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Title: L'Illustration, No. 1590, 16 Août 1873
Author: Various
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 1590, 16 Août 1873" ***


L'ILLUSTRATION

JOURNAL UNIVERSEL

[Illustration]

        RÉDACTION, ADMINISTRATION, BUREAUX D'ABONNEMENTS
        33, rue de Verneuil, Paris.

        31e Année.--VOL. LXII--Nº 1590
        SAMEDI 16 AOUT 1873.

        SUCCURSALE POUR LA VENTE AU DÉTAIL
        60, rue de Richelieu, Paris.

        Prix du numéro: 75 centimes
        La collection mensuelle, 3 fr.; le vol. semestriel,
        broché, 18 fr.; relié et doré sur tranches, 23 fr.

        Abonnements
        Paris et départements: 3 mois, 9 fr.;--6 mois,
        18 fr.;--un an, 36 fr.; Étranger, le port en sus.


[Illustration: M. ODILON BARROT.--D'après la photographie de M.
Reutlinger.]



SOMMAIRE

TEXTE: Histoire de la semaine.--Courrier de Paris, par M. Philibert
Audebrand.--Nos gravures.--La Cage d'or, nouvelle, par M. G. de
Cherville (suite).--Histoire de la Colonne, par M. Jules Dementhe
(premier article).--Les Théâtres.--Bigarrures anecdotiques: l'esprit de
parti (suite).--Le Marchand de coco.

GRAVURES: M. Odilon Barrot.--L'évacuation: Rentrée des troupes
françaises à Nancy.--Événements d'Espagne: Séville, attaque des insurgés
par les troupes du gouvernement.--Les Environs de Paris; la
Grenouillère.--Types et physionomies d'Irlande: halte de paysans
irlandais au retour d'une fête.--Le Roitelet, composition et dessin de
Karl Bodmer.--Le Marchand de coco.--Rébus.



HISTOIRE DE LA SEMAINE

FRANCE.

L'entrevue de Frohsdorf et la _fusion_, pour employer le terme consacré,
sont depuis huit jours l'unique objet de toutes les préoccupations, de
tous les commentaires de la presse et du public. L'entrevue elle-même a
été racontée dans ses moindres détails par les journaux les mieux placés
pour avoir les informations les plus précises et les plus exactes.
Voici, pour n'en citer qu'un seul, le récit publié par l'_Union_, récit
qui concorde, du reste, avec ceux des autres journaux légitimistes:

«En abordant M. le comte de Chambord, M. le comte de Paris déclara ne
pas seulement venir saluer en sa personne le chef de la maison de
Bourbon, mais reconnaître le principe monarchique dont Monseigneur
était, à ses yeux, le seul représentant. Le prince ajouta qu'il
apportait l'assurance que Monseigneur ne trouverait, parmi les membres
de sa famille, aucun compétiteur.

Cette loyale déclaration donna immédiatement à cette première entrevue
le caractère cordial qu'elle devait conserver, et M. le comte de
Chambord voulut se rendre le lendemain au palais de Cobourg, à Vienne,
chez M. le comte de Paris.

Nous sommes heureux de le constater avec la plupart des journaux: ce
grave événement et les conditions dans lesquelles il s'est produit a
toute la valeur d'un fait politique. Ce n'est pas une simple union de
famille, c'est l'acte, depuis longtemps désiré par nous, d'un prince
affirmant, au milieu de nos malheurs, la nécessité du principe
héréditaire dans l'ordre monarchique. C'est un exemple qui, nous n'en
doutons pas, sera suivi par ceux dont nous fûmes longtemps séparés et
que nous espérons trouver désormais à nos côtés et parmi nous.»

Ainsi donc, l'accord est complet entre les princes, et le principe
royaliste n'est plus représenté en France que par une seule famille,
réunie tout entière sous l'autorité de son chef naturel. Reste à savoir
quelle sera la marche à suivre pour achever entre les deux partis
royalistes l'accord dès à présent établi entre leurs représentants et
pour former, grâce à la fusion de ces deux partis, une majorité
suffisante pour donner à cet accord tous les résultats qu'il comporte en
rétablissant la monarchie comme gouvernement définitif du pays.

Le _Soir_ a donné à ce sujet tout un programme, presque aussitôt
démenti, il est vrai, mais qui pourrait bien, cependant, n'être pas
absolument dénué de fondement. Voici, dit ce journal, les informations
que nous avons recueillies, dans des cercles politiques généralement
très-bien renseignés, sur le plan adopté par les députés de la droite et
du centre droit pour arriver à la restauration de la monarchie
fusionnée. Nous ne les donnons, bien entendu, que sous toutes réserves:

«Dès à présent,--comme il avait été fait avant le 24 mai,--les trois
groupes de l'extrême droite, de la droite et du centre droit ont donné
pleins pouvoirs aux membres de la commission de permanence, qui les
représentent, pour prendre toutes les mesures nécessaires afin d'arriver
au rétablissement de la monarchie.

«L'adhésion de ces trois groupes, d'après les initiés, donnerait déjà
280 signatures; maintenant que la réconciliation est faite entre le
comte de Chambord et les princes d'Orléans, il ne s'agirait donc plus
que de s'assurer de nouvelles signatures; c'est là, assure-t-on, ce dont
on s'occupe en ce moment.

«Une fois que la majorité serait garantie, la commission de
permanence--immédiatement après l'évacuation--réunirait l'Assemblée
nationale, et là, déclarant que le moment de sortir du provisoire est
venu, on prendrait le plus rapidement possible les décisions suivantes:

«1° La monarchie est le gouvernement légal de la France;

«2º Une commission de trente membres est nommée pour rédiger la
Constitution;

«3º L'Assemblée nationale se proroge pour deux mois afin de laisser à la
commission le temps d'achever son travail;

«4º M. le maréchal de Mac-Mahon continuera à exercer, comme
lieutenant-général du royaume, les pouvoirs à lui précédemment conférés.

«Le maréchal se bornerait à notifier immédiatement aux préfets la
résolution prise par l'Assemblée, en déclarant que rien ne sera changé
dans la façon de gouverner et d'administrer le pays, et ferait appel au
dévouement de tous les hommes d'ordre et de tous ceux qui respectent la
loi pour maintenir la paix publique.

«La Commission de constitution se mettrait immédiatement à l'oeuvre, et
alors le comte de Chambord, se trouvant ainsi appelé sans condition par
le seul fait du rétablissement de la monarchie, ferait spontanément les
concessions auxquelles il s'est refusé jusqu'à ce jour, déclarerait à
l'armée qu'elle gardera le drapeau tricolore, et que ce qu'il entend
fonder, c'est la monarchie constitutionnelle avec toutes ses garanties.

«Voilà le plan dans son ensemble. Nous ne l'apprécions pas; nous le
donnons, bien entendu, sous toutes réserves; mais les informations
émanées des groupes légitimistes et orléanistes sont trop concordantes
pour que nous puissions négliger de les mettre sous les yeux de nos
lecteurs.»

Démentie presque aussitôt que publiée, comme nous l'avons dit, la
nouvelle donnée par le _Soir_ pourrait bien n'avoir eu d'autre tort que
d'être arrivée trop prématurément; elle n'est, en tous cas, pas
absolument dépourvue de vraisemblance, et c'est à ce titre que nous
avons cru devoir l'enregistrer.

Notons du reste que les journaux orléanistes, tout en affirmant que ce
plan d'action est purement chimérique, ne donnent aucune information sur
les intentions réelles du parti; répondant à l'article du _Soir_ et à
cette autre nouvelle que les députés de la droite étaient sur le point
de se rendre à Frohsdorf pour engager le comte de Chambord à faire
quelques concessions sur les principes exposés par lui dans ses lettres,
le _Français_ se borne à ajouter que: «Sans doute, on annonce que les
membres importants de la droite ne reviendront pas à Versailles avant
d'avoir conféré avec le comte de Chambord; mais on ne croit pas que rien
d'important se passe avant la réunion des conseils généraux.

Or, la session des conseils généraux s'ouvre lundi prochain, 18 août, et
durera environ quinze jours. Ce serait donc dès la première quinzaine de
septembre que, d'après le _Français_ lui-même, on pourrait s'attendre à
voir se produire «quelque chose d'important».

En attendant, quelques députés de la gauche, dans des lettres adressées
à leurs électeurs, publient sur la situation des réflexions qui prouvent
qu'ils ne s'en rendent pas un compte bien exact, car ces réflexions sont
empreintes d'une confiance peut-être bien optimiste en l'avenir de la
République.

Selon M. Marcel Barthe, par exemple, l'Assemblée, quand même elle se
considérerait comme ayant le droit de restaurer la monarchie autrement
qu'en recourant à des élections générales, ne pourra jamais enfanter une
majorité par l'accouplement de la légitimité et de l'orléanisme.

«La doctrine de l'orléanisme, ajoute M. Barthe, est l'opposé de celle de
la monarchie légitime, car la révolution de Juillet n'a été qu'une
réaction libérale contre l'application des principes professés
aujourd'hui par le comte de Chambord.»

GRANDE-BRETAGNE.

La session du Parlement britannique a été close le 5 août par le
discours suivant de la reine:

«Milords et Messieurs,

«Je suis maintenant délivrée de la nécessité de vous demander de
continuer vos pénibles travaux. En me séparant de vous, je croîs que mon
premier devoir est de vous remercier de la promptitude toute dévouée
avec laquelle vous avez pourvu à la dotation de mon fils, le duc
d'Édimbourg, à l'occasion de son prochain mariage. Cette union
raffermira, j'en suis sûr, l'amitié qui règne entre les deux empires:
l'Angleterre et la Russie.

«Les meilleurs rapports continuent d'exister entre mon gouvernement et
toutes les puissances étrangères.

«Je puis vous annoncer que la mission de Zanzibar a été menée à bonne
fin; des traités ont été conclus avec Mascate et d'autres États
indigènes, qui prendront des mesures pour réprimer avec plus
d'efficacité la traite des esclaves à la côte orientale d'Afrique.

«Il m'a été possible de déterminer d'une manière satisfaisante les
négociations commerciales que mon gouvernement avait entamées, il y a
quelque temps, avec la France. Le traité a été signé le 23 juillet, et,
en attendant la ratification, les traités de 1860 ont été remis en
vigueur.

«Les deux pays se sont engagés à se traiter mutuellement sur le pied de
la nation la plus favorisée, et la taxe différentielle sur le pavillon
anglais a été supprimée, D'autres dispositions contenues dans le traité
règlent la question des huiles minérales, et aident à l'extension des
relations commerciales.

«J'ai également conclu des traités d'extradition avec l'Italie, le
Danemark, la Suède et le Brésil; les ratifications de ces deux derniers
traités n'ont pas encore été échangées; mais on les a cependant déjà mis
en pratique. Il n'y a eu aucune difficulté dans cette démarche finale,
et je suis engagée dans des négociations en vue de conventions d'un
caractère semblable avec d'autres États de l'Europe et ailleurs.

«Je continue de me préoccuper du soin d'assurer l'effet des clauses du
traité de Washington relatives aux réclamations des nationaux
britanniques contre l'Amérique et aux intérêts de nos possessions de
l'Amérique septentrionale.

«Messieurs de la Chambre des communes, je suis très-sensible à la
libéralité avec laquelle vous avez pourvu aux diverses charges de
l'État, et grâce à laquelle vous m'avez permis, en même temps, de
satisfaire promptement aux obligations qui m'ont été imposées l'an
dernier par les arbitres réunis à Genève.

«Milords et Messieurs,

«J'ai remarqué avec satisfaction le progrès que vous avez pu réaliser
dans la voie de la diminution des charges publiques en réduisant les
droits sur le sucre et l'_income-tax_ (impôt sur le revenu) à un chiffre
plus bas que cela n'avait pu se faire jusqu'à ce jour.

«L'acte pour l'établissement d'une cour suprême de justice forme un
chapitre notable de votre travail persévérant. J'espère que sa mise en
pratique en fera apprécier les bienfaits par le pays, au point de vue de
l'expédition moins dispendieuse de certaines affaires urgentes qui
ressortissent à l'administration de la justice. Ses actes pour
l'amélioration de l'éducation (acte de 1870) et pour l'installation des
écoles (acte de 1869) tendront, je l'espère, à accélérer, pour le plus
grand bien du pays, la diffusion de l'instruction dans la classe moyenne
comme dans la classe populaire. L'acte relatif à la régularisation des
chemins de fer et des canaux promet de conduire à un système plus
harmonieux en ce qui concerne notre réseau national de voies ferrées.

«J'ai sanctionné avec plaisir l'acte relatif à la navigation marchande
rédigé par la commission récemment désignée à cet effet.

«Je compte sur une diminution des risques auxquels est exposée la classe
des navigateurs.

