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Title: Le Dragon Impérial
Author: Gautier-Mendès, Judith
Language: French
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http://www.freeliterature.org (Images generously made
available by the Hathi Trust.)



LE DRAGON IMPÉRIAL

PAR

JUDITH MENDÈS


PARIS

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

PASSAGE CHOISEUL, 47

M. DCCC. LXIX



CHAPITRE PREMIER

TA-KIANG SE RÉVOLTE CONTRE LA TERRE


            Nul n'ignore que si l'ombre d'un homme
            prend la forme d'un dragon qui suit
            humblement les pas de son maître, cet
            homme tiendra un jour dans sa main la
            poignée de jade du sceptre impérial.

            Mais nulle bouche ne doit s'ouvrir pour
            révéler le miracle qu'ont vu les yeux; car
            la destinée serait renversée et une nuée
            de malheurs descendrait du ciel.


C'était dans le grand champ de Chi-Tse-Po, à trente lis de Pey-Tsin.
Le vent de la dixième lune effeuillait les arbres, les arbres peu
nombreux, car il n'y avait qu'un orme dans ce champ, à côté d'un
cannellier.

Vers l'orient s'élevaient les dix étages retroussés d'une pagode au
delà de laquelle apparaissait une pagode encore, plus vague et plus
lointaine. C'était tout; l'œil pouvait s'emplir d'espace et arriver
sans halte à la ligne vaporeuse et rose de l'horizon.

Sous le cannellier un homme était assis, riant à la lumière qui
blanchissait la plaine d'un bout à l'autre, sans intervalle ni
hésitation, et parfois grelottant un peu malgré les trois robes
somptueuses dont il était vêtu; car le soleil des jours d'automne
réchauffe beaucoup moins qu'il n'éclaire, et les premières froidures
sont les plus sensibles au corps, comme le premier reproche d'un ami
glace le cœur plus douloureusement.

Cet homme, jeune encore et d'agréable mine, était singularisé au plus
haut point par l'extrême mobilité de ses traits qui ne laissaient
aucun sentiment inexprimé, se tendant, se ridant, s'allongeant
ou s'épanouissant sous les diverses influences d'un esprit sans
doute très-prompt; ses petits yeux, que tour à tour couvraient et
découvraient des paupières clignotantes, roulaient avec tant de vitesse
tant de pensées joyeuses, malignes ou bizarres, qu'ils faisaient songer
par leur palpitant éclat au miroitement du soleil sur l'eau; et sa
bouche bien faite, toujours entr'ouverte par quelque sourire, laissait
voir deux rangées de jolies dents blanches, gaies de luire au grand
jour et de mêler leurs paillettes claires aux étincelles du regard.
Tout cet être était délicat, fluet; on pressentait des dextérités
infinies dans la frêle élégance de ses membres; il devait monter aux
arbres comme un singe et franchir les rivières comme un chat sauvage;
ses petites mains étroites, un peu maigres, aux ongles plus longs
que les doigts, étaient certainement capables de tisser des toiles
d'araignées ou de broder une pièce de vers sur la corolle d'une fleur
de pêcher.

Comme lui-même, ses vêtements étaient clairs, pailletés, vivaces: sur
deux robes de crêpe grésillant il portait un surtout en damas rosâtre
qu'ourlait une haute bordure de fleurs d'argent et que serraient à la
taille les enlacements d'une écharpe frangée d'où pendait un petit
encrier de voyage à côté d'un rouleau de papier jaune; un grand collet
de velours tramé d'argent lui couvrait les épaules, et, sur sa calotte
de soie violette, qu'ornait une mince plume verte, le bouton de rubis
des lettrés de première classe rougeoyait fièrement comme la crête d'un
jeune coq.

Quant à ses noms, qu'il devait à son bon goût, car le fait de son
existence était la seule chose par laquelle il fût induit à croire
qu'il avait probablement eu des parents, ils se composaient de trois
syllabes aimables qui faisaient le bruit d'une petite pièce d'argent
remuée dans un plat de cuivre, et son métier, si l'on peut dire que
Ko-Li-Tsin eût un métier en effet, était celui des gens qui n'en
pratiquent point d'autre que de causer agréablement à tout propos et
d'improviser des poëmes chaque fois qu'un sujet favorable se présente
à leur esprit. Son enfance avait joué dans les rues d'un village,
profitant sans ennui des leçons d'un vieux lettré charitable, qui,
dans de longues promenades, lui empruntait de la gaieté et lui donnait
de la science; sa jeunesse rieuse, aventureuse, rarement besogneuse
grâce aux libéralités des personnes, innombrables dans ce temps, qui
aimaient la poésie, courait de ville en ville, de province en province,
au gré de cent désirs futiles. Pourquoi se trouvait-il à cette heure
dans la solitude mélancolique des campagnes? Pour l'amour d'une jeune
fille qu'il n'avait jamais vue. Un jour (quelques lunes avaient crû
et décru depuis ce jour) Ko-Li-Tsin, qui résidait alors à Chen-Si,
fut prié à dîner, avec plusieurs personnes de distinction, chez le
mandarin gouverneur de la ville. Celui-ci, vers la fin du repas,
découvrit à ses convives qu'il était dans le dessein de donner sa fille
unique en mariage à quelque poëte très-savant, ce poëte fût-il pauvre
comme un prêtre de Fo et eût-il les cheveux rouges comme un méchant
Yè-Tiun. Après avoir vanté les grâces et les vertus de son enfant non
sans vider un grand nombre de tasses, l'aimable gouverneur déclara
même que celui d'entre les jeunes hommes ses hôtes, qui, en l'espace
de huit lunes, composerait le plus beau poëme sur un noble sujet de
philosophie ou de politique, deviendrait certainement son gendre
et, par suite, s'élèverait, sous sa protection, aux postes les plus
enviés. Ko-Li-Tsin, en rentrant chez lui, s'était immédiatement mis
en devoir d'assembler des rhythmes et des consonnances; mais, au lieu
de chanter les gloires d'un empereur ou d'éclaircir quelque obscure
question de morale, il dépeignit dans ses vers le charme des nattes
noires mêlées de perles, des sourcils fins comme des traits de pinceau
et du sourire timide et doux que ne pouvait manquer d'avoir la fille
du mandarin. Les jours suivants, Ko-Li-Tsin ne réussit pas mieux à
diriger son inspiration dans la voie indiquée. Qu'était-ce donc qui le
rendait distrait à ce point? Ce pouvaient être les mille bruits et les
aspects de la rue joyeuse qui s'agitait sous ses fenêtres. Il espéra
que dans le calme des champs son esprit serait plus réfléchi et plus
sérieux, et, tirant de sa bibliothèque les Annales historiques, avec
les livres des philosophes, il se réfugia dans le pays de Chi-Tse-Po.
Là, s'abritant, la nuit, dans une cabane solitaire, et, le jour,
errant au soleil dans la belle plaine immense, il entreprit résolument
la tâche prescrite. Hélas! les grands épis souples et les blés de
riz entr'ouverts, et les marguerites étoilant l'herbe lui fournirent
trop de comparaisons neuves et charmantes avec la future épouse qu'il
entrevoyait en rêve pour qu'il pût composer le moindre quatrain
philosophique ou historique. Soixante jours s'écoulèrent. Cependant il
ne perdit point courage. Chaque matin il s'éveillait avec la conviction
intime qu'il pourrait, le soir, réciter aux étoiles son poëme achevé.
Et voilà par quelle suite de circonstances Ko-Li-Tsin grelottait au
soleil, le premier jour de la dixième lune, dans le champ désert de
Chi-Tse-Po, sous un cannellier.

A quelques pas de lui, sous l'orme, un laboureur bêchait; il ne sentait
certainement pas ce premier souffle de l'hiver qui faisait frissonner
Ko-Li-Tsin, et, par instants, il essuyait du revers de sa manche son
visage en sueur; car bien des fois déjà sa bêche s'était enfoncée sous
la pression de son pied pour ressortir brillante de la terre noire et
humide.

Ce paysan, âgé de vingt ans à peine, était d'un aspect farouche: fort
et hautain, il avait l'air d'un cèdre; son front ressemblait à la lune
sinistre d'un ciel d'orage; ses longs sourcils obscurs s'abaissaient
comme des nuages pleins de tempêtes; de tyranniques puissances
roulaient dans ses yeux sombres, et ses lèvres, souvent ensanglantées
par des dents furieuses, témoignaient des pensées féroces qui mordaient
son cœur. Cependant il était beau comme un dieu, bien qu'il fût
terrible comme un tigre brusquement apparu au détour d'un chemin.

Il avait pour tout costume une courte chemise en coton bleu sur un
pantalon de même étoffe, un chapeau de paille claire, retroussé comme
le toit d'un pavillon, et, à ses pieds nus, des souliers à larges
semelles; mais ces vêtements vulgaires, tout dorés par le soleil,
étaient splendides et paraient le jeune laboureur tout autant que
l'aurait pu faire la robe de brocart jaune, traversée de dragons
d'argent, que porte dans la Ville Rouge l'éblouissant Fils du Ciel.

Depuis quelques instants il bêchait avec rage, fouillant, tranchant,
déchirant le sol pierreux. Cette furie déplut au lettré Ko-Li-Tsin qui
attendait patiemment sous son arbre une pensée philosophique propre à
être mise en vers de sept caractères.

--Laboureur, demanda-t-il, comment te nommes-tu?

--Ta-Kiang, répondit le jeune homme d'une voix rude et sans interrompre
sa violente besogne.

--Eh bien! Ta-Kiang, dit Ko-Li-Tsin, je te conseille de ne pas mettre
autant de colère dans ton travail.

Puis il rêva un instant en comptant sur ses doigts et, fidèle
à sa coutume invétérée d'appuyer ses moindres discours par des
improvisations poétiques, il ajouta, parlant en vers:

            O jeune laboureur qui maltraites la terre,
            si la terre a de la rancune, elle te
            donnera d'affreux épis contrefaits,

            Et tes blés de riz, au lieu de sourire
            coquettement, seront semblables à des
            bouches édentées;

            Si bien que les poëtes, en quête de
            comparaisons gracieuses, se trouveront
            singulièrement désorientés.

            Cesse donc, ô jeune laboureur, de
            brutaliser la terre bienfaisante.

--La terre! Je la hais, dit Ta-Kiang en mordant sa bouche. Tu penses
que je la creuse afin de me nourrir? Tu te trompes. Je la frappe comme
je frapperais un ennemi esclave sous mon talon. Ce sont des blessures
que je lui inflige avec ce fer, et, si elle pouvait prendre un corps,
comme je dévorerais sa chair et comme je boirais son sang avec délices!

--Eh! qu'as-tu donc, qu'as-tu donc? dit Ko-Li-Tsin. Il faut se résigner
au sort que le ciel nous a fait. Vois, je suis poëte, est-ce que je me
plains?

En ce moment Ta-Kiang heurta un caillou de sa bêche avec un tel
courroux qu'elle se brisa dans un pétillement d'étincelles.

--Tant mieux! cria-t-il. Ah! terre détestée, je me suis trop souvent
courbé vers ta face triste et noire; je respire depuis trop longtemps
le parfum malsain des plaies que je te fais; c'est assez. Tu me
reprendras un jour, terre vorace; alors tu me rongeras et tu me
détruiras; mais jusqu'à ce jour du moins tu ne me verras plus, car je
veux tourner désormais mon visage vers le ciel salutaire, vers le grand
ciel salutaire et lumineux!

Ta-Kiang se dressa fièrement et, croisant ses bras sur sa poitrine, il
se mit à marcher avec agitation.

--Prends garde! s'écria Ko-Li-Tsin en riant de tout son cœur; prends
garde au mauvais génie qui te conseille la révolte! car, un, deux,
trois, quatre, ajouta-t-il en comptant sur ses doigts:

            Les méchants Yè-Tiuns nous montrent
            souvent du doigt un diamant qui scintille
            sous le soleil au fond d'un précipice;

            Nous descendons pleins de joie et
            dédaignant les piqûres des ronces, mais le
            soleil se cache, et à la place du diamant
            il n'y a plus qu'un caillou humide.

            Honteux et tristes nous remontons
            péniblement; les mauvais Génies, pendant
            notre absence, ont mis le feu à notre
            maison et dérobé notre sac d'argent.

Le poëte cessa tout à coup de parler et jeta sa main sur sa bouche
comme pour intercepter un cri. Ta-Kiang venait de passer devant lui,
et, au soleil, l'ombre du laboureur s'était déformée: ce n'était
plus le reflet d'un être humain qui se dessinait bleuâtre sur la
terre grise, mais c'était le reflet gigantesque d'un dragon ailé. Or
Ko-Li-Tsin n'ignorait pas que «si l'ombre d'un homme prend la forme
d'un dragon qui suit humblement les pas de son maître, cet homme
tiendra un jour dans sa main la poignée de jade du sceptre impérial.»
Le poëte fut donc sur le point de pousser un grand cri de surprise,
mais il le retint sagement, parce qu'il savait aussi que «nulle bouche
ne doit s'ouvrir pour révéler le miracle qu'ont vu les yeux; car la
destinée serait renversée et une nuée de malheurs descendrait du ciel.»

Ta-Kiang continuait de marcher, levant vers le ciel un front superbe.

--Frère, dit Ko-Li-Tsin encore stupide d'étonnement, tu auras raison de
faire ce que tu te proposes. Pardonne-moi si j'ai ri tout à l'heure; je
n'avais pas vu ton front.

--Adieu donc, dit Ta-Kiang.

Et il s'éloigna à grands pas.

Non loin de là, dans un pli à peu près insensible du terrain, reluisait
un petit lac qui semblait d'acier bleu; étoile de nénuphars, encadré
de bambous souples qui se penchaient gracieusement au moindre souffle,
il disparaissait presque tout entier sous des entrelacements de minces
lattes et sous des parasols de larges feuilles envahissantes, de sorte
que le ciel y trouvait à peine une petite place pour se mirer.

Ses cheveux mêlés aux feuilles et ses petits pieds nus chaussés
d'herbes humides, une jeune fille trempait dans l'eau des tiges de
bambou qu'elle venait de cueillir et les rangeait ensuite dans une
corbeille, tout en chantant un joli chant rapide.

C'était une enfant de quinze ans, toute charmante, un peu farouche;
son tendre front avait la douceur du premier croissant de la lune, et
sa bouche fleurissait plus délicieusement qu'une petite rose pleine de
soleil; mais ses grands yeux noirs, sous leurs longs cils brillants,
avaient cette expression hardie et sauvage qui étonne dans les yeux
d'une hirondelle que l'on vient de prendre.

Son costume de paysanne ne manquait pas de quelque recherche. Sur un
large pantalon couleur d'orange, elle portait une robe de lin violet
ornée à profusion de mille broderies; et quelquefois, coquette, elle
interrompait son travail pour aller cueillir une fleur rose ou bleue
qu'elle piquait dans ses longues nattes en penchant son visage vers
l'eau.

Tout à coup elle tressaillit; la tête renversée en arrière, elle
prêtait l'oreille à un son lointain.

--Comme je reconnais vite le bruit de ses pas! dit-elle. Je vais aller
au-devant de lui.

Cependant elle ne bougea point.

--Cet empressement serait peu convenable; il vaut mieux que je feigne
de ne pas l'avoir entendu venir.

Et, rougissante, elle continua son travail et sa chanson.

Ta-Kiang apparut bientôt. Écrasant les bambous sous la fermeté de ses
pas, il s'approcha de la jeune tille qui tournait vers lui un visage
plein de sourires.

--Voici Ta-Kiang, dit-elle, qui a laissé sa bêche pour venir un instant
rire avec Yo-Men-Li, sa fiancée, près du petit lac des bambous.

--J'ai, en effet, laissé ma bêche, répondit Ta-Kiang, mais c'est pour
ne plus la reprendre; je suis venu voir ma fiancée, mais c'est afin de
lui dire que je vais partir pour toujours.

--Partir! répéta Yo-Men-Li avec surprise et comme prononçant une parole
dont le sens lui aurait été inconnu.

--Oui, affirma Ta-Kiang.

--Pourquoi essayes-tu de me faire peur? dit-elle avec un sourire
indécis. Il ne se peut pas que tu penses sérieusement à quitter ta
fiancée.

--Ma fiancée prendra un autre laboureur pour époux, et son cœur
m'oubliera quand ses yeux auront cessé de me voir.

--C'est donc vrai! cria-t-elle; et des larmes soudaines obscurcirent
ses yeux. Tu t'en vas, tu me laisses, et méchant, tu me conseilles de
choisir un autre fiancé! Ah! crois-tu que jamais je puisse....

Yo-Men-Li s'interrompit brusquement; son visage prit une expression
d'épouvante admirative, et ses larmes, en un instant, se séchèrent; car
elle venait d'apercevoir dans le lac clair le reflet net d'un dragon
ailé, et, tout aussi bien que le poëte Ko-Li-Tsin, elle savait que «si
l'ombre d'un homme prend la forme d'un dragon qui suit humblement les
pas de son maître, cet homme tiendra un jour dans sa main la poignée de
jade du sceptre impérial.»

--Pars, pars, dit-elle alors, tandis qu'une fière joie gonflait son
cœur douloureux. Tu seras riche, tu seras glorieux, et Yo-Men-Li,
abandonnée, se réjouira solitairement de ton bonheur.

--Adieu donc, jeune fille, dit Ta-Kiang. Et il se dirigea rapidement
vers sa cabane. Large et basse, sous son vieux toit en paille de
bambou, la cabane sordide, entourée d'une palissade où séchaient
quelques linges pendus, se montra bientôt à lui dans un coin fauché du
champ.

Il poussa la porte et entra. La nuit se faisait déjà entre les quatre
murs de terre de la triste demeure car elle n'avait qu'une seule
fenêtre aux carreaux de corne jadis diaphanes, maintenant épaissis de
poussière. Avec Ta-Kiang entra un peu de jour: un vieil homme, jaune
et usé, frottait une faux d'un caillou dur; une femme, plus vieille,
faisait cuire du riz pour le repas du soir devant un petit feu de
racines chiche et fumeux.

--Parents vénérés, dit Ta-Kiang, j'ai formé une résolution: je
quitterai ce soir le champ de Chi-Tse-Po, parce que je veux conquérir
la richesse et la renommée afin de soulager et de consoler votre
vieillesse.

Il se tut, prévoyant des colères et des résistances; mais sa grande
ombre miraculeuse s'étalait sur le sol dans l'angle clair que
produisait l'entre-bâillement de la porte.

--J'approuve la résolution que t'inspire Kouan-Chi-In elle-même! bégaya
le vieux père dont un grand frisson secoua les membres tremblants.

--Pars, élève-toi, triomphe et méprise tes parents inutiles! dit la
mère qui sentait son cœur battre d'épouvante et d'orgueil.

Tous deux étaient tombés à genoux.

--Que faites-vous? demanda Ta-Kiang surpris de les voir en cette
posture.

--J'ai laissé choir, dit le père, le caillou dont j'aiguise ma faux.

La mère dit:

--Je cherche une pièce de cuivre qui s'est échappée de mes doigts dans
la cendre.

Et si les deux vieillards mentaient ainsi, c'est qu'ils connaissaient,
comme le poëte Ko-Li-Tsin et Yo-Men-Li la vannière, ces paroles d'un
sage ancien: «Nulle bouche ne doit révéler le miracle qu'ont vu
les yeux, car la destinée serait renversée et une nuée de malheurs
descendrait du ciel.»

Trois heures plus tard, comme le soir tombait, le laboureur Ta-Kiang
quitta pour toujours la cabane située dans un coin fauché du grand
champ de Chi-Tse-Po, et, monté sur un lourd cheval qui traînait
d'ordinaire la charrette où s'entassent les gerbes de blé de riz, il
commença de marcher dans la plaine, vers l'horizon.

Où allait-il? où tendait son élan? il n'aurait pas pu le dire. La
cataracte ignore dans quel gouffre elle se précipite; la flèche
impétueuse ne sait pas quel cœur elle va percer. Mais il sentait
que la détente irrésistible dont il était lancé le décochait vers
un but certain et que sa volonté s'adaptait à la destinée. Or, son
désir, indéfini encore, était immense. Ses vieux parents, sa cabane,
Yo-Men-Li, qu'était-ce que cela? Le passé, l'oubli, la fumée d'un
feu éteint; il voyait s'allumer l'avenir. D'ailleurs, fatal, il ne
concevait ni espérance ni joie, ayant la certitude et l'orgueil.
Avant l'entreprise il jouissait du succès. Ses grandeurs étaient en
lui, virtuelles. Des batailles futures se tordaient, furieuses, dans
le champ de sa pensée; il sentait déjà sur sa tête comme un poids de
couronne, et ses mains tenaient un grand faisceau de puissances et de
victoires.

Cependant il traversait solitairement le champ de Chi-Tse-Po sur un
vieux cheval las, à la tête humble, au pas boiteux.

La nuit était venue. Une dernière lueur s'éteignait du côté de
l'occident. La plaine semblait une mer obscure et immobile.

Ta-Kiang, dans l'ombre, dévia du chemin où il s'était engagé. «Lorsque
les Pou-Sahs vous égarent, pensa-t-il, ils vous mettent dans la bonne
route.» Mais son cheval marchait avec peine dans les terres fraîchement
remuées et buttait à chaque pas. Le voyageur tourna la tête avec
l'espérance d'apercevoir un sentier; il vit dans les ténèbres deux
personnes à cheval qui s'avançaient vers lui.

--Qui vient là? cria-t-il en faisant halte.

--Frère, dit une voix qui était celle de Ko-Li-Tsin, je t'aime,
permets-moi de m'associer à ta fortune. Un esprit ingénieux et un
dévouement attentif ne sont pas des compagnons inutiles.

--Je t'accepte pour serviteur, répondit Ta-Kiang d'un ton hautain.

--O toi dont je ne suis plus la fiancée, dit une voix de femme, veux-tu
que je te suive comme une servante? Si tu me repousses, je vais
subitement mourir, pareille à une plante saisie par la gelée.

--Pauvre petite, emmène-la, insinua le poëte.

Mais Ta-Kiang dit avec rudesse:

--Je n'ai pas besoin qu'une femme me suive.

--Une femme! s'écria Yo-Men-Li en résistant aux larmes qui lui
montaient aux yeux. J'ai revêtu les habits de mon jeune frère et j'ai
pris un cœur d'homme en même temps que ce costume d'homme. S'il faut
du courage pour te servir, j'en aurai plus qu'un guerrier; s'il faut
de l'adresse et de la ruse, je serai plus adroite qu'un voleur et plus
rusée qu'un juge; s'il faut mourir, je mourrai, et, morte, s'il faut
revenir des pays d'en haut pour te servir encore, sois tranquille, j'en
reviendrai.

Yo-Men-Li parlait d'un ton ferme. Ta-Kiang songea qu'une femme hardie
peut accomplir de grands travaux.

--Si tu le veux, sois ma servante, dit-il en poussant son cheval en
avant.

--Attends, dit Ko-Li-Tsin, j'ai encore quelques mots à te dire.

--Parle, mais hâte-toi.

--Oh! dit le poëte, je serai bref. Il y a quelques lunes, pendant mon
séjour dans la ville de Tong-Tchou, qui est certainement une ville
remarquable par la beauté de ses pagodes et la laideur de ses bonzes,
il y a quelques lunes, donc, je fis la connaissance d'une très-jeune
veuve que je n'hésiterais pas à proclamer la plus jolie des femmes si
je ne connaissais pas Yo-Men-Li, ta servante, et si le gouverneur de
Chen-Si n'avait pas une fille destinée à devenir l'épouse du lettré
Ko-Li-Tsin dès qu'il aura trouvé une pensée philosophique propre à être
mise en vers de sept caractères.

--Abrège, dit Ta-Kiang.

--C'est ce que je fais. J'eus le bonheur de rendre à l'époux défunt
de cette aimable personne un signalé service, un service d'ami, en
consolant sa femme de la perte douloureuse qu'elle avait faite.
Je la consolai, dis-je, en d'aimables entretiens égayés par les
improvisations réjouissantes que m'inspire communément mon naturel
enjoué.

Ta-Kiang fit un geste d'impatience, mais le poëte n'y prit point garde.

--Un, deux, trois, quatre, dit-il en comptant sur ses doigts.

            Un matin une jeune pivoine crut qu'il
            fallait mourir parce que la lune s'était
            éteinte;

            Mais le soleil joyeux vint rire au-dessus
            d'elle, et la jeune pivoine, oublieuse de
            la lune, s'épanouit avec tendresse.

--Je me lasse, dit Ta-Kiang.

--D'écouter les vers que j'improvise? Cela ne saurait être. Enfin,
reconnaissante d'avoir retrouvé en ma compagnie ses sourires
d'autrefois, la jeune veuve voulut, quand je partis, me donner en
souvenir d'elle une large ceinture pleine de liangs d'or. Je me
défendis d'abord d'accepter, objectant que la joie d'avoir obligé une
si gracieuse femme me récompensait au delà de mes mérites; mais elle
insista de telle façon que, dans la crainte de lui déplaire, je dus
recevoir son présent.

--Achèveras-tu? cria Ta-Kiang.

--Je n'ai pas tiré un seul liang de cette ceinture, continua
Ko-Li-Tsin; ne la refuse pas, car l'argent est utile pour voyager au
loin.

--Tu pouvais m'épargner le récit, dit Ta-Kiang en acceptant la ceinture.

Yo-Men-Li, timidement, reprit la parole.

--Je ne possède qu'une bien faible somme, murmura-t-elle. Depuis
longtemps je l'amassais; elle était destinée à acheter mes habits de
noces; mais maintenant je ne me marie plus. Si Ta-Kiang daigne la
recevoir des mains de sa servante, Yo-Men-Li sera très-heureuse.

Elle versa une petite poignée d'or dans la main de celui qui avait été
son fiancé. Ta-Kiang cria:

--Partons!

Les trois aventuriers se mirent en marche. Ils se dirigèrent
silencieusement vers une colline lointaine au delà de laquelle passe
la route qui conduit à Pey-Tsin. La lune, large et claire, montait à
l'horizon. Derrière Ta-Kiang, l'ombre démesurée d'un dragon s'étendait
d'un bout à l'autre de la plaine, comme si elle avait voulu embrasser
le monde de ses grandes ailes éployées.



CHAPITRE II

PEY-TSIN


            Un voyageur traversait une grande
            plaine non loin du Fleuve Blanc, et
            c'était à l'heure où la lune s'allume
            mélancoliquement dans le crépuscule du
            soir, et il vit une grande lueur du côté
            de l'orient.

            «Oh! oh! se dit-il, voici un pays étrange,
            un pays certainement plus étrange que tous
            les pays où j'ai voyagé jusqu'à ce jour;
            car, ici, c'est à l'orient que le soleil
            se couche.»

            Et s'adressant à un homme qui harcelait
            d'un aiguillon de bambou un troupeau de
            buffles noirs: «Quel est donc ce pays,
            dit-il, où le soleil se couche du côté de
            l'orient?»

            «--Sou-Tong-Po lui-même n'a jamais vu de
            pays où le soleil se couche du côté de
            l'orient, et ce que tu prends pour le
            coucher miraculeux d'un astre, c'est la
            splendeur de Pey-Tsin», dit le pâtre.


De coteau en coteau, de vallée en vallée, le voyage fut long. Le soleil
se leva, se coucha, se leva. Point d'auberge sur la route; on mangeait
à cheval, on dormait sur la dure. Impassible, Ta-Kiang conversait avec
ses pensées; Yo-Men-Li, exténuée, montrait des sourires et cachait des
larmes; Ko-Li-Tsin lui-même parlait peu. Ils atteignirent péniblement
la plaine sablonneuse qui environne Pey-Tsin, plaine monotone et
interminable, où l'œil ne rencontre rien pour se poser, et palpite,
ébloui et las, comme un oiseau sur l'Océan. Enfin, tandis que le soir
tombait pour la troisième fois depuis leur départ, ils aperçurent
une gigantesque muraille qui fermait l'horizon, noire à sa base,
éblouissante à son faîte. C'était le premier rempart de la Capitale du
Nord. Haut, crénelé, ténébreux sur le ciel, il barrait la route aux
flammes du soleil qui se couchait derrière la ville; mais les rayons
triomphants débordaient le mur sombre, et de chaque créneau ruisselait
un incendie.

Longé d'un fossé pareil à un fleuve, flanqué de lourdes tours carrées
qui s'avancent jusqu'au milieu de l'eau, le rempart quadrangulaire
qui cerne Pey-Tsin de sa fierté puissante projette de loin en loin un
bastion en forme de demi-hexagone, dont chaque face se creuse d'une
longue galerie voûtée et dont la plate-forme s'exhausse d'un pavillon
de bois rouge où des soldats attentifs veillent perpétuellement sur
deux terrasses superposées, derrière des canons en bronze vert, pareils
à des dragons béants.

Les trois voyageurs, depuis longtemps épiés, à travers les balustrades
à jour des terrasses, par les yeux perçants de la méfiance vigilante,
choisirent pour entrer dans la ville la galerie centrale du bastion qui
faisait face à leur arrivée. C'était celle qu'on nomme la Porte du Sud
ou la Porte Sacrée.

--Arrêtez! cria une sentinelle.

Ils firent halte.

--Qui êtes-vous?

Ko-Li-Tsin répondit:

--Ta-Kiang, laboureur; Yo-Men-Li, vannier; Ko-Li-Tsin, poëte. Le poëte,
ajouta-t-il, c'est moi.

--D'où venez-vous?

--Du champ de Chi-Tse-Po.

--Où allez-vous?

--A Pey-Tsin.

--Passez.

Les aventuriers se hâtèrent vers une longue avenue, nommée Avenue du
Centre, qui s'ouvre au delà de la Porte Sacrée et traverse la Cité
Chinoise, la première des quatre cités dont se compose la Capitale du
Nord. Ta-Kiang était en tête. Il entra fièrement dans Pey-Tsin. Il
n'avait pas parlé depuis trois jours. Il dressa le front, et dit:

--Il me semble que j'ai conquis cette ville.

Tout d'abord la Cité Chinoise a l'air d'être la plaine encore; chétive,
elle contraste singulièrement avec la majesté de son monstrueux
rempart. Ses maisons rares, humbles, basses, aux toits de tuiles
ternes, aux étroites fenêtres treillagées de roseaux, aux portes en
saillie, que protégent mal de minces auvents d'ardoises, se dispersent
parmi des terrains cultivés et tournent de ci de la, sans règle, leurs
petites façades grises. L'Avenue du Centre, qui s'éloigne large et
directe, semble une route à travers champs; des ornières continues
s'y approfondissent chaque jour dans un sol boueux, sous les lourdes
roues des chariots. Mais, à mesure qu'on pénètre plus avant dans
la Cité, les maisons se rapprochent, s'exhaussent et s'alignent;
les façades se revêtent de laque, des galeries finement découpées
circulent autour des fenêtres, et les toitures, à chaque angle, se
décorent de dragons ou d'oiseaux fantastiques; on était dans un
chemin, on se trouve dans une rue. Bientôt apparaissent face à face
la Pagode du Ciel et celle de l'Agriculture; leurs grands jardins,
plantés de cèdres mornes, et fermés d'un mur bas qu'un petit fossé
protége, laissent voir à travers les branches des dômes couleur d'azur,
des murs dont l'émail bleu est parsemé d'étoiles d'or et de hardis
escaliers d'albâtre. L'Avenue du Centre, naguère monotone et traversée
à peine de quelques paysans, se colore et se peuple. Des banderoles
multicolores frissonnent, attachées à des poteaux de bois rouge. Cent
boutiques projettent verticalement leurs enseignes jaunes, bleues,
argentées. Bruyantes et populeuses, des rues s'ouvrent sur la voie
principale et y déversent leurs passants. Mille gens sortent de leurs
maisons. Ou piétine dans la boue, on se coudoie, on crie. Des groupes
de plaisants se forment çà et là, écrivant sur les murs des sentences
facétieuses ou d'impertinentes épigrammes adressées à quelque grand
dignitaire, et la foule autour d'eux les approuve et se pâme de rire.
Des deux côtés de l'avenue, devant les maisons, des marchands de toute
espèce ont dressé des baraques afin d'y installer leurs industries;
ils vocifèrent, hurlent, imitent des cris d'animaux, choquent des
tam-tams, secouent des clochettes, et font claquer des plaques de bois
pour attirer l'attention des chalands qui se pressent entre deux rangs
d'étages bariolés. Des cuisiniers ambulants activent sans relâche le
feu de leurs fourneaux; le riz fume, la friture grésille, et plus d'un
gourmand se brûle le bout des doigts. Un barbier saisit un passant
qui ne s'attendait guère à cette agression, et, roulant autour de sa
main la longue natte du patient, le renverse en arrière et lui rase le
crâne avec vélocité. Des bandes de mendiants gémissent à tue-tête; une
troupe de musiciens fait un tapage assourdissant; un orateur, monté sur
une borne, s'égosille, tandis que des volailles égorgées glapissent
aigrement et que des forgerons battent le fer, et que des marchands
d'eau poussent leur cri aigu en laissant quelquefois tomber sur le
dos de la foule le contenu de leurs vastes seaux. A droite, à gauche,
les rues transversales roulent tout autant de gens et de vacarmes
dans plus de boue et dans plus d'encombrement. Artère principale à
son tour, chacune d'elle reçoit les flots tumultueux de vingt ruelles
tributaires. Les principales embouchures ont lieu dans de grands
carrefours où s'entassent des sacs de riz et de blé, des monceaux de
fruits, des montagnes de légumes et d'immenses quartiers de viande
crue; au-dessus des victuailles, dans des cages d'osier suspendues à
des poteaux, apparaissent, hideuses, des têtes de criminels récemment
exécutés; souvent les cages sont brisées, effondrées, et les têtes,
retenues seulement par leurs nattes, se balancent horriblement,
verdâtres, grimaçantes, effroyables. Ming-Tse a dit: «Il faut des
exemples à la foule.» En suivant jusqu au bout les rues transversales,
les mille piétons arriveraient aux faubourgs latéraux de la Cité
Chinoise, quartiers spacieux et peu bruyants où des maisons rustiques
rampent misérablement dans de petits champs plantés de choux et de
riz, où des enfants chétifs, sordides, loqueteux, et quelques chiens
efflanqués, furetant dans des tas d'immondices, peuplent seuls des
chemins défoncés. Mais les cohues ne se prolongent guère au delà
des marchés; gens affairés ou promeneurs curieux se hâtent, leurs
affaires terminées ou leur curiosité satisfaite, de s'engager dans
les longs passages tortueux qui, des carrefours, vont rejoindre
obliquement l'Avenue du Centre. Ces passages, couloirs étroits, se
signalent aux passants par les odeurs fétides et la vapeur noirâtre
qu'exhale leur entrée obscure. Mal éclairé de quelques lampes qui
fument et tremblotent, enduit d'une boue glissante où sont épars des
débris informes de tessons, des morceaux de vieux souliers, des loques
inconnues, leur terrain se bossèle périlleusement entre deux rangées
d'affreux taudis branlants, construits de planches qui proviennent de
démolitions et qui montrent encore çà et là un angle sculpté ou une
ancienne dorure déshonorée par cent macules. Ce sont des boutiques,
et, sous le prétexte de faire commerce d'objets d'art anciens, des
brocanteurs y entassent d'horribles vieilleries poussiéreuses:
porcelaines fêlées, pots écornés, costumes déteints, pipes noircies,
bronzes bossues, fourrures mangées des vers, engins de pêche rompus,
bottes moisies, arcs sans cordes, piques sans pointes, sabres sans
poignées. Blottis, enfoncés, engloutis dans ces encombrements de viles
antiquailles, les marchands s'efforcent de ne pas étouffer entièrement;
au-dessus de chaque étalage se dresse une vieille tête jaune, pointue,
au crâne pelé, aux yeux cerclés d'immenses lunettes, qui célèbre sans
relâche d'une voix glapissante les rares splendeurs de la boutique.
Mais l'âpre fumée des lampes chatouille si désagréablement la gorge,
les loques décolorées qui se balancent en guise d'enseigne et semblent
des rangées de pendus, sont pleines de vermines si évidentes, que le
passant le moins délicat résiste à l'éloquence des brocanteurs et se
hâte de continuer son chemin vers l'avenue du Centre, claire, bruyante,
directe, où les poumons se peuvent emplir d'air pur, les oreilles de
bruits joyeux, et où le regard embrasse tant d'aspects souriants depuis
la Porte Sacrée, par laquelle on débouche de la plaine, jusqu'à la
Porte de l'Aurore, creusée dans le long mur transversal qui termine la
populaire Cité Chinoise.

La Porte de l'Aurore donne entrée dans l'élégante Cité Tartare; elle
s'y ouvre entre deux boulevards qui accompagnent la muraille, celui-ci
vers la gauche, celui-là vers la droite, et que borde un fossé du côté
opposé au rempart. En face d'elle, au delà d'un petit pont construit de
pierres roses, qui s'élève de quelques marches, saute le fossé, puis
s'abaisse, une allée au sol blanc, très-large, assez peu longue, se
déroule entre des palissades en bois de fer d'où débordent agréablement
des branches tortueuses et des grappes de lianes fleuries. C'est la
promenade favorite des poëtes de Pey-Tsin. Lentement, un parasol
ouvert à la main, ils y marchent d'un pas mesuré, balançant la tête
au vent de leur rêverie, souriant à l'inspiration, et quelquefois
suivant d'un regard tendrement attentif une chaise à porteurs fermée
d'un léger rideau de soie, où l'indiscrétion des brises leur a
permis d'apercevoir un mystérieux et doux visage. L'allée s'achève
tout à coup dans un blanc carrefour pavé de marbre, devant un mur
énorme, face méridionale du rempart carré qui enserre la Cité Jaune;
mais ce mur ne limite pas la Cité Tartare, car la belle Route de la
Tranquillité s'éloigne, en le longeant d'abord, de l'est et de l'ouest
de la place, et, de chaque côté, va rejoindre, au delà du point où il
se dérobe en un brusque angle droit, une avenue parallèle à l'Allée
des Poëtes, non moins large, et prolongée interminablement. Ainsi la
ville, refoulée à son centre, a deux ailes immenses: elle ressemble
à un corps sans tête qui étendrait les bras. Le quartier occidental
est triste; ses constructions sont anciennes et ses habitants peu
nombreux; la grande avenue de l'Ouest n'offre elle-même qu'un aspect
monotone et morne, avec ses longs murs de jardins, qu'interrompent des
édifices en ruines. C'est dans ce quartier que séjourne la population
mahométane de Pey-Tsin; une mosquée s'y élève, non loin de la pagode
des Piliers de l'État, où l'on conserve, gravée sur des tablettes
de jade, l'histoire des plus glorieux empereurs, et de la Pagode
Blanche, antique monument tombé. Mais à l'orient la ville rit, moderne
et remuante. Elle n'a pas, quoique marchande, l'aspect généralement
sordide de la Cité Chinoise. Ses maisons pavoisées, aux toits luisants
de vernis, ouvrent d'éclatantes boutiques sur des rues spacieuses
qui roulent continuellement une foule élégante. Dans l'Avenue de
l'Est, qui resplendit inondée de soleil, mille bannières voltigent
et s'entremêlent au-dessus des maisons basses mais gracieuses; de
vifs scintillements s'allument sur les caractères d'or, d'argent et
de vermillon qui surchargent les enseignes verticales; innombrables,
des lanternes sont accrochées aux angles des toits, aux saillies des
poutres, aux treillis des fenêtres: faites de soie, de papier, de
verre, de mousseline ou de corne transparente, rondes, hexagoniques,
carrées, en forme de poissons, d'oiseaux ou de dragons, peintes,
bariolées, dorées, couvertes de caractères, ornées de glands et de
franges soyeuses, elles se balancent avec un petit susurrement doux
dès qu'un souffle très-léger les frôle. De loin en loin une porte
triomphale, érigée en souvenir de quelque gloire ancienne, franchit
la largeur de l'avenue; ses gracieux piliers de pierre ou de bois,
sculptés et dorés, ou peints de couleurs vives, s'appuient aux façades
des maisons et portent haut les bords retroussés de sa toiture
d'émeraude, tandis que, sous son arc, la houle des passants se resserre
et, au delà, déborde en groupes tumultueux. De jeunes désœuvrés,
vêtus de soie, une plume de paon à leur calotte, cachant leurs pâles
visages derrière des éventails fleuris, circulent nonchalamment dans
la multitude affairée. Quelquefois ils s'arrêtent devant l'ouverture
carrée et encadrée de bois à jour d'une boutique aux belles enseignes;
ils laissent tomber leur regard désabusé sur les flots de satins,
de brocarts et de soies qui ruissellent de l'étalage, puis ils
s'éloignent, indifférents. Autour d'eux la foule se hâte; les coulis,
courbés sous des fardeaux, passent rapidement en cadençant leur marche
d'un cri doux et mélancolique: A-ho! a-ho! Les chaises à porteurs se
croisent, les unes basses, étroites, faites de bambous et couvertes
d'un toit flottant de coton bleu; les autres hautes, larges, en bois
de cèdre, découpées ou peintes, et surmontées d'un dôme de laque noire
incrustée d'or. Des personnes humbles ou peu riches se font voiturer
dans des brouettes qu'un homme tire au moyen d'une corde et qu'un autre
pousse par derrière, tandis qu'une voile attachée à un mât diminue la
peine des conducteurs en accélérant la marche du véhicule. Quelquefois,
glorieux et superbe, s'avance un soldat à cheval; un serviteur à
pied lui fraye le chemin en criant: La, la, la! Des escamoteurs, des
jongleurs, des sorciers se démènent et pérorent entourés de badauds
rieurs ou attentifs, pendant que de la terrasse fleurie d'une maison
une jeune fille aux yeux gais se penche curieusement. Devant des
boutiques de marchands de dîners, de jeunes hommes mangent et boivent
sous des treillis de bois rose; ils chantent, babillent, improvisent
des vers, assaillent les passants de moqueries plaisantes et font avec
eux assaut d'ingénieuses reparties. Çà et là des coulis et des porteurs
de chaises, accroupis, jouent aux dés, à la mourre, aux échecs;
quelques oisifs observent les coups d'un air grave en fumant une petite
pipe étroite. Tout à coup des gens à cheval arrivent au galop: ce sont
les avant-coureurs d'un cortége officiel; les jeux sont renversés, la
cohue, refoulée brusquement, envahit les boutiques ou se répand dans
les rues voisines. Dans la trouée apparaissent bientôt des musiciens
aux costumes bariolés, qui font gémir des gongs, siffler des flûtes et
grincer des cymbales; derrière eux, fièrement portées par de jeunes
serviteurs, se déploient des bannières rouges ou vertes, découpées
en forme de dragons ou d'animaux symboliques, alourdies d'énormes
caractères révélant les noms et les titres du grand personnage qui
s'avance; puis viennent des soldats tout armés, des bourreaux levant
des fouets et tirant de lourdes chaînes, des serviteurs ployés sous
le faix d'un coffre où s'entassent de somptueux costumes et agitant
continuellement de petits encensoirs de bronze; un homme splendidement
vêtu les suit, porteur du parasol officiel, dont la couleur et la
dimension indiquent le rang du mandarin qui le possède; enfin s'avance
le mandarin lui-même, balancé, plus haut que toutes les têtes, dans un
large fauteuil doré, et rayonnant de pierreries sous une vaste ombrelle
argentée que fixe au-dessus de lui un manche d'ivoire enfoncé dans
le dos du fauteuil. Une troupe de cavaliers décorés du globule blanc
termine le cortége, et brusquement la foule se referme pendant que le
mandarin continue sa route vers le Tribunal des Rites situé, dans la
partie septentrionale de l'Avenue de l'Est, à côté du temple des Mille
Lamas et en face de la pagode de Kon-Fou-Tsé, ou vers l'une des hautes
portes qui donnent entrée dans l'auguste Cité Jaune.

Au delà de ces portes, plus de foule, plus de tumulte; quelques graves
bonzes circulent avec lenteur, montrant leurs têtes entièrement
rasées, laissant traîner leurs longues robes noires, et cachant leurs
mains dans de grandes manches flottantes; de hautains lamas, au front
inspiré, aux yeux exaltés par un rêve, d'illustres fonctionnaires dans
de somptueuses chaises à porteurs, se dirigent vers les pagodes où ils
ont coutume de faire leurs dévotions; plus rarement passe un lettré
de haut grade qui se fait conduire, accompagné d'un nombreux cortége,
au Palais sacré des Érudits, qu'on nomme Ren-Lin-Ue. Aucune maison
vulgaire, aucune boutique laborieuse ne souille les larges avenues,
pavées de granit, de la Cité Jaune; immense, claire, calme, avec ses
innombrables temples de marbre, qu'entourent des bois mystérieux, ses
fiers palais cernés de blanches galeries, et ses parcs où luisent des
étangs mornes, elle se déroule somptueusement. De toutes parts mille
splendeurs éclatent. Au-dessus d'une forêt de cèdres noirs et de saules
au feuillage clair s'étagent la grande Pagode des Ancêtres Impériaux,
où le Fils du Ciel vient rendre hommage aux Mânes glorieux, et l'Autel
de la Terre et des Champs, kiosque énorme, espace d'innombrables
colonnettes d'albâtre incrusté d'émail bleu et renfle une toiture
légère, formée de lames d'argent qui brillent comme des ailés de
cigogne. Imposante et précédée d'un vaste escalier de marbre gris,
s'élève la Maison de Justice. La pagode illustre où les fils et frères
de l'empereur subissent les épreuves littéraires s'enorgueillit de deux
pavillons magnifiques; le long de leurs murs, autour de leurs piliers,
sous leurs arceaux de bois sculpté, peint ou doré, rampent, grimacent,
combattent de fantastiques animaux aux gueules béantes, aux croupes
hérissées, aux minces cous tortueux, et sur le faîte aigu et argenté de
l'un des pavillons s'érige démesurément le terrible dragon impérial.
Vaste et désert, le Parc Occidental prolonge les houles noires de ses
arbres centenaires, où montent les fraîcheurs des grands ruisseaux
tortueux et des lacs artificiels. La Pagode de Yoùen-Fi est petite,
mais glorieuse; elle voit chaque année l'épouse auguste du Fils du Ciel
offrir des sacrifices à l'ingénieuse femme qui découvrit le ver à soie.
Succession interminable de bâtiments carrés et de cours spacieuses, un
couvent bouddhique, à son centre, dresse un superbe édifice de marbre
blanc, qui contraste gravement avec le marbre noir d'une majestueuse
colonnade circulaire où, dans les intervalles des piliers, de petites
chapelles contiennent des statues dorées de divinités à cent bras ou
à têtes d'animaux. Enfin Kouan-Min-Tié, la pagode impériale, située
dans la partie méridionale de la Cité Jaune, apparaît triomphalement,
au milieu d'un grand parc solitaire. Deux kiosques légers surmontent
sa noble porte; entre mille branches enlacées, étincellent la laque
rouge de ses murs et le lapis-lazuli de ses trois toitures où tinte
une triple guirlande de clochettes et dont les balustrades sculptées
disparaissent presque entièrement sous les lanternes multicolores qui
s'y accrochent et sous les illustres étendards de soie tissée d'argent
qui enveloppent tout l'édifice de frissons lumineux. Mais la plus
pompeuse gloire de la Cité Jaune est la verte colline artificielle
qui se nomme la Montagne de Charbon. Cinq ondulations la composent; à
chacun de ses sommets une pagode scintille comme une pierre précieuse
qui termine une calotte de satin; et rien n'est plus charmant que les
labyrinthes fleuris et les enchevêtrements de petites routes ombreuses
qui sillonnent les pentes toujours vertes des cinq mamelons. A chaque
pas les promeneurs font s'envoler des faisans d'or et des pigeons aux
ailes roses, ou s'enfuir un cerf peureux qui franchit un ruisseau,
puis, curieusement, s'arrête. De tous côtés se groupent de petits
rochers gracieux, envahis par des fleurs grimpantes, et se courbent
des ponts de marbre sculpté, qui sautent par-dessus des cascades. De
minces filets d'eau circulent sous la mousse; des violettes et des
pervenches se répandent dans l'herbe humide; des touffes d'hydrangées,
de citronelles et de lilas blancs prennent d'assaut les vieux cèdres
obscurs; souvent, par une trouée du feuillage, on aperçoit au fond
d'un pavillon entr'ouvert quelque dieu grotesque, accroupi, et
quelquefois apparaît, enchaîné sur un roc, un aigle noir, fier et
farouche, qu'entourent de narquoises et audacieuses chèvres aux cornes
d'argent. De loin en loin des bosquets parfumés se voûtent, et l'on
peut, avant de terminer la douce ascension, se reposer sur des siéges
de porcelaine, sous une pluie de camélias et de jasmins, au milieu des
chants bizarres de mille oisillons couleur de pierreries. Mais les
plus indolents promeneurs ne s'arrêtent que peu de moments, tant ils
ont hâte d'atteindre le faîte des mamelons; car de là le regard ébloui
embrasse Pey-Tsin dans sa totalité magnifique.

Énorme, et faisant songer à un coffre de laque, unique en apparence,
mais quadruple en effet, Pey-Tsin enferme quatre villes entre les
fossés de son rempart extérieur. Au centre, derrière des murailles en
briques sanglantes, se cache la Cité Rouge; c'est le Cœur du Monde,
l'Enceinte sacrée, la glorieuse demeure du Fils du Ciel. De toute part
la Cité Jaune l'enveloppe. Puis se déroule la Cité Tartare, qu'un
grand mur fortifié sépare de la Cité Chinoise, compartiment extrême de
l'immense coffre.

Au pied de la Montagne de Charbon, la Ville Rouge est cernée d'un
large canal; et l'eau limpide qui reflète la rigidité des murailles
semble prolonger jusqu'au cœur de la terre le voile impénétrable posé
entre l'impériale splendeur et l'admiration vulgaire. Mais du haut de
l'éminence on découvre, pareille au vaste dos d'un éléphant blanc, la
claire coupole de marbre du palais principal; les mille toits dorés qui
l'entourent sont semblables à de grands boucliers levés vers le ciel,
et l'on peut suivre sur le terre-plein des remparts, si large que vingt
cavaliers peuvent y courir de front, la lente promenade d'un soldat au
costume superbe, au casque flamboyant.

Autour de l'Enceinte Sacrée se répandent et scintillent les monuments
de la Cité Jaune; les pagodes lèvent leurs triples toits azurés et
tordent les spirales de leurs colonnes d'albâtre; partout des globes
d'or, des dragons de bronze ou de jade, des corniches à jour et des
flèches claires percent le feuillage des cèdres noirs; des tours, des
pavillons, des portiques et des kiosques s'étagent; au milieu d'eux
reluit la Mer du Centre, grand lac limpide qui frissonne entre des
saules penchés, et d'une île verdoyante de robiniers et d'ifs s'élance
un pont de marbre sculpté; vu d'en haut, il semble un ruisseau de lait
qui coulerait dans l'air.

Plus loin, c'est la Cité Tartare avec ses rues chamarrées et
fourmillantes, ses toits brillants, ses dômes couleur d'émeraude et ses
gracieuses porte triomphales. A l'est, la grosse tour du Gong, pareille
à un géant, se dresse au-dessus des murailles; au nord, près de la
pagode de Kouen-Chi-In, brille le Lac des Roseaux, couvert de nymphéas
bleus, de bambous à aigrettes, de nélumbos roses, et, plus haut, près
du rempart extérieur, entre des monuments somptueux, s'étend la Mer
du Nord; à l'ouest, au-dessus des pagodes et des palais déchus, monte
l'Observatoire de Kan-Si; du sommet de la tour carrée où les lettrés
se réunirent jadis pour admirer les astres, des instruments et des
machines astronomiques, depuis longtemps dédaignés, tendent vers le
ciel leurs grands bras extravagants; au sud enfin s'élève le pavillon à
sept étages de la Porte de l'Aurore.

Plus loin encore rampe la Cité Chinoise, dont les toits bas semblent
une troupe de tortues; leur monotone ondulation n'est dépassée de loin
en loin que par la potence peinte en rouge d'une balançoire publique
ou par quelqu'une de ces minces tours à dix étages destinées, par leur
poids immobile, à fixer l'esprit de la Terre, comme un bloc de jade
retient des feuilles de papier soyeux, et à faire naître dans leur
ombre des poëtes glorieux.

Au delà de la Cité Chinoise apparaissent les formidables remparts avec
leurs grands créneaux, leurs lourds bastions et leurs portes de bronze;
et derrière eux, quelques faubourgs misérables sont accroupis auprès de
la ville superbe, comme des mendiants sur les marches d'un palais.

Dans le lointain, la plaine unie, verte, dorée, sans bornes; puis,
vaporeux et vagues, les trente-six palais de Yu-Min-Ué, la résidence
d'été; et, au fond de l'horizon, les dentelures bleuâtres des montagnes.

Dôme immense du paysage, le ciel, d'un azur profond, roule un aveuglant
soleil, qui verse par les champs une pluie lumineuse, allume dans la
ville des blancheurs éclatantes à côté de noires ombres portées, change
en diamants les dalles de granit, en brasiers les toits multicolores,
en langues de feu les banderoles aux tons intenses, et fait de la
grande Capitale du Nord un éblouissement d'or, de pourpre, de flamme.



CHAPITRE III

LA PRUDENCE DE KO-LI-TSIN


            Le voyageur qui vient de loin dans la
            poussière et sous le soleil

            Chemine péniblement, et dans son esprit
            mille projets se construisent;

            Il songe à l'auberge pacifique, aux
            cuisines parfumées et à la table où il
            s'accoudera

            En tournant la face du côté de la route
            qui s'éloigne vers l'avenir.


--Et moi, dit Ko-Li-Tsin en entrant à la suite de Ta-Kiang dans la
Cité Chinoise, je crois voir déjà le Dragon à Cinq Griffes ouvrir ses
ailes d'or sur ma robe de mandarin et le globule de saphir rayonner à
ma calotte; je suis le Grand Cèdre de la Forêt des Mille Pinceaux, et
le Fils du Ciel, la tête dans sa main, écoute avec extase les vers que
j'improvise. Un, deux, trois, quatre, cinq, ajouta le poëte en comptant
sur ses doigts.


            Le jeune homme de Chi-Tse-Po avait des
            pensées hautaines, mais ses actions
            étaient inférieures.

            Il cultivait le chanvre et le riz; il
            cultivait aussi l'aloës et le blé.

            Mais les Génies immortels avaient semé
            dans son esprit une graine d'ambition;

            Et le jeune homme, laissant se courber les
            épis et les tiges de chanvre, se dirigea
            vers d'autres travaux afin de faucher les
            blés d'or de l'approbation.


L'improvisateur se tourna vers Ta-Kiang dans le but d'apaiser
avec modestie les enthousiasmes qu'il prévoyait; mais Ta-Kiang,
silencieux et en proie à son rêve hautain, n'avait pas prêté
l'oreille. Ko-Li-Tsin, déconcerté, regarda Yo-Men-Li. Celle-ci
contemplait Ta-Kiang avec une tendre inquiétude; timide et retenant
son souffle, elle suivait sur la face morne du maître le reflet des
luttes intérieures. Quand il fronçait les sourcils, elle sentait son
cœur battre d'effroi; mais s'il laissait échapper un cruel sourire,
elle redevenait joyeuse et pensait: «Maintenant il est victorieux.»
Ko-Li-Tsin, plein de dépit, se mit à chantonner d'un air qui voulait
paraître indifférent et se fit à part lui la promesse d'être peu
prodigue, à l'avenir, des trésors de son esprit.

Les trois aventuriers suivaient la longue Avenue du Centre, cahotés par
le pas inégal de leurs montures tasses.

--Oh! oh! dit un barbier ambulant en toisant avec dédain Ko-Li-Tsin,
voici un voyageur qui n'a guère de liangs à sa ceinture, car il ne
s'est point arrêté dans une auberge pour y changer de costume; avec sa
robe somptueuse, noire de boue et grise de poussière, il ressemble au
lendemain d'une fête.

--Femelle d'âne! pensa le poëte.

Une vieille femme se dirigea vers Yo-Men-Li et lui dit sans politesse:

--Vous êtes des comédiens, n'est-ce pas? Et c'est toi qui remplis,
parce que tu n'a pas de moustaches, le rôle de la belle Siao-Man dans
la comédie intitulée _la Servante malicieuse?_ Il faut me dire dans
quelle pagode vous donnerez des représentations, afin que j'aille voir
si tu ressembles à une femme quand tu as une tunique longue et de
très-petits pieds. Au surplus, dit la vieille, tu fais un métier qui
n'est pas honorable.

Yo-Men-Li, en rougissant, détourna la tête.

--Des comédiens? cria un marchand de dîners qui haranguait devant sa
porte un groupe de mangeurs attablés. Tu te trompes, vénérable mère!
Ce sont certainement des voleurs qui, chassés de quelque province,
viennent exercer leur métier dans la grande Capitale; et, de leur
arrivée, il ne résultera rien de bon ni pour nous ni pour eux. Je me
souviens d'un criminel qui est passé devant ma porte, il y a peu de
jours, entre quatre bourreaux, et dont la tête, le lendemain, était
pendue dans une cage d'osier au-dessus justement du quartier de mouton
que vous mangez en ce moment, mes hôtes. Eh bien! celui-ci, ajouta le
marchand de dîners en désignant Ta-Kiang, ressemble à l'homme qui a été
décapité: avec même visage, il aura même sort.

Ko-Li-Tsin, précipitamment, saisit son encrier, l'ouvrit, y trempa son
pinceau, et dans le coin déroulé d'une feuille en fibrine de nélumbo,
traça quelques caractères.

--Qu'écris-tu là? demanda Yo-Men-Li.

--L'ordre, dit Ko-Li-Tsin, de faire donner cent coups de bambou à ce
bavard lorsque Ta-Kiang, empereur, sera assis dans la salle du Repas
Auguste, entre Yo-Men-Li, sa première épouse, et Ko-Li-Tsin, son
premier mandarin.

Cependant le soir montait. L'obscurité et le silence s'établissaient
dans les rues. Au loin le bourdonnement du gong ordonnait la fermeture
des portes. Les veilleurs de nuit commençaient à rôder, portant des
lanternes à leurs ceintures et faisant s'entre-choquer de petites
plaques de bois pour mettre les voleurs en fuite et tranquilliser
les honnêtes gens. Quelques passants attardés regagnaient à la hâte
les ruelles transversales, déjà closes de barrières à claire-voie,
échangeaient à voix basse deux ou trois paroles avec le Ti-Pao, gardien
du quartier, puis longeaient les murs noirs; et l'on entendait leurs
semelles claquer sur les dalles.

--Ces gens-là vont souper, dit Ko-Li-Tsin. Mon estomac entre en
révolte. Il me rappelle, comme si je ne m'en souvenais pas, que l'heure
du repas du soir est depuis longtemps passée. Que puis-je lui répondre?
Absolument rien. Ta-Kiang se nourrit d'ambition et Yo-Men-Li d'extase;
mais ces régimes sont peu substantiels.

--Toi qui as habité Pey-Tsin, ne pourrais-tu pas nous conduire dans
quelque auberge? demanda Yo-Men-Li.

--Et où donc penses-tu que je vous conduise? s'écria le poëte,
stupéfait qu'on pût lui attribuer d'autre dessein que d'obtenir un
bon gîte après un bon repas. Quand nous aurons franchi la Porte de
l'Aurore, qui de la Cité Chinoise donne entrée dans la Cité Tartare,
tu ne tarderas pas à voir briller les grandes lanternes dont se décore
l'auberge de Toutes les Vertus, où Kong-Pang-Tcha, qui achète cher,
vend à bon marché.

