu mon œil c’matin?
    Il est fait comme un autre,
            Il est tout noir.

Et au _demi-appel_, qui indique les divers mouvement d’un même exercice:

    Un chien qui s’gratte, ça prouve qu’il a des puces;
                  Voilà l’tabac!

--Brigadier, demanda Gédéon, seriez-vous réaliste?

--Que ce n’est pas de votre compétence, tâchez plutôt de retenir le
_boute-selle_, une belle sonnerie!

    Allons, hussards, vite en selle,
    Formez vos joyeux escadrons.
    Que chacun embrasse sa belle:
       A cheval! nous partons;
       A ch’val! nous partons,
       A ch’val! nous partons.

--Naturellement, ajouta le brigadier, le nom de l’arme est à volonté, et
suivant les régiments on dit: Allons, chasseurs ou: Allons, dragons; et
ainsi de suite pour les autres. Mais je ne dois pas vous cacher que je
préfère les paroles mises sur ce même air par les régiments qui ont été
en Afrique, paroles que voici:

    Nous avons fait un’ bel’ razia, j’espère,
      A la ferme du grand rocher;
     Nous avons pris vingt mille moukères,
      Et des Yaoulets et des Yaoulets;
          Et des Yaoulets,
          Et des Yaoulets.

--Brigadier, demanda Gédéon, est-ce que vous êtes allé en Afrique?

--Non pas par moi individuellement, mais par le brigadier Goblot, mon
collègue, que c’est là qu’il a gagné ses galons, à preuve qu’il m’a
démontré le maniement de la langue du pays.

--Eh quoi! brigadier, vous parlez arabe?

--Un peu, mon neveu, au 13e, tout le monde parle la langue des
Arbicos, même les bleus, au bout de huit jours; il faut ça pour épater
le pékin.

--Ce doit être terriblement difficile.

--Aucunement. Au lieu de beaucoup, tu dis _bezef_; une femme est une
_moukère_, on appelle un bâton une _matraque_, et voilà...

--Comment, c’est tout?

--Absolument. Avec ces trois mots-là, une escorte, des guides, un
chameau et une bonne provision d’eau, tu peux sans danger traverser le
désert.



XXI


Enfin Gédéon fut admis à voir de près et même à toucher les chevaux, ces
animaux sacrés à l’usage desquels paraît avoir été créée la cavalerie.
Stylé préalablement par son brigadier, c’est avec une respectueuse
émotion qu’il pénétra dans ce sanctuaire qu’on appelle l’écurie.

Là règnent le luxe et le confort exilés de la chambrée des hommes.

Une merveilleuse propreté, des attentions méticuleuses entourent les
précieuses bêtes. Les murs sont soigneusement blanchis à la chaux,
chaque semaine on lave scrupuleusement les peintures des stalles en bois
de chêne; les mangeoires de pierre ont pris, à force de travail, les
tons du marbre; les râteliers sont nettoyés et brossés, enfin le balai
a poli les dalles qui recouvrent le sol. Quant à la litière, elle est
sèche et brillante et tressée habilement à l’extrémité, c’est-à-dire à
un demi-mètre des pieds de derrière du cheval.

--C’est fort bien tenu ici, pensa Gédéon, j’y descendrais volontiers mon
lit.

Mais il s’agissait de bien autre chose, vraiment. C’était l’heure du
pansage: tous les hommes avaient mis bas leur veste pour cet exercice,
un des plus importants de la vie du cavalier.

Gédéon suivit le brigadier chargé de lui enseigner l’art délicat de
brosser le _poulet-dinde_.

Dès la porte de l’écurie:

--Tourne! cria le brigadier, s’adressant aux chevaux, tourne!

--Brigadier, dit Gédéon, en entendant tous les autres cavaliers pousser
le même cri, pourquoi dit-on aux chevaux de tourner?

--Que c’est rapport à l’usage, dit le brigadier, que jamais un cavalier
ne doit s’approcher de son cheval sans lui adresser la parole.

--Mais pourquoi?

--Vu que c’est un commandement préparatoire, pour l’inviter à ne pas
ruer si on vient à le toucher.

Tout en apprenant à se servir des instruments contenus dans la musette
de pansage, étrille, brosse, époussette, bouchon, peigne et éponge,
Gédéon crut s’apercevoir que l’animal sur lequel il s’exerçait recevait
ses soins avec un visible déplaisir: à son grand effroi, il s’agitait
terriblement dans sa stalle, ruait, bondissait, secouait sa chaîne.

--Mais il est très-méchant, ce cheval! ne put-il s’empêcher de dire.

--Qu’il est seulement un peu chatouilleux, répondit le brigadier; je
vous l’ai choisi ainsi, histoire de vous habituer.

Cette excellente plaisanterie est traditionnelle au 13e. Gédéon dut
en prendre son parti.

Pendant le pansage, qui semblait plus long que de raison au nouveau
cavalier, un hussard allait et venait dans l’écurie, expurgeant
soigneusement la litière--avec ses mains.

--Voilà un gaillard furieusement malpropre, dit Gédéon; pourquoi ne se
sert-il pas de cette pelle que je vois dans un coin?

Le brigadier haussa les épaules et apprit à Gédéon trois choses.

Que l’homme en question n’était pas plus sale que lui-même ne le serait
dans huit jours; qu’il est plus facile et plus prompt d’employer les
mains, qu’ainsi on ne se sert jamais de pelle; enfin que rien de ce qui
regarde le cheval ne doit être considéré comme malpropre.



XXII


Le pansage terminé, et il n’avait pas duré moins d’une heure, Gédéon
croyait bien en être quitte pour toute la journée; on le détrompa en lui
apprenant qu’il y avait une seconde séance dans l’après-midi.

Au 13e, on ne consacre pas moins de trois heures par jour à la
toilette du poulet-dinde, une heure et demie le matin, et une heure et
demie le soir.

Cinq minutes de moins, et la chère santé des coûteux animaux serait,
paraît-il, sérieusement compromise, aussi un capitaine adjudant-major,
qui s’avisait quelquefois d’abréger un peu le temps consacré au pansage,
fut-il vertement tancé par le colonel.

Pour la première fois, ce jour-là, Gédéon, à l’appel du pansage, vint
prendre sa place dans les rangs du premier escadron.

Pour la première fois, il avait la tenue de rigueur pour l’écurie:
pantalon de toile, veste, calotte. Aux pieds, il avait comme les autres
des sabots, sous le bras un bouchon de paille, artistement fabriqué par
son camarade de lit; enfin, accrochée sur l’épaule, la musette de
pansage.--Le maréchal des logis chef fit l’appel nominal.

Un capitaine, un lieutenant et un maréchal des logis passèrent alors
successivement devant le front de l’escadron, s’arrêtant devant chaque
homme. A portée de leur voix se tenait le brigadier de semaine, son
carnet à la main, prêt à inscrire les punitions.

Ce fut d’abord le capitaine. Toute l’attention de cet officier se
concentrait sur les boutons des vestes: étaient-ils brillants, son
visage rayonnait de satisfaction; il fronçait au contraire le sourcil
lorsqu’ils lui paraissaient ternes.

Arrivé devant Gédéon:

--Vous êtes déjà sale! lui dit-il.

Gédéon rougit.

--Il faudra m’astiquer ces boutons, continua le capitaine; une autre
fois, je vous punirais.

Il revint alors au hussard qui précédait Gédéon.

--A la bonne heure! fit-il d’un ton évidemment satisfait, voilà un
propre soldat: prenez exemple sur lui.

Gédéon regarda son voisin: les boutons de la veste de ce militaire
modèle étincelaient en effet; par malheur, ses mains, son cou et ses
oreilles révélaient une déplorable incurie.--Oui-da, se dit Gédéon, le
mot propreté aurait-il au régiment une autre signification que dans la
vie civile?

Le lieutenant qui suivait le capitaine négligeait complétement les
boutons. Se souciant peu des détails du costume, il ne s’inquiétait que
des musettes, il les ouvrait toutes, afin de s’assurer que les
instruments du pansage y étaient au complet. Il examinait aussi les
bouchons de paille que les hommes tenaient sous le bras, réprimandant ou
punissant lorsqu’ils lui paraissaient mal faits.

Enfin venait le maréchal des logis. C’était un vieux troupier à la barbe
revêche nuancée de fils d’argent.

Au 13e, il passait pour avoir «reçu un coup de marteau;» on savait
qu’il ne faisait jamais rien comme les autres.

Ce jour-là, ne s’avisa-t-il pas de passer en revue les pieds de tous les
hommes de l’escadron!

Bon nombre furent punis, qui le méritaient bien, pour avoir totalement
oublié, et depuis bien longtemps sans doute, d’astiquer cette partie de
leur personne. Le hussard aux boutons brillants, qu’avait complimenté le
capitaine, se trouva de ce nombre.

Arrivé à Gédéon, le vieux marchegis s’arrêta, l’air visiblement étonné.

--Quelle diable de saloperie avez-vous dans vos sabots? lui
demanda-t-il.

--Maréchal des logis, répondit respectueusement le jeune homme, ça
s’appelle des chaussettes.



XXIII


S’engager dans les hussards est fort joli, mais encore faut-il faire
l’exercice et savoir se tenir à cheval: on présenta Gédéon au capitaine
instructeur.

C’est l’officier spécialement chargé de cette tâche ingrate et
laborieuse de dresser les conscrits et les jeunes chevaux.

Aux uns il apprend à monter, aux autres à se laisser monter.

Mainte fois je l’ai entendu affirmer que les chevaux ne sont pas les
plus difficiles à instruire.--Croyons-en son expérience.

En vertu de ce principe, il suit, à l’égard de ses élèves, deux méthodes
bien différentes.

D’une patience, d’une douceur inaltérables avec les chevaux, il est pour
les hommes incroyablement dur.--Gédéon disait brutal. N’est-ce pas lui
qui affirmait un jour que la salle de police est l’éperon du hussard?

Les résultats de ce système ne sont pas toujours des plus heureux. Les
conscrits tremblent au seul nom du capitaine instructeur, mais leur
intelligence n’y gagne guère. S’ils sont niais, à sa vue ils deviennent
stupides, et pour peu qu’il élève la voix, ils finissent par ne plus
pouvoir distinguer leur main droite de leur main gauche.

Cependant il ne faut pas trop lui en vouloir de ses rigueurs. Pour lui,
voir un cavalier maladroit tracasser un cheval par inexpérience, est le
plus effroyable des supplices. Que de fois on l’a entendu crier, pâle de
fureur, à quelque pauvre bleu bien ahuri:

--Mais que lui veux-tu donc, triple brute, à ton cheval? Que t’a-t-il
fait, sauvage? Sais-tu ce que tu lui demandes?

Et comme le pauvre bleu, à cette voix menaçante, perdait de plus en plus
la tête et les étriers:

--Vas-tu laisser ton cheval tranquille, brigand, ou je t’ordonne de
mettre pied à terre, animal! et je le fais monter sur ton dos d’âne!

Dieu seul peut savoir et calculer ce que lui coûte, en moyenne, de
jurons et de colères--non rentrées--chaque recrue qui sort de ses mains
ayant enfin acquis la tenue, _l’assiette, la souplesse et le liant_ qui
constituent essentiellement le cavalier.

Et l’on ferait une petite armée avec les bleus qu’il a _mis à cheval_.

Le capitaine instructeur du 13e est de beaucoup le plus habile écuyer
du régiment.

A Saumur, il s’était fait une certaine réputation, et son mérite est
d’autant plus grand, qu’il lui a fallu vaincre la nature, et triompher
d’obstacles physiques.

Il a le buste très-long et les jambes bien trop courtes. Il n’est pas
_fendu_, quoi! Lui-même, quelquefois, le confesse avec douleur.

Disciple fervent du comte d’Aure, le capitaine instructeur professe
ouvertement une aversion mêlée de mépris pour la méthode Baucher, qui
brise, dit-il, le cheval, entrave ses allures naturelles pour lui en
donner de factices, et achète quelques grâces de parade au prix de
l’élan, de la vitesse et du fonds même de l’animal.

Aussi, de quelles épigrammes ne crible-t-il pas le capitaine-commandant
du 3e escadron, qui s’amuse à _bauchériser_ ses chevaux.

Tout ce qui a été écrit sur le cheval, le capitaine instructeur l’a lu,
relu et médité. Plus d’une fois il a regretté tout haut que les Numides
n’aient pas laissé de traité sur l’équitation.

C’est pour combler sans doute cette lacune que lui-même profite de ses
rares loisirs pour en préparer un. Voilà cinq ans que, dans le silence
du cabinet, il condense en aphorismes clairs et précis les règles d’une
méthode qui lui est particulière.

Ces aphorismes, tous les hussards du 13e les savent déjà par cœur;
ils l’ont tant de fois entendu répéter:

«Soignons la position; la position est la première chose dont on doit
s’occuper.

«Le corps du cavalier se divise en plusieurs parties, dont chacune a son
emploi spécial, ne l’oublions pas.»

Ou encore:

«Un homme ne peut pas plus être tout à fait semblable à un autre, à
cheval, qu’il ne l’est à pied.

«La position du cavalier est à l’équitation ce que la grammaire est à
l’art de parler et d’écrire.

«Les mots _casterole_ et _collidor_ sont moins défectueux que certaines
positions à cheval.»

Ce n’est pas tout. Sans doute pour se délasser de son grand ouvrage, le
capitaine instructeur s’occupe beaucoup de chercher et de trouver des
améliorations au système du harnachement.

Déjà, il a successivement découvert et fait proposer au ministère de la
guerre:

UNE SELLE--_nouveau modèle_--qui ne blesserait pas le cheval et aurait
ce rare avantage de ne pas être, comme les selles actuelles, impossible
en campagne.

UNE BRIDE--_nouveau modèle_--moins compliquée, avec un mors qui
récréerait la bouche du cheval, soulagerait les barres et amortirait les
à-coups.

UNE SCHABRAQUE--_nouveau modèle_--qui, au moins, aurait l’air d’avoir
l’apparence d’un semblant d’utilité.

Il a proposé encore un nouveau porte-manteau, une nouvelle sangle, des
étriers très-perfectionnés--toujours pour le plus grand avantage du
cheval.

Sans compter qu’il saisit toutes les occasions pour demander, au nom de
l’humanité, la suppression de l’éperon, instrument barbare, bon tout au
plus en temps de guerre, lorsqu’on a vraiment besoin des chevaux, et
dont, en temps de paix, les hussards du 13e font, paraît-il, malgré
une surveillance active, un déplorable abus.

Bref, le cheval est le bœuf Apis du capitaine instructeur, et sa plus
vive colère lui est venue le jour où, par le plus grand des hasards,
dépliant un journal, il y lut qu’une société de savants s’efforce de
faire servir à l’alimentation la chair du vaillant animal.

De ce moment, les économistes ont été toisés.

Lui-même, cependant, une fois en sa vie, a mangé du cheval. Mais c’était
en Afrique, et depuis deux jours on manquait de vivres. Ah! ce fut dur.

Il y a de cela huit ans, et sa conscience n’a pas encore pardonné à son
estomac la digestion de ce beefsteack dénaturé. Les naufragés de la
_Méduse_ parlaient avec moins d’horreur de leurs épouvantables festins.

Un officier de hussards manger son cheval pour lui conserver son
cavalier! terreur et abomination!!

Avec ou malgré tout cela, le capitaine instructeur est fort aimé de ses
collègues, et il le mérite. Il y a deux hommes en lui.

Oui, il a deux caractères parfaitement distincts: un à pied, un autre à
cheval.

Une fois en selle, il est terrible, inabordable, un vrai hérisson.

Met-il pied à terre, il redevient un homme charmant, sachant son monde,
bienveillant et plein de sens, sauf en ce qui concerne les conscrits et
les chevaux.

Même je vous engage fort à ne pas entamer ce sujet de discussion avec
lui, à moins que ce ne soit pour lui entendre citer sa phrase favorite:

--«La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite est celle de ce
fier et fougueux animal, qui partage avec lui les fatigues de la guerre
et la gloire des combats, comme dit le grand Buffon.»

Justes dieux! nous l’a-t-il assez répétée, cette citation! a-t-il assez
jeté le grand Buffon à la tête de son ennemi intime, le capitaine du
3e escadron, celui qui _bauchérise_ ses chevaux!

Tant et si souvent, qu’un vieux sous-lieutenant adjoint aux classes
finit par se persuader que ce Buffon tant invoqué devait être, en son
temps, un grand et habile écuyer devant Dieu.

C’est pourquoi, voyant un jour un conscrit horriblement gauche, un de
ces malins qui «brident leur cheval par la queue,» il lui dit en
haussant les épaules:

--Eh bien, toi, tu n’es pas près de monter à cheval comme Buffon.

Le mot est resté. Et au 13e, lorsque les hussards veulent parler d’un
excellent cavalier, ils disent de la meilleure foi du monde:

--Il monte comme Buffon.



XXIV


Le capitaine instructeur examina fort attentivement Gédéon:

--Voilà, dit-il enfin, un homme bien fendu, il doit être intelligent.

Et il l’adressa au lieutenant adjoint aux classes, qui le confia à un
maréchal des logis, lequel le remit aux mains d’un brigadier.

Séance tenante, la première leçon commença.

Souvent Gédéon, simple pékin, avait ri de la tournure grotesquement
embarrassée des malheureux conscrits auxquels il voyait, sur la place
d’armes de Mortagne, enseigner l’exercice.

Souvent il s’était amusé de leur maladresse, et de ce qu’il appelait
leur bêtise.

Eh bien, il ne tarda pas à s’avouer que lui-même, hélas! devait sembler
tout aussi ridicule, non moins maladroit, et plus niais encore.

Il lui fallut un grand quart d’heure avant d’arriver à prendre
l’altitude à peu près correcte du cavalier à pied et sans armes.

Qui ne connaît cependant cette gracieuse position:

--«La tête libre et dégagée, les épaules tombantes, la ceinture rentrée,
les talons sur la même ligne, les yeux à quinze pas,» etc., etc., etc.

Enfin le brigadier, après beaucoup de peine, parut assez satisfait de la
position de son élève; il recula un peu pour mieux la juger, et ne
voyant rien à redire, d’une voix rude il commanda:

--_Fisque!..._

L’_emmobilité_ obtenue, l’instructeur se mit à réciter les premiers
principes de la théorie, non sans les revoir, augmenter, embellir et
commenter de réflexions et de vocables de son cru.

Le détail donné, lui-même exécutait le mouvement et alors le commandait.
C’était à l’élève de comprendre, d’obéir et d’imiter de son mieux.

--Tête..... oite!--Fisque!--Tête..... auche!--Fisque.

De sa vie, Gédéon ne s’était autant ennuyé.

Depuis une heure, comme une girouette à toutes les variations de la rose
des vents, il tournait la tête aux commandements du brigadier, lorsque
l’idée lui vint d’offrir la goutte à son supérieur. Il pensait ainsi
abréger la leçon.

Il hasarda sa question d’un ton dégagé, en homme qui connaît la valeur
de ses avances et sait le prix de ses offres.

Il tombait mal.

L’instructeur était un de ces brigadiers qu’a enivrés le pouvoir. Ses
galons lui montaient à la tête en bouffées d’orgueil, et, dans sa vanité
insensée, il avait oublié que lui-même avait été simple hussard à ce
13e régiment aujourd’hui témoin de sa gloire.

Convaincu de son importance, il s’était décerné à lui-même des hommages
presque païens. Il était de ceux qui portent avec respect les bras sur
lesquels brille l’insigne de leur grade, qui les étalent avec
affectation, les mettent en vue, afin que l’univers entier puisse les
voir et s’incliner devant eux.

Il était de ces brigadiers qui saluent leur grade dans les glaces, et
qui le soir, en se couchant, ôtent respectueusement leur veste et
rendent les honneurs militaires à leurs propres galons--leur bâton de
maréchal.

Un homme si fier ne pouvait accepter la proposition incongrûment
familière d’un simple hussard de deuxième classe--d’un bleu.

Aussi, il faut voir de quelle façon il fit reprendre à son élève les
distances oubliées. Encore un peu, il l’accusait d’embauchage.

Gédéon l’échappa belle. Il se tut et fit bien. Mais, sauvé de la salle
de police, il put mesurer d’un œil épouvanté l’abîme qui sépare un
brigadier d’un simple hussard.

La leçon continua.

Durant plus d’une heure et demie encore le brigadier enseigna à son
élève l’art de l’immobilité et de la marche ordinaire et accélérée.

Il lui enseigna à partir du pied gauche, à marquer le pas, à allonger le
pas, à changer de pas, à s’arrêter à la parole.

Et l’infortuné Gédéon n’osait se plaindre.

Son supérieur ne partageait-il pas ses fatigues et ses ennuis? sans
compter qu’il s’enrouait à réciter la théorie, à commander et à marquer
la cadence du pas.

--H’une--deusse--h’une--deusse--halllte!...

Et pendant huit jours encore, tous les matins, ce fut la même
répétition.

--Que diable! se disait Gédéon, qui finissait par ne plus savoir
distinguer--après tant d’explications--sa jambe droite de la gauche, que
diable! si cela continue, je finirai par ne plus savoir me tenir debout.
Autrefois, cependant, il me semble que je savais marcher.

Enfin, à sa grande satisfaction, on lui mit un fusil entre les mains:
l’exercice allait commencer pour tout de bon.

Il s’agissait d’apprendre à porter l’arme, à la mettre à terre, ou au
bras, ou sur l’épaule; à la charger, par temps et mouvements, à déchirer
cartouche, à mettre son homme en joue, et enfin d’arriver à ce
magnifique résultat, de tuer son homme par principes.

Malheureusement pour Gédéon, il avait choisi pour s’engager une mauvaise
saison. Il faisait froid, très-froid; et outre que ses pieds refusaient
de lui obéir, il en arrivait à perdre l’usage de ses mains.

Telle était alors sa maladresse, que lui-même en rougissait. Le
brigadier, lui, jurait--à faire prendre les armes aux hommes du
poste--et accablait son conscrit d’injures.

Disons-le à la honte de Gédéon, les jurons variés de son supérieur, les
mots pittoresques qu’il inventait dans sa colère, faisaient ses délices
et seuls abrégeaient un peu le temps.

Tout cela ne faisait toujours pas monter le thermomètre.

Mais l’arme véritable de la cavalerie est le sabre,--latte ou bancal
suivant les corps,--un joli joujou qui ne plaisante pas quand on sait
s’en servir.

Le maniement n’en est pas des plus faciles, Gédéon ne tarda pas à s’en
apercevoir. C’est lourd, un bancal, et le bras, à moins d’une grande
habitude, se fatigue vite à faire des moulinets.

Le brigadier commença par placer son élève dans la position convenable
pour l’exercice du sabre--à pied.

Le cavalier doit avoir les jambes écartées d’un mètre environ, la main
gauche fermée, le pouce sur les autres doigts, et placée à hauteur de la
ceinture--comme s’il tenait la bride du cheval--il est en garde.

Gédéon posé, le brigadier commença à démontrer et à commander les
mouvements.

--A droite moulinez, à gauche moulinez;--contre l’infanterie, à droite,
sabrez;--contre l’infanterie, à gauche, sabrez;--contre l’infanterie,
pointez;--contre l’infanterie....

--Il paraît, pensa Gédéon, que les cavaliers en veulent diablement aux
fantassins.

Comme, après beaucoup de leçons, il lui sembla qu’il faisait aussi bien
l’exercice que son professeur, il demanda à passer à l’école de peloton.

Mais on lui répondit qu’il ne suffit pas de faire très-bien l’exercice,
qu’il faut encore arriver à le faire machinalement, c’est-à-dire presque
sans qu’il soit besoin de l’action de la volonté.

C’est ainsi seulement qu’on arrive à cette admirable précision, à cet
ensemble merveilleux dont le bataillon de Saint-Cyr est le plus parfait
modèle.

--Ainsi soit-il! se dit Gédéon en reprenant son fusil, Je suis une
machine et on me monte.



XXV


Le rêve de tous les engagés volontaires qui arrivent au 13e hussards
est de monter à cheval. On le comprend, ils ne se sont engagés que pour
cela.

Ce rêve, naturellement, était celui de Gédéon.

Depuis près de trois mois qu’il était au régiment, il ne s’était
approché d’un cheval que pour faire le pansage, soir et matin--et une
fois aussi juste à propos pour recevoir un coup de pied, qui lui valut
de la part de l’officier de semaine l’épithète de brutal.

Aussi, quelle joie, le jour où on lui dit de seller un poulet-dinde! Il
se voyait déjà le pied dans l’étrier, s’élançant sur ce noble et
fougueux animal--comme dit le grand Buffon.

Mais il faut apprendre à s’élancer. Il fallut au jeune cavalier trois
longues leçons pour cela. Le premier jour l’instructeur s’était contenté
de lui détailler quelques principes.

--Pour monter à cheval, lui avait-il dit, placez les deux talons sur la
même ligne.

Il ne fallut pas moins de six autres séances pour le placer et l’asseoir
convenablement en selle, pour lui expliquer l’usage des bras, des mains,
du buste, des jambes, des cuisses, et du reste;--car le corps du
cavalier se divise en plusieurs parties dont chacune a son emploi
spécial.

Enfin, on commanda à Gédéon de porter son cheval en avant.

Il obéit avec empressement. Même il obéit trop, car, oubliant que ses
bottes étaient armées d’éperons neufs, il piqua violemment les flancs du
cheval, qui partit au galop, _piquant une charge_ à travers les cours.

Épouvanté, Gédéon oublia leçons et principes, et, perdant toute pudeur,
il ne songea plus qu’à s’accrocher solidement à la _cinquième rêne_:--il
avait lâché les autres.

Au 13e, la cinquième rêne est, à volonté: le pommeau de la selle, la
crinière, ou même le cou du cheval.

Les hussards de l’aune, qui vont, le dimanche, caracoler sur les
_locatis_ de Montmorency, en compagnie d’amazones de la petite vertu,
n’en connaissent pas d’autre.

Gédéon, cependant, galopait toujours--bien malgré lui. Affreusement
ballotté, il battait de ses jambes les flancs du cheval, dont la course
devenait d’autant plus furieuse.

Cramponné solidement à la crinière, il ne serait peut-être pas tombé,
mais le cheval, en tournant une écurie, glissa des quatre pieds à la
fois, et s’abattit, envoyant rouler à quinze pas son malheureux
cavalier.

Aussitôt il y eut foule autour du poulet-dinde. Le lieutenant chargé des
classes et un autre sous-lieutenant étaient accourus, ainsi que
l’adjudant-major. Des maréchaux des logis épient venus, et aussi des
brigadiers, et bon nombre de hussards.

Le cheval s’était relevé. On l’examina avec la plus tendre sollicitude.
On inspecta minutieusement ses genoux, ses jambes et ses hanches.

--Il n’est pas blessé, dit enfin le lieutenant, avec un soupir de
satisfaction; ce ne sera rien, heureusement.

--Qu’on le reconduise à l’écurie, dit l’adjudant-major, et qu’on le
bouchonne soigneusement!

Pendant ce temps, Gédéon avait réussi à se mettre sur pied. Il se
sentait moulu et même se croyait le bras endommagé.

--Ces gens-ci sont curieux, maugréait-il en regagnant sa chambre
clopin-clopant; je fais une chute affreuse, vite on court au cheval. Je
pouvais fort bien me casser une jambe, et nul ne s’inquiète seulement de
moi.

Comme il se plaignait amèrement à la chambrée de l’indifférence de tous
ceux qui l’avaient vu tomber:

--Imbécile! lui dit un brigadier, est-ce que vous coûtez mille francs,
vous?



XXVI


Cette chute ne devait pas être la dernière. Un apprenti cavalier tombe
sept fois par jour, dit un proverbe, autant de fois que le sage pèche.
Mais avec l’habitude, Gédéon, dans ces nombreuses séparations de corps,
trouva moyen de choir sans se faire aucun mal.--C’était déjà un sensible
progrès.

On le faisait alors trotter en cercle durant des heures entières; bon
gré mal gré il acquérait cette solidité, cet aplomb, indispensables au
hussard qui doit faire revivre le type du centaure Chiron, ce dieu du
manége, ce patron des écuyers.

Trotter en cercle!... Jamais Gédéon, conscrit naïf, n’avait imaginé
pareil supplice. Au quinzième tour il était brisé.

Monté sur un cheval à réactions violentes, un trotteur dur, il était
affreusement secoué dans tous les sens. Enlevé à un pied au-dessus de la
selle, il retombait à contre-temps, et, par un mouvement involontaire, à
tout instant sa main demandait à la cinquième rêne un secours ou un
point d’appui.

Essoufflé, endolori, il tournait vers son instructeur des regards
suppliants; le brigadier n’y prenait garde:

--La tête haute, donc! criait-il, le corps en arrière les genoux liants.

Et le cheval trottait toujours, et Gédéon craignait à chaque moment de
voir s’effondrer son estomac; il ressentait entre les épaules de
sérieuses douleurs.

--Brigadier, disait-il, brigadier, une minute d’arrêt, je vous en prie,
une minute.

Mais l’instructeur faisait la sourde oreille, ou répondait par ce
commandement terrible:

--Allongez.....

C’est-à-dire: que le trot devienne plus rapide, que les réactions soient
plus violentes, les secousses plus douloureuses.....--Allongez!

Et le cheval trottait toujours, et le brigadier commandait:

--Relevez et croisez les étriers!.....

En mettant pied à terre,--enfin!--ce fut une bien autre chanson; Gédéon
s’aperçut qu’il avait l’_assiette_ affreusement endommagée. Chaque pas
lui coûtait une douleur et lui faisait faire d’horribles grimaces.

--En cet état, pensa-t-il, il m’est impossible de remonter à cheval.

Ses camarades, qu’il consulta, lui donnèrent comme calmants de
merveilleuses recettes. L’un lui conseilla des compresses de tabac
mouillé, l’autre prétendit le guérir--comme avec la main--avec des
lotions d’eau-de-vie, de vinaigre et de poivre.

Gédéon essaya.... il lui en cuit encore.

De désespoir, il alla trouver le chirurgien-major, afin d’obtenir de lui
une _exemption de cheval_. Il se croyait gravement malade.

