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Title: Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870
Author: Hugo, Victor
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870" ***


OEUVRES COMPLETES DE VICTOR HUGO


ACTES ET PAROLES II


PENDANT L'EXIL 1852-1870



CE QUE C'EST QUE L'EXIL



I


Le droit incarne, c'est le citoyen; le droit couronne, c'est le
legislateur. Les republiques anciennes se representaient le droit
assis dans la chaise curule, ayant en main ce sceptre, la loi, et vetu
de cette pourpre, l'autorite. Cette figure etait vraie, et l'ideal
n'est pas autre aujourd'hui. Toute societe reguliere doit avoir a
son sommet le droit sacre et arme, sacre par la justice, arme de la
liberte.

Dans ce qui vient d'etre dit, le mot force n'a pas ete prononce. La
force existe pourtant; mais elle n'existe pas hors du droit; elle
existe dans le droit.

Qui dit droit dit force.

Qu'y a-t-il donc hors du droit?

La violence.

Il n'y a qu'une necessite, la verite; c'est pourquoi il n'y a qu'une
force, le droit. Le succes en dehors de la verite et du droit est une
apparence. La courte vue des tyrans s'y trompe; un guet-apens reussi
leur fait l'effet d'une victoire, mais cette victoire est pleine de
cendre; le criminel croit que son crime est son complice; erreur; son
crime est son punisseur; toujours l'assassin se coupe a son couteau;
toujours la trahison trahit le traitre; les delinquants, sans qu'ils
s'en doutent, sont tenus au collet par leur forfait, spectre invisible;
jamais une mauvaise action ne vous lache; et fatalement, par un
itineraire inexorable, aboutissant aux cloaques de sang pour la
gloire et aux abimes de boue pour la honte, sans remission pour les
coupables, les Dix-huit Brumaire conduisent les grands a Waterloo et
les Deux-Decembre trainent les petits a Sedan.

Quand ils depouillent et decouronnent le droit, les hommes de violence
et les traitres d'etat ne savent ce qu'ils font.



II


L'exil, c'est la nudite du droit. Rien de plus terrible. Pour qui?
Pour celui qui subit l'exil? Non, pour celui qui l'inflige. Le
supplice se retourne et mord le bourreau.

Un reveur qui se promene seul sur une greve, un desert autour d'un
songeur, une tete vieillie et tranquille autour de laquelle tournent
des oiseaux de tempete, etonnes, l'assiduite d'un philosophe au lever
rassurant du matin, Dieu pris a temoin de temps en temps en presence
des rochers et des arbres, un roseau qui non seulement pense, mais
medite, des cheveux qui de noirs deviennent gris et de gris deviennent
blancs dans la solitude, un homme qui se sent de plus en plus devenir
une ombre, le long passage des annees sur celui qui est absent, mais
qui n'est pas mort, la gravite de ce desherite, la nostalgie de cet
innocent, rien de plus redoutable pour les malfaiteurs couronnes.

Quoi que fassent les tout-puissants momentanes, l'eternel fond
leur resiste. Ils n'ont que la surface de la certitude, le dessous
appartient aux penseurs. Vous exilez un homme. Soit. Et apres? Vous
pouvez arracher un arbre de ses racines, vous n'arracherez pas le jour
du ciel. Demain, l'aurore.

Pourtant, rendons cette justice aux proscripteurs; ils sont logiques,
parfaits, abominables. Ils font tout ce qu'ils peuvent pour aneantir
le proscrit.

Parviennent-ils a leur but? reussissent-ils? sans doute.

Un homme tellement ruine qu'il n'a plus que son honneur, tellement
depouille qu'il n'a plus que sa conscience, tellement isole qu'il n'a
plus pres de lui que l'equite, tellement renie qu'il n'a plus avec lui
que la verite, tellement jete aux tenebres qu'il ne lui reste plus que
le soleil, voila ce que c'est qu'un proscrit.



III


L'exil n'est pas une chose materielle, c'est une chose morale. Tous
les coins de terre se valent. _Angulus ridet_. Tout lieu de reverie
est bon, pourvu que le coin soit obscur et que l'horizon soit vaste.

En particulier l'archipel de la Manche est attrayant; il n'a pas de
peine a ressembler a la patrie, etant la France. Jersey et Guernesey
sont des morceaux de la Gaule, cassee au huitieme siecle par la mer.
Jersey a eu plus de coquetterie que Guernesey; elle y a gagne d'etre
plus jolie et moins belle. A Jersey la foret s'est faite jardin; a
Guernesey le rocher est reste colosse. Plus de grace ici, plus de
majeste la. A Jersey on est en Normandie, a Guernesey on est en
Bretagne. Un bouquet grand comme la ville de Londres, c'est Jersey.
Tout y est parfum, rayon, sourire; ce qui n'empeche pas les visites de
la tempete. Celui qui ecrit ces pages a quelque part qualifie Jersey
"une idylle en pleine mer". Aux temps paiens, Jersey a ete plus
romaine et Guernesey plus celtique; on sent a Jersey Jupiter et a
Guernesey Teutates. A Guernesey, la ferocite a disparu, mais la
sauvagerie est restee. A Guernesey, ce qui fut jadis druidique est
maintenant huguenot; ce n'est plus Moloch, mais c'est Calvin; l'eglise
est froide, le paysage est prude, la religion a de l'humeur. Somme
toute, deux iles charmantes; l'une aimable, l'autre reveche.

Un jour la reine d'Angleterre, plus que la reine d'Angleterre, la
duchesse de Normandie, venerable et sacree six jours sur sept, fit une
visite, avec salves, fumee, vacarme et ceremonie, a Guernesey. C'etait
un dimanche, le seul jour de la semaine qui ne fut pas a elle.
La reine, devenue brusquement "cette femme", violait le repos du
Seigneur. Elle descendit sur le quai au milieu de la foule muette.
Pas un front ne se decouvrit. Un seul homme la salua, le proscrit qui
parle ici.

Il ne saluait pas une reine; mais une femme.

L'ile devote fut bourrue. Ce puritanisme a sa grandeur.

Guernesey est faite pour ne laisser au proscrit que de bons souvenirs;
mais l'exil existe en dehors du lieu d'exil. Au point de vue
interieur, on peut dire: il n'y a pas de bel exil.

L'exil est le pays severe; la tout est renverse, inhabitable, demoli
et gisant, hors le devoir, seul debout, qui, comme un clocher d'eglise
dans une ville ecroulee, parait plus haut de toute cette chute autour
de lui.

L'exil est un lieu de chatiment.

De qui?

Du tyran.

Mais le tyran se defend.



IV


Attendez-vous a tout, vous qui etes proscrit. On vous jette au loin,
mais on ne vous lache pas. Le proscripteur est curieux et son regard
se multiplie sur vous. Il vous fait des visites ingenieuses et
variees. Un respectable pasteur protestant s'assied a votre foyer, ce
protestantisme emarge a la caisse Tronsin-Dumersan; un prince etranger
qui baragouine se presente, c'est Vidocq qui vient vous voir; est-ce
un vrai prince? oui; il est de sang royal, et aussi de la police;
un professeur gravement doctrinaire s'introduit chez vous, vous le
surprenez lisant vos papiers. Tout est permis contre vous; vous etes
hors la loi, c'est-a-dire hors l'equite, hors la raison, hors le
respect, hors la vraisemblance; on se dira autorise par vous a publier
vos conversations, et l'on aura soin qu'elles soient stupides; on vous
attribuera des paroles que vous n'avez pas dites, des lettres que vous
n'avez pas ecrites, des actions que vous n'avez pas faites. On vous
approche pour mieux choisir la place ou l'on vous poignardera; l'exil
est a claire-voie; on y regarde comme dans une fosse aux betes; vous
etes isole, et guette.

N'ecrivez pas a vos amis de France; il est permis d'ouvrir vos
lettres; la cour de cassation y consent; defiez-vous de vos relations
de proscrit, elles aboutissent a des choses obscures; cet homme qui
vous sourit a Jersey vous dechire a Paris; celui-ci qui vous salue
sous son nom vous insulte sous un pseudonyme; celui-la, a Jersey meme,
ecrit contre les hommes de l'exil des pages dignes d'etre offertes
aux hommes de l'empire, et auxquelles du reste il rend justice en les
dediant aux banquiers Pereire. Tout cela est tout simple, sachez-le.
Vous etes au lazaret. Si quelqu'un d'honnete vient vous voir, malheur
a lui. La frontiere l'attend, et l'empereur est la sous sa forme
gendarme. On mettra des femmes nues pour chercher sur elles un livre
de vous, et si elles resistent, si elles s'indignent, on leur dira:
_ce n'est pas pour votre peau_!

Le maitre, qui est le traitre, vous entoure de qui bon lui semble; le
prescripteur dispose de la qualite de proscrit; il en orne ses agents;
aucune securite; prenez garde a vous; vous parlez a un visage, c'est
un masque qui entend; votre exil est hante par ce spectre, l'espion.

Un inconnu, tres mysterieux, vient vous parler bas a l'oreille;
il vous declare que, si vous le voulez, il se charge d'assassiner
l'empereur; c'est Bonaparte qui vous offre de tuer Bonaparte. A vos
banquets de fraternite, quelqu'un dans un coin criera: _Vive Marat!
vive Hebert! vive la guillotine_! Avec un peu d'attention vous
reconnaitrez la voix de Carlier. Quelquefois l'espion mendie;
l'empereur vous demande l'aumone par son Pietri; vous donnez, il rit;
gaite de bourreau. Vous payez les dettes d'auberge de cet exile, c'est
un agent; vous payez le voyage de ce fugitif, c'est un sbire; vous
passez la rue, vous entendez dire: _Voila le vrai tyran!_ C'est de
vous qu'on parle; vous vous retournez; qui est cet homme? on vous
repond: c'est un proscrit. Point. C'est un fonctionnaire. Il est
farouche et paye. C'est un republicain signe _Maupas_. Coco se deguise
en Scaevola.

Quant aux inventions, quant aux impostures, quant aux turpitudes,
acceptez-les. Ce sont les projectiles de l'empire.

Surtout ne reclamez pas. On rirait. Apres la reclamation, l'injure
recommencera, la meme, sans meme prendre la peine de varier; a quoi
bon changer de bave? celle d'hier est bonne.

L'outrage continuera, sans relache, tous les jours, avec la
tranquillite infatigable et la conscience satisfaite de la roue qui
tourne et de la venalite qui ment. De represailles point; l'injure se
defend par sa bassesse; la platitude sauve l'insecte. L'ecrasement de
zero est impossible. Et la calomnie, sure de l'impunite, s'en donne a
coeur joie; elle descend a de si niaises indignites que l'abaissement
de la dementir depasse le degout de l'endurer.

Les insulteurs ont pour public les imbeciles. Cela fait un gros rire.

On en vient a s'etonner que vous ne trouviez pas tout naturel d'etre
calomnie. Est-ce que vous n'etes pas la pour cela? O homme naif, vous
etes cible. Tel personnage est de l'academie pour vous avoir insulte;
tel autre a la croix pour le meme acte de bravoure, l'empereur l'a
decore sur le champ d'honneur de la calomnie; tel autre, qui s'est
distingue aussi par des affronts d'eclat, est nomme prefet. Vous
outrager est lucratif. Il faut bien que les gens vivent. Dame!
pourquoi etes-vous exile?

Soyez raisonnable. Vous etes dans votre tort. Qui vous forcait de
trouver mauvais le coup d'etat? Quelle idee avez-vous eue de combattre
pour le droit? Quel caprice vous a passe par la tete de vous revolter
du cote de la loi? Est-ce qu'on prend la defense du droit et de la loi
quand ils n'ont plus personne pour eux? Voila bien les demagogues!
s'enteter, perseverer, persister, c'est absurde. Un homme poignarde le
droit et assassine la loi. Il est probable qu'il a ses raisons. Soyez
avec cet homme. Le succes le fait juste. Soyez avec le succes puisque
le succes devient le droit. Tout le monde vous en saura gre. Nous
ferons votre eloge. Au lieu d'etre proscrit vous serez senateur, et
vous n'aurez pas la figure d'un idiot.

Osez-vous douter du bon droit de cet homme? mais vous voyez bien
qu'il a reussi! Vous voyez bien que les juges qui l'avaient mis en
accusation lui pretent serment! Vous voyez bien que les pretres, les
soldats, les eveques, les generaux, sont avec lui! Vous croyez avoir
plus de vertu que tout cela! vous voulez tenir tete a tout cela!
Allons donc! D'un cote tout ce qui est respecte, tout ce qui est
respectable, tout ce qui est venere, tout ce qui est venerable, de
l'autre, vous! C'est inepte; et nous vous bafouons, et nous faisons
bien. Mentir contre une brute est permis. Tous les honnetes gens sont
contre vous; et nous, les calomniateurs, nous sommes avec les honnetes
gens. Voyons, reflechissez, rentrez en vous-meme. Il fallait bien
sauver la societe. De qui? de vous. De quoi ne la menaciez-vous pas?
Plus de guerre, plus d'echafaud, l'abolition de la peine de mort,
l'enseignement gratuit et obligatoire, tout le monde sachant lire!
C'etait affreux. Et que d'utopies abominables! la femme de mineure
faite majeure, cette moitie du genre humain admise au suffrage
universel, le mariage libere par le divorce; l'enfant pauvre instruit
comme l'enfant riche, l'egalite resultant de l'education; l'impot
diminue d'abord et supprime enfin par la destruction des parasitismes,
par la mise en location des edifices nationaux, par l'egout
transforme en engrais, par la repartition des biens communaux, par
le defrichement des jacheres, par l'exploitation de la plus-value
sociale; la vie a bon marche, par l'empoissonnement des fleuves; plus
de classes, plus de frontieres, plus de ligatures, la republique
d'Europe, l'unite monetaire continentale, la circulation decuplee
decuplant la richesse; que de folies! il fallait bien se garer de tout
cela! Quoi! la paix serait faite parmi les hommes, il n'y aurait plus
d'armee, il n'y aurait plus de service militaire! Quoi! la France
serait cultivee de facon a pouvoir nourrir deux cent cinquante
millions d'hommes; il n'y aurait plus d'impot, la France vivrait de
ses rentes! Quoi! la femme voterait, l'enfant aurait un droit devant
le pere, la mere de famille ne serait plus une sujette et une
servante, le mari n'aurait plus le droit de tuer sa femme! Quoi!
le pretre ne serait plus le maitre! Quoi! il n'y aurait plus de
batailles, il n'y aurait plus de soldats, il n'y aurait plus de
bourreaux, il n'y aurait plus de potences et de guillotines! mais
c'est epouvantable! il fallait nous sauver. Le president l'a fait;
vive l'empereur!--Vous lui resistez; nous vous dechirons; nous
ecrivons sur vous des choses quelconques. Nous savons bien que ce que
nous disons n'est pas vrai, mais nous protegeons la societe, et la
calomnie qui protege la societe est d'utilite publique. Puisque la
magistrature est avec le coup d'etat, la justice y est aussi; puisque
le clerge est avec le coup d'etat, la religion y est aussi; la
religion et la justice sont des figures immaculees et saintes; la
calomnie qui leur est utile participe de l'honneur qu'on leur
doit; c'est une fille publique, soit, mais elle sert des vierges.
Respectez-la.

Ainsi raisonnent les insulteurs.

Ce que le proscrit a de mieux a faire, c'est de penser a autre chose.



V


Puisqu'il est au bord de la mer, qu'il en profite. Que cette mobilite
sous l'infini lui donne la sagesse. Qu'il medite sur l'emeute
eternelle des flots contre le rivage et des impostures contre la
verite. Les diatribes sont vainement convulsives. Qu'il regarde la
vague cracher sur le rocher, et qu'il se demande ce que cette salive y
gagne et ce que ce granit y perd.

Non, pas de revolte contre l'injure, pas de depense d'emotion, pas de
represailles, ayez une tranquillite severe. La roche ruisselle, mais
ne bouge pas. Parfois elle brille du ruissellement. La calomnie finit
par etre un lustre. A un ruban d'argent sur la rose, on reconnait que
la chenille a passe.

Le crachat au front du Christ, quoi de plus beau!

Un pretre, un certain Segur, a appele Garibaldi poltron. Et, en verve
de metaphore, il ajoute: _Comme la lune_.--Garibaldi poltron comme
la lune! Ceci plait a la pensee. Et il en decoule des consequences.
Achille est lache, donc Thersite est brave; Voltaire est stupide, donc
Segur est profond.

Que le proscrit fasse son devoir, et qu'il laisse la diatribe faire sa
besogne.

Que le proscrit traque, trahi, hue, aboye, mordu, se taise.

C'est grand le silence.

Aussi bien vouloir eteindre l'injure, c'est l'attiser. Tout ce que
l'on jette a la calomnie lui est combustible. Elle emploie a son
metier sa propre honte. La contredire, c'est la satisfaire. Au fond,
la calomnie estime profondement le calomnie. C'est elle qui souffre;
elle meurt du dedain. Elle aspire a l'honneur d'un dementi. Ne le lui
accordez pas. Etre souffletee lui prouverait qu'on l'apercoit. Elle
montrerait sa joue toute chaude en disant: Donc j'existe!



VI


D'ailleurs, pourquoi et de quoi les proscrits se plaindraient-ils?
Regardez toute l'histoire. Les grands hommes sont encore plus insultes
qu'eux.

L'outrage est une vieille habitude humaine; jeter des pierres plait
aux mains faineantes; malheur a tout ce qui depasse le niveau; les
sommets ont la propriete de faire venir d'en haut la foudre et d'en
bas la lapidation. C'est presque leur faute; pourquoi sont-ils des
sommets? Ils attirent le regard et l'affront. Ce passant, l'envieux,
n'est jamais absent de la rue et a pour fonction la haine; et toujours
on le rencontre, petit et furieux, dans l'ombre des hauts edifices.

Les specialistes auraient des etudes a faire dans la recherche des
causes d'insomnie des grands hommes. Homere dort, _bonus dormitat_;
ce sommeil est pique par Zoile. Eschyle sent sur sa peau la cuisson
d'Eupolis et de Cratinus; ces infiniment petits abondent; Virgile a
sur lui Moevius; Horace, Licilius; Juvenal, Codrus; Dante a Cecchi;
Shakespeare a Green; Rotrou a Scuderi, et Corneille a l'academie;
Moliere a Donneau de Vise, Montesquieu a Desfontaines, Buffon a
Labeaumelle, Jean-Jacques a Palissot, Diderot a Nonotte, Voltaire a
Freron. La gloire, lit dore ou il y a des punaises.

L'exil n'est pas la gloire, mais il a avec la gloire cette
ressemblance, la vermine. L'adversite n'est pas une chose qu'on laisse
tranquille. Voir le sommeil du juste banni deplait aux ramasseurs de
miettes sous les tables de Neron ou de Tibere. Comment, il dort! il
est donc heureux! mordons-le!

Un homme terrasse, gisant, balaye dehors (ce qui est tout simple;
quand Vitellius est l'idole, Juvenal est l'ordure), un expulse, un
desherite, un vaincu, on est jaloux de cela. Chose bizarre, les
proscrits ont des envieux. Cela se comprendrait des hautes vertus
enviant les hautes infortunes, de Caton enviant Regulus, de Thraseas
enviant Brutus, de Rabbe enviant Barbes. Mais point. Ce sont les vils
qui se melent d'etre jaloux des altiers; ce qui est importune par la
fiere protestation du vaincu, c'est la nullite plate et vaine. Gustave
Planche jalouse Louis Blanc, Baculard jalouse Milton, et Jocrisse
jalouse Eschyle.

L'insulteur antique ne suivait que le char du vainqueur, l'insulteur
actuel suit la claie du vaincu. Le vaincu saigne. Les insulteurs
ajoutent leur boue a ce sang. Soit. Qu'ils aient cette joie.

Cette joie parait d'autant plus reelle qu'elle n'est point haie
du maitre et qu'elle est habituellement payee. Les fonds secrets
s'epanouissent en outrages publics. Les despotes, dans leur guerre aux
proscrits, ont deux auxiliaires; premierement, l'envie, deuxiemement,
la corruption.

Quand on dit ce que c'est que l'exil, il faut entrer un peu dans le
detail. L'indication de certains rongeurs speciaux fait partie du
sujet, et nous avons du penetrer dans cette entomologie.



VII


Tels sont les petits cotes de l'exil, voici les grands:

Songer, penser, souffrir.

Etre seul et sentir qu'on est avec tous; execrer le succes du mal,
mais plaindre le bonheur du mechant; s'affermir comme citoyen et se
purifier comme philosophe; etre pauvre, et reparer sa ruine avec son
travail; mediter et premediter, mediter le bien et premediter le
mieux; n'avoir d'autre colere que la colere publique, ignorer la haine
personnelle; respirer le vaste air vivant des solitudes, s'absorber
dans la grande reverie absolue; regarder ce qui est en haut sans
perdre de vue ce qui est en bas; ne jamais pousser la contemplation
de l'ideal jusqu'a l'oubli du tyran; constater en soi le magnifique
melange de l'indignation qui s'accroit et de l'apaisement qui
augmente; avoir deux ames, son ame et la patrie.

Une chose est douce, c'est la pitie d'avance; tenir la clemence prete
pour le coupable quand il sera terrasse et agenouille; se dire qu'on
ne repoussera jamais des mains jointes. On sent une joie auguste a
faire aux vaincus de l'avenir, quels qu'ils soient, et aux fugitifs
inconnus une promesse d'hospitalite. La colere desarme devant l'ennemi
accable. Celui qui ecrit ces lignes a habitue ses compagnons d'exil
a lui entendre dire:--_Si jamais, le lendemain d'une revolution,
Bonaparte en fuite frappe a ma porte et me demande asile, pas un
cheveu ne tombera de sa tete_.

Ces meditations, compliquees de tous les dechainements de l'adversite,
plaisent a la conscience du proscrit. Elles ne l'empechent pas de
faire son devoir. Loin de la. Elles l'y encouragent. Sois d'autant
plus severe aujourd'hui que tu seras plus compatissant demain;
foudroie le puissant en attendant que tu secoures le suppliant. Plus
tard, tu ne mettras a ton amnistie qu'une condition, le repentir.
Aujourd'hui tu as affaire au crime heureux. Frappe.

Creuser le precipice a l'ennemi vainqueur, preparer l'asile a l'ennemi
vaincu, combattre avec l'espoir de pouvoir pardonner, c'est la le
grand effort et le grand reve de l'exil. Ajoutez a cela le devouement
a la souffrance universelle. Le proscrit a ce contentement magnanime
de ne pas etre inutile. Blesse lui-meme, saignant lui-meme, il
s'oublie, et il panse de son mieux la plaie humaine. On croit qu'il
fait des songes; non; il cherche la realite. Disons plus, il la
trouve. Il rode dans le desert et il songe aux villes, aux tumultes,
aux fourmillements, aux miseres, a tout ce qui travaille, a la pensee,
a la charrue, a l'aiguille, aux doigts rouges de l'ouvriere sans feu
dans la mansarde, au mal qui pousse la ou l'on ne seme pas le bien,
au chomage du pere, a l'ignorance de l'enfant, a la croissance des
mauvaises herbes dans les cerveaux laisses incultes, aux rues le soir,
aux pales reverberes, aux offres que la faim peut faire aux passants,
aux extremites sociales, a la triste fille qui se prostitue, hommes,
par notre faute. Sondages douloureux et utiles. Couvez le probleme, la
solution eclora. Il reve sans relache. Ses pas le long de la mer ne
sont point perdus. Il fraternise avec cette puissance, l'abime. Il
regarde l'infini, il ecoute l'ignore. La grande voix sombre lui parle.
Toute la nature en foule s'offre a ce solitaire. Les analogies severes
l'enseignent et le conseillent. Fatal, persecute, pensif, il a devant
lui les nuees, les souffles, les aigles; il constate que sa destinee
est tonnante et noire comme les nuees, que ses persecuteurs sont vains
comme les souffles, et que son ame est libre comme les aigles.

Un exile est un bienveillant. Il aime les roses, les nids, le
va-et-vient des papillons. L'ete il s'epanouit dans la douce joie des
etres; il a une foi inebranlable dans la bonte secrete et infinie,
etant pueril au point de croire en Dieu; il fait du printemps sa
maison; les entrelacements des branches, pleins de charmants antres
verts, sont la demeure de son esprit; il vit en avril, il habite
floreal; il regarde les jardins et les prairies, emotion profonde; il
guette les mysteres d'une touffe de gazon; il etudie ces republiques,
les fourmis et les abeilles; il compare les melodies diverses joutant
pour l'oreille d'un Virgile invisible dans la georgique des bois; il
est souvent attendri jusqu'aux larmes parce que la nature est belle;
la sauvagerie des halliers l'attire, et il en sort doucement effare;
les attitudes des rochers l'occupent; il voit a travers sa reverie les
petites filles de trois ans courir sur la greve, leurs pieds nus dans
la mer, leurs jupes retroussees a deux bras, montrant a la fecondite
immense leur ventre innocent; l'hiver, il emiette du pain sur la neige
pour les oiseaux. De temps en temps on lui ecrit: Vous savez, telle
penalite est abolie; vous savez, telle tete ne sera pas coupee. Et il
leve les mains au ciel.



VIII


Contre cet homme dangereux les gouvernements se pretent main-forte.
Ils s'accordent reciproquement entre eux la persecution des proscrits,
les internements, les expulsions, quelquefois les extraditions. Les
extraditions! oui, les extraditions. Il en fut question a Jersey,
en 1855. Les exiles purent voir, le 18 octobre, amarre au quai de
Saint-Helier, un navire de la marine imperiale, l'_Ariel_, qui venait
les chercher; Victoria offrait les proscrits a Napoleon; d'un trone a
l'autre on se fait de ces politesses.

Le cadeau n'eut pas lieu. La presse royaliste anglaise applaudissait;
mais le peuple de Londres le prenait mal. Il se mit a gronder. Ce
peuple est ainsi fait; son gouvernement peut etre caniche, lui il
est dogue. Le dogue, c'est un lion dans un chien; la majeste dans la
probite, c'est le peuple anglais.

Ce bon et fier peuple montra les dents; Palmerston et Bonaparte durent
se contenter de l'expulsion. Les proscrits s'emurent mediocrement.
Ils recurent avec un sourire la signification officielle, un peu
baragouinee. Soit, dirent les proscrits. _Expioulcheune_. Cette
prononciation les satisfit.

A cette epoque, si les gouvernements etaient de connivence avec le
prescripteur, on sentait entre les proscrits et les peuples une
complicite superbe. Cette solidarite, d'ou resultera l'avenir, se
manifestait sous toutes les formes, et l'on en trouvera les marques a
chacune des pages de ce livre. Elle eclatait a l'occasion d'un passant
quelconque, d'un homme isole, d'un voyageur reconnu sur une route;
faits imperceptibles sans doute, et de peu d'importance, mais
significatifs. En voici un qui merite peut-etre qu'on s'en souvienne.



IX


En l'ete de 1867, Louis Bonaparte avait atteint le maximum de gloire
possible a un crime. Il etait sur le sommet de sa montagne, car on
arrive en haut de la honte; rien ne lui faisait plus obstacle; il
etait infame et supreme; pas de victoire plus complete, car il
semblait avoir vaincu les consciences. Majestes et altesses, tout
etait a ses pieds ou dans ses bras; Windsor, le Kremlin, Schoenbrunn
et Potsdam se donnaient rendez-vous aux Tuileries; on avait tout, la
gloire politique, M. Rouher; la gloire militaire, M. Bazaine; et
la gloire litteraire, M. Nisard; on etait accepte par de grands
caracteres, tels que MM. Vieillard et Merimee; le Deux-Decembre avait
pour lui la duree, les quinze annees de Tacite, _grande mortalis
oevi spatium_; l'empire etait en plein triomphe et en plein midi,
s'etalant. On se moquait d'Homere sur les theatres et de Shakespeare
a l'academie. Les professeurs d'histoire affirmaient que Leonidas et
Guillaume Tell n'avaient jamais existe; tout etait en harmonie; rien
ne detonnait, et il y avait accord entre la platitude des idees et
la soumission des hommes; la bassesse des doctrines etait egale a
la fierte des personnages; l'avilissement faisait loi; une sorte
d'Anglo-France existait, mi-partie de Bonaparte et de Victoria,
composee de liberte selon Palmerston et d'empire selon Troplong; plus
qu'une alliance, presque un baiser. Le grand juge d'Angleterre rendait
des arrets de complaisance; le gouvernement britannique se declarait
le serviteur du gouvernement imperial, et, comme on vient de le voir,
lui prouvait sa subordination par des expulsions, des proces, des
menaces d'alien-bill, et de petites persecutions, format anglais.
Cette Anglo-France proscrivait la France et humiliait l'Angleterre,
mais elle regnait; la France esclave, l'Angleterre domestique, telle
etait la situation. Quant a l'avenir, il etait masque. Mais le present
etait de l'opprobre a visage decouvert, et, de l'aveu de tous, c'etait
magnifique. A Paris, l'exposition universelle resplendissait et
eblouissait l'Europe; il y avait la des merveilles; entre autres, sur
un piedestal, le canon Krupp, et l'empereur des francais felicitait le
roi de Prusse.

C'etait le grand moment prospere.

Jamais les proscrits n'avaient ete plus mal vus. Dans certains
journaux anglais, on les appelait "les rebelles".

Dans ce meme ete, un jour du mois de juillet, un passager faisait la
traversee de Guernesey a Southampton. Ce passager etait un de ces
"rebelles" dont on vient de parler. Il etait representant du peuple en
1851 et avait ete exile le 2 decembre. Ce passager, dont le nom est
inutile a dire ici, car il n'a ete que l'occasion du fait que nous
allons raconter, s'etait embarque le matin meme, a Saint-Pierre-Port,
sur le bateau-poste _Normandy_. La traversee de Guernesey a
Southampton est de sept ou huit heures.

C'etait l'epoque ou le khedive, apres avoir salue Napoleon, venait
saluer Victoria, et, ce jour-la meme, la reine d'Angleterre offrait au
vice-roi d'Egypte le spectacle de la flotte anglaise dans la rade de
Sheerness, voisine de Southampton.

Le passager dont nous venons de parler etait un homme a cheveux
blancs, silencieux, attentif a la mer. Il se tenait debout pres du
timonier.

Le _Normandy_ avait quitte Guernesey a dix heures du matin; il etait
environ trois heures de l'apres-midi; on approchait des Needles, qui
marquent l'extremite sud de l'ile de Wight; on apercevait cette haute
architecture sauvage de la mer et ces colossales pointes de craie qui
sortent de l'ocean comme les clochers d'une prodigieuse cathedrale
engloutie; on allait entrer dans la riviere de Southampton; le
timonier commencait a manoeuvrer a babord.

Le passager regardait l'approche des Aiguilles, quand tout a coup il
s'entendit appeler par son nom; il se retourna; il avait devant lui le
capitaine du navire.

Ce capitaine etait a peu pres du meme age que lui; il se nommait
Harvey; il avait de robustes epaules, d'epais favoris blancs, la face
halee et fiere, l'oeil gai.

--Est-il vrai, monsieur, dit-il, que vous desiriez voir la flotte
anglaise?

Le passager n'avait pas exprime ce voeu, mais il avait entendu des
femmes temoigner vivement ce desir autour de lui.

Il se borna a repondre:

--Mais, capitaine, ce n'est pas votre itineraire.

Le capitaine reprit:

--Ce sera mon itineraire si vous le voulez.

Le passager eut un mouvement de surprise.

--Changer votre route?

--Oui.

--Pour m'etre agreable?

--Oui.

--Un vaisseau francais ne ferait pas cela pour moi!

--Ce qu'un vaisseau francais ne ferait pas pour vous, dit le
capitaine, un vaisseau anglais le fera.

Et il reprit:

--Seulement, pour ma responsabilite devant mes chefs, ecrivez-moi sur
mon livre votre volonte.

Et il presenta son livre de bord au passager, qui ecrivit sous sa
dictee: "Je desire voir la flotte anglaise". et signa.

Un moment apres, le steamer obliquait a tribord, laissait a gauche
les Aiguilles et la riviere de Southampton et entrait dans la rade de
Sheerness.

Le spectacle etait beau en effet. Toutes les batteries melaient
leurs fumees et leurs tonnerres; les silhouettes des massifs navires
cuirasses s'echelonnaient les unes derriere les autres dans une brume
rougeatre, vaste pele-mele de matures apparues et disparues; le
_Normandy_ passait au milieu de ces hautes ombres, salue par les
hurrahs; cette course a travers la flotte anglaise dura plus de deux
heures.

Vers sept heures, quand le _Normandy_ arriva a Southampton, il etait
pavoise.

Un des amis du capitaine Harvey, M. Rascol, directeur du _Courrier de
l'Europe_, l'attendait sur le port; il s'etonna du navire pavoise.

--Pour qui donc avez-vous pavoise, capitaine? Pour le khedive?

Le capitaine repondit:

--Pour le proscrit.

_Pour le proscrit_. Traduisez: _Pour la France_.

Nous n'aurions pas raconte ce fait, s'il n'empruntait une grandeur
singuliere a la fin du capitaine Harvey.

Cette fin, la voici.

Trois ans apres cette revue de Sheerness, tres peu de temps apres
avoir remis a son passager de juillet 1867 une adresse des marins de
la Manche, dans la nuit du 17 mars 1870, le capitaine Harvey faisait
son trajet habituel de Southampton a Guernesey. Une brume couvrait la
mer. Le capitaine Harvey etait debout sur la passerelle du steamer, et
manoeuvrait avec precaution, a cause de la nuit et du brouillard. Les
passagers dormaient.

Le _Normandy_ etait un tres grand navire, le plus beau peut-etre des
bateaux-poste de la Manche, six cents tonneaux, deux cent vingt pieds
anglais de long, vingt-cinq de large; il etait "jeune", comme disent
les marins, il n'avait pas sept ans. Il avait ete construit en 1863.

Le brouillard s'epaississait, on etait sorti de la riviere de
Southampton, on etait en pleine mer, a environ quinze milles au dela
des Aiguilles. Le packet avancait lentement. Il etait quatre heures du
matin.

L'obscurite etait absolue, une sorte de plafond bas enveloppait le
steamer, on distinguait a peine la pointe des mats.

Rien de terrible comme ces navires aveugles qui vont dans la nuit.

Tout a coup dans la brume une noirceur surgit; fantome et montagne,
un promontoire d'ombre courant dans l'ecume et trouant les tenebres.
C'etait la _Mary_, grand steamer a helice, venant d'Odessa, allant
a Grimsby, avec un chargement de cinq cents tonnes de ble; vitesse
enorme, poids immense. La _Mary_ courait droit sur le _Normandy_.

Nul moyen d'eviter l'abordage, tant ces spectres de navires dans le
brouillard se dressent vite. Ce sont des rencontres sans approche.
Avant qu'on ait acheve de les voir, on est mort.

La _Mary_, lancee a toute vapeur, prit le _Normandy_ par le travers,
et l'eventra.

Du choc, elle-meme, avariee, s'arreta.

Il y avait sur le _Normandy_ vingt-huit hommes d'equipage, une femme
de service, la stuartess, et trente et un passagers, dont douze
femmes.

La secousse fut effroyable. En un instant, tous furent sur le pont,
hommes, femmes, enfants, demi-nus, courant, criant, pleurant. L'eau
entrait furieuse. La fournaise de la machine, atteinte par le flot,
ralait.

Le navire n'avait pas de cloisons etanches; les ceintures de sauvetage
manquaient.

Le capitaine Harvey, droit sur la passerelle de commandement, cria:

--Silence tous, et attention! Les canots a la mer. Les femmes d'abord,
les passagers ensuite. L'equipage apres. Il y a soixante personnes a
sauver.

On etait soixante et un. Mais il s'oubliait.

On detacha les embarcations: Tous s'y precipitaient. Cette hate
pouvait faire chavirer les canots. Ockleford, le lieutenant, et les
trois contre-maitres, Goodwin, Bennett et West, continrent cette foule
eperdue d'horreur. Dormir, et tout a coup, et tout de suite, mourir,
c'est affreux.

Cependant, au-dessus des cris et des bruits, on entendait la voix
grave du capitaine, et ce bref dialogue s'echangeait dans les
tenebres:

--Mecanicien Locks?

--Capitaine?

--Comment est le fourneau?

--Noye.

--Le feu?

--Eteint.

--La machine?

--Morte.

Le capitaine cria:

--Lieutenant Ockleford?

Le lieutenant repondit:

--Present.

Le capitaine reprit:

--Combien avons-nous de minutes?

--Vingt.

--Cela suffit, dit le capitaine. Que chacun s'embarque a son tour.
Lieutenant Ockleford, avez-vous vos pistolets?

--Oui, capitaine.

--Brulez la cervelle a tout homme qui voudrait passer avant une femme.

Tous se turent. Personne ne resista; cette foule sentant au-dessus
d'elle cette grande ame.

La _Mary_, de son cote, avait mis ses embarcations a la mer, et venait
au secours de ce naufrage qu'elle avait fait.

Le sauvetage s'opera avec ordre et presque sans lutte. Il y avait,
comme toujours, de tristes egoismes; il y eut aussi de pathetiques
devouements [note: Voir aux Notes.].

Harvey, impassible a son poste de capitaine, commandait, dominait,
dirigeait, s'occupait de tout et de tous, gouvernait avec calme cette
angoisse, et semblait donner des ordres a la catastrophe. On eut dit
que le naufrage lui obeissait.

A un certain moment il cria:

--Sauvez Clement.

Clement, c'etait le mousse. Un enfant.

Le navire decroissait lentement dans l'eau profonde.

On hatait le plus possible le va-et-vient des embarcations entre le
_Normandy_ et la _Mary_.

--Faites vite, criait le capitaine.

A la vingtieme minute le steamer sombra.

L'avant plongea d'abord, puis l'arriere.

Le capitaine Harvey, debout sur la passerelle, ne fit pas un geste, ne
dit pas un mot, et entra immobile dans l'abime. On vit, a travers la
brume sinistre, cette statue noire s'enfoncer dans la mer.

Ainsi finit le capitaine Harvey.

Qu'il recoive ici l'adieu du proscrit.

Pas un marin de la Manche ne l'egalait. Apres s'etre impose toute sa
vie le devoir d'etre un homme, il usa en mourant du droit d'etre un
heros.



X


Est-ce que le proscrit liait le prescripteur? Non. Il le combat; c'est
tout. A outrance? oui. Comme ennemi public toujours, jamais comme
ennemi personnel. La colere de l'honnete homme ne va pas au dela du
necessaire. Le proscrit execre le tyran et ignore la personne du
proscripteur. S'il la connait, il ne l'attaque que dans la proportion
du devoir.

Au besoin le proscrit rend justice au proscripteur; si le
proscripteur, par exemple, est dans une certaine mesure ecrivain et a
une litterature suffisante, le proscrit en convient volontiers. Il
est incontestable, soit dit en passant, que Napoleon III eut ete un
academicien convenable; l'academie sous l'empire avait, par politesse
sans doute, suffisamment abaisse son niveau pour que l'empereur put en
etre; l'empereur eut pu se croire la parmi ses pairs litteraires, et
sa majeste n'eut aucunement depare celle des quarante.

A l'epoque ou l'on annoncait la candidature de l'empereur a un
fauteuil vacant, un academicien de notre connaissance, voulant rendre
a la fois justice a l'historien de Cesar et a l'homme de Decembre,
avait d'avance redige ainsi son bulletin de vote: _Je vote pour
l'admission de M. Louis Bonaparte a l'academie et au bagne_.

On le voit, toutes les concessions possibles, le proscrit les fait.

Il n'est absolu qu'au point de vue des principes. La son inflexibilite
commence. La il cesse d'etre ce que dans le jargon politique on nomme
"un homme pratique". De la ses resignations a tout, aux violences, aux
injures, a la ruine, a l'exil. Que voulez-vous qu'il y fasse? Il a
dans la bouche la verite qui, au besoin, parlerait malgre lui.

Parler par elle et pour elle, c'est la son fier bonheur.

Le vrai a deux noms; les philosophes l'appellent l'ideal, les hommes
d'etat l'appellent le chimerique.

Les hommes d'etat ont-ils raison? Nous ne le pensons pas.

A les entendre, tous les conseils que peut donner un proscrit sont
"chimeriques".

En admettant, disent-ils, que ces conseils aient pour eux la verite,
ils ont contre eux la realite.

Examinons.

Le proscrit est un homme chimerique. Soit. C'est un voyant aveugle;
voyant du cote de l'absolu, aveugle du cote du relatif. Il fait de
bonne philosophie et de mauvaise politique. Si on l'ecoutait, on
irait aux abimes. Ses conseils sont des conseils d'honnetete et de
perdition. Les principes lui donnent raison, mais les faits lui
donnent tort.

Voyons les faits.

John Brown est vaincu a Harper's Ferry. Les hommes d'etat disent:
Pendez-le. Le proscrit dit: Respectez-le. On pend John Brown; l'Union
se disloque, la guerre du Sud eclate. John Brown epargne, c'etait
l'Amerique epargnee.

Au point de vue du fait, qui a eu raison, les hommes pratiques, ou
l'homme chimerique?

Deuxieme fait. Maximilien est pris a Queretaro. Les hommes pratiques
disent: Fusillez-le. L'homme chimerique dit: Graciez-le. On fusille
Maximilien. Cela suffit pour rapetisser une chose immense. L'heroique
lutte du Mexique perd son supreme lustre, la clemence hautaine.
Maximilien gracie, c'etait le Mexique desormais inviolable, c'etait
cette nation, qui avait constate son independance par la guerre,
constatant par la civilisation sa souverainete; c'etait, sur le front
de ce peuple, apres le casque, la couronne.

Cette fois encore, l'homme chimerique voyait juste.

Troisieme fait. Isabelle est detronee. Que va devenir l'Espagne?
republique ou monarchie? Sois monarchie! disent les hommes d'etat!
Sois republique! dit le proscrit. L'homme chimerique n'est pas ecoute,
les hommes pratiques l'emportent; l'Espagne se fait monarchie. Elle
tombe d'Isabelle en Amedee, et d'Amedee en Alphonse, en attendant
Carlos; ceci ne regarde que l'Espagne. Mais voici qui regarde le
monde: cette monarchie en quete d'un monarque donne pretexte a
Hohenzollern; de la l'embuscade de la Prusse, de la l'egorgement de la
France, de la Sedan, de la la honte et la nuit.

Supposez l'Espagne republique, nul pretexte a un guet-apens, aucun
Hohenzollern possible, pas de catastrophes.

Donc le conseil du proscrit etait sage.

Si par hasard on decouvrait un jour cette chose etrange que la verite
n'est pas imbecile, que l'esprit de compassion et de delivrance a du
bon, que l'homme fort c'est l'homme droit, et que c'est la raison qui
a raison!

Aujourd'hui, au milieu des calamites, apres la guerre etrangere, apres
la guerre civile, en presence des responsabilites encourues de deux
cotes, le proscrit d'autrefois songe aux proscrits d'aujourd'hui, il
se penche sur les exils, il a voulu sauver John Brown, il a voulu
sauver Maximilien, il a voulu sauver la France, ce passe lui eclaire
l'avenir, il voudrait fermer la plaie de la patrie et il demande
l'amnistie.

Est-ce un aveugle? est-ce un voyant?



XI


En decembre 1851, quand celui qui ecrit ces lignes arriva chez
l'etranger, la vie eut d'abord quelque durete. C'est en exil surtout
que se fait sentir le _res angusta domi_.

Cette esquisse sommaire de "ce que c'est que l'exil" ne serait pas
complete si ce cote materiel de l'existence du proscrit n'etait pas
indique, en passant, et du reste, avec la sobriete convenable.

De tout ce que cet exile avait possede il lui restait sept mille
cinq cents francs de revenu annuel. Son theatre, qui lui rapportait
soixante mille francs par an, etait supprime. La hative vente a
l'encan de son mobilier avait produit un peu moins de treize mille
francs. Il avait neuf personnes a nourrir.

Il avait a pourvoir aux deplacements, aux voyages, aux emmenagements
nouveaux, aux mouvements d'un groupe dont il etait le centre, a tout
l'inattendu d'une existence desormais arrachee de terre et maniable a
tous les vents; un proscrit, c'est un deracine. Il fallait conserver
la dignite de la vie et faire en sorte qu'autour de lui personne ne
souffrit.

De la une necessite immediate de travail.

Disons que la premiere maison d'exil, Marine-Terrace, etait louee au
prix tres modere de quinze cents francs par an.

Le marche francais etait ferme a ses publications.

Ses premiers editeurs belges imprimerent tous ses livres sans lui
rendre aucun compte, entre autres les deux volumes des _Oeuvres
oratoires. Napoleon le Petit_ fit seul exception. Quant aux
_Chatiments_, ils couterent a l'auteur deux mille cinq cents francs.
Cette somme, confiee a l'editeur Samuel, n'a jamais ete remboursee. Le
produit total de toutes les editions des _Chatiments_ a ete pendant
dix-huit ans confisque par les editeurs etrangers.

Les journaux royalistes anglais faisaient sonner tres haut l'hospitalite
anglaise, melangee, on s'en souvient, d'assauts nocturnes et d'expulsions,
du reste comme l'hospitalite belge. Ce que l'hospitalite anglaise avait
de complet, c'etait sa tendresse pour les livres des exiles. Elle
reimprimait ces livres et les publiait et les vendait avec l'empressement
le plus cordial au benefice des editeurs anglais. L'hospitalite pour le
livre allait jusqu'a oublier l'auteur. La loi anglaise, qui fait partie
de l'hospitalite britannique, permet ce genre d'oubli. Le devoir d'un
livre est de laisser mourir de faim l'auteur, temoin Chatterton, et
d'enrichir l'editeur. Les _Chatiments_ en particulier ont ete vendus et
se vendent encore et toujours en Angleterre au profit unique du libraire
Jeffs. Le theatre anglais n'etait pas moins hospitalier pour les pieces
francaises que la librairie anglaise pour les livres francais. Aucun droit
d'auteur n'a jamais ete paye pour _Ruy Blas_, joue plus de deux cents fois
en Angleterre.

Ce n'est pas sans raison, on le voit, que la presse royaliste-bonapartiste
de Londres reprochait aux proscrits d'abuser de l'hospitalite anglaise.

Cette presse a souvent appele celui qui ecrit ces lignes, _avare_.

Elle l'appelait aussi "ivrogne", _abandonned drinker_.

Ces details font partie de l'exil.



XII


Cet exile ne se plaint de rien. Il a travaille. Il a reconstruit sa
vie pour lui et pour les siens. Tout est bien.

Y a-t-il du merite a etre proscrit? Non. Cela revient a demander: Y
a-t-il du merite a etre honnete homme? Un proscrit est un honnete
homme qui persiste dans l'honnetete. Voila tout.

Il y a telle epoque ou cette persistance est rare. Soit. Cette rarete
ote quelque chose a l'epoque, mais n'ajoute rien a l'honnete homme.

L'honnetete, comme la virginite, existe en dehors de l'eloge. Vous
etes pur parce que vous etes pur. L'hermine n'a aucun merite a etre
blanche.

Un representant proscrit pour le peuple fait un acte de probite. Il a
promis, il tient sa promesse. Il la tient au dela meme de la promesse,
comme doit faire tout homme scrupuleux. C'est en cela que le mandat
imperatif est inutile; le mandat imperatif a le tort de mettre un mot
degradant sur une chose noble, qui est l'acceptation du devoir; en
outre, il omet l'essentiel, qui est le sacrifice; le sacrifice,
necessaire a accomplir, impossible a imposer. L'engagement reciproque,
la main de l'elu mise dans la main de l'electeur, le mandant et le
mandataire se donnent mutuellement parole, le mandataire de defendre
le mandant, le mandant de soutenir le mandataire, deux droits et deux
forces meles, telle est la verite. Cela etant, le representant
doit faire son devoir, et le peuple le sien. C'est la dette de la
conscience acquittee des deux cotes. Mais quoi, se devouer jusqu'a
l'exil? Sans doute. Alors c'est beau; non, c'est simple. Tout ce qu'on
peut dire du representant proscrit, c'est qu'il n'a pas trompe sur la
qualite de la chose promise. Un mandat est un contrat. Il n'y a aucune
gloire a ne point vendre a faux poids.

Le representant honnete homme execute le contrat. Il doit aller, et il
va, jusqu'au bout de l'honneur et de la conscience. La il trouve le
precipice. Soit. Il y tombe. Parfaitement.

Y meurt-il? Non, il y vit.



XIII


Resumons-nous.

Ce genre d'existence, l'exil, a, on le voit, une certaine variete
d'aspects.

C'est de cette vie, agitee si l'on regarde la destinee, tranquille si
l'on regarde l'ame, qu'a vecu, de 1851 a 1870, du Deux-Decembre au
Quatre-Septembre, l'absent qui rend aujourd'hui compte a son pays
de son absence par la publication de ce livre. Cette absence a dure
dix-neuf ans et neuf mois. Qu'a-t-il fait pendant ces longues annees?
Il a essaye de ne pas etre inutile. La seule belle chose de cette
absence, c'est que lui, miserable, les miseres sont venues le trouver;
les naufrages ont demande secours a ce naufrage. Non seulement les
individus, mais les peuples; non seulement les peuples, mais les
consciences; non seulement les consciences, mais les verites. Il lui a
ete donne de tendre la main du haut de son ecueil a l'ideal tombe
dans le gouffre; il lui semblait par moments que l'avenir en detresse
tachait d'aborder a son rocher. Qu'etait-il pourtant? Peu de chose. Un
effort vivant. En presence de toutes les mauvaises forces conjurees et
triomphantes, qu'est-ce qu'une volonte?

Rien, si elle represente l'egoisme; tout, si elle represente le droit.

La plus inexpugnable des positions resulte du plus profond des
ecroulements; il suffit que l'homme ecroule soit un homme juste;
insistons-y, si cet homme a raison, il est bon qu'il soit accable,
ruine, spolie, expatrie, bafoue, insulte, renie, calomnie et qu'il
resume en lui toutes les formes de la defaite et de la faiblesse;
alors il est tout-puissant. Il est indomptable ayant en lui la
droiture; il est invincible ayant pour lui la realite. Quelle force
que ceci: n'etre rien! N'avoir plus rien a soi, n'avoir plus rien sur
soi, c'est la meilleure condition de combat. Cette absence d'armure
prouve l'invulnerable. Pas de situation plus haute que celle-la, etre
tombe pour la justice. En face de l'empereur se dresse le proscrit.
L'empereur damne, le proscrit condamne. L'un dispose des codes et des
juges; l'autre dispose des verites. Oui, il est bon d'etre tombe. La
chute de ce qui a ete la prosperite fait l'autorite d'un homme; votre
pouvoir et votre richesse sont souvent votre obstacle; quand cela vous
quitte, vous etes debarrasse, et vous vous sentez libre et maitre;
rien ne vous gene desormais; en vous retirant tout on vous a tout
donne; tout est permis a qui tout est defendu; vous n'etes plus
contraint d'etre academique et parlementaire; vous avez la redoutable
aisance du vrai, sauvagement superbe. La puissance du proscrit se
compose de deux elements; l'un qui est l'injustice de sa
destinee, l'autre qui est la justice de sa cause. Ces deux forces
contradictoires s'appuient l'une sur l'autre; situation formidable et
qui peut se resumer en deux mots:

Hors la loi, dans le droit.

Le tyran qui vous attaque rencontre pour premier adversaire sa propre
iniquite, c'est-a-dire lui-meme, et pour deuxieme adversaire votre
conscience, c'est-a-dire Dieu.

Combat, certes, inegal. Defaite certaine du tyran. Allez devant vous,
justicier.

Ce sont ces realites que, dans les premieres pages de cette
introduction, nous avons essaye d'exprimer en cette ligne:

L'exil, c'est la nudite du droit.



XIV


C'est pourquoi celui qui ecrit ceci a ete pendant ces dix-neuf annees
content et triste; content de lui-meme, triste d'autrui; content de se
sentir honnete, triste du crime a extension indefinie qui d'ame en
ame gagnait la conscience publique et avait fini par s'appeler la
satisfaction des interets. Il etait indigne et accable de ce malheur
national qu'on appelait la prosperite de l'empire. Les joies d'orgie
sont miseres. Une prosperite qui est la dorure d'un forfait ment et
couve une calamite. L'oeuf du Deux-Decembre est Sedan.

C'etaient la les douleurs du proscrit, douleurs pleines de devoirs.
Il pressentait l'avenir et denoncait dans l'etourdissement des fetes
l'approche des catastrophes. Il entendait le pas des evenements auquel
sont sourds les heureux. Les catastrophes sont arrivees, ayant en
elles la double force d'impulsion qui leur venait de Bonaparte et de
Bismarck, d'un guet-apens punissant l'autre. En somme, l'empire est
tombe et la France se relevera. Dix milliards et deux provinces, c'est
notre rancon. C'est cher, et nous avons droit au remboursement. En
attendant, soyons calmes; l'empire de moins, c'est l'honneur de plus.
La situation actuelle est bonne. Mieux vaut la France mutilee par une
voie de fait qu'amoindrie par un deshonneur. C'est la difference d'une
plaie a un virus. On guerit de la plaie, on meurt de la peste. La
France eut agonise par l'empire. La honte bue, c'est la France morte.
Aujourd'hui la honte est vomie, la France vivra. Le peuple n'a plus
rien en lui que de sain et de robuste, a present que le 18 brumaire et
le 2 decembre sont recraches.

Dans la solitude ou il meditait l'avenir, les preoccupations de
l'exile etaient severes, mais sereines; ses desespoirs etaient meles
d'esperances. Il avait, on vient de le voir, la melancolie du malheur
public, et en meme temps la joie altiere de se sentir proscrit. L'exil
etait pour cet homme une joie, parce qu'il etait une puissance. Une
bulle dit de Luther excommunie, mais indompte: _Stat coram pontifice
sicut Satanas coram Jehovah_. La comparaison est juste, et le proscrit
qui parle ici le reconnait. Par-dessus le silence fait en France,
par-dessus la tribune aplatie, par-dessus la presse baillonnee, le
proscrit, libre comme le Satan du vrai devant le Jehovah du faux,
pouvait prendre la parole et la prenait. Il defendait le suffrage
universel contre le plebiscite, le peuple contre la foule, la gloire
contre le reitre, la justice contre le juge, le flambeau contre le
bucher, et Dieu contre le pretre. De la ce long cri qui remplit ce
livre. De toutes parts, nous venons de le dire et dans ce livre on le
verra, les detresses s'adressaient a lui, sachant qu'il ne reculait
devant aucun devoir. Les opprimes voyaient en lui l'accusateur public
du crime universel. Il suffit, pour accepter cette mission, d'etre une
ame, et, pour remplir cette fonction, d'etre une voix. Une ame probe
et une voix libre, il a ete cela. Il entendait des appels a l'horizon,
et du fond de son isolement il y repondait. C'est la ce qu'on va lire.
Toutes les persecutions des maitres se dechainaient sur lui, et il y
avait, et il y a encore, sur son nom une inexprimable condensation
de haine; mais qu'est-ce que cela fait, et qu'importe? Il n'en a pas
moins eu le fier bonheur d'etre proscrit vingt ans, et de tenir tete,
lui solitaire a toutes les multitudes, lui desarme a toutes les
legions, lui reveur a tous les meurtriers, lui banni a tous les
despotes, lui atome a tous les colosses, n'ayant en lui que cette
seule force, un rayon de lumiere.

Cette lumiere, c'etait, nous l'avons dit, le droit, l'eternel droit.

Il remercie Dieu. Pendant tout le temps qu'il faut a un front de
quarante ans pour devenir un front de soixante ans, il a vecu de cette
vie hautaine. Il a ete l'expulse, le traque, le chasse. Il a ete
abandonne de tous et n'a abandonne personne. Il a connu l'excellence
du desert; c'est au desert qu'est l'echo. La on entend la clameur des
peuples. Pendant que les oppresseurs travaillaient au mal sous la
fixite de son regard, il a tache de travailler au bien. Il a laisse
tous les tyrans manier toutes les foudres au-dessus de sa tete,
n'ayant, lui, d'autre souci que la calamite publique. Il a habite un
ecueil, il a reve, medite, songe, tranquille sous une nuee de colere
et de menaces; et il se declare satisfait; car de quoi peut-on se
plaindre quand on a eu vingt ans aupres de soi et avec soi, la
justice, la raison, la conscience, la verite, le droit, et la mer aux
bruits immenses?

Et dans toute cette ombre il a ete aime. La haine n'a pas ete seule
sur lui; un sombre amour rayonnait jusqu'a sa solitude; il a senti
la profonde chaleur du peuple doux et triste, l'ouverture des coeurs
s'est faite de son cote, il remercie l'immense ame humaine. Il a ete
aime de loin et de pres. Il a eu autour de lui d'intrepides compagnons
d'epreuve, obstines au devoir, opiniatres au juste et au vrai,
combattants indignes et souriants; cet illustre Vacquerie, cet
admirable Paul Meurice, ce stoique Schoelcher, et Ribeyrolles, et
Dulac, et Kesler, ces vaillants hommes, et toi, mon Charles, et toi,
mon Victor....--Je m'arrete. Laissez-moi me souvenir.



XV


Il ne finira pas ces pages, pourtant, sans dire que, durant cette
longue nuit faite par l'exil, il n'a pas perdu de vue Paris un seul
instant.

Il le constate, et, lui qui a ete si longtemps l'habitant
de l'obscurite, il a le droit de le constater, meme dans
l'assombrissement de l'Europe, meme dans l'occultation de la France,
Paris ne s'eclipse pas. Cela tient a ce que Paris est la frontiere de
l'avenir.

Frontiere visible de l'inconnu. Toute la quantite de Demain qui peut
etre entrevue dans Aujourd'hui. C'est la Paris.

Qui cherche des yeux le Progres, apercoit Paris.

Il y a des villes noires; Paris est la ville de lumiere.

Le philosophe la distingue au fond de ses songes.



XVI


Voir vivre cette ville, assister a cette grandeur, c'est la pour
l'esprit une emotion poignante. Aucun milieu n'est plus vaste; aucune
perspective n'est plus inquietante et plus sublime. Ceux qui, par les
hasards quelconques de la vie, ont quitte la vision de Paris pour la
vision de l'ocean, n'ont eprouve, en changeant de spectacle, aucune
hausse d'infini. D'ailleurs, passer de l'horizon des hommes a
l'horizon des choses, cela n'efface rien. Ce reve en arriere, auquel
s'opiniatre la memoire, est flottant comme le nuage, mais plus tenace.
L'espace n'en fait pas ce qu'il veut. Le vent en marche jour et
nuit, les quatre ouragans qui alternent a jamais, les bises, les
bourrasques, les rafales, n'emportent pas la silhouette des deux tours
jumelles, et ne dispersent pas l'arc de triomphe, le gothique beffroi
aux tocsins, et la haute colonnade roulee autour du dome souverain;
et, derriere les derniers lointains de l'abime, au-dessus du
bouleversement des ecumes et des navires, au milieu des rayons, des
nuees et des souffles, s'ebauche au fond des brumes l'immense fantome
de la cite immobile. Auguste apparition au banni. Paris, etant une
idee autant qu'une ville, a l'ubiquite. Les parisiens ont Paris, et
le monde l'a. On voudrait en sortir qu'on ne pourrait; Paris est
respirable. Quiconque vit, meme sans le connaitre, l'a en soi. A plus
forte raison ceux qui l'ont connu. La distraction sauvage de l'ocean
se complique de ce souvenir, egal aux tempetes. Quelque orage que
fasse la mer, Paris a 93. L'evocation se fait d'elle-meme, les toits
semblent surgir parmi les flots, la ville se recomposee dans toute
cette onde, et ce tremblement infini s'y ajoute. Dans la cohue des
Koules on croit entendre bruire la fourmiliere des rues. Charme
farouche. On regarde la mer et on voit Paris. Les grandes paix que
comportent ces espaces ne contrarient pas ce songe. Les vastes oublis
qui vous environnent n'y font rien; la pensee arrive au calme, mais a
un calme qui admet ce trouble; l'epaisse enveloppe des tenebres laisse
passer la lueur qui vient de derriere l'horizon, et qui est Paris. On
y pense, donc on le possede. Il se mele, indistinct, aux diffusions
muettes de la meditation. L'apaisement sublime du ciel constelle ne
suffit pas a dissoudre au fond d'un esprit cette grande figure de la
cite supreme. Ces monuments, cette histoire, ce peuple en travail,
ces femmes qui sont des deesses, ces enfants qui sont des heros,
ces revolutions commencant par la colere et finissant par le
chef-d'oeuvre, cette toute-puissance sacree d'un tourbillon
d'intelligences, ces exemples tumultueux, cette vie, cette jeunesse;
tout cela est present a l'absent; et Paris reste inoubliable, et Paris
demeure ineffacable et insubmersible, meme pour l'homme abime dans
l'ombre qui passe ses nuits en contemplation devant la serenite
eternelle, et qui a dans l'ame la stupeur profonde des etoiles.

Novembre 1875.



PENDANT L'EXIL

1852


_Commencement de l'exil. Belgique.--Depart de Belgique.--Angleterre.
Arrivee a Jersey. Declaration de guerre des proscrits a l'empire.
Fraternite des vaincus de France et des vaincus de Pologne._



I

EN QUITTANT LA BELGIQUE

A Anvers, le 1er aout 1852.


En decembre 1851, Victor Hugo fut un des cinq representants du peuple
elus par la gauche pour diriger la resistance et combattre le coup
d'etat. Ce comite des Cinq lutta depuis le 2 decembre jusqu'au 6, et
dut changer vingt-sept fois d'asile. Le massacre des boulevards, le
jeudi 4, assura la victoire du crime et ota toute chance de succes
aux defenseurs de la loi. Victor Hugo, cache dans Paris, et en
communication avec les principaux hommes des faubourgs, voulut rester
le plus longtemps possible a la disposition du peuple et epuiser
jusqu'a la derniere chance de resistance. Le 11, tout espoir etait
evanoui. Victor Hugo ne quitta Paris que ce jour-la. Il alla a
Bruxelles. La il ecrivit _l'Histoire d'un crime_ et _Napoleon le
Petit_. Ceci fit faire au gouvernement belge une loi, la loi Faider.
Cette loi, faite expres pour Victor Hugo, decretait des penalites
contre la pensee libre et declarait sacres et inviolables en Belgique
tous les princes, crimes compris. Elle s'appela du nom de son
inventeur, un nomme Faider. Ce Faider etait, a ce qu'il parait,
magistrat. Victor Hugo dut chercher un autre asile. Le 1er aout,
il s'embarqua a Anvers pour l'Angleterre. Les proscrits francais,
refugies en Belgique, vinrent l'accompagner jusqu'a l'embarquement.
L'elite des liberaux belges se joignit aux proscrits francais. Il
y eut une sorte de separation solennelle entre ces hommes, dont
plusieurs devaient mourir dans l'exil. On adressa a Victor Hugo des
paroles d'adieu, auxquelles il repondit:

Freres proscrits, amis belges,

En repondant a tant de cordiales paroles qui s'adressent a moi,
souffrez que je ne parle pas de moi et trouvez bon que je m'oublie.
Qu'importe ce qui m'arrive! J'ai ete exile de France pour avoir
combattu le guet-apens de decembre et m'etre collete avec la trahison;
je suis exile de Belgique pour avoir fait _Napoleon le Petit_. Eh
bien! je suis banni deux fois, voila tout. M. Bonaparte m'a traque
a Paris, il me traque a Bruxelles; le crime se defend; c'est tout
simple. J'ai fait mon devoir, et je continuerai de faire mon devoir.
N'en parlons plus. Certes, je souffre de vous quitter, mais est-ce que
nous ne sommes pas faits pour souffrir? Mon coeur saigne; laissons-le
saigner. Ne nous appelons-nous pas les sacrifies?

Permettez donc que je laisse de cote, ce qui me touche, pour remercier
Madier-Montjau de ses genereuses effusions, Charras de ses grandes et
belles paroles, Deschanel de sa noble et charmante eloquence, Dussoubs
et Agricol Perdiguier de leur adieu touchant, et vous-memes, nos amis
de Belgique, de vos fraternelles sympathies si fermement exprimees; je
ne sache rien de mieux, au moment de quitter cette terre hospitaliere,
au moment de nous separer peut-etre pour ne plus nous revoir, qu'une
derniere malediction a Louis Bonaparte et une derniere acclamation a
la republique.

Vive la republique, amis!

(_On crie de toutes parts_: Vive la republique! _L'orateur reprend_:)

Il y a des gens qui disent: La republique est morte. Eh bien! si elle
est morte, que le monde, absorbe a cette heure dans l'assouvissement
joyeux et brutal des interets materiels, detourne un moment la tete,
et qu'il regarde l'exil saluer le tombeau!

Proscrits, si la republique est morte, veillons le cadavre! allumons
nos ames, et laissons-les se consumer comme des cierges autour du
cercueil; restons inclines devant l'idee morte, et, apres avoir ete
ses soldats pour la defendre, soyons ses pretres pour l'ensevelir.

Mais non, la republique n'est pas morte!

Citoyens, je le declare, elle n'a jamais ete plus vivante. Elle est
dans les catacombes, ce qui est bon. Ceux-la seuls la croient morte
qui prennent les catacombes pour le tombeau. Amis, les catacombes ne
sont pas le sepulcre, les catacombes sont le berceau. Le christianisme
en est sorti la tiare en tete; la republique en sortira l'aureole au
front. La republique morte, grand Dieu! mais elle est immortelle! Mais
a quel moment dit-on cela! au moment ou elle a, en France seulement,
deux mille massacres, douze cents supplicies, dix mille deportes,
quarante mille proscrits! La republique morte! mais regardez donc
autour de vous. La terre d'exil, les pontons, les bagnes, Bellisle,
Mazas, l'Afrique, Cayenne, les fosses du Champ de Mars, le cimetiere
Montmartre, sont pleins de sa vie! Citoyens, la democratie, la
liberte, la republique est notre religion a nous. Eh bien! passez-moi
cette expression, les martyrs sont le combustible des religions. Plus
il y en a dans le brasier, plus la flamme monte, plus l'idee grandit,
plus, la verite illumine. A cette heure, proscrits, je le repete, la
republique est plus vivante et plus eblouissante que jamais, ayant
pour splendeur toutes vos miseres.

Et, au besoin, je n'en voudrais pas d'autre preuve que ce reflet d'on
ne sait quelle aurore qui eclaire en ce moment tous vos visages, a
vous, bannis, qui m'entourez. Qu'y a-t-il en effet dans vos yeux et
sur vos fronts? La joie. La sainte joie des victimes. Sans compter la
ville natale evanouie, la fortune perdue, le travail brise, le pain
qui manque, les habitudes rompues, le foyer detruit, chacun de vous a
au coeur un pere, une mere, des freres, des enfants, dont il a fallu
se separer, une femme aimee et quittee, quelque amour meurtri et
saignant; vous souffrez, vous vous tordez sur ces charbons ardents;
mais vous levez la tete, et votre oeil dit: nous sommes contents.
C'est que vous savez que la republique, votre foi, votre idee-patrie,
puise une vie nouvelle dans vos tortures. Vos douleurs sont une
affirmation. Le bucher flamboie; le martyr rayonne.

Vive la republique, citoyens!

(_On crie_: Vive la republique! _Une voix dit_: Un mot aux amis
belges! _Victor Hugo continue_:)

Je viens d'entendre une voix me crier: un mot aux amis belges! Est-ce
que vous croyez par hasard que je vais les oublier? (_Non! non!_) Les
oublier dans cet adieu! eux qui nous ont suivis jusqu'ici, eux qui
nous entourent a cette heure de leur foule intelligente et cordiale,
eux qui blament si energiquement les faiblesses de leur gouvernement,
les oublier! jamais! Petite nation, ils se sont conduits comme un
grand peuple. Ils sont accourus au-devant de nous,--vous vous en
souvenez, bannis!--quand nous arrivions a leur frontiere apres le 2
decembre, proscrits, chasses, poursuivis, la sueur au front, l'oreille
encore pleine de la rumeur du combat, la glorieuse boue des barricades
a nos habits! ils n'ont pas repousse notre adversite; ils n'ont pas
eu peur de notre contagion; gloire a eux! ils ont fait, grandement
et simplement, asseoir a leur foyer cette espece de pestiferes qu'on
appelle les vaincus.

Amis belges, j'arrive donc a vous sans transition. Vous etes nos
hotes, c'est-a-dire nos freres. On n'a pas besoin de transition pour
tendre la main a des freres.

L'un de vous, tout a l'heure, ce vaillant Louis Labarre, songeant a M.
Bonaparte, attestait en termes eloquents votre nationalite, et jurait
de mourir pour la defendre. C'est bien; je l'approuve. Nous tous
francais qui sommes ici, nous l'approuvons.

Oui, si M. Bonaparte arrive, si M. Bonaparte vous envahit, s'il vient
une nuit,--c'est son heure,--heurter vos frontieres, trainant a sa
suite, ou, pour mieux dire, poussant devant lui,--marcher en
tete n'est pas sa maniere,--poussant devant lui ce qu'il appelle
aujourd'hui la France, cette armee maintenant denationalisee, ces
regiments dont il a fait des hordes, ces pretoriens qui ont viole
l'assemblee nationale, ces janissaires qui ont sabre la constitution,
ces soldats du boulevard Montmartre, qui auraient pu etre des heros et
dont il a fait des brigands; s'il arrive a vos frontieres, cet homme,
declarant la Belgique pachalik, vous apportant la honte a vous qui
etes l'honneur, vous apportant l'esclavage a vous qui etes la liberte,
vous apportant le vol a vous qui etes la probite, oh! levez-vous,
belges, levez-vous tous! recevez Louis Bonaparte comme vos aieux les
nerviens ont recu Caligula! courez aux fourches, aux pierres, aux
faulx, aux socs de vos charrues; prenez vos couteaux, prenez vos
fusils, prenez vos carabines; sautez sur la vieille epee d'Arteveld,
sautez sur le vieux baton ferre de Coppenole, remettez, s'il le faut,
des boulets de marbre dans la grosse couleuvrine de Gand; vous en
trouverez a Notre-Dame de Hal! criez aux armes! ce n'est pas Annibal
qui est aux portes, c'est Schinderhannes! Sonnez le tocsin, battez le
rappel; faites la guerre des plaines, faites la guerre des murailles,
faites la guerre des buissons; luttez pied a pied, defendez-vous,
frappez, mourez; souvenez-vous de vos peres qui ont voulu vous leguer
la gloire, souvenez-vous de vos enfants auxquels vous devez leguer la
liberte! Empruntez a Waterloo son cri funebre: la Belgique meurt et ne
se rend pas!

Si le Bonaparte vient, faites cela!

Mais, belges, si, un jour, le front dans la lumiere, agitant au vent
joyeux des revolutions un drapeau d'une seule couleur sur lequel, vous
lirez: _Fraternite des Peuples. Etats-Unis d'Europe_,--grande, libre,
fiere, tendre, sereine, des epis et des lauriers dans les mains, la
France, la vraie France vient a vous, oh! levez-vous encore cette
fois, belges, mais pour remplacer le baton ferre par le rameau fleuri!
levez-vous, mais pour aller au-devant de la France, et pour lui dire:
Salut!

Levez-vous pour lui tendre la main, a notre mere, comme nous, ses
fils, nous vous la tendons, et pour lui ouvrir les bras comme nous
vous les ouvrons. Car cette France-la, ce ne sera pas la conquerante,
ce sera l'initiatrice; ce ne sera pas la France qui subjugue, ce sera
la France qui delivre; ce ne sera pas la France des Bonapartes, ce
sera la France des nations!

Recevez-la comme une grande amie. Accueillez-la, cette victorieuse,
comme, proscrite, vous l'avez accueillie. Car c'est elle que vous
acclamez en ce moment; car c'est la France qui est ici. C'est elle
qui, a cette heure, quelquefois meurtrie par vos gouvernants, toujours
relevee et consolee par vous, pleure a la porte de vos villes sous la
blouse de l'ouvrier ou sous le sarrau de toile du laboureur exile.

Amis, la persecution et la douleur, c'est aujourd'hui; les Etats-Unis
d'Europe, les Peuples-Freres, c'est demain. Lendemain inevitable pour
nos ennemis, infaillible pour nous. Amis, quelles que soient les
angoisses et les duretes du moment qui passe, fixons notre pensee sur
ce lendemain splendide, deja visible pour elle, sur cette immense
echeance de la liberte et de la fraternite. C'est dans cette
contemplation que vous puisez votre calme, proscrits de France.
Quelquefois, comme je vous le rappelais tout a l'heure, dans la nuit
lugubre ou vous etes, on s'etonne de voir dans vos yeux tant de
lumiere. Cette lumiere, c'est la clarte de l'avenir dont vous etes
pleins.

Citoyens francais et belges, en face des tyrans, levons haut les
nationalites; en presence de la democratie, inclinons-les. La
democratie, c'est la grande patrie. Republique universelle,
c'est patrie universelle. Au jour venu, contre les despotes, les
nationalites et les patries devront pousser le cri de guerre; l'oeuvre
faite, l'unite, la sainte unite humaine deposera au front de toutes
les nations le baiser de paix. Montons d'echelon en echelon,
d'initiation en initiation, de douleur en douleur, de misere en
misere, aux grandes formules. Que chaque degre franchi elargisse
l'horizon. Il y a quelque chose qui est au-dessus de l'allemand, du
belge, de l'italien, de l'anglais, du francais, c'est le citoyen; il
y a quelque chose qui est au-dessus du citoyen, c'est l'homme. La fin
des nations, c'est l'unite, comme la fin des racines, c'est l'arbre,
comme la fin des vents, c'est le ciel, comme la fin des fleuves,
c'est la mer. Peuples! il n'y a qu'un peuple. Vive la republique
universelle!



II

EN ARRIVANT A JERSEY

Le 5 aout 1852.


Victor Hugo ne fit que traverser l'Angleterre. Le 5 aout, il debarqua
a Jersey. Il fut recu a son arrivee par le groupe des proscrits
francais, qui l'attendaient sur le quai de Saint-Helier.

Citoyens,

Je vous remercie de votre fraternelle bienvenue. Je la rapproche avec
attendrissement de l'adieu de nos amis de Belgique. J'ai quitte
la France sur le quai d'Anvers, je la retrouve sur la jetee de
Saint-Helier.

Amis, je viens de voir en Belgique un touchant spectacle: toutes les
divisions oubliees, toutes les nuances republicaines reconciliees; une
concorde profonde, tous les systemes rallies au drapeau de l'Idee,
le rapprochement des proscrits dans les bras de l'affliction; chacun
cherchant son adversaire pour en faire son ami, et son ennemi, pour en
faire son frere; toutes les rancunes evanouies dans le doux et fier
sourire du malheur; j'ai vu cela, j'en viens, j'en ai le coeur plein,
c'est beau. Oui, toutes les mains venant les unes au-devant des
autres, tous les democrates et tous les socialistes ne faisant plus
qu'un seul republicain; pas un regard farouche, pas un front a
l'ecart; nulle exclusion; tous les passes honnetes s'acceptant, toutes
les dates de l'epreuve fraternisant, toutes les natures les plus
diverses mises d'accord, toutes, depuis les militants jusqu'aux
philosophes, depuis Charras, l'homme de guerre, jusqu'a Agricol
Perdiguier, l'homme de paix; depuis ceux qui, enfants de troupe
de l'Idee, ont eu le bonheur de naitre et de grandir dans la foi
republicaine, jusqu'a ceux qui, comme moi, nes dans d'autres rangs,
ont monte de progres en progres, d'horizon en horizon, de sacrifice en
sacrifice, a la democratie pure.

J'ai vu cela, je le repete, et c'est a nous, les nouveaux venus, d'en
feliciter la republique.

Je dis les nouveaux venus, car nous autres, les republicains d'apres
Fevrier, nous sommes, je le sais et j'y insiste, les ouvriers de la
derniere heure; mais on peut s'en vanter, quand cette derniere heure
a ete l'heure de la persecution, l'heure des larmes, l'heure du sang,
l'heure du combat, l'heure de l'exil.

J'ai vu en Belgique l'admirable spectacle de la souffrance doucement
et fermement supportee. Tous prennent part aux amertumes de l'epreuve
comme a un banquet commun. Ils s'aiment et ils croient. Oh! vous qui
etes leurs freres, laissez-moi, par une derniere illusion, prolonger
ici l'adieu que je leur ai fait! Laissez-moi glorifier ces hommes qui
souffrent si bien! ces ouvriers arraches a la ville qui nourrissait
leur corps et illuminait leur intelligence, ces paysans deracines du
champ natal; et les autres non moins meritants, lettres, professeurs,
artistes, avocats, notaires, medecins, car toutes les professions ont
eu tous les courages; laissez-moi glorifier ces bannis, ces chasses,
ces persecutes, et, au milieu de tous, ces representants du peuple
qui, apres avoir lutte trois ans a la tribune contre une coalition de
reactions, de trahisons et de haines, ont lutte quatre jours dans la
rue contre une armee! Ces representants, je les ai connus, ils sont
mes amis, laissez-moi vous en parler, permettez-moi ces effusions,
je les ai vus dans les melees; je les ai vus sur le penchant des
catastrophes; j'ai vu leur calme dans les barricades; j'ai vu, ce qui
est plus rare que le courage militaire, leur front intrepide dans les
luttes parlementaires, pendant que l'avenir mysterieux les menacait,
pendant que les fureurs de la majorite s'acharnaient sur eux, pendant
que la presse monarchique, c'est-a-dire anarchique, les insultait, que
les journaux bonapartistes, complices des premeditations sinistres de
l'Elysee, leur prodiguaient a dessein la boue et l'injure, et que la
calomnie les faisait bons pour la proscription.

Je les ai vus ensuite apres l'ecroulement, dans la peine, dans la
grande epreuve, conduisant au desert de l'exil la lugubre colonne des
sacrifies, et, moi qui les aimais, je les ai admires.

Voila ce que j'ai vu en Belgique, voila, je le sais, ce que je vais
revoir ici. Car ce grand exemple de la concorde des proscrits, dont la
France a besoin, ce beau spectacle de la fraternite pratiquee devant
lequel tombent les calomnies, la Belgique, certes, n'est point la
seule a le donner. Il se retrouve sur tous les autres radeaux de la
Meduse, sur tous les autres points ou les naufrages de la proscription
se sont groupes; il se retrouve particulierement a Jersey. Je vous en
remercie, amis, au nom de notre malheur!

Oh! scellons, consolidons, cimentons cette concorde! abjurons toute
dissidence et tout desaccord! puisque nous n'avons plus qu'une couleur
a notre drapeau, la pourpre, n'ayons plus qu'un sentiment dans nos
ames, la fraternite! La France, je le repete, a besoin de nous savoir
unis. Divises, nous la troublons; unis, nous la rassurons. Soyons unis
pour etre forts, et soyons unis pour etre heureux!

Heureux! quel mot! Et peut-on le prononcer, helas, quand la patrie
est loin, quand la liberte est morte? Oui, si l'on aime. S'aimer dans
l'affliction, c'est le bonheur du malheur.

Et comment ne nous aimerions-nous pas? Y a-t-il quelque douleur qui
n'ait pas ete egalement partagee a tous? Nous avons le meme malheur
et la meme esperance. Nous avons sur la tete le meme ciel et le meme
exil. Ce que vous pleurez, je le pleure; ce que vous regrettez, je
le regrette; ce que vous esperez, je l'attends. Etant pareils par le
sort, comment ne serions-nous pas freres par l'esprit? La larme que
nous avons dans les yeux s'appelle France, le rayon que nous avons
dans la pensee s'appelle republique. Aimons-nous! Souffrir ensemble,
c'est deja s'aimer. L'adversite, en percant nos coeurs du meme glaive,
les a traverses du meme amour.

Aimons-nous pour la patrie absente! aimons-nous pour la republique
egorgee! aimons-nous contre l'ennemi commun!

Notre but, c'est un seul peuple; notre point de depart, ce doit etre
une seule ame. Ebauchons l'unite par l'union.

Citoyens, vive la republique! Proscrits, vive la France!



III

DECLARATION A PROPOS DE L'EMPIRE

Jersey, 31 octobre 1852.


AU PEUPLE

Citoyens,

L'empire va se faire. Faut-il voter? Faut-il continuer de s'abstenir?
Telle est la question qu'on nous adresse.

Dans le departement de la Seine, un certain nombre de republicains, de
ceux qui, jusqu'a ce jour, se sont abstenus, comme ils le devaient, de
prendre part, sous quelque forme que ce fut, aux actes du gouvernement
de M. Bonaparte, sembleraient aujourd'hui ne pas etre eloignes de
penser qu'a l'occasion de l'empire une manifestation opposante de la
ville de Paris, par la voie du scrutin, pourrait etre utile, et que le
moment serait peut-etre venu d'intervenir dans le vote. Ils ajoutent
que, dans tous les cas, le vote pourrait etre un moyen de recensement
pour le parti republicain; grace au vote, on se compterait.

Ils nous demandent conseil.

Notre reponse sera simple; et ce que nous dirons pour Paris, peut etre
dit pour tous les departements.

Nous ne nous arreterons point a faire remarquer que M. Bonaparte ne
s'est pas decide a se declarer empereur sans avoir au prealable arrete
avec ses complices le nombre de voix dont il lui convient de depasser
les 7,500,000 de son 20 decembre. A l'heure qu'il est, huit millions,
neuf millions, dix millions, son chiffre est fait. Le scrutin n'y
changera rien. Nous ne prendrons pas la peine de vous rappeler ce que
c'est que le "suffrage universel" de M. Bonaparte, ce que c'est que
les scrutins de M. Bonaparte. Manifestation de la ville de Paris ou de
la ville de Lyon, recensement du parti republicain, est-ce que cela
est possible? Ou sont les garanties du scrutin? ou est le controle?
ou sont les scrutateurs? ou est la liberte? Songez a toutes ces
derisions. Qu'est-ce qui sort de l'urne? la volonte de M. Bonaparte.
Pas autre chose. M. Bonaparte a les clefs des boites dans sa main, les
Oui et les Non dans sa main, le vote dans sa main. Apres le travail
des prefets et des maires termine, ce gouvernant de grands chemins
s'enferme tete-a-tete avec le scrutin, et le depouille. Pour lui,
ajouter ou retrancher des voix, alterer un proces-verbal, inventer
un total, fabriquer un chiffre, qu'est-ce que c'est? un mensonge,
c'est-a-dire peu de chose; un faux, c'est-a-dire rien.

Restons dans les principes, citoyens. Ce que nous avons a vous dire,
le voici:

M. Bonaparte trouve que l'instant est venu de s'appeler majeste. Il
n'a pas restaure un pape pour le laisser a rien faire; il entend etre
sacre et couronne. Depuis le 2 decembre, il a le fait, le despotisme;
maintenant il veut le mot, l'empire. Soit.

Nous, republicains, quelle est notre fonction? quelle doit etre notre
attitude?

Citoyens, Louis Bonaparte est hors la loi; Louis Bonaparte est hors
l'humanite. Depuis dix mois que ce malfaiteur regne, le droit a
l'insurrection est en permanence et domine toute la situation. A
l'heure ou nous sommes, un perpetuel appel aux armes est au fond des
consciences. Or, soyons tranquilles, ce qui se revolte dans toutes les
consciences arrive bien vite a armer tous les bras.

Amis et freres! en presence de ce gouvernement infame, negation de
toute morale, obstacle a tout progres social, en presence de ce
gouvernement meurtrier du peuple, assassin de la republique et
violateur des lois, de ce gouvernement ne de la force et qui doit
perir par la force, de ce gouvernement eleve par le crime et qui doit
etre terrasse par le droit, le francais digne du nom de citoyen ne
sait pas, ne veut pas savoir s'il y a quelque part des semblants de
scrutin, des comedies de suffrage universel et des parodies d'appel a
la nation; il ne s'informe pas s'il y a des hommes qui votent et des
hommes qui font voter, s'il y a un troupeau qu'on appelle le senat
et qui delibere et un autre troupeau qu'on appelle le peuple et qui
obeit; il ne s'informe pas si le pape va sacrer au maitre-autel
de Notre-Dame l'homme qui,--n'en doutez pas, ceci est l'avenir
inevitable,--sera ferre au poteau par le bourreau;--en presence de M.
Bonaparte et de son gouvernement, le citoyen digne de ce nom ne
fait qu'une chose et n'a qu'une chose a faire: charger son fusil et
attendre l'heure.



IV

BANQUET POLONAIS

ANNIVERSAIRE DE LA REVOLUTION DE POLOGNE

29 novembre 1852.


Proscrits de Pologne,

Vous prononcez mon nom au milieu de cette fete, destinee a honorer vos
grandes luttes. Vous me faites appel. Je me leve.

Cette solennite m'est chere. Elle m'est chere doublement, et
savez-vous pourquoi, citoyens? ce n'est pas seulement parce qu'elle
rappelle a nos memoires votre heroique reveil de 1830, c'est aussi,
c'est surtout parce qu'elle glorifie une revolution, au jour, presqu'a
l'heure ou la servitude vote l'empire.

Oui, ceci me plait, ceci me convient. Cette communion, a laquelle
j'assiste, cette communion de la France exilee et de la Pologne
proscrite dans un illustre souvenir, dans une date memorable, a le
haut caractere d'un acte de foi. Oui, citoyens, c'est au moment ou il
semble que les cercueils se ferment qu'il faut affirmer la vie.

Qu'aujourd'hui, ici, dans cette ile, a l'instant ou, en France, on
salue empereur le bandit du 2 decembre, que vos voix genereuses, que
vos paroles inspirees, que vos chants patriotiques repondent, comme un
echo de la conscience humaine, a ces acclamations infames!

Et maintenant, permettez-moi de me recueillir en presence de la date
qui nous rassemble et que je vois inscrite sur ce mur.

La Pologne! le 29 novembre 1830! quelle nation! quel anniversaire!
Citoyens, aujourd'hui, tout au travers de cet amas enorme de contrats
execrables qui constituent ce que les chancelleries appellent le
droit public actuel de l'Europe, au milieu de ces brocantages de
territoires, de ces achats de peuples, de ces ventes de nations, au
milieu de ce tas odieux de parchemins scelles de tous les sceaux
imperiaux et royaux qui a pour premiere page le traite de partage, de
1772 et pour derniere page le traite de partage de 1815, on voit un
trou, un trou profond, terrible, menacant, une plaie beante qui perce
la liasse de part en part. Et ce trou, qui l'a fait? le sabre de la
Pologne. En combien de coups? en un seul. Et quel jour? le 29 novembre
1830.

Le 29 novembre 1830, la Pologne a senti que le moment etait venu
d'empecher la prescription de sa nationalite, et ce jour-la, elle a
donne ce coup de sabre effrayant.

Depuis, ce sabre a ete brise. _L'ordre_, on a dit ce mot hideux,
_l'ordre a regne a Varsovie!_ Ce peuple, qui etait un heros, est
redevenu un esclave et a repris sa souquenille de galerien. Des
princes dignes du bagne ont remis a la chaine ce forcat digne de
l'aureole.

O polonais, vous avez presque le droit de vous tourner vers nous, fils
de l'Europe, avec amertume. Mon coeur se serre en songeant a vous. Le
traite de 1772, perpetre et commis a la face de la France, en pleine
lumiere de la philosophie et de la civilisation, dans ce plein midi
que Voltaire et Rousseau faisaient sur le monde, le traite de 1772
est la grande tache du dix-huitieme siecle comme le 2 decembre est
la grande honte du dix-neuvieme. Pendant toute une longue periode
historique,--et je n'ai pas attendu ce jour pour le dire, je le
rappelais le 19 mars 1846 a l'assemblee politique dont je faisais
partie,--depuis les premieres annees de Henri II jusqu'aux dernieres
annees de Louis XIV, la Pologne a couvert le continent, periodiquement
epouvante par la crue formidable des turcs. L'Europe a vecu, a grandi,
a pense, s'est developpee, a ete heureuse, est devenue Europe derriere
ce boulevard. La barbarie, maree montante, ecumait sur la Pologne
comme l'ocean sur la falaise, et la Pologne disait a la barbarie comme
la falaise a l'ocean: tu n'iras pas plus loin. Cela a dure trois cents
ans.

Quelle a ete la recompense? Un beau jour, l'Europe, que la Pologne
avait sauvee de la Turquie, a livre la Pologne a la Russie. Et,
aveuglement qui est un chatiment! en commettant un crime, l'Europe
ne s'est pas apercue qu'elle faisait une sottise. La situation
continentale avait change; la menace ne venait plus du meme cote. Le
dix-huitieme siecle, preparation en toute chose du dix-neuvieme, est
marque par la decroissance du sultan et par la croissance du czar.
L'Europe ne s'etait pas rendu compte de ce phenomene. Pierre Ier, et
son rude precepteur Charles XII, avaient change la Moscovie en Russie.
Dans la seconde moitie du dix-huitieme siecle, la Turquie s'en allait,
la Russie arrivait. La gueule ouverte desormais, ce n'etait plus la
Turquie, c'etait la Russie. Le rugissement sourd qu'on entendait ne
venait plus de Stamboul, il venait de Petersbourg. Le peril s'etait
deplace, mais la Pologne etait restee. Chose frappante, elle etait
providentiellement placee aussi bien pour resister aux russes que pour
repousser les turcs. Cette situation etant donnee, en 1772, qu'a fait
l'Europe? La Pologne etait la sentinelle. L'Europe l'a livree. A qui?
a l'ennemi.

Et qui a fait cette chose sans nom? les diplomates, les cervelles
politiques du temps, les hommes d'etat de profession. Or, ce n'est pas
seulement ingrat, c'est inepte. Ce n'est pas seulement infame, c'est
bete.

Aujourd'hui, l'Europe porte la peine du crime. A son tour, le cadavre
de la Pologne livre l'Europe a la Russie.

Et la Russie, citoyens, est un bien autre peril que n'etait la
Turquie. Toutes deux sont l'Asie; mais la Turquie etait l'Asie chaude,
coloree, ardente, la lave qui met le feu, mais qui peut feconder; la
Russie est l'Asie froide, l'Asie pale et glacee, l'Asie morte, la
pierre du sepulcre qui tombe et ne se releve plus. La Turquie, ce
n'etait que l'islamisme; c'etait feroce, mais cela n'avait pas de
systeme. La Russie est quelque chose d'autrement redoutable, c'est le
passe debout, qui s'obstine a vivre et a epouser le present. Mieux
vaut la morsure d'un leopard que l'etreinte d'un spectre. La Turquie
n'attaquait qu'une forme de civilisation, le christianisme, forme dont
la face catholique est deja morte; la Russie, elle, veut etouffer
toute la civilisation d'un coup et a la fois dans la democratie.
Ce qu'elle veut tuer, c'est la revolution, c'est le progres, c'est
l'avenir. Il semble que le despotisme russe se soit dit: j'ai un
ennemi, l'esprit humain.

Je resume ceci d'un mot. Apres les turcs, la Grece a survecu; l'Europe
ne survivrait pas apres les russes.

O polonais, je vous le dis du fond de l'ame, je vous admire. Vous etes
les aines de la persecution. Cette coupe d'amertume ou nous buvons
aujourd'hui, nous y trouvons la trace de vos levres. Vous portez les
chevrons de l'exil. Vos freres sont en Siberie comme les notres sont
en Afrique. Bannis de Pologne, les proscrits de France vous saluent.

Nous saluons ton histoire, peuple polonais, bon peuple! Leve la tete
dans ton accablement. Tu es grand, gisant sur le fumier russe. O Job
des nations, tes plaies, sont des gloires.

Nous saluons ton histoire et l'histoire de tous les peuples qui ont
souffert et qui ont lutte.