Ko-Li-Tsin se tut un instant; puis, les yeux à demi fermés, et
caressant par moments de la langue les deux ou trois poils blonds de sa
lèvre supérieure:

--Combien de fois, reprit-il en se parlant à lui-même, combien de fois,
sous l'auvent de la galerie extérieure, Kong-Pang-Tcha m'a versé dans
de petites tasses enveloppées de paille de riz le thé des premières
pousses ou le Pi-kao à pointes blanches ou la Rosée d'automne de la
dernière récolte! Je connais le portail et la première cour toujours
pleine d'une odeur charmante de fricassées et de rôtis, qui souhaite
la bienvenue à l'appétit des arrivants; je sais en quel coin de cette
cour s'ouvre la citerne où des domestiques viennent incessamment puiser
de l'eau dans de grands seaux d'osier, et je me rappelle les auges de
bois, accrochées aux murs, que chaque voyageur remplit d'avoine et de
paille hachée pour son cheval ou pour sa mule. Mais je me rappelle
bien mieux la salle où l'on s'assied devant des tables délicieusement
odorantes de viandes et de poissons. Réminiscences savoureuses! quels
repas! Les pâtés, les volailles succèdent sans relâche aux confitures,
aux gâteaux, aux pistaches, aux noisettes sèches, et le tiède vin de
riz frissonne clairement dans les tasses. On boit, on fume, on chante.
Toute l'auberge est pleine de joie et de vie. Des coulis entrent,
sortent, se culbutent, se querellent, jettent des paquets, réclament
de l'argent. Les voyageurs appellent, s'informent et s'irritent. On
voit s'engouffrer sous la grande porte des chaises à porteurs que des
chariots renversent, des chameaux, des mulets, des ânes. Injures,
piétinements, coups de fouet jaillissent et se croisent. Des mendiants
qui se sont insinués dans la cour glapissent aigrement leurs infirmités
douteuses. Le seigneur Kong-Pang-Tcha, parmi le tumulte, vocifère
des ordres que ses serviteurs répètent en hurlant; de jeunes garçons
chantent sur un ton aigu le compte des voyageurs prêts à partir; et,
en même temps, tous les chiens du voisinage s'imaginent qu'il est de
leur devoir d'aboyer à perdre haleine; de sorte que, tout en mangeant,
fût-on morose comme les pénitents qui se macèrent dans la Vallée du
Daim Blanc, on se sent pris d'un rire inextinguible. Puis, le soir
vient, les bruits s'apaisent, les voyageurs se retirent dans les
appartements supérieurs. Là des matelas profonds reçoivent les corps
fatigués, et l'obscurité des songes est doucement illuminée par la
blancheur des lanternes suspendues au plafond des chambres paisibles.
Quelquefois, il est vrai, les dormeurs sont éveillés en sursaut par
un formidable tapage: toutes les montures, libres la nuit dans la
première cour, se battent, se mordent, piaffent, hennissent, braient
intolérablement. Mais il est un moyen de réduire au silence la plus
bavarde bête: on prend une planchette de bois et une corde, on relève
la queue de l'âne ou du cheval criard, on la lie à la planchette, puis
on attache solidement celle-ci à la croupe de l'animal; ainsi forcé de
tenir sa queue en l'air et privé de la faculté d'accompagner de gestes
aimables ses bruyants discours, le plus obstiné tapageur se résigne à
se taire et laisse dormir son maître dans l'auberge de Kong-Pang-Tcha.
Ah! belle auberge! chère auberge! ne verrai-je pas bientôt luire les
douze lanternes en papier peint de ta porte hospitalière! Un, deux,
trois, quatre, ajouta Ko-Li-Tsin, obéissant encore à sa manie invétérée,

            Comme l'amoureux absent désire entendre
            la voix délicate de sa bien-aimée, mon
            oreille aspire à ta voix rauque, ô
            Kong-Pang-Tcha!

            Le cœur de celle qu'on aime ressemble au
            foyer bien flambant de l'hôtellerie où le
            voyageur se chauffe et reprend des forces.

            Mais la femme perd sa beauté; le feu
            s'éteint; le voyageur s'égare en des
            sentiers couverts de neige.

            Kong-Pang-Tcha va fermer sa porte; le
            dîner sèche sur la cendre des fourneaux,
            et Ko-Li-Tsin, affamé, erre encore par les
            chemins.

Les trois aventuriers avaient franchi la Porte de l'Aurore; maintenant
ils remontaient vers le Nord la longue Avenue de l'Est, et ils
allaient dans peu d'instants atteindre la rue transversale où est
située l'auberge de Toutes les Vertus. Mais Ko-Li-Tsin, plus prudent
qu'affamé, pensa: «Il serait périlleux d'arriver chez Kong-Pang-Tcha
avant que les lanternes soient éteintes, car l'ombre miraculeuse
qui suit les pas de Ta-Kiang pourrait se montrer à des personnes
indiscrètes. Je sais bien que d'ordinaire les Pou-Sahs réservent les
visions sacrées aux yeux seuls qui en sont dignes; néanmoins il ne faut
pas s'exposer inutilement à un péril, même douteux.» Et Ko-Li-Tsin dit
à son cheval: «Là! là! par pitié pour les reins de ton maître, garde
une allure modérée.» Mais tout à coup, au moment même où il sacrifiait
sa juste impatience d'un repas et d'un lit aux intérêts de son maître,
d'éblouissantes lumières éclatèrent, multicolores, à deux ou trois
cents pas devant lui.

--Oh! dit Yo-Men-Li, qu'est-ce que cette foule pompeuse et chargée de
tant de belles lanternes?

--C'est sans doute, dit Ko-Li-Tsin, le cortége d'un mariage, car
je vois des hommes à cheval, de grandes tables où s'amoncèlent de
somptueux costumes, des chaises à porteurs et d'innombrables musiciens.
Voici des lanternes, ajouta-t-il en soi-même, autrement dangereuses que
les deux ou trois lampions fumeux de Kong-Pang-Tcha. Il est vrai que
le cortége, sorti d'une petite rue, remonte, comme nous, l'Avenue de
l'Est; mais il s'éloigne si lentement que nous ne manquerons pas de le
rejoindre, avec quelque prudence que je modère l'allure de nos chevaux.
Ceci est grave. Que faire?

Ko-Li-Tsin songea un instant, puis, se tournant vers Ta-Kiang:

--Maître glorieux, dit-il, je crains de m'être égaré; car depuis cinq
années je ne suis pas venu dans la Capitale du Nord. Si tu le permets,
j'irai seul à la recherche d'une auberge, tandis que tu m'attendras
avec Yo-Men-Li sous le portique obscur de ce monument, qui est, je
crois, la Pagode de Kouan-Chi-In.

--J'y consens, dit Ta-Kiang en se dirigeant, suivi de Yo-Men-Li, vers
l'ouverture qu'avait désignée Ko-Li-Tsin. Et celui-ci, satisfait,
s'éloigna vivement en pensant: Quand le cortége aura disparu je
reviendrai et je leur dirai: «Allons, j'ai trouvé l'auberge.»

Ta-Kiang et Yo-Men-Li, sous le portique, dans l'ombre, se tenaient
immobiles. Le lieu était noir. La jeune fille aurait eu peur si elle
avait osé. Elle s'efforça de voir autour d'elle. Elle distingua un
grand mur que dépassaient de sombres arbres emplis de frémissements
indécis et de bruits éteints. Il lui sembla que ce mur était hostile et
plein d'embûches. Si elle n'avait craint de s'exposer à quelque dure
réponse, elle aurait dit à Ta-Kiang: «Allons-nous-en!» Tout à coup elle
jeta un cri parce qu'un homme était sorti du mur.

--Ah! qui vient là? dit-elle.

--Un chien, je pense, dit Ta-Kiang. Non, ajouta-t-il, c'est un homme,
et en voici un autre.

--Un autre encore! cria douloureusement Yo-Men-Li.

Bientôt douze hommes, sortis du mur, les enveloppèrent. Les uns
saisirent Ta-Kiang, les autres Yo-Men-Li. Ils les arrachèrent de leurs
selles, les lièrent de cordes et les emportèrent dans la nuit, tandis
que Yo-Men-Li poussait de grands sanglots, et que Ta-Kiang, farouche,
hurlait: «Je ferai pendre ces hommes!»



CHAPITRE IV

LA SECTE DU LYS BLEU


            Lorsque les sabres sont couverts de
            rouille et que les bêches sont brillantes;

            Lorsque les greniers sont pleins et que
            les prisons sont vides;

            Lorsque les boulangers vont en chaise à
            porteurs et les médecins à pied;

            Quand les degrés des pagodes sont usés et
            les cours des tribunaux couvertes d'herbe,

            L'empire est bien gouverné.


La quinzième année du glorieux règne de Kang-Si, second empereur de la
dynastie tartare des Tsings, la troisième nuit de la dixième lune, il y
avait une assemblée mystérieuse dans la Pagode de Kouan-Chi-In.

Ce temple est vaste. Plafond, sol et murs sont de marbre. Sous le
miroitement des pierreries incrustées, sous l'éclat pâle des émaux
bleus, entre des Pou-Sahs dorés accroupis dans des niches pavées de
turquoise, se dressent, gigantesques, sur quatre piédestaux de bronze,
les statues de cuivre des quatre gardiens de Fô; celle-ci est armée
d'un glaive, celle-là porte une guitare; la troisième s'abrite sous
un large parasol; la quatrième serre la gorge d'un serpent; au milieu
d'elles, Fô, d'argent, resplendit, avec un soleil sur la poitrine,
entre deux Génies de porphyre couchés, l'un sur un lion, l'autre sur un
éléphant, et, derrière lui, dominant toutes les statues, en or, s'élève
Kouan-Chi-In, la déesse miséricordieuse, qui chevauche un tigre de jade.

Or, cette nuit, de nombreux personnages, en divers groupes,
emplissaient la pagode. D'un côté, sous les vives lumières des
lanternes, brillaient des hommes aux costumes somptueux, qui étaient
de grands dignitaires de l'empire; les uns appartenaient à la Cour
des Rites; d'autres semblaient venir de la Forêt des Mille Pinceaux;
plusieurs étaient des Chefs de Troupe; un seul faisait partie du
Conseil impérial. Il portait le Dragon à Cinq Griffes brodé sur sa robe
couleur d'or. A droite se mouvait tumultueusement un flot d'individus
se rattachant aux castes inférieures des Cent Familles. Enfin,
devant la statue de Fô, trente bonzes, la tête entièrement rasée,
enveloppés de robes noires, longues, aux manches pendantes, se tenaient
agenouillés, et, parmi eux, le Grand Bonze, très-vieux, aux cheveux
longs, le front orné d'un croissant dentelé, le cou chargé d'un grand
collier de perles qui tombait jusqu'au ventre, se dressait dans une
longue robe blanche, et, levant la face vers Kouan-Chi-In, étendait les
bras.

Chacun des assistants, sur sa manche ou sur sa calotte, portait l'image
d'un Lys Bleu.

Le Grand Bonze, d'abord, pria, puis frappa les dalles de son front, et,
se retournant vers l'assemblée, il dit:

«Honorables assistants, nous nous sommes réunis dans un but grave et
saint sous le dôme de la Pagode de Kouan-Chi-In. Pendant qu'il en
est temps encore nous voulons guérir le peuple malgré lui, et par
tous les moyens permis ou défendus, de la déplorable maladie qui
le ronge et l'enveloppe; je veux dire de l'indifférence tranquille
que lui communique l'empereur Kang-Si, le plus tolérant et le plus
pacifique des maîtres. Sans colère contre les crimes, sans respect
pour les institutions, Kang-Si adoucit les lois, recule devant la
nécessité des châtiments, excuse la négligence des rites, autorise
les insultes aux antiques coutumes, et déjà l'exemple salutaire des
supplices a presque entièrement disparu de la Grande Capitale. Les
Cent Familles tombent dans un engourdissement funeste et la Patrie du
Milieu s'endort dans une paix détestable. D'ailleurs Kang-Si n'est
point, comme les empereurs de la dynastie des Mings, le père et la
mère de ses sujets: le roi tartare Tien-Tsong, mort au milieu de ses
triomphes, légua l'empire conquis à son jeune fils, Choun-Tchi, qui
fut le père de Kang-Si; Kang-Si donc est Tartare; l'impératrice a des
pieds de servante; et il est impossible que les Chinois soient les
fils de Kang-Si. Le peuple, il est vrai, se réjouit de ce que son père
n'est pas de sa famille, comme des enfants confiés à la surveillance
distraite d'un étranger s'estiment d'abord heureux de n'être plus sous
le regard sévère et pénétrant du père; mais nous dirons au peuple:
«Tu as tort de te réjouir», et le peuple reconnaîtra qu'il a tort.
Cependant si Kang-Si, vil Tartare, s'était borné à laisser tomber
en désuétude les règles sublimes de la civilisation chinoise, je me
serais borné moi-même à éveiller contre lui la colère des justes
Pou-Sahs, et je ne me serais pas mis à la tête de la révolte; mais,
parmi les institutions ébranlées, la religion, plus dangereusement
que toute autre, est atteinte. Kang-Si ne s'inquiète pas du culte
sacré; les dieux sans doute lui paraissent inutiles; il est incrédule
aux présages, peu soucieux des prescriptions religieuses; durant
la dernière éclipse il s'est dispensé du jeûne et n'a point visité
les pagodes. Des prêtres chrétiens, venus du Pays des Plantes sans
Fleurs ou de la Reine des Fleurs de l'Ouest, circulent et blasphèment
librement dans la Patrie du Milieu; Pey-Tsin leur est ouvert, leurs
pagodes s'élèvent à quelques pas de nos pagodes; l'empereur en a
même laissé pénétrer quelques-uns dans l'enceinte interdite de la
Ville Rouge, et jusque dans les chambres augustes de son palais. L'an
dernier, nouvelle et cette fois intolérable insulte aux vrais Pou-Sahs
et aux usages immémoriaux de la Nation Unique, un prêtre européen a
été attaché avec le titre d'interprète à l'ambassade envoyée sur la
frontière de la Patrie des Russes; car Kang-Si préférait aux purs
Lao-Tsés, instruits dans la crainte des divinités éternelles, ce prêtre
vil, dont le dieu est mort!

Il y eut un frémissement indigné parmi les assistants; seul le mandarin
qui portait le Dragon à Cinq Griffes brodé sur sa robe couleur d'or,
secoua la tête et rit.

--Que chacun de vous à son tour exprime d'une voix ferme les crimes
qu'il impute à Kang-Si, continua le Grand Bonze. Moi, j'ai dit.

Le personnage qui avait ri s'avança de quelques pas et parla ainsi
d'une voix hautaine:

--Ce que vient de dire le Grand Bonze contre l'usurpateur tartare m'est
tout à fait indifférent. Que le Fils du Ciel gouverne bien ou mal la
Patrie du Milieu, qu'il honore ou méprise les Lao-Tsés, cela m'inquiète
peu. J'ai contre le maître une haine violente, spéciale; c'est pourquoi
j'ai voulu m'unir à vos complots confus et souterrains. J'aiderai de
toute ma puissance et de toute ma richesse à la chute de Kang-Si.
Membre du Conseil Mystérieux et Chef de la Table Auguste, je vous
livrerai sa personne; si vous êtes pauvre je soudoierai des assassins,
et, s'il le faut, je lui arracherai moi-même le fouet du commandement
et la vie, dussé-je être écrasé sous le renversement de son trône; car
je le hais. Mais pourquoi je le hais, nul n'a le droit, Grand Bonze, de
le savoir.

Le Chef de la Table Auguste cessa de parler. Un membre de la Cour des
Rites sortit du groupe de ses collègues, et dit avec gravité:

--Il est d'usage ancien que le Fils du Ciel ne choisisse un ministre
ou n'élise un gouverneur sans les approbations des Lettrés et des
Censeurs; or, sans en faire part aux Censeurs ni aux Lettrés, Kang-Si
vient de nommer un gouverneur dans la province de Fô-Kiang. Cette
irrévérence nous a choqués et nous irrite contre l'usurpateur tartare.

--Nous, cria un des Chefs de Troupes,--et sa voix hardie fit frémir le
papier huilé des lanternes,--nous voulons des guerres et des siéges! Ce
n'est pas la rouille, c'est le sang qui doit rougir nos fers glorieux.
Or Kang-Si, maintenant, est pacifique. Que les Pou-Sahs de la mort
enveloppent Kang-Si, qui ne fait pas se tremper dans le sang les
glaives magnanimes des guerriers!

Jeune encore, un lettré de la Forêt des Mille Pinceaux salua
l'assemblée d'un mouvement bien rhythmé, remua sa tête avec élégance
d'une épaule à l'autre, et, revêtant de termes nobles ses judicieuses
pensées:

--Bonze impeccable, dit-il, lorsque Ouan-Chen descend des nuages
sombres pour se promener le soir sur la Montagne des Pêchers Fleuris,
il écoute avec complaisance la grive violette qui, en chantant, le
suit de branche en branche, et lorsque l'oiseau a fini de chanter, le
Pou-Sah des vers, reconnaissant, ôte une bague de ses doigts sacrés
et la met, comme un collier, au cou frêle du musicien, afin que, le
lendemain, les jeunes filles, en voyant la grive orgueilleuse de sa
parure, se disent entre elles: «Voilà la grive qui a chanté pour le
doux Ouan-Chen!» Or, Grand Bonze, comme Ouan-Chen, l'usurpateur issu
d'un père mongol se plaît à entendre les sons gracieux d'un chant bien
rimé; mais, ajouta l'orateur en regardant les Chefs de Troupes non
sans quelque mépris, ce n'est pas au cou des poëtes qu'il attache les
colliers somptueux.

Le lettré se tut, salua de nouveau avec grâce, puis sourit vers ses
collègues en lissant délicatement son sourcil gauche du bout de l'ongle
très-long de son petit doigt.

--Et vous, dit le Grand Bonze en s'adressant aux hommes tumultueux
qui appartenaient aux castes inférieures des Cent Familles, que
reprochez-vous à Kang-Si?

Cent voix éclatèrent, répondant:

--Nous lui reprochons d'avoir posé sur notre cou son pied tartare!
C'est lui qui nous contraint à porter de ridicules nattes entre nos
deux épaules! Chinois, nous voulons un maître chinois! En haut les
Mings, en bas les Tsings!

--En haut les Mings, en bas les Tsings! répéta furieusement l'assemblée
tout entière, et le Grand Bonze s'écria: «Gloire à Kouan-Chi-In, qui
unit tous nos esprits dans une seule volonté!»

Puis, quand le silence fut rétabli, il ajouta:

--Mais il ne suffit pas de vouloir d'une façon vague et incertaine.
Kang-Si doit mourir; qui le frappera? Kang-Si frappé, qui régnera?

Ces paroles gravement prononcées rendirent les auditeurs pensifs.
En effet, qui régnera? se disaient les personnages illustres en se
regardant l'un l'autre d'un œil fier. Et les pauvres gens, n'ignorant
point que les plus dures besognes sont d'ordinaire imposées aux plus
humbles, se poussaient du coude en murmurant: «Qui frappera Kang-Si?»

--Qui frappera? qui régnera? répéta le Grand Bonze.

En ce moment un grand bourdonnement de voix et de pas se fit entendre,
et d'une porte tout à coup ouverte jaillirent au milieu de l'assemblée,
deux hommes furieux, les mains liées, et trébuchant et poussés par des
bras brusques et nombreux.

--Voici des espions que nous avons surpris rôdant autour de la pagode,
dirent ceux qui les poussaient.

Tous les assistants frissonnèrent. Plus d'un pâlit. Le Chef de la Table
Auguste essaya de se dérober derrière son voisin, de sorte qu'un Chef
de Troupe, en le suivant des yeux pensa: «Celui-ci, un jour, pourra
nous trahir.» Cependant le Grand Bonze étendit les bras et dit:

--Que craignez-vous? Ces deux hommes vont être interrogés, et, si ce
sont des espions, ils ne retourneront pas vers leurs maîtres. Qu'on les
conduise dans la chapelle de Lao-Kiun.

Les deux captifs, geignant et résistant, furent emportés, et le Grand
Bonze, à pas lents, les suivit.

La moitié d'une heure s'écoula avant son retour. Quand il reparut, son
front rayonnait comme celui d'un homme qui a subi la présence éclatante
d'un dieu. Il alla s'agenouiller devant la statue de Fô et pria
longuement. Puis, tourné vers l'assemblée, les yeux extatiques, il dit
avec lenteur:

--Ces deux hommes ne sont pas des espions. Nous ne courons aucun
danger. Retirez-vous, mes hôtes.

Les conspirateurs ne se hâtaient point d'obéir.

--Nous séparer, objecta une voix, sans avoir désigné celui qui doit
frapper et celui qui doit régner?

--Les Pou-Sahs vous l'ordonnent, répliqua le Grand Bonze.

Il leva les mains vers l'image de Kouan-Chi-In et ajouta:

--Que la miséricordieuse Kouan-Chi-In détourne de moi sa face si sa
volonté n'a point parlé par ma bouche!

La statue d'or ne bougea point. La foule fut convaincue et s'écoula
silencieusement par une galerie obscure qui s'ouvrait derrière un des
quatre gardiens de Fô.

--Toi, demeure, dit le Grand Bonze au Chef de la Table Auguste.



CHAPITRE V

CELUI QUI VIENT N'EST PAS CELUI QU'ON ATTEND

            Lorsqu'il monte à un arbre pour dérober
            un fruit, ou escalade un mur pour voir, à
            travers le papier rosé des fenêtres, une
            jeune fille envelopper de bandelettes ses
            petits pieds parfumés,

            Le sage ne manque pas de rouler sa natte
            autour de sa tête prudente;

            Car il pourrait arriver que les oies
            gardiennes du logis, happant et tirant
            sans respect une belle natte pendante,

            Secouassent vivement la cervelle dans la
            tête du curieux.

--Où sont-ils? s'écria Ko-Li-Tsin, en tournant de tous côtés la tête.
Ils ont disparu comme des Rou-lis malicieuses, sans laisser plus de
trace que l'oiseau Youen n'en laisse dans les ondes bleues du ciel.

Il se mit à crier.

--Ta-Kiang! Yo-Men-Li!

Des cliquettements secs et peu distants répondirent seuls, mêlés à des
bruits de pas.

--Ho! ho! dit-il, je crains de deviner. Mes amis se seront laissé
prendre par les veilleurs de nuit. Ils n'auront pas su répondre à cette
question posée sans politesse: «Que faites-vous si tard hors de chez
vous?» Glorieux Ta-Kiang, tendre Yo-Men-Li, vous passerez la nuit en
bien mauvaise société: voleurs, mendiants et vagabonds, ces repaires
de vermine, vous coudoieront amicalement et vous appelleront: Frères!
J'espère que nos sujets, lorsque nous serons empereur, auront la
licence de se promener jusqu'à la onzième heure sans s'excuser.

Deux lueurs rousses parurent au fond d'une rue et s'avancèrent en se
balançant.

--Voici les yeux du tigre, dit Ko-Li-Tsin. Mais qu'il vienne avec
ses griffes crochues et ses moustaches roides; comme je saurai lui
répondre sans hésitation: «Ma femme est en train de me donner un fils;
je vais promptement quérir le médecin.» Et le tigre s'éloignera en me
souhaitant bonne chance. Mais, continua le poëte, cette réponse était
d'usage autrefois quand j'habitais Pey-Tsin; depuis, les naissances ont
dû se multiplier à un degré d'invraisemblance, visible même pour l'œil
de la police, et je risque fort d'être traité de radoteur, de menteur,
et probablement de voleur. Dans cette appréhension, je juge prudent de
me dérober adroitement et d'éviter tout conflit; car il faut que je
demeure libre pour retrouver mes compagnons s'ils sont égarés, pour les
délivrer s'ils sont captifs.

Ko-Li-Tsin sauta à terre, attacha son cheval à la barrière d'une ruelle
transversale, et se glissa le long des murs, cherchant l'ombre.

La ronde de police marchait en faisant cliqueter ses petites
planchettes, et la clarté dénonciatrice des lanternes fouillait au loin
l'obscurité.

--Je suis pris! pensait Ko-Li-Tsin.

Les veilleurs aperçurent le cheval et l'entourèrent en agitant leurs
bras levés.

--Ceci me fait gagner un peu de temps. Je perds mon cheval, mais le
bambou me perd. Le dos de l'animal connaîtra peut-être de lourds
cavaliers, mais le mien ignorera toujours le poids du bambou lisse.

Ko-Li-Tsin rencontra l'encoignure d'une grande porte et s'y blottit;
mais, par un mauvais hasard, la porte était mal close; et, en
s'appuyant sur elle, il tomba en arrière, dans une posture peu
compatible avec sa dignité.

--Voici une façon d'entrer tout à fait contraire aux rites, dit-il,
mais je sortirai avec politesse lorsque cette maudite ronde sera loin.

Le poëte se trouvait dans un jardin élégant; il aperçut au milieu
d'arbustes plusieurs bâtiments larges et bas; à quelques pas de lui se
dressait le kiosque du portier.

Cependant la ronde se rapprochait; elle passa devant la porte.
Ko-Li-Tsin allait pousser un soupir de soulagement, lorsque le marteau
de bronze résonna brusquement.

--Ten-Hou! dit Ko-Li-Tsin, ils m'ont vu entrer. Comment prouver que je
ne suis pas un voleur? Je regrette le bambou, car je n'éviterai pas la
cangue.

Il se cacha derrière un arbre.

Les hommes de police poussèrent la porte et apparurent avec leurs
lanternes au moment où le portier sortait de son kiosque, effaré et
somnolent.

--Femelle d'âne! lui cria le Chef des veilleurs, c'est ainsi que tu
exposes ton noble maître? Tête sans front! tu n'es pas même capable de
gouverner une porte docile. Je te ferai chasser d'ici et bâtonner sur
le seuil.

--Grâce, grâce! maître magnanime, dit le portier tout à fait éveillé.
Si la porte est ouverte, c'est que les voleurs sont venus; car j'ai
tourné trois fois dans la serrure la grosse clef qui pend maintenant
sur ma cuisse.

--Incestueux niais, dégoût des chiens galeux! répliqua le veilleur,
les voleurs n'entrent pas par la porte. Vois ta serrure qui te tire la
langue en signe de dérision. Tu as tourné la clef tandis que la porte
était ouverte comme l'est en ce moment ta bouche d'idiot. Allons fils
de mule! ferme vite et retourne dans ton écurie; demain tu entendras
parler de nous.

Le portier ferma soigneusement la porte et rentra chez lui en
grommelant.

--Le chien! dit Ko-Li-Tsin. Me voici l'hôte contraint du respectable
propriétaire de ce jardin. Un poëte n'est pas une Rou-li. J'aurai beau
faire signe au nuage nonchalant qui passe devant les étoiles de venir
me prêter ses floconneux coussins pour franchir ce mur trop lisse, il
feindra de ne pas m'entendre, et je n'aurai pas lieu d'être blessé de
son indifférence, car à peine se dérangerait-il pour Kon-Fou-Tsé ou
pour le grand Li-Tai-Pé.

Des tintements de gong s'envolèrent de la Tour Orientale, tantôt
sonores et paraissant tout proches, tantôt sourds et lointains; c'était
la première veille qui sonnait.

--Voici la dixième heure, dit Ko-Li-Tsin. Il faut que je sorte; il faut
que je retrouve Ta-Kiang et Yo-Men-Li. Je frémis en songeant au danger
que court la grandeur future de mon maître, exposée à la curiosité
grossière des voleurs et des veilleurs plus redoutables. D'ailleurs,
j'ai très-faim. Pourquoi ai-je commis l'imprudence de me mettre en
voyage sans emporter une quantité raisonnable de nids d'hirondelle dans
un petit sac de soie pendu à ma ceinture, à côté de mon encrier et de
mon pinceau? C'est sans doute parce que je suis parti peu de temps
après le repas. Heureusement, ajouta-t-il, nous sommes à la dixième
lune, et les fruits mûrs, en cette saison, tombent des arbres roux.

Ko-Li-Tsin pénétra dans l'intérieur du jardin et se mit à suivre les
contorsions des allées, dans le double espoir de découvrir une issue
et de trouver quelque poire dorée parmi les branches gracieuses des
arbres. Il arriva bientôt devant la façade en briques roses d'une
petite maison; une clarté riait, trouble et blanche, à travers des
carreaux de papier diaphane.

--Ho! ho! se dit-il.

Et il resta quelques instants immobile.

--Cependant je voudrais bien connaître le visage de l'aimable seigneur
qui me loge cette nuit; car je ne pourrai me dispenser de lui rendre,
un jour ou l'autre, sa politesse.

Ko-Li-Tsin s'approcha de la fenêtre et, comme elle était trop haute
pour qu'il y pût atteindre, il monta sur un siége de porcelaine qui se
trouvait là, puis, délicatement, du bout de son ongle le plus aigu, fit
un petit trou dans le papier d'un carreau, et regarda.

Il avait devant son œil curieux une chambre élégamment ornée,
qu'éclairaient deux grandes lampes posant leurs pieds de bronze sur
un léger tapis en fils de bambou, et entre elles reluisait une table
en laque rouge, étroite et semblable à un rouleau de papier à demi
déroulé; mais Ko-Li-Tsin ne vit qu'une jeune fille assise devant la
table et trempant par instants un pinceau dans l'encre qu'une servante,
debout à côté d'elle, délayait sur une pierre à broyer.

--Que le Pou-Sah du mariage m'entende! s'écria le poëte. Je ne rêve pas
celle que je dois conquérir plus belle que cette jeune fille aux longs
cheveux. En la voyant, de gracieuses comparaisons se balancent dans mon
esprit. Ah! poursuivit-il en pliant un à un ses doigts rhythmiques,

            Son front, sous ses cheveux obscurs,
            ressemble à la lune émergeant de la nuit;

            Ses joues sont deux plaines couvertes de
            neige; son nez est une colline de jade;

            Ses grands yeux aux cils luisants sont
            deux hirondelles d'été;

            Et ses dents sont un ruisseau clair qui
            coule entre deux rives où fleurissent des
            pivoines.

Comme Ko-Li-Tsin achevait d'improviser cet ingénieux poëme, une
conversation s'établit entre les deux personnes qu'il épiait.

--La dixième heure est passée, dit la maîtresse; se serait-il méfié?

La servante répondit:

--Cela se pourrait bien.

--Tu as ouvert la porte de la rue, n'est-ce pas?

--Oui, oui, dès que le portier a été couché, j'ai entr'ouvert la porte.

--Ah! quel dommage s'il ne venait pas!

--En effet, il serait si bien reçu!

Toutes deux se mirent à rire aux larmes; Ko-Li-Tsin, sur son siége de
porcelaine, se mit à rire aussi.

--N'as-tu rien entendu?

--J'ai cru entendre un bruit de pas sur le sable des allées.

--Oh! s'il venait, quel bonheur! dit la maîtresse en battant des mains.

Elles recommencèrent à rire; mais Ko-Li-Tsin, cette fois, ne rit point.

--Évidemment, se dit-il, cette charmante jeune fille, contre toutes les
règles admises, attend un homme cette nuit; elle paraît même l'attendre
avec beaucoup d'impatience. A vrai dire, il me semble que l'approche
d'un homme qu'on aime devrait donner plus d'émotion et moins de gaieté.
Moi-même, qui suis d'un caractère joyeux, le jour où j'entrerai dans la
Chambre Parfumée pour m'asseoir auprès de ma jeune femme, je tremblerai
un peu, je pense, et je ne rirai pas aux éclats. Néanmoins je ne puis
pas laisser cette belle personne attendre en vain toute la nuit, et
je dois la prévenir que le portier a fermé la porte. En récompense de
ce bon office, elle me rendra la liberté, et je pourrai courir à la
recherche de Ta-Kiang.

Ko-Li-Tsin allait frapper à la fenêtre, lorsqu'il sentit que quelqu'un
tirait violemment sa natte et l'agitait sans aucun égard, comme on fait
de la corde d'une cloche.

--Ah! ah! cria une voix courroucée, je te tiens! Tu ne savais pas que
je te guettais de ma terrasse! Coquin, après le tour que tu m'as joué,
tu viens te mettre sous la griffe du tigre! Tu vas voir comment je sais
venger ma fille!

Ko-Li-Tsin, d'un mouvement brusque, tourna sur lui-même, dégagea sa
natte et sauta à terre. Il se trouva en face d'un petit vieillard
très-gras qui portait une lanterne.

--Grands Pou-Sahs! le mandarin gouverneur de Chen-Si! Oh! qu'elle
est belle l'épouse que j'obtiendrai dès que j'aurai achevé mon poëme
philosophique!

Et le poëte fit un salut conforme aux rites, en ayant soin de cacher
son visage dans ses manches, car il savait que le mandarin, sévère
observateur des convenances, ne donnerait jamais sa fille à un homme
qu'il aurait surpris, de nuit, dans son jardin.

En dépit de sa colère, le gouverneur fut bien obligé de poser sa
lanterne et de joindre les mains pour rendre le salut.

--Bien, bien, chien! grommelait-il en se courbant avec cérémonie, je
serai aussi poli que toi, mais je te romprai de coups tout à l'heure.

Ko-Li-Tsin, habilement, redoublait et prolongeait les saluts.

--Ane sans probité! disait le mandarin, tandis qu'il pliait le cou et
levait les mains à la hauteur de son front, ton dos se souviendra de
moi. Misérable, je vais te battre jusqu'à ce que tu crèves sous les
yeux de ma fille, qui se tordra de rire.

La fenêtre s'ouvrit, et la fille du gouverneur, le visage couvert
d'un voile léger, apparut avec sa servante. En même temps, plusieurs
domestiques armés de longs bambous sortirent de la maison. Ko-Li-Tsin
comprit que ces gens, moins polis que leur maître, ne perdraient pas
le temps à lui rendre ses politesses, et résolut de chercher son salut
dans la fuite. Le mandarin étendit la main pour l'arrêter, mais il
n'attrapa que deux ou trois bribes de franges et qu'un lambeau de
ceinture dorée.

Les serviteurs se lancèrent à la poursuite du fugitif, sûrs de
l'atteindre dans le jardin bien clos. Leur maître les excitait
de la voix, et courait lui-même aussi vite que son embonpoint
le lui permettait. Mais Ko-Li-Tsin enjambait les touffes de
reines-marguerites, sautait par-dessus les rochers hérissés de cactus,
franchissait les petits lacs artificiels, et ainsi se dérobait assez
facilement aux domestiques, qui, de crainte d'être battus, respectaient
les fantaisies des allées. Ne trouvant pas d'issue, il revint sur ses
pas. Son agilité défiait les bâtons menaçants, qui frappaient au hasard
les ténèbres. Il passa sous la fenêtre où riaient les deux jeunes
filles, il leva la tête vers elles, et la lueur des lampes tomba sur
son visage.

--Ce n'est pas lui! s'écria la servante.

--C'est un jeune homme, dit la maîtresse.

Ko-Li-Tsin était déjà loin. Après lui la meute des valets traversa
rapidement le sillon clair qui tombait de la fenêtre, et, les suivant à
grand'peine, furieux, pourpre, en sueur, le mandarin haletait derrière
eux.

--Qu'il est agile pour son âge! grommelait-il. C'est la peur qui le
rend léger comme une cosse vide. Mais il ne m'échappera pas.

Et le respectable père de famille continuait à courir inégalement,
trébuchant à chaque pas, entraîné tantôt à droite tantôt à gauche par
le poids déplacé de son ventre majestueux.

Cependant Ko-Li-Tsin échappait toujours aux bambous exaspérés. Il
faisait de brusques voltes-faces, laissait ses ennemis entraînés par
l'élan le dépasser, puis, quand ceux-ci, s'étant retournés, étaient sur
le point de le saisir, il se dérobait en un bond prodigieux.

Depuis quelques instants il tournait autour d'un pavillon qui
semblait inhabité. Ayant réussi à dépister momentanément ceux qui le
poursuivaient, il s'arrêta dans l'angle d'une porte pour reprendre
haleine. Quelqu'un le tira doucement par la manche; c'était la jeune
servante de la fenêtre.

--Suis-moi, dit-elle à voix basse.

Et elle l'entraîna de l'autre côté de la porte, qu'elle ferma sans
bruit. Ko-Li-Tsin se trouva dans un couloir étroit qu'éclairait assez
obscurément une lanterne de soie posée sur la première marche d'un
escalier.

--Apprends-moi d'abord qui tu es, dit la servante; car si tu étais un
voleur, ma maîtresse te laisserait battre par son père.

Ko-Li-Tsin répondit d'une voix entrecoupée par son souffle haletant:

--J'étais perdu dans les rues de Pey-Tsin à une heure avancée. Pour
éviter la ronde de police je suis entré dans ce jardin, dont la porte
était ouverte. J'espérais que je pourrais sortir sur l'heure; mais
on ferma la porte, et je me suis trouvé prisonnier. Je m'appelle
Ko-Li-Tsin, et je suis poëte.

--Je te crois, dit la servante, car le bouton de Kiu-Jen étincelle
sur ta calotte. Voici ce que te dit ma jeune maîtresse: «Je m'appelle
Tsi-Tsi-Ka, et j'aurai dix-sept ans quand luira la douzième lune. Il
y a quelque temps, mon père, qui était alors gouverneur de Chen-Si,
déclara dans un festin que j'épouserais celui qui composerait pour
m'obtenir le plus remarquable poëme philosophique. Trente jours plus
tard, un mandarin de seconde classe, qui a conquis ses grades au prix
d'un grand nombre de liangs, envoya un poëme que mon père trouva
parfait, et il fut décidé que j'appartiendrais au mandarin. Mais,
ayant lu moi-même le poëme, je fis remarquer à mon père qu'il avait
été copié textuellement dans la première partie du See-Chou, et qu'au
surplus, il était écrit d'une écriture lourde et maladroite. Mon
père, furieux, voulut attirer le faux poëte dans un piége afin de la
bâtonner honteusement. Mais, au lieu de sa face ridée, j'ai vu, quand
tu es passé sous ma fenêtre, le doux visage d'un jeune homme. Prends
donc cette clef, et pars vite, car avant que mon père ait le temps de
reconnaître son erreur le bambou tomberait plusieurs fois sur ton dos.»

--Dis à ta maîtresse, répondit Ko-Li-Tsin, que j'assistais au dîner
du vénérable gouverneur de Chen-Si, et que depuis ce jour je pense à
elle avec tendresse; dis-lui que, malgré l'insuffisance de mon talent,
je m'efforcerai si ardemment que je composerai un poëme digne d'elle.
Maintenant, ajouta Ko-li-Tsin, montre-moi le chemin que je dois suivre
pour éviter les bambous.

La servante le prit par la main, le guida à travers plusieurs chambres
obscures, et lui montra enfin une petite cour solitaire.

--Traverse cette cour, dit-elle. Dans le mur qui nous fait face tu
trouveras, à gauche, une petite porte, et tu pourras l'ouvrir avec
la clef que ma maîtresse t'a confiée. Va, et que les Pou-Sahs te
conduisent.

Ko-Li-Tsin traversa la cour, trouva la porte en tâtant les murs,
l'ouvrit, vit une rue et pensa: Je suis sauvé.

Mais les serviteurs du mandarin, convaincus, après avoir fouillé le
jardin en tout sens, que leur victime future n'y était plus, étaient
allés, par groupes, surveiller toutes les issues de la maison et du
jardin. Quatre ou cinq d'entre eux aperçurent Ko-Li-Tsin au moment où
il mettait le pied dans la rue, et se précipitèrent sur lui en hurlant.

--Je crois que tous les méchants Yen-Kiuns sont conjurés contre moi,
mais je leur échapperai, s'écria le poëte, aussi certainement que
Ta-Kiang sera empereur et que j'épouserai la fille du gouverneur de
Chen-Si!

Et il se mit à courir tout droit devant lui, d'une course folle que
hâtaient les cris menaçants de la troupe acharnée à le suivre. Il entra
dans l'Avenue de l'Est et la gravit vers le nord. Les domestiques le
harcelaient encore. Il courut plus vite, il étouffait. Il se trouva
tout à coup devant l'énorme lac artificiel qu'on nomme la Mer du Nord.
Contraint de s'arrêter, il entendit plus proches les clameurs et les
pas de ses ennemis. Il pensait à se précipiter dans l'eau, lorsqu'il
aperçut une barque amarrée au tronc d'un saule. D'un bond il y tomba,
rompit la corde qui la retenait au rivage, saisit les rames, et,
furieusement, tandis que les domestiques du mandarin allaient, eux
aussi, atteindre le bord, il dirigea le léger bateau vers la partie la
plus obscure du grand lac. Enfin, quand il n'entendit plus rien, quand
il ne vit plus rien, il se laissa choir dans le fond de l'embarcation,
exténué, rompu, et brusquement, comme on tombe dans un trou, s'endormit.



CHAPITRE VI

LE POISSON JAUNE



            Garde-toi de dire d'un homme qui passe
            avec un poisson sur le dos: Voilà un
            pêcheur;

            Car souvent une jeune fille cache en
            un sein délicat le cœur furibond d'un
            guerrier.


Le lendemain, avant qu'il fît grand jour, un homme, à travers les
rues désertes de la Cité Tartare, se dirigeait vers l'élégante Ville
Jaune. Il portait sur ses épaules un énorme poisson couleur d'or
qui le forçait à marcher péniblement courbé. Arrivé devant la Porte
Septentrionale, il dut s'arrêter et attendre l'ouverture de la ville.

Le soleil monta tout à coup et fit étinceler les toits vernis des
maisons; les enseignes, les banderoles frissonnèrent, multicolores,
et les rues se laissèrent voir clairement dans toute leur longueur,
pendant que les cigognes neigeuses secouaient leurs ailes au sommet des
arcs triomphaux, dont les contours s'estompaient dans le matin vaporeux.

La cinquième heure sonna. Dans les pavillons fortifiés du bastion
septentrional les soldats commencèrent à s'agiter, et bientôt le gong
d'airain ébranla la citadelle de ses vibrations profondes. Alors les
portes d'ébène étoilées de clous d'or s'ouvrirent largement; un pont
mobile s'abaissa, et les sentinelles tartares apparurent, la pique à
l'épaule. L'homme qui pliait sous le poids d'un Poisson Jaune, mit le
pied sur le pont et s'avança vers la porte.

--Eh! dernier né de laie! lui cria une sentinelle, ne sais-tu pas que
les estropiés, les mendiants et les gueux n'entrent pas dans la noble
Cité Jaune?

--Je suis aussi droit, répondit l'homme, qu'on peut l'être sous un
fardeau lourd comme le mien, et je ne suis ni sourd ni aveugle, car
j'entends ta voix de bœuf à jeun, et je vois ta face de carpe de
Tartarie; je n'ai aucune infirmité cachée; je ne t'ai pas tendu la
main en glapissant mes misères: donc je ne suis pas plus mendiant
qu'estropié.

--Mais, répliqua le soldat, tu es un gueux; par conséquent tu
n'entreras pas.

Et il abaissa sa pique devant l'homme.

--Soit, dit celui-ci. Le Fils du Ciel sera privé de poisson à son repas
du soir, et toi demain tu seras mis à la cangue.

Là-dessus il fit mine de s'en retourner.

--Où donc allais-tu avec ton poisson? demanda la sentinelle avec un
commencement d'inquiétude.

--Que t'importe, puisque je m'en vais?

--Explique-toi. Si tes raisons sont bonnes, je te laisserai passer.

--Oh! moi, je ne tiens pas beaucoup à passer; mon poisson m'a été payé
d'avance par le Chef de la Table Auguste, qui m'attend en ce moment; et
je ne risque rien, puisque je dirai que c'est toi qui m'as empêché de
remplir mon devoir.

L'homme était déjà au milieu du pont; le soldat courut après lui.

--Mais entre donc, queue de mulet, groin de porc, misérable, qui veux
me faire mettre à la cangue par méchanceté; tu vois bien que je ne
t'empêche pas d'entrer, gueux fétide!

Et il le poussa brusquement dans la Cité Jaune.

Le marchand de poisson traversa de grandes places aux dalles grises,
suivit de larges rues tranquilles, longea le rempart de brique
sanglante qui enferme la Ville Rouge; puis, arrivé à la Montagne de
Charbon, il la gravit et s'arrêta près d'un palais superbe, au toit
couleur d'émeraude. Là il frappa de son poing fermé le gong placé
devant la porte principale; deux domestiques vêtus de robes bleues et
coiffés de bonnets de fourrure se présentèrent sans retard.

--Ai-je vu l'honorable palais du glorieux mandarin Koueng-Tchou, membre
du Conseil Impérial et Chef de la Table Auguste? demanda l'homme.

--Tu as vu son palais, répondirent les serviteurs; que veux-tu?

--J'ai péché un Poisson Jaune, le plus magnifique qu'on puisse voir.
Il est de l'espèce de ceux qu'il est interdit à tout homme de manger,
et qui sont réservés à la bouche vénérable du Fils du Ciel; je viens
l'offrir à votre noble maître pour le repas de l'empereur.

--Ce serait en effet un plat très-somptueux. Entre dans la cour; nous
appellerons les cuisiniers.

Le pêcheur passa entre les deux grands lions de bronze de la porte et
pénétra dans la première cour, pendant que les serviteurs s'éloignaient
du côté des cuisines, en lui faisant signe d'attendre. Il déposa
lentement son fardeau à ses pieds et ôta sa calotte pour s'essuyer le
front avec sa manche; puis il promena ses yeux sur les beaux bâtiments
qui entouraient la cour et sur la gracieuse galerie aux treillis dorés
qui circulait, peinte et fleurie, devant les appartements du premier
étage.

Les cuisiniers arrivèrent, ayant leurs nattes roulées autour de la
tête, vêtus de robes de coton bleu que recouvraient des tabliers carrés
de même étoffe. L'un d'eux, qui ne portait pas de tablier, s'avança,
les bras croisés.

--Il y a huit jours que tu as péché ce poisson, dit-il d'un air
dédaigneux.

--Il vit encore, dit le marchand en poussant la bête du pied.

Le poisson bâilla et se tordit faiblement.

--Soit, reprit le cuisinier; mais il aura peut-être un goût trop
prononcé de vase.

Le pêcheur se mit à rire.

--Tu sais bien que le ouan-yu se tient toujours au milieu des lacs; je
ne l'ai donc pas ramassé dans les fanges du rivage.

--Allons, il vaut un liang d'or.

--C'est-à-dire qu'il coûterait à ton maître trois liangs d'or; tu m'en
donnerais un et tu en garderais deux. Le marché ne me convient pas.

Le pêcheur fit mine de ramasser son poisson. Le cuisinier tourna le dos
et s'éloigna; mais il revint.

--Je te donnerai un liang d'argent avec le liang d'or.

Le marchand secoua la tête, plaça résolument le poisson entre ses deux
épaules, et se dirigea vers la porte.

Or, depuis un moment, un personnage d'aspect illustre, ayant à son côté
un jeune serviteur, était venu s'accouder au rebord de la galerie. Il
avait regardé la scène qui se passait dans la cour; il avait écouté les
propos du cuisinier déloyal. C'était Koueng-Tchou lui-même, le Chef de
la Table Auguste. Il médita pendant quelques instants; puis un sourire
cruel, conforme sans doute à quelque féroce pensée, crispa sa bouche.

--Voleurs! drôles! cria-t-il, rentrez dans les cuisines!

Les cuisiniers, épouvantés, disparurent comme des Rou-lis.

--Pêcheur, reprit le mandarin, je t'achète ton poisson.

Le pêcheur salua profondément.

--Toi, continua Koueng-Tchou en s'adressant au jeune serviteur qui
l'accompagnait, va donner seize liangs d'or à cet homme. Je te charge
de garder ce poisson; s'il tombe une seule écaille de son dos je te
ferai couper la tête.

Le maître rentra dans son appartement. Le serviteur descendit avec
rapidité, s'approcha du marchand, et en le regardant fit un geste de
surprise:

--Ko-Li-Tsin! cria-t-il.

--Yo-Men-Li! dit Ko-Li-Tsin en écarquillant ses yeux.

--Comment en une nuit es-tu devenu pêcheur?

--Et toi, comment es-tu devenue le serviteur préféré du mandarin
Koueng-Tchou? Mais, ajouta Ko-Li-Tsin d'un air inquiet, Ta-Kiang?

--Il est en sûreté, dit Yo-Men-Li avec un sourire plein de fière joie.

--Gloire aux Pou-Sahs! Moi, j'ai été poursuivi. On voulait me battre.
J'ai volé comme une hirondelle. Je suis tombé dans une barque. Ce matin
je mourais de faim, et je n'avais pas un tsin. J'ai trouvé des filets
dans la barque. J'ai péché. Par bonheur, j'ai pris un Poisson Jaune. On
m'a indiqué la demeure du mandarin Chef de la Table Auguste. Le Pou-Sah
des rencontres m'a bien servi, et je t'ai revue. Voilà mon histoire,
raconte-moi la tienne.

--D'abord il faut que tu manges, dit Yo-Men-Li. Viens avec moi; mais
n'oublions pas le poisson.

Ko-Li-Tsin le prit dans ses bras et suivit la jeune fille. Ils
entrèrent dans une vaste salle affectée aux repas des domestiques.
Tandis que le poëte déposait son fardeau sur une étagère, Yo-Men-Li
trouva dans une armoire des pistaches, du riz, des viandes, des
noisettes, un vase plein de vin, disposa le tout sur une petite
table et dit à Ko-Li-Tsin: «Assieds-toi et mange.» Il obéit avec un
empressement peu conforme aux rites, mais qu'excusait un long jeûne.

--Maintenant écoute, dit Yo-Men-Li. Tu te souviens que tu nous as
quittés devant une pagode? Tu étais parti depuis quelques instants à
peine, quand des hommes, sortis d'un mur, entourèrent nos chevaux,
puis, brusquement, nous saisirent, nous lièrent et nous emportèrent.

Ko-Li-Tsin, qui avait déjà mangé toutes les pistaches hormis une,
laissa tomber la dernière, et ouvrit démesurément la bouche.

Yo-Men-Li, en souriant, poussa vers lui un plat de poulet haché; il se
remit à manger. Elle continua:

--Ta-Kiang insultait ces hommes et leur crachait au visage. Moi, toute
tremblante, je regardais autour de moi avec terreur. On nous avait
fait franchir plusieurs portes. Nous étions entre deux balustrades
de marbre, dans une allée pavée de marbre. De chaque côté des cèdres
immobiles formaient un grand mur noir. Au loin je voyais deux lions
sculptés qui regardaient en arrière. On nous forçait d'avancer plus
vite. Les allées se croisaient, toutes semblables. J'aperçus enfin,
élevé sur une terrasse, un monument rond dont les six toits se
superposaient en se rétrécissant.

--C'était la pagode de Kouan-Chin-In, dit Ko-Li-Tsin la bouche pleine.

--On nous obligea de monter les degrés innombrables d'un escalier
d'albâtre; puis on nous entraîna par des galeries obscures, et
longtemps nous roulâmes dans l'ombre, et enfin on nous poussa dans une
salle rayonnante, et j'entendis crier: «Voici des espions que nous
avons surpris rôdant autour de la pagode!»

Ko-Li-Tsin, qui portait à sa bouche une tasse de vin de riz, la replaça
sur la table sans y tremper les lèvres, et ouvrit infiniment les yeux.

--Un Grand Bonze, majestueux et blanc, parlait à une assemblée
nombreuse. A notre arrivée il se tut et tous les assistants levèrent
les bras avec épouvante. Puis, tandis que nous nous débattions, trois
jeunes Lao-Tsés nous emmenèrent dans une chapelle voisine, et le
Grand Bonze lui-même vint nous interroger. Je répondis simplement que
je venais du champ de Chi-Tsé-Po à la suite d'un laboureur en qui
j'avais foi et dont l'ambition était immense. Mais Ta-Kiang refusa de
parler. Alors le Grand Bonze dit aux Lao-Tsés: «Levez vos lanternes
vers le visage de cet homme, afin que je voie s'il porte le front d'un
traître.» Et les Lao-Tsés levèrent lentement leurs lanternes.

Yo-Men-Li cessa de parler, et feignit de chercher sous la table un
petit bâton qui n'était pas tombé.

--Bien! bien! très-bien! dit Ko-Li-Tsin, non moins embarrassé qu'elle.
Ils levèrent leurs lanternes. Ah! ah! ils firent très-bien.

Et, craignant de hasarder la moindre allusion à l'ombre miraculeuse
qu'avait dû produire Ta-Kiang ainsi éclairé, le poëte se mit à
contempler avec une profonde attention le paysage peint sur la tasse
qu'il n'avait pas vidée.

--Enfin, reprit Yo-Men-Li, qui détournait la tête de crainte de
rencontrer le regard de Ko-Li-Tsin, je ne me souviens plus de ce qui se
passa alors; mais le Grand Bonze se retira bientôt avec les Lao-Tsés
en témoignant pour notre maître du respect le plus humble et le plus
agenouillé.

Pour se donner une contenance, Ko-Li-Tsin avait imaginé de se mettre
dans la bouche tant de noisettes à la fois qu'il faillit étouffer.
Yo-Men-Li poursuivit:

--Une heure plus tard, les Lao-Tsés revinrent; ils emmenèrent Ta-Kiang,
et je demeurai seule dans la chapelle. Mais on ne m'y laissa que peu
de temps. Un bonze vint me demander si je voulais le suivre et me
conduisit avec beaucoup de politesse dans la grande salle où nous
avions été introduits d'abord. L'assemblée était beaucoup moins
nombreuse qu'auparavant; je vis environ trente Lao-Tsés, et à côté
du Grand Bonze un somptueux personnage qui portait le Dragon à Cinq
Griffes brodé sur sa robe couleur d'or. Ta-Kiang aussi était là.
Dans le coin le plus obscur du temple, sur un trône élevé, il était
assis; il portait un manteau de satin jaune qui resplendissait, et
avait dans la main droite un sceptre de jade vert. L'un après l'autre
les assistants, agenouillés, lui rendaient hommage, et le nommaient:
Houang-Ti! Je crus que j'allais mourir de joie, car je compris que nous
étions tombés au milieu d'une réunion de conspirateurs, qui, n'ayant
pas de chef, avaient choisi notre maître pour empereur!

--Remercions les pieds de Kouan-Chi-In! dit Ko-Li-Tsin en battant des
mains, et il ajouta, enthousiaste:

            Ta-Kiang marche? Devant lui les obstacles
            s'évanouissent et les murailles
            s'écroulent.

            Ta-Kiang montre sa face superbe? Tous les
            hommes s'agenouillent dans la poussière de
            ses souliers.

            Déjà le laboureur de Chi-Tsé-Po est l'égal
            du Fils du Ciel; bientôt il aura conquis
            Pey-Tsin,

            Bientôt l'empire, bientôt le monde! Sa
            gloire fera tressaillir tous les peuples.

            Et le Dragon Ailé l'ira proclamer aux
            immortels dans les nuages!

Ko-Li-Tsin se leva tout ému; ses petits yeux brillants s'ouvraient et
se fermaient avec rapidité, et il étendait les bras comme un guerrier
victorieux. Yo-Men-Li, accoudée à la table, cachait son visage dans ses
mains; elle sanglotait tout en riant.

--Mais toi, petite, reprit le poëte, comment et pourquoi es-tu ici?

--Tu le sauras, dit la jeune fille en relevant la tête. Le Grand Bonze
m'a dit: «Jeune homme, es-tu capable d'accomplir une action terrible
pour concourir aux victoires de Ta-Kiang, ton maître?» J'ai dit: «Oui;»
et le Grand Bonze a ajouté: «Suis donc le mandarin Koueng-Tchou, Chef
de la Table Auguste, et ce qu'il t'ordonnera, fais-le.» J'ai suivi
le mandarin. Je ne sais pas encore ce qu'il me faudra taire, mais ce
qui sera ordonné sera accompli. Toi, cependant, va vers l'empereur et
dis-lui que Yo-Men-Li lui dit: «Je sais que je dois peut-être mourir
pour toi, mais je t'aime, et, en mourant, je glorifierai ton nom sacré.»

--Je lui rapporterai tes paroles, dit Ko-Li-Tsin, qui, ayant fini de
manger, s'était levé. Mais pourquoi ton cœur est-il plein de funèbres
pensées?

--Je ne sais, dit Yo-Men-Li. Prends les seize liangs d'or, et hâte-toi
de rejoindre le maître.

Le poëte quitta la salle du repas inférieur et traversa la cour.
Yo-Men-Li, qui le suivait, ouvrit la grande porte.

--Frère, dit-elle, souviens-toi du nom de ta sœur.

Ko-Li-Tsin la considéra d'un œil attendri.

--Sœur fidèle, à bientôt, dit-il.

Et pendant qu'il s'éloignait la porte se referma assez lentement pour
qu'il pût entendre la voix impérieuse du mandarin Chef de la Table
Auguste appeler Yo-Men-Li du haut de la galerie et lui dire:

--Que mon cortége soit prêt à me suivre avant la quatrième heure; et
toi, va revêtir des habits somptueux, car tu m'accompagneras dans la
Ville Rouge.

Mais Ko-Li-Tsin n'entendit pas le mandarin ajouter d'une voix plus
sourde:

--«Monte d'abord vers la salle supérieure où sont entassées mes armes
précieuses, et choisis, parmi toutes, un sabre bien effilé dont la
longueur égale celle du Poisson Jaune.»



CHAPITRE VII

LA VILLE ROUGE


            Un homme s'endormit, et, dans un rêve, il
            vit la Ville Rouge.

            «Par tous les Sages! dit-il, qu'est-ce
            que cette pivoine plus rayonnante que le
            soleil? »

            Et l'homme s'éveilla, et il ne vit ni sa
            maison ni sa femme, et maintenant c'est
            lui qu'on nomme

            L'aveugle aux yeux rouges.


L'immense mur quadrangulaire, rouge, aux créneaux d'or, qui dérobe la
Clarté Impériale à l'admiration populaire s'élève à trente coudées du
sol. L'eau limpide d'un fossé le reflète et le prolonge jusqu'au cœur
de la terre. On voit étinceler des piques à son faîte, et, à ses pieds,
près des portes closes, rôder des sentinelles graves. La strangulation
serait leur partage si quelque audacieux pénétrait par fraude dans
l'Enceinte Sacrée. Donc, les murailles sont formidables et les gardes
sont féroces.

Au delà du rempart, en trois demeures qui sont la Force, la Splendeur,
la Sérénité, séjournent impérissablement les Pieds, le Foie et le
Front du Ciel. Que les hommes sont heureux, qui contemplent la Triple
Unité! Mais les quatre portes de la Ville Rouge s'ouvrent à peu de
mortels. Celle de l'Est consent à laisser passer les pieux Lao-Tsés
et les philosophes honorables; par celle de l'Ouest, étroite et peu
magnifique, vont et viennent des serviteurs; l'ouverture du Nord,
porche immense, livre passage à des armées; l'ouverture du Sud, qui est
le portail principal, se compose de trois voûtes surmontées chacune
d'une tour à quatre étages; à droite passent les parents de l'empereur;
à gauche, les grands fonctionnaires de l'empire; la voûte centrale,
plus élevée que ses voisines, s'ouvre au seul Fils du Ciel qui sort au
bruit d'une cloche d'argent et rentre au bruit d'un gong d'or.

Ce triple portail s'achève en un double escalier de marbre rose qui
a la forme d'un croissant nouveau et descend vers la première place,
au sol de brique, de la mystérieuse Ville Rouge. Cette place est si
vaste que cinquante mille hommes peuvent à l'aise y brandir leurs armes
formidables et s'exercer au combat. A gauche et à droite elle projette
une avenue magnifiquement large, qui suit les faces intérieures du
rempart. C'est le Boulevard de la Force, où habite l'armée d'élite
qui a la gloire de protéger le Ciel: une montée, douce assez pour que
des canons puissent la gravir, gagnent le terre-plein des murailles;
et parallèlement aux fortifications, de l'autre côté de l'avenue,
s'alignent des pavillons affectés au logement des guerriers inférieurs.
Ils sont symétriquement construits et joints l'un à l'autre par des
palissades de laque; sur leurs toits dorés flottent d'innombrables
banderoles, et parmi eux les palais des chefs, hauts, superbes,
brillants, se dressent comme des tsien-tiouns au milieu d'une armée.