«Les revenus ont, jusqu'ici, répondu aux estimations, et bien que
l'activité du commerce ait été moins considérable dans certaines
branches, pour différentes raisons, la situation du pays continue à
s'améliorer visiblement. J'ai la confiance que ces résultats et tous les
autres bienfaits de la divine Providence trouveront dans nos paroles et
dans nos coeurs la reconnaissance qui leur est due.»



COURRIER DE PARIS

Ceux qui aiment à faire un tour au Jardin des Plantes ont recueilli de
ce côté-là une rumeur des plus inquiétantes. On a d'assez mauvaises
nouvelles de l'hippopotame. Si l'amphibie n'est pas positivement malade,
il est bien près de l'être. On peut le comparer à l'un de ces viveurs du
jour dont les élégants du boulevard disent, un soir, en hochant la tête:
«Un tel est en train de remercier son boulanger.» L'hippopotame n'a pas
de boulanger attitré. Il a bien mieux. Il est l'objet de la plus tendre
sollicitude de la part de l'honorable M. Chevreul, directeur général du
Jardin. Or, depuis cinq ou six jours, sans se soucier du chagrin qu'il
peut causer à l'illustre savant, l'hippopotame s'obstine à refuser toute
nourriture.

Quand on va des perroquets aux panthères, on rencontre un vénérable
vieillard, pâle, désolé, tout désorienté: c'est justement M. Chevreul.
Il se frappe le front comme pour s'interroger.

--Eh! qu'a-t-il donc? se demande-t-il. Que signifie un refus si
opiniâtre? Je calme les tigres, j'égaie le zèbre, je parviens à donner
de la grâce aux ours. Cet enfant de Sumatra me fera mourir avec la
persistance de ses idées noires!

Tout le long de l'établissement, on se creuse la tête. Il s'agit de
savoir si ce malaise soudain ne résulterait point de l'étrange climat
qu'il fait chez nous cet été, ou bien encore s'il n'y aurait point dans
ce cas quelque bouffée de mélancolie causée par le spectacle de ce qui
se passe en politique, en littérature ou en industrie. N'oublions pas
qu'un très-fin observateur, qui n'est autre que le voyageur Levaillant,
a constaté une observation précieuse: il a vu que l'hippopotame a les
nerfs d'une très-grande susceptibilité et, par conséquent, une tendance
prononcée à l'élégie, comme les Parnassiens.

Dans le premier moment, on avait cherché à combattre l'affection dont
souffre le malade en faisant des sacrifices qu'on ne prodigue pas
d'ordinaire aux hôtes du Jardin des Plantes. Ainsi deux seaux de glace
avaient été jetés dans la bauge où il prend ses bains de chaque jour.
C'était une attention délicate. Tout bon coeur s'y serait montré
sensible. L'hippopotame n'a pas bougé. On a cherché alors à émoustiller
son appétit. M. le directeur a fait apporter des melons d'eau dont le
sujet est toujours si friand; on y a ajouté une corbeille de framboises.
Rien n'y a fait. La mélancolie a persisté. Il faudra aller jusqu'aux
pêches de Montreuil, peut-être même jusqu'au raisin noir de Malaga.
C'est ce qu'a dit M. Chevreul non sans frémir, car enfin c'est beaucoup
s'avancer, puisque Malaga est continuellement en état d'insurrection et
qu'on n'en fait plus venir du raisin comme on veut.

George Sand passe les vacances en Auvergne, accompagnée des deux petites
filles de M. Maurice Dudevant, son fils. Toutes les trompettes de la
presse se hâtent d'annoncer le fait dans une fanfare de deux lignes. Il
n'en faut pas plus pour rafraîchir l'esprit de ceux qui sont fatigués
des stériles préoccupations de la politique. Vous est-il arrivé, un
jour, de voir à la devanture de Goupil un crayon déjà ancien de Thomas
Couture? L'esquisse faisait pendant à une autre étude représentant la
figure de Béranger et retraçait une tête de vieille femme. Un front
bombé, assez large, des cheveux encore fort épais mais tout parsemés de
fils d'argent et s'échappant autour du cou en boucles assez indociles,
un grand oeil rond, le nez calme et étonné d'un mouton du Berry, la
bouche sensuelle, bienveillante, le menton un peu exigu, rien d'une
Corinne de Mme de Staël ni d'un ange fatal de Byron non plus. Telle
était l'image de George Sand en 1850, je crois. Vingt-trois ans ont
passé sur le monde. L'illustre femme a peu changé. En 1873, c'est encore
cette même tête du crayon, un peu plus charnue sans doute, un peu plus
marquée aussi, comme disent les comédiens. Nous voilà bien loin de
l'admirable portrait qu'a gravé Calomalta vers 1835, une belle tête
brune, le visage d'une pâleur mate, le cou reposant sur des attaches
aristocratiques, le front très-hardi, éclairé, animé par de grands yeux
bien fendus. Tout cela poétisé par une montre de rêverie fort en vogue
alors, et égayé par une branche de jasmin de Florence habilement noyée
dans les plus beaux cheveux noirs qu'on eût vus depuis ceux de Mme
Tallien. Que voulez-vous? tout passe et tout passe vite ici-bas, et
pourtant la flamme qui vivifiait cette argile n'a pas cessé de pétiller
et de rayonner! Gens d'Auvergne, approchez-vous de la voyageuse;
regardez-là de près; causez un instant avec elle, et vous verrez que le
temps n'a pas tout enlevé et qu'il reste toujours beaucoup de jeunesse
dans cette prodigieuse nature d'artiste.

Dix ou douze beaux vers de Victor Hugo ont suffi pour rendre célèbre
dans les deux mondes la petite Jeanne (voyez par exemple l'_Année
terrible_). Dans une page, George Sand a parlé de ses deux
petites-filles de manière à ce qu'on s'intéresse toujours à elles. Il
s'agit d'une chasse aux chenilles faite en décembre 1872, en pleine
Vallée-Noire: «Le temps de prendre _Jeannette_ une pelle-à-main, et me
voilà prête. Vous savez bien tous ce que c'est que _Jeannette?_ Non? Si
je vous dis que c'est la _boîte de Dillénius_, cela vous paraîtra bien
pédant. Je pense comme vous d'avance et j'aime bien mieux ce bon petit
nom champêtre que les amateurs de botanique sans prétention ont donné à
la boîte de fer blanc peinte en vert qu'ils passent à une courroie et
qu'ils portent sous le bras, pour rapporter de la promenade les plantes
de quelque intérêt sans qu'elles soient flétries.» (_Impressions et
Souvenirs._)

La botanique, l'entomologie, les plantes, les scarabées, ce n'est pas
tout. Attendez: «Mon fils fauche avec dextérité pendant que ses filles,
assises sur des souches de chênes coupés, où j'ai étendu mon manteau,
déjeunent gaiement...

Après le goûter, on avance dans le bois. Le petit monde trotte à ravir
et ramasse mille objets dont il connaît la destination fantastique;

Impossible de comprendre pourquoi les poches se remplissent de pierres
et de branches mortes qu'on voit reparaître le lendemain et qui figurent
dans les jeux, comme si ces pierres et ces broussailles apportées de la
promenade avaient une valeur ou une signification particulière.» Le
moment du départ aussi est adorablement décrit, à la manière de J. J.
Rousseau. «A peine en voiture, les petites filles s'étendent sur leur
banquette. On les enveloppe et, tenant leurs poupées dans leurs bras,
elles ne font qu'un somme jusqu'au gîte. Mais quel appétit à dîner et
quel bal, le soir, jusqu'à neuf heures!»

George Sand a déjà parcouru l'Auvergne trois ou quatre fois, ainsi qu'on
peut le comprendre en lisant _Mlle de la Quintinie_, ce livre qui est
peut-être moins un roman qu'un pamphlet. Les beautés étranges de ce pays
injustement dédaigné des touristes ont séduit ce grand esprit. Tout le
long de la contrée, les ruines forcent le passant à rêver; les souvenirs
historiques arrêtent le voyageur comme le monstre de Thèbes arrêtait
OEdipe. Suis-je bien renseigné en disant que George Sand va trouver par
là le sujet d'un pendant à _Mauprat_, son chef-d'oeuvre sans contredit?

L'Auvergne, les Pyrénées, le Jura, tout cela est bien délaissé à
présent. Il paraît que la mode exige qu'on donne la préférence aux bains
de mer. Allez donc à la mer, surtout s'il y a par là une maison de jeu,
une table de trente-et-quarante, une roulette et tout ce qui s'ensuit. À
la mer, en ce moment, quelques types à ne pas oublier sont surtout
visibles. Entre autres l'homme décoré d'un ordre étranger.

Cet homme est de haute taille, mis avec plus de correction que
d'élégance. Redingote verte ou bleue, mais toujours boutonnée jusqu'au
menton, de façon qu'on ne puisse pas manquer de voir ce qu'il porte à la
boutonnière. Sa décoration consiste d'ordinaire en un ruban jaune ou
ponceau auquel est attaché un animal héraldique quelconque: un éléphant
en or, un aigle rose, un léopard en diamant.

Le ruban de l'éléphant produit une très-grande sensation, même à
Trouville.

D'où vient cet homme?--Nul ne le sait.--Que sait-on de lui?--Il ne sonne
mot.--Que fait-il?--Il ne joue pas, il ne se baigne pas, il ne fume pas,
il se promène.--Que veut-il?--Il ne se lie avec personne. Tout son être
sue le mystère. Les yeux les plus exercés se trompent sur sa race. Des
Allemands disent: «C'est un Slave.» Des Russes: «C'est un Allemand.» Des
Français: «C'est un Valaque.» Des Roumains: «C'est un Français.»

On fait de même sur sa position sociale autant de conjectures qu'il a de
cheveux sur la tête. Les femmes, pourtant si perspicaces, ne parviennent
pas à trouver le mot de l'énigme. Il en est qui murmurent:--«C'est un
grand spéculateur.»--D'autres disent:--«C'est un espion.»
D'autres:--«C'est un inconsolé.»--D'autres, et même le plus grand
nombre:--«C'est le bâtard d'une tête couronnée.»--On aurait plus vite
fait de déchiffrer un paquet d'hiéroglyphes.

L'homme à l'éléphant d'or ou à l'aigle rose arrive le premier aux eaux
et se retire le dernier. Sa présence aura intrigué la saison toute
entière. On entend parfois dire de lui, à voix basse: «Les gendarmes
eux-mêmes n'ont pu savoir qui il est.» En dernière analyse, ce n'est pas
un éléphant, c'est un sphinx qu'il devrait porter à sa boutonnière.

Il vient de mourir une femme qui a occupé jadis une très-grande place
dans le monde parisien. Vous avez deviné que je veux parier de Mme la
duchesse Decazes, née de Sainte-Aulaire. Épouse de ce Bordelais délié
qui avait été tour à tour le protégé de Mme Laetitia, le favori de Louis
XVIII et l'intime de Louis-Philippe, elle s'était de bonne heure écartée
de la politique pour ne s'occuper que d'art et de plaisirs mondains.
Pendant tout le temps que son mari a été grand référendaire de la
Chambre des pairs, c'est-à-dire pendant une quinzaine d'années, elle
avait réussi à donner au vieux et morne palais du Luxembourg une
physionomie fort animée. Dans son salon, où l'on ne se piquait pas trop
de bégueulerie, les poètes, les peintres et les musiciens l'emportaient
en nombre sur ce qu'on appelle le grand monde.

Un charmant travers de la duchesse Decazes avait ameuté, un jour, contre
elle, on ne sait pourquoi, tout ce qu'il y avait dans Paris d'artisans
en épigrammes. Tournant tout d'un coup à l'idylle, Mme la grande
référendaire avait établi un chalet suisse dans ses jardins et, au
milieu de ce chalet, on apercevait deux jeunes vaches du Charolais
qu'elle nourrissait de sa main. Ces deux vaches furent bientôt la fable
de Paris. «--Mme la duchesse Decazes fait du beurre», s'écriait Alphonse
Karr dans les _Guêpes_.--Non, reprenait Nestor Roqueplan, dans les
_Nouvelles à la main_, ce n'est pas du beurre, c'est du fromage.--Mon
Dieu, ajoutait H. de Balzac, qui s'occupait déjà des _Jardies_, Mme la
duchesse fait du beurre, du fromage et de l'engrais; vous verrez qu'elle
fera bientôt des veaux.»--Vous voyez qu'on n'y mettait pas de
mesure.--Les petits journaux, alors impitoyables, supputaient ce que
pouvait coûter à l'État la fantaisie helvétique de Mme la duchesse
Decazes.--Femme d'esprit, l'épouse du grand référendaire se mêlait
d'écrire de temps en temps une Nouvelle ou un Conte.--Une gazette de
l'extrême droite, s'emparant pour la circonstance de la manière du
marquis de Bièvre, disait alors: «Toutes les fois que Mme la duchesse
Decazes veut laisser tomber une page de sa plume, elle a bien soin de
commencer par la lettre I (par la laiterie).»