Cette reunion, cette date auguste, 29 novembre 1830, evoquent a nos
yeux tous les grands souvenirs revolutionnaires, tous les grands
hommes liberateurs, et, dans notre reconnaissance religieuse et
profonde, nous convions Kosciuszko, Washington, Bolivar, Botzaris,
tous les vaillants lutteurs du progres, tous les glorieux martyrs
de l'idee, a ces saintes agapes de la proscription. Ici, dans cette
salle, est-ce qu'il ne vous semble pas comme a moi les voir au-dessus
de nos tetes? Est-ce qu'il n'y a pas la, autour de cette date
splendide, comme une nuee lumineuse ou ces triomphateurs, nos
vrais ancetres, nous apparaissent et nous sourient? Regardez-les,
contemplez-les comme moi, ces transfigures! Eux aussi ont souffert.
Au jour mysterieux qui sort de la tombe, ceux qui n'etaient que des
hommes deviennent des demi-dieux, et les couronnes d'epines qui
faisaient saigner le front des vivants se changent en couronnes de
lauriers et font rayonner le front des fantomes.

Citoyens, cinq nations sont ici representees, la Pologne, la Hongrie,
l'Allemagne, l'Italie et la France, cinq nations illustres devant le
genre humain, aujourd'hui couchees dans la fosse.

Les hommes de despotisme en fremissent de joie. Leur joie a tort. Je
ne me lasserai jamais de le redire, quoique assassinees, ces grandes
nations ne sont pas mortes. Les tyrans, qui n'ont pas d'ame, ne savent
pas que les peuples en ont une.

Quand les tyrans ont scelle sur un peuple la pierre du tombeau,
qu'est-ce qu'ils ont fait? Ils croient avoir enferme une nation dans
la tombe, ils y ont enferme une idee. Or, la tombe ne fait rien a qui
ne meurt pas, et l'idee est immortelle. Citoyens, un peuple n'est pas
une chair; un peuple est une pensee! Qu'est-ce que la Pologne? c'est
l'independance. Qu'est-ce que l'Allemagne? c'est la vertu. Qu'est-ce
que la Hongrie? c'est l'heroisme. Qu'est-ce que l'Italie? c'est la
gloire. Qu'est-ce que la France? c'est la liberte. Citoyens, le jour
ou l'independance, la vertu, l'heroisme, la gloire et la liberte
mourront, ce jour-la, ce jour-la seulement, la Pologne, l'Allemagne,
la Hongrie, l'Italie et la France seront mortes.

Ce jour-la, citoyens, l'ame du monde aurait disparu.

Or, l'ame du monde, c'est Dieu.

Citoyens, buvons a l'idee qui ne meurt pas! buvons aux peuples qui
ressuscitent!



1853

_Les proscrits meurent.--La guerre eclate. Paroles d'esperance sur les
tombeaux et sur les peuples_.



I

SUR LA TOMBE DE JEAN BOUSQUET AU CIMETIERE SAINT-JEAN, A JERSEY

20 avril 1853.


Victor Hugo a Jersey habitait une solitude, une maison appelee
Marine-Terrace, isolee au bord de la mer.

Cependant les proscrits commencaient a mourir. Un homme ne doit pas
etre mis dans la tombe sans qu'une parole soit dite qui aille de lui a
Dieu.

Les proscrits vinrent trouver Victor Hugo, et lui demanderent de dire,
au nom de tous, cette parole.

Citoyens,

L'homme auquel nous sommes venus dire l'adieu supreme, Jean Bousquet,
de Tarn-et-Garonne, fut un energique soldat de la democratie. Nous
l'avons vu, proscrit inflexible, deperir douloureusement au milieu de
nous. Le mal le rongeait; il se sentait lentement empoisonne par le
souvenir de tout ce qu'on laisse derriere soi; il pouvait revoir les
etres absents, les lieux aimes, sa ville, sa maison; il pouvait revoir
la France, il n'avait qu'un mot a dire, cette humiliation execrable
que M. Bonaparte appelle amnistie ou grace s'offrait a lui, il l'a
chastement repoussee, et il est mort. Il avait trente-quatre ans.
Maintenant le voila! (_L'orateur montre la fosse._)

Je n'ajouterai pas un eloge a cette simple vie, a cette grande mort.
Qu'il repose en paix, dans cette fosse obscure ou la terre va le
couvrir, et ou son ame est allee retrouver les esperances eternelles
du tombeau!

Qu'il dorme ici, ce republicain, et que le peuple sache qu'il y a
encore des coeurs fiers et purs, devoues a sa cause! Que la republique
sache qu'on meurt plutot que de l'abandonner! Que la France sache
qu'on meurt parce qu'on ne la voit plus!

Qu'il dorme, ce patriote, au pays de l'etranger! Et nous, ses
compagnons de lutte et d'adversite, nous qui lui avons ferme les yeux,
a sa ville natale, a sa famille, a ses amis, s'ils nous demandent:
Ou est-il? nous repondrons: Mort dans l'exil! comme les soldats
repondaient au nom de Latour d'Auvergne: Mort au champ d'honneur!

Citoyens! aujourd'hui, en France, les apostasies sont en joie. La
vieille terre du 14 juillet et du 10 aout assiste a l'epanouissement
hideux des turpitudes et a la marche triomphale des traitres. Pas une
indignite qui ne recoive immediatement une recompense. Ce maire a
viole la loi, on le fait prefet; ce soldat a deshonore le drapeau, on
le fait general; ce pretre a vendu la religion, on le fait eveque; ce
juge a prostitue la justice, on le fait senateur; cet aventurier, ce
prince a commis tous les crimes, depuis les vilenies devant lesquelles
reculerait un filou jusqu'aux horreurs devant lesquelles reculerait un
assassin, il passe empereur. Autour de ces hommes, tout est fanfares,
banquets, danses, harangues, applaudissements, genuflexions. Les
servilites viennent feliciter les ignominies. Citoyens, ces hommes ont
leurs fetes; eh bien! nous aussi nous avons les notres. Quand un de
nos compagnons de bannissement, devore par la nostalgie, epuise par la
fievre lente des habitudes rompues et des affections brisees, apres
avoir bu jusqu'a la lie toutes les agonies de la proscription,
succombe enfin et meurt, nous suivons sa biere couverte d'un drap
noir; nous venons au bord de la fosse; nous nous mettons a genoux,
nous aussi, non devant le succes, mais devant le tombeau; nous nous
penchons sur notre frere enseveli et nous lui disons:--Ami! nous
te felicitons d'avoir ete vaillant, nous te felicitons d'avoir ete
genereux et intrepide, nous te felicitons d'avoir ete fidele, nous
te felicitons d'avoir donne a ta foi jusqu'au dernier souffle de ta
bouche, jusqu'au dernier battement de ton coeur, nous te felicitons
d'avoir souffert, nous te felicitons d'etre mort!--Puis nous relevons
la tete, et nous nous en allons le coeur plein d'une sombre joie. Ce
sont la les fetes de l'exil.

Telle est la pensee austere et sereine qui est au fond de toutes
nos ames; et devant ce sepulcre, devant ce gouffre ou il semble que
l'homme s'engloutit, devant cette sinistre apparence du neant, nous
nous sentons consolides dans nos principes et dans nos certitudes;
l'homme convaincu n'a jamais le pied plus ferme que sur la terre,
mouvante du tombeau; et, l'oeil fixe sur ce mort, sur cet etre
evanoui, sur cette ombre qui a passe, croyants inebranlables, nous
glorifions celle qui est immortelle et celui qui est eternel, la
liberte et Dieu!

Oui, Dieu! Jamais une tombe ne doit se fermer sans que ce grand mot,
sans que ce mot vivant y soit tombe. Les morts le reclament, et ce
n'est pas nous qui le leur refuserons. Que le peuple religieux et
libre au milieu duquel nous vivons le comprenne bien, les hommes du
progres, les hommes de la democratie, les hommes de la revolution
savent que la destinee de l'ame est double, et l'abnegation qu'ils
montrent dans cette vie prouve combien ils comptent profondement sur
l'autre. Leur foi dans ce grand et mysterieux avenir resiste meme au
spectacle repoussant que nous donne depuis le 2 decembre le clerge
catholique asservi. Le papisme romain en ce moment epouvante la
conscience humaine. Ah! je le dis, et j'ai le coeur plein d'amertume,
en songeant a tant d'abjection et de honte, ces pretres, qui, pour de
l'argent, pour des palais, des mitres et des crosses, pour l'amour des
biens temporels, benissent et glorifient le parjure, le meurtre et la
trahison, ces eglises ou l'on chante _Te Deum_ au crime couronne,
oui, ces eglises, oui, ces pretres suffiraient pour ebranler les
plus fermes convictions dans les ames les plus profondes, si l'on
n'apercevait, au-dessus de l'eglise, le ciel, et, au-dessus du pretre,
Dieu!

Et ici, citoyens, sur le seuil de cette tombe ouverte, au milieu de
cette foule recueillie qui environne cette fosse, le moment est venu
de semer, pour qu'elle germe dans toutes les consciences, une grave et
solennelle parole.

Citoyens, a l'heure ou nous sommes, heure fatale et qui sera comptee
dans les siecles, le principe absolutiste, le vieux principe du passe,
triomphe par toute l'Europe; il triomphe comme il lui convient de
triompher, par le glaive, par la hache, par la corde et le billot,
par les massacres, par les fusillades, par les tortures, par les
supplices. Le despotisme, ce Moloch entoure d'ossements, celebre a la
face du soleil ses effroyables mysteres sous le pontificat sanglant
des Haynau, des Bonaparte et des Radetzky. Potences en Hongrie,
potences en Lombardie, potences en Sicile; en France, la guillotine,
la deportation et l'exil. Rien que dans les etats du pape, et je cite
le pape qui s'intitule _le roi de douceur_, rien que dans les etats du
pape, dis-je, depuis trois ans, seize cent quarante-quatre patriotes,
le chiffre est authentique, sont morts fusilles ou pendus, sans
compter les innombrables morts ensevelis vivants dans les cachots et
les oubliettes. Au moment ou je parle, le continent, comme aux plus
odieux temps de l'histoire, est encombre d'echafauds et de cadavres;
et, le jour ou la revolution voudrait se faire un drapeau des linceuls
de toutes les victimes, l'ombre de ce drapeau noir couvrirait
l'Europe.

Ce sang, tout ce sang qui coule, de toutes parts, a ruisseaux, a
torrents, democrates, c'est le votre.

Eh bien, citoyens, en presence de cette saturnale de massacre et de
meurtre, en presence de ces infames tribunaux ou siegent des assassins
en robe de juges, en presence de tous ces cadavres chers et sacres,
en presence de cette lugubre et feroce victoire des reactions, je le
declare solennellement, au nom des proscrits de Jersey qui m'en
ont donne le mandat, et j'ajoute au nom de tous les proscrits
republicains, car pas une voix de vrai republicain ayant quelque
autorite ne me dementira, je le declare devant ce cercueil d'un
proscrit, le deuxieme que nous descendons dans la fosse depuis dix
jours, nous les exiles, nous les victimes, nous abjurons, au jour
inevitable et prochain du grand denument revolutionnaire, nous
abjurons toute volonte, tout sentiment, toute idee de represailles
sanglantes!

Les coupables seront chaties, certes, tous les coupables, et chaties
severement, il le faut; mais pas une tete ne tombera; pas une goutte
de sang, pas une eclaboussure d'echafaud ne tachera la robe immaculee
de la republique de Fevrier. La tete meme du brigand de decembre sera
respectee avec horreur par le progres. La revolution fera de cet homme
un plus grand exemple en remplacant sa pourpre d'empereur par la
casaque de forcat. Non, nous ne repliquerons pas a l'echafaud par
l'echafaud. Nous repudions la vieille et inepte loi du talion. Comme
la monarchie, le talion fait partie du passe; nous repudions le passe.
La peine de mort, glorieusement abolie par la republique en 1848,
odieusement retablie par Louis Bonaparte, reste abolie pour nous,
abolie a jamais. Nous avons emporte dans l'exil le depot sacre du
progres; nous le rapporterons a la France fidelement. Ce que nous
demandons a l'avenir, ce que nous voulons de lui, c'est la justice, ce
n'est pas la vengeance. D'ailleurs, de meme que pour avoir a jamais le
degout des orgies, il suffisait aux spartiates d'avoir vu des esclaves
ivres de vin, a nous republicains, pour avoir a jamais horreur des
echafauds, il nous suffit de voir les rois ivres de sang.

Oui, nous le declarons, et nous attestons cette mer qui lie Jersey
a la France, ces champs, cette calme nature qui nous entoure, cette
libre Angleterre qui nous ecoute, les hommes de la revolution, quoi
qu'en disent les abominables calomnies bonapartistes, rentreront en
France, non comme des exterminateurs, mais comme des freres! Nous
prenons a temoin de nos paroles ce ciel sacre qui rayonne au-dessus de
nos tetes et qui ne verse dans nos ames que des pensees de concorde et
de paix! nous attestons ce mort qui est la dans cette fosse et qui,
pendant que je parle, murmure a voix basse dans son suaire: Oui,
freres, repoussez la mort! je l'ai acceptee pour moi, je n'en veux pas
pour autrui!

La republique, c'est l'union, l'unite, l'harmonie, la lumiere, le
travail creant le bien-etre, la suppression des conflits d'homme a
homme et de nation a nation, la fin des exploitations inhumaines,
l'abolition de la loi de mort, et l'etablissement de la loi de vie.

Citoyens, cette pensee est dans vos esprits, et je n'en suis que
l'interprete; le temps des sanglantes et terribles necessites
revolutionnaires est passe; pour ce qui reste a faire, l'indomptable
loi du progres suffit. D'ailleurs, soyons tranquilles, tout combat
avec nous dans les grandes batailles qui nous restent a livrer;
batailles dont l'evidente necessite n'altere pas la serenite des
penseurs; batailles dans lesquelles l'energie revolutionnaire egalera
l'acharnement monarchique; batailles dans lesquelles la force unie
au droit terrassera la violence alliee a l'usurpation; batailles
superbes, glorieuses, enthousiastes, decisives, dont l'issue n'est pas
douteuse, et qui seront les Tolbiac, les Hastings et les Austerlitz de
la democratie. Citoyens, l'epoque de la dissolution du vieux monde
est arrivee. Les antiques despotismes sont condamnes par la loi
providentielle; le temps, ce fossoyeur courbe dans l'ombre, les
ensevelit; chaque jour qui tombe les enfouit plus avant dans le neant.
Dieu jette les annees sur les trones comme nous jetons les pelletees
de terre sur les cercueils.

Et maintenant, freres, au moment de nous separer, poussons le cri de
triomphe, poussons le cri du reveil; comme je vous le disais il y a
quelques mois a propos de la Pologne, c'est sur les tombes qu'il faut
parler de resurrection. Certes, l'avenir, un avenir prochain, je le
repete, nous promet en France la victoire de l'idee democratique,
l'avenir nous promet la victoire de l'idee sociale; mais il nous
promet plus encore, il nous promet sous tous les climats, sous tous
les soleils, dans tous les continents, en Amerique aussi bien qu'en
Europe, la fin de toutes les oppressions et de tous les esclavages.
Apres les rudes epreuves que nous subissons, ce qu'il nous faut, ce
n'est pas seulement l'emancipation de telle ou telle classe qui a
souffert trop longtemps, l'abolition de tel ou tel privilege, la
consecration de tel ou tel droit; cela, nous l'aurons; mais cela ne
nous suffit pas; ce qu'il nous faut, ce que nous obtiendrons, n'en
doutez pas, ce que pour ma part, du fond de cette nuit sombre de
l'exil, je contemple d'avance avec l'eblouissement de la joie,
citoyens, c'est la delivrance de tous les peuples, c'est
l'affranchissement de tous les hommes! Amis, nos souffrances
engagent Dieu. Il nous en doit le prix. Il est debiteur fidele, il
s'acquittera. Ayons donc une foi virile, et faisons avec transport
notre sacrifice. Opprimes de toutes les nations, offrez vos plaies;
polonais, offrez vos miseres; hongrois, offrez votre gibet; italiens,
offrez votre croix; heroiques deportes de Cayenne et d'Afrique, nos
freres, offrez votre chaine; proscrits, offrez votre proscription; et
toi, martyr, offre ta mort a la liberte du genre humain.



II

SUR LA TOMBE DE LOUISE JULIEN

CIMETIERE DE SAINT-JEAN

26 juillet 1853.


Citoyens,

Trois cercueils en quatre mois.

La mort se hate, et Dieu nous delivre un a un.

Nous ne t'accusons pas, nous te remercions, Dieu puissant qui nous
rouvres, a nous exiles, les portes de la patrie eternelle!

Cette fois, l'etre inanime et cher que nous apportons a la tombe,
c'est une femme.

Le 21 janvier dernier, une femme fut arretee chez elle par le sieur
Boudrot, commissaire de police a Paris. Cette femme, jeune encore,
elle avait trente-cinq ans; mais estropiee et infirme, fut envoyee
a la prefecture et enfermee dans la cellule no. 1, dite _cellule
d'essai_. Cette cellule, sorte de cage de sept a huit pieds carres a
peu pres, sans air et sans jour, la malheureuse prisonniere l'a peinte
d'un mot; elle l'appelle: _cellule-tombeau_; elle dit, je cite ses
propres paroles: " C'est dans cette cellule-tombeau, qu'estropiee,
malade, j'ai passe vingt et un jours, collant mes levres d'heure en
heure contre le treillage pour aspirer un peu d'air vital et ne pas
mourir." [Note: Voir _les Bagnes d'Afrique et la Transportation de
decembre_, par Ch. Ribeyrolles, p. 199.]--Au bout de ces vingt et un
jours, le 14 fevrier, le gouvernement de decembre mit cette femme
dehors et l'expulsa. Il la jeta a la fois hors de la prison et hors de
la patrie. La proscrite sortait du cachot d'essai avec les germes de
la phthisie. Elle quitta la France et gagna la Belgique. Le denument
la forca de voyager toussant, crachant le sang, les poumons malades,
en plein hiver, dans le nord, sous la pluie et la neige, dans ces
affreux wagons decouverts qui deshonorent les riches entreprises des
chemins de fer. Elle arriva a Ostende; elle etait chassee de France,
la Belgique la chassa. Elle passa en Angleterre. A peine debarquee a
Londres, elle se mit au lit. La maladie contractee dans le cachot,
aggravee par le voyage force de l'exil, etait devenue menacante. La
proscrite, je devrais dire la condamnee a mort, resta gisante deux
mois et demi. Puis, esperant un peu de printemps et de soleil, elle
vint a Jersey. On se souvient encore de l'y avoir vue arriver par une
froide matinee pluvieuse, a travers les brumes de la mer, ralant et
grelottant sous sa pauvre robe de toile toute mouillee. Peu de jours
apres son arrivee, elle se coucha; elle ne s'est plus relevee.

Il y a trois jours elle est morte.

Vous me demanderez ce qu'etait cette femme et ce qu'elle avait fait
pour etre traitee ainsi; je vais vous le dire.

Cette femme, par des chansons patriotiques, par de sympathiques et
cordiales paroles, par de bonnes et civiques actions, avait rendu
celebre, dans les faubourgs de Paris, le nom de Louise Julien sous
lequel le peuple la connaissait et la saluait. Ouvriere, elle avait
nourri sa mere malade; elle l'a soignee et soutenue dix ans. Dans les
jours de lutte civile, elle faisait de la charpie; et, boiteuse et se
trainant, elle allait dans les ambulances, et secourait les blesses de
tous les partis. Cette femme du peuple etait un poete, cette femme du
peuple etait un esprit; elle chantait la republique, elle aimait la
liberte, elle appelait ardemment l'avenir fraternel de toutes les
nations et de tous les hommes; elle croyait a Dieu, au peuple, au
progres, a la France; elle versait autour d'elle, comme un vase, dans
les esprits des proletaires, son grand coeur plein d'amour et de foi.
Voila ce que faisait cette femme. M. Bonaparte l'a tuee.

Ah! une telle tombe n'est pas muette; elle est pleine de sanglots, de
gemissements et de clameurs.

Citoyens, les peuples, dans le legitime orgueil de leur
toute-puissance et de leur droit, construisent avec le granit et le
marbre des edifices sonores, des enceintes majestueuses, des estrades
sublimes, du haut desquelles parle leur genie, du haut desquelles se
repandent a flots dans les ames les eloquences saintes du patriotisme,
du progres et de la liberte; les peuples, s'imaginant qu'il suffit
d'etre souverains pour etre invincibles, croient inaccessibles et
imprenables ces citadelles de la parole, ces forteresses sacrees
de l'intelligence humaine et de la civilisation, et ils disent: la
tribune est indestructible. Ils se trompent; ces tribunes-la peuvent
etre renversees. Un traitre vient, des soldats arrivent, une bande
de brigands se concerte, se demasque, fait feu, et le sanctuaire est
envahi, et la pierre et le marbre sont disperses, et le palais, et le
temple, ou la grande nation parlait au monde, s'ecroule, et l'immonde
tyran vainqueur s'applaudit, bat des mains, et dit: C'est fini.
Personne ne parlera plus. Pas une voix ne s'elevera desormais. Le
silence est fait.--Citoyens! a son tour le tyran se trompe. Dieu ne
veut pas que le silence se fasse; Dieu ne veut pas que la liberte,
qui est son verbe, se taise. Citoyens! au moment ou les despotes
triomphants croient la leur avoir otee a jamais, Dieu redonne la
parole aux idees. Cette tribune detruite, il la reconstruit. Non au
milieu de la place publique, non avec le granit et le marbre, il n'en
a pas besoin. Il la reconstruit dans la solitude; il la reconstruit
avec l'herbe du cimetiere, avec l'ombre des cypres, avec le monticule
sinistre que font les cercueils caches sous terre; et de cette
solitude, de cette herbe, de ces cypres, de ces cercueils disparus,
savez-vous ce qui sort, citoyens? Il en sort le cri dechirant de
l'humanite, il en sort la denonciation et le temoignage, il en sort
l'accusation inexorable qui fait palir l'accuse couronne, il en sort
la formidable protestation des morts! Il en sort la voix vengeresse,
la voix inextinguible, la voix qu'on n'etouffe pas, la voix qu'on ne
baillonne pas!--Ah! M. Bonaparte a fait taire la tribune; c'est bien;
maintenant qu'il fasse donc taire le tombeau!

Lui et ses pareils n'auront rien fait tant qu'on entendra sortir un
soupir d'une tombe, et tant qu'on verra rouler une larme dans les yeux
augustes de la pitie.

Pitie! ce mot que je viens de prononcer, il a jailli du plus profond
de mes entrailles devant ce cercueil, cercueil d'une femme, cercueil
d'une soeur, cercueil d'une martyre! Pauline Roland en Afrique, Louise
Julien a Jersey, Francesca Maderspach a Temeswar, Blanca Teleki a
Pesth, tant d'autres, Rosalie Gobert, Eugenie Guillemot, Augustine
Pean, Blanche Clouart, Josephine Prabeil, Elisabeth Parles, Marie
Reviel, Claudine Hibruit, Anne Sangla, veuve Combescure, Armantine
Huet, et tant d'autres encore, soeurs, meres, filles, epouses,
proscrites, exilees, transportees, torturees, suppliciees,
crucifiees, o pauvres femmes! Oh! quel sujet de larmes profondes et
d'inexprimables attendrissements! Faibles, souffrantes, malades,
arrachees a leurs familles, a leurs maris, a leurs parents, a leurs
soutiens, vieilles quelquefois et brisees par l'age, toutes ont ete
des heroines, plusieurs ont ete des heros! Oh! ma pensee en ce moment
se precipite dans ce sepulcre et baise les pieds froids de cette morte
dans son cercueil! Ce n'est pas une femme que je venere dans Louise
Julien, c'est la femme; la femme de nos jours, la femme digne de
devenir citoyenne; la femme telle que nous la voyons autour de nous,
dans tout son devouement, dans toute sa douceur, dans tout son
sacrifice, dans toute sa majeste! Amis, dans les temps futurs, dans
cette belle, et paisible, et tendre, et fraternelle republique sociale
de l'avenir, le role de la femme sera grand; mais quel magnifique
prelude a ce role que de tels martyres si vaillamment endures! Hommes
et citoyens, nous avons dit plus d'une fois dans notre orgueil:--Le
dix-huitieme siecle a proclame le droit de l'homme; le dix-neuvieme
proclamera le droit de la femme;--mais, il faut l'avouer, citoyens,
nous ne nous sommes point hates; beaucoup, de considerations, qui
etaient graves, j'en conviens, et qui voulaient etre murement
examinees, nous ont arretes; et a l'instant ou je parle, au point meme
ou le progres est parvenu, parmi les meilleurs republicains, parmi
les democrates les plus vrais et les plus purs, bien des esprits
excellents hesitent encore a admettre dans l'homme et dans la femme
l'egalite de l'ame humaine, et, par consequent, l'assimilation,
sinon l'identite complete, des droits civiques. Disons-le bien haut,
citoyens, tant que la prosperite a dure, tant que la republique a ete
debout, les femmes, oubliees par nous, se sont oubliees elles-memes;
elles se sont bornees a rayonner comme la lumiere; a echauffer les
esprits, a attendrir les coeurs, a eveiller les enthousiasmes, a
montrer du doigt a tous le bon, le juste, le grand et le vrai. Elles
n'ont rien ambitionne au dela. Elles qui, par moment, sont, l'image,
de la patrie vivante, elles qui pouvaient etre l'ame de la cite, elles
ont ete simplement l'ame de la famille. A l'heure de l'adversite,
leur attitude a change, elles ont cesse d'etre modestes; a l'heure de
l'adversite, elles nous ont dit:--Nous ne savons pas si nous, avons
droit a votre puissance, a votre liberte, a votre grandeur; mais ce
que nous savons, c'est que nous avons droit a votre misere. Partager
vos souffrances, vos accablements, vos denuments, vos detresses, vos
renoncements, vos exils, votre abandon si vous etes sans asile, votre
faim si vous etes sans pain, c'est la le droit de la femme, et nous
le reclamons.--O mes freres! et les voila qui nous suivent dans le
combat, qui nous accompagnent dans la proscription, et qui nous
devancent dans le tombeau!

Citoyens, puisque cette fois encore vous avez voulu que je parlasse
en votre nom, puisque votre mandat donne a ma voix l'autorite qui
manquerait a une parole isolee; sur la tombe de Louise Julien, comme
il y a trois mois, sur la tombe de Jean Bousquet, le dernier cri que
je veux jeter, c'est le cri de courage, d'insurrection et d'esperance!

Oui, des cercueils comme celui de cette noble femme qui est la
signifient et predisent la chute prochaine des bourreaux, l'inevitable
ecroulement des despotismes et des despotes. Les proscrits meurent
l'un apres l'autre; le tyran creuse leur fosse; mais a un jour venu,
citoyens, la fosse tout a coup attire et engloutit le fossoyeur!

O morts qui m'entourez et qui m'ecoutez, malediction a Louis
Bonaparte! O morts, execration a cet homme! Pas d'echafauds quand
viendra la victoire, mais une longue et infamante expiation a ce
miserable! Malediction sous tous les cieux, sous tous les climats, en
France, en Autriche, en Lombardie, en Sicile, a Rome, en Pologne,
en Hongrie, malediction aux violateurs du droit humain et de la loi
divine! Malediction aux pourvoyeurs des pontons, aux dresseurs des
gibets, aux destructeurs des familles, aux tourmenteurs des peuples!
Malediction aux proscripteurs des peres, des meres et des enfants!
Malediction aux fouetteurs de femmes! Proscrits! soyons implacables
dans ces solennelles et religieuses revendications du droit et de
l'humanite. Le genre humain a besoin de ces cris terribles; la
conscience universelle a besoin de ces saintes indignations de la
pitie. Execrer les bourreaux, c'est consoler les victimes. Maudire les
tyrans, c'est benir les nations.



III

VINGT-TROISIEME ANNIVERSAIRE DE LA REVOLUTION POLONAISE

29 novembre 1853, a Jersey.


Proscrits, mes freres!

Tout marche, tout avance, tout approche, et, je vous le dis avec une
joie profonde, deja se font jour et deviennent visibles les symptomes
precurseurs du grand avenement. Oui, rejouissez-vous, proscrits de
toutes les nations, ou, pour mieux dire, proscrits de la grande nation
unique, de cette nation qui sera le genre humain et qui s'appellera
Republique universelle.--Rejouissez-vous! l'an dernier, nous ne
pouvions qu'invoquer l'esperance; cette annee, nous pouvons presque
attester la realite. L'an dernier, a pareille epoque, a pareil jour,
nous nous bornions a dire: l'Idee ressuscitera. Cette annee, nous
pouvons dire: l'Idee ressuscite!

Et comment ressuscite-t-elle? de quelle facon? par qui? c'est la ce
qu'il faut admirer.

Citoyens, il y a en Europe un homme qui pese sur l'Europe; qui est
tout ensemble prince spirituel, seigneur temporel, despote, autocrate,
obei dans la caserne, adore dans le monastere, chef de la consigne et
du dogme, et qui met en mouvement, pour l'ecrasement des libertes du
continent, un empire de la force de soixante millions d'hommes. Ces
soixante millions d'hommes, il les tient dans sa main, non comme des
hommes, mais comme des brutes, non comme des esprits, mais comme des
outils. En sa double qualite ecclesiastique et militaire, il met un
uniforme a leurs ames comme a leurs corps; il dit: marchez! et il faut
marcher; il dit: croyez! et il faut croire. Cet homme s'appelle en
politique l'Absolu, et en religion l'Orthodoxe; il est l'expression
supreme de la toute-puissance humaine; il torture, comme bon lui
semble, des peuples entiers; il n'a qu'a faire un signe, et il le
fait, pour vider la Pologne dans la Siberie; il croise, mele et noue
tous les fils de la grande conspiration des princes contre les hommes;
il a ete a Rome, et lui, pape grec, il a donne le baiser d'alliance
au pape latin; il regne a Berlin, a Munich, a Dresde, a Stuttgart,
a Vienne, comme a Saint-Petersbourg; il est l'ame de l'empereur
d'Autriche et la volonte du roi de Prusse; la vieille Allemagne n'est
plus que sa remorque. Cet homme est quelque chose qui ressemble a
l'ancien roi des rois; c'est l'Agamemnon de cette guerre de Troie
que les hommes du passe font aux hommes de l'avenir; c'est la menace
sauvage de l'ombre a la lumiere, du nord au midi. Je viens de vous
le dire, et je resume d'un mot ce monstre de l'omnipotence: empereur
comme Charles-Quint, pape comme Gregoire VII, il tient dans ses mains
une croix qui se termine en glaive et un sceptre qui se termine en
knout.

Ce prince, ce souverain, puisque les peuples permettent a des hommes
de prendre ce nom, ce Nicolas de Russie est a cette heure l'homme
veritable du despotisme. Il en est la tete; Louis Bonaparte n'en est
que le masque.

Dans ce dilemme qui a toute la rigueur d'un decret du destin, _Europe
republicaine ou Europe cosaque_, c'est Nicolas de Russie qui incarne
l'Europe cosaque. Nicolas de Russie est le vis-a-vis de la Revolution.

Citoyens, c'est ici qu'il faut se recueillir. Les choses necessaires
arrivent toujours; mais par quelle voie? c'est la ce qui est
admirable, et j'appelle sur ceci votre attention.

Nicolas de Russie semblait avoir triomphe; le despotisme, vieil
edifice restaure, dominait de nouveau l'Europe, plus solide en
apparence que jamais, avec le meurtre de dix nations pour base et le
crime de Bonaparte pour couronnement. La France, que le grand poete
anglais, que Shakespeare appelle le "soldat de Dieu ", la France etait
a terre, desarmee, garrottee, vaincue. Il paraissait qu'il n'y avait
plus qu'a jouir de la victoire. Mais, depuis Pierre, les czars ont
deux pensees, l'absolutisme et la conquete. La premiere satisfaite,
Nicolas a songe a la seconde. Il avait a cote de lui, a son ombre,
j'ai presque dit a ses pieds, un prince amoindri, un empire
vieillissant, un peuple affaibli par son peu d'adherence a la
civilisation europeenne. Il s'est dit: c'est le moment; et il a etendu
son bras vers Constantinople, et il a allonge sa serre vers cette
proie. Oubliant toute dignite, toute pudeur, tout respect de lui-meme
et d'autrui, il a montre brusquement a l'Europe les plus cyniques
nudites de l'ambition. Lui, colosse, il s'est acharne sur une ruine;
il s'est rue sur ce qui tombait, et il s'est dit avec joie: Prenons
Constantinople; c'est facile, injuste et utile.

Citoyens, qu'est-il arrive?

Le sultan s'est dresse.

Nicolas, par sa ruse et sa violence, s'est donne pour adversaire le
desespoir, cette grande force. La revolution, foudre endormie, etait
la. Or,--ecoutez ceci, car c'est grand:--il s'est trouve que, froisse,
humilie, navre, pousse a bout, ce turc, ce prince chetif, ce prince
debile, ce moribond, ce fantome sur lequel le czar n'avait qu'a
souffler, ce petit sultan, soufflete par Mentschikoff et cravache par
Gortschakoff, s'est jete sur la foudre et l'a saisie.

Et maintenant il la tient, il la secoue au-dessus de sa tete, et les
roles sont changes, et voici Nicolas qui tremble!--et voici les trones
qui s'emeuvent, et voici les ambassadeurs d'Autriche et de Prusse qui
s'en vont de Constantinople, et voici les legions polonaise, hongroise
et italienne qui se forment, et voici la Roumanie, la Transylvanie,
la Hongrie qui fremissent, voici la Circassie qui se leve, voici la
Pologne qui frissonne; car tous, peuples et rois, ont reconnu cette
chose eclatante qui flamboie et qui rayonne a l'orient, et ils savent
bien que ce qui brille en ce moment dans la main desesperee de la
Turquie, ce n'est pas le vieux sabre ebreche d'Othman, c'est l'eclair
splendide des revolutions!

Oui, citoyens, c'est la revolution qui vient de passer le Danube!

Le Rhin, le Tibre, la Vistule et la Seine en ont tressailli.

Proscrits, combattants de toutes les dates, martyrs de toutes les
luttes, battez des mains a cet ebranlement immense qui commence a
peine, et que rien maintenant n'arretera. Toutes les nations qu'on
croyait mortes dressent la tete en ce moment. Reveil des peuples,
reveil de lions.

Cette guerre a eclate au sujet d'un sepulcre dont tout le monde
voulait les clefs. Quel sepulcre et quelles clefs? C'est la ce que les
rois ignorent. Citoyens, ce sepulcre, c'est la grande tombe ou est
enfermee la Republique, deja debout dans les tenebres et toute prete
a sortir. Et ces clefs qui ouvriront ce sepulcre, dans quelles mains
tomberont-elles? Amis, ce sont les rois qui se les disputent, mais
c'est le peuple qui les aura.

C'est fini, j'y insiste, desormais les negociations, les notes, les
protocoles, les ultimatum, les armistices, les platrages de paix
eux-memes n'y peuvent rien. Ce qui est fait est fait. Ce qui est
entame s'achevera. Le sultan, dans son desespoir, a saisi la
revolution, et la revolution le tient. Il ne depend plus de lui-meme a
present de se delivrer de l'aide redoutable qu'il s'est donnee. Il le
voudrait qu'il ne le pourrait. Quand un homme prend un archange pour
auxiliaire, l'archange l'emporte sur ses ailes.

Chose frappante! il est peut-etre dans la destinee du sultan de faire
crouler tous les trones. (_Une voix_: Y compris le sien.)

Et cette oeuvre a laquelle on contraint le sultan, ce sera le czar
qui l'aura provoquee! Cet ecroulement des trones, d'ou sortira la
confederation des Peuples-Unis, ce sera le czar, je ne dirai pas qui
l'aura voulu, mais qui l'aura cause. L'Europe cosaque aura fait
surgir l'Europe republicaine. A l'heure qu'il est, citoyens, le grand
revolutionnaire de l'Europe,--c'est Nicolas de Russie.

N'avais-je pas raison de vous dire: admirez de quelle facon la
providence s'y prend!

Oui, la providence nous emporte vers l'avenir a travers l'ombre.
Regardez, ecoutez, est-ce que vraiment vous ne voyez pas que le
mouvement de tout commence a devenir formidable? Le sinistre sabbat de
l'absolutisme passe comme une vision de nuit. Les rangees de gibets
chancellent a l'horizon, les cimetieres entrevus paraissent et
disparaissent, les fosses ou sont les martyrs se soulevent, tout se
hate dans ce tourbillon de tenebres. Il semble qu'on entend ce cri
mysterieux: "Hourrah! hourrah! les rois vont vite!"

Proscrits, attendons l'heure. Elle va bientot sonner, preparons-nous.
Elle va sonner pour les nations, elle va sonner pour nous-memes.
Alors, pas un coeur ne faiblira. Alors nous sortirons, nous aussi, de
cette tombe qu'on appelle l'exil; nous agiterons tous les sanglants et
sacres souvenirs, et, dans les dernieres profondeurs, les masses se
leveront contre les despotes, et le droit et la justice et le progres
vaincront; car le plus auguste et le plus terrible des drapeaux, c'est
le suaire dans lequel les rois ont essaye d'ensevelir la liberte!

Citoyens, du fond de cette adversite ou nous sommes encore, envoyons
une acclamation a l'avenir. Saluons, au dela de toutes ces convulsions
et de toutes ces guerres, saluons l'aube benie des Etats-Unis
d'Europe! Oh! ce sera la une realisation splendide! Plus de
frontieres, plus de douanes, plus de guerres, plus d'armees, plus
de proletariat, plus d'ignorance, plus de misere; toutes les
exploitations coupables supprimees, toutes les usurpations abolies; la
richesse decuplee, le probleme du bien-etre resolu par la science; le
travail, droit et devoir; la concorde entre les peuples, l'amour entre
les hommes; la penalite resorbee par l'education; le glaive brise
comme le sabre; tous les droits proclames et mis hors d'atteinte, le
droit de l'homme a la souverainete, le droit de la femme a l'egalite,
le droit de l'enfant a la lumiere; la pensee, moteur unique, la
matiere, esclave unique; le gouvernement resultant de la superposition
des lois de la societe aux lois de la nature, c'est-a-dire pas d'autre
gouvernement que le droit de l'Homme;--voila ce que sera l'Europe
demain peut-etre, citoyens, et ce tableau qui vous fait tressaillir de
joie n'est qu'une ebauche tronquee et rapide. O proscrits, benissons
nos peres dans leurs tombes, benissons ces dates glorieuses qui
rayonnent sur ces murailles, benissons la sainte marche des idees.
Le passe appartient aux princes; il s'appelle Barbarie; l'avenir
appartient aux peuples; il s'appelle Humanite!



1854


_La peine de mort.--Un gibet a Guernesey. Complaisances anglaises.
--Evocation de l'avenir. Misere.--Nostalgie. Encore un qui meurt.
--Desastres en Crimee. Bassesse dans le parlement. Attitude du
proscrit devant le proscripteur._



I

AUX HABITANTS DE GUERNESEY

Janvier 1854.


Une condamnation a mort est prononcee dans les iles de la Manche.
Victor Hugo intervient.


Peuple de Guernesey,

C'est un proscrit qui vient a vous.

C'est un proscrit qui vient vous parler pour un condamne. L'homme qui
est dans l'exil tend la main a l'homme qui est dans le sepulcre. Ne le
trouvez pas mauvais, et ecoutez-moi.

Le mardi 18 octobre 1853, a Guernesey, un homme, John-Charles Tapner,
est entre la nuit chez une femme, Mme Saujon, et l'a tuee; puis il l'a
volee, et il a mis le feu au cadavre et a la maison, esperant que le
premier forfait s'en irait dans la fumee du second. Il s'est trompe.
Les crimes ne sont pas complaisants, et l'incendie a refuse de cacher
l'assassinat. La providence n'est pas une receleuse; elle a livre le
meurtrier.

Le proces fait a Tapner a jete un jour hideux sur plusieurs autres
crimes. Depuis un certain temps des mains, tout de suite disparues,
avaient mis le feu a diverses maisons dans l'ile; les presomptions
se sont fixees sur Tapner, et il a paru vraisemblable que tous les
precedents incendies dussent se resumer dans le sanglant incendiaire
du 18 octobre.

Cet homme a ete juge; juge avec une impartialite et un scrupule qui
honorent votre libre et integre magistrature. Treize audiences ont
ete employees a l'examen des faits et a la formation lente de la
conviction des juges. Le 3 janvier l'arret a ete rendu a l'unanimite;
et a neuf heures du soir, en audience publique et solennelle, votre
honorable chef-magistrat, le bailli de Guernesey, d'une voix brisee
et eteinte, tremblant d'une emotion dont je le glorifie, a declare a
l'accuse "que la loi punissant de mort le meurtre", il devait, lui
John-Charles Tapner, se preparer a mourir, qu'il serait pendu, le 27
janvier prochain, sur le lieu meme de son crime, et que, la ou il
avait tue, il serait tue.

Ainsi, a ce moment ou nous sommes, il y a, au milieu de vous, au
milieu de nous, habitants de cet archipel, un homme qui, dans cet
avenir plein d'heures obscures pour tous les autres hommes, voit
distinctement sa derniere heure; en cet instant, dans cette minute ou
nous respirons librement, ou nous allons et venons, ou nous parlons et
sourions, il y a, a quelques pas de nous, et le coeur se serre en y
songeant, il y a dans une geole, sur un grabat de prison, un homme,
un miserable homme frissonnant, qui vit l'oeil fixe sur un jour de ce
mois, sur le 27 janvier, spectre qui grandit et qui approche. Le 27
janvier, masque pour nous tous comme tous les autres jours qui nous
attendent, ne montre qu'a cet homme son visage, la face sinistre de la
mort.

Guernesiais, Tapner est condamne a mort; en presence du texte des
codes, votre magistrature a fait, son devoir; elle a rempli, pour me
servir des propres termes du chef-magistrat, "son obligation"; mais
prenez garde. Ceci est le talion. Tu as tue, tu seras tue. Devant la
loi humaine, c'est juste; devant la loi divine, c'est redoutable.

Peuple de Guernesey, rien n'est petit quand il s'agit de
l'inviolabilite humaine. Le monde civilise vous demande la vie de cet
homme.

Qui suis-je? rien. Mais a-t-on besoin d'etre quelque chose pour
supplier? est-il necessaire d'etre grand pour crier grace? Hommes des
iles de la Manche, nous proscrits de France, nous vivons au milieu de
vous, nous vous aimons. Nous voyons vos voiles passer a l'horizon dans
les crepuscules des tempetes, et nous vous envoyons nos benedictions
et nos prieres. Nous sommes vos freres. Nous vous estimons, nous vous
honorons; nous venerons en vous le travail, le courage, les nuits
passees a la mer pour nourrir la femme et les enfants, les mains
calleuses du matelot, le front hale du laboureur, la France dont nous
sommes les fils et dont vous etes les petits-fils, l'Angleterre dont
vous etes les citoyens et dont nous sommes les hotes.

Permettez-nous donc de vous adresser la parole, puisque nous sommes
assis a votre foyer, et de vous payer votre hospitalite en cooperation
cordiale. Permettez-nous de nous attrister de tout ce qui pourrait
assombrir votre doux pays.

Le plongeur se precipite au fond de la mer et rapporte une poignee
de gravier. Nous autres, nous sommes les souffrants, nous sommes
les eprouves, c'est-a-dire les penseurs; les reveurs, si vous
voulez.--Nous plongeons au fond des choses, nous tachons de toucher
Dieu, et nous rapportons une poignee de verites.

La premiere des verites, la voici: tu ne tueras pas.

Et cette parole est absolue; elle a ete dite pour la loi, aussi bien
que pour l'individu.

Guernesiais, ecoutez ceci:

Il y a une divinite horrible, tragique, execrable, paienne. Cette
divinite s'appelait Moloch chez les hebreux et Teutates chez les
celtes; elle s'appelle a present la peine de mort. Elle avait
autrefois pour pontife, dans l'orient, le mage, et, dans l'occident,
le druide; son pretre aujourd'hui, c'est le bourreau. Le meurtre
legal a remplace le meurtre sacre. Jadis elle a rempli votre ile de
sacrifices humains; et elle en a laisse partout les monuments, toutes
ces pierres lugubres ou la rouille des siecles a efface la rouille du
sang, qu'on rencontre a demi ensevelies dans l'herbe au sommet de
vos collines et sur lesquelles la ronce siffle au vent du soir.
Aujourd'hui, en cette annee dont elle epouvante l'aurore, l'idole
monstrueuse reparait parmi vous; elle vous somme de lui obeir; elle
vous convoque a jour fixe, pour la celebration de son mystere, et,
comme autrefois, elle reclame de vous, de vous qui avez lu l'evangile,
de vous qui avez l'oeil fixe sur le calvaire, elle reclame un
sacrifice humain! Lui obeirez-vous? redeviendrez-vous paiens le 27
janvier 1854 pendant deux heures? paiens pour tuer un homme! paiens
pour perdre une ame! paiens pour mutiler la destinee du criminel en
lui retranchant le temps du repentir! Ferez-vous cela? Serait-ce la
le progres? Ou en sont les hommes si le sacrifice humain est encore
possible? Adore-t-on encore a Guernesey l'idole, la vieille idole du
passe, qui tue en face de Dieu qui cree? A quoi bon lui avoir ote le
peulven si c'est pour lui rendre la potence?

Quoi! commuer une peine, laisser a un coupable la chance du remords
et de la reconciliation, substituer au sacrifice humain l'expiation
intelligente, ne pas tuer un homme, cela est-il donc si malaise? Le
navire est-il donc si en detresse qu'un homme y soit de trop? un
criminel repentant pese-t-il donc tant a la societe humaine qu'il
faille se hater de jeter par-dessus le bord dans l'ombre de l'abime
cette creature de Dieu?

Guernesiais! la peine de mort recule aujourd'hui partout et perd
chaque jour du terrain; elle s'en va devant le sentiment humain. En
1830, la chambre des deputes de France en reclamait l'abolition, par
acclamation; la constituante de Francfort l'a rayee des codes en 1848;
la constituante de Rome l'a supprimee en 1849; notre constituante de
Paris ne l'a maintenue qu'a une majorite imperceptible; je dis plus,
la Toscane, qui est catholique, l'a abolie; la Russie, qui est
barbare, l'a abolie; Otahiti, qui est sauvage, l'a abolie. Il semble
que les tenebres elles-memes n'en veulent plus. Est-ce que vous en
voulez, vous, hommes de ce bon pays?

Il depend de vous que la peine de mort soit abolie de fait a
Guernesey; il depend de vous qu'un homme ne soit pas "pendu jusqu'a ce
que mort s'ensuive" le 27 janvier; il depend de vous que ce spectacle
effroyable, qui laisserait une tache noire sur votre beau ciel, ne
vous soit pas donne.

Votre constitution libre met a votre disposition tous les moyens
d'accomplir cette oeuvre religieuse et sainte. Reunissez-vous
legalement. Agitez pacifiquement l'opinion et les consciences. L'ile
entiere peut, je dis plus, doit intervenir. Les femmes doivent presser
les maris, les enfants attendrir les peres, les hommes signer des
requetes et des petitions. Adressez-vous a vos gouvernants et a vos
magistrats dans les limites de la loi. Reclamez le sursis, reclamez la
commutation de peine. Vous l'obtiendrez.

Levez-vous. Hatez-vous. Ne perdez pas un jour, ne perdez pas une
heure, ne perdez pas un instant. Que ce fatal 27 janvier vous soit
sans cesse present. Que toute l'ile compte les minutes comme cet
homme!

Songez-y bien, depuis que cette sentence de mort est prononcee, le
bruit que vous entendez maintenant dans toutes vos horloges, c'est le
battement du coeur de ce miserable.

Un precedent est-il necessaire? en voici un:

En 1851, un homme, a Jersey, tua un autre homme. Un nomme Jacques
Fouquet tira un coup de fusil a un nomme Derbyshire. Jacques Fouquet
fut declare coupable successivement par les deux jurys. Le 27 aout
1851 la cour le condamna a mort. Devant l'imminence d'une execution
capitale, l'ile s'emut. Un grand meeting eut lieu; seize cents
personnes y assisterent. Des francais y parlerent aux applaudissements
du genereux peuple jersiais. Une petition fut signee. Le 23 septembre,
la grace de Fouquet arriva.

Maintenant, qu'est-il advenu de Fouquet?

Je vais vous le dire.

Fouquet vit et Fouquet se repent.

[Note: JACQUES FOUQUET.--On nous assure que Jacques Fouquet, condamne
a mort par notre cour royale, comme coupable du crime de meurtre sur
Frederic Derbyshire et dont la peine fut commuee par sa majeste en
celle de la deportation perpetuelle, a ete transfere, il y a six mois,
de la prison de Millbank ou il etait toujours reste, a Dartmore.
Il est presque completement gueri du mal qu'il avait au cou, et sa
conduite a ete telle a Millbank, que le gouverneur de cette prison
regarde comme tres probable une nouvelle commutation de sa peine, et
un bannissement aux possessions anglaises. (_Chronique de Jersey_, 7
janvier 1854.)]

Qu'est-ce que le gibet a a repondre a cela?

Guernesiais! ce qu'a fait Jersey, Guernesey peut le faire. Ce que
Jersey a obtenu, Guernesey l'obtiendra.

Dira-t-on qu'ici, dans ce sombre guet-apens du 18 octobre, la mort
semble justice? que le crime de Tapner est bien grand?

Plus le crime est grand, plus le temps doit etre mesure long au
repentir.

Quoi! une femme aura ete assassinee, lachement tuee, lachement!
une maison aura ete pillee, violee, incendiee, un meurtre aura ete
accompli, et autour de ce meurtre on croira entrevoir une foule
d'autres actions perverses, un attentat aura ete commis, je me
trompe, plusieurs attentats, qui exigeraient une longue et solennelle
reparation, le chatiment accompagne de la reflexion, le rachat du mal
par la penitence, l'agenouillement du criminel sous le crime et du
condamne sous la peine, toute une vie de douleur et de purification;
et parce qu'un matin, a un jour precis, le vendredi 27 janvier, en
quelques minutes, un poteau aura ete enfonce dans la terre, parce
qu'une corde aura serre le cou d'un homme, parce qu'une ame se sera
enfuie d'un corps miserable avec le hurlement du damne, tout sera
bien!

Brievete chetive de la justice humaine!

Oh! nous sommes le dix-neuvieme siecle; nous sommes le peuple
nouveau; nous sommes le peuple pensif, serieux, libre, intelligent,
travailleur, souverain; nous sommes le meilleur age de l'humanite,
l'epoque de progres, d'art, de science, d'amour, d'esperance, de
fraternite; echafauds! qu'est-ce que vous nous voulez? O machines
monstrueuses de la mort, hideuses charpentes du neant, apparitions du
passe, toi qui tiens a deux bras ton couperet triangulaire, toi
qui secoues un squelette au bout d'une corde, de quel droit
reparaissez-vous en plein midi, en plein soleil, en plein dix-neuvieme
siecle, en pleine vie? vous etes des spectres. Vous etes les choses de
la nuit, rentrez dans la nuit. Est-ce que les tenebres offrent leurs
services a la lumiere? Allez-vous-en. Pour civiliser l'homme, pour
corriger le coupable, pour illuminer la conscience, pour faire germer
le repentir dans les insomnies du crime, nous avons mieux que vous,
nous avons la pensee, l'enseignement, l'education patiente, l'exemple
religieux, la clarte en haut, l'epreuve en bas, l'austerite, le
travail, la clemence. Quoi! du milieu de tout ce qui est grand, de
tout ce qui est vrai, de tout ce qui est beau, de tout ce qui est
auguste, on verra obstinement surgir la peine de mort! Quoi! la ville
souveraine, la ville centrale du genre humain, la ville du 14 juillet
et du 10 aout, la ville ou dorment Rousseau et Voltaire, la metropole
des revolutions, la cite-creche de l'idee, aura la Greve, la barriere
Saint-Jacques, la Roquette! Et ce ne sera pas assez de cette
contradiction abominable! et ce contre-sens sera peu! et cette horreur
ne suffira pas! Et il faudra qu'ici aussi, dans cet archipel, parmi
les falaises, les arbres et les fleurs, sous l'ombre des grandes nuees
qui viennent du pole, l'echafaud se dresse, et domine, et constate
son droit, et regne! ici! dans le bruit des vents, dans la rumeur
eternelle des flots, dans la solitude de l'abime, dans la majeste de
la nature! Allez-vous-en, vous dis-je! disparaissez! Qu'est-ce que
vous venez faire, toi, guillotine, au milieu de Paris, toi, gibet, en
face de l'ocean?

Peuple de pecheurs, bons et vaillants hommes de la mer, ne laissez pas
mourir cet homme. Ne jetez pas l'ombre d'une potence sur votre
ile charmante et benie. N'introduisez pas dans vos heroiques et
incertaines aventures de mer ce mysterieux element de malheur.
N'acceptez pas la solidarite redoutable de cet empietement du pouvoir
humain sur le pouvoir divin. Qui sait? qui connait? qui a penetre
l'enigme? Il y a des abimes dans les actions humaines, comme il y
a des gouffres dans les flots. Songez aux jours d'orage, aux nuits
d'hiver, aux forces irritees et obscures qui s'emparent de vous a de
certains moments. Songez comme la cote de Serk est rude, comme
les bas-fonds des Minquiers sont perfides, comme les ecueils de
Pater-Noster sont mauvais. Ne faites pas souffler dans vos voiles le
vent du sepulcre. N'oubliez pas, navigateurs, n'oubliez pas, pecheurs,
n'oubliez pas, matelots, qu'il n'y a qu'une planche entre vous et
l'eternite, que vous etes a la discretion des vagues qu'on ne sonde
pas et de la destinee qu'on ignore, qu'il y a peut-etre des volontes
dans ce que vous prenez pour des caprices, que vous luttez sans cesse
contre la mer et contre le temps, et que, vous, hommes, qui savez si
peu de chose et qui ne pouvez rien, vous etes toujours face a face
avec l'infini et avec l'inconnu!

L'inconnu et l'infini, c'est la tombe.

N'ouvrez pas, de vos propres mains, une tombe au milieu de vous.

Quoi donc! les voix de cet infini ne nous disent-elles rien? Est-ce
que tous les mysteres ne nous entretiennent pas les uns des autres?
Est-ce que la majeste de l'ocean ne proclame pas la saintete du
tombeau?

Dans la tempete, dans l'ouragan, dans les coups d'equinoxe, quand
les brises de la nuit balanceront l'homme mort aux poutres du gibet,
est-ce que ce ne sera pas une chose terrible que ce squelette
maudissant cette ile dans l'immensite?

Est-ce que vous ne songerez pas en fremissant, j'y insiste, que ce
vent qui viendra souffler dans vos agres aura rencontre a son passage
cette corde et ce cadavre, et que cette corde et ce cadavre lui auront
parle?

Non! plus de supplices! nous, hommes de ce grand siecle, nous n'en
voulons plus. Nous n'en voulons pas plus pour le coupable que pour le
non coupable. Je le repete, le crime se rachete par le remords et non
par un coup de hache ou un noeud coulant; le sang se lave avec les
larmes et non avec le sang. Non! ne donnons plus de besogne au
bourreau. Ayons ceci present a l'esprit, et que la conscience du juge
religieux et honnete medite d'accord avec la notre: independamment du
grand forfait contre l'inviolabilite de la vie humaine accompli aussi
bien sur le brigand execute que sur le heros supplicie, tous les
echafauds ont commis des crimes. Le code de meurtre est un scelerat
masque avec ton masque, o justice, et qui tue et massacre impunement.
Tous les echafauds portent des noms d'innocents et de martyrs. Non,
nous ne voulons plus de supplices. Pour nous la guillotine s'appelle
Lesurques, la roue s'appelle Calas, le bucher s'appelle Jeanne d'Arc,
la torture s'appelle Campanella, le billot s'appelle Thomas Morus, la
cigue s'appelle Socrate, le gibet se nomme Jesus-Christ!

Oh! s'il y a quelque chose d'auguste dans ces enseignements de
fraternite, dans ces doctrines de mansuetude et d'amour que toutes
les bouches qui crient: religion, et toutes les bouches qui disent:
democratie, que toutes les voix de l'ancien et du nouvel evangile
sement et repandent aujourd'hui d'un bout, du monde a l'autre, les
unes au nom de l'Homme-Dieu, les autres au nom de l'Homme-Peuple; si
ces doctrines sont justes, si ces idees sont vraies; si le vivant
est frere du vivant, si la vie de l'homme est venerable, si l'ame de
l'homme est immortelle; si Dieu seul a le droit de retirer ce que Dieu
seul a eu le pouvoir de donner; si la mere qui sent l'enfant remuer
dans ses entrailles est un etre beni, si le berceau est une chose
sacree, si le tombeau est une chose sainte,--insulaires de Guernesey,
ne tuez pas cet homme!

Je dis: ne le tuez pas, car, sachez-le bien, quand on peut empecher la
mort, laisser mourir, c'est tuer.

Ne vous etonnez pas de cette instance qui est dans mes paroles.
Laissez, je vous le dis, le proscrit interceder pour le condamne. Ne
dites pas: que nous veut cet etranger? Ne dites pas au banni: de quoi
te meles-tu? ce n'est pas ton affaire.--Je me mele des choses du
malheur; c'est mon droit, puisque je souffre. L'infortune a pitie de
la misere; la douleur se penche sur le desespoir.

D'ailleurs, cet homme et moi, n'avons-nous pas des souffrances qui
se ressemblent? ne tendons-nous pas chacun les bras a ce qui nous
echappe? moi banni, lui condamne, ne nous tournons-nous pas chacun
vers notre lumiere, lui vers la vie, moi vers la patrie?

Et,--l'on devrait reflechir a ceci,--l'aveuglement de la creature
humaine qui proscrit et qui juge est si profond, la nuit est telle sur
la terre, que nous sommes frappes, nous les bannis de France, pour
avoir fait notre devoir, comme cet homme est frappe pour avoir commis
un crime. La justice et l'iniquite se donnent la main dans les
tenebres.

Mais qu'importe! pour moi cet assassin n'est plus un assassin, cet
incendiaire n'est plus un incendiaire, ce voleur n'est plus un voleur;
c'est un etre fremissant qui va mourir. Le malheur le fait mon frere.
Je le defends.

L'adversite qui nous eprouve a parfois, outre l'epreuve, des utilites
imprevues, et il arrive que nos proscriptions, expliquees par les
choses auxquelles elles servent, prennent des sens inattendus et
consolants.

Si ma voix est entendue, si elle n'est pas emportee comme un souffle
vain dans le bruit du flot et de l'ouragan, si elle ne se perd pas
dans la rafale qui separe les deux iles, si la semence de pitie que je
jette a ce vent de mer germe dans les coeurs et fructifie, s'il arrive
que ma parole, la parole obscure du vaincu, ait cet insigne honneur
d'eveiller l'agitation salutaire d'ou sortiront-la peine commuee et
le criminel penitent, s'il m'est donne a moi, le proscrit rejete et
inutile, de me mettre en travers d'un tombeau qui s'ouvre, de barrer
le passage a la mort, et de sauver la tete d'un homme, si je suis le
grain de sable tombe de la main du hasard qui fait pencher la balance
et qui fait prevaloir la vie sur la mort, si ma proscription a ete
bonne a cela, si c'etait la le but mysterieux de la chute de mon foyer
et de ma presence en ces iles, oh! alors tout est bien, je n'ai pas
souffert, je remercie, je rends graces et je leve les mains au
ciel, et, dans cette occasion ou eclatent toutes les volontes de
la providence, ce sera votre triomphe, o Dieu, d'avoir fait
benir Guernesey par la France, ce peuple presque primitif par la
civilisation tout entiere, les hommes qui ne tuent point par l'homme
qui a tue, la loi de misericorde et de vie par le meurtrier, et l'exil
par l'exile!

Hommes de Guernesey, ce qui vous parle en cet instant, ce n'est pas
moi, qui ne suis que l'atome emporte n'importe dans quelle nuit par le
souffle de l'adversite; ce qui s'adresse a vous aujourd'hui, je viens
de vous le dire, c'est la civilisation tout entiere; c'est elle qui
tend vers vous ses mains venerables. Si Beccaria proscrit etait au
milieu de vous, il vous dirait: _la peine capitale est impie_; si
Franklin banni vivait a votre foyer, il vous dirait: _la loi qui tue
est une loi funeste_; si Filangieri refugie, si Vico exile, si Turgot
expulse, si Montesquieu chasse, habitaient sous votre toit, ils vous
diraient: _l'echafaud est abominable_; si Jesus-Christ, en fuite
devant Caiphe, abordait votre ile, il vous dirait: _ne frappez pas
avec le glaive_;--et a Montesquieu, a Turgot, a Vico, a Filangieri, a
Beccaria, a Franklin vous criant: grace! a Jesus-Christ vous criant:
grace! repondriez-vous: Non!

Non! c'est la reponse du mal. Non! c'est la reponse du neant. L'homme
croyant et libre affirme la vie, affirme la pitie, la clemence et le
pardon, prouve l'ame de la societe par la misericorde de la loi, et ne
repond non! qu'a l'opprobre, au despotisme et a la mort.

Un dernier mot et j'ai fini.

A cette heure fatale de l'histoire ou nous sommes, car si grand que
soit un siecle et si beau que soit un astre, ils ont leurs eclipses,
a cette minute sinistre que nous traversons, qu'il y ait au moins un
lieu sur la terre ou le progres couvert de plaies, jete aux tempetes,
vaincu, epuise, mourant, se refugie et surnage! Iles de la Manche,
soyez le radeau de ce naufrage sublime! Pendant que l'orient et
l'occident se heurtent pour la fantaisie des princes, pendant que les
continents n'offrent partout aux yeux que ruse, violence, fourberie,
ambition, pendant que les grands empires etalent les passions basses,
vous, petits pays, donnez les grands exemples. Reposez le regard du
genre humain.

Oui, en ce moment ou le sang des hommes coule a ruisseaux a cause d'un
homme, en ce moment ou l'Europe assiste a l'agonie heroique des turcs
sous le talon du czar, triomphateur qu'attend le chatiment, en ce
moment ou la guerre, evoquee par un caprice d'empereur, se leve de
toutes parts avec son horreur et ses crimes, qu'ici du moins, dans ce
coin du monde, dans cette republique de marins et de paysans, on voie
ce beau spectacle: un petit peuple brisant l'echafaud! Que la guerre
soit partout, et ici la paix! Que la barbarie soit partout, et ici
la civilisation! Que la mort, puisque les princes le veulent, soit
partout, et que la vie soit ici! Tandis que les rois, frappes de
demence, font de l'Europe un cirque ou les hommes vont remplacer les
tigres et s'entre-devorer, que le peuple de Guernesey, de son rocher,
entoure des calamites du monde et des tempetes du ciel, fasse un
piedestal et un autel; un piedestal a l'Humanite, un autel a Dieu!

Jersey, Marine-Terrace, 10 janvier 1854.



II

A LORD PALMERSTON

SECRETAIRE D'ETAT DE L'INTERIEUR EN ANGLETERRE


[Note: Voir aux Notes les extraits des journaux la _Nation_ et
l'_Homme_.]


La lettre qui precede avait emu l'ile de Guernesey. Des meetings
avaient eu lieu, une adresse a la reine avait ete signee, les journaux
anglais avaient reproduit en l'appuyant la demande de Victor Hugo
pour la grace de Tapner. Le gouvernement anglais avait successivement
accorde trois sursis. On pensait que l'execution n'aurait pas lieu.
Tout a coup le bruit se repand que l'ambassadeur de France, M.
Walewski, est alle voir lord Palmerston. Deux jours apres, Tapner
est execute. L'execution eut lieu le 10 fevrier. Le 11, Victor Hugo
ecrivit a lord Palmerston la lettre qu'on va lire:


Monsieur,

Je mets sous vos yeux une serie de faits qui se sont accomplis a
Jersey dans ces dernieres annees.

Il y a quinze ans, Caliot, assassin, fut condamne a mort et gracie. Il
y a huit ans, Thomas Nicolle, assassin, fut condamne a mort et gracie.
Il y a trois ans, en 1851, Jacques Fouquet, assassin, fut condamne
a mort et gracie. Pour tous ces criminels la mort fut commuee en
deportation. Pour obtenir ces graces, a ces diverses epoques, il a
suffi d'une petition des habitants de l'ile.

J'ajoute qu'en 1851 on se borna egalement a deporter Edward Carlton,
qui avait assassine sa femme dans des circonstances horribles.

Voila ce qui s'est passe depuis quinze ans dans l'ile d'ou je vous
ecris.

Par suite de tous ces faits significatifs, on a efface les scellements
du gibet sur le vieux Mont-Patibulaire de Saint-Helier, et il n'y a
plus de bourreau a Jersey.

Maintenant quittons Jersey et venons a Guernesey.

Tapner, assassin, incendiaire et voleur, est condamne a mort. A
l'heure qu'il est, monsieur, et au besoin les faits que je viens de
vous citer suffiraient a le prouver, dans toutes les consciences
saines et droites la peine de mort est abolie; Tapner condamne, un cri
s'eleve, les petitions se multiplient; une, qui s'appuie energiquement
sur le principe de l'inviolabilite de la vie humaine, est signee par
six cents habitants les plus eclaires de l'ile. Notons ici que, des
nombreuses sectes chretiennes qui se partagent les quarante mille
habitants de Guernesey, trois ministres seulement [note: M. Pearce, M.
Carey, M. Cockburn.] ont accorde leur signature a ces petitions. Tous
les autres l'ont refusee. Ces hommes ignorent probablement que la
croix est un gibet. Le peuple criait: grace! le pretre a crie: mort!
Plaignons le pretre et passons. Les petitions vous sont remises,
monsieur. Vous accordez un sursis. En pareil cas, sursis signifie
commutation. L'ile respire; le gibet ne sera point dresse. Point. Le
gibet se dresse. Tapner est pendu.

Apres reflexion.

Pourquoi?

Pourquoi refuse-t-on a Guernesey ce qu'on avait tant de fois accorde
a Jersey? pourquoi la concession a l'une et l'affront a l'autre?
pourquoi la grace ici et le bourreau la? pourquoi cette difference la
ou il y avait parite? quel est le sens de ce sursis qui n'est plus
qu'une aggravation? est-ce qu'il y aurait un mystere? a quoi a servi
la reflexion?

Il se dit, monsieur, des choses devant lesquelles je detourne la tete.
Non, ce qui se dit n'est pas. Quoi! une voix, la voix la plus obscure,
ne pourrait pas, si c'est la voix d'un exile, demander grace, dans
un coin perdu de l'Europe, pour un homme qui va mourir, sans que M.
Bonaparte l'entendit! sans que M. Bonaparte intervint! sans que M.
Bonaparte mit le hola! Quoi! M, Bonaparte qui a la guillotine de
Belley, la guillotine de Draguignan et la guillotine de Montpellier,
n'en aurait pas assez, et aurait l'appetit d'une potence a Guernesey!
Quoi! dans cette affaire, vous auriez, vous monsieur, craint de faire
de la peine au proscripteur en donnant raison au proscrit, l'homme
pendu serait une complaisance, ce gibet serait une gracieusete, et
vous auriez fait cela pour "entretenir l'amitie"! Non, non, non! je
ne le crois pas, je ne puis le croire; je ne puis en admettre l'idee,
quoique j'en aie le frisson!

En presence de la grande et genereuse nation anglaise, votre reine
aurait le droit de grace et M. Bonaparte aurait le droit de veto!
En meme temps qu'il y a un tout-puissant au ciel, il y aurait ce
tout-puissant sur la terre!--Non!

Seulement il n'a pas ete possible aux journaux de France de parler de
Tapner. Je constate le fait, mais je n'en conclus rien.

Quoi qu'il en soit, vous avez ordonne, ce sont les termes de la
depeche, que la justice "suivit son cours"; quoi qu'il en soit, tout
est fini; quoi qu'il en soit, Tapner, apres trois sursis et trois
reflexions [note: Du 27 janvier au 3 fevrier.--Du 3 fevrier au 6.--Du
6 au 10.], a ete pendu hier 10 fevrier, et,--si, par aventure, il y a
quelque chose de fonde dans les conjectures que je repousse,--voici,
monsieur, le bulletin de la journee. Vous pourriez, dans ce cas,
le transmettre aux Tuileries. Ces details n'ont rien qui repugne a
l'empire du Deux Decembre; il planera avec joie sur cette victoire.
C'est un aigle a gibets.

Depuis quelques jours, le condamne etait frissonnant. Le lundi 6
on avait entendu ce dialogue entre lui et un visiteur:--_Comment
etes-vous?--J'ai plus peur de la mort que jamais.--Est-ce du supplice
que vous avez peur?--Non, pas de cela ... Mais quitter mes enfants!_
et il s'etait mis a pleurer. Puis il avait ajoute:--_Pourquoi ne me
laisse-t-on pas le temps de me repentir_?

La derniere nuit, il a lu plusieurs fois le psaume 51. Puis, apres
s'etre etendu un moment sur son lit, il s'est jete a genoux. Un
assistant s'est approche et lui a dit:--_Sentez-vous que vous
avez besoin de pardon_? Il a repondu: _Oui_. La meme personne a
repris:--_Pour qui priez-vous_? Le condamne a dit: _Pour mes enfants_.
Puis il a releve la tete, et l'on a vu son visage inonde de larmes,
et il est reste a genoux. Entendant sonner quatre heures du matin, il
s'est tourne et a dit aux gardiens:--_J'ai encore quatre heures, mais
ou ira ma miserable ame_? Les apprets ont commence; on l'a arrange
comme il fallait qu'il fut; le bourreau de Guernesey pratique peu; le
condamne a dit tout bas au sous-sherif:--_Cet homme saura-t-il bien
faire la chose_? _--Soyez tranquille_, a repondu le sous-sherif. Le
procureur de la reine est entre; le condamne lui a tendu la main; le
jour naissait, il a regarde la fenetre blanchissante du cachot et a
murmure: _Mes enfants_! Et il s'est mis a lire un livre intitule:
CROYEZ ET VIVEZ.

Des le point du jour une multitude immense fourmillait aux abords de
la geole.

Un jardin etait attenant a la prison. On y avait dresse l'echafaud.
Une breche avait ete faite au mur pour que le condamne passat. A huit
heures du matin, la foule encombrant les rues voisines, deux cents
spectateurs "privilegies" etant dans le jardin, l'homme a paru a la
breche. Il avait le front haut et le pas ferme; il etait pale; le
cercle rouge de l'insomnie entourait ses yeux. Le mois qui venait de
s'ecouler l'avait vieilli de vingt annees. Cet homme de trente ans en
paraissait cinquante. "Un bonnet de coton blanc profondement enfonce
sur la tete et releve sur le front,--dit un temoin oculaire [note:
_Execution de J.-C. Tapner_. (Imprime au bureau du _Star de
Guernesey_.)],--vetu de la redingote brune qu'il portait aux debats,
et chausse de vieilles pantoufles", il a fait le tour d'une partie
du jardin dans une allee sablee expres. Les bordiers, le sherif, le
lieutenant-sherif, le procureur de la reine, le greffier et le sergent
de la reine l'entouraient. Il avait les mains liees; mal, comme vous
allez voir. Pourtant, selon l'usage anglais, pendant que les mains
etaient croisees par les liens sur la poitrine, une corde rattachait
les coudes derriere le dos. Il marchait l'oeil fixe sur le gibet. Tout
en marchant il disait a voix haute: _Ah! mes pauvres enfants_! A cote
de lui, le chapelain Bouwerie, qui avait refuse de signer la demande
en grace, pleurait. L'allee sablee menait a l'echelle. Le noeud
pendait. Tapner a monte. Le bourreau tremblait; les bourreaux d'en bas
sont quelquefois emus. Tapner s'est mis lui-meme sous le noeud coulant
et y a passe son cou, et, comme il avait les mains peu attachees,
voyant que le bourreau, tout egare, s'y prenait mal, il l'a aide.
Puis, "comme s'il eut pressenti ce qui allait suivre",--dit le meme
temoin,--il a dit: _Liez-moi donc mieux les mains.--C'est inutile_, a
repondu le bourreau. Tapner etant ainsi debout dans le noeud coulant,
les pieds sur la trappe, le bourreau a rabattu le bonnet sur son
visage, et l'on n'a plus vu de cette face pale qu'une bouche qui
priait. La trappe prete a s'ouvrir sous lui avait environ deux pieds
carres. Apres quelques secondes, le temps de se retourner, l'homme des
"hautes oeuvres" a presse le ressort de la trappe. Un trou s'est fait
sous le condamne, il y est tombe brusquement, la corde s'est tendue,
le corps a tourne, on a cru l'homme mort. "On pensa, dit le temoin,
que Tapner avait ete tue roide par la rupture de la moelle epiniere."
Il etait tombe de quatre pieds de haut, et de tout son poids,
et c'etait un homme de haute taille; et le temoin ajoute: "_Ce
soulagement des coeurs oppresses ne dura pas deux minutes._" Tout a
coup, l'homme, pas encore cadavre et deja spectre, a remue; les jambes
se sont elevees et abaissees l'une apres l'autre comme si elles
essayaient de monter des marches dans le vide, ce qu'on entrevoyait de
la face est devenu horrible, les mains, presque deliees, s'eloignaient
et se rapprochaient "comme pour demander assistance", dit le temoin.
Le lien des coudes s'etait rompu a la secousse de la chute. Dans ces
convulsions, la corde s'est mise a osciller, les coudes du miserable
ont heurte le bord de la trappe, les mains s'y sont cramponnees, le
genou droit s'y est appuye, le corps s'est souleve, et le pendu s'est
penche sur la foule. Il est retombe, puis a recommence. _Deux fois_,
dit le temoin. La seconde fois il s'est dresse a un pied de hauteur;
la corde a ete un moment lache. Puis il a releve son bonnet et la
foule a vu ce visage. Cela durait trop, a ce qu'il parait. Il a fallu
finir. Le bourreau qui etait descendu, est remonte, et a fait, je cite
toujours le temoin oculaire, "lacher prise au patient". La corde
avait devie; elle etait sous le menton; le bourreau l'a remise sous
l'oreille; apres quoi il a presse sur les deux epaules". [Note:
_Gazette de Guernesey_, 11 fevrier.] Le bourreau et le spectre ont
lutte un moment. Le bourreau a vaincu. Puis cet infortune, condamne
lui-meme, s'est precipite dans le trou ou pendait Tapner, lui a
etreint les deux genoux et s'est suspendu a ses pieds. La corde s'est
balancee un moment, portant le patient et le bourreau, le crime et
la loi. Enfin, le bourreau a lui-meme "lache prise". C'etait fait.
L'homme etait mort.

Vous le voyez, monsieur, les choses se sont bien passees. Cela a ete
complet, Si c'est un cri d'horreur qu'on a voulu, on l'a.

La ville etant batie en amphitheatre, on voyait cela de toutes les
fenetres. Les regards plongeaient dans le jardin.

La foule criait: _shame! shame_! Des femmes sont tombees evanouies.

Pendant ce temps-la, Fouquet, le gracie de 1851, se repent. Le
bourreau a fait de Tapner un cadavre; la clemence a refait de Fouquet
un homme.

Dernier detail.

Entre le moment ou Tapner est tombe dans le trou de la trappe et
l'instant ou le bourreau, ne sentant plus de fremissement, lui a lache
les pieds, il s'est ecoule douze minutes. Douze minutes! Qu'on calcule
combien cela fait de temps, si quelqu'un sait a quelle horloge se
comptent les minutes de l'agonie!

Voila donc, monsieur, de quelle facon Tapner est mort.

Cette execution a coute cinquante mille francs. C'est un beau luxe.
[Note: " L'executeur Rooks a deja coute pres de deux mille livres
sterling au fisc." _Gazette de Guernesey_, 11 fevrier. Rooks n'avait
encore pendu personne; Tapner est son coup d'essai. Le dernier gibet
qu'ait vu Guernesey remonte a vingt-quatre ans. Il fut dresse pour un
assassin nomme Beasse, execute le 3 novembre 1830.]

Quelques amis de la peine de mort disent qu'on aurait pu avoir cette
strangulation pour "vingt-cinq livres sterling". Pourquoi lesiner?
Cinquante mille francs! quand on y pense, ce n'est pas trop cher; il y
a beaucoup de details dans cette chose-la.

On voit l'hiver, a Londres, dans de certains quartiers, des groupes
d'etres pelotonnes dans les angles des rues, au coin des portes,
passant ainsi les jours et les nuits, mouilles, affames, glaces, sans
abri, sans vetements et sans chaussures, sous le givre et sous la
pluie. Ces etres sont des vieillards, des enfants et des femmes;
presque tous irlandais; comme vous, monsieur. Contre l'hiver ils ont
la rue, contre la neige ils ont la nudite, contre la faim ils ont
le tas d'ordures voisin. C'est sur ces indigences-la que le budget
preleve les cinquante mille francs donnes au bourreau Rooks. Avec ces
cinquante mille francs, on ferait vivre pendant un an cent de ces
familles. Il vaut mieux tuer un homme.

Ceux qui croient que le bourreau Rooks a commis quelque maladresse
paraissent etre dans l'erreur. L'execution de Tapner n'a rien que de
simple. C'est ainsi que cela doit se passer. Un nomme Tawel a ete
pendu recemment par le bourreau de Londres, qu'une relation que j'ai
sous les yeux qualifie ainsi: "Le maitre des executeurs, celui
qui s'est acquis une celebrite sans rivale dans sa peu enviable
profession." Eh bien, ce qui est arrive a Tapner etait arrive a Tawel.

[Note: "La trappe tomba, et le malheureux homme se livra tout d'abord
a de violentes convulsions. Tout son corps frissonna. Les bras et les
jambes se contracterent, puis retomberent; se contracterent encore,
puis retomberent encore; se contracterent encore, et ce ne fut
qu'apres ce troisieme effort que le pendu ne fut plus qu'un cadavre."
(_Execution of Tawel_. Thorne's printing establishment. Charles
Street.)]

On aurait tort de dire qu'aucune precaution n'avait ete prise pour
Tapner. Le jeudi 9, quelques zeles de la peine capitale avaient visite
la potence deja toute prete dans le jardin. S'y connaissant, ils
avaient remarque que "la corde etait grosse comme le pouce et le noeud
coulant gros comme le poing". Avis avait ete donne au procureur royal,
lequel avait fait remplacer la grosse corde par une corde fine. De
quoi donc se plaindrait-on?

Tapner est reste une heure au gibet. L'heure ecoulee, on l'a detache;
et le soir, a huit heures, on l'a enterre dans le cimetiere dit des
etrangers, a cote du supplicie de 1830, Beasse.

Il y a encore un autre etre condamne. C'est la femme de Tapner.
Elle s'est evanouie, deux fois en lui disant adieu; le second
evanouissement a dure une demi-heure; on l'a crue morte.

Voila, monsieur, j'y insiste, de quelle facon est mort Tapner.

Un fait que je ne puis vous taire, c'est l'unanimite de la presse
locale sur ce point:--_Il n'y aura plus d'execution a mort dans ce
pays, l'echafaud n'y sera plus tolere_.

La _Chronique de Jersey_ du 11 fevrier ajoute: "Le supplice a ete plus
atroce que le crime."

J'ai peur que, sans le vouloir, vous n'ayez aboli la peine de mort a
Guernesey.

Je livre en outre a vos reflexions ce passage d'une lettre que m'ecrit
un des principaux habitants de l'ile: "L'indignation etait au comble,
et si tous avaient pu voir ce qui se passait sous le gibet, _quelque
chose de serieux_ serait arrive, on aurait tache de sauver celui qu'on
torturait."

Je vous confie ces criailleries.

Mais revenons a Tapner.

La theorie de l'exemple est satisfaite. Le philosophe seul est triste,
et se demande si c'est la ce qu'on appelle la justice "qui suit son
cours".

Il faut croire que le philosophe a tort. Le supplice a ete effroyable,
mais le crime etait hideux. Il faut bien que la societe se defende,
n'est-ce pas? ou en serions-nous si, etc., etc., etc.? L'audace des
malfaiteurs n'aurait plus de bornes. On ne verrait qu'atrocites et
guet-apens. Une repression est necessaire. Enfin, c'est votre avis,
monsieur, les Tapner doivent etre pendus, a moins qu'ils ne soient
empereurs.

Que la volonte des hommes d'etat soit faite!

Les ideologues, les reveurs, les etranges esprits chimeriques qui ont
la notion du bien et du mal, ne peuvent sonder sans trouble certains
cotes du probleme de la destinee.

Pourquoi Tapner, au lieu de tuer une femme, n'en a-t-il pas tue
trois cents, en ajoutant au tas quelques centaines de vieillards
et d'enfants? pourquoi, au lieu de forcer une porte, n'a-t-il pas
crochete un serment? pourquoi, au lieu de derober quelques schellings,
n'a-t-il pas vole vingt-cinq millions? Pourquoi, au lieu de bruler la
maison Saujon, n'a-t-il pas mitraille Paris? Il aurait un ambassadeur
a Londres.

Il serait pourtant bon qu'on en vint a preciser un peu le point ou
Tapner cesse d'etre un brigand et ou Schinderhannes commence a devenir
de la politique.

Tenez, monsieur, c'est horrible. Nous habitons, vous et moi,
l'infiniment petit. Je ne suis qu'un proscrit et vous n'etes qu'un
ministre. Je suis de la cendre, vous etes de la poussiere. D'atome
a atome on peut se parler. On peut d'un neant a l'autre se dire
ses verites. Eh bien, sachez-le, quelles que soient les splendeurs
actuelles de votre politique, quelle que soit la gloire de l'alliance
de M. Bonaparte, quelque honneur qu'il y ait pour vous a mettre votre
tete a cote de la sienne dans le bonnet qu'il porte, si retentissants
et si magnifiques que soient vos triomphes en commun dans l'affaire
turque, monsieur, cette corde qu'on noue au cou d'un homme, cette
trappe qu'on ouvre sous ses pieds, cet espoir qu'il se cassera la
colonne vertebrale en tombant, cette face qui devient bleue sous le
voile lugubre du gibet, ces yeux sanglants qui sortent brusquement
de leur orbite, cette langue qui jaillit du gosier, ce rugissement
d'angoisse que le noeud etouffe, cette ame eperdue qui se cogne au
crane sans pouvoir s'en aller, ces genoux convulsifs qui cherchent
un point d'appui, ces mains liees et muettes qui se joignent et qui
crient au secours, et cet autre homme, cet homme de l'ombre, qui se
jette sur ces palpitations supremes, qui se cramponne aux jambes du
miserable et qui se pend au pendu, monsieur, c'est epouvantable. Et si
par hasard les conjectures que j'ecarte avaient raison, si l'homme
qui s'est accroche aux pieds de Tapner etait M. Bonaparte, ce serait
monstrueux. Mais, je le repete, je ne crois pas cela. Vous n'avez obei
a aucune influence; vous avez dit: que la justice "suive son cours";
vous avez donne cet ordre comme un autre; les rabachages sur la peine
de mort vous touchent peu. Pendre un homme, boire un verre d'eau. Vous
n'avez pas vu la gravite de l'acte. C'est une legerete d'homme d'etat;
rien de plus. Monsieur, gardez vos etourderies pour la terre, ne
les offrez pas a l'eternite. Croyez-moi, ne jouez pas avec ces
profondeurs-la; n'y jetez rien de vous. C'est une imprudence. Ces
profondeurs-la, je suis plus pres que vous, je les vois. Prenez garde.
_Exsul sicut mortuus_. Je vous parle de dedans le tombeau.

Bah! qu'importe! Un homme pendu; et puis apres? une ficelle que nous
allons rouler, une charpente que nous allons declouer, un cadavre que
nous allons enterrer, voila grand'chose. Nous tirerons le canon, un
peu de fumee en orient, et tout sera dit. Guernesey, Tapner, il faut
un microscope pour voir cela. Messieurs, cette ficelle, cette poutre,
ce cadavre, ce mechant gibet imperceptible, cette misere, c'est
l'immensite. C'est la question sociale, plus haute que la question
politique. C'est plus encore, c'est ce qui n'est plus la terre. Ce
qui est peu de chose, c'est votre canon, c'est votre politique, c'est
votre fumee. L'assassin qui du matin au soir devient l'assassine,
voila ce qui est effrayant; une ame qui s'envole tenant le bout de
corde du gibet, voila ce qui est, entre deux diners, formidable.
Hommes d'etat, entre deux protocoles, entre deux sourires, vous
pressez nonchalamment de votre pouce gante de blanc le ressort de la
potence, et la trappe tombe sous les pieds du pendu. Cette trappe,
savez-vous ce que c'est? C'est l'infini qui apparait; c'est
l'insondable et l'inconnu; c'est la grande ombre qui s'ouvre brusque
et terrible sous votre petitesse.

Continuez. C'est bien. Qu'on voie les hommes du vieux monde
a l'oeuvre. Puisque le passe s'obstine, regardons-le. Voyons
successivement toutes ses figures: a Tunis, c'est le pal; chez le
czar, c'est le knout; chez le pape, c'est le garrot; en France, c'est
la guillotine; en Angleterre, c'est le gibet; en Asie et en Amerique,
c'est le marche d'esclaves. Ah! tout cela s'evanouira! Nous les
anarchistes, nous les demagogues, nous les buveurs de sang, nous vous
le declarons, a vous les conservateurs et les sauveurs, la liberte
humaine est auguste, l'intelligence humaine est sainte, la vie humaine
est sacree, l'ame humaine est divine. Pendez maintenant!

Prenez garde. L'avenir approche. Vous croyez vivant ce qui est mort
et vous croyez mort ce qui est vivant. La vieille societe est debout,
mais morte, vous dis-je. Vous vous etes trompes. Vous avez mis la main
dans les tenebres sur le spectre et vous en avez fait votre fiancee.
Vous tournez le dos a la vie; elle va tout a l'heure se lever derriere
vous. Quand nous prononcons ces mots, progres, revolution, liberte,
humanite, vous souriez, hommes malheureux, et vous nous montrez la
nuit ou nous sommes et ou vous etes. Vraiment, savez-vous ce que c'est
que cette nuit? Apprenez-le, avant peu les idees en sortiront enormes
et rayonnantes. La democratie, c'etait hier la France; ce sera demain
l'Europe. L'eclipse actuelle masque le mysterieux agrandissement de
l'astre.

Je suis, monsieur, votre serviteur,

VICTOR HUGO.

Marine-Terrace, 11 fevrier 1854.



III

CINQUIEME ANNIVERSAIRE DU 24 FEVRIER 1848

24 fevrier 1854.


Citoyens,

Une date, c'est une idee qui se fait chiffre; c'est une victoire qui
se condense et se resume dans un nombre lumineux, et qui flamboie a
jamais dans la memoire des hommes.

Vous venez de celebrer le 24 Fevrier 1848; vous avez glorifie la date
passee; permettez-moi de me tourner vers la date future.

Permettez-moi de me tourner vers cette journee, soeur encore ignoree
du 24 Fevrier, qui donnera son nom a la prochaine revolution, et qui
s'identifiera avec elle.

Permettez-moi d'envoyer a la date future toutes les aspirations de mon
ame.

Qu'elle ait autant de grandeur que la date passee, et qu'elle ait plus
de bonheur!

Que les hommes pour qui elle resplendira soient fermes et purs, qu'ils
soient bons et grands, qu'ils soient justes, utiles et victorieux, et
qu'ils aient une autre recompense que l'exil!

Que leur sort soit meilleur que le notre!

Citoyens! que la date future soit la date definitive!

Que la date future continue l'oeuvre de la date passee, mais qu'elle
l'acheve!

Que, comme le 24 Fevrier, elle soit radieuse et fraternelle; mais
qu'elle soit hardie et qu'elle aille au but! qu'elle regarde l'Europe
de la facon dont Danton la regardait!

Que, comme Fevrier, elle abolisse la monarchie en France, mais qu'elle
l'abolisse aussi sur le continent! qu'elle ne trompe pas l'esperance!
que partout elle substitue le droit humain au droit divin! qu'elle
crie aux nationalites: debout! Debout, Italie! debout, Pologne!
debout, Hongrie! debout, Allemagne, debout, peuples, pour la liberte!
Qu'elle embouche le clairon du reveil! qu'elle annonce le lever du
jour! que, dans cette halte nocturne ou gisent les nations engourdies
par je ne sais quel lugubre sommeil, elle sonne la diane des peuples!

Ah! l'instant s'avance! je vous l'ai deja dit et j'y insiste,
citoyens! des que les chocs decisifs auront lieu, des que la France
abordera directement la Russie et l'Autriche et les saisira corps a
corps, quand la grande guerre commencera, citoyens! vous verrez la
revolution luire. C'est a la revolution qu'il est reserve de frapper
les rois du continent. L'empire est le fourreau, la republique est
l'epee.

Donc, acclamons la date future! acclamons la revolution prochaine!
souhaitons la bienvenue a cet ami mysterieux qui s'appelle demain!

Que la date future soit splendide! que la prochaine revolution soit
invincible! qu'elle fonde les Etats-Unis d'Europe!

Que, comme Fevrier, elle ouvre a deux battants l'avenir, mais qu'elle
ferme a jamais l'abominable porte du passe! que de toutes les chaines
des peuples elle forge a cette porte, un verrou! et que ce verrou soit
enorme comme a ete la tyrannie!

Que, comme Fevrier, elle releve et place sur l'autelle sublime trepied
Liberte-Egalite-Fraternite, mais que sur ce trepied elle allume, de
facon a en eclairer toute la terre, la grande flamme Humanite!

Qu'elle en eblouisse les penseurs, qu'elle en aveugle les despotes!

Que, comme Fevrier, elle renverse l'echafaud politique releve par le
Bonaparte de decembre, mais qu'elle renverse aussi l'echafaud social!
Ne l'oublions pas citoyens, c'est sur la tete du proletaire que
l'echafaud social suspend son couperet. Pas de pain dans la famille,
pas de lumiere dans le cerveau; de la la faute, de la la chute, de la
le crime.

Un soir, a la nuit tombante, je me suis approche d'une guillotine qui
venait de travailler dans la place de Greve. Deux poteaux soutenaient
le couperet encore fumant. J'ai demande au premier poteau: Comment
t'appelles-tu? il m'a repondu: Misere. J'ai demande au deuxieme
poteau: Comment t'appelles-tu? Il m'a repondu: Ignorance.

Que la revolution prochaine, que la date future, arrache ces poteaux
et brise cet echafaud!

Que, comme Fevrier, elle confirme le droit de l'homme, mais qu'elle
proclame le droit de la femme et qu'elle decrete le droit de l'enfant;
c'est-a-dire l'egalite pour l'une et l'education pour l'autre!

Que, comme Fevrier, elle repudie la confiscation et les violences,
qu'elle ne depouille personne; mais qu'elle dote tout le monde!
qu'elle ne soit pas faite contre les riches, mais qu'elle soit faite
pour les pauvres! Oui! que, par une immense reforme economique, par le
droit du travail mieux compris, par de larges institutions d'escompte
et de credit, par le chomage rendu impossible, par l'abolition des
douanes et des frontieres, par la circulation decuplee, par la
suppression des armees permanentes, qui coutent a l'Europe quatre
milliards par an, sans compter ce que coutent les guerres, par la
complete mise en valeur du sol, par un meilleur balancement de la
production et de la consommation, ces deux battements de l'artere
sociale, par l'echange, source jaillissante de vie, par la revolution
monetaire, levier qui peut soulever toutes les indigences, enfin,
par une gigantesque creation de richesses toutes nouvelles que des
a present la science entrevoit et affirme, elle fasse du bien-etre
materiel, intellectuel et moral la dotation universelle!

Qu'elle broie, ecrase, efface, aneantisse, toutes les vieilles
institutions deshonorees, c'est la sa mission politique; mais qu'elle
fasse marcher de front sa mission sociale et qu'elle donne du pain aux
travailleurs! Qu'elle preserve les jeunes ames de l'enseignement,--je
me trompe,--de l'empoisonnement jesuitique et clerical, mais qu'elle
etablisse et constitue sur une base colossale l'instruction gratuite
et obligatoire! Savez-vous, citoyens, ce qu'il faut a la civilisation,
pour qu'elle devienne l'harmonie? Des ateliers, et des ateliers!
des ecoles, et des ecoles! L'atelier et l'ecole, c'est le double
laboratoire d'ou sort la double vie, la vie du corps et la vie de
l'intelligence. Qu'il n'y ait plus de bouches affamees! qu'il n'y
ait plus de cerveaux tenebreux! Que ces deux locutions, honteuses,
usuelles, presque proverbiales, que nous avons tous prononcees plus
d'une fois dans notre vie:--_cet homme n'a pas de quoi manger;--cet
homme ne sait pas lire_;--que ces deux locutions, qui sont comme les
deux lueurs de la vieille misere eternelle, disparaissent du langage
humain!