Mais le docteur, après un coup d’œil, haussa les épaules:

--Que voulez-vous que j’y fasse! répondit-il; vous exempter de monter à
cheval? ce serait toujours à recommencer. Il faut que l’assiette se
cornifie.

Et comme Gédéon insistait:

--Il ne peut y avoir, dit le docteur, de hussard sans bœuf à la mode.
Allez.



XXVII


Jusque-là, Gédéon avait réussi à se garer de toute punition.

En garçon intelligent, il avait compris que la première vertu d’un
hussard qui a des prétentions à l’épaulette est l’obéissance passive.

Telle est la puissance de la discipline, qu’on arrive très-bien à
l’obtenir du troupier, cette obéissance aveugle et muette, si éloignée
qu’elle soit du caractère national. Le Français, en effet, tient
essentiellement à savoir le pourquoi et le comment de toutes choses.

Or, l’examen personnel est absolument interdit, au 13e, interdite
aussi la réflexion, et même l’interprétation. On n’a qu’un droit, obéir
et se taire--sans murmurer.

Et bien, la force de l’exemple est si grande, qu’au bout de huit jours
de régiment, le conscrit le plus gouailleur et le plus indiscipliné
n’est même plus tenté de souffler mot.

Les traits d’obéissance passive--sans commentaires--sont d’ailleurs
innombrables. On en raconta de prodigieux à Gédéon.

Un jour, une nuit plutôt, en Afrique, un brigadier pose un hussard en
sentinelle avancée, assez loin du camp. Le poste était dangereux, vu le
voisinage des Arabes.

--Mon garçon, dit le brigadier, tu vas te mettre derrière ton cheval qui
te servira ainsi d’abri; prends ton fusil... bien... comme cela;
maintenant ajuste... très-bien; et à présent, s’il vient, flanque-lui
ton coup de fusil.

Et le brigadier s’éloigne.

Deux heures plus tard, comme il vient relever le hussard de sa faction,
il le retrouve exactement dans la position indiquée.

--Que fais-tu là? lui dit-il.

--Rien, brigadier, que je l’ajuste; s’il était venu, je lui flanquais
mon coup de fusil.

--A qui?

--Dame, brigadier, je ne sais pas, moi, vous ne me l’avez pas dit, vous
m’avez dit s’il vient..... Il n’est pas venu.

Il y a encore la fameuse histoire du soldat de la retraite de Russie:

Ce brave avait été mis en faction non loin d’un petit village occupé par
nos troupes. La position fut attaquée, l’ennemi repoussé, mais on oublia
de relever le malheureux factionnaire. Peut-être le croyait-on mort.

Lui, cependant, fidèle à la consigne, ne déserta pas son poste.

Des jours se passèrent, des semaines, des mois, des années: il restait
toujours où on l’avait placé, vivant comme il pouvait des secours des
paysans, ne dormant que d’un œil.

Vingt ans plus tard, un officier général français, passant en voiture
près de ce village, aperçut, l’arme au bras, un homme dont le costume
gardait encore quelques vestiges de l’uniforme de notre armée.

Il fit arrêter sa voiture, descendit et s’approcha.

--Qui vive?... cria le factionnaire.

Le général, qui n’avait pas le mot d’ordre, eut toutes les peines du
monde à lui persuader qu’il était bien et dûment relevé de sa consigne.

Sa faction avait duré vingt ans trois mois et onze jours.



XXVIII


Mais revenons à Gédéon, et à sa première punition, reçue dans des
circonstances que lui-même qualifiait d’étranges.

Un jour, comme il était sur les rangs pour l’appel qui précède le
pansage du matin, le lieutenant de semaine s’arrêta devant lui.

--Votre veste, lui dit-il, est décousue au bras,--les officiers doivent
entrer dans les moindres détails;--il faut la donner en réparation.

Le brigadier de semaine, comme la chose se pratique en pareille
circonstance, prit la veste pour la porter au tailleur.

Après le pansage, Gédéon, qui était désigné pour une corvée, trouva
tout simple d’endosser la veste d’un de ses camarades. Il alla ainsi se
placer sur les rangs.

--Qu’est-ce que cela? lui dit l’officier de semaine, vous n’avez donc
pas donné votre veste en réparation?

--Pardonnez-moi, mon lieutenant, mais...

--D’où vient celle-ci, alors?

--Mon lieutenant, je l’ai empruntée à un homme de mon peloton.

--Vous ferez deux jours de salle de police, pour vous apprendre à porter
les effets des autres.

Gédéon mourait d’envie de se disculper, il fut assez maître de lui pour
se taire. Il paraît, pensa-t-il, que je suis dans mon tort, j’aurai soin
de ne pas recommencer; mais mes camarades sont bien peu charitables de
ne pas m’avoir prévenu.

Par cette simple raison qu’un bon averti en vaut deux, Gédéon, pour se
rendre à l’exercice, ne trouva rien de mieux que de revêtir son dolman.

--Qu’est-ce que cet homme en grande tenue? cria le capitaine instructeur
du plus loin qu’il l’aperçut; il sera deux jours à la salle de police.

--Mon capitaine... commença Gédéon.

--Voulez-vous deux jours de plus?

Le malheureux se tut.--Je dois avoir tort, se dit-il; on ne m’y
reprendra plus.

Au pansage de l’après-midi, en effet, Gédéon vint se placer sur les
rangs en manche de chemise.

--Deux jours de salle de police à cet imbécile, dit l’adjudant, qui le
remarqua.

Et comme Gédéon ne bougeait pas:

--Mais allez-vous-en donc, ajouta l’adjudant; rendez-vous à l’écurie.

Le malheureux obéit. Porté manquant à l’appel, il fut, pour cette
dernière raison, puni de quatre jours de salle de police.

Or, au 13e hussards, une punition ne tombe jamais dans l’eau; il se
trouve toujours un brigadier ou un maréchal des logis pour l’inscrire et
la porter chez le marchef de l’escadron, qui tient en partie double le
grand livre des punitions.

Le soir donc de ce jour néfaste, Gédéon apprit qu’il était à la tête de
dix jours de salle de police.

C’en était trop. Furieux, il voulut réclamer.

Sa voix fut entendue, lorsqu’il démontra qu’il ne méritait pas la
punition; car enfin, de même qu’il faut qu’une porte soit ouverte ou
fermée, un hussard dont la veste est en réparation ne peut être qu’en
dolman ou en manches de chemise.

Les dix jours de salle de police furent levés, mais Gédéon en attrapa
quatre pour avoir réclamé non hiérarchiquement.

--Bien qu’au régiment on n’aime pas les _réclameurs_, se dit Gédéon, il
faut que je me fasse bien expliquer la façon de s’y prendre pour faire
des réclamations, car vraiment c’est nécessaire quelquefois.

Un brigadier qu’il interrogea sur ce grave sujet lui répondit que les
réclamations doivent être faites par voie hiérarchique, c’est-à-dire
présentées au brigadier, qui en fait part au marchegis, qui les porte au
marchef, qui les soumet au lieutenant, qui les transmet au capitaine, et
ainsi de suite.

C’est riche de cette précieuse expérience que, par un beau soir de
janvier, Gédéon fut mis sous clef par le brigadier de garde.



XXIX


Si vous vous imaginiez que la salle de police n’est pas précisément un
paradis terrestre, un séjour enchanté, vous êtes dans le vrai, et
absolument de l’avis de Gédéon.

Cependant ce purgatoire du troupier n’est pas beaucoup plus laid qu’un
poste. Seulement les fenêtres sont plus étroites, grillées
soigneusement, et munies d’un abat-jour. En outre, la porte est
agrémentée de verrous à l’épreuve et de solides ferrures.

D’ailleurs, même simplicité d’ornementation. Des murs malpropres,
historiés d’inscriptions et de devises, un lit de camp en chêne
grossièrement équarri, et poli par le frottement, puis le mobilier
habituel de toutes les prisons des cinq parties du monde, la cruche de
grès,--et le reste.

Au 13e, on donne à la salle de police les noms familiers de _clou_,
de _bloc_ ou de _trou_. On dit encore _l’ours_ ou _l’ousteau_. Comme
punition disciplinaire, elle tient le milieu entre la consigne et le
cachot. On peut y être condamné pour des fautes moins graves que
l’assassinat de son père.

Les hommes punis de salle de police sont enfermés pour la nuit
seulement. On les met sous clef à la nuit, on leur ouvre au lever du
soleil. Le jour, le service du poulet-dinde les réclame trop
impérieusement pour qu’on ne les rende pas à la liberté. Seulement, il
leur est défendu de sortir du quartier.

Outre leur besogne habituelle, ils sont condamnés à faire toutes les
corvées du quartier. Il y en a d’assez répugnantes: ils lavent,
frottent, nettoient, balayent et arrangent les fumiers.

Un brin de paille voltige-t-il dans les cours, vite l’adjudant-major
fait _sonner aux consignés_, et tous les hommes punis doivent accourir.
On fait l’appel, et aux manquants on _allonge la courroie_, c’est-à-dire
qu’on augmente leur punition.

Il y a bien un article qui interdit aux hommes punis l’entrée de la
cantine, mais cette consigne est tombée en désuétude, il y a aujourd’hui
prescription.

La tenue de salle de police est toujours la même, été comme hiver:
pantalon de treillis et veste;--la planche userait le pantalon de drap.

Or, si l’été on étouffe à l’ours, l’hiver on y gèle; il y a
compensation. Aussi lorsqu’il fait froid, le costume étant par trop
léger, il n’est pas de ruse que n’emploient les hussards pour y
introduire des couvre-pieds ou des couvertes à cheval.

Avec certains adjudants, assez aimables pour fermer les yeux, c’est
chose facile; mais il en est qui sont intraitables.

Les mauvais chiens--ainsi l’on dit au 13e--fouillent inexorablement
tous les hommes avant de leur donner le _bon à enfermer_. Rien n’échappe
à l’œil et au flair de ces curieux, rompus à toutes les ruses.

Ils devinent les doubles pantalons, les vestes superposées et les
couvre-pieds, si habilement roulés qu’ils soient autour du corps et
réduits à leur plus simple volume.

Alors, avec quelle orgueilleuse joie ils rebloquent les coupables
fraudeurs!

Non contents de faire la chasse aux couvertures et aux vêtements
préservatifs du froid, ils confisquent encore tous les objets de
contrebande: les petites bouteilles d’eau-de-vie, les allumettes, le
tabac, les chandelles même, faibles compensations qui consolent le
troupier à la salle de police et adoucissent pour lui les duretés de la
planche.

On en a vu, de ces durs à cuire, qui ne craignaient pas de scruter les
profondeurs des sabots, et qui faisaient ouvrir la bouche aux hussards
pour leur saisir jusqu’à la chique de consolation.

Par bonheur, si l’adjudant est malin, les soldats le sont plus encore.
La ruse est l’arme du plus faible, il s’en sert. Il est bien rare qu’il
n’entre pas au moins une couverture à la salle de police, lorsqu’il fait
froid, et le tabac n’y manque jamais.



XXX


Malgré l’air délibéré qu’affectait Gédéon, il ressentit un certain
malaise lorsque grincèrent dans leur pène les verrous de la prison.
Volontiers il eût laissé glisser deux grosses larmes amassées dans le
coin de ses yeux; une fausse honte le retint. Un de ses compagnons
d’infortune pouvait le voir et le flétrir de l’odieux nom de _pleurard_,
et ils étaient là une quinzaine de captifs qui semblaient se soucier
infiniment peu de leur punition.

Les pas du brigadier de garde--geôlier constitué de la salle de
police--résonnaient encore dans le corridor, que déjà toutes les pipes
étaient allumées. On causait.

--Eh! camarade, dit un hussard à Gédéon, vous n’avez pas l’air content;
est-ce la première fois que vous couchez au clou?

--Hélas oui! répondit le triste conscrit.

--Eh bien, rassurez-vous, ce ne sera pas la dernière; en attendant, vous
nous devez la goutte demain matin, pour votre bienvenue.

Il faisait nuit tout à fait, et on avait allumé une chandelle dans un
coin, afin que la lueur ne se trahît pas au dehors.

--Avec tout ça, dit en jurant le plus vieux de la bande, il fait un
froid de loup; qui est-ce qui a une couverture?

--Moi, répondit l’un, j’ai un couvre-pieds.

--J’en avais un aussi, grogna un autre, l’adjudant me l’a pincé.

--Moi, dit Gédéon, j’attends une couverture que doit me faire passer mon
camarade de lit, La Pinte.

--Alors nous sommes des bons, exclamèrent joyeusement les prisonniers;
La Pinte est un vieux d’Afrique, il connaît le tour, nous aurons la
chose.

Elle vint, en effet, cette couverture désirée, elle vint, glissée entre
l’abat-jour et le mur, à l’aide d’une corde à fourrage et d’un long
bâton. Même, il y avait avec une peau de bouc à moitié pleine
d’eau-de-vie. Aimable surprise du vieux troubade à son bleu.

La peau de bouc fut lestement vidée, chacun but à la régalade, et Gédéon
fut acclamé.

Tous ses compagnons s’efforcèrent alors de lui prouver que la salle de
police est moins qu’une punition. Pour le consoler tout à fait, ils lui
citèrent l’exemple de l’un d’eux, qui depuis plus de quatre mois n’avait
pas couché dans son lit, et n’en était pas moins gai, ni moins frais, ni
moins dispos.

Bientôt on songea à prendre les dispositions pour dormir.

Tous les hussards s’étendirent sur le lit de camp, les uns près des
autres, serrés, pressés, emboîtés comme des harengs dans un baril. C’est
le moyen employé pour éviter le froid.

Il faut avouer, par exemple, qu’on perd en aises ce qu’on gagne en
chaleur. Nul ne peut faire un mouvement sans déranger tous les autres.
Aussi, lorsqu’un des hommes éprouve le besoin de se retourner, il
commande: _Demi-tour!_ et tous les dormeurs sont forcés de suivre son
exemple et de changer de position.

Lorsque chacun fut bien tassé, bien emboîté, le hussard placé à
l’extrémité étendit la couverture sur tous les autres, et moins de cinq
minutes après, une superbe symphonie de ronflements éclatait.

Mais Gédéon, à son grand regret, n’y pouvait faire sa partie. Outre que
le bois meurtrissait ses côtes trop sensibles, il lui paraissait
insupportable d’être pressé entre ses deux voisins. Vainement, cherchant
le sommeil, il se retourna deux ou trois fois: il ne réussit qu’à se
faire maudire par toute la bande, réduite à exécuter la même
manœuvre.

De guerre lasse, n’y tenant plus, il abandonna la place, et bien
tristement alla s’asseoir à l’écart sur le lit de camp. Ne pouvant
reprendre décemment sa couverture, il se sentait geler jusque dans la
moelle, mais il préférait encore ce dernier supplice.

Depuis une heure il était plongé dans les réflexions les plus sinistres,
lorsque des pas retentirent dans le corridor.

A ce bruit, tous les dormeurs se soulevèrent à demi.

--Une ronde! dit l’un d’eux.

En un clin d’œil la couverture fut roulée et cachée. Le corps du
délit avait disparu lorsque la porte tourna sur ses gonds.

Fausse alerte! c’était simplement le brigadier de garde qui venait
_serrer_ deux ivrognes rentrés en retard.

Les prisonniers rassurés reprirent bien vite la couverture et leur
somme. Gédéon continua à grelotter en son coin.

Mais c’en était fait de la poix et du repos.

Les nouveaux venus étaient d’une gaieté folle, et leur joie se
traduisait en rires bruyants et en chansons. Les dormeurs réclamèrent;
les ivrognes n’y prirent garde et continuèrent leur tapage. Les
protestations se changèrent en menaces. En vain; il y eut tumulte. On
échangea quelques bourrades dans l’obscurité.

Après une courte lutte, la force resta au nombre et au bon droit. Les
ivrognes furent jetés sous le lit de camp, et presque aussitôt firent
chorus avec les dormeurs.

La tranquillité était à peine rétablie, que de nouveaux pas retentirent
dans le corridor.

Mêmes transes, mêmes précautions. Cette fois c’était bien une ronde.

L’adjudant de semaine entra, éclairé par le brigadier de garde. Il fit
un _contre-appel_. Tous les oiseaux étaient régulièrement en cage. Il
parut satisfait. Même il s’éloigna sans avoir seulement pensé à faire la
chasse à la contrebande.

Le reste de la nuit s’écoula paisiblement, bien tristement pour le gelé
Gédéon. Un à un il compta les éternels quarts d’heure de cette nuit sans
fin. Il n’avait même plus le courage de fumer.

Enfin le brigadier vint ouvrir la porte, une heure au moins avant le
réveil. C’était la liberté.

Avec quelle joie Gédéon calcula qu’il avait au moins quarante minutes à
lui pour se glisser dans son lit et essayer de regagner sa chaleur
perdue.

Illusions folles!... Ce n’est pas pour qu’ils aillent paresseusement
goûter les délices de leurs matelas qu’on délivre avant le réveil les
détenus de la salle de police; et les corvées, donc, qui les ferait?

Gédéon, pour sa part, fut envoyé aux pompes. Il était chargé de remplir
les abreuvoirs pour le pansage du matin.

Or, bien que deux fois par jour, depuis son arrivée, Gédéon eût fait
boire son cheval, jamais il ne s’était demandé comment cette eau se
trouvait là.

Elle n’y venait pas toute seule, comme il l’apprit fort bien à ses
dépens. L’abreuvoir est rude à remplir.

--Qui donc, se disait-il, tout en pompant à tour de bras, qui donc
croirait que le poulet-dinde est un animal si altéré?



XXXI


Cette punition qui lui semblait horriblement injuste, le refus du
docteur de l’exempter de cheval, l’ennui des classes à pied, et mille
autres déboires encore, avaient empli de colère le cœur de Gédéon; la
fatigue de la pompe porta le dernier coup à sa vocation militaire.

Il maudit le jour où il s’était engagé, le jour où il avait choisi
précisément le 13e hussards.

--Il faut aviser à m’en aller, se dit-il, et le plus promptement
possible; ce n’est pas tenable.

En conséquence, au premier moment qu’il eut de libre, il courut à la
cantine, et saisissant une plume, il écrivit:

     «Mon cher père,

     «L’expérience me démontre, clair comme le jour, que je ne suis pas
     né pour l’état militaire. Non que la vocation me manque, mais les
     aptitudes indispensables me font défaut. J’ai l’assiette trop
     délicate, et une sensibilité exagérée dans les côtes. Même je
     crains que le trot du cheval ne finisse par me faire cracher le
     sang.

     «Je viens, en conséquence, vous demander de me faire remplacer en
     toute hâte, si vous tenez à mon existence. Vivre près de vous est
     désormais mon vœu le plus cher.

     «La discipline du régiment a déjà sensiblement changé mon
     caractère, vous vous en apercevrez: j’ai maintenant au cœur ce
     feu sacré qui fait les avoués et les notaires.

     «En attendant que mes espérances se réalisent, et que je puisse
     grossoyer, heureux à l’ombre des panonceaux, je vous serais bien
     reconnaissant de m’envoyer quelques fonds pour soigner la santé
     délicate et délabrée par les fatigues

«De votre fils respectueux,

«GÉDÉON.»


Cette lettre mise à la poste, Gédéon attendit sans trop d’effroi l’heure
de rentrer à la salle de police.

A sa grande surprise, cette seconde nuit fut infiniment moins mauvaise
que la première; la troisième, il trouva la planche moins dure et
faillit reposer. La quatrième, il dormit comme un loir.

Il ne sentait plus le pli de la feuille de rose.

Ce qui prouve bien que l’homme se fait à tout.



XXXII


Tandis que Gédéon subissait une peine disciplinaire, la nuit couchant à
l’ours, le jour faisant toutes les corvées imaginables, il fut témoin
d’une punition bien autrement grave, infligée par les hussards à un de
leurs camarades.

Les châtiments extra-légaux sont excessivement rares au 13e. Il faut
des circonstances exceptionnelles pour que les soldats se permettent de
s’attribuer ainsi les rôles de juges et d’exécuteurs. Il faut aussi
qu’ils soient à peu près sûrs de l’impunité.

Depuis un certain temps on s’apercevait, au 1er escadron, que presque
tous les jours il disparaissait du pain: c’est un fait douloureusement
grave et des plus inquiétants. On n’a pas de superflu au régiment. Si
l’homme auquel on prend sa ration n’a pas d’argent en poche, ce qui est
l’ordinaire, il en est réduit à serrer son ceinturon d’un cran; or, il
est toujours pénible de _se brosser le ventre_ et de _danser devant le
buffet_.

Évidemment il y avait un voleur. Mais quel était-il? On n’avait aucun
soupçon, pas un indice.

Était-ce simplement quelque pauvre diable, doué d’un appétit malheureux,
qui complétait ainsi sa ration? Était-ce, chose plus probable, quelque
odieux coquin qui vivait sur autrui pour vendre son pain intact tous les
deux jours?

Il fallait s’en assurer. Une surveillance habile fut établie, et on ne
tarda pas à prendre le voleur la main au sac, c’est-à-dire armé d’un
couteau, en train de faire un emprunt au pain d’un de ses camarades.

Un tribunal s’organisa, le coupable fut mis en jugement.

Pas l’ombre d’une circonstance atténuante. L’accusé fut convaincu
d’avoir vendu non-seulement son pain, mais encore celui qu’il dérobait.
On fouilla sa paillasse, et on y trouva une foule d’objets d’origine
suspecte qui devaient avoir appartenu à quelqu’un et qui retrouvèrent
leurs maîtres.

Après délibération, il fut décidé que le misérable serait puni.
Seulement, on hésitait entre les trois supplices en usage au 13e dans
les grandes occasions, _la promenade_, _la savate_ et _la couverte_.

Ce sont, il faut l’avouer, trois peines également terribles.

Pour _la promenade_, le coupable est dépouillé jusqu’à la ceinture de
tous ses vêtements. Les camarades alors s’arment chacun d’une courroie,
forment une double haie, et le poussent au milieu. Chacun donne le plus
de coups qu’il peut. On inflige un, deux, quatre tours de promenade,
suivant la gravité de la faute.

L’homme condamné à _passer à la savate_ est solidement lié, les épaules
nues, sur un des bancs de la chambrée. Le peloton ou l’escadron défile
devant lui, et chacun lui applique, en passant, un ou plusieurs coups de
courroie, de surfaix, de baguette de fusil, ou de tout autre instrument.

Dans l’origine, on se servait, pour frapper, d’un vieux soulier à
semelle hérissée de clous, d’où le nom du supplice.

Tout le monde connaît le châtiment de _la couverte_, ne fût ce que par
ce fameux chapitre, «où Sancho est berné dans une hôtellerie.»

Mais ce qui dans Cervantes n’est qu’une plaisanterie, peut devenir au
13e une affreuse vengeance. Pêle-mêle dans la couverture où on fait
sauter le malheureux, on jette des sabots, des nécessaires d’armes,
voire des pistolets. Tous ces engins de douleur bondissent et retombent
avec lui, le meurtrissent, le contusionnent, le blessent, si bien que
plus d’une fois le but que se proposaient les juges-interprètes de cette
justice du droit commun fut dépassé.

Dans les exécutions de ce genre, nul n’a le droit de se récuser. Le
coupable, puni dans l’intérêt de tous, doit être puni par tous; le
jugement rendu, chacun doit prêter main-forte, s’armer, et frapper en
conscience, ou venir à son tour tenir un des coins de la couverte.

Tout le monde doit être également compromis. S’abstenir est considéré
comme une trahison ou comme une lâcheté. Mais on ne laisse personne
employer ce moyen facile de se mettre à couvert dans le cas où
l’autorité voudrait à son tour juger les juges et exécuter les
exécuteurs.

Seul, le camarade de lit du condamné est dispensé de frapper son
compagnon, mais il doit assister au châtiment.

Il va sans dire qu’un homme jugé et puni par ses camarades est atteint
d’une flétrissure dont il se lave difficilement.

Cette fois, après mûre délibération, il fut décidé que le voleur de pain
passerait à la savate, et subirait sa peine le jour même.

--Ce soir, dit le plus ancien, trouvez-vous tous ici, le brigadier aura
soin de sortir, et nous ferons ce que nous voudrons.

Un brigadier, en effet, ne pourrait assister à une scène pareille sans
compromettre ses galons; mais, prévenu à temps, il a toujours soin, le
moment venu, de s’absenter, par le plus grand des hasards.

C’est au régiment surtout que se pratique cette maxime de Napoléon le
Grand: Il faut laver son linge sale en famille; et l’autorité militaire,
qui repousse et défend les actes de justice sommaire, trouve bon en ces
occasions de fermer les yeux.

Et bien elle fait. Le Code militaire ne plaisante pas, savez-vous? Cet
homme qui a volé du pain, il irait aux fers: ne vaut-il pas mieux
laisser les hussards le châtier eux-mêmes? La punition est moins forte,
et elle porte mieux.

Aussi, de tous les colonels qui se sont succédé au 13e, aucun jamais
n’a recherché les auteurs des quatre ou cinq exécutions qui y ont eu
lieu; aucun n’a voulu savoir--officiellement, bien entendu--quel était
le crime du coupable. Il ne voulait pas être, lui aussi, obligé de
punir.

Au 13e, voyez-vous, il est rare, rarissime qu’il se rencontre un
voleur. Il est vrai qu’il y a peu ou même rien à prendre. Mais si
d’aucunes fois il s’en trouve un, on ne veut pas le reconnaître. Autant
que possible, on évite de le faire passer en jugement. On s’en
débarrasse comme on peut. On lui cherche une querelle d’Allemand, à
propos de toute autre chose.

Et tenez, une fois, à Huningue, on prit sur le fait un sous-officier qui
volait la montre de l’adjudant-major. Il avait commis bien d’autres
détournements, il était impossible de ne pas l’arrêter, il fut mis en
prison.

Il ne passa pas au conseil, pourtant. De l’aveu tacite du colonel, les
sous-officiers se réunirent, et envoyèrent une députation au misérable.

On lui laissait le choix entre se brûler la cervelle ou passer à
l’étranger.

Il préféra la dernière alternative. Alors, tous ses collègues se
cotisèrent; et de même qu’ils lui avaient offert un pistolet et des
balles, ils mirent à sa disposition une petite somme qui lui permit de
gagner la frontière et de vivre quelque temps sans exercer son
industrie.

Il fut jugé et condamné, c’est vrai--mais comme déserteur.

C’est qu’en cela le régiment est véritablement comme une famille bien
unie, qui se croit atteinte par l’infamie d’un de ses membres, et qui
fait tout au monde pour éviter que son déshonneur ne s’ébruite.

Et c’est là, sachez-le, ce qui fait la force de notre armée. C’est cette
cohésion, cette solidarité qui la font invincible: tous se croient et se
disent responsables de chacun.

On n’y peut pas être voleur, encore moins traître, encore moins lâche.



XXXIII


Tout se passa comme on en était convenu.

Après l’appel, le brigadier sortit pour une affaire urgente, et en moins
d’un instant le voleur de pain fut saisi, déshabillé, et lié à un banc.

Alors tous les hussards, l’un après l’autre, le cinglèrent de trois
vigoureux coups de courroie.

Les épaules du malheureux bleuissaient, il se tordait désespérément. Par
instants une douleur plus forte que les autres lui arrachait un
hurlement. Convaincus de leur bon droit, les soldats restaient
impassibles.--Ils frappaient fort, mais froidement et sans colère, comme
des justiciers.

Seul peut-être de la chambrée, où pourtant il n’était pas le seul
engagé volontaire, Gédéon voyait ce spectacle avec horreur. Son cœur
se soulevait de honte et de colère. Son tour venu:

--Non! s’écria-t-il, non, mille fois non, je ne frapperai pas.

Un murmure menaçant s’éleva.

--Je ne suis pas un bourreau, continua-t-il, écoutez-moi...

Alors, il entreprit un superbe discours pour prouver à ses camarades
l’indignité de leur conduite; il parlait, sans comprendre que sa
protestation était parfaitement ridicule, et qu’il prolongeait le
supplice du malheureux dont il prenait la défense, et qui lui-même
hurlait:

--Mais tape donc, s. n. d. D., et que ça finisse.

Déjà les imprécations de tous les hommes couvraient la voix de
l’orateur. Plus impatient que les autres, un hussard, taillé en Hercule,
marcha sur Gédéon, et lui mettant le poing sous le nez:

--Tu n’es qu’un propre à rien, lui cria-t-il, un pleurard, tu veux nous
vendre.

Gédéon n’en entendit pas davantage. Il sauta à la gorge du hussard.

Il y eut, par ma foi, quelques bons coups de poing d’échangés, et
Gédéon-Don-Quichotte allait, sans aucun doute, recevoir une superbe
volée, lorsque son camarade de lit, qui jusque-là avait blâmé hautement
sa conduite, l’arracha à ce danger.

--Assez d’épée d’Auvergnat comme ça, dit le vieux La Pinte; tout à
l’heure vous vous arrangerez.

Le supplice s’acheva sans que personne songeât de nouveau à faire
violence à Gédéon. Sa colère lui avait regagné l’estime générale, un
instant perdue. On comprenait que, n’étant pas lâche, il ne pouvait être
traître.

Lorsque l’homme fut détaché:

--Maintenant, mes enfants, dit La Pinte aux deux adversaires, vous ne
pouvez en rester là. Il faut aller chez le chef vous faire porter pour
un coup de sabre.



XXXIV


Lorsqu’une querelle s’est élevée entre deux hussards du 13e, et
qu’ils veulent la vider sur le terrain, _ils se font porter pour un coup
de sabre_.

C’est-à dire qu’ils vont ensemble chez le marchef de l’escadron et lui
expliquent les motifs vrais ou faux de leur dispute. Le chef en prend
note, et le lendemain, au rapport, soumet la demande au colonel, qui
autorise ou défend le combat.

Le colonel du 13e aime trop ses soldats pour leur refuser jamais
cette petite satisfaction.

Muni de son permis de duel pour le lendemain, Gédéon n’était pas sans
inquiétude, mais il eût mieux aimé souffrir mille morts que d’en laisser
rien voir. Et pourtant on eût été préoccupé à moins.