Devant chacune des trois autres entrées de la ville, comme devant
le Portail du Sud, le boulevard s'épanouit en une immense place
qu'entourent des arsenaux, des poudrières, des magasins de costumes
guerriers; et le Quartier de la Force contient cinquante mille soldats,
les meilleurs de l'empire.

Mais, par quelque porte qu'on entre, si l'on pénètre dans les larges
rues dallées de gris et de rose qui partent du boulevard, bientôt on
ne voit plus marcher avec fierté les soldats aux visages farouches.
On ne rencontre que des mandarins suivis de leurs pompeux cortéges,
des savants ou des glorieux poëtes; la ville change de caractère;
on approche de la Cour de la Splendeur. Les avenues et les places
sont traversées tantôt par des canaux pleins de poissons rares, que
franchissent de gracieux ponts en pierre multicolore, tantôt par des
portes triomphales en marbre blanc, où un sculpteur habile a creusé
d'ingénieux paysages: fleuves ondoyants avec leurs rivages fleuris
d'où se penchent des saules au feuillage symétrique, horizons de
montagnes traversés par de féroces guerriers qui chevauchent des lynx.
On voit s'élever le Nui-Ko, grand palais du Conseil; l'enceinte des
Gloires Intellectuelles, où Kon-Fou-Tsé est honoré; le Monument de
la Paix Parfaite, qui enferme la table généalogique des ancêtres de
l'empereur et les instruments de labourage employés dans les cérémonies
religieuses; la Salle de la Tranquillité Certaine, où, le premier jour
de chaque année, les lettrés viennent en grande cérémonie présenter
au Fils du Ciel une biographie de son père; le Palais des Livres,
plusieurs somptueuses pagodes et le pavillon où sont contenus, précieux
et redoutés, les vingt-cinq sceaux impériaux. Enfin, par un portique
d'albâtre rouge, on entre dans la Cour de la Splendeur. Là monte vers
le Ciel la Tour de la Souveraine Concorde. Elle a l'aspect somptueux
et serein. Carrée, à pans coupés, elle se compose de cinq terrasses
qui se superposent en se rétrécissant, A chaque étage une toiture
couverte d'émail bleu et garnie de clochettes en porcelaine protége une
plate-forme de marbre blanc où brûlent sans cesse des parfums doux dans
des cassolettes de bronze; les parois des murs extérieurs, revêtues
de carreaux de faïence aux couleurs vives et brillantes, imitent
les innombrables facettes d'une pierre précieuse, et tout l'édifice
scintille merveilleusement. C'est au faîte de la plus haute des cinq
terrasses que repose la grande Salle de la Souveraine Concorde, où le
trésor impérial sommeille dans un large coffre de laque placé sur une
estrade et sanctifié par ce caractère: TCHIN. Une immense galerie suit
les quatre façades de la cour qu'on peut traverser à l'abri du grand
soleil; et derrière de fins treillis de laque rouge de longues salles
s'appuient sur la galerie. Elles sont closes de grands cadres d'ébène
doré, où s'enchâssent des plaques de corne transparente, et protégées
par un large toit verni d'or. Dans ces salles s'amoncèlent depuis
mille siècles les richesses des empereurs. Surchargeant de hautes
tables d'albâtre adossées aux murailles, des coffrets de jade vert,
merveilles de sculpture, s'entr'ouvrent et laissent déborder des perles
de Tartarie qui se répandent sur des nappes de satin pourpre, comme de
grosses gouttes de lait; dans des tasses d'or mat, ainsi qu'une liqueur
lumineuse, ont été versés à pleins bords les plus purs diamants; les
rubis saignent dans des coupes d'ivoire; les sombres saphirs luisent
sourdement au fond de jonques en cristal clair; l'ambre fauve jette
ses rayons chauds; les pâles améthystes se mirent dans la limpidité
des larges émeraudes, tandis que les colliers de rubis rose ondulent
comme de gracieuses couleuvres, que les bracelets s'entrelacent,
pareils à de longues chaînes, que les agrafes de topaze bouclent des
ceintures en plumes de faisan, et que les aigrettes d'opale tremblent
sur des calottes de brocart. Ces salles se suivent, interminables et
encombrées de miracles. Aux dieux d'or accroupis dans leurs niches
pavées de turquoises succèdent les fantastiques idoles sculptées dans
des blocs de jade pur. On voit Ouan-Chen, le Pou-Sah des poëtes, à côté
de Loui-Kon, le roi du Tonnerre, Tian-Non, qui donne le ciel pur et la
mer calme, entre Kuan-Te, le furieux guerrier, et la douce Miao-Chen,
déesse miséricordieuse qui fit pleuvoir des lotus sur les ténébreux
enfers, brisa les instruments de torture, et laissa les criminels
s'élever vers les Célestes Nuages. Non loin de monstres renversés,
qui sont les Ye-Tioums, Génies du Mal, apparaissent des symboles
sacrés. Un globe d'or et un globe de cristal sur un rocher d'ébène
représentent Yen et Yang, les deux principes générateurs sortant du
chaos primitif: l'eau émane du Yen, et la lune est la pure essence de
l'eau; le soleil, qui est le feu, naît du Yang; et tous les astres sont
issus du soleil et de la lune. Sur un tableau de jade que porte le
dragon Lon-Ma on lit les huit kouas qui sont les signes des éléments.
Puis s'alignent, taillés dans des pierres dures, les philosophes, les
poëtes, les guerriers célèbres. Voici Pan-Kou, l'homme primordial:
produit sublime du Yang et du Yen, géant merveilleux composé de force,
de génie, de fécondité, il sculpte le monde durant dix-huit mille
ans; des animaux fabuleux l'assistent dans sa rude tâche; le phénix
Fon-Huang, pareil au cygne sauvage, ayant la gorge d'une hirondelle,
la queue d'un poisson et la tête couronnée d'une aigrette de cinq
couleurs, le console et l'encourage; l'unicorne Ki-Lin, au corps
de cerf, l'aide de sa force, le Dragon de sa splendeur, la tortue
vénérée, de sa patience; et chaque jour Pan-Kou grandit de plusieurs
coudées. Quand il meurt sa substance transformée complète son œuvre;
son souffle devient le vent, sa voix le tonnerre; ses veines, fleuves
purs, courent dans sa chair, champ fécond; sa tête est la plus haute
montagne; sa barbe flamboie en rayons; les poils de son corps sont
les chênes et les cèdres; sa sueur forme la pluie; ses dents se font
métaux, ses os rochers; et les insectes qui pullulent sur son cadavre,
ce sont les hommes voraces. Après la statue d'onyx qui figure le Géant
Créateur se dressent les trois souverains, le Céleste, le Terrestre
et l'Humain, qui enseignèrent aux mortels les fonctions de la vie,
et dont les glorieuses actions furent écrites sur la carapace de
la tortue divine. Puis apparaissent, éclatants d'or ou de cuivre,
You-Tcho, l'homme au nid, qui le premier construisit une maison, et le
grand Fou-Si, inventeur de la musique, de la chasse, de la pêche, et
Kon-Fou-Tsé et Lao-Kiun et Meng-Tsé, et vingt poëtes et cent empereurs.
D'autres salles contiennent des monstres de bronze et des animaux en
marbres rares, des dents de lamantins finement sculptées, des tours
d'ivoire, des coupes faites d'une corne de rhinocéros ou de buffle,
et qui neutralisent la méchanceté des poissons, des émaux superbes et
d'antiques porcelaines étoilant et fleurissant les plafonds ou les
murs. Des costumes lourds de pierreries, écrasés de ramages d'or,
s'entassent en de larges coffres de bois de fer aux poignées d'argent
sculpté. Dans des armoires parfumées de musc et de camphre sont
suspendues de splendides fourrures; des peaux de renard noir, de renard
bleu, de lynx, de cerf, de pélican, d'astrakan, de rat de Chine et de
dragon de mer, ce velours vivant, doublent les vestes miroitantes,
les robes somptueuses et les manteaux augustes, ornent les bonnets de
cérémonie, ou se déroulent en tapis profonds dans des chambres où sont
glorieusement amassés des trophées, des chariots aux roues massives,
des sabres ciselés, des arcs de laque, des lances, des piques et des
canons pris à l'ennemi.

De la Cour de la Splendeur, par le Portail du Ciel Serein, on pénètre
dans le Jardin de la Sérénité, où se déroulent des confusions adorables
de collines, de labyrinthes, de rochers artificiels, de ponts légers,
de lacs étoiles de nénuphars roses; et l'on y voit l'Arbre Coupable,
qui, mort et sec depuis longtemps, porte encore de lourdes chaînes; car
il n'a pas refusé ses branches au suicide d'un empereur.

Au centre du jardin, entre deux lacs limpides, sur la plus haute de
huit terrasses échelonnées, se dresse, monstrueux et resplendissant, le
Palais du Fils du Ciel.

Posé sur des sommets, il ressemble à une gigantesque touffe de fleurs,
avec ses toits revêtus de marbres et de porcelaines aux couleurs
violentes, ses colonnades en porphyre rouge incrustées d'oiseaux
d'or, et les transparences d'albâtre de ses précieuses murailles où
s'enchâssent des pierres fines, où circulent de délicats branchages en
émail vert et bleu.

Autour de lui des kiosques innombrables et multiformes se groupent,
s'étagent, s'escaladent l'un l'autre dans un désordre plein
d'éblouissements. Le pavillon du Repos de la Terre, où séjourne la
douce impératrice tartare aux grands pieds, s'adosse à une colline
artificielle, la gravit de ses toits échelonnés, puis, fantasque,
s'incline vers l'un des deux lacs miroitants que franchit, de chaque
côté du palais, un pont svelte nettement reflété dans l'eau. Çà et là
des balustrades de terrasses et des rebords de galeries s'interrompent
pour laisser descendre les marches lisses d'un escalier de jade.
Devant des portails légers s'accroupissent des lions de jaspe aux
crinières de métal fin, des tigres aux larges faces de bois doré. Des
grues démesurées et des cigognes aux vastes ailes éployées dominent
des pilastres bizarrement contournés. Dans de grandes caisses de
marbre blanc s'épanouissent, par touffes splendides, des pivoines,
des camélias, des cactus, et, parmi les fleurs, des parfums précieux
brûlent sans trêve sur de larges trépieds de bronze. Partout les
couleurs éclatent, radieuses: sur les plates-formes, sur les murailles,
sur les colonnes, sur la jonque lente qui passe sous l'un des ponts.
Chaque kiosque est un écrin. L'or, le jade, l'ivoire, les émaux,
marient leurs clartés confuses, et sur toutes ces pompes, d'où s'élève
un concert intense et continu de fraîcheurs, de scintillements et de
rayons, triomphe, prodigieusement formidable, le Dragon Lon. Au faîte
du palais impérial, sur un globe d'or éclatant comme le soleil, il pose
ses griffes, qui retiennent les cordes de soie de mille banderoles sans
cesse palpitantes. Sa tête est celle d'un chameau, augmentée d'une
longue barbe d'où pend une grosse perle. Il a des cornes de cerf, des
yeux de lapin, des oreilles de vache. Son cou jaspé ressemble à un
serpent. Son dos se hérisse d'écailles d'or. Il a les serres d'un aigle
et le ventre d'une grenouille. Sa voix est pareille au gong vibrant;
son haleine, au souffle du feu. C'est lui qui crache le tonnerre et
renverse les nuages; et c'est lui qui produit les tempêtes par le
battement prodigieux de ses grandes ailes de chauve-souris.



CHAPITRE VIII

LA MAIN QUI TIENT LE SABRE N'EST PAS CELLE QUI A FRAPPÉ


            Les jeunes filles sont plus délicates que
            les premières pousses du thé impérial.

            Elles se plaisent à lancer le volant léger
            que leur pied attrape et rend à leur main,

            Ou à faire éclore des pivoines écarlates
            sur des robes de soie, tandis que devant
            leur fenêtre un petit oiseau chante, prés
            de l'eau, sous un saule.


Peu d'instants avant la quatrième heure, Ko-Li-Tsin sortait de la
pagode de Kouan-Chin-In, où il venait de voir l'empereur Ta-Kiang. Il
avait l'air soucieux; ses regards, si vifs d'ordinaire, étaient fixés à
terre; il remontait machinalement la grande Avenue de l'Est.

--Ta-Kiang est bien cruel, se disait-il. Il me semble que si j'étais
empereur mon cœur ne cesserait point de battre et qu'il continuerait
d'aimer, de compatir aux souffrances. Mais Ta-Kiang marche, inflexible
comme le bronze, vers son but glorieux, et ne voit pas les fleurs qu'il
écrase en chemin. Pauvre Yo-Men-Li, quelle terrible action on te fait
commettre! Devant elle les plus féroces guerriers sentiraient leur cœur
pâlir et leurs mains trembler. Que sera-t-elle donc pour toi, douce
fille au grand dévouement? Tu seras morte avant de lever le bras. De
toutes façons d'ailleurs tu périras. Mille supplices déchireront ton
corps charmant; et lui, à qui tu auras donné tout ton amour et ta vie,
il ne retournera même pas la tête pour donner une larme à ton cadavre.

Ko-Li-Tsin frappa du pied avec colère et s'essuya rapidement les yeux.

--Pourquoi ne m'a-t-on pas choisi? ajouta-t-il. Un homme a de la force
pour souffrir.

Il resta un instant immobile, mordant ses ongles. Les passants,
étonnés, tournaient la tête pour le voir.

--Je veux la sauver! s'écria-t-il subitement. Il est impossible que je
la laisse mourir.

Et il se mit à courir. Il enfila la ruelle du Poisson Sec, qui débouche
dans l'avenue de la Tour Blanche, atteignit la rue des Parents de
l'Empereur et remonta le chemin des Lions de Fer, qui le conduisit à
l'une des portes de la Ville Jaune. Il passa si vite sous l'arcade
du portail que la sentinelle n'eut pas le temps de l'arrêter. Enfin,
arrivé devant le palais de Koueng-Tchou, il frappa un coup violent sur
le gong.

--C'est encore toi? dirent les portiers; que veux-tu donc? As-tu un
autre poisson à vendre, ou réclames-tu quelques coups de bambou?

--Je veux voir le jeune serviteur à qui j'ai parlé ce matin, dit
Ko-Li-Tsin essoufflé.

--Il est parti pour la Ville Rouge, dans le cortége du mandarin
Koueng-Tchou, dirent les portiers en fermant la porte au nez du poëte.

Ko-Li-Tsin commença de courir vers la Ville Rouge, mais bientôt il
s'arrêta.

--Que je suis fou! dit-il. Je ne peux pas entrer dans l'Enceinte Sacrée.

Il regarda avec désespoir les hautes murailles de brique sanglante.

--C'est là que va mourir la joyeuse jeune fille qui tressait des
bambous dans le champ de Chi-Tse-Po. Comme elle doit se trouver perdue
et abandonnée dans ce grand palais! comme elle tremble en voyant les
gardes majestueux et les eunuques farouches! et comme son cœur se serre
de douleur quand elle songe qu'aucun regard ami ne lui dira adieu
lorsqu'elle partira pour les pays d'en haut!

Ko-Li-Tsin regarda encore le large fossé, les hautes murailles, et
haussa les épaules.

--C'est impossible, murmura-t-il. Pourtant il ne sera pas dit, lorsque
la cigogne entre d'un coup d'aile, que le poëte Ko-Li-Tsin reste à la
porte.

Il se dirigea vers le Portail du Sud. Une sentinelle tartare marchait
d'un bout à l'autre du large pont de marbre qui précède l'entrée, et
faisait sonner le bois de sa pique sur les dalles.

--Si je tuais ce soldat? dit Ko-Li-Tsin, je le jetterais ensuite dans
le fossé; son armure l'attirerait au fond. Oui, ajouta-t-il en se
moquant de lui-même, je tuerai, moi qui n'ai pas seulement un couteau,
cet homme armé de toutes pièces. Avant que je me sois approché de lui,
sa pique m'aurait traversé le cœur.

La sentinelle, dans sa promenade monotone, jetait parfois un regard sur
Ko-Li-Tsin.

--Bien! dit le poëte, il m'a déjà remarqué et se défie de moi; il
paraît que j'ai l'air suspect.

Mais, à la grande surprise de Ko-Li-Tsin, le soldat semblait lui faire
des signes d'intelligence.

--Que veut dire cela? Pourquoi porte-t-il sa main à sa bouche? pensa le
poëte, en imitant les mouvements de la sentinelle.

Cette manœuvre parut la satisfaire entièrement, car elle lui fit signe
d'approcher du pont. Lorsqu'ils furent près l'un de l'autre:

--Tu viens de sa part? demanda rapidement la sentinelle.

--Chut! dit Ko-Li-Tsin.

Le soldat cligna des yeux et se retourna vers la ville.

--De quelle part? pensa Ko-Li-Tsin. Comment paraître tout savoir en
ignorant tout? Soyons prudent et audacieux; cet homme est la porte par
où j'entrerai. Il faut le vaincre. Entre un âne tartare et un poëte
chinois, la partie n'est pas égale.

La sentinelle revenait.

--T'a-t-elle remis quelque chose pour moi? dit-elle.

--Non, dit Ko-Li-Tsin; le message est verbal.

--Ah! tu lui as parlé? Elle est donc seule? dit le soldat forcé de
s'éloigner.

--Bon! pensa Ko-Li-Tsin, je sais déjà qu'il s'agit d'une femme et
qu'elle a des parents qui la surveillent. Ce tartare est amoureux, tant
mieux! il sera facile de le tromper.

            L'amour fait bourdonner le sang si fort
            qu'on entend un mot pour un autre;

            Il trouble la vue au point qu'on prendrait
            une poule pour l'oiseau phénix.

Le soldat avait marché plus vite.

--Elle est seule? reprit-il.

--Oui; sa mère est partie en chaise pour la pagode de Kouan-Chi-In.

--Comment! sa mère? dit l'homme en riant.

--Sa maîtresse, veux-je dire, reprit vivement Ko-Li-Tsin. Ane que je
suis, pensa-t-il, je ne songe pas que ce Tartare est un homme vil;
celle qu'il aime ne peut être qu'une servante.

Le soldat n'allait plus que jusqu'au milieu du pont.

--Que t'a-t-elle dit?

--Elle t'attend.

--Elle m'attend! Mais, si je quitte la Porte du Sud, je perds la vie.

--Si tu restes, tu perds l'amour.

--Il vaut mieux perdre l'amour que la vie, dit le soldat en s'en allant.

--Encore! pensa Ko-Li-Tsin; je mérite la cangue! Voilà que je prête à
cet homme des sentiments élevés.

Il ajouta tout haut:

--Tu perds une précieuse occasion; elle ne se retrouvera jamais.

--C'est vrai, dit le Tartare, qui s'oublia jusqu'à s'arrêter devant
Ko-Li-Tsin.

--Va donc! insista le poëte.

--C'est impossible.

--Pourquoi?

--On me couperait la tête.

--Personne ne s'apercevra de ton absence.

--Tu crois? Les guerriers, du haut des murailles, verraient que
personne ne garde la Porte du Sud. Il faudrait que quelqu'un me
remplaçât.

--Eh bien! donne-moi ta pique, je marcherai sur le pont en t'attendant;
mais fais vite. Le bonheur t'attend là-bas, et ici l'ennui te tient.

--Attends, il faut que je réfléchisse, dit le soldat ébranlé.

Il reprit sa promenade, mais revint en courant:

--Prends mon sabre, dit-il. Au prochain tour, je te donnerai ma pique.

Ko-Li-Tsin prit le sabre et ferma à demi les yeux pour cacher les
pétillements de ses prunelles.

Le soldat parcourut le pont en trois enjambées.

--Tu ne bougeras pas avant mon retour? dit-il en confiant sa pique au
poëte.

--Sois tranquille.

Il n'y eut pas d'interruption dans la promenade; Ko-Li-Tsin commença
d'arpenter le pont au moment même où la sentinelle s'éloignait
rapidement.

A cent pas elle se retourna; elle fit un signe de tête au poëte, qui la
guettait, puis disparut.

Alors Ko-Li-Tsin s'enfonça sous la voûte centrale du grand portail.
Il était sûr de n'y rencontrer personne. Il posa la pique contre la
muraille et mit le sabre à sa ceinture.

--Cela peut servir, dit-il.

Bientôt ses semelles claquèrent sur les dalles du Boulevard de la
Force. Les guerriers qui le voyaient passer le prenaient pour l'un
d'entre eux. Une émotion violente le tenait par la gorge. Son cœur
battait d'orgueil et de joie.

--Quoi! pensait-il, je suis dans cette mystérieuse cité, merveille
incomparable, qui apparaît souvent dans les rêves des hommes! Moi,
poëte obscur, je pénètre par mes propres forces dans l'enceinte où nul
n'entre; je lève mes regards sur les splendeurs sacrées; je viole la
demeure du Ciel! Je suis sacrilége et glorieux!

Il s'arrêta pendant un instant; il n'osait avancer davantage.

--Allons, dit-il, en se faisant violence, Yo-Men-Li est en péril. Elle
va mourir peut-être. Il faut que je meure à sa place.

Le poëte tira son éventail de sa manche et le déploya pour se donner
une contenance tranquille. Il traversa lentement la grande cour des
manœuvres, s'engagea dans des rues somptueuses, franchit le seuil
d'un haut portail et poussa un cri d'admiration devant la Tour de la
Souveraine Concorde. Il ne put s'empêcher d'en faire le tour.

--C'est là, disait-il, que, depuis tant de siècles, les plus glorieux
empereurs tiennent leurs conseils. L'illustre dynastie des Mings,
issue d'un rebelle, a moins duré que cette tour insensible, qui a vu
Hong-Vou, Yong-Lo, Kia-Tchin, Ouan-Lié, Tien-Tsong, et qui ne s'écroule
pas sur l'usurpateur tartare. Oh! mille fois vaut mieux le laboureur
Ta-Kiang, choisi par les Sages immortels, que l'étranger Kang-Si de la
dynastie des Tsings!

Ko-Li-Tsin s'aperçut que les soldats de la tour le regardaient avec
défiance; il entra sous la galerie qui suit les quatre faces de la
cour, et s'engagea dans une rue.

--Cette rue me conduit-elle vers le Palais Impérial? D'ailleurs, je
sais que pour passer sous le Portail du Ciel Serein, il faut être muni
d'une tablette de jade qui témoigne que l'on est mandarin de service
pour la semaine courante. Je ne peux pas me procurer cette tablette.
Vais-je donc perdre le fruit des prodiges déjà accomplis?

Le poëte passait devant de longues salles dont les portes étaient
ouvertes. Il y voyait des serviteurs occupés à différents travaux.
Il remarqua une femme seule qui disposait dans un coffre des plats
d'argent et d'or.

--Si je parlais à cette femme? elle m'indiquerait peut-être une porte
de service. Je pourrais lui raconter une histoire bien compliquée
et bien touchante; elle ne manquerait pas d'être attendrie. Voyons,
ajouta-t-il, si je saurai lire sur son visage quel est le côté de
son caractère le moins fortifié. Bon! elle n'est plus très-jeune; et
cependant son visage est soigneusement fardé. Je vais lui dire que
ses yeux ont rendu mon cœur malade; c'est toujours d'amour qu'il faut
parler aux femmes qui ne sont plus capables d'en inspirer.

Il entra. La femme poussa un cri plein de coquettes terreurs.

--Tais-toi! dit Ko-Li-Tsin d'une voix tendre; ne me fais pas payer de
ma vie l'imprudence que j'ai commise pour te voir.

--Qui es-tu? Comment es-tu entré?

--Je ne sais ce que je suis depuis que je t'ai vue, car je n'ai plus
d'âme; autrefois j'étais un riche marchand de sabres. J'ai franchi le
fossé, escaladé la muraille; pour venir vers toi j'ai des ailes.

--Yu-Tchin, pourtant, ne te connaît pas, dit-elle en baissant les yeux.

--Non. Il y a cependant bien longtemps que je te poursuis, ingrate
Yu-Tchin! Chaque jour j'allais cueillir pour toi des pivoines rouges
et blanches; mais elles se fanaient sans que je pusse te rencontrer.
Aujourd'hui je t'en apportais, mais elles sont tombées dans le fossé.

--Vraiment? dit-elle en penchant la tête, et souriante.

Ko-Li-Tsin se rapprocha et lui prit la main, non sans tendresse.

--Ah! grands Pou-Sahs! s'écria Yu-Tchin, entends-tu ces pas? Je suis
perdue! Surprise avec un homme qui n'est pas du palais, je périrai sous
le bambou.

Elle se mit à courir avec effarement d'un bout à l'autre de la salle.

--Voyons, folle! dit le poëte, cache-moi quelque part.

--Oui! oui! dit la pauvre femme, en lui désignant le grand coffre
d'ébène; fourre-toi là dedans et ne bouge pas.

Ko-Li-Tsin se blottit dans le coffre, qui se referma sur lui. Il se
trouva soudain dans le silence et dans l'obscurité.

--Me voici dans une position incommode et mélancolique, pensa-t-il.
Quels sont donc ces angles aigus qui me déchirent les jarrets? Ah! je
me souviens; je suis couché sur des pièces d'argenterie. Allons! je
crois le moment venu de composer mon poëme philosophique.

Et il commença de méditer; mais sa rêverie fut bientôt interrompue: il
sentit qu'on enlevait sa cachette.

--Bien! où m'emporte-t-on? pensa-t-il.

Après une suite de balancements assez uniformes, des cahots réitérés
et brusques firent comprendre au poëte qu'il gravissait un escalier;
parfois il lui semblait qu'on reprenait un chemin uni, mais bientôt on
montait encore.

--Ils m'élèvent aux pays d'en haut! pensa-t-il.

Enfin Ko-Li-Tsin rebondit dans la boîte pleine de pointes aiguës. On
venait de la poser à terre. Aucun mouvement ne suivit ce dernier choc.
Il n'entendait plus rien. Mais il étouffait. Avec son front, sans trop
d'efforts, lentement, il tâcha de soulever le couvercle de sa prison.
Il obtint une petite fissure, et pour la maintenir y introduisit le
manche d'un pinceau qu'il tira de sa ceinture. L'entre-bâillement
laissait pénétrer un peu d'air, et, en y appliquant son œil, il
pourrait peut-être voir autour de lui.

--Je tuerai le premier qui ouvrira le coffre, dit-il en posant la main
sur la poignée de son sabre.

Puis il regarda où il était. Il vit une vaste salle aux murs revêtus de
bois de fer découpé, au plafond pesant de dragons en relief dorés sur
un fond bleu, puis, dans un angle, une table aux pieds de jade vert,
recouverte d'une natte de satin blanc brodée de fleurs multicolores, et
enfin, auprès d'elle, un lourd trône de bronze qui avait la forme d'un
dragon ailé. La table était surchargée de porcelaines rares et de bols
d'or fin; quatre monstres d'ébène à la queue épanouie, au corps couvert
de pustules de nacre, dressaient à chacun de ses angles leurs larges
mufles béants, destinés à recevoir des lampes d'argent.

--Je suis dans la Salle du Repas Auguste! s'écria intérieurement
Ko-Li-Tsin. Je ne peux manquer de voir tout ce qui se passera.

Il se disposa du mieux qu'il put dans sa boîte et se reprit à songer à
son poëme philosophique.

Tout à coup des flûtes, des pi-pas, des tam-tams éclatèrent avec joie;
le tambour bourdonna, le gong vibra violemment, et des mandarins
inférieurs, appuyés aux chambranles des portes, soulevèrent les lourdes
draperies de brocart d'or.

Le Fils du Ciel, une main sur l'épaule du Chef des Eunuques, s'avançait
au milieu d'un brillant cortége de mandarins glorieux; il parlait des
affaires de l'empire d'une voix grave et haute. Il s'assit lentement
sur son trône de bronze.

Les mandarins s'agenouillèrent et trois fois frappèrent la terre du
front.

Puis on couvrit la table des mets que la loi prescrit et que la saison
comporte; car il est interdit au souverain de la Chine de manger des
plantes potagères hâtives ni des fruits mûris en serre chaude.

Enfin Ko-Li-Tsin, attentif, vit entrer le Chef de la Table Auguste,
suivi de Yo-Men-Li pâle, tremblante et affaissée sous le poids d'un
grand poisson jaune.

Le mandarin s'avança vers l'empereur et s'agenouilla près de lui.

--Maître de la terre, dit-il, Souveraine Splendeur, Fils bien-aimé du
Ciel, superbe Kang-Si au glorieux règne! permets à ton vil esclave de
t'offrir ce poisson, que tu daignes préférer, bien qu'il soit indigne
de ta divine personne.

Il prit le plat d'or des mains de Yo-Men-Li et l'éleva vers l'empereur.
Alors la jeune fille, les joues empourprées, les yeux brillants de
fièvre, tira du poisson un large sabre qu'on y avait enfoui comme dans
un fourreau d'or, et, d'un mouvement rapide, en dirigea la pointe, qui
jeta un éclair, vers la poitrine du souverain.

Kang-Si, qui n'avait pas encore tourné la tête, tressaillit à la piqûre
du fer, un rubis limpide vint se mêler aux pierreries de sa robe. Il
se leva brusquement, et le lourd trône de bronze se renversa avec un
retentissement terrible.

Yo-Men-Li, évanouie, roula sous la table, dans les grands plis de la
nappe. Les mandarins précipitèrent leurs fronts vers le parquet, et les
serviteurs, épouvantés, s'enfuirent en poussant de grands cris, tandis
que le Chef des Eunuques, faisant mille contorsions de douleur, voulait
palper la poitrine de son maître; mais Kang-Si le repoussa violemment.

Il regarda avec mépris Koueng-Tchou courbé et frissonnant d'épouvante.

--Traître! s'écria-t-il, tu oses t'attaquer au Ciel même, toi que le
Ciel a élevé jusqu'à lui! Pendant qu'il répandait vers toi les rayons
éblouissants de sa splendeur, tu méditais un crime odieux! Mais le Ciel
est invincible, et il va faire tomber sur ta tête ses tonnerres et
l'écraser.

--Grâce! divin seigneur, soupira le mandarin.

--Peux-tu tenir à une vie si misérable et si infâme? dit l'empereur,
les lèvres crispées de dégoût. Avant de te la prendre je te ferai subir
de nombreuses tortures afin que tu confesses les profondeurs de ton
crime; ensuite tu mourras de la Mort Lente.

Les mandarins se relevèrent et se précipitèrent sur Koueng-Tchou, tous
les visages exprimant la rage et l'horreur.

--Mais, ajouta le Fils du Ciel, un autre a porté le coup. Ce lâche
avait un complice, qu'est-il devenu?

--Qu'on le cherche! hurlèrent les assistants, qu'on l'amène, qu'on
le mette en pièces! Où est-il? Quel est le monstre odieux qui a osé
frapper le Souverain du Ciel?

Et ce cri retentit dans tout le palais.

Alors Ko-Li-Tsin apparut au milieu de la salle; il secoua sa tête
spirituelle et fière, et, jetant son sabre sur le parquet:

--C'est moi, dit-il.



CHAPITRE IX

LE BAMBOU PERCE, LA POIX BRULE ET L'ACIER FOUETTE


            L'homme qui a lu les sentences des
            poëtes et a reçu les enseignements des
            philosophes résiste avec courage aux plus
            dures épreuves;

            Car il sait qu'il faut frotter le diamant,
            pour le polir,

            Et que le Sage doit se plier aux
            circonstances, comme l'eau prend la forme
            du vase qui l'étreint.


Sous les larges terrasses qui soutiennent le Palais Impérial circulent,
s'enroulent, s'enchevêtrent, comme de monstrueuses entrailles, des
couloirs sans issue, où l'atmosphère, prisonnière depuis des siècles,
pèse, lourde et malsaine. Jamais aucun rayon du jour n'a vu ce sinistre
labyrinthe, et le pâle condamné qu'y poussent des bras cruels, après
avoir entendu se refermer sur lui de terribles portes, perd bientôt le
souvenir du soleil. Errant, les bras étendus, tâtant des deux mains
les murs humides, il jette un cri de désespoir; mais son cri s'enfuit
devant lui, se gonfle, se fait formidable, puis, en tournoyant,
lui revient par un autre chemin, pareil à la clameur d'un monstre
gigantesque; et bientôt le misérable, écrasé de terreur, se laisse
choir, le cœur brisé, et meurt dans l'ombre intense, pleuré par la
sueur froide des murailles.

Sous le palais même s'étendent des cachots affreux. Dans plusieurs
tombe une pluie continuelle. Quelques-uns sont hérissés partout de
minces lames tranchantes, qui laissent à peine assez de place pour
le corps d'un homme. Si le prisonnier avance, recule ou s'appuie aux
murs, mille blessures torturent ses membres; alors lui-même, affolé et
furieux, se jette sur la mort. D'autres cachots, à la place du sol,
montrent un lac profond, au centre duquel paraît une petite plateforme
de marbre, si étroite que deux pieds y trouvent à peine leur place.
Le condamné ne peut ni s'asseoir, ni se coucher, ni même changer de
posture. Il est rare qu'après deux jours le malheureux ne se soit pas
précipité dans le lac. Mais depuis la déchéance des Mings farouches ces
prisons sont solitaires. L'empereur Kang-Si est glorieux et clément.

Pourtant, une salle souterraine, aux portes de bronze, reçoit
quelquefois encore des juges graves et des prisonniers tremblants: bien
des sanglots ont frappé ses voûtes de granit noir; bien des aveux ont
été arrachés par le fer et les flammes à des bouches discrètes entre
les murailles de ce lieu morne; et beaucoup d'innocents y ont avoué des
crimes imaginaires pour échapper aux tortures. Cette salle précède les
cachots terribles et se nomme le Palais de la Sincérité.

C'est là que Ko-Li-Tsin fut introduit peu d'instants après son
arrestation. Il était calme. Il avait accompli sa volonté. Il était
héroïque et serein. Il avait au cou une corde qu'un soldat tirait.

La lueur de quelques lanternes en soie rouge, portées par les gardes,
ensanglantait les spirales de marbre noir qui montent du sol aux
voûtes et les murailles confuses ou saillissent en caractères d'or les
sentences des philosophes.

Au fond de la salle, sur une estrade, s'élève un fauteuil de laque,
dont le dossier dessine une niche d'idole, et devant les marches de
l'estrade, sur un vaste écran de satin noir, apparaît, finement brodé,
le mystérieux symbole du Tang. C'est un lion monstrueux qui veut
dévorer le Soleil: les poils de sa queue retroussée retombent comme les
branches d'un saule; son corps est entièrement bleu; sa face, hérissée
de moustaches roides, ouvre une gueule profonde, armée de dents; le
Soleil est représenté sous la figure d'un jeune homme vêtu de blanc,
dont le visage est rouge et qui a des yeux d'or.

Un mandarin-juge entra majestueusement et alla s'asseoir sur le
fauteuil de laque; deux mandarins de second ordre se tinrent debout à
côté de lui.

Des gardes firent avancer Ko-Li-Tsin en tirant la corde qui lui serrait
le cou et lui enjoignirent de s'agenouiller. Mais il s'assit sur un
bloc de marbre scellé au sol, qui était un tabouret de torture.

--Rebelle, dit le juge, quel est ton nom?

--Un joli nom, dit le poëte en s'inclinant avec politesse: Ko-Li-Tsin.

--Où es-tu né?

--Ah! j'étais fort jeune alors! et, comme je n'ai jamais vu mes
parents, je ne sais pas où je suis né. La première fois que je me suis
rencontré j'avais huit ans; c'était sur la place d'une belle cité, dans
la province de Ho-Nan.

--Quels sont tes parents?

--Une rou-li sans doute et un immortel, dit Ko-Li-Tsin en riant.

--Impudent! s'écria l'interrogateur, ne te moque pas de la justice.

--Qu'elle ne me fournisse pas de sujets de moquerie. Je dis que je n'ai
jamais vu mes parents, et elle me demande: quels sont tes parents?

            Lorsqu'on a réuni les œufs dans une
            corbeille on ne saurait dire quelle poule
            a pondu cet œuf-ci ou celui-là;

            Et quand les poulets, éclos dans le four
            de briques, se promènent dans la campagne,
            ils ne savent pas quels sont leurs parents.

--On ne te demande pas des vers, dit le juge en fronçant les sourcils.

--C'est une largesse que je vous fais.

--D'ailleurs, peu importent tes parents et ta naissance. Es-tu depuis
longtemps dans la Capitale du Nord?

--Depuis deux jours.

--Et d'où viens-tu?

--Des champs, où l'air est pur et le vent doux.

--Avec qui es-tu venu?

--Avec l'empereur.

--Tais-toi, misérable! cria le juge.

Ko-Li-Tsin continua:

--Pour quelques-uns, Kang-Si est le Fils du Ciel; pour moi, le Fils du
Ciel, c'est un autre.

--Ne blasphème pas, infâme, ou mille supplices vont déchirer ton corps.
Mais, parle, pourquoi t'es-tu livré? Plusieurs affirment que ce n'est
pas toi qui as porté le coup criminel.

--Ceux qui disent cela regardaient sans doute, au moment où j'ai
frappé, si les troupes de cigognes n'arrivaient pas du septentrion.

--Tu as des complices: où sont-ils?

Le poëte se mit à balancer la tête en chantonnant.

--Ko-Li-Tsin ne le dira pas.

--Avoue, ou la torture saura t'arracher ton secret.

--Voici, dit Ko-Li-Tsin, en comptant sur ses doigts:

            Lorsqu'on aura dépecé mon corps en cent
            morceaux et ouvert chacun de mes membres,

            On ne découvrira pas dans quel lambeau de
            ma chair est caché le secret;

            Et quand je ne serai plus qu'une boue
            sanglante, les lâches oreilles penchées
            vers mes débris fumants n'entendront aucun
            souffle traître.

            Ainsi, juge vénérable, prépare tes
            instruments, remplace dans les sentences
            des Sages Compassion par Cruauté,

            Et que tes rêves soient sereins.

--Nous allons voir, dit le juge en faisant un signe.

Deux bourreaux s'emparèrent de Ko-Li-Tsin et le dépouillèrent de ses
vêtements; puis on le lia au tabouret de marbre. Un homme qui tenait un
pinceau et un rouleau de papier s'assit à quelques pas.

--Tu peux jeter tout cela, dit le poëte.

Les bourreaux lui saisirent les mains et introduisirent sous chacun de
ses ongles une lame aiguë de bambou.

--Remarquez, dit Ko-Li-Tsin, que mes ongles sont aussi beaux et aussi
longs que ceux d'un prince. Vous allez les briser et les rendre
semblables à ceux d'un homme vulgaire qui s'occupe de vils travaux.
N'importe, faites.

Les bourreaux frappèrent avec de petits maillets sur les lames de
bambou, qui s'enfoncèrent cruellement dans les doigts du poëte.

Il crispa ses orteils, ouvrit sa bouche, mais il lisait les sentences
des philosophes en or sur le mur noir.

Lorsque de chacun de ses doigts s'élança un jet de sang vermeil, les
bourreaux s'écartèrent. Ko-Li-Tsin, pâle, regarda ses mains, puis les
étendit vers le juge.

--On parle beaucoup d'une fontaine qui se trouve dans les jardins de
Yu-Min-Ué, dit-il. Elle est construite d'après un modèle étranger;
c'est un grand cerf qui s'effraie au milieu d'un large bassin
d'albâtre; des mille branches de ses hautes cornes sortent des jets
d'eau limpide, et des chiens furieux l'entourent, crachant sur lui des
hurlements liquides. Mais ne trouves-tu pas qu'une fontaine vivante,
pleurant du sang, a des charmes plus nouveaux?

--Veux-tu parler? dit le magistrat qui froissait dans sa main sa barbe
blanche et pointue.

--Je suis très-bavard de ma nature, dit Ko-Li-Tsin, et tout disposé
à te soumettre les ingénieuses observations que j'ai faites sur la
culture du riz pendant mon séjour dans les champs de Chi-Tsé-Po. Cela
ne manquera pas de t'intéresser.

--Tu avoueras pourtant, dit le juge irrité.

--Non! dit Ko-Li-Tsin.

Les deux tortionnaires se rapprochèrent de lui; l'un portait de la poix
enflammée dans un bassin de cuivre, l'autre tenait un poignard aigu.

--Maudits cuisiniers, dit le poëte, que préparez-vous là? C'est au
moins le repas du mandarin des enfers; car je ne vis jamais pareil
aliment.

--Tu vas en goûter, dit le juge.

--Tant mieux! lorsque j'aurai la bouche calcinée et la langue réduite
en cendres, tu n'espéreras plus me faire trahir mes amis.

--Tu n'en mangeras pas, sois tranquille. Il importe qu'il ne soit rien
fait à ta langue.

Le malheureux poëte sut bientôt de quoi il s'agissait. Un des bourreaux
lui fit rapidement des ouvertures par tout le corps du bout de son
poignard, et dans les blessures vives l'autre versa de la poix toute
flambante. La douleur fut insupportable. Le visage de Ko-Li-Tsin se
contracta horriblement. Il mit ses mains sanglantes sur sa bouche pour
ne pas crier, et ses yeux étaient pleins de larmes.

Un silence profond régnait parmi les gardes: ils semblaient
impassibles, mais tous retenaient leur souffle, et dans les poitrines
immobiles les cœurs se serraient.

--Pauvre Yo-Men-Li! murmura Ko-Li-Tsin, elle serait morte.

--Veux-tu parler enfin? cria le juge.

--Attends, dit le poëte d'une voix railleuse. Je ne voudrais pas mourir
sans avoir composé un poëme philosophique des plus importants; car,
lorsqu'elle l'aura lu, la jeune fille adorable que j'aime se croira
veuve et ne se mariera pas; ce qui rendra mon âme heureuse dans les
pays d'en haut. Donne-moi donc de quoi écrire et laisse-moi songer.

--Cette fois ma patience est lassée! s'écria le juge en se levant.

Et il jeta sur le sol dix petites lamelles de fer. Les bourreaux,
les ayant ramassées, se dirigèrent vers un brasier que deux eunuques
activaient en soufflant.

--Ah! ah! dit Ko-Li-Tsin, tu dédaignes la poésie; cela augmente le
mépris que j'avais pour toi. Ton maître Kang-Si, lui-même, a quelque
estime pour les poëtes.

Quand les tortionnaires revinrent, chacun d'eux tenait à la main un
martinet dont les longues lamelles d'acier flexible avaient été rougies
au feu. On fit se lever Ko-Li-Tsin. Un homme s'approcha pour compter
les coups. L'un des affreux instruments s'éleva, jetant des étincelles,
puis retomba sur les reins du poëte. Les lames brûlantes s'enfoncèrent
si avant dans la chair que le bourreau dut faire un effort pour les
retirer, et arracha avec elles des lambeaux informes, grésillants.
Ko-Li-Tsin était à bout de forces. Le second martinet se leva, puis
retomba dans l'horrible blessure. Cette fois le poëte crut qu'il allait
mourir, et il poussa un long cri.

--Grand empereur, venge-moi! hurla-t-il, en s'affaissant, évanoui.

Le juge leva le bras, les bourreaux se tinrent immobiles.

--Celui-ci est invincible, dit-il. Remettez-lui ses vêtements,
poussez-le dans un coin, et introduisez le mandarin Koueng-Tchou.

On remit ses vêtements à Ko-Li-Tsin insensible, puis on le poussa dans
un coin obscur.

Tous les regards se tournèrent vers la porte où apparut le grand
dignitaire. Il avait une corde au cou; un soldat le tirait violemment.
Sa large face était d'une lividité terreuse; ses yeux obliques et
bridés laissaient filtrer des éclairs de rage haineuse; sa bouche
épaisse se crispait de dédain sous sa moustache noire et tombante. Il
portait encore la magnifique robe jaune et le manteau de cérémonie. Il
jeta un regard rapide sur le tabouret sanglant et sur le sol jonché
de lambeaux de chair. Bien qu'il demeurât impassible en apparence, il
sentait l'effroi faire pâlir son cœur.

--Tu déshonores le Dragon à Cinq Griffes qui ouvre sans méfiance ses
ailes sur ta poitrine, dit le juge dès que le mandarin fut devant lui;
tu souilles la couleur impériale et tu rends odieux le globule de rubis
rose. Arrachez-lui ses insignes d'honneur, ajouta-t-il.

Deux gardes s'approchèrent de Koueng-Tchou et portèrent leurs mains sur
l'agrafe de sa robe. Mais, avec un grincement de dents, le mandarin les
saisit à la gorge, chacun d'une main, si violemment que ces hommes,
la face soudainement empourprée, chancelèrent. Koueng-Tchou les lâcha
alors en les poussant rudement. Les yeux sanglants, les bras étendus,
ils tombèrent en arrière, et leurs crânes éclatèrent sur les dalles
avec un bruit atroce.

Les gardes, poussant un cri d'horreur, se précipitèrent vers leurs
compagnons expirants, et s'agenouillèrent près d'eux. Le juge était
devenu blême sur son trône de laque.

--Monstre, cria-t-il, sacrilége, que le Ciel me pardonne d'avoir vu
cela! L'empereur est outragé, et le Dragon Auguste devient complice
d'un assassin. Garrottez cet homme. Arrachez-lui ses vêtements; il est
impossible que la robe glorieuse reste plus longtemps sur le dos de ce
meurtrier infâme.

Tous se ruèrent vers Koueng-Tchou, qui se débattit furieusement. Le
manteau de satin jaune s'empourprait dans le noble sang de Ko-Li-Tsin.
Enfin le mandarin, dépouillé de sa splendeur, apparut dans une robe de
dessous, étroite, qui se tendait sur son ventre puissant.

--Faites-lui subir la torture, et qu'il dénonce ses complices, dit le
juge. Aucun supplice ne sera assez dur pour lui.

Koueng-Tchou regarda avec mépris celui qui était son inférieur quelques
instants auparavant.

--Tu n'auras pas la joie de me faire souffrir, dit-il, car je hais mes
amis presque autant que je hais leurs ennemis. Pour échapper bientôt à
votre odieuse compagnie, je les trahirai sans attendre la torture.

--Parle donc, lâche! s'écria le magistrat.

--Voici, dit Koueng-Tchou. Il s'est formé une société révolutionnaire
dont le but est de renverser la dynastie des Tsings. Elle se nomme
la secte du Lys Bleu. De puissants bonzes en sont les chefs; ils ont
élu un empereur sous le nom de Ta-Kiang au règne aimé du ciel. Un
laboureur! ajouta le mandarin d'une voix ironique. Celui qui a frappé
Kang-Si ne porte pas son vrai costume; c'est une femme, une concubine
de Ta-Kiang. Comment a-t-elle disparu de la Salle du Repas Auguste?
Je l'ignore. Celui qui s'est fait prendre pour elle se dit poëte; il
est tout dévoué au laboureur. Le cœur de la révolte est à Pey-Tsin et
réside, sous le regard des Pou-Sahs, dans la Pagode de Kouan-Chi-In.
Vous savez tout.

Le juge médita pendant quelques instants afin de graver dans sa mémoire
les paroles du traître.

--Je vais rapporter ces aveux, dit-il, au Chef des mandarins guerriers;
et il enverra dans la Pagode de Kouan-Chi-In un Pa-Tsong suivi de
deux soldats. Vous, ajouta le juge, parlant aux gardes, enfermez dans
un cachot l'homme qui n'a point parlé. Quant à Koueng-Tchou, qu'il
subisse sans retard le supplice de la Mort Lente, selon la volonté
miséricordieuse de l'empereur.

Koueng-Tchou fut emporté, et quelques gardes se penchèrent vers le coin
où on avait poussé Ko-Li-Tsin. Ko-Li-Tsin n'était plus là.



CHAPITRE X

LES PIEDS DU PENDU


            Son âme, chassée à grand'peine de son
            corps, s'exhale autour de lui en une
            atmosphère pestilentielle;

            Et lorsqu'il sera dans la terre, entre les
            pierres de sa tombe pousseront des herbes
            empoisonnées.


Les gardes poussèrent Koueng-Tchou dans un lieu entièrement obscur.
Craignant de tomber dans quelque embûche, le traître demeura immobile.

Un homme, qui était un bourreau, entra, portant quatre lanternes. Il
les suspendit aux quatre coins de la salle, qui se révéla tout entière.

Elle était de marbre noir, carrée, peu vaste, mais au plafond élevé. A
son centre se dressait une très-haute échelle double, surmontée d'une
planchette assez longue pour qu'un homme s'y pût coucher. Du plafond
pendait un anneau noir.

Le bourreau demanda à Koueng-Tchou s'il comptait faire quelque
résistance.

--Non, dit le mandarin.

--N'importe! dit l'autre. Et à l'improviste il lança circulairement une
corde assez longue qui fit trois fois le tour de Koueng-Tchou; il avait
retenu une extrémité de la corde, il saisit l'autre au passage, tira et
noua: le mandarin était bien garrotté.

--Monte à cette échelle et assieds-toi sur la petite table, en
attendant.

--Je ne puis monter, ayant les bras liés.

--C'est juste.

D'une seule main il empoigna Koueng-Tchou, monta vingt degrés de
l'échelle et le posa sur la planchette. Cela fait, il ferma un œil,
visa de l'autre le milieu du plafond, lança un fort lacet de soie qui
passa dans l'anneau et retomba, en joignit les deux bouts, fit un nœud
coulant, le mit au cou du patient, descendit de l'échelle, la retira
vivement, et dit: Tu es pendu!

Puis il s'assit à terre, leva les yeux et reprit:

--Tu sais que ton complice s'est envolé? Oui, oui. Pour ma part,
je crois que c'est une rou-li malicieuse. La corde te gêne? tu t'y
habitueras. Si tu avais fait comme lui, tu ne serais pas ballotté entre
le plancher et le plafond. Mais ton ventre majestueux ne pouvait pas
te servir d'ailes. A propos de ton ventre, réjouis-toi, car il enflera
singulièrement tout à l'heure. Ne te remues pas tant; tu forces le
lacet à pénétrer plus avant dans ta peau. Tu vois que je suis aimable;
si l'on apprenait que je t'ai donné un conseil je perdrais ma place.
Tiens, tu es déjà bien rouge! D'ordinaire, tu dois avoir l'haleine
courte. Attends, n'étouffe pas; voici ton lit.

Le bourreau replaça l'échelle sous le mandarin, monta, desserra le
nœud et dit:--Repose-toi, honnête Koueng-Tchou. Si tu as un liang dans
ta poche, je t'apporterai une tasse d'eau. Tu ne veux pas boire? Je
comprends, tu es de mauvaise humeur. Il faut croire qu'un lacet de soie
change beaucoup le caractère, car tous ceux que je pends sont comme
toi. Mais, dit le bourreau, tu t'es assez reposé, je crois.

Il descendit de l'échelle et la retira en disant:

--Te voilà encore pendu.

Puis, s'étant assis à terre, il continua:

--Cependant, je ne crois pas que la mort par la pendaison soit plus
désagréable qu'une autre, Je ne veux parler que des morts violentes,
n'étant pas médecin, mais bourreau. Eh bien! je suis persuadé que
la strangulation est pénible. Le pouce, longuement appliqué sur la
gorge, doit faire du mal. Quant au supplice qui consiste à être coupé
en dix mille petits morceaux, je te conseille, si tu t'échappes de
mes mains (ce qui est infiniment peu probable), je te conseille de
ne pas t'y faire condamner. Les Sages l'évitent; ils préfèrent la
simple décollation, qui est rapide, étincelante et rouge. Tu aurais
dû te borner aux méfaits qui s'expient par la décollation. Allons, tu
deviens jaune maintenant? Je n'ai jamais vu d'homme aussi sensible à
la pendaison. Quand tu étais mandarin, tu devais tirer la langue en
montant l'escalier des terrasses. Me voilà, me voilà.

Il replaça l'échelle, monta et desserra le nœud.

--Écoute, vénérable Koueng-Tchou. J'ai une femme qui a été mère
plusieurs fois. Je comprends qu'on chérisse ses enfants, les garçons
bien entendu; les filles, on les vend. Le père le plus heureux en
filles est celui qui n'a que des garçons. Eh bien! donne-moi quelques
liangs, et j'irai, dès que tu seras mort, porter ton dernier salut à
ton illustre épouse et à tes glorieux enfants. Tu ne veux pas? Tu as le
foie bien dur. Quoi! tu ne désires pas que tes fils puissent un jour
se dire avec mélancolie: «Notre père pensait à nous le jour où il a
été pendu?» Tu as tort. Cependant, fais comme il te plaira. Ah! ah! tu
respires un peu plus librement et ta langue rentre derrière tes dents?

Le bourreau descendit vivement et renversa l'échelle, en disant:
«Descends au pays d'en bas, impérial Koueng-Tchou!»

Puis il alla décrocher les lanternes, regarda autour de lui s'il
n'oubliait rien, et se dirigea vers la porte en passant sous le pendu,
qui s'agitait; mais il rencontra l'échelle renversée, et, pour ne pas
faire un petit détour, mit le pied dessus.

Alors il dut se passer quelque chose d'assez inattendu, car deux heures
plus tard, lorsque des gardes entrèrent dans la salle, étonnés de la
longue absence du bourreau, ils virent deux hommes aux faces horribles,
aux langues longues, osciller l'un sous l'autre dans la nuit, le
premier ayant le cou dans un nœud coulant, le second ayant la gorge
entre les deux pieds du premier. Le pendu avait étranglé le bourreau.



CHAPITRE XI

LES AILES DU DRAGON


            Sans doute une grand renversement a eu
            lieu, car ceux qui priaient combattent et
            les Sages se sont armés de glaives.

            «Oh! oh I disent les Pou-Sahs des nuages,
            depuis quand les terrasses des pagodes
            sont-elles des champs de bataille?

            »Et quels sont ces hommes qui renversent
            les statues d'or des Dieux vénérés?»


Ko-Li-Tsin, demi-mort dans un angle obscur de la Salle de la Sincérité,
avait bientôt repris ses sens, pour souffrir de cruelles douleurs.
Il entendit un vague murmure de paroles; c'était la voix du traître
mandarin. Au nom de Ta-Kiang, Ko-Li-Tsin tressaillit et essaya de se
soulever. A travers la haie des soldats il vit Koueng-Tchou qui parlait
d'un air fier.

--Le misérable! le lâche! et je n'ai pas la force de me traîner jusqu'à
lui pour l'étrangler et lui faire rentrer sa trahison dans la gorge.
Tout est perdu. On va envoyer des soldats vers l'empereur. Que faire?
Il faudrait que Ta-Kiang fût prévenu. Hélas! je suis prisonnier et
mourant.

Il sentit une main se poser légèrement sur son épaule, tourna la tête
et, dans la pénombre, aperçut une femme qu'il lui sembla avoir entrevue
déjà.

--Tu es courageux comme un Sage céleste, murmura-t-elle; tu as souffert
plus que la mort pour ne pas me compromettre en disant la vérité. Je
veux te sauver. Traîne-toi jusqu'à cette porte pendant que les gardes
contemplent la méditation du juge et suis-moi.

--Ah! se dit Ko-Li-Tsin, c'est la femme qui m'a fait entrer dans le
coffre.

Il se traîna sur les coudes, car ses mains étaient horriblement
douloureuses,

--Se pourrait-il qu'elle me sauvât? pensait-il.

Le poëte s'était considérablement rapproché de la porte. Yu-Tchin le
soutenait en tremblant.

--Encore un effort! disait-elle; les soldats ne regardent pas, tu vas
être sauvé. Viens, pauvre meurtri! viens, je baiserai tes blessures!

Enfin ils se trouvèrent hors de la salle. Ko-Li-Tsin essaya de se
lever; il ressentait d'atroces douleurs; des sanglots lui montaient
à la gorge; mais on avait omis de lui rompre les jambes: il se tint
debout.

--Courage, cher malheureux! dit Yu-Tchin à voix basse. Atteignons vite
l'extrémité de ce couloir: on ne te cherchera pas d'abord sous cette
voûte, car on croit qu'elle n'a pas d'issue. La porte de la prison où
elle conduisait a été murée il y a longtemps sur un homme condamné à
mourir de faim.

Ko-Li-Tsin s'appuyait aux murailles et faisait des efforts surhumains
pour ne pas défaillir. Ils étaient dans une obscurité profonde, parce
que Yu-Tchin avait refermé la porte de la Salle de la Sincérité; elle
avait même prudemment poussé un verrou.

--Mais comment sortirons-nous, s'il n'y a pas d'issue? demanda
Ko-Li-Tsin à voix basse.

--Il y a une ouverture carrée qui donne sur un des lacs du palais,
dit-elle; c'est par là que je suis entrée. Un petit bateau attend sous
cette fenêtre.

--Comment ferai-je pour me cramponner aux murailles, avec les nerfs
douloureux de mes mains mutilées?

--La fenêtre est basse, tu n'auras qu'à te laisser glisser. Je passerai
d'abord, et puis je te soutiendrai; car je veux te sauver. Quand nous
serons hors d'ici je te soignerai, et quand tu seras guéri nous nous
marierons, et nous serons heureux loin des palais.

--Oui, oui, bonne créature.

Ils arrivèrent devant la fenêtre. C'était en effet une ouverture
carrée, percée très-bas dans la muraille. Elle apparaissait clairement
dans l'obscurité.

--Laisse-moi passer la première, dit Yu-Tchin. Je te tendrai les bras
afin que tu tombes doucement dans le bateau.

Elle se courba pour passer par l'ouverture, puis sauta sans hésiter.

Ko-Li-Tsin à son tour, se baissa, et, après avoir difficilement rampé,
parvint à s'asseoir sur le rebord extérieur de la fenêtre.

--Laisse-toi glisser lentement, dit Yu-Tchin.

Ko-Li-Tsin essaya un mouvement.

--Oh! non, dit-il, le mur frôlerait trop rudement la plaie cruelle de
mes reins.

--Comment faire? dit-elle avec désespoir.

--Attends.

Le poëte, s'aidant de ses coudes, se retourna et se mit sur le ventre,
puis il s'efforça de descendre. La manœuvre d'abord fut aisée; mais
lorsqu'il ne se tint plus à la fenêtre que par les coudes, il hésita;
une sorte de vertige le prenait; il sentait qu'il lui faudrait se
cramponner avec ses mains horribles, avec ses mains incapables de
saisir, et qu'il sentait, si lourdes et si douloureuses, se crisper
malgré lui.

--Tombe, disait Yu-Tchin, je te retiendrai. Ko-Li-Tsin ferma les yeux.
Il lui semblait que tout tourbillonnait autour de lui. Il se laissa
tomber, étourdi, effaré.

Au moment où son poids l'entraînait dans le lac, elle le saisit, et il
se trouva assis sur la petite banquette d'un bateau qui faisait mille
soubresauts, comme s'il eût été sur les vagues orageuses de la mer.

Yu-Tchin prit les rames et se hâta d'éloigner l'embarcation.

--Tu es sauvé! dit-elle en sanglotant de joie. Kouen-Chi-In m'a
protégée. Vois-tu, je voulais savoir ce que tu étais devenu dans le
coffre de laque, et je suis entrée dans le palais. Tout le monde
était en émoi sur les terrasses et dans les galeries; j'appris qu'on
avait voulu tuer le Fils du Ciel. Je me jetai la face contre terre en
entendant cette nouvelle. On disait aussi que le jeune homme arrêté
n'était pas celui qui avait porté le coup sacrilége; je m'informai de
son visage et de son costume; je reconnus qu'il s'agissait de toi, et
j'appris que tu étais dans la Salle de la Sincérité. Sans être vue, je
me glissai dans cette salle. Là j'ai souffert autant que toi, pauvre
innocent! je voulais me jeter aux pieds du juge pour lui demander
grâce; mais on ne m'aurait pas écoutée. J'aurais été emprisonnée
peut-être et, par suite, incapable de rien faire pour toi. Lorsque je
vis qu'on te jetait dans l'angle de la salle, à quelques pas de la
porte du couloir condamné, je conçus un vague espoir de te sauver, et,
toute tremblante, je courus détacher un bateau; je ramai vigoureusement
vers cette ouverture que je connaissais; je te rejoignis; et tu sais le
reste.