Qu'enfin, comme le 24 Fevrier, la grande date future, la revolution
prochaine, fasse dans tous les sens des pas en avant, mais qu'elle ne
fasse point un pas en arriere! qu'elle ne se croise pas les bras avant
d'avoir fini! que son dernier mot soit: suffrage universel, bien-etre
universel, paix universelle, lumiere universelle!

Quand on nous demande: qu'entendez-vous par Republique Universelle?
nous entendons cela. Qui en veut? (_Cri unanime_:--Tout le monde!)

Et maintenant, amis, cette date que j'appelle, cette date qui, reunie
au grand 24 Fevrier 1848 et a l'immense 22 septembre 1792, sera comme
le triangle de feu de la revolution, cette troisieme date, cette date
supreme, quand viendra-t-elle? quelle annee, quel mois, quel jour
illustrera-t-elle? de quels chiffres se composera-t-elle dans la serie
tenebreuse des nombres? sont-ils loin ou pres de nous, ces chiffres
encore obscurs et destines a une si prodigieuse lumiere? Citoyens,
deja, des a present, a l'heure ou je parle, ils sont ecrits sur une
page du livre de l'avenir, mais cette page-la, le doigt de Dieu ne
l'a pas encore tournee. Nous ne savons rien, nous meditons, nous
attendons; tout ce que nous pouvons dire et repeter, c'est qu'il
nous semble que la date liberatrice approche. On ne distingue pas le
chiffre, mais on voit le rayonnement.

Proscrits! levons nos fronts pour que ce rayonnement les eclaire!

Levons nos fronts, pour que, si les peuples demandent:--Qu'est-ce
donc qui blanchit de la sorte le haut du visage de ces hommes?--on
puisse repondre:--C'est la clarte de la revolution qui vient!

Levons nos fronts, proscrits, et, comme nous l'avons fait si souvent
dans notre confiance religieuse, saluons l'avenir!

L'avenir a plusieurs noms.

Pour les faibles, il se nomme l'impossible; pour les timides, il se
nomme l'inconnu; pour les penseurs et pour les vaillants, il se nomme
l'ideal.

L'impossible!

L'inconnu!

Quoi! plus de misere pour l'homme, plus de prostitution pour la femme,
plus d'ignorance pour l'enfant, ce serait l'impossible!

Quoi! les Etats-Unis d'Europe, libres et maitres chacun chez eux, mus
et relies par une assemblee centrale, et communiant a travers les mers
avec les Etats-Unis d'Amerique, ce serait l'inconnu!

Quoi! ce qu'a voulu Jesus-Christ, c'est l'impossible!

Quoi! ce qu'a fait Washington, c'est l'inconnu!

Mais on nous dit:--Et la transition! et les douleurs de l'enfantement!
et la tempete du passage du vieux monde au monde nouveau! un continent
qui se transforme! l'avatar d'un continent! Vous figurez-vous cette
chose redoutable? la resistance desesperee des trones, la colere des
castes, la furie des armees, le roi defendant sa liste civile, le
pretre defendant sa prebende, le juge defendant sa paie, l'usurier
defendant son bordereau, l'exploiteur defendant son privilege, quelles
ligues! quelles luttes! quels ouragans! quelles batailles! quels
obstacles! Preparez vos yeux a repandre des larmes; preparez vos
veines a verser du sang! arretez-vous! reculez! ...--Silence aux
faibles et aux timides! l'impossible, cette barre de fer rouge, nous y
mordrons; l'inconnu, ces tenebres, nous nous y plongerons; et nous te
conquerrons, ideal!

Vive la revolution future!



IV

APPEL AUX CONCITOYENS

14 juin 1854.


Il devient urgent d'elever la voix et d'avertir les coeurs fideles et
genereux. Que ceux qui sont dans le pays se souviennent de ceux qui
sont hors du pays. Nous, les combattants de la proscription, nous
sommes entoures de detresses heroiques et inouies. Le paysan souffre
loin de son champ, l'ouvrier souffre loin de son atelier; pas de
travail, pas de vetements, pas de souliers, pas de pain; et au milieu
de tout cela des femmes et des enfants; voila ou en sont une foule
de proscrits. Nos compagnons ne se plaignent pas, mais nous nous
plaignons pour eux. Les despotes, M. Bonaparte en tete, ont fait ce
qu'il faut, la calomnie, la police et l'intimidation aidant, pour
empecher les secours d'arriver a ces inebranlables confesseurs de la
democratie et de la liberte. En les affamant, on espere les dompter.
Reve. Ils tomberont a leur poste.

En attendant, le temps se passe, les situations s'aggravent, et ce
qui n'etait que de la misere devient de l'agonie. Le denument, la
nostalgie et la faim deciment l'exil. Plusieurs sont morts deja. Les
autres doivent-ils mourir?

Concitoyens de la republique universelle, secourir l'homme qui
souffre, c'est le devoir; secourir l'homme qui souffre pour
l'humanite, c'est plus que le devoir.

Vous tous qui etes restes dans vos patries et qui avez du moins ces
deux choses qui font vivre, le pain et l'air natal, tournez vos yeux
vers cette famille de l'exil qui lutte pour tous et qui ebauche dans
les douleurs et dans l'epreuve la grande famille des peuples.

Que chacun donne ce qu'il pourra. Nous appelons nos freres au secours
de nos freres.



V

SUR LA TOMBE DE FELIX BONY

21 septembre 1854.


Citoyens,

Encore un condamne a mort par l'exil qui vient de subir sa peine!

Encore un qui meurt tout jeune, comme Helin, comme Bousquet, comme
Louise Julien, comme Gaffney, comme Izdebski, comme Cauvet! Felix
Bony, qui est dans cette biere, avait vingt-neuf ans.

Et, chose poignante! les enfants tombent aussi! Avant d'arriver a
cette sepulture, tout a l'heure, nous nous sommes arretes devant une
autre fosse, fraichement ouverte comme celle-ci, ou nous avons depose
le fils de notre compagnon d'exil Eugene Beauvais, pauvre enfant mort
des douleurs de sa mere, et mort, helas! presque avant d'avoir vecu!

Ainsi, dans la douloureuse etape que nous faisons, le jeune homme et
l'enfant roulent pele-mele sous nos pieds dans l'ombre.

Felix Bony avait ete soldat; il avait subi cette monstrueuse loi du
sang qu'on appelle conscription et qui arrache l'homme a la charrue,
pour le donner au glaive.

Il avait ete ouvrier; et, chomage, maladie, travail au rabais,
exploitation, marchandage, parasitisme, misere, il avait traverse les
sept cercles de l'enfer du proletaire. Comme vous le voyez, cet homme,
si jeune encore, avait ete eprouve de tous les cotes, et l'infortune
l'avait trouve solide.

Depuis le 2 decembre, il etait proscrit.

Pourquoi? pour quel crime?

Son crime, c'etait le mien a moi qui vous parle, c'etait le votre
a vous qui m'ecoutez. Il etait republicain dans une republique; il
croyait que celui qui a prete un serment doit le tenir, que, parce
qu'on est ou qu'on se croit prince, on n'est pas dispense d'etre
honnete homme, que les soldats doivent obeir aux constitutions,
que les magistrats doivent respecter les lois; il avait ces idees
etranges, et il s'est leve pour les soutenir; il a pris les armes,
comme nous l'avons tous fait, pour defendre les lois; il a fait de sa
poitrine le bouclier de la constitution; il a accompli son devoir, en
un mot. C'est pour cela qu'il a ete frappe; c'est pour cela qu'il a
ete banni; c'est pour cela qu'il a ete "condamne", comme parlent
les juges infames qui rendent la justice au nom de l'accuse Louis
Bonaparte.

Il est mort; mort de nostalgie comme les autres qui l'ont precede
ici; mort d'epuisement, mort loin de sa ville natale, mort loin de
sa vieille mere, mort loin de son petit enfant. Il a agonise, car
l'agonie commence avec l'exil, il a agonise trois ans; il n'a pas
flechi une heure. Vous l'avez tous connu, vous vous en souvenez! Ah!
c'etait un vaillant et ferme coeur!

Qu'il repose dans cette paix severe! et qu'il trouve du moins dans le
sepulcre la realisation sereine de ce qui fut son ideal pendant la
vie. La mort, c'est la grande fraternite.

O proscrits, puisque c'est vrai que cet ami est mort, et que voila
encore un des notres qui s'evanouit dans le cercueil, faisons l'appel
dans nos rangs; serrons-nous devant la mort comme les soldats devant
la mitraille; c'est le moment de pleurer et c'est le moment de
sourire; c'est ici la paque supreme. Retrempons notre conscience
republicaine, retrempons notre foi en Dieu et au progres dans ces
tenebres ou nous descendrons tous peut-etre l'un apres l'autre avant
d'avoir revu la chere terre de la patrie; asseyons-nous, cote a cote
avec nos morts, a cette sainte cene de l'honneur, du devouement et du
sacrifice; faisons la communion de la tombe.

Donc l'air de la proscription tue. On meurt ici, on meurt souvent, on
meurt sans cesse. Le proscrit lutte, resiste, tient tete, s'assied au
bord de la mer et regarde du cote de la France, et meurt. Les autres
apres lui continuent le combat; seulement la breche de l'exil commence
a s'encombrer de cadavres.

Tout est bien. Et ceci (_montrant la fosse_) rachete cela (_l'orateur
etend le bras du cote de la France_). Pendant que tant d'hommes qui
auraient la force s'ils voulaient acceptent la servitude, et, le bat
sur le cou, subissent le triomphe du guet-apens, lache triomphe et
lache soumission, pendant que les foules s'en vont dans la honte, les
proscrits s'en vont dans la tombe.--Tout est bien.

O mes amis, quelle profonde douleur!

Ah! que du moins, en attendant le jour ou ils se leveront, en
attendant le jour ou ils auront pudeur, en attendant le jour ou ils
auront horreur, les peuples maintenant a terre, les uns garrottes, les
autres abrutis, ce qui est pire, les autres prosternes, ce qui est
pire encore, regardent passer, le front haut dans les tenebres, et
s'enfoncer en silence dans le desert de l'exil cette fiere colonne de
proscrits qui marche vers l'avenir, ayant en tete des cercueils!

L'avenir. Ce mot m'est venu. Savez-vous pourquoi? C'est qu'il sort
naturellement de la pensee dans le lieu mysterieux ou nous sommes;
c'est que c'est un bon endroit pour regarder l'avenir que le bord des
fosses. De cette hauteur on voit loin dans la profondeur divine et
loin dans l'horizon humain. Aujourd'hui que la Liberte, la Verite et
la Justice ont les mains liees derriere le dos et sont battues de
verges et sont fouettees en place publique, la Liberte par les
soldats, la Verite par les pretres, la Justice par les juges;
aujourd'hui que l'Idee venue de Dieu est suppliciee, Dieu est sur
l'horizon humain, Dieu est sur la place publique ou on le fouette, et
l'on peut dire, oui, l'on peut dire qu'il souffre et qu'il saigne avec
nous. On a donc le droit de sonder la plaie humaine dans ce lieu des
choses eternelles. D'ailleurs on n'importune pas la tombe, et surtout
la tombe des martyrs, en parlant d'esperance. Eh bien! je vous le
dis, et c'est surtout du haut de ce talus funebre qu'on le voit
distinctement, esperez! Il y a partout des lueurs dans la nuit, lueur
en Espagne, lueur en Italie, en Orient clarte; incendie, disent les
myopes de la politique, et moi je dis, aurore!

Cette clarte de l'orient, si faible encore, c'est la l'inconnu, c'est
la le mystere. Proscrits, ne la quittez pas des yeux un seul instant.
C'est la que va se lever l'avenir.

Laissez-moi, avec la gravite qui sied en presence de l'auditeur
funebre qui est la (_l'orateur montre le cercueil_), laissez-moi vous
parler des evenements qui s'accomplissent et des evenements qui se
preparent, librement, a coeur ouvert, comme il convient a ceux
qui sont surs de l'avenir, etant surs du droit. On nous dit
quelquefois:--Prenez garde. Vos paroles sont trop hardies. Vous
manquez de prudence.--Est-ce qu'il est question de prudence
aujourd'hui? il est question de courage. Aux heures de lutte a corps
perdu, gloire a ceux qui ont des paroles sans precautions et des
sabres sans fourreau!

D'ailleurs les rois sont entraines. Soyez tranquilles.

Il y a deux faits dans la situation presente; une alliance et une
guerre.

Que nous veulent ces deux faits?

L'alliance? J'en conviens, nous regardons pour l'instant sans
enthousiasme cette apparente intimite entre Fontenoy et Waterloo d'ou
il semble qu'il soit sorti une espece d'Anglo-France; nous laissons,
temoins froids et muets de ce spectacle, le choeur banal qui suit tous
les corteges et qui se groupe a la porte de tous les succes, chanter,
des deux cotes de la Manche, en se renvoyant les strophes de Paris
a Londres, cette alliance admirable grace a laquelle se promenent
aujourd'hui au soleil le chasseur de Vincennes bras dessus bras
dessous avec le rifle-guard, le marin francais bras dessus bras
dessous avec le marin anglais, la capote bleue bras dessus bras
dessous avec l'habit rouge, et sans doute aussi, dans le sepulcre,
Napoleon bras dessus bras dessous avec Hudson Lowe.

Nous sommes calmes devant cela. Mais qu'on ne se meprenne pas
sur notre pensee. Nous, hommes de France, nous aimons les hommes
d'Angleterre; les lignes jaunes ou vertes dont on barbouille
les mappe-mondes n'existent pas pour nous; nous republicains-
democrates-socialistes, nous repudions en meme temps que
les clotures de caste a caste ces prejuges de peuple a peuple sortis
des plus miserables tenebres du vieil aveuglement humain; nous
honorons en particulier cette noble et libre nation anglaise qui fait
dans le labeur commun de la civilisation un si magnifique travail;
nous savons ce que vaut ce grand peuple qui a eu Shakespeare, Cromwell
et Newton; nous sommes cordialement assis a son foyer, sans lui rien
devoir, car c'est notre presence qui fait son honneur; entait de
concorde, puisque c'est la la question, nous allons bien au dela de
tout ce que revent les diplomaties, nous ne voulons pas seulement
l'alliance de la France avec l'Angleterre; nous voulons l'alliance de
l'Europe avec elle-meme, et de l'Europe avec l'Amerique, et du monde
avec le monde! nous sommes les ennemis de la guerre; nous sommes les
souffre-douleurs de la fraternite; nous sommes les agitateurs de la
lumiere et de la vie; nous combattons la mort qui batit les echafauds
et la nuit qui trace les frontieres; pour nous il n'y a des a present
qu'un peuple comme il n'y aura dans l'avenir qu'un homme; nous voulons
l'harmonie universelle dans le rayonnement universel; et nous tous
qui sommes ici, tous! nous donnerions notre sang avec joie pour
avancer d'une heure le jour ou sera donne le sublime baiser de paix
des nations!

Donc que les amis de l'alliance anglo-francaise ne prennent pas le
change sur mes paroles. Plus que qui que ce soit, j'y insiste, nous
republicains, nous voulons ces alliances; car, je le repete, l'union
parmi les peuples, et, plus encore, l'unite dans l'humanite, c'est
la notre symbole. Mais ces unions, nous les voulons pures, intimes,
profondes, fecondes; morales pour qu'elles soient reelles, honnetes
pour qu'elles soient durables; nous les voulons fondees sur les
interets sans nul doute, mais fondees plus encore sur toutes les
fraternites du progres et de la liberte; nous voulons qu'elles soient
en quelque sorte la resultante d'une majestueuse marche amicale
dans la lumiere; nous les voulons sans humiliation d'un cote, sans
abdication de l'autre, sans arriere-pensees pour l'avenir, sans
spectres dans le passe; nous trouvons que le mepris entre les
gouvernements, meme dissimule, est un mauvais ingredient pour cimenter
l'estime entre les nations; en un mot, nous voulons sur les frontons
radieux de ces alliances de peuple a peuple des statues de marbre et
non des hommes de fange.

Nous voulons des federations signees Washington et non des platrages
signes Bonaparte.

Les alliances comme celles que nous voyons en ce moment, nous les
croyons mauvaises pour les deux parties, pour les deux peuples que
nous admirons et que nous aimons, pour les deux gouvernements dont
nous prenons moins de souci. Sait-on bien ce qu'on veut ici, et
sait-on bien ce qu'on fera la? Nous disons qu'au fond, des deux cotes,
on se defie quelque peu, et qu'on n'a pas tort; nous disons a ceux-ci
qu'il y a toujours du cote d'un marchand l'affaire commerciale, et
nous disons a ceux-la qu'il y a toujours du cote d'un traitre la
trahison.

Comprend-on maintenant?

Autant l'alliance baclee nous laisse froids, autant la guerre pendante
nous emeut. Oui, nous considerons avec un inexprimable melange
d'esperance et d'angoisse cette derniere aventure des monarchies, ce
coup de tete pour une clef qui a deja coute des millions d'or et des
milliers d'hommes. Guerre d'intrigues plus encore que de melees, ou
les turcs sont de plus en plus heroiques, ou le Deux-Decembre est de
plus en plus lache, ou l'Autriche est de plus en plus russe; guerre
meurtriere sans coups de canon, ou nos vaillants soldats, fils de
l'atelier et de la chaumiere, meurent miserablement, helas! sans
meme qu'il sorte de leurs pauvres cadavres la funebre aureole des
batailles; guerre ou il n'y a pas encore eu d'autre vainqueur que la
peste, ou le typhus seul a pu publier des bulletins, et ou il n'y a
eu jusqu'ici d'Austerlitz que pour le cholera; guerre tenebreuse,
obscure, inquiete, reculante, fatale; guerre mysterieuse que ceux-la
memes qui la font ne comprennent pas, tant elle est pleine de la
providence; redoutable enigme aveuglement posee par les rois, et dont
la Revolution seule sait le mot!

A l'heure ou nous sommes, a l'instant precis ou je parle, en ce moment
meme, citoyens, la peripetie de cette sombre lutte s'accomplit;
l'avortement de la Baltique semble avoir eu son contre-coup de honte
dans la mer Noire, et comme, apres tout, de tels peuples que la
France et l'Angleterre ne peuvent pas etre indefiniment et impunement
humilies dans leurs armees, le denoument se risque, la tentative se
fait. Citoyens, cette guerre, qui a garde son secret devant Cronstadt,
se demasquera-t-elle devant Sebastopol? a qui sera la chute? a qui
sera le _Te Deum_? personne ne le sait encore. Mais quoi qu'il
arrive, proscrits, quel que soit l'evenement, c'est le despotisme qui
s'ecroule, soit sur Nicolas, soit sur Bonaparte. C'est, je repete mes
paroles d'il y a un an, c'est le supplice de l'Europe qui finit. Le
coup qui se frappe dans cette minute meme jettera bas necessairement
dans un temps donne ou l'empereur de la Siberie, ou l'empereur de
Cayenne; c'est-a-dire tous les deux; car l'un de ces deux poteaux de
l'echafaud des peuples ne peut pas tomber sans entrainer l'autre.

Cependant que font les deux despotes? Ils sourient dans le calme
imbecile de la miserable omnipotence humaine; ils sourient a l'avenir
terrible! ils s'endorment dans la plenitude difforme et hideuse de
leur absolutisme satisfait; ils n'ont meme pas la fantaisie des
tristes gloires personnelles de la guerre, si faciles aux princes; ils
n'ont pas meme souci des souffrances de ces douloureuses multitudes
qu'ils appellent leurs armees. Pendant que, pour eux et par eux, des
milliers d'hommes agonisent dans les ambulances sur les grabats du
cholera, pendant que Varna est en flammes, pendant qu'Odessa fume sous
le canon, pendant que Kola brule au nord et Sulina au midi, pendant
qu'on ecrase de boulets et de bombes Silistrie, pendant que les
sauvageries de Bomarsund repliquent aux ferocites de Sinope, tandis
que les tours sautent, tandis que les vaisseaux flamboient et
s'abiment, tandis que les "magasins de cadavres" des hopitaux russes
regorgent, pendant les marches forcees de la Dobrudscha, pendant les
desastres de Kustendji, pendant que des regiments entiers fondent et
s'evanouissent dans le lugubre bivouac de Karvalik, que font les deux
czars? L'un prend le frais a son palais d'ete; l'autre prend les bains
de mer a Biarritz.

Troublons ces joies.

O peuples, au-dessus des combinaisons, des intrigues et des ententes,
au-dessus des diplomaties, au-dessus des guerres, au-dessus de toutes
les questions, question turque, question grecque, question russe,
au-dessus de tout ce que les monarchies font ou revent, planent les
crimes.

Ne laissons pas prescrire la protestation vengeresse; ne nous laissons
pas distraire du but formidable. C'est toujours l'heure de dire: Neron
est la! On pretend que les generations oublient. Eh bien! pour la
saintete meme du droit, pour l'honneur meme de la conscience humaine,
les victimes nous le demandent, les martyrs nous le crient du fond
de leurs tombeaux, ravivons les souvenirs, et faisons de toutes les
memoires des ulceres.

O peuples, le lugubre et menacant acte d'accusation, non! ne nous
lassons jamais de le redire! En ce moment les autocrates et les tyrans
du continent triomphent; ils ont mitraille a Palerme, mitraille a
Brescia, mitraille a Berlin, mitraille a Vienne, mitraille a Paris;
ils ont fusille a Ancone, fusille a Bologne, fusille a Rome, fusille a
Arad, fusille a Vincennes, fusille au Champ de Mars; ils ont dresse
le gibet a Pesth, le garrot a Milan, la guillotine a Belley; ils ont
expedie les pontons, encombre les cachots, peuple les casemates,
ouvert les oubliettes; ils ont donne au desert la fonction de bagne;
ils ont appele a leur aide Tobolsk et ses neiges, Lambessa et ses
fievres, l'ilot de la Mere et son typhus; ils ont confisque, ruine,
sequestre, spolie; ils ont proscrit, banni, exile, expulse, deporte;
quand cela a ete fait, quand ils ont eu bien mis le pied sur la gorge
de l'humanite, quand ils ont entendu son dernier rale, ils ont dit
tout joyeux: c'est fini!--Et maintenant les voila dans la salle du
banquet. Les y voila, vainqueurs, enivres, tout-puissants, couronne en
tete, lauriers au front. C'est le festin de la grande noce. C'est
le mariage de la monarchie et du guet-apens, de la royaute et de
l'assassinat, du droit divin et du faux serment, de tout ce qu'ils
appellent auguste avec tout ce que nous appelons infame; mariage
hideux et splendide; sous leurs pieds est la fanfare; toutes les
trahisons et toutes les lachetes chantent l'epithalame. Oui, les
despotes triomphent; oui, les despotes rayonnent; oui, eux et leurs
sbires, eux et leurs complices, eux et leurs courtisans, eux et
leurs courtisanes, ils sont fiers, heureux, contents, gorges, repus,
glorieux; mais qu'est-ce que cela fait a la justice eternelle? Nations
opprimees, l'heure approche. Regardez bien cette fete; les lampions
et les lustres sont allumes, l'orchestre ne s'interrompt pas; les
panaches et l'or et les diamants brillent; la valetaille en uniforme,
en soutane ou en simarre se prosterne; les princes vetus de pourpre
rient et se felicitent; mais l'heure va sonner, vous dis-je; le fond
de la salle est plein d'ombre; et, voyez, dans cette ombre, dans cette
ombre formidable, la Revolution, couverte de plaies, mais vivante,
baillonnee, mais terrible, se dresse derriere eux, l'oeil fixe sur
vous, peuples, et agite dans ses deux mains sanglantes au-dessus de
leurs tetes des poignees de haillons arrachees aux linceuls des morts!



VI

LA GUERRE D'ORIENT

29 novembre 1854.


Proscrits,

L'anniversaire glorieux que nous celebrons en ce moment [note: La
revolution polonaise de 1830.] ramene la Pologne dans toutes les
memoires; la situation de l'Europe la ramene egalement dans les
evenements.

Comment? je vais essayer de vous le dire.

Mais d'abord, cette situation, examinons-la.

Au point ou elle en est, et en presence des choses decisives qui se
preparent, il importe de preciser les faits.

Commencons par faire justice d'une erreur presque universelle.

Grace aux nuages astucieusement jetes sur l'origine de l'affaire
par le gouvernement francais, et complaisamment epaissis par le
gouvernement anglais, aujourd'hui, en Angleterre comme en France, on
attribue generalement la guerre d'orient, ce desastre continental, a
l'empereur Nicolas. On se trompe. La guerre d'orient est un crime;
mais ce n'est point le crime de Nicolas. Ne pretons pas a ce riche.
Retablissons la verite.

Nous conclurons ensuite.

Citoyens, le 2 decembre 1851,--car il faut toujours remonter la, et,
tant que M. Bonaparte sera debout, c'est de cette source horrible que
sortiront tous les evenements, et tous les evenements, quels qu'ils
soient, ayant ce poison dans les veines, seront malsains et veneneux
et se gangreneront rapidement,--le 2 decembre donc, M. Bonaparte fait
ce que vous savez. Il commet un crime, erige ce crime en trone, et
s'assied dessus. Schinderhannes se declare Cesar. Mais a Cesar il faut
Pierre. Quand on est empereur, le Oui du peuple, c'est peu de chose;
ce qui importe, c'est le Oui du pape. Ce n'est pas tout d'etre
parjure, traitre et meurtrier, il faut encore etre sacre. Bonaparte le
Grand avait ete sacre. Bonaparte le Petit voulut l'etre.

La etait la question.

Le pape consentirait-il?

Un aide de camp, nomme de Cotte, un des hommes religieux du jour, fut
envoye a Antonelli, le Consalvi d'a present. L'aide de camp eut peu
de succes. Pie VII avait sacre Marengo; Pie IX hesita a sacrer le
boulevard Montmartre. Meler a ce sang et a cette boue la vieille
huile romaine, c'etait grave. Le pape fit le degoute. Embarras de M.
Bonaparte. Que faire? de quelle maniere s'y prendre pour decider Pie
IX? Comment decide-t-on une fille? comment decide-t-on un pape? Par un
cadeau. Cela est l'histoire.

UN PROSCRIT (_le citoyen Bianchi_): Ce sont les moeurs sacerdotales.

VICTOR HUGO, _s'interrompant_: Vous avez raison. Il y a longtemps que
Jeremie a crie a Jerusalem et que Luther a crie a Rome: Prostituee!
(_Reprenant._) M. Bonaparte, donc, resolut de faire un cadeau a M.
Mastai.

Quel cadeau?

Ceci est toute l'aventure actuelle.

Citoyens, il y a deux papes en ce moment, le pape latin et le pape
grec. Le pape grec, qui s'appelle aussi le czar, pese sur le sultan du
poids de toutes les Russies. Or le sultan, possedant la Judee, possede
le tombeau du Christ. Faites attention a ceci. Depuis des siecles la
grande ambition des deux catholicismes, grec et romain, serait de
pouvoir penetrer librement dans ce tombeau et d'y officier, non cote a
cote et fraternellement, mais l'un excluant l'autre, le latin excluant
le grec ou le grec excluant le latin. Entre ces deux pretentions
opposees que faisait l'islamisme? Il tenait la balance egale,
c'est-a-dire la porte fermee, et ne laissait entrer dans le tombeau
ni la croix grecque, ni la croix latine, ni Moscou, ni Rome. Grand
creve-coeur surtout pour le pape latin qui affecte la suprematie.
Donc, en these generale et en dehors meme de M. Bonaparte, quel
present offrir au pape de Rome pour le determiner a sacrer et
couronner n'importe quel bandit? Posez la question a Machiavel, il
vous repondra: "Rien de plus simple. Faire pencher a Jerusalem
la balance du cote de Rome; rompre devant le tombeau du Christ
l'humiliante egalite des deux croix; mettre l'eglise d'orient sous les
pieds de l'eglise d'occident; ouvrir la sainte porte a l'une et la
fermer a l'autre; faire une avanie au pape grec; en un mot, donner au
pape latin la clef du sepulcre."

C'est ce que Machiavel repondrait. C'est ce que M. Bonaparte a
compris; c'est ce qu'il a fait. On a appele cela, vous vous en
souvenez, l'affaire des Lieux-Saints.

L'intrigue a ete nouee. D'abord secretement. L'agent de M. Bonaparte a
Constantinople, M. de Lavalette, a demande de la part de son maitre,
au sultan, la clef du tombeau de Jesus pour le pape de Rome. Le
sultan, faible, trouble, ayant deja les vertiges de la fin de
l'islamisme, tiraille en deux sens contraires, ayant peur de Nicolas,
ayant peur de Bonaparte, ne sachant a quel empereur entendre, a lache
prise et a donne la clef. Bonaparte a remercie, Nicolas s'est fache.
Le pape grec a envoye au serail son legat _a latere_, Menschikoff, une
cravache a la main. Il a exige, en compensation de la clef donnee a M.
Bonaparte pour le pape de Rome, des choses plus solides, a peu pres
tout ce qui pouvait rester de souverainete au sultan; le sultan a
refuse; la France et l'Angleterre ont appuye le sultan, et vous savez
le reste. La guerre d'orient a eclate.

Voila les faits.

Rendons a Cesar ce qui est a Cesar et ne donnons pas a Nicolas ce qui
est au Deux-Decembre. La pretention de M. Bonaparte a etre sacre a
tout fait. L'affaire des Lieux-Saints et la clef, c'est la l'origine
de tout.

Maintenant, ce qui est sorti de cette clef, le voici:

A l'heure qu'il est, l'Asie Mineure, les iles d'Aland, le Danube, la
Tchernaia, la mer Blanche et la mer Noire, le nord et le midi voient
des villes, florissantes il y a quelques mois encore, s'en aller en
cendre et en fumee. A l'heure qu'il est Sinope est brulee, Bomarsund
est brulee, Silistrie est brulee, Varna est brulee, Kola est brulee,
Sebastopol brule. A l'heure qu'il est, par milliers, bientot par
cent mille, les francais, les anglais, les turcs, les russes,
s'entr'egorgent en orient devant un monceau de ruines. L'arabe vient
du Nil pour se faire tuer par le tartare qui vient du Volga; le
cosaque vient des steppes pour se faire tuer par l'ecossais qui vient
des highlands. Les batteries foudroient les batteries, les poudrieres
sautent, les bastions s'ecroulent, les redoutes s'effondrent, les
boulets trouent les vaisseaux; les tranchees sont sous les bombes,
les bivouacs sont sous les pluies; le typhus, la peste et le cholera
s'abattent avec la mitraille sur les assiegeants, sur les assieges,
sur les camps, sur les flottes, sur la garnison, sur la ville ou
toute une population, femmes, enfants, vieillards, agonise. Les obus
ecrasent les hopitaux; un hopital prend feu, et deux mille malades
sont "calcines", dit un bulletin. Et la tempete s'en mele, c'est la
saison; la fregate turque _Bahira_ sombre sous voiles, le deux-ponts
egyptien _Abad-i-Djihad_ s'engloutit pres d'Eniada avec sept cents
hommes, les coups de vent dematent la flotte, le navire a helice _le
Prince_, la fregate _la Nymphe des mers_, quatre autres steamers de
guerre coulent bas, _le Sans-Pareil, le Samson, l'Agamemnon_, se
brisent aux bas-fonds dans l'ouragan, _la Retribution_ n'echappe qu'en
jetant ses canons a la mer, le vaisseau de cent canons _le Henri IV_
perit pres d'Eupatoria, l'aviso a roues _le Pluton_ est desempare,
trente-deux transports charges d'hommes font cote, et se perdent. Sur
terre les melees deviennent chaque jour plus sauvages; les russes
assomment les blesses a coups de crosse; a la fin des journees, les
tas de morts et de mourants empechent l'infanterie de manoeuvrer;
le soir, les champs de bataille font frissonner les generaux. Les
cadavres anglais et francais et les cadavres russes y sont meles comme
s'ils se mordaient.--_Je n'ai jamais rien vu de pareil_ [note: Voir
aux notes.], s'ecrie le vieux lord Raglan, qui a vu Waterloo. Et
cependant on ira plus loin encore; on annonce qu'on va employer contre
la malheureuse ville les moyens "nouveaux" qu'on tenait "en reserve"
et dont on fremissait. Extermination, c'est le cri de cette guerre. La
tranchee seule coute cent hommes par jour. Des rivieres de sang humain
coulent; une riviere de sang a Alma, une riviere de sang a Balaklava,
une riviere de sang a Inkermann; cinq mille hommes tues le 20
septembre, six mille le 25 octobre, quinze mille le 5 novembre. Et
cela ne fait que commencer. On envoie des armees, elles fondent.
C'est bien. Allons, envoyez-en d'autres! Louis Bonaparte redit a
l'ex-general Canrobert le mot imbecile de Philippe IV a Spinola:
_Marquis, prends Breda_. Sebastopol etait hier une plaie, aujourd'hui
c'est un ulcere, demain ce sera un cancer; et ce cancer devore la
France, l'Angleterre, la Turquie et la Russie. Voila l'Europe des
rois. O avenir! quand nous donneras-tu l'Europe des peuples?

Je continue.

Sur les navires, apres chaque affaire, des chargements de blesses qui
font horreur. Pour ne citer que les chiffres que je sais, et je n'en
sais pas la dixieme partie, quatre cents blesses sur _le Panama_,
quatre cent quarante-neuf sur _le Colombo_ qui remorquait deux
transports egalement charges et dont j'ignore les chiffres, quatre
cent soixante-dix sur _le Vulcain_, quinze cents sur _le Kanguroo_. On
est blesse en Crimee, on est panse a Constantinople. Deux cents lieues
de mer, huit jours entre la blessure et le pansement. Chemin faisant,
pendant la traversee, les plaies abandonnees deviennent effroyables;
les mutiles qu'on transporte sans assistance, sans secours,
miserablement entasses les uns sur les autres, voient les lombrics,
cette vermine du sepulcre, sortir de leurs jambes brisees, de leurs
cotes enfoncees, de leurs cranes fendus, de leurs ventres ouverts; et,
sous ce fourmillement horrible, ils pourrissent avant d'etre morts
dans les entre-ponts pestilentiels des steamers-ambulances, immenses
fosses communes pleines de vivants manges de vers. (_Victor Hugo
s'interrompant_:)--Je n'exagere point. J'ai la les journaux anglais,
les journaux ministeriels. Lisez vous-memes. (_L'orateur_ agite une
liasse de journaux._ [Note: Voir aux Notes.]).--Oui, j'insiste, pas
de secours. Quatre chirurgiens, sur _le Vulcain_, quatre chirurgiens
sur _le Colombo_, pour neuf cent dix-neuf mourants! Quant aux turcs,
on ne les panse pas du tout. Ils deviennent ce qu'ils peuvent [note:
_Id._].--Je ne suis qu'un demagogue et un buveur de sang, je le sais
bien, mais j'aimerais mieux moins de caisses de medailles benites au
camp de Boulogne, et plus de medecins au camp de Crimee.

Poursuivons.

En Europe, en Angleterre, en France, le contre-coup est terrible.
Faillites sur faillites, toutes les transactions suspendues, le
commerce agonisant, l'industrie morte. Les folies de la guerre
s'etalent, les trophees presentent leur bilan. Pour ce qui est de la
Baltique seulement, et en calculant ce qui a ete depense rien que pour
cette campagne, chacun des deux mille prisonniers russes ramenes de
Bomarsund coute a la France et a l'Angleterre trois cent trente-six
mille francs par tete. En France, la misere. Le paysan vend sa vache
pour payer l'impot et donne son fils pour nourrir la guerre,--son
fils! sa chair! Comment se nomme cette chair, vous le savez, l'oncle
l'a baptisee. Chaque regime voit l'homme a son point de vue. La
republique dit chair du peuple; l'empire dit chair a canon.--Et la
famine complete la misere. Comme c'est avec la Russie qu'on se bat,
plus de ble d'Odessa. Le pain manque. Une espece de Buzancais couve
sous la cendre populaire et jette ses etincelles ca et la. A Boulogne,
l'emeute de la faim, reprimee par les gendarmes. A Saint-Brieuc, les
femmes s'arrachent les cheveux et crevent les sacs de grains a coups
de ciseaux. Et levees sur levees. Emprunts sur emprunts. Cent quarante
mille hommes cette annee seulement, pour commencer. Les millions
s'engouffrent apres les regiments. Le credit sombre avec les flottes.
Telle est la situation.

Tout ceci sort du Deux-Decembre.

Nous, proscrits dont le coeur saigne de toutes les plaies de la patrie
et de toutes les douleurs de l'humanite, nous considerons cet etat de
choses lamentable avec une angoisse croissante.

Insistons-y, repetons-le, crions-le, et qu'on le sache et qu'on ne
l'oublie plus desormais, je viens de le demontrer les faits a la main,
et cela est incontestable, et l'histoire le dira, et je defie qui que
ce soit de le nier, tout ceci sort du Deux-Decembre.

Otez l'intrigue dite affaire des Lieux-Saints, otez la clef,
otez l'envie de sacre, otez le cadeau a faire au pape, otez le
Deux-Decembre, otez M. Bonaparte; vous n'avez pas la guerre d'orient.

Oui, ces flottes, les plus magnifiques qu'il y ait au monde, sont
humiliees et amoindries; oui, cette genereuse cavalerie anglaise est
exterminee; oui, les ecossais gris, ces lions de la montagne; oui, nos
zouaves, nos spahis, nos chasseurs de Vincennes, nos admirables et
irreparables regiments d'Afrique sont sabres, haches, aneantis; oui,
ces populations innocentes,--et dont nous sommes les freres, car
il n'y a pas d'etrangers pour nous,--sont ecrasees; oui, parmi tant
d'autres, ce vieux general Cathcart et ce jeune capitaine Nolan,
l'honneur de l'uniforme anglais, sont sacrifies; oui, les entrailles
et les cervelles, arrachees et dispersees par la mitraille, pendent
aux broussailles de Balaklava ou s'ecrasent aux murs de Sebastopol;
oui, la nuit, les champs de bataille pleins de mourants hurlent comme
des betes fauves; oui, la lune eclaire cet epouvantable charnier
d'Inkermann ou des femmes, une lanterne a la main, errent ca et la
parmi les morts, cherchant leurs freres ou leurs maris, absolument
comme ces autres femmes qui, il y a trois ans, dans la nuit du 4
decembre, regardaient l'un apres l'autre les cadavres du boulevard
Montmartre [note: Voir aux Notes.]; oui, ces calamites couvrent
l'Europe; oui, ce sang, tout ce sang ruisselle en Crimee; oui, ces
veuves pleurent, oui, ces meres se tordent les bras,--parce qu'il a
pris fantaisie a M. Bonaparte, l'assassin de Paris, de se faire benir
et sacrer par M. Mastai, l'etouffeur de Rome!

Et maintenant, meditons un moment, cela en vaut la peine.

Certes, si parmi les intrepides regiments francais qui, cote a cote
avec la vaillante armee anglaise, luttent devant Sebastopol contre
toute la force russe, si, parmi ces combattants heroiques, il y a
quelques-uns de ces tristes soldats qui, en decembre 1851, entraines
par des generaux infames, ont obei aux lugubres consignes du
guet-apens, les larmes nous viennent aux yeux, nos vieux coeurs
francais s'emeuvent, ce sont des fils de paysans, ce sont des fils
d'ouvriers, nous crions pitie! nous disons: ils etaient ivres, ils
etaient aveugles, ils etaient ignorants, ils ne savaient ce qu'ils
faisaient! et nous levons les mains au ciel, et nous supplions pour
ces infortunes. Le soldat, c'est l'enfant; l'enthousiasme en fait un
heros; l'obeissance passive peut en faire un bandit; heros, d'autres
lui volent sa gloire; bandit, que d'autres aussi prennent sa faute.
Oui, devant le mysterieux chatiment qui commence, mon Dieu! grace pour
les soldats; mais quant aux chefs, faites!

Oui, proscrits, laissons faire le juge. Et voyez! La guerre d'orient,
je viens de vous le rappeler, c'est le fait meme du Deux-Decembre
arrive pas a pas, et de transformation en transformation, a sa
consequence logique, l'embrasement de l'Europe. O profondeur
vertigineuse de l'expiation! le Deux-Decembre se retourne, et le voici
qui, apres avoir tue les notres, depeche les siens. Il y a trois ans,
il se nommait coup d'etat et il assassinait Baudin; aujourd'hui il se
nomme guerre d'orient, et il execute Saint-Arnaud. La balle qui, dans
la nuit du 4, sur l'ordre de Lourmel, tua Dussoubs devant la barricade
Montorgueil, ricoche dans les tenebres selon on ne sait quelle loi
formidable et revient fusiller Lourmel en Crimee. Nous n'avons pas a
nous occuper de cela. Ce sont les coups sinistres de l'eclair; c'est
l'ombre qui frappe; c'est Dieu.

La justice est un theoreme; le chatiment est rigide comme Euclide; le
crime a ses angles d'incidence et ses angles de reflexion; et nous,
hommes, nous tressaillons quand nous entrevoyons dans l'obscurite
de la destinee humaine les lignes et les figures de cette geometrie
enorme que la foule appelle hasard et que le penseur appelle
providence.

Le curieux, disons-le en passant, c'est que la clef est inutile. Le
pape, voyant hesiter l'Autriche, et d'ailleurs, flairant sans doute la
chute prochaine, persiste a reculer devant M. Bonaparte. M. Bonaparte
ne veut pas tomber de M. Mastai a M. Sibour; et il en resulte qu'il
n'est pas sacre et qu'il ne le sera pas; car, a travers tout ceci, la
providence rit de son rire terrible.

Je viens d'exposer la situation, citoyens. A present,--et c'est par
la que je veux terminer, et ceci me ramene a l'objet special de cette
solennelle reunion,--cette situation, si grave pour les deux grands
peuples, car l'Angleterre y joue son commerce et l'orient, car la
France y joue son honneur et sa vie, cette situation redoutable,
comment en sortir? La France a un moyen: se delivrer, chasser le
cauchemar, secouer l'empire accroupi sur sa poitrine, remonter a
la victoire, a la puissance, a la preeminence, par la liberte.
L'Angleterre en a un autre, finir par ou elle aurait du commencer; ne
plus frapper le czar au talon de sa botte, comme elle le fait en ce
moment, mais le frapper au coeur, c'est-a-dire soulever la Pologne.
Ici, a cette meme place, il y a un an precisement aujourd'hui, je
donnais a l'Angleterre ce conseil, vous vous en souvenez. A cette
occasion, les journaux qui soutiennent le cabinet anglais m'ont
qualifie d' "orateur chimerique", et voici que l'evenement confirme
mes paroles. La guerre en Crimee fait sourire le czar, la guerre en
Pologne le ferait trembler. Mais la guerre en Pologne, c'est une
revolution? Sans doute. Qu'importe a l'Angleterre? Qu'importe a cette
grande et vieille Angleterre? Elle ne craint pas les revolutions,
ayant la liberte. Oui, mais M. Bonaparte, etant le despotisme, les
craint, lui, et il ne voudra pas! C'est donc a M. Bonaparte, et a
sa peur personnelle des revolutions, que l'Angleterre sacrifie ses
armees, ses flottes, ses finances, son avenir, l'Inde, l'Orient,
tous ses interets. Avais-je tort de le dire il y a deux mois? pour
l'Angleterre, l'alliance de M. Bonaparte n'est pas seulement une
diminution morale, c'est une catastrophe.

C'est l'alliance de M. Bonaparte qui depuis un an fait faire fausse
route a tous les interets anglais dans la guerre d'orient. Sans
l'alliance de M. Bonaparte, l'Angleterre aurait aujourd'hui un succes
en Pologne, au lieu d'un echec, d'un desastre peut-etre, en Crimee.

N'importe. Ce qui est dans les choses ne peut point n'en pas sortir.
Les situations ont leur logique qui finit toujours par avoir le
dernier mot. La guerre en Pologne, c'est-a-dire, pour employer le mot
transparent adopte par le cabinet anglais, un _systeme d'agression
franchement continental_, est desormais inevitable. C'est l'avenir
immediat. Au moment ou je parle, lord Palmerston en cause aux
Tuileries avec M. Bonaparte. Et, citoyens, ce sera la ma derniere
parole, la guerre en Pologne, c'est la revolution en Europe.

Ah! que la destinee s'accomplisse!

Ah! que la fatalite soit sur ces hommes, sur ces bourreaux, sur ces
despotes, qui ont arrache a tant de peuples, a tant de nobles peuples
leurs sceptres de nations!--Je dis le sceptre, et non la vie.--Car,
proscrits, comme il faut le repeter sans cesse pour consterner les
lachetes et pour relever les courages, la mort apparente des peuples,
si livide qu'elle soit, si glacee qu'elle semble, est un avatar et
couvre le mystere d'une incarnation nouvelle. La Pologne est dans le
sepulcre, mais elle a le clairon a la main; la Hongrie est sous le
suaire, mais elle a le sabre au poing; l'Italie est dans la tombe,
mais elle a la flamme au coeur; la France est dans la fosse, mais
elle a l'etoile au front. Et, tous les signes nous l'annoncent, au
printemps prochain, au printemps, heure des resurrections comme
le matin est l'heure des reveils, amis, toute la terre fremira
d'eblouissement et de joie, quand, se dressant subitement, ces grands
cadavres ouvriront tout a coup leurs grandes ailes!



VII


Les paroles de Victor Hugo emurent le parlement. Un membre de la
majorite, familier des Tuileries, somma le gouvernement anglais de
mettre fin a la "querelle personnelle" entre M. Louis Bonaparte et M.
Victor Hugo. Victor Hugo sentit qu'il etait necessaire que le proscrit
remit a sa place l'empereur et qu'il fallait rendre a M. Bonaparte
le sentiment de sa situation vraie; et il publia dans les journaux
anglais ce qu'on va lire:


AVERTISSEMENT

Je previens M. Bonaparte que je me rends parfaitement compte des
ressorts qu'il fait mouvoir et qui sont a sa taille, et que j'ai lu
avec interet les choses dites a mon sujet, ces jours passes, dans le
parlement anglais. M. Bonaparte m'a chasse de France pour avoir pris
les armes contre son crime, comme c'etait mon droit de citoyen et
mon devoir de representant du peuple; il m'a chasse de Belgique pour
_Napoleon le Petit_; il me chassera peut-etre d'Angleterre pour les
protestations que j'y ai faites, que j'y fais et que je continuerai
d'y faire. Cela regarde l'Angleterre plus que moi. Un triple exil
n'est rien. Quant a moi, l'Amerique est bonne, et, si elle convient a
M. Bonaparte, elle me convient aussi. J'avertis seulement M. Bonaparte
qu'il n'aura pas plus raison de moi, qui suis l'atome, qu'il n'aura
raison de la verite et de la justice qui sont Dieu meme. Je declare
au Deux-Decembre en sa personne que l'expiation viendra, et que, de
France, de Belgique, d'Angleterre, d'Amerique, du fond de la tombe, si
les ames vivent, comme je le crois et l'affirme, j'en haterai l'heure.
M. Bonaparte a raison, il y a en effet entre moi et lui une "querelle
personnelle", la vieille querelle personnelle du juge sur son siege et
de l'accuse sur son banc.

VICTOR HUGO.

Jersey, 22 decembre 1854.



1855


_Ce que pourrait etre l'Europe. Ce qu'elle est. Suite des
complaisances de l'Angleterre pour l'empire. L'empereur recu a
Londres. Les proscrits chasses de Jersey_.



I

SIXIEME ANNIVERSAIRE DU 24 FEVRIER 1848

24 fevrier 1855.


Proscrits,

Si la revolution, inauguree il y a sept ans a pareil jour a l'Hotel
de Ville de Paris, avait suivi son cours naturel, et n'avait pas ete,
pour ainsi dire, des le lendemain meme de son avenement, detournee de
son but; si la reaction d'abord, Louis Bonaparte ensuite, n'avaient
pas detruit la republique, la reaction par ruse et lent empoisonnement,
Louis Bonaparte par escalade nocturne, effraction, guet-apens et
meurtre; si, des les jours eclatants de Fevrier, la republique avait
montre son drapeau sur les Alpes et sur le Rhin et jete au nom de la
France a l'Europe ce cri: Liberte! qui eut suffi a cette epoque, vous
vous en souvenez tous, pour consommer sur le vieux continent le
soulevement de tous les peuples et achever l'ecroulement de tous les
trones; si la France, appuyee sur la grande epee de 92, eut donne aide,
comme elle le devait, a l'Italie, a la Hongrie, a la Pologne, a la
Prusse, a l'Allemagne; si, en un mot, l'Europe des peuples eut succede
en 1848 a l'Europe des rois, voici quelle serait aujourd'hui, apres
sept annees de liberte et de lumiere, la situation du continent.

On verrait ceci:

Le continent serait un seul peuple; les nationalites vivraient de leur
vie propre dans la vie commune; l'Italie appartiendrait a l'Italie, la
Pologne appartiendrait a la Pologne, la Hongrie appartiendrait a la
Hongrie, la France appartiendrait a l'Europe, l'Europe appartiendrait
a l'Humanite.

Plus de Rhin, fleuve allemand; plus de Baltique et de mer Noire, lacs
russes; plus de Mediterranee, lac francais; plus d'Atlantique, mer
anglaise; plus de canons au Sund et a Gibraltar; plus de kammerlicks
aux Dardanelles. Les fleuves libres, les detroits libres, les oceans
libres.

Le groupe europeen n'etant plus qu'une nation, l'Allemagne serait a la
France, la France serait a l'Italie ce qu'est aujourd'hui la Normandie
a la Picardie et la Picardie a la Lorraine. Plus de guerre; par
consequent plus d'armee. Au seul point de vue financier, benefice net
par an pour l'Europe, quatre milliards. [Note: Pour la France, plus de
liste civile, plus de clerge paye, plus de magistrature inamovible,
plus d'administration centralisee, plus d'armee permanente; benefice
net par an: 800 millions. 2 millions par jour.].

Plus de frontieres, plus de douanes, plus d'octrois; le libre echange;
flux et reflux gigantesque de numeraire et de denrees, industrie
et commerce vingtuples; bonification annuelle pour la richesse du
continent, au moins dix milliards. Ajoutez les quatre milliards de
la suppression des armees, plus deux milliards au moins gagnes par
l'abolition des fonctions parasites sur tout le continent, y compris
la fonction de roi, cela fait tous les ans un levier de seize
milliards pour soulever les questions economiques. Une liste civile
du travail, une caisse d'amortissement de la misere epuisant les
bas-fonds du chomage et du salariat avec une puissance de seize
milliards par an. Calculez cette enorme production de bien-etre.
Je ne developpe pas.

Une monnaie continentale, a double base metallique et fiduciaire,
ayant pour point d'appui le capital Europe tout entier et pour moteur
l'activite libre de deux cents millions d'hommes, cette monnaie, une,
remplacerait et resorberait toutes les absurdes varietes monetaires
d'aujourd'hui, effigies de princes, figures des miseres, varietes qui
sont autant de causes d'appauvrissement; car, dans le va-et-vient
monetaire, multiplier la variete, c'est multiplier le frottement;
multiplier le frottement, c'est diminuer la circulation. En monnaie,
comme en toute chose, circulation, c'est unite.

La fraternite engendrerait la solidarite; le credit de tous serait la
propriete de chacun, le travail de chacun, la garantie de tous.

Liberte d'aller et venir, liberte de s'associer, liberte de posseder,
liberte d'enseigner, liberte de parler, liberte d'ecrire, liberte
de penser, liberte d'aimer, liberte de croire, toutes les libertes
feraient faisceau autour du citoyen garde par elles et devenu
inviolable.

Aucune voie de fait, contre qui que ce soit; meme pour amener le
bien. Car a quoi bon? Par la seule force des choses, par la simple
augmentation de la lumiere, par le seul fait du plein jour succedant
a la penombre monarchique et sacerdotale, l'air serait devenu
irrespirable a l'homme de force, a l'homme de fraude, a l'homme de
mensonge, a l'homme de proie, a l'exploitant, au parasite, au sabreur,
a l'usurier, a l'ignorantin, a tout ce qui vole dans les crepuscules
avec l'aile de la chauve-souris.

La vieille penalite se serait dissoute comme le reste. La guerre etant
morte, l'echafaud, qui a la meme racine, aurait seche et disparu de
lui-meme. Toutes les formes du glaive se seraient evanouies. On en
serait a douter que la creature humaine ait jamais pu, ait jamais ose
mettre a mort la creature humaine, meme dans le passe. Il y aurait,
dans la galerie ethnographique du Louvre, un mortier-Paixhans sous
verre, un canon-Lancastre sous verre, une guillotine sous verre, une
potence sous verre, et l'on irait par curiosite voir au museum ces
betes feroces de l'homme comme on va voir a la menagerie les betes
feroces de Dieu.

On dirait: c'est donc cela, un gibet! comme on dit: c'est donc cela,
un tigre!

On verrait partout le cerveau qui pense, le bras qui agit; la matiere,
qui obeit; la machine servant l'homme; les experimentations sociales
sur une vaste echelle; toutes les fecondations merveilleuses du
progres par le progres; la science aux prises avec la creation; des
ateliers toujours ouverts dont la misere n'aurait qu'a pousser la
porte pour devenir le travail; des ecoles toujours ouvertes dont
l'ignorance n'aurait qu'a pousser la porte pour devenir la lumiere;
des gymnases gratuits et obligatoires ou les aptitudes seules
marqueraient les limites de l'enseignement, ou l'enfant pauvre
recevrait la meme culture que l'enfant riche; des scrutins ou la femme
voterait comme l'homme. Car le vieux monde du passe trouve la femme
bonne pour les responsabilites civiles, commerciales, penales, il
trouve la femme bonne pour la prison, pour Clichy, pour le bagne, pour
le cachot, pour l'echafaud; nous, nous trouvons la femme bonne pour la
dignite et pour la liberte; il trouve la femme bonne pour l'esclavage
et pour la mort, nous la trouvons bonne pour la vie; il admet la femme
comme personne publique pour la souffrance et pour la peine, nous
l'admettons comme personne publique pour le droit. Nous ne disons pas:
ame de premiere qualite, l'homme; ame de deuxieme qualite, la femme.
Nous proclamons la femme notre egale, avec le respect de plus. O
femme, mere, compagne, soeur, eternelle mineure, eternelle esclave,
eternelle sacrifiee, eternelle martyre, nous vous releverons! De tout
ceci le vieux monde nous raille, je le sais. Le droit de la femme,
proclame par nous, est le sujet principal de sa gaite. Un jour, a
l'assemblee, un interrupteur me cria:--C'est surtout avec ca, les
femmes, que vous nous faites rire.--Et vous, lui repondis-je, c'est
surtout avec ca, les femmes, que vous nous faites pleurer.

Je reprends, et j'acheve cette esquisse.

Au faite de cette splendeur universelle, l'Angleterre et la France
rayonneraient; car elles sont les ainees de la civilisation actuelle;
elles sont au dix-neuvieme siecle les deux nations meres; elles
eclairent au genre humain en marche les deux routes du reel et du
possible; elles portent les deux flambeaux, l'une le fait, l'autre
l'idee. Elles rivaliseraient sans se nuire ni s'entraver. Au fond, et
a voir les choses de la hauteur philosophique,--permettez-moi cette
parenthese--il n'y a jamais eu entre elles d'autre antipathie que ce
desir d'aller au dela, cette impatience de pousser plus loin, cette
logique de marcheur en avant, cette soi de l'horizon, cette ambition
de progres indefini qui est toute la France et qui a quelquefois
importune l'Angleterre sa voisine, volontiers satisfaite des resultats
obtenus et epouse tranquille du fait accompli. La France est
l'adversaire de l'Angleterre comme le mieux est l'ennemi du bien.

Je continue.

Dans la vieille cite du dix aout et du vingt-deux septembre, declaree
desormais la Ville d'Europe, _Urbs_, une colossale assemblee,
l'assemblee des Etats-Unis d'Europe, arbitre de la civilisation,
sortie du suffrage universel de tous les peuples du continent,
traiterait et reglerait, en presence de ce majestueux mandant, juge
definitif, et avec l'aide de la presse universelle libre, toutes les
questions de l'humanite, et ferait de Paris au centre du monde un
volcan de lumiere.

Citoyens, je le dis en passant, je ne crois pas a l'eternite de
ce qu'on appelle aujourd'hui les parlements; mais les parlements,
generateurs de liberte et d'unite tout ensemble, sont necessaires
jusqu'au jour, jour lointain, encore et voisin de l'ideal, ou, les
complications politiques s'etant dissoutes dans la simplification
du travail universel, la formule: LE MOINS DE GOUVERNEMENT POSSIBLE
recevant une application de plus en plus complete, les lois factices
ayant toutes disparu et les lois naturelles demeurant seules, il n'y
aura plus d'autre assemblee que l'assemblee des createurs et des
inventeurs, decouvrant et promulguant la loi et ne la faisant pas,
l'assemblee de l'intelligence, de l'art et de la science, l'Institut.
L'Institut transfigure et rayonnant, produit d'un tout autre mode de
nomination, deliberant publiquement. Sans nul doute, l'Institut,
dans la perspective des temps, est l'unique assemblee future. Chose
frappante et que j'ajoute encore en passant, c'est la Convention qui
a cree l'Institut. Avant d'expirer, ce sombre aigle des revolutions a
depose sur le genereux sol de France l'oeuf mysterieux qui contient
les ailes de l'avenir.

Ainsi, pour resumer en peu de mots les quelques lineaments que je
viens d'indiquer, et beaucoup de details m'echappent, je jette ces
idees au hasard et rapidement et je ne trace qu'un a peu pres, si la
revolution de 1848 avait vecu et porte ses fruits, si la republique
fut restee debout, si, de republique francaise, elle fut devenue,
comme la logique l'exige, republique europeenne, fait qui se serait
accompli alors, certes, en moins d'une annee, et presque sans secousse
ni dechirement, sous le souffle du grand vent de Fevrier, citoyens,
si les choses s'etaient passees de la sorte, que serait aujourd'hui
l'Europe? une famille. Les nations soeurs. L'homme frere de l'homme.
On ne serait plus ni francais, ni prussien, ni espagnol; on serait
europeen. Partout la serenite, l'activite, le bien-etre, la vie. Pas
d'autre lutte, d'un bout a l'autre du continent, que la lutte du bien,
du beau, du grand, du juste, du vrai et de l'utile domptant l'obstacle
et cherchant l'ideal. Partout cette immense victoire qu'on appelle le
travail dans cette immense clarte qu'on appelle la paix.

Voila, citoyens, si la revolution eut triomphe, voila, en raccourci et
en abrege, le spectacle que nous donnerait a cette heure l'Europe des
peuples.

Mais ces choses ne se sont point realisees. Heureusement on a retabli
l'ordre. Et, au lieu de cela, que voyons-nous?

Ce qui est debout en ce moment, ce n'est pas l'Europe des peuples;
c'est l'Europe des rois.

Et que fait-elle, l'Europe des rois?

Elle a la force; elle peut ce qu'elle veut; les rois sont libres
puisqu'ils ont etouffe la liberte; l'Europe des rois est riche; elle a
des millions, elle a des milliards; elle n'a qu'a ouvrir la veine
des peuples pour en faire jaillir du sang et de l'or. Que fait-elle?
Deblaie-t-elle les embouchures des fleuves? abrege-t-elle la route
de l'Inde? relie-t-elle le Pacifique a l'Atlantique? perce-t-elle
l'isthme de Suez? coupe-t-elle l'isthme de Panama? jette-t-elle dans
les profondeurs de l'ocean le prodigieux fil electrique qui rattachera
les continents aux continents par l'idee devenue eclair, et qui, fibre
colossale de la vie universelle, fera du globe un coeur enorme ayant
pour battement la pensee de l'homme? A quoi s'occupe l'Europe des
rois? accomplit-elle, maitresse du monde, quelque grand et
saint travail de progres, de civilisation et d'humanite? a quoi
depense-t-elle les forces gigantesques du continent dont elle dispose?
que fait-elle?

Citoyens, elle fait une guerre.

Une guerre pour qui?

Pour vous, peuples?

Non, pour eux, rois.

Quelle guerre?

Une guerre miserable par l'origine: une clef; epouvantable par le
debut: Balaklava; formidable par la fin: l'abime.

Une guerre qui part du risible pour aboutir a l'horrible.

Proscrits, nous avons deja plus d'une fois parle de cette guerre, et
nous sommes condamnes a en parler longtemps encore. Helas! je n'y
songe, quant a moi, que le coeur serre.

O francais qui m'entourez, la France avait une armee, une armee la
premiere du monde, une armee admirable, incomparable, formee aux
grandes guerres par vingt ans d'Afrique, une armee tete de colonne du
genre humain, espece de _Marseillaise_ vivante, aux strophes herissees
de bayonnettes, qui, melee au souffle de la Revolution, n'eut eu qu'a
faire chanter ses clairons pour faire a l'instant meme tomber en
poussiere sur le continent tous les vieux sceptres et toutes les
vieilles chaines; cette armee, ou est-elle? qu'est-elle devenue?
Citoyens, M. Bonaparte l'a prise. Qu'en a-t-il fait? d'abord il l'a
enveloppee dans le linceul de son crime; ensuite il lui a cherche une
tombe. Il a trouve la Crimee.

Car cet homme est pousse et aveugle par ce qu'il a en lui de fatal et
par cet instinct de la destruction du vieux monde qui est son ame a
son insu.

Proscrits, detournez un moment vos yeux de Cayenne ou il y a aussi un
sepulcre, et regardez la-bas a l'orient. Vous y avez des freres.

L'armee francaise et l'armee anglaise sont la.

Qu'est-ce que c'est que cette tranchee qu'on ouvre devant cette ville
tartare? cette tranchee a deux pas de laquelle coule le ruisseau de
sang d'Inkermann, cette tranchee ou il y a des hommes qui passent la
nuit debout et qui ne peuvent se coucher parce qu'ils sont dans l'eau
jusqu'aux genoux; d'autres qui sont couches, mais dans un demi-metre
de boue qui les recouvre entierement et ou ils mettent une pierre pour
que leur tete en sorte; d'autres qui sont couches, mais dans la neige,
sous la neige, et qui se reveilleront demain les pieds geles; d'autres
qui sont couches, mais sur la glace et qui ne se reveilleront pas;
d'autres qui marchent pieds nus par un froid de dix degres parce
qu'ayant ote leurs souliers, ils n'ont plus la force de les remettre;
d'autres couverts de plaies qu'on ne panse pas; tous sans abri, sans
feu, presque sans aliments, faute de moyens de transport, ayant pour
vetement des haillons mouilles devenus glacons, ronges de dyssenterie
et de typhus, tues par le lit ou ils dorment, empoisonnes par l'eau
qu'ils boivent [note: Voir aux Notes.], harceles de sorties, cribles
de bombes, reveilles de l'agonie par la mitraille, et ne cessant
d'etre des combattants que pour redevenir des mourants; cette tranchee
ou l'Angleterre, a l'heure qu'il est, a entasse trente mille soldats,
ou la France, le 17 decembre,--j'ignore le chiffre ulterieur,--avait
couche quarante-six mille sept cents hommes; cette tranchee ou, en
moins de trois mois, quatrevingt mille hommes ont disparu; cette
tranchee de Sebastopol, c'est la fosse des deux armees. Le creusement
de cette fosse, qui n'est pas finie, a deja coute trois milliards.

La guerre est un fossoyeur en grand qui se fait payer cher.

Oui, pour creuser la fosse des deux armees d'Angleterre et de France,
la France et l'Angleterre, en comptant tout, y compris le capital
des flottes englouties, y compris la depression de l'industrie,
du commerce et du credit, ont deja depense trois milliards. Trois
milliards! avec ces trois milliards on eut complete le reseau des
chemins de fer anglais et francais, on eut construit le tunnel
tubulaire de la Manche, meilleur trait d'union des deux peuples que
la poignee de main de lord Palmerston et de M. Bonaparte qu'on nous
montre au-dessus de nos tetes avec cette legende: A LA BONNE FOI; avec
ces trois milliards, on eut draine toutes les bruyeres de France et
d'Angleterre, donne de l'eau salubre a toutes les villes, a tous les
villages et a tous les champs, assaini la terre et l'homme, reboise
dans les deux pays toutes les pentes, prevenu par consequent les
inondations et les debordements, empoissonne tous les fleuves de facon
a donner au pauvre le saumon a un sou la livre, multiplie les ateliers
et les ecoles, explore et exploite partout les gisements houillers et
mineraux, dote toutes les communes de pioches a vapeur, ensemence
les millions d'hectares en friche, transforme les egouts en puits
d'engrais, rendu les disettes impossibles, mis le pain dans toutes les
bouches, decuple la production, decuple la consommation, decuple la
circulation, centuple la richesse!--Il vaut mieux prendre--je me
trompe--ne pas prendre Sebastopol!

Il vaut mieux employer ses milliards a faire perir ses armees! il vaut
mieux se ruiner a se suicider!

Donc, devant le continent qui frissonne, les deux armees agonisent.
Et, pendant ce temps-la, que fait "l'empereur Napoleon III"? J'ouvre
un journal de l'empire (_l'orateur deploie un journal_) et j'y lis:
"Le carnaval poursuit ses joies. Ce ne sont que fetes et bals.
Le deuil que la cour a pris a l'occasion des morts des reines de
Sardaigne sera suspendu vingt-quatre heures pour ne pas empecher le
bal qui va avoir lieu aux Tuileries."

Oui, c'est le bruit d'un orchestre que nous entendons dans le pavillon
de l'Horloge; oui, le _Moniteur_ enregistre et detaille le quadrille
ou ont "figure leurs majestes"; oui, l'empereur danse, oui, ce
Napoleon danse, pendant que, les prunelles fixees sur les tenebres,
nous regardons, et que le monde civilise, fremissant, regarde avec
nous Sebastopol, ce puits de l'abime, ce tonneau sombre ou viennent
l'une apres l'autre, pales, echevelees, versant dans le gouffre leurs
tresors et leurs enfants, et recommencant toujours, la France et
l'Angleterre, ces deux Danaides aux yeux sanglants!

Pourtant on annonce que "l'empereur" va partir. Pour la Crimee! est-ce
possible? Voici que la pudeur lui viendrait et qu'il aurait conscience
de la rougeur publique? On nous le montre brandissant vers Sebastopol
le sabre de Lodi, chaussant les bottes de sept lieues de Wagram, avec
Troplong et Baroche eplores pendus aux deux basques de sa redingote
grise. Que veut dire ce va-t-en guerre?--Citoyens, un souvenir. Le
matin du coup d'etat, apprenant que la lutte commencait, M. Bonaparte
s'ecria: Je veux aller partager les dangers de mes braves soldats!
Il y eut probablement la quelque Baroche ou quelque Troplong qui
s'eplora. Rien ne put le retenir. Il partit. Il traversa les
Champs-Elysees et les Tuileries entre deux triples haies de
bayonnettes. En debouchant des Tuileries, il entra rue de l'Echelle.
Rue de l'Echelle, cela signifie rue du Pilori; il y avait la autrefois
en effet une echelle ou pilori. Dans cette rue il apercut de la foule,
il vit le geste menacant du peuple; un ouvrier lui cria: a bas le
traitre! Il palit, tourna bride, et rentra a l'Elysee. Ne nous donnons
donc pas les emotions du depart. S'il part, la porte des Tuileries,
comme celle de l'Elysee, reste entre-baillee derriere lui; s'il part,
ce n'est pas pour la tranchee ou l'on agonise, ni pour la breche ou
l'on meurt. Le premier coup de canon qui lui criera: a bas le traitre!
lui fera rebrousser chemin. Soyons tranquilles. Jamais, ni dans Paris,
ni en Crimee, ni dans l'histoire, Louis Bonaparte ne depassera la rue
de l'Echelle.

Du reste, s'il part, l'oeil de l'histoire sera fixe sur Paris.
Attendons.

Citoyens, je viens d'exposer devant vous, et je circonsris la
peinture, le tableau que presente l'Europe aujourd'hui.

Ce que serait l'Europe republicaine, je vous l'ai dit; ce qu'est
l'Europe imperiale; vous le voyez.

Dans cette situation generale, la situation speciale de la France, la
voici:

Les finances gaspillees, l'avenir greve d'emprunts, lettres de change
signees DEUX-DECEMBRE et LOUIS BONAPARTE et par consequent sujettes a
protet, l'Autriche et la Prusse ennemies avec des masques d'alliees,
la coalition des rois latente mais visible, les reves de demembrement
revenus, un million d'hommes preta s'ebranler vers le Rhin au premier
signe du czar, l'armee d'Afrique aneantie. Et pour point d'appui,
quoi? l'Angleterre; un naufrage.

Tel est cet effrayant horizon aux deux extremites duquel se dressent
deux spectres, le spectre de l'armee en Crimee, le spectre de la
republique en exil.

Helas! l'un de ces deux spectres a au flanc le coup de poignard de
l'autre, et le lui pardonne.

Oui, j'y insiste, la situation est si lugubre que le parlement
epouvante ordonne une enquete, et qu'il semble a ceux qui n'ont pas
foi en l'avenir des peuples providentiels que la France va perir et
que l'Angleterre va sombrer.

Resumons.

La nuit partout. Plus de tribune en France, plus de presse, plus
de parole. La Russie sur la Pologne, l'Autriche sur la Hongrie,
l'Autriche sur Milan, l'Autriche sur Venise, Ferdinand sur Naples, le
pape sur Rome, Bonaparte sur Paris. Dans ce huis clos de l'obscurite,
toutes sortes d'actes de tenebres; exactions, spoliations,
brigandages, transportations, fusillades, gibets; en Crimee, une
guerre affreuse; des cadavres d'armees sur des cadavres de nations;
l'Europe cave d'egorgement. Je ne sais quel tragique flamboiement sur
l'avenir. Blocus, villes incendiees, bombardements, famines, pestes,
banqueroutes. Pour les interets et les egoismes le commencement d'un
sauve-qui-peut. Revoltes obscures des soldats en attendant le reveil
des citoyens. Etat de choses terrible, vous dis-je, et cherchez-en
l'issue. Prendre Sebastopol, c'est la guerre sans fin; ne pas prendre
Sebastopol, c'est l'humiliation sans remede. Jusqu'a present on
s'etait ruine pour la gloire, maintenant ou se ruine pour l'opprobre.
Et que deviendront, sous ce trepignement de cesars furieux, ceux des
peuples qui survivent? Ils pleureront jusqu'a leur derniere larme, ils
paieront jusqu'a leur dernier sou, ils saigneront jusqu'a leur dernier
enfant. Nous sommes en Angleterre, que voyons-nous autour de nous?
Partout des femmes en noir. Des meres, des soeurs, des orphelines, des
veuves. Rendez-leur donc ce qu'elles pleurent, a ces femmes! Toute
l'Angleterre est sous un crepe. En France il y a ces deux immenses
deuils, l'un qui est la mort, l'autre, pire, qui est l'ignominie;
l'hecatombe de Balaklava et le bal des Tuileries.

Proscrits, cette situation a un nom. Elle s'appelle "la societe
sauvee".

Ne l'oublions pas, ce nom nous le dit, reportons toujours tout a
l'origine. Oui, cette situation, toute cette situation sort du "grand
acte" de decembre. Elle est le produit du parjure du 2 et de la
boucherie du 4. On ne peut pas dire d'elle du moins qu'elle est
batarde. Elle a une mere, la trahison, et un pere, le massacre. Voyez
ces deux choses qui aujourd'hui se touchent comme les deux doigts de
la main de justice divine, le guet-apens de 1851 et la calamite de
1855, la catastrophe de Paris et la catastrophe de l'Europe. M.
Bonaparte est parti de ceci pour arriver a cela.

Je sais bien qu'on me dit, je sais bien que M. Bonaparte me dit et
me fait dire par ses journaux:--Vous n'avez a la bouche que le
Deux-Decembre! Vous repetez toujours ces choses-la!--A quoi je
reponds:--Vous etes toujours la!

Je suis votre ombre.

Est-ce ma faute a moi si l'ombre du crime est un spectre?

Non! non! non! non! ne nous taisons pas, ne nous lassons pas, ne nous
arretons pas. Soyons toujours la, nous aussi, nous qui sommes le
droit, la justice et la realite. Il y a maintenant au-dessus de la
tete de Bonaparte deux linceuls, le linceul du peuple et le linceul
de l'armee, agitons-les sans relache. Qu'on entende sans cesse, qu'on
entende a travers tout, nos voix au fond de l'horizon! ayons la
monotonie redoutable de l'ocean, de l'ouragan, de l'hiver, de la
tempete, de toutes les grandes protestations de la nature.

Ainsi, citoyens, une bataille a outrance, une fuite sans fond de
toutes les forces vives, un ecroulement sans limites, voila ou en est
cette malheureuse societe du passe qui s'etait crue sauvee en effet
parce qu'un beau matin elle avait vu un aventurier, son conquerant,
confier l'ordre au sergent de ville et l'abrutissement au jesuite!

Cela est en bonnes mains, avait-elle dit.

Qu'en pense-t-elle maintenant?

O peuples, il y a des hommes de malediction. Quand ils promettent
la paix, ils tiennent la guerre; quand ils promettent le salut, ils
tiennent le desastre; quand ils promettent la prosperite, ils tiennent
la ruine; quand ils promettent la gloire, ils tiennent la honte; quand
ils prennent la couronne de Charlemagne, ils mettent dessous le crane
d'Ezzelin; quand ils refont la medaille de Cesar, c'est avec le profil
de Mandrin; quand ils recommencent l'empire, c'est par 1812; quand ils
arborent un aigle, c'est une orfraie; quand ils apportent a un peuple
un nom, c'est un faux nom; quand ils lui font un serment, c'est un
faux serment; quand ils lui annoncent un Austerlitz, c'est un faux
Austerlitz; quand ils lui donnent un baiser, c'est le baiser de Judas;
quand ils lui offrent un pont pour passer d'une rive a l'autre, c'est
le pont de la Beresina.

Ah! il n'est, pas un de nous, proscrits, qui ne soit navre, car la
desolation est partout, car l'abjection est partout, car l'abomination
est partout; car l'accroissement du czar, c'est la diminution dela
lumiere; car, moi qui vous parle, l'abaissement de cette grande,
fiere, genereuse et libre Angleterre m'humilie comme homme; car,
supreme douleur, nous entendons en ce moment la France qui tombe avec
le bruit que ferait la chute d'un cercueil!

Vous etes navres, mais vous avez courage et foi. Vous faites bien,
amis. Courage, plus que jamais! Je vous l'ai dit deja, et cela devient
plus evident de jour en jour, a cette heure la France et l'Angleterre
n'ont plus qu'une voie de salut, l'affranchissement des peuples, la
levee en masse des nationalites, la revolution. Extremite sublime. Il
est beau que le salut soit en meme temps la justice. C'est la que la
providence eclate. Oui, courage plus que jamais! Dans le peril Danton
criait: de l'audace! de l'audace! et encore de l'audace!--Dans
l'adversite il faut crier: de l'espoir! de l'espoir! et encore de
l'espoir!--Amis, la grande republique, la republique democratique,
sociale et libre rayonnera avant peu; car c'est la fonction de
l'empire de la faire renaitre, comme c'est la fonction de la nuit de
ramener le jour. Les hommes de tyrannie et de malheur disparaitront.
Leur temps se compte maintenant par minutes. Ils sont adosses au
gouffre; et deja, nous qui sommes dans l'abime, nous pouvons voir leur
talon qui depasse le rebord du precipice. O proscrits! j'en atteste
les cigues que les Socrates ont bues, les Golgotha ou sont montes
les Jesus-Christs, les Jericho que les Josues ont fait crouler; j'en
atteste les bains de sang qu'ont pris les Thraseas, les braises
ardentes qu'ont machees les Porcias, epouses des Brutus, les buchers
d'ou les Jean Huss ont crie: le cygne naitra! j'en atteste ces mers
qui nous entourent et que les Christophe-Colombs ont franchies,
j'en atteste ces etoiles qui sont au-dessus de nos tetes et que les
Galilees ont interrogees, proscrits, la liberte est immortelle!
proscrits, la verite est eternelle!

Le progres, c'est le pas meme de Dieu.

Donc, que ceux qui pleurent se consolent, et que ceux qui
tremblent--il n'y en a pas parmi nous--se rassurent. L'humanite ne
connait pas le suicide et Dieu ne connait pas l'abdication. Non, les
peuples ne resteront pas indefiniment dans les tenebres, ignorant
l'heure qu'il est dans la science, l'heure qu'il est dans la
philosophie, l'heure qu'il est dans l'art, l'heure qu'il est dans
l'esprit humain, l'oeil stupidement fixe sur le despotisme, ce
sinistre cadran d'ombre ou la double aiguille sceptre et glaive, a
jamais immobile, marque eternellement minuit!



II

LETTRE A LOUIS BONAPARTE

8 avril 1855.


Cette funebre guerre de Crimee se termina par le baiser de la reine
Victoria a "l'empereur des francais". Louis Bonaparte alla a
Londres chercher ce baiser. Ce fut une sorte d'enivrement des
deux gouvernements. Les fetes apres les carnages; ces choses la
s'enchainent.

La fete fut splendide. Elle fut meme complete. L'exil s'en mela. En
debarquant a Douvres, "l'empereur" put lire, affichees sur tous les
murs, les paroles que voici:


VICTOR HUGO A LOUIS BONAPARTE

Qu'est-ce que vous venez faire ici? a qui en voulez-vous? qui
venez-vous insulter? L'Angleterre dans son peuple ou la France dans
ses proscrits? Nous en avons deja enterre neuf, a Jersey seulement.
Est-ce la ce que vous voulez savoir? Le dernier s'appelait Felix Bony,
et avait vingt-neuf ans; cela vous suffit-il? Voulez-vous voir son
tombeau? Que venez-vous faire ici, vous dis-je? Cette Angleterre qui
n'a point de bat sur le cou, cette France bannie, ce peuple souverain
de lui-meme, cette proscription decimee et calme, n'ont que faire de
vous. Laissez la liberte en paix. Laissez l'exil tranquille.

Ne venez pas.

Quel leurre viendrez-vous offrir a cette illustre et genereuse
nation? quel coup d'ongle premeditez-vous contre la liberte anglaise?
arriveriez-vous plein de promesses comme en France en 1848?
changeriez-vous la pantomime? mettrez-vous la main sur votre coeur
pour l'alliance anglaise de la meme facon que vous l'y mettiez pour la
republique? sera-ce toujours l'habit boutonne, la plaque sur l'habit,
la main sur la plaque, l'accent emu, l'oeil humide? quelle parole
la plus sacree allez-vous jurer? quelle affirmation de fidelite
eternelle, quel engagement inviolable, quelle protestation portant
votre exergue, quel serment frappe a votre effigie allez-vous mettre
en circulation ici, vous, le faux monnayeur de l'honneur!

Qu'est-ce que vous apporteriez a cette terre? Cette terre est la terre
de Thomas Morus, de Hampden, de Bradshaw, de Shakespeare, de Milton,
de Newton, de Watt, de Byron, et elle n'a pas besoin d'un echantillon
de la boue du boulevard Montmartre. Vous venez chercher une
jarretiere? En effet, c'est jusque-la que vous avez du sang.

Je vous dis de ne pas venir. Vous ne seriez pas a votre place ici.
Regardez. Vous voyez bien que ce peuple est libre. Vous voyez bien que
ces gens-la vont et viennent, lisent, ecrivent, interrogent, pensent,
crient, se taisent, respirent, comme bon leur semble. Cela ne
ressemble a rien de ce que vous connaissez. Vous aurez beau regarder
les collets d'habit, vous n'y trouverez pas le pli que donne le poing
du gendarme. Non, vraiment, vous ne seriez pas chez vous. Vous seriez
dans un air irrespirable pour vous. Vous voyez bien qu'il n'y a pas de
janissaires ici, pas plus de janissaires pretres que de janissaires
soldats; vous voyez bien qu'il n'y pas d'espions; vous voyez bien
qu'il n'y a pas de jesuites; vous voyez bien que les juges rendent la
justice!

La tribune parle, les journaux parlent, la conscience publique parle;
il y a du soleil en ce pays. Vous voyez bien qu'il fait jour, aigle!
que venez-vous faire ici?

Si vous voulez savoir, alliance a part, ce que ce peuple pense de
vous, lisez ses vrais journaux, ses journaux d'il y a deux ans.

Visiterez-vous Londres, habille en empereur et en general? D'autres
qui etaient empereurs aussi, et generaux aussi, l'ont visitee avant
vous, et y ont eu des ovations diversement triomphales; vous auriez
le meme accueil. Irez-vous au square Trafalgar? irez-vous au square
Waterloo, au pont Waterloo, a la colonne Waterloo? Nicolas y a ete
recu par les aldermen. Irez-vous a la brasserie Perkins? Haynau y a
ete recu par les ouvriers.

Venez-vous parler a l'Angleterre de la Crimee? Vous toucheriez la a
un grand deuil. Le desastre de Sebastopol a ouvert le flanc de
l'Angleterre plus profondement encore que le flanc de la France.
L'armee francaise agonise, l'armee anglaise est morte; ce qui, si l'on
en croit ceux qui admirent vos hasards, aurait fait faire a l'un de
vos historiographes cette remarque:--Sans le vouloir, nous vengeons
Waterloo. Napoleon III a fait plus de mal a l'Angleterre en un an
d'alliance qu'en quinze ans de guerre Napoleon premier. (A propos, vos
amis ne disent plus: _le grand_. Pourquoi donc?)

Oui, vous avez de ces flatteurs-la, empereur d'occasion. C'est
une chose etrange en effet que cette aventure qu'on appelle votre
destinee. Les paroles manquent et l'on tombe dans un abime de stupeur
en pensant que vous en etes peut-etre vraiment venu vous-meme a croire
que vous etes quelqu'un, eu songeant que vous prenez votre tragedie
horrible au serieux, et que, probablement, vous vous imagineriez faire
sur l'Europe je ne sais quel effet de perspective le jour ou vous
apparaitriez au peuple anglais dans votre mise en scene d'a present,
muet, heureux et lugubre, debout dans votre nuee de crimes, couronne
d'une sorte d'infamie imperiale et mysterieuse, et portant sur
votre front toutes ces actions sombres qui sont de la competence du
tonnerre.

Et de la cour d'assises, monsieur.

Ah! ces terribles choses vraies, vous les entendrez. Pourquoi
venez-vous ici?

Tenez, parmi ceux de ce gouvernement qui, pour des raisons variees,
vous font accueil, prenez le plus enthousiaste, le plus enivre,
le plus effare de vous, prenez l'anglais qui crie le mieux: Vive
l'empereur! alderman, ministre, lord, et faites-lui cette simple
question:--S'il arrivait en ce pays qu'un homme tenant le pouvoir a un
titre quelconque, un ministre, par exemple (c'est ce que vous etiez,
monsieur), s'il arrivait que cet homme, sous pretexte qu'il aurait,
devant les hommes et devant Dieu, jure fidelite a la constitution,
prit une nuit l'Angleterre a la gorge, brisat le parlement, renversat
la tribune, jetat les membres inviolables des assemblees dans les
cabanons de Millbank et de Newgate, demolit Westminster, fit du sac de
laine l'oreiller de son corps de garde, chassat les juges a coups de
bottes, liat les mains derriere le dos a la justice, baillonnat la
presse, ecrasat les imprimeries, etranglat les journaux, couvrit
Londres de canons et de bayonnettes, vidat les fourgons de la Banque
dans les poches de ses soldats, prit les maisons d'assaut, egorgeat
les hommes, les femmes, les vieillards et les enfants, fit de
Hyde-Park une fosse d'arquebusades nocturnes, mitraillat la Cite,
mitraillat let Strand, mitraillat Regent street, mitraillat Charing
Cross, vingt quartiers de Londres, vingt comtes d'Angleterre,
encombrat les rues des cadavres des passants, emplit les morgues et
les cimetieres, fit la nuit partout, le silence partout, la mort
partout, supprimat, en un mot, d'un seul coup, la loi, la liberte, le
droit, la nation, le souffle, la vie, qu'est-ce que le peuple anglais
ferait a cet homme?--Avant que la phrase soit finie, vous verriez
sortir de terre d'elle-meme et se dresser devant vous l'echelle de
l'echafaud!

Oui, l'echafaud. Et, si hideux que soient les crimes que je viens
d'enumerer, je prononce ce mot,--pourquoi m'en cacherais-je?--avec un
serrement de coeur; car la supreme parole du progres, confessee par
nous, democrates-socialistes, n'a pas jusqu'a cette heure ete acceptee
en Angleterre, et pour ce grand peuple insulaire, arrete a mi-cote
du dix-neuvieme siecle et a quelque distance du sommet de la
civilisation, la vie humaine n'est pas encore inviolable.

Il faut etre sur ce haut plateau de l'exil et de l'epreuve ou nous
sommes pour embrasser l'horizon entier de la verite et pour comprendre
que toute vie humaine, meme votre vie humaine a vous, monsieur, est
sacree.

Ce n'est pas du reste de cette facon, et du haut d'un principe, que
vos amis de ce pays traitent les questions qui vous touchent. Ils
trouvent plus court de dire qu'il n'y a jamais eu de coup d'etat, que
ce n'est pas vrai, que vous n'avez jamais prete le moindre serment,
que le deux-decembre n'a jamais existe, qu'il n'a pas ete verse
une goutte de sang, que Saint-Arnaud, Espinasse et Maupas sont des
personnages mythologiques, qu'il n'y a pas de proscrits, que Lambessa
est dans la lune, et que nous faisons semblant.

Les habiles disent qu'il y a bien eu quelque chose en effet, mais que
nous exagerons, que les hommes tues n'avaient pas tous des cheveux
blancs, que les femmes tuees n'etaient pas toutes grosses, et que
l'enfant de sept ans de la rue Tiquetonne avait huit ans.

Je reprends.

Ne venez pas dans ce pays.

Songez d'ailleurs a l'imprudence; et a quoi exposeriez-vous le
gouvernement qui vous recevrait chez lui? Paris a des eruptions
inattendues; il l'a prouve en 1789, en 1830 et en 1848. Qu'est-ce qui
garantit au peuple anglais, qui prise haut, et avec raison, l'amitie
de la France, qu'est-ce qui garantit au gouvernement britannique
qu'une revolution ne va pas eclater derriere vos talons, que le decor
ne va pas changer subitement, que ce vieux trouble-fete de faubourg
Saint-Antoine ne va pas se reveiller en sursaut et donner un coup de
pied dans l'empire, et que, tout a coup, en une secousse de telegraphe
electrique, lui, gouvernement d'Angleterre, il ne va pas se trouver
brusquement ayant pour hote a Saint-James et pour convive au banquet
royal, non sa majeste l'empereur des francais, mais l'accuse pale et
frissonnant de la France et de la republique? non le Napoleon de la
colonne, mais le Napoleon du poteau?

Mais vos polices vous rassurent. Le coup d'etat a dans sa poche le
vieil oeil de Vidocq et voit le fond des choses avec ca. C'est ce qui
lui tient lieu de conscience. La police vous repond du peuple de meme
que le pretre vous repond de Dieu. M. Pietri et M. Sibour vous parlent
chacun d'un cote.--Cette canaille de peuple n'existe plus, affirme M.
Pietri.--Je voudrais bien voir que Dieu bougeat, murmure M. Sibour.
Vous etes tranquille. Vous dites:--Bah! ces demagogues revent. Ils
voudraient me faire peur avec des croquemitaines. Il n'y a plus de
revolution; Veuillot l'a broutee. Le coup d'etat peut dormir sur les
deux oreilles de Baroche. Paris, la populace, les faubourgs, tout cela
est sous mes talons. Qu'importe tout cela?

Au fait, c'est juste. Et qu'importe l'histoire? qu'importe la
posterite? Qu'il y ait aujourd'hui un deux-decembre faisant pendant a
Austerlitz, un Sebastopol faisant equilibre a Marengo, qu'il y ait un
Napoleon le grand et un autre Napoleon s'agitant sous le microscope,
que notre oncle soit notre oncle ou ne le soit pas, qu'il ait vecu
ou soit mort, que l'Angleterre lui ait mis Wellington sur la tete et
Hudson-Lowe sur la poitrine, qu'est-ce que cela fait? Nous n'en sommes
plus la. C'est du passe ou du libelle. Si nous sommes petit, cela ne
regarde personne. On nous admire. N'est-ce pas, Troplong? Oui, sire.
Il n'y a plus qu'une question aujourd'hui, notre empire. Une seule
chose importe, prouver que nous sommes recu; imposer "le parvenu" a la
vieille maison royale de Brunswick; faire disparaitre la catastrophe
de Crimee sous des fetes en Angleterre; se rejouir dans ce crepe;
couvrir ces mitrailles d'un feu d'artifice; montrer notre habit de
general la ou l'on a vu notre baton de policeman; etre joyeux; danser
un peu a Buckingham Palace. Cela fait, tout est fait.

Donc voyage a Londres. Preferable du reste au voyage en Crimee; a
Londres les salves tireront a poudre. Quinze jours de galas. Triomphe.
Promenades dans les residences royales; a Carlton-House; a Osborn,
dans l'ile de Wight; a Windsor ou vous trouverez le lit de
Louis-Philippe a qui vous devez votre vie et sa bourse, et ou la tour
de Lancastre vous parlera de Henri l'imbecile, et ou la tour d'York
vous parlera de Richard l'assassin. Puis grands et petits levers,
bals, bouquets, orchestres, _Rule Britannia_ croise de _Partant pour
la Syrie_, lustres allumes, palais illumines, harangues, hurrahs.
Details de vos grands cordons et de vos graces dans les journaux.
C'est bien. A ces details trouvez bon que d'avance j'en mele d'autres
qui viennent d'un autre de vos lieux de triomphe, de Cayenne. Les
deportes,--ces hommes qui n'ont commis d'autre crime que de resister a
votre crime, c'est a-dire de faire leur devoir, et d'etre de bons et
vaillants citoyens,--les deportes sont la, accouples aux forcats,
travaillant huit heures par jour sous le baton des argousins, nourris
de metuel et de couac comme autrefois les esclaves, tete rasee, vetus
de haillons marques T. F. Ceux qui ne veulent pas porter eu grosses
lettres le mot _galerien_ sur leurs souliers vont pieds nus. L'argent
qu'on leur envoie leur est pris. S'ils oublient de mettre le bonnet
bas devant quelqu'un des malfaiteurs, vos agents, qui les gardent, cas
de punition, les fers, le cachot, le jeune, la faim, ou bien on les
lie, quinze jours durant, quatre heures chaque jour, par le cou, la
poitrine, les bras et les jambes, avec de grosses cordes, a un billot.
Par decret du sieur Bonnard se qualifiant gouverneur de la Guyane, en
date du 29 aout, permis aux gardiens de les tuer pour ce qu'on
appelle "violation de consigne". Climat terrible, ciel tropical, eaux
pestilentielles, fievre, typhus, nostalgie; ils meurent--trente-cinq
sur deux cents, dans le seul ilot Saint-Joseph;--on jette les cadavres
a la mer. Voila, monsieur.

Ces rabachages du sepulcre vous font sourire, je le sais; mais vous en
souriez pour ceux qui en pleurent. J'en conviens, vos victimes, les
orphelins et les veuves que vous faites, les tombeaux que vous ouvrez,
tout cela est bien use. Tous ces linceuls montrent la corde. Je n'ai
rien de plus neuf a vous offrir; que voulez-vous? Vous tuez, on meurt.
Prenons tous notre parti, nous de subir le fait, vous de subir le cri;
nous, des crimes, vous, des spectres.

Du reste, on nous dit ici de nous taire, et l'on ajoute que, si nous
elevons la voix en ce moment, nous, les exiles, c'est l'occasion qu'on
choisira pour nous jeter dehors. On ferait bien. Sortir a l'instant ou
vous entrez. Ce serait juste.