--Tout cela n'a pris fin qu'à la révolution de Février.

Un peintre d'un grand talent, Chintreuil, élève de Corot, qui vient de
mourir, avait eu des commencements excessivement difficiles. En d'autres
termes, il avait mangé de la vache enragée pendant toute sa jeunesse. A
la longue, le talent était venu, la réputation s'était fait jour et
amenait le succès. Le paysagiste passait l'été aux environs de Paris,
croyant que l'avenir lui souriait.

Il résidait à Septeuil, dans une jolie petite maison à contrevents
verts, cachée sous les arbres. La Fortune, toujours railleuse, lui avait
donné pour jardinier un Calino de premier calibre.

--Tu arroseras le jardin tous les jours, pendant la sécheresse, avait
dit le peintre.

--Je l'arroserai régulièrement à quatre heures, après avoir fait ma
besogne.

Un jour, à trois heures, le temps se couvre, l'orage éclate. Bientôt la
pluie tombe à torrents. Il est devenu impossible d'arroser. Le
lendemain, vers deux heures, Chintreuil aperçoit le jardinier qui
accourt, l'arrosoir à la main.

--Qu'y a-t-il donc, dit l'artiste.

--Ah! monsieur, je me hâte d'arroser. Le temps se couvre. S'il venait à
pleuvoir, je ne pourrais pas faire ma besogne et le jardin en
souffrirait.

_Dernières nouvelles._--L'hippopotame est mort.

--On parle d'un suicide.--L'amphibie a voulu finir à la manière de
Caton.

Philibert Audebrand.



[Illustration: L'ÉVACUATION.--Entrée des troupes françaises à
Nancy.--D'après un croquis de M. Lévy.]

[Illustration: ÉVÉNEMENTS D'ESPAGNE.--Séville.--Attaque des
insurgés par les troupes du gouvernement.]



NOS GRAVURES


Odilon Barrot

Encore une des grandes figures du siècle qui disparaît. Odilon Barrot
s'est éteint à Bougival, le 7 août, à l'âge de quatre-vingt-deux ans.
Depuis 1814, et dans des positions très-diverses, il figurait au premier
rang de ce qu'on appelle politiquement et historiquement l'école
libérale. Pour dire tout ce qu'a fait Odilon Barrot dans ce laps de
soixante années, il faudrait repasser toute notre histoire nationale
depuis la chute de Napoléon Ier. Partout on trouve son nom mêlé aux plus
gros événements. Et ce nom n'est pas celui qui brille avec le moins
d'éclat parmi ceux que retiennent respectueusement les contemporains et
la postérité.

En 1814, à peine émancipé brillamment des bancs de l'École de droit,
Odilon Barrot se montra des plus ardents à réclamer les libertés
publiques dont le gouvernement impérial s'était toujours montré
profondément dédaigneux. Il accepte la Charte de Saint-Ouen, et y voit
de suffisantes garanties, pourvu qu'on ne fraude pas sur la valeur
intrinsèque et sur la signification de ce pacte fondamental. Il va même
dans sa foi jusqu'à s'enrôler parmi les volontaires royaux, et il est de
ceux qui auraient combattu pour empêcher le succès éphémère de l'homme
néfaste qui revenait de l'île d'Elbe.

Ce beau feu ne dure pas longtemps. Les réactions royalistes, et dans le
sens absolu des droits et des licences du trône et de l'autel, auraient
dessillé les veux d'un néophyte plus convaincu ou plus naïf qu'Odilon
Barrot. Il est avocat à la Cour de cassation, et pendant toute la
Restauration nous le voyons défendre avec une vigoureuse éloquence,
devant la juridiction suprême, les causes nombreuses et délicates où les
libertés civiles sont engagées. Ce n'est plus un voltigeur de Coblentz;
c'est un homme de 1789. Il ne veut pas que nous perdions une à une les
conquêtes morales et civilisatrices qui ont coûté tant de sang et tant
de larmes aux générations antérieures et répandu tant de ruines fécondes
dans le pays. Avec ce rôle nouveau, Odilon Barrot arrive à la
popularité. Son nom est inséparable de ceux que la foule prononce avec
respect, avec amour, avec espérance. Du palais de justice, il rayonne
sur le pays. On le voit en tête des adhérents de la société: _Aide-toi,
le ciel t'aidera!_

On voyait venir de loin la Révolution de 1830. Quand la rue eut fait son
oeuvre, quand il fallut organiser la victoire, Odilon Barrot était
devenu un homme dont un gouvernement nouveau ne pouvait se passer. Tour
à tour il est secrétaire de la commission qui siège à l'hôtel de ville
et tient dans sa main la direction des forces populaires, commissaire
auprès du vieux roi Charles X qui reprend lentement, tristement et avec
une dignité suprême le chemin de l'exil, enfin préfet de la Seine et en
même temps député parmi ceux qui vont former la nouvelle gauche. Quoique
fonctionnaire, Odilon Barrot a compris qu'il faut combattre encore si
l'on ne veut pas perdre le fruit des combats antérieurs, et avoir servi
uniquement à faire la courte échelle aux doctrinaires. Dès le premier
jour il a reconnu les adversaires qu'il aura successivement ou ensemble
devant lui pendant dix-huit ans, les Casimir Périer, les Molé, les de
Broglie, les Guizot. Pour un seul des hommes éminents dont il ne saurait
partager les idées gouvernementales, il se sent un grand faible de coeur
qui dégénéra bien vite en très-vif et très-profond attachement. C'est M.
Thiers. L'amitié qui prit naissance dans ces orages ne s'est pas
démentie un seul jour.

Odilon Barrot quitta la préfecture de la Seine en 1831, après le sac de
l'archevêché et de l'église Saint-Germain-l'Auxerrois. Un instant encore
il reparaît au palais de justice pour lutter contre les juridictions
exceptionnelles de l'état de siège. Mais bientôt il n'est plus qu'un
personnage parlementaire dont l'éloquence pompeuse jettera un vif éclat
sur des joutes oratoires auxquelles on ne saurait attacher aujourd'hui
une grande importance. Nous en avons vu l'inanité. Des actes francs,
sincères, loyaux, vaudraient beaucoup mieux que cette emphase de
paroles. Malheureusement tel n'est pas le cachet qui pourra servir à
reconnaître les hommes politiques de notre temps. Bien rares sont ceux
qui, nantis du pouvoir, ne démentent pas leurs doctrines antérieures.

Odilon Barrot n'a point échappé à cette espèce de fatalité. Promoteur
inconscient de la révolution de Février, il ne devint président du
conseil des ministres après l'élection présidentielle que pour tomber
dans l'ornière depuis longtemps battue des réactions et des compressions
aveugles. Ce ministère est resté célèbre par la première expédition de
Rome.

Renvoyé du pouvoir sans trop savoir pourquoi, Odilon Barrot se rangea
parmi les boudeurs. Après le coup d'État de décembre il se glissa dans
la retraite d'où il ne sortit que pour entrer, par décret, à l'Institut,
et lancer quelques brochures de jurisprudence et de politique
administrative. En 1871, M. Thiers l'avait appelé à la vice-présidence
du conseil d'État.

En somme, cette existence est excessivement remplie. Mais on peut dire
avec vérité qu'Odilon Barrot a été bien plus un grand nom que tout autre
chose. C'est ce qui donne à sa physionomie un caractères spécial.

Georges Bell.


Correspondance de Nancy

Nancy, 6 août 1873.

1er août, 5 août, voilà deux dates dont à Nancy on ne perdra jamais la
mémoire. Le 1er août, en effet, après trois années d'occupation,
l'ennemi abandonnait enfin la ville, et le 5 la France y rentrait avec
ses chers soldats que l'on n'y avait pas vu depuis si longtemps!

Une proclamation du maire, M. Bernard, si bien avisé et si patriote,
avait la veille annoncé l'événement aux habitants. A cinq heures du
soir, un bataillon d'infanterie devait faire son entrée dans la ville.

Aussi, le lendemain, quelle fête à Nancy!

Les ateliers, les magasins étaient fermés. Toutes les rues par
lesquelles devaient passer les soldats, la rue Stanislas, l'admirable
place du même nom, la rue Sainte-Catherine, étaient pavoisées de
drapeaux tricolores, ornées de guirlandes de verdure. L'arc de triomphe
placé à l'entrée de la rue Stanislas en était particulièrement couvert.
De tous les villages environnants, les paysans accouraient par bandes
nombreuses, désireux d'acclamer nos soldats et de saluer notre drapeau.
C'était partout un indescriptible mouvement.

A quatre heures, le train attendu avec une si fiévreuse impatience est
signalé et accueilli par les hourrahs de la foule qui encombrait les
abords de la gare. Les soldats descendent de wagon, ils mettent sac au
dos, les tambours battent aux champs et le bataillon s'engage dans la
rue Stanislas, se dirigeant vers la place et la caserne
Sainte-Catherine.

Je vous ai dit combien était ornée pour la circonstance cette place déjà
si belle, avec sa bordure de monuments: hôtel de ville, évêché, théâtre,
hôtels privés, sa statue du roi Stanislas et ses fontaines monumentales.
Dès trois heures la compagnie des sapeurs-pompiers, avec sa musique,
avait pris le poste à l'hôtel de ville, pour rendre les honneurs aux
soldats à leur passage. Aussi, dès que ceux-ci débouchent sur la place,
la musique se fait entendre, les sapeurs présentent les armes, les
applaudissements éclatent. Tous les chapeaux sont en l'air et des
fenêtres tombent couronnes et bouquets.

Le maire, placé au balcon de l'hôtel de ville, avec ses adjoints et le
conseil municipal, avait donné le signal des applaudissements. Jamais je
ne vis telle explosion de joie ni enthousiasme pareil. Je n'ai pas
besoin de vous dire que ce n'a pas été sans peine que le bataillon a pu
s'arracher à ces manifestations patriotiques, et fendre les flots
pressés de la foule qui l'entourait. Il put enfin arriver jusqu'à la
caserne, où il trouva, vous devez vous en douter, de quoi se bien
rafraîchir et se restaurer substantiellement.

Le lendemain Nancy avait repris son calme et ses allures habituelles.
Mais depuis lors tous les visages ont un air de satisfaction et de
sérénité qu'ils avaient depuis trop longtemps cessé d'arborer. X...


Prise de Séville

L'énergie du gouvernement de M. Salmeron produit les meilleurs fruits,
et déjà l'on peut prévoir la défaite finale, non-seulement des
intransigeants et des cantonistes, mais aussi celle des carlistes et de
don Carlos. Que manquait-il à la République pour avoir raison d'ennemis
qui n'étaient forts que de sa faiblesse et de ses divisions? Une armée
disciplinée. Elle l'a, et vient de le prouver par la prise de Séville,
presque aussitôt suivie de celle de Cadix.

C'est le 28 juillet, à deux heures de l'après-midi, que l'attaque de
Séville a commencé. On sait que sous le ministère Pi y Margall, la
populace avait pu s'emparer impunément de toutes les armes et de tous
les canons renfermés dans l'arsenal. Ces armes devaient prêter dans la
lutte engagée une grande force à la résistance, que dirigeait le général
Pierrad. Les soldats de l'année régulière, conduits par le général
Pavin, ont eu besoin de déployer la plus rare bravoure pour en
triompher. Les insurgés avaient couvert la ville de barricades, et armé
ces barricades de canons. Ils en avaient mis partout. Des pièces du plus
fort calibre entouraient la fabrique de tabac, et, dans cet édifice, on
avait hissé des canons non-seulement sur les balcons, mais encore sur la
terrasse. Deux heures après l'attaque, c'est-à-dire à quatre heures, les
troupes s'étalent déjà emparées de la station du chemin de fer et de
plusieurs autres points stratégiques. A minuit ils étaient maîtres de la
ville, à l'exception du faubourg de Triana, où s'étaient réfugiés les
insurgés, après avoir successivement incendié leurs positions à mesure
qu'ils les abandonnaient. Ce n'est que dans la journée du lendemain que
l'armée a pu les forcer dans leur dernière retraite.

Dans de pareilles conditions, la lutte devait être et a été fort
meurtrière. Si les insurgés résistaient énergiquement, les soldats
avaient un élan admirable. Telle était l'impétuosité de ces derniers,
que le régiment de Zamora pénétra jusqu'au milieu de la ville à travers
une grêle de balles et d'obus, sans se préoccuper de savoir s'il était
ou non suivi par le reste de l'armée.

Le gouvernement insurrectionnel a pu s'enfuir en traversant le
Guadalquivir qui, de la porte de la Barqueta jusqu'à l'édifice de
Saint-Telme, entoure Séville, sur une étendue d'une demi-lieue. Beaucoup
de maisons ont été brûlées, ainsi que quelques monuments. Heureusement
ni la cathédrale, si riche et si belle, ni l'Alcazar, n'ont été
atteints.