--Tu es une bonne et charmante femme, dit Ko-Li-Tsin. Je ferai des vers
à ta louange. Mais hâtons-nous de fuir, car je mourrais de chagrin si
on me séparait de toi. Peut-on sortir de la Ville Rouge?

--Il est plus aisé d'en sortir que d'y entrer, dit-elle.

Le bateau toucha le bord du lac à un point très-éloigné du palais,
et les fugitifs descendirent sur l'herbe épaisse, étoilée de fleurs.
Yu-Tchin se dirigea à travers les jardins impériaux, en soutenant
Ko-Li-Tsin; ensuite elle lui fit traverser des cours qu'il ne
connaissait pas, et ils sortirent de la ville par la porte de l'Ouest,
qui est celle des serviteurs. Ils avaient à peine franchi le pont qui
saute le fossé qu'un murmure confus leur arriva de l'Enceinte Sacrée.

--Entends-tu? dit la femme effrayée, on te cherche. Le gong vibre; la
cloche sonne, tout le palais est en rumeur. Fuyons! fuyons vite!

--Si je pouvais courir! dit le poëte. D'ordinaire je vais plus vite
qu'un cheval furieux.

Par un hasard favorable, une chaise à porteurs de louage passait à
trente pas devant eux.

--Par ici! par ici! cria Yu-Tchin. On a besoin de vous.

Les porteurs tournèrent la tête.

--La journée est finie, dirent-ils.

--Vous aurez un liang d'or, répliqua Ko-Li-Tsin.

Les porteurs s'approchèrent rapidement.

--Portez-moi vite à la pagode de Kouan-Chi-In, dit Ko-Li-Tsin en
s'asseyant sur le petit banc couvert d'une étoffe de coton bleu.

Les porteurs se mirent en route.

--Pourquoi vas-tu à la pagode? demanda Yu-Tchin, qui marchait à côté de
la chaise. Viens chez ma sœur qui est mariée; nous te soignerons toutes
deux.

--Il faut avant tout remercier le Ciel, dit le poëte.

--La pagode est fermée à cette heure.

--Je saurai me faire ouvrir, dit Ko-Li-Tsin. Mais dès que j'aurai
adressé quelques paroles à Kouan-Chi-In, qui t'a protégée, j'irai où tu
voudras.

--Oh! oui, dit-elle; tu viendras. Le bonheur ne nous quittera plus. Tu
es riche? Je ne suis pas pauvre; nous achèterons une maison loin de la
ville, avec un jardin et un lac. Nous nous aimerons toujours; jamais
nous ne resterons l'un sans l'autre; nous serons semblables aux tendres
sarcelles.

--Oui! oui! dit Ko-Li-Tsin en souriant.

            L'oiseau youen et l'oiseau youan seront
            jaloux de notre union.

            Les Sages immortels se pencheront du haut
            des nuages pour nous voir,

            Et la postérité nous offrira comme exemple
            aux époux.

Les porteurs s'arrêtèrent.

--Prends un liang d'or dans ma ceinture et jette-le à ces hommes,
dit le poëte en sortant péniblement de la chaise; maintenant soulève
le marteau de la porte que tu vois sous cette voûte, et frappe trois
coups, puis deux, puis un seul coup.

Yu-Tchin obéit. La porte s'ouvrit aussitôt.

--En haut les Mings! chuchota Ko-Li-Tsin au jeune bonze gardien de la
porte.

--En bas les Tsings! répondit celui-ci. Entrez.

Ko-Li-Tsin, suivi de Yu-Tchin, entra et dit rapidement:

--Ferme les portes. Donne l'alarme. Qu'on emplisse d'eau les fossés;
les Tigres de guerre nous suivent.

Le jeune bonze ferma la porte à triple tour et courut vers la pagode,
les bras levés.

La bonne Yu-Tchin, stupéfaite, considérait Ko-Li-Tsin qui marchait
lentement dans l'allée de marbre.

Bientôt sur l'escalier d'albâtre de la pagode parurent des Tao-Sées
portant des lanternes. Ils descendaient rapidement, puis couraient
en criant. Le Grand Bonze lui-même sortit et marcha au-devant de
Ko-Li-Tsin.

--Que s'est-il passé? demanda-t-il.

--Le sabre est sorti du fourreau, dit Ko-Li-Tsin, mais il n'est point
entré dans la poitrine. L'enfant avait la main faible. Je me suis fait
prendre à sa place, craignant que son cœur ne fût faible aussi devant
la torture.

--On t'a torturé? dit le bonze. Tu n'as rien avoué?

--Rien, dit Ko-Li-Tsin; mais le mandarin a trahi. Des soldats vont
venir s'emparer de la pagode. Il faut donc que Ta-Kiang parte. Le
Dragon a des ailes, qu'il les ouvre.

--Tu parles bien, dit le Grand Bonze, le Fils du Ciel fuira. Nous
avions prévu tous les résultats possibles de notre tentative; il y a
des chevaux à la porte du pavillon impérial. Toi, viens vers Ta-Kiang.

Ko-Li-Tsin fit un effort pour se hâter.

--Oh! qu'as-tu, malheureux? dit le Grand Bonze. On t'a meurtri à ce
point? Il faut avant tout panser tes plaies et te rendre la vie.

--Yu-Tchin se chargera de ce soin, dit le poëte; allons d'abord vers
l'empereur.

--Quelle est cette femme? dit le bonze.

--Celle qui m'a sauvé et nous a sauvés tous.

--Qu'elle soit la bienvenue!

Et le Grand Bonze, aidant Yu-Tchin à soutenir le poëte, gravit
l'escalier d'albâtre. Ils arrivèrent en peu de temps au pavillon
qu'habitait l'empereur, et entrèrent dans une belle salle peu éclairée
de quelques lanternes obscures.

--Approche, dit Ta-Kiang, après que le Grand Bonze l'eut à voix basse
prévenu de la nécessité où le Dragon se trouvait de fuir sans perdre un
moment.

Ko-Li-Tsin s'avança.

--Permets-lui de ne pas s'agenouiller, dit le Tao-Sée; il s'est fait
presque tuer pour ne pas te trahir, et il est couvert de blessures.

--Tu as fait ton devoir en serviteur dévoué, dit l'empereur; je te
récompenserai. Mais à présent écoute mes dernières paroles. Je pars,
je vais, traversant les villes et les villages sur un cheval de
bataille, soulever des peuples, entraîner des troupes à ma suite, et,
grossissant mon armée à chaque pas, je reviendrai formidable. Toi,
reste à Pey-Tsin, et sèmes-y la révolte. Donne des armes à tous les
hommes robustes. Je te nomme général de l'armée que tu auras conquise.
Aujourd'hui nous avons fait une faute. Si le sabre n'a pas atteint le
cœur de l'ennemi, c'est que le sabre avait été confié à une main faible
et indigne. Désormais que les femmes ne soient plus mêlées aux graves
travaux. J'ai parlé.

--Maître, dit Ko-Li-Tsin, si tes ordres ne sont pas exécutés, c'est que
je serai mort ou prisonnier.

Une musique guerrière se fit entendre dans le lointain.

--Voici les Tigres de guerre! s'écria le poëte; il n'est plus temps de
fuir; nous sommes perdus.

Ta-Kiang lui lança un regard courroucé.

--Ne dis jamais devant moi qu'il n'est plus temps.

--J'ai tort, répondit Ko-Li-Tsin en baissant la tête. Le Dragon est
invincible.

--Le Dragon peut être vaincu par le Dragon, dit le bonze; hâte-toi,
Ta-Kiang! je te suivrai; car à ma voix les couvents et les pagodes se
lèveront. Les soldats viennent du côté de l'Est, ajouta le Tao-Sée;
fuyons par la porte occidentale. Toi, Ko-Li-Tsin, détends la pagode,
occupe les soldats afin qu'ils ne nous poursuivent pas.

--Oui, dit le poëte.

--A présent, au revoir! Tu verras bientôt flotter la bannière du Lys
Bleu.

L'empereur et le Grand Bonze descendirent les trente-deux marches d'un
étroit escalier, montèrent à cheval et s'éloignèrent au galop, suivis
d'une petite troupe de cavaliers armés qui portaient des lanternes.

--Puissent-ils bientôt revenir sous les longs plis glorieux de
l'étendard des Mings! dit Ko-Li-Tsin.

Cependant la musique guerrière, qui s'était tue un instant, éclata
soudain à peu de distance. On entendait aussi un bruit de pas réguliers
et nombreux.

--Allons! dit le poëte à Yu-Tchin, qui le suivait toujours, inquiète et
étonnée, allons, bonne créature, aide-moi à marcher, afin que je puisse
donner des ordres et préparer la défense.

--Mais, dit Yu-Tchin, tu n'es donc pas un marchand de sabres?

--Non.

--Ah! dit Yu-Tchin. Qu'es-tu donc?

--Poëte et conspirateur, dit Ko-Li-Tsin en riant.

--Ah! dit Yu-Tchin.

Puis, elle ajouta:

--Veux-tu me permettre de panser tes plaies?

--Non, les nouvelles blessures guériront les anciennes.

Yu-Tchin se mit à pleurer.

--C'était bien la peine de te sauver de la mort, dit-elle, si tu veux
encore t'exposer à mourir!

--Sois tranquille, Ko-Li-Tsin a la vie dure.

--S'il ne meurt pas, reprit Yu-Tchin, il sera tellement mutilé qu'il
emploiera des siècles à se guérir et ne m'épousera jamais!

--Mort ou vif, Ko-Li-Tsin tiendra sa promesse.

Yu-Tchin essuya ses larmes. Ils étaient revenus sur la terrasse.

--Frappe ce gong de toute ta force, dit le poëte.

Yu-Tchin obéit: les bonzes accoururent.

--Voici mes soldats, dit Ko-Li-Tsin. Avez-vous exécuté mes ordres?

--Les fossés sont pleins d'eau, répondirent les Tao-Sées; les portes de
fer sont bien closes, et chacun de nous est armé d'une hache et d'un
sabre.

--Combien d'hommes êtes-vous?

--Nous étions trente; dix d'entre nous sont partis avec l'empereur.

--La victoire est impossible; mais que la résistance soit longue. Toi,
Yu-Tchin, monte sur la plus haute terrasse de la pagode et suis des
yeux la fuite des lanternes qui accompagnent l'empereur. Quand tu les
verras courir dans la plaine, tu viendras me prévenir.

Yu-Tchin, résignée, s'éloigna.

--Les soldats franchiront le fossé en un bond, continua Ko-Li-Tsin,
pâle et s'appuyant au mur; allez donc enlacer aux troncs des cèdres
de traîtresses cordes habilement emmêlées, afin que nos ennemis s'y
embarrassent les jambes et se prennent comme des mouches en des toiles
d'araignées.

Un coup de marteau retentit sur la porte de bronze.

--Bien! ils attaqueront d'abord la porte de l'Est. A votre besogne!
qu'un seul reste près de moi pour m'empêcher de tomber, et hâtez-vous
pendant que je parlementerai avec les soldats.

Ko-Li-Tsin se fit porter devant la porte, qu'un second coup de marteau
ébranla.

--Qui frappe ici après les heures prescrites? Qui vient troubler d'un
bruit sacrilége le repos glorieux de la miséricordieuse Kouan-Chi-In?

--Ouvrez! cria le Pa-Tsong, c'est le Dragon à Cinq Griffes qui heurte.

--Le Dragon est-il blessé? le Ciel a-t-il besoin du secours du Ciel? En
ce cas, je vais tirer de leur pur sommeil les Tao-Sées rigides, et ils
se mettront en prières.

--Le Dragon se porte bien, malgré vos criminelles tentatives, et il
vient faire sentir ses griffes aiguës à la chair des coupables.

--Ne cherche pas les coupables parmi les Sages qui servent Kuan-Chi-In;
tu ne les trouverais pas.

--Ouvre donc, en ce cas. Si les coupables ne sont pas dans la pagode,
pourquoi hésites-tu à ouvrir?

--Parce qu'un Tao-Sée doit du respect à la Mère de la Sagesse.

--Ta-Kiang, le rebelle, est ici! cria le Pa-Tsong; livre-le et je te
laisserai la vie, bien que j'aie ordre de vous exterminer tous.

--Tu offenses les Pou-Sahs; je ne veux pas m'associer à ton crime, dit
Ko-Li-Tsin en se retirant.

Les Tigres de guerre poussèrent des cris sauvages et trépignèrent sur
les dalles.

--Cernez la pagode, dit le chef, et entrez tous malgré portes et fossés.

--Cerne, cerne, il n'est plus temps, murmura Ko-Li-Tsin.

Il revint sur la première terrasse; les bonzes se réunirent autour de
lui.

--Que faut-il faire, maître?

--Montez sur la seconde terrasse, répondit Ko-Li-Tsin, car il est
impossible de défendre la première. L'escalier d'albâtre est si large
que nous tous, sur une même ligne, n'en fermerions pas l'entrée. Celui
qui mène à la plate-forme que nous allons occuper est intérieur et
étroit; nous en fermerons la porte et nous pourrons résister pendant
quelques instants.

Ko-Li-Tsin et les bonzes envahirent la deuxième plate-forme.

Les soldats avaient franchi le fossé; mais ils s'embarrassèrent dans
les cordes tendues entre les cèdres, et Ton entendait monter de toutes
parts leur cri rauque et bestial.

--Démolissez les balustrades, dit Ko-Li-Tsin, et entassez leurs débris
de distance en distance.

Les bonzes levèrent leurs haches et frappèrent les délicates
sculptures. Une blanche poussière de marbre neigea autour d'eux.

Les assaillants s'étaient dégagés à coups de sabre des liens de soie
qui avaient entravé leur marche; ils s'avançaient avec précaution,
craignant quelque nouvelle embûche.

Un Tao-Sée, plus âgé que les autres, s'approcha de Ko-Li-Tsin.

--Maître, dit-il, je vais sans doute mourir ici; il faut que je
t'apprenne où se cache le précieux trésor de la pagode. Les richesses
qu'il enferme appartiennent maintenant à Ta-Kiang. Pendant son
absence, tu peux les employer à le servir. Écoute donc: dans le socle
de la statue de Kouan-Chi-In une porte s'ouvre sur l'escalier d'un
souterrain....

Une flèche siffla à l'oreille de Ko-Li-Tsin. Le Tao-Sée, frappé à la
tempe, tomba en arrière et mourut sans un cri. Son bras déjà roide
tendait à Ko-Li-Tsin deux clefs d'or.

Le poëte se baissa, prit les clefs de ses mains sanglantes et les cacha
dans sa ceinture.

Les Tigres de guerre avaient gravi l'escalier d'albâtre et hurlaient
au pied de la pagode. Une nuée de flèches s'envola de leurs arcs bien
tendus et vint égratigner les murs de porcelaine, par-dessus la tête
des assiégés. Au même moment, la lune éclaira une avalanche tumultueuse
de pierres et de marbre, dont la blancheur s'ensanglantait dans les
épaules brisées et dans des crânes rompus.

--Bien! dit Ko-Li-Tsin; ils détériorent nos murailles, mais nous
cassons leurs têtes.

Des gémissements se mêlaient aux cris de rage des assaillants.

--Jetez ce qui vous reste de projectiles avant qu'ils soient revenus de
leur frayeur! cria Ko-Li-Tsin.

Une seconde avalanche tomba sur le dos des soldats, inclinés vers leurs
compagnons blessés. Plusieurs ne se relevèrent pas.

Ko-Li-Tsin se pencha et regarda joyeusement le champ de bataille.

--Les Tigres de guerre ont les griffes coupées, dit-il.

Une flèche vint le piquer à l'épaule.

--Et ils mordent mal, ajouta-t-il en arrachant avec ses dents la
flèche, qu'il cracha aux soldats.

--Femelle d'âne! cria le Pa-Tsong à celui qui avait lancé la flèche;
ne tire pas sur celui-là; nous avons ordre de le prendre vivant. Le
bourreau se chargera de lui. Mais enfonçons les portes et escaladons
les murs.

Les Tigres de guerre se ruèrent sur la pagode; des coups de hache
ébranlèrent les portes en bois de fer, et les parois du monument se
couvrirent de corps agiles qui, s'accrochant aux saillies des colonnes,
montaient rapidement.

Ko-Li-Tsin était anxieux.

--Nous n'avons plus rien à leur jeter, disait-il.

Il regarda autour de lui: il ne vit que les colossales statues dorées
des Dieux, immobiles, de loin en loin, sur des piédestaux incrustés de
turquoises.

Les portes craquaient lugubrement. On entendait la respiration
haletante des soldats qui approchaient. Le poëte regarda les Dieux
tranquilles: il semblait leur demander conseil. Tout à coup il s'élança
vers l'un d'eux, et, oubliant ses blessures, le poussa violemment des
mains et des genoux. Le Dieu s'inclina vers l'ennemi, lui montrant sa
large face souriante, puis, bloc terrible détaché de son piédestal,
s'abattit pesamment, et les corps qu'il rencontra furent aplatis sur
les dalles de marbre.

--Ah! ah! cria Ko-Li-Tsin aux bonzes, le Ciel nous vient en aide!
Suivez mon exemple. Vous n'avez plus de pierres? jetez des Dieux aux
soldats de l'empereur.

Les bonzes s'arc-boutèrent aux socles des statues et bientôt de mainte
partie de l'édifice descendit une masse énorme et brillante.

Les soldats restaient atterrés sous cette pluie formidable de Dieux
d'or. Le plus profond silence régnait parmi eux. Aucun gémissement ne
s'élevait, car ceux qui étaient atteints ne criaient plus.

Cependant, après quelques instants d'effroi, les Tigres de guerre
reprirent courage, recommencèrent l'ascension, et bientôt des
mains s'accrochèrent aux rebords de la terrasse. Les premières
furent abattues à coup de haches; mais un soldat mit le pied sur
la plate-forme. Un bonze, s'élançant vers lui, l'enlaça; ils
luttèrent quelques minutes au bord de la terrasse; puis, s'entraînant
mutuellement, roulèrent ensemble sur les piques aiguës des Tigres de
guerre. D'autres soldats succédèrent au premier, et Ko-Li-Tsin, appuyé
à la muraille, se disait: «Je suis à bout.» Ses blessures, aggravées
par la fatigue, saignaient. Il sentait ses forces et sa vie s'en aller
avec son sang; ses yeux troublés ne distinguaient plus les bonzes des
guerriers impériaux. Alors une voix tremblante, la voix de Yu-Tchin,
dit à son oreille: «Tes amis sont sauvés; ils courent dans la plaine.»

--Ah! dit Ko-Li-Tsin en fermant les yeux.

Il entendit encore les cris de triomphe des Tigres de guerre et les
soupirs des bonzes égorgés. Puis il s'évanouit entre les bras des
soldats qui le chargeaient de chaînes.



CHAPITRE XII

L'HÉRITIER DU CIEL


            La lune monte vers le cœur du ciel
            nocturne et s'y repose amoureusement.

            Sur le lac lentement remué, la brise du
            soir passe, passe, repasse en baisant
            l'eau heureuse.

            Oh! quel accord serein résulte de l'union
            des choses qui sont faites pour s'unir!

            Mais les choses qui sont faites pour
            s'unir s'unissent rarement.


La nuit emplissait la Salle du Repas Auguste lorsque Yo-Men-Li,
cachée dans les longs plis de la nappe de satin, se réveilla de son
évanouissement.

--Où suis-je? dit elle en regardant avec effroi l'obscurité. Dans un
affreux cachot, sans doute.

Elle tâta le sol, en craignant de poser la main sur une boue humide ou
sur quelque reptile flasque. Elle sentit la fraîcheur lisse des dalles
d'albâtre et de la soyeuse étoffe qui traînait à terre.

--Que s'est-il passé? dit-elle. L'empereur était sur son trône de
bronze. Calme, il rêvait. Moi, je l'ai frappé d'un sabre aigu. J'avais
du sang dans les yeux; j'avais peine à voir clair. Le Fils du Ciel
s'est levé avec un effroyable fracas d'orage; j'ai pensé que le
tonnerre venait défendre l'empereur. Mais ensuite je ne me souviens
pas. Pourquoi ne m'a-t-on pas enchaînée? Pourquoi ne m'a-t-on pas tuée?
Ah! s'écria-t-elle en se levant brusquement, j'ai entendu le mandarin
demander grâce. Le mandarin nous a sans doute trahis. Il faut que
j'avertisse Ta-Kiang. Il faut qu'il fuie.

Elle fit quelques pas, les bras étendus.

--Hélas! dit-elle, comment se diriger, aveugle, dans un lieu inconnu?

Tout à coup elle poussa un cri étouffé, se rejeta en arrière, puis
demeura immobile; les rapides battements de son sang faisaient à ses
oreilles comme un bruit de pas lointains. Qu'avait-elle donc vu? Sur
le sol, une chose informe, phosphorescente, brillait sans éclairer. Et
Yo-Men-Li fixait sur cette chose un regard plein d'épouvante.

--Me voilà redevenue une enfant sans courage, dit-elle. J'ai peur, je
n'ai plus mon cœur de jeune garçon, je suis une femme qui tremble pour
sa vie inutile, et j'oublie Ta-Kiang. Au lieu de courir le prévenir du
péril, je reste ici sans souffle. Peut-être dans ce moment des soldats
se dirigent vers sa retraite; ils vont l'arrêter, le tuer. Oh! quand je
devrais mourir, je vaincrai cet effroi qui me glace.

Yo-Men-Li se précipita sur la chose luisante et y posa les mains;
elle faillit s'évanouir en sentant des écailles humides et froides;
cependant elle ne retira pas ses doigts.

--Si c'est un monstre venu de l'empire des Ye-Tioums, qu'il me dévore
tout de suite, pensa-t-elle.

Mais soudain elle s'écria:

--C'est le poisson coupable, le complice de mon crime!

Et elle se recula vivement; mais le plat d'or que son pied heurta
rebondit sur les dalles et un bruit métallique éclata dans l'obscurité.

Yo-Men-Li s'enfuit, égarée.

--Je veux sortir de cette salle, soupira-t-elle, car toutes les
terreurs y habitent.

Elle atteignit la muraille et chercha frénétiquement une issue; un
lourd rideau s'écarta sous sa main; palpitante, elle se précipita hors
de la Salle du Repas Auguste.

Une clarté presque insensible emplissait la chambre où Yo-Men-Li venait
d'entrer; c'était une lumière vague, indécise, n'éclairant rien, mais
blanchissant doucement l'obscurité; on eût dit de la neige sous une
nuit noire: la lune s'était levée et caressait faiblement les fenêtres
où s'enchâssaient entre des nervures d'or des coquillages nacrés aux
pâles transparences.

Yo-Men-Li avança d'un pas ferme; mais le claquement de ses semelles sur
le sol lui fit peur.

--S'il y avait des hommes dans cette chambre, pensa-t-elle, des hommes
endormis qui s'éveilleraient brusquement! oh! combien leur effroi
serait moins violent que le mien!

Elle retint son souffle et marcha lentement. Parfois elle frôlait
le ventre rebondi d'un grand vase de porcelaine ou le rebord d'une
balustrade de laque. Soudain le bruit de ses pas s'éteignit; elle
foulait un épais tapis de fourrures: sans s'en apercevoir elle
avait pénétré dans une autre salle. Elle s'arrêta, épouvantée: elle
voyait de toutes parts, dans les murailles, des yeux flamboyants qui
la regardaient avec courroux; on eût dit d'une troupe innombrable
d'affreux oiseaux aux prunelles lumineuses, perchés sur des buissons
noirs.

Yo-Men-Li cacha son visage dans sa main.

--J'ai versé le sang du Ciel, murmura-t-elle; j'ai vu sur la poitrine
auguste une larme rouge au milieu des pierreries; voici les Pou-Sahs
terribles qui demandent vengeance. Oh! Ta-Kiang! Ta-Kiang!

Pour calmer son cœur elle pensa au fier regard et au front superbe de
celui qu'elle adorait.

Elle releva la tête; les yeux dans les murailles brillaient toujours.
Cependant elle vit un large espace complètement noir. Baissant les
paupières et étendant les mains, Yo-Men-Li se dirigea rapidement
vers lui. C'était une porte. La jeune fille en écarta les draperies
moelleuses, puis elle resta immobile sur le seuil.

La lune éclatait, bleue et claire, de l'autre côté du rideau; mais ce
n'était pas une chambre qu'elle éclairait; c'était un lac. Yo-Men-Li
vit distinctement des roseaux et des bambous se refléter dans l'eau
pure, des saules fins y tremper leurs branches, et des nénuphars
entr'ouvrir leurs coupes blanches à sa surface. Plus loin elle vit
un pont léger qui se courbait; et, auprès des rives, des cormorans
dormaient, un pied dans l'eau.

--Il me faudra donc revenir en arrière et traverser de nouveau ces
salles effrayantes, dit Yo-Men-Li avec désespoir.

Elle tourna la tête et vit les yeux farouches qui brillaient comme des
étoiles rouges.

--Oh! non; j'aime mieux mourir tout de suite.

Laissant retomber la draperie, elle descendit la pente de la berge et
avança sa tête, qui se refléta dans l'eau.

--Ta-Kiang! soupira-t-elle.

Et, prise de vertige, elle s'élança, faisant fléchir les roseaux et
tomber de clairs diamants qui roulèrent sur le lac. Mais son pied
rencontra une surface solide. Le lac n'était qu'un vaste miroir, fait
d'acier lumineux.

--Quoi! dit Yo-Men-Li, l'eau elle-même me repousse et la mort ne veut
pas de moi!

Tout affolée par le miracle, elle courait en sanglotant parmi les
roseaux et les bambous de satin.

--Il faut pourtant que je sorte du palais! s'écria-t elle en s'arrêtant
subitement; il s'agit bien de mourir inutile et criminelle! Il faut
sauver Ta-Kiang: ma vie n'est pas à moi.

Elle se dirigea, haletante, vers le petit pont d'albâtre découpé et
monta quelques marches où se tordaient des branchages de corail aux
fleurs de topaze.

--J'arriverai peut-être dans le jardin impérial, dit-elle.

Elle marcha sans hésitation. Mais, de l'autre côté du pont, elle se
retrouva dans l'obscurité. Elle entendit un mugissement sourd, pareil
au murmure d'une cascade lente ou aux vibrations lointaines d'un gong.

--Où suis-je? Hélas! dans le palais encore, et les soldats sont en
marche sans doute, et je n'arriverai pas avant eux, et Ta-Kiang sera
perdu!

Elle se mit à pleurer silencieusement, puis une autre terreur l'envahit.

--Je suis peut-être dans la chambre du Fils du Ciel! Si j'allais le
voir apparaître avec sa poitrine sanglante et son visage terrible! Oh!
je mourrais d'épouvante. Je ne veux pas le voir, l'empereur courroucé.

Elle marcha rapidement devant elle. Ses pas légers éveillaient un bruit
lourd et profond. Yo-Men-Li crut que toute une armée de guerriers
aux cuirasses de bronze s'était levée derrière elle. Elle poussa un
cri d'agonie et se mit à courir, éperdue, au milieu du tumulte qui
grossissait formidablement.

Soudain, en face d'elle, un rideau s'écarta, laissant passer un flot
de clarté. Éblouie, la jeune fille chancela. Elle allait tomber sur le
rude sol, lorsqu'un bras rapide la saisit et l'emporta.

Quelques instants après, le front baigné d'eau parfumée, le corps
enveloppé de fourrures et enfoncé dans des coussins, Yo-Men-Li ouvrit
ses yeux encore voilés de larmes et les promena lentement autour d'elle.

Elle se trouvait dans une chambre somptueuse, qu'éclairaient quatre
lampes de porphyre posées sur des trépieds de bronze. Les murs, jusqu'à
la moitié de leur hauteur, étaient revêtus d'une épaisse couche de
laque noire où mille réseaux d'or formaient des cadres irréguliers, et,
dans ces cadres, des tortues à la carapace couleur d'azur traînaient
de longues queues en fils d'argent, des grues aux pieds grêles
poursuivaient des mouches d'émeraude, des oisillons aux ailes écartâtes
serraient dans leurs griffes d'or des branches transversales. Et des
jonques passaient sur des lacs bleus, et des guerriers grimaçaient
devant des tigres furibonds. La partie supérieure des murailles
était voilée d'un satin pur où des broderies éclataient. Au plafond
s'entre-croisaient bizarrement des poutres rouges, vertes, dorées.
Yo-Men-Li vit encore, sur un socle de jade vert, deux chiens monstrueux
en cuivre jaune; debout sur leurs pattes de devant, la tête entre les
pattes, montrant deux gros yeux de porcelaine, la queue hérissée en
un fantastique panache, ils soutenaient sur leurs pattes de derrière
une large étagère où bruissaient lumineusement de grandes coupes d'or
pleines de pierreries. Entre des portes fermées de lourdes draperies,
d'immenses vases de porcelaine renflaient leurs flancs polis; enfin,
au milieu de la chambre, une table de laque rouge déroulait ses formes
rares. Elle semblait une ceinture de brocart écarlate qui, laissant
à terre un de ses bouts ployé, se lèverait comme un serpent, puis,
formant un angle brusque, s'étendrait horizontalement pour redescendre
bientôt, et enfin remonter en deux degrés d'escalier dont le dernier,
restant suspendu, se terminerait par l'enroulement de l'autre bout de
la ceinture. Sur le plus haut degré était posé un vase où trempaient de
larges pivoines, sur l'autre un plat chargé de fruits mûrs; la tablette
horizontale portait une pierre à broyer, un bâton d'encre, les Quatre
Livres et un porte-pinceau taillé dans une pierre fine.

Yo-Men-Li regardait vaguement, sans se rendre compte de ce qu'elle
voyait. L'atmosphère doucement tiède de la chambre l'engourdissait.
Elle était couchée sur le banc d'honneur; près d'elle une grande
cigogne d'argent laissait pendre de son bec deux lanternes de verre
dépoli. La jeune fille, toujours effrayée, considérait ce grand oiseau.

--Es-tu bien ou mal, pauvre petite? dit une voix à ses pieds. Tu étais
si froide tout à l'heure que je t'ai crue morte pour toujours.

Yo-Men-Li tressaillit et baissa la tête vers un jeune homme accroupi
non loin d'elle et qui lui souriait.

--Qui es-tu? dit-elle, tremblante.

--Est-ce que je te fais peur? dit le jeune homme d'une voix douce. Je
suis le prince Ling, quatrième fils du grand Kang-Si, et je n'ai pas le
cœur cruel.

--Le fils de Kang-Si! s'écria Yo-Men-Li, en mettant ses mains sur ses
yeux.

--Tu ne veux pas me voir? dit le prince en se dressant. Kang-Si est
un empereur glorieux et bon. Pourquoi ne veux-tu pas voir le fils de
Kang-Si?

La jeune fille leva sur lui ses beaux yeux sauvages et humides. Le
prince Ling paraissait n'avoir pas plus de dix-sept ans. Son visage
à l'ovale pur était olivâtre et limpide. Ses longs yeux, pleins de
passion, étincelaient fièrement. Sa bouche ressemblait aux pêches
d'automne. Il portait une robe de satin jaune brodée d'or, et le Dragon
Impérial ouvrait ses ailes sur sa poitrine.

--Mais toi-même, qui es-tu, cher petit frère? reprit le prince, qui
regardait en souriant les vêtements menteurs de Yo-Men-Li. Dis-moi
pourquoi tu es ainsi vêtue, et pourquoi tu étais à cette heure dans la
Salle d'Airain, faisant un tapage si épouvantable? Ne voulais-tu pas me
tuer, comme on a voulu tuer aujourd'hui mon père bien-aimé?

La jeune fille frissonna; mais le prince lui riait si doucement qu'un
peu rassurée, elle pensa: «Il faut cacher l'émoi de mon cœur et user
d'artifice. Ce jeune homme me fera sortir du Palais.»

--Laisse-moi, dit-elle, m'agenouiller devant toi et te rendre l'hommage
qui t'est dû.

--Regarde-moi avec des yeux moins sombres: ainsi tu caresseras mon cœur
plus agréablement que par un salut.

Yo-Men-Li s'était levée, écartant les fourrures qui l'enveloppaient.

--Je dois m'humilier devant l'Héritier du Ciel, dit-elle, devant le
maître futur de l'Empire.

Le jeune homme s'assit sur le banc d'honneur, et, prenant les mains de
Yo-Men-Li, il l'attira près de lui.

--Laisse-moi tenir tes petites mains et parle-moi avec ta douce voix
d'oiseau. Je serai plus honoré que si tu frappais le sol de ton front.

Yo-Men-Li, frémissante, n'osait pas retirer ses mains.

--Tu ne sais donc pas, adorable amie, continua le prince Ling, que
si tu étais entrée ailleurs que chez moi on t'aurait emprisonnée et
torturée pour savoir ce que tu faisais la nuit dans le Palais Sacré?
Je suis bien heureux que le Pou-Sah des rencontres t'ait conduite vers
moi. Dis-moi qui tu es, et je serai plus glorieux qu'un immortel.

La jeune fille essaya de se dégager.

--Grand Prince, dit-elle, je ne dois te parler qu'à genoux.

--Oh! non, dit-il; si tu te mettais à genoux devant moi j'aurais envie
de pleurer, comme si je voyais la claire lune tombée sur la terre. Dis
ton nom, je l'écouterai avec recueillement.

Yo-Men-Li était émue et confuse; jamais on ne lui avait parlé ainsi.

Si Ta-Kiang me disait cela, pensa-t-elle, je mourrais de délices.

L'héritier du Ciel attendait, la regardant tendrement.

--Je suis coupable, dit Yo-Men-Li. J'ai voulu, curieuse et sacrilége,
voir la Ville Mystérieuse. J'ai revêtu les habits de mon jeune frère;
je me suis introduite dans le Palais à la suite d'un cortége; mais,
juste châtiment de mon crime, je me suis égarée dans la nuit effrayante.

--Chère criminelle! dit le prince Ling, en caressant doucement le cou
de Yo-Men-Li, si un autre que moi savait cela, on ferait bien mal à
ce joli cou, pareil au jade laiteux; moi, pour le punir, je vais le
charger d'une lourde chaîne.

Le jeune homme retira de son cou un collier en perles de Tartarie,
et le plaça sur les épaules de Yo-Men-Li. Le collier retombait trois
fois vers la poitrine de l'enfant. Elle était adorable au milieu de
ces fourrures éparses et de ces lueurs de perles, avec son beau visage
inquiet et fier.

Le prince la regardait, stupéfait et ravi.

--Comme tu es belle! disait-il. Je ne peux pas croire que tu sois une
femme. Tu es une rou-li. Tu vas disparaître, te changer en oiseau,
t'envoler et me laisser seul, pour toujours désespéré. Écoute: Mon père
veut que je choisisse des épouses, car j'ai dix-sept ans. Chaque matin
on conduit vers moi des jeunes filles choisies parmi les plus nobles et
les plus belles de l'Empire. Je les regarde avec indifférence. Mon cœur
reste froid, et mon père bien-aimé me réprimande. Je n'ai jamais aimé
aucune femme; mais, ce soir, j'ai choisi mon épouse, et demain, à son
réveil, mon père sera heureux.

--Non! dit Yo-Men-Li avec terreur, non, magnanime prince, je ne puis
être ton épouse: je suis fiancée depuis longtemps.

--A qui? à qui? s'écria le jeune homme en pâlissant. Tu ne peux être
fiancée; tu ne l'es plus, puisque je t'aime! Personne ne viendra
te disputer à moi. Quel est celui qui t'aime? continua-t-il en
fronçant les sourcils, je le tuerai; si tu neveux pas dire son nom,
j'exterminerai tous les jeunes hommes de l'Empire, et quand nous serons
seuls, enfin tu seras libre!

--Je suis fiancée, mais je ne me marierai pas, dit Yo-Men-Li avec un
soupir où il y avait des larmes.

Le prince se méprit sur le sens de cette parole.

--Pardon, dit-il avec un regard plein de soumission suppliante. Je
t'ai parlé durement, à toi! Mais tu me disais des choses cruelles. Tu
seras mon épouse, la seule, entends-tu bien, et, plus tard, je te ferai
impératrice rayonnante, et je t'adorerai sans fin.

--Ta-Kiang, pensait Yo-Men-Li, pourquoi n'as-tu pas le cœur de ce jeune
homme?

Le prince avait les yeux humides et souriait.

--Tu ne souffres plus, au moins? dit-il. Tu es si pâle! Comme tu as
eu peur, pauvre petite, toute seule dans la nuit. Si j'avais su que
tu étais dans le palais! Mais, dis, veux-tu que je te fasse voir
les merveilles de la Ville Rouge? Viens, tu prendras tout ce que tu
trouveras beau. Non, tu ne veux pas. Tu es lasse, veux-tu dormir? Je
mettrai mon bras sous ta tête, et je ne bougerai pas.

--Je veux partir, s'écria Yo-Men-Li en se levant brusquement. Grand
prince, tu es bon; indique-moi la route; fais-moi sortir d'ici!

--Oh! non, dit le prince avec inquiétude; tu ne partiras pas. Ta seule
présence a bouleversé mon âme. Je suis transformé, comme un ciel noir
où se lève la lune. Ne me replonge pas dans l'ombre; je ne pourrai plus
y vivre. Je veux rester éternellement lié à toi, comme la lumière au
soleil.

--Laisse-moi partir, dit Yo-Men-Li, fiévreuse; ma mère mourrait
d'inquiétude en ne me voyant pas revenir; mon père me tuerait à mon
retour, et ma mémoire serait déshonorée!

--Non; car demain des envoyés glorieux iront dire à tes parents que tu
vas être l'épouse du prince Ling.

--Nous ne nous sommes pas rencontrés selon les rites, dit la jeune
fille; le Fils du Ciel ne consentira pas à notre mariage.

--Si, méchante enfant! Mon père ne me laissera pas souffrir; car il
m'aime. Mais toi, tu ne m'aimes pas, tu me détestes; tes regards
tombent sur moi froids et courroucés.

--Je t'aimerai si tu me laisses partir.

--M'aimer? Tu ne m'as même pas appris ton cher nom.

--Mon nom de famille est Yo; mon nom de mère, Men-Li.

--Yo-Men-Li! dit le prince en fermant les yeux.

--Montre-moi la route, dit la jeune fille.

--Oh! mauvaise! mauvaise! Tu dis que tu m'aimeras? dis-tu vrai? Je
ferai ta volonté pour que tes yeux deviennent doux en me regardant.
Mais tu ne m'aimeras pas, tu t'enfuiras, tu te cacheras; je ne te
verrai plus et je mourrai de douleur.

Le prince posa son visage dans ses mains; des larmes coulaient entre
ses doigts.

--Non, dit Yo-Men-Li; je reviendrai, je ferai ce que tu voudras, je
t'aimerai, je serai ton esclave.

--Vraiment? s'écria le prince, tu m'aimeras et tu reviendras vers moi?

Il la saisit dans ses bras et l'étreignit contre sa poitrine à
l'étouffer; mais Yo-Men-Li se déroba vivement. Le prince s'appuya à la
muraille, défaillant.

--Partons, dit la jeune fille.

--Jure-moi que tu reviendras? soupira-t-il.

--Tu me reverras demain à la dixième heure; je le jure sur les
cercueils de mes ancêtres. D'abord, pensait-elle, il faut sauver
Ta-Kiang.

--Attends, dit le prince, mets cette robe d'hermine sur tes épaules,
car la nuit est froide; puis je t'obéirai. Le cœur pâle de tristesse,
je te conduirai où tu voudras.

Le prince fit entrer les petites mains de Yo-Men-Li dans les larges
manches de la robe d'hermine, et boucla l'agrafe d'or sur la poitrine
de l'enfant; puis il alla dans une chambre voisine, qui était la Salle
du Sommeil. Une ouverture ronde percée dans la muraille laissait
apercevoir cette chambre, éclairée d'un jour bleuâtre. Le prince Ling
reparut bientôt, suivi d'un eunuque vêtu de rouge.

--Ne crains rien, dit-il à Yo-Men-Li, cet homme est moins qu'un chien,
car il est muet.

L'eunuque prit les lanternes au bec de la cigogne et ouvrit dans le mur
de laque une petite porte invisible.

--Allons, dit Yo-Men-Li.

--Appuie-toi sur moi, dit doucement le prince, je t'en supplie.

Elle posa sa main sur l'épaule du jeune homme. L'eunuque éleva les
lanternes et passa devant. Ils s'engagèrent dans une longue galerie
contournée, qui déboucha dans un vestibule où se hérissaient des lions
et des monstres sculptés.

--Demain, disait le prince, je donnerai une grande fête. Je conduirai
vers mon père la belle Yo-Men-Li, et mon père lui sourira.

--Revoir Kang-Si! pensait Yo-Men-Li en tremblant.

Ils arrivèrent sur les terrasses, dont la lune changeait l'albâtre en
neige. Ils descendirent un grand escalier, sous la clarté douce de la
nuit. Le prince tournait la tête pour voir Yo-Men-Li, et appuyait sa
joue à la petite main posée sur son épaule. Après avoir franchi la
porte du Ciel Serein, ils traversèrent de longues cours, suivirent de
longues rues, et arrivèrent au rempart. L'eunuque réveilla les soldats,
la grande porte fut ouverte, le pont fut abaissé.

--A la dixième heure, demain, dit le prince, tu viendras et tu
m'aimeras, n'est-ce pas, Yo-Men-Li?

--Tu as mon serment, dit-elle.

Le prince l'attira dans ses bras, et, penchant son visage vers le front
parfumé de la jeune fille, il le respira longuement comme une fleur
précieuse.

--A présent je suis mort, dit-il, tu emportes ma vie. Va, l'eunuque
t'éclairera jusqu'à ta maison. Où est-elle?

--Dans l'Avenue de l'Est.

Le prince fit un signe. L'eunuque lui donna une des lanternes et se mit
à marcher devant Yo-Men-Li.

--Je suis fou, disait le prince en les regardant s'éloigner: je laisse
partir mon bonheur.



CHAPITRE XIII

ROSES, PERLES, PLEURS


            Il avait naguère autant de rêves qu'il
            y a de fleurs de pêcher sur la colline
            orientale;

            Mais maintenant son front n'a plus qu'une
            pensée,

            Comme une porcelaine blanche où trempe une
            pivoine.


Le prince Ling suivit Yo-Men-Li des yeux aussi longtemps qu'il put
la voir. Lorsqu'elle eut disparu avec l'eunuque il rentra lentement,
rêveur.

--J'étais un guerrier dans une plaine brûlante, écrasé sous le poids de
son armure en corne noire; mais soudain un serviteur inconnu m'enlève
ma lourde cuirasse, un vent parfumé souffle de l'est, et je pense qu'à
l'été lourd succède le tiède printemps.

Il remonta les escaliers des terrasses. Le regard levé vers la lune, il
souriait et murmurait:

--Yo-Men-Li! Yo-Men-Li!

Revenu dans sa chambre, où brûlaient les quatre lampes odorantes, il
jeta les yeux sur le poëme qu'il composait avant l'arrivée de la jeune
tille.

--Ah! ah! Voilà ce que j'écrivais avant de l'avoir vue. Il n'y a pas
une heure que je la connais, et pourtant je n'écrirai plus jamais rien
de semblable; je ne saurais même pas finir le vers commencé. Celui
qui me verra désormais ne reconnaîtra pas le prince Ling; comme le
voyageur qui trouve au retour son champ inondé par le fleuve se dit:
«Ce lac brillant sous le ciel peut-il bien être la plaine féconde où
se dressaient autrefois les grands épis?» Ainsi mes amis s'étonneront
devant moi.

Le prince froissa le papier où s'alignaient ses vers anciens.

--Aux Ye-Tioums l'étude, la morale et les sages maximes! Grands
philosophes que je vénérais, je vous quitte; vous n'êtes plus mes
conseillers ni mes maîtres; mon cœur ne peut contenir désormais que la
joie ou le désespoir.

Le prince trempa un pinceau dans l'encrier et écrivit sur une page
blanche:

            J'étais pareil à un pavillon inhabité au
            milieu d'un lac glacé par l'hiver.

            Sous le ciel noir, lourd de pluie, dans
            les arbres grêles et dépouillés, les
            oiseaux, gonflant leurs plumes, dormaient
            tristement, croyant que c'était la nuit.

            Mais soudain le grand soleil s'épanouit;
            le toit d'or du pavillon s'éclaire, et sur
            le lac fondu fleurissent les tulipes d'eau;

            Et les fenêtres s'ouvrent joyeusement,
            et une femme penche vers les fleurs son
            visage plus beau que la lune, pendant que
            les oiseaux en fête chantent pour elle
            avec tendresse.

Le prince Ling s'éloigna de la table et alla s'asseoir sur le banc
d'honneur, regardant la place vide où était naguère Yo-Men-Li; et il
baisa les fourrures qui l'avaient enveloppée.

--Pourquoi l'ai-je laissée partir? soupira-t-il.

Et pendant très-longtemps il rêva, triste et heureux.

L'eunuque rentra dans l'appartement.

--Eh bien! t'a-t-elle répété sa promesse? Parle-moi d'elle. Où l'as-tu
conduite?

L'eunuque traça en l'air des caractères avec son éventail.

--Elle m'a dit: «A demain!» décrivit-il. Je l'ai conduite à l'extrémité
septentrionale de l'Avenue de l'Est.

--Et tu n'as pas vu dans quelle maison elle est entrée?

--Non, glorieux maître; elle m'a ordonné de m'éloigner sans retourner
la tête.

--Tu crois qu'elle viendra?

--Certes! traça l'eunuque.

--Allons, dit le prince, viens me mettre au lit; si le sommeil pouvait
me prendre et me conduire à demain! Il me semble que je vais mourir
d'impatience.

Le prince se coucha, mais il ne put dormir. Appuyé sur un coude, les
yeux ouverts, il vit pâlir la lune, la dernière étoile s'éteindre, et
avant que l'aurore fût levée, il se leva.

Il courut au jardin, une petite jonque de laque au bras. Il voulait
choisir pour sa bien-aimée les fleurs nouvellement écloses. Il prit des
touffes de roses pourpres et les roses pâles qui ont l'arôme du thé;
il cueillit le yeng-yeng, cette fleur d'amour dont le parfum trouble
le cœur, la fleur de lune, le lys d'or et la pervenche humide; il se
penchait sur les lacs pour saisir les nélumbos et les nénuphars jaunes,
il se haussait sur la pointe des pieds pour atteindre les camélias
grimpants et les claires hydrangées qui faisaient pleuvoir sur lui leur
rosée odorante.

Il disposa son bouquet dans la jonque de laque et se dirigea vers les
longues galeries où sont entassées les richesses des empereurs. Il
parcourut lentement les salles, remuant du bout de ses grands ongles
les diamants et les saphirs au fond des coupes d'or.

--Quelle est la pierre assez belle pour Yo-Men-Li? Quel est le diamant
digne de son regard? Où sont les perles qui valent son sourire?

Il ôta sa calotte de satin et l'emplit jusqu'aux bords des pierreries
les plus rares.

--Lorsqu'elle sera assise près de moi je les verserai sur sa robe, et
elle se divertira un instant de les voir, entre ses genoux, briller
comme des fleurs de feu; puis, se levant et secouant sa robe, elle rira
peut-être du bruit joyeux qu'elles feront en roulant sur le sol.

Il continua à fureter, ouvrant les coffrets, renversant les tasses d'or
mat.

--Je lui poserai moi-même cette aigrette de rubis sur le front; je
pourrai ainsi toucher un instant ses cheveux lisses. Et ce bracelet
d'escarboucles? peut-être aimera-t-elle son éclat de soleil et me
donnera-t-elle, en échange du bijou, son bras de jade à baiser.

Il prit encore des colliers d'émeraudes, des agrafes de corail, des
bagues de topaze, puis remonta vers le Palais, écoutant, le cœur gonflé
de joie, la huitième heure du matin qui tintait sur le gong du Portail
Serein.

En rentrant dans sa chambre, le prince s'arrêta devant un large miroir
d'acier poli, semblable à la lune sur les roseaux; il se vit, les joues
empourprées par la fraîcheur du matin, les mains ensanglantées par
les épines, les vêtements ruisselants de rosée, les bras enlacés de
colliers flamboyants, les cheveux étoiles de fleurs et de lueurs, et
les yeux pleins d'amour.

--Ah! s'écria-t-il en souriant, m'aimerait-elle si elle me voyait
ainsi, outragé par les ronces et chargé comme un paysan qui se rend au
marché?

Il versa tous les bijoux dans une grande corbeille de porcelaine et
plaça sur la table de laque la jonque pleine de fleurs.

--Allons, reprit-il en frappant sur un petit gong d'argent, qu'on
apporte les parfums les plus purs, les plus superbes costumes, et qu'on
m'habille! Si ma bien-aimée me surprenait ainsi, elle me prendrait pour
un homme vil.

Des serviteurs entrèrent. Les uns portaient de larges coffres de
laque fleuris d'or, d'où ruisselaient à demi déployées des étoffes
resplendissantes; les autres des plateaux d'or débordant de plumes
multicolores, d'aigrettes, de calottes brodées, des boîtes précieuses
renfermant les globules honorifiques, et des vases de jade où fumaient
des parfums.

Le prince, impatient, plongea ses bras dans les coffres et retira les
vêtements l'un après l'autre. Il dispersait à terre ceux qui ne lui
plaisaient pas. Lorsqu'il eut préféré une robe qui lui sembla digne de
plaire à Yo-Men-Li, il se livra aux serviteurs qui le lavèrent avec du
lait odorant, l'inondèrent de parfums, mêlèrent à sa longue natte des
brindilles de soie, puis le revêtirent du costume choisi. C'étaient une
robe de damas, couleur de saphir, ramagée de broderies d'or et bordée
d'une haute bande de satin dont les couleurs alternées formaient un
triple arc-en-ciel ondoyant, un manteau court, aux larges manches, en
satin jaune, qui portait sur la poitrine et sur les épaules le Dragon
à Cinq Griffes, et une calotte de brocart jaune surmontée d'une petite
couronne finement découpée. Couvert de ces splendeurs, il mit à son
pouce une bague d'or au chaton formé d'un gros rubis conique et lisse,
dont la douce caresse rafraîchit les paupières, puis, ayant fait
appeler l'eunuque muet, il lui dit:

--Vas attendre ma bien-aimée à la porte de la Ville Rouge; il est temps.

L'eunuque s'éloigna.

--Comme la fièvre palpite dans mes tempes, disait le prince, à demi
couché sur le banc d'honneur; comme l'attente oppresse mon cœur et fait
trembler mes membres!

L'homme de bronze qui est assis au sommet du Portail Serein commença de
frapper la dixième heure sur le gong.

Le prince devint pâle et se leva brusquement.

--Elle vient! elle est à présent près des murailles; dans un instant
elle sera ici; je vais mourir de joie. Il faut dix minutes pour venir
des murailles à cette chambre. Oh! longues minutes!

Elles s'écoulèrent. Le prince souriait.

--La voilà, disait-il.

Cinq minutes encore se passèrent.

--Elle marche lentement; elle se repose de moment en moment, pendant
qu'elle monte les degrés des terrasses.

Il écarta le store bleu de sa fenêtre et regarda.

L'eunuque revenait seul.

--Misérable! cria le prince, que fais-tu là?

--Elle ne vient pas, traça l'eunuque.

--Je te ferai mettre à la cangue! elle est à la Porte du Sud, elle
t'attend, chien, pendant que tu te promènes!

L'eunuque tourna les talons et se mit à courir vers les murailles.

Le prince attendit longtemps.

--Si elle ne venait pas! se dit-il tout à coup.

Une douloureuse terreur l'envahit.

--Pourquoi ne viendrait-elle pas? Pourquoi cette enfant voudrait-elle
me faire mourir?

La onzième heure retentit. Le prince Ling n'essaya point de se contenir
plus longtemps. Oubliant toute étiquette, il se précipita hors de la
chambre, descendit l'escalier des terrasses et alla rejoindre l'eunuque.

Celui-ci était seul.

Le prince, mortellement triste, n'osa point lui parler; il tourna des
yeux pleins de larmes vers l'Avenue de l'Est, demeura immobile et
attendit.

La douzième heure tinta; le prince frémit.

--Elle ne viendra pas! dit-il avec désespoir.

L'eunuque secoua la tête.

--Viens! gémit le prince. Conduis-moi où tu l'as laissée; puisqu'elle
ne veut pas venir, allons la chercher.

Le jeune homme se mit à marcher rapidement; il traversa la Ville Jaune
et entra dans la Ville Tartare, accompagné longtemps par le regard
des passants étonnés de voir l'Héritier du Ciel courir les rues sans
cortége et suivi d'un seul eunuque. Il arriva à l'extrémité de l'Avenue
de l'Est.

--C'est ici que tu l'as laissée? dit-il.

L'eunuque décrivit:

--Oui.

Le prince regarda autour de lui; puis il alla frapper à une maison;
mais lorsque le portier vint ouvrir il ne sut que demander. Il tourna
la tête vers l'eunuque; celui-ci traça en l'air des caractères avec son
éventail.

--Demande, voulait-il dire, si l'homme qui habite la maison a une fille.

Le prince répéta la question au portier.

--Il en a trois, répondit le portier; la plus âgée a huit ans.

Le prince s'excusa et se dirigea vers une autre porte. Aux portiers de
vingt maisons il fit la même demande; aucun ne connaissait la jeune
fille qu'il cherchait. Il arriva devant la pagode de Kouan-Chi-In; et
il errait, plein de tristesse, jetant aux murailles muettes des regards
désespérés.

Un vieillard, de la terrasse de sa maison, appela le prince.

--Jeune seigneur, dit-il, que cherches-tu?

Le prince leva la tête.

--As-tu vu une jeune fille rentrer seule chez elle, cette nuit?
demanda-t-il.

--Si cette nuit n'avait pas été pleine de troubles et de batailles, ta
question serait oiseuse; car un vieillard ne passe pas volontairement
la nuit à regarder ce qui se fait dehors. Mais, ayant été réveillé par
les cris des soldats, j'ai ouvert ma fenêtre et j'ai observé le combat
sanglant qui s'est livré devant la pagode de Kouan-Chi-In.

--Et tu as vu une jeune fille?

--Non; mais un jeune garçon qui, après la bataille, est venu frapper à
la pagode.

--C'est elle! s'écria le prince en battant des mains. Et que s'est-il
passé, bon vieillard, après que ce jeune garçon eut frappé à la porte
de la pagode?

--Les vainqueurs lui ont ouvert, et il est entré en donnant les signes
de la plus vive inquiétude.

--Ensuite?

--Ensuite, je suis allé me coucher.

--Merci, honorable Seigneur, dit le prince; et il se dirigea vers la
pagode.

La porte rompue encombrait l'entrée. Il fut obligé d'enjamber des
débris. Les longues allées de marbre étaient désertes. Sur les degrés
des terrasses grimaçaient des têtes de cadavres; et la pagode à demi
écroulée brûlait lentement. Le prince, épouvanté, se mit à courir
autour du monument; il se penchait sur les morts en frémissant et
appelait tristement Yo-Men-Li.

--Où est-elle? où est-elle? criait-il avec égarement; et, fou de
douleur, il arrachait les broderies de sa robe et étouffait ses
sanglots en mordant ses mains mouillées de larmes.

L'eunuque se jeta à ses pieds, le suppliant par ses gestes d'apaiser
cette douleur, de reprendre espoir et de revenir au Palais pour ne
pas se montrer aux passants, lui, le fils du Maître, ainsi oublieux
de l'étiquette; mais le prince ne voulut pas comprendre. Ce ne fut
qu'avec la nuit qu'il rentra dans son palais splendide, le cœur et le
foie brisés, plus misérable que le mendiant affamé qui grelotte sous la
pluie.



CHAPITRE XIV

LA CIGOGNE VOYAGEUSE


            Tan-Io-Su, voyant parmi le cortége d'un
            mandarin un bourreau qui tirait des
            chaînes et portait sur sa tête une cage
            pleine d'oiseaux:

            «La! la! dit-il, pourquoi cet homme
            porte-t-il sur sa tête une cage pleine
            d'oiseaux?»

            «C'est pour témoigner, dit le bourreau, du
            soin avec lequel je garde les prisonniers
            que la justice me livre.»

            «N'est-ce pas plutôt, dit Tan-Io-Su, pour
            témoigner que les prisonniers ont des
            ailes?»


Dans le quartier le plus occidental de la Cité Tartare se groupe une
suite de bâtiments noirs, tristes, peu élevés, qu'une mince tour à dix
étages surmonte: ce sont les prisons de Pey-Tsin, redoutées et cruelles.

A l'intérieur, en de longues galeries sordides, froides, grouillantes
de rats, se traînent et gémissent de misérables criminels. Tous
appellent avec instance la mort, qui met un terme à tous les supplices.
Affreux, sales, mangés de vermine, les uns, chargés de chaînes trop
courtes qui circulent du cou aux poignets et des poignets aux pieds,
peuvent à peine se tenir debout; d'autres, blottis dans des cages
étroites et boueuses, mendient avec des cris de bête sauvage un peu
de nourriture; car les aliments chétifs auxquels ils ont droit sont
souvent diminués par les geôliers cupides. Plusieurs, liés ensemble
en longue file par leurs mains que traverse un clou rivé, arrivent
à une maigreur effrayante, et quelquefois un prisonnier, au milieu
de ses compagnons, tombe mort; il est aussitôt dévoré par les rats.
Quelques-uns ont les poignets serrés dans des menottes trop petites,
qui, déchirant la chair, mettent les os à nu; et souvent leurs mains et
leurs avant-bras, enflés horriblement, recouvrent les rudes bracelets
et les ensevelissent sous d'affreuses boursouflures tuméfiées.

C'est dans ce lieu lugubre de supplice et de misère que les soldats
lâchèrent Ko-Li-Tsin. En entrant, le délicat poëte sentit son cœur se
serrer de compassion et de dégoût.

--Je ne veux pas mourir ici! s'écria-t-il.

--Tu n'y mourras pas, mais tu y vivras, dit un geôlier qui remuait des
chaînes.

--Toutes choses pesées, j'aime encore mieux y mourir.

--A moins que tu n'aies de l'argent, chuchota le geôlier en le
regardant à la dérobée.

--Ah! dit Ko-Li-Tsin, combien te faudrait-il pour ne pas me mettre ici?

--Pour un liang d'or je te donnerai une chambre propre; pour deux
liangs, je te logerai au sommet de la grande tour, où l'air est pur et
d'où l'on peut voir la ville tout à son aise.

--Conduis-moi au sommet de la tour, dit Ko-Li-Tsin en lui donnant deux
liangs d'or, et soutiens-moi, car je ne peux pas marcher.

Quand ils eurent gravi les dix étages de la tour, le geôlier lit entrer
Ko-Li-Tsin dans une petite cellule et prépara des chaînes.

--Ne m'attache pas; mes mains sont toutes meurtries et mes reins
saignent.

--Donne un autre liang d'or, dit le rapace gardien.

--Prends-le dans ma ceinture.

--Du reste, tu ne t'envoleras pas d'ici, ajouta le geôlier en se
retirant et en fermant à triple tour une porte solide.

Ko-Li-Tsin se traîna vers un grabat, s'y laissa tomber, exténué, et
s'endormit soudain d'un sommeil lourd et douloureux.