Il y aurait la pour les chasses quelque chose qui ressemblerait a de
la gloire.

Et puis, comme politique, ce serait logique. La meilleure bienvenue au
proscripteur, c'est la persecution des proscrits. On peut lire cela
dans Machiavel, ou dans vos yeux.

La plus douce caresse au traitre, c'est l'insulte aux trahis. Le
crachat sur Jesus est sourire a Judas.

Qu'on fasse donc ce qu'on voudra.

La persecution. Soit.

Quelle que soit cette persecution, quelque forme qu'elle prenne,
sachez ceci, nous l'accueillerons avec orgueil et joie; et pendant
qu'on vous saluera, nous la saluerons. Ce n'est pas nouveau; toutes
les fois qu'on a crie: _Ave, Caesar_, l'echo du genre humain a
repondu: _Ave, dolor_.

Quelle qu'elle soit, cette persecution, elle n'otera pas de nos yeux,
ni des yeux de l'histoire, l'ombre hideuse que vous avez faite. Elle
ne nous fera pas perdre de vue votre gouvernement du lendemain du coup
d'etat, ce banquet catholique et soldatesque, ce festin de mitres et
de shakos, cette melee du seminaire et de la caserne dans une orgie,
ce tohu-bohu d'uniformes debrailles et de soutanes ivres, cette
ripaille d'eveques et de caporaux ou personne ne sait plus ce qu'il
fait, ou Sibour jure et ou Magnan prie, ou le pretre coupe son pain
avec le sabre et ou le soldat boit dans le ciboire. Elle ne nous fera
pas perdre de vue l'eternel fond de votre destinee, cette grande
nation eteinte, cette mort de la lumiere du monde, cette desolation,
ce deuil, ce faux serment enorme, Montmartre qui est une montagne sur
votre horizon sinistre, le nuage immobile des fusillades du Champ de
Mars; la-bas, dressant leur triangle noir, les guillotines de 1852,
et, la, a nos pieds, dans l'obscurite, cet ocean qui charrie dans ses
ecumes vos cadavres de Cayenne.

Ah! la malediction de l'avenir est une mer aussi, et votre memoire,
cadavre horrible, roulera a jamais dans ses vagues sombres!

Ah! malheureux! avez-vous quelque idee de la responsabilite des
ames? Quel est votre lendemain? votre lendemain sur la terre? votre
lendemain dans le tombeau? qu'est-ce qui vous attend? croyez-vous en
Dieu? qui etes-vous?

Quelquefois, la nuit, ne dormant pas, le sommeil de la patrie est
l'insomnie du proscrit, je regarde a l'horizon la France noire, je
regarde l'eternel firmament, visage de la justice eternelle, je fais
des questions a l'ombre sur vous, je demande aux tenebres de Dieu ce
qu'elles pensent des votres, et je vous plains, monsieur, en presence
du silence formidable de l'infini.

VICTOR HUGO.



III

EXPULSION DE JERSEY


Cependant, souterrainement, Louis Bonaparte manoeuvrait, ce qui lui
avait attire l'Avertissement qu'on a lu plus haut; il avait mis en
mouvement dans la chambre des communes quelqu'un d'inconnu qui porte
un nom connu, sir Robert Peel, lequel avait, dans le patois serieux
qu'admet la politique, particulierement en Angleterre, denonce Victor
Hugo, Mazzini et Kossuth, et dit de Victor Hugo ceci: "Cet individu a
une sorte de querelle personnelle avec le distingue personnage que le
peuple francais s'est choisi pour souverain." _Individu_ est, a ce
qu'il parait, le mot qui convient; un M. de Ribaucourt l'a employe
plus tard, en mai 1871, pour demander l'expulsion belge de Victor
Hugo; et M. Louis Bonaparte l'avait employe pour qualifier les
representants du peuple proscrits par lui en janvier 1852. Ce M. Peel,
dans cette seance du 13 decembre 1854, apres avoir signale les actes
et les publications de Victor Hugo, avait declare qu'il demanderait
aux ministres de la reine _s'il n'y aurait pas moyen d'y mettre un
terme_. La persecution du proscrit etait en germe dans ces paroles.
Victor Hugo, indifferent a ces choses diverses, continua l'oeuvre de
son devoir, et fit passer par-dessus la tete du gouvernement anglais
sa _Lettre a Louis Bonaparte_, qu'on vient de lire. La colere fut
profonde. L'alliance anglo-francaise eclata; la police de Paris vint
dechirer l'affiche du proscrit sur les murs de Londres. Cependant le
gouvernement anglais trouva prudent d'attendre une autre occasion.
Elle ne tarda pas a se presenter. Une lettre eloquente, ironique et
spirituelle, adressee a la reine et signee _Felix Pyat_, fut publiee a
Londres et reproduite a Jersey par le journal _l'Homme_ (voir le
livre _les Hommes de l'exil_). L'explosion eut lieu la-dessus. Trois
proscrits, Ribeyrolles, redacteur de _l'Homme_, le colonel Pianciani
et Thomas, furent expulses de Jersey par ordre du gouvernement
anglais. Victor Hugo prit fait et cause pour eux. Il eleva la voix.


DECLARATION

Trois proscrits, Ribeyrolles, l'intrepide et eloquent ecrivain;
Pianciani, le genereux representant du peuple romain; Thomas, le
courageux prisonnier du Mont-Saint-Michel, viennent d'etre expulses de
Jersey.

L'acte est serieux. Qu'y a-t-il a la surface? Le gouvernement anglais.
Qu'y a-t-il au fond? La police francaise. La main de Fouche peut
mettre le gant de Castlereagh; ceci le prouve.

Le coup d'etat vient de faire son entree dans les libertes anglaises.
L'Angleterre en est arrivee a ce point, proscrire des proscrits.
Encore un pas, et l'Angleterre sera une annexe de l'empire francais,
et Jersey sera un canton de l'arrondissement de Coutances.

A l'heure qu'il est, nos amis sont partis; l'expulsion est consommee.

L'avenir qualifiera le fait; nous nous bornons a le constater. Nous en
prenons acte; rien de plus. En mettant a part le droit outrage, les
violences dont nos personnes sont l'objet nous font sourire.

La revolution francaise est en permanence; la republique francaise,
c'est le droit; l'avenir est inevitable. Qu'importe le reste?
Qu'est-ce, d'ailleurs, que cette expulsion? Une parure de plus a
l'exil, un trou de plus au drapeau.

Seulement, pas d'equivoque.

Voici ce que nous disons, nous, proscrits de France, a vous,
gouvernement anglais:

M. Bonaparte, votre "allie puissant et cordial", n'a pas d'autre
existence legale que celle-ci: prevenu du crime de haute trahison.

M. Bonaparte, depuis quatre ans, est sous le coup d'un mandat
d'amener, signe Hardouin, president de la haute cour de justice;
Delapalme, Pataille, Moreau (de la Seine), Cauchy, juges, et
contre-signe Renouard, procureur general [1].

M. Bonaparte a prete serment, comme fonctionnaire, a la republique, et
s'est parjure.

M. Bonaparte a jure fidelite a la constitution, et a brise la
constitution.

M. Bonaparte, depositaire de toutes les lois, a viole toutes les lois.

M. Bonaparte a emprisonne les representants du peuple inviolables,
chasse les juges.

M. Bonaparte, pour echapper au mandat d'amener de la haute cour, a
fait ce que fait le malfaiteur pour se soustraire aux gendarmes, il a
tue.

M. Bonaparte a sabre, mitraille, extermine, massacre le jour, fusille
la nuit.

M. Bonaparte a guillotine Cuisinier, Cirasse, Charlet, coupables
d'avoir prete main-forte au mandat d'amener de la justice.

M. Bonaparte a suborne les soldats, suborne les fonctionnaires,
suborne les magistrats.

M. Bonaparte a vole les biens de Louis-Philippe a qui il devait la
vie.

M. Bonaparte a sequestre, pille, confisque, terrorise les consciences,
ruine les familles.

M. Bonaparte a proscrit, banni, chasse, expulse, deporte en Afrique,
deporte a Cayenne, deporte en exil quarante mille citoyens, du nombre
desquels sont les signataires de cette declaration.

Haute trahison, faux serment, parjure, subornation des fonctionnaires,
sequestration des citoyens, spoliation, vol, meurtre, ce sont la des
crimes prevus par tous les codes, chez tous les peuples; punis en
Angleterre de l'echafaud, punis en France, ou la republique a aboli la
peine de mort, du bagne.

La cour d'assises attend M. Bonaparte.

Des a present, l'histoire lui dit: Accuse, levez-vous!

Le peuple francais a pour bourreau et le gouvernement anglais a pour
allie le crime-empereur.

Voila ce que nous disons.

Voila ce que nous disions hier, et la presse anglaise en masse le
disait avec nous; voila ce que nous dirons demain, et la posterite
unanime le dira avec nous.

Voila ce que nous dirons toujours, nous qui n'avons qu'une ame, la
verite, et qu'une parole, la justice.

Et maintenant expulsez-nous!

VICTOR HUGO.

Jersey, 17 octobre 1855.

A la signature de Victor Hugo vinrent se joindre trente-cinq
signatures de proscrits. Les voici:

Le colonel SANDOR TELEKI, E. BEAUVAIS, BONNET-DUVERDIER, HENNET DE
KESLER, ARSENE HAYES, ALBERT BARBIEUX, ROOMILHAC, avocat; A.-C.
WIESENER, ancien officier autrichien; le docteur GORNET, CHARLES HUGO,
J.-B. AMIEL (de l'Ariege), FRANCOIS-VICTOR HUGO, F. TAFERY, THEOPHILE
GUERIN, FRANCOIS ZYCHON, BENJAMIN COLIN, EDOUARD COLET, KOZIELL,
V. VINCENT, A. PIASECKI, GIUSEPPE RANCAN, LEFEBVRE, BARBIER,
docteur-medecin; H. PREVERAUD, condamne a mort du Deux-Decembre
(Allier); le docteur FRANCK, proscrit allemand; PAPOWSKI et ZENO
SWIETOSLAWSKI, proscrits polonais; EDOUARD BIFFI, proscrit italien;
FOMBERTAUX pere, FOMBERTAUX fils, CHARDENAL, BOUILLARD, le docteur
DEVILLE.

Ce qui suit est extrait du livre _les Hommes de l'exil_, par Charles
Hugo:

Le samedi 27 octobre 1855, a dix heures du matin, trois personnes se
presenterent a Marine Terrace et demanderent a parler a M. Victor Hugo
et a ses deux fils.

"A qui ai-je l'honneur de parler? demanda M. Victor Hugo au premier
des trois.

--Je suis le connetable de Saint-Clement, monsieur Victor Hugo. Je
suis charge par son excellence le gouverneur de Jersey de vous dire
qu'en vertu d'une decision de la couronne, vous ne pouvez plus
sejourner dans cette ile, et que vous aurez a la quitter d'ici au 2
novembre prochain. Le motif de cette mesure prise a votre egard est
votre signature au bas de la "Declaration" affichee dans les rues de
Saint-Helier, et publiee dans le journal _l'Homme_.

--C'est bien, monsieur."

Le connetable de Saint-Clement fit ensuite la meme communication dans
les memes termes a MM. Charles Hugo et Francois-Victor Hugo, qui lui
firent la meme reponse.

M. Victor Hugo demanda au connetable s'il pouvait lui laisser copie
de l'ordre du gouvernement anglais. Sur la reponse negative de M.
Lenepveu qui declara que ce n'etait pas l'usage, Victor Hugo lui dit:

"Je constate que, nous autres proscrits, nous signons et publions
ce que nous ecrivons et que le gouvernement anglais cache ce qu'il
ecrit."

Apres avoir rempli leur mandat, le connetable et ses deux officiers
s'etaient assis.

"Il est necessaire, reprit alors Victor Hugo, que vous sachiez,
messieurs, toute la portee de l'acte que vous venez d'accomplir, avec
beaucoup de convenance d'ailleurs et dans des formes dont je me plais
a reconnaitre la parfaite mesure. Ce n'est pas vous que je fais
responsables de cet acte; je ne veux pas vous demander votre avis; je
suis sur que dans votre conscience vous etes indignes et navres de ce
que l'autorite militaire vous fait faire aujourd'hui."

Les trois magistrats garderent le silence et baisserent la tete.

Victor Hugo continua.

"Je ne veux pas savoir votre sentiment. Votre silence m'en dit assez.
Il y a entre les consciences des honnetes gens un pont par lequel les
pensees communiquent, sans avoir besoin de sortir de la bouche. Il est
necessaire neanmoins, je vous le repete, que vous vous rendiez bien
compte de l'acte auquel vous vous croyez forces de preter votre
assistance. Monsieur le connetable de Saint-Clement, vous etes membre
des etats de cette ile. Vous avez ete elu par le libre suffrage de
vos concitoyens. Vous etes representant du peuple de Jersey. Que
diriez-vous si le gouverneur militaire envoyait une nuit ses soldats
vous arreter dans votre lit, s'il vous faisait jeter en prison, s'il
brisait en vos mains le mandat dont vous etes investi, et si vous,
representant du peuple, il vous traitait comme le dernier des
malfaiteurs? Que diriez-vous s'il en faisait autant a chacun de vos
collegues? Ce n'est pas tout. Je suppose que, devant cette violation
du droit, les juges de votre cour royale se rassemblassent et
rendissent un arret qui declarerait le gouverneur prevenu de crime
de haute trahison, et qu'alors le gouverneur envoyat une escouade
de soldats qui chassat les juges de leur siege, au milieu de leur
deliberation solennelle. Je suppose encore qu'en presence de ces
attentats, les honnetes citoyens de votre ile se reunissent dans les
rues, prissent les armes, fissent des barricades et se missent
en mesure de resister a la force au nom du droit, et qu'alors le
gouverneur les fit mitrailler par la garnison du fort; je dis plus, je
suppose qu'il fit massacrer les femmes, les enfants, les vieillards,
les passants inoffensifs et desarmes pendant toute une journee, qu'il
brisat les portes des maisons a coups de canon, qu'il eventrat les
magasins a coups de mitraille, et qu'il fit tuer les habitants sous
leurs lits a coups de bayonnette. Si le gouverneur de Jersey faisait
cela, que diriez-vous?"

Le connetable de Saint-Clement avait ecoute dans le plus profond
silence et avec un embarras visible ces paroles. A l'interpellation
qui lui etait adressee, il continua de rester muet. Victor Hugo repeta
sa question: "Que diriez-vous, monsieur? repondez.

--Je dirais, repondit M. Lenepveu, que le gouverneur _aurait tort_.

--Pardon, monsieur, entendons-nous sur les mots. Vous me rencontrez
dans la rue, vous me saluez et je ne vous salue pas. Vous rentrez chez
vous et vous dites: "M. Victor Hugo ne m'a pas rendu mon salut. Il a
eu tort." C'est bien.--Un enfant etrangle sa mere. Vous bornerez-vous
a dire: il a eu tort? Non, vous direz: c'est un criminel. Eh bien, je
vous le demande, l'homme qui tue la liberte, l'homme qui egorge
un peuple, n'est-il pas un parricide? Ne commet-il pas un crime?
repondez.

--Oui, monsieur. Il commet un crime, dit le connetable.

--Je prends acte de votre reponse, monsieur le connetable, et je
poursuis. Viole dans l'exercice de votre mandat de representant du
peuple, chasse de votre siege, emprisonne, puis exile, vous vous
retirez dans un pays qui se croit libre et qui s'en vante. La, votre
premier acte est de publier le crime et d'afficher sur les murs
l'arret de votre cour de justice qui declare le gouverneur prevenu de
haute trahison. Votre premier acte est de faire connaitre a tous ceux
qui vous entourent et, si vous le pouvez, au monde entier, le forfait
monstrueux dont votre personne, votre famille, votre liberte, votre
droit, votre patrie viennent d'etre victimes. En faisant cela,
monsieur le connetable, n'usez-vous pas de votre droit? je vais plus
loin, ne remplissez-vous pas votre devoir?"

Le connetable essaya d'eviter de repondre a cette nouvelle question
en murmurant qu'il n'etait pas venu pour discuter la decision de
l'autorite superieure, mais seulement pour la signifier.

Victor Hugo insista:

"Nous faisons en ce moment une page d'histoire, monsieur. Nous
sommes ici trois historiens, mes deux fils et moi, et un jour, cette
conversation sera racontee. Repondez donc; en protestant contre le
crime, n'useriez-vous pas de votre droit, n'accompliriez-vous pas
votre devoir?

--Oui, monsieur.

--Et que penseriez-vous alors du gouvernement qui, pour avoir accompli
ce devoir sacre, vous enverrait l'ordre de quitter le pays par un
magistrat qui ferait vis-a-vis de vous ce que vous faites aujourd'hui
vis-a-vis de moi? Que penseriez-vous du gouvernement qui vous
chasserait, vous proscrit, qui vous expulserait, vous representant du
peuple, dans l'exercice meme de votre devoir? Ne penseriez-vous pas
que ce gouvernement est tombe au dernier degre de la honte? Mais sur
ce point, monsieur, je me contente de votre silence. Vous etes ici
trois honnetes gens et je sais, sans que vous me le disiez, ce que me
repond maintenant votre conscience."

Un des officiers du connetable hasarda une observation timide:

"Monsieur Victor Hugo, il y a autre chose dans votre Declaration que
les crimes de l'empereur.

--Vous vous trompez, monsieur, et, pour mieux vous convaincre, je vais
vous la lire."

Victor Hugo lut la declaration, et a chaque paragraphe il s'arreta,
demandant aux magistrats qui l'ecoutaient: "Avions-nous le droit de
dire cela?

--Mais vous desapprouvez l'expulsion de vos amis, dit le connetable.

--Je la desapprouve hautement, reprit Victor Hugo. Mais n'avais-je pas
le droit de le dire? Votre liberte de la presse ne s'etendait-elle pas
a permettre la critique d'une mesure arbitraire de l'autorite?

--Certainement, certainement, dit le connetable.

--Et c'est pour cette Declaration que vous venez me signifier l'ordre
de mon expulsion? pour cette Declaration, que vous reconnaissez qu'il
etait de mon devoir de faire, dont vous avouez qu'aucun des termes ne
depasse les limites de votre liberte locale, et que vous eussiez faite
a ma place?

--C'est a cause de la lettre de Felix Pyat, dit un des officiers.

--Pardon, reprit Victor Hugo en s'adressant au connetable, ne
m'avez-vous pas dit que je devais quitter l'ile a cause de ma
signature au bas de cette Declaration?"

Le connetable tira de sa poche le pli du gouverneur, l'ouvrit, et dit:

"En effet, c'est uniquement pour la Declaration et pas pour autre
chose que vous etes expulses.

--Je le constate et j'en prends acte devant toutes les personnes qui
sont ici."

Le connetable dit a M. Victor Hugo: "Pourrais-je vous demander,
monsieur, quel jour vous comptez quitter l'ile?"

M. Victor Hugo fit un mouvement: "Pourquoi? Est-ce qu'il vous reste
quelque formalite a remplir? Avez-vous besoin de certifier que le
colis a ete bien et dument expedie a sa destination?

--Monsieur, repondit le connetable, si je desirais connaitre le moment
de votre depart, c'etait pour venir ce jour-la vous presenter mes
respects.

--Je ne sais pas encore quel jour je partirai, monsieur, reprit Victor
Hugo. Mais qu'on soit tranquille, je n'attendrai pas l'expiration du
delai. Si je pouvais partir dans un quart d'heure, ce serait fait.
J'ai hate de quitter Jersey. Une terre ou il n'y a plus d'honneur me
brule les pieds."

Et Victor Hugo ajouta:

"Maintenant, monsieur le connetable, vous pouvez vous retirer. Vous
allez rendre compte de l'execution de votre mandat a votre superieur,
le lieutenant-gouverneur, qui en rendra compte a son superieur,
le gouvernement anglais, qui en rendra compte a son superieur, M.
Bonaparte."

Le 2 novembre 1855, Victor Hugo quitta Jersey. Il alla a Guernesey.
Cependant le libre peuple anglais s'emut. Des meetings se firent dans
toute la Grande-Bretagne, et la nation, indignee de l'expulsion de
Jersey, blama hautement le gouvernement. L'Angleterre, par Londres,
l'Ecosse, par Glascow, protesterent. Victor Hugo remercia le peuple
anglais.

Guernesey, Hauteville-House, 25 novembre 1855.

AUX ANGLAIS

Chers compatriotes de la grande patrie europeenne.

J'ai recu, des mains de notre courageux coreligionnaire Harney, la
communication que vous avez bien voulu me faire au nom de votre comite
et du meeting de Newcastle. Je vous en remercie, ainsi que vos
amis, en mon nom et au nom de mes compagnons de lutte, d'exil et
d'expulsion.

Il etait impossible que l'expulsion de Jersey, que cette proscription
des proscrits ne soulevat pas l'indignation publique en Angleterre.
L'Angleterre est une grande et genereuse nation ou palpitent toutes
les forces vives du progres, elle comprend que la liberte c'est la
lumiere. Or c'est un essai de nuit qui vient d'etre fait a Jersey;
c'est une invasion des tenebres; c'est une attaque a main armee du
despotisme contre la vieille constitution libre de la Grande-Bretagne;
c'est un coup d'etat qui vient d'etre insolemment lance par l'empire
en pleine Angleterre. L'acte d'expulsion a ete accompli le 2 novembre;
c'est un anachronisme; il aurait du avoir lieu le 2 decembre.

Dites, je vous prie, a mes amis du comite et a vos amis du meeting
combien nous avons ete sensibles a leur noble et energique
manifestation. De tels actes peuvent avertir et arreter ceux de vos
gouvernants qui, a cette heure, meditent peut-etre de porter, par la
honte de l'Alien-Bill, le dernier coup au vieil honneur anglais.

Des demonstrations comme la votre, comme celles qui viennent d'avoir
lieu a Londres, comme celles qui se preparent a Glascow, consacrent,
resserrent et cimentent, non l'alliance vaine, fausse, funeste,
l'alliance pleine de cendre du present cabinet anglais et de l'empire
bonapartiste, mais l'alliance vraie, l'alliance necessaire, l'alliance
eternelle du peuple libre d'Angleterre et du peuple libre de France.

Recevez, avec tous mes remerciments, l'expression de ma cordiale
fraternite.

VICTOR HUGO.


Note:

[1] ARRET

En vertu de l'article 68 de la Constitution,

La haute cour de justice,

Declare LOUIS-NAPOLEON BONAPARTE prevenu du crime de haute trahison,

Convoque le _Jury national_ pour proceder sans delai au jugement, et
charge M. le conseiller Renouard des fonctions du ministere public
pres la haute cour.

Fait a Paris, le 2 decembre 1851.

_Signe_:

HARDOUIN, _president_; DELAPALME, PATAILLE MOREAU (de la Seine),
CAUCHY, _juges_.



1856

_L'Italie.--La Grece._



I


Le 25 mai 1856, comme il commencait a s'installer dans son nouvel exil
de Guernesey, Victor Hugo recut de Mazzini, alors a Londres, ces deux
lignes:

"Je vous demande un mot pour l'Italie.

"Elle penche en ce moment du cote des rois. Avertissez-la et
redressez-la."

"G. MAZZINI."

Le 1er juin, les journaux anglais et belges publierent ce qu'on va
lire:

"Nous recevons de Joseph Mazzini cet appel a l'Italie, signe Victor
Hugo:


A L'ITALIE

Italiens, c'est un frere obscur, mais devoue qui vous parle.
Defiez-vous de ce que les congres, les cabinets et les diplomaties
semblent preparer pour vous en ce moment. L'Italie s'agite, elle donne
des signes de reveil; elle trouble et preoccupe les rois; il leur
parait urgent de la rendormir. Prenez garde; ce n'est pas votre
apaisement qu'on veut; l'apaisement n'est que dans la satisfaction du
droit; ce qu'on veut, c'est votre lethargie, c'est votre mort. De la
un piege. Defiez-vous. Quelle que soit l'apparence, ne perdez pas de
vue la realite. Diplomatie, c'est nuit. Ce qui se fait pour vous, se
trame contre vous.

Quoi! des reformes, des ameliorations administratives, des amnisties,
le pardon a votre heroisme, un peu de secularisation, un peu de
liberalisme, le code Napoleon, la democratie bonapartiste, la vieille
lettre a Edgar Ney, recrite en rouge avec le sang de Paris par la
main qui a tue Rome! voila ce que vous offrent les princes! et vous
preteriez l'oreille! et vous diriez: contentons-nous de cela! et
vous accepteriez, et vous desarmeriez! Et cette sombre et splendide
revolution latente qui couve dans vos coeurs, qui flamboie dans vos
yeux, vous l'ajourneriez! Est-ce que c'est possible?

Mais vous n'auriez donc nulle foi dans l'avenir! vous ne sentiriez
donc pas que l'empire va tomber demain, que l'empire tombe, c'est
la France debout, que la France debout, c'est l'Europe libre! Vous,
italiens, elite humaine, nation mere, l'un des plus rayonnants groupes
d'hommes que la terre ait portes, vous au-dessus desquels il n'y a
rien, vous ne sentiriez pas que nous sommes vos freres, vos freres
par l'idee, vos freres par l'epreuve; que l'eclipse actuelle finira
subitement pour tous a la fois; que si demain est a nous, il est a
vous; et que, le jour ou il y aura dans le monde la France, il y aura
l'Italie!

Oui, le premier des deux peuples qui se levera fera lever l'autre.
Disons mieux; nous sommes le meme peuple, nous sommes la meme
humanite. Vous la republique romaine; nous la republique francaise,
nous sommes penetres du meme souffle de vie; nous ne pouvons pas plus
nous derober, nous francais, au rayonnement de l'Italie que vous ne
pouvez vous soustraire, vous italiens, au rayonnement de la France. Il
y a entre vous et nous cette profonde solidarite humaine d'ou naitra
l'ensemble pendant la lutte et l'harmonie apres la victoire. Italiens,
la federation des nations continentales soeurs et reines, et chacune
couronnee de la liberte de toutes, la fraternite des patries dans la
supreme unite republicaine, les Peuples-Unis d'Europe, voila l'avenir.

Ne detournez pas un seul instant vos yeux de cet avenir magnifique.
La grande solution est proche; ne souffrez pas qu'on vous fasse une
solution a part. Dedaignez ces offres de marche en avant petit a
petit, tenus aux lisieres par les princes. Nous sommes dans le temps
de ces enjambees formidables qu'on appelle revolutions. Les peuples
perdent des siecles et les regagnent en une heure. Pour la liberte
comme pour le Nil, la fecondation, c'est la submersion.

Ayons foi. Pas de moyens termes, pas de compromis, pas de
demi-mesures, pas de demi-conquetes. Quoi! accepter des concessions,
quand on a le droit, et l'appui des princes, quand on a l'appui des
peuples! Il y a de l'abdication dans cette espece de progres-la. Non.
Visons haut, pensons vrai, marchons droit. Les a peu pres ne suffisent
plus. Tout se fera; et tout se fera en un pas, en un jour, en un seul
eclair, en un seul coup de tonnerre. Ayons foi.

Quand l'heure de la chute sonnera, la revolution, brusquement, a
pic, de son droit divin, sans preparation, sans transition, sans
crepuscule, jettera sur l'Europe son prodigieux eblouissement de
liberte, d'enthousiasme et de lumiere, et ne laissera au vieux monde
que le temps de tomber.

N'acceptez donc rien de lui. C'est un mort. La main des cadavres est
froide, et n'a rien a donner.

Freres, quand on est la vieille race d'Italie, quand on a dans les
veines tous les beaux siecles de l'histoire et le sang meme de la
civilisation, quand on n'est ni abatardi ni degenere, quand on a su
retrouver, le jour ou on l'a voulu, tous les grands niveaux du
passe, quand on a fait le memorable effort de la constituante et du
triumvirat, quand, pas plus tard qu'hier, car 1849 c'est hier, on a
prouve qu'on etait Rome, quand on est ce que vous etes, en un mot, on
sent qu'on a tout en soi; on se dit qu'on porte sa delivrance dans sa
main et sa destinee dans sa volonte; on meprise les avances et les
offres des princes, et l'on ne se laisse rien donner par ceux a qui
l'on a tout a reprendre.

Rappelez-vous d'ailleurs ce qu'il y a de taches de boue et de gouttes
de sang sur les mains pontificales et royales.

Rappelez-vous les supplices, les meurtres, les crimes, toutes les
formes du martyrologe, la bastonnade publique, la bastonnade en
prison, les tribunaux de caporaux, les tribunaux d'eveques, la sacree
consulte de Rome, les grandes cours de Naples, les echafauds de Milan,
d'Ancone, de Lugo, de Sinigaglia, d'Imola, de Faenza, de Ferrare, la
guillotine, le garrot, le gibet; cent soixante-dix-huit fusillades en
trois ans, au nom du pape, dans une seule ville, a Bologne; le
fort Urbain, le chateau Saint-Ange, Ischia; Poerio n'ayant d'autre
soulagement que de changer sur ses membres la place de ses chaines;
les prescripteurs ne sachant plus le nombre des proscrits; les bagnes,
les cachots, les oubliettes, les in-pace, les tombes!

Et puis, rappelez-vous votre fier et grand programme romain. Soyez-lui
fideles. La est l'affranchissement; la est le salut.

Ayez toujours present a l'esprit ce mot hideux de la diplomatie:
_l'Italie n'est pas une nation, c'est un terme de geographie_.

N'ayez qu'une pensee, vivre chez vous de votre vie a vous. Etre
l'Italie.--Et repetez-vous sans cesse au fond de l'ame cette chose
terrible: Tant que l'Italie ne sera pas un peuple, l'italien ne sera
pas un homme.

Italiens, l'heure vient; et, je le dis a votre gloire, elle vient
par vous. Vous etes aujourd'hui la grande inquietude des trones
continentaux. Le point de la solfatare europeenne d'ou il se degage en
ce moment le plus de fumee, c'est l'Italie.

Oui, le regne des monstres et des despotes, grands et petits, n'a plus
que quelques instants, nous sommes a la fin. Souvenez-vous-en, vous
etes les fils de cette terre predestinee pour le bien, fatale pour
le mal, sur laquelle jettent leur ombre ces deux geants de la pensee
humaine, Michel-Ange et Dante; Michel-Ange, le jugement; Dante, le
chatiment.

Gardez entiere et vierge votre mission sublime.

Ne vous laissez ni amortir, ni amoindrir.

Pas de sommeil, pas d'engourdissement, pas de torpeur, pas d'opium,
pas de treve. Agitez-vous, agitez-vous, agitez-vous! Le devoir pour
tous, pour vous comme pour nous, c'est l'agitation aujourd'hui,
l'insurrection demain.

Votre mission est a la fois destructive et civilisatrice. Elle ne peut
pas ne point s'accomplir. N'en doutez pas, la providence fera sortir
de toute cette ombre une Italie grande, forte, heureuse et libre. Vous
portez en vous la revolution qui devorera le passe, et la regeneration
qui fondera l'avenir. Il y a en meme temps, sur le front auguste de
cette Italie que nous entrevoyons dans les tenebres, les premieres
rougeurs de l'incendie et les premieres lueurs de l'aube.

Dedaignez donc ce qu'on semble pret a vous offrir. Prenez garde et
croyez. Defiez-vous des rois; fiez-vous a Dieu.

VICTOR HUGO.

Guernesey, 26 mai 1856.



II

LA GRECE

A M. ANDRE RIGOPOULOS


L'envoi de votre excellent journal me touche vivement. C'est du fond
du coeur que je vous en remercie. Je le lis avec un profond interet.

Continuez l'oeuvre sainte dont vous etes un des vaillants ouvriers;
travaillez a l'unite des peuples. L'esprit de l'Europe doit planer
aujourd'hui et remplacer dans les ames l'antique esprit des
nationalites. C'est aux nations les plus illustres, a la Grece, a
l'Italie, a la France, qu'il appartient de donner l'exemple. Mais
d'abord et avant tout il faut qu'elles redeviennent elles-memes, il
faut qu'elles s'appartiennent; il faut que la Grece acheve de rejeter
la Turquie, il faut que l'Italie secoue l'Autriche, il faut que la
France dechire l'empire. Quand ces grands peuples seront hors de leurs
linceuls, ils crieront: Unite! Europe! Humanite!

C'est la l'avenir. La voix de la Grece sera une des plus ecoutees. Les
hommes comme vous sont dignes de la faire entendre. Un des premiers,
il y a bien des annees deja, j'ai lutte pour l'affranchissement de la
Grece; je vous remercie de vous en souvenir.

La Grece, l'Italie, la France ont porte tour a tour le flambeau.
Maintenant, dans le grand dix-neuvieme siecle, elles doivent le passer
a l'Europe, tout en en gardant le rayonnement. Devenons, individus et
peuples, de moins en moins egoistes, et de plus en plus hommes. Criez:
Vive la France! pendant que je crie: Vive la Grece!

Je vous felicite, vous, compatriote d'Eschyle et de Pericles, qui
luttez pour les principes de l'humanite. Il est beau d'etre du pays de
la lumiere et d'y porter le drapeau de la liberte.

Je vous serre cordialement la main.

VICTOR HUGO.

Guernesey, 25 aout 1856.



1859


_L'amnistie ici et la potence la. A cote du crime de l'Europe, le
crime de l'Amerique. John Brown._


I

L'AMNISTIE


Les annees s'ecoulaient. Au bout de huit ans, le criminel jugea a
propos d'absoudre les innocents; l'assassin offrit leur grace aux
assassines, et le bourreau sentit le besoin de pardonner aux victimes.
Il decreta la rentree des proscrits en France. A "l'amnistie" Victor
Hugo repliqua:


DECLARATION

Personne n'attendra de moi que j'accorde, en ce qui me concerne, un
moment d'attention a la chose appelee amnistie.

Dans la situation ou est la France, protestation absolue, inflexible,
eternelle, voila pour moi le devoir.

Fidele a l'engagement que j'ai pris vis-a-vis de ma conscience, je
partagerai jusqu'au bout l'exil de la liberte. Quand la liberte
rentrera, je rentrerai.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 18 aout 1859.



II

JOHN BROWN


Cependant une democratie allait commettre, elle aussi, un crime. La
nouvelle de la condamnation de John Brown arriva en Europe. Victor
Hugo s'emut. Le 2 decembre 1859, a l'heure meme de cet anniversaire
qui lui rappelait toutes les formes et toutes les necessites du
devoir, il adressa, par l'intermediaire de tous les journaux libres de
l'Europe, la lettre qu'on va lire a l'Amerique:


AUX ETATS-UNIS D'AMERIQUE

Quand on pense aux Etats-Unis d'Amerique, une figure majestueuse se
leve dans l'esprit, Washington.

Or, dans cette patrie de Washington, voici ce qui a lieu en ce moment:

Il y a des esclaves dans les etats du sud, ce qui indigne, comme le
plus monstrueux des contre-sens, la conscience logique et pure des
etats du nord. Ces esclaves, ces negres, un homme blanc, un homme
libre, John Brown, a voulu les delivrer. John Brown a voulu commencer
l'oeuvre de salut par la delivrance des esclaves de la Virginie.
Puritain, religieux, austere, plein de l'evangile, _Christus
nos liberavit_, il a jete a ces hommes, a ces freres, le cri
d'affranchissement. Les esclaves, enerves par la servitude, n'ont
pas repondu a l'appel. L'esclavage produit la surdite de l'ame. John
Brown, abandonne, a combattu; avec une poignee d'hommes heroiques,
il a lutte; il a ete crible de balles, ses deux jeunes fils, saints
martyrs, sont tombes morts a ses cotes, il a ete pris. C'est ce qu'on
nomme l'affaire de Harper's Ferry.

John Brown, pris, vient d'etre juge, avec quatre des siens, Stephens,
Copp, Green et Coplands.

Quel a ete ce proces? disons-le en deux mots.

John Brown, sur un lit de sangle, avec six blessures mal fermees, un
coup de feu au bras, un aux reins, deux a la poitrine, deux a la tete,
entendant a peine, saignant a travers son matelas, les ombres de
ses deux fils morts pres de lui; ses quatre coaccuses, blesses, se
trainant a ses cotes, Stephens avec quatre coups de sabre; la "
justice " pressee et passant outre; un attorney Hunter qui veut aller
vite, un juge Parker, qui y consent, les debats tronques, presque tous
delais refuses, production de pieces fausses ou mutilees, les temoins
a decharge ecartes, la defense entravee, deux canons charges a
mitraille dans la cour du tribunal, ordre aux geoliers de fusiller
les accuses si l'on tente de les enlever, quarante minutes de
deliberation, trois condamnations a mort. J'affirme sur l'honneur que
cela ne s'est point passe en Turquie, mais en Amerique.

On ne fait point de ces choses-la impunement en face du monde
civilise. La conscience universelle est un oeil ouvert. Que les juges
de Charlestown, que Hunter et Parker, que les jures possesseurs
d'esclaves, et toute la population virginienne y songent, on les voit.
Il y a quelqu'un.

Le regard de l'Europe est fixe en ce moment sur l'Amerique.

John Brown, condamne, devait etre pendu le 2 decembre (aujourd'hui
meme).

Une nouvelle arrive a l'instant. Un sursis lui est accorde. Il mourra
le 16.

L'intervalle est court. D'ici la, un cri de misericorde a-t-il le
temps de se faire entendre?

N'importe! le devoir est d'elever la voix.

Un second sursis suivra, peut-etre le premier. L'Amerique est une
noble terre. Le sentiment humain se reveille vite dans un pays libre.
Nous esperons que Brown sera sauve.

S'il en etait autrement, si John Brown mourait le 16 decembre sur
l'echafaud, quelle chose terrible!

Le bourreau de Brown, declarons-le hautement (car les rois s'en vont
et les peuples arrivent, on doit la verite aux peuples), le bourreau
de Brown, ce ne serait ni l'attorney Hunter, ni le juge Parker, ni le
gouverneur Wyse; ni le petit etat de Virginie; ce serait, on frissonne
de le penser et de le dire, la grande republique americaine tout
entiere.

Devant une telle catastrophe, plus on aime cette republique, plus on
la venere, plus on l'admire, plus on se sent le coeur serre. Un seul
etat ne saurait avoir la faculte de deshonorer tous les autres, et ici
l'intervention federale est evidemment de droit. Sinon, en presence
d'un forfait a commettre et qu'on peut empecher, l'union devient
complicite. Quelle que soit l'indignation des genereux etats du nord,
les etats du sud les associent a l'opprobre d'un tel meurtre; nous
tous, qui que nous soyons, qui avons pour patrie commune le symbole
democratique, nous nous sentons atteints et en quelque sorte
compromis; si l'echafaud se dressait le 16 decembre, desormais, devant
l'histoire incorruptible, l'auguste federation du nouveau monde
ajouterait a toutes ses solidarites saintes une solidarite sanglante;
et le faisceau radieux de cette republique splendide aurait pour lien
le noeud coulant du gibet de John Brown.

Ce lien-la tue.

Lorsqu'on reflechit a ce que Brown, ce liberateur, ce combattant du
Christ, a tente, et quand on pense qu'il va mourir, et qu'il va mourir
egorge par la republique americaine, l'attentat prend les proportions
de la nation qui le commet; et quand on se dit que cette nation est
une gloire du genre humain, que, comme la France, comme l'Angleterre,
comme l'Allemagne, elle est un des organes de la civilisation, que
souvent meme elle depasse l'Europe dans de certaines audaces sublimes
du progres, qu'elle est le sommet de tout un monde, qu'elle porte sur
son front l'immense lumiere libre, on affirme que John Brown ne mourra
pas, car on recule epouvante devant l'idee d'un si grand crime commis
par un si grand peuple!

Au point de vue politique, le meurtre de Brown serait une faute
irreparable. Il ferait a l'Union une fissure latente qui finirait par
la disloquer. Il serait possible que le supplice de Brown consolidat
l'esclavage en Virginie, mais il est certain qu'il ebranlerait toute
la democratie americaine. Vous sauvez votre honte, mais vous tuez
votre gloire.

Au point de vue moral, il semble qu'une partie de la lumiere
humaine s'eclipserait, que la notion meme du juste et de l'injuste
s'obscurcirait, le jour ou l'on verrait se consommer l'assassinat de
la Delivrance par la Liberte.

Quant a moi, qui ne suis qu'un atome, mais qui, comme tous les hommes,
ai en moi toute la conscience humaine, je m'agenouille avec larmes
devant le grand drapeau etoile du nouveau monde, et je supplie a mains
jointes, avec un respect profond et filial, cette illustre republique
americaine d'aviser au salut de la loi morale universelle, de sauver
John Brown, de jeter bas le menacant echafaud du 16 decembre, et de ne
pas permettre que, sous ses yeux, et, j'ajoute en fremissant, presque
par sa faute, le premier fratricide soit depasse.

Oui, que l'Amerique le sache et y songe, il y a quelque chose de plus
effrayant que Cain tuant Abel, c'est Washington tuant Spartacus.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 2 decembre 1859.

John Brown fut pendu. Victor Hugo lui fit cette epitaphe: _Pro Christo
sicut Christus_. John Brown mort, la prophetie de Victor Hugo se
realisa. Deux ans apres la prediction qu'on vient de lire, l'Union
americaine "se disloqua". L'atroce guerre des Sudistes et des
Nordistes eclata.



1860

_Rentree a Jersey.--Garibaldi._


I

RENTREE A JERSEY


Le 18 juin 1860, on vit a Jersey une chose singuliere. Toutes les
murailles etaient couvertes d'une affiche ou on lisait: _Victor Hugo
is arrived_. Jersey, cinq ans auparavant, avait expulse Victor Hugo,
et maintenant toute la population de Jersey, en habit de fete, saluait
Victor Hugo dans les rues de Saint-Helier.

Voici ce qui s'etait passe.

C'etait le moment de cette merveilleuse expedition des Mille qui a
ebloui l'Europe. L'histoire n'a pas d'entr'actes. Les liberateurs se
suivent et se ressemblent, mais leurs destinees different. Apres John
Brown, Garibaldi. Il s'agissait d'aider Garibaldi dans son entreprise
superbe. Une vaste souscription s'organisa en Angleterre. Jersey
songea a Victor Hugo. On pensa que sa parole pouvait donner l'elan a
cette souscription. Toute l'ile avait maintenant honte de l'expulsion
de 1855. Une deputation, conduite par MM. Philippe Asplet et
Derbyshire, apporta a Victor Hugo une adresse signee de cinq cents
notables habitants de Jersey et le priant de rentrer dans l'ile et de
parler pour Garibaldi. Victor Hugo, le 18 juin 1860, rentra a Jersey,
et, au milieu d'une foule immense et emue, prononca les paroles qu'on
va lire.


Messieurs,

Je me rends a votre appel. Partout ou une tribune se dresse pour la
liberte et me reclame, j'arrive, c'est mon instinct, et je dis la
verite, c'est mon devoir. (_Ecoutez! ecoutez!_)

La verite, la voici: c'est qu'a cette heure il n'est permis a personne
d'etre indifferent aux grandes choses qui s'accomplissent; c'est
qu'il faut a l'oeuvre auguste de la delivrance universelle commencee
aujourd'hui l'effort de tous, le concours de tous, le coup de main de
tous; c'est que pas une oreille ne doit se fermer, c'est que pas un
coeur ne doit se taire; c'est que la ou s'eleve le cri de tous les
peuples il doit y avoir un echo dans les entrailles de tous les
hommes; c'est que celui qui n'a qu'un sou doit le donner aux
liberateurs, c'est que celui qui n'a qu'une pierre doit la jeter aux
tyrans. (_Applaudissements._)

Que les uns agissent, que les autres parlent, que tous travaillent!
oui, a la manoeuvre tous! Le vent souffle. Que l'encouragement public
aux heros soit la joie des ames! que les multitudes s'empourprent
d'enthousiasme comme une fournaise! Que ceux qui ne combattent pas
par l'epee, combattent par l'idee! Que pas une intelligence ne reste
neutre, que pas un esprit ne reste oisif! Que ceux qui luttent se
sentent regardes, aimes et appuyes! Qu'autour de cet homme vaillant
qui est debout la-bas dans Palerme il y ait un feu sur toutes les
montagnes de la Sicile et une lumiere sur tous les sommets de
l'Europe! (_Bravo!_)

Je viens de prononcer ce mot, les tyrans, ai-je exagere?

Ai-je calomnie le gouvernement napolitain? Pas de paroles. Voici des
faits.

Faites attention. Ceci est de l'histoire vivante; on pourrait dire, de
l'histoire saignante. (_Ecoutez!_)

Le royaume de Naples,--celui dont nous nous occupons en ce moment,--n'a
qu'une institution, la police. Chaque district a sa "commission de
bastonnade". Deux sbires, Ajossa et Maniscalco, regnent sous le roi;
Ajossa batonne Naples, Maniscalco batonne la Sicile. Mais le baton n'est
que le moyen turc; ce gouvernement a de plus le procede de l'inquisition,
la torture. Oui, la torture. Ecoutez. Un sbire, Bruno, attache les
accuses la tete entre les jambes jusqu'a ce qu'ils avouent. Un autre
sbire, Pontillo, les assied sur un gril et allume du feu dessous; cela
s'appelle "le fauteuil ardent". Un autre sbire, Luigi Maniscalco, parent
du chef, a invente un instrument; on y introduit le bras ou la jambe du
patient, on tourne un ecrou, et le membre est broye; cela se nomme "la
machine angelique". Un autre suspend un homme a deux anneaux par les
bras a un mur, par les pieds au mur de face; cela fait, il saute sur
l'homme et le disloque. Il y a les poucettes qui ecrasent les doigts de
la main; il y a le tourniquet serre-tete, cercle de fer comprime par une
vis, qui fait sortir et presque jaillir les yeux. Quelquefois on echappe;
un homme, Casimiro Arsimano, s'est enfui; sa femme, ses fils et ses
filles ont ete pris et assis a sa place sur le fauteuil ardent. Le cap
Zafferana confine a une plage deserte; sur cette plage des sbires
apportent des sacs; dans ces sacs il y a des hommes; on plonge le sac
sous l'eau et on l'y maintient jusqu'a ce qu'il ne remue plus; alors on
retire le sac et l'on dit a l'etre qui est dedans: avoue! S'il refuse,
on le replonge. Giovanni Vienna, de Messine, a expire de cette facon.
A Monreale, un vieillard et sa fille etaient soupconnes de patriotisme;
le vieillard est mort sous le fouet; sa fille, qui etait une femme grosse,
a ete mise nue et est morte sous le fouet. Messieurs, il y a un jeune
homme de vingt ans qui fait ces choses-la. Ce jeune homme s'appelle
Francois II. Cela se passe au pays de Tibere. (_Acclamations_.)

Est-ce possible? c'est authentique. La date? 1860. L'annee ou nous
sommes. Ajoutez a cela le fait d'hier, Palerme ecrasee d'obus, noyee
dans le sang, massacree;--ajoutez cette tradition epouvantable de
l'extermination des villes qui semble la rage maniaque d'une famille,
et qui dans l'histoire debaptisera hideusement cette dynastie et
changera Bourbon en Bomba. (_Hourras._)

Oui, un jeune homme de vingt ans commet toutes ces actions sinistres.
Messieurs, je le declare, je me sens pris d'une pitie profonde en
songeant a ce miserable petit roi. Quelles tenebres! C'est a l'age ou
l'on aime, ou l'on croit, ou l'on espere, que cet infortune torture et
tue. Voila ce que le droit divin fait d'une malheureuse ame. Le
droit divin remplace toutes les generosites de l'adolescence et du
commencement par les decrepitudes et les terreurs de la fin; il met la
tradition sanguinaire comme une chaine sur le prince et sur le peuple;
il accumule sur le nouveau venu du trone les influences de famille,
choses terribles! Otez Agrippine de Neron, defalquez Catherine de
Medicis de Charles IX, vous n'aurez plus peut-etre ni Charles IX
ni Neron. A la minute meme ou l'heritier du droit divin saisit le
sceptre, il voit venir a lui ces deux, vampires, Ajossa et Maniscalco,
que l'histoire connait, qui s'appellent ailleurs Narcisse et Pallas,
ou Villeroy et Bachelier; ces spectres s'emparent du triste enfant
couronne; la torture lui affirme qu'elle est le gouvernement, la
bastonnade lui declare qu'elle est l'autorite, la police lui dit:
je viens d'en haut; on lui montre d'ou il sort; on lui rappelle son
bisaieul Ferdinand 1er celui qui disait: le monde est regi par trois
F, _Festa, Farina, Forca_ [note: Fete, farine, fourche (potence).],
son aieul Francois Ier, l'homme des guets-apens, son pere Ferdinand
II, l'homme des mitraillades; voudra-t-il renier ses peres? On
lui prouve qu'il doit etre feroce par piete filiale; il obeit;
l'abrutissement du pouvoir absolu le stupefie; et c'est ainsi qu'il y
a des enfants monstrueux; et c'est ainsi que fatalement, helas! les
jeunes rois continuent les vieilles tyrannies. (_Mouvement prolonge._)

Il fallait delivrer ce peuple; je dirais presque, il fallait delivrer
ce roi. Garibaldi s'en est charge. (_Bravos_.)

Garibaldi. Qu'est-ce que c'est que Garibaldi? C'est un homme, rien de
plus. Mais un homme dans toute l'acception sublime du mot. Un homme
de la liberte; un homme de l'humanite. _Vir_, dirait son compatriote
Virgile.

A-t-il une armee? Non. Une poignee de volontaires. Des munitions de
guerre? Point. De la poudre? Quelques barils a peine. Des canons? Ceux
de l'ennemi. Quelle est donc sa force? qu'est-ce qui le fait vaincre?
qu'a-t-il avec lui? L'ame des peuples. Il va, il court, sa marche est
une trainee de flamme, sa poignee d'hommes meduse les regiments, ses
faibles armes sont enchantees, les balles de ses carabines tiennent
tete aux boulets de canon; il a avec lui la Revolution, et, de temps
en temps, dans le chaos de la bataille, dans la fumee, dans l'eclair,
comme si c'etait un heros d'Homere, on voit derriere lui la deesse.
(_Acclamation._)

Quelque opiniatre que soit la resistance, cette guerre est surprenante
par sa simplicite. C'est l'assaut donne par un homme a une royaute;
son essaim vole autour de lui; les femmes lui jettent des fleurs,
les hommes se battent en chantant, l'armee royale fuit; toute cette
aventure est epique; c'est lumineux, formidable et charmant, comme une
attaque d'abeilles.

Admirez ces etapes radieuses. Et, je vous le predis, pas une ne fera
defaut dans les echeances infaillibles de l'avenir. Apres Marsala,
Palerme; apres Palerme, Messine; apres Messine, Naples; apres Naples,
Rome; apres Rome, Venise; apres Venise, tout. (_Applaudissements
enthousiastes._)

Messieurs, il vient de Dieu le tremblement de cette Sicile au-dessus
de laquelle on voit flamboyer aujourd'hui le patriotisme, la foi, la
liberte, l'honneur, l'heroisme, et une revolution a eclipser l'Etna!

Oui, cela devait etre, et il est magnifique que l'exemple soit donne
au monde par la terre des eruptions. (_Bravos._)

Oh! quand l'heure est venue, que c'est beau un peuple! Quelle
admirable chose que cette rumeur, que ce soulevement, que cet oubli
des interets vils et des bas cotes de l'homme, que ces femmes poussant
leurs maris et combattant elles-memes, que ces meres criant a leurs
fils: va! que cette joie de courir aux armes, de respirer et d'etre,
que ce cri de tous, que cette immense lueur a l'horizon! On ne
pense plus a l'enrichissement, a l'or, au ventre, aux plaisirs, a
l'hebetement de l'orgie; on a honte et orgueil; on se redresse; le
pli fier des tetes provoque les tyrans; les barbaries s'en vont, les
despotismes croulent, les consciences rejettent les esclavages, les
parthenons secouent les croissants, la Minerve austere se dresse dans
le soleil sa lance a la main. Les fosses s'ouvrent; on s'appelle
de tombeau en tombeau. Ressuscitez! c'est plus que la vie, c'est
l'apotheose. Oh! c'est un divin battement de coeur, et les anciens
vaincus heroiques se consolent, et l'oeil des philosophes proscrits
s'emplit de larmes, quand ce qui etait dechu s'indigne, quand ce qui
etait tombe se releve, quand les splendeurs eclipsees reparaissent
charmantes et redoutables; quand Stamboul redevient Byzance, quand
Setiniah redevient Athenes, quand Rome redevient Rome! (_Acclamations
redoublees._)

Tous, qui que nous soyons, battons des mains a l'Italie.
Glorifions-la, cette terre aux grands enfantements. _Alma parens_.
C'est dans de telles nations que de certains dogmes abstraits
apparaissent reels et visibles; elles sont vierges par l'honneur et
meres par le progres.

Vous qui m'ecoutez, vous la representez-vous, cette vision splendide,
l'Italie libre? libre! libre du golfe de Tarente aux lagunes de
Saint-Marc, car, je te l'affirme dans ta tombe, o Manin, Venise sera
de la fete! Dites, vous la figurez-vous, cette vision qui sera une
realite demain? C'est fini, tout ce qui etait mensonge, fiction,
cendre et nuit, s'est dissipe. L'Italie existe. L'Italie est l'Italie.
Ou il y avait un terme geographique, il y a une nation; ou il y avait
un cadavre, il y a une ame; ou il y avait un spectre, il y a un
archange, l'immense archange des peuples, la Liberte, debout, les
ailes deployees. L'Italie, la grande morte, s'est reveillee; voyez-la,
elle se leve et sourit au genre humain. Elle dit a la Grece: je suis
ta fille; elle dit a la France: je suis ta mere. Elle a autour d'elle
ses poetes, ses orateurs, ses artistes, ses philosophes, tous ces
conseillers de l'humanite, tous ces peres conscrits de l'intelligence
universelle, tous ces membres du senat des siecles, et a sa droite et
a sa gauche ces deux effrayants grands hommes, Dante et Michel-Ange.
Oh! puisque la politique aime ces mots-la, ce sera bien la le plus
majestueux des faits accomplis! Quel triomphe! quel avenement! quel
merveilleux phenomene que l'unite traversant d'un seul eclair cette
variete magnifique de villes soeurs, Milan, Turin, Genes, Florence,
Bologne, Pise, Sienne, Verone, Parme, Palerme, Messine, Naples,
Venise, Rome! L'Italie se dresse, l'Italie marche, _patuit dea_; elle
eclate; elle communique au progres du monde entier la grande
fievre joyeuse propre a son genie; et l'Europe s'electrisera a ce
resplendissement prodigieux; et il n'y aura pas moins d'extase dans
l'oeil des peuples, pas moins de reverberation sublime dans les
fronts, pas moins d'admiration, pas moins d'allegresse, pas moins
d'eblouissement pour cette nouvelle clarte sur la terre que pour une
nouvelle etoile dans le ciel. (_Bravo! Bravo!_)

Messieurs, si nous voulons nous rendre compte de ce qui se prepare en
meme temps que de ce qui se fait, n'oublions point ceci que Garibaldi,
l'homme d'aujourd'hui, l'homme de demain, est aussi l'homme d'hier;
avant d'etre le soldat de l'unite italienne il a ete le combattant de
la republique romaine; et a nos yeux, et aux yeux de quiconque sait
comprendre les meandres necessaires du progres serpentant vers son
but et les avatars de l'idee se transformant pour reparaitre, 1860
continue 1849. (_Sensation._)

Les liberateurs sont grands. Que l'acclamation reconnaissante des
peuples les suive dans leurs fortunes! Hier c'etaient les larmes,
aujourd'hui c'est l'hosanna. La providence a de ces retablissements
d'equilibre; John Brown succombe en Amerique, mais Garibaldi
triomphe en Europe. L'humanite, consternee devant l'infame gibet de
Charlestown, se rassure devant la flamboyante epee de Catalafimi.
(_Bravo!_)

O mes freres en humanite, c'est l'heure de la joie et de
l'embrassement. Mettons de cote toute nuance exclusive, tout
dissentiment politique, petit en ce moment; a cette minute sainte ou
nous sommes, fixons uniquement nos yeux sur cette oeuvre sacree, sur
ce but solennel, sur cette vaste aurore, les nations affranchies,
et confondons toutes nos ames dans ce cri formidable digne du genre
humain et du ciel: vive la liberte! Oui, puisque l'Amerique, helas!
lugubrement conservatrice de la servitude, penche vers la nuit,
que l'Europe se rallume! Oui, que cette civilisation de l'ancien
continent, qui a aboli la superstition par Voltaire, l'esclavage par
Wilberforce, l'echafaud par Beccaria, que cette civilisation ainee
reparaisse dans son rayonnement desormais inextinguible, et qu'elle
eleve au-dessus des hommes son vieux phare compose de ces
trois grandes flammes, la France, l'Angleterre et l'Italie!
(_Acclamations._)

Messieurs, encore un mot. Ne quittons pas cette Sicile sans lui jeter
un dernier regard. Concluons.

Quelle est la resultante de cette epopee splendide? Que se degage-t-il
de tout ceci? Une loi morale, une loi auguste; et cette loi, la voici:

La force n'existe pas.

Non, la force n'est pas. Il n'y a que le droit.

Il n'y a que les principes; il n'y a que la justice et la verite; il
n'y a que les peuples; il n'y a que les ames, ces forces de l'ideal;
il n'y a que la conscience ici-bas et la providence la-haut.
(_Sensation._)

Qu'est-ce que la force? qu'est-ce que le glaive? Qui donc parmi ceux
qui pensent a peur du glaive? Ce n'est pas nous, les hommes libres de
France; ce n'est pas vous, les hommes libres d'Angleterre. Le droit
senti fait la tete haute. La force et le glaive, c'est du neant. Le
glaive n'est qu'une lueur hideuse dans les tenebres, un rapide et
tragique evanouissement; le droit, lui, c'est l'eternel rayon; le
droit, c'est la permanence du vrai dans les ames; le droit, c'est Dieu
vivant dans l'homme. De la vient que la ou est le droit, la est la
certitude du triomphe. Un seul homme qui a avec lui le droit s'appelle
Legion; une seule epee qui a avec elle le droit s'appelle la foudre.
Qui dit le droit dit la victoire. Des obstacles? il n'y en a pas. Non,
il n'y en a pas. Il n'y a pas de veto contre la volonte de l'avenir.
Voyez ou en est la resistance en Europe; la paralysie gagne l'Autriche
et la resignation gagne la Russie. Voyez Naples; la lutte est vaine.
Le passe agonisant perd sa peine. Le glaive s'en va en fumee. Ces
etres appeles Lanza, Landi, Aquila, sont des fantomes. A l'heure qu'il
est, Francois II croit peut-etre encore exister; il se trompe; je lui
declare ceci, c'est qu'il est une ombre. Il aurait beau refuser toute
capitulation, assassiner Messine comme il a assassine Palerme, se
cramponner a l'atrocite; c'est fini. Il a regne. Les sombres chevaux
de l'exil frappent du pied a la porte de son palais. Messieurs, il n'y
a que le droit, vous dis-je. Voulez-vous comparer le droit a la force?
Jugez-en par un chiffre. Le 11 mai, a Marsala, huit cents hommes
debarquent. Vingt-sept jours apres, le 7 juin, a Palerme, dix-huit
mille hommes, terrifies,--s'embarquent. Les huit cents hommes, c'est
le droit; les dix-huit mille hommes, c'est la force.

Oh! que partout les souffrants se consolent, que les enchaines se
rassurent. Tout ce qui se passe en ce moment, c'est de la logique.

Oui, aux quatre vents de l'horizon, l'esperance! Que le mougick, que
le fellah, que le proletaire, que le paria, que le negre vendu, que le
blanc opprime, que tous esperent; les chaines sont un reseau; elles se
tiennent toutes; une rompue, la maille se defait. De la la solidarite
des despotismes; le pape est plus frere du sultan qu'il ne croit.
Mais, je le repete, c'est fini. Oh! la belle chose que la force des
choses! il y a du surhumain dans la delivrance. La liberte est un
abime divin qui attire; l'irresistible est au fond des revolutions.
Le progres n'est autre chose qu'un phenomene de gravitation; qui donc
l'entraverait? Une fois l'impulsion donnee, l'indomptable commence.
O despotes, je vous en defie, arretez la pierre qui tombe, arretez le
torrent, arretez l'avalanche, arretez l'Italie, arretez 89, arretez
le monde precipite par Dieu dans la lumiere! (_Applaudissements
frenetiques._)

Victor Hugo avait, a propos de John Brown, predit la guerre civile a
l'Amerique, et, a propos de Garibaldi, predit l'unite a l'Italie. Ces
deux predictions se realiserent.

Apres le meeting, un banquet eut lieu; ce banquet se termina par un
toast a Victor Hugo.

Victor Hugo repondit:

Messieurs,

Puisque je suis debout, permettez-moi de ne point me rasseoir. Je sens
le besoin de remercier immediatement l'homme inspire et cordial [note:
Le pasteur N. Martin.] que nous venons d'entendre. Je dirai peu de
mots. Les sentiments profonds abregent volontiers, et les coeurs
penetres ont pour eloquence leur emotion meme. Eh bien, je suis tres
emu.

La meilleure maniere de vous remercier, c'est de vous dire que j'aime
Jersey. Je vous l'ai dit hier, vous l'avez entendu au meeting et
lu dans les journaux, je vous le repete aujourd'hui; mais c'est a
l'oreille d'un peuple, c'est au coeur d'un peuple que je parle, et les
nations sont comme les femmes, elles ne se lassent pas de s'entendre
dire: Je vous aime. J'ai quitte Jersey avec regret, je la retrouve
avec bonheur. Les liberateurs ont cela de merveilleux et de charmant
qu'ils delivrent quelquefois au dela de leur effort. Sans s'en douter,
Garibaldi a fait d'une pierre deux coups; il a fait sortir les
Bourbons de la Sicile, et il m'a fait rentrer a Jersey.

Vos applaudissements et vos interruptions cordiales en ce moment me
touchent au point que les mots me manquent pour vous le dire. Je
ne sais comment repondre a une bienvenue si universelle et si
gracieusement souriante de toutes parts, et a tant d'acclamations et
a tant de sympathie. Je vous dirais presque: Epargnez-moi. Vous etes
tous contre un. Il y a un certain monstre fabuleux qui me parait a
cette heure fort doue. J'envie ce monstre. Il s'appelait Briaree. Je
voudrais avoir comme lui cent bras pour vous donner cent poignees de
main.

Ce que j'aime dans Jersey, je vais vous le dire; j'en aime tout.
J'aime ce climat ou l'hiver et l'ete s'amortissent, ces fleurs qui
ont toujours l'air d'etre en avril, ces arbres qui sont normands, ces
roches qui sont bretonnes, ce ciel qui me rappelle la France, cette
mer qui me rappelle Paris. J'aime cette population qui travaille et
qui lutte, tous ces braves hommes qu'on rencontre a chaque instant
dans vos rues et dans vos champs, et dont la physionomie se compose
de la liberte anglaise et de la grace francaise, qui est aussi une
liberte.

Quand je suis arrive ici, il y a huit ans, au sortir des plus
prodigieuses luttes politiques du siecle, moi, naufrage encore tout
ruisselant de la catastrophe de decembre, tout effare de cette
tempete, tout echevele de cet ouragan, savez-vous ce que j'ai trouve a
Jersey? Une chose sainte, sublime, inattendue, la paix. Oui, le plus
grand crime politique des temps modernes, la liberte etouffee dans
le pays meme de la lumiere, en pleine France, helas! ce monstrueux
attentat venait d'etre accompli; j'avais lutte contre cet
asservissement d'un peuple par un homme, tout ce combat convulsif
tremblait encore en moi de la tete aux pieds; j'etais indigne, eperdu
et haletant. Eh bien, Jersey m'a calme. J'ai trouve, je le repete,
la paix, le repos, un apaisement severe et profond dans cette douce
nature de vos campagnes, dans ce salut affectueux de vos laboureurs,
dans ces vallees, dans ces solitudes, dans ces nuits qui sur la mer
semblent plus largement etoilees, dans cet ocean eternellement emu qui
semble palpiter directement sous l'haleine de Dieu. Et c'est ainsi
que, tout en gardant la colere sacree contre le crime, j'ai senti
l'immensite meler a cette colere son elargissement serein, et ce qui
grondait en moi s'est pacifie. Oui, je rends graces a Jersey. Je vous
rends graces. Je sentais sous vos toits et dans vos villes la bonte
humaine, et dans vos champs et sur vos mers je sentais la bonte
divine. Oh! je ne l'oublierai jamais, ce majestueux apaisement
des premiers jours de l'exil par la nature! Nous pouvons le dire
aujourd'hui, la fierte ne nous defend plus cet aveu, et aucun de mes
compagnons de proscription ne me dementira, nous avons tous souffert
en quittant Jersey. Nous y avions tous des racines. Des fibres
de notre coeur etaient entrees dans votre sol et y tenaient.
L'arrachement a ete douloureux. Nous aimions tous Jersey. Les uns
l'aimaient pour y avoir ete heureux, les autres pour y avoir ete
malheureux. La souffrance n'est pas une attache moins profonde que la
joie. Helas! on peut eprouver de telles douleurs dans une terre de
refuge, qu'il devient impossible de s'en separer, quand meme la patrie
s'offrirait. Tenez, une chose que j'ai vue hier traverse en ce moment
mon esprit, cette reunion est a la fois solennelle et intime, et ce
que je vais vous dire convient a ce double caractere. Ecoutez. Hier,
j'etais alle, avec quelques amis chers, visiter cette ile, revoir les
lieux aimes, les promenades preferees jadis, et tous ces rayonnants
paysages qui etaient restes dans notre memoire comme des visions. En
revenant, une pensee pieuse nous restait a satisfaire, et nous avons
voulu finir notre visite par ce qui est la fin, par le cimetiere.

Nous avons fait arreter la voiture qui nous menait devant ce champ de
Saint-Jean ou sont plusieurs des notres. Au moment ou nous arrivions,
savez-vous ce qui nous a fait tressaillir, savez-vous ce que nous
avons vu? Une femme, ou, pour mieux dire, une forme humaine sous
un linceul noir, etait la, a terre, plus qu'agenouillee, plus que
prosternee, etendue, et en quelque sorte abimee sur une tombe. Nous
sommes restes immobiles, silencieux, mettant le doigt sur nos bouches
devant cette majestueuse douleur. Cette femme, apres avoir prie, s'est
relevee, a cueilli une fleur dans l'herbe du sepulcre, et l'a cachee
dans son coeur. Nous l'avons reconnue alors. Nous avons reconnu cette
face pale, ces yeux inconsolables et ces cheveux blancs. C'etait une
mere! c'etait la mere d'un proscrit! du jeune et genereux Philippe
Faure, mort il y a quatre ans sur la breche sainte de l'exil. Depuis
quatre ans, tous les jours, quelque temps qu'il fasse, cette mere
vient la; depuis quatre ans, cette mere s'agenouille sur cette pierre
et la baise. Essayez donc de l'en arracher. Montrez-lui la France,
oui, la France elle-meme! Que lui importe a cette mere! Dites-lui: "Ce
n'est pas ici votre pays"; elle ne vous croira pas. Dites-lui: "Ce
n'est pas ici que vous etes nee"; elle vous repondra: "C'est ici que
mon fils est mort." Et vous vous tairez devant cette reponse, car la
patrie d'une mere, c'est le tombeau de son enfant.

Messieurs, voila comment il se fait qu'on aime une terre avec sa
chair, avec son sang, avec son ame. Notre ame a nous est melee a
celle-ci. Nous y avons nos amis morts. Sachez-le, il n'y a pas de
terre etrangere; partout la terre est la mere de l'homme, sa mere
tendre, severe et profonde. Dans tous les lieux ou il a aime, ou il a
pleure, ou il a souffert, c'est-a-dire partout, l'homme est chez lui.

Messieurs, je reponds au toast qui m'est porte par un toast a Jersey.
Je bois a Jersey, a sa prosperite, a son enrichissement, a son
amelioration, a son agrandissement industriel et commercial, et aussi
et plus encore a son agrandissement intellectuel et moral.

Il y a deux choses qui font les peuples grands et charmants, ces deux
choses sont la liberte et l'hospitalite, l'hospitalite etait la
gloire des nations antiques, la liberte est la splendeur des nations
modernes. Jersey a ces deux couronnes, qu'elle les garde!

Qu'elle les garde a jamais! C'est de la liberte qu'il convient de
parler d'abord. Veillez, oui, veillez jalousement sur votre liberte.
Ne souffrez plus que qui que ce soit ose y toucher. Cette ile est
une terre de beaute, de bonheur et d'independance. Vous n'y etes pas
seulement pour y vivre et pour en jouir, vous y etes pour y faire
votre devoir. Dieu se chargera de la maintenir belle; vos femmes se
chargeront de la maintenir heureuse; vous, les hommes, chargez-vous de
la conserver libre.

Et quant a votre hospitalite, conservez-la, elle aussi, religieusement.
Les nations hospitalieres ont, entre toutes, une sorte de grace auguste
et venerable. Elles donnent l'exemple; dans le vaste et tumultueux
mouvement des peuples, elles ne font pas seulement de l'hospitalite,
elles font de l'education; l'hospitalite des nations est le commencement
de la fraternite des hommes. Or, la fraternite humaine, c'est la le but.
Soyez a jamais hospitaliers. Que cette fonction sacree, l'hospitalite,
honore eternellement cette ile; et, permettez-moi de lui associer
Guernesey, sa soeur, et tout l'archipel de la Manche. C'est la une
grande terre d'asile; grande, non par l'etendue, mais par le nombre de
refugies de tous les partis et de toutes les patries que depuis trois
siecles elle a abrites et consoles. Oh! rien au monde n'est plus beau
que cela, etre l'asile! Soyez l'asile. Continuez d'accueillir tout ce qui
vient a vous. Soyez l'archipel beni et sauveur. Dieu vous a mis ici pour
ouvrir vos ports a toutes les voiles battues par la tempete, et vos
coeurs a tous les hommes battus par la destinee.

Et pas de limites a cette hospitalite sainte; ne discutez pas celui
qui vient a vous; recevez-le sans l'examiner. L'hospitalite a cela de
grand, que quiconque souffre est digne d'elle. Nous qui sommes ici,
tous les proscrits de France, nous n'avons fait de mal a personne,
nous avons defendu les droits et les lois de notre pays, nous avons
rempli nos mandats et ecoute nos consciences, nous souffrons pour ce
qui est juste et pour ce qui est vrai; vous nous accueillez, et c'est
bien; mais il faut prevoir d'autres naufrages que nous. Si les bons
ont leurs desastres, les coupables ont leurs ecueils; parce qu'on fait
le mal, ce n'est pas une raison pour triompher toujours. Ecoutez ceci:
s'il vous arrive jamais des vaincus de la cause injuste, recevez-les
comme vous nous recevez. Le malheur est une des formes saintes du
droit; et, entendez-le bien, de ces vaincus possibles, je n'excepte
personne. Il se peut qu'un jour,--car les evenements sont dans la main
divine, et la main divine, c'est la main inepuisable,--il se peut que,
parmi ceux que les grandes tempetes ou les grandes marees de l'avenir
jetteront sur vos bords, il y ait notre propre prescripteur a nous
qui sommes ici, chasse a son tour et malheureux. Eh bien! soyez-lui
clements comme vous nous etes justes;--s'il frappe a votre porte,
ouvrez-la-lui, et dites-lui: "Ce sont ceux que vous avez proscrits qui
nous ont demande pour vous cet asile que nous vous donnons."



II


Le _Progres_, de Port-au-Prince, publia la lettre suivante, ecrite
par Victor Hugo a M. Heurtelou, redacteur en chef de ce journal, en
reponse aux remerciments que M. Heurtelou lui avait adresses pour la
defense de John Brown:

Hauteville-House, 31 mars 1860.

Vous etes, monsieur, un noble echantillon de cette humanite noire si
longtemps opprimee et meconnue.

D'un bout a l'autre de la terre, la meme flamme est dans l'homme; et
les noirs comme vous le prouvent. Y a-t-il eu plusieurs Adam? Les
naturalistes peuvent discuter la question; mais ce qui est certain,
c'est qu'il n'y a qu'un Dieu.

Puisqu'il n'y a qu'un pere, nous sommes freres.

C'est pour cette verite que John Brown est mort; c'est pour cette
verite que je lutte. Vous m'en remerciez, et je ne saurais vous dire
combien vos belles paroles me touchent.

Il n'y a sur la terre ni blancs ni noirs, il y a des esprits; vous en
etes un. Devant Dieu, toutes les ames sont blanches.

J'aime votre pays, votre race, votre liberte, votre revolution, votre
republique. Votre ile magnifique et douce plait a cette heure aux
ames libres; elle vient de donner un grand exemple; elle a brise le
despotisme.

Elle nous aidera a briser l'esclavage.

Car la servitude, sous toutes ses formes, disparaitra. Ce que les
etats du sud viennent de tuer, ce n'est pas John Brown, c'est
l'esclavage.

Des aujourd'hui, l'Union americaine peut, quoi qu'en dise le honteux
message du president Buchanan, etre consideree comme rompue. Je le
regrette profondement, mais cela est desormais fatal; entre le Sud et
le Nord, il y a le gibet de Brown. La solidarite n'est pas possible.
Un tel crime ne se porte pas a deux.

Ce crime, continuez de le fletrir, et continuez de consolider votre
genereuse revolution. Poursuivez votre oeuvre, vous et vos dignes
concitoyens. Haiti est maintenant une lumiere. Il est beau que parmi
les flambeaux du progres, eclairant la route des hommes, on en voie un
tenu par la main d'un negre.

Votre frere,

VICTOR HUGO.



1861

_L'Expedition de Chine._


AU CAPITAINE BUTLER

Hauteville-House, 25 novembre 1861.

Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l'expedition de Chine. Vous
trouvez cette expedition honorable et belle, et vous etes assez bon
pour attacher quelque prix a mon sentiment; selon vous, l'expedition
de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de
l'empereur Napoleon, est une gloire a partager entre la France
et l'Angleterre, et vous desirez savoir quelle est la quantite
d'approbation que je crois pouvoir donner a cette victoire anglaise et
francaise.

Puisque vous voulez connaitre mon avis, le voici:

Il y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde; cette
merveille s'appelait le Palais d'ete. L'art a deux principes, l'Idee,
qui produit l'art europeen, et la Chimere, qui produit l'art oriental.
Le Palais d'ete etait a l'art chimerique ce que le Parthenon est a
l'art ideal. Tout ce que peut enfanter l'imagination d'un peuple
presque extra-humain etait la. Ce n'etait pas, comme le Parthenon,
une oeuvre rare et unique; c'etait une sorte d'enorme modele de la
chimere, si la chimere peut avoir un modele. Imaginez on ne sait
quelle construction inexprimable, quelque chose comme un edifice
lunaire, et vous aurez le Palais d'ete. Batissez un songe avec du
marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois
de cedre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici
sanctuaire, la harem, la citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des
monstres, vernissez-le, emaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites
construire par des architectes qui soient des poetes les mille et un
reves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des
jaillissements d'eau et d'ecume, des cygnes, des ibis, des paons,
supposez en un mot une sorte d'eblouissante caverne de la fantaisie
humaine ayant une figure de temple et de palais, c'etait la ce
monument. Il avait fallu, pour le creer, le long travail de deux
generations. Cet edifice, qui avait l'enormite d'une ville, avait ete
bati par les siecles, pour qui? pour les peuples. Garce que fait le
temps appartient a l'homme. Les artistes, les poetes, les philosophes,
connaissaient le Palais d'ete; Voltaire en parle. On disait: le
Parthenon en Grece, les Pyramides en Egypte, le Colisee a Rome,
Notre-Dame a Paris, le Palais d'ete en Orient. Si on ne le voyait pas,
on le revait. C'etait une sorte d'effrayant chef-d'oeuvre inconnu
entrevu au loin dans on ne sait quel crepuscule comme une silhouette
de la civilisation d'Asie sur l'horizon de la civilisation d'Europe.

Cette merveille a disparu.

Un jour, deux bandits sont entres dans le Palais d'ete. L'un a pille,
l'autre a incendie. La victoire peut etre une voleuse, a ce qu'il
parait. Une devastation en grand du Palais d'ete s'est faite de compte
a demi entre les deux vainqueurs. On voit mele a tout cela le nom
d'Elgin, qui a la propriete fatale de rappeler le Parthenon. Ce
qu'on avait fait au Parthenon, on l'a fait au Palais d'ete, plus
completement et mieux, de maniere a ne rien laisser. Tous les tresors
de toutes nos cathedrales reunies n'egaleraient pas ce formidable
et splendide musee de l'orient. Il n'y avait pas seulement la des
chefs-d'oeuvre d'art, il y avait un entassement d'orfevreries. Grand
exploit, bonne aubaine. L'un des deux vainqueurs a empli ses poches,
ce que voyant, l'autre a empli ses coffres; et l'on est revenu en
Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l'histoire des
deux bandits.

Nous europeens, nous sommes les civilises, et pour nous les chinois
sont les barbares. Voila ce que la civilisation a fait a la barbarie.

Devant l'histoire, l'un des deux bandits s'appellera la France,
l'autre s'appellera l'Angleterre. Mais je proteste, et je vous
remercie de m'en donner l'occasion; les crimes de ceux qui menent
ne sont pas la faute de ceux qui sont menes; les gouvernements sont
quelquefois des bandits, les peuples jamais.

L'empire francais a empoche la moitie de cette victoire, et il etale
aujourd'hui, avec une sorte de naivete de proprietaire, le splendide
bric-a-brac du Palais d'ete. J'espere qu'un jour viendra ou la France,
delivree et nettoyee, renverra ce butin a la Chine spoliee.

En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.

Telle est, monsieur, la quantite d'approbation que je donne a
l'expedition de Chine.

VICTOR HUGO.



1862


_Barbes a Victor Hugo. Continuation de la lutte pour l'inviolabilite
de la vie humaine; en Belgique et en Suisse contre la peine de mort,
en France contre la torture. Charleroi. Geneve.--Affaire Doise.--Les
Miserables. Etablissement du Diner des Enfants pauvres._



I

LES CONDAMNES DE CHARLEROI


Plusieurs journaux belges ayant attribue a Victor Hugo des vers
adresses au roi des Belges pour demander la grace des neuf condamnes a
mort de Charleroi, Victor Hugo ecrivit a ce sujet la lettre que voici:

Hauteville-House, 21 janvier 1862.

Monsieur,

Je vis dans la solitude, et, depuis deux mois particulierement, le
travail,--un travail pressant,--m'absorbe a ce point que je ne sais
plus rien de ce qui se passe au dehors.

Aujourd'hui, un ami m'apporte plusieurs journaux contenant de fort
beaux vers ou est demandee la grace de neuf condamnes a mort. Au bas
de ces vers, je lis ma signature.

Ces vers ne sont pas de moi.

Quel que soit l'auteur de ces vers, je le remercie.

Quand il s'agit de sauver des tetes, je trouve bon qu'on use de mon
nom, et meme qu'on en abuse.

J'ajoute que, pour une telle cause, il me parait presque impossible
d'en abuser. C'est ici, a coup sur, que la fin justifie les moyens.

Que l'auteur pourtant me permette de lui reporter l'honneur de ces
vers, qui, je le repete, me semblent fort beaux.

Et au premier remerciment que je lui adresse, j'en joins un second;
c'est de m'avoir fait connaitre cette lamentable affaire de Charleroi.

Je regarde ces vers comme un appel qu'il m'adresse; c'est une maniere
de m'inviter a elever la voix en me remettant sous les yeux les
efforts que j'ai faits dans d'autres circonstances analogues, et je le
remercie de cette genereuse mise en demeure.

Je reponds a son appel; je m'unis a lui pour tacher d'epargner a la
Belgique cette chute de neuf tetes sur l'echafaud. Il s'est tourne
vers le roi, je connais peu les rois; je me tourne vers la nation.

Cette affaire du Hainaut est pour la Belgique, au point de vue du
progres, une de ces occasions d'ou les peuples sortent amoindris ou
agrandis.

Je supplie la nation belge d'etre grande. Il depend d'elle evidemment
que cette hideuse guillotine a neuf colliers ne fonctionne point
sur la place publique. Aucun gouvernement ne resiste a ces saintes
pressions de l'opinion vers la douceur. Ne point vouloir de
l'echafaud, ce doit etre la premiere volonte d'un peuple. On dit: Ce
que veut le peuple, Dieu le veut. Il depend de vous, belges, de faire
dire: Ce que Dieu veut, le peuple le veut.

Nous traversons en ce moment l'heure mauvaise du dix-neuvieme siecle.
Depuis dix ans, il y a un recul apparent de civilisation; Venise
enchainee, la Hongrie garrottee, la Pologne torturee; partout la
peine de mort. Les monarchies ont des Haynau, les republiques ont des
Tallaferro. La peine de mort est elevee a la dignite d'_ultima ratio_.
Les races, les couleurs, les partis, se la jettent a la tete et s'en
servent comme d'une replique. Les blancs l'utilisent contre les
negres; les negres, represaille lugubre, l'aiguisent contre les
blancs.

Le gouvernement espagnol fusille les republicains, et le gouvernement
italien fusille les royalistes. Rome execute un innocent. L'auteur
du meurtre se nomme et reclame en vain; c'est fait; le bourreau ne
revient pas sur son travail. L'Europe croit en la peine de mort et s'y
obstine; l'Amerique se bat a cause d'elle et pour elle. L'echafaud est
l'ami de l'esclavage. L'ombre d'une potence se projette sur la guerre
fratricide des Etats-Unis.

Jamais l'Amerique et l'Europe n'ont eu un tel parallelisme et ne se
sont entendues a ce point; toutes les questions les divisent, excepte
celle-la, tuer; et c'est sur la peine de mort que les deux mondes
tombent d'accord. La peine de mort regne; une espece de droit divin de
la hache sort pour les catholiques romains de l'evangile et pour les
protestants virginiens de la bible. Penn construisait par la pensee,
comme trait d'union, un arc de triomphe ideal entre les deux mondes;
sur cet arc de triomphe, il faudrait aujourd'hui placer l'echafaud.

Cette situation etant donnee, l'occasion est admirable pour la
Belgique.

Un peuple qui a la liberte doit avoir aussi la volonte. Tribune libre,
presse libre, voila l'organisme de l'opinion complet. Que l'opinion
parle; c'est ici un moment decisif. Dans les circonstances ou nous
sommes, en repudiant la peine de mort, la Belgique peut, si elle veut,
devenir brusquement, elle petit peuple presque annule, la nation
dirigeante.

L'occasion, j'y insiste, est admirable. Car il est evident que, s'il
n'y a pas d'echafaud pour les criminels du Hainaut, il n'y en aura
desormais pour personne, et que la guillotine ne pourra plus germer
dans la libre terre de Belgique. Vos places publiques ne seront plus
sujettes a cette apparition sinistre. Par l'irresistible logique des
choses, la peine de mort, virtuellement abolie chez vous aujourd'hui,
le sera legalement demain.

Il serait beau que le petit peuple fit la lecon aux grands, et, par ce
seul fait, fut plus grand qu'eux; il serait beau, devant la croissance
abominable des tenebres, en presence de la barbarie recrudescente,
que la Belgique, prenant le role de grande puissance en civilisation,
donnat tout a coup au genre humain l'eblouissement de la vraie
lumiere, en proclamant, dans les conditions ou eclate le mieux la
majeste du principe, non a propos d'un dissident revolutionnaire ou
religieux, non a propos d'un ennemi politique, mais a propos de
neuf miserables indignes de toute autre pitie que de la pitie
philosophique, l'inviolabilite de la vie humaine, et en refoulant
definitivement vers la nuit cette monstrueuse peine de mort, qui
a pour gloire d'avoir dresse sur la terre deux crucifix, celui de
Jesus-Christ sur le vieux monde, celui de John Brown sur le nouveau.

Que la genereuse Belgique y songe; c'est a elle, Belgique, que
l'echafaud de Charleroi ferait dommage. Quand la philosophie et
l'histoire mettent en balance une civilisation, les tetes coupees
pesent contre.

En ecrivant ceci, je remplis un devoir. Aidez-moi, monsieur, et
pretez-moi, pour ce douloureux et supreme interet, votre publicite.

VICTOR HUGO.


Cette lettre fut publiee dans les journaux anglais et belges. Une
commutation eut lieu. Sept tetes sur neuf furent sauvees.



II

ARMAND BARBES


En 1839, Barbes fut condamne a mort. Victor Hugo envoya au roi
Louis-Philippe les quatre vers que l'on connait, et obtint la vie de
Barbes. Les deux lettres qu'on va lire ont trait a ce fait.


A VICTOR HUGO

Cher et illustre citoyen,

Le condamne dont vous parlez dans le septieme volume des _Miserables_
doit vous paraitre un ingrat.

Il y a vingt-trois ans qu'il est votre oblige! ... et il ne vous a
rien dit.

Pardonnez-lui! pardonnez-moi!

Dans ma prison d'avant fevrier, je m'etais promis bien des fois de
courir chez vous, si un jour la liberte m'etait rendue.

Reves de jeune homme! Ce jour vint pour me jeter, comme un brin de
paille rompue, dans le tourbillon de 1848.

Je ne pus rien faire de ce que j'avais si ardemment desire.

Et depuis, pardonnez-moi ce mot, cher citoyen, la majeste de votre
genie a toujours arrete la manifestation de ma pensee.

Je fus fier, dans mon heure de danger, de me voir protege par un rayon
de votre flamme. Je ne pouvais mourir, puisque vous me defendiez.

Que n'ai-je eu la puissance de montrer que j'etais digne que votre
bras s'etendit sur moi! Mais chacun a sa destinee, et tous ceux
qu'Achille a sauves n'etaient pas des heros.

Vieux maintenant, je suis, depuis un an, dans un triste etat de sante.
J'ai cru souvent que mon coeur ou ma tete allait eclater. Mais je me
felicite, malgre mes souffrances, d'avoir ete conserve, puisque sous
le coup de votre nouveau _bienfait_ [note: Voir _les Miserables_,
tome VII, livre I. Le mot _bienfait_ est souligne dans la lettre de
Barbes.], je trouve l'audace de vous remercier de l'ancien.

Et puisque j'ai pris la parole, merci aussi, mille fois merci pour
notre sainte cause et pour la France, du grand livre que vous venez de
faire.

Je dis: la France, car il me semble que cette chere patrie de Jeanne
d'Arc et de la Revolution etait seule capable d'enfanter votre coeur
et votre genie, et, fils heureux, vous avez pose sur le front glorieux
de votre mere une nouvelle couronne de gloire!

A vous, de profonde affection.

A. BARBES.

La Haie, le 10 juillet 1862.


A ARMAND BARBES

Hauteville-House, 15 juillet 1862.

Mon frere d'exil,

Quand un homme a, comme vous, ete le combattant et le martyr du
progres; quand il a, pour la sainte cause democratique et humaine,
sacrifie sa fortune, sa jeunesse, son droit au bonheur, sa liberte;
quand il a, pour servir l'ideal, accepte toutes les formes de la lutte
et toutes les formes de l'epreuve, la calomnie, la persecution, la
defection, les longues annees de la prison, les longues annees de
l'exil; quand il s'est laisse conduire par son devouement jusque
sous le couperet de l'echafaud, quand un homme a fait cela, tous lui
doivent, et lui ne doit rien a qui que ce soit. Qui a tout donne au
genre humain est quitte envers l'individu.

Il ne vous est possible d'etre ingrat envers personne. Si je n'avais
pas fait, il y a vingt-trois ans, ce dont vous voulez bien me
remercier, c'est moi, je le vois distinctement aujourd'hui, qui aurais
ete ingrat envers vous.

Tout ce que vous avez fait pour le peuple, je le ressens comme un
service personnel.

J'ai, a l'epoque que vous me rappelez, rempli un devoir, un devoir
etroit. Si j'ai ete alors assez heureux pour vous payer un peu de la
dette universelle, cette minute n'est rien devant votre vie entiere,
et tous, nous n'en restons pas moins vos debiteurs.

Ma recompense, en admettant que je meritasse une recompense, a ete
l'action elle-meme. J'accepte neanmoins avec attendrissement les
nobles paroles que vous m'envoyez, et je suis profondement touche de
votre reconnaissance magnanime.

Je vous reponds dans l'emotion de votre lettre. C'est une belle chose
que ce rayon qui vient de votre solitude a la mienne. A bientot, sur
cette terre ou ailleurs. Je salue votre grande ame.

VICTOR HUGO.



III

_LES MISERABLES_

16 septembre 1862.


Apres la publication des _Miserables_, Victor Hugo alla a Bruxelles.
Ses editeurs, MM. Lacroix et Verboeckhoven, lui offrirent un banquet.
Ce fut une occasion de rencontre pour les ecrivains celebres de tous
les pays. (Voir aux Notes.) Victor Hugo, entoure de tant d'hommes
genereux, dont quelques-uns etaient si illustres, repondit a la
salutation de toutes ces nobles ames par les paroles qu'on va lire.
Ceux qui assisterent a cette severe et douce fete offerte a un
proscrit se souviennent que Victor Hugo ne put reprimer ses larmes au
moment ou la pensee d'Aspromonte lui traversa l'esprit.

Messieurs,

Mon emotion est inexprimable; si la parole me manque, vous serez
indulgents.

Si je n'avais a repondre qu'a l'honorable bourgmestre de Bruxelles,
ma tache serait simple; je n'aurais, pour glorifier le magistrat si
dignement, populaire et la ville si noblement hospitaliere, qu'a
repeter ce qui est dans toutes les bouches, et il me suffirait
d'etre un echo; mais comment remercier les autres voix eloquentes
et cordiales qui m'ont parle? A cote de ces editeurs considerables,
auxquels on doit l'idee feconde d'une librairie internationale, sorte
de lien preparatoire entre les peuples, je vois ici, reunis, des
publicistes, des philosophes, d'eminents ecrivains, l'honneur des
lettres, l'honneur du continent civilise. Je suis trouble et confus
d'etre le centre d'une telle fete d'intelligences, et de voir tant
d'honneur s'adresser a moi, qui ne suis rien qu'une conscience
acceptant le devoir et un coeur resigne au sacrifice.

Remercier cette ville dans son premier magistrat serait simple, mais,
je le repete, comment vous remercier tous? comment serrer toutes vos
mains dans une seule etreinte? Eh bien, le moyen est simple aussi.
Vous tous, qui etes ici, ecrivains, journalistes, editeurs,
imprimeurs, publicistes, penseurs, que representez-vous? Toutes les
energies de l'intelligence, toutes les formes de la publicite, vous
etes l'esprit-legion, vous etes l'organe nouveau de la societe
nouvelle, vous etes la Presse. Je porte un toast a la presse!

A la presse chez tous les peuples! a la presse libre! a la presse
puissante, glorieuse et feconde!

Messieurs, la presse est la clarte du monde social; et, dans tout ce
qui est clarte, il y a quelque chose de la providence.

La pensee est plus qu'un droit, c'est le souffle meme de l'homme. Qui
entrave la pensee, attente a l'homme meme. Parler, ecrire, imprimer,
publier, ce sont la, au point de vue du droit, des identites; ce sont
la les cercles, s'elargissant sans cesse, de l'intelligence en action;
ce sont la les ondes sonores de la pensee.

De tous ces cercles, de tous ces rayonnements de l'esprit humain,
le plus large, c'est la presse. Le diametre de la presse, c'est le
diametre meme de la civilisation.

A toute diminution de la liberte de la presse correspond une
diminution de civilisation; la ou la presse libre est interceptee, on
peut dire que la nutrition du genre humain est interrompue. Messieurs,
la mission de notre temps, c'est de changer les vieilles assises de la
societe, de creer l'ordre vrai, et de substituer partout les realites
aux fictions. Dans ce deplacement des bases sociales, qui est le
colossal travail de notre siecle, rien ne resiste a la presse
appliquant sa puissance de traction au catholicisme, au militarisme, a
l'absolutisme, aux blocs de faits et d'idees les plus refractaires.