En dépit de sa réputation de Mortagne, c’est à peine s’il savait tomber
en garde, et son adversaire pouvait être très-fort. Son camarade de lit,
heureusement, entreprit de lui faire un peu la main, et, tout en lui
démontrant un bon coup, lui rendit quelque assurance.

Au 13e les cavaliers fréquentent peu la salle d’armes, bien qu’elle
soit obligatoire, pendant les trois premières années au moins, et qu’on
leur retienne dix centimes par prêt pour les fournitures et la haute
paye des prévôts.

Les hussards, qui ont toute leur journée prise pour le service des
chevaux, ne peuvent aller à la salle d’armes que le soir; or, s’ils sont
libres, ils aiment infiniment mieux se reposer sur leurs lits ou aller
se promener, que d’ajouter une fatigue de plus à leurs autres fatigues.

Aussi, généralement, sont-ils beaucoup moins forts que les fantassins,
dont l’escrime est à peu près la seule occupation et, avec la danse, le
seul art d’agrément.

Pendant qu’il donnait à son bleu ces renseignements, La Pinte, qui avait
été prévôt autrefois, essayait de l’initier à la science du maître
d’armes, à cet «art difficile de donner sans jamais recevoir.» Les
banquiers enseignent le contraire à leurs élèves. Il lui apprenait à
donner et à parer les coups de tête, de flanc, de banderole, de
manchette, et bien d’autres encore.

Car au 13e, l’épée et le fleuret ne sont pas admis pour les duels;
les hussards, lorsqu’ils s’alignent pour _se flanquer un coup de
torchon_, se servent toujours du _bancal_.

--Une arme effrayante, le sabre! pensait Gédéon, longue, large, pesante,
bien tranchante, bien pointue, qui tombe comme une massue et coupe comme
un rasoir!

Eh bien! non! le sabre est terrible, c’est vrai, son aspect est
formidable, mais il est peut-être moins dangereux que l’épée, moins
perfide que le fleuret; ces armes souples comme le serpent, acérées
comme l’aiguille, qui vous tuent sans vous tirer une goutte de sang.

Avec le bancal, au moins, on voit sa blessure. Pas n’est besoin qu’un
des témoins y vienne coller ses lèvres pour arrêter l’épanchement
intérieur, elle saigne pardieu bien d’elle-même!

Voulez-vous des entailles et des estafilades? parlez-moi du sabre.
Tudieu! quels beefsteacks il vous enlève, lorsqu’habilement manié il
tombe sur une partie charnue.

--Et voilà pourquoi, conclut La Pinte, le bancal est pour un maladroit
comme la meilleure des armes. Il ne te tuera pas en traître, comme un
carrelet, tu auras le temps de le voir venir, et si tu es estropié, sois
tranquille, tu le sentiras bien.



XXXV


Le lendemain, à la pointe du jour, Gédéon et son adversaire se
rencontraient sur le terrain des manœuvres, théâtre ordinaire de ces
expéditions. Ils étaient suivis de leurs témoins et assistés du maître
d’armes.

Sans ce dernier, pas de duel autorisé au 13e. Arbitre absolu, il
remplit les fonctions de juge ou maître de camp. Il décide des coups,
et, le moment venu, déclare l’honneur satisfait.

Un homme charmant, le maître d’armes du 13e, et le meilleur tireur de
contre-pointe de l’armée! Un bras de fer, des muscles et des jarrets
d’acier, et quel coup d’œil!

Il faut le voir à sa salle, lorsqu’il a mis bas le dolman pour revêtir
le plastron blanc, sur lequel brille un cœur écarlate. Sans peine et
sans fatigue, il suit les cinq ou six leçons que donnent ses _prévôts_.
Un joli coup se présente-t-il? crac, son épée étincelle comme l’éclair
et arrive comme la foudre, à l’un, à l’autre. Il pare, riposte, attaque,
il a dix engagements à la fois. Les scintillements des sabres et des
épées font à son front comme une auréole, il est le dieu du fer.

On n’a vraiment à lui faire qu’un seul reproche. Lorsque lui-même daigne
donner une leçon avec les sabres de bois d’étude, il prend un malin
plaisir à faire de temps à autre pleuvoir une grêle de coups sur les
doigts, les bras et les épaules de ses élèves trop lents à la parade.

D’ailleurs, d’une fabuleuse urbanité, d’une politesse méticuleuse,
esclave des formes et des belles manières; beau diseur, démonstrateur
prolixe et recherchant volontiers cette fine pointe qui jaillit dans la
conversation comme l’éclair de l’épée.

Aimant l’art pour l’art, il ne comprend pas le duel entre deux
maladroits. Il pleure encore un de ses amis tué dans une rencontre,
moins parce qu’il est mort que parce qu’il a été mis bas par un de ces
coups qui, sans être déloyaux, sont hors de toutes les règles--et ne
devraient pas compter.

Lui-même a eu bon nombre d’affaires, car dans sa jeunesse il avait la
tête près du bonnet de police, mais Gédéon ne lui en entendit jamais
parler. A coup sûr il ne devait pas avoir tort. Demandez au premier
hussard du 13e que vous rencontrerez, il vous affirmera que le maître
d’armes du régiment est incapable de chercher une querelle à un enfant,
et ne massacrerait pas une mouche de propos délibéré.



XXXVI


Il tombait, ce matin-là, une jolie petite pluie, bien fine, bien serrée,
bien glaciale.

--Habit bas! commanda le maître d’armes.

Alors, tandis que Gédéon et son adversaire se mettaient en tenue de
combat, il appela leur attention, par quelques paroles bien senties, sur
l’avantage immense des armes, qui substituent l’adresse à la force, et
égalisent les chances entre le fort et le faible. En terminant il leur
recommanda d’éviter autant que possible le coup de pointe.

Au 13e, en effet, dans les duels ordinaires, le coup de pointe n’est
pas admis. Si, emporté par l’ardeur de la lutte, un des combattants se
fend la pointe en avant, le maître d’armes, qui a une épée à la main
pare le coup, et le coup est jugé nul.

Le colonel permet l’estafilade, mais il ne veut pas, autant que
possible, la mort du hussard, excepté dans les cas très-graves--fort
rares au régiment.

Après ça, on peut fort bien être descendu par un coup de banderole.
Essayez.

Lorsque Gédéon se vit le torse nu devant le grand sabre de son
adversaire, il sentit courir dans ses veines ce petit frisson taquin
qu’une fois au moins en leur vie ont connu les plus braves.

--Suis-je niais! se disait-il; bien évidemment une chemise ne serait pas
un bouclier, eh bien! il me semble que le plus léger tissu sur mes
épaules me donnerait de l’assistance.

Les adversaires étaient placés, les fers croisés.

--Partez! dit le maître d’armes.

Gédéon avait recouvré tout son sang-froid. Tant bien que mal il para les
trois ou quatre premiers coups. Il voulut alors attaquer à son tour, se
fendit, et... le sabre de son adversaire lui dessina proprement sur le
bras un magnifique _chevron_ de quinze centimètres.

--Assez! prononça le maître d’armes en relevant les sabres.

Et il engagea les combattants à se donner une poignée de mains «loyale
et sincère,» et l’accolade fraternelle, gage d’oubli des «torts de l’un
et de l’autre et réciproquement.»

--Parce que, ajouta-t-il, entre deux braves qui ont croisé le fer, et se
sont mutuellement donné des preuves de courage, il doit y avoir amitié à
la vie à la mort.

Donc, on s’embrassa, et une goutte à la cantine acheva l’œuvre de
réconciliation si heureusement commencée par le bancal.



XXXVII


D’un coup d’œil, le docteur jugea la blessure de Gédéon.

--Ce n’est rien, lui dit-il, dans huit jours, il n’y paraîtra plus;
rendez-vous à l’infirmerie.

C’est une vaste chambre, située dans le coin le plus reculé du quartier,
et qui ressemblerait à toutes les chambrées, n’était son aspect lugubre.
Elle est bien plus malpropre aussi, et au parfum du bivac se mêlent
d’horribles émanations pharmaceutiques.

Prison pour prison, Gédéon regretta la salle de police.

A l’infirmerie commande et règne despotiquement le chirurgien-major. Là
il purge, déterge et vaccine à son gré, pour le plus grand désespoir de
ses malades.

Je ne dirai pas qu’il y taille et qu’il y rogne, ce serait exagérer.
Tous les hussards un peu gravement atteints sont envoyés à l’hôpital, le
docteur ne se réserve que les indispositions très-légères, les
contusions, les luxations, les foulures simples, les petites coupures,
et les clous, qui sont sa spécialité.

Gédéon ne sut jamais le nom du chirurgien du 13e hussards.

On l’appelait le docteur _Ipéca_.

Sans doute à cause de sa drogue favorite, l’ipécacuana, panacée
universelle, à son avis, dont il use et abuse dans de fabuleuses
proportions.

Cette plante rubiacée et le bistouri composent tout son arsenal de
guérisseur. Souvent il laisse le choix au patient. Dans les cas graves,
il emploie les deux.

Maintes fois Gédéon lui entendit affirmer que pas un malade n’est dans
le cas de résister à ce traitement. On aime à le croire sur parole.

Rarement il lui est arrivé de se tromper, sauf peut-être lorsqu’il
enfonçait son bistouri dans une tumeur, croyant panser un furoncle, ou
lorsqu’il s’obstinait à traiter par l’ipécacuana, pour des coliques de
miserere, un pauvre diable qui avait une côte enfoncée.

Il n’en est pas plus fier pour cela, et n’en fait pas plus un vain
étalage de science. On dit seulement qu’en secret il est jaloux du
vétérinaire, qui possède une recette infaillible contre certaines
affections dont moururent autrefois, à ce qu’assure Voltaire, deux
parentes de l’homme aux quarante écus.

La grande prétention du docteur Ipéca est d’éventer toutes les ruses que
peuvent imaginer les hussards paresseux afin de se faire passer pour
malades.

Sa méthode à ce sujet est d’une simplicité admirable, il nie toutes les
maladies qu’il ne voit pas de ses yeux. Les troupiers qui savent cela
lui en font voir de toutes les couleurs.

De plus, il n’admet pas qu’un homme puni puisse ne pas se porter
très-bien. Inutile donc, à moins d’avoir une jambe cassée ou quelque
chose d’aussi apparent, d’aller le consulter lorsqu’on est à la salle de
police.

A tous ceux qu’il soupçonne vouloir mettre sa science et sa perspicacité
en défaut, il inflige une dose d’ipécacuana et quatre jours de salle de
police.

Jamais, dans aucun régiment, les soldats n’ont joui d’une aussi
florissante santé qu’au 13e.

A ses moments perdus, le chirurgien-major s’occupe de statistique: il a
calculé le nombre de bras et de jambes qui ont été authentiquement
cassés dans les combats européens depuis cent ans. Il a trouvé qu’en
moyenne, dans une bataille rangée, il n’y a guère plus d’un homme et
quart de tué par mille balles tirées. Enfin, c’est lui qui répétait avec
variante cet axiome d’un instructeur de Saint-Cyr:

--Quand un boulet pénètre dans les rangs ennemis, et qu’il tue treize
hommes, on ne peut rien lui demander de plus; il a donné tout son
rendement.



XXXVIII


Le personnel de l’infirmerie se composait, lorsque Gédéon y fut admis,
de quatorze malades, dont neuf engagés volontaires.

L’infirmerie, pour ces jeunes seigneurs, troupiers par coups de tête,
est une maison de repos, un séjour béni exempt de corvées, et de grand
cœur ils y élisent domicile, surtout pendant les mois d’hiver.

Et pourtant, les heures s’y traînent lourdes et monotones, car il est
formellement interdit de communiquer avec le dehors, interdit de sortir,
ne fût-ce que pour un quart d’heure.

On y tue le temps comme on peut. La pipe et les cartes sont les
principales distractions. Les fonds sont-ils en hausse, on fait un peu
de contrebande. Le brigadier qui veille aux portes de l’infirmerie n’est
pas féroce à ce point d’empêcher l’introduction de quelques bouteilles
de vin on d’une bouteille de schnick.

On se couche avec la nuit. C’est le moment de la causerie. L’orateur de
la troupe raconte ses plus belles histoires: _Les aventures du soldat La
Ramée avant et après son congé_, ou _les Amours de la fille du vieux
général_, ou encore, _les Voyages et souffrances d’un malheureux
régiment de cavalerie qui, pour avoir laissé brûler son quartier, fut
condamné par un conseil de guerre à marcher pendant cinq années, nuit et
jour, sans s’arrêter jamais, sauf pour faire boire les chevaux_.

Épopées étranges, où se mêlent et se confondent des traditions
populaires de toutes les provinces de France, travesties, mais fort
reconnaissables encore sous leur déguisement militaire.

Le Normand a fourni le plan de ces histoires, le Breton y a glissé
quelques-unes de ses légendes fantastiques, l’élément dramatique revient
de droit à l’ouvrier des grandes villes, le Provençal enfin y a mis pour
sa part l’esprit, la gaîté et les jurons.

Le tout forme quelque chose d’assez indescriptible. Mais ces histoires
peuvent atteindre les dernières limites du grotesque, surtout racontées
par un Alsacien, qui, voulant donner à son récit plus de couleur
locale, fait d’héroïques efforts pour imiter l’inimitable _assent_ des
pays de l’ail.

Gédéon, à son entrée à l’infirmerie, fut salué comme un héros. On lui
adjugea d’emblée la place d’honneur au coin du poêle. Il rougissait
presque du peu de gravité de sa blessure.

Il ne devait pas tarder à s’apercevoir qu’il était encore un des plus
malades.

--Auriez-vous une brosse un peu dure? lui demanda le soir même son plus
proche voisin.

--Certes! en voici une.

--Ah! merci mille fois! j’en avais, voyez-vous, le plus grand besoin.

--Quoi! à cette heure, pensait Gédéon; que prétend-il donc faire?

Mais déjà ce malade se livrait à une occupation vraiment singulière. Il
avait pris la brosse, et, avec une persévérance acharnée, s’en frappait
la jambe à petits coups répétés, un peu au-dessous du genou. Cette place
rougissait et enflait à vue d’œil.

--Quelle diable de folie vous prend donc? dit Gédéon.

L’autre le regarda d’un air comiquement surpris.

--Quoi! vous ne voyez pas que je renouvelle mon coup de pied de cheval!

Il avait quitté la brosse. Armé d’une cuiller d’étain, il s’en frottait
avec non moins d’acharnement. Au bout de cinq minutes de cet exercice:

--Regardez, dit-il à Gédéon. Comment trouvez-vous ma blessure?

C’était à n’y pas croire. La jambe s’était tuméfiée et avait pris, à
l’endroit attaqué, des tons violacés et noirs effrayants de vérité. On
eût dit une contusion des plus dangereuses.

--Et voilà!... s’écria avec orgueil le faux malade. A moi le pompon pour
le coup de pied artificiel! Enfoncé le docteur Ipéca!

--C’est merveilleux! murmura Gédéon abasourdi.

Chacun alors de montrer sa merveille à un bleu si naïf, que l’art de
_tirer une carotte de longueur_ lui était encore inconnu.

L’un était propriétaire d’une jolie entorse numéro un, fabriquée avec
une forte bande de toile et de la ficelle un peu mince. L’autre, au
moyen d’une solide ligature un peu au-dessous de l’épaule, trouvait le
moyen, tous les matins, de se donner une fièvre de cheval. Le troisième,
profitant de sa mine pâle et allongée, crachait un peu de sang à l’heure
de la visite.

Enfin il y en avait un qui avait réussi à se rendre malade pour tout de
bon en s’amusant à avaler du tabac.

--C’est très-joli, dit Gédéon, mais le chirurgien-major ne s’aperçoit
donc de rien?

--Il ne pince que les imbéciles!

--Quand une mèche est éventée, on sait trouver autre chose.

--Nous sommes plus malins que lui.

Je le dis à regret, mais au 13e hussards il y a une foule de malins
de ce genre, tristes troupiers dont le rêve est de _battre leur flemme_,
c’est-à-dire de ne rien faire.

Ils ont élevé _la carotte_ à la hauteur d’une institution.

Ils glissent comme des anguilles entre les mains des brigadiers de
semaine. On est sûr de ne jamais les trouver quand on en a besoin. On
les appelle, ils fuient, ils se _la cavalent_. Ils _coupent_ à toutes
les corvées. En un mot, ils passent leur vie à éviter tout service,
autrement dit, à _tirer au grenadier_.

Leur grande ressource, lorsqu’ils sont traqués, est la maladie. Qu’y
faire? Les hussards le savent si bien qu’ils ont appelé la sonnerie qui
chaque matin annonce la visite du docteur, la _sonnerie des carottiers_.

La _carotte_, au 13e, a ses victimes et ses héros. Celui-ci, en cinq
ans, a réussi à ne faire que dix-neuf demi-journées de service; cet
autre, depuis trois ans, a été promené d’eaux en eaux pour un mal qu’il
n’eut jamais.

Enfin on en cite trois morts de maladies qu’ils n’avaient pas.

--Fort bien! dit Gédéon en s’endormant; il paraît que je suis ici dans
une succursale de la Cour des miracles.



XXXIX


Comme Gédéon sortait guéri de l’infirmerie, son marchef le fit appeler
et lui remit deux lettres qui lui étaient adressées.

L’une venait du père du jeune hussard, l’autre portait le timbre de
Saint-Urbain même.

Voici ce qu’écrivait M. Flambert:

        «Mon cher fils,

     «C’est avec douleur, et bien malgré moi, que je t’ai laissé
     t’engager. Que n’as-tu, lorsqu’il en était temps encore, écouté mes
     sages conseils? Enfin, tu l’as voulu. Tu as pris un parti; en
     changer serait de la versatilité. Dans ton intérêt, je ne t’en
     faciliterai pas les moyens. Gagne l’épaulette, ainsi que tu me
     l’as promis, alors seulement je te verrai revenir près de moi avec
     bonheur...»

Heureusement un billet de cent francs était joint à cette lettre; il
calma un peu la colère de Gédéon.

--Gagne l’épaulette, murmurait-il, gagne l’épaulette!... Mon père en
parle bien à son aise; ne dirait-on pas, à l’entendre, que c’est aussi
simple que de gagner une demi-douzaine d’oublies au tourniquet? Enfin,
nous verrons bien.

La seconde lettre n’avait que ces cinq lignes:

        «Mon bon Gédéon,

     «Depuis ton départ, je ne dors plus. Je me suis dit: Il faut que je
     le voie en soldat; doit-il être beau! Alors j’ai fait des économies
     pour le voyage, et me voici. J’attends à l’hôtel des Postes que tu
     viennes embrasser...

     «Ta Justine.»

--O bonheur! s’écria Gédéon, transporté jusqu’au lyrisme. O Justine,
ange de dévouement! Tu seras une étoile de mon ciel, le rayon de soleil
de ma nuit profonde, la goutte d’eau dans mon désert.

Et il courut à la chambrée pour s’habiller et sortir.

Horrible déception! il venait d’être désigné pour prendre la garde
d’écurie.

Il se lamentait et se désolait le plus inutilement du monde, maudissant
la discipline, le 13e régiment et l’armée tout entière, lorsqu’un
hussard s’approcha:

--Voulez-vous que je prenne à votre place la garde d’écurie?

--Est-ce une raillerie cruelle? demanda l’infortuné; vous moquez-vous de
moi? est-ce permis?

--Le brigadier de semaine ne refuse jamais ces permissions-là, c’est
admis.

--Et vous auriez ce dévouement?

--Oui, pour quinze sous. C’est le prix: trouvez-vous ça trop cher?

--Trop cher!... O le meilleur de mes amis! s’écria Gédéon, trop cher!
mais tu ne vois donc pas que je te donnerais la moitié de mon existence
si tu me la demandais.

--Je préfère quinze sous.

--Tu en auras trente, et ma reconnaissance éternelle..., et la goutte
par-dessus le marché.

Tout bien convenu, Gédéon, muni d’une _permission de pansage_, prit sa
course dans la direction de l’hôtel des Postes. Ce n’était plus des
éperons qu’il portait aux talons de ses bottes, c’était des ailes.



XL


Gédéon couvrait de baisers brûlants les mains mignonnes et le cou
charmant de mademoiselle Justine, la plus jolie, sans comparaison, de
toutes les grisettes de Mortagne.

--O ma divine amie, jamais je ne t’avais vue si admirablement belle!

--Mon pauvre Gédéon! sais-tu que tu es affreux ainsi.

--Oui, tes yeux me semblent plus bleus, tes dents plus blanches, tes
lèvres plus roses...

--Pourquoi donc as-tu coupé tes cheveux?

--C’est l’ordonnance... Mais laisse-moi plutôt te répéter encore...

--Je te trouve l’air tout ahuri.

--C’est le bonheur!... Combien, depuis notre séparation, le temps...

--Tu crois, bien vrai?

--Quoi?

--Que c’est le bonheur qui te donne cet air?

--Puisque je te le dis... Le temps écoulé loin de toi...

--Je ne sais pas, je me trompe peut-être, mais il me semble... je
sens... tu as une odeur...

--Ce sont les basanes de mon pantalon... la moindre des choses... Loin
de toi m’avait semblé long.

--Gédéon!

--Justine!

--Ah! mon ami! comme je t’aimais mieux en civil!

--En pékin! c’est que tu ne t’y connais pas. Voyons, admire un peu mon
dolman, mes broderies d’or, ma ceinture de soie. Regarde mon sabre et ma
sabretache. Vois-tu, j’ai des éperons...

--Ah! l’uniforme ne te va pas... Oh! mais, là, pas du tout.

--Tu crois? C’est que je suis à pied. Mais demain, si tu le veux, il te
sera donné de me voir à cheval, tu pourras venir sur te terrain de
manœuvres; je suis superbe lorsque je trotte en cercle, je suis
devenu un très-bon écuyer. A propos, sais-tu, je me suis battu en duel,
j’ai failli être tué...

--Malheureux!

--Ah! tu m’aimes toujours, tu as pâli. Vivat! aimons-nous encore comme
autrefois; il y a du champagne à Saint-Urbain, et j’ai de l’or dans ma
poche.

--Tu as fait des économies sur ta paye?

--Mon enfant, la patrie ne m’accorde que cinquante centimes tous les
cinq jours.

--Ce n’est pas beaucoup.

--Sur lesquels on me retient deux sous pour la salle d’armes et un sou
pour le cirage: reste sept, que j’abandonne généreusement à mon camarade
de lit.

--Comment! tu es encore simple soldat! on disait à Mortagne que tu étais
gradé.

--Cela viendra, ô ma douce amie! mais, en attendant, c’est à toi seule
que je veux devoir tous mes grades. Je vais faire monter à dîner, car
j’ai un appétit d’enfer, et du vin de Champagne. Nous allons oublier la
terre  *       *       *       *       *

       *       *       *       *       *

       *       *       *       *       *

Gédéon oublia si bien ce bas monde, qu’il ne se souvint même plus qu’il
était soldat. Vainement pour lui sonna la retraite, puis l’appel, puis
l’extinction des feux.

Il était deux heures du matin lorsqu’il frappa à la porte du quartier.

Le marchegis de garde, qui était un peu de ses amis, le reçut à
merveille et le conduisit tout droit à la salle de police, sur l’ordre
de l’adjudant-major, qui lui avait flanqué quatre jours d’ours pour
avoir _été porté manquant_ à l’appel du soir.

C’est sur la planche si dure du lit de camp que Gédéon dut achever son
beau rêve. Il s’en aperçut à peine: on rêve si fort à vingt ans.



XLI


Savoir à cent pas de soi une femme qu’on adore, et ne pouvoir la
rejoindre! brûler du désir de s’élancer vers elle, et se sentir
prisonnier! entendre sonner l’heure du rendez-vous, et être consigné au
quartier!

O Dante! tu as oublié ce supplice parmi tous les supplices de ton enfer.

Le lendemain de son escapade, Gédéon n’avait plus qu’une seule pensée:
sortir! Comme une âme en peine, il rôdait autour de la porte du
quartier.

Mais hélas! sur le seuil de cette porte fatale, le marchegis de planton
fume, du matin au soir, d’éternelles cigarettes. Il sait le nom de tous
les hommes punis, il a la liste dans sa poche et l’a dans la tête.
Sortir sans se présenter à lui est défendu--et impossible.

Gédéon, encore naïf, ne savait comment faire. Ah! s’il l’eût su, avec
quel bonheur il se fût évadé, au mépris de toute discipline, bravant
même la prison.

Après tout, qu’est-ce, la prison? la même chose exactement que la salle
de police, si ce n’est qu’au lieu d’être enfermé la nuit seulement, on
est sous clef nuit et jour.

Ah! la prison! la belle affaire pour un hussard du 13e lorsque sa
belle l’attend!

Pendant les deux premiers jours, Gédéon n’imagina que des expédients
impraticables pour s’évader; toutes ses entreprises échouèrent avant
même qu’il y eût tentative d’exécution.

Le troisième jour enfin, il put se glisser parmi les hommes qui chaque
matin vont aux provisions et font ce qu’on appelle la _corvée des
vivres_.

Perdu au milieu d’eux, il put franchir le seuil du quartier, sous le nez
même du marchegis de planton, à la moustache du capitaine
adjudant-major.

Au premier coin de rue il s’esquiva adroitement, gagna du terrain, et
bientôt après, tout essoufflé, palpitant, le cœur bondissant de
joie, il frappait à la chambre qu’occupait, à l’hôtel des Postes,
mademoiselle Justine.

Un officier--le lieutenant même de son peloton--vint ouvrir.

Il est impossible de rendre les mille douleurs qui déchirèrent le
cœur de l’amant infortuné: honte, jalousie, stupeur, colère.

--Madame n’y est pas, dit le lieutenant d’un ton goguenard.

--C’est que, balbutia Gédéon, je croyais... je voulais... je...

--Elle ne reviendra pas de longtemps, continua l’officier, c’est moi qui
vous le dis.

Et il referma la porte.

Oh! cette porte maudite, comme il eût voulu pouvoir la jeter bas! Il le
tenta, elle tint bon. Il dut renoncer à cette satisfaction d’écraser
l’ingrate, l’infidèle sous le poids de ses mépris. Dans son désespoir,
il essaya de s’arracher les cheveux; mais ils étaient coupés en brosse,
et si courts, que cette ressource même, consolation suprême des désolés,
lui fui aussi refusée.

Longtemps, l’œil hagard, les poings crispés, il se promena devant le
grand portail de l’hôtel des Postes. Il roulait en son cœur les plus
sinistres projets de vengeance. Il ne souhaitait rien moins que de
passer son sabre au travers du corps de son officier.

--A qui donc en veut ce hussard à l’air menaçant? se demandaient les
postillons, les palefreniers et les portefaix qui passent leur vie assis
sur les bancs qui ornent la façade de l’hôtel; on dirait qu’il veut
faire quelque mauvais coup.

Le mouvement, le grand air, la réflexion calmèrent un peu le triste ami
de la trop légère Justine. Il finit par se rendre compte de son
impuissance, et se dit que la traîtresse n’était pas digne de sa colère,
qu’il lui avait fait trop d’honneur en s’exposant pour elle aux rigueurs
de la discipline militaire.

Drapé dans sa tristesse, la tête courbée sous l’affront, plongé dans les
plus amères pensées, il reprit à pas lents le chemin du quartier. Il
avait oublié que, sorti en fraude, il devait, pour n’être pas découvert,
prendre en rentrant les plus grandes précautions.

A la vue du quartier seulement, toute sa raison lui revint; avec la
raison, la prudence. Trop tard. A trois pas de lui était
l’adjudant-major, celui-là même qui lui avait infligé sa punition.

Il voulut s’échapper; il prit la fuite, espérant n’avoir pas été
reconnu. Fatalité! dans sa course il perdit son schako, et cet accablant
témoignage resta aux mains du capitaine, comme une irrécusable pièce de
conviction.

Le numéro matricule n’est-il pas au fond de chaque couvre-chef? et le
numéro matricule, c’est l’homme.

Si Cendrillon, après avoir perdu sa pantoufle, resta trois mois sans
pouvoir remettre le pied dessus, si le prince qui avait trouvé ce bijou
de chaussure fut obligé d’avoir recours à la quatrième page des journaux
et au tambour de ville, c’est qu’on avait oublié de l’estampiller d’un
numéro matricule.

Au 13e, les objets égarés ont vite retrouvé leur maître. Aussi les
hussards qui sortent en fraude ont bien soin de ne rien laisser traîner
après eux. Les plus malins, lorsqu’ils s’esquivent, poussent la
prévoyance jusqu’à emprunter le képi d’un camarade, afin de se ménager
un _alibi_ en cas de malheur.

Pour Gédéon, il n’y avait pas d’_alibi_ possible. Lorsqu’il se présenta
au quartier, après une course bien inutile, les portes de la prison
s’ouvrirent pour lui à deux battants.

Quand il se vit seul entre quatre murs, ne sachant même pas quel serait
le terme de sa captivité, il eut comme une velléité d’en finir du même
coup avec le régiment et avec la vie. N’avait-il pas au côté son fidèle
bancal! Il pensa fort à propos que ce serait peut-être une sottise et
qu’il devait vivre pour se venger.

Il chercha une distraction moins dangereuse, et, pour user le temps, il
s’amusa à compter les boutons de son dolman. Il y en avait cent
quatre-vingt-dix sept.

Se souvenant qu’il était obligé de les astiquer, il trouva que c’était
beaucoup.



XLII


              Gédéon en prison songeait.
    Or, que faire, en prison, à moins que l’on ne songe?

Apprivoiser les rats et les souris, ou enseigner le solfège à des
araignées mélomanes? Il faut bien de la patience. Creuser un souterrain,
comme l’abbé Faria, ou tisser des échelles en effilant son mouchoir?
C’est bon, tout au plus, pour des prisonniers à perpétuité, et Gédéon
avait la conviction que, dans l’intérêt même de son cheval, on lui
rendrait bientôt la clef des champs... et de l’écurie.

Gédéon songeait donc. Il cherchait le pourquoi et le comment des choses
qui n’en ont jamais eu et n’en auront jamais.