Lorsqu'il rouvrit les yeux le soleil emplissait sa prison. Il promena
autour de lui son regard appesanti. Il était dans une étroite chambre
ronde, située sur la dernière plate-forme de la tour. Il n'y avait
d'autres meubles que le lit et une petite table cagneuse. Mais en face
du grabat s'ouvrait une terrasse semi-circulaire, et la porte qui y
conduisait n'était pas verrouillée.

Ko-Li-Tsin était trop faible pour se lever. Il resta plusieurs jours
sur sa couche, abattu et fiévreux.

--Ta-Kiang est sauvé, pensait-il; il sera empereur, et moi je vais
mourir ici, sans gloire; la fille du gouverneur de Chen-Si ne me
pleurera même pas.

Affaibli par la perte de son sang, triste pour la première fois de sa
vie, le poëte se laissait aller à un engourdissement profond; il ne
s'éveillait guère qu'une fois par jour: c'était quand le geôlier, vers
la douzième heure, lui apportait une maigre pitance.

Cependant, après quinze jours de prostration complète, il sentit la vie
revenir et l'appétit renaître. Au moyen de quelques liangs d'argent
il obtint du geôlier une nourriture supportable et des remèdes pour
ses blessures. Bientôt il vit les longs ongles de ses mains noircir et
tomber un par un. Il ne souffrait plus; les plaies de ses reins étaient
cicatrisées. Un jour, sentant sa poitrine avide d'air pur, il ouvrit
la porte de sa cellule et mit le pied sur la terrasse. Un grand oiseau
blanc, perché sur la balustrade de porcelaine, s'envola bruyamment.

--Tiens! dit Ko-Li-Tsin, les cigognes sont arrivées. Voici venir
l'automne, la saison des vents furieux. Et il se remémora ces vers d'un
poëte qu'il aimait:

            Les sauterelles vertes poussent en même
            temps que le blé; ainsi, dans la belle
            saison, les jeunes gens boivent et
            folâtrent.

            Mais ceux dont l'esprit s'élève deviennent
            bientôt tristes, car les nuages noirs se
            balancent à moitié chemin du ciel.

            Les hirondelles noires s'en vont, les
            cigognes blanches arrivent; ainsi les
            cheveux blancs suivent les cheveux noirs.

            Et c'est une règle unique sur toute la
            terre, comme il n'y a qu'une lune dans le
            ciel.

Puis il s'avança et regarda en bas.

--En effet, dit-il, je ne m'envolerai pas d'ici, c'est trop haut.

La ville se déroulait et miroitait à ses pieds; il l'entendait
murmurer comme une mer lointaine. La tour était placée à un angle du
mur quadrangulaire qui enfermait tous les bâtiments de la prison;
elle surplombait légèrement une petite route sale et étroite, où se
promenaient continuellement des sentinelles tartares. Ko-Li-Tsin
s'amusa à regarder le réseau des rues et des carrefours, qui, vu de si
haut, ressemblait aux fibrilles d'une grande feuille sèche; et sa gaîté
renaissante improvisa des vers.

--Un, deux, trois, quatre, dit-il, en comptant sur ses doigts:

            Je vois la plaine et les montagnes bleues;
            je vois aussi le grand ciel fin et tout
            uni.

            La Capitale du Nord me paraît un immense
            troupeau de buffles, et le Palais de
            l'Empereur semble un grand éléphant couché
            à mes pieds.

            Nul n'est au-dessus de moi. L'oiseau qui
            s'envole d'auprès de moi descend.

            Je vois le monde comme doivent le voir du
            haut des Nuages les Sages immortels.

--Ces vers, ajouta Ko-Li-Tsin, révèlent une certaine pente vers des
idées sérieuses. Pendant que je suis tranquille et solitaire, je vais
enfin composer mon grand poëme philosophique; et je pourrai accomplir
le rêve de ma vie.

Cependant la cigogne tournoyait au-dessous de la terrasse, inquiète,
n'osant revenir. Ko-Li-Tsin rentra sans bruit dans sa cellule.

--Je ne veux pas l'effrayer, dit-il; elle pourra devenir pour moi un
compagnon agréable.

L'oiseau se posa sur la balustrade dès que la terrasse cessa d'être
occupée.

--Fort bien! pensa Ko-Li-Tsin. Et, derrière les vitres de corne
transparente, il faisait à la cigogne mille signes amicaux. Elle y fut
apparemment sensible, car lorsque le poëte, lentement et d'un air doux,
mit de nouveau le pied sur la terrasse, elle ne s'envola point. Le
lendemain, elle poussa la condescendance jusqu'à permettre à Ko-Li-Tsin
de lui caresser les ailes. Reconnaissant, il lui récita des vers et
inventa sur la blancheur des cigognes mille comparaisons gracieuses.
A partir de ce moment le poëte et l'oiseau furent deux amis. Ils
prenaient leur repas ensemble. Souvent la cigogne, à cause des grands
vents, dormait dans la cellule de Ko-Li-Tsin. Le cachot et le ciel se
mêlaient.

Mais un jour, pendant que la cigogne, perchée sur la balustrade,
lissait ses ailes, familièrement, à côté de Ko-Li-Tsin, une flèche
habilement lancée vint la frapper, et elle tomba en tournoyant au pied
de la tour. Ko-Li-Tsin poussa un cri de colère et de douleur; il se
pencha rapidement, et vit dans la petite rue quelqu'un qui ramassait
l'oiseau et s'enfuyait en l'emportant. Plein de rage, il lança vers le
fuyard toutes les tasses et tous les plats qui couvraient sa table.
Mais la porcelaine se brisa sur les dalles de la rue sans atteindre
le ravisseur, qui disparut avec la cigogne. Ko-Li-Tsin sentit alors
toute l'horreur de la prison: pour la première fois il fut pris d'un
désir farouche de liberté. Jusque-là il avait eu patience, se disant
que ses amis travaillaient dans l'ombre, que Yo-Men-Li avait sans doute
rejoint Ta-Kiang, et que celui-ci, triomphant bientôt, viendrait le
délivrer. Il était presque heureux, au milieu du ciel clair, composant
des vers sur la lune et sur les cigognes, bercé la nuit par les vents
mélancoliques de l'automne, songeant parfois à son poëme philosophique
et à la fille du gouverneur de Chen-Si, qu'il revoyait, dans des rêves
pleins de bambous, derrière le papier rosâtre d'une fenêtre imaginaire.
Mais l'absence de son compagnon ailé bouleversa sa résignation en
impatience et sa tranquillité en tristesse; il songea alors que,
pendant qu'il était prisonnier et inactif, ses amis réunissaient des
armées, organisaient des batailles, conquéraient des villes, et que
toutes ces choses glorieuses se faisaient sans lui. Il fut pris de
désespoir, et finit par se demander pourquoi les soldats de l'empereur
ne venaient pas le prendre pour le tuer.

--Pourquoi ne m'a-t-on pas encore étranglé? demanda-t-il un jour au
geôlier.

--Paye, tu le sauras.

Ko-Li-Tsin lui donna un demi-liang.

--Eh bien! dit le gardien, c'est parce que l'empereur ne signe les
sentences de mort qu'à la fin de l'année, et nous ne sommes qu'au
huitième mois.

--Encore quatre mois à rester ici! répéta dès lors bien souvent
Ko-Li-Tsin, penché hors de la balustrade et mesurant des yeux la
hauteur de la tour.

Mais un jour il eut une grande joie; il vit un oiseau blanc s'élever
rapidement vers la terrasse: c'était la cigogne qui revenait.
Retrouvant pour un instant toutes ses gaietés, il se mit à battre des
mains, et lorsqu'elle fut posée sur le rebord de porcelaine il baisa
tendrement le petit bec rose de son amie.

--Tu n'es donc pas morte! lui disait-il. On te tenait prisonnière? Tu
t'es échappée pour revenir? Si tu savais combien j'ai été triste de ton
absence et comme je suis heureux de te revoir! Mais tu as été blessée;
es-tu bien guérie au moins?

Ko-Li-Tsin regardait la cigogne, en lui caressant les plumes. Il
s'aperçut qu'elle avait au cou un petit rouleau de papier retenu par un
cordon de soie.

--D'où vient ceci? s'écria le poëte, détachant le cordon et déployant
le rouleau avec un battement de cœur.

C'était une lettre d'une écriture grosse, maladroite et vulgaire. Les
caractères s'alignaient en colonnes tortueuses. Elle était ainsi conçue:

«Grand poëte et maître souverain, c'est moi qui ai lancé une flèche
sans pointe contre la cigogne, après m'être exercée au tir pendant
plusieurs jours; je voulais emporter l'oiseau chez moi et l'habituer à
ma maison. Je lui ai donc présenté une compagne de son goût. Maintenant
il rentrera chaque soir au soleil couchant dans ma demeure; mais,
comme je ne lui donnerai jamais à manger, c'est vers toi qu'il ira
chercher sa nourriture. De la sorte, nous pourrons correspondre. Je
ne peux pas vivre sans toi; j'ai failli devenir folle quand j'ai vu
qu'on t'emmenait. Je t'ai suivi, criant et pleurant. Les soldats se
moquaient de moi. A force de ruse je suis parvenue à voir le geôlier;
je lui ai donné mes bijoux, et il m'a dit que tu étais au sommet de
la tour. Alors j'ai cherché à te voir de la rue; mais tu ne sortais
pas et j'avais peur des sentinelles. Enfin, un jour je t'ai vu, j'ai
compris que tu étais guéri, et j'ai imaginé de prendre la cigogne pour
t'envoyer une lettre. Dis-moi ce que je puis faire pour te tirer de
cette affreuse tour. Que veux-tu que je devienne, mon époux étant au
ciel et moi sur la terre?

Au glorieux Ko-Li-Tsin, son esclave humble et agenouillée,

                                         YU-TCHIN.»

--Bonne créature, dit le poëte, comme elle m'aime! j'en ferai
certainement mon épouse du second rang, si la fille du gouverneur le
veut bien.

Il répandit tout le bol de riz destiné à son repas du soir; la cigogne
sauta sur les dalles de la terrasse et becqueta les grains rapidement.

Ko-Li-Tsin se promenait, plongé dans une réflexion profonde. Les vents
s'étaient levés si fort, qu'ils faillirent, par deux fois, emporter sa
calotte. Il se frappa le front et s'écria:

--Oh! quelle idée!

Mais il se mit à rire de tout son cœur.

--Idée burlesque, ajouta-t-il.

Cependant il continua de marcher sur la terrasse, les yeux brillants,
la bouche serrée.

--Pourquoi pas? murmurait-il. Ce sera, en tout cas, une mort moins
honteuse que la strangulation. Allons, l'entreprise est digne de
Ko-Li-Tsin.

Prenant à sa ceinture son écritoire de voyage, il répondit brièvement à
Yu-Tchin, roula sa lettre et l'attacha au cou de la cigogne. L'oiseau
n'avait pas l'air d'être disposé à repartir sur-le-champ. Il s'était
perché sur la balustrade et commençait une toilette consciencieuse.
Ko-Li-Tsin essaya de le pousser, mais il voletait un instant et
revenait. Ce ne fut qu'au moment où le soleil allait disparaître que la
cigogne ouvrit ses ailes et descendit. Ko-Li-Tsin la suivit des yeux.
Elle franchit le Lac du Nord et se posa sur une maison isolée, dont le
large toit retroussé était surmonté d'un petit belvédère.

--Bon! dit Ko-Li-Tsin, la maison est haute et peu éloignée. Aucun
monument entre elle et ma tour. Le vent soufflera de l'est pendant
toute la onzième Lune. Ce sera presque possible.

Ce soir-là le poëte mangea peu et dormit moins. Il médita toute la
nuit, faisant à voix basse de mystérieux calculs, et attendit le jour
avec impatience. Dès l'aurore il se mit à marcher sur sa terrasse,
calculant toujours, et songeant; on eût dit d'un architecte qui combine
des mesures.

--Je dois peser bien peu, disait-il, car j'ai déplorablement maigri
depuis que j'habite cette tour. Tant mieux!

Il regardait souvent du côté de la maison d'où devait partir la
cigogne. Il écarquillait les yeux et tâchait de reconnaître Yu-Tchin
dans les formes vagues qu'il apercevait sur le belvédère. Enfin un
point blanc se détacha de la toiture et monta lentement. C'était
l'oiseau; mais il semblait voler péniblement. De temps en temps il
baissait le cou et regardait ses pattes comme avec étonnement. Il
arriva enfin. Il portait une tige de bambou creuse, longue d'au moins
vingt pieds, d'une légèreté excessive. Ko-Li-Tsin la détacha avec
empressement.

--C'est cela! c'est bien cela! s'écria-t-il. Merci, bonne Yu-Tchin!

Après avoir donné à manger à la cigogne, il se mit activement à
l'ouvrage. Détachant les longs cordonnets de soie mêlés à sa natte,
il les unit solidement l'un à l'autre de manière à n'en former qu'une
corde, puis tordit, ploya et lia le bambou.

--Cela me sert à quelque chose, disait-il, d'avoir été pendant toute
mon enfance un affreux vaurien n'aimant qu'à courir et qu'à jouer dans
les champs.

Le poëte travailla tout le jour. Il ne s'interrompit que lorsque la
douzième heure fut sur le point de sonner; alors il rentra dans sa
cellule afin que le geôlier ne vînt pas le surprendre sur la terrasse.
Le soir, la tige de bambou avait le contour vague des épaules d'un
animal, et la cigogne était partie, emportant une seconde lettre pour
Yu-Tchin. Il se coucha, mais, auparavant, il avait attaché la carcasse
de bambou à la balustrade de porcelaine, car depuis quelques jours les
terribles typhons de Tartarie soufflaient avec une violence redoublée,
et ils auraient pu emporter le précieux bâton contourné.

Le lendemain l'oiseau apporta une seconde tige plus courte que la
première. Ko-Li-Tsin l'attacha par un bout au milieu de sa fantastique
bête; puis, liant un cordon à l'une des épaules, il le fit passer sous
l'extrémité inférieure de la tige centrale, le ramena vers l'autre
épaule, l'y fixa, et, ces choses faites: «Il ne me manque plus que du
papier, dit-il.»

La cigogne employa trois jours à transporter les papiers de diverses
couleurs dont Ko-Li-Tsin avait besoin; il les découpa soigneusement
et étiqueta les morceaux. Le quatrième jour, Yu-Tchin lui envoya un
morceau de colle; mais, n'ayant pas de feu, il ne savait comment le
faire fondre. Il attendit la douzième heure, et dit au geôlier, qui
venait lui apporter sa nourriture quotidienne:

--Voilà bientôt un mois que je suis ici; je m'ennuie.

Le geôlier fit un geste qui signifiait parfaitement: Cela m'est bien
égal.

--Ne pourrais-tu rien faire pour me distraire un peu?

Le geôlier secoua la tête.

--Regarde l'horizon et les montagnes, dit-il.

--Je les ai regardés.

--Regarde-les encore.

--Que font les autres prisonniers? demanda Ko-Li-Tsin.

--Ils geignent et gémissent à m'assourdir.

--Ils ne se promènent pas?

--Leurs chaînes ne leur permettent même pas de se tenir debout. On leur
détache le bras droit seulement à l'heure où ils doivent préparer leur
repas.

--Ah! dit Ko-Li-Tsin, ils préparent eux-mêmes leur repas? Cela me
divertirait peut-être de faire cuire mes aliments.

--Oui; mais cela me fatiguerait beaucoup de porter ici un fourneau et
du bois à brûler.

--Mais, dit Ko-Li-Tsin, tu n'aurais plus la peine de préparer mon dîner.

--Ce n'est pas moi qui le prépare, c'est un prisonnier. Je n'ai la
peine que de lui donner quelques coups de bambou.

--Je te donnerai un liang d'argent.

Le geôlier tendit la main.

--Apporte le fourneau d'abord.

--Tu l'auras demain.

--Tu auras ton liang demain.

--Allons, je vais le chercher; mais tu me donneras quelques tsins de
plus pour m'avoir fait monter deux fois les dix étages?

--C'est convenu.

Le gardien descendit et revint bientôt avec le fourneau et les fagots.
Ko-Li-Tsin lui donna un liang, y joignit quelques tsins, le congédia
et se remit au travail, tout joyeux. D'abord il alluma le feu et fit
fondre son morceau de colle, puis il commença à étendre le papier sur
les tiges de bambou et à le coller avec précaution. Le grand vent de
Tartarie ne s'était pas calmé. «Souffle, souffle,» disait le poëte.
Bientôt le squelette léger fut entièrement recouvert. L'animal prenait
un corps. Ko-Li-Tsin, avec de l'encre et son pinceau, lui fit de gros
yeux ronds et des écailles.

Cependant la cigogne avait emporté une dernière lettre pour Yu-Tchin;
et, en se couchant, le poëte se dit: «C'est pour demain.» Il ne dormit
pas. Il écoutait le vent furieux battre les murs de sa cellule. Il
entendait son ouvrage de bambou et de papier claquer et s'agiter comme
s'il voulait s'envoler. Il se leva plusieurs fois pour aller voir s'il
n'était pas arrivé quelque malheur.

--Allons! allons! fougueuse monture, ne pars pas sans ton cavalier,
disait-il en resserrant les cordelettes.

Dès le lever du soleil le poëte s'accouda à la balustrade de
porcelaine; il ne s'occupa nullement de son déjeuner. Il tenait ses
yeux fixés sur le belvédère de la petite maison et murmurait:

--Pourra-t-elle l'apporter jusqu'ici?

Vers la onzième heure la cigogne s'envola du toit de la maison et
franchit le lac rapidement; mais bientôt son ascension se ralentit. A
quelques pieds au-dessous de la terrasse, elle s'arrêta, ne pouvant
aller plus loin. Ko-Li-Tsin ne respirait pas. L'oiseau s'était posé sur
la balustrade de l'étage inférieur. Il essayait par moments de s'élever
encore, puis retombait. Son maître, penché vers lui, l'appelait et
lui montrait de la nourriture. La cigogne fit un effort suprême; elle
s'approcha, posa son bec sur le rebord de porcelaine, et le poëte,
tendant les bras, la saisit et l'amena sur la terrasse.

--Enfin, s'écria-t-il, belle cigogne, tu m'as sauvé. Je ferai pour ta
gloire plus de cent poëmes.

L'oiseau avait à la patte le bout d'une corde de soie mince mais
solide. Cette corde s'éloignait de la tour, franchissait le lac et se
perdait dans les vapeurs d'un jour d'automne. Après l'avoir attachée
au milieu d'une autre corde qui reliait, en flottant, les deux pointes
de son animal, Ko-Li-Tsin n'eut que le temps de se précipiter dans la
cellule, car le geôlier venait d'y entrer. L'espion sorti, il revint
sur la terrasse et attacha à l'extrémité inférieure du monstre léger
une interminable queue formée des cent lambeaux liés ensemble de sa
propre robe déchirée. Puis il attendit, assis sur la balustrade, les
jambes dans l'espace. Son cœur battait, il avait le visage blême, mais
aucune hésitation ne passa dans ses yeux.

Le soir monta. Les vents étaient furibonds. La machine de bambou et
de papier claquait à se briser. Ko-Li-Tsin la tenait d'une main, de
l'autre il se cramponnait au dernier morceau de sa robe allongée en
queue. La corde, qui descendait vers la ville, paraissait bien tendue.
Enfin la nuit s'établit tout à fait, et les vents étaient devenus
formidables. «En route!» dit Ko-Li-Tsin, et il lâcha le monstre, qui
s'éleva avec une rapidité vertigineuse, entraînant derrière lui sa
queue, et, au bout de sa queue, Ko-Li-Tsin.


CHAPITRE XV

LE DRAGON VOLANT


            Quand des hommes voient quelque chose
            d'extraordinaire, ils ont peur et adorent.

            Mais dès qu'ils n'ont plus peur,

            Si la chose est inanimée, ils la brisent;
            si elle est vivante, ils la tuent.


--Seize.

--Trente-cinq.

--Fils de chien! nous n'avons que dix doigts, et à nous trois nous ne
pouvons pas faire trente-cinq. Tu boiras deux tasses de vin.

--Je les boirai.

Les gardes de nuit pariaient au jeu de la mourre dans le pavillon qui
exhausse la Porte Septentrionale de la Ville Tartare. Trois étaient
accroupis sur le parquet autour d'une lanterne. Le dos hérissé de
flèches aux plumes teintes, la tête ornée d'un casque de cuivre terminé
par une pointe d'où pend un gland rouge, ils tendaient l'une vers
l'autre leurs larges faces épanouies, qui ont la couleur du cuir vieux;
ils plissaient leurs petits yeux obliques; ils ouvraient à de gros
rires leurs larges bouches que cernent de noires moustaches tombantes;
et derrière eux leurs nattes se traînaient comme des couleuvres. Les
autres gardes, appuyés du dos aux balustrades de bambou, tenant d'une
main leur pique et croisant un pied sur l'autre, regardaient les trois
joueurs gras et bruyants.

--Par mon fiel de brave guerrier! tu triches!

--Ton fiel est celui d'un lapin aux yeux rouges, si tu dis que je
triche.

--D'un lapin? femelle d'âne, ne dis-tu pas que j'ai le fiel d'un lapin?

--Je le dis, si tu dis que je triche.

--D'un lapin! que Kouan-Te t'extermine!

--Allons, dit un des spectateurs, qu'il boive une tasse de vin.

--Je la boirai.

--Vingt! J'ai gagné. Donne l'argent.

--Non; et c'est toi qui as le fiel d'un lapin, car tu as fermé le pouce.

--Que la poussière de Tartarie t'emplisse la gorge! je n'ai pas fermé
le pouce.

--Tu n'auras pas l'argent.

--Mais je te dénoncerai comme voleur, traître, homme sans rate, et je
te ferai mettre à la cangue!

La querelle allait devenir vive, lorsqu'un des soldats appuyés à la
balustrade leva la tête et dit:

--Oh! oh! quel est cet oiseau prodigieux qui traverse le ciel?

Tous se précipitèrent et dressèrent leurs fronts hors du pavillon.
En effet, un fantastique animal passait lentement devant la lune. Sa
silhouette se détachait en noir sur la profondeur bleuâtre du ciel.

--C'est le Dragon! c'est le Dragon! s'écrièrent les soldats en se
jetant la face contre terre.

Et ils demeurèrent longtemps prosternés, en proie à la plus vive
terreur et se poussant l'un l'autre du coude.

--Que vient-il nous annoncer?

--Est-ce la pluie ou la sécheresse?

--Si c'était un ye-tioum de l'enfer revêtu d'une fausse apparence?

--On dirait qu'il s'approche et descend.

--Si nous appelions le Pa-Tsong?

--Oui, oui; appelons-le bien vite.

Un des soldats rampa vers l'escalier et reparut avec un jeune chef.

--Voilà, dit celui-ci en regardant le Dragon Volant, voilà un voyageur
qui est entré sans demander la permission au Général des Neuf Portes.

--C'est un génie peut-être qui vient répandre sur nous une dangereuse
maladie?

--Eh bien! prenez les gongs, les tamtams, et, en hurlant, faites un
grand tapage pour l'effrayer et l'empêcher de se poser. Mais je crois
voir le Fan-Koui lui-même? ajouta le jeune chef. Allons! lancez des
flèches.

Les soldats ayant bandé leurs arcs, tirèrent; mais leurs mains
tremblaient et les flèches s'éparpillèrent dans le ciel.

--Maladroits et vauriens! cria le Pa-Tsong, c'est ainsi que vous savez
votre métier?

Il banda un arc et tira à son tour. La flèche atteignit le dragon, qui
vacilla un instant, mais reprit sa marche tranquille. Les soldats,
voyant que rien de terrible ne s'était produit, lancèrent une
nouvelle nuée de traits. Cette fois, le dragon volant fut entièrement
transpercé. A travers ses plaies béantes, on apercevait des étoiles.
Puis, aux cris et aux trépignements de joie des soldats, le monstre
tournoya dans l'air et s'abattit profondément.



CHAPITRE XVI

KO-LI-TSIN TROUVE UN AMI DIGNE DE LUI


            Une vapeur enveloppe le bateau comme d'une
            gaze légère, et une dentelle d'écume
            l'entoure, semblable à un rang de dents
            blanches.

            La lune lentement s'élève en souriant à la
            mer, et la mer semble une grande étoffe de
            soie brodée d'argent.

            Les poissons viennent souffler à la
            surface des globules qui sont autant de
            perles brillantes, et les flots clairs
            bercent doucement le Bateau des Fleurs.

            Mon cœur se tord de douleur en le voyant
            si éloigné de moi et retenu au rivage par
            une corde de soie.

            Car c'est là que fleurissent les fleurs
            les plus éclatantes; c'est là que le vent
            est parfumé et que demeure le printemps.

            Je vais chanter une chanson en vers,
            marquant la mesure avec mon éventail, et,
            la première hirondelle qui passera, je la
            prierai d'emporter là-bas ma chanson.

            Et je vais jeter dans la mer une fleur que
            le vent poussera jusqu'au navire.

            La petite fleur, quoique morte, danse
            légèrement sur l'eau; mais moi, je chante
            avec l'âme désolée.


--Par tous les Mandarins de l'Enfer, s'écria Ko-Li-Tsin, l'eau est
froide pendant le onzième mois comme la neige des montagnes de l'Ouest,
et coupante, lorsqu'on tombe de si haut, comme mille lames d'acier.
Mais les dalles des rues ou les dragons des toitures eussent été plus
fâcheux encore.

Le poëte secoua sa tête hors de l'eau et regarda de tous côtés la
pâleur limpide du lac où se mirait la lune.

--Où suis-je? dit-il; que les rivages sont éloignés! Je suis las et
brisé de ma chute. Mes larges manches s'emplissent d'eau; mes semelles
pèsent comme des blocs de plomb, et il me semble que je traîne après
moi un flot inerte de lourds cadavres.

Ko-Li-Tsin nageait péniblement et ne savait de quel côté se diriger; il
s'essoufflait de plus en plus.

--Après avoir volé dans l'espace comme les Sages immortels, disait-il,
vais-je me noyer ici comme un chien blessé?

Il luttait courageusement, mais devenait plus lourd à chaque mouvement.
Ses tempes battaient; il fixait des yeux hagards sur les reflets de la
lune éparpillés à la surface de l'eau. Tout à coup une petite jonque
passa dans la clarté. Ko-Li-Tsin jeta un cri, battit l'eau de ses
mains, puis, exténué de ce dernier effort, se laissa couler. Il n'avait
pas encore perdu connaissance, lorsqu'il se sentit violemment saisi et
enlevé par un poignet vigoureux. Après avoir toussé, éternué et frotté
ses yeux pleins d'eau, il vit qu'il était assis dans un bateau en face
d'un personnage de haute taille qui ramait. Ko-Li-Tsin se hâta de se
lever et de saluer selon les règles.

--Mon noble sauveur, dit-il, excuse-moi de t'avoir détourné de ton
chemin. Si je n'en avais pas été à mon suprême effort, je n'aurais pas
crié pour attirer ton attention. Mon nom est Chen-Ton; je suis poëte,
et je chanterai tes louanges.

L'homme quitta les rames, se leva à son tour, et salua:

--Mon nom est Lou; je suis originaire du Pé-Tchi-Li. Ce jour est un des
meilleurs de ma vie, car j'ai retardé le voyage au pays d'en haut d'un
grand poëte qui me sera un ami précieux. Mais tu ne peux rester ainsi
imbibé d'eau. Quand j'ai entendu ton cri, j'allais au Bateau des Fleurs
de la Mer du Nord. Veux-tu que je t'y conduise? Là de gracieuses femmes
te sécheront, te réchaufferont; puis nous terminerons la nuit en buvant
ensemble joyeusement.

--Merci, merci, seigneur Lou, dit le faux Chen-Ton; c'est avec
empressement que j'accepte ta proposition, car il y a bien longtemps
que je n'ai bu des tasses de vin avec un ami et que je n'ai respiré les
parfums du Bateau des Fleurs!

--Allons, allons, tu me conteras ton histoire, dit Lou en se remettant
à ramer.

Il dirigea habilement son embarcation vers des lumières de toutes
couleurs qui brillaient non loin du rivage, et pénétra bientôt dans une
allée que forment sur le lac deux haies de grandes jonques pavoisées.
A droite, à gauche, des coques peintes de tons brillants, couvertes
d'emblèmes bizarres et de figures allégoriques, semblent d'immenses
corbeilles de fleurs, avec leurs ponts chargés de plantes rares et
somptueuses. Sur chaque navire, du milieu des pivoines et des lanternes
multicolores s'élève élégamment une porte aux colonnettes dorées et
enlacées de feuillage ou d'animaux sculptés, au toit frangé de monstres
et surmonté de banderoles flottantes. Ce portique mène, par un étroit
chemin ménagé entre les fleurs, jonché de roses et traversé de loin en
loin par une tige fantasque de lianes et de jasmins, à une habitation
construite en bambou, dont on aperçoit, à travers le feuillage, une
rangée de coquettes fenêtres fermées de stores verts. Quatre bancs
couverts de riches tapis s'appuient extérieurement à ses quatre faces.
Un rideau de soie écarlate voile l'entrée des salles intérieures; sans
cesse gonflé de brises, il palpite comme le soulèvement égal d'un sein,
laissant sortir de tendres soupirs de flûte, de doux frémissements de
pi-pas, laissant entrer dans les chambres tièdes la fraîcheur embaumée
du lac; et, sur la terrasse qui domine la maisonnette, à demi couchés
sur des lits de mousse ou accoudés à de fines balustrades de laque, des
hommes de tout âge rêvent ou causent, mêlant l'odeur du tabac opiacé
aux parfums chauds des floraisons.

Ko-Li-Tsin et son nouvel ami montèrent sur la plus brillante des
jonques, marchant dans les fleurs, écartant les branches souples.

--Salut, salut! seigneur Lou, crièrent du haut de la terrasse quelques
fumeurs. Ne viens-tu pas rire avec nous?

--Salut, salut! répondit Lou. Je ne viens pas rire avec vous. Je suis
aujourd'hui engagé avec un ami.

Et, soulevant le rideau de soie écarlate, il pénétra avec Ko-Li-Tsin
dans l'appartement intérieur. Un parfum de musc et de camphre leur
monta aux narines. Leurs pieds enfonçaient dans un tapis profond. Sous
la clarté trouble et tendre des lanternes suspendues aux poutrelles
d'un plafond doré, des femmes gracieuses, aux costumes éclatants,
s'accroupissaient auprès de plusieurs jeunes hommes languissamment
étendus sur des coussins; elles mordillaient le bout d'une flûte de
jade ou grattaient de l'ongle les cordes d'un pi-pa, ou parfois, en
renversant la tête, laissaient échapper de leurs lèvres un long rire
clair comme une cascade.

Le seigneur Lou traversa rapidement la salle, lit un signe de tête
aux personnes qu'il connaissait, souleva un autre rideau de soie et,
descendant quelques marches, introduisit Ko-Li-Tsin dans la seconde
chambre.

Celle-ci était presque solitaire. Trois femmes seules sommeillaient
dans les fleurs.

Au plafond, sous des treillis de bambou, brillent des miroirs d'acier
poli qui reflètent avec mille brisures la chambre et les lumières.
Accrochés aux murs, des tableaux peints sur papier de riz représentent
des scènes amoureuses, et au fond un petit autel de jade vert supporte
une frêle statue, couleur d'or, de la déesse Son-Tse-Pou-Sah, qui
s'assied les jambes croisées, et montre sur sa main droite un enfant
nouveau-né.

--Allons, s'écria Lou, jeunes oisillons paresseux, venez consoler et
réchauffer mon pauvre ami qui sort de l'eau.

Les femmes se levèrent et s'approchèrent chancelantes sur leurs
très-petits pieds.

--Nous voici, dirent-elles. Où est le cœur endolori? nous le guérirons
par de tendres chansons; où est le corps glacé par le froid? nous le
réchaufferons sous nos lèvres tièdes.

Leurs paroles s'égrenaient de leurs bouches comme des perles tombent
d'un collier.

--Il suffit de vous entendre pour oublier toute tristesse, répondit
Ko-Li-Tsin, et de vous voir pour se sentir envahi d'une douce chaleur,
comme devant un feu de sarment.

--Il faut trouver des vêtements pour mon ami et lui retirer ses habits
mouillés, dit Lou d'un ton impératif.

Puis il sortit, et deux femmes le suivirent; mais la troisième
s'approcha du poëte, l'enveloppant de son lent regard.

A peine comptait-elle seize ans; elle avait déjà conquis tous les
secrets des caressantes attitudes, toutes les grâces et toutes les
mollesses des mouvements veloutés. Petite, gracieuse, elle marchait
en faisant onduler son corps, et en s'étirant doucement, comme lasse
et ensommeillée. Ses yeux lourds, chargés de langueur, brillaient
paresseusement entre ses grands cils; sa bouche mignonne se gonflait
parfois d'une petite moue mutine qui s'affaissait bientôt dans un
sourire; souvent elle balançait la tête avec lenteur, faisant trembler
les fleurs et les pierreries posées dans ses cheveux; et nulle musique
n'était plus douce que le _si-so si-so_ de sa double robe de satin
brodée de perles.

Elle déshabilla Ko-Li-Tsin avec mille minauderies tendres, et lui lit
revêtir des robes parfumées et tièdes.

--Maintenant, viens, dit-elle, en le tirant par sa manche, viens te
reposer sur ces coussins de soie rose gonflés de plumes d'orfraie.
Je te chanterai une chanson bien rhythmée pour rendre le calme à ton
esprit.

--Que parles-tu de me rendre le calme? dit Ko-Li-Tsin en riant. Chacun
de tes mouvements me retourne le foie; quand tu me chanteras ta chanson
il sortira certainement de ma poitrine.

--Tu ne veux pas que je chante? dit-elle, en faisant la moue. Alors je
vais rejoindre le seigneur Lou.

--Oh! non! dit Ko-Li-Tsin, mon ami rit et fume avec tes compagnes;
reste près de moi, et chante pour me réjouir.

Le poëte s'étendit sur les coussins, pendant que la jeune femme allait
vers le mur pour y prendre son pi-pa. Elle feignit d'abord de ne
pouvoir l'atteindre; mais, faisant un petit saut, elle le décrocha
avec un soupir. Puis elle vint s'asseoir aux pieds de Ko-Li-Tsin, et
commença de faire vibrer les cordes.

--Je vais te chanter les chi-pa-mo, dit-elle, qui sont les dix-huit
trésors d'une jeune femme.

            Ses yeux sont comme deux étangs bordés de
            bambous noirs; ses sourcils ressemblent à
            de jeunes épis de seigle.

            Ai-yo, ai-yo! j'aime les yeux de la belle
            fille.

            Son front ressemble à du jade couvert de
            gelée blanche; ses cheveux ont l'air de
            saules au printemps.

            Ai-yo, ai-yo! j'aime le front et les
            cheveux de la belle fille.

            Sa bouche est une pivoine rouge près
            d'éclore; ses joues sont des pivoines
            roses tout épanouies.

            Ai-yo, ai-yo! j'aime la bouche et les
            joues de la belle fille.

            Ses seins sont comme des fleurs voilées de
            neige, ses épaules comme les ailes fermées
            d'une cigogne.

            Ai-yo, ai-yo! j'aime les seins et les
            épaules de la belle fille.

            Ses pieds sont comme des nénuphars
            entr'ouverts sur l'eau et ses jambes comme
            deux pi-pas renversés.

            Ai-yo, ai-yo! j'aime les pieds et les
            jambes de la belle fille.

            Son ventre est comme un lac où donne la
            lune....

La jeune femme renversa sa tête sur les genoux de Ko-Li-Tsin et se prit
à rire.

--Eh bien! dit-il en lui caressant les cheveux, tu ne continues pas?

--Non, dit-elle, secouant la tête, je ne veux pas.

Elle jeta par terre sa guitare et fit semblant de pleurer.

Le poëte l'attira dans ses bras et l'embrassa pour la consoler.

--Ai-yo, ai-yo! dit-il, j'aime la belle fille tout entière.

Le seigneur Lou reparut dans la chambre.

--Eh bien! noble poëte, t'es-tu assez reposé, et te plaît-il de venir
boire et causer en ma compagnie?

--Je suis, dit Ko-Li-Tsin en se levant, plus frais et plus dispos que
je ne l'ai jamais été. Bonsoir, douce sarcelle, ajouta-t-il en saluant
la jeune femme; j'espère te revoir souvent.

Puis il monta avec Lou sur la terrasse pleine de buveurs et de fumeurs.
Ils s'établirent en face l'un de l'autre.

--Que le Pou-Sah du souvenir vienne à mon aide! pensa Ko-Li-Tsin en
regardant pour la première fois son ami bien en face. Il me semble que
j'ai déjà rencontré ce bienfaisant seigneur qui tire les gens du lac,
les fait somptueusement vêtir par de belles jeunes filles et leur offre
des tasses de tiède vin de riz.

En ce moment aussi le seigneur Lou paraissait observer le faux Chen-Ton
avec une sorte de curiosité inquiète.

--Ne m'accorderas-tu pas la confiance de me raconter ton histoire?
demanda-t-il dès qu'un jeune garçon eut déposé devant eux un grand bol
plein de vin et deux tasses.

--Eh quoi! ne l'ai-je point fait déjà? dit Ko-Li-Tsin, embarrassé.

--Non. Par suite de quelles circonstances étais-tu dans le lac?

--Voici. Je suis revenu d'un long voyage.

--Ah! ah! Où étais-tu allé?

--A Kai-Fon-Fou. J'ai des parents dans le Ho-Nan. Ce soir, pour me
divertir, pour comparer la lune à son reflet dans l'eau, j'ai détaché
mon petit bateau du saule qui le cache aux regards curieux; mais
pendant mon absence mon bateau avait sans doute reçu une blessure. Il
sombra, et j'allais me noyer, quand tu m'es apparu. A ton tour, noble
seigneur, parle-moi de ta personne vénérable. Quelle est ta glorieuse
profession?

--Mon père m'a laissé une fortune qui me suffit, dit Lou. Je ne suis
encore que Tiu-Ien, mais j'espère conquérir bientôt des grades plus
élevés dans la littérature et dans les sciences.

Ko-Li-Tsin battit des mains.

--Tu es poëte aussi! s'écria-t-il. Que le Pou-Sah des rencontres soit
loué!

            Comme une épouse infidèle ouvre l'oreille
            aux paroles d'un riche marchand qui lui
            offre des perles de Tartarie dans une
            coupe de jade vert;

            Ainsi ma jonque a laissé pénétrer en elle
            l'eau dangereuse du lac jaloux.

            Mais, pour me sauver, mon frère m'a été
            envoyé dans un rayon de lune par les
            Pou-Sahs compatissants;

            Et maintenant j'entendrai les vers de
            mon frère caresser doucement mon oreille
            parfumée encore du souffle d'une belle
            fille!

--Bien! bien! s'écria le seigneur Lou avec enthousiasme. Comment
aurais-je pu me douter qu'il y eût un homme pareil dans la Patrie du
Milieu?

Et, faisant des gestes nombreux, il renversa sa tasse devant lui.

--Ah! ah! reprit-il.

            J'ai rempli ma tasse d'un vin bien
            fabriqué; mais, quand j'ai voulu boire, la
            tasse était vide, parce que l'étoffe de ma
            manche l'avait jetée à terre.

            Quand il pleut, c'est que le vent renverse
            les tasses pleines des Sages immortels qui
            s'enivrent dans les nuages, au-dessus des
            montagnes;

            Mais la rosée des champs et l'humidité
            des fleurs, aspirées par le soleil,
            remplissent de nouveau les tasses des
            Génies;

            Et il reste assez de vin dans le Bateau
            des Fleurs de la Mer du Nord pour que
            je puisse boire encore en composant des
            vers à la louange de la lune et du poëte
            Chen-Ton!

--Oh! dit Ko-Li-Tsin ravi, quel ami glorieux j'ai rencontré! Jamais
aucun homme, depuis la mort de l'illustre Li-Tai-Pé et celle de
Sou-Tong-Po, le voyageur, n'a enfermé de plus nobles pensées en des
rhythmes plus harmonieux. Mais, ajouta le poëte après un silence, que
disent donc ces seigneurs qui boivent à côté de nous? il me semble que
j'entends parler de révolution et d'armées.

--Ils en parlent en effet, dit le seigneur Lou en fronçant les sourcils.

--Me permettras-tu de me dérober un instant aux charmes de la
conversation afin d'écouter ce qu'ils racontent? car j'arrive des
champs et j'ignore ce qui se passe dans la Patrie du Milieu.

Le nouvel ami de Ko-Li-Tsin fit un geste d'assentiment.

--En moins d'une Lune, disait un jeune buveur qu'à son costume de
satin jaune et à ses deux sabres croisés derrière son dos il était
aisé de reconnaître pour un Pa-Tsong, en moins d'une Lune la révolte a
grossi dangereusement. Après avoir quitté Pey-Tsin dans la compagnie
de quelques bonzes, Ta-Kiang a couru les campagnes, soulevant les
laboureurs; plusieurs chefs d'armée, abandonnant le véritable Fils
du Ciel, se sont soumis au rebelle, et maintenant une multitude
formidable, commandée par le jeune homme de Chi-Tse-Po, campe devant la
ville de Hang-Tchéou, dans le Tché-Kiang.

Ko-Li-Tsin eut grand'peine à retenir une exclamation de joie.

--Magnanime Ta-Kiang! pensa-t-il.

--Croyez-vous, dit-il d'un ton indifférent, que le rebelle renversera
la dynastie tartare?

--Cela pourrait bien arriver.

--Renverser notre glorieux Kang-Si! s'écria un personnage obèse, décoré
du globule de Mandarin. Qui a dit cela?

--Kang-Si est glorieux en effet. S'il était d'une dynastie chinoise,
reprit le Pa-Tsong, il serait inébranlable sur son trône de bronze;
mais il est Tartare; il se pourrait qu'il fût renversé.

--Je ne crois pas qu'il puisse l'être, dit le seigneur Lou en riant,
car les Pou-Sahs le protégent. Ne savez-vous pas ce qui s'est passé
tout récemment dans la Pagode de l'Agriculture?

--Je le sais, et mieux que vous peut-être, repartit le jeune chef.
C'était quelques jours après le siége et l'incendie de la Pagode
de Kouan-Chi-In. Le bruit courait que les bonzes du Temple de
l'Agriculture conspiraient pour le retour et le triomphe des rebelles
enfuis; mais le Fils du Ciel avait défendu qu'on les inquiétât. Or, un
soir, le grand Tao-Sée entra seul dans le temple afin de s'y livrer
à des méditations pieuses; en passant à côté de la grande cloche du
seuil, il lui sembla qu'elle vibrait sourdement. Une heure après,
lorsqu'il sortit, la cloche rendit un son plus fort, et cette fois le
bonze s'arrêta, plein de terreur.

--Que veut dire cela? s'écria-t-il en tremblant. Le Ciel a-t-il quelque
chose à me révéler?

--Oui, dit la cloche d'une voix terrible et sonore.

--Parle! Qui es-tu? dit le Tao-Sée en se prosternant.

--Je suis le Dragon, et je viens te réprimander de ta conduite
criminelle.

Le prêtre frappait la terre de son front.

--Tu me trahis, continua la voix; mais je te pardonnerai si tu consens
à te repentir et à faire ce que je t'ordonnerai.

--Ordonne, dit le Tao-Sée épouvanté, et pardonne-moi mes erreurs.

--L'empereur aimé du ciel, reprit la voix, c'est Kang-Si au règne
glorieux. Votre empereur rebelle est envoyé par les mandarins de
l'enfer. Cesse d'encourager la révolte que tu allumes dans la ville,
et soumets-toi au vrai maître de l'Empire; sinon d'affreux malheurs te
tortureront. Voilà ce que j'avais à te dire. Retire-toi.

Le bonze fut entièrement converti, et le germe de la révolution fut
étouffé dans la Capitale.

--Tu vois bien, dit le seigneur Lou, que j'avais raison de dire que les
Pou-Sahs protégent l'empereur Kang-Si.

--Tu aurais eu raison en disant que l'empereur se protége lui-même,
reprit le Pa-Tsong. Vous n'ignorez pas, continua-t-il en s'adressant à
tous les buveurs attentifs, que Kang-Si se plaît à sortir quelquefois
de son palais pour se promener seul et déguisé dans la ville et se
mêler aux groupes des oisifs. Eh bien! un soir, l'empereur est sorti
de la Ville Rouge; il s'est dirigé sans être vu vers le Temple de
l'Agriculture; il a attendu un instant où il ne passait personne;
alors, se faisant le plus petit qu'il a pu, il s'est blotti dans
l'énorme cloche de bronze; et voilà pourquoi il a été donné au Grand
Tao-Sée de converser avec le Pou-Sah de la cloche.

Les auditeurs éclatèrent de rire. Le seigneur Lou convint que cette
histoire était tout à fait vraisemblable et digne de Kang-Si, duquel on
connaissait mille ruses analogues. Puis d'autres propos circulèrent.

--Sait-on, demanda quelqu'un, ce qu'est devenu le poëte Ko-Li-Tsin,
celui qui avait attenté audacieusement aux jours sacrés du Ciel?

--Il est dans la prison, dit le Pa-Tsong; on le réserve à un terrible
supplice.

--Oh! oh! lit Ko-Li-Tsin.

--On raconte qu'il a subi la torture avec un courage admirable.

--Il est vrai, dit le seigneur Lou; Kang-Si serait heureux d'avoir de
pareils serviteurs.

Ko-Li-Tsin fut sur le point de saluer celui qui parlait ainsi; mais
il se retint heureusement. Il jugea même convenable de donner une
direction nouvelle à la conversation.

--Ne faisons-nous plus de vers? dit-il au seigneur Lou.

--J'allais te le demander, dit celui-ci. Choisis toi-même, un sujet
favorable.

--Te plairait-il de parler des Rêves en vers de sept caractères?

--Cela me plairait, dit Lou en prenant un pinceau.

Les deux nouveaux amis se recueillirent un instant. L'œil de Ko-Li-Tsin
pétillait de plaisir. Ils écrivirent sans s'interrompre et terminèrent
en même temps.

--Voici, dit Ko-Li-Tsin, en offrant ses tablettes au seigneur Lou, qui
lui tendait les siennes.

Ko-Li-Tsin se hâta de lire les vers de son compagnon. Ils étaient
conformes aux bonnes règles, et disaient:

            Pendant le sommeil les pensées de l'homme,
            sortant de son esprit, se promènent devant
            ses yeux, et les rêves de la nuit comblent
            les désirs du jour.

            Le pauvre se voit riche, et l'homme vil se
            voit glorieux.

            Celui qui, pleurant sa bien-aimée absente,
            s'endort dans ses larmes refroidies, sent
            la tête de celle qu'il adore penchée vers
            son épaule.

            Le poëte converse avec Kon-Fou-Tsé; le
            mandarin se croit empereur.

            Mais l'empereur, sur son lit somptueux,
            froisse les coussins de son front plein
            de soucis, et, souvent, s'appuyant sur le
            coude, il parle au chef des Eunuques:

            «De quel côté souffle le vent? dit-il. Des
            nuages voilent-ils la lune implacable? La
            brûlante sécheresse menace-t-elle toujours
            mon peuple?»

            Cependant il s'endort, et il rêve qu'une
            pluie abondante est descendue du ciel.

De son côté, le seigneur Lou admirait l'écriture irréprochable de
Ko-Li-Tsin et lisait les vers suivants:

            Le rêve ressemble à une ombre sur le
            sable. Mais quand on l'écrit sur des pages
            blanches, le rêve devient comme un corps
            au soleil.

            Un jeune bonze de Na-Ian écrivait ses
            songes sous les treillis du Pavillon
            Rouge. Sur la plus haute terrasse de la
            Tour à Neuf Étages une fille écrivait
            aussi ses songes.

            Le rêve du jeune prêtre était tendre;
            celui de la jeune fille était doux.

            J'ai conduit les deux rêves l'un vers
            l'autre, comme deux époux timides.

--Voici, s'écria Lou, le plus élégant poëme que je connaisse, et
j'annonce un glorieux avenir à celui qui l'a écrit.

--Ne parle pas de mes vers, dit Ko-Li-Tsin; ils semblent être ceux d'un
enfant auprès des tiens. Tu me vois encore immobile d'admiration.

--Non, dit Lou avec gravité; ton poëme vaut mieux que le mien, et si
l'empereur l'avait sous les yeux il te ferait certainement un des
premiers de l'Empire.

En parlant ainsi, le seigneur Lou regardait fixement Ko-Li-Tsin; ses
sourcils s'étaient dressés, son visage avait pris une expression de
noblesse et de majesté peu conciliable avec sa condition modeste:
Ko-Li-Tsin frissonna.

Lou prit sa tête dans ses mains et songea longuement.

--Où donc ai-je vu cet homme? murmura-t-il.

Tout d'un coup il releva le front, bondit sur son siége et cria:

--Je me souviens! c'est celui qui a voulu m'assassiner!

Mais Ko-Li-Tsin n'était plus en face de lui.

Pendant que le seigneur Lou songeait, le poëte s'était silencieusement
levé; il avait descendu l'escalier de la terrasse, enfilé le couloir
fleuri, traversé, en sautant de barque en barque, l'étroite rue
liquide; et maintenant il courait démesurément vite vers la maison de
Yu-Tchin, située à peu de distance.

--C'était lui! disait-il en haletant; il allait me reconnaître; j'étais
perdu. Je ne croyais pas, en tombant dans ce lac, tomber dans un danger
si grand. J'aurais dû le tuer? Non, il venait de me sauver la vie.
D'ailleurs je n'en aurais pas eu le courage après avoir ri et chanté
avec lui.

Il atteignit la maison de son amie et frappa à coups redoublés.
Yu-Tchin vint lui ouvrir, et, pleurant de joie, se jeta dans ses bras.

--Te voilà! cria-t-elle; je te croyais mort, et j'étais prête à mourir
de chagrin. J'avais tout préparé pour notre mariage. Vois, je suis
toute parée, les invités sont encore là; viens vite.

--Il s'agit bien de se marier! dit Ko-Li-Tsin rapidement. Bonne
Yu-Tchin, prends une hache, une corde, une lanterne, et suis-moi.



CHAPITRE XVII

LE TIGRE DE JADE


            Vaincu par la flèche du chasseur de
            Tartarie, le grand tigre est renversé sur
            le dos dans les ronces du ravin.

            Mais dans sa gueule ouverte, comme dans le
            tronc d'un saule creux, les abeilles ont
            déposé leur miel,

            Et la gueule du tigre, béante, apparaît
            pleine d'or.


--Eh bien! s'écria Ko-Li-Tsin, en franchissant la porte ruinée de la
pagode de Kouaq-Chi-In, me suis-je trompé? Où sommes-nous? Où est
l'escalier d'albâtre? N'est-ce pas ici que je me suis battu?

--C'est bien ici, dit Yu-Tchin; mais l'escalier est démoli et la
pagode, pendant trois jours, a brûlé.

--Misérable Ko-Li-Tsin! gémit le poëte, que faisais-tu dans ta prison?
Paresseux et prudent, tu soignais tes blessures, tu préparais jour
à jour ton évasion, et tu as perdu un mois, et tu as tout perdu! Il
fallait fuir tout de suite, t'accrocher aux saillies des terrasses,
descendre les dix étages de la tour, étrangler les soldats, et enfin
exécuter l'ordre du maître. Ta-Kiang est glorieux, vainqueur, chef
d'une armée terrible; toi, qu'auras-tu fait dans toute cette gloire? Tu
n'as pas même pu sauver Yo-Men-Li; et peut-être vas-tu causer la perte
de l'empereur. Lorsqu'il frappera aux portes de Pey-Tsin en disant:
«C'est moi!» tu ne seras pas là. pour lui ouvrir, et s'il te demande:
«Où sont tes soldats?» tu lui montreras Yu-Tchin armée d'une pioche.

--Mais qu'as tu donc, maître? dit en tremblant Yu-Tchin. Pourquoi es-tu
si désespéré en face de ces ruines?

--C'est qu'il y avait sous la pagode un trésor qu'on m'avait confié et
sans lequel je ne puis rien faire, répondit Ko-Li-Tsin. Je pleure de le
voir englouti.

--Si le feu, dit Yu-Tchin, n'a pas brûlé le trésor, nous le
retrouverons sous les décombres.

--Tu as raison; mais il faudrait plusieurs hommes robustes pour
soulever cette montagne de pierres écroulées, et je ne peux dire mon
secret à personne.

--Essayons tout seuls, dit Yu-Tchin. Il n'est sans doute pas
indispensable de soulever les pierres. Nous pourrons peut-être nous
glisser à travers les interstices de l'écroulement et arriver jusqu'au
trésor.

--Essayons! dit Ko-Li-Tsin. Je suis fou de me décourager. La prison m'a
affaibli l'esprit. Allons, bonne Yu-Tchin, quand nous devrions être
écrasés sous les débris du monument, tâchons de lui arracher son cœur
précieux.

Ko-Li-Tsin posa le pied sur les restes branlants du grand escalier,
et tendit la main à Yu-Tchin. Ils atteignirent dangereusement la
première terrasse qui était à demi effondrée et toute couverte de blocs
renversés.

--Prenons garde, dit le poëte; parmi l'obscurité nous pourrions glisser
dans quelque fente et y mourir sans gloire. La nuit va finir, attendons
le jour.

--Oui, fit Yu-Tchin; les ombres semblent des trous et les trous des
surfaces planes. Il vaut mieux attendre une clarté plus franche que
celle de ma lanterne en papier bleu.

Assis l'un près de l'autre sur le socle d'une statue brisée, Yu-Tchin
disait mille choses tendres à Ko-Li-Tsin songeur.

Bientôt des blancheurs bleuâtres frappèrent les monceaux de débris,
faisant briller les cassures des pierres et luire çà et là des émaux et
des fleurs de porcelaine.

Tout était brisé, détruit, défiguré: les terrasses, les toits
échelonnés s'effondraient entre les murs d'albâtre, dont la blancheur
était sillonnée de traces de fumée et de longues traînées de sang
noirci; les adorables sculptures de jade, rompues par la hache,
s'émiettaient en grêlons; où se dressèrent de précieuses colonnettes
on ne voyait que des tronçons léchés par la flamme. Cependant, sous le
soleil qui se levait, la pagode ruinée gardait encore quelque chose de
son ancienne majesté; et formait des monceaux somptueux et brillants.

Ko-Li-Tsin s'avança vers l'édifice tombé.

--Prenons courage! dit-il à Yu-Tchin; tâchons d'écarter ces pierres
pesantes et de soulever ces toitures affaissées, comme si nous étions
une armée entière.

--Viens par ici, dit Yu-Tchin, qui frissonnait un peu dans le froid du
matin. Il ne faut pas songer à soulever les pierres, mais à profiter
des maladresses du hasard qui a dû laisser quelque porche debout.

--Le crois-tu? Kuan-Te à pris a tâche de tout détruire. On dirait même
que Lao-Kuon lui est venu en aide, et que le tonnerre est tombé sur la
pagode.

--N'importe! dit Yu-Tchin, nous entrerons.

Posant à terre sa lanterne à côté de sa pioche, elle enroula la corde
autour de sa taille, et se glissa par une étroite brèche en se faisant
aussi mince qu'elle pouvait. Ses doigts s'égratignaient aux parois
ébréchées des murailles. Elle disparut; mais Ko-Li-Tsin l'entendit
battre des mains joyeusement.

--Le premier pas est fait, dit-elle, donne-moi la lanterne et la
pioche. Bien! Maintenant, prends le chemin que j'ai frayé.

--A voir l'entrée, fit le poëte en s'insinuant à son tour dans la
ruine, on ne pourrait pas croire qu'elle fût assez large pour le corps
d'une fouine.

--Où sommes-nous? dit Yu-Tchin, qui regardait autour d'elle.

La lumière, pénétrant par d'étroites brèches, tombait en rayons
blafards sur le sol jonché d'éclats de pierres et formait des ombres
singulières que la clarté bleue de la lanterne contrariait ou
redoublait. Ce lieu avait été jadis un vestibule. Le plafond ployait
dangereusement; une porte qui conduisait à la salle principale de
la pagode était debout; mais des murs abattus formaient devant elle
de petites collines. Ko-Li-Tsin monta sur les débris encore chauds,
et tendit la main à Yu-Tchin qui les escalada à son tour; perdant
l'équilibre, elle tomba sur le poëte, et tous deux roulèrent dans le
temple même, au milieu d'un grand fracas de pierres croulantes. Ils
ne se firent d'autre mal que de se meurtrir un peu les genoux et les
mains. Yu-Tchin n'avait pas lâché sa lanterne; après avoir eu peur,
elle riait dans les décombres. Ko-Li-Tsin se mit à rire aussi; mais il
chercha longtemps la pioche, qui avait bondi au loin.

Un jour pâle régnait dans l'enceinte autrefois somptueuse, car de
minces filets de jour descendaient comme une pluie par les fentes
des toits calcinés. Le sol était couvert de cendres. Les statues des
Pou-Sahs de bronze avaient fondu et coulé en ruisseaux sombres. Toute
une partie du plafond, effondrée, laissait passer par son bâillement
déchiqueté les planchers et les toitures des étages supérieurs.
Des lambeaux de balustrades dorées s'allongeaient comme des bras
hagards; des dragons, des lions de marbre blanc, souillés de suie,
s'appuyaient sur des poutrelles brisées et prêtes à s'affaisser; des
cassolettes, des vases en métal, des autels de jade et des tronçons de
dieux restaient suspendus dans les entre-croisements des décombres ou
roulaient dans des cascades de ruines.

--Comment retrouver la déesse Kouan-Chi-In au milieu de tout cela? dit
Ko-Li-Tsin en promenant ses veux sur les débris informes. Elle aura
fondu comme les autres dieux, et nous ne pourrons pas même reconnaître
la place où elle se dressait.

--Tu sais, dit Yu-Tchin, que Kouan-Chi-In est d'ordinaire montée sur un
tigre blanc; la déesse était probablement en bronze doré, mais le tigre
devait être en jade. Or le jade ne brûle ni ne fond.

--Tu as raison, dit Ko-Li-Tsin, cherchons le tigre blanc.

Ils s'avancèrent prudemment. Leurs pas soulevaient des nuages de
cendres.

--Si le plafond s'écroulait! dit Yu-Tchin en regardant en haut.

--Nous serions écrasés, bonne Yu-Tchin.

--Ah! fit-elle en se rapprochant de lui.

--Je me souviens, dit Ko-Li-Tsin, que les quatre gardiens de Fô
occupaient chacun un angle du temple, et l'un d'eux devait être placé
où je suis.

Le poëte se baissa et ramassa quelque chose.

--Voici d'ailleurs le manche émaillé de son parasol. La grande statue
de Fô était au milieu des gardiens, et la déesse s'élevait à quelques
pas derrière lui.

Il se dirigea vers l'endroit où il jugeait qu'elle avait été jadis.

--Ah! dit-il, la statue est détruite, mais voici le tigre renversé, et
le socle est encore debout.

--Prends-garde, fit Yu-Tchin; vois comme les dalles sont fendillées et
branlantes autour du piédestal.

Ko-Li-Tsin s'avança lentement et prit à sa ceinture les deux clefs d'or.

--Pourvu que la serrure se trouve de ce côté! dit-il, de l'autre
l'encombrement des toits croules nous empêcherait d'y atteindre.

Tout à coup la dalle sur laquelle Ko-Li-Tsin posait le pied bascula, et
le poëte disparut dans une ouverture qui fut aussitôt refermée par la
chute du socle et d'un gros tas de pierres.

Yu-Tchin hurla d'épouvante et de désespoir. Elle se jeta par terre,
essayant de ses mains, de ses dents, de ses ongles, de redresser le
piédestal, et criant de toute son haleine: «Ko-Li-Tsin!» Mais rien ne
lui répondait; le silence avait succédé au retentissement bruyant,
occasionné par l'engloutissement du poëte.