La presse est la force. Pourquoi? parce qu'elle est l'intelligence.

Elle est le clairon vivant, elle sonne la diane des peuples, elle
annonce a voix haute l'avenement du droit, elle ne tient compte de la
nuit que pour saluer l'aurore, elle devine le jour, elle avertit le
monde. Quelquefois, pourtant, chose etrange, c'est elle qu'on avertit.
Ceci ressemble au hibou reprimandant le chant du coq.

Oui, dans certains pays, la presse est opprimee. Est-elle esclave?
Non. Presse esclave! c'est la un accouplement de mots impossible.

D'ailleurs, il y a deux grandes manieres d'etre esclave, celle de
Spartacus et celle d'Epictete. L'un brise ses fers, l'autre prouve son
ame. Quand l'ecrivain enchaine ne peut recourir a la premiere maniere,
il lui reste la seconde.

Non, quoi que fassent les despotes, j'en atteste tous les hommes
libres qui m'ecoutent, et cela, vous l'avez recemment dit en termes
admirables, monsieur Pelletan, et de plus, vous et tant d'autres,
vous l'avez prouve par votre genereux exemple, non, il n'y a point
d'asservissement pour l'esprit!

Messieurs, au siecle ou nous sommes, sans la liberte de la presse,
point de salut. Fausse route, naufrage et desastre partout.

Il y a aujourd'hui de certaines questions, qui sont les questions du
siecle, et qui sont la devant nous, inevitables. Pas de milieu; il
faut s'y briser, ou s'y refugier. La societe navigue irresistiblement
de ce cote-la. Ces questions sont le sujet du livre douloureux dont il
a ete parle tout a l'heure si magnifiquement. Pauperisme, parasitisme,
production et repartition de la richesse, monnaie, credit, travail,
salaire, extinction du proletariat, decroissance progressive de la
penalite, misere, prostitution, droit de la femme, qui releve de
minorite une moitie de l'espece humaine, droit de l'enfant, qui
exige--je dis exige--l'enseignement gratuit et obligatoire, droit de
l'ame, qui implique la liberte religieuse; tels sont les problemes.
Avec la presse libre, ils ont de la lumiere au-dessus d'eux, ils sont
praticables, on voit leurs precipices, on voit leurs issues, on peut
les aborder, on peut y penetrer. Abordes et penetres, c'est-a-dire
resolus, ils sauveront le monde. Sans la presse, nuit profonde; tous
ces problemes sont sur-le-champ redoutables, on ne distingue plus que
leurs escarpements, on peut en manquer l'entree, et la societe peut y
sombrer. Eteignez le phare, le port devient l'ecueil.

Messieurs, avec la presse libre, pas d'erreur possible, pas de
vacillation, pas de tatonnement dans la marche humaine. Au milieu des
problemes sociaux, ces sombres carrefours, la presse est le doigt
indicateur. Nulle incertitude. Allez a l'ideal, allez a la justice
et a la verite. Car il ne suffit pas de marcher, il faut marcher en
avant. Dans quel sens allez-vous? La est toute la question. Simuler le
mouvement, ce n'est point accomplir le progres; marquer le pas sans
avancer, cela est bon pour l'obeissance passive; pietiner indefiniment
dans l'orniere est un mouvement machinal indigne du genre humain.
Ayons un but, sachons ou nous allons, proportionnons l'effort au
resultat, et que dans chacun des pas que nous faisons il y ait une
idee, et qu'un pas s'enchaine logiquement a l'autre, et qu'apres
l'idee vienne la solution, et qu'a la suite du droit vienne la
victoire. Jamais de pas en arriere. L'indecision du mouvement denonce
le vide du cerveau. Vouloir et ne vouloir pas, quoi de plus miserable!
Qui hesite, recule et atermoie, ne pense pas. Quant a moi, je n'admets
pas plus la politique sans tete que l'Italie sans Rome.

Puisque j'ai prononce ce mot, Rome, souffrez que je m'interrompe,
et que ma pensee, detournee un instant, aille a ce vaillant qui est
la-bas sur un lit de douleur. Certes, il a raison de sourire. La
gloire et le droit sont avec lui. Ce qui confond, ce qui accable,
c'est qu'il se soit trouve, c'est qu'il ait pu se trouver en Italie,
dans cette noble et illustre Italie, des hommes pour lever l'epee
contre cette vertu. Ces italiens-la n'ont donc pas reconnu un romain?

Ces hommes se disent les hommes de l'Italie; ils crient qu'elle est
victorieuse, et ils ne s'apercoivent pas qu'elle est decapitee. Ah!
c'est la une sombre aventure, et l'histoire reculera indignee devant
cette hideuse victoire qui consiste a tuer Garibaldi afin de ne pas
avoir Rome!

Le coeur se souleve. Passons.

Messieurs, quel est l'auxiliaire du patriote? La presse. Quel est
l'epouvantail du lache et du traitre? La presse.

Je le sais, la presse est haie, c'est la une grande raison de l'aimer.

Toutes les iniquites, toutes les superstitions, tous les fanatismes
la denoncent, l'insultent et l'injurient comme ils peuvent. Je me
rappelle une encyclique celebre dont quelques mots remarquables me
sont restes dans l'esprit. Dans cette encyclique, un pape, notre
contemporain, Gregoire XVI, ennemi de son siecle, ce qui est un peu
le malheur des papes, et ayant toujours presents a la pensee l'ancien
dragon et la bete de l'Apocalypse, qualifiait ainsi la presse dans son
latin de moine camaldule: _Gula ignea, caligo, impetus _immanis cum
strepitu horrendo_. Je ne conteste rien de cela; le portrait est
ressemblant. Bouche de feu, fumee, rapidite prodigieuse, bruit
formidable. Eh oui, c'est la locomotive qui passe! c'est la presse,
c'est l'immense et sainte locomotive du progres!

Ou va-t-elle? ou entraine-t-elle la civilisation? ou emporte-t-il
les peuples, ce puissant remorqueur? Le tunnel est long, obscur et
terrible. Car on peut dire que l'humanite est encore sous terre,
tant la matiere l'enveloppe et l'ecrase, tant les superstitions, les
prejuges et les tyrannies font une voute epaisse, tant elle a
de tenebres au-dessus d'elle! Helas, depuis que l'homme existe,
l'histoire entiere est souterraine; on n'y apercoit nulle part le
rayon divin. Mais au dix-neuvieme siecle, mais apres la revolution
francaise, il y a espoir, il y a certitude. La-bas, loin devant nous,
un point lumineux apparait. Il grandit, il grandit a chaque instant,
c'est l'avenir, c'est la realisation, c'est la fin des miseres, c'est
l'aube des joies, c'est Chanaan! c'est la terre future ou l'on n'aura
plus autour de soi que des freres et au-dessus de soi que le ciel.
Courage a la locomotive sacree! courage a la pensee! courage a la
science! courage a la philosophie! courage a la presse! courage a vous
tous, esprits! L'heure approche ou l'humanite, delivree enfin de ce
noir tunnel de six mille ans, eperdue, brusquement face a face avec le
soleil de l'ideal, fera sa sortie sublime dans l'eblouissement!

Messieurs, encore un mot, et permettez, dans votre indulgence
cordiale, que ce mot soit personnel.

Etre au milieu de vous, c'est un bonheur. Je rends grace a Dieu qui
m'a donne, dans ma vie severe, cette heure charmante. Demain je
rentrerai dans l'ombre. Mais je vous ai vus, je vous ai parle, j'ai
entendu vos voix, j'ai serre vos mains, j'emporte cela dans ma
solitude.

Vous, mes amis de France,--et mes autres amis qui sont ici trouveront
tout simple que ce soit a vous que j'adresse mon dernier mot,--il y a
onze ans, vous avez vu partir presque un jeune homme, vous retrouvez
un vieillard. Les cheveux ont change, le coeur non. Je vous remercie
de vous etre souvenus d'un absent; je vous remercie d'etre venus.
Accueillez,--et vous aussi, plus jeunes, dont les noms m'etaient
chers de loin et que je vois ici pour la premiere fois,--accueillez
mon profond attendrissement. Il me semble que je respire parmi vous
l'air natal, il me semble que chacun de vous m'apporte un peu de
France, il me semble que je vois sortir de toutes vos ames groupees
autour de moi, quelque chose de charmant et d'auguste qui ressemble a
une lumiere et qui est le sourire de la patrie.

Je bois a la presse! a sa puissance, a sa gloire, a son efficacite!
a sa liberte en Belgique, en Allemagne, en Suisse, en Italie, en
Espagne, en Angleterre, en Amerique! a sa delivrance ailleurs!



IV

LE BANQUET DES ENFANTS


A L'EDITEUR CASTEL

Hauteville-House, 5 octobre 1862.

Mon cher monsieur Castel,

Le hasard a fait tomber sous vos yeux quelques especes d'essais de
dessins faits par moi, a des heures de reverie presque inconsciente,
avec ce qui restait d'encre dans ma plume, sur des marges ou des
couvertures de manuscrits. Ces choses, vous desirez les publier;
et l'excellent graveur, M. Paul Chenay, s'offre a en faire les
_fac-simile_. Vous me demandez mon consentement. Quel que soit le
beau talent de M. Paul Chenay, je crains fort que ces traits de plume
quelconques, jetes plus ou moins maladroitement sur le papier par un
homme qui a autre chose a faire, ne cessent d'etre des dessins du
moment qu'ils auront la pretention d'en etre. Vous insistez pourtant,
et je consens. Ce consentement a ce qui est peut-etre un ridicule veut
etre explique. Voici donc mes raisons:

J'ai etabli depuis quelque temps dans ma maison, a Guernesey, une
petite institution de fraternite pratique que je voudrais accroitre
et surtout propager. Cela est si peu de chose que je puis en parler.
C'est un repas hebdomadaire d'enfants indigents. Toutes les semaines,
des meres pauvres me font l'honneur d'amener leurs enfants diner
chez moi. J'en ai eu huit d'abord, puis quinze; j'en ai maintenant
vingt-deux [note: Plus tard le nombre fut porte a quarante.]. Ces
enfants dinent ensemble; ils sont tous confondus, catholiques,
protestants, anglais, francais, irlandais, sans distinction de
religion ni de nation. Je les invite a la joie et au rire, et je
leur dis: Soyez libres. Ils ouvrent et terminent le repas par un
remerciment a Dieu, simple et en dehors de toutes les formules
religieuses pouvant engager leur conscience. Ma femme, ma fille, ma
belle-soeur, mes fils, mes domestiques et moi, nous les servons. Ils
mangent de la viande et boivent du vin, deux grandes necessites pour
l'enfance. Apres quoi ils jouent et vont a l'ecole. Des pretres
catholiques, des ministres protestants, meles a des libres penseurs
et a des democrates proscrits, viennent quelquefois voir cette humble
cene, et il ne me parait pas qu'aucun soit mecontent. J'abrege; mais
il me semble que j'en ai dit assez pour faire comprendre que cette
idee, l'introduction des familles pauvres dans les familles moins
pauvres, introduction a niveau et de plain-pied, fecondee par des
hommes meilleurs que moi, par le coeur des femmes surtout, peut n'etre
pas mauvaise; je la crois pratique et propre a de bons fruits, et
c'est pourquoi j'en parle, afin que ceux qui pourront et voudront
l'imitent. Ceci n'est pas de l'aumone, c'est de la fraternite. Cette
penetration des familles indigentes dans les notres nous profite comme
a eux; elle ebauche la solidarite; elle met en action et en mouvement,
et fait marcher pour ainsi dire devant nous la sainte formule
democratique, Liberte, Egalite, Fraternite. C'est la communion
avec nos freres moins heureux. Nous apprenons a les servir, et ils
apprennent a nous aimer.

C'est en songeant a cette petite oeuvre, monsieur, que je crois
pouvoir faire un sacrifice d'amour-propre et autoriser la publication
souhaitee par vous. Le produit de cette publication contribuera a
former la liste civile de mes petits enfants indigents. Voici l'hiver;
je ne serais pas fache de donner des vetements a ceux qui sont en
haillons et d'offrir des souliers a ceux qui vont pieds nus. Votre
publication m'y aidera. Ceci m'absout d'y consentir. J'avoue que je
n'eusse jamais imagine que mes dessins, comme vous voulez bien les
appeler, pussent attirer l'attention d'un editeur connaisseur tel
que vous, et d'un artiste tel que M. Paul Chenay; que votre volonte
s'accomplisse; ils se tireront comme ils pourront du grand jour pour
lequel ils n'etaient point faits; la critique a sur eux desormais un
droit dont je tremble pour eux; je les lui abandonne; je suis sur
toujours que mes chers petits pauvres les trouveront tres bons.

Publiez donc ces dessins, monsieur Castel, et recevez tous mes voeux
pour votre succes.

VICTOR HUGO.



V

GENEVE ET LA PEINE DE MORT


Dans les derniers mois de 1862, la republique de Geneve revisa sa
constitution. La question de la peine de mort se presenta. Un
premier vote maintint l'echafaud; mais il en fallait un second. Les
republicains progressistes de Geneve songerent a Victor Hugo. Un
membre de l'eglise reformee, M. Bost, auteur de plusieurs ouvrages
estimes, lui ecrivit une lettre dont voici les dernieres lignes:

"La constituante genevoise a vote le maintien de la peine de mort par
quarante-trois voix contre cinq; mais la question doit reparaitre
bientot dans un nouveau debat. Quel appui ce serait pour nous, quelle
force nouvelle; si par quelques mots vous pouviez intervenir! car
ce n'est pas la une question cantonale ou federale, mais bien une
question sociale et humanitaire, ou toutes les interventions sont
legitimes. Pour les grandes questions, il faut de grands hommes. Nos
discussions auraient besoin d'etre eclairees par le genie; et ce nous
serait a tous un grand secours qu'un coup de main qui nous viendrait
de ce rocher vers lequel se tournent tant de regards."

Cette lettre parvint a Victor Hugo le 16 novembre. Le 17 il repondait:


Hauteville-House, 17 novembre 1862.

Monsieur,

Ce que vous faites est bon; vous avez besoin d'aide, vous vous
adressez a moi, je vous remercie; vous m'appelez, j'accours.
Qu'y'a-t-il? Me voila.

Geneve est a la veille d'une de ces crises normales qui, pour les
nations comme pour les individus, marquent les changements d'age. Vous
allez reviser votre constitution. Vous vous gouvernez vous-memes; vous
etes vos propres maitres; vous etes des hommes libres; vous etes une
republique. Vous allez faire une action considerable, remanier votre
pacte social, examiner ou vous en etes en fait de progres et de
civilisation, vous entendre de nouveau entre vous sur les questions
communes; la deliberation va s'ouvrir, et, parmi ces questions, la
plus grave de toutes, l'inviolabilite de la vie humaine, est a l'ordre
du jour.

C'est de la peine de mort qu'il s'agit.

Helas, le sombre rocher de Sisyphe! quand donc cessera-t-il de rouler
et de retomber sur la societe humaine, ce bloc de haine, de tyrannie,
d'obscurite, d'ignorance et d'injustice qu'on nomme penalite? quand
donc au mot peine substituera-t-on le mot enseignement? quand donc
comprendra-t-on qu'un coupable est un ignorant? Talion, oeil pour
oeil, dent pour dent, mal pour mal, voila a peu pres tout notre code.
Quand donc la vengeance renoncera-t-elle a ce vieil effort qu'elle
fait de nous donner le change en s'appelant vindicte? Croit-elle nous
tromper? Pas plus que la felonie quand elle s'appelle raison d'etat.
Pas plus que le fratricide quand il met des epaulettes et qu'il
s'appelle la guerre. De Maistre a beau farder Dracon; la rhetorique
sanglante perd sa peine, elle ne parvient pas a deguiser la difformite
du fait qu'elle couvre; les sophistes sont des habilleurs inutiles;
l'injuste reste injuste, l'horrible reste horrible. Il y a des mots
qui sont des masques; mais a travers leurs trous on apercoit la sombre
lueur du mal.

Quand donc la loi s'ajustera-t-elle au droit? quand donc la justice
humaine prendra-t-elle mesure sur la justice divine? quand donc ceux
qui lisent la bible comprendront-ils la vie sauve de Cain? quand donc
ceux qui lisent l'evangile comprendront-ils le gibet du Christ? quand
donc pretera-t-on l'oreille a la grande voix vivante qui, du fond de
l'inconnu, crie a travers nos tenebres: Ne tue point! quand donc ceux
qui sont en bas, juge, pretre, peuple, roi, s'apercevront-ils qu'il
y a quelqu'un au-dessus d'eux? Republiques a esclaves, monarchies a
soldats, societes a bourreaux; partout la force, nulle part le
droit. O les tristes maitres du monde! chenilles d'infirmites, boas
d'orgueil.

Une occasion se presente ou le progres peut faire un pas. Geneve va
deliberer sur la peine de mort. De la votre lettre, monsieur. Vous me
demandez d'intervenir, de prendre part a la discussion, de dire un
mot. Je crains que vous ne vous abusiez sur l'efficacite d'une chetive
parole isolee comme la mienne. Que suis-je? Que puis-je? Voila bien
des annees deja,--cela date de 1828,--que je lutte avec les faibles
forces d'un homme contre cette chose colossale, contradictoire et
monstrueuse, la peine de mort, composee d'assez de justice pour
satisfaire la foule et d'assez d'iniquite pour epouvanter le penseur.
D'autres ont fait plus et mieux que moi. La peine de mort a cede un
peu de terrain; voila tout. Elle s'est sentie honteuse dans Paris, en
presence de toute cette lumiere. La guillotine a perdu son assurance,
sans abdiquer pourtant; chassee de la Greve, elle a reparu barriere
Saint-Jacques; chassee de la barriere Saint-Jacques, elle a reparu a
la Roquette. Elle recule, mais elle reste.

Puisque vous reclamez mon concours, monsieur, je vous le dois. Mais ne
vous faites pas illusion sur le peu de part que j'aurai au succes si
vous reussissez. Depuis trente-cinq ans, je le repete, j'essaye de
faire obstacle au meurtre en place publique. J'ai denonce sans relache
cette voie de fait de la loi d'en bas sur la loi d'en haut. J'ai
pousse a la revolte la conscience universelle; j'ai attaque cette
exaction par la logique, et par la pitie, cette logique supreme; j'ai
combattu, dans l'ensemble et dans le detail, la penalite demesuree
et aveugle qui tue; tantot traitant la these generale, tachant
d'atteindre et de blesser le fait dans son principe meme, et
m'efforcant de renverser, une fois pour toutes, non un echafaud, mais
l'echafaud; tantot me bornant a un cas particulier, et ayant pour but
de sauver tout simplement la vie d'un homme. J'ai quelquefois reussi,
plus souvent echoue. Beaucoup de nobles esprits se sont devoues a la
meme tache; et, il y a dix mois a peine, la genereuse presse belge,
me venant energiquement en aide lors de mon intervention pour les
condamnes de Charleroi, est parvenue a sauver sept tetes sur neuf.

Les ecrivains du dix-huitieme siecle ont detruit la torture; les
ecrivains du dix-neuvieme, je n'en doute pas, detruiront la peine de
mort. Ils ont deja fait supprimer en France le poing coupe et le
fer rouge; ils ont fait abroger la mort civile; et ils ont suggere
l'admirable expedient provisoire des circonstances attenuantes.
--"C'est a d'execrables livres comme _le Dernier jour d'un Condamne_,
disait le depute Salverte, qu'on doit la detestable introduction des
circonstances attenuantes." Les circonstances attenuantes, en effet,
c'est le commencement de l'abolition. Les circonstances attenuantes
dans la loi, c'est le coin dans le chene. Saisissons le marteau divin,
frappons sur le coin sans relache, frappons a grands coups de verite,
et nous ferons eclater le billot.

Lentement, j'en conviens. Il faudra du temps, certes. Pourtant ne
nous decourageons pas. Nos efforts, meme dans le detail, ne sont pas
toujours inutiles. Je viens de vous rappeler le fait de Charleroi; en
voici un autre. Il y a huit ans, a Guernesey, en 1854, un homme, nomme
Tapner, fut condamne au gibet; j'intervins, un recours en grace fut
signe par six cents notables de l'ile, l'homme fut pendu; maintenant
ecoutez: quelques-uns des journaux d'Europe qui contenaient la lettre
ecrite par moi aux guernesiais pour empecher le supplice arriverent en
Amerique a temps pour que cette lettre put etre reproduite utilement
par les journaux americains; on allait pendre un homme a Quebec, un
nomme Julien; le peuple du Canada considera avec raison comme adressee
a lui-meme la lettre que j'avais ecrite au peuple de Guernesey, et,
par un contre-coup providentiel, cette lettre sauva, passez-moi
l'expression, non Tapner qu'elle visait, mais Julien qu'elle ne visait
pas. Je cite ces faits; pourquoi? parce qu'ils prouvent la necessite
de persister. Helas! le glaive persiste aussi.

Les statistiques de la guillotine et de la potence conservent leurs
hideux niveaux; le chiffre du meurtre legal ne s'est amoindri dans
aucun pays. Depuis une dizaine d'annees meme, le sens moral ayant
baisse, le supplice a repris faveur, et il y a recrudescence. Vous
petit peuple, dans votre seule ville de Geneve, vous avez vu deux
guillotines dressees en dix-huit mois. En effet, ayant tue Vary,
pourquoi ne pas tuer Elcy? En Espagne, il y a le garrot; en Russie,
la mort par les verges. A Rome, l'eglise ayant horreur du sang, le
condamne est assomme, _ammazzato_. L'Angleterre, ou regne une femme,
vient de pendre une femme.

Cela n'empeche pas la vieille penalite de jeter les hauts cris, de
protester qu'on la calomnie, et de faire l'innocente. On jase sur son
compte, c'est affreux. Elle a toujours ete douce et tendre; elle
fait des lois qui ont l'air severe, mais elle est incapable de les
appliquer. Elle, envoyer Jean Valjean au bagne pour le vol d'un pain!
Allons donc! il est bien vrai qu'en 1816 elle envoyait aux travaux
forces a perpetuite les emeutiers affames du departement de la Somme;
il est bien vrai qu'en 1846....--Helas! ceux qui me reprochent le
bagne de Jean Valjean oublient la guillotine de Buzancais.

La faim a toujours ete vue de travers par la loi.

Je parlais tout a l'heure de la torture abolie. Eh bien! en 1849, la
torture existait encore. Ou? en Chine? Non, en Suisse. Dans votre
pays, monsieur. En octobre 1849, a Zug, un juge instructeur, voulant
faire avouer un vol d'un fromage (vol d'un comestible. Encore la
faim!) a une fille appelee Mathilde Wildemberg, lui serra les pouces
dans un etau, et, au moyen d'une poulie, et d'une corde attachee a cet
etau, fit hisser la miserable jusqu'au plafond. Ainsi suspendue par
les pouces, un valet de bourreau la batonnait. En 1862, a Guernesey
que j'habite, la peine tortionnaire du fouet est encore en vigueur.
L'ete passe, on a, par arret de justice, fouette un homme de cinquante
ans.

Cet homme se nommait Torode. C'etait, lui aussi, un affame, devenu
voleur.

Non, ne nous lassons point. Faisons une emeute de philosophes
pour l'adoucissement des codes. Diminuons la penalite, augmentons
l'instruction. Par les pas deja faits, jugeons des pas a faire! Quel
bienfait que les circonstances attenuantes! elles eussent empeche ce
que je vais vous raconter.

A Paris, en 1818 ou 19, un jour d'ete, vers midi, je passais sur
la place du Palais de justice. Il y avait la une foule autour d'un
poteau. Je m'approchai. A ce poteau etait liee, carcan au cou,
ecriteau sur la tete, une creature humaine, une jeune femme ou une
jeune fille. Un rechaud plein de charbons ardents etait a ses pieds
devant elle, un fer a manche de bois, plonge dans la braise, y
rougissait, la foule semblait contente. Cette femme etait coupable
de ce que la jurisprudence appelle _vol domestique_ et la metaphore
banale, _danse de l'anse du panier_. Tout a coup, comme midi sonnait,
en arriere de la femme et sans etre vu d'elle, un homme monta sur
l'echafaud; j'avais remarque que la camisole de bure de cette femme
avait par derriere une fente rattachee par des cordons; l'homme denoua
rapidement les cordons, ecarta la camisole, decouvrit jusqu'a la
ceinture le dos de la femme, saisit le fer dans le rechaud, et
l'appliqua, en appuyant profondement, sur l'epaule nue. Le fer et le
poing du bourreau disparurent dans une fumee blanche. J'ai encore dans
l'oreille, apres plus de quarante ans, et j'aurai toujours dans l'ame
l'epouvantable cri de la suppliciee. Pour moi, c'etait une voleuse,
ce fut une martyre. Je sortis de la determine--j'avais seize ans--a
combattre a jamais les mauvaises actions de la loi.

De ces mauvaises actions la peine de mort est la pire. Et que
n'a-t-on pas vu, meme dans notre siecle, et sans sortir des tribunaux
ordinaires et des delits communs! Le 20 avril 1849, une servante,
Sarah Thomas, une fille de dix-sept ans, fut executee a Bristol pour
avoir, dans un moment de colere, tue d'un coup de buche sa maitresse
qui la battait. La condamnee ne voulait pas mourir. Il fallut sept
hommes pour la trainer au gibet. On la pendit de force. Au moment ou
on lui passait le noeud coulant, le bourreau lui demanda si elle avait
quelque chose a faire dire a son pere. Elle interrompit son rale pour
repondre: _oui, oui, dites-lui que je l'aime_. Au commencement du
siecle, sous George III, a Londres, trois enfants de la classe des
_ragged_ (deguenilles) furent condamnes a mort pour vol. Le plus age,
le _Newgate Calendar_ constate le fait, n'avait pas quatorze ans. Les
trois enfants furent pendus.

Quelle idee les hommes se font-ils donc du meurtre? Quoi! en habit, je
ne puis tuer; en robe je le puis! comme la soutane de Richelieu, la
toge couvre tout! Vindicte publique? Ah! je vous en prie, ne me vengez
pas! Meurtre, meurtre! vous dis-je. Hors le cas de legitime defense
entendu dans son sens le plus etroit (car, une fois votre agresseur
blesse par vous et tombe, vous lui devez secours), est-ce que
l'homicide est jamais permis? est-ce que ce qui est interdit a
l'individu est permis a la collection? Le bourreau, voila une sinistre
espece d'assassin! l'assassin officiel, l'assassin patente, entretenu,
rente, mande a certains jours, travaillant en public, tuant au soleil,
ayant pour engins "les bois de justice", reconnu assassin de l'etat!
l'assassin fonctionnaire, l'assassin qui a un logement dans la loi,
l'assassin au nom de tous! Il a ma procuration et la votre, pour tuer.
Il etrangle ou egorge, puis frappe sur l'epaule de la societe, et
lui dit: Je travaille pour toi, paye-moi. Il est l'assassin _cum
privilegio legis,_ l'assassin dont l'assassinat est decrete par le
legislateur, delibere par le jure, ordonne par le juge, consenti
par le pretre, garde par le soldat, contemple par le peuple. Il est
l'assassin qui a parfois pour lui l'assassine; car j'ai discute,
moi qui parle, avec un condamne a mort appele Marquis, qui etait en
theorie partisan de la peine de mort; de meme que, deux ans avant un
proces celebre, j'ai discute avec un magistrat nomme Teste qui etait
partisan des peines infamantes. Que la civilisation y songe, elle
repond du bourreau. Ah! vous haissez l'assassinat jusqu'a tuer
l'assassin; moi je hais le meurtre jusqu'a vous empecher de devenir
meurtrier. Tous contre un, la puissance sociale condensee en
guillotine, la force collective employee a une agonie, quoi de plus
odieux? Un homme tue par un homme effraye la pensee, un homme tue par
les hommes la consterne.

Faut-il vous le redire sans cesse? cet homme, pour se reconnaitre et
s'amender, et se degager de la responsabilite accablante qui pese sur
son ame, avait besoin de tout ce qui lui restait de vie. Vous lui
donnez quelques minutes! de quel droit? Comment osez-vous prendre sur
vous cette redoutable abreviation des phenomenes divers du repentir?
Vous rendez-vous compte de cette responsabilite damnee par vous, et
qui se retourne contre vous, et qui devient la votre? vous faites plus
que tuer un homme, vous tuez une conscience.

De quel droit consituez-vous Dieu juge avant son heure? quelle qualite
avez-vous pour le saisir? est-ce que cette justice-la est un des
degres de la votre? est-ce qu'il y a plain-pied de votre barre a
celle-la? De deux choses l'une: ou vous etes croyant, ou vous ne
l'etes pas. Si vous etes croyant, comment osez-vous jeter une
immortalite a l'eternite? Si vous ne l'etes pas, comment osez-vous
jeter un etre au neant?

Il existe un criminaliste qui a fait cette distinction:--"On a tort
de dire _execution_; on doit se borner a dire _reparation_. La societe
ne tue pas, elle retranche." --Nous sommes des laiques, nous autres,
nous ne comprenons pas ces finesses-la.

On prononce ce mot: justice. La justice! oh! cette idee entre toutes
auguste et venerable, ce supreme equilibre, cette droiture rattachee
aux profondeurs, ce mysterieux scrupule puise dans l'ideal, cette
rectitude souveraine compliquee d'un tremblement devant l'enormite
eternelle beante devant nous, cette chaste pudeur de l'impartialite
inaccessible, cette ponderation ou entre l'imponderable, cette
acception faite de tout, cette sublimation de la sagesse combinee avec
la pitie, cet examen des actions humaines avec l'oeil divin, cette
bonte severe, cette resultante lumineuse de la conscience universelle,
cette abstraction de l'absolu se faisant realite terrestre, cette
vision du droit, cet eclair d'eternite apparu a l'homme, la justice!
cette intuition sacree du vrai qui determine, par sa seule presence,
les quantites relatives du bien et du mal et qui, a l'instant ou elle
illumine l'homme, le fait momentanement Dieu, cette chose finie qui a
pour loi d'etre proportionnee a l'infini, cette entite celeste dont
le paganisme fait une deesse et le christianisme un archange, cette
figure immense qui a les pieds sur le coeur humain et les ailes dans
les etoiles, cette Yungfrau des vertus humaines, cette cime de l'ame,
cette vierge, o Dieu bon, Dieu eternel, est-ce qu'il est possible
de se l'imaginer debout sur la guillotine? est-ce qu'on peut se
l'imaginer bouclant les courroies de la bascule sur les jarrets d'un
miserable? est-ce qu'on peut se l'imaginer defaisant avec ses doigts
de lumiere la ficelle monstrueuse du couperet? se l'imagine-t-on
sacrant et degradant a la fois ce valet terrible, l'executeur? se
l'imagine-t-on etalee, depliee et collee par l'afficheur sur le poteau
infame du pilori? se la represente-t-on enfermee et voyageant dans ce
sac de nuit du bourreau Calcraft ou est melee a des chaussettes et a
des chemises la corde avec laquelle il a pendu hier et avec laquelle
il pendra demain!

Tant que la peine de mort existera, on aura froid en entrant dans une
cour d'assises, et il y fera nuit.

En janvier dernier, en Belgique, a l'epoque des debats de
Charleroi,--debats dans lesquels, par parenthese, il sembla resulter
des revelations d'un nomme Rabet que deux guillotines des annees
precedentes, Goethals et Coecke, etaient peut-etre innocents (quel
peut-etre!)--au milieu de ces debats, devant tant de crimes nes des
brutalites de l'ignorance, un avocat crut devoir et pouvoir demontrer
la necessite de l'enseignement gratuit et obligatoire. Le procureur
general l'interrompit et le railla: _Avocat_, dit-il, _ce n'est point
ici la chambre_. Non, monsieur le procureur general, c'est ici la
tombe.

La peine de mort a des partisans de deux sortes, ceux qui l'expliquent
et ceux qui l'appliquent; en d'autres termes, ceux qui se chargent de
la theorie et ceux qui se chargent de la pratique. Or la pratique
et la theorie ne sont pas d'accord; elles se donnent etrangement la
replique. Pour demolir la peine de mort, vous n'avez qu'a ouvrir
le debat entre la theorie et la pratique. Ecoutez plutot. Ceux qui
veulent le supplice, pourquoi le veulent-ils? Est-ce parce que le
supplice est un exemple? Oui, dit la theorie. Non, dit la pratique. Et
elle cache l'echafaud le plus qu'elle peut, elle detruit Montfaucon,
elle supprime le crieur public, elle evite les jours de marche, elle
batit sa mecanique a minuit, elle fait son coup de grand matin; dans
de certains pays, en Amerique et en Prusse, on pend et on decapite a
huis clos. Est-ce parce que la peine de mort est la justice? Oui, dit
la theorie; l'homme etait coupable, il est puni. Non, dit la pratique;
car l'homme est puni, c'est bien, il est mort, c'est bon; mais
qu'est-ce que cette femme? c'est une veuve. Et qu'est-ce que ces
enfants? ce sont des orphelins. Le mort a laisse cela derriere lui.
Veuve et orphelins, c'est-a-dire punis et pourtant innocents. Ou
est votre justice? Mais si la peine de mort n'est pas juste, est-ce
qu'elle est utile? Oui, dit la theorie; le cadavre nous laissera
tranquilles. Non, dit la pratique; car ce cadavre vous legue une
famille; famille sans pere, famille sans pain; et voila la veuve
qui se prostitue pour vivre, et voila les orphelins qui volent pour
manger.

Dumolard, voleur a l'age de cinq ans, etait orphelin d'un guillotine.

J'ai ete fort insulte, il y a quelques mois, pour avoir ose dire que
c'etait la une circonstance attenuante.

On le voit, la peine de mort n'est ni exemplaire, ni juste, ni utile.
Qu'est-elle donc? Elle est. _Sum qui sum_. Elle a sa raison d'etre en
elle-meme. Mais alors quoi! la guillotine pour la guillotine, l'art
pour l'art!

Recapitulons.

Ainsi toutes les questions, toutes sans exception, se dressent autour
de la peine de mort, la question sociale, la question morale, la
question philosophique, la question religieuse. Celle-ci surtout,
cette derniere, qui est l'insondable, vous en rendez-vous compte? Ah!
j'y insiste, vous qui voulez la mort, avez-vous reflechi? Avez-vous
medite sur cette brusque chute d'une vie humaine dans l'infini, chute
inattendue des profondeurs, arrivee hors de tour, sorte de surprise
redoutable faite au mystere? Vous mettez un pretre la, mais il tremble
autant que le patient. Lui aussi, il ignore. Vous faites rassurer la
noirceur par l'obscurite.

Vous ne vous etes donc jamais penches sur l'inconnu? Comment osez-vous
precipiter la dedans quoi que ce soit? Des que, sur le pave de nos
villes, un echafaud apparait, il se fait dans les tenebres autour de
ce point terrible un immense fremissement qui part de votre place de
Greve et ne s'arrete qu'a Dieu. Cet empietement etonne la nuit. Une
execution capitale, c'est la main de la societe qui tient un homme
au-dessus du gouffre, s'ouvre et le lache. L'homme tombe. Le penseur,
a qui certains phenomenes de l'inconnu sont perceptibles, sent
tressaillir la prodigieuse obscurite. O hommes, qu'avez-vous fait? qui
donc connait les frissons de l'ombre? ou va cette ame? que savez-vous?

Il y a pres de Paris un champ hideux, Clamart. C'est le lieu des
fosses maudites; c'est le rendez-vous des supplicies; pas un squelette
n'est la avec sa tete. Et la societe humaine dort tranquille a cote de
cela! Qu'il y ait sur la terre des cimetieres faits par Dieu, cela
ne nous regarde pas, et Dieu sait pourquoi. Mais peut-on songer sans
horreur a ceci, a un cimetiere fait par l'homme!

Non, ne nous lassons pas de repeter ce cri: Plus d'echafaud! mort a la
mort!

C'est a un certain respect mysterieux de la vie qu'on reconnait
l'homme qui pense.

Je sais bien que les philosophes sont des songe-creux.--A qui en
veulent-ils? Vraiment, ils pretendent abolir la peine de mort! Ils
disent que la peine de mort est un deuil pour l'humanite. Un deuil!
qu'ils aillent donc un peu voir la foule rire autour de l'echafaud!
qu'ils rentrent donc dans la realite! Ou ils affirment le deuil, nous
constatons le rire. Ces gens-la sont dans les nuages. Ils crient a la
sauvagerie et a la barbarie parce qu'on pend un homme et qu'on coupe
une tete de temps en temps. Voila des reveurs! Pas de peine de mort,
y pense-t-on? peut-on rien imaginer de plus extravagant? Quoi! plus
d'echafaud, et en meme temps, plus de guerre! ne plus tuer personne,
je vous demande un peu si cela a du bon sens! qui nous delivrera des
philosophes? quand aura-t-on fini des systemes, des theories, des
impossibilites et des folies? Folies au nom de quoi, je vous prie?
au nom du progres? mot vide; au nom de l'ideal? mot sonore. Plus de
bourreau, ou en serions-nous? Une societe n'ayant pas la mort pour
code, quelle chimere! La vie, quelle utopie! Qu'est-ce que tous ces
faiseurs de reformes? des poetes. Gardons-nous des poetes. Ce qu'il
faut au genre humain, ce n'est pas Homere, c'est M. Fulchiron.

Il ferait beau voir une societe menee et une civilisation conduite par
Eschyle, Sophocle, Isaie, Job, Pythagore, Pindare, Plaute, Lucrece,
Virgile, Juvenal, Dante, Cervantes, Shakespeare, Milton, Corneille,
Moliere et Voltaire. Ce serait a se tenir les cotes.

Tous les hommes serieux eclateraient de rire. Tous les gens graves
hausseraient les epaules; John Bull aussi bien que Prudhomme. Et de
plus ce serait le chaos; demandez a tous les parquets possibles, a
celui des agents de change comme a celui des procureurs du roi.

Quoi qu'il en soit, monsieur, cette question enorme, le meurtre legal,
vous allez la discuter de nouveau. Courage! Ne lachez pas prise. Que
les hommes de bien s'acharnent a la reussite.

Il n'y a pas de petit peuple. Je le disais il y a peu de mois a la
Belgique a propos des condamnes de Charleroi; qu'il me soit permis
de le repeter a la Suisse aujourd'hui. La grandeur d'un peuple ne se
mesure pas plus au nombre que la grandeur d'un homme ne se mesure a
la taille. L'unique mesure, c'est la quantite d'intelligence et la
quantite de vertu. Qui donne un grand exemple est grand. Les petites
nations seront les grandes nations le jour ou, a cote des peuples
forts en nombre et vastes en territoire qui s'obstinent dans les
fanatismes et les prejuges, dans la haine, dans la guerre, dans
l'esclavage et dans la mort, elles pratiqueront doucement et fierement
la fraternite, abhorreront le glaive, aneantiront l'echafaud,
glorifieront le progres, et souriront, sereines comme le ciel. Les
mots sont vains si les idees ne sont pas dessous. Il ne suffit pas
d'etre la republique, il faut encore etre la liberte; il ne suffit pas
d'etre la democratie, il faut encore etre l'humanite. Un peuple doit
etre un homme, et un homme doit etre une ame. Au moment ou l'Europe
recule, il serait beau que Geneve avancat. Que la Suisse y songe, et
votre noble petite republique en particulier, une republique placant
en face des monarchies la peine de mort abolie, ce serait admirable.
Ce serait grand de faire revivre sous un aspect nouveau le vieil
antagonisme instructif, Geneve et Rome, et d'offrir aux regards et a
la meditation du monde civilise, d'un cote Rome avec sa papaute qui
condamne et damne, de l'autre Geneve avec son evangile qui pardonne.

O peuple de Geneve, votre ville est sur un lac de l'eden, vous etes
dans un lieu beni; toutes les magnificences de la creation vous
environnent; la contemplation habituelle du beau revele le vrai et
impose des devoirs; la civilisation doit etre harmonie comme la
nature; prenez conseil de toutes ces clementes merveilles, croyez-en
votre ciel radieux, la bonte descend de l'azur, abolissez l'echafaud.
Ne soyez pas ingrats. Qu'il ne soit pas dit qu'en remerciment et en
echange, sur cet admirable coin de terre ou Dieu montre a l'homme la
splendeur sacree des Alpes, l'Arve et le Rhone, le Leman bleu, le mont
Blanc dans une aureole de soleil, l'homme montre a Dieu la guillotine!


Si rapide qu'eut ete la reponse de Victor Hugo, la deliberation du
comite constituant fut plus hative encore, et, quand la lettre arriva,
le travail etait termine. Le projet de constitution maintenait la
peine de mort. Victor Hugo ne se decouragea pas. Le peuple n'ayant pas
encore vote, tout n'etait pas fini. Victor Hugo ecrivit a M. Bost:


Hauteville-House, 29 novembre 1862.

Monsieur,

La lettre que j'ai eu l'honneur de vous envoyer le 17 novembre vous
est parvenue, je pense, le 19 ou le 20. Le lendemain meme du jour ou
je dictais cette lettre, a eclate, devant la cour d'assises de la
Somme, cette affaire Doise-Gardin qui non seulement a tout a coup mis
en lumiere certaines eventualites epouvantables de la peine de mort,
mais encore a rendu palpable l'urgence d'une grande revision penale;
les faits monstrueux ont une maniere a eux de demontrer la necessite
des reformes.

Aujourd'hui, 20 novembre, je lis dans la _Presse_ ces lignes datees du
24, et de Berne:

"Vous avez reproduit la lettre adressee par M. Victor Hugo a M. Bost,
de Geneve, au sujet de la peine de mort. La publication de cette
lettre est venue un peu tard; depuis quinze jours la constituante
genevoise a termine ses travaux. La constitution qu'elle a elaboree ne
donne point satisfaction aux voeux du poete, puisqu'elle n'abolit pas
la peine de mort, sinon pour delit politique."

Non, il n'est pas trop tard.

En ecrivant, je m'adressais moins au comite constituant, qui prepare,
qu'au peuple, qui decide.

Dans quelques jours, le 7 decembre, le projet de constitution sera
soumis au peuple. Donc il est temps encore.

Une constitution qui, au dix-neuvieme siecle, contient une quantite
quelconque de peine de mort, n'est pas digne d'une republique; qui dit
republique, dit expressement civilisation; et le peuple de Geneve, en
rejetant, comme c'est son droit et son devoir, le projet qu'on va lui
soumettre, fera un de ces actes doublement grands qui ont tout a la
fois l'empreinte de la souverainete et l'empreinte de la justice.

Vous jugerez peut-etre utile de publier cette lettre.

Je vous offre, monsieur, la nouvelle assurance de ma haute estime et
de ma vive cordialite.

V. H.


La lettre fut publiee, le peuple vota, il rejeta le projet de
constitution.

Quelques jours apres, Victor Hugo recut cette lettre:

"... Nous avons triomphe, la constitution des conservateurs est
rejetee. Votre lettre a produit son effet, tous les journaux l'ont
publiee, les catholiques l'ont combattue, M. Bost l'a imprimee a
part a mille exemplaires, et le comite radical a quatre mille. Les
radicaux, M. James Fazy en tete, se sont fait de votre lettre une arme
de guerre, et les independants se sont aussi prononces a votre suite
pour l'abolition. Votre preponderance a ete complete. Quelques
radicaux n'etaient pas tres decides auparavant; c'est un radical, M.
Heroi, qui passe pour avoir determine les deux executions de Vary et
d'Elcy, et le grand conseil, qui a refuse ces deux graces, est tout
radical.

"Cependant, en somme, les radicaux sont gens de progres et, maintenant
que les voila engages contre la peine de mort, ils ne reculeront pas.
On regarde ici l'abolition de l'echafaud comme certaine, et l'honneur,
monsieur, vous en revient. J'espere que nous arriverons aussi a cet
autre grand progres, la separation de l'eglise et de l'etat.

"Je ne suis qu'un homme bien obscur, monsieur, mais je suis heureux;
je vous felicite et je nous felicite. L'immense effet de votre lettre
nous honore. La patrie de M. de Sellon ne pouvait etre insensible a la
voix de Victor Hugo.

"Excusez cette lettre ecrite en hate, et veuillez agreer mon profond
respect.

"A. GAYET (de Bonneville)."



VI

AFFAIRE DOISE


A M. LE REDACTEUR DU _TEMPS_

Monsieur,

Veuillez, je vous prie, m'inscrire dans la souscription Doise. Mais il
ne faut pas se borner a de l'argent. Quelque chose de pire peut-etre
que Lesurques, la question retablie en France au dix-neuvieme siecle,
l'aveu arrache par l'asphyxie, la camisole de force a une femme
grosse, la prisonniere poussee a la folie, on ne sait quel effroyable
infanticide legal, l'enfant tue par la torture dans le ventre de la
mere, la conduite du juge d'instruction, des deux presidents et des
deux procureurs generaux, l'innocence condamnee, et, quand elle est
reconnue, insultee en pleine cour d'assises au nom de la justice qui
devrait tomber a genoux devant elle, tout cela n'est point une affaire
d'argent.

Certes, la souscription est bonne, utile et louable, mais il faut une
indemnite plus haute. La societe est plus atteinte encore que Rosalie
Doise. L'outrage a la civilisation est profond. La grande insultee
ici, c'est la JUSTICE.

Souscrire, soit; mais il me semble que les anciens gardes des sceaux
et les anciens batonniers ont autre chose a faire, et quant a moi,
j'ai un devoir, et je n'y faillirai pas.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 2 decembre 1862.


L'appel fait par Victor Hugo ne fut pas entendu. On a raison de
dire que l'exil vit d'illusions. Victor Hugo se trompait en croyant
qu'avertis de la sorte, les gardes des sceaux et les batonniers
prendraient en main cette affaire. Aucune suite judiciaire ne
fut donnee aux effroyables revelations de l'affaire Doise. Ceci,
d'ailleurs, n'a rien que de normal; jamais la justice n'a fait le
proces a la justice.

Disons ici, pour que l'on s'en souvienne, de quelle facon Rosalie
Doise avait ete traitee. Il est bon de mettre ces details sous les
yeux des penseurs. Les penseurs precedent les legislateurs. La lumiere
faite d'abord dans les consciences se fait plus tard dans les codes.

Rosalie Doise etait accusee, sur de tres vagues presomptions, d'avoir
tue son pere, Martin Doise. Rosalie Doise n'avait point supporte
cette accusation patiemment. Chaque fois qu'on l'interrogeait, elle
s'emportait, ce qui choquait la gravite des magistrats. Elle perdait
toute mesure, s'il faut en croire le requisitoire, et s'indignait au
point de sembler furieuse et folle. Des qu'on cessait de l'accuser,
elle se calmait et devenait muette et immobile sous l'accablement:
_Elle avait l'air_, dit un temoin, _d'une sainte de pierre_.

"La justice" desirait que Rosalie Doise s'avouat parricide. Pour
obtenir cet aveu, on la mit dans un cachot de huit pieds de long sur
sept de haut et sept de large [1]. Ce cachot etait ferme d'une double
porte. Pas de jour et d'air que ce qui passait par un trou "grand
comme une brique" [2], perce dans l'une des deux portes et donnant
dans une salle interieure de la prison; le cachot etait pave de
carreaux; pas de chaise; la prisonniere etait forcee de se tenir
debout ou de se coucher sur le carreau; la nuit, on lui donnait une
paillasse qu'on lui otait le matin. Dans un coin, le baquet des
excrements. Elle ne sortait jamais. Elle n'est sortie que deux fois en
six semaines. Parfois on lui mettait la camisole de force [3]. Elle
etait grosse.

Sentant remuer son enfant, elle avoua.

Elle fut condamnee aux travaux forces a perpetuite. L'enfant mourut.

Elle etait innocente.

Voici un fragment d'un de ses interrogatoires apres qu'elle fut
reconnue innocente; on lui parle encore comme a une coupable:

"D. Mais enfin, on ne voit pas quels sont les moyens de contrainte qui
ont ete exerces contre vous.

"R. On m'a dit: avouez, ou vous resterez dans le trou noir, ou l'on
m'avait mise, ou je n'avais meme pas d'air.

"D. C'est-a-dire qu'on vous a mise au secret, ce qui est le droit et
le devoir du magistrat. Vous avez persiste pendant cinq semaines dans
vos aveux, apres votre sortie du secret.

"R. _Avec vivacite_. Eh sans doute, je ne voulais pas retourner au
cachot!

"Le procureur general: Mais vous n'avez pas ete mise au cachot?

"R. Oh! je ne sais pas; ce que je sais, c'est qu'il y avait deux
portes au trou et pas d'air.

"Le procureur general: Vous n'etiez separee que par une porte de la
salle commune des detenus.

"Le president: Sortiez-vous dans le jour?

"R. Je ne suis sortie que deux fois pendant tout le temps.

"D. C'est que vous ne le demandiez pas.

"R. Pardon, je ne demandais que ca. On me disait: Dites la verite et
vous sortirez.

"D. Le procureur general: Pas de confusion, sortiez-vous deux fois par
jour?

"R. Je ne suis sortie que deux fois en six ou sept semaines.

"D. Le president: Mais demandiez-vous a sortir?

"R. Je demandais tant de choses et on ne m'accordait rien. Le
commis-greffier me disait toujours: Avouez et vous sortirez.

"D. Le medecin vous visitait?

"R. Je ne l'ai vu que deux fois en deux mois. La premiere fois, il m'a
saignee, la seconde, il a dit de me faire sortir.

"D. Combien de jours etes-vous accouchee apres votre sortie du secret?

"R. Quatre semaines apres.

"D. Vous avez perdu votre enfant?

"R. Oui. (_Elle pleure_). Mon enfant a vecu vingt-quatre jours.
Comment aurait-il vecu?... je ne dormais jamais au cachot. (_Elle
pleure._)


Notes:

[1] Longueur, 2 m, 50; largeur; 2 m, 15; hauteur, 2 m, 40 (deposition
du gardien chef).

[2] Le procureur general au gardien chef:--Il y avait un jour
quelconque dans cette chambre? Le gardien chef:--Mais oui, monsieur
le procureur general, il y avait une ouverture de la grandeur d'une
brique carree.

[3] Le defenseur au gardien chef:--Ne lui a-t-on pas mis deux jours et
deux nuits la camisole de force? Le gardien chef:--Oui, parce qu'elle
voulait se suicider.


ARRET DE LA COUR DE CASSATION

DU 9 OCTOBRE 1862

"La Cour

"Declare inconciliables les arrets de Cour d'assises qui ont condamne,
comme coupables d'assassinat de Martin Doise

"D'une part: Rosalie Doise, femme Cardin. (Travaux forces a
perpetuite.)

"D'autre part: Vanhalvyn et Verhamme. (Pour le meme fait.)"

Disons, des aujourd'hui, que Victor Hugo compte revenir sur cette
affaire Doise dans un ouvrage intitule _Dossier de la Peine de Mort_.
Justice sera faite.



1863

_La lutte des nations. La Pologne contre le czar.--L'Italie contre le
pape. Le Mexique contre Bonaparte_.


I

A L'ARMEE RUSSE


La Pologne, indomptable comme le droit, venait de se soulever.
L'armee russe l'ecrasait. Alexandre Herzen, le vaillant redacteur du
_Kolokol_, ecrivit a Victor Hugo cette simple ligne:

"Grand frere, au secours! Dites le mot de la civilisation."

Victor Hugo publia dans les journaux libres de l'Europe l'Appel a
l'armee russe qu'on va lire:

Soldats russes, redevenez des hommes.

Cette gloire vous est offerte en ce moment, saisissez-la.

Pendant qu'il en est temps encore, ecoutez:

Si vous continuez cette guerre sauvage; si, vous, officiers, qui
etes de nobles coeurs, mais qu'un caprice peut degrader et jeter
en Siberie; si, vous, soldats, serfs hier, esclaves aujourd'hui,
violemment arraches a vos meres, a vos fiancees, a vos familles,
sujets du knout, maltraites, mal nourris, condamnes pour de longues
annees et pour un temps indefini au service militaire, plus dur en
Russie que le bagne ailleurs; si, vous qui etes des victimes, vous
prenez parti contre les victimes; si, a l'heure sainte ou la Pologne
venerable se dresse, a l'heure supreme ou le choix vous est donne
entre Petersbourg ou est le tyran et Varsovie ou est la liberte; si,
dans ce conflit decisif, vous meconnaissez votre devoir, votre devoir
unique, la fraternite; si vous faites cause commune contre les
polonais avec le czar, leur bourreau et le votre; si, opprimes,
vous n'avez tire de l'oppression d'autre lecon que de soutenir
l'oppresseur; si de votre malheur vous faites votre honte; si, vous
qui avez l'epee a la main, vous mettez au service du despotisme,
monstre lourd et faible qui vous ecrase tous, russes aussi bien que
polonais, votre force aveugle et dupe; si, au lieu de vous retourner
et de faire face au boucher des nations, vous accablez lachement,
sous la superiorite des armes et du nombre, ces heroiques populations
desesperees, reclamant le premier des droits, le droit a la patrie;
si, en plein dix-neuvieme siecle, vous consommez l'assassinat de la
Pologne, si vous faites cela, sachez-le, hommes de l'armee russe,
vous tomberez, ce qui semble impossible, au-dessous meme des bandes
americaines du sud, et vous souleverez l'execration du monde civilise!
Les crimes de la force sont et restent des crimes; l'horreur publique
est une penalite.

Soldats russes, inspirez-vous des polonais, ne les combattez pas.

Ce que vous avez devant vous en Pologne, ce n'est pas l'ennemi, c'est
l'exemple.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 11 fevrier 1863.



II

GARIBALDI


A VICTOR HUGO

Caprera, aout 1863.

Cher ami,

J'ai besoin d'un autre million de fusils pour les italiens.

Je suis certain que vous m'aiderez a recueillir les fonds necessaires.

L'argent sera place dans les mains de M. Adriano Lemari, notre
tresorier.

Votre,

G. GARIBALDI.


AU GENERAL GARIBALDI

Hauteville-House, Guernesey, 18 novembre 1863.

Cher Garibaldi,

J'ai ete absent, ce qui fait que j'ai eu tard votre lettre, et que
vous aurez tard ma reponse.

Vous trouverez sous ce pli ma souscription.

Certes, vous pouvez compter sur le peu que je suis et le peu que je
puis. Je saisirai, puisque vous le jugez utile, la premiere occasion
d'elever la voix.

Il vous faut le million de bras, le million de coeurs, le million
d'ames. Il vous faut la grande levee des peuples. Elle viendra.

Votre ami,

VICTOR HUGO.



III

LA GUERRE DU MEXIQUE


Quoique digne de toutes les severites de l'histoire, le premier empire
avait fait de la gloire; le second fit de la honte. La guerre du
Mexique eclata, odieuse voie de fait contre un peuple libre. Le
Mexique resista, et fut traite militairement; l'assaut de Puebla fut
un crime dans ce crime, ce fut un de ces ecrasements de villes qui
deshonoreraient une cause juste, et qui completent l'infamie d'une
guerre inique. Puebla se defendit heroiquement. Tant que le siege
dura, Puebla publia un journal imprime sur deux colonnes, l'une
en francais, l'autre en espagnol. Tous les numeros de ce journal
commencaient par une page de _Napoleon le Petit_. Les combattants de
Puebla expliquaient ainsi a l'armee de l'empire ce que c'etait que
l'empereur. Ce journal contenait un appel a Victor Hugo [note: Voici
le texte: _Que ereis? Los soldados de un tiranno. La mejor Francia es
con nosotros. Habeis Napoleon, habemos Victor Hugo_.]. Il y repondit.

Hommes de Puebla,

Vous avez raison de me croire avec vous.

Ce n'est pas la France qui vous fait la guerre, c'est l'empire.
Certes, je suis avec vous. Nous sommes debout contre l'empire, vous de
votre cote, moi du mien, vous dans la patrie, moi dans l'exil.

Combattez, luttez, soyez terribles, et, si vous croyez mon nom bon
a quelque chose, servez-vous-en. Visez cet homme a la tete, que la
liberte soit le projectile.

Il y a deux drapeaux tricolores, le drapeau tricolore de la republique
et le drapeau tricolore de l'empire; ce n'est pas le premier qui se
dresse contre vous, c'est le second.

Sur le premier on lit: _Liberte, Egalite, Fraternite_. Sur le second
on lit: _Toulon. 18 brumaire.--2 decembre. Toulon_.

J'entends le cri que vous poussez vers moi, je voudrais me mettre
entre nos soldats et vous, mais que suis-je? une ombre. Helas! nos
soldats ne sont pas coupables de cette guerre; ils la subissent comme
vous la subissez, et ils sont condamnes a l'horreur de la faire en
la detestant. La loi de l'histoire, c'est de fletrir les generaux et
d'absoudre les armees. Les armees sont des gloires aveuglees; ce sont
des forces auxquelles on ote la conscience; l'oppression des peuples
qu'une armee accomplit, commence par son propre asservissement; ces
envahisseurs sont des enchaines; et le premier esclave que fait le
soldat, c'est lui-meme. Apres un 18 brumaire ou un 2 decembre, une
armee n'est plus que le spectre d'une nation.

Vaillants hommes du Mexique, resistez.

La Republique est avec vous, et dresse au-dessus de vos tetes aussi
bien son drapeau de France ou est l'arc-en-ciel, que son drapeau
d'Amerique ou sont les etoiles.

Esperez. Votre heroique resistance s'appuie sur le droit, et elle a
pour elle cette grande certitude, la justice.

L'attentat contre la republique mexicaine continue l'attentat contre
la republique francaise. Un guet-apens complete l'autre. L'empire
echouera, je l'espere, dans sa tentative infame, et vous vaincrez.
Mais, dans tous les cas, que vous soyez vainqueurs ou que vous soyez
vaincus, notre France reste votre soeur, soeur de votre gloire comme
de votre malheur, et quant a moi, puisque vous faites appel a mon nom,
je vous le redis, je suis avec vous, et je vous apporte, vainqueurs,
ma fraternite de citoyen, vaincus, ma fraternite de proscrit.

VICTOR HUGO.



1864

_Le centenaire de Shakespeare_.


I

LE CENTENAIRE DE SHAKESPEARE


Paris, 11 avril 1864.

LE COMITE DE SHAKESPEARE A VICTOR HUGO

Cher et illustre maitre,

Une reunion d'ecrivains, d'auteurs et d'artistes dramatiques, et de
representants de toutes les professions liberales, a eu lieu dans le
but d'organiser, a Paris, pour le 23 avril, une fete a l'occasion du
trois centieme anniversaire de la naissance de Shakespeare.

Ont ete nommes membres du comite shakespearien francais:

MM. Auguste Barbier, Barye, Charles Bataille (du Conservatoire),
Hector Berlioz, Alexandre Dumas, Jules Favre, George Sand, Jules
Janin, Theophile Gautier, Francois-V. Hugo, Legouve, Littre, Paul
Meurice, Michelet, Eugene Pelletan, Regnier (de la Comedie francaise).
Secretaires: MM. Laurent Pichat, Leconte de Lisle, Felicien
Mallefille, Paul de Saint-Victor, Thore.

La presidence vous a ete decernee a l'unanimite.

Elle etait due au grand poete et au grand citoyen.

Nous attendons avec confiance une adhesion qui donnera a cette fete sa
complete signification.

Les delegues du comite:

LAURENT PICHAT. HENRI ROCHEFORT. LOUIS ULBACH. AUGUSTE VACQUERIE. E.
VALNAY.


AU COMITE POUR SHAKESPEARE

Hauteville-House, 16 avril 1864.

Messieurs,

Il me semble que je rentre en France. C'est y etre que de se sentir
parmi vous. Vous m'appelez, et mon ame accourt.

En glorifiant Shakespeare, vous, francais, vous donnez un admirable
exemple. Vous le mettez de plain-pied avec vos illustrations
nationales; vous le faites fraterniser avec Moliere que vous lui
associez, et avec Voltaire que vous lui ramenez. Au moment ou
l'Angleterre fait Garibaldi bourgeois de la cite de Londres, vous
faites Shakespeare citoyen de la republique des lettres francaises.
C'est qu'en effet Shakespeare est votre. Vous aimez tout dans cet
homme; d'abord ceci, qu'il est un homme; et vous couronnez en lui le
comedien qui a souffert, le philosophe qui a lutte, le poete qui a
vaincu. Vos acclamations honorent dans sa vie la volonte, dans son
genie la puissance, dans son art la conscience, dans son theatre
l'humanite.

Vous avez raison, et c'est juste. La civilisation bat des mains autour
de cette noble fete.

Vous etes les poetes glorifiant la poesie, vous etes les penseurs
glorifiant la philosophie, vous etes les artistes glorifiant
l'art; vous etes autre chose encore, vous etes la France saluant
l'Angleterre. C'est la magnanime accolade de la soeur a la soeur, de
la nation qui a eu Vincent de Paul a la nation qui a eu Wilberforce,
et de Paris ou est l'egalite a Londres ou est la liberte. De cet
embrassement jaillira l'echange. L'une donnera a l'autre ce qu'elle a.

Saluer l'Angleterre dans son grand homme au nom de la France,
c'est beau; vous faites plus encore. Vous depassez les limites
geographiques; plus de francais, plus d'anglais; vous etes les freres
d'un genie, et vous le fetez; vous fetez ce globe lui-meme, vous
felicitez la terre qui, a pareil jour, il y a trois cents ans, a vu
naitre Shakespeare. Vous consacrez ce principe sublime de l'ubiquite
des esprits, d'ou sort l'unite de civilisation; vous otez l'egoisme du
coeur des nationalites; Corneille n'est pas a nous, Milton n'est pas
a eux, tous sont a tous; toute la terre est patrie a l'intelligence;
vous prenez tous les genies pour les donner a tous les peuples; en
otant la barriere entre les poetes vous l'otez entre les hommes, et
par l'amalgame des gloires vous commencez l'effacement des frontieres.
Sainte promiscuite! Ceci est un grand jour!

Homere, Dante, Shakespeare, Moliere, Voltaire, indivis; la prise de
possession des grands hommes par le genre humain tout entier; la mise
en commun des chefs-d'oeuvre; tel est le premier pas. Le reste suivra.

C'est la l'oeuvre que vous inaugurez; oeuvre cosmopolite, humaine,
solidaire, fraternelle, desinteressee de toute nationalite, superieure
aux demarcations locales; magnifique adoption de l'Europe par la
France, et du monde entier par l'Europe. D'une fete comme celle-ci, il
decoule de la civilisation.

Pour presider cette reunion memorable, vous aviez le choix des plus
hautes renommees; les noms illustres et populaires abondent parmi
vous; votre liste en rayonne; les eclatantes incarnations de l'art, du
drame, du roman, de l'histoire, de la poesie, de la philosophie, de
l'eloquence, sont groupees presque toutes dans cette solennite autour
du piedestal de Shakespeare; mais vous avez eu sans doute cette
pensee, qu'afin de donner a la celebration de cet anniversaire son
caractere particulierement externe, afin que cette manifestation
fut en dehors et au dela de toute frontiere, il vous fallait pour
president un homme place lui-meme dans cette exception, un francais
hors de France, a la fois absent et present, ayant le pied en
Angleterre et le coeur a Paris, espece de trait d'union possible,
situe a la distance voulue, et a portee en quelque sorte de mettre
l'une dans l'autre les deux mains augustes des deux nations. Il s'est
trouve, par un arrangement de la destinee, que cette position etait la
mienne, et le choix glorieux que vous avez fait de moi, je le dois a
ce hasard, heureux aujourd'hui.

Je vous rends grace, et je vous propose ce toast:--"A Shakespeare
et a l'Angleterre. A la reussite definitive des grands hommes de
l'intelligence, et a la communion des peuples dans le progres et dans
l'ideal!"

VICTOR HUGO.

Le gouvernement de Bonaparte s'inquieta de la fete de Shakespeare, et
crut devoir l'interdire.



II

LES RUES ET MAISONS DU VIEUX BLOIS


A M. A. QUEYROY

Hauteville-House, 17 avril 1864.

Monsieur, je vous remercie. Vous venez de me faire revivre dans le
passe. Le 17 avril 1825, il y a trente-neuf ans aujourd'hui meme
(laissez-moi noter cette petite coincidence interessante pour moi),
j'arrivais a Blois. C'etait le matin. Je venais de Paris. J'avais
passe la nuit en malle-poste, et que faire en malle-poste? J'avais
fait la ballade des _Deux Archers_; puis, les derniers vers acheves,
comme le jour ne paraissait pas encore, tout en regardant a la lueur
de la lanterne passer a chaque instant des deux cotes de la voiture
des troupes de boeufs de l'Orleanais descendant vers Paris, je
m'etais endormi. La voix du conducteur me reveilla.--Voila Blois! me
cria-t-il. J'ouvris les yeux et je vis mille fenetres a la fois, un
entassement irregulier et confus de maisons, des clochers, un chateau,
et sur la colline un couronnement de grands arbres et une rangee de
facades aigues a pignons de pierre au bord de l'eau, toute une vieille
ville en amphitheatre, capricieusement repandue sur les saillies d'un
plan incline, et, a cela pres que l'Ocean est plus large que la Loire
et n'a pas de pont qui mene a l'autre rive, presque pareille a cette
ville de Guernesey que j'habite aujourd'hui. Le soleil se levait sur
Blois.

Un quart d'heure apres, j'etais rue du Foix, n deg. 73. Je frappais a une
petite porte donnant sur un jardin; un homme qui travaillait au jardin
venait m'ouvrir. C'etait mon pere.

Le soir, mon pere me mena sur le monticule qui dominait sa maison et
ou est l'arbre de Gaston; je revis d'en haut la ville que le matin
j'avais vue d'en bas; l'aspect, autre, etait, quoique severe, plus
charmant encore. La ville, le matin, m'avait semble avoir le gracieux
desordre et presque la surprise du reveil; le soir avait calme les
lignes. Bien qu'il fit encore jour, le soleil venant a peine de se
coucher, il y avait un commencement de melancolie; l'estompe du
crepuscule emoussait les pointes des toits; de rares scintillements de
chandelles remplacaient l'eblouissante diffusion de l'aurore sur
les vitres; les profils des choses subissaient la transformation
mysterieuse du soir; les roideurs perdaient, les courbes gagnaient; il
y avait plus de coudes et moins d'angles. Je regardais avec emotion,
presque attendri par cette nature. Le ciel avait un vague souffle
d'ete. La ville m'apparaissait, non plus comme le matin, gaie et
ravissante, pele-mele, mais harmonieuse; elle etait coupee en
compartiments d'une belle masse, se faisant equilibre; les plans
reculaient, les etages se superposaient avec a-propos et tranquillite.
La cathedrale, l'eveche, l'eglise noire de Saint-Nicolas, le chateau,
autant citadelle que palais, les ravins meles a la ville, les montees
et les descentes ou les maisons tantot grimpent, tantot degringolent,
le pont avec son obelisque, la belle Loire serpentante, les bandes
rectilignes de peupliers, a l'extreme horizon Chambord indistinct avec
sa futaie de tourelles, les forets ou s'enfonce l'antique voie dite
"ponts romains" marquant l'ancien lit de la Loire, tout cet ensemble
etait grand et doux. Et puis mon pere aimait cette ville.

Vous me la rendez aujourd'hui.

Grace a vous, je suis a Blois. Vos vingt eaux-fortes montrent la ville
intime, non la ville des palais et des eglises, mais la ville des
maisons [note: _Les Rues et Maisons du vieux Blois_, eaux-fortes par
A. Queyroy.]. Avec vous, on est dans la rue; avec vous, on entre dans
la masure; et telle de ces batisses decrepites, comme le logis en bois
sculpte de la rue Saint-Lubin, comme l'hotel Denis-Dupont avec sa
lanterne d'escalier a baies obliques suivant le mouvement de la vis
de saint Gilles, comme la maison de la rue Haute, comme l'arcade
surbaissee de la rue Pierre-de-Blois, etale toute la fantaisie
gothique ou toutes les graces de la renaissance, augmentees de la
poesie du delabrement. Etre une masure, cela n'empeche pas d'etre un
bijou. Une vieille femme qui a du coeur et de l'esprit, rien n'est
plus charmant. Beaucoup des exquises maisons dessinees par vous sont
cette vieille femme-la. On fait avec bonheur leur connaissance. On
les revoit avec joie, quand on est, comme moi, leur vieil ami. Que de
choses elles ont a vous dire, et quel delicieux rabachage du passe!
Par exemple, regardez cette fine et delicate maison de la rue des
Orfevres, il semble que ce soit un tete-a-tete. On est en bonne
fortune avec toute cette elegance. Vous nous faites tout reconnaitre,
tant vos eaux-fortes sont des portraits. C'est la fidelite
photographique, avec la liberte du grand art. Votre rue Chemonton est
un chef-d'oeuvre. J'ai monte, en meme temps que ces bons paysans de
Sologne peints par vous, les grands degres du chateau. La maison a
statuettes de la rue Pierre-de-Blois est comparable a la precieuse
maison des Musiciens de Weymouth. Je retrouve tout. Voici la tour
d'Argent, voici le haut pignon sombre, coin des rues des Violettes et
de Saint-Lubin, voici l'hotel de Guise, voici l'hotel de Cheverny,
voici l'hotel Sardini avec ses voutes en anse de panier, voici l'hotel
d'Alluye avec ses galantes arcades du temps de Charles VIII, voici
les degres de Saint-Louis qui menent a la cathedrale, voici la rue
du Sermon, et au fond la silhouette presque romane de Saint-Nicolas;
voici la jolie tourelle a pans coupes dite Oratoire de la reine
Anne. C'est derriere cette tourelle qu'etait le jardin ou Louis XII,
goutteux, se promenait sur son petit mulet. Ce Louis XII a, comme
Henri IV, des cotes aimables. Il fit beaucoup de sottises, mais
c'etait un roi bonhomme. Il jetait au Rhone les procedures commencees
contre les vaudois. Il etait digne d'avoir pour fille cette vaillante
huguenote astrologue Renee de Bretagne, si intrepide devant la
Saint-Barthelemy et si fiere a Montargis. Jeune, il avait passe trois
ans a la tour de Bourges, et il avait tate de la cage de fer. Cela,
qui eut rendu un autre mechant, le fit debonnaire. Il entra a Genes,
vainqueur, avec une ruche d'abeilles doree sur sa cotte d'armes et
cette devise: _Non utitur aculeo_. Et etant bon, il etait brave: A
Aignadel, a un courtisan qui disait: _Vous vous exposez, sire_, il
repondait: _Mettez-vous derriere moi_. C'est lui aussi qui disait:
_Bon roi, roi avare. J'aime mieux etre ridicule aux courtisans que
lourd au peuple_. Il disait: _La plus laide bete a voir passer, c'est
un procureur portant ses sacs_. Il haissait les juges desireux de
condamner et faisant effort pour agrandir la faute et envelopper
l'accuse. _Ils sont_, disait-il, _comme les savetiers qui allongent le
cuir en tirant dessus avec leurs dents_. Il mourut de trop aimer sa
femme, comme plus tard Francois II, doucement tues l'un et l'autre
par une Marie. Cette noce fut courte. Le 1er janvier 1515, apres
quatrevingt-trois jours ou plutot quatrevingt-trois nuits de mariage,
Louis XII expira, et comme c'etait le jour de l'an, il dit a sa femme:
_Mignonne, je vous donne ma mort pour vos etrennes_. Elle accepta, de
moitie avec le duc de Brandon.

L'autre fantome qui domine Blois est aussi haissable que Louis XII est
sympathique. C'est ce Gaston, Bourbon coupe de Medicis, florentin du
seizieme siecle, lache, perfide, spirituel, disant de l'arrestation de
Longueville, de Conti et de Conde: _Beau coup de filet! prendre a
la fois un renard, un singe et un lion!_ Curieux, artiste, collectionneur,
epris de medailles, de filigranes et de bonbonnieres, passant sa matinee
a admirer le couvercle d'une boite en ivoire, pendant qu'on coupait la
tete a quelqu'un de ses amis trahi par lui.

Toutes ces figures, et Henri III, et le duc de Guise, et d'autres,
y compris ce Pierre de Blois qui a pour gloire d'avoir prononce le
premier le mot _transsubstantiation_, je les ai revues, monsieur, dans
sa confuse evocation de l'histoire, en feuilletant votre precieux
recueil. Votre fontaine de Louis XII m'a arrete longtemps. Vous l'avez
reproduite comme je l'ai vue, toute vieille, toute jeune, charmante.
C'est une de vos meilleures planches. Je crois bien que la _Rouennerie
en gros_, constatee par vous vis-a-vis l'hotel d'Amboise, etait deja
la de mon temps. Vous avez un talent vrai et fin, le coup d'oeil qui
saisit le style, la touche ferme, agile et forte, beaucoup d'esprit
dans le burin et beaucoup de naivete, et ce don rare de la lumiere
dans l'ombre. Ce qui me frappe et me charme dans vos eaux-fortes,
c'est le grand jour, la gaite, l'aspect souriant, cette joie du
commencement qui est toute la grace du matin. Des planches semblent
baignees d'aurore. C'est bien la Blois, mon Blois a moi, ma ville
lumineuse. Car la premiere impression de l'arrivee m'est restee. Blois
est pour moi radieux. Je ne vois Blois que dans le soleil levant. Ce
sont la des effets de jeunesse et de patrie.

Je me suis laisse aller a causer longuement avec vous, monsieur, parce
que vous m'avez fait plaisir. Vous m'avez pris par mon faible, vous
avez touche le coin sacre des souvenirs. J'ai quelquefois de la
tristesse amere, vous m'avez donne de la tristesse douce. Etre
doucement triste, c'est la le plaisir. Je vous en suis reconnaissant.
Je suis heureux qu'elle soit si bien conservee, si peu defaite, et si
pareille encore a ce que je l'ai vue il y a quarante ans, cette
ville a laquelle m'attache cet invisible echeveau des fils de l'ame,
impossible a rompre, ce Blois qui m'a vu adolescent, ce Blois ou les
rues me connaissent, ou une maison m'a aime, et ou je viens de me
promener en votre compagnie, cherchant les cheveux blancs de mon pere
et trouvant les miens.

Je vous serre la main, monsieur.

VICTOR HUGO.



1865


_Ce que c'est que la mort. L'enterrement d'une jeune fille. La statue
de Beccaria.--Le centenaire de Dante. Fraternite des peuples._



I

EMILY DE PUTRON


CIMETIERE DES INDEPENDANTS DE GUERNESEY

19 janvier 1865.

En quelques semaines, nous nous sommes occupes des deux soeurs; nous
avons marie l'une, et voici que nous ensevelissons l'autre. C'est la
le perpetuel tremblement de la vie. Inclinons-nous, mes freres, devant
la severe destinee.

Inclinons-nous avec esperance. Nos yeux sont faits pour pleurer, mais
pour voir; notre coeur est fait pour souffrir, mais pour croire. La
foi en une autre existence sort de la faculte d'aimer. Ne l'oublions
pas, dans cette vie inquiete et rassuree par l'amour, c'est le coeur
qui croit. Le fils compte retrouver son pere; la mere ne consent pas
a perdre a jamais son enfant. Ce refus du neant est la grandeur de
l'homme.

Le coeur ne peut errer. La chair est un songe, elle se dissipe;
cet evanouissement, s'il etait la fin de l'homme, oterait a notre
existence toute sanction. Nous ne nous contentons pas de cette fumee
qui est la matiere; il nous faut une certitude. Quiconque aime sait et
sent qu'aucun des points d'appui de l'homme n'est sur la terre; aimer,
c'est vivre au dela de la vie; sans cette foi, aucun don profond du
coeur ne serait possible. Aimer, qui est le but de l'homme, serait
son supplice; ce paradis serait l'enfer. Non! disons-le bien haut, la
creature aimante exige la creature immortelle; le coeur a besoin de
l'ame.

Il y a un coeur dans ce cercueil, et ce coeur est vivant. En ce
moment, il ecoute mes paroles.

Emily de Putron etait le doux orgueil d'une respectable et patriarcale
famille. Ses amis et ses proches avaient pour enchantement sa grace,
et pour fete son sourire. Elle etait comme une fleur de joie
epanouie dans la maison. Depuis le berceau, toutes les tendresses
l'environnaient; elle avait grandi heureuse, et, recevant du bonheur,
elle en donnait; aimee, elle aimait. Elle vient de s'en aller!

Ou s'en est-elle allee? Dans l'ombre? Non.

C'est nous qui sommes dans l'ombre. Elle, elle est dans l'aurore.

Elle est dans le rayonnement, dans la verite, dans la realite, dans
la recompense. Ces jeunes mortes qui n'ont fait aucun mal dans la vie
sont les bienvenues du tombeau, et leur tete monte doucement hors de
la fosse vers une mysterieuse couronne. Emily de Putron est allee
chercher la-haut la serenite supreme, complement des existences
innocentes. Elle s'en est allee, jeunesse, vers l'eternite; beaute,
vers l'ideal; esperance, vers la certitude; amour, vers l'infini;
perle, vers l'ocean; esprit, vers Dieu.

Va, ame!

Le prodige de ce grand depart celeste qu'on appelle la mort, c'est
que ceux qui partent ne s'eloignent point. Ils sont dans un monde
de clarte, mais ils assistent, temoins attendris, a notre monde de
tenebres. Ils sont en haut et tout pres. Oh! qui que vous soyez, qui
avez vu s'evanouir dans la tombe un etre cher, ne vous croyez pas
quittes par lui. Il est toujours la. Il est a cote de vous plus que
jamais. La beaute de la mort, c'est la presence. Presence inexprimable
des ames aimees, souriant a nos yeux en larmes. L'etre pleure est
disparu, non parti. Nous n'apercevons plus son doux visage; nous nous
sentons sous ses ailes. Les morts sont les invisibles, mais ils ne
sont pas les absents.

Rendons justice a la mort. Ne soyons point ingrats envers elle. Elle
n'est pas, comme on le dit, un ecroulement et une embuche. C'est une
erreur de croire qu'ici, dans cette obscurite de la fosse ouverte,
tout se perd. Ici, tout se retrouve. La tombe est un lieu de
restitution. Ici l'ame ressaisit l'infini; ici elle recouvre sa
plenitude; ici elle rentre en possession de toute sa mysterieuse
nature; elle est deliee du corps, deliee du besoin, deliee du fardeau,
deliee de la fatalite. La mort est la plus grande des libertes. Elle
est aussi le plus grand des progres. La mort, c'est la montee de tout
ce qui a vecu au degre superieur. Ascension eblouissante et sacree.
Chacun recoit son augmentation. Tout se transfigure dans la lumiere
et par la lumiere. Celui qui n'a ete qu'honnete sur la terre devient
beau, celui qui n'a ete que beau devient sublime, celui qui n'a ete
que sublime devient bon.

Et maintenant, moi qui parle, pourquoi suis-je ici? Qu'est-ce que
j'apporte a cette fosse? De quel droit viens-je adresser la parole a
la mort? Qui suis-je? Rien. Je me trompe, je suis quelque chose. Je
suis un proscrit. Exile de force hier, exile volontaire aujourd'hui.
Un proscrit est un vaincu, un calomnie, un persecute, un blesse de la
destinee, un desherite de la patrie; un proscrit est un innocent sous
le poids d'une malediction. Sa benediction doit etre bonne. Je benis
ce tombeau.

Je benis l'etre noble et gracieux qui est dans cette fosse. Dans le
desert on rencontre des oasis, dans l'exil on rencontre des ames.
Emily de Putron a ete une des charmantes ames rencontrees. Je viens
lui payer la dette de l'exil console. Je la benis dans la profondeur
sombre. Au nom des afflictions sur lesquelles elle a doucement
rayonne, au nom des epreuves de la destinee, finies pour elle,
continuees pour nous, au nom de tout ce qu'elle a espere autrefois et
de tout ce qu'elle obtient aujourd'hui, au nom de tout ce qu'elle
a aime, je benis cette morte; je la benis dans sa beaute, dans sa
jeunesse, dans sa douceur, dans sa vie et dans sa mort; je te benis,
jeune fille, dans ta blanche robe du sepulcre, dans ta maison que tu
laisses desolee, dans ton cercueil que ta mere a rempli de fleurs et
que Dieu va remplir d'etoiles!



II

LA STATUE DE BECCARIA


Une commission est nommee en Italie pour elever un monument a
Beccaria. Victor Hugo est invite a faire partie de cette commission.

Hauteville-House, 4 mars 1865.

J'accepte et je remercie.

Je serai fier de voir mon nom parmi les noms emiments des membres de
la commission du monument a Beccaria.

Le pays ou se dressera un tel monument est heureux et beni, car,
en presence de la statue de Beccaria, la peine de mort n'est plus
possible.

Je felicite l'Italie.

Elever la statue de Beccaria, c'est abolir l'echafaud.

Si, une fois qu'elle sera la, l'echafaud sortait de terre, la statue y
rentrerait.

VICTOR HUGO.



III

LE CENTENAIRE DE DANTE


Hauteville-House, 1er mai 1865.

Monsieur le Gonfalonier de Florence,

Votre honorable lettre me touche vivement. Vous me conviez a une noble
fete. Votre comite national veut bien desirer que ma voix se fasse
entendre dans cette solennite; solennite auguste entre toutes.
Aujourd'hui l'Italie, a la face du monde, s'affirme deux fois, en
constatant son unite et en glorifiant son poete. L'unite, c'est la vie
d'un peuple; l'Italie une, c'est l'Italie. S'unifier c'est naitre. En
choisissant cet anniversaire pour solenniser son unite, il semble que
l'Italie veuille naitre le meme jour que Dante. Cette nation veut
avoir la meme date que cet homme. Rien n'est plus beau.

L'Italie en effet s'incarne en Dante Alighieri. Comme lui, elle est
vaillante, pensive, altiere, magnanime, propre au combat, propre a
l'idee. Comme lui, elle amalgame, dans une synthese profonde, la
poesie et la philosophie. Comme lui, elle veut la liberte. Il a, comme
elle, la grandeur, qu'il met dans sa vie, et la beaute, qu'il met
dans son oeuvre. L'Italie et Dante se confondent dans une sorte de
penetration reciproque qui les identifie; ils rayonnent l'un dans
l'autre. Elle est auguste comme il est illustre. Ils ont le meme
coeur, la meme volonte, le meme destin. Elle lui ressemble par cette
redoutable puissance latente que Dante et l'Italie ont eue dans
le malheur. Elle est reine, il est genie. Comme lui, elle a ete
proscrite; comme elle, il est couronne.

Comme lui, elle sort de l'enfer.

Gloire a cette sortie radieuse!

Helas! elle a connu les sept cercles; elle a subi et traverse le
morcellement funeste, elle a ete une ombre, elle a ete un terme de
geographie! Aujourd'hui elle est l'Italie. Elle est l'Italie, comme la
France est la France, comme l'Angleterre est l'Angleterre; elle est
ressuscitee, eblouissante et armee; elle est hors du passe obscur et
tragique, elle commence son ascension vers l'avenir; et il est beau,
et il est bon qu'a cette heure eclatante, en plein triomphe, en
plein progres, en plein soleil de civilisation et de gloire, elle se
souvienne de cette nuit sombre ou Dante a ete son flambeau.

La reconnaissance des grands peuples envers les grands hommes est de
bon exemple. Non, ne laissons pas dire que les peuples sont ingrats.
A un moment donne, un homme a ete la conscience d'une nation. En
glorifiant cet homme, la nation atteste sa conscience. Elle prend,
pour ainsi dire, a temoin son propre esprit. Italiens, aimez,
conservez et respectez vos illustres et magnifiques cites, et venerez
Dante. Vos cites ont ete la patrie, Dante a ete l'ame.

Six siecles sont deja le piedestal de Dante. Les siecles sont les
avatars de la civilisation. A chaque siecle surgit en quelque sorte un
autre genre humain, et l'on peut dire que l'immortalite d'Alighieri a
ete deja six fois affirmee par six humanites nouvelles. Les humanites
futures continueront cette gloire.

L'Italie a vecu en Alighieri, homme lumiere.

Une longue eclipse a pese sur l'Italie, eclipse pendant laquelle le
monde a eu froid; mais l'Italie vivait. Je dis plus, meme dans cette
ombre, l'Italie brillait. L'Italie a ete dans le cercueil, mais n'a
pas ete morte. Elle avait comme signes de vie, les lettres, la poesie,
la science, les monuments, les decouvertes, les chefs-d'oeuvre. Quel
rayonnement sur l'art, de Dante a Michel-Ange! Quelle immense et
double ouverture de la terre et du ciel, faite en bas par Christophe
Colomb et en haut par Galilee! C'est l'Italie, cette morte, qui
accomplissait ces prodiges. Ah! certes, elle vivait! Du fond de son
sepulcre, elle protestait par sa clarte. L'Italie est une tombe d'ou
est sortie l'aurore.

L'Italie, accablee, enchainee, sanglante, ensevelie, a fait l'education
du monde. Un baillon dans la bouche, elle a trouve moyen de faire
parler son ame. Elle derangeait les plis de son linceul pour rendre des
services a la civilisation. Qui que nous soyons qui savons lire et ecrire,
nous te venerons, mere! nous sommes romains avec Juvenal et florentins
avec Dante.

L'Italie a cela d'admirable qu'elle est la terre des precurseurs.
On voit partout chez elle, a toutes les epoques de son histoire, de
grands commencements. Elle entreprend sans cesse la sublime ebauche
du progres. Qu'elle soit benie pour cette initiative sainte! Elle est
apotre et artiste. La barbarie lui repugne. C'est elle qui la premiere
a fait le jour sur les exces de penalite, hors de la vie comme sur la
terre. C'est elle qui, a deux reprises, a jete le cri d'alarme contre
les supplices, d'abord contre Satan, puis contre Farinace. Il y a
un lien profond entre la _Divine Comedie_ denoncant le dogme, et le
_Traite des Delits et des Peines_ denoncant la loi. L'Italie hait le
mal. Elle ne damne ni ne condamne. Elle a combattu le monstre sous ses
deux formes, sous la forme enfer et sous la forme echafaud. Dante a
fait le premier combat, Beccaria le second.

A d'autres points de vue encore, Dante est un precurseur.

Dante couvait au treizieme siecle l'idee eclose au dix-neuvieme. Il
savait qu'aucune realisation ne doit manquer au droit et a la justice,
il savait que la loi de croissance est divine, et il voulait l'unite
de l'Italie. Son utopie est aujourd'hui un fait. Les reves des
grands hommes sont les gestations de l'avenir. Les penseurs songent
conformement a ce-qui doit etre.

L'unite, que Gerard Groot et Reuchlin reclamaient pour l'Allemagne
et que Dante voulait pour l'Italie, n'est pas seulement la vie des
nations, elle est le but de l'humanite. La ou les divisions s'effacent,
le mal s'evanouit. L'esclavage va disparaitre en Amerique, pourquoi?
parce que l'unite va renaitre. La guerre tend a s'eteindre en Europe,
pourquoi? parce que l'unite tend a se former. Parallelisme saisissant
entre la decheance des fleaux et l'avenement de l'humanite une.

Une solennite comme celle-ci est un magnifique symptome. C'est la fete
de tous les hommes celebree par une nation a l'occasion d'un genie.
Cette fete, l'Allemagne la celebre pour Schiller, puis l'Angleterre
pour Shakespeare, puis l'Italie pour Dante. Et l'Europe est de la
fete. Ceci est la communion sublime. Chaque nation donne aux autres
une part de son grand homme. L'union des peuples s'ebauche par la
fraternite des genies.

Le progres marchera de plus en plus dans cette voie qui est la voie
de lumiere. Et c'est ainsi que nous arriverons, pas a pas, et sans
secousse, a la grande realisation; c'est ainsi que, fils de la
dispersion, nous entrerons dans la concorde; c'est ainsi que tous,
par la seule force des choses, par la seule puissance des idees, nous
aboutirons a la cordialite, a la paix, a l'harmonie. Il n'y aura plus
d'etrangers. Toute la terre sera compatriote. Telle est la verite
supreme; tel est l'achevement necessaire. L'unite de l'homme
correspond a l'unite de Dieu.

Je m'associe finalement a la fete de l'Italie.

VICTOR HUGO.



IV

CONGRES DES ETUDIANTS


Un congres des etudiants se fait en Belgique. Victor Hugo est prie d'y
assister.

Bruxelles, 23 octobre 1865.

Votre honorable invitation me parvient au moment de mon depart pour
Guernesey. C'est un regret pour moi de ne pouvoir assister a votre
noble et touchante reunion.

Votre congres d'etudiants prend une genereuse initiative. Vous etes
dans le sens du siecle et vous marchez. Vous prouvez le mouvement.
C'est bien.

Par la fraternite des ecoles, vous faites l'annonce de la fraternite
des peuples, vous realisez aujourd'hui ce que nous revons pour demain.
Qui serait l'avant-garde si ce n'est vous, jeunes gens? L'union
des nations, ce grand but, lointain encore, des penseurs et des
philosophes, est, des a l'instant, visible en vous. J'applaudis a
votre oeuvre de concorde et a cette paix des hommes deja signee entre
nos enfants. J'aime dans la jeunesse sa ressemblance avec l'avenir.

Une porte est ouverte devant nous. Sur cette porte on lit: _Paix et
liberte_! Passez-y les premiers; vous en etes dignes, c'est l'arc de
triomphe du progres.

Je suis avec vous du fond du coeur.

VICTOR HUGO.



1866


_Le Droit a la liberte--Le droit a la vie. Le droit a la patrie._



I

LA LIBERTE


Hauteville-House, 19 mars 1866.

A M. CLEMENT DUVERNOIS

Monsieur,

Vous souhaitez, en termes magnifiques et avec l'accent d'une sympathie
fiere, la bienvenue a mon livre, _les Travailleurs de la mer_. Je vous
remercie.

Vous, intelligence eminente et conscience ferme, vous faites partie
d'un vaillant groupe puissamment commande. Vous arborez l'eternel
drapeau, vous jetez l'eternel cri, vous revendiquez l'eternel droit:
liberte!

La liberte, c'est la aujourd'hui l'immense soif des consciences. La
liberte est de tous les partis, etant le mode vital de la pensee.
Toute ame veut la liberte comme toute prunelle veut la lumiere. Aussi,
des le premier jour, la foule s'est tournee vers vous.

Je veux, comme vous, la liberte; je partage a cette heure son exil.

J'ai ecrit: _Le jour ou la liberte rentrera, je rentrerai_. J'attends
la liberte avec une grande patience personnelle et une grande
impatience nationale.

La France sans la liberte, c'est encore la deesse, ce n'est plus
l'ame.

En quoi je differe de vous, le voici: je suis un revolutionnaire. Pour
moi la revolution continue.

Tous les deux ou trois mille ans, le progres a besoin d'une secousse;
l'alanguissement humain le gagne, et un _quid divinum_ est necessaire.
Il lui faut une nouvelle impulsion presque initiale. Dans l'histoire,
telle que la courte memoire des peuples nous la donne, la reaction
chantee par Homere, de l'Europe sur l'Asie, a ete la premiere
secousse, le christianisme a ete la seconde, la revolution francaise
est la troisieme.

Toute revolution a un caractere double, et c'est a cela qu'on la
reconnait; c'est une formation sous une elimination.

On ne peut vouloir l'une sans vouloir l'autre, cette double
acceptation caracterise le revolutionnaire.

Les revolutions ne creent point, elles sont des explosions de
calorique latent, pas autre chose. Elles mettent hors de l'homme le
fait eternel et interieur dont la sortie est devenue necessaire. C'est
pour l'humanite une question d'age. Ce fait, elles le degagent; on
le croit nouveau parce qu'on le voit; auparavant on le sentait. S'il
etait nouveau, il serait injuste; il ne peut y avoir rien de nouveau
dans le droit. L'element qui apparait et se revele principe, telle est
l'eclosion magnifique des revolutions; le droit occulte devient droit
public; il passe de l'etat confus a l'etat precis; il couvait, il
eclate; il etait sentiment, il devient evidence. Cette simplicite
sublime est propre aux actes de souverainete du progres.

Les deux dernieres grandes secousses du progres ont mis en lumiere et
dresse a jamais au-dessus des societes modifiables les deux grands
faits de l'homme: le christianisme a degage l'egalite; la revolution
francaise a degage la liberte.