La prise de Séville a produit une panique incroyable parmi les insurgés
de cette province et des autres. Le général Pavia, au moment de partir
pour continuer sa campagne, si heureusement inaugurée, a été l'objet de
la plus enthousiaste ovation. Son nouvel objectif était Cadix où, grâce
à la défection des soldats d'artillerie qui se sont réunis aux
volontaires hostiles au comité insurrectionnel, le général a pu entrer
le 4 août sans effusion de sang.

L. C.


La Grenouillère

Paris n'est pas encore port de mer, mais les Parisiens ont leur plage
qui remplace Trouville et Dieppe pour les gens occupés que leurs travaux
retiennent à Paris, et qui ne peuvent même pas s'absenter du samedi au
lundi, en profitant des facilités et des prix réduits accordés aux
voyageurs par les grandes compagnies de chemin de fer.

Cette _watering place_, pour nous servir d'une expression à la mode,
cette station d'été à l'usage des paresseux ou des gens pressés n'est
autre que la Grenouillère, située dans l'île de Croissy. On s'y rend en
une heure à peine par le chemin de fer de l'Ouest (rive droite), et rien
n'est plus curieux que l'aspect de la gare Saint-Lazare un dimanche
d'été.

Sur les vastes marches du perron monumental s'agite une foule joyeuse et
bruyante autant que bariolée. Les femmes sont en toilettes claires,
retroussées par derrière, en bas de soie de couleur, coquets souliers à
bouffettes, et s'appuient sur de hautes ombrelles-cannes à la Louis XVI.
Elles sont coiffées de petits chapeaux coquets ornés de voiles de gaze
blanche, bleue, grise, qui siéent à merveille au teint, et leur donnent
l'aspect des miss anglaises affectionnées par le pinceau de Lawrence.

Les _gentlemen_ qui les accompagnent portent la cape de _Christy_, au
rebord supérieur de laquelle est fixé un monocle. Ils sont pour la
plupart en vestons courts, velours ou étoffe mélangée, tenue du matin,
stick ou parasol à la main.

Tout cela étagé sur les marches cause, rit, se pressure, s'attend, se
hèle, se dispute, se raccommode, guette les arrivants et les arrivantes,
et au coup de cloche traditionnel s'empile dans les wagons, d'où l'on ne
descendra qu'à la station de Reuil.

Ici plusieurs moyens de locomotion se présentent pour gagner cette
bienheureuse Grenouillère, paradis rêvé de tant d'Èves parisiennes et où
abondent les Adams en costume biblique, à cette différence près que la
feuille de vigne traditionnelle est remplacée par un caban de couleur.

Les intrépides vont à pied, à travers les prés, tout le long, le long de
la rivière. D'autres préfèrent le chemin de fer américain, qui les
conduit jusqu'à Bougival; après quoi, on passe le bac. Les plus avisés
s'embarquent à bord d'un des deux petits vapeurs miniatures qui font le
service de l'île de Croissy à la gare. Ce dernier moyen de transport est
de beaucoup le plus agréable et le plus goûté.

Nous voici arrivés. Quel bruit et quelle foule! Le petit bassin où l'on
barbote et où les inexpérimentés prennent leur leçon de natation,
seulement pas de vessies ou de ceintures de caoutchouc, est plein à ne
pouvoir y bouger. Les grandes nageuses, elles, se jettent courageusement
du haut de la galerie et piquent des têtes ou des plats-dos aux
applaudissements des spectateurs restés sur la rive. Puis elles fendent
l'onde d'une coupe hardie ou font la planche en se laissant balancer
mollement par les remous du petit vapeur qui dérape, après avoir déposé
sa collection de passagers.

Dans le café qui est situé à bord d'un ponton flottant, pas une table
n'est libre. On consomme partout la bière, les sodas et l'absinthe; la
déesse verte aux reflets d'opale n'est pas négligée non plus quand
sonnent cinq heures. Ici règne un pêle-mêle des plus étranges et des
plus pittoresques. Les baigneurs et les baigneuses, en costume de
natation, sont assis côte à côte avec des gens revêtus de redingotes ou
des femmes habillées de mousseline ou de soie. Ils viennent encore tout
dégouttants d'eau prendre place aux mêmes tables pour y savourer le
mêlé-cassis et le bitter-curaçao, parfois même pour y jouer aux cartes
et faire un bésigue chinois en trois mille, à deux centimes le point.

Sur les bancs qui bordent la berge sont assis les gens sérieux ou celles
d'entre ces grandes petites dames que leur royauté attache au rivage.
C'est là qu'on voyait jadis si fréquemment la belle brune Anna Deslion,
au profil de camée, qui s'en va mourant de la poitrine à Pau ou quelque
part dans le Midi. L'infortunée Espagnole Pepita Sanchez, dont tous les
journaux racontaient dernièrement la fin tragique, était aussi une des
visiteuses assidues de la Grenouillère, où elle venait de sa propriété
située à Croissy, sur la rive opposée, du côté de Chatou. Il faudrait,
si l'on voulait être minutieux, citer toutes les demi-mondaines qui ont
honoré de leurs pas, éclairé de leurs yeux ce séjour enchanteur; mais
cette nomenclature nous mènerait trop loin. Regardons plutôt un tout
autre élément de public qui ne dédaigne pas de venir jeter un petit coup
d'oeil sur ces fêtes dominicales et sur les ébats de cette jeunesse
bruyante et tapageuse.

Je veux parler des châtelains et des châtelaines des environs. Les
propriétés princières foisonnent aux environs. Beauregard, jadis à lady
Howard; Louveciennes; Marly; les châteaux des Staub, des Cahen d'Anvers;
les villas somptueuses des Ségalas, des Bournet-Aubertot, des Solas, des
Odilon Barrot et cent autres, font de ce coin de vallée un des séjours
privilégiés des environs de Paris. La finance, la haute banque, la
politique, tout s'est donné rendez-vous en ces lieux charmants. Edmond
About y est le voisin d'Edmond Tarbé des Sablons, le jeune et
intelligent directeur du _Gaulois_; le spirituel Dardenne de la
Grangerie n'y manquait pas un bain; et jusqu'aux petits chalets
miniatures qui sont dans l'île même et qui paraissent autant de
maisonnettes sorties d'une boîte à jouets sont habités par des
notoriétés de la plume, de l'esprit ou du talent.

Si nous nous enfonçons dans l'île elle-même, sous les majestueux
ombrages qui la couvrent, nous trouvons des points de vue exquis, des
échappées charmantes; c'est plus vaste que les Tuileries, et dans la
semaine, quand il n'y a personne, rien n'est comparable aux frais
attraits de cette délicieuse solitude. L'isolement de l'île de Croissy
lui a précisément valu plusieurs fois le dangereux honneur d'être
choisie comme un terrain où l'on pouvait tranquillement, et à l'abri des
gendarmes, vider les affaires d'honneur. Elle a été le théâtre de
nombreux duels, dont les plus connus sont ceux de Carie de P... avec M.
Arthur M.... d'une part, et de, M. O.... et le marquis de M.... de
l'autre.

Mais tandis que nous causons, le soir est venu. Peu à peu les hôtes
joyeux de la Grenouillère l'ont abandonnée pour des parages plus semés
de restaurants. Les châtelains des environs sont rentrés _at home_, où
les attendent des repas somptueux servis sur des tables couvertes de
fleurs naturelles cachées sous des nappes couleur de la neige et
encombrées de cristaux et de l'argenterie qui étincellent.

Plus modestes, les canotiers et leurs dames se sont abattus en volées
affamées chez tous les traiteurs du voisinage. Là, sous la tonnelle où
grimpent les pois de senteur odorants et les capucines à la robe de
velours orange, on déguste les matelotes, les gibelottes chantées par
Murger, et dans lesquelles, par une vertu particulière, les lapins ont
trois têtes. On boit du petit ginglet dans des cruches de terre brune
vernissée et au goulot desquelles le petit vin au goût framboise vient
écumer en mousse légère. Parfois quelque richard demande du champagne,
on lui sert sur ce prétexte du coco épileptique fait avec du sucre
candi; mais qu'importe, le bouchon part avec bruit, on crie, on s'amuse,
et tandis que là-bas, sous les grands ombrages de l'île de Croissy
déserte, les tourterelles nichées roucoulent plaintivement, le choeur
des Parisiens, regagnant le chemin de fer, fait retentir les échos des
accents joyeux de la ballade de la _Mère Angot._

Léon Villiers.


Notes sur l'Irlande.

LA FÊTE DE SAINT-PATRICK

«Le jour de Saint-Patrick au matin» est assez joli comme chanson de
circonstance; mais il est pénible de l'entendre à des heures trop
matinales; c'est le cas à Roundwood, petit village du comté de Wicklow.
L'orchestre du village, des _dilettanti_ en habit vert pomme, en bas de
laine attachés par des rubans fripés, ont joué ce morceau national sous
les fenêtres de l'hôtel depuis quatre heures du matin. Ce sont de
véritables Bachi-bouzouck de l'art. Peu de discipline, un courage à toute
épreuve. Rien ne les intimidait: ni la mesure, ni les lois harmoniques,
ni les plaintes de l'auditoire. Nous les avons entendus s'éloigner,
s'approcher, faisant tonner la grosse caisse, tirant des soupirs et des
rugissements de leurs instruments primitifs, allant des maisons des
notables au commun et de là à l'hôtel, pendant plus de quatre heures,
sans relâche, «tuant le sommeil,» comme dit Macbeth, avec leur
interminable «jour de Saint-Patrick.» Quand nous fûmes sur pied, cette
persistance avait déjà produit son effet. La grosse caisse titubait sous
l'influence d'une vingtaine de pintes de bière; le trombone pleurait à
chaudes larmes dans son instrument et commençait un discours sur les
malheurs de la patrie. Mais le village n'est pas moins en fête. Presque
tout le monde est catholique; il n'y a donc pas de bataille à espérer:
les Irlandais regardent une bataille rangée, «_a free fight,_» comme le
dénouement naturel d'un jour de fête. Hommes et jeunes garçons portent
un brin de Shamrock--trèfle--au chapeau. Les petites filles ont une
croix sur l'épaule, c'est-à-dire un rond de papier blanc traversé par
des rayons de rubans verts. Les églises sont pleines à l'heure des
matines, et à la cérémonie de midi la foule remplit jusqu'à la cour des
chapelles, où elle n'entend rien, mais se contente de s'agenouiller, se
lever, se signer avec la régularité abrupte d'un automate. Un peu plus
tard les rues sont occupées par des groupes de paysans endimanchés: les
fillettes coiffées en bandeaux lisses et luisants, les matrones portant
le bonnet d'un blanc immaculé et les longs manteaux de drap bleu. Tous
ont le symbole national, le brin de Shamrock. Et les salutations, les
conversations se croisent. Les gens du village, debout sur le seuil de
leurs maisonnettes, invitent les connaissances à entrer prendre un
_naggin_ de whisky, un verre de bière. A ceux qui appartiennent à la
Ligne de l'abstention, fondée par le célèbre Père Mathew, on offre un
«cordial de tempérance,» boisson rafraîchissante avec laquelle on peut à
la rigueur s'enivrer, mais seulement en y mettant quelques heures au
moins. Les public-houses ne se désemplissent pas. L'élite des buveurs
s'attable en haut, dans des salles basses et mal éclairées, sur les murs
desquelles il y a invariablement un tableau de «Notre-Dame et la Mort,»
un portrait de Daniel O'Connell et des images de saints, coloriées et
ornées de vers étrangement badins et familiers. C'est dans ces chambres
que les plus huppés parmi les paysans boivent leur whisky pur, _whisky
toddy_--une sorte de grog chaud--le cordial de tempérance ou de la
bière, fumant tout le temps dans ces petites pipes irlandaises
(dhudheens) de terre cimolées, qu'on connaît partout où la sainte
Nicotine a fait des prosélytes. En bas on boit le «_Calamity water,_»
nom expressif (eau de malheur), qu'on a donné à la pire espèce de
whisky, celle qui est faite de graines nouvelles. C'est du feu liquide.
L'Irlandais le boit pour clore un marché, cimenter une alliance, faire
une politesse à son amoureuse, honorer ses morts, enfin à toutes les
occasions que font naître la joie, l'hospitalité, l'amour, le deuil, la
politique. On le boit parce que c'est la seule boisson à bon marché. Les
ivrognes s'excusent en chantant que «saint Patrick découvrit aux gars de
l'Irlande les grandes joies du whisky.» Dans tous les cas, ces joies là
ne sont nullement négligées de nos jours. Le serment qu'on prête en
entrant dans la Ligue de tempérance est déclaré nul le jour de
Saint-Patrick. Un paysan nous disait solennellement: je me suis saoulé à
toutes les fêtes de Saint-Patrick jusqu'à ce jour, et _avec l'aide de
Dieu_, je serai saoul à toutes celles qui viendront.