Folle de douleur, Yu-Tchin saisit la pioche et frappa avec frénésie.
Pendant une heure elle travailla à déblayer l'entre-bâillement obstrué;
de temps en temps elle gémissait: «Ko-Li-Tsin!» Enfin elle crut
entendre une voix lointaine qui murmurait: «Par ici!»

--Me voilà! cria-t-elle.

Attachant la lanterne à sa ceinture, elle continua à écarter les blocs
de pierre. Bientôt la voix de Ko-Li-Tsin devint plus distincte.

--Tu n'es pas blessé? dit Yu-Tchin.

--Non, dit le poëte; mais je ne puis t'aider; je suis dans une
obscurité complète.

--Retire-toi promptement! s'écria Yu-Tchin avec effroi; le piédestal va
tomber sur toi!

Elle recula elle-même. Un énorme monceau s'effondra lentement.

--Il est mort! dit Yu-Tchin, l'œil hagard.

Elle restait immobile, regardant avec fixité le trou béant. Mais
soudain elle entendit nettement la voix de Ko-Li-Tsin qui lui disait:
«Viens-tu?»

--Ah! tu es encore vivant, mon époux chéri! Où es-tu?

--Dans le noir, dit Ko-Li-Tsin; apporte ta lanterne.

Les pierres en s'écroulant avaient formé une pente douce qui
s'enfonçait sous la terre. Yu-Tchin, tremblante, se laissa glisser;
elle se trouva bientôt dans un souterrain qu'illumina la lueur de sa
lanterne.

--Où sommes-nous? dit Ko-Li-Tsin. Ah! Kouan-Tchi-In nous protége! Car
voici le trésor, le merveilleux trésor!

En effet, de tous côtés s'alignaient de grands bassins d'argent
pleins de poudre d'or; dans des vases de jade scintillaient des
saphirs, des Dieux en argent massif, accroupis face à face, formaient
une longue allée brillante, et, au milieu du souterrain, sur une
estrade, s'ouvrait un vaste coffre de laque rempli jusqu'au bord d'un
éblouissement, miraculeux de liangs d'or.



CHAPITRE XVIII

LES ANES NE SAVENT PAS S'ILS PORTENT DE L'OR OU DU FER


            Sous ces lunettes, sous cette barbe
            blanche, oh! oh! quel est cet homme?
            Vraiment, il reposera bientôt dans la
            Salle des Ancêtres.

            Cependant, si tu lui arrachais ses
            lunettes et sa barbe, tu verrais

            Que ses yeux étincellent comme des rubis
            et qu'il ne lui manque pas une seule dent.


La Rue de Kou-Toung est une des rues les plus sales et les plus
étroites de la Cité Chinoise. Elle est perdue dans ce réseau
inextricable de carrefours et de ruelles contenu de chaque côté de
l'Avenue du Centre entre le chemin de Cha-Coua et la muraille de la
Cité Tartare. Grouillante, encombrée, tapageuse, brillant de mille
couleurs violentes, mais si peu large et si traversée d'enseignes
que la nuit s'y établit avant le coucher du soleil, elle donne asile
à une foule obscure: petits commerçants, bimbelotiers, revendeurs,
raccommodeurs de porcelaine, marchands de vieux livres noircis à demi
rongés par les rats, fabricants de verroteries, de petits bijoux en
métal faux, de bracelets en jade commun; c'est là aussi que logent,
après leur journée terminée, les barbiers ambulants, les cuisiniers,
les marchands d'eau, les forgerons en plein vent. Les façades des
maisons, construites en briques et en bambou, disparaissent, bariolées
d'affiches de toutes sortes, qui sont des satires, des proclamations,
des sentences, des maximes, des pièces de vers placardées par un poëte
dédaigneux des libraires, ou des critiques moqueuses des mœurs, du
costume, du visage de quelque grand dignitaire.

Une multitude vulgaire et mal vêtue piétine dans la boue épaisse dans
la Rue de Kou-Toung. Des enfants accroupis sur des tas d'ordures jouent
au prêteur sur gages: le nez chargé d'une paire de lunettes en papier,
l'un estime, regarde, retourne avec mépris les trognons de choux que
lui présentent ses camarades et discute le nombre de cailloux qu'il
prêtera sur les trognons, avec les grimaces d'un vieil usurier. Les
marchands et les habitants des maisons passent la plus grande partie
de la journée assis devant leur porte sur des nattes de bambous,
s'interpellant l'un l'autre, riant bruyamment et assaillant les
passants de mille quolibets hardis.

Une des maisons les moins misérables et le plus solidement construites
de la Ruelle de Kou-Toung était habitée par un vieux marchand de
lanternes retiré depuis longtemps du commerce. Il passait pour riche
parmi les gens du quartier, car il possédait une seconde maison en face
de celle où il logeait, et en tirait quelques revenus. Son ventre, du
reste, avait l'ampleur d'un ventre de mandarin.

Un jour que, les mains derrière le dos, une petite pipe de métal à
la bouche, il parlait sentencieusement à ses voisins des réformes à
introduire dans la machine gouvernementale, des chances probables de la
révolution, des dommages qu'une guerre civile ferait subir au commerce
et spécialement aux propriétaires, il vit venir à lui un vieillard
courbé par l'âge, le crâne couvert d'un large bonnet de feutre, le
visage enfoui dans une barbe blanche, hérissée et ébouriffée, le
corps enveloppé d'une robe brune assez misérable. Il était accompagné
d'une petite vieille habillée d'affreux chiffons sales, et tous deux
mutuellement soutenaient leur faiblesse.

--Salut, salut! maître, dit le vieillard au propriétaire ventru, en
s'inclinant selon les règles.

--Salut, salut! dit le propriétaire, en se courbant à son tour.

--Je viens de lire les gros caractères d'une annonce ainsi conçue:
«Que celui qui veut louer une maison à un prix raisonnable s'adresse à
Sin-Tou»; et l'on me dit que Sin-Tou, c'est toi.

--En effet, je suis Sin-Tou, dit le propriétaire d'un air majestueux,
et depuis quelques jours plusieurs personnes se disputent ma maison.

--Ah! dit le vieillard; cependant, puisque ton affiche n'est pas
retirée, tu n'as pas encore fait choix d'un locataire; j'espère que,
par égard pour mon âge, tu me donneras la préférence.

--Ton âge est en effet vénérable, dit Sin-Tou; mais, étant pauvre, je
ne puis me permettre d'être généreux. Je livrerai ma maison à celui qui
m'en offrira le meilleur prix.

--Je suis pauvre aussi, dit le vieillard. Je suis de Kan-Ton, et je me
nomme A-Po. Voici la mère de mes trois fils.

Le propriétaire salua la vieille femme.

--Mes trois fils, reprit A-Po, extraient du fer dans les montagnes
qui avoisinent Gé-Ol. Chacun d'eux m'envoie un tiers du minerai qu'il
récolte chaque jour. Je me charge de le vendre, et c'est ainsi qu'est
soutenue ma vieillesse.

--Le fer est d'un bon rapport, dit Sin-Tou; les riches s'en servent
pour rendre non abordables les portes de leurs palais; ils en font
des lions qui ornent leurs jardins et des dragons qui hérissent leurs
toitures; les guerriers ont besoin de sabres et de lances, et le peuple
ne peut se passer d'ustensiles solides. Le fer, heureux vieillard, est
aussi précieux que l'or.

--Il faudrait pour bien vendre, dit A-Po, avoir l'activité de la
jeunesse et l'habitude du commerce. Les grands marchands écrasent les
petits; ils accaparent les débouchés, et lorsqu'on arrive après eux
chez les acheteurs, ceux-ci vous répondent: «Nous n'avons besoin de
rien.»

--Tu exagères, répondit Sin-Tou. Les grands marchands dédaignent de
vendre peu et laissent des chalands aux industriels plus modestes.

--Enfin, où est la maison que tu veux louer? dit le vieillard.

--C'est celle qui est en face de nous, dit majestueusement Sin-Tou.

--Oh! oh! et combien en veux-tu par année? Elle est dans une rue bien
peu aérée et sera bien malsaine pour un homme de mon âge.

--Malsaine! s'écria le propriétaire; apprends qu'ainsi abritée du
vent et du soleil, elle est fraîche l'été et chaude l'hiver. La rue
est peu aérée! dis-tu. Ne vois-tu pas que la Ruelle des Libraires se
croise avec la Ruelle de Kou-Toung, et que ma maison est placée dans un
perpétuel courant d'air?

--Et combien en veux-tu?

--Mille pièces, dit le propriétaire sans hésiter.

--Mille pièces! s'écria la vieille femme en ouvrant les bras avec
effroi.

--Mille pièces! répéta le vieillard en tremblotant.

--Pas un tsin de moins, dit Sin-Tou.

--Mais si je louais ta maison, il nous faudrait manger des rats crus et
du riz moisi.

--C'est une bonne nourriture, répliqua le propriétaire.

--Et de quoi se compose ta maison? Elle doit être semblable au Palais
du Fils du Ciel pour valoir tant de pièces?

--Elle contient un appartement pour les femmes, une boutique et des
caves.

--Les caves sont elles grandes? demanda le vieillard.

--Grandes et solidement fermées.

--Je te donne quatre cents pièces de ta maison, car je suis las de
courir et de chercher.

--Si tu n'étais pas un homme vénérable, dit le propriétaire, je ne
consentirais jamais à ce marché désastreux; mais, par respect pour ton
âge, j'accepte.

--Je te remercie, dit A-Po.

Son épouse lui tendit un sac d'où il tira quatre cents pièces. Sin-Tou,
après les avoir comptées lui-même, alla chercher les clefs de la
maison; puis le vieux et la vieille s'éloignèrent en titubant.

Le lendemain, dès le lever du jour, trois ânes pelés qui trébuchaient à
chaque pas défilèrent dans la Ruelle de Kou-Toung; ils étaient chargés
de grands sacs gris qui semblaient fort pesants. A-Po tirait les bêtes
par une corde et la vieille femme les suivait, armée d'un bambou. Ils
s'arrêtèrent devant leur maison, déchargèrent péniblement les ânes et
transportèrent un à un les sacs à l'intérieur; puis ils partirent. Une
heure plus tard ils revinrent avec les ânes non moins chargés. Vingt
fois au moins dans la journée la même manœuvre fut répétée, et le soir
Sin-Tou, assis devant sa porte, se disait:

--Ce vieillard est plus riche qu'il ne voulait le dire; il possède
beaucoup de ferraille.

Mais, au grand étonnement du propriétaire, les deux vieilles gens
n'habitèrent pas la maison. On les voyait seulement venir quelquefois,
suivis d'un âne, et peu d'instants après, s'éloigner en emportant un
des lourds sacs de fer.



CHAPITRE XIX

TA-KIANG SE RÉVOLTE CONTRE LE CIEL


            Il ne faut rendre aux vainqueurs que des
            honneurs funèbres.


Hurlants, hideux, farouches, sanglants déjà, deux cent mille guerriers
emplissent la grande plaine qui environne Sian-Hoa, la Ville Parfumée.
Quels sont ces hommes? Ceux-ci, aux visages blêmes, viennent du Nord
infertile; ils ont laissé les champs pierreux qui résistaient à leurs
bêches, ouvert l'étable aux bestiaux maladifs et abandonné leurs vieux
parents dans les cabanes; ceux-là viennent du Sud brûlant, où les épis
se calcinent sous le soleil; exaspérés par la famine, après avoir tué
leurs femmes et leurs enfants, ils ont fui l'implacable sécheresse;
leur taille est haute, leur corps maigre, leur face a la couleur du
cuivre. Tumultueux comme la foudre, les uns, pirates redoutés, sont
venus de la mer; ils sont ambitieux et braves. D'autres sont des
bandits des montagnes: ils luttaient avec les grands serpents et
les tigres pour leur ravir leurs grottes inaccessibles; souvent ils
descendaient dans la plaine et remontaient bientôt repus et chargés. Il
y a aussi dans cette multitude des mendiants décharnés, haillonneux,
et des artisans vaincus par la misère. Des prisons éventrées ont vomi
des flots d'hommes hagards. Enfin d'innombrables traîtres transfuges
se sont joints à l'armée: leurs corps trapus gardent des lambeaux
d'uniformes, leurs visages féroces sont hérissés de poils; leurs bras,
qu'ils n'ont pas essuyés, sont rouges encore jusqu'au coude d'un
massacre récent.

Cette foule formidable, fauve, bestiale, c'est l'armée de Ta-Kiang.

Ta-Kiang, durant trois lunes, a crié: «Je suis le Frère Aîné du Ciel;
je libère et je glorifie! Je ferai grands les ambitieux et riches
les avides; l'esclave sera seigneur et le prisonnier libre; ceux qui
ont faim se rassasieront; les criminels seront pardonnés. Je suis le
Cœur de l'Antique Patrie du Milieu, qu'on croyait mort depuis que le
Tartare l'a écrasé sous son pied; mais voilà qu'un sang tempétueux
le gonfle, et qu'il palpite, et ses battements formidables ébranlent
l'Empire. L'imprudente antilope qui s'est aventurée dans l'antre d'un
lion endormi a moins de terreur lorsque le roi famélique ouvre ses yeux
d'or que le Tartare n'en ressent devant le réveil farouche de la Vraie
Patrie. Je reprendrai le nom de la lumineuse dynastie et je m'assiérai
sur un trône rouge et fumant, à la clameur triomphale du peuple. Que
ceux qui sont de la pure race, que ceux qui ne sont pas nés de crimes
ou d'adultères et ne roulent pas dans leurs veines de sang ennemi
viennent s'abriter sous les plis somptueux de ma bannière et hurlent
avec moi: _En haut les Mings! en bas les Tsings!_» Et la grande voix de
Ta-Kiang a roulé d'écho en écho. Des émissaires enthousiastes ont porté
sa parole dans les provinces malheureuses. Bientôt un flot d'hommes
farouches s'est ébranlé, et, comme un grand fleuve qui déborde, les
guerriers se sont avancés, renversant les cités, entraînant les
populations, toujours plus nombreux, toujours plus terribles. Derrière
eux les maisons s'écroulent et fument, les champs sont rasés et
stériles. Après avoir pris Hang-Tchéou, capitale du Tché-Kiang, cette
belle ville qui fut la résidence impériale sous la dynastie des Song,
renversé Lui-Fon-Ta, la Tour des Vents Foudroyants; après avoir enjambé
la Rivière tortueuse, ils ont marché vers le port de Ning-Po-Fou,
qu'ils ont surpris la nuit: ils ont jeté les soldats dans le Lac de la
Lune et les marchands dans l'Etang du Soleil. Ensuite ils ont campé
pendant deux jours dans l'Ile aux Buffles, en face de Can-Pou, nommée
aussi la Porte Étroite; lorsqu'ils s'éloignèrent, Can-Pou n'était plus
qu'un monceau de cendres. Sur les côtes effrayantes de la Mer Jaune
ils recrutèrent de hardis pirates et s'enfoncèrent avec eux dans la
province voisine. En même temps, sur les rives de la Rivière du Dragon,
les fils indomptables du Fo-Kien, qui ne voulurent jamais se soumettre
aux usurpateurs tartares ni adopter la natte pendante exigée par la
mode nouvelle, se soulevèrent en tumulte; et l'armée poursuivit son
chemin, considérablement accrue. Elle gagna le Ho-Nan, si fertile et
si riant qu'on l'appelle la Fleur du Milieu; elle se dispersa en tous
sens, ravageant et pillant les cités et les villages, dévastant les
plaines, changeant les lacs limpides en lacs de sang, et se rassembla
devant Kai-Foung, la capitale, que bat continuellement le furieux
Fleuve Jaune. Cette ville était fameuse pour ses richesses et ses
splendeurs, et les révoltés hurlaient de joie sous ses murs. Mais le
chef tartare qui la défendait voyant, après huit jours de résistance,
ses soldats faiblir et ses remparts s'ébrécher, héroïque, brisa
lui-même la digue qui maintenait le terrible Houan-Ho, et la ville
fut submergée, mais non pillée, et ses trente mille défenseurs furent
engloutis, mais non vaincus. Les rebelles, pleins de rage, se ruèrent
sur une cité voisine; ils imposèrent mille tortures aux vieillards,
firent rôtir tout vifs les jeunes enfants, et les dévorèrent aux yeux
de leurs mères, liées douloureusement à des poteaux.

Maintenant ils sont dans le Pé-Tchi-Li; ils pourraient en deux jours
atteindre la Capitale de l'Empire, mais ils s'attardent devant
Sian-Hoa, qui tremble et s'affame.

Le camp s'étend comme une mer houleuse autour de la ville, dont les
hautes murailles crénelées et les grands pavillons aux toits retroussés
se dressent au-dessus des tentes en nattes de bambou qui couvrent
démesurément la plaine. Tournée vers la ville, accroupie comme un
lynx prêt à s'élancer, l'armée est là de toutes parts; les sauvages
guerriers se vautrent, crient, chantent, boivent du vin de riz mêlé de
poudre, ou, ivres, dorment en monceaux humains, qui sont pareils à des
troupeaux de grands bœufs couchés.

La tente de Ta-Kiang se dresse en face de la porte principale de
Sian-Hoa, et les grands mâts en bois de cèdre qui l'entourent élèvent
plus haut que les murailles des bannières soyeuses où on lit en
caractères d'or: «En haut les Mings! en bas les Tsings!» Vaste et
superbe, elle est en toile d'argent que voile un léger papier huilé,
transparent et imperméable; les draperies de l'entrée, pompeusement
relevées, laissent voir une somptueuse doublure de satin jaune d'or et
le Dragon Lon, accroupi sur un globe de cristal qui brille au sommet de
la tente, est visible de tous les points de l'horizon.

Ta-Kiang a dompté ces aventuriers farouches et superstitieux. Pour
eux, il est bien le Frère Aîné du Ciel, l'Égal des Immortels, le
Seigneur du Monde. Lorsqu'il passe, tous se prosternent, n'osant voir
sa splendeur. Lorsqu'il parle, tous sont immobiles de terreur et de
respect. Il est leur père et leur dieu; il a comblé les désirs, réalisé
les rêves, Kuan-Te, le Roi des Batailles, est son frère cadet: il est
le formidable, le triomphateur; ses pas ébranlent l'empire, son souffle
renverse les cités; il autorise le pillage et ordonne l'orgie, tout en
restant inaccessible, grave, immuable au milieu des joies tempétueuses
de son armée, comme le grand rocher calme et pensif au milieu de la mer
frénétique. Et ces hommes féroces lui sont soumis comme des esclaves,
dévoués comme des fils; à sa voix l'ivresse se dissipe, la débauche
s'interrompt; sur un signe, ils se précipitent dans les flammes pour
étouffer l'incendie avec leur corps, et s'il les juge criminels ils se
retirent à eux-mêmes leurs vies coupables.

Une double haie de soldats agenouillés, qui forme une longue allée,
précède l'entrée de la tente que gardent deux lions de jade. A
l'intérieur un tapis en poil de chameau s'étend sur le sol, et le jour
apaisé est plein de sourds reflets d'or sous les murs de satin jaune.
Là, sur un trône de marbre noir, Ta-Kiang, la joue dans sa main, songe
et construit l'avenir. Son costume est celui des antiques Chinois. Il
a abandonné les vêtements tartares; il est vêtu comme l'étaient Fou-Si
et Kon-Fou-Tsé. Sur une robe lilas pâle, aux plis fins et réguliers, il
porte une longue tunique en crêpe soyeux, entr'ouverte sur la poitrine
et serrée à la taille par une ceinture qui disparaît dans l'ampleur
souple de l'étoffe. Comme il est empereur, la tunique est jaune d'or;
une bande de broderies délicates, où les dragons se mêlent aux fleurs,
l'ourle et remonte sur la poitrine en se croisant. Il n'a plus la tête
rasée à demi ni la longue natte pendante. Ses cheveux sont enfermés
dans une coiffure de satin jaune ayant presque la forme d'un casque,
et sur son front brille un saphir énorme. Ses armes sont près de lui:
la lance, les deux sabres et le fouet de commandement. Des mandarins
l'entourent et attendent, prosternés, qu'il parle. On voit parmi eux
les principaux affiliés de la secte du Lys Bleu qui complotaient jadis
dans la Pagode de Kouan-Chi-In, et qui sont venus rejoindre l'empereur
élu.

Le Grand Bonze, conseiller intime de Ta-Kiang, pénètre sous la tente et
dit:

--Le chef Gou-So-Gol tremble et s'humilie devant ton auguste porte.

--Laisse approcher, dit Ta-Kiang, le plus célèbre de mes guerriers.

Gou-So-Gol paraît. C'est un jeune homme de haute taille, beau comme
la pleine lune et brillant comme elle. Il marche, selon la mode des
vainqueurs, avec des mouvements brusques et terribles.

Il s'agenouille et frappe la terre de son front.

--Parle, dit l'empereur.

--Unique Sublimité, dit Gou-So-Gol, qui se relève, le méprisable
gouverneur de Sian-Hoa offre de nous donner cent mesures de perles,
vingt chariots pleins d'or et les plus belles jeunes filles de la ville
si nous voulons nous retirer sans bataille.

--Cette ville est prise depuis l'instant où notre tente s'est dressée
en face d'elle, dit Ta-Kiang. De quoi s'avise le gouverneur de nous
offrir une partie de ce qui est à nous tout entier? Nous prendrons
mille mesures de perles, cinquante chariots pleins d'or et les filles
du gouverneur, si cela nous plaît. N'est-ce pas ton avis, ô le plus
brave de mes chefs?

--Auguste Souverain, dit le guerrier, ta parole n'est-elle pas la
sagesse et la vérité? J'ai la gloire de penser comme toi. D'ailleurs
en acceptant nous perdrions un joyeux combat, plein de ruissellements
rouges et un flamboyant incendie sur le ciel nocturne.

--Va donc, dit l'empereur, ô favori de Kuan-Te, va prendre cette ville
et reviens promptement, afin que je puisse me diriger vers la Capitale,
but de ma course, et enfin combler ma vaste ambition.

Gou-So-Gol se prosterne, puis se retire; ses yeux étincellent, sa face
fière rayonne.

L'empereur fait signe au Grand Bonze d'approcher.

--Quelles nouvelles sont venues de Pey-Tsin? dit-il.

--Depuis plus de cinq lunes Ko-Li-Tsin, sorti de prison, possède le
trésor de Kouan-Chi-In. L'envoyé de Ko-Li-Tsin a ajouté: «Bientôt
l'empereur pourra entrer dans Pey-Tsin.»

--Bientôt, dit Ta-Kiang. Que les jours sont longs!

Et son sourcil impérial se fronce.

Cependant Gou-So-Gol est sorti de la tente, levant les bras et
poussant de grands cris. Plusieurs soldats s'élancent dans toutes les
directions, et, répétant le cri du guerrier, convoquent les chefs
principaux. Bientôt autour de Gou-So-Gol cent Tsian-Kiuns sont réunis.

--Écoutez, dit Gou-So-Gol, la parole sacrée de l'empereur.

Tous les chefs se prosternent respectueusement.

--Va! m'a-t-il dit, prends cette ville, qui est à nous déjà. Emporte
mille mesures de perles, cinq cents chariots pleins d'or, toutes les
filles qui te plairont; puis laisse la ville flambante et reviens
promptement.

Les Tsian-Kiuns, hurlant de joie, se relèvent et courent chacun vers
un point du camp afin de rassembler leurs hommes. Le gong vibre, le
tam-tam claque, tout le camp s'ébranle tumultueusement, chaque œil
lance un regard féroce: on va piller et tuer. Le sang de la veille, qui
noircit et s'écaille sur les bras des soldats, va être lavé dans du
sang tiède et vermeil. Le signal du départ tinte, une clameur furieuse
lui répond, et les guerriers, par troupes, s'élancent en faisant de
grandes enjambées et en brandissant dans chaque main un glaive bien
aiguisé.

Gou-So-Gol arrive le premier sous les murs, et l'élite de l'armée se
rue derrière lui avec d'effroyables hurlements. La ville, remplie
d'effroi, reste silencieuse. Mais les assaillants sont si nombreux que
la proie est trop petite pour eux. Tandis que les premiers trépignent
au bord du fossé, les derniers ondulent encore au loin dans la plaine,
et une irrésistible poussée précipite plusieurs soldats dans l'eau.

Tout à coup une pluie de flèches descend du faîte des murailles vers
Gou-So-Gol, mais toutes percent la terre autour de lui sans le toucher.
Mille fusées meurtrières, dont les baguettes sont des lames aiguës,
s'élèvent bruyamment et retombent sur les crânes des assiégés. Alors
les frêles dragons de bronze vert rangés sur les bastions crachent des
projectiles brûlants qui vont faire au loin des trous dans les rangs
des rebelles, tandis qu'une frange de fumée voile le faîte des remparts.

--Allons! s'écrie Gou-So-Gol, je ne veux pas que le combat soit long,
car le Frère Aîné du Ciel m'a dit: «Reviens promptement!» Qu'on apporte
des poutres en bois de cèdre et qu'on lance sur les murailles des
bombes fétides.

--Que veut faire le glorieux chef? se disent les soldats en exécutant
ses ordres.

Les bombes sont lancées et éclatent au faîte des murailles, répandant
une épaisse fumée sulfureuse, infecte et aveuglante. Gou-So-Gol dit:

--Pendant que les ennemis ne peuvent voir nos actions, mettez debout
une poutre et tenez-la solidement.

Agile comme un chat sauvage, Gou-So-Gol l'enlace des pieds et des
mains, disant à ses soldats:

--Lorsque je serai en haut du cèdre, vous l'inclinerez lentement et
l'appuierez au sommet du rempart.

Les assaillants, remplis'd'admiration, poussent de grands cris et
glorifient le nom de leur chef. Celui-ci s'élève; mais ses armes
l'alourdissent et l'embarrassent; il jette sa pique, ses flèches et
son arc, et ne garde que les deux sabres croisés derrière son dos.
Bientôt il atteint l'extrémité du mât, qui s'abaisse vers la ville et
s'emboîte entre deux créneaux. La fumée a voilé toute cette manœuvre
aux assiégés. Gou-So-Gol avec précaution dégage ses jambes et cherche
le sol: il se trouve qu'il chevauche un dragon.

--Bon! dit-il.

Et tandis qu'autour de lui les soldats tartares gémissent, toussent et
se frottent les yeux, il retourne le canon, et, tranquille, attend que
la fumée se dissipe.

De tous côtés, autour de la ville, les chefs principaux de l'armée
rebelle ont imité Gou-So-Gol; des poutres se sont élevées, puis
abaissées vers le rempart, y déposant chacun un Tsian-Kiun; et
maintenant les soldats, tenant des poutres embrassées, montent l'un
derrière l'autre. Lorsque l'étouffante fumée s'élève enfin et plane
au-dessus de la ville, les Tartares, épouvantés, se voient assaillis de
toutes parts. Gou-So-Gol met feu au canon qu'il a conquis et protége
l'escalade de ceux qui le suivent. Quelques assiégés se jettent à
genoux et offrent de se rendre; mais Gou-So-Gol dit:

--L'empereur aimé du Ciel a parlé ainsi: «De quoi s'avisent les
Tartares de vouloir nous donner ce que nous tenons dans nos mains?»

Les vaincus essayent de résister.

Gou-So-Gol, suivi d'un petit nombre de Chinois, tire ses deux sabres,
et, plus rapide que les flèches qu'on lui lance, il descend le talus
qui conduit à la ville. On veut lui barrer le passage, mais il fauche
les têtes et les membres autour de lui. La terreur est telle parmi les
assiégés que plusieurs se précipitent du haut des murailles dans les
fossés. Gou-So-Gol a atteint une des portes de la ville; il s'est frayé
jusqu'à elle un chemin sanglant. On s'agenouille sur son passage en
demandant grâce; il renverse les suppliants du pied, et, repoussant les
lourds verrous, il ouvre largement la porte et abaisse l'arche volante
du pont. Alors toute l'armée forcenée des Chinois envahit la ville,
comme un fleuve déborde, et se presse d'un si farouche élan que plus
d'un soldat tombe et meurt, écrasé sous les pieds de ses compagnons.
Les Tartares fuient vers le centre de la ville, mais les rebelles, plus
rapides qu'eux, les saisissent, les jettent à terre et, du genou, leur
écrasent la poitrine.

--Grâce! pitié! crient les misérables; nous vous dirons où sont nos
richesses et où habitent nos jeunes filles aux cheveux longs.

--Nous saurons bien les trouver sans vous, disent les soldats en
ricanant; et, enfonçant dans la bouche des Tartares leur large glaive,
ils montrent à leurs yeux mourants des faces féroces aux sourcils
dressés, aux poils raides et hérissés.

Quelquefois ils étranglent lentement les vaincus ou se plaisent à leur
crever les yeux, à leur couper le nez, la langue, les oreilles, et à
les abandonner vivants.

Puis ils se précipitent sur les habitations, brisent les murs, font
voler les portes en éclats. A l'intérieur, les vieillards vénérés
se tordent les bras et arrachent leur barbe pure; les épouses, les
jeunes filles se jettent dans les citernes ou s'étranglent à demi de
leurs longues nattes mêlées de perles, et bientôt, sous des sabres
sacriléges, les têtes des vieillards s'entrouvrent et pleurent du
sang sur leurs barbes blanches, les femmes, mourantes, sont relevées
outrageusement, puis, lorsqu'une maison est de toutes parts saccagée et
pillée, les vainqueurs y mettent le feu et s'éloignent.

Dans les rues on trébuche sur des mourants qui se tordent, les pieds
glissent dans le sang qui fume. De tous côtés des cris aigus de
femmes se mêlent aux gémissements des soldats et aux imprécations des
rebelles. On entend aussi les pétillements des flammes joyeuses qui
commencent à prendre leur part du désastre.

Cependant le gouverneur de la ville est monté sur la terrasse de son
palais. Il veut tenter un suprême effort pour apaiser les sauvages
vainqueurs. Couvert de ses somptueux habits, il s'avance jusqu'à la
balustrade et y pose la main. Son front est blême mais tranquille.
Sa main pâle ne tremble pas. Il parle d'une voix claire et forte qui
domine le tumulte:

--Vainqueurs, dit-il, pourquoi êtes-vous plus féroces que les tigres
et les lions? Avez-vous donc oublié les sages maximes des philosophes,
qui ordonnent la magnanimité après la victoire? ou bien êtes-vous
d'une race où les conseils des philosophes sont dédaignés? A quoi vous
sert ce surcroît de sang versé, puisque le combat est terminé et que
Kuan-Te vous a faits victorieux? Après nous avoir humiliés et défaits,
que voulez-vous encore? Notre or? nous vous le donnerons; loyalement
nous viderons nos coffres, sans garder pour nous un tsin de cuivre, et
demain nous irons vous mendier un peu de riz. Mais au moins laissez
vivre nos parents vénérables et nos fidèles épouses.

L'infâme multitude ricane sans pitié. Une flèche cruelle vient emplir
la bouche du gouverneur, et son discours s'achève en un vomissement
rouge. Mais Gou-So-Gol se retourne plein de courroux; il démêle dans
la foule le soldat qui a lancé la flèche, saisit à son tour un arc et
cloue le rire à la gorge du traître; puis il se dirige vers le palais
du gouverneur et seul y pénètre, défendant à tous de le suivre. Il
enjambe les marches des escaliers de laque et traverse de grandes
salles; il se trouve bientôt en face d'une jeune fille belle comme
Miao-Chen; elle tient un sabre de chaque main et barre une porte avec
un air de courage et de décision.

--Tu n'entreras pas, monstre sauvage! crie-t-elle les dents serrées. Tu
ne vas pas, sous mes yeux, égorger ma vieille mère, et tu mourras avant
d'avoir fait cela!

Gou-So-Gol regarde la jeune fille sans insolence et s'incline devant
elle.

--Belle guerrière! dit-il, je veux te parler avec politesse. Tu es mon
bien, et je n'aurais qu'à te prendre; mais tes yeux fiers, ta voix
impérieuse ont troublé mon cœur farouche, et je te demande si tu veux
être la première épouse de Gou-So-Gol, le chef glorieux.

--Je ne m'approcherai de toi qu'avec répugnance, répond la jeune
fille; mais si tu me promets d'épargner ma vieille mère et de la faire
respecter par tes soldats, je consentirai à te cacher le dégoût que tu
m'inspires.

--J'ai déjà vengé la mort de ton père, dit Gou-So-Gol, comme si j'avais
prévu que j'allais aimer sa fille; et il ne sera rien fait à ta vieille
mère, je te le jure.

--Mon père est mort! s'écrie la jeune fille en sanglotant. O chef des
cruels guerriers! tu auras une épouse éternellement désolée.

--Je tâcherai de te consoler, dit Gou-So-Gol, par ma gloire et par ma
douceur; mais maintenant indique-moi où sont les richesses de la ville,
car l'Empereur Unique m'a dit: «Prends cinquante chariots pleins d'or
et mille mesures de perles.»

--Je vais te conduire, dit la jeune fille; le trésor de la ville est
dans ce palais.

Pendant ce temps, au dehors, le carnage a continué. Les vainqueurs
ruissellent de sang et de sueur, ils halètent, car les maisons à
piller sont nombreuses, et les victimes à égorger se succèdent sans
fin. Partout les demeures éventrées craquent et fument. Sur les toits
les dragons de bronze se tordent douloureusement. Aux fenêtres, des
hommes dont la tête a roulé au loin se penchent vers la rue et laissent
jaillir de leurs cous mutilés des fontaines écarlates.

Gou-So-Gol sort du palais, il lève les bras et s'écrie:

--Que le massacre et le pillage cessent! Qu'on réunisse sur cette place
tout le butin conquis et qu'on amène de solides chariots et tous les
Tartares vivants encore.

Le gong tinte, l'ordre circule, les rebelles, traînant de lourds
et précieux fardeaux, tirant des chars, poussant devant eux des
Tartares humiliés, se rassemblent de toutes parts devant le palais.
On surcharge les chars, on y attelle les vaincus pleins d'horreur; on
les frappe, ils s'élancent. Bientôt, à travers les rues obscurcies
par le soir et par la fumée, au milieu des guerriers emportant
chacun une femme en pleurs qui se cache le visage, une longue file
de chariots roule péniblement, écrasant des cadavres. Les Tartares,
courbés sous les fouets, criblés de blessures, tombant à chaque pas
sur les genoux, le cœur plein de honte et de désespoir, rugissent de
conduire leurs propres richesses au camp de l'ennemi. Dans le premier
chariot, Gou-So-Gol triomphe, entre deux femmes vêtues de blancs
habits de deuil, qui pleurent et regardent en arrière. Dans le second
s'entassent, désolées et tremblantes, les plus belles jeunes filles de
la ville. D'autres véhicules sont chargés de lingots d'or et d'argent,
de pierreries lumineuses, de vases précieux, d'étoffes superbes, qui
étincellent dans le crépuscule. Enfin le cortége, sorti de la ville,
entre dans la plaine, aux retentissements du gong, aux voix formidables
de soldats qui hurlent à tue-tête: «En haut les Mings! en bas les
Tsings!» Lorsqu'il arrive devant la tente impériale, Gou-So-Gol fait
halte et pousse le cri de victoire; les draperies somptueuses se
soulèvent; et l'empereur apparaît sur son trône de marbre noir, le
menton dans la main.

Le chef des guerriers se prosterne et frappe la terre de son front.

--Parle, dit Ta-Kiang, ô le plus illustre des combattants!

--Voici, dit Gou-So-Gol, cinquante chariots pleins d'or et mille
mesures de perles. De plus, je t'amène, ô Fils Céleste, de timides
femmes, choisies parmi les plus belles, et je t'offre aussi, magnanime
vainqueur, ma jeune épouse, que j'aime comme moi-même.

--Je te donne l'épouse de ton choix, dit l'empereur, et toutes les
jeunes filles belles parmi les belles pour la servir. Mais n'as-tu fait
que prendre les trésors et les femmes?

--Vois, dit Gou-So-Gol en dressant la tête, cette ville flamboyante est
belle dans le soir.

Tourné vers le formidable incendie qui se lève devant le soleil
couchant et l'efface, l'empereur admire le désastre; ses yeux augustes
et son front le reflètent; il en sent la chaleur, et il dit:

--Sois loué, Gou-So-Gol!



CHAPITRE XX

LES BEAUX CHEMINS NE VONT PAS LOIN


            Sur un trône d'or neuf, le Fils du Ciel,
            éblouissant de pierreries, est assis au
            milieu des mandarins; il semble un soleil
            environné d'étoiles.

            Les mandarins parlent gravement de graves
            choses, mais la pensée de l'Empereur s'est
            enfuie par la fenêtre ouverte.

            Dans son pavillon de porcelaine, comme une
            fleur éclatante entourée de feuillage,
            l'impératrice est assise au milieu de ses
            femmes.

            Elle songe que son bien-aimé demeure trop
            longtemps au conseil, et, avec ennui, elle
            agite son éventail.

            Une bouffée de parfum caresse le visage de
            l'empereur.

            «Ma bien-aimée, d'un coup de son éventail,
            m'envoie le parfum de sa bouche.» Et
            l'empereur, tout rayonnant de pierreries,
            marche vers le pavillon de porcelaine,
            laissant se regarder en silence les
            mandarins étonnés.


Au moment où le premier soleil levant de la cinquième lune dorait
les ruines fumantes de Sian-Hoa, le Chef des Eunuques pénétra, comme
d'habitude, dans la Chambre Sereine de l'empereur Kang-Si. Ayant dans
sa main droite une horloge à eau, il s'approcha du lit auguste et
réveilla le maître.

--C'est aujourd'hui le premier jour de la lune, dit le Fils du Ciel, en
s'appuyant sur un coude. Le soleil lance quelques rayons à travers les
coquillages des fenêtres; le ciel sans doute est pur, l'air frais, la
route sèche; il serait doux de courir aux bords des lacs sur un jeune
cheval de Tartarie!

--Il faut contenter ses désirs, dit l'eunuque, lorsqu'ils ne font tort
à personne.

--Oui, dit Kang-Si; mais l'empereur, qui est le père et la mère d'un
grand enfant plein de caprices et de colères injustes, ne s'éloigne
jamais sans avoir le cœur troublé par de vives inquiétudes.

--Le grand enfant dort à cette heure, dit l'eunuque, en présentant
à l'empereur une infusion des premières pousses à l'arôme exquis et
printanier.

Le Fils du Ciel reçut la tasse et soupira.

--Comment se trouve à présent mon quatrième fils, le prince Ling, dont
le cœur est déchiré par un chagrin inconnu? dit-il douloureusement.

L'eunuque, après avoir hésité un instant répondit:

--Que ton noble esprit soit en repos; le glorieux prince, depuis hier,
a recouvré toute sa joie; il chante sans cesse et rit de tout son cœur.

--Mon thé me semble plus parfumé que les lèvres de l'impératrice!
s'écria Kang-Si tout joyeux. Je redoutais secrètement que mon fils,
malgré la surveillance dont il est l'objet, ne fît abus de l'exécrable
opium pour endormir son chagrin cuisant. Mais puisqu'il rit et
puisqu'il chante, mon cœur reprend sa sérénité.

L'empereur, qui, en parlant ainsi, s'était levé et revêtu de
somptueuses robes, entra avec majesté dans une chambre où l'attendaient
déjà, prosternés, les mandarins de service. Il reçut les mémoires des
autorités supérieures de Pey-Tsin et les rapports envoyés par les
gouverneurs de provinces; il les lut tous avec attention, faisant de
temps en temps au papier une marque du bout d'un de ses longs ongles.

--Tous ces rapports sont rassurants, dit-il aux mandarins qui
l'entouraient; ils annoncent que l'Empire pacifique est florissant.
Mais on avait parlé d'insurrection et de soulèvements en de lointaines
provinces?

--Il est vrai, Maître du monde, mais ces insurrections insignifiantes
ont été promptement étouffées.

--Et la secte du Lys Bleu? je la croyais assez dangereuse.

--Dangereuse, Souverain Unique? dangereuse comme une fourmi qui veut
escalader le ciel. D'ailleurs, depuis l'incendie de la Pagode de
Kouan-Chi-In, c'est-à-dire depuis plus de dix lunes, elle n'existe plus.

--Et ce fou, ce rebelle qui avait eu l'audace de se faire proclamer
empereur?

--Est-ce qu'une telle audace peut exister, ô gloire unique? Cet homme
n'est-il pas le héros d'une fable? Mais s'il a jamais été vivant, il
doit être mort.

--Cependant le bruit courait, il y a peu de mois, que le rebelle, à la
tête d'une armée de voleurs, avait mis le siége devant Hang-Tcheou,
dans le Tché-Kiang?

--O unique Sublimité! comment cela se pourrait-il? D'ailleurs si cela,
seul un instant, a été, le gouverneur du Tché-Kiang a dû chasser les
rebelles comme l'eût fait de son souffle le Dragon lui-même.

--Et le poëte Ko-Li-Tsin qui avait réussi à s'évader de la prison où il
attendait une mort méritée?

--Il a été bientôt ramené dans le cachot où ta clémence le laisse
vivre, ô Pacifique!

--Ainsi, dit Kang-Si glorieux, l'Empire est tranquille et satisfait?

--Comment, sous ta miséricorde et sous ta justice, ne serait-il pas
satisfait?

--Sans manquer à mes devoirs de père et de mère du peuple, je puis
aller chasser pendant quelques journées dans les Montagnes Fleuries?

--Maître du Ciel, tu peux t'absenter sans inconvénient.

--C'est bien, dit Kang-Si; je partirai dans une heure.

Alors il commanda au Chef des Eunuques de faire tout préparer pour
le départ; puis, joyeux en pensant qu'il allait se livrer à sa noble
passion pour la chasse, il sortit du palais le visage rayonnant,
descendit les escaliers d'albâtre, et, se faisant précéder de trois
eunuques qui portaient des pierreries, il se dirigea vers le pavillon
de l'impératrice, afin de lui dire un tendre adieu et de puiser dans le
doux aspect de sa bien-aimée une heureuse influence pour son voyage.



CHAPITRE XXI

LA VALLÉE DU DAIM BLANC


            On va à la gloire par le palais, à la
            fortune par le marché, à la vertu par le
            désert.


Le jour doré tombait dans la profondeur de la vallée. Le soleil,
triomphant des vapeurs matinales, les dispersait comme des plumes
de cygne. Sur les pentes des montagnes humides et brillantes se
répandaient d'onduleuses cascades, pareilles à des chevelures argentées
par les ans. Les sommets qui déchirent les nuages paraissaient fumer
lentement, et, au fond de la vallée, le lac qui les reflète était de
cristal bleu.

Sur les plateaux des Montagnes Fleuries, au lieu de neige, blanchissent
éternellement des camélias purs; du haut en bas s'accrochent aux flancs
des collines d'immenses touffes de magnolias, des badianes étoilées,
des clématites, des pivoines arborescentes. Les amandiers en fleur, les
pêchers, les abricotiers sauvages, le mûrier et les figuiers rampants
s'enlacent; ils forment un réseau inextricable et parfumé au-dessus
duquel tournoient sans relâche des insectes bourdonnants, et volètent
des oisillons sans nombre au plumage multicolore, aux perpétuelles
roulades, qu'interrompt quelquefois un grognement rauque ou un long
miaulement plein d'une tendresse dangereuse. Aux bords du lac des tiges
de bambou, minces, espacées, s'élèvent directes. Quelques saules au
pâle feuillage se tordent ou se penchent. Parfois une tortue qui nage
lentement écarte les nélumbos en fleur, tandis qu'un grand oiseau aux
pattes grêles traverse l'eau et jette un cri.

Les Montagnes Fleuries sont d'ordinaire désertes, et la Vallée du Daim
Blanc est une vallée de solitude. Les jours sont rares où un pieux
voyageur, venant du Hou-Pé ou du Ho-Nan, monté sur un buffle qu'il
dirige du bout d'un rameau symbolique, suit le sentier à demi effacé
qui s'enroule autour du mont et descend dans la vallée jalouse. Aucun
bruit humain ne se mêle au chaud bourdonnement, épars dans la lumière,
qui vient des arbres, des cascades, des fleurs, des papillons.

Cependant le premier jour de la cinquième Lune, une clameur
inaccoutumée, qui roulait de sommets en sommets et de ravins en ravins,
fit ouvrir l'œil aux tigres somnolents et gronder les ours noirs.
C'était une rumeur confuse de musique, de cris, de hennissements, de
galops entrecoupés. Par instants, un chevreuil épouvanté s'élançait
d'une broussaille et bondissait dans la vallée, des renards et
des onces fuyaient par groupes, des faisans superbes et des paons
s'envolaient lourdement.

Tout à coup, au milieu d'abois aigus, un loup descendit la pente d'une
colline, poursuivi par une troupe de grands chiens au corps bleu, à la
queue touffue, à la tête ornée d'une aigrette de poils. Au même moment
parurent au faîte de la côte des cavaliers pompeusement vêtus; et l'un
d'eux, plus superbe que les autres, portait sur un poing un immense
oiseau de proie.

Les cavaliers s'arrêtèrent et suivirent du regard le loup et les
chiens. Furieuse, les yeux sanglants, la bête sauvage s'était retournée
et tenait tête aux bêtes domestiques, qui formaient autour d'elle un
cercle hurlant. Ses crocs blancs infligeaient de cruelles morsures. Par
moments elle s'élançait et arrachait un lambeau de chair à ses ennemis,
qui s'éloignèrent successivement, poussant des cris de détresse.

Alors, du haut de la colline on rappela les chiens, et le grand
cavalier lâcha son oiseau.

L'épervier étendit ses larges ailes et se précipita vers le loup qui
fuyait: il plana au-dessus de lui et longtemps le vol furieux suivit
la course épouvantée. Puis, brusquement, l'oiseau s'abattit et serra
la gorge du quadrupède dans ses serres formidables. Un lutte terrible
s'engagea. Le grand cavalier, ému, se penchait sur le cou de son cheval
et regardait attentivement: l'épervier couvrait entièrement son ennemi
de ses ailes qu'on voyait battre de temps en temps; on entendait les
aboiements suprêmes et les convulsions du loup faisant tressauter
l'oiseau; enfin, celui-ci leva sa tête fière, referma ses ailes, et
se tint immobile. Alors, les cavaliers, faisant éclater les flûtes,
les tcha-kias et les sangs, descendirent la colline et se réunirent
autour du cadavre du loup. On appela l'oiseau, qui revint se poser sur
le poing de son maître, et tous les chasseurs, descendus de cheval, se
couchèrent sur les fleurs au bord du lac, pour se reposer et pour boire.

--Allons! dit le grand cavalier, qu'on donne à manger à mon épervier!
Il a bien gagné sa nourriture. Si tous les Chinois de mon empire
accomplissaient leurs devoirs comme ce noble oiseau accomplit le sien,
la cangue et le bambou deviendraient superflus.

--En effet, magnanime seigneur, répondit un mandarin à globule rouge,
bien peu d'hommes valent ton oiseau favori.

L'empereur remit l'animal à deux fauconniers qui s'approchèrent, puis
il regarda autour de lui le paysage.

--La ravissante vallée! dit-il; quelles rougeoyantes collines! Elles
méritent bien leur nom de Montagnes Fleuries, car ici le sol est un
parterre brillant, le vent un parfum, le son une musique. Qu'il serait
doux de vivre en ces lieux, exempt de soucis et d'attachement, car
Lao-Tse a dit: La perfection consiste à être sans passions pour mieux
contempler l'harmonie de l'univers.

Et Kang-Si, rêveur, s'éloigna lentement de ses mandarins, cueillant çà
et là une pivoine et roulant dans son esprit des rhythmes poétiques.

Il se trouva bientôt seul et s'assit près d'un ruisseau, le sourire aux
lèvres, l'âme bienveillante; il ne songeait plus à son empire ni à sa
gloire; il se sentait libre et enveloppé par la nature, et tout bas il
récitait des vers champêtres.

Il entendit un petit bruit doux, furtif, hésitant; il tourna la tête et
vit un daim blanc comme le jade, qui, tenant en l'air une de ses fines
pattes, le regardait avec de grands yeux clairs.

--Oh! l'adorable bête! s'écria-t-il, ne remuant pas de peur de
l'effrayer. N'est-elle pas le Génie de la vallée? En la voyant, j'ai
pensé à la douce impératrice.

Le daim, faisant rouler quelques pierres sous ses pieds, s'approcha du
ruisseau et le franchit d'un bond léger.

--Ah! il s'en va, dit Kang-Si attristé.

Mais le daim, sur l'autre rive, se retourna, et, penchant le cou vers
l'eau, y trempa son muffle couleur de neige. L'eau refléta sa jolie
tête et ses minces pattes de devant.

--Je comprends, dit l'empereur, il voulait boire; par prudence, il a
mis le ruisseau entre nous deux.

Et il continua d'admirer les coquets mouvements de la bête blanche.
Mais, depuis quelques instants, derrière elle, une grande broussaille,
d'où jaillissaient par places des morceaux de rochers noirs, s'agitait
tumultueusement avec un bruit étrange. Un ours en sortit, cassant les
branches, et, lentement, en balançant la tête d'un air horriblement
caressant, s'approcha du svelte animal, qui continuait à boire,
paisible. Kang-Si se leva d'un bond, et, prenant son élan, sauta sur
l'autre rive. L'ours avait déjà saisi le daim. Il s'était couché sur le
dos et, avant de le tuer, s'amusait à le rouler entre ses pattes sans
lui faire aucun mal. L'empereur tira les deux sabres croisés derrière
son dos et s'avança. L'ours renversa la tête et, ouvrant sa large
gueule, regarda Kang-Si d'un air doux.

--Attends! traître, dit l'empereur, tu as l'air de rire et de te moquer
de moi, mais tout à l'heure tu mugiras de douleur.

Il le frappa d'un coup de sabre faiblement et avec précaution,
craignant de blesser le daim. L'ours devina un adversaire dangereux,
lâcha sa proie et se remit sur ses jambes, tandis que le daim fuyait
rapidement.

--Très-bien! dit Kang-Si. A présent, à nous deux.

Et, placé en face de l'ours, il faisait de grands gestes terribles.
L'animal s'était assis sur son derrière et balançait sa tête, la gueule
entr'ouverte. L'empereur se jeta sur lui et lui enfonça ses deux sabres
dans la poitrine; l'ours, furieux de douleur, le saisit entre ses
lourdes pattes et lui fit sentir ses griffes dans les épaules; puis,
d'un mouvement brusque, attira son adversaire et le serra à l'étouffer
contre ses poils souples. Kang-Si se vit inondé du sang de la bête, et
ses narines augustes étaient offensées par une odeur violente et fauve.
Alors, d'un effort irrésistible, il se dégagea et enfonça un sabre dans
la gorge de l'ours, qui tomba sur le dos et ne remua plus.

--Mais, dit l'empereur haletant et souillé, pendant que je tuais l'ours
le joli daim blanc s'est enfui.

Il se trompait. En promenant ses regards autour de lui, il le vit à
mi-chemin de la colline, furtif, aux grands yeux ouverts.

--Ah! dit-il en s'élançant à sa poursuite, j'ai risqué ma précieuse vie
pour sauver la tienne; je veux au moins te conquérir et t'amener avec
moi.

Le daim parut d'abord voir venir l'empereur sans inquiétude; mais
lorsqu'il le jugea un peu trop proche, sans doute, il bondit soudain en
avant, puis, à peu de distance, il s'arrêta encore. Kang-Si continua
à courir. Toujours le charmant animal feignait de vouloir se laisser
prendre et s'enfuyait subitement; mais, tout à coup, sans que le
sentier eût tourné, le daim blanc disparut.

--C'était décidément le Génie de la vallée! dit l'empereur en
s'arrêtant.

Comme il achevait cette phrase, la petite bête blanche avança la tête
hors d'une grotte naturelle ouverte sur le chemin.

--Ah! s'écria le Fils du Ciel, tu es rentré dans ta demeure, tu ne
m'échapperas plus.

Mais lorsqu'il mit le pied sur le seuil de la grotte il se trouva en
face d'un Solitaire grave et serein, qui s'inclina devant lui.

Ce sage, ce philosophe, ce disciple de Kon-Fou-Tsé et de Lao-Tse,
portait une ample et longue robe déchiquetée et sale, de coton
jaunâtre, aux larges manches plus longues que les bras, et serrée à
la taille par une corde noire. Il avait la tête et les pieds nus.
Il s'appuyait sur un long rameau tortueux. Sa bouche était douce,
son front était plein de pensées; ses petits yeux bridés, sans cils,
jetaient un éclat tranquille. Il avait le crâne entièrement rasé. Il
portait une barbe blanche, mince et pointue sous le menton et une
longue touffe de poils à chaque joue.

--Salut! noble Kang-Si! dit-il; salut, magnanime empereur!

--O grand Sage, ta science a deviné mon nom! dit le Fils du Ciel en
saluant avec respect.

--Je ne sais pas seulement ton nom, dit le philosophe, je sais aussi
que ton cœur est le plus compatissant et le meilleur de tous les cœurs
de l'Empire. Je sais pourquoi tes habits sont souillés, et pourquoi ton
dos saigne. Je te rends grâce de m'avoir conservé cet animal; car on
peut se passer des hommes, mais on a besoin d'un ami.

Le daim blanc vint mettre son mufle doux dans la main de l'empereur.

--Oui, tu as là un précieux compagnon, dit Kang-Si en caressant les
poils lisses de la bête.

--Entre dans mon humble grotte, dit le Sage, tu m'écouteras pendant
quelques instants; si le hasard t'a conduit vers moi, c'est parce que
j'avais de grandes choses à te révéler.

L'empereur suivit le philosophe et entra dans la caverne. Il jeta les
yeux autour de lui. L'habitation du Solitaire était d'une simplicité
complète: un amas de feuilles sèches formait le lit, deux rochers
étaient le siége et la table; pour tout ustensile, une écuelle de
porcelaine ébréchée; mais les parois de rochers lisses étaient creusées
de ces maximes célèbres:

LE CIEL N'A PAS DE PARENTS, IL TRAITE ÉGALEMENT TOUS LES HOMMES.

LE SAGE FAIT LE BIEN COMME IL RESPIRE; C'EST SA VIE.

QUI TROUVE DU PLAISIR DANS LE VICE ET DE LA PEINE DANS LA VERTU EST
ENCORE NOVICE DANS L'UN ET DANS L'AUTRE.

ACCUEILLEZ vos PENSÉES COMME DES HÔTES, ET TRAITEZ VOS DÉSIRS COMME DES
ENFANTS.

--Écoute, dit le philosophe lorsque Kang-Si se fut assis sur une
pierre. L'erreur n'a qu'un temps; mais quelquefois lorsqu'elle se
dissipe il est trop tard pour réparer les maux qu'elle a causés.
Pendant que tu chasses joyeusement dans la Vallée du Daim Blanc ton
empire s'écroule.

--Que dis-tu? s'écria Kang-Si en se levant.

--Je dis, reprit le Solitaire, que tes mandarins te trompent en te
disant que la Patrie du Milieu est calme. Si tu passais trois jours
à la chasse comme tu l'as décidé, tu trouverais à ton retour un
usurpateur assis sur ton trône.

--Oh! les traîtres maudits! s'écria l'empereur.

--Pendant que tu étais calme et ignorant dans ton palais, une armée
formidable marchait vers ta capitale, prenant les villes sur sa route,
tuant, saccageant, pillant, et son chef, orgueilleux de ses succès,
comme s'il eût ignoré que la victoire n'est que la lueur d'un incendie,
se disait empereur et obscurcissait ta gloire.

--Mais où est-il? Que fait-il à présent, cet homme? il est temps encore
de l'écraser.

--Son armée compte deux cent mille hommes; elle marche vers Pey-Tsin.

--Pey-Tsin est inexpugnable! s'écria Kang-Si. La plus grande
tranquillité y règne, et ses habitants me sont dévoués et m'honorent.

--Ce matin, lorsque tu es sorti en grande pompe, dit le Sage, tous
les habitants sont rentrés dans leurs maisons, selon le rite, afin
de ne pas s'aveugler à ta splendeur, et tu as traversé des rues
désertes. C'est pourquoi tu dis: «La ville est tranquille!» Mais si tu
y retournais à présent, seul et dépouillé de ton appareil superbe, tu
entendrais gronder l'émeute, tu verrais bouillonner la foule, et tu ne
dirais plus: «Ces hommes me sont dévoués et m'honorent.»

--Mais toi qui sais tout, demanda Kang-Si consterné, ne peux-tu me dire
ce que me réserve l'avenir?

--Je ne le puis, dit le Solitaire; l'avenir est obscur devant mes yeux.
Les Pou-Sahs enveloppent le rebelle de leur dangereuse protection.

--Allons! dit Kang-Si, cette cruelle nouvelle a un instant troublé
mon cœur; mais je reprends courage et confiance. Tant que je vivrai
l'Empire sera à moi; s'il doit m'être ravi on me tuera sur mon trône,
au milieu de ma gloire.

--Va donc, mon fils, dit le philosophe; mais revêts un humble costume
pour rentrer dans ta capitale, car déjà, dans ton apparat auguste, tu
ne pourrais peut-être plus passer.

L'empereur soupira.

--Peux-tu me prêter une robe? dit-il.

--Oui, j'ai une très-vieille robe qui te rendra méconnaissable.

--Plus vieille que la tienne? demanda Kang-Si, inquiet.

--Oui, encore plus vieille, répondit sévèrement le Solitaire.

--Tu me feras honneur en me la donnant, dit l'empereur repentant.

Kang-Si, sur ses habits somptueux et souillés de sang, jeta une loque
informe, grise, fétide, que lui tendait le philosophe.

--Prends aussi ce bâton pour t'aider à marcher, dit le Sage en lui
présentant une branche de cèdre, car le chemin est long.

--Merci et adieu, grand Solitaire! Dans la victoire comme dans la
défaite je ne t'oublierai jamais.

--Marche vite, mon fils, et que la divine Raison te conduise et
t'éclaire.

L'empereur s'éloigna, et après quelques pas tourna la tête pour saluer
encore; il vit le Solitaire debout, à l'entrée de la grotte, une main
sur la tête de son daim blanc. Tous deux, avec douceur, le regardaient
partir.



CHAPITRE XXII

IL EN EST DE LA VILLE COMME DE LA MER: LE VENT QU'IL FAIT DÉCIDE DE
TOUT.



            Lorsqu'un homme vous donne des raisons qui
            sont carrées avec un trou au milieu,

            Qui portent d'un côté des caractères à la
            signification aimable et de l'autre le nom
            de l'Empereur,

            Qui sonnent joyeusement dans la ceinture
            de celui qui les approuve, on peut dire:

            Voilà un homme qui donne de bonnes raisons.


Vers la cinquième heure du soir, un religieux misérablement vêtu
pénétra dans Pey-Tsin par la Porte du Sud et s'enfonça dans la Cité
Chinoise. Une foule tumultueuse se pressait dans l'Avenue du Centre.
Çà et là des groupes inquiets, des harangueurs séditieux. Le misérable
qui s'avançait avec peine au milieu de la route encombrée demanda à
quelqu'un:

--Pourquoi tous ces gens s'agitent-ils ainsi?

--Parce que les Chinois dévorent enfin la bannière jaune de Tartarie!

--Tu parles sans respect de la race impériale, dit le religieux avec
courroux.

--D'où viens-tu donc? Défendrais-tu encore la race de l'usurpateur?

Sans répondre, le religieux s'approcha d'un groupe de soldats chinois
et leur dit:

--Arrêtez cet homme; il insulte l'empereur.

--Quel empereur? répondirent-ils.

--Est-ce que le Ciel a un autre fils que Kang-Si? s'écria le religieux
d'une voix menaçante.