La ou ces deux faits manquent, la vie n'est pas.

Etre tous freres, etre tous libres, c'est vivre; ce sont les deux
mouvements de poumons de la civilisation.

Egalite, liberte, aspiration et respiration du genre humain.

Cela pose, il est etrange d'entendre raisonner sur les _libertes
accessoires_ et sur les _libertes necessaires_.

L'un dit: Vous respirerez quand on pourra.

L'autre dit: Vous respirerez comme on voudra.

_Les libertes_, cette enonciation est un non-sens. La liberte est.
Elle a cela de commun avec Dieu, qu'elle exclut le pluriel.

Elle aussi, elle dit: _sum qui sum_.

Tenez donc haut votre drapeau. Votre cri _liberte_, c'est le verbe
meme de la civilisation. C'est le sublime _fiat lux_ de l'homme, c'est
le profond et mysterieux appel qui fera lever l'astre. L'astre est
derriere l'horizon, et il vous entend. Courage!

Pardonnez au solitaire si, provoque par vos eloquentes et graves
paroles et par votre puissant mot de ralliement, il est sorti un
moment de son silence. Je me hate d'y rentrer, mais auparavant,
monsieur, laissez-moi vous serrer la main.

VICTOR HUGO.



II

LE CONDAMNE A MORT DE JERSEY BRADLEY

LETTRE A UN AMI


Bruxelles, 27 juillet 1866.

Je suis en voyage, et vous aussi. Je ne sais ou vous adresser ma
lettre. Vous arrivera-t-elle? La votre pourtant m'est parvenue,
mais pas un des journaux dont vous me parlez. Vous me demandez
d'intervenir; mais je ne sais pas le premier mot de cette lugubre
affaire Bradley. Et puis, helas! que dire? Bradley n'est qu'un
detail; son supplice se perd dans le grand supplice universel. La
civilisation, en ce moment, est sur le chevalet. En Angleterre,
on retablit la fusillade; en Russie, la torture; en Allemagne, le
banditisme. A Paris, abaissement de la conscience politique, de la
conscience litteraire, de la conscience philosophique. La guillotine
francaise travaille de facon a piquer d'honneur le gibet anglais.

Partout le progres est remis en question. Partout la liberte est
reniee. Partout l'ideal est insulte. Partout la reaction prospere sous
ses divers pseudonymes, bon ordre, bon gout, bon sens, bonnes lois,
etc.; mots qui sont des mensonges.

Jersey, la petite ile, etait en avant des grands peuples. Elle etait
libre, honnete, intelligente, humaine. Il parait que Jersey, voyant
que le monde recule, tient a reculer, elle aussi. Paris a decapite
Philippe, Jersey va pendre Bradley. Emulation en sens inverse du
progres.

Jersey affirmait le progres; Jersey va affirmer la reaction.

Le 11 aout, fete dans l'ile. On etranglera un homme. Jersey tient a
avoir, comme un roi de Prusse ou un empereur de Russie, son acces de
ferocite. O pauvre petit coin de terre!

Quel dementi a Dieu, qui a tant fait pour ce charmant pays! Quelle
ingratitude envers cette douce, sereine et bienfaisante nature! Un
gibet a Jersey! Qui est heureux devrait etre clement.

J'aime Jersey, je suis navre.

Publiez ma lettre si vous voulez. Tout aujourd'hui s'efforce
d'etouffer la lumiere. Ne nous lassons pas cependant; et, si le
present est sourd, jetons dans l'avenir, qui nous entendra, les
protestations de la verite et de l'humanite contre l'horrible nuit.

V.H.



III

LA CRETE


Un cri m'arrive d'Athenes.

Dans la ville de Phidias et d'Eschyle un appel m'est fait, des voix
prononcent mon nom.

Qui suis-je pour meriter un tel honneur? Rien. Un vaincu.

Et qui est-ce qui s'adresse a moi? Des vainqueurs.

Oui, candiotes heroiques, opprimes d'aujourd'hui, vous etes les
vainqueurs de l'avenir. Perseverez. Meme etouffes, vous triompherez.
La protestation de l'agonie est une force. C'est l'appel devant Dieu,
qui casse ... quoi? les rois.

Ces toutes-puissances que vous avez contre vous, ces coalitions de
forces aveugles et de prejuges tenaces, ces antiques tyrannies armees,
ont pour principal attribut une remarquable facilite de naufrage. La
tiare en poupe, le turban en proue, le vieux navire monarchique fait
eau. Il sombre a cette heure au Mexique, en Autriche, en Espagne, en
Hanovre, en Saxe, a Rome, et ailleurs. Perseverez.

Vaincus, vous ne pouvez l'etre.

Une insurrection etouffee n'est point un principe supprime.

Il n'y a pas de faits accomplis. Il n'y a que le droit.

Les faits ne s'accomplissent jamais. Leur inachevement perpetuel est
l'en-cas laisse au droit. Le droit est insubmersible. Des vagues
d'evenements passent dessus; il reparait. La Pologne noyee surnage.
Voila quatre vingt-quatorze ans que la politique europeenne charrie
ce cadavre, et que les peuples regardent flotter, au-dessus des faits
accomplis, cette ame.

Peuple de Crete, vous aussi vous etes une ame.

Grecs de Candie, vous avez pour vous le droit, et vous avez pour vous
le bon sens. Le _pourquoi_ d'un pacha en Crete echappe a la raison.
Ce qui est vrai de l'Italie est vrai de la Grece. Venise ne peut
etre rendue a l'une sans que la Crete soit rendue a l'autre. Le meme
principe ne peut affirmer d'un cote, et mentir de l'autre. Ce qui est
la l'aurore ne peut etre ici le sepulcre.

En attendant, le sang coule, et l'Europe laisse faire. Elle en prend
l'habitude. C'est aujourd'hui le tour du sultan. Il extermine une
nationalite.

Existe-t-il un droit divin turc, venerable au droit divin chretien? Le
meurtre, le vol, le viol, s'abattent a cette heure sur Candie comme
ils se ruaient, il y a six mois, sur l'Allemagne. Ce qui ne serait pas
permis a Schinderhannes est permis a la politique. Avoir l'epee au
cote et assister tranquillement a des massacres, cela s'appelle etre
homme d'etat. Il parait que la religion est interessee a ce que les
turcs fassent paisiblement l'egorgement de Candie, et que la societe
serait ebranlee si, entre Scarpento et Cythere, on ne passait point
les petits enfants au fil de l'epee. Saccager les moissons et bruler
les villages est utile. Le motif qui explique ces exterminations et
les fait tolerer est au-dessus de notre penetration. Ce qui s'est fait
en Allemagne cet ete nous etonne egalement. Une des humiliations des
hommes qu'un long exil a rendus stupides--j'en suis un--c'est de ne
point comprendre les grandes raisons des assassins actuels.

N'importe. La question cretoise est desormais posee.

Elle sera resolue, et resolue, comme toutes les questions de ce
siecle, dans le sens de la delivrance.

La Grece complete, l'Italie complete, Athenes au sommet de l'une, Rome
au sommet de l'autre; voila ce que nous, France, nous devons a nos
deux meres.

C'est une dette, la France l'acquittera. C'est un devoir, la France le
remplira.

Quand?

Perseverez.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 2 decembre 1866.



1867


_La Turquie sur la Crete. L'Angleterre sur l'Irlande. Le Mexique
recule. Le Portugal avance. Maximilien.--John Brown.--Hernani.
Garibaldi.--Mentana.--Louis Bonaparte. Les petits enfants pauvres_.



I

LA CRETE


LE PEUPLE CRETOIS A VICTOR HUGO

Omalos (Eparchie de Cydonie), Crete, 16 janvier 1867.

Un souffle de ton ame puissante est venu vers nous et a seche nos
pleurs.

Nous avions dit a nos enfants: Par dela les mers il est des peuples
genereux et forts, qui veulent la justice et briseront nos fers.

Si nous perissons dans la lutte, si nous vous laissons orphelins,
errant dans la montagne avec vos meres affamees, ces peuples vous
adopteront et vous n'aurez plus a souffrir.

Cependant, nous regardions en vain vers l'occident. De l'occident,
aucun secours ne nous venait. Nos enfants disaient: Vous nous avez
trompes. Ta lettre est venue, plus precieuse pour nous que la
meilleure armee.

Car elle affirme notre droit.

C'est parce que nous savions notre droit que nous nous sommes
souleves.

Pauvres montagnards, a peine armes, nous n'avions pas la pretention
de vaincre a nous seuls ces deux grands empires allies contre nous,
l'Egypte et la Turquie.

Mais nous voulions faire appel a l'opinion publique, seule maitresse,
nous a-t-on dit, du monde actuel, faire appel aux grandes ames qui,
comme toi, dirigent cette opinion.

Grace aux decouvertes de la science, la force materielle appartient
aujourd'hui a la civilisation.

Il y a quatre siecles l'Europe etait impuissante contre les barbares.
Aujourd'hui, elle leur fait la loi.

Aussi n'y aura-t-il plus d'oppression dans l'humanite quand l'Europe
le voudra.

Pourquoi donc, en vue des cotes italiennes, au centre de la
Mediterranee, a trente heures de la France, laisse-t-elle subsister
un pacha? comme au temps ou les turcs assiegeaient Otrante en Italie,
Vienne en Allemagne!

L'esclavage de la race noire vient d'etre aboli en Amerique. Mais le
notre est bien plus odieux, bien plus insupportable que ne l'etait
celui des negres. Malgre toutes les chartes, un turc est toujours un
maitre plus dur qu'un citoyen des Etats-Unis.

Si tu pouvais connaitre l'histoire de chacune de nos familles, comme
tu connais celle de notre malheureux pays, tu y verrais partout
l'exil, la persecution, la mort, le pere egorge par le sabre de nos
tyrans, la mere enlevee a ses petits enfants pour le plus avilissant
des esclavages, les soeurs souillees, les freres blesses ou tues.

A ceux qui nous laissent tant souffrir et qui pourraient nous sauver,
nous ne dirons que ceci: Vous ne savez donc pas la verite?

Quand deux vaisseaux, l'un anglais, l'autre russe, ont debarque au
Piree quelques-unes de nos familles, il y avait la des etrangers. Ces
etrangers ont vu que nous n'avions pas exagere nos souffrances.

Poete, tu es lumiere. Nous t'en conjurons, eclaire ceux qui nous
ignorent, ceux que des imposteurs ont prevenus contre notre sainte
cause.

Poete, notre belle langue le dit, tu es createur, createur des
peuples, comme les chantres antiques.

Par tes chants splendides des _Orientales_, tu as deja grandement
travaille a creer le peuple hellene moderne.

Acheve ton oeuvre.

Tu nous appelles vainqueurs. C'est par toi que nous vaincrons.

Au nom du peuple cretois, et par delegation des capitaines du pays, Le
commandant des quatre departements de la Canee,

J. ZIMBRAKAKIS.


Hauteville-House, 17 fevrier 1867.

En ecrivant ces lignes, j'obeis a un ordre venu de haut; a un ordre
venu de l'agonie.

Il m'est fait de Grece un deuxieme appel.

Une lettre, sortie du camp des insurges, datee d'Omalos, eparchie de
Cydonie, teinte du sang des martyrs, ecrite au milieu des ruines, au
milieu des morts, au milieu de l'honneur et de la liberte, m'arrive.
Elle a quelque chose d'heroiquement imperatif. Elle porte cette
suscription: _Le peuple cretois a Victor Hugo_. Cette lettre me dit:
_Continue ce que tu as commence_.

Je continue, et, puisque Candie expirante le veut, je reprends la
parole.

Cette lettre est signee: _Zimbrakakis_.

Zimbrakakis est le heros de cette insurrection candiote dont Zirisdani
est le traitre.

A de certaines heures vaillantes, les peuples s'incarnent dans des
soldats, qui sont en meme temps des esprits; tel fut Washington, tel
fut Botzaris, tel est Garibaldi.

Comme John Brown s'est leve pour les noirs, comme Garibaldi s'est leve
pour l'Italie, Zimbrakakis se leve pour la Crete.

S'il va jusqu'au bout, et il ira, soit qu'il succombe comme John
Brown, soit qu'il triomphe comme Garibaldi, Zimbrakakis sera grand.

Veut-on savoir ou en est la Crete? Voici des faits.

L'insurrection n'est pas morte. On lui a repris la plaine, mais elle a
garde la montagne.

Elle vit, elle appelle, elle crie au secours.

Pourquoi la Crete s'est-elle revoltee? Parce que Dieu l'avait faite le
plus beau pays du monde, et les turcs le plus miserable; parce qu'elle
a des produits et pas de commerce, des villes et pas de chemins, des
villages et pas de sentiers, des ports et pas de cales, des rivieres
et pas de ponts, des enfants et pas d'ecoles, des droits et pas de
lois, le soleil et pas de lumiere. Les turcs y font la nuit.

Elle s'est revoltee parce que la Crete est Grece et non Turquie, parce
que l'etranger est insupportable, parce que l'oppresseur, s'il est de
la race de l'opprime, est odieux, et, s'il n'en est pas, horrible;
parce qu'un maitre baragouinant la barbarie dans le pays d'Etearque et
de Minos est impossible; parce que tu te revolterais, France!

La Crete s'est revoltee et elle a bien fait.

Qu'a produit cette revolte? je vais le dire. Jusqu'au 3 janvier,
quatre batailles, dont trois victoires. Apo corona, Vaffe, Castel
Selino, et un desastre illustre, Arcadion! l'ile coupee en deux
par l'insurrection, moitie aux turcs, moitie aux grecs; une ligne
d'operations allant par Sciffo et Rocoli, de Kissamos a Lassiti et
meme a Girapetra. Il y a six semaines, les turcs refoules n'avaient
plus que quelques points du littoral, et le versant occidental des
monts Psiloriti ou est Ambelirsa. En cette minute, le doigt leve de
l'Europe eut sauve Candie. Mais l'Europe n'avait pas le temps. Il y
avait une noce en cet instant-la, et l'Europe regardait le bal.

On connait ce mot, Arcadion, on connait peu le fait. En voici les
details precis et presque ignores. Dans Arcadion, monastere du
mont Ida, fonde par Heraclius, seize mille turcs attaquent cent
quatrevingt-dix-sept hommes, et trois cent quarante-trois femmes, plus
les enfants. Les turcs ont vingt-six canons et deux obusiers, les
grecs ont deux cent quarante fusils. La bataille dure deux jours
et deux nuits; le couvent est troue de douze cents boulets; un mur
s'ecroule, les turcs entrent, les grecs continuent le combat, cent
cinquante fusils sont hors de service, on lutte encore six heures dans
les cellules et dans les escaliers, et il y a deux mille cadavres dans
la cour. Enfin la derniere resistance est forcee; le fourmillement
des turcs vainqueurs emplit le couvent. Il ne reste plus qu'une salle
barricadee ou est la soute aux poudres, et dans cette salle, pres
d'un autel, au centre d'un groupe d'enfants et de meres, un homme de
quatrevingts ans, un pretre, l'igoumene Gabriel, en priere. Dehors on
tue les peres et les maris; mais ne pas etre tues, ce sera la misere
de ces femmes et de ces enfants, promis a deux harems. La porte,
battue de coups de hache, va ceder et tomber. Le vieillard prend sur
l'autel un cierge, regarde ces enfants et ces femmes, penche le cierge
sur la poudre et les sauve. Une intervention terrible, l'explosion,
secourt les vaincus, l'agonie se fait triomphe, et ce couvent
heroique, qui a combattu comme une forteresse, meurt comme un volcan.

Psara n'est pas plus epique, Missolonghi n'est pas plus sublime.

Tels sont les faits. Qu'est-ce que font les gouvernements dits
civilises? Qu'est-ce qu'ils attendent? Ils chuchotent: Patience, nous
negocions.

Vous negociez! Pendant ce temps-la on arrache les oliviers et les
chataigniers, on demolit les moulins a huile, on incendie les
villages, on brule les recoltes, on envoie des populations entieres
mourir de faim et de froid dans la montagne, on decapite les maris,
on pend les vieillards, et un soldat turc, qui voit un petit enfant
gisant a terre, lui enfonce dans les narines une chandelle allumee
pour s'assurer s'il est mort. C'est ainsi que cinq blesses ont ete, a
Arcadion, reveilles pour etre egorges.

Patience! dites-vous. Pendant ce temps-la les turcs entrent au village
Mournies, ou il ne reste que des femmes et des enfants, et, quand ils
en sortent, on ne voit plus qu'un monceau de ruines croulant sur un
monceau de cadavres, grands et petits.

Et l'opinion publique? que fait-elle? que dit-elle? Rien. Elle est
tournee d'un autre cote. Que voulez-vous? Ces catastrophes ont un
malheur; elles ne sont pas a la mode.

Helas!

La politique patiente des gouvernements se resume en deux resultats:
deni de justice a la Grece, deni de pitie a l'humanite.

Rois, un mot sauverait ce peuple. Un mot de l'Europe est vite dit.
Dites-le. A quoi etes-vous bons, si ce n'est a cela?

Non. On se tait, et l'on veut que tout se taise. Defense de parler
de la Crete. Tel est l'expedient. Six ou sept grandes puissances
conspirent contre un petit peuple. Quelle est cette conspiration? La
plus lache de toutes. La conspiration du silence.

Mais le tonnerre n'en est pas.

Le tonnerre vient de la-haut, et, en langue politique, le tonnerre
s'appelle revolution.

VICTOR HUGO.



II

LES FENIANS


Apres la Crete, l'Irlande se tourne vers l'habitant de Guernesey. Les
femmes des Fenians condamnes lui ecrivent. De la une lettre de Victor
Hugo a l'Angleterre.


A L'ANGLETERRE

L'angoisse est a Dublin. Les condamnations se succedent, les graces
annoncees ne viennent pas. Une lettre que nous avons sous les yeux
dit:--"... La potence va se dresser; le general Burke d'abord;
viendront ensuite le capitaine Mac Afferty, le capitaine Mac Clure,
puis trois autres, Kelly, Joice et Cullinane ... Il n'y a pas une
minute a perdre ... Des femmes, des jeunes filles vous supplient ...
Notre lettre vous arrivera-t-elle a temps? ... " Nous lisons cela,
et nous n'y croyons pas. On nous dit: L'echafaud est pret. Nous
repondons: Cela n'est pas possible. Calcraft n'a rien a voir a la
politique. C'est deja trop qu'il existe a cote. Non, l'echafaud
politique n'est pas possible en Angleterre. Ce n'est pas pour imiter
les gibets de la Hongrie que l'Angleterre a acclame Kossuth; ce n'est
pas pour recommencer les potences de la Sicile que l'Angleterre a
glorifie Garibaldi. Que signifieraient les hourras de Londres et
de Southampton? Supprimez alors tous vos comites polonais, grecs,
italiens. Soyez l'Espagne.

Non, l'Angleterre, en 1867, n'executera pas l'Irlande. Cette Elisabeth
ne decapitera pas cette Marie Stuart.

Le dix-neuvieme siecle existe.

Pendre Burke! Impossible. Allez-vous copier Tallaferro tuant John
Brown, Chacon tuant Lopez, Geffrard tuant le jeune Delorme, Ferdinand
tuant Pisacane?

Quoi! apres la revolution anglaise! quoi! apres la revolution
francaise! quoi! dans la grande et lumineuse epoque ou nous sommes! il
n'a donc ete rien dit, rien pense, rien proclame, rien fait, depuis
quarante ans!

Quoi! nous presents, qui sommes plus que des spectateurs, qui sommes
des temoins, il se passerait de telles choses! Quoi! les vieilles
penalites sauvages sont encore la! Quoi! a cette heure, il se prononce
de ces sentences: "Un tel, tel jour, vous serez traine sur la claie
au lieu de votre supplice, puis votre corps sera coupe en quatre
quartiers, lesquels seront laisses a la disposition de sa majeste qui
en ordonnera selon son bon plaisir!" Quoi! un matin de mai ou de juin,
aujourd'hui, demain, un homme, parce qu'il a une foi politique ou
nationale, parce qu'il a lutte pour cette foi, parce qu'il a ete
vaincu, sera lie de cordes, masque du bonnet noir, et pendu et
etrangle jusqu'a ce que mort s'ensuive! Non! vous n'etes pas
l'Angleterre pour cela.

Vous avez actuellement sur la France cet avantage d'etre une nation
libre. La France, aussi grande que l'Angleterre, n'est pas maitresse
d'elle-meme, et c'est la un sombre amoindrissement. Vous en tirez
vanite. Soit. Mais prenez garde. On peut en un jour reculer d'un
siecle. Retrograder jusqu'au gibet politique! vous, l'Angleterre!
Alors, dressez une statue a Jeffryes.

Pendant ce temps-la, nous dresserons une statue a Voltaire.

Y pensez-vous? Quoi! vous avez Sheridan et Fox qui ont fonde
l'eloquence parlementaire, vous avez Howard qui a aere la prison et
attendri la penalite, vous avez Wilberforce qui a aboli l'esclavage,
vous avez Rowland Hill qui a vivifie la circulation postale, vous
avez Cobden qui a cree le libre echange, vous avez donne au
monde l'impulsion colonisatrice, vous avez fait le premier cable
transatlantique, vous etes en pleine possession de la virilite
politique, vous pratiquez magnifiquement sous toutes les formes le
grand droit civique, vous avez la liberte de la presse, la liberte de
la tribune, la liberte de la conscience, la liberte de l'association,
la liberte de l'industrie, la liberte domiciliaire, la liberte
individuelle, vous allez par la reforme arriver au suffrage universel,
vous etes le pays du vote, du poll, du meeting, vous etes le puissant
peuple de l'_habeas corpus_. Eh bien! a toute cette splendeur ajoutez
ceci, Burke pendu, et, precisement parce que vous etes le plus grand
des peuples libres, vous devenez le plus petit!

On ne sait point le ravage que fait une goutte de honte dans la
gloire. De premier, vous tomberiez dernier! Quelle est cette ambition
en sens inverse? Quelle est cette soif de dechoir? Devant ces gibets
dignes de la demence de George III, le continent ne reconnaitrait plus
l'auguste Grande-Bretagne du progres. Les nations detourneraient leur
face. Un affreux contre-sens de civilisation aurait ete commis, et par
qui? par l'Angleterre! Surprise lugubre. Stupeur indignee. Quoi de
plus hideux qu'un soleil d'ou, tout a coup, il sortirait de la nuit!

Non, non, non! je le repete, vous n'etes pas l'Angleterre pour cela.

Vous etes l'Angleterre pour montrer aux nations le progres, le
travail, l'initiative, la verite, le droit, la raison, la justice, la
majeste de la liberte! Vous etes l'Angleterre pour donner le spectacle
de la vie et non l'exemple de la mort.

L'Europe vous rappelle au devoir.

Prendre a cette heure la parole pour ces condamnes, c'est venir au
secours de l'Irlande; c'est aussi venir au secours de l'Angleterre.

L'une est en danger du cote de son droit, l'autre du cote de sa
gloire.

Les gibets ne seront point dresses.

Burke, M'Clure, M'Afferty, Kelly, Joice, Cullinane, ne mourront point.
Epouses et filles qui avez ecrit a un proscrit, il est inutile de vous
couper des robes noires. Regardez avec confiance vos enfants
dormir dans leurs berceaux. C'est une femme en deuil qui gouverne
l'Angleterre. Une mere ne fera pas des orphelins, une veuve ne fera
pas des veuves.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 28 mai 1867.

Cette parole fut entendue. Les Fenians ne furent pas executes.



III

L'EMPEREUR MAXIMILIEN


AU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE MEXICAINE

Juarez, vous avez egale John Brown.

L'Amerique actuelle a deux heros, John Brown et vous. John Brown, par
qui est mort l'esclavage; vous, par qui a vecu la liberte.

Le Mexique s'est sauve par un principe et par un homme. Le principe,
c'est la republique; l'homme, c'est vous.

C'est, du reste, le sort de tous les attentats monarchiques d'aboutir
a l'avortement. Toute usurpation commence par Puebla et finit par
Queretaro.

L'Europe, en 1863, s'est ruee sur l'Amerique. Deux monarchies ont
attaque votre democratie; l'une avec un prince, l'autre avec une
armee; l'armee apportant le prince. Alors le monde a vu ce spectacle:
d'un cote, une armee, la plus aguerrie des armees de l'Europe, ayant
pour point d'appui une flotte aussi puissante sur mer qu'elle sur
terre, ayant pour ravitaillement toutes les finances de la France,
recrutee sans cesse, bien commandee, victorieuse en Afrique, en
Crimee, en Italie, en Chine, vaillamment fanatique de son drapeau,
possedant a profusion chevaux, artillerie, provisions, munitions
formidables. De l'autre cote, Juarez.

D'un cote, deux empires; de l'autre, un homme. Un homme avec une
poignee d'autres. Un homme chasse de ville en ville, de bourgade en
bourgade, de foret en foret, vise par l'infame fusillade des conseils
de guerre, traque, errant, refoule aux cavernes comme une bete fauve,
accule au desert, mis a prix. Pour generaux quelques desesperes,
pour soldats quelques deguenilles. Pas d'argent, pas de pain, pas de
poudre, pas de canons. Les buissons pour citadelles. Ici l'usurpation
appelee legitimite, la le droit appele bandit. L'usurpation, casque
en tete et le glaive imperial a la main, saluee des eveques, poussant
devant elle et trainant derriere elle toutes les legions de la force.
Le droit, seul et nu. Vous, le droit, vous avez accepte le combat.

La bataille d'Un contre Tous a dure cinq ans. Manquant d'hommes, vous
avez pris pour projectiles les choses. Le climat, terrible, vous a
secouru; vous avez eu pour auxiliaire votre soleil. Vous avez eu pour
defenseurs les lacs infranchissables, les torrents pleins de caimans,
les marais pleins de fievres, les vegetations morbides, le vomito
prieto des terres chaudes, les solitudes de sel, les vastes sables
sans eau et sans herbe ou les chevaux meurent de soif et de faim, le
grand plateau severe d'Anahuac qui se garde par sa nudite comme la
Castille, les plaines a gouffres, toujours emues du tremblement des
volcans, depuis le Colima jusqu'au Nevado de Toluca; vous avez appele
a votre aide vos barrieres naturelles, l'aprete des Cordilleres, les
hautes digues basaltiques, les colossales roches de porphyre. Vous
avez fait la guerre des geants en combattant a coups de montagnes.

Et un jour, apres ces cinq annees de fumee, de poussiere et
d'aveuglement, la nuee s'est dissipee, et l'on a vu les deux empires
a terre, plus de monarchie, plus d'armee, rien que l'enormite de
l'usurpation en ruine, et sur cet ecroulement un homme debout, Juarez,
et, a cote de cet homme, la liberte.

Vous avez fait cela, Juarez, et c'est grand. Ce qui vous reste a faire
est plus grand encore.

Ecoutez, citoyen president de la republique mexicaine.

Vous venez de terrasser les monarchies sous la democratie. Vous leur
en avez montre la puissance; maintenant montrez-leur-en la beaute.
Apres le coup de foudre, montrez l'aurore. Au cesarisme qui massacre,
montrez la republique qui laisse vivre. Aux monarchies qui usurpent et
exterminent, montrez le peuple qui regne et se modere. Aux barbares
montrez la civilisation. Aux despotes montrez les principes.

Donnez aux rois, devant le peuple, l'humiliation de l'eblouissement.

Achevez-les par la pitie.

C'est surtout par la protection de notre ennemi que les principes
s'affirment. La grandeur des principes, c'est d'ignorer. Les hommes
n'ont pas de noms devant les principes; les hommes sont l'Homme. Les
principes ne connaissent qu'eux-memes. Dans leur stupidite auguste,
ils ne savent que ceci: _la vie humaine est inviolable_.

O venerable impartialite de la verite! le droit sans discernement,
occupe seulement d'etre le droit, que c'est beau!

C'est devant ceux qui auraient legalement merite la mort qu'il importe
d'abjurer cette voie de fait. Le plus beau renversement de l'echafaud
se fait devant le coupable.

Que le violateur des principes soit sauvegarde par un principe. Qu'il
ait ce bonheur, et cette honte! Que le persecuteur du droit soit
abrite par le droit. En le depouillant de sa fausse inviolabilite,
l'inviolabilite royale, vous mettez a nu la vraie, l'inviolabilite
humaine. Qu'il soit stupefait de voir que le cote par lequel il est
sacre, c'est le cote par lequel il n'est pas empereur. Que ce prince,
qui ne se savait pas homme, apprenne qu'il y a en lui une misere, le
prince, et une majeste, l'homme.

Jamais plus magnifique occasion ne s'est offerte. Osera-t-on frapper
Berezowski en presence de Maximilien sain et sauf? L'un a voulu tuer
un roi, l'autre a voulu tuer une nation.

Juarez, faites faire a la civilisation ce pas immense. Juarez,
abolissez sur toute la terre la peine de mort.

Que le monde voie cette chose prodigieuse: la republique tient en
son pouvoir son assassin, un empereur; au moment de l'ecraser, elle
s'apercoit que c'est un homme, elle le lache et lui dit: Tu es du
peuple comme les autres. Va!

Ce sera la, Juarez, votre deuxieme victoire. La premiere, vaincre
l'usurpation, est superbe; la seconde, epargner l'usurpateur, sera
sublime.

Oui, a ces rois dont les prisons regorgent, dont les echafauds sont
rouilles de meurtres, a ces rois des gibets, des exils, des presides
et des Siberies, a ceux-ci qui ont la Pologne, a ceux-ci qui ont
l'Irlande, a ceux-ci qui ont la Havane, a ceux-ci qui ont la Crete, a
ces princes obeis par les juges, a ces juges obeis par les bourreaux,
a ces bourreaux obeis par la mort, a ces empereurs qui font si
aisement couper une tete d'homme, montrez comment on epargne une tete
d'empereur!

Au-dessus de tous les codes monarchiques d'ou tombent des gouttes de
sang, ouvrez la loi de lumiere, et, au milieu de la plus sainte page
du livre supreme, qu'on voie le doigt de la Republique pose sur cet
ordre de Dieu: _Tu ne tueras point_.

Ces quatre mots contiennent le devoir.

Le devoir, vous le ferez.

L'usurpateur sera sauve, et le liberateur n'a pu l'etre, helas! Il y
a huit ans, le 2 decembre 1859, j'ai pris la parole au nom de la
democratie, et j'ai demande aux Etats-Unis la vie de John Brown. Je
ne l'ai pas obtenue. Aujourd'hui je demande au Mexique la vie de
Maximilien. L'obtiendrai-je?

Oui. Et peut-etre a cette heure est-ce deja fait.

Maximilien devra la vie a Juarez.

Et le chatiment? dira-t-on.

Le chatiment, le voila.

Maximilien vivra "par la grace de la Republique".

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 20 juin 1867.


Cette lettre fut ecrite et envoyee le 20 juin 1867. En ce moment-la
meme, et pour ainsi dire a l'heure ou Victor Hugo ecrivait, avait
lieu a Paris la premiere representation de la reprise d'_Hernani_.
La lettre a Juarez fut publiee le 21 par les journaux anglais et les
journaux belges. En meme temps une depeche telegraphique expediee
de Londres par l'ambassade d'Autriche et par ordre special du vieil
empereur Ferdinand II annoncait a Juarez que Victor Hugo demandait la
grace de Maximilien. Cette depeche arriva trop tard. Maximilien venait
d'etre execute. La republique mexicaine perdit la une grande occasion
de gloire.



IV

VOLTAIRE


En 1867, le _Siecle_ ouvrit une souscription populaire pour elever
une statue a Voltaire. Victor Hugo envoya la liste de souscription
du groupe des proscrits de Guernesey. Il ecrivit au redacteur du
_Siecle_:


Souscrire pour la statue de Voltaire est un devoir public.

Voltaire est precurseur.

Porte-flambeau du dix-huitieme siecle, il precede et annonce la
revolution francaise. Il est l'etoile de ce grand matin.

Les pretres ont raison de l'appeler Lucifer.

VICTOR HUGO.



V

JOHN BROWN


"Les gerants d'un journal de Paris, _la Cooperation_, organiserent,
il y a quelques mois, une souscription limitee a un penny, afin de
presenter une medaille a la veuve d'Abraham Lincoln. Ayant accompli
cet objet, ils ont ouvert une souscription semblable afin de presenter
un testimonial pareil a la veuve de John Brown; ils viennent
d'adresser la lettre suivante a M. Victor Hugo:

(_Courrier de l'Europe_.)

Paris, le 30 juin 1867.

"Monsieur,

"Nous ouvrons une souscription a dix centimes pour offrir une medaille
a la veuve de John Brown.

"Votre nom doit figurer en tete de nos listes.

"Nous vous inscrivons d'office le premier.

"Salutations fraternelles et respectueuses,

"PAUL BLANC,

"L'un des gerants de la _Cooperation_."

"M. Victor Hugo a envoye la reponse suivante:


Monsieur,

Je vous remercie.

Mon nom appartient a quiconque veut s'en servir pour le progres et
pour la verite.

Une medaille a Lincoln appelle une medaille a John Brown. Acquittons
cette dette, en attendant que l'Amerique acquitte la sienne.
L'Amerique doit a John Brown une statue aussi haute que la statue de
Washington. Washington a fonde la republique, John Brown a promulgue
la liberte.

Je vous serre la main.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 3 juillet 1867.



VI

LA PEINE DE MORT

ABOLIE EN PORTUGAL


"On sait que le jeune roi dom Luiz de Portugal, avant de quitter son
pays pour aller visiter l'Exposition universelle, a eu l'honneur de
signer une loi votee par les deux chambres du parlement, qui abolit la
peine de mort.

"Cet evenement considerable dans l'histoire de la civilisation a donne
lieu, entre un noble portugais et Victor Hugo, a la correspondance
qu'on va lire."

(_Courrier de l'Europe_, 10 aout 1867.)


A M. VICTOR HUGO

Lisbonne, le 27 juin 1867.

On vient de remporter un grand triomphe! Encore mieux; la civilisation
a fait un pas de geant, le progres s'est acquis un solide fondement de
plus! La lumiere a rayonne plus vive. Et les tenebres ont recule.

L'humanite compte une victoire immense. Les nations rendront
successivement hommage a la verite; et les peuples apprendront a bien
connaitre leurs vrais amis, les vrais amis de l'humanite.

Maitre! votre voix qui se fait toujours entendre lorsqu'il faut
defendre un grand principe, mettre en lumiere une grande idee, exalter
les plus nobles actions; votre voix qui ne se fatigue jamais de
plaider la cause de l'opprime contre l'oppresseur, du faible contre le
fort; votre voix, qu'on ecoute avec respect de l'orient a l'occident,
et dont l'echo parvient jusqu'aux endroits les plus recules de
l'univers; votre voix qui, tant de fois, se detacha forte, vigoureuse,
terrible, comme celle d'un prophete geant de l'humanite, est arrivee
jusqu'ici, a ete comprise ici, a parle aux coeurs, a ete traduite en
un grand fait ici ... dans ce recoin, quoique beni, presque invisible
dans l'Europe, microscopique dans le monde; dans cette terre de
l'extreme occident, si celebre jadis, qui sut inscrire des pages
brillantes et ineffacables dans l'histoire des nations, qui a ouvert
les ports de l'Inde au commerce du monde, qui a devoile des contrees
inconnues, dont les hauts faits sont aujourd'hui presque oublies et
comme effaces par les modernes conquetes de la civilisation, dans
cette petite contree enfin qu'on appelle le Portugal!

Pourquoi les petits et les humbles ne se leveraient-ils pas, quand
le dix-neuvieme siecle est deja si pres de son terme, pour crier aux
grands et aux puissants: L'humanite est gemissante, regenerons-la;
l'humanite se remue, calmons-la; l'humanite va tomber dans l'abime,
sauvons-la?

Pourquoi les petits ne pourraient-ils pas montrer aux grands le chemin
de la perfection? Pourquoi ne pourraient-ils, seulement parce qu'ils
sont petits, apprendre aux puissants le chemin du devoir?

Le Portugal est une contree petite, sans doute; mais l'arbre de la
liberte s'y est deja vigoureusement epanoui; le Portugal est une
contree petite, sans doute, mais on n'y rencontre plus un seul
esclave; le Portugal est une contree petite, c'est vrai; mais, c'est
vous qui l'avez dit, c'est une grande nation.

Maitre! on vient de remporter un grand triomphe, je vous l'annonce.
Les deux chambres du parlement ont vote dernierement l'abolition de la
peine de mort.

Cette abolition, qui depuis plusieurs annees existait de fait, est
aujourd'hui de droit. C'est deja une loi. Et c'est une grande loi dans
une nation petite. Noble exemple! Sainte lecon!

Recevez l'embrassement respectueux de votre devoue ami et tres humble
disciple,

PEDRO DE BRITO ARANHA.


A M. PEDRO DE BRITO ARANHA

Hauteville-House, 15 juillet.

Votre noble lettre me fait battre le coeur.

Je savais la grande nouvelle; il m'est doux d'en recevoir par vous
l'echo sympathique.

Non, il n'y a pas de petits peuples.

Il y a de petits hommes, helas!

Et quelquefois ce sont ceux qui menent les grands peuples.

Les peuples qui ont des despotes ressemblent a des lions qui auraient
des muselieres.

J'aime et je glorifie votre beau et cher Portugal. Il est libre, donc
il est grand.

Le Portugal vient d'abolir la peine de mort.

Accomplir ce progres, c'est faire le grand pas de la civilisation.

Des aujourd'hui le Portugal est a la tete de l'Europe.

Vous n'avez pas cesse d'etre, vous portugais, des navigateurs
intrepides. Vous allez en avant, autrefois dans l'ocean, aujourd'hui
dans la verite. Proclamer des principes, c'est plus beau encore que de
decouvrir des mondes.

Je crie: Gloire au Portugal, et a vous: Bonheur!

Je presse votre cordiale main.

V.H.



VII

_HERNANI_


Les exils se composent de details de tous genres qu'il faut noter,
quelle que soit la petitesse du prescripteur. L'histoire se complete
par ces curiosites-la. Ainsi M. Louis Bonaparte ne proscrivit pas
seulement Victor Hugo, il proscrivit encore _Hernani_; il proscrivit
tous les drames de l'ecrivain banni. Exiler un homme ne suffit pas,
il faut exiler sa pensee. On voudrait exiler jusqu'a son souvenir.
En 1853, le portrait de Victor Hugo fut une chose seditieuse; il fut
interdit a MM. Pelvey et Marescq de le publier en tete d'une edition
nouvelle qu'ils mettaient en vente.

Les puerilites finissent par s'user; l'opinion s'impatiente et
reclame. En 1867, a l'occasion de l'Exposition universelle, M.
Bonaparte permit _Hernani_.

On verra un peu plus loin que ce ne fut pas pour longtemps.

Depuis la deuxieme interdiction, _Hernani_ n'a pas reparu au
Theatre-Francais.

Du reste, disons-le en passant, aujourd'hui encore, en 1875, beaucoup
de choses faites par l'empire semblent avoir force de loi sous la
republique. La republique que nous avons vit de l'etat de siege et
s'accommode de la censure, et un peu d'empire melee a la liberte ne
lui deplait pas. Les drames de Victor Hugo continuent d'etre a peu
pres interdits; nous disons a peu pres, car ce qui etait patent sous
l'empire est latent sous la republique. C'est la franchise de moins,
voila tout. Les theatres officiels semblent avoir, a l'egard de Victor
Hugo, une consigne qu'ils executent silencieusement. Quelquefois
cependant le naturel militaire eclate, et la censure a la bonhomie
soldatesque de s'avouer. Le censeur sabreur renonce aux petites
decences betes du sbire civil, et se montre. Ainsi M. le general
Ladmirault ne s'est pas cache pour interdire, au nom de l'etat
de siege, _le Roi s'amuse_. Il ne s'est meme pas donne la peine
d'expliquer en quoi Triboulet mettait Marie Alacoque en danger. Cela
lui a paru evident, et cela lui a suffi; cela doit nous suffire aussi.

On se souvient qu'il y a deux ans un autre fonctionnaire, sous-prefet
celui-la, a fait effacer _le Revenant_ de l'affiche d'un theatre de
province, en declarant que, pour dire sur un theatre quoi que ce soit
qui fut de Victor Hugo, il fallait une permission speciale du ministre
de l'interieur, _renouvelable tous les soirs_.

Revenons a 1867.

La reprise de _Hernani_, faite en 1867, eut lieu le 20 juin, au moment
meme ou Victor Hugo intercedait pour Maximilien.

Les jeunes poetes contemporains dont on va lire les noms adresserent a
Victor Hugo la lettre que voici:

Cher et illustre maitre,

Nous venons de saluer des applaudissements les plus enthousiastes la
reapparition au theatre de votre _Hernani_.

Le nouveau triomphe du plus grand poete francais a ete une joie
immense pour toute la jeune poesie; la soiree du Vingt Juin fera
epoque dans notre existence.

Il y avait cependant une tristesse dans cette fete. Votre absence
etait penible a vos compagnons de gloire de 1830, qui ne pouvaient
presser la main du maitre et de l'ami; mais elle etait plus
douloureuse encore pour les jeunes, a qui il n'avait jamais ete donne
de toucher cette main qui a ecrit la _Legende des siecles_.

Ils tiennent du moins, cher et illustre maitre, a vous envoyer
l'hommage de leur respectueux attachement et de leur admiration sans
bornes.

SULLY PRUDHOMME, ARMAND SILVESTRE, FRANCOIS COPPEE, GEORGES
LAFENESTRE, LEON VALADE, LEON DIERX, JEAN AICARD, PAUL VERLAINE,
ALBERT MEHAT, ANDRE THEURIET, ARMAND RENAUD, LOUIS-XAVIER DE RICARD,
H. CAZALIS, ERNEST D'HERVILLY.


Victor Hugo repondit:

Bruxelles, 22 juillet 1867.

Chers poetes,

La revolution litteraire de 1830, corollaire et consequence de la
revolution de 1789, est un fait propre a notre siecle. Je suis
l'humble soldat de ce progres. Je combats pour la revolution sous
toutes ses formes, sous la forme litteraire comme sous la forme
sociale. J'ai la liberte pour principe, le progres pour loi, l'ideal
pour type.

Je ne suis rien, mais la revolution est tout. La poesie du
dix-neuvieme siecle est fondee. 1830 avait raison, et 1867 le
demontre. Vos jeunes renommees sont des preuves a l'appui.

Notre epoque a une logique profonde, inapercue des esprits
superficiels, et contre laquelle nulle reaction n'est possible. Le
grand art fait partie de ce grand siecle. Il en est l'ame.

Grace a vous, jeunes et beaux talents, nobles esprits, la lumiere se
fera de plus en plus. Nous, les vieux, nous avons eu le combat; vous,
les jeunes, vous aurez le triomphe.

L'esprit du dix-neuvieme siecle combine la recherche democratique du
Vrai avec la loi eternelle du Beau. L'irresistible courant de notre
epoque dirige tout vers ce but souverain, la Liberte dans les
intelligences, l'Ideal dans l'art. En laissant de cote tout ce qui
m'est personnel, des aujourd'hui, on peut l'affirmer et on vient de le
voir, l'alliance est faite entre tous les ecrivains, entre tous les
talents, entre toutes les consciences, pour realiser ce resultat
magnifique. La genereuse jeunesse, dont vous etes, veut, avec un
imposant enthousiasme, la revolution tout entiere, dans la poesie
comme dans l'etat. La litterature doit etre a la fois democratique et
ideale; democratique pour la civilisation, ideale pour l'ame.

Le Drame, c'est le Peuple. La Poesie, c'est l'Homme. La est la
tendance de 1830, continuee par vous, comprise par toute la grande
critique de nos jours. Aucun effort reactionnaire, j'y insiste, ne
saurait prevaloir contre ces evidences. La haute critique est d'accord
avec la haute poesie.

Dans la mesure du peu que je suis, je remercie et je felicite cette
critique superieure qui parle avec tant d'autorite dans la presse
politique et dans la presse litteraire, qui a un sens si profond de la
philosophie de l'art, et qui acclame unanimement 1830 comme 1789.

Recevez aussi, vous, mes jeunes confreres, mon remerciment.

A ce point de la vie ou je suis arrive, on voit de pres la fin,
c'est-a-dire l'infini. Quand elle est si proche, la sortie de la terre
ne laisse guere place dans notre esprit qu'aux preoccupations severes.
Pourtant, avant ce melancolique depart dont je fais les preparatifs,
dans ma solitude, il m'est precieux de recevoir votre lettre
eloquente, qui me fait rever une rentree parmi vous et m'en donne
l'illusion, douce ressemblance du couchant avec l'aurore. Vous me
souhaitez la bienvenue, a moi qui m'appretais au grand adieu.

Merci. Je suis l'absent du devoir, et ma resolution est inebranlable,
mais mon coeur est avec vous.

Je suis fier de voir mon nom entoure des votres. Vos noms sont une
couronne d'etoiles.

VICTOR HUGO.



VIII

    MENTANA

    A GARIBALDI


    I

    Ces jeunes gens, ces fils de Brutus, de Camille,
    De Thraseas, combien etaient-ils? quatre mille.
    Combien sont morts? six cents. Six cents! comptez, voyez.
    Une dispersion de membres foudroyes,
    Des bras rompus, des yeux troues et noirs, des ventres
    Ou fouillent en hurlant les loups sortis des antres,
    De la chair mitraillee au milieu des buissons,
    C'est la tout ce qui reste, apres les trahisons,
    Apres le piege, apres les guets-apens infames,
    Helas, de ces grands coeurs et de ces grandes ames!
    Voyez. On les a tous fauches d'un coup de faulx.
    Leur crime? ils voulaient Rome et ses arcs triomphaux;

    Ils defendaient l'honneur et le droit, ces chimeres.
    Venez, reconnaissez vos enfants, venez, meres!
    Car, pour qui l'allaita, l'homme est toujours l'enfant.
    Tenez; ce front hagard, qu'une balle ouvre et fend,
    C'est l'humble tete blonde ou jadis, pauvre femme,
    Tu voyais rayonner l'aurore et poindre l'ame;
    Ces levres, dont l'ecume a souille le gazon,
    O nourrice, apres toi begayaient ta chanson;
    Cette main froide, aupres de ces paupieres closes,
    Fit jaillir ton lait sous ses petits doigts roses;
    Voici le premier-ne, voici le dernier-ne.
    O d'esperance eteinte amas infortune!
    Pleurs profonds! ils vivaient; ils reclamaient leur Tibre;
    Etre jeune n'est pas complet sans etre libre;
    Ils voulaient voir leur aigle immense s'envoler;
    Ils voulaient affranchir, reparer, consoler;
    Chacun portait en soi, pieuse idolatrie,
    Le total des affronts soufferts par la patrie,
    Ils savaient tout compter, tout, hors les ennemis.
    Helas! vous voila donc pour jamais endormis!
    Les heures de lumiere et d'amour sont passees,
    Vous n'effeuillerez plus avec vos fiancees
    L'humble etoile des pres qui rayonne et fleurit....
    Que de sang sur ce pretre, o pale Jesus-Christ!

    Pontife elu que l'ange a touche de sa palme,
    A qui Dieu commanda de tenir, doux et calme,
    Son evangile ouvert sur le monde orphelin,
    O frere universel a la robe de lin,
    A demi dans la chaire, a demi dans la tombe,
    Serviteur de l'agneau, gardien de la colombe,
    Qui des cieux dans ta main portes le lys tremblant,
    Homme pres de ta fin, car ton front est tout blanc
    Et le vent du sepulcre en tes cheveux se joue,
    Vicaire de celui qui tendait l'autre joue,
    A cette heure, o semeur des pardons infinis,
    Ce qui plait a ton coeur et ce que tu benis
    Sur notre sombre terre ou l'ame humaine lutte,
    C'est un fusil tuant douze hommes par minute!

    Jules deux reparait sous sa mitre de fer.
    La papaute feroce avoue enfin l'enfer.

    Certes, l'outil du meurtre a bien rempli sa tache;
    Ces rois! leur foudre est traitre et leur tonnerre est lache.
    Avoir ete trop grands, francais, c'est importun.
    Jadis un contre dix, aujourd'hui dix contre un.
    France, on te deshonore, on te traine, on te lie,
    Et l'on te force a mettre au bagne l'Italie.
    Voila ce qu'on te fait, colosse en proie aux nains!
    Un ruisseau fumant coule au flanc des Apennins.


    II

    O sinistre vieillard, te voila responsable
    Du vautour deterrant un crane dans le sable,
    Et du croassement lugubre des corbeaux!
    Emplissez desormais ses visions, tombeaux,
    Paysages hideux ou rodent les belettes,
    Silhouettes d'oiseaux perches sur des squelettes!
    S'il dort, apparais-lui, champ de bataille noir!

    Les canons sont tout chauds; ils ont fait leur devoir,
    La mitraille invoquee a tenu sa promesse;
    C'est fait. Les morts sont morts. Maintenant dis la messe.
    Prends dans tes doigts l'hostie en t'essuyant un peu,
    Car il ne faudrait pas mettre du sang a Dieu!
    Du reste tout est bien. La France n'est pas fiere;
    Le roi de Prusse a ri; le denier de Saint-Pierre
    Prospere, et l'irlandais donne son dernier sou;
    Le peuple cede et met en terre le genou;
    De peur qu'on ne le fauche, il plie, etant de l'herbe;
    On reprend Frosinone et l'on rentre a Viterbe;
    Le czar a commande son service divin;
    Partout ou quelque mort blemit dans un ravin,
    Le rat joyeux le ronge en tremblant qu'il ne bouge;
    Ici la terre est noire; ici la plaine est rouge;

    Garibaldi n'est plus qu'un vain nom immortel,
    Comme Leonidas, comme Guillaume Tell;
    Le pape, a la Sixtine, au Gesu, chez les Carmes,
    Met tous ses diamants; tendre, il repand des larmes
    De joie; il est tres doux; il parle du succes
    De ses armes, du sang verse, des bons francais,
    Des quantites de plomb que la bombarde jette,
    Modestement, les yeux baisses, comme un poete
    Se fait un peu prier pour reciter ses vers.
    De convois de blesses les chemins sont couverts.
    Partout rit la victoire.

    Utilite des traitres.

    Dans les perles, la soie et l'or, parmi tes reitres
    Qu'hier, du doigt, aux champs de meurtre tu guidais,
    Pape, assis sur ton trone et siegeant sous ton dais,
    Coiffe de ta tiare aux trois couronnes, pretre,
    Tu verras quelque jour au Vatican peut-etre
    Entrer un homme triste et de haillons vetu,
    Un pauvre, un inconnu. Tu lui diras:--Qu'es-tu,
    Passant? que me veux-tu? sors-tu de quelque geole?
    Pourquoi voit-on ces brins de laine a ton epaule?
    --Une brebis etait tout a l'heure dessus,
    Repondra-t-il. Je viens de loin. Je suis Jesus.


    III

    Une chaine au heros! une corde a l'apotre!
    John Brown, Garibalbi, passez l'un apres l'autre.
    Quel est ce prisonnier? c'est le liberateur.
    Sur la terre, en tous lieux, du pole a l'equateur,
    L'iniquite prevaut, regne, triomphe, et mene
    De force aux lachetes la conscience humaine.
    O prodiges de honte! etranges impudeurs!
    On accepte un soufflet par des ambassadeurs.
    On jette aux fers celui qui nous a fait l'aumone.
    --Tu sais, je t'ai blame de lui donner-ce trone!
    On etait gentilhomme, on devient alguazil.
    Debiteur d'un royaume, on paie avec l'exil.

    Pourquoi pas? on est vil. C'est qu'on en recoit l'ordre.
    Rampons. Lecher le maitre est plus sur que le mordre.
    D'ailleurs tout est logique. Ou sont les contre-sens?
    La gloire a le cachot, mais le crime a l'encens;
    De quoi vous plaignez-vous? L'infame etant l'auguste,
    Le vrai doit etre faux, et la balance est juste.
    On dit au soldat: frappe! il doit frapper. La mort
    Est la servante sombre aux ordres du plus fort.
    Et puis, l'aigle peut bien venir en aide au cygne!
    Mitrailler est le dogme et croire est la consigne.

    Qu'est pour nous le soldat? du fer sur un valet.
    Le pape veut avoir son Sadowa; qu'il l'ait.
    Quoi donc! en viendra-t-on dans le siecle ou nous sommes
    A mettre en question le vieux droit qu'ont les hommes
    D'obeir a leur prince et de s'entre-tuer?
    Au pretendu progres pourquoi s'evertuer
    Quand l'humble populace est surtout coutumiere?
    La masse a plus de calme ayant moins de lumiere.
    Tous les grands interets des peuples, l'echafaud,
    La guerre, le budget, l'ignorance qu'il faut,
    Courent moins de dangers, et sont en equilibre
    Sur l'homme garrotte mieux que sur l'homme libre.
    L'homme libre se meut et cause un tremblement.
    Un Garibaldi peut tout rompre a tout moment;
    Il entraine apres lui la foule, qui deserte
    Et passe a l'Ideal. C'est grave. On comprend, certe,
    Que la societe, sur qui veillent les cours,
    Doit trembler et fremir et crier au secours,
    Tant qu'un heros n'est pas mis hors d'etat de nuire.

    Le phare, aux yeux de l'ombre, est coupable de luire.


    IV

    Votre Garibaldi n'a pas trouve le joint.
    Ca, le but de tout homme ici-bas n'est-il point
    De tacher d'etre dupe aussi peu que possible?
    Jouir est bon. La vie est un tir a la cible.
    Le scrupule en haillons grelotte; je le plains.
    Rien n'a plus de vertu que les coffres-forts pleins.
    Il est de l'interet de tous qu'on ait des princes
    Qui fassent refluer leur or dans les provinces;
    C'est pour cela qu'un roi doit etre riche; avoir
    Une liste civile enorme est son devoir;
    Le pape, qu'on voudrait confiner dans les astres,
    Est un roi comme un autre. Il a besoin de piastres,
    Que diable! L'opulence est le droit du saint lieu;
    Il faut dorer le pape afin de prouver Dieu;
    N'avoir pas une pierre ou reposer sa tete
    Est bon pour Jesus-Christ. La loque est deshonnete.
    Voyons la question par le cote moral;
    Le but du colonel est d'etre general,
    Le but du marechal est d'etre connetable!
    Avant tout, mon paiement. Mettons cartes sur table.
    Un renegat a tort tant qu'il n'est pas muchir;
    Alors il a raison. S'arrondir, s'enrichir,
    Tout est la. Regardez, nous prenons les Hanovres.
    Et quant a ces bandits qui veulent rester pauvres,
    Ils sont les ennemis publics. Sus! hors la loi!
    Ils donnent le mauvais exemple. Coffrez-moi
    Ce gueux, qui, dictateur, n'a rien mis dans sa poche.

    On se heurte au battant lorsqu'on touche a la cloche,
    Et lorsqu'on touche au pretre on se heurte au soudard.
    Morbleu, la papaute n'est pas un objet d'art!

    Par le sabre en Espagne, en Prusse par la schlague,
    Par la censure en France, on modere, on elague
    L'exces de reverie et de tendance au droit.
    Le peuple est pour le prince un soulier fort etroit;
    L'elargir en l'usant aux marches militaires
    Est utile. Un pontife en ses sermons austeres,
    Sait rattacher au ciel nos lois, qu'on nomme abus,
    Et le knout en latin s'appelle Syllabus.
    L'ordre est tout. Le fusil Chassepot est suave.
    Le progres est beni; dans quoi? dans le zouave!
    Les boulets sont benis dans leurs coups; le chacal
    Est beni dans sa faim, s'il est pontifical.
    Nous trouvons excellent, quant a nous, que le pape
    Rie au nez de ce siecle inepte, ecrase, frappe;
    Et, du moment qu'on veut lui prendre son argent,
    Se fasse carrement recruteur et sergent,
    Pousse a la guerre, et crie: a mort quiconque est libre!
    Qu'il recommande au prone un obus de calibre,
    Qu'il dise en achevant sa priere: egorgez!
    Envoie aux combattants force fourgons charges,
    De la poudre, du fer, du plomb, et ravitaille
    L'extermination sur les champs de bataille!


    V

    Qu'il aille donc! qu'il aille, emportant son mandat,
    Ce chevalier errant des peuples, ce soldat.
    Ce paladin, ce preux de l'ideal! qu'il parte.
    Nous, les proscrits d'Athene, a ce proscrit de Sparte,
    Ouvrons nos seuils; qu'il soit notre hote maintenant;
    Qu'en notre maison sombre il entre rayonnant.
    Oui, viens, chacun de nous, frere a l'ame meurtrie,
    Veut avec son exil te faire une patrie!
    Viens, assieds-toi chez ceux qui n'ont plus de foyer.
    Viens, toi qu'on a pu vaincre et qu'on n'a pu ployer!
    Nous chercherons quel est le nom de l'esperance;
    Nous dirons: Italie! et tu repondras: France!
    Et nous regarderons, car le soir fait rever,
    En attendant les droits, les astres se lever.
    L'amour du genre humain se double d'une haine
    Egale au poids du joug, au froid noir de la chaine,
    Aux mensonges du pretre, aux cruautes du roi.
    Nous sommes rugissants et terribles. Pourquoi?
    Parce que nous aimons. Toutes ces humbles tetes,
    Nous voulons les voir croitre et nous sommes des betes
    Dans l'antre, et nous avons les peuples pour petits.
    Jetes au meme ecueil, mais non pas engloutis,
    Frere, nous nous dirons tous les deux notre histoire;
    Tu me raconteras Palerme et ta victoire,
    Je te dirai Paris, sa chute et nos sanglots,
    Et nous lirons ensemble Homere au bord des flots.
    Puis tu continueras ta marche apre et hardie.

    Et, la-bas, la lueur deviendra l'incendie.


    VI

    Ah! race italienne, il etait ton appui!
    Ah! vous auriez eu Rome, o peuples, grace a lui,
    Grace au bras du guerrier, grace au coeur du prophete.
    D'abord il l'eut donnee, ensuite il l'eut refaite.

    Oui, calme, ayant en lui de la grandeur assez
    Pour s'ajouter sans trouble aux heros trepasses,
    Il eut reforge Rome; il eut mele l'exemple
    Du vieux sepulcre avec l'exemple du vieux temple;
    Il eut mele Turin, Pise, Albe, Velletri,
    Le Capitole avec le Vesuve, et petri
    L'ame de Juvenal avec l'ame de Dante;
    Il eut trempe d'airain la fibre independante;
    Il vous eut des titans montre les fiers chemins.
    Pleurez, italiens! il vous eut faits romains.


    VII

    Le crime est consomme. Qui l'a commis? Ce pape?
    Non. Ce roi? non. Le glaive a leur bras faible echappe.
    Qui donc est le coupable alors? Lui. L'homme obscur;
    Celui qui s'embusqua derriere notre mur;
    Le fils du Sinon grec et du Judas biblique;
    Celui qui, souriant, guetta la republique,
    Son serment sur le front, son poignard a la main.

    Il est parmi vous, rois, o groupe a peine humain,
    Un homme que l'eclair de temps en temps regarde.
    Ce condamne, qui triple autour de lui sa garde,
    Perd sa peine. Son tour approche. Quand? Bientot.
    C'est pourquoi l'on entend un grondement la-haut.
    L'ombre est sur vos palais, o rois. La nuit l'apporte.
    Tel que l'executeur frappant a votre porte,
    Le tonnerre demande a parler a quelqu'un.

    Et cependant l'odeur des morts, affreux parfum
    Qui se mele a l'encens des Tedeums superbes,
    Monte du fond des bois, du fond des pres pleins d'herbes,
    Des steppes, des marais, des vallons, en tous lieux!
    Au fatal boulevard de Paris oublieux,
    Au Mexique, en Pologne, en Crete ou la nuit tombe,
    En Italie, on sent un miasme de tombe,
    Comme si, sur ce globe et sous le firmament,
    Etant dans sa saison d'epanouissement,
    Vaste mancenillier de la terre en demence,
    Le carnage vermeil ouvrait sa fleur immense.
    Partout des egorges! des massacres partout!
    Le cadavre est a terre et l'idee est debout.

    Ils gisent etendus dans les plaines farouches,
    L'appel aux armes flotte au-dessus de leurs bouches.
    On les dirait semes. Ils le sont. Le sillon
    Se nomme liberte. La mort est l'aquilon,
    Et les morts glorieux sont la graine sublime
    Qu'elle disperse au loin sur l'avenir, abime.
    Germez, heros! et vous, cadavres, pourrissez.
    Fais ton oeuvre, o mystere! epars, nus, herisses,
    Beants, montrant au ciel leurs bras coupes qui pendent,
    Tous ces extermines immobiles attendent.

    Et tandis que les rois, joyeux et desastreux,
    Font une fete auguste et triomphale entre eux,
    Tandis que leur olympe abonde, au fond des nues,
    En fanfare, en festins, en joie, en gorges nues,
    Rit, chante, et, sur nos fronts, montre aux hommes contents
    Une fraternite de czars et de sultans,
    De son cote, la-bas, au desert, sous la bise,
    Dans l'ombre avec la mort le vautour fraternise;
    Les betes du sepulcre ont leur vil rendez-vous;
    Le freux, la louche orfraie, et le pygargue roux,
    L'apre autour, les milans, feroces hirondelles,
    Volent droit aux charniers, et tous a tire-d'ailes.
    Se hatent vers les morts, et ces rauques oiseaux
    S'abattent, l'un mordant la chair, l'autre les os,
    Et, criant, s'appelant, le feu sous les paupieres,
    Viennent boire le sang qui coule entre les pierres.


    VIII

    O peuple, noir dormeur, quand t'eveilleras-tu?
    Rester couche sied mal a qui fut abattu.
    Tu dors, avec ton sang sur les mains, et, stigmate
    Que t'a laisse l'abjecte et dure casemate,
    La marque d'une corde autour de tes poignets.
    Qu'as-tu fait de ton ame, o toi qui t'indignais?
    L'empire est une cave, et toutes les especes
    De nuit te tiennent pris sous leurs brumes epaisses.
    Tu dors, oubliant tout, ta grandeur, son complot,
    La liberte, le droit, ces lumieres d'en haut;
    Tu fermes les yeux, lourd, gisant sous d'affreux voiles,
    Sans souci de l'affront que tu fais aux etoiles!
    Allons, remue. Allons, mets-toi sur ton seant.
    Qu'on voie enfin bouger le torse du geant.
    La longueur du sommeil devient ignominie.
    Es-tu las? es-tu sourd? es-tu mort? Je le nie.
    N'as-tu pas conscience en ton accablement
    Que l'opprobre s'accroit de moment en moment?
    N'entends-tu pas qu'on marche au-dessus de ta tete?
    Ce sont les rois. Ils font le mal. Ils sont en fete.
    Tu dors sur ce fumier! Toi qui fus citoyen,
    Te voila devenu bete de somme. Eh bien,
    L'ane se leve, et brait; le boeuf se dresse, et beugle.
    Cherche donc dans ta nuit puisqu'on t'a fait aveugle!

    O toi qui fus si grand, debout! car il est tard.
    Dans cette obscurite l'on peut mettre au hasard
    La main sur de la honte ou bien sur de la gloire;
    Etends le bras le long de la muraille noire;
    L'inattendu dans l'ombre ici peut se cacher;
    Tu parviendras peut-etre a trouver, a toucher,
    A saisir une epee entre tes poings funebres,
    Dans le tatonnement farouche des tenebres!


Hauteville-House, novembre 1867.

Un mois ne s'etait pas ecoule depuis la publication de ce poeme, que
dix-sept traductions en avaient deja paru, dont quelques-unes en vers.
Le dechainement de la presse clericale augmenta le retentissement.

Garibaldi repondit a Victor Hugo par un poeme en vers francais, noble
remerciement d'une grande ame.

La publication du poeme de Victor Hugo donna lieu a un incident. En ce
moment-la (novembre 1867), on jouait _Hernani_ au Theatre-Francais,
et l'on allait jouer _Ruy Blas_ a l'Odeon. Les representations
d'_Hernani_ furent arretees, et Victor Hugo recut a Guernesey la
lettre suivante:

"Le directeur du Theatre imperial de l'Odeon a l'honneur d'informer M.
Victor Hugo que la reprise de _Ruy Blas_ est interdite.

"CHILLY."


Victor Hugo repondit:

"_A M. Louis Bonaparte, aux Tuileries_.

"Monsieur, je vous accuse reception de la lettre signee CHILLY.

"VICTOR HUGO."



IX

LES ENFANTS PAUVRES


Noel. Decembre 1867.

J'eprouve toujours un certain embarras a voir tant de personnes
reunies autour d'une chose si simple et si petite. Moi, solitaire, une
fois par an j'ouvre ma maison. Pourquoi? Pour montrer a qui veut la
voir une humble fete, une heure de joie donnee, non par moi, mais par
Dieu, a quarante enfants pauvres. Toute l'annee la misere, un jour la
joie. Est-ce trop!

Mesdames, c'est a vous que je m'adresse, car a qui offrir la joie des
enfants, si ce n'est au coeur des femmes?--Pensez toutes a vos enfants
en voyant ceux-ci, et, dans la mesure de vos forces, et pour commencer
des l'enfance la fraternite des hommes, faites, vous qui etes des
meres heureuses et favorisees, faites que les petits riches ne soient
pas envies par les petits pauvres! Semons l'amour. C'est ainsi que
nous apaiserons l'avenir.

Comme je le disais l'an dernier, a pareille occasion, faire du bien
a quarante enfants est un fait insignifiant; mais si ce nombre de
quarante enfants pouvait, par le concours de tous les bons coeurs,
s'accroitre indefiniment, alors il y aurait un exemple utile. Et c'est
dans ce but de propagande que j'ai consenti a laisser se repandre
un peu de publicite sur le Diner des enfants pauvres institue a
Hauteville-House.

Cette petite fondation a donc deux buts principaux, un but d'hygiene
et un but de propagande.

Au point de vue de l'hygiene, reussit-elle? Oui. La preuve la
voici: depuis six ans que ce Diner des enfants pauvres est fonde a
Hauteville-House, sur quarante enfants qui y prennent part, deux
seulement sont morts. Deux en six ans! Je livre ce fait aux reflexions
des hygienistes et des medecins.

Au point de vue de la propagande, reussit-elle? Oui. Des Diners
hebdomadaires pour l'enfance pauvre, fondes sur le modele de celui-ci,
commencent a s'etablir un peu partout; en Suisse, en Angleterre,
surtout en Amerique. J'ai recu hier un journal anglais, le _Leith
Pilot_, qui en recommande vivement l'etablissement.

L'an dernier je vous lisais une lettre, inseree dans le _Times_,
annoncant a Londres la fondation d'un diner de 320 enfants.
Aujourd'hui voici une lettre que m'ecrit lady Thompson, tresoriere
d'un Diner d'enfants pauvres dans la paroisse de Marylebone, ou
sont admis 6,000 enfants. De 300 a 6,000, c'est la une progression
magnifique, d'une annee a l'autre. Je felicite et je remercie ma noble
correspondante, lady Thompson. Grace a elle et a ses honorables amis,
l'idee du solitaire a fructifie. Le petit ruisseau de Guernesey est
devenu a Londres un grand fleuve.

Un dernier mot.

Tous, tant que nous sommes, nous avons ici-bas des devoirs de diverses
sortes. Dieu nous impose d'abord les devoirs severes. Nous devons,
dans l'interet de tous les hommes, lutter; nous devons combattre les
forts et les puissants, les forts quand ils abusent de la force, les
puissants quand ils emploient au mal la puissance; nous devons prendre
au collet le despote, quel qu'il soit, depuis le charretier qui
maltraite un cheval jusqu'au roi qui opprime un peuple. Resister et
lutter, ce sont de rudes necessites. La vie serait dure si elle ne se
composait que de cela.

Quelquefois, a bout de forces, on demande, en quelque sorte, grace au
devoir. On se tourne vers la conscience: Que veux-tu que j'y fasse?
repond la conscience; le devoir est de continuer. Pourtant on
interrompt un moment la lutte, on se met a contempler les enfants, les
pauvres petits, les frais visages que fait lumineux et roses l'aube
auguste de la vie, on se sent emu, on passe de l'indignation a
l'attendrissement, et alors on comprend la vie entiere, et l'on
remercie Dieu, qui, s'il nous donne les puissants et les mechants a
combattre, nous donne aussi les innocents et les faibles a soulager,
et qui, a cote des devoirs severes, a place les devoirs charmants. Les
derniers consolent des premiers.



1868


_Manin au tombeau.--Flourens en prison. La liberte, comprimee en
Crete, reparait en Espagne. Apres le devoir envers les hommes, le
devoir envers les enfants_.



I

MANIN


Victor Hugo, invite par les patriotes venitiens a venir assister a la
ceremonie de la translation des cendres de Manin a Venise, repondit
par la lettre suivante:

Hauteville-House, 16 mars 1868.

On m'ecrit de Venise, et l'on me demande si j'ai une parole a dire
dans cette illustre journee du 22 mars.

Oui. Et cette parole, la voici:

Venise a ete arrachee a Manin comme Rome a Garibaldi.

Manin mort reprend possession de Venise. Garibaldi vivant rentrera a
Rome.

La France n'a pas plus le droit de peser sur Rome que l'Autriche n'a
eu le droit de peser sur Venise.

Meme usurpation, qui aura le meme denoument.

Ce denoument, qui accroitra l'Italie, grandira la France.

Car toutes les choses justes que fait un peuple sont des choses
grandes.

La France libre tendra la main a l'Italie complete.

Et les deux nations s'aimeront. Je dis ceci avec une joie profonde,
moi qui suis fils de la France et petit-fils de l'Italie.

Le triomphe de Manin aujourd'hui predit le triomphe de Garibaldi
demain.

Ce jour du 22 mars est un jour precurseur.

De tels sepulcres sont pleins de promesses. Manin fut un combattant et
un proscrit du droit; il a lutte pour les principes; il a tenu haut
l'epee de lumiere. Il a eu, comme Garibaldi, la douceur heroique. La
liberte de l'Italie, visible, quoique voilee, est debout derriere son
cercueil. Elle otera son voile.

Et alors elle deviendra la paix tout en restant la liberte.

Voila ce qu'annonce Manin rentrant a Venise.

Dans un mort comme Manin il y a de l'esperance.

VICTOR HUGO.



II

GUSTAVE FLOURENS


En presence de certains faits, un cri d'indignation echappe.

M. Gustave Flourens est un jeune ecrivain de talent. Fils d'un pere
devoue a la science, il est devoue au progres. Quand l'insurrection de
Crete a eclate, il est alle en Crete. La nature l'avait fait penseur,
la liberte l'a fait soldat. Il a epouse la cause cretoise, il a lutte
pour la reunion de la Crete a la Grece; il a finalement adopte cette
Candie heroique; il a saigne et souffert sur cette terre infortunee,
il y a eu chaud et froid, faim et soif; il a guerroye, ce parisien,
dans les monts Blancs de Sphakia, il a subi les durs etes et les rudes
hivers, il a connu les sombres champs de bataille, et plus d'une fois,
apres le combat, il a dormi dans la neige a cote de ceux qui dormaient
dans la mort. Il a donne son sang, il a donne son argent. Detail
touchant, il lui est arrive de preter trois cents francs a ce
gouvernement de Crete, dedaigne, on le comprend, des gouvernements qui
s'endettent de treize milliards [note: C'etait a cette epoque la dette
de la France sous l'empire. Depuis, Sedan et ses suites ont accru
cette dette de dix milliards. Grace a l'aventure finale de l'empire,
la France doit dix milliards de plus; il est vrai qu'elle a deux
provinces de moins.]. Apres des annees d'un opiniatre devouement, ce
francais a ete fait cretois. L'assemblee nationale candiote s'est
adjoint M. Gustave Flourens; elle l'a envoye en Grece faire acte
de fraternite, et l'a charge d'introduire les deputes cretois au
parlement hellenique. A Athenes, M. Gustave Flourens a voulu voir
Georges de Danemark, qui est roi de Grece, a ce qu'il parait. M.
Gustave Flourens a ete arrete.

Francais, il avait un droit; cretois, il avait un devoir. Devoir
et droit ont ete meconnus. Le gouvernement grec et le gouvernement
francais, deux complices, l'ont embarque sur un paquebot de passage,
et il a ete apporte de force a Marseille. La, il etait difficile de ne
pas le laisser libre; on a du le lacher. Mis en liberte, M. Gustave
Flourens est immediatement reparti pour la Grece. Moins de huit jours
apres avoir ete expulse d'Athenes, il y rentrait. C'etait son devoir.
M. Gustave Flourens a accepte une mission sacree, il est le depute
d'un peuple qui expire, il est porteur d'un cri d'agonie, il est
depositaire du plus auguste des fideicommis, du droit d'une nation;
ce fideicommis, il veut y faire honneur; cette mission, il veut la
remplir. De la son obstination intrepide. Or, sous de certains regnes,
qui fait son devoir, fait un crime. A cette heure, M. Gustave Flourens
est hors la loi. Le gouvernement grec le traque, le gouvernement
francais le livre, et voici ce que ce lutteur stoique m'ecrit
d'Athenes, ou il est cache: _Si je suis pris, je m'attends au poison
dans quelque cachot_.

Dans une autre lettre, qu'on nous ecrit de Grece, nous lisons:
_Gustave Flourens est abandonne_.

Non, il n'est pas abandonne. Que les gouvernements le sachent, ceux
qui se croient forts comme la Russie, et ceux qui se sentent faibles
comme la Grece, ceux qui torturent la Pologne, comme ceux qui
trahissent la Crete, qu'ils le sachent, et qu'ils y songent, la France
est une immense force inconnue. La France n'est pas un empire, la
France n'est pas une armee, la France n'est pas une circonscription
geographique, la France n'est pas meme une masse de trente-huit
millions d'hommes plus ou moins distraits du droit par la fatigue; la
France est une ame. Ou est-elle? Partout. Peut-etre meme en ce moment
est-elle plutot ailleurs qu'en France. Il arrive quelquefois a une
patrie d'etre exilee. Une nation comme la France est un principe,
et son vrai territoire c'est le droit. C'est la qu'elle se refugie,
laissant la terre, devenue glebe, au joug, et le domaine materiel a
l'oppression materielle. Non, la Crete, qu'on met hors les nations,
n'est pas abandonnee. Non, son depute et son soldat, Gustave Flourens,
qu'on met hors la loi, n'est pas abandonne. La verite, cette grande
menace, est la, et veille. Les gouvernements dorment ou font semblant,
mais il y a quelque part des yeux ouverts. Ces yeux voient et jugent.
Ces yeux fixes sont redoutables. Une prunelle ou est la lumiere est
une attaque continue a tout ce qui est faux, inique et nocturne.
Sait-on pourquoi les cesars, les sultans, les vieux rois, les vieux
codes et les vieux dogmes se sont ecroules? C'est parce qu'ils avaient
sur eux cette lumiere. Sait-on pourquoi Napoleon est tombe? C'est
parce que la justice, debout dans l'ombre, le regardait.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 9 juillet 1868.


Trois semaines apres la publication de cette lettre, Victor Hugo recut
le billet que voici:

Naples, 25 juillet 1868.

"Maitre,

"Grace a vous je suis hors de prison et de danger. Les gouvernements
ont ete forces, par la conscience publique, de lacher l'homme reclame
par Victor Hugo. Barbes vous a du la vie; je vous dois la liberte.

"GUSTAVE FLOURENS."



III

L'ESPAGNE


En 1868, l'homme exile fut frappe deux fois; il perdit coup sur
coup sa femme et son petit-fils, le premier-ne de son fils Charles.
L'enfant mourut en mars et Mme Victor Hugo en aout. Victor Hugo put
garder l'enfant pres de lui; on l'enterra dans la terre d'exil; mais
Mme Victor Hugo rentra en France. La mere avait exprime le voeu de
dormir pres de sa fille; on l'enterra au cimetiere de Villequier. Le
proscrit ne put suivre la morte. De loin, et debout sur la frontiere,
il vit le cercueil disparaitre a l'horizon. L'adieu supreme fut dit
en son nom sur la tombe de Villequier par une noble voix. Voici les
hautes et grandes paroles que prononca Paul Meurice:

"Je voudrais seulement lui dire adieu pour nous tous.

"Vous savez bien, vous qui l'entourez,--pour la derniere fois!--ce
qu'etait, ce qu'est cette ame si belle et si douce, cet adorable
esprit, ce grand coeur.

"Ah! ce grand coeur surtout! Comme elle aimait aimer! comme elle
aimait a etre aimee! comme elle savait souffrir avec ceux qu'elle
aimait!

"Elle etait la femme de l'homme le plus grand qui soit, et, par le
coeur, elle se haussait a ce genie. Elle l'egalait presque a force de
le comprendre.

"Et il faut qu'elle nous quitte! il faut que nous la quittions!

"Elle a deja, elle, retrouve a aimer. Elle a retrouve ses deux
enfants, ici (_montrant la fosse_)--et la (_montrant le ciel_).

"Victor Hugo m'a dit a la frontiere, hier soir: "Dites a ma fille
qu'en attendant je lui envoie sa mere." C'est dit, et je crois que
c'est entendu.

"Et maintenant, adieu donc! adieu pour les presents! adieu pour les
absents! adieu, notre amie; adieu, notre soeur!

"Adieu, mais au revoir!

Mais le devoir ne lache pas prise. Il a d'imperieuses urgences. Mme
Victor Hugo, on vient de le voir, etait morte en aout. En octobre,
l'ecroulement de la royaute en Espagne redonnait la parole a Victor
Hugo. Mis en demeure par de si decisifs evenements, il dut, quel que
fut son deuil, rompre le silence.


A L'ESPAGNE

Un peuple a ete pendant mille ans, du sixieme au seizieme siecle, le
premier peuple de l'Europe, egal a la Grece par l'epopee, a l'Italie
par l'art, a la France par la philosophie; ce peuple a eu Leonidas
sous le nom de Pelage, et Achille sous le nom de Cid; ce peuple a
commence par Viriate et a fini par Riego; il a eu Lepante, comme
les grecs ont eu Salamine; sans lui Corneille n'aurait pas cree la
tragedie et Christophe Colomb n'aurait pas decouvert l'Amerique; ce
peuple est le peuple indomptable du Fuero-Juzgo; presque aussi defendu
que la Suisse par son relief geologique, car le Mulhacen est au
mont Blanc comme 18 est a 24, il a eu son assemblee de la foret,
contemporaine du forum de Rome, meeting des bois ou le peuple regnait
deux fois par mois, a la nouvelle lune et a la pleine lune; il a eu
les cortes a Leon soixante-dix-sept ans avant que les anglais eussent
le parlement a Londres; il a eu son serment du Jeu de Paume a Medina
del Campo, sous Don Sanche; des 1133, aux cortes de Borja, il a eu le
tiers etat preponderant, et l'on a vu dans l'assemblee de cette nation
une seule ville, comme Saragosse, envoyer quinze deputes; des 1307,
sous Alphonse III, il a proclame le droit et le devoir d'insurrection;
en Aragon il a institue l'homme appele Justice, superieur a l'homme
appele Roi; il a dresse en face du trone le redoutable _sino no_; il
a refuse l'impot a Charles-Quint. Naissant, ce peuple a tenu en echec
Charlemagne, et, mourant, Napoleon. Ce peuple a eu des maladies et
subi des vermines, mais, en somme, n'a pas ete plus deshonore par les
moines que les lions par les poux. Il n'a manque a ce peuple que deux
choses, savoir se passer du pape, et savoir se passer du roi. Par la
navigation, par l'aventure, par l'industrie, par le commerce, par
l'invention appliquee au globe, par la creation des itineraires
inconnus, par l'initiative, par la colonisation universelle, il a ete
une Angleterre, avec l'isolement de moins et le soleil de plus. Il a
eu des capitaines, des docteurs, des poetes, des prophetes, des heros,
des sages. Ce peuple a l'Alhambra, comme Athenes a le Parthenon, et
a Cervantes, comme nous avons Voltaire. L'ame immense de ce peuple
a jete sur la terre tant de lumiere que pour l'etouffer il a fallu
Torquemada; sur ce flambeau, les papes ont pose la tiare, eteignoir
enorme. Le papisme et l'absolutisme se sont ligues pour venir a bout
de cette nation. Puis toute sa lumiere, ils la lui ont rendue en
flamme, et l'on a vu l'Espagne liee au bucher. Ce _quemadero_ demesure
a couvert le monde, sa fumee a ete pendant trois siecles le nuage
hideux de la civilisation, et, le supplice fini, le brulement acheve,
on a pu dire: Cette cendre, c'est ce peuple.

Aujourd'hui, de cette cendre cette nation renait. Ce qui est faux du
phenix est vrai du peuple.

Ce peuple renait. Renaitra-t-il petit? Renaitra-t-il grand? Telle est
la question.

Reprendre son rang, l'Espagne le peut. Redevenir l'egale de la France
et de l'Angleterre. Offre immense de la providence. L'occasion est
unique. L'Espagne la laissera-t-elle echapper?

Une monarchie de plus sur le continent, a quoi bon? L'Espagne sujette
d'un roi sujet des puissances, quel amoindrissement! D'ailleurs
etablir a cette heure une monarchie, c'est prendre de la peine pour
peu de temps. Le decor va changer.

Une republique en Espagne, ce serait le hola en Europe; et le hola
dit aux rois, c'est la paix; ce serait la France et la Prusse
neutralisees, la guerre entre les monarchies militaires impossible par
le seul fait de la revolution presente, la museliere mise a Sadowa
comme a Austerlitz, la perspective des tueries remplacee par la
perspective du travail et de la fecondite, Chassepot destitue au
profit de Jacquart; ce serait l'equilibre du continent brusquement
fait aux depens des fictions par ce poids dans la balance, la verite;
ce serait cette vieille puissance, l'Espagne, regeneree par cette
jeune force, le peuple; ce serait, au point de vue de la marine et
du commerce, la vie rendue a ce double littoral qui a regne sur la
Mediterranee avant Venise et sur l'Ocean avant l'Angleterre; ce serait
l'industrie fourmillant la ou croupit la misere; ce serait Cadix egale
a Southampton, Barcelone egale a Liverpool, Madrid egale a Paris. Ce
serait le Portugal, a un moment donne, faisant retour a l'Espagne, par
la seule attraction de la lumiere et de la prosperite; la liberte
est l'aimant des annexions. Une republique en Espagne, ce serait
la constatation pure et simple de la souverainete de l'homme sur
lui-meme, souverainete indiscutable, souverainete qui ne se met pas
aux voix; ce serait la production sans tarif, la consommation sans
douane, la circulation sans ligature, l'atelier sans proletariat, la
richesse sans parasitisme, la conscience sans prejuges, la parole sans
baillon, la loi sans mensonge, la force sans armee, la fraternite sans
Cain; ce serait le travail pour tous, l'instruction pour tous, la
justice pour tous, l'echafaud pour personne; ce serait l'ideal devenu
palpable, et, de meme qu'il y a l'hirondelle-guide, il y aurait la
nation-exemple. De peril point. L'Espagne citoyenne, c'est l'Espagne
forte; l'Espagne democratie, c'est l'Espagne citadelle. La republique
en Espagne, ce serait la probite administrant, la verite gouvernant,
la liberte regnant; ce serait la souveraine realite inexpugnable; la
liberte est tranquille parce qu'elle est invincible, et invincible
parce qu'elle est contagieuse. Qui l'attaque la gagne. L'armee envoyee
contre elle ricoche sur le despote. C'est pourquoi on la laisse en
paix. La republique en Espagne, ce serait, a l'horizon, l'irradiation
du vrai, promesse pour tous, menace pour le mal seulement; ce serait
ce geant, le droit, debout en Europe, derriere cette barricade, les
Pyrenees.

Si l'Espagne renait monarchie, elle est petite.

Si elle renait republique, elle est grande.

Qu'elle choisisse.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 22 octobre 1868.



IV

SECONDE LETTRE A L'ESPAGNE


De plusieurs points de l'Espagne, de la Corogne, par l'organe du
comite democratique, d'Oviedo, de Seville, de Barcelone, de Saragosse,
la ville patriote, de Cadix, la ville revolutionnaire, de Madrid, par
la genereuse voix d'Emilio Castelar, un deuxieme appel m'est fait. On
m'interroge. Je reponds.

De quoi s'agit-il? De l'esclavage.

L'Espagne, qui d'une seule secousse vient de rejeter tous les
vieux opprobres, fanatisme, absolutisme, echafaud, droit divin,
gardera-t-elle de tout ce passe ce qu'il y a de plus odieux,
l'esclavage? Je dis: Non!

Abolition, et abolition immediate. Tel est le devoir.

Est-ce qu'il y a lieu d'hesiter? Est-ce que c'est possible? Quoi! ce
que l'Angleterre a fait en 1838, ce que la France a fait en 1848, en
1868 l'Espagne ne le ferait pas! Quoi! etre une nation affranchie,
et avoir sous ses pieds une race asservie et garrottee! Quoi! ce
contresens! etre chez soi la lumiere, et hors de chez soi la nuit!
etre chez soi la justice, et hors de chez soi l'iniquite! citoyen ici,
negrier la! faire une revolution qui aurait un cote de gloire et
un cote d'ignominie! Quoi! apres la royaute chassee, l'esclavage
resterait! il y aurait pres de vous un homme qui serait a vous, un
homme qui serait votre chose! vous auriez sur la tete un bonnet de
liberte pour vous et a la main une chaine pour lui! Qu'est-ce que
le fouet du planteur? c'est le sceptre du roi, naif et dedore. L'un
brise, l'autre tombe.

Une monarchie a esclaves est logique. Une republique a esclaves est
cynique. Ce qui rehausse la monarchie deshonore la republique. La
republique est une virginite.

Or, des a present, et sans attendre aucun vote, vous etes republique.
Pourquoi? parce que vous etes la grande Espagne. Vous etes republique;
l'Europe democratique en a pris acte. O espagnols! vous ne pouvez
rester fiers qu'a la condition de rester libres. Dechoir vous est
impossible. Croitre est dans la nature; se rapetisser, non.

Vous resterez libres. Or la liberte est entiere. Elle a la sombre
jalousie de sa grandeur et de sa purete. Aucun compromis. Aucune
concession. Aucune diminution. Elle exclut en haut la royaute et en
bas l'esclavage.

Avoir des esclaves, c'est meriter d'etre esclave. L'esclave au-dessous
de vous justifie le tyran au-dessus de vous.

Il y a dans l'histoire de la traite une annee hideuse, 1768. Cette
annee-la le maximum du crime fut atteint; l'Europe vola a l'Afrique
cent quatre mille noirs, qu'elle vendit a l'Amerique. Cent quatre
mille! jamais si effroyable chiffre de vente de chair humaine ne
s'etait vu. Il y a de cela juste cent ans. Eh bien! celebrez ce
centenaire par l'abolition de l'esclavage; qu'a une annee infame
une annee auguste reponde; et montrez qu'entre l'Espagne de 1768 et
l'Espagne de 1868 il y a plus qu'un siecle, il y a un abime, il y a
l'infranchissable profondeur qui separe le faux du vrai, le mal du
bien, l'injuste du juste, l'abjection de la gloire, la monarchie de
la republique, la servitude de la liberte. Precipice toujours ouvert
derriere le progres; qui recule y tombe.

Un peuple s'augmente de tous les hommes qu'il affranchit. Soyez la
grande Espagne complete. Ce qu'il vous faut, c'est Gibraltar de plus
et Cuba de moins.

Un dernier mot. Dans la profondeur du mal, despotisme et esclavage
se rencontrent et produisent le meme effet. Pas d'identite plus
saisissante. Le joug de l'esclavage est plus encore peut-etre sur le
maitre que sur l'esclave. Lequel des deux possede l'autre? question.
C'est une erreur de croire qu'on est le proprietaire de l'homme
qu'on achete ou qu'on vend; on est son prisonnier. Il vous tient. Sa
rudesse, sa grossierete, son ignorance, sa sauvagerie, vous devez les
partager; sinon, vous vous feriez horreur a vous-meme. Ce noir, vous
le croyez a vous; c'est vous qui etes a lui. Vous lui avez pris son
corps, il vous prend votre intelligence et votre honneur. Il s'etablit
entre vous et lui un mysterieux niveau. L'esclave vous chatie d'etre
son maitre. Tristes et justes represailles, d'autant plus terribles
que l'esclave, votre sombre dominateur, n'en a pas conscience. Ses
vices sont vos crimes; ses malheurs deviendront vos catastrophes. Un
esclave dans une maison, c'est une ame farouche qui est chez vous,
et qui est en vous. Elle vous penetre et vous obscurcit, lugubre
empoisonnement. Ah! l'on ne commet pas impunement ce grand crime,
l'esclavage! La fraternite meconnue devient fatalite. Si vous etes un
peuple eclatant et illustre, l'esclavage, accepte comme institution,
vous fait abominable. La couronne au front du despote, le carcan au
cou de l'esclave, c'est le meme cercle, et votre ame de peuple y est
enfermee. Toutes vos splendeurs ont cette tache, le negre. L'esclave
vous impose ses tenebres. Vous ne lui communiquez pas la civilisation,
et il vous communique la barbarie. Par l'esclave, l'Europe s'inocule
l'Afrique.

O noble peuple espagnol! c'est la, pour vous, la deuxieme liberation.
Vous vous etes delivre du despote; maintenant delivrez-vous de
l'esclave.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 22 novembre 1868.



V

LES ENFANTS PAUVRES


Noel 1868.

Les deuils qui nous eprouvent n'empechent pas qu'il y ait des pauvres.
Si nous pouvions oublier ce que souffrent les autres, ce que nous
souffrons nous-memes nous en ferait souvenir; le deuil est un appel au
devoir.

La petite institution d'assistance pour l'enfance, que j'ai fondee
il y a sept ans, a Guernesey, dans ma maison, fructifie, et vous,
mesdames, qui m'ecoutez avec tant de grace, vous serez sensibles a
cette bonne nouvelle.

Ce n'est pas de ce que je fais ici qu'il est question, mais de ce qui
se fait au dehors. Ce que je fais n'est rien, et ne vaut pas la peine
d'en parler.

Cette fondation du Diner des Enfants pauvres n'a qu'une chose pour
elle, c'est d'etre une idee simple. Aussi a-t-elle ete tout de suite
comprise, surtout dans les pays de liberte, en Angleterre, en Suisse
et en Amerique; la elle est appliquee sur une grande echelle.--Je
note le fait sans y insister, mais je crois qu'il y a une certaine
affinite entre les idees simples et les pays libres.

Pour que vous jugiez du progres que fait l'idee du Diner des Enfants
pauvres, je vous citerai seulement deux ou trois chiffres. Ces
chiffres, je les prends en Angleterre, je les prends a Londres,
c'est-a-dire chez vous.

Vous avez pu lire dans les journaux la lettre que m'a adressee
l'honorable lady Thompson. Dans la seule paroisse de Marylebone, en
l'annee 1868, le nombre des enfants assistes s'est eleve de 5,000
a 7,850. Une societe d'assistance, intitulee _Childrens' Provident
Society_, vient de se fonder, Maddox street, Regent's street, au
capital de vingt mille livres sterling. Enfin, troisieme fait, vous
vous rappelez que l'an dernier, a pareil jour, je me felicitais de
lire dans les journaux anglais que l'idee de Hauteville-House avait
fructifie a Londres, au point qu'on y secourait trente mille enfants.
Eh bien, lisez aujourd'hui l'excellent journal _l'Express_ du 17
decembre, vous y constaterez une progression magnifique. En 1866, il
y avait a Londres six mille enfants secourus de la facon que j'ai
indiquee; en 1867, trente mille; en 1868, il y en a cent quinze mille.

A ces 115,000 ajoutez les 7,850 de Marylebone, societe distincte, et
vous aurez un total de 122,850 enfants secourus.

Ce que c'est qu'un grain mis dans le sillon, quand Dieu consent a le
feconder! Combien voyez-vous ici d'enfants? Quarante. C'est bien peu.
Ce n'est rien. Eh bien, chacun de ces quarante enfants en produit
au dehors trois mille, et les quarante enfants de Hauteville-House
deviennent a Londres cent vingt mille.