Il n'y a qu'une trentaine de maisons dans le village, dont une dizaine
sont des débits de liqueurs. Le commun s'étend devant le principal
hôtel, l'asile à toute heure de la journée des oies vagabondes, des
cochons et des flâneurs. Vers cinq heures, le jour de Saint-Patrick,
cette petite plaine commune est envahie par les hôtes des cabarets et
les fidèles de l'église. On y a construit un grossier théâtre, fait de
vieilles planches et de quelques mètres de toile déchirée. On va jouer
un grand drame national dans lequel on dit leur fait aux Saxons. Les
places de parterre coûtent six sous, celles du «paradis» quatre. Mais il
semble que même ces prix modestes sont au-dessus des moyens de la
majorité. Ou peut-être la majorité aime-t-elle mieux le whisky que le
drame. Il n'y a qu'une douzaine de patriotes qui entrent assister à
l'humiliation de l'Anglais. Le reste écoute les éclats de voix des
acteurs, fume, boit et danse la gigue. A la tombée de la nuit on s'en va
par bandes, lentement, savourant les joies du whisky, causant politique,
les vieilles traînant les bambins, les jeunes gars contant fleurette aux
filles. L'Irlande est essentiellement amoureuse. Se battre pour boire,
se battre pour aimer, est une des règles populaires de la grosse
philosophie épicurienne. On la chante sur tous les tons pendant ces
lents retours à travers les brouillards du soir. La marche dure
plusieurs heures. Les hommes ont des gourdes pleines d'usquebangh dans
leurs poches, et arrivée à quelque terrain boisé, au milieu d'une
clairière, la bande fait halte, s'assied et recommence la fête au clair
de lune. Alors ce sont des histoires racontées par des vieilles en
capuchon bleu, des légendes tristes avec une pointe de gaieté folle, des
contes merveilleux et fantastiques tirés d'un répertoire riche comme pas
un en traditions poétiques et fabuleuses. On fait apparaître la
_Baushee_, la petite vieille qui annonce une mort prochaine en tapant
aux fenêtres; on décrit les bienfaits, les caprices, des «bonnes gens,»
les fées; puis les hauts faits des Chevaliers de la Branche-Rouge, des
Peep o Day Boys (gars du Point du Jour), les épisodes de la grande
Rébellion, etc. L'enthousiasme déborde en hyperboles enfantines, en
danses épileptiques. La vivacité celtique paraît dans tous les gestes,
dans toutes les phrases. On rit et l'on pleure en même temps.

Il suffit d'un calembour pour faire oublier O'Connell, Emmet, le _Home
Rule_ et le Pape! Il suffit d'une petite sentence sentimentale pour
produire un choeur de _Ocho!_ douloureux, des lamentations sur l'Irlande
martyrisée et la maladie des pommes de terre. Et de temps en temps un
grand garçon se lève, et avec des gestes furieux entonne un chant
séditieux, le _Wearing of the Green_ (en portant le vert), le _Sham van
Voch_ (la Vieille femme). Ce sont des airs tristes et charmants, naïfs
et sauvages, des airs comme en a trouvés le poète Moore, et dont
beaucoup ont fait le tour du monde. Et les paroles qui courent de bouche
en bouche, les jours d'émeute, comme une _Marseillaise_ de douleurs
farouches, sont aussi simples que fortes; elles sentent la mer et la
montagne. On chante cela sans peur du _Mounted comtabulary_. La police
ne les attaquerait jamais dans le haut des marais où les paysans sont
les maîtres. Il faudrait d'ailleurs très-peu pour convertir ces retours
de foire pastoraux en boucheries terribles: un protestant portant
l'orange à sa boutonnière, un constable, un receveur de contribution.
Tout en chantant les Français en mer, l'Irlande sera libre du centre à
la mer,» les Boys de Wicklow mettraient en morceaux l'intrus avec
l'inconsciente férocité d'une bête qui tue pour manger.


Le Roitelet

Un fouillis de plantes aquatiques sur le bord d'un marais, voilà la
scène où M. R. Bodmer, en sa nouvelle composition, a posé ses
personnages: un roitelet et deux demoiselles.

Les demoiselles courent la prétantaine à travers les joncs, les
colchiques et les phalarides. L'une d'elles s'est un instant arrêtée,
prête à reprendre son vol. L'autre arrive, fendant l'air sur ses ailes
de gaze. Sans doute elle poursuit la première, qui prend plaisir au jeu.
Question d'amour et passe-temps de coquette. Mais l'idylle menace de
tourner au drame. L'ennemi, un roitelet, est là qui les guette, et tout
entiers à leurs ébats, les amoureux imprévoyants ne l'ont pas aperçu. Il
est venu sans bruit, et maintenant posé sur une feuille de roseau, il
prend ses mesures pour fondre sur eux. Le haut du corps est penché en
avant, le bec en arrêt, les ailes à demi-ouvertes. Sa petite queue
relevée avec force indique l'importance qu'il attache au mauvais coup
qu'il médite et la jouissance qu'il s'en promet. N'en doutez pas, les
demoiselles sont condamnées et le glouton s'en repaîtra.

Mais un jour où l'autre il portera la peine de sa voracité; un jour où
l'autre, après avoir croqué quelque mouche ou quelque vermisseau, il
rencontrera, lui aussi, sur son chemin, sinon

        L'embuscade d'une araignée,

du moins la mésangette perfide d'un bambin qui le guettera à son tour,
et il expiera ses noirs forfaits par une captivité qui ne finira
très-vraisemblablement qu'avec sa vie.

G. P.


[Illustration: LES ENVIRONS DE LA GRENOUILLÈRE]



LA CAGE D'OR

NOUVELLE

(Suite)

Nullement préparé à un événement qui pouvait exercer une influence si
considérable sur son existence, le marchand était en proie à une
indicible émotion. Des larmes,--nous voulons croire que seule, la
charité chrétienne les faisait couler,--avaient jailli de ses paupières;
pâle, la bouche béante, les yeux égarés, il écoutait sans l'entendre le
maître de poste, qui, persuadé que ce sensible voyageur tenait au défunt
par les liens de la parenté ou de l'amitié la plus vive, lui fournissait
de minutieux détails sur les pompes de l'enterrement auquel tout Kalouga
avait assisté.

L'esprit positif de Nicolas Makovlof eut enfin raison de ces mouvements
désordonnés de son coeur; revenant à la pratique des affaires, il
s'enquit soigneusement du nom, de la qualité, de la position de
l'héritier du boyard, de celui enfin dont il devenait le bien, la chose,
au même titre que les meubles meublants qui garnissaient le château
délaissé.

Le maître de poste ne pouvait malheureusement lui fournir que des
renseignements incomplets. Le seigneur Laptioukine avait disposé de ses
biens en faveur d'un neveu qui portait le même nom que lui; mais ce
neveu, un fort mauvais sujet, s'il fallait en croire la rumeur publique,
on le connaissait à peine au domaine, où il y avait longtemps qu'il
n'était venu. On savait qu'il avait habité Moskow pendant quelque temps;
mais, depuis un an, on ignorait à Kalouga où la dissipation de sa
conduite l'avait conduit.

Le marchand eût peut-être obtenu des informations plus précises en se
rendant au château, dont il n'était séparé que par une vingtaine de
verstes; mais le mot de testament lui remettant en mémoire la vengeance
posthume dont le feu comte avait juré de le poursuivre, le livrait de
plus belle à toutes ses angoisses. Évidemment, il avait tout à gagner à
se présenter devant l'héritier sans perdre une minute; si la clause
redoutée existait, peut-être celui-ci ne la connaissait-il pas encore?
Si, au contraire, le mort avait oublié de faire figurer sa rancune
contre son ancien cordonnier dans ses dispositions, Nicolas profiterait
de l'humeur aimable, bienveillante, facile, qui, chez tous les
bénéficiaires, est le premier profit de leur héritage, pour obtenir de
son nouveau maître un affranchissement à prix réduit.

Il fit donc doubler le nombre des chevaux de son équipage; il tripla les
pourboires et, grâce à ces libéralités, le lendemain, au point du jour,
il entrait dans Moskow.

Toujours favorable aux méditations, le roulement de la voiture avait
encore imprimé aux siennes une direction des plus louables. Depuis qu'il
avait entrevu la possibilité d'un dénouement honnête, digne et régulier,
il avait été pris d'une aversion singulière pour la duplicité, pour les
artifices auxquels la nécessité l'avait réduit; dans cette horreur, de
fraîche date pour le mensonge, il s'était déterminé, dut-il parcourir la
Russie entière pour retrouver l'héritier, à ne reparaître devant
Alexandra que lorsqu'il pourrait jeter à ses pieds les fers brisés de
l'homme à obrosk devenu libre. Aussi lorsque le conducteur prit la
direction de la Tverskaïa, lui ordonna-t-il de le conduire à l'hôtel du
maître de la police.

Tout le monde y dormait encore profondément, et quand Nicolas Makovlof
entra dans la cour, il la trouva déserte et silencieuse; mais, dans
l'état d'effervescence où il se trouvait, il ne devait pas s'embarrasser
de si peu; il heurta à la porte. Un valet parut encore enveloppé de la
fourrure qui lui avait servi de matelas, de couverture et de drap
pendant la nuit.

--Frère, lui dit Nicolas, je voudrais parler à Son Excellence.

--Chien maudit, ne pouvais-tu pas attendre que le soleil fut levé pour
faire un sabbat comme celui-là; crois-tu donc qu'un homme du rang de mon
maître est réveillé d'aussi grand matin que les rustres de ton espèce?

L'air rébarbatif, l'accent grondeur du domestique ne produisirent aucune
impression sur son interlocuteur; il tira froidement deux roubles de sa
poche et, les glissant dans la main du farouche cerbère:

--L'Excellence est éveillée, lui dit-il.

La main porta avec vivacité l'argent dans la poche, mais la figure ne
fit pas un mouvement; seulement le domestique s'était effacé pour
laisser passer le visiteur matinal:

--Le frère a dit vrai, murmura-t-il d'un ton moins rude: l'Excellence
est éveillée.

Au premier étage, le marchand se heurta à un valet de chambre non moins
terrible que son collègue du rez-de-chaussée, et qui prenait tous les
saints du calendrier grec à témoin que le maître n'était pas chez lui.

Les mêmes arguments lui démontrèrent qu'il se trompait au moins de la
moitié; il était vrai que le dignitaire ne se trouvait pas dans sa
chambre à coucher, mais s'il l'avait quittée, c'était pour entrer dans
le cabinet où il travaillait.

Dans les pays autocratique, tout se règle sur l'exemple, bon ou mauvais,
du maître. Le tsar Nicolas, le plus laborieux souverain qu'ait possédé
la Russie, était à la besogne dès cinq heures du matin, et, chez tous
les fonctionnaires de l'empire, c'était une émulation à qui quitterait
son lit le premier.

Dans l'antichambre, notre héros eut à livrer une nouvelle bataille; mais
les victoires vont par bandes comme les perdrix; la déroute de ce nouvel
adversaire fut si complète que, malgré l'orage qui venait de
l'intérieur, il se chargea de pousser le solliciteur dans la pièce où se
tenait le maître de la police.

Celui-ci avait entendu le colloque, et, furieux d'être dérangé dans la
lecture de la _Gazette de Saint-Pétersbourg_, il fulminait contre
l'importun avant même de l'avoir aperçu.

--Vingt-cinq coups de bâton à ce drôle, s'écriait-il; qu'on le chasse,
qu'on le fustige, et si l'impudent coquin ose résister, qu'on le fasse
mourir sous le knout.

A la vue de Nicolas, sa colère éclata avec un surcroît de violence; mais
celui-ci s'avançait impassible sous cette grêle d'apostrophes, répondant
à chacune d'elles par de profondes inclinaisons qui, comme les injures,
allaient en s'accentuant de plus en plus. Cependant le fonctionnaire fut
le premier à amener son pavillon, en s'arrêtant au milieu d'une
exclamation furibonde.

Ses regards venaient de tomber sur un billet de cent roubles déposé sur
un coin de son bureau, et qu'il se croyait bien certain de n'y avoir
point oublié la veille; aussitôt comme les deux valets, comme
l'huissier, le tigre se changea en mouton. Il y eut entre eux et lui
cette seule différence, qu'il se mit en frais de quelque pudeur pour
opérer sa métamorphose.

--Allons, puisque vous voici dans la place, restez-y, s'écria-t-il avec
sa plus grosse voix, mais en laissant néanmoins percer dans son accent
une certaine bonhomie; mais du moins dites vite ou que la peste vous
étrangle, ne me faites pas trop perdre d'un temps qui appartient à
l'État!

Nicolas Makovlof exposa humblement sa requête.