--Pourquoi diable! se disait-il, Justine a t-elle fait soixante lieues
précisément pour venir ici me jouer un tour pendable? elle eût mieux
fait de ne pas se déplacer. Pourquoi, elle qui m’adorait pékin, ne
m’aime-t-elle plus hussard? Ce n’est pas l’habit qui fait l’amoureux.
Pourquoi, si elle a des préventions contre l’uniforme me trompe-t-elle
pour un autre uniforme? Tout cela n’est pas logique. Le lieutenant,
c’est vrai, n’a pas de basanes à son pantalon, mais est-ce une raison
suffisante? Il faut que l’épaulette ait pour les femmes des prestiges
dont je ne me rends pas compte.

Vers le soir, on apporta au prisonnier sa soupe et un pain de _la
munition_. Son camarade de lit s’était chargé de cette corvée pour avoir
occasion de le voir et de lui être utile.

--Prends garde à la gamelle, lui dit-il à demi-voix, ce n’est pas de la
soupe qui est dedans, c’est du vin. Tu trouveras un jambon dans ton
pain.

Gédéon serra affectueusement la main du vieux troupier. Ces attentions,
dans la disposition d’esprit où il se trouvait, le louchaient
profondément.

--Je ne t’ai pas apporté de tabac, ajouta La Pinte, vu que le brigadier
d’ordinaire n’a pas encore fait le prêt.

--Voici de l’argent, dit Gédéon, tâche de me faire passer des cigares.

--Tu en auras. Mais faut croire tout de même que ce matin tu étais _paf_
ou _maboul_--ivre ou fou--que tu t’es fait pincer par le capitaine.

--Je ne savais ce que je faisais.

Et l’amant de mademoiselle Justine fit le déchirant récit de ses
infortunes.

--Une particulière sous jeu! exclama La Pinte; connu, je m’en doutais.
Si tu veux m’en croire, ouvre l’œil, et le bon; après ce qui s’est
passé, renonces-y.

--Jamais!

--Alors tu peux _faire ton paquetage pour biribi_, et dire au chef de
préparer ton _folio de punitions_, vu que ton compte est réglé d’avance.

--Et pourquoi, s’il te plaît?

--Parce que, voilà: le lieutenant tient à la particulière, ou il n’y
tient pas.

--Rien de plus juste.

--S’il y tient, naturellement il tombera jaloux de toi, et pour que tu
ne l’embêtes pas, il te collera au bloc plus souvent qu’à ton tour.

--Et s’il n’y tient pas?

--Oh! alors, c’est différent, il te bloquera la même chose. C’est pour
te dire que tu aurais tort de te _crever la cocarde_ à penser à une pas
grand’chose.

--A tout prix, cependant, je veux lui faire parvenir une lettre.

--Toi, dit La Pinte, d’un ton de commisération, tu ne seras jamais
seulement hussard de première classe. Enfin, ça te regarde. Marque-lui
ton _ordre du jour_ sur un bout de papier: elle l’aura, je m’en charge.

Gédéon arracha un feuillet de son calepin et écrivit à la traîtresse un
billet de onze lignes: quatre pour l’accabler des plus sanglants
reproches, sept pour lui laisser entrevoir la probabilité d’un pardon
généreux, si elle avait la bonne pensée de l’implorer.

L’épître commençait ainsi: «C’est du fond d’un cachot humide...»

Le lendemain, grâce à un prétexte ingénieux, La Pinte put pénétrer dans
la prison.

--Eh bien, demanda Gédéon, dès qu’il l’aperçut, que t’a-t-elle dit?

--Je n’ai pas vu la particulière, ce n’est pas elle qui m’a ouvert la
porte.

--Quoi! toujours le lieutenant?

--Oh! non, aujourd’hui c’était le capitaine du 2e escadron.

--La malheureuse! s’écria Gédéon, elle monte en grade!...



XLIII


Tout le jour, Gédéon fumait; quand il ne fumait pas, il dormait.

Dans les intervalles, il écrivait à son père que, plutôt que de rester
soldat, il était décidé à se faire _sauter le caisson_.

Le complaisant La Pinte usait ses bottes à porter des lettres non
affranchies.

Eh bien, en dépit de toutes ces distractions, diversifiées encore par
quelques _gouttes_ introduites en fraude, Gédéon en était réduit à
s’avouer qu’une quinzaine de prison est terriblement dure à _tirer_,
lorsque la Providence qui avait, pour cette fois seulement, emprunté les
épaulettes de l’adjudant-major, lui envoya un compagnon.

--Ouf!... s’écria le nouveau venu, lorsque la porte se fut refermée, me
voilà tranquille pour un mois.

--Comment! dit Gédéon, vous avez un mois de prison, et vous vous
réjouissez!

--Et beaucoup, encore, répondit cet effronté; plus de service, vivat!

Celui-là encore était un engagé volontaire, mais de vieille date. Il
passait au 13e pour une forte tête, et devait à ses aventures une
grande célébrité.

En cinq ans, il n’avait pas changé de corps moins de onze fois. Tour à
tour dragon, lancier, chasseur, spahis même, il était enfin venu
s’échouer dans les hussards, où, depuis son arrivée, il faisait le
désespoir de tous les officiers de son escadron.

Déjà il avait fait l’impossible pour quitter le 13e, et, désespérant
d’y réussir, il travaillait de son mieux à se faire envoyer aux
compagnies de discipline, histoire de changer un peu.--Il était
d’ailleurs en fort bon chemin pour cette dernière destination.

Du matin au soir, il criait contre la discipline du 13e.

A l’entendre, c’était le plus dur des régiments de l’armée française. Il
ne parlait que d’un ton enthousiaste des autres corps où il avait servi.
Là, au moins, il n’y avait rien à faire: les chevaux se pansaient
seuls, la salle de police n’existait que de nom, les officiers
fraternisaient au cabaret avec les simples troupiers, les alouettes,
enfin, tombaient plumées, rôties et bardées de lard dans la marmite.

Malheureusement pour ce hardi conteur, ses assertions se trouvaient en
contradiction flagrante avec son _folio de punitions_, ce dossier
irrécusable qui suit le troupier dans toutes ses pérégrinations.

Le militaire modèle doit avoir son folio blanc, ou à peu près. Celui de
ce _vilain soldat_, chargé outre mesure, témoignait hautement que
partout et toujours il avait été la clef de voûte de la salle de police.

Il est vrai que les troupiers ignoraient généralement ce détail; et deux
ou trois pauvres diables, convaincus par l’éloquence de ce bohème de
l’armée, avaient _cassé leur fusil_, pour quitter au plus vite un
régiment de malheur, et aller goûter dans un autre corps les délices
d’une discipline plus douce.

C’est la mode au 13e. Quand un hussard s’ennuie par trop, il brise
une de ses armes. Il passe alors au conseil de guerre, est condamné à
six mois de détention, et de là envoyé au bataillon:--c’est réglé comme
le papier du chef de musique.

Il y a des années où, dans certains régiments, il y a comme des
épidémies; tout le monde veut casser son fusil.

Cependant, pour en revenir au compagnon de Gédéon, plein de hardiesse
lorsqu’il s’agissait des autres, il était pour lui-même assez prudent.
Protégé de très-haut, connaissant sur le bout du doigt ce qu’il pouvait
faire à peu près sans se compromettre, il ne dépassait pas certaines
limites.

--Sacrebleu! dit-il à Gédéon, on est heureux ici; rien à faire! Quand
les autres, las de _pivoter_, veulent _battre leur flemme_, ils vont à
l’hôpital: moi je préfère la prison.

--Je dois avouer, soupira Gédéon, que je n’aime ni l’un ni l’autre.

--Peuh!... reprit l’autre, vous êtes encore de votre village, vous.

Alors, ce hussard peu scrupuleux entama les théories les plus
subversives.

--Vous croyez encore au vertus champêtres des troupiers, vous, allons
donc! Le mérite au régiment est de savoir _tirer sa paille_. Tout est
là. Il s’agit de faire le moins possible, tout en ayant l’air d’agir
beaucoup. Moins on _pivote_, moins on a de chances d’être puni. Et à
tout prendre, j’aime mieux être bloqué pour n’avoir rien fait, que pour
avoir fait mal.

--Pardieu! dit Gédéon, j’admire votre système...

--Bast! c’est celui de tout le monde. Ces vieux hussards que vous voyez
chevronnés jusqu’au col, ornés des galons de cavalier de première
classe, que sont-ils? D’adroits _carottiers_. En voilà qui ont le chic
pour _couper à toutes les corvées_. On veut leur faire _prendre leur
tour_, crac, ils se _dérobent_. Aussi, jamais une punition... et on les
appelle bons soldats. Vous connaissez le proverbe: Le soldat est comme
son pompon, plus il est vieux, plus.....

--Je sais, je sais, interrompit Gédéon.

--Eh non! vous ne savez pas. Plus il est carottier... C’est ici comme
ailleurs, l’adresse est tout. Voulez-vous monter en grade?

--Merci, je préférerais m’en aller.

--Quoi! vraiment? Mais c’est très-simple, cassez votre fusil. Ah! il y a
longtemps que j’ai envie de prendre ce parti. On est si bien en Afrique,
au bataillon, pas de manœuvres, rien, _place-repos_, tout le temps.

--Pardieu! que n’y allez-vous?

--Mes parents m’en empêcheraient. Ils arrêteraient la chose, car ma
famille est très-influente. J’ai mon oncle général, mon cousin député,
mon beau-frère millionnaire... je serais très-protégé, si je le voulais.
Il me serait très-facile d’être au moins sous-lieutenant à cette heure.
Et même si un officier m’embêtait trop, je pourrais lui faire flanquer
sur les doigts.

--Oh! je vous sais par cœur, répondit Gédéon en riant, vous êtes
l’engagé volontaire qui a des protections: connu!

--Certainement, dit l’autre, j’ai des protections; après?

--Rien. Sinon que vous devriez bien me les prêter, pour me tirer de
prison d’abord, du régiment ensuite!



XLIV


En sortant de prison:

--Il faut, dit Gédéon, d’un ton décidé, à son camarade de lit, il faut
que j’aille moi-même relancer Justine.

--Malheureux! s’écria La Pinte épouvanté. Ne fais pas ça, ou ton
avancement est perdu.

--Je me moque de mon avancement.

Contre l’entêtement du jeune hussard, toutes les bonnes raisons du vieux
troupier vinrent se briser. Désespéré, il appela à son aide les galons
et l’éloquence du brigadier Goblot, lequel avait Gédéon en haute estime
et en grande amitié.

Il lui exposa la question. Le brigadier hocha gravement la tête.

--Que vous avez tort, subséquemment, _june_ homme, dit il à Gédéon, de
vous _cabrer_ et de _ruer à la botte_ quand votre ami il vous explique
ses raisons.

--Ah! vois-tu! fit La Pinte.

--Cependant, essaya Gédéon...

--Qu’il n’y a pas de cependant. Chacun, je le sais, il est né pour une
chacune, mais il n’y a qu’un civil ou un musicien d’infanterie qui
soient dans le cas de regretter une particulière, vu qu’ils ont assez de
peine à en conter à la beauté. Un hussard du 13e doit se contenter de
toutes les chacunes de chacun sans avancement au choix, et uniquement
par rang d’ancienneté.

--Je comprends très-bien, répondit Gédéon, mais néanmoins...

--Nonobstant taisez-vous, et tâchez de prendre modèle sur votre
brigadier. Quand un hussard du 13e il est dans votre cas, et qu’il
veut faire une connaissance, il n’a qu’à prendre son sabre et son
schako, et à sortir; toutes les particulières elles viennent lui manger
dans la main.

--Hélas! soupira Gédéon, qui se souvenait du peu d’effet produit dans
les rues de Saint-Urbain par son uniforme, vous parlez pour vous en ce
moment.

--Mais non, répondit le brigadier Goblot en se déhanchant agréablement,
mais non. Votre tour viendra, _june_ homme, pour l’instant vous êtes
trop nouvellement immatriculé. Nonobstant, vu mon amitié pour vous, je
veux vous faciliter, pour ce qui est en dehors du service, les agréments
de la vie. Donc subséquemment, je vous présenterai ce soir dans une
société.

--C’est cela, exclama La Pinte.

--Donc je vous consigne au quartier pour jusqu’à ce soir, que vous aurez
l’avantage d’avoir celui de nous offrir la moindre des choses à votre
camarade de lit et à moi.

Le brigadier Goblot n’avait qu’une parole.

Itérativement, le pansage fini, il vint prendre le jeune hussard et son
camarade de lit, et les conduisit à un affreux petit cabaret situé à
l’extrémité du faubourg militaire de Saint-Urbain.

--Qu’on nous serve à dîner, dit en entrant le brigadier, qui s’était
chargé de faire la carte, sinon de la payer, et pas de vin de fantassin,
surtout!

On apporta des litres, et Gédéon eut cet insigne honneur d’être présenté
à des particulières qui, de l’avis du brigadier Goblot, n’étaient pas
_démouchetées_.



XLV


Ces beautés étaient les particulières _en pied_ du 13e hussards--les
beautés officielles.

Pauvres filles! un jour, le régiment passait, musique en tête, elles
l’ont suivi, sans savoir pourquoi. Tout comme Chamboran, ce barbet à
l’œil intelligent que vous avez remarqué, accroupi à la porte du
corps-de-garde.

Comme Chamboran, elles ne connaissent plus qu’un maître: le régiment.

Autrefois, peut-être, leur amoureux faisait partie du 13e, mais
bientôt elles n’ont plus su distinguer leur amoureux. Tous les hussards
ne portent-ils pas le même dolman et le même schako? n’ont-ils pas sur
les boutons le même numéro?

Et elles vivent, à la grâce de Dieu, comme le barbet, des bribes de
l’ordinaire, des miettes tombées du banquet quotidien.

Le 13e change-t-il de garnison, elles changent aussi. La trompette a
sonné le départ, elles sont prêtes. Les troupiers ont _fait leur
paquetage_, elles ont fait comme les troupiers. Leur mince bagage, tout
ce qu’elles possèdent au monde, tient dans un panier qu’elles ont sous
le bras. S’il y a du surplus, quelque hussard complaisant l’aura glissé
dans son porte-manteau.

On part. Étape par étape, elles font la route, si longue qu’elle soit,
_de leur pied_.

Elles suivent la colonne, mais de loin; moins favorisées que le chien,
qu’on laisse courir à côté des chevaux, et que de temps à autre un
hussard hisse à côté de lui, sur le devant de sa selle, pour le
délasser.

Lorsqu’elles tombent harassées de fatigue, elles n’ont que le revers
d’un fossé. Trop heureuses si quelque routier pitoyable consent à leur
laisser faire une lieue ou deux sur sa charrette.

Le soir, après une pénible journée de marche, souvent par un temps
affreux, trempées de pluie, souillées de boue, harassées, les pieds en
sang, elles s’abritent où elles peuvent; encore ne trouvent-elles pas
toujours un abri. Les quelques sous nécessaires pour payer un grabat
dans un taudis peuvent leur manquer, et les sous-officiers ne sont pas
tous disposés à fermer les yeux, et à leur laisser la libre disposition
d’une botte de paille, à côté de Chamboran.

La conscience de leur avilissement les empêche de demander un gîte à la
charité; qui donc voudrait abriter une _fille à soldats_? Elles vont
alors s’étendre au pied de quelque arbre, dans les champs, sur le bord
de la route qu’elles reprendront le lendemain.

Il arrive que le colonel, ennuyé d’une pareille escorte, essaye de les
faire chasser. On les chasse. Elles s’éloignent tristement. Mais elles
reviennent. Toujours comme le barbet.

Que voulez-vous! c’est leur destinée. Elles aiment le pantalon rouge
précisément comme les bœufs le détestent: d’instinct. Elles se sont
données au régiment, elles lui resteront fidèles, jusqu’à ce que vienne
la mort, leur suprême misère, mais non la plus grande. Il y a si
longtemps que ces misérables créatures n’ont plus de la femme que le
nom!

Le monde, pour elles, c’est le régiment. Hors de là, rien. Un _civil_ à
leurs yeux est moins que rien, ou plutôt il n’existe pas. La première
condition pour être un homme est de porter l’uniforme, et spécialement
l’uniforme de _leur_ régiment. Chamboran, le barbet, ne pense pas
autrement.

Leur rêve serait d’être cantinières ou blanchisseuses de l’escadron.
Mais il faut trop de protections. Quelques-unes, pourtant, ont gagné ce
dernier grade. Et bien gagné, allez! c’est une bonne retraite.
Lorsqu’elles sont trop misérables, que leurs robes tombent en lambeaux,
que les morceaux de drap vert rouge et de toutes les couleurs de
l’uniforme, dont elles se fabriquent des jupes, font complétement
défaut, alors elles tâchent d’entrer comme servantes dans une cantine.
Mais elles n’y restent que le temps juste de s’acheter des nippes.

Voilà ce qu’avec infiniment plus de détails raconta à Gédéon son
supérieur et ami. Il lui nomma ensuite chacune des particulières
présentes, sans oublier un rapide aperçu de leurs états de service.

--Comme tu peux voir, dit le brigadier Goblot, elles sont ici quatre, du
meilleur genre, je m’en flatte. Celle-ci, la plus vieille, on l’appelle
_La Civière_, je ne sais pourquoi. Aux hussards depuis environ dix-huit
ans. Père, mère, nom, prénoms et pays inconnus; huit changements de
garnison, deux campagnes...

--Elle est repoussante, fit Gédéon avec dégoût.

--Pas belle si on veut, c’est vrai, mais subsidiairement bonne personne.
Cette autre est _Marie Sac-au-dos_, ainsi nommée vu ses services dans
l’infanterie. Native de Limoges, presque ma payse, huit ans de présence
au corps. La troisième, là, c’est la fameuse _Julie Mange-mon-prêt_. En
voilà une qui aime la dépense! en a-t-elle fait manger de cet argent, et
boire, donc! Et encore on prétend qu’elle s’amasse des économies
péremptoirement...

--Passons, interrompit Gédéon.

--La dernière, continua le brigadier Goblot, est comme qui dirait un
conscrit de ton numéro, voilà six mois à peine qu’elle est arrivée ici
avec un de ses pays qui était allé en congé.--Est-elle assez jeune,
assez jolie! aussi on l’appelle _Rose Pain-blanc_, un vrai régal de
colonel.

Les verres s’étaient vidés, on redemanda des litres.

Les particulières ne faisaient pas la moindre attention au nouveau
hussard, bien qu’il fût l’amphitryon. Peut-être n’avait-il pas l’air
assez militaire.

En revanche, elles criblèrent d’agaceries le brigadier Goblot. Gédéon
n’en fut pas jaloux.



XLVI


A quelque temps de là, une après-midi, Gédéon, armé d’un bouchon de
liége et d’un morceau de cire, était en train de _traverser sa giberne_,
lorsqu’il entendit dans la cour un bruit inusité.

Il descendit en toute hâte. Un détachement de conscrits venait
d’arriver; il se composait d’environ cent cinquante hommes.

Tous tant que nous sommes, nous les avons vus partir, ces mêmes
conscrits, pauvres diables qu’a trahis l’urne fatale.

Nous les avons vus partir. Leur air était crâne, alors, leur démarche
assurée, au moins en apparence. Les plus tristes avaient renfoncé leurs
larmes. S’ils pleuraient, ce ne pouvait être que des larmes d’alcool;
s’ils chancelaient, le vin seul était coupable. Pour ne pas s’entendre
eux-mêmes, ils chantaient à tue-tête, et couraient les rues, coiffés sur
l’oreille en mauvais garçons, le chapeau orné de rubans de toutes les
couleurs, en mémoire sans doute des bandelettes de pourpre et d’or des
sacrifices antiques.

Les voici maintenant: les fumées du vin se sont dissipées,
l’enthousiasme factice s’est éteint. Vous avez vu la représentation,
voici la réalité. Dans quinze jours, ce seront peut-être les plus joyeux
hussards du monde, mais voyez-les, en attendant, mornes, tristes,
l’oreille basse, harassés par dix étapes, et se pressant les uns près
des autres comme un troupeau de moutons effrayés.

Le colonel, le capitaine-instructeur, l’adjudant-major et quelques
autres officiers examinaient attentivement les nouveaux venus, que des
brigadiers essayaient vainement d’aligner.

--Ce sont d’assez beaux hommes qu’on nous envoie là, fit le colonel d’un
ton satisfait.

--Ah! soupira le capitaine-instructeur, ils ont l’air terriblement
abrutis.

--Le 13e ne tardera pas à les dégourdir, ajouta un officier.

L’examen qui avait duré un quart d’heure était terminé.

--De quel pays sont ces jeunes soldats? demanda le colonel.

--Nous allons le savoir, mon colonel, répondit le capitaine.

S’adressant aux conscrits:

--Que chacun de vous me montre sa main droite, commanda-t-il.

Après quelques hésitations, l’ordre fut exécuté.

--Très-bien! je m’en doutais, ce sont des Bretons et des Normands.

--A quoi voyez-vous cela, capitaine? interrogea un sous-lieutenant.

--Simple affaire d’observation, répondit le capitaine-instructeur. Pas
un de ces empâtés-là ne sait, j’en suis sûr, distinguer sa droite de sa
gauche, mais ils connaissent, les Bretons, la main dont il faut se
servir pour faire le signe de la croix; les Normands, la main qu’on doit
lever devant le juge pour prêter serment. Je leur ai demandé leur main
droite: tous, avant de me la présenter, ont essayé le geste familier de
leur province.

Tout le monde admira la profondeur de cette observation, sauf peut-être
l’adjudant-major, qui à son tour avait passé l’inspection des conscrits
et semblait fort mécontent. Il appela un brigadier:

--Ces hommes, lui dit-il, sont d’une malpropreté dégoûtante. On ne peut
les laisser ainsi, ces sauvages-là; vous allez me les conduire aux
pompes, et vous me les ferez pomper les uns sur les autres pendant au
moins une demi-heure.

Le brigadier s’éloignait pour exécuter l’ordre, le capitaine le rappela.

--Attendez donc, tonnerre! vous êtes bien pressé! Quand tous ces
malpropres seront bien bouchonnés et épongés des pieds à la tête, vous
les mènerez autour des cuisines pour leur faire flairer l’odeur de la
soupe. Allez.

Deux jeunes sous-lieutenants éclatèrent de rire en entendant cette
dernière recommandation.

--Ne riez pas, messieurs, ajouta gravement l’adjudant-major, il faut
prendre les jeunes soldats par l’estomac. Quand ces gaillards-là auront
senti la marmite, ils n’auront plus envie de déserter. Ainsi, quand on
veut habituer un jeune chat à une maison, on lui graisse les pattes avec
du beurre.

Le groupe des officiers se dispersa. Gédéon, resté seul, regardait
défiler ses nouveaux frères d’armes, lorsqu’il entendit un hussard dire
auprès de lui:

--Voilà des pauvres b...leus qui ne sont pas près d’acheter leur étui.

--Que voulez-vous dire? lui demanda Gédéon.

--Je dis qu’ils ne sont pas près d’avoir leur congé, ce qui est la même
chose. Quand un soldat a _fini son temps_, on lui donne une feuille de
route pour rentrer dans ses _foilliers_, pas vrai? Eh bien, pour mettre
la feuille de route on achète un de ces étuis de fer-blanc que vous avez
dû voir pendre en bandoulière au côté des hommes congédiés. Moi qui ne
m’en irai que dans huit mois, j’ai déjà acheté le mien. Je l’astique
tous les jours, ça me distrait et ça me fait plaisir. Voilà pourquoi
acheter son étui ou s’en aller est exactement la même chose.

--Dieu puissant! s’écria Gédéon, quand donc viendra mon tour _d’acheter
mon étui!_



XLVII


A toutes les lettres de son fils, désolées ou menaçantes, invariablement
M. Flambert répondait: «Sois officier.» Et Gédéon se désolait. La
perspective de sept années de service lui donnait comme une idée de
l’éternité, de l’infini.

--Si encore, se disait-il, nous avions la guerre! un lieutenant me l’a
affirmé, aux jours de la bataille les canons ennemis crachent des
épaulettes et des croix de la Légion d’honneur.

L’ennui et le chagrin du jeune volontaire, déjà bien grands, furent à
leur comble le jour où il osa comparer son sort à celui de son cheval.
Il se sentait jaloux et singulièrement humilié. On le serait à moins.

Si la métempsychose n’est pas une chimère insensée, une fable vaine, il
est une faveur que je demande au ciel: habiter après ma mort le corps
d’un cheval de troupe.

Trois fois heureux animaux! _fortunatos nimium_! est-il sur cette terre
une existence plus belle, plus facile, plus enviable que la leur?

Le carlin pansu d’une vieille fille dévote est moins tendrement soigné.
Ma hideuse portière dorlote moins son chat favori. Heureux chevaux! leur
temps se partage entre une litière chaque matin renouvelée et un
râtelier toujours garni. A eux l’avoine soigneusement mondée, le foin
parfumé et la paille aux épis dorés.

Rien ne leur manqua jamais. Une maternelle sollicitude veille sur eux,
sans cesse, du matin au soir, du crépuscule à l’aurore. Autour d’eux,
prêts à satisfaire leurs moindres fantaisies, s’agite incessamment une
armée de serviteurs, dévoués, empressés, payés pour l’être, surveillés
de près par les officiers, intendants jurés de Sa Majesté cheval.

Qu’un cavalier ose manquer de respect à sa monture, sa bête se plaint et
l’homme est sévèrement puni.

Soyez sûr que par la tête de quelque orgueilleux coursier a dû passer
cette idée folle, que l’uniforme de la cavalerie n’est que sa livrée, à
lui, seigneur cheval.

Et cette chère santé! que d’attentions, que de soins! Comme on craignait
de ne pas trouver de médecins assez habiles, un jour on a fondé une
école tout exprès.

Vous doutez-vous, monsieur, de l’importance du vétérinaire dans un
régiment de cavalerie?

Sachez seulement que le vétérinaire est responsable de la santé de huit
cents chevaux, qui représentent une valeur de plus d’un demi-million.
Sachez encore qu’il est deux maladies terribles--sans remède--le
_farcin_ et la _morve_, qui peuvent en quinze jours mettre à pied le
régiment le mieux monté.

(Un prix de cinq cent mille francs est offert à qui trouvera le topique
de ces deux épizooties.--On le cherche encore.)

Mais aussi avec quelle religieuse attention on écoute les ordonnances,
ou suit les prescriptions de l’oracle de la santé et de la maladie!

Thermomètre en main, c’est le vétérinaire qui a réglé le degré de
température du temple des chevaux, et malheur au garde d’écurie peu
soigneux qui le laisse s’élever ou s’abaisser sans ordres!

Et maintenant, écoutez: il pleut, les chevaux ne sortiront pas, même
pour aller à l’abreuvoir, on les fera boire à l’écurie; que les hussards
aillent chercher l’eau nécessaire, le cavalier ne doit pas craindre le
rhume. Il fait froid, vite des couvertures. Le temps est chaud, le
soleil brûlant,... petite promenade le matin, au frais. Ces messieurs
semblent échauffés? allons, du _barbotage_ et de la luzerne. Ils ont
éprouvé quelque fatigue? qu’on double la ration d’avoine. C’est à n’en
jamais finir.

Lorsqu’à Rome, dans les occasions solennelles, le grand prêtre du
collége des augures allait interpréter la façon de manger des poulets
sacrés, il était suivi avec moins d’anxiété, écouté avec moins de
vénération que le vétérinaire, alors qu’il vient passer sa revue
quotidienne et tâter le pouls, c’est-à-dire l’oreille à tous les
poulets-dindes du 13e hussards.

De tout cela qu’est-il advenu? Le cheval, le plus orgueilleux de tous
les animaux de la création, est devenu d’une insupportable fierté.
Convaincu que sans lui il n’est pas de cavalerie possible, il en a
lâchement abusé. Il a mesuré son mérite aux soins que l’on prend de lui,
et s’est prodigieusement abusé sur son importance. Si bien que
désormais, plus insolent qu’un banquier dans la prospérité, il considère
son cavalier comme un laquais, et le traite à peu près comme ces fiers
égalitaires de l’Amérique leurs bons frères les noirs.

--Il faut, me disait Gédéon, il faut avoir _pivoté_ au 13e et frayé
avec messieurs les chevaux pour se faire une idée de leur insoutenable
morgue, pour comprendre leur tyrannie plus capricieuse mille fois, plus
agaçante que celle d’un enfant gâté.

Par exemple, la botte sonne, et le garde d’écurie est en retard, fût-ce
d’une minute. Voilà ces seigneurs furieux. Ils s’impatientent, ils
trépignent dans leurs stalles, hennissent de colère, envoient des coups
de pied à droite, à gauche, de tous côtés. Ils font tant de bruit, que
le maréchal des logis accourt et bloque le retardataire.

Louis XIV, en semblable occurrence, se contentait de dire: J’ai failli
attendre.

Tel poulet-dinde ne peut souffrir les conscrits. Il n’est sorte de
méchanceté qu’il ne leur fasse. Il leur écrasera les pieds ou s’amusera
à les étouffer un peu, entre son poitrail et la mangeoire. D’autres
fois, il déchirera leur veste à belles dents, uniquement pour les faire
punir.

Celui-ci ne veut être pansé que par un brigadier. Il faut des galons
pour approcher Sa Seigneurie sans danger; Sa Seigneurie veut un valet de
chambre gradé. Cet autre ne veut pas être pansé du tout.

Et on tolère toutes les fantaisies, et on les encourage, et on les
trouve charmantes.

Un jour, tous les chevaux du 13e ne s’entendirent-ils pas pour
déclarer immangeable du foin qui cependant était délicieux! On trouva le
caprice exorbitant, on insista, ils s’entêtèrent. De guerre lasse,
l’adjudicataire des fourrages fut contraint de reprendre sa livraison
tout entière. Il perdit à ce jeu quatre ou cinq mille francs.