Je pourrais citer d'autres faits encore, je m'arrete. Je parle de moi,
mais c'est malgre moi. Dans tout ceci aucun honneur ne me revient,
et mon merite est nul. Toutes les actions de graces doivent etre
adressees a mes admirables cooperateurs d'Angleterre et d'Amerique.

Un mot pour terminer.

Je trouve l'exil bon. D'abord, il m'a fait connaitre cette ile
hospitaliere; ensuite, il m'a donne le loisir de realiser cette
idee que j'avais depuis longtemps, un essai pratique d'amelioration
immediate du sort des enfants--des pauvres enfants--au point de vue de
la double hygiene, c'est-a-dire de la sante physique et de la sante
intellectuelle. L'idee a reussi. C'est pourquoi je remercie l'exil.

Ah! je ne me lasserai jamais de le dire:--Songeons aux enfants!

La societe des hommes est toujours, plus ou moins, une societe
coupable. Dans cette faute collective que nous commettons tous, et qui
s'appelle tantot la loi, tantot les moeurs, nous ne sommes surs que
d'une innocence, l'innocence des enfants.

Eh bien, aimons-la, nourrissons-la, vetissons-la, donnons-lui du pain
et des souliers, guerissons-la, eclairons-la, venerons-la.

Quant a moi,--etes-vous curieux de savoir mon opinion politique?--je
vais vous la dire. Je suis du parti de l'innocence. Surtout du parti
de l'innocence punie--pourquoi, mon Dieu?--par la misere.

Quelles que soient les douleurs de cette vie, je ne m'en plaindrai
pas, s'il m'est donne de realiser les deux plus hautes ambitions qu'un
homme puisse avoir sur la terre. Ces deux ambitions, les voici: etre
esclave, et etre serviteur. Esclave de la conscience, et serviteur des
pauvres.



1869

_La Grece se tourne vers l'Amerique. Declaration de guerre prochaine
et de paix future. Le_ Rappel.--_Le congres de Lausanne.--Peabody
mort. Charles Hugo condamne.--Le 29 octobre a Paris. Symptomes de
l'ecroulement de l'empire. Les enfants pauvres_.



I

LA CRETE


A M. VOLOUDAKI

PRESIDENT DU GOUVERNEMENT DE LA CRETE

Monsieur,

Votre lettre eloquente m'a vivement touche. Oui, vous avez raison de
compter sur moi. Le peu que je suis et le peu que je puis appartient a
votre noble cause. La cause de la Crete est celle de la Grece, et
la cause de la Grece est celle de l'Europe. Ces enchainements-la
echappent aux rois et sont pourtant la grande logique. La diplomatie
n'est autre chose que la ruse des princes contre la logique de Dieu.
Mais, dans un temps donne, Dieu a raison.

Dieu et droit sont synonymes. Je ne suis qu'une voix, opiniatre, mais
perdue dans le tumulte triomphal des iniquites regnantes. Qu'importe?
ecoute ou non, je ne me lasserai pas. Vous me dites que la Crete me
demande ce que l'Espagne m'a demande. Helas! je ne puis que pousser un
cri. Pour la Crete, je l'ai fait deja, je le ferai encore.

Puisque vous le croyez utile, l'Europe etant sourde, je me tournerai
vers l'Amerique. Esperons de ce cote-la.

Je vous serre la main.

VICTOR HUGO.


APPEL A L'AMERIQUE

Le sombre abandon d'un peuple au viol et a l'egorgement en pleine
civilisation est une ignominie qui etonnera l'histoire. Ceux qui font
de telles taches a ce grand dix-neuvieme siecle sont responsables
devant la conscience universelle. Les presents gouvernements mettent
la rougeur au front de l'Europe.

A l'heure ou nous sommes, d'un cote il y a des massacres, de l'autre
une conversation de diplomates; d'un cote on tue, on decapite, on
mutile, on eventre des femmes, des vieillards et des enfants, qu'on
laisse pourrir dans la neige ou au soleil, de l'autre on redige des
protocoles; les depeches de chancellerie, envolees de tous les points
de l'horizon, s'abattent sur la table verte de la conference, et les
vautours sur Arcadion. Tel est le spectacle.

Trahir et livrer la Crete, c'est une mauvaise action, et c'est une
mauvaise politique.

De deux choses l'une: ou l'insurrection candiote persistera, ou elle
expirera; ou la Crete attisera et continuera son flamboiement superbe,
ou elle s'eteindra. Dans le premier cas, ce pays sera un heros; dans
le second cas, il sera un martyr. Redoutable complication future. Il
faut, tot ou tard, compter avec les heros, et plus encore avec les
martyrs. Les heros triomphent par la vie, les martyrs par la mort.
Voyez Baudin. Craignez les spectres. La Crete morte aura l'importunite
terrible du sepulcre. Ce sera un miasme de plus dans votre politique.
L'Europe aura desormais deux Polognes, l'une au nord, l'autre au midi.
L'ordre regnera dans les monts Sphakia comme il regne a Varsovie, et,
rois de l'Europe, vous aurez une prosperite entre deux cadavres.

Le continent en ce moment n'appartient pas aux nations, mais aux rois.
Disons-le nettement, pour l'instant, la Grece et la Crete n'ont plus
rien a attendre de l'Europe.

Tout espoir est-il donc perdu pour elles?

Non.

Ici la question change d'aspect. Ici se declare, incident admirable,
une phase nouvelle.

L'Europe recule, l'Amerique avance.

L'Europe refuse son role, l'Amerique le prend.

Abdication compensee par un avenement.

Une grande chose va se faire.

Cette republique d'autrefois, la Grece, sera soutenue et protegee par
la republique d'aujourd'hui, les Etats-Unis. Thrasybule appelle a son
secours Washington. Rien de plus grand.

Washington entendra et viendra. Avant peu le libre pavillon americain,
n'en doutons pas, flottera entre Gibraltar et les Dardanelles.

C'est le point du jour. L'avenir blanchit l'horizon. La fraternite des
peuples s'ebauche. Solidarite sublime.

Ceci est l'arrivee du nouveau monde dans le vieux monde. Nous saluons
cet avenement. Ce n'est pas seulement au secours de la Grece que
viendra l'Amerique, c'est au secours de l'Europe. L'Amerique sauvera
la Grece du demembrement et l'Europe de la honte.

Pour l'Amerique, c'est la sortie de la politique locale. C'est
l'entree dans la gloire.

Au dix-huitieme siecle, la France a delivre l'Amerique; au
dix-neuvieme siecle, l'Amerique va delivrer la Grece. Remboursement
magnifique.

Americains, vous etiez endettes envers nous de cette grande dette, la
liberte! Delivrez la Grece, et nous vous donnons quittance. Payer a la
Grece, c'est payer a la France.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 6 fevrier 1869.



II

AUX CINQ REDACTEURS-FONDATEURS DU _RAPPEL_

[Note: Paul Meurice, Auguste Vacquerie, Henri Rochefort, Charles Hugo,
Francois Hugo.]


Chers amis,

Ayant ete investi d'un mandat, qui est suspendu, mais non termine,
je ne pourrais reparaitre, soit a la tribune, soit dans la presse
politique, que pour y reprendre ce mandat au point ou il a ete
interrompu, et pour exercer un devoir severe, et il me faudrait pour
cela la liberte comme en Amerique. Vous connaissez ma declaration a
ce sujet, et vous savez que, jusqu'a ce que l'heure soit venue, je ne
puis cooperer a aucun journal, de meme que je ne puis accepter aucune
candidature. Je dois donc demeurer etranger au _Rappel_.

Du reste, pour d'autres raisons, resultant des complications de la
double vie politique et litteraire qui m'est imposee, je n'ai
jamais ecrit dans l'_Evenement_. L'_Evenement_, en 1851, tirait a
soixante-quatre mille exemplaires.

Ce vivant journal, vous allez le refaire sous ce titre: le _Rappel_.

Le _Rappel_. J'aime tous les sens de ce mot. Rappel des principes,
par la conscience; rappel des verites, par la philosophie; rappel du
devoir, par le droit; rappel des morts, par le respect; rappel du
chatiment, par la justice; rappel du passe, par l'histoire; rappel de
l'avenir, par la logique; rappel des faits, par le courage; rappel de
l'ideal dans l'art, par la pensee; rappel du progres dans la science,
par l'experience et le calcul; rappel de Dieu dans les religions,
par l'elimination des idolatries; rappel de la loi a l'ordre, par
l'abolition de la peine de mort; rappel du peuple a la souverainete,
par le suffrage universel renseigne; rappel de l'egalite, par
l'enseignement gratuit et obligatoire; rappel de la liberte, par le
reveil de la France; rappel de la lumiere, par le cri: _Fiat jus!_

Vous dites: Voila notre tache; moi je dis: Voila votre oeuvre.

Cette oeuvre, vous l'avez deja faite, soit comme journalistes, soit
comme poetes, dans le pamphlet, admirable mode de combat, dans le
livre, au theatre, partout, toujours; vous l'avez faite, d'accord et
de front avec tous les grands esprits de ce grand siecle. Aujourd'hui,
vous la reprenez, ce journal au poing, le _Rappel_. Ce sera un journal
lumineux et acere; tantot epee, tantot rayon. Vous allez combattre en
riant. Moi, vieux et triste, j'applaudis.

Courage donc, et en avant! Le rire, quelle puissance! Vous allez
prendre place, comme auxiliaires de toutes les bonnes volontes, dans
l'etincelante legion parisienne des journaux du rire.

Je connais vos droitures comme je connais la mienne, et j'en ai en moi
le miroir; c'est pourquoi je sais d'avance votre itineraire. Je ne le
trace pas, je le constate. Etre un guide n'est pas ma pretention; je
me contente d'etre un temoin. D'ailleurs, je n'en sais pas bien long,
et une fois que j'ai prononce ce mot: devoir, j'ai a peu pres dit tout
ce que j'avais a dire.

Avant tout, vous serez fraternels. Vous donnerez l'exemple de la
concorde. Aucune division dans nos rangs ne se fera par votre faute.
Vous attendrez toujours le premier coup. Quand on m'interroge sur ce
que j'ai dans l'ame, je reponds par ces deux mots: _conciliation_ et
_reconciliation_. Le premier de ces mots est pour les idees, le second
est pour les hommes.

Le combat pour le progres veut la concentration des forces. Bien viser
et frapper juste. Aucun projectile ne doit s'egarer. Pas de balle
perdue dans la bataille des principes. L'ennemi a droit a tous nos
coups; lui faire tort d'un seul, c'est etre injuste envers lui. Il
merite qu'on le mitraille sans cesse, et qu'on ne mitraille que lui.
Pour nous, qui n'avons qu'une soif, la justice, la raison, la verite,
l'ennemi s'appelle Tenebres.

La legion democratique a deux aspects, elle est politique et
litteraire. En politique, elle arbore 89 et 92; en litterature, elle
arbore 1830. Ces dates a rayonnement double, illuminant d'un cote le
droit, de l'autre la pensee, se resument en un mot: revolution.

Nous, issus des nouveautes revolutionnaires, fils de ces catastrophes
qui sont des triomphes, nous preferons au ceremonial de la tragedie le
pele-mele du drame, au dialogue alterne des majestes le cri profond du
peuple, et a Versailles Paris. L'art, en meme temps que la societe,
est arrive au but que voici: _omnia et omnes_. Les autres siecles ont
ete des porte-couronnes; chacun d'eux s'incarne pour l'histoire dans
un personnage ou se condense l'exception. Le quinzieme siecle, c'est
le pape; le seizieme, c'est l'empereur; le dix-septieme, c'est le roi;
le dix-neuvieme, c'est l'homme.

L'homme, sorti, debout et libre, de ce gouffre sublime, le
dix-huitieme siecle.

Venerons-le, ce dix-huitieme siecle, le siecle concluant qui commence
par la mort de Louis XIV et qui finit par la mort de la monarchie.

Vous accepterez son heritage. Ce fut un siecle gai et redoutable.

Etre souriants et desagreables, telle est votre intention. Je l'approuve.
Sourire, c'est combattre. Un sourire regardant la toute-puissance a une
etrange force de paralysie. Lucien deconcertait Jupiter. Jupiter pourtant,
dieu d'esprit, n'aurait pas eu recours, quoique fache, a M. ... (J'ouvre
une parenthese. Ne vous genez pas pour remplacer ma prose par des lignes
de points partout ou bon vous semblera. Je ferme la parenthese.) La
raillerie des encyclopedistes a eu raison du molinisme et du papisme.
Grands et charmants exemples. Ces vaillants philosophes ont revele la
force du rire. Tourner une hydre en ridicule, cela semble etrange. Eh
bien, c'est excellent. D'abord beaucoup d'hydres sont en baudruche. Sur
celles-la, l'epingle est plus efficace que la massue. Quant aux hydres
pour de bon, le cesarisme en est une, l'ironie les consterne. Surtout
quand l'ironie est un appel a la lumiere. Souvenez-vous du coq chantant
sur le dos du tigre. Le coq, c'est l'ironie. C'est aussi la France.

Le dix-huitieme siecle a mis en evidence la souverainete de l'ironie.
Confrontez la vigueur materielle avec la vigueur spirituelle; comptez
les fleaux vaincus, les monstres terrasses et les victimes protegees;
mettez d'un cote Lerne, Nemee, Erymanthe, le taureau de Crete, le
dragon des Hesperides, Antee etouffe, Cerbere enchaine, Augias
nettoye, Atlas soulage, Hesione sauvee, Alceste delivree, Promethee
secouru; et, de l'autre, la superstition denoncee, l'hypocrisie
demasquee, l'inquisition tuee, la magistrature muselee, la torture
deshonoree, Calas rehabilite, Labarre venge, Sirven defendu, les
moeurs adoucies, les lois assainies, la raison mise en liberte, la
conscience humaine delivree, elle aussi, du vautour, qui est le
fanatisme; faites cette evocation sacree des grandes victoires
humaines, et comparez aux douze travaux d'Hercule les douze travaux de
Voltaire. Ici le geant de force, la le geant d'esprit. Qui l'emporte?
Les serpents du berceau, ce sont les prejuges. Arouet a aussi bien
etouffe ceux-ci qu'Alcide ceux-la.

Vous aurez de vives polemiques. Il y a un droit qui est tranquille
avec vous, et qui est sur d'etre respecte, c'est le droit de replique.
Moi qui parle, j'en ai use, a mes risques et perils, et meme abuse.
Jugez-en. Un jour,--vous devez d'ailleurs vous en souvenir,--en 1851,
du temps de la republique, j'etais a la tribune de l'Assemblee, je
parlais, je venais de dire: _Le president Louis Bonaparte conspire_.
Un honorable republicain d'autrefois, mort senateur, M. Vieillard, me
cria, justement indigne: _Vous etes un infame calomniateur_. A quoi je
repondis par ces paroles insensees: _Je denonce un complot qui a pour
but le retablissement de l'empire_. Sur ce, M. Dupin me menaca d'un
rappel a l'ordre, peine terrible et meritee. Je tremblais. J'ai,
heureusement pour moi, la reputation d'etre bete. Ceci me sauva. _M.
Victor Hugo ne sait ce qu'il dit!_ cria un membre compatissant de la
majorite. Cette parole indulgente jeta un charme, tout s'apaisa, M.
Dupin garda sa foudre dans sa poche. (C'est la que volontiers il
mettait son drapeau. Vaste poche. Dans l'occasion, il se fut cache
dedans s'il avait pu.) Mais convenez que j'avais abuse du droit de
replique. Donc, respectons-le.

C'etait du reste un temps singulier. On etait en republique, et _vive
la republique_ etait un cri seditieux. Vous, vous etiez en prison,
tous, excepte Rochefort, qui etait alors au college, mais qui
aujourd'hui est en Belgique.

Vous encouragerez le jeune et rayonnant groupe de poetes qui se leve
aujourd'hui avec tant d'eclat, et qui appuie de ses travaux et de ses
succes toutes les grandes affirmations du siecle. Aucune generosite ne
manquera a votre oeuvre. Vous donnerez le mot d'ordre de l'esperance a
cette admirable jeunesse d'aujourd'hui qui a sur le front la candeur
loyale de l'avenir. Vous rallierez dans l'incorruptible foi commune
cette studieuse et fiere multitude d'intelligences toutes fremissantes
de la joie d'eclore, qui, le matin peuple les ecoles, et le soir les
theatres, ces autres ecoles; le matin, cherchant le vrai dans la
science; le soir, applaudissant ou reclamant le grand dans la poesie
et le beau dans l'art. Ces nobles jeunes hommes d'a present, je les
connais et je les aime. Je suis dans leur secret et je les remercie
de ce doux murmure que, si souvent, comme une lointaine troupe
d'abeilles, ils viennent faire a mon oreille. Ils ont une volonte
mysterieuse et ferme, et ils feront le bien, j'en reponds. Cette
jeunesse, c'est la France en fleur, c'est la Revolution redevenue
aurore. Vous communierez avec cette jeunesse. Vous eveillerez avec
tous les mots magiques, devoir, honneur, raison, progres, patrie,
humanite, liberte, cette foret d'echos qui est en elle. Repercussion
profonde, prete a toutes les grandes reponses.

Mes amis, et vous, mes fils, allez! Combattez votre vaillant combat.
Combattez-le sans moi et avec moi. Sans moi, car ma vieille plume
guerroyante ne sera pas parmi les votres; avec moi, car mon ame y
sera. Allez, faites, vivez, luttez! Naviguez intrepidement vers votre
pole imperturbable, la liberte; mais tournez les ecueils. Il y en a.
Desormais, j'aurai dans ma solitude, pour mettre de la lumiere dans
mes vieux songes, cette perspective, le rappel triomphant. Le rappel
battu, cela peut se rever aussi.

Je ne reprendrai plus la parole dans ce journal que j'aime, et,
a partir de demain, je ne suis plus que votre lecteur. Lecteur
melancolique et attendri. Vous serez sur votre breche, et moi sur la
mienne. Du reste, je ne suis plus guere bon qu'a vivre tete a tete
avec l'ocean, vieux homme tranquille et inquiet, tranquille parce
que je suis au fond du precipice, inquiet parce que mon pays peut y
tomber. J'ai pour spectacle ce drame, l'ecume insultant le rocher.
Je me laisse distraire des grandeurs imperiales et royales par la
grandeur de la nature. Qu'importe un solitaire de plus ou de moins!
les peuples vont a leurs destinees. Pas de denoument qui ne soit
precede d'une gestation. Les annees font leur lent travail de
maturation, et tout est pret. Quant a moi, pendant qu'a l'occasion de
sa noce d'or l'eglise couronne le pape, j'emiette sur mon toit du pain
aux petits oiseaux, ne me souciant d'aucun couronnement, pas meme d'un
couronnement d'edifice.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 25 avril 1869.



III

CONGRES DE LA PAIX A LAUSANNE


Bruxelles, 4 septembre 1869.

Concitoyens des Etats-Unis d'Europe,

Permettez-moi de vous donner ce nom, car la republique europeenne
federale est fondee en droit, en attendant qu'elle soit fondee en
fait. Vous existez, donc elle existe. Vous la constatez par votre
union qui ebauche l'unite. Vous etes le commencement du grand avenir.

Vous me conferez la presidence honoraire de votre congres. J'en suis
profondement touche.

Votre congres est plus qu'une assemblee d'intelligences; c'est une
sorte de comite de redaction des futures tables de la loi. Une elite
n'existe qu'a la condition de representer la foule; vous etes cette
elite-la. Des a present, vous signifiez a qui de droit que la guerre
est mauvaise, que le meurtre, meme glorieux, fanfaron et royal, est
infame, que le sang humain est precieux, que la vie est sacree.
Solennelle mise en demeure.

Qu'une derniere guerre soit necessaire, helas! je ne suis, certes, pas
de ceux qui le nient. Que sera cette guerre? Une guerre de conquete.
Quelle est la conquete a faire? La liberte.

Le premier besoin de l'homme, son premier droit, son premier devoir,
c'est la liberte.

La civilisation tend invinciblement a l'unite d'idiome, a l'unite
de metre, a l'unite de monnaie, et a la fusion des nations dans
l'humanite, qui est l'unite supreme. La concorde a un synonyme,
simplification; de meme que la richesse et la vie ont un synonyme,
circulation. La premiere des servitudes, c'est la frontiere.

Qui dit frontiere, dit ligature. Coupez la ligature, effacez la
frontiere, otez le douanier, otez le soldat, en d'autres termes, soyez
libres; la paix suit.

Paix desormais profonde. Paix faite une fois pour toutes. Paix
inviolable. Etat normal du travail, de l'echange, de l'offre et de la
demande, de la production et de la consommation, du vaste effort en
commun, de l'attraction des industries, du va-et-vient des idees, du
flux et reflux humain.

Qui a interet aux frontieres? Les rois. Diviser pour regner. Une
frontiere implique une guerite, une guerite implique un soldat. _On ne
passe pas_, mot de tous les privileges, de toutes les prohibitions, de
toutes les censures, de toutes les tyrannies. De cette frontiere, de
cette guerite, de ce soldat, sort toute la calamite humaine.

Le roi, etant l'exception, a besoin, pour se defendre, du soldat,
qui a son tour a besoin du meurtre pour vivre. Il faut aux rois des
armees, il faut aux armees la guerre. Autrement, leur raison d'etre
s'evanouit. Chose etrange, l'homme consent a tuer l'homme sans savoir
pourquoi. L'art des despotes, c'est de dedoubler le peuple en armee.
Une moitie opprime l'autre.

Les guerres ont toutes sortes de pretextes, mais n'ont jamais qu'une
cause, l'armee. Otez l'armee, vous otez la guerre. Mais comment
supprimer l'armee? Par la suppression des despotismes.

Comme tout se tient! abolissez les parasitismes sous toutes leurs
formes, listes civiles, faineantises payees, clerges salaries,
magistratures entretenues, sinecures aristocratiques, concessions
gratuites des edifices publics, armees permanentes; faites cette
rature, et vous dotez l'Europe de dix milliards par an. Voila d'un
trait de plume le probleme de la misere simplifie.

Cette simplification, les trones n'en veulent pas. De la les forets de
bayonnettes.

Les rois s'entendent sur un seul point, eterniser la guerre. On croit
qu'ils se querellent; pas du tout, ils s'entr'aident. Il faut, je le
repete, que le soldat ait sa raison d'etre. Eterniser l'armee, c'est
eterniser le despotisme; logique excellente, soit, et feroce. Les
rois epuisent leur malade, le peuple, par le sang verse. Il y a une
farouche fraternite des glaives d'ou resulte l'asservissement des
hommes.

Donc, allons au but, que j'ai appele quelque part _la resorption du
soldat dans le citoyen_. Le jour ou cette reprise de possession aura
eu lieu, le jour ou le peuple n'aura plus hors lui l'homme de guerre,
ce frere ennemi, le peuple se retrouvera un, entier, aimant, et la
civilisation se nommera harmonie, et aura en elle, pour creer, d'un
cote la richesse et de l'autre la lumiere, cette force, le travail, et
cette ame, la paix.

VICTOR HUGO.


Des affaires de famille retenaient Victor Hugo a Bruxelles. Cependant,
sur la vive insistance du Congres, il se decida a aller a Lausanne.

Le 14 septembre, il ouvrit le Congres. Voici ses paroles:

Les mots me manquent pour dire a quel point je suis touche de
l'accueil qui m'est fait. J'offre au congres, j'offre a ce genereux et
sympathique auditoire, mon emotion profonde. Citoyens, vous avez eu
raison de choisir pour lieu de reunion de vos deliberations ce noble
pays des Alpes. D'abord, il est libre; ensuite, il est sublime. Oui,
c'est ici, oui, c'est en presence de cette nature magnifique qu'il
sied de faire les grandes declarations d'humanite, entre autres
celles-ci: Plus de guerre!

Une question domine ce congres.

Permettez-moi, puisque vous m'avez fait l'honneur insigne de me
choisir pour president, permettez-moi de la signaler. Je le ferai en
peu de mots. Nous tous qui sommes ici, qu'est-ce que nous voulons? La
paix. Nous voulons la paix, nous la voulons ardemment. Nous la voulons
absolument. Nous la voulons entre l'homme et l'homme, entre le peuple
et le peuple, entre la race et la race, entre le frere et le frere,
entre Abel et Cain. Nous voulons l'immense apaisement des haines.

Mais cette paix, comment la voulons-nous? La voulons-nous a tout prix?
La voulons-nous sans conditions? Non! nous ne voulons pas de la paix
le dos courbe et le front baisse; nous ne voulons pas de la paix sous
le despotisme; nous ne voulons pas de la paix sous le baton; nous ne
voulons pas de la paix sous le sceptre!

La premiere condition de la paix, c'est la delivrance: Pour cette
delivrance, il faudra, a coup sur, une revolution, qui sera la
supreme, et peut-etre, helas! une guerre, qui sera la derniere. Alors
tout sera accompli. La paix, etant inviolable, sera eternelle. Alors,
plus d'armees, plus de rois. Evanouissement du passe. Voila ce que
nous voulons.

Nous voulons que le peuple vive, laboure, achete, vende, travaille,
parle, aime et pense librement, et qu'il y ait des ecoles faisant des
citoyens, et qu'il n'y ait plus de princes faisant des mitrailleuses.
Nous voulons la grande republique continentale, nous voulons les
Etats-Unis d'Europe, et je termine par ce mot: La liberte, c'est le
but; la paix, c'est le resultat.


Les deliberations des Amis de la paix durerent quatre jours. Victor
Hugo fit en ces termes la cloture du Congres:

Citoyens,

Mon devoir est de clore ce congres par une parole finale. Je tacherai
qu'elle soit cordiale. Aidez-moi.

Vous etes le congres de la paix, c'est-a-dire de la conciliation. A ce
sujet, permettez-moi un souvenir.

Il y a vingt ans, en 1849, il y avait a Paris ce qu'il y a aujourd'hui
a Lausanne, un congres de la paix. C'etait le 24 aout, date sanglante,
anniversaire de la Saint-Barthelemy. Deux pretres, representant les
deux formes du christianisme, etaient la; le pasteur Coquerel et l'abbe
Deguerry. Le president du congres, celui qui a l'honneur de vous parler
en ce moment, evoqua le souvenir nefaste de 1572, et, s'adressant aux
deux pretres, leur dit: "Embrassez-vous!"

En presence de cette date sinistre, aux acclamations de l'assemblee,
le catholicisme et le protestantisme s'embrasserent.
(_Applaudissements._)

Aujourd'hui quelques jours a peine nous separent d'une autre date,
aussi illustre que la premiere est infame, nous touchons au 21
septembre. Ce jour-la, la republique francaise a ete fondee, et, de
meme que le 24 aout 1572 le despotisme et le fanatisme avaient dit
leur dernier mot: _Extermination_,--le 21 septembre 1792 la democratie
a jete son premier cri: _Liberte, egalite, fraternite!_ (_Bravo!
bravo!_)

Eh bien! en presence de cette date sublime, je me rappelle ces deux
religions representees par deux pretres, qui se sont embrassees, et je
demande un autre embrassement. Celui-la est facile et n'a rien a faire
oublier. Je demande l'embrassement de la republique et du socialisme.
(_Longs applaudissements._)

Nos ennemis disent: le socialisme, au besoin, accepterait l'empire.
Cela n'est pas. Nos ennemis disent: la republique ignore le
socialisme. Cela n'est pas.

La haute formule definitive que je rappelais tout a l'heure, en meme
temps qu'elle exprime toute la republique, exprime aussi tout le
socialisme.

A cote de la liberte, qui implique la propriete, il y a l'egalite,
qui implique le droit au travail, formule superbe de 1848!
(_applaudissements_) et il y a la fraternite, qui implique la
solidarite.

Donc, republique et socialisme, c'est un. (_Bravos repetes._)

Moi qui vous parle, citoyens, je ne suis pas ce qu'on appelait
autrefois un republicain de la veille, mais je suis un socialiste de
l'avant-veille. Mon socialisme date de 1828. J'ai donc le droit d'en
parler.

Le socialisme est vaste et non etroit. Il s'adresse a tout le probleme
humain. Il embrasse la conception sociale tout entiere. En meme temps
qu'il pose l'importante question du travail et du salaire, il proclame
l'inviolabilite de la vie humaine, l'abolition du meurtre sous toutes
ses formes, la resorption de la penalite par l'education, merveilleux
probleme resolu. (_Tres bien!_) Il proclame l'enseignement gratuit et
obligatoire. Il proclame le droit de la femme, cette egale de l'homme.
(_Bravos!_) Il proclame le droit de l'enfant, cette responsabilite
de l'homme. (_Tres bien!--Applaudissements._) Il proclame enfin la
souverainete de l'individu, qui est identique a la liberte.

Qu'est-ce que tout cela? C'est le socialisme. Oui. C'est aussi la
republique! (_Longs applaudissements._)

Citoyens, le socialisme affirme la vie, la republique affirme le
droit. L'un eleve l'individu a la dignite d'homme, l'autre eleve
l'homme a la dignite de citoyen. Est-il un plus profond accord?

Oui, nous sommes tous d'accord, nous ne voulons pas de cesar, et je
defends le socialisme calomnie!

Le jour ou la question se poserait entre l'esclavage avec le
bien-etre, _panem et circenses_, d'un cote, et, de l'autre, la liberte
avec la pauvrete,--pas un, ni dans les rangs republicains, ni dans les
rangs socialistes, pas un n'hesiterait! et tous, je le declare, je
l'affirme, j'en reponds, tous prefereraient au pain blanc de la
servitude le pain noir de la liberte. (_Bravos prolonges_.)

Donc, ne laissons pas poindre et germer l'antagonisme. Serrons-nous
donc, mes freres socialistes, mes freres republicains, serrons-nous
etroitement autour de la justice et de la verite, et faisons front a
l'ennemi. (_Oui, oui! bravo!_)

Qu'est l'ennemi?

L'ennemi, c'est plus et moins qu'un homme. (_Mouvement._) C'est un
ensemble de faits hideux qui pese sur le monde et qui le devore.
C'est un monstre aux mille griffes, quoique cela n'ait qu'une tete.
L'ennemi, c'est cette incarnation sinistre du vieux crime militaire et
monarchique, qui nous baillonne et nous spolie, qui met la main sur
nos bouches et dans nos poches, qui a les millions, qui a les budgets,
les juges, les pretres, les valets, les palais, les listes civiles,
toutes les armees,--et pas un seul peuple. L'ennemi, c'est ce qui
regne, gouverne, et agonise en ce moment. (_Sensation profonde._)

Citoyens, soyons les ennemis de l'ennemi, et soyons nos amis! Soyons
une seule ame pour le combattre et un seul coeur pour nous aimer. Ah!
citoyens: fraternite! (_Acclamation._)

Encore un mot et j'ai fini.

Tournons-nous vers l'avenir. Songeons au jour certain, au jour
inevitable, au jour prochain peut-etre, ou toute l'Europe sera
constituee comme ce noble peuple suisse qui nous accueille a cette
heure. Il a ses grandeurs, ce petit peuple; il a une patrie qui
s'appelle la Republique, et il a une montagne qui s'appelle la Vierge.

Ayons comme lui la Republique pour citadelle, et que notre liberte,
immaculee et inviolee, soit, comme la Jungfrau, une cime vierge en
pleine lumiere. (_Acclamation prolongee._)

Je salue la revolution future.



IV

REPONSE A FELIX PYAT

[Note: Voir aux Notes.]


Bruxelles, 12 septembre 1869.

Mon cher Felix Pyat,

J'ai lu votre magnifique et cordiale lettre.

Je n'ai pas le droit, vous le comprenez, de parler au nom de nos
compagnons d'exil. Je borne ma reponse a ce qui me concerne.

Avant peu, je pense, tombera la barriere d'honneur que je me suis
imposee a moi-meme par ce vers:

    Et, s'il n'en reste qu'un, je serai celui-la.

Alors je rentrerai.

Et, apres avoir fait le devoir de l'exil, je ferai l'autre devoir.

J'appartiens a ma conscience et au peuple.

VICTOR HUGO.



V

LA CRISE D'OCTOBRE 1869


L'empire declinait. On distinguait clairement dans tous ses actes les
symptomes qui annoncent les choses finissantes. En octobre 1869, Louis
Bonaparte viola sa propre constitution. Il devait convoquer le 29 ce
qu'il appelait ses chambres. Il ne le fit pas. Le peuple eut la bonte
de s'irriter pour si peu. Il y eut menace d'emeute. On supposa que
Victor Hugo etait pour quelque chose dans cette colere, et l'on parut
croire un moment que la situation dependait de deux hommes, l'un,
empereur, qui violait la constitution, l'autre, proscrit, qui excitait
le peuple.

M. Louis Jourdan publia, le 12 octobre, dans le _Siecle_ un article
dont le retentissement fut considerable et qui commencait par ces
lignes:

En ce moment, deux hommes places aux poles extremes du monde politique
encourent la plus lourde responsabilite que puisse porter une
conscience humaine. L'un d'eux est assis sur le trone, c'est Napoleon
III; l'autre, c'est Victor Hugo.


Victor Hugo, mis de la sorte en demeure, ecrivit a M. Louis Jourdan.

Bruxelles, 12 octobre 1869.

Mon cher et ancien ami,

On m'apporte le _Siecle_. Je lis votre article qui me touche, m'honore
et m'etonne.

Puisque vous me donnez la parole, je la prends.

Je vous remercie de me fournir le moyen de faire cesser une equivoque.

Premierement, je suis un simple lecteur du _Rappel_. Je croyais
l'avoir assez nettement dit pour n'etre pas contraint de le redire.

Deuxiemement, je n'ai conseille et je ne conseille aucune
manifestation populaire le 26 octobre.

J'ai pleinement approuve le _Rappel_ demandant aux representants de
la gauche un acte, auquel Paris eut pu s'associer. Une demonstration
expressement _pacifique et sans armes_, comme les demonstrations du
peuple de Londres en pareil cas, comme la demonstration des cent vingt
mille fenians a Dublin il y a trois jours, c'est la ce que demandait
le _Rappel_.

Mais, la gauche s'abstenant, le peuple doit s'abstenir.

Le point d'appui manque au peuple.

Donc pas de manifestation.

Le droit est du cote du peuple, la violence est du cote du pouvoir.
Ne donnons au pouvoir aucun pretexte d'employer la violence contre le
droit.

Personne, le 26 octobre, ne doit descendre dans la rue.

Ce qui sort virtuellement de la situation, c'est l'abolition du
serment.

Une declaration solennelle des representants de la gauche se deliant
du serment en face de la nation, voila la vraie issue de la crise.
Issue morale et revolutionnaire. J'associe a dessein ces deux mots.

Que le peuple s'abstienne, et le chassepot est paralyse; que les
representants parlent, et le serment est aboli.

Tels sont mes deux conseils, et, puisque vous voulez bien me demander
ma pensee, la voila tout entiere.

Un dernier mot. Le jour ou je conseillerai une insurrection, j'y
serai.

Mais cette fois, je ne la conseille pas.

Je vous remercie de votre eloquent appel. J'y reponds en hate, et je
vous serre la main.

VICTOR HUGO.



VI

GEORGE PEABODY


AU PRESIDENT DU COMITE AMERICAIN DE LONDRES

Hauteville-House, 2 decembre 1869.

Monsieur,

Votre lettre me parvient aujourd'hui, 2 Decembre. Je vous remercie.
Elle m'arrache a ce souvenir. J'oublie l'empire et je songe a
l'Amerique. J'etais tourne vers la nuit, je me tourne vers le jour.

Vous me demandez une parole pour George Peabody. Dans votre
sympathique illusion, vous me croyez ce que je ne suis pas, la voix
de la France. Je ne suis, je l'ai dit deja, que la voix de l'exil.
N'importe, monsieur, un noble appel comme le votre veut etre entendu;
si peu que je sois, j'y dois repondre et je reponds.

Oui, l'Amerique a raison d'etre fiere de ce grand citoyen du monde,
de ce grand frere des hommes, George Peabody. Peabody a ete un homme
heureux qui souffrait de toutes les souffrances, un riche qui sentait
le froid, la faim et la soif des pauvres. Ayant sa place pres de
Rothschild, il a trouve moyen de la changer en une place pres de
Vincent de Paul. Comme Jesus-Christ il avait une plaie au flanc; cette
plaie etait la misere des autres; ce n'etait pas du sang qui coulait
de cette plaie, c'etait de l'or; or qui sortait d'un coeur.

Sur cette terre il y a les hommes de la haine et il y a les hommes de
l'amour, Peabody fut un de ceux-ci. C'est sur le visage de ces hommes
que nous voyons le sourire de Dieu. Quelle loi pratiquent-ils? Une
seule, la loi de fraternite--loi divine, loi humaine, qui varie les
secours selon les detresses, qui ici donne des preceptes, et qui la
donne des millions, qui trace a travers les siecles dans nos tenebres
une trainee de lumiere, et qui va de Jesus pauvre a Peabody riche.

Que Peabody s'en retourne chez vous, beni par nous! Notre monde
l'envie au votre. La patrie gardera sa cendre et nos coeurs sa
memoire. Que l'immensite emue des mers vous le rapporte! Le libre
pavillon americain ne deploiera jamais assez d'etoiles au-dessus de ce
cercueil.

Rapprochement que je ne puis m'empecher de faire, il y a aujourd'hui
juste dix ans, le 2 decembre 1859, j'adressais, suppliant, isole,
une priere pour le condamne d'Harper's Ferry a l'illustre nation
americaine; aujourd'hui, c'est une glorification que je lui adresse.
Depuis 1859, de grands evenements se sont accomplis, la servitude a
ete abolie en Amerique; esperons que la misere, cette autre servitude,
sera aussi abolie un jour et dans le monde entier; et, en attendant
que le second progres vienne completer le premier, venerons-en les
deux apotres, en accouplant dans une meme pensee de reconnaissance et
de respect John Brown, l'ami des esclaves, a George Peabody, l'ami des
pauvres.

Je vous serre la main, monsieur.

VICTOR HUGO.

A M. le colonel Berton, president du comite americain de Londres.



VII

A CHARLES HUGO


Hauteville-House, 18 decembre 1869.

Mon fils, te voila frappe pour la seconde fois. La premiere fois, il y
a dix-neuf ans, tu combattais l'echafaud; on t'a condamne. La deuxieme
fois, aujourd'hui, en rappelant le soldat a la fraternite, tu
combattais la guerre; on t'a condamne. Je t'envie ces deux gloires.

En 1851, tu etais defendu par Cremieux, ce grand coeur eloquent,
et par moi. En 1860, tu as ete defendu par Gambetta, le puissant
evocateur du spectre de Baudin, et par Jules Favre, le maitre superbe
de la parole, que j'ai vu si intrepide au 2 decembre.

Tout est bien. Sois content.

Tu commets le crime de preferer comme moi a la societe qui tue la
societe qui eclaire et qui enseigne, et aux peuples s'entr'egorgeant
les peuples s'entr'aidant; tu combats ces sombres obeissances
passives, le bourreau et le soldat; tu ne veux pas pour l'ordre social
de ces deux cariatides; a une extremite l'homme-guillotine, a l'autre
extremite l'homme-chassepot. Tu aimes mieux Guillaume Penn que Joseph
de Maistre, et Jesus que Cesar. Tu ne veux de hache qu'aux mains du
pionnier dans la foret et de glaive qu'aux mains du citoyen devant la
tyrannie. Au legislateur tu montres comme ideal Beccaria, et au soldat
Garibaldi. Tout cela vaut bien quatre mois de prison et mille francs
d'amende.

Ajoutons que tu es suspect de ne point approuver le viol des lois a
main armee, et que peut-etre tu es capable d'exciter a la haine des
arrestations nocturnes et au mepris du faux serment.

Tout est bien, je le repete.

J'ai ete enfant de troupe. A ma naissance j'ai ete inscrit par mon
pere sur les controles du Royal-Corse (oui, Corse. Ce n'est pas ma
faute). C'est pourquoi, puisque j'entre dans la voie des aveux, je
dois convenir que j'ai une vieille sympathie pour l'armee. J'ai ecrit
quelque part:

    J'aime les gens d'epee en etant moi-meme un.

A une condition pourtant. C'est que l'epee sera sans tache.

L'epee que j'aime, c'est l'epee de Washington, l'epee de John Brown,
l'epee de Barbes.

Il faut bien dire une chose a l'armee d'aujourd'hui, c'est qu'elle se
tromperait de croire qu'elle ressemble a l'armee d'autrefois. Je parle
de cette grande armee d'il y a soixante ans, qui s'est d'abord appelee
armee de la republique, puis armee de l'empire, et qui etait a
proprement parler, a travers l'Europe, l'armee de la revolution. Je
sais tout ce qu'on peut dire contre cette armee-la, mais elle avait
son grand cote. Cette armee-la demolissait partout les prejuges et les
bastilles. Elle avait dans son havre-sac l'Encyclopedie. Elle semait
la philosophie avec le sans-gene du corps de garde. Elle appelait
le bourgeois pekin, mais elle appelait le pretre calotin. Elle
brutalisait volontiers les superstitions, et Championnet donnait une
chiquenaude a saint Janvier.

Quand l'empire voulut s'etablir, qui vota surtout contre lui? l'armee.
Cette armee avait eu dans ses rangs Oudet et les Philadelphes. Elle
avait eu Mallet, et Guidal, et mon parrain, Victor de Lahorie, tous
trois fusilles en plaine de Grenelle. Paul-Louis Courier etait de
cette armee. C'etaient les anciens compagnons de Hoche, de Marceau, de
Kleber et de Desaix.

Cette armee-la, dans sa course a travers les capitales, vidait sur son
passage toutes les geoles, encore pleines de victimes, en Allemagne
les chambres de torture des Landgraves, a Rome les cachots du chateau
Saint-Ange, en Espagne les caves de l'Inquisition. De 1792 a 1800,
elle avait eventre a coups de sabre la vieille carcasse du despotisme
europeen.

Plus tard, helas! elle fit des rois ou en laissa faire, mais elle
en destituait. Elle arretait le pape. On etait loin de Mentana. En
Espagne et en Italie, qui est-ce qui la combattait? des pretres. _El
pastor, el frayle, el cura_, tels etaient les noms des chefs de bande;
qu'on ote Napoleon, comme cette armee reste grande! Au fond, elle
etait philosophe et citoyenne. Elle avait la vieille flamme de la
republique. Elle etait l'esprit de la France, arme.

Je n'etais qu'un enfant alors, mais j'ai des souvenirs. En voici un.

J'etais a Madrid du temps de Joseph. C'etait l'epoque ou les pretres
montraient aux paysans espagnols, qui voyaient la chose distinctement,
la sainte vierge tenant Ferdinand VII par la main dans la comete de
1811. Nous etions, mes deux freres et moi, au seminaire des Nobles,
college San Isidro. Nous avions pour maitres deux jesuites, un doux et
un dur, don Manuel et don Basilio. Un jour, nos jesuites, par ordre
sans doute, nous menerent sur un balcon pour voir arriver quatre
regiments francais qui faisaient leur entree dans Madrid. Ces
regiments avaient fait les guerres d'Italie et d'Allemagne, et
revenaient de Portugal. La foule, bordant les rues sur le passage des
soldats, regardait avec anxiete ces hommes qui apportaient dans la
nuit catholique l'esprit francais, qui avaient fait subir a l'eglise
la voie de fait revolutionnaire, qui avaient ouvert les couvents,
defonce les grilles, arrache les voiles, aere les sacristies, et tue
le saint-office. Pendant qu'ils defilaient sous notre balcon, don
Manuel se pencha a l'oreille de don Basilio et lui dit: _Voila
Voltaire qui passe_.

Que l'armee actuelle y songe, ces hommes-la eussent desobei, si on
leur eut dit de tirer sur des femmes et des enfants. On n'arrive pas
d'Arcole et de Friedland pour aller a Ricamarie.

J'y insiste, je n'ignore pas tout ce qu'on peut dire contre cette
grande armee morte, mais je lui sais gre de la trouee revolutionnaire
qu'elle a faite dans la vieille Europe theocratique. La fumee
dissipee, cette armee a laisse une trainee de lumiere.

Son malheur, qui se confond avec sa gloire, c'est d'avoir ete
proportionnee au premier empire. Que l'armee actuelle craigne d'etre
proportionnee au second.

Le dix-neuvieme siecle prend son bien partout ou il le trouve, et son
bien c'est le progres. Il constate la quantite de recul, comme la
quantite de progres, faite par une armee. Il n'accepte le soldat
qu'a la condition d'y retrouver le citoyen. Le soldat est destine a
s'evanouir, et le citoyen a survivre.

C'est parce que tu as cru cela vrai que tu as ete condamne par
cette magistrature francaise qui, soit dit en passant, a du malheur
quelquefois, et a qui il arrive de ne pouvoir plus retrouver des
prevenus de haute trahison. Il parait que le trone cache bien.

Persistons. Soyons de plus en plus fideles a l'esprit de ce grand
siecle. Ayons l'impartialite d'aimer toute la lumiere. Ne la chicanons
pas sur le point de l'horizon ou elle se leve. Moi qui parle ici, a la
fois solitaire et isole, comme je l'ai dit deja; solitaire par le lieu
que j'habite, isole par les escarpements qui se sont faits autour de
ma conscience, je suis profondement etranger a des polemiques qui ne
m'arrivent souvent que longtemps apres leur date; je n'ecris et je
n'inspire rien de ce qui agite Paris, mais j'aime cette agitation.
J'y mele de loin mon ame. Je suis de ceux qui saluent l'esprit de la
revolution partout ou ils le rencontrent, j'applaudis quiconque l'a en
lui, qu'il se nomme Jules Favre ou Louis Blanc, Gambetta ou Barbes,
Bancel ou Felix Pyat, et je sens ce souffle puissant dans la robuste
eloquence de Pelletan comme dans l'eclatant sarcasme de Rochefort.

Voila ce que j'avais a te dire, mon fils.

Mon dix-neuvieme hiver d'exil commence. Je ne m'en plains pas. A
Guernesey, l'hiver n'est qu'une longue tourmente. Pour une ame
indignee et calme, c'est un bon voisinage que cet ocean en plein
equilibre quoique en pleine tempete, et rien n'est fortifiant comme
ce spectacle de la colere majestueuse.

VICTOR HUGO.



VIII

LES ENFANTS PAUVRES


Victor Hugo, selon son habitude, ferma cette annee 1869 par la fete
des enfants pauvres. Cette annee 1869 etait l'avant-derniere annee de
l'exil. Les journaux anglais publierent les paroles de Victor Hugo a
ce Christmas de Hauteville-House. Nous les reproduisons.

Mesdames,

Je ne veux pas faire languir ces enfants qui attendent des jouets, et
je tacherai de dire peu de paroles. Je l'ai deja dit, et je dois le
repeter, cette petite oeuvre de fraternite pratique, limitee ici a
quarante enfants seulement, est bien peu de chose par elle-meme, et
ne vaudrait pas la peine d'en parler, si elle n'avait pris au dehors,
comme la presse anglaise et americaine le constate d'annee en annee,
une extension magnifique, et si le Diner des enfants pauvres, fonde il
y a huit ans par moi dans ma maison, mais sur une tres petite echelle,
n'etait devenu, grace a de bons et grands coeurs qui s'y sont devoues,
une veritable institution, considerable par le chiffre enorme des
enfants secourus. En Angleterre et en Amerique, ce chiffre s'accroit
sans cesse. C'est par centaines de mille qu'il faut compter les diners
de viande et de vin donnes aux enfants pauvres. Vous connaissez les
admirables resultats obtenus par l'honorable lady Kate Thompson et par
le reverend Wood. _L'Illustrated London News_ a publie des estampes
representant les vastes et belles salles ou se fait a Londres le Diner
des enfants pauvres. Dans tout cela, Hauteville-House n'est rien, que
le point de depart. Il ne lui revient que l'humble honneur d'avoir
commence.

Grace a la presse, la propagande se fait en tout pays; partout se
multiplient d'autres efforts, meilleurs que les miens; partout
l'institution d'assistance aux enfants se greffe avec succes. J'ai
a remercier de leur chaude adhesion plusieurs loges de la
franc-maconnerie, et cette utile societe des instituteurs de la Suisse
romande qui a pour devise: _Dieu, Humanite, Patrie_. De toutes parts,
je recois des lettres qui m'annoncent les essais tentes. Deux de ces
lettres m'ont particulierement emu; l'une vient d'Haiti, l'autre de
Cuba.

Permettez-moi, puisque l'occasion s'en presente, d'envoyer une parole
de sympathie a ces nobles terres qui, toutes deux, ont pousse un cri
de liberte. Cuba se delivrera de l'Espagne comme Haiti s'est delivre
de la France. Haiti, des 1792, en affranchissant les noirs, a fait
triompher ce principe qu'un homme n'a pas le droit de posseder un
autre homme. Cuba fera triompher cet autre principe, non moins grand,
qu'un peuple n'a pas le droit de posseder un autre peuple.

Je reviens a nos enfants. C'est faire aussi un acte de delivrance que
d'assister l'enfance. Dans l'assainissement et dans l'education, il
y a de la liberation. Fortifions ce pauvre petit corps souffrant;
developpons cette douce intelligence naissante; que faisons-nous? Nous
affranchissons de la maladie le corps et de l'ignorance l'esprit.
L'idee du Diner des enfants pauvres a ete partout bien accueillie.
L'accord s'est fait tout de suite sur cette institution de fraternite.
Pourquoi? c'est qu'elle est conforme, pour les chretiens, a l'esprit
de l'evangile, et, pour les democrates, a l'esprit de la revolution.

En attendant mieux. Car secourir les pauvres par l'assistance,
ce n'est qu'un palliatif. Le vrai secours aux miserables, c'est
l'abolition de la misere.

Nous y arriverons.

Aidons le progres par l'assistance a l'enfance. Assistons l'enfant par
tous les moyens, par la bonne nourriture et par le bon enseignement.
L'assistance a l'enfance doit etre, dans nos temps troubles, une de
nos principales preoccupations. L'enfant doit etre notre souci. Et
savez-vous pourquoi? Savez-vous son vrai nom? L'enfant s'appelle
l'avenir.

Exercons la sainte paternite du present sur l'avenir. Ce que nous
aurons fait pour l'enfance, l'avenir le rendra au centuple. Ce jeune
esprit, l'enfant, est le champ de la moisson future. Il contient
la societe nouvelle. Ensemencons cet esprit, mettons-y la justice;
mettons-y la joie.

En elevant l'enfant, nous elevons l'avenir. Elever, mot profond! En
ameliorant cette petite ame, nous faisons l'education de l'inconnu.
Si l'enfant a la sante, l'avenir se portera bien; si l'enfant est
honnete, l'avenir sera bon. Eclairons et enseignons cette enfance qui
est la sous nos yeux, le vingtieme siecle rayonnera. Le flambeau dans
l'enfant, c'est le soleil dans l'avenir.



1870


_Evenements d'Amerique.--Aux femmes de Cuba. La revolution litteraire
melee aux revolutions politiques. George Sand et Victor Hugo. Mort
d'un proscrit. Les sauveteurs et les travailleurs. Le plebiscite.--Aux
femmes de Guernesey. Evenements d'Europe_.



I

CUBA


L'Europe, ou couvaient de redoutables evenements, commencait a perdre
de vue les choses lointaines. A peine savait-on, de ce cote de
l'Atlantique, que Cuba etait en pleine insurrection. Les gouverneurs
espagnols reprimaient cette revolte avec une brutalite sauvage.
Des districts entiers furent executes militairement. Les femmes
s'enfuyaient. Beaucoup se refugierent a New-York. Au commencement de
1870, une adresse des femmes de Cuba, couverte de plus de trois cents
signatures, fut envoyee de New-York a Victor Hugo pour le prier
d'intervenir dans cette lutte. Il repondit:

AUX FEMMES DE CUBA

Femmes de Cuba, j'entends votre plainte. O desesperees, vous vous
adressez a moi. Fugitives, martyres, veuves, orphelines, vous demandez
secours a un vaincu. Proscrites, vous vous tournez vers un proscrit;
celles qui n'ont plus de foyer appellent a leur aide celui qui n'a
plus de patrie. Certes, nous sommes bien accables; vous n'avez plus
que votre voix, et je n'ai plus que la mienne; votre voix gemit, la
mienne avertit. Ces deux souffles, chez vous le sanglot, chez moi le
conseil, voila tout ce qui nous reste. Qui sommes-nous? La faiblesse.
Non, nous sommes la force. Car vous etes le droit, et je suis la
conscience.

La conscience est la colonne vertebrale de l'ame; tant que la
conscience est droite, l'ame se tient debout; je n'ai en moi que cette
force-la, mais elle suffit. Et vous faites bien de vous adresser a
moi.

Je parlerai pour Cuba comme j'ai parle pour la Crete.

Aucune nation n'a le droit de poser son ongle sur l'autre, pas plus
l'Espagne sur Cuba que l'Angleterre sur Gibraltar. Un peuple ne
possede pas plus un autre peuple qu'un homme ne possede un autre
homme. Le crime est plus odieux encore sur une nation que sur un
individu; voila tout. Agrandir le format de l'esclavage, c'est en
accroitre l'indignite. Un peuple tyran d'un autre peuple, une race
soutirant la vie a une autre race, c'est la succion monstrueuse de
la pieuvre, et cette superposition epouvantable est un des faits
terribles du dix-neuvieme siecle. On voit a cette heure la Russie sur
la Pologne, l'Angleterre sur l'Irlande, l'Autriche sur la Hongrie, la
Turquie sur l'Herzegovine et sur la Crete, l'Espagne sur Cuba. Partout
des veines ouvertes, et des vampires sur des cadavres.

Cadavres, non. J'efface le mot. Je l'ai dit deja, les nations
saignent, mais ne meurent pas. Cuba a toute sa vie et la Pologne a
toute son ame.

L'Espagne est une noble et admirable nation, et je l'aime; mais je ne
puis l'aimer plus que la France. Eh bien, si la France avait encore
Haiti, de meme que je dis a l'Espagne: Rendez Cuba! je dirais a la
France: Rends Haiti!

Et en lui parlant ainsi, je prouverais a ma patrie ma veneration. Le
respect se compose de conseils justes. Dire la verite, c'est aimer.

Femmes de Cuba, qui me dites si eloquemment tant d'angoisses et tant
de souffrances, je me mets a genoux devant vous, et je baise vos pieds
douloureux. N'en doutez pas, votre perseverante patrie sera payee de
sa peine, tant de sang n'aura pas coule en vain, et la magnifique Cuba
se dressera un jour libre et souveraine parmi ses soeurs augustes,
les republiques d'Amerique. Quant a moi, puisque vous me demandez ma
pensee, je vous envoie ma conviction. A cette heure ou l'Europe est
couverte de crimes, dans cette obscurite ou l'on entrevoit sur des
sommets on ne sait quels fantomes qui sont des forfaits portant des
couronnes, sous l'amas horrible des evenements decourageants, je
dresse la tete et j'attends. J'ai toujours eu pour religion la
contemplation de l'esperance. Posseder par intuition l'avenir, cela
suffit au vaincu. Regarder aujourd'hui ce que le monde verra demain,
c'est une joie. A un instant marque, quelle que soit la noirceur du
moment present, la justice, la verite et la liberte surgiront, et
feront leur entree splendide sur l'horizon. Je remercie Dieu de m'en
accorder des a present la certitude; le bonheur qui reste au proscrit
dans les tenebres, c'est de voir un lever d'aurore au fond de son ame.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House.



II

POUR CUBA


En meme temps, les chefs de l'ile belligerante demandaient a Victor
Hugo de proclamer leur droit. Il le fit.


Ceux qu'on appelle les insurges de Cuba me demandent une declaration,
la voici:

Dans ce conflit entre l'Espagne et Cuba, l'insurgee c'est l'Espagne.

De meme que dans la lutte de decembre 1851, l'insurge c'etait
Bonaparte.

Je ne regarde pas ou est la force, je regarde ou est la justice.

Mais, dit-on, la mere patrie! est-ce que la mere patrie n'a pas un
droit?

Entendons-nous.

Elle a le droit d'etre mere, elle n'a pas le droit d'etre bourreau.

Mais, en civilisation, est-ce qu'il n'y a pas les peuples aines et
les peuples puines? Est-ce que les majeurs n'ont pas la tutelle des
mineurs?

Entendons-nous encore.

En civilisation, l'ainesse n'est pas un droit, c'est un devoir. Ce
devoir, a la verite, donne des droits; entre autres le droit a la
colonisation. Les nations sauvages ont droit a la civilisation, comme
les enfants ont droit a l'education, et les nations civilisees la leur
doivent. Payer sa dette est un devoir; c'est aussi un droit. De la,
dans les temps antiques, le droit de l'Inde sur l'Egypte, de l'Egypte
sur la Grece, de la Grece sur l'Italie, de l'Italie sur la Gaule. De
la, a l'epoque actuelle, le droit de l'Angleterre sur l'Asie, et de
la France sur l'Afrique; a la condition pourtant de ne pas faire
civiliser les loups par les tigres; a la condition que l'Angleterre
n'ait pas Clyde et que la France n'ait pas Pelissier.

Decouvrir une ile ne donne pas le droit de la martyriser; c'est
l'histoire de Cuba; il ne faut pas partir de Christophe Colomb pour
aboutir a Chacon.

Que la civilisation implique la colonisation, que la colonisation
implique la tutelle, soit; mais la colonisation n'est pas l'exploitation;
mais la tutelle n'est pas l'esclavage.

La tutelle cesse de plein droit a la majorite du mineur, que le mineur
soit un enfant ou qu'il soit un peuple. Toute tutelle prolongee au
dela de la minorite est une usurpation; l'usurpation qui se fait
accepter par habitude ou tolerance est un abus; l'usurpation qui
s'impose par la force est un crime.

Ce crime, partout ou je le vois, je le denonce.

Cuba est majeure.

Cuba n'appartient qu'a Cuba.

Cuba, a cette heure, subit un affreux et inexprimable supplice. Elle
est traquee et battue dans ses forets, dans ses vallees, dans ses
montagnes. Elle a toutes les angoisses de l'esclave evade.

Cuba lutte, effaree, superbe et sanglante, contre toutes les ferocites
de l'oppression. Vaincra-t-elle? oui. En attendant, elle saigne
et souffre. Et, comme si l'ironie devait toujours etre melee aux
tortures, il semble qu'on entrevoit on ne sait quelle raillerie dans
ce sort feroce qui, dans la serie de ses gouverneurs differents, lui
donne toujours le meme bourreau, sans presque prendre la peine de
changer le nom, et qui, apres Chacon, lui envoie Concha, comme un
saltimbanque qui retourne son habit.

Le sang coule de Porto-Principe a Santiago; le sang coule aux
montagnes de Cuivre, aux monts Carcacunas, aux monts Guajavos; le sang
rougit tous les fleuves, et Canto, et Ay la Chica; Cuba appelle au
secours.

Ce supplice de Cuba, c'est a l'Espagne que je le denonce, car
l'Espagne est genereuse. Ce n'est pas le peuple espagnol qui est
coupable, c'est le gouvernement. Le peuple d'Espagne est magnanime et
bon. Otez de son histoire le pretre et le roi, le peuple d'Espagne
n'a fait que du bien. Il a colonise, mais comme le Nil deborde, en
fecondant.

Le jour ou il sera le maitre, il reprendra Gibraltar et rendra Cuba.

Quand il s'agit d'esclaves, on s'augmente de ce qu'on perd. Cuba
affranchie accroit l'Espagne, car croitre en gloire c'est croitre.
Le peuple espagnol aura cette ambition d'etre libre chez lui et grand
hors de chez lui.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House.



III

_LUCRECE BORGIA_


GEORGE SAND A VICTOR HUGO

Mon grand ami, je sors de la representation de _Lucrece Borgia_, le
coeur tout rempli d'emotion et de joie. J'ai encore dans la pensee
toutes ces scenes poignantes, tous ces mots charmants ou terribles, le
sourire amer d'Alfonse d'Este, l'arret effrayant de Gennaro, le cri
maternel de Lucrece; j'ai dans les oreilles les acclamations de cette
foule qui criait: "Vive Victor Hugo!" et qui vous appelait, helas!
comme si vous alliez venir, comme si vous pouviez l'entendre.

On ne peut pas dire, quand on parle d'une oeuvre consacree telle que
_Lucrece Borgia_: le drame a eu un immense succes; mais je dirai: vous
avez eu un magnifique triomphe. Vos amis du _Rappel_, qui sont mes
amis, me demandent si je veux etre la premiere a vous donner la
nouvelle de ce triomphe. Je le crois bien que je le veux! Que cette
lettre vous porte donc, cher absent, l'echo de cette belle soiree.

Cette soiree m'en a rappele une autre, non moins belle. Vous ne
savez pas que j'assistais a la premiere representation de _Lucrece
Borgia_,--il y a aujourd'hui, me dit-on, trente-sept ans, jour pour
jour.

Je me souviens que j'etais au balcon, et le hasard m'avait placee a
cote de Bocage que je voyais ce jour-la pour la premiere fois. Nous
etions, lui et moi, des etrangers l'un pour l'autre; l'enthousiasme
commun nous fit amis. Nous applaudissions ensemble; nous disions
ensemble: Est-ce beau! Dans les entr'actes, nous ne pouvions
nous empecher de nous parler, de nous extasier, de nous rappeler
reciproquement tel passage ou telle scene.

Il y avait alors dans les esprits une conviction et une passion
litteraires qui tout de suite vous donnaient la meme ame et creaient
comme une fraternite de l'art. A la fin du drame, quand le rideau se
baissa sur le cri tragique: "Je suis ta mere!" nos mains furent vite
l'une dans l'autre. Elles y sont restees jusqu'a la mort de ce grand
artiste, de ce cher ami.

J'ai revu aujourd'hui _Lucrece Borgia_ telle que je l'ai vue alors.
Le drame n'a pas vieilli d'un jour; il n'a pas un pli, pas une ride.
Cette belle forme, aussi nette et aussi ferme que du marbre de Paros,
est restee absolument intacte et pure.

Et puis, vous avez touche la, vous avez exprime la avec votre
incomparable magie le sentiment qui nous prend le plus aux entrailles;
vous avez incarne et realise "la mere". C'est eternel comme le coeur.

_Lucrece Borgia_ est peut-etre, dans tout votre theatre, l'oeuvre la
plus puissante et la plus haute. Si _Ruy Blas_ est par excellence
le drame heureux et brillant, l'idee de _Lucrece Borgia_ est plus
pathetique, plus saisissante et plus profondement humaine.

Ce que j'admire surtout, c'est la simplicite hardie qui sur les
robustes assises de trois situations capitales a bati ce grand drame.
Le theatre antique procedait avec cette largeur calme et forte.

Trois actes, trois scenes, suffisent a poser, a nouer et a denouer
cette etonnante action:

La mere insultee en presence du fils;

Le fils empoisonne par la mere;

La mere punie et tuee par le fils.

La superbe trilogie a du etre coulee d'un seul jet, comme un groupe de
bronze. Elle l'a ete, n'est-ce pas? Je crois meme me rappeler comment
elle l'a ete.

Je me rappelle dans quelles conditions et dans quelles circonstances
_Lucrece Borgia_ fut en quelque sorte improvisee, au commencement de
1833.

Le Theatre-Francais avait donne, a la fin de 1832, la premiere et
unique representation du _Roi s'amuse_. Cette representation avait ete
une rude bataille et s'etait continuee et achevee entre une tempete
de sifflets et une tempete de bravos. Aux representations suivantes,
qu'est-ce qui allait l'emporter, des bravos ou des sifflets? Grande
question, importante epreuve pour l'auteur....

Il n'y eut pas de representations suivantes.

Le lendemain de la premiere representation, le _Roi s'amuse_ etait
interdit "par ordre", et attend encore, je crois, sa seconde
representation. Il est vrai qu'on joue tous les jours _Rigoletto_.

Cette confiscation brutale portait au poete un prejudice immense. Il
dut y avoir la pour vous, mon ami, un cruel moment de douleur et de
colere.

Mais, dans ce meme temps, Harel, le directeur de la
Porte-Saint-Martin, vient vous demander un drame pour son theatre et
pour Mlle Georges. Seulement, ce drame, il le lui faut tout de
suite, et _Lucrece Borgia_ n'est construite que dans votre cerveau,
l'execution n'en est pas meme commencee.

N'importe! vous aussi, vous voulez tout de suite votre revanche. Vous
vous dites a vous-meme ce que vous avez dit depuis au public dans la
preface meme de _Lucrece Borgia_:

"Mettre au jour un nouveau drame, six semaines apres le drame
proscrit, ce sera encore une maniere de dire son fait au gouvernement.
Ce sera lui montrer qu'il perd sa peine. Ce sera lui prouver que l'art
et la liberte peuvent repousser en une nuit sous le pied maladroit qui
les ecrase."

Vous vous mettez aussitot a l'oeuvre. En six semaines, votre nouveau
drame est ecrit, appris, repete, loue. Et le 2 fevrier 1833, deux mois
apres la bataille du _Roi s'amuse_, la premiere representation de
_Lucrece Borgia_ est la plus eclatante victoire de votre carriere
dramatique.

Il est tout simple que cette oeuvre d'une seule venue soit solide,
indestructible et a jamais durable, et qu'on l'ait applaudie hier
comme on l'a applaudie il y a quarante ans, comme on l'applaudira dans
quarante ans encore, comme on l'applaudira toujours.

L'effet, tres grand des le premier acte, a grandi de scene en scene,
et a eu au dernier acte toute son explosion.

Chose etrange! ce dernier acte, on le connait, on le sait par coeur,
on attend l'entree des moines, on attend l'apparition de Lucrece
Borgia, on attend le coup de couteau de Gennaro.

Eh bien! on est pourtant saisi, terrifie, haletant, comme si on
ignorait tout ce qui va se passer; la premiere note du _De Profundis_
coupant la chanson a boire vous fait passer un frisson dans les
veines, on espere que Lucrece Borgia sera reconnue et pardonnee par
son fils, on espere que Gennaro ne tuera pas sa mere. Mais non, vous
ne le voudrez pas, maitre inflexible; il faut que le crime soit expie,
il faut que le parricide aveugle chatie et venge tous ces forfaits,
aveugles aussi peut-etre.

Le drame a ete admirablement monte et joue sur ce theatre ou il se
retrouvait chez lui.

Mme Laurent a ete vraiment superbe dans _Lucrece_. Je ne meconnais pas
les grandes qualites de beaute, de force et de race que possedait
Mlle Georges; mais j'avouerai que son talent ne m'emouvait que quand
j'etais emue par la situation meme. Il me semble que Marie Laurent me
ferait pleurer a elle seule. Elle a eu comme Mlle Georges, au premier
acte, son cri terrible de lionne blessee: "Assez! assez!" Mais au
dernier acte, quand elle se traine aux pieds de Gennaro, elle est si
humble, si tendre, si suppliante, elle a si peur, non d'etre tuee,
mais d'etre tuee par son fils, que tous les coeurs se fondent comme le
sien et avec le sien. On n'osait pas applaudir, on n'osait pas bouger,
on retenait son souffle. Et puis toute la salle s'est levee pour la
rappeler et pour l'acclamer en meme temps que vous.

Vous n'avez eu jamais un Alfonse d'Este aussi vrai et aussi beau que
Melingue. C'est un Bonington, ou, mieux, c'est un Titien vivant. On
n'est pas plus prince, et prince italien, prince du seizieme siecle.
Il est feroce et il est raffine. Il prepare, il compose et il savoure
sa vengeance en artiste, avec autant d'elegance que de cruaute. On
l'admire avec epouvante faisant griffe de velours comme un beau tigre
royal.

Taillade a bien la figure tragique et fatale de Gennaro. Il a trouve
de beaux accents d'aprete hautaine et farouche, dans la scene ou
Gennaro est executeur et juge.

Bresil, admirablement costume en faux hidalgo, a une grande allure
dans le personnage mephistophelique de Gubetta.

Les cinq jeunes seigneurs,--que des artistes de reelle valeur, Charles
Lemaitre en tete, ont tenu a honneur de jouer,--avaient l'air d'etre
descendus de quelque toile de Giorgione ou de Bonifazio.

La mise en scene est d'une exactitude, c'est-a-dire d'une richesse qui
fait revivre a souhait pour le plaisir des yeux toute cette splendide
Italie de la Renaissance. M. Raphael Felix vous a traite--bien plus
que royalement--artistement.

Mais--il ne m'en voudra pas de vous le dire--il y a quelqu'un qui vous
a fete encore mieux que lui, c'est le public, ou plutot le peuple.

Quelle ovation a votre nom et a votre oeuvre!

J'etais toute heureuse et fiere pour vous de cette juste et legitime
ovation. Vous la meritez cent fois, cher grand ami. Je n'entends pas
louer ici votre puissance et votre genie, mais on peut vous remercier
d'etre le bon ouvrier et l'infatigable travailleur que vous etes.

Quand on pense a ce que vous aviez fait deja en 1833! Vous aviez
renouvele l'ode; vous aviez, dans la preface de _Cromwell_, donne le
mot d'ordre a la revolution dramatique; vous aviez le premier revele
l'Orient dans les _Orientales_, le moyen age dans _Notre-Dame de
Paris_.

Et, depuis, que d'oeuvres et que de chefs-d'oeuvre! que d'idees
remuees, que de formes inventees! que de tentatives, d'audaces et de
decouvertes!

Et vous ne vous reposez pas! Vous saviez hier la-bas a Guernesey qu'on
reprenait _Lucrece Borgia_ a Paris, vous avez cause doucement et
paisiblement des chances de cette representation, puis a dix heures,
au moment ou toute la salle rappelait Melingue et Mme Laurent apres le
troisieme acte, vous vous endormiez afin de pouvoir vous lever selon
votre habitude a la premiere heure, et on me dit que dans le meme
instant ou j'acheve cette lettre, vous allumez votre lampe, et vous
vous remettez tranquille a votre oeuvre commencee.

GEORGE SAND.


VICTOR HUGO A GEORGE SAND

Hauteville-House, 8 fevrier 1870.

Grace a vous, j'ai assiste a cette representation. A travers votre
admirable style, j'ai tout vu: ce theatre, ce drame, l'eblouissement
du spectacle, cette salle eclatante, ces puissants et pathetiques
acteurs soulevant les fremissements de la foule, toutes ces tetes
attentives, ce peuple emu, et vous, la gloire, applaudissant.

Depuis vingt ans je suis en quarantaine. Les sauveurs de la propriete
ont confisque ma propriete. Le coup d'etat a sequestre mon repertoire.
Mes drames pestiferes sont au lazaret; le drapeau noir est sur moi. Il
y a trois ans, on a laisse sortir du bagne _Hernani_; mais on l'y a
fait rentrer le plus vite qu'on a pu, le public n'ayant pas montre
assez de haine pour ce brigand. Aujourd'hui c'est le tour de _Lucrece
Borgia_. La voila liberee. Mais elle est bien denoncee; elle est bien
suspecte de contagion. La laissera-t-on longtemps dehors?

Vous venez de lui donner, vous, un _laisser-passer_ inviolable. Vous
etes la grande femme de ce siecle, une ame noble entre toutes, une
sorte de posterite vivante, et vous avez le droit de parler haut. Je
vous remercie.

Votre lettre magnifique a ete la bienvenue. Ma solitude est souvent
fort insultee; on dit de moi tout ce qu'on veut; je suis un homme
qui garde le silence. Se laisser calomnier est une force. J'ai cette
force. D'ailleurs il est tout simple que l'empire se defende par tous
les moyens. Il est ma cible, et je suis la sienne. De la, beaucoup de
projectiles contre moi, qui, vu la mer a traverser, ont, il est vrai,
la chance de tomber dans l'eau. Quels qu'ils soient, ils ne servent
qu'a constater mon insensibilite, l'outrage m'endurcit dans ma
certitude et dans ma volonte, je souris a l'injure; mais, devant la
sympathie, devant l'adhesion, devant l'amitie, devant la cordialite
male et tendre du peuple, devant l'applaudissement d'une ville comme
Paris, devant l'applaudissement d'une femme comme George Sand, moi
vieux bonhomme pensif, je sens mon coeur se fondre. C'est donc vrai
que je suis un peu aime!

En meme temps que _Lucrece Borgia_ sort de prison, mon fils Charles va
y rentrer. Telle est la vie. Acceptons-la.

Vous, de votre vie, eprouvee aussi par bien des douleurs, vous aurez
fait une lumiere. Vous aurez dans l'avenir l'aureole auguste de la
femme qui a protege la Femme. Votre admirable oeuvre tout entiere est
un combat; et ce qui est combat dans le present est victoire dans
l'avenir. Qui est avec le progres est avec la certitude. Ce qui
attendrit lorsqu'on vous lit, c'est la sublimite de votre coeur. Vous
le depensez tout entier en pensee, en philosophie, en sagesse, en
raison, en enthousiasme. Aussi quel puissant ecrivain vous etes! Je
vais bientot avoir une joie, car vous allez avoir un succes. Je sais
qu'on repete une piece de vous.

Je suis heureux toutes les fois que j'echange une parole avec vous; ma
reverie a besoin de ces eclats de lumiere que vous m'envoyez, et je
vous rends grace de vous tourner de temps en temps vers moi du haut de
cette cime ou vous etes, grand esprit.

Mon illustre amie, je suis a vos pieds.

VICTOR HUGO.



IV

WASHINGTON


On lit dans le _Courrier de l'Europe_ du 12 mars 1870:

"Des citoyens des Etats-Unis se sont reunis au Langham Hotel pour la
commemoration du jour de naissance de Washington. Parmi les toasts
nombreux qui ont ete portes, se trouvait le suivant:

"A Victor Hugo, l'ami de l'Amerique et le regenerateur predestine du
vieux monde!"

"Les citoyens chargerent le colonel Berton, president du banquet, de
transmettre a l'exile de Guernesey le toast des citoyens d'Amerique."

Victor Hugo s'est empresse de repondre:

Hauteville-House, 27 fevrier 1870.

Monsieur,

Je suis profondement touche du noble toast que vous m'avez transmis.
Je vous remercie, vous et vos honorables amis. Oui! a cote des
Etats-Unis d'Amerique, nous devons avoir les Etats-Unis d'Europe; les
deux mondes devraient faire une seule Republique. Ce jour viendra,
et alors la paix des peuples sera fondee sur cette base, la seule
fondation solide, la liberte des hommes.

Je suis un homme qui veut le droit. Rien de plus. Votre confiance
m'honore et me touche; je serre vos mains cordiales.

VICTOR HUGO.



V

HENNETT DE KESLER


L'annee 1870 s'ouvrit pour Victor Hugo par la mort d'un ami. Il avait
recueilli chez lui, depuis plusieurs annees, un vaillant vaincu de
decembre, Hennett de Kesler. Kesler et Victor Hugo avaient echange
leur premier serrement de main le 3 decembre au matin, rue
Sainte-Marguerite, a quelques pas de la barricade Baudin, qui venait
d'etre enlevee au moment meme ou Victor Hugo y arrivait. Cette
fraternite commencee dans les barricades s'etait continuee dans
l'exil.

Kesler, devore par la nostalgie, mais inebranlable, mourut le 6
avril 1870. Sa tombe est au cimetiere du Foulon, pres de la ville de
Saint-Pierre. C'est une pierre avec cette inscription

    A KESLER.

et au bas on peut lire:

    _Son compagnon d'exil_,

    _Victor Hugo_.

Le 7 avril, Victor Hugo prononca sur la fosse de Kesler les paroles
que voici:

Le lendemain du guet-apens de 1851, le 3 decembre, au point du jour,
une barricade se dressa dans le faubourg Saint-Antoine, barricade
memorable ou tomba un representant du peuple. Cette barricade, les
soldats crurent la renverser, le coup d'etat crut la detruire; le coup
d'etat et ses soldats se trompaient. Demolie a Paris, elle fut refaite
par l'exil.

La barricade Baudin reparut immediatement, non plus en France, mais
hors de France; elle reparut, batie, non plus avec des paves, mais
avec des principes; de materielle qu'elle etait, elle devint ideale,
c'est-a-dire terrible; les proscrits la construisirent, cette
barricade altiere, avec les debris de la justice et de la liberte.
Toute la ruine du droit y fut employee, ce qui la fit superbe et
auguste. Depuis, elle est la, en face de l'empire; elle lui barre
l'avenir, elle lui supprime l'horizon. Elle est haute comme la verite,
solide comme l'honneur, mitraillee comme la raison; et l'on continue
d'y mourir. Apres Baudin,--car, oui, c'est la meme barricade!--Pauline
Roland y est morte, Ribeyrolles y est mort, Charras y est mort, Xavier
Durieu y est mort, Kesler vient d'y mourir.

Si l'on veut distinguer entre les deux barricades, celle du faubourg
Saint-Antoine et celle de l'exil, Kesler en etait le trait d'union,
car, ainsi que plusieurs autres proscrits, il etait des deux.

Laissez-moi glorifier cet ecrivain de talent et ce vaillant homme. Il
avait toutes les formes du courage, depuis le vif courage du combat
jusqu'au lent courage de l'epreuve, depuis la bravoure qui affronte
la mitraille jusqu'a l'heroisme qui accepte la nostalgie. C'etait un
combattant et un patient.

Comme beaucoup d'hommes de ce siecle, comme moi qui parle en ce
moment, il avait ete royaliste et catholique. Nul n'est responsable
de son commencement. L'erreur du commencement rend plus meritoire la
verite de la fin.

Kesler avait ete victime, lui aussi, de cet abominable enseignement
qui est une sorte de piege tendu a l'enfance, qui cache l'histoire aux
jeunes intelligences, qui falsifie les faits et fausse les esprits.
Resultat: les generations aveuglees. Vienne un despote, il pourra tout
escamoter aux nations ignorantes, tout jusqu'a leur consentement; il
pourra leur frelater meme le suffrage universel. Et alors on voit
ce phenomene, un peuple gouverne par extorsion de signature. Cela
s'appelle un plebiscite.

Kesler avait, comme plusieurs de nous, refait son education; il avait
rejete les prejuges suces avec le lait; il avait depouille, non le
vieil homme, mais le vieil enfant; pas a pas, il etait sorti des idees
fausses et entre dans les idees vraies; et muri, grandi, averti par
la realite, rectifie par la logique, de royaliste il etait devenu
republicain. Une fois qu'il eut vu la verite, il s'y devoua. Pas de
devouement plus profond et plus tenace que le sien. Quoique atteint du
mal du pays, il a refuse l'amnistie. Il a affirme sa foi par sa mort.

Il a voulu protester jusqu'au bout. Il est reste exile par adoration
pour la patrie. L'amoindrissement de la France lui serrait le coeur.
Il avait l'oeil fixe sur ce mensonge qui est l'empire; il s'indignait,
il fremissait de honte, il souffrait. Son exil et sa colere ont dure
dix-neuf ans. Le voila enfin endormi.

Endormi. Non. Je retire ce mot. La mort ne dort pas. La mort vit. La
mort est une realisation splendide. La mort touche a l'homme de deux
facons. Elle le glace, puis elle le ressuscite. Son souffle eteint,
oui, mais il rallume. Nous voyons les yeux qu'elle ferme, nous ne
voyons pas ceux qu'elle ouvre.

Adieu, mon vieux compagnon.--Tu vas donc vivre de la vraie vie! Tu
vas aller trouver la justice, la verite, la fraternite, l'harmonie et
l'amour dans la serenite immense. Te voila envole dans la clarte. Tu
vas connaitre le mystere profond de ces fleurs, de ces herbes que le
vent courbe, de ces vagues qu'on entend la-bas, de cette grande nature
qui accepte la tombe dans sa nuit et l'ame dans sa lumiere. Tu vas
vivre de la vie sacree et inextinguible des etoiles. Tu vas aller ou
sont les esprits lumineux qui ont eclaire et qui ont vecu, ou sont les
penseurs, les martyrs, les apotres, les prophetes, les precurseurs,
les liberateurs. Tu vas voir tous ces grands coeurs flamboyants dans
la forme radieuse que leur a donnee la mort. Ecoute, tu diras a
Jean-Jacques que la raison humaine est battue de verges; tu diras a
Beccaria que la loi en est venue a ce degre de honte qu'elle se cache
pour tuer; tu diras a Mirabeau que Quatrevingt-neuf est lie au pilori;
tu diras a Danton que le territoire est envahi par une horde pire que
l'etranger; tu diras a Saint-Just que le peuple n'a pas le droit de
parler; tu diras a Marceau que l'armee n'a pas le droit de penser;
tu diras a Robespierre que la Republique est poignardee; tu diras a
Camille Desmoulins que la justice est morte; et tu leur diras a tous
que tout est bien, et qu'en France une intrepide legion combat plus
ardemment que jamais, et que, hors de France, nous, les sacrifies
volontaires, nous, la poignee des proscrits survivants, nous tenons
toujours, et que nous sommes la, resolus a ne jamais nous rendre,
debout sur cette grande breche qu'on appelle l'exil, avec nos
convictions et avec leurs fantomes!



VI

AUX MARINS DE LA MANCHE


J'ai recu, des mains de l'honorable capitaine Harvey, la lettre
collective que vous m'adressez; vous me remerciez d'avoir dedie,
d'avoir donne a cette mer de la Manche, un livre. [Note: _Les
Travailleurs de la mer_.] O vaillants hommes, vous faites plus que de
lui donner un livre, vous lui donnez votre vie.

Vous lui donnez vos jours, vos nuits, vos fatigues, vos insomnies,
vos courages; vous lui donnez vos bras, vos coeurs, les pleurs de vos
femmes qui tremblent pendant que vous luttez, l'adieu des enfants, des
fiancees, des vieux parents, les fumees de vos hameaux envolees dans
le vent; la mer, c'est le grand danger, c'est le grand labeur, c'est
la grande urgence; vous lui donnez tout; vous acceptez d'elle cette
poignante angoisse, l'effacement des cotes; chaque fois qu'on part,
question lugubre, reverra-t-on ceux qu'on aime? La rive s'en va comme
un decor de theatre qu'une main emporte. Perdre terre, quel mot
saisissant! on est comme hors des vivants. Et vous vous devouez,
hommes intrepides. Je vois parmi vos signatures les noms de ceux qui,
dernierement, a Dungeness, ont ete de si heroiques sauveteurs [note:
Aldridge et Windham.]. Rien ne vous lasse. Vous rentrez au port, et
vous repartez.

Votre existence est un continuel defi a l'ecueil, au hasard, a la
saison, aux precipices de l'eau, aux pieges du vent. Vous vous en
allez tranquilles dans la formidable vision de la mer; vous vous
laissez echeveler par la tempete; vous etes les grands opiniatres du
recommencement perpetuel; vous etes les rudes laboureurs du sillon
bouleverse; la, nulle part la limite et partout l'aventure; vous allez
dans cet infini braver cet inconnu; ce desert de tumulte et de bruit
ne vous fait pas peur; vous avez la vertu superbe de vivre seuls avec
l'ocean dans la rondeur sinistre de l'horizon; l'ocean est inepuisable
et vous etes mortels, mais vous ne le redoutez pas; vous n'aurez pas
son dernier ouragan et il aura votre dernier souffle. De la votre
fierte, je la comprends. Vos habitudes de temerite ont commence des
l'enfance, quand vous couriez tout nus sur les greves; meles aux
vastes plis des marees montantes et brunis par le hale, grandis par
la rafale, vieillis dans les orages, vous ne craignez pas l'ocean, et
vous avez droit a sa familiarite farouche, ayant joue tout petits avec
son enormite.

Vous me connaissez peu. Je suis pour vous une silhouette de l'abime
debout au loin sur un rocher. Vous apercevez par instants dans la
brume cette ombre, et vous passez. Pourtant, a travers vos fracas de
houles et de bourrasques, l'espece de vague rumeur que peut faire un
livre est venue jusqu'a vous. Vous vous tournez vers moi entre deux
tempetes et vous me remerciez.

Je vous salue.

Je vais vous dire ce que je suis. Je suis un de vous. Je suis
un matelot, je suis un combattant du gouffre. J'ai sur moi un
dechainement d'aquilons. Je ruisselle et je grelotte, mais je souris,
et quelquefois comme vous je chante. Un chant amer. Je suis un guide
echoue, qui ne s'est pas trompe, mais qui a sombre, a qui la boussole
donne raison et a qui l'ouragan donne tort, qui a en lui la quantite
de certitude que produit la catastrophe traversee, et qui a droit de
parler aux pilotes avec l'autorite du naufrage. Je suis dans la nuit,
et j'attends avec calme l'espece de jour qui viendra, sans trop y
compter pourtant, car si Apres-demain est sur, Demain ne l'est pas;
les realisations immediates sont rares, et, comme vous, j'ai plus
d'une fois, sans confiance, vu poindre la sinistre aurore. En
attendant, je suis comme vous dans la tourmente, dans la nuee, dans
le tonnerre; j'ai autour de moi un perpetuel tremblement d'horizon,
j'assiste au va-et-vient de ce flot qu'on appelle le fait; en proie
aux evenements comme vous aux vents, je constate leur demence
apparente et leur logique profonde; je sens que la tempete est une
volonte, et que ma conscience en est une autre, et qu'au fond elles
sont d'accord; et je persiste, et je resiste, et je tiens tete aux
despotes comme vous aux cyclones, et je laisse hurler autour de moi
toutes les meutes du cloaque et tous les chiens de l'ombre, et je fais
mon devoir, pas plus emu de la haine que vous de l'ecume.

Je ne vois pas l'etoile, mais je sais qu'elle me regarde, et cela me
suffit.

Voila ce que je suis. Aimez-moi.

Continuons. Faisons notre tache; vous de votre cote, moi du mien; vous
parmi les flots, moi parmi les hommes. Travaillons aux sauvetages.
Oui, accomplissons notre fonction qui est une tutelle; veillons et
surveillons, ne laissons se perdre aucun signal de detresse, tendons
la main a tous ceux qui s'enfoncent, soyons les vigies du sombre
espace, ne permettons pas que ce qui doit disparaitre revienne,
regardons fuir dans les tenebres, vous le vaisseau-fantome, moi
le passe. Prouvons que le chaos est navigable. Les surfaces sont
diverses, et les agitations sont innombrables, mais il n'y a qu'un
fond, qui est Dieu. Ce fond, je le touche, moi qui vous parle. Il
s'appelle la verite et la justice. Qui tombe pour le droit tombe dans
le vrai. Ayons cette securite. Vous suivez la boussole, je suis la
conscience. O intrepides lutteurs, mes freres, ayons foi, vous dans
l'onde, moi dans la destinee. Ou sera la certitude si ce n'est dans
cette mobilite soumise au niveau? Votre devoir est identique au mien.
Combattons, recommencons, perseverons, avec cette pensee que la haute
mer se prolonge au dela de la vue humaine, que, meme hors de la vie,
l'immense navigation continue, et qu'un jour nous constaterons la
ressemblance de l'ocean ou sont les vagues avec la tombe ou sont les
ames. Une vague qui pense, c'est l'ame humaine.

VICTOR HUGO.



VII

LES SAUVETEURS


Hauteville-House, 14 avril 1870.

Messieurs les connetables de Saint-Pierre-Port,

En ce moment de naufrages et de sinistres, il faut encourager les
sauveteurs. Chacun, dans la mesure de ce qu'il peut, doit les honorer
et les remercier. Dans les ports de mer, le sauvetage est toujours a
l'ordre du jour.

J'ai en ma possession une bouee et une ceinture de sauvetage modeles,
executees specialement pour moi par l'excellent fabricant Dixon, de
Sunderland. M'en servir pour moi-meme, cela peut se faire attendre;
il me semble meilleur d'en user des aujourd'hui, en offrant, comme
publique marque d'estime, ces engins de conservation de la vie
humaine a l'homme de cette ile auquel on doit le plus grand nombre de
sauvetages.

Vous etes necessairement mieux renseignes que moi. Veuillez me le
designer. J'aurai l'honneur de vous remettre immediatement la ceinture
et la bouee pour lui etre transmises.

Recevez l'assurance de ma cordialite,

VICTOR HUGO.

A la suite de cette lettre, le capitaine Abraham Martin, maitre
du port, a ete designe comme ayant opere dans sa vie environ
quarante-cinq sauvetages. C'est a lui qu'ont ete remis les engins de
sauvetage, sur lesquels M. Victor Hugo a ecrit de sa main:

_Donne comme publique marque d'estime au capitaine Abraham Martin_.



VIII

LE TRAVAIL EN AMERIQUE


Hauteville-House, 22 avril 1870.

Vous m'annoncez, general, une bonne nouvelle, la coalition des
travailleurs en Amerique; cela fera pendant a la coalition des rois
en France.

Les travailleurs sont une armee; a une armee il faut des chefs; vous
etes un des hommes designes comme guides par votre double instinct de
revolution et de civilisation.

Vous etes de ceux qui savent conseiller au peuple tout le possible,
sans sortir du juste et du vrai.

La liberte est un moyen en meme temps qu'un but, vous le comprenez.
Aussi les travailleurs vous ont-ils elu pour leur representant en
Amerique. Je vous felicite et les felicite.

Le travail est aujourd'hui le grand droit comme il est le grand
devoir.

L'avenir appartient desormais a deux hommes, l'homme qui pense et
l'homme qui travaille.

A vrai dire, ces deux hommes n'en font qu'un, car penser c'est
travailler.

Je suis de ceux qui ont fait des classes souffrantes la preoccupation
de leur vie. Le sort de l'ouvrier, partout, en Amerique comme
en Europe, fixe ma plus profonde attention et m'emeut jusqu'a
l'attendrissement. Il faut que les classes souffrantes deviennent les
classes heureuses, et que l'homme qui jusqu'a ce jour a travaille dans
les tenebres travaille desormais dans la lumiere.

J'aime l'Amerique comme une patrie. La grande republique de Washington
et de John Brown est une gloire de la civilisation. Qu'elle n'hesite
pas a prendre souverainement sa part du gouvernement du monde. Au
point de vue social, qu'elle emancipe les travailleurs; au point de
vue politique, qu'elle delivre Cuba.

L'Europe a les yeux fixes sur l'Amerique. Ce que l'Amerique fera
sera bien fait. L'Amerique a ce double bonheur d'etre libre comme
l'Angleterre et logique comme la France.

Nous l'applaudirons patriotiquement dans tous ses progres. Nous sommes
les concitoyens de toute nation qui est grande.

General, aidez les travailleurs dans leur coalition puissante et
sainte.

Je vous serre la main.

VICTOR HUGO.



IX

LE PLEBISCITE


Au printemps de 1870, Louis Bonaparte, sentant peut-etre on ne sait
quel ebranlement mysterieux, eprouva le besoin de se faire etayer par
le peuple. Il demanda a la nation de confirmer l'empire par un vote.
On consulta de France Victor Hugo, on lui demanda de dire quel devait
etre ce vote. Il repondit:

Non.

En trois lettres ce mot dit tout.

Ce qu'il contient remplirait un volume.

Depuis dix-neuf ans bientot, cette reponse se dresse devant l'empire.

Ce sphinx obscur sent que c'est la le mot de son enigme.

A tout ce que l'empire est, veut, reve, croit, peut et fait, Non
suffit.

Que pensez-vous de l'empire? Je le nie.

Non est un verdict.

Un des proscrits de decembre, dans un livre, publie hors de France en
1853, s'est qualifie "la bouche qui dit Non".

Non a ete la replique a ce qu'on appelle l'amnistie.

Non sera la replique a ce qu'on appelle le plebiscite.

Le plebiscite essaye d'operer un miracle: faire accepter l'empire a la
conscience humaine.

Rendre l'arsenic mangeable. Telle est la question.

L'empire a commence par ce mot: Proscription. Il voudrait bien finir
par celui-ci: Prescription. Ce n'est qu'une toute petite lettre a
changer. Rien de plus difficile.