--Laptioukine! dit le fonctionnaire en rêvant, Laptioukine, je connais
cela. Ah! oui, un cerveau brûlé, sur lequel vient de s'arrêter la
clémence de notre bien-aimé tsar, beaucoup trop miséricordieux, à mon
gré. Il y a trois jours que ce jeune fauteur de complots nous est revenu
de Sibérie, où il avait été mis en pénitence. Vous désirez savoir où il
demeure? Rien de plus simple, mon cher monsieur, car vous comprenez fort
bien qu'il est de mon devoir d'avoir l'oeil sur tous les ennemis de
notre gracieux souverain. Il est vrai que celui-là vient d'hériter d'un
oncle et qu'il n'y a rien de tel que la fortune pour guérir un homme de
la maladie des révolutions; mais c'est égal, d'ici à quelque temps, il
ne fera pas un geste, un pas, que je n'en sois averti. C'est ainsi que
je sais déjà qu'il a loué hier matin une maison à l'angle de la rue de
Novogorod et de la place de Pierre le Grand; c'est là que vous le
trouverez.

Après un nouveau salut, le marchand allait se retirer; le maître de la
police le rappela.

--Encore un mot, mon digne ami, lui dit-il; vous savez qu'il est un peu
de mon métier de me mêler de ce qui ne me regarde pas; vous ne m'en
voudrez pas si je vous donne un avis qui m'est dicté par la profonde
sympathie que vous m'inspirez, et la crainte que vous ne deveniez la
dupe d'un chenapan. Vous avez, j'en suis sur, quelqu'affaire d'argent à
traiter avec ce Laptioukine; prenez dix sûretés plutôt qu'une; au train
avec lequel ce gaillard-là a dévoré son père, il est clair qu'il ne fera
qu'une simple bouchée de son oncle. Et pour finir, mon bon camarade,
n'oubliez jamais que mes petits services vous sont acquis, à quelque
heure du jour et de nuit qu'il vous plaise de les réclamer.

Bien que Nicolas ne se fit aucune illusion sur la part qu'avaient ses
mérites dans la brusque éclosion de l'intérêt que lui témoignait la
Haute Excellence, il ne se crut point dispensé de lui prodiguer les
remerciements.

Quand il eût regagné son drowski, au lieu de le diriger vers la rue
qu'on venait de lui indiquer, ce fut au restaurant de la Troïtza qu'il
se rendit.

L'idée lui était venue de faire un peu de toilette avant de se présenter
devant l'héritier de son ancien maître.


XV

Après l'aventure du sterlet, Alexandra se trouvait dans une situation
d'esprit assez complexe.

Elle avait essayé de douter; il lui semblait impossible que son mari eût
aussi audacieusement abusé de sa crédulité; mais une visite à Mme
Babowskine, une de celles qui supportaient le plus aigrement les fugues
répétées de leurs époux, l'avait initiée aux débordements gastronomiques
des prétendus conjurés, et elle avait été forcée de se rendre à
l'évidence.

Ce dénouement imprévu la laissait encore plus irritée qu'affligée, plus
indignée qu'abattue.

L'exagération avec laquelle sa haine contre le servage s'était traduite
était certainement quelque peu factice. Lorsqu'elle s'y était abandonnée
avec ces ardeurs fiévreuses, elle avait surtout espéré y trouver un
remède contre le penchant par lequel elle se sentait envahie. Elle ne
s'était pas trompée, le dérivatif avait été efficace; si la plaie
n'était pas entièrement cicatrisée, du moins elle ne saignait plus, et
il faut bien l'avouer, si condamnable que fût la petite comédie dont
elle avait été la dupe, elle n'était cependant pas étrangère à la cure.

Sous l'aspect tout nouveau que lui prêtait le rôle romanesque qu'il
s'était imposé, Nicolas Makovlof avait produit une certaine impression
sur l'imagination de sa compagne. L'espèce de compassion attendrie qui
avait été jusqu'alors le seul sentiment que celle-ci éprouvât pour son
mari s'était transformée; ce qu'elle ressentait pour lui depuis qu'il
s'était montré tel qu'elle aurait voulu qu'il fût n'était certainement
pas encore de l'amour, mais c'était déjà une sympathie assez vive, assez
profonde pour que celle qui l'éprouvait sentît que le devoir lui serait
facile, et peut-être doux lorsque le jour de l'affranchissement serait
enfin venu.

En même temps et sans s'effacer, le souvenir de l'exilé perdait de plus
en plus le privilège de la troubler; elle songeait encore à lui, mais
c'était avec le pieux recueillement que commande la pensée d'un ami que
la mort nous a pris; c'était pour adresser au ciel quelque fervente
prière dans laquelle elle demandait à Dieu d'alléger pour le pauvre
jeune homme les tortures que la Sibérie réserve à ses victimes, de lui
accorder la force de les supporter. Quelle que fût la chaste
susceptibilité de son âme, elle ne devait plus s'alarmer de ce culte
religieux pour celui qu'elle considérait comme un martyr.

Maintenant, n'était-il pas à craindre que cette quiétude, de son coeur
ne s'évanouît avec l'héroïsme de son mari? N'allait-elle pas se
retrouver comme elle était naguère, c'est-à-dire sans autre bouclier que
cette rigidité de principes qui, une fois déjà, l'avait si
imparfaitement sauvegardée? Cette appréhension s'était plus d'une fois
présentée à son esprit, et elle ne laissait pas que de l'inquiéter.

Cependant ces idées n'étaient chez elle que secondaires; le misérable
avortement du rêve d'émancipation qu'elle avait caressé était de tous
les griefs que venait de lui donner Nicolas celui qui excitait le plus
vivement son courroux. Si ses déterminations n'avaient pas été exemptes
de quelque préoccupation personnelle lorsqu'elle avait exigé de son mari
qu'il se vouât à cette périlleuse entreprise, elle n'avait pas tardé à
s'en affranchir; son caractère passionné n'avait pas longtemps résisté
aux séductions grandioses de cette tâche dont le résultat devait être la
délivrance de leurs frères en servage, et son dévouement à cette oeuvre
était aussi sérieux que sincère. Aussi ne se consolait-t-elle pas de
n'avoir point réussi à galvaniser la timidité et la passive indifférence
du pauvre homme; aussi son dépit allait-il jusqu'à accuser l'amour du
marchand de tiédeur, puisqu'il n'avait pas su lui inspirer la résolution
de conquérir le coeur de celle qui ne lui appartenait encore qu'en vertu
de la fiction légale.

Maintenant nous devons avouer que si vive que fut son irritation contre
Nicolas Makovlof, elle était disposée à quelqu'indulgence pour les
fourberies et les mensonges dont il s'était rendu coupable. Nous le
répéterons encore, il ne faut jamais juger la société russe, et surtout
les classes secondaires de la société russe, avec la sévérité dont nous
aurions le devoir d'user vis-à-vis de nos compatriotes. Le sens moral
n'est point absolu dans tous les milieux; sous un régime oppressif comme
l'était celui du servage, certains actes blâmables, mais dictés par la
nécessité, se trouvent atténués dans leur caractère.

Alexandra connaissait si bien l'empire qu'elle exerçait sur l'esprit de
son mari qu'elle n'avait pas perdu l'espoir de l'amener à une exécution
un peu moins fallacieuse de ce qui, chez elle, était passé à l'état
d'idée fixe. Elle attendait son retour avec une véritable impatience,
lorsqu'un événement bien inattendu vint la soumettre à une épreuve plus
douloureuse encore que celle qu'elle avait déjà traversée.

Depuis son mariage elle avait toujours vécu fort retirée; comme la
plupart des femmes du commerce moscovite, elle quittait rarement son
intérieur, espèce de gynécée où les étrangères ne pénétraient
elles-mêmes que dans quelques circonstances solennelles. Mais depuis que
la nécessité d'obtenir quelques éclaircissements sur les agissements
soi-disant patriotiques de son mari, l'avait mise en rapport avec Mme
Babowskine, celle-ci, qui depuis longtemps désirait entrer dans
l'intimité de sa riche voisine, n'avait point laissé échapper cette
occasion de se lier avec elle.

On n'observe que très-peu de caractères mixtes ou intermédiaires chez
les femmes russes; quand ce ne sont pas des anges, ce sont des démons.
Mme Babowskine appartenait à la seconde de ces deux catégories; si la
nature se fût montrée envers elle aussi prodigue de ses dons qu'elle
l'avait été pour Alexandra, Mme Babowskine eût fait de Moskow une
succursale de l'enfer; elle eût suffi à la peupler de damnés.
Heureusement le ciel lui avait refusé un appoint indispensable à
l'emploi auquel son tempérament la prédestinait, celui des agréments
extérieurs. Petite, maigre, anguleuse, portant sur des épaules étriquées
une tête énorme, laquelle exhibait un visage d'un type mongol
parfaitement réussi, elle ne trouvait guère, quelle que fût sa bonne
volonté, d'autre victime que le mari que la loi condamnait à ce triste
rôle; elle s'en dédommageait en le faisant enrager pour dix. Légère,
frivole, évaporée, folle de plaisirs, elle n'avait point été aussi
irritée qu'elle le prétendait des distractions que le marchand de
soieries allait chercher au dehors, mais elle avait accueilli avec un
véritable enthousiasme cet excellent prétexte de s'affranchir de toute
contrainte. Tandis que M. Babowskine s'égayait gastronomiquement avec
les enfants des ténèbres, sa moitié se vengeait en figurant dans tous
les bals, dans toutes les fêtes, dans tous les spectacles de Moskow.

Il y avait en ce moment au théâtre français de cette ville une actrice
qui faisait fureur, et Mme Babowskine, qui ne manquait pas une seule de
ses représentations, vint un jour offrir à Alexandra une place dans sa
loge.

G. DE CHERVILLE.

(_La suite prochainement._)



HISTOIRE DE LA COLONNE

_Premier article._

Nombre d'écrits ont été publiés sur ce sujet. Mais ils sont très-peu et
très-mal connus de notre génération. A tel point que, sans les
fantaisies iconoclastiques de la Commune, combien d'entre nous ne
reculeraient pas encore devant cette affirmation:--«La colonne Vendôme
est toute de bronze massif!»

L'heure présente donne à ce monument un regain d'actualité. Le dernier
peut-être. Profitons-en. Non pour ressasser, en bloc, tous les
renseignements acquis. Mais pour choisir et remettre en lumière les plus
intéressants et les plus pittoresques. Un peu de technologie, beaucoup
d'histoire anecdotique. Voilà notre plan.

I.--LES PRÉLIMINAIRES.

Le tribun Curée, et, après lui, le conseiller d'État Portalis s'étaient
écriés: «La France a besoin d'un prince pour n'avoir pas un maître!» Ce
cri pouvait passer pour l'expression, un peu bien entortillée, des voeux
du pays. Ainsi l'avaient déclaré les Chambres. Un mois plus tard, la
République était morte et l'Empire était né. C'était le 18 mai 1804, un
vendredi.

L'adhésion de la France à la nouvelle forme gouvernementale était
réputée unanime. Comment ne pas perpétuer, à travers les âges, le
souvenir de ce triomphe? Napoléon décide l'érection, sur la place
Vendôme, d'un monument commémoratif dit «colonne départementale.» Les
travaux commencent. On pose la première pierre. Mais les événements se
sont précipités. Une nouvelle guerre s'engage. Le 25 septembre 1805, un
premier corps d'armée passe le Rhin à Mayence. Trois mois après,
Alexandre 1er et François II signaient le traité de Presbourg. C'était
fini.

Or, de toute la campagne, le baron Denon, membre de l'Institut,
directeur général des musées et de la monnaie des médailles, n'avait pas
quitté l'empereur. A peine les dernières fumées d'Austerlitz se
sont-elles évanouies, qu'il suggère au vainqueur, dans Schoenbrunn, la
pensée de remplacer la «_colonne départementale,_» en cours d'exécution,
par une autre colonne, dédiée à la Grande-Armée. Ce sera comme un
gigantesque point d'admiration au bout de la merveilleuse période
militaire que l'empereur vient d'écrire à la pointe de l'épée!

On prendra pour type la colonne Trajane. Les circonstances dans
lesquelles celle-ci fut édifiée ne présentent-elles pas, avec les causes
et les résultats de la guerre qu'on vient d'achever, d'éclatantes
analogies? Que disent, en effet, les annalistes? Écoutons-les:

«Après avoir, une première fois, défait les Daces (1), Trajan venait,
par un traité trop généreux, de leur accorder une paix inattendue.
Cependant, au mépris des conventions, Décébale, le roi vaincu,
recommence à fabriquer des armes, à construire des forteresses, à
fomenter des ligues. Il va même jusqu'à s'emparer d'une province alliée
des Romains. Trajan se remet en campagne et, de nouveau, ses aigles
victorieuses pénètrent au coeur de la Dacie.--A son retour, le Sénat lui
vote, au nom du peuple, une colonne commémorative de tant de gloire.»