Autre chose: à Saint-Urbain, le magasin à fourrages est situé hors de la
ville à plus d’un kilomètre. Le colonel prit en pitié les fatigues de
ses hussards, obligés d’aller deux fois par semaine chercher--à dos--la
pitance de leurs montures. Il décida qu’on irait au fourrage à cheval.

Décision vaine. Les chevaux s’y refusèrent tout net. On n’osa les
contraindre, et après quatre ou cinq essais infructueux, les hommes
durent reprendre leur corvée.

Mais que dire des poulets-dindes exceptionnels, vicieux, entêtés,
rétifs, de ceux qui à leurs défauts de bêtes ont encore ajouté des vices
de hussard?

Car à l’écurie aussi, on trouve des carottiers. Vienne le temps des
grandes manœuvres, et vous verrez les _faignants tirer au renard_.
L’un feindra des coliques, cet autre se déclarera atteint de rhumatisme,
un troisième profitera de ce qu’on vient de le ferrer à neuf et
déclarera qu’ayant été _piqué_, il lui est impossible de faire un pas.
Sur quoi tous les cavaliers-servants de ces malingreux seront fourrés à
l’ours pour avoir manqué de précautions.

Je passe sous silence les rancuniers, qui ne se font pas faute de
prendre en traître le cavalier dont ils sont mécontents, et de lui
détacher une ruade ou de le jeter bas à la première occasion.

Parfois le hussard exaspéré se venge. Ne pouvant corriger honorablement
son poulet-dinde, le châtier au grand jour, il le maltraite indignement
et le roue de coups dans l’ombre de l’écurie; à ses risques et périls,
par exemple; car une punition exemplaire atteint le cavalier pris en
flagrant délit, et le cheval, qui sait son code militaire sur le bout du
sabot, ne se fait pas faute de crier au feu.

Dans ces occasions rares, le hussard, armé d’une fourche, grimpe dans le
râtelier pour être à l’abri des ruades, et de là administre à son maître
d’atroces brûlées: on appelle cela _flanquer une distribution extra_.

Rien de comique comme l’inquiétude de tous les hôtes de l’écurie
lorsqu’ils voient un troupier se hisser dans le râtelier. Il y a émeute,
et ce n’est pas le battu qui crie le plus fort.

Si tels sont les chevaux de troupe, jugez de ce que doivent être les
chevaux d’officiers! Ceux-ci sont moins dorlotés, il est vrai, leur
repos est moins assuré, ils sont montés plus souvent. Mais quelle morgue
aussi lorsqu’ils sont à l’écurie, quelle hauteur, quels dédains!
Toujours placés dans un coin, dans une stalle plus large, c’est à peine
s’ils daignent regarder leurs camarades, et rarement ils s’entretiennent
avec leurs voisins.

Tristes chevaux de fiacre, vous qui du matin au soir usez vos fers et
vos sabots sur le pavé de Paris, de cet enfer qui chaque année dévore
quinze mille des vôtres, pauvres chevaux qui nuit et jour trottez,
exposés à toutes les intempéries, qui mangez au hasard, qui vous reposez
en mangeant, n’avez-vous jamais envié le sort de ces heureux du monde,
qui ont la gloire et le bonheur de servir dans l’armée française, et qui
piaffent la crinière au vent, lorsque sonnent les fanfares guerrières?

Maigres prolétaires du fiacre, bien des fois sans doute, en ruminant
votre pauvre pitance, foin échauffé ou avoine aigrie, vous avez dû vous
dire que Dieu pour les chevaux n’est pas plus juste que pour les hommes.
Quelqu’un de vos poëtes vous a-t-il chanté le _sic vos non vobis_?

Tristes rosses aux flancs haletants, n’avez-vous jamais songé à vous
cabrer sous le fouet brutal du cocher exaspéré par l’appât d’un
pourboire? N’avez-vous jamais rêvé l’égalité de l’écurie, ne fût-ce que
pour un jour, et ne désirez-vous pas aussi votre 89, pour chasser à
jamais ces aristocrates de la cavalerie, et vous engraisser à votre tour
à leur plantureux râtelier?

Non, pliés à votre joug, vaincus du sort, vous trottez la tête basse,
trop heureux lorsque arrivés à la station vous pouvez plonger votre
tête, jusqu’aux oreilles dans la _musette à avoine_ qu’attache autour de
votre cou le cocher votre bourreau.

Mais laissez faire, l’heure de la justice sonne toujours.

Vienne la guerre, et vous verrez ce cheval par vous si envié. Les soins
dont on l’a entouré tourneront contre lui-même. Les intempéries ne vous
font rien, à vous; mais lui, un courant d’air lui donne une fluxion de
poitrine, et il meurt, juste au moment où l’on a besoin de lui.

Le colonel du 13e connaissait bien ce grave inconvénient, ce vice
radical de notre cavalerie. Souvent il eut l’idée d’aguerrir
véritablement les chevaux, de faire de ses hussards de vrais cavaliers
en leur laissant plus de liberté individuelle, plus d’initiative... Il
ne l’osa jamais. Son prédécesseur lui avait légué des poulets-dindes
charmants, mais abrutis par l’oisiveté. Une expérience pouvait lui
coûter le cinquième de ses chevaux. C’est grave, on note ces choses-là
en certain lieu.

Le seul temps désagréable que le cheval ait à passer au régiment, est
celui où il _fait ses classes_, car on l’instruit exactement comme un
conscrit. Mais il est intelligent, et il en a vite fini avec les
ennuyeuses leçons. Au bout de six mois il sait son affaire.

Après deux ou trois ans de présence au corps, il en remontrerait à
n’importe quel hussard, et connaît les sonneries aussi bien que le plus
vieux brigadier.

Si bien que, pourvu qu’un conscrit ait un poulet-dinde de bonne
volonté--il y en a quelques-uns--il n’a qu’à lui laisser la bride sur le
cou. L’animal ne se trompera jamais et exécutera à point nommé tous les
commandements.

Enfin arrive pour le cheval du 13e l’heure où les dettes se payent,
et avec intérêt.

Il a vieilli sur la litière de l’oisiveté, ses dents sont devenues
longues, ses jambes raides. On le déclare _impropre au service_. On le
met à la retraite. On le réforme. On lui _fend l’oreille_,--ô
douleur!--et on le conduit au marché.

Mis aux enchères par le receveur des domaines, il est adjugé à vil prix,
Dieu sait à qui!

Alors l’expiation commence. Le _civil_ qui a avancé son argent veut
rentrer dans ses fonds. Adieu les beaux jours de l’écurie régimentaire.
Il a mangé son avoine blanche la première! A l’heure où sa vieillesse
aurait besoin de repos, il lui faut faire le dur apprentissage du
travail.

Plus de caprices, plus de fantaisies; le fouet et le bâton. Hue! ia!...
tout chemin mène à Montfaucon.

Aussi que de regrets, que de tentatives de révoltes! Il ne peut oublier
qu’il porte sur la hanche le chiffre d’un régiment français.

Si jamais il vous arrivait, ô lecteur, d’acheter un cheval de réforme
pour traîner votre cabriolet, croyez-moi, évitez la rencontre d’un
régiment de cavalerie, passez à distance du terrain des manœuvres.
Malgré tous vos efforts, voyez-vous, votre coursier vous entraînerait,
et, le cabriolet aux flancs, irait prendre son rang à la gauche de son
ancien escadron.

Tel fut le sort du curé de Lovère. Un matin, comme il se rendait chez un
desservant du voisinage, monté sur son poulet-dinde de réforme, sa
vieille servante en croupe, il rencontra sur la route un régiment de
cuirassiers.

Aux éclats de la trompette, le vieux cheval dressa les oreilles,
hennit, et, malgré les efforts désespérés de son cavalier, s’élança au
milieu des escadrons. Pendant toute une matinée, le curé et sa servante
manœuvrèrent, firent _les tirailleurs_, sautèrent les fossés et
_coururent les têtes_.

Vous voilà prévenu.

N’importe, si jamais la race chevaline eut quelque grand philosophe, il
a dû s’écrier, parodiant sans le savoir la phrase du grand Buffon:

--De toutes les conquêtes du cheval, la plus noble et la plus utile est
celle de ce patient et doux animal qu’on appelle le cavalier français.



XLVIII


L’époque de l’inspection approchait, et cet événement, d’une haute
gravité pour tous les officiers du 13e, mettait le régiment en émoi.

Les hussards n’avaient plus une minute pour respirer. Il ne fallait plus
même songer à sortir. Les travaux se succédaient sans une heure de
répit. Le matin, manœuvre à cheval; l’après-midi, revue dans les
chambres; le soir, exercice à pied. Le pansage était devenu relativement
une récréation.

Les officiers, les sous-officiers et les brigadiers perdaient
littéralement la tête, et déployaient une foudroyante activité pour
faire exécuter tous les ordres du capitaine commandant de l’escadron.

Précisément, le général que l’on attendait en était à sa première
tournée, on ignorait ses habitudes. Quel _tic_ avait-il? Car tous les
inspecteurs en ont un. Celui-ci ne s’adresse qu’aux détails, cet autre
ne voit que les manœuvres. L’un s’attache particulièrement aux
chevaux, un dernier n’y fait pas la moindre attention.

D’ordinaire ces choses-là se savent d’avance, et on se prépare en
conséquence; mais avec un nouvel inspecteur pas de renseignements. Il
s’agissait donc de parer à tout.

De là les manœuvres ordonnées par le colonel, de là les revues de
détail commandées par les capitaines. Chaque jour, inspection attentive
de quelque nouvel objet.

--Sacrebleu! disait Gédéon, le gouvernement ne nous donne donc des
effets que pour fournir des prétextes à revues.

Et, malgré l’aide de son camarade de lit, il était toujours en retard de
cinq minutes. De sorte que son officier de peloton ne l’appelait plus
que _rossard_--une épithète fort en vogue au 13e--et que comme il
pleuvait de la salle de police, il était toujours sous la gouttière.

Bon gré mal gré, son éducation de hussard s’achevait. Il commençait à
savoir _astiquer proprement_ un mors de bride, blanchir ses
buffleteries, monter et démonter son fusil, _brûler_ sa poignée de
sabre, jaunir ses parements, et une foule d’autres choses encore, qui
sont bien moins faciles qu’elles n’en ont l’air.

On lui avait appris aussi à _faire son paquetage_--science ardue, mais
indispensable à un hussard.

Ah! c’est une terrible opération que le _paquetage!_ le plus malin s’y
fait pincer. Tel qui va au peloton de parade croyant avoir réussi le
sien, revient avec deux jours de consigne, qui lui prouvent
péremptoirement le contraire.

Il s’agit de faire tenir sur la selle et dans les fontes tout
l’équipement du hussard. Seul, le porte-manteau est une œuvre d’art:
il doit renfermer trois fois plus d’objets qu’il n’en peut contenir,
être rond, cintré, plus mince aux extrémités qu’au milieu. Et le manteau
à rouler! il faut se mettre à cinq pour le réussir à l’ordonnance.

Puis Gédéon s’écorcha les mains à fabriquer des _bottillons_. On appelle
ainsi des tortils de foin fortement serrés et comprimés, la ration d’un
cheval pour vingt-quatre heures, réduite à son plus mince volume. On
apprend aux hussards à les fabriquer pour les expéditions et les
marches forcées en campagne. Mais comme, pour faire un bottillon à
l’ordonnance, il faut une demi-journée à deux hommes, je n’ai jamais
entendu dire qu’on s’en fût servi. Le _filet_ est d’ailleurs infiniment
plus commode.

Quant aux revues dans les chambres, elles variaient suivant les
escadrons, chaque capitaine ayant son objet de prédilection: pompons de
schako, étuis à plumet, boutons de sous-pied, bretelles de sabre,
molettes d’éperons, il y en a pour tous les goûts.

Le capitaine du 1er escadron, celui de Gédéon, s’attachait surtout
aux _trousses_; il en passait l’inspection au moins deux fois par
semaine.

--Sans trousse complète, disait-il souvent, pas de bon soldat possible,
pas de hussard ficelé.

Peut-être avait-il raison. La trousse est en effet le nécessaire à
ouvrage du troupier; c’est un petit sac de cuir, dit _sac-à-malice_, qui
doit renfermer un nombre incalculable d’objets.

En voici à peu près l’énumération: une paire de ciseaux, un dé, un étui,
six aiguilles, du fil, bleu, blanc et rouge, huit boutons d’uniforme,
quatre pour les manches, douze boutons d’os blanc, autant de noirs,
quatre boutons doubles pour sous-pieds, de la cire jaune, de la cire à
giberne, une alène, un bouchon, un peigne, etc., etc., etc.

Gédéon m’a souvent avoué que cette revue lui avait _rapporté_ plus de
soixante jours de salle de police. Elle avait aussi valu au capitaine du
1er escadron le surnom de _La Trousse_, si connu au 13e, que ses
collègues mêmes ne l’appelaient jamais autrement. Il ne s’en fâchait
pas. Un motif analogue avait attiré au capitaine du 3e le sobriquet
de _La Molette_.

A mesure que le grand jour approchait, l’activité devenait de plus en
plus fiévreuse.

Du réveil à l’extinction des feux, le trompette de planton soufflait à
perdre haleine.

C’était l’adjudant-major: Trompette! _sonnez aux consignés_. Et en avant
le pinceau. Puis, le capitaine-instructeur qui voulait avancer
l’instruction de ses conscrits: Trompettes, _sonnez les classes_. Et les
corvées, et les manœuvres! Le régiment était sur les dents.

Gédéon ne savait où courir. Entre deux exercices, également obligatoires
pour lui, il n’avait pas le bon esprit, de ne pas choisir. Il courait à
l’un: porté manquant à l’autre, il était puni. Ses journées étaient une
colère continue. Il ne cessait de jurer, mais il buvait des gouttes de
consolation.

S’il avait une minute à lui, il _réclamait_, pour le principe, bien
entendu; car réclamer, c’est cracher en l’air: il vous en tombe toujours
quelque chose sur le nez.

--Si je ne me suis pas brûlé la cervelle à cette époque, disait-il plus
tard, c’est que je n’ai pas trouvé le temps de charger mon pistolet.



XLIX


Enfin il vint, ce grand jour.

Les trompettes sonnent, la garde prend les armes, les officiers sont en
grande tenue, l’or ruisselle sur leurs uniformes, le régiment retient sa
respiration. C’est le général.

Une seule chose parut le préoccuper: l’armement.

A son départ pour l’Afrique, où il s’est illustré, entre parenthèses, le
13e avait reçu des fusils comme ceux des dragons. Le général voulait
faire rendre la carabine.

Il eut à ce sujet de longues conférences avec le colonel, et le
changement fut résolu en principe.

Puis il passa quelques revues à pied. Il était manœuvrier et tenait à
faire montre de son habileté et de son expérience. Il avait aussi une
voix superbe, ce qui est bien plus important qu’on ne se l’imagine.

Le jour de son départ, eut lieu une grande revue d’honneur, à cheval.
Tout Saint-Urbain était accouru sur le terrain de manœuvres. Pour
cette grande occasion, le colonel avait fait venir un premier piston
soliste et une petite flûte également soliste qui firent merveille.

Ce fut le début de Gédéon. Il était là, à cheval, le corps en arrière,
le sabre au poing; la musique lui montait à la tête, il eût voulu devant
lui une batterie pour la charger, prendre les canons et gagner la croix.
Aux fanfares des cuivres se mêlaient le cliquetis de l’acier et l’odeur
de poudre. Car on avait tiré des coups de pistolet. Il était ivre, de
cette ivresse folle qui fait les héros.

A la fin de la revue, on commanda une charge en ligne, et Gédéon eut la
jambe droite si fortement pressée entre son cheval et celui de son
voisin, qu’il faillit s’évanouir. Du coup, tout son enthousiasme tomba.
Il venait aussi de s’apercevoir que les femmes ne faisaient pas la
moindre attention aux simples hussards. Tout au plus daignaient-elles
regarder les maréchaux des logis. Tous leurs regards, toute leur
admiration se concentraient sur les officiers, qui caracolaient autour
de leurs escadrons.

Gédéon était devenu plus froid que marbre, il faisait ses observations.
Le régiment était alors en colonne, on commanda un _en avant en
bataille!_ Il calcula que pour obtenir cette formation, il n’avait pas
fallu moins de CENT QUARANTE COMMANDEMENTS, faits à tue-tête par
_trente-quatre officiers_[C].

 [C] Le 13e à cette époque avait six escadrons.

Enfin, à deux heures de l’après-midi, après trois heures d’attente sur
le terrain et cinquante-cinq minutes de revue, le régiment put regagner
son quartier et manger la soupe.

Le soir il y eut une distribution de vin. Gédéon remarqua que chaque
homme avait une ration fort inférieure à celle annoncée. On lui expliqua
que cela vient des nombreuses mains entre lesquelles elle passe avant
d’arriver au hussard.

Les liquides perdent énormément à être dépotés; à passer de chez le
fournisseur chez le chef, et du chef au brigadier d’ordinaire, ils
s’évaporent plus qu’on ne saurait se l’imaginer.

L’inspection terminée, les gorges chaudes commencèrent.

Le général-inspecteur, qui avait gagné tous ses grades dans
l’infanterie, n’était pas cavalier; sa tournure, à cheval, était
grotesque, de l’avis même des simples soldats. Quelques-uns assuraient
qu’à un changement de front, il avait eu recours à la cinquième rêne.

Même le brigadier Goblot ne craignit pas d’affirmer que,
subsidiairement, il montait infiniment moins bien que le grand Buffon.

Gédéon ayant ouvert l’avis que tout le monde ne peut pourtant pas servir
dans la cavalerie, ses camarades lui rirent au nez.

Puis un sous-officier lui raconta comme quoi un général commandant
l’école de cavalerie de Saumur avait été surnommé _Trousquin_, parce
qu’il n’était pas précisément le meilleur écuyer de l’armée.

Le lendemain de la grande revue, toutes les punitions furent levées, à
la grande joie de Gédéon, qui depuis près d’un mois, n’avait pas couché
dans ses draps.

On lut ensuite un ordre du jour du colonel, où se trouvait cette phrase:
«Le régiment a été à la hauteur de sa réputation; hussards, je suis
content de vous.»

Gédéon la traduisait ainsi:

--Hussards, j’espère bien ne pas tarder à _passer_ général; je suis
assez content de moi.

Peut-être n’était-ce pas exact, au moins était-ce bien trouvé.

Le soldat n’est-il pas la matière première de la gloire?...



L


Le colonel du 13e hussards a une idée fixe: _passer_ général. Il
subit son grade comme une transition nécessaire. On lit sur sa figure
l’ennui de la résignation.

Jeune, riche, de la promotion de l’année dernière, il se demande
très-sérieusement s’il doit, longtemps encore, _moisir_ sous les
épaulettes de colonel.

S’estime l’homme le plus malheureux du régiment, et cela se conçoit:
mille hommes sont infiniment plus faciles à conduire qu’un pensionnat de
demoiselles, mais il y a huit cents chevaux--sujets aux deux terribles
maladies sus-nommées.--Voilà ce qui trouble les nuits du colonel.

Il aime à se dire le père du soldat, sans prétendre que «qui aime bien
châtie bien.» Il a les punitions en horreur et exècre les _punisseurs_.
Il punit rarement lui-même, mais alors il _sangle serré_.

Il n’a jamais compris qu’on fît des dettes, peut-être parce qu’il est
riche; est impitoyable pour ceux qui en font, mais flanque à la porte
sans commisération les fournisseurs qui viennent réclamer, avec cette
seule phrase de consolation: «Il ne fallait pas faire crédit.»

Tout ses _galops_ aux officiers dont il est mécontent commencent ainsi.
«Pardieu! j’ai été capitaine aussi, moi...» ou: «Monsieur, lorsque
j’étais sous-lieutenant...»

Cette fiction oratoire lui est si familière, qu’il l’emploie même avec
les troupiers: «Lorsque j’étais simple hussard, et que j’étais de garde
d’écurie...»

--Pardon, colonel, vous oubliez que vous êtes sorti de Saint-Cyr avec le
numéro 3.

Ses visites au quartier sont assez rares, et encore le plus souvent se
borne-t-il à examiner les chevaux avec le vétérinaire.

Quelquefois, madame _la colonelle_ accompagne son mari. Elle ne manque
jamais de demander la levée de punitions, ce qui lui est toujours
accordé.

Enfin il autorise et encourage la _fantaisie_;--au 13e on dit
_fantasia_.

Mais ce mot mérite bien les honneurs d’un chapitre à part.



DE LA FANTAISIE


On appelle fantaisie tout ce qui dans le costume n’est pas absolument
d’ordonnance.

Un shako plus bas de forme, un ceinturon plus court, un col plus étroit,
des bandes de pantalon plus larges, des bottes vernies, des gants de
chevreau, voilà la fantaisie pour les officiers.

Les maréchaux des logis _font fantaisie_ avec une tenue fine en drap
d’officier, un képi d’officier sauf le liséré d’or, et des galons qui
montent jusqu’aux épaules.

Pour les soldats, faire fantaisie, c’est porter du drap plus fin, des
pantalons plus larges, des bottes fines et des éperons à vis.

C’est toujours l’uniforme, mais embelli, revu, enrichi. C’est quelque
chose qui diffère de ce que portent tous les autres, une contravention à
l’ordonnance, par conséquent.

Telle était dans le principe la signification de ce mot, qui depuis a
pris la plus grande extension.

Un sous-officier qui _s’en croit_, un lieutenant qui punit plus que de
raison, un troupier qui se fait toujours mettre à l’ours, un homme qui
trotte à l’anglaise, tous ceux-là font de la fantaisie.

La fantasia, au reste, ne prend d’importance que lorsqu’elle est
interdite. Alors c’est une rage, une fureur; outre le plaisir intime de
se distinguer, on a celui de risquer une punition. C’est une question de
chance et d’adresse; un jeu, en un mot.

C’est à qui fera le plus d’extravagances.

Le précédent colonel du 13e ne pouvait souffrir la fantaisie; c’était
un terrible Alsacien, troupier de ses éperons à son pompon, et plus dur
encore pour les autres que pour lui-même. Il portait des bottes
d’ordonnance et se faisait faire des pantalons en drap de troupe; ce
n’était pas pour tolérer des superfluités d’uniforme chez les autres. La
moindre contravention lui semblait une épigramme amère.

Il fit donc son possible pour bannir la fantaisie. En vain. Soldats,
sous-officiers, officiers, résistaient à qui mieux mieux.

Sous le porche du quartier, un sous-officier de planton était chargé
d’inspecter minutieusement tout hussard qui se présentait pour sortir,
avec ordre de _faire faire demi-tour_ à quiconque n’était pas absolument
à l’ordonnance.

Peines et soin perdus. Les coquins changeaient de vêtements en ville.

C’était bien une autre chanson pour les officiers. Lorsqu’ils étaient de
service, le contrôle devenait facile, mais comment les atteindre au
dehors?

Jusqu’au jour de sa retraite, car il ne passa jamais général, ce
terrible colonel chercha vainement un moyen.

Lui-même cependant s’occupait activement de ce qu’il appelait la chasse
à la fantaisie; il ne sortait jamais sans avoir dans sa poche un petit
bout de ficelle de _quarante-cinq millimètres_, largeur réglementaire de
la bande d’or des pantalons noirs du 13e hussards.

Une bande lui semblait-elle trop large, il appelait l’officier suspecté
d’être en contravention et ne dédaignait pas, sa ficelle à la main, de
s’assurer de la justesse de son coup d’œil.

S’il eût continué longtemps encore, les lieutenants du 13e
porteraient à l’heure qu’il est une bande de drap noir sur un pantalon
d’or.



LII


Une tête un peu ronde, des moustaches et des cheveux blancs, ont valu au
lieutenant-colonel du 13e le surnom de _la boule d’argent_.

Jusqu’à ces jours passés, il espérait devenir colonel. Il ne l’espère
plus. On vient de lui envoyer la croix d’officier de la Légion
d’honneur.--Chacun sait ce que parler veut dire. C’est une fiche de
consolation avant la retraite.

Un lieutenant facétieux qui ne lui a jamais pardonné certains huit jours
d’arrêts, a prétendu que ce n’était pas la croix du bon larron.

Le lieutenant-colonel n’est riche que de trois filles; chaque matin il
sort à cheval avec l’une d’elles, vêtue en amazone. Quelquefois il
attelle ses deux chevaux à une voiture qu’il acheta d’occasion après
certaine lettre reçue de Paris, où on lui disait encore d’espérer.

Il vient au quartier le moins possible, encore trouve-t-il que c’est
trop. C’est aussi l’avis des hussards.

Dernièrement, pendant une absence du colonel, il a commandé le régiment
_par interim_. Ce fut dur. Heureusement il n’a pas en main le tableau
d’avancement.

Depuis qu’il est officier de la Légion d’honneur, sûr de sa retraite par
conséquent, il émet toujours et en toutes circonstances,
respectueusement, un avis diamétralement opposé à celui du colonel.

Ne lui parlez pas de fantaisie, il l’a en horreur et prétend que c’est
pour l’armée un germe de corruption et de démoralisation.

       *       *       *       *       *

Le grade de _chef d’escadrons_, dans la cavalerie, correspond à celui de
_chef de bataillon_ dans l’infanterie. En s’adressant aux uns et aux
autres on dit: mon commandant.

Il y a deux chefs d’escadrons au 13e. L’un est jeune, riche, beau
cavalier, porte fièrement un grand nom, c’est un des généraux de
l’avenir. L’autre est vieux, il s’attend tous les jours à être mis à la
retraite.

Le premier est le type achevé du brillant militaire: il va beaucoup dans
le monde, où il a le plus grand succès. Ses chevaux, ses uniformes, les
livrées de ses gens sont tenus avec une correction digne d’un grand
seigneur anglais. Fait de fréquents voyages à Paris, a des amis au
ministère, est garçon.

Fait exactement son service, mais jamais de zèle. Ne paraît au quartier
que lorsqu’il y est forcé. Change de gants deux fois par jour quand il
est de semaine. Très-doux pour les simples hussards, sangle dur les
sous-officiers, et avec les officiers est _roide comme la justice_.

Excellent théoricien, manœuvrier habile, il pèche par la voix. Son
organe est grêle et pointu; mais, comme Démosthènes, il espère triompher
de cette difficulté, et s’est logé hors la ville pour pouvoir s’exercer
aux commandements dans son jardin, sans effrayer ses voisins ni troubler
leur repos.

Le vieux chef d’escadrons n’a jamais eu de chance. Ne riez pas, c’est la
vérité, seulement il en abuse. Il a vu tous ses contemporains lui
_passer sur le corps_, et cependant son caractère ne s’est pas aigri; il
est toujours ce qu’il était il y a trente ans--le plus gai des
sous-lieutenants.

Adore les _charges_ militaires qui font tant rire tout ceux qui n’en
sont pas l’objet, et pour trouver un peu de gaieté recherche la société
des jeunes officiers.

C’est lui qui, faisant un jour fonction d’aide de camp près d’un
maréchal qui avait le malheur d’être le plus triste des écuyers,
s’amusait à imiter--à s’y méprendre--le bruit éclatant que font les
chevaux lorsqu’ils vont ruer. Le maréchal se retourna un peu ému:

--Prenez garde, messieurs, dit-il aux officiers de l’escorte, prenez
garde, tenez bien vos chevaux.

Dieu sait les rires. Mais imaginez une douzaine de _charges_ de ce
genre, toujours ébruitées, et vous ne serez pas surpris du peu de chance
du commandant.

Il est du dernier bien avec tous les généraux actuels, beaucoup ont été
ses collègues à Saumur; il les tutoie et ils le tutoient, ce qui
n’empêche qu’il aura sa retraite bientôt. On dit qu’il n’est pas
sérieux.

Jamais cependant soldat plus soldat ne ceignit un ceinturon.

Il jure comme un diable après le service: tout retombe sur lui, il a un
mal de chien; mais s’il est libre un seul jour, il s’ennuie à périr.
Hiver comme été, tous les matins à six heures, il est debout, habillé et
rasé. De semaine ou non, on est bien sûr, quand sonne le pansage, de le
voir arriver au quartier. Il y vient, assure-t-il, pour savoir la
nouvelle et prendre un peu l’air; il en profite pour prendre la goutte.

Les soldats l’adorent, les officiers le chérissent, il est aimé de tous;
mais c’est parfois un malheur d’avoir trop d’amis.

       *       *       *       *       *

Plus dissemblables encore sont les deux adjudants-majors, qui de semaine
chacun à leur tour font la police du quartier.

L’un est froid, triste, presque doucereux, et ne jure jamais. Rarement
il ouvre la bouche, mais c’est toujours pour punir. On le craint comme
le feu, il a été surnommé _pince-sans-rire_ ou _tape-sec_. Son grand
bonheur est de lutter de ruse avec tous les _carottiers_ possibles. Il
fait le désespoir des marchegis et des brigadiers de semaine, et se
promène toutes les nuits pour surprendre les gardes d’écurie endormis.

L’autre est une tempête. Tous ses mots il les ponctue de deux
jurons--lorsqu’il n’est pas en colère. Il ne vous adresse jamais la
parole sans débuter par quatre ou cinq grosses injures. Son mot d’amitié
quand il est content d’un troupier est: affreux _rossard_. Mais là se
bornent ses fureurs, il ne punit presque jamais, et son collègue va
jusqu’à prétendre qu’il gâte le métier d’adjudant-major.

Sa carrière militaire n’a été qu’une longue épreuve, qu’une série de
_passe-droits_. Jamais il n’a _passé_ qu’à l’ancienneté, il ne connaît
le _tour de faveur_ que par ouï-dire. Il a été quatorze ans maréchal des
logis chef, avant d’arriver à la _lieutenance_; aussi l’épaulette de
capitaine est-elle son bâton de maréchal. C’est peut-être le dernier
troupier fini de l’armée française.

Son grand épouvantement est sa retraite qui approche; que fera-t-il une
fois pékin?

--Sacré mille nom de nom de tonnerre de s. n. d. D!, s’écrie-t-il
quelquefois, je suis f...ichu le jour où on me _fendra l’oreille_.

Que cette pittoresque locution, qui d’ordinaire s’applique aux chevaux
réformés, ne surprenne pas. Le capitaine adjudant-major a transporté
dans la vie privée toutes les expressions de la cavalerie.