S'improviser Cesar, transformer le serment en Rubicon et l'enjamber,
faire tomber au piege en une nuit tout le progres humain, empoigner
brusquement le peuple sous sa grande forme republique et le mettre a
Mazas, prendre un lion dans une souriciere, casser par guet-apens le
mandat des representants et l'epee des generaux, exiler la verite,
expulser l'honneur, ecrouer la loi, decreter d'arrestation la
revolution, bannir 89 et 92, chasser la France de France, sacrifier
sept cent mille hommes pour demolir la bicoque de Sebastopol,
s'associer a l'Angleterre pour donner a la Chine le spectacle de
l'Europe vandale, stupefier de notre barbarie les barbares, detruire
le palais d'Ete de compte a demi avec le fils de lord Elgin qui a
mutile le Parthenon, grandir l'Allemagne et diminuer la France par
Sadowa, prendre et lacher le Luxembourg, promettre Mexico a un
archiduc et lui donner Queretaro, apporter a l'Italie une delivrance
qui aboutit au concile, faire fusiller Garibaldi par des fusils
italiens a Aspromonte et par des fusils francais a Mentana, endetter
le budget de huit milliards, tenir en echec l'Espagne republicaine,
avoir une haute cour sourde aux coups de pistolet, tuer le respect des
juges par le respect des princes, faire aller et venir les armees,
ecraser les democraties, creuser des abimes, remuer des montagnes,
cela est aise. Mais mettre un _e_ a la place d'un _o_, c'est
impossible.

Le droit peut-il etre proscrit? Oui. Il l'est. Prescrit? Non.

Un succes comme le Deux-Decembre ressemble a un mort en ceci qu'il
tombe tout de suite en pourriture et en differe en cela qu'il ne tombe
jamais en oubli. La revendication contre de tels actes est de droit
eternel.

Ni limite legale, ni limite morale. Aucune decheance ne peut etre
opposee a l'honneur, a la justice et a la verite, le temps ne peut
rien sur ces choses. Un malfaiteur qui dure ne fait qu'ajouter au
crime de son origine le crime de sa duree.

Pour l'histoire, pas plus que pour la conscience humaine, Tibere ne
passe jamais a l'etat de "fait accompli".

Newton a calcule qu'une comete met cent mille ans a se refroidir; de
certains crimes enormes mettent plus de temps encore.

La voie de fait aujourd'hui regnante perd sa peine. Les plebiscites
n'y peuvent rien. Elle croit avoir le droit de regner; elle n'a pas le
droit.

C'est etrange, un plebiscite. C'est le coup d'etat qui se fait morceau
de papier. Apres la mitraille, le scrutin. Au canon raye succede
l'urne felee. Peuple, vote que tu n'existes pas. Et le peuple vote. Et
le maitre compte les voix. Il en a tout ce qu'il a voulu avoir; et il
met le peuple dans sa poche. Seulement il ne s'est pas apercu que ce
qu'il croit avoir saisi est insaisissable. Une nation, cela n'abdique
pas. Pourquoi? parce que cela se renouvelle. Le vote est toujours
a recommencer. Lui faire faire une alienation quelconque de
souverainete, extraire de la minute l'heredite, donner au suffrage
universel, borne a exprimer le present, l'ordre d'exprimer l'avenir,
est-ce que ce n'est pas nul de soi? C'est comme si l'on commandait a
Demain de s'appeler Aujourd'hui.

N'importe, on a vote. Et le maitre prend cela pour un consentement. Il
n'y a plus de peuple. Ces pratiques font rire les anglais. Subir
le coup d'etat! subir le plebiscite! comment une nation peut-elle
accepter de telles humiliations? L'Angleterre a en ce moment-ci le
bonheur de mepriser un peu la France. Alors meprisez l'ocean. Xerces
lui a donne le fouet.

On nous invite a voter sur ceci: le perfectionnement d'un crime.

L'empire, apres dix-neuf ans d'exercice, se croit tentant. Il nous
offre ses progres. Il nous offre le coup d'etat accommode au point
de vue democratique, la nuit de Decembre ajustee a l'inviolabilite
parlementaire, la tribune libre emboitee dans Cayenne, Mazas modifie
dans le sens de l'affranchissement, la violation de tous les droits
arrangee en gouvernement liberal.

Eh bien, non.

Nous sommes ingrats.

Nous, les citoyens de la republique assassinee, nous, les justiciers
pensifs, nous regardons avec l'intention d'en user, l'affaiblissement
d'autorite propre a la vieillesse d'une trahison. Nous attendons.

Et en attendant, devant le mecanisme dit plebiscite, nous haussons les
epaules.

A l'Europe sans desarmement, a la France, sans influence, a la Prusse
sans contre-poids, a la Russie sans frein, a l'Espagne sans point
d'appui, a la Grece sans la Crete, a l'Italie sans Rome, a Rome sans
les Romains, a la democratie sans le peuple, nous disons Non.

A la liberte poinconnee par le despotisme, a la prosperite derivant
d'une catastrophe, a la justice rendue au nom d'un accuse, a la
magistrature marquee des lettres L. N. B., a 89 vise par l'empire, au
14 Juillet complete par le 2 Decembre, a la loyaute juree par le faux
serment, au progres decrete par la retrogradation, a la solidite
promise par la ruine, a la lumiere octroyee par les tenebres, a
l'escopette qui est derriere le mendiant, au visage qui est derriere
le masque, au spectre qui est derriere le sourire, nous disons Non.

Du reste, si l'auteur du coup d'etat tient absolument a nous adresser
une question a nous, peuple, nous ne lui reconnaissons que le droit de
nous faire celle-ci:

"Dois-je quitter les Tuileries pour la Conciergerie et me mettre a la
disposition de la justice?

"NAPOLEON."

Oui.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 27 avril 1870.



X

LA GUERRE EN EUROPE


En juillet 1870, la guerre eclate. Le piege Hohenzollern est tendu par
la Prusse a la France, et la France y tombe. Victor Hugo croyait la
France armee, et, par consequent, d'avance il la croyait victorieuse.
Il deplorait pourtant cette guerre, et il songeait au sang qu'elle
allait repandre.

Il ecrivit aux femmes de Guernesey la lettre qu'on va lire et qui fut
reproduite par les journaux anglais comme adressee a toutes les femmes
d'Angleterre.

Pendant le siege de Paris, des ballots de charpie, expedies
d'Angleterre a Victor Hugo, furent partages par lui, comme il s'y
etait engage dans sa lettre, en deux parts egales, l'une pour les
blesses francais, l'autre pour les blesses allemands. M. de Flavigny,
president de la commission internationale, se chargea de transmettre
au quartier general de Versailles les ballots de charpie destines par
Victor Hugo aux ambulances allemandes.


AUX FEMMES DE GUERNESEY

Hauteville-House, 22 juillet 1870.

Mesdames,

Il a plu a quelques hommes de condamner a mort une partie du genre
humain, et une guerre a outrance se prepare. Cette guerre n'est ni
une guerre de liberte, ni une guerre de devoir, c'est une guerre
de caprice. Deux peuples vont s'entre-tuer pour le plaisir de deux
princes. Pendant que les penseurs perfectionnent la civilisation, les
rois perfectionnent la guerre. Celle-ci sera affreuse.

On annonce des chefs-d'oeuvre. Un fusil tuera douze hommes, un canon
en tuera mille. Ce qui va couler a flots dans le Rhin, ce n'est plus
l'eau pure et libre des grandes Alpes, c'est le sang des hommes.

Des meres, des soeurs, des filles, des femmes vont pleurer. Vous allez
toutes etre en deuil, celles-ci a cause de leur malheur, celles-la a
cause du malheur des autres.

Mesdames, quel carnage! quel choc de tous ces infortunes combattants!
Permettez-moi de vous adresser une priere. Puisque ces aveugles
oublient qu'ils sont freres, soyez leurs soeurs, venez-leur en aide,
faites de la charpie. Tout le vieux linge de nos maisons, qui ici
ne sert a rien, peut la-bas sauver la vie a des blesses. Toutes les
femmes de ce pays s'employant a cette oeuvre fraternelle, ce sera
beau; ce sera un grand exemple et un grand bienfait. Les hommes font
le mal, vous femmes, faites le remede; et puisque sur cette terre il y
a de mauvais anges, soyez les bons.

Si vous le voulez, et vous le voudrez, en peu de temps on peut avoir
une quantite considerable de charpie. Nous en ferons deux parts
egales, et nous enverrons l'une a la France et l'autre a la Prusse.

Je mets a vos pieds mon respect.

VICTOR HUGO.



NOTES


1853

CALOMNIES IMPERIALES


LETTRE DE CHARLES HUGO

La lettre qui suit, adressee aux journaux honnetes hors de France,
donne une idee des calomnies de la presse bonapartiste contre les
proscrits:

"Jersey, 2 juin 1853.

"Monsieur le redacteur,

"Le journal la _Patrie_ a publie l'article suivant, reproduit par les
journaux officiels des departements et que je lis dans l'_Union de la
Sarthe_, du 11 mai.

"Il vient de se passer a Jersey un fait qui merite d'etre rapporte a
titre d'enseignement. Un francais, interne dans l'ile, etant mort, M.
Victor Hugo a prononce sur sa tombe un discours qui a ete imprime dans
le journal du pays, et dans lequel il a represente la France comme
etant en ce moment couverte d'echafauds politiques. On nous ecrit que
ce mensonge grossier, d'apres lequel il n'y a plus a reclamer pour son
auteur que le sejour d'une maison d'alienes, a produit une si grande
indignation parmi les habitants de Jersey, toujours si calmes, qu'une
petition a ete redigee et couverte de signatures pour demander qu'on
interdise les manifestations de ce genre que font sans cesse les
refugies francais, et qui inspirent a la population entiere le plus
profond degout.

"CH. SCHILLER."

"Cet article contient deux allegations, l'une concernant le discours
de M. Victor Hugo, l'autre concernant l'effet qu'il aurait produit a
Jersey.

"Pour ce qui est du discours, la reponse est simple. Puisque ce
discours,--dans lequel M. Victor Hugo, au nom des proscrits de
Jersey, qui lui en avaient donne la mission, et avec l'adhesion de la
proscription republicaine tout entiere, a declare que les proscrits
republicains, fideles au grand precedent de Fevrier, abjuraient a
jamais, quel que fut l'avenir, toute idee d'echafauds politiques et de
represailles sanglantes,--puisque ce discours a cause, au dire de
la _Patrie_, une si _grande indignation_ a Jersey, il n'excitera
certainement pas moins d'indignation en France, et la _Patrie_ ne
saurait mieux faire que de le reproduire. Nous l'en defions.

"Je mets a la poste aujourd'hui meme, a l'adresse du redacteur de la
_Patrie_, un exemplaire du discours.

"Quant a l'effet produit a Jersey, pour toute reponse, je me borne
aux faits. Il y a quatre journaux a Jersey ecrits en francais. Ces
journaux sont: la _Chronique de Jersey_, l'_Impartial de Jersey_, le
_Constitutionnel_ (de Jersey), la _Patrie_ (de Jersey). Ces quatre
journaux ont tous publie textuellement le discours de mon pere et ont
constate le jour meme l'effet produit par ce discours. Je les cite:

"La _Chronique_ dit:

"Un puissant interet s'attachait a la ceremonie. On savait que M.
Victor Hugo devait prendre la parole en cette occasion, et chacun
voulait entendre cette grande et puissante voix. Aussi, longtemps
avant l'arrivee du convoi funebre, un grand concours de personnes,
venues de la ville a pied et en voitures, se pressait deja autour de
la tombe. La procession, en entrant dans le cimetiere, a fait le tour
de la fosse creusee pour recevoir la depouille du defunt, et le
corps ayant ete depose dans sa derniere demeure, tout le monde s'est
decouvert, et c'est au milieu du silence le plus solennel que M. Hugo
a prononce, d'une voix fortement accentuee, l'admirable discours que
nous reproduisons ici:"

(Suit le discours.)

"Tous les proscrits ont repete ce cri; puis chacun d'eux est venu,
morne et silencieux, deposer une poignee de terre sur la biere de leur
defunt frere. Le discours prononce dans cette occasion fera epoque
dans les annales du petit cimetiere des Independants de la paroisse de
Saint-Jean. Le jour viendra ou l'on montrera aux etrangers l'endroit
ou Victor Hugo, le grand orateur, le grand poete, adressa a ses
freres exiles les nobles et touchantes paroles qui vont avoir un
retentissement universel et seront soigneusement recueillies par
l'histoire."

"Le _Constitutionnel_ (de Jersey), apres avoir reproduit le discours,
dit:

"Un grand nombre de jersiais, venus au cimetiere de Saint-Jean, ont
ete heureux d'entendre un pareil langage dans la bouche de notre hote
illustre."

"La _Patrie_ (de Jersey) fait preceder le discours des lignes que
voici:

"Le convoi s'est achemine vers Saint-Jean, dans le plus grand ordre et
dans un silence religieux.

"La, en presence d'une foule nombreuse venue pour entendre sa parole,
M. Victor Hugo a prononce le beau discours que nous reproduisons."

"Enfin _l'Impartial_:

"Le cadavre, retire du corbillard, fut porte a bras sur le bord de la
fosse, et quand il y eut ete descendu et avant qu'on le couvrit
de terre, Victor Hugo, que chacun etait si impatient d'entendre,
prononca, au milieu du plus religieux silence et de plus de quatre
cents auditeurs, de cette voix male avec laquelle il defendait la
republique, avec cet accent irresistible qui est le resultat de la
conviction, de la foi dans ses opinions, Victor Hugo, disons-nous,
prononca le discours suivant, dont la gravite s'augmentait encore du
lieu ou il etait prononce et des circonstances. Aussi fut-il ecoute
avec une avidite que nous ne saurions depeindre et qui ne peut etre
comparee qu'a la vive impression qu'il produisit."

"Ce dernier journal, _l'Impartial de Jersey_, se faisait du reste une
idee assez juste de la bonne foi d'une certaine espece de journaux
en France; seulement, dans cette occasion, il attribuait a tort au
_Constitutionnel_ une idee qui ne devait venir qu'a la _Patrie_. Voici
ce que disait, en publiant le discours de mon pere et en rendant
compte de l'effet produit, l'_Impartial_:

"Le veridique _Constitutionnel_ de Paris nous dira sans doute, dans
quelques jours, combien il aura fallu employer de sergents de ville et
de gendarmes pour maintenir le bon ordre, durant les funerailles de
Jean Bousquet, le second proscrit du 2 decembre qui meurt depuis dix
jours; il nous racontera, bien certainement, avec sa franchise et
sa loyaute habituelles, combien les autorites auront ete obligees
d'appeler de bataillons pour reprimer l'emeute excitee par les
chaleureuses paroles du grand orateur, par cette voix si puissante et
si emouvante."

"Je pourrais, monsieur le redacteur, borner la cette reponse;
permettez-moi pourtant d'ajouter encore, non une reflexion, mais
un fait. Le journal la _Patrie_, qui insulte aujourd'hui mon pere
proscrit, publia, il y a deux ans, au mois de juillet 1851, un article
injurieux contre l'_Evenement_. Nous fimes demander a la _Patrie_ ou
une retractation ou une reparation par les armes; la _Patrie_ prefera
une retractation. Elle s'executa en ces termes:

"En presence des explications echangees entre les temoins de M.
Charles Hugo et ceux de M. Mayer, M. Mayer declare retirer purement et
simplement son article."

"On remarquera que le redacteur de la _Patrie_, auteur de l'offense et
endosseur de la retractation, se nomme M. Mayer; il a fait plus tard
un acte de courage; il a publie, a Paris, en decembre 1851, l'ouvrage
intitule: HISTOIRE DU 2 DECEMBRE.

"En 1851, la _Patrie_ insultait, puis se retractait; nous etions
presents. Aujourd'hui, la _Patrie_ recommence ses insultes; nous
sommes absents.

"Vous voudrez sans doute, monsieur le redacteur, aider la proscription
a repousser la calomnie et preter votre publicite a cette lettre.

"Recevez, je vous prie, avec tous mes remerciments, l'assurance de ma
vive et fraternelle cordialite.

"CHARLES HUGO."



1854

AFFAIRE TAPNER


Nous extrayons de la _Nation_ du 8 fevrier ce qui suit:

"Nous revenons une derniere fois, pour le mouvement memorable qui l'a
precedee, sur l'execution de Tapner.

"Le 10 janvier, Victor Hugo adresse a la population de Guernesey
l'appel de la democratie. La parole chretienne du proscrit republicain
est entendue; elle retentit dans toutes les ames. Sept cents citoyens
anglais adressent a la reine une demande en grace en faveur du
condamne.

"Le 21, la _Chronique de Jersey_ annonce que le jeudi, 19, la
petition, prise en consideration par la cour, a ete renvoyee au
secretaire d'etat. Lord Palmerston avait accorde un sursis de huit
jours. Commencement de triomphe pour la democratie et esperance d'un
triomphe complet sur le bourreau, dans cette circonstance solennelle.

"Dans leur demande en grace, en reponse a l'appel de Victor Hugo,
les sept cents citoyens anglais proclamaient le principe de
_l'inviolabilite de la vie humaine. La peine de mort_, disaient-ils,
_doit etre abolie_.

"Le 28, le _Star_ de Guernesey nous apportait la sentence de Tapner,
disant que l'execution aurait lieu le 3 fevrier. Et le 3 fevrier
Tapner etait pendu (_le 10 fevrier, apres nouveau sursis_).

"La democratie avait compte sans l'ambassadeur de M. Bonaparte a
Londres.

"Cette lutte autour d'un gibet ne saurait etre oubliee dans les
annales du temps.

"Avec Tapner a Guernesey, c'est le monde paien qui nous semble monter
au gibet. La revolution prochaine a, par l'organe de Victor Hugo,
fait entendre a la societe nouvelle la voix de l'avenir et porte
la sentence de l'humanite contre les lois de sang de la societe
monarchique.

"Le bourreau anglais a eu une nouvelle tete d'homme, mais la
democratie a, du haut des rochers de l'exil, fletri le bourreau et
remporte sur lui une de ces victoires morales que ne balance pas la
tete d'un assassin.

"L'ambassadeur de l'empire a gagne la cause du gibet aupres de lord
Palmerston; mais le representant de la republique a gagne devant
l'Europe la cause de l'avenir.

"A qui l'honneur de la journee?

"A qui la responsabilite d'une nouvelle strangulation d'homme?

"Et qui des deux, devant le cadavre de Tapner, aura eu droit de
regarder l'autre en face, de Victor Hugo ou de M. Waleski, de la
democratie proscrite ou de l'empire debout, et assez puissant pour
attacher un cadavre humain en trophee au gibet de Guernesey?"

On lit dans l'_Homme_, du 15 fevrier:

"C'est assez l'habitude des gouvernements et des puissances de la
terre de repousser la priere des idees, ces grandes suppliantes. Tout
ce qui est autorite, pouvoir, etat, est en general fort avare soit de
libertes a fonder, soit de graces a repandre: la force est jalouse;
et quand elle n'egorge pas comme a Paris, de haute lutte, ou par
guet-apens, elle a, comme a Londres, ses petites fins de non-recevoir,
ses necessites politiques, ses justices legales.

"Il arrive parfois, pourtant, que cela coute cher, et que l'autorite
qui ne sait pas le pardon est cruellement chatiee, c'est lorsqu'un
grand esprit profondement humain veille derriere les echafauds,
derriere les gouvernements.

"Ainsi, l'homme qu'on vient de pendre a Guernesey, Victor Hugo l'avait
defendu vivant; il l'avait abrite, quand il etait deja dans le froid
de la mort, sous la pitie sainte; il avait jete, sur cette misere
souillee de crimes, la riche hermine de l'esperance et la grande
charte de l'inviolabilite qui permet l'expiation et le repentir. Mais
a Londres la puissance est restee sourde a cette voix, comme aux sept
cents echos qu'elle avait eveilles dans la petite ile emue, et l'on
a pendu Tapner, apres trois sursis qui, pour cet homme de la mort,
avaient ete trois renaissances, trois aurores! Eh bien, voila
maintenant qu'aussi tenace que la loi, l'esprit vengeur de la
philosophie revient, se penche sur le cadavre encore tout chaud, sonde
les plaies, raconte les luttes terribles de cette agonie desesperee,
ses bonds, ses gestes, ses convulsions supremes, ses regards presque
eteints a travers le sang, et les pities indignees de la foule et ses
anathemes!

"Qu'aura gagne la loi, qu'aura gagne le gouvernement, dites-le-nous,
qu'aura gagne _l'exemple_ a cette execution qui n'a pas ose affronter
la grande place, publique et libre, qui par ses details hideux
rappelle a tous les tragedies de l'abattoir, et qu'un formidable
requisitoire vient de denoncer au monde?

"Ces pages eloquentes, nous le savons, n'emporteront point la peine
de mort et ne rendront pas a la vie le condamne que la justice vient
d'abattre; mais le gibet de Guernesey sera vu de tous les points de la
terre; mais la conscience humaine, qu'avaient peut-etre endormie les
succes du crime, sera de nouveau remuee dans toutes ses profondeurs,
et tot ou tard, la corde de Tapner cassera, comme au siecle dernier se
brisa la roue, sous Calas.

"Quant a nous, gens de la religion nouvelle, quels que puissent etre
l'avenir et les destinees, nous sommes heureux et fiers que de tels
actes et de si grandes paroles sortent de nos rangs; c'est une
esperance, c'est une joie, c'est pour nous une consolation supreme,
puisque la patrie nous est fermee, de voir l'idee francaise rayonner
ainsi sur nos tentes de l'exil, l'idee de France n'est-ce pas encore
le soleil de France?

"Et voyez; pour que l'enseignement, sans doute, soit entier et
decisif, comme les roles s'eclairent! Liee par les textes, il faut le
reconnaitre, la justice condamne; souveraine et libre, la politique
maintient, elle assure son cours a la loi de sang; apotres de charite,
missionnaires de misericorde, les pretres de toutes les religions se
derobent, ils n'arrivent que pour l'agonie;--et qui vient a la grace?
L'opinion publique;--et qui la demande? Un proscrit. Honneur a lui!

"Ainsi, d'une part, les religions et les gouvernements; de l'autre,
les peuples et les idees; avec nous la vie, avec eux la mort.... Les
destins s'accompliront!

"CH. RIBEYROLLES."

On lit dans la _Nation_ du 12 avril 1854:

"L'affaire Tapner, dont le retentissement a ete si grand, vient
d'avoir en Amerique une consequence des plus frappantes et des plus
inattendues. Nous livrons le fait a la meditation des esprits serieux.

"Dans les premiers jours de fevrier dernier, un nomme Julien fut
condamne a mort a Quebec (Canada), pour assassinat sur la personne
d'un nomme Pierre Dion, son beau-pere. C'est en ce moment-la
precisement que les journaux d'Europe apporterent au Canada la lettre
adressee au peuple de Guernesey, par Victor Hugo, pour demander la
grace de Tapner.

"Le _Moniteur canadien_ du 16 fevrier, que nous avons sous les yeux,
publia l'adresse de Victor Hugo aux Guernesiais, et la fit suivre de
la reflexion qu'on va lire. Nous citons:

"Cette sublime refutation de la peine de mort ne vient-elle pas a
propos pour enseigner la conduite qu'on devrait tenir envers le
malheureux assassin de Pierre Dion?"

"Voici maintenant ce que, a quelques jours de distance, nous lisons
dans le _Pays_ de Montreal:

"La sentence de mort prononcee contre Julien, pour le meurtre de son
beau-pere, a Quebec, a ete commuee en une detention perpetuelle dans
le penitentiaire provincial."

"Et le journal canadien ajoute:

"Victor Hugo avait eleve sa voix eloquente, juste au moment ou la vie
et la mort de Julien etaient dans la balance.

"Tous ceux qui aiment et respectent l'humanite; tous ceux qui voient
l'expiation du crime, non dans un meurtre de sang-froid, mais dans
de longues heures de repentir accordees au coupable, ont appris avec
bonheur la nouvelle d'un evenement qui regle implicitement une haute
question de philosophie sociale.

"On peut dire qu'au Canada la peine de mort est, de fait, abolie."

"Sainte puissance de la pensee! elle va s'elargissant comme les
fleuves; filet d'eau a sa source, ocean a son embouchure; souffle a
deux pas, ouragan a deux mille lieues. La meme parole qui, partie
de Jersey, semble n'avoir pu ebranler le gibet de Guernesey, passe
l'Atlantique et deracine la peine de mort au Canada. Victor Hugo ne
peut rien en Europe pour Tapner qui agonise sous ses yeux, et il
sauve en Amerique Julien qu'il ne connait pas. La lettre ecrite pour
Guernesey arrive a son adresse a Quebec.

"Disons a l'honneur des magistrats du Canada que le procureur general,
qui avait condamne a mort Julien, s'est chaudement entremis pour que
la condamnation ne fut pas executee; et glorifions le digne gouverneur
du bas Canada, le general Rowan, qui a compris et consacre le progres.
Avec quel sentiment de devoir accompli et de responsabilite evitee il
doit lire en ce moment meme la lettre a lord Palmerston par laquelle
Victor Hugo a clos sa lutte au pied du gibet de Guernesey.

"Une chose plus grande encore que le fait lui-meme resulte pour
nous de ce que nous venons de raconter. A l'heure qu'il est, ce que
l'autorite et le despotisme etouffent sur un continent renait a
l'instant meme sur l'autre; et cette meme pulsation du grand coeur de
l'humanite qu'on comprimait a Guernesey, a son contre-coup au Canada.
Grace a la democratie, grace a la pensee, grace a la presse, le moment
approche ou le genre humain n'aura plus qu'une ame."


SAUVAGERIES DE LA GUERRE DE CRIMEE

Extrait d'une lettre du 16 septembre 1854:

"Un evenement tres extraordinaire qui merite une severe censure a eu
lieu hier vendredi. Signal fut fait du vaisseau _l'Empereur_ a tous
les navires d'envoyer leurs malades a bord du _Kanguroo_. Dans le
cours de la journee, ce dernier fut entoure par des centaines de
bateaux charges d'hommes malades et promptement rempli jusqu'a
suffocation (_speedily crowded to suffocation_). Avant la soiree il
contenait environ quinze cents invalides de tout rang souffrant a
bord. Le spectacle qui s'offrait etait epouvantable (_appalling_)
et les details en sont trop effrayants pour que j'y insiste. Quand
l'heure d'appareiller fut venue, _le Kanguroo_, en replique a l'ordre
de partir, hissa le signal: "C'est une tentative dangereuse." (_It
is a dangerous experiment._) _L'Empereur_ repondit par signal: "Que
voulez-vous dire?" _Le Kanguroo_ riposta: "Le navire ne peut pas
manoeuvrer." (_The ship is unmanageable._) Toute la journee, _le
Kanguroo_ resta a l'ancre avec ce signal: "Envoyez des bateaux au
secours." A la fin, des ordres furent donnes pour transporter une
partie de ce triste chargement sur d'autres navires partant aussi pour
Constantinople.

"Beaucoup de morts ont eu lieu a bord; il y a eu bien des scenes
dechirantes, mais, helas! il ne sert a rien de les decrire. Il est
evident, toutefois, que ni a bord ni a terre le service medical n'est
suffisant. J'ai vu, _de mes yeux_, des hommes mourir sur le rivage,
sur la ligne de marche et au bivouac, sans aucun secours medical;
et cela a la portee d'une flotte de cinq cents voiles, en vue des
quartiers generaux! Nous avons besoin d'un plus grand nombre de
chirurgiens, et sur la flotte et dans l'armee; souvent, trop souvent,
le secours medical fait entierement defaut, et il arrive frequemment
trop tard."

(_Times_ du samedi 30 septembre 1854.)

Extrait d'une lettre de Constantinople, du 28 septembre 1854:

"Il est impossible pour personne d'assister aux tristes scenes de ces
derniers jours, sans etre surpris et indigne de l'insuffisance de
notre service medical. La maniere dont nos blesses et nos malades sont
traites n'est digne que des sauvages de Dahomey. Les souffrances a
bord du _Vulcain_ ont ete cruelles. Il y avait la trois cents blesses
et cent soixante-dix choleriques, et tout ce monde etait assiste
par quatre chirurgiens! C'etait un spectacle effrayant. Les blesses
prenaient les chirurgiens par le pan de leur habit quand ceux-ci se
frayaient leur chemin a travers des monceaux de morts et de mourants;
mais les chirurgiens leur faisaient lacher prise! On devait s'attendre,
avec raison peut-etre, a ce que les officiers recevraient les premiers
soins et absorberaient sans doute a eux seuls l'assistance des quatre
hommes de l'art; c'etait donc necessairement se mettre en defaut que
d'embarquer des masses de blesses sans avoir personne pour leur donner
les secours de la chirurgie et pour suffire meme a leurs besoins les
plus pressants. Un grand nombre sont arrives a Scutari sans avoir ete
touches par le chirurgien, depuis qu'ils etaient tombes, frappes des
balles russes, sur les hauteurs de l'Alma. Leurs blessures etaient
tendues _(stiff)_ et leurs forces epuisees quand on les a hisses des
bateaux pour les transporter a l'hopital, ou heureusement ils ont pu
obtenir les secours de l'art.

"Mais toutes ces horreurs s'effacent, comparees a l'etat des
malheureux passagers du _Colombo_. Ce navire partit de la Crimee le
24 septembre. Les blesses avaient ete embarques deux jours avant de
mettre a la voile; et, quand on leva l'ancre, le bateau emportait
vingt-sept officiers blesses, quatre cent vingt-deux soldats blesses
et cent quatre prisonniers russes; en tout, cinq cent cinquante-trois
personnes. La moitie environ des blesses avaient ete panses avant
d'etre mis a bord. Pour subvenir aux besoins de cette masse de
douleurs, il y avait _quatre_ medecins dont le chirurgien du batiment,
deja suffisamment occupe a veiller sur un equipage qui donne presque
toujours des malades dans cette saison et dans ces parages. Le navire
etait litteralement couvert de _formes_ couchees a terre. Il etait
impossible de manoeuvrer. Les officiers ne pouvaient se baisser pour
trouver leurs sextants et le navire marchait a l'aventure. On est
reste douze heures de plus en mer a cause de cet empechement. Les plus
malades etaient mis sur la dunette et, au bout d'un jour ou de deux,
ils n'etaient plus qu'un tas de pourritures! Les coups de feu negliges
rendaient des vers qui couraient dans toutes les directions et
empoisonnaient la nourriture des malheureux passagers. La matiere
animale pourrie exhalait une odeur si nauseabonde que les officiers
et l'equipage manquaient de se trouver mal, et que le capitaine est
aujourd'hui malade de ces cinq jours de miseres. Tous les draps de
lit, au nombre de quinze cents, avaient ete jetes a la mer. Trente
hommes sont morts pendant la traversee. Les chirurgiens travaillaient
aussi fort que possible, mais ils pouvaient bien peu parmi tant de
malades; aussi beaucoup de ces malheureux ont passe pour la premiere
fois entre les mains du medecin a Scutari, six jours apres la
bataille!

"C'est une penible tache que de signaler les fautes et de parler de
l'insuffisance d'hommes qui font de leur mieux, mais une deplorable
negligence a eu lieu depuis l'arrivee du steamer. Quarante-six hommes
ont ete laisses a bord deux jours de plus, quand, avec quelque
surcroit d'efforts, on aurait pu les mettre en lieu sur a l'hopital.
Le navire est tout a fait infecte; un grand nombre d'hommes vont etre
immediatement employes a le nettoyer et a le fumiger, pour eviter
le danger du typhus qui se declare generalement dans de pareilles
conditions. Deux transports etaient remorques par _le Colombo_, et
leur etat etait presque aussi desastreux."

(_Times_, no. du vendredi 13 octobre 1854.)

"... Les turcs ont rendu de bons services dans les retranchements. Les
pauvres diables souffrent de la dyssenterie, des fievres, du typhus.
Leur service medical est nul, et nos chirurgiens n'ont pas le loisir
de s'occuper d'eux."

(_Times_, correspondance datee du 29 octobre 1854.)

Ce qui suit est extrait d'une correspondance adressee au _Morning
Herald_ et datee de Balaklava, 8 novembre 1854:

"Mais il est inutile d'insister sur ces details dechirants; qu'il
suffise de dire que parmi les carcasses d'environ deux cents chevaux
tues ou blesses, sont couches les cadavres de nos braves artilleurs
anglais et francais, tous plus ou moins horriblement mutiles.
Quelques-uns ont la tete detachee du cou, comme par une hache;
d'autres ont la jambe separee de la hanche, d'autres les bras
emportes; d'autres encore, frappes a la poitrine ou dans l'estomac,
ont ete litteralement broyes comme s'ils avaient ete ecrases par une
machine. Mais ce ne sont pas les allies seulement qui sont etendus
la; au contraire, il y a dix cadavres russes pour un des notres, avec
cette difference que les russes ont tous ete tues par la mousqueterie
avant que l'artillerie ait donne. Sur cette place l'ennemi a maintenu
constamment une pluie de bombes pendant toute la nuit, mais, les
bombes n'eclataient que sur des morts.

"En traversant la route qui mene a Sebastopol, entre des monceaux
de morts russes, on arrive a la place ou les gardes ont ete obliges
d'abandonner la defense du retranchement qui domine la vallee
d'Inkermann. La nos morts sont aussi nombreux que ceux de l'ennemi. En
travers du sentier, cote a cote, sont etendus cinq gardes qui ont ete
tues par le meme boulet en chargeant l'ennemi. Ils sont couches dans
la meme attitude, serrant leur mousquet de leurs mains crispees, ayant
tous sur le visage le meme froncement douloureux et terrible. Au dela
de ce groupe, les fantassins de la ligne et de la garde russe sont
couches epais comme des feuilles au milieu des cadavres.

"Sur la droite du retranchement est la route qui mene a la batterie
des Deux-Canons. Le sentier passe a travers un fourre epais, mais le
sentier est glissant de sang, et le fourre est couche contre terre et
encombre de morts. La scene vue de la batterie est terrible, terrible
au dela de toute description. Je me suis tenu sur le parapet vers
neuf heures du soir, et j'ai senti mon coeur s'enfoncer comme si
j'assistais a la scene meme du carnage. La lune etait a son plein et
eclairait toute chose presque comme de jour. En face de moi etait la
vallee d'Inkermann, avec la Tchernaya serpentant gracieusement, entre
les hauteurs, comme une bande d'argent. C'etait une vue splendide qui,
pour la variete et le pittoresque, pouvait lutter avec les plus belles
du monde. Pourtant je ne me rappellerai jamais la vallee d'Inkermann
qu'avec un sentiment de repulsion et d'horreur; car autour de la place
ou je regardais etaient couches plus de cinq mille cadavres. Beaucoup
de blesses aussi etaient la; et les lents et penibles gemissements de
leur agonie frappaient mon oreille avec une precision sinistre, et,
ce qui est plus douloureux encore, j'entendais les cris enroues et le
rale desespere de ceux qui se debattaient avant d'expirer.

"Les ambulances aussi vite qu'elles pouvaient venir, recevaient leur
charge de souffrants, et on employait jusqu'a des couvertures pour
transporter les blesses.

"En dehors de la batterie, les russes sont couches par deux ou
trois les uns sur les autres. En dedans, la place est litteralement
encombree des gardes russes, du 55e et du 20e regiment. Les belles et
hautes formes de nos pauvres compatriotes pouvaient etre distinguees
d'un coup d'oeil, quoique les grands habits gris taches de leur sang
fussent devenus semblables a l'exterieur. Les hommes sont couches
comme ils sont tombes, en tas; ici un des notres sur trois ou quatre
russes, la un russe sur trois ou quatre des notres. Quelques-uns s'en
sont alles avec le sourire aux levres et semblent comme endormis;
d'autres sont horriblement contractes; leurs yeux hors de tete et
leurs traits enfles annoncent qu'ils sont morts agonisants, mais
menacants jusqu'au bout. Quelques-uns reposent comme s'ils etaient
prepares pour l'ensevelissement et comme si la main d'un parent avait
arrange leurs membres mutiles, tandis que d'autres sont encore dans
des positions de combat, a moitie debout ou a demi agenouilles,
serrant leur arme ou dechirant une cartouche. Beaucoup sont etendus,
les mains levees vers le ciel, comme pour detourner un coup ou pour
proferer une priere, tandis que d'autres ont le froncement hostile
de la crainte ou de la haine, comme si vraiment ils etaient morts
desesperes. La clarte de la lune repandait sur ces formes une paleur
surnaturelle, et le vent froid et humide qui balayait les collines
agitait les branches d'arbres au-dessus de ces faces retournees, si
bien que l'ombre leur donnait une apparence horrible de vitalite; et
il semblait que les morts riaient et allaient parler. Ce n'etait pas
seulement une place qui semblait ainsi animee, c'etait tout le champ
de bataille.

"Le long de la colline, de petits groupes avec des brancards
cherchaient ceux qui vivaient encore; d'autres avec des lanternes
retournaient les morts pour decouvrir les officiers qu'on savait tues,
mais qu'on n'avait pas retrouves. La aussi il y avait des femmes
anglaises dont les maris ou les parents n'etaient pas revenus; elles
couraient partout avec des cris lamentables, tournant avidement le
visage de nos morts vers la clarte de la lune, desesperees, et bien
plus a plaindre que ceux qui etaient gisants."

(_Morning Herald_ du vendredi 24 novembre 1854.)

"... On entendait le choc des verres et le bruit des bouteilles
brisees. Ca et la, dans l'ombre, une bougie de cire jaune ou une
lanterne a la main, des femmes rodaient parmi les cadavres, regardant
l'une apres l'autre ces faces pales et cherchant celle-ci son fils,
celle-la son mari."

(_Napoleon le Petit_, p. 196.)



1860

ADRESSE DE L'ILE DE JERSEY A VICTOR HUGO


Monsieur,

Le comite des amis de la Sicile, devant convoquer une reunion publique
des habitants de Jersey le 13 juin 1860, a l'effet d'exprimer leur
sympathie pour le peuple sicilien, luttant les armes a la main pour
la liberte contre un despotisme execrable et execre, les soussignes
sollicitent respectueusement la faveur de votre presence et de votre
precieuse assistance a la manifestation projetee.

La cause de la Sicile se recommande a tous ceux qui meritent
veritablement le nom d'hommes, a tout homme estimant les institutions
libres, a tout ami de la liberte et du genre humain, et nous sommes
persuades qu'une cause si sainte a votre plus ardente sympathie. Vous
avez consacre votre genie a la liberte, a la justice, a l'humanite;
votre eloquente voix elevee a Jersey en faveur des siciliens honorera
notre petite ile et contribuera a exciter encore les sympathies de
l'Angleterre, de la France et de l'Europe entiere en faveur de ce
vaillant peuple luttant contre des forces grandement superieures pour
le bien le plus precieux de cette vie. Ce n'est pas aller trop loin
que d'affirmer que votre eloquence infusera une nouvelle force dans
le coeur des combattants de la liberte, victorieux mais fatigues, et
portera la terreur dans l'ame de leurs ennemis.

Oui, monsieur, vos fervents plaidoyers en faveur de la liberte et de
l'humanite, vos protestations contre la tyrannie et les cruautes,
feront echo dans le camp de Garibaldi et sonneront le glas du
desespoir aux oreilles de l'infame roi de Naples.

Nous sollicitons de nouveau votre cooperation, et, en vous exprimant
notre sincere respect et admiration, nous avons l'honneur d'etre, etc.

(_Suivent les signatures._)



1862

LE BANQUET DE BRUXELLES


Un des plus excellents ecrivains de la presse belge et francaise, M.
Gustave Frederix, a publie, en 1862, sur le banquet de Bruxelles, de
remarquables pages qui eurent alors un grand retentissement et
qui seront consultees un jour, car elles font partie a la fois de
l'histoire politique et de l'histoire litteraire de notre temps [note:
_Souvenir du banquet donne a Victor Hugo_. Bruxelles.]. Le banquet de
Bruxelles fut une memorable rencontre d'intelligences et de renommees
venues de tous les points du monde civilise pour protester autour
d'un proscrit contre l'empire. On trouve dans l'eloquent ecrit de M.
Gustave Frederix tous les details de cette manifestation eclatante. M.
Victor Hugo presidait le banquet, ayant a sa droite le bourgmestre de
Bruxelles et a sa gauche le president de la chambre des representants.
De grandes voix parlerent, Louis Blanc, Eugene Pelletan; puis, au nom
de la presse de tous les pays, d'eminents journalistes, M. Berardi
pour la Belgique, M. Nefftzer pour la France, M. Cuesta pour l'Espagne,
M. Ferrari pour l'Italie, M. Low pour l'Angleterre. Les honorables
editeurs des _Miserables_, MM. Lacroix et Verboeckhoven remercierent
l'auteur du livre au nom de la Librairie internationale. Champfleury
salua Victor Hugo au nom des prosateurs, et Theodore de Banville le
salua au nom des poetes. Jamais de plus nobles paroles ne furent
entendues. Cette fete fut grave et solennelle.

Dans ce temps-la, le bourgmestre de Bruxelles etait un honnete homme;
il s'appelait Fontainas. Ce fut lui qui porta le toast a Victor Hugo;
il le fit en ces termes:

"Il m'est agreable de vous souhaiter la bienvenue, a vous, messieurs,
qui visitez la Belgique, si energiquement devouee a sa nationalite, si
profondement heureuse des liberales institutions qui la gouvernent; a
vous, messieurs, dont le talent charme, console ou eleve nos esprits.
Mais, parmi tant de noms illustres, il en est un plus illustre encore;
j'ai nomme Victor Hugo, dont la gloire peut se passer de mes eloges.

"Je porte un toast au grand ecrivain, au grand poete, a Victor Hugo!"


Victor Hugo se leva, et repondit:

"Messieurs,

"Je porte la sante du bourgmestre de Bruxelles.

"Je n'avais jamais rencontre M. Fontainas; je le connais depuis
vingtquatre heures, et je l'aime. Pourquoi? regardez-le, et vous
comprendrez. Jamais plus franche nature ne s'est peinte sur un visage
plus cordial; son serrement de main dit toute son ame; sa parole est
de la sympathie. J'honore et je salue dans cet homme excellent et
charmant la noble ville qu'il represente.

"J'ai du bonheur, en verite, avec les bourgmestres de Bruxelles; il
semble que je sois destine a toujours les aimer. Il y a onze ans,
quand j'arrivai a Bruxelles, le 12 decembre 1851, la premiere visite
que je recus, fut celle du bourgmestre, M. Charles de Brouckere.
Celui-la aussi etait une haute et penetrante intelligence, un esprit
ferme et bon, un coeur genereux.

"J'habitais la Grand' Place, de Bruxelles, qui, soit dit en passant,
avec son magnifique hotel de ville encadre de maisons magnifiques,
est tout entiere un monument. Presque tous les jours, M. Charles de
Brouckere, en allant a l'hotel de ville, poussait ma porte et entrait.
Tout ce que je lui demandais pour mes vaillants compagnons d'exil
etait immediatement accorde. Il etait lui-meme un vaillant; il avait
combattu dans les barricades de Bruxelles. Il m'apportait de la
cordialite, de la fraternite, de la gaite, et, en presence des maux
de ma patrie, de la consolation. L'amertume de Dante etait de monter
l'escalier de l'etranger; la joie de Charles de Brouckere etait de
monter l'escalier du proscrit. C'etait la un homme brave, noble et
bon. Eh bien, le chaud et vif accueil de M. de Brouckere, je l'ai
retrouve dans M. Fontainas; meme grace, meme esprit, meme bienvenue
charmante, meme ouverture d'ame et de visage; les deux hommes sont
differents, les deux coeurs sont pareils. Tenez, je viens de faire
une promenade en Belgique; j'ai ete un peu partout, depuis les dunes
jusqu'aux Ardennes. Eh bien, partout, j'ai entendu parler de M.
Fontainas; j'ai rencontre partout son nom et son eloge; il est aime
dans le moindre village, comme dans la capitale; ce n'est pas la une
popularite de clocher, c'est une popularite de nation. Il semble
que ce bourgmestre de Bruxelles soit le bourgmestre de la Belgique.
Honneur a de tels magistrats! ils consolent des autres.

"Je bois a l'honorable M. Fontainas, bourgmestre de Bruxelles; et je
felicite cette illustre ville d'avoir a sa tete un de ces hommes en
qui se personnifient l'hospitalite et la liberte, l'hospitalite, qui
etait la vertu des peuples antiques, et la liberte, qui est la force
des peuples nouveaux."



1863

AUX MEMBRES DU MEETING DE JERSEY POUR LA POLOGNE


Hauteville-House, 27 mars 1863.

Messieurs,--je suis atteint en ce moment d'un acces d'une angine
chronique qui m'empeche de me rendre a votre invitation, dont je
ressens tout l'honneur. Croyez a mon regret profond.

La sympathie est une presence; je serai donc en esprit au milieu de
vous. Je m'associe du fond de l'ame a toutes vos genereuses pensees.

L'assassinat d'une nation est impossible. Le droit, c'est l'astre; il
s'eclipse, mais il reparait. La Hongrie le prouve, Venise le prouve,
la Pologne le prouve.

La Pologne, a l'heure ou nous sommes, est eclatante; elle n'est pas en
pleine vie, mais elle est en pleine gloire; toute sa lumiere lui est
revenue, la Pologne, accablee, sanglante et debout, eblouit le monde.

Les peuples vivent et les despotes meurent; c'est la loi d'en haut. Ne
nous lassons pas de la rappeler a ce coupable empereur qui pese en cet
instant sur deux nations, pour le malheur de l'une et pour la honte de
l'autre. La plus a plaindre des deux, ce n'est pas la Pologne qu'il
egorge, c'est la Russie qu'il deshonore. C'est degrader un peuple que
d'en faire le massacreur d'un autre peuple. Je souhaite a la Pologne
la resurrection a la liberte, et a la Russie la resurrection a
l'honneur.

Ces deux resurrections, je fais plus que les souhaiter, je les
attends.

Oui, le doute serait impie et presque complice, oui, la Pologne
triomphera. Sa mort definitive serait un peu notre mort a tous. La
Pologne fait partie du coeur de l'Europe. Le jour ou le dernier
battement de vie s'eteindrait en Pologne, la civilisation tout entiere
sentirait le froid du sepulcre.

Laissez-moi vous jeter de loin ce cri qui aura de l'echo dans vos
ames!--Vive la Pologne! Vive le droit! Vivent la liberte des hommes et
l'independance des peuples!

Permettez qu'a cette occasion, j'envoie tous mes voeux de bonheur a
l'ile de Jersey qui m'est bien chere et a votre excellente population,
et recevez, mes amis, mon salut cordial.

VICTOR HUGO.



1864

LE CENTENAIRE DE SHAKESPEARE


Louis Blanc avait fait part a Victor Hugo du desir qu'avait le Comite
du centenaire de Shakespeare de le compter parmi ses membres ainsi que
son fils Francois-Victor Hugo, le traducteur de Shakespeare.

Victor Hugo ecrivit a M. N.-Hepworth Dixon, secretaire du Comite de
Shakespeare a Londres:

"Hauteville-House, 20 janvier 1864.

"Monsieur,

"La lettre que vous a communiquee mon noble et cher ami M. Louis Blanc
est, je pense, la reponse que voici a une lettre de lui:

"Hauteville-House, 11 octobre 1863.

"Cher Louis Blanc,

"Pendant les mois de juin, de juillet et d'aout, les journaux ont
publie un certain nombre d'acceptations de personnes distinguees,
invitees a faire partie du Comite de Shakespeare. Mon fils, le
traducteur de Shakespeare, n'a pas ete invite. Il l'est aujourd'hui.
Je trouve que c'est trop tard.

"Dans cet espace de trois mois, je n'ai pas ete invite non plus, mais
peu importe. Il s'agit de mon fils, et c'est dans mon fils que je me
sens atteint. Quant a moi, je ne suis pas offense, ni offensable.

"Je ne serai point du Comite de Shakespeare, mais puisque dans
le Comite il y aura Louis Blanc, la France sera admirablement
representee.

"VICTOR HUGO."

"La courtoise lettre que vous m'ecrivez, monsieur, en date du 19
janvier 1864, au nom du Comite de Shakespeare, vient modifier
ma situation vis-a-vis du Comite, en me laissant pourtant un
regret,--regret, a la verite, qui n'est sensible que pour moi.

"Ce regret, permettez-moi de vous l'indiquer.

"Si le cordial appel que vous me faites l'honneur de m'adresser
aujourd'hui m'avait ete fait il y a six mois, comme aux diverses
personnes honorables dont vous citez les noms, j'aurais pu, a ce
moment-la, prevenu d'avance, disposer mes occupations de facon a
pouvoir prendre part aux seances du Comite; c'eut ete pour moi un
devoir et un bonheur; mais n'etant point convie a en faire partie,
je n'ai vu nulle difficulte a accepter, depuis cette epoque, des
propositions et des engagements qui maintenant absorbent tout
mon temps et me creent des obligations de travail imperieux. Ces
engagements, pris par suite du malentendu que vous voulez bien
m'expliquer, ne me laissent plus la liberte de sieger parmi vous, et,
par l'urgence des travaux qu'ils m'imposent, me priveront, selon
toute apparence, de l'honneur d'assister a Londres, a votre grandiose
solennite du 23 avril.

"C'est un inconvenient, facheux pour moi, mais pour moi seulement, je
le repete, et tres leger a tous les points de vue. Ma presence, comme
mon absence, est un fait indifferent.

"A cet inconvenient pres, qui est peu de chose, le malentendu, si
courtoisement explique dans votre lettre, est tout a fait reparable.
Le Comite de Shakespeare, dont vous etes l'organe, veut bien desirer
que mon nom soit inscrit sur son honorable liste, je m'empresse d'y
consentir, en regrettant de ne pouvoir completer cette cooperation
nominale par une cooperation effective. Quant a la fete illustre que
vous preparez a votre grand homme, je n'y pourrai assister que de
coeur, mais j'y serai present pourtant dans la personne de mon
fils Francois-Victor, heureux de prendre parmi vous, apres votre
explication excellente, la place glorieuse que vous lui offrez.

"Le jubile du 23 avril sera la vraie fete de l'Angleterre. Cette noble
Angleterre, representee par sa fiere et eloquente tribune, et par son
admirable presse libre et souveraine, a toutes les gloires qui font
les grands peuples dignes des grands poetes. L'Angleterre merite
Shakespeare.

"Veuillez, monsieur, communiquer cette lettre au Comite, et recevoir
l'assurance de mes sentiments tres distingues.

"VICTOR HUGO."



1865

LA PEINE DE MORT


Ce qui suit est extrait du _Courrier de l'Europe_:

"Les symptomes precurseurs de l'abolition de la peine de mort se
prononcent de plus en plus, et de tous les cotes a la fois. Les
executions elle-memes, en se multipliant, hatent la suppression
de l'echafaud par le soulevement de la conscience publique. Tout
recemment, M. Victor Hugo a recu, dans la meme semaine, a quelques
jours d'intervalle, deux lettres relatives a la peine de mort, venant
l'une d'Italie, l'autre d'Angleterre. La premiere, ecrite a Victor
Hugo par le comite central italien, etait signee "comte _Ferdinand
Trivulzio_, docteur _Georges de Giulini_, avocat _Jean Capretti_,
docteur _Albert Sarola_, docteur _Joseph Mussi_, conseiller
provincial, docteur _Frederic Bonola_." Cette lettre, datee de Milan,
1er fevrier, annoncait a Victor Hugo la convocation d'un grand meeting
populaire a Milan, pour l'abrogation de la peine capitale, et priait
l'exile de Guernesey d'envoyer, par telegramme, immediatement, au
peuple de Milan assemble; quelques paroles "destinees, nous citons la
lettre, a produire une commotion electrique dans toute l'Italie". Le
comite ignorait qu'il n'y a malheureusement point de fil telegraphique
a Guernesey. La deuxieme lettre, envoyee de Londres, emanee d'un
philanthrope anglais distingue, M. Lilly, contenait le detail du
proces d'un italien nomme Polioni, condamne au gibet pour un coup
de couteau donne dans une rixe de cabaret, et priait Victor Hugo
d'intervenir pour empecher l'execution de cet homme.

M. Victor Hugo a repondu au message venu d'Italie la lettre qu'on va
lire:

A MM. LES MEMBRES DU COMITE CENTRAL ITALIEN POUR L'ABOLITION DE LA
PEINE DE MORT

Hauteville-House, samedi 4 fevrier 1865.

Messieurs,--Il n'y a point de telegraphe electrique a Guernesey. Votre
lettre m'arrive aujourd'hui 4, et la poste ne repart que lundi 6. Mon
regret est profond de ne pouvoir repondre en temps utile a votre noble
et touchant appel. J'eusse ete heureux que mon applaudissement arrivat
au peuple de Milan faisant un grand acte.

L'inviolabilite de la vie humaine est le droit des droits. Tous les
principes decoulent de celui-la. Il est la racine, ils sont les
rameaux. L'echafaud est un crime permanent. C'est le plus insolent des
outrages a la dignite humaine, a la civilisation, au progres. Toutes
les fois que l'echafaud est dresse, nous recevons un soufflet. Ce
crime est commis en notre nom.

L'Italie a ete la mere des grands hommes, et elle est la mere des
grands exemples. Elle va, je n'en doute pas, abroger la peine de mort.
Votre commission, composee de tant d'hommes distingues et genereux,
reussira. Avant peu, nous verrons cet admirable spectacle: l'Italie,
avec l'echafaud de moins et Rome et Venise de plus.

Je serre vos mains dans les miennes, et je suis votre ami.

VICTOR HUGO.


A la lettre venue d'Angleterre, Victor Hugo a repondu:

A M. LILLY, 9, SAINT-PETER'S TERRACE, NOTTING-HILL, LONDRES.

Hauteville-House, 12 fevrier 1865.

Monsieur,--Vous me faites l'honneur de vous tourner vers moi, je vous
en remercie.

Un echafaud va se dresser; vous m'en avertissez. Vous me croyez la
puissance de renverser cet echafaud. Helas! je ne l'ai pas. Je n'ai
pu sauver Tapner, je ne pourrais sauver Polioni. A qui m'adresser? Au
gouvernement? au peuple? Pour le peuple anglais je suis un etranger,
et pour le gouvernement anglais un proscrit. Moins que rien, vous
le voyez. Je suis pour l'Angleterre une voix quelconque, importune
peut-etre, impuissante a coup sur. Je ne puis rien, monsieur; plaignez
Polioni et plaignez-moi.

En France, Polioni eut ete condamne, pour meurtre sans premeditation,
a une peine temporaire. La penalite anglaise manque de ce grand
correctif, _les circonstances attenuantes_.

Que l'Angleterre, dans sa fierte, y songe; a l'heure qu'il est,
sa legislation criminelle ne vaut pas la legislation criminelle
francaise, si imparfaite pourtant. De ce cote, l'Angleterre est en
retard sur la France. L'Angleterre veut-elle regagner en un instant
tout le terrain perdu, et laisser la France derriere elle? Elle le
peut. Elle n'a qu'a faire ce pas: _Abolir la peine de mort_.

Cette grande chose est digne de ce grand peuple. Je l'y convie.

La peine de mort vient d'etre abolie dans plusieurs republiques de
l'Amerique du Sud. Elle va l'etre, si elle ne l'est deja, en Italie,
en Portugal, en Suisse, en Roumanie, en Grece. La Belgique ne
tardera point a suivre ces beaux exemples. Il serait admirable que
l'Angleterre prit la meme initiative, et prouvat, par la suppression
de l'echafaud, que la nation de la liberte est aussi la nation de
l'humanite.

Il va sans dire, monsieur, que je vous laisse maitre de faire de cette
lettre l'usage que vous voudrez.

Recevez l'assurance de mes sentiments tres distingues.

VICTOR HUGO.

Apres avoir cite ces deux lettres, le _Courrier de l'Europe_ ajoute:

"Il y a vraiment quelque chose de touchant a voir les adversaires du
bourreau se tourner tous vers le rocher de Guernesey, pour demander
aide et assistance a celui dont la main puissante a deja ebranle
l'echafaud et finira par le renverser, "Le beau, serviteur du vrai"
est le plus grand des spectacles. Victor Hugo se faisant l'avocat de
Dieu pour revendiquer ses droits immuables--usurpes par la justice
humaine--sur la vie de l'homme, c'est naturel. Qui parlera au nom de
la divinite; si ce n'est le genie!"



1866

LES INSURRECTIONS ETOUFFEES


Hauteville-House, 18 novembre 1866.

J'ai ete bien sensible au genereux appel de l'honorable et eloquent
redacteur en chef du journal _l'Orient_. Malheureusement il est trop
tard. De toutes parts on annonce l'insurrection comme etouffee. Encore
un cercueil de peuple qui s'ouvre, helas! et qui se ferme.

Quant a moi, c'est la quatrieme fois qu'un appel de ce genre m'arrive
trop tard depuis deux ans. Les insurges de Haiti, de Roumanie et de
Sicile se sont adresses a moi, et toujours trop tard. Dieu sait si
je les eusse servis avec zele! Mais ne pourrait-on mieux s'entendre?
Pourquoi les hommes de mouvement ne previennent-ils pas les hommes de
progres? Pourquoi les combattants de l'epee ne se concertent-ils
pas avec les combattants de l'idee? C'est avant et non apres qu'il
faudrait reclamer notre concours. Averti a temps, j'ecrirais a propos,
et tous s'entr'aideraient pour le succes general de la revolution et
pour la delivrance universelle. Communiquez ceci a notre honorable
ami, et recevez mon hatif et cordial serrement de main.

VICTOR HUGO.


LE DINER DES ENFANTS PAUVRES

Pour faire tout a fait comprendre ce qu'on a pu lire dans ce livre
sur la petite institution du Diner des Enfants pauvres, il n'est pas
inutile de reproduire un des comptes rendus de la presse anglaise.

Voici la lettre de lady Thompson et l'article de _l'Express_ dont il
est question dans le discours de Victor Hugo:

"A VICTOR HUGO

35, Wimpole Street, London, 30 novembre 1866.

"Cher Monsieur,--Apres l'interet que vous avez pris au succes de nos
diners aux pauvres enfants, j'ai beaucoup de plaisir a vous envoyer le
compte rendu de l'annee passee. Notre plan marche toujours bien, et je
viens de recommencer pour l'annee qui vient. J'aime a croire que vous
vous portez bien, et que vous trouvez votre genereuse idee de plus en
plus repandue.

"Croyez a mon profond respect,

"KATE THOMPSON."

"Cette fondation des diners pour les enfants pauvres a ce rare merite
parmi les institutions d'assistance d'etre simple, directe, pratique,
aisement imitable, sans aucune pretention de secte ni de systeme. Il
ne faut pas oublier l'homme qui le premier a eu l'idee de ces diners
d'enfants indigents. L'Angleterre a du beaucoup dans les temps passes
aux exiles politiques francais. Cette "societe des diners d'enfants
pauvres" doit sa creation au coeur genereux du plus grand poete de
notre temps, a Victor Hugo, qui, depuis des annees, donne toutes les
semaines, dans sa maison de Guernesey, a ses propres frais, des diners
pour quarante pauvres enfants, dont il ne considere ni la nationalite,
ni la religion, mais seulement la misere. A Noel, Victor Hugo augmente
le nombre de ses petits convives et les pourvoit, non seulement de
quoi manger et boire, mais d'un choix de jolies etrennes pour egayer
et consoler leurs jeunes coeurs et leurs imaginations enfantines, sans
oublier de nourrir leurs bouches affamees et de couvrir leurs membres
grelottants. Une societe qui a ete formee a Londres d'apres l'exemple
de Victor Hugo, s'adresse a tous "ceux qui ont de la sympathie pour
les miseres des enfants en haillons et demi-morts de faim dans cette
vaste metropole".

"Le nombre des diners donnes en 1867, dans trente-sept salles a manger
speciales, a ete a peu pres de 85,000. Depuis ce temps, des dons
nouveaux ont ete faits representant 30,000 diners. La somme entiere
depensee alors a ete 1,146 livres, et le nombre entier des diners
115,000."

(_Express_ du 17 decembre 1866.)


LA NOEL A HAUTEVILLE-HOUSE

La page qui suit est extraite de la _Gazette de Guernesey_, en date du
29 decembre 1866:

"Jeudi dernier, une foule elegante et distinguee se pressait chez M.
Victor Hugo pour etre temoin de la distribution annuelle de vetements
et de jouets que M. Victor Hugo fait aux petits enfants pauvres qu'il
a pris sous ses soins. La fete se composait comme d'usage: 1r d'un
gouter de _sandwiches_, de gateaux, de fruits et de vin; 2e d'une
distribution de vetements; 3e d'un arbre de Noel sur lequel etaient
arrangees des masses de jouets. Avant la distribution de vetements,
M. Victor Hugo a adresse un speech aux personnes presentes. Voici le
resume de ce que nous avons pu recueillir:

"Mesdames,

"Vous connaissez le but de cette petite reunion. C'est ce que
j'appelle, a defaut d'un mot plus simple, la fete des petits enfants
pauvres. Je voudrais en parler dans les termes les plus humbles, je
voudrais pouvoir emprunter pour cela la simplicite d'un des petits
enfants qui m'ecoutent.

"Faire du bien aux enfants pauvres, dans la mesure de ce que je puis,
voila mon but. Il n'y a aucun merite, croyez-le bien, et ce que je dis
la je le pense profondement, il n'y a aucun merite a faire pour les
pauvres ce que l'on peut; car ce que l'on peut, c'est ce que l'on
doit. Connaissez-vous quelque chose de plus triste que la souffrance
des enfants? Quand nous souffrons, nous hommes, c'est justement,
nous avons ce que nous meritons, mais les enfants sont innocents, et
l'innocence qui souffre, n'est-ce pas ce qu'il y a de plus de triste
au monde? Ici, la providence nous confie une partie de sa propre
fonction. Dieu dit a l'homme, je te confie l'enfant. Il ne nous confie
pas seulement nos propres enfants; car il est trop simple d'en prendre
soin, et les animaux s'acquittent de ce devoir de la nature mieux
parfois que les hommes eux-memes; il nous confie tous les enfants qui
souffrent. Etre le pere, la mere des enfants pauvres, voila notre plus
haute mission. Avoir pour eux un sentiment maternel, c'est avoir un
sentiment fraternel pour l'humanite."

"M. Victor Hugo rappelle ensuite les conclusions d'un travail fait par
l'Academie de medecine de Paris, il y a dix-huit ans, sur l'hygiene
des enfants. L'enquete faite a ce sujet constate que la plupart des
maladies qui emportent tant d'enfants pauvres tiennent uniquement a
leur mauvaise nourriture, et que s'ils pouvaient manger de la viande
et boire du vin seulement une fois par mois, cela suffirait pour les
preserver de tous les maux qui tiennent a l'appauvrissement du sang,
c'est-a-dire non seulement des maladies scrofuleuses, mais aussi
des affections du coeur, des poumons et du cerveau. _L'anemie_ ou
appauvrissement du sang rend en outre les enfants sujets a une foule
de maladies contagieuses, telles que le croup et l'angine couenneuse,
dont une bonne nourriture prise une fois par mois suffirait pour les
exempter.

"Les conclusions de ce travail fait par l'Academie ont frappe
profondement M. Victor Hugo. Distrait a Paris par les occupations de
la vie publique, il n'a pas eu le temps d'organiser dans sa patrie des
diners d'enfants pauvres. Mais il a, dit-il, profite du loisir que
l'empereur des Francais lui a fait a Guernesey pour mettre son idee a
execution.

"Pensant que si un bon diner par mois peut faire tant de bien, un bon
diner tous les quinze jours doit en faire encore plus, il nourrit
quarante-deux enfants pauvres, dont la moitie, vingt et un, viennent
chez lui chaque semaine.--Puis, quand arrive la fin de l'annee, il
veut leur donner la petite joie que tous les enfants riches ont dans
leurs familles; ils veut qu'ils aient leur _Christmas_. Cette petite
fete annuelle se compose de trois parties: d'un luncheon, d'une
distribution de vetements, et d'une distribution de jouets. "Car la
joie, dit M. Victor Hugo, fait partie de la sante de l'enfance. C'est
pourquoi je leur dedie tous les ans un petit arbre de Noel. C'est
aujourd'hui la cinquieme celebration de cette fete.

"Maintenant, continue M. Victor Hugo, pourquoi dis-je tout cela? Le
seul merite d'une bonne action (si bonne action il y a) c'est de la
taire. Je devrais me taire en effet si je ne pensais qu'a moi. Mais
mon but n'est pas seulement de faire du bien a quarante pauvres petits
enfants. Mon but est surtout de donner un exemple utile. Voila mon
excuse."

"L'exemple que donne M. Victor Hugo est si bien suivi, que les
resultats obtenus sont vraiment admirables. Il pourrait citer
l'Amerique, la Suede, la Suisse, ou un nombre considerable d'enfants
pauvres sont regulierement nourris, l'Italie, et meme l'Espagne, ou
cette bonne oeuvre commence; il ne parlera que de l'Angleterre, que de
Londres, avec les preuves en main.

"Ici M. Victor Hugo lit des extraits d'une lettre ecrite par un
_gentleman_ anglais au _Petit Journal_.

"Donc, frappes du spectacle navrant qu'offrent les ecoles des
quartiers pauvres de Londres, profondement emus a la vue des enfants
blemes et chetifs qui les frequentent, alarmes des rapides progres que
fait la debilite parmi les generations des villes, debilite qui tend a
remplacer notre vigoureuse race anglo-saxonne par une race enervee et
febrile, des hommes charitables, a la tete desquels se trouve le comte
de Shaftesbury, ont fonde la societe du diner des enfants pauvres.

"La charite est si douce chose; donner un peu de son superflu est un
acte qui rapporte de si douces jouissances, que, croyant etre utile,
nous ne resistons pas au desir de faire connaitre a la France cette
invention de la charite, le nouvel essai que vient d'inaugurer notre
vieille Angleterre."

"M. Victor Hugo a ajoute:--"Dans cette ecole seule, il y a trois cent
vingt enfants. Vous figurez-vous ce nombre multiplie; quel immense
bien cela doit faire a l'enfance!"

"Puis M. Victor Hugo a lu une autre lettre ecrite au _Times_ par M.
Fuller, secretaire de l'institution etablie a Londres, a l'instar de
celle de _Hauteville-House_, par le Rev. Woods:

"A L'EDITEUR DU _Times_,

"Monsieur,

"Vous avez ete assez bon l'annee derniere pour inserer dans le
_Times_ une lettre dans laquelle je demontrais la tres remarquable
amelioration de la sante des enfants pauvres de _l'ecole des
deguenilles de Westminster_, amelioration resultant du systeme
regulier du diner par quinzaine a chaque enfant, et ou je provoquais
les autres personnes qui en ont l'occasion a faire la meme chose, si
possible, dans leurs ecoles.

"Une annee de plus d'experience a confirme plus fortement encore tout
ce que je disais sur le bon resultat de ces diners, qui a ete aussi
grand que les annees precedentes, _la sante de l'ecole ayant ete
generalement bonne, et le cholera n'ayant frappe aucun de ces
enfants_.

"Je regrette cependant d'avoir a dire que les fonds souscrits pour ce
diner, qui n'ont jamais manque depuis trois ans, seront prochainement
epuises, et j'espere que vous voudrez bien dans votre journal faire un
appel a l'assistance, afin que je puisse continuer pendant cet hiver
qui approche le meme nombre de diners.

"WILLIAM FULLER."

(Suit le compte de revient de chaque diner et de celui de Noel.)
--_Times_, 27 decembre 1866.

"M. Victor Hugo a exprime l'espoir que le mot deplorable _ragged_
disparaitrait bientot de la belle et noble langue anglaise et aussi
que la classe elle-meme ne tarderait pas egalement a disparaitre.

"M. Victor Hugo a fait vivement ressortir ce fait que le cholera n'a
frappe aucun des enfants ainsi nourris au milieu des terribles ravages
que cette epidemie a faits a Londres l'ete dernier. Il ne croit pas
que l'on puisse rien dire de plus fort en faveur de l'institution et
il livre ce resultat aux reflexions des personnes presentes.

"Voila, mesdames, dit M. Victor Hugo on terminant, voila ce qui
m'autorise a raconter ce qui se passe ici. Voila ce qui justifie la
publicite donnee a ce diner de quarante enfants. C'est que de cette
humble origine sort une amelioration considerable pour l'innocence
souffrante. Soulager les enfants, faire des hommes, voila notre
devoir. Je n'ajouterai plus qu'un mot. Il y a deux manieres de
construire des eglises; on peut les batir en pierre, et on peut les
batir en chair et en os. Un pauvre que vous avez soulage, c'est une
eglise que vous avez batie et d'ou la priere et la reconnaissance
montent vers Dieu." (_Applaudissements prolonges._)



1867

LE DINER DES ENFANTS PAUVRES


Ce qui suit est extrait des journaux anglais:

"L'idee de M. Victor Hugo,--le diner hebdomadaire des enfants,--a ete
adoptee a Londres sur une tres grande echelle et donne d'admirables
resultats. Six MILLE petits enfants sont secourus a Londres seulement.
Nous publions la lettre ecrite a M. Victor Hugo par lady Thompson,
tresoriere du _Children's Dinner Table_.

Londres, 23 octobre 1867, 39, Wimpole Street.

"Cher monsieur,--Je prends la liberte de vous adresser le prospectus
qui annonce la seconde saison du diner des enfants (_Children's Dinner
Table_) de la paroisse de Marylebone, a Londres.

"La derniere saison a eu le plus grand succes, et si vous avez la
bonte de lire le compte rendu ci-joint, vous y trouverez que pres
de six mille enfants ont dine pendant le peu de mois qui ont suivi
l'organisation de cette oeuvre (l'execution du plan).

"C'est parce que la creation de ce diner dans cette paroisse est due
entierement a vos idees, a votre initiative, aux paroles que vous avez
prononcees sur ce sujet, et pour rendre temoignage a la valeur et a
la popularite de ces diners aupres de toutes les personnes qui en ont
pris connaissance, que je prends la liberte de vous entretenir de ces
details.

"Permettez-moi de vous exprimer le profond respect et la reconnaissance
que m'inspire votre genereuse sympathie pour les pauvres,

"Et croyez, etc.

"KATE THOMPSON."

"Suit le compte rendu duquel il resulte qu'en soixante-dix-sept jours,
pendant neuf mois, on a fourni un, plusieurs fois deux, et quelquefois
trois diners a cause du grand nombre de demandes.

"Le total des diners fournis est de 5,442, dont 4,820 ont ete manges
dans la salle et dont 722 ont ete envoyes a domicile a des enfants
malades. L'avantage de la bonne nourriture s'est clairement manifeste
dans l'une et l'autre condition, et on a remarque que l'habitude de
s'asseoir a une table proprement servie a produit un excellent effet
sur les enfants, car ces diners sont aussi pour eux une source de
bonheur et de joie, outre la bonne chere qu'ils font, ce qui leur
arrive rarement. La joie que cela leur cause vaut a elle seule la
peine et le prix que cela coute."

(_Courrier de l'Europe_, 22 novembre 1867.)



1869


On lit dans le _Courrier de l'Europe:_

Une lettre _authentique_ [note: Ce mot est souligne dans le journal,
a cause de la quantite de fausses lettres de Victor Hugo, mises en
circulation par une certaine presse calomniatrice.] de Victor Hugo
nous tombe sous les yeux; elle est adressee a l'auteur du livre _Marie
Dorval_, qui avait envoye son volume a Victor Hugo:

Entre votre lettre et ma reponse, monsieur, il y a le deuil, et vous
avez compris mon silence. Je sors aujourd'hui de cette nuit profonde
des premieres angoisses, et je commence a revivre.

J'ai lu votre livre excellent. Mme Dorval a ete la plus grande
actrice de ce temps; Mlle Rachel seule l'a egalee, et l'eut depassee
peut-etre, si, au lieu de la tragedie morte, elle eut interprete l'art
vivant, le drame, qui est l'homme; le drame, qui est la femme; le
drame, qui est le coeur. Vous avez dignement parle de Mme Dorval, et
c'est avec emotion que je vous en remercie. Mme Dorval fait partie de
notre aurore. Elle y a rayonne comme une etoile de premiere grandeur.

Vous etiez enfant quand j'etais jeune. Vous etes homme aujourd'hui
et je suis vieillard, mais nous avons des souvenirs communs. Votre
jeunesse commencante confine a ma jeunesse finissante; de la, pour
moi, un charme profond dans votre bon et noble livre. L'esprit, le
coeur, le style, tout y est, et ce grand et saint enthousiasme qui est
la vertu du cerveau.

Le _romantisme_ (mot vide de sens impose par nos ennemis et
dedaigneusement accepte par nous) c'est la revolution francaise faite
litterature. Vous le comprenez, je vous en felicite.

Recevez mon cordial serrement de main.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 15 janvier 1869.


A M. GASTON TISSANDIER

"Je crois, monsieur, a tous les progres. La navigation aerienne est
consecutive a la navigation oceanique; de l'eau l'homme doit passer a
l'air. Partout ou la creation lui sera respirable, l'homme penetrera
dans la creation. Notre seule limite est la vie. La ou cesse la
colonne d'air, dont la pression empeche notre machine d'eclater,
l'homme doit s'arreter. Mais il peut, doit et veut aller jusque-la, et
il ira. Vous le prouvez. Je prends le plus grand interet a vos utiles
et vaillants voyages. Votre ingenieux et hardi compagnon, M. de
Fonvielle, a l'instinct superieur de la science vraie. Moi aussi,
j'aurais le gout superbe de l'aventure scientifique. L'aventure dans
le fait, l'hypothese dans l'idee, voila les deux grands procedes de
decouvertes. Certes l'avenir est a la navigation aerienne et le
devoir du present est de travailler a l'avenir. Ce devoir, vous
l'accomplissez. Moi, solitaire mais attentif, je vous suis des yeux et
je vous crie courage."

Avril 1869.


On lit dans la _Chronique de Jersey_:

VICTOR HUGO SUR LA PEINE DU FOUET

"Nous recevons d'un correspondant la lettre suivante, reponse par le
grand poete a la priere de notre correspondant d'user de son influence
et de son credit pour faire interdire dans tous les tribunaux des
possessions anglaises les condamnations a la peine du fouet. Nous
remercions Victor Hugo de son empressement."

Hauteville-House, 19 avril 1869.

J'ai recu, monsieur, votre excellente lettre. J'ai deja reclame
energiquement et publiquement (dans ma lettre au journal _Post_)
contre cette ignominie, la peine du fouet, qui deshonore le juge plus
encore que le condamne. Certes, je reclamerai encore. Le moyen age
doit disparaitre; 89 a sonne son hallali.

Vous pouvez, si vous le jugez a propos, publier ma lettre.

Recevez, je vous prie, l'assurance de mes sentiments distingues.

VICTOR HUGO.


Hauteville-House, 30 mai 1869.

Mon cher Alphonse Karr,

Cette lettre n'aura que la publicite que vous voudrez. Quant a moi, je
n'en demande pas. Je ne me justifie jamais. C'est un renseignement de
mon amitie a la votre. Rien de plus.

On me communique une page de vous, charmante du reste, ou vous me
montrez comme tres _assidu a l'Elysee_ jadis. Laissez-moi vous dire,
en toute cordialite, que c'est une erreur. Je suis alle a l'Elysee en
tout _quatre fois_. Je pourrais citer les dates. A partir du desaveu
de la _lettre a Edgar Ney_, je n'y ai plus mis les pieds.

En 1848, je n'etais que liberal; c'est en 1849 que je suis devenu
republicain. La verite m'est apparue, vaincue. Apres le 13 juin, quand
j'ai vu la republique a terre, son droit m'a frappe et touche d'autant
plus qu'elle etait agonisante. C'est alors que je suis alle a elle; je
me suis range du cote du plus faible.

Je raconterai peut-etre un jour cela. Ceux qui me reprochent de n'etre
pas un republicain de la veille ont raison; je suis arrive dans le
parti republicain assez tard, juste a temps pour avoir part d'exil. Je
l'ai. C'est bien.

Votre vieil ami,

VICTOR HUGO.

"Hugo n'a pas doute un moment de la publicite que je donnerais a sa
reponse.

"Il y a bien de la bonne grace et presque de la coquetterie a un homme
d'une si haute intelligence d'avouer qu'il s'est trompe; c'est presque
comme une femme d'une beaute incontestable qui vous dit: Je suis a
faire peur aujourd'hui.

"ALPHONSE KAHR."


Voici des extraits de la tres belle lettre de Felix Pyat. Malgre
les eloquentes incitations de Felix Pyat, Victor Hugo, on le sait,
maintint sa resolution.

DEHORS OU DEDANS

"Mon cher Victor Hugo,

"Les tyrans qui savent leur metier font de leurs sujets comme l'enfant
fait de ses cerises, ils commencent par les plus rouges. Ils suivent
la bonne vieille lecon de leur maitre Tarquin, ils abattent les plus
hauts epis du champ. Ils s'installent et se maintiennent ainsi en
excluant de leur mieux l'elite de leurs ennemis. Ils tuent les uns,
chassent les autres et gardent le reste. Ayant banni l'ame, ils
tiennent le corps. Les voila surs pour vingt ans. L'histoire prouve
que tout parvenu monte par l'elimination des libres et ne tombe que
par leur reintegration.

"Si c'est vrai, je me demande donc quel est le devoir des proscrits.
Le devoir? non, le mot n'est pas juste ici, car il s'agit moins de
principe, Dieu merci! que de moyen. La conduite? pas meme; il y a
encore la une nuance morale qui est de trop. Je dis donc la tactique
des proscrits. Eh bien, leur tactique me semble toute tracee par celle
du proscripteur. Ils n'ont qu'a prendre le contre-pied de ses actes.
La dictature les chasse quand elle les croit forts? qu'ils rentrent
quand elle les croit faibles. En realite, la tyrannie n'a a craindre
que les revenants ... les presents plus que les absents. Les
liberateurs viennent toujours du dehors, mais ils ne reussissent qu'au
dedans. C'est du moins l'histoire du passe. Et le passe dit l'avenir.

"....Sans doute, l'exil du dehors a bien merite de la patrie. Il a ses
services et ses dangers. Votre fils Charles les a montres avec une
poesie toute naturelle, hereditaire, et qui me ferait recroire au
droit de noblesse, si j'etais moins vilain.

"Mais, soyons juste envers les merites du dedans. Ceux du dehors n'ont
pas besoin d'etre surfaits pour etre reconnus. Qui nie les votres nie
le soleil! Pour moi, caillou erratique, ballotte de prison en prison,
en Suisse, en Savoie, en France, en Hollande, en Belgique, j'ai connu
toute la gendarmerie europeenne et je ne m'en vante ni ne m'en plains,
il n'y a pas de quoi. Mes amis et moi, denonces en Angleterre comme
des Marat par un senateur delateur et comme des Peltier par un
delateur ambassadeur, travestis en Guy-Fawkes et pendus en efligie
pour les _Lettres a la reine_, un peu cause de vos troubles a Jersey,
saisis, juges et menaces de l'_alien bill_ pour l'affaire Orsini et
trois fois d'extradition pour la _Commune revolutionnaire_, nous avons
eu aussi notre part d'epreuves; et, comme vous a Jersey, nous avons eu
la _securite_ de l'exil a Londres.

"... Le devoir, j'ai dit, est hors de cause comme le peril. Il
s'accomplit bravement en Angleterre comme en France, dehors comme
dedans, mais moins utilement, j'ose le croire; avec plus d'eclat, mais
avec moins d'effet; avec plus de liberte et de gloire privee, mais
avec moins de salut public. Si le proces Baudin, le proces d'un
revenant mort, a reveille Paris, que ne ferait pas le proces de la
"grande ombre", comme vous nomme le _Constitutionnel_, le proces d'un
revenant vivant, le proces de Victor Hugo! Tyrtee a souleve Sparte.
Puis le proces Ledru, Louis Blanc, Quinet, Barbes ... le Palais de
Justice sauterait! Sophocle a eu son proces, qu'il a gagne. Il avait
vos cheveux blancs et vous avez ses lauriers!

"Le frere de Charles et son egal en talent, votre fils Francois, a
reconnu lui-meme, avec le coup d'oeil paternel, le mal que nous a fait
l'amnistie. L'armee de l'exil, a-t-il dit justement, avait son ordre,
ses guides et guidons. L'amnistie l'a licenciee, debandee, dispersee
au dedans, avec ses guides au dehors. L'armee est battue. Rentree
d'Achille, chute d'Hector. Achille meurt, c'est vrai, mais Troie
tombe. Si le plus fort attend la victoire du plus faible, c'est le
monde renverse. Adieu Patrocle et ses myrmidons!

"Loin de moi l'idee que vous reposez sous, votre tente! Vos armes,
comme la foudre, brillent dans l'immensite. Mais elles s'y perdent
aussi. Elles gagneraient a se concentrer du dehors au dedans.
Excusez-moi! franchise est republicaine. Et la mienne n'est pas bouche
d'or comme la votre. Elle est de fer. Quel choc dans Paris, si vous
rentriez tous le 22 septembre!

"Vous avez fait l'_Homme qui Rit_, un evenement. Vous feriez l'_Homme
qui Pleure_, un tremblement!

"Toutefois, ce n'est la qu'une opinion. L'histoire meme n'a point
d'ordre a donner. A peine un conseil. Et ce conseil ne gagne pas en
autorite, venant de moi. Je vous propose, ou plutot je vous soumets
mon avis aussi humblement que temerairement. Prenez-le pour ce qu'il
vaut. J'ajouterai meme qu'il n'y a rien d'absolu de ce qui est humain;
que les faits du passe peuvent avoir tort pour l'avenir.

"Ainsi donc, en definitive, a chacun l'appreciation de sa propre
utilite. Respect a toute conviction! liberte a toute conscience! A la
votre surtout. Vous avez prerogative d'astre, plus splendide encore
a votre couchant qu'a votre lever! Peut-etre vaut-il mieux que vous
restiez dans votre ciel de feu, comme le dieu d'Homere, pour eclairer
le combat. Chacun sa tache; le phare porte la flamme et le flot la
nef; soit! Mais, quelle que soit la decision prise, qu'on agisse en
detail ou en bloc, sur un meme point ou a differents postes, epars ou
masses, de loin ou de pres, dedans ou dehors, en France ou en Chine,
peu importe! le devoir sera rempli, l'honneur sauf partout--sinon la
victoire!

"Ce qui importe surtout et avant tout, c'est que nous soyons unis.
Sinon, nous sommes morts.

"Pour l'amour du droit, dehors ou dedans, soyons unis! J'ai admire et
beni votre recommandation magistrale au debut du _Rappel_. C'est le
salut.

"En avant donc tous ensemble! absents ou presents, tout ce qui vibre,
tout ce qui vit, tout ce qui hait; tout ce qui a vecu au nom du droit,
de l'ordre, de la paix, de la vie de la France; tout ce qui prefere
le droit aux hommes, le principe a tout; tout ce qui est pret a
leur sacrifier corps, biens et ame, art, gloire et nom, colonies et
memoire, tout, hors la conscience; tout ce qui se donnerait au diable
meme pour allie, s'il pouvait s'attaquer dans sa pire forme; tout ce
qui n'a qu'une colere et qui l'epargne, l'amasse, l'accumule et la
capitalise en avare, sans en rien distraire, sans en rien preter meme
a la plus mortelle injure; tout ce qui ne se sent pas trop de tout son
etre contre l'ennemi commun! En avant tous contre lui seul, avec un
seul coeur, un seul bras, un seul cri, un seul but, le but des peres
comme des fils, le but d'aujourd'hui comme d'hier, le but ideal et
eternel de la France et du monde, le but a jamais glorieux, a
jamais sacre du 22 de ce grand mois de septembre: Liberte, Egalite,
Fraternite.

"FELIX PYAT.

"Londres, 9 septembre 1869."



1870

_LUCRECE BORGIA_


A M. RAPHAEL FELIX

Monsieur,

Je suis heureux d'etre rentre a mon grand et beau theatre, et d'y
etre rentre avec vous, digne membre de cette belle famille d'artistes
qu'illumine la gloire de Rachel.

Remerciez, je vous prie, et felicitez en mon nom Mme Laurent qui, dans
cette creation, a egale, depasse peut-etre, le grand souvenir de Mlle
Georges. L'echo de son triomphe est venu jusqu'a moi.

Dites a M. Melingue, dont le puissant talent m'est connu, que je le
remercie d'avoir ete charmant, superbe et terrible.

Dites a M. Taillade que j'applaudis a son legitime succes.

Dites a tous que je leur renvoie et que je leur restitue l'acclamation
du public.

Vous etes, monsieur, une rare et belle intelligence. A un grand peuple,
il faut le grand art; vous saurez faire realiser a votre theatre cet
ideal.

VICTOR HUGO.


LE NAUFRAGE DU NORMANDY

Nous extrayons d'une lettre de Victor Hugo cet episode poignant et
touchant du naufrage du _Normandy_.

(_Le Rappel_, 26 mars 1870.)

Hauteville-House, 22 mars 1860.

....On m'ecrit pour me demander quelle impression a produite sur
moi la mort de Montalembert. Je reponds: Aucune; indifference
absolue.--Mais voici qui m'a navre.

Dans le steamer _Normandy_, sombre en pleine mer il y a quatre jours,
il y avait un pauvre charpentier avec sa femme; des gens d'ici, de la
paroisse Saint-Sauveur. Ils revenaient de Londres, ou le mari etait
alle pour une tumeur qu'il avait au bras. Tout a coup dans la nuit
noire, le bateau, coupe en deux, s'enfonce.

Il ne restait plus qu'un canot deja plein de gens qui allaient casser
l'amarre et se sauver. Le mari crie: "Attendez-nous, nous allons
descendre." On lui repond du canot: "Il n'y a plus de place que pour
une femme. Que votre femme descende."

"Va, ma femme", dit le mari.

Et la femme repond: _Nenni. Je n'irai pas. Il n'y a pas de place pour
toi. Je mourrons ensemble._ Ce _nenni_ est adorable. Cet heroisme qui
parle patois serre le coeur. _Un doux nenni avec un doux sourire_
devant le tombeau.

Et la pauvre femme a jete ses bras autour du col de son mari, et tous
deux sont morts.

Et je pleure en vous ecrivant cela, et je songe a mon admirable gendre
Charles Vacquerie....

VICTOR HUGO.

Les journaux anglais publient la lettre suivante ecrite au sujet de la
catastrophe du _Normandy_.

_(Courrier de l'Europe.)_

AU REDACTEUR DU _Star_.

Hauteville-House, 5 avril 1870.

Monsieur,

Veuillez, je vous prie, m'inscrire dans la souscription pour les
familles des marins morts dans le naufrage du _Normandy_, memorable
par l'heroique conduite du capitaine Harvey.

Et a ce propos, en presence de ces catastrophes navrantes, il importe
de rappeler aux riches compagnies, telles que celle du _South
Western_, que la vie humaine est precieuse, que les hommes de mer
meritent une sollicitude speciale, et que, si le _Normandy_ avait ete
pourvu, premierement, de cloissons etanches, qui eussent localise la
voie d'eau; deuxiemement de ceintures de sauvetage a la disposition
des naufrages; troisiemement, d'appareils Silas, qui illuminent la
mer, quelles que soient la nuit et la tempete, et qui permettent de
voir clair dans le sinistre; si ces trois conditions de solidite pour
le navire, de securite pour les hommes, et d'eclairage de la mer,
avaient ete remplies, personne probablement n'aurait peri dans le
naufrage du _Normandy_.

Recevez, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingues.

VICTOR HUGO.



1883


En tete de la premiere edition de PENDANT L'EXIL (1875), se trouvait
la Note qui suit.

Dans ce livre, comme dans _l'Annee terrible_, on pourra remarquer (en
trois endroits) des lignes de points. Ces lignes de points constatent
le genre de liberte que nous avons. Des choses publiees pendant
l'empire ne peuvent etre imprimees apres l'empire. Ces lignes de
points sont la marque de l'etat de siege. Cette marque s'effacera des
livres, et non de l'histoire. Ceux qui doivent garder cette marque la
garderont.

En ce qui touche ce livre, le detail est de peu d'importance; mais les
petitesses du moment present veulent etre signalees, par respect pour
la liberte qu'il ne faut pas laisser prescrire.

V.H.

Paris, novembre 1875.

Il va sans dire que les lignes supprimees en 1875 ont ete retablies
dans l'edition definitive.



TABLE

CE QUE C'EST QUE L'EXIL.


PENDANT L'EXIL


1852

I.   En quittant la Belgique

II.  En arrivant a Jersey

III. Declaration a propos de l'empire

IV.  Banquet polonais


1853

I.   Sur la tombe de Jean Bousquet

II.  Sur la tombe de Louise Julien

III. Anniversaire de la revolution polonaise


1854

I.   Affaire Tapner.--Aux habitants de Guernesey

II.                 --A lord Palmerston

III. Cinquieme anniversaire de 1848

IV.  Appel aux concitoyens

V.   Sur la tombe de Felix Bony

VI.  La guerre d'Orient

VII. Avertissement a Bonaparte


1855

I.   Sixieme anniversaire de 1848

II.  Lettre a Louis Bonaparte

III. Expulsion de Jersey
     Declaration
     Le connetable de Saint-Clement
     Aux anglais


1856

I.   A l'Italie

II.  La Grece


1859

I.   L'amnistie.--Declaration

II.  John Brown


1860

I.   Rentree a Jersey

II.  Les noirs et John Brown


1861

L'Expedition de Chine.--Au capitaine Butler


1862

I.   Les condamnes de Charleroi

II.  Armand Barbes

III. _Les Miserables_

IV.  Etablissement du diner des enfants pauvres. A l'editeur Castel

V.   Geneve et la peine de mort

VI.  Affaire Doise


1863

I.   A l'armee russe

II.  Garibaldi

III. La guerre du Mexique


1864

I.   Le Centenaire de Shakespeare

II.  Les rues et maisons du vieux Blois


1865

I.   Emily de Putron

II.  La statue de Beccaria

III. Le centenaire de Dante

IV.  Congres des etudiants belges


1866

I.   La liberte. Lettre a M. Duvernois

II.  Le condamne a mort Bradley

III. La Crete


1867

I.   La Crete
     Le peuple cretois a Victor Hugo
     Reponse a l'Appel des cretois

II.  Les Fenians.--A l'Angleterre

III. L'empereur Maximilien.--A Juarez

IV.  La statue de Voltaire

V.   La medaille de John Brown

VI.  La peine de mort abolie en Portugal

VII. _Hernani._--Lettre aux jeunes poetes

VIII.Mentana

IX.  Les enfants pauvres


1868

I.   Manin

II.  Gustave Flourens

III. A l'Espagne

IV.  Seconde lettre a l'Espagne

V.   Les enfants pauvres


1869

I.   La Crete.--Appel a l'Amerique

II.  _Le Rappel_

III. Congres de la paix a Lausanne
     Lettre aux Amis de la paix
     Discours d'ouverture
     Discours de cloture

IV.  Reponse a Felix Pyat

V.   La crise d'octobre 1869

VI.  Georges Peabody

VII. A Charles Hugo

VIII.Les enfants pauvres


1870

I.   Aux femmes de Cuba

II.  Pour Cuba

III. _Lucrece Borgia_
     George Sand a Victor Hugo
     Victor Hugo a George Sand

IV.  Washington

V.   Sur la tombe d'Hennett de Kesler

VI.  Aux marins de la Manche

VII. Les sauveteurs

VIII.Le travail en Amerique

IX.  Le plebiscite

X.   La guerre en Europe


NOTES

1853. Calomnies imperiales. Lettre de Charles Hugo

1854. Affaire Tapner. Extraits des journaux de Guernesey
      Sauvageries de la guerre de Crimee

1860. Adresse de l'ile de Jersey a Victor Hugo

1862. Le banquet de Bruxelles

1863. Aux membres du meeting de Jersey pour la Pologne.

1864. Victor Hugo au comite de Shakespeare

1865. La peine de mort

1866. Les insurrections etouffees
      Le diner des enfants pauvres
      La Noel a Hauteville-House

1867. Le diner des enfants pauvres

1869. Marie Dorval
      La navigation aerienne
      La peine du fouet
      Lettre a M. Alphonse Karr
      Lettre de Felix Pyat: _Dehors ou dedans_

1870. _Lucrece Borgia._ Lettre a M. Raphael Felix
      Le naufrage du _Normandy_

       *       *       *       *       *

1883. Note preliminaire de la premiere edition





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870" ***

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