--Kang-Si n'est qu'un traître bâtard, dit un un soldat; le Ciel n'a
qu'un fils légitime, ce n'est pas Kang-Si.

--Qui a dit cela?

--Notre Pa-Tsong, qui a reçu mille liangs pour le croire.

Le religieux, crispant ses poings, s'éloigna en silence. Il se mêla
à des curieux qui entouraient un homme monté sur une pierre. Mince,
petit, élégant malgré des vêtements sordides, cette homme donnait
lecture d'une proclamation, et ses yeux pétillaient d'intelligence
derrière d'immenses lunettes bordées de noir. Une vieille femme
loqueteuse, à côté de lui, était assise sur un sac bien gonflé.

«Aujourd'hui, criait-il, premier jour de la septième lune de notre
règne magnanime, nous-même, lumineux empereur Ta-Kiang, que le Ciel
chérit, a vous décidé dans notre suprême bonté ce qui suit: Que ceux
qui vendent et que ceux qui achètent écoutent attentivement! Ayant
songé, dans notre prévoyance paternelle, que l'impôt sur la terre
productive était, sous l'ancienne dynastie, d'une exigence exagérée, et
sachant que cet impôt pèse spécialement sur les Cent Familles, par la
raison que le cultivateur, opprimé et forcé de donner le meilleur de
son grain, vend alors, pour ne rien perdre, les produits indispensables
le double de leur valeur, et force celui qui a peu de fortune à une
sobriété de solitaire; voulant faire cesser ce déplorable état de
choses, avons ainsi réduit l'impôt pour l'avenir: au lieu de payer
cent tsins par mo, on ne payera plus que cinquante tsins dans les
années heureuses, et dans les années de sécheresse le cultivateur sera
dispensé de tout impôt. Vous qui écoutez, réjouissez-vous et respectez
ceci!»

--Bien! bien! dirent les auditeurs. En haut les Mings!

Quelqu'un cria cependant:

--Les nouveaux venus promettent beaucoup et souvent tiennent peu.

--Ta-Kiang n'est pas un traître, dit l'orateur. Non-seulement il tient
ce qu'il promet, mais il donne ce qu'il n'a pas promis. Tiens, à toi,
que te doit-il? Rien. Pourtant il te fait présent de cinquante liangs
d'or.

La vieille femme se baissa, ouvrit le sac et en tira cinquante liangs
d'or, qu'elle remit à l'interrupteur.

--Voilà un homme habile! dit le religieux en continuant sa route d'un
air chagrin.

Il suivait la longue Avenue du Centre. Il vit partout la même
agitation. On ne s'occupait plus d'acheter ni de vendre. Les femmes,
les vieillards péroraient devant les boutiques. Des enfants qui
savaient à peine parler criaient: En bas les Tsings! en haut les Mings!

Arrivé lentement au grand carrefour formé par la rencontre de la rue de
Cha-Koua avec l'Avenue de l'Est, il vit que mille gens faisaient des
gestes et poussaient des cris d'enthousiasme vers un homme penché en
dehors de la balustrade du pont qui traverse le carrefour. Le religieux
reconnut le rusé personnage qui avait lu la proclamation un instant
auparavant, bien que celui-ci eût retiré ses grandes lunettes et mis
une perruque blanche, qui contrastait comiquement avec son gai visage.
Une jeune servante était auprès de lui.

--Oui, disait-il, à quiconque criera avec son cœur comme avec sa
bouche: En haut les Mings! en bas les Tsings! je donnerai un liang d'or.

Il y avait des cris frénétiques et des mains impatientes tendues vers
l'orateur. Il puisait alors dans un grand sac que la jeune femme tenait
entr'ouvert, et jetait une pluie d'or sur la foule.

--Le dangereux ennemi! dit le religieux qui se hâta de gagner la Porte
de l'Aurore.

Dans la Ville Tartare l'émeute avait un autre caractère. Plusieurs
maisons étaient ornées de grosses lanternes et de banderoles où ces
mots luisaient en caractères d'or: LA LUMINEUSE DYNASTIE REVIENT,
RÉJOUISSONS-NOUS! Les rues étaient encombrées d'une multitude d'hommes
élégants qui ne se promenaient pas; ils étaient réunis par groupes et
se parlaient avec animation.

--On prétend que l'armée approche, disait l'un.

--On croit même qu'elle entrera avant la nuit dans Pey-Tsin, ajoutait
l'autre.

--Il y aura de belles fêtes, disait un troisième.

Le religieux grinça des dents.

--Les misérables! disait-il, pour eux, tout ceci n'est qu'un jeu et
qu'une distraction.

Dans un autre groupe composé de Tartares il saisit ces mots:

--On dit que les mandarins de Kang-Si sont revenus pleins d'épouvante
des Montagnes Fleuries. L'empereur les a quittés pendant la chasse.
Sans doute il s'est enfui. Que veut-on que nous fassions, nous si le
maître nous abandonne?

Entendant ceci, le religieux pressa le pas.

Devant la porte de la Cité Jaune, au centre d'une foule, il vit un
homme assis sur le dos d'un lion de cuivre; il était richement vêtu, et
le bouton de rubis rougeoyait sur sa calotte. Près de lui une élégante
femme s'appuyait à la croupe du lion.

--Quelle joie on éprouve, disait-il, à redresser son corps lorsqu'il
est resté longtemps courbé, à étirer lentement ses membres, à bâiller
et à reprendre peu à peu une posture normale! Les prisonniers mis à la
cangue, les poltrons réfugiés dans des coffres connaissent le bonheur
de s'étendre à l'aise lorsqu'ils sont délivrés ou rassurés. Mais les
Chinois, plus que tous, vont éprouver une joie immense et fière de
redresser enfin leur tête et leur dos, courbés depuis si longtemps.
Comme des familles rapaces fabriquent dans des pots de porcelaine de
déplorables nains, on voulait faire des Tartares avec les Chinois. Mais
voici que les fils de la Grande Patrie brisent le vase, redeviennent
eux-mêmes; et ceux qui voulaient les torturer et les falsifier vont à
leur tour se courber et s'amoindrir.

            O enfants de la grande Patrie du Milieu!
            depuis quand êtes-vous humiliés et
            soumis? Depuis quand vos larmes séchées
            gercent-elles vos joues amaigries?

            Dans votre propre palais vous êtes
            esclaves, et vous exécutez ce que vous
            devriez ordonner.

            Le vent a soufflé, et la poussière de
            Tartarie s'est abattue cruellement et a
            dévasté les fleurs et les épis.

            Mais la pluie, longtemps attendue, tombe
            enfin abondante, et les fleurs, secouant
            leurs souillures, reparaissent fraîches et
            vivaces.

--Voici un homme trop éloquent, dit le religieux, qui cette fois
n'avait pas reconnu l'orateur.

Il entra sous la porte de la Ville Jaune, et en passant devant le
pavillon des soldats tartares il y frappa.

--Traîtres! leur dit-il, que faites-vous donc là, inutiles, insoucieux
et couchés comme des bœufs qui attendent le coup de massue du boucher?

--Que veux-tu que nous fassions? dit un jeune guerrier qui pariait des
liangs d'or au jeu de la mourre. Le Maître est parti; nous n'avons pas
d'ordres.

--Vous en aurez bientôt, dit l'homme en s'éloignant.

La Ville Jaune était absolument déserte; tous les nobles, les riches et
les dignitaires, pleins d'épouvante, se cachaient dans leurs palais et
s'y fortifiaient. Quelques Tao-Sées seulement apparaissaient en groupes
et s'entretenaient d'un air sournois.

Le religieux atteignit la porte méridionale de la Ville Rouge et
demanda passage.

--Personne n'entre, dit la sentinelle.

--Comment, tête de bœuf, je n'entre pas?

--Personne n'entre, répéta le soldat.

--Mais moi, misérable? cria le religieux en secouant rudement la
sentinelle.

--Ni toi ni aucun homme; et si tu continues à me secouer je te passe ma
pique au travers du ventre.

Le religieux devint blême.

--Quoi! dit-il d'Une voix sourde, ici même tout est donc perdu! Oh!
j'entrerai pourtant! cria-t-il.

--Tu es décidément fou, vil mendiant. Depuis quand les gueux
entrent-ils dans la Ville Sacrée?

--C'est vrai! dit le religieux avec un éclair de joie dans les yeux.

Et il arracha l'affreuse loque qui le couvrait.

--L'empereur! s'écria la sentinelle en tombant la face contre terre.

--Allons! ouvre vite, dit Kang-Si.

Le soldat frappa du pied une dalle. Les deux battants du portique
central s'écartèrent, le gong vibra, les cloches retentirent, et
l'empereur passa sous la voûte d'honneur.

Les mandarins accoururent à sa rencontre et s'agenouillèrent devant lui.

--O Maître des Maîtres! s'écrièrent-ils, Sublimité inouïe! nos cœurs se
noyaient dans le désespoir et dans l'obscurité. Nous avions perdu le
soleil et la vie; nous ne savions où était le Dragon, et nos membres
tremblaient d'effroi. Mais le voilà qui reparaît, et la joie nous
envahit doucement.

Alors l'empereur, le sourcil froncé, croisa lentement les bras.

--Lâches! menteurs! troupeau de courtisans! chiens qui souillez de bave
les nobles mains que vous léchez! comment osez-vous paraître encore
devant moi sans craindre que les flammes de mes yeux ne vous réduisent
en cendres ou que le souffle de ma colère ne vous disperse? Monstres
abjects, qu'avez-vous fait de ma gloire? qu'avez-vous fait de ma
splendeur? qu'avez-vous fait de l'Empire? Ma gloire est une dérision,
l'avenir rira de moi, votre honte voile ma splendeur, l'Empire est un
champ de bataille, et j'y suis vaincu. Pourquoi? Parce que, bouches
pleines de lâchetés, vous m'avez fait de faux rapports pour que ma
sérénité ajoutât une faveur à votre fortune. Vous m'avez menti sans
trembler, me disant, lorsque le nuage jaune et pestilentiel traversait
l'air: «Le ciel est serein», pour que mon sourire vous fît glorieux!
Et maintenant, aveuglé par vos plates louanges, je suis tombé dans un
gouffre sans fond. Vous avez coupé les ailes du Dragon. Je vais tomber
comme un mourant, brisant le cèdre vivace de ma dynastie. Cependant, je
suis venu du Septentrion, vainqueur et magnanime; j'ai dompté les cœurs
et conquis les pays; jetant les sabres, j'ai posé mes mains paternelles
sur les villes, j'ai laissé derrière moi la joie mêlée au respect, et
j'ai pu m'asseoir, rayonnant et superbe, sur le vieux trône de la Chine
glorieuse. Mais aujourd'hui, vous que j'entraînais dans mes victoires,
vous que je faisais grands, enviés, célèbres, vous que j'aimais comme
des fils, voilà que sourdement et lâchement vous avez miné l'édifice
splendide que j'avais construit. Ah! sachez-le bien, il vous écrasera
tous en s'écroulant. Mon trône est trop lourd pour ne pas effondrer la
terre lorsqu'il tombera. Croyez-vous donc, fumeurs d'opium, débauchés
immondes, parce que vous fermez les yeux, que les flèches ne vous
atteindront pas; parce que vous fermez les oreilles, croyez-vous que
l'orage ne gronde pas? Et quand vous cacherez vos lâches visages dans
vos mains, la foudre n'osera-t-elle pas tomber sur vos têtes? Vous
ne savez donc pas, étant bien abrités derrière des murailles, que le
rebelle triomphe, que les villes pleurent et saignent sous ses pas,
qu'il écrase et qu'il dompte, et que le peuple, terrifié mais plein
d'enthousiasme, le suit et l'acclame! Vous ne savez donc pas que
Pey-Tsin est à lui, que mes soldats m'abandonnent, que seuls les murs
de la Ville Rouge nous protégent encore, et que demain peut-être elle
ne sera plus notre ville! Oh! misérables flatteurs, qu'avez-vous fait
de moi? qu'avez-vous fait de la Chine glorieuse?

L'empereur cacha son visage dans ses mains, et laissant les mandarins
ternir leur front dans la poussière, il s'éloigna; il gagna le palais,
gravit les escaliers d'albâtre, et, de terrasse en terrasse, monta
jusqu'à la petite plate-forme qui domine les toitures de l'édifice, et
que surmonte le globe d'or où resplendit le Dragon Lon.

--Ah! s'écria-t-il en tendant les bras vers lui, toi, mon compagnon,
toi, mon frère, tu ne me trahiras pas!

Puis l'empereur baissa les yeux. La ville se déroulait à ses pieds,
obscure et tumultueuse. Il entendait monter un bruit hostile et
menaçant.

Cependant, au delà des murs d'enceinte, dans la plaine démesurée, une
masse fourmillante ondulait et roulait et montait.

--Qu'est-ce que cette mer, dit Kang-Si, qui va submerger Pey-Tsin?

Le soleil couchant, effleurant la masse mouvante, arracha çà et là des
cris de lumière à des piques et à des cuirasses.

--Mon compagnon, mon frère, cria désespérément l'empereur, c'est leur
armée!



CHAPITRE XXIII

LA FORCE TREMBLE ET L'ORGUEIL DOUTE


            Tandis que les hommes, avant la bataille,
            appellent leur esprit à l'aide pour
            défendre leur corps,

            Les Pou-Sahs, dans les nuages, inscrivent
            d'avance ceux qui doivent mourir pendant
            le combat.


L'empereur ne se coucha point cette nuit-là. Le front soucieux, la
bouche crispée, il marcha longuement dans la Chambre Sereine, sous les
lueurs des lanternes bleues. Plus d'une fois il appela le Chef des
Eunuques, qui se tenait immobile derrière une porte. Il envoya des
hommes aux bastions de la Ville Jaune; il fit donner des instructions
aux principaux chefs guerriers; il dépêcha des espions habiles vers
l'armée de Ta-Kiang. Enfin dès que le jour parut il dit à l'eunuque:

--Qu'on éveille tous les mandarins, magistrats, lettrés et chefs de
troupes qui se trouvent dans l'enceinte de la Ville Rouge, et qu'ils
s'assemblent en conseil extraordinaire dans la Salle des Audiences.

Une heure après, cent glorieux personnages se trouvaient réunis dans
cette salle, anxieux et attendant l'empereur.

Kang-Si entra, le souci froncé. Tous se prosternèrent. Il alla
s'asseoir sur son trône et parla d'une voix haute.

--Relevez-vous, dit-il. Les Sages enseignent: il ne faut pas employer
ceux qu'on soupçonne ni soupçonner ceux qu'on emploie. Je crois que
vous m'êtes dévoués; votre tendresse aveugle pour ma personne et
l'inquiétude que vous preniez de ma tranquillité ont été les seules
causes de vos erreurs. Mais nous sommes à présent en pleine mer, par la
tempête, sur une jonque qui fait eau. Vous avez fait par imprudence une
blessure à la coque du navire; par cette blessure les vagues amères se
précipitent, et nous allons sombrer. Hommes frivoles, auteurs du mal,
songez si la guérison est possible.

--Invincible souverain! demanda le grand chef de la Cour des Rites,
sommes-nous donc en un très-grand danger?

--Maître Céleste! dit le général des Neuf Portes, les entrées de la
ville sont bien closes et rudes à défoncer.

--Les vils rebelles n'oseront pas attaquer Pey-Tsin, affirma un lettré
de la Forêt des Mille Pinceaux.

--Ils craindraient d'être foudroyés par l'armée du Ciel, dit un
mandarin guerrier.

--Il faut convenir, reprit le Fils du Ciel avec un sourire ironiquement
triste, que la vanité vous emplit les yeux de soleil au point que vous
ne voyez rien autour de vous. Malheureux! puisse le Ciel supérieur ne
pas vous punir comme vous méritez d'être punis!

Puis, se tournant vers le Chef des Eunuques, il demanda:

--Les hommes que j'attends sont-ils revenus?

--Oui, Souverain Suprême! répondit l'eunuque.

--Fais-les entrer l'un après l'autre.

L'eunuque s'éloigna. On introduisit un homme vêtu comme un Chinois du
peuple. Il s'agenouilla au milieu de la salle.

--Parle, dit l'empereur, qu'as-tu appris? La ville est tranquille,
n'est-ce pas, et nous n'avons rien à craindre?

--Maître du Monde! dit l'homme, voici: Hier, avant la fermeture des
portes, des armées formidables attaquèrent la ville. A chacune de ses
neuf portes vingt-deux mille soldats se ruèrent. Quelques sentinelles
tartares furent renversées et égorgées, puis les rebelles marchèrent,
et des neuf entrées se joignirent au centre de Pey-Tsin sans éprouver
de résistance. La foule les acclamait, et de plusieurs points
s'élevèrent des fusées tandis qu'éclataient des bombes de réjouissance.
Souverain seigneur, j'ai parlé sincèrement.

L'empereur tourna les yeux vers les faces blêmes de ses mandarins.

--Va, dit-il au messager, tu seras récompensé.

Un autre homme fut introduit, misérable et haillonneux; son visage
était bouleversé par l'épouvante.

--Apprends-nous ce que tu sais, dit le Fils du Ciel.

--O Maître Unique! s'écria-t-il, les rebelles entourent déjà la Cité
Rouge, cinquante mille hommes campent devant la Porte Occidentale de
la ville. Ils poussent des hurlements effroyables; ils ont des visages
terribles.

--Oh! dit l'empereur, si toutes les bouches étaient aussi franches que
la tienne, je ne serais pas si misérable!

On amena deux autres messagers.

--Eh bien? dit l'empereur.

--Sublimité Céleste! dit l'un, la Ville Rouge est cernée; il y a
cinquante mille hommes devant chacune de ses quatre portes. En face du
Portail du Sud, le chef des rebelles a dressé sa tente et reçoit les
hommages d'une grande partie de la population.

--Se préparent-ils à nous attaquer sur l'heure? demanda Kang-Si.

--Adorable Splendeur! dit l'autre espion, d'après ce que j'ai entendu,
les rebelles sont las et veulent quelques heures de repos. Ils
n'attaqueront pas avant la douzième heure.

--Bien! dit l'empereur, retirez-vous. Que pensez-vous de ceci?
ajouta-t-il en s'adressant aux mandarins consternés. Croyez-vous à
présent ma mort prochaine et ma dynastie en danger?

--O Maître à jamais unique! seul Souverain du Monde! s'écrièrent les
mandarins en se frappant le front contre les dalles, comment racheter
nos fautes horribles? Nous ne sommes plus dignes de voir ta face
sublime; mais permets-nous de te défendre de tout notre courage et de
verser pour toi jusqu'à la dernière goutte de notre sang coupable.

--Ce sera, dit l'empereur, une grande joie encore de mourir
glorieusement au milieu de vous. Mais puisqu'il nous reste quelques
heures, tenons conseil, et que les mandarins guerriers donnent leurs
avis sur les moyens de défense. Combien avons-nous d'hommes dans la
Ville Rouge?

--Cinquante mille de tes meilleurs soldats, ô Gloire Ineffable! dit le
Chef principal de l'Armée Tartare.

--Et vingt mille hommes sans armes, habitants ou serviteurs, dit le
Grand Maître des Cérémonies.

--Avons-nous beaucoup de munitions de guerre? demanda le Fils du Ciel
en se tournant vers le mandarin chargé de l'inspection des arsenaux et
des poudrières.

--Splendeur incomparable! répondit le mandarin, chaque homme pourra
lancer dix mille flèches, tirer six mille coups de feu, allumer quinze
cents fusées, et chaque dragon de bronze crachera deux cents boulets.

--Pour combien de temps avons-nous des vivres?

--Sérénité immuable! répondit l'ancien gouverneur de Chen-Si, devenu
Chef de la Table Auguste, tous les gens de la ville pourront satisfaire
leur appétit pendant un mois.

--Maintenant, dit le Fils du Ciel, que les guerriers exposent des plans
de défense.

Le Chef de l'Armée Chinoise s'avança, et, après avoir accompli les
trois prosternements du Ko-Tou, parla:

--Divine intelligence! c'est avec terreur que mon esprit obtus va te
présenter son fils difforme. Cependant le voici. Le combat peut durer
un mois. Il faut fatiguer l'ennemi et l'écraser continuellement sous
une pluie de flèches et de balles, puis, par ruse ou courage, faire
sortir de la ville des messagers qui s'en iront dans les provinces, et
réuniront ton armée débandée et découragée; ils ramèneront des soldats
forts et nombreux, et les rebelles seront pulvérisés sous les murs
inexpugnables de la Cité Rouge.

--Crois-tu que la ville ne puisse pas être prise? dit l'empereur.
Souviens-toi de Sian-Hoa, naguère la plus puissante des forteresses,
maintenant un monceau de cendres.

Le Chef de l'Armée Tartare s'avança et se prosterna.

--Bonté inaltérable! dit-il, j'ai conçu un plan hardi et hasardeux,
mais qui pourrait décider promptement la victoire.

--Parle, dit le Fils du Ciel.

--Quand l'armée rebelle attaquera par quatre points de la ville il
faudra ouvrir simultanément les quatre portes, et, sans inquiéter les
ennemis, les laisser emplir l'immense place qui s'étend devant chaque
entrée de la Ville Rouge. Puis on refermera les portes sur eux. Nos
soldats, rangés sur le haut des remparts, postés aux fenêtres des
maisons qui entourent la place et à celles des rues qui s'en éloignent,
commenceront alors un feu terrible, incessant, et feront tomber une
pluie continuelle de flèches; des dragons de bronze, placés devant
chaque rue en trois rangs superposés, vomiront horriblement la mort.
Assaillis de toutes parts, surpris, tombés dans un piége, les rebelles
ne sauront de quel côté diriger leurs armes. Ils ne pourront envoyer
leurs flèches qu'aux nuages, de peur de s'entre-tuer; tandis que nos
guerriers, dominant l'ennemi, protégés, cachés, viseront tout à leur
aise; et pas un de leurs coups, dans cette foule compacte, ne manquera
de frapper un homme. A la fin de la journée il ne restera plus un
rebelle.

--Ce plan est audacieux, s'écria le Fils du Ciel, mais c'est celui
qu'il faut choisir, car la victoire serait éclatante! Hâtons-nous de
préparer les moyens d'exécution et d'élire les principaux chefs. Toi,
tu commanderas au Nord, dit-il au mandarin qui venait de parler. Le
Chef de l'Armée chinoise se chargera d'ouvrir l'entrée orientale. Le
Maître des Poudrières combattra les ennemis entrés par la porte de
l'Ouest. Mais qui donc opposerai-je au chef des rebelles, campé devant
le Portail du Sud?

--Accordez-moi la faveur de lutter contre cet infâme, mon père, dit
alors une voix faible et lente.

Le prince Ling, suivi d'un cortége d'honneur, venait d'entrer dans
la Salle des Audiences. L'empereur leva les yeux vers lui et ne
put retenir un cri de douleur en voyant l'air de lassitude et de
renoncement qui enveloppait son jeune fils. Ses joues avaient maigri;
son beau front était devenu grave comme celui d'un vieillard; ses yeux
étaient noircis par l'insomnie, et les coins de sa bouche s'abaissaient
désespérément. Il avait la démarche nonchalante et indécise des gens
ivres d'opium.

--Il veut mourir, se dit l'empereur, il veut se faire tuer dans le
combat. Mon fils, ajouta-t-il tout haut, votre santé semble réclamer
le repos et la compagnie du médecin plutôt que l'activité du combat et
le voisinage des dragons de bronze. Je ne voudrais pas, au milieu de
toutes mes douleurs, avoir à pleurer le plus cher de mes fils.

--O mon père! dit le prince Ling, tu me pleureras, en effet, car je
vais mourir de désespoir si tu me refuses de combattre pour ta vie et
pour ta gloire.

--O mon fils! dit l'empereur, tes bras alanguis pourront-ils soulever
tes deux sabres? Le sang amer qui emplit ton cœur attendra-t-il une
blessure pour s'échapper?

--Puisque mon père glorieux me méprise au point de me refuser ce qu'il
accorde au plus vil soldat, dit le prince en baissant la tête, la vie,
dégoûtée de moi, va s'enfuir de mon corps indigne.

--Eh bien! dit le Fils du Ciel avec un soupir, va donc ranger derrière
le Portail du Sud la quatrième partie de l'armée.

--Merci, sublime père, dit le prince Ling en se prosternant par trois
fois.

Puis, appuyé d'une main sur l'épaule d'un eunuque, il sortit lentement
de la salle.

Cependant un mandarin-juge s'approcha du maître, qui méditait
tristement, et son front frappa les marches du trône.

--Que veux-tu? dit Kang-Si.

--Souverain clément! dit le juge, toi qui pleures autant de larmes
qu'il tombe de gouttes de sang dans une bataille, m'autoriserais-tu, si
cela était en mon pouvoir, à sauver l'Empire par un moyen pacifique qui
ne compromettrait nullement, en cas d'insuccès, le plan de défense du
noble Chef de l'Armée Tartare?

--Si ton artifice peut empêcher l'effusion du sang, dit Kang-Si,
emploie-le.

Et le Fils du Ciel, d'un geste, congédia les mandarins du conseil et
demeura seul, dans la salle, sur son trône.

--O solitaire de la Vallée du Daim Blanc, dit-il, si ce jour est le
dernier de mon règne, que le Dragon m'emporte vers les pays d'en haut
avant le soleil couché!



CHAPITRE XXIV

YO-MEN-LI


            Hélas! d'où viens-tu, petite hirondelle
            noire, avec ta plume ébouriffée et tes
            jolis yeux effrayés?

            Les pêchers fleuris disaient: «Est-ce
            qu'un oiseau de proie, tombé des nuages, a
            mangé la cervelle de la petite hirondelle
            noire?»

            Le ruisseau où tu allais boire disait:
            «Elle a peut-être commis l'imprudence
            d'aller se désaltérer dans quelque grand
            fleuve;

            »Et ses ailes, tout à coup mouillées par
            un flot, sont devenues pesantes au point
            de ne pouvoir plus s'envoler.»

            Les pêchers, le ruisseau se trompaient.
            L'hirondelle, en voletant dans les
            petits cadres d'un treillis, a fait des
            confidences à l'oreille d'un poëte.


Lorsque, sortie enfin de la Ville Rouge, Yo-Men-Li était entrée dans
la Pagode de Kouan-Chi-In, des soldats brusques l'avaient saisie et
garrottée, et bientôt ramenée au Palais Impérial. Là le mandarin-juge
s'était hâté de l'interroger. Sachant que Ta-Kiang était libre, n'ayant
rien à craindre que pour elle, elle avait avoué qu'elle était venue de
Chi-Tse-Po avec un laboureur, son fiancé, que le chef du Repas Auguste
l'avait conduite dans la Ville Rouge pour tuer Kang-Si, et que c'était
elle qui avait porté le coup maladroit. On l'avait alors plongée dans
un cachot pour la punir avant de lui ôter la vie, et depuis six lunes
elle ne voyait pas le soleil. Le lieu où elle se mourait lentement
était comme un tombeau profond. Yo-Men-Li ne l'avait jamais vu. Elle
n'en savait que l'ombre froide et humide. Une fois par jour une main
se posait sur son épaule, tandis qu'un plat était jeté auprès d'elle;
et, lorsque, vaincue par la faim, elle cherchait à tâtons son repas,
ses mains rencontraient des animaux velus qui la mordaient dans
l'obscurité. Une lutte pleine d'effroi et de dégoût s'établissait entre
la prisonnière et les rats, et elle dévorait quelques restes salis.
Longtemps elle pleura, se tordant sur la planche qui lui servait de
lit. Puis elle ne pleura plus; ses yeux secs lui semblaient de flammes.
Comme d'un murmure confus, elle se souvenait de la vie, de Pey-Tsin,
des bonzes, du palais; le champ de Chi-Tse-Po lui apparaissait
vaguement, frais et ensoleillé, avec ses deux tours de pagode sur le
ciel clair, minces et lointaines. Alors l'ombre l'étouffait, lui pesait
comme une pierre de sépulcre, et, tendant les bras, elle poussait
de longs cris de douleur. Ta-Kiang seul se dressait nettement dans
son rêve. «Il marche, disait-elle; quand il aura conquis le monde,
il viendra me délivrer.» Elle pensait aussi à un frère bien-aimé, à
Ko-Li-Tsin, si doux pour elle. Un jour la fièvre la prit. Elle se mit
à trembler, à claquer des dents, à souffrir, à s'affoler. Sa prison se
peupla d'êtres fantastiques, effroyables. Ses yeux ouverts démesurément
voyaient des lueurs rouges où s'agitaient des hommes monstrueux, des
bourreaux, des tortionnaires, des victimes sanglantes, des cadavres,
des démons aux faces funèbres qui la menaçaient d'armes brûlantes. Elle
entendait leurs menaces rauques et bourdonnantes; elle les sentait
s'approcher et lui serrer la gorge. Puis sa tête se troublait, et elle
croyait rouler dans des abîmes. Huit jours durant les rats mangèrent
seuls le triste repas. Mais la fièvre s'en alla. Yo-Men-Li tomba dans
un long abattement. Immobile, les yeux ouverts, elle demeura sans
pensées: elle ne savait plus le soleil, ni la vie, ni la parole, ni
le son. Ta-Kiang n'était plus qu'un nom qu'elle entendait gronder.
Une fois elle essaya de se lever et de se tenir debout; ses jambes
ployèrent, elle retomba. Alors elle fit un effort pour songer. «Je n'ai
pu compter les jours, étant toujours dans la nuit. Voilà longtemps,
longtemps qu'il n'y a que de l'ombre. Je suis vieille à présent. Mes
jambes tremblent, mes cheveux sont blancs, mon front est ridé, je vais
bientôt mourir de vieillesse. C'est cela. Quand je serai morte il fera
clair.» Et elle attendait. Quelquefois ses doigts remuaient comme pour
compter. Mais une fois la porte de son cachot s'ouvrit, la lueur d'une
lanterne éblouit ses yeux, le bruit d'une voix terrifia ses oreilles,
«Viens!» disait la voix. Et comme Yo-Men-Li ne remuait pas, un homme la
prit et l'emporta.



CHAPITRE XXV

LE POU-SAH ROUGE


            Kouan-Te, ce Pou-Sah terrible, aime le
            rire des blessures; il aime qu'on s'égorge
            dans les plaines brûlantes;

            Il aspire avec délices le sang qui fume et
            l'odeur des batailles; mais ses narines
            palpitent d'un plaisir que ne leur procure
            aucun autre massacre

            Lorsque monte vers elles le parfum
            courageux que laisse échapper le cœur
            percé du plus brave.


Devant la Porte Méridionale, Ta-Kiang avait élevé sa tente, car il ne
voulait entrer dans la Ville Rouge, éminence souveraine qui domine le
monde, qu'au son du gong d'or, par le portail d'honneur. Autour de
lui se groupait l'élite de son armée, remplissant la grande place qui
précède les portiques et se répandant dans les larges rues voisines.
Les soldats étaient couchés sur la terre ou assis au bord du fossé; ils
n'avaient pas dressé leurs tentes parce que l'empereur leur avait dit:
t Ce soir vous coucherez dans des lits somptueux.»

Quelques habitants de Pey-Tsin s'étaient mêlés aux rebelles et se
disposaient à prendre part au combat; d'autres applaudissaient de loin;
plusieurs attendaient la décision de la victoire avant de prendre un
parti.

Ta-Kiang, sous sa tente, resplendissait. Pour la première fois son
beau visage était serein et fièrement joyeux. Il avait entendu son nom
retentir comme une fanfare. Pey-Tsin s'était donné à lui avec amour.
Il était bien l'empereur. Toute la Patrie du Milieu, derrière lui, le
glorifiait. Entre lui et son trône il n'y avait plus qu'une muraille;
elle était branlante déjà et croulait. Les triomphes passés, grondant
encore comme un tonnerre qui s'apaise, répondaient de la dernière
victoire.

Ta-Kiang marchait lentement dans sa tente, glorieusement vêtu de
jaune; il avait la tête couverte d'un casque d'or découpé à jour
que surmontait une haute pointe. Il était tout armé, car il voulait
combattre lui-même. Il s'appuyait de la main sur l'épaule de
Ko-Li-Tsin, non moins superbe.

Le poëte n'avait plus la maigreur qui lui fut si utile le jour où il
s'envola de sa prison. Ses somptueux habits, roides de broderies,
s'épanouissaient largement et lui donnaient une ampleur majestueuse.
Sous une coiffure guerrière son fin visage affectait des mines
farouches, et il s'appuyait sur sa pique d'une façon remarquablement
agressive.

--Il y a six mois, disait Ta-Kiang, que j'ai quitté le champ désormais
célèbre de Chi-Tse-Po. Parti du creux humble de la vallée, j'ai atteint
les pics glorieux qui retardent le lever du soleil. Pan-Kou, le premier
homme, grandissait d'une coudée par jour; j'ai grandi de mille coudées
par heure. Il y a six mois, j'étais le talon méprisable de la terre; je
suis maintenant le front du Ciel.

--Moi, dit Ko-Li-Tsin, je n'étais alors que poëte. Aujourd'hui, après
avoir fait bien des métiers, je suis poëte et guerrier. Mais quelque
chose manque à ma joie. Nous étions trois en quittant le grand champ
sous la lune, nous ne sommes que deux ici.

--Oui, dit l'empereur. Qui donc partit avec moi?

--Yo-Men-Li.

--J'avais oublié cette enfant maladroite. Qu'est-elle devenue?

--Je l'ignore. Elle est morte peut-être.

--Qu'importe! il ne faut pas s'inquiéter des fourmis qu'on écrase en
marchant.

--Elle t'aimait, cette aimable créature, dit le poëte, attristé.

--Ne parle plus de cela, répliqua Ta-Kiang en fronçant le sourcil. Nous
touchons au but. Pourquoi n'a-t-on pas encore attaqué la Ville Rouge?

Le Grand Bonze, qui se tenait immobile à l'entrée de la tente, s'avança
et dit, après s'être prosterné:

--Frère Aîné du Ciel, tes guerriers étaient las. Vois d'ailleurs cette
fusée devant la portière de ta tente: quand tu l'allumeras, les quatre
parties de ton armée attaqueront en même temps les quatre portes de
la Cité Sacrée. Mais il faut, avant le combat, rendre à Kouan-Te les
honneurs convenables; tu as retardé jusqu'à ce jour la cérémonie qui
lui est chère entre toutes; si tu l'omettais plus longtemps, le Pou-Sah
des batailles pourrait se retirer de toi.

--Tu as bien parlé, dit Ta-Kiang, qu'on se hâte!

--As-tu choisi, Souverain Céleste, le guerrier à qui est réservé
le suprême honneur? Plusieurs Chefs sont là; ils veulent supplier
l'auguste maître de désigner l'un d'entre eux.

--Introduis-les, dit Ta-Kiang.

Cinq Chefs entrèrent et précipitèrent leurs fronts aux pieds de
l'empereur.

--Seigneur Sublime! cria l'un, glorifie mon nom! Je n'ai jamais couché
dans un lit ni bu dans une tasse, et mes deux sabres sont rivés à mes
mains.

--Splendeur Éblouissante! dit un autre, choisis-moi. Le sang que ma
lance a fait répandre à l'ennemi noierait toute une armée.

--Lumière Inextingible! dit le troisième, à quoi sert, si la clémence
de ta justice ne me désigne pas, d'avoir déchiré du talon plus de
ventres fumants qu'il n'y aura d'empereurs chers à Tié dans ta
précieuse dynastie?

--Rayonnement de la Raison! dit le quatrième, j'ai pris cinq villes
et ravagé dix villages, tuant les hommes, outrageant les jeunes
filles; les malédictions des parents me suivent comme un essaim énorme
d'oiseaux funèbres. Un jour j'ai envoyé une caisse pleine d'oreilles
droites au gouverneur d'une province ennemie. Qui donc pourrait
l'emporter sur moi, si ce n'est toi, ô maître?

Un seul n'avait pas parlé: c'était Gou-So-Gol. L'empereur l'aperçut et
lui fit signe d'approcher.

--Vainqueur de Sian-Hoa, dit-il, tu es le plus digne; sois glorieux.

Tous les chefs alors sortirent de la tente, acclamant Gou-So-Gol et
disant aux guerriers: «Voici le vainqueur choisi par le Frère Aîné du
Ciel!» Et tous les guerriers devant lui frappaient du front la terre.
Gou-So-Gol rayonnait. Parfois cependant, à un pli furtif de son front,
on devinait qu'une pensée amère se mêlait à la joie de son triomphe.

Une heure plus tard, en face de la tente impériale, se dressait un
autel de marbre rouge, sculpté et incrusté de pierreries, devant lequel
on avait placé un large bassin d'or aux anses formées de dragons
contournés, et derrière l'autel, sur un grand piédestal, apparaissait
Kuan-Te, Pou-Sah des batailles, dont la posture menaçante, en des
habits couleur de sang, brandit deux sabres teints de rouge, dont le
dos est un buisson de flèches, et dont le visage effroyable, noir comme
l'ébène, se hérisse de poils rouges.

Ta-Kiang songeait sur son trône. Toute l'armée était immobile et
silencieuse. Une musique formidable se fit entendre; le gong ébranlait
l'air de ses vibrations terribles; et, seulement quand sa voix
puissante s'éteignait un peu, on entendait les sifflements des flûtes,
les déchirements des trompettes et le bourdonnement des tambours.

Un cortége s'avança; il était composé des chefs de l'armée. Tous
portaient au bout de longues piques des dragons, des licornes,
des tigres ou des lions en carton doré. Puis Gou-So-Gol parut.
Magnifiquement vêtu, il était monté sur un cheval blanc; et le Grand
Bonze, à côté de lui, marchait à pied.

Dès que l'armée vit le jeune vainqueur, un immense cri triomphal
s'éleva. Ta-Kiang lui-même descendit de son trône, s'avança hors de sa
tente et cria:

--Gloire à toi!

Devant la statue de Kouan-Te, Gou-So-Gol mit pied à terre, et, suivi
du Grand Bonze, alla vers elle. Il monta sur l'autel. Il se dressa
fier, superbe, dominant la multitude et pareil à un dieu vivant.
Les cris d'enthousiasme et d'admiration redoublèrent. Gou-So-Gol
était enveloppé de cette caresse farouche et glorieuse. Cependant il
levait les yeux vers les nuages et souriait tristement. Bientôt il
s'agenouilla sur l'autel, pendant que le Grand Bonze, armé d'une longue
lame, s'approchait de lui. Mais en ce moment une jeune femme vêtue
d'un costume guerrier s'élança vers Gou-So-Gol et l'enlaça fortement.
C'était la jeune épouse qu'il avait conquise à Sian-Hoa.

--O mon époux! s'écria-t-elle, pourquoi m'as-tu caché ta gloire?
pourquoi t'es-tu enfui de moi sans m'annoncer ton triomphe?
Crois-tu donc que mes yeux ne soient pas pour mes larmes une digue
infranchissable? Croyais-tu que j'allais retenir le bras levé sur toi
et te déshonorer à jamais? O toi que je devrais haïr et que j'aime,
sache que je n'ai plus un cœur de femme, et que je t'ai pris tout ton
courage!

--Oh! oui, dit Gou-So-Gol à voix basse en se relevant à demi; tu m'as
pris mon courage, car mes yeux sont troublés par les larmes, car ma
gorge est serrée par les sanglots. Je t'ai fuie pour ne pas me tordre
de désespoir en m'arrachant de tes bras. Grands Pou-Sahs! avec quelle
joie j'eusse accueilli, avant de la connaître, l'honneur envié de tous
les guerriers qui m'éternise dans les mémoires! Mais maintenant je dis:
Que vais-je devenir au pays d'en haut puisqu'elle n'y est pas?

--Je te rejoindrai bientôt, dit la jeune femme; après cette guerre je
partirai!

--Oui, mais je pars seul. Je suis comme un enfant que sa mère abandonne
sous la pluie, dans un chemin solitaire.

--Songe à la splendeur qui environnera irrévocablement ton nom! Songe
aux Pou-Sahs glorieux, que désormais tu égales!

--Lorsque j'habiterai au delà des nuages, dit le guerrier, mes regards
seront toujours baissés vers la terre, cherchant ta demeure.

--Ma demeure ne sera pas longtemps sur terre, dit-elle, et je
succomberai bientôt, glorieuse aussi».

Elle se tourna vers l'armée et ajouta d'une voix ferme et forte;

--Puisque Gou-So-Gol part, ses guerriers restent sans chef. J'ai déjà
combattu à côté de mon époux vainqueur, c'est moi qui commanderai ses
guerriers.

Des cris d'approbation s'élevèrent de toutes parts et le Grand Bonze
dit:

--La famille de Gou-So-Gol étant désormais sacrée, on ne doit rien lui
refuser.

Cependant Gou-So-Gol arracha de sa robe le plastron où était brodée en
or une face de lion et le donna à sa jeune épouse; puis, s'agenouillant
de nouveau sur l'autel de marbre, il écarta ses habits et découvrit sa
poitrine palpitante. Le couteau du Grand bonze scintilla un instant,
s'enfonça dans le cœur du guerrier, et en ressortit terne et rouge. Le
gong frémit longuement. Un jet de sang clair et bouillonnant s'élança
du cœur de Gou-So-Gol et tomba avec un bruit fier dans le grand bassin
placé au pied de l'autel. Les principaux guerriers s'avancèrent, tenant
à la main chacun une coupe de jade; mais la jeune veuve du glorieux
mort tendit la première une coupe à la fontaine écarlate et but le sang
intrépide et chaud afin de conquérir le courage et la force. Les chefs
burent après elle, puis l'armée défila en bon ordre devant le bassin
d'or, et chaque homme trempa la pointe de son glaive dans le sang
précieux de Gou-So-Gol.

--L'attaque! l'attaque! crièrent alors les soldats exaltés.

Ta-Kiang approcha de la fusée une mèche enflammée.

Mais en ce moment un mandarin parut sur le bastion qui domine la Porte
Méridionale de la Ville Rouge, et, par des gestes, révéla qu'il était
chargé d'un message. Ko-Li-Tsin arrêta le bras de l'empereur, et dit:

--Maître, la ville veut peut être se rendre, il faut écouter cet homme.

--Va l'entendre! dit Ta-Kiang.

Ko-Li-Tsin s'approcha de la muraille. Le mandarin et le poëte se
saluèrent selon les rites.

--Qu'as-tu à nous dire? cria Ko-Li-Tsin en levant la tête.

--Je veux parler à votre chef, dit le mandarin.

Ko-Li-Tsin salua encore, et revint vers Ta-Kiang.

--Cet homme veut parler à toi-même, glorieux empereur, dit-il.

--Qu'est cet homme? dit Ta-Kiang avec courroux, un serviteur de
Kang-Si? Je ne parle pas à des serviteurs. Que le chef ennemi vienne
lui-même, et je consentirai peut-être à l'entendre; mais que le
messager s'adresse à toi.

Le poëte retourna vers la muraille.

--Le Frère Aîné du Ciel, l'illustre empereur Ta-Kiang, dit-il, ne veut
converser qu'avec ton maître. Si Kang-Si ne consent pas à venir en
personne, expose à moi-même ta mission.

--Qui es-tu, pour que je daigne te parler?

--Je suis Premier Mandarin, conseiller intime du souverain, poëte de
l'Empire, et, en ce moment, Chef d'Armée, dit Ko-Li-Tsin avec modestie.

--Je n'admets pas tes titres.

--J'admets les tiens, juge inique, bourreau et tortionnaire! dit
Ko-Li-Tsin, reconnaissant le juge qui l'interrogea dans la Salle de la
Sincérité.

--Ah! c'est toi, dit le mandarin; eh bien! écoute. Le glorieux empereur
Kang-Si, seul maître du monde, consent à vous rendre un otage qui doit
vous être cher et à vous laisser impunis si vous levez immédiatement le
siége et abandonnez Pey-Tsin.

--Voilà une proposition! dit Ko-Li-Tsin. De quel otage est-il question?

Le mandarin attira au bord du rempart une jeune fille pâle, aux longs
vêtements déchirés.

--Yo-Men-Li! s'écria le poëte.

--Si vous refusez, continua le mandarin-juge, le Fils du Ciel, qui est
clément, vous rendra cette jeune fille, mais en vous la jetant du haut
de ce bastion.

--Attends, dit Ko-Li-Tsin, qui sentit son cœur pâlir.

Et il courut vers la tente impériale.

--O Maître de la Terre! s'écria-t-il, Empereur sublime! ils veulent
jeter Yo-Men-Li du haut des murailles si tu ne lèves le siége à
l'instant! O magnanime! ne laisse pas commettre une cruauté dont la
seule pensée serre le cœur et glace l'esprit.

--Parles-tu sérieusement? dit Ta-Kiang avec un sourire. Crois-tu que
le respect d'une vie infime m'arrêtera un instant dans ma marche
triomphale? Penses-tu que je vais quitter mon trône pour épargner
Yo-Men-Li? Que m'importe cette jeune fille!

Mille guerriers sont morts pour moi sans que tu aies accompagné d'un
regret leur âme glorieuse.

--C'est le sort et la gloire des guerriers de mourir violemment, dit
Ko-Li-Tsin en se jetant aux pieds de l'empereur; mais les jeunes filles
sont faites pour vivre aimées et pour mourir doucement. Ne laisse pas
se briser le corps charmant de Yo-Men-Li sur les dalles; ne la laisse
pas tuer cruellement; elle si douce, si dévouée, et qui t'adore!

--Allons, dit Ta-Kiang, annonce à l'envoyé de Kang-Si que je donne le
signal de l'attaque.

Ko-Li-Tsin se releva fièrement.

--Non! s'écria-t-il, non! quand ta colère devrait me foudroyer, ô cœur
plus féroce que le cœur des tigres, je n'irais pas porter cette réponse
impitoyable.

Ta-Kiang regarda le poëte avec surprise.

--Il faut savoir pardonner des crimes aux bons serviteurs, dit-il.

Puis il fit signe au Grand Bonze de transmettre ses paroles.

Ko-Li-Tsin s'élança hors de la tente. Il rencontra Yu-Tchin; elle
l'attendait, comme toujours.

--Viens, dit-il, viens pleurer avec moi, et apaise mon cœur, que tord
le désespoir.

Et, cachant son visage dans sa main, il entraîna Yu-Tchin loin des
murailles.

Cependant le Grand Bonze répétait au mandarin les paroles de
l'empereur. Yo-Men-Li, d'elle-même, sans hésiter, mit le pied sur un
créneau. Mais au moment où elle allait se précipiter, un cavalier
resplendissant apparut derrière elle, la saisit dans ses bras, donna un
coup furieux au mandarin et s'enfuit en emportant la jeune fille. Le
malheureux juge perdit l'équilibre et, tombant du faîte des murailles,
vint se briser le crâne sur le rebord du fossé. Au même instant une
fusée rapide s'éleva dans le ciel à une hauteur prodigieuse avec un
bruit retentissant, et, de quatre côtés à la fois, l'armée rebelle,
ivre du sang de Gou-So-Gol, se rua sur les portes sacrées.



CHAPITRE XXVI

LE PAVILLON DES TULIPES D EAU


            J'ai vu un chemin doucement obscurci par
            les grands arbres, un chemin bordé de
            buissons en fleurs.

            Mes yeux ont pénétré sous l'ombre verte
            et se sont longuement promenés dans le.
            chemin.

            Mais à quoi bon prendre cette route? elle
            ne conduit pas à la demeure de celle que
            j'aime.

            Quand ma bien-aimée est venue au monde on
            a enfermé ses petits pieds dans des boîtes
            de fer; et ma bien-aimée ne se promène
            jamais dans les chemins.

            Quand elle est venue au monde on a enfermé
            son cœur dans une boîte de fer; et celle
            que j'aime ne m'aimera jamais.


A travers les rangs des soldats stupéfaits, franchissant les dragons
de bronze alignés à l'embouchure des rues, ensanglantant les flancs
de son cheval, le prince Ling enfila les larges avenues dallées du
quartier de la Force, pénétra dans le jardin impérial, s'arrêta devant
un merveilleux kiosque de laque posé au milieu d'un lac clair dans une
touffe multicolore de fleurs au chaud parfum et nommé le Pavillon des
Tulipes d'Eau, sauta à terre, passa un pont en bois doré, et, entrant
dans le pavillon, déposa Yo-Men-Li sur des coussins de satin pâle.

--Toi! toi! cria-t-il en s'agenouillant auprès d'elle, toi que j'ai
tant attendue, tant pleurée, toi que j'ai si souvent enlacée dans les
illusions de l'opium, toi que j'ai appelée si douloureusement dans
la cruauté des nuits fiévreuses, te voilà, tu existes, tu n'étais
pas une Rou-Li, une fausse apparence! Mon cœur gonflé et fier emplit
ma poitrine. J'étouffe. Le bonheur me déborde. Je suis comme un lac
longtemps desséché sur lequel on ouvre soudain une écluse: l'eau, trop
abondante, se précipite en tumulte et bientôt envahit la plaine. Vois,
je pleure, et ces larmes de joie sont un baume pour les blessures
qu'ont faites à mes yeux les larmes de désespoir. Je ne te quitterai
plus, je m'attacherai à toi comme le guerrier s'attache à la gloire,
comme la plante est attachée à la terre. Je fleurirai sur ton cœur,
je m'élèverai plus haut que les cèdres et je serai plus grand que
l'empereur, mon père, afin que ma splendeur plaise à tes yeux!

Yo-Men-Li regardait le prince avec indifférence.

--Mais parle-moi, continua-t-il; parle, pendant que je baisserai les
paupières pour mieux entendre ta voix. Pourquoi n'es-tu pas venue,
parjure, lorsque je t'attendais si confiant? Pourquoi t'es-tu faite
insaisissable pendant que je fouillais la ville, pendant que je faisais
comparaître devant moi toutes les jeunes filles qui l'habitent, depuis
la plus noble jusqu'à la plus humble; dis, cruelle enfant, dis,
pourquoi n'es-tu pas venue?

--Tu veux le savoir? répondit Yo-Men-Li. Parce que tes soldats
m'avaient prise et emprisonnée; pendant que tu me cherchais j'étais
sous ton palais, dans un cachot que le jour n'a jamais vu.

--Toi! tu as souffert? s'écria le prince avec désespoir, on t'a mise
dans ces affreux cachots noirs et humides, dans ces cachots qui me font
triste quelquefois la nuit! Oh! quel supplice inventer pour ceux qui
ont osé cela? Toi, en prison! Pendant que je me tordais de désespoir
et que je m'empoisonnais lentement d'opium, tu te mourais horriblement
dans l'ombre; tes beaux yeux s'agrandissaient d'effroi, ton doux visage
pâlissait loin du soleil! Oh! qu'il est pâle, ton visage! on croirait
voir la lune poudrée de gelée blanche. Mais pourquoi t'avoir prise à
mon amour? pourquoi t'avoir torturée, tandis que je pleurais?

--Apprends, dit Yo-Men-Li, que je suis ton ennemie. Complice des
révoltés, c'est moi qui ai frappé ton père. Je t'ai menti le soir où
je t'ai vu, parce que je voulais sortir du palais pour aller dire à
Ta-Kiang de fuir.

Le prince Ling recula, avec un cri de douleur.

--Tu as voulu tuer mon père, Kang-Si, le plus glorieux des hommes!
dit-il. Tu as voulu cela, et moi, fils monstrueux, je t'aimais!

Le prince, quelques instants, demeura silencieux, la tête baissée.

--Eh bien! je t'aime! s'écria-t-il bientôt. Tu as frappé la poitrine
auguste de mon père vénéré à genoux? N'importe! Criminel et lâche,
je t'aime! C'est en vain que je souffle sur mon cœur pour y agiter
une tempête, il reste calme. Je sens une grande douleur; je n'éprouve
pas de colère. Je demanderai ta grâce. Je dirai que Kouan-Chi-In, la
bonne déesse, a ouvert la porte de l'enfer aux criminels, et que les
criminels sont devenus des Génies vertueux. Je dirai que tu es une
femme, que tu as seize ans, et que je t'aime! Je dirai que je vis de ta
vie, que je mourrai de ta mort; et mon père au grand cœur pardonnera.

--Je ne veux pas de son pardon, dit Yo-Men-Li en détournant la tête.

--Tu ne veux pas, s'écria le prince avec douleur, tu ne veux pas que je
te fasse heureuse? Tu ne veux pas de ma puissance, de ma fortune, de
ma gloire? Que t'ai-je fait? Je t'aime, je pleure, je te cherche dans
l'ivresse. Hautain avec tous, je suis devant toi comme un vil esclave;
tu es le prince, je suis le peuple au front courbé. Mais tu dédaignes
de m'infliger des impôts. Pourquoi détiens-tu ma joie? Pourquoi, avec
un doux visage, as-tu le cœur plus cruel que le lynx au corps souple?

--Parce que je ne t'aime pas, dit Yo-Men-Li.

--Oh! ne dis pas cela! soupira le prince Ling, en appuyant sa main pâle
sur la bouche de la jeune fille. Si tu savais comme ces mots serrent
ma gorge et pétrifient mon cœur, tu n'aurais pas le courage de les
prononcer. Tu m'aimeras un jour, laisse-le moi croire! Malgré toi tu
m'aimeras, tant j'userai ma vie et ma gloire à te plaire!

--Je ne t'aimerai jamais! dit Yo-Men-Li.

--Jamais! Oh! pourquoi? Pourquoi ne m'aimerais-tu pas, moi le Fils du
Dragon, moi qui trouble les rêves timides des jeunes tilles, moi qui
brille près de mon père comme une étoile près de la lune?

--Parce que j'aimais Ta-Kiang, le laboureur, dit Yo-Men-Li, et que
j'aime Ta-Kiang, le Frère Aîné du Ciel.

--Tais-toi! cria le prince en devenant plus pâle que les perles de son
collier. Tais-toi! ou bien, comme deux ruisseaux qui se rejoignent, ton
sang et le mien vont se mêler sur le sol. Ne dis pas que tu l'aimes,
car, sous cette douleur, je deviendrais furieux comme un cheval blessé.
Tu l'as dit cependant! Tu as eu la cruauté de me couper par la racine.
Le coup est si violent que je le sens à peine; l'arbre abattu garde
encore quelque temps des rameaux verts, mais bientôt il se dessèche et
meurt.

Et le prince, étendant ses bras sur la muraille et la frappant de son
front, se mit à sangloter longuement.

Yo-Men-Li le regardait, ennuyée.

Tout à coup il se retourna; ses yeux brillaient, pleins de larmes; ses
dents claquaient furieusement.

--Écoute, dit-il. Je suis comme une bête sauvage domptée par la faim.
Écoute ce que mon lâche cœur a conçu. Tout mon sang se révolte contre
moi-même; ma gorge ne veut pas laisser passer ces infâmes paroles;
n'importe! un lion affamé dévorerait un Pou-Sah! Écoute: Tu aimes
Ta-Kiang? Oh! ce nom semble à ma bouche un tison ardent! Ta-Kiang!
tu l'aimes, et tu veux pour lui la gloire, le triomphe, le trône
resplendissant de la Patrie du Milieu? Eh bien! moi, monstre sans
nom, je vais trahir mon père, le livrer aux égorgeurs, je vais faire
capituler la Ville Rouge, ouvrir le palais et les salles des trésors!
Je prendrai le rebelle par la main, je lui ferai monter les degrés
sacrés du trône; puis, m'inclinant devant lui, je le saluerai empereur!
Mais, en échange de tant de lâchetés, tu me laisseras t'emporter loin,
bien loin, si loin que le souvenir de mes crimes se perde pendant le
voyage; et alors, sans fin enlacé à ton corps, les yeux fixés sur tes
yeux, je serai horriblement heureux.

Le prince, secoué par de grands frissons, riait un rire plein de
sanglots.

--Eh bien! disait-il, veux-tu? je suis prêt.

--Ta-Kiang n'a pas besoin de ton aide, répondit Yo-Men-Li avec dédain.
Il vaincra sans tes basses trahisons. Déjà il triomphe, déjà les portes
de la Ville Rouge s'ébranlent. Et bientôt tu t'assiéras glorieusement
sur le trône, Ta-Kiang, ô magnanime, ô superbe!

--Ah! s'écria le prince, dont les yeux s'ensanglantèrent, c'est à ce
point que tu l'aimes? c'est ainsi que tu dédaignes mon amour violent
et soumis? Eh bien! je me souviens que je suis prince et formidable,
que je commande au monde, que je suis l'Héritier du Ciel; sache que tu
m'aimeras, car je te contraindrai à m'aimer; sache que je vais tuer ce
vil laboureur, et que sa tête sera suspendue au poteau du marché.

--Le tuer? dit Yo-Men-Li en souriant. Penses-tu que si je t'avais cru
capable de déraciner ce cèdre altier je ne t'aurais pas arraché l'un de
tes sabres pour te le plonger dans le cœur? Non, fils du Dragon, tu ne
tueras pas le grand Ta-Kiang.

--Il va mourir, il est mort puisque tu l'aimes! Ah! jeune fille plus
féroce que les bourreaux, sans me laisser cueillir une seule fleur, tu
as brisé mille épines cruelles dans mon cœur! Sans me laisser une fois
sourire, tu as brûlé mes yeux de larmes, et, pour faire fuir mon âme,
tu me dis que tu aimes ce rebelle, ce fou, ce chien! Attends, c'en est
fait de lui, et, comme un boucher, je dépècerai son corps et je t'en
ferai manger les morceaux!

Le prince, hurlant et tirant ses deux sabres, bondit hors du Pavillon
des Tulipes d'Eau.



CHAPITRE XXVII

LE DRAGON IMPÉRIAL


            Nul n'ignore que si l'ombre d'un homme
            prend la forme d'un dragon qui suit
            humblement les pas de son maître, cet
            homme tiendra un jour dans sa main la
            poignée de jade du sceptre impérial.

            Mais nulle bouche ne doit s'ouvrir pour
            révéler le miracle qu'ont vu les yeux; car
            la destinée serait renversée et une nuée
            de malheurs descendrait du ciel.


Le vaste champ dallé sur lequel s'ouvre le Portique du Sud n'était que
fumée, hurlements, fureurs. Parmi des ruissellements rouges, les bottes
de guerre déchiraient des cadavres. Les blessés, renversés, mordaient
les jambes de leurs compagnons, qui marchaient sur des plaies. Des
fusées bruyantes trouaient, des flèches promptes sillonnaient la vapeur
de sang et de poudre dont s'enveloppent les combats, et qui, traversée
de soleil, semblait un nuage d'or.

Malgré la constante pluie meurtrière qui tombait des remparts et du
faîte des maisons, les soldats de Ta-Kiang, forts de leur nombre,
résistaient et triomphaient. En dépit des dragons de bronze aux gueules
foudroyantes, ils rampaient vers les murailles, ou s'efforçaient vers
les embouchures des rues; et çà et là trépignaient de féroces luttes
corps à corps, où les costumes disparates et les sauvages accoutrements
des rebelles chinois heurtaient les beaux uniformes des guerriers
tartares.