Sa main gauche est la _main de la bride_, il ne dit ni la gauche ni la
droite, mais bien _le côté montoir_ et le _côté hors montoir_. Si on lui
résiste, il prétend qu’on se _cabre_ ou qu’on _rue à la botte_; un homme
qui devient fou a _perdu ses étriers_.

Ne lui demandez jamais de vous indiquer votre chemin, il vous donnerait,
des renseignements de ce genre:

--_Faites sentir l’éperon, un demi-tour, rendez la main_; à la hauteur
de la première rue, _côté montoir, la botte à gauche, rendez, et au
trot, en avant_...

C’est lui qui, furieux, un jour que son déjeuner était en retard, disait
à sa femme:

--Cré nom! on ne donne donc pas _la botte_, ici!

Mais le capitaine a beau hérisser ses moustaches, il n’a jamais réussi à
effrayer sa femme, qui est, à ce qu’il prétend, _bon cheval de
trompette_ et n’a pas peur du bruit; on dit même qu’elle le fait
_trotter très-doux_.

Comme signe particulier, Gédéon remarqua que lorsque le capitaine était
très-irrité, il ne fumait pas ses cigares, il les mangeait.

Il y a encore, en ce moment, au 13e, un adjudant-major
supplémentaire. C’est un officier d’état-major qui fait dans la
cavalerie ses deux années de stage réglementaires.

En un an Gédéon ne l’aperçut pas dix fois. On savait seulement qu’il
montait tous les jours à cheval avec le capitaine-instructeur; cavalier
plus que médiocre, il aspirait à devenir écuyer.

Il traîne mélancoliquement le boulet de son ennui, considère
Saint-Urbain comme un lieu d’exil, et porte des lunettes.

       *       *       *       *       *

Par une curieuse exception qui prouve bien que le 13e hussards n’est
pas un régiment comme les autres, le _gros-major_ est sec comme un clou.
Cette maigreur est même la source d’une foule de plaisanteries toutes
plus originales les unes que les autres.

       *       *       *       *       *

Chacun des cinq escadrons du 13e hussards a deux capitaines. Un en
premier, un en second. En tout dix pour le régiment.

Le capitaine-commandant désire passer chef d’escadrons. C’est tout
naturel. Pour son avancement, il compte sur son escadron comme le
colonel sur son régiment; aussi s’occupe-t-il beaucoup de ses hommes.
C’est lui qui chaque jour ordonne dans les chambres des revues, tantôt
d’un effet, tantôt d’un autre.

Son bras droit est le maréchal des logis chef.

Avoir un bon chef est un vrai _quine_ à la loterie pour un capitaine, et
on sait si les quines sont rares. Peut-être y a-t-il cette raison qu’il
est extrêmement dangereux d’être un très-bon marchef, on a trop l’air
d’être créé pour l’emploi, et le capitaine est capable, autant par
affection que par égoïsme, de ne pas mettre tout l’empressement possible
à faire avancer son bras droit.

La revue des chambres par le colonel est l’affaire capitale du
capitaine-commandant. Ces jours-là, il est comme un hérisson, surtout
s’il croit avoir trouvé quelque combinaison nouvelle pour disposer _la
charge_ des hommes, c’est-à-dire leurs effets, combinaison qui doit
produire un agréable coup d’œil.

Les jours de revue des chambres, le capitaine tracasse les lieutenants,
qui embêtent les maréchaux des logis, qui bousculent les brigadiers, qui
bloquent les hussards. Tout est ricochet au 13e.

--Sacredieu! je ne puis pourtant tout faire par moi même, et être
partout.

Tel est le refrain du capitaine-commandant.

Il n’y a au 13e qu’un seul capitaine insouciant, celui du 4e
escadron. Il ordonne peu de revues, et dit à tout propos: Je m’en bats
l’œil. Chose surprenante! ses hommes sont tout aussi bien tenus que
les autres.

Gédéon n’a jamais connu son capitaine en second. Il est détaché; c’est
sa spécialité. En remonte, en mission, en fonction extraordinaire. Il
écrit de temps à autre à ses collègues du régiment, pour savoir si le
13e est toujours en garnison dans la même ville.

On dit qu’il est très-appuyé d’en haut. Voilà deux ans qu’il habite
Paris, on le rencontre presque tous les jours, de cinq à six, au
_Helder_.



LIII


Bien que le 13e hussards soit peut-être l’endroit du monde où
l’argent--le tyran du siècle--a le moins de valeur réelle et de
prestige, les officiers sont cependant divisés en deux classes bien
distinctes:

Ceux qui sont riches, et ceux qui ne le sont pas.

Au 13e, l’officier qui n’a que sa solde est plus malheureux, cent
fois, que les maréchaux des logis.

Lorsqu’il a payé sa chambre, sa pension, le tailleur, le bottier, le
sellier, l’armurier et dix autres fournisseurs, il ne lui reste plus un
sou pour aller au café, pour fumer quelques cigares, pour faire un peu
de fantaisie, etc., etc.

Et même payer les choses indispensables lui est matériellement
impossible, ce qui fait qu’il garde son argent pour le superflu, qui est
le véritable nécessaire.

Alors il fait des dettes!

Or, l’officier qui s’endette est à peu près perdu, au 13e s’entend.
Son avancement est entravé, brisé!

Il n’ira pas à Clichy, mais que d’ennuis, de tracasseries! Puis viennent
les oppositions. Et lorsque la solde entière était insuffisante pour
joindre les deux bouts, la solde diminuée des _retenues_ ne suffit pas
davantage.

Le colonel ne badine pas avec les dettes. N’a-t-il pas fait une fois
manger à l’ordinaire des sous-officiers un lieutenant que serraient de
trop près ses créanciers? On a vu, pour ce motif, des officiers mis en
demi-solde.

Choisir la cavalerie lorsqu’on n’a pas une famille riche, est un trait
d’insigne folie: la solde est insuffisante, quoi qu’on fasse. Outre
qu’on est malheureux comme les pierres, l’avancement même devient un
désastre.

Changer de régiment, passer des lanciers dans les dragons, des hussards
dans les chasseurs, est une véritable ruine. Tout est perdu de l’ancien
uniforme, il faut s’équiper à neuf. On ne peut utiliser que deux objets,
le col et les bottes.

Après trois avancements de ce genre, un officier de fortune,
c’est-à-dire sans fortune, est obéré pour toute sa vie. Jamais il ne
s’en tirera, à moins d’un mariage. Et on ne trouve pas si aisément à
_contracter_.

Mais presque tous les officiers du 13e hussards sont riches, ou du
moins _ont quelque chose de chez eux_. Quatre ou cinq ont plus de vingt
mille livres de rente, deux viennent au quartier en tilbury quand ils
sont de semaine.

Ils font donc peu ou point de dettes, et se soucient fort peu de _l’état
des fournisseurs_ qui leur a été laissé par les officiers qu’ils ont
remplacés à Saint-Urbain.

Cet _état_ est un document précieux que se transmettent les régiments
lorsqu’ils changent de garnison. Tous les marchands de la ville y sont
portés avec des notes détaillées à côté de leur nom.

Ce legs, essentiellement utile, devient pour les nouveaux venus un
indispensable _guide des étrangers_, bien autrement renseigné que les
_livrets Joanne_.

Voici un extrait textuel de celui qu’avaient reçu à leur arrivée les
officiers du 13e.


VILLE DE SAINT-URBAIN

TABLE ALPHABÉTIQUE DES FOURNISSEURS

AMBROISE,--_limonadier_.--Mauvaises consommations.--Crédit faible.

BALLANDARD,--_table d’hôte_.--On y a renoncé. Les cuirassiers ont failli
y être empoisonnés.

CARAJOU,--_chambres meublées_.--Appartements bien tenus, pas de crédit.
A éviter.--Pas de liberté, sous prétexte que la maison est une maison
honnête.

DUFOURNEAU, _pension et chambres_.--A fait avoir du désagrément à deux
officiers.

JUBOT,--_tabac_.--Cigares secs, crédit.

MOOS,--_limonadier_.--Crédit tant qu’on veut, mais se méfier. Réclame.
Marque les consommations avec une fourchette à sept dents...



LIV


Riches ou pauvres, les officiers du 13e s’ennuient. C’est leur
principale distraction.

Lieutenants et sous-lieutenants pestent quand ils sont de service, et
pestent encore quand ils n’en sont pas.

Ils regrettent leur dernière garnison--on y était si bien! Ils
souhaitent une nouvelle résidence; sans doute on s’y trouvera mieux; la
pire de toutes est celle où on est: c’est convenu.

Quand ils ont monté à cheval, _fait_ l’absinthe, déjeuné, _fait_ le
café, la _disette_ commence.--Garçon! l’Annuaire!

--Monsieur, il est en mains, et retenu après; je vais le retenir pour
vous.

Il faut avouer que cet Annuaire est un précieux passe-temps. On ne lui
laisse pas une minute de repos. Le propriétaire du Café militaire de
Saint-Urbain compte dans ses frais généraux quatre Annuaires par an,
usés à force d’être feuilletés.

Là on voit les mutations, l’avancement; on suit pas à pas d’anciens
camarades, des amis: c’est le livre des vingt-cinq mille adresses de
l’armée.

Deux officiers se rencontrent au café, n’importe où, ils se connaissent
à peine, l’Annuaire sera leur trait d’union. Ils causent cinq minutes,
puis:

--Garçon, l’Annuaire!

Un jour, à Saint-Urbain, imaginez-vous que ce diable d’Annuaire fut volé
au café. Par qui? C’était bien sûr un méchant tour de quelque fourrier.
Il fallut quatre jours pour le faire venir de Paris; on l’avait cherché
inutilement quarante-huit heures: total six jours. Jugez si l’ennui
redoubla, c’est-à-dire qu’on ne savait plus à quel saint se vouer. Ah!
si on avait pincé le fourrier!

Mais voilà que, le nouvel Annuaire arrivé, on retrouva l’ancien. Le
cafetier se gratta le nez:

--Je suis sûr, dit-il, que c’est un tour de ces messieurs pour avoir
deux Annuaires.

Après l’Annuaire le cancan du jour:

--Savez-vous que la femme du capitaine Jean: a dit la femme du
lieutenant Pierre que la femme du capitaine Paul avant son mariage...

--Eh bien?

--Hum!...

--Ah bah!

Ce diable de propos parti on ne sait d’où, met le 13e en révolution.
Il y a deux camps bien arrêtés, l’un pour, l’autre contre. Ceux du camp
pour ont parlé d’écrire pour avoir des renseignements. Les deux partis
se disputent la femme du lieutenant-colonel, qui est neutre; on a
cherché à la faire parler; elle a gardé un silence prudent que chacun
interprète à sa fantaisie.

--Que le diable emporte les femmes! s’écrie le lieutenant Grognon, elles
feraient battre des montagnes; on devrait interdire le mariage aux
militaires comme aux prêtres.

    Lieutenant, ne vous fâchez pas!
        Ne vous fâchez pas!
        Ne vous fâchez pas!

Chantonnent trois ou quatre jeunes officiers. Ce refrain est une scie
organisée contre le lieutenant Grognon, lequel a un caractère _en
brosse_, et trouve toujours moyen d’être en colère contre quelqu’un ou
quelque chose.

Le lieutenant Grognon est seul de son bord et de son opinion, depuis le
départ du lieutenant Susceptible, mis à la retraite.

C’est lui qui racontait ainsi l’histoire de sa dernière affaire:

    --J’entre dans un café, un monsieur y entre aussi. Je demande une
     demi-tasse, il demande une demi-tasse. J’appelle le garçon, il
     l’appelle; je sucre mon café, il sucre le sien. Vous comprenez que
     la moutarde me monte au nez. Je prends ma petite cuiller, il prend
     la sienne; je remue mon café, il remue le sien. Je bouillais de
     colère. Je le regarde, il me regarde; enfin je verse mon petit
     verre dans ma tasse, il verse son petit verre dans sa tasse, mais
     d’une façon si impertinente et si grossière, que, ma foi, je n’y
     tins plus. Nous nous battîmes, je le blessai. J’en eus regret
     cependant, car, devenus amis, il me jura toujours n’avoir jamais eu
     l’intention de m’offenser.

Le lieutenant Grognon a, lui, la fantaisie en horreur.

--L’ordonnance, grogne-t-il souvent, je ne connais que ça.

--Mais cependant, lui disent les autres officiers pour aller dans le
monde?...

--Je n’y vais pas. On est soldat ou on ne l’est pas. J’ai toujours des
bottes d’ordonnance, moi.

--Lieutenant, couchez-vous avec?

Il sort furieux.

Son ennemi intime est le sous-lieutenant élégant, le roi de la fantaisie
au 13e. Celui-là fait venir ses pantalons de chez Tribout, de Saumur,
le bon faiseur. Il prend ses bottes chez Jayez, de Saumur, également le
bon faiseur; ses schakos lui arrivent de chez Koski, de Paris, toujours
le bon faiseur.

Souvent le soir, au risque d’attraper huit jours d’arrêts, car le
colonel est intraitable sur cet article, il se met en bourgeois, afin
d’essayer de délicieuses redingotes et des gilets exquis qu’un lui
envoie de Paris.

Ce sous-lieutenant n’a de rival en élégance, au régiment, que le
capitaine du 5e escadron; mais il l’emporte de beaucoup pour les
avantages extérieurs. Jeune, joli garçon, il est grand et admirablement
proportionné, et lorsqu’aux jours solennels il serre de deux crans le
ceinturon qui le coupe en deux, sa taille, au dire des dames de
Saint-Urbain, tiendrait dans les dix doigts.

Le capitaine du 5e escadron, lui, frise la quarantaine, ses cheveux
blanchissent aux tempes, et l’on sait, à n’en pas douter, qu’il teint
ses moustaches, toujours si noires et si brillantes, soigneusement
cirées et encore fort longues, bien que le colonel lui ait demandé le
sacrifice de quelques centimètres.

De plus, malgré tous ses efforts pour combattre l’obésité, il prend du
ventre, et c’est à grand’peine qu’il le contient dans une
ceinture-corset, que chaque matin son _brosseur_ a toutes les peines du
monde à serrer. Longtemps cette idée de corset a été repoussée par les
amis du brillant capitaine, mais après deux ou trois expériences ils ont
dû se rendre à l’évidence.

Lorsqu’il est en grande tenue, serré, sanglé, étranglé dans son
uniforme--et son corset--le capitaine est dans l’impossibilité de faire
le moindre mouvement, il ne peut ni se baisser, ni courir, ni même
allonger la jambe, tant son pantalon bien tendu est fortement sollicité
d’en haut par les bretelles, d’en bas par les sous-pieds.

Tout le régiment rit encore de la dernière mésaventure de l’élégant
capitaine.

Un beau dimanche, dans l’après-midi, après une revue à pied, il
traversait la cour du quartier, lorsqu’il laissa tomber son
porte-monnaie qui ne renfermait pas moins de 500 francs ce jour-là.

Cet accident consterna le capitaine. Comment faire en effet? se baisser
simplement et ramasser le maudit porte-monnaie?... impossible. Appeler
un hussard pour lui demander ce service? impossible encore. C’était
vouloir se couvrir de ridicule. Cependant il ne se sentait pas le
courage d’abandonner ainsi 500 francs qui pouvaient lui revenir, c’est
vrai, mais qui couraient aussi grand chance d’être à tout jamais perdus.

Debout, au milieu de la cour, il considérait d’un œil morne son fatal
porte-monnaie. Il eut un instant l’idée de le ramasser. Il essaya de se
baisser, en avant d’abord, puis de côté, puis en écartant les jambes.
Vains efforts. Trois sous-lieutenants qui l’observaient de loin avaient
parié qu’il allait s’éloigner abandonnant l’objet perdu, lorsqu’il lui
vint une idée sublime.

Il poussa du pied le porte-monnaie doucement, puis plus fort et, de
petites poussées en petites poussées, il le roula hors du quartier
d’abord, puis tout le long de l’avenue, puis enfin jusqu’au Café
militaire, où il le fit ramasser par un garçon.

Bien d’autres anecdotes encore charment les disettes du Café militaire,
égayées par les calembours terribles des deux lieutenants atteints de
cette affreuse maladie.

On épuise aussi le répertoire des souvenirs, variations éternelles sur
l’air populaire de _T’en souviens-tu?_ on parle de Saumur, de Saint-Cyr,
de ce bon temps où l’on était si malheureux.

Les longues histoires n’y sont pas précisément goûtées, on les redoute;
et l’officier conteur a tout le mal imaginable à se constituer un petit
auditoire.

Depuis longtemps les fanfaronnades n’ont plus cours, et un certain
capitaine Vantard, qui arriva, il y a cinq mois environ, au 13e,
voyant combien peu il avait de succès, eut le bon esprit de discontinuer
les récits du ses aventures et exploits.

Un mot avait suffi pour éteindre sa verve si brillante:

--Oui, s’écriait-il un jour, en guise de péroraison, je puis me vanter
d’avoir traversé l’Europe l’épée à la main.

--Tudieu! exclama un lieutenant, vous deviez avoir le bras furieusement
las.

Quand il pleut, que l’ennui est trop féroce, que tout est épuisé, on
fait des _réussites_, mot honnête pour dire qu’on se _tire les cartes_.

Mais les flâneurs obstinés restent seuls au café ces jours-là, les
autres se résignent à courir à leurs affaires ou à leurs plaisirs.

Voici un capitaine qui tourne des échiquiers; celui-ci fait de la
tapisserie: ils sont mariés. L’un bûche la théorie, l’autre dessine,
pour lui et les autres, des _plans de reconnaissance_:--deux piocheurs.

Ce lieutenant ne vise rien moins qu’à faire changer l’uniforme de la
cavalerie; il dessine et colorie des costumes qu’il expédie
régulièrement au ministère de la guerre.

Il y a encore l’officier permuteur et le sous-lieutenant romanesque.
Ouvrez _le Moniteur de l’armée_, et vous verrez le nom du premier:

«Un lieutenant du 13e hussards, de la promotion de 65, désire
permuter avec un de ses collègues, soit de l’infanterie, soit de la
cavalerie, en Afrique ou en France.»

Voilà six régiments que fait déjà l’officier permuteur; ses amis
prétendent qu’il cherche un escadron où il n’y ait pas de capitaine.

Le sous-lieutenant romanesque ne sort pas de Saint-Cyr; il y eût perdu
ses illusions. Il abuse des cabinets de lecture et compose des vers
qu’il communique à son collègue le mélomane.

Ce capitaine est à perpétuité l’ami de mesdames les artistes dramatiques
du théâtre de Saint-Urbain. La Dugazon, surtout, a toutes ses
sympathies. On le sait.

Ce lieutenant est bourgeois, très-bourgeois. Il est, dit-il, soldat
malgré lui, uniquement parce qu’on lui a forcé la main; c’est pour cela
peut-être qu’il est très sur la hanche avec les pékins.

Je vous présente le lieutenant qui cherche à se marier--rien de la
maison de Foy.

Voici enfin bon nombre d’officiers qui vont dans le monde; brillants
danseurs au bal, ils passent la journée à faire des visites.

Je dois le déclarer, si j’étais marié, je tiendrais fort en suspicion
MM. les officiers du 13e hussards, surtout après une lecture
approfondie de Stendhal.

Mais ceci n’est pas une physiologie..... les types aujourd’hui se
fondent, disparaissent; demain ils ne seront plus.

Jadis, en endossant l’habit militaire, on se croyait forcé d’adopter un
code de convention, des opinions, des usages, des façons de penser, des
ridicules de tradition.

Chacun est soi, aujourd’hui, chacun a son caractère propre, ses défauts
ou ses qualités.

Ce qui faisait dire à un commandant retraité, ami de Gédéon:

--Les militaires à présent sont exactement semblables aux pékins,
excepté que les pékins ne seront jamais militaires.



LV


L’adjudant porte la tenue d’officier, un képi d’officier, des épaulettes
d’officier, on dit en lui parlant: «Mon lieutenant.»--Et cependant il
n’est que le premier des sous-officiers.

Son surnom vous dira combien est dur son métier, on l’appelle le _chien
du régiment_.

Sa seule consolation est de penser qu’il ne tardera pas à passer
officier pour de bon.

--Et il ne sera pas trop tôt, s’écrie-t-l; c’est embêtant, à la fin, de
n’être ni chair ni poisson.

       *       *       *       *       *

Le maréchal des logis chef, dont le grade correspond à celui de
sergent-major dans l’infanterie, est la pierre angulaire de l’escadron.

Le _rapport_ est la grande affaire de sa matinée.

Ensuite on l’attend avec impatience à l’escadron pour connaître l’ordre
du jour.

Enfin, en moyenne, l’adjudant-major fait sonner au marchef au moins une
fois par heure.

Après son service actif vient sa comptabilité; c’est lui qui tient en
partie double les états de linge et chaussures et le grand livre des
punitions.

Il doit savoir pourquoi le hussard Bardouillet a été collé au bloc par
le brigadier Goblot, et pourquoi l’administration n’a livré que cent
quarante-neuf draps au lieu de cent cinquante.

Il est aidé dans sa besogne par deux fourriers, un brigadier et un
maréchal des logis. Ce sont les comptables, ou _gratte-papiers_, ou
_buveurs d’encre_.

Outre la responsabilité de tout le service, le marchef a en maniement
_les fonds de l’ordinaire_. Là véritablement est le souci et le danger.

Hélas! on a vu des chefs, plus étourdis que coupables, emprunter à leur
caisse... Au régiment comme dans le civil, ça s’appelle _manger la
grenouille_. C’est grave.

Du matin au soir, le marchef se plaint de ses fourriers qui, à
l’entendre, ne font absolument rien et lui laissent toute la besogne sur
le dos.

Les fourriers, de leur côté, affirment que leur marchegis, qu’ils
appellent le _double_, est un flâneur déterminé.

Tous les chefs mangent ensemble avec les adjudants, ils ont la main sur
les autres sous-officiers.

De tout temps le fourrier a été le _sous-off_ le plus _ficelé_ du
régiment. Il fait fine taille et fantaisie, porte des bottes fines et
des pantalons d’une largeur exagérée. Le maître tailleur, qui est bien
avec lui, confectionne à son intention des dolmans dont la poitrine est
rembourrée outre mesure, ce qui est à la fois élégance et importance.

--Il n’est pas surprenant, disent les autres maréchaux des logis, que le
fourrier soit si bien mis, il se fait un _fourbi_ incroyable.

Le comptable, en effet, a la réputation d’être pillard;--c’est celle de
tous les gens qui alignent des chiffres petits ou gros. Il gratte,
assure-t-on, sur les ressemelages et les réparations, et a la spécialité
de _faire sauter_ des rations de pain.

Le fourrier est le Lovelace du régiment. Le 13e s’enorgueillit, à
juste titre, de quatre _beaux_ fourriers.

Outre ses conquêtes extérieures, il fait une cour assidue à la
demoiselle du café des sous-officiers, dite _la grande cafetière_. Cette
plaisanterie est de tradition.

Chaque soir il cause avec elle une demi-heure au moins en faisant
marquer ses consommations, et dans la journée, pendant que les autres
sont occupés au pansage, il trouve encore le moyen de venir faire avec
elle un petit bout de causette.

Les bouquets de violettes et les poulets brûlants rentrent dans ses
attributions; encore ne s’en tient-il pas toujours à la vile prose. Il
versifie et compose des romances auxquelles le chef de musique daigne
adapter des airs.

C’est à un brigadier-fourrier que le régiment doit la fameuse chanson du
13e, chantée un soir de gala, à la table même du colonel.

    Le sabre au flanc, traînant la sabretache,
    Leste et fringant, le regard séducteur,
    C’est le Hussard. Aux crocs de sa moustache
    De la beauté toujours s’est pris le cœur.
    Sonne l’appel, pour l’amour, pour la gloire,
    Il ne connaît ni périls, ni hasards.
    Faut-il se battre, aimer, ou faut-il boire,
    A nous l’pompon, au treizième hussards!

    De l’enfoncer, c’est en vain qu’on espère.
    Il rit au nez du grand Carabinier,
    Soldat géant, qui gêne le tonnerre,
    En le brossant des crins de son cimier.
    Quand à cheval son soleil étincelle
    Sur sa poitrine, il a l’air du dieu Mars,
    Mais on ne peut toujours rester en selle,
    A nous l’pompon, au treizième hussards!

    O Cuirassier, de ta lourde cuirasse,
    O Cuirassier, l’acier te sied assez;
    Vieux dur à cuire, en cette carapace,
    Tu sais rentrer comme les crustacés.
    Toi qui d’Eylau décidas la bataille,
    Tu peux de tous exiger des égards,
    Mais pour valeur plus grande que la taille,
    A nous l’pompon, au treizième hussards!

    Au fier Dragon accordons cet éloge,
    C’est qu’il se gonfle et se pose en rival;
    C’est qu’il combat comme à l’auberge on loge,
    Tantôt à pied et tantôt à cheval.
    Mais aux Dragons si la vertu s’engage,
    Elle nous rend bientôt les étendards:
    Faut-il dompter une vertu sauvage?
    A nous l’pompon, au treizième hussards!

    Depuis cinq ans une grotesque danse
    Reçut le nom de hardis cavaliers;
    Seuls jusqu’alors les ennemis de France
    Avaient connu la danse des Lanciers.
    En tapinois, à l’abri du quadrille,
    Leur schapska s’est glissé de toutes parts,
    Mais aux lanciers pour que le sexe brille,
    A nous l’pompon, au treizième hussards!

    Leste Chasseur, à notre seule absence,
    Tu dois souvent tes triomphes d’un jour;
    Un Hussard vient, et sa seule présence
    Pour lui décide et la guerre et l’amour.
    Et cependant nous, chers à la victoire,
    D’un fol orgueil nous craignons les écarts.
    Donc venez tous,... c’est moi qui paye à boire
    A la santé du treizième hussards!

La grande prétention du fourrier est d’avoir été un _civil un peu chic_.
Aussi il affecte des goûts peu militaires. Il n’est que comptable à ce
qu’il prétend, et est fier de sa _main_ superbe.

Quatre fois par an, le marchef et ses fourriers ont une besogne
extraordinaire, c’est lorsqu’il s’agit de régler la _feuille de
décompte_ trimestrielle.

Comme de raison, ils attendent toujours au dernier moment, et c’est dans
la nuit qui précède le décompte que se fait ce difficile travail.

Cette nuit-là, le brigadier _d’ordinaire_ doit à son chef un paquet de
bougies, le café, et une bouteille de rhum.

Outre ses fourriers, le marchef s’adjoint ordinairement un
surnuméraire--un _scribe_. C’est quelque _fils de famille_, engagé
volontaire, hussard intelligent mais paresseux, qui obtient ce poste
envié. Pour s’exempter de service, il est tout heureux et tout aise de
faire les courses et de bourrer les pipes des comptables.

Si le marchef a un capitaine criard, son poste n’est pas tenable. Alors
il scie le dos à ses fourriers, et est au plus mal avec tous les
sous-officiers de son escadron.

       *       *       *       *       *

Les maréchaux des logis, qui sont les sergents de la cavalerie, se
partagent en deux camps:

Les _saumuriens_, qui ont gagné leurs galons en deux ans à l’école de
Saumur;

Les _régimentaires_, qui n’ont jamais quitté le 13e.

Les premiers sont _ferrés à glace_ sur la théorie, les seconds ont la
prétention d’être infiniment plus troupiers.

Cette très-petite rivalité n’altère en rien la bonne intelligence.

Le sous-officier du 13e hussards a deux grands défauts: il se coiffe
trop sur l’oreille et n’est pas assez ennemi de _la pose_ et de
_l’épat_.

Il a aussi la fâcheuse habitude de porter des pantalons démesurément
larges et de serrer de quatre ou cinq crans de trop son ceinturon, ce
qui fait faire à son dolman des plis affreux dans le dos.--Mais ainsi le
veut dame fantaisie.

La passion du maréchal des logis pour l’absinthe est un bien autre mal.
Le colonel a déjà essayé de proscrire des cantines cette Locuste verte,
mais une persévérance patiente, infatigable, plus forte que sa volonté,
l’y a toujours ramenée.

--Que je sais bien, dit le brigadier Goblot, que l’absinthe elle n’est
autre qu’une _décoction de gros sous_, mais tant pis, une fois qu’on a
mis le nez dans ce diable de vert-de-gris, on voudrait y fourrer la
tête.

Le maréchal des logis aime encore le vin blanc le matin, la goutte en
montant à cheval, le café en sortant de table, la bière dans
l’après-midi, le vin chaud et le punch le soir.

Ainsi pris entre le quartier et le café, entre la partie de bésigue et
le rendez-vous d’amour, il n’a pas une minute à lui. Sa vie se passe à
résoudre ce problème difficile, de mener de front le service et les
plaisirs.

Le sous-officier oublieux y perd la tête; mais celui-là ne marche jamais
sans son calepin qui lui tient lieu de mémoire. Pêle-mêle il y inscrit
toutes _ses affaires_, son existence y est notée heure par heure, un
feuillet serait sa biographie...

Donc arrachons-en un au hasard:

SAMEDI.--_30 mars._--Descendu la garde...

DIMANCHE.--_31 mars._--Pris la semaine--touché le prêt--été voir
Angélina, découché--pas vu, pas pris.

LUNDI.--_1er avril._--Fait avancer la soupe--rien de nouveau à la
botte--_elle_ n’était pas chez elle.

MARDI.--_2 avril._--_Elle_ était chez son amie--deux jours de bloc à
Mercaillou--gagné dix _consum_ à Gentil.

MERCREDI.--_3 avril_.--Fait faire les crins aux chevaux--emprunté cinq
francs et un gigot au brigadier d’ordinaire--perdu l’absinthe--soupé
avec Angélina--rentré en retard.

JEUDI.--_4 avril_.--Attrapé huit jours--Gentil a vu un fantassin entrer
chez elle--rien de nouveau--promenade à cinq heures.

VENDREDI.--_5 avril_.--Trouvé chez _elle_ un képi de voltigeur--je m’en
doutais--été voir son amie--rentré en retard.