[Note 1: Les Daces habitaient la contrée connue aujourd'hui sous le nom
de Hongrie.]

Franchement, il faudrait avoir l'oeil bien peu courtisanesque pour
n'apercevoir pas, entre les deux expéditions, l'une romaine, l'autre
française, de nombreux points de similitude. Mêmes étant les causes,
même doit être l'effet.--Il est vrai que, pour Trajan, c'est au Sénat
qu'appartient l'initiative de l'hommage; il est encore vrai que cet
hommage s'adressait non pas seulement à l'empereur qui venait de battre
l'ennemi, mais aussi--s'il faut en croire l'inscription du monument--à
l'empereur qui venait d'aplanir de 144 pieds les collines hérissant les
abords du Forum...

Mais pourquoi chicaner?

L'idée du célèbre académicien séduit l'illustre capitaine, et la colonne
est décrétée.

Elle sera de pierre, revêtue de bronze.

Les canons rapportés d'Ulm et des arsenaux de Vienne feront, seuls, les
frais du revêtement.

Et la campagne de 1805 tournoiera, sur l'airain autrichien et russe,
comme sur les trente-quatre blocs de marbre de la colonne Trajane
tournoie la campagne de 106!

II.--L'exécution.

La haute direction des travaux est confiée, naturellement, à l'inventeur
de l'idée. M. Denon s'adjoint, comme second, un architecte, M. Gondoin,
qui reste chargé des études préparatoires et de l'exécution de la
colonne.

Tout de suite M. Gondoin se met à l'oeuvre. M. Gondoin élabore projets
sur projets. M. Gondoin peine et se travaille. Mais M. Gondoin n'arrive
pas à satisfaire l'Institut, auquel ses plans n'inspirent qu'une
confiance médiocre. On les trouve d'une possibilité douteuse
d'exécution. Bref, le problème inquiète les plus osés. Le résoudre du
premier coup? C'est chose déclarée bientôt impossible. Si l'on procédait
par tâtonnements? Et l'on convient d'exécuter, dans un endroit
quelconque, une colonne provisoire. Ainsi pourra-t-on, sur place,
essayer les modèles destinés au moulage des bronzes. Quel surcroît de
dépense! objectera-t-on. Il n'importe. Et quelle perte de temps! Ceci
est plus grave. L'empereur est pressé. Le baron Denon, que cette
dernière considération émeut singulièrement, s'ingénie, cherche et
trouve... M. Lepère, un architecte qu'il avait à ses côtés en Égypte.

M. Lepère examine tous les projets proposés, écoute toutes les
combinaisons: rien ne lui semble pratique. Tout en critiquant, il
conçoit d'autres moyens d'exécution moins fantaisistes, demande à
réfléchir, et, quelque temps après, apporte des plans et des mémoires
improvisés--tous calculs à l'appui.--Pas un détail n'est négligé. Pas
une précaution omise. L'Institut, stupéfait, les accepte à l'unanimité,
sans discussion.

Et M. Gondoin de s'écrier, en serrant la main de son habile
confrère:--«Votre travail, mon ami, me paraît parfait. Il est étonnant
qu'en aussi peu de temps vous ayez pu le concevoir, en faire les
calculs, en exécuter les plans. Je ne vois rien à y ajouter. Vous serez
chargé de tout. Je m'en rapporte à vous.»

Est-ce à dire que M. Gondoin se démettait de ses fonctions en faveur
d'un plus digne? Pas le moins du monde. M. Denon s'était adjoint M.
Gondoin. M. Gondoin s'adjoignait M. Lepère, et voilà tout!

                                             *
                                            * *

[Illustration: TYPES ET PHYSIONOMIES D'IRLANDE.--Halte de paysans
Irlandais au retour d'une fête.]

[Illustration: LE ROITELET.--Composition et dessin de Karl Dormer.]



Autour de ces trois noms se groupent toute une armée de collaborateurs.
Disons les principaux:

Bergeret (Pierre-Nolasque), peintre d'histoire, paysages, genre et
portraits, élève de Vincent et David. Son premier tableau d'exposition:
_Les honneurs rendus à Raphaël après sa mort_, venait d'obtenir, au
Salon de 1806, un immense succès, consacré par l'acquisition qu'en fit
l'empereur. C'est à Bergeret qu'est confié le soin de composer l'immense
page d'histoire qui doit s'enrouler au fût de la colonne.

Pour traduire ces dessins en bas-reliefs, sont successivement
désignés:--Bartolini, Beauvallet, Boischot, Boquet, Bosio, Bouillet,
Bridan, Calamar, Cardelli, Mlle Charpentier, Clodion, Corbet, Delaistre,
Deseine, Dumont, Dupasquier, Fortin, Foucou, Francin, Gaule, Gérard,
Gois fils, Losta, Lucas, Montoni, Petitot, Picard, Renaud, Rutxiel,
Stouff et Taunai.

Sur les dessins de l'architecte Mazois, Gérard sculptera les _Renommées_
qui doivent soutenir, au-dessus de la porte, l'inscription
dédicatoire;--les bas-reliefs des trois autres côtés du piédestal seront
exécutés, d'après les croquis de Zix, par Beauvallet et Renaud.

À Canlers incombent les quatre aigles des angles, et à Gelé tous les
ornements d'architecture.

Enfin, quand nous aurons cité l'inspecteur des travaux, Fouilloux, et
les divers entrepreneurs, savoir: Plateau, pour la maçonnerie; Lacase,
pour la charpente; Launay, pour la fonte et Rémond, pour la
ciselure,--nous aurons à peu près épuisé la liste des coopérateurs de M.
Denon.

Un nom toutefois manque à notre nomenclature, celui de Chaudet. C'est à
lui que la statue qui doit «couronner l'édifice» est commandée. Nous y
reviendrons plus tard.

                                             *
                                            * *

Voilà donc la besogne distribuée. Dès lors l'activité dévorante de
l'homme à qui l'on voue cette apothéose semble s'emparer de ceux qui la
lui préparent. L'échafaudage--un chef-d'oeuvre de force et de
légèreté--surgit du sol. A partir de ce moment, tous les travaux
marchent se front. Au fur et à mesure que s'élève le massif de pierres,
dessinateurs, sculpteurs, fondeurs et ciseleurs imposent au bronze les
formes requises. La grande préoccupation est d'aller vite. Tous les
obstacles sont tournés. C'est ainsi qu'on renonce au moulage des plaques
de bronze en cire perdue, procédé usuel, mais d'une lenteur
désespérante. On y supplée par un moyen nouveau, fort ingénieux
d'ailleurs:--les modèles de plâtre subiront une cuisson; et, grâce à ce
recuit rouge, rien de plus facile que de les dégager sans altérer les
moules.

Les calculs de Lepère sont, au reste, d'une précision tellement
rigoureuse, tout a été si bien prévu, qu'aucun incident matériel
n'entrave l'exécution.

Les opérations de la fonte, notamment, s'exécutent dans les vastes
ateliers construits exprès par Launay, et à ses frais, à «la foire
Saint-Laurent,» sans hésitation, sans tâtonnement, en pleine sécurité.

Les dimensions de chacune des 378 pièces de bronze qui doivent être
coulées ont été données au fondeur sur autant de châssis, d'après les
différents contours de la colonne; la diminution progressive du fût et
la forme des bas-reliefs en hélice...»

Tout irait donc pour le mieux n'étaient certains conflits de
personnalités, inévitables quand tant d'amours-propres se trouvent en
présence.

                                             *
                                            * *

En tête des artistes qui se sont vus aux prises avec le plus de tracas
pendant ce travail, il faut placer Bergeret.

Laissons-le raconter--_lui-même_--quelques-unes de ses tribulations:

Je vous l'ai déjà dit, mon cher ami, j'avais prévu que j'éprouverais de
la part des sculpteurs des désagréments inévitables. Pour vous en donner
une idée, je citerai ce qui arriva à M. D..., ancien membre de
l'Académie royale. Cet artiste, qui avait eu de la réputation dans son
temps, et qui ne manquait pas de talent comme praticien, mais dans le
goût de sculpture du Bernin, fut à la mode dans sa jeunesse. Chargé,
comme presque tous les sculpteurs, de faire six panneaux de bas-reliefs
de la colonne, mettant de côté mes dessins, qui devaient lui servir de
modèles, il composa de son cru les sujets indiqués, et cela dans le
style que je viens de désigner... Quand il eut fini, ou cru avoir fini,
il invita M. Denon, M. Lepère l'architecte, M. Chaudet, sculpteur, à
venir voir son ouvrage. Quant à moi, il ne me fit pas cet honneur. Quand
ces messieurs revinrent de chez M. D..., ils étaient consternés; il fut
enfin décidé que l'on payerait les bas-reliefs et qu'ils seraient
brisés, étant trop disparates, quant au style, avec les autres, pour
pouvoir y faire suite. Ils furent donc détruits et jetés aux moellons,
etc.

Mais ce n'est pas seulement avec les vanités furibondes de ses confrères
en art, qu'il avait à compter. Oyez plutôt:

... Les dessins mis à exécution dans ce beau et grand monument portent
huit cent quarante-cinq pieds (274m 49) de développement; j'en fis près
de mille (324m 84) dans l'espace de quatorze mois. Ce surcroît de
travail fut occasionné par des changements qu'il fallait faire, tantôt à
la demande d'un prince, tantôt à la demande d'un général, d'un colonel,
etc., etc., ce qui devenait très-fatigant et nous faisait perdre un
temps assez considérable.

Après une scène fort vive que j'eus à ce sujet avec le général Lannes,
qui voulait être sur le premier plan du bas-relief, quoique rien dans le
programme ne l'indiquât, il me vint en pensée de faire arrêter les
compositions qui devaient être exécutées, par l'empereur. Je communiquai
mon projet à M. Denon, qui l'adopta et qui effectivement porta un jour à
Napoléon une quantité considérable de ces dessins, sur lesquels il fit
apposer _la Griffe du Lion_; ce qui mit fin à des sollicitations qu'il
devenait quelquefois fort difficile d'éluder.

                                             *
                                            * *

A ces causes de retard, il faut ajouter les «petites raisons» d'État
surgissant de temps à autre. Un de ces incidents mérite d'être relevé.

Si les bas-reliefs du fût devaient être des tableaux d'histoire, disant
la campagne de 1805 presque jour par jour, ceux du piédestal devaient
être, pour ainsi parler, des natures-mortes militaires: armes,
uniformes, ustensiles, etc., etc., des armées étrangères: trophées
marqués aux chiffres connus «F. Il et A. I» des deux empereurs vaincus.
Pourquoi, la colonne achevée, n'a-t-on trouvé, sur ces bas-reliefs, que
la première de ces deux initiales?--C'est Launay, le fondeur, qui va
nous l'apprendre:

«Napoléon, recherchant l'alliance de la Russie, donna par politique
l'ordre d'effacer des bas-reliefs tout ce qui pouvait rappeler les
triomphes de l'armée française sur les Russes réunis aux Autrichiens.
Nous trouvâmes que cet ordre pourrait par la suite diminuer la gloire de
l'armée, car les antiquaires à venir ne voyant sur la colonne que les
dépouilles enlevées à l'Autriche, en concluraient qu'elle seule a été
vaincue. Nous prîmes la résolution de consigner ce fait Et afin d'en
établir une preuve incontestable, nous conservâmes, au-dedans des grands
bas-reliefs de la colonne, les marques du triomphe des Français sur les
armées russes et autrichiennes réunies. Preuve que l'on pourra lire au
revers des bas-reliefs--où les chiffres de ces deux puissances se
trouvent accolés, comme ils l'étaient sur les bas-reliefs avant l'ordre
qui nous fut transmis--lorsque la faulx du temps, qui n'épargne rien,
aura réduit en ruines un monument qui doit, par sa solidité et la nature
de sa construction, traverser une suite de siècles pour ainsi dire
innombrables...»

L'empereur, qui venait de divorcer, projetait alors en effet son mariage
avec la grande-duchesse de Russie. D'où ses ménagements à l'endroit
d'Alexandre. Mais le projet n'eût pas de suite. Et, chose curieuse!
c'est précisément la fille de celui dont la défaite demeurait soulignée,
seule, au bronze des bas-reliefs, qu'il devait épouser--près de cinq
mois même avant l'inauguration de la colonne!

Jules Dementhe.

(_A suivre._)



LES THÉÂTRES

Théâtre du Palais-Royal.--_Le Baptême du petit Oscar_, par MM. Eugène
Grangé et Victor Bernard.