L'armée impériale était superbe au soleil. On voyait briller les
cuirasses de cuivre, écaillées comme le dos d'un dragon, et les
casques pointus, où s'agite un gland de soie rouge, des Hoa-Tié-Tis,
Vainqueurs du Ciel. Les Tigres de Guerre aux corps agiles tordaient
mille mouvements souples et sournois; vêtus de maillots jaunes tachetés
de noir, les pieds armés de griffes, la tête couverte d'un capuchon
que surmontent deux petites oreilles, la poitrine ornée d'une face
de tigre, ils tenaient de la main droite un long coutelas recourbé,
et cachaient leur bras gauche sous ce bouclier célèbre qui attend
le boulet au passage, le reçoit avec un fracas de tonnerre et le
fait dévier de sa route. Les somptueux Uo-Fous, dont le casque se
termine par deux cornes dorées, brandissaient au bout d'une tige en
bois de fer leurs haches miroitantes, dites Haches de la Lune. Tout
sanglants, apparaissaient aussi des soldats du corps glorieux qu'on
nomme Tchou-Tie-Ten, l'Etrier Sauveur du Ciel, et que Kang-Si institua
naguère en souvenir d'une bataille où lui-même, délaissé par Kouan-Te
et environné d'ennemis, fut sauvé par un guerrier célèbre, Tchin-Tsou,
qui, se précipitant au milieu des combattants, couvert de blessures, le
front saignant, mais rugissant et le visage terrible, arracha, n'ayant
plus d'armes, les étriers de l'empereur, et, formidable, avec ce fer,
mit en fuite l'ennemi. C'est pourquoi les soldats de Tchou-Tie-Ten
portent un étrier de fer emmanché à un pieu. Non loin d'eux grimaçaient
les effroyables Li-Kouis aux cuirasses de corne noire, aux casques
noirs, aux noirs visages vernis qui sont hérissés d'une folle barbe
rouge et borgnes artificiellement. Les Archers Tartares, l'anneau
d'agate au pouce, cambraient leur taille et lançaient des traits aux
plumes colorées; sur leurs épaules, sur leurs dos, sur leurs poitrines,
des caractères d'or rappelaient la gloire du guerrier Li-Siou, le
Preneur de Flèches, qui n'allait au combat qu'avec son arc, et
renvoyait aux ennemis leurs propres projectiles, qu'il attrapait au
vol. Enfin de loin en loin, encourageant et ordonnant, s'agitaient
des chefs aux poitrines glorieuses, illustrées de lions brodés, de
panthères, de chats sauvages et de licornes marines.

Mais, malgré la splendeur intrépide des soldats impériaux, les
rebelles, sur tous les points, étaient vainqueurs. A gauche, dans la
place enveloppée de flèches frémissantes comme d'une nuée d'oiseaux,
la veuve de Gou-So-Gol, montée sur le cheval du guerrier sacrifié,
attaquait furieusement une maison et en brisait la porte; plusieurs
chefs autour d'elle l'imitaient et, délogeant les soldats, les
précipitaient du haut des toits. Vers les remparts, Ko-Li-Tsin, se
courbant poliment sous les flèches et raillant les balles inhabiles,
gravissait la pente qui monte au faîte des murailles; suivi d'un flot
de hardis assaillants, il voulait s'emparer des bastions et arrêter la
pluie meurtrière. Enfin, au centre de la place, Ta-Kiang, heureux et
farouche, s'avançait vers la plus large des avenues qui s'enfoncent
dans la ville. Echappant par miracle aux projectiles lancés, il
regardait autour de lui s'affirmer la victoire, et, parfois, levant les
yeux, il voyait s'élever dans le ciel des flèches ornées de banderoles
rouges, signaux de triomphe donnés par les rebelles qui attaquaient sur
d'autres points la ville, et il se disait: «Bientôt je me reposerai sur
mon trône!»

Mais le prince Ling, d'un élan furieux et irrésistible, fendit le flot
hurlant des soldats et se précipita dans la mêlée.

--Où es-tu? cria-t-il, grinçant des dents. Où es-tu, désastre, typhon,
nuage pestilentiel? Tu as fini de triompher, serpent vorace, car me
voici, formidable et vengeur. Viens, mes dents aiguisées par la haine
vont dévorer ton foie venimeux.

--Qui es-tu, vermisseau courroucé? dit Ta-Kiang avec dédain.

--Je suis celui qui te châtiera, cria le prince; je suis le fils du
Dragon!

--Tu mens! car tu n'es pas mon fils!

--Allons! hurla l'Héritier du Ciel, descends de cheval et viens me
combattre si tu l'oses.

--Puisque tu tiens à mourir de ma main, dit Ta-Kiang, je descendrai de
cheval.

Et il sauta à terre.

--C'est lui qu'elle aime, murmurait le prince; c'est à cause de lui
qu'elle me dédaigne et que mon cœur se tord comme une couleuvre blessée.

La bataille s'écarta autour des deux adversaires, qui, face à face, se
considérèrent.

Ta-Kiang resplendissait dans l'or du costume impérial. La victoire
exaltait l'expression farouche de son front, la tyrannie de ses yeux
et le dédain de sa lèvre. Son teint doré semblait refléter le soleil.
Tout en lui était majesté et force. Il se dressait, les reins cambrés,
un pied en avant, et appuyait sur les dalles les pointes de ses deux
glaives.

Le prince Ling apparaissait frêle et plein d'élégance. Son visage, pâle
comme le jade, aux longs yeux noirs languissamment meurtris, au front
las, à la bouche éclatante, mais, vers les coins, imperceptiblement
abaissée par la douleur, avait un charme plein de tristesse, et, dans
les souplesses de ses vêtements en crêpe et en fine soie, son corps
s'affaissait, somnolent d'opium. Cependant, fiévreux, les lèvres
tremblantes de colère, il croisait ses bras sur sa poitrine et serrait
nerveusement les poignées de ses sabres.

Le premier il s'élança; Ta-Kiang le chargeait d'un méprisant regard.

--Oh! cria l'Héritier du Ciel, ta vie oppresse ma poitrine ainsi que
ferait un lourd ciel d'orage. Quand tu seras mort mes poumons se
dilateront délicieusement.

Ta-Kiang, hautain, répondit:

--Je te laisserai vivre, mutilé, afin que tu puisses voir l'humiliation
de ta race.

Et les quatre glaives se froissèrent avec un bruit sifflant et soyeux.
Ta-Kiang, calme, souriait dédaigneusement, et ses poignets étaient
inflexibles comme du bronze. Le prince, au contraire, trépignait
furieusement, Il dégagea ses sabres, et, revenant brusquement, en
dirigea les pointes vers la poitrine de son ennemi; mais celui-ci, d'un
coup sec, les abaissa. Le fils de Kang-Si poussa un gémissement de rage
et se précipita de nouveau sur son adversaire, si violemment qu'un des
glaives du rebelle fut brisé. Ta-Kiang en jeta le tronçon à terre, et,
saisissant le poignet de Ling, l'étreignit dans sa main puissante. Les
doigts fins et pâles du jeune prince laissèrent tomber un sabre, tandis
que plein de colère, tout son corps frémissait. Les deux glaives encore
entiers se heurtèrent haineusement, et l'héritier du Ciel fut blessé
à l'épaule au moment où il atteignait son ennemi en pleine poitrine;
mais son fer avait rencontré une écaille du lourd Dragon d'or brodé sur
la robe impériale; il ploya et se rompit. Le prince, désarmé, poussa
un cri de désespoir, et fit un bond en arrière; mais l'empereur se
précipita sur lui et dans une caresse meurtrière l'enlaça de ses bras
durs. Alors s'engagea une lutte acharnée, corps à corps, pleine de
tumulte, de piétinements et de morsures. Le prince, plus faible que son
adversaire, n'échappait à l'étouffement que par les mille torsions de
ses membres souples. Mais l'étreinte affreuse se resserrait lentement.
Ils bondissaient, se courbaient, se relevaient; le grand soleil,
luisant sur les broderies de leurs costumes, les faisaient ressembler à
deux grands poissons hors de l'eau. Cependant le prince Ling se dégagea
d'un effort suprême, s'éloigna de quelques pas, chancelant, prêt à
s'évanouir; et il resta ainsi quelques instants, le regard fixé sur son
ennemi.

Alors, soudainement, son visage, mouillé de sueur et de sang, exprima
un ravissement démesuré. Ses yeux se remplirent de triomphe, et, levant
les bras, il cria avec la voix de Loui-Kon, Roi du Tonnerre:

--L'Ombre du Dragon Impérial marche derrière toi, Ta-Kiang! Tu devais
t'élever jusqu'au trône du Ciel, mais j'ai révélé le miracle et
renversé la destinée.

Ta-Kiang devint blême comme la lune. Il poussa un rugissement terrible,
bondit sur le prince et le renversa sur les dalles.

--Misérable! grinçait-il, les dents serrées, une écume rouge à la
bouche, tu as prononcé tes dernières paroles!

Et, appuyant le genou sur la gorge du prince, il l'écrasait
horriblement. L'Héritier du Ciel étendit les bras, ses doigts crispés
égratignèrent les dalles lisses, son visage s'empourpra, un flot de
sang monta à ses lèvres, il ferma les yeux.

Cependant Chinois et Tartares, ayant entendu la parole de Ling,
répétaient de toutes parts: «L'ombre du Dragon Impérial marche derrière
Ta-Kiang, mais le miracle est révélé!»

Ta-Kiang, à leurs cris, se releva et tourna la tête. Il vit son
armée hésitante, prête à demander grâce; il vit ses chefs, jadis si
terribles, reculer, trembler, jeter leurs armes en signe de soumission.
Enfin, levant les yeux, il aperçut dans le ciel des flèches ornées de
banderoles blanches, signaux de détresse lancés par les rebelles des
trois autres armées.

Alors le laboureur croisa les bras. Il mit le pied sur le corps
immobile du jeune prince et promena autour de lui un regard si féroce
que les Tartares qui s'étaient approchés pour le saisir reculèrent.
Sa face était verdâtre comme celle d'un Ye-Tium; sa bouche saignait;
une telle haine bouillonnait en lui qu'il s'étonnait de ne pas mourir
empoissonné d'amertume. Il eût voulu que la terre s'effondrât, que
le ciel s'éteignît; il méprisait les hommes et détestait les dieux,
il blasphémait sa mère de l'avoir mis au monde, et si la vieille
tremblante du champ de Chi-Tse-Po eût été là, son fils farouche l'eût
étranglée de ses mains.

Mais tandis que ce tumulte grondait dans l'âme du laboureur, ses dents
serrées ne laissaient pas échapper un soupir.

Les Tartares, peu à peu, s'étaient rassurés, et tout à coup, avec
mille contorsions menaçantes, ils se précipitèrent sur Ta-Kiang et le
garrottèrent. Dès lors la défaite fut complète. Voyant leur empereur
captif, les Chinois perdirent la confiance qui les faisait invincibles.
Les plus braves, croisant les bras, attendaient la mort avec fierté, et
les plus faibles s'agenouillaient suppliants.

Belle et sanglante, la veuve de Gou-So-Gol apparaissait encore sur son
cheval harassé. Elle leva les yeux vers les nuages et s'écria:

--O mon époux! voici la bataille finie. La triste défaite s'abat sur
nous comme une pluie de pierres. Bourdonnante, elle souffle l'effroi
dans l'oreille des guerriers qui se courbent comme sous une menace
terrible. Qu'adviendra-t-il de ceci? Je l'ignore; mais le combat est
terminé, et je vais te rejoindre, selon ma promesse.

Ayant parlé ainsi, la jeune femme tourna vers elle son glaive, se
trancha la tête, et tomba en arrière sur son cheval qui s'emporta.

Ko-Li-Tsin seul résistait encore. Le gai poëte avait glorieusement
combattu. Ses sabres ruisselaient; un sang tiède coulait dans ses
manches; et il semblait Kouan-Te lui-même. Au cri poussé par le prince
Ling, un affreux blasphème s'était échappé de ses lèvres. Il étrangla
le premier qui, auprès de lui, répéta les paroles funestes, et enfonça
son glaive dans la gorge du second qui proclama le miracle. Mais
bientôt l'armée vociféra tout entière. Ko-Li-Tsin entendait toutes les
bouches révéler le vénérable mystère, et il s'enfonçait les ongles dans
le front. Il essaya de joindre Ta-Kiang pour le défendre, mais quatre
soldats tartares se ruèrent sur lui simultanément et il fut obligé de
se réfugier dans une petite ruelle solitaire. Les quatre hommes l'y
poursuivirent, et pendant qu'il s'adossait prudemment à une muraille,
ses adversaires, grimaçant et faisant de larges enjambées, se placèrent
en face de lui avec des gestes, terribles.

--Voici des personnages peu courtois, dit le poëte; ils veulent
m'envoyer au pays d'en haut sans se soucier de savoir si je suis en
humeur de voyager. Tartares sans politesse, je ne veux pas partir
ainsi, à l'improviste et sans bagage. Nous allons voir si vous me
congédierez contre mon gré.

Et, plein d'adresse, il faisait tournoyer devant lui ses glaives
sanguinolents.

--D'ailleurs, reprit-il pendant que les Tartares s'efforçaient en vain
de rompre cette barrière d'acier tourbillonnant, vous ignorez peut-être
que je n'ai pas atteint encore le but de ma vie. Je veux parler de mon
grand poëme, dont vous ne sauriez vous expliquer toute l'importance.
Loin d'être fini, il n'a pas encore de premier vers. Vous n'avez pas,
j'espère, l'audacieuse prétention de me rendre immobile et stupide
avant que mon poëme soit gravé comme sur du jade dans la mémoire de
tous les Fils de Pan-Kou.

Les soldats, peu sensibles aux discours du poëte, piétinaient et
grondaient en lui portant des coups réitérés qu'il parait avec une
prodigieuse rapidité.

--Cependant, reprit Ko-Li-Tsin, le moment me semble grave et suprême.
Si je retarde encore l'exécution de mon œuvre mon nom demeurera peu
glorieux, car je crois que je mourrai aujourd'hui. O! Tsi-Tsi-Ka! si
je ne peux t'avoir pour épouse, je veux au moins que, veuve, tu me
pleures; et, malgré ces vils soldats, je vais composer le poëme dont tu
es le prix.

Ko-Li-Tsin devint silencieux. Tout en guettant les mouvements de ses
adversaires et en écartant violemment leurs glaives, il balançait la
tête selon des rhythmes.

--Un! s'écria-t-il bientôt, le premier vers est fait! Gloire aux
Pou-Sahs! Toi, ajouta-t-il, parlant au plus laid des quatre Tartares,
tu me déplais avec ta face noire et borgne; je t'aimerais mieux aveugle.

Et il enfonça son glaive dans l'œil du soldat qui tomba en arrière,
mort.

--Très-bien! dit Ko-Li-Tsin. Je tuerai un homme à chaque vers.

Et il se remit à songer.

--Deux! cria-t-il, après un long temps. Le second vers vibre dans mon
esprit. Eh bien! personne ne tombe?

Et le poëte faisant un pas brusque en avant, perça à la fois de ses
glaives deux des Tartares.

--Ah! ah! dit-il, cette fois mon esprit est en retard.

Mais il courait un grand péril. Pendant que ses sabres étaient
engagés dans les blessures, le dernier adversaire se ruait sur lui
dangereusement. D'un violent coup de pied, Ko-Li-Tsin le fit rouler à
terre, et pendant que le soldat furieux se relevait, il dégagea ses
glaives, et, terminant son troisième vers:

--Trois! dit-il, j'ai rattrapé le temps perdu.

Et il se remit à batailler sans colère avec le dernier vivant.

--Tu penses bien, lui dit-il, que je n'ai plus besoin de me presser,
et que je vais prendre tout mon temps pour inventer la fin de mon
poëme. Tiens, je te piquerai à chaque caractère qui s'épanouira dans
mon cerveau ingénieux; le vers sera de sept caractères; ainsi, à chaque
coup, tu sauras exactement où j'en serai.

Le soldat rugissait et se démenait désespérément.

--Voyons, dit le poëte, connais-tu ce caractère?

De la pointe d'un sabre il lui grava sur le front un signe sanglant.

--Non, continua-t-il. Je suis sûr que tu ne sais même pas tracer ton
nom. Tu ne mérites aucune estime. Voici le second, ajouta-t-il.

Il lui abattit une oreille.

Le soldat, épouvanté, commençait à reculer.

--Allons! reprit Ko-Li-Tsin, je suis clément et je te fais grâce de
quatre mots: voici le dernier.

Et il lui plongea son glaive dans le cœur.

--Mon poëme est terminé! s'écria-t-il alors en levant les bras. O belle
Tsi-Tsi-Ka, fleur de mon triste jardin! tu es à moi; tu n'appartiendras
à aucun époux, et, après ma mort, tes larmes féconderont ma tombe!

Mais tout à coup, pendant qu'il se livrait à sa joie mélancolique,
une femme se précipita dans ses bras avec un cri d'épouvante. C'était
Yu-Tchin. Elle avait suivi le poëte durant tout le combat, tremblante
et pleine d'effroi, mais bravant la mort pour ne pas quitter celui
qu'elle aimait.

--Ko-Li-Tsin! s'écria-t-elle, pâlissante et renversant sa tête en
arrière.

Le poëte poussa un gémissement douloureux, car il vit que Yu-Tchin
avait le corps traversé d'une flèche.

--Malheureuse! quel est le misérable qui t'a frappée?

--Je suis arrivée dans tes bras en même temps que la flèche, murmura
Yu-Tchin en s'efforçant de sourire. J'ai vu un homme à une fenêtre;
il bandait son arc et te visait; j'ai couru alors plus rapide que son
trait.

--C'est pour me sauver que tu as reçu cette funeste blessure? Oh!
Yu-Tchin, la douleur écrase mon cœur; c'est pour moi que tu vas mourir!

--Eh bien! dit Yu-Tchin d'une voix éteinte, n'est-ce pas mon devoir?
L'épouse ne doit-elle pas donner sa vie pour son époux?

--Merveilleuse créature! s'écria Ko-Li-Tsin en la couchant doucement
sur ses genoux, pardonne-moi de ne pas t'avoir assez adorée, de n'avoir
pas consacré tous mes instants à te faire heureuse et joyeuse.

--Pardon? dit Yu-Tchin les yeux demi-clos et souriant encore; qu'ai-je
à te pardonner, maître glorieux? Ton cœur ne devait pas se pencher
jusqu'à moi, et tu ne pouvais pas m'aimer comme je t'aimais!

--Maintenant, murmura Ko-Li-Tsin, je t'aime.

--Oh! dit-elle. Et son pâle visage refléta une joie immense.

Elle reprit d'une voix plus basse:

--J'ai été heureuse, va! bien heureuse! Vivre près de toi, te voir,
t'entendre parler, quelle joie! Je priais chaque soir les Pou-Sahs
de me laisser ainsi toujours. Et puis, tu ne sais pas, toi qui es
grand, ce que donne de bonheur l'humble admiration. Oh! j'avais des
éblouissements sans fin! Quand tu tournais les yeux vers moi ou quand
tu me parlais avec tant de douceur, j'étais fière comme si le soleil
eût lui pour moi seule. Je ne comprenais pas tes actions, mais je les
devinais glorieuses et sublimes, et je te suivais extasiée. J'ai été
heureuse! bien heureuse!

La voix de Yu-Tchin s'entrecoupait; le sang qui n'avait pas jailli de
sa blessure, se répandait intérieurement et l'étouffait.

--Ah! cria Ko-Li-Tsin, le visage inondé de larmes et serrant avec
désespoir son front dans sa main, la voir souffrir ainsi et ne pas
pouvoir lui prendre sa souffrance! Et c'est pour moi, c'est pour moi
qu'elle meurt douloureusement!

--Tais-toi, répondit Yu-Tchin, n'aie pas de chagrin. Si tu savais avec
quelle joie je meurs! Car ma tête est posée sur tes genoux et mon
humble vie a la gloire sans nom de sauver la tienne.

--Yu-Tchin! Yu-Tchin! ne meurs pas!

Yu-Tchin avait baissé les paupières. Sa poitrine haletait péniblement.
Elle essaya de parler encore.

--Dis? lorsque tu viendras dans le pays d'en haut, tu me permettras
encore d'être ta servante?

Puis elle étendit les bras, rouvrit brusquement les yeux et mourut avec
un grand soupir.

Ko-Li-Tsin était atterré.

--Morte! dit-il. Yu-Tchin est morte! Yo-Men-Li est morte! La bataille
est perdue! Ta-Kiang est prisonnier! Toute la tendresse, toute la
grâce, toute la force, perdues! La cigogne dévouée a refermé ses ailes,
l'hirondelle a clos ses beaux yeux farouches, le Dragon est tombé dans
un piége d'enfant; et le poëte Ko-Li-Tsin sent son cœur ruisseler par
une triple blessure.

Il baissa la tête et ses larmes tombèrent lentement sur le corps de
Yu-Tchin.

Mais bientôt de nombreux Tartares se précipitèrent dans la ruelle.

--Le voici! le voici! criaient-ils.

Et ils se jetèrent sur lui pour le lier. Ko-Li-Tsin, avec respect,
déposa sur une dalle blanche le cadavre de son amie, puis il se laissa
attacher les mains, et, jetant un dernier regard à Yu-Tchin:

--Du moins, en mourant, tu m'as vu libre encore! dit-il.



CHAPITRE XXVIII

KANG-SI


            Ne force pas à devenir ton juge l'empereur
            ton père.


Dans la salle de la Paix Lumineuse, Kang-Si siégeait sur son trône.
De la main droite il dirigeait vers sa poitrine la pointe aiguë d'un
sabre, car il avait résolu de s'arracher la vie quand tout espoir se
serait évanoui; mais il portait dans sa main gauche le sceptre de jade,
afin d'apparaître aux vainqueurs redoutable quoique mort, et pour que
son bras, bras de cadavre, brandît encore la force et le commandement.

Kang-Si avait alors quarante ans. Depuis quinze ans déjà il régnait.
Les Pou-Sahs lui avaient donné la taille haute et ample qui convient au
maître d'une nation, et le visage bon qui sied au père d'un peuple. Un
front uni, à peine bombé, des yeux longs et étroits d'où tombaient des
clémences, un nez large, écrasé, des joues épanouies en plis nombreux,
formaient sa face sereine, et son épaisse lèvre éclatait comme une
fleur écarlate sous une noire moustache mince et tombante selon la mode
tartare.

Il avait revêtu le costume majestueux des cérémonies illustres. Sous
un manteau de satin jaune aux vastes plis et dont les manches longues
prenaient en s'achevant la forme d'un sabot de cheval, un plastron qui
montre, en or et en argent, l'image du dragon Lon, décorait la poitrine
impériale. Plus bas étincelait le damas bleu d'une robe. Une agrafe
de jade fermait une ceinture parmi les enroulements d'un collier fait
de grosses boules de corail rose qui descendait jusque sur le ventre
vénérable; et le front souverain resplendissait sous la haute coiffure
de brocart d'or semé de perles, d'où s'élancent vers la gauche deux
longues plumes de paon retenues par une boucle de saphir, tandis que le
sceptre tortueux, en jade pur, chargeait le bras auguste.

Tel était Kang-Si, troisième empereur de la dynastie des Tsings,
pendant que la victoire et la défaite jouaient aux dés dans la
poussière rouge des champs de bataille; tel il brillait dans la salle
de la Paix Lumineuse, sur le trône hautain qui enfonce quatre pieds
dans un tapis en poils de chamelle, et dont le dossier large se
glorifie d'une peau de dragon marin, tandis que deux grands éventails
en plumes de paon palpitent à droite et à gauche, non loin de quelques
cassolettes doucement vaporeuses.

Près du trône, sur des siéges gradués, brillaient plus obscurément les
grands dignitaires de l'empire. A la gauche illustre du Fils du Ciel
s'épanouissaient largement les ministres suprêmes, dont les poitrines
bombées montrent pompeusement un fabuleux Tchi-Nen qui se hérisse
d'écailles d'or; les Ta-Kouen, cachant leurs mains dans leurs manches,
songeaient, et, sur les robes des plus nobles d'entre eux, des grues
dorées ouvraient leurs ailes en signe de suprématie, tandis que des
paons et des oies sauvages, envolés dans un ciel étoilé de pierreries,
traversaient les plastrons des lettrés de troisième et de quatrième
classe. A la droite de l'empereur se groupaient respectueusement les
mandarins inférieurs; sur leurs vêtements apparaissaient des oiseaux
encore: aigles, faisans argentés, canards, perroquets, mais aux ailes
ployées, et levant seulement une patte pour indiquer l'intention de
monter.

Le plus profond silence régnait dans la salle de la Paix Lumineuse.
Les pierreries et l'or des costumes dardaient des lueurs fixes, car
aucun mouvement ne faisait tressaillir les lumières sur les facettes
ni sur les broderies. Le Fils du Ciel apparaissait comme la statue
immobile d'un dieu environné de rayons. Son front était un lac glacé,
calme devant le souffle de la tempête. Il ne daignait pas trembler.
Il subissait la destinée tête haute. Cèdre altier dans l'orage, il
attendait que la foudre tombât. Il serait brisé, non renversé. Et,
comme l'empereur, les mandarins avaient la face sereine et fière. Mais
la serre cruelle de l'angoisse se crispait sur tous les cœurs.

Tout à coup un bruit de pas rapides et un cliquetis de cuirasse
retentirent dans le silence, et le Maître des Rites cria:

--Le grand Chef des Guerriers Tartares s'avance vers la présence
auguste du Ciel.

Le Chef était sanglant et superbe; il s'agenouilla au milieu de la
salle, tachant de rouge les dalles d'albâtre.

--Parle! dit Kang-Si.

--Sérénité Sublime! s'écria le guerrier d'une voix retentissante comme
un chant de victoire; le Ciel triomphe! tu es glorieux! ton pied divin
écrase les rebelles!

L'empereur se leva. Son visage resplendissait.

--Que Kouan-Te, le maître des batailles, soit loué! dit-il.

Et il se rassit dans sa gloire.

--Chef Illustre! ajouta-t-il, le Ciel te remercie. Quel est le premier
homme de la patrie du Milieu? c'est moi. Vainqueur, sois le second.

Le guerrier frémit sous cet honneur suprême et dressa fièrement la
tête, tandis que les mandarins tour à tour s'inclinaient devant lui.

--Maître du monde, reprit-il, le chef des rebelles a été pris vivant
afin qu'il s'humilie devant ta splendeur; Ko-Li-Tsin, son complice, est
captif comme lui, et l'on a surpris errante par la ville, une torche
incendiaire à la main, la jeune fille au cœur de couleuvre qui jadis
dirigea la pointe d'un sabre vers ta poitrine céleste.

Le chef fit un signe et des soldats entrèrent, poussant des
prisonniers. Ils les conduisirent devant le trône et les jetèrent à
genoux. D'un bond, Ta-Kiang se releva. Yo-Men-Li, qui pleurait, ne fit
aucune résistance. Quant à Ko-Li-Tsin, il demeura à genoux, mais il
s'assit sur les talons.

Le Fils du Ciel contempla le farouche visage du laboureur qui venait
d'ébranler si terriblement la Patrie du Milieu. Tandis que Ta-Kiang,
plein de mépris, détournait l'orgueil de son regard, Kang-Si admirait
le rebelle au beau front.

--Ta-Kiang, dit-il après un long silence, ton ambition était démesurée:
comme le Tang aux dents avides, tu voulais dévorer le Soleil; mais le
Soleil resplendit plus pur que jamais et tes gencives sont meurtries.
Lao-Tsée a dit judicieusement: «Plus l'on tombe de haut, plus grande
est la chute.» Tu es précipité des sommets du Ciel. O laboureur à la
grande folie! tu tombes à terre aux pieds de ton vainqueur.

--Mon vainqueur, ce n'est pas toi, dit Ta-Kiang d'une voix hautaine.
J'ai été trahi par les Dieux, par les lâches Dieux exécrés.

Le Fils du Ciel détourna du rebelle son visage obscurci et l'abaissa
vers Yo-Men-Li en pleurs.

--Jeune fille, dit-il, faible enfant qui voulais lutter contre des
géants, quel Pou-Sah t'a ordonné d'exposer ta jeunesse à la colère des
châtiments et de traverser les villes, un sabre rouge à la main, ô toi
qui vivais en paix dans ta cabane au toit de bambou?

--J'aime Ta-Kiang! dit-elle.

L'empereur soupira et fit signe d'éloigner Ta-Kiang et Yo-Men-Li. Puis
il se tourna vers Ko-Li-Tsin qui était demeuré assis sur ses talons.

--Eh! eh! c'est toi, ami Chen-Ton? dit Kang-Si.

--Salut, seigneur Lou, répondit Ko-Li-Tsin avec politesse.

--Il faut convenir, reprit l'empereur, que j'ai fort à me louer de
t'avoir tiré de l'eau.

--Sans doute, car tu as fait une bonne action.

--S'il m'en souvient, continua l'empereur, tu m'as assez hardiment
menti tandis que nous buvions ensemble sur la terrasse du Bateau des
Fleurs.

--Mais, dit le poëte, tu ne m'as pas, je crois, parlé avec une
franchise au-dessus de tout blâme.

--Il est possible. Sache cependant que je t'avais enfin reconnu et
que....

--Tu allais me faire inhumainement reconduire dans la prison d'où je
sortais? Mais Ko-Li-Tsin est fils d'une Rou-Li.

            Un jour deux renards se rencontrèrent sur
            un chemin; ils s'accostèrent selon les
            rites.

            --Moi, dit l'un, je suis un mouton
            pacifique qui se promène par la prairie.

            --Moi, dit l'autre, je suis une douce
            gazelle qui viens me désaltérer au
            ruisseau clair.

            Mais après les salutations d'usage,
            s'étant regardés en face, les deux
            renards, l'un vers l'est, l'autre vers
            l'ouest, s'enfuirent épouvantés.

L'empereur ne put pas s'empêcher de sourire.

--Allons, Chen-Ton, dit-il, ton talent pour la poésie apaise ma justice
et me fait oublier les crimes que tu as commis. Si tu consens à te
repentir et à t'humilier devant le maître véritable, ta vie sera sauve.

--Seigneur Lou, répondit Ko-Li-Tsin, mon cœur est sensible à ta
bonté, mais Meng-Tseu a dit: «Celui qui pour éviter la mort renie ses
compagnons vaincus et se range de l'avis du plus fort n'est pas digne
de vivre.»

--Meng-Tseu, répliqua l'empereur, a dit aussi: «Celui qui reconnaît son
erreur ne s'est pas trompé.» Cependant, puisque tu ne veux pas de la
vie, reste fidèle à tes compagnons. N'as-tu rien à demander avant de
mourir?

--A toi, rien; mais, si tu me le permets, je parlerai à ce respectable
mandarin, répondit Ko-Li-Tsin, en désignant l'ancien gouverneur de
Chen-Si, devenu Chef de la Table Auguste,

--Je te le permets.

--Ne me reconnais-tu pas, illustre gouverneur? demanda le poëte.

--Je ne t'ai jamais vu, dit le mandarin avec mépris; et s'il m'était
arrivé de te rencontrer, j'aurais promptement oublié ton visage.

--Il n'est pas cependant des plus désagréables, répliqua Ko-Li-Tsin, et
tu t'en souviens tout aussi bien que de la promesse que tu m'as faite.

--Moi, je t'ai fait une promesse?

--Je vais venir en aide à ta mémoire paresseuse. Rappelle-toi le dîner
somptueux que tu offris à plusieurs jeunes hommes dans la capitale
du Chen-Si. Rappelle-toi ton serment de donner ta fille en mariage à
celui qui composerait en moins de dix lunes le plus remarquable poëme
philosophique ou politique. Eh bien! les dix lunes ne sont pas encore
écoulées: j'ai fait un poëme qui est incontestablement admirable, et je
te prie d'aller chercher ta fille, mon épouse.

--Moi, s'écria le Chef de la Table Auguste, moi je donnerais Tsi-Tsi-Ka
à un misérable tel que toi! J'aimerais mieux l'étrangler de ma propre
main.

--Parjure! dit Ko-Li-Tsin. Mais qu'importe! C'est en vain que tu
refuses de me donner ta fille; elle est à moi, puisque je l'ai
conquise; moi mort, elle sera veuve.

Et le poëte, après avoir salué poliment l'empereur, sortit de la salle
au milieu d'un groupe de soldats.

Alors les mandarins, pleins de joie, s'empressèrent autour de Kang-Si;
mais le Maître, rêveur sur son trône, les éloigna d'un geste.

Il resta seul. Il songea à l'empire si glorieusement conquis par son
aïeul Tien-Tsong, si rapidement perdu, si soudainement recouvré.
Il pensa à Ta-Kiang, ce laboureur qui avait su conduire une armée
triomphante, aux mandarins flatteurs qui avaient causé tant de
désastres, et il se dit: «Désormais je serai la tête et le bras. Mais,
hélas! que de sang a coulé, que de sang va couler encore! Quand il
neige sur le champ de bataille on ne voit plus la terre rouge ni les
cadavres; que ne puis-je répandre ma clémence sur mes ennemis, comme le
ciel verse la neige! »

Tandis qu'il rêvait ainsi, solitaire dans la salle où s'amassaient les
ombres, une tenture se souleva derrière le trône, et l'impératrice
tartare aux pieds libres, apparut gémissante et en pleurs.

La glorieuse épouse du Ciel rayonnait comme la pleine lune. Elle
portait une robe de satin blanc brodée de perles fines et une
tunique de brocart d'argent. Sur sa tête frissonnait une aigrette
de pierreries. La pâleur de ses fins poignets se mêlait à la pureté
laiteuse des bracelets de jade. Mais, quoique belle, l'impératrice
pleurait, et, dans ses longs ongles limpides, elle recueillait les
larmes tremblantes au bout de ses cils.

--Doux Repos de la Terre! dit l'empereur en descendant de son trône et
en se dirigeant vers elle, pourquoi tes pleurs coulent-ils après la
victoire?

--O Maître puissant! répondit-elle en appuyant sa tête sur l'épaule de
son époux, venge le mieux aimé de mes fils!

--Le prince Ling est mort! gémit l'empereur, subitement blême.

--Non, il souffre encore. Son beau visage est meurtri et sanglant. Son
souffle douloureux sonne lugubrement dans sa poitrine déchirée. Autour
de lui les médecins secouent la tête.

--Oh! cria l'empereur, l'Héritier du Ciel, mon fils bien aimé, mourir!
Et moi, je me croyais victorieux!

--Venge-le! dit l'impératrice. Peut-être ne partira-t-il pas pour le
pays d'en haut; mais, vivant ou mort, qu'il soit vengé! Extermine
entièrement toute cette armée maudite et fais subir mille supplices au
chef exécrable des rebelles.

--Je le ferai, dit Kang-Si.

--Que chaque goutte du sang de ton fils soit payée d'un lac de sang!
continua la Tartare.

L'empereur soupira longuement.

--Oui, dit-il. Toi cependant, mère au cœur rouge, va pleurer auprès de
l'espoir déçu, secourir l'avenir qui croule, consoler le fils qui meurt
avant le père.

Puis le grand empereur, plein de souci, s'éloigna pour aller se livrer,
selon les rites, au jeûne et aux macérations, avant de signer les
sentences de mort.



CHAPITRE XXIX

LE COUCHER DU DRAGON


            La montagne engendre un volcan, et ce
            volcan la déchire;

            L'arbre produit le ver et ce ver lui ronge
            la moelle:

            L'homme enfante mille projets et ces
            projets le dévorent.


Deux lents voyageurs cheminaient vers Pey-Tsin. Sous la chaude
poussière ensoleillée, par les bossèlements dangereux de la route,
ils allaient, soutenant mutuellement leur faiblesse, car c'étaient
deux vieillards, un homme et une femme, aux membres frissonnants, à la
taille voûtée, à l'œil las. Mendiant çà et là un peu de riz, buvant aux
ruisseaux, dormant sous l'auvent d'une porte ou à l'abri d'un cèdre,
depuis bien des jours déjà ils avaient quitté leur cabane, lorsqu'ils
arrivèrent sous le mur majestueux de la Capitale du Nord. Devant la
grande ville, en face de cette splendeur tardivement apparue, leur
vieillesse hagarde trembla d'admiration; tandis qu'ils franchissaient
le Portail du Sud, leur sang lourd et inerte se hâtait dans leurs
veines.

--D'où venez-vous? cria une sentinelle.

--Du champ de Chi-Tse-Po, répondirent-ils.

Saluant avec respect, ils entrèrent dans Pey-Tsin. La ville était tout
émue encore des événements récents. Des groupes inquiets parlaient à
voix basse. On voyait rôder des soldats tartares à la mine farouche.
Aux fenêtres pendaient des lambeaux de bannières déchirées. Quelques
maisons brûlées à moitié fumaient çà et là. Les deux voyageurs,
éblouis, hésitaient devant les larges avenues, ne sachant vers quel
point se diriger; timidement ils accostèrent un passant.

--C'est aujourd'hui, dirent-ils, qu'on proclame chef de l'Empire
Ta-Kiang, le glorieux laboureux. Indique-nous le chemin pour parvenir
jusqu'à lui.

--Ah! ah! répondit le passant avec un mauvais sourire, Ta-Kiang? Suivez
cette multitude d'hommes et de femmes qui se hâtent vers la Porte de
l'Aurore, et vous ne manquerez pas de voir Ta-Kiang, bonnes gens.

Les deux vieillards se mêlèrent à la foule tumultueuse qui remontait
l'Avenue du Centre et gagnèrent avec elle un grand carrefour situé au
centre de la Cité Tartare.

Là, depuis le lever du soleil, le bourreau ouvrait et repliait le bras,
des vivants faisant des morts. Des monticules formés de corps sanglants
et des monceaux de têtes grimaçantes bosselaient lugubrement la place.

Kang-Si, l'empereur magnanime, avait offert la vie aux vaincus
qui voudraient lui rendre hommage, mais beaucoup refusèrent de se
soumettre: on voyait tomber les têtes hautaines qui n'avaient pas voulu
se courber.

Debout au milieu du carrefour, entre ses deux aides, le bourreau
portait une robe jaune sous un tablier de cuir jaune; le fourreau de
son glaive était de brocart d'or, et sur sa tête chantait une cage au
treillis clair pleine d'oiseaux prisonniers. Les rebelles, autour de
lui, attendaient les mains liées derrière le dos, une petite plaque
de bois entre les dents afin qu'ils ne pussent blasphémer l'empereur.
Ils étaient rangés en bon ordre et demeuraient indifférents, tandis
que, derrière eux, la foule avide et cruelle ondulait en bourdonnant.
Çà et là un Tartare à l'uniforme glorieux, la pique au poing, se
tenait immobile sur son cheval. Entre les dalles le sang formait des
ruisseaux, des fleuves, des lacs où le ciel se reflétait, rouge.

Une à une les victimes venaient s'agenouiller devant le bourreau, qui,
saisissant leurs longues nattes, les décapitait d'un seul coup du
glaive fatal appuyé extérieurement à son avant-bras. Puis il lançait au
loin les têtes sanglantes, dont les lèvres, subitement tendues sur les
dents crispaient un rire atroce. Des flots de sang clair s'élançant sur
le sol refoulaient les larges flaques qui s'en allaient ruisseler entre
les jambes des rebelles, et quelquefois atteignaient la foule, de sorte
que plus d'un spectateur, baissant les yeux, voyait que ses larges
semelles blanches étaient devenues toutes rouges.

Dans un angle du carrefour, entre Ko-Li-Tsin et Yo-Men-Li, le laboureur
Ta-Kiang était assis sur une pierre. Farouche et superbe encore, il
semblait un tyran sanguinaire qui assiste à un carnage ordonné par
lui. Cependant c'était sa gloire qu'il voyait crouler, c'était son
armée qu'on égorgeait sous ses yeux, et lui-même, un supplice honteux
l'attendait.

Ta-Kiang, Ko-Li-Tsin et Yo-Men-Li, étant les plus coupables, devaient
mourir après leurs complices. Comme la goutte après la goutte dans une
horloge à eau, chaque tête, en tombant, comptait une minute de leur
heure dernière.

Yo-Men-Li était affaissée sur les dalles, aux pieds de Ta-Kiang, et
levait vers lui de grands yeux désolés. De temps en temps, avec la
régularité du flux et du reflux d'une mer, un flot de sang venait
mouiller les pieds et souiller la robe de la jeune fille; mais elle
n'y prenait point garde. Elle n'avait point le temps de prendre garde
à cela. Elle ne songeait pas non plus que bientôt son tour viendrait,
qu'il lui faudrait s'agenouiller devant le bourreau hideux, qu'elle
sentirait la tiédeur du glaive ruisselant sur son cou pur comme le
jade, que sa jolie tête tomberait et irait se mêler aux têtes fauves
des soldats, ni qu'elle était une faible enfant irresponsable de ses
actions, ni qu'elle avait seize ans et que la vie souriait. Ta-Kiang
était vaincu: pour elle, le ciel venait de s'effondrer. Il faisait
noir. Quelqu'un avait soufflé le soleil.

Ko-Li-Tsin, debout, s'adossait à un poteau doré qui élevait au-dessus
des maisons la bannière impériale; il parlait à Ta-Kiang, qui ne
l'écoutait pas.

--Te souviens-tu, disait-il, du champ de Chi-Tse-Po? le premier jour
où je t'ai parlé, j'étais au pied d'un arbre, comme je suis au pied de
ce poteau. Tu t'es dressé superbe, avec l'avenir dans tes yeux, et tu
es parti; je t'ai suivi. Yo-Men-Li aussi t'a suivi. Mais la foudre que
tu portais a éclaté entre tes mains, et voici la fin. Ta pensée était
trop sublime, ta tête était trop fière, trop haute; ce glaive va tout
niveler. Tu tombes. Mais quel ébranlement cause ta chute! L'empire
palpite, le Tartare lui-même a frémi. Un sillon glorieux brille où tu
as passé. Le champ de Chi-Tse-Po était bien nommé le Champ du Lion, il
semble qu'on avait prévu sa destinée. Un lion en effet s'en est élancé;
dans ses mâchoires terribles il brisait le joug des opprimés. Il leur
disait: «Étant les loups, pourquoi tremblez-vous comme des moutons?
Étant les maîtres, pourquoi vous faites-vous serviteurs? Pourquoi,
étant Chinois, êtes-vous Tartares?» Et ceux qu'il avait délivrés
couraient derrière lui en cortége triomphal. Il a traversé la Patrie
du Milieu. Il est venu jusqu'au cœur du monde. Tandis qu'il avançait,
l'usurpateur devenait blême et s'efforçait de tenir plus solidement
dans sa main tremblante le jouet de jade du commandement. Et le Lion de
Chi-Tse-Po n'a pas été vaincu par un homme. Il était trop fort, trop
beau, trop puissant; il faisait peur aux plus formidables. Un Pou-Sah
seul a pu le renverser. Maintenant le peuple qui l'acclamait courbe la
tête; les bouches se taisent. Mais les cœurs murmurent, et bientôt on
cherchera les traces du Grand Laboureur. On dira: «Voici d'où il est
parti, voilà par où il a passé. Là il y avait une ville, ici un peuple;
la ville est détruite, le peuple a disparu; Ta-Kiang a écrasé l'une
et égorgé l'autre. Pourquoi? parce qu'au-dessus de la ville flottait
la bannière jaune, et que le peuple était composé de Tartares, de
Man-Kous ou de Men-Tchous.» On se remémorera ses paroles et on dira
avec lui: «Dans notre propre palais nous couchons à l'écurie, tandis
qu'un étranger dort dans notre lit somptueux; au lieu de l'étrangler
et de jeter son cadavre aux chiens, nous tremblons sur la paille entre
les jambes de ses chevaux. Nous sommes dépouillés, bafoués, méprisés;
on nous refuse les hautes fonctions de l'État, on vole notre argent
et l'on nous dédaigne. Si un Tartare prend pour femme légitime une
Chinoise, il est aussitôt destitué de ses grades, ruiné, déshonoré,
comme s'il s'était allié à une famille criminelle. Enfin, nous qui
sommes les maîtres, nous ployons les reins, nous courbons la tête et
nous disons: Bien! bien! à tout cela.» Et vous tous qui répéterez ces
paroles de Ta-Kiang, vous secouerez votre front, vous dresserez votre
taille, et, croisant les bras, vous regarderez l'ennemi en face. Si
vous êtes vaincus, d'autres se relèveront après vous et lutteront
encore. Le talon qui vous écrasera se sentira mordu, dévoré, rongé,
et, un jour, c'est vous qui écraserez le crâne de l'intrus, et vous
redeviendrez fiers, nobles, puissants, vous redeviendrez Chinois. Vous
pourrez appeler votre empereur Père, il sera de votre famille; la tête
sera d'accord avec le cœur, et, vous souvenant du passé, vous prendrez
pour dieu Ta-Kiang le laboureur!

Ko-Li-Tsin parlait à voix haute. Autour de lui le peuple applaudissait
sourdement; chacun poussait le coude à son voisin ou faisait un signe
de tête approbatif, mais n'osait exprimer hardiment ses sympathies;
car les soldats tartares étaient là. Puis, vers le milieu du jour,
trois chaises à porteur somptueuses étaient venues se placer non loin
des principaux rebelles; elles avaient des draperies de satin jaune;
elles venaient donc de la Ville Impériale; et l'on se disait à voix
basse: «Est-ce que le Fils du Ciel a voulu assister à la mort de ses
ennemis?» Aucune de ces chaises ne s'était ouverte, aucun rideau ne
s'était écarté, mais on prévoyait des fentes dans l'étoffe et derrière
ces fentes, des yeux.

Cependant les exécutions étaient sur le point d'être terminées. Les
monceaux de cadavres grossissaient, tandis que le nombre des rebelles
diminuait. Bientôt ils ne furent plus que cent, et bientôt plus que
dix. Le soleil descendait vers l'horizon. Enfin la dernière tête
roula dans un lac rouge qui fumait, et les deux aides du bourreau
s'avancèrent vers Ta-Kiang. Alors on vit s'agiter les rideaux d'une
des chaises à porteurs; une main les entr'ouvrit et fit un signe. Deux
soldats tartares s'approchèrent de Ta-Kiang et l'amenèrent devant la
portière de la chaise. Les tentures s'écartèrent tout à fait et l'on
vit apparaître un homme gravé entièrement vêtu de rouge, qui était le
Chef des Eunuques.

--Écoute, dit-il, voici les paroles mêmes du Fils du Ciel, de l'Unique
Sublimité: Tu as, plus cruel que les tigres, tué des milliers d'hommes,
égorgé des femmes, brûlé des villes; tu as bouleversé l'Empire
pacifique, semé partout la ruine et le désastre; sacrilége enfin, tu
osas t'attaquer au Ciel même. Mais, sans le savoir, tu chevauchais
le Dragon; il t'entraînait irrésistiblement; les Pou-Sahs du mal te
dirigeaient et te commandaient. Toi, fatal, tu n'étais qu'un jouet
dans leurs mains. C'est pourquoi je te dis: Abjure ton ambition, rends
hommage au légitime Fils du Ciel et sa clémence rayonnera sur toi.

Ta-Kiang crispa dédaigneusement la bouche.

--Si j'avais été vainqueur, dit-il, j'aurais étranglé Kang-Si de mes
propres mains. Ta-Kiang n'accepte rien des hommes.

Les rideaux retombèrent. La chaise s'éloigna. Les deux aides du
bourreau entraînèrent Ta-Kiang au milieu du carrefour, et la foule se
rapprocha, chuchotant: «C'est le tour du chef des rebelles.»

--Agenouille-toi, dirent les aides.

Mais Ta-Kiang les repoussa et redressa si fièrement sa taille que le
bourreau fut contraint de se hausser pour saisir la natte du patient.

--Ne me touche pas, homme immonde, cria Ta-Kiang, en saisissant le
glaive.

Et lui-même, d'un seul coup, fut son propre exécuteur.

Yo-Men-Li poussa un désespéré soupir; mais Ko-Li-Tsin criait:

--L'empereur de la Chine est mort! glorieusement! sur le champ de
bataille! et le Dragon l'emporte au pays d'en haut!

En ce moment deux vieillards, un homme et une femme, blêmes, mornes,
tremblants, s'avancèrent vers le cadavre de Ta-Kiang. Ils tordaient
leurs bras en silence. Des larmes glissaient sur leur visage dans
le sillon des rides. Ils se penchèrent péniblement vers la tête du
laboureur, dont le regard mort était terrible, et, la prenant dans
leurs vieilles mains sèches et jaunies, douloureux, les yeux sanglants,
ils l'emportèrent, avec effort, comme si toute leur douleur s'ajoutait
au poids de ce fardeau, puis, chancelants, ils se perdirent dans la
foule.

Alors une voix cria:

--Viens, jeune fille!

--Me voici, répondit Yo-Men-Li en se dirigeant vers le bourreau.

--Viens ici d'abord, reprit la même voix.

Et une main la saisit et l'entraîna vers la seconde chaise,
qu'entourait une haie de serviteurs. On souleva les tentures, et
l'Héritier du Ciel, horriblement blafard, se laissa voir, étendu sur
des coussins.

--Yo-Men-Li! soupira-t-il avec tendresse, mon corps souffre mille
tortures, mais mon cœur est plein de joie, car je t'aime, et je viens
t'arracher à la mort.

--Qui es-tu? dit Yo-Men-Li d'une voix saccadée et sourde.

--Oh! s'écria le prince en mettant sa main pâle sur ses yeux, elle ne
me connaît pas!

Il reprit avec douceur:

--Je suis le prince Ling, le prince Ling, que tu as fait si cruellement
souffrir! Mais n'importe, il t'aime. Écoute: mon père te fait grâce,
il pardonne. Tu seras ma femme. Tu seras belle, adorée, glorieuse. Tu
posséderas des palais, des villes et des peuples. Tu auras des monceaux
de jade clair et l'amour du plus grand des hommes, car tu seras
Impératrice.

--Ta-Kiang est mort! Ta-Kiang est mort! répondit Yo-Men-Li.

Ko-Li-Tsin s'était rapproché. Il s'essuyait les yeux. Il dit:

--Accepte, petite sœur. Vois le soleil, écoute les oiseaux; tu ne dois
pas mourir encore.

--Vivrais-tu, frère? cria-t-elle en s'élançant vers le bourreau.

Le prince Ling poussa un grand cri, un flot de sang lui monta aux
lèvres, et, mort peut-être, il se renversa sur les coussins; car la
tête de Yo-Men-Li venait de tomber. Elle était là, si blême, aux grands
yeux tristes, tournés du côté où les vieillards avaient emporté la tête
de Ta-Kiang.

--Allons, bourreau, cria Ko-Li-Tsin, fais vite, je m'ennuie, étant seul.

Mais quelqu'un le tira par la manche, et le conduisit à son tour vers
une chaise à porteurs.

--Viens, viens, tout près, dit une voix douce, car toi seul dois me
voir.

Ko-Li-Tsin passa sa tête entre les rideaux de soie; il laissa échapper
une exclamation de surprise joyeuse et son cœur bondit dans sa
poitrine; car c'était la fille du gouverneur de Chen-Si qui, en face de
lui, rougissait faiblement sous l'ombre tendre des draperies.

--Tsi-Tsi-Ka! s'écria-t-il le visage illuminé; toi, toi, ici! Tu viens
me donner une joie suprême et rendre ma mort glorieuse?

--Ne parle pas de mourir! dit Tsi-Tsi-Ka en souriant; j'apporte la vie.

--Tu es ma vie en effet! dit le poëte. Depuis que je t'ai vue à travers
le papier de ta fenêtre, je n'ai d'autre soleil que ta face; mon cœur
n'a d'amour que pour toi; et je vais emporter ton seul souvenir au pays
des nuages!

--Non! non! tu ne partiras pas, s'écria la jeune fille. L'empereur
m'envoie vers toi. Je te dispense des rites, m'a-t-il dit, oublie les
convenances, je veux que sa grâce lui soit annoncée par une bouche
chérie, par la bouche de son épouse. Va donc vers ce jeune mandarin,
vers ce Grand Cèdre de la Forêt des Mille Pinceaux, et dis-lui qu'il
t'a gagnée et que te voilà.

--Est-ce possible! s'écria le poëte, tu es ma femme et je puis porter
un tel bonheur? Vois, mes mains tremblent, mes yeux sont pleins de
larmes, mon cœur m'étouffe. Il a dit cela? C'est moi qui suis ton
époux! Oh! que je t'aime, Tsi-Tsi-Ka! ne m'oublie jamais, reste fidèle
à ma mémoire, ô tendre veuve, et remercie le seigneur Lou de sa grande
clémence!

--L'empereur? Viens le remercier avec moi; il t'attend, il te fait un
des plus grands de l'Empire.

--Je ne puis aller vers lui, douce amie; mais mon épouse adorée parlera
pour moi.

--Pourquoi ne peux-tu pas venir?

--Parce qu'il faut que je meure.

--Mourir! mourir! Pourquoi, puisque tu as ta grâce?

--Parce que mes amis sont partis. Je tarde beaucoup, il faudra que je
me hâte pour les rejoindre.

--C'est donc ainsi que tu m'aimes! s'écria Tsi-Tsi-Ka.

--Oui! dit Ko-Li-Tsin, je t'aime assez pour ne pas vouloir te donner
un époux lâche et déshonoré. Je meurs pour que tu sois une veuve
glorieuse; mais je ne partirai pas sans écrire pour toi le poëme par
lequel je t'ai conquise.

Et, pendant que Tsi-Tsi-Ka fondait en larmes, Ko-Li-Tsin, le front
calme, les yeux brillants, trempa son doigt dans le sang encore chaud
des rebelles et traça de gros caractères rouges sur la façade blanche
d'une maison voisine:

«O TRISTES ENFANTS DE LA VIEILLE PATRIE! VOICI QUE NOTRE FACE EST DANS
L'OMBRE ET QUE NOS YEUX NE RÉFLÉCHISSENT PLUS AUCUNE LUEUR. POURTANT
NOTRE DOS EST ILLUMINÉ DU REFLET BRILLANT DES SPLENDEURS ANCIENNES, CES
SOLEILS SUR L'HORIZON.

»NOUS SOMMES PLUS DÉSOLÉS QUE L'OISEAU YOUEN SÉPARÉ DE L'OISEAU YANG.
NOUS SOMMES DOMPTÉS. ON NOUS A DÉROBÉ NOTRE GLOIRE, NOTRE FIERTÉ, NOTRE
PUISSANCE. O LÉGISLATEURS! O AIEUX! NE RENIEZ PAS VOS FILS INDIGNES,
CAR C'EST ENCORE LE SANG BOUILLANT AUTREFOIS AVEC ORGUEIL DANS VOS
VEINES QUI, MAINTENANT, IMMOBILE DANS LES CŒURS, EST SEMBLABLE A UNE
MER PRISE PAR LE FROID.

»ET VOUS, N'HUMILIEZ PAS LE PASSÉ, O HABITANTS DE L'EMPIRE UNIQUE!
FAITES FONDRE VOTRE CŒUR AUX RAYONS DES ANCIENS JOURS. PRENEZ COURAGE
ET FOI. SOYEZ COMME CET HOMME QUI, AYANT LAISSÉ CHOIR DANS LA MER
UNE PERLE PRÉCIEUSE, VOULUT TARIR LA MER POUR RECONQUÉRIR SA PERLE.
QUE TOUT CHEMIN VOUS SOIT BON S'IL CONDUIT A VOTRE BUT. SUIVEZ TOUTE
INTELLIGENCE QUI, NE FUT-CE QUE PAR AMBITION, SE DIRIGE VERS L'OBJET
DE VOTRE ESPOIR, COMME LE VOYAGEUR LAS, RENCONTRANT LA CHARRETTE D'UN
MARCHAND QUI SE REND A LA VILLE POUR SON COMMERCE, NE DÉDAIGNE PAS DE
S'ASSEOIR A COTÉ DE LUI.

»AINSI PARLE, ô CHINOIS! KO-LI-TSIN, POËTE ET GUERRIER, DE QUI LA MORT
EST PEU LOINTAINE. GARDEZ-VOUS DE LAISSER ÉCHAPPER SES CONSEILS COMME
LES DOIGTS LAISSENT FUIR L'EAU, MAIS QUE LE DÉSIR DE LA GLORIEUSE
DÉLIVRANCE SOIT GRAVÉ DANS VOTRE ESPRIT, COMME JADIS FURENT GRAVÉS LES
HAUTS FAITS DES TROIS SOUVERAINS SUR LA CARAPACE DE LA TORTUE DIVINE!»

Pendant que Ko-Li-Tsin, trempant son doigt, comme un pinceau, dans
le sang des vaincus, traçait de nobles caractères sur le mur d'une
maison, la foule s'était silencieusement rapprochée, et lisait. Le
poëte n'avait point achevé d'écrire son premier vers, que les faces de
tous les spectateurs étalèrent les signes de la plus vive admiration.
«Bien! bien!» disait-on de toute part, et plus d'un, saisissant un
encrier pendu à sa ceinture, se hâtait de copier sur son éventail les
caractères du poëme. Au second vers l'admiration s'exalta. «Quel est
cet homme-ci? cria fortement un lettré du Han-Lin-Yuè, égaré parmi
la populace; quel est cet homme qui dispose si ingénieusement les
sonorités des rimes les plus rares, équilibre avec tant d'habileté la
force et la mollesse des rhythmes divers, emploie, à l'exclusion de
tous autres, les caractères purs chers aux Sages anciens et enfin,
prêt à mourir, se révèle philosophe comme Lao-Tse, poëte comme
Sou-Tong-Po?» Le troisième vers, par ses comparaisons hardies, redoubla
l'enthousiasme. Les soldats tartares eux-mêmes, bien qu'ignorants
et vils, ne purent s'empêcher de joindre leur approbation à celle
des Chinois, et quand, de sa belle écriture, Ko-Li-Tsin eut tracé
le dernier vers de son poëme, tous, d'une voix haute, s'écrièrent:
«Non, nous ne laisserons pas s'échapper tes conseils comme les doigts
laissent fuir l'eau, et le souvenir de Ko-Li-Tsin, poëte et guerrier,
est désormais gravé dans notre esprit, comme jadis furent gravés les
hauts faits des trois souverains sur la carapace de la Tortue Divine!»

Ko-Li-Tsin était heureux. Il salua la foule. Il dit à Tsi-Tsi-Ka:

--Tu es la veuve d'un époux illustre.

Puis il marcha vers le bourreau.

--Mon époux! cria Tsi-Tsi-Ka, ne meurs pas!

Et la foule, tendant les bras vers le poëte, répéta:

--Ne meurs pas! ne meurs pas!

Mais Ko-Li-Tsin dit au bourreau:

--Mes amis m'attendent, hâte-toi.

Et bientôt le bourreau montra aux assistants la tête du poëte. Elle
souriait.

En ce moment le soir venait. Une vapeur chaude s'élevait du carrefour.
Çà et là, sur l'azur pâle du ciel, il semblait qu'on vît des
éclaboussures de sang. Devant le soleil un grand nuage s'effrayait dans
la lumière. Il avait la forme d'un animal ailé fait de fumée, de sang
et d'or. Sinistre, il descendait au milieu d'un incendie. C'était le
coucher du Dragon.

FIN



TABLE

       I.--Ta-Kiang se révolte contre la Terre
      II.--Pey-Tsin
     III.--La prudence de Ko-Li-Tsin
      IV.--La Secte du Lys Bleu
       V.--Celui qui vient n'est pas celui qu'on attend
      VI.--Le Poisson Jaune
     VII.--La Ville Rouge
    VIII.--La main qui tient le sabre n'est pas celle qui a frappé
      IX.--Le bambou perce, la poix brûle et l'acier fouette
       X.--Les pieds du pendu
      XI.--Les ailes du Dragon
     XII.--L'Héritier du Ciel
    XIII.--Roses, perles, pleurs
     XIV.--La cigogne voyageuse
      XV.--Le dragon volant
     XVI.--Ko-Li-Tsin trouve un ami digne de lui
    XVII.--Le tigre de jade
   XVIII.--Les ânes ne savent pas s'ils portent de l'or ou du fer
     XIX.--Ta-Kiang se révolte contre le Ciel
      XX.--Les beaux chemins ne vont pas loin
     XXI.--La Vallée du Daim Blanc
    XXII.--Il en est de la Ville comme de la mer; le vent qu'il fait
           décide de tout
   XXIII.--La force tremble et l'orgueil doute
    XXIV.--Yo-Men-Li
     XXV.--Le Pou-Sah rouge
    XXVI.--Le Pavillon des Tulipes d'Eau
   XXVII.--Le Dragon Impérial
  XXVIII.--Kang-Si
    XXIX.--Le coucher du Dragon

FIN DE LA TABLE.





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