SAMEDI.--_6 avril_.--Touché le prêt--à midi revue de détail--rencontré
chez elle un sergent, j’en étais sûr--accepté une partie de billard--je
lui gagne le _gloria_.

DIMANCHE.--_7 avril_.--Rien de nouveau--descendu la
semaine--bloqué--consulté le docteur.

LUNDI.--_8 avril_.--Entré à l’hôpital...

Le vieux _sous-of_ grognard et brisqué n’existe plus au 13e; le
dernier fut celui qui, s’arrêtant un jour devant la salle de police,
épelait l’inscription placée au-dessus de la porte:

--S, a, l, sal, disait-il, l, e, le, salle... On voit bien que ces
voleurs de peintres sont payés tant à la lettre qu’ils en collent en
plus; faudra que j’en parle à l’adjudant.

Ce vieux cocardier était le meilleur enfant du régiment, se laissant
punir plutôt que de bloquer un homme. Il faisait _tenir_ son calepin par
quelque engagé volontaire de son peloton.

Le maréchal des logis rageur est assez commun au 13e; on y trouve
aussi le _punisseur_: ce dernier arrive toujours de Saumur. Il fait du
zèle...

Presque tous les sous-officiers savent qu’ils peuvent passer officiers,
peu l’espèrent. C’est si long. Il ne faut pas moins, en moyenne, de dix
ans de grade et de bonne conduite.

Si maintenant on voulait se faire une idée exacte de la puissance de
l’épaulette, de l’influence presque incroyable du grade, il faudrait
voir un maréchal des logis le jour où il _passe_ sous-lieutenant.

A midi, c’est un sous-officier comme les autres, bon garçon, insouciant,
un peu casseur...

La nomination arrive.

A midi et une minute, c’est un autre homme. Il est officier, jamais il
n’a été autre chose; il est grave, presque sévère.

La baguette magique de l’ambition l’a touché; il calcule déjà à quel âge
il pourra bien être colonel.

Quant à ses anciens camarades, il ne les connaît plus. Un abîme les
sépare.

On en a vu, le lendemain de leur promotion, bloquer impitoyablement
l’ami qui la veille a partagé leur matelas à la salle de police.--C’est,
il est vrai, une exception.

       *       *       *       *       *

Le brigadier est un caporal à cheval: mêmes galons, mêmes prérogatives.

Il est le trait d’union entre la troupe et le corps des officiers, le
premier anneau de cette chaîne hiérarchique qui unit le simple soldat au
maréchal de France.

Mais tandis que le caporal commande simplement quatre hommes, le
brigadier commande quatre chevaux, ce qui explique ses airs de
supériorité.

Au 13e, on ne compte que par chevaux, le cavalier passe par-dessus le
marché.

Le brigadier, de sa nature, est bon enfant et pas fier avec les
hussards, très-disposé par tempérament à accepter une politesse de tout
un chacun--en dehors du service, s’entend.

Il n’y a d’insupportables que ceux qui ont la certitude de ne jamais
passer maréchaux des logis.

Cette triste conviction les porte souvent à commettre des abus de
pouvoir, moins par méchanceté que pour se prouver à eux-mêmes leur
puissance.

Ils ont la susceptibilité de la sensitive et ne transigent jamais avec
leur dignité. Ils sont intraitables à l’endroit du _salut_, l’exigent à
cinq pas, et voudraient qu’on en fît _un cas de conseil_.

Enfin, ils ne peuvent souffrir les engagés volontaires.

Revenons au commun des martyrs, c’est bien le nom des brigadiers.

S’ils deviennent farouches, c’est qu’ils sont de semaine.--Ce genre de
service produit le même effet à tous les grades.--En ce cas, pour
s’éviter une punition, ils sont capables de bloquer tout l’escadron.
Heureusement le brigadier ne _peut_ que deux jours de salle de police ou
quatre jours de consigne à la fois.

Il en est un pourtant, heureux entre tous, qui est envié, entouré,
flagorné... c’est le _brigadier d’ordinaire_.

Celui-là est chargé de la _tamponne_ de l’escadron, et fait _le prêt_
tous les cinq jours. Il va à la provision, et règle avec les
fournisseurs.

Il est au mieux avec le boucher, qui l’invite à dîner, et avec l’épicier
qui lui offre la goutte, et lui fait présent de boîtes de chocolat pour
sa particulière.

Outre le _sou pour franc_ qui lui revient presque de droit, il fait,
dit-on _danser l’anse du panier_ de l’escadron. Ah! si le capitaine le
savait!

Les maréchaux des logis lui font deux doigts de cour, sachant bien qu’au
besoin il ne leur refusera pas une légère avance sur le prêt, et le chef
a parfois de longues conférences avec lui.

Les brigadiers du 13e doivent, en partie, leur célébrité au _rapport_
que l’un d’eux fit un jour à l’adjudant-major.

--Qu’y a-t-il aujourd’hui? avait demandé cet officier.

--Rien de nouveau à la botte, mon capitaine.

--Très-bien, allez.

--Capitaine, excusez-moi, c’est que...

--Quoi encore?

--C’est que... il y a que le hussard Castagnol a eu la jambe cassée d’un
coup de pied, et qu’il y a un cheval qui s’est tué, et qu’il y a que le
maréchal des logis de semaine a eu une attaque de choléra, et que le
vétérinaire a fait conduire à l’infirmerie un cheval qui avait le
farcin, et que le feu il a failli prendre à l’écurie.

--Et vous dites, brigadier, qu’il n’y a rien?

--Non, mon capitaine. Sauf ça... rien de nouveau à la botte.



LVI


--Fut-il jamais, disait Gédéon, existence plus triste et plus monotone
que la nôtre! chaque jour se succède exactement copié sur celui de la
veille; qui a vécu une journée sait d’avance quelle sera toute sa vie.
On se ferait tuer, ma parole d’honneur, rien que pour se changer un peu.

Le jeune hussard parlait ainsi devant un sous-officier saumurien, garçon
d’avenir, qui s’était engagé avec la ferme volonté d’arriver.

--Oui, continuait Gédéon, on parlait autrefois des moines inutiles, mais
que sommes-nous, en temps de paix, nous autres soldats, sinon des moines
armés? On a démoli les couvents, mais sur les ruines on a bâti des
casernes; discipline pour discipline, je redemande les communautés: au
moins on s’y engraissait.

--Eh bien, dit en riant le maréchal des logis, faites comme nous,
souhaitez la guerre. Là, au moins, il y a de la variété. On ne moisit
pas dans son grade à attendre son rang d’ancienneté. J’aime mieux le
tour du boulet que le tour de faveur.

--Horreur! s’écria Gédéon; souhaiter la mort de mon prochain!

--Ah! par exemple, reprit le sous-officier, personne n’eut jamais cette
idée.

--Le croyez-vous vraiment, maréchal des logis, le croyez-vous? Alors,
prenez-vous-en à notre métier, qui, fatalement, nous conduit à cette
pensée. Lorsque la campagne s’ouvre, et que je vois partir, bras dessus,
bras dessous, un capitaine et un lieutenant, je ne puis m’empêcher de
frémir, parce que, malgré lui, le lieutenant en arrive à se dire: Eh!
eh!... s’il était tué, le capitaine, n’aurais-je pas ses épaulettes!...

--Taisez-vous, interrompit le sous-officier indigné, vous ne serez
jamais un soldat. Il n’y eut, voyez-vous, pour les hommes de cœur de
l’armée, qu’une époque bénie, le premier Empire. O Napoléon! de ton
temps un homme comme moi était tué ou commandait en chef à trente-six
ans.

--Cependant, maréchal des logis, raisonnons un peu.

--Pas de réplique, entendez-vous, dit sévèrement le sous-officier.

--Soit, conclut Gédéon, mais une chose me console: il n’est pas un
officier qui ne s’ennuie au moins autant que moi.

Et de fait, pour troubler la monotone harmonie de l’existence de
garnison, il faut un événement comme il ne s’en présente pas un tous les
cinq ans.

Les changements de garnison et le camp sont des bonheurs passionnément
désirés, surtout par les plus jeunes, qui en parlent longtemps à
l’avance.

Dans l’année, il n’est guère que quatre ou cinq jours où l’on s’écarte
un peu de la symétrie ordinaire; Dieu sait la joie, alors!

C’est d’abord à l’inspection générale, qui a lieu vers la fin de l’été.

En cette grande occasion, le 13e hussards organise toujours un
carrousel qui, sans avoir la pompe et l’éclat des fêtes d’armes de
l’école de Saumur, émerveille et transporte les bourgeois, et surtout
les bourgeoises. Les estrades préparées sont toujours trop étroites pour
la foule; les femmes combinent leurs toilettes de longue main.

Avec le carnaval arrive chaque année la _cavalcade de charité_.

Heureux pauvres! c’est pour eux, pourtant, que tous les sous-officiers
se mettent en quête de travestissements, que le théâtre ouvre ses
magasins, que les officiers riches font venir des costumes de Paris.

Venez au carnaval prochain, et vous verrez.

Le brigadier-fourrier, déguisé en femme, l’ours traditionnel, le sauvage
dévorant de la chair crue avec voracité, et l’éternel fantassin à
cheval, sac au dos, éperons aux coudes, toujours près de tomber, et
tombant quelquefois, vu les bouteilles vidées.

En tête, vous verrez la _musique_ travestie en Arabes, avec ses draps en
turban.

Mais la plus grande de toutes les fêtes est le passage, dans la ville,
d’un régiment de cavalerie.

Il y a réception. La ville est en émoi.

Officiers, sous-officiers et brigadiers du régiment en garnison traitent
leurs collègues de passage.

Les broches tournent, les caves se vident.

On dîne jusqu’aux yeux, on chante, et au dessert on porte des toasts.

Le lendemain, seulement, on réfléchit.

Le régiment de passage est passé. Ceux qui restent font leurs comptes.

Les brigadiers s’aperçoivent qu’ils ont engagé leur prêt pour six
semaines, les sous-officiers pour un mois.

Les officiers ont fait une rude brèche à leurs appointements.

Mais pouvait-on faire moins pour des collègues, pour des camarades? Ne
revaudront-ils pas tout cela largement à la prochaine occasion?

Donc, qu’on serre le ceinturon d’un cran, et qu’on se brosse le ventre.

Quand on s’est amusé, on doit savoir tirer la langue sans murmure.

Ajoutons que jamais les propriétaires d’hôtels et de cafés d’une ville
ne se sont plaints des réceptions.



LVII


Définitivement, Gédéon était devenu le plus vilain soldat du régiment.

Et cependant il avait obtenu, pour se dérober aux rigueurs du service,
tous les emplois qui, au 13e, sont l’apanage presque exclusif des
engagés volontaires.

Successivement il avait été _scribe_ chez le chef, employé chez le
trésorier, moniteur à l’école.

De partout sa mauvaise conduite l’avait fait renvoyer.

A l’infirmerie et à la salle de police, il s’était lié avec toutes les
_fortes têtes_ du régiment, et lui-même, désormais, était cité comme une
_pratique_, véritable _gibier de biribi_.

Il découchait et _tirait des bordées_.

Découcher est une grave infraction à la discipline, punie d’autant plus
sévèrement au 13e, que les obstacles matériels qui s’opposent à la
sortie des hussards, une fois la porte fermée, ne sont pas
insurmontables.

Le quartier de Saint-Urbain, en effet, est clos d’un côté par la
Serpole, peu large en cet endroit, de l’autre par un mur médiocrement
élevé.

Donc, s’en aller n’est pas le diable.

On passe l’eau à la nage, ou à l’aide d’une corde attachée aux branches
d’un arbre du bord opposé, ou encore sur un radeau improvisé formé de
deux de ces barres qui servent à séparer les chevaux à l’écurie.

Sauter le mur est un jeu d’enfant.

L’adjudant-major l’avait si bien compris, que, pour diminuer la
tentation, il avait placé des _factionnaires de nuit_ autour de la
muraille provocatrice.

Mauvaise idée. Les factionnaires ne servaient qu’à faire la courte
échelle à ceux qui voulaient fuir.

Mais, s’esquiver n’est rien. La seule chose vraiment à craindre est le
_contre-appel_.

Presque chaque nuit l’adjudant-major de semaine fait passer ou passe
lui-même dans les chambres accompagné du maréchal des logis chef.

Un lit est-il vide, on prend le nom du propriétaire, et s’il n’est pas
de service, ou de garde, ou _permissionnaire_, il est _porté manquant_,
et le lendemain quinze jours de salle de police l’attendent à sa
rentrée.

C’est donc à parer à ce maudit contre-appel que s’évertuent les hussards
_découcheurs_.

Autrefois on mettait une poupée faite d’une couverture et coiffée d’un
bonnet de coton dans son lit, et tout était dit. Mais les
adjudants-majors d’autrefois étaient _myopes_, sans doute, ceux
d’aujourd’hui ne le sont pas.

De là mille ruses toujours déjouées.

Gédéon, pour son compte, inventa un assez joli moyen.

Il démontait son lit, en cachait les fers et les planches, donnait sa
paillasse à l’un, son matelas à l’autre, puis rapprochait les lits de
ses voisins de façon à diminuer le vide.

Vingt fois ainsi on passa sans s’apercevoir de son absence, et s’il fut
découvert, c’est qu’une nuit, l’adjudant le reconnut dans un café de la
ville. Un contre-appel _nominal_ fut ordonné et la mèche éventée.

_Tirer une bordée_ est infiniment plus simple, mais bien autrement
grave. On appelle ainsi une absence illégale de plusieurs jours.

Deux ou trois équipées de ce genre, punies du cachot et de la prison,
mènent inévitablement leur homme devant le conseil de discipline.

Le plus clair de tout cela est que Gédéon avait élu domicile à la prison
ou à la salle de police.



LVIII


Fatalement le jeune engagé volontaire allait mal tourner. Les jours de
prison s’entassaient sur son folio de punition, et le colonel
n’attendait qu’une occasion pour se débarrasser de lui.

M. Flambert eut-il vent de ce qui se passait, fut-il prévenu par quelque
officier charitable du sort qui était réservé à son héritier?

Toujours est-il qu’un beau matin, et comme il y avait presque renoncé,
Gédéon reçut de son père la somme nécessaire à son remplacement.

Pâle d’émotion et de joie, il alla demander l’autorisation nécessaire.

Le colonel ne fit pas la moindre difficulté.

--J’aime autant, lui dit-il, ce moyen de me défaire avantageusement d’un
triste soldat. Que ne pouvez-vous faire aussi remplacer tous vos bons
amis!

Gédéon en eut vite fini avec les formalités. Il compta dix-neuf cents
francs chez le trésorier, et un vieux hussard s’engagea à faire pour lui
les six ans qu’il devait encore à la patrie.

Et il fut libre!!!.....

       *       *       *       *       *

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       *       *       *       *       *

L’ex-hussard habite aujourd’hui Mortagne, il y a acheté une étude, et
passe pour un des forts avoués de l’arrondissement.

Il a reconquis l’estime publique en général, et en particulier celle de
M. Narrault, le juge de paix, homme sévère mais juste. Peut-être le
doit-il à la pratique de certaine vertu assez nécessaire dans bien des
petites villes, l’hypocrisie.

Depuis qu’il n’est plus soldat, Gédéon est d’un chauvinisme exalté; il
ne parle de son ancien régiment que les larmes aux yeux, et il ne passe
pas un troupier par Mortagne sans qu’il veuille lui payer la goutte.

J’ai dîné quatre fois chez lui. A chaque fois, le dessert venu, il a
trouvé moyen de relever ses manches pour nous montrer la cicatrice de
_sa_ blessure. Il a acheté un cheval, et passe pour un écuyer consommé.

Il donnerait, j’en suis sûr, son plus gras procès pour avoir à raconter
une campagne, et son meilleur client pour une petite balafre...

Après ça, le 13e hussards n’a peut-être jamais existé que dans son
imagination!...


FIN DU 13e HUSSARDS.



PROFILS MILITAIRES



LA CANTINIERE


Elle peut être jeune ou vieille, gentille à croquer ou laide à faire
peur, l’extérieur n’y fait rien; elle est partout et toujours la même.
Si elle a beaucoup de mauvais, elle a aussi beaucoup de bon; on est
femme, quoique--ou parce que--cantinière. Ce qu’il y a de sûr, c’est
qu’elle a toujours le cœur excellent, qu’elle aime le soldat et est
toujours prête à lui rendre service.

Il est inutile de montrer la cantinière dans sa gloire c’est-à-dire à la
tête de _son_ régiment les jours de revue, en grand uniforme, chapeau
ciré sur l’oreille et baril au dos. Tout le monde connaît sa tunique et
son tablier coquet, et ses pantalons à bandes rouges, et ses bottes de
fantaisie:

      De la voir c’est merveille,
        Quand le tambour bat,
      Le chapeau sur l’oreille
    Emboîter le pas du soldat;
    Ran tan plan, c’est la cantinière,
        Un joli soldat!
    Ran tan plan, qui va la première
        Quand le tambour bat.

Mais le tambour ne bat pas toujours, heureusement! la gloire et le bruit
ne suffisent point à remplir l’estomac. Aussi, rentrée à la caserne, la
cantinière dépouille-t-elle sa _grande tenue_; elle prend son costume de
_pékin_, c’est-à-dire son jupon et sa robe, et s’occupe activement des
mille détails de sa _cantine_.

La cantine n’est pas ce que le _pékin_ pense: c’est tout à la fois un
restaurant, un débit de liqueurs, un café, une brasserie et une pension.
C’est là que le soldat et parfois l’officier viennent boire la goutte
matinale; l’engagé volontaire y mange une partie de l’argent que lui
envoie sa famille; l’homme de bon appétit y trouve à bon marché un
supplément à l’_ordinaire_; les flâneurs s’y attablent pour faire leur
partie; le troupier _casernier_ peut sans sortir y savourer sa
demi-tasse; enfin, c’est à la cantine que les sous-officiers prennent
pension. Ils donnent quarante-cinq centimes par jour et fournissent leur
pain; ils ont droit, en échange, à deux repas par jour, composés de deux
plats et d’un dessert chacun, plus la soupe le soir.

Ce n’est pas cher, on le voit. Aussi les cantinières s’enrichissent
moins vite que les restaurateurs des boulevards.

La modicité du prix n’empêche pas de manger de fort bonnes choses; il
est des cantinières qui sont des cordons bleus émérites, dignes
d’exécuter un plat médité par le docteur Véron.

La cantinière est le plus souvent mariée à un caporal tambour dans
l’infanterie, à un brigadier trompette dans la cavalerie; son époux est
parfois maître d’armes, voire même simple soldat, mais la position ou le
grade n’y font absolument rien; dans la cantine, le mari ne règne point,
c’est à peine s’il y paraît, dans les grandes circonstances, lorsqu’il y
a foule ou que besoin est de mettre le holà, ce qui est rare.

Le _cantinier_, son service fini, fume beaucoup de pipes sur la porte en
buvant des petits verres, ou de la bière s’il est Allemand; presque tous
les cantiniers sont Alsaciens. Les enfants de la cantinière sont mis à
l’école régimentaire; quelques-uns deviennent officiers, le plus grand
nombre font d’excellents trompettes.

La cantinière trône donc en souveraine dans sa cantine, ce qui ne
l’empêche pas de servir. Elle est aidée d’ordinaire par une bonne et par
un soldat de bonne volonté, qui devient _son_ soldat, son bras droit,
moyennant une petite rente. Si une querelle s’élève, elle le charge de
l’apaiser, et met elle-même les turbulents à la porte.

Elle n’aime point à faire crédit, mais elle a si bon cœur qu’elle ne
«peut pas voir souffrir un homme,» et il lui est impossible de refuser
une goutte à un soldat qui a bien soif. Elle maudit sa bonté, mais elle
ne sait pas résister à une prière; disons bien vite qu’elle est presque
toujours payée, et que son humanité ne fait pas trop de tort à sa
caisse.

Quelle femme ne ferait comme elle? Refusez donc de répondre à une
demande dans le genre de celle-ci:

      «Ma bonne madame Bajot,

     «Je suis au clou pour quatre jours; je n’ai pas le sou et pas une
     miette de tabac pour bourrer ma pipe. Je vous en prie, faites-moi
     passer six sous de tabac et un quart d’eau-de-vie, car j’ai bien
     soif, par mon camarade, dans une petite bouteille, à cause du
     brigadier; vous me sauverez la vie, et je vous payerai au prochain
     prêt; qu’il soit bien sec et de la meilleure.

     «Soyez sûre de ma reconnaissance éternelle,

«BRULARD,
«Du 3e escadron, 1er peloton.»

L’excellente femme frémit en songeant aux privations du prisonnier; elle
envoie le tabac et l’eau-de-vie.

Puis, qu’un troupier soit malade, blessé, pas assez néanmoins pour aller
à l’hospice militaire, elle le soigne, le panse, et de sa main qui verse
le _schnick_, elle prépare de la tisane qu’elle ne fera jamais payer.

La cantinière est-elle laide, personne n’y trouve à redire; c’est son
droit, on ne s’en aperçoit pas, et ce cas n’est signalé que dans une
chanson du premier Empire, que quelques régiments chantent encore; en
voici un couplet:

    Quand nous irons à la guerre,
    Nous la mettrons en avant.
    Les ennemis, en voyant,
    En voyant la cantinière
        En avant,
    Prendront la fuite en tremblant,
    En voyant notre cantinière
        En avant.

Si la cantinière est jolie, c’est une autre histoire: elle fait des
ravages dans le régiment, et tous les jeunes conscrits tombent
subitement épris de ses charmes vainqueurs. Les plus audacieux se
déclarent, les autres _riment_ à la sourdine des épîtres brûlantes sur
un air connu.

Une entre trois ou quatre cents:

    J’aime la cantine et la cantinière,
    Moi j’y resterais du matin au soir
    A la regarder, à vider mon verre...
    Son vin est mauvais, mais son œil est noir.
    Ah! si du sergent j’avais la sardine!
    Si son vieil époux avait fait le saut!
    Nom de bleu! bien vrai, je prendrais d’assaut
       La cantinière et la cantine.

    J’aime la cantine et la cantinière,
    L’odeur du fricot s’y sent dès le seuil,
    Je lui fais de l’œil; elle, à sa manière,
    Quand j’ai pas le sou, me rend œil pour œil.
    Ah! si c’était pas de la discipline!
    Que son époux est caporal tambour...
    Morbleu! je voudrais tenir à mon tour
       La cantinière et la cantine.

AXIOME D’UN VIEUX TROUPIER: La bonté du vin est en raison inverse de la
beauté de la cantinière.

La cantinière a pour suivre les troupes une petite charrette, attelée
d’un ou deux chevaux; c’est dans cet équipage que, lors des
manœuvres, elle se rend sur le terrain. Pendant le _repos_, elle
débite aux officiers et aux soldats son tabac et ses liqueurs.

En campagne, elle se dévoue pour son régiment; plus d’une fois, au fort
de la bataille, on l’a vue aller de rang en rang porter la goutte aux
soldats, et braver la mitraille pour aller donner un peu d’eau aux
blessés. Elle ne compte pas, ces jours-là, elle ne vend pas, elle donne.

Plusieurs cantinières ont été décorées, et les exploits de l’une d’elles
ont fait le tour de l’Europe. On en a fait un drame qui résume toutes
les qualités de _la mère du soldat_, sous ce titre: _la Vivandière de la
Grande Armée._



LE PERRUQUIER DE L’ESCADRON


C’est sur la joue de ses frères d’armes, presque toujours, qu’il a fait
son apprentissage: rude apprentissage pour les joues! Dieu vous garde de
tomber jamais sous son pinceau et d’éprouver la légèreté de sa main! Il
était autrefois, avant d’entrer au service, charpentier, mécanicien ou
tailleur de pierre; sa tenue et sa bonne conduite lui ont valu le poste
important de barbier, et depuis, avec plus de conscience que de bonheur,
il manie tour à tour les ciseaux et le rasoir.

Ce poste de barbier est un des plus enviés du régiment, et celui qui
l’occupe n’en est pas médiocrement fier. Tout d’abord, il a droit,
chaque mois, à une rétribution provenant d’une légère retenue faite à
chaque soldat; il jouit ensuite de la permission permanente de dix
heures; enfin, il est exempt de toutes les corvées et d’un grand nombre
d’exercices. Et cependant cet emploi n’est pas une sinécure.

Le barbier est responsable des têtes de toute sa compagnie: les barbes
sont-elles trop longues, les cheveux dépassent-ils l’ordonnance, c’est à
lui que l’on s’en prend; le règlement est là, il doit l’exécuter à la
lettre, passer l’inspection et tondre ses frères d’armes le plus ras
possible, malgré eux souvent.

Il est des troupiers, en effet, qui tiennent à leur chevelure, cet
ornement naturel de l’homme. Le militaire galant aimerait assez à porter
les cheveux longs, peut-être pour qu’une main amie pût en lutiner les
boucles; mais le règlement est impitoyable.

«--Du moment ousque les cheveux ils sont saisissables avec la main, dit
le brigadier, c’est qu’ils ont itérativement besoin d’être coupés.»

Il n’est sorte de moyen employé par le troupier coquet pour conserver
ses cheveux; il les mouille chaque jour ou les colle le long des tempes
à force de cosmétique, puis il les relève sous son képi avec un soin
extrême.

Peines perdues! les officiers sont au fait de ces ficelles, ils
relèvent le képi, ébouriffent les cheveux, et alors le délinquant et le
barbier responsable sont à peu près certains de deux ou même de quatre
jours de consigne.

Les vieux renards, les finauds, ne s’arrêtent pas à ces moyens
vulgaires; ils feignent des maux d’yeux ou d’oreilles et obtiennent du
chirurgien-major l’autorisation de porter les cheveux longs.

Les jours de grande revue sont pour le barbier des jours terribles. En
moins de deux heures, il doit _tomber_ cent cinquante ou deux cents
barbes, sans compter les coupes de cheveux.

C’est alors qu’il faut le voir, les manches retroussées jusqu’au coude,
armé de son terrible rasoir, qu’il n’a même pas le temps d’affiler; les
soldats, il faudrait dire les patients, se savonnent eux-mêmes d’avance,
et les uns après les autres viennent prendre place sur le banc du
supplice. En un tour de main la chose est faite, les barbes les plus
dures ne résistent pas, les poils qui ne veulent pas se laisser couper
sont arrachés; la joue saigne bien un peu, mais c’est la moindre des
choses: qu’est-ce qu’une écorchure, d’ailleurs, pour le soldat français?
Le barbier est, au reste, un homme consciencieux, et s’il lui arrive
parfois de couper une oreille, il a grand soin d’en rendre le morceau
au légitime propriétaire.

Les troupiers redoutent le rasoir, mais ils se moquent volontiers du
barbier; ils l’appellent le boucher ou l’écorcheur, tout bas, car s’il
les entendait, il tient la vengeance entre ses mains.

Dans tous les régiments qui ont fait campagne en Afrique, le barbier a
pour plat à barbe une carapace de tortue.

Il court dans l’armée une foule de légendes dont les barbiers sont les
héros; c’est d’abord l’histoire du barbier Plumepate, qui appartenait à
un régiment de cavalerie.

Ce barbier, fort habile d’ailleurs, avait un caractère des plus
vindicatifs. Puni un jour très-sévèrement par son capitaine, il jura de
se venger, et annonça tout haut qu’il tuerait celui qui l’avait puni.

Les menaces du barbier arrivèrent aux oreilles du capitaine: il demanda
aussitôt Plumepate.

--Tu as juré, lui dit-il, que tu me tuerais: c’est de la forfanterie de
ta part, tu n’oserais jamais; tiens, je vais te faire la partie belle,
prépare tes instruments, et rase-moi.

Le terrible Plumepate fut complètement déconcerté; il se mit à
l’œuvre, mais il n’osa exécuter ses menaces. Jamais, au contraire, il
n’avait fait une barbe aussi nette.

Une autre fois, on était en campagne; le barbier d’un régiment de ligne
fut appelé pour raser le général en chef. Je laisse à penser si la main
du pauvre diable tremblait! elle tremblait tant et si bien, que le
général, l’opération terminée, avait la figure en sang. L’infortuné
barbier, épouvanté de ce qu’il venait de faire, tremblait de tous ses
membres et s’excusait de son mieux.

--Tiens, lui dit le général, voici un louis! Si ta main n’avait pas
tremblé en rasant ton général, tu ne serais pas un vrai troupier.

En campagne, le barbier redevient soldat comme les autres; les
troupiers, noircis par la poudre, négligent fort leur barbe et leurs
cheveux:

«--Lorsqu’on trouve de l’eau en Afrique, on la boit, et on ne s’amuse
pas à y faire dissoudre du savon.»

Il advient cependant quelquefois que le barbier d’un régiment est un
barbier véritable, qui connaît son état et qui l’exerça avec honneur
avant d’être soldat. Alors l’escadron est dans la jubilation, les
troupiers se font raser avec bonheur par cet homme rare, qui ne fait
jamais d’entailles; dont le rasoir, toujours affilé, se sent à peine.
Les plus coquets, moyennant une légère rétribution, se font coiffer et
pommader par lui.

Les sous-officiers, non-seulement de l’escadron, mais de tout le
régiment, lui donnent leur pratique; il devient leur favori, leur homme
indispensable, ils ont pour lui des attentions, presque des prévenances,
et vont jusqu’à lui permettre un certain degré de familiarité.

Louis XI, de son barbier, avait bien fait son premier ministre.



LE VAGUEMESTRE


Il est pressé, très-pressé, excessivement pressé; c’est sa spécialité.
Ne cherchez pas à lui parler, il ne peut vous répondre; n’essayez pas de
l’arrêter, il vous flanquerait à la salle de police, tout net. Il ne
marche pas, il court; il n’a pas un moment à lui, pas une heure, pas une
minute, pas une seconde.

Ce matin, l’affreux réveil n’avait pas encore chassé les soldats de leur
étroite couchette, qu’il était déjà debout, lui, rasé, botté, prêt à
partir. Il est pressé.