Sur le vu de l'affiche, les naïfs se disaient: «Ce sera quelque drôlerie
prenant sa source dans le _Baptême du petit ébénisse_.» Eh bien, non,
rien de semblable.--La chose n'en est pas pour cela plus originale,
croyez-le bien. Il s'agit d'une rengaine tirée du _Chapeau de paille
d'Italie_, cette odyssée burlesque qui est toujours jeune après
vingt-cinq ans de reprise. Seulement il y a ici une inversion d'une
allure assez amusante. Ce qu'on perd, ce qu'on cherche, ce qu'on demande
à tous les échos de la grande ville, ce qu'on ne trouve et ce qu'on
finit pourtant par trouver, ce n'est plus un chapeau de paille, non,
c'est un enfant au maillot, c'est le petit Oscar lui-même. Le poupon a
été égaré dès son premier jour, ni plus ni moins que Coelina, l'enfant
du mystère, dans le roman fameux de Ducray-Duminil. Ajoutez toutefois
que c'est d'une façon infiniment moins sinistre.

Le patron du vieux vaudeville de 1847 étant donné, vous voyez se
dérouler d'ici vingt ou trente scènes bizarres qui peuvent prêter au
comique d'un pareil sujet. En cherchant le petit Oscar, les personnages
de la pièce pénètrent un peu partout. C'est un moyen de faire plus d'une
étude de moeurs dans le Paris actuel. Voilà comment le thème le plus
burlesque peut mener de bons et joyeux esprits jusque dans les petits
sentiers de la comédie. Les auteurs ont trouvé là deux ou trois jolis
mouvements et des mots propres à faire pouffer de rire.

Il n'y a rien de plus à demander au théâtre pendant les chaleurs
caniculaires que nous traversons.

A l'orchestre, quelques rieurs un peu plus sévères que les autres
s'amusaient à saluer tout haut des moyens, ou, comme on dit en argot de
théâtre, des _ficelles_ de l'ancien temps.--Par exemple, il arrive
qu'avant d'être baptisé, le petit Oscar a trois parrains au lieu d'un.
Le père, la mère et la grand'mère ont choisi chacun celui qui leur
convenait le mieux. Ce conflit de parrains ne manque pas d'amener une
confusion un peu renouvelée des quiproquos de l'_Ours et le Pacha_.
Autre chose. Chacun des trois parrains tire à son tour de sa poche le
cadeau traditionnel à faire au filleul, c'est-à-dire une demi-douzaine
de petites cuillères! Savez-vous ce que c'est que ça? Une réminiscence
de Frétillon, une grivoiserie que Mlle Déjazet jouait à ce même petit
théâtre au temps jadis. Là, il y avait, entre grisettes et commis de
magasin, un dîner sur l'herbe, et chacun des convives, en s'approchant
de la pelouse, exhibait de sa poche un fromage de Neufchâtel. Trois
fromages de Neufchâtel, comme trois demi-douzaines de petites cuillères,
ce sont de ces répétitions qui égaient toujours.

Pour tout dire sur le _Baptême du petit Oscar_, s'il n'est pas
absolument neuf, il est très-récréatif; il peut marcher fort bien de
pair avec _Célimare le bien-aimé_, ce qui n'est pas un éloge déjà si
mince. On va le voir avec plaisir et l'on y revient très-volontiers.

Il faut ajouter, pour être tout à fait juste, que cette pochade est
jouée avec une grande verve et beaucoup de rondeur par les excellents
comiques de l'endroit.

--Nommons surtout Hyacinthe, Lhéritier et Priston.

--On a fait fête à la jolie Mlle Georgette Ollivier.

Philibert Audebrand.



BIGARRURES ANECDOTIQUES

L'ESPRIT DE PARTI

(Suite)

A côté des _Cancans_ et, dans le même esprit, le _Brid'oison_,
adversaire naturel du _Figaro_, attaquait le pouvoir avec une énergie
croissante à chaque numéro. On reste véritablement stupéfait de ces
témérités de plume, quand on les compare avec les timides audaces de
l'opposition actuelle. Et, de fait, si, dans une feuille quelconque,
l'un de nous publiait aujourd'hui comme siennes, après les avoir
rajeunies par un changement d'initiales, quelques-unes des
épigrammes--parfois terribles--qui vont suivre, qu'en résulterait-il?

Une forte amende pour l'imprimeur;

Quelques mois de prison pour le journaliste;

Et, pour le journal, la suppression!

Dites-nous maintenant ce que la liberté de la presse--pour laquelle on a
tant combattu--a gagné de terrain depuis quarante ans?

Brid'oison--1832.

Au dernier jeu de la cour, les ministres ont joué, savoir:

                             de la guerre--à l'impériale;
                             de l'instruction publique--à l'oie;
                             de la justice--à pair ou non;
        Le ministre    de l'intérieur--à la mouche;
                             de la manne--a la drogue;
                             des finances--aux dames, avec sa nièce;
                             du commerce--au boston; il a étalé grande
                                    misère sur la table.

Le ministre des affaires étrangères a refusé de jouer à la bataille. Mme
la baronne de F.... a continué de jouer à l'ombre.--Le peuple, en
dehors, jouait à la patience.

Un député du centre disait hier au soir: nous venons enfin de _vautrer_
la liste civile.

On va donner des bals pour les pauvres. La moitié de la France y sera
invitée.

_Figaro_ accuse que les arts étaient exilés des Tuileries sous la
Restauration.--Voilà que Figaro se fait Bazile, il calomnie.

On vient d'envoyer de la graine de Persil en province; il pousse déjà
des réquisitoires.

Hier au soir, le conseil a fini à minuit. Il ferait bien mieux d'aller
se coucher.

Le _Moniteur_ enlève du front de Louis-Philippe la couronne de lauriers
qui orne les pièces de cent sous pour la remplacer par une couronne de
chêne. C'est sanglant.

Sous un riflard, une poule mouillée peut devenir un coq imparfait.

On parle de sévir contre la misère comme agent secret de toutes les
émeutes. Ils feraient bien mieux de l'arrêter.

On assure que les républicains avaient l'intention de faire maison nette
des Tuileries.

Le gouvernement à bon marché n'est pas cher à la France.

La Chambre en est venue au point de ne plus distinguer sa gauche d'avec
sa droite.

Les cabinets étrangers font leurs orges, le cabinet français fait ses
foins et le peuple est sur la paille.

On offre une récompense honnête à qui pourra deviner la politique du
juste milieu.

Il y a des gens qui sont nés coiffés; témoins les gens à _toupet_: ce
sont les favoris de la fortune.

La gauche ne dit mot, la droite n'en pense pas plus, et le centre
digère; voilà un drôle de Corps législatif; tous ses membres sont
perclus.

Peuple souverain:

        Je, suis tout et je ne suis rien;
        Je fais le mal, je fais le bien;
        J'obéis toujours quand j'ordonne;
        Je reçois moins que je ne donne;
        En mon nom l'on me fait la toi
        Et quand je frappe c'est sur moi.

La Bourse était _pleine_ samedi de bruits alarmants sur l'état de santé
du président; mais d'_intérêt_ sur la santé de l'État, la Bourse était
vide! Infâme _agio!_

M. Thiers est un _état_, à lui tout seul; il n'est cependant que
_Tiers-état_ de profession...

On parle d'un ministère _extrême-gauche_. Déjà bien assez gauche
pourtant est celui que nous avons.

Les insensés! Quand le pouvoir traînait dans le ruisseau, ils n'ont pas
su le ramasser, et maintenant qu'il est à 400,000 hommes au-dessus
d'eux, ils espèrent y atteindre!

L'état de siège n'est pas un état civil.

La convention mettait _hors la loi_; le juste milieu met _en état de
siège_. Bonnet blanc; blanc bonnet.

Le _plus saint des devoirs_, l'insurrection, qui conduisait naguères aux
honneurs, aux dignités, conduit maintenant au martyre ou à Bicètre. Quel
désastre!

Jules Rohaut.

(_A suivre._)


LE MARCHAND DE COCO

Un type bien connu.

Pour exercer ce petit métier de la rue et de la saison chaude, pas n'est
besoin d'être millionnaire. L'outillage est peu de chose. Si pauvre
qu'on soit, on peut donc manifester le désir et l'espoir de le posséder
quelque jour, sans courir le risque d'être traité de visionnaire.

Que faut-il au marchand de coco?

Une fontaine uniformément agrémentée, qu'il porte sur son dos à l'aide
de bretelles. Deux robinets y sont adaptés à l'arrière, et, passant le
long des flancs du marchand, viennent à portée de sa main courber
docilement leurs cous de cygne. Sous la fontaine est placé un bâton
destiné à en supporter le poids lorsque le marchand s'arrête. Puis ce
sont quatre timbales en métal blanc accrochées sur sa poitrine. Ajoutons
une petite sonnette qu'il fait tinter du doigt, tout en allant, pour
appeler la pratique, et c'est tout. Car pour la marchandise, est-ce la
peine d'en parler?

On sait ce qu'est cette boisson plus ou moins rafraîchissante, d'un
usage vulgaire dans toutes les grandes villes et qu'on nomme coco. Elle
n'a rien de commun, bien entendu, avec l'eau claire, odorante et fort
agréable au goût que renferme avant sa maturité le fruit du cocotier.
Non, c'est purement et simplement une infusion froide de racine de
réglisse, qui n'a pas toujours été récoltée dans la Catalogne. Pour
quelques sous on peut, comme on voit, en fabriquer des tonneaux.

Ainsi outillé, le marchand de coco entre en campagne.

Il est de toutes les fêtes de la rue, et partout où il y a foule, il y
va. Y a-t-il course ou revue à Longchamps? vous êtes sûr de l'y
rencontrer. Vous le trouvez aux abords de toutes les promenades, aux
portes de tous les théâtres.

Écoutez... Din! din! din! C'est bien lui, et le voilà. «A la fraîche!
qui veut boire? A la fraîche!» Ainsi crie-t-il en se promenant. Accourez
donc, vous dont la soif est grande et la bourse petite. Le marchand est
avenant et le verre profond, et vous en serez quitte pour la simple
bagatelle d'un sou. Même il fut un temps où pour cette somme vous auriez
pu récidiver. Aujourd'hui les temps sont durs.

[Illustration: LE MARCHAND DE COCO.]

Le marchand de coco n'a aucune prétention à l'élégance, et il a
généralement passé l'âge des amours.

Je ne prétends pas pour cela qu'il n'aime plus rien. Le plus souvent son
nez protesterait. EN effet, il a volontiers à la bouche le proverbe: «A
petit manger bien boire;» mais pas de l'eau. Qu'il y ait dans cette eau
de la racine de réglisse ou du citron, il n'importe. C'est dire qu'il ne
tourne que rarement à son intention le robinet de sa fontaine. Aussi,
lorsqu'ils se rencontrent, comme autrefois les augures, deux marchands
de coco ne peuvent-ils se regarder sans rire.

C. P.



BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE

Les _Nouveaux enchantements_, de Mme P. de Saman (1 vol. in-18, chez
Michel Lévy).--Il y a quelques mois, Mme de Saman publiait un volume qui
fit du bruit, beaucoup de bruit, trop de bruit au gré de quelques-uns.
Cela s'appelait les _Enchantements de Prudence_ et l'on y apprenait une
foule de particularités curieuses sur certains hommes, illustres ou non,
de la Restauration et de la monarchie de Juillet. L'auteur, qui était
une femme, racontait sans sourciller ses aventures avec M. Libri et avec
sir Édouard Bulwer-Lysson, et elle nous mettait au courant des petits
repas folâtres qu'elle faisait, dans un cabaret des environs du Jardin
des Plantes, avec Chateaubriand, qu'on nous montrait chantant du
Béranger au dessert. Ce livre étrange était du moins piquant. Il souleva
de vives polémiques. Le fils de l'auteur, M. Marcus Allart, s'en mêla,
et les _Enchantements de Prudence_ obtinrent, en somme, un vrai succès
de scandale.

Mme de Saman en profite aujourd'hui pour lancer un second volume, les
_Nouveaux enchantements_. Mais ceux qui y chercheront des révélations et
des souvenirs sur les contemporains seront parfaitement déçus. Ce livre
ne ressemble malheureusement pas au premier; il n'est même qu'une
spéculation de l'auteur qui a pris texte du bruit fait autour des
premiers _Enchantements_ pour livrer au public de vieux articles sur
Pitt, Burke, Diogène, la Chine, l'Inde, etc., et même des pensées
détachées et des _Nouvelles_ comme l'_Indienne_ et _Jérôme ou le jeune
prélat_. Il y a des qualités de style, une science étonnante chez une
femme, des pages agréables dans ce livre, mais l'ensemble est confus et
d'une lecture fatigante.

Ces _Nouveaux enchantements_ n'enchanteront que peu de gens et en
désenchanteront un assez grand nombre. Le premier livre était léger,
débraillé, bizarre, soit, mais il était curieux; celui-ci est ennuyeux.
C'est le défaut le plus grave qu'on puisse reprocher à un ouvrage qui
porte ce titre: _Enchantements._



RÉBUS

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS:

Ignorance et routine, voilà nos ennemis les plus à redouter.


[Illustration: Nouveau rébus.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 1590, 16 Août 1873" ***

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