Si cependant vous trouvez le moyen d’interroger le vaguemestre, voici à
peu près ce qu’il vous répondra:

--Quelle vie! quel métier! Tenez, monsieur, il n’est pas encore neuf
heures du matin, et j’ai déjà fait trente courses; à peine ai-je eu le
temps d’avaler la goutte à la hâte, encore j’ai failli m’étrangler. Qui
sait si j’aurai le temps d’absorber mon absinthe? Déjeunerai-je, même?
c’est une question. Tel que vous me voyez, j’arrive toujours à la
pension régulièrement une heure après les autres, tout est mangé, il ne
reste plus rien; s’il reste quelque chose, c’est que les autres n’en ont
point voulu, c’est par conséquent déplorable. On me fait alors un œuf
sur le plat (_Avec un rire amer_) un œuf! un homme qui a couru toute
la matinée! Je suis vaguemestre, monsieur, ne le soyez jamais; existence
insoutenable! métier de chien! Demain, bien sûr, je donne ma démission
et je reprends mon service à l’escadron, comme les autres... Mais
qu’ai-je fait! Voilà dix minutes que je perds à bavarder, sauvez-vous,
soyez maudit! J’aurais eu le temps d’absorber mon absinthe.

Tout n’est pas rose, il faut bien l’avouer, dans le métier de
vaguemestre!

Le vaguemestre est le Mercure de cet Olympe que l’on appelle
l’état-major d’un régiment; comme ce dieu, il doit avoir des ailes aux
talons de ses bottes. De plus, il est le directeur de la poste du
régiment; toutes les lettres qui partent ou qui arrivent lui sont
remises; il doit savoir les heures de départ et d’arrivée des
courriers, porter les lettres, aller les chercher; les soldats
reçoivent-ils de l’argent sur la poste, ils ne peuvent le toucher
eux-mêmes; ils portent leur mandat au vaguemestre, qui reçoit l’argent
pour eux et le leur remet ensuite, contre un reçu signé sur son _livre
de poste_. Aussi, je vous le garantis, la journée du vaguemestre est
bien employée. Et, encore, s’il ne fallait que de l’agilité, mais c’est
qu’il faut penser à tout; le moindre oubli, le moindre retard peuvent
avoir des conséquences graves; oubli et retard sont sévèrement punis.

Dès le matin, le vaguemestre court à la poste, et de là chez le colonel
pour prendre l’ordre; il revient alors bien vite à la caserne avec le
courrier.

Il trie à la hâte les lettres, les réunit par escadron, et les remet aux
maréchaux des logis chefs, qui les donnent aux brigadiers de semaine,
qui les distribuent aux soldats auxquels elles sont adressées.

Mais l’heure du rapport est arrivée, le vaguemestre court au rapport.
Aussitôt il repart: il doit communiquer le rapport aux officiers
supérieurs. Le lieutenant-colonel attend, le gros-major attend, les
chefs d’escadrons attendent; le vaguemestre précipite sa course. Il doit
en revenant passer chez le payeur et voir un capitaine qui l’a fait
demander; il a, de plus, une lettre à remettre, de la part du colonel, à
un lieutenant qui demeure à l’extrémité de la ville, quel guignon! Il y
court, il ne le trouve pas; la lettre est pressée: le lieutenant doit
être au café--les lieutenants sont souvent au café--à moins qu’ils ne
soient à déjeuner; le vaguemestre visite le café, personne; enfin, il
trouve son lieutenant à la pension, il remet la lettre...

Ouf! il va donc déjeuner. Il se hâte de toute la vitesse de ses jambes
fatiguées; l’appétit lui donne des ailes, il rentre à la caserne;
malheur! l’adjudant-major qui sort de table, l’arrête au passage, il a
quelques observations à lui faire:--les adjudants-majors ont toujours
des observations à faire...

Enfin il déjeune à son tour, il devra ensuite... Mais à quoi bon
détailler la journée?

Le vaguemestre est doué d’une prodigieuse mémoire; chaque semaine,
lorsqu’il distribue l’argent reçu par les soldats, il doit se souvenir
de l’_état de la masse_ de chacun; il doit savoir si ceux qui ont à
toucher sont, ou punis, ou _portés malades_; chaque semaine, les
maréchaux des logis chefs doivent lui fournir un état qui l’informe de
toutes ces choses; mais consulter l’état serait trop long, le
vaguemestre préfère se souvenir.

Le dimanche matin, donc, le clairon _sonne au vaguemestre_, c’est-à-dire
exécute une fanfare qui signifie ceci:

«Que tous ceux qui ont reçu des mandats sur la poste aillent trouver le
vaguemestre, ils vont en toucher le montant.»

Cette sonnerie est fort bien comprise, les soldats accourent, alors
s’engagent des colloques dans ce genre:

LE VAGUEMESTRE.--Soldat Demanet, vous avez reçu 12 francs?

LE SOLDAT DEMANET.--Oui, mon lieutenant.

LE VAGUEMESTRE.--Soldat Demanet, votre masse n’est pas complète, vous
n’avez que 11 francs à votre masse, ce qui est déplorable; il faut y
verser les 12 francs.

LE SOLDAT DEMANET.--Je vous en prie, mon lieutenant...

LE VAGUEMESTRE.--Allons, tenez, voilà cent sous, on ne versera que 7
francs; faites un reçu.


     DEUXIÈME EXEMPLE.

LE VAGUEMESTRE.--Soldat Castagnol, vous avez reçu 50 francs.

LE SOLDAT CASTAGNOL.--Oui, mon lieutenant.

LE VAGUEMESTRE.--Vos parents ont donc de l’argent de trop?

LE SOLDAT CASTAGNOL.--Mon lieutenant, ma famille...

LE VAGUEMESTRE.--Ah! c’est juste, vous êtes engagé volontaire; eh bien,
vous pouvez vous retirer.

LE SOLDAT CASTAGNOL.--Et mon argent?...

LE VAGUEMESTRE.--Vous avez huit jours de salle de police à faire;
dimanche prochain, si vous n’êtes pas puni, vous toucherez.

LE SOLDAT CASTAGNOL.--Mais...

LE VAGUEMESTRE.--Pas d’observation.

LE SOLDAT CASTAGNOL, _sortant furieux_.--Je dirai à ma famille de
m’envoyer des billets de banque.

Le vaguemestre étant d’ordinaire un adjudant, on l’appelle _mon
lieutenant_.



LE ZOUAVE


Beaucoup ont parlé du zouave, peu le connaissent.

Tout le monde l’a vu paresseusement accroupi aux guichets des Tuileries,
comme un sphinx de granit au seuil des palais assyriens. Il montait sa
garde. D’un air profondément mélancolique il faisait sa faction, mâchait
sa chique avec une fiévreuse impatience, ou bien, tout en fumant sa
_chiffarde_, il guettait avec anxiété quelque rayon de notre soleil
parisien, clair de lune de ce soleil d’Afrique qui _tombe sur la boule_
comme du plomb fondu.

Une pièce de calicot blanc ou vert, roulée autour d’un fez rouge, une
veste bleue à passe-poils rouges ou jaunes laissant le col entièrement
nu, un large pantalon garance taillé à l’orientale, des guêtres blanches
montant un peu au-dessus de la cheville, voilà pour le costume.

Faut-il dépeindre l’homme?

Petit, trapu, musculeux, nerveux, les épaules larges, les poings carrés,
la tête rasée, la barbe touffue, l’œil hardi, le sourire narquois, la
démarche décidée et aventureuse, tel est le zouave, le premier soldat du
monde pour les coups de main, les escarmouches d’avant-postes, les
embuscades impossibles, les marches rapides et imprévues.

Habitué à poursuivre l’Arabe, son éternel ennemi, le zouave est au fait
de toutes les ruses de guerre du désert; il les a apprises à ses dépens;
aussi surprendra-t-il toujours les armées de l’Europe.

«L’Arabe est bien rusé, mais le zouave est plus rusé encore.»

Il sait se déguiser en touffe d’herbe et s’avancer imperceptiblement
jusqu’à la sentinelle qu’il veut surprendre; il peut marcher sans bruit,
rester immobile des heures entières, s’effacer dans les moindres replis
de terrain, ramper, sauter, bondir, se confondre dans les taillis qui
l’environnent, suivre une piste et éventer toutes les ruses.

Comme éclaireur il n’a pas son pareil.

Faut-il enlever une position, il se précipite en avant, tête baissée,
renversant tout sur son passage, «ce n’est plus un homme, c’est un
boulet. Une fois lancé, il faut qu’il arrive ou qu’il tombe.»

Le zouzou déteste cordialement les grandes villes, il a les garnisons en
horreur.

En garnison, la discipline devient minutieuse, il faut _astiquer la
clarinette_, blanchir les buffleteries, polir la giberne, _brûler les
cuivres_, _laver le calicot_, monter des gardes régulières, défiler la
parade, toutes choses ennuyeuses pour le troupier en général, mais
insupportables au zouave.

Peut-être ensuite aime-t-il un peu trop les plaisirs bruyants, du moins
si l’on prend à la lettre ce couplet d’une chanson de haute fantaisie:

    Quand l’zouzou, coiffé de son _fez_,
    A par hasard queuqu’ goutt’ sous l’nez,
    L’tremblement s’met dans la cambuse.
    Mais s’il faut se flanquer des coups
    Il sait rendre atouts pour atouts,
          Et gare dessous,
        C’est l’zouzou qui s’amuse!
        Des coups, des coups, des coups,
        C’est l’zouzou qui s’amuse!

Ce qu’il faut au zouave, c’est le sans-gêne du camp, les _razzia_ en
pays ennemi, le _fritchtic_ improvisé sous la tente. Pour peu que le
bidon soit encore aux trois quarts plein, que la provision de café ne
soit pas trop près de sa fin, et que l’on ait un morceau de n’importe
quoi, pour graisser la marmite, il chante, il est gai, il est heureux,
il est lui-même.

Il est vrai que lorsqu’il n’est pas heureux il est tout de même gai et
n’en chante que plus fort.

Le zouave doit aux guerres d’Afrique ses goûts aventureux, ses habitudes
presque nomades. A poursuivre sans cesse les Arabes de marais en
taillis, de déserts en montagnes, il a pris quelque chose de la façon de
vivre de ces tribus errantes.

Comme elles, il a fini par considérer une tente--six pieds de toile pour
plusieurs--comme une très-agréable habitation;--il est vrai qu’il n’y a
pas de portier--et il s’est accoutumé à borner ses besoins et ses désirs
à ce que peut contenir son sac.

A l’exemple du philosophe Bias, le zouave porte avec lui tout ce qu’il
possède, ce qui prouve qu’il est peut-être bien près de la sagesse.

Mais aussi il faut voir le sac d’un zouave partant en expédition! C’est
monstrueux; on se demande avec effroi s’il ne succombera pas sous le
faix, et s’il ne le jettera pas à la première étape. Plutôt mourir!
D’ailleurs il est _convenu_ qu’il ne doit pas en sentir le poids.

D’ordinaire, au moment d’entrer en campagne, les fantassins allégent
autant que possible leur _as de carreau_; les chefs non-seulement
l’autorisent, mais encore le prescrivent.

Ainsi ne fait pas le zouave. C’est à ce moment surtout que son _armoire
à poils_ lui paraît exiguë. Il réduit ses effets au plus mince volume,
les serre, les presse, et alors il entasse, il entasse, jusqu’à ce que
les courroies deviennent trop courtes et que le sac, gonflé outre
mesure, menace d’éclater.

Il y a de tout, dans cette diable d’_armoire à poils_, sac à malice du
zouave. Une énumération ressemblerait à un inventaire de trois boutiques
réunies de quincaillerie, de mercerie et d’épicerie.

Il y a du fil, des aiguilles, des boutons, un dé, de la cire, du savon,
du suif, du blanc, une fourchette, une ou deux cuillers, plusieurs
couteaux, sans compter les condiments indispensables à la confection
d’un _fritchtic_ de haut goût.

Car le zouave est un gourmet. C’est pour satisfaire sa _bouche_ que, ne
pouvant avoir de valet à ses ordres, il a pris le parti de devenir le
premier cuisinier de l’armée.

Ses ragoûts ne feraient peut-être pas fortune chez Véfour, mais en
Afrique, dans le désert, que de généraux s’en sont léché les doigts!

Faire un civet avec un lièvre, la belle malice! tout le monde en est
capable; mais faire un civet sans lièvre, voilà qui est fort, et
vraiment digne du zouave.

Jamais sa fertile imagination ne brille autant que _lorsqu’il n’y a pas
gras_; alors il déploie tous ses moyens, il cherche, il invente, il
trouve. Ces jours-là il dîne admirablement. Mais aussi que d’animaux
détournés de leur destination pour prendre le chemin de la marmite!

«Je ne demande pas de fraises à mes zouaves, disait un jour au milieu du
désert, par une chaleur effroyable, le maréchal Canrobert, alors
colonel; mais si j’en avais bien envie, ils seraient capables de m’en
déterrer dans le sable.»

Aujourd’hui le zouave est le plus populaire de tous les soldats; sa
_chachia_ menace de passer à l’état de légende comme le bonnet à poil
des grenadiers du premier Empire. En France, on l’appelle le zouzou;
dans l’armée, on l’a surnommé le _chacal_.

C’est au zouave que l’on doit les paroles de la marche célèbre sous le
nom de _la Casquette_; en voici l’origine:

Une nuit, le camp français est surpris par les Arabes. Un feu terrible
étonne d’abord nos soldats, ils hésitent presque. Mais le maréchal
Bugeaud s’est précipité hors de sa tente; sa présence seule rend à nos
troupes toute leur ardeur: l’ennemi est repoussé.

La lutte finie, le maréchal s’aperçoit que tout le monde sourit en le
regardant. Il porte les mains à sa tête... Dans sa précipitation, il
était sorti coiffé du casque peu héroïque du roi d’Yvetot, du bonnet de
coton, pour tout dire.

Le lendemain, lorsque les clairons sonnèrent la marche, les zouaves, en
mémoire de cette originale coiffure, entonnèrent en chœur:

    As-tu vu
    La casquette,
    La casquette,
    As-tu vu
    La casquette
    Du père Bugeaud?

Deux ou trois jours après, le maréchal, au moment de donner l’ordre du
départ, disait en s’adressant aux clairons:

«Clairons, sonnez _la Casquette_.»

Ce nom est resté à la marche. A combien de victoires a-t-elle conduit et
conduira-t-elle les zouaves?

La Casquette du père Bugeaud, en faisant le succès du _Duc Job_, a
rapporté quatre cent mille francs au Théâtre-Français et soixante mille
francs à M. Léon Laya.

C’est une vaillante et riche casquette.



LE CHASSEUR A PIED


Il ne marche pas, il court, c’est véritablement le soldat de son siècle:
un soldat à vapeur. Il vient de Vincennes à Paris en trente-cinq
minutes, il faut juste le double à un fiacre supérieur.

Le chasseur à pied, connu, lors de sa création, sous le nom de
tirailleur de Vincennes, est tout aussi populaire que le zouave: à
Paris, on l’appelle _dératé_ ou _vitrier_.

Le premier de ces surnoms s’explique tout seul. _La rate ne fait pas
partie du petit équipement_, disent les chasseurs.

Quant au second, les étymologistes ne sont pas d’accord: les uns
prétendent que _vitrier_ est une corruption du nom _vitier_--qui va
vite--donné aux chasseurs lors de leur formation au camp de Saint-Omer.

Les autres assurent que ce sobriquet vient tout simplement des
épaulettes vertes; de _vert_ à _vitrier_ il n’y a que l’épaisseur d’une
_vitre_, et les loustics du _faubourg Antoine_ sont bien capables de cet
horrible jeu de mots.

       *       *       *       *       *

Les chasseurs à pied n’en sont pas à faire leurs preuves; c’est en
Afrique, en 1842, qu’ils ont reçu le baptême du feu, un glorieux
baptême.

Tout d’abord ils inspirèrent aux Arabes une crainte irrésistible. Il est
vrai que tout concourt à leur donner, dans les batailles, un terrible
aspect; leur costume sombre, leur allure presque fantastique, le timbre
strident de leurs clairons, les font ressembler, au milieu de la fumée,
à une légion de diables déchaînés.

Si bien qu’en les voyant accourir, les Arabes lâchaient pied au plus
vite. Voilà criaient-ils, les _lascars négros_, autre surnom.

Quelque engagé volontaire a célébré ces exploits dans une chanson en
trente ou quarante couplets: quelle verve! en voici un échantillon:

      Les _Arbicos_ sont venus,
      Sont venus par douzaines;
    Mais les chasseurs les ont si bien reçus,
      Qu’ils fuyaient par centaines,
          Devant les cha,
      Les cha, les cha, les cha, les cha,
      Les chasseurs de Vincennes.

Les chasseurs ont une arme terrible: leur carabine à tige, qui se charge
avec des balles oblongues, perce une planche de cinquante millimètres
d’épaisseur à treize cents mètres, plus d’un quart de lieue.

Or, comme presque tous les chasseurs sont des tireurs excellents--ils
ont, disent-ils, le compas dans l’œil--ils font dans les rangs
ennemis d’épouvantables ravages.

Il fallait voir, dans le principe, la stupeur profonde des Arabes
atteints à cette distance: ils croyaient à quelque diablerie.

A Sébastopol, les _éclaireurs volontaires_, les _enfants perdus_ se
recrutaient dans les rangs des chasseurs. Cachés dans les moindres plis
de terrain, ils réussissaient à arriver à portée des batteries, et
alors, malheur aux servants! les canons étaient bientôt réduits au
silence.

Qui n’a pas vu la manœuvre des chasseurs à pied, ne peut se faire une
idée des prodiges qu’enfantent la discipline et un exercice quotidien.

Leur pas ordinaire est un pas accéléré, leur pas accéléré est un pas de
course. A un signal du clairon, ils se dispersent de tous côtés,
disparaissent, s’agenouillent, se couchent à plat ventre ou sur le dos,
chargent leurs armes, ajustent, tirent dans toutes les positions
possibles. Un autre signal se fait entendre, les voilà tous à leurs
rangs, serrés, massés, la baïonnette croisée, prêts à charger.

Une charge des chasseurs de Vincennes, lancés à fond de train, est
irrésistible; si épaisse que soit la masse contre laquelle ils se
précipitent, ils l’éventrent avec leurs larges sabres-baïonnettes, et la
traversent laissant derrière eux un sanglant sillon.

Ce sont des démons, disait à Sébastopol le prince Mentchikoff. Les
chasseurs sont très-fiers de leur renom de vitesse: une fois on leur
lisait un ordre du jour qui commençait ainsi: «Soldats, nous allons
marcher à l’ennemi.»--«Oh! oh! s’écrièrent-ils, ce n’est point pour
nous; on aurait mis courir.»

En dehors du service, le chasseur à pied conserve malgré lui ses allures
rapides. Il a d’ailleurs l’air crâne, peut-être même un peu tapageur; il
aime à incliner son shako en casseur; son ceinturon est toujours serré
outre mesure, le _vitrier doit avoir un ventre de fourmi_.

Leste et bien découplé, il adore la danse, c’est son fort, il y obtient
des succès que le pompier de Paris pourrait seul lui disputer. Tout
naturellement les _belles_ adorent ce brillant danseur, mais qu’elles ne
s’y fient pas, le _vitrier_ est plus inconstant que le voltigeur
lui-même, ce papillon du cœur.

A Paris, il affectionne les ombrages de Vincennes et de Saint-Mandé; le
lundi, le jeudi et le dimanche il accourt danser au son des pistons de
la barrière du Trône, heureux si une permission de minuit lui permet de
rester jusqu’à la fin; il trouve toujours un _pays_ qui a fait un
_congé_ et qui partage fraternellement avec lui quelques bouteilles de
vin suret.

       *       *       *       *       *

Mais il serait injuste de ne pas dire un mot du clairon des chasseurs à
pied.

Que le chasseur, chargé de son sac, de ses vivres, de ses armes, de ses
munitions puisse courir sans s’essouffler, on le comprend difficilement.

Mais comment fait le clairon qui, tout en courant comme les autres,
trouve par-dessus le marché le moyen de souffler dans sa trompette?

C’est ce que l’on ne comprend pas.



LE FANTASSIN


Le fantassin par excellence, c’est le soldat de l’infanterie de ligne;
d’aucuns disent: _le pioupiou_, ou même _le lignard_. Les cavaliers
prétendent que l’infanterie porte les éperons au coude, pour _piquer
azor_, mais les cavaliers ne font que répéter là une vieille
plaisanterie, inventée alors qu’on ne connaissait pas encore l’escrime à
la baïonnette, un jeu très-dangereux pour les cavaliers.

L’infanterie de ligne, c’est véritablement l’armée française; elle a
versé son sang sur tous les champs de bataille, mais elle a su fixer la
victoire. C’est elle qui a promené les étendards de la France au travers
de l’Europe vaincue. C’est l’infanterie de ligne qui, sans souliers,
sans vivres, sans artillerie, s’élançait, du haut des Alpes, à la
conquête de l’Italie; c’est elle qui combattait aux Pyramides, et à
Eylau, et à la Moskowa. L’infanterie, c’est la reine de batailles: avec
elle on passe partout et on se maintient toujours.

L’uniforme de l’infanterie de ligne n’a rien de brillant, et cependant
c’est celui qui, en masse, produit le meilleur effet; c’est aussi le
plus commode et le mieux approprié à tous les besoins du soldat en
campagne.

Aux revues, à la parade, sur les boulevards, il est peut-être des
régiments qui attirent les yeux davantage, mais ce n’est pas là qu’il
faut voir la ligne. Il faut la voir, manœuvrant sous le feu de
l’ennemi, avec autant de précision qu’au champ de Mars. Chaque régiment
est devenu un corps, dont les officiers sont la tête. Un boulet arrive
qui emporte une file entière:--_Serrez les rangs!_--Les rangs se
serrent, le vide est comblé, sans précipitation, sans trouble, sans
confusion.

Rien n’est beau, rien n’est magnifique, comme un régiment de ligne
marchant au pas de charge pour aborder l’ennemi à la baïonnette.
Cherchez dans les rangs, examinez, l’un après l’autre, ces soldats noirs
de poudre, essayez de reconnaître le _pioupiou_ que vous avez vu,
s’épatant devant les boutiques des grandes villes, le shako en arrière
et le ventre en avant. Le _pioupiou_ d’hier est le héros d’aujourd’hui.
Le danger, à cette heure, illumine toutes ces têtes; le courage, comme
une auréole, resplendit sur tous ces fronts. Place à la ligne! sur ses
drapeaux est écrite notre glorieuse histoire.

Le fantassin, en garnison, ne ressemble aucunement au héros du champ de
bataille. Il ne se souvient plus de ses exploits d’hier; il ne se doute
pas des grandes actions qu’il accomplira demain, si une fois de plus la
France a besoin de son dévouement et de son courage.

Le fantassin en garnison redevient le _pioupiou_, c’est-à-dire le
meilleur et le plus inoffensif des hommes, cherchant toujours à se
rendre utile, toujours prêt à rendre un service. Simples sont ses goûts
et modestes ses désirs: les joies turbulentes sont sans attrait pour
lui, et rarement la dive bouteille, qu’il aime à fêter, cependant,
parvient à lui faire oublier l’heure de la retraite.

Comme tous les soldats de la terre, le fantassin est généralement pané.

    Car en France comme en Autriche,
    Le militaire n’est pas riche,
        Chacun sait ça.

Il est de fait qu’avec cinq centimes par jour il est difficile de faire
des folies. Heureusement il est des moyens d’augmenter ce mince revenu.
Dans beaucoup de régiments, les soldats ont l’autorisation de s’occuper
en ville--pourvu, toutefois, que la discipline n’en souffre pas.--Ceux
qui ont un métier y consacrent tout le temps qu’ils ont de disponible;
ceux, et c’est le plus grand nombre, qui n’ont que leurs deux bras et
leur bonne volonté, trouvent cependant un moyen de se rendre utiles;
dans quelques maisons bourgeoises, ils prennent soin du jardin ou
entretiennent les parquets.

Enfin, il est une autre source de revenu, qui, si elle n’est pas la plus
avouable, est certainement la plus employée, c’est la _carotte à la
famille_.

La carotte est généralement ourdie par quelque vieux grognard qui sait
plus d’un bon tour. Un engagé volontaire, mauvaise tête, mais possédant
une superbe main, se charge d’écrire la lettre. Une maladie, tel est le
prétexte le plus ordinaire. C’est le plus simple, et rarement il manque
son effet. Comment voulez-vous que des parents refusent quelques
francs, lorsqu’il reçoivent de leur enfant une lettre qui commence
ainsi:

        «Chère mère,

     «L’intention de la présente est pour vous faire savoir que je me
     trouve insensiblement à l’hôpital!...»

La famille envoie de l’argent. Une lettre du pays arrive, qui renferme
un beau bon sur la poste. Le vaguemestre l’a vite échangé contre de
belles pièces de cent sous. Mais, hélas! il dure, cet argent, ce que
dure un beau rêve. Et comment peut-il en être autrement? Tant d’amis
doivent avoir leur part de cette bonne aubaine: Il y a, d’abord, le
_camarade de lit_--ensuite l’inventeur de la carotte, puis l’écrivain,
puis deux ou trois pays, puis un caporal qui a été obligeant, et bien
d’autres encore. D’ailleurs il est convenu qu’un troupier ne doit pas
dépenser son argent seul.

Un soldat qui _sort seul_, qui _boit seul_, est déshonoré aux yeux de
ses camarades, on dit qu’il _fait suisse_... Dire à un soldat: _Tu fais
suisse_, est une mortelle injure.

Lorsqu’il a terminé sa besogne journalière de la caserne, astiqué ses
armes, répondu à l’appel, s’il n’est ni de garde, ni de service, ni de
corvée, ni puni, alors le fantassin est libre, il peut sortir. Presque
toujours il s’empresse d’en profiter. Il faut, pour le retenir à la
chambre, quelque motif d’une haute gravité; une lettre à écrire, quelque
petit ouvrage à faire, une pipe d’une remarquable longueur à culotter
pour un officier qui en fait collection. Mais ces cas sont fort rares.
Le fantassin aime les longues promenades. Est-il dans une petite ville,
on le rencontre le long des sentiers, dans les bois; il cueille de
petites baguettes pour battre ses habits.

S’il est dans une grande ville, le fantassin varie ses distractions: il
aime à visiter les étalages des grands magasins; il affectionne les
promenades et les jardins publics; les saltimbanques ont en lui un
public toujours patient, toujours bienveillant, toujours prêt à rire des
plaisanteries du pitre. Le saltimbanque et le fantassin se sont compris
depuis longtemps: «Entrez, entrez, messieurs et mesdames, c’est dix
centimes, deux sous: _Messieurs les militaires ne payeront que
demi-place_.»

Mais Paris est, pour le fantassin, une ville bénie. Le vin y est bien un
peu cher, mais que de distractions! Voilà une ville! on y peut flâner
cinq heures de suite sans risquer d’y voir les mêmes objets. D’ailleurs
Paris a le Jardin des Plantes; et le Jardin des Plantes est, chacun le
sait, le paradis terrestre du fantassin.

Là il passe sans ennui ses heures de liberté. Il visite successivement
tous les _cabinets d’histoire naturelle_, il se tient les côtes de rire
devant le palais des singes, s’extasie le long des loges des animaux
féroces, et frémit en contemplant les reptiles. Mais ses bêtes de
prédilection sont les ours et l’éléphant. Jamais il ne sortira du Jardin
des Plantes sans avoir fait grimper Martin à l’arbre, sans avoir été
porter à l’éléphant une croûte de pain mise en réserve--faute de poches
à son pantalon--dans le fond de son képi.

Mais le fantassin serait un corps sans âme s’il n’avait pas une _payse_.
La _payse_ a été créée pour le _tourlourou_,--autre nom du
fantassin--tout comme le _tourlourou_ a été créé pour la _payse_. Ils
s’aiment et ils se comprennent. Le tourlourou accompagne la _payse_, qui
est bonne d’enfants, il l’aide à surveiller les mioches quand il ne
l’empêche pas de les surveiller; sur la promenade, le tourlourou
s’assied près de la payse et lui conte des douceurs pendant que les
moutards jouent sur le sable. «Honni soit qui mal y pense!»

Malgré la fatigue qui en résulte, le fantassin aime les changements de
garnison; il va gaiement d’un bout à l’autre de la France, en chantant
des chansons, en quatre-vingt-quinze couplets, qui enlèvent le pas.
Chaque jour, avant deux heures, il _a son étape dans les jambes_, ce qui
ne l’empêche pas, aussitôt arrivé à la ville où l’on doit coucher, de se
donner bien vite un coup de brosse et de courir visiter les curiosités
du pays.

Le billet de logement inquiète peu le soldat. Le billet de logement est
cependant un billet de loterie: il en est de très-bons, il en est qui
sont mauvais. Rarement le soldat est mal reçu; cela se voit cependant
quelquefois par-ci par-là. De son côté, le fantassin n’abuse presque
jamais de l’hospitalité. Le billet de logement est très-bon lorsque les
hôtes invitent le soldat à partager leur dîner. C’est une économie de
temps et d’argent; inutile de faire la _tamponne_. Le fantassin est tout
joyeux, et pour remercier ses hôtes, il leur raconte son histoire au
dessert.

Rentré dans ses foyers, son congé fini, le fantassin n’abuse pas de sa
supériorité. Il raconte volontiers ses campagnes et ses voyages, mais il
le fait sans forfanterie. Il trouve toujours des auditeurs attentifs;
nous aimons les anciens soldats en France.

On a accusé le fantassin d’être naïf: il est des cas où une naïveté vaut
un poëme.

--Que faisiez-vous à Solferino? demandait-on à un soldat du _centre_.

--Moi, répondit-il avec modestie, je faisais comme les autres; je tuais
et _on me tuait_.

Naïveté sublime, qui résume à elle seule toute la logique et toute la
philosophie de la guerre!

FIN



TABLE DES MATIÈRES


Le 13e Hussards.                   1

La Cantinière.                   277

Le Perruquier de l’Escadron.     284

Le Vaguemestre.                  290

Le Zouave.                       296

Le Chasseur à pied.              301

Le Fantassin.                    